MA-GAKOU HISTOIRE JAPONNOISE, TRADUITE Par l'Auteur D. R. D. S.

La Critique embellit les plus ſimples propos, Et l'admiration eſt le ſtyle des Sots.

Desin. Imp.

A GOA, Par exprès commandement de l'Empereur.

1752.

EPITRE DEDICATOIRE
A l'Ombre de Lamekis, Voyageur Egyptien.

Ombre trois fois illuſtre du docte Lamekis.

C'EST à vos voyages extravagans que je dois, l'amour que j'ai pour la Folie, cette Hiſtoire eſt l'eſſai d'une imagination qui aſpire à devenir auſſi déréglée que la vôtre; puiſſent l'étude & le tems fondés ſur le goût d'un Siécle éclairé, me mériter la vingt-ſeptiéme partie des ſuffrages dont vous jouiſſez dans le ſouterrain Littératre que votre Ombre embellit encore aujourd'hui.

Gardez-vous, grand & ſublime Lamekis, de m'envoyer des préſens; ſingulier dans mes projets, je fronde les uſages établis, & je vous adreſſe gratuitement l'Hiſtoire de Magakou

Je ſuis de votre Ombre, le plus obéiſſant ſerviteur.

Place réſervée à une Preface, qu'on ſe diſpoſe à inſérer à la huitiéme Edition de cet ouvrage.

Nota: qu'elle ſera extraordinaire, car l'Auteur ne dira ni bien de ſon livre, ni ſottiſes du Public.

AVANT-PROPOS

Très-néceſſaire à ceux qui n'entendent pas la Langue Japonoiſe.

IA-KAGOU, paſſoit pour le Citoyen plus riche du Japon, & ce qui étonnera, le plus honnête homme Receveur des Douanes de l'Empire, il avoit acquis des biens immenſes, & une réputation de probité, qu'on accorde rarement même a la vertu opulente.

Maga-kou, ſon fils unique, fut élevé avec les ſoins qu'on doit à un jeune enfant deſtiné à remplir une des premieres Places de l'Empire, l'uſage Aſiatique eſt en cela bien différent de celui de l'Europe, toutes les Charges ſont vénales dans le Japon, & avec de l'argent, le dernier des Citoyens, peut eſpérer le premier rang, dans colui des trois Etats qu'il veut choiſir; ſages Européens, que vos maximes ſont différentes! Le mérite fait tout chez vous, & l'argent que vous regardez comme la ſource des crimes, n'excite que votre indignation, juſqu'à quand, illuſtres Japonnois, mes chers compatriotes vendrez-vous les dignités de l'Empire? Faut-il que des Bonzes ignorans achetent le droit d'ouvrir les portes d'or du Temple ſacré de Brama , que des Citoyens peu expérimentés payent la fantaiſie de faire égorger cent mille hommes, ou d'enlever au très-pacifique Empereur de la Chine, des Provinces où nous n'avons aucun droit? Faut-il enfin que des enfans ſortis à peine des écoles de Zamaël , puiſſent avec la fortune de leurs Peres, s'aſſeoir ſur les Lions rouges , au rang de nos intégres Satrapes .

Après cette exclamation, très-intéreſſante pour ceux qui aiment les réfléxions, je dirai que le fils de Ia-kagou, fut mis au ſortir de Zamaël, entre les mains d'un vieillard reſpectable, qui joignoit la fortune ne lui ayant pas permis de juger les hommes, ou de commander les Armées, il avoit brigué pendant dix ans la Place de Surveillant de Ma-gakou, qu'une Maîtreſſe de ſon Pere lui avoit enfin obtenu.

Ce Gouverneur, dont la Charge étoit d'orner l'eſprit de ſon Eléve, par la connoiſſance des Sciences utiles, ou d'arrêter la fougue des paſſions toujours impérieuſes à cet âge, s'appercevant que les inclinations de Ma-gakou étoient oppoſées aux principes qu'il vouloit lui donner, il eſſaya un ton ſévére qui pût en impoſer, mais l'Eléve indocile annonça à ſon Gouverneur qu'il le chaſſeroit, s'il s'aviſoit encore de lui donner des leçons, le Gouverneur qui avoit intérèt de conſerver ſa Place, devint le complaiſant d'un homme dont il devoit être le Mentor, Ma-gakou livré à lui-même, abandonna les Sciences, s'adonna abſolument à la Lecture dangereuſe des Romans & des Contes de Fées, que deux ou trois Auteurs compoſoient exprès pour le réjouir.

Ia-Kagou, qui dépenſoit mille darigues par mois, pour l'éducation de ſon fils, ſe perſuada qu'il en avoit profité, & en le ſuppoſant un ſujet accompli, il lui propoſa de ſe marier, Ma-gakou aimoit les femmes, mais il craignoit de hair la ſienne, d'ailleurs il avoit la manie de voyager, ces conſidérations l'engageren à preſſer ſon Pere de ſuſpendre ſon hymen, Ia-Kagou en feignant de condeſcendre aux déſirs de ſon fils, chercha dans l'Empire une fille vertueuſe, qui pût réunir toutes les perfections qu'on déſire dans une maîtreſſe, Goa lui en offrit vingt, mais la répugnance de Magakou les refuſa toutes, les vertus des unes, les défauts des autres, lui ſervoient également d'excuſes, & ce ne fut qu'après avoir vu la plus belle perſonne de l'Empire, qu'il promit à ſon Pere de ſe marier, pourvû qu'il lui permît de faire auparavant un voyage au Temple du bonheur. Ia-Kagou ſe rendit aux volontés de ſon fils, mais il exigea qu'avant ſon départ, il promettroit ſur les Autels de Brama, de s'unir à ſon retour à la Lelle Famaga, le titre de belle n'étoit point ici un éloge fade qu'on prodigue à toutes les femmes, & dont elles ſont preſque toujours les dupes; l'extrait d'une Lettre par un Miſſionnaire Chinois, écrite à un de ſes amis, a Bingal, fera connoître la belle Famaga, beaucoup mieux que tout que je pourrois en dire.

Goa le 7. de la Lune de Na-Gi-Ki, le Soleil ſe couchant dans le ſein ſacré de Brama.

“J'aſſiſtai hier, Docte & Illuminé Zerbi-Gou , à la cérémonie des auguſtes fiançailles de l'illuſtre fils du bienfaiſant Receveur des Douannes, avec la vertueuſe Famaga: ſi Brama nous permet d'admirer quelquefois ſes Créatures, ſouffrez que je porte vos pieux hommages aux pieds de cette incomparable beauté, je vais la peindre telle qu'elle s'eſt préſentée aux yeux du ſerviteur indigne qui vous écrit.

„Famaga joint à l'avanta„ge d'une taille au-deſſous de la médiocre des yeux très-petits, elle a la tête groſſe, les cheveux rouges, les oreillles longues, le nez épaté, la bouche grande, les dents bleuës, & le viſage d'un livide admirable, ceux qui ont eu le bonheur de baiſer ſes grands pieds, aſſurent que ſon eſprit répond à l'élégance de ſa figure, puiſſe Brama nous ménager dans la demeure céleſte une Divinité ſemblable!

Après ce portrait d'autant moins ſuſpect, qu'il part d'un Miſſionnaire voyageur, qui n'a jamais menti, il eſt aiſé de croire que Ma-gakou promit ſa main & ſon cœur à la belle Famaga.

L'objet de ſon voyage, au Temple du bonheur, intéreſſoit ſa famille, & il l'allarmoit en même tems, les dangers des chemins, les longueurs de cette caravanne, pouvoient jetter de l'incertitude dans le cœur de l'impatiente Famaga, & éloigner par là une alliance qu'on ſouhaitoit avec ardeur; Ma-ga kou diſſipa les inquiétudes de ſon Pere; il lui promit que ſi dans huit jours il n'arrivoit pas au Temple du bonheur, il renonçoit à ſes projets, & qu'il reviendroit jouir au centre de ſa famille, des divins appas de ſon épouſe; Pegadon , ſon ſurveillant fut nommé pour l'accompagner dans ce voyage, ſon occupation pendant la route devoit être de payer les Auberges, d'égayer ſon Maître avec des vieux Contes, dans leſquels il gliſſoit à propos quelques traits de Morale, tel eſt le pénible emploi d'un Gouverneur en campagne; le jour fixé pour le départ, Magakou demanda la permiſſion de voir Famaga, l'uſage la lui accordoit, mais à condition qu'il ne lui parleroit point, l'amant qui ſe piquoit de diſcrétion, promit d'obéir, Famaga arriva, elle ouvrit ſa grande bouche & des pleurs coulerent de ſes petits yeux, il n'en fallut pas davantage, pour engager Ma-gakou de rompre le ſilence, il avoit déja la bouche ouverte pour s'expliquer, quand le ſurveillant de Famaga, portant la main à ſa langue, la lui tira avec tant de cruauté, qu'elle lui fit verſer des larmes.

La crainte d'eſſuyer un nouveau ſupplice de ce genre, ôta à Ma-gakou l'envie de tenter une ſeconde converſation, il obtint ſeulement la permiſſion de baiſer la ceinture de la robe de ſon amante, faveur dautant plus extraordinaire que dans le Japon, elle ne s'accorue qu'à ceux qui ſont forcés de garder le ſilence pour avoir trop parlé; le fils de Ia-Kagou, touché d'une grace auſſi flatteuſe, baiſa cinq fois le pouce de la main gauche de ſon Pere, & partit.

MA-GAKOU HISTOIRE JAPONNOISE,
CHAPITRE PREMIER.

Comme quoi Ma-gakou ſortant de Goa, eſt arrêté par la vertu d'un Taliſman.

MA-gakou, étoit à peine à trois lieues de la ville, qu'il tomba dans une ſombre mélancholie, ſes gens en furent allarmes, & la douleur paſſa juſques dans l'ame de ſes courſiers & ſemblables, remarque élégamment l'Auteur, à ceux d'Hypolite, ils partageoient la douleur de leur Maître.

Pegadon allarmé de l'état de ſon Eléve, quitta le ton ſérieux par lequel il avoit débuté, il fit quelques vieux Contes, qui augmenterent agréablement la fureur de Magakou, le Gouverneur inquiet, d'avoir vu ſes plaiſanteries ſans effet, ordonna au conducteur du Char de doubler le pas, les courſiers immobiles s'arrêterent, on eut beau les frapper, ils bravoient le Dieu , qui dans ce déſordre affreux , s'abaiſſoit à piquer leurs flancs poudreux .

On crie, on menace envain, tout devient inutile; les chevaux reſterent dans le même état, Ma-gakou interdit, gardoit un ſilence profond, ſon Gouverneur prenoit la liberté de l'interroger, ſes eſclaves oſoient le regarder, mais toujours ſombre, il étoit tout entier à ſa douleur, ſans vouloir même qu'on en démêlât la cauſe.

Pegadon prit alors ſur lui de taire une priere à Gimanda , ce Dieu qui préſide aux voyages, ne répondit à l'invoca nion, que par une pluye de ſifflets de fer blanc qui vint inonder la campagne, où l'Equipage ou voyageur attendoit un tems plus heureux pour ſuivre ſa route; Magakou étonné, porta la main à ſa tête pour appuver ſon bonnet, mais ſes doigts meurtris par les ſifflets, furent les avant-coureurs d'un malheur qu'on développera peut-être dans le cours de cette hiſtoire véritable.

Cette pluye dura vingt-ſept minutes, les Peuples des lieux voiſins, informés de cet orage ſingulier, en chercherent la cauſe dans Mathieu Lansberg , mais cet Aſtronome n'ayant pas eu l'eſprit de prévenir un événement naturel, on courut à l'Almanach des Théâtres , ouvrage prophétique, qui annonce tout ce qui a été dit il y a longtems, le Bramine Aſtrologue, qui fabrique ce Calendrier avec Privilége , ayant eu la diſcrétion de paſſer ſous ſilence une choſe qu'il ignoroit, on n'eut pour derniere reſſource, que les petites affiches dans leſquelles on ne trouva pas plus d'éclairciſſement que dans les ouvrages précédens.

Les Japonnois indignés de l'ignorance des Aſtronomes, prirent le parti de ſe rendre aux lieux où l'orage étoit tombé, de quel étonnement ne furent-ils pas frappés, à la vué des ſifflets, chacun en amaſſa autant qu'il put en porter, & n'eut rien de plus preſſé que d'aller à Goa les vendre à des Européens, qui ne paſſent les mers, que pour acheter ces bagatelles merveilleuſes, auxquelles le luxe & le caprice donnent un cours néceſſaire; un Français, que la ſoif de l'argent, bien moins que l'intérêt public, avoit attiré dans le Japon, fit une pacotille de tous les ſifflets, & les apporta à Sipra , où il s'aſſocia avec quelques Auteurs modernes qui eurent la complaiſance de prouver par leurs ouvrages, la néceſſité de cet inſtrument; mais laiſſons les ſifflets en Europe, ne perdons pas de vue le triſte Ma-gakou.

Ce jeune homme, qui crut que la fin de l'orage alloit lui rendre la tranquillité, remonta dans ſon Char, & il prit ſans aucun projet un des ſifflets qu'il y trouva, mais il n'en eut pas plûtôt fait entendre quelques ſons, que Pedagon ſe mit à faire des cabrioles, & à ſuivre en ſautant le Char, qui alloit avec une rapidite extraordinaire.

Cet événement ſi oppoſé à celui qui venoit de frapper Ma-gakou dérida ſon front, Pegadon ſembloit par ſes poſtures ſinguliéres, le prier de ſuſpendre des ſons qui faiſoient ſon ſupplice, mais le voyageur qui vouloit fuir des lieux qui avoient porté le chagrin le plus vif au fond de ſon ame, continuoit à ſiffler, les courſiers plus ardens doubloient le pas, & le Gouverneur ſuivoit en cabriolant toujours.

Ce manége qui dura pendant trois heures, fut ſuſpendu par la curioſité de Magakou, ou plutôt par le pouvoir du taliſman dont on a parlé à la tête de ce Chapitre; arrivé à la porte d'un Palais ſuperbe, ſur le Frontiſpice duquel il vit les buſtes de Pallas & de Momus , qu'une main hardie avoit honoré de ſes peines , expreſſion nouvelle qui veut dire ou à peu près, que ces deux figures étoient gravées, à cet aſpect, il fit arrêter ſon Char, & s'appuyant ſur Pegadon, qui avoit repris ſon allure ordinaire, il s'approcha pour lire ces vers Japonnois, que je traduis en Français pour la commodité de ceux qui n'entendent pas le Grec.

Les habitans de ce charmant Palais,
Amoureux ſans aimer, Monarques ſans Empire,
Obligés par Etat de remplir vos ſouhaits,
Pour de l'argent, font pleurer & font rire.

Cette inſcription dont Magakou ne comprenoit pas le ſens, l'engagea à recourir aux lumieres de ſon docte Gouverneur, qui après bien des conjectures aſſez vagues, oſa avancer qu'il croyoit que ce Palais étoit l'azyle d'un certain nombre de Rois & de Princeſſes, gagés par le Pubue qu'ils amuſoient, ou qu'ils attriſtoient, ſuivant les vuës qu'on avoit en y entrant, que Brama, dit Ma-gakou, ne jette ſur mon individu, que le quart de la portion de ſoleil qu'il répand ſur le reſte de la nature; s'il m'arrive jamais de donner de l'argent pour pleurer, les hommes n'ont-ils pas aſſez de chagrins particuliers, ſans chercher encore à s'attendrir ſur le malheur des gens qu'ils ne verront jamais, ſortons donc, car je crains la triſteſſe. Venez, dit alors un Auteur qui entendoit raiſonner le Voyageur, on joue ma Piéce, & je vous proteſte que vous trouverez de la bonne plaiſanterie. Ma-gakou tira quatre Dariques de ſa poche, & il entra avec ta ſuite dans le Palais.

CHAPITRE II.

Comme quoi Ma-gakou, qui vouloit rire, pleura beaucoup.

Après avoir paſſé une Gallerie immenſe, le Voyageur arriva dans la grand'Salle du Palais; ſes yeux éblouis d'un Spectacle brillant, parcouroient avidement les différentes Places de ce ſéjour enchanté, Pegadon, que j'ai peint comme un homme d'eſprit & de pénétration, ſoupçonna alors qu'il étoit à la Comédie, & il partit de là pour promettre beaucoup de plaiſir à ſon Eléve.

Le lieu deſtiné à placer ceux qui devoient réjouir le Public, étoit entouré d'une double baluſtrade qu'occupoit un tas d'eſclaves: Quoi dit le Voyageur, les eſclaves ont de grands Priviléges danscet-te ville! Qui vous porte à le croire, reprit le Gouverneur? Quoi, repartit Ma-gakou, ne les voyez-vous point ici aſſis au premier rang? Eſt-ce donc pour amuſer des eſclaves, que ce Palais eſt ainſi décoré? Ne vous y trompez pas, Seigneur, répondit Pegadon; ces gens qui occupent à ce moment les premieres places, ſont payés pour cela; les Grands de la ville, ou ceux qui ſont aſſez riches pour le paroître, curieux d'étaler des robes éclatantes, veulent être placés ſur les gradins les plus élevés, & comme ils ne pourroient avoir ces Places par eux-mêmes, ſans contrevenir à l'uſage qui veut qu'on arrive tard, ils envoyent un eſclave qui les repréſente. Et ces femmes, reprit l'Eléve, dont la parure eſt ſi brillante & le teint ſi fleuri, ſont-elles auſſi des eſclaves? Non, répondit le Gouverneur, mais elles ne viennent dans ce Palais, que pour en faire; leurs yeux complaiſans errent de tous côtés, juſqu'à ce que fixés ſur celui qui leur plaît, elles puiſſent le trouver aſſez aimable, pour lui ôter l'envie de vouloir leur paroître tel à l'avenir, mais encore quelles ſont ces femmes? Leur état, répartit Pegadon, eſt l'indépendance, & leur occupation le plaiſir, quoiqu'elles ſoient preſque toutes d'une naiſſance différente, elles concourent au même but. outes ces petites chambres à jour ſont indiſtinctement occupées par des Princeſſes, des Financieres & des Chanteuſes d'Opéra, pour deux dariques, la femme d'un Commis des Gabelles de l'Empire peut s'aſſeoir à côté de celle du premier Miniſtre; je vois que vous me ſerez néceſſaire, repartit Ma-gakou, continuez à m'inſtruire utilement, je commence à vous trouver ſupportable; quels ſont ces hommes diverſement vêtus, qui s'agitent ſi violemment dans cette eſpéce de Place qui eſt au-deſſous de nous?

A leurs clameurs, je les prendrois pour des eſclaves, votre erreur ſeroit grande, répondit Pegadon, ce petit nombre d'hommes que vous voyez là, tient tout le monde en reſpect; Souverains des habitans de ce Palais, ils les admettent, ou les proſcrivent au gré de leur caprice, car pour ne rien vous cacher, je dois vous prévenir que la Place qu'ils occupent leur donne ſeule le droit de iuger, le mérite y a rarement part; cette Place, reprit Ma-gakou, eſt apparemment fort chère; non, Seineur, repartit le Gouverneur, on y entre pour ſix Zanit ; & il n'y a pas de porte-faix en cette ville, qui n'ait le droit en payant cette petite ſomme, de rejetter un bon Acteur, ou d'en applaudir un mauvais; Etrange ſingularité des Japonnois, continua Pegadon en moraliſant; on ne voit qu'abus & inconſéquence dans leur conduite; le jugement des hommes & de leurs ouvrages ſera-t-il toujours abandonné à la Place, & ne le donnera-t-on jamais aux talens? Parce que jadis il n'y avoit pour les Auditeurs, que l'enceinte que ces hommes occupent, & que compoſant tout le Spectacle, la liberté de juger leur appartenoit de droit, ils ont conſervé cet ancien Privilége, & ils en jouiſſent aujourd'hui avec l'indiſcrétion attachée à un Peuple mutin & leger. Le Gouverneur alloit pourſuivre, quand on leva le rideau, deux eſclaves entrerent ſur la Scene; interdits à la vué des Spectateurs, la parole leur manqua, & je préſume qu'ils n'auroient pu continuer, ſi du fond d'un ſouterrain d'où il ſortoit de la fumée & du feu, une voix caſſée ne leur eût inſpiré ce qu'ils devoient dire; revenus de leur ſurpriſe, ces deux eſclaves montrerent beaucoup plus d'eſprit qu'ils n'en avoient ordinairement; dirent des choſes, qu'il étoit cenſé qu'ils devoient ignorer, ce qui perſuada avec raiſon, que la voix qui partoit du ſouterrain, étoit la voix d'un Dieu Bel-eſprit.

Ces perſonnages, qui étoient venus ſans ſçavoir pourquoi, partirent de même, un troiſiéme leur ſuccéda, il joignoit au dehors d'une fatuité agréable, les talens qu'il faut pour paroître ce que l'on veut être, celui-ci parla avec tant d'aiſance, dit des choſes qui étoient ſi propres à ſon caractére, qu'on ſoupçonna qu'il pouvoit ſe paſſer des inſpirations du Dieu; amante, du moins celle qui ne pouvoit plus l'être, puiſqu'elle étoit ſa femme, parut avec lui; quelle douceur dans les plaintes? Quelle tendreſſe dans les reproches; le Public intéreſſé dans leur querelle, auroit ſouhaité qu'ils s'aimaſſent, ſi l'uſage n'y avoit été contraire; une rivale arriva, elle joignoit les graces du naturel, aux charmes de la beauté, ſi ſon aſpect émut les cœurs, quelles impreſſions ne fit pas ſur eux le ton enchanteur de la voix la plus tendre?

Juſques-là, on avoit entendu des choſes frivoles, ſans être plaiſantes, & preſque toutes déplacées; le Peuple rioit, parce qu'il avoit payé pour cela, mais les gens d'eſprit, un peu plus difficiles à remuer, étoient dans un calme qui annonçoit moins encore la tranquillité que la douleur; un homme d'affaires entra; le froid qui régnoit le frappa, & voulant ſervir l'Auteur qui ne l'avoit placé là, que pour réchauffer ſa Piéce, il chargea par des contorſions & des exclamations outrées, un rôle déjà trop chargé par lui-même; mais le froid empira, & il devint enfin général, loſqu'une mère éplorée entra, un mouchoir à la main; elle venoit plaindre les égaremens d'un fils qu'elle aimoit, & elle peignoit ſa ſituation avec des couleurs ſi frappantes, que l'aſſemblée partageant ſa douleur, fondit en larmes, Ma-gakou outré d'être triſte, jura contre l'Auteur; mais les pleurs qui accompagnoient les plaintes, ſembloient faire l'éloge de celui même qu'il vouloit blâmer.

La Comédie ſe termina par des maximes que perſonne n'écouta, les femmes ſortirent, la populace ſe retira dans une maiſon ouverte à tout le monde, pour y entendre diſſerter ſon Orateur, & les Grands entrerent dans une chambre qui joignoit le Théâtre, & que l'uſage deſtinoit aux arrangemens.

CHAPITRE III.

Comme quoi le voyageur eſt emporté dans une petite maiſon d'où il revient ſans parler.

A peine Ma-gakou y parutil, qu'une jeune perſonne qui plaiſoit ſans être belle, lui fit une revérence profonde, cette prévenance n contraire aux mœurs Aſiatiques, ſurprit ce jeune homme, un point qu'il oublia de répondre à la civilité qu'on venoit de lui faire, mais on ne ſe rebuta point, & une ſeconde révérence plus profonde attira Ma-gakou près de la Dame polie, Pegadon qui connoiſſoit le danger, voulut vainement le retirer; l'Eléve indocile étoit amoureux, & il ne s'agiſſoit plus que de convenir des conditions qui devoient le couronner. Une compagne aſſez complaiſante pour ſacrifier des reſtes de prétentions au plaiſir d'obliger une amie qui lui avoit fait accorder ſes grandes entrées au Palais, offrit la petite maiſon de ſon amant, c'eſt un Seigneur diſcret, qui m'aime aſſez, dit-elle, pour permetrre que je faſſe le bonheur de deux jeunes aimables, Ma-gakou répondit à ce compliment, par une révérence décontenancée, & donnant la main à la beauté qu'il s'étoit ſoumiſe, il la fit monter dans ſon Char, avec Delaniga , (c'eſt le nom de ſa compagne.)

Arrivés tous les trois à la petite maiſon de l'amant de Delaniga, Ma-gakou ſe jetta aux genoux de Bazika , (ſa coquette s'appelloit ainſi) & voulut que le plaiſir ſcellât ſon bonheur, mais l'inſtant n'étoit pas encore arrivé, & les préliminaires n'étant point remplis, on arrêta l'empreſſement du voyageur, & on propoſa une partie de Comète en attendant qu'on ſervît; le maître de la petite maiſon s'excuſa de ne pas jouer, ſur l'obligation où il étoit d'écrire à un de ſes amis; Ma-gakou fit la chouette aux deux femmes, & l'amant de Delaniga écrivit ſa Lettre; un petit-maître qui s'étoit douté du Quadrille, entra à petit bruit dans le Salon où l'on étoit, & après s'être appuyé quelques inſtans derriere le fauteuil de ſon ami, il lui arracha ſa Lettre; l'autre qui avoit des raiſons importantes pour que ſes ſecrets ne perçaſſent point, fit des inſtances inutiles, le petit-maître ne voulant rien entendre; & en nous annonçant la Lettre la plus délicieuſe du monde, il lut ce qui ſuit:

LETTRE.

“Que votre vie, mon cher ami, eſt différente de la mienne? tranquille au ſein de la Chine, vous jouiſſez d'un objet qui vous plait, tandis que des arrangemens qui m'accablent, me forcent de recevoir dans mes bras une femme que je n'aime point. Je ſoupe comme à mon ordinaire à ma petite maiſon, mais Bazika que j'adore, va paſſer au ſortir de la table, dans les bras d'un étranger qu'elle aime, on me traînera aux pieds d'une maîtreſſe dont l'âge reſpectable m'effraye...“ Le petit-maître alloit continuer, quand Delaniga ſe leva en fureur, & arracha ce funeſte billet, qui en lui annonçant un perfide, lui rappelloit des idées qui auroient été déſagréables même à une femme aimable.

La Comète fut interrompuë, le ſoupé renvoyé, Delaniga livrée aux pleurs, partit en jettant un regard de fureur ſur l'ingrat qui la trahiſſoit, & qui n'obtint ſon pardon, qu'en lui envoyant le lendemain une robe d'or, tirée de la Manufacture de Empereur.

Ma-gakou conſterné regardoit Lazika, celle-ci qui crut que la décence l'obligeoit à vanger ſon amie, joua la fureur à ſon tour, & partit de la petite maiſon, appuvée ſur ſon amant.

Remontés dans le Char, Bazika ordonna au conducteur de prendre la route de ſa maiſon, prêts à y entrer, ils furent arrêtés par une vieille femme, qui vint dire avec myſtére, que Monſieur venoit d'arriver, & que l'impatience où il étoit, le mettoit dans une colère dont les ſuites étoient à craindre: eſt-ce votre Pere, dit bonnement Ma-gakou? Plût à Brama, repartit Bazika; celui qui m'attend eſt un Officier de l'Empereur, qui me donne cinq cens Dariques par mois, pour que je lui ſois uniquement attachée, je les prends, & je tiens parole, lorſque je m'y vois forcée comme aujourd'hui; adieu cher Ma-gakou, comptez que je partage ſincérement les regrets auſquels je vous vois en proye. Quoi, dit le Voyageur étonné, vous ſeriez capable d'aimer un autre homme que moi, après toutes les proteſtations que vous m'avez faites? .... Bazika leva les épaules en ſouriant, & quitta le crédule Ma-gakou.

Que faiſoit alors le triſte Pégadon? Accablé d'inquiétudes & de douleurs, ſes cris aigus frapperent Ma-gakou, qui errant au hazard fut charmé de retrouver ſon Gouverneur, auquel il demanda un azile où il pût tranquillement réfléchir ſur la fauſſeté des femmes, Pegadon qui craignit d'abord que les choſes n'euſſent été plus loin, fut déſabuſé par le récit que lui fit ſon Elève, & il le conduiſit à l'inſtant ſous une ten-te ſuperbe où il paſſa la nuit, j'ignore à quoi faire, dormitil? Veilla-t-il, fit-il la converſation avec quelqu'un? ou parla-t il ſeul? Voilà ce que je n'ai pu découvrir, s'il étoit permis d'expoſer des conjectures dans une hiſtoire où tous les faits doivent être ſacrés, je dirois qu'il eſt à préſumer que l'eſprit du Voyageur échauffé par la perfidie de Bazika auroit bien pu l'engager à l'apoſtropher pendant la nuit.

CHAPITRE IV.

Comme quoi Ma-gakou trouve en s'acheminant le Palais de la Fée Chicorée.

MA-gakou ſe leva à la pointe du jour, on attela les courſiers, & on partit.

La nuée des ſifflets revint à l'eſprit du Voyageur, il ne put s'empêcher de craindre quelques événemens plus funeſtes encore, Pegadon à qui il fit part de ſes allarmes, employa ſa tranquille éloquence pour le raſſurer, & peut-être auroit-il eu de la peine à v parvenir, ſi un azile enchanté, le centre de la volupté & de l'eſprit n'eût diſſipé ſa crainte, en lui ouvrant un chemin aux plaiſirs.

On entroit dans ce Palais bâti à la Moderne par une por-te de criſtal émaillé ſur laquelle on avoit gravé tous les attributs qui caractériſoient la Fée.

Chicorée étoit née ſous des auſpices malheureux, la Déeſſe Citrouille qui préſida à ſa naiſſance la condamna à ne vivre que de chicorée pendant tout le tems qu'elle reſteroit fille , & elle lui prédit qu'elle mourroit trois jours après qu'elle ſeroit mariée, laide d'ailleurs, juſqu'à la difformité, elle n'avoit pour réparer les déſagrémens de ſa figure, qu'une taille de vingt-deux piés, & un eſprit ſupérieur qui triomphoit dans tous les genres, à l'âge de trois ans Chicorée avoit fait un Poëme épique qui lui avoit attiré les hommages de tous les Sçavans de l'Aſie.

La prédiction prononcée à ſa naiſſance l'avoit allarmé, non qu'elle eût ambitionné un époux, elle avoit trop d'eſprit pour ignorer qu'un mari n'eſt guères fait pour rendre une femme heureuſe, mais l'idée de la volupté avoit remué ſon cœur dès l'âge où les autres filles s'ignorent, & voulant ſçavoir ſi la prophétie de Citrouille, en lui interdiſant le mariage, lui fermoit le chemin des plaiſirs, elle avoit oſé invoquer une ſeconde fois la Déeſſe qui calma ſes inquiétudes, en lui annonçant que ſans contrevenir à un oracle irrévocable, elle pourroit rendre les Mortels heureux, pourvu que ſes faveurs ne s'étendiſſent que ſur un homme qui auroit donné des preuves publiques de ſon eſprit, le contraire arrivant, elle étoit menacée d'une métamorphoſe qui devoit la priver de ſon être.

Chicorée fut conſolée des malheurs de ſa ſituation par le lénitif que l'Oracle y apporta; & elle n'eut d'autre objet que de faire de ſa retraite un ſéjour encnante qui pût attirer tous les beaux eſprits du Japon.

Depuis trente ans, ſes vuës avoient été remplies, & il y avoit très-peu d'Auteurs dans Goa, qui n'euſſent partagé la couche de la Fée Chicorée; dès l'inſtant qu'on apperçut le Char de Ma-gakou. On fit ouvrir la porte de criſtal, preuve ſingulière de la complaiſance de la Fée qui crut reconnoître deux Savans illuſtres dans Pegadon & dans ſon élève; les courtiers de la littérature, les colporteurs des ouvrages ſcandaleux, & les Auteurs de petites lettres contre les ouvrages qui ont réuſſi, étoient obligés de paſſer ſous une voute de chenilles qui n'étoit ſoutenuë que par des crapaux & des ſerpens.

Ma-gakou arrivé à la premiere cour, fut reçû par un Bramine révérentieux qui faiſoit les honneurs du Palais de la Fée, & qui vivant depuis vingt ans avec elle dans un commerce uni, étoit réputé ſans conſéquence ; remis par le Bramine à la ſeconde cour, il fut conduit à l'antichambre de la Fée par un Poëte Lyrique qui contrefaiſoit une Epigramme contre un Muſicien qui s'en vangeoit en refuſant un Poëme qu'il venoit lui préſenter.

Magakou & ſon Gouverneur furent annoncés, la Fée ordonna ſur le champ qu'on les préſentât. Chicorée ne refſembloit point à ces grands impérieux qui ne font attendre dans une Anti-chambre que pour flatter leur vanité, ou honorer leur indolence en affectant des occupations qu'ils ne connoiſſent pas.

Les Voyageurs ne furent pas plutôt entrés qu'elle les fit aſſeoir près d'un Canapé de velours bleu ſur lequel les plus beaux vers des lragédies modernes étoient brodés en fil d'or, on en comptoit juſqu'à trente depuis dix ans. Il eſt vrai que Chicorée qui n'aimoit pas les hors d'œuvres avoit ſupprimé tous ces vers ronflans qui portent avec eux une maxime. En quel genre, dit la Fée, en s'adreſſant à Ma-gakou: travaillez-vous? Chantez-vous les Dieux & les Héros avec Homére? Pleurezvous avec Euripide? ou riez-vous avec Ménandre? Le Voyageur interdit gardoit un ſilence profond; lorſque la Fée continuant à lui parler, lui dit en baiſſant la voix, je connois votre goût, tendre avec Anacréon, vous vous plaiſez à chanter l'amour & les graces. Je vous avouerai de bonne foi, reprit Magakou, que quoique je ſois née à Goa, je n'entends point la langue que vous me parlez à ce moment. Cet Homére & tous ceux avec leſquels vous avez la bonté de me ſoupçonner d'être en liaiſon, ſont des êtres imaginaires pour moi. Quoi, repartit la Fée, vous ne ſeriez point Auteur? Ah! Deſtin, pourquoi le conduiſoistu dans ce Palais? Convenez cependant, continuoit-elle en cherchant à ſe faire illuſion, convenez que vous avez au moins donné quelque Ouvrage dont le mauvais ſort vous empêche de faire ici l'aveu? Parlez; confiez-vous à Chicorée, elle vous aime, le mot eſt lâché, attendez tout d'elle.

Senſible à vos bontés, autant que je puis l'être, répondit le Voyageur, je dois renoncer, s'il faut les mériter par le titre d'Auteur, j'ignore l'art de preſſer le bon ſens dans des mots, & je ne connois la Proſe que pour les beſoins de la Société; il n'eſt point Auteur, reprenoit la Fée en regardant le ciel; il n'eſt point Auteur? Ah! Dieux du Japon, cruelle Citrouille, ſéparez-vous toujours les talens de la figure? Et ne peut-on être beau avec de l'eſprit!

Une foule de beaux-eſprits qui faiſoient alors leur cour à Chicorée, & qui avoient des prétentions décidées du côté des agrémens de la figure, firent ſentir à la Fée qu'elle ne les flattoit point, mais celle-ci s'excuſa ſur ſa confiance à un vieux proverbe Indien. C'eſt un bel-homme, donc il eſt bête qui a paſſé juſqu'en Europe .

Ma-gakou qui crut que le principe des bonnes fortunes etoit de ſe donner une femme célébre, fit des mines à Chicorée, qui trop émue déja par l'aſpect de ce jeune homme oſa y répondre; ſes yeux fixés ſur le Voyageur, ne voyoient plus Citrouille ni ſa redoutable prédiction; & peut-être alloit-elle en défier les effets, ſi le Bramine ſon ami qui s'appercevoit du trouble que Ma-gakon jettoit dans ſon ame, ne lui eût fait ſentir que ſa vie étoit encore néceſſaire à l'inſtruction du monde.

Soit vanité, ou déſir de vivre, Chicorée parut plus tranquille, elle voulut même pour affermir le calme qu'elle croyoit gouter, qu'on éloignât le Vovageur, & pour le faire avec bienſéance, elle recommanda à un Poëte chargé des honneurs de ſa Cour, de montrer à l'Etranger toutes les curioſités du Palais.

Ma-gakou ſuivit le Poëte qui le mena d'abord à la rive d'un canal immenſe ſur lequel les Auteurs célébres s'embarquoient pour l'immortalité; ce canal étoit couvert de vingt galiottes, armées, toujours prêtes à voguer. Les mauvais Poëtes qui avoient joui de quelque gloire ſervoient de rameurs; on y voyoit beaucoup de perſonnages vantés dans le dernier Siécle réduits à ce pénible emploi; le Voyageur aſſura même à ſon retour qu'il y avoit reconnu quelques modernes uſurpateurs de réputation que la ſaine politique devroit punir comme voleur publics.

En quittant le canal, on mena l'étranger dans un boſquet orné des ſtatuès des hommes, dont les écrits toujoursutiles avoient reſpecté les mœurs.

Ces ſtatuës étoient poſées ſur le dos des Auteurs obſcènes qui leur ſervoient de piedeſtaux; mais comme le nombre de ces derniers l'emportoit de beaucoup ſur les autres; on occupoit ceux d'entre eux qui joignoient à l'eſprit, la orruption du cœur à reforer leurs ouvrages.

Regnier déchiroit ſes fatyes les plus eſtimées, Moliere ont le piedeſtal étoit déja réparé dans l'allée des génies créateurs; ſupprimoitces traits qui partoient moins de ſon cœur que de la licence de ſon ſiécle. Regnard preſque toujours indécent dans la plaiſanterie revoyoit toutes ſes Comédies, & en retranchoit ces phraſes obſcènes qui allarment la pudeur; Lafontaine qui s'étoit imaginé de bonne foi que la pureté de ſes mœurs avoit paſſé dans tous ſes contes, ne les corrigeoit qu'avec peine. Rouſſeau qu'on a oſé traiter il y a quelques mois de verſificateur ſans génie & ſans philoſophie, qui a fait moins de bonnes odes que M. de V. n'a fait de bonnes Tragédies , Rouſſeau toujours attaqué & toujours triomphant effaçoit les trois quarts de ſes épigrammes, & arrachoit de ſon livre les couplets odieux qu'on lui a ſi fauſſement attribués.

Ma-gakou en quittant le boſquet entra dans une gallerie ornée en marqueterie de Stras, & de clinquant; il s'aperçut qu'il y manquoit quantité de piéces, & en demanda la raiſon à ſon conducteur, qui lui dit que cette gallerie étant commune à tous les Auteurs tragiques ils venoient y prendre à leur gré ces morceaux éblouiſſants qui excitoient l'admiration de la populace; à côté on voyoit une autre gallerie décorée de toutes ſortes de portraits; elle étoit deſtinée aux Auteurs comiques qui étoient obligés de rapporter après la chûte de leurs piéces qu'ils en avoient enlevés, c'eſt ce qui faiſoit que la gallerie étoit toujours complette.

On ſortoit de-là par un ſouterrain orné de trumeaux & de tables de marbre, on voyoit dans le milieu de cet endroit obſcur trente jeunes gens prêter une attention peſante, à un homme qui écrivoit mal, & qui diſſertoit bien, énergique dans l'expreſſion, ſingulier dans le propos, & ſouverain dans la déciſion, Ma-gakou le prit pour le Gouverneur de ce ſouterrain, mais la vanité de l'Orateur rejettant ce titre, il uſurpoit celui d'Ariſtarque; c'étoit à côté de cet azile ténébreux qu'on forgeoit ces armes défenſives & offenſives que l'on appelle cabales . Que de gens au maintien doux, & au ton de probité venoient en acheter pour faire tomber des hommes avec leſquels ils vivoient depuis long-tems? combien d'Auteurs l'aſſurance ſur le front, & la crainte dans le cœur, ſe gliſſoient dans le ſouterrain, pour y prendre clandeſtinement des armes qu'ils mépriſoient en public, parce qu'elles leur ſervoient en ſecret?

CHAPITRE V.

Comme quoi Ma-gakou en quittant le Palais de la Fée Chicorée eſt tranſporté dans l'Iſle des Fées ſcavantes.

LE voyageur qui ſe reſſouvint qu'il avoit promis à ſon pere, de revenir à Goa ſi dans huit jours il n'étoit point arrivé au temple du bonheur, remercia le conducteur de ſon attention, le pria de le mener chez Chicorée pour prendre congé d'elle.

La Fée l'attendoit dans un cabinet de Jaſmin couvert de renoncules; elle y avoit fait préparer une colation où le goût & la magnificence regnoient à l'envi; le cabinet qui n'avoit que vingt piés de hauteur n'ayant pas permis à la Fée de s'y tenir droite, elle étoit nonchalamment couchée ſur un lit de roſes blanches, entouré d'un double rideau de jonquilles; Ma-gakou demanda à boire, Chicorée qui attendoit ce moment avec impatience, ordonna à un colporteur qu'on lui ſervît de l'eau d'hipocrène; il y avoit dans les jardins de la Fée un fil de cette eau précieuſe qu'elle réſervoit pour les cas preſſants; puiſſe-tu, dit-elle, eau ſacrée, inſpirer à ce moment le mortel aimable que je veux élever juſqu'à moi? Ma-garou ſenſible à ce doucereux propos, ſe jetta aux genoux de Chicorée, & peut-être auroit-il ſouffert que ſes mains lui manquaſſent, ſi la Fée qui prévoyoit le danger où les tranſports du Voyageur alloient le jetter, ne l'eût contraint de ſe relever; Pedagon qui mangeoit de bonne foi abandonnoit ſon Eléve à lui-même; Ma-gakou but une caraffe de l'eau divine; tranſporté tout-à-coup, il demanda un crayon, mes vœux vont donc être remplis, s'écria Chicorée, l'Etranger ſera Auteur? Attente vaine; les idées confuſes du Voyageur ne pouvant ſe développer, il auroit épuiſé la ſource de l'Hipocrène avant de faire un vers.

Chicorée qui vit que tous ſes efforts devenoient inutiles, jetta un regard tendre ſur Magakou, & le frappa d'une baguette d'orange par la vertu de laquelle il fut tranſporté avec tous ſes gens dans l'Iſle des Fées Sçavantes; puſſentelles, dit la Fée en ſuivant des yeux le char de l'Etranger qui perçoit les nues, te donner les talens que le Deſtin exige de ceux qui aſpirent au déſir de me plaire.

Ma-gakou arriva tout ſtupéfait au rivage de l'Iſle où Chicorée le réléguoit; informé par le Grand Atlas que ſon Gouverneur portoit toujours avec lui, qu'ils étoient dans l'Empire des Fées ſavantes, ils demandérent à être préſentés à la Souveraine; mais la garde qui veilloit aix barrières, les ayant repouſſé avec impétuoſité, ils nommerent la Fée Chicorée ; à ce nom reſpectable, la garde prit les armes, & après avoir ſalué trois fois les Etrangers, elle leur apporta un tas de porte-feuilles de chagrin ſur leſquels ils ſe repoſerent, ce ſont les carreaux de cette Iſle.

Des Lecteurs impatiens demanderont d'abord quelle étoit cette garde, & ſans vouloir qu'une notte intéreſſante en faſſe le détail; ils exigeront d'abord qu'on leur diſe que les ſatellites de l'Iſle des Fées Sçavantes étoient compoſées de l'élite de tous les beaux-eſprits clandeſtins du Japon, qui ayant eu le malheur d'échouer dans les productions qu'ils donnoient ſous leurs noms, portent aujourd'hui les armes au ſervice des Fées pour leſquelles ils combattent avec ſuccès.

La Souveraine de l'Iſle informée de l'arrivée de Magakou l'envoya complimenter par une de ſes ſujettes; celle-ci qui étoit de toutes les Academies du Japon, aſſomma le Voyageur des lieux communs de la vieille Rhétorique, & ſon Gouverneur y répondit par autant de ſadeurs.

Magakou bien encenſé, & n'en valant pas mieux, parvint à la grille du Palais de la Fée Souveraine, le nom de Chicorée, redoutable dans cette Iſle, fit franchir les trois quarts d'un cerémonial faſtueux, l'ennui des Princes, & l'admiration du peuple hébêté. Le Voyageur paſſa la cour, traverſa la gallerie avec la précipitation d'un Courtiſan qui joué l'importance, & ſe préſenta à Souveraine; la Fée ſe remua ſur ſon ſiége ſans ſe lever, fit une révérence indolente à Magakou, & lui dit ſans parler qu'il pouvoit s'aſſéoir; ne jugez point du caractere de Souveraine par ſa conduite avec l'Etranger; cette Fée avoit le meilleur cœur du monde, & en ſe prêtant à l'étiquette, elle en mépriſoit la froideur embarraſſante; mais elle étoit Souveraine; & ce titre voilant ſa bonté naturelle déroboit aux yeux du peuple des vertus que les Princes ne ſont jamais maîtres de faire éclater.

La Souveraine tenoit appartement avec ſes Dames d'Atour ; tenir apartement chez elle, c'étoit s'occuper avec ſes Dames à tirer des Brochures anciennes & preſqu'ignorèes, tous les traits qui faiſoient penſée on Epigramme , & qu'on remettoit au ſortir du Cercle aux Invalides de l'Etat, qui étoient oblgés de leur donner une tournure nouvelle.

L'heure du Concert annoncée, on paſſa de l'appartement de Souveraine à la Salle deſtinée à ce Spectacle; Magakou ſuivit la Cour dont il avoir fixé l'attention, on prétend même que la Fée coquet-te lui fit des prévenances; mais attendons la fin du Concert pour développer l'aventure. Souveraine ne fut pas plutôt placée, que le Concert commença. La Muſique de cette Iſle n'étoit point cette harmonie tendre, voluptueuſe & expreſſive qui gliſſant ſur l'eſprit, frappe directement le cœur; des Fées Sçavantes vouloient de la Muſique difficile; & pour que leur goût fût rempli, elles avoient ſoin de compoſer des Poëmes ſinguliers dont les penſées giganteſques, & la verſification dure prêtoient au talent du Muſicien.

Du Concert on alla à la promenade; la Fée coquette toujours étourdie par excès de prudence, tomboit à chaque pas, & l'indolent Magakou ne la relevant point, elle s'égaroit à tout moment dans un labyrinte où elle étoit forcée de ſe trouver; Coquette après avoir tenté inutilement toutes les agaceries qu'une femme employe pour ſéduire un jeune homme, courut après la dignité en jouant un air dédaigneux qui n'eut pas plus de ſuccès que les mines; la Fée étoit laide, ſuppoſé qu'on pût l'être avec de l'eſprit, mais le nombre exceſſif des hommes qu'elle avoit ſubjugués lui avoit fait ſoupçonner des agrémens, & ſe croyant jolie, elle ne pouvoit ſe perſuader qu'on lui réſiſtât faire des avances en pure perte, & affecter le mépris ſans ſuccès; c'eſt à peu près tout ce qu'une femme peut employer avec quelqu'un qui n'eſt pas intéreſſe; il reſte cependant encore les reſſources de l'eſprit, & ce moyen fut le dernier que Coquette mit en œuvre.

Souveraine qui depuis un moment avoit fait quelques queſtions à Ma-gakou ſur le projet de ſon voyage dans l'Iſle, & ſur les honneurs qu'on lui avoit rendus dans le Palais de la Fée Chicorée, eut quelques ſoupçons que cette Fée lui envoyoit lEtranger, & elle s'arrangea en conſéquence; mais pour cacher ſes deſſeins aux yeux de ſa Cour, elle prétexta une affaire, & laiſſa Ma-gakou avec les autres Fées.

CHAPITRE VI.

Comme quoi Ma-gakou eſt enchanté par la Fée coquette, avec laquelle Souveraine le ſurprend.

COquette qui n'avoit plus à craindre les yeux perçans de Souveraine, ſe livra aux accès du bel-eſprit; anecdotes jolies dont ſes aventures fourniſſoient le fond; Epitres amuſantes dont elle avoit hérité de ſon grand-pere qui étoit ſans contredit le plus bel-eſprit de ſon ſiécle; piéces fugitives qu'elle croyoit avoir faites; tous ces tréſors prodigués vainement la jetterent dans un déſeſpoir, qui l'auroit porté à des extrémités dangereuſes, ſi elle avoit pû quitter un inſtant les prétentions que la vanité peut-être, autant que le goût, lui donnoit ſur l'étranger.

Quel parti prendre, diſoit-elle, avec un homme aſſez préſomptueux pour mépriſer mes charmes, ou aſſez ſot pour ne pas voir que je veux lui plaire? il eſt encore une reſſource à ménager; employons-la; mais périſſons, ſi elle ne réuſſit point.

A ces mots Coquette qui dans tous ſes projets affectoit toujours de n'en avoir aucun, demanda la main à Ma-gakou, qui connoiſſoit trop les bienſéances pour la lui refuſer; -elle le conduiſit dans ſon appartement ſous le prétexte de lui faire voir un Cabinet rempli de morceaux rares.

Ma-gakou à peine entré s'occupoit à conſidérer toutes les curioſités de l'appartement de Coquette, la Fée défeſpérée de ne point jouir ſeule de ſes regards; imagina qu'il étoit important qu'elle ſe trouvât mal; elle feignit une faileſſe dans laquelle elle tomba avec beaucoup d'art. L'imbécille Ma-gakou qui crut le mal dangereux appella du monde, les gens de la Fée monterent, Coquette qui vouloit tout éprouver, ſe trouva mieux, & les renvoya; furieuſe, comme on peut ſe l'imaginer, d'avoir vue ſans effet une faibleſſe qui lui avoit toujours réuſſi; elle s'aſſit nonchalament ſur un Canapé, le centre de ſes plaiſirs, ſa tête appuyée ſur ſon bras droit, laiſſoit voir une gorge dont la blancheur pouvoit au moins faire ſoupçonner quelqu'autre mérite; Ma-gakou toujours ſot croyoit que les Canapés étoient faits pour le repos, & il alloit ſortir dans la crainte de troubler Coquette, ſi elle n'avoit eu l'art de le retenir. Aſfis prés d'elle, il rompit le ſilence qu'il gardoit avec une bêtiſe aſfommante; mais les queſtions déplacées qu'il faiſoit à la Fée ſur le prix de toutes les curioſités qui le frappoient, ſouleverent la colere de celle-ci; & je ne doute pas que Ma-gakou n'en eût été la victime, ſi elle n'eût préféré le foin de le fixer au plaiſir de punir un ingrat qui l'offenſoit.

Entre toutes les queſtions intéreſſantes que le Voyageur faiſoit à la Fée, il s'en trouva une, qui décida beaucoup, quoiqu'elle ſemblât ne mener à rien; les Spectacles exciterent ſa curioſité, & il voulut ſçavoir ſi on jouoit la Comédie dans l'Iſle. Vous arrivez à propos, dit Coquette, pour envoir repréſenter une en cinq Actes que l'on répéte actuellement. Excuſez, reprit l'Etranger, l'idée ſeule de la triſteſſe me chagrine, & je n'aime point à pleurer; je crois vous avoir prévenu, repartit Coquette, que la Piéce que je donne eſt une Comédie, & j'en fais de fort amuſantes. Ah, ſi vous en faites, repartit Magakou, qui commençoit à devenir galant, je m'apprête à y rire; & pour juſtiner votre idée, répondit la Fée, je vais vous taire un ſacrifice rare, & qu'on n'obtient que dans les cas preſſans; vous m'entendez, je penſe; pas trop, dit Ma-gakou, mais c'eſt ſi votre Comédie que vous voulez avoir la complaiſance de me lire, je l'entendrai avec plaiſir.

Coquette lui ſerra alors la main en feignant de l'appuyer ſur lui pour ſe lever, & courut à un tiroir d'où elle tira un morceau de marqueterie compoſé de différentes piéces rapportées, dont la diverſité formoit un enſemble ſingulier. Voici, Seigneur, l'ouvrage merveilleux dont on parle depuis ſi long-tems dans cette Iſle. Penelope , continua hiſtoriquement Coquette, pour amuſer ſes amans faiſoit une tapiſſerie dont la fin devoit décider ſon cœur; mais la bonne femme avoit de vieux préjugés, & elle détruiſoit pendant la nuit l'ouvrage du jour. Moins ridicule que l'épouſe d'Ulyſſe, je vous préſente une Piéce le fruit du matin, & la récompenſe de la nuit.... Sans vous interrompre, reprit le Voyageur, ce diſcours eſt un peu énigmatique, & j'aime la clarté... Je ne m'en ſuis que trop apperçu depuis que j'eus l'honneur de vous entretenir, répondit froidement Coquette, & c'eſt dans la ſeule vûé de jetter des clairs dans mon propos , que je vous apprends que tous ceux qui ont eu le bonheur de me plaire, ont été obligés de payer cet avantage, par une tirade dans ma Piéce; eſt-elle longue, repartit Ma-gakou qui s'enhardiſ ſoit? Il n'y a que quinze cent vers, répondit la Fée; ce qui feroit ſelon votre calcul, re prit le Voyageur.... Une impertience que vous voulez me lâcher, dit Coquette; ménagez vos diſcours, ou vous me mettrez dans le cas de me débarraſſer avec éclat de vos importunités. Ma-gakou qui étoit extrêmement tranquille ſoûrit au propos, & n'y répondit rien, Coquette lut le titre de ſa Comédie en rougiſſant, tel qu'un Auteur qui ſent des remords en peignant les vices qui lui ſont propres.

Le premier égaya triſtement Ma-gakou qui s'endormit péſament au ſecond, moment heureux dit la Fée, je puis vous mettre à profit ſans manquer à l'auſtère décence de mon ſéxe! Qu'il eſt beau, s'écrioit-elle en le regardan tendrement, pourquoi Brama lui a-t-il refuſé cette intelligence?... Pourquoi, mais c'eſt me perdre dans des réfléxions inutiles, pourſuivit Coquette en s'interrompant, goûtons la vertu du charme; & jettons dans le cœur de Etranger un feu que je pourrai ſeule éteindre. Immédiatement après cette réſolution la Fée prononça quelques paroles Arabes, avança trois pas, & en portant la mainſur une boëte de nacre de perle qui renfermoit le feu dont elle vouloit brûler Ma-gakou; elle ſe trouva elle-même enveloppée dans le charme; & ſa raiſon troublée lui fit oublier que la porte de ſon cabinet etoit ouverte.

Souveraine, comme on l'a dit dans le Chapitre précédent, avoit des deſſeins ſur le Voyageur, étonnée de ne point l'avoir vue à ſon ſoupé, elle quitta la table ſous le prétexte d'une migraine, & feignant de ſe retirer dans ſon appartement, elle ſe rendit à celui de la Fée Coquette, dont elle connoiſſoit l'humeur tendre. Ah Dieu! Quelle fut ſa ſurpriſe à la vûe de l'enchatement? Irréſolue ſur le parti qu'elle avoit à prendre, tantôt elle vouloit profiter de l'égarement dans lequel leurs ſens étoient plongés pour les immoler tous deux, tantôt ſuſpendant ſa fureur, elle ſe plaiſoit à trouver Ma-gakou innocent, & Coquette étoit ſeule coupable à ſes yeux; c'eſt trop différer, continuoit Souveraine, vengeons-nous! Quand l'amour eſt extrême, il eſt plus doux de faire périr ſon amant, que de ſçavoir qu'il vit pour une autre.... Mais que dis-je, pourſuivitelle, le Voyageur ſçait-il que je l'aime? Et quand même il connoîtroit mon cœur, peut-il me trahir, s'il ne m'aime pas? Soyez tranquille, Magakou, le coup qui va percer ma rivale doit vous épargner. A ces mots Souveraine regarda trois fois les cieux, remua ſa baguette d'acier, & Coquette tut métamorphoſée en Loge de Spectacle; punition d'autant plus cruelle, qu'elle lui rappelloit l'idée des plaiſirs qui la fuyoient pour toujours. La métamorphoſe de Coquette diſſipa le charme de Ma-gakou, qui ne rappella ſes eſprits égares que pour les envelopper dans un nouvel enchantement; mais tranquilles au ſein de leur délire, ces deux amants bravoient les baguettes & les taliſmans.

Revenus de leur trouble ils ſe jurerent un amour éternel; ferment d'uſage qui ne mene à rien; mais que les femmes exigent moins pour attacher un amant, que pour s'aſſurer de ſa diſcretion; après beaucoup de proteſtations auſſi frivoles, qu'ils ſe promettoient bien de violer tous deux. Souveraine fit paſſer ſes Gardes en revué devant Ma-gakou, honneur ſingulier qu'on ne rendoit qu'aux Etrangers de diſtinction, le combla de préſens, l'enchanta une ſeconde fois, & le laiſſa partir.

CHAPITRE VII.

Comme quoi Ma-gakou, en quittant l'Iſle Sçavante eſt porté dans le Palais de la Fée Ponpon.

QUel plaiſir, dit Magakou à ſon Gouverneur, de voyager dans le Pays des Fées, il n'y a que quatre jours que nous avons quitté Goa, & nous touchons aux pays limitrophes du Temple du Bonheur; le plaiſir, répondit Pegadon, que l'Iſle Savante avoit excedé, ſeroit parfait, ſi on n'étoit pas obligé de l'acheter par tant d'ennuis; ſi vous pouviez vous imaginer quel fond de legereté, de jalouſie, d'inconſéquence, j'oſe même dire de ſtupidité, j'ai trouvé dans toutes ces femmes d'eſprit, vous auriez au moins la complaiſance de plaindre les momens qe j'ai été forcé de paſſer avec elles; je connaîs le Sexe; une longue expérience m'a éclairé ſur tous ſes travers, & je ſuis aſſez raiſonnable pour ne l'eſtimer que ce qu'il vaut; utile à nos plaiſirs, il arrache nos hommages dans l'inſtant même que nous ſçavons qu'il en eſt indigne, nous devient-il indifferent; l'âge, la ſageſſe nous éloignent-ils de ſon commerce nous le jugeons avec les yeux de l'impartialité, & le mepris ſuit.

Ah Pegadon, reprit le Voyageur, vous avez de l'humeur, ou vous connoiſſez bien peu les femmes? que ce Sexe charmant eſt différent du portrait de ceux que vous en taites? un pinceau auſſi groſſier me feroit ſoupçonner que vous n'avez pas toujours vêcu dans un monde digne de vous.

Jeune encore, je ſuis dans l'âge où il semble qu'il eſt permis de parler des femmes avec peu de ménagement; cependant je crois les connaître aſſez pour devoir être offenſé de la façon injurieuſe avec laquelle vous les traitez; ames de nos plaiſirs, guides de nos premiers pas dans le monde, Nous devons à leurs ſoins notre éducation & notre fortune; ſenſibles à notre attachement, elles le payent d'un retour dont notre fourberie & notre inconſtance les rendent preſque toujours victimes! où puiſe-t-on la décence? le bon goût, l'eſprit & la délicateſſe, ſi ce n'eſt dans le commerce d'un ſexe reſpectable, qui ſeroit parfait, ſi nous euſſions moins de défauts?

Après ce portrait qui reſſembloit peu aux femmes que le Voyageur avoit vu chez Chicorée, & dans l'Iſle Savante, il ſe trouva à l'avenue d'un Jardin immenſe dont un large foſſé défendoit l'entrée; une vielle Fée qui étoit dans l'intérieur du Jardin l'apperçut, & lui fit un ſigne qui lui annonça qu'il alloit entrer; dans le moment un Pont de gaze ſoutenu par huit pilliers de dentelles de Malines , & orné d'une rampe de falbalas de taffetas couleur de Roſe déchiqueté en nœud d'amour, s'offrit aux veux de Ma-gakou, le voyageur ſurpris ne marchoit qu'à tâtons; la crainte d'être précipité dans le foſſé, l'engagea à s'appuyer ſur la rampe, mais quel fut ſon étonnement de voir ſortir d'un des plis du falbalas qu'il venoit de toucher, un Char de mouſſeline brodée en or & trainé par ſix Papillons qui le porterent dans neuf ſecondes aux portes de l'appartement de la Fée Ponpon ; c'eſt de ce Palais que les agréables de Goa tirent toutes les modes.

La Fée Bavarde , nom propre à preſque toutes les Fées, mais qu'on avoit donné ſinguliérement à la vieille, dont on vient de parler, parce que entée ſur quelques bons mots, qu'elle a volé dans des ſoupés fins, elle s'eſt acquiſe la réputation d'une Fée d'eſprit; éloge trivial que notre complaiſance prodigue par intérêt à des femmes, qui ſemblables à Bavarde, n'ont qu'un fond d'effronterie ſoutenue par une expérience immémoriale.

Pour faire entrer le voyageur dans l'appartement de Ponpon, je dirai que Bavarde ouvrit les deux batans d'une porte de luſtrine Jonquille, aux deux côtés de laquelle on avoit peint en paſtel un Chat, & une Epagneulle.

La Fée reçut Ma-gakou avec une conſidération qu'elle n'avoit que pour les jeunes gens, elle auroit même eu la bonté de ſe lever, ſi Bavarde, n'eût trouvé ſur l'agenda du mois. Nota, que le 17 Madame ſera malade , cette réflexion mettoit la Fée dans ſon lit, & ſans la néceſſité de ſa maladie, on auroit pû croire qu'elle n'y reſtoit que par vanité; car elle vétoit au mieux , comme vous en allez juger.

Le lit de Ponpon ſoutenu par quatre Pagodes Chinoiſes, que la Freſnaye avoit du moins vendu pour telles, formoit une alcove dont les rideaux de ſatin blanc taillés en découpures, donnoit une entrée au jour, & ſouvent quelque choſe de plus à la curioſité; la Fée appuyée ſur dix carreaux de plumes de cigne jouoit avec les cordons de ſa ſonnette, dans la ſeule vie de montrer un bras décharné ſur lequel on decouvroit quantité de veines très bien conditionnées, car Ponpon elle - même ſe les faiſoit; après quelques excuſes ſur le négligé affreux dans lequel on la ſurprenoit; elle gronda Bavarde de l'indiſcrétion qu'elle avoit commiſe, quand on a près de trente ans, diſoit la Fée, doit-on riſquer de ſe faire voir dans ſon lit, ſans appréts, ſans toilette!... j'ai paſſé une nuit épouvantable; ſans fermerl'œil, oh je ſuis ſure que je fais peur; vite un miroir , Bavarde obeit; Ponpon en faiſant ſemblant de s'arranger, tâchoit de ſe jetter dans ce déſordre aimable qui prête les agrémens de l'art à celles qui ſont privées de ceux de la nature, mais ſes efforts furent inutiles: & après avoir dit, qu'elle n'étoit pas reconnoiſſable , elle demanda à Magakou, s'il ne la trouvoit pas d'une pâleur affreuſe; le voyageu qui les bonnes fortunes donnoient un ton de facilité, répondit ſans ménagement à Ponpon; la Fée en fut irritée, & elle voulut être pâle, malgré la varieté des couleurs dont ſon viſage étoit chargé; de ces propos vagues, elle paſſa à des matiéres importantes au moins dans la ſituation où elle étoit, car il eſt bon de dire que Ma-gakou lui plaiſoit déja moins. Le voyageur inſenſible aux attraits que Ponpon vouloit avoir, ne répondoit à toutes ſes queſtions qu'avec ce ton diſtrait qui déſeſpere toujours les femmes qui ont de l'expérience; la Fée indignée de voir ſes agaceries inutiles, ſe détermina à ſe porter bien, Bavarde tranſpoſa la notte de l'agenda, & Ponpon jouit alors d'une ſanté auſſi jolie qu'une femme de condition peut l'avoir.

La Fée qui ne ceſſoit d'être malade, que pour gouter les charmes d'un état plus doux, voulut ſe lever, mais auparavant elle fit apporter fur ſon lit ſon Chat & ſon Epagneule, auxquels elle dit d'un ton de mignardiſe beaucoup de folies entortillées dans des choſes aſſez raiſonnables; après ſa harangue qui parut d'autant plus ennuyeuſe à Ma-gakou, que chaque phraſe étoit interrompue par un baiſer; elle les remit à Bavarde qui voulut auſſi avoir l'air des les careſſer, mais le chat l'égratigna, & l'épagneule lui mordit la main gauche, avec tant de violence, qu'elle fut obligée de ſuſpendre ſes fonctions ordinaires pendant très-long-tems; cet accident parut heureux à Ponpon, Bavardene pouvant la coëffer, elle ſe perſuada que l'Etranger voudroit bien prendre ce ſoin; mais Magakou étoit fort gauche, & très-peu galant; de ſorte que plus la Fée ſembloit embaraſſée, plus il la plaignoit; & des plaintes dans ces circonſtances ne font qu'augmenter l'embaras, parce qu'elles le montrent irréparable.

Ponpon ſe coëffoit mal, Bavarde regrettoit ſa main ſecourable; & Ma-gakou moins aſſis que couché ſur un tas de carreaux de marte - zibeline; prenoit part à leurs malheurs, avec ce ſang froid plus ſenſible que le malheur même.

La Fée chargea ſa tête de fleurs d'Italie, auxquelles elle communiquoit une odeur fort agréable pour ceux qui aiment les parfums, elle mit un bonnet à la Rhinoceros qui ne lui couvrant que le tiers de la tête, laiſſoit voir beaucoup de cheveux blancs qui juſtifioient que Ponpon touchoit à ſa trentiéme année, comme elle l'avoit modeſtement remarqué dans ſon début avec le Voyageur; elle s'arma tour à tour de differens pinceaux trempés dans des couleurs qui formant un mêlange de rouge, de bleu & de blanc, rendoient la Fée hideuſe avec plus d'éclat; l'envie de paraître jolie enlaidit des femmes dont la figure ſeroit ſupportable, ſi l'art ne la gâtoit point, je connais cent Japonnoiſes belles juſqu'à l'inſtant qu'elles ne prétendent pas l'être, & qui deviennent affreuſes auſſi-tôt qu'elles ont travaillé à s'embellir, Ponpon ſans rouge n'étoit que laide, les apprêts la rendoient horrible.

Après ce prélude dont les lenteurs aſſommoient l'impatient Voyageur, la Fée prit ſes dents, peignit ſes lévres, & ſes ſourcils, retoucha aux veines de ſes bras, & demanda qu'on lui paſſât une robbe; Bavarde la préſenta à Magakou qui s'excuſant ſur ſa maladreſſe, mit Ponpon dans la néceſſité de s'habiller elle-même.

CHAPITRE VIII.

Comme quoi Ma-gakou eſt introduit dans la grotte de la Fee Ponpon; où il s'y paſſe des choſes auſquelles il ne s'attendoit pas.

LA Fée n'eut pas plutôt parcouru tous les trumeaux de ſon appartement, qu'elle entra dans uncabinet de verdure où l'Etranger la ſuivit, Bavarde qui ſuppoſa que ſa préſence ſeroit inutile dans le tête-à-tête s'occupa à broier avec ſa main droite les couleurs dont elle crut que Ponpon auroit beſoin à ſon retour; & cette peine ne devint pas inutile.

Le cabinet de verdure dans lequel Ma-gakou étoit, attiroit ſeul une admiration que la Fée auroit bien voulu partager; mais le Voyageur obſtiné qui ignoroit l'hiſtoire d'Eoypte, ne pouvoit concevoir que des arbres ſe ſoutinſſent dans les airs ſans le ſecours d'un enchantement; Ponpon fatiguée d'entendre prodiguer à des arbres des ſuffrages qu'elle croyoit dûs à ſes attraits, donna deux coups d'eventail à Ma-gakou qui dans l'inſtant fut tranſporté au fond d'une Grotte profonde qui n'étoit éclairée que par des vers luiſants.

L'Etranger avoit beſoin que Pegadon l'éclairât dans une poſition auſſi embaraſſante, le Gouverneur qui avoit lû Virgile, auroit appris à ſon éleve que le bonhomme Enée ſe trouvant dans une Grotte avec la Reine de Carthage.... on devine à peu près ce qu'ils y firent, quoique le Poëte Latin ait eu la diſcrétion de le cacher; de cet exemple, l'application étoit aiſée à faire; mais le Voyageur qui n'avoit pas lu l'Enéide, ſe coucha ſur un gazon de penſées, & s'occupa à réfléchir aux maux qu'il crut que Ponpon lui préparoit, premiere ſottiſe; quand cette idée imbécille le quittoit, il se figuroit que la Fée avoit du goût pour lui, & qu'en y répondant il ſeroit le maître de ſortir de la Grotte, & de commander dans ſon Palais; mais prêt à ſe rendre à la ſageſſe de cette réfléxion; il préféroit le ſéjour d'un antre ténébreux, à l'humiliation de ſeconder les vœux d'une Fée qui étoit laide, & vieille. Autre ſottiſe, où donc en ſeroient nos reſpectables douairieres, ſi les jeunes gens deGoa penſoient auſſi ſtupidement que Ma-gakou, où en ſeroient-ils eux-mêmes? Il ne convient qu'à l'opulence de courir après la beauté; combien de nos jeunes Seigneurs ſeroient obligés d'aller à pied, s'il étoient aſſez ſots pour être délicats, les vieilles & les laides ne ſont bonnes qu'à ruiner, & c'eſt une petiteſſe oppoſée à l'uſage de ſe faire un ſcrupule là-deſſus.

Le Voyageur donna à la crainte, ce qu'il devoit à la politique, Ponpon s'approcha de lui, & le baiſa ſi tendrement qu'elle en perdit trois dents que Ma-gakou avala, la Fée enchantée d'un évenement qui mettoit l'Etranger en couroux, leur annonça que les Arrêts du deſtin le retenoient dans la Grotte, juſqu'à l'inſtant qu'il remettroit les trois dents au lieu d'où elles étoient ſorties. Peſte ſoit de vous, Madame, dit Ma-gakou d'un ton emporté! J'aime mieux périr en m'échappant de cet antre odieux, que d'y retter avantage avec une femme de votre eſpece.

Ponpon irritée de ce diſcours injurieux; s'éloignant de Ma-gakou, frappa la terre avec ſa baguette, & fut tranſportée dans un boſquet myſtérieux, où elle s'occupa à rêver ſeule ſur la conduite de l'Etranger, qu'elle avoit laiſſé dans la Grotte, & qui s'efforçoit à trouver une iſſue pour ſortir d'un ſéjour funeſte; tentatives inutiles, l'Arrêt étoit porté, & il n'y avoit que le ſecours de la médecine qui pût lui rendre la liberté; mais par une fatalité ſinguliere, il n'y avoit pas de Faculté dans un Palais où l'on donnoit tout à la mode & au hazard; Magakou ſe reſſouvint alors que ſon gouverneur chymiſte entê té avoit mangé ſon bien, à acquerir des connaiſſances très-vaſtes dans l'art de fondre les métaux, & il ſe perſuada que Pegadon auroit quelque liqueur divine qui pourroit l'arracher de ſa triſte ſituation, en lui faiſant évacuer les trois dents de Ponpon, la difficulté étoit d'aller juſqu'à lui, Bavarde le retenoit auprès d'elle, & cette Fée qui avoit un goût déterminé pour les longues converſations, étoit fort éloignée de renvoyer Pegadon.

L'Etranger étoit plongé dans ces réflexions, quand Ponpon entra la bouche ouverte faiſoit voir une machoire édentée, qui demandoit un remplacement, mais Magakou qui ne pouvoit la ſatisfaire, la pria avec des inſtances très-vives, de lui impoſer telle autre peine qu'elle jugeroit à propos, pourvû que ſa liberté en ſuivît l'expiation; Ponpon touchée de pitié s'approcha pour baiſer de nouveau le Voyageur, Ma-gakou qui appercevoit encore des dents craignit un nouveau malheur, mais l'indulgente Ponpon le raſſura, en ſe les arrachant toutes.

Livré alors avec moins de défiance aux careſſes de la Fée, il parvient à ſurmonter ſa répugnance, & à mériter ſa grace, le Voyageur enchanté de ſa conquête, déteſtoit tous les inſtans qu'il avoit perdu, Ponpon enfin lui parut charmant, tranſporté des idées flatteuſes qui venoient d'enyvrer ſon ame, il ſe jetta aux genoux de la Fée, qui toujours ſure de jouir dans le tête-à-tête des ſuffrages qu'on lui réfuſoit en public, voulut bien l'écouter encore; quelle converſation? Que Ponpon y mettoit d'eſprit? Ma-gakou n'avoit que le tems d'admirer; & ſi quel-que fois il vouloit parler, la vivacité de la Fée prévenoit ſes réponſes, images neuves préparées par la réflexion, mais qui ſembloient naître d'un heureux hazard; mouvemens tendres dictés par l'expérience, mais uniquement attribrués à la force de la paſſion; expreſſions ſingulieres acquiſes par l'uſage, & qu'on n'imputoit qu'à la violence d'un ſentiment inpétueux. Telle fut la ſeconde converſation que l'Etranger eut avec Ponpon, honteux de n'avoir pas le tems de dire toutes les jolies choſes dont ſon eſprit étoit rempli, il ouvrit une nouvelle carriére à ſon éloquence, la Fée qui étoit curieuſe de ſçavoir s'il s'énonçoit avec grace, le laiſſa parler, mais à peine eut-il proferé trois phraſes, que la parole lui manqua, Ponpon qui le fixoit dans cet inſtant, le fit rougir; envain elle eſfaya de lui faire reprendre le fil de ſon diſcours en le remettant ſur la voie, Ma-gakou interdit ne put pourſuivre, & il n'eut que la force d'imputer ſon ſilence à l'excès de ſa vivacité; reſſource uſée des mauvais Orateurs, mais à laquelle on ne croit plus.

Le Vovageur remis de ſon étourdiſſement demanda à Ponpon la permiſſion de prendre congé d'elle; la Fée qui avoit ſes raiſons pour s'en débaraſſer, lui donna trois coups ſur le revers de la main gauche, qui firent revenir les trois dents qu'il avoit avalé; & par une ſuite de ſa puiſſance, elle le tranſporta dans un Salon immenſe, où elle donnoit audience à tous ceux qui venoient demander des modes, des ſecrets & des goûts nouveaux.

La ſalle remplie de coquettes, de prudes, de Saldapes & de Bramines, retentiſſoit des demandes indiſcrettes qu'ils faiſoient tous à Ponpon uneſeule femme parut deplacée dans cette brillante cohue; jeune & belle, elle venoit chercher les moyens de plaire à ſon époux, Ponpon qui ſe fit un plaiſir de la ſeconder dans une idée auſſi bizarre, lui conſeilla de faire rompre ſon mariage.

Après l'audience Ma-gakou demanda ſon équipage, mais la Fée qui vouloit le faire voyager avec rapidité, fit atteler huit Perroquets à ſa Berline, qui le conduiſirent dans vingt minutes au Royaume de la Raiſon.

CHAPITRE IX.

Comme quoi Ma-gakou arrive à la Capitale du Royaume de la Raiſon, & ſe perd dans la Ville, faute de trouver quelqu'un qui pû lui enſeigner les chemins.

LE Voyageur deſcendu de la Berline, fit une petite converſation avec ſes Courſiers après laquelle il les renvoya.

Un Philoſophe qui gardoit la porte de la Ville lui fit un accueil très-gracieux; Pegadon voulut s'entretenir avec lui ſur les mœurs des habitans, le Sage leva les yeux au Ciel, & quitta les Etrangers, la ſingularité de ce début excita leur curioſité; car il eſt bon de dire qu'ils ignoroient où ils étoient. Arrives à la Ville; ils parcoururent une place très-vaſte ornée de Maiſons, bâties ſans faſte & élevées de vingt piés au plus, à l'extremité de cette place on voyoit les différens quartiers de la Ville qui paraiſſoit immenſe, Ma-gakou qui cherchoit un guide, jetta les veux de tous côtés, ſans qu'il pût découvrir perſonne, la ſaiſon étoit très-belle, il ſe perſuada que les habitans de Pays-perdu (c'eſt le nom de la Capitale du Royaume de la Raiſon) étoient allés à la campagne, pour y jouir de la promenade ou y voir quelques ſpectacles curieux, aſſis ſur des bancs mis exprès pour la commodité des Voyageurs, il attendoit que la nuit ramenâtles Citoyens dans la Ville, pour demander un logement quand Pegadon impatient s'aviſa de frapper à une porte voiſine du lieu où ils étoient; un vieillard ouvrit, & leur offrit ſa maiſon pour azile; las d'être expoſés aux ardeurs du Soleil, ils l'accepterent.

Le vieillard ſervit aux Etranger un repas frugal pendant lequel ils leur lut l'hiſtoire de ſon pays; inſtruits alors qu'ils étoient dans la Ville de la Raiſon; la ſurpriſe où ils avoient été de la trouver ſi peu peuplée diminua; Ma-gakou qui vouloit s'inſtruire demanda s'il y avoit beaucoup de femmes dans ce Pays-Perdu, je me ſouviens d'en avoir compté juſqu'à trois, répondit le vieillard; mais la mort les ayant enlevé, l'eſpece manque depuis longtems, & nous n'en voyons plus; une femme eſt cependant quel-que choſe, reprit leVoyageur, & tout peſé, elle eſt aſſez neceſſaire aux plaiſirs d'un état, pour qu'on prenne le ſoin d'en avoir; trop ſenſés, repartit le vieillard pour ne pas connaître nos beſoins, nous ſçavons quelquefois les ſouhaiter, mais où en trouver qui ayent les qualités ſuffiſantes pour acquerir dans cette Capitale les droits de naturalité; j'avoue répondit Ma-gakou que le Japon eſt d'une très-petite reſſource de ce côté-là; mais vous avez l'Europe Pays Fertile qui abonde en femmes raiſonnables ... Que dites-vous, jeune Etranger, reprit le ſage vieillard, il y a vingt ans que nos Vaiſſeaux v ont abordé dans la ſeule vue d'en acheter un nombre aſſez conſidérable pour réparer le malheur des tems; mais au nom ſeul de la Ville la migraine les a ſurpris, & s'il s'en eſt trouvé quelques-unes aſſez courageuſes pour entreprendre le voyage, l'air de cette Ville contraire à leur tempérament, les a obligé de reprendre la route de l'Europe, puiſſe le Dieu qui veille ſur cette contrée amener des tems plus heureux?

Mais une femme, reprit Magakou qui fait de jolis vers, ou des Romans agréables, n'a-t-elle pas toute la raiſon qu'il lui faut pour vivre ici, nos correſpondans en France, répondit le vieillard, qui ne veullent rien avoir à ſe reprocher, nous font paſſer exactement toutes les productions de ces femmes d'eſprit; l'envie que nous avons de les trouver telles que notre intérêt l'exigeroit, nous prévient en faveur des ouvrages; mais notre caractére naturel prenant le deſſus, nous jugeons avec équité, & nous voyons à regret que la raiſon ſacrifiée à des agrémens frivoles nous prive de tout eſpoir, folie dans la compoſition, folie dans les ſuffrages; nous ne voyons que travers de toutes parts, & nous en ſommes éffrayés pour le genre humain.

Avez-vous des Auteurs dans cette Ville, dit le Voyageur? Nous n'en comptons plus qu'un; c'eſt un homme digne de toute la conſidération que nous lui accordons; Philoſophe éclairé, Sage aimable, il s'eſt acquis par des ouvrages utiles beaucoup de réputation & de fortune, & ce qui vous paraitra rare, ſes compatriotes l'eſtiment, & le voyent triompher ſans envie, il y a dix ans qu'il aborda ſur cette rive nombre d'Auteurs Européens, les uns avoient des Tragédies nouvelles, les autres apportoient des Opera langoureux, des petits Romans, & ſurtout beaucoup de piéces fugitives; la précaution qu'ils avoient eue d'amener un Imprimeur, les mit dans le cas de faire paraître leurs productions; un de nos citoyens en acheta un exemplaire, c'eſt le ſeul qu'on ait vendu, le reſte de l'édition ayant été confiſquée comme contraire aux bonnes mœurs, & à la raiſon, fut dépoſé dans une Archive publique, & il ſert à allumer le bucher ſur lequel nous brulons tous les ans l'effigie des Auteurs qui ont écrit contre Brama; gens dangereux ſeuls cauſe de la corruption d'un Etat; & quels ſont ces Auteurs, demanda Ma-gakou? Puiſſiez-vous, jeune Etranger, repartit le vieillard, ignorer juſqu'à leurs noms; la curioſité emporte quelquefois le plus ſage, & on ſe perd dans le tems qu'on ne vouloit que s'inſtruire; c'eſt ce que je ne ceſſe de répéter, dit Pegadon, que l'envie de diſſerter commençoit à gagner.

Le vieillard qui avoit ſes heures marquées pour le repos, ſe retira dans un Appartement ſéparé, en promettant à Magakou qu'il lui montreroit le lendemain touts les curioſités de Pays-perdu, le jour parut à peine que l'Etranger ſe leva, ſon premier ſoin fut de ſe rendre à la chambre du vieillard, & de lui rappeller la parole qu'il avoit eu la complaiſance de lui donner la veille.

Le Vieillard ſortit, & conduiſit d'abord Ma-gakou à la Bibliothèque publique; à ce nom leVoyageur ſe repréſentoit un Edifice immenſe ſuperbement décoré, & orné d'un million de volumes; mais quelle fut ſa ſurpriſe de ne trouver qu'un cabinet de huit pieds de hauteur ſur dix de largeur, où l'on voyoit dans une armoire très-ſimple environ ſoixante volumes vieux & preſque rongés.

Quoi, s'écria-t-il, eſt-il poſſible que ce ſoit là cette Bibliothèque publique que vous nous vantez depuis une demie heure, je m'apperçois, répondit le vieillard, qu'elle me paroît trop nombreuſe, mais ſi vous ne voulez pas être injuſte, vous conviendrez à l'inſpection du Catalogue, qu'il n'y a peut-être pas quatre ouvrages qui ne ſoient dignes de trouver place ici; ah Seigneur, repartit Magakou, ſi jamais le deſtin vous conduit à Goa, je vous ferai voir la Bibliothèque du dernier des Sujets de l'Empereur qui a des prétentions au beleſprit; c'eſt là où je me fais un plaiſir de jouir de votre étonnement: Salle ſuperbe, ornée de figures ſingulières, & vemie avec art; Livres de tous genres, & ſi bien conditionnés qu'il y a à parier qu'on ne les a jamais lûs; je n'irai point à Goa, reprit froidement le vieilard.

Au ſortir de la Bibliothéque dans laquelle je doute que cette hiſtoire ſe trouve un jour, on mena le Voyageur dans une promenade qui paſſoit pour la plus belle de la Ville; on n'y trouvoit ni Filles d'Opéra, ni PetitsMaîtres; quelques Citoyens venoient y reſpirer un air pur dans l'étude de la Nature; comme Ma-gakou s'apperçut qu'on ne payoit pas pour s'y aſſeoir, il crut que cette promenade étoit trop bourgeoiſe & ſortit pour aller à une Aſſemblée de l'Académie; la Société Littéraire de Paysperdu eſt peu nombreuſe, le Citoyen qui prouve ſeize quartiers de Nobleſſe n'y eſt reçu qu'autant qu'il unit des talens réels à cet avantage frivole.

Quatre hommes occupés à s'éclairer mutuellement dédaignoient ces éloges d'uſage qui prouvent moins le mérite de celui qui les reçoit que la complaiſance de celui qui les prodigue; leurs diſcours ſagement écrits renfermoient des maximes utiles aux mœurs & néceſſaires aux progrès des Sciences, on n'y admiroit point ces tours emphaſés ni ces antithèſes multipliées qui de Goa ſont paſſés juſqu'aux Académies Provinciales.

Ma-gakou ſorti du centre des Arts, voulut voir le lieu où l'on rendoit la juſtice, on le conduiſit au Temple de Thémis ; la Déeſſe ſeule dans ſon Sanctuaire n'avoit ni Prétres ni victimes; adorée des Citoyens, aucun d'eux ne venoit l'implorer, parce que la probité & la raiſon les guidant tous, ils n'avoient pas beſoin des ſecours de la Juſtice pour être heureux; Magakou viſita enſuite quelques Edifices publices qui devoient ſervir à entretenir l'abondance, & maintenir le commerce, ſi la Ville devenoit une fois peuplée, content en général de ce qu'il avoit vû à Pays-Perdu, il remercia le vieillard des attentions qu'il avoit eués pour lui, & prit la route du Temple du Bonheur qui n'étoit plus éloigné qu'à deux petites journées de la Ville qu'il quittoit.

A peine avoit-il fait quatre milles qu'il arriva dans un Bourg aſſez conſidérable, & cent fois plus peuplé que la Capitale de la Raiſon, les maiſons de ce Bourg le diſputoient par leur Auteur aux montagnes les plus élevées, voiſines de la cime des cieux, elles ſervoient d'azile à un peuple auquel on doit l'origine des Petits-Maîtres, comme on le verra dans le Chapitre ſuivant.

CHAPITRE X.

Comme quoi Ma-gakou ſe trouve dans le Pays des Silphes, & renonce à Famaga.

LE Voyageur trouva à la porte du Bourg une corde qui lui parut attachée a une Cloche trop élevée pour être apperçué, curieux de voir ſi lé ſignal qu'il donneroit, attireroit quelqu'un, il tira la corde de toutes ſes forces, à l'inſtant un jeune homme habillé de taffetas couleur de roſe, qui avoit l'art de voler ſans courir les dangers d'Icare qui n'étoit qu'un Silphe manqué , parut aux regards de vagarou; celui-ci étonné de le voir ſuſpendu en l'air, le prit pour un ſauteur de cordes, qui échappé de la foire, venoit s'exercer en Province; après avoir demandé à l'Etranger ce qu'il déſiroit il lui propoſa de l'accompagner au Palais de Zinzolin Gouverneur des Silphes; Pegadon qui ſe rappella les cabrioles, craignit un nouvel enchantement dont les ſuites pourroient encore lui devenir plus funeſtes, & il fit tous ſes efforts pour diſſuader ſon Eléve; mais dompteton la Nature? Ma-gakou qui étoit d'un caractère facile & curieux ſe rendit aux inſtances de l'Emiſſaire de Zinzolin , on le fit entrer avec ſon Gouverneur dans une galere de liége qui s'élevoit en l'air au gré d'un vent impétueux qui lui étoit communiqué par le ſecours d'un nombre infini de ſoufflets preſſés par les Silphes, ceux-ci la ſuivoient pour lui fournir le vent juſqu'au moment qu'elle pût débarquer aux portes du Palais de Zinzolin .

Un Silphe banni du bourg pour des raiſons que le reſpect qu'on doit au Séxe ne permet pas qu'on divulgue ici, paſſa en Europe., où il donna l'idée de cette eſpece de galere; on prétend même que les premieres épreuves qu'il en fit, en préſence de l'Intendant de la Marine aërienne juſtifierent l'utilité de ſon projet; quelques mois après ces experiences, deux Auteurs jaloux d'arriver à l'immortalité qu'ils croyoient avoir méritée par des ſuccès mandiés, plus honteux que la chûte même, s'embarquèrent ſur une de ſes galeres, mais à peine furent-ils à dix-ſept toiſes de hauteur, que ceux qui preſſoient les ſoufflets manquants de force, la galere n'étant plus pouſſée par les vents, fut precipitée ſur la voute de la ſalle des ſpectaclesqu'elle enfonça, les éclats diſperſés ſur le parterre écraſèrent tous ceux qui avoient eu la faibleſſe d'applaudir aux Piéces des deux Auteurs; ceux-ci que le deſtin réſervoit ſans doute à une punition plus frappante, s'accrocherent à une girouette où ils ſont encore; ce ſont eux qui, jouets aujourd'hui des Comédiens qui les reſpectoient beaucoup autrefois, marquent les vents contraires & favorables aux Auteurs, les tems nébuleux de cette année n'ont encore annoncé que des chutes.

Zinzolin s'amuſoit à jouer aux balons avec deux ou trois de ſes favoris, lorſque le Silphe conducteur lui annonça Magakou avec ſon Gouverneur; quant aux Eſclaves de ſa ſuite dont jai oublié de parler depuis quelque tems, vous aurez la bonté de vous imaginer qu'au ſortir du Palais de la Fee Ponpon, ils furent ſubmergés dans un fleuve d'ambre, Zinzolin quitta ſa partie pour faire lui-même les honneurs de ſa Cour; on tint appartement ce jour-là, la Jeuneſſe la plus brillante des deux Sexes étoit réunie au Palais.

Jamais un ſpectacle pareil n'avoit attiré les regards de Ma-gakou, tous les Silphes empreſſés lui firent ces révérences qui tiennent plus à l'uſage qu'au cœur, les uns voltigeoient autour de lui en répétant un air d'un opéra nouveau, d'autres repaſſoient à ſix pieds de terre un pas de Ballet, ceux qui jouoient la Gravité nonchalament aſſis ſur un canapé parloient mal des femmes, & ſoutenoient qu'il étoit aſſommant de ne pouvoir vivre avec ſoi-même à trente ans; que les Silphides étoient d'un empreſſement auprès d'un galant Homme qui avoit la réputation d'être aimable... & qu'enfin leur objection étoit d'un ſingulier qui n'avoit l'air de rien. Ceux-là occupés à badiner avec leurs nattes, ou à metre leur rouge, perſifloient agréablement des femmes qui ſe vengeoient des mauvais propos ſur la bourſe de quelques jeunes Silphes qu'elles ruinoient à la comete en public, & ad'autres jeux enparticulier.

Les Maris montés a l'Européenne s'éloignoient avec précipitation à l'aſpect de leurs Femmes, & celles-ci qui ſuivoient le bon uſage ſe conſoloient de cette abſence avec des Amans qu'elles trahiſſoient, & qui les trompoient à leur tour, ainſi qu'il eſt de regle.

On propoſa à Ma-gakou une partie de Traineaux chez Jupiter, ou chez Saturne; mais il étoit peu curieux de ſe promener dans les Planettes, qu'il avoit parcouru d'ailleurs dans les Mondes de ce ſage éclairé, le Neſtor du pinde, la gloire de ſon Siécle & l'admiration de l'Univers ſçavant; & il préfera une partie de Tri, jeu renouvellé des Silphes.

Lizibane Veuve du Capitaine général des Galeres du Bourg, trouva l'Etranger de ſon goût, & par un hazard prémédité, elle fut de la partie; l'amour de la Silphide ſe manifeſta d'abord par la per-te d'un ſans prendre avec un jeu ſûrceux qui voyoient ſes cartes lui reprocherent ſa maladreſſe, mais Lizibane en fixant tendrement Ma-gakou prévint qu'elle étoit depuis quelques inſtans d'une diſtraction qui ne reſſembloit à rien ; le Voyageur à qui les bonnes avantures commençoient à donner un vernis de fatuité, qu'il ne gardera que trop, vit aiſément qu'il étoit l'objet des diſtractions de la Silphide, & comme elle étoit du premier bien , il la ſeconda en jouant la tendreſſe; on croit aiſément qu'on eſt aimé de celui qui nous plaît, Lizibane ſe perſuada que ces charmes avoient fixé Ma-gakou, & la veuve agit en conſéquence, plus réfléchie ſur elle-même, elle eut moins de diſtraction, mais elle n'en joua pas mieux, toute à l'aimable Voyageur, elle touchoit vingt fois ſes mains dans un quart d'heure, ſous le prétexte de l'aider à amaſſer les cartes, tantôt feignant d'être mal aſſiſe, elle étendoit ſes piés ſur ceux de Ma-garou, qui répondoit du même ton, & tous deux rougiſſoient, la Silphide qui marquoit les tours, abregéa la partie en ſuprimant un tiers, impatiente de ſe voir ſeule avec l'objet de ſon ardeur naiſſante, elle alloit le mettre dans le cas de lui offrir ſa main, quand un des Pages de Zinzolin annonça que l'Opera alloit commencer, Lizibane qui n'avoit pas prévû ce contre tems, ſe repentit d'avoir racourci la partie, & comme le ſpectacle ne ſe donnoit que pour l'Etranger, elle ſe détermina à y aller, l'Opéra qu'on ſoupçonnoit être de Zinzolin tomba, celui-là en attribua la chute au Muſicien, le Muſicien l'imputa au Poëte, la vérité eſt que tous deux y avoient contribué, mais qu'aucun ne vouloit ſe charger des déſagrémens de la chute; les Acteurs qui étoient tous desSilphes de condition qui jouoient l'Opéra pour s'amuſer en ennuyant les autres, avoient auſſi travaillé de leur côté à l'anéantiſſement de l'ouvrage; Zinzolin qui n'avoit qu'un ſeul Muſicien dans ſon Bourg, ne ſe vangea que des Acteurs qu'il exila en Europe, où ils s'unirent à des femmes aimables qui prirent les mœurs des Silphes; c'eſt à cet événement qu'on doit rapprocher l'origine des Petits-Maîtres & des Caillettes; la chute de l'Opéra avoit dérangé tous les projets de Zinzolin, le ſouper fut auſſi triſte que ces parties fines où l'on s'ennuye en croyant s'amuſer beaucoup; le feu d'artifice qui réuſſit mal acheva de déſeſpérer le Gouverneur des Silphes: fatigué des autres & de lui-même, il ſuppoſa qu'il étoit malade, & donna par-là congé à toute ſa Cour.

Lizibane enchantée de l'événement demanda la main de Ma-gakou qui la reconduiſit dans ſon palais; mais comme il ne ſçavoit pas marcher dans les airs, & que la Silphide avoit des raiſons pour ne point l'expoſer dans une galere, elle le fit monter à ſon appartement par le moyen d'un panier dans lequel Ma-gakou entra: arrivé chez Lizibane, ſe mettre à ſes genoux, lui jurer qu'il l'adoroit, & devenir heureux, fut l'effet d'un moment, mais quel bonheur? Ponpon que le voyageur avoit trouvé fort aimable dans la converſation, n'étoit qu'une begueule indolente en la comparant à la Silphidé, emporté dans les airs avec elle, il ignoroit dans la volupté la plus délicate, qu'il exiſtat quelqu'un ſur la terre: Bourg heureux, s'écrioit - il dans ſes tranſports qui préviennent un doux anéantiſſement, Silphes charmants, c'eſt à vous que mon ame doit des plaiſirs qui lui étoient inconnus, Lizi-bane ſe livroit aux mêmes acclamations, & trouvoit que le ſeul Ma-gakou parloit mieux que les Orateurs les plus éloquents du bourg, les Silphes ſont amuſans dans leurs propos, mais toujours entrainés par le premier objet, ils ne peuvent trauter ſolidement une matiere, l'Etranger plus habile avoit le talent de tout affronter, & Lizi-bane quoique pétite maîtreſſe aimoit beaucoup les hommes pénétrans, c'eſt ſans doute à ce même gout que Ma-gakou dut l'offre qu'elle lui fit de partager ſa fortune avec lui, le voyageur comblé de la propoſition l'auroit acceptée ſur le champ, s'il avoit eu l'art de voler, Lizi-bane le raſſura bientôt en lui annonçant que tout homme qui s'uniſſoit à une Silphide par des liens indiſſolubles, devenoit Silphe au moment de ſon mariage, ſoit intérêt, goût ou curiofité, Ma-gakou jura qu'à ſon retour du lemple du Bonheur, il épouſeroit Lizibane, & pour ſe conformer à l'uſage des Silphes, il ſcella ſon ſerment de ſon ſang, que la Silphide avoit eu la complaiſance de lui tirer elle-même de la prunelle de l'œit gauche, tout autre ſang n'engageant à rien par les Loix de l'Etat, Lizibane munie de cette promeſſe ſacrée, fit deſcendre l'Etranger dans le panier, & engagea Pegadon qui étoit reſté à terre & avec lequel elle s'étoit entretenue par le moyen d'un porte-voix, de faire le reſte de leur route à pied; le Gouverneur en fit la propoſition à ſon Elève qui l'accepta, le chemin étoit court, & on le faiſoit avec d'autant plus de plaiſir qu'il conduiſoit au terme.

CHAPITRE XI.

Comme quoi Ma-gakou arrive au Temple du Bonheur, & ce qu'il y voit.

APrès une route tranquille, le Voyageur parvint aux avenues du Temple du Bonheur, un Berceau de citroniers ſoutenu dans l'air par les Ombres de ces hommes durs qui avoient préféré d'entaſſer leurs tréſors au plaiſir ſenſible de ſoulager les malheurs, ce Berceau diſois-je, conduiſoit à la porte du Temple où le Dieu du Bonheur étoit adoré; une Simphonie agréable ne ſuſpendoit ſes concerts que pour faire place à des voix mélodieuſes qui célébroient leur félicité ſur des airs différens, mais toujours gracieux, là on voyoit un Financier couché ſur un lit d'or, & occuper tous ſes momens à compter l'argent que ſes Commis lui apportoient, ici c'étoit une jeune femme qui avoit eu le ſecret de perſuader à ſon mari qu'elle étoit vertueuſe, & qui jouiſſoit du fruit de ſon éloquence dans les bras d'unMilitaire aimable, plus loin on appercevoit un Auteur qui ſembloit tranſporté du ſuccès d'une Tragédie nouvelle, à côté c'étoit une Coquette à qui vingt amans venoient tour-à-tour prodiguer l'éloge & la tendreſſe, vis-à-vis on admiroit un jeune Officier dont le front ceint de laurier bravoit les dangers & les diſgraces; ailleurs on voyoit un eſſain de Petits-Maîtres occupés à lire les billets de leurs Maîtreſſes, les femmes qui étoient dans le Temple leur faiſoient des mines, & paraiſſoient demander une place dans le Catalogue. On examinoit plus loin des Philoſophes qui briſant des vaſes dorés, ſe faiſoient un plaiſir de médire du genre humain en mépriſant les richeſſes & les plaiſirs; près d'eux des Miniſtres aimés du Peuple, & Favoris de leurs Maîtres, comptoient d'un air riant les graces qu'ils avoient accordées;..... ........... .......... .......... .......... ........... Il ſe trouve ici une lacuné qui n'ayant pas permis au'Traducteur de détailler le reſte des heureux, pourra égayer l'imagination de ſes Lecteurs à qui on veut bien permettre d'y ſuppléer:

CHAPITRE XII. & dernier.

Comme quoi on moraliſe en faiſant ſemblant de rire.

J'Ignore les propos que Ma-gakou tint à Pegadon, mais je ſçais que ſon Gouverneur lui parla ainſi.

Qu'il m'eſt dur, Seigneur, de vous voir prendre ce ton fat la, reſſource des Sots, & l'admiration des femmes perdues; contemplez ce Temple, & cedez à l'Empire de la Raiſon, tous ces gens que vous trouvez heureux, vont ſe démaſquer à vos yeux, ſouffrez que j'arrache le bandeau & jugez-les.

Ce Financier qui vous parut au faîte du bonheur, ne jouit pas de ſa fortune, le paſſé lui donne des remords, & l'avenir jette dans ſon cœur une allarme qui lui ôte ce repos qu'il affecte; la femme de ce mari complaiſant brave dans le ſein du plaiſir des loix du devoir & de l'hymen, mais dort-elle tranquille; la crainte d'uner infidélité la déſeſpére; l'amour de ſon époux fait le ſupplice de ſon cœur, l'Auteur enyvré de ſes ſuccès n'eſt content qu'à vos yeux, aſſez raiſonnable pour juger qu'il ne doit ſon triomphe qu'à la cabale, il eſt dévoré de ſes regrets que l'ainé voudroit cacher, mais qui percent par la force de la vérité, c'eſt Pradon applaudi qui envie le ſort de Racine qu'on abandonne, la Coquette trouve ſon tourment dans les choſes qui la flattent, indignée ſécretement des travers de ceux qui la pourchaſſent elle préféreroit un ami qu'on acquiert par un mérite réel, à ce tas d'Adorateurs qu'elle ne doit qu'à ſes mines, le Militaire couronné des Palmes de Bellone, ne les ſoutient qu'en tremblant, la jalouſie des couriſans, l'envie de ſes camarades, & les caprices du ſort l'inquiettent; plus occupé à ſe ſoutenir dans le cœur d'un Prince qui l'aime, que contre les ennemis de l'Etat, il ne voit partout que des précipices qui lui cachent le bonheur dont il devroit jouir, les Petits-Maîtres malheureux même par le cas qu'on fait d'eux, ſont preſque toujours aſſez ſages pour déplorer leurs propres écarts, ennemis de la mode qui les aſſervit, ils voudroient quelquefois quu leur fût permis de penſer, pour devenir raiſonnable impunément; ces Philoſophes ne ſont que de faux ſages qui ne combattent les paſſions, que lorſqu'ils ne peuvent plus s'y livrer; Sénéque a compoſé ſon Traité du mépris des richeſſes ſur une table d'or.

Les Miniſtres comptent les graces qu'ils ont accordées, mais aſſez malheureux pour craindre la voix du peuple, ils ſont encore plus ſenſibles à ſes vaines déclamations, qu'aux éloges des adulateurs qui les environnent, & qui les trahiſſent preſque toujours.

Concluez de-là, Seigneur ...

A ce moment Pegadon & ſon éléve furent enlevés dans les airs par huit Silphes qu'on préſume que Lizi-bane avoit détachés à cet effet; point d'impatience, on ne tire que douze mille exemplaires de cet ouvrage, & à la ſeconde édition, on pourroit bien apprendre les ſuites d'une Hiſtoire auſſi intéreſſante.

FIN.

Appendix A

Note: Zamaël eſt le Collége le plus conſidérable de Goa, c'eſt là où des Bramines moeſtes apprennent à leurs Eièves le Grec & le Caldéen qu'ils ne doivent jamais parler, ou l'Hiſtoire de l'Empire des Cambriſiens qu'il eſt inutile qu'ils connoiſſent.
Note: Ce ſont les Armes de l'Empereur du Japon qui ſont brodées ſur les ſiéges des Saldapes.
Note: C'eſt ce qu'on appelle à Goa un premier Domeſuique, & en Europe un Gouverneur.
Note: * Usage etoit à Goa par l'Empereur Ana-Kigazai qui ayant eu le bonheur de toucher cinq fois du pouce de la main gauche la prunelle de l'œil droit de l'incomparable Princeſſe de Beſtanga, ordonna en mémoire de cet événement que les fils au lieu de toucher à l'avenir la main de leur peres, ſeroient obligés de baiſer cinq fois le pouce de leur main gauche, ou de mordre le talon du pied droit de ceux qui n'auroient pas le pouce requis par la Loi.
Note: * Les Japonnois croyent que les Animaux & en particulier les Chevaux ont une ame ſemblable à la nôtre, pour juſtifier cette créance ridicule, ils citent les quatre vers ſuivans de la Phédre de Racine traduite en Japonnois par une Interprête qui ne ſçavoit pas la Langue Françoiſe. Ses ſuperbes Courſiers qu'on voyoit autrefois Pleins d'une ardeur ſi noble obéir à ſa voix, L'œil morne maintenant, la tête baiſſé, Sembloient ſe confarmer à ſa triſte penſés.
Note: C'eſt à cet orage funeſte que Zo-gonik le Corneille des Japonnois attribue l'origine de ſifler les mauvaiſes Piéces, comme on le verra dans le détail de circonſtances de cette époque.
Note: * On n'avoit pas encore placé des Satellites dans les Parterres du Japon, quand l'Auteur compoſa ce Chapitre; ainſi on dira à l'avenir que le Parterre tranquille par la force des armes, deviendra un lieu reſpectable ſitôt qu'il aura acquis les connoiſſances néceſſaires pour juger.
Note: Le grand Ki-bilou , ce fameux Etymologiſte qui a balancé longtems la réputation de Menage, prétend que c'eſt de cette punition que la Fée a pris le nom de chicorée ; le cas eſt trop embaraſſant à réſoudre, le Lecteur trouvera bon que dans des matières de cette importance je le renvoye aux Originaux.
Note: * Nous jugeons par ce trait, que ſi l'Auteur & le Traducteur avoient eu une figure avantageuſe, ils auroient diſcretement ſupprimé le proverbe.
Note: * Quoique Rouſſeau ait été condamné par un Arrêt reſpectable comme Auteur de ces mêmes Couplets, il ſeroit injuſte de conclure qu'il les a réellement faits, quand on aura des preuves du contraire. Rouſſeau abſent ne pouvoit renverſer les dépoſitions des témoins ſur leſquelles les Juges doivent prononcer; mais les piéces juſtificatives trouvées à ſa mort aſſurent ſon innocence. Boindin qui avoit des raiſons perſonnelles pour croire Rouſſeau coupable, a prouvé que ce grand homme n'a jamais fait les Couplets.
Note: * Le goût des Français n'approchoit-il pas un peu de celui des Fées?
Note: * L'Auteur part de-là pour aſſurer que suivaut les régles d'un calcul exactement combiné; la Fée avoit 48 ans, vous le ſçavez bien Meſdames.
Note: * C'eſt depuis cet événement, que l'uſage des évantails a paſſé en Europe; s'ils n'ont point, comme ceux de Ponpon, la vertu de tranſporter un homme dans une Grotte, nos Dames leur connaiſſent des avantages qui menent plus ſurement au même but.
Note: Il eſt aiſé de voir que Ma-gakou n'avoit pas voyagé en Europe; & ſurtout.... devinez le reſte, ſi vous êtes aſſez raiſonnable pour convenir que vous ne l'avez jamais été.
Note: Voici pour vous confirmer dans cette idée, des diſcours prononcés aux Académies d'An****, de N**, de R**, &c. &c. &c. _ _ _ _ _ _ _ _ Rien n'eſt plus en état de contribuer à l'accroiſſement des beaux Arts, que l'Etabliſſement des Académies; mais il en eſt des Lettres comme des Plantes, ce qui croît en pleine terre en Italie, ne végéte à Paris que par les ſecours réitérés d'une chaleur etrangère; tirez de là une conſéquence juſte; & croyez que bien des petites Provinces où nous voyons des Sociétés Littéraires, ne peuvent jamais parvenir à ſaiſir ce vrai goût qu'on ne trouve que dans la Patrie des Arts; l'Auteur de cette hiſtoire n'étoit ſurement d'aucune Académie, mais le Traducteur qui eſt intéreſſé à penſer différemment, croit que la remarque eſt trop générale; il citeroit même des autorités puiſſantes, s'il ne craignoit que la modeſtie de ſes amis n'en fût bleſſée, les beaux-eſprits ſont ſi délicats ſur cet article, qu'on ne ſçauroit trot les ménager.
Note: Zu-li-zo-pu-ka-ché, l'Auteur le plus célèbre du Japon, prétend dans le centvingtneuviéme volume de l'hiſtoire des galanteries de l'Impératrice Si Zagama qui mourut à quatorze ans, que c'eſt dans ce même fleuve que tous les Petits-Maîtres de Goa alloient ſe baigner, pour acquérir le droit de donner des maux de tête aux maris incommodes dont ils vouloient ſe défaire, ſans doute dans l'intention........ Le feuillet a été déchiré en cet endroit par une femme dont le mari n'aimoit pas l'ambre.