MISS FANNI à UN SEUL LECTEUR

Si le naturel et la vérité, qui font tout le mérite de ces lettres, leur attirent l'approbation du public, si le hasard vous les fait lire, si vous reconnoissez les expressions d'un coeur qui fut à vous, si quelque trait rappelle à votre mémoire un sentiment que vous avez payé de la plus basse ingratitude; que la vanité d'avoir été l'objet d'un amour si tendre, si délicat, ne vous fasse jamais nommer celle qui prit en vous tant de confiance. Montrez-lui du moins, en gardant son secret, que vous n'êtes pas indigne à tous égards du sincere attachement qu'elle eut pour vous. Le desir de faire admirer son esprit ne l'engage point à publier ces lettres; mais celui d'immortaliser, s'il est possible, une passion qui fit son bonheur, dont les premieres douceurs sont encore présentesà son idée, et dont le souvenir lui sera toujours cher... non, ce n'est point cette passion qui fit couler ses pleurs, qui porta la douleur et l'amertume dans son ame... elle n' accuse que vous des maux qu'elle a soufferts; elle ne connoît que vous pour l'auteur de ses peines... son amour étoit en elle la source de tous les biens; vous l'empoisonnâtes cruellement... elle ne hait point l'amour, elle ne hait que vous. Je n'ai rien à dire au public. Si je l'amuse, j'aurai fait plus que je n'espérois; si je l'ennuie, j'aurai fait ce que mille autres font tous les jours.Lettre 1. jeudi à midi. après avoir bien réfléchi sur votre songe, je vous félicite, milord, de cette vivacité d'imagination qui vous fait rêver de si jolies choses. Ménagez ce bien; une douce erreur est ce qui fait tout l'agrément de notre vie, heureux par de riantes illusions, qu'a-t-on besoin de la réalité? Loin de remplir l'idée que nous avions d'elle, souvent elle détruitle bonheur dont nous jouissions. Livrez-vous au plaisir de rêver, et sachez-moi gré de je ne sais quel mouvement qui fait que je m'intéresse à tout ce qui vous touche. Je n'ai point dormi, point rêvé; mais j'ai tant songé, tant pensé, que je crois que je ne pense plus. Adieu, milord. Lettre 2. samedi à onze heures. je ne veux point que vous m'aimiez, je ne veux point que vous soyez sérieux, je vous défends de me plaire, je vous défends de m'intéresser. Mon amitié devient si tendre, qu'elle commence à m' inquiéter. J'ai lu deux fois votre billet, et j'allois le relire une troisieme, quand je me suis demandé raison de ce goût pour la lecture. Adieu, milord, je vous verrai à six heures. Je suis assez comme vous; je trouve le matin ennuyeux, le jour long; on ne s'amuse que le soir.Lettre 3. lundi à une heure. paix, milord, paix, vous ne vous corrigez point: je vous défends de me plaire, et vous m'attendrissez. Votre lettre m'a fait rêver: en la lisant quelque chose me disoit que de tous les vices l'ingratitude étoit le plus odieux. Ou je me connois mal, ou mon coeur n'en est pas capable: si vous me prouvez que je vous dois de la reconnoissance, si vous me le prouvez... adieu, milord. Lettre 4. mercredi à midi. mais quelle fantaisie vous porte à m'aimer, à vous efforcer de me plaire? Pourquoi me préférer à tant d'autres femmes, qui desirent peut-être de vous inspirer ce que vous voulez que je croie que vous ressentez pour moi? ... vous dérangez tous mes projets, vous détruisez le plan du reste de ma vie: une foule d'idées m'embarrasseet m'afflige; mon coeur adopte toutes celles qui vous sont favorables. Ma raison rejette tous mes voeux, combat tous mes desirs, s'éleve contre tous mes sentimens... je suis restée hier dans la même place où vous m'avez laissée, j'y suis restée long-tems. Quelques larmes tombées sur mes mains, m'ont tirée de ma rêverie... des larmes! ... ah! Sir Charles, si elles étoient un pressentiment... je ne veux plus vous voir, je ne veux plus vous entendre... est-il bien vrai que je ne le veux plus? ... je ne sais... mon dieu, milord, pourquoi m'aimez-vous? Lettre 5. vendredi matin. je vous ai dit que je vous aime, parce que je suis étourdie; je vous le répete, parce que je suis sincere. Par une suite de cette qualité, je ne puis vous cacher que votre joie m'a pénétrée d'un plaisir si vif, que je me suis presque repentie de vous avoir fait attendre cet aveu: cependant il ne m'engage à rien. Vous savez nos conditions, et je me flatte que vous ne pensez pas qu'elles soient un détour adroit pour augmenter vos desirs. Mon coeur vous a parlé, il vous parlera toujours.Soit que l'amour nous unisse, soit que ne pouvant me résoudre à me donner à vous, la seule amitié nous lie, vous me trouverez vraie dans tous mes procédés. Je ne connois point l'art, ou, pour mieux dire, je le méprise: toute feinte me paroît basse. Je vous aime; mais je crains les suites d'une passion dont je sens que je ferois ma seule affaire. N'abusez pas de ma confiance; songez que c'est à mon meilleur ami que j'ai avoué mon penchant. Je n'exige pas qu'il appuie les raisons que j'ai de le combattre; mais je veux que, regardant la confidence que je lui ai faite, comme une marque de mon estime, il oublie mon secret dans les momens où je ne voudrai pas qu'il se souvienne que je le lui ai dit. Lettre 6. dimanche à deux heures. je ne prierai point le ciel avec vous, mon aimable ami; les voeux que nous lui adressons sont trop différens. Vous voulez qu'il vous prive de la vie, si vous devenez infidele; et moi je lui demande votre bonheur, votre éternel bonheur, sans examiner si c'est moi qui dois toujours le faire, si je m'expose àvous rendre ingrat, si je suis condamnée à pleurer un jour la perte de votre coeur. Je suis sûre, bien sûre, de former alors pour vous les mêmes souhaits que je forme dans cet instant. Desirer la mort de son amant, plutôt que son inconstance, c'est s'aimer plus que lui; c'est être plus attachée aux douceurs de l'amour, qu'à l'objet qui nous les fait goûter. Cette espece de délicatesse est fausse et cruelle; elle n'est pas dans mon coeur, elle n'y sera jamais. Je ne vous verrai ce soir que bien tard. Je vais chez Miss Jening; milord Stanlei y sera; il parlera de vous peut-être; il vous nommera du moins. N'est-ce rien que d'entendre le nom de ce qu'on aime? Lettre 7. lundi matin. je pourrois vous cacher que je ne vous ai point écrit hier au soir; mais la plus légere tromperie blesse l'amour. Un assoupissement extrême, je ne sais quelle lassitude m'ont empêchée de remplir ma promesse. J'ai lu vos deux petites lettres, et puis je me suis endormie avec elles. éveillée à neuf heures, j'écris à dix; mais je ne vous verrai qu'à sept: cette certitude répand un nuage sur mon humeur...mais savez-vous qu'il est difficile de vous répondre? Vous écrivez avec tant de délicatesse; vous dites si bien, si précisément ce que vous voulez dire; une expression si tendre anime votre stile, que vous devez trouver de la sécheresse dans le mien. Avez-vous plus d'esprit que moi? Dans cette occasion je ne veux pas le croire; mais vous dites tout ce qu'il vous plaît, moi je dis souvent bien plus que je ne veux, et pourtant bien moins que je ne pense. Mais je vous quitte. J'entends une voix... ah, que n'est-ce la vôtre! Lettre 8. jeudi à dix heures. vous me priez de penser à vous; j'y pense. En vérité, vous m'occupez sans cesse; mais quoiqu'un même objet semble fixer toutes mes idées, j'ai pourtant l'art de les étendre et de les varier. Tantôt regardant sir Charles comme un simple ami, j'aime en lui son esprit, sa douceur, l'aménité de son caractere, ses moeurs, sa voix, sa gaieté, ses talens. En songeant qu'il veut être mon amant, je me représente l' agrément de sa figure, la noblesse de son air, l'élégance de sa taille, et cette grace répandue sur tous ses mouvemens. Enm' avouant le tendre penchant qui m'attire vers lui, je me rappelle les qualités de son ame, la bonté de son coeur, la générosité, la candeur, l'élévation de tous ses sentimens; et puis rapprochant ce que j'ai séparé, je vois l'aimable portrait se former sous mes yeux; il m'offre un tout... ah! Ce tout est tout pour moi. Adieu, milord... vous faites la mine... adieu, sir Charles... vous boudez encore... eh bien, adieu, mon cher Alfred. Lettre 9. vendredi matin. eh! Pourquoi ne vous écrirois-je pas? Ne puis-je que vous répondre? N'ai-je rien à vous dire, à vous qui me parlez si bien, et dont l'éloquence est si puissante sur mon ame? Mon trouble est dissipé, mes craintes sont évanouies; je cesse de penser à moi, pour ne penser qu'à vous. Oui, mon cher Alfred, oui, mon aimable ami, je remets entre vos mains ma tranquillité, mon bonheur; soyez-en l'arbitre. Vous méritez bien qu'un coeur qui se donne à vous, borne tous ses soins à vous aimer, tous ses voeux à vous plaire, tous ses desirs à vous rendre heureux. Ah! Ce n'est pas les borner.Lettre 10. dimanche à minuit. à peine sortiez-vous de chez moi, que j'ai été saisie de cette sorte de chagrin que l'on éprouve lorsque l'on vient de perdre quelque chose, et qu'on veut se dissimuler que cette perte afflige. Seroit-il possible que vous ne puissiez vous éloigner de moi, sans que votre absence ne me causât de la tristesse? Vous n'en aviez point, vous; il ne m'a pas paru que vous en eussiez. Vous m'avez dit, à demain; je pouvois me dire aussi, je le verrai demain. D'où vient me suis-je dit, il n'y est plus? Hélas! Il n'y est plus? ... je ne veux point vous aimer comme cela. Non, milord, non, je ne le veux pas. Je suis fâchée, je boude: allons, ôtez-vous, laissez-moi... que votre lettre est tendre! Qu'elle est vive! Qu'elle est jolie! Je l'aime... je l'aime mieux que vous; car je vous quitte pour la relire. Lettre 11. mardi dans mon lit, à je ne sais qu'elle heure. le sommeil me fuit; pourquoi m'obstiner à le chercher? Il peut calmer le trouble demes sens; mais la douceur du repos vaut-elle l'agitation que donne l'amour? Je prends un livre, je le laisse: c'est votre lettre que je lis; je la finis, je la recommence: je voudrois ne l'avoir pas lue, pour la relire encore. Ha! Que vous êtes cruel! Oui, vous l'êtes. Par combien de traits vous vous gravez dans mon coeur! Que d' agrémens vous joignez aux effets ordinaires d'une passion qui n'est déjà que trop puissante par elle-même! Mais je supprime la conséquence que je voulois tirer de ce raisonnement. C'est bien assez de n'avoir point écrit hier; je ne veux pas vous chagriner par le détail des combats de mon ame. Je sens qu'il m'est difficile de résister long-tems à la douce espérance de vous rendre heureux: j'éloigne les occasions, n'est-ce pas avouer que je les crains? Mais d'où vient que je me sens révoltée à la seule idée? ... ne m'avez-vous pas promis une éternelle amitié? ... je compte sur vos promesses... cette amitié dont j'exige les plus fortes assurances, est le prix, l'unique prix où je mets mon amour, mes complaisances, l' oubli de moi-même, tout ce que je puis immoler à vos desirs... je ne promets pas encore un si grand sacrifice... voyez, mon cher Alfred, examinez en vous-même, si vous le souhaitez assez pour le mériter... mon dieu, si vous me trompiez, si vous vous trompiez vous-même! ... ce que je pense à présent vous fâcheroit. Adieu. Demain d'und' un regard, d'un souris, d'un mot, vous dissiperez peut-être tout ce qui me reste de raison. Lettre 12. mercredi à minuit. que votre retour m'a charmé! Quoi, si aimable, si chéri, si digne de l'être, et vous avez des craintes, des doutes! Ah! N'en ayez jamais. Vous ignorez combien je suis sincere, et ce qu'un vrai mérite peut sur mon coeur. Je trouve tout en vous; vous réunissez toutes les qualités dont je fais cas. Qui pourroit vous tromper? Moi, trahir ce que j'aime! Que ce mot m'a fait d'impression! Quoique l'idée que vous avez de ma façon de penser soit bien avantageuse, j'ose vous le dire, le tems ni les événemens ne la détruiront pas: je vous l'ôterois moi-même, si je la connoissois fausse. Non, je ne serois point flattée de votre estime, si je la devois à des qualités feintes, si je n'étois pas sûre de la mériter. Celui qui s'efforce de se donner un caractere qu'il n'a pas, qu'il dément par ses actions, est à mes yeux l'être le plus vil... mais quel sérieux? ... voyez comme vous m'avez rendue grave... Miss Betzi a donc ma lettre? Il ne falloit pasla lui donner, puisque vous deviez me voir... Miss Betzi dormira tard; elle a la mauvaise habitude de dormir; je ne la verrai demain qu'à trois heures. Elle a cette lettre; ce n'est rien pour elle. Bon dieu, si je l'avois, moi, comme je briserois le cachet! Je la lirois vîte, vîte, et puis doucement, doucement, et puis je la lirois encore, et puis je la... mais je ne veux pas tout dire. Adieu. Je vous aime de tout mon coeur. Lettre 13. vendredi à midi. vous m'avez promis de la reconnoissance, et vous en manquez déjà. M'écrire que je ne vous aime point, ou que je vous aime foiblement, c'est être ingrat. Voyez, cherchez, examinez les preuves que vous m'avez données de votre tendresse; et quand vous aurez trouvé celle qui vous paroîtra la plus forte, osez la comparer à l'aveu que je vous ai fait de mes sentimens, à cette complaisance qui m' assujettit presqu'à vos volontés, et convenez que vous ne pouvez rien faire pour moi qui égale ce que j'ai fait pour vous. Ne me jugez point sur le commun des femmes, jugez-moi sur mon caractere, sur mes principes, sur la suitede mes idées, et voyez quel est le sacrifice que vous exigez. Je sais qu'il est sans prix pour celui qui le demande, qui l'attend; mais trop souvent dès qu'il est fait, dès que la victime est immolée, les fleurs qui la paroient se fanent, et l'on n'apperçoit plus en elle qu'un objet ordinaire. Votre comparaison m'a fâchée, tout-à-fait fâchée. Comment, avec un esprit juste, avez-vous pu la faire? En prenant un engagement, vous risquez, dites-vous, autant que moi. Vous, milord? Hé, quels dangers, quels périls votre sexe peut-il redouter en se livrant à ses desirs? Le ridicule préjugé qui vous permet tout, vous affranchit de la peine la plus vive qui soit attachée aux foiblesses de l'amour. Trahi, quitté, haï de ce qu'il aime, un homme peut toujours se rappeller avec plaisir le tems où il se trouvoit heureux; tems marqués par ses triomphes, par une victoire dont le souvenir est toujours flatteur pour sa vanité. Mais nous qui nous croyons méprisées, dès que nous cessons de nous croire aimées; nous qui joignons au regret de perdre notre bonheur, la honte de l'avoir goûté; nous dont le front se couvre de rougeur, quand nous nous rappellons les momens les plus doux de notre vie; pouvons-nous, sans frémir, écouter un sentiment aimable, il est vrai, mais dont les suites peuvent être si cruelles? Risquer, vous? Ha! Sir Charles, sir Charles,je ne suis point contente de vous, je ne le suis point de moi, je ne le suis de personne. Lettre 14. lundi à onze heures du soir. savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous m'avez ennuyée ce soir, tout comme un autre? Que maudits soient les colleges, les universités, le grec, le latin, le françois, et tous les impertinens livres où l'on apprend à raisonner en dépit de l'expérience et de la vérité! Milord Maire en est un exemple admirable. Je ne saurois souffrir que l'on avilisse son être en adoptant ces paradoxes hardis, qui font briller l'esprit aux dépens du coeur, et ne tendent qu'à détruire en nous l'amour du bien et de l'humanité. On ne me persuadera jamais que la vanité soit le motif de nos bonnes actions, et la source de nos vertus. Si, dans quelques occasions de ma vie, j'ai pu choisir entre le bien et le mal; que mon intérêt ou mon amour propre dût me décider en faveur du mal; que l'élection que j'étois maîtresse de faire, ne dût jamais être connue, ni par-conséquent m'attirer la louange ou le blâme; si dans le profond secret de moi-même, j'ai préféré le parti le plus généreux, seulement parce qu'il étoit le meilleur, ne puis-je pasme dire, m'assurer que la bonté de mon coeur est indépendante de l'opinion d'autrui? Que j'ai agi par le penchant naturel qui me porte vers le bien? Laissez dire milord Maire, et croyez, mon cher Alfred, que les vertus qui sont en vous, ont un principe plus noble que l'orgueil. La bonté n'est pas le fruit de la réflexion: nous ne pouvons ni l'acquérir ni la perdre. La vanité peut en donner l' apparence, mais jamais la réalité. Cette qualité est dans notre ame, comme est sur notre visage ce trait de physionomie que l'art rend si difficilement, qui nous distingue, et fait qu'avec la même forme nous ne nous ressemblons point... mais voyez où cette sotte conversation m'a conduite, à oublier à qui j'écris, à ne pas seulement me souvenir que je vous aime. Adieu, bon soir: effet merveilleux de la dissertation, je dors. Lettre 15. lundi... on est bien criminel, quand on a fâché ce qu'on aime. Mais en convenant de sa faute, on mérite qu'un coeur généreux l'oublie. Vous avez prévenu le pardon que je voulois vous demander: cette bonté m'embarrasse. Jesuis dans la position d'un sujet rebelle, qui, après s' être révolté contre son prince, en éprouvant sa clémence, sent plus vivement le malheur de lui avoir déplu. On dit que les grands coeurs en deviennent plus attachés et plus fideles: le mien n'a pas besoin de nouvelles chaînes pour vous aimer. Je me reproche de vous avoir causé un instant d'ennui. Ce n'est pas assez d'exiler cette lettre, de la trouver indigne d' être avec les autres, il faut la déchirer, la brûler, n'en laisser aucunes traces. Ne vous souvenez jamais de mon caprice; mais souvenez-vous de ma tendresse; elle ne finira qu'avec moi. Lettre 16. lundi à quatre heures. quelle nouvelle, mon cher Alfred! Je suis désolée. Que vais-je devenir? Ah! J'avois bien raison de ne vouloir point aimer! Quoi malade, malade à garder le lit! Et je ne puis vous voir, vous donner mes soins! Mon dieu, que mon inquiétude est vive! Voilà cette lettre que vous me demandez: vous espérez qu'elle vous guérira: que ne puis-je l'espérer aussi! Ménagez-vous bien; ne m'écrivez point; envoyez ce soir chez moi; faites-moi direcomment vous serez. J'ai eu la fievre toute la nuit, une migraine horrible; mais le mal de ce que j'aime me fait oublier le mien. Que je suis affligée! Que je vous aime! Lettre 17. mardi matin. je suis triste, mon cher Alfred, bien triste, je vous assure... ne point vous voir pendant que vous souffrez, que vous vous ennuyez! ... ah! C'est bien moi qui voudrois être votre garde! Que mes soins seroient complaisans! Avec quel plaisir je partagerois votre solitude! Que je vous ai plaint! Comme le coeur m'a battu, quand on est venu de votre part! Que ce laquais m'a causé d'émotion! Hélas! Disois-je, que va-t-il m'apprendre! N' êtes-vous pas trop aimable de m'avoir écrit? D'avoir rempli la petite feuille? Pauvre petit malade, je vois d'ici la jolie mine affublée d'un bonnet de nuit, qui se rit au nez, parce qu'elle est un peu de travers... ma fievre n'est rien; vous la dissiperez en paroissant. On vouloit me saigner ce matin; mais quelqu'un m'a dit que l'amour est dans le sang. Ah! Je n' en veux point perdre. On m'annonce sir Thomas: je vous quitte: la sotte chose que la politesse! Il vientme voir, dit-il. N' est-il pas bien nécessaire que ce monsieur me voie? Adieu, mon cher, mon aimable, mon tendre ami. Ne sortez point si vous n' êtes pas mieux; et si vous sortez, levez bien vos glaces. Ne prenez point l'air, il est très-froid. Lettre 18. mercredi à midi. je m'éveille dans l'instant: je me sens reposée, tranquille; mais à mesure que je reprends mes esprits, une idée bien chere ramene le trouble dans mon coeur. Je pense que je ne vous verrai qu'à six heures. Que de momens à passer sans vous! Mais en s'écoulant, ils amenent celui qui doit vous offrir à mes yeux. Combien de fois dirai-je, je vais le voir, lui parler, j'entendrai le son de sa voix, ses regards animés se fixeront! ... ah, le beau bouquet qu'on m'apporte! Qu'il sent bon! Je le donnerai à sir Charles. Je n'ai point encore eu le plaisir d'en recevoir un de sa main. Seroit-il moins amoureux que sir Thomas? Il seroit bien dur de l'imaginer. Seroit-il moins galant, moins attentif? Ho, non, assurément. D'où vient donc qu'il ne donne pas de fleurs à sa maîtresse? Il sait qu'elle les aime; il lui prendles siennes, et ne lui en présente jamais... ah! L'ingrate, qui va songer à des bouquets. Et ces lettres charmantes, ces tendres assurances, ces caresses si douces? ... mais les lettres, j'y réponds: il dit qu'il aime, moi je le prouve. Les caresses à la vérité... est-ce donc que je n'en rends jamais? ... vous n'aurez point mon bouquet, milord, non, vous ne l'aurez pas. Sir Thomas qui réfléchit sur tout, qui compare tout, même la pluie et le beau tems; sir Thomas sera bien étonné, quand il verra que vous faites l'amour tout de travers. Voyez, dira-t-il, comme il est des gens heureux! Ils plaisent, il réussissent, on ne sait pourquoi. Ce lord Charles, par exemple, on l'aime à la folie. Que fait-il? Il rit, il chante, il se chauffe; et moi qui, dieu merci, suis lord aussi, et des plus gros qui se fassent dix milles à la ronde, j'ai beau me parer, me parfumer, prêter des livres, ouvrir la porte au petit chat, donner des bonbons, des bouquets; autant de perdu. Miss Betzi n'en tient compte, et me hait comme la peste. Adieu, sir Charles, point de bouquet pour vous. Lettre 19. jeudi à minuit au coin de mon feu. je ne veux pas me coucher, non, je ne le veux pas; je veux rester là. Je n'aime de monappartement que l'endroit où je suis. Ma chambre est un pays étranger pour moi: je ne vous y ai jamais vu. Ici, tout est vif, tout est riant, tout a reçu l'empreinte chérie; ce cabinet est tout mon univers. Mais, mon cher Alfred, vous êtes encore avec les autres. Dans une heure, dans deux peut-être, vous serez avec moi. Votre main, cette main que j'aime, tracera les pensées délicates de votre ame; elle m'apprêtera le plus grand des plaisirs. Qu'il est doux de porter ses regards sur les expressions tendres et passionnées d'un amant que l'on adore, de se répéter les noms flatteurs qu'il nous donne! Je suis donc votre maîtresse, votre chere maîtresse, votre amie, votre premiere amie? Vous ne vivez point loin de moi? Vous ne sentez votre existence que lorsque l'instant où vous m'allez voir approche ? Quoi! C'est moi qui anime cette jolie machine? C'est le feu de mon amour qui lui donne, et le mouvement et la grace avec laquelle elle se meut? Dis le moi cent fois, mille fois, dis le moi toujours. Qu'il étoit aimable ce soir! N'avoir pas vu que cette femme étoit belle! N'avoir vu que moi! Ah, que je vous aime! Je vous aime tant, que si vous étiez là, je vous aimerois trop.Lettre 20. dimanche au soir. vous me demandez avec vivacité ce que je pense; et quand je vous le dis, vous doutez de la vérité de ma réponse. Pourquoi donc ce doute? Si je voulois me taire, si je me suis fait presser pour parler, c'est qu'il est des choses qu'il est inutile de dire, parce qu'on ne peut jamais prouver qu'on les pense. J'étois dans ce moment comme un enfant qui s'apperçoit qu'il est petit, en voyant placé bien haut ce qu'il voudroit avoir. Ne me montrez jamais cette défiance injurieuse; elle me révolteroit; et si je boudois, je bouderois bien fort. Je ne vous dis point que je vous aime; vous douteriez de ma sincérité. Non, dit-il, ce n'est point cela, assurément... impertinent, malhonnête, que cela vous arrive une autre fois, vous verrez. Adieu, milord oh! Très-milord, je vous assure. Votre grace, si vous m'obstinez.Lettre 21. mardi dans mon lit, malade comme un chien. elle a chagriné celui qu'elle aime: au lieu du plaisir qu'elle pouvoit lui donner, qu'il attendoit, qu'il méritoit, elle lui a causé de la peine, elle l'a fait gronder, bouder. Il a chiffonné la lettre qu'il auroit baisée, il l'a battue, mordue, déchirée; il en a mangé la moitié; il est fâché, bien fâché: ne voilà-t-il pas de belles affaires? ... oh! La laide. Allons vîte, à genoux; demandez pardon, mauvaise; oui, à genoux... elle résiste, je crois. Ah! Je vous apprendrai à être méchante! ... joignez les mains, dites comme moi... mon cher amant, je vous prie de me pardonner; je ne le ferai plus; non, jamais. Et vous, mon cher Alfred, relevez-la; qu'un doux souris lui prouve que vous êtes capable d'oublier ses fautes. Ah çà, la paix est faite, n'est-ce pas? Oh oui, elle est faite.Lettre 22. mercredi à trois heures. je vous attends. Mes yeux sont fixés sur l'aiguille de ma montre; qu'elle va lentement! Dans deux heures elle volera: il me le semblera du moins... il va donc venir cet amant si tendre, si aimé, si digne de l'être. Hier il étoit là: j'occupe la place qu'il remplissoit; j'ai du plaisir à me voir sur le siege où il étoit, où il sera bientôt: j'appuie ma tête au même endroit qui soutenoit la sienne. Quelle ridicule propreté! De quoi se sont-ils mêlés d'enlever la poudre de ses cheveux? Ah! Qu'on me laisse tout ce qui vient de lui, tout ce qui le représente à mon coeur, à mes yeux! Puis-je trop multiplier des images si cheres? Mais je souffre, mon cher Alfred, je souffre beaucoup: j'ai une migraine affreuse, j'en suis bien-aise. J'ai besoin qu'un peu de mêlange de bien et de mal me rappelle à moi-même. Depuis quelque tems je me trouve si heureuse, que mon bonheur m'inquiete; je consens qu'il soit troublé; mais si quelque événement doit le détruire, je prie le ciel que ce soit ma mort. J'emporterai dans le tombeau la douce certitude d'êtreaimée de vous; je la conserverai pendant toute l' éternité; ou si la voix terrible de l'ange m'appelle, je vous chercherai dans cette vallée immense; et de quelque côté que vous soyez, ma place sera près de vous... voilà bien de quoi me faire gronder: peut-on être triste comme cela? Ah la maudite tête! C'est elle qui dicte ces accens plaintifs. Vous allez paroître; la joie va ranimer la pauvre malade. Lettre 23. vendredi à minuit. vous croyez que je dors peut-être; j'ai bien autre chose à faire vraiment. On ne fut jamais plus éveillée, plus folle, plus... je ne sais quoi. Je songe à ce merveilleux anneau dont on a tant parlé ce soir: on me le donne, je l'ai, je le mets à mon doigt, je suis invisible, je pars, j'arrive... où? Devinez... dans votre chambre: j' attends votre retour; j'assiste à votre toilette de nuit, même à votre coucher. Cela n'est pas dans l'exacte décence; mais je suppose que milord est modeste. Vos gens retirés, vous endormi, il semble que je n'ai plus qu'à m'en retourner. Ce n' est pas mon dessein, je reste...mais croyez-vous que je respecte votre sommeil? Point du tout: pan, une porcelaine ou un bronze sur le parquet: crac le rideau tiré: pouf, mon manchon sur le nez... mais sir Charles s'éveillera; l'esprit rira; il sera reconnu, attrapé, saisi par une petite patte qui le tiendra bien. On n'a point de force quand on rit; et puis le silence, la nuit, l'amour... haie, haie, vîte, vîte, qu'on m'ôte l'anneau: bon dieu, où m'alloit-il conduire? Je ne voudrois pas l'avoir, cet anneau; je craindrois d'en faire trop d'usage. Le desir est dans notre coeur une source de bien où nous puisons indiscrétement: elle nous paroît intarissable; et ce n'est que lorsqu'elle est épuisée, que nous sentons que nous devions la ménager. Si j'avois le pouvoir de ne jamais m'éloigner de vous, je perdrois le plaisir de vous souhaiter, de vous attendre, et peut-être celui de vous plaire. Je ne veux point de l'anneau. Adieu, mon aimable ami; adieu, le moi que j'aime mieux que moi-même. Lettre 24. samedi dans mon lit bien tard. pourquoi disiez-vous du mal de votre lettre? Elle est si bien! Le langage de votrecoeur pourroit-il me plaire moins que celui de votre esprit? Je ne puis ôter du mien cette femme que vous aimiez, qui vous a pu trahir: je la plains, elle a été bien malheureuse de ne pas connoître le prix d'un amant tel que vous. C'est un avantage pour ceux qui pensent mal, de ne jamais penser mieux. Une ame capable de revenir de ses erreurs, s'abandonneroit à des regrets trop vifs, en se les rappellant. Combien cette femme gémiroit, si, plus éclairée, elle pouvoit comparer ce qui lui reste, à ce qu'elle a perdu! ... mais elle est morte, je crois: ne m'avez-vous pas dit qu'elle est morte? Ah! Je veux le croire... ce que vous sentez pour moi, ne ressemble donc point à ce que vous sentiez pour elle. Dois-je être flattée de cette différence? ... ah! Mon dieu, y penser deux ans, avec un chagrin, une colere! ... mais elle est morte; et puis, que me fait un tems éloigné? ... oui, éloigné, mais point oublié... j'ai des vapeurs... de l'humeur, je crois... venez, pope: que la justesse de vos idées dissipe la bisarrerie des miennes. Tout est bien comme il est; vous le dites et vous le persuadez... mais est-il nécessaire à l'harmonie du monde, à cette chaîne qui embrasse tout, que sir Charles ait aimé cette méchante femme, peut-être mille fois plus? ... pope m'ennuie. Cela est fort, j'en conviens; mais qu'est-ce donc qui me fait tant de peine?En vérité, je suis comme un avare qui pleure auprès de son trésor, parce qu'il vient de penser pour la premiere fois qu'un autre en a peut-être possédé un plus riche. Cette femme pouvoit avoir plus que moi; mais ce que j'ai n'est-il donc rien? Mon partage me rendoit heureuse hier, ce matin encore; on ne m'a rien ôté; ma situation n'a point changé: d'où vient que mon coeur s' obstine à la trouver moins douce? ... ah! Sir Charles, sir Charles, un de nous deux a tort. Lettre 25. lundi. la, doucement: comme vous grondez! Mais n'ai-je pas raison de me révolter quelquefois contre un penchant qui change mon coeur, qui n'y laisse plus de place pour ceux qui doivent m'être chers, qui me l'ont toujours été? Ne puis-je, sans vous fâcher, regretter un peu le tems où tout me plaisoit, où tout m'amusoit? Miss Betzi que j'aime si tendrement, dont la vivacité, l'esprit et l'enjouement faisoient mes délices; Miss Betzi qui m'est si attachée; hé bien! Hier... elle ne m'ennuyoit pas; non, elle ne peut jamais m'ennuyer; mais je trouvois qu'on tardoit bien à venir la reprendre. Vous ne sauriez croire combien je me reproche cet instant où j'ai pu manquer en secret à l'amitié, et trouver de trop une amie véritable, éprouvée, une amie que je préfere à tout. Et pourquoi desirois-je qu'elle s'en allât? Pour être seule avec vous; pour écouter ces folles raisons, qui chaque jour me paroissent moins extravagantes, et qui me persuaderont insensiblement. Vous vous plaignez; vous dites que ce que je sens pour vous, n'est pas de l'amour: vous avez bien raison. Non, ce n'en est point: c'est bien mieux, c'est bien plus, c'est l'assemblage de tous les sentimens qui peuvent toucher un coeur pour l' objet le plus digne d'inspirer tous ceux qu'il est possible de ressentir. Lettre 26. Il y a deux heures que je vous voyois encore, mon cher Alfred; mais le plaisir de vous avoir vu n'est point effacé de mon coeur. J'ai toujours devant les miens ces yeux où l'amour se peint, et dont le feu me pénetre. Je sens cette main chérie qui presse doucement la mienne; j'entends le son enchanteur de cette voix qui me plaît tant... mais par quel bonheur ai-je pu vous toucher? Qui m'eût ditque l'amour me combleroit de ses biens, moi qui dédaignois ses faveurs? ... que la douceur et l'agrément de votre conversation m'ont charmée ce soir! ... savez-vous que rien n'est plus aimable que cet air de confiance et d'intimité avec lequel vous m'avez parlé? ... félicitez-moi, mon cher amant; j'ai un ami véritable, un ami que rien n'égale; et vous, mon tendre ami, partagez ma joie, j'ai un amant adorable. à quel être bienfaisant m'adresserai-je pour le prier de me les conserver tous deux? Ah! L'ami me restera, il me restera toujours; je lui sacrifierois l'amant, si jamais il l'exigeoit. Ne me grondez point, mon cher Alfred; je ne veux pas séparer ces titres précieux. Si votre coeur m'en retiroit un, croyez que le mien les chériroit encore tous deux, mais en secret. L'ame de votre amie est noble, elle est fiere; elle sauroit vous cacher un feu qu'elle ne pourroit éteindre, qu'elle ne desireroit pas d'éteindre. Elle vous aimeroit inconstant, léger, mais jamais perfide... ah! Si vous me trompiez, si l'ombre même de la fausseté! ... si milord n'étoit pas... mais il est... il est lui.Lettre 27. jeudi au soir. vous avez raison de vous plaindre: j'ai mal fait de déchirer ma lettre; ce procédé a quelque chose de désobligeant. Mais, mon cher Alfred, vous avez tout pris, tout rassemblé; vous verrez tout ce que je voulois cacher. Le billet que vous avez reçu de ma main, étoit l'expression réfléchie de mon ame; l'autre est l'ouvrage de la nuit, et de la plus folle imagination. Ce n'est pas que je rougisse de vous laisser voir des desirs qui naissent des vôtres: ce n'est point dans mes sens que j'en trouve la source; c'est dans mon coeur, c'est dans le vôtre, c'est dans l'idée flatteuse de vous rendre heureux. Le plaisir que j'attends d'un moment si doux, n'a pour objet que vous-même. Quand votre bouche m'assure qu'il dépend de moi de vous procurer un bien au dessus de tous ceux que la fortune vous a donnés, pour lequel vous les céderiez tous; quand vos yeux attachés sur les miens, me tiennent un langage plus séduisant encore; en vérité, je hais le préjugé qui m'arrête. Quand je veux faire le bonheur d'un amant si cher, je me promets de vaincre ma répugnance; et puis, mon cher Alfred,je ne sais comment je reviens à mes premieres craintes. Je me livre à de tristes réflexions: eh! Pourquoi m'y abandonner? N'est-ce pas sir Charles que j'aime? Ces vaines terreurs l' affligent, elles l'offensent, elles déchirent son coeur, dit-il. Ah! Pardonne les moi, mon cher amant! Elles céderont à l' amour; mais, en vérité, je ne saurois promettre... quoi! S'avouer ses mauvais desseins! ... fixer un tems! ... prendre un jour! ... oh! Cela m'est impossible; je ne puis vous donner ma parole: n'exigez pas cela, je vous en prie, ne l'exigez pas. Je ne saurois. Taisez-vous... oh! Tais-toi. Lettre 28. samedi dans mon lit. quelle lettre, mon cher Alfred! Je ne saurois la quitter. Que tout ce qui vient de vous me plaît! Que votre amour m'est cher! Que j'en aime les assurances! Ah! Parlez-moi toujours, écrivez-moi sans cesse. Que tous les instans de ma vie soient remplis par le plaisir de vous voir et de vous entendre. Mais qu'il étoit joli ce soir! Quels yeux! Que l'amour l'embellit! Qu'il répand de charmes sur tous ses traits! Que d'esprit! Que d'ame! Que desentimens! Et je lui résisterois! Et je ne comblerois pas ses voeux! ... comme il peint cette volupté délicieuse qui naît du coeur! ... mais je veux dormir; oui, dormir... cela n'est pas si aisé qu'on le diroit bien. Je prends un livre pour me distraire; il est à mon cher Alfred: il l'a touché; ce livre ne m' endormira pas. Je relis cette lettre charmante, je la remets dans ce porte-feuille que j'ai vu si souvent dans tes mains. Ah, qu'il sent bon! Il sent comme toi... mais cela finira-t-il? Je vous dis que je veux dormir: entendez-vous, milord? Je veux dormir... bon soir, adieu... pas possible: dès que je ferme les yeux, un lutin les ouvre malgré moi. He bien! Venez donc, idée d'un amant que j'adore; emparez-vous de toutes les puissances de mon ame: je vous préfere au sommeil le plus paisible, au repos le plus doux, au songe le plus riant, à moi, à tout le reste du monde... oh! Pour cela, milord, vous n' avez point d'égards, point d'attention; est-il bien de ne pas laisser un moment de tranquillité à celle que vous aimez? Finissez, finissez donc: c'est le mot qu'il faut toujours vous dire.Lettre 29. lundi. que je vous jure de vous aimer toujours? Ah! Je vous le jure, par l'honneur, par la vérité, par vous-même; votre coeur est l'autel sacré qui reçoit mes sermens: puissent ces yeux que vous aimez se fermer pour toujours, si je les leve jamais avec plaisir sur un autre que vous! Je ne me consolerois point de vous avoir connu, si je me croyois capable d'inconstance. Mais vous, mon cher Alfred, ne changerez-vous point? Cet empire que vous avez sur moi, qui vous flatte à présent, qui vous paroît si doux, ne vous lassera-t-il point un jour? Hélas! Que fait-on? Vous vous ennuierez peut-être d'un commerce si sûr, d'un regne si tranquille. Si cet état paisible vous fatigue, si vous le quittez, au moins souvenez-vous qu'un souverain qui abdique, ne doit ni mépriser, ni maltraiter les sujets qu'il abandonne; que sa bonté doit les ménager, et graver dans leur souvenir, et l'amour de son nom, et le regret de sa perte... là, là, point d'humeur, mon cher Alfred: c'est un trait en passant qui n'est pas déplacé. Quoi que vous en puissiez dire, je ne doute point de votre sincérité: mais qui peut s' assurer de penser toujours de même?Ladi Stanlei disoit l'autre jour, que notre sexe étoit léger, mais que le vôtre étoit perfide. On m'assura que sur ces deux points elle avoit fait mille épreuves. Mille, c'est beaucoup: malgré son expérience, je l'en crois bien moins que vous. Lettre 30. mercredi à deux heures du matin. qu'il est doux, qu' il est satisfaisant de penser bien de ce qu'on aime, de ne point douter de sa foi, de son coeur, de s'applaudir dans un instant... que trop souvent la crainte des suites empoisonne; crainte qui place le regret tout près du plaisir! Ah, que mon ame est tranquille! Que ma joie est pure! Que ma confiance est entiere! J'ai rempli les desirs de mon amant; je les ai vu renaître; il est heureux, il m'estime, il m'aime, il m'adore. Pourrois-je perdre dans son coeur, quand il me doit au plus tendre des sentimens? Il le sait, il en est sûr: je n'ai point cédé; un moment de délire ne m'a point mise dans ses bras: je me suis donnée; mes saveurs sont le fruit de l'amour, sont le prix de l'amour. Oui, mon cher Alfred, je suis contente. Puis-je ne pas l'être, quand je suis àtoi? Oui, toute à toi? Momens délicieux, plaisir ravissant, redoublez la tendresse de mon amant, comme vous augmentez la mienne! ... il m'écrit dans l'instant où j'écris moi-même... ah! Prends garde, prends garde, mon cher Alfred, le bonheur ou le malheur de ma vie est dans tes mains! Cette lettre que j'attends va détruire ou confirmer ma joie... mon dieu! Si un peu moins de vivacité dans votre style... s'il vous échappoit... si un seul mot me faisoit craindre... non, je ne crains rien, je suis aimée... je ne vous verrai point demain: quoi! Je ne vous verrai point? Penserez-vous à moi? Sentirez-vous cette petite absence? Viendrez-vous de bonne heure vendredi? ... hélas! Ces jours heureux passent avec rapidité; ils me conduisent à celui qui va me priver de vous, qui va m'enlever mon bien le plus cher! Ah, les vilains révoltés, que je les hais! Faut-il que vous me quittiez pour eux? Ils méritent bien d'être punis, puisqu'ils vous font aller dans votre gouvernement. Adieu, mon aimable, mon cher Alfred.Lettre 31. jeudi à minuit. oh! Qui peut rendre, qui peut exprimer le plaisir que m'a fait cette visite! Aimable garçon! Le voir entrer dans ma chambre, quand je le crois à Hamptoncourt; prendre une heure pour me la donner; que cette attention est charmante! Mon dieu, qu'il étoit bien! Que cet habit lui sied! Que de goût dans sa parure! Que de grace dans son air! Regardez-le, princesse, regardez-le bien; enviez mon bonheur, mais ne m'en privez pas; il est à moi, il a juré d'être toujours à moi. Mon sort est plus heureux, mille fois plus heureux que le vôtre... ma chere petite lettre, que je vous lise encore. Qu'elle est tendre! Qu'elle est folle! Que je me fais bon gré de la mériter! Qu'elle assure ma joie! ... mais parlerai-je toujours de ma félicité? Je vous ennuierai, mon cher Alfred: mais n'est-ce point à vous que je dois les mouvemens de cette joie? C'est un ruisseau qui retourne vers sa source. Eh! Comment vous lasseriez-vous de mon bonheur, vous qui le faites, vous qui m' aimez?Lettre 32. vendredi. êtes-vous revenu, mon cher Alfred? Vous êtes-vous souvenu de votre chere maîtresse? Son idée vous a-t-elle été présente, dans un séjour où l'orgueil et l'intérêt ont établi leur domicile? Miss Betzi s'est enfermée avec moi; nous avions nos raisons pour rester seules; elle vouloit étudier; je voulois rêver. Elle a commencé à lire son maudit françois, annonçant chaque phrase, et mettant Zaïde en pieces; et moi je n'écoutois point, le ciel me faisoit la grace de ne point écouter; cependant le portrait de Consalve a ramené mon attention; je me suis imaginé qu'il vous ressembloit: en vérité, il vous ressemble. à trois heures. cette aiguille semble immobile; elle marche pourtant, elle va d'un pas égal. Mes desirs ne peuvent hâter ni ralentir son mouvement. Quand ira-t-elle sur six heures? ... j'écris pour calmer mon impatience... j'écris pour écrire... mon amant écrit pour peindre, pour enchanter; c'est un tableau riant que sa plume dessine: l'esprit, l'amouret la variété brillent dans ses lettres: moi, je ne sais que dire je vous aime... il faut me le pardonner, mon cher Alfred, c'est qu'en vérité, je ne pense que cela: je ne devrois pas le dire si souvent; il faut de l'art pour conserver un coeur. Ladi Charlotte le dit, et ladi Charlotte sait bien ce qu'elle dit... de l'art, mon cher Alfred! Quoi! De l'art avec toi! ... te cacher que je t'adore! ... ah! Jamais, non, jamais. Lettre 33. dimanche à midi. ne cherchez point des noms plus doux pour me les donner: celui de votre maîtresse est le plus flatteur pour moi; il m'est plus cher que tous les titres qui peuvent exciter les desirs de la femme la plus vaine et la plus ambitieuse. Ah! Que l'or et les pierreries brillent sur mes égales; qu'elles prisent des biens que la noblesse de mes sentimens me fait dédaigner; ton amour me parera bien mieux que la richesse et la grandeur ne pourroient le faire. Embellie par tes caresses, je devrai mon éclat à tes plaisirs, à l'heureuse certitude d'être chérie de toi! Eh! Quel rang, quel état est au-dessus du mien! Aimer, pouvoir justifier sonamour par l' objet qui l'inspire; oser se dire, je l'avouerois sans honte: oui, mon cher Alfred, si l'usage, si la décence n'étoit pas blessée par cet aveu, je dirois avec vanité, j'aime milord duc; je suis à lui; je mets ma gloire et mon bonheur à lui prouver ma tendresse. Qu'il la partage. Que j'excite un moment de plaisir dans son coeur, je n'envierai pas le sort du plus grand roi du monde. Lettre 34. vendredi. elle n'a donc plus que deux jours à vous voir, cette pauvre Fanni! Que cette idée l'afflige! Vous ne me quitterez point sans regret, mon cher Alfred; car vous m'aimez, je me le dis à moi-même. J'ai besoin de me le dire quand je ne vous vois point; mais vous m'en assurez bien mieux. Que de jours à passer sans vous voir, sans espérer de vous voir, sans écouter si ce carrosse entre, sans me dire, le voilà! Combien de fois cinq heures sonneront, sans que mon coeur sente ce battement, doux avant-coureur du plaisir! Ah! Miss Betzi, Miss Betzi, que vous allez avoir besoin de votre aimable complaisance! Que j'en abuserai! Combien de fois lui répéterai-je,il est charmant. N'est-ce pas, miss, qu'il est charmant, que je ne puis trop l'aimer! ... et puis tant de récits, tant de détails, tant de confidences... et puis toutes les folies, tous les vains projets dont une ame tendre s'amuse... ah! Ce cachet, le divin cachet de Salomon, où est-il? Que ne l'ai-je à présent! Je vous suivrois... mais quoi! Mon cher Alfred seroit-il gouverneur d'une province de la Grande-Bretagne? Auroit-il un maître dont les ordres pussent l'éloigner de moi? ... lui? ... non... il a les vertus de Titus... je lui donnerois l'empire de Néron... on dit que ce prince fut un jour souverain paisible du monde connu. Mon cher Alfred en seroit le monarque chéri, révéré. Ah! Le beau conte de fées! ... je suis folle. Adieu, mon cher Alfred. Lettre 35. lundi à deux heures du matin. ce n'est donc pas moi qui vous donnerai cette lettre, mon cher Alfred; une autre main vous la présentera; vous ne lirez point dans mes yeux la vérité des sentimens qu' elle contient... je ne lirai point dans les vôtres, l'impression qu'elle fera sur vous. Mes regards suivoient tous vos mouvemens, et je m'applaudissoisde l'air satisfait avec lequel vous lisiez les assurances de mon amour. Aimable et douce habitude, que votre perte est sensible! ... demain viendra et n'amenera point le moment desiré; les heures passeront, et celle où je vous voyois passera comme les autres: elle passera, mon cher Alfred, et vous ne viendrez point. Ah! Mon dieu, vous ne viendrez point! Que mon coeur est pressé! J'ai retenu mes larmes; mais je ne puis plus les retenir... le voilà ce portrait; qu'il est différent de vous! Votre lettre vous peint bien mieux; elle me parle au moins, et l'amour, plus habile que l'artiste, me rend naturellement ces traits chéris que je cherche en vain dans cette image... est-ce là cet air fin, ce souris? Non, ce ne l'est pas... mais il est tard, le chagrin appesantit. Si j'allois dormir, et passer l'heure d'envoyer à la poste, mon cher Alfred ne trouveroit point de lettre en arrivant; il accuseroit sa maîtresse de négligence, de froideur peut-être. Ah! Cette crainte m'éveillera, il la trouvera cette lettre; il se dira avec complaisance: ma tendre amie m'est attachée, elle est ardente à me le prouver. Il m'en aimera davantage; il connoît le prix d'un coeur sincere; l'éloignement ne détruira pas le plaisir qu'il sent à m'occuper; et plus je lui dirai que je l'aime, plus il m'aimera lui-même. Adieu, mon aimable ami, adieu. Que ce mot me fait de peineà présent! Pensez à moi. Ah! Pensez y toujours. Lettre 36. mardi à minuit. enfin il est fini ce jour dont rien n'a trompé la longueur; il est fini, et demain ne sera pas plus heureux. Je n'aurai point de lettres, pas la moindre marque de votre souvenir. Ah! Que cela est dur pour un coeur accoutumé aux plus tendres soins du vôtre! Vous fuyez, mon cher Alfred, vous vous éloignez avec vîtesse d'une femme qui vous adore. Hélas! Où êtes-vous déjà? Ce portrait est donc tout ce qui me reste... il me paroît moins mal qu'hier... à force de le tourner, de le pencher, j'y trouve une ombre légere de ce que j'aime; je sens qu'il me devient cher; il a un drôle de petit nez qui ressemble à un autre... en vérité, je l'aimerai, l'habit me plaît: le premier jour où je vous l'ai vu est bien présent à ma mémoire: c'est celui où je me suis dit de si bonne foi, je l'aime, mon dieu, je l'aime. Oh! Je l' aimois déjà bien fort.Lettre 37. mercredi matin. qu'êtes-vous à présent, mon cher Alfred? Que faites-vous? Songez-vous qu'il est quelqu'un qui ne respire que pour vous aimer? Me rappeller tous vos discours, relire vos lettres, en attendre, en desirer, voilà ce qui va remplir tous les instans de votre absence. Point d'amusemens, point de dissipation: une idée si chere me suffit, je la porterai par-tout. Milord Maire me disoit hier: milord duc est donc parti? ... c'est le seigneur d'Angleterre le mieux fait et le plus aimable... il vous aime, madame... vous devriez en faire cas; il mérite du retour... et moi je disois tout bas: ah, qu'il a bien ce qu'il mérite! Jamais milord ne donnera des conseils qui soient mieux suivis... sir Thomas est charmé de me voir bien triste, il trouve que cela est dans l'ordre; et vous savez que sir Thomas met de l'ordre par-tout, excepté dans ses propos. Mais on m'interrompt. Adieu. à cinq heures, toujours mercredi. quelle date, mon cher Alfred! Elle est bien cruelle; j'attends tout le monde, exceptévous, vous la seule personne que je desire... oh! Quels voeux, quels souhaits formerai-je pour mon tendre ami! ... pourrai-je séparer mes intérêts des siens, parmi les biens dont je prie le ciel de le combler? ... la constance est une vertu que je demande avec ardeur pour lui... est-ce bien pour lui? ... la petite soeur de Miss Betzi m'a fait tressaillir ce matin à Hideparc, où nous nous promenions; elle a vu le chevalier d'Orset qui venoit après nous; il avoit un habit comme celui que vous aviez mis la veille de votre départ: la jolie enfant m'a tirée doucement, et m'a dit d'un air riant: voilà milord duc; et moi comme une folle, comme une étourdie, je me suis tournée toute rouge, toute émue, et puis de rire; car il est impossible de ne pas rire d'une telle sottise. à minuit. que j'ai de peine à fermer ma lettre! Il me semble que j'ai mille choses à vous dire, il faut pourtant vous quitter... vous quitter, mon cher Alfred! Comme un tems fait regretter l'autre! Hélas! J'étois bien heureuse quand je vous quittois! Je vais me mettre au lit; votre portrait y vient avec moi, nous allons dormir ensemble... dormir! Ce portrait-là ne vous ressemble guere, il ne vous ressemble point du tout.Lettre 38. jeudi. venez, mon cher Alfred, venez me dédommager de tout l'ennui du jour; que le plaisir de vous parler me fasse oublier tant de fadeurs que l'usage oblige d'entendre et de répéter... ah, quelle humeur! Quelle tristesse! Cette entiere privation m'est affreuse. Ni vous, ni rien de vous! Quoi! Pas une ligne en route! M' auriez-vous oubliée? Non, je ne le crois pas, je ne veux pas le croire. Faites-vous des voeux pour votre maîtresse? Ah! Je vous en prie, demandez à l'amour et à la fortune, qu'ils daignent lui conserver le coeur de son amant. Lettre 39. vendredi à trois heures. voila des lettres de par-tout, et pas une qui m'intéresse: point de nouvelles de mon cher Alfred. Oh! Que je suis laide, sotte, fâcheuse! La belle mine que je vais faire! Il faut sortir pourtant; mais que m'importe?Je ne veux pas plaire, j'aime, je suis éloignée de ce que j'aime. Je ne tiens plus à rien. Il me semble qu' on m'a tout pris, tout enlevé, même mes espérances; je suis comme si je n'étois point. Je vais chez ladi Vorthi; il le faut: elle m'ennuiera, mais je le lui rendrai bien. à cinq heures. comme j'allois sortir avec Miss Betzi, sir Thomas, le bon, l'aimable sir Thomas m'apporte une lettre. Je le remercie, je le caresse, je lui fais baiser la main de la méchante miss; je lis cette lettre, je ris, je pleure; je suis contente, attendrie, charmée; j'embrasse ma chere amie. Il est triste, miss, il est triste. Ah! C'est qu'il m'aime, et puis je ne sais ce que je fais. Je mets la lettre dans mon sein, et puis je la reprends, et puis je la baise mille fois. Ah, que vous m'êtes cher! Que je suis touchée des assurances de votre amour! Qu'elles redoublent le mien! Mais il faut sortir. Quoi! Vous laisser? Vous, mon cher amant? Maudit soit l'usage! Je vais donner cette feuille à sir Thomas, il la fera partir ce soir. Adieu donc, adieu. Oh, que miss est pressée! Elle est trop indifférente, oui, elle l'est trop. Adieu. Je vous dirai ce soir tout ce que je pense, si pourtant il m'est possible de l'exprimer.Lettre 40. à minuit. je vous ai quitté brusquement, mon cher Alfred: on m'arrachoit au plaisir de vous parler. Sir Thomas a fait partir ma lettre. Il est bien mon serviteur, en vérité, et tout-à-fait content de ma conduite. Il ne trouve pas ma mauvaise humeur ridicule; et quand je le reçois comme un chien, cela lui paroît le plus naturel du monde. La cruelle qu'il aime en vain, bien en vain, je vous assure, n'est pas si complaisante pour moi; elle me raille, me fait une grimace qu'elle appelle mon air ennuyé, et puis elle éclate de rire. Elle ne me corrigera point; mon cher Alfred n'y est pas, je ne l'attends point; non, je ne saurois rire... j'ai lu cent fois votre lettre. Ce chagrin qui devroit me flatter, me pénetre; je ne veux pas que vous soyiez triste. J'ai mis la lettre sur mon sein, mon visage sur la lettre, et je l'ai baignée de mes larmes... elle sera sur mon coeur cette lettre que tu as touchée; elle y sera toujours, jusqu'à ce qu'une autre de la même main vienne l'en ôter pour prendre sa place... que je ne cesse point de vous répéter que je vous aime. Ah! Je ne me lasserai ni de le penser,ni de l'écrire. Puissiez-vous, mon cher Alfred, prendre autant de plaisir à l'entendre, que j'en ressentirai toujours à vous le dire! ... il y a deux heures que j' étois dans ce coin où vous vous plaisez; ils jouoient, ils se querelloient; moi je fermois les yeux, je cherchois à me tromper moi-même... il vient, me disois-je, il entre, il va m'embrasser; j'entends cette voix, dont le son si doux, si caressant, éveille le plaisir dans mon coeur... eh! Pourquoi l'erreur se dissipe-t-elle? Pourquoi n'est-ce point lui? ... quoi! Tu n'es pas là? Quoi! Tu n'y seras point demain, ni après? Tu n'y seras donc jamais, mon cher Alfred? Mon cher amant, plains ta maîtresse, elle ne te voit point, elle ne te verra de long-tems... ah! Qu'un moment de ta présence, qu'un seul de ces baisers que tu lui prodiguois, porteroient de joie dans son ame! Mais tu ne m'entends point. Hélas! Tu ne saurois m'entendre. Lettre 41. samedi matin. quelque douleur que je ressente de votre absence, quelque dure que me soit cette séparation, je ne me repens point de vousaimer. Les peines les plus cruelles ne me feroient pas renoncer à la douceur d'un sentiment que vous m'avez rendu si cher. Un instant de votre vue, un billet de votre main, un baiser de votre bouche me causeront plus de plaisirs, que dix ans d'une stupide indifférence ne pourroient m'en procurer... bon dieu! Quand vous entrerez dans ma chambre, quand je leverai les yeux sur vous, quand je me sentirai dans vos bras, quand je vous presserai dans les miens, me souviendrai-je des pleurs que votre éloignement me fait répandre? Non, je ne me souviendrai que de vous. Adieu, je vous quitte; aimez-moi comme je vous aime. samedi au soir. j' ai fait aujourd'hui tout ce qu'il m'a été possible pour dissiper cet ennui que je ne saurois vaincre; mais je n'ai cherché qu'en vous un amusement qu'aucun autre objet ne pouvoit me procurer. Je me suis retirée dans mon petit cabinet, j' ai ouvert le tiroir qui renferme les gages précieux de votre amour; j'ai lu ces lettres si tendres, je prononçois avec un sentiment délicieux des mots que votre main a tracés et que votre coeur a dictés. Que cette lecture m'a touchée! Avec quel regret j'ai rappellé le tems heureux où vous me donniez vous-même ces aimables lettres! Quelle différence, mon cher Alfred! Monbonheur n'est pas détruit; mais il est cruellement interrompu! Il n'y a que cinq jours que vous êtes parti: déjà si triste, si abattue, que ferai-je dans la suite? J'attends votre lettre demain. Ah, si je n'en avois pas! Mais j'en aurai; vous n'êtes pas capable de m'abandonner à mon inquiétude. La moindre négligence qui viendroit de votre coeur me mettroit au désespoir; mais ce coeur est sensible, délicat, il est à moi. J'aurai une lettre, oui, je l'aurai. Adieu, adieu, mon aimable et cher ami. Miss Betzi vous prie de croire que, si je n'ai pas de nouvelles demain, vous pourrez m'adresser votre premiere lettre aux petites-maisons. Qu'elle est heureuse, mon cher Alfred! Elle n'aime rien... mais est-on heureux de n' aimer rien? ... non, oh, non. Lettre 42. dimanche au soir. j'ai été aujourd'hui dîner à huit milles de Londres avec deux dames catholiques qui se sont retirées dans cette espece de couvent françois, nouvellement toléré: cela peut passer pour un monastere, quoique les religieuses soient en habit séculier. La maison est belle, et remplie de jeunes demoiselles irlandoises.J' ai été frappée de l'extrême tranquillité qui regne dans ce lieu. Miss Betzi et sa petite soeur étoient avec moi. Sir Thomas est venu nous chercher. Nous revenions tous quatre dans un grand silence. Sir Thomas soupiroit, Miss Betzi marmottoit un air à boire, l'enfant mangeoit des massepains, et moi je me contois une histoire qui n'étoit pas plaisante. Quand mon cher Alfred ne m'aimera plus, disois-je, je me ferai catholique, et j'irai habiter cette maison paisible. J'aurai bien du plaisir à me confesser, car je ne parlerai que de mon amant; son image ornera ma jolie cellule: tous les saints, toutes les saintes qui pareront mon oratoire auront cette aimable physionomie. Le portrait que je tiens de sa main, placé dans le lieu le plus éminent, sera le patron le plus révéré de mon simple hermitage; couronné de fleurs, et couvert d'un voile léger, il ne sera vu que de moi, il sera toujours le dieu de mon coeur. Je lui adresserai des voeux qui ne le toucheront plus: n'importe, je sentirai toujours de la douceur à m'occuper de lui. Milord sera mon ami, il viendra quelquefois me voir; je lui cacherai mes peines; je retiendrai mes larmes, je renfermerai mes regrets; je ne lui parlerai que de lui, de sa grandeur, de sa fortune, de ses emplois brillans. Il ne saura pas qu'il est toujours aimé, il ignorera que son amie est malheureuse, malheureuse par lui. Avec ce petit projet, nous avancions vers Londres, et le coeur me battoit bien fort. Aurai-je une lettre, disois-je à sir Thomas? Vous irez voir si j'ai une lettre. Il y a été. Je n'en ai point: hélas! Je n'en ai point. à minuit. je suis tout-à-fait triste, mon cher Alfred; cette lettre qui n'est point venue... mon dieu, pourquoi n'est-elle pas venue? Ah! L'absence est le poison de l'amour; elle détruit tous ses plaisirs. Adieu, je vais me mettre au lit; et ce portrait qui rit, je ne puis le souffrir ce soir; son air gai m' indigne; il passera la nuit dans le tiroir, pour lui apprendre à me montrer de la joie quand je suis de mauvaise humeur. Lettre 43. lundi. je l'ai repris, ce portrait, je lui ai pardonné; il faut bien que je l'aime, puisque je n'ai que lui. Je vous y trouve, parce que je vous cherche, parce que je vous desire; il est après tout l'objet qui vous retrace le mieux à mes yeux. Ah! Tout vous retrace à mon coeur! Quoi! Tu es mieux que ceportrait? Ton visage est plus noble, plus beau que celui-là? Qu'il est joli pourtant! Qu'il est aimable! Qu'il me plaît! Hélas, mes plus tendres baisers ne l'animent point! Il est toujours le même, insensible à toutes mes caresses: la froide image ne me les rend point... est-ce là cet amant passionné, ardent, qu'un seul regard rend si vif, si obstiné? ... ah, que n'est-ce lui! Lettre 44. mardi à minuit. que puis-je vous dire, dans la position où je suis? Après avoir attendu ce jour avec tant d'impatience, le voir finir sans recevoir cette lettre si desirée; ne savoir que penser, n'oser vous condamner dans la crainte d'être injuste; m'inquiéter, me chagriner, c'est tout ce que je puis faire. Ah! Pourquoi vous ai-je aimé? ... j'ai vu partir milord pour Plimouth, je l'ai vu partir pour Caitombridge: pourquoi faut-il que son voyage à... soit un événement pour moi? Il n'étoit point à Londres, mon coeur en étoit-il moins paisible? Il ne m'écrivoit point, en étois-je moins heureuse? Par quelle fantaisie a-t-il voulu m'intéresser à son sort? Faut-il quele mien dépende de lui? D'où me vient la douleur qui me presse? Que me manque-t-il? Une feuille de papier! Et me voilà désolée, parce que je ne l'ai point. Ah! Sir Charles, sir Charles, est-ce ainsi que vous aimez? Si vous connoissiez le coeur que vous avez touché, vous ménageriez mieux son extrême sensibilité. Vous êtes loin, bien loin d'imaginer que quelque accident ne vous ait arrêté dans votre route, que vous ne soyez arrivé malade, que vous ne m'aimiez plus. Quelque terrible que soit cette idée, je la préfere sans balancer aux deux autres. Ah! Que l'amour me vend chers les plaisirs qu'il m'a donnés! Il y a huit jours que je vous écrivois; mais quelle différence! Je parlois à un amant dont je croyois être adorée. à qui est-ce que je parle à présent? Je ne vous connois plus; non, milord, je ne vous connois plus. Lettre 45. mercredi à six heures du soir. on prend vivement votre parti; Miss Betzi ne veut pas que vous ayiez tort; elle ne conçoit pas que vous puissiez avoir tort: elle vous défend, me gronde; je suis la malheureuse,et c'est vous qu'on plaint, qu'on excuse... pauvre petit! Ménagez-le donc, il le mérite bien... on veut déchirer ma lettre, on ne veut pas que milord la voie... oh! Je vous assure, miss, qu'il l'aura: il boudera. Voyez le grand malheur; le voilà bien malade, en vérité. Il chiffonnera la lettre, il la mettra en pieces, il la mangera. Qu'il fasse tout ce qu'il voudra: pourquoi me chagrine-t-il? Moi, lui dire des choses tendres? Oh! Je ne le saurois: il n'est plus mon cher Alfred, il n'est plus mon ami, mon amant; il ne m'est rien, rien du tout, vous dis-je. Ah! Mon dieu, s'il m'avoit écrit, il seroit... mais c'est un paresseux, un négligent, un... tout ce qu' on peut être de pis. Adieu, milord. Votre grace veut-elle recevoir mes humbles complimens? ... ho! Je vois bien la mine que vous faites; mais je ne m'en soucie guere, entendez-vous? Lettre 46. à minuit, toujours mercredi. on est bien fier, bien content, bien heureux, quand on n'a point de reproches à se faire, quand on peut se dire: je ne mérite pas ceux dont on m'accable. J'éprouve l'injusticedes autres. On attend une impertinente maîtresse à ses genoux, on lui dit: ingrate, vous seriez trop punie, si vous aviez raison... j'ai tort, mon cher Alfred; mais j'ai craint, j'ai souffert; mes peines ont été réelles: n'obtiendrai-je pas ma grace? La méchante lettre venoit de partir, quand on m'a donné la vôtre: avec quel plaisir je l'ai lue! Elle a été pour moi comme un astre brillant, qui s'éleve au-dessus de l'horison le plus sombre: elle a éclairci les nuages de l'humeur qui me dominoit, de cette humeur qui m'a fait vous écrire avec froideur et indifférence. Ah! Je vous en prie, brûlez bien vîte cette lettre: n'en gardez jamais une où vous ne trouverez pas des assurances de mon amour. Ai-je pu douter d'un coeur si tendre, de cet amant qui me dit: ô ma belle, ô ma chere maîtresse! Aimez-moi, aimez-moi, si vous voulez que je vive ! Ah, si je le veux! Ah, si je vous aime! Mais je ne mérite pas de vous le dire, j'en suis indigne: je ne vous le dirai pas, c'est une pénitence que j'impose à mon coeur.Lettre 47. vendredi matin. je suis triste, mon cher Alfred, et tout me le paroît depuis que je ne vous vois plus. Un amant aimé embellit tout; il répand l'agrément dans les lieux qu'on habite, sur les personnes qu'on voit; il prête sa grace à tous les objets qui nous environnent; le charme inexprimable attaché à sa présence, semble s' étendre sur l'univers, et rendre tout plus aimable et plus riant. L'absence, au contraire, répand l'insipidité sur tout; elle suspend la gaieté, éteint, ou du moins amortit les desirs. On s'éveille sans goûter le plaisir de revivre; on se leve sans dessein, sans se rien promettre. La nonchalance préside à la toilette; on s'habille sans se parer; on se mire sans se voir; l'habitude fait mouvoir la machine, mais ses mouvemens n'intéressent point. Le jour paroît long; il passe, il finit; rien ne l'a marqué: il est anéanti, on ne se souvient pas qu'il a été: la vivacité, l'esprit, l'enjouement, ne peuvent percer le voile qui les obscurcit. Ces dons renfermés en nous-mêmes, y sont comme les fleurs dans un parterre où l'on se promene la nuit: la variété de leurs couleursexiste, mais on ne l'apperçoit point. La sévere miss me gronde. Eh si, si, madame, vous avez l'air d'une princesse de roman. Elle me traite comme... comme ses amoureux, en vérité. Mais elle me dit que vous m'aimez, que j'ai raison de vous adorer, que jamais folie ne fut plus pardonnable, et là-dessus je l'embrasse. Adieu, mon aimable, mon tendre ami. Adieu, mon cher Alfred. Lettre 48. vendredi à minuit. j'ai dîné chez ladi Vorthi. En rentrant, j'ai trouvé la charmante miss qui m'attendoit. J'ai vu votre lettre dans ses yeux; elle me l'a remise avec une joie que l'amitié seule peut donner, et qu'elle seule aussi peut comprendre. Miss reçoit tous les complimens de milord, et lui en rend mille. Elle répond à votre anecdote d' Iphis: plût au ciel qu'il l' imitât ! Cela vous paroît-il assez tigre? à sa place je dirois comme elle: il est fâcheux d'être aimée, quand on n' aime point; de sentir qu'on fait à quelqu'un une peine violente, qu'on ne peut soulager, qu'on aigrit par la fierté, qu' on entretient par la douceur, et qu'on ne guérit que par la duretéc' est une désagréable situation... il y a aujourd'hui dix-sept jours, qu'à pareille heure, dans le même lieu, dans la même place où j'écris, je ne croyois guere qu'on pût être cruelle. Il me paroissoit bien doux et bien naturel de céder aux desirs d'un amant, de partager ses transports, d'être flattée de les exciter... vous en souvient-il, mon cher Alfred? ... ce moment est-il aussi présent à votre idée qu'il l'est à mon coeur? ... que celui-ci est différent! Je vous parle, il est vrai; mais je vous voyois, je vous entendois, je vous touchois; votre tête penchée sur mon sein, ce tendre abattement, ces soupirs, ces sermens, ces prieres ardentes, enflammées... que vais-je rappeller? D'où vient que ce tableau se retracte si vivement à ma mémoire? Je crois voir encore ces yeux attendris, brillans d'amour et de plaisir, mêler tout-à-coup à leur douce langueur l'éclat de la joie. Hé! Quelle joie! Qu'elle étoit pure! Qu'elle étoit vraie! Que ne puis-je te la faire oublier, pour te la donner encore! Ah! Mon cher Alfred, pourquoi ne me reste-t-il plus rien à faire pour ton bonheur! Vous me priez d'écrire quatre pages où il n'y ait que ces mots, je t'aime, je te desire: ah! Si je m'en croyois, je les répéterois tant, que vous vous lasseriez peut-être de les lire.Lettre 49. samedi à minuit. vous croyez, mon cher Alfred, que je vais vous écrire. Point du tout, je vais me coucher: je suis accablée, ma tête ne se prête point à mes desirs; elle se fait sentir si vivement, que si je vous aimois moins, je ne senterois qu'elle; mais rien ne peut affoiblir le sentiment qui me fait songer à vous. Adieu. Pensez à moi, aimez-moi, aimez-moi bien. Je vous aime, je vous aimerai toujours, j'aurai toujours du plaisir à vous aimer. Lettre 50. dimanche matin. je me porte mieux, ma tête est débarrassée, et je commence le jour par vous donner des preuves de ma tendresse: je voudrois l'employer tout entier à vous écrire. Que ne puis-je m'enfermer, ne voir personne! Cette porte s'ouvre, on annonce: qui? Un importun. Qui que ce soit, c'est quelqu'un que je ne desire point. Ce n'est jamais milordduc: ce nom si chéri ne se fait plus entendre. Tout me déplaît, tout m' ennuie. Je commence à m'allarmer d'un sentiment si vif: ah! Que deviendrois-je, si vous cessiez de le partager! Je sens que toutes les affections de mon coeur sont réunies en vous, que tous mes mouvemens, tous mes desirs tiennent à vous. Votre absence me fait connoître combien vous êtes devenu nécessaire à mon repos, à mon bonheur, à mon existence même. Qu'avez-vous donc fait pour me lier si fortement, pour m'arracher à tout ce qui n'est point vous? Quoi! Pas un instant, pas une idée, pas la moindre distraction! ... oh! Mon cher Alfred, m'aimez-vous de même. Lettre 51. dimanche à minuit. il est donc des momens où, dans l'absence de ce qu'il aime, un coeur tendre peut se livrer à la joie. Oh! Que j'en ai ressenti à la vue de ces deux feuilles remplies de témoignages de ton amour! Avec quelles délices je les ai parcourues! Je n'osois respirer, de peur de m'interrompre. N'avois-je pas raison de regretter ces lettres charmantes? Puissent les miennes te faire éprouver le même sentimentdont elles m'ont pénétrées! Vous me souhaitez un bonheur que rien ne puisse troubler: he! Mon cher Alfred, qui peut remplir vos souhaits que vous-même? Vous aimer, vous plaire, voilà mon bonheur; je n' en veux point d'autre, je n'en goûterois point d'autre... c'est donc moi qui présidois en secret à ce festin superbe, à ce bal magnifique? Cette couronne refusée à celles qui la demandoient, qui se disputoient l'honneur de l'obtenir, de la recevoir de ta main, est donc offerte à ta maîtresse? Qu'elle est brillante à ses yeux! Mon dieu, que ces riens ont de prix! L'amour en compose ses trésors... là est un baiser... il n'y est plus, il n'y est plus, ce baiser, mon cher Alfred, il y en a mille à présent... non, vous ne m'avez jamais écrit avec ce feu... j'ai mis tout mon visage sur ce papier, qui a été dans tes mains. Je croyois t'entendre me parler, voir cette mine aimable, cette bouche dont le silence aussi doux que les expressions, plus animé peut-être... ah! Que je t'aime! Faut-il que je ne puisse que te l' écrire! Lettre 52. lundi à midi. c'est donc à votre réveil que vous recevez mes lettres! à votre réveil, mon cherAlfred! Mon dieu, que j'aimerois à vous réveiller! J'approcherois sans bruit, j'ouvrirois doucement le rideau, je passerois mon bras sous votre tête: un baiser... ah, quel baiser! ... il éveilleroit tout le monde... vous distinguez donc la forme, le cachet, le papier. Cette lettre est vue d'abord, elle est baisée, tendrement baisée. Heureuse lettre! Et moi je n'ai rien. Oh! Comme vous vous endettez! Combien vous m'en devez de baisers! Réglons un peu nos comptes. En mettant, année commune, qu'il ne m'en revînt que cent par jour, quel fonds cela fait déjà! Je vous avertis que vous trouverez en moi un créancier un peu dur; j'exige intérêt et principal: pas la moindre remise. Dès que je vous vois, je vous arrête dans mes bras; vous y serez détenu, vous n'en sortirez point que vous n'ayez tout payé. Mais, quoiqu'un peu arabe, comme je ne suis point sans générosité, pour vous faciliter, tous ceux que je prendrai, je les compterai pour deux, si vous le voulez... le voudrez-vous, mon cher Alfred? J'espere que milord est trop juste, trop noble... oh! Non, tu ne le voudras pas.Lettre 54. mardi à six heures du soir. pendant que miss Betzi assure sir Thomas de son indifférence, de sa parfaite indifférence, qu'elle lui dit de son air le plus riant, le plus satisfait, qu'elle ne l'aime point, qu'elle ne l'aimera jamais; tandis qu'il fait la mine d'un ours qu'on a trop fait danser, je vous écris sur mes genoux, prête à jetter ma lettre au feu, au premier bruit que j'entendrai... vous me demandez ce que je fais, ce que je pense, ce qui m'occupe. Je pense à vous, je vous écris, je fais des voeux pour votre retour... quel train elle fait! Que miss est méchante! Voilà un piquet qui commence mal; sir Thomas aura les cartes sur le nez avant qu'il soit peu: elle ne veut pas qu'il ait le moindre avantage sur elle, pas même au jeu. Pauvre sir Thomas! Pourtant j'envierois son sort, si je ne le trouvois pas humiliant. Il la voit, il est tout près d'elle; rien qu'une petite table ne les sépare, il touche sa robe, quelquefois sa main: oui, mais elle la retire avec dédain: sir Thomas l'ennuie, lui déplait, lui donne de l'humeur. Je ne voudrois pas du sort de sir Thomas, je ne voudrois pas du mien non plus. Qu'est-cedonc que je voudrois? Ah! Je ne l' aurai point, ce que je veux! Je suis trop sûre de ne point l'avoir! ... sept heures, point de lettre! Est-ce que je n'en aurai point ce soir? Miss Betzi dit que je me renfrogne à vue d'oeil; que je prends l'air d'une vertu qui s'appuie sur un tombeau: elle rit. Hélas! Je ne saurois rire. à neuf heures du soir. me voilà retombée dans mes premiers chagrins, je n'ai point de lettre. Mais d'où vient donc que je n'en ai pas? Je ne m'accoutume point à ces retards, ils m'affligent. Je soupe chez ladi Vorthi: je suis d'une humeur contre vous! ... paix: ne me parlez de votre vie. à une heure du matin. je reviens à vous, mon cher Alfred, un penchant naturel m'y ramene. Quelle que soit mon humeur, elle ne va pas jusqu'à diminuer ma tendresse: j'aime à penser que vous n'avez pas tort. On me gronde quand je me plains de vous, on prend votre parti, on vous aime, on vous défend, on me rend la vie bien dure. Vous qui êtes mon ami, mon plus tendre ami, partagez donc ma peine, souffrez que je vous la confie. Ne faites pas comme miss Betzi; écoutez-moi avec douceur, aveccette bonté qui vous rend si aimable. N'est-il pas affreux d'avoir un amant, de l'aimer si sincérement, et d'être éloignée de lui dans les premiers momens d'une liaison si douce, d'un commerce si satisfaisant; d' être privée de tous les plaisirs que l'on goûtoit, de tous ceux qu'on se promettoit? Là, pensez-y bien, cela n'est-il pas fâcheux? Plaignez-moi, plaignez-moi, je vous en prie. Il faudroit aimer comme j'aime, connoître mon amant comme je le connois, pour sentir le désagrément de ma situation: daignez y prendre un tendre intérêt, je vous en saurai gré; votre compassion me consolera un peu. Adieu, mon cher Alfred: vous voyez que je ne boude point, je ne veux pas être injuste. Vous m'avez écrit, j'en suis sûre; mais c'est ce courrier, ce maudit courrier, qui s'amuse à se casser le cou, plutôt que d' apporter ma lettre: je voudrois que le traître fût au fond de la Tamise; mais non, je perdrois ma lettre. Adieu, adieu donc, mon cher amant. Lettre 57. mercredi. la douceur avec laquelle vous répondez à mes reproches augmente bien le regret quej'ai déjà senti d'avoir pu vous les faire. Votre justification m'a touchée, attendrie jusqu'aux larmes. Je voudrois retrancher de ma vie tous les instans où je pourrai vous causer la plus légere peine. Vous ne voulez pas que je sois triste, vous me priez de m'amuser: ah! Je ne le puis! J'ouvre des yeux stupides, je ne rencontre plus ceux qui portoient la joie dans mon ame. Vous me la rendrez cette joie, mon cher Alfred; vous seul pouvez me la rendre. Je passe ces jours si longs à me rappeller les premiers momens de notre amitié. Souvent je me fais un plaisir délicat de retracer à ma mémoire tous les mouvemens que vous avez excité dans mon coeur, de penser à ce tems heureux où, sans songer à l'amour, j'en goûtois les douceurs. Pourquoi ne me disiez-vous point que vous m'aimiez, vous qui depuis deux ans formiez le dessein de me plaire? Comment ai-je pu vous voir, vous parler, sans vous aimer? Mais je ne connoissois que vos traits; vous me cachiez encore ce coeur, cette ame que j'adore: eh! Pourquoi me les cachiez-vous? De quels biens m'avez-vous privée! Que de jours perdus pour l'amour! Eh bien, mon cher Alfred, c'est encore une dette, et je ne me sens point assez de générosité pour vous la remettre. toujours mercredi à minuit. je suis d'une colere, d'une indignation: devinez... mais, qui pourroit l'imaginer! Sir Barclay, ce vilain lord, si petit, si rond, si laid, si sot: et bien, milord, il aura demain votre habit, cet habit si admiré, si envié, cet habit que j'aime tant, que vous avez mis au mariage de votre soeur: il aura le front, l'audace, l'insolence d'en porter un semblable. Il nous a parlé tout le soir de ce bel habit; et pour le mieux désigner, il est, disoit-il, tout pareil à celui de milord duc... ah! Je l'aurois battu. Quoi! Je verrai cet habit, et ce ne sera pas vous qui le porterez! Sir Barclay... oh! Qu'il vienne chez moi avec ce bel habit: j'y mets le feu; oui, je l'y mettrai; tant pis pour qui sera dedans. Lui convient-il de se mettre comme vous? Est-il digne d'être votre singe? Adieu, mon cher Alfred, je vais dormir. Ah! Si je pouvois rêver! ... pourquoi non? ... vous rêvez bien, vous. Hélas! Je ne vous vois pas même en songe. Lettre 53. jeudi à trois heures. je viens de trouver une position pour votre portrait, dans laquelle il vous ressemble tant,que j'ai cru vous voir. Je vous disois bien qu'il se feroit aimer... en relisant votre derniere lettre, je trouve dans votre style un peu de tristesse. Ah! Ne vous y abandonnez pas, mon cher Alfred. Je n'entends jamais parler de consomption que je ne frémisse pour vous. Amusez-vous, jouez, chassez, donnez des fêtes, oubliez-moi; oui, oubliez-moi, si mon souvenir trouble la douceur de votre repos. Ne m'oubliez pas tout à-fait, pourtant, mais autant qu'il le faudra pour votre santé. Je sens par moi-même combien l'ennui prend sur le tempérament. Si je ne connoissois pas la source de l'humeur noire dont je ne puis me défendre, je me croirois malade. Ma tante l'est dangereusement; elle souffre; son état m'atendrit, et me fait éprouver qu'un bon coeur ne se lasse point, quelque mal qu' on ait reconnu sa sensibilité. Ma tante m'a donné bien des chagrins; elle n'a jamais négligé l'occasion de me désobliger; sa mort m'enrichiroit malgré elle; mais loin, loin de moi tout espoir vil, tout projet de fortune qui s'arrange aux dépens de la vie ou de la satisfaction d'autrui. Ma tante est malheureuse, bien malheureuse, en vérité, puisqu'elle a un caractere inflexible, qui ne lui a jamais permis de goûter les plaisirs de l'amitié. Mais qu'est-ce donc que cette lettre? Est-ce à mon amant que j'écris? Non, c'est à mon ami, à mon plus cher, à mon plus tendre ami.Lettre 59. vendredi. je voudrois ne vous point écrire, parce que je suis triste; mais je vous écris parce que je vous aime; au hasard d' être un peu grave, un peu fâcheuse même. La maladie de ma tante m'afflige. Je ne l'aime pourtant pas, il n'est pas possible que je l'aime; mais elle souffre, elle me fait une véritable compassion. Que nous avons la vie à de dures conditions, mon cher Alfred! Qu'elle est semée de dégoûts et d'événemens malheureux! Si la noblesse de nos idées, si la grandeur de notre ame nous en font supporter courageusement une partie, qui est celle qui nous concerne seuls, cette liaison naturelle, indispensable, que nous avons avec tous les êtres dont nous sommes environnés, fait que les peines des autres nous deviennent propres, que nous souffrons par eux, avec eux et pour eux. Que de maux sans remede, et qu'il est bien peu de biens sans mêlange! L'amour même, ce sentiment le plus flatteur de tous, qui nous enchaîne par des liens dont le tissu se cache sous des fleurs, combien d'amertumes ne verse-t-il pas sur les douceurs qu'il nous fait sentir? Ilnous a pourtant été donné, ce sentiment, pour faire notre bonheur, pour nous ramener quelquefois à cet état de félicité dans lequel nous avions été formés. Je crois, mon cher Alfred, qu'il sortit avec l'espérance, de la boîte fatale, pour être le contrepoison de tout ce qu'elle renfermoit. Par lui les mortels les moins heureux en apparence goûtent des plaisirs que la fortune ne donne pas, et qu'elle ne peut ôter. Ces plaisirs leur font supporter la privation des autres biens. Par lui on oublie insensiblement tout ce qui n'est pas lui; et c'est lui qui me ramene à vous parler de vous, à ne me plus souvenir que de vous. Je voudrois être à la moitié du tems que je dois passer sans vous voir, il me semble qu'alors chaque jour nous rapprocheroit davantage. Quand on est à la moitié du chemin qu'on doit faire, on marche vers la fin, il paroît qu'on avance bien plus. Adieu, adieu, mon cher amant, adieu tout ce que j'aime. Lettre 60. samedi. voilà des lettres bien ennuyeuses, mon cher Alfred; mais mon style est toujours assujetti aux impressions que mon ame reçoit. Jene saurois prendre un ton que je serois forcée d'étudier; et puis vous m'avez permis de répandre dans votre sein mes peines et mes plaisirs. Mon coeur vous sera toujours ouvert, vous y lirez comme moi-même: il est à vous ce coeur, il y est tout entier; mais l'amour ne le ferme ni à la compassion, ni à l'humanité. Ma tante est un peu mieux. Mes soins ni mes attentions ne m'attirent pas sa bienveillance; elle ne croit pas que l'on puisse desirer de bonne foi la vie de quelqu'un dont la mort nous seroit utile. Pauvre femme! La maladie de son ame est incurable. Mais parlons de vous, mon cher Alfred. On vous voit donc? Cette porte s' ouvre à midi. On entre, on vous fait la cour. Que j'aimerois à vous faire la mienne, à vous voir seulement un instant, par le plus petit trou qu'il soit possible d'imaginer! Non pas pour vous épier, au moins; je crois tout ce que vous me dites. Ah! Si à l'ennui de votre absence il se joignoit la crainte de vous perdre, des doutes sur votre fidélité, je serois trop malheureuse. Mon coeur se repose sur le vôtre: cette douce confiance est le charme de l'amour et l'agrément de la vie. Mon estime a prévenu ma tendresse, elle a déterminé mon penchant, elle en a hâté les preuves, bien plus que le goût vif que vous m'inspiriez. J'ai aimé l'homme aimable; mais c'est à l'homme qui pense, à l'honnête homme que je me suis donnée. Adieu: dites-moi que vous m'aimez; je ne me lasse point de vous l'entendre répéter. Que j'aime vos lettres, la main qui les écrit, ton esprit, ton coeur, ton toi! Ah! Quand te verrai-je? Quand pourrai-je te presser contre mon sein, reposer ma tête sur le tien? Adieu. Ah! Le vilain mot! Le dirai-je toujours! Lettre 61. dimanche à sept heures du soir. vous vous souvenez toujours de mes reproches, de mes injustes reproches . Est-ce ainsi que vous pardonnez, mon cher Alfred? J'aime mieux vous le payer: ne me grondez plus. Votre lettre a fait rester ladi Vorthi un peu de tems à ma porte. Elle venoit me prendre pour faire une visite: elle étoit si pressée, si pressée, qu'elle n'a pas voulu monter; et moi j'ai lu bien posément mes deux feuilles avant de descendre. Tenez, ces choses là sont plus fortes que toute ma raison. Oh, comme elle a rendu mes yeux brillans! Cette lettre, cette aimable lettre! Quel plaisir je sentois à l' avoir dans mon sein! Elle me donnoit un air fou; elle m'a fait faire une conquête... ce songe! Ah! Quel songe! D'où vient qu'il me causetant d'émotion? ... à mes genoux! ... toi, mon cher amant! ... quoi! Je t'y verrois encore! ... je partageois donc... ton bonheur! ... muet dans mes bras, sans autre sentiment que celui du plaisir... eh! Mais dis, dis-moi donc... mais non, tais-toi... en vérité la pensée va vîte. Cette image... oh! Tais-toi donc... paix, paix... dans un mois tu me diras le reste. Lettre 62. Je vais t'écrire, je ne sais comment, car je suis folle. Ce soir ma tante va bien, on la guérira, je n'y pense plus. Je ne vois que toi, ton amour, le mien, le plaisir d'être aimée, celui d'aimer moi-même. Ah! Qu'on est heureux d'avoir une ame sensible! Qu'il est doux de se livrer à une passion si tendre, quand sir Charles est l' objet qui l'inspire et qui la partage! ... je ne te connois donc pas? Je ne te connois point assez? Je ne douterois jamais un moment de l'ardeur? ... oh! Vas te promener avec tes plaintes. Je t'adore, mon cher petit. N'est-ce pas te prouver que je te connois? ... vous me demandez si je veux faire de vous un autre Abaillard. Jamais peut-être on ne rappella cette histoire avec plus d'esprit et plus de sentiment. Non, ce n'est pas mon dessein, je suis de l'avis de Pope, tout est bien comme il est... je crois vous voirdans votre lit avancer la main, choisir ma lettre entre toutes celles qu'on vous présente, déchirer vîte cette enveloppe... dans ton lit! Mais d'où vient que j'aime ton lit? C'est que j'aime tout ce qui t' approche, tout ce qui t'appartient. Je voudrois être tout ce qui te plaît, me transformer en tout ce que tu desires: tu l' aurois d'abord. Oh! Comme je volerois pour te contenter! Que de folles idées je me fais! C'est tout ce qui m'amuse à présent. J'en use avec moi-même, comme on fait avec un enfant qui demande sa bonne avec de grands cris. On lui dit cent menteries pour l'appaiser, et donner à la bonne le tems de revenir. Moi je me fais des contes. Tantôt fée, tantôt silphide, toujours ta maîtresse, je forme un nouvel univers, je le soumets à tes loix; je te cache mon être, mon pouvoir, non pour éprouver ton coeur, mais par un mouvement de délicatesse. Je suis ta sujette, quelquefois ton esclave; tu me distingues dans mon abaissement, tu me choisis, tu m'éleves jusqu'à toi. J'aime à te devoir tout, je me plais à dépendre de mon amant, de ses soins généreux. Revenue à moi-même, mon éclat disparoît; la partie la plus brillante de mon château s'écroule; mais le fondement subsiste. Je retrouve mon bonheur, et ce bonheur est encore ton ouvrage. Adieu, mon aimable, mon cher, mon bien-aimé Alfred. Je vais me coucher, et toujours avec ce portrait qui ne dit pasun mot, et qui pourtant me regarde comme s' il avoit quelque chose à me dire. Je ne vous écrirai pas demain. Je vais à Hamstead; il sera tard quand je reviendrai, car j'y souperai. Lettre 63. lundi, ou plutôt mardi à deux heures du matin. quoi! Mon cher Alfred, je passerois tout un jour sans vous dire que je vous aime! Je me livrerois au sommeil plutôt qu'à vous! Je préférerois mon repos à mon amant, à mon cher amant! Non, je veux te parler, te dire... hélas! Ce que je t'ai dit mille fois. Quelles nouvelles assurances, quelles nouvelles preuves puis-je te donner de mon amour! Ah, que n'es-tu là pour recevoir toutes celles qu'un coeur tendre peut accorder! Ah, comme je te baiserois! Avec quels transports! ... m'entends-tu, mon cher Alfred? Non, tu ne m'entends pas: tu me répondrois; je ne parlerois plus, je n'aurois plus la force de parler. Déjà dans tes bras, déjà... mais tu n'y es pas. Ah! Dieu, tu n'y es pas! Bon soir, bon soir, mon aimable ami, bon soir. Adieu toi, adieu tout le monde.Lettre 64. mardi à trois heures. je suis au coin de mon feu, en bonnet de nuit, de nuit exactement. Jamais ennui ne fut comparable à celui que je sens; si j'avois pu le prévoir, je n'aurois point aimé... allons, paix, taisez-vous, laissez-moi dire; c'est bien le moins qu'il me soit permis de me plaindre, quand tout m'est odieux. Eh! Pourquoi tout m'est-il insupportable? Voyons pourquoi... venez ici, milord; parlons raison. Prétendez-vous que je vous aime comme une folle quand vous y êtes, et comme une imbécille quand vous n'y êtes pas? ... oh! Je ne ris point, moi, ceci est sérieux. Prétendez-vous faire de moi une créature aussi amusante que sir Barclay? ... à propos, je l'ai vu hier, sir Barclay, avec son bel habit qu'il portoit tout de travers; un noeud d'épée si brodé, si pomponné, si ajusté, si doré, si surdoré, que jamais Midas n'en eut un plus riche; une grande mouche placée je ne sais où, sur l'oeil, je crois; un air tout empêtré, tout empâté. La mere de ce joli enfant se meurt, pendant qu'il se roule sur l'or et la broderie. Miss Betzi dit qu'elle ne peut souffrir la vieille folle, pour s'être avisée de le faire... on m'apporte un présent le plus agréable du monde: c'estune corbeille parfumée, remplie de mille bagatelles de France et d'Italie: c'est miss Jening qui me l'envoie. Me voilà ruinée. Je ne suis point assez riche pour recevoir, je suis trop généreuse pour devoir. Que vais-je lui donner? Cela m'embarrasse; je veux rendre au double. Vous me manquez toujours. J'aimerois à consulter votre goût dans cette occasion. Mais je voulois vous gronder, vous faire un train épouvantable: je ne sais comment, j'ai tout oublié, excepté mon amour: il n'en fut jamais de plus tendre, de plus sincere, de plus ardent; mais vous n'en doutez pas, mon cher Alfred. Lettre 65. mercredi matin. me voilà donc à cette moitié, à cette heureuse moitié que j'ai tant desirée! Hélas, que de jours encore! J'en voudrois passer deux à la fois. Miss Betzi dit que je n'irai jamais jusqu'à la fin, que je mourrai d'une belle langueur; que l'impatience, l'ennui et la passion me tueront tout aussi bien qu'une apoplexie. Elle travaille à une impertinente épitaphe qu'elle veut faire graver sur ma tombe. Le mausolée qu'elle m'éleve, ressemble à une salle de bal plutôt qu'à un tombeau. Elle vous fait arriver vîte, vîte, pour mevoir. Elle vous reçoit, vous annonce l'étrange événement; elle se fait un plaisir de vous l'annoncer, d'examiner la mine que vous ferez; elle vous voit tomber sans sentiment, vous ranimer, pleurer. Elle vous fait dire mille extravagances; elle espere que dans votre fureur, ne distinguant rien, vous prendrez sir Thomas pour la parque inhumaine qui a tranché le cours d'une si belle vie; que vous l'immolerez à mes manes errantes; et puis elle rit de ma mort, de vos regrets... je ne sais comment elle arrange tout cela; mais elle m'a fait rire et pleurer. Elle faisoit si bien votre air, vos gestes... mon dieu, qu'elle est folle! A-t-on jamais fait rire quelqu'un à son propre enterrement? Sir Thomas, qui se modele un peu sur vous, chante; en vérité il chante! Il a pris un maître italien, pour lui donner du goût. Il a beau faire, il ne chantera pas l-s-d-l... que cette ariette me charmoit quand vous la chantiez! Qu'elle pénétroit mon ame! Hélas, je suis privée de tout! Oui, de tout. à minuit. vos lettres que je me plais à relire, me font découvrir dans mon coeur une source de tendresse que je n'y avois jamais apperçue. Eh, qui m'eût dit, qui m'eût persuadée qu'il étoit dans le monde un homme si aimable,si digne d' être aimé! Il falloit vous connoître pour le croire, pour le sentir. D'où vient que mon ame timide sembloit craindre son bonheur? Oui, tu le fais mon bonheur, et tu le feras toujours. Puissé-je expirer dans l'instant où tu ne seras plus flatté d'en être l'arbitre! Mais quel langage! Il se ressent de la tristesse du jour. Celui où je n'attends point de lettres est affreux pour moi. Il semble que je ne vis ce jour là que pour sentir cette privation. Que d'humeur! Elle se répand sur tout, sur toi que j'aime, que je desire, que j'adore, que je meurs de chagrin de ne point voir. Mon cher ami, mon cher Alfred, mon cher amant, ta maîtresse, ta chere maîtresse est une sotte bête; mais c'est toi qui en es cause! Aime la bête, ton retour lui rendra tous les agrémens que ton absence lui enleve... ô, que mon coeur s'émeut quand je pense à ce retour! ... quoi! Le voir, lui, sir Charles, l'embrasser, lui parler, l'écouter, le toucher, presser ses mains dans les miennes! ... ah, que n'est-ce demain! Que n'est-ce tout à l'heure! Lettre 66 samedi à minuit. que je lise ces lettres avec le même plaisir que vous en ressentez à les écrire. eh! N'endoutez point, mon cher Alfred. Moi, je les trouverois longues? Si je ne dis rien quand je ne reçois qu'une feuille, c'est que mon coeur ne veut point gêner le vôtre; mais si vous saviez combien je suis contente quand j'en vois deux, combien je vous sais gré de vous être occupé si long-tems de moi; si vous le saviez, mon cher Alfred, vous vous applaudiriez d'être le maître de causer une joie si vive à une femme que vous aimez... des vapeurs, ne point dormir, qu'avez-vous donc? Vous m'inquiétez. Dormez, dormez, mon cher amant; que le souvenir de Fanni amuse votre coeur: qu'il l'intéresse; mais qu'il ne l'afflige pas. Je ne puis penser sans chagrin, que je cause l'agitation qui vous tient éveillé. Pauvre petit, jusqu'à six heures, je n'étois pas là pour causer avec lui, pour calmer son sang... l'aurois-je calmé, mon cher Alfred? Vous vous fâchez d'une question que je vous ai faite, qui suppose, dites-vous, que je vous crois ingrat, capable d'oublier mes bontés: je ne voulois que vous faire répéter que vous vous en souvenez. Comment douterois-je de votre reconnoissance? Ah! Jamais; mais vous ne m'en devez point: votre bonheur m' a rendue si heureuse, qu'en vérité vous ne me devez rien. Ce moment, le plus fortuné de ma vie, ne s'effacera jamais de ma mémoire: il est gravé dans mon coeur avec untrait de feu; et quand vous l'aurez oublié... mais vous ne l'oublierez point. Eh! Pourquoi voudrois-je penser que vous l'oublierez? Vous vous plaignez de ce que je commence ma lettre par vous dire que je reviens à vous; vous me demandez si je vous avois donc quitté: moi, vous quitter! Cela signifioit seulement que je ne boudois plus: car je vous boude quand je n'ai point de lettre; votre portrait en pâtit, je le mets en pénitence dans le tiroir. On vous dira comme je le bats, comme il est malheureux avec moi: miss Betzi embellira bien cette folie qui m'a prise un jour. Ah! Je ne m'éloigne jamais de vous; votre idée m'accompagne par-tout: le cercle des miennes est borné à ce qui vous concerne, à ce qui vous plaît, à ce qui vous intéresse. tu m'as enveloppée dans un tourbillon; je n'en sors point; je n'en veux point sortir. Entraîne-moi toujours: où serois-je mieux qu'avec toi? Adieu, ma mie. Lettre 67. dimanche à minuit. vous êtes bien bon, mon cher Alfred, de relire si souvent mes lettres: si je les relisois, moi, vous n'en auriez pas de si longues, vous n'en auriez pas si souvent. Jecroyois, quand vous partîtes, que je vous écrirois des folies, des choses amusantes, de jolies choses: mais cette plume brillante et légere, si vantée par mes amis, conduite par le sentiment, ne peut s'écarter de son objet. J'ai voulu répondre à votre couplet; que tout ce que j'ai fait m'a paru foible! L'esprit ne parle pas au coeur, il ne parle pas comme le coeur... mais d'où vient donc cette insomnie qui me désole? Qui peut vous troubler? ... cela m'inquiete, j'ai de l'humeur, j'en ai beaucoup, votre lettre ne la dissipe point... est-il possible que j'en conserve en m'entretenant avec vous? Quoi! Ces sermens de m'aimer toujours, ces nouvelles assurances de votre tendresse ne peuvent calmer mon ame, et lui donner cette paix douce que l'amour heureux répand sur tous nos sens? ... vous vous applaudissez donc de votre constance? Cela est tout-à-fait singulier. Je ne crois pas que personne dans l'univers ait jamais prétendu que vingt-deux jours d'éloignement pussent détruire ou affoiblir une passion, sur-tout quand l'habitude de jouir n'a pas encore produit la satiété, ni laissé entrevoir le dégoût; suite trop ordinaire des longs attachemens. Ce n'est pas à présent qu'il faut vous vanter de cette merveilleuse constance: attendez que vous soyez prêt à revenir de Caitombridge: alors vous pourrez juger des effets de l'absence; et si votre coeur est encore le même,vous direz, vous soutiendrez qu'elle n'éteint ni m'amour ni les desirs... tenez (je veux toujours être vraie, dussé-je vous fâcher) cet endroit de votre lettre m'a parfaitement déplu; il m'a fait une peine extrême. C'est peut-être de ma part une délicatesse outrée, je ne me donne pas tout-à-fait raison; mais il me semble qu'un homme capable d' admirer qu'un tems si court n'ait point fait d'impression sur ses sentimens, étoit accoutumé d'en avoir de bien légers. Si je m'étois trompée à votre caractere, rien, non rien ne m'en consoleroit, rien ne pourroit m'en consoler. Une estime si sincere, tant de crédulité pour vos discours, tant de confiance, d'amitié... ah! Sir Charles, est-il possible que vous vous étonniez! ... quoi! Vous faire un mérite? ... en vérité vous ne deviez pas m'écrire cela; il ne falloit ni le penser, ni le dire. Lettre 68. lundi à midi chez miss Betzi. ma confiance est toujours la même, mon cher Alfred; je me hâte de vous le dire, de peur que vous ne me grondiez. Je n'ai pas raison; j'ai tort peut-être, j'espere que j'ai tort. Que je suis folle! Miss Betzi le dit. Elle vous conseille de me bien laver la tête; et moi je vous le défends, entendez-vous,je vous le défends. Je suis excusable; vous pouvez m'en croire. Quand je reçois une lettre de vous, je l' ouvre avec ce plaisir extrême que je sens quand je vous vois: elle remplit mon desir le plus vif; elle satisfait le besoin le plus pressant de mon coeur. Je la lis avec avidité; elle me plaît, elle m'enchante; et puis après je l'examine, je pese chaque mot, je me répete chaque expression, je réfléchis, je quitte la lettre, je la reprends; elle est les délices de mes yeux et la joie de mon ame. Hier, je ne sais quel caprice m'a fait chercher querelle sur cette phrase; je lui ai fait la moue, je l'ai critiquée. Je me suis imaginé que vous la souteniez, que vous m'obstiniez: la dispute s'est échauffée, et j' étois presqu'en colere quand je vous ai écrit. J'avois de l'humeur, je l'avoue, parce que je suis franche, et c'est la lettre qui me l'avoit donnée. Mais aussi pourquoi me vanter ce bel effort, ongt-deux jours de fidélité! Et milord est confondu de la fermeté de son ame! Il va soutenir une these contre ceux qui prétendent qu'il n'est plus de Céladon, d' Amadis! ... que je vous entende jamais dire de pareilles absurdités! Que je vous voie me donner du chagrin! ... mais vous me répondrez: que je vous voie en prendre à propos de rien... oh! Ne t'avise pas de me faire la mine, de m'écrire dans ta gravité; j'aime mieux que tu me battes quand tu seras revenu. De près onpeut se brouiller; un baiser interrompt la dispute, et fait oublier, au milieu de l'explication, le sujet de la querelle; mais de loin on ne finit pas. Vous m'avez dit... vous ne deviez pas me dire... je ne croyois pas... je ne méritois pas... je suis piqué... touché... fâché... je sais bien comme vous arrangez tout cela. Allons, faisons la paix; pardonnez-moi sans me faire faire de bassesses... hé bien, à qui est-ce donc que je parle? ... si, que cela est vilain de bouder! ... levez la tête... donnez votre main... donnez-la donc... vîte, vîte... vous riez... oui, vous riez... je t'ai vu rire; tu n'es plus fâché. Ma tête est un peu dérangée; il faut me passer mille folies, mille sottises. Aimez-moi, aimez-moi malgré mon mauvais esprit, mon méchant caractere. Aime-moi par bonté, par devoir, par reconnoissance, parce que tu ne peux aimer personne qui ait pour toi un attachement plus tendre, plus vrai. Je suis un peu impertinente; mais je suis sensible, sincere. Je t'aime, je t'adore; ah! Oui, de toute mon ame. Lettre 69. mardi à minuit. on dit que l'amour abaisse le courage; et moi je crois, mon cher Alfred, qu'il l' éleve,qu' il en donne aux foibles: j'en fais l'expérience. C'est après sept heures des plus violentes douleurs, que je trouve dans mon coeur la force de vous écrire, malgré l'abattement de toute la machine. Je me suis levée avec un point de côté, auquel j'ai fait peu d'attention. Je devois aller à l'opéra avec ladi Vorthi et miss Betzi: je n'ai pas voulu déranger la partie, quoique je me sentisse plus mal de moment en moment. Cela est devenu si vif, si fort, que j'ai été obligée de quitter le spectacle. Je ne sais comment on ne meurt pas de ce que j'ai senti. Hé bien, en vous en parlant je perds l'idée de ces tranchées cruelles; elle s'éloigne, elle diminue par le plaisir d'imaginer que vous me plaindrez. C'est, depuis que je vous aime, l'unique moment où je n'ai pas desiré que vous fussiez près de moi. Mais laissons ce désagréable sujet. Je lis Driden; il me plaît, je l'ai beaucoup dans la tête. Je ne suis point du nombre de ceux qui désapprouvent son ouvrage; il me semble qu'il a souvent raison. Qu'avions-nous affaire d'acquérir tant de connoissances, de multiplier nos besoins? Une seule passion, un seul desir, un seul bien suffit à notre coeur, peut remplir tout notre coeur. La diversité n'est point nécessaire à notre bonheur; elle ne pique notre goût que lorsque nous n'en avons point un déterminé. La variété flatte nos yeux, amuse notre esprit; mais le sentiment, principe de notre être, ce mouvement dont la cause est divine, et par lequel une sage main meut, anime, entretient toute la nature; ce mouvement si doux, mon cher Alfred, n'a qu'un ressort, qu'un seul objet: il y rapporte tout. Hélas! Qu'étoit pour moi cette foule de gens brillans, le roi, toute sa cour? Malgré le mal dont j'étois accablée, une comparaison bien désavantageuse pour ceux que je voyois, m'a fait desirer mille fois qu'ils fussent à , et que mon cher Alfred ornât les lieux qu'ils remplissoient. Si je juge de tout par mes idées, par ce que je sens, il eût été plus heureux pour l'homme d'ignorer, de ne jamais découvrir tous ces biens que l' art lui procure, et de connoître mieux et de jouir davantage de ceux qui sont en lui-même. Une simple cabane, une ame tendre, un naturel doux, un amant tel que le mien, point de colique, jamais d'absence; que faudroit-il de plus? ... mais, mon cher Alfred, mon ton pastoral, ma fade bergerie ne vous ennuie-t-elle pas? Pardonne à la pauvre malade; elle ne sait ce qu'elle dit. Eh! Comment le sauroit-elle? L'amour lui tourne la tête; son coeur est avec toi; son esprit voltige autour de toi: que veux-tu qu'elle fasse du reste? ... miss Betzi pleuroit ce soir auprès de moi; elle me brûloit, me faisoit avaler tout ce qui lui venoit en fantaisie. Ce mal est biengrand, lui disois-je, il est bien cruel; mais je le supporterois plus patiemment que la crainte de n'être plus aimée de sir Charles. Sir Thomas, qui venoit d'entrer, s'est écrié: ah, l'adorable femme! Qu'on est heureux d'être aimé d'elle! Et miss avec un air... un air qu'on ne peut peindre: ne voudriez-vous pas, n' auriez-vous pas l'insolente audace de vouloir être aimé comme cela? Je vous conseillerois de l'avoir; ce travers vous manque... méchante fille, elle ne le hait que parce qu'il l'aime. Elle l'assuroit l'autre jour que s'il étoit raisonnable, s'il ne lui montroit que de l'amitié, elle ne le maltraiteroit point, et qu'il lui seroit tout aussi indifférent qu'un autre. Voilà tout ce qu'il peut attendre de ses soins. Adieu ma mie, adieu toi, adieu mon aimable Alfred. Lettre 70. toujours mardi à quatre heures du matin, dans mon lit. je ne saurois dormir; je reprends la plume, et c'est avec plaisir que je la reprends. Je finis toujours mes lettres avec regret. Cesser de t'écrire, c'est te quitter, comme tu le dis. Ah! C'est bien toi qui m'as quittée, quittée pour si long-tems! Pendant que je pense à toi, que je te parle, tu dors paisiblement peut-être; tu ne songes point à ta chere Fanni.Dors, dors, mon cher petit; il m'est doux de penser que tu reposes... c'est demain un jour heureux pour ta maîtresse; elle recevra quatre pages de ton écriture, peut-être six, peut-être davantage... tu ne me tiens donc pas quitte pour cent baisers par jour? Hé bien, je t'en donnerai mille. Ah, que tu me dois de doux momens! De combien de plaisirs ton absence me prive! Celui de te regarder, d'être regardée par toi, d'entendre tous ces petits détails intéressans, aimables, j'ai pensé... j'ai rêvé... j'ai desiré... j'ai senti... que sais-je, tous les biens que tu me voles; bien perdus, perdus pour jamais! Pourras-tu m'en dédommager? Oublierai-je, en te voyant, tout le tems que j'aurai passé sans te voir? Ce premier moment effacera-t-il le souvenir de cet ennui, de cette langueur? ... ah, s'il l'effacera! ... reviens, reviens, mon aimable Alfred, reviens dans les bras de celle qui t'adore. Oh! Pour cette fois adieu tout-à-fait. Lettre 71 mercredi à trois heures après-midi. vous vous lassez donc, milord, d'avoir une cour, de représenter, de punir, de récompenser, et d'essuyer de longs complimens? Je voudrois être dans votre antichambre quandmidi sonne. Supposons que j'y sois, daignerez-vous m'accorder une audience particuliere? Me sera-t-il permis de vous présenter mes respects, de porter mes plaintes à votre auguste tribunal? Ce grave gouverneur me fera-t-il la grace de m'écouter? Que j'ai de choses à lui dire, de demandes à lui faire! Que je m'expliquerai bien, même sans parler! Il est un langage éloquent qu'aucun idiôme ne peut imiter; le coeur l'entend, il y répond. Ah, que ne suis-je dans cette chambre! J'y ferois ce que vous dites que tant d'autres y font; j'y parlerois sans rien dire... mais cette lettre que j'attends, j'en suis un peu inquiete; c'est une réponse à celle... si vous me grondez, si vous faites votre train, je crierai comme un démon, je vous en avertis: je voudrois l'avoir déjà reçue. Voilà milord Stanley, sa niece, miss Jening, tout l'univers; qu'avois-je besoin d'eux? En vérité, les jours de poste je me suffis très-bien à moi-même. Les voilà, à tantôt. Lettre 72. Je me suis levée bien matin aujourd'hui, pour jouir de ma liberté. Tout le monde étoit parti pour Cantorbery; j'étois seule, maîtresse absolue dans ma maison. Vous auriezri de me voir. C'est pour le coup que miss Betzi pouvoit dire que j'avois l'air d'une princesse de roman. Votre portrait étoit sur ma table; vos lettres toutes éparses dans mon sein, sur mes genoux; le tiroir renversé, le porte-feuille ouvert; je contemplois toutes mes richesses. Je bénissois l'inventeur d'un art qui l'emporte sur tous les autres, non parce qu'il nous transmet les actions des héros, l'histoire du monde, les causes de tout; qu'il satisfait le desir insatiable d'apprendre, et la vaine curiosité des hommes; mais parce qu'il me fait lire dans ton coeur, malgré la distance qui nous sépare. Que l'amour doit à cette heureuse découverte! Quel trésor pour lui que ces lettres! L'on se plaît à les écrire, et l'on jouit du plaisir que l'on sent, et de celui qu'on croit procurer à un autre. J'abuse souvent peut-être de l'idée que vous m'avez donnée, que vous n'aviez point d'autre amusement que mes lettres. J'écris mal, je ne saurois rêver à ce que je veux dire: ma plume court, elle suit ma fantaisie: mon style est tendre quelquefois; il est tantôt badin, tantôt grave, triste même, souvent ennuyeux, toujours vrai: mais mon cher Alfred est indulgent, il dit que j'écris bien: ah! Très-bien sans doute, si je lui plais! Je n'ose penser bien fort que je te reverrai; c'est une émotion si vive quand j'y pense! Oh!Je perds la tête, en vérité je la perds! Quoi! Tu seras là; mes yeux en se levant rencontreront les tiens; je ne ferai pas un seul mouvement qui ne t'intéresse; j'entendrai cette voix douce, harmonieuse, me dire: que veux-tu? ... que desires-tu? ... mon cher Alfred, si tu savois, je ne puis plus écrire; mon coeur agité, pressé... ah! Reviens, reviens donc. Mon dieu, que vous êtes aimé! S'il est un sentiment plus fort que l'amour, que ce que le vulgaire appelle amour , je le sens pour toi. Aimer, adorer, foibles expressions qui ne rendent point les transports d'une passion si tendre... ah, si tu étois là! Si tu y étois, mon cher Alfred, mon cher, mon adorable amant! Je crois... oui, je crois que je trouverois un moyen de te convaincre que jamais on n'aima plus ardemment que moi. Lettre 73. Je suis à vos pieds, mon cher amant, les mains jointes les yeux baissés: non, je ne suis pas digne de vous regarder. Il faut que je sois une bien méchante créature, car je demande toujours pardon. J'ai donc toujours des torts avec mon aimable ami! ô la tendre, la délicieuse lettre! Suis-je digne de la lire? Est-ce à une capricieuse que l'on dit des choses si flatteuses? Que je l'ai baisée, cette lettre!L' autre m'avoit fâchée, plus fâchée que je ne l'ai fait paroître; il me sembloit que vous l'aviez écrite parce qu' il falloit écrire. Les mots étoient faits pour exprimer la passion; mais la tournure me paroissoit froide, étudiée; je l'ai lue cent fois, toujours avec humeur, en la rejettant, en lui faisant une mine horrible: enfin, je l'avois bannie de ma présence; un arrêt de la chambre-haute l'avoit reléguée tout au fond du tiroir: je viens de la rappeller. Comment avoit-elle pu me déplaire? Elle est de toi. Ah! Tout ce qui vient d'une main si chere porte le sceau de l'amour et du plaisir! Mais il est des momens où l'ame abattue par la tristesse, a besoin d'un trait vif pour se ranimer. Je l'ai trouvé, ce trait, dans ta derniere lettre; il m'a pénétrée, et je t'en remercie: oui, ma mie, je t'en remercie... je suis bien-aise que ce que j' ai fait ait pu vous plaire. J'aime à mériter vos louanges; j'aime à en recevoir d'une personne qui ne les prodigue pas, et dont l'ame noble et généreuse juge par ses propres impressions: cependant il est fâcheux, je dirai plus, il est deshonorant pour l'humanité que des actions si simples, si naturelles, puissent attirer des éloges. Si nous pensions bien, nos plus grands efforts ne nous paroîtroient que la suite indispensable des devoirs que la société nous impose; mais il est des coeurs durs, méprisables, des ames basses... ils sont causeque la bonté est regardée comme une vertu... mais, mon cher Alfred, il dure donc encore ce mois? Il durera donc toujours? Quoi! Pas un mot de votre retour! Ah, la maudite province! Que je la hais! elle vous ennuie; elle me tue, moi. Je n'ose vous dire combien votre absence me chagrine, je ne puis plus la supporter; non, en vérité. J'ai déjà eu deux ou trois attaques de cette maladie qui m'a fait tant de peur, de la catalepsie. Oh! Je l'aurai sûrement; mon coeur est déjà fixé, le reste ne tient à rien. Adieu, ma mie, ma mie à moi. Lettre 74. Baisez-la, mon cher Alfred; oui, baisez-la cette charmante miss, qui me parle si bien de vous, qui se prête avec tant de bonté à toutes les foiblesses de sa folle amie. Une autre s'ennuieroit, se lasseroit de causer avec une imbécille comme moi, qui n'ai qu'un objet dans l'esprit, dont je parle sans fin, sans cesse. En bonne foi, je suis insoutenable, je le sens. Baisez-la, mais doucement, n'appuyez pas trop vos levres sur sa joue. Je ne suis pas jalouse, oh! Non; mais j'ai des droits sur vos actions, sur vos pensées, sur vos regards, sur vos moindres préférences. Que je haïrois une femme qui chercheroità vous plaire! Quand je serois sûre qu'elle ne pourroit y réussir, je la détesterois, elle me seroit odieuse. J'ai fait bien des découvertes dans mon coeur depuis que je vous aime: je ne vous gênerai jamais pourtant, je ne suis pas soupçonneuse, encore moins exigeante. Si j'avois quelque raison de craindre votre inconstance, je serois peut-être assez fiere pour ne pas vous montrer mon inquiétude; mais je serois bien triste, bien froide, bien fâcheuse! Au fond la jalousie est désobligeante; on la dit fille de l'amour et de la délicatesse: ne le seroit-elle pas plutôt de l' orgueil et de la défiance? Elle suppose une crainte d'être trompé, qui s'accorde mal avec l'estime qu'on doit à l'objet qu'on a choisi comme le plus digne de son attachement. En vérité, mon cher Alfred, si la jalousie tient à l'amour, c'est par un mauvais côté: si elle semble l'augmenter, redoubler sa vivacité, c'est pour l'instant; elle doit naturellement l' affoiblir, même le détruire dans un coeur bien fait. On ne sauroit aimer long-tems ce qu'on méprise quelquefois... je ne serai point jalouse, je ne veux jamais l'être... mais à quoi bon tout cela? D'où vient ce propos? Quoi! Pour ce baiser! ... allons vîte, vîte donnez-le, et qu'il n'en soit plus parlé. Adieu, mon cher, mon tendre ami. Hélas! Toujours cet adieu! Eh! Viens donc, que je te dise bonjour.Lettre 75. Sir Humfrey, toujours léger à son ordinaire, a dîné ici; nous avons été seuls deux minutes. Eh bien, a-t-il dit, milord duc est donc toujours absent? ... je suis sûr qu'il vous adore... vous l'aimerez aussi... je l'ai résolu: j'arrangerai cela... et moi je disois tout bas: cela est fait, cela est rangé: je l'ai ce lord aimable; il est à moi; c'est mon bien le plus cher, le plus précieux: je ne le changerois pas pour tous ceux de l'Inde et du Pérou... sir Thomas le hait, sir Humfrey; il le hait... comme je vous aime... ces derniers jours vous ennuient donc, mon cher petit? Vous les trouvez d'une longueur insupportable? Hélas! C'est qu'ils ne finissent pas... j'ai montré votre portrait à sir Montrose; et regardant votre visage comme une chose qui m'appartenoit, j'ai pris la liberté d'en faire les honneurs: je mourois d'envie qu'il vous trouvât charmant, et je lui disois: son portrait est plus beau que lui; mais il est bien plus joli que son portrait. Il a dit, oui; et sir Montrose ne ment jamais. Il est vrai qu'il y a un agrément dans votre physionomie qui n'est point dans cette image, plus réguliere peut-être, mais bien moins touchante. Ah! Rapporte-la-moi cette mine si fine, si expressive; viens me montrer cet aimablevisage que je trouvois toujours tout près du mien! Qu'il m'est cher! Que tous ceux qui s'offrent à mes yeux me font desirer de le revoir! ... mais ne vas pas croire là-dessus que tu es beau comme le soleil; c'est mon amour qui t'embellit, qui te donne toutes les graces avec lesquelles tu me séduis: tu les dois à ma tendresse. Oui, mon cher Alfred, c'est elle qui te pare! ... mon dieu, quand je ne t'aimois point, tu n'étois pas plus beau qu'un autre au moins. Lettre 76. Je ne crois pas avoir passé dans toute ma vie un jour plus désagréable que celui-ci. Miss Betzi faisoit des visites avec son pere: ce vieux fou, de quoi il s'avise, de me la prendre pour toute la journée. Je n'avois personne à qui je puisse parler de vous: j'ai pris le parti de ne rien dire; j'ai fait fermer ma porte; j'ai dîné sans savoir ce que je faisois; après je me suis endormie de pure indolence. En m'éveillant je me suis fait la moue: mais c'est que je me déteste, qu'il m'est impossible de vivre avec moi-même. J'ai rappellé toute ma raison, tout mon courage, toute cette force et cette grandeur d'ame que vous dites qui me distingue des autres femmes, et tout cela pour me persuader de medivertir, de m'amuser, de m'occuper au moins. J'ai pris un livre, je l'ai laissé tomber. Je me suis mise à mon métier, et voilà tous les pelotons en l'air; j'ai tout noué, tout mêlé, tout gâté. J'ai voulu répondre à des lettres que j'ai déjà trop négligées; je ne trouvois rien à dire, si ce n'est que vous n'étiez pas à Londres; je n'ai fait que des ratures. J'ai par hasard rencontré ma figure dans une glace: à merveille, lui ai-je dit, aimable en vérité, vous pouvez vous flatter d'être la plus sotte bête de l'univers. Quoi! Vous ne pouvez avoir un peu de patience! Il reviendra, vous le verrez; en attendant, sortez, jouez, faites ce que vous faisiez autrefois. Bon, vous croyez que cette maudite tête m'écoute! La voilà retombée dans son fauteuil, cherchant des yeux tous les endroits de sa chambre où elle vous a vu. Il étoit là debout, le coude appuyé sur la cheminée, quand il me donna sa premiere lettre. C'est ici qu'il étoit assis quand je lui avouai que je l'aimois; c'est là... eh bien, finira-t-elle? ... ah! Mon cher Alfred, votre maîtresse est une étrange personne! Mais vous devez l'aimer, puisque sa folie est votre ouvrage... elle vous a donc déplu, cette dame qui avoit des desseins sur votre coeur? Vous l'avez trouvé changée? Qu'elle me paroît belle à moi, puisqu'elle ne vous inspire plus rien! Je souhaite son visage à toutes les femmesque vous regarderez. Elle est donc bien contente d'elle-même: mais qui est-ce qui n'est pas satisfait de sa figure? Sir Barclay nous a soutenu avec impudence, à miss Betzi et à moi, qu'il n' étoit ni laid, ni sot, ni fat, ni ennuyeux. Quelle qualité veut-il donc prendre? Y concevez-vous quelque chose? Je soupe demain chez sa soeur; je bâille d'avance; j'ai bien peur que ma lettre ne vous en fasse faire autant. Lettre 77. Vous êtes, mon cher Alfred, le plus aimable de tous les hommes. Qu'il m'est doux de vous le dire! Que cette vérité me flatte! Elle fait ma gloire et mon bonheur. Quelle lettre! Quelle complaisance! Quelle tendre marque de votre amitié! Je pesois ce paquet, il me sembloit léger. Que de richesses il renfermoit! Jamais la veille d'un bal paré une coquette ne reçut un écrin rempli de pierreries avec autant de plaisir que j'en ai ressenti en voyant ces trois feuilles écrites par-tout. Ah, je t'en prie, baise pour moi la jolie petite main qui a si bien peint les sentimens de ton ame! Baise-la, mon cher amant, je te rendrai cela au centuple... paix donc, ne grondez pas miss Betzi, c'est chez elle que vous arriverez: elle le veut, parce que je suisune imprudente, que j'ai un vilain visage qui décele tout ce qui se passe dans mon coeur; ma joie me trahiroit, on la liroit dans mes yeux, mon secret n'est point en sûreté, j'ai l'air d'une folle. Elle dit tout cela, et j'en conviens. Vous arriverez donc, mon cher, mon aimable ami! Je vous reverrai! Miss a bien raison, je ne dissimulerai jamais une satisfaction si pure. Ce moment, ce premier moment! ... mon dieu... je n'y veux pas penser! ... vous voudriez donc être toujours auprès de moi; vous aimeriez à ne me point quitter, à vivre avec moi, à ne vivre que pour moi? Vous croyez que je suffirois à vos amusemens, à vos plaisirs? La contrainte vous déplaît, vous la mettez au nombre de ces conventions dures, que les hommes ne semblent avoir faites entr'eux que pour ajouter à la misere de leur condition? Si nous étions plus constans dans nos idées, nous aurions raison de blâmer des usages qui nous gênent; mais, mon cher Alfred, nous devons peut-être des louanges à ceux qui les ont établies. C'est à la décence, aux bienséances, à cette contrainte que vous haïssez, que l'on doit le plaisir qu'on trouve à saisir des instans qui, toujours offerts, perdroient de leur prix. Les obstacles sont aux amans ce que la diete est aux convalescens; elle entretient leur appétit, et prévient le danger de la réplétion. Les animaux dont vous enviez l'heureuse liberté, ne sentent pas toujoursl'effet du desir, que la nature n'a mis en eux que pour un seul objet. Bornés en s'aimant à reproduire leur espece, ils n'ont pas comme nous une imagination vive, qui, s'animant au souvenir du bien dont elle se retrace la jouissance, nous rend la faculté d'en jouir encore, et nous conduit à user indiscrétement de cet avantage. Les oiseaux, sur-tout ceux que vous citez, sont pourtant à cet égard à-peu-près comme les hommes: aussi sont-ils coquets, légers, infideles. Ils abandonnent quelquefois leurs femelles. Pauvres petites femelles, que je les plains! Ce n'est pas, mon cher Alfred, que je préfere l'état où je suis à celui où vous voudriez me voir. Qu'il me seroit doux de n'avoir d'autres devoirs, d'autres soins que ceux qui pourroient vous plaire, vous contenter! Mais par une sorte de philosophie que j'ai adoptée, loin de desirer fortement ce que je ne puis avoir, je cheche toujours les moyens de m'en passer sans peine. Ce principe de toutes mes réflexions échoueroit sur un seul point, je ne me passerois point de vous. Ah! Comment pourrois-je m'en passer? Votre coeur est un bien si précieux pour moi, ne me l'ôtez point, ne me l'ôtez jamais, mon cher Alfred. Je sens que cette perte est la seule que je ne supporterois pas. Adieu. Aime-moi toujours. Je t' aime, je t'adore; je ne changerai jamais. Avant de fermer ma lettre, je veux vousremercier encore de la vôtre, et répondre à la question que vous me faites. Vous me demandez si j'ai un véritable plaisir à vous aimer; si depuis votre absence je n'ai pas quelquefois desiré de ne vous aimer plus. Non, non, en vérité, ma tendresse m'est chere; et loin de souhaiter de la perdre, j'ai souvent pensé qu'un caprice qui m'eût éloignée de vous, qui m'eût fermé les yeux à votre mérite, eût été affreux pour moi. De quel bien il m'eût privée! En est-il de comparable au bonheur d'être aimée de vous? Mais ce n'est qu' en vous aimant comme je le fais qu'on peut juger de ce qu'on perdroit à ne vous aimer pas. Ah! S'il est vrai que je sois l'arbitre de ta félicité, si elle dépend de mon amour, de ma fidélité, de ma constance, que tu es heureux, mon cher Alfred! Que tu seras heureux! La durée de ton bonheur sera celle de ma vie. Je viens de recevoir une lettre de milord duc, et j'en attends une de mon amant. Quelle différence! Milord est spirituel, poli, presque affectueux; mon cher Alfred est tendre, passionné, vif, aimable. L'un écrit pour tout le monde, l'autre ne parle qu'à moi... mais mon amant, mon cher amant a touché ce papier. Voilà son nom, ses armes... et pourquoi n'aimerois-je pas cette lettre? N'est-ce pas là ce caractere? ... je l'ai baisée cette lettre. Sir Thomas a l'autre, peut-être est-elle déjàchez miss Betzi. Elle va venir la charmante miss; elle a aujourd'hui deux raisons pour se faire desirer. Adieu. Lettre 78. Je ne vous ai jamais tant aimé que ce soir; votre lettre m'a fait un plaisir! ... aimable garçon! Comment pourrois-je être ingrate? Ah! Quelque bien que vous exprimiez vos sentimens, soyez sûr que je pense aussi vivement que vous. Vous dites que je mets de l'esprit dans mes réponses: je ne sais pas comment cela se fait, c'est que j'en ai apparemment quand je ne veux point en avoir, c'est que vous m'en donnez, c' est que le vôtre m'anime... vous voilà debout sur ma table, appuyé contre mon écritoire, votre lettre sert de piédestal à la jolie statue: ses yeux fixés sur les miens, semblent vouloir faire passer dans mon coeur le feu dont ils brillent; cette bouche qui sourit, paroît vouloir s'ouvrir pour me parler. Je crois l'entendre me dire: aimez l'objet que je vous représente, c'est votre ami, c'est votre amant; c'est lui qui trouble votre coeur, qui l'enchante: vous lui devez ces mouvemens flatteurs, ces desirs ardens, inquiets, mais doux pourtant: c'est lui qui vous a fait retrouver en vous-même la source du bonheur que vous laissiez tarir; vous lui devez tous les biens dont vous jouissez, tousceux dont vous le faites jouir: ces mots que vous tracez, lui causeront un plaisir délicieux. Contemplez cette figure aimable, elle s'embellira encore en lisant ce que vous écrivez... pauvre petit portrait, si mal reçu, si rejetté, que tu perdois auprès de mon amant! Mais que tu m'es devenu cher! Par combien de caresses j'ai réparé l'espece de mépris avec lequel je te reçus! Que de jours il a passés dans mon sein! Que je l'ai baisé! Combien de fois je l'ai pressé contre mon coeur! J'avois du plaisir à me dire: il est là. Arrangez-vous avec lui, mon cher Alfred, il est à présent ce que j'aime le mieux: les jours de courrier je lui suis un peu infidelle, la lettre est préférée, mais toutes mes nuits sont à lui. Mon impatience redouble à chaque instant, je ne pense qu'à vous revoir, il m'est impossible d'abandonner une idée si satisfaisante. Savez-vous bien que vous m'avez fait connoître l'ennui? De tous les dégoûts qu'on éprouve dans la vie, c'est celui auquel je suis le moins sujette. Votre absence m'a appris ce que c'étoit que de ne pouvoir rien préférer, rien supporter, rien dire, rien penser. Qui pourroit vous remplacer? Quel amusement mettre à la place de ce plaisir vif qu'on sent à voir un homme que l'on adore? On doit bien craindre de se laisser toucher, quand on est capable d'un attachement si tendre, quand on fait consister son bonheur dans un seul objet! Mais qu'il est doux de trouver dans cet objet un amant digne de tout ce qu'on ressentpour lui! Oh! Que j'aime cette attention aimable qui te fait tout quitter pour moi, pour écrire à ta maîtresse, pour obliger ta chere maîtresse ! Comment reconnoître tes soins, ta tendresse? Que ferai-je pour mon cher Alfred? Hélas que pourrai-je faire! Si tu l'avois voulu, j'aurois une récompense à te donner, un prix à t'accorder: je voulois te le garder; mais... mais voilà ce que c'est que d'être si pressé! ... que je te veux de mal de m'avoir privée du seul présent que je pouvois te faire! à présent je n'ai plus que ton bien à t'offrir. Adieu, mon tendre, mon cher ami. Adieu... toi. Lettre 79. Ah! Que je suis de mauvaise humeur! Ladi Charlotte qui sort d'ici, m'a impatientée, chagrinée: elle me soutient que ma façon de penser est ridicule, et que si j'aimois quelqu'un j'en ferois une cruelle épreuve. Il faut maîtriser, maltraiter un amant pour l'enchaîner, pour le fixer. La bonté fait des ingrats; la douceur des tyrans, et la bonne foi des perfides. Mon cher Alfred, je suis effrayée de tout ce qu'elle m'a dit, d'autant plus qu'à force d'y penser, je trouve que l'expérience est pour elle, et j'en frémis. Il faut donc n'écouter que sa vanité, cacher une partie de sa tendresse, affliger son amant, lui laisser des doutes, en fairenaître sans cesse, entretenir ses feux par une conduite adroite, qui lui fasse toujours craindre que le bien qu'il possede ne s'évanouisse pour jamais. Si c'est de cette façon qu'on peut attacher un amant, je vous perdrai, mon cher Alfred, hélas, je vous perdrai! Cet art méprisable ne peut être employé par une ame franche. Eh! Comment se résoudre à faire de la peine à ce qu'on aime, à tourmenter un homme qu'on chérit? Si je haïssois quelqu'un, je lui souhaiterois de la jalousie: voudrois-je en donner à celui dont la moindre inquiétude déchireroit mon coeur? Ah! J'aime bien mieux vous voir inconstant que malheureux. Non, je ne puis concevoir qu'on ait assez peu de générosité pour causer de la peine à son ami, dans la crainte qu'il ne nous en donne un jour. Pour augmenter mon chagrin, cet imbécille de sir Thomas m'obstine que vous ne serez ici que le dix, moi je prétends que vous arriverez le huit; s'il a raison, je lui donnerai un grand soufflet, pour lui apprendre à se mêler de ses affaires. Adieu, mon cher petit. Je n'ose vous dire combien je vous aime: si vous alliez m'en aimer moins, hélas! Quelle différence il y auroit dans nos deux coeurs! Plus je vous crois reconnoissant, plus je vous aime; plus je pense que vous m'aimez, plus je me livre au plaisir de vous adorer. Adieu, adieu, mon cher Alfred.Lettre 80. Je vous écris dans le cabinet de miss Betzi. Je suis sur ce même sopha où vous faisiez si bien le malade pour vous faire plaindre, pour vous faire caresser. Ah, quel jour! Vous en souvient-il? Oui, sûrement; vous ne n'aimeriez guere, si vous l'aviez oublié. Il m'est devenu cher, ce cabinet; je vous y ai vu, je vous y reverrai bientôt. Je commence ma lettre sans savoir si vous l'aurez: j'espere que celle de ce soir va m'annoncer votre retour. N'importe, j'écris toujours, c'est un plaisir pour moi de vous écrire... vous m'avez fait un-reproche que je n' ai pas compris, à moins que vous n'ayez mal entendu ce que je vous disois. Moi douter de ce que vous me dites! Ah! Jamais. Si j'avois des craintes, elles n'offenseroient que moi: ma défiance naitroit d'une connoissance exacte de moi-même; ou, si vous l'aimez mieux, d'un mouvement de modestie. Non, je n'ai point d'idées qui puissent porter d'atteinte à l'estime que j'ai pour votre caractere: je trouve dans le mien toutes les qualités qui peuvent faire naître l'amitié, l'entretenir et la conserver. Mais l'amour semble chercher des agrémens qu'il me paroît que je n'ai point. Puisse le dieu quime les prête à vos yeux, m'en parer toujours, et ne m'en parer que pour vous! ... bon dieu, quel tapage! Sir Thomas est perdu, il vient de casser une porcelaine admirable en prenant le thé. Si c'étoit le chat, miss en riroit; elle trouveroit qu'il auroit eu de la grace à faire cette sottise. Mais sir Thomas est un mal-adroit: de quoi se mêle-t-il? Officieux personnage qui veut tout ranger! C'est une ame servile; son talent est d'être le valet de tout le monde. Pauvre sir Thomas! Il pleure, je crois; il contemple la belle tasse qui gît sur le parquet. Si miss Betzi levoit les yeux sur lui, elle riroit; car sa grimace est unique, et la profonde douleur où il s'abandonne, le rend laid comme un démon. Moi j'écris toujours, je ne suis point de la querelle... pourtant je veux vous laisser; car les épithetes de bête, de mal-adroit, de gauche, ne s'accordent guere avec la délicatesse des propos qu'on tient à son amant... cela recommence, je vais m'en mêler... adieu, je ne vous dirois que des impertinences; car je prens volontiers le ton des autres. à ce soir. à minuit. ah! De quelle joie votre lettre a pénétré mon coeur! Quoi! Parti pour ***? Vous êtes déjà plus près de moi? Vous serez ici le quatre? Que cette nouvelle est charmante! Vous avez compté toutes les minutes que vous devez encore passer sans me voir: le calcul est juste. ô que cela est long! Vous m'avez pardonné, mon cher Alfred; vous me la donnez cette main que je demande; mais pourquoi les yeux baissés? Levez-les, ces yeux si tendres, levez-les, mon cher amant, sur celle qui n'a jamais vu vos regards se tourner vers elle, sans ressentir la plus vive émotion. Je la reçois cette main, je reçois tes sermens; mais tu n' en as pas besoin pour me persuader ton amour. Quoi, dans six jours je te verrai! Je te parlerai! ... ah, mon dieu! Il n'y faut pas penser! ... c'est une attente... un espoir! ... non, je ne dormirois plus, si j'y songeois... que cette lettre m' a charmée! Quelle bonté! Mon cher Alfred s'excuse, lui qui devroit se plaindre: je craignois des reproches, je ne trouve que des assurances de sa tendresse. il est mon esclave; il est aux pieds de sa souveraine: ses chaînes sont douces; il les préfere à la liberté, à l'empire du monde. à mes pieds, toi! Ah! Viens dans mes bras, viens-y prendre de nouveaux fers, et que leur légéreté, ne t'engage jamais à les rompre. Mon dieu, que je t'aime! Je t'aimerai toute ma vie, je t'aimerai après ma mort. Oui, sans doute, puisque mon ame est immortelle. Adieu, adieu, mon cher Alfred; adieu, mon aimable ami; adieu, toi, toi, que j'adore! à trois heures du matin. quoi, je ne dormirai point? Quoi! Tu ne me laisseras pas dormir? Je penserai toujours à toi? Mais que voulez-vous, mon cher petit? Je vous ai écrit chez miss; je vous ai écrit ce soir; j'ai relu dix fois votre lettre; j'ai fait milles caresses à votre portrait; laissez-moi vous oublier jusqu'à midi. Dès que j'ouvrirai les yeux, je me livrerai avec transport au plaisir de m'occuper de vous. Il le veut pas, cet obstiné-là: quand je m'efforce d'éloigner des idées qui m'éveillent malgré moi, son image vient se jetter au travers de tout ce que je veux penser pour me distraire... venez, grand... venez combattre un héros mille fois plus grand, plus noble que tous les vôtres; un amant plus tendre, plus aimable, plus aimé que tous vos princes: ennuyez-moi, ôtez-moi ce souvenir vif, ce desir ardent... mais non, laissez-moi me perdre, m'abîmer dans ces pensées délicieuses... ô mon cher Alfred! Ta lettre a embrasé mon coeur! Tes expressions peignent si bien l'amour, le desir, le bonheur... mais dites-moi donc pourquoi je ne saurois dormir; je suis si contente de vous, si satisfaite d'être à vous! Un avenir si riant s'ouvre devant mes yeux! N'est-ce pas là le moment de goûter un repos tranquille? Ah, je vous aime trop! Il faut modérer cette passion, la rendre plus supportable: le tiers de mon amour seroit assez...non... eh bien, va par moitié... encore non... eh bien, mon coeur, prends donc tout, oui tout. Lettre 81. Que puis-je vous dire? Je vous ai vu, je vous attends; je ne fais que cela, je ne sens que cela: ma tendresse est si vive, que je n'ai point de termes pour en parler: mon coeur est si transporté, si rempli de sa joie, qu'il ne peut la faire éclater au dehors. Je vous aimois, je vous adorois: que l'amour vous dise ce que je fais à présent; il peut seul vous l'exprimer... savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous avez passé dimanche huit heures avec moi, hier près de quatorze, et que j'ose croire que ce tems ne vous a pas paru long? ... ô quelle douce nuit! Quel sommeil! Et quel plaisir de me dire, en m'éveillant: je ne le verrai pas aussi long-tems qu'hier, mais... mais je le verrai! ... voilà donc ce mouvement que la philosophie veut réprimer, que l'austere sagesse condamne. Ah, que les sept sages étoient fous! Que les stoïques étoient insensés! Ils cherchoient le bonheur et la vérité; pouvoient-ils les trouver en fuyant les douceurs de l'amour? C'est une erreur, disent-ils, une illusion des sens, qui nous flatte et nous trompe. Ah! Qu' elleme trompe toujours, et qu'une erreur si chere ne se dissipe jamais! Non, jamais. Lettre 82. Pensez-vous à moi, mon cher amant? Puis-je me flatter que mon idée se mêle aux occupations de ce jour? Le faste vous environne, l'éclat brille autour de vous; daignez-vous, dans ce palais où regne la grandeur, vous rappeller ce simple appartement, où l'amour, sans autre ornement que lui-même, paré de ses seuls desirs, vous attend avec impatience, vous reçoit avec transport, et vous possede avec tant de plaisir? Que j'aimerois à vous donner des fêtes! Je n'envie que ce pouvoir à celui chez qui vous soupez. Je vous en prie, et que cela soit dit pour toujours, ne me parlez jamais de ma fortune; qu'elle ne vous inquiete point. La modération qui m'est naturelle, me fait trouver, dans un état qui vous paroît borné, tout ce qui m'est nécessaire, tout ce que je souhaite, et souvent même les moyens d'obliger ceux qui sont dans le cas d'avoir besoin de mes secours. Osez-vous me dire que je ne suis point riche, moi qui ai votre coeur? On est riche, mon cher Alfred, quand on possede un bien dont rien ne pourroit réparerla perte: bien qui tient à nous, qui nous rend heureux en dépit de l'opinion et des préjugés. Je suis riche, milord, et par ma façon de penser plus riche que vous peut-être. Je vous renvoie ce livre merveilleux; il m'a fort ennuyé; les sophistes me sont insupportables. Lettre 83. Eh bien, mon cher petit, vous l'avez vue cette maîtresse, qui n'étoit point à ce bal où vous avez dansé avec tant de grace! Avez-vous senti, en la voyant, ce plaisir flatteur que votre coeur se promettoit? N'avez-vous rien regretté auprès d'elle? Que votre empressement, que votre vivacité me plaît! Que cette folie vous alloit bien! Qu'il m'est doux d'exciter votre joie, de me voir l'arbitre des mouvemens de votre coeur! Ah! Le pouvoir d'animer votre ame est encore plus sensible, plus enchanteur pour moi, que celui de faire naître vos desirs! Et pourtant ce dernier est bien grand. Je ne vous verrai point demain; je ne vous verrai que tard jeudi. Hélas! C'est une absence; elle m'afflige. Songez à moi, plaignez-moi, aimez-moi; je vous verrai par-tout, je ne penserai qu'à vous, vous m' occuperez seul. Adieu, mon cher petit! Adieu, mon aimable Alfred.Lettre 84. Les chevaux sont mis, je vais partir; miss Betzi amuse ma tante; elle lui dit du mal de moi, je crois, pour me donner le tems de vous écrire. Vous ne sauriez croire combien ce petit voyage me chagrine; c'est un jour perdu. Que mon coeur vous est attaché, et qu'il se plaît à vous aimer! Ah! Ne me dites jamais, pas même en badinant, ces cruelles paroles que vous me dites hier; je n'ai pu les entendre sans douleur: si vous les pensez un jour, laissez-moi vous deviner; je vous dispense d'une sincérité si dure. Quand vous cesserez de m' aimer, un peu de froideur suffira pour me faire comprendre mon malheur. Je ne vous tourmenterai point; vous n'essuierez point mes reproches, vous ne verrez point mes larmes, vous ne serez point accablé de mes plaintes; je souffrirai seule de votre inconstance... mais quelle est ma folie! Je pleure de toute ma force... je pleure, et tu m'aimes, tu m'adores, tu me le jures... adieu, pense à moi, si tu te plais à penser à celle qui t'aime le mieux, qui t'aime le plus, qui t'aimera toujours.Lettre 85. Vous dites que j'ai tort; vous êtes surpris que vos caresses ne soient pas plus puissantes sur mon coeur. Quel reproche, mon cher Alfred! Si elles n'ont pu détruire la triste impression que m'avoit fait un discours tenu sans dessein, devez-vous en conclure que je suis moins sensible, et m'accuser de défiance? tu connois le coeur de ton amant, et tu crains! non, je ne crains pas: qui pourroit autoriser ma crainte? Qui vous engageroit à feindre avec moi, à me tromper, à vous imposer à vous-même une indigne contrainte? Vous supposerois-je de la bassesse, de la fausseté? Ce trouble dont je ne puis me défendre, est une maladie de mon ame. Si j'étois foible, je le regardois comme le pressentiment de quelque malheur: c'est l'effet d'une imagination trop remplie d'un seul objet, elle s'étend sur tout ce qui peut s'y rapporter. Je suis comme un vaporeux, qui, jouissant d'une santé parfaite, à force de s'en occuper, envisage à chaque instant tous les maux qui peuvent la détruire, et voit la mort, sans que rien lui en découvre les approches... vous vous plaignez de mes regards; vous trouvez qu'ils ne sont plus ceux d' une maîtresse tendre qui contemple avec plaisir celui qu'elle aime; mais ceux d'une femme inquiete qui cherche à pénétrer un homme qu'elle éprouve . Quel tems pour éprouver, mon cher Alfred! Que me reviendroit-il de le faire? Si une seule de vos actions démentoit cette noblesse, cette élévation de sentimens, cette candeur que j'ai cru trouver en vous, cette affreuse découverte détruiroit mon amour sans doute; mais mon bonheur, mais ma vie tient à cet amour. Ah! Soyez sûr que je ne cherche en vous que des sujets de vous aimer davantage, des raisons de vous aimer toujours! Lettre 86. J'obéirai à mon cher amant: plus d'idées affligeantes; le bonheur d'être aimée de lui, n'en doit présenter que de riantes. Les ames tendres sont sujettes à mêler un peu de tristesse au sentiment; et l'amour, quand il est extrême, porte naturellement à la mélancolis. Pardonnez l'effet en faveur de sa cause. Forcée de vous quitter, de me priver du plaisir de vous voir; passer tout un jour sans vous, sans recevoir la moindre marque de votre souvenir, c'est bien assez pour avoir de l'humeur. Si vous saviez ce que j'ai senti en rentrant, quand j'ai vu que Betzi n'avoit rien à me dire, rien à me donner! Si vous le saviez, vous me plaindriez.Il m'a semblé que vous m'aviez oublié pendant tout ce tems; et me croire éloignée de votre coeur, imaginer qu' il est des momens où je vous suis moins chere, où vous me négligez, n'est-ce donc pas assez pour m'ôter cette gaieté et cette vivacité qui vous plaît? Je ne mets point dans mes yeux ce feu qui les anime quand vous paroissez: les mouvemens de mon ame se peignent, malgré moi sur, mon front, dans mes regards; je ne puis vous cacher, ni ma joie, ni mon inquiétude. Mais pourquoi me grondez-vous? Pourquoi dites-vous que je suis trop sensible? Est-ce un défaut dont un amant puisse se plaindre? Ah! Vous ne comprenez point, vous êtes bien loin de concevoir combien je vous aime, combien je suis capable d'aimer! L' attachement d'une femme délicate est au-dessus des idées de votre sexe: vous ne connoissez qu'une preuve de notre amour; mais vous ignorez quel sentiment nous conduit à vous la donner. Non, vous n'aimez pas comme nous. Lettre 87. Je ne vous verrai point demain, mon cher Alfred: c'est une chose bien fâcheuse que l'assujettissement. Tout un jour sans vous! Que d'heures, que de momens pour un coeur quiles compte! Mais d'où vient qu'en pensant à vous, en vous écrivant, un mouvement vif et pressant m'agite et me trouble? Il n'y a pas trois heures que vous m'avez quittée, et je sens déjà cette secrete inquiétude, cette sorte de douleur qu'on éprouve dans l'absence de ce qu'on aime. Je suis dans mon lit, et j'y fais de singulieres réflexions, même d'impertinentes remarques. Il me semble que votre portrait tient bien peu de place: hélas, combien il en reste! ... pourquoi ne puis-je! ... ah! Ce n'est point une ardeur répandue dans mes sens, qui me fait songer à vous pour remplir cet espace; c'est un desir violent de vous voir, d'être avec vous, de ne jamais m'éloigner d'un amant si cher. Que n'y êtes-vous dans cette place! Je goûterois plus de plaisir à vous voir endormi dans mes bras, qu'une autre n'en sentiroit dans l'instant le plus doux de votre réveil. Ah, que n'ai-je le pouvoir de la fée Nirsa, qui donnoit à tout la forme qui lui plaisoit! Je ferois une figure semblable à la tienne; elle iroit représenter, tu resterois avec moi, tu serois toujours près de moi. Mais non, je craindrois de m'y méprendre, cet autre toi-même auroit tes traits, il te ressembleroit. Qu'il seroit aimable! Oui, aimable, charmant, adorable; mais ce ne seroit pas toi et j'aime toi.Lettre 88. Je suis de votre avis, mon cher Alfred; un homme qui pense aussi bien que vous le faites, honore une femme en lui offrant l'hommage de son coeur: son amour est une distinction flatteuse, sa confiance un éloge, et son estime un titre pour prétendre à celle de tout le monde. Aussi suis-je comme cette arthénienne, qui paroissant dans une assemblée de femmes fort ornées, répondit au reproche qu'on lui fit de s'y montrer en négligé: ma parure est mon mari . La mienne est mon amant, je suis plus parée qu'elle. Oui, mon cher petit, ton amour est mon bien suprême. Mais que le mien m'est précieux! C'est un présent de ta main, c'est un de tes bienfaits; tu te plais à faire des heureux. Tu peux jouir d'un plaisir si noble quand tu vois ta maîtresse; tu peux te dire dans les instans où tu lui prouves ta tendresse: voilà un coeur que je comble de joie, dont le bonheur est mon ouvrage, dont tous les mouvemens dépendent de moi. Foible empire en apparence, mais pourtant satisfaisant! Qui peut, comme toi, s'assurer qu'il regne sur une ame sincere, a du moins un ami, un sujet qui lui est entiérement dévoué, qui l'aime, et n'aime en lui que lui-même. Que derois puissans ne l'ont pas, ce sujet fidele! La vanité, la gloire et l'intérêt forment les liens qui attachent aux grands; l'estime, l'amitié, l'amour, le plus tendre amour, m'attachent à toi. Adieu, ma mie, mon bel ami, adieu. Lettre 89. ô mon aimable ami! ô mon cher amant! Que ce passage rapide d'un mouvement à un autre, m'a procuré un délicieux moment! N'avois-je pas raison de me chagriner? Par le plaisir que m'a fait votre présence, jugez combien devoit m'être sensible la perte de ces deux heures que vous m'aviez destinées. Hélas, je les perdois par ma faute! Eh! Pourquoi ne voulez-vous pas que je vous remercie de ce retour charmant? Quel que soit le motif qui vous a ramené, je ne saurois trop le chérir. Si c'est complaisance pour moi, que je vous en suis obligée! Si, comme vous le dites, vous êtes revenu pour l'amour de vous-même, ah, je vous en sais bien plus de gré! Il paroît un peu d' ingratitude dans cette façon de dire: je laisse à votre coeur le soin de démêler cette pensée.Lettre 90. Pourquoi ne m' avez-vous pas parlé, milord? Qu'avez-vous craint d'un coeur tel que le mien? Doutez-vous de mes sentimens? Mon amour est si tendre, si désintéressé, votre bonheur m'est si cher! M'avez-vous cru capable de me préférer à vous? Cette cruelle confidence, adoucie par vos discours, par votre présence, m'eût été moins affreuse qu'une lettre écrite dans un style qui s'accorde si mal avec ce que vous m'apprenez. Vous m'aimez, dites-vous, vous m'adorez, vous ne changerez jamais, et vous m'écrivez comme si vous n'osiez me voir, comme si vous ne deviez plus me voir. Je vous estime trop pour m'imaginer que ce soit votre dessein; la tendresse que vous m'avez inspirée, n'a pas besoin, pour subsister, des preuves que vous en avez exigées: je puis vous aimer, sans porter d'atteinte aux nouveaux liens dont on veut vous charger . Eh! Qui a donc le droit de vous en donner malgré vous? Mais je n'examine rien, je vous aime encore; votre conduite m' apprendra si vous êtes digne d'une amie aussi généreuse. Si vous manquez aux égards que vous me devez, je vous mépriserai peut-être assez pour ne pas regretter la perte d'un homme capable d'abuserde la confiance d'une femme qu'il aimoit, pour la trahir et la désespérer. Lettre 91. Je ne puis vous le dissimuler: votre conduite m'a fait croire que vous vous étiez fait un jeu cruel d'essayer sur moi tout ce que la feinte la mieux concertée peut produire de mouvemens dans un coeur sensible et prévenu d'une forte inclination. Cette affaire, dont personne ne parle, une nouvelle donnée avec si peu de ménagement, un voyage supposé, pas la moindre inquiétude sur mon état, un abandon si triste, si marqué, tout cela ne m'a présenté qu'un dégoût de votre part, et l'ennui de vous masquer plus long-tems. Au milieu de mon saisissement, dans l' amertume de ma douleur, je vous ai plaint, milord, en vous croyant faux et cruel; je vous ai trouvé plus malheureux que moi, qui n'ai rien à me reprocher, et qui peux me dire: la bonté de mon coeur, la vérité de mon caractere, m'a fait penser bien de celui qui feignoit des vertus pour me tromper. Je laisse ces idées pour prendre celles que vous voulez que j'aie; je les adopte d'autant plus volontiers, qu'elles peuvent seules apporter quelque adoucissement à ma peine. Je mesens capable de tout sacrifier à la douceur de vous revoir, et de conserver la plus solide partie des sentimens que vous avez fait naître dans mon coeur. Vos avantages, votre bonheur, me consoleront de mes pertes; je chérirai les marques légeres et éloignées de votre amitié, comme une personne ruinée rassemble les débris d'une grande fortune. Je ne me plaindrai jamais de vous, je vous aimerai toujours. Lettre 92. Je ne me suis pressée, ni de vous répondre, ni de vous remercier. Le reste d'égards où vous vous soumettez, est peut-être un poids pour votre coeur, et le mien est bien loin d'éxiger des soins qui ne le touchent plus. Insensible à tout, je ne mérite plus les attentions de personne. Je suis dans le même état où vous m'avez vue. Tout l' art de la médecine ne peut rien sur un esprit profondément blessé, sur une ame détachée de tout intérêt, sur une machine affoiblie, dont les ressorts dérangés n'ont qu'un mouvement lent et douloureux. D'où naît votre inquiétude? Qu'importe ce qui peut arriver? Ne vous en embarrassez pas plus que moi. On est bien tranquille, quand on n'envisage point de pertes au-dessusde celles qu'on a faites. Je ne regrette rien. Ah! Je n'ai rien à regretter. Lettre 93. Pourquoi me montrez-vous un visage si triste? Quel sujet fait donc couler vos pleurs? De quoi voulez-vous que je vous plaigne? Mon amitié partageroit vos malheurs, si je vous en voyois éprouver. Mais qu'avez-vous? Je vous ai prié de me rapporter mes lettres, je vous en prie encore; rendez-les-moi. Est-ce mon état qui vous afflige? J'en serois bien fâchée. Il est l'effet d'un saisissement terrible; mais ne vous étonnez point de mon mal, il passera, le tems me rendra peut-être à moi-même. Est-il possible que vous me demandiez ma pitié? Vous! Je n'ai pas cherché à exciter la vôtre. Qui de nous deux pourtant avoit droit d'en attendre? Que vous ai-je fait? Qui m'eût dit que sir Charles me reprocheroit quelque chose? Rapportez-moi mes lettres, je veux absolument les ravoir. Eh! Quel intérêt avez-vous à les garder? Pourriez-vous les relire avec plaisir? J'aurois bien mauvaise opinion de votre coeur, si je pouvois le croire.Lettre 94. Il m'est difficile, tout-à-fait difficile de vous écrire... le style dont je me servois avec vous, n'étoit pas dans ma plume. Le vôtre est encore le même. Ah, milord, milord! Quand je ne veux que votre amitié, quand je ne puis vouloir que votre amitié; si vous me l'exprimez dans les mêmes termes qui me peignoient votre amour, quel fond puis-je faire sur elle? Je sens le prix de vos attentions, mais je crains la complaisance. Rien ne saurait me persuader que votre conduite soit naturelle; l'idée où je suis que vous vous contraignez, est un supplice pour moi. Hélas! Cette amitié, le seul bien qui me reste, dès que je pense qu'elle peut vous coûter, je me sens portée à y renoncer pour jamais! ... non, il n'est pas possible que vous me voiez avec plaisir... mon état vous fait faire des réflexions trop tristes sur vous-même... je me suis trouvée si mal hier, qu'une espérance flatteuse s'étoit emparée de mon coeur: je n'ai point assez de bassesse pour aider à la nature; mais je trouve qu'elle agit bien lentement.Lettre 95. Qu'osez-vous penser, qu'osez-vous m'écrire? Moi, vous hair! Moi, vous mépriser! Non, milord, je n'ai point changé, mon coeur est encore le même, il n'oubliera point la tendresse qu'il eut pour vous; d'autres sentimens ne l' affecteront jamais: mais n'exigez plus des preuves d'un attachement qui peut durer, mais qui ne doit plus se manifester. Trente-sept jours passés dans un état si cruel, sont-ils de foibles garans de mon amour? Laissez-moi gémir seule, ne me voyez plus. Je me reproche la douleur où vous vous abandonnez; en voyant couler vos larmes, j'oublie le sujet des miennes. Il me semble qu'un autre est l'auteur de ma peine, et que je ne puis accuser que moi de celle que vous ressentez. Soyez heureux, oubliez-moi; et par quelle obstination voulez-vous me persuader que vous m'aimez? Mon dieu! Comment pourrois-je le croire? Lettre 96. Quoi, mon cher Alfred, ce coeur qui vous aime, résisteroit à vos larmes, à vos gémissemens!Ah! Je puis m'affliger moi-même, faire violence à tous mes sentimens; mais je ne puis vous causer la moindre peine. Je cede à vos instances. L' amour et la vérité font évanouir toutes mes résolutions. Non, je ne te hais point, non, je ne te haissois pas quand je croyois devoir te détester. Un mouvement inconnu m'agite, il est vrai; pardonne-le-moi, il n'est que trop naturel. C'est mon amant, c'est toi que tu veux que je partage: peux-tu me le proposer? Eh! Qui m'assurera? ... si une autre avoit tes desirs... s'il ne me restoit que tes caresses... hélas! Elle te verra donc dans ces momens où ton bonheur étoit mon ouvrage! Elle lira dans tes yeux cette tendre reconnoissance que le plaisir y répand! Tu lui donneras ces noms flatteurs, ces noms qui m'enchantoient... quelle affreuse image! ... quoi! Je te sacrifierois ma délicatesse? ... je pourrois? ... je le tenterai, je le ferai, si je puis le faire; mais laisse couler mes larmes; retiens les tiennes; tu m'accables, tu me pénetres de douleur... eh! Mon dieu, est-ce moi qui chagrine un homme que j'adore? Moi, qui desire si sincérement sa joie, son repos, sa tranquillité; moi qui donnerois tout pour le voir heureux? ... oui, vous régnerez toujours dans mon coeur, dans ce coeur malheureux que vous avez percé d'un trait si cruel. Mes efforts pour vous l'ôter seroient inutiles: on n'efface point des impressions si fortes, des idées si cheres; ellesrenaissent malgré nous, malgré notre raison. Que m'ont servi tant de combats? Qu'à m'assurer que rien ne peut détruire un penchant véritable... je vous verrai demain à l'heure où vous me priez de vous recevoir. Lettre 97. C'est donc à mon amant, à mon cher amant que j'écris? Il m'aime, il m'a toujours aimée; il le dit, il le jure, et je le crois. Eh! Pourquoi voudrois-je douter de son coeur, moi qui desire tant qu'il soit sincere? Moi qui ne vis, qui ne respire qu'autant que je crois lui être chere? Dis-le-moi cent fois, mon cher Alfred, dis-le-moi mille et mille fois, que je suis ta chere maîtresse, qu'aucune autre ne te plaît. Puisses-tu me le persuader! ... hélas, que les tems sont changés! Quelle différence! Un mot, un seul de tes regards suffisoit pour m'assurer de ta tendresse: à présent tes larmes, tes sermens, tes caresses ne peuvent que suspendre mes craintes; elles renaissent dès que tu t'éloignes. Je le sens trop bien, mon cher Alfred, je ne suis plus digne d'être aimée; non, je ne mérite plus tes soins. Mon coeur se fait une peine de tout, il empoisonne tout. Mon amour ressemble à la haine; je t'offense à chaque instant. Laisse-moi: je neveux pas que tu supportes la bizarrerie de mon humeur; elle devient à tous momens plus fâcheuse. Lettre 98. Non, je ne puis effacer de mon imagination ces tristes idées que vous me reprochez: votre présence les écarte sans les détruire. Eh! Comment pouvez-vous accorder votre amour et vos devoirs? Dans le même cas une femme peut remplir les siens sans trahir ce qu'elle aime; elle n'a besoin que d'une complaisance où son coeur, où ses sens même n'ont point de part: elle se prête, elle ne se donne pas. Mais vous, dont les desirs doivent prévenir, doivent précéder le pouvoir de remplir ces devoirs! ... non, je n'y saurois penser; je n'obtiendrai point cet effort d'un coeur qui vous adore... quoi! Moi je pourrois chercher sur ta bouche les traces de baisers qu'une autre y auroit imprimés! ... je pleurerois dans tes bras... ah! Des gémissemens, des cris douloureux, seroient à l'avenir les seules marques de ma sensibilité... tes caresses n' exciteroient plus que ma répugnance et mon désespoir... ce sacrifice est au-dessus de mes forces, et plus j'y pense, et moins je me sens capable de le faire... eh puis, quel droit ai-je de causer àune autre les peines que je sens? Pourquoi voudrois-je désoler une femme qui ne m'a point offensée? Que penseroit ladi Monsery, si elle savoit que celui qu'elle préfere, me jure qu'il ne l'aimera jamais? Je ne suis pas assez peu généreuse pour desirer que vous ne puissiez l'aimer, et je connois trop bien l'horreur d'être trahie par ce que l'on aime, pour vouloir la faire éprouver à personne... pouvez-vous avouer que sa naissance et sa fortune vous ont déterminé? ... vous, milord, être conduit par l'orgueil et par l' intérêt! ... qui m'eût dit que de pareils motifs nous sépareroient un jour? ... hélas! Ladi Monsery, séduite par les mêmes apparences qui m'ont fait vous croire, trompée comme moi, d'aussi bonne foi peut-être, s'abandonne à la douce certitude de vous plaire, de vous fixer. Que la moindre connoissance de votre coeur la rendroit malheureuse! Elle ne le sera jamais par moi; il n'est pas dans mon caractere de me faire un bonheur aux dépens d'autrui. Lettre 99. J'ai pensé plus d'une fois, milord, qu'il étoit peu généreux de vous laisser voir une douleur dont toutes les marques ont l'apparence du reproche; j' ai voulu vous la cacher: maisle coeur que vous aviez touché, n'est pas capable d'une longue contrainte; et lorsqu'il veut dissimuler, ses plus grands efforts sont inutiles. J'ai voulu soumettre ma raison au foible extrême de ce coeur; j'ai cherché tous les moyens de concilier cet amour dont votre bouche et votre main m'ont donné tant d'assurances, avec le parti que vous avez pris, avec la façon dont vous l'avez pris, avec ce caractere vrai, noble, désintéressé, qui me charmoit en vous; je n'ai trouvé dans mes idées que l'impossibilité d'allier les contraires. Si vous ne m'aimiez pas, en supposant que rien ne vous distinguât du commun des hommes, votre conduite est simple, quoiqu'elle ait ses côtés blâmables: si vous m' aimiez, je ne puis la comprendre. Dans le premier cas, la droiture et la bonté ne permettent assurément pas de risquer de répandre l'amertume sur les jours d'un autre, pour contenter un gout passager: dans le second, est-on maître d'étouffer un sentiment que la violence qu'on veut lui faire ne rend que plus tendre et plus vif? ... vous n'êtes point celui que j' aimois; non, vous ne l'êtes point, vous ne l'avez jamais été... mais, je puis me tromper; que sais-je? Chaque état a peut-être ses usages, ses maximes, même ses vertus. La rigidité des principes auxquels je tiens le plus, n'est peut-être estimable que dans ma sphere; elle est peut-être le partage de ceux qui, négligésde la fortune, peu connus par leurs dehors, ont continuellement besoin de descendre en eux-mêmes, pour ne pas rougir de leur position. Le témoignage de leur coeur leur donne en partie, ou du moins leur tient lieu de ce que le sort leur a refusé. être heureux dans l'opinion des autres, sacrifier tout au plaisir fastueux d'attirer les regards, briller d'un éclat étranger, qui n'est point en nous, qui n'est un bien que parce que la foule en est privée, c'est peut-être, pour ceux que le hazard a placés dans un jour avantageux, un dédommagement des vertus qu'ils n'ont pas, des qualités qu'ils négligent, du bonheur qu'ils cherchent en vain, et du dégoût, de l'ennui qui les suit et les dévore... je souhaite, milord, et je souhaite sincérement que rien ne vous porte à regretter la vie paisible et tranquille que vous quittez, et qu'un peu moins d'ambition, pour me servir de vos termes, vous eût peut-être fait préférer, si le plus fort penchant de votre coeur n'eût emporté la balance. Vous allez briser tous les liens qui m'attachent à vous. Trop délicate pour vous partager, trop fiere pour remplir vos momens perdus, et trop équitable pour vouloir garder un bien sur lequel une autre acquiert de justes droits, je reprends tous ceux que ma tendresse vous avoit donnés sur moi. Je ne vous promets point de l'amitié. J'ignore quel mouvement agite un coeur déchiré par tantde combats; mais je ne crois pas qu'un sentiment aussi pur, aussi doux que l'amitié, puisse naître d'une passion qui ne laisse après elle que le regret de l'avoir sentie, la honte d'en avoir donné des preuves, et la douleur d'avoir fait un ingrat. J'ose croire que vous me connoissez assez pour ne pas me soupçonner de vous quitter par un esprit de vengeance ou de vanité: ma situation ne ressemble point à celle où vous étiez quand vous formâtes le projet cruel de m'abandonner: projet dont la dureté ne peut se concevoir. Vous ne pouvez douter que je ne vous aie tendrement aimé; soyez sûr que je vous aime encore: mais le tems, l'événement qui m'engagent à faire une démarche qui me coûte tant, votre absence, des réflexions si naturelles à faire sur le passé, me rendront peut-être à moi-même, et me procureront une paix que je ne pourrois trouver dans l'avilissement d'une passion dont je ne sentirois plus que les peines. Adieu, milord, croyez que personne ne vous a plus véritablement aimé que celle qui regarde comme un malheur la dure nécessité de ne vous aimer plus, et souvenez-vous que dans mes chagrins les plus amers, si j'ai quelquefois fait couler les vôtres, au moins ai-je eu assez d'égards pour ne mettre jamais d'aigreur dans mes plaintes. Adieu, milord, adieu pour jamais.Lettre 100. J'ai attendu plus d'un mois, milord, l' effet de votre promesse. Un si long oubli me force d'insister, et de vous prier une seconde fois de me rendre ces lettres qui ne vous sont point cheres , qui ne peuvent vous être cheres . Il faudroit vous supposer une façon de penser bien singuliere, pour imaginer que vous puissiez chérir des témoins qui déposent contre vous, et ne flattent votre vanité qu'en dégradant votre coeur. Tant d'autres femmes pouvoient vous en écrire de plus agréables: pourquoi m'avez-vous choisie pour remplir ce tems d'attente qu'elles eussent peut-être rendu plus riant? Elles vous auroient pris avec plaisir, quitté sans peine, et remplacé sans croire y perdre... vous me demandez mon amitié, vous prétendez à mon amitié, vous, mon ennemi le plus cruel! Est-ce en détruisant mon bonheur, mon repos, ma santé, tout l' agrément de ma vie, que vous avez acquis des droits à ma reconnoissance, à mon estime, à mon amitié? ... rendez-moi mes lettres; ne me forcez pas de vous les demander encore. Mon coeur aigri par ce qu'il sent, n'est que trop porté à s'ouvrir: ne m'exposez point àvous dire quels sont les sentimens que vous lui inspirez. Lettre 101. Je vous dois une réponse, milord, et je veux vous la faire; mais comme j'ai renoncé à vous, à votre amour, à votre amitié, à la plus légere marque de votre souvenir, c'est dans les papiers publics que je vous l'adresse. Vous me reconnoîtrez: un style qui vous fut si familier, qui flatta tant de fois votre vanité, n'est point encore étranger pour vous; mais vos yeux ne reverront jamais ces caracteres que vous nommiez sacrés , que vous baisiez avec tant d'ardeur, qui vous étoient si chers, et que vous m'avez fait remettre avec tant d'exactitude. Vous dites dans votre dernier billet, que vous m'êtes encore attaché par l'amitié la plus tendre . Mille graces, milord, de cet effort sublime; je dois beaucoup sans doute à la générosité de votre coeur, puisqu'elle a pu vous défendre de la haine et du mépris pour une femme que vous avez si vivement offensée. Vous ne méritez pas, continuez-vous, l'épithete que je vous donne; vous ne fûtes jamais mon ennemi : vous avez l'audace de répéter que vous ne le fûtes jamais : vous osez meprier de ne point oublier un homme qui me fut cher . Non, milord, non, je ne l' oublierai point, je ne l'oublierai jamais; un trait ineffaçable l'a gravé dans ma mémoire; mais je ne m'en souviendrai que pour détester ses artifices. Tremblez, ingrat, je vais porter une main hardie jusqu'au fond de votre coeur, en développer les replis secrets, la perfidie; et détaillant l'horrible trahison... mais le pourrai-je? Avilirai-je aux yeux de l' Angleterre l'objet qui sut plaire aux miens? ... non... par une touche délicate ménageant l'expression du tableau, en rendant ses traits sortans pour lui-même, mettons-les dans l'ombre pour tous les autres. Descendez en vous-même, milord, osez vous interroger, vous répondre: et de tant de qualités dont vous vous pariez, de tant de vertus dont vous vous décoriez, dites-moi quelle est celle dont vous m'avez donné des preuves. Sincere, généreux, compatissant, libéral, ami des hommes, rempli de cette noble fierté qui caractérise la véritable grandeur, la bonté, la droiture: l'honneur et la vérité sembloient régler tous vos sentimens, diriger toutes vos démarches, guider tous vos mouvemens: vous le disiez, milord, et moi je le croyois. Eh! Pourquoi ne l'aurois-je pas cru? Je ne trouvois rien dans mon coeur qui pût me faire douter du vôtre. Ne vousapplaudissez pas de m'avoir trompée; non, ne vous en applaudissez pas: le fourbe le plus habile doit bien moins à son adresse qu'à la bonne foi de celui qui en devient la victime. Mais comment un pair de la Grande-Bretagne a-t' il pu s' abaisser, se dégrader au point de s'imposer à lui-même une indigne contrainte? De donner des soins, à qui? Quel étoit l' objet de sa feinte? Une simple habitante de la cité. Méritois-je le fatal honneur que vous m'avez fait? Par quel malheur ai-je eu de vous cette odieuse préférence? Sans beauté, sans éclat, sans rien qui me distinguât, comment ai-je pu vous inspirer le desir de me rendre malheureuse? Quel fruit avez-vous recueilli de cette triste fantaisie? Les gémissemens de mon coeur étouffés par la prudence; mes pleurs répandus dans le sein d'une seule amie; l'altération de ma santé attribuée à ce mal commun dans nos climats, rien n'a servi votre vanité. On ignore encore le sujet d'une douleur si vive, si constante; vous n'en avez point triomphé. Mais qui sait après tout ce que vous auriez fait, si un intérêt qui ne regardoit que vous ne vous eût engagé au silence. Mais à quel titre avez-vous pu croire qu'ilvous fût permis de m'affliger? Quelle loi m' assujettissoit à votre caprice, vous rendoit l'arbitre de mon destin? Je ne vous cherchois pas. Tranquille dans mon obscurité, j'éloignois de moi tout ce qui pouvoit troubler une vie, sinon heureuse, au moins paisible. Pourquoi votre art perfide sut-il me voiler vos desseins? Choisie apparemment pour amuser vos desirs, en attendant que vos chants... vous m' entendez, milord; cette ariette tant répétée étoit un véritable oracle; le sens n'en étoit compris que de vous... si connoissant vos vues, par une basse condescendance, j'eusse bien voulu les remplir, je n'aurois point à me plaindre de vous... mais feindre une passion si tendre, un respect si grand, des voeux si soumis! ... vil séducteur, digne à jamais de mon éternel mépris, vas, mon coeur te dédaigne. Plus noble que le tien, il n'accorde point son amitié à qui n'a pu conserver son estime; une haine immortelle est le seul sentiment que ton ingratitude et ta fausseté peuvent lui inspirer. Mais quoi! Tromper une femme est-ce donc enfreindre les loix de la probité? Manque-t-on à l'honneur, en trahissant une maîtresse? C'est un procédé reçu; tant d'autres l'ont fait; il en est tant qui le font. Oui, milord, il en est; mais ce sont des lâches, qui, portés par leur caractere à fairele mal, et n'osant offenser ceux qui peuvent les punir, se destinent et se bornent à désoler un sexe que le préjugé réduit à ne pouvoir ni se plaindre ni se venger. Eh! Qui êtes-vous, hommes? D' où tirez-vous le droit de manquer avec une femme aux égards que vous vous imposez entre vous? Quelle loi dans la nature, quelle convention dans un état autorisa jamais cette insolente distinction? Quoi! Votre parole simplement donnée, vous engage avec le dernier de vos semblables, et vos sermens réitérés ne vous lient point à l'amie que vous vous êtes choisie? Monstres féroces, qui nous devez le bonheur et l'agrément de votre vie, vous qui ne connoissez que l'orgueil et l'amour effréné de vous-mêmes: sans la douceur et l'aménité, qui furent notre partage, quel seroit le vôtre? Pensez-vous qu'il ne nous fût pas facile de laver dans le sang les outrages que nous recevons, si la bonté de notre coeur n'étouffoit en nous le desir de la vengeance? Sur quoi fondez-vous la supériorité que vous prétendez? Sur le droit du plus fort? Et que ne le faites-vous donc valoir? Que n'employez-vous la force, au lieu de la séduction? Nous saurions nous défendre; l'habitude de résister nous apprendroit à vaincre. Ne nous élevez-vous dans la mollesse, ne nous rendez-vous foibles ettimides, que pour vous réserver le plaisir cruel que goûte cette espece de chasseur qui, tranquillement assis, voit tomber dans ses pieges l'innocente proie qu'il a conduite par la ruse à s'envelopper dans ses rets? Mais est-il possible que ce soit le souvenir de milord, qui m' engage à me livrer à des réflexions si dures sur ses pareils? Qui m'eût dit que la tendresse et l'estime que j'avois pour lui, me forceroient un jour à les faire? Ah! Sir Charles, sir Charles, est-ce bien vous qui avez détruit par votre conduite le respect que j'avois pour votre caractere? Hélas! Trop attaché à l'erreur qu'il chérissoit, mon coeur a cherché tous les moyens de la conserver! Avec quel regret je l'ai perdue! Ah! Dans l'instant où je m'arrachois moi-même à la douceur de vous voir, portée encore à diminuer vos torts, je me serois trouvée heureuse de n'accuser de mes pleurs que l'excès de ma délicatesse. Elle vous étonne peut-être, cette délicatesse; mais sachez, milord, que dans un coeur bien fait, l'amour une fois blessé, l'est pour toujours. Dans l'égarement de la douleur, dans ces momens affreux, où l'ame avilie, abattue, succombe, et ne meut presque plus la machine; affaissée sous le poids qui l'accable, on se tourne naturellement vers la cause de son mal; il semble que la main qui vient d'enfoncer letrait, ait seule la puissance de l'arracher. Situation horrible, inexprimable, où, détachée de tout, de l'univers, de soi-même, on ne tient plus qu'à l'inhumain qui vous réduit à cet état funeste! Le coeur ne sent alors que ses pertes: tout entier au sentiment qu'il se cache peut-être, il saisit avec avidité tout ce qui lui en offre l'image; l'estime, l'amitié, les moindres égards lui paroissent un dédommagement du bien qu'on lui enleve; il met un prix immense au peu qui lui reste: semblable au malheureux qui lutte avec les flots, il s' attache à tout ce qui lui présente un foible appui. C'est dans cette agitation terrible, dans ce désordre humiliant, que je crus pouvoir vous pardonner, vous rendre ma tendresse et ma confiance. Les reproches que vous vous faisiez, m'engagerent à supprimer ceux que j'aurois dû vous faire; vos attentions exciterent ma reconnoissance; vos pleurs me toucherent; l' amertume de ma douleur me rendit sensible à la vôtre. Je ne pus vous voir gémir à mes pieds, vous que j'adorois, sans laisser éclater cet amour si vrai, si tendre, dont vous doutiez alors, qui vous sembloit éteint. Je vous serrai dans mes bras; des larmes d'attendrissement, et peut-être de joie, se mêlerent à celles que la vanité vous faisoit répandre; je crus pouvoir être heureuse encore.Mais chaque jour, chaque instant m'apprit que, s'il est possible de pardonner, il ne l'est pas d'oublier; que si la bonté du naturel peut faire qu'on ne haïsse pas un perfide, une juste fierté s'éleve enfin contre notre foiblesse, et nous fait mépriser, et l'amant qui put nous trahir, et le penchant qui nous entraîne encore vers lui. C' est dans la vivacité de ce penchant, c'est dans la force de mon amour, que j'ai eu celle de renoncer à vous, de vous dire: vous n'êtes plus celui que j'aimois. J'ai préféré la douleur à la honte, j'ai mieux aimé gémir de cet effort que de laisser dépendre mon bonheur d'un homme qui n'étoit plus digne d'en être l'arbitre; j'ai rompu un commerce dont je ne voyois plus que l'indécence; le charme flatteur qui me la cachoit, n'existoit plus; je me méprisois moi-même, en songeant que je vous aimois. à présent, c'est vous, milord, vous seul que je méprise, non pour avoir quitté une femme, non pour avoir changé de sentiment; mais parce que vous en avez feint que vous ne sentiez pas, parce que vous avez traité durement, inhumainement votre amie, celle qui vous étoit véritablement attachée, dont vous aviez desiré la tendresse, que vous connoissiez digne de vos égards, et dont vous aviez mille fois juré de ménager la sensibilité. Je vous méprise, parce que vous vous êtes conduitavec bassesse; qu'incapable de confiance et d'amitié, vous avez eu recours au mensonge: moyen infame, et dont un homme de votre naissance devoit rougir de faire usage. Plus sincere que vous, je ne vous promets point mon amitié; je ne veux point de la vôtre. Mais qu'est-ce donc qu'un homme qu'on ne voit plus, qu'on ne verra jamais, entend par cette amitié qu'il ose offrir, promettre? Quelle profanation d'un nom si révéré des coeurs vertueux! Quoi! Ce sentiment si noble, don précieux de la divinité, qui rassemble, unit, intéresse, lie les humains, se borne donc, dans l'idée de milord, à ne point nuire à ceux qu'il honore du nom d'amis! Que pouvez-vous pour moi? Vous seriez-vous flatté que je voulusse un jour vous devoir quelque chose? Vous avez détruit ma tranquillité; est-il en vous de la faire renaître? Le bien que vous m'avez ôté ne subsiste plus; le ciel même ne peut réparer mes pertes. L'idée fantastique qui faisoit mon bonheur, s'est évanouie pour jamais; cette idole chérie, adorée, dénuée des ornemens dont mon imagination l'avoit embellie, ne m'offre plus qu'une esquisse imparfaite; je rougis du culte que j'aimois à lui rendre. Ainsi mon coeur, trompé par ses desirs, éclairé par ses peines, n'a joui que d'une vaine erreur: il la regrette peut-être, mais il ne peut la recouvrer.Adieu, milord. Pour reconnoître en partie cette amitié si tendre, si sincere, que vous me conservez, je souhaite que vous n'en ressentiez jamais pour quelqu'un qui vous ressemble. Ce souhait doit vous convaincre que je suis capable de pardonner.