NADIR, HISTOIRE ORIENTALE.
NADIR,
HISTOIRE ORIENTALE.
ROMAN MORAL, ET POLITIQUE, Applicable aux mœurs du jour.
Quid rides?...... Fabula de te Narratur. HORACE.
A LA HAYE,
Chez C. LE FEBURE, Libraire
M. D. CC. LXIX.
NADIR,
HISTOIRE ORIENTALE.
Tant que Ben Abaſſy vécut, la Perſe fut heureuſe; c'étoit un de ces Princes tels que le Ciel en accorde quelquefois aux hommes dans ſa bienveillance. Elevé dans les malheurs, il avoit eu à combattre pluſieurs factions qui déchiroient l'état; & il devoit autant ſa couronne à ſes vertus, qu'aux droits de ſon ſang; Grand ſans orgueil, populaire ſans baſſeſſe, Monarque ſans miniſtres, il gouvernoit ſes états lui-même, & n'avoit jamais voulu connoître ces despotes altiers, placés entre le Thrône & le peuple, presque toujours éſclaves de l'un, & tyrans de l'autre. Il n'avoit pas de favoris, mais il avoit un ami; Zaleg étoit le nom de cet homme vertueux; du même âge que lui, compagnon de ſes travaux; ils n'étoient pas unis de ces liens paſſagers formés au ſein des plaiſirs ou ſerrez par l'intérêt & la cupidité; mais de cette chaîne douce & durable, de ce mouvement ſympathique qui lie les gens de bien. C'étoit au ſein de cette amitié pure & ſincere que Ben-Abaſſy; venoit ſe délaſſer du fardeau de la royauté; leurs confidences étoient réciproques & jamais leurs entretiens ne finiſſoient ſans qu'il en reſultât un bien pour l'état.
Un ſi bon Roy auroit dû regner éternellement ſur la Perſe; mais tant de vertus n'étoient pas faites pour la terre. Semblable à ces météores qui brillent dans la nuit la plus obſcure, & disparoiſſent auſſitôt, ne laiſſant après eux qu'un ſillon brillant de lumiere; Ben-Abaſſy enlevé par une mort inopinée, fut peu regretté des Courtiſans, & des habitans des villes, parce qu'il n'avoit jamais favoriſé ni les uns ni les autres, parce que pour déraciner de grands abus, il avoit eu recours à de grands rémedes, & qu'enfin l'eſpoir d'une révolution flattoit leurs eſprits ambitieux. Il n'y eut que cette ſaine partie du peuple qui juge & qui penſe, qui ſentit la perte que le royaume venoit de faire.
Une ancienne loi de la nation rendoit la couronne héréditaire; mais il n'y avoit en même temps aucune précaution priſe pour l'éducation des Princes. Elevés dans l'orgueil & le faſte, on ne leur apprenoit point à regner, & ſans les temps orageux qui furent l'écôle de Ben-Abaſſy, il auroit ſucé avec le lait cette molleſſe qui fut l'héritage de ſes lâches prédécesſeurs.
Ben-Mahmoud fut proclamé Roy auſſitôt après la mort de ſon pére, ſon avénement fut célébré par des fêtes extraordinaires; On y épuiſa les tréſors amaſſés par l'œconomie du regne précédent. La forme d'adminiſtration changea bientôt, le ſyſtême politique de l'Etat fut bouleverſé, on réforma les membres du conſeil, on fit le procès à quelques uns, on en éxila d'autres; & le vertueux Zaleg qu'une réputation ſans tache mettoit au deſſus de la calomnie, ne conſerva que des honneurs inutiles, & une voix ſans crédit.
Le nouveau Roy quoique ſans génie étoit né bon & facile; & ſi ces qualités eûſſent été dirigées par de bons conſeils, il auroit pû rendre ſes peuples heureux. Ses états étoient vastes & floriſſants, ſa puiſſance bien affermie au dedans, & reſpectée au déhors. Ben-Abaſſy par ſon équité & ſa modération en avoit impoſé aux nations voiſines, il ſuffiſoit de ſuivre les mêmes réglements, & de ſe conduire d'après les mêmes principes; mais la flatterie & la corruption porterent bientôt leurs vapeurs malignes juſqu'à ſon thrône. Mahmoud adopta des courtiſans, ceux-ci lui donnerent des maitreſſes; on lui perſuada qu'il étoit de ſa dignité de ſe rendre inviſible à ſes ſujets, d'abandonner le ſoin du gouvernement à ſes miniſtres, & de n'avoir de loix que ſa volonté. Le jeune Prince crut tout, & la cour d'Ispahan ne fut plus qu'un théatre de cabales, & d'intrigues, où l'injuſtice prévalut ſur la raiſon, & l'adreſſe ſur la vertu.
Zaleg voulut envain élever la voix contre les déſordres naiſſants, & remettre ſous les yeux de Mahmoud la conduite de ſon pere; il ne fut pas écouté. Les courtiſans prévalurent, & le tournerent en ridicule, inſultant tantôt à la ſimplicité de ſes vêtements qu'ils traitoient d'avarice, tantôt à l'auſtérité de ſes mœurs qu'ils taxoient d'hypocriſie. Il fut réduit à gémir en ſecret avec un petit nombre d'honnêtes gens, ſur les maux qui menaçoient ſa patrie.
Ce luxe qui avoit éclaté ſi ſplendidement au couronnement du nouveau Roy, n'avoit pas également paru aux funerailles de Ben-Abaſſy, il avoit été inhumé ſans pompe; on avoit à peine rendû les derniers dévoirs à celui qui auroit mérité des honneurs divins, les courtiſans avoient perſuadé au foible & malheureux Mahmoud, qu'il ne falloit pas donner au peuple le ſpectacle de ſa douleur, & ranimer ſes regrets par des marques de triſteſſe trop frappantes.
Zaleg ne put ſupporter tranquillement l'outrage fait à la mémoire du meilleur des maîtres. Il vendit ſes biens & lui fit élever un ſuperbe catafalque dans l'enceinte de ſon propre palais. Un bois de cyprés conduiſoit à ce bâtiment, on y entroit par un portique de douze colomnes de granit oriental, l'intérieur en étoit ſombre & éclairé ſeulement par la voûte. On y voyoit ſur des bas réliefs de marbre blanc, les exploits du feu Roy; ici, la fameuſe bataille où il avoit vaincu ſes compétiteurs au thrône; là, ſon entrée dans la capitale, & les peuples volant de tout côté, ſur ſon paſſage; ailleurs, la marine rétablie, une flotte nombreuſe ſortoit des ports & ſillonoit rapidement les mers étonnées; Plus loin, l'agriculture remiſe en vigueur; Une troupe de laboureurs & de jeunes filles venoient en chantant lui offrir les riches fruits de leur moiſſon, môlé parmi eux, il préfidoit à leurs jeux & encourageoit leurs travaux, ces ſculptures étoient d'un goût inimitable.
Au fond du périſtile s'élevoit le mauſolée: il étoit ſimple, mais remarquable par l'expreſſion des figures & la vérité des allégories. C'étoit une tombe quarrée appuyée à une colonne iſolée, que ſurmontoit une urne ſépulchrale, qu'ombrageoient de droite & de gauche des plantes funebres. L'amitié à-demi penchée & ſoulevant avec effort la pierre qui couvroit l'entrée du tombeau. Zaleg, (car il s'étoit repréſenté ſous cet emblême,) regardoit avec attendriſſement les cendres de ſon ami; ſon attitude étoit reſpectûeuſe & touchante, ſes vêtements déchirés & ſes yeux mouillés de pleurs; de l'autre côté, on voyoit la Rénommée; elle ſembloit planer au deſſus du mauſolée; ſa trompette étoit paſſée comme un carquois derriere ſes épaules; elle tenoit d'une main un livre où étoit écrit la vie du Monarque, de l'autre elle tiroit du tombeau ſon médaillon parfaitement reſſemblant, qu'elle montroit à l'univers. Divers grouppes de génies avec les caracteres de la douleur & de l'admiration décoroient le bas relief de cette ſcene. Mille lampes, & les aromates les plus exquis y brûloient jour & nuit. Tout dans ce magnifique monument inſpiroit ce ſaiſiſſement divin, cette horreur religieuſe qu'on ne connoit plus dans nos temples.
C'étoit là que le vertueux Zaleg venoit ſouvent révérer la mémoire de Ben-Abaſſy, „Manes précieux! (diſoit-il un jour, accablé de douleur,) Ombre chere & ſacrée! daignes du ſéjour des juſtes, jetter ſur ton empire un regard favorable, j'ai lutté longtems contre les déſordres qui y regnent, j'étois ton ami, je ſuis citoyen, je l'ai dû, mais le vice plus puiſſant que moi y jette de toute part des racines profondes, il porte aux nues ſa tête altiere, il ne connoît plus de frein, ton Fils eſt déjà loin de toi, que veux tu que je devienne? ...... & toi! divin Soleil que nous adorons! feu éternel & incorruptible! ſi j'ai toujours offert des ſacrifices ſur tes autels, ſi mon cœur a toujours brûlé pour toy un holocauſte pur & ſincere; fais paſſer juſqu'à moi un de tes rayons lumineux, parle, que dois je faire?“ Le tonnerre gronde, l'écho y répond par de longs mugiſſements, un trait éclatant de lumiere perce la voûte & s'arrête ſur le mauſolée. Zaleg pénétré d'un ſaint recueillement ſe proſterne... une voix ſe fait entendre .... „Ta priere eſt venue juſqu'a moi, (dit-elle), elle y eſt montée ſur les ailes de la ferveur & de la piété, ton fils ſauvera ſa patrie; mais ſes ſuccès dépendent de ſon éducation, je te la confie .... Cette nuit dans un ſonge, je t'expliquerai mes volontés“..... à ces mots le bruit ceſſa, & la lumiere diſparût.
Rentré chez lui, Zaleg courut à ſon fils; c'étoit l'unique fruit de ſon hymen avec Mandane, & il avoit couté la vie à ſa mere. Il le prend dans ſes bras & l'embraſſant avec tranſport, „ô precieux enfant! (s'écrie-t'il), que tu me deviens cher! Que je ſuis heureux! Le citoyen doit ſes travaux, ſon ſang à ſa patrie, & tu vas m'aider à m'acquitter de cet important devoir“; il le regarde enſui-te avec attention, il l'éxamine avec attendriſſement. Ces traits lui rappellent la compagne vertueuſe qui en fut la mere; „ah ma chere Mandane? (continue t'il en ſoupirant), Quel ſort cruel t'a enlevé! tu eus partagé avec moi le fardeau pénible de ſon éducation; tu lui eus appris a être doux, humain, complaiſant; généreux; ces vertus ſociales que tu pratiquois ſi bien, ils les eut tenu de toy, la tendreſſe maternelle les lui eut fait ſucer avec le lait“, il pleure enſuite avec abondance; il arroſede larmes cet enfant-chéri, qui par un inſtinct ſurnaturel les eſſuye avec ſes mains innocentes, & éleve légérement la tête pour embraſſer ſon pere. Zaleg ému ſuſpend ſa douleur pour ſe livrer à ſes caresſes naives; il jouit avec délice des premiers ſentiments de ſon fils, il applaudit à cette ſenſibilité heureuſe .... Que vous êtes à plaindre! Peres infortunés? qui en les éloignant de vous, perdez ainſi le plaiſir ſi doux de voir naître leurs premiers ſenſations, & germer en eux ce ſentiment de bienveillance qui naît avec nous.
Cependant le jour baiſſe. Zalegva attendre la nuit dans un bosquet ſolitaire, déjà elle deſcend en nuage épais ſur Ispahan, & prête ſon voile myſtérieux aux désordres de cette grande ville: il la voit arriver avec autant de plaiſir que ce moiſſonneur fatigué, pour qui elle eſt le ſignal du népos: ſon imagination ardente s'éxerce à prévoir ce que les Dieux veulent éxiger de lui; mais ce n'eſt point avec une inquiétude curieuſe & criminelle: il les implore avec ſoumiſſion, il deſire, il eſpere ...... bientôt le ſommeil appéſantit ſes paupieres, ſes pavots lethargiques coulent dans ſes veines; il s'endort de ce ſommeil pur qui n'eſt réſervé que pour la vertu; ſemblable à cette onde claire & calme, dont aucun vent n'agite la ſurface.
A deux lieues d'Ispahan eſt une longue chaîne de montagnes qui ſépare la Perſe de la Géorgie; arides, incultes, inhabitées, elles forment le contraſte le plus biſarre, avec les plaines fertiles qui les entourent. Zaleg crût en ſonge être à l'entrée de ce déſert; un ſeul eſclave le ſuivoit portant ſon fils; il s'avance dans un chemin creux & reſſerré, qui bientôt n'eſt plus qu'un paſſage étroit où il ſe ſoutient à peine; nuls veſtiges d'hommes, de tous côtés des précipices horribles, des rochers immenſes ſuspendus ſur ſa tête, des torrents roulants avec fureur leurs eaux tumultueuſes; „Ne crains rien, ſuis moi“, lui diſoit une voix qu'il entendoit devant lui. Il continue de marcher avec confiance, & après deux heures de détours continuels, il arrive dans un vallon délicieux. La terre verdoyante & couverte de fleurs ſembloit n'y attendre que la main du cultivateur, un ruiſſeau clair & rapide en terminoit agréablement la perſpective, une grotte taillée dans le roc s'offre enſuite à ſa vue, il y entre, l'intérieur étoit tapiſſé d'une mouſſe fraîche & odoriférante: il y avoit des outils de labourage, tout ce qui eſt néceſſaire à la commodité d'une vie ſimple & champêtre; il examine tout ſucceſſivement, à chaque pas il fait une découverte nouvelle; ô Dieu! quel prodige! (ſ'écrie-t'il) & au même inſtant il ſe réveille mais ſans trouble, ſon eſprit eſt calme & ſerein. Ce reveil effrayant, ces ſueurs froides & terribles ne ſont faites que pour les méchants; leurs ſonges pleins d'angoiſſes ſont une image de leur vie.
„C'en eſt fait, puiſſant Oromaze, (dit il en ſe mettant à genoux), je te ſuis; tes oracles ſont une loix ſacrée pour moi“; & auſſitôt il ſe diſpoſe à quitter Ispahan. Sorane ſon ami intime eſt le ſeul à qui il faſſe part de ſon projet; encore luy cachetil le lieu de ſa retraite.
Il n'en mene que ſon fils & un eſclave affidé, dans peu ils ſont au pied de la montagne; la même voix ſe fait entendre; Zaleg reconnoit bientôt le même ſentier & arrive dans le vallon; il n'avoit pas été embélli par le prestige vain d'un ſonge trompeur, la nature riante, ſimple & belle s'y offre de toutes parts. „C'eſt donc ici qu'il faut fixer mes pas, ô Providence bienfaiſante! Je reconnois tes bontés“. & ſur le champ il prend poſſeſſion de ſa nouvelle habitation.
Déjà ſes ſoins laborieux ont ajouté aux charmes de ſa ſolitude; quelques arbriſſeaux plantés de ſa main entourent la grotte, & la deffendent contre les chaleurs brûlantes du midy, ici la terre défrichée ouvre ſon ſein fertile, & prépare une moiſſon abondante; là, des milliers de fleurs raſſemblées compoſent un parterre délicieux une froide & exacte ſymétrie ne le défigure pas, par un deſſein régulier. La roſe, la tulipe, le Jasmin, le chevrefeuille, le lilas, confondus enſemble y melent à l'envi leurs nuances & forment un émail ondoyant; pluſieurs filets détournés du ruiſſeau viennent rafraîchir ces plantes altérées, & roulent mollement ſur un lit de gravier, leur cryſtal argentin, les oiſeaux qu'une ſaiſon rigoureuſe oblige à quitter les plaines d'Ispahan pour aller chercher des climats plus doux, étonnés à leur paſſage de trouver une terre ſi belle, s'y arrêttent & y fixent leur ſéjour.
L'amour du travail fut la premiere leçon que Zaleg donna à ſon fils, à peine à-t-il acquis quelques forces, qu'il l'aſſocie à ſes travaux champêtres: tantôt ſes mains délicates rélevent l'œillet abbatu, & arroſent le lys deſſéché ſur ſa tige; tantôt elles préparent des graines, ou traînent péniblement ſur la terre un rateau péſant, ſon pere ne le quitte pas un inſtant; il laiſſe cette jeune imagination s'eſſayer par des questions ingénues, ſur-tout ce qui la frappe; il luy répond par des définitions ſimples & ſenſibles, il ne veut pas ſurcharger cette mémoire trop tendre, d'une érudition prématurée: ſemblable à ce jardinier habile qui dédaigne cet art induſtrieux qui force le cours des ſaiſons; Il ſçait que la nature n'eſt jamais précoce qu'aux dépends de ſa maturité.
Cependant le jeune Nadir croiſſoit à vue d'œil, ſa taille fortifiée par l'exercice, eſt grande & bien proportionnée; ſon port eſt noble & majeſtueux, on ne voit pas ſur ſon front cet embarras orgueilleux des gens de cour, ni cette baſſeſſe honteuſe des hommes nés ſous la tyrannie; ſon regard ferme & aſſuré porte l'empreinte ineſtimable de la liberté, ſon eſprit eſt vif, naturel & plein de ſaillies; ſon imagination ardente & quelquefois fougeuſe: tel cet arbre élévé en plein champ, étend au loin ſes rameaux vigoureux, & couvre la terre de ſon ombre bienfaiſante.
C'eſt-là le moment, c'eſt l'âge où la curioſité eſt active & infatigable, la mémoire prompte & heureuſe; Zaleg veut en profiter. Il prépare inſenſiblement ſon éléve; il luy apprend qu'au délà de ces montagnes eſt une région immenſe habitée par des créatures de ſon eſpece, il luy explique ſa naiſſance, & les deſſeins de la Providence ſur luy, il excite ſon émulation: ainſi l'artiſte préſente au feu la cire qu'il veut employer afin de la rendre ſusceptible de toutes ſortes d'impreſſions.
Il Commence à l'inſtruire ſur la religion, jusques là, il l'avoit accoûtumé à révérer un Etre ſuprême ſans luy en donner des notions plus étendues, les disputes ſcolaſtiques dans un âge tendre laiſſent des traces trop foibles, ou trop profondes; elles ne font que des incrédules, ou des enthouſiaſtes.
„Il eſt, (luy dit-il,) un Dieu puiſſant principe de toutes choſes, qui n'a ni bornes, ni commencement ni fin, qui donne la vie, le mouvement, l'être à tout ce qui éxiſte; il a tiré du néant l'inſecte qui rampe, & l'homme qui pense, il a créé ce ſoleil qui vivifie la terre, & ce caillou qui enferme un feu auſſi incorruptible, il veut un culte, ſimple, & pur; il préfere l'offrande ſincere du pauvre, aux riches holocauſtes du méchant.
“Mais de quels abus criminels, les hommes n'ont ils pas deshonoré une Religion ſi belle & faite pour leur bonheur? Quels monstres o-dieux vois-je s'élever ſur ſes débris ſanglants?......... d'un côté la ſuperſtition un bandeau ſur les yeux, traîne à ſa ſuite une foule innombrable de peuple; ici, des Dervis, des Guebres, des Ignicoles; là, des filles éplorées, des Veſtales offrant à Dieu des vœux qu'il réprouve, & que la nature déſavoue; elle dévore tout ſur ſon paſſage, elle dépeuple la terre, & la couvre d'ignorance & de vices: d'un autre côté, quels excés plus effrayants encore! Le fanatisme, ce montre le plus cruel & le plus dangereux par ce ce qu'il prend la teinte des caracteres & que ſous le plus ſaint des prétextes, il n'eſt rien qu'il ne ſe permette! Ici, je le vois les cheveux hériſſés, le poignard à la main, inonder l'univers de ſang & de crimes; là, plus ſouple & plus adroit il peint, il échauffe, il ſéduit & établit ſon empire ſur la corruption des cœurs; ailleurs, réunisſant la violence à l'hypocriſie, il fomente des révolutions; & descendant de la chaire où il préche ſa doctrine, il égorge ceux qu'il n'a pas pû perſuader, & regne en tyran ſur la moitié de notre hémisphere.“
„Ah, mon fils! ſi tu avois vû les déſordres affreux, que ce faux zele fit naître dans la Perſe, les ligues dont il fut le prétexte, les conſpirations qu'il à tramé, les buchers qu'il alluma, les guerres qui en furent la ſuite, quelques démêlés théologiques avoient diviſé la nation en deux partis acharnés l'un contre l'autre; Le pere s'armoit contre ſon fils, le fils contre ſon pere; les campagnes étoient ravagées, le ſang couloit de toutes parts, & l'Axacte ne portait plus que des cadavres à la mer étonnée de ce tribut nouveau aujourdhuy qu'une philoſophie plus ſaine & plus éclairée ſemble regner par-tout; le levain de ces diviſions ſubſiſte toujours, & ſi ſur un autre point les hommes n'avoient pas dégénéré, ſi ce ſiécle n'étoit celui de l'éloquence, & de la molleſſe, tu verrois encore rénaître ces ſçenes horribles.
„C'en eſt aſſez..... jettons un voile ſur ce tableau éffrayant; ce que je t'ai dit doit te faire comprendre, de quoi les hommes ſont capables; quand ils s'écartent de la vérité, & qu'ils veulent percer ce labirinthe obſcur qui les environne. Souviens toy que la Religion doit être ſimple & pacifique qu'elle eſt dans le cœur & non dans le culte; & que quiconque ſoutient avec chaleur une opinion nouvelle, eſt un eſprit foible, inquiet, ou ambitieux.
Après cela, Zaleg expliquoit à ſon fils la ſituation du monde, les différens peuples qui l'habitent, leurs climats, leurs mœurs, leurs loix, leurs gouvernements, l'influence presque continuelle du phiſique ſur le moral & reciproquément du moral, ſur le phiſique.
Les perſans, (diſoit-il) ſont “braves, généreux, affables, ſpirituels, mais legers, frivoles, & ſuperficiels; la mode eſt leur Reine, & l'opinion leur tyran; inſolents dans la prospérité, humbles dans la malheur, jamais nation ne fut plus faite pour les grands ſuccès, & pour les grandes humiliations; jamais aucune ne vainquit tant & ne fut tant vaincue, Aucune n'aime tant ſes Princes, & ne prend ausſi aiſement l'empreinte de leurs caractere, & aucune n'en eût autant de foibles & d'inhabiles, il ſemble que le ſort veuille par-là mettre un frein à la ſupériorité que ce peuple pourroit avoir ſur les autres. Zaleg en achevant ces mots verſe quelques larmes; ce ſont celles du citoyen attendri ſur ſa patrie malheureuſe.
“Les Siciniens, continue t'il, ſont depuis long-tems ennemis de la Perſe, une rivalité continuelle de talens, de génie & de puisſance, a mis entre ces deux nations une haine presqu'invincible; ſans que cependant elles ceſſent jamais de s'eſtimer, il ſont courageux aiment leur liberté & l'ont quelquefois cimentée du ſang de leurs rois. C'eſt le pays des révolutions ſanglantes, & des ſciences profondes, ne pas aſſés penſer eſt le déffaut des Perſans; trop penſer eſt la maladie des Siciniens. Nation ſinguliere & admirable dans ſon gouvernement. Le calme touche presque toujours à la tempête, dans ſes écrits le ſublime au burlesque, & dans ſon caractere les vertus aux extrêmes. Semblable à ce volcan, qui au milieu des nuages condenſés d'une fumée noire eſt épaiſſe, porte au ciel des colomnes de flamme; la lave bitumineuſe qui en decoule fertiliſe les terres qui l'environnent; & ſes côteaux ſouvent incendiés ſont toujours plus habités & plus abondants.
„Les habitans des Palus-Méotides, ne ſont plus ce qu'ils étoient autrefois, l'eſprit de liberté y eſt abatardi; & le luxe mine ſourdement leurs pilotis fragiles! Depuis que l'induſtrie de leurs voiſins s'eſt évéillée; ils ne ſont plus les facteurs de l'Aſie; & ce n'eſt aujourd'hui qu'une confédération de riches marchands, réſſerrés dans leurs marais par leur conſtitution, & par leur ſituation topographique. Les Herules ont auſſi bien déchu de leur ancienne grandeur, ils avoient il y a deux ſiécles prétendu à la monarchie univerſelle; maintenant voiſins des Perſans, dont ils ſont les alliés naturels, parce qu'ils ne peuvent plus en être les rivaux; plus riches en or qu'en crédit, en états qu'en hommes, c'eſt un arbré languiſſant & dépouillé de toutes ſes branches, dont le trone respectable, par ſon antiquité, en impoſe encore au buchéron ſuperſtitieux.“
„L'Empire des Parthes, ſi puisſant par ſon étendue, & par ſa population, s'il avoit un chef, & ſi ſes intérêts n'étoient pas auſſi multipliés que les provinces qui le compoſent, eſt une maſſe trop lente à déliberer encore plus lente a s'émouvoir, dont le poids aſſure la liberté, mais dont il obſtrue les forces.
“La Bythynie eſt une puiſſance momentanée, élevée actuellement au deſſus de ſa ſphere par les qualités ſupérieures de ſon Roi; mais qui au premier gouvernement foible rentrera dans le rang que ces moyens réels lui donnent en Aſie.
„Au Nord ſont les Oſthiniens, les Samiens, les Lidiens, trop foibles, ou trop éloignés, pour être des puiſſances dominantes, ils s'attachent aux états qui en jouent le rôle, & font pancher la balance pour qui a ſçu s'en faire des alliés.
“Toutes ces nations ſont unies par les principes de leur politique, par la conformité de leurs intérêts réels ou apparens, par les ſervices réciproques qu'elles ſe ſont rendus, ou par la poſition de leurs domaines, elles entretiennent les unes chez les autres d'honnêtes eſpions qualifiés du titre d'ambasſadeur, & ont continuellement entre elles, une correspondance de cabales & d'intrigues, qu'on nomme politique; dédale obſçur & tortueux où la vérité trébuche à chaque pas, où la bonne foi eſt ſouvent dupe & où le plus habile eſt ordinairement celui qui trompe le mieux.
„Autrefois nos peres ne connoisſoient point cet art pernicieux; ou plutôt il étoit informe, & ſans principe, leurs ambaſſadeurs n'étoient que des eſpéces de héraut, qui dans les occaſions alloient porter d'une cour à l'autre, les griefs, la paix, ou la guerre. L'épée d'une main & l'olivier de l'autre, ils alloient ſans fineſſe & ſans intrigue offrir l'une ou l'autre, on voit que ſi dans ces premiers ſiécles quelques princes s'éléverent à une politique plus rafinée, la premiere qualité d'un homme d'état étoit a-alors d'être orateur; chaque parti plaidoit ſa cauſe devant le conſeil de la Nation & ordinairement le plus éloquent entraînoit les eſprits.
„La Perſe dans ſes temps de tumulte & de factions nous offre le même tableau: ces états du royaume étoient en quelque ſorte de chaires de rhétorique, d'où celui qui ſavoit avec le plus d'art émouvoir les paſſions du peuple dictoit des loix, & préſidoit aux délibérations: mais aujourd'hui qu'une politique plus compliquée, & plus habile, eſt presques généralement répandue dans l'Aſie; que cette ſcience eſt une des principales branches de tous les gouvernements, que ſes reſſorts jouent, dans les ténebres des cabinets, & que les intrigues changent les intérêts des états auſſi ſouvent que les perſonnes chargées de leur adminiſtration; il faut tant de qualités rarement réunies pour former un bon miniſtre, qu'à peine en compte-t-on trois ou quatre depuis l'établiſſement de notre monarchie. hommes d'etat & d'épée à la fois, fermes ſans hauteur, ſouples & inſinuants ſans baſſeſſe, prudents ſans paroître ſoupçonneux, prothées ingénieux changeant de forme & de couleur ſuivant les circonſtances, ſe ſervant des vertus, des paſſions, & des vices de la nation, auprès de laquelle ils négocient; mais toujours integres, toujours francs, & ne compromettant jamais ni la parole, ni la grandeur de leur Maître. Que de ſageſſe, & de pénétration! Que d'intérêts à concilier! Que d'apparences de vices à adopter ſans renoncer à la vertu! Tels étoient à peu près ces grands hommes dont l'hiſtoire nous trace en lettres d'or les noms fameux.
„Ne crois pas cependant, mon fils, qu'il n'y ait beaucoup à corriger à la politique actuelle, les peuples ſeroient bien plus heureux, ſi elle étoit plus ſimple & plus invariable, ſi les paſſions particulieres ou publiques ne la dirigioient pas, ſi elle s'appliquoit plus à l'adminiſtration intérieure, ſi elle s'accoûtumoit à ne méſurer la puiſſance de l'état qu'aux vertus des citoyens. La Perſe a payé bien cher l'ambition de ſes maîtres, elle eſt aujourd'hui tout auſſi vaſte, tout auſſi riche; mais ſes vices m'éffrayent, & la perdront un jour. Souviens toi que l'équité & la modération l'emporteront à la longue ſur l'artifice, & la ruſe; & que pour un exemple de fraude heureuſe, il en eſt mille d'injuſtice punie.
Il ouvre enſuite à ſes yeux les fastes des différens peuples. Un perſan en avoit réuni les événemens dans une hiſtoire univerſelle. Cet ouvrage étoit d'un ſtyle élevé & plein de feu; la ſéchereſſe de la chronologie y étoit ſauvée par de refléxions heureuſes, & par un vernis philoſophique ſouvent admirable; mais l'Auteur s'étoit quelquefois égaré par la fougue de ſon génie dans des ſophismes outrès. Zaleg diſtinguoit le vrai d'avec le faux, appuyoit ſur l'un & ſupprimoit l'autre: ainſi l'orfevre induſtrieux épure l'or dans un creuſet & le dégage de toutes ſes partiés groſſieres.
Cette étude ſérieuſe étoit mêlée d'amuſements utiles, ils allaient enſemble étudier les progrés de la nature, ils demêlaient dans les entrailles de la terre l'eſpece de plante qui lui était propre. Ici, des branches entées ſur des arbres étrangers, offrent en tout tems le fruit, ou la feuille; la pomme ſe voit croître avec étonnement ſur le pin inutile: & la ceriſe vermeille ſur le pêcher fragile: là, une pelouſe défrichée porte déjà une verdure éparſe & courte; bientôt elle ſera ſemée de grains legers, inſenſiblement elle déviendra abondante & fertile, ces obſervations conduiſent le jeune Zaleg à des queſtions nouvelles, ſon Pere lui explique les productions des différents climats, leur uſage, & leur échange dans le commerce.
Il y a quelque tems, (lui dit il,) „que la découverte des mines changea le ſyſtême œconomique de presque tous les Etats de l'Aſie; on crut que la puiſſance la plus formidable ſeroit celle qui en poſſéderoit le plus. La manie du commerce devint épidémique, on dépeupla les campagnes pour former des colonies dans le pays où l'on trouvait ce métal dangereux, il devint bientôt commun; mais le luxe & tous les vices qui le ſuivent rentrerent avec lui. Ainſi dans une nuit obſcure le phoſphore lumineux égare le voyageur imprudent.
„Ô malheureuſe Perſe! ô ma chere patrie! (ajoute-t-il avec enthouſiasme,) quel démon t'inspira cette ſoif pernicieuſe des richeſſes, & te fit abandonner celles que ton ſol fertile portoit dans ſon ſein? Il en eſt temps encore; ſi tu vivifiais l'agriculture; ſi tu encourageais la population, ſi ton induſtrie travaillait tes ſoyes & tes laines, ſans aller chercher ailleurs, le métal brut qui en défigure les nuances véloutées, bientôt l'or appellé des deux bouts de la terre viendrait remplir tes greniers; bientôt tu donnerais en échange des fers à l'Aſie.
D'autre-fois ils vont à la chaſſe. Nadir franchit avec légéreté les pas les plus difficiles, ſon carquois ſur les épaules, ſon arc à la main, il reſſemble au Dieu de la Guerre. Ses coups ſont adroits & ſûrs, il dédaigne les animaux timides, & innocents, & ſes traits ne ſont jamais teints que du ſang du vautour cruël, ou du tigre affamé. Déja il eſt protecteur du foible, & il éxerce cette bienveillance qui lui eſt naturelle. Son Pere le ſuit, il modere ſa fougueuſe ardeur, il ne veut pas qu'un objet d'amuſement dégenere en paſſion. Cependant le ſoleil eſt au milieu de ſa carriere, les rochers calcinés refléchiſſent au loin une chaleur brûlante; les ruisſeaux coulent avec un murmure plus doux leurs eaux échauffeés; à peine un Zéphir tiéde agite-t-il les ſaules flexibles.
La nature hallétante & deſſéchée meurt ſur ſa tige. Nos chaſſeurs ſe réfugient dans un antre obſcur; la, ſur la mouſſe ils prennent un repas frugal & ſain; une ſource jailliſſante les y déſaltere de ſon cryſtal transparant.
Le récit de leur chaſſe les amene naturellement à parler de la Guerre & de ſes travaux. O mon Pere! (demande Nadir,) quel aveuglement porte donc les hommes à ſe déchirer ainſi entr-eux? Je ne lis dans ces hiſtoires que tu m'as données, que meurtres, que ſang répandu ſous les prétextes les plus frivoles. Les animaux, auxquels nous n'accordons qu'un inſtinct vil & borné, ſont moins dénaturés, vis tu jamais les mêmes eſpeces s'armer les unes contre les autres? hier encore, j'avois tué un loup; il en ſortit un autre du bois voiſin, il s'approcha de ce corps, il reconnut ſon ſemblable, il léchait ſes bleſſures, il gémiſſait, il pouſſait des hurlements affreux; ce coup d'œil de la férocité attendrié me fit impreſſion, j'arrêtay la flêche prête à voler, & je revins à la grotte tout penſif & rêveur. -- C'eſt avec raiſon, mon „fils, que tu me fais ces queſtions; la Nature n'eſt en toi ni pervertié „ni corrompué, de tout temps les hommes ſe ſont fait la Guerre. à peine les ſociétés furent elles formées, que l'ambition, la jalouſié, & ce malheureux droit de propriété les diviſerent. Le fort opprima le faible, l'injuſtice terraſſa l'innocence, & la violence devint la derniere raiſon des Rois.
“Ces Guerres étaient même alors bien plus funeſtes. C'étaient des émigrations d'une nation entiere, qui, le flambeau à la main, ſans ordre, ſans chef, & ſouvent ſans raiſon, paſſait chés le peuple voiſin, dévaſtait ſon pays, & le trainait dans l'eſclavage. Mais, aujourd'hui, qu'elle eſt devenûé un art qui a ſes principes, ſes loix, ſon côde; que de fortes places défendent l'entrée des Etats; que des armées entretenués en tout temps s'oppoſent aux invaſions, la Guerre n'eſt ni auſſi ſanglante, ni auſſiterrible: C'eſt la diſcipline des troupes, & l'habilité du général qui en décide le ſort, & qui fixe la victoire.
Il lui montre enſuite comment, ces maſſes formidables ſe conduiſent, ſe choquent, s'entrélaſſent, ſe retirent, comme elles marchent, comme elles campent, leurs différents ordres de bataille, le mêlange de leurs armes fuivant le terrein: ici, deux lignes s'avancant parallelement avec des réſerves derriere elles; la, une dispoſition oblique ménaçant le flanc de l'ennemi, & réfuſant le reſte de l'armée, ou un croiſſant attaquant les deux ailes, & tenant ſon centre éloigné; plus loin, un paſſage de riviere, & de défilé, l'inveſtiſſement & l'attaque d'une place forte. Il trace toutes ces figures ſur le ſable, il appuye ſes préceptes par des exemples ſenſibles, il lui raconte les campagnes qu'il à faites, les actions où il s'eſt trouvé comme général, ou comme ſubalterne, il découvre ſon ſein cicatrisé de nobles bleſſures toutes reçues pour la patrie.
Le jeune homme prête une oreille attentive: Cette terre argilleuſe & graſſe ne s'ouvre pas avec plus de facilité au ſoc tranchant de la charrûe: il ſe fait expliquer cequ'il n'a pas bien conçu, il l'explique lui même enſuite; ſes yeux s'allument. Zaleg émerveillé, pleure de joyé en voyant développer dans ſon fils le courage, & cet eſprit de patriotisme.
Ces inſtructions intéreſſantes ſe répétent tous les jours; Zaleg ne s'attache qu'aux arts néceſſaires, au bonheur des peuples; il ne perd pas ſon temps à ces études vaines, à ces ſçiences de ſpéculation, monuments de la curioſité & de la foibleſſe humaine; parcequ'il ſçait que tout y eſt en conjectures, & que la marche lente & refléchie de l'homme qui compare & qui juge mene plus ſouvent au vray, que les conſéquences ſophiſtiques de nos ſyſtêmes.
La Nature ne veut rien perdre de ſes droits. Notre éleve arrive à ces années tumultueuſes, où elle commence à parler au cœur, où le coup d'œil du printemps qui rénaît, de l'arbre qui croit, de la fleur qui ſe réproduit, porte à l'imagination active un délire d'idées confuſes. Déjà il éprouve ces inquiétudes ſecretes, ces déſirs incertains qui annoncent la naisſance des paſſions. Ainſi ce Zéphir qui enfle mollement les voiles, & qui ride légérement la ſurface de l'onde prépare le grain qui va former la tempête & bouléverſer les mers.
Ces ſymptômes n'ont pas échappé à la vigilance de Zaleg. Il entrevoit l'orage, il rédouble de ſoins, il ne quitte plus ſon fils, il cherche de nouveaux ſujets de travail, & de diſſipation, afin de donner le change à ſes ſens révoltés; mais plus induſtrieux & plus actif, le tempérament ſurmonte bientôt ces faibles digues, & renverſe tout ſur ſon paſſage.
Un jour Nadir étoit endormi; un ſonge leger le transporte au bout du vallon; il erre pendant quelque temps, ſous une allée de peupliers, enſuite il conduit ſes pas dans un bosquet voiſin; un preſtige enchanteur ſemble l'y attirer; il apperçoit, à travers les feuilles vacillantes, un objet qui lui parait nouveau, il s'approche. Dieux! quel ſpectacle! Une jeune perſonne d'une figure raviſſante, couchée ſur le gazon. Elle étoit dans cet état de langueur, où la beauté eſt ſi touchante, & où elle ne ſe repoſe que pour regner plus ſûrement; ſes cheveux bruns flottaient négligemment ſur ſon ſein d'albâtre, le Zéphir ſe jouoit amoureuſement dans ſes boucles épaiſſes, mille fleurs s'élevaient autour d'elle & s'empreſſaient de la toucher. La Nature en Silence ſemblait s'admirer dans ſon plus bel ouvrage.
Nadir ſent naître un ſaiſiſſement inconnu. Un feu ardent pétille dans ſes veines, il ne peut ſe laſſer de la regarder, il s'avance à pas lents & timides, il s'arrêtte, & il regarde encore. Déja à la faveur d'un taillis épais, il eſt presque à ſes côtés quand elle leve les yeux, & l'apperçoit; elle pouſſe un cri.
L'incarnat de la pudeur ſe mêle aux lys de ſon teint, elle veut fuir; plus prompt que l'éclair, Nadir ſe jette à ſes pieds, il l'arrête, il la prie de demeurer. Les expreſſions ſe précipitent ſur ſes lévres enflammées & s'y confondent. Bientôt, (que ne peut le ſentiment guidé par la nature?) Il oſe plus, il prend une de ſes mains, il la baiſe avec transport;......... mais alors l'ombre s'évanouit, & Nadir ſe rétrouve ſeul dans la grotte, avec le ſouvenir de ſon ſonge, & la vivacité de ſon imagination.
Cette image à ſillonné rapidement ſon eſprit, une moiteur brûlante humecte tout ſon corps. Il à le ſouffle halétant du deſir; chargés d'une douce langueur, ſes yeux s'appéſantiſſent, & il s'arrache avec peine au répos qui lui procure cette illuſion enchantereſſe.
Son Pere à été témoin de cette criſe; C'eſt dans ce moment de reveil que l'ame, comme dans un miroir fidele ſe refléchit à nud. Il à vu ce trouble, cette agitation; il juge que le ſommeil qui à précédé n'a pas été calme; il embraſſe ſon fils, il le preſſe de luy expliquer le ſujet de ſon émotion.
Ah, mon Pere! (luy repond, le jeune homme,) „tes queſtions previennent ma curioſité inquiete, j'allais te demander, mais je n'oſois....... qu'ai je donc vu cette nuit?...... Une créature comme moy....... elle eſt ſans doute de ce ſexe qui habite l'univers avec les hommes...... jamais tes crayons magiques n'ont rien formé de ſi beau; un tiſſu leger voilait ſes appas ſans les couvrir...... Un charme inviſible m'a ſubitement frappé; Une chaleur ſubtile a paſſé dans mon ſang, elle circule avec lui, elle fait partie de mon être ....... ſi tu l'avais vue! quand ſa belle bouche eſſaya quelques ſons; le roſſignol n'a pas un chant, niauſſi tendre, ni auſſi harmonieux. Une odeur ſuave embaumoit l'air autour d'elle, je ne reſpirais plus, je craignais de l'interrompre.... & quand je me ſuis approché, qu'elle voulait fuir, que je l'ai arrêtée, quand ma main à touché la ſienne; alors elle ne parlait plus, ſon ame était dans ſes yeux..... qu'ils étaient éloquents? Un mouvement involontaire l'entrainait; ſa tête ſe penchait ſur la mienne, quand ce joli ſonge a fini.... mais dis moi, mon Pere! pourquoi ces idées m'enflamment-elles encore? pourquoi ce mouvement, cette palpitation que je ne puis définir?
Zaleg voit qu'il n'eſt plus temps de feindre, il ſçait que quand l'imagination de la jeuneſſe fait un certain progrès, il eſt dangereux de l'abandonner à l'inſtinct d'un tempérament ardent & curieux; & qu'il vaut mieux alors, lui montrer le vice avec ſes défauts, le plaiſir avec ſes dangers, & l'abyme où il entraine par un chemin ſemé de fleurs. D'après cela il parle ainſi à ſon fils.
„J'aurois voulu te laiſſer ignorer plus longtemps ce qui je vais t'expliquer, plût aux Dieux! que tu ne l'eus appris que lorsque la raiſon auroit pu te conduire & s'oppoſer au torrent de tes paſſions, mais la Nature maîtreſſe infaillible, t'a éclairé de ſon inſtinct, & a déchiré le bandeau de cette utile ignorance, oui mon ami, c'eſt une femme que tu as vue en ſonge; Créature en tout ſemblable à nous, mais d'un ſexe différent, placée ſur la terre pour la régénération de l'eſpece, pour la conſolation de l'homme, & pour la douceur de ſa vie; elle ſerait le don le plus précieux du Ciel; ſi la corruption des cœurs n'avoit fait naître des vices; & dégénerer en abus le plus grand de tous les biens.
„Cette émotion que tu éprouves, eſt l'attrait ſympathique qui lie les deux ſexes, qui les porte à ſe réchercher mutuellement & à s'unir entre-eux. Cette union ſacrée chés tous les peuples, ordonnée par toutes les réligions, eſt le bonheur ſuprême quand elle eſt bien aſſortié; mais dans ce ſiécle malheureux, & ſur-tout en Perſe, l'intérêt ou le hazard en décident, le dégout le rend inſipide, & l'infortune la termine presque toujours. Le libertinage a altéré les mœurs, & renverſé les loix; l'adultere eſt paſſé en coûtume, la fidélité conjugale eſt dévenue un préjugé ridicule; l'éducation des enfants, un devoir triſte & ennuyeux. Toutes les vertus ſociales, languiſſent, ſans récompenſe pour ceux qui les ont & ſans punition pour ceux qui les mépriſent.
„N'attribues cependant pas aux femmes, tout le déſordre qui regne, il faut chercher la raiſon de leur empire dans notre faibleſſe; elles ne ſont avec nous, que ceque nous voulons qu'elles ſoient, quand les Perſans ſeront hommes, elles rentreront dans leur ſphere, & réprendront ces qualités douces, pacifiques & bienfaiſantes qui font l'eſſence & le charme de leur caractere.
„La beauté, les graces, & les talents, ſont le partage des femmes, comme la force, le courage, le génie, ſont celui de notre ſexe, leurs organes ſont plus faibles, mais plus exquis, leur eſorit eſt moins profond, mais plus délicat; leur imagination moins vaſte & moins ſublime, mais plus vive & plus gracieuſe; elles peignent avec la parole, & nous ne faiſons qu'exprimer. Presque toujours leur langage depend du moment; leur vertu de l'occaſion, & leur façon de penſer, de la circonſtance. Généralement elles n'ont point de caractere, mais celles qui en ont, ſont plus fermes & plus décidées; elles portent alors tous leurs goûts à l'excés; la piété jusqu'à la ſuperſtition, l'ambition jusqu'au crime, l'amour jusqu'à la folie; cependant on peut dire du plus grand nombre, que les paſſions ſillonnent rapidement leurs cœurs, & s'en éffacent de même, en tout. mon Fils, c'eſt le plus aimable des deux ſexes, mais le moins eſtimé, & celui qui prétend le moins a l'être. A ce tableau, il y a encore des nuances infinies, ſuivant le caractere des nations, l'eſpece du climat, & les mœurs des hommes. Ainſi le papillon leger ſe teint de couleurs nouvelles ſuivant les fleurs qui le nourrisſent, & le ſoleil qui le colore.
„Aucune paſſion n'eſt peut-être auſſi dangereuſe que celle des femmes: aucune ne nuit plus aux grands projets, & n'énerve plus les eſprits, on contracte néceſſairement auprès d'elles quelque choſe de faible & de rampant, on y perd en ſolidité ce qu'on acquiert en légérété & en agrément, & on s'accoûtume à mettre des minutiés à la place des devoirs importants de la vie, jettes un coup d'œil ſur l'hiſtoire de tous les peuples & tu verras ce qu'ils ont été quand les femmes leur on donné le ton; la galanterie y eſt devenué une occupation ſérieuſe, & les intrigues de grandes négociations. Vois la Perſe dans cet inſtant fatal; le thrône y eſt en quenouille, le luxe y confond tous les ordres, la molleſſe y régne de toute part, les richesſes y tiennent lieu de tout: ici, des ſatrapes qui n'ont d'autre grandeur que leur nom, & le faſte de leur repréſentation; des Généraux que la brigue a élevés & qu'elle ſoutient; là, des jurisconſultes que l'argent a placés, qui ne ſavent que des mots & n'ont que de la foibleſſe. Eh! comment ſeroient ils autrement? élevés dans de faux préjugés, entrainés par des plaiſirs ſéduiſants, paſſant leur jeuneſſe à mandier des faveurs aux genoux d'une femme; que veux tu qu'ils penſent de grand, & qu'ils imaginent de difficile? ſi par hazard il s'éleve parmi eux quelqu'un qui ſe diſtingue par un caractere plus nerveux, c'eſt une foible lueur au milieu de tenebres épaiſſes, & qui ne ſert qu'à mieux faire appercevoir l'obſcurité.
„Que tout ce que je viens de te dire, mon fils, ne te faſſe pas conclure que l'homme eſt né pour la ſolitude, les femmes ſont le lien le plus doux de la ſocieté; elles ont répandu de l'amœnité ſur les mœurs, de la douceur dans les eſprits, elles ſont comme ces plantes ſalutaires qui ne deviennent un poiſon qu'entre les mains du chymiſte ignorant; mais ces unions doivent être légitimes, bien aſſorties, indiſſolubles, & respectées. Ce doit être le premier ſoint du gouvernement, puisque c'eſt cequi lui donne des citoyens & que ſans citoyens il n'y à point de patrie.
„ô ſouvenir amer! & qui rappelle a ma mémoire la plus vertueuſe des épouſes, ô ma chere Mandane! tels furent les liens qui nous unirent, je ne t'avois choiſie ni à la cour, ni dans le ſein bruyant de la capitale, t'on Pere étoit pauvre, mais homme de bien, & je ne t'avois pas dédaignée, tu n'avois respiré ni la contagion dangéreuſe de l'exemple, ni celle du luxe inſolent qui corrompt tout ...... quel jour, auſſi! quel inſtant que celui de la cérémonie ſacrée qui nous unit.... ta main trembloit dans la mienne...... la pudeur, la joyé, un ſaint recueillement, brilloient ſur t'on viſage, nos jours fûrent ſereins & calmes, nos nuits ardentes & délicieuſes; ah Zaleg!... me diſois tu quelquefois, ſi le Ciel nous accorde des enfants, qu'il nous les donne vertueux! ou plutôt la mort!...... hêlas! que n'a telle vécu! elle te verroit, elle ſe rejouiroit d'avoir un fils tel que toi.
De frequents ſoupirs l'empêchent de continuër, deux ruiſſeaux de larmes arroſent ſes joues. Son fils attendri vole dans ſes bras; ils reſtent étroitement embraſſés ſans ſe parler: enfin Zaleg ſeche ſes pleurs & continué ſon diſcours.
„Telle ſoit la Compagne que je prié les Dieux de t'envoyer! tu ſçais les deſſeins de la providence ſur toi; tu ſçais qu'elle t'a deſtiné à ſervir la patrie & à la ſauver. Ben-Abaſſy du ſejour glorieux ou ſa ſageſſe la placé veille ſur ton ſort ſouviens toi qu'il ne fut grand que parcequ'il commanda à ſes paſſions. Loin de toi, ſi tu veux lui reſſembler, ces feux groſſiers qu'allume l'inſtinct de nos ſens; on s'y livre avec emportement, on en jouit avec amertume, le répentir les ſuit toujours. Un hymen heureux eſt la récompenſe de la vertu ſur la terre; & un mariage mal aſſorti, la punition des méchants; ils ne s'apportent mutuëllement que des corps uſés par la débauche, des cœurs épuiſés par les intrigues; & il ne naît d'eux que des inſectes auſſi vils, & auſſi miſérables.
C'eſt ainſi que Zaleg oppoſe des leçons utiles, aux deſirs impetueux de ſon fils, il enflamme ſon émulation ſur d'autres objets. C'eſt ſans doute le ſeul moyen pour éloigner les vices ſéduiſants, que de préſenter à la jeuneſſe des vertus plus attrayantes encore, de même qu'aux deux bouts de l'Atmosphere, on voit quelquefois des feux s'allumer en même temps, ſe confondre, ſe répouſſer mutuëllement, & finir par ſe diſſoudre ſans éclat, & rendre le ciel plus ſerein & plus pur.
Le temps approche où Nadir va être abandonné à lui même; il a vingt ans, ſon ambition s'eſt développée, il éprouve les élans du génie, il brule de s'exercer dans la carriere que le Ciel lui deſtine, ſon Pere ne peut plus retenir cette ardeur fougueuſe. Vous le voulez Dieux puiſſants! (ſ'écrie t'il) je reconnois vos volontés à ce noble courage, a ces ſymptomes de gloire qui brillent ſur ſon front; achevez votre ouvrage & veillez ſur lui!
Il reſte cependant encore des leçons à donner à ſon fils, ſur le monde où il va entrer, & ſur la conduite qu'il doit y tenir. Zaleg veut révétir ces derniers entrétiens, de l'appareil le plus ſéduiſant; il ſçait que les images frappent la jeuneſſe, & rendent la vérité bien plus ſenſible.
Un matin avant le point du jour, il ſort de la grotte avec lui; il le conduit par des ſentiers tortueux & inconnus. Après deux heures d'une marche lente & pénible, ils arrivent ſur la plus haute montagne des environs.
C'étoit le môment du lever du ſoleil, ſes rayons étincellans dorent la cime des côteaux; quelques nuages pourprés entourent ſon disque; mais inſenſiblement ils prennent une teinte plus douce, & ſe perdent dans un fond d'azur. Un bruit confus ſe fait entendre dans la plaine, ce ſont les cris de la nature reveillée. Le brouillard ſe retire de deſſus la terre humide, & par des gradations ſucceſſives & lentes, ménage l'étonnement de Nadir. Des points noirs indiquent dans le lointain les habitations des hommes, déja on diſtingue au pied de la montagne, les hameaux écartés, & miſérables, bientôt l'horiſon s'éclaircit, on voit les villages plus reſſerrés; les villes opulentes; on découvre les tours du ſuperbe Iſpahan.
Quel ſpectacle, pour un être raiſonnable & penſant, que celui d'un monde habité! il ne nous frappe plus, parceque notre vue y eſt familiariſée dès l'enfance, ou que nous le voyons ſans refléxion. Mais ici tout eſt nouveau pour Nadir; il régarde, il obſerve, il compare ce qu'il voit avec ce qu'on lui a dit; il interroge ſon Pere, ſes queſtions ſe précipitent, & ſe confondent -- „Ces maiſons chêtives & couvertes de chaume, qui les habite? -- Le laboureur utile & miſérable, là, mon fils, on rétrouve encore des mœurs innocentes, de la ſanté, & la pauvreté heureuſe. & plus loin, ces enceintes plus régulieres, plus vaſtes, & mieux bâties? -- Ce ſont des villes, c'eſt la demeure du riche & de l'induſtrieux, de la fainéantiſe, & du vice; c'eſt le fleau des campagnes & la ruine de l'Etat -& là bas, mon Pere, cette cité immenſe qui borde l'Horiſon, & dont les édifices s'élevent jusqu'aux nuës? -- C'eſt Ispahan, la Capitale de notre patrie, le ſéjour des grands, du luxe, de l'orgueil & des arts, le gouffre devorant où s'engloutiſſent toutes les richeſſes de la Perſe Eh quoi! (ſ'écrie Nadir,) ce ſont des hommes dela même eſpece qui habitent ſous des toits auſſi différents! c'eſt le même gouvernement qui les régit! & les loix ne rémedient pas à cette disproportion honteuſe! Ah mon Pere! tu avois raiſon de prévoir en frémiſſant le ſort de la Perſe. Sans doute une nation, où tous les honneurs ſont pour les richeſſes, & toute l'humiliation pour la pauvreté, touche à ſa décadence:
Il continuë enſuite d'obſerver; ſes refléxions ſont promptes & conciſes, ſon Pere le ſuit des yeux, il attend que cette premiere curioſité ſoit ſatisfaite, àfin que dans le moment de l'inſtruction, il ne ſoit diſtrait par rien, peu à peu le jeune homme ſe rapproche des objets qui ſont autour de lui, il porte ſur la plaine une vuë plus tranquille. „arretons nous ici, (lui dit alors, Zaleg,) & il commence ainſi.
„Voilà donc, mon fils, le vaſte thêatre où tu vas débuter. Le chemin y eſt gliſſant, les piéges y ſont communs & couverts de fleurs; mais la vertu y offre un ſecours ſupérieur aux ſéductions du vice, je ne te dirai rien de plus ſur la pratique des qualités ſociales; tu dois en trouver les principes dans la bonté de ton cœur, & dans le témoignage de ta conſcience. Quiconque a beſoin d'exemples ou d'inſtructions, pour s'affermir dans la bonne voyé, y marche lentement & s'y égarera un jour.
„Ce payſage varié t'offre à peu près le tableau de la Perſe entiere. Quel climat! Quelle fertilité! Vois ces côteaux couronnés de vignes, ces plaines couvertes d'epis jauniſſants, ces prairiés riantes & émaillées, ces arbres ſurchargés de fleurs; mais avec tous ces biens, le laboureur n'eſt que le tributaire malheureux du riche avide, ou d'une adminiſtration vicieuſe. accablé d'impôts, tiranniſé, par les vexations, il arroſe cette terre de ſuéur & de larmes; il gémit au milieu d'une moisſon abondante, & ſe plaint, que, quand la Providence a tout fait pour lui, une influence maligne en détourne les bienfaits.
„De la, mon fils, (& le coup d'œil t'en a frappé avec raiſon), ce cahos de luxe & de miſere, cette disproportion barbare, cette population immenſe dans les villes, cette déſertion dans les campagnes, cette langueur répandue dans le corps de l'Etat, l'arbre eſt attaqué par le pied, il faut quelque temps pour le détruire, ſes feuilles ſont encore vertes & touffués; mais ſi on ne donne la vié aux racines, il écraſera un jour le voyageur aſſés imprudent pour ſe fiér à ſon ombre.
„Jette les régards de ce côté, mon ami; vois ce fleuve descendre des montagnes, ſe groſſir dans ſon cours, & ſerpenter majeſtueuſement dans la plaine. Cinq ouſix de ces grandes rivieres traverſent l'Empire, y ont leurs ſources & leurs embouchures; une infinité de canaux & de chemins ſe croiſent en tout ſens, & s'y réjoignent Regardes ici a l'Horiſon cette nappe blanchâtre, qui ſemble ſe prolonger, c'eſt la Mer, elle fait presque l'enceinte de la Perſe, elle y offre partout des anſes commodes, des ports aiſés & ſurs, quel Royaume ſeroit mieux ſitué pour l'avantage du Commerce & pour le débit de ſes denrées! ſi l'exportation n'étoit pas gênée, ſi les droits n'étoient pas exceſſifs, ſi l'induſtrie n'étoit pas taxée, ou découragée par des privilêges excluſifs; ſi enfin le gouvernement veilloit à ce qu'on ne portât hors de l'Etat que ſon ſuperflu, & à ce qu'on n'y rapportat que ce que l'on peut acheter avec ce ſuperflu.
„La politique des peuples doit être fondée ſur des principes analogues, à leur puiſſance, & à leur génie. que les habitans des Palus méotides, dont l'Etat eſt petit & les reſſources bornées, portent toute leur induſtrie au dehors, qu'ils aient des coloniès dans toutes les Partiés du Monde, qu'ils ſoient les facteurs de l'Aſie, c'eſt leur rôle naturel, & ce qui fait leur grandeur. mais la Perſe vaſte, fertile, & peuplée, doit tout tirer de ſon ſein, ſa fermentation doit être intérieure; & alors les étrangers viendront chercher ſes productions dans ſes ports; ſon commerce n'aura pas même beſoin de Marine Militaire pour le proteger, elle ne contractera jamais de dettes, rarement de Guerre; que pourroit l'Aſié entiere? contre une Nation floriſſante, belliqueuſe, ſe ſuffiſant à elle même, & qui n'auroit qu'a fermer ſes ports, pour lui faire demander la paix.
„Tel étoit le plan du vertueux Abaſſy. Je veux fonder, me diſoit il ſouvent, la gloire de mon Empire ſur le bonheur de mes ſujets, plus je diminuérai les impôts, plus mes tréſors augmenteront, j'honorerai l'agriculture, j'enveray les grands dans leurs terres, les riches dans leurs biens; je ferai refluér dans les campagnes, ce ſuc ſurabondant qui engorge les canaux de l'Etat, & qui en gêne la circulation. Ma Cour ne ſera nulle part, & ſera partout j'iray jouïr chez le laboureur du ſpectacle de l'humanité heureuſe; & alors je mourrai content.
„La mort s'eſt jouée des projets de ce grand homme, peut-être l'éxécution t'en eſt-elle réſervée. mais ſouviens toi, mon fils, que les moyens doivent être ſurs & efficaces. Un medécin habile ne rétablit pas ſon malade épuiſé, par des remédes violents; il en étudié le tempéramment, il le prepare; & ce n'eſt que goutte à goutte, qu'il fait couler dans ſes veines un ſang pur & nouveau.
„Tu portes ta vue ſur Ispahan, & tu t'étonnes avec raiſon, en voyant cette tête monſtrueuſe dans un corps débile & malſain. La Capitale d'un Etat bien gouverné devroit en être le point central, & vivifier ſa circonférence; dans celui ci, au contraire, elle attire tout à elle, elle abſorbe tout, & les extremités languiſſent. C'eſt la patrie des arts; mais ces arts ſont presque tous frivoles, & prennent la teinte du génie qui les fomente, & du riche qui les dirige, il y regne encore des vertus, mais elles ſe cachent dans la nuit du ſilence, & le vice y marche la tête levée. partout le luxe inſolent imprime ſes traces ſuperbes; vois autour de la ville, ces bâtiments ſomptueux, ces jar“dins où à prix d'argent & d'effort! l'art a défiguré la nature.
„C'eſt dans ces rétraites voluptueuſes que les grands viennent pasſer quelques jours de cette ſaiſon: là inacceſſibles au pauvre, ſourds aux cris de la miſere publique, le ſaint nom de patrie, ne reveilla jamais leurs ames engourdiés, leurs révenûs ſont adminiſtrés comme ceux de l'Etat; des prépoſés mercénaires les pillent, & oppriment leurs vaſſaux, ils ſeroient reſpectés dans leurs provinces, & à la Cour ils ne ſont que des eſclaves titrés; malgré cela ils veulent toujours y être: cette yvreſſe eſt ſans doute leur punition.
„As tu remarqué, mon fils, à gauche d'Ispahan, ce palais dont les toits doré réfléchiſſent un éclat ſi vif, ces labyrinthes en amphitheâtre qui élevent jusqu'au Ciel leurs cimes touffuës? C'eſt le ſéjour des Rois de Perſe. Benabaſſy avoit toujours habité ſa Capitale; mais on a perſuadé à ſon ſuccesſeur, qu'il ne falloit pas familiariſer le peuple avec la Majeſté Royale, il s'eſt éloigné de ſes ſujets & les cœurs de ſes ſujets ſe ſont éloignés de lui.
„C'eſt là le théâtre de la cabale & des révolutions, ſur cette ſcene étroite une foule de courtiſans ſe heurtent & ſe trompent continuellement. les paſſions particulieresy dirigent les affaires de l'Etat. tel événement qui fait l'époque dans les annales de l'Empire eſt amené par une intrigue, & la Politique n'en eſt que le prétexte illuſoire. quelques vertus ſurnagent ſur cette Mer d'iniquités; mais elles ſont rares & ſans crédit.
„Presque tout ce qui vit à la Cour arrive bientôt à la dépravation; ce coloſſe immenſe s'éleve au milieu d'elle ſur un thrône brillant d'or & d'azur; il a le cœur de fer; & le front d'airain; l'ambition, l'intérêt, la luxure, l'orgueil, & la flatterie ſont ſes miniſtres & ſes Prophêtes: il n'y a qu'un ſentier pour l'éviter, c'eſt par la que marche le ſage; ces paſſions briſent à ſes pieds leurs flots impuiſſants, & il voit mouvoir autour de lui ces groupes d'atômes, ſans être entrainé par le tourbillon.
„L'Ambition n'eſt pas dangereuſe quand elle a un principe louable, quand le bien de la patrie l'anime: ce ſera celle de mon fils, & je ne crains rien d'elle.
„L'intérêt eſt le vice des ames baſſes, la tienne n'eſt pas faite pour lui. la luxure trainera ſes pas im“mondes jusqu'à toi, elle voudra regner ſur tes ſens; mais un amour vertueux te mettra au deſſus d'elle. tel eſt l'auguſte privilege de la vertu, que le vice fuit à ſon aspec.
„L'orgueil a ſon principe dans nos cœurs: ſa marche eſt lente & ſourde; d'abord il n'eſt qu'amourpropre, enſuite confiance, bientôt morgue & hauteur, & alors il n'a plus de frein. Oppoſe de bonne heure, mon fils, aux progrès de ce vice, l'idée de notre faibleſſe, de la grandeur de la divinité, & le ſpectacle de tes fautes: le premier pas qui y conduit eſt toujours l'aveuglement.
„Quant à la flaterie, c'eſt un vice trop honteux pour que j'apprehende de t'y voir livré: mais n'en reſpires pas le poiſon dangereux. Vois-tu ce lierre malfaiſant dont les rameaux fléxibles deſſechent l'arbre, qu'ils ſemblent couronner? ainſi plus rampant & plus ſouple encore, le flatteur corrompt le maître auquel il s'attache.
„A tout ceci, mon fils, je n'ai rien à ajoûter; les Dieux feront le reſte; ils veulent que nous nous ſéparions, je reſpecte leurs decrêts; il en coute à mon cœur. Combien de fois ma tendreſſe me conduira-t'elle ici! Combien de fois mes yeux impatients te chercheront-ils ſur cette plaine immenſe! Veux tu adoucir mes maux? ne t'écartes jamais du chemin de l'honneur. je ne pleurerai pas ton abſence, quand je te ſçaurai occupé à faire le bien, un jour nous réunira, un jour tu ſeras la conſolation de ma vieilleſſe heureuſe; mais auparavant tu as des devoirs importants à remplir; jusques la, il faut nous priver de la douceur de nous revoir: le Ciel le veut ainſi.
„J'ai envoyé il y a quelques jours mon eſclave a Ispahan. Sorane eſt prévenu de ton arrivée, il eſt mon ami, il a de l'expérience, & il te ſervira de Pere. Je n'ai pas beſoin de te récommander le ſecret ſur mon azile, & ſur ton éducation, encore moins de t'engager à ne pas m'oublier...... fais remettre tes lettres ſous cette pierre ou nous ſommes aſſis; mes pas inquiets m'y conduiront ſouvent; adieu mon fils, il faut..... & en même temps il ſe leve, le prennant par la main.
La ſenſibilité de Nadir, n'a „pas attendû ces derniers mots pour éclater, ſon attendriſſement s'eſt déja manifeſté par des larmes abondantes, il embraſſe ſon Pere, il le ſerre étroitement; -- non ne nous quittons point ..... je ne le veux pas...... les Dieux ſont trop cruels ...... mon ambition cede aux cris de la Nature. Cependant ils avancent toujours vers Ispahan, ils ne parlent plus, leurs pas ſe rallentiſſent; bientôt ils ſont à l'entrée du deſert: allons, mon ami, „(dit Zaleg), voilà ton chemin -- arrêtez mon Pere, encore un moment -- les délais ne font qu'augmenter nos douleurs adieu donc, je prends la courſe, car avec refléxion je ne pourrais pas m'arracher de vos bras“...... en diſant cela, Nadir s'éloigne avec rapidité, ſon Pere ſoupire, & le fuit des yeux; jusqu'à ce que le crepuscule descendu dans la plaine ait confondû tous les objets.
Nadir abſorbé par la douleur ne jette en chemin que des coups d'œil diſtraits ſur ce qui l'entoure; mais quand il pourrait s'en occuper, il n'en ſerait frappé que faiblement; C'eſt un tableau mouvant dont il connait le mécaniſme, arrivé aux portes d'Ispahan, il y trouve l'eſclave qui l'attendait & qui le conduit chez Sorane.
Depuis les changements arrivés à la Cour, cet honnete citoyen s'était retiré dans un des quartiers les plus deſerts de la Ville. Sa maiſon était petite & ſimple, mais bien ſituée & commode, elle n'avait pour decorations exterieures que la réputation du maitre, & les bienfaits qu'il répandait dans le voiſinage. La demeure d'un homme de bien eſt le temple de la vertu ſur la Terre.
Cependant on annonce à Sorane l'arrivée de Nadir; il court au devant de lui, il l'embraſſe avec tranſport, il le regarde avec attention. „Oui, je ne puis m'y tromper, c'eſt le fils de mon ami, ce ſont ſes traits, ſa voix; voilà les yeux & la bouche de ſa Mere. O! vertueuſe Mandane..... j'étois auprés d'elle quand vous naquites........ elle vous prit dans ſes bras affaiblis, Sorane, me dit-elle, je vous recommande cet enfant, partagez le ſoin de ſon éducation avec ſon malheureux Pere.... l'horreur de ſes ſouffrances, les angoiſſes de la mort ne purent la diſtraire de cet objet cheri, & elle éxpira en s'occupant de vous. Dieux puiſſants! vous verſez ſur nous de la même coupe, les maux & les biens, j'ai été témoin de cette ſcene de douleur, je l'ai été de l'exil de mon ami, il eſt encore loin de moi; mais aujourd'hui vous me faites voir ſon fils, je puis m'acquitter envers lui; vos arrets ſont équitables, & je ſuis content.
Il lui fait enſuite beaucoup de questions; les reponſes du jeune hommè ſont promptes & lumineuſes; le ſage vieillard admire la préciſion & la justeſſe de ſes idées, la touche mâle & nerveuſe de ſes expreſſions; ſon cœur s'en dilate de joye; tel un fleuriſte ſe plait à la vue d'une belle tulipe; il en conſidere tantôt la tige droite & haute; le calice ouvert & bien formé, tantôt les feuilles panachées, & les couleurs ondoyantes.
Après cela ils font enſemble un ſouper court & frugal, Sorane avait conſervé à ſa table la ſimplicité des anciens Perſes. Ce ſont les repas de la grotte, du creſſon, du lait, des plantes & des fruits de toute eſpece, de l'appetit & de la liberté. On conduit Nadir dans l'appartement qui lui eſt deſtiné, il ſe couche; mais il dort d'un ſommeil agité, & interrompu, parce que ſon imagination fermente avec activité.
Le lendemain avant le point du jour, Nadir impatient s'arrache au duvet, nouveau pour lui, il a déja parcouru la maiſon, il en obſerve la distribution intérieure, il va auprès du lit de Sorane, il lui fait part de ſes obſervations, il l'engage à l'accompagner dans Ispahan, il y voit avec étonnement ce cahos immenſe, ces groupes perpetuels, & toujours renaiſſants d'hommes de toute eſpece. Mais à peine jette-t'il les yeux ſur ces édidices ſuperbes, ſur ces pretendus chefs d'œuvre. il connait presque tous les arts par théorie, il ſçait que l'induſtrie humaine eſt infinie, & que ce qu'elle n'a pas fait elle y atteindra un jour, ſans doute il faut une éducation comme celle quil a reçué, pour échapper au preſtige des frivolités ſéduiſantes, pour porter dans le monde ce coup d'œil philoſophique, & pour étudier l'homme dans l'homme même.
Sorane & le Pere de Nadir avaient epouſé les deux ſœurs, toutes deux leur avaient été enlévées dans les mêmes circonſtances, & il ne reſtait ausſi au premier, qu'une ſeule fille de ce tendre & malheureux hymen. Zirma, (c'étoit ſon nom) étoit alors dans ſa quinzieme année. Elle avoit herité toutes les graces de ſa Mere. Ce n'eſt pas un concours de traits réguliers qui plait; Zirma n'étoit pas parfaitement belle; mais elle avait cette phiſionomie fine & touchante qui manque ſouvent à la beauté & qui vaut toujours mieux qu'elle. elle n'avait point le manége affecté des Perſanes. ſon eſprit étoit ſans fard, comme ſa figure; il ſéduiſait vivement & ſéduiſait toujours. à ces avantages, elle joignait beaucoup de talents, encore plus de modeſtié, un jugement délicat & juſte. elle était née ſenſible; mais de bonne heure ſon Pere avait tourné cette ſenſibilité au bien, il l'aimait & il l'avait elevée lui même. Ainſi le jardinier prévoyant, garantit le tendre arbriſſeau des chaleurs du midi & des influences du nord, & par une douce temperature fait éclore ſes boutons naiſſants.
En revenant, Sorane entretient Nadir de cette fille cherie, un Pere s'abandonne volontiers à l'éloge de ce qu'il aime, le jeune homme écoute avec avidité; ſon cœur palpite, ſes yeux s'animent, le trajet lui parait long, ils arrivent enfin. Zirma était dans un ſalon, ſon ouvrage à la main.
la toile s'animait ſous ſon éguille, les les fleurs naiſſaient ſous ſes doigts fléxibles. en voyant entrer un inconnu, elle ſe leve & ſalue avec timidité. Quel inſtant pour Nadir! quel trait de feu a paſſé dans ſon cœur! il réconnoit la perſonne qu'il a vue en ſonge. Sorane le preſente à ſa fille; il veut parler, & il n'articule qu'à peine quelques mots entrecoupés, un ſiége ſe trouve à propos derriere lui pour cacher ſa faibleſſe. Cette ſçene muêtte eſt digne des beaux temps de l'Age d'or.
Nadir n'a pas ſeul éprouvé cette émotion; un ſentiment confûs ſe fait entendre au cœur de Zirma, elle n'aborde plus Nadir qu'en tremblant, elle deſire de le voir, ſes regards s'attachent furtivement ſur lui; quand il parle, elle écoute attentivement; quand il ne parle plus, elle croit l'entendre encore. Jamais l'Amour ne fait tant de progrés que dans ces moments de ſilence; l'ame toute à elle, & ſans diſtraction en ſuce avidement le poiſon enchanteur; & le cœur eſt déja enyvré quand la raiſon voudrait éléver la voix.
Un jour nos jeunes gens étaient dans le jardin, chacun de ſon côté, ſeul, reveur, & tous deux ſans doute occupés l'un de l'autre, ils ſe rencontrent au détour d'une allée, ils ſe joignent, leurs régards ſont incertains & troublés, leurs ſoupirs ſe confondent -- „Qu'avez vous, Zirma? vous ſoupirez -- Ah! je ne ſçais Nadir ... mais je ne reſpire plus -- quelle ſoirée! quel ſouffle délicieux! -- jamais la Nature ne m'a paru ſi riante & ſi belle -- cependant, Zirma, tu l'effaces encore, ſans toi elle languirait pour moi .... vois, tout ici te rend hommage. Ce vent frais ſe joue dans tes boucles .... Cette ombre qui tempere la chaleur, menage ton beau tein; cette roſe ſe courbe ſur ſa tige, elle attend qu'on la cueille, & elle preférerait d'orner ton ſein aux careſſes du tendre Zéphir.“ en diſant cela, Nadir s'avance vers le roſier, il cueille la branche & la préſente à Zirma, qui l'accepte en rougiſſant. Le Dieu amoureux ſuit juſques ſur le ſein de Zirma le bouton qu'on lui enleve, il la voit, oublie la roſe, & ſe fixe ſur ſes levres.
Ils allaient ſans doute en dire d'avantage, quand Sorane les aborda. La converſation changea de ton; Nadir s'entretint de ce qu'il avait vu dans la journée & de ſes refléxions; Zirma s'eloigna par diſcrétion, & les laiſſa ſeuls.
Sorane avait d'un taillis voiſin, été témoin de l'entrévûé des deux amants; il voit germer avec plaiſir des ſentiments ſi conformes à ſes projets; mais comme l'heure n'était pas encore venué & que les progrès trop rapides de cette paſſion naiſſante pouvaient nuire aux deſtins de Nadir, il prend ſur le champ ſon parti. J'ai crû, (lui dit-il) mon Ami, m'appercevoir que vous aimiez ma fille, „& je le vois avec joyé. Quand les Dieux me la donnerent & que Zaleg eut un fils; je ne vous cache point quelles fûrent mes eſperances; combien votre éloignement me donna d'inquiétudes, combien votre retour a accru ces idées flatteuſes. Un jour le Ciel les realiſera, un jour votre union fera le bonheur de vos Peres; mais auparavant le fils de Zaleg & le gendre de Sorane doit avoir ſervi ſa Patrié; c'eſt ſon premier devoir, la Perſe eſt encore paiſible; mais les feux s'allument, & la foudre gronde ſur ſa tête, allez chez les étrangers apprendre à la ſauver, rapportez nous leurs vertus, évitez leurs vices, jugez-les ſans prejugé, ſoyez cosmopolite chez eux, & citoyen chez vous; un affranchi fidele, accompagnera vos pas; venez. il faut partir tout de ſuite.
Ce ton de chaleur & d'autorité fit l'effet que Sorane s'en était promis. Nadir perſuadé & interdit le ſuit en ſilence, ils montent dans un char. ſix courſiers vigoureux preſſent leurs pas redoublés; & le lever de l'Aurore les trouve déja loin d'Ispahan.
Chez tous les hommes le premier effet de la douleur, eſt d'abattre & deconſterner; mais dans les ames fortes, le ſecond eſt de les roidir, & de les elever audeſſus d'elles mêmes. Nadir l'éprouve, il s'eſt abandonné à un chagrin ſombre & morne, il a pleuré abondamment, bientôt ſon eſprit ſe calme, il rougit de ſon aveuglement & de ſa faibleſſe, remercie Sorane, prend congé de lui, & continué ſa route.
Il traverſe d'abord toutes les provinces de la Perſe; il étudié leur climat, leur commerce, leurs loix, leur concours au bien de la monarchié, les moyens de le rendre plus ſimple, plus direct & plus avantageux, il s'arrête peu dans les villes, où le peuple ne parait jamais ce qu'il eſt véritablement, où le luxe fait illuſion ſur les richeſſes réelles, il ne ſuit pas les grands chemins; mais il marche dans l'intérieur des terres, il pénétre dans ces partiès eloignées, où la vivification manque, ou les abus croiſſent à l'ombre d'une autorité arbitraire & despotique.
Dela, Nadir commence à parcourir l'Aſie, il change d'état & de ton, ſuivant le génie des différentes nations; marchand, chés les Siciniens, & chés les habitants de Palus méotides, rien n'y échappe à ſes regards. Il viſite les arſenaux, les ports, les magazins, il examine les branches de leur commerce, les détails de leur marine, leur adminiſtration intérieure, leur politique, leur relation avec les autres Etats, & particulierement avec la Perſe. Militaire en Bithénie, il étudié les reſſources de cette puiſſance momentanée, les qualités de ſon Roi, les talents de ſes Généraux, les principes de ſa conſtitution, les défauts qui y regnent encore. enſuite il paſſe en Hesperie, il veut achever ſon voyage par l'Herulie; mais il entend parler de Guerre, il apprend que la Perſe eſt menacée, & qu'une ligue puiſſante ſe forme contre elle. Cette nouvelle lui fait precipiter ſes pas vers Ispahan, & il rentre en Perſe, ayant vu partout des abus, quelquefois du bien, plus ſouvent du mal, étant convaincu que le gouvernement le plus parfait eſt celui qui eſt le moins defectueux, & rapportant dans ſa patrie des vûes grandes & juſtes, des projets avantageux & poſſibles. telle l'abeille ingénieuſe a ſçu discerner les fleurs utiles, & en picorait tranquillement le ſuc; lorsque l'air ſe rafraichit, & que les nûages s'amoncelent, elle abandonne ſa pature & revient en bourdonnant à ſa ruche.
En arrivant à Ispahan, Nadir vole ou ſon cœur le conduit, il embraſſe Sorane, il revoit Zirma & elle lui parait encore plus belle, de ſon côté Zirma le regarde & s'applaudit intérieurement de ſon choix, ſes traits ſont devenus plus mâles & plus reguliers, ſon teint eſt moins délicat, il narre agréablement; jamais d'égoïſme dans ſes recits, chaque phraſe exprime une idée, & chaque idée eſt jus-te & ſenſible, il faut être Amante pour faire ces obſervations, & pour en ſavourer délicieuſement le prix.
Les premiers moments de ce retour ſont conſacrés à la joye. Sorane eût trop perdu lui-même à ſe ſéparer de Nadir; il ne ſe laſſe pas de l'entendre, il l'interroge ſans ceſſe, il l'admire avec attendriſſement. „ô Pere digne d'un tel fils! (s'ecrie-t'il quelquefois) ô Patrié! ô Zirma! ô toi même Sorane! qui de vous ſera le plus heureux de le poſſeder? les Dieux ont pris plaiſir à le former, il nous ſatisfera tous.“
Cependant le flambeau de la Guerre brille de toutes parts, les Siciniens, les Bithiniens, les Parthes s'avancent a grandes journées, une foule de ſoldats mercenaires vient groſſir leurs drapeaux. ils menacent les frontieres de la Perſe, l'allarme eſt dans le Royaume, on leve a la hâte des troupes, on répare les fortifications, le laboureur paiſible eſt arraché à ſa charrue, les impôts, les vexations, la miſere, la famine accourent à plein vol, ces ſpectres avides & décharnés planent au-deſſus de la Perſe; ils font retentir l'air de leurs ſiflements horribles, & étouffent jusques dans le ſein de la terre, le germe des moiſſons. Au milieu de ces troubles, le ſeul Ispahan eſt tranquille, le luxe y augmente & inſulte à la deſolation publique; on croirait qu'il eſt la capitale d'une autre Patrié. infortunés habitants, encore ſi c'étoit la fermeté & le courage qui vous rendit ſupérieurs aux évenementsl mais non, c'eſt la molleſſe, c'eſt l'aveuglement, c'eſt l'oubli du Patriotiſme; il ne coule plus dans vos veines qu'un ſang lache, ſtupide, & corrompû.
Nadir a vû ces preparatifs, ſon ardeur s'enflamme; à peine la préſence de Zirma peut-elle la balancer, il ne parle plus qu'armées, combats, Patrié. tel au bruit d'une trompette Guerriere, ce courſier fougueux dreſſe ſes crins ſuperbes, frappe la terre de ſon pied impatient, & s'échappe en bondiſſant du ſein d'un riant paturage. „allons, mon ami, il en eſt temps (lui dit un jour Sorane) j'ai prevenu tes deſirs. le nom de Zaleg a trouvé des protecteurs, j'ai obtenu pour toi le commandement d'une legion. Cette Guerre s'annonce ſous des auſpices facheux; peut-être il t'appartient de lui faire changer de face. C'eſt a la vertu à détruire l'ouvrage du vice.
„J'avois prevû dès longtemps l'embraſement qui s'etend ſur la Perſe. la mort de Ben-Abaſſy, & la retraitre de votre Pere preparerent nos desaſtres. le ſyſtême de politique changea, des interêts mal entendûs nous allierent avec les Parthes, la Guerre ſurvint, elle fut malheureuſe, & la Paix qui la termina, achetée & honteuſe.
„Une main habile aurait pû ſansdoute reparer ces maux. la Perſe, eſt un corps robuſte qu'un regiſme bien ordonné pouvait rétablir; mais un empirique le traita, & perdit tout, il n'employa que des palliatifs, & ne remonta jamais à la ſource du mal; bientôt l'Etat fut agité de convulſions, & devint de plus en plus faible & languiſſant, nos voiſins en profitent & nous attaquent de toutes parts; nous ſommes ſans troupes, ſans argent, ſans crédit, ſans vertus, le timon eſt à qui ſe ſentira aſſez habile pour s'en ſaiſir.
„Il me reſte à te faire connoitre le miniſtre qui a attiré tous ces maux ſur la Perſe. Crantor à de la naiſſance; mais il était étranger & ſans biens; tant que Ben-Abasſy vecut, il rampa dans le néant. après ſa mort les vices regnerent & il triompha. les femmes, la hardieſſe, les intrigues, & le faſte l'ont conduit a cette fortune éclatante. on confond trop ſouvent les fauſſes lueurs de l'eſprit, avec le feu du genie, avec ces élans divins, que donne la Nature & que l'on n'acquiert pas. Crantor à l'un, & n'eut jamais l'autre. plus de vivacité que de ſolidité dans l'imagination, plus d'entêtement que de conſtance, plus de fauſſeté que de ſoupleſſe, plus de manege que de politique, plus de dureté que de fermeté, plus d'oſtentation que de généroſité. ambitieux, avide, & inſatiable, il a accumulé ſur ſa tête, & ſur les ſiens, toutes les dignités & tous les honneurs, il a elevé ſa fortune ſur l'injuſtice, & il la cimente de la ſubſtance des peuples. ennemi du travail, ami des plaiſirs, il paſſe ſa vié à captitiver ſon maitre, & à eloigner du Throne les cris de la nation, il eſt a la fois la haine des grands, & l'éxecration des petits, mais tout tremble devant lui, ſa chûte ſerait le ſalut de l'Etat; peut-être faudra-t'il la chûte de l'Etat pour entraîner la ſienne.
Après cet entretien ils partent pour la Cour. Nadir eſt preſenté au Roi, qui le diſtingue à peine. ils vont de la chez le miniſtre, on annonce le fils de Zaleg. le ſaint nom d'un homme vertueux ſuffit pour déconcerter le vice. Crantor palit, s'avance, l'asſure de ſa bienveillance, & rejoint auſſitôt un groupe de courtiſans qui riaient de ſon embarras.
Revénus à Ispahan, il faut partir, c'eſt alors que Nadir ſent toute l'étendué de ſa douleur, ſon Héroiſme ne lui fournit plus que des ſecours impuiſſants; il s'attendrit en voyant Zirma; elle eſt appuyée ſur une table, ſes belles jouës ſe couvrent d'une paleur mortelle, elle voudrait cacher ſes pleurs; mais ils s'échappent a travers ſes doigts mal unis; un morne ſilence accomp agne cetteſcene touchante.
Sorane tient dans ſes mains une epée d'or; c'étoit un preſent du feu Roi. l'ouvrage en était précieux, & la lame d'une trempe achevée, il approche de ſa fille -- „Viens mon enfant, armes Nadir; ce fer donné par l'Amour, ſera le gage de la victoire“; il la prend par la main, Nadir s'avance, elle lui ceint le glaive en tremblant. leurs larmes ſe renouvellent avec abondance. „ah Zirma! (ſ'ecrië Nadir avec tranſport) ah Sorane! ... vous me l'avez promis ....... jurés moi qu'à mon retour....... je pars pour le meriter....... Zirma n'y conſentez vous pas? -- oui, mon fils, je le promets. J'en jure par ton Pere, par l'amitié, par les Dieux, temoins de nos ſerments, & vengeurs du parjure ....... embraſſez vous mes enfants“. Nadir plus prompt que l'éclair, obéït; ce baiſer ſe donne en rougiſſant & ſe reçoit de même. ô baiſer pur & chaſte, donné en preſence d'un Pere! tu fais couler dans le ſang du jeune homme un Amour tendre & vertueux; tu y portes plus, celui de la Patrie, & l'enthouſiaſme de la gloire.
Nadir approche du rendez-vous général de l'armée. il voit de loin ces tentes ſans nombre qui blanchiſſent la plaine, cette multitude confuſe d'hommes, d'armes, & de chevaux. l'air retentit d'inſtruments militaires, des banderolles flottantes diſtinguent les legions. il joint celle qu'il doit commander. tout previent au premier abord en ſa faveur, il ſemble qu'un charme ſecret, attire les cœurs a lui; l'envié ſe tait, la cabale s'éloigne en fremiſſant. officiers, ſoldats, jeunes, & vieux, tous ſe reuniſſent a l'aimer.
Un homme de génie a bientôt adapté la theorié de la conſtitution militaire à la pratique. au bout d'un mois, Nadir connait déja parfaitement tous les détails de la discipline, & des évolutions; il a même ſur ces objets des idées neuves & avantageuſes. mais il ſe contente de faire exécuter les ordres, il écoute les autres avec modeſtié, juge ſans prevention, & cede ſouvent. il veut attendre des temps plus favorables pour faire uſage de ſes connaiſſances. afficher trop de ſupériorité à un certain âge, c'eſt aigrir les hommes & leur deplaire; il faut avoir gagné leur confiance auparavant de pretendre a leur eſtime.
Cependant la campagne s'ouvre, les ennemis s'avancent, ils ont a leur tê-te un Général habile & entreprenant; ils menacent à la fois pluſieurs places, l'armée Perſane quoique ſuperieure en nombre, commandée par un chef ſans experience & ſans talents eſt reduite a une défenſive pénible, elle ſe conſume en mouvement continuels, en retraites precipitées, en decampements inutiles; on lui derobe frequemment des marches; deux places ſont investiès en même temps, les alliés en couvrent les ſiéges par une poſition avantageuſe. on n'oſe rien tenter de déciſif, on veut cependant les ſecourir, les meſures ſont mal priſes, les convois battus ou enlevés. après une vigoureuſe reſiſtance, ces villes ſe rendent, & les Perſans découragés & affaiblis ſans avoir rien fait, ont déja perdû vingt lieues de pays.
Dans tous les états de la vië, les temps d'adverſité ſont l'école la plus inſtructive. Nadir étudië ceux-ci avec attention, actif & infatigable, il parcourt les poſitions qu'on a priſes, & celles qu'on aurait pû prendre. il eſt de tous les détachements, il eſt temoin de beaucoup de fautes, & de pluſieurs actions desavantageuſes. il porte partout ce coup d'œil prompt & méditatif, qu'il a éxercé dès l'enfance.
Cependant le bruit de ces malheurs eſt venu jusqu'a la Cour d'Ispahan, les épigrammes volent de tout côté; un couplet ſatyrique conſole la nation de ſes deſaſtres. Le miniſtre eſt accuſé d'aveuglement, le Général d'ineptié; on finit par rappeller ce dernier & par envoyer a ſa place deux collegues, égeaux en grade, en autorité, & en ignorance. L'armée eſt renforcée par des levées nombreuſes, mais les affaires n'en iront pas mieux; c'eſt une maſſe informe qui n'a point de tête.
Les nouveaux Généraux arrivent, ils apportent des ordres pour tenter un evénement déciſif, l'armée marche en avant; les ennemis répandûs dans le plat pays ſe rejoignent & ſe rapprochent de leurs places. Ce mouvement eſt pris pour une retraite decidée; les eſprits s'enivrent, les têtes s'echauffent on les ſuit ſans précautions, & ſans ſubſiſtances, deux fois les avant gardes eſſouflées ſe choquent contre leurs arrieres gardes en bon ordre, & ſont complettement battues. Nadir eſt d'une de ces actions avec un détachement qu'il commande. on lui ordonne d'attaquer, il repréſente, on inſiſte, il obeït. la moitié de ſes troupes y périt; envain il fait des prodiges de valeur; ſeul, ſans ſecours, aſſailli par toutes les forces des ennemis, il ſe rétire en bon ordre, couvert de ſang, & de gloire.
Ces échecs ne ſont encore que le prélude d'une ſcene plus ſanglante, & plus honteuſe. les alliés ont rejoint leurs magazins; ils s'arrêtent dans une poſition avantageuſe, une riviere à leur droite, un marais à leur gauche, un bois devant leur front; il faut traverſer une plaine immenſe pour aller à eux. on s'approche de leur camp, on eſt étonné de leur contenance. les yeux ſe deſſillent, on ſe voit ſans reſſource, ſans vivres, acculé à des défiles étroits & dangereux, forcé à combattre ou à perir de miſere.
Dans cette fatale conjoncture, on ſe décide a attaquer les ennemis. jamais bataille ne ſe donna ſous des auſpices auſſi facheux. une pouſſiere noire & épaiſſe s'eleve au deſſus de l'armée. des milliers de corbeaux planent dans l'air, & effrayent le ſoldat par leurs croâſſements lugubres. il regne dans tous les rangs une contenance ſombre & timide, préſage infaillible d'une defaite; chacun voit derriere ſoi la honte, & devant lui la mort; chacun cherche de l'œil par où il pourra fuir. Le ſeul Nadir regarde où il faudra mourir.
Cependant on fait les diſpoſitions. l'armée ſe deploye dans cette plaine, raſe & découverte, ſes ailes s'étendent en forme de croiſſant, le combat commence par des decharges rédoublées de catapultes & de baliſtes de toute eſpéce. le danger augmente, il traine après lui le ſilence, & la mort. les Généraux Perſans n'avaient point de plan d'attaque determiné: ſans doute ils comptaient le decider ſur le terrein; mais pendant qu'ils perdent le temps en délibérations inutiles; les ennemis voiant l'étendué & la faibleſſe de leur ordre, prenent ſur le champ leur parti, des corps nombreux ſe montrent à la liſiere du bois afin de contenir les deux ailes, une phalange triangulaire ſoutenué de pluſieurs eſcadrons debouche par le centre & s'avance droit ſur celui des Perſes. Sa marche eſt rapide, uniforme & impoſante. tel ce nuage noir & ſouffré s'avance majeſtueuſement-ſur l'horiſon & vomit de ſes flancs le bruit & la terreur.
L'incertitude rédouble alors dans l'armée Perſane. On ne prend aucun parti, quelques bataillons veulent oppoſer leurs rangs faibles & desunis aux progrès de la phalange, elle les ouvre & les écarte auſſi facilement, que le vent du nord plié les roſeaux, & couche les épics. la cavalerié des Perſes était nombreuſe, & compoſait presque tout leur centre; elle s'avance à ſon tour, mais à la hâte, ſans diſpoſition, & par petits pelotons, leurs charges ſucceſſives & impuiſſantes, ſe briſent contre cette maſſe formidable ſans l'ébranler, beaucoup y periſſent, tout le reſte s'abandonne à une fuite honteuſe; le centre ainſi diſperſé, les deux ailes ſe rétirent chacune de leur côté; cette vaſte plaine n'offre plus que des groupes de fuyards & les trophées du vainqueur.
Nadir fermait avec ſa légion le flanc gauche de l'aile droite. C'eſt la ſeule qui ſe rétire en bon ordre, & dont la contenance fiere ſemble encore menacer les victorieux; ils ſe réuniſſent contre elle. déja un gros corps de cavalerié s'avance au grand trot pour la charger. Nadir voit ſans crainte groſſir l'orage. ſon coup d'œil eſt plus prompt que le vol de l'aigle, il fait ſerrer les rangs, couvre ſon front d'un petit ravin, & ſes flancs de quelques cohortes d'élite; les ennemis attaquent, & de tous côtés ils ſont repouſſés avec vigueur. ce premier echec rallentit leur ardeur. Nadir forme les ſiens en bataillon quarré, & continué ſa retraite au petit pas; il favoriſe celle de l'aile entiere; les fuyards ſe raſſemblent derriere lui, & s'ils ſont incapables de combattre, au moins fuyent-ils en ſureté.
Cependant les alliés ne ſe rebutent pas, ils remarchent avec des nouvelles troupes, & reviennent à la charge. Nadir rédouble de fermeté & ſa légion de valeur, ils traverſent la plaine, & régagnent les défilès, toujours harcéles, mais jamais entamés. Tel ce ſanglier furieux pourſuivi par une meute nombreuſe ſe rétire en écumant de rage, il ſe retourne ſouvent & ſes défences meurtrieres font mordre la pouſſiere aux plus hardis.
Quand ils ont paſſé les défilès, & que les montagnes les ſéparent des ennemis, Nadir s'arrête. ſes armes ſont fauſſées, ſon epée eſt degoutan de ſang, il rallié toute les troupes, il contemple leur perte, & toute l'étendué du deſaſtre. L'aile gauche avait fui du côté de la riviere, & s'y était renduë a diſcretion; le centre était détruit; les Généraux, tous les officiers de marque, la caiſſe militaire, le camp, étaient reſtés au pouvoir du vainqueur. les débris de l'aile droi-te devaient leur ſalut a Nadir, tous l'ont vû combattre, tous s'écrient d'une voix unanime; qu'il nous commande celui qui nous a ſauvé. Ils l'entourent, l'elevent ſur leurs boucliers, & le proclament leur chef.
La nouvelle de cette bataille deſastreuſe arrive bientôt a Ispahan, l'allarme s'y repand, chacun croit voir l'ennemi aux portes de la ville, tous diſent que l'Etat eſt perdû, & aucun ne ſonge à le ſauver. citoyens laches & corrompûs? vos ames ſont enervées par la molleſſe; deux cent lieues de pays à droite, à gauche, derriere vous, ne ſuffiſent pas pour vous rasſurer, vous avez des bras, vous vivez, & vous deſesperez du ſalut de la Patrie! cette conſternation a paſſé jusques à la Cour, ils aſſemblent leurs conſeils, & ils ne s'entendent pas. enfin ils prennent le parti de confirmer le choix des ſoldats & de laiſſer le commandement a Nadir, dans lemalheur la faibleſſe ſaiſit tout, & ſe laiſſe aiſément entrainer.
C'eſt alors que Nadir deploye la ſupériorité de ſon genie. avec une poignée de troupes, il ne peut pas reſiſter au torrent impetueux des ennemis; mais il retarde leur marche, il harcele leurs convois, il ſe retire pas à pas, il raſſemble des milices ſous ſes drapeaux, il les exerce, il introduit dans ſon armée une diſcipline plus rigide, des évolutions plus ſimples & plus promptes. Quand il ſe voit à la tête de trente mille hommes ainſi dreſſés, il choiſit un camp avantageux qu'il fortifie encore par des bons rétranchements. la, il couvre Ispahan, il a derriere lui un pays abondant, il menace les communications des ennemis, il attend de nouveaux renforts. les alliés s'approchent pour l'attaquer, mais ils reconnaiſſent la poſition inexpugnable & ſe retirent en fremiſſant de colere.
Bientôt Nadir médite un projet plus hardi, il s'y prepare a l'avance, il engage des frequentes eſcarmouches & toujours avec ſuccès; c'eſt le grand art d'un Général, de ſe menager des rencontres heureuſes, en oppoſant dans ces occaſions à l'ennemi des forces ſuperieures aux ſiennes. la confiance renait dans l'armée Perſane, les foldats demandent a grands cris qu'on les mene au combat: Nadir reconnait la poſition des alliés, ils étaient campés dans une vaſte plaine a deux lieues de lui, enivrés de ſuccès & de butin. il forme le plan de les attaquer par leur gauche, & il fixe la journée du lendemain pour cette opération deciſive.
Avant le point du jour, Nadir eſt a cheval, ſes armes ſont de l'acier le plus fin & le plus poli, ſon casque eſt ſurmonté d'un panache blanc, un manteau de pourprerichement brodé, flotte ſur ſes épaules. partout-ailleurs ilmépriſe le faſte, ici il le croit néeſſaire. il fait prendre les armes à ſes troupes, parcourt leurs rangs, & leur promet la victoire, l'armée s'ébranle ſur quatre colomnes, leur marche eſt lente & bienmeſurée. chaque tête de colomne depaſſe l'autre de ſix cent pas; celle de la gauche eſt la plus arrieré: dans cet ordre elles ont la figure d'un jeû d'orgues. à celle de la droite ſont toutes les machines de Guerre. elles roulent avec effort, & la terre gemit au loin ſous leurs eſſieux tremblants. Le ſoleil darde ſes rayons encore pales ſur les armes luiſantes, & mêle d'agréables couleurs a la majeſté de ce ſpectacle.
Une avant garde compoſée des coureurs de l'armée, & de quelques corps d'élite precede le tout de deux mille pas. Nadir eſt a la tête. quand il eſt à portée des ennemis & qu'il voit qu'ils n'ont rien changé a leur poſition, il fait donner le ſignal convenû. alors quelques escadrons de la gauche ſe portent a toutes jambes à la hauteur de l'avant garde, toutes les colomnes ſe forment en bataille; la ſeconde ligne eſt faible & claire, parce que la plus grande partië va fortifier la droite, le reſte de la Cavalerië de la gauche vient en même temps au grand trot, & par derriere, renforcer celle de la droite.
Les ennemis ſont en bataille à la tête de leur camp. ils inſultent à la temerité des Perſes. Ces troupes repanduès devant leur front leur paraiſſant indiquer les points de directi-on & d'alignement des colomnes qui les ſuivent, ils reſtent immobiles. mais bientôt le rideau ſe leve, les eſcadrons de la gauche reviennent joindre leur aile, l'avant garde ſe retire rapidement par les intervalles du centre & ſe forme en troiſieme ligne derriere la droite. L'armée Perſane parait rengée obliquement en réfuſant ſa gauche & ſon centre.
Tous ces mouvements ſont éxécutés avec une vivacité incroyable: Nadir a rompu ſes troupes a toutes les évolutions; il ſçait que la celerité fait le ſuccès de ſon nouvel ordre; donne le ſecond ſignal, l'armée pousſe le cri qu'elle s'était choiſie. Dieu & Nadir . La cavalerie de la droite fond comme un trait ſur celle des ennemis, & la renverſe après une médiocre réſiſtance. La premiere ligne ſuit les fuyards ſans ſe rompre; la ſeconde s'arrête. l'armée fait un quart de converſion. l'infanterié des alliés priſe en flanc, denuée de cavalerié, aſſaillié de tous côtés, ſe replie en déſordre ſur ſon centre, & y porte la confuſion; ce ne ſont plus que des tourbillons informes & incapables de defence. les Perſes continuent de marcher d'un pas égal & rapide, ils n'ont que la peine de les chaſſer devant eux, & d'égorger les plus lents. Ainſi le loup affamé fait fuir un troupeau de moutons timides. ſi quelque fois ſa dent carnaciere enſanglante leurs toiſons touffues; la frayeur redouble alors, ils ſe preſſent en bêlant les uns ſur les autres; & leur précipitation nuit aleur ſalut.
Quand Nadir voit la victoire aſſurée de toute part, l'humanité parle à ſon cœur; il fait ceſſer le carnage; il jette la vûé ſur cette vaſte plaine où n'agueres était une armée formidable & triomphante, & où maintenant. Il n'y a plus que des ruiſſeaux de ſang & des monceaux de cadavres; quelques larmes coulent de ſes yeux attendris. „ ô malheureux mortels! (s'écrie t'il en ſoupirant) quelle rage vous transporte? .... ô gloire inhumaine! .... ô fortune quelle eſt ton inſtabilité! on lui amene enſuite le Général des ennemis: presque toute leur infanterie defile devant lui tête nué, jettant armes & drapeaux à fes pieds, il les accueillit avec bonté, il adoucit le poids de leur captivité; tout ce qui l'entoure pouſſe des cris d'admiration, & demeure indecis s'il a été plus grand dans le combat qu'après la victoire.
Cette bataille à jamais mémorable n'a presque rien couté aux Perſans, à peine ont ils eu à combattre; le gain en eſt entierement du aux dispoſitions de Nadir. il laiſſe répoſer ſes troupes le reſte de la journée, & le lendemain il marche en avant; il pourſuit ſans relache les debris de l'armée vaincué, il les disperſe tout à fait, il reprend les deux places enlevées au commencement de la campagne, & pénétre bientôt dans le pays ennemi. C'eſt là qu'il acquiert une nouvelle gloire, il s'aſſure de tous les pasſages, du cours de toutes les rivieres, il avance pied à pied; ſa réputation vole devant lui, les villes lui apportent leurs clefs, il gagne les cœurs des habitants. Il contient ſes ſoldats par une discipline exacte, & fait jouir le pays conquis d'une prospérité inconnue au milieu du tumulte de la Guerre.
Une ſeule place ſemble ſe préparer à une réſiſtance vigoureuſe, les ennemis en ont fait leur entrepôt principal & eſſayent d'y raſſembler quelques troupes. Nadir s'approche, les bat, & l'inveſtit; il fait attaquer le même ſoir quelques ouvrages extérieurs, ſon infanterie les emporte, pourſuit les aſſiégés, entre pêle-mêle avec eux dans la ville & arbore ſur les remparts ſes drapeaux victorieux.
Nadir eſt témoin de cette attaque. Il entend des cris confus & tumultueux. Une flamme noire & épaiſſe s'éleve au deſſus des murailles; déjà le ſoldat impitoyable ſe livre à toutes ſortes d'excès, & fait éprouver à la malheureuſe ville les horreurs d'un aſſaut. „Courons, amis, (s'écrie Nadir aux officiers qui l'entourent,) l'humanité nous appelle“. Il vole auſſitôt, il fait éteindre le feu & cesſer le pillage; mais auparavant ſa main ſe rougit pluſieurs fois du ſang des ſiens.
Enfin le calme renaît; & Nadir ſe prépare à retourner au camp, quand des gémiſſements plaintifs l'attirent dans une maiſon ſuperbe & écartée: là, à la ſombre lueur de quelques decombres embraſés, il apperçoit, Dieux! quel ſpectacle horrible! un vieillard nageant dans ſon ſang, plus loin une jeune perſonne à genoux, deux ſoldats le poignard levé ſur elle, & voulant aſſouvir leur brutalité. A ſon approche les ſcélerats s'enfuyent par une iſſue oppoſée; il lui tend la main & l'aide à ſe rélever; il examine ſes traits, jamais rien de ſi beau ne s'offrit à ſes regards. Ses cheveux en déſordre, ſes vetements déchirés, ſon ſein nud & meurtri, ſes yeux noyés de pleurs, la rendent encore plus touchante. Elle veut parler, ſa voix expire ſur ſes levres, elle ſerre Nadir àvec tranſport; ce ſont pendant quelques temps les ſeules expreſſions de ſa reconnaiſſance. Enfin elle revient à elle --- „Ah, ſeigneur, quel Dieu tutélaire vous envoye!..... les cruels... ils ont égorgé mon Pere, voici ſon cadacre.... arrachés moi de ce ſéjour plein d'horreur.... je vous ſuivrai partout... je ne vous quitte plus“. En diſant cela, elle ſaiſit ſon bras, elle embraſſe ſes genoux avec tranſport. Nadir émû & attendri la conduit à ſon quartier dans une tente voiſine de la ſienne; il lui fait donner toute ſorte de ſoins. Peut-être ce que ſon cœur éprouve, eſt-il déja plus que de la pitié!
Retiré chez lui, Nadir veut dormir; le ſommeil le fuit, les ombres de la nuit lui retracent les charmes de la belle inconnue, ce viſage baigné de larmes, cette ſcene d'attendriſſement & d'horreur. „Ah Zirma! (dit-il,) après toi les Dieux n'ont rien crée de ſi parfait .... Si je ne te connoiſſais pas, je m'allarmerais des ſentiments qu'elle m'inſpire...... mais quand on t'avue, on ne peut en aimer une autre“. Il ſonge enſuite à ſa chere Zirma, il en eſt abſorbé: ſes conquêtes, ſa gloire, il oublie tout pour ſe livrer à cette idée enchantereſſe. L'Héroiſme eſt une paſſion de l'eſprit, & l'Amour eſt celle du cœur.
Le lendemain Nadir revoit Cephiſe; c'eſt ainſi que s'appellait ſa captive; elle ne pleure plus, ſa douleur paraît plus calme; quelquefois elle leve ſur ſon bienfaiteur des yeux ſereins & attendris, elle ſavoure avec delice le plaiſir de la reconnaiſſance. L'infortunée! un ſentiment plus ſecret & plus vif ſe gliſſe dans on cœur: l'Amour eſt un prothée ingénieux, il ſe revétit de toutes ſortes de formes, & il pénétre par toutes ſortes de voyes. L'embraſement veut s'étendre jusqu'à Nadir; il éprouve des nouvements ſéditieux, mais il a la force de s'éloigner. C'eſt beaucoup, ſans doute, que de s'arracher à l'occaſion quand elle eſt attrayante.
Les occupations de la journée ne le diſtraient que faiblement: le ſoir Nadir ſe retrouve ſeul, il ſe rappelle encore Zirma, il repette mille foisce nom avec tranſport, il s'enivre d'espérances & d'illuſions. bientôt ſa tête brulante eſt trop faible pour tant de deſirs. une douce langueur l'accable, quand il entend quelqu'un s'avancer doucement. On ouvre ſa tente, quelle ſurpriſe! Cephiſe eſt à ſes pieds, pale & tremblante, il la relevé, ils reſtent tous deux muets & confondus. enfin elle rompt le ſilence la premiere -- „que penſerez vous de ma demarche? ſeigneur ..... il n'y a que votre généroſité, qui puiſſe l'excuſer...... mon Pere a peri dans cette cataſtrophe ſanglante..... il me reſte une parente auprès de la-quelle j'iray finir ma deplorable vié, ſi cependant..... ah, Nadir! il eſt un autre parti, que je deſire, qui depend de vous ..... & que je n'oſe avouër. qui depend de moi, belle Cephiſe, & vous heſitez -- hé bien Nadir ..... puis-je pretendre a votre cœur...... vous m'avez ſauvé la vië, mais vous m'avez ravi une liberté bien plus precieuſe... hélas..... l'Amour devait-il naitre au milieu de tant d'horreurs? ...... devait-il s'allumer aux flambeaux qui ont embraſé nos maiſons? ......que dis-je! malheureuſe.... le ſang de mon Pere ne devait-il pas l'éteindre..... je m'égare....ayez pitié de mes douleurs. enſuite elle cache ſon viſa“ge dans ſon ſein, & elle pleure abondamment.
Quelle ſituation pour Nadir! quel combat s'eleve dans ſon ame! d'un côté, Zirma, & la fidelité qu'il lui a promiſe; de l'autre, Cephiſe, belle, paſſionëé, & mourante, ſes deſirs, la ſolitude, l'occaſion, quelquefois ſes ſens tumultueux veulent l'emporter ſur la voix de l'Amour; il s'approche d'elle & couvre ſes mains de baiſers ardents, mais ſes yeux rencontrent en ſe baiſſant le portrait de Zirma qu'il portait toujours ſur ſon cœur; il s'éloigne, & la raiſon revient. „qui moi! (s'ecrië t'il enfin) feindre des ſentiments que je n'ai pas! qui moi! je ſçellerais ſur cette belle bouche... un parjure... non Cephiſe..... je ne peux être à vous, je vous eſtime trop pour vous tromper. Je vais vous renvoyer a votre famille.... puiſſent les Dieux vous rendre auſſi heureuſe que vous meritez de l'être.“ En diſant ces mots il ſort, & donne des ordres pour ſon depart; une eſcorte honorable & de riches preſents l'accompagnent; mais lui même il fuit, afin de ne pas être témoin de cette ſçene touchante.
Zirma, divine Zirma! quel ſerait ton triomphe, ſi tu ſçavais la delicateſſe de ton Amant! il doit ſa vertu à ſon Amour plus qu'à ſes principes. il fallait Cephiſe pour te balancer un moment dans ſon cœur, & il fallait toi, pour que Cephiſe ne fut pas aimée.
Il ne manquait plus a la gloire de Nadir que d'être le pacificateur de la Perſe aprés l'avoir ſauvée. Les alliés rebutés de leur deſaſtre demandent la paix. Leur premiere clauſe eſt, qu'il ſoit chargé d'en dreſſer les articles, & de la traiter avec eux. L'ambitieux Crantor impatient de voir finir une Guerre qui diminuë ſon credit, & qui èleve à côté de lui un rival puiſſant, conſent à tout;mais ſon cœur ulceré de jalouſié & de haine contre Nadir, jure interieurement de ſe venger & de le perdre.
Nadir porte dans les negotiations, cet eſprit de juſteſſe, de grandeur, & d'equité, trop peu connu dans la politique actuelle; il ſçait concilier les intérêts de ſa patrie avec la moderation & la bonne foy. les conditions du traité ſont claires & préciſes. il en eloigne cette ambiguité artificieuſe, qui menage des ſubterfuges à la fraude, & qui laiſſe des levains de Guerre toujours ſubſiſtans. enfin la paix eſt ratifièe par les puiſſances reſpectives, & il revient en Perſe jouir du fruit de ſa gloire.
Les Perſans ſont naturellement enthouſiaſtes, les grandes actions de Nadir les autoriſent à l'etre. Il eſt reçu partout avec des diſtinctions extraordinaires, les chemins ſont ſemés de fleurs, les cœurs des habitans volent au devant de luy, l'air retentit de cris d'allegreſſe & d'admiration. Redevenu particulier il a depoſé tou-te eſpece de faſte; mais un grand nombre d'officiers de ſon armée le reconduit en triomphe; mais il a un cortêge bien plus honorable encore, ſes exploits, & ſa vertu.
Dans ces occaſions le premier devoir des Generaux était de paroitre à la Cour, & de ſe preſenter au Roy. L'amour & l'amitié impoſent a Nadir des obligations plus preſſantes; quand il eſt à portée d'Iſpahan, il ſe derobe à ſa ſuite & au tumulte de ſa gloire; il ſe deguiſe & vole chés Sorane. Il revoit Zirma. quel inſtant pour ces deux Amants! il paſſe comme un éclair, & il en a la vivacité. Nadir s'arrache bientôt a cette entrevûé delicieuſe, il rejoint les ſiens & arrive à la Cour.
L'a voix publique s'était élevée trop hautement en faveur de Nadir, pour qu'il n'y reçut pas un accueil favorable. Le Roy l'entretint longtemps, les grands, amis de la nouveauté, & ennemis de Crantor firent ſon eloge, & luy demanderent ſa protection; bientôt les ordres de l'Etat lui donnerent une preuve de reconnaiſſance ſignalée, en demandant qu'on rétablit l'ancienne loy, par laquelle on accordait les honneurs du triomphe aux Generaux qui avaient rendu des ſervices importants à la patrie. Le Roy y conſentit; & Crantor voiant qu'il ne pouvait prevenir le coup, voulut s'en faire un merite, & l'annonça à Nadir comme une grace qu'il avait demandée lui-même.
Le jour fixé pour cette auguſte ceremonie, un ſoleil plus vif & plus éclatant ſe leve ſur Iſpahan. Le Ciel eſt ſerein & ſans nuages, il ſemble que la nature veuille auſſi rendre hommage à la vertu, une foule innombrable de peuple remplit les ruès de la ville; leur tumulte confus & leur reflux continuel reſſemblent aux flots de la mer agitée. tous s'embraſſent avec joyé, tous regardent ce jour comme l'epoque de la régenération de la Perſe. depuis plus d'un ſiécle, malgré des Guerres frequentes, elle n'avait point vu de pareils Triomphes, ou s'il en avait eté merité quelqu'uns, l'envië des Miniſtres en avait empeché l'execution.
On avait elevé au milieu de la grande place un Thrône magnifique, le Roy l'occupe en perſonne. les officiers de la Couronne ſont rangés auprés de lui. enfin un bruit d'acclamations redoubléës annonce Nadir; tous les yeux ſe tournent vers lui, il parait armé de toutes pieces, & monté ſur un cheval d'une blancheur eclatante; une double haye de drapeaux pris ſur les ennemis le conduit jusqu'au pied du Throne; il s'avance à l'ombre de ſes Tropheës, flechit un genou ſur le premier gradin & rend à ſon maitre un compte ſuccint de ſa conduite. Le Roy lui tend la main, & l'embraſſe; enſuite il lui met ſur la tête une Couronne de lauriers, & il le fait aſſeoir a ſa gauche. Mille trompettes font alors retentir l'air de leurs ſons argentins; Crantor s'avance le premier pour complimenter Nadir, le miel decoule de ſes levres, mais la fauſſeté eſt dans ſon cœur. aprés lui viennent tous les Grands, & des deputés de tous les ordres de l'Etat. Nadir reçoit ces hommages avec modestié, ſon ame inalterable n'en eſt point enivrée; moment cependant illuſoire & ſeduiſant, où toute la grandeur du Souverain rejaillit ſur le Sujet, où l'un n'a que le merite d'avoir ordonné la récompenſe, & où l'autre a la Gloire de l'avoir meritée.
Zirma d'un balcon voiſin voit cette ceremonie; quel ſpectacle pour une Amante! ſon cœur palpite de joyé, ſes yeux ſont attachés ſur Nadir, & ſe reportent quelquefois ſur ſon Pere qui eſt à côté d'elle; il lui échappe quelques pleurs; larmes délicieuſes que le ſentiment fait couler & que la vertu approuve! la cauſe en eſt trop belle pour qu'elle les eſſuye. enſuite quand Nadir ſe releve avec cette Couronne de lauriers, alors, Zirma, tu regrettes de ne pas en avoir une veritable à lui offrir; tu lui en deſtines une plus precieuſe, l'Amour la treſſe, & ta belle main la lui preſentera; alors tu ne peux reſiſter aux mouvements de ton cœur, ta voix ſe mele aux acclamations du peuple; „qu'il vive (ſ'écrie t'elle en ſe retournant du côté de Sorane,) & qu'il vive toujours pour moi!“
Tumulte ceſſez. Zephirs, portéz a Nadir ces accents enchanteurs ſur vos ailes legeres: il preferera les hommages de l'Amour à l'encens vaporeux d'une multitude capricieuſe & inconſtante.
Au milieu de toute cette pompe, Nadir à diſtingué Zirma. ſon Triomphe lui parait long; la vanité ſatisfait mal un cœur plein d'Amour. le ſoir enfin il vole chés Sorane, ſon front eſt rayonnant de Gloire, l'eſperance brille dans ſes yeux. Le Pere & la fille l'attendaient avec une impatience égale a la ſienne, ils ſ'entretenaient de lui, de ſes Victoires, du plaiſir qu'il y avait à l'aimer. une paſſion vertueuſe s'epanche ſans rougir dans le ſein d'un Pere. en le voyant entrer ils courent au devant de luy. des transports muëts ſont pendant quelque temps les ſeuls interpretes de leur joyé, le Silence eſt alors le langage du cœur. „quel jour! (ſ'écrient-ils enfin d'une commune voix) quel jour! (reprend vivement Nadir) quisqu'il me rend digne de vous....... Ah Zirma, mon Triomphe eſt le tien, je le dois a l'envië que j'ai eu de te meriter, tu dois en jouïr....... ces hommages ...... cette Couronne..... ces Honneurs, me diſais-je en moi même, ils ſont pour ma maitreſſe, je vais tout mettre à ſes pieds..... & vous mon Pere, le voilà ce moment tant deſiré, il y manque le prix le plus precieux, mais j'ay votre parole...... & Zirma, l'Amour a la ſienne -- oui, mon fils (repond Sorane,) tu l'as, je la tiendrai, heureux de pouvoir l'acquitter! heureux des liens qui vont m'attacher de plus prés a toy...... puiſſay-je, mes enfants, faire votre bonheur“! Zirma garde le ſilence, baiſſe les yeux & tend en ſoupirant la main a Nadir, aveu tacite & delicieux de l'Amour & de la pudeur!
Le lendemain Nadir écrit à ſon Pere; un eſclave affidé eſt le porteur de la lettre, & le ſoir même il en reçoit la réponçe ſuivante.
„J'apprends mon fils tes ſucces & ta Gloire avec le cœur d'un citoyen, & d'un Pere. Puiſſes-tu conſerver une ame inalterable au milieu de ces proſperités! Sorane était mon ami, Je n'attendais pas moins de lui, que ce qu'il a fait pour toy. J'approuve ton union avec Zirma. Je ſeray heureux de votre joyé; les Dieux me refuſent encore la ſatisfaction de vous voir, il faut ſe ſoumettre a leurs décrets, même quand le cœur en murmure.“ Il ne manquait plus que ce dernier aveu au bonheur de Nadir, il court le porter a Sorane, l'honnête vieillard le lit avec attendriſſement; il mouille de larmes les caracteres cheris de ſon amy. „Quoi ſi près de lui, (s'écrié-t'il) en être ſeparé! vous le voulez, Dieux puiſſants!..... je reſpecte vos ordres...... il m'en donne l'exemple...... accompliſſons ſes vœux, c'eſt le ſervir que d'achever le bonheur de ſon fils.
Auſſitôt il fait tout dispoſer pour la celebration de cet hymen. Le faſte n'y regne point; la ſimplicité, l'innocence, & la vertu conduiſent nos jeunes gens a l'Autel. La Religion les y unit, & leurs cœurs confirment interieurement les ſerments de leur bouche. Amour! Amour! toy ſeul peut rendre cet inſtant delicieux, ces extaſes divines, cette joyé pure & parfaite qui nait d'une union vertueuſe. Les crayons appretés de l'eſprit expriment mal les nuances delicates du ſentiment; & nos Amants furent trop heureux, pour qu'on oſe tenter de peindre leur bonheur.
Le mariage de Nadir le conduit à un bien plus précieux & plus conſtant. il éloigne de lui, la dépravation & la débauche, il l'affermit dans ſes principes de ſageſſe & de vertu; envain une jeuneſſe turbulente & ſeductrice l'invite à ſecouër les prejugés, & à ſuivre la carriére d'un monde effrené; envain des courtiſans vils & flatteurs veulent l'entrainer dans leurs partiés, & s'offrent à le ſervir dans ſes plaiſirs, au ſein de ſon aimable famille, Nadir mepriſe leurs laches complaiſances, & s'applaudit de ſa vertu.
Il lui reſte encore à eviter un piegé plus dangereux, la faveur de ſon maitre, écueil funeſte où ſe briſe trop ſouvent la vertu des Grands. Le Roy le prend en amitié, il l'aſſocie a toutes ſes fêtes & à tous ſes plaiſirs, bientôt il ne peut plus s'en ſeparer. Crantor a vû naitre ce gout, il a cherché à l'affaiblir; mais n'y aiant point reuſſi, il change de dispoſitions: ſa politique ſourde & noire, va faire mouvoir des reſſorts lents & cachés ſous un chemin ſemé de fleurs; une nouvelle circonſtance augmente encore ſon animoſité, & en hâte les effets. C'étoit un uſage chés les Perſes que le courtiſan le plus en faveur, fit l'office de grand Echanſon. juſques la Crantor en avoit jouï exéluſivement. mais un jour qu'il s'avançait comme de coutume, pour en remplir les fonctions, le Roy lui prend la coupe d'or des mains, & la donne à Nadir en diſant qu'il voulait éprouver ſon adreſſe. tout ce qui était preſent applaudit interieurement, & regarde cette faveur comme un préſage de la disgrace prochaine de l'ancien favory. Crantor indigné ne pût ſoutenir plus longtemps cette ſcene d'humiliation; ſes genoux s'affaibliſſent ſous lui, il ſe retire dans ſon Palais appuyé ſur l'un des ſiens. La paleur du deſespoir, & la rougeur du dépit, ſe peignent tour à tour ſur ſon viſage.
„C'en eſt donc fait, (dit-il en fremisſant de colére,) je vais perdre dans un moment le fruit de tant de travaux. tout ce que la fortune peut donner de grandeur à un miniſtre ambitieux, j'ai pu me le promettre, & un rival me traverſe, & va s'elever ſur mes ruines; Dieux aveugles! m'avés vous reſervé pour cet outrage“; enſuite il ſe promene à grands pas, il s'agite, il n'articule plus que des mots entrecoupés & des ſoupirs violents; une ſueur froide decoule de ſon front livide, il s'aſſeoit enfin. La tête appuyée ſur ſes mains, il recueille ſes ſens & medite ſa vengeance. „Oui (reprend-il bientôt après, avec le calme de la mechanceté ſatisfaite,) je ne peux le punir ouvertement; diſſimulons,..... mais que cette faveur ſoit le chemin de ſa ruine; qu'il tombe ſans qu'on ſache quelle main la frappé. Il eſt jeune, ardent, a des pasſions ſans doute, elles ſeront l'inſtrument de ma vengeance; amolliſſons ſon courage, enervons ſon ame par les plaiſirs; que la molleſſe, le luxe, les richeſſes, les honneurs ſe preſentent en foule à lui: Favori du Roy qu'il ſoit bientôt compagnon de ſes débauches, envié des grands, & avili dans l'esprit des peuples!..... enchainée de fleurs, & enyvrée d'encens, d'elle même notre victime courra à ſa perte.
Après cette reſolution infernale, Crantor ſe rend chés Amenaïs. C'était une de ces femmes hardiês, effrenées, intriguantes, telles qu'on n'en voit que dans les Cours; & telles que pour le malheur de l'humanité, le deſtin en place quelquefois a la tête des affaires. Elle joignait à quelques appas, le talent dangereux de les faire valoir, l'art de la ſeduction & tout le rafinement de la coquetterié: Conſommée dans les intrigues, elle était a la fois la maitreſſe de Crantor, ſon conſeil, & le ministre de ſes plaiſirs. Il lui fait part de ſon deſſein, Amenaïs ſourit avec complaiſance à cette noirceur, elle y met la derniere main en y ajoutant ces meſures adroites, ces ruſes de détail familieres à ſon ſexe quand il eſt une fois livré au crime; elle veut elle même ſe charger de l'execution. Bientôt elle raſſemble ſous ſes drapeaux quelques femmes ſeduiſantes comme elle; Nadir eſt aſſailli de toutes parts par cette cohorte enchantereſſe. Sous le voile d'une feinte amitié Crantor le recherche & l'attire. Tout eſt mis en uſage, louanges, fêtes, divertisſements, coups d'œil, agaceriès, tendres propos! Le Roy meme entrainé par des occaſions frequentes & par des plaiſirs toujours rénaiſſants, s'y abandonne avec yvreſſe, & l'invite à le ſuivre. Mais Nadir amoureux, échappe a tous ces preſtiges; ſans Zirma il ſuccomberait ſans doute; avec elle la victoire n'eſt pas ſeulement penible. Amenaïs voit tous ſes traits s'emouſſer ſur Nadir, elle en pleure de depit, bientôt elle a recours à d'autres moyens, elle employe ces plaiſanteriés froides & piquantes dont le vice ſe ſert ſi ſouvent pour déconcerter la vertu; armes uſées & fragiles qui n'abattent que le faible, & qui n'effleurent pas le vray ſage. Dans une Cour frivole, ſpirituelle, & corrompué, il ne lui manque ni de perſiffleurs, ni de beaux eſprits méchants. Mais Nadir brave l'orage, & voit tranquilement pleuvoir autour de lui, leurs fines ironies & leurs ſarcasmes amers. Il en impoſe aux plus hardis, & ſa douceur lui concilie les moins envenimés. Toujours ſujet fidele, & jamais courtiſan; toujours franc, & jamais indiscret, il ſçait plaire a ſon maître ſans baſſeſſe, à ſes égaux ſans hauteur, à ſes inferieurs ſans fauſſeté. Il ſe derobe ſouvent au tumulte & à la pompe de la Cour & va ſe recueillir au ſein de la ſageſſe & de l'Amour. Zirma! c'eſt a toy qu'il doit cette égalité d'ame, & cette fermeté inalterable; tu ſçais embellir la vertu, & le vice avec tous ſes attraits ne vaut pas pour ton époux un ſeul de tes ſoupirs.
Le Ciel permit enfin le chatiment de l'infame Crantor. Ses crimes avaient comblé la meſure, & étaient à ce point fatal, où ils paroiſſent ſans voile & ſans excuſe. L'anarchie & le desordre regnaient dans toutes les parties du gouvernement; tous les eſprits étaient en fermentation, & n'attendaient qu'un évenement pour éclater. L'imprudent Crantor y donna bientôt lieu; il voulut établir des nouveaux impôts; le peuple déja opprimé, repreſenta; mais depuis long-temps ſourd à la pitié, l'implacable miniſtre en ſoutint l'execution à main armée; les provinces de la Perſe de vinrent un théatre de cruautés & d'horreurs; le ſang & la ſubſtance des peuples ruiſſelerent de toutes parts; ceux qui ne contribuerent pas, furent punis, & ceux qui contribuerent, trouverent dans la miſere, la mort qu'ils avaient voulu eviter. Dans cette criſe funeſte, les ordres de l'Etat, depoſitaires nés des loix du Royaume, porterent leurs plaintes au pied du Thrône, accuſant hautement Crantor d'être l'auteur des maux qui dechiraient la Perſe. celui-ci ne s'arrêta pas; à l'ombre des beſoins de l'Etat & de la majeſté Rojale, il continua ſes vexations, on vit alors, ce qui peut arriver de pis dans un Etat monarchique, l'autorité legiſlative aux priſes avec la puiſſance éxecutrice, cette derniere opprimant l'autre par le droit de la force, les decrets des deux partis caſſés alternativement l'un par l'autre, le peuple ſe jettant a genoux entredeux les mains ſuppliantes, & les larmes aux yeux, reſpectant ſon maitre mais implorant ſa juſtice, pouvant ſe la faire, mais voulant la tenir de la bonté de ſon Roy.
Quand le mechant voit briller l'éclair dans la nué, alors il craint la foudre & veut appaiſer les Dieux irrités. De même Crantor voit avec frayeur groſſir l'orage; des remords vengeurs s'elevent au fond de ſon ame, il ſçait toute l'etendué de ſa faute, & il veut la reparer; il abolit les nouveaux impôts; il accueillit les deputés de l'Etat, & les comble de faveurs; il déſavoue la conduite des ſatrapes auxquels il avait donné des inſtructions, il promet tout pour l'avenir, il ſe couvre en rougiſſant du masque de la vertu, & du Patriotisme; mais il avait trop longtemps trompé les hommes pour devoir encore pretendre à leur confiance: ſon hypocriſié ne fait qu'aigrir les eſprits, & hâter ſa chûte.
Ces expiations paſſageres n'appaiſent point la Nation ulcerée, elle inſiſte, & demande a grands cris la depoſition de Crantor & ſon jugement. Tout ſe réunit contre lui, Grands & petits, juſqu'a ſes flatteurs & ſes cliens; il il avait des ennemis partout, & tous elevent la voix. Trop faible pour reſiſter, trop bon pour ne pas ouvrir les yeux, le Roy l'abandonne à ſon ſort; d'ailleurs il le craignait & ne l'avait jamais aimé. On l'arrête & on nomme ſur le champ un conſeil pour inſtruire ſon proces.
Nadir eſt un des juges, on amene Crantor devant l'aſſemblée. Les chefs d'accuſation qu'on lui intente ſont clairs & irrefragables. Ce n'eſt plus ce Miniſtre fier, inſolent & imperieux. La fermété des hommes tient plus ſouvent à leur rang qu'à leur caractere. Crantor depoſſedé n'eſt plus qu'un coupable vil & tromblant, ſon embarras le trahit, il n'a que des larmes pour défenſe. On paſſe aux avis, tous le condamnent à la mort. Nadir reſte ſeul à parler, il ſe leve, „Non (dit-il) la mort lui ſerait trop douce, qu'il vive, que ſes remords ſoient ſon ſupplice, qu'il ſoit puni du mal qu'il a fait, par l'idée du bien qu'il aurait pu faire, depouillé de ſes biens & de ſes honneurs, chargé d'ignominie, qu'il traine où il voudra une vie importune & avilié, qu'il deſire a mort, & que la mort fuye loin de lui“ cet avis entraine tous les juges. On annonce a Crantor ſon arrêt; il a la baſſeſſe de ſe rejouïr d'avoir conſervé la vié; il eſt aſſes faible pour ſurvivre à ſa honte, & il acheve dans l'obſcurité, des jours filés de crimes & d'opprobres.
Le merite de Nadir, l'amitié du Roy, & les vœux de la Nation l'appellent au miniſtére. Il remplace Crantor, & s'applique ſur le champ à remedier aux meaux que celui ci a faits; il a medité dans le calme & dans le ſilence des vuës grandes & utiles; maintenant que ſa ſphere s'eſt aggrandié, il en fait une application heureuſe. Il por-te partout ce coup d'œil obſervateur & judicieux, il y joint cet eſprit de calcul & de combinaiſon qui embrasſe les avantages & les inconvenients. Il perce dans le labyrinthe obſcur des abus, s'ils disparaiſſent a la lueur de ſon génie, il ne s'arrête pas, il les pourſuit juſques dans leur repaire, & en deracine le germe. Il introduit un ſyſtême d'adminiſtration, nouveau, mais dont toutes les branches ſe communiquent & ſe ſoutiennent mutuellement; il les mene toutes de front & lentement. Bientôt la regénération eſt ſenſible dans toutes les parties de l'Etat, le bon ordre renait, & le bien ſe retablit ſur les ruines du mal. Si les innovations ont ſouvent entrainé des inconveniens, c'eſt parce qu'on a mal choiſi les temps où elles ſe ſont faites; c'eſt parseque les projets n'étaient ni aſſés vaſtes ni aſſés ſuivis; que ces machines n'avaient pas tous les reſſorts néceſſaires, ou qu'enfin les reſſorts ne concouraient pas unanimement à l'effet total.
Les fautes forment les Grands Hommes, & ſont l'école de l'humanité; ce ſont des humiliations que le Ciel envoye au ſage afin de lui apprendre à ſe defier de lui même, & de l'affermir dans le chemin de la Vertu. Nadir eſt homme & il va en commettre. Jusqu'ici il a evité les vices du monde; leurs piéges ſont groſſiers, & ſon œil éclairé en a ſondé aiſement les abimes; mais il porte audedans de lui un ennemi plus dangereux, (l'orgueil) vice funeſte dont la marche ſourde & lente s'établit ſur les illuſions de l'amour-propre; Monſtre à pluſieurs corps, qui ſe deguiſe en humilité dans la cellule du dervis faineant, & qui avec tous les appareils du faſte s'aſſeoit ſur le Thrône des Rois; éceuil fatal où notre cœur nous porte a pleines voiles, & que le plus ſage a le plus ſouvent côtoyé.
Les premieres années du miniſtere de Nadir, lui donnent trop de ſoins, pour que les paſſions puiſſent quelque choſe ſur lui. Actif & infatigable, il viſite tout, il parcourt le Royaume, il ne s'arrête que quand le bon ordre & l'harmonie ſont retablis partout. Le poiſon de l'orgueil n'eſt dangereux que dans le repos, & dans ces inſtans de ſeduction, où l'ame ſatisfaite, ſe livre a la contemplation de ſon ouvrage.
Quel moment pour Nadir! il eſt au plus haut point de gloire dans un age ou les autres hommes ſe trainent avec effort dans le commencement de leur carriere. Il eſt aimé de ſon Maitre & reſpecté de tout le monde. La Perſe eſt floriſſante, les peuples repetent ſon nom avec l'enthouſiasme de l'admiration & de la reconnoiſſance; tout ce qu'il voit autour de lui eſt heureux, & ce bonheur eſt ſon ouvrage. L'ame qui ne s'epanouirait pas à ce ſpectacle, ſerait petite, froide, & inſenſible; mais Nadir s'y arrêta avec trop de complaiſance, il s'eſtima trop: & des lors ce ſentiment dereglé & ſans borne fut un defaut.
Entre le grand nombre de courtiſans que la haute fortune de Nadir avait attaché a ſon char, deux particulierement, s'étaient diſtingués par leur zéle, & avaient merité ſa confiance. Le premier, nommé Mithrane, était un de ces eſprits deliés, ſouples, tels que l'ambition les veut pour ſes favoris. Il avait cette intelligence & cette activité ſeduiſante; imaginant beaucoup, ne trouvant rien de difficile, executant bien, travaillant avec facilité, melant aux affaires les plus abſtraites, les delaſſements les plus frivoles; incapable de tous ces détails d'harmonie, & de ce milieu penible qui prepare la réuſſite d'un projet; mais en état de le créer & d'en diriger l'éxecution. L'eſprit humain eſt comme ces verres d'optique; il faut que les points de vûe ſoient placés à des diſtances proportionnées à leurs foyers.
L'autre, Apriés était ſon nom; formait avec Mithrane le contraſte le plus parfait. Froid, ſerieux, appliqué & profond, perſonne ne digérait mieux que lui un projet, & n'en détaillait mieux toutes les parties. Si ſon eſprit était méthodique & compaſſé, cette exactitude ſcrupuleuſe s'attachait a tout, & ne laiſſait rien d'imparfait. Hypocrite dans ſes mœurs, taciturne dans la Societé, didactique dans ſes propos, un dehors dur & répouſſant le rendait encore plus impenetrable.
Le grand art d'un Miniſtre eſt la connoiſſance des hommes. Tout ſe preſente à lui ſous un masque uniforme & trompeur, il faut étudier les caracteres, demeler leurs defauts, & en ſaiſir les traits dans ces moments de verité où l'ame fatiguée du rôle que l'eſprit lui fait jouer ſe trahit malgré elle. Nadir y avait reuſſi juſqu'à un certain point; il avait ſçu découvrir les talents de ces favoris, amalgamer deux genres d'eſprit auſſi oppoſés, leur aſſigner à chacun un travail different, & les diriger vers le bien; mais les qualités de leurs cœurs lui avaient échappé: C'eſt un labyrinthe plus difficile & plus obſeur, où l'œil humain s'egare ſouvent, & dont le fil n'eſt peut être reſervé qu'à la Divinité.
Apriés & Mithrane, parvenus au même point de confiance, devinrent bientôt jaloux l'un de l'autre; ils n'eurent cependant point recours à ces intrigues baſſes & ſourdes, resſource ordinaire des courtiſans: cette voye eût déplû à Nadir & les eût perdu tous deux. Ils n'employerent point l'encens groſſier de la flaterie vulgaire, Nadir en eût été revolté & eût appris a les connaitre: mais ils redoublerent de zéle & d'activité, ils chercherent à l'envie à lui plaire. Des ſuccés menagés avec art & dont ils lui laiſſaient tout l'honneur, des louanges rares & delicates, une illuſion perpetuelle & imperceptible; Voilà quelle fut leur marche, plus lente ſans doute, mais auſſi plus ſure.
Il n'eſt rien que n'enflamme à la longue un feu toujours égal, placé toujours à la même diſtance, & toujours vers le même objet. Nadir fut plus difficile à ſéduire parcequ'il était plus vertueux; mais il fut ſeduit, enfin ſon cœur s'imbiba peu à peu d'un poiſon verſé avec tant d'adreſſe. Il devint ſenſible aux éloges, il les chercha même; il s'accoutuma au faſte & à tout l'attirail des Grandeurs; il continua à la verité d'aimer Zirma; mais il la fit venir à la Cour, & il voulut lui faire partager l'éclat de ſon rang. Rien ne periclita dans le ſyſteme général de l'Etat, parceque Nadir ne ceſſa pas d'être habile & éclairé; mais comme il ſe mêla moins des détails, ſes favoris s'en mêlerent plus. La moleſſe & la corruption renaquirent dans les ſousordres, & les abus s'enſuivirent. Il ſemblait que la Perſe arrivée à un point de proſperité ſurnaturelle, allait être entrainée par la viciſſitude des choſes, & retourner en arriere.
Il ne faudrait ſouvent à la vertû egarée qu'un ſigne pour la remettre dans la voye; mais qui l'aurait donné? Tout le monde était dans l'enthouſiasme ſur le compte de Nadir. Il eſt un moment d'yvreſſe, où les Grands Hommes captivent notre jugement, & où par l'habitude de les louer, on encenſe juſqu'à leurs erreurs. l'honnête Sorane lui même, ſeduit par cette longue ſuite de belles actions qu'il lui avait vû faire; par la voix du peuple, ſe livrait en vieillard, & en ami à l'impreſſion publique. Il ne voyait dans ce faſte ſplendide, dans cet orgueil naiſſant, qu'une fierté décente, & un ſentiment juſte & apprecié de ſa valeur. Serait-ce Zirma qui aurait deſillé les yeux de ſon époux? une femme abandonnée au preſtige de ſon Amour, peut-elle trouver des défauts dans ce quelle aime!
Du burin ineffaçable de ſa prevoyance, l'Eternel avait tracé dans le livre du Deſtin, la naiſſance de Nadir, ſon éducation, ſa Gloire, ſes fautes, ſa perfection future. Il l'avait juſques-là ſuivi dans ſa carriere; il avait permis ſes erreurs, & il va le ramener a la verité. Il jette un regard ſur cette foule de juſtes, & d'ames immortelles qui l'environnent. Au milieu d'elles s'elevait Ben-Abasſy rayonnant de Gloire & couronné de ſes vertus; „allés (lui dit-il,) l'humanité eſt faible. Nadir chancelle dans le chemin du bien; tendez lui une main ſecourable. Les prieres de ſon Pere ſont venues jusqu'à moi, il reſpecte mes décrets ſans murmure, il vit dans la ſolitude ſans ſe plaindre, que ſes maux finisſent. Que la ſageſſe de ſon fils, & le bonheur de ſa Patrie ſoient ſa récompenſe“ il dit, & une odeur d'ambroſié ſe repand dans toute la Cour Celeſte. Abaſſy plus prompt que l'éclair vole vers le ſéjour des mortels.
Zaleg avait mené dépuis le départ de ſon fils une vie traverſée de peines & d'inquietudes, en apprenant ſon élevation & ſes proſperités, ſes allarmes avaient encore redoublé. Il connoiſſait l'influence maligne, que les grandeurs ont ſur un cœur jeune & ſans experience, & il ne ſe trompait pas dans ſes conjectures. Les ſaiſons inconſtantes s'étaient déja renouvellées deux fois ſur la Terre depuis qu'il n'avait eu des nouvelles de ſon fils. Tout renaiſſait autour de lui, lui ſeul s'éteignait lentement, & l'eſperance était morte dans ſon cœur. Bientôt ſon corps affaibli ſuccombe à la douleur qui l'accable, un feu devorant eircule dans ſes veines, & mine ſes jours; il ne lui reſte plus qu'un ſoufle de vié pret à s'exhaler.
Ben-Abaſſy fend avec rapidité la voute Celeſte & s'approche de la grot-te de ſon ami. Il l'apperçoit étendu ſur une natte de feuilles, dans l'horreur des Souffrances, & de l'agonie: la tête panchée & abbatue, ſes cheveux blancs retombant ſur ſon viſage blême & livide, des yeux caves & plombés, une ſoif brulante & amere, une reſpiration difficile & interrompué .... tel eſt le paſſage violent qui conduit l'humanité à ſa deſtruction. Abaſſy fremit à ce ſpectacle, cette Creature celeſte ſent pour la premiere fois couler des pleurs. L'amitié ne meurt jamais dans les ames des juſtes; Sentiment pur & incorruptible, rayon de la Divinité! il ſe continué même après leur mort, il eſt leur recompenſe & leur lien le plus doux dans la Divine demeure.
Après s'être abandonné aux premiers mouvements de ſa douleur, Abaſſy léve les yeux; il voit la mort plenant au deſſus de ſon ami, elle tient d'une main le ciſeau fatal; elle va trancher le fil ...... le vieillard haletant, attend avec reſignation ſa derniere heure, c'en était fait de lui; mais ſon inviſible protecteur repouſſe la mort & l'oblige à fuir. Le ſpectre décharné & impitoyable s'éloigne en rugiſſant de la proye qu'on lui enleve, & laiſſe après lui une longue trainée de fumée & de ſouffre.
Zaleg rouvre les yeux à la lumiere & c'eſt pour demander ſon fils. S'il remercie les Dieux de lui avoir conſervé la vie, c'eſt qu'un eſpoir plus flatteur le ſoutient & l'anime. Il respire autour de lui un air nouveau & pur. Des vegetaux ſains, & reſtaurants, & plus qu'eux encore, le ſouffle delicieux de la nature, fait couler dans ſon ſang un baume ſalutaire. telle, cette fleur abbatué par l'orage, ſe releve ſur ſa tige, & ouvre au ſoleil bienfaiſant ſon calice fletri. Chaque jour il eſſaye ſes forces, il ſe promene auprès de la grotte, il revoit ſes penates, ſes arbres, ſa moiſſon qu'il n'a pas cru cueillir. Cette terre reconnoiſſante ſemble ſe rejouir de ſa preſence. Les fleurs elevent à l'envi autour de lui, leurs feuilles plus touffuës & plus riantes. L'echo de ces environs qui a craint d'être condamné à un ſilence eternel, repond avec empreſſement à ſa voix cherie.
Bientôt il traine ſes pas penibles juſques ſur cette montagne, où il prit congé de ſon fils, où il lui donna ſes dernieres inſtructions. Il s'avance vers la pierre depoſitaire de leur correspondance; une mouſſe de funeſte preſage l'attachait à la terre; ſes mains affaibliés la ſoulevent avec effort, il n'y trouve point de lettre. Les genoux lui manquent, il ſoupire, il pleure abondamment: „c'en eſt donc fait s'écrie-t'il avec un ſanglot douloureux, monfils n'eſtplus, ousil exiſte, il ne vit plus pour moi, ô fatales Grandeurs! votre ſouffle infect & corrompu étouffe-t'il donc juſqu'aux ſentiments de la Nature? il était cependant vertueux ..... Dieux puiſſants! qui m'avez rendu la vie, reprenez la, s'il a ceſſé de l'être! & toy Ben-Abaſſy! tu fus mon ami ſur le Thrône. Sans doute tu l'es encore dans le Celeſte ſéjour; prends pitié d'un malheureux Pere, prends pitié de ton Royaume, & de la Patrie infortunée.
Il s'éleve enſuite ſur ſes coudes tremblants; il jette la vuë ſur cette plaine immenſe, ſes regards ſe fixent ſur le Palais des Rois de Perſe. „C'eſt donc là qu'eſt mon fils, (reprent„il d'une voix preſque éteinte) c'eſt là qu'en proyé aux erreurs, au preſtige ſeduiſant d'une fauſſe Gloire, il s'ényvre de ſes ſuccés. Ciel! ne lui as tu donné des talents que pour le conduire au vice? encore s'il m'était permis, j'irais à cette Cour funeſte, j'irais l'arracher des mains de ſes flatteurs; je lui preſenterais ſon Pere mourant, & mourant par ſes coups; je mettrais devant ſes yeux le miroir de ſa conſcience, il aurait honte de s'y voir tel qu'il eſt. Le germe de la Vertu ne meurt jamais entierement dans une ame bien née. Dieux juſtes! puiſque vous m'en empechez, ſans doute vous veillerez ſur lui, mes murmures vous offenſent, pardonnez... ce ſont les cris de la Nature gemiſſante au cœur d'un Pere.
Il s'ablorbe enſuite dans une réverié profonde. Le ſommeil l'accable dans cette criſe penible. Ben-Abaſſy a verſé ſur ſes paupieres d'utiles pavots, il lui apparait en ſonge, & il lui donne des inſtructions. Zaleg ſe reveille en pouſſant un cri de joye, l'ombre a déjà diſparû, il ſe retrouve ſeul; mais l'eſpérance renait dans ſon cœur, une vié nouvelle eſt repandûe dans tout ſon être. Il ſe leve avec transport, il leve les yeux au Ciel, un rayon lumineux parait au deſſus de ſa tête, il ſillonne l'atmosphere, & ſe dirige vers la Cour d'Ispahan ... il n'en faut plus douter je te ſuis (s'écrie Zaleg) & au même inſtant il marche avec confiance. Le ſouffle organique qui meut ſon ame, eſt une inſpiration de la Divinité; & Ben-Abaſſy, le genie inviſible qui le conduit & l'eclaire.
EN arrivant à Ispahan, Zaleg prend des informations ſur le compte de ſon fils, tout rétentit de ſes éloges, tous lui en parlent avec enthouſiaſme. „ô funeſtes loûanges! dit il en lui même. Voilà cequi a corrompu ſon cœur; il ne l'eut jamais été, ſi l'éclat de ſa reputation ne l'avait ſéduit.“
Il veut enſuite en juger par lui-même. Il deguiſe ſes traits ſous une fauſſe chevelure, il peint ſes ſourcils il prend l'habit & le ton d'un vieux officier. Sa demarche eſt lente & caſſée, ſon front couvert de rides; ſon bras en echarpe annonce des bleſſures recués pour la Patrié. Sous cette forme nouvelle, & avec un nom emprunté, il ſe rend à la Cour.
C'était le jour de l'audience du miniſtre. Pendant les premieres années Nadir n'avait pas voulu connaitre ces étiquettes pompeuſes qu'inventerent l'orgueil & la pareſſe: acceſſible à tout le monde, il s'était regardé comme l'homme du peuple; & il avait cru perdre un jour, quand il n'avait pas fait d'heureux; mais depuis quel-que temps, ſes favoris avaient fait revivre l'ancien uſage. on l'abordait difficilement-il ne rendait plus la juſtice qu'a de certains jours. Sous le pretexte de ſe ſoulager des détails frivoles & minutieux, ils éloignaient de lui la demande du juſte & la plainte de l'opprimé. Ils avaient chacun une Cour nombreuſe & ils y dominaient en Tyrans. Que ne doit-on pas craindre d'un homme ordinaire, quand Nadir eſt trompé à ce point?
Notre vieillard ſe fait conduire au Palais du Miniſtre. A quelque diſtance de là, s'elevait une maiſon iſolée & vaſte, mais ſans faſte & ſans decorations; „C'eſt là qu'il habitait autrefois (lui dit-on) mais dépuis deux ans Mithrane lui a fait batir un nouveau Palais.“ Zaleg régarde; il eſt frappé de ce contraſte de ſimplicité & de magnificence; il ſe dit alui même en ſoupirant. „La demeuroit ſans doute le miniſtre vertueux; ici demeure le miniſtre corrompû.
Le Nouvel édifice élevait juſqu'au ciel ſa ſuperbe architecture. La beauté du marbre, la richeſſe de la ſculpture, la délicateſſe du pinceau, en avoient a l'envi enrichi la facade; partout des trophées, des emblemes, des allegories, à l'honneur de Nadir; partout la flatterie ſe réproduiſant ſous des décorations nouvelles. Le ſage vieillard mouille de larmes le ſeuil de ces portiques; il pleure les vertus de ſon filsenfouiés dans leurs fondements.
Au travers d'une foule d'eſclaves & de cliens inutiles, il penétre enfin dans les appartements. La douleur affoiblit ſes pas, il ſe traine avec peine dans une gallerie immenſe. Toute la Perſe y étoit déjà raſſemblée, une ondulation continuelle, un murmure confus, & plus que céla, l'agitation de tous ces eſprits reſſemblent aux flots de la mer emué. Il ſe retire dans un coin, le cœur ſerré de tristeſſe; il ouvre les yeux, il écoute, & tout eſt ſujet d'affliction autour de lui.
Les murs de la galérie étoient couverts de péintures à la fresque, en. cadrées dans des pilaſtres de jaspe & de porphyre. Elles repreſentoient les grandes actions de Nadir, ſes victoires, ſon triomphe, & les principaux évenements de ſon miniſtere, partout il étoit repreſenté avec tous les attributs de la grandeur; les ennemis attachés à ſon char, les peuples à ſes pieds, des lauriers ſur ſa tête, & ſous ſes pas. Ces tableaux faiſoient le ſujet de tous les entretiens. Chacun alloit brûler devant eux un encens vil & groſſier, des flatteurs apoſtés par Mithrane étoient repandus dans l'aſſembléë, ils accoſtoient les Etrangers, leur détailloient tout, les forçoient a louer comme eux. Zaleg eût cette criſe à eſſuyer, il fallût qu'il écoutât patiemment; & chaque mot lui portoit le poignard dans le ſein.
Ce ſpectacle n'eſt pas encore le ſeul qui le fatigue. Il jette les yeux ſur le melange d'hommes du toute eſpece, ſur ce cahos de richeſſe & de pauvreté, d'honneur & d'infamie, de talents & d'ignorance. Il lit ſur les différents viſages l'objet d'un chacun; partout c'eſt le ſordide intérêt, l'orgueil, l'ambition, l'égoisme, la fauſſeté. S'il y diſtingue quelques gens plus vertueux, ils gemiſſent comme lui en ſilence ſur la neceſſité qui les y attire; le reſte eſt un peuple tumultueux & frivole, abondant en ſignes & en compliments, mais ſterile en idées & en vertus. Ici, eſt un grand, ſouriant avec hauteur à ſon égal, tendant la main à un de ſes protegés, affectant de ſçavoir beaucoup de noms, & d'avoir beaucoup d'amis, paſſant comme un éclair avec le ton diſtrait & préoccupé: là, un autre, humilié interieurement de la cour qu'il eſt obligé de faire, s'en dédommageant par ſa morgue & par les baſſeſſes d'un cercle étroit de cliens attachés à ſa fortune; d'un autre côté, un ſatrape inſolent dans ſa province, rampant à la cour, un courtiſan disgratié rongeant ſon frein dans le ſilence, & meditant de petites intrigues; un Général ignorant & malheureux qui a pluſieurs fois Commandé les Armées, & à qui il ne reſte pour cortége que la honte & le mepris; un riche imbecile, cachant ſes baillements, ſous une main couverte de diamants, s'ennuyant par air, & ſans objet: plus loin, des ſeineurs ſurchargés de leurs noms, végetant par habitude, & confondus dans la foule; des importants de ville meconnus à la cour; des Auteurs de projet, ſans credit pour les préſenter; des Militaires enyvrés de promeſſes & courant après les effets: de tout côté enfin, des hommes trop petits pour leurs places, des habits trop magnifiques pour leurs maîtres, des réputations trop grandes pour les perſonnages, plus de ſolliciteurs que de talents, le mérite indigent ne pouvant pas ſolliciter ſans appui, & le erédit ſans mérite demandant la tête levée.
Cependant une porte s'ouvre. on annonce le Miniſtre. un ſilence profond regne dans l'aſſemblée; chacun ſe preſſe, chacun choiſit un poſte favorable! celui-ci cherche de l'œil par où il pourra l'approcher. celui-là guette le moment & va l'attendre ſur ſon paſſage. aux premiers rangs ſont les grands, les gens de nom, les plus intriguant, ou les plus adroits. derriere & dans la foule ſont confondus les talents modeſtes, le ſubalterne timide, l'indigent ſans protection, & l'honnête homme ſans cabale.
Zaleg s'approche comme les autres, il tient un placet à la main. ſon age, ſes bleſſures, ſes rides respectables parlent en ſa faveur. ſous le regnede Ben-abaſſy ces tîtres euſſent été des droits; mais dans les cours, il en faut d'une autre espece. il voit ſon fils. à cette vue cherie, ſon cœur ſe ſerre, ſa respiration eſt oppreſſée & interrompûe; quelques larmes furtives mouillent ſes paupieres.
Nadir parcourt l'aſſembleé; il n'a pas encore, ce talent dangereux de ſe compoſer un viſage, ce langage vague & informe, ces reponſes doubles & traitreſſes, ce ton aſſectûeux, cette facilité à promettre & à ne pas tenir. il faut etre né méchant pour tromper avec aiſence, & pour ſe jouer dans le crime. Nadir eut toujours de la bonté & de la candeur, & malgré les impreſſions du vice, ſon front en porte encore les caracteres ſacrés. il parle à tout le monde, il écoute avec douceur, il s'énonce clairement, il ne promet que cequ'il veut tenir; mais derriere luy ſuivent des commis ſubalternes & fourbes. ils reçoivent les mèmoires, ils les apoſtillent à leur gré, ou ne les luy repreſentent pas, ils detournent le cours de ſa juſtice, repandent les graces ſur le vice inſolent qu'ils protegent, & laisſent languir la vertu modeſte qui n'a point d'appuy.
L'heure s'ecoule avec rapidité. Nadir n'a pas encore ſalué tant de viſages differents; on vient l'avertir que le Roy le demande, il fait une legere excuſe à ceux qui l'environnent & s'esquive; la porte ſe ferme ſur luy; & deslors l'entrée du tabernacle eſt interdite au profane vulgaire. le bruit renait dans l'aſſemblée; tous ſont mécontents. celuy même qui a obtenû croit n'avoir eu que juſtice. chacun ſort ennuyé ou en murmurant. telle cette foule de ſuperſtitieux au retour d'un oracle trompeur n'en rapporte que de l'incertitude, des reponſes vagues, du deſespoir & des regrets.
Zaleg a vu ſon fils, il l'a vu au milieu de ſa pompe & de ſes erreurs. quel coup d'œil pour un Pere! il ſe retire accablé de triſteſſe & ſans doute il y auroit ſuccombé s'il n'eut été ſoutenû par la main inviſible qui le conduiſoit. le lendemain il ſe rend encore au palais de Nadir, il demande a luy parler; mais tout jusqu'au moindre esclave, le reçoit avec fierté & avec mépris. un ſeul enfin, fatigué de ſa vue ou peut être emu de compaſſion, daigne luy repondre que le Miniſtre n'eſt viſible que les jours d'audience, & conſent par un dernier effort, à luy preſenter une lettre de ſa part. „ô Ciel! (dit Zaleg en s'eloignant) puisſes-tu preter a mes caracteres un charme tout puiſſant; puiſſe mon fils ſe rappeller qu'il a un Pere, & qu'il eut autrefois des vertus!
Nadir etoit ſeul quand on luy remit cette lettre, il l'ouvre, & dans ces lignes tremblantes il reconnoit la main de ſon Pere; il veut lire & ce n'ett qu'avec peine, qu'à travers un nuage de pleurs, ſes yeux obſcurcis raſſemblent les mots ſuivants.
„Aux portes de la mort que tu luy donnes, un malheureux Pere peut il ſe rappeller à ton ſouvenir? te reste t'il aſſés de vertu pour avoir des remords? fremis de l'abysme creuſé ſous tes pas, fremis de tes erreurs. on eſt capable de tout, quand on a trahi la nature“. Quel coup de poignard dans le ſein de Nadir! quel trait de lumiere a paſſé dans ſon Ame, le voile tombe, il ſe voit orgueilleux, ingrat, denaturé & il ſe voit avec horreur. il gemit, il s'abſorbe dans les reflexions les plus accablantes.
“ah malheureux! (ſecrie t'il) qu'ai je fait? ahmon Pere! ou etés vous? & voudrez vous me reconnoitre? ah, faux amis dont la trahiſon m'a ſeduit & conduit dans l'abysme! ah moi meme plutôt qui ne devois pas les ſuivrel ... mais non, je ne ſuis pas tout à fait criminel puis que je regrette la vertu“.... il reve enſui-te profondement, ſon eſprit agité flot-te dans une mer d'incertitudes & de repentir.
Pendant que Nadir ſe livre à ſa douleur, on l'attend au Temple. une pompe ſolemnelle s'y preparoit pour celebrer l'anniverſaire-de la Paix. c'etoit unenouvelle flatterie de Mithrane, & un nouveau piége pour Nadir. on vient l'avertir que la ceremonie eſt prete & que le Roy y eſt deja rendu; il ſort en deteſtant ſa grandeur, & ces honneurs importuns, Le cœur ſerré de triſteſſe & l'eſprit occupé de ſon Pere.
Un grand nombre de courtiſans le fuit & groſſit ſon cortege tous parlent de ſa Glorie & de la ſolemnité du jour. L'air-eſt fatigué de leurs louanges inſipides & multipliées. Nadir eſt au milieu d'eux, morne & reveur. Ces eloges le font rougir de honte, & l'eclat qui l'environne dechire ſes blesſures. chacun le regarde avec étonnement; chacun s'epuiſe en conjectures. ames viles & corrompues! elles n'imaginent pas qu'il puiſſe manquer quelque-choſe au bonheur quand la vanité eſt ſatisfaite.
Cependant Zaleg attendoit ſon ſort à l'entrée du Palais, quand il vit venir ſon fils. le Ciel l'inſpire alors, & parle a ſon cœur. C'eſt au milieu de cette cour faſtueuſe qu'il veut frapper le dernier coup; c'eſt là qu'il va ſe faire connoitre. dans ces jours de pompe & de fête, c'etoit un ſpectacle étrange à la cour d'jspahan qu'un militaire avec les habits de ſon etat; un prejugé inoui avoit juſqu'alors reſpecté cette etiquette odieuſe les gardes qui precedent le Miniſtre veulent faire reculer Zaleg; mais il demeure immobile. le tumulte augmente, Nadir leve les jeux, il voit le vieillard repouſſé par une cohue inſolente.
Dans l'etat -- -- où il eſt, les malheureux ont des droits ſur ſon cœur, il s'avance en luy tendant la main. „Quel ſujet vous attire ici? (luy dit il avec bonté) que puis je pour vous? -- tout, ſeigneur, ah! vous ſeul etes ma reſſource.... j'avois un fils bien né, ſage; genereux .... il devoit conſoler ma vieilleſſe languiſſante.... pardonnez à ma douleur, pardonnez à mes larmes -- eh bien! ce fils, il eſt mort ſans doute -- ah! plût aux Dieux! ..... il vit encore .... mais il n'eſt plus vertueux; quelques ſucces paſſagers ont corrompu ſon cœur & egaré ſa raiſon .... il eſt dans cette cour funeſte .... je le vois & je n'oſe l'aborder ...... un pouvoir ſupreme, des grandeurs fattales ..... & plus que cela ſes paſſions ont mis entre luy & moy une barriere invincible ...... J'implore votre appuy......vous le connoiſſez ....... vous pouvez tout ſur luy ..... ah Seigneur! vous vous attendriſſez ..... mon fils me ſera rendu... il ne pourra tenir contre la juſtice de ſes remords, contre les cris de la nature, contre le ſpectacle de ma mort .... je vois couler vos larmes ..... ô ciel tout puisſant, j'ay retrouvé mon fils....... Nadir; ſous ce d'eguiſement me-connois-tu ton Pere?“ Nadir attendri & eperdu, ne repond rien, ouvre les bras, & vole dans ceux de Zaleg, il cache ſa tête dans ſon ſein, ſes pleurs coulent avec abondance, il reſpire a peine. -- „ah mon Pere! puis je encore te donner ce nom...... je ſuis ſi coupable..... cependant que mon repentir te touche, il eſt mon premier pas à la vertu, tes conſeils feront le reſte.“
„il le prend par la main & il le conduit au Temple.“Jallois aux autels, (continue-til) jouir d'un vain triomphe, & porter aux Dieux un cœur plein d'orgueil & de vanité .... viens mon Pere .... ſois temoin..... je vais les implorer ..... & en même temps ils entrent dans l'enceinte ſacrée.
Au milieu de cette pompe inſolente, & qui honnore ſi peu la divinité; Zaleg & Nadir ſe proſternent dans un ſaint recueillement; ils offrent a l'Eternel le tribut de leurs larmes & de leurs prieres. Cependant on ſçait dejade tous côtés leur reconnoiſſance; chacun eſt penetré de reſpect & d'attendriſſement. rien ne fait plus l'eloge de la vertu, que cet hommage involontaire qu'elle arrache au vice.
Aprés la ceremonie, ils ſe derobent autumulte, & à la foule qui les environne, & ils vont ſe recueillir dans la ſolitude. Sorane & Zirma y accourent bientôt ſur leurs pas. quelle ſçene intereſſante? les deux vieillards s'embraſſent étroitement, leurs ames peuvent à peine ſuffire à leur joye; il eſt à craindre que les epreuves par où ils ont paſſé n'en ayent affoibli les reſſorts au point de leur rendre cet excés de bonheur dangereux. L'amitié, l'amour, & la nature ſe confondent, ils ſont tous heureux, & ce bonheur etoit inattendu. Sorane retrouve un ami, Nadir un Pere, & des vertus. la Joye de ce dernier n'eſt cependant pas ſans melange. il gemit, il eſt en proye a ſes remords; mais Zaleg les adoucit dans ſes bras paternels, il redouble d'amitié, il le conſole; ſi tu m'aimes, (luy dit il) „oublie le paſſé. tes regrets ont ſeché mes pleurs, & la ſource en eſt tarie pour jamais.
Cependant ont ſçait deja dans Ispahan le retour de Zaleg. le peuple toujours enthouſiaſte & ami du merveilleux, voit dans cet évenement la protection eclatante de la Perſe qui ſous ſon nom eſt deſcendu ſur la terre; d'autres, que le Ciel recompenſe Nadir en faiſant revivre ſon Pere, à la cour même, où les hommes ſont moins credules, & où d'autres paſſions les dirigent, Zaleg eſt acceuilli generalement; il ne reſte plus contre luy ces haines de jalouſie que la concurrence avoit fait naitre. ſon abſence a tout effacé, & vivant il jouit des hommages que la poſterité rend à la vertu.
Quelques entretiens de Nadir avec ſon Pere, l'ont bientôt rappellé à ſon devoir. Mithrane & Apriés viennent le feliciter; un régard glacé & menaçant, eſt le prix de leurs laches flatteries; & bientôt il leur retire toute ſa confiance. il quitte ſon palais, & tout ce faſte ſeducteur, pour reprendre ſon ancienne habitation, & ſa premiere ſimplicité. chaque jour il fait un progrés nouveau, & il rentre à pas de geant dans le chemin du bien. De même le vaiſſeau qu'égaroit une nuit obſcure, eclairé maintenant par un utile fanal, evite les écueils, & cingle a pleines voiles vers le port.
Il etoit temps que Nadir changeat. la corruption menaçoit le corps de l'Etat. rien n'eſt plus épidemique que le mal, rien n'a des effets plus prompts & plus contagieux. un abus renait-il, tous les vices accourent & profitent de la circonſtance. Nadir porte une ſeconde fois dans toute les parties de l'adminiſtration le flambeau de la verité, & le glaive de la juſtice. rien n'echappe à cette ſeconde récherche. il a de plus qu'auparavant l'experience des derniers maux, & la connoisſance de tous les ſubterfuges du vice. partout il ſubſtitue le bien aux abus; il depouille & il flétrit ces hommes mercenaires qui les protegent, & qui s'enrichiſſent dans la calamité publique. chaſſés de leurs retraites, ſans azile & ſans appuy, ces inſectes devorants fuyent pour jamais le ſol fortuné de la Perſe.
Les premieres operations de Nadin avoient éte defectueuſes. il avoit fait de bons établiſſements; mais ils n'etoient ni ſolides ni invariables. il avoit fructifié l'arbre & emondé les branches, mais la mouſſe croiſſoit toujours au pied, & en deſſechoit les racines. bientôt par les conſeils de ſon Pere, il forme un plan plus utile & plus vaſte. il s'attache aux mœurs des citoyens, aux vertus ſociales; cette baſe de la ſaine politique, & qui echappe ſi ſouvent au legiſlateur vulgaire. ce travail fut plus long & plus penible. il falloit detruire les prejugés, guerir les eſprits, attaquer la nation dans ſon gout dominant pour les plaiſirs & la frivolité, luy rendre l'un & l'autre odieux, la porter au bien & y diriger toutte ſon activité. La Gloire & l'infamie, voilà quels fûrent les deux grands moyens de Nadir; honorer la Vertu & diffamer le vice, changer les recompenſes & les peines, rendre les honneurs plus rares, & l'honneur plus commun, aſſigner un prix aux vertus ſociales & punir les vices qui les attaquent, elever le merite, & abaiſſer l'ignorance encourager les arts utiles & proſcrire ceux qu'enfante la mollesſe, rendre la probité le premier & l'or le dernier de tous les biens, avoir des principes & non des ſophismes, de la ſolidité & non de l'eclat, des mœurs & non des ſyſtêmes; donner ſoi-même le ton ſur tout, & mettre toujours l'exemple à côté du précepte; C'eſt ainſi que Nadir rendit les Perſans des hommes, & leur créa un genie nouveau.
Il ne fit point des loix ſomptuaires, parce qu'elles decreditent l'Etat & ne ſont jamais ſuivies; mais le luxe devint une proportion hierarchique , qui diſtingua tous les ordres, il n'entretint point des troupes; mais il fit revivre l'amour de la patrie, parce qu'avec des citoyens, & une diſcipline ſevére, on a toujours des ſoldats. Le commerce ne fut plus auſſi étendu; il ſervit aux beſoins, & non au ſuperflu. La vivification de l'Etat fut intérieure; les reſſorts en furent moins compliqués, plus ſouples & plus actifs. Le mariage devint une obligation, & l'éducation des enfants un devoir. L'Etat ne nourrit plus d'hommes inutiles en aucuns genres; & pour cela il ſuffit de diffamer ceux qui l'étoient & de reſpecter ceux qui le ſervirent. Tant d'innovations ſouffrirent des inconvenients; mais Nadir les ſurmonta tous, parce qu'il s'en occupa ſans relache, parce qu'il eſt dans tous les hommes un goût ancien & réflechi qui les porte au bien, & qu'il ne s'agit que de le développer & de le mettre en valeur.
Par ces établiſſements Nadir préparoit encore un projet plus difficile & plus avantageux; projet que Ben-Abasſy avoit eu; & que la mort l'avoit empêché d'exécuter. La cour & les capitales ſont le berceau de la corruption, de la molleſſe, & de tous les vices; c'eſt-delà, qu'ils ſe repandent dans les provinces. Nadir ſonge à détruire ces coloſſes faſtueux, qui ſont la ruine de l'Etat, en même temps que ſa décoration, il veut ramener le Roi, à une vie ſimple & agiſſante, les Courtiſans à l'état de cultivateur & de citoyen, les riches ſur leurs domaines, & au milieu de leurs vaſſaux; il veut reconduire dans le ſein de la patrie tant de canaux égarés & fertiliſer les extrêmités languiſſantes. Mais que de difficultés s'élevent! que d'obſtacles à combattre! que d'intérêts à concilier! On arme tout contre lui, juſqu'au préjugé chimerique de la grandeur de la Nation; & de la Majeſté Royale. Nadir ne ſe rebute pas. Un eſprit ordinaire peut créer un projet; mais l'homme de genie va au delà: il l'exécute.
Nadir engage le Roi à parcourir ſon Royaume; ces voyages ſe font ſans appareil & ſans ſuite. Par là il le prépare inſenſiblement à ſe paſſer d'une cour nombreuſe, & d'un faſte ſéduiſant. Il lui fait goûter le plaiſir de voir ſes ſujets heureux & reconnoisſants; de tous côtés les peuples accourent & lui rendent des hommages ſimples & purs comme eux. L'Ame du Prince s'ouvre à une ſenſibilité nouvelle; il embraſſe ſon Miniſtre en verſant des larmes. „Ah Nadir, (lui dit-il) quel ſentiment inconnu j'éprouve! à ma cour j'ai plus de grandeurs, plus de reſpects; ici lj'ai des cœurs, & je goûte un vrai plaiſir! quel bonheur j'ai ignoré, que celui de faire des heureux!
Nadir ſaiſit le moment. „O jour fortuné! (s'écrie-t-il) ô ma chere patrie! felicites toi, d'aujourd'hui ton Roi va regner“. Se retournant enſuite vers ſon maître, avec l'enthouſiaſme de la vérité. „Si ce Soleil, (lui dit-il) n'éclairoit que le ſeul Ispahan, de quel droit prétendroit-il aux hommages du reſte de la Perſe? quels reſpects, quel culte lui devroient nos Provinces privées de ſa lumiere? Ce Soleil, Seigneur, eſt l'emblême des Rois ſur la terre; comme lui, immenſes, incorruptibles, & purs ils doivent tout échauffer de leurs rayons; comme lui, ils doivent tout voir, tout vivifier dans leurs empires.
Il expoſe enſuite à ſon maître les abus de la Cour, l'énorme grandeur des villes, la néceſſité de rénoncer à l'une & de diminuer l'autre; il luy peint les mœurs des anciens Perſes, la conduite de leurs Rois vivants au milieu d'eux, n'ayant pour tout éclat que leurs vertus, & leur ſimplicité, regnants heureux, & mourants ſans remords. La Divinité prête aux paroles de Nadir un carractére d'énergie & de perſuaſion. Le Roy entraîné & convaineu, ſe laiſſe aller dans ſes bras. „Le voile tombe (luy dit-il) guides moi ..... je vais commencer à vivre.
L'exécution ſuit de près ce deſſein généreux. Le Roi habîte au milieu de ſes peuples: il n'a plus de cour, mais il a un Royaume. Il n'a plus de Courtiſans, mais il a des ſujets; on ne luy éleve point de ſtatues en bronze, ni en marbre, mais ſon nom vit dans les cœurs: monument plus précieux & plus durable, que la flatterie n'éleve pas, que le temps ne ronge point, & que la poſterité reſpecte.
La nation ſuit bientôt l'exemple du Prince; les villes ne ſont plus que le ſéjour des arts utiles, les campagnes ſe repeuplent, & la joye renait de tous côtés. On laiſſe tomber ces palais ſuperbes, ces chef-d'œuvres de luxe; mais les vertus s'élevent ſur leur débris & la Perſe entiere eſt le temple de la proſpérité.
Zaleg & Sorane ne ſe retirerent point dans une ſolitude; la vertu ne fuit la ſociété que quand les vices y regnent. Les Perſes font maintenant un peuple de citoyens & de freres: nos vieillards finirent leurs jours au milieu de leur famille, & s'endormirent ſans trouble dans le ſein de l'Eternel. Nadir leur ſurvecut long-temps. Le genie de la Perſe veilloit ſur luy, & comptoit ſes jours. Heureuſe, trois fois heureuſe la Perſe fortunée! ſi elle avoit toujours ſuivi ſes loix & ſes maximes; mais après ſa mort, le tourbillon rapide des ſiécles amena ſur la ſurface de la terre, d'autres ages, d'autres mœurs, d'autres hommes, & d'autres erreurs.