PHILÉTAS.
A PARIS, Chez l'auteur, rue Bourtibourg, no. 13, près du marché Saint-Jean.
Cailleau, imprimeur-libraire, rue de la Harpe, vis-à-vis celle des Cordeliers, no. 461.
Le Prieur, libraire, rue Saint-Jacques, no. 278.
Et chez tous les Marchands de Nouveautés.
PIILÉTAS,
ROMAN
PASTORAL,
Par Pierre BLANCHARD.
Oui, l'âge d'or est dans nos cœurs, Bien plus encor que dans les fables.
THOMAS.
A PARIS, DE L'IMPRIMERIE DE CAILLEAU.
AN VIII.
PRÉFACE.
Il y a un préjugé contre le genre pastoral qu'il importe peut-être de détruire en passant: quelqu'un a dit qu'il ne nous plaisait point, parce qu'il est trop éloigné de nos mœurs; et le troupeau littéraire a répété cette erreur. Si ce principe était vrai, ne s'en suivrait-il pas que, dans les autres genres, tout ce qui ne serait point selon nos mœurs, serait rejeté?
Il est inutile de s'arrêter à prouver le contraire. Quoi! les tableaux de l'innocence heureuse, au milieu des bocages fleuris, ne nous plairaient point! La félicité de l'homme des champs ne dirait rien à nos cœurs! C'est un blasphême contre la nature. Sans doute, nos passions nous laissent peu de modération; mais il est en nous un sentiment qui nous ramène, au moins en songe, vers la simplicité champêtre. Nous ne voulons ni tracer un sillon, ni conduire un troupeau; mais nous aimons à rêver les travaux et le bonheur de l'homme, qui rappelle les premiers tems du monde; et, placés sous de riches lambris, entourés des miracles du luxe, nous arrêtons avec un plaisir distinct nos regards sur un paysage poétique du Poussin.
Ce n'est point parce qu'elle n'est pas dans nos mœurs, que la pastorale ne nous a point plu: c'est parce qu'elle a été traitée d'une manière peu agréable. Jusqu'à nos jours, a-t-elle été autre chose qu'un composé de fades discours que quelques pensées riantes ou naïves pouvaient à peine faire supporter? Les concettis italiens, les phrases espagnoles, les longueurs assommantes de d'Urfé; les vers prosaïques que madame de la Suze faisait faire, l'affection de Fontenelle, étaient-ils bien propres à rendre ce genre agréable aux français? Mais quand Gessner a pris le pinceau pour peindre le bonheur de l'âge d'or, quand Florian a choisi les fleurs qui devaient parer ses bergères; avons-nous pu dire encore que la pastorale ne nous convenait point?
L'europe a-t-elle consulté ses mœurs pour accueillir les idylles délicieuses du poète de Zurich? Avons-nous songé aux nôtres, pour placer Florian parmi nos écrivains les plus délicats? Convenons donc que ce n'était point nos mœurs qui rejetaient la pastorale; mais notre goût qui ne s'accommodait point des ouvrages de nos auteurs bucoliques.
Gessner et Florian l'ont prouvé d'une manière irrécusable.
Après avoir rappelé la maxime si vraie que tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux; oserai-je dire un mot de mon ouvrage? L'indulgence que l'on a eue pour Rose ou La Bergère des bords du Morin, qui est mon premier essai dans le genre pastoral, me rassure peu sur le sort de Philétas. L'accueil que l'on fait au jeune homme qui débute est toujours sans conséquence; on espère qu'il fera mieux, et s'il n'avance plus, on l'oublie.
Pour moi, plus je vois s'éloigner le jour où je suis entré dans la carrière des lettres, moins je me fais illusion sur les risques que l'on y court; et je crains toujours plus pour l'ouvrage que je vais donner, que je n'ai craint pour celui qui est déjà au jour. Tel est le fruit de l'expérience. Au surplus, si je ne réussis point aujourd'hui, j'ai prouvé que ce ne pouvait point être la faute du genre, mais celle de l'auteur.
Paris, ce 30 brumaire, an 8.
Aux premiers jours de mon adolescence, tems heureux des douces illusions, je chantais, sur un flageolet rustique, les amours et les chansons du hameau où je suis né; je chantais, comme un jeune berger qui se croit dans la solitude, sans songer à l'art et ne suivant que le plaisir qui me guidait.
Aujourd'hui plus timide, je ne reprends qu'en tremblant la flûte champêtre; je crains de laisser échapper un seul son qui blesserait l'oreille délicate. Je voudrais, par une harmonie aussi douce que l'idée du bonheur, transporter votre imagination dans ces lieux que les Muses ont mille fois célébrés, dans cet heureux vallon que le Pénée arrose, que l'Olympe et l'Ossa encadrent de leurs croupes ombragées de pins toujours verts, de lauriers odorans et de platanes majestueux; dans cet asyle sacré où la paix, fille de la modération, habitait, et où l'homme, sans importuner les dieux, recevait leurs bienfaits les plus doux, les fleurs des champs, les fruits de la terre et le lait des troupeaux; dans ces bocages rians où le zéphir léger promenait sur ses ailes parfumées les desirs bienfaisans qui font rêver l'amour et sourire l'amitié.
Ah! si je savais exprimer l'émotion divine que me donne toujours la vue d'un riche paysage que le soleil du printems éclaire, le sentiment paisible que m'inspire le parfum des fleurs sur la fin d'un beau jour, l'idée gracieuse que fait naître dans mon esprit la présence d'une jeune bergère parée de roses et dansant sur la verdure nouvelle; si je savais dire ce que je sens quand j'entends la voix du bonheur vertueux, la voix plus douce encore de la vertu bienfaisante, le charme serait complet; celui qui écouterait mes chants simples et faciles, croirait reposer sous un platane aromatique du vallon de Tempé; il verrait les danses des bergères naïves, les troupeaux qui leur donnent le lait dont elles se nourrissent; il se croirait lui-même heureux, et, en souriant de plaisir, il imaginerait que les vertus de l'âge d'or sont celles de son cœur.
Le premier rayon du soleil perçait déjà le feuillage humide, et dorait les flots murmurans que les nayades laissaient échapper de leurs urnes renversées sur le penchant des collines, lorsque le jeune Philétas, réveillé par l'hirondelle matineuse, ouvrit la petite fenêtre de sa chaumière, afin de laisser pénêtrer l'air pur du matin, et que son vieux père, qui dormait encore, pût, à son réveil, sourire à la beauté de la nature. Philétas considéra quelques instans le vénérable vieillard, enseveli dans un repos paisible. Son front, calme et ombragé de cheveux blancs comme le lys des vallées, annonçait l'innocence d'une longue vie; la paix de sa figure marquait la modération de ses desirs, la justice de ses actions; quelques traits rappellaient les malheurs qu'il avait éprouvés; mais sa physionomie entière portait l'empreinte sublime d'une résignation parfaite à la volonté des dieux qui sont toujours justes. Philétas, attendri, leva les yeux vers le ciel brillant de gloire, et pria pour l'auteur de ses jours. O dieux! disait-il, vous aimez l'homme juste et vous avez donné la paix de l'ame à mon père; vous lui avez donné un fils qui l'aime et qui veut l'imiter dans ses vertus. Dieux, qui punissez le parjure, c'est devant vous que je le promets, je veux toujours mériter la bénédiction du plus tendre des pères.
Si la félicité ne doit jamais me sourire, les regrets d'avoir mal fait ne jetteront pas, au moins, leur amertume dans mon cœur. En achevant ces vœux, qui coulaient de sa bouche avec la douceur d'une onde limpide qui roule, sur un lit de mousse, entre les fleurs et la verdure, Philétas posa légèrement ses lèvres sur une boucle argentée des cheveux du vieillard; ensuite, se retirant avec précaution, il fut ouvrir la porte de la bergerie à son petit troupeau. Il n'avait plus d'autre bonheur que celui d'embellir les jours d'un père chéri, comme une divinité bienfaisante. L'amour l'avait autrefois rendu heureux, mais l'amour n'était plus pour lui qu'un regret amer, un triste souvenir.
Depuis qu'il était malheureux, il ne conduisait plus son troupeau sur les rives riantes du fleuve où se rassemblaient les pasteurs des hameaux voisins: il cherchait les solitudes, les lieux où son ame pouvait, en paix, se livrer à ses mélancoliques rêveries. Le plus souvent, il allait sur le penchant du Mont-Olympe, qui se présente aux rayons du midi, comme un magnifique rideau de verdure et de fleurs; de-là il voyait sur l'autre rive, comme dans un tableau éloigné, les soins et les jeux des bergers; il voyait aussi la maison de Palémon, le père de Philis. Son toît, où venaient se reposer quelques colombes blanches comme celles de Vénus, s'élevait au-dessus des arbres qui l'entouraient. Philis se promenait peut-être aux environs, dans quelques-uns des sentiers fleuris, qu'il avait parcourus tant de fois avec elle. Cette pensée seule suffisait pour arrêter les regards du triste Philétas, toute une journée, sur les bocages qui embellissaient la demeure de Palémon. Il avait rencontré plusieurs fois dans les mêmes lieux une jeune bergère inconnue sur les bords du Pénée. Sa beauté frappait les regards agréablement, ses grâces les retenaient, mais la douce tristesse de sa figure intéressait vivement le cœur. Philétas l'avait remarquée et elle avait remarqué le jeune pasteur; tous deux avaient deviné qu'ils étaient malheureux, et ce penchant réciproque que les dieux ont donné aux infortunés pour leur consolation, les réunit bientôt dans le même pâturage. Quand ils se furent dit qu'ils n'étaient point heureux, chacun sentit dans son cœur le desir de confier ses peines.
Il n'y avait qu'un moment que Philétas était arrivé, et ses chèvres avaient à peine eu le tems de ronger quelques bourgeons d'églantier, lorsqu'il vit Glycère qui amenait son troupeau; elle chantait d'une voix douce, mais plaintive, les regrets d'une amante qui a trop aimé, trop favorisé l'ingrat qui l'abandonne.
Quand elle apperçut le jeune berger, elle lui sourit doucement, et les derniers accens de sa chanson s'échappèrent de sa bouche comme un soupir. Elle s'assit auprès de lui sous l'ombrage embaumé d'un platane. Dans les premiers instans, ils laissèrent errer, en silence, leurs regards enchantés sur le magnifique spectacle qu'ils avaient devant eux. Le char brûlant du soleil s'élevait majestueusement au-dessus des collines bleuâtres de l'horizon; mais l'air était encore tempéré par la fraîcheur de la nuit. La fleur éclose de la veille conservait encore la larme brillante que l'aurore avait laissé tomber dans son sein, et l'oiseau, qui se jouait en chantant dans les branches des arbres, secouait le feuillage humide sur le front du berger qui reposait à l'ombre. Les bergers chantaient, et l'écho répétait leurs accens comme pour apprendre à l'homme que la nature n'était point insensible à son bonheur. Les simples habitations des pasteurs, grouppées sur le penchant des collines ou sur les rives du fleuve, et dont la blancheur interrompait l'heureux mêlange du feuillage et des fleurs, donnaient au paysage le dernier degré de l'intérêt, en annonçant la félicité humaine au sein d'une nature aussi gracieuse que fertile, et que le ciel serein semblait animer du sourire même des dieux. La vue, après avoir plané sur ce séjour de bonheur, allait se reposer avec une reconnaissance religieuse sur un temple bâti au pied du Mont-Ossa, et consacré à Apollon-Pasteur. Un bois sacré l'environnait, et laissait voir son dôme que le soleil dorait de ses rayons. Il ne semblait s'élever au-dessus des autres édifices que pour attirer les regards des humains, et leur rappeler, au milieu des jouissances, la bonté des dieux, qui n'a jamais d'oubli ni de repos. O Philétas! s'écria Glycère dans un doux ravissement, qu'ils sont beaux les lieux qui vous ont vu naître! et que les hommes qui les habitent ont rendu un bel hommage à la libéralité de la nature, en vivant dans son sein! La soif de l'or ne vous tourmente point comme les habitans de Tyr, qui ne craignent pas de s'exposer sur un frêle sapin aux dangers des mers, pour augmenter non-seulement les trésors qui leur sont nécessaires, mais encore ceux qui leur sont inutiles: vous ne connaissez point la corruption d'Athènes, la mollesse de Sybaris, ni la rudesse de Sparte. Etrangers aux autres humains, seuls dans un coin de la terre, au milieu des fleurs et des fruits, et sous un beau ciel, vous rappelez l'âge d'or et les premiers bienfaits des dieux.
Oui, reprit Philétas, nous sommes plus heureux que les autres hommes, parce que nous sommes plus modérés; mais les dieux qui accordent la paix à l'innocence et le bonheur à la sagesse, ont mis un prix aux vertus, il faut le payer. Nous ne connaissons, il est vrai, ni les tourmens de l'avarice, ni les fatigues de l'ambition; mais il nous reste les peines du cœur qui sont d'autant plus vives qu'elles sont les seules; et quelquefois, ajouta-t-il en soupirant, les étrangers nous apportent les maux qui naissent de leurs vices. Vous admirez ces rives ombragées de lauriers toujours verts, ces sommets couverts de sapins, ces bosquets de rosiers et d'orangers. Heureuse Glycère! Vous pouvez encore avoir des jouissances. Hélas! je n'admire plus rien, moi! Je vois, sans plaisirs, les fleurs baignées des larmes de l'aurore, j'entends les oiseaux cachés dans le feuillage, sans ravissement, et le soleil éveille la nature rafraîchie, sans que mon cœur soit ému; l'espérance m'a fui, comment connaitraisje encore le plaisir?
Glycère ramena son regard attendri sur le jeune berger. Il avait appuyé son front couronné de cheveux noirs et boucles sur sa main droite. Philétas, dit-elle, ouvrez-moi votre cœur, je ne puis changer votre sort, mais je vous écouterai avec sensibilité: je connais le malheur aussi.
Oui, je vous ouvrirai mon cœur, reprit Philétas: il est doux de parler de ses peines, il est doux de les raconter à ceux qui savent nous plaindre.
Il s'arrêta un moment, et après avoir promené ses regards sur différens lieux, comme pour se rappeler le souvenir des faits par la présence des choses, il reprit: Vous voyez là-bas, sur l'autre rive, cette petite chaumière tapissée de pampres de vigne, et proche de ce ruisseau bordé de saules verts et d'une oseraye dorée; elle est sans doute la plus simple demeure des bords du fleuve; c'est-là que je suis né; c'est le seul héritage que je recevrai de mon respectable père. J'y ai passé une enfance heureuse, qui m'a laissé le plus doux souvenir de la meilleure des mères..... mère tendre, digne épouse! elle mourut comme j'atteignais les premiers jours de mon adolescence, et, à genoux auprès de son vénérable époux, c'est sur son tombeau que j'ai versé les premières larmes de douleur.
Vous voyez aussi cette jolie maison, au pied de la colline et entourée de quelques genisses qui paîssent dans cette belle prairie qui s'étend jusqu'au fleuve, comme une magnifique nappe de verdure.
C'est la demeure de Palémon, dont la fille unique est belle comme la jeune Hébé, qui sert le nectar aux immortels.
Les bergers de Tempé ont répété cent fois le nom de Philis dans leurs chansons, mais j'étais le seul qui possédait son cœur; et j'étais sans doute trop heureux pour toujours l'être..... Je ne le suis plus. La rose est la plus belle des fleurs, mais elle ne vit qu'une matinée: tel est l'arrêt des dieux.
J'ai vu deux printems de plus que Philis. Ma mère était l'amie de la sienne; elle me portait dans ses bras, presque tous les jours, auprès de la petite Philis; je l'embrassais dans son berceau, et elle recevait mes caresses avec les premières idées. Quand elle hazarda le premier pas pour donner un baiser à sa mère, je la tenais par la main. Ce fut aussi, moi, qui la conduisis, pour la première fois, sur le gazon où on l'avait portée jusqu'alors. J'étais son frère, et quand elle n'était pas sur le sein de sa mère, on était sûr de la trouver à mes côtés. Son cœur se formait à la douce habitude de m'aimer. Pour moi, je n'aurais pu passer un jour sans la voir, sans lui sourire.
Les maisons de nos pères sont peu éloignées: un chasseur pourrait, sans effort, faire voler un trait de l'une à l'autre; et tous les matins je venais auprès de Philis. Nous avons grandi ensemble comme deux jeunes arbres que les nymphes favorisent; mais notre amour remonte au tems où nous n'étions pas plus haut qu'un agneau, et chaque endroit de ces rives me rappellent le souvenir touchant de nos jeux enfantins, et de nos innocentes caresses. Un buisson, dont les rameaux courbés formaient un berceau, était la demeure où nous nous établissions; et bien souvent nos parens venaient nous y regarder, comme deux amans regardent de petits oiseaux dans leur nid. Un rossignol chantait au printems sur le platane qui est derrière la maison de Palémon; Philis l'écoutait, et tâchait d'imiter son chant cadencé. Nous voyions les colombes se reposer sur le toît, au soleil du midi, et se becqueter, en remuant leurs cols nuancés de couleurs d'or et d'azur; Philis voulait contrefaire les colombes, et me donnait des baisers en murmurant comme elles. Heureux plaisirs de l'enfance! Doux souvenirs, qui réjouissent le cœur! Non, je n'ai jamais vu le buisson couvert des fleurs du printems, sans songer au tems où nous pouvions nous réfugier sous ses rameaux, Philis et moi; je n'ai jamais entendu le rossignol sans penser à la voix de Philis, et quand je vois les colombes, je regrette les baisers que me donnait la jeune bergère.
L'enfance n'est qu'un songe charmant, que la raison fait évanouir; mais je rends grâces aux dieux, j'ai fait ce rêve au milieu des fleurs, et aimé de Philis. Déjà le printems avait fait naître quatorze fois les roses depuis la naissance de Philis: Philis m'aimait toujours, mais elle ne me le disait plus, et elle me refusait les baisers qu'elle me donnait elle-même auparavant. Ses jeux étaient moins folâtres, et une douce pudeur retenait son innocence craintive. Quand elle jouait avec ses compagnes, elle était belle et aimable comme les nymphes qui entourent Vénus dans les bocages d'Idalie; mais quand elle était seule, elle paraissait inquiète, comme une bergère timide qui craint de rencontrer un faune joyeux au détour d'un bois. Déjà les bergers la regardaient avec envie, à mes côtés, et plusieurs la louaient beaucoup plus, pour qu'elle m'aimât moins. Elle n'aimait cependant que moi; c'était toujours avec moi qu'elle préférait de venir; c'était moi qui chantait le mieux, et elle ne répétait que mes chansons. Deux autres printems passèrent, et pour ceux qui sont heureux, ce ne sont que deux momens de plaisir. Qu'elle était belle alors! Quelle douce impression elle faisait sur mon cœur! De quelle volupté enivrante son regard remplissait mon sein!
Je ne sais quoi me saisissait aussi de respect en sa présence; je l'aurais adoré comme l'on adore les dieux. Palémon voyait notre amour avec plaisir, et mon père bénissait Philis avec la même joie qu'il bénissait son fils. L'heureux tems où nos pères devaient parler d'hymen pour leurs enfans, approchait. J'avais déjà répété plusieurs fois, avec inquiétude, au mien, que j'aimais Philis, et, devinant ma pensée, il m'avait dit: mon fils, attendez que vos chèvres aient mis bas, et que nos arbres aient donné leurs fruits, votre fortune sera augmentée; vous l'offrirez alors à Philis, qui est plus riche que vous, et ne vous en aime pas moins. Je n'osais rien répliquer; et, après avoir mouillé d'une larme de bonheur la joue vénérable de mon père, j'allais donner à ma bien-aimée la joie et l'espérance de mon cœur.
Comme sa figure s'animait d'une douce expression, lorsque je lui peignais ma félicité! Elle jouissait de mon bonheur, elle était heureuse elle-même, et, revenant aux sentimens naifs de notre enfance, elle se reposait sur mon sein, tandis que je couvrais sa figure de baisers. Hélas! le bonheur ne devait plus durer que quelques instans pour moi.
Un jour, Philis fut chercher de l'eau à la fontaine de Diane, qui est sur le penchant de la colline, à peu de distance de la maison de son père. C'était au moment du midi, lorsque la chaleur amène les troupeaux aux pieds des arbres. La jeune bergère avait les bras nuds, et son sein n'était couvert que d'un léger voile, dont une partie flottait sur l'aîle du zéphir, ainsi que sa belle et longue chevelure qui s'échappait de la bandelette blanche qui ceignait sa tête.
Les eaux de la fontaine jaillissent en bouillonnant de dessous les pieds de Diane, et se rassemblent dans un bassin de marbre blanc, que le feuillage d'un vaste platane qui le couvre entièrement, ainsi que la statue de la déesse, colore d'un vert faible et mobile qui plaît à l'œil.
Philis, après avoir rempli son vase, le posa sur un degré de marbre et s'assit à côté pour jouir un moment de la fraîcheur de ces lieux. Déjà elle songeait à partir, lorsqu'un léger bruit lui fit tourner la tête.
Au même instant, elle apperçoit un jeune chasseur qui s'approche de la fontaine. La sueur couvre son front, ses joues sont animées, ses lèvres desirent la fraîcheur de l'onde. Il tient en ses mains un arc et des traits; un cor pend à son côté; sa démarche est fière, sa taille noble et élancée. C'est Adonis dans sa beauté, un moment où il revient auprès de Vénus, après avoir long-tems poursuivi les hôtes des forêts. A l'aspect de la jeune bergère, il s'arrêta frappé de surprise: ah! elle était belle aussi, sans doute, plus belle que Vénus, car elle avait un cœur innocent. Assise auprès de la fontaine, appuyée sur son vase, on l'eût prise pour une naïade solitaire.
Jeune bergère, dit le chasseur avec un sourire aimable, depuis l'aurore je parcours la forêt de sapins qui couvre le sommet de l'Ossa; presque accablé de fatigue, je suis descendu dans la vallée pour y prendre quelque repos, sous cet ombrage que je connaissais déjà, et retourner ensuite à Hippique (1) où mon père demeure depuis peu de jours. Voulez-vous me permettre de m'asseoir sur ce degré de marbre et de mouiller mes lèvres altérées sur le bord de votre vase?
Philis, dont chaque pensée n'est qu'un bienfait qu'elle médite, Philis lui dit: jeune chasseur, votre front est couvert de sueur, et cette onde est bien froide; craignez d'étancher imprudemment la soif qui vous brûle. La demeure de mon père est ici près, venez y. Mon père aime les étrangers, vous vous reposerez avec lui sous le berceau de rosiers et de jasmins qui est devant la porte, et je vous offrirai des oranges, des fruits, du lait, tout ce que l'on trouve chez les pasteurs.
En achevant ces mots, elle se leva avec grâce, et, plaçant son vase sur son épaule, elle marcha devant l'étranger jusqu'à la maison de son père. Palémon est vertueux comme sa fille est belle; il reçut le jeune chasseur avec joie et le conduisit sous le berceau de jasmins et de rosiers. Philis aussitôt apporta une corbeille où le raisin pourpré et les oranges odorantes étaient mêlés aux fleurs les plus belles. Elle fut ensuite cueillir des roses et vint les effeuiller devant l'étranger; après quoi, elle se retira les joues colorées et plus vives que les roses mêmes.
Ménalque, c'est le nom du chasseur, reçut une grappe de raisin des mains de Palémon, mais il en porta à peine quelques grains à sa bouche; il ne pensait qu'à Philis, et bientôt il loua sa beauté avec l'emphase d'un poëte qui chante un hymne en l'honneur de la déesse même de la beauté. Palémon souriait: un père entend avec joie l'éloge de ses enfans. Quand Philis apporta le lait qu'elle venait de traire, Ménalque prit le vase qu'elle lui présentait, et, lorsqu'il fut rempli, il le porta avec avidité à ses lèvres sans ôter ses regards de dessus Philis qui n'avait point levé les yeux: on eût cru qu'il buvait les douceurs de l'amour dans la coupe même de la volupté.
Le soir vint; il éloignait toujours le moment de son départ. Il se retira enfin emportant dans son cœur l'image de la bergère, et remerciant Palémon qui l'invita à venir se reposer sous le berceau de rosiers à son retour de la chasse. Vous connaissez toute la Grèce, lui dit-il, je ne connais que les rives du Pénée; vous m'entretiendrez des plaisirs d'Athènes, des fêtes de Délos, des richesses de Tyr, des vertus de Sparte et des voluptés de Sybaris: je vous parlerai de la nature, et du doux repos qu'elle accorde à ceux qui se contentent de ses bienfaits.
Dès qu'il fut éloigné, Philis vint m'apprendre comment elle avait rencontré un jeune chasseur à la fontaine de Diane, et comment elle l'avait conduit à son père. J'embrassai Philis qui a toujours trouvé son bonheur dans le bien qu'elle fait, et mon baiser lui fut si agréable, qu'elle osa me le rendre.
Cependant les fruits étaient presque murs; je voyais approcher le moment que je desirais. J'avais prié les dieux champêtres, et sans doute ils avaient écouté mes vœux, car mes arbres ployaient sous la pesanteur de leurs fruits dorés, mes chèvres étaient toutes pleines, mes richesses allaient être doublées, et je pourrais les offrir à Philis! Heureux Philétas! m'écriai-je dans un doux ravissement.
Hélas! l'espoir de la félicité n'est presque jamais qu'un songe trompeur; les dieux se jouent de nos desirs, sans doute pour nous apprendre qu'elle est le prix de la vertu. Une nuit que nous reposions paisiblement dans notre cabane, mon père et moi, les vents du nord, ces sombres tyrans des airs, sifflèrent et bientôt mugirent dans les forêts qui couvrent le sommet des montagnes qui nous entourent.
Les nuages s'amoncelèrent et vinrent en masses énormes s'étendre, se dérouler et fondre sur notre malheureuse vallée; do longs et fréquens éclairs répandaient un jour pâle et fugitif sur la marche terrible de l'orage; le tonnerre ébranlait la voûte des cieux, et bientôt la pluie inonda tous ces lieux; on eut dit que les hyades avaient entièrement renversé leurs urnes profondes pour noyer encore, comme au tems de Deucalion et Pyrrha, les campagnes et le malheureux agriculteur qui les a fécondées.
Réveillé au bruit des tonnerres qui retentissaient au loin, et de la pluie qui frappait le toît de notre cabane ébranlée, je tremblais de crainte pour nos arbres et mes espérances. J'entendais le ruisseau, qui traverse notre verger, gronder comme un torrent qui se précipite de la cîme des plus hautes montagnes. A peine la première lueur du jour eût-elle pénétré le voile nébuleux de l'orient, que je me levai. J'ouvris avec crainte la petite porte qui donne sur le verger. Malheureux Philétas! quel triste tableau frappa tes yeux Les vents avaient renversé le berceau de vigne qui ombrageait la porte; je fus obligé de me baisser pour sortir, et les rameaux brisés me couvrirent de la pluie qu'ils avaient conservée. Le torrent grondait encore avec un reste de rage; il avait déraciné mes plus beaux arbres, mes fruits étaient tombés, l'onde bourbeuse les avait emportés; on ne voyait que quelques pommes enfoncées dans la fange.
A cette vue, je restai immobile de douleur, et sentant mes forces m'abandonner, je fus obligé de m'asseoir sur le pied d'un arbre déraciné. Infortuné! m'écriai-je, en versant des pleurs, voilà tes richesses évanouies! Forme encore des espérances: les vents les emporteront, l'orage les détruira! Que pourras-tu maintenant offrir à Philis? Iras-tu lui dire: Philis, je n'ai plus rien, veux-tu partager ma misère? Et quand elle t'aimerait assez pour consentir à être malheureuse avec toi, le pourrais-tu souffrir, maintenant que tu n'as pas même un arbre sous l'ombrage duquel tu puisses la faire reposer? Pourrais-tu voir Philis malheureuse? Non, non, Philis, reste dans la maison de ton père, où tu trouveras les fruits les plus doux et l'ombre des arbres qui les a portés. Philétas gémira seul dans sa cabane à moitié découverte; il y gémira auprès de son père qui connaîtra la pauvreté plaintive sur la fin de sa carrière. Hélas! il était si beau, mon verger!
Je l'admirais encore hier. Mes pommiers semblaient ne ployer leurs branches chargées de fruits que pour les offrir à ma main; les feuilles de ma vigne ne pouvaient cacher les grappes de raisin. Les fleurs croissaient aux pieds de mes arbres; Flore souriait à Pomone dans mon domaine; les oiseaux y chantaient gaiement; j'étais heureux, heureux comme le mortel que les dieux favorisent et qui porte un cœur reconnaissant au pied de leurs autels. Il a passé, mon bonheur; quelle désolation règne maintenant dans ce séjour où mon cœur se gonflait d'une joie si douce! Comme ils sont souillés par la fange, les beaux rameaux de mes arbres!
Comme ma vigne est étendue sur la terre inondée! On croirait que je n'ai jamais planté une fleur dans ces lieux. Et ces pauvres oiseaux, comme ils poussent des cris plaintifs dans les airs en secouant leurs aîles mouillées! Ils cherchent le feuillage qui les a vu naître. Pauvres oiseaux! vous partagerez mon malheur: il ne verdira plus au retour du printems, le feuillage qui vous a vu naître; tout ici languira comme l'infortuné Philétas.
A peine avais-je exhalé ces plaintes, que mon père entra dans le verger; il leva les yeux au ciel, mais il se tut. Lorsqu'il fut près de moi, il me dit: mon fils, ayons courage dans le malheur Un autre automne peut nous rendre les richesses que celui-ci a vu détruire. Tu es jeune, Philis est jeune aussi; quand le soleil aurait encore une fois fait murir les moissons avant votre hymen, votre hymen n'en serait pas moins agréable.
Vois-tu le soleil qui s'élève avec une nouvelle splendeur au-dessus des derniers nuages; il va rendre la joie à la nature: déjà elle sourit, semblable à une belle femme qui versait encore des pleurs quand la félicité est revenue s'asseoir à ses côtés.
Ton troupeau, quoique petit, est un des plus beaux de la vallée; tes chèvres sont prêtes à mettre bas; tu peux encore espérer. Si Pan seconde nos vœux et nos soins, tu seras encore riche, et lorsque tes chèvres auront doublé ton troupeau, j'irai trouver Palémon, je lui dirai que tu aimes sa fille: sans doute il se réjouira de la donner pour épouse au fils de son vieil ami.
A ces mots, je me levai avec joie: ô mon père, m'écriai-je en l'embrassant, comme ta voix a soulagé mon cœur! Ta voix consolante est pour ton fils plus douce que le chant des oiseaux, douce comme celle de Philis lorsqu'elle dit qu'elle m'aime! L'espérance que tu me rends est bienfaisante, comme la pluie légère qui rafraîchit les fleurs sur le milieu d'un jour brûlant! O mon père! tu es l'ami, le consolateur de ton fils! Que les dieux te rendent heureux, et qu'ils bénissent ton fils, pour que tu puisses encore sourire en regardant le ciel.
Une larme s'échappa de la paupière du vénérable vieillard: elle roula sur sa joue et vint tomber sur le front de son fils; son fils laissait couler les siennes avec délice sur le sein paternel. Mon père me bénit dans toute la bienfaisance de son cœur, et au milieu de nos désastres, j'éprouvai la jouissance la plus pure qu'un mortel puisse connaitre.
Depuis ce jour, je redoublai de soin pour mon troupeau; je le conduisis dans les meilleurs pâturages, sur-tout sur le Mont-Ossa, où mes chèvres pouvaient grimper sur les rochers, où mes brebis trouvaient les herbes qu'elles aiment, la cythise qu'elles préfèrent à tout, le serpolet qui parfume leur chair et leur toison, et où, je dois l'avouer, le berger se plaisait davantage encore, parce- qu'il voyait au-dessous de lui la demeure de sa Philis, et que souvent il la voyait ellemême.J'avais déjà presque oublié l'orage, et mon père avait replanté de jeunes arbres en place de ceux que le torrent avait déracinés, l'espoir était revenu dans mon cœur..... Mais je ne devais pas être heureux. Un jour que mon troupeau paissait tranquillement, et que mes chiens reposaient auprès de mes brebis rassemblées sous un platane, tandis que mes chèvres escaladaient les rochers les plus escarpés, j'apperçus Philis qui allait à la fontaine de Diane. Je courus aussitôt dans la vallée pour jouir un moment du plaisir d'être avec elle. Elle était déjà à la fontaine......
Hélas! elle n'y était pas seule: Ménalque, le jeune chasseur, était assis auprès d'elle, il lui parlait d'une voix animée et elle tenait les yeux baissés. Elle ne me vit pas approcher. Quand elle m'apperçut si près d'elle, ses joues devinrent plus vives que la fleur de l'églantier, elle parut embarrassée, et le jeune chasseur se tut.
Pour moi, je ne sais quel déplaisir fit tressaillir mon cœur; il me sembla que je pourrais haïr Philis. Je crois que je devins blanc comme le lys; certainement je tremblais comme sa tige élancée lorsque le zéphir l'agite. Philis, dis-je en balbutiant, je viens me désaltérer à la fontaine de Diane; voudriez-vous me prêter votre vase? Elle le prit aussitôt à deux mains, et le soutint tandis que je buvais; mais je n'étais point altéré, et je craignais de toucher, de mes lèvres, le bord que Ménalque avait touché des siennes. Lorsque j'eus bu, je restai debout sans savoir que dire..... Je respirais avec peine, et il me semblait que ma respiration déchirait ma poitrine.
Ma présence fit, sans doute, peu de plaisir au jeune étranger: il se leva, et, suivi d'un chien de chasse, égal en beauté à ceux de Diane même, il s'éloigna après avoir dit à Philis: aimable bergère, j'espère vous voir dans un moment sous le berceau de rosiers où je vous attendrai auprès de votre père? A ces mots, mon cœur reçut une secousse aussi terrible que si on eut tenté de l'arracher de mon sein.
Toujours debout et l'air égaré, je regardais Philis; elle était encore assise sur le banc de marbre et appuyée sur son vase. Elle n'osait lever les yeux. Grands dieux! pensais-je en moi-même, Philis est donc coupable puisqu'elle est craintive devant celui qui l'aime! Philis, lui dis-je, le jeune chasseur vient souvent se reposer à la fontaine de Diane? Il est vrai qu'il y vient souvent, reprit-elle.
Et vous avez soin de vous y trouver, ajoutai-je. A ce mot, elle me regarda; son regard pénétra mon cœur; je ne sais pourtant si c'était de sa part le plus doux des reproches ou le plus craintif des aveux.
Cruelle Philis! m'écriai-je, vous l'aimez et vous me faites mourir! Elle resta muette d'étonnement. Pour moi, je laissai retomber ma tête sur mon sein, comme retombe celle d'une fleur, dont le ver rongeur a attaqué la racine. Il est vrai, continuai-je avec aigreur, que ce jeune chasseur est beau comme Adonis lui-même.
Méchant Philétas! interrompit-elle les yeux pleins de larmes, et tu crois que je ne te trouve pas plus beau, toi qui ressembles à Apollon, lorsqu'il faisait paitre les troupeaux d'Admète sur les montagnes de la Thessalie.
Aussitôt elle vint se jeter dans mes bras, et elle me couvrit de baisers. Je renaissais, je respirais le bonheur avec le souffle de Philis. Cependant nous ne disions plus rien, et il me semblait qu'elle ne m'avait pas tout avoué. Je craignais de le lui faire entendre, je cherchais des détours. Ton père, lui dis-je, aime beaucoup cet étranger. Elle répondit facilement à cette question. J'en fis plusieurs autres; enfin je lui dis: lorsque je vins, il te parlait d'une voix bien animée? En prononçant ces mots, mes regards essayaient de percer jusqu'à sa pensée; elle rougit autant que lorsqu'elle m'avait apperçu, mon cœur fut ému de même. Eh bien, Philis! que vous disait-il donc aussi? Elle balbutia et ne répondit rien. Je le sais, ce qu'il vous disait, je le sais; il vous aime et vous écoutiez l'aveu qu'il vous faisait de son amour. Philis revint à moi, elle me prit encore dans ses bras; je détournai avec ma main les baisers qu'elle voulait me donner. Non, je ne veux point de tes caresses, perfide, lui disais-je, elles déchireraient mon cœur elles sont trompeuses comme toi. Philis tremblante murmurait les noms les plus doux en tâchant de me retenir. Philétas, mon bien aimé, je vais t'apprendre ce qu'il m'a dit et ce qui me faisait rougir. Alors j'essayai de me contraindre pour l'écouter. Les aveux avaient de la peine à sortir de sa bouche, elle me donna encore plusieurs baisers avant de s'expliquer; enfin elle parla: le jeune chasseur, dit-elle en m'interrompant presque à chaque mot.... il était ici lorsque j'y arrivai..... Il voulut boire dans mon vase..... Avoue-le, Philétas; je ne pouvais le refuser. Quand il eut bu, il me pria de m'asseoir sur le banc de marbre....
Oh! je ne le voulais pas..... Il m'y força, et quand tu vins, il me disait..... -- Eh bien! que te disait-il? -- Philétas, je t'en prie, ne te fâche point; je jure par Diane et les Nymphes, que je n'avais point prévu ce qu'il me dirait..... Il me disait que j'étais belle, et qu'il m'aimait beaucoup.
Ce mot me frappa d'un coup terrible.
Il t'aime, repris-je d'une voix sourde?
Nous ne pouvions parler, ni l'un ni l'autre, nous paraissions abattus. J'allais lui faire les plus cruels reproches.....
Mais tout-à-coup j'entendis mes chiens aboyer épouvantablement. Je regardai: mes brebis fuyaient, mes chèvres se précipitaient des rochers. Aussitôt, je cours vers elles, armé seulement de ma houlette. Mais que vois-je! un monstre furieux, moins terrible, mais peut-être plus féroce que celui de Némée, porte le carnage au milieu de mon troupeau, ma seule fortune, mon unique espérance; plusieurs brebis, plusieurs chèvres avaient déjà expiré sous sa dent meurtrière; d'autres, blessées dans leur fuite, moururent bientôt après. A la vue de ce spectacle de douleur, un cri plaintif s'échappe de mon sein, je veux me précipiter sur l'affreux ravisseur, les forces me manquent; je le vois se saisir de ma plus belle chèvre et se retirer dans les forêts profondes qui couvrent le sommet du Mont-Ossa. C'est maintenant, m'écriaije, qu'il faut renoncer à tout espoir de bonheur. O mon père! quelque douce que soit votre voix, elle ne pourra plus me consoler. Je n'ai plus de verger, plus de troupeau, et le cœur de Philis m'est peut-être ravi!
Les bergers des environs qui avaient vu de loin mon désastre, accoururent à mon secours. Nous passâmes presque tout le jour à rassembler les restes de mon troupeau; mes chèvres étaient effarouchées, et mes brebis fuyaient devant moi, comme si j'eusse été un loup affamé.
Le soir, je trouvai mon père assis devant la porte et accablé de tristesse: il savait déjà notre nouveau malheur. Dès qu'il me vit, il essaya de reprendre la fermeté qui le quitte si rarement; sa figure parut calme encore; il voulut me consoler; je ne pouvais plus l'entendre, je ne songeais qu'à Philis, je ne voyais qu'elle assise auprès du jeune chasseur et écoutant son amour qu'il lui déclarait. Le découragement se glissa comme un poison lent dans mon sein. Le lendemain, je conduisis les débris de mon troupeau sur l'autre rive du Pénée. Sans espoir, sans courage, je m'étendis sous un arbre, et j'attendis la mort que je desirais. Le soir me surprit dans ce triste état, je me levai et revins lentement. Mais quelle fut ma surprise, lorsque je vis, autour de notre cabane, un troupeau plus nombreux que n'avait jamais été le mien! j'avançai avec une inquiétude curieuse, et je trouvai un vieillard vénérable assis auprès de mon père. Son vêtement n'était point celui d'un berger, et ses manières annonçaient un homme qui avait vécu long-tems dans les plus grandes villes de la Grèce.
A mon arrivée, mon père m'embrassa; et, prenant ma main, il me présenta au vieillard. Homme bienfaisant, lui dit-il, voilà mon fils; c'est lui que vous rendez heureux: il n'est qu'à l'entrée de la vie, et moi j'arrive à la fin du voyage que le destin m'a tracé. Il vous bénira, et la voix de son père se mêlera à la sienne.
Alors il me dit comment l'étranger, que j'avais sous les yeux, ayant appris notre désastre, avait voulu nous le faire oublier en nous donnant un nouveau troupeau.
Il l'avait fait conduire devant lui par deux de ses serviteurs, et son offre avait été faite d'une manière si noble que mon père n'avait pu la refuser.
En entendant ce récit, mon cœur palpitait; j'entrevis encore une fois le bonheur. Des larmes de joie vinrent à mes yeux et elles tombèrent sur la main du vieillard que je voulus baiser. Il m'embrassa, et il me sembla que le don qu'il me faisait devait me rendre plus heureux encore. Il resta une partie de la soirée avec nous, il parla avec intérêt de notre malheur, avec plaisir de notre espoir. La douce habitude de la bienfaisance avait ennobli ses traits et donné un air touchant à sa figure. Il était à côté de mon père comme son vieil ami, et sa bienveillance nous faisait presque croire que c'était une dette de l'amitié qu'il venait de nous payer. Je le considérais: sa figure noble et ouverte respirait l'humanité; la vieillesse semblait n'avoir blanchi ses cheveux que pour rendre sa tête plus vénérable, car la beauté d'une ame satisfaite brillait dans ses traits, et les plis que l'âge avait formés sur son front, s'oubliait sous le charme touchant du sourire de la bonté attentive.
En le voyant, je pensais aux dieux et je me disais: Si jamais ils prenaient la figure des mortels, c'est sous cet aspect qu'ils se présenteraient à la terre; c'est avec ces traits de bienveillance qu'ils feraient aimer la vertu aux humains attendris.
Lorsqu'il eut quitté notre cabane, nous nous embrassâmes, mon père et moi, et nos cœurs bénirent l'homme bienfaisant qui se plait à rendre la joie aux infortunés. Cette nuit fut trop heureuse pour moi, pour que le sommeil pût appesantir mes paupières. L'aurore avait à peine blanchi le ciel, que j'avais déjà ouvert la porte de ma bergerie et que je prenais plaisir à faire passer mon nouveau troupeau sous mes yeux. J'examinais chaque brebis, chaque bêlier; chaque mouton semblait un mouton de sacrifice; toutes les toisons étaient belles et épaisses; Apollon, lui-même, lorsqu'il était pasteur, n'eut pas dédaigné de conduire un aussi beau troupeau. La joie était sur ma figure, et mon cœur s'élancait vers les cieux. Impatient de montrer mon bonheur à celle qui devait le partager, je me rendis à la fontaine de Diane où j'avais coutume de voir Philis. Elle ne tarda pas à venir; je courus au-devant d'elle. Philis! lui criai-je, Philis! je suis heureux! Vois-tu ces belles chèvres, ces superbes moutons, ces brebis si blanches et ces agneaux si vifs? c'est à moi, Philis, tout ce troupeau est à moi.
Philis ne se réjouissait point. Je m'en apperçus, et tout-à-coup l'idée de mon bonheur s'évanouit. Pourquoi, lui dis-je, ne te réjouis-tu point du bonheur de celui qui t'aime plus que la vie? Sois heureux, me dit-elle, sois heureux, Philétas; pour moi, j'ai perdu jusqu'à l'espoir même.
Elle me fit signe de venir m'asseoir à côté d'elle sur le banc de marbre. Je l'y suivis. Je craignais de l'interroger; je me contentais de consulter ses yeux; les larmes y roulaient, et elles retombaient sur son sein gonflé de douleur. J'attendais, en tremblant, le premier mot qu'elle avait tant de peine à prononcer.
Tout-à-coup elle essuie ses yeux, se lève: Adieu, Philétas, me dit-elle, adieu: j'apperçois mon père; il ne faut plus qu'il me voye avec un berger, maintenant que je dois être l'épouse du jeune Ménalque. Adieu Philétas. L'Amour seul sait combien je t'ai aimé.
Elle dit et s'échappa à travers les jeunes arbres arbres qui environnaient la fontaine. Au moment où je vis disparaître derrière le feuillage le dernier pan de sa robe blanche, il me sembla qu'un trait acéré déchirait mon cœur; je poussai un gémissement faible et plaintif, le nom de Philis expira sur mes lèvres.
Un instant après, je la vis à côté de son père; Ménalque était aussi auprès du vieillard. Cruel jeune homme, m'écriaije, que t'ai-je fait pour m'enlever Philis! Je m'éloignai; leur rencontre, dans une pareille situation, m'eût été trop pénible. Lorsque je revis mon père, je me jetai dans ses bras: mon père, lui dis-je, ils m'ont enlevé Philis! Je lui racontai ce qui m'était arrivé. Sans doute, dit-il, le jeune Athénien aura demandé Philis en mariage; que je me repens maintenant de ne l'avoir point prévenu!
Palémon eut, sans doute, écouté avec plaisir la demande de son vieil ami, et Philis eût été ton épouse..... Mais que dis-je? L'aurais-je pu faire, cette demande? N'est-ce pas que d'hier au coucher du soleil qu'une main bienfaisante a chassé la pauvreté de notre cabane? O mon fils! n'accuse point ton père de ton malheur! Je me jetai de nouveau dans ses bras, et mes larmes lui apprirent que je le regardai comme mon meilleur, mon unique ami.
Palémon avait, effectivement, accordé sa fille au jeune Ménalque; bientôt on en parla dans la vallée, et les bergers, qui connaissaient nos amours, me l'apprirent. Ménalque était le fils d'un riche seigneur Athénien, qui, depuis peu, demeurait à Hippique. Philis devait donc être riche; cette pensée eut peut-être adouci ma douleur, si je n'eusse pas connu le cœur de Philis: ce ne sont point les richesses qui doivent la rendre heureuse.
Née, simple bergère, sur les rives du Pénée, nos mœurs lui plaisent; et elle sera forcée de prendre des habitudes différentes de celles qui lui rappelleraient les jours de son enfance. Ménalque l'emmenera peut-être loin de ces lieux charmans, où elle verrait au moins son vieux père; seule alors dans une terre étrangère, elle n'aura pas même dans son époux un homme qui parlera avec plaisir de la patrie qu'elle regrettera chaque jour. O Philis! ton cœur sensible ne te dira rien loin de ces bords qui t'ont vu naître; voilà ce qui te rendra malheureuse. Tu donneras, sans doute aussi, quelques larmes au souvenir du berger qui est né à côté de toi, qui a partagé les jeux de ton premier âge, et qui, le premier, t'a fait connaître le bonheur d'aimer .... O Philis! Philis! puisse l'amour te laisser plus tranquille que moi, et ne point me le faire connaître!
Palémon avait retiré la conduite de son troupeau des mains de sa fille; on ne la voyait plus avec les autres bergères; je desirais cependant bien vivement de l'entretenir; je fus tenté plusieurs fois d'aller chez Palémon lui-même, mais je ne sais quoi m'en empêcha toujours. Enfin je priai mon père d'aller voir son vieil ami.
Il y fut. Palémon fut enchanté de le voir; il avait besoin de raconter ce qu'il appelait le bonheur de sa famille; il parla avec emphase des richesses de Ménalque et des honneurs dont avait joui son père dans la ville d'Athènes; Agathon (c'est le nom du père de Ménalque) avait occupé les premiers emplois de la république, et cependant c'était un homme simple et vertueux; Palémon avait trouvé en lui un nouvel ami, un ami de son âge; sa fille ne pouvait qu'être heureuse avec le fils d'un homme aussi sage. O Timétas!
ajouta-t-il en embrassant mon père, pouvais-je espérer une semblable félicité sur la fin de ma vie!
Mon père, après l'avoir écouté en silence, fut convaincu que les illusions de la fortune avaient ébloui son vieil ami, et il n'osa parler du malheur de son fils; il ne vit point la jeune bergère. Il revint, et me donna les conseils d'une sagesse que j'ai approuvée, mais à laquelle je n'ai pu me soumettre encore. Il me disait: Mon fils, vous ne devez point troubler la paix d'une famille; Palémon a donné sa parole, qui doit être sacrée, au père du jeune Athénien; que pouvez-vous espérer encore? Il faut renoncer à Philis..... Y renoncer! m'écriai-je, jamais!
jamais! Je serai malheureux, puisque l'inflexible destin le veut, mais je ne puis renoncer à l'espoir du bonheur.
La douleur aigrit mon cœur; je reprochais au jeune étranger son bonheur, comme si c'eût été un crime. Je cherchais en lui de quoi justifier la haine que je lui portais; je me retraçais ses traits, et je croyais y découvrir les signes qui annoncent un homme dangereux, un corrupteur. Certainement, me disais-je avec une injustice que j'étais alors incapable de sentir, il a respiré au sein des villes l'air pernicieux des vices; sa fortune l'a mis à même d'acheter toutes les jouissances qui corrompent le cœur; et maintenant, lassé de toutes celles qu'il connaît, il vient, dans nos champs, essayer de ravir des plaisirs à l'innocence; il a déjà troublé l'ame du sage et vertueux Palémon; il lui a inspiré l'ambition que l'on ne connaît dans ces lieux que lorsqu'elle nous vient d'ailleurs; il corrompra aussi la belle ame de Philis: mais je veillerai pour elle, je tâcherai de le voir et je découvrirai le piége que l'on cache sous des fleurs qui seront bientôt flétries.
Si je ne puis lui parler, j'irai trouver Ménalque lui-même, je lui reprocherai le mal qu'il nous fait; peut-être aura-t-il honte des projets qu'il médite?
Je cherchai envain à voir Philis pendant quelques jours; enfin je me rendis directement à Hippique. La plus belle maison était celle qu'habitait Ménalque; on me l'eût bientôt désignée. Je crus voir un temple. Le marbre seul qui la décorait avant l'arrivée de Ménalque était trop simple; l'or, les peintures, les statues et tous les arts de la Grèce s'étaient réunis pour l'embellir. C'est ainsi que ces hommes, que la fortune entoure de jouissances, viennent chercher la nature; le luxe les suit par-tout; ils veulent de l'or à côté des roses, et des parfums asiatiques au milieu d'un parterre. J'entrai; plusieurs esclaves se présentèrent pour me demander ce que je desirais. Ménalque n'était point encore de retour de la chasse; ils me conduisirent vers son père. Je me jetterai à ses genoux, me dis-je, et peut-être voudra-t-il rendre le bonheur à un pauvre berger? Ménalque ne pourra-t-il pas trouver, dans toutes les villes de la Grèce, une épouse qui joindra à la beauté de Philis des richesses qu'une bergère n'a point? Le vieillard que j'allais voir était au fond d'un jardin où Flore étalait toute sa magnificence; il s'était retiré dans un bosquet de rosiers et de jasmins. Là, il lisait et méditait en paix les écrits sublimes des philosophes qui ont enseigné la sagesse aux hommes. Jugez quelle fut ma surprise lorsque je reconnus dans le père de Ménalque, l'homme bienfaisant qui avait éloigné la misère de notre cabane! Ah! Philétas, me dis-je, jamais tu ne seras l'époux de Philis, si tu ne dois l'obtenir que par les moyens que tu avais prémédités; ce n'est pas au fils de ton bienfaiteur que tu voudrais ravir le bonheur dont il brûle de jouir; tu auras le courage d'être malheureux toi-même.
Cette pensée cependant m'accablait; le sourire d'Agathon, lorsqu'il m'apperçut, me rendit quelque calme. Il me fit asseoir auprès de lui et me parla de mon père.
Sa conversation ne fit qu'augmenter mon respect pour lui. J'avais déjà oublié le motif qui m'avait amené, lorsque Ménalque se présenta lui-même. J'avoue que sa présence me fit tressaillir; mais lorsqu'il eût donné le nom de père au respectable vieillard qui était sous mes yeux, je ne pus m'empêcher d'avoir pour lui quelques-uns des sentimens que m'inspirait mon bienfaiteur. J'eus honte de la bassesse des pensées que j'avais conçues dans mon injustice. Ménalque, placé auprès de son père, me rappela Télémaque auprès du sage Mentor, et je me repentis d'avoir pu croire que le fils d'un homme bienfaisant eût songé à répandre parmi nos simples pasteurs la corruption qu'il avait trouvée dans les villes. Je rougis devant lui, comme s'il eut deviné sur mon front mon injustice. Cependant l'idée qu'il serait l'époux de Philis, qui m'aimait si tendrement, m'éloignait de lui. Il m'était presque impossible de rester paisible auprès de son père. Je me levai. Agathon me fit remarquer que le char du soleil était encore loin du terme de sa carrière; ce n'était point la nuit qui me rappellait à notre triste chaumière, c'était un sentiment que je ne pouvais vaincre qui me chassait du lieu où je voyais Ménalque.
Je me retirai.
Mon père m'applaudit, lorsque je lui eus découvert les combats de mon cœur.
Il pensait comme moi sur Ménalque, il ne pouvait que se former une idée avantageuse du fils d'un homme respectable.
Lorsque je lui eus dit que ce vieillard était notre bienfaiteur, il leva les mains au ciel, et je l'entendis bénir mon rival.
Mon fils, me dit-il ensuite avec une douce sévérité, je connais votre cœur; je n'ai pas besoin de vous dire à quoi la générosité vous engage à l'égard du fils de votre bienfaiteur. Songez qu'Agathon sauvé du malheur les derniers jours de votre père, et gardez-vous bien de chercher à retenir le cœur de l'épouse de son fils. Jamais, mon père, jamais, m'écriaije: je le promets devant vous, j'éviterai toutes les occasions qui pourraient me faire voir Philis; je craindrai même de m'approcher de sa demeure; non, je ne veux plus les voir, ces jolis sentiers par où je l'allais trouver; ces arbrisseaux à l'ombre desquels nous nous reposions; ces belles prairies où nous nous rassemblions avec tous les bergers des environs Je fuirai dans d'autres lieux; je ne vivrai plus comme j'ai vécu; triste, sans espoir, et mort pour le présent, je ne serai plus animé que par les souvenirs du passé.
Depuis lors, je n'ai plus desiré que le jour fatal où les peines de la vie s'évanouissent pour l'homme. Il fut un moment où je crus que je pourrais mourir avec gloire, en rendant ma mort utile à la paix de cette vallée.
Le monstre qui avait porté le désastre dans mon troupeau continuait ses ravages. Un nouveau monstre parut un jour avec lui sur le sommet de l'Ossa.
L'allarme se répandit bientôt parmi les pasteurs; les plus jeunes se rassemblèrent à la hâte, armés d'arcs et de javelots, et couverts de légères côtes de maille, pour poursuivre ces deux terribles ennemis.
Plus déterminé qu'aucun de la troupe, parce que la vie avait moins d'attraits pour moi, je me mis à leur tête et leur demandai l'honneur du péril. Après avoir sacrifié un bêlier au dieu Pan, pour qu'il préservât le reste de nos troupeaux, nous partîmes. Parvenus à la forêt où se retiraient les deux bêtes féroces, les pasteurs se dispersèrent de manière à pouvoir se réunir, au premier signal, en un grand cercle. J'entrai dans la forêt où je fus attacher à un arbre un jeune agneau dont les bêlemens plaintifs devaient attirer les animaux carnaciers et nous mettre à même de leur donner une mort plus certaine. Notre ruse ne manqua pas de réussir.
Les deux monstres accoururent, la gueule béante, vers la proie qu'ils dévoraient déjà en idée. J'étais caché aux environs; je m'élançai sur eux, en frappai un de mon javelot et fis, en même tems, à mes compagnons, le signal convenu. L'animal que j'avais frappé d'une main sûre, put encore s'éloigner, mais il devait facilement tomber sous les coups de mes compagnons, je ne m'attachai qu'à celui que la crainte seule faisait fuir. Je pris une flèche, je la dirigeai vers lui et l'atteignis à la cuisse. Sa course se rallentit aussitôt.
Il se retourna comme pour se jeter sur le chasseur et ne put saisir que la flèche qu'il brisa sous ses dents sanglantes. Je le poursuivais vivement; tout-à-coup il apperçoit un des pasteurs sur son passage, et, un moment irrésolu, il s'arrête, il hésite. Je profite de l'occasion, je lance mon javelot, il siffle dans l'air, mais mal dirigé, il n'atteint point le but et s'enfonce dans le pied d'un vieux chêne. Ce coup tire l'animal de son irrésolution; il se retourne avec fureur; il me voit désarmé par ma mal-adresse et mon imprudence; j'eus à peine le sentiment du danger que je courais, que le monstre, en poussant d'affreux hurlemens, fondait sur moi. Je n'eus que le tems de saisir une branche d'arbre desséchée, je la lui présentai pour assouvir sa rage; ses dens terribles en firent mille éclats; il croyait déchirer les membres et briser les os de son ennemi. J'étais perdu, je le savais et ne pensais qu'à donner la mort en la recevant. Comme je me débattais avec l'animal dressé contre moi, et que mes bras roidis tenaient encore son horrible gueule éloignée, j'entends courir légèrement; un trait siffle; il frappe; la bête féroce pousse un hurlement subit et se retourne. A peine vois-je la flèche fixée dans son flanc, qu'un javelot vient s'y fixér aussi; dans le même tems mon libérateur se jette dessus, l'abat et lui plonge, à plusieurs fois, son poignard dans le corps; son sang noir et brûlant coule à flots, elle expire.
Le jeune homme tourne aussitôt son visage plein de sueur vers moi; c'était Ménalque. Votre courage allait vous perdre, me dit-il; je m'applaudis d'être venu à tems à votre secours. J'avoue que le premier mouvement fut de dépit, en reconnaissant que je devais la vie à celui qui me l'avait rendue si insupportable; un autre sentiment lui succéda aussitôt, et je me dis: c'est ainsi que devait agir le fils d'Agathon; soyons son ami. Il me tendit la main et je la pressai avec plaisir dans la mienne. Bientôt les autres pasteurs nous entourèrent; Ménalque voulut me donner tout l'honneur de la vietoire; mais je lui rendis la part qui lui était due; et les pasteurs firent deux couronnes de feuillages dont ils voulurent que nous ornâssions nos têtes. Ils voulurent aussi que nous emportâssions les dépouilles des deux animaux, pour les garder en souvenir de notre victoire.
En descendant la montagne, Ménalque me dit, qu'ayant appris notre réunion, il s'était empressé d'y venir, bien persuadé qu'il nous serait utile. Effectivement, la longue habitude qu'il avait de combattre contre les bêtes les plus féroces des forêts, lui avait donné une adresse que nous n'avions pas occasion d'acquérir; il n'eût pas, comme Hercule, étouffé le monstre de Némée, mais il l'eût certainement fait tomber sous ses traits acérés. A son adresse, on eût cru qu'il avait été à l'école même du fils de Latone. La bienfaisance de son père m'avait ôté le droit de troubler le bonheur du jeune Ménalque; ce dernier trait ne m'en laissa pas même le desir. Je dois le dire à ma louange, j'eus le courage d'éviter toutes les occasions qui m'auraient rapproché de Philis. Son image ne quittait point mon cœur, cependant, et je n'aurais jamais pu concevoir la pensée qu'elle ne m'aimait plus; mais je respectais mes devoirs. Je ne conservais que des souvenirs, l'espoir était anéanti. Il se trouvait entre Philis et moi, la promesse de son père, les bienfaits d'Agathon et le service de Ménalque. C'était autant d'obstacles que la bonne-foi et la reconnaissance rendaient insurmontables. Dans ces lieux, assez favorisés des immortels pour que les vertus n'y soient point encore de vaines illusions, l'audacieux qui tenterait de franchir les limites qu'elles ont tracées autour de nous, attirerait sur lui l'indignation générale, et son père, s'il existait encore, lui refuserait la bénédiction que les dieux lui permettent de donner à ses enfans. Je suis malheureux, mais je n'ai fait rien d'indigne de moi pour cesser de l'être. La parole de Palémon a fait de Philis l'épouse de Ménalque; j'ai dû respecter son hymen.
Ah! si j'eusse été assez heureux pour que mon père eut devancé celui de Ménalque, et que Palémon m'eût promis Philis, Philis serait mon épouse. Ménalque, avec toutes ses richesses, n'aurait point anéanti la promesse du vieillard; l'ancienne amitié qui lie Palémon avec mon père, ne peut pas être plus puissante, et doit être plus délicate.
Je dois cependant avouer que je ne sais trop comment j'eusse fait pour rester ferme dans ma résolution, en vivant aussi près de Philis; un moment eut suffi pour me faire perdre tout mon courage; elle n'avait point contracté des obligations semblables aux miennes, et si, par hasard, nous nous rencontrions, ses paroles, ses pleurs, tout pouvait m'ébranler; mais les circonstances nous servirent contre nous-mêmes: l'hiver avait déjà fait tomber les dernières feuilles de l'automne, Agathon voulut emmener Palémon avec sa famille à une superbe maison qu'il possède à deux cents stades de cette vallée. J'ai passé la triste saison des autans, renfermé dans notre chaumière, et en me rappellant le tems heureux, où Philis venait un moment interrompre notre solitude. Je guêtais son arrivée par la petite fenêtre de notre demeure; dès que je l'avais apperçu sur le chemin couvert de neige, je courais à sa rencontreMon père nous souriait, lorsque nous paraissions devant lui. Il nous plaçait à ses côtés, auprès du foyer, où il avait eu soin de mettre des branches sèches et qui s'enflammaient aussitôt. Quelquefois il charmait encore cet instant si doux par une chanson de son bel âge; Philis l'imitait et lui chantait les chansons que les jeunes bergers venaient de faire. Elle s'en retournait toujours trop tôt, mais le moment où je l'avais vue embellissait le reste du jour. J'allais aussi souvent passer quelques instans des longues soirées de l'hiver auprès d'elle. Elle avait toujours quelques moyens de me retenir plus de tems que je n'avais promis à mon père qui m'attendait seul dans la chaumière.
Heureux momens! Pourquoi vous êtes-vous écoulés si rapidement, ou pourquoi ne puis-je vous effacer de ma mémoire?
Philis devait revenir dans ces lieux avec les premières fleurs du printems. Il y a déjà quelques tems que les premières fleurs sont écloses, et que Philis est de retour. Je l'ai revue, Glycère, oui, je l'ai revue, et je ne me suis trouvé que plus à plaindre. C'était le lendemain de son arrivée. Elle parcourait ces lieux, elle les visitait, comme on visite de tendres amis après une absence qui a trop durée.
A quelque distance de la fontaine de Diane, il y a un bosquet de-rosiers, au milieu duquel est une statue de l'amour.
Nous avions souvent couronné ensemble ce petit dieu. Philis se rendit au bosquet; je ne pus m'empêcher de la suivre de loin. Je me cachai au milieu des rosiers.
Par venue au pied du fils de Vénus, Philis s'arrêta toute pensive; ses souvenirs lui retraçaient des tems qui ne sont plus; je vis des larmes couler de ses yeux; elle regarda l'amour, mais elle ne le couronna point de fleurs. Lorsqu'elle fut partie, je vins m'asseoir sur le gazon qu'elle avait foulé. O Philis! me dis-je en soupirant, tu aimes toujours celui qui ne pourrait cesser de t'aimer toi-même.
Cependant nous devons nous oublier.......
Amour! Fortune! voilà de vos jeux cruels!
Sans doute, il s'écoulera peu de tems d'ici à l'hymenée de Philis et de Ménalque.
Il me semble que ce jour doit être celui où je cesserai d'exister. Je tremble d'apprendre qu'il est fixé; je voudrais qu'on me le cachât; cependant je recevrais le coup de la mort si l'on me disait qu'il est déjà passé. O Glycère! que je vous plains si, comme moi, votre malheur vient d'avoir trop aimé; si, comme moi, sans conserver l'espoir, vous aimez encore. Ici l'infortuné Philétas mit fin à son récit, et il couvrit son visage de ses mains pour dérober les larmes qui coulaient de ses yeux, et reprendre plus facilement quelque calme.
Philétas, dit Glycère, dont les yeux étaient aussi humides de pleurs, mon propre malheur me met à même de concevoir quel est le vôtre; mais vous ne pouvez adresser vos reproches qu'à la fortune, et moi, je dois me plaindre de l'amour même. Philis n'a point cessé de vous aimer; et moi, j'ai donné mon cœur à un ingrat qui n'a fait que se rire de ma tendresse, et qui a méprisé le bonheur que je croyais lui offrir. Mais tandis que vous parliez et que j'écoutais, les heures ont fait avancer le char du soleil, une partie du jour s'est écoulée, il est tems de séparer nos troupeaux. Demain, au lever de l'aurore, je conduirai le mien dans ce lieu; je vous y verrai, sans doute, et je vous ferai le récit de mes peines, comme vous m'avez fait celui des vôtres.
Quelle est douce la confiance qui s'établit entre deux infortunés! Ils ont besoin de s'entendre mutuellement; ils se cherchent, se réunissent et deviennent amis. C'est encore une jouissance que de dire: je suis malheureux! De ce mot naît le tendre intérêt qui adoucit l'amertume des souvenirs et qui, insensiblement, en enlève quelques-uns à la douleur. C'est au milieu des pleurs que le moindre sentiment de reconnaissance devient facilement l'amitié la plus vive. Les dieux ont traité le cœur humain, comme le reste de la nature: ils ont donné au malheur une sensibilité plus exquise, et au buisson d'épines la rose, qui est la plus belle des fleurs. Philétas et Glycère éprouvaient cet heureux besoin de s'entretenir de leurs peines; et le soleil ne dorait encore que le sommet du Mont-Olympe, qu'ils étaient déjà réunis sous le platane qui les avait ombragés la veille. Lorsqu'ils eurent dispersé leurs troupeaux sur la pelouse humide, ils s'assirent l'un près de l'autre, et Glycère prit ainsi la parole: Vous savez que je ne suis point née sur ces rives paisibles: Naxos est le lieu où j'ai reçu le jour. Mon berceau ne fut point placé sous un toît de chaume; mais sous les lambris d'un palais. Mon père gouvernait, pour les Athéniens, l'ile qu'Ariadne a rendue célèbre par son amour pour un infidèle. A peine eus-je atteint cet âge heureux, où l'on tient encore à l'enfance par une insouciance aimable, et où la nature donne au cœur étonné, des desirs qui présagent le bonheur, que je fus livrée, comme épouse, à un riche vieillard, ami de mon père. J'étais trop jeune encore pour savoir que mon hymen était un malheur, je crus passer sous un autre tutèle; mais je n'eus pas le tems de sentir le poids de la chaine de fer qui unit l'âge des roses à celui des frimats; la Parque se hâta de trancher le fil des jours de mon époux; et je ne conserve sa mémoire que comme celle d'un parent qui aurait voulu me prendre sous sa protection. Sa fortune devint la mienne, et, dans mon dix-huitième printems, je fus la plus riche veuve de Naxos. Si je l'eusse desiré, j'aurais pu presque aussitôt m'engager dans de nouveaux liens; mais j'avais alors entendu mon cœur, et je voulais aimer avant que de m'unir au sort d'un autre époux. Ah! plut aux dieux que j'eusse été insensible, et que je n'eusse vu le bonheur que dans des jours paisibles et exempts de passions. Je serais encore sous le toît qui m'a vu naître, et j'embellirais les derniers jours du vertueux vieillard qui m'a donné l'existence. Mais les destins ne m'avaient point réservé un sort aussi doux.
Il y avait près d'un an que j'étais libre.
C'était au retour du printems. Le soleil avait déjà fait éclore les fleurs, et les zéphirs répandaient, dans les airs, leurs parfums délicieux. C'est au commencement de cette belle saison que l'on célèbre, dans l'ile de Délos, la fête des deux enfans de Latone. Toutes les iles de la mer Egée, celles de la mer Ionienne et les principales villes de la Grèce envoyent, avec magnificence, des députations au temple de cette ile sacrée, pour augmenter la pompe de la fête, et déposer aux pieds d'Apollon et de Diane, les offrandes des Grecs.
Les habitans de Naxos choisirent mon père pour commander leur députation.
Elle était composée de vingt jeunes garçons et de vingt jeunes filles, tous enfans des premiers citoyens, et tous remarquables par leur beauté: ils devaient figurer dans les temples de Diane et d'Apollon, chanter les hymnes sacrés, et former des danses autour des statues des immortels. Les jeunes garçons étaient couronnés du laurier dont Apollon couronne ses favoris; les jeunes Naxiennes étaient vêtues de tuniques blanches comme la neige qui couvre le sommet des montagnes, et leurs longues chevelures étaient ornées de roses blanches, en l'honneur de la chaste déesse. Ces deux troupes aimables montèrent sur deux barques, embellles de peintures, brillantes de dorures, et dont les légères banderolles voltigeaient au gré des zéphirs. Je montai sur celle de mon père, et ceux des Naxiens qui voulurent accompagner la députation, suivirent dans d'autres barques moins élégantes, mais d'où s'échappaient des chants de joie qui annonçaient un jour consacré aux dieux et au plaisir.
Au milieu était une barque pleine des plus habiles musiciens. A peine eut-on quitté le rivage, qu'ils firent entendre leurs accords divins. Le calme de l'onde qui semblait ne soulever ses flots légers que pour presser plus amoureusement les flancs de nos barques, l'or du soleil qui se jouait sur les flots, les zéphirs qui agitaient les banderolles et les guirlandes de fleurs, le charme des instrumens, et le charme plus touchant encore de la joie des hommes qui vont adorer les dieux, tout ce qui m'environnait exaltait mon ame et enivrait mon cœur. Assise nonchalament sur des coussins de pourpre et de soye, et sous un berceau formé de rameaux verts et de fleurs odorantes, je laissai errer mes regards sur la plaine des eaux, je voyais fuir Naxos et Paros qui l'avoisine; je me formais de douces illusions; j'imaginais que j'accompagnais Vénus elle-même, portée sur les flots, dans une conque marine; je respirais, au moins, l'air heureux qui l'environne. Non, jamais les dieux ne m'ont accordé un si beau jour. Mon cœur n'était point paisible, il n'était point agité, non plus; je ne desirais rien, et cependant je jouissais; ce n'était point parce que je l'avais souhaité que j'étais heureuse; c'était par une inspiration céleste; j'étais heureuse comme une rose est belle, parce que la nature le voulait. Je ne soupçonnais pas que la journée du lendemain pût être plus belle encore, ou qu'un orage pût la troubler; je ne l'attendais pas, je la laissais venir; ou plutôt, en cet instant, ma vie coulait sur le fleuve du tems, comme nos barques sur la mer paisible qu'elles sillonnaient. Oh! non, non, jamais les dieux ne m'ont accordé un si beau jour.
A mesure que nous approchions de Délos, nous appercevions au loin les députations des autres îles; elles s'avançaient comme nous, et bientôt nous pûmes entendre leurs chants de joie et le son des instrumens qui les accompagnaient.
Chaque députation, à son arrivée, était reçue par les acclamations d'une multitude de Déliens et d'étrangers répandue dans le port. Le port lui-même, rempli de bâtimens ornés de feuillages et de fleurs, ressemblait à un bosquet mobile d'où s'échappait un mêlange confus de voix et d'instrumens, souvent couverts par les cris des nombreux matelots. C'était là que les anciens hôtes, les amis qui ne s'étaient point vus depuis long-tems se cherchaient, se donnaient le baiser de joie, et renouvellaient le plaisir d'être ensemble. On eut dit que les Déliens, ce jour-là, recevaient leurs frères rentrant dans la patrie commune.
Tandis que nous admirions ce spectacle touchant, de nouvelles acclamations s'élevèrent du rivage; c'était pour accueillir la députation des Athéniens, la plus nombreuse et la plus riche de toutes celles qui abordèrent l'ile sacrée. Accompagnée de deux jeunes esclaves, je m'étais approchée pour admirer la magnificence qui entourait les députés de la ville la plus puissante de la Grèce. Ne me demandez point cependant ce que je vis: un seul souvenir aujourd'hui absorbe tout ce qui s'est passé sous mes yeux depuis lors.
Le premier Athénien, qui mit le pied sur le rivage, me frappa par la noblesse de sa figure et la grâce de ses mouvemens. Il n'avait guères que quelques printems de plus que moi. Il commandait la jeunesse de la députation, mais cependant sous les ordres d'un vénérable vieillard qui paraissait se reposer sur son activité.
Il n'était point vêtu en guerrier, mais presque comme on représente le fils de Latone, venant de tuer le serpent Python; sa tête était nue, et seulement ornée d'une bandelette; sa draperie, sans cesse agitée par ses divers mouvemens, voltigeait derrière lui. Par-tout où il passait, le peuple l'accueillait par un doux murmure. Mes yeux le suivaient. Je ne sais par quel hazard il se tourna de mon côté; ses regards s'arrêtèrent un moment sur moi. Je dois l'avouer, je ne pus me défendre d'un léger tressaillement de plaisir; mes yeux ne supportèrent point l'éclat des siens; je les baissai timidement, et je sentis le doux poison de l'amour couler dans mon cœur. Ce moment décida de mon sort. Le lendemain, au temple, je ne vis que le jeune Athénien; la nuit, il avait rempli tout mon sommeil. Je riais, en moi-même, du ridicule qu'il y avait de s'occuper ainsi d'un homme que je n'avais vu qu'un instant, et je me serais bien gardée d'en dire un seul mot; mais tout en blâmant ma folie, je m'y livrais avec délices; hélas! les dieux n'ont-ils pas permis que nos cœurs fussent le jouet des passions, et le fils de Vénus n'est-il pas le dieu des caprices? Je ne sais pourquoi je jouissais du plaisir de voir Parménide, tel était le nom du jeune Athénien, l'emporter sur tous ceux qui l'environnaient. Une noble fierté régnait dans toute sa personne, et cependant il n'y avait point d'orgueil sur son front. Un doux sourire adoucissait la gravité de sa figure, et le charme de sa voix lui gagnait tous les cœurs.
Cependant avec cette grâce et cette beauté qui rappellent la main des dieux, il pouvait porter un cœur indigne d'un homme; je ne fis pas une fois cette réflexion. Peut-être eussé-je bientôt perdu le souvenir de Parménide, ou ne l'aurais-je conservé que comme on garde la mémoire d'un objet dont la vue nous a charmé un moment; mais des circonstances que je ne prévoyais point, devaient me rapprocher de lui et le mettre à même de me rendre malheureuse pour la vie.
Son père, ce vieillard vénérable qui commandait la députation des Athéniens, était l'ancien hôte de mon père; tous deux se reconnurent facilement, et ils furent presque toujours ensemble pendant le tems que nous passâmes aux fêtes de Délos. Parménide accompagnait volontiers son père, et imaginait différens prétextes pour revenir seul encore. Ses discours achevèrent bientôt ce que sa présence avait commencé. Il était impossible de l'entendre sans se sentir entraînée vers lui. Le son de sa voix eut pu de lui-même toucher le cœur; qu'était-ce donc lorsque cette voix exprimait, avec élégance, les sentimens les plus nobles ou les plus délicats? On eût dit qu'Apollon même lui avait enseigné l'art de ravir les ames par la parole. Ses yeux, en même tems, paraissaient brillans du feu qui brûlait en son sein.
paraissait heureux auprès de moi; ses Je le voyais, je l'entendais et je me laissais secrètement enivrer pour le plaisir de le voir et de l'entendre. Lui-même yeux cherchaient les miens, sa bouche me souriait; il devinait, sans doute, facilement mon cœur, et le secret du sien semblait s'échapper avec chacune de ses paroles ou de ses actions. Hélas! imprudente que j'étais, je m'abandonnais à la douce illusion d'être aimée, et je n'étais que la dupe d'un art familier au perfide. Ce n'était point les sentimens de l'amour qui coulaient de ses lèvres, c'était la séduction, et l'artifice était dans ses yeux; mais je l'ignorais encore et j'étais heureuse comme celles qu'un tendre et véritable amour paye de l'amour le plus sincère et le plus tendre.
Lorsque nous fûmes prêts à quitter Délos, mon père qui crut avoir reconnu dans Parménide les nobles sentimens de son vieil ami, l'invita à venir passer les fêtes de Bacchus à Naxos. Il le promit; et cette promesse allégea la douleur que me causait notre séparation. Je sentis que c'était à moi qu'il promettait, et je comptais sur une fidélité inviolable.
A peine le vaisseau qui me portait fut-il détaché du rivage, que je crus entrer dans une solitude profonde. Je me reportais en idée au milieu du tumulte des fêtes, je voyais les jeux, j'entendais les acclamations du peuple, ou plutôt je ne voyais et n'entendais que Parménide au milieu de la multitude. Mes regards demeuraient toujours attachés sur le rivage, dont nous nous éloignions de plus en plus; je ne distinguais plus les objets depuis long-tems, et je les avais toujours présens à la mémoire. Mon cœur était resté à Délos. Que les lieux que jusqu'alors j'avais trouvé si charmans me semblèrent tristes! Rien ne m'y paraissait animé; rien ne répondait aux sentimens secrets de mon ame. Si j'aimais encore les rians ombrages sous lesquels j'avais tant folâtré dans le tems de mon insouciance, c'est que je pouvais y rêver dans une paix profonde, c'est que l'image de Parménide m'y accompagnait fidèlement.
Je comptais chacun des jours qui me rapprochait des fêtes de Bacchus, et je priais l'Amour pour qu'il inspirât à Parménide le desir de venir plutôt à Naxos.
Sans doute l'Amour écouta ma prière, car les moissons étaient à peine dorées et l'on ne se livrait pas encore aux travaux de Cérès, lorsque Parménide vint m'apporter une nouvelle félicité. Quel doux charme sa présence répandit sur tout ce qui m'environnait! Non, Ariadne ne fut pas plus heureuse, lorsque le beau Bacchus vint lui faire oublier l'ingrat Thésée; il me sembla que le printems donnait une nouvelle vie à la nature, il me sembla que l'Amour donnait plus de feux à mon cœur. Avec quelle rapidité mes jours s'écoulèrent alors! Je ne les comptais plus, mais le tems ne m'en ravissait pas un seul sans que je n'en eusse joui, sans que Parménide ne m'en eût rendu le souvenir délicieux. Lorsque les fêtes de Bacchus arrivèrent, nous étions déjà aussi unis que si nous fussions nés dans le même berceau.
Ce fut à cette époque d'une félicité trop rapide, que mon père, qui songeait à allumer de nouveau pour moi le flambeau de l'hymen, me parla d'un jeune et riche Naxien, qui depuis long-tems paraissait me distinguer des autres jeunes filles de Naxos. C'était choisir un moment peu favorable aux vœux de ce nouvel amant. Je répondis à mon père que mon intention n'était point encore de m'engager dans de nouveaux liens. Je n'osai lui avouer la vérité, et j'eus tort; mais Parménide n'avait pas encore une seule fois prononcé le mot d'hymen, et notre amour était un mystère, c'était dans le secret que nous étions heureux; il ne me convenait point de lever la première le voile qui couvrait notre bonheur; l'Athénien semblait n'être venu à Naxos que pour jouir des plaisirs qui naissent au milieu de la gaité et de la liberté des vendanges.
Ainsi trompé sur mes véritables sentimens, mon père, loin d'ôter l'espoir au jeune Naxien, lui laissa entrevoir qu'avec des soins et de l'amour, il parviendrait insensiblement à gagner mon cœur. Il aimait, et l'espérance se glissa facilement dans son sein. Bientôt il chercha à être auprès de moi aussi souvent que Parménide. Sa présence ne pouvait me plaire, mais je la souffrais.
Cependant la pourpre du raisin brillait dans toute sa beauté, entre les feuilles de la vigne. Chaque grape semblait appeller la main du vendangeur, et déjà les cris de joie se faisaient entendre sur les côteaux. Le vigneron pouvait presser les grains pleins de jus dans le creux de sa main, pour faire une libation en l'honneur de Bacchus; il était tems de faire les vendanges. Mais les mortels ne doivent jamais jouir des bienfaits des dieux, sans leur témoigner cette pieuse reconnaissance qui assaisonne les fruits qu'ils tiennent de leur bonté éternelle; les Bacchanales commencèrent. La statue du vainqueur de l'Indus fut couronnée des plus beaux rameaux chargés de grapes et de feuilles. Silène, le joyeux Silène, placé auprès de lui, paraissant plongé dans une douce ivresse, fut aussi couronné de pampres de vigne. Les jeunes Naxiens et les jeunes Naxiennes figurèrent ensuite entre eux les actions héroiques et amoureuses de Bacchus; ils le représentèrent, après ses nombreuses victoires, porté dans un char glorieux, attelé de Tigres et suivi de Faunes, de Satyres et de Bacchantes, mêlés avec les guerriers; bientôt ils le firent voir dans une situation plus touchante; ce n'était plus Bacchus vainqueur, mais bienfaiteur des humains; il ne les conduisait plus au combat, mais il leur montrait un cep de vigne, il en cueillait le doux fruit, dont il exprimait le jus dans un vase d'or, qu'il portait ensuite à ses lèvres, en invitant les hommes à l'imiter. Pour faire connaître le prix du bienfait de Bacchus, on le représenta aussi au moment où il offrit une coupe pleine de vin délicieux à la triste Ariadne: il y avait déjà long-tems que l'infortunée fille de Minos pleurait la fuite de Thésée qu'elle avait préservé de la mort, dans l'inextricable labyrinthe, lorsqu'il fut combattre le Minotaure; elle l'avait aimé au point de s'enfuir avec lui; mais l'ingrat, trop peu digne de son bonheur, avait abandonné sur le rivage de Naxos son amante et sa bienfaitrice; Ariadne sentait vivement la perfidie de Thésée, mais elle ne pouvait oublier son amour, et elle était inconsolable; sans cesse le nom de Thésée sortait de sa bouche, l'écho du rivage le répétait nuit et jour: Bacchus la vit et l'aima; mais il aurait fallu faire oublier à Ariadne que Thésée avait existé; le dieu lui présenta le nectar qu'il avait inventé, Ariadne but la coupe, et aussitôt sa tête, doucement troublée, perdit le souvenir des choses passées, ou ne les conserva que comme un songe pénible que le réveil a fait évanouir; un nouveau feu courut dans toutes ses veines, ses yeux se tournèrent vers Bacchus, sa bouche lui sourit, et elle aima encore.
C'est par ces danses figurées que les Naxiens, qui ont eu le bonheur de posséder Bacchus dans leur ile, rappellent, tous les ans, aux hommes les bienfaits que la terre tient de ce dieu. Pour mieux célébrer encore cette époque intéressante, chacun s'empresse de suivre l'invitation de Bacchus; les vases pleins du vin fait l'année précédente, sont vuidées de tous côtés. Le soir on court dans les côteaux, parmi les ormes qui soutiennent les souples rameaux de la vigne, en portant des branches de pin allumées, et en criant Evan, ô Evoé! en l'honneur de l'amant d'Ariadne. L'Amour profite souvent du délire sacré de cette fête; l'Amour enlève toujours quelques-uns des hommages que l'on destinait aux autres dieux. Pour nous, ce ne fut point Bacchus qui nous enivra, ce fut le dieu même qui vainquit le vainqueur des Indiens? Oh! qu'il est doux encore le souvenir de ces soirées délicieuses!
Tandis que la troupe joyeuse, que nous avions d'abord suivie, s'éloignait avec ses torches allumées, nous nous égarions, Parménide et moi, sous les bosquets dont la lune ne pouvait même détruire l'obscurité, et loin de mêler nos voix aux cris du peuple, nous craignions par nos tendres propos de troubler le silence des solitudes où nous nous enfoncions.
Les heures écoulées dans ces doux entretiens n'étaient que des momens, et lorsque nous songions à continuer notre course nocturne, nous n'entendions déjà plus les chants et les cris, mais les torches éloignées et brillantes au milieu des ombres nous guidaient, et nous ramenaient vers la troupe bruyante.
Les jours consacrés à Bacchus passés, de nouveaux plaisirs commencèrent avec les vendanges; ces jours étaient peut-être plus beaux encore que ceux des fêtes: les campagnes étaient animées par une multitude de monde; les uns portaient le raisin au pressoir, tandis que les autres allaient chercher de nouvelles charges. Les jeunes gens montés sur les arbres, dépouillaient les rameaux suspendus aux branches de leurs grapes pesantes, tandis que les jeunes filles, restées en bas, les agaçaient en se jouant ou s'occupaient à couper les grapes les moins élevées. Les vieillards foulaient les raisins dans la cuve, en rappelant volontiers combien de fois il leur était arrivé de voir les vendanges et les tours joyeux qu'ils avaient faits dans leur jeune âge; les vapeurs du vin nouveau faisaient briller leurs yeux, ils se croyaient jeunes encore. De tous côtés on entendait des chants en l'honneur de Bacchus et de l'Amour; les travaux ne paraissaient qu'un jeu, et la joie universelle était un hymne qui s'élevait sans cesse vers l'Olympe. A peine l'étoile du soir s'était elle élevée au-dessus des eaux de la mer, que l'on reprenait le chemin des chaumières et des maisons de campagne. Un repas abondant, mais peu recherché, attendait les vendangeurs.
Le plus souvent c'était devant la porte, sous le ciel serein, qu'on le prenait. Un feu brillant était à côté de la table rustique pour adoucir un peu la fraîcheur nocturne, et des branches de pins allumées répandaient une grande clarté sur tous les convives. A ces festins, sans apprêt, régnaient la plus douce égalité et la gaîté la plus sincère; le maître était confondu avec ses serviteurs, et son épouse entretenait la joie de la table par un sourire continuel. Là, les jeunes gens goûtaient le jus, doux comme le miel, qu'ils venaient d'exprimer des plus beaux raisins, tandis que les vieillards cherchaient une nouvelle chaleur et un sommeil plus profond dans le vin des autres années. Une nuit paisible succédait à ces travaux et à ces plaisirs. L'aurore les voyait renaître le lendemain avec une vivacité nouvelle.
Ce fut au milieu de ces occupations champêtres que Parménide me fit le serment de m'aimer toujours. Non loin de la maison de campagne où nous passâmes cet automne charmant, était un petit temple de marbre consacré à l'Amour.
On l'avait bâti sur le penchant d'une colline d'où on voyait toute la mer: c'était de là, disait-on, qu'Ariadne avait vu le vaisseau de Thésée fendre les ondes, c'était-là qu'elle allait chaque jour attendre que l'infidèle revint. Lorsque les navires s'approchaient du rivage, ceux qui étaient dedans appercevaient entre les arbres le haut du temple de l'Amour; ce temple était volontiers le rendez-vous de tous les amans; chaque couple heureux venait y appendre une guirlande; un grand nombre avaient aussi eu l'attention de planter des rosiers, des jasmins, et des chêvre-feuilles qui mêlaient leurs rameaux à ceux de la vigne qui y croissait naturellement; de manière que ce lien fortuné donnait une idée des bosquets d'Idalie, de Gnide et d'Amathonte. On n'y pouvait entrer sans respirer aussitôt les feux et les desirs de l'Amour.
Nous y vînmes souvent, Parménide et moi; souvent aussi, nous couronnâmes de fleurs l'aimable dieu de Cythère. Nous nous reposions sur les gazons parfumés, nous nous reposions au pied de l'autel de l'Amour; nous admirions les peintures où l'on avait représenté, avec autant d'art que de volupté, les triomphes du fils de Vénus, sur le dieu des vendanges; Bacchus était, non-seulement peint en plusieurs endroits, mollement appuyé sur le sein d'Ariadne, mais on le voyait encore, lorsqu'il se changea en raisin pour séduire Erigone; une grape superbe semble entraîner, par son poids, le rameau auquel elle est suspendue; Erigone la voit et la desire; elle s'approche pour la prendre; sans la détacher, elle va pour y porter ses lèvres de rose; ses lèvres sont encore entr'ouvertes, et déjà le dieu, rapprochant ses rameaux amoureux, enlace le beau corps d'Érigone; Erigone éprouve un plaisir inconnu et divin; ses lèvres vont presser la grape d'où s'échappe le nectar même des immortels; elle va jouir du bonheur de l'Olympe.
Telles étaient quelques-unes des peintures qui ornaient le petit temple. L'Amour, dont la statue était placée au milieu, semblait sourire à son propre ouvrage; il s'applaudissait de donner le bonheur aux dieux et aux hommes Nous voulûmes aussi compter au nombre de ses victimes fortunées; nous jurâmes, devant lui, d'aimer pour la vie, et nous écrivîmes nos noms sur son autel. Lorsque le serment de mon cœur s'échappait de ma bouche, je le regardais: je ne sais si un songe m'a abusé depuis, au point de me paraître un souvenir, mais il me semble que j'ai vu le marbre s'animer, que le petit dieu sourit, non pas comme lorsqu'il veut rendre heureux, mais comme lorsqu'il se joue des vœux des amans; un peu de fiel se mêla à la douceur de ses lèvres.
Hélas! le bonheur que j'espérais ne fut, en effet, qu'un songe, et ce songe je le fis seule: le perfide auquel je me confiais si imprudemment, avait, sans doute, un cœur d'airain; et s'il sacrifiait à l'Amour, c'était pour lui ravir des plaisirs, il ne voulait point de ses chaînes, et se mocquait des pleurs d'une amante.
Je m'en apperçus bientôt. Lassée des importunités du jeune Naxien que mon père protégeait, et dont je n'avais jamais parlé à Parménide, j'engageai celui-ci à avouer notre amour; il me le promit et garda encore le silence. J'en fus piquée.
Je crus voir que la présence du jeune Naxien lui déplaisait beaucoup; je voulus exciter sa jalousie. Peut-être, me disais-je, se hâtera-t-il, en s'ouvrant à mon père, d'éloigner ce rival importun. Que j'étais loin de connaître le cœur d'un ingrat! Un véritable amant se fut allarmé; Parménide me remercia avec ironie, de l'avoir rendu à la liberté. Il était déjà las d'être heureux avec la trop sensible Glycère; son cœur volage cherchait d'autres desirs, et une autre amante à tromper. Je tentai de l'entretenir dans le secret; mais, sans doute, craignant que je ne parvinsse à l'attendrir, ou plutôt ne sachant comment justifier sa dure insensibilité, il eut grand soin de me fuir; et lorsque j'espérais encore, il annonça à mon père qu'il allait nous quitter, et profiter de l'occasion qu'il trouvait de passer à Samos, qu'il desirait de visiter.
Le lendemain même, il s'embarqua; j'étais au temple de l'Amour où il s'était parjuré et où j'avais cru au bonheur; j'étais comme Ariadne abandonnée, et je vis aussi disparaître le vaisseau qui emportait le perfide qui me rendait malheureuse; j'étais seule; mon cœur était gonflé par la douleur, mais les larmes n'humectaient point encore mes yeux; je suivais toujours le vaisseau qui fendait les flots; lorsque je ne le vis plus, je crus que j'allais expirer. Bientôt la rage s'empara de mon ame, je me levai tout-à-coup; tout ce qui m'environnait me rappellait vivement ce qui n'était plus; les guirlandes dont nous avions orné le temple, étaient encore fraîches; je les saisis, les arrachai, les brisai et les foulai à mes pieds. Il me semblait que je me soulageais par cette fureur inutile.
Quelques instans après, je ramenai mes regards vers les fleurs éparses sur le gazon.
Mes pensées se reportèrent au tems où je les avais cueillies, et mon cœur s'amollit insensiblement; je soupirai. Bientôt je me laissai aller sur le banc où l'ingrat s'était assis avec moi. Je songeai aux courts instans d'un bonheur que j'avais cru ne devoir. point finir; mon cœur, qui n'avait été encore que déchiré, se gonfla, et enfin deux larmes coulèrent sur mes joues. Ce fut alors que je sentis tout mon malheur, et que j'eus une sorte de de plaisir à y penser. Les plaintes coulèrent de mes lèvres, comme les pleurs coulaient de mes yeux. Ingrat Parménide! disais-je, as-tu pu donc oublier, en un moment, les jours heureux que nous avons coulés ensemble? Si tu ne respectes point les dieux, tu as pu perdre la mémoire de tes sermens; ils n'étaient que de vaines paroles: mais le souvenir de mes caresses, s'est-il sitôt évanoui? L'instant où l'on a été heureux ne laisse-t-il pas un souvenir délicieux, un souvenir que l'on ne veut point perdre? Je t'aimais, j'ai pu croire que tu m'aimais aussi; je n'aurais pas voulu avoir une autre pensée quand j'aurais eu le droit de la concevoir: il m'était si doux d'être trompéeMais si tes yeux n'eussent pas exprimé le bonheur le plus vif, lorsque mes caresses enivraient ton cœur, je l'eusse deviné malgré moi, malgré moi j'eusse su que ton amour n'était qu'un art détestable, l'art même de l'Hypocrisie voulant tromper les hommes sous le masque de la Vertu; mais on ne feint point le bonheur, et tes yeux brillaient du feu qui brûlait dans ton sein. Barbare! comment as-tu donc fait pour étouffer le sentiment même de ton cœur et donner la mort à celle qui t'aime si tendrement! Tu trouves donc dans ses larmes des délices égales à celles que tu puisais dans ses caresses?
Tu m'as rendue plus que malheureuse, tu m'as ravi jusqu'à l'espoir même par tes mépris: mais les dieux, qui lisent dans mon cœur, le savent; je ne desire d'autre vengeance que l'inconstance de celle que tu aimeras. Alors, en pleurant, tu te rappelleras l'infortunée et fidelle Glycère, et au malheur d'être méprisé par celle que tu aimeras se joindra le souvenir cruel d'avoir déchiré le cœur de celle qui t'aimait. C'est ainsi que mes plaintes frappaient vainement la solitude d'où je ne pouvais sortir. A chaque moment, je portais mes regards vers la mer; je ne voyais plus que les flots légèrement mutinés les uns contre les autres; Neptune avait accordé un beau jour à la fuite du panure. Le sombre Vesper put seul m'arracher un lieu où je nourrissais ma douleur. Mes fidelles esclaves, qui connaissaient mon secret, vinrent se présenter devant moi; je n'écoutai point leurs paroles consolantes, mais je les suivis vers le palais de mon père. Qu'il me parût triste et solitaire!
Parménide ne l'embellissait plus. Je le parcourus avec inquiétude; je savais bien que je ne devais point y trouver la consolation que je cherchais; mais je changeais de place et je sentais moins ma douleur: semblable à une biche que le chasseur a frappée mortellement, et qui fuit à travers les bois, avec le trait qui la déchire; elle croit fuir la mort qu'elle ne fait que porter ailleurs; mais sa course lui fait oublier une partie de la douleur que lui cause sa blessure. La nuit me fut encore plus pénible que le jour: rien ne me distrayait de mes tristes réflexions, rien ne me contraignait, et mes larmes mouillaient ma couche où le sommeil ne pouvait s'arrêter. A l'aurore, je visitais déjà les lieux où je m'étais trouvée avec Parménide; je cherchais dans ce qui m'environnait le souvenir de tout ce qui avait contribué à ma félicité; et ce souvenir enfonçait plus vivement le trait dans mon cœur.
Depuis ce jour, je fus souvent visiter les mêmes lieux, et le soleil ne se replongea jamais dans les ondes de la mer sans que j'eusse répandu des larmes.
Cependant, à mesure que je m'éloignais du jour funeste où j'avais tout perdu, l'espérance se glissait dans mon sein comme un baume salutaire. Je me disais: lorsque les vents d'hiver ne souleveront plus avec fureur les flots de la mer, et que le nautonier ne craindra plus de se confier à l'élément incertain, peut -être Parménide reviendra-t-il? Les zéphirs qui rappeleront les bocages de Naxos, et son cœur lui parlera de Glycère; le doux plaisir d'être aimé le ramenera dans mes bras.
Les flots se calmèrent, les bocages verdirent, le zéphir se joua dans le nouveau feuillage, et Parménide ne revint point. Alors je sentis mon cœur se flétrir comme l'herbe des champs que le soleil a frappée; la pâleur couvrit mes joues; je n'espérai plus. Si je tournais encore la vue du côté de Samos, ce n'était point pour y appercevoir le vaisseau de Parménide, que je n'attendais plus, c'était pour former un dessein que l'Amour seul pouvait excuser. Cent fois l'Imagination m'avait transportée, sur ses ailes de feu, à Samos; cent fois j'avais songé le bonheur d'y retrouver, plus tendre que jamais, l'ingrat que j'aimais toujours. Bientôt le desir succéda à une vaine pensée. Il me semblait que la félicité m'attendait à Samos; j'osais même croire que les dieux m'inspiraient le dessein d'y aller: hélas! faibles humains que nous sommes, pour justifier les erreurs qui nous plaisent, nous les prendrions même pour les volontés des immortels. Je balançai cependant dans mon projet: l'amour méprisé me faisait craindre, et la pudeur timide que Vénus a donnée à notre sexe m'arrêtait.Au milieu de ces suspens, mon père, qui aurait voulu me voir passer dans les bras d'un autre époux, me pressa de donner ma main au jeune Naxien qu'il desirait pour gendre. Je le suppliai de me laisser jouir du bonheur d'être libre; et, autant pour me soustraire à de nouvelles instances de sa part, que pour accomplir le dessein que j'avais formé, je témoignai l'envie de voir Samos, la seule île de ces mers, disais-je, que je ne connaissais point. Je ne sais si mon père fut la dupe de ce prétexte, mais il ne marqua que le chagrin de voir reculer un hymen qu'il croyait devoir avoir lieu. Mon espoir se porte sur d'autres tems, me dit-il avec gravité; ma fille, je n'ai plus le droit d'exiger rien de vous, mais j'ose croire que les vœux de votre père vous seront toujours sacrés.
Ces paroles me firent trembler pour l'avenir. Je connaissais mon père, il n'eût, effectivement, rien exigé, mais j'aurais perdu son amour, et ce nouveau malheur n'eut pas manqué d'empoisonner encore mes premiers chagrins. Je ne pus lui répondre à ce sujet, je l'embrassai et m'embarquai pour le lieu où reposaient toutes mes espérances. Il me sembla en quittant le port que ces espérances devenaient des réalités; lorsque je me vis près de Samos, je n'espérais presque plus; et lorsque mon pied foula cette terre où je croyais trouver mon infidèle, les craintes firent palpiter mon cœur. Hélas! ce n'était que les présages de ce que j'allais apprendre.
Parménide avait passé à Samos le tems où les aquilons bouleversent les mers; il avait porté l'amour dans un autre cœur; et au retour du printems il avait abandonné sa nouvelle amante. Je desirai de voir cette victime de son inconstance; je croyais la trouver dans la douleur: mais elle était encore plus insensible que lui, un autre amant lui avait déjà fait oublier celui que je pleurais toujours. C'était une des plus belles filles de Samos; les grâces lui avaient donné leur goût et leur délicatesse, Vénus lui avait prodigué ses trésors: mais la coquetterie avait entouré son cœur d'un airain où les flèches de l'Amour venaient s'émousser; elle voulait des amans, non pour être aimée, non pour aimer, mais pour les traîner, avec orgueil, à sa suite; quand elle souriait à l'un, ce n'était point parce qu'elle voulait le rendre heureux, mais parce qu'elle savait qu'elle en désespérait un autre; les plaintes de ses amans l'amusaient, et elle ne s'applaudissait d'être belle que parce qu'elle pouvait faire des infortunés. Elle crut Parménide digne de porter ses chaînes; la première, elle lui donna un tendre espoir; mais lorsqu'elle eut deviné l'amour dans ses yeux, elle se mocqua des feux qu'elle avait allumés elle-même. Parménide peu accoutumé à de semblables caprices la quitta bientôt.
Le dépit donna à la belle insensible l'air de la tristesse pendant quelques jours; mais ses autres esclaves, plus fidèles, la consolèrent facilement.
J'avais souhaité que Parménide ne rencontra que des infidelles qu'il aimerait malgré lui-même, et je ne sais pourquoi je me réjouis intérieurement de ce qu'il avait eu le courage de mépriser une coquette que l'amour aurait dû punir. J'appris qu'il s'était embarqué pour l'ile de Chio. Mon premier desir vola sur ses traces: Vénus, sans doute, m'avait aveuglée. Je laissai à Samos toutes celles de mes esclaves que j'avais emmenées de Naxos, et je ne m'embarquai de nouveau, lorsque j'en trouvai l'occasion, qu'avec deux de mes plus fidelles femmes.Il y avait déjà long-tems que Flore embellissait les champs, lorsque j'arrivai à Chio; Pomone avait déjà offert aux hommes ses premiers présens. Je craignais que Parménide ne me découvrit, je n'osai le nommer. J'appris bientôt avec dépit qu'il venait de s'éloigner sur un vaisseau qui faisait voile vers Lesbos. On riait encore de l'aventure qui lui était arrivée. Une jolie brune qui voulait unir le sourire de Vénus au regard de Minerve, et qui, par un art connu des prudes seules, faisait quelquefois, dans un même moment, croire à son indifférence et à sa sensibilité, leva ses yeux timides vers le jeune Athénien; elle rougit, se troubla, et un soupir, à peine entendu, s'échappa de ses lèvres; Parménide crut avoir fait passer un rayon du flambeau de l'Amour dans le cœur de l'Innocence. Il s'imagina être transporté au siècle d'or: peut-être alors fut-il sensible pour la première fois. Il dévoila ses sentimens; ils causèrent une agréable surprise: la jeune enfant ne connaissait point encore l'Amour; mais elle était docile, et elle se hâta de profiter des leçons de son maître.
Il était le plus heureux des mortels; mais sa félicité n'était qu'un songe qui s'évanouit bientôt. Il surprit sa naive écolière répétant ses leçons avec un autre maître; elle en avait, disait-on, déjà reçu d'autres avant l'arrivée de l'Athénien; mais elle oubliait facilement tout, pour recommencer à s'instruire. Je ne sais si Parménide, en ce moment, donna un soupir à celle qui ne l'avait jamais trompé, mais il fut si mortifié de cette découverte qu'il partit dans le jour même, avec un vaisseau qui se dirigeait vers Lesbos.
J'avoue que chaque infidélité de Parménide était un nouveau trait qui me déchirait le cœur; mais je me disais en soupirant: plus l'ingrat sera trompé, mieux il connaîtra celle qui l'a aimé sincèrement. Je brûlais de voler vers Lesbos, et je ne sais quelle crainte me retenait. Je crois que je serais morte de honte si Parménide m'eût rencontrée lorsque je courais sur ses traces: qu'auraisje pu lui dire? Et quel silence aurais-je pu garder devant celui qui n'aurait pas voulu l'interpréter? Pouvais-je espérer de lui cette douce et délicate indulgence qui devine l'aveu difficile d'un amour trop tendre? Ne m'avait-il pas méprisée! Il eût ri de l'excès de ma tendresse, et ce qu'elle me faisait faire d'insensé, loin de toucher son cœur, n'eût qu'excité sa pitié. Il est vrai que j'étais comme une personne qui a pris un breuvage qui lui a troublé la raison; je ne savais presque plus ce que je faisais, et si un sentiment secret m'avertissait de ce que je n'aurais pas dû faire, ce n'était que pour mieux me faire sentir ma situation cruelle.
Hélas! je ne pouvais que porter la main sur mon cœur, où était la blessure, et laisser couler mes larmes! L'Amour portait toujours le flambeau de l'espérance devant moi, et je le suivais. Ah! dans ce moment où le passé n'était pas encore assez loin de moi, si ce flambeau salutaire se fut éteint, je crois que je serais expirée sur la terre où il aurait cessé de m'éclairer. Aujourd'hui que je suis plus tranquille, aujourd'hui que mon malheur n'est plus qu'une triste mélancolie qui m'entraîne doucement vers le tombeau, je conviens de mes fautes, j'en rougis, mais j'avoue que je ne puis me repentir d'avoir couru trop imprudemment après la dernière chimère qui paraissait me sourire.
Le premier souffle de l'hiver détachait déjà les feuilles desséchées des arbres lorsque je fis le court trajet qu'il y a de Chio à Lesbos. Parménide venait de profiter des derniers beaux jours pour passer à Seyros. Le caractère des Lesbiennes effarouche presque l'Amour. A des passions extrêmement vives, elles joignent une jalousie qui ne connaît point de frein. Celle que l'inconstant avait distinguée était brune comme Sapho, qui était aussi de Lesbos, mais elle était plus jolie, et savait tirer de la lyre des sons presqu'aussi sublimes. Les hymnes qu'elle chantait en l'honneur de Vénus, brûlaient de tout le feu de son cœur; du moment qu'elle vit Parménide elle ne respira plus que l'amour. Sa bouche chanta sa nouvelle conquête, sa lyre résonna plus harmonieusement encore. Elle fit, dans ses chants, le serment d'aimer toujours et d'aller, comme Sapho, terminer ses jours au promontoire de Leucade si elle était trahie. Tant d'amour effraya Parménide: il sentit qu'on pouvait bien admirer Sapho et se trouver, en même tems, heureux avec une bergère qui ne veut pas que sa voix frappe plus loin que l'écho du vallon qu'elle habite. Il s'empressa de quitter sa muse. Je la vis aux environs de Mytilène; elle se promenait mélancoliquement sous les arbres dépouillés de leur verdure. Un feu sombre brûlait dans ses yeux; ses cheveux flottaient épars sur ses épaules; elle tenait sa lyre à la main; mais elle ne l'accordait plus que pour chanter son désespoir. Je ne pus m'empêcher de la plaindreAu retour du printems, elle profita d'un vaisseau qui devait se rendre dans la mer Ionienne. J'ignore si l'infortunée se précipita effectivement du haut du rocher de Leucade, où tant d'amans malheureux ont, dit-on, trouvé la fin de leurs peines et de leurs jours, ou si, tout simplement, elle mouilla le bout de ses pieds dans les flots de la mer pour guérir de l'amour, ainsi que le font ceux qui, n'aimant qu'un peu, s'étaient imaginé que l'amour devait les faire périr. Je ne suis pas restée plus long-tems qu'elle à Mytilène; je partis pour Scyros. Celui que je suivais vainement y avait passé l'hiver. Les mœurs de Scyros ont quelque chose de celles de Tempé; mais elles sont moins simples: une bergère peut aimer un berger et promettre encore son cœur à un autre. Ce fut à une bergère aussi légère, que Parménide fut offrir ses hommages; elle les reçut avec grâce, mais elle n'écouta, qu'en souriant, les protestations de son nouvel amant. Lorqu'il voulut qu'elle s'expliquât, elle lui dit: votre présence m'est extrêmement agréable, mais j'en aime un autre; ne doit-on pas garder sa première chaîne? Blessé de cet aveu, il renonça à cet amour, et retourna à Athènes. Il n'eut pas le tems de jouir des délices de cette ville, où le luxe et les voluptés tiennent leur empire. Son père qui, depuis long-tems, occupait un des premiers emplois de la République avec honneur, indisposa, par sa sévère probité, la tourbe vorace de ceux qui voyent leurs richesses dans les revenus de l'état, tandis que, d'un autre côté, ses longs services, sa grande réputation, le bien que tout le monde disait de lui, donnaient de l'ombrage à un peuple jaloux, jusqu'à l'excès, de sa liberté. Il existe à Athènes une loi qui permet de bannir de la République celui de qui on pourrait concevoir des craintes: le père de Parménide fut banni, et il se réjouit de voir ses concitoyens aimer assez leur liberté pour craindre même que l'empire de la vertu l'emportât sur celui des lois. Il partit avec son fils pour la Thessalie, où il a de riches possessions.Tels étaient les événemens qui s'étaient passés, lorsque j'arrivai à Athènes. Sans doute plus sage, et rendue à l'indifférence, j'aurais dû retourner à Naxos; mais ma faute était déjà si grande que je tremblais à l'idée seule de la réparer; une crainte plus vive m'assaillait encore, en songeant que mon père voulait unir mon sort à un homme qui n'était point Parménide, et oserais-je le dire? dans mon égarement, il me semblait qu'un dieu m'inspirait et me disait d'espérer. J'espérais: je me rendis dans la Thessalie. J'avais cru trouver enfin mon infidèle à Larisse; je me sentais alors le courage de me présenter devant lui, fut-il même à côté de son respectable père, et de lui dire: Parménide, vous avez juré devant l'Amour de m'aimer toujours; je vous ai conservé mon cœur, et je viens réclamer la foi que vous m'avez promise: mais lorsque j'arrivai à Larisse, je ne trouvai ni Parménide, ni son père. La Grèce était pleine du nom de Xénophane, c'était celui du père de Parménide; son courage avait jadis sauvé la République d'Athènes, et sa sagesse la maintenait depuis long-tems dans la paix et l'abondance: qui n'avait pas pris plaisir à répéter le nom de Xénophane?
Pour éloigner de ses côtés l'envie, qui s'attache sur-tout à la vertu la plus éclatante, et pour vivre dans une paix profonde, Xénophane, en quittant Athènes, laissa le nom qui lui aurait attiré l'admiration, et conserva seulement la vertu qui lui valait le respect de tout ce qui pouvait l'approcher. Ce changement de nom m'empêcha de continuer mes recherches. Ce ne fut que dès-lors que je perdis, en quelque sorte, l'espoir: si j'avais pu parvenir jusqu'au vertueux Xénophane, il aurait été mon père.
Avant que de quitter Athènes, j'avais fait passer, par une occasion qui s'était présentée, une lettre à Naxos, dans laquelle, je dois l'avouer, je donnais à mon égarement une autre couleur que celle qui lui convenait. Rassurée, par ce moyen, sur les inquiétudes que devait avoir mon père, je ne pus me résoudre à partir de la Thessalie aussi vîte, et sans connaître ce vallon, si renommé par sa beauté et par la simplicité des mœurs qui y règnent.
Je suivis le cours du Pénée, et il me semblait que je respirais un air plus pur à mesure que j'approchais de ces lieux.
Bientôt je me crus au milieu de l'Elysée, où les ames des justes sont enivrées d'un bonheur éternel. La vue des bocages fleuris, dispersés çà et là sur les bords de cette onde limpide, les tapis de verdure, les chaumières agréables, le chant des bergers groupés de loin en loin, les nombreux troupeaux couvrant les collines, tout transporta mon ame, tout me dit que je pouvais être heureuse encore ici; les dieux ont attaché à la nature, ornée de ses charmes, et sur-tout embellie par l'innocence des hommes, un attrait invincible, qui dissipe les soucis, et rend insensiblement au cœur agité la paix qui permet le bonheur.
Enivrée du parfum des fleurs et des douces vapeurs de l'espérance, je me reposai nonchalamment au pied d'un arbre. Je découvrais une partie de la vallée et du fleuve qui l'arrose; l'autre m'était dérobée par un détour insensible, qui laissait à mon imagination une carrière sans bornes. Dans le lointain, je voyais les troupeaux qui se mêlaient sur le penchant des collines, et les bergers et les bergères qui se rassemblaient pour danser à l'ombrage ou former d'agréables conversations.
Plus près de moi, et dans des lieux solitaires, j'entendais les amans qui chantaient leurs peines et leurs plaisirs. A leurs chants se mêlaient les concerts des oiseaux, et le doux murmure des tourterelles si multipliées sous ces feuillages consacrés à l'amour. Tandis que les jeunes gens faisaient paître les troupeaux, les vieillards cultivaient les jardins, et faisaient naître des fleurs pour l'âge des amours. Je voyais tout dans une agréable activité; mais les travaux n'étaient que de douces occupations, et la joie et les chants qui les accompagnaient, leur donnaient l'air des plaisirs.
Ah! me dis-je, c'est ainsi que l'homme modéré trouve la félicité que les dieux lui accordent si facilement; c'est ainsi que tous les âges de la vie peuvent goûter des jouissances pures et toujours nouvelles!
J'étais peu éloignée du temple d'Apollon-Pasteur, dont nous appercevons d'ici le dôme, au milieu du bois sacré qui l'entoure: j'y dirigeai lentement mes pas.
Lorsque je parvins au petit bois de laurier qui conduit aux arbres élevés et touffus, je crus sentir couler dans mon sein la confiance que les Immortels inspirent aux humains, qui tendent leurs bras supplians vers eux. Pour la première fois, depuis mon funeste amour, je respirais l'air embaumé de ce lieu saint, comme on respire le bonheur même. Le char du Soleil descendait vers les portes de l'occident, et ses rayons enflammés, perçant pardessous le feuillage, se prolongeaient entre les pieds des arbres, et allaient réveiller les oiseaux retirés entre les branches.Déjà je découvrais, entre les massifs de verdure, les colonnes de marbre du temple; un silence religieux régnait dans cette enceinte. A mesure que j'approchais, je m'apperçus qu'il était interrompu par les sons graves et mélodieux d'une lyre.
Bientôt je vis le vénérable Agenor, assis sous le portique du temple: il chantait une hymne en l'honneur du Dieu dont il est le prêtre. Lorsqu'il eut cessé, il se tourna avec bonté vers moi, et me fit signe d'approcher. La douleur qui paraissait sur sa figure, sillonnée par l'âge, m'inspira de la confiance en lui; sa tête, à peine couronnée de quelques cheveux blancs, sa barbe qui a l'éclat de la neige, ornemens d'un âge que l'expérience a rendu respectable; ses yeux qui semblent lire dans le cœur humain et dans l'avenir, tout en lui me fit espérer de sages conseils; je n'hésitai point à lui ouvrir mon ame; il m'écouta avec bonté, et lorsque mon silence l'eut averti que j'attendais sa réponse, il me dit: ma fille, les Dieux ont permis les erreurs à la faible humanité, et la sagesse doit être indulgente: pourquoi craindre que les hommes vous punissent d'avoir espéré trop vivement? Hélas! nous devons tous oublier mutuellement nos fautes, et celles de la jeunesse ne sont que les rêves de la raison qui sommeille encore. J'ai vu votre père, à Délos, deux fois en ma vie; il était jeune alors, mais je prévis que sa vieillesse serait la vieillesse de l'homme vertueux; il vous pardonnera, j'ose vous le promettre. J'ai vu aussi Xénophane dans ma jeunesse; je l'ai vu depuis. Xénophane ne permettra jamais que son fils manque à la foi promise, et Parménide lui-même craint les dieux; il suffit qu'il ait écrit son nom sur l'autel de l'Amour. Conservez encore l'espérance, ma fille, c'est un trésor dont le ciel a fait présent à la terre, et il doit fructifier dans votre cœur.
Il me semblait entendre l'oracle même d'Apollon; en ce moment, je ne doutai presque point que Parménide ne dût revenir auprès de moi. Mais le lendemain l'espoir n'était plus qu'un désir; et bientôt je ne me rappelai les paroles d'Agenor que comme le discours d'un homme qui cherchait à guérir la blessure de mon cœur. Chaque fois que je l'ai vu depuis, il a ranimé mon courage; je l'écoute avec plaisir, mais je n'ose plus me flatter. Cependant il ne parait point chercher à me repaître de vaines illusions; mais l'ombre du bonheur glisse si légèrement devant nous! Je ne veux plus m'abuser.
Il me suffit que mon cœur soit plus calme; il me suffit de pouvoir goûter des jouissances qui ne sont point celles de l'amour.
Je dois en convenir, un autre attrait, que celui de la nature me retenait dans ces lieux: je savais que Parménide était dans la Thessalie, et j'aimais à entendre les discours du sage Agenor. Je lui parlai du desir que j'avais de passer à Tempé le tems qui devait s'écouler jusqu'à l'automne. Il m'y engagea lui-même.
Vivez quelques instans, me dit-il, au milieu de ces champs fortunés; prenez part aux plaisirs et même aux travaux des simples bergers: quand vous habiterez les palais, quand l'or et l'esclavage vous entoureront, vous conserverez la mémoire des bosquets de Tempé et du bonheur qui y règne, comme celle d'un songe agréable que vous voudriez faire encore. Son approbation rendit plus doux mon séjour dans ces lieux. J'ai reçu l'hospitalité chez deux vieux époux, que l'on ne pourrait comparer qu'à Philémon et Baucis. L'Amour les a rendu heureux, ils s'en ressouviennent encore, mais ils n'ont pu remercier le ciel sur le berceau de leurs enfans: ils sont encore seuls dans leur chaumière, et s'ils n'avaient point le souvenir de leurs vertus, ils penseraient que les justes dieux ont voulu les punir.
Depuis que je suis auprès d'eux, ils croyent avoir une fille. J'ai toujours, avec moi, les deux femmes que j'ai gardées à Samos; elles m'aident à soulager la vieillesse de mes hôtes. J'aime les champs, j'aime à me reposer sous l'ombrage embaumé d'un bosquet, et chaque jour je conduis, sur le penchant de cette colline, le petit troupeau que j'ai trouvé dans la chaumière où l'on m'a reçue.
Inconnue sur ces bords, et ne me trouvant bien que dans la solitude, je me suis éloignée des autres bergères; j'ai vu leur bonheur de loin, avec plus de plaisir que si j'eusse été au milieu d'elles. J'ai remarqué que vous cherchiez, comme moi, la solitude; je vous ai entendu chanter vos peines, et l'attrait secret qui unit les infortunés m'a amenée auprès de vous. Tel est, mon cher Philétas, le récit que je vous devais en retour du vôtre. Vous connaissez maintenant quelles sont mes peines, et quel est mon espoir.
Glycère, dit à son tour Philétas, ce que le sage Agénor vous a dit m'a frappé.
Je ne crois point qu'il ait voulu faire vivre dans votre cœur une vaine espérance; je le connais, la vérité a tant de force sur lui, qu'il ne tromperait pas même un malheureux par une illusion permise; et puisqu'il vous a dit d'espérer, espérez. Que ce mot plaît au cœur de celui qui n'est pas heureux! reprit Glycère. La sévère raison veut envain écarter les douces chimères dont nous nous bercons, elles reviennent nous entourer et l'espérance se glisse au milieu d'elles. Eh bien! espérons donc encore!
Heureux le poëte, qui, dans un doux repos et sous un ombrage visité des zéphirs, chante les fleurs du printems, les fruits de l'automne, les eaux limpides des fontaines, la verdure émaillée des prairies, et les jeux innocens des bergers!
C'est chanter en même tems les bien-faits des dieux et la modération qu'ils accordent à la vertu; c'est faire aimer aux hommes la simplicité qui sourit au bonheur, et se préparer à soi-même des souvenirs délicieux. Loin des palais où la fortune se crée mille desirs et mille besoins, loin des tribunes où l'Ambition, souvent trompée, essaye, par une éloquence fallacieuse, de séduire une multitude inconstante, le favori des Muses champêtres voit couler ses jours comme l'onde qui roule mollement sur un lit de mousse entre deux rives fleuries; chaque heure écoulée n'est qu'un doux souvenir qui s'éteint insensiblement dans la jouissance de l'heure paisible qui fuit. Il peut être pauvre, il peut n'avoir qu'une cabane pour asyle, mais la modération est sa compagne fidelle, et son ame, doucement exaltée, anime toute la nature à ses yeux; ses riantes méditations sont des richesses que la fortune ne peut lu ravir, et ses chants des plaisirs qu'il ne doit qu'à lui seul. S'il peut saluer l'aurore, s'il respire le parfum des fleurs, s'il est libre au milieu des champs couronnés de verdure, il est fortuné. Son sein se remplit d'une douce joie, sa pensée plane sur toute la nature, il jouit de lui-même tout entier. Alors il est plus qu'un monarque, il est homme et n'a besoin que de son cœur pour être heureux.
Mais la modération qui, le plus souvent, est un effort de la raison pour tous les hommes, n'était volontiers qu'une douce habitude pour les habitans de Tempé.
Les étrangers seuls pouvaient la leur faire perdre, en leur montrant un faste que jusqu'alors ils n'avaient point connu. La renommée, en publiant le bonheur de Tempé, n'avait pas manqué d'y attirer, des autres pays, un grand nombre de curieux, et, qui, heureusement, ne faisaient que d'y passer: il leur suffisait d'avoir vu des hommes qui trouvaient leur félicité dans ce qui faisait la pauvreté des autres; ils admiraient une simplicité si facile, comme si elle eût exigé encore plus de courage, de patience et de travail que la cupidité qui les tourmentait sans cesse.
Les plus sages vieillards de Tempé leur disaient: pourquoi venir de si loin? Est-ce que l'aurore n'ouvre point chaque jour les portes de l'orient pour vous, comme pour nous? Est-ce que le printems n'embellit point de fleurs le terre qui vous a vu naître? N'avez-vous point d'ombrage pour vous reposer, d'eaux limpides pour vous désaltérer? Si la nature est par-tout bienfaisante, vous pouvez trouver par-tout le bonheur de Tempé. Pourquoi les dieux nous ont-ils bénis? C'est que nous avons su être contens de ce qu'ils nous donnaient. Nous avons planté, auprès de nos demeures, les arbres qui portent des fruits nourrissans, et les fleurs qui charment nos soucis; nous avons conduit des troupeaux paisibles dans nos pâturages: ainsi notre vie s'est trouvée, en même tems, doucement occupée et soutenue. Exigeant peu de la nature qui nous donne beaucoup, il nous est resté bien des loisirs. Nous autres vieillards, nous les abandonnons au repos; la jeunesse les consacre aux fêtes et au plus doux besoin de la nature, celui d'aimer. Ainsi parlaient les vieillards à ceux qui les visitaient; mais les étrangers ne conservaient ces sages paroles que comme des souvenirs qui, quelquefois, venaient sourire à leur imagination.
A Tempé, la vieillesse était respectée; c'était elle qui surveillait les mœurs, qui dirigeait les fêtes et qui transmettait à l'âge qui s'élevait les connaissances nécessaires pour bien cultiver un champ et soigner un troupeau. Les vieillards formaient comme un sénat, dont l'autorité était d'autant plus puissante qu'elle reposait sur la tendresse; c'était celle des pères sur leurs enfans. Chaque vieillard, instruit par l'expérience, n'oubliait rien pour rendre son fils heureux comme il l'avait été, et tous s'efforçaient d'éloigner des yeux de la jeunesse ce qui lui aurait inspiré des desirs qu'elle n'aurait pu satisfaire sans mépriser l'exemple de ses pères. Le séjour d'Agathon dans la vallée avait donné quelques craintes; son fils, accoutumé au faste, avait de la peine à respecter cette simplicité qui l'entourait; l'Amour seul avait pu la lui faire aimer dans une bergère. La promesse qu'avait faite Palémon de donner sa fille à Ménalque n'avait pu plaire à ses vieux amis: ils crurent y démêler une ambition qu'on ne connaissait point sur les rives du Pénée. Agénor, sur-tout, qui s'était consacré au culte du dieu qui ne dédaigna point la condition de pasteur, le sage Agénor savait combien l'influence des mœurs étrangères pouvait être funeste à ce peuple simple, et il n'oubliait point qu'il était de son devoir de l'en préserver autant qu'il lui était possible; il connaissait assez la vertu d'Agathon pour savoir que l'on ne devait rien craindre de lui, mais il se méfiait de la jeunesse de Ménalque, et ce fut à lui qu'il s'adressa.Ménalque, lui dit-il, vous savez que les fêtes pastorales, en l'honneur d'Apollon, seront célébrées dans peu de jours, et que, par une sage coutume, les vieillards déclarent dans ces fêtes devant tous les habitans de Tempé, quels sont ceux qui, dans le cours de l'année, ont mérité des éloges ou le blâme. Ne craignez-vous pas qu'ils ne vous reprochent d'avoir altéré un peu la simplicité des desirs de nos pasteurs? Vous allez apprendre aux bergères que la beauté peut espérer de passer d'une chaumière dans un palais; et c'est leur apprendre que l'Hymen n'exige point que l'on porte devant ses autels la tendresse et la sincérité; c'est aussi rendre moins agréables à leurs yeux les champs qui les ont vu naître. Vous-même, qui avez vu tout ce que la Grèce a de plus brillant et de plus poli, croyez-vous que la beauté naive pourra, par elle-même, vous rendre heureux? Hélas! cette beauté n'a qu'un printems, et vous voulez des jouissances dans toutes les saisons de la vie. Quand les champs ne vous donnent plus de fleurs, les parfums de l'Arabie brûlent dans vos riches appartemens. Je vous entends, reprit Ménalque; mais si j'ai été trompé par ces beautés que la fortune entoure d'éclat et à qui les arts ont donné des grâces, ai-je tort de chercher celles qui ne sont riches que des dons de la nature et qui n'ajoutent que la vertu à ces dons? Sage Agénor, loin d'inspirer aux hommes heureux de ce séjour des desirs ambitieux, je leur apprendrai par ma conduite que la fortune ne remplit point le cœur, et que le bonheur est sans doute au milieu d'eux, puisque c'est-là que je le viens chercher.
Le vieillard sourit; mais il était facile de lire sur sa figure qu'il n'était point convaincu et qu'il lui restait encore quel-que chose à dire qu'il réservait pour un autre tems.
Cependant Philis était encore moins heureuse que Philétas; car à l'idée de perdre son amant se joignait celle d'être bientôt unie à un homme qui n'avait point son amour. Tandis qu'elle souffrait déjà tant, on lui apprit que Philétas était assiduement auprès d'une bergère inconnue dans la vallée; elle ne voulut pas le croire, et n'en sentit pas moins son cœur déchiré plus vivement. Depuis son retour, elle cherchait toutes les occasions de le voir, de lui parler. Elle s'apperçut enfin qu'il l'évitait, et alors elle crut qu'il avait effectivement oublié son premier amour. Ah! l'ingrat! se dit-elle, était-ce là ce qu'il m'avait promis? N'est-il pas maître de son cœur? On ne le force point, comme moi, a le donner à une autre bergère. Mais que je suis injuste! Pourquoi voudrais-je le condamner à n'aimer jamais que celle à qui il n'au rait pas le droit de dire: je t'aime, et qui, de son côté, blesserait son devoir seulement en pensant à lui. Ah! puisse-t-il aimer encore comme il a aimé, et puisse-t-il être aimé conue je l'aimais.... comme je l'aime toujours! Philis versait des larmes en faisant ces vœux, et son cœur gonflé lui apprenait qu'ils n'étaient point sincères. Helas! ajoutait-elle, je voudrais pourtant qu'il fut heureux!
Une ancienne habitude la ramenait volontiers aux environs de la chaumière de Philétas. Un jour elle rencontra le vieux Timétas, le père du berger. Bon jour, Timétas, lui dit-elle presque tremblante; bon jour, ma fille, lui répondit, en souriant, le vieillard. Il était assis sous un des arbres qu'il avait plantés. Philis n'osait s'arrêter devant lui, et elle n'avait point le courage de s'éloigner avant de s'être placé un moment à ses côtés. Le vieillard l'y engagea lui-même, comme par le passé, et elle crut être encore à ce tems; mais l'illusion s'évanouit aussitôt: elle espérait que Timétas parlerait de son fils; il n'en dit pas un mot. Trompée dans son plus vif desir, elle sentit son sein se gonfler peu à peu, elle jeta un regard sur le vieillard; en ce moment, il l'interrogeait, mais elle ne put répondre; elle baissa les yeux, et les larmes couvrirent ses joues; ses sanglots se firent entendre. Le vieillard prit une de ses mains dans les deux siennes. Ma fille, lui dit-il d'une voix émue, ma fille, je voudrais vous consoler, je ne le puis; la joie que j'avais espérée dans ma vieillesse est aussi évanouie... Ma chère Philis, ayons du courage.
En se baissant vers la bergère, il laissa tomber une larme sur son front. Elle la sentit, et le regardant avec tendresse: ô mon père! dit-elle.... elle ne put rien ajouter. Timétas ne troubla point son silence. Un instant après, elle se leva, serra ses mains dans les siennes, soupira, et se retira en lui disant: adieu, Timétas; adieu, ma fille, répondit le vieillard. Il la regarda s'éloigner, et une larme tomba encore de ses yeux. Le soir, il ne parla point à son fils de ce qui était arrivé; il garda pour lui le plaisir qu'il avait eu de voir Philis, et la douleur qui avait succédé à ce plaisir.
Quelques jours après, comme Philétas ouvrait, aux premiers rayons du jour, la porte de sa chaumière, il vit une belle colombe qui s'était abattue sur le bord du toit. Dès qu'elle apperçut le berger, elle agita doucement sa tête et son col nuancé de diverses couleurs, et vint bien-tôt après se reposer sur l'épaule de Philétas. Il la reconnut pour la colombe dont il avait fait présent à Philis, et qui, cent fois, avait mangé tour-à-tour dans leurs mains. Il la prit doucement, et la baisant: pauvre colombe! lui dit-il, comme si elle eut pû l'entendre, elle t'aura sans doute donné la liberté; elle ne doit plus m'aimer; et toi qui rappelle la constance, elle n'aura plus voulu te voir. Je te reçois, ma colombe, reste avec moi; sois-moi fidelle comme je le serai à celle qui a été jusqu'à ce jour ta maîtresse.
En parlant ainsi, il caressait sa colombe qui s'était placée dans ses deux mains, comme dans un nid. Un moment après, il entendit marcher légèrement derrière quelques arbrisseaux; il fut voir qui ce pouvait être, et reconnut, avec surprise, Philis, qui semblait chercher quelque chose. C'est vous, Philis, lui dit-il avec émotion? -- Oui, Philétas.....
Je cherchais.... -- Serait-ce votre colombe?
-- C'est ma colombe, celle que vous m'avez donnée, Philétas. Elle s'est échappée de mes mains.... -- J'avais cru que vous lui aviez donné la liberté de votre gré. -- Hélas! que me resterait-il donc après elle? -- Que vous resterai-t-il.....? Ce mot toucha vivement Philetas, mais il n'osa l'achever. Philis, se hâta-t-il d'ajouter, voilà votre colombe. La bergère la prit et la pressa légèrement contre son sein. Je te garderai, ma colombe, dit-elle, je te garderai; et elle la couvrait de baisers. Elle eût bien voulu ajouter quelque chose à ces mots, qui n'exprimaient point ce qu'elle pensait, mais elle ne l'osait. Philétas, de son côté, craignait de laisser échapper un seul des sentimens qui remplissaient son cœur: il n'oubliait point les paroles de son père et ses propres résolutions.
Philis fut la première qui reprit la parole; elle n'avait rien promis, et la reconnaissance ne la liait point. Philétas, dit-elle, il y a bien long-tems que nous ne nous sommes vus! Bien long-tems, reprit-il. -- Hélas! devons-nous enfin renoncer au plaisir de nous voir. -- Il le faut. -- Il le faut, cruel! pouvez-vous le dire? Je le pensais aussi, mais je ne l'aurais jamais exprimé. Vous avez plus de courage que moi, Philétas. Vous avez déjà presque oublié cette pauvre Philis, qui vous a tant aimé. Je savais bien qu'il fallait ne plus penser l'un à l'autre; je le savais, mais je ne croyais pas que cela fut possible.
Philétas voyait le moment où toute sa fermeté allait l'abandonner. Son cœur était déchiré; il résistait encore cependant.
Philis prit son silence pour de l'insensibilité. Je le vois bien, dit-elle, je le vois, il ne vous reste plus que la crainte de me dire que vous ne m'aimez plus.... Je sais tout.... Pourquoi garderais-je maintenant cette colombe? Tenez, Philétas, reprenez-la: vous pourrez l'offrir à la bergère qui vous console. Je n'ai plus besoin de rien qui me rappelle le tems qui n'est plus; je ne dois même rien garder... Hélas! non.... Voilà votre colombe, Philétas: pauvre colombe!
Philis voulut la baiser encore une fois; elle la couvrit de larmes; mais, faisant un effort sur elle-même, elle la présenta de nouveau. L'oiseau profitant de l'occasion, s'échappa et s'envola sur un arbre voisin. Ma colombe, s'écria Philis dans le premier mouvement, ma colombe, Philétas! Le berger n'écouta que le cri, il monta sur l'arbre, prit la colombe et vint l'offrir à la bergère. Elle ne se rappela plus qu'elle la rendait; elle la saisit et la rapprocha encore une fois de son sein. Il faut pourtant que je vous la rende, dit-elle un moment après! Me la rendre! reprit Philétas, je vous l'avais cependant donnée de tout mon cœur. Mais, Philétas, n'y suis-je pas obligée?
-- Philis, n'étais-je pas enfant quand je vous l'ai porté. -- Il est vrai; je la garderai donc: je puis me retracer les souvenirs de mon enfance sans blesser mon devoir..... Vous les avez oubliés, vous, Philétas. -- Oubliés!.... Il faut qu'ils restent là, ajouta-t-il, en portant la main sur son cœur; il faut qu'ils restent là pour le tourment de ma vie. Vous serez donc malheureux aussi, reprit Philis avec un accent qui marquait la joie et la douleur! -- Pouvez-vous le demander, après avoir connu mon cœur? -- Cet aveu me rend à la vie, et cependant je ne devrais point l'entendre. O Philétas! pourrons-nous vivre séparés.... après tant de jours passés en nous aimant, après une si longue habitude de nous aimer! -- Philis! pourquoi déchirer encore la blessure qui m'a donné la mort. -- Non, mon cher Philétas, mon bien aimé; non, tu ne mourras point, s'écria Philis, en se jetant dans les bras du berger, comme elle l'eut fait dans un autre tems; nous vivrons... ou plutôt nous mourrons ensemble, ajouta-t'elle en soupirant. Philétas la pressa sur son sein, dans un transport involontaire. Cette douce étreinte sembla la ranimer: ô Philétas! dit-elle, l'Amour même m'inspire; écoute, courons nous jeter aux genoux de mon père; il est bon, la vue de notre malheur l'attendrira, et il se hâtera de le faire cesser. Viens, Philétas, viens, mon bien-aimé. Philétas se laissait conduire.
Et où allez-vous, mes enfans? leur diton, en les arrêtant. C'était Timétas qui les avait entendus. Voudriez-vous tenter le cœur d'un bon père, et le toucher au point de lui faire oublier ce que lui commande l'honneur. Il a donné sa parole: Philis, vous êtes déjà l'épouse de Ménalque; Philétas, respectez-la.
A ces mots, le jeune homme s'éloigna de quelques pas, en baissant les yeux; Philis ne put que gémir. Ma fille, ajouta le vieillard, je vous le disais hier: ayons du courage. Voyez-vous cette fleur qui brille sur sa tige? Quand deux matinées se seront encore écoulées; elle n'existera plus. Telle est la vie; elle ne dure que quelques momens, et nos maux passent aussi vîte qu'elle. Oui, mon père, dit Philis en reprenant courage, et c'est ce qui me console: le malheureux repose au moins en paix dans sa tombe. En achevant ces mots, elle essuya ses larmes et s'éloigna comme si son cœur eut été tranquille. Il ne l'était pas, cependant, et lorsqu'elle put se cacher entre les arbrisseaux d'un bocage peu éloigné, elle donna cours aux larmes qui gonflaient encore son sein. Elle s'assit sur les racines, couvertes de mousse, d'un vieux arbre, et, tout en caressant sa colombe, elle rêsta à son malheur; elle ne pouvait croire qu'il serait consommé: l'espérance est la dernière chose que l'on perd, et elle espérait toujours. Il lui vint dans l'esprit d'aller consulter le sage Agénor: il pouvait lui donner un conseil qui la sauverait. Cette pensée fit palpiter son cœur; elle se leva et se rendit au temple d'Apollon. Agénor l'écouta avec sa bonté ordinaire; mais sa sagesse ne savait point composer avec le devoir; il lui dit: ma fille, mettez votre espoir en la bonté des Dieux, mais écoutez la voix de votre père. Philis revenait tristement avec cette réponse, lorsqu'elle apperçut au loin un berger qu'elle crut reconnaître. C'était effectivement Philétas; bientôt elle n'en douta plus. Il était assis à l'entrée d'un bosquet; mais, hélas! une bergère était auprès de lui, et c'était la bergère inconnue, celle que, depuis quelque tems, on voyait toujours avec lui, et que, sans doute, il aimait. Ingrat! dit, en soupirant, Philis; eh bien, il n'y a qu'un moment, je ne l'aurais jamais cru- Après cela je puis facilement renoncer au bonheur: ce n'est déjà plus moi qu'il aime; quand la fortune nous favoriserait, il ne pourrait plus me rendre entièrement son cur. Elle revint auprès de son père, résignée à tout ce que son sort lui réservait; et que lui importait de quelle façon elle souffrirait? Agathon et Ménalque l'attendaient; elle s'efforça de leur sourire, et ils crurent que la joie était dans son cœur. Les deux vieillards parlaient du jour qu'ils croyaient devoir fixer le bonheur de leurs enfans; Ménalque l'attendait avec impatience, et il n'oublia rien pour qu'on ne l'éloignât pas trop. Les fêtes pastorales approchaient; leur solemnité ne pouvait qu'être favorable à l'hyménée; et ce fut à ces fêtes qu'on décida de le célébrer. Philis ne s'opposa à aucun de ces arrangemens. Elle était comme la victime que l'on va sacrifier sur l'autel des dieux, et qui reste tranquille en attendant le coup qui doit lui donner la mort.
Bientôt le bruit se répandit dans la vallée que l'hyménée de Philis serait célébrée pendant les fêtes pastorales. Philétas l'apprit; il y avait long-tems qu'il n'espérait plus, mais Philis était encore libre, et elle n'allait plus l'être. Son ame fut aussi troublée que s'il eut appris, pour la première fois, qu'elle lui était ravie; en s'éloignant de la chaumière, il embrassa son père, comme s'il n'eut plus dû le revoir. Il ne versait point de larmes cependant, mais un sombre désespoir couvrait sa figure et pressait son cœur. Il suivit son troupeau sans le conduire. Le soir, son troupeau, par ses bêlemens, lui apprit qu'il était tems de le ramener à la bergerie. Les jours suivans, il parut aussi indifférent sur tout ce qui l'environnait.
Pendant cet intervalle, Glycère ne parut point dans les pâturages où elle avait coutume de venir; le berger n'en fut point fâché: sa mélancolie s'accommodait mieux de la solitude, et la douce consolation ne pouvait plus couler dans son sein. Ce ne fut que la veille des fêtes pastorales qu'elle vint un moment; la joie brillait dans ses yeux. Philétas! s'écria-t-elle de loin, demain mon sort sera décidé, et le sage Agénor m'a répété plus fortement que jamais d'espérer. Le regard de Philétas s'anima un peu en se levant sur elle. Demain! reprit-il, puisse ce jour être heureux pour vous! Demain, je recevrai le dernier coup.....
Demain, quand l'étoile du soir brillera au-dessus de la colline, il n'y aura plus d'espoir pour moi. Glycère comprit aussi-tôt ce qu'il voulait dire, et elle n'osa plus parler de sa félicité, elle craignit même de le consoler; elle soupir auprès de lui en silence jusques aux premières ombres de la nuit. En le quittant, elle le regarda avec une compassion si douce que le cœur de l'infortuné en fut attendri, et qu'une larme enfin mouilla le bord de sa paupière. O Glycère! lui dit-il, encore un moment! Il saisit sa main, l'appuya sur son front brûlant et la couvrit bientôt des larmes qui suivirent en abondance la première. Aimable Glycère, ajouta-t-il après quelques instans, votre tendre regard m'a pénétré! Adieu; puisse le souvenir de ma douleur vous faire sentir plus vivement le bonheur que vous espérez!
En achevant ces mots, il revint auprès de son père qui l'attendait. Lorsqu'il se fut jeté sur sa couche, et qu'il eût, dans le silence de la solitude, réfléchi sur ce qu'a d'affreux une séparation éternelle d'avec celle que l'on aime, son cœur s'endurcit encore sous l'effort de la douleur, et la source de ses larmes se tarit.
Sans cesse, il eut dans l'esprit la fête du lendemain; si, peu-à-peu, la fatigue lui causait un pénible assoupissement, les songes lui présentaient Philis donnant sa main à Ménalque devant l'autel de l'hymen. Alors il s'éveillait en sursaut et tout en sueur. Il allait aussitôt ouvrir la fenêtre pour regarder le ciel et voir si la lumière de ce jour funeste éclairait déjà la terre. Cette nuit était d'une longueur éternelle, et cependant il ne voyait qu'un instant jusqu'à celui où Philis perdrait le droit de l'aimer: il quitta sa couche bien avant que l'étoile de Vénus ne se fût plongée dans les ondes de la mer. Il sortit de la chaumière sans que son père l'entendit, et il s'avança lentement vers le lieu où les habitans de Tempé avaient coutume de se rassembler dans dans les jours qu'ils consacraient aux dieux et aux plaisirs. Ce lieu s'étendait sur les rives du Pénée; la prairie, émaillée de fleurs, qui le tapissait, favorisait les jeux des bergers et des bergères, et les bouquets d'arbres qui s'élevaient çà et là, en les couvrant de leur ombrage, leur prêtaient de nouveaux charmes. En ce moment, Phébé seule éclairait de son pâle flambeau ce lieu et toute la vallée silencieuse. Non loin de ce théâtre des plaisirs était le bosquet où l'on avait élevé l'autel du dieu de l'Hymen, comme si l'on eut eu intention de faire entendre aux jeunes bergers et aux jeunes bergères, qu'il ne devait y avoir qu'un pas de leurs jeux à l'hymen. Philétas se tourna de ce côté; il entrevit l'autel et soupira c'était-là que Philis devait, en ce jour, renoncer éternellement à lui.
L'aurore le surprit au milieu de ses tristes réflexions; la voix de quelques bergers que l'attente des plaisirs avait déjà eveillés lui annonça que la joie des fêtes allait commencer. Il se retira vers un petit bois où la nuit régnait encore; son enceinte sombre et silencieuse offrait des charmes à sa noire mélancolie. En marchant sur les feuilles desséchées dont les derniers automnes avaient couvert la terre, il pensait à ceux des humains que l mort avait abattus Il méditait sur le repos éternel des tombeaux. C'était envain que les zéphirs, en murmurant dans le feuillage qui couvrait sa tête et répandant autour de lui le parfum des fleurs, rappellaient les jouissances de la vie, son cœur était déjà mort, et il ne voyait plus qu'avec peine la lumière.
Dans le bois solitaire où il avait porté es pas, était le tombeau d'un berger que l'amour avait aussi rendu malheureux. Il aimait, et lorsqu'il se croyait aimé, un autre lui enleva le cœur de son amante. Ainsi un jeune garçon qui guette, depuis quelques jours, un joli bouton de rose, vient un matin pour le détacher de sa tige et le trouve déjà cueilli; mais il est d'autres fleurs pour parer le soin de celle qu'il aime, et il n'est qu'une bergère pour l'amant véritable. Le berger ne put survivre long-tems à son malheur: un jour il vint sur les rives du Pénée, en mesura de l'œil la profondeur, et, après avoir supplié les Nymphes de lui pardonner de souiller par sa mort leurs ondes, il-s'y précipita.
Sans doute, les Nymphes furent touchées de son sort, car elles portèrent son corps sur la rive fleurie. Les bergers le recueillirent avec respect et lui élevèrent un tombeau dans ce lieu même où depuis ils envoyèrent les bergères qui étaient tentées d'être infidelles. Les ondes du fleuve, en murmurant au pied de ce tombeau, semblaient exprimer les regrets des Nymphes sur le malheur de cet amant trop sensible; et une bergère trop légère n'avait besoin que d'entendre quelques momens ce murmure qui la portait à la méditation, pour revenir avec plus de tendresse au berger qu'elle allait quitter. Philétas s'assit au pied de ce tombeau et y resta encore enseveli dans la tristesse, tandis que, dans la prairie voisine, tous les heureux habitans de Tempé se livraient à la joie. Il entendait leurs ris, leurs chants, le son des instrumens champêtres, et il n'en soupirait que plus profondément. Je ne partagerai plus leurs jeux, se disait-il, les courts instans de mon bonheur sont évanouis; et que faire encore sur la terre lorsque l'on ne doit plus être heureux? En formant ces pensées, il regardait le tombeau du berger qui n'avait pu survivre à l'infidélité de celle qu'il aimait; il n'osait se dire: pourquoi ne l'imiterais-je pas? Mais cette pensée roulait confusément dans son esprit, et le sentiment en était dans son cœur. Il pouvait à peine résister à cette tentation funeste; et il allait y succomber, lorsque l'ombre du soleil l'avertit que l'heure où Philis devait consommer le funeste sacrifice était passée; déjà il adressait aux Nymphes du fleuve la prière que l'infortuné berger leur avait adressée, quand le nom de Philétas, deux fois répété, vint retentir à son orellle. Il reconnut la voix de son père; et aussitôt son cœur tressaillit du desir de vivre encore. Il tomba à genoux sur la rive, et, levant les mains au ciel: ô dieu! s'écria-t-il, pardonnez-moi d'avoir oublié que j'avais un bon père.
La voix du vieillard le frappa de nouveau; il se retourna et vit son père qui accourait vers lui les bras ouverts: ô mon fils! lui cria-t-il, pourquoi fuyez-vous dans une solitude où j'ai eu tant de peine à vous trouver? Cessez de vous affliger; les dieux ont eu pitié de nous et ils ont changé notre douleur en joie; Philis sera votre épouse, mon fils, l'amour reprend ses droits sur la fortune.Ce changement subit était si inespéré que Philétas resta long-tems sans pouvoir y croire. Son père l'avait déjà pressé plusieurs fois contre son sein, et il savait à peine ce qu'il lui avait dit; il n'aurait osé jurer qu'un songe ne l'abusait point.
Tout en le conduisant vers la prairie, où tous les bergers étaient rassemblés, Timétas lui raconta ce qui venait de se passer. Suivant l'antique coutume, tandis que les jeunes gens ornaient de guirlandes les moutons que l'on devait sacrifier dans le temple d'Apollon, les vieillards s'étaient réunis dans le bois sacré pour désigner quels seraient les bergers et les bergères qui avaient mérité d'être loués par les habitans de Tempé. Le nom de Philétas, qui s'était généreusement présenté le premier pour combattre les deux bêtes féroces qui avaient porté la désolation dans la vallée, ce nom s'offrit, avant tous les autres, dans l'esprit des vieillards; celui de Ménalque le suivit naturellement, et tous, d'une même voix, déclarerent que Philétas et Ménalque recevraient deux courones de fleurs des mains des plus sages bergères de Tempé. La bienfaisance d'Agathon qui avait donné un troupeau au père de Philétas fut aussi citée avec honneur, et ce fut Timétas, lui-même, qui était du nombre des vieillards, qui, le premier, en parla. On en vint aussi à ceux qui méritaient le blâme; on ne pouvait le jeter sur Agathon ni sur son fils, ils n'étaient point pasteurs de Tempé, et les mœurs qui faisaient la félicité des habitans des rives du Pénée n'étaient point les leurs; Palémon seul fut blâmé: peut-être avait-il déjà fait naître dans Tempé le dégoût de la simplicité de l'âge d'or.
Sages vieillards, dit Agénor, ne le reprimandez point trop sevèrement: avant la fin de ce jour, il aura peut-être reconnu son erreur, et il aura rendu à sa fille l'espoir du bonheur qu'il lui a ravi. Veuillez écouter une jeune bergère qui réclame votre justice.
En achevant ces mots, il fut chercher cette bergère qui attendait à l'entrée du bois sacré. Il la conduisit, par la main, jusqu'au milieu des vieillards. Quand elle se vit en la présence de ces hommes respectables, elle rougit et fut un moment sans pouvoir parler. Sages vieillards, dit-elle enfin, vous avez aimé dans le printems de votre vie, et, sans doute, vous verrez avec quelque indulgence la hardiesse d'une jeune fille que l'amour a rendu malheureuse; je viens moins pour redemander un perfide qui a méprisé ma tendresse, que pour l'empêcher de tromper une belle et sensible bergère, dont il n'a pu toucher le cœur. Invitez Ménalque à venir au milieu de vous, sages vieillards, et demandez-lui, s'il n'a jamais juré devant la statue même de l'Amour, de n'aimer qu'une jeune fille, qui n'est point celle de Palémon.
Les vieillards, qui voyaient avec peine que la plus belle de leurs bergères ne ferait point le bonheur du berger le plus vertueux de Tempé, accueillirent, avec un murmure de joie, cette demande.
Ménalque parut; il était déjà couronné de fleurs en l'honneur de l'Hymen devant qui il allait sacrifier. On lui fit la question que la bergère avait dictée. Sages vieillards, dit-il, j'ai vu une partie de la Grèce, et par-tout où j'ai été, j'ai senti la puissance de l'amour. J'ai aimé à Athènes, et j'y ai été trompé; à Naxos, je trouvai une coquette qui me fit jurer devant l'Amour d'aimer éternellement, dans le moment même qu'elle promettait sa main à un jeune homme de sa patrie; à Samos, je ne fus pas plus heureux; à l'ile de Chio, ce fut pis encore; à Mytilène, ce fut le contraire; à Scyros, on se mocqua de moi; le sort m'a conduit à Tempé, où j'ai cru que l'Innocence et la Vertu me rendraient enfin heureux.
Les vieillards ne purent s'empêcher de sourire au récit de ses amours, et ne lui répondirent qu'en lui montrant la bergère qui se plaignait: c'était Glycère. A cette vue, Parménide (car les noms de Ménalque et d'Agathon, cachaient comme, sans doute, on le soupçonnait, ceux de Parménide et de Xénophane;) à cette vue, le jeune homme resta immobile d'étonnement. Quoi! dit-il enfin, c'est Glycère qui m'appelle parjure; Glycère qui m'a trompé elle-même! Je vous ai trompe, reprit Glycère! Ingrat! pourquoi ne pas convenir que vous ne m'aimiez plus, et que vous ne cherchiez qu'un prétexte pour me quitter?
Parménide avait effectivement cru être trompé; il avait aimé Glycère, et lorsqu'elle se fut disculpée, il sentit renaître ses anciens sentimens. Sa fidélité le toucha, et il s'empressa d'essuyer lui-même les larmes qu'il venait de lui faire répandre encore. Ah! Glycère, lui dit-il, pourquoi avez-vous employé une ruse qui nous a attiré tant de chagrins! Je vous aimais, et je ne pus soutenir l'idée que vous partagiez votre tendresse. Je vous rends mon cœur, et je remercie l'Amour de m'avoir conservé le vôtre.
Et vous, respectables vieillards, croyez que je n'ai jamais eu intention de porter atteinte à la simplicité de vos mœurs; je leur rendais au contraire un bel hommage: je croyais n'avoir pu être aimé sincèrement des femmes que l'éclat de la fortune entoure; mais je savais que celles à qui l'on a inspiré le goût de la vertu, respectent au moins leurs devoirs; et c'était parmi vous, habitans de Tempé, que je venais chercher mon épouse.
La nouvelle de ce qui venait de se passer devant les vieillards se répandit, en un moment, parmi les habitans de Tempé; et tout le monde se réjouit de ce que Philis ne quitterait point la vallée.
Bientôt chacun prononça le nom de Philétas comme l'amant aimé et digne de la belle Philis; Palémon, un peu honteux, le prononça lui-même, en embrassant sa fille. Agathon, ou plutôt Xénophane, ne voulait que le bonheur de Parménide: il regretta Philis jusqu'à ce qu'il eut connu Glycère. Quant au bon Timétas, il demandait de tout côté son fils, et ne fut parfaitement heureux que lorsqu'il l'eut pressé sur son sein.
Il n'avait point encore ouvert son cœur à Palémon; mais lorsque celui-ci l'apperçut, amenant son fils, il prit Philis par la main, et la conduisant au devant d'eux: Timétas, dit-il, elle aimait votre fils, c'est à vous que je la donne, je n'ose l'offrir moi-même à Philétas. A peine avait-il achevé ces mots que le jeune berger était dans ses bras; lorsqu'il en sortit, il avait déjà oublié tous les maux qu'il avait soufferts. Parménide vint aussi le serrer dans ses bras un moment. Philétas, dit-il, j'ignorais que je faisais votre malheur. Et moi, reprit Philétas, je n'oubliais pas que je vous devais la vie.
Ils s'embrassèrent encore une fois, et furent amis jusqu'au tombeau.
Ce fut lorsqu'ils sortirent des bras l'un de l'autre, que les bergers vinrent les couronner, ainsi que l'avaient décidé les vieillards. Cependant on avait orné de guirlandes de fleurs l'autel de l'Hymen. Xénophane ne voulut point qu'on les laissât flétrir, sans que deux amans y eussent sacrifié.
Il prit Palémon et Timétas à part, et un instant après il vint lui-même annoncer à Philétas et à Philis, que ce jour es verrait unis. Au même instant, les cris de joie se firent entendre; les bergères qui avaient accompagné Philis vinrent de nouveau l'entourer, et alors elle répondit, par le plus doux sourire, à leur joie. Ses joues, blanches auparavant comme le lys, se colorèrent comme la rose, et son cœur battit doucement; elle était auprès de Philétas, et elle ne pouvait exprimer un seul mot; mais quelquefois ses beaux yeux se levaient, pleins de tendresse, vers son bien aimé, et son silence annonçait tout son bonheur. Lorsque l'on eut fait des sacrifices à Apollon-Pasteur, à Pan, aux Nymphes, et à toutes les Divinités champêtres, on conduisit les amans au temple de l'Hymen. Ce temple était au milieu du plus riant bosquet de la vallée; les roses s'offraient à la vue de tous côtés, et par-tout on y respirait le parfum le plus suave. L'Hymen était représenté sous la forme d'un beau jeune homme; il portait un flambeau, comme l'Amour, et avait à ses pieds deux colombes qui se reposaient dans une douce sécurité; l'Amour, son frère, était à côté de lui: à Tempé, il était rare que l'on ne sacrifiât pas aux deux frères à la fois. Lorsque la troupe joyeuse eut amené les deux amans jusques devant l'autel, on fit le plus grand silence. Alors un vieillard parla des devoirs des époux; il compara l'homme et la femme à deux arbrisseaux réunis contre les orages, et il peignit avec feu les douceurs de la vie de deux amans qui ont juré de confondre leurs jours. Son discours fit couler quelques larmes délicieuses; Philétas serra doucement la guirlande qui l'unissait à sa bien-aimée, et Phllis posa, en rougissant, un bouton de rose sur l'autel de l'Hymen.
Les cris de joie recommencèrent alors, et on ramena les époux, rayonnans de félicité, au milieu de la prairie: le reste du jour fut donné aux jeux et aux festins. Ce ne fut que bien long-tems après que le soleil eut éteint son flambeau dans les mers d'Occident, que l'on conduisit les époux à la cabane champêtre, que tous les bergers, suivant la coutume, s'étaient empressés de construire. Ce n'était qu'un léger édifice de branches et de feuillages, entremêlés de fleurs; mais l'amour en savait toujours faire un palais.
Philis y entra d'un pas timide, guidée par son époux, et ce ne fut que lorsqu'il l'eut serrée plusieurs fois sur son sein brûlant, qu'elle osa savourer tout son bonheur. Au milieu des plus douces jouissances; ils donnèrent quelques pensées à leurs peines, qui n'étaient plus, et ils dirent: c'est ains que les dieux qui nous voyent lever avec l'affliction, nous endorment sur une couche de roses et dans les bras de la volupté. Le lendemain, le premier rayon du soleil avait à peine traversé le feuillage de la cabane, que les bergers l'entouraient déjà, en riant entre eux. Philis n'osait sortir, et Philétas la laissait se cacher la figure sur son sein.
Ce jour fut encore consacré aux plaisirs, et Philis et Philétas abandonnèrent ensuite leur vie au bonheur d'être ensemble.
Peu de tems après leur hymenée, Xénophane n'ayant plus rien à craindre de ses ennemis, qui l'avaient fait bannir d'Athènes, partit avec son fils et la fidelle Glycère pour Naxos. Il retrouva son vieil ami, qui pleurait sur le sort de sa fille; il la lui présenta: le passé fut oublié, et Parménide et Glycère sacrifièrent aussi une rose sur l'autel de l'Hymen. La carrière de l'ambition s'ouvrit alors encore une fois pour eux; ils ne perdirent point de mémoire le bonheur de Tempé, mais ils n'en conservèrent le souvenir, ainsi que l'avait déjà dit le sage Agénor, que comme un de ces songes rians qui se reproduisent au milieu des réalités inquiétantes de la vie. Entourés de l'éclat de la fortune, ils firent souvent le vœu d'aller vivre en paix dans cette douce retraite; mais le bonheur de la simplicité, dont ils connaissaient le prix, et dont ils pouvaient jouir à leur gré, ne put jamais l'emporter sur les espérances de l'ambition: ils eurent du courage pour multiplier leurs soucis, et n'en eurent point pour jouir. Ils descendirent dans le tombeau, en rêvant encore la félicité qui ne leur aurait coûté aucune peine.
Philis et Philétas ne desirèrent rien que ce que chaque saison leur apportait, et après avoir vu long-tems le gazon reverdir sur la tombe de leurs pères, qu'ils avaient rendus heureux, ils quittèrent cette terre pour les bocages de l'Elysée, en embrassant leurs enfans, à qui ils laissaient le même espoir de bonheur.
C'est ainsi que la vie est toute entière, pour celui qui en jouit, telle que les dieux la lui ont donnée, et qu'elle échappe sans cesse à ceux qui ne sont jamais satisfaits que des biens qu'ils n'ont point, et des jours où ils ne vivent pas encore.
LA ROSE, Nouvellette. C'était au mois où les roses parent les bosquets et valent quelques baisers de plus aux bergers: j'errais avec la nonchalance d'un doux plaisir, sur les bords fleuris d'un ruisseau limpide. J'arrivai dans un lieu où quatre saules pleureurs laissaient retomber leurs souples et longs rameaux, partie sur l'onde qui fuyait, partie sur le gazon du rivage. Un beau rosier était au milieu; ses fleurs étaient doucement balancées au gré du zéphir embaumé. Je cueillerai une rose, me dis-je, je cueillerai la plus belle pour mon Annette.
Déjà ma main touchait à la fleur, lorsque j'apperçus des caractères, à moitié cachés par la mousse, sur une pierre qui était à mes pieds: aussitôt je me baissai pour lire l'inscription; c'était celle d'un tombeau, du tombeau d'une jeune bergère; j'écartai la mousse, que le tems avait fait croître sur les caractères, et je lus: Celle qui, dans ce lieu, repose, Ne put survivre à son amant.
Plains leur sort, sensible passant: Tous deux sont morts pour une Rose.
Je rêvais, penché sur cette épitaphe, et tâchais de deviner l'histoire des deux amans, lorsqu'une jeune fille, du hameau voisin, vint puiser de l'eau au ruisseau sur les bords duquel je me trouvais. Elle devina ce que je cherchais, et me prévint.
Vous connaissez donc leur malheur, lui dis-je? -- Oui, répondit-elle, ma grand'mère me l'a raconté: il y a long-tems qu'ils vivaient; on n'aime plus comme eux aujourd'hui. -- On n'aime plus comme eux?
-- Hélas non! reprît-elle. -- Hélas! non.
On eut cru, à son accent, qu'elle n'était que trop convaincue de ce qu'elle disait.
Posez-là votre vase, aimable fille, lui dis-je; veuillez vous reposer un instant avec moi sous ces saules pleureurs, à côté de ce rosier, auprès de cette pierre couverte de mousse, et racontez-moi l'histoire de ces amans qui aimaient si bien.
-- Volontiers, me dit-elle, et elle posa son vase, s'approcha, avec confiance, et s'assit sur le gazon où j'étais. Elle s'appuya sur une main, se pencha un peu vers le rosier, et regarda, avec une légère tristesse, la pierre où était l'inscription, puis elle me dit: Celle qui dort là, depuis cent ans, s'appelait Hélene; c'était la bergère la plus belle et la plus sage du hameau: elle n'avait jamais aimé que son ami Pierre; et Pierre n'avait jamais aimé qu'elle. Nés dans le même tems, dans le même lieu, ils avaient grandi côte-à-côte, et s'étaient unis d'amour, comme deux jeunes rameaux de vigne qui, se rencontrant, croîssent l'un avec l'autre, s'embrassent, s'entrelacent, vivent et meurent ensemble. Jamais on n'avait vu de si parfaits amans; jamais de si sages, néanmoins.
Après un doux baiser, Pierre ne pensait pas à autre chose, et jamais Hélène ne regrettait le baiser qu'elle avait donné.
Qui eut pensé que la jalousie dût entrer dans deux cœurs si bien unis? Hélène crut pourtant que son ami Pierre était infidèle. Aussitôt elle en eut la mort au cœur; mais elle ne voulut point s'abaisser jusqu'au reproche. Je ne changerai point comme lui, dit-elle, mais je ne l'aimerai plus. Alors elle prit l'air de l'indifférence; l'air seulement, son cœur était déchiré.
Cependant Pierre, qui ne se doutait de rien, vint, avec sa franchise ordinaire, saluer, au beau matin d'une fête, sa maîtresse bien-aimée. Hélas! il n'y avait plus d'amour, plus de doux souris qui l'accueillait si tendrement, plus de doux noms qui faisaient tressaillir son cœur; il n'y avait plus d'amie. O pauvre Pierre!
que tu fus malheureux en ce moment!
Jamais ce fidèle amant ne venait auprès de la belle Hélène qu'il n'eût de quoi lui laisser quelque souvenir de sa visite. Ce jour-là, l'ami Pierre avait été dans son jardin, et il en apportait la plus belle rose, encore humectée de la rosée de l'aurore. -- Belle Hélène, dit-il en tremblant, voici la plus belle rose de mon jardin. -- Il faut la garder, Pierre, reprit-elle froidement; jamais Hélène ne recevrade fleurs que votre main aura cueillie.
oLe malheureux amant fut un moment sans pouvoir répondre. Il vit bien qu'il avait perdu l'amour de son amie, et il crut l'avoir perdu pour toujours. Hélène, lui dit-il, je vous laisse, cependant, cette rose, vous la ramasserez, et vous laisserez peut-être tomber une larme dessus, quand ma main ne pourra plus vous en offrir. En achevant ces mots, il posa sa rose par terre, devant la cruelle Hélène, et s'éloigna.
Dans son chemin, il rencontra un régiment qui partait joyeusement pour la guerre.
Capitaine, dit-il, je veux être soldat. Brave jeune-homme, répondit le capitaine, voilà des armes, marche avec nous à la gloire.
Cependant Hélène avait à peine vu son amant sortir d'auprès d'elle, qu'elle se sentit le cœur serré. Long-tems elle regarda la belle rose, placée à ses pieds.
Enfin elle se baissa et la ramassa. En voulant en respirer le parfum, elle laissa tomber une larme dessus. O malheureux Pierre! si tu avais pu voir cette larme brillante dans le sein de ta rose, comme une belle goutte de rosée!.... Il ne l'a pas vue; il n'a jamais su qu'Hélène l'aimait encore. Bientôt la fière bergère laissa couler toutes les larmes qui surchargeaient son cœur. Sa rose en fut toute humettée. Elle la regarda encore une fois, la rose de son ami Pierre; elle posa doucement ses lèvres vermeilles dessus, et ensuite elle la cacha bien soigneusement dans son soin. Personne n'eut pu deviner qu'elle était-là; il lui suffisait de la sentir sur son cœur. O mon bon ami Pierre! se dit-elle, demain je te donnerai autant de joie que je t'ai donnée chagrin aujourd'hui.... Demain l ah pauvre Hélène; pourquoi as-tu ramis au lendemain le bonheur que tu pouvais faire naître aujourd'hui!
Hélène! lui vinrent dire ses bonnes amies, presqu'au lever de l'aurore, Pierre a quitté le hameau; nous l'avons vu, paré d'une cocarde, marchant dans les rangs des guerriers qui volent au combat.
Pierre est parti! s'écria Hélène, frappée d'un coup terrible et elle tomba évanouie.
Elle revint à la vie, mais ce ne fut que long-tems après; et en cherchant autour d'elle, elle demanda son ami Pierre. Personne ne lui répondit, et da pauvre amante pleura amèrement. Elle tira de son sein la rose qui n'en était point sortie. La voila; dit-elle, cette fleur qui sert cause de tous mes malheurs. Ah Pierre! que n'as-tu su que c'était sur mon cœur que je l'avais placée après ton départ.
Depuis ce jour, la triste Hélène se flétrit de douleur comme la fleur qu'elle portait toujours sur son sein; elle demandait à tout le monde des nouvelles de Pierre, et persone ne lui en donnait. Enfin, il en vint une, mais elle était terrible. Pierre avait été tué dans le combat. Avant que d'expirer, il avait dit d'une voix mourante à son meilleur ami, à son frère d'armes: si vous allez dans le hameau où je suis né, vous verrez l'insensible Hélène, et vous lui direz: Hélène, Pierre ne vous offrira plus des roses de son jardin; Pierre est mort, et il vous aimait .....
En achevant le dernier mot, la vie le quitta, et Hélène n'eut plus d'amant.
Pleure, cruelle amante, pleure maintenant, et tâche de redonner la vie à la rose qui est morte sur ton sein......
Non Hélène ne pleura point, elle regarda le ciel où était son ami Pierre; elle pressa la rose desséchée sur son cœur, et elle mourut. C'était cesser de souffrirHélène est maintenant heureuse, heureuse pour l'éternité, auprès du plus fidèle et du plus tendre amant, auprès de son ami Pierre.
Ceux qui lui ont survécu, et qui ont pleuré sur sa triste fin, ont déposé ici sa dépouille mortelle, ici, auprès de ce ruisseau, où fut le jardin de Pierre. On dit que ce rosier, dont le pied vieilli est couvert de mousse, est encore celui où Pierre a cueilli la rose fatale que n'a point voulu recevoir son amante. On l'a mise sur le sein d'Hélène, cette rose de son ami elle s'est détruite en même-tems qu'elle; mais à chaque été, le rosier en donne de nouvelles, et il en laisse tomber les feuilles embaumées sur ce tombeau.
Si vous avez aimé, si vous aimez encore, cueillez une de ces roses; mais, pour votre bonheur, ne la présentez à votre bien-aimée qu'au moment où vous serez sûr qu'elle la recevra gracieusement, et vous paiera d'un doux sourire ou d'un baiser plus doux encore.
Tel fut le récit que me fit la jeune fille; elle regarda encore le pied du rosier, soupira doucement, se leva, me dit adieu, reprit sa cruche, s'éloigna et disparut. Je regardai aussi le pied du rosier, je lus encore une fois l'épitaphe, et m'étant levé lentement, j'avançai, avec un respect religieux, ma main sur la rose que j'avais déjà voulu cueillir, et je l'enlevai, bien convaincue que ma bien-aimée la mettrait sur son sein en ma présence.