SCÈNE PREMIÈRE. Sertorius, Pompée.
SERTORIUS.
Seigneur, qui des mortels eût jamais osé croire
Que la trêve à tel point dût rehausser ma gloire ;
Qu'un nom à qui la guerre a fait trop applaudir
Dans l'ombre de la paix trouvât à s'agrandir ?
Certes, je doute encor si ma vue est trompée,
Alors que dans ces murs je vois le grand Pompée ;
Et quand il lui plaira, je saurai quel bonheur
Comble Sertorius d'un tel excès d'honneur.
POMPÉE.
Deux raisons ; mais, seigneur, faites qu'on se retire,
Afin qu'en liberté je puisse vous les dire.
L'inimitié qui règne entre nos deux partis
N'y rend pas de l'honneur tous les droits amortis.
Comme le vrai mérite a ses prérogatives,
Qui prennent le dessus des haines les plus vives,
L'estime et le respect sont de justes tributs
Qu'aux plus fiers ennemis arrachent les vertus ;
Et c'est ce que vient rendre à la haute vaillance,
Dont je ne fais ici que trop d'expérience,
L'ardeur de voir de près un si fameux héros,
Sans lui voir en la main piques ni javelots,
Et le front désarmé de ce regard terrible
Qui dans nos escadrons guide un bras invincible.
Je suis jeune et guerrier, et tant de fois vainqueur,
Que mon trop de fortune a pu m'enfler le coeur ;
Mais (et ce franc aveu sied bien aux grands courages)
J'apprends plus contre vous par mes désavantages,
Que les plus beaux succès qu'ailleurs j'aie emportés,
Ne m'ont encore appris par mes prospérités.
Je vois ce qu'il faut faire, à voir ce que vous faites :
Les sièges, les assauts, les savantes retraites,
Bien camper, bien choisir à chacun son emploi,
Votre exemple est partout une étude pour moi.
Ah ! Si je vous pouvais rendre à la république,
Que je croirais lui faire un présent magnifique !
Et que j'irais, seigneur, à Rome avec plaisir,
Puisque la trêve enfin m'en donne le loisir,
Si j'y pouvais porter quelque faible espérance
D'y conclure un accord d'une telle importance !
Près de l'heureux Sylla ne puis-je rien pour vous ?
Et près de vous, seigneur, ne puis-je rien pour tous ?
SERTORIUS.
Vous me pourriez sans doute épargner quelque peine,
Si vous vouliez avoir l'âme toute romaine ;
Mais avant que d'entrer en ces difficultés,
Souffrez que je réponde à vos civilités.
Vous ne me donnez rien par cette haute estime
Que vous n'ayez déjà dans le degré sublime.
La victoire attachée à vos premiers exploits,
Un triomphe avant l'âge où le souffrent nos lois,
Avant la dignité qui permet d'y prétendre,
Font trop voir quels respects l'univers vous doit rendre.
Si dans l'occasion je ménage un peu mieux
L'assiette du pays et la faveur des lieux,
Si mon expérience en prend quelque avantage,
Le grand art de la guerre attend quelquefois l'âge ;
Le temps y fait beaucoup ; et de mes actions
S'il vous a plu tirer quelques instructions,
Mes exemples un jour ayant fait place aux vôtres,
Ce que je vous apprends, vous l'apprendrez à d'autres ;
Et ceux qu'aura ma mort saisis de mon emploi,
S'instruiront contre vous, comme vous contre moi.
Quant à l'heureux Sylla, je n'ai rien à vous dire.
Je vous ai montré l'art d'affaiblir son empire ;
Et si je puis jamais y joindre des leçons
Dignes de vous apprendre à repasser les monts,
Je suivrai d'assez près votre illustre retraite
Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète,
Et sur les bords du Tibre, une pique à la main,
Lui demander raison pour le peuple romain.
POMPÉE.
De si hautes leçons, seigneur, sont difficiles,
Et pourraient vous donner quelques soins inutiles,
Si vous faisiez dessein de me les expliquer
Jusqu'à m'avoir appris à les bien pratiquer.
SERTORIUS.
Aussi me pourriez-vous épargner quelque peine,
Si vous vouliez avoir l'âme toute romaine :
Je vous l'ai déjà dit.
POMPÉE.
Ce discours rebattu
Lasserait une austère et farouche vertu.
Pour moi, qui vous honore assez pour me contraindre
À fuir obstinément tout sujet de m'en plaindre,
Je ne veux rien comprendre en ses obscurités.
SERTORIUS.
Je sais qu'on n'aime point de telles vérités ;
Mais, seigneur, étant seuls, je parle avec franchise :
Bannissant les témoins, vous me l'avez permise ;
Et je garde avec vous la même liberté
Que si votre Sylla n'avait jamais été.
Est-ce être tout Romain qu'être chef d'une guerre
Qui veut tenir aux fers les maîtres de la terre ?
Ce nom, sans vous et lui, nous serait encor dû :
C'est par lui, c'est par vous que nous l'avons perdu.
C'est vous qui sous le joug traînez des coeurs si braves ;
Ils étaient plus que rois, ils sont moindres qu'esclaves ;
Et la gloire qui suit vos plus nobles travaux
Ne fait qu'approfondir l'abîme de leurs maux :
Leur misère est le fruit de votre illustre peine ;
Et vous pensez avoir l'âme toute romaine !
Vous avez hérité ce nom de vos aïeux ;
Mais s'il vous était cher, vous le rempliriez mieux.
POMPÉE.
Je crois le bien remplir quand tout mon coeur s'applique
Aux soins de rétablir un jour la république ;
Mais vous jugez, seigneur, de l'âme par le bras ;
Et souvent l'un paraît ce que l'autre n'est pas.
Lorsque deux factions divisent un empire,
Chacun suit au hasard la meilleure ou la pire,
Suivant l'occasion ou la nécessité
Qui l'emporte vers l'un ou vers l'autre côté.
Le plus juste parti, difficile à connaître,
Nous laisse en liberté de nous choisir un maître ;
Mais quand ce choix est fait, on ne s'en dédit plus.
J'ai servi sous Sylla du temps de Marius,
Et servirai sous lui tant qu'un destin funeste
De nos divisions soutiendra quelque reste.
Comme je ne vois pas dans le fond de son coeur,
J'ignore quels projets peut former son bonheur :
S'il les pousse trop loin, moi-même je l'en blâme ;
Je lui prête mon bras sans engager mon âme ;
Je m'abandonne au cours de sa félicité,
Tandis que tous mes voeux sont pour la liberté ;
Et c'est ce qui me force à garder une place
Qu'usurperaient sans moi l'injustice et l'audace,
Afin que, Sylla mort, ce dangereux pouvoir
Ne tombe qu'en des mains qui sachent leur devoir.
Enfin je sais mon but, et vous savez le vôtre.
SERTORIUS.
Mais cependant, seigneur, vous servez comme un autre ;
Et nous, qui jugeons tout sur la foi de nos yeux,
Et laissons le dedans à pénétrer aux dieux,
Nous craignons votre exemple, et doutons si dans Rome
Il n'instruit point le peuple à prendre loi d'un homme ;
Et si votre valeur, sous le pouvoir d'autrui,
Ne sème point pour vous lorsqu'elle agit pour lui.
Comme je vous estime, il m'est aisé de croire
Que de la liberté vous feriez votre gloire,
Que votre âme en secret lui donne tous ses voeux ;
Mais si je m'en rapporte aux esprits soupçonneux,
Vous aidez aux Romains à faire essai d'un maître,
Sous ce flatteur espoir qu'un jour vous pourrez l'être.
La main qui les opprime, et que vous soutenez,
Les accoutume au joug que vous leur destinez ;
Et doutant s'ils voudront se faire à l'esclavage,
Aux périls de Sylla vous tâtez leur courage.
POMPÉE.
Le temps détrompera ceux qui parlent ainsi ;
Mais justifiera-t-il ce que l'on voit ici ?
Permettez qu'à mon tour je parle avec franchise ;
Votre exemple à la fois m'instruit et m'autorise :
Je juge, comme vous, sur la foi de mes yeux,
Et laisse le dedans à pénétrer aux dieux.
Ne vit-on pas ici sous les ordres d'un homme ?
N'y commandez-vous pas comme Sylla dans Rome ?
Du nom de dictateur, du nom de général,
Qu'importe, si des deux le pouvoir est égal ?
Les titres différents ne font rien à la chose :
Vous imposez des lois ainsi qu'il en impose ;
Et s'il est périlleux de s'en faire haïr,
Il ne serait pas sûr de vous désobéir.
Pour moi, si quelque jour je suis ce que vous êtes,
J'en userai peut-être alors comme vous faites :
Jusque-là...
SERTORIUS.
Vous pourriez en douter jusque-là,
Et me faire un peu moins ressembler à Sylla.
Si je commande ici, le sénat me l'ordonne ;
Mes ordres n'ont encore assassiné personne.
Je n'ai pour ennemis que ceux du bien commun ;
Je leur fais bonne guerre, et n'en proscris pas un.
C'est un asile ouvert que mon pouvoir suprême ;
Et si l'on m'obéit, ce n'est qu'autant qu'on m'aime.
POMPÉE.
Et votre empire en est d'autant plus dangereux,
Qu'il rend de vos vertus les peuples amoureux,
Qu'en assujettissant vous avez l'art de plaire,
Qu'on croit n'être en vos fers qu'esclave volontaire,
Et que la liberté trouvera peu de jour
À détruire un pouvoir que fait régner l'amour.
Ainsi parlent, seigneur, les âmes soupçonneuses ;
Mais n'examinons point ces questions fâcheuses,
Ni si c'est un sénat qu'un amas de bannis
Que cet asile ouvert sous vous a réunis.
Une seconde fois, n'est-il aucune voie
Par où je puisse à Rome emporter quelque joie ?
Elle serait extrême à trouver les moyens
De rendre un si grand homme à ses concitoyens.
Il est doux de revoir les murs de la patrie :
C'est elle par ma voix, seigneur, qui vous en prie ;
C'est Rome...
SERTORIUS.
Le séjour de votre potentat,
Qui n'a que ses fureurs pour maximes d'état ?
Je n'appelle plus Rome un enclos de murailles
Que ses proscriptions comblent de funérailles :
Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,
N'en sont que la prison, ou plutôt le tombeau ;
Mais pour revivre ailleurs dans sa première force,
Avec les faux Romains elle a fait plein divorce ;
Et comme autour de moi j'ai tous ses vrais appuis,
Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Parlons pourtant d'accord. Je ne sais qu'une voie
Qui puisse avec honneur nous donner cette joie.
Unissons-nous ensemble, et le tyran est bas ;
Rome à ce grand dessein ouvrira tous ses bras.
Ainsi nous ferons voir l'amour de la patrie,
Pour qui vont les grands coeurs jusqu'à l'idolâtrie ;
Et nous épargnerons ces flots de sang romain
Que versent tous les ans votre bras et ma main.
POMPÉE.
Ce projet, qui pour vous est tout brillant de gloire,
N'aurait-il rien pour moi d'une action trop noire ?
Moi qui commande ailleurs, puis-je servir sous vous ?
SERTORIUS.
Du droit de commander je ne suis point jaloux ;
Je ne l'ai qu'en dépôt, et je vous l'abandonne,
Non jusqu'à vous servir de ma seule personne :
Je prétends un peu plus ; mais dans cette union
De votre lieutenant m'envieriez-vous le nom ?
POMPÉE.
De pareils lieutenants n'ont des chefs qu'en idée :
Leur nom retient pour eux l'autorité cédée ;
Il n'en quittent que l'ombre ; et l'on ne sait que c'est
De suivre ou d'obéir que suivant qu'il leur plaît.
Je sais une autre voie, et plus noble et plus sûre.
Sylla, si vous voulez, quitte sa dictature ;
Et déjà de lui-même il s'en serait démis,
S'il voyait qu'en ces lieux il n'eût plus d'ennemis.
Mettez les armes bas, je réponds de l'issue :
J'en donne ma parole après l'avoir reçue.
Si vous êtes Romain, prenez l'occasion.
SERTORIUS.
Je ne m'éblouis point de cette illusion.
Je connais le tyran, j'en vois le stratagème :
Quoi qu'il semble promettre, il est toujours lui-même.
Vous qu'à sa défiance il a sacrifié,
Jusques à vous forcer d'être son allié...
POMPÉE.
Hélas ! Ce mot me tue, et je le dis sans feinte,
C'est l'unique sujet qu'il m'a donné de plainte.
J'aimais mon Aristie, il m'en vient d'arracher ;
Mon coeur frémit encore à me le reprocher ;
Vers tant de biens perdus sans cesse il me rappelle ;
Et je vous rends, seigneur, mille grâces pour elle,
À vous, à ce grand coeur dont la compassion
Daigne ici l'honorer de sa protection.
SERTORIUS.
Protéger hautement les vertus malheureuses,
C'est le moindre devoir des âmes généreuses :
Aussi fais-je encore plus, je lui donne un époux.
POMPÉE.
Un époux ! Dieux ! Qu'entends-je ? Et qui, seigneur ?
SERTORIUS.
Moi.
POMPÉE.
Vous !
Seigneur, toute son âme est à moi dès l'enfance :
N'imitez point Sylla par cette violence ;
Mes maux sont assez grands, sans y joindre celui
De voir tout ce que j'aime entre les bras d'autrui.
SERTORIUS.
Tout est encore à vous. Venez, venez, madame,
Faire voir quel pouvoir j'usurpe sur vôtre âme,
Et montrer, s'il se peut, à tout le genre humain
La force qu'on vous fait pour me donner la main.
POMPÉE.
C'est elle-même, ô ciel !
SERTORIUS.
Je vous laisse avec elle,
Et sais que tout son coeur vous est encor fidèle.
Reprenez votre bien, ou ne vous plaignez plus
Si j'ose m'enrichir, seigneur, de vos refus.
SCÈNE II. Pompée, Aristie.
POMPÉE.
Me dit-on vrai, madame, et serait-il possible...
ARISTIE.
Oui, seigneur, il est vrai que j'ai le coeur sensible :
Suivant qu'on m'aime ou hait, j'aime ou hais à mon tour,
Et ma gloire soutient ma haine et mon amour.
Mais si de mon amour elle est la souveraine,
Elle n'est pas toujours maîtresse de ma haine ;
Je ne la suis pas même, et je hais quelquefois
Et moins que je ne veux et moins que je ne dois.
POMPÉE.
Cette haine a pour moi toute son étendue,
Madame, et la pitié ne l'a point suspendue ;
La générosité n'a pu la modérer.
ARISTIE.
Vous ne voyez donc pas qu'elle a peine à durer ?
Mon feu, qui n'est éteint que parce qu'il doit l'être,
Cherche en dépit de moi le vôtre pour renaître ;
Et je sens qu'à vos yeux mon courroux chancelant
Trébuche, perd sa force, et meurt en vous parlant.
M'aimeriez-vous encor, seigneur ?
POMPÉE.
Si je vous aime !
Demandez si je vis, ou si je suis moi-même :
Votre amour est ma vie, et ma vie est à vous.
ARISTIE.
Sortez de mon esprit, ressentiments jaloux
Noirs enfants du dépit, ennemis de ma gloire,
Tristes ressentiments, je ne veux plus vous croire.
Quoi qu'on m'ait fait d'outrage, il ne m'en souvient plus :
Plus de nouvel hymen, plus de Sertorius ;
Je suis au grand Pompée ; et puisqu'il m'aime encore,
Puisqu'il me rend son coeur, de nouveau je l'adore :
Plus de Sertorius. Mais, seigneur, répondez ;
Faites parler ce coeur qu'enfin vous me rendez.
Plus de Sertorius. Hélas ! Quoi que je die,
Vous ne me dites point, seigneur : "Plus d'Émilie."
Rentrez dans mon esprit, jaloux ressentiments,
Fiers enfants de l'honneur, nobles emportements ;
C'est vous que je veux croire ; et Pompée infidèle
Ne saurait plus souffrir que ma haine chancelle :
Il l'affermit pour moi. Venez, Sertorius ;
Il me rend toute à vous par ce muet refus.
Donnons ce grand témoin à ce grand hyménée ;
Son âme, toute ailleurs, n'en sera point gênée :
Il le verra sans peine, et cette dureté
Passera chez Sylla pour magnanimité.
POMPÉE.
Ce qu'il vous fait d'injure également m'outrage ;
Mais enfin je vous aime, et ne puis davantage.
Vous, si jamais ma flamme eut pour vous quelque appas,
Plaignez-vous, haïssez, mais ne vous donnez pas :
Demeurez en état d'être toujours ma femme,
Gardez jusqu'au tombeau l'empire de mon âme.
Sylla n'a que son temps, il est vieil et cassé :
Son règne passera, s'il n'est déjà passé ;
Ce grand pouvoir lui pèse, il s'apprête à le rendre ;
Comme à Sertorius, je veux bien vous l'apprendre.
Ne vous jetez donc point, madame, en d'autres bras ;
Plaignez-vous, haïssez, mais ne vous donnez pas.
Si vous voulez ma main, n'engagez point la vôtre.
ARISTIE.
Mais quoi ? N'êtes-vous pas entre les bras d'un autre ?
POMPÉE.
Non : puisqu'il vous en faut confier le secret,
Émilie à Sylla n'obéit qu'à regret.
Des bras d'un autre époux ce tyran qui l'arrache
Ne rompt point dans son coeur le saint noeud qui l'attache :
Elle porte en ses flancs un fruit de cet amour,
Que bientôt chez moi-même elle va mettre au jour ;
Et dans ce triste état, sa main qu'il m'a donnée
N'a fait que l'éblouir par un feint hyménée,
Tandis que toute entière à son cher Glabrion,
Elle paraît ma femme, et n'en a que le nom.
ARISTIE.
Et ce nom seul est tout pour celles de ma sorte :
Rendez-le-moi, seigneur, ce grand nom qu'elle porte.
J'aimai votre tendresse et vos empressements ;
Mais je suis au-dessus de ces attachements ;
Et tout me sera doux, si ma trame coupée
Me rend à mes aïeux en femme de Pompée,
Et que sur mon tombeau ce grand titre gravé
Montre à tout l'avenir que je l'ai conservé.
J'en fais toute ma gloire et toutes mes délices ;
Un moment de sa perte a pour moi des supplices.
Vengez-moi de Sylla, qui me l'ôte aujourd'hui,
Ou souffrez qu'on me venge et de vous et de lui ;
Qu'un autre hymen me rende un titre qui l'égale ;
Qu'il me relève autant que Sylla me ravale :
Non que je puisse aimer aucun autre que vous ;
Mais pour venger ma gloire il me faut un époux :
Il m'en faut un illustre, et dont la renommée...
POMPÉE.
Ah ! Ne vous lassez point d'aimer et d'être aimée.
Peut-être touchons-nous au moment désiré
Qui saura réunir ce qu'on a séparé.
Ayez plus de courage et moins d'impatience :
Souffrez que Sylla meure, ou quitte sa puissance...
ARISTIE.
J'attendrai de sa mort ou de son repentir
Qu'à me rendre l'honneur vous daigniez consentir ?
Et je verrai toujours votre coeur plein de glace,
Mon tyran impuni, ma rivale en ma place,
Jusqu'à ce qu'il renonce au pouvoir absolu,
Après l'avoir gardé tant qu'il l'aura voulu ?
POMPÉE.
Mais tant qu'il pourra tout, que pourrai-je, madame ?
ARISTIE.
Suivre en tous lieux, seigneur, l'exil de votre femme,
La ramener chez vous avec vos légions,
Et rendre un heureux calme à nos divisions.
Que ne pourrez-vous point en tête d'une armée,
Partout, hors de l'Espagne, à vaincre accoutumée ?
Et quand Sertorius sera joint avec vous,
Que pourra le tyran ? Qu'osera son courroux ?
POMPÉE.
Ce n'est pas s'affranchir qu'un moment le paraître,
Ni secouer le joug que de changer de maître.
Sertorius pour vous est un illustre appui ;
Mais en faire le mien, c'est me ranger sous lui ;
Joindre nos étendards, c'est grossir son empire.
Perpenna, qui l'a joint, saura que vous en dire.
Je sers ; mais jusqu'ici l'ordre vient de si loin,
Qu'avant qu'on le reçoive il n'en est plus besoin ;
Et ce peu que j'y rends de vaine déférence,
Jaloux du vrai pouvoir, ne sert qu'en apparence.
Je crois n'avoir plus même à servir qu'un moment ;
Et quand Sylla prépare un si doux changement,
Pouvez-vous m'ordonner de me bannir de Rome,
Pour la remettre au joug sous les lois d'un autre homme ;
Moi qui ne suis jaloux de mon autorité
Que pour lui rendre un jour toute sa liberté ?
Non, non : si vous m'aimez comme j'aime à le croire,
Vous saurez accorder votre amour et ma gloire,
Céder avec prudence au temps prêt à changer,
Et ne me perdre pas au lieu de vous venger.
ARISTIE.
Si vous m'avez aimée, et qu'il vous en souvienne,
Vous mettrez votre gloire à me rendre la mienne ;
Mais il est temps qu'un mot termine ces débats.
Me voulez-vous, seigneur ? Ne me voulez-vous pas ?
Parlez : que votre choix règle ma destinée.
Suis-je encore à l'époux à qui l'on m'a donnée ?
Suis-je à Sertorius ? C'est assez consulté :
Rendez-moi mes liens, ou pleine liberté...
POMPÉE.
Je le vois bien, madame, il faut rompre la trêve,
Pour briser en vainqueur cet hymen, s'il s'achève ;
Et vous savez si peu l'art de vous secourir,
Que pour vous en instruire, il faut vous conquérir.
ARISTIE.
Sertorius sait vaincre et garder ses conquêtes.
POMPÉE.
La vôtre, à la garder, coûtera bien des têtes.
Comme elle fermera la porte à tout accord,
Rien ne la peut jamais assurer que ma mort.
Oui, j'en jure les dieux, s'il faut qu'il vous obtienne,
Rien ne peut empêcher sa perte que la mienne ;
Et peut-être tous deux, l'un par l'autre percés,
Nous vous ferons connaître à quoi vous nous forcez.
ARISTIE.
Je ne suis pas, seigneur, d'une telle importance.
D'autres soins éteindront cette ardeur de vengeance ;
Ceux de vous agrandir vous porteront ailleurs,
Où vous pourrez trouver quelques destins meilleurs ;
Ceux de servir Sylla, d'aimer son Émilie,
D'imprimer du respect à toute l'Italie,
De rendre à votre Rome un jour sa liberté,
Sauront tourner vos pas de quelque autre côté.
Surtout ce privilège acquis aux grandes âmes,
De changer à leur gré de maris et de femmes,
Mérite qu'on l'étale aux bouts de l'univers,
Pour en donner l'exemple à cent climats divers.
POMPÉE.
Ah ! C'en est trop, madame, et de nouveau je jure...
ARISTIE.
Seigneur, les vérités font-elles quelque injure ?
POMPÉE.
Vous oubliez trop tôt que je suis votre époux.
ARISTIE.
Ah ! Si ce nom vous plaît, je suis encore à vous :
Voilà ma main, seigneur.
POMPÉE.
Gardez-la-moi, madame.
ARISTIE.
Tandis que vous avez à Rome une autre femme ?
Que par un autre hymen vous me déshonorez ?
Me punissent les dieux que vous avez jurés,
Si, passé ce moment, et hors de votre vue,
Je vous garde une foi que vous avez rompue !
POMPÉE.
Qu'allez-vous faire ? Hélas !
ARISTIE.
Ce que vous m'enseignez.
POMPÉE.
Éteindre un tel amour !
ARISTIE.
Vous-même l'éteignez.
POMPÉE.
La victoire aura droit de le faire renaître.
ARISTIE.
Si ma haine est trop faible, elle la fera croître.
POMPÉE.
Pourrez-vous me haïr ?
ARISTIE.
J'en fais tous mes souhaits.
POMPÉE.
Adieu donc pour deux jours.
ARISTIE.
Adieu pour tout jamais.