SCÈNE PREMIÈRE. Soliman, et sa suite, Eraste, Herminie, et suite ; Dès l'ouverture du Théâtre paraîtront des deux côtés les drapeaux de Rhodes et ceux de Bellegrade.
ERASTE.
En quel état, Seigneur, faut-il que je paraisse ?
Quel rang dois-je tenir auprès de ta Hautesse ?
Si devers ces drapeaux elle tourne les yeux
Elle me recevra comme victorieux,
Mais de l'autre côté ces marques de ta gloire
Par un pompeux éclat effacent ma victoire,
Et ces nobles témoins à mes yeux trop connus
M'apprennent que je suis au rang de tes vaincus :
En quelque état pourtant que je puisse paraître
Ou vainqueur ou vaincu, je reconnais mon maître
Trop heureux si de toi j'obtiens la qualité
De sujet plein de zèle et de fidélité.
Rhodes par ta valeur à tes lois asservie
Et moins digne à mes yeux de pitié que d'envie,
Et je vois sans regret mon Pays abattu
Rendre un illustre hommage à ta haute vertu,
Si lorsque tu le pris pour objet de tes armes
Je refusai d'y mener tes gens d'armes,
Ce n'est pas que son sort ne me fut apparent
Mais c'est que je voulais qu'il t'eut pour conquérant
Et que la qualité du bras qui le surmonte
Par le rang du vainqueur diminuât sa honte,
Contre lui ta Hautesse a fait un juste effort
Et moi je ne pouvais le combattre sans tort,
Je me rendais ingrat, attaquant ce rebelle,
J'étais traître envers lui, si je t' étais fidèle ;
Et quelque heureux succès qu'eut produit ma valeur
Mon triomphe eut sans doute étouffé mon honneur,
Au lieu que par une autre et plus juste victoire
J'ai signalé Seigneur ton nom et ma mémoire,
Soumis à ton Empire un Royaume puissant
Et forcé le Soleil à craindre le Croissant,
SOLIMAN.
Tu me fais tort Eraste, et ton respect m'offense
Si retournant vainqueur de l'effroi de Byzance,
Après ce grand exploit tu peux encore douter
En quelle qualité tu te dois présenter,
Ton insigne valeur te peut assez apprendre
Auprès de Soliman le rang que tu dois prendre,
Et nonobstant l'orgueil d'un suprême pouvoir
Je sais bien de quel front je te dois recevoir,
Je lis sur ces drapeaux le destin des Rebelles
La prise de Belgrade, et la mort de Gazelles,
Qui sans doute en ses murs aima mieux s'enterrer
Que d'attendre sa prise ou que s'en retirer.
ERASTE.
Tu l'as dit Soliman, il est mort ce rebelle
Oui Seigneur, il est mort, mais sa mort est si belle,
Et son dernier moment le rend si glorieux
Que son trépas sans doute a fait des envieux,
Il est mort : mais comment ? dans les bras de la gloire
Après m'avoir deux fois arraché la victoire,
Et contraint tes soldats de céder aux efforts
Que son bras foudroyant fit sentir aux plus forts,
D'abord que par ton ordre il me voit en campagne
Il quitte les remparts, il sort, il me dédaigne,
Et superbe avançant à la tête des siens
Sans attendre le choc il attaque les miens
En ce premier abord sa valeur ou sa rage
Malgré ma résistance a beaucoup d'avantage,
Dans sa témérité son dessein réussit
La mort va par les rangs que son fer éclaircit
Et je me vois réduit en ce désordre extrême
Par un beau désespoir de me perdre moi-même,
Ou de rendre au soldat de frayeur abattu
Par un trait généreux sa première vertu.
Voyant donc que la peur d'une entière défaite
Lui faisait méditer une indigne retraite,
Et que les plus hardis cédant de toutes parts
Tâchaient de se sauver avec leurs étendards
Je me saisis du tien d'une ardeur infinie
Et le lance au travers de l'armée ennemie,
A cet objet chacun sent un noble courroux
La honte les ranime et les ramène aux coups,
Où toujours le dépit embrasant leur courage
L'ennemi cède enfin à ce dernier orage
Et mon Rival superbe est trop tard averti
Que l'heur qui le suivait à quitté son parti.
Presque seul il demeure engagé dans la presse
Il ne s'étonne pas, il frappe, il tue, il blesse,
Il attaque, il défend, et son courage est tel
Que parmi tant de morts il parait immortel :
On le craint, on l'admire, on fuit à sa rencontre,
Je le cherche, et bientôt sa valeur me le montre,
Je l'arrête, et de peur qu'en ce combat fatal
Il m'échappe, je joins et j'abats son cheval,
Prévoyant le danger l'insolent saute à terre
Et me rend la pareille à coups de cimeterre :
Nous voyant main à main, tous deux piqués d'honneur
Tous deux sans avantage et tous deux pleins de cour,
Compagnons dis-je aux miens laissez-moi cette gloire
Que je puisse tout seul achever la victoire !
A moi seul appartient ce généreux effort !
Soyez donc seulement les témoins de mon sort !
J'ordonne, on m'obéit, notre combat commence,
J'attaque mon Rival, il se met en défense,
Et sait si vaillamment soutenir mon assaut
Que plus il perd de sang plus son courage est haut :
Mais malgré ce grand cour sa force enfin le laisse
Son corps percé de coups chancelle de faiblesse,
Et se voyant ainsi sur le point de périr :
Je n'ai pu me dit-il te vaincre, il faut mourir
C'est à quoi maintenant mon honneur me convie
Et je vais satisfaire à cette illustre envie,
Je le veux empêcher, mais inutilement
Car son fer est plus prompt que mon empêchement.
Il tombe, et par ce trait d'une constance extrême
Ce grand cour en mourant triomphe de lui-même,
SOLIMAN.
Puisque Rhodes produit de si braves guerriers
Par là juge combien m'ont coûté mes lauriers ,
Juge pour asservir un peuple opiniâtre.
Combien nous avons eu d'Erastes à combattre ,
Certes, lorsque j'ai vu des cours si résolus
J'ai cru plus d'une fois mes desseins superflus,
Et que mille vaisseaux combattant leur audace
Reverraient sans effet le Bosphore de Thrace.
Mais enfin ma valeur et le sort m'ont soumis
Les plus déterminés de tous mes ennemis,
Tu sauras le succès de toutes nos batailles ;
Mais c'est assez parlé de funérailles,
Il est temps que la paix succède à tant de maux
Et que je donne un prix à tes nobles travaux.
J'ai reçu de tes mains le fruit de ta conquête
Et de ma part aussi la récompense est prête,
Vois cet objet divin, cette illustre beauté
Où préside la grâce avec la majesté !
Je te la donne Eraste, et crois qu'en Herminie
Je te fais un présent de valeur infinie.
Il est vrai que le sort l'a soumise à mes lois
Mais son mérite peut se soumettre des Rois ;
Et moi-même aujourd'hui je confesse sans honte
Que malgré mes efforts sa beauté me surmonte,
Et qu'ici tous mes sens révoltés contre moi
Ne la céderaient pas à tout autre qu'à toi.
ERASTE.
Puisque ce rare objet a l'honneur de te plaire
Ton Eraste Seigneur, n'est pas si téméraire,
Que de jeter les yeux ou des voeux indiscrets
Sur un bien qui pourrait te coûter des regrets.
Tu ferais trop pour moi donnant cette Princesse
Elle a des qualités dignes de ta hautesse
Et si je consentais au don que tu me fais
Ta générosité trahiraient tes souhaits.
Ne fais point cet effort où ton rang te dispense,
L'honneur de te servir m'est trop de récompense.
De tes contentements je forme mes plaisirs,
Et ce rare bonheur borne tous mes désirs.
SOLIMAN.
Eraste, encore un coup je t'avouerai sans feinte
Que pour cette beauté je ressens quelqu'atteinte,
Mais quelques doux attraits qu'ait un bien si charmant
Ton insigne valeur me touche également,
Et voyant ton ardeur et si pure et si forte,
Sur mes affections ton mérite l'emporte.
Puisque tes volontés se forment de mes voeux
Ne me conteste plus ce laurier que je veux,
J'ai fait sur mon amour triompher ta vaillance,
Laisse-toi maintenant vaincre à ma bienveillance
Accepte de ma main... Quoi vous me résistez ?
Comme il va pour prendre la main à Herminie, elle refuse.
D'où provient cet orgueil ? Naît-il de vos beautés ?
Quoi ? parce que j'ai dit qu'elles m'ont fait esclave
Cet oeil impérieux fait le vain, et me brave ?
Obéissez Madame, et vous connaissez mieux.
HERMINIE.
Je me connais Seigneur, et j'atteste les Dieux,
Que ce que ta hautesse a pris pour arrogance
Est un trait de courage autant que de prudence,
Je sais ce que je suis, et ce que je te dois,
Je sais que le destin m'a soumise à tes lois,
Et je n'ignore pas que j'aurais peu de grâce
En un si triste état de montrer de l'audace.
Mais mon fort ne rend pas mon esprit si confus
Qu'il ne me sache au mépris opposer le refus.
SOLIMAN.
Vous redoutez un mal qui n'a point d'apparence
Quoi ces profonds respects, et cette déférence,
Qu'à votre occasion Eraste m'a fait voir
Vous choquent.
HERMINIE.
Non Seigneur, il a fait son devoir,
Il te doit cet honneur, il te doit cet hommage.
SOLIMAN.
Quel est donc ce mépris que craint votre courage ?
HERMINIE.
Celui que ta Hautesse eut enfin reconnu
Si ma juste froideur ne l'eut pas prévenu.
SOLIMAN.
Eraste, as-tu conçu quelque haine pour elle ?
ERASTE.
Je ne suis pas si lâche, et Madame est trop belle.
HERMINIE.
Il en est à vos yeux de plus belles que moi.
SOLIMAN.
Mais s'il vous aime enfin recevrez-vous sa foi ?
HERMINIE.
Alors que j'aurai vu des effets de sa flamme
Il verra le pouvoir qu'il aura sur mon âme.
SOLIMAN.
En louant vos beautés il montre son amour
HERMINIE.
La louange est un bien qu'on produit à la Cour
Et qu'Eraste obligeant donnerait à toute autre,
ERASTE.
S'il voyait un mérite aussi grand que le vôtre,
HERMINIE.
Ces compliments adroits et ces subtilités
Font voir bien moins d'amour que de civilités,
Avant que mon cour aime et que ma foi s'engage
Je veux d'autres devoirs qu'un frivole langage.
SOLIMAN.
Un courage si franc est rarement trompeur,
HERMINIE.
Le temps seul me pourra guérir de cette peur,
SOLIMAN, à Eraste.
Il faut à ses désirs accorder quelque chose
ERASTE.
J'obéis sans contrainte a la loi qu'elle m'impose
Certain que mon amour et ma fidélité,
Seront un rare exemple à la postérité.
SOLIMAN.
Voila déjà Madame un effet de vos charmes,
HERMINIE.
J'en doute.
SOLIMAN.
Cependant va mettre bas les armes.
Et puis viens témoigner que tu peux tour-à-tour
Joindre aux Lauriers de Mars les myrtes de l'amour.
SCÈNE II. Soliman. Herminie et suite.
SOLIMAN.
Ne dissimulez plus belle et sage Herminie
Dites-moi franchement toute feinte bannie,
D'où naissent vos froideurs, et quelle opinion
Vous porte pour Eraste à tant d'aversion ?
Quel est le fondement de votre défiance ?
Est-ce une conjecture, ou quelque expérience ?
A-t-il autrefois vu vos célestes beautés ?
L'orgueil a-t-il paru parmi ses qualités ?
A-t-il trompé vos voeux par des promesses vaines ?
Poussé de faux soupirs, entretenu vos peines ?
Ou croyez-vous enfin qu'en quelque occasion
Il ait manqué d'amour, ou de discrétion ?
HERMINIE.
Non Seigneur, ton Eraste est la même prudence
Il est noble, il est franc, il est sans insolence,
Et bien qu'il n'ait jamais jeté les yeux sur moi
Je sais pourtant qu'il est plein d'ardeur et de foi,
Que sa discrétion jointe à sa modestie
N'est de ses qualités que la moindre partie,
Et qu'il n'est point de cour quelqu'orgueil qu'il ait eu
Qui n'ait plus d'une fois envié sa vertu.
SOLIMAN.
Pourquoi donc auprès d'elle êtes-vous sans atteinte ?
HERMINIE.
Elle me toucherait si j'avais moins de crainte.
SOLIMAN.
Mais la crainte est injuste ou tout est si parfait.
HERMINIE.
De ses perfections c'est pourtant un effet.
SOLIMAN.
Mais vous-même avouez que son âme est fidèle,
HERMINIE.
Et je crains justement à cause qu'elle est telle.
SOLIMAN.
Ce discours est obscur parlez plus clairement.
HERMINIE.
C'est qu'il aime Seigneur un objet si charmant,
Qu'en vain j'espérerais de porter son courage
A me rendre jamais un volontaire hommage,
Il aime trop ses fers, il les trouve trop beaux
Pour vouloir de ma main en prendre de nouveaux.
Connaissant une amour et si rare et si forte
Mais on nous interrompt.
SOLIMAN.
Qu'est-ce ? achevez n'importe.
HERMINIE.
Non Seigneur, ta Hautesse aura plus de plaisir
Si je t'en entretiens avec plus de loisir,
Cet éclaircissement est de trop longue haleine
SOLIMAN.
Bien donc à tantôt.
SCÈNE IV. Soliman, Pirrus, Achamt, Perside, et suite.
SOLIMAN.
Que vois-je justes Dieux ?
Quel Ange de lumière apparaît à mes yeux ?
Celle qu'on dit jadis qui régnait en Cythère
Et qu'autrefois amour avoua pour sa mère,
Bien qu'on l'ait estimée une divinité
N'eut jamais tant d'attraits qu'en à cette beauté.
Mais peut-être qu'aussi n'est-elle pas mortelle.
Qu'est-ce donc cher Achmat ? Dites-moi, que veut-elle ?
Attendrait-elle bien quelque grâce de nous ?
Ah ! J'implore la sienne, et l'attends à genoux.
ACHMAT.
Ah Seigneur que fais-tu ? Quoi Soliman s'abaisse !
Ah cet abaissement offense ta Hautesse,
Cet honneur t'appartient, il est de son devoir
Elle te le doit rendre et non le recevoir,
Ta puissance aujourd'hui sur elle souveraine
En peut faire une esclave.
SOLIMAN.
Ou plutôt une Reine
Oui Madame, espérez de mon affection
Des faveurs au-delà de votre ambition,
Attendez tout de moi grandeur, sceptre, couronne
Richesses, dignités, je vous les abandonne
Et loin de vous traiter avec quelque rigueur
A tous ces beaux présents je veux joindre mon cour.
PERSIDE.
Après avoir senti la fureur de tes armes
Tes faveurs Soliman ont pour moi peu de charmes
Et j'aurais peu de grâce en l'état ou je suis
De recevoir tes dons quand tu fais mes ennuis :
Ton amour de trop près suit ici ta furie
Ta main dégoutte encor du sang de ma Patrie
Et de quelque côté que je tourne les yeux
Je vois de nos malheurs les témoins odieux,
Garde donc tes présents, et crois si je respire
Que mon ambition n'est pas pour un Empire,
Qu'un plus juste désir me conservait le jour,
Mais mon espoir est mort.
SOLIMAN.
Et non pas mon amour,
Cessez chère beauté de m'être si cruelle.
Ou si vous imitez cette ville rebelle.
Dont l'obstination ma bravé si longtemps
Et coûté pour l'avoir cent mille combattants,
Permettez pour le moins à ce cour qui vous aime
Qu'il espère qu'un jour vous en ferez de même,
Et qu'après cent combats mon invincible amour
Pourra de vos rigueurs triompher à son tour.
Je mets en ce bonheur le comble de ma gloire
Et si j'obtiens sur vous cette illustre victoire,
Tout l'Univers conquis par mes nobles travaux
Sera la récompense et le prix de mes maux.
PERSIDE.
Non, ne te flattes point d'une vaine espérance
Rhodes a succombé, mais non pas ma constance,
Et quoique son destin m'ait mis en ton pouvoir
Je sais bien quelles lois mon cour doit recevoir,
Il est tel que malgré ta puissance suprême
Il me rendra toujours arbitre de moi-même,
Tu me peux mettre aux fers et m'y faire souffrir
Mais non pas s'il me plaît m'empêcher de mourir.
SOLIMAN.
Vos yeux ont des appâts trop puissants et trop rares
Pour produire en mon cour des effets si barbares,
Les tourments ni les fers ne sont pas faits pour vous
Et vous tâchez en vain d'exciter mon courroux,
Ce noble orgueil me plaît, cette rigueur me charme
Si le dépit m'aigrit, la pitié me désarme,
Et dit tacitement à mon cour amoureux
Que le seul désespoir vous rend sourde à mes voeux
Que le temps et mes soins vous rendront plus sensible,
Et qu'enfin vous perdrez le titre d'invincible,
Alors que vos esprits de douleur accablés
Dans un lieu de repos se verront moins troublés.
Flatté de cet espoir je consens dés cette heure
Que ce prochain Palais vous serve de demeure.
Prenez-en soin Achmat.
PERSIDE, s'en allant.
Que mon sort serait beau
Si plutôt qu'un Palais il m'offrait un tombeau.