SCÈNE PREMIÈRE. Philinte, Alceste.
PHILINTE.
Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?
ALCESTE.
Laissez-moi, je vous prie.
PHILINTE.
Mais encor dites-moi quelle bizarrerie...
ALCESTE.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
PHILINTE.
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.
ALCESTE.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
PHILINTE.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et quoique amis enfin, je suis tout des premiers...
ALCESTE.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être ;
Mais après ce qu'en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus.
PHILINTE.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?
ALCESTE.
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
Une telle action ne saurait s'excuser,
Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
De protestations, d'offres et de serments,
Vous chargez la fureur de vos embrassements ;
Et quand je vous demande après quel est cet homme,
À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Note: Morbleu : Sorte de jurement en usage même parmi les gens de bon ton. [L]Morbleu ! C'est une chose indigne, lâche, infâme,
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme ;
Et si, par un malheur, j'en avais fait autant,
Je m'irais, de regret, pendre tout à l'instant.
PHILINTE.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.
ALCESTE.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !
PHILINTE.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?
ALCESTE.
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur,
On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur.
PHILINTE.
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnaie,
Répondre, comme on peut, à ses empressements,
Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.
ALCESTE.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée ;
Et la plus glorieuse a des régals peu chers,
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
Morbleu ! Vous n'êtes pas pour être de mes gens ;
Je refuse d'un coeur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence ;
Je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
PHILINTE.
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
Quelques dehors civils que l'usage demande.
ALCESTE.
Non, vous dis-je, on devrait châtier, sans pitié,
Ce commerce honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre coeur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains compliments.
PHILINTE.
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendrait ridicule et serait peu permise ;
Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur.
Serait-il à propos et de la bienséance
De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?
Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?
ALCESTE.
Oui.
PHILINTE.
Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Émilie
Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun ?
ALCESTE.
Sans doute.
PHILINTE.
À Dorilas, qu'il est trop importun,
Et qu'il n'est, à la Cour, oreille qu'il ne lasse
À conter sa bravoure et l'éclat de sa race ?
ALCESTE.
Fort bien.
PHILINTE.
Vous vous moquez.
ALCESTE.
Je ne me moque point,
Et je vais n'épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la Cour et la ville
Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile ;
J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
Je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
PHILINTE.
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint l'école des maris,
Dont...
ALCESTE.
Mon Dieu ! Laissons là vos comparaisons fades.
PHILINTE.
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas ;
Et puisque la franchise a pour vous tant d'appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie,
Partout où vous allez, donne la comédie,
Et qu'un si grand courroux contre les moeurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
ALCESTE.
Tant mieux, morbleu ! Tant mieux, c'est ce que je demande ;
Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande :
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serais fâché d'être sage à leurs yeux.
PHILINTE.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine !
ALCESTE.
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
PHILINTE.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...
ALCESTE.
Non : elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l'injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès :
Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être ;
Et ses roulements d'yeux et son ton radouci
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.
On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort de splendeur revêtu
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne ;
Nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue :
On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue ;
Note: Brigue : Désir ambitieux pour obtenir quelque charge ou dignité, où l'on tâche de parvenir plus par adresse que par mérite. Se dit aussi de la cabale qui est intéressée à soutenir plutôt un parti que l'autre dans une élection. [F]Et s'il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.
Têtebleu ! Ce me sont de mortelles blessures,
De voir qu'avec le vice on garde des mesures ;
Et parfois il me prend des mouvements soudains
De fuir dans un désert l'approche des humains.
PHILINTE.
Mon Dieu, des moeurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
À force de sagesse, on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande raideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection :
Il faut fléchir au temps sans obstination ;
Et c'est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours,
Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
Mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
Et je crois qu'à la Cour, de même qu'à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
ALCESTE.
Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonne si bien,
Ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien ?
Et s'il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?
PHILINTE.
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure
Comme vices unis à l'humaine nature ;
Et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.
ALCESTE.
Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,
Sans que je sois... Morbleu ! Je ne veux point parler,
Note: Impertinence : Extravagance, sottise ; action, ou parole sotte, ou déraisonnable. [F]Tant ce raisonnement est plein d'impertinence.
PHILINTE.
Ma foi ! Vous ferez bien de garder le silence.
Contre votre partie éclatez un peu moins,
Et donnez au procès une part de vos soins.
ALCESTE.
Je n'en donnerai point, c'est une chose dite.
PHILINTE.
Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?
ALCESTE.
Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l'équité.
PHILINTE.
Aucun juge par vous ne sera visité ?
ALCESTE.
Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?
PHILINTE.
J'en demeure d'accord ; mais la brigue est fâcheuse,
Et...
ALCESTE.
Non : j'ai résolu de n'en pas faire un pas.
J'ai tort, ou j'ai raison.
PHILINTE.
Ne vous y fiez pas.
ALCESTE.
Je ne remuerai point.
PHILINTE.
Votre partie est forte,
Et peut, par sa cabale, entraîner...
ALCESTE.
Il n'importe.
PHILINTE.
Vous vous tromperez.
ALCESTE.
Soit. J'en veux voir le succès.
PHILINTE.
Mais...
ALCESTE.
J'aurai le plaisir de perdre mon procès.
PHILINTE.
Mais enfin...
ALCESTE.
Je verrai, dans cette plaiderie,
Si les hommes auront assez d'effronterie,
Seront assez méchants, scélérats et pervers,
Pour me faire injustice aux yeux de l'univers.
PHILINTE.
Quel homme !
ALCESTE.
Je voudrais, m'en coutât-il grand'chose,
Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause.
PHILINTE.
On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,
Si l'on vous entendait parler de la façon.
ALCESTE.
Tant pis pour qui rirait.
PHILINTE.
Mais cette rectitude
Que vous voulez en tout avec exactitude,
Cette pleine droiture, où vous vous renfermez,
La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble,
Vous et le genre humain si fort brouillés ensemble,
Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;
Et ce qui me surprend encore davantage,
C'est cet étrange choix où votre coeur s'engage.
La sincère Éliante a du penchant pour vous,
La prude Arsinoé vous voit d'un oeil fort doux :
Cependant à leurs voeux votre âme se refuse,
Tandis qu'en ses liens Célimène l'amuse,
Note: Coquette : Ce mot se prend en mauvaise part. Celle qui s'ajuste pour donner dans la vue des galants. Celle qui aime qu'on lui dise des douceurs, qui se plaît aux fleurettes que l'on lui conte, et qui n'a pas d'attachement qui lui fasse peine. [R]De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant
Semble si fort donner dans les moeurs d'à présent.
D'où vient que, leur portant une haine mortelle,
Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle ?
Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
Ne les voyez-vous pas ? Ou les excusez-vous ?
ALCESTE.
Non, l'amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui trouve,
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible, elle a l'art de me plaire :
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer ;
Note: Flamme : il se dit communément de l'amour profane. [F]Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
De ces vices du temps pourra purger son âme.
PHILINTE.
Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.
Vous croyez être donc aimé d'elle ?
ALCESTE.
Oui, parbleu !
Je ne l'aimerais pas, si je ne croyais l'être.
PHILINTE.
Mais si son amitié pour vous se fait paraître,
D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui ?
ALCESTE.
C'est qu'un coeur bien atteint veut qu'on soit tout à lui,
Et je ne viens ici qu'à dessein de lui dire
Tout ce que là-dessus ma passion m'inspire.
PHILINTE.
Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs,
La cousine Éliante aurait tous mes soupirs ;
Son coeur, qui vous estime, est solide et sincère,
Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.
ALCESTE.
Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.
PHILINTE.
Je crains fort pour vos feux ; et l'espoir où vous êtes
Pourrait...
SCÈNE II. Oronte, Alceste, Philinte.
ORONTE.
J'ai su là-bas que, pour quelques emplettes,
Éliante est sortie, et Célimène aussi ;
Mais comme l'on m'a dit que vous étiez ici,
J'ai monté pour vous dire, et d'un coeur véritable,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,
Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent désir d'être de vos amis.
Oui, mon coeur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu'un noeud d'amitié nous unisse :
Je crois qu'un ami chaud, et de ma qualité,
N'est pas assurément pour être rejeté.
C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.
En cet endroit Alceste paraît tout rêveur, et semble n'entendre pas qu'Oronte lui parle.
ALCESTE.
À moi, monsieur ?
ORONTE.
À vous. Trouvez-vous qu'il vous blesse ?
ALCESTE.
Non pas ; mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n'attendais pas l'honneur que je reçois.
ORONTE.
L'estime où je vous tiens ne doit point vous surprendre,
Et de tout l'univers vous la pouvez prétendre.
ALCESTE.
Monsieur...
ORONTE.
L'état n'a rien qui ne soit au-dessous
Du mérite éclatant que l'on découvre en vous.
ALCESTE.
Monsieur...
ORONTE.
Oui, de ma part, je vous tiens préférable
À tout ce que j'y vois de plus considérable.
ALCESTE.
Monsieur...
ORONTE.
Sois-je du ciel écrasé, si je mens !
Et pour vous confirmer ici mes sentiments,
Souffrez qu'à coeur ouvert, Monsieur, je vous embrasse,
Et qu'en votre amitié je vous demande place.
Touchez là, s'il vous plaît, vous me la promettez,
Votre amitié ?
ALCESTE.
Monsieur...
ORONTE.
Quoi ? Vous y résistez ?
ALCESTE.
Monsieur, c'est trop d'honneur que vous me voulez faire ;
Mais l'amitié demande un peu plus de mystère,
Et c'est assurément en profaner le nom
Que de vouloir le mettre à toute occasion.
Avec lumière et choix cette union veut naître ;
Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
Et nous pourrions avoir telles complexions,
Que tous deux du marché nous nous repentirions.
ORONTE.
Parbleu ! C'est là-dessus parler en homme sage,
Et je vous en estime encore davantage :
Souffrons donc que le temps forme des noeuds si doux ;
Mais, cependant, je m'offre entièrement à vous :
S'il faut faire à la Cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu'auprès du roi je fais quelque figure ;
Il m'écoute ; et dans tout, il en use, ma foi !
Le plus honnêtement du monde avecque moi.
Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
Et comme votre esprit a de grandes lumières,
Je viens, pour commencer entre nous ce beau noeud,
Vous montrer un sonnet que j'ai fait depuis peu,
Et savoir s'il est bon qu'au public je l'expose.
ALCESTE.
Monsieur, je suis mal propre à décider la chose ;
Veuillez m'en dispenser.
ORONTE.
Pourquoi ?
ALCESTE.
J'ai le défaut
D'être un peu plus sincère en cela qu'il ne faut.
ORONTE.
C'est ce que je demande, et j'aurais lieu de plainte,
Si, m'exposant à vous pour me parler sans feinte,
Vous alliez me trahir, et me déguiser rien.
ALCESTE.
Puisqu'il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.
ORONTE.
Sonnet... C'est un sonnet. L'espoir... C'est une dame
Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
L'espoir... Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
Mais de petits vers doux, tendres et langoureux.
À toutes ces interruptions il regarde Alceste.
ALCESTE.
Nous verrons bien.
ORONTE.
L'espoir... Je ne sais si le style
Pourra vous en paraître assez net et facile,
Et si du choix des mots vous vous contenterez.
ALCESTE.
Nous allons voir, Monsieur.
ORONTE.
Au reste, vous saurez
Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire.
ALCESTE.
Voyons, Monsieur ; le temps ne fait rien à l'affaire.
ORONTE.
L'espoir, il est vrai, nous soulage,
Et nous berce un temps notre ennui ;
Mais, Philis, le triste avantage,
Lorsque rien ne marche après lui !
PHILINTE.
Je suis déjà charmé de ce petit morceau.
ALCESTE.
Quoi ? Vous avez le front de trouver cela beau ?
ORONTE.
Vous eûtes de la complaisance ;
Mais vous en deviez moins avoir,
Et ne vous pas mettre en dépense
Pour ne me donner que l'espoir.
PHILINTE.
Ah ! Qu'en termes galants ces choses-là sont mises !
ALCESTE, bas.
Morbleu ! Vil complaisant, vous louez des sottises ?
ORONTE.
S'il faut qu'une attente éternelle
Pousse à bout l'ardeur de mon zèle,
Le trépas sera mon recours.
Vos soins ne m'en peuvent distraire :
Belle Philis, on désespère,
Alors qu'on espère toujours.
PHILINTE.
La chute en est jolie, amoureuse, admirable.
ALCESTE, bas.
La peste de ta chute ! Empoisonneur au diable,
En eusses-tu fait une à te casser le nez !
PHILINTE.
Je n'ai jamais ouï de vers si bien tournés.
ALCESTE.
Morbleu ! ...
ORONTE.
Vous me flattez, et vous croyez peut-être...
PHILINTE.
Non, je ne flatte point.
ALCESTE, bas.
Et que fais-tu donc, traître ?
ORONTE.
Mais, pour vous, vous savez quel est notre traité :
Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.
ALCESTE.
Monsieur, cette matière est toujours délicate,
Et sur le bel esprit nous aimons qu'on nous flatte.
Mais un jour, à quelqu'un, dont je tairai le nom,
Je disais, en voyant des vers de sa façon,
Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire
Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire ;
Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements
Qu'on a de faire éclat de tels amusements ;
Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
On s'expose à jouer de mauvais personnages.
ORONTE.
Est-ce que vous voulez me déclarer par là
Que j'ai tort de vouloir... ?
ALCESTE.
Je ne dis pas cela ;
Mais je lui disais, moi, qu'un froid écrit assomme,
Qu'il ne faut que ce faible à décrier un homme,
Et qu'eût-on, d'autre part, cent belles qualités,
On regarde les gens par leurs méchants côtés.
ORONTE.
Est-ce qu'à mon sonnet vous trouvez à redire ?
ALCESTE.
Je ne dis pas cela ; mais, pour ne point écrire,
Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.
ORONTE.
Est-ce que j'écris mal ? Et leur ressemblerais-je ?
ALCESTE.
Je ne dis pas cela ; mais enfin, lui disais-je,
Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,
Dérobez au public ces occupations ;
Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d'honnête homme,
Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur,
Celui de ridicule et misérable auteur.
C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre.
ORONTE.
Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.
Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet... ?
ALCESTE.
Note: Cabinet : Le lieu le plus retiré dans le plus bel appartement des Palais, des grandes maisons. Signifie aussi une pièce d'appartement, où l'on étudie, où l'on se séquestre du reste du monde, et où l'on serre ce qu'on a de plus précieux. [F]Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
Et vos expressions ne sont point naturelles.
Qu'est-ce que : « Nous berce un temps notre ennui » ?
Et que « Rien ne marche après lui » ?
Que « Ne vous pas mettre en dépense,
Pour ne me donner que l'espoir » ?
Et que : « Philis, on désespère,
Alors qu'on espère toujours » ?
Ce style figuré, dont on fait vanité,
Sort du bon caractère et de la vérité :
Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure,
Et ce n'est point ainsi que parle la nature.
Le méchant goût du siècle, en cela, me fait peur.
Nos pères, tous grossiers, l'avaient beaucoup meilleur,
Et je prise bien moins tout ce que l'on admire,
Qu'une vieille chanson que je m'en vais vous dire :
« Si le roi m'avait donné
Paris, sa grand'ville,
Et qu'il me fallût quitter
L'amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
- Reprenez votre Paris :
J'aime mieux ma mie, au gué !
J'aime mieux ma mie. »
La rime n'est pas riche, et le style en est vieux :
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets, dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle là toute pure ?
« Si le roi m'avait donné
Paris, sa grand'ville,
Et qu'il me fallût quitter
L'amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri :
- Reprenez votre Paris :
J'aime mieux ma mie, au gué !
J'aime mieux ma mie. »
Voilà ce que peut dire un coeur vraiment épris.
À Philinte.
Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
Note: Pompe : somptuosité ; appareil superbe ; dépense magnifique qu'on fait pour rendre quelque action plus recommandable, plus solennelle, et plus éclatante. [F]J'estime plus cela que la pompe fleurie
De tous ces faux brillants, où chacun se récrie.
ORONTE.
Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.
ALCESTE.
Pour les trouver ainsi vous avez vos raisons ;
Mais vous trouverez bon que j'en puisse avoir d'autres,
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.
ORONTE.
Il me suffit de voir que d'autres en font cas.
ALCESTE.
C'est qu'ils ont l'art de feindre ; et moi, je ne l'ai pas.
ORONTE.
Croyez-vous donc avoir tant d'esprit en partage ?
ALCESTE.
Si je louais vos vers, j'en aurais davantage.
ORONTE.
Je me passerai bien que vous les approuviez.
ALCESTE.
Il faut bien, s'il vous plaît, que vous vous en passiez.
ORONTE.
Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière,
Vous en composassiez sur la même matière.
ALCESTE.
J'en pourrais, par malheur, faire d'aussi méchants ;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.
ORONTE.
Vous me parlez bien ferme, et cette suffisance...
ALCESTE.
Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.
ORONTE.
Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.
ALCESTE.
Ma foi ! Mon grand monsieur, je le prends comme il faut.
PHILINTE, se mettant entre-deux.
Eh ! Messieurs, c'en est trop : laissez cela, de grâce.
ORONTE.
Ah ! J'ai tort, je l'avoue, et je quitte la place.
Je suis votre valet, Monsieur, de tout mon coeur.
ALCESTE.
Et moi, je suis, Monsieur, votre humble serviteur.