SCÈNE I. Abenner, Nacor.
ABENNER.
Nacor, en ce rencontre il se faut bien conduire,
Je te ferai puissant si tu le peux réduire :
Je te veux accabler et de bien et d'honneur.
NACOR.
Et s'il ne me prenait que comme un suborneur ;
S'il vient à découvrir ce mauvais artifice.
ABENNER.
N'importe, en ce dessein je serai ton complice :
D'ailleurs, étant pareils de visage et de voix,
Il est bien malaisé qu'il ne se trompe au choix ;
Qu'il discerne le faux d'avec le véritable.
NACOR.
Il est bien vrai qu'en tout je lui parais semblable.
ABENNER.
Je crains qu'au vêtement il n'est quelque soupçon.
NACOR.
Il en peut bien avoir de diverse façon ?
Barlaam put avoir quelque ami dans la ville,
Qui lui persuada ce changement utile ;
Et de crainte qu'au sien il n'ait été surpris,
Il a pu dépouiller celui qu'il avait pris,
Et d'ailleurs votre fils croit sa prise assurée,
Sans s'en fier à vous ses yeux l'ont avérée ?
Il me croit Barlaam.
ABENNER.
Il se doit rendre ici,
La plupart de ma Cour s'y doit trouver aussi ?
Feins bien adroitement, contrefais le fidèle,
Laisse emporter ton âme au courant de ton zèle ;
Et laissant par degrés ralentir cette ardeur,
Après tant de chaleur montre quelque froideur ?
Quitte insensiblement le soin de te défendre,
Et par un défaut force toi de te rendre :
Bientôt ce criminel me doit être amené.
NACOR.
Je saurai maintenir ?
ABENNER.
Voici cet obstiné :
Nos Dieux dedans tes mains ont remis leur victoire,
Et comme d'un dépôt réponds-leur de leur gloire :
Fais enfin triompher la loi que nous tenons.
SCÈNE II. Abenner, Arache, Josaphat, Amalazie, Nacor, Courtisans.
ARACHE.
Seigneur, voici le Prince et nous vous l'amenons.
ABENNER.
Viens donc coeur endurci, viens écouter ton maître.
JOSAPHAT.
Ah ! Mon cher Barlaam ?
ABENNER.
Viens seconder ce traître ?
JOSAPHAT.
Malgré ta prévoyance es-tu donc arrêté,
Et dedans ce péril comment t'es-tu jeté.
NACOR.
En sortant d'un danger j'ai rentré dans un autre,
Et la garde du Roi moins proche que la vôtre ;
À qui quelque rumeur donna ce grand loisir,
Recouvra par hasard le temps de me saisir.
ABENNER.
Hé bien mon fils, mes Dieux n'ont-ils point de justice,
En fuyant un abîme il trouve un précipice ;
Et ce pressant remords quand il fut agité,
Le ramène au péril qu'il avait évité ?
Tu mourras suborneur.
NACOR.
Que l'on m'ôte la vie.
ABENNER.
Je te contenterai si c'est là ton envie :
J'avais cru te punir par un bannissement,
Mais il faut t'ordonner un plus grand châtiment.
Ton trépas.
NACOR.
Je l'attends.
ABENNER.
Avant que tu l'endures,
Je te veux faire voir toutes tes impostures ;
De mes Dieux et du tien faire comparaison,
Et par ton propre aveu convaincre ta raison ?
Défends en liberté ta trompeuse doctrine,
Parle-moi de ton Dieu dis-nous son origine ;
S'il a des qualités à régner dans les Cieux,
S'il est digne d'entrer au nombre de mes Dieux ;
Et s'il a mérité qu'on lui bâtisse un Temple.
JOSAPHAT.
C'est ici Barlaam que ton Dieu te contemple ?
Tu te vois exposé dans un double danger,
Tu ne t'en puis sauver, il s'y faut engager :
Loin d'éviter la mort qui s'offre à ta carrière,
Regarder ton trépas qui te suit en arrière ?
Avance, ou bien recule, il faut ici périr,
Vois donc en quel péril il te plaît de mourir :
Quel ennemi veux-tu, le fils ou bien le père,
Choisis de ma rigueur ou bien de sa colère :
Même sans implorer un moment de loisir,
Devant toute la Cour explique ton désir ;
Je signe par mon sang la loi qui m'est apprise,
La raison veut aussi que ta mort l'autorise ;
Puis donc que mon salut t'amenait en ce lieu,
Défends avecque moi la gloire de ton Dieu.
NACOR.
Oui, je la maintiendrai puisqu'il me la confie,
Et puisqu'il l'a commise à ma philosophie :
Je m'offre à vous prouver toutes nos vérités,
Et vous réduire au long toutes ces qualités,
Ce grand Dieu que j'adore est tout inconcevable,
Et l'on le définit une essence ineffable :
Il vit tout commencer, il verra tout finir,
Il comprend le passé, le présent, l'avenir ;
Dans lui sont tous les temps il règle nos années,
Et ce Maître absolu régit nos destinées :
Vous donnez à vos Dieux un pouvoir limité,
Vous les avez soumis à la fatalité ?
Le mien ne reçoit point, ni d'égaux, ni de Maîtres,
Cet être indépendant est le premier des êtres,
Ce Dieu, quoiqu'il soit un, forme une Trinité,
Et dans sa Trinité garde son unité :
Le père en regardant sa très divine essence,
Engendre son cher fils de cette connaissance ;
Ainsi que d'un miroir où frappe le Soleil,
Il s'en peut réfléchir un rayon tout pareil :
Par des relations et de fils et de père,
L'entendement de l'homme a conçu ce mystère,
Non que cette action ait eu quelques instants,
Qu'il soit intervenu priorité de temps :
Le Père est seulement premier par origine,
D'une émanation adorable et divine ;
Du mutuel amour qu'ils se rendaient tous deux,
Ils firent procéder un Dieu tout amoureux :
Un esprit tout de feux, un esprit tout aimable,
Et cet élancement produisit leur semblable ;
Ainsi quoiqu'ils soient trois, l'on n'en doit croire qu'un,
Tout ce que l'on possède est aux autres commun ?
Concevez-les ensemble ils ont même avantage,
Séparez leur personne ils ont même partage :
Ils sont associés par un commerce étroit,
Et tous trois d'un accord s'approprient un droit ?
Ce Dieu qui conçoit tout, se pouvait seul comprendre,
Ce qui sortait de lui dans lui se venait rendre :
Par sa propre existence il logeait dedans lui,
Et de son propre poids il était son appui :
Ces mystères divins vous semblent inconcevables,
Et de si hauts discours sont à peine traitables,
ABENNER.
Qu'on arrache la langue à ce blasphémateur,
Comme toi suborneur, il fut un imposteur ;
Ton Dieu, s'est vu mourir avec ignominie.
NACOR.
Il se soumit lui-même à cette tyrannie ?
Il devait accomplir ce qu'il se prescrivait,
Et selon ses souhaits toute chose arrivait.
ABENNER.
Tombe-t-il sous les sens qu'un Dieu se soit fait homme.
NACOR.
L'amour qu'il a pour nous jusque-là le consomme ;
Entre l'homme et le Ciel il fallait un milieu,
Et pour votre pardon le sang d'un homme Dieu ?
Vos Dieux ont bien paru sous diverses figures,
Ils ont bien avili leurs divines natures ;
Doutez-vous que le mien n'ait pu ce qu'ils ont fait,
Et qu'il n'ait pu le même en un contraire effet !
Vos Dieux sous cette forme étaient ce que nous sommes,
Ils étaient scandaleux aux yeux même des hommes ;
Les mortels rougissaient de les voir vicieux,
Et de leur voir souiller, et la Terre et les Cieux :
Et quoiqu'accoutumés à des crimes extrêmes,
Ils méprisaient des Dieux qui s'offensaient eux-mêmes :
Le mien, prit sur la Terre un plus noble projet,
Et le salut du monde était son seul objet,
Il y vint habiter il en chassa le vice,
Qui se vengeant d'un Dieu suscita son supplice ;
Et qui par son abord se voyant abattu,
Par un dernier effet fit punir la vertu ;
Enfin vos Dieux souffraient et commettaient le crime,
Ma loi n'enseigne rien qui ne soit légitime.
ABENNER.
C'est trop ?
NACOR.
Amalazie, Arache, vous mon Roi,
Pliez, pliez le col subissez cette loi ;
Le joug de mon Sauveur, n'est pas insupportable,
Le servir c'est régner son Empire est aimable :
Il nous entraîne à soi par de douces rigueurs,
Et sans être Tyran il enlève nos coeurs ;
Prenez, prenez mon Prince, une sainte furie,
Par arrêt solennel chassez l'idolâtrie ;
Rappelez les Chrétiens que vous avez chassés,
Relevez les Autels que l'on a renversés ?
Faites à notre Dieu de nobles sacrifices,
Et condamnez au feu vos Dieux et leurs complices.
ABENNER.
Barlaam ?
NACOR.
Périssez vous qui les adorez,
Qui rendez des honneurs à des marbres dorés ?
Qui n'ayant point de Dieux vous faites des images,
Et qui vous soumettez à vos propres ouvrages ?
Périssent tous les Dieux que vous idolâtrez,
Tombe, tombe, les lieux dans lesquels vous entrez.
ABENNER.
Traître ?
NACOR.
Je suis Chrétien.
ABENNER.
Cet adieu t'est funeste.
NACOR.
Je le suis et l'étais ma foi se manifeste ?
C'est se trop déguiser, Seigneur je suis Chrétien,
ARACHE.
Il feint avec adresse ?
AMALAZIE.
Il le contrefait bien.
NACOR.
Vous en doutez encor ?
ABENNER.
Lâche, tu continues.
NACOR.
Toutes vos faussetés doivent être connues !
ABENNER.
Ah ! C'est trop Barlaam ?
NACOR.
Non, non, je suis Nacor.
JOSAPHAT.
Dieu tout miraculeux je te bénis encor ;
Tes opérations, sont vraiment merveilleuses.
NACOR.
Et nos façons d'agir sont bien souvent trompeuses :
Notre Dieu comme il veut détermine de tout,
Quand l'homme a proposé ce Tout-Puissant résout ?
Seigneur, l'on vous trompait dessus une apparence,
Et votre oeil s'est déçu par cette ressemblance :
Barlaam n'est point pris, je me nomme Nacor.
JOSAPHAT.
Puissant Dieu des Chrétiens je te bénis encor !
Il n'appartient qu'à toi de faire ces miracles,
De l'âme de mon père arrache tous obstacles :
Le mensonge tient-t-il contre tes vérités,
Et son aveuglement contre tant de clartés ?
Amalazie, Arache adorez sa puissance,
Et les rares effets de cette providence.
NACOR.
Revenez, revenez de votre étonnement,
Reconnaissez le Ciel à cet événement ?
Mon Dieu, se joue ainsi de la prudence humaine,
Pouvez-vous résister, à l'esprit qui vous traîne ;
Qui par tant de clartés vous décille les yeux,
Et dont le saint courroux vous arrache à vos Dieux ;
Il vous fait violence ?
ABENNER.
Ah ! Tu mourras perfide.
NACOR.
Je suis fortifié je ne suis plus timide ;
Sachez que Barlaam, m'enseigna cette loi,
Mon Dieu dans son absence a soutenu ma foi ;
Mon coeur mieux affermi ne craint plus vos supplices.
ABENNER.
Je les redoublerai ?
NACOR.
J'aurai mille complices ;
Et toute votre Cour est pleine de Chrétiens,
Ils me vont imiter.
ABENNER.
Être trahi des miens.
NACOR.
Loin de prêter la main à votre stratagème.
ABENNER.
Traître ?
NACOR.
J'ai concerté de vous tromper vous-même ;
Et cette occasion s'étant offerte à moi,
J'ai dû m'en prévaloir, j'ai dû Seigneur.
ABENNER.
Tais-toi ?
NACOR.
Puis donc qu'il se faut taire allons à mon martyre,
Et tracer par mon sang ce que je ne puis dire.
ABENNER.
Qu'on le mène à la mort ?
NACOR.
Prince, je vais mourir.
JOSAPHAT.
Notre Dieu t'a montré l'exemple de souffrir ?
Va, va je te vais suivre, et suivre un si grand Maître
Il est mort pour les siens.
ABENNER.
Veux-tu suivre ce traître.
SCÈNE IV. Abenner, Amalazie, Arache.
ABENNER.
Il court à son malheur il lui faut résister,
Et malgré sa vitesse il le faut arrêter :
Sauvez-le, Amalazie, et daignez l'entreprendre,
Ce sont vos seuls efforts qui me le pourront rendre,
Nous y perdons tous deux si mon fils est perdu.
AMALAZIE.
Attendez-le des Dieux, il vous sera rendu :
Je ne puis rien sur lui ?
ABENNER.
De vous seule j'espère,
Faites ce que n'ont pu ni les Dieux ni son père,
Madame, sa défaite est en votre pouvoir.
AMALAZIE.
Prenez d'autres moyens je ne le saurais voir ;
ABENNER.
Rendez-moi cet office et vous servez vous-même.
AMALAZIE.
Seigneur, je n'y puis rien ?
ABENNER.
Ma Princesse il vous aime,
C'est trop se défier du pouvoir de vos yeux.
AMALAZIE.
Qui peuvent mes raisons, laissez ce soin aux dieux.
ABENNER.
Enfin, enfin je prie et même je l'ordonne,
J'ai quelque autorité dessus votre personne.
AMALAZIE.
Vous Seigneur ?
ABENNER.
Moi Madame, et vous l'éprouverez,
Si vous n'obéissez vous la ressentirez ;
Vous êtes mon esclave ?
AMALAZIE.
Et je puis ne pas l'être,
Bientôt par mon trépas je n'aurai point de Maître.
ABENNER.
Vous pourrez donc choisir de la mort ou de lui,
Enfin de votre sort décidez aujourd'hui ;
Entrez dedans vos fers ou dans mon alliance,
Et de ces deux partis faites la différence :
De vos ressentiments il me souvient encor,
Note: Vers 886, l'original porte Cinanor au lieu de Sinanor.Vous m'avez reprochez la mort de Sinanor ;
Que je retiens ses biens par la loi de la guerre,
Vous avez su les droits que j'avais sur sa terre :
Et comme ce vassal força son Souverain,
De les lui maintenir les armes à la main ;
Vous ne démentez point l'orgueil de votre père,
Dedans votre famille il est héréditaire ;
Mais, je saurai rabattre un orgueil qui vous perd,
Adieu pensez-y bien.
SCÈNE V. Amalazie, Arache.
AMALAZIE.
Il s'est enfin ouvert,
Et ce lion cache manifeste sa rage.
ARACHE.
Humiliez ce coeur abaissez ce courage.
AMALAZIE.
Ce tyran me l'ordonne il parle absolument,
Moi, j'aimerais son fils après ce traitement ?
Tyran, ton alliance a-t-elle tant de charmes,
Je n'y remarque rien que des sujets de larmes ;
Irai-je sur ce trône où tu me veux placer,
Mon père en est tombé je l'ai vu renverser ;
Et de quelque côté que je le considère,
Il n'est point de chemin que le corps de mon père ?
C'est là le seul degré qui m'élève à son rang,
Et toute cette place est rouge de son sang ;
Rends-moi dans mes États par de plus belles voies,
Regarde cet endroit par lequel tu m'envoies ;
Tu me donnes en dot le vol que tu me fis,
Le père me le rend par la main de son fils :
Et croyant lui remettre une part de son crime,
Il pense d'un larcin faire un don légitime ?
Garde, garde tyran ce que tu m'as volé,
Vois à ton Empire un état désolé ;
Tyran, enrichis-toi du sac de mes Provinces,
Et rends ton héritier le plus puissant des Princes,
Contrains tes alliés d'être ses hommagers,
Force à l'idolâtrer les peuples étrangers !
Mais ne te flatte point de me le rendre aimable,
Avec toute sa pompe il me semble effroyable ;
Ce déplaisant objet m'est autant odieux,
Qu'il est digne de l'être et qu'il l'est à nos Dieux.
ARACHE.
De quoi l'accusez-vous ?
AMALAZIE.
Des crimes de son père,
Par là je l'envisage et je le considère.
ARACHE.
Voyez-le !
AMALAZIE.
Me forcer de voir, votre rival.
ARACHE.
Madame, allez le voir je sais qu'il m'est fatal :
Mais quelque sentiment que mon amour me donne,
Le malheur de ce Prince afflige ma personne ?
Permettez que j'imite un amour généreux,
Qui préfère aux grandeurs un Prince malheureux ;
Puisque j'admire en vous ces grandeurs de courage,
Souffrez qu'en les louant je les mette en usage,
Et que prenant de vous de si braves mouvements,
Je pratique à mon tour ces nobles sentiments :
Allez, allez Madame, essayez sa défaite,
Vous avez en partage une âme trop parfaite :
Quelque premier soupçon que mon amour ait eu,
Il a tort de douter de la même vertu :
Je n'appréhende point de perdre Amalazie,
Elle a le coeur trop grand, tais-toi ma jalousie ;
Tous tes raisonnements sont ici superflus,
Laisse aller ma Princesse et ne la retient plus.
AMALAZIE, seule.
Ce que n'a pu le trône, Arache l'a pu faire,
Il le peut il le veut, Amour il faut lui plaire.