SCÈNE PREMIÈRE. Venceslas, Ladislas, Alexandre, Gardes.
VENCECLAS
Prenez un siège, Prince, et vous infant, sortez.
ALEXANDRE
J'aurai le tort, Seigneur, si vous ne m'écoutez.
VENCESLAS
Sortez, vous dis-je. Et vous, Gardes, qu'on se retire.
LADISLAS
Que me désirez-vous ?
VENCESLAS
J'ai beaucoup à vous dire.
Ciel prépare son sein, et le touche aujourd'hui.
LADISLAS, bas.
Que la vieillesse souffre, et fait souffrir autrui :
Oyons les bon avis, qu'un flatteur lui conseille.
VENCESLAS
Prêtez-moi, Ladislas, le cour, avec l'oreille,
J'attends toujours du temps, qu'il mûrisse le fruit
Que pour me succéder, ma couche m'a produit ;
Et je croyais, mon fils, votre mère immortelle,
Par le reste qu'en vous, elle me laissa d'elle.
Mais, hélas ! Ce portrait qu'elle s'était tracé,
Perd beaucoup de son lustre, et s'est bien effacé,
Et vous considérant, moins je la vois paraître,
Plus l'ennui de sa mort, commence à me renaître,
Toutes vos actions, démentent votre rang,
Je n'y vois rien d'auguste, et digne de mon sang ;
J'y cherche Ladislas, et ne le puis connaître,
Vous n'avez rien de Roi, que le désir de l'être ;
Et ce désir (dit-on) peu discret, et trop prompt,
En souffre, avec ennui, le bandeau, sur son front.
Vous plaignez le travail, ou ce fardeau m'engage,
Et n'osant m'attaquer, vous attaquez mon âge ;
Je suis vieil, mais un fruit de ma vieille saison,
Est d'en posséder mieux, la parfaite raison ;
Régner est un secret, dont la haute science,
Ne s'acquiert que par l'âge, et par l'expérience,
Un roi, vous semble heureux, et sa condition,
Est douce, au sentiment, de votre ambition ;
Il dispose à son gré, des fortunes humaines ;
Mais, comme les douceurs, en saurez vous les peines :
À quelque heureuse fin, que tendent ses projets,
Jamais il ne fait bien, au gré de ses sujets ;
Il passe pour cruel, s'il garde la justice,
S'il est doux, pour timide, et partisan du vice ;
S'il se porte à la guerre, il fait des malheureux ;
S'il entretient la paix, il n'est pas généreux ;
S'il pardonne, il est mol ; s'il se venge, il est barbare ;
S'il donne, il est prodigue ; et s'il épargne, avare ;
Ses desseins les plus purs, et les plus innocents,
Toujours, en quelque esprit, jettent un mauvais sens ;
Et jamais sa vertu , (tant soit-elle connue)
En l'estime des siens, ne passe toute nue ;
Si donc, pour mériter, de régir ses États,
La plus pure vertu, même, ne suffit pas.
Par quel heur voulez-vous, que le règne succède,
Le Prince tourne la tête et témoigne [de] s'emporter
À des esprits oisifs, que le vice possède ;
Lors de leurs voluptés, incapables d'agir,
Et qui cerfs de leurs sens, ne se sauraient régir ;
Ici, mon seul respect, contient votre caprice ;
Mais examinez-vous, et rendez-vous justice ;
Pouvez-vous attenter, sur ceux, dont j'ai fait choix,
Pour soutenir mon trône, et dispenser mes lois ;
Sans blesser les respects, dûs à mon diadème,
Et sans en même temps, attenter sur moi-même ?
Le Duc, par sa faveur, vous a blessé les yeux,
Et parce qu'il m'est cher, il vous est odieux :
Mais voyant d'un côté, sa splendeur non commune,
Voyez, par quels degrés, il monte à la fortune ;
Songez, combien son bras, à mon trône affermi,
Et mon affection, vous fait son ennemi !
Encore, est-ce trop peu ; votre aveugle colère,
La hait en autrui même, et passe à votre frère ?
Votre jalouse humeur, ne lui saurait souffrir,
La liberté d'aimer, ce qu'il me voit chérir !
Son amour pour le duc, lui produit votre haine,
Cherchez donc un digne objet, à cette humeur hautaine
Employez, employez ces bouillants mouvements,
À combattre l'orgueil, des peuples ottomans ;
Renouvelez contre eux, nos haines immortelles,
Et soyez généreux, en de justes querelle ;
Mais, contre votre frère ! Et contre un favori,
Nécessaire à son roi, plus qu'il n'en est chéri !
Et qui de tant de bras, qu'armait la Moscovie,
Vient de sauver mon sceptre, et peut-être ma vie,
C'est un emploi célèbre ! Et digne d'un grand cour !
Votre caprice, enfin, veut régler ma faveur ;
Je sais mal appliquer mon amour, et ma haine,
Et c'est de vos leçons, qu'il faut que je l'apprenne ;
J'aurais mal profité, de l'usage, et du temps !
LE PRINCE
Souffrez...
LE ROI
Encore un mot, et puis, je vous entends ;
S'il faut qu'à cent rapports ma créance réponde,
Rarement le soleil, rend la lumière au monde,
Que le premier rayon, qu'il répand ici bas,
N'y découvre quelqu'un de vos assassinats ;
Ou, du moins, on vous tient, en si mauvaise estime ;
Qu'innocent, ou coupable, on vous charge du crime ;
Et que vous offusquant, d'un soupçon éternel,
Aux bras du sommeil même, on vous fait criminel,
Sous ce fatal soupçon, qui défend qu'on me craigne,
On se venge, on s'égorge, et l'impunité règne,
Et ce juste mépris, de mon autorité,
Est la punition, de cette impunité ;
Votre valeur, enfin, naguère si vantée,
Dans vos folles amours languit comme enchantée,
Et par cette langueur, dedans tous les esprits
Efface son estime, et s'acquiert des mépris ;
Et je vois toutefois, qu'un heur inconcevable,
Malgré tous ces défauts, vous rend encore aimable ;
Et que votre bon astre, en ces mêmes esprits,
Souffre ensemble pour vous, l'amour et le mépris ;
Par le secret pouvoir, d'un charme que j'ignore,
Quoiqu'on vous mésestime, on vous chérit encore ;
Vicieux on vous craint, mais vous plaisez heureux,
Et pour vous, l'on confond, le murmure, et les voeux ;
Las ! Méritez, mon fils, que cette amour vous dure,
Pour conserver les voeux, étouffez le murmure ;
Et régnez dans les cours, par un sort dépendant,
Plus de votre vertu, que de votre ascendant ;
Par elle, rendez-vous, digne d'un diadème,
Né pour donner des lois, commencez par vous-même ;
Et que pas vos passions, ces rebelles sujets,
De cette noble ardeur, soient les premiers objets ;
Par ce genre de règne, il faut mériter l'autre,
Par ce degré, mon fils, mon trône sera vôtre ;
Mes États, mes sujets, tout fléchira sous vous,
Et sujet de vous seul, vous régnerez sur tous ;
Mais si toujours vous-même, et toujours cerf du vice
Vous ne prenez des lois, que de votre caprice ;
Et si pour encourir, votre indignation,
Il ne faut qu'avoir part, en mon affection ;
Si votre humeur hautaine, enfin, ne considère,
Ni les profonds respects, dont le Duc vous révère,
Ni l'étroite amitié, dont l'infant vous chérit ;
Ni la soumission, d'un peuple qui vous rit ;
Ni d'un père, et d'un roi, le conseil salutaire,
Lors, pour être tout roi, je ne serai plus père,
Et vous abandonnant à la rigueur des lois,
Au mépris de mon sang, je maintiendrai mes droits.
LADISLAS
Encore que de ma part, tout vous choque et vous blesse,
En quelque étonnement, que ce discours me laisse,
Je tire au moins ce fruit, de mon attention,
D'avoir su vous complaire, en cette occasion
Et sur chacun des points, qui semblent me confondre,
J'ai de quoi me défendre, et de quoi vous répondre,
Si j'obtiens à mon tour, et l'oreille et le cour.
LE ROI
Parlez, je gagnerai, vaincu plus que vainqueur ;
Je garde pour vous, les sentiments d'un père,
Convainquez-moi d'erreur, elle me sera chère.
LADISLAS
Au retour de la chasse, assisté des miens,
Le carnage du cerf, se préparant aux chiens,
Tombées sur le discours, des intérêts des princes,
Nous en vînmes sur l'art de régir les provinces ;
Où chacun à son gré, forgeant des potentats,
Chacun selon son sens, gouvernants vos États,
Et presque aucun avis, ne se trouvant conforme,
L'un prise votre règne, un autre le réforme ;
Il trouve ses censeurs, comme ses partisans ;
Mais, généralement, chacun plaint vos vieux ans ;
Moi, (sans imaginer, vous faire aucune injure)
Je coulai mes avis, dans le libre murmure ;
Et mon sein, à ma voix, s'osant trop confier,
Ce discours m'échappa, je ne le puis nier ;
Comment, dis-je, mon père accablé de tant d'âge,
Et la force, à présent servant mal son courage,
Ne se décharge-t-il, avant qu'y succomber,
D'un pénible fardeau. Qui le fera tomber ?
Devrait-il, (me pouvant assurer sa couronne.)
Hasarder que l'État me l'ôte, ou me la donne ?
Et s'il veut conserver, la qualité de roi,
La retiendrait-il pas, s'en dépouillant pour moi ?
Comme il fait murmurer, de l'âge qui l'accable,
Croit-il de ce fardeau ma jeunesse incapable ?
Et n'ai-je pas appris, sous son gouvernement,
Assez de politique, et de raisonnement,
Pour savoir à quels soins, oblige un diadème ?
Ce qu'un roi, doit aux siens, à l'État, à soi-même ?
À ses confédérés, à la foi des traités,
Dedans quels intérêt, ses droits sont limités ;
Quelle guerre est nuisible, et quelle d'importance
A qui, quand et comment, il doit son assistance ?
Et pour garder, enfin, ses États d'accidents,
Quel ordre, il doit tenir, et dehors et dedans ?
Ne sais-je pas qu'un roi, qui veut qu'on le révère,
Doit mêler à propos, l'affable, et le sévère ?
Et selon l'exigence, et des temps, et des lieux,
Savoir faire parler, et son front, et ses yeux !
Mettre bien la franchise, et la feinte en usage,
Porter, tantôt, un masque, et tantôt un visage,
Quelque avis, qu'on lui donne, être toujours pareil,
Et se croire, souvent, plus que tout son conseil ?
Mais surtout (et delà, dépend l'heur des couronnes)
Savoir bien appliquer, les emplois, aux personnes,
Et faire, par des choix, indicieux, et sains,
Tomber le ministère, en de fidèles mains ;
Élever peu de gens, si haut qu'ils puissent nuire,
Être lent à former, aussi bien qu'à détruire ;
Des bonnes actions, garder le souvenir,
Être prompt à payer, et tardif à punir ;
N'est-ce pas, sur cet art (leur dis-je) et ces maximes,
Que se maintient, le cours des règnes légitimes :
Voilà la vérité, touchant le premier point,
J'apprends, qu'on vous l'a dite, et ne m'en défends point,
LE ROI
Poursuivez.
LADISLAS
À l'égard de l'ardente colère,
Où vous meut, le parti du Duc, et de mon frère ;
Dont l'un est votre cour, si l'autre est votre bras,
Dont l'un règne, en votre âme, et l'autre en vos états
J'ai haï l'un, il est vrai, cet insolent ministre,
Qui vous est précieux, autant, qu'il m'est sinistre ;
Vaillant, j'en suis d'accord, mais vain, fourbe, flatteur,
Et de votre pouvoir, secret usurpateur ;
Ce Duc, à qui votre âme, à tous autres obscure,
Sans crainte, s'abandonne, et produit toute pure ;
Et qui sous votre nom, beaucoup plus roi que vous
Met, à me desservir, ses plaisirs les plus doux ;
Vous fait mes actions, pleines de tant de vices,
Et me rend, près de vous, tant de mauvais offices ;
Que vos yeux prévenus, ne trouvent plus en moi ?
Rien, qui vous représente, et, qui promette un roi ;
Je feindrais, d'être aveugle, et d'ignorer l'envie,
Dont, en toute rencontre, il vous noircit ma vie ;
S'il ne s'en usurpait, et m'ôtais les emplois,
Qui si jeune, m'ont fait, l'effroi, de tant de rois ;
Et dont ces derniers jours, il a des Moscovites,
Arrêté les progrès, et restreint les limites ;
Parlant pour cette grande, et fameuse action,
Vous en mîtes le prix, à sa discrétion ;
Mais, s'il n'est trop puissant pour craindre ma colère,
Qu'il pense mûrement, au choix de son salaire ;
Et que le grand crédit, qu'il possède à la Cour,
S'il méconnaît mon rang, respecte mon amour ;
Où tout brillant qu'il est, il lui sera frivole,
Je n'ai point sans sujet lâché cette parole ;
Quelques bruits, m'ont appris, jusqu'où vont vos desseins ;
Et c'est un des sujets, Seigneur, dont je me plains.
LE ROI
Achevez.
LE PRINCE
Pour mon frère, après son insolence,
Je ne puis m'emporter, à trop de violence ;
Et de tous vos tourments, la plus affreuse horreur,
Ne le saurait soustraire, à ma juste fureur.
Quoi, quand le cour, outré de sensibles atteintes,
Je fais entendre au Duc, le sujet de mes plaintes ;
Et de ces procédés, justement irrité,
Veux mettre quelque frein, à sa témérité,
Étourdi, furieux, et poussé d'un faux zèle,
Mon frère, contre moi, veut prendre sa querelle ;
Et bien plus, sur l'épée, ose porter la main !
Ha ! J'atteste du ciel, le pouvoir souverain,
Qu'autant que le soleil, sorti de sein de l'onde
Ôte, et rende le jour, aux deux moitiés du monde ;
Il m'ôtera le sang, qu'il n'a pas respecté,
On me fera raison, de cette indignité ;
Puisque, je suis au peuple, en si mauvaise estime,
Il la faut mériter, du moins, par un grand crime ;
Et de vos châtiments, menacé tant de fois,
Me rendre un digne objet de la rigueur des lois.
LE ROI, bas.
Que puis-je plus tenter, sur cette âme hautaine ?
Essayons l'artifice, ou la rigueur est vaine ;
Puisque, plainte, froideur, menace, ni prison,
Ne l'ont pu, jusqu'ici, réduire à la raison.
Il dit au prince
Ma créance, mon fils, sans doute, un peu légère,
N'est pas sans quelque erreur, et cette erreur m'est chère ;
Note: Discords : Au singuier, état de ceux qui ne s'accordent pas, au pluriel, dissensions civiles.Étouffons nos discords, dans nos embrassements,
Il l'embrasse.
Je ne puis de mon sang, forcer les mouvements ;
Je lui veux bien céder, et malgré ma colère,
Me confesser vaincu, parce que je suis père.
Prince, il est temps, qu'enfin, sur un trône commun ;
Nous ne fassions qu'un règne, et ne soyons plus qu'un,
Si proche du cercueil, où je me vois descendre,
Je me veux voir en vous renaître de ma cendre. ;
Et par vous, à couvert, des outrages du temps,
Commencer à mon âge, un règne de cent ans.
LE PRINCE
De votre seul repos dépend toute ma joie ;
Et si votre faveur, jusques-là je déploie ;
je ne l'accepterai, que comme un noble emploi,
Qui parmi vos sujets, fera conter, un roi.