Ce Roman, réimprimé en 1725, est enrichi de notes très-instructives. Ces notes eurent beaucoup plus de mérite dans le temps de cette réimpression, qu'elles n'en auraient aujourd'hui, cette branche de la littérature française ayant été éclairée depuis cette époque par les belles et savantes recherches des MM. de Paulmy, de Sainte-Palaye, et de plusieurs autres littérateurs d'un mérite supérieur: mais ce que nous avons acquis depuis en 1725 diminue point le prix de ce premier travail.
L'autographe de ce roman est aujourd'hui compris dans les manuscrits de la belle bibliothèque de monsieur le duc de la Vallière. Tout paraît se réunir à prouver qu'il est très-ancien; cependant, quelques raisons portent à croire que l'imprimé d'après lequel nous avons tiré cet extrait, peut avoir essuyé bien des altérations. C'est à monsieur l'abbé Rive que nous nous en rapportons, et nous soumettrons toujours notre avis au sien. Nous avouons que nous sommes tentés de croire que quelque auteur de la fin du quinzième, ou du commencement du seizième siècle, s'est servi de l'ancien manuscrit pour composer ce nouveau Roman, qu'il dédie à Charles de Clèves, comte de Nevers et d'Eu, devenu comte de Rhétel par son mariage avec Marie d'Albret; et l'imprimé que nous avons sous les yeux nous paraît devoir être plutôt la copie du Roman imprimé sous Charles VIII, que celle de l'autographe connu de monsieur le duc de la Vallière et de monsieur l'abbé Rive.
On a peine à pardonner à l'auteur de ce Roman plusieurs absurdités, dont le titre de son ouvrage est le plus inexcusable. Comment ose-t-il donner pour maîtresse à son héros Gerard une princesse de la maison de Savoie, et surtout en plaçant la scène de son Roman sous le règne de Louis-le-Gros? Louis VI, dit le Gros, épousa dans l'année 1115, Adélaïde de Savoie, fille de Humbert aux blanches mains, comte de Maurienne et de Savoie. Comment le romancier a-t-il donc osé porter la démence jusqu'à choisir la sœur ou la cousine d'une reine de France pour en faire la mie de son héros? Gerard, il est vrai, finit par l'épouser. Mais on n'en est pas moins révolté de l'attentat d'un auteur ignorant, qui s'éloigne de toute espèce de vraisemblance; et je ne conçois pas même que l'on n'ait pas biffé le titre de ce Roman, lorsqu'en 1725 on en a permis la réimpression.
Je préviens donc les lecteurs que, non-seulement j'ai dû supprimer l'auguste nom de Savoie, et en substituer un autre, mais pour donner quelque vraisemblance à ce Roman, je me suis trouvé forcé d'en changer le début. J'espère qu'on me pardonnera ce léger changement, qui n'altère en rien la texture de l'ouvrage. Le récit des aventures de Gerard et d'Euriant mérite d'être conservé; elles sont contées avec assez de grâces et de naïveté pour intéresser. J'avoue, de plus, qu'il m'est agréable et cher de rappeler aux lecteurs que les seigneurs de Nevers ont souvent mérité d'être estimés, aimés, célébrés par leurs contemporains; et je ne peux mieux prendre mon temps pour en rafraîchir la mémoire.
Le comte et la comtesse de Nevers, parens de la maison royale de France, n'habitaient plus si souvent la cour de Louis-le-Gros, pour s'occuper avec assiduité de l'éducation du jeune Gerard, leur fils unique; et la comtesse de Nevers prenait les mêmes soins de celles de la belle Euriant, sa nièce, que son frère, le comte de Dammartin, l'avait priée en mourant de regarder comme sa propre fille. Les deux aimables enfans étaient élevés ensemble; l'amour semblait prendre plaisir à les embellir de jour en jour. Il présidait à tous les jeux de leur enfance; il épia bientôt le moment de leur donner ses plus charmantes leçons.
Le comte et la comtesse voyaient naître avec plaisir l'union de ces jeunes âmes qu'ils désiraient unir pour toujours. Celles de Gerard était élevée, courageuse et passionnée; celle d'Euriant était plus tranquille et plus douce en apparence, mais elle était ferme et sensible. La jeune princesse avait pour gouvernante une vieille madame Gondrée, bien hypocrite, bien avaricieuse, et bien scélérate dans le fond du cœur.
Le seul défaut de la comtesse de Nevers était né du principe le plus respectable: pénétrée des sentimens que la vraie religion inspire, elle ne soupçonnait pas même qu'aucun de ses ministres put manquer à la sainteté de son état. Tout froc blanc, gris ou noir, était pour elle un objet de vénération, et s'attirait son entière confiance. Un vieux directeur, ancien ami de madame Gondrée, l'avait présentée à la comtesse comme un ange tutélaire propre à former le cœur de sa nièce à la vertu. La vieille Gondrée, couverte de rosaires et de scapulaires, l'avait séduite par son air béat. La comtesse eût-elle imaginé qu'elle recevait dans sa maison un monstre de scélératesse, et que la barbare Gondrée avait étouffé de ses propres mains deux enfans qu'elle avait eus dans sa jeunesse, et dont peut-être un jour l'uniforme eût été le froc et le capuchon, s'ils avaient porté celui de leur père? Le jeune comte de Nevers fut heureusement remis en de meilleurs mains; et l'ancien chevalier qui veilla sur son éducation, lui donna, non-seulement tous les principes dignes de sa naissance; mais, profitant de ses heureuses dispositions, il sut le préparer, par les exercices et les instructions militaires, à devenir également redoutable dans les combats, et digne de commander ceux qui marcheraient sous ses ordres.
Le ciel avait fait naître la jeune Euriant avec une si belle âme, que la mauvaise éducation qu'elle courait risque de recevoir, ne pouvait altérer sa vertu, sa candeur et sa modestie. Madame Gondrée essaya vainement de gagner la confiance de la jeune Euriant; elle ne put en obtenir que la considération et l'obéissance. Gondrée était trop fine pour ne pas s'apercevoir que la belle Euriant avait de l'éloignement pour elle: mais comme elle reconnut encore facilement que son jeune cœur devenait de jour en jour plus sensible pour l'aimable Gerard: „Elle aura bientôt besoin de Gondrée, se dit-elle, et je “saurai bien l'amener à s'attacher à moi.“ Dès ce moment, elle prit un air de prudence et de sévérité vis-à-vis de son élève; elle ne voulut plus permettre à Gerard de venir passer auprès d'Euriant tous les momens qu'il pouvait lui donner: elle résolut même d'interrompre leurs jeux, de s'opposer durement à la douce familiarité qu'ils avaient contractée; et c'est en les privant de celle qui règne entre un frère et sa sœur, qu'elle leur fit bien-tôt sentir qu'ils étaient amans.
Dès le premier jour que Gerard fut privé d'aller porter le matin des fleurs à sa chère Euriant et de déjeûner avec elle, il se sentit le cœur serré; ses larmes coulèrent: il fut distrait dans ses leçons, négligé dans son maintien, nonchalant dans ses exercices, son gouverneur le crut malade. Euriant, de son côté, lorsqu'elle entendit madame Gondrée refuser la porte de sa chambre à Gerard, soupira bien douloureusement; elle prit un petit air boudeur, se fit presser long-temps pour se mettre à sa toilette: les fleurs qu'on lui présenta pour entrelacer dans ses beaux cheveux lui parurent fanées; la plus adroite de ses femmes la fit crier en la peignant; elle jeta des roses que madame Gondrée lui présentait, en criant qu'elles l'avaient piquée. La vieille Gondrée fut bien plus habile que le gouverneur de Gerard à connaître la cause de l'humeur de son élève. Cette humeur redoubla le soir du môme jour. Les regards les plus tendres et quelquefois languissans de ces aimables enfans pendant le dîner, auraient dû leur apprendre que leurs peines secrêtes étaient les mêmes; mais Gerard n'en savait pas encore assez pour regarder celles d'Euriant comme une faveur. Euriant craignait seulement que Gerard n'eût été grondé.
Tous les deux avaient une voix charmante. Euriant jouait de la harpe; Gerard tirait les accords les plus doux d'une guitare, et faisait souvent de jolis vers. Ils recevaient ensemble les leçons d'un ancien troubadour provençal que le comte de Nevers avait fixé dans sa cour; et la comtesse aimait trop à les entendre chanter ensemble, pour perdre ce temps de les écouter. Le vieux troubadour leur proposa vainement, ce jourlà, quelques chansons vives et légères de son pays; l'un et l'autre ne voulurent chanter que quelques lays aussi plaintifs que touchans.
A peine eurent-ils chanté tous deux séparément les premiers couplets, qu'ils se regardèrent pour marier les accens de leur voix dans un duo , qui leur servait de refrain. Ces couplets, ce duo répondaient si bien à la situation présente de leurs âmes, qu'elles en furent également troublées, quelques grosses larmes tombèrent sur les joues fleuries de Gerard; la voix d'Euriant expira sur ses lèvres, et ses doigts légers, mais tremblans ne formèrent que de faux accords. Qu'avez-vous donc aujourd'hui, mes enfans, leur dit tendrement la comtesse? -- L'un et l'autre se plaignirent d'avoir mal à la tête. -- Venez vous promener avec moi, leur dit-elle en leur faisant quitter leur leçon. -- L'un et l'autre se lovèrent promptement pour courir à ses genoux. Cette bonne maman mit ses mains sur leurs fronts, les trouva brûlans; et jamais ils n'avaient baisé ses mains caressantes avec plus de tendresse. Ils se les disputaient, et, par distraction, Gerard baisa plus d'une fois celles de sa jolie cousine, qui ne riait ni ne l'avertissait de sa méprise.
La comtesse ne s'en aperçut point: mais on imagine bien que rien ne put échapper aux observations de madame Gondrée. Contente de cette première épreuve, dès le lendemain matin elle imagina d'en faire une autre. Ayant aperçu Gerard qui se promenait tristement dans un parterre qu'il cultivait lui-même, elle observa qu'il ne s'occupait plus du soin d'arroser ses fleurs, et qu'à peine donnait-il un coup-d'œil à celles que la rosée et le soleil du matin faisaient éclore. Elle descendit promptement pour le joindre, et voyant qu'il cherchait à l'éviter: Monsieur le comte, lui cria-t-elle, vous vous connaissez en fleurs mieux que moi, votre cousine rebuta hier celles que nous lui portâmes; rendez-moi le service d'en choisir, et de les lui porter vous-même aujourd'hui. -- Ah! de tout mon cœur, madame Gondrée, dit Gerard en accourant, et lui prenant les mains de l'air le plus doux, et les yeux brillans de joie. Une jacinthe élevait sa belle et forte tige au-dessus de toutes les autres fleurs: ses nombreuses et larges cloches la rendaient digne de former la couronne de Flore; elle faisait les délices de Gerard et l'honneur de son parterre: il courut pour la couper: Arrêtez, lui cria Gondrée, il vaut mieux la réserver pour madame la comtesse: l'odeur de cette jacinthe serait trop pénétrante aujourd'hui pour votre cousine; elle a toujours mal à la tête; la pauvre enfant; elle n'a pas dormi de la nuit. Quoi! dit Gerard, ma cousine n'a pas dormi? -- Mon Dieu non, lui dit-elle; je l'ai même entendue se plaindre, et ses yeux étaient tout rouges lorsque j'ai fait entr'ouvrir ses rideaux. -- Tenez, madame Gondrée, lui répondit Gerard, il faut qu'il y ait quelque chose en l'air; car je n'ai pas dormi non plus, et je souffrais bien encore il n'y a qu'un moment; mais cela va mieux, ajouta-t-il eu frottant son front d'ivoire; le soleil est plus brillant qu'hier matin; l'air est bien plus pur, et j'espère que ma cousine... Allons, allons, ne perdons pas de temps; ces oreilles d'ours n'ont aucun parfum; elles ont brillantes, leur œil est d'un beau blanc, et dans les cheveux noirs de ma cousine, elles ressembleront aux étoiles qui brillent dans la voûte céleste. En disant ces mots, Gerard avait déjà fait une grosse touffe de cette espèce de fleurs; il tenait déjà le bras de madame Gondrée sous le sien, et l'entraînait vers la chambre de sa cousine: ils y furent arrivés dans un moment. Eh bien, ma chère petite cousine, comment vous va? Eh!.... mais... mon cousin... Il me semble que je vais un peu mieux; et vous? -- Oh! pour moi je me porte à merveille; c'est sûrement le beau temps qui nous a guéris tous deux: n'est-ce pas, madame Gondrée? Il fait si beau! l'air est si doux! le soleil est si brillant!... En disant cela, il montrait de sa main la fenêtre, mais il ne regardait que la bouche de rose et les yeux célestes d'Euriant. -- C'est bien vrai, mon cousin, disait Euriant; oh que nous aurons une belle journée! elle commence si bien! Mais vous aussi, madame Gondrée, ne sentez-vous pas la même chose que nous? -- Pas absolument, dit-elle en souriant. -- Ah! mon cousin, n'est il pas vrai que madame Gondrée est à merveille aujourd'hui? Voyez-vous comme elle est fraîche! elle ne paraît pas avoir trente ans. A ces mots, Euriant courut l'embrasser. Je veux en être aussi, dit Gerard; et le damoisel la serrant à son tour dans ses bras, la vieille Gondrée reçut deux baisers que l'amour aurait bien mieux placés, s'il n'eût pas encore été tout aussi timide que les beaux enfans qu'il inspirait. Madame Gondrée avait à sa ceinture une bouteille d'étain pour mettre son eau bénite. Gerard courut choisir un joli flacon d'or parmi ses petits bijoux, et le lui présenta. Mon Dieu! que votre collet-monté va mal, ma chère bonne, dit Euriant! il est d'une vieille dentelle de cent ans. Vous ne prenez pas assez soin de votre personne, laissez-moi vous en ajuster un autre. Euriant employa ses plus beaux points de Venise à cet ouvrage; et dès ce moment madame Gondrée se proposa bien de mettre plus de complaisance que de sévérité dans sa conduite. Elle n'était pas née assez honnête pour garder un juste milieu, et s'en tenir à la prudence et à la sagesse d'une bonne gouvernante. Comme elle n'avait été sévère que pour se venger, elle devint facile, et séductrice même, dès qu'elle y fut portée par son intérêt personnel. Gerard savait si bien mériter tous les jours de nouvelles faveurs, Euriant trouvait si simple et si naturel de lui en accorder; elle avait d'ailleurs, d'après les éloges de la comtesse, une si haute idée de la vertu de madame Gondrée, que la sienne se trouvait assurée en la présence de sa bonne, et qu'elle regardait comme très-innocentes des caresses qui devenaient plus vives de jour en jour.
Les progrès de Gerard et d'Euriant, dans toutes les leçons qu'ils recevaient, furent aussi rapides que ceux de leur ardeur naissante. La plus vive émulation les animait également; et le désir de plaire naît toujours du bonheur d'aimer. Gerard devint le plus parfait des damoiseaux; Euriant réunit tous les talens qui peuvent encore parer une beauté parfaite; et, grâces aux bons soins de madame Gondrée, dont la haute prudence avait su ménager les progrès de sa pupille, le même jour que Gerard reçut l'ordre de chevalerie, Euriant reçut de lui les dernières leçons de l'amour.
L'un et l'autre furent très-surpris de la grande découverte qu'ils avaient faite; ils se crurent aussi habiles qu'ils se trouvaient heureux: cependant ils la tinrent secrète; mais madame Gondrée la devina bien aisément, et leur facilita plus que jamais le temps et les moyens de la perfectionner.
L'avide gouvernante ayant épuisé tous les petits présens qu'Euriant et Gerard étaient en état de lui faire, en espéra de nouveau de leur hymen. Elle fut trouver le comte et la comtesse de Nevers; elle leur dit qu'il était temps d'accomplir l'union qu'ils avaient projetée, et leur fit entendre même qu'une révélation qu'elle avait eue du ciel la forçait de les en presser. Mon fils est bien jeune, dit le comte. -- Ah! Monseigneur, ne l'avez vous pas vu l'autre jour terrasser un ours dans vos toiles? -- Mais, bonne Gondrée, dit la comtesse, Euriant n'a pas encore quinze ans accomplis. -- Eh bien! Madame, elle les aura dans un mois; et vous n'êtes pas morte de vous être mariée à cet âge. Le comte et la comtesse trouvèrent les réponses de Gondrée sans réplique; et voulant obéir aux ordres du ciel, qu'ils croyaient recevoir de sa bouche, ils firent fiancer le même jour Euriant et Gerard. Ils firent publier des fêtes et des tournois dans leurs états et dans ceux des princes leurs voisins, et le jour du mariage fut arrêté pour le premier du mois suivant.
Le jour de cet heureux mariage, hélas! était encore bien éloigné; l'amour et la constance de ces jeunes amans devaient essuyer de bien cruelles épreuves. Une maladie épidémique se déclara tout-à-coup dans le comté de Nevers; le comte et la comtesse en furent frappés en même temps: l'art des médecins ne put les sauver; Euriant et Gerard eurent la douleur de les voir mourir entre leurs bras.
On croira sans peine que leur désespoir fut extrême, en perdant deux têtes aussi chères; et quoique l'amour adoucît l'amertume des larmes qu'ils versaient ensemble, leurs cœurs sensibles furent pénétrés de douleur d'être séparés pour toujours de ceux qui leur avaient fait jurer, en mourant, de s'aimer, et d'être à jamais fidèles l'un à l'autre.
Après avoir donné quelques jours à leur douleur, Gerard fut obligé d'aller à la cou de louis-le-Gros: non-seulement il fallait qu'il lui rendit hommage en personne de sou comté de Nevers; mais ayant perdu son père et sa mère, il devait à Louis, comme au chef de sa maison, de lui demander son agrément pour accomplir son mariage avec sa cousine.
Jamais ces jeunes amans ne s'étaient quittés un seul jour; l'un et l'autre ne pouvaient penser, sans frémir, qu'ils allaient se séparer pour quelque temps. Leurs fiançailles fermaient la bouche à la médisance, et leur donnaient la liberté de ne pas perdre un des momens du jour, et même de quelque longues soirées.
La complaisance de madame Gondrée pour celui qu'elle regardait alors comme son maîstre, lui facilitait le bonheur de les employer bien doucement. Ces familiarités, dans quelques momens où la tendre Euriant était distraite et fermait ses beaux yeux, conduiduisirent Gerard à découvrir un signe qu'Euriant avait toujours pris tant de soins à cacher, que madame Gondrée ne le connaissait point. La nature avait imprimé la plus jolie violette sous le sein d'Euriant. Gerard fut d'abord surpris de voir qu'une violette était née si près d'un bouton de rose; mais il lui rendit bientôt hommage. Euriant s'écria, l'instant d'après: Ah! méchant, qu'as-tu fait? tu m'enlèves jusqu'à la dernière faveur qui me restait à t'accorder. Qu'aurai-je donc à t'offrir de nouveau, le jour où l'hymen achevera de nous unir? -- Tout, chère amie: ah! tu n'as rien qui n'ait pour moi tous les charmes de la nouveauté. Oui, cette violette est charmante, ajouta-t-il, mais puisque tu m'en as fait un mystère jusqu'ici je veux t'en punir. Jure moi, que personne ne la verra jamais, et que les femmes même qui te servent, ne sauront point qu'elle pare ta gorge charmante.... -- Ah! mon ami, dit Euriant, quel serment pourrais-je te refuser? Oui, je te jure de la cacher avec tant de soin, que je me soumets à laisser croire que je t'ai manqué de foi, si quelqu'un peut savoir qu'elle existe. Mille tendres badinages succédèrent à la découverte de la violette; et (nous devons rendre justice à Gerard) toutes celles qu'il faisait alors avaient l'air d'être nouvelles pour lui.
Les adieux les plus tendres, la promesse la plus solennelle de revenir célébrer son mariage dès qu'il aurait prêté son serment, l'autorité la plus absolue que Gerard remit à sa future épouse, mirent toute la cour du jeune comte dans le devoir de regarder sa mie comme étant déjà la souveraine du comté de Nevers: la douceur et la bonté d'Euriant la firent adorer, et leur rappelèrent celle de la comtesse dont ils pleurait la mort.
Gerard, suivi de ses écuyers, arriva les fêtes de la Pentecôte au Pont-de-l'Arche, où Louis-le-Gros tenait alors cour plénière. Malgré son grand deuil qui ne lui permettait aucune parure, il avait l'air si noble, il était si beau, qu'il n'y eut ni dames ni demoiselles qui ne se dissent tout bas: Bien heureuse la mie qui conquérera ce charmant chevalier! Louis regrettait le comte de Nevers, qui l'avait aidé de son bras et de tout son pouvoir dans les longues guerres qu'il avait déjà soutenues contre ses vassaux ebelles; il fut charmé de voir le fils dans lequel ce comte paraissait renaître. Il admit d'abord Gerard à ses genoux; il prit ses mains dans les siennes, reçut son hommage; et, dès qu'il eut donné l'espèce de baiser que le vassal reçoit de son seigneur, il le releva, l'embrassa tendrement, et le présenta lui-même à sa cour comme un parent que la mémoire de son père lui faisait aimer et regarder comme son fils.
Gerard plut généralement aux chevaliers comme aux dames. Le seul Liziard, comte de Forest, sentit naître une noire envie contre lui. Ce comte , dit l'auteur, était grand, maigre, fort aux armes, mais plus felon et plus rempli de mal-engin et mauvais art, qu'oncques ne le fut Ganelon . Dès ce moment, il épia l'occasion de nuire au jeune Gerard; mais il fut forcé de paraître se rendre à l'admiration générale que le jeune comte de Nevers inspirait par sa figure, son maintien, et ses propos aussi nobles qu'inspirés par la courtoisie.
Gerard gagna le prix de tous le jeux; il triompha dans les tournois, et il était prêt à sortir victorieux de la lice, lorsqu'un grand chevalier se présenta contre lui dans la dernière joûte consacrée à l'honneur des dames. Nul avantage ne put être remarqué dans les deux premières courses; mais à la troisième, tous deux s'étant armés de plus fortes lances, le grand chevalier fut renversé sur l'arêne. Son casque s'étant détaché par sa chute, on reconnut Liziard qui comme ancien chevalier, n'aurait pas dû se présenter aux joûtes où les nouveaux s'exerçaient. Toute la cour, et surtout les dames, se moquèrent et rirent de le voir étendu sur l'arène, tandis que Gerard se jetait à terre pour l'aider à se relever, et lui présentait la bride de son cheval qu'il avait arrêté. Liziard cacha de dépit mortel qui l'agitait, et se confirma plus que jamais dans le dessein de nuire à l'aimable Gerard.
Les joûtes étant finies, les jeunes chevaliers allèrent se désarmer; et celle des jeunes et jolies dames et demoiselles de la cour commencèrent. Un bal est une espèce de joûte pour elles: les grâces et la légèreté sont leurs armes, et ne les rendent que trop sûres de leurs coups. Mais Gerard triompha d'elles comme des chevaliers. Il leur parut galant, léger, infatigable; elles se trouvaient si bien dans ses bras quand il les faisait sauter, qu'elles désiraient que leur tour revînt plus souvent. Ah! qu'elles portaient envie alors à sa mie!
La reine Adélaïde ne fit cesser le bal que pour faire apporter une collation superbe. On fit entrer des ménétriers, des jongleurs, et ceux qui possédaient ce qu'on nommait alors science gaie, le galoubet provençal, la guitare espagnole, la mandoline italienne, la musette des bords du Lignon, et la flûte de Cologne, firent retenir le sallon. Chaque ménétrel chanta dans son langage; il n'en fut aucun qui ne célébrât l'amour: plusieurs des lys et des sirventes qu'ils chantèrent avaient des refrains; les dames et les jeunes chevaliers les répétaient en chœur. Adélaïde ayant distingué parmi toutes les voix qui s'élevaient alors, celle du jeune comte de Nevers, qui lui parut aussi douce qu'éclatante, elle interrompit les ménétrels, et pria son jeune cousin de s'approcher d'elle, et de chanter seul quelque romance nouvelle. Gerard obéit en rougissant: il pria le jongleur espagnol de lui prêter sa guitare; et s'étant assis près de la reine, il chanta d'abord, sur un ton assez gai, les jeux de deux enfans élevés ensemble; il peignit un troisième enfant qui sans que les premiers l'eussent appelé, semblait être venu de lui-même pour leur en apprendre de nouveaux: dans un couplet, la jeune fillette se plaignait que cet enfant l'avait piquée en lui présentant des roses; dans un autre, le jeune garçonnet criait que cet enfant avait brûlé ses lèvres par un baiser, dans le troisième, tous deux se plaignaient que cet enfant, devenu bien plus fort qu'eux, les entraînait à son gré, dès qu'il les tenait réunis dans ses bras. Le reste de la romance peignait avec feu tout ce que Gerard et sa mie avaient éprouvé de peines et de plaisirs.
Tous les spectateurs s'était insensiblement approchés du jeune comte, attirés par sa voix agréable et touchante: il finit par un hymne qu'il adressait à cet enfant dont il s'était plaint d'abord, et qu'à ses bienfaits et à son pouvoir il avait reconnu pour être un dieu. Gerard le remerciait d'avoir reçu de sa main la plus belle et la plus fidèle des mies; et dans le dernier couplet de sa romance, sa voix devint plus éclatante, sa guitare rendit des sons plus forts et plus perçans, lorsqu'il osa porter à toutes les belles le défi de toucher son âme, et à tous les chevaliers de la terre celui de troubler son bonheur, et de réussir à plaire à celle qu'il adorait.
Le reine Adélaïde applaudit au défi de Gerard; quelques jeunes beautés soupirèrent en l'écoutant; Liziard seul en fut assez jaloux et assez irrité pour dire à plusieurs autres chevaliers: ce Gerard, presque enfant encore, prouve bien quel est son peu d'expérience, puisqu'il se croit si sûr de la fidélité de sa mie; je gagerais bien (si j'étais certain qu'elle n'en fût point prévenue) qu'en huit jours de temps j'amènerais cette mie au point de la soumettre à tous mes désirs. Gerard l'entendit; une fureur qu'il contint à peine fit bouillonner son sang; mais la présence de Louis et d'Adélaïde ne lui permettant pas de donner un démenti formel à Liziard, il se contenta de lui dire tout haut avec des yeux étincelans: Comte, vous présumez trop de l'art de séduire; la mauvaise opinion que vous avez des femmes vous rend indigne de leurs plus légères faveurs. Pour moi, je les respecte; j'ai même ne si haute idée des vertus et de la constance de celle qui m'est destinée, que je soutiendrais mon opinion par les armes et par le pari de mon comté de Nevers contre une possession équivalente, si quelque téméraire osait essayer de la rendre infidèle à ses premiers sermens. Liziard rougit; mais il eut l'impudence de soutenir ce qu'il avait avancé. Gerard alors n'étant plus le maître de se retenir: Comte, lui dit-il, je prends témoin toute la chevalerie française, que je parie mon comté de Nevers contre celui de Forets, que vous n'ébranlerez pas la fidélité de ma mie, dans le terme du temps que vous prenez pour séduire son jeune cœur. J'y consens, répondit Liziard, en tirant son gant, comme Gerard avait déjà tiré le sien.
Cette scène entre les deux comtes s'était passée avec tant de promptitude, que Louis et la reine n'avaient pas eu le temps de s'opposer à ce pari, fait en leur présence au milieu de la chevalerie française, et pendant les fêtes solennelles de la cour plénière.
Louis ne put donc refuser de recevoir les gages que les deux comtes vinrent lui présenter; et Gerard s'obligea par serment, à ne faire donner aucun avis à la belle Euriant de l'audacieuse entreprise de Liziard. Il fut donc décidé que si Liziard ne pouvait réussir à séduire Euriant, il perdrait son comté de Forest; et que, s'il pouvait prouver que la mie de Gerard était devenue infidèle, il entrerait en possession de celui de Nevers.
Dès le lendemain, Liziard partit, suivi de quelques écuyers. Il les chargea de beaucoup d'or et de pierreries, et prit le chemin Nevers. Il arriva dans cette ville un matin,au moment qu'Euriant, suivie de ses demoiselles, revenait de la messe. Dès que Liziard l'aperçut, il descendit de cheval, et vint l'aborder avec l'air le plus respectueux. Princesse, lui dit-il, quelques affaires m'appelant en Forest, j'ai promis à Gerard de passer par Nevers pour vous porter ses tendres hommages, et vous rendre compte de la bonne réception qu'il a reçue de Louis et d'Adélaïde. Euriant, qui connnaissait le comte, lui fit l'accueil le plus honnête, le pria d'aller promptement se reposer, et de venir dîner avec elle. Un mot qu'elle dit tout bas fit avancer un des premiers barons du pays, qui conduisit Liziard, à son hôtel et s'empressa à le lui rendre agréable et commode. Il l'accompagna lorsqu'il fut paré de riches habits; et tous deux allèrent au palais du comte Gerard, où la belle Euriant sa fiancée était déjà traitée en souveraine. Le son des cors annonça le festin, dès que Liziard fut entré; la belle Euriant en fit les honneurs avec tant de grâces, qu'il fallait que Liziard eût le cœur bien pervers pour n'en être pas véritablement touché, et pour s'occuper plus de gagner le comté de Nevers, que des désirs qu'elle était faite pour inspirer.
Lorsqu'ils sortirent de table, il lui dit: Madame, permettez-moi de m'acquitter d'une commission secrète dont Gerard m'a chargé. -- Seigneur comte, lui dit modestement Euriant, je peux tout écouter de sa part, dans les termes où je me trouve avec lui; mais je n'ai point de secret pour madame Gondrée, et je ne peux ni ne dois vous parler qu'en sa présence. Liziard, envisageant cette vieille gouvernante, la reconnut pour l'avoir plus d'une fois servi dans ses anciennes amours; un clin-d'œil qu'il fit à Gondrée, et qui lui fut rendu, lui donna l'assurance de s'expliquer devant elle. Liziard débuta par mille lieux communs sur le pouvoir qui l'entraînait à venir la trouver en l'absence de Gerard, et finit par offrir son cœur et sa main. Euriant, étant fort gaie de son naturel, se mit à rire, et dit au comte qu'elle ne pouvait prendre cette déclaration que pour une mauvaise plaisanterie, et que cependant elle était assez étonnée d'en essuyer une de cette espèce. Liziard, loin de se rebuter, appuya tout ce qu'il avait osé dire par de feintes larmes, et par les sermens les plus sacrés, qui ne coûtaient rien à son âme perverse. Euriant alors le prit sur un ton fort haut, lui représenta l'horreur de la trahison qu'il faisait à Gerard, et lui fit même entendre qu'elle l'en ferait repentir, si elle ne craignait de les compromettre ensemble. Liziard connut bien facilement qu'Euriant était trop fidèle et trop ferme dans ses principes pour qu'il pût espérer de la séduire; et son unique ressource fut de chercher à parler en particulier à Gondrée. Le reste du jour et le souper se passèrent très-sérieusement de part et d'autre; et lorsque Liziard fut prêt à se retirer, un second coup-d'œil de Gondrée l'avertit qu'elle avait à lui parler.
La vieille scélérate, qui savait, par expérience, que Liziard était homme à prodiguer ses dons pour réussir dans ses desseins, épia le moment de le tirer à part. Je vois, lui dit-elle, que vous adorez ma pupille, et vous avez raison: je ne vous ai jamais procuré de maîtresse aussi jolie; mais je connais trop l'humeur farouche d'Euriant pour oser vous promettre aucun accès auprès d'elle, à moins que ce ne soit par surprise. Sa chambre de bains est à côté de la mienne, où je peux vous cacher: mais cet expédient n'est pas encore bien sûr: car elle est d'une si ridicule modestie, qu'elle s'enferme toujours alors, et que ni moi-même, ni aucune de ses femmes, nous ne l'avons jamais vue changer de chemise. Pour moi, continua Gondrée, je soupçonne qu'elle a quelque défaut caché, qui... Tant mieux, interrompit Liziard. Ah! plût à Dieu, ma chère Gondrée, qu'elle eût en effet quelque marque secrète que je pusse voir! tout ce que je désirerais, ce serait de la bien connaître. Alors il lui conta la gageûre qu'il avait faite, et lui promit une belle terre et une somme immense, si par quelque expédient elle pouvait le mettre en état de sauver sa comté de Forest et de gagner celle de Nevers. Laissez-moi le temps d'y penser, lui dit-elle, faites le malade, ne désespérez point de la réussite, et demain au soir vous aurez de mes nouvelles.
Liziard se retira chez son hôte, se plaignit d'un grand mal de tête. Le lendemain il envoya faire des complimens à la jeune princesse, s'excuser sur ce qu'il n'était pas en état de lui rendre ses respects. Euriant en fut très-aise: la visite et les propos de Liziard lui déplaisaient également. Elle fut très-gaie pendant son dîner; elle courut pendant tout le jour dans ses jardins avec les jeunes personnes de sa cour, et revint le soir un peu fatiguée.
Gondrée essuya son beau front; et passant sa main sur son cou d'ivoire, elle s'aperçut qu'il était humide, et que sa chemise était mouillée. Elle fit bien vîte apporter du linge; et la jeune Euriant, à son ordinaire, passa dans un cabinet et s'enferma pour en changer. Gondrée, lorsqu'elle reparut, lui fit les reproches les plus tendres sur cette modestie outrée. Euriant en rit d'abord; mais voyant que Gondrée s'affligeait sérieusement de n'avoir pu mériter sa confiance, depuis quatre ans qu'elle était auprès d'elle, et voyant même couler des larmes perfides que la scélérate avait à commandement, son bon petit cœur ne put y résister. Elle embrassa Gondrée, elle essuya ses yeux. Ah! ma bonne, lui dit-elle, n'ayez pas un soupçon injuste; non, je ne me défie point de vous: mais vous connaissez la foi du serment; vous connaissez de même qu'elle est ma tendresse pour Gerard! Eh bien! ma bonne, je sens que vous regarderez comme enfance ce que l'amour me rend sacré; mais tout ne l'est-il pas pour un cœur bien tendre? Ne dois-je pas tenir à l'époux que j'adore, jusqu'à la plus légère promesse? Apprenez donc... A ces mots, elle lui confia ingénûment la découverte que Gerard avait faite d'un signe, qu'elle se garda bien de lui dépeindre, et finit par lui apprendre le serment qu'il avait exigé d'elle.
Gondrée était trop fine pour essayer de lui faire des questions plus pressantes; elle eut l'air, au contraire, d'approuver et le serment qu'elle avait fait, et la fidélité qui le lui faisait respecter. Vous avez raison, ma fille, lui dit-elle, le plus léger badinage devient sérieux entre deux personnes destinées à rester unies jusqu'au tombeau, lorsqu'il peut blesser la douce confiance qu'elles se doivent l'une à l'autre. La méchante Gondrée, en parlant ainsi, se proposait bien déjà de profiter de la confidence qu'Euriant venait de lui faire. Elle forma sur-le-champ dans sa tête le plus noir de tous les complots; et prévoyant qu'il lui serait facile de l'exécuter, elle avertit Liziard, par un billet, de se rendre chez elle à l'entrée de la nuit. Elle prit son temps avec Euriant pour lui persuader qu'un bain lui serait utile pour se remettre de sa fatigue; elle le fit préparer pour le soir; et sachant bien que sa pupille s'enfermerait; comme à son ordinaire, pour le prendre, elle fit un trou dans la cloison qui séparait sa chambre de celle où la princesse se baignait. Le comte de Forest l'étant venu trouver sur la fin du jour, bien déguisé sous un manteau gris, elle le cacha dans une grande armoire.
La jeune Euriant, bien loin d'imaginer que la plus affreuse trahison se tramait alors contre elle, vint sur les huit heures du soir dans la chambre de Gondrée, où ses femmes la déshabillèrent en partie, et, selon l'usage, elle passa seule dans sa chambre de bain, où, se croyant bien a l'abri des regards indiscrets, elle acheva d'ôter jusqu'à sa chemise, et se mit toute nue dans le bain. Gondrée ayant fait retirer les femmes d'Euriant, leur dit de revenir dans une heure pour la servir. Elle tira Liziard de l'armoire, et le mit à portée de contempler tous les charmes de son élève. A peine l'avide et traître comte de Forest fut-il ému, en voyant la jeune Euriant aussi belle que Vénus sortant de l'onde; le scélérat ne méritait pas même d'avoir des désirs. Il ne s'occupa qu'à bien reconnaître la jolie violette qu'Euriant portait au dessous de son sein: il la dessina, pour en conserver la mémoire; et sautant au cou de la vieille Gondrée, il lui renouvela ses promesses. Il sortit du palais, courut faire préparer ses chevaux, et partit, avant le jour, pour retourner à la cour de Louis. On fut assez surpris de l'y voir de retour avant le temps fixé par le pari. Gerard ne douta pas que Liziard, rebuté par les refus d'Euriant, ne fût revenu pour essayer de faire quelque accommodement avec lui. Il fut bien surpris, lorsque, Liziard montrant plus d'audace que jamais, publia qu'il avait gagné la comté de Nevers qu'à peine avait-il eu besoin de deux jours pour y réussir; et qu'il suppliait le roi, qui retenait les gages du pari, d'ordonner qu'Euriant fût appelée à sa cour, pour y être convaincue du peu de résistance qu'elle avait apporté à le rendre heureux. Gerard avait vivement cherché Liziard, depuis son retour de Nevers, pour se battre contre lui; le lâche comte de Forest l'avait évité, ce ne fut qu'en présence du roi qu'il put le joindre. On imagine sans peine quelles durent être sa surprise et son indignation, lorsqu'il entendit Liziard soutenir qu'il avait gagné la comté de Nevers. Il n'était plus temps de recourir aux armes; il fallait que le pari fût jugé.
Un juste dépit animait alors Gerard, et la certitude qu'il avait que le comte de Forest serait confondu, lui fit accepter la proposition qui lui fut faite d'envoyer chercher Euriant par un écuyer, avec ordre de lui dire que la reine Adélaïde la priait de se rendre à sa cour, et qu'il était assez vraisemblable que c'était pour y faire célébrer ses noces avec Gerard, auquel le roi fit promettre de ne point écrire. Le franc et noble Gerard obéit avec fidélité, d'autant plus facilement qu'il se croyait sûr que la petite violette lui servirait à convaincre de mensonge le comte de Forest.
Louis s'étant aperçu de la colère que colui de Nevers ne pouvait cacher, mit ces deux chevaliers aux arrêts chez deux hauts barons, qui se chargèrent de les garder jusqu'à ce que la gageûre fût jugée.
Euriant reçut l'écuyer et son message avec la joie la plus vive, et partit dès le lendemain sur une belle haquenée, avec une suite convenable à sa naissance. La détestable Gondrée eut l'air d'être bien affligée de son départ; mais elle s'excusa de la suivre, sur son âge et ses infirmités, lorsqu'Euriant lui proposa de l'accompagner.
Cette jeune et charmante princesse, parée de ses plus riches atours, embellie par la joie de revoir son amant, animée par l'espérance de lui donner la main en présence d'une cour auguste, arrangea son voyage de façon à n'avoir qu'une lieue à faire le matin du jour qu'elle devait arriver à Paris. L'écuyer avait ordre de la conduire au palais de Louis, et ce fut aux acclamations de tous ceux qui la virent traverser la capitale, qu'elle se rendit au palais des Tournelles. Elle fut sur-le-champ admise à l'audience de Louis entouré de ses pairs, et fut surprise de ce qu'on ne l'avait pas conduite d'abord chez la reine. Elle le fut également de ne pas voir le comte de Nevers; et, malgré l'accueil obligeant que lui fit son souverain, et les louanges qu'il donnait à sa beauté, ses yeux se remplirent de larmes.
Les huissiers de la chambre, selon l'ordre qu'ils en avaient reçu, firent entrer le comte de Nevers et celui de Forest, conduits par les deux barons qui les avaient sous leur garde. Le pari fait entre les deux comtes fut lu publiquement, comme ayant la force d'un traité, selon les lois de la chevalerie, qui donnait cette sanction à toute parole entre chevaliers, lorsque le gage avait été remis de part et d'autre.
La vertu donne du courage. Euriant, indignée, s'écria: Ah! Gerard, comment as-tu pu te résoudre à compromettre le nom de ta future épouse? La comté de Forest est à toi, mais peut-elle nous dédommager de ce que tu me fais essuyer en ce moment? Et toi, Liziard, qu'oserais-tu dire contre moi? -- Rien, répondit-il; car je vous ai trouvée trop belle, trop docile et trop tendre, pour n'être pas reconnaissant du bonheur dont j'ai joui. -- Ah! monstre, détestable menteur, s'écria-t-elle, en tirant un poinçon de sa tête pour courir l'enfoncer dans ses yeux. Louis la retint; et la pauvre Euriant, cédant à la révolution affreuse qu'elle éprouvait, demeura sans connaissance. Liziard profita de ce moment pour dire au roi: Sire, pour preuve de ce que j'avance, je certifie que la mie de Gerard a sous le sein gauche une violette dont voici la forme. Gerard qui m'entend, sait la convention qu'il avait faite avec elle; qu'il me démente, s'il l'ose, maintenant. Gerard consterné ne put rien répoudre; un désespoir affreux arrêta sa voix. Louis, ne pouvant se résoudre à croire Euriant coupable, aida lui-même à la porter dans l'appartement de la reine, la remit entre les mains de deux anciennes dames de la cour, et leur dit de vérifier si le signe, pareil au dessin qu'il leur remit, se trouvait en effet sous son sein. Il fut facile à ces dames de voir la violette, Euriant n'étant point encore revenue de son évanouissement. Elles vinrent en faire leur rapport à Louis et à ses pairs; et Gerard baissant les yeux et et dans un morne silence, sortit de la chambre de Louis. Les pairs prononcèrent, quoiqu'à regret, qu'Euriant était coupable, et que Liziard était en droit de s'emparer de la comté de Nevers. Ce traître ne perdit pas un moment pour en rendre l'hommage lige; et, muni de l'acte qui lui fut expédié par le grand-référendaire, il partit sur-le-champ pour prendre possession du Nivernais.
Le malheureux Gerard, ayant la rage et le désespoir dans le cœur, courut à son palais, où plusieurs de ses proches voulurent le suivre. Laissez-moi, leur dit-il avec une sorte de fureur; abandonnez, oubliez pour toujours un malheureux qui va fuir loin de sa patrie, et qui craint les témoins de sa ruine et de son déshonneur. Les instances de ses proches et de ses écuyers furent inutiles; il ne voulut jamais permettre qu'aucun d'eux le suivît; il ne voulut pas même, dans l'humiliation qui l'accablait, se couvrir de ses armes; et quittant toute les marques extérieures de sa dignité, vêtu des habits les plus communs, il ne conserva que son épée. Il monta sur le meilleur de ses chevaux, couvert du harnais le plus simple, et partit en laissant baignés de larmes tous ceux qu'il s'était si tendrement attachés.
Il sortit de Paris à toute bride, et suivit au hasard le chemin qui conduisait à la forêt le Melun. A peine y fut-il entré, que, s'abandonnant à son désespoir, l'infidélité d'Euriant occupa seule toute son âme: un torrent de larmes coula de ses yeux, il tomba dans la plus sombre rêverie; et son cheval, ne se sentant plus pressé, s'arrêta de lui-même pour arracher quelques brins d'herbe dans un des endroits les plus solitaires de cette forêt.
Pendant que Gerard s'éloignait, la malheureuse Euriant revenait de l'état de mort où la calomnie de Liziard l'avait plongée; mais en ouvrant les yeux, elles ne vit plus qu'une fille du commun, qu'on avait par pitié laissé près d'elle, toutes les dames et les chevaliers l'ayant abandonnée, la cour étant indignée de son infidélité, et de ce qu'elle avait causé la ruine du plus aimable des chevaliers.
Le crime découvert éteint toute espèce de courage dans les âmes viles capables de le commettre; mais ce même courage anime celles qui n'ont aucun reproche secret à se faire. Où Gerard est-il? qu'est devenu Gerard? s'écria-t-elle en regardant cette fille. Son cri fut si douloureux, ses regards furent si touchans, que cette fille en fut attendrie. Hélas! que me demandez-vous? lui dit-elle. Gerard, couvert de honte, a perdu son comté de Nevers; il fuit celle qui cause sa ruine et qui lui déchire le cœur. -- Ah! ma chère amie, dit Euriant en se traînant près d'elle et lui serrant les genoux, ayez pitié de moi. Louis est trompé, Liziard est un scélérat, et j'atteste le ciel que je suis innocente. Ah! Gerard, Gerard! comment peux-tu croire si légèrement que ta fidèle mie puisse être devenue coupable pour ce monstre?
La vérité porte un caractère sacré qui se peignait alors dans les yeux et sur les lèvres d'Euriant. La jeune fille commise à sa garde, en est touchée; elle consent à changer d'habits avec cette infortunée. Elle la fait descendre par un escalier dérobé; elle court lui chercher sa haquenée; et la tendre Euriant, baissant son couvre-chef sur son beau visage, traverse Paris sans être reconnue, et vole sur les traces de son amant. Elle est assez heureuse pour trouver de temps en temps des voyageurs qui, frappés d'avoir vu passer un homme d'une figure distinguée, couvert de larmes, peuvent marquer la route qu'il a suivie; et la fortune se lassant pour un moment de la persécuter, la conduit à l'entrée de la forêt, où les traces récentes d'un cheval déterminent la route qu'elle doit suivre elle-même.
Euriant est conduite par ces traces jusqu'à l'entrée d'une espèce de fort; mais l'épaisseur des arbres et l'obscurité qui y règne les lui font perdre de vue. Elle descend de cheval pour les remarquer mieux; l'herbe froissée qui les indique encore, le hennissement d'un cheval achève de diriger sa marche. Elle entrevoit ce cheval attaché par la bride: elle entend des plaintes; elle vole; et bientôt elle arrive près de Gerard, qu'elle trouve couché sur l'herbe, face contre terre, et poussant des gémissemens sourds comme un malheureux près de perdre la vie. Gerard! mon cher Gerard! s'écrie-t-elle en lui tendant les bras. Le son de cette voix, si présente à son cœur, réveille les sens engourdis du malheureux chevalier: il voit avec surprise, mais avec horreur, Euriant si près de lui. Que viens-tu faire ici, parjure, s'écrie-t-il en fureur? -- Mourir de ta main, lui dit-elle, ou te persuader de mon innocence. -- Oui, tu mourras, perfide, lui dit-il, et c'est le ciel même qui te livre à ma juste vengeance; je vois qu'on t'a déjà rendu justice en te dépouillant des nobles ornemens que tu n'étais plus digne de porter; et c'est sans doute la justice de Louis et d'Adélaïde qui t'a fait conduire sur mes pas pour te livrer à ma vengeance. -- Ah! que dis-tu, Gerard? s'écria-t-elle: ta fureur peut-elle t'aveugler à ce point? Quel autre pouvoir que celui de l'amour aurait pu me conduire sur tes traces? Mais je ne vois que trop que j'ai perdu ton cœur, et qu'il s'est endurci pour moi. Achève donc de m'arracher la vie: non, je ne peux supporter plus long-temps l'horreur de te paraître coupable. Frappe, Gerard; éteins d'un seul coup mon amour et ma vie, et que mon dernier soupir soit pour toi.
Gerard ne peut s'empêcher d'être attendri; il porte enfin ses regards sur Euriant, dont il les avait détournés jusqu'alors: il la voit se jeter à ses genoux. Transportée par son désespoir, elle arrache sa collerette; elle ouvra sa robe, découvre son beau sein: Frappe, frappe, Gerard, s'écrie-t-elle de nouveau, en étendant les bras; Ah! Dieux!...
Gerard est agité dans ce terrible moment par l'amour et par les furies. L'action d'Euriant l'émeut bien tendrement; mais ce malheureux voit la fatale violette, et cette vue ranime toute sa rage. Il se relève furieux, court à son épée qu'il a jetée sur l'herbe, il la tire, et, détournant les yeux, il revient, d'une démarche mal assurée, pour frapper son innocente mie. Euriant s'étant jetée à genoux; elle présentait de nouveau sa gorge à Gerard. Gerard la regarde, frémit. Non, dit-il je ne peux me résoudre à t'arracher la vie; mais n'espère pas me séduire: la violette, ton parjure te condamnent: je t'abandonne à ton malheureux sort. A ces mots, sans écouter les cris d'Euriant, il court à son cheval, il le détache, s'élance et s'éloigne à toutes jambes.
Euriant voyant que Gerard s'éloigne d'elle, pousse des cris affreux, cherche en vain quelque arme pour se donner la mort. Elle arrache ses beaux cheveux, se jette sur la terre, appuie son visage sur l'herbe pour s'étouffer: mais la nature, même en succombant à cette état horrible, la défend de la mort, et la laisse évanouie et sans mouvement sur l'herbe. Elle resta plus d'une heure sans aucun secours dans cet état funeste; elle y fût resté encore plus longtemps, et peut-être pour toujours, si le hasard n'avait conduit dans ce lieu le duc de Metz, qui s'était écarté du grand chemin avec plusieurs de ses gens, pour aller à la recherche de son chien qui s'était égaré dans le bois à la poursuite d'un chevreuil.
Le duc fut bien surpris en voyant une jeune personne dont la pâleur, et la mort qu'il croyait l'avoir frappé, n'avaient pu défigurer les traits et la beauté; il dit à ses gens de descendre, et de voir s'ils lui trouveraient quelque reste de vie. Ceux-ci répondirent, après l'avoir examinée, qu'elle respirait encore, mais bien faiblement. Il descendit sur-le-champ lui-même, et lui donna les plus prompts secours. Euriant, en reprenant ses esprits, fut effrayée de se voir entourée par un grand nombre de gens inconnus. Le duc de Metz lui fit vainement des questions sur l'accident qui l'avait mise dans cet état cruel; il ne put en tirer que de nouveaux gémissemens; et le peu de mots qu'elle prononça furent pour demander la mort.
Le duc de Metz, jeune et prompt à s'enflammer, trouva la belle Euriant charmante, et ne douta point qu'il ne la consolât facilement, en lui déclarant qu'il la trouvait assez jolie pour la conduire à Metz, et pour lui donner l'état le plus brillant; il fut même si frappé de l'air de noblesse qu'elle conservait, malgré le désordre de son état présent, que, dès ce premier moment, il ajouta, qu'ennuyé de la vie errante qu'il avait menée jusqu'alors, il la destinait à partager avec lui la souveraineté des trois Evêchés et de la Lorraine. Euriant se défendit long-temps de le suivre; mais voyant qu'il la relevait de terre malgré sa résistance, et qu'il voulait l'entraîner vers son palefroi: Arrêtez, seigneur, lui dit-elle, et sachez quelle est la malheureuse avec laquelle vous vous abaissez jusqu'à lui proposer votre main; l'état où vous me trouvez est une juste punition de mes crimes. Entraînée dès ma plus grande jeunesse aux vices les plus bas, je me suis livrée à tous les excès du libertinage; et dans le nombre infini de mes amans il n'en est aucun qui n'ait éprouvé les plus noires trahisons de ma part; je sens qu'il me serait impossible de m'en corriger. Ne vous avilissez donc pas en vous chargent d'une créature infâme qui se sent accablée de ses iniquités, et qui veut rester en ce désert, pour s'y livrer à la mort qu'elle mérite -- Non, lui répondit le duc de Metz, en l'entraînant toujours, tout ce que vous avez pu faire jusqu'ici me touche peu; la misère a pu vous entraîner au mal; une fortune brillante rappelera votre âme à des sentimens plus honnêtes. Les chevaliers qui suivaient le duc de Metz, furent indignés de voir leur maître s'obstiner à s'emparer de cette vile créature, et n'obéirent qu'à regret à l'ordre qu'il leur donna de l'aider à la mettre sur son palefroi; cependant ils furent aussi surpris que le duc de voir que la beauté du palefroi, la richesse de son harnais, et qu'un bracelet de diamans qu'Euriant avait oublié de détacher, répondaient si peu aux habillemons simples dont elle était couverte, et aux propos qu'elle venait de tenir. Le duc n'en fut que plus vif à suivre son premier dessein; et malgré la résistance et les gémissemens d'Euriant,il l'enleva, la conduisit à Metz, et la remit entre les mains d'une sœur qu'il avait, à la quelle il conta son aventure, en lui disant qu'il avait tout lieu de soupçonner qu'une aussi jeune et belle fille cachait son véritable et état, ne s'était accusée de tant d'infamies que pour se dérober à son amour. La sœur du duc gémissait en secret de toutes les faiblesses de son frère; elle était bonne, douce et vertueuse: elle adopta facilement cette idée; mais elle se garda bien d'en instruire son frère. Puisque vous la remettez sous ma garde, lui dit-elle, puisqu'elle vous plaît assez pour que vous ayez des vues sur elle, et pour vous inspirer le projet insensé de lui donner la main, laissez-moi donc le temps de l'examiner, de connaitre le fond de son caractère et de son âme, et jurez-moi d'être huit jours sans me demander à la voir. Le duc ne put pas refuser d'en prêter le serment à sa sœur, d'autant plus qu'elle avait eu l'adresse de lui faire une proposition si raisonnable en présence de son grand-référendaire et des principaux seigneurs de sa cour.
Nous verrons quel fut le succès des vues secrètes de la sœur du duc; et, puisque nous laissons la jeune Euriant en de si bonnes mains, il est naturel de nous occuper du sort du malheureux Gerard.
Ah! qu'il est douloureux de s'éloigner de ce qu'on aime! qu'il est difficile de rompre une première chaîne! Entraîné par le désespoir et par le dépit, Gerard s'éloignait à toute bride de celle qu'il croyait infidèle; mais il ne pouvait arracher de son cœur le trait dont il était blessé. Suis-je donc le seul, se disait-il, qui se soit vu tromper par une femme? Salomon, malgré toute la sagesse qu'il avait reçue de l'Eternel; Samson, malgré tous les miracles que le Très- Haut faisait en sa faveur, furent souvent dupes dans leurs amours. Celui qui se tient trop assuré dans ses amours doit pour fol estre tenu; bien plus fol encore est celui qui ose sa mie éprouver, Bien devais-je laisser la mienne en paix; las! qu'ai-je fait quand par mal-engin ai-je mis la mienne à l'essay?
A ces mots, il se rappelait les doux momens passés avec Euriant; toutes les perfections, tous les charmes de sa mie; et, quoique la violette fut la cause de la perte de son comté de Nevers, il ne pouvait penser sans émotion à la charmante place que cette violette occupait. La tendresse, l'ingénuité, les sentimens d'Euriant se retraçaient dans son cœur, et l'empêchaient de la croire absolument coupable. Il connaissait Liziard pour être capable des plus noires trahisons; des torrens de larmes coulaient de ses yeux il se repentait d'avoir abandonné sa mie dans un désert. Aurait-elle si vivement senti ma perte, aurait-elle suivi mes pas, se disait-il, si son cœur n'eût été toujours aussi sensible pour moi?
En s'occupant de ces idées si douloureuses, Gerard laissait marcher son cheval à l'aventure. Ce cheval, qui connaissait le chemin de Nevers, l'avait pris sur le soir, et pendant toute la nuit, il avait marché si légèrement, qu'à la pointe du jour le comte aperçu de loin un gros bourg qu'il reconnut pour être l'un de ceux de la frontière de ses états. La vue de ce bourg lui rappela sa perte. Hélas! disait-il, voilà donc ce beau pays où mes pères ont donné des lois, où leur cendre repose, où j'ai passé ma jeunesse, où j'étais aimé d'Euriant, où je devais passer des jours si heureux avec elle! Hélas! j'ai perdu par ma faute ce noble héritage; j'ai fait mon malheur et celui de mes anciens sujets: j'en étais aimé, ils auraient été heureux sous mes loi. Je connais Liziard; il ne s'occupera point de leur bonheur: dur et pervers, il traitera le Nivernais en pays de conquête. En disant ces mots, Gerard sentit naître en lui le désir le plus vif de savoir par lui-même ce qui se passait alors à Nevers. Sachant que madame Gondrée n'était point sortie de cette ville, il osa former le dessein d'entrer, bien déguisé, dans la ville, et conçut l'espérance de parler en secret à la gouvernante de sa mie. Je ne peux résister (disait-il) à la voix qui s'élève dans mon cœur, et qui me dit encore qu'Euriant n'est point coupable; ce n'est que lorsque mon malheur me sera confirmé par Gondrée, que je peux prendre le parti d'oublier ma mie, ou de chercher la mort.
Gerard savait qu'un ancien ménétrel du duc son père, s'était retiré dans ce bourg avec sa vieille femme, pour y jouir paisiblement des bienfaits de son ancien maître. Ce ménétrel l'avait fait danser souvent avec sa mie, au son de sa vielle qu'il touchait mieux que tous les autres jongleurs du pays. Il prit le parti de se confier à ce bon-homme, dont il connaissait l'attachement et la probité. Il s'enfonça dans un hallier épais sur le bord du grand chemin. Il débrida son cheval pour le laisser paître; et, quoiqu'il fût abattu par la fatigue et le besoin, il prit le parti d'attendre la nuit pour se rendre chez le vieux ménétrel. Il se coucha sur l'herbe; des fraises et quelques fruits sauvages qu'il baignait de ses larmes, furent la seule nourriture qui l'empêcha de succomber pendant cette longue journée. Gerard fut tiré deux ou trois fois de sa profonde rêverie par le passage de quelques laboureurs, qui causaient entre eux, chemin faisant; et deux fois il les entendit déplorer la perte de leur ancien maître, maudire le jour qu'il les avait quittés, et celui de la prise de possession de Liziard. Bien devons attendre, se disaient-ils, maux et outrecuidance de la part de ce Liziard; il n'a pas plus de conroy dans sa teste que dans son hôtel, où tout va de mal en pis, en perpétuel desroi .
Dès que le soleil fut caché sous l'horizon, Gerard se rendit chez le vieux ménétrel, après avoir pris la précaution de couvrir ses traits et son teint avec un mélange de jus d'ache et de safran; il connut avec plaisir que cette teinture le déguisait assez, pour que ses serviteurs les plus familiers ne pussent le reconnaître. Il demanda l'hospitalité pour une nuit; et le vieux ménétrel, attendri de voir qu'il portait l'empreinte de la souffrance et de la douleur sur son front, s'empressa de lui donner des secours. Mes bons et nobles maîtres, dit-il a Gerard, m'ont mis en état de passer des jours paisibles; et je remercie le ciel, quand il me met à portée de partager leurs bienfaits avec des malheureux. Quelques mets bien restaurans, un flacon plein d'un bon vin bien vieux, furent apportés par la vieille épouse du ménétrel; et Gerard commençait à réparer ses forces épuisées, lorsque son hôte reconnut à son doigt une bague qu'il avait vue souvent en lui donnant des leçons de vielle. Ce bon homme, qui s'était déjà senti vivement ému en recevant Gerard, acheva, dans ce moment, de le reconnaître. Il fit, en se jetant à ses genoux, un cri perçant qui fit accourir sa femme. Ah! c'est notre cher maître, s'écria-t-il: ah! Dieu, dans quel état le vois-je réduit! Gerard les embrassa tendrement tous les deux, leur confia ses peines, et leur fit mille questions différentes sur ce qui se passait dans le palais. Hélas! dit le ménétrel, je n'ai pu me résoudre à revoir un lieu qui me rappellerait les maîtres que j'ai perdus. Je ne vais plus à Nevers, ce n'est que par les passans que je sais que vos anciens sujets vous pleurent sans cesse; qu'il ne règne plus d'ordre ni de dignité dans la cour de Liziard; que la vieille Gondrée y est restée, et que c'est la seule des anciens serviteurs de la maison qui n'en ait pas été chassée. Gerard tressaillit en écoutant le ménétrel, et se fit répéter ce qu'il venant de lui dire de Gondrée. Le bon-homme ajouta qu'il semblait même que Liziard la traitait avec un air de confiance et de considération. Ah! leur dit-il, il faut que je voie par moi-même comment ils sont ensemble; je les soupçonne tous deux de la plus infâme trahison, et, dussé-je périr mille fois si je suis reconnu, la mort me sera douce, si je peux m'assurer que ma chère Euriant n'est point coupable. Le vieux ménétrel embrassa ses genoux une seconde fois et le conjura de ne point exposer sa vie. Je pense comme vous, dit-il à Gerard; je les crois tous deux capables des crimes les plus noirs; mais plus ils se sentent coupables, plus votre mort est certaine s'ils vous reconnaissent. Gerard lui remontra que dans son état présent il n'avait plus rien à ménager; qu'il n'était point occupé de la perte de son comté; mais qu'il ne pouvait survivre à l'infidélité de sa mie, et qu'il n'avait d'autre moyen pour s'éclaircir que d'aller lui-même à Nevers.
Le ménétrel, le voyant déterminé, se trouvant même persuadé que Gerard n'avait que cette ressource pour se tirer de son état affreux, prit toutes les précautions possibles pour achever de le bien déguiser. Il lui fit prendre ses houzettes ; il le couvrit de son vieux manteau; les beaux cheveux de Gerard furent enfermés sous un bonnet fourré à moitié pelé. Il pendit sa vielle à son cou, avec sa mallette couverte de peau, et parvint à lui donner tout l'air du plus pauvre et du plus misérable de tous les ménétrels. Gerard partit dès le lendemain matin à pied, et fit trois lieues dans les boues et par la pluie, pour se rendre à Nevers, où sur les onze heures du matin, il entra, le cœur bien serré, mais plus animé que jamais à suivre son projet. C'était un jour de fête, et le peuple commençait à se répandre dans les rues au sortir de l'office, le soleil ayant dissipé les nuages pluvieux qui l'obscurcissaient.
Gerard s'arrêta dans plusieurs carrefours differens et tira quelques sons de sa vielle, selon l'usage des ménétrels, qui se servaient de ce moyen pour se faire appeler dans les maisons. Il entendit plusieurs fois les bourgeois se dirent l'un à l'autre: Que vient faire ce malheureux jongleur en cette ville, où nous sommes tous en tristesse? Passez plus loin, mon pauvre ami, lui disaient-ils: Nevers n'est plus ce qu'il était du temps de ses anciens maîtres; vous mourriez de faim avant qu'aucun de nous vous appelât. Gerard versa des larmes d'attendrissement en les écoutant: ils crurent qu'il partageait leur douleur, et plusieurs lui donnèrent du pain et des gâteaux qu'il mit dans sa mallette avec une bien vive reconnaissance. Ah! se disait-il, quels nouveaux regrets ne dois-je pas sentir d'avoir perdu par ma faute des sujets aussi fidèles!
Gerard, après avoir parcouru quelque temps la ville, s'approcha du palais, s'assit sur une borne, et se mit à jouer de sa vielle. Personne ne l'avait encore appelé, lorsque, heureusement, madame Gondrée ouvrit un balcon, l'entendit, et l'envoya chercher pour amuser le nouveau comte de Nevers pendant son diner. Liziard, malgré son succès, était souvent plongé dans un sombre rêverie.
Les remords ne changent pas les âmes perfides et criminelles, mais du moins ils les tourmentent assez pour ne les laisser jamais jouir d'une douce tranquillité. Liziard voyait sur les visages consternés de ses nouveaux sujets, à quel point il leur était odieux; il sentait qu'il méritait de l'être.
Dès qu'il fut à table, madame Gondrée introduisit le ménétrel, qui frémit d'horreur et de colère, en voyant Liziard assis paisiblement à la même table où son père, sa mère et sa chère Euriant avaient fait si long-temps le charme et le bonheur de sa vie. Il prit cependant sur lui d'accorder sa vielle, et de chanter une romance. Il en choisit une qui répondait au sentiment qui l'agitait, c'était celle de Guillaume d'Orange au courtnez, qui, couvert des blessures qu'il avait reçues en suivant Charlemagne, venait prier son faible fils, Louis-le-Débonnaire, de lui donner du secours contre les Sarrazins. La romance portait que le fils du grand Charles remettait l'accord de sa demande à la décision de son conseil, et que Guillaume, indigné de son ingratitude, la lui reprochait avec fierté, lui montrait ses blessures, lui disait qu'il renonçait à son service, à son vasselage, et qu'il ne voudrait pas même tenir de lui un seul éperon doré.
Liziard fait peu d'attention à la romance de Gerard, et celui-ci, voyant qu'on ne lui dit pas de continuer, se lève de son tabouret, et se sentant encore mouillé de la pluie du matin, il s'approche de la grande cheminée de la salle, et se tient debout dans un des coins de l'âtre pour se sécher. Personne ne fait attention au pauvre jongleur; les domestiques emportent la table, se retirent, et Liziard reste seul avec Gondrée. La vieille scélérate saisit ce moment pour lui faire des reproches amers sur ce qu'il n'a rien fait encore pour elle, depuis qu'il est maître de la comté de Nevers. Liziard s'excuse sur ce qu'il a craint que les grandes récompenses qu'il lui destine n'eussent découvert le pacte qu'ils avaient fait ensemble, s'il l'en eût mise sur-le-champ en possession. Il convient qu'il lui doit tout; que sans elle il n'eût jamais pu voir la violette, et qu'il eût perdu son comté de Forest; cependant il regrette qu'elle s'en soit tenue à lui faire voir tous les charmes d'Euriant, dont le souvenir, dit-il, l'agite plus lorsqu'il se la rappelle, que dans le moment où sa gageûre seule l'occupait. Mais Gondrée rejette bien loin cette idée, en l'assurant qu'Euriant serait plutôt morte mille fois, que de manquer à l'amour qu'elle avait pour Gerard. Liziard, après avoir renouvelé ses promesses à Gondrée, sort et descend pour monter à cheval; la vieille se retire. Gerard sort de la cheminée; descend par un escalier dérobé qu'il connaît, s'éloigne du château, et va se réfugier dans le confessionnal d'une église, pour cacher le trouble qui l'agite, et pour rendre grâces au ciel de ce que sa chère Euriant n'est pas coupable. C'est alors que s'abandonnant à tous ses transports, à peine est-il encore un instant agité par la fureur que lui doit inspirer une si noire trahison: il ne s'occupe que du bonheur d'être sûr que sa charmante mie est fidèle, il verse un torrent de larmes, mais elles ne sont plus amères; il se sent ranimé par l'espérance de la retrouver, de prouver son innocence, et de punir Liziard et Gondrée de leurs forfaits. Dès qu'il est un peu remis de cette agitation violente, il sort de Nevers, et retourne, d'un pas léger, chez le vieux ménétrel. Ah! mon bon vieux ami, lui dit-il, que ne te dois-je pas? Gerard lui apprend avec la plus vive joie, l'heureux succès de son voyage. Le bon-homme et sa vieille femme s'attendrissent avec lui sur le sort de la belle Euriant, qu'il a si cruellement abandonnée dans la forêt. Gerard n'est plus occupé que de voler à sa recherche. Il essuie les vilaines couleurs qui le défigurent; il reprend ses habits, se repose pendant quelques heures, et part long-temps avant le jour pour retourner dans la forêt, où son injuste dépit l'a séparé de sa fidèle et charmante mie.
La nuit était très-obscure; et deux ou trois chemins différents se croisant à peu de distance du bourg dont il partait, il s'égara de celui qu'il aurait dû suivre. Ne reconaissant plus le pays, à la pointe du jour il fut forcé de marcher à l'aventure, en priant le ciel de le conduire sur les traces d'Euriant.
Gerard marcha pendant trois jours sans oser entrer dans aucune ville, de peur d'être reconnu; quelques pauvres villageois, chez lesquels il s'arrêtait pendant la nuit, ne purent lui donner aucune notion sur l'objet de sa recherche. Sur la fin du quatrième jour, quelques cavaliers armés qu'il rencontra lui dirent qu'il était près de la forêt des Ardennes; et ces cavaliers, le voyant d'une taille avantageuse et bien monté, lui proposèrent de venir avec eux pour servir le comte Galeram dans une expédition. Gerard apprit, par les réponses qu'ils firent à ses questions, que ce comte, amoureux d'une belle et jeune héritière du pays, avait résolu de l'enlever par la force des armes, et qu'il la tenait assiégée dans son château. Gerard était né trop généreux pour embrasser une aussi mauvaise querelle; il résolut au contraire de secourir celle que Galeram voulait opprimer. Il suit ces cavaliers, et arrive avec eux à la vue d'un château que plusieurs troupes commencent d'entourer. Il prend son temps pour se séparer des cavaliers; il vole aux barrières du château, qui s'ouvrent pour le laisser entrer. On le conduit à la dame du lieu, qu'il trouve plongée dans le plus affreux désespoir. Ses deux frères, tombés sous les coups du redoutable Galeram, l'ont laissée sans défense. Gerard lui propose de remettre son sort entre ses mains. Elle l'accepte; il envoie défier Galeram. Le combat entre ces deux terribles adversaires est furieux; Galeram succombe, Gerard est vainqueur. La belle et jeune dame, héritière des plus riches états, prend soin elle-même des blessures de Gerard, se prend d'amour pour lui, veut lui donner la main, et le rendre plus puissant qu'il n'a jamais été. Mais Gerard, fidèle au souvenir de sa mie, et plus résolu que jamais à la retrouver ou à mourir, s'échappe, une nuit, avant que ses blessures soient refermées, arrive à Châlons, à moitié mort. Il se trouve mal en arrivant: un riche bourgeois, touché de son état, le fait emporter chez lui. La fille de ce bourgeois, très-spirituelle et très-jolie, se prend d'amitié pour lui, et achève de le guérir de ses blessures. L'honnête Gerard, s'apercevant que cette jeune personne est prête à devenir sensible pour lui, la prévient en se faisant connaître, et en lui racontant ses aventures et ses malheurs. Elle perd toute espérance d'en faire son ami. Partez, lui dit-elle, puisque vous ne pouvez faire le bonheur de ma vie; votre séjour ici devient trop dangereux pour moi. Vous avez perdu votre mie pour avoir voulu follement éprouver son cœur: ne vous rendez pas encore plus coupable en me rendant malheureuse. A ces mots, elle lui donne un bel épervier; elle lui fait amener son cheval, l'embrasse et le fait partir. Gerard éprouve plusieurs autres aventures, il en sort toujours avec gloire, et sans se fair connaître pour l'ancien comte de Nevers: il ne porte d'autre nom que celui de chevalier à l'Epervier; et c'est sous ce nom qu'il arrive chez Milon, duc de Cologne, qui rassemble de toutes parts des chevaliers pour soutenir la guerre qu'il a contre les Sesnes , qui viennent de faire une incursion dans ses états.
Gerard ne fut pas long-temps sans donner des preuves qu'il était un des premiers chevaliers de l'univers, le duc Milon l'ayant vu porter la terreur dans les rangs de ses ennemis, enlever des étendards, et renverser le duc de Sesnes, qu'il aurait fait prisonnier, si plusieurs escadrons ne fussent venus à son secours. Le duc Milon, après cette journée qui fut à son avantage, emmena Gerard dans son palais, et voulut qu'il y fût logé désormais.
Si Gerard avait paru redoutable les armes à la main, il ne parut pas moins charmant à toutes les dames de la cour de Milon, lorsqu'il fut désarmé. La jeune Euglantine, fille du duc, ne put s'empêcher d'être émue lorsqu'il fut amené par son père. On sait quelle était l'espèce de salut que les dames du plus haut parage devaient aux chevaliers qui leur étaient présentés au sortir d'un combat dont ils avaient remporté l'honneur. Les lèvres d'Euglantine ne firent que l'effet d'une feuille de rose sur la bouche de Gerard; mais celles du beau Gerard; firent celui d'un trait de feu sur la bouche d'Euglantine. Une jeune fille d'honneur de la princesse ne put s'empêcher de dire en soupirant: Ah! que ma maîtresse est heureuse! Elle avait dit ces mots assez haut pour être entendue. Gerard rougit et n'en parut que plus beau. La belle Euglantine regarda Florette (c'était le nom de la jeune fille) avec une sorte de colère; et, dès qu'elle fut retirée dans son appartement, elle la fit appeler pour lui faire des reproches très-vifs sur l'espèce de déclaration qu'elle avait osé faire à Gerard. Dea maîtresse , répondit Florette, serait-il doncque male jalousie vous poigne (pique) déja pour le chevalier? se mesure-ton en amours? et si de moy voulait-il faire sa mie, pensez-vous que je le refusasse? Taisez-vous, petite sotte, lui dit Euglantine avez-vous villes et fiefs à lui donner comme moi? -- Ah! ah! dame, cuidez-vous donc que villes et fiefs fassent naître chauds désirs et fin amour? Bien à foison avez-vous charmes pour plaire au chevalier: le peu que j'en ai, c'est tout mon bien; mais je ne dis pas que je ne les mette au jeu pour m'en faire aimer .
Euglantine fut très-couroucée de la réponse hardie de Florette; elle la renvoya dans sa chambre, s'enferma dans la sienne, et se mit penser tant amoureusement, qu'elle semblait un bambin qui vient de manger du miel, et passait le bout de sa langue sur les lèvres, cuidant y sentir encore celles de Gerard .
Les Sesnes, rebutés par la grande perte qu'ils avaient faite dans cette dernière action; furent quelques jours sans rien entreprendre, et s'occupèrent à construire des machines pour battre la cité, tandis que le duc Milon employait ses soldats et les bourgeois à fortifier ses remparts. Ces jours, que Gerard regardait comme perdus, parce qu'il n'était rempli que du désir d'acquérir de la gloire, étaient bien agréables pour celles qui ne s'occupaient que de leur amour. Quelques fêtes, et des bals que le duc Milon permit à sa fille de donner, firent paraître Gerard avec de nouveaux charmes aux yeux d'Euglantine et de Florette. Toutes les deux avaient une très-jolie voix; toutes les deux occupées de plaire à Gerard, ne négligèrent pas ce moyen de le toucher, et de lui faire entendre le secret de leur âme. Euglantine prit un jour un tympanon; et, ses belles mains faisant voltiger les deux baguettes avec grâces, elle chantait en regardant Gerard du coin de l'œil:
Amour m'a mis en grand mal-aise;Dolente suis par mal d'aimer.
L'instant d'après, Florette prit un sistre, et pria Gerard de l'aider à tirer ses gants.
Elle eut l'adresse de les retenir assez pour que Gerard fût long-temps à lui rendre ce service, et ne pût découvrir que peu-à-peu des bras et des mains d'albâtre que les Grâces avaient arrondis. Elle tira quelques sons plaintifs en regardant d'abord Euglantine; elle finit par chercher les yeux de Gerard au second vers de sa chanson; et sa voix douce, et comme retenue par une peine secrète, fit entendre ces mots:
Vous chantez et je meurs d'aimer;Trop vous est petit de mes maux.
Euglantine ne put tenir au mouvement de jalousie qu'elle sentit alors. Elle interrompit Florette; et retirant assez brusquement le sistre de ses mains: Chevalier , dit-elle en se présentant à Gerard, tant bien nourri (élevé) paraissez estre, qu'il n'est possible que ne sachiez ouvrer (vous servir) de sistres et de chants, comme de lance et d'épée . Gerard ne pouvant s'en défendre, prit le sistre; il en tira quelques accords, et fit un grand soupir. Euglantine et Florette espérèrent toutes deux que ce soupir était pour elles; toutes deux cherchèrent à lire dans les yeux de Gerard: mais bientôt elles soupirèrent aussi tristement que lui, en voyant ses regards fixés sur les cordes de son sistre, et en l'entendant chanter:
Hélas! hélas! je ne vois pas iciCelle qui tient et mon âme et ma joie
Euglantine était très-vive, et n'étant plus la maîtresse de cacher le dépit que lui donnait cette chanson: Sire chevalier , lui dit-elle tout bas, faut que vous ayez le cœur bien failly, quand aimer n'osez où vous êtes aimé, bien m'apert que, par ces mots vous avez voulu m'éconduire . Gerard, se voyant aussi vivement pressé, crut pouvoir se tirer d'embarras par une feinte. Belle damoiselle , lui dit-il, il ne conviendrait plus à si pauvre chevalier que je suis, de lever mes yeux en si haut lieu; j'avais une mie qui m'etait sortable: foi de mariage nous nous étions donnée; un père cruel nous a séparés, la tient en chartre privée, et ma mort a pourchassé de telle randon (de telle force) que j'eusse été pendu ou décollé si je n'eusse fuit de sa vengeance. -- Ah! dit-elle, si j'eusse été votre mie, j'eusse prévenu la colère de mon père, et je m'en serais enfuie avec vous.
Florette prit le prétexte de dire à sa maitresse, que le duc Milon allait arriver, pour interrompre une conversation qui l'alarmait. Gerard descendit seul dans un jardin pour penser à sa mie; et Florette l'observant sans cesse, descendit promptement dans une salle basse du château qui donnait sur le jardin. Elle toussa plusieurs fois; et, dès que Gerard regarda vers la fenêtre, elle se mit à chanter bien doucement:
Qui sait guérir du mal d'aimer,S'y viegne à moi, car d'aimer souffre.
Euglantine l'entendit répéter plusieurs fois ce refrain; et quoiqu'elle s'aperçut que Gerard ne faisait pas semblant de l'entendre, elle appela Florette, lui fit les reproches les plus vifs; et Florette ne gardant plus aucune mesure, lui répondit avec hauteur, et lui dit qu'elle était bien résolue de faire tout au monde pour gagner le cœur du chevalier, et que les avances qu'elle pourrait lui faire seraient plus excusables que celles qu'une princesse osait risquer vis-à-vis de cet inconnu.
Euglantine n'osa porter plus loin sa dispute avec Florette, celle qui l'avait élevée étant arrivée dans ce moment. Cette ancienne gouvernante connaissait trop bien le caractère de sa pupille, pour ne pas juger, à son émotion, qu'il se passait quelque chose d'étrange dans son âme. Elle fit entrer Euglantine dans son cabinet, et s'y prit de la manière la plus douce et la plus affectueuse pour arracher son secret. Le cœur d'Euglantine était trop plein, trop ému, pour n'avoir pas besoin d'une confidente. Il est si doux de parler de ce qu'on aime, qu'une des premières faveurs de l'amour, c'est de pouvoir confier les peines secrètes dont il nous accable. La belle Euglantine pencha sa tête sur le sein de sa gouvernante, et lui fit l'aveu de ses sentimens. Ah! ma bonne, dit-elle, il avait sûrement du poison sur les lèvres; car depuis le moment qu'elles ont touché les miennes, je n'ai pas joui d'un instant de repos, et ce poison a fait bien du ravage: je sens qu'il a passé jusque dans mon cœur, et qu'il semble même se porter jusque dans mes veines. Ah dieux! que faire, ma bonne? Si jeunette encore, faudra-t-il que je meure du mal d'aimer, tandis que cet état est si doux, dit-on, pour tout ce qui respire.
La gouvernante tenait un peu des mœurs de madame Gondrée: elle n'était pas aussi scélérate qu'elle, à la vérité, mais elle n'était pas plus sévère. Elle aimait Euglantine: Rassurez-vous, ma fille , lui dit-elle; grand dommage serail si gente creature et si noble princesse mourût de ce mal qu'il est si doux et si facile de guérir. Par tout ce que vous venez de me dire, et par tout ce que j'ai pu voir moi-même, je juge que ce chevalier est prévenu par quelque grande passion, qui, jusqu'ici, lui donne pour vous l'air de l'indifférence; laissez-moi faire; je sais la composition d'un breuvage qui lui fera bien-tôt oublier celle qu'il regrette, et qui le fera tomber à vos genoux, si vous pouvez réussir à le lui faire partager avec vous. Euglantine sauta au cou de sa bonne et commode gouvernante, et la conjura de préparer ce boire amoureux. Pis ne peut m'advenir , lui dit-elle, que male-mort; et mieux vaut l'encourir contente, que languissante et souffreteuse, telle qu'amour me tient.
Pendant le complot qu'Euglantine et la gouvernante faisaient ensemble, Florette se dépitait dans sa chambre; elle imaginait mille moyens de supplanter sa maîtresse, et de s'attacher le chevalier inconnu. Le dernier de tous fut celui de l'aller trouver pendant la nuit. Je pourrai, se disait-elle, causer à mon aise avec lui; je lui représenterai tous les périls qu'il courrait, s'il avait une intrigue secrète avec la princesse, et... Nous ignorons ce que Florette imaginait de plus; elle était si jeune encore! son petit cœur parlait pour la première fois... Il serait indiscret de chercher à deviner ce qu'il pouvait lui dire: nous savons seulement que Gerard n'avait rien à lui répondre; et que dans le temps où ces deux jeunes personnes s'occupaient si vivement de lui; le bon et fidèle chevalier ne pensait qu'à se tirer avec honneur (mais promptement) de la cour du duc Milon, et de l'engagement qu'il avait pris de le servir; il brûlait d'impatience de retourner à la recherche de sa chère Euriant. Ce fut dans cette vue que, dès le même jour, il alla trouver le duc Milon, et qu'il lui proposa d'envoyer un héraut à Regiduf, duc des Sesnes, et de lui faire proposer de terminer la guerre par le combat de tel nombre de champions qu'il voudrait choisir, et sous les conditions que le parti dont les champions succomberaient, céderait non-seulement à l'autre une province frontière que tous les deux se disputaient, mais qu'il serait obligé de payer tous les ans un tribut de cent chevaux équipés pour la guerre. Milon, désirant épargner le sang de ses sujets, suivit le conseil de Gerard. Il envoya son grand sénéchal, précédé par deux de ses hérauts, porter ce cartel à Regiduf; et ce duc de Sesnes, étonné de la résistance qu'il avait éprouvée, et se confiant dans ses forces et sa valeur, comme dans celles de deux de ses sujets, auxquels il ne croyait pas qu'aucun des chevaliers de Milon pût résister, accepta le défi; répondit au duc de Cologne qu'il était prêt à suivre les conditions du cartel proposé, s'il voulait combattre en personne contre lui, suivi de deux de ses chevaliers; et que dès le lendemain, au lever du soleil, il se rendrait, avec deux des siens, dans une prairie qui se trouvait placée entre les glacis de Cologne et la première ligne de son armée. Le brave sénéchal, qui connaissait la haute valeur de Milon, prit sur lui d'assurer Regiduf que son maître ne se refuserait pas à ce cartel, et qu'il pouvait se préparer au combat pour le lendemain matin.
Milon, en effet, remercia son sénéchal de s'être aussi noblement acquitté de sa commission, et le choisit, avec Gerard, pour lui servir de second dans cette affaire. Le bruit s'en répandit aussitôt dans le palais, et porta les plus vives alarmes dans le cœur des sujets de Milon, dont ce prince était adoré; mais elles ne purent égaler celles d'Euglantine et de Florette. Elles accourent, éperdues et couvertes de larmes, aux pieds du duc, pour le conjurer de ne point exposer sa tête, de ne pas accepter le défi de Regiduf; et leurs yeux se tournaient souvent sur Gerard en lui demandant cette grâce. Milon les embrassa tendrement, rit de leurs craintes, et leur dit que son honneur et l'amour qu'il avait pour ses sujets, ne lui permettaient pas de rejeter un moyen aussi prompt de finir cette longue et cruelle guerre.
On croira sans peine que l'une et l'autre renoncèrent au projet qu'elle; avaient formés qu'elles remirent à le suivre après l'événement d'un combat qu'elles ne pouvait empécher. La crainte de perdre un amant adoré peut seule réunir deux rivales. Euglantine et Florette se retirèrent ensemble, fondirent en larmes, et suivirent la foule du peuple, qui courait remplir les temples, faire des vœux pour son souverain: on eut peine à les en arracher pour les ramener au palais.
L'aube du jour paraissait à peine lorsque les trois guerriers se couvrirent de leurs armes. Milon, le sénéchal et Gerard, montés sur de vigoureux coursiers, sortirent seuls de la cité, dont ils firent fermer les portes, et s'avancèrent vers la prairie. Le peuple de Cologne couvrit les remparts, pour être spectateur de ce combat; et les troupes du due se formèrent sur les glacis, avec ordre que personne ne sortît des rangs, sous peine de la vie. Milon entrait à peine dans la prairie, lorsqu'il vit Regiduf s'avancer de son côté, suivi de deux Sesnes d'une taille gigantesque, tous deux nourris dans les montagnes de Harths, et dont l'aspect fit frémir de crainte et les sujets et jusqu'aux troupes même de Milon. Les six chevaliers étant en présence, un héraut s'avança de chaque côté portant l'acte de la convention réciproque, Ils en firent l'échange; l'un d'eux reporta, celui qui lui fut remis dans le camp des Sesnes, et celui de Milon rentra dans Cologne avec l'acte qu'il avait reçu.
Les combattans ne tardèrent pas à se charger, et jamais rencontre ne fut plus terrible. Le duc Milon et Regiduf brisèrent leurs lances sans se blesser; mais leur chevaux s'étant frappés de front comme deux taureaux en fureur, tombèrent morts sur l'herbe, et leurs maîtres restèrent étendus sans connaissance. Le sénéchal fut percé d'outre en outre par le redoutable Sesne qu'il avait en tête, et perdit la vie, avec son sang, par cette large plaie. Gerard heureusement eut le même avantage sur le Sesnes qu'il combattait; mais, quoique ce dernier eût la gorge percée par la lance de Gerard, le choc du puissant cheval qu'il montait fut si violent, que celui du comte de Nevers fut renversé sur son maître au même instant et le Sesne rendait le dernier soupir.
Gerard se débattit avec effort sous son cheval, avant que de parvenir à s'en débarrasser; et, pendant ce temps, le Sesne qui venait de tuer le sénéchal, s'apercevant que Rogiduf et Milon étaient étendus sans connaissance, il descendit de cheval, et courut sur ce dernier l'épée haute, pour lui couper la tête ou pour le faire prisonnier. Il était déjà prêt à le saisir par son casque, lorsque les cris menaçans de Gerard l'obligèrent à le quitter et à se mettre promptement en défense. Le comte de Nevers ayant vu le péril qui menaçait Milon, avait volé pour le secourir; il attaqua le Sesne avec fureur; et celui-ci, qui surpassait Gerard de toute la tête, courut avec la même impétuosité sur lui, croyant l'abattre de ses premiers coups. Gerard, également adroit et léger, sut les esquiver ou les parer, et fit bientôt couler le sang de son redoutable ennemi. Le Sesne, furieux de recevoir des blessures à chaque nouvelle attaque, mugit de rage dans son casque, comme un taureau qu'un puissant dogue a saisi par l'oreille; il jette son épée, tire son poignard, et s'abandonnant sur Gerard, il parvient à le saisir, quoique celui-ci prenne ce moment, pour lui plonger son épée dans le flanc, au défaut de la cuirasse. Le Sesne se sent blessé mortellement, fait un dernier effort, renverse sous lui le comte de Nevers, et veut lui plonger son poignard dans la gorge; mais le coup ne porte que dans l'épaule qu'il lui traverse. Le Sesne, épuisé par la perte de son sang, succombe enfin, jette un horrible cri, perd ses forces, et meurt entre les bras de Gerard, qui se relève baigné dans son propre sang et dans celui de son ennemi.
Le cri du Sesne expirant avait été si terrible, qu'il avait rappelé Milon et Regiduf de leur étourdissement. Ce dernier se relève le premier en chancelant, tire son épée, et veut s'élancer sur Gerard qu'il voit couvert de sang; mais celui-ci, malgré sa blessure, prévient Regiduf, et d'un coup terrible qu'il lui porte sur le bras, il lui fait tomber son épée: il le saisit, le terrasse, et lui fait crier merci. Milon se relève à son tour; il prend l'épée de Regiduf, et reçoit ce prince, devenu son tributaire, des mains du brave Gerard.
Le combat étant terminé, quatre hauts barons furent appelés de chaque côté. Milon reçut la foi de Regiduf en leur présence, la paix fut jurée de part et d'autre, selon le traité précédemment signé.
Gerard, comme vainqueur, remit avec noblesse aux seigneurs Sesnes le corps, les armes et les cheveux de leurs compagnons. Regiduf se retira dès le même jour avec son armée; et Milon, après avoir fait mettre le premier appareil à la profonde blessure de Gerard, le fit emporter dans une litière, marchant à cheval à côté de lui. Ce prince le fit entourer par sa baronnie; et, le faisant précéder par ses trompettes et par ses hérauts qui le proclamaient comme le vainqueur de cette grande journée, il rentra triomphant dans Cologne.
Ce fut aux acclamations générales de l'armée et du peuple de Cologne, que Gerard traversa la cité; et la belle Euglantine accourut, suivie de ses femmes qui portaient des fleurs et des couronnes de laurier. Milon les refusa toutes. C'est à ce brave chevalier qu'elles sont dues, leur dit-il, en leur montrant Gerard; je lui dois et mon honneur et ma vie. Gerard, affaibli par la perte de son sang et par la douleur que lui causait sa blessure, fut tiré doucement de la litière, et mit sur un brancard léger, que les dames de la cour couvrirent de fleurs, et qu'elles voulurent porter elles-mêmes. Florette saisit ce moment de soutenir sa tête, qu'elle pressa plus d'une fois bien tendrement. Rien n'échappe aux yeux d'une rivale; et quoique Gerard, pâle, abattu, n'eût point l'air d'être sensible à ces douces caresses, elles rallumèrent la jalousie d'Euglantine, et la déterminèrent plus que jamais à recourir à l'art de sa gouvernante. Celle-ci passait pour être plus habile que tous les mires de la Germanie pour guérir les grandes blessures, et Milon lui confia le soin de traiter celle de Gerard.
Le corps du sénéchal avait été emporté du champ de bataille avec tous les honneurs militaires, et il fut déposé dans la basilique de Cologne, en attendant les magnifiques obsèques que Milon ordonna de préparer. Sa charge, la plus noble de la cour, étant vacante, le duc crut la devoir au chevalier qui venait de lui sauver la vie; et toute sa cour applaudit à son choix.
On imaginera sans peine quelles furent les alarmes d'Euglantine et de Florette, tant que les jours de Gerard furent en danger. Malgré le rang de la princesse, elle suivait souvent sa gouvernante, lorsque celle-ci levait les appareils: souvent ses belles mains s'occupaient de ce soin avec elle, sans que Gerard pût s'en apercevoir. Florette, de son côté, savait trouver mille prétextes pour le voir: elle lisait les romans de la Table Ronde près de son lit, et choisissait toujours ceux qui pouvaient faire entendre à Gerard que l'amour mérite d'être payé par l'amour. Mais plus elle rappelait cette douce idée, plus le fidèle comte de Nevers s'occupait de sa chère Euriant; et rien ne pouvait le consoler d'être hors d'état de partir, et de voler à sa recherche.
Gerard commençait à reprendre des forces, et sa blessure était presque refermée, lorsqu'un songe affreux vint porter le trouble dans son âme. Il lui sembla voir Euriant entourée de gens armés, qui la conduisaient en chemise vers un bûcher. Il lui sembla que sa mie lui reprochait sa cruauté, qu'elle l'appelait à son secours; et l'impression que lui fit cette voix si chère le réveilla tout en larmes, et lui parut être un avis du ciel pour ne pas différer à chercher celle dont il avait reconnu l'innocence. Il fait un effort, il se lève de son lit, et voyant que l'aurore commence à dissiper les ténèbres de la nuit, il essaie de se couvrir de ses armes; mais la douleur que lui cause sa blessure, ne lui permet pas même de porter son haubert. Cependant, entraîné par l'amour, et par la terreur que le songe a portée dans son âme, rien ne peut l'arrêter; il s'enveloppe seulement d'un long manteau fourré, ne prend que son épée, et descend par un escalier dérobé pour aller vers les écuries: il espère avoir la force d'y seller lui même un cheval, et de sortir de Cologne avant que personne soit réveillé dans le palais. Mais le froid du matin le saisit; l'effort qu'il fait en poussant la porte pesante de l'écurie, fait r'ouvrir sa blessure; son sang coule, et l'instant d'après il tombe sans connaissance. Heureusement la gouvernante l'Euglantine traversa, peu de momens après, cette même cour; elle allait cueillir des herbes avant le lever du soleil, pour composer de nouveaux appareils. Son tourment fut extrême, en voyant un homme étendu près de la porte de l'écurie, et le pavé rougi par du sang; elle jette de grands cris; on accourt; on relève celui que l'on croit assassiné. La gouvernante reconduit Gerard, le fait porter dans son lit, lui rend l'usage de ses sens, et lui fait les plus tendres reproches sur son imprudence, et sur le dessein qu'il a de quitter la cour de Milon.
Gerard, pénétré de son état présent, et touché des soins de la gouvernante, lui dévoile le fond de son âme, lui raconte toutes ses aventures, la conjure de tâcher de hâter sa guérison, et lui demande un secret inviolable.
La gouvernante connut bien par ce récit, qu'elle n'avait d'autre ressource que celle d'un pouvoir surnaturel. Elle fut d'ailleurs fort aise de savoir qu'il était, par sa naissance, digne d'épouser Euglantine; et, craignant qu'emporté par une passion aussi vive, il cherchât bientôt quelque nouveau moyen de s'échapper, elle n'hésita plus à composer un philtre pareil au boire amoureux que la blonde et charmante Yseult et le brave et beau Tristan avaient autrefois partagé. L'aventure de l'évasion que Gerard avait tentée, fut tenue secrète; mais dès le même jour, la gouvernante employa tous les secours de son art pour composer son philtre, qu'elle remit entre les mains d'Euglantine, en lui disant de l'apporter elle-même au moment où l'appareil du soir serait levé.
Ou croira sans peine qu'Euglantine fut exacte à se rendre près de Gerard à l'heure marquée. L'adroite gouvernante assura le blessé, que ce haume, pris intérieurement, hâterait sa guérison; il n'osa le refuser, le vase étant présenté par la main d'Euglantine, et la voyant elle-même en faire l'essai. Il but la liqueur dangereuse; et celle qui la lui présentait ne put douter de sa puissance, lorsque reprenant le vase de sa main, elle sentit qu'il baisait tendrement la sienne.
La gouvernante voulant achever de tromper Gerard et ceux qui se trouvaient alors dans la chambre, dit qu'il fallait laisser reposer le blessé, tira ses rideaux, et sortit avec sa pupille, en l'abandonnant aux nouveaux sentimens qu'elle prévoyait devoir s'emparer de son âme. Hélas! elle ne réussit que trop bien dans ses desseins; étourdi par la force de ce philtre, Gerard ferma bientôt les yeux, s'endormit: mais ce ne fut plus sa fidèle mie qu'il revit dans ses songes; l'image d'Euglantine fut la soule qui se présenta: jamais son imagination n'avait pu lui peindre Euriant avec plus de charmes: et lorsqu'il se réveilla, séduit par le nouveau feu qui brûlait dans son sein, il prit pour un véritable amour les désirs ardens qu'il sentait naître. Il n'avait jamais aimé que sa mie: son peu d'expérience lui fit croire qu'il la retrouvait dans Euglantine. La tendre Euriant fut oubliée; et nous nous garderons bien de rapporter mille petits détails du bonheur imparfait qui soutint son illusion. La gouvernante d'Euglantine ne fut pas plus sévère que la vieille Gondrée. Sa pupile était assez heureuse pour avoir bu du même philtre; il lui faisait oublier l'art qu'elle avait employé pour séduire Gerard: les désirs sans cesse renaissans de ce beau chevalier égalaient presque les siens; Euglantine ne désirait rien au-delà du bonheur dont elle jouissait. Peut-être arrive-t-il quelquefois que bien des nouvelles Euglantines partagent, sans aucun prestige magique, une si douce illusion avec elle. Mais abandonnons, pour quelque temps, ces deux êtres qui ne connaissent plus que les plaisirs de l'amour, et qui ne jouissent pas de ce sentiment intérieur qui le rend maître de nos âmes, de ce sentiment profond qui peut apprécier les désirs comme un bienfait nouveau de ce dieu, mais non comme le plus nécessaire. Occupons-nous plutôt de la tendre et malheureuse Euriant; elle seule, en ce moment, doit intéresser une âme honnête et sensible.
Le duc de Metz, lorsqu'il remit Euriant entre les mains de sa sœur, n'avait pas prévu l'obstacle qu'il apportait lui-même à ses désirs. L'aimable Alfrède (c'était le nom de cette sœur) était une des princesses les plus vertueuses de l'univers. Élevée avec un de ses cousins, comme Euriant avec le sien, elle avait été presque aussi sensible qu'elle: mais, n'ayant point eu pour gouvernante une madame Gondrée, elle n'avait connu que le bonheur d'aimer; et son amant ayant perdu le jour dans un tournoi, la religion seule l'avait empêchée de se donner la mort; une douleur profonde l'avait pénétrée; et son âme tendre et sensible, s'élevant à la source des consolations intérieures, elle avait fait le vœu de consacrer le reste de sa vie au culte des autels. Son frère, qui l'aimait tendrement, l'avait empêchée de prendre le voile, et la retenait dans son palais: mais, quelque mariage sortable qu'il eût pu lui proposer, Alfrède était restée inébranlable dans la résolution de passer sa vie dans la retraite et dans la prière.
Le duc de Metz, en remettant Euriant entre ses mains, ne lui cacha rien de son aventure, ni des propos étranges que cette jeune personne avait tenus dans les premiers momens de son enlèvement. Alfrède en eut horreur, mais ayant jeté les yeux sur Euriant, qui tenait les siens baissés en sa présence, elle la trouva si jeune, son air lui parut si doux et si modeste, qu'elle se sentit émue par une tendre pitié. Elle chargea celle de ses femmes en qui elle se confiait le plus, de veiller sur cette jeune fille, de la loger auprès d'elle, et de lui rendre compte de sa conduite, et des propos qu'elle tiendrait lors qu'elle se trouverait en liberté.
C'est un ange, dit quelques jours après cette femme à la princesse, oui, Madame, c'est un ange que vous m'avez confié. Depuis qu'elle est près de moi, la pauvre enfant passe sa vie dans la prière et dans les larmes. Non, je ne peux la croire criminelle; je pense bien plutôt que quelque grand malheur lui fait cacher son état et son nom. Je l'ai priée vainement de m'ouvrir son cœur; peut-être, Madame, réussirez-vous mieux vous-même à pénétrer ses secrets: permettez que je vous l'amène. Alfrède y consentit; et cette femme alla chercher Euriant, qui vint avec elle en tremblant.
En entrant dans la chambre d'Alfrède, elles trouvèrent la princesse en prières. Euriant se mit à genoux derrière elle; elle s'aperçut qu'Alfrède poussait des soupirs douloureux, et qu'elle versait des pleurs en levant ses bras vers le ciel. Hélas! se dit-elle, elle est donc bien malheureuse! mais ses maux ne peuvent naître ni de l'injustice, ni de l'abandon d'un époux adoré. Cette idée funeste fit, en ce moment, une si forte impression sur elle, qu'elle perdit connaissance et qu'elle tomba sur ses mains, en poussant un cri qu'elle ne put étouffer. Alfrède se releva, courut elle-même pour la secourir; elle aida la femme qui l'avait amenée à la porter sur un lit de repos; elles la délacèrent pour l'aider à respirer; et, découvrant son beau sein, Alfrède aperçut la violette. Elle la considérait encore, lorsque Euriant, en reprenant ses esprits, fit un nouveau cri, referma promptement son corset et sa collerette, et se mit à verser un torrent de larmes. Que pouvez-vous craindre de nos soins pour vous, lui dit doucement Alfrède? Ah Madame! Madame s'écria-t-elle, pardonnez à mon premier mouvement. Hélas! ce que vous venez de voir est la cause de mes malheurs, et le sera bientôt de ma mort. Non, s'écria-t-elle une seconde fois en se jetant à ses pieds, non, je ne peux résister à l'horreur de paraitre plus long-temps criminelle aux yeux de la vertu même! Hlélas!
Madame, vous rougirez peut-être de ma première faiblesse: mais vous êtes trop bonne pour n'être pas touchée de mes malheurs. A ces mots, elle allait commencer le récit de ses aventures, lorsque Alfrède cédant à la douce sympathie, l'embrassa, la fit asseoir auprès d'elle; et l'ayant à la fin calmée, Euriant lui fit un récit fidèle de ses infortunes.
Alfrède ne put l'écouter sans verser bien des armes; elle l'embrassa tendrement. Hélas! Madame, lui dit-elle, quelque malheureuse que vous soyez dans ce moment, l'espérance vous reste; la justice et la bonté du ciel, peuvent vous réunir avec votre époux; et vous lui prouverez votre innocence: mais moi, malheureuse, rien ne peut finir mes peines et mes regrets; j'ai perdu celui qui m'attachait à la vie: suivez-moi, je m'expliquerai mieux. A ces mots, elle la conduit dans son oratoire; elle ouvre une petite armoire, en tire une boîte d'or formée en cœur: Voilà, lui dit-elle, tout ce qui me reste du plus aimable des chevaliers. Ce cœur qui n'aima que moi, fut percé d'un coup de lance, et le même coup à porté les regrets et la mort dans le mien. Euriant baisa respectueusement ces tristes restes: Ah! lui dit-elle, je ne sens que trop que rien ne peut vous consoler; mais si la plus tendre amitié peut apporter quelque adoucissement à vos peines, c'est sur ce gage sacré que je vous jure de vous être attachée jusqu'au dernier soupir. Mon amant voit encore le jour, mais c'est pour me détester. Ciel! poursuivit-elle, comment a-t-il pu soupçonner ma foi? quel-que fortes que fussent les apparences, devaitil me condamner sans m'entendre? Non, Madame, je n'espère plus rien: mon sort est aussi cruel que le vôtre; mon seul espoir et mon seul désir, c'est de passer les restes d'une vie infortunée auprès de vous, et de mêler tous les jours mes larmes avec les vôtres.
Alfrède et la belle Euriant se jurèrent sur ce cœur l'amitié la plus fidèle. Dès ce moment, Alfrède ne voulut plus qu'Euriant eût un autre appartement que le sien. Elles partagèrent le même lit, les mêmes petits ouvrages, et tous les faibles moyens qu'elles imaginaient pour se distraire de la douleur profonde qui les pénétrait. Alfrède aimait les oiseaux, et souvent elle s'amusait à les apprivoiser et les nourrir elle-même. Euriant s'en amusa bientôt comme elle. Une belle alouette huppée, qu'un oiseleur venait de prendre, lui parut plus digne de ses soins que tous ses autres oiseaux: elle la portait souvent sur son sein, et la faisait manger en son giron. Se promenant un jour dans la campagne, elle s'était assise à l'ombre, et chacune d'elles disputait sur la beauté de l'oiseau qu'elles avaient apporté. Alfrède faisait admirer à son amie les couleurs changeantes du cou de sa tourterelle Euriant, voyant que la couleur grise de son alouette, ni même sa belle huppe, ne pouvait égaler l'are-en-ciel du cou de la tourterelle, tire en badinant un saphir qu'elle avait à sou doigt, et le passe au cou de son alouette pour la parer. Ce saphir était monté sur l'anneau qu'elle avait reçu de Gerard le jour de leurs fiançailles, et leurs noms y étaient gravés. Tandis que les deux jeunes amies disputaient encore sur la préférence que méritaient leurs oiseaux, Alfrède soutenant que les parures qu'on tient de la nature sont préférables à toutes celles qu'on essaie de lui donner, une autre alouette planait sur leur tête; le mois de mai rénandait alors le vert brillant, les fleurs sur la nature, et les désirs dans tous les êtres sensibles. Les yeux perçans de l'alouette élevée dans les airs, aperçurent celle que la belle Euriant tenait dans son giron: elle chanta, et ce chant était le cri de l'amour; l'alouette d'Euriant l'entendit: ingrate aux soins de sa jeune maîtresse, elle s'échappa de ses mains, s'éleva vers sa compagne; et toutes les deux, battant des aîles de plaisir en se rejoignant, se perdirent ensemble dans le vague des airs. On imagine sans peine quelle dût être la douleur d'Euriant en perdant le seul gage qui lui restait de l'amour de Gerard. Ah! s'écria-t-elle douloureusement, cet anneau m'est enlevé comme son cœur: quel pronostic pour moi! Son amie fit de vains efforts pour la consoler; elle rentra consternée dans le palais, et passa toute la nuit dans les larmes.
Le lendemain matin on vint annoncer à la princesse Alfrède un des principaux chevaliers du duc de Metz, son frère. Ce prince, après avoir remis Euriant entre les mains de sa sœur, avait été forcé de partir pour défendre ses frontières contre les comtes d'Alsace et de Bitche, qui s'étaient réunis pour les attaquer. Le duc de Metz après quelques actions particulières, avait remporté sur eux une victoire décisive; il leur avait enlevé plusieurs étendards qu'il envoyait à sa sœur, en annonçant son prochain retour: le duc avait fait partir d'abord un chevalier nommé Meliatir, avec l'ordre secret de s'informer quelle avait été la conduite d'Euriant en son absence, et de lui dire qu'il était toujours dans les mêmes dispositions pour elle. Le duc, qui croyait Meliatir digne de sa confiance, n'avait caché ni son amour, ni ses soupçons à ce chevalier, et Meliatir avait toujours passé sa vie avec des femmes assez perverses pour lui donner mauvaise opinion de ce sexe, et pour le croire capable de toutes les infamies dont Euriant s'était elle-même accusée. Il fut très-surpris de voir cette jeune personne dans une aussi grande faveur auprès de la princesse, et d'apprendre même qu'elle n'avait plus d'autre lit que le sien; il fut frappé de sa beauté dès qu'elle parut à ses yeux, dans cette simple parure du matin, qui sied si bien à la jeunesse.
Alfrède avait fait entrer Meliatir dans son appartement, peu de momens après être sortie de son lit; et la belle Euriant n'avait eu que le temps de s'envelopper d'une robe et de relever à moitié sous sa coiffure les boucles de cheveux qui s'en étaient échappées. Elle parut charmante à ce présomptueux chevalier: mais ni la noblesse de la figure d'Euriant, ni la faveur dont Alfrède l'honorait, ne détruisirent dans son âme vile et capable de tous les crimes, l'idée de ceux qu'il croyait qu'Euriant avait autrefois commis: la regardant comme une conquête facile, il chercha les moyens de la voir en particulier. Le pis qui puisse m'en arriver, se dit-il, c'est de la trouver cruelle; si le duc en est un jour instruit, il ne pourra trouve étrange, après tout ce qu'il m'en a dit lui-même, que j'aie éprouvé sa vertu, je saurai même m'en faire un mérite auprès de ce prince, en lui disant que j'ai voulu savoir par moi-même si l'étrange aveu qu'elle a fait n'était qu'une feinte. Plein de cette idée, il prit un moment où la jeune Euriant avait couru pour ouvrir une fenêtre assez éloignée, croyant avoir entendu le chant de l'alouette qu'elle avait perdu la veille: il l'aborda d'un air respectueux, et lui dit que le duc de Metz l'avait chargé de lui parler en particulier pour une affaire importante qui regardait la princesse Alfrède; et que le duc ayant appris la tendre amitié qui l'unissait avec sa sœur, il la choisissait pour la prévenir sur les propositions qu'il avait à lui faire. Comment l'innocence, hélas! pourrait-elle se défendre du crime réfléchi? ..... Euriant prenait un trop vif intérêt à la princesse, pour hésiter d'écouter Meliatir. Elle connaissait tous les appartemens du palais: elle en choisit un, où, sans crainte d'être interrompue, elle pouvait écouter Meliatir, et l'y conduisit elle-même. Il douta moins alors des mœurs d'Euriant par l'attention qu'elle avait de le conduire dans un appartement écarté. A peine furent-ils entrés dans la chambre, que Meliatir en ferma la porte, embrassa les genoux d'Euriant, et lui fit la plus brusque de toutes les déclarations. Euriant en fut indignée, et voulut sortir de la chambre: Meliatir, aimant à croire que ce premier refus n'était qu'une feinte, s'empara de ses mains: il osa plus encore, il la prit dans ses bras. L'auteur ne dit point par quel hazard Euriant, le moment d'après, n'eut plus d'autre moyen pour se défendre des attentats de ce scélérat, que de lui donner un coup de pied dans le visage, assez violent pour lui briser la moitié des dents, le défigurer, et le mettre tout en sang: il lui fut facile alors de s'échapper des bras de Meliatir, étourdi de la violence du coup, et de celle de la douleur.
Euriant retourna très-émue dans dans la chambre de la princesse; mais trop vertueuse pour tirer vanité d'un pareil triomphe, trop bonne pour accuser un lâche qu'elle avait puni, elle garda le silence. Pour Meliatir, après avoir essuyé son sang, il se retira, la rage dans le cœur, par un escalier dérobé, cherchant à cacher sa honte et son état, et alla se renfermer en méditant tous les projets de la plus noire vengeance.
Le traître connaissait les appartemens du palais; il se munit d'un poignard: et, sur la fin du jour, il se cache, pendant le souper de la princesse, dans l'intérieur de son anpartement: il attend qu'elle soit couchée, à son ordinaire, avec Euriant; il leur laisse tout le temps nécessaire pour s'endormir, profondément. Sortant alors, avec des souliers de feutre, de sa retraite, il s'avance doucement près du lit, il entr'ouvre les rideaux; un faible rayon de la lune lui fait reconnaître Alfrède; il la poignarde, et le coup lui perce le cœur si rapidement, qu'elle expire sans jeter le moindre cri. Le scélérat, avec la présence d'esprit qu'une âme atroce peut seule conserver dans le crime, prend doucement la main d'Euriant, la pose sur le sein d'Alfrède, se retire, et sort du palais sans être aperçu.
Le duc de Metz, pendant cette même nuit avait profité de la clarté de la lune; il était parti sur le soir de Nancy; avec des chevaux de relais, pris à Pout-à-Mousson, qui l'avaient conduit aux portes de Metz, au lever du soleil: plus il s'était rapproché d'Euriant, plus la passion qui l'animait pour elle s'était rallumée: il revenait victorieux; et, désirant revoir Euriant et su sœur à leur réveil, il espérait les surprendre, recevoir les caresses d'une sœur tendrement aimée, voir celle dont il conservait l'idée la plus charmante, annoncer lui-même et sa victoire et la paix à ses sujets; et quand il entra dans Metz, il crut arriver au terme de la plus douce et de la plus paisible félicité: un rêve si flatteur allait être suivi du plus affreux réveil.
Il entre dans la cité; les gardes le reconnaissent, jettent des cris de joie; le peuple se réveille, court aux portes, aux fenêtres, reconnaît son souverain; et les acclamations le suivent, le précédent même jusqu'aux portes du palais. Les femmes d'Alfrède courent à la porte de la princesse pour la réveiller; et le premier spectacle qui s'offre à leurs yeux, c'est un ruisseau de sang qui paraît avoir coulé jusqu'au-delà de cette porte. Elles l'ouvrent avec précipitation; le duc de Metz ai les suit de près entre avec elles: le premier objet qui s'offre à sa vue, c'est Alfrède poignardée, et Euriant qui s'éveille, tenant encore sa main ensanglantée sur le sein de cette princesse. Des cris affreux s'élèvent de toutes parts; Euriant jette le plus douloureux de tous; et se penchant sur le visage froid d'Alfrède, elle s'évanouit.
Toutes les apparences accusaient Euriant de ce meurtre horrible: les faux aveux qu'elle avait fait au duc dans la forêt pour l'éloigner d'elle, la font paraître à ce prince capable de ce noir forfait. Son amour s'éteint; il n'écoute que sa fureur; il fait arracher Euriant du corps inanimé qu'elle embrasse encore, la fait enfermer dans une prison obscure. Bientôt toute la haute baronnie arrive, et se rassemble près de son souverain; ils le trouvent baigné de larmes. Ce prince leur montre le corps ensanglanté de sa sœur, et raconte toutes les circonstances qui font croire Euriant coupable de ce crime. Un cri général s'élève; Meliatir, qui paraît dans ce moment, se porte accusateur contre Euriant, l'accuse de félonie au premier chef, et demande que, selon les lois, elle soit condamnée à perdre la vie dans un bûcher d'épines. Un seul chevalier (c'était le grand référendaire) suspend l'arrêt qui va la condamner: il fait sentir aux chevaliers assemblés, qu'il est peu vraisemblable qu'une personne de cet âge ait pu se porter à commettre un pareil crime; qu'il l'est moins encore qu'elle soit restée tranquille auprès du corps d'Alfrède après l'avoir assassinée: il ramène le plus grand nombre des chevaliers à son opinion. Le duc est éperdu; il écoute Meliatir et le référendaire tour-à-tour, sans se décider; et ce dernier prend ce moment pour lui rappeler que le comte de Bar, son oncle, passe pour être l'oracle de son temps et le plus juste de tous les princes; il le conjure de le faire appeler pour avoir son avis, et de suspendre l'arrêt d'Euriant jusqu'après son arrivée et sa décision.
Le duc de Metz, quoique fortement prévenu contre Euriant, craignit d'ensanglanter son arrivée par un supplice injuste; et de peur qu'un jour il ne lui fût reproché, ce prince suivit l'avis de son grand référendaire: il écrivit à son oncle, et se contenta d'ordonner qu'Euriant fût gardée dans la prison; un reste de pitié pour elle lui fit même ordonner qu'elle ne manquât de rien, et qu'une des femmes de sa sœur adoucit par sa présence l'horreur d'une détention qui pouvait être injuste, quoique les apparences les plus fortes déposassent contre elle. Celle des femmes d'Alfrède à qui Euriant avait été d'abord confiée, s'offrit d'elle-même pour aller lui tenir compagnie; cette fille vertueuse, quelqu'affligée qu'elle fût de la mort de sa maîtresse, avait une trop haute idée de la belle Euriant, pour l croire capable d'un crime aussi détestable: elle courut à la prison; elle eut peine à calmer son désespoir; elle la trouva dans un état affreux, les cheveux épars, le sein meurtri, demandant la mort, et cherchant tous les moyens de se la donner.
Quelques sensibles que nous soyions aux nouveaux malheurs d'Euriant, nous sommes obligés de retourner à Gerard qu'elle adorait toujours, quoiqu'il fût cause de toutes les peines mortelles qui l'accablaient, et quoique involontairement il fût alors bien coupable. Le boire amoureux avait tellement troublé la raison de l'ancien comte de Nevers, qu'Euriant était absolument bannie de son souvenir. Euglantine avait l'art de lui préparer sans cesse de nouvelles fêtes, et de les disposer de façon à se ménager sur leur fin quel-que rencontre imprévue avec celui qui ne connaissait plus d'autre bonheur que le plaisir. L'auteur prétend même que Florette eut l'adresse de profiter quelquefois du trouble dans lequel le philtre captivait tous les sens de Gerard; mais nous avons trop bonne opinion des filles de dix-sept ans, pour croire qu'elles prodiguent leurs faveurs sans être sûres d'être véritablement aimées.
Les amours d'Euglantine et de Gerard devinrent si publiques, que la gouvernante craignit que quelques vieilles scrupuleuses, ou quelques barbons bien tristes et bien fâchés de n'être plus aimables n'allassent faire quelque rapport au duc Milon. Elle résolut de les prévenir; et, s'enfermant avec le duc dans son cabinet, elle lui révéla les secrets que Gerard avait eu l'imprudence de lui confier; elle l'avertit même de la passion que sa fille avait pour lui. Il a tout ce que vous pouvez lui désirer, dit- elle, du côté de la naissance, du courage et de la renommée; profitez du trouble que j'ai su répandre dans son esprit. Qui pourriez-vous choisir parmi tous les chevaliers, qui fût plus digne de devenir votre gendre? Milon en convint, et dès le même jour il fit appeler sa fille et Gerard en sa présence; il leur proposa de les unir. Euglantine trouva sa réponse dans son cœur; Gerard la chercha dans les beaux yeux d'Euglantine; et dans ce moment ils étaient si tendres, qu'ils donnèrent une nouvelle force au philtre, et que sa réponse fut d'embrasser les genoux de Milon, et d'accepter la main de sa fille et ses bienfaits. Le duc alors déclara publiquement et la naissance de Gerard, et le choix qu'il avait fait de ce prince pour être son gendre et son successeur: toute la baronnie de Milon applaudit à son choix, et n'envisagea plus Gerard que comme son souverain présomptif. Quel événement en effet pouvait-on prévoir qui dût s'opposer à celui dont l'apparence était si forte?
Il était d'usage à Cologne que toutes les demoiselles de haut parage fissent une retraite de quelques jours avant la célébration de leurs noces, dans une abbaye de vierges consacrées au culte du Seigneur; la fille du souverain n'en était point exempte; et, quelque douloureux qu'il fût pour Euglantine de se séparer de Gerard pendant ce temps, l'espoir certain de se l'attacher par les liens sacrés, la fit entrer dès le jour suivant dans cette retraite: mais, craignant en son absence les effets du boire amoureux, presque autant qu'elle les avait aimés jusqu'alors, elle eut grand soin d'exiger que Florette s'enfermât avec elle jusqu'au moment heureux où cette rivale ne serait plus à craindre pour elle.
Ces huit jours parurent bien longs à Gerard; il cherchait à charme. son ennui; et ne pouvant plus aller les matins à la toilette de la princesse, il montait à cheval, prenait son épervier sur le poing; et, suivi d'un jeune écuyer qu'il s'était attaché depuis quelque temps, il parcourait la plaie, et s'amusait à prendre des alouettes et des becfigues qu'il savait qu'Euglantine aimait, et que le jeune écuyer portait à la tourière du couvent. Cinq jours étaient déjà écoulés; Gerard, en montant à cheval le sixième, vit avec un plaisir bien vif, en passant vis-à-vis de la grande basilique, qu'une multitude d'ouvriers étaient employés à l'orner. C'est demain, se disait-il, que la belle Euglantine sera rendue à ma tendresse; c'est le jour heureux d'après qu'elle me jurera de m'aimer toujours. Il achève de traverser la ville; il entre dans la plaine, il y jette son épervier: mais ce jour-là sa chasse fut très-malheureuse; il semblait que tous les rouges-gorges et tous les bec-figues du pays se fussent retirés dans le fond de la grande forêt; et l'épervier, fatigué de battre l'air en vain, s'était venu reposer sur le poing de son maître.
Gerard était prêt à reprendre le chemin du palais, lorsqu'il entend une alouette chanter au-dessus de sa tête, mais élevée presque jusque dans la nue: le comte l'aperçoit à peine; cependant il anime, il déchaperonne son oiseau, le lance après elle, et le voit s'élever rapidement. Gerard n'espérait plus qu'il pût atteindre sa proie, et l'avait déjà presque perdue de vue, lorsqu'il le vit serabattre dans un champ éloigné avec l'alouette qu'il avait liée dans ses serres. Il vole à son oiseau qui venait de se repaître de la cervelle de la pauvre alouette, et qui la lui laissa prendre de sa main. Gerard fut bien surpris, en voyant briller une pierre précieuse entre les plumes du cou de cette alouette; il le fut encore bien davantage, lorsqu'il reconnut que cette pierre était montée pour former une bagne, et qu'il ne put plus douter que ce ne fût la même qu'il avait mise lui-même au doigt d'Euriant le jour de ses fiançailles.
Il n'est aucune magie, aucun philtre qui puisse résister au pouvoir du véritable amour; il n'est aucun prestige assez puissant pour ne pas se dissiper à la lueur de son flambeau. Le charme du philtre perd sa force. Gerard baise mille fois cet anneau, l'attache sur son cœur, qui déjà n'est plus occupé que de sa chère Euriant et du bonheur de la savoir innocente. Mon enfant, dit-il an jeune écuyer, prends mon oiseau, retourne à Cologne, présente cet épervier et cette alouette à la belle Euglantine; dis-lui que c'est à ces deux oiseaux que je dois le retour de ma raison; que ma lance et mon épée seront toujours à son service, mais que je dois mon cœur et ma main à celle à qui j'ai donné ma foi. Pars, et garde-toi bien de me suivre. A ces mots, Gerard s'éloigne, gagne la forêt; et le jeune écuyer, tout en larmes, retourne à Cologne, et porte la douleur la plus vive dans le cœur de Milon, en lui racontant ce qui vient d'arriver à Gerard, et lui répétant ce que le chevalier l'a chargé de dire à sa fille.
Le premier mouvement de Milon fut d'être furieux de l'infidélité de Gerard; mais se rappelant tout ce que lu gouvernante avait rapporté de l'éducation, des amours, des fiançailles et des malheurs de ce chevalier, il convint en lui-même que, loin d'être coupable, il n'avait fait qu'obéir aux lois de la religion et de la chevalerie, en retournant à la recherche d'Euriant, puisqu'il avait des preuves de son innocence.
On croira sans peine que le désespoir d'Euglantine et de Florette fut extrême en apprenant le départ de Gerard: mais elles étaient bien jolies, bien promptes à s'enflammer. Espérons, avec l'auteur, qu'elles trouvèrent bientôt des consolateurs, et ne nous occupons plus que du fidèle et malheureux Gerard.
Ce prince, absolument revenu de l'égarement dans lequel le philtre l'avait jeté, ne pensait qu'à réparer le temps qu'il avait perdu dans la cour de Milon. Il traversa la forêt; et, suivant le cours de la Sarre, il pénétra dans la Lorraine allemande. Nous ne raconterons point toutes les aventures qu'il eut dans les pays montagneux et sauvages qu'il traversa. Il redressa des torts; il détruisit des brigands dans leur retraite; abolit plusieurs mules coutumes établies dans quelques châteaux; il punit des chevaliers outragieux et félons pour les belles; il se couvrit de gloire: il fit plus, le tendre souvenir d'Euriant le rendit insensible à la reconnaissance de plusieurs jeunes Lorraines qu'il avait sauvées d'un péril qu'elle voulaient bien courir avec lui, et nous avouons même, en l'admirant, que nous sommes très-étonnés qu'il ait pu leur résister. Jeunes beautés, qui méritez des amans fidèles, gardez-vous de les laisser voyager en Lorraine, dans les Vosges, et principalement sur les bords de la Meurthe et du Madon. Nous ne pourrions même croire que Gerard n'eût pas été séduit sans l'anneau d'Euriant qu'il portait sur son cœur, et qu'il baisait à tout moment.
Sa dernière aventure l'avait conduit à Saint-Avold; il était descendu dans une riche abbaye de cette ville. L'abbé de ce monastère était homme de naissance; deux de ses frères étaient chevaliers: il recevait magnifiquement tous ceux que le hasard conduisait à son abbaye; et, quoiqu'il ne connut encore que sous le nom de chevalier l'épervier, Gerard qui, par reconnaissance, en avait fait peindre un sur son bouclier, la renommée l'avait instruit des grandes actions que ce chevalier venait de faire; et l'abbé s'empressa de lui rendre les plus grands honneurs. Je vous presserais, dit-il à Gerard en soupant avec lui, de m'accorder quelques jours, si je n'étais obligé de partir demain matin pour Metz; notre souverain a mandé tous les barons: les abbés et les maires de ses Etats pour y former son parlement, auquel le comte de Bar, son oncle, doit présider; ce duc se trouvant intéressé personnellement dans la grande affaire qu'on y doit juger, et n'ayant pas voulu porter aucun arrêt sans l'avis de ses premiers sujets.
L'abbé poursuivit, et lui raconta tout ce qui s'était dit sur le meurtre horrible de la princesse Alfrède, et l'apparence qui déposait contre celle qu'elle avait admise dans son lit. Il rendit à Gerard un compte fidèle de tout ce qui s'était passé lorsque le duc de Metz avait trouvé cette jeune fille dans la forêt de Melun. L'un des frères de l'abbé, qui suivait alors le duc, avait été témoins de cette aventure; il avait entendu tous les propos qu'elle avait tonus au due pour le faire renoncer à l'emmener avec lui. Mais, ajout-t-il, notre duc la trouvait si jeune et si belle, qu'il ne put croire tout le mal qu'elle disait d'elle-même; il la mena dans sa cité de Metz, et la remit entre les mains de sa sœur Alfrède, tandis qu'il allait défendre sa bonne ville de Dieuze, contre les comtes d'Alsace et de Bitche, qui voulaient s'emparer de ses riches salines.
L'abbé poursuivait ainsi son récit, lorsqu'il s'aperçut que le chevalier à l'épervier fondait en larmes, levait les bras au ciel, et paraissait dans la plus violente agitation. Gerard ne répondit point ses questions en présence de quelques religieux qui souhaitent avec eux; mais, prenant le bras de l'abbé d'une main tremblante, il l'entraîna dans son cabinet, où, voyant un oratoire, il le fit asseoir, et se mit à ses genoux. Ah! mon père, lui dit-il, daignez m'écouter et me secourir; mais ce n'est que sous le sceau de la confession que je peux vous ouvrir mon cœur. Le bon et vertueux abbé l'embrassa tendrement. Consolez-vous, mon fils; et puisse l'être suprême, qui vous amène au tribunal de ses miséricordes, m'éclairer dans les conseils que je pourrai vous donner!
Gerard lui dévoila son âme toute entière; et l'abbé, touché des dispositions dans lesquelles il trouvait cette âme si pleine de candeur, n'hésita point à répandre sur lui ces grâces du ciel dont il était dépositaire, et lui conseilla de le suivre à Metz, assez bien déguisé pour qu'on ne pût pas le reconnaître. Gerard suivit son conseil; il entra dans Metz avec lui sans aucune arme, et ne conserva nulle marque extérieure de la chevalerie que ses éperons d'or, qu'il eut soin même de noircir avec une cire qu'on pouvait facilement enlever. Il cacha de plus sous son pourpoint une chaîne d'or enrichie de pierreries, que son père avait attachée à son cou en l'armant chevalier.
Le lendemain, le son des cloches, le bruit éclatant des clairons et des trompettes annonça l'heure à laquelle le parlement devait s'assembler. Dès que ceux qui le composaient furent dans leurs places, le grand chambellan parut au nom du duc, et dit, de sa part, qu'il demandait justice du meurtre de sa sœur. Le comte de Bar ordonna de faire comparaître celle que les apparences accusaient. Quatre huissiers armés de leurs masses allèrent chercher Euriant. Elle arriva, couverte d'un long voile, les yeux baissés et pleins de larmes; mais on pouvait remarquer dans son maintien, la noble assurance que donnent l'innocence et la vraie vertu. Après qu'un des premiers légistes eut fait l'exposition des faits, le comte de Bar demanda l'avis des chevaliers, comme à ceux qui tenaient le premier rang dans cette assemblée. Le vieux seigneur de Nancy, le plus ancien de tous, dit que toutes les apparences se réunissaient contre l'accusée; mais qu'étant parent de Meliatir qui l'avait dénoncée, il se récusait de lui-même, et remettait la cause à la prudence du parlement. Le seigneur d'Apremont qui le suivait, se leva vivement, et déclara que, malgré toutes les apparences, il regardait comme impossible que si douce et si gente créature se fût portée à pareil excès . Quel avantage, s'écria-t-il, pouvait-elle tirer de ce meurtre horrible? Son intérêt personnel n'était-il pas de conserver les jours et l'amitié d'Alfrède? Comment n'eût-elle pas dérobé sa tête à la punition certaine de ce meurtre, si sa main l'avait commis? Vous sentiriez-vous capable de ce sang-froid, ou plutôt de cet excès d'imprudence, ajouta-t-il en apostrophant Meliatir? Le traître rougit, et prouva bien que le crime rend toujours timide, hors dans le moment où la scélératesse de l'âme aveugle jusqu'au point de le commettre. Meliatir répondit seulement, et même en balbutiant, qu'il s'en remettait à la pluralité des voix. Le seigneur d'Apremont reprit avec force: Rien ne peut fournir des preuves convaincantes: les apparences qui chargent l'accusée sont combattues par des apparences contraires. Dieu seul connait la vérité d'un fait qu'il n'est pas dans la puissance des hommes de vérifier. C'est à son jugement seul, Meliatir, c'est à ce que la justice éternelle décidera, que nous devons nous en rapporter. Messeigneurs, dit-il en s'adressant au parlement, mon avis est que les apparences les plus fortes sont en faveur de l'accusée, et qu'elle doit être relevée de cette accusation, à moins que Meliatir, au risque de son honneur et de sa vie, ne veuille la soutenir par les armes; et que l'accusée ne puisse, dans le cours de six semaines, trouver un champion pour la défendre. Tout le parlement applaudit au jugement que le seigneur d'Apremont venait de porter. Les seigneurs de Lenoncourt, d'Harancourt, du Châtelet et de Ligneville, interpellèrent Meliatir, en lui disant qu'il fallait ou soutenir son accusation, ou se désister. Le traître ne méritait pas de sentir le remords qui l'eût soumis renoncer à cette noire calomnie; il ne pensa qu'à l'abandon général où devait être une fille inconnue. Son orgueil naturel lui fit croire qu'aucun chevalier n'oserait prendre les armes pour la défendre. Il s'avança dans le milieu de l'assemblée; en regardant d'un air furieux les chevaliers qui venaient de parler. Oui, dit-il, je persiste dans mon accusation; et je défie, tel qu'il puisse être, celui qui voudra prendre la défense de cette meurtrière. A ces mots, il alla déposer son gant sur le bureau qu'on avait placé vis-à-vis du comte de Bar.
Quelques momens de silence succédèrent au défi que Meliatir venait de faire; nul chevalier des Trois-Evêchés, ni des deux Lorraines ne se présenta pour l'accepter; l'innocence d'Euriant ne leur paraissait pas encore assez prouvée. Tout-à-coup un inconnu fend la presse, s'avance au milieu de l'assemblée, montre ses éperons d'or, relève les pans de son manteau, détache la chaîne de pierreries qu'il porte à son cou, la porte sur le bureau près du gant de Meliatir: Traître, lui dit-il, c'est moi que le ciel envoie pour te punir; je suis chevalier; l'abbé de Saint-Avold répondra de moi. A l'instant l'abbé de Saint-Avold se lève, porte la main sur sa poitrine; et jure qu'il connaît l'inconnu pour être chevalier et pour être digne de lever le gage de Meliatir, et de lui faire recevoir le sien.
Le comte de Bar et les soigneurs qui se sont levés avec celui d'Apremont, décident tous que Meliatir doit soutenir son dire; qu'il y a juste cause de combat; et déclarent aux deux tenants qu'ils aient à se tenir prêts pour le lendemain matin. Sur-le-champ on remmène la prisonnière, qui pout à peine jeter un coup-d'œil sur son défenseur, lequel lui tournait alors le dos en parlant au comte d'Apremont. Seigneur, lui disait Gerard, ce n'est pas sans raison que la renommée publie vos vertus et votre haute prudhommie; j'atteste le ciel que l'accusée es innocente: j'exposerais mille fois ma vie pour le soutenir; mais le hasard m'a conduit dans ce lieu: je n'ai point d'arme, achevez d'être mon bienfaiteur en m'en procurant; j'espère les porter en votre présence avec honneur.
Jamais Gerard n'avait été plus beau; jamais son air et ses regards n'avaient porté l'empreinte de plus de noblesse et d'audace. Il venait de revoir celle qu'il adorait; il était près de combattre pour elle: l'espérance et l'amour brillaient dans ses yeux. Le seigneur d'Apremont en fut également surpris et touché; il le prit par la main: Je vais vous conduire au duc, lui dit-il: quel que soit le motif qui vous ait fait entreprendre la défense de l'accusée, il ne pout être que celui d'un homme noble et courageux; et ce prince, dont l'âme est élevée, ne peut que l'approuver. Ne soyez point en peine pour des armes. Damp abbé, dit-il à colui de Saint-Avold, confiez-moi le soin de ce chevalier jusqu'après l'issue du combat: un secret pressentiment me dit qu'il en sortira couvert de gloire. L'abbé, qui ne pouvait savoir le comte de Nevers en de meilleures mains, se contenta de lui répondre qu'il espérait que le ciel favoriserait un aussi loyal chevalier.
Le duc de Metz reçut Gerard avec un air d'intérêt et de bonté. L'air noble et la beauté de Gerard firent sur lui la même impression que sur le comte d'Apremont. Chevalier, lui dit-il, je demande au ciel de venger la mort de ma sœur, et je désire vivement qu'il vous aide à prouver que vous défendez l'innocence. Je crois lire dans vos yeux que vous cachez un chevalier d'illustre naissance sous ces habits simples: mais je diffère à satisfaire ma curiosité jusqu'au moment où je vous verrai revenir victorieux.
Le comte d'Apremont conduisit Gerard à son hôtel, lui donna le choix de ses plus belles armes et du meilleur cheval de son écurie, et prit les mesures nécessaires pour qu'il parût le lendemain avec éclat dans la lice que le comte de Bar faisait préparer.
L'appareil du combat entre Gerard et Meliatir avait un air si funèbre, qu'on ne pouvait le regarder qu'avec horreur. A l'une des extrémités de la lice, on voyait un poteau de fer entouré d'un bûcher d'épines: il était destiné pour Euriant, si son champion était vaincu. A l'autre extrémité, des bourreaux élevaient une potence, et préparaient la claie sur laquelle celui des deux qui succomberait devait être traîné. Les juges du camp, en longs manteaux de deuil, occupaient un échafaud. Le grand pénitencier, placé vis-à-vis d'eux, tenait deux livres; l'un était celui de l'Evangile, sur lequel les champions devaient jurer; l'autre contenait les anathèmes et les imprécations que le ministre devait prononcer contre celui dont l'âme serait assez perverse pour faire un faux serment.
Ni les trompettes, ni les instrumens guerriers, n'annoncèrent ce combat au peuple. La cloche d'un béfroi, destinée à marquer l'heure des supplices, avertit une troupe de pénitents, couverts, d'un long sac, d'aller chercher Euriant dans sa prison. Ils la conduisirent, enveloppée de crêpes mêlés d'étoupes, aux pieds de l'échafaud du grand pénitencier. Les deux chevaliers, la visière baissée, y furent conduits également par leurs parrains. Euriant, interrogée la première, jura qu'elle n'était point coupable, et versa des torrens de larmes au nomde sa chère Alfrède. Meliatir, pâlissant sous son casque, et pénétré d'une terreur secrète, persista dans son accusation, en portant une main tremblante sur le livre sacré. Le prêtre, se tournant vers Euriant: „Acceptezvous, dit-il, ce chevalier pour votre défenseur? Elle leva les yeux sur Gerard, et, le reconnaissant alors, quoique son casque fût fermé: Ah Dieu! s'écria-t-elle... oui, oui, je l'accepte. A ces mots, elle tombe évanouie. Le parrain de Gerard l'arrête, le voyant prêt à se précipiter de son cheval pour la secourir. On emporte Euriant à la place qu'elle doit occuper. Gerard prête son serment, abaisse la visière de son casque pour le prononcer à haute voix. Le prêtre et les deux parrains croient voir briller un feu céleste dans ses yeux; Meliatir en frémit: tous deux sont alors séparés, et conduits aux deux extrémités de la lice.
Les juges du camp ayant levé leurs bâtons blancs, en criant: Laissez aller .... les deux chevaliers baissèrent leurs lances, et s'élancèrent avec impétuosité l'un contre l'autre. Se rencontrant au milieu de la carrière, leurs lances volèrent en éclats: la force de ce choc et celui des deux boucliers fut si violente, que les deux chevaux mirent leur croupe en terre, et tombèrent avec leurs maîtres, qui restèrent quelques instans étourdis sur l'arêne: se relevant enfin, et tirant leurs épées, ils vinrent l'un contre l'autre, d'une démarche d'abord chancelante: mais bientôt, ayant achevé de reprendre leurs esprits, leurs coups terribles firent frémir les spectateurs. On vit couler le sang jusqu'à leurs éperons, de leurs armes entr'ouvertes; et le combat se soutint près d'une heure avec assez d'égalité. Gerard ayant alors jeté ses regards sur sa chère Euriant, la vit couverte de larmes, et les bras élevés vers le ciel. Gerard l'implore à son tour: grand Dieu, dit-il, soutiens mon bras, et défends l'innocence! A ces mots, il précipite ses coups sur son ennemi, l'étonne, le fait reculer, le poursuit, le frappe sans cesse: il le pousse enfin près de sa chère Euriant; et d'un coup terrible qui le blesse à mort, il le renverse à ses pieds. Gerard le désarme, arrache son casque, le porte aux pieds d'Euriant, et retourne sur Meliatir pour lui fair avouer son crime. Je meurs, dit-il; je revois une juste punition de mes forfaits: appelle les juges du camp. Ils accourent; Meliatir avoue la trahison horrible qu'il a commis, et l'instant d'après il expire.
Il n'était point en usage que les combats livrés pour crime de félonie, et qui se décidaient par celui que l'on nommait alors le jugement de Dieu , fussent honorés des regards du souverain; il se tenait ordinairement dans quelque maison voisine, avec ses hauts barons, jusqu'à ce que les juges da camp vinssent lui rendre compte de l'événement. Un des juges courut aussitôt avertir le duc de la mort et de l'aveu du coupable Meliatir. Ce prince accourt avec les comtes de Bar et d'Apremont; ils voient avec horreur le corps du scélérat étendu sur la poussière: mais leur surprise est extrême, trouvant le chevalier vainqueur et l'accus à genoux, à quatre pas l'un de l'autre, tendant les bras, et se criant mutuellement merci. Euriant, ignorant encore que Gerard connût son innocence, et se trouvant coupable de ses malheurs, implorait sa pitié. Gerard, qui l'avait abandonnée dans la forêt, et qui ne pouvait se consoler d'avoir soupçonné sa foi, lui demandait pardon à grands cris. Les seigneurs lorrains et le duc les entourent; quelques-uns des barons qui se sont trouvés à la cour plénière de Louis, et présens au pari de Liziard, les reconnaissent et les nomment. Un sentiment également rendre et généreux pénêtre le duc de Metz; il court à ces tendres amans, les relève et les réunit dans ses bras. Gerard se jette une seconde fois aux pieds d'Euriant: Je connais ton innocence, s'écrie-t-il; je suis le seul criminel: pardonne-moi, chère Euriant, ou je vais expirer à tes yeux. Ah! Gerard, Gerard, tout est oublié, puisque tu me trouves digne de toi. A ces mots, elle passe ses bras à son cou, confond ses larmes avec les siennes; et tous les spectateurs attendris ne peuvent refuser les leurs à cette réunion si touchante.
Tandis que le duc aide Gerard à reconduire Euriant triomphante dans son palais, les juges du camp donnent au peuple le spectacle hideux du corps sanglant de Meliatir traîné sur une claie autour de la lice, et pendu ensuite par les pieds.
Le duc de Metz, trop noble et trop généreux pour rien déguiser à Gerard, lui fit part de la rencontre qu'il avait faite d'Euriant dans la forêt: de l'amour qu'il avait senti naître pour elle; des offres que cet amour l'avait forcé de lui faire; et du moyen étrange, mais adroit, dont elle s'était servie pour arrêter ses transports, et pour porter ses barons à s'opposer à ses premiers mouvemens. Il finit par leur offrit ses troupes, ses trésors, et jusqu'au service des personne pour rentrer dans le comté de Nevers, et pour obtenir justice de la lâche trahison de Liziard. Le comte de Bar fit les mêmes offres à Gerard, et les seigneurs lorrains offrirent de lever leurs bannières pour une guerre aussi juste. -- Belle , dit alors Gerard à sa mie, ci voyez comme vertu reçoit guerdon de noblesse, et comme noblesse engendre toujours vertu. Oui, oh Sire , dit-il au duc de Metz, bien est assez que vous m'ayiez rendu ma mie; point n'est juste qu'exposiez vos hommes pour moi: plaise à Dieu et au bon roi Louis, justice me sera donnée. Je raurai ma comté de Nevers; et c'est de mon corps à celui du traitre Liziard que je la plaiderai .
Une fête magnifique suivit le triomphe de Gerard. Le duc le fit revêtir des habits les plus superbes, et des marques de son ancienne dignité. Pour Euriant, quelle que fût la joie qu'elle eût d'avoir retrouvé Gerard, elle ne voulut se couvrir que d'habits de deuil; et ce ne fut pas sans verser bien de nouvelles larmes qu'elle s'assit à la table du duc, dans la place qu'elle avait vue souvent occupée par Alfrède.
Sur la fin du festin, on annonça l'écuyer du comte d'Alost au duc de Metz. Ce jeune écuyer, d'une naissance illustre, reçut le meilleur accueil; il revenait de la cour de Louis-le-Gros, qu'il avait laissé depuis quelques jours avec toute sa maison à Montargis: Sire, dit-il, le comte d'Alost, votre cousin, m'envoie pour vous apprendre que le comte de Montfort, votre proche parent, vient d'avoir une dispute très-violente avec Liziard, comte de Forets et de Nevers, auquel il a fait les reproches les plus vifs sur les lâches moyens dont il s'est servi pour enlever la comté de Nevers au jeune Gerard, qui n'a pas senti les conséquences d'un pari follement hasardé, et qui non-seulement a mis au jeu son héritage, mais aussi la réputation de la belle Euriant de Dammartin, sa niéce. Ils en seraient venus aux mains, si le roi n'eût interposé son autorité. Tout ce que je peux permettre, leur a-t-il dit, c'est un tournoi, dans lequel vous paraitrez tous deux avec ceux de vos proches qui voudront vous seconder. Ces sortes de combats exercent la noblesse française sans la détruire. J'y serai présent; et la reine Adélaïde couronnera de sa main le vainqueur. Les comtes de Forest et de Montfort se sont soumis à cette décision; et le comte d'Alost, mon maître, qui se prépare pour paraître à ce tournoi, m'envoie pour vous prier, seigneur, de vous joindre à lui pour soutenir le comte de Montfort.
Le duc de Metz, enchanté de cette occasion de servir Gerard, et de le mettre à portée de punir le comte de Forest, assura le jeune écuyer qu'il serait prêt avant le temps marqué pour le tournoi, et qu'il y marcherait, lui centième, avec les chevaliers lorrains et des Trois-Evéchés. Il fit appeler le comte de Raijecourt, son grand sénéchal, lui commanda de faire préparer cent armures blanches, cent harnais pareils, et de faire exercer cent chevaux blancs pour monter la troupe, dans laquelle il voulait être confondu le jour du tournoi, de façon qu'aucun de ceux qui la composeraient ne pût être reconnu. Ses ordres furent exécutés avec tant de promptitude, que, huit jours après, les cent chevaliers, parmi lesquels le duc de Metz et Gerard étaient compris, se trouvèrent prêts pour marcher et prendre le chemin de Montargis.
Gerard passa la plus grande partie de ces huit jours aux genoux de sa chère Euriant; il ne pouvait se consoler de l'imprudence de l'avoir soupçonnée, et des périls qu'elle avait courus. Je te pardonne, mon cher Gerard, disait-elle tendrement; tu n'eusses pas fait ce pari, sans la bonne opinion que ton cœur avait de moi. Les apparences se sont toutes réunies contre moi: mon sort était d'en être souvent la victime. -- Ah! chère et fidèle mie, devais-je les croire? ne devais-je pas savoir qu'elles sont presque toujours trompeuses? Ce fut en lui baisant la main qu'il se souvint de l'anneau que lui-même avait passé dans le doigt d'Euriant le jour de ses fiançailles, et que maintenant il tenait attaché sur son cœur. Qu'as-tu fait de ce gage de ma foi, lui dit-il? -- Hélas! répondit-elle, l'aventure la plus malheureuse m'en a privé pour toujours. -- Il est donc perdu sans ressource? -- Ah! dit-elle, il est trop vraisemblable que je ne le reverra jamais. Elle lui raconta aussitôt comment l'alouette avait disparu avec ce gage de l'amour le plus tendre, et la douleur qu'elle eut de la voir s'élever dans les airs. Gerard sourit, tira l'anneau de son sein. Tu vois encore, chère mie, lui dit-il, combien les apparences sont trompeuses. A ces mots, il le remit une seconde fois autour du doigt de sa mie, et lui raconta par quel hasard il était entre ses mains; mais il ne lui dit rien des petites aventures dont la chasse de son épervier avait été précédée: nous osons croire qu'il les avait oubliées. Nous perdons bien facilement l'idée des plaisirs qui n'ont pas effleuré notre cœur; et ces momens si vifs et si doux ne nous restent présens que loisqu'ils ont été le prix d'un véritable amour.
Tout étant préparé pour le départ du duc de Metz, ce prince choisit plusieurs dames de sa cour pour accompagner la belle Euriant: leurs parures, leurs haquenées furent semblables aux harnais des chevaliers. Des loups de velours blanc couvraient leurs traits; et lorsque cette belle troupe fut mêlée ensemble, il eût été bien difficile de reconnaître ceux et celles qui la composaient. Le duc se mit en marche; il séjoura deux jours à Bar-le-Duc; l'oncle du duc de Metz promit à Gerard de se rendre à Montargis, et de confondre le lache et traître Liziard, en présence de Louis-le-Gros. Le duc de Metz, en traversant la Champagne et la Picardie, fût reçu par les seigneurs de la Bove, de Nesles et de Grandpré, qui se préparaient à se rendre à Montargis, pour y tenir le parti du comte de Montfort. La troupe de cent chevaliers et des dames vêtues de blanc, excita l'admiration générale de toutes les provinces qu'ils traversèrent avant d'entrer dans celle du Gâtinais. Dès que le duc de Metz fut arrivé jusqu'à Moret, il écrivit au roi Louis, lui rendit compte de son arrivée, du parti qu'il prenait pour le comte de Montfort, et le pria de trouver bon qu'il ne parût point ouvertement à sa cour, et qu'il restât inconnu jusqu'à la fin du tournoi. Louis, plein d'estime pour le duc de Metz, le plus puissant voisin de ses Etats, lui répondit que, quelque impatience qu'il eût d'embrasser le plus renommé de ses alliés, il se conformerait à sa volonté. Cependant Louis eut soin de faire préparer des logemens commodes pour le duc, et de les faire remplir de tout ce qui pouvait être agréable et utile.
Toute la belle compagnie blanche se rendit le lendemain à Montargis, c'était le jour que Louis avait choisi pour faire la revue générale des chevaliers que le comte de Forets et celui de Montfort avaient amenés pour tenir leur parti. Celui de ce dernier se trouva plus nombreux que l'autre de moitié: il fut obligé de faire tirer au sort ceux qui paraîtraient au tournoi: mais le respect que l'on eut pour le duc de Metz et de Lorraine, exempta ce prince et sa troupe de ne devoir qu'au sort l'honneur de combattre. Les cent chevaliers blanc furent d'abord choisis; et les cent autres qu'il fallait pour égaliser ceux du parti du comte de Forets, furent tirés de différens quadrilles: les autres furent forcés de demeurer spectateurs.
Ces deux troupes s'étant mises en ordre de bataille l'après-midi, le roi, la reine, toutes les dames, et les anciens chevaliers de la cour se rendirent dans la plaine, où le premier objet qui frappa leurs yeux fut la troupe brillante des cent chevaliers blancs. Le roi, passant avec les dames dans les rangs de l'un et de l'autre parti, visita lui-même les armes courtoises dont ils devaient se servir le lendemain, et leur fit jurer de n'en point employer d'autres. La reine Adélaïde, lorsqu'elle se trouva dans les rangs de la belle troupe du due Metz, ne put s'empêcher de dire à ses dames, que mieux semblaient-ils angelets issus de paradis, que chevaliers . Au moment où la reine passait devant Gerard, un léger coup de vent fit tomber une plume mal attachée de sa coiffure: Gerard sauta légèrement à terre, ramassa la plume, et se jetant à genoux: Grande reine, s'écria-t-il, permettez-moi de l'attacher sur mon casque; j'espère que vous la verrez toujours dans le chemin de l'honneur. Adélaïde, également spirituelle et pleine de bonté, lui répondit: Gardez-la, chevalier; quoique votre nom me soit inconnu, vous êtes en trop bonne compagnie pour que je ne la trouve pas bien placée. Tous les chevaliers blancs s'inclinèrent respectueusement sur l'encolure de leurs chevaux, pour remercier la reine de la faveur dont elle honorait l'un d'entre eux; et Gerard, baisant respectueusement le panache, l'attacha sur son casque, et alla reprendre son rang. Euriant ne parut point à cette revue générale, le crainte d'être reconnue par le comte de Montfort, son oncle, et d'être obligée de lever son masque en présence de la reine. Cette princesse s'étant retirée, les chevaliers rentrèrent, et se préparèrent au tournoi du lendemain.
Le son des trompettes annonça le lever du soleil. La seconde fois que le même son retentit dans Montargis, les deux cents chevaliers de chaque parti montèrent à cheval, l'arrivée de Louis et d'Adélaïde sur le balcon royal fut marquée par le même bruit de guerre; et les deux partis entrèrent par deux barrières différentes dans les vastes lices que l'on avait préparées. Le présomptueux Liziard, comptant sur sa force et son adresse fut le premier qui sortit des rangs, en défiant le comte de Montfort. Ce comte, en ce moment, avait été forcé de passer derrière sa troupe pour faire resserrer les sangles de son cheval: Gerard ne put supporter la présence et l'audace de son ennemi mortel; il courut sur lui la lance en arrèt. Liziard brisa la sienne sur son bouclier; et Gerard portant la sienne à la visière, renversa sur le sable le comte de Forest. Le coup fit sauter son casque de sa tête; et Gerard, le portant au bout de sa lance au pied du balcon de la reine: Madame, dit-il, daignez recevoir le premier coup que je viens de porter en votre honneur. Adélaïde reconnut le chevalier au panache qu'il avait reçu d'elle: Sire, dit-elle au roi, de tels présens vous conviennent mieux qu'à moi; et ce chevalier me paraît bien digne que vous l'acceptiez. Ce brave et valeureux prince reçut le casque, détacha de son cou une riche chaîne, et, la passant autour de celui de Gerard: Brave chevalier, lui dit -il, le cœur me dit que ce ne sera pas le soul prix que nous aurons à vous donner aujourd'hui. Gerard se retira d'un air respectueux, et rentra dans la troupe du duc de Metz, sans avoir été reconnu. Pendant ce temps, le comte de Montfort s'était avancé; et, surpris de voit Liziard déjà renversé, sans casque, et dans les bras de ses écuyers qui l'aidaient à se relever, il s'écria: -- Qui de vous chevaliers, voudra donc m'acquitter du premier coup que je dois en l'honneur des dames? Le comte de Briare, proche parent de Liziard, s'avança, courut sur lui, et vola des arçons dès la première atteinte. Les doux tenans ayant donc fait chacun leur joûte d'honneur, les deux troupes s'ébranlèrent, coururent l'une contre l'autre, faisant trembler la terre sous les pieds de leurs chevaux: l'air retentit au loin de leur choc terrible: la plupart des lances furent brisées, et le milieu de la lice fut couvert de débris, de chevaliers et de chevaux renversés. Louis et Adélaïde, suivant des yeux Gerard qu'ils reconnaissaient à la plume blanche comme à la chaîne qu'il venait de recevoir, virent porter à terre trois autres chevaliers avant que d'avoir rompu sa lance.
Bientôt un nouveau bruit frappa l'air, et devint encore plus continu par la multiplicité des coups que les chevaliers, l'épée à la main, se portaient sur les armes. Rien ne pouvait résistr à celles de Gerard: on le voyait s'ouvrir un passage dans les rangs, s'élancer au milieu des troupes les plus serrées, les mettre en désordre; et, tour-à-tour, il dégagea le duc de Metz et le comte de Montfort, que ceux du parti de Liziard avaient entourés, et faisaient prisonniers. Gerard, s'attachant à ceux qui paraissaient les plus considérables par la richesse de leurs armes, en fit dix d'entre eux prisonniers, qu'il conduisit l'un après l'autre au balcon de la reine. L'usage des tournois ne permettait point aux prisonniers de rentrer dans la mêlée, ils ne pouvaient plus s'éloigner du balcon royal, qu'ils ne fussent échangés.
Le parti de Liziard allait toujours en diminuant; bientôt celui du comte de Montfort eut une si grande supériorité, que le roi jeta son bâton. A ce signal, les juges du camp et les hérauts firent cesser le tournoi, et déclarèrent le parti du duc de Montfort vainqueur.
Les deux troupes s'étant séparées, allèrent se désarmer; et Louis ayant assemblé les anciens chevaliers de s cour a ce les juges du camp, pour prendre leur avis, il fut décidé tout d'une voix que le parti du comte de Montfort était vainqueur; et que le mieux faisant de l'un et l'autre côté, et celui qui remportait le premier honneur de cette journée, était le chevalier au panache blanc et à la chaîne d'or.
Louis envoya deux hérauts et l'un de ses chevaliers faire compliment au comte de Montfort sur sa victoire, et le prier de se rendre le lendemain au palais, à la sortie de la messe, et d'amener avec lui le chevalier au panache blanc, reconnu d'une voix unanime pour avoir remporté l'honneur du tournoi. Le comte de Montfort répondit respectueusement au compliment de Louis, et promit de se rendre le lendemain à ses ordres. Il y parut en effet le matin, sans être armé, avec les chevaliers de son parti, vêtus avec la plus grande magnificence, hors les cent chevaliers blancs qui restèrent couverts de leurs armes blanches, la visière baissée, et conduisant au milieu d'eux sept dames masquées, dont celle qui paraissait la principale était conduite par le chevalier au panache blanc et par l'un de ses compagnons: ils rangèrent en ordre dans un grand salon, et Louis avait fait ordonner au comte de Forest de se rendre, voulant achever d'accommoder et de finir la querelle qu'il avait eue avec celui de Montfort.
Louis et la reine Adélaïde furent três-surpris, en entrant dans le salon, de voir les cent chevaliers blancs la visière baissée, et les dames qu'ils avaient conduites avec eux couvertes de leur masque. Gerard avait tous ôté son panache blanc et sa chaine; il tenait l'un et l'autre cachés sous son bouclier. Louis ayant appelé le comte de Montfort, lui demanda l'explication de ce mystère, et le pria de lui faire connaître du moins celui de ses chevaliers dont il avait admiré valeur. Permettez, Sire, dit-il, qu'aucun de cette troupe ne se fasse connaître qu'en présence du comte de Forest; ils n'attendent que ce moment pour porter leurs hommages a vos pieds.
Louis fit aussitôt appeler Liziard, qui parut avec une suite peu nombreuse, presque tous ceux de ses compagnons ayant été trop maltraités la veille pour être en état devenir à la cour. Euriant, en voyant ce scélérat dont la trahison avait causé tous ses malheurs, serra la main de Gerard, chancela, serait même tombée, si celles qui l'accompagnaient ne l'eussent soutenue. Gerard, transporté de fureur en voyant son ennemi, peut à peine s'empêcher de la faire éclater; cependant il s'avance d'un air respectueux près de la reine, met un genou en terre, et tirant la plume blanche cachée sous son bouclier: Madame, dit-il, je viens vous rapporce panache, auquel seul je dois l'honneur du tournoi; et vous demander la permission de le porter le reste de ma vie pour cimier sur mes armes. Adèlaïde prit la plume, la passa dans une riche agraffe couvertes de diamans, et la rattacha de sa main sur le casque de Gerard qui se prosternait à ses pieds. Se relevant aussitôt, il se met une seconde fois au genoux de Louis: Sire, dit-il, voici la chaîne que je tiens de votre main royale; elle m'attache à votre Majesté pour le reste de ma vie. En parlant ainsi, il baise la chaîne, la remet à son cou, et poursuit: Je suis votre homme, Sire; comme tel, je demande justice à mon maître; et le plus brave prince de l'univers ne peut me la refuser. A ces mots, il se lève, se tourne vers Liziard: Comte de Forest, dit-il à haute voix, je t'accuse comme parjure, traître, menteur, et je demande le combat à toute outrance contre toi. Liziard étonné, mais furieux de l'affront qu'il reçoit en présence de Louis et de toute la cour: Qui peut te donner l'audace de t'attaquer à moi, lui répond-il? Fais-toi connaître; mon rang ne me permet pas de mesurer mon épée avec quelque vil aventurier tel que tu me parais l'être. Gerard indigné se préparait à lever la visière de son casque, lorsque le comte de Montfort arrête sa main; et sur-le-champ le duc de Metz, le comte de Bar, les quatre chevaliers lorrains que nous avons nommés, s'avancèrent, délacèrent leurs casques, s'écrièrent avec le comte de Montfort: Sire, nous répondons pour le chevalier inconnu; sa naissance est égale à celle du comte de Forest, dont le cœur est aussi lâche et perfide que celui de son adversaire est noble et généreux; ce que nous sommes prêts à prouver de notre corps et de nos biens envers et contre tous . Louis, au moment que le duc de Metz et de Lorraine ôta son casque, se leva de son siège, et vint l'embrasser: Mon frère, lui dit-il, l'honneur que vous faites à ce chevalier le rend digne de mesurer son épée avec tous les souverains; et je tiendrais le comte de Forest pour un lâche, ajouta-t-il en regardant Liziard, s'il balançait à défendre son honneur contre le chevalier inconnu... Non, je ne balance plus, répondit Liziard avec fureur; je vais le punir à vos yeux: mais je vous déclare en présence de tous, que je renonce à l'hommage que je vous ai prêté, et que je ne voudrais pas tenir de vous un seul éperon.
La réponse audacieuse de Liziard excita parmi les chevaliers l'indignation et le murmure. Comte, lui répondit Louis, je ne vous regrette ni ne vous crains; il m'en coûtera peu pour punir un rebelle de plus: mais songez vous laver en ce moment, ou bien votre dégradation d'armes servira d'exemple à la chevalerie. Liviard furieux: Qui que tu sois, dit-il au chevalier inconnu, ta mort vengera mon injure; attends-moi si tu l'oses.... Oui, je t'attends, répondit froidement Gerard.
Tandis que Liziard allait prendre ses armes, Louis et toute sa cour descendirent dans la vaste place du palais, avec le duc de Metz et toute sa suite. Adélaïde resta sur un balcon qui dominait sur cette place: elle appela les dames blanches auprès d'elle, et prenant par la main celle qu'elle avait déjà remarquée: Quoique je ne vous connaisse point encore, lui dit-elle, un tendre intérêt pour vous m'agite en ce moment; je vous crois la cause du combat qui va se livrer, mais quel qu'en soit l'événement, comptez sur mes soins et sur ma protection. Euriant embrassa les genoux d'Adélaïde; l'abondance de ses larmes qui coulaient sous son masque, baigna la main de cette charmante reine. Le connetable Mathieu de Montmorenci touché de ce spectacle attendrissant, et pénétré de voir les beaux yeux d'Adélaïde mouillé de pleurs, ne put s'empêcher de s'écrier: Ah! qu'elle est bien digne du plus beau trône de l'univers! Le connétable adorait en secret Adélaïde: mais le plus vertueux des chevaliers et le plus fidèle sujet de Louis avait toujours retenu cet amour malheureux dans son cœur: quelques rangs qu'il tint à la cour, quelques services éclatants qu'il eût rendus à l'Etat, son âme, aussi fidèle à son maître que passionnée pour Adélaïde, ne s'était jamais laissée pénétrer; on était même en générale persuadé de son indifférence, et qu'il n'était ému que par l'amour de la gloire. Ce chevalier, renommé dans toute l'Europe, et le premier seigneur de l'Etat, avait refusé constamment la main de plusieurs princesses qui l'auraient fait souverain. Toujours attentif à ce qui pouvait intéresser Adélaïde, il s'avança près d'Euriant, et lui dit qu'il enviait au duc de Metz l'honneur de l'avoir sous sa garde, et qu'il partagerait celui de la servir en toute occasion.
Une rumeur qui s'éleva vers l'une des extrémités de la place, fit tourner les yeux de ce côté. Liziard parut à pied, couvert de ses armes, et se souvenant du désavantage qu'il avait eu la veille en combattant à cheval contre le chevalier au panache blanc, il envoya l'un de ses écuyers lui dire qu'ayant le choix des armes et de la manière de combattre, il voulait que ce fût à pied avec la hache et le poignard; il fit porter en même temps deux de ces espèces d'armes offensives, pour que juge du camp les visitât et les partageât entre eux.
Gerard fut conduit par le duc de Metz jusqu'au milieu de la place, et le comte de Briare accompagna de même Liziard. Les deux parrains, ayant tous deux la visière levée, se mirent à distance égale des combattans, appuyés sur le pommeau de leurs épées: les juges du camp nommés par le roi s'étant approchés, leur firent prêter serment. Gerard répéta sa même accusation, qui fut suivie du démenti de Liziard; et les juges se retirèrent en criant à leurs parrains: Laissez aller les combattans . Tous deux s'attaquèrent avec audace. Liziard, plus grand que Gerard, et redoutable, la hache à la main, espérait l'abattre sous ses premiers coups guidés par la fureur, le sang-froid et l'âme tranquille de l'amant d'Euriant lui faisaient attendre le moment de punir son ennemi; et lui rompant la mesure à chaque coup, son bouclier n'en était frappé qu'en effleurant: la pointe de sa hache, qu'il portait souvent dans la visière de Liziard, en brisa la grille; le sang de ce traitre coula bientôt sur ses armes, et commençait à l'étouffer sous son casque, et à lui faire perdre haleine. Gerard s'en aperçut; et, l'attaquant à son tour avec plus de force que dans le commencement du combat, un coup terrible qu'il porta sur le bras de Liziard fit tomber ce bras avec la hache sur le sable qui fut inondé de son sang. Gerard, saisissant alors son ennemi d'un bras victorieux, l'entraîna jusqu'auprès du balcon de la reine; et ce fut alors que, levant la visière de son casque, et portant la pointe de son poignard celle de Liziard qu'il venait de lever aussi: rends-toi, traître, lui cria-t-il: avoue tes crimes, et reconnais Euriant et Gerard. Dans ce même instant, Euriant, qui voit celui-ci victorieux, lève les bras au ciel, arrache son masque, et se jette aux genoux d'Adélaïde qui la reconnaît, la relève et l'embrasse. Les approches de la mort inspirèrent en ce moment un heureux remords au comte de Forets. Le ciel est juste, dit-il d'une voix affaiblie: achève de m'arracher une honteuse vie, mais pardonne-moi l'affreuse trahison que je n'eusse point exécutée sans le secours de la détestable Gondrée. Louis s'étant approché, Liziard fit l'aveu de ses crimes en sa présence, et le pria d'investir le comte de Nevers de la comté de Forets qu'il lui remettait en réparation de son forfait. L'abbé Suger, qui se trouvait présent, fut assez touché du repentir de Liziard pour courir le demander à son vainqueur, qui le remit entre ses bras, où peu d'heures après ce coupable comte expira.
Louis ramena Gerard triomphant près de sa chère Euriant. Adélaïde et lui prirent les mains de ces deux tendres amans, les unirent; et Suger, qui venait de recevoir les derniers soupirs de Liziard, leur fit renouveler le serment sacré de s'être à jamais fidèles. Leurs noces furent célébrées avec une magnificence digne de la cour de Louis et d'Adélaïde. Le prévôt de la cour partit en diligence pour Nevers, fit arrêter Gondrée, tira l'aveu de tous ses crimes, et la fit expirer dans les flammes. Gerard prêta le double hommage des deux comtés. Ce comte et sa charmante mie s'attachèrent à la cour de leur souverain; ils l'embellirent par leur présence, comme ils embellirent tous les jours de leur vie par la constance de leur amour. Devenus maîtres de Montbrison, de Maisigly et des bords fleuris du Lignon, ils les peuplèrent d'amans fidèles. C'est de Gerard et d'Euriant, sa mie, qu'Astrée et Céladon sont descendus; et le sang des Châteaumorant, qui coule encore dans les veines de l'auteur de cet extrait, en donna tous les mœurs à toute sa race.