EPITRE A MON CONFESSEUR.

MON REVEREND PERE, La plus grande partie des Evénemens de ma vie, mes écarts, mes foibleſſes, ma réſipiſcence ne ſont point une nouveauté pour vous. Les publier moi-même, c'eſt vous diſpenſer de la néceſſité du ſecret. Je ne me ſuis jamais méfié de votre diſcrétion, mais j'ai cru que des ridicules publics éxigeoient une Confeſſion qui le fût également. Je conviens que c'eſt une ancienne méthode que de ſages raiſons ont fait abolir, auſſi je ne l'employe que pour des choſes qui n'enlevent pas la conſidération qu'on peut d'ailleurs mériter dans le monde. Je vous ai fait des confidences beaucoup plus graves & plus importantes; mais vous ſerez toujours à cet égard le ſeul dans mon intimité. C'eſt la preuve la plus indubitable d'une diſtinction marquée, & du profond reſpect avec lequel je ſuis, &c.

J'apprends dans l'inſtant que le Révérend Pere B... eſt mort de la ſuite des fatigues qu'il a éprouvées pendant le Jubilé. Je conſerve à ſa mémoire le gage que je lui donnois de ma reconnoiſſance; mais j'aime à converſer avec les vivans, & il ne trouvera pas mauvais que je lui ſubſtitue un ami en vie.

A MONSIEUR DE LA B.

L'Amuſement de Campagne que je vous dédie eſt un tribut déſintéreſſé de l'amitié. Mon eſprit s'eſt diverti à le faire & mon cœur s'applaudit de vous le préſenter. Vous n'y trouverez ni la Critique de vos mœurs ni des préceptes pour leur réformation. Vous aimez les Arts, les plaiſirs; vous en jouiſſez avec volupté, mais vous connoiſſez en même temps tout le prix de l'humanité, & ſi la fortune vous permet de ſatisfaire vos goûts, ce n'eſt point aux dépens des malheureux à qui vous accordez journellement des ſecours auſſi généreux que ſecrets. La ſimplicité, la douceur & la modeſtie rendent votre ſociété sûre & déſirable. Les Arts & les talens trouvent en vous un Protecteur & un ami. Enfin vous ſouhaitez la félicité de tous les hommes & vous concourez au bonheur de ceux qui vous environnent, ſouffrez donc que je rende un hommage public à des vérités dont je ſuis ſouvent le témoin & l'admirateur. Aucun motif ne peut faire ſuſpecter la ſincérité de l'hommage que je vous rends. Il n'a de principe que la conviction intime de ce que vous méritez, & la réalité des tendres ſentimens avec leſquels je ſuis, &c.

LES AVIS D'UN PERE A SON FILS.

LA qualité de Pere, & la tendreſſe qui doit en être inſéparable, inſpirent à tous les hommes le deſir de faire la félicité des enfans dont ils ſont les auteurs. Ce Sentiment eſt dans la nature: il eſt auſſi dans le préjugé. On accorde ſes ſoins, ſon amour, ſa prévoyance également à ceux dont on eſt Pere, & à ceux dont on croit l'être. C'eſt une affaire de pure confiance, & dans laquelle la bonne opinion produit le même effet que la réalité. Un Pere véritable, ou prétendu, croit ne pouvoir procurer le bonheur & l'avancement de ſes enfans, qu'en leur traçant des regles de conduite, relatives à ſa façon de penſer, & à la leur. Il cherche à leur indiquer les moyens qui l'ont fait réuſſir lui-même dans le monde, & à leur faire éviter les écueils qui ont des Peres, ſont grands ſpéculateurs occaſionné ſon naufrage. La plupart ſur le compte de leurs enfans. Il y a tels hommes qui n'ont jamais réfléchi qu'à leur occaſion. Cette ſingularité a ſa ſource dans l'amour propre. On ſe flatte qu'un être dont on eſt le créateur ne peut manquer d'être avantageuſement compoſé, & l'on ſe ſatisfait en penſant à lui procurer l'entiere perfection. De-là cette multitude de préceptes dont l'affection paternelle & maternelle ont enrichi la ſociété civile. Chacun les a propoſés dans le goût qui lui étoit propre.

Un recueil de préceptes, n'eſt pas une matiere neuve; elle eſt même uſée, j'en conviens, mais dans le nombre de ceux qui ont paru, il y a toujours eu du nouveau, malgré le caractere d'uniformité qu'on y remarquoit. La raiſon en eſt ſenſible, les hommes penſent, s'expriment différemment, & leurs ouvrages ſe reſſentent de la diverſité de leur caractere & de leur ſtile. Auſſi voyons-nous, que dans les différentes maximes qui nous ont été tranſmiſes, les unes paroiſſent ſéches, pédanteſques; d'autres, mielleuſes; d'autres enfin, raffinées juſqu'à la quinteſſence, & quelquefois auſſi inintelligibles, qu'impratiquables. Ces défauts ont diminué très-peu de l'admiration que l'on a cru devoir aux Auteurs qui nous préſentoient des miroirs où l'on ſe voyoit fidélement, malgré quelques taches répandues ſur la ſurface. Ces exemples, loin de m'intimider, m'ont enhardi à publier les leçons que la tendreſſe paternelle a dépoſées dans mon ſein. En les publiant, je rends hommage à l'affection de mon Pere, quoique mal entendue; ma reconnoiſſance croit s'acquitter des obligations que je me fais honneur de lui avoir. Il a fait de ſon mieux pour bien penſer ſur mon compte. Il a deſiré que ſes réfléxions me fuſſent utiles. C'eſt un tréſor qu'il a cru n'amaſſer que pour moi, mais en bon Citoyen, je conſens de le communiquer à mes Compatriotes, pour en retirer toute l'utilité qu'ils jugeront à propos. On y trouvera ſans doute de la ſingularité, mais il n'en faut point être étonné; l'Auteur, comme tous les autres hommes, avoit un caractere qui lui étoit particulier; il ne ſongeoit qu'à me procurer une vie gratieuſe. Il pouvoit ſe tromper, mais c'étoit toujours de bonne foi, avec probité & ſans s'en appercevoir.

Je dois à préſent inſtruire mes Lecteurs des circonſtances dans leſquelles mon Pere me remit le dépôt que ſa tendreſſe lui avoit fait journellement amaſſer pour mon profit.

L'auteur de ma naiſſance étoit un très-bon Gentilhomme, qui avoit ſervi avec diſtinction juſqu'à cinquante ans. Il avoit vécu à Paris en homme de condition , & ſe diſoit, homme de qualité toutes les fois qu'il revenoit de Verſailles, où il ſe montroit paſſagérement. Sa fortune étoit des mieux établie, & il s'étoit livré au plus grand monde, dont il connoiſſoit à fond les uſages. Quelques mécontentemens lui avoient fait quitter le ſervice, & s'enveloppant alors du vernis de la Philoſophie, il avoit conſacré ſon temps à la retraite, à la lecture & aux réfléxions. La vie retirée avoit rembruni toutes ſes idées, & répandu ſur ſa perſonne une taciturnité glaciale. Il avoit contracté l'habitude de penſer que tout alloit dans le monde en dépériſſant; la Cour, ſelon lui, étoit devenue purement frivole, les Miniſtres aveuglés, les Généraux bornés dans leurs vûes, & la Monarchie viſoit à ſa décadence depuis l'inſtant où il avoit ceſſé de ſervir. Ces réfléxions ſe fortifioient de jour en jour, & comme elles étoient formées dans la fermentation d'une bile noire, elles répandoient ſur leur auteur une teinture complette de miſantropie. Il alloit cependant de temps en temps dans deux ou trois Maiſons aſſez fréquentées, où ſon emploi étoit de s'ennuyer & d'ennuyer les autres. Il y rencontroit forcément cinq ou ſix fats du haut ſtile, ſon occupation étoit de les regarder & d'étudier leur ton & leur maniere, pour en faire la Critique en ſon particulier.

Mon Pere avoit une Sœur riche, veuve & ſans enfans. Elle lui propoſa d'égayer ſa ſolitude par l'acquiſition d'une femme. Cette propoſition révolta d'abord mon très-honoré Pere. Il ſe livra à une déclamation véhémente contre les femmes de ſon temps; mais à force de voir renouveller ſans ceſſe les mêmes tentatives par tous ceux qui l'approchoient, il ſentit moins le poids de leurs importunités, & il ſe détermina enfin, heureuſement pour moi, à vaincre totalement ſes répugnances. L'Epouſe qu'on lui aſſocia lui convenoit admirablement. Elle étoit Fille de qualité, âgée de trente-ſix ans, n'ayant qu'un bien modique, mais richement appanagée en eſpérances éloignées. Elle n'avoit jamais connu que la Grille & ſa Paroiſſe: auſſi en poſſédoit-elle à fond tout le mérite. Elle ignoroit juſqu'au moindre genre de diſſipation, & paſſoit ſes jours dans de pieuſes lectures, ſans avoir de volontés qui lui fuſſent propres. Le ſeul délaſſement qu'elle ſe permit, étoit d'apprendre annuellement la Liſte des Prédicateurs de l'Avent & du Carême. Sa ſociété ordinaire étoit compoſée de quelques Veuves ſcientifiques, de trois ou quatre ennuyeuſes Philotées, & d'un vénérable Docteur à grande calotte, qui prêchoit réguliérement deux fois l'année, pour faire reſſouvenir le Public qu'il étoit une bête. Cette compagnie mauſſade, noircit encore de quelques nuances le cerveau atrabilaire de mon cher Papa; on ne pouvoit le tirer de la rêverie profonde où il étoit ſans ceſſe abſorbé. Cependant comme les momens étoient prétieux, il ſe livra ſérieuſement aux devoirs du mariage, & je fus au bout d'un an le doux fruit de ſon zèle & de ſon activité.

La nouvelle de ma naiſſance arracha quelques ſourires à mon Pere, vraiſemblablement il s'en acquitta de mauvaiſe grace; depuis plus de douze ans il en avoit totalement oublié l'uſage; mais ſa joye fut bientôt empoiſonnée par un accident imprévu. Une révolution ſubite emporta ma mere au bout de quelques jours. Son tendre Epoux fut accablé de la douleur la plus amere; l'on s'en apperçut moins, à cauſe de la triſteſſe habituelle qui le dominoit. Je devins l'objet de toutes ſes attentions, il me fit élever ſous ſes yeux, & j'eus le privilége de le diſtraire quelquefois de ſes ſombres rêveries. Lorſque j'eus atteint ma quatriéme année, il voulut ſe charger en titre du ſoin de mon éducation. Pour cet effet, il m'arracha aux doucereuſes careſſes de ma Gouvernante, dans la crainte qu'une vie lâche & efféminée n'amollît mon eſprit & n'énervât mon courage.

Un Valet de Chambre renforcé, fut conſtitué mon ſous Gouverneur, on m'attacha auſſi un ancien Laquais de la Maiſon; & on lui donna pour ſubalterne un fils de ma nourrice, âgé de quelques années plus que moi. J'appris dès-lors à commander; c'eſt une des choſes qu'on apprend le plus naturellement: auſſi m'en acquittois-je avec un ton auſſi abſolu qu'un Régent en Chaire. J'avois en revanche l'air fort mauſſade pour obéir.

Mon Pere me faiſoit conduire tous les matins dans ſa chambre dès ſix heures. Je n'y paroiſſois que tout habillé. Il m'expliquoit les Proverbes du Sage, les regles de la Syntaxe; enſuite il me donnoit des leçons de lecture dans les Eſſais de Montagne, dont il paraphraſoit les beaux endroits. Il vouloit auſſi que ma mémoire fut cultivée, & pour aſſurer le ſuccès de ſon projet, il me faiſoit apprendre par cœur tous les jours une demie page de la Bibliotheque des Gens de Cour. Cet ingénieux exercice dura près de trois ans, pendant leſquels mon Pere s'applaudiſſoit avec complaiſance des talens de ſon Eleve, de l'excellence de ſa méthode, & de la réuſſite future de ſes grandes idées. J'étois devant lui docile & reſpectueux juſqu'à la plus humble ſoumiſſion; j'oſois à peine lever les yeux, au point qu'il me ſoupçonnoit de timidité; mais je me vengeois amplement de cette contrainte au milieu de la petite Cour qui compoſoit mon Domeſtique. J'y paroiſſois vain, impérieux, & la moindre contradiction m'emportoit juſqu'au mépris marqué & aux injures. Mes deux ſurveillans me menaçoient ſouvent de recourir à l'autorité paternelle, mais je connoiſſois leur affection pour moi, ou plutôt leur foibleſſe & leur imbecillité; ainſi je les déſarmois par quelques careſſes, & j'étois sûr de m'en mocquer impunément. Pour le petit Laquais, comme il étoit ſans crédit, & livré, pour ainſi dire, à mes menus plaiſirs, j'en faiſois le jouet de mes mauvaiſes humeurs. Il étoit ſans ceſſe la victime de mes caprices, de mes emportemens. Je le battois de mon mieux, & ſouvent je lui procurois encore la diſgrace d'être grondé & menacé pour les torts que j'avois avec lui.

On penſe aiſément que je me plaiſois plus dans mon intérieur que dans la compagnie de mon Pere. Ma chambre étoit mon Empire, & chez lui, j'étois le modeſte ſujet d'un Souverain des plus ſévéres. Je me délectois dans mon appartement à n'entendre autour de moi que des acclamations de la part de mes ſurveillans & de deux anciennes Domeſtiques de ma Mere, qui paſſoient la plus grande partie de la journée à me faire des complimens & à m'appuyer des baiſers de Mie. M. le Marquis, un homme comme vous, un homme de condition, qu'il eſt joli! qu'il a d'eſprit! vous aurez des Terres, des Chevaux , &c. C'étoient les fadeurs éternelles dont mes oreilles retentiſſoient & qui ſe faiſoient route juſqu'à mon cœur. Je ſavourois avidement ces propos, & ſûrement M. le Marquis, un homme comme moi , étoit un petit homme fort ſot & trèsridicule. J'ignore quels auroient été les fruits d'une éducation ſi bien entendue, mais un contre-temps vint en déranger le progrès. Mon Pere fut attaqué d'une maladie violente, dont il ne ſe tira qu'aux dépens de ſes oreilles. Il perdit preſque totalement l'uſage de l'ouie & n'en fut que plus triſte. Cette ſurdité fut une Lettre de Cachet qui m'éxila de la maiſon paternelle. Il fut décidé que j'irois au College avec un Précepteur & le plus âgé de mes deux Laquais. Ce changement me fit pleurer, bouder, invectiver, mais c'étoit un parti néceſſaire, il fallut y ſouſcrire. On me mit ſous la férule d'un grave Eccléſiaſtique qui triompha des irréſolutions de mon Pere, par la multitude de certificats qu'il lui préſentât. Les Principaux de College, les Supérieurs de Séminaires, les Curés, enfin, je crois que tout y avoit ſigné juſqu'aux Marguilliers de la Paroiſſe. Je partis ſous la direction de ce nouveau Mentor, qui, quoiqu'ignorant, yvrogne & pareſſeux, n'étoit pas ſans bonnes qualités d'ailleurs. Le College fut pour moi un nouveau monde.

L'encens qu'on m'y préſenta, ne dura que deux jours, après leſquels il fallut me ſoumettre à la regle générale. Cet état de contrainte me parut dur, & je fus tout étonné de trouver des gens vêtus au plus ſimplement, qui au bout de trois heures de connoiſſance me nommoient familiérement par mon nom, & portoient même la licence juſqu'à me tutoyer. Je leur dis très-ſérieuſement que j'étois un Marquis , & ce terme leur parut une bouffonnerie qui excita leur raillerie. Ils s'en autoriſerent pour me ridiculiſer par des ſobriquets; ma bile s'enflâma, & je voulus venger ma dignité outragée. Un Roturier plus fort que moi eut l'audace de me donner vingt coups de pied dans le derriere, un autre m'arracha quelques poignées de cheveux, & je fus obligé de me ſauver du combat en pleurant de rage de me voir moulu & preſque à moitié chauve. Je portai des plaintes amères aux Supérieurs; mais je ne fis qu'élever contre moi un orage général. Les ſurnoms, les injures, les coups de poings m'accablerent, & je n'eus de reſſource que de m'en prendre à mes yeux. Je communiquai mes chagrins à un de mes Camarades dont la douceur avoit captivé ma confiance, je lui marquai vivement la ſurpriſe où j'étois de voir l'irrévérence avec laquelle on traitoit un Marquis, un homme comme moi . Il me rit poliment au nez, & il m'apprit qu'il avoit été, comme moi, un enfant gâté, mais que depuis un an, ou environ, la correction fraternelle l'avoit rendu plus humain. Le College, me dit-il, dans d'autres termes, eſt une eſpece de République où l'on vit aſſez ſur le ton de l'égalité. C'eſt une image du monde entier. L'on y voit toute ſorte d'états, d'âges, de nations & de caracteres. On y apprend à vivre avec les hommes, & comme dans la ſociété le ton mépriſant & orgueilleux eſt le plus odieux, on le corrige ici de bonne heure; cette partie de la police eſt confiée aux Ecoliers. On ne peut être mieux jugé que par ſes pairs, auſſi ils s'en acquittent à merveille, l'éxécution & le jugement ſe ſuivent de près. J'avoue que mon amour propre ſe révolta, quand je me vis forcé de renoncer aux diſtinctions que je me croyois en droit d'éxiger; j'inſiſtai ſur ma naiſſance, ſur ma fortune, ſur les autres avantages que je croyois avoir; bon, me dit mon Camarade, la vanité n'eſt ici qu'une ſource de miſeres. Tu es Gentilhomme? Eh bien, il y en a vingt mille dans le Royaume dont dix mille valent mieux que toi. Tu es riche? Six mille le ſont plus que toi. Tu as de l'eſprit? Crois-tu être le ſeul. Enfin ces avantages dont tu te vantes ne ſont ici des titres que pour être haï & battu. J'en ai l'expérience. Laiſſes compter aux autres les qualités qui te diſtinguent. Ils s'en ſouviendront bien mieux ſi tu parois les avoir oubliées. Cette leçon me frappa, mais elle ne fut pas aſſez efficace pour me réformer. Je continuai à m'armer de hauteur & à vivre avec tous ceux qui n'étoient point titrés, en homme qui craint de ſe compromettre. Je devins le plaſtron de toutes les eſpiégleries. Voulois-je m'en venger; j'étois accablé d'un déluge de coups. Chacun me cherchoit querelle, j'étois battu, mocqué, & j'avois toujours tort. On m'apprit des Anecdotes de Famille que j'avois ignoré juſqu'alors & qui n'étoient nullement agréables. En effet, il n'eſt point de maiſon qui n'ait ſon côté foible & des particularités diſgracieuſes. C'eſt rarement chez ſoi qu'on les apprend, & il eſt ſouvent important de les ſçavoir. D'autres inventerent des Fables ridicules ſur moi & ſur mes parens pour avoir le plaiſir de me les reprocher en face; on les crut, & j'en penſai crêver de dépit. Au bout de quelque temps je m'ennuyai de me voir preſque toujours ſeul, & d'être l'objet de toutes les plus mauvaiſes plaiſanteries. Mon orgueil même contribua à me rendre ſociable. Je vis bien qu'il falloit s'humaniſer. Ainſi je dépoſai peu à peu le génie froid & hautain. Je travaillai même à devenir prévenant, & je parvins par degrés à être ce qu'on appelle un bon Garçon , au point qu'au bout de deux ou trois ans, je me rendois un des correcteurs de la morgue d'autrui. Ce dernier rôle me plaiſoit plus que le premier. J'avois une ſatisfaction infinie à rendre avec uſure ce qu'on m'avoit donné anciennement, & pour m'autoriſer à payer largement, je faiſois ſans ceſſe l'éloge de la modeſtie, de l'humanité, de la douceur & des autres vertus ſociales. Ce procédé me mérita l'amitié de mes Camarades & l'indulgence de mes Maîtres. J'en profitai pour me livrer à la pareſſe dont le goût me ſubjuguoit. J'avois une antipathie décidée pour tous les genres d'étude. Le Latin me faiſoit mal à la tête, le Grec à l'eſtomach; la Poëſie affadiſſoit mon cœur, & je ne digérois la Proſe que lorſque je la produiſois ſans peine, & même ſans m'en appercevoir. J'étois le premier à badiner ſur mon peu d'ambition pour les dignités ſcholaſtiques, en ſorte que j'entrai en Philoſophie auſſi ignorant à peu près que lorſque j'étois arrivé au Collége. Mon pere avoit cependant l'attention de s'inſtruire exactement de mes progrès, mais on lui pallioit mon indolence & mon peu d'émulation. On lui faiſoit valoir les bonnes qualités que je pouvois avoir d'ailleurs: il s'en contentoit, parce qu'il étoit hors d'état de juger par lui-même de toute l'étendue de mon impéritie; de plus, il ne pouvoit ſe perſuader qu'une inſtruction dont il avoit établi les fondemens, fut demeurée imparfaite, après les doctes élémens qu'il avoit adminiſtré à ma jeuneſſe. Mon Cours Philoſophique ne fut pas plus lumineux que le reſte. Les Cathégories d'Ariſtote, les Univerſaux & cent autres rêveries dont je me rappelle difficilement les noms, me parurent un radotage auſſi barbare qu'ennuyeux; il me ſembla qu'on vouloit m'apprendre à raiſonner aux dépens de ma raiſon, & j'en conclus que ceux qui philoſophoient en régle, n'étoient que de plats originaux; j'aſpirois donc avec impatience au moment heureux qui me délivreroit de ce fatras miſérable. Enfin ce jour tant déſiré arriva, & j'abandonnai le Collége avec autant de joye, que les Juifs en marquérent après la captivité de Babylone; mais les Cantiques que j'entonnai en reconnoiſſance, n'avoient pas le même caractère de ſainteté. Mon pere ne me garda que huit jours dans ſa maiſon. Il avoit pris d'avance ſes précautions pour me mettre à l'Académie avec un grave Pédagogue, moitié militaire, moitié homme de Lettres, & Pédant à tous égards. Je fus inſtallé dans ce nouveau domicile, où tout flattoit mon inclination, à la réſerve du Compagnon qu'on m'avoit aſſocié. Je ſentois bien que ſa miſſion étoit de reſtraindre ma liberté autant qu'il le pourroit; mais je me promettois d'exercer ſa patience, & de lui jouer tous les tours que l'induſtrie ſeroit capable de me ſuggérer. Ce projet a été complettement rempli.

Je pris un air merveilleux & élégant. J'affectai d'être étourdi. Je devins fat, préſomptueux, malhonnête; je me choiſis des ſociétés, des modéles les plus ridicules; & livré totalement à la diſſipation, je ne ſongeai qu'à briller & à faire des dettes. Mon pere en fut averti. Il me chapitra pluſieurs fois, mais j'étois plus ſourd que lui: je ne lui répondois pas, & ne me corrigeois en rien. Il y avoit environ quinze mois que je goûtois les charmes de ce nouvel état, lorſque mon pere me fit dire d'aller dîner chez lui, & de m'y rendre de bonne heure. Je fus exact à ſon invitation. J'entrai dans ſon Appartement vers les onze heures. Il prit avec moi un air plus ouvert qu'à ſon ordinaire; il s'exhala même en careſſes auxquelles nous n'étions accoutumés ni l'un ni l'autre. Après une converſation générale, il me dit qu'il m'avoit fait venir chez lui pour m'entretenir très-ſérieuſement en particulier. Les étrangers entendirent ce langage qui avoit été prononcé d'une voix convenable à un ſourd. Ils ſe retirerent; & lorſque nous fûmes tête à tête, il ſe récueillit comme un Prédicateur qui va prêcher ſur un Myſtère; j'attendois reſpectueuſement le réſultat d'un ſi touchant préambule. Enfin après quelques minutes, il rompit le ſilence, & voici le langage que le bon vieillard me tint preſqu'en pleurant:

Mon Fils, mon devoir & mon inclination me portoient à veiller par moi-même aux ſoins de votre éducation; une infirmité incurable m'a enlevé cette ſatisfaction. J'en ai ſouvent gémi: un Pere eſt plus pénétrant que les autres ſur les avantages de ſon Fils, parce qu'il eſt plus intéreſſé qu'eux à les lui procurer; mais j'ai cherché depuis long-tems, autant qu'il m'a été poſſible, à réparer le tort que mon incommodité vous occaſionnoit. Je n'ai épargné ni les attentions ni la dépenſe pour vous confier à des Maîtres capables de vous former. Indépendamment de ces précautions, vous avez été le ſujet de mes méditations perpétuelles. J'ai étudié attentivement votre caractère, & j'ai obſervé que vous aviez autant de droiture dans le cœur, que de juſteſſe dans l'eſprit. Mais je vois avec peine, que vous avez pris votre parti de vivre en Petit-Maître décidé. Cette envie eſt une eſpéce de mal épidémique qui doit avoir ſon période; je me flatte que votre propre expérience & l'uſage du monde, vous en guériront. Au reſte, je penſe qu'il faut faire de ſon mieux tous les perſonnages qu'on ſoutient, & qu'un Petit-Maître manqué eſt encore pire que celui qui a les talens de ſon état. C'eſt ſur ce plan que je me ſuis occupé à vous tracer des régles de conduite capables d'aſſurer votre réuſſite, & de vous rendre homme du bel air. J'ai cherché, en les compoſant, à me dépouiller de préjugés, & de tous ſentimens de cauſticité. J'ai même réformé tous mes principes, pour vous en donner de nouveaux qui convinſſent au tems préſent & au but où vous tendez. J'ai moins travaillé à faire de vous un homme de mœurs, qu'un homme brillant & recherché: dans cette vûe, j'ai fait violence à mes idées & à mon caractère. Je ſens bien que c'eſt une foibleſſe; mais le deſir de votre bien être m'en a fait trouver la ſource dans mon cœur. Mes principes ne ſont peut-être pas les meilleurs dans le fond, mais je rapporte tout à vos deſirs, & j'en crois l'obſervation eſſentielle pour votre ſatisfaction, & peut-être pour votre avancement dans ce monde-ci uniquement. Prenez ce papier où je les ai rédigés. C'eſt un monument de ma tendreſſe, que vous devez conſulter tous les jours, & qu'il eſt même important que vous reteniez par cœur, afin d'être en état d'en faire uſage dans toutes les occaſions. Après cet exorde pathétique, il me remit un papier écrit de ſa main. Je le reçus humblement avec tous les ſignes extérieurs d'une véritable reconnoiſſance. Je voulus même lui marquer l'empreſſement que j'avois à profiter de ſes Leçons; mais il me dit de ſerrer prétieuſement le gage de ſon affection, pour le méditer à loiſir; je lui obéis, & il fit rentrer dans l'Appartement ceux que notre entretien avoit fait diſparoître; la converſation devint générale.

Nous dinâmes très-phlegmatiquement, & je m'empreſſai de très-bonne heure de prendre congé de la Compagnie, pour ſatisfaire l'impatience que j'avois de viſiter à loiſir le tréſor dont mon Pere m'avoit enrichi. De retour à l'Académie, je n'eus rien de plus preſſé que de monter à ma Chambre; & de m'y renfermer, pour dévorer une lecture qui devoit, ſuivant le rapport qu'on m'en avoit fait, me combler un jour de proſpérités & de richeſſes. J'ouvris avec un ſaint reſpect le Cahier dont j'étois dépoſitaire, & j'y lus avec avidité les réfléxions ſalutaires que j'ai tranſcrites ici. L'intitulé étoit: Avis importans que j'ai recueillis pour mon Fils.

Si vous voulez paroître aimable, réuſſir dans le monde, & paſſer pour un homme d'eſprit, ſans qu'il vous en coûte la moindre peine, pratiquez les préceptes que je vous donne ici. Les études du Collége & votre juſteſſe d'eſprit naturelle, doivent vous avoir mis en ſituation de faire un uſage utile de mes leçons, ſans avoir beſoin d'en prendre d'autres.

Depuis plus de vingt ans, je m'applique à la lecture, mais c'eſt une peine inutile que je voudrois vous abréger. Je m'apperçois que je ſçavois, ou que j'aurois ſçû naturellement tout ce que je trouve dans les Livres. S'ils n'ont pas le ſens commun, il eſt inutile & dangereux de les lire; ſi au contraire, ils ont de la raiſon, nous en avons autant qu'eux pour penſer ce qu'ils diſent.

Les places, les honneurs, les dignités ſont rarement la récompenſe du travail & de l'application. On ne dit point, Un tel a beaucoup étudié; on ſe contente de dire, Un tel a beaucoup d'eſprit ; de-là, l'on conclud qu'il eſt propre à tout; on l'employe, & il réuſſit.

Nous n'avons point en France d'Ecoles de Droit public; nous n'avons point de Profeſſeurs qui enſeignent l'art de faire la guerre méthodiquement & par principes; cependant nos Négociateurs & nos Généraux comptent ne le céder en rien à ceux de nos voiſins, parce que le bon eſprit & l'expérience ſont ſupérieurs à toutes les régles.

La Phyſique, l'Aſtronomie & d'autres Sciences, n'ont en grande partie rien de sûr & de décidé. Chacun ſe croit autoriſé à forger des ſyſtêmes qui ſe combattent & ſe détruiſent mutuellement; or quand il s'agit de deviner, les gens d'eſprit ont un grand avantage ſur les autres. Ce ſont eux qui trouvent ordinairement le mot de l'énigme.

La Médecine, la Juriſprudence ſont également conjecturales & arbitraires. Les Avocats, les Médecins ſont rarement d'un avis uniforme. Les Juges mêmes ſont preſque toujours diviſés d'opinions. Celles de Mrs ***, *** prévalent ordinairement. On convient cependant, qu'ils n'ont jamais ouvert un Livre de Droit, mais la juſteſſe & l'uſage font plus chez eux, que la ſcience chez d'autres. Vous entendez dire par-tout qu'ils ſont bons Juges. Ils jouiſſent de leur réputation. On les écoute, on les reſpecte, on les récompenſe.

L'on peut être ſon Avocat ſoi-même. Une certaine juſteſſe d'idées doit nous conduire à diſcerner ce qui eſt juſte, d'avec ce qui ne l'eſt pas. Il eſt poſſible qu'on ſe trompe, mais ne tombe-t'on pas dans l'erreur avec un Conſeil accrédité? C'eſt du moins une dépenſe épargnée que de s'en paſſer.

Il en eſt de même de la Médecine. Avec un eſprit naturel, on peut être ſon Médecin ſoi-même. Rarement un Malade meurt, ſans qu'on accuſe ſon Eſculape de l'avoir tué. Le ſeul inconvénient eſt qu'on vous attribue, ce qu'on auroit imputé à un autre. Vous vous en acquitterez auſſi bien que lui. La Nature nous indique à peu près ce qu'il faut à nos beſoins. L'eſprit ſert à le préparer & à l'appliquer; la Médecine conſiſte dans l'art de modérer l'efferveſcence du ſang & de la bile, & d'en régler le volume; or le diſcernement doit nous faire décider lequel des deux eſt néceſſaire de la ſaignée ou de la purgation, & celui de ces points fondamentaux de la faculté qui doit précéder ou ſuivre.

On peut dire auſſi la même choſe de l'Architecture. Tous les gens d'eſprit ſont naturellement Avocats, Médecins, Architectes. Le goût & l'eſprit ſont ſupérieurs aux régles qui varient ſelon l'opinion & la mode. Tous les Propriétaires qui ont eux-mêmes bâti & arrangé leur maiſon, ou deſſiné leur jardin, en paroiſſent contens. Ils s'applaudiſſent, & montrent leur ouvrage avec complaiſanſe. Ceux au contraire qui ont employé les Maîtres de l'Art, ne laiſſent voir qu'une ſatisfaction médiocre; ſouvent ils critiquent; ils vous diſent: J'aurois tourné cela autrement, je ne voulois pas que cela fût ainſi, mon Architecte l'a voulu abſolument. Ils n'auroient pas fait eux-mêmes une ſeule faute, & rejettent toutes celles qui ont été faites ſur le compte de leur conſeil. Ce n'étoit donc pas la peine d'en prendre un, pour avoir ſujet de s'en plaindre. Avec du goût naturel, on auroit fait ſoi-même des choſes plus belles, plus commodes, à moins de frais, & ſans mélange d'aucun défaut.

La Peinture, la Sculpture, & les Arts Méchaniques ſont au-deſſous de votre condition: vous ne devez les connoître & en parler que comme un protecteur.

Par rapport aux Mathématiques, à la Géométrie, & aux autres connoiſſances relevées, qu'il vous ſuffiſe de les connoître de nom, & ſeulement aſſez pour en ſçavoir l'uſage. Diſtinguez auſſi les divers Inſtrumens qui y ont rapport. Peu de jours & quelques Dictionnaires ſuffiront pour vous acquérir des notions générales & ſuperficielles ſur ces différens objets, dont le nom tombe ſouvent en converſation.

Le genre de propos qui convient à votre état, pour ſe mettre au ton d'à préſent, doit être de Chiens, de Chevaux, de Chaſſe, d'Equipages, de Modes, de Bijoux, de Spectacles, de Galanterie, & généralement de tout ce qui peut plaire & amuſer. Si d'un côté, je vous invite à ne vous point livrer à l'étude des connoiſſances que l'on appelle utiles, & qui coûtent de la peine, je vous exhorte d'un autre côté, à apprendre tout ce qui n'eſt qu'agréable, & n'occaſionne aucune fatigue d'eſprit.

Le talent d'amuſer vous ſervira cent fois plus qu'un mérite réel: il ſera plus agréable pour les autres & plus utile pour vous. C'eſt le point eſſentiel, pour vous lier avec les Grands Seigneurs, pour obtenir leur familiarité, leur confiance, & les graces qui dépendent d'eux. Si vous n'êtes qu'un homme inſtruit, vous n'en recevez que des politeſſes ſtériles, ſur-tout, s'ils vous croyent grave, car ſérieux & ennuyeux ſont aujourd'hui regardés comme ſynonimes.

Attachez-vous à la Muſique, à la Danſe, & à jouer de diverſes ſortes d'Inſtrumens. Un ſeul pourroit vous appliquer trop: ce ſeroit un ridicule à un homme comme vous que d'y exceller; il ne vous faut que des occupations auxquelles on vaque en ſe jouant. La multiplicité plaît plus que la perfection dans ce genre. Il eſt gracieux de diverſifier les plaiſirs des autres, & de faire dire qu'on eſt propre à tout.

Aimez le Bal, figurez-y, mais n'en donnez jamais chez vous, pour prévenir les tracaſſeries & les mauvaiſes plaiſanteries.

Une des choſes que vous ferez le plus dans le cours de votre vie, c'eſt de jouer. Je vous exhorte donc à prendre des Maîtres qui vous enſeignent tous les jeux. Outre que vous ſerez recherché, vous y trouverez au bout de chaque année un profit conſidérable. L'ignorance au jeu cauſe à la fin une perte réelle, qui par les négligences & les fautes imperceptibles, forme un objet en ſe multipliant. L'habileté au contraire, met à profit les fautes des autres, & c'eſt un double avantage.

Vous ſeriez trop heureux d'avoir quelqu'un qui vint journellement vous apprendre les nouvelles du jour, & les hiſtoires ſcandaleuſes de la Ville. C'eſt un moyen ſûr pour briller dans un cercle. Tâchez de ſçavoir auſſi quelques Paſſages de Tragédie, quelques Maximes d'Opéra. Quand on en fait une application heureuſe, la converſation en devient plus ornée & plus brillante.

Avec ces ſimples connoiſſances, ne vous abandonnez jamais à la diſpute ſur des matières élevées. On vous en fera honneur, comme d'un acte de douceur & de politeſſe. La Compagnie qui ſçaura que vous avez de l'eſprit, ne vous ſoupçonnera point d'inſuffiſance, & vous tiendra compte de votre modération.

Soyez Déclamateur, frondez, critiquez généralement tout ce qui ſe fait; dites qu'il n'y a pas le ſens commun , on vous croira plus d'eſprit qu'à tous ceux dont vous blâmerez les démarches, même ſans ſçavoir leurs raiſons.

Les talens & l'eſprit d'amuſement ſont bien plus recherchés que le mérite & les vertus. Un homme qui n'a que du ſçavoir, eſt négligé. L'aimable Chanteur, l'admirable Symphoniſte, l'homme qui dit joliment des riens, ſont fêtés, invités: on ſe les arrache. Ils ont cent ſoupers pour un, parce que le talent aimable flatte plus que le talent qu'on ſuppoſe utile. L'un parle aux ſens, l'autre n'intéreſſe au plus que le bien général de la ſociété.

Mille bagatelles dites avec graces, vous gagneront cent fois plus de cœurs, qu'un raiſonnement ſuivi & méthodique. Quelques tours de Cartes, de Gobelets, fixeront ſur vous l'attention d'un cercle, qu'une bonne Logique rebuteroit. Le ton amuſant, eſt le ton dominant, & l'ennui eſt le plus redoutable des maux. Cependant on ne l'évite pas toujours; mais l'on tâche de ſe perſuader qu'on s'amuſe. Il y auroit même du ridicule à ne le pas faire croire aux autres. On penſe s'affranchir du ſoupçon, en attirant les gens à la mode. Ne vous attachez point à une femme ſeule, quelque mérite qu'elle ait.

L'inconſtance, l'indiſcrétion, l'art même d'inventer, vous rendront un homme à la mode, & votre fortune ſera faite, ſi vous ne viſez qu'aux plaifirs.

Ne vous piquez pas d'avoir de la raiſon, mais parlez toujours, fût-ce inconſidérément. Ne doutez de rien, décidez ſouverainement. Bien des gens faits pour être dupes, ſe perſuadent qu'on a beaucoup d'eſprit, dès qu'on bavarde d'un air avantageux, & qu'on eſt plein de confiance. Si l'on prétend appeller de vos déciſions, & qu'on vous objecte votre jeuneſſe, votre peu d'expérience, offrez toujours de parier gros; c'eſt un moyen sûr de faire taire les Contradicteurs.

Parlez quelquefois de vous, mais en faiſant toujours le myſtérieux ſur votre compte. Vous attirerez l'attention, ſi l'on vous ſuppoſe des intrigues de Cour, des aventures amoureuſes & de bonnes fortunes cachées. Si vous êtes en Compagnie, tâchez de parler ſouvent à l'oreille des perſonnes les plus diſtinguées. Affectez un air de ſecret pour montrer une Lettre à quelqu'un. Ce ton myſtérieux répand un vernis d'importance qui en impoſe, & imprime un certain reſpect. Toutes les femmes brigueront l'honneur de votre confidence, aux dépens de la leur.

Le parti de la Guerre eſt le ſeul qui vous convienne; embraſſez-le: mais commencez de bonne heure à figurer extérieurement avec faſte, & ne paſſez pas un jour, ſans dire que vous êtes plus noble que riche, & que le ſervice de l'Etat vous entraîne néceſſairement dans des dépenſes trois fois plus fortes que vos revenus. A force de vous entendre répéter que vous vous ruinez, on pourra vous croire, & l'Etat craindra d'être votre redevable.

Faites votre cour aux gens en place. Vivez ſans hauteur avec les Commis de leurs Bureaux; ſur-tout ayez attention de ne jamais vous brouiller avec eux.

Tâchez d'avoir la réputation d'entretenir une fille de Théâtre; cent femmes du bel air vous feront des agaceries, pour avoir la gloire de vous faire revenir de votre égarement. Elles ſeront aſſez obligeantes pour ſe diſputer le mérite de votre converſion, aux dépens même de leur réputation.

Prenez une petite Maiſon dans les Fauxbourgs, duſſiez-vous n'y aller que rarement, ou même point du tout. C'eſt un ton & une dépenſe néceſſaire; affectez d'y conduire le plaiſir & le myſtère. Souvent on n'y rencontre que l'ennui; mais le préjugé en rend la poſſeſſion honorable au Propriétaire.

Payez fort cher pour l'utilité du Public, un Cuiſinier de diſtinction, qui faſſe journellement des ſoupers en Ville, & travaille par grace chez vous. Donnez des gages exhorbitans à un Cocher, qui ne vous mene que quand il le jugera à propos. Soyez auſſi excellent Cocher vous-même; mais n'en débauchez point aux autres; cela peut devenir dangereux.

Ayez de beaux Chevaux pour la parade, & pour reſter à l'Ecurie. Ayez auſſi des Courtes-queues trèsleſtes pour courir. Ne roulez que dans les Equipages du goût le plus brillant. Ne portez jamais de Meubles, s'ils ne ſont des Ouvriers les plus fameux & les plus chers.

Quand vous paſſez dans les rues de Paris avec votre Equipage, ayez ſoin que votre Cocher à mouſtache & à plumet, aille impudemment d'un train capable de répandre par-tout l'épouvante, qu'il riſque à tout inſtant d'écraſer les gens de pied, de briſer des Equipages, & de culbuter des Chevaux: ſur-tout qu'il donne & reçoive vingt coups de fouet, plutôt que de céder le pavé à qui que ce ſoit.

Soyez des premiers à connoître & à accréditer les nouvelles modes. C'eſt un mérite même que d'être inventeur en ce genre. Vous ſeriez trop heureux qu'on pût donner votre nom à quelque invention moderne.

Payez exactement & fort cher les choſes ſuperflues & de pur caprice. Changez-en journellement, mais ne vous preſſez pas d'acquitter les dépenſes néceſſaires. L'uſage eſt d'épargner ſur la récompenſe des talens utiles pour ſacrifier davantage à ſes fantaiſies.

Ayez des Créanciers; c'eſt un moyen pour avoir du crédit. Un pere de famille rangé, eſt ſouvent embarraſſé pour emprunter dix mille livres. Un homme obéré, auquel on ne connoît ni biens ni reſſources, trouve en peu d'heures des ſommes trois fois plus fortes. L'expérience le démontre tous les jours.

Payez exactement vos dettes du jeu, & vendez tout pour y ſatisfaire. Par rapport à vos autres Créanciers, ne vous gênez point pour les contenter. Le pis aller eſt d'exciter leurs clameurs, & qu'on diſe de vous, V..... eſt tout-à-fait aimable; il a fait l'honneur à dix ou douze Bourgeois de Paris de les ruiner. Pourquoi étoient-ils aſſez ſots, pour lui prêter leur bien & la ſubſtance de leur famille? C'eſt qu'ils vouloient trop gagner avec lui; ils n'ont que ce qu'ils méritent.

Quelques perfidies en amour, des emprunts ſubtils, des manques de parole d'honneur pour rendre, & des méchancetés en propos ne ſerviront qu'à vous faire rechercher de bien des gens. L'on ménage plus ceux que l'on craint, que ceux qu'on eſtime; & pourvû qu'on paſſe pour aimable, l'on eſt careſſé ſouvent par ceuxmêmes qui ont droit de nous mépriſer. L'on vous fêtera, ſi vous êtes fat; l'on vous ſifflera, ſi vous n'êtes que ſot.

Ayez le ton libre & aiſé avec vos ſupérieurs; léger & délibéré avec vos égaux; froid, civil, & laconiquement complimenteur avec vos inférieurs, ſur-tout, ne leur parlez jamais, ſans joindre perpétuellement leur nom de famille à la ſuite de Monſieur ; ce langage les fait reſſouvenir à chaque inſtant de votre ſupériorité, & vous donne le ton impoſant, quoiqu'ils en ſentent le ridicule & ſouvent l'impertinence.

Parlez toujours avec reſpect de votre état. Dédaignez les gens de robe, mépriſez la Finance, mais ménagezles, l'une pour les beſoins que vous en pouvez avoir, l'autre pour la manger & l'honorer de vos emprunts.

Meſurez moins vos politeſſes ſur l'eſtime qu'on doit accorder au mérite des hommes, que ſur les noms qu'ils portent.

Si vous avez dit ou fait une premiere ſottiſe devant vos inférieurs, ne reculez jamais, ſoutenez-la plutôt par dix autres conſécutives. Un des caractères de la dignité, eſt de ne point ſe démentir, lors même qu'on a tort. On paſſe pour un homme ferme.

Ayez un Domeſtique ou Griſon de confiance, libertin, familier, yvrogne, inſolent, & même qui vous vole, pourvû que d'ailleurs il ſoit sûr & diſcret, l'étiquette eſt de le garder. Prenez un Coureur, dont le riche habillement & l'entretien vous coûtent preſqu'autant que le vôtre. Vous n'aurez pas occaſion de l'employer utilement deux fois dans l'année, mais un Billet rendu de la main d'un tel Commiſſionnaire fait en tout genre une impreſſion ſinguliére.

Prenez de grands Laquais, dont la magnificence & l'effronterie révoltent les gens ſenſés & humilient la Bourgeoiſie.

Montrez-vous ſouvent aux Spectacles, quelquefois à trois en un même jour. L'on préſume qu'un homme qui ſe reproduit pour paroître par-tout, a des raiſons eſſentielles pour le faire.

Ecoutez une Piéce de Théâtre en homme préoccupé, & qui entend à demi mot. Rien n'eſt ſi Bourgeois, que de paroître y donner toute ſon attention.

Si vous êtes à l'Opéra, cauſez beaucoup, ſortez & rentrez fréquemment. N'écoutez le récitatif que derriere les Loges. Reparoiſſez un inſtant pour lorgner. Enfin ayez l'air affairé, il n'importe de quoi.

Affectez dans les Spectacles de ſaluer toutes les jolies femmes d'un air libre & avantageux; allez même cauſer familiérement dans leurs Loges, & parlez-leur à l'oreille. L'on vous croira favoriſé, & vous ferez des jaloux.

Ne manquez jamais après l'Opéra, d'aller figurer ſur le Théâtre. L'on y eſt englouti par un mélange d'odeurs inſupportables. L'on y riſque cent fois de ſe caſſer les membres, mais il n'importe. La mode eſt d'y paroître, quoiqu'on ne voulut jamais mettre le pied dans une Egliſe où l'on trouveroit la vingtiéme partie des incommodités que l'on rencontre dans ce lieu obſcur.

Si l'on vous ſoupçonne d'intrigue avec une femme aimable, défendez-vous en d'un air myſtérieux, & en ricannant, c'eſt le moyen de perſuader que le fait eſt vrai.

Montrez-vous aux promenades dans les ſaiſons & aux jours attitrés. Ayez des façons de ſaluer proportionnées à l'état de tous ceux que vous rencontrerez.

Ne parlez qu'en paſſant aux beautés théâtrales, & que ce que vous leur direz ſoit ſuivi d'un long éclat de rire.

Jugez mal de la raiſon des femmes. Soutenez thèſe pour prouver qu'il n'en eſt point d'exactement vertueuſes; l'on penſera que vous n'en avez jamais trouvé de cruelles.

Ne compoſez jamais rien, mais jugez de tout, même ſans l'avoir vû. Critiquez, parodiez, & ſi vous êtes aſſez heureux pour trouver le mot de l'Epigramme, ne le manquez pas.

Ne ridiculiſez pas ceux qui peuvent s'en venger & vous le rendre. Mais pour ceux dont il n'y a rien à craindre, allez juſqu'à être méchant ſur leur compte, pourvû que ce ſoit d'un ton badin & ironique. La méchanceté eſt moins choquante, & porte des coups auſſi sûrs.

Ayez toujours dans votre poche les Piéces fugitives, les Vaudevilles nouveaux. Liſez exactement les Romans, les Brochures courantes; dites-en affirmativement votre jugement, & que ce ſoit toujours un jugement de condamnation. Vous paſſerez pour un amateur de Belles-Lettres, & cette réputation ſeule, fortifiée de votre nom, & du crédit des femmes, pourra vous mériter une place à l'Académie Françoiſe; les gens de qualité y ſont introduits à peu de frais, ſous le titre d'Amateurs, pour accroître le profit légitime de ceux qui portent le poids du jour.

Formez-vous une Bibliothéque, mais n'y admettez que les Livres agréables & modernes. Banniſſez-en les vieux Médecins, Juriſconſultes, Philoſophes & Théologiens qui ont déshonoré la raiſon & leur matière par un fatras d'inutilités que perſonne ne lit & ne doit lire.

Attachez-vous à parler purement votre Langue. Vous ſerez ſouvent conſtitué Juge des conteſtations qui s'élevent journellement dans la ſociété, ſur la valeur & l'arrangement des mots. Cette ſcience honore un homme de qualité. Beaucoup de gens ſçavent tout, excepté parler François.

Retenez tous les mots à la mode, & parlez ſouvent du bon ton & de la bonne Compagnie . L'on croira que vous en faites partie, quoique vous la voyiez, & la ſoyez mauvaiſe.

Quoiqu'un homme de naiſſance ſoit noirci par cent actions plus déshonorantes les unes que les autres, ne ceſſez pas de le voir & de l'accueillir, juſqu'à ce que vous ayez à vous en plaindre perſonnellement. L'on convient que les fats & les fripons ſe multiplient dans le monde, par la façon dont les honnêtes gens ont la foibleſſe de vivre avec eux, mais vous n'êtes point le vengeur de la ſociété civile, & l'on peut avoir beſoin de tous les hommes.

Affectez quelquefois de paroître diſtrait, l'on vous croira occupé de projets intéreſſans. Dites que vous avez de l'humeur, que vous êtes gourmand, l'on vous regardera comme un homme de bonne ſociété; ces trois défauts ſont de mode aujourd'hui, & l'on en tire vanité.

Soyez franc à l'extérieur, & que l'on croye que vous penſez tout ce que vous dites, mais ne dites pas tout ce que vous penſez.

Levez-vous journellement à midi. Prenez du Chocolat à deux heures; ſoupez abondamment à dix & jouez juſqu'à trois heures du matin; craignez cependant de ruiner votre eſtomach, de gagner des vapeurs, la goute & d'autres infirmités prématurées. C'eſt payer trop cher le plaiſir d'être homme du bel air.

Donnez vos Audiences dans un déshabillé galand. Soyez plus long-tems à votre toilette que la Coquette la plus recherchée; & chargez-vous des odeurs les plus fortes, au riſque d'incommoder cent perſonnes dans la journée.

Prenez une femme, ſi l'envie vous en vient abſolument, mais mariez-vous par intérêt & nullement par goût. Ne ſacrifiez ni votre liberté, ni même votre complaiſance. Vivez avec votre femme ſans la moindre gêne. Ayez chacun votre Appartement. Voyez-vous, pour ainſi dire, en bonne fortune; & ſoyez quelquefois huit jours ſans vous voir: c'eſt le moyen de ne pas s'ennuyer l'un de l'autre.

Ne rendez point compte de vos actions à votre femme, & ne vous informez point des ſiennes. Le rôle de jaloux eſt aujourd'hui dans le plus ſouverain mépris.

Ayez des Maiſons, des Sociétés, des Campagnes différentes de celles où ira habituellement votre Epouſe. Ne vous rencontrez que par hazard, & alors témoignez en hautement votre ſurpriſe. Ne lui donnez jamais que le nom de Madame, ſoit en public, ſoit en particulier.

Ne rendez nul compte de vos affaires à votre chere moitié. Payez-lui ſeulement avec exactitude la rente dont vous ſerez convenus. L'inconvénient eſt, qu'elle ſe regarde comme une étrangère, chez vous, & qu'elle vous enviſage comme un Maître de Penſion. On pourra tout caſſer, tout diſſiper dans votre Maiſon ſans qu'elle y prenne le moindre intérêt; mais c'eſt un uſage reçu & il faut vous y ſoumettre.

Dès que vous aurez un ou deux enfans, prenez plutôt dix Maîtreſſes que de riſquer de toucher à votre Femme; ce ſeroit vous expoſer à faire des gueux .

Pratiquez, s'il eſt poſſible, la maxime, qui dit qu'il vaut mieux avoir un bon eſtomac qu'un bon cœur. Le Proverbe n'eſt pas honorable, mais il eſt commode.

Prenez un Intendant pour vous diſpenſer de veiller à vos affaires. Lorſque votre peu d'économie les aura dérangées, criez qu' il eſt un fripon , auſſi-bien que tous ceux qu'il a employé à votre ſervice. Ce ſera un prétexte pour ne payer ni lesuns ni les autres. La méthode eſt de nuire doublement aux gens que l'on ne veut point ſatisfaire, 1. en ne les payant pas, 2. en les décréditant parle mal qu'on en publie.

Si vous avez mangé la moitié de votre bien, mettez à fonds perdu la moitié qui vous reſte, vous vous conſerverez le même revenu & vous brillerez avec le même éclat. La méthode aujourd'hui eſt de ne ſonger qu'à ſatisfaire ſon luxe; ſans s'occuper de ſes enfans, ni de ceux qui doivent venir après nous.

Telles ſont les réfléxions que la tendreſſe paternelle avoit ſuggérées à mon Pere, pour me rendre homme du monde, & homme aimable. Le reſpect que j'avois pour leur auteur m'engagea à les imprimer dans ma tête. Elles ne ſont pas toutes réguliéres & exemtes de critique. Mais ce n'étoit pas à moi à cenſurer un ouvrage qui partoit d'une main auſſi chere & auſſi reſpectable. Mon Pere mourut, & l'uſage du monde me fit croire que la plupart de ſes maximes étoient ſenſées, puiſque preſque tout le monde les adoptoit. Je crus devoir me ranger au ſentiment général. Je cherchai à pratiquer ce que l'auteur de mes jours m'avoit tendrement recommandé, & je m'en trouvai aſſez bien; j'étois fort content de moi.

Ces maximes me devinrent familieres & j'en recueillois le fruit tous les jours, tout Paris m'invitoit, me recherchoit, & j'étois réellement fort aimable, ou du moins je le croyois. Il me reſtoit encore aſſez de fortune, & je ſongeois ſérieuſement à convertir en rentes viagéres ce que j'avois conſervé; mais un accident vint déranger mes projets & ma façon de vivre. J'entendois la Meſſe de midi aux Feuillans, & j'y déployois tous mes charmes, d'un air évaporé, lorſque j'y vis entrer une jeune perſonne de ſeize à dix-ſept ans, qui d'un air auſſi ſage que modeſte, ſuivoit une Mere dont le cortége annonçoit une Femme de diſtinction. Son maintien honnête & les graces de ſa figure firent une impreſſion marquée ſur mon cœur. Je m'aperçus que le ſentiment qu'elle m'inſpiroit, tenoit plus encore de la diſpoſition à l'eſtime, que d'une impreſſion d'amour, & je ne pus m'empêcher de déſirer la poſſeſſion d'une femme qui lui reſſemblât. Je m'informai avec ſoin qui elle étoit. Les agréables de l'un & de l'autre ſexe dont j'étois entouré, ſatisfirent bientôt ma curioſité. On m'apprit qu'elle étoit fille d'un Préſident nommé M. de V... que ſon Pere décédé depuis quelques années avoit laiſſé deux enfans avec une fortune bornée, mais honnête. Que ſon frere ſe deſtinoit à la Magiſtrature, & que la mere, femme d'un mérite ſolide, vivoit avec autant de décence que de conſidération. Ces témoignages avantageux me donnerent pendant quelques minutes un air de réfléxion. J'eſſuyai, à ce ſujet, les railleries de quelques merveilleuſes, qui, en ricanant autour de moi, entendoient la Meſſe, pour ſe montrer & paſſer le temps. Mon air penſif ſe diſſipât, & j'entrai aux Thuilleries avec deux de mes amis. J'eus beau me livrer à ma gaïeté naturelle, l'idée de Mademoiſelle de V... me revenoit ſans ceſſe; il ſembloit qu'au milieu de ma diſſipation, elle s'obſtinât à me pourſuivre impitoyablement. Ce mouvement inconnu m'allarma, mais je le combattis vainement; la douce phyſionomie qui m'avoit frapé, étoit le refrein perpétuel de mes idées. Je fus dîner chez un Fermier général, où je ne pus m'empêcher de faire tomber la converſation ſur Mademoiſelle de V... pour avoir le plaiſir d'en faire l'éloge. Je vis avec une joye ſecrette qu'on enchériſſoit ſur tout ce que j'en diſois. En ſorte que je me reprochois d'avoir ignoré juſqu'alors ſon exiſtence. Je fus le ſoir à l'Opera & cent fois je déſirai y voir l'objet dont la ſeule vûe m'avoit attaché ſi puiſſamment. Les réfléxions nocturnes vinrent encore fortifier mon penchant. Je paſſai huit jours entiers à promener mon ennui & à chercher le mobile de mes vœux, dans les endroits même où j'étois sûr qu'il n'étoit pas. Je commençai à ajouter foi à la force de la vertu ſimpathique que j'avois juſqu'alors regardé comme une chimere. Fatigué de traîner inutilement mon inquiétude, je pris la réſolution de la faire ceſſer ou du moins de l'adoucir en faiſant connoiſſance avec Madame de V... & ſon aimable fille. J'avois aſſez bonne opinion de moi, pour croire que chacun s'empreſſeroit à me procurer cette bonne fortune que j'enviſageois comme réciproque. Mais ma préſomption fut humiliée. Trois ou quatre perſonnes à qui je m'adreſſai, refuſerent de m'introduire chez Madame de V... ſous prétexte qu'elle admettoit chez elle peu de monde. D'autres me dirent qu'ils recevoient quelquefois de ſes viſites, mais qu'ils ne pouvoient m'avertir des jours favorables, parce qu'ils les ignoroient eux-mêmes. Ces refus palliés me mortifierent ſans me rebuter. Je réſolus, à quelque prix que ce fût, de ſurmonter des obſtacles, dont j'ignorois la véritable cauſe. J'employai le miniſtere d'un de mes gens, & je l'intéreſſai à faire connoiſſance avec quelques Domeſtiques de Madame de V... pour être inſtruit de ſes démarches. Cette reſſource me fut utile. J'appris au bout de quelques jours que la Mere & la Fille devoient aller voir la revue des Gardes Françoiſes: je formai la même partie avec deux de mes amis qui étoient fort liés avec elles, & je me gardai bien de leur dire mon ſecret. Nous joignîmes dans la plaine le Caroſſe de ces Dames, mais notre entrevue fut fort courte, & ma ſatisfaction très-paſſagere. Au bout d'une quinzaine je liai encore la même partie, pour une promenade au Bois de Boulogne, où mon Emiſſaire m'avoit dit que les Dames devoient ſe rendre. Nous les y trouvâmes en effet. La politeſſe de mes Camarades & un ſentiment plus fort de ma part nous engagerent à les joindre. La converſation fut générale, Je voulus étaler mes graces, je me perdis en complimens. J'étudiois mes airs, mes geſtes, mes paroles, & à force de vouloir montrer de l'eſprit, j'en manquai abſolument; à peine entendit-on ce que mon jargon vouloit dire. Les Dames m'écouterent, me répondirent avec une froide civilité, & nous nous ſéparâmes, ſans que j'euſſe lieu de croire que mes affaires fuſſent aucunement avancées; au contraire quand je me rappellai les propos que j'avois tenus, je craignis d'avoir déraiſonné dans toutes les formes, & je ne me trompois pas. Je fus honteux & affligé du rôle que trop de confiance m'avoit fait faire. L'amour propre vint me conſoler; j'attribuai à un enthouſiaſme amoureux, ce qui n'étoit l'effet que de la fatuité, & je réſolus de prendre ma revanche. Je fus inſtruit que Madame de V... devoit aller paſſer l'après-midi chez une femme de ma connoiſſance où j'allois rarement; mais dont j'étois fort aimé. Je pris mon parti d'aller lui faire viſite comme ſi le hazard ſeul m'y eut conduit. Je m'y rendis ſur les ſept heures. La Maîtreſſe de la maiſon fut étonnée de me voir de ſi bonne heure. Mon ajuſtement étoit de la plus grande élégance, & ma coëffure d'une recherche infinie. Elle commençoit à me badiner ſur les grands deſſeins qu'elle me ſuppoſoit pour l'emploi de ma journée, lorſqu'on annonça Madame de V... & ſa fille. Quoique je fuſſe préparé à cet événement, leur nom me cauſa un mêlange de joye, de ſurpriſe & d'embarras. Je fus décontenancé & ne m'expliquai que par les révérences les plus humbles. Mon avanture du Bois de Boulogne me revenoit ſans ceſſe dans la tête. Je me propoſai d'être circonſpect, & je devins entrepris. Après les premieres cérémonies, l'on parla de jouer, la Maîtreſſe de la maiſon dit en méditant ſon arrangement, qu'il ne falloit pas compter ſur un beau comme moi , & que j'avois ſans doute de grands projets. Cette raillerie me piqua à l'excès, cependant je me contrefis pour lui dire avec douceur que je ſerois trop heureux de faire ſa partie. Elle me railla agréablement ſur ma complaiſance, & en reporta tout l'honneur aux Dames qui étoient chez elles. Je ne m'en défendis que médiocrement, je pris même un maintien plus aſſuré pour provoquer une Cométe, un Breland, un Reverſis. A ce dernier mot, Mademoiſelle de V... dit avec une eſpéce de tranſport que c'étoit ſon jeu favori. Je ſaiſis cette occaſion pour en former un. Heureuſement il ne ſe trouva que quatre acteurs du nombre deſquels j'étois, & nous commençâmes la partie. Je pris un air d'attention & un ton compoſé, qui ſimpathiſoit mal avec mes façons ordinaires. Je ne donnois point d'As à Mademoiſelle de V... ſans les aſſaiſonner d'une excuſe ou d'un petit compliment. Elle ſoutint mes fadeurs avec aiſance, avec gayeté, avec nobleſſe, & j'achevai de lui faire le ſacrifice entier de ma liberté. Je la trouvai encore plus ſpirituelle que belle, & je ne m'en occupai plus, que comme d'un modéle de perfections. Lorſque la partie fut finie, je m'approchai de la table où jouoit encore Madame ſa Mere; j'affectionnai ſon jeu; je marquai un intérêt ſenſible à ſa fortune, je la félicitai ſur les graces, ſur les talens de ſa famille, & je n'oubliai rien pour chercher à lui plaire: elle me répondit toujours avec l'indifférence polie qu'on témoigne aux gens dont on ambitionne peu la liaiſon. Ce procédé me déſeſpéroit. Je crus pourtant qu'il falloit riſquer un coup de vigueur, & comme on étoit près de ſe ſéparer, j'offris la main à Madame de V... pour la conduire à ſon Caroſſe. J'étois fort embarraſſé de la tournure de ma phraſe, & après avoir héſité, balbutié, je lui demandai reſpectueuſement la permiſſion d'aller lui faire ma cour & de faire la partie de jeu de Mademoiſelle ſa fille, & la ſienne; Madame de V... me répondit aſſez ſérieuſement que ſa maiſon étoit peu fréquentée, peu amuſante pour un homme comme moi, & que je m'y ennuyerois aſſurément. Je me mis à réfuter ſon objection, & nous arrivâmes à la voiture où je pris congé de la Mere & de la Fille avec un regret véritable. On me retint à ſouper dans la maiſon où j'étois. Nous ne parlâmes que des agrémens de Mademoiſelle de V... Je m'exhalai délicieuſement en louanges ſur ſon chapitre, & la Maîtreſſe du logis, charmée de la ſincérité de mes éloges, s'engagea de me procurer quelquefois le bonheur de la voir.

Je lui rendis compte de la propoſition que j'avois faite à la Mere, & de la maniére dont elle y avoit répondu. Nous décidâmes que ſi elle n'avoit témoigné aucun empreſſement pour me recevoir, il n'y avoit, au moins de ſa part, aucun refus déterminé, & nous réglâmes que dans les choſes douteuſes, il falloit ſaiſir le côté qui étoit le plus à notre avantage, ainſi il fut réſolu que je pourrois ſans indiſcrétion me préſenter chez Mademoiſelle de V...

Nous convînmes cependant que ma Protectrice la diſpoſeroit favorablement en ma faveur, & qu'elle lui annonceroit ma viſite comme une choſe décidée, ſans la conſulter ſur l'autoriſation de cette démarche. En effet, deux jours après, elle remplit ſa miſſion avec une exactitude recommandable, mais elle trouva l'eſprit de la Mere & de la Fille armé contre moi de la plus haute prévention. Elles me prodiguerent les qualifications de Petit-Maître, d'Homme du bel air, d'Homme dangereux ; ce fut uniquement par honnêteté pour mon Ambaſſadrice qu'elles me firent grace des noms de fat & d'impertinent. Ma Protectrice avec les meilleures intentions du monde étoit fort embarraſſée de me juſtifier ſur le fond des imputations. Elle ſe retrancha ſur la forme, ſur ma jeuneſſe, ſur le mauvais goût du temps; enfin elle employa ſa rhétorique à ſoutenir que j'avois de l'eſprit, & qu'un peu de maturité me feroit revenir des erreurs & des travers où le ſot exemple entraînoit toute la jeuneſſe d'aujourd'hui. Malgré toute la répugnance qu'on témoignoit à me voir, il n'y eut point encore d'interdiction abſolue, & ma charitable amie en tira un augure favorable.

Elle m'apprit que ma réputation avoit devancé ma viſite dans la maiſon de Madame de V... & que je n'en devois pas tirer avantage. Elle me rendit avec quelques adouciſſemens les diſpoſitions où l'on étoit ſur mon compte, & elle me laiſſa entrevoir que ce n'étoit pas tout-à-fait ſans raiſon. J'avoue que mon amour propre fut étrangement révolté de la juſtice qu'on me rendoit. Je m'étois toujours cru un homme déſiré & déſirable à tous égards, cependant j'éprouvois un mépris marqué dès la premiere occaſion, où mon cœur avoit été ſérieuſement affecté. Cette humiliation me fit faire des réfléxions ſérieuſes; je fus trois ou quatre jours ſans dormir, occupé uniquement à bâtir un plan de réforme qui put me garantir des ſuites d'un déſagrément auquel je ſentois bien que je ne pourrois réſiſter.

J'inſiſtai auprès de mon agente pour l'engager à renouveller ſes tentatives. Elle fit naître les occaſions de parler de moi & de mentir obligeamment. Elle peignit mon reſpect, mon empreſſement pour être préſenté, & elle annonça réſolument que je lui donnerois le bras lors de ſa premiere viſite. Cette déciſion n'éprouva point de contradiction formelle, enſorte que ma fidelle amie m'apprit d'un air triomphant le ſuccès de ſes ſervices, & nous prîmes jour au ſur-lendemain pour faire notre entrée ſolemnelle.

J'attendis l'heure du rendez-vous avec l'impatience d'un enfant ou plutôt d'un Amoureux. Mon Introductrice me préſenta avec des graces, & mon abord parut contraint, parce que je ſentois que j'avois de forts préjugés à vaincre. Cependant je m'enhardis. Je pris le ton délibéré, & ſans hardieſſe je tâchai de donner un tour de franchiſe à tous mes diſcours. Je m'obſervois néanmoins avec ſoin pour ne laiſſer échaper aucun mot prétieux ou recherché. Enfin je n'oubliai rien pour plaire par un air ouvert & par une prévenance ſans oſtentation. Nous paſsâmes la ſoirée agréablement; je pris congé des Dames à l'heure du ſouper, & je fis mes remercîmens à Madame de V... en la priant d'autoriſer le renouvellement de la liberté que j'avois priſe. Mon compliment parut ne lui point déplaire, & je me retirai le plus ſatisfait de tous les hommes.

Mon premier ſoin fut le lendemain d'aller remercier ma bienfaitrice. Je l'engageai à me continuer ſes bons offices; ma reconnoiſſance lui parut ſi naturelle & ſi vive, qu'elle me ſoupçonna, dès-lors, d'être attaché à la maiſon de Madame de V... par des liens plus forts que ceux de la ſimple civilité.

Trois jours après, je retournai où l'amour m'appelloit, & ſans faire l'aimable, je ne négligeai rien pour l'être. Je regardois furtivement Mademoiſelle de V... avec une avidité ſans égale. Ses yeux modeſtes & chaque parole qui ſortoit de ſa bouche, m'enflâmoient de l'ardeur la plus ſéditieuſe.

Enfin je continuai d'aller fréquemment chez Madame de V... où je reſtois quelquefois à ſouper. J'y vivois librement ſans familiarité. La Mere avoit des attentions pour moi, & m'honoroit même de quelque confiance. La Fille uſoit perpétuellement d'une retenue qui me perſuadoit qu'elle n'ignoroit pas ce que mes yeux & mes attentions lui avoient dit mille fois. Je l'en aimois davantage, & je m'applaudiſſois d'avoir diſſipé par ma conduite, les nuages dont j'avois trouvé les eſprits offuſqués. Peu à peu mon aſſiduité devint ſi grande, que je crus ne pouvoir, ſans choquer la bienſéance, différer à m'expliquer ſur la pureté de mes vûes.

Je fis agir mon Ange tutélaire, à qui j'avois fait confidence des mouvemens ſecrets de mon ame. Après quelques préliminaires convenables au ſujet, elle fit part de mes diſpoſitions à Madame de V... Cette Dame ne parut point étonnée, mais elle fit réponſe que j'étois encore jeune, & que ma fortune jointe à celle de ſa fille, ne nous mettroit pas en état de vivre commodément, relativement à ma façon de penſer.

J'augurai que c'étoit une défaite pour m'éprouver plus long-tems. En effet, j'avois près de vingt-ſept ans: il me reſtoit encore un revenu honnête, & j'étois héritier d'une Tante dont j'ai déja parlé. Elle avoit quatre-vingt neuf ans, & ſe trouvoit hors d'état, par ſon imbécillité, de faire un Teſtament, en ſorte qu'il étoit difficile que ſa ſucceſſion m'échappât, & me fît languir dans une ennuyeuſe attente.

Je communiquai auſſi mes ſentimens à Mademoiſelle de V... Elle m'écouta ſans colére, & prenant un air affable, à la fin de ma peroraiſon: “Vous êtes encore trop aimable pour moi , me dit-elle; votre renommée m'a fait une peur, dont je ne ſuis pas entiérement remiſe. Je vois pourtant avec plaiſir qu'on fera quelque choſe de vous, ſi vous daignez répondre aux ſoins que nous prenons pour vous former à notre maniére de penſer.„ Je vis bien que mon bonheur n'étoit pas encore à ſa perfection. J'en murmurai tout bas, mais l'amour étoit plus fort que le dépit. Je pris le parti de m'armer d'une patience involontaire.

Je travaillai auſſi avec aſſiduité à me dépouiller de mes anciens préjugés, & des faux airs que la mauvaiſe habitude m'avoit fait contracter. S'il m'en échappoit un, mon adorable Maîtreſſe m'en faiſoit impitoyablement la guerre, & ma confuſion prouvoit tout l'empire qu'elle exerçoit ſur mon cœur. Je me ſéqueſtrai de toutes les ſociétés, dont la contagion m'avoit gâté l'eſprit & tourné la tête. Un fat commençoit à me paroître un automate odieux. Je craignois même de me montrer en public avec un être portant des talons rouges. Mais deux incidens acheverent d'aſſurer le ſuccès de mes réfléxions, & m'adminiſtrerent, à mes propres dépens, un ſouverain correctif.

Il me reſtoit en Anjou une Terre dans laquelle il y avoit une douzaine de Fiefs, plus ou moins conſidérables. J'en avois toujours joui avec la certitude qu'elle relevoit nuëment du Roi en totalité. Un Gentilhomme de mes voiſins prétendit qu'un de ces Fiefs étoit dans ſa Mouvance, & il me fit ſaiſir féodalement. Je négligeai ce Procès pendant pluſieurs années, parce qu'on m'avoit mandé que le Fief en ſon entier ne valoit pas quarante piſtoles. Un beau jour je fus tout étonné de recevoir une Lettre de mon Receveur, qui me mandoit que mon Procès avoit été jugé à Angers, que j'étois déclaré Vaſſal de mon voiſin, & qu'on m'avoit condamné aux dépens qui ſe montoient à près de cent piſtoles.

Ce terme de Vaſſal bleſſa mon orgueil. Je ne pus ſouffrir qu'un Gentilhomme de Campagne revendiquât ſur moi la ſupériorité. J'écrivis ſur les Lieux, pour qu'on employât le ſeul remède qui me fut applicable. C'étoit celui de l'appel au Parlement.

Mon Procès arriva bientôt; je vis un volume monſtrueux dont l'aſpect me fit peur, & dont le port me coûta conſidérablement. Je m'étonnai de le trouver ſi engraiſſé à mon inſçu. Il fut bientôt ſuivi de mon Adverſaire, dont le nom ſeul m'étoit connu.

C'étoit un Gentilhomme fort à ſon aiſe qui figuroit dans le Pays. Son occupation ordinaire étoit de plaider ſes Vaſſaux & ſon voiſinage. Pour le faire plus commodément, & à moins de frais, il avoit pris à gages un Valet de Chambre Huiſſier, comme d'autres Seigneurs ont un Valet de Chambre Chirurgien ou Tapiſſier. Ce Domeſtique ne lui étoit point inutile. Il exploitoit journellement les Cenſitaires, & tous ceux qui avoient le malheur de déplaire à mon redoutable Antagoniſte. Ce formidable voiſin avoit trente ou quarante Procès qu'il entretenoit pour ſes menus plaiſirs; c'étoit plus par goût que par intérêt qu'il ſe livroit à cette diſcuſſion. Je lui préſentai le combat de bonne grace, & je choiſis un Procureur, de l'activité duquel on me répondit. Malheureuſement je me ſouvins des avis de défunt mon Pere. Je crus que mon diſcernement ſuffiroit pour me guider. Je voulus faire mes Ecritures moi-même. J'y obmis tout ce qui étoit eſſentiel. J'avançai témérairement ce qu'il falloit ſupprimer; enfin, je fis ſi bien, que j'embrouillai mon affaire au point que perſonne, ni moi-même n'y entendoit plus rien.

On la jugea cependant, & mon Adverſaire, plus habile que moi, fut décidé mon Suzerain. Il me fit payer les frais de ſon voyage & les dépens de mon ignorance, en ſorte que j'appris, à mon détriment, que tous les conſeils de mon très-honoré Pere n'étoient pas des régles infaillibles de conduite.

Madame de V... & ſa Fille s'empreſſerent à me conſoler de mon accident. Elles me firent une petite morale, pour me faire ſentir qu'il ne falloit pas s'en rapporter à ſes lumiéres ſur ſes propres affaires, parce que les plus intelligens étoient ſujets à s'aveugler, mais qu'il falloit conſulter, & s'en rapporter à des gens éclairés, qui par état avoient acquis des connoiſſances ſupérieures aux nôtres. Cette petite Leçon me rendit honteux de ma ſottiſe.

Cependant l'agitation que m'avoit cauſé mon Procès, la honte d'avoir ſuccombé, mon amour & mes inquiétudes ſur les ſuites qu'il devoit avoir, m'occaſionnerent une maladie violente. Mes gens voulurent inutilement faire venir un Médecin, je m'obſtinai & je me mis dans des emportemens furieux pour n'en point voir. Je prétendis me traiter moi-même, & je débutai par prendre deux purgations, parce que je me jugeois ſurchargé d'humeurs. La fiévre redoubla avec force, le ſang me ſuffoquoit, & déja je touchois à l'inflammation. Je me fis ſaigner deux fois du bras, je pris du Kermès de mon ordonnance; bientôt le tranſport au cerveau me ſaiſit; quand on me vit hors d'état de me gouverner moi-même, il fallut bien appeller des ſecours étrangers; ils ſe trouverent heureuſement plus ſalutaires que les miens. Madame de V... inſtruite de mon état m'amena ſon Médecin. Il débuta par me faire ſaigner deux fois du pied, & à force d'adouciſſans, il trouva le moyen de me tirer de l'état dangereux où mon imprudence m'avoit précipité. Revenu à moi-même, je ſentis les conſéquences de mon étourderie, & j'en conclus que c'étoit ſans doute par ironie, que mon Pere m'avoit donné des préceptes qu'il ne me croyoit pas aſſez ſot, pour ſuivre à la lettre, puiſqu'ils m'expoſoient à perdre ma fortune & ma vie.

Madame de V... s'intéreſſa comme une Mere & une bonne amie au rétabliſſement de ma ſanté. Elle me viſitoit ſouvent, & m'amena pluſieurs fois Mademoiſelle ſa Fille pendant ma convaleſcence. Je lui en témoignai toute ma ſenſibilité, & lui fis connoître avec quelle ardeur je deſirois lui appartenir par des liens indiſſolubles. Son affabilité flatta mes eſpérances; mes forces ſe rétablirent, mais je tombai inſenſiblement dans un fond de mélancolie que rien ne pouvoit diſſiper. J'étois abſorbé dans des rêveries noires, & je me rappellois ſans ceſſe l'illuſion dans laquelle j'avois vécu, pour me reprocher mes égaremens. Je devins auſſi le Cenſeur du genre humain, & j'étois autant frondeur du ton dominant, que j'en avois été le zélé ſectateur.

Les caractères vifs ſe portent volontiers aux extrêmes, & ne ſaiſiſſent rien modérément. Je ſentis un dégoût décidé pour tout ce qui m'avoit flatté; la Compagnie, les Spectacles, la Muſique me parurent inſipides & même ennuyeux. Mes mœurs ſe reſſentirent du changement de mes inclinations; je devins ſolitaire, moroſe, négligé à l'excès dans mon ajuſtement, & ménager juſqu'à l'avarice. Madame de V.... & ſa Fille avoient ſeules conſervé des droits portoit quelquefois, au point de ſur mon cœur, mais la vapeur m'emmanquer de reſpect pour elles. Elles avoient la bonté d'attribuer ma mauvaiſe humeur à l'effet de la maladie, & elles faiſoient grace à mes caprices, en tâchant de les calmer par la raiſon & la douceur.

Mademoiſelle de V... étoit particuliérement affectée de ma métamorphoſe. L'amour ne lui parloit point en ma faveur, mais l'eſtime qu'elle avoit conçue pour moi & l'habitude de nous voir, lui faiſoient deſirer que je fuſſe ſon Mari, préférablement à un autre avec qui elle auroit eû à faire connoiſſance. Elle étoit allarmée de me voir paſſer d'une extrémité à l'autre. Mes premiers travers l'avoient épouvantée: elle avoit coopéré à m'en guérir, & la diſpoſition où j'étois actuellement ne lui promettoit pas un avenir plus heureux, que celle dont elle m'avoit tiré.

La Mere & la Fille eurent cependant la généroſité de ne point m'abandonner. J'allois journellement les fatiguer, & elles redoublerent de ſoins pour m'arracher à la Conſomption qui me ſubjuguoit. Mes diſcours ne rouloient que ſur la ſimplicité de nos Ancêtres, dont je faiſois l'apologie perpétuelle. Je rappellois à chaque inſtant tout ce que j'avois lû ou entendu dire à ce ſujet, ſoit à mon Pere, ſoit aux autres. Je vantois les douceurs de la vie Champêtre, & j'invectivois contre la corruption du ſiécle. En effet, mon deſſein eût été de me ſéqueſtrer, pour vivre dans une Terre écartée, ſi l'amour qui me poſſédoit ne m'eût retenu à Paris. Je ne diſſimulois pas même que je n'aſpirois à me marier, que pour me confiner dans la ſolitude avec la Compagne de mon ſort. Cette perſpective n'étoit nullement tentante pour une jeune perſonne, & l'on cherchoit à combattre ma miſantropie, ſans ſe preſſer de rien conclure ſur le mariage.

Les Médecins opinerent que je devois aller aux Eaux, & que la diſſipation étoit pour moi le remède le plus ſouverain. On décida pour les Eaux de Forges, ſauf à me faire voyager plus loin l'année ſuivante, au cas que les premiéres opérations ne fuſſent point efficaces. Je partis pour ce Pays, que je trouvai auſſi incommode que déteſtable. La diverſité des figures, des Nations, des Etats, des maladies & des caractères, ne ſervirent qu'à m'attriſter encore davantage. Il y avoit très-bonne & très-nombreuſe Compagnie, mais je ne fis aucune liaiſon. Je ſuivois dans ma retraite un faſtidieux régime, & je ne converſois qu'avec un vénérable Capucin, qui m'auroit parû dans tout autre tems, d'un commerce auſſi borné qu'affadiſſant. Ma ſeule récréation étoit d'écrire à Madame de V... & à ſa Fille, dont les Lettres me faiſoient toujours plaiſir. Je leur peignois énergiquement mon affection pour les maniéres gothiques, & elles me faiſoient agréablement la guerre ſur une manie ſi prématurée. Mademoiſelle de V... crut pouvoir me railler légérement, à l'occaſion d'une peinture que je lui avois faite de la vie ancienne, & elle joignit à ſa réponſe une Hiſtoriette dont elle eût la modeſtie de ne pas vouloir s'avouer l'auteur. Elle me marqua qu'elle l'avoit trouvée dans des Papiers de Monſieur ſon Pere, & qu'elle m'engageoit à y réfléchir pour en faire mon profit. Je lus ce badinage avec plaiſir, & pour la gloire de l'invention, je conſens de le rapporter ici.

Hiſtoire de JADIS, Seigneur d'Autrefois.

Rien n'eſt plus utile, & en même tems plus glorieux, que de ſçavoir l'Hiſtoire en général, & de poſſéder la connoiſſance particuliére des faits qui intéreſſent les grands hommes que l'on entend tous les jours citer dans la ſociété.

Un des Héros dont on parle le plus, & dont les avantures ſont le moins connues, eſt celui dont j'entreprends de retracer en peu de mots quelques traits d'Hiſtoire. On le cite à tous propos. On en fait l'éloge. On le vante aux dépens des Héros d'à préſent. Il eſt donc néceſſaire de le faire connoître plus particuliérement. Je veux parler de Jadis , Seigneur d'Autrefois . On ignore préciſément en quelle année il nâquit: on ſçait ſeulement qu'il y a long-tems. Tous les Pays revendiquent l'honneur de lui avoir donné la naiſſance. Pour moi, après d'exactes recherches, je me détermine à croire qu'ill vint au monde dans un ancien Château ſitué auprès de Paris. Son Pere étoit un Seigneur d'importance, & perſonne n'ignore qu'alors tous les gens de qualité vivoient dans leur Terre, & qu'ils ne paroiſſoient que très-rarement à la Cour, ou à la Ville.

Le Pere de notre Héros ſe nommoit le Seigneur du Vieux Temps. Il avoit quarante ans paſſés, lorſqu'il épouſa Sara l'Antiquaire, qui en avoit au moins trente-deux, lors de ſon mariage. L'âge mûr & le tempérament formé des deux Epoux ne contribuerent pas peu à donner au fruit de leur mariage une conſtitution robuſte. Jadis vint au monde au bout de neuf mois juſtes; & il apporta en naiſſant un air vigoureux & formé, comme un enfant de trois ans.

Ce qui acheva de lui donner une bonne complexion, fut le ſoin avec lequel ſa Mere l'allaita elle-même. Il tetta admirablement juſqu'à près de quatre ans, & on l'eût pris en ſortant de Nourrice pour un Etudiant en Droit de nos jours.

L'enfance de Jadis ſe paſſa dans les amuſemens propres à ſon âge. Ses Pere & Mere eurent grand ſoin de former ſon cœur à la religion. Les Roſaires, les Chapelets lui furent prodigués. On lui en montra tout l'uſage. Sa Mere même, accompagnée de quelques anciens Domeſtiques, eût ſoin de le mener ſur un Cheval à un ancien Pélérinage à vingt lieues de chez elle, & il n'en revint que voué à un Bienheureux, ſous la protection duquel il grandit à vûe d'œil.

Par rapport à ſon eſprit, le Seigneur du Vieux Tems, en homme prudent, prétendit qu'il falloit le laiſſer ſe fortifier & non pas le ſurcharger; il penſoit que les fruits précoces énervoient le corps de l'arbre, & avoient moins de ſaveur; dans ce principe, il ſe contenta de former le goût & la mémoire de ſon Fils par la narration des exploits de la vieille guerre. Sa femme n'étoit pas moins attentive à lui raconter les hauts faits de Richard ſans peur, de Tiranleblanc, & des différens Preux dont la mémoire s'étoit rendue recommandable; elle aſſaiſonnoit cette inſtruction de quelques Contes de Fées. Jadis avoit une facilité merveilleuſe à retenir les endroits qui lui paroiſſoient touchans; & tous les ſoirs, il s'endormoit aux récits que lui faiſoient ſes Gouvernantes de quelques Hiſtoires véritables de Sorciers, de Sorciéres, ou de Revenans.

Enfin à l'âge de douze ans, Jadis fut décidé aſſez formé pour apprendre à lire. Il s'appliqua pendant trois ans ſans relâche à ce pénible exercice, en ſorte qu'à quinze ans, il liſoit courament en Latin, & épelloit paſſablement le François.

Le deſſein de ſes Parens, étoit d'en faire un des Sçavans de ſon ſiécle; pour y parvenir, on confia le ſoin de ſon inſtruction à un célébre Moine, nommé Revaſſius, qui, pendant cinq ou ſix années, lui apprit avec grand ſoin quelques vieilles Chroniques, d'anciens Martyrologes, & quelque choſe de la Philoſophie d'Ariſtote.

On n'eût pas moins d'attention à lui former le corps que l'eſprit. On l'exerçoit à la Chaſſe, à l'Eteuf, à la Paulme, & autres jeux alors uſités pour l'amuſement de la Nobleſſe. On eût ſoin en même tems de lui inſpirer une grande ſimplicité de mœurs, ſoutenue d'un ton de dignité qui ne lui permit jamais de ſe compromettre. Aucun de ſes Vaſſaux n'eût oſé lui parler qu'avec reſpect, le chapeau bas, dans une poſture humiliée, & toujours en le qualifiant de Monſeigneur ; ſes Domeſtiques mêmes étoient dans l'uſage de ſe tenir toujours debout devant lui, & dans la plus grande circonſpection, mais il rendoit avec uſure à ſes Pere & Mere les reſpects qu'on lui temoignoit. Son premier ſoin étoit tous les matins de les aller voir. Il ne parloit que lorſqu'ils l'interrogeoient, & ne s'aſſeyoit que lorſqu'ils lui en avoient donné l'ordre. Un tabouret étoit toujours ſon ſiége. Sa contenance étoit droite, timide, & jamais évaporée. Il ne s'appuyoit ni ne croiſoit les jambes. Dès quatre heures du matin il ſe levoit, & déjeunoit à ſept. Avant midi il dînoit avec ſes Pere & Mere, goûtoit à quatre heures préciſes, & ſe retiroit vers les ſept heures pour ſe recueillir & ſouper dans ſa Chambre; car pour éviter la diſſipation du ſoir, il ne ſoupoit en Compagnie que le Mardi Gras, le jour des Rois, de S. Martin, & quelques autres jours diſtingués où le Curé du lieu étoit invité au Château. Le Seigneur du Vieux Tems lui donnoit l'exemple de la noble frugalité; les Entées, les Ragoûts meurtriers étoient bannis de ſa table, mais on y voyoit à profuſion la viande de Boucherie, les Dindons, les Canards, Gibier & autres mets auſſi ſains que naturels.

L'élégante ſimplicité ne ſe faiſoit pas moins remarquer dans les habillemens, que ſur la table de ce bon Seigneur. Il s'attachoit plus à la commodité, qu'à la fineſſe des étoffes & aux ſuperfluités. Il aimoit un haut-de-chauſſe fort large, & des chemiſes preſque juſtes. Une vaſte plume obombroit ſon chapeau, & lui garantiſſoit la tête des ardeurs du ſoleil. Un large baudrier garniſſoit ſa poitrine; ſes gants étoient d'une ampleur conſidérable, le tout étoit orné de broderie & de rubans d'un goût merveilleux. Sa chauſſure hiſtoriée & ſes cheveux ſans friſure lui donnoient un air tout-à-fait Cavalier. Madame du Vieux Tems & ſon Fils étoient mis à peu près dans le même goût, & c'étoit un très-beau ſpectacle que de les voir le jour de Pâques aller à la Parroiſſe, accompagnés d'un cortége de gens bien vêtus, & eſcortés de Pages de trente ans & de Laquais de ſoixante-dix, qui, par leur ancienneté dans la maiſon, faiſoient l'éloge du bon caractère des Maîtres.

Lorſque Jadis eût atteint l'âge de vingt ans, ſes Pere & Mere le conſulterent ſur ſa vocation & le choix de ſon état; il parut incliner du côté des Armes, & alors on le plaça en qualité de Page auprès d'un des premiers Seigneurs du Royaume. Cet état entraîne de la diſſipation, en ſorte que Jadis perdit peu à peu le goût dominant qu'il avoit marqué pour l'étude: la fréquentation des Demoiſelles de la femme de ſon Maître, lui firent naître de l'amour pour le beau ſexe, qui de ſon tems étoit réellement admirable en tout genre; mais il ſçut toujours réprimer ſes paſſions, & il n'abuſa point des avantages que pouvoient lui procurer ſa figure & ſes talens. Parmi celles qui attirerent ſes regards, ce fut la Demoiſelle Ancetra qui parut fixer ſon attention. Elle y répondit, mais leur ſageſſe fût égale de part & d'autre; ils ſe bornerent au ton de la noble galanterie. Les Elégies, les tendres Complimens, les Lettres, les Chanſons polies, dont même il nous reſte encore quelques-unes, faiſoient l'unique occupation de leurs loiſirs. Comme ils s'eſtimoient, ils s'aimerent ſagement, reſpectueuſement, conſtamment, & ils s'aimeroient encore de même, s'ils n'étoient pas morts.

Jadis, après avoir paſſé dix années dans ce noble emploi, fut placé à la guerre. Ses premiers faits d'armes, furent les exploits ſignalés d'un Héros. On l'arma Chevalier, il déconfit tout ce qui voulut réſiſter à ſon courage, & il obtint par ſes ſervices de commander en chef une Compagnie de cent hommes.

C'eſt alors que l'on vit briller dans tout ſon jour la valeur martiale, & la prudence qui ont toujours diſtingués les Grands Capitaines. Il eût le bonheur de s'attirer la confiance de ſon Souverain, & il en obtint les diſtinctions dûes à ſon rang & à ſa naiſſance.

Par malheur pour lui, la Paix vint l'arrêter au milieu de ſa brillante carrière; il chercha à s'en conſoler, en offrant ſes ſervices aux Princes voiſins; ceux qui les refuſerent, eurent lieu de s'en repentir; il paſſa en Angleterre, & après s'être diſtingué par quelques faits héroïques, il donna le plan d'une Croiſade plus utile & plus glorieuſe que les autres; mais la méſintelligence des Souverains ayant fait échouer ce projet, il quitta ce Royaume, & preſſé du noble deſir de voyager, il alla voir à Rome le Souverain Pontife, & les reſpectables curioſités dont cette Ville abonde: de-là, il paſſa en Eſpagne, où il ſignala ſon adreſſe dans les Tournois, les Courſes de Bagues, les Combats de Taureaux. Enfin, couvert de gloire, il revint dans ſa Patrie, ſans que ſon honneur & ſa chaſteté euſſent été entamés en la moindre choſe. Il avoit alors près de ſoixante ans: il apprit en arrivant chez lui que Monſieur ſon Pere étoit mort depuis deux années, & que Madame ſa Mere alloit trépaſſer. Cette triſte nouvelle lui perça l'ame. Il reçut, en bon fils, ſes derniers ſoupirs, & après lui avoir rendu les devoirs convenables, il prit le parti de ſe conſacrer tout entier à la méditation & à la retraite.

Mais il ſe vit troublé par ſes voiſins dans l'exécution d'un ſi beau projet. Pluſieurs Seigneurs avoient profité de la caducité du Seigneur du Vieux Tems & de l'abſence de ſon Fils, pour s'emparer d'une grande partie de ſes Terres. D'un autre côté, les Moines d'une Abbaye voiſine avoient uſurpé une grande quantité de Domaines, ſous prétexte d'une Fondation faite à leur profit & non acquittée, par les Ancêtres de Jadis: du tems de Jadis, les Gens d'Egliſe étoient déſintéreſſés; cependant, ſi l'on tentoit de toucher à leurs biens ou de défendre les ſiens, ils s'écrioient avec chaleur qu'on en vouloit à la Religion, comme ſi leur bource eût été le lieu, où ils euſſent ſerré ce prétieux dépôt. On s'envoya mutuellement des Négociateurs, mais, faute de s'entendre, il fallut en venir à une guerre ouverte; on mit de part & d'autre ſes vaſſaux ſur pied: ce fut alors que Jadis ſentit renaître cette ardeur martiale, dont il avoit été tant de fois animé. Il fit des Siéges, il en ſoutint, il extermina la plupart des vaſſaux de ſes voiſins, & preſque tous les ſiens y périrent généreuſement.

Un jour il pénétra à main armée dans l'Abbaye: il en brûla les Chartres, & ſaccagea juſqu'au dernier Moine; mais il en ſurvint bientôt une nouvelle Colonie, & la guerre ſe ralluma plus vivement que jamais; il ſe forma des ligues contre Jadis, mais auſſi grand politique que guerrier, il ſçut les diſſiper à propos. Cependant au bout d'une douzaine d'années, les Parties belligérantes s'ennuyerent de voir leurs Sujets maſſacrés, leurs terres ravagées, & tous leurs biens perdus ſans reſſource: ils ouvrirent les yeux, & conſentirent de s'en rapporter ſur leurs différends à un ſaint Hermite, qui depuis plus de quarante ans avoit ſa retraite dans une Forêt des Environs. Faute de ſçavoir lire, il entendit les Parties, & après un grand nombre de pourparlers, l'homme de Dieu engagea Jadis, pour le bien de la paix, à ſacrifier la meilleure partie de ſes prétentions. Il eut le bon eſprit d'y conſentir, & peu à peu le calme ſe rétablit dans la Contrée.

Ce fut alors que Jadis ſongea ſérieuſement à faire ce qu'on appelle une fin. Deux partis s'offroient à lui avec des agrémens égaux. L'état du mariage lui paroiſſoit à deſirer pour la tranſmiſſion de ſa gloire & de ſon nom; mais, d'un autre côté, ſa conſcience ſe ſentoit ſouvent déchirée par le remords des maux que ſa fureur avoit occaſionnés dans les petites guerres qu'il avoit ſoutenues. Dans cette perpléxité, il conſulta nombre d'amis, qui le firent pencher vers le mariage. Ce parti plus favorable à ſon amour propre lui parut préférable: il s'informa du ſort de la Demoiſelle Ancetra, que ſes traverſes lui avoient fait perdre de vûe: il apprit avec regret qu'ennuyée de ſon abſence, elle avoit pris le Voile dans un Monaſtére. Cet exemple le toucha, & il étoit près de l'imiter, lorſqu'un ſaint Abbé du voiſinage le détermina à épouſer une de ſes parentes qu'il avoit élevé lui-même dans la religion & la ſimplicité. Il s'y porta d'autant plus volontiers, qu'il n'avoit eû qu'un frere, dont la vie n'eſt pas moins intéreſſante que la ſienne, & qui après avoir pris le parti de la Magiſtrature, paſsât dans l'Etat Eccléſiaſtique ſans avoir eû d'enfans.

Jadis avoit alors près de quatre-vingt ans, mais malgré ſes fatigues, il étoit encore frais & robuſte, comme à la fleur de ſon âge. Le Mariage ſe célébra ſans pompes, & Jadis eut bientôt lieu de s'applaudir de la continence dans laquelle il avoit toujours vécu. Sa femme devint groſſe & mit au monde un enfant mâle qui devint l'objet de la complaiſance & des eſpérances de ſon Pere. L'Abbé qui avoit facilité le mariage, promit d'en avoir ſoin. Les Religieux, à ſon exemple, s'empreſſerent de témoigner leur attachement à toute la famille, & bientôt la Maiſon de Jadis devint une eſpéce de Communauté réguliére. L'extrême dévotion qui les animoit, leur inſpira le goût des Fondations & des bonnes œuvres. Jadis diſtribua une partie de ſon bien à des Monaſtéres. Il fonda des Chapelles, éleva des Mauſolées à tous ſes Ancêtres, & fonda des Priéres ſans nombres. Sa fidéle Epouſe ne s'occupa qu'à l'imiter, & par le ſoin de ſes ſages Directeurs, elle fit tous les genres de Fondations qui étoient alors en uſage. Cependant Jadis ne put s'empêcher de faire quelques réfléxions tardives ſur le peu de fortune qu'il laiſſeroit à ſon Fils, qui n'avoit pas moins d'eſprit que lui. Les pieux Cénobites qui l'environnoient, le raſſurerent de leur mieux, & la religion lui fournît un motif pour ne plus ſe plaindre. Le tendre intérêt qu'on prenoit à ſa ſanté, obligea ſa femme & ſes bons amis, à ne plus le laiſſer ſortir de ſa Chambre. On l'aſſujettit auſſi à manger très-peu, pour ne point ſurcharger ſon eſtomach affoibli par les années. Ce genre de vie, ſi différent de celui auquel il avoit été long-tems livré, le fit peu-à-peu tomber dans l'ennui, & il en mourut âgé de cent un ans, comblé de bénédictions & couvert de bonnes œuvres, pour leſquelles on l'eût canoniſé, s'il en eût laiſſé le moyen. Sa femme fut ſi ſenſible à cet événement, qu'elle ſe retira dans un Monaſtére qu'elle avoit bâti, & dont l'Abbé, ce généreux parent qui l'avoit marié, étoit Directeur.

Par rapport au Fils, ſon ſort parut plus embarraſſant. Jadis avoit diſpoſé par Teſtament du peu de bien que ſa pieuſe généroſité lui avoit permis de conſerver. Si-tôt qu'il fut mort, toutes les Maiſons Religieuſes ſe mirent en poſſeſſion de ce qui leur revenoit encore, enſorte que l'héritier ſe trouva réduit à manquer même du néceſſaire; mais la Providence vint à ſon ſecours pour lui faire recueillir le mérite des bonnes actions de ſon Pere; les Couvents enrichis de ſon patrimoine lui ouvrirent leur ſein, ſon inclination ſe trouva d'accord avec le ſacrifice que les circonſtances ſembloient rendre néceſſaires. Il avoit alors vingt ans, & ſa vocation avoit été préparée dès long-tems; Ainſi il ſe détermina ſans peine à entrer dans le Cloître, & à manger avec les autres ſa part d'un bien dans lequel il avoit un droit ſi légitime.

C'eſt ce ſacrifice méritoire, qui a interrompu le cours d'une poſtérité, dont la mémoire ſera toujours reſpectable.

En effet, quel homme a mérité & a obtenu une réputation mieux ſoutenue que celle de Jadis? Eſt-il des talens & des vertus qu'ils ne poſſédât pas? Son ame, ſon cœur, ſon eſprit, ſon corps même l'ont rendu à jamais recommandable. Auſſi le voyons-nous citer chaque jour avec éloge, & même à tous propos; l'on ne penſe plus, dit-on, l'on n'agit plus comme Jadis ; l'on n'aime plus ſi bien que Jadis ; l'on boit plus comme Jadis ; l'on ne donne plus aux Moines comme Jadis ; l'on n'a plus de tête, d'eſtomach, d'amis, ni de Domeſtiques comme Jadis ; enfin, l'on ne fait plus rien de bien comme Jadis, &c.

C'eſt en vérité dommage que ſa poſtérité ſoit éteinte; mais les meilleurs fruits dégénérent, & ſi ſa deſcendance n'eût pas été interrompue, l'on n'en eût peut-être pas parlé, ou l'on en auroit parlé mal.

Cette Hiſtoire m'amuſa, & fit même quelque impreſſion ſur moi. Tous les traits qui partent d'une main chérie, ſont aſſurés de nous plaire. Je me fis violence pour triompher de ma mélancolie; ce fut vainement: elle avoit ſon principe dans le ſang. Mon eſprit n'étoit malade que parce que mon corps l'étoit. Cependant le ſecours des remédes rétablit peu-à-peu les fibres relâchés de mon eſtomach, & la nuance de mon caractére s'éclaircit, à meſure que les Eaux opéroient. Je commençai à jouir d'une meilleure ſanté, & conſéquemment je penſois plus raiſonnablement, lorſque j'appris par un Exprès la mort de ma Tante, qu'on avoit ſoupçonnée d'être éternelle. J'avois fini ma ſaiſon des Eaux; ainſi je n'eus qu'à partir précipitament, pour venir recueillir une ſucceſſion conſidérable.

Madame de V... & ſa Fille avoient preſſenti mon rétabliſſement. Mes Lettres étoient un Thermométre sûr, qui annonçoit le dégré de ma ſanté. J'y peignois l'état de mon ame, & elles y remarquoient à la teinte de mes idées, le progrès ou la déclinaiſon de ma maladie. Elles furent charmées de me voir de retour, & je leur attribuai avec reconnoiſſance une grande partie de l'honneur de mon rétabliſſement. La ſucceſſion qui m'étoit échûe, n'étoit chargée ni de dettes ni d'embarras; ainſi il ne me fut pas difficile de me mettre en régle, & d'établir une Maiſon, dans l'arrangement de laquelle je conſultai exactement Madame de V... & ſa chere Fille que j'adorois de plus en plus. J'éprouvai en toute occaſion l'utilité de leurs conſeils. Le régime & l'obſervation rétablirent pleinement en moi l'équilibre des liqueurs, & je me trouvai jouiſſant d'une ſanté parfaite & d'une fortune conſidérable.

J'inſiſtai alors fermement pour la concluſion du mariage où mes vœux tendoient depuis long-tems. Je fis valoir ma perſévérance & la longueur du ſéminaire qu'on m'avoit fait éprouver. Madame de V... m'accorda ſon conſentement de la meilleure grace du monde, mais ſa Fille vouloit avoir une converſation préliminaire avec moi. Je me ſoumis à ſa volonté.

Il me ſeroit inutile, dit-elle, de diſſimuler que je vous préfére à tous ceux qui voudroient aſpirer à ma poſſeſſion. Votre probité, votre franchiſe, vous ont aſſuré mon affection, mon eſtime & tous les ſentimens qu'on accorde à un Mari, dont on deſire faire le bonheur. Votre unique malheur eſt d'avoir été trop tôt votre Maître, & d'avoir reçu l'empreinte d'une mauvaiſe éducation, qui pendant long-tems a défiguré chez vous les bonnes qualités que la Nature y avoit miſes. Cet inconvénient vous a plongé dans deux excès oppoſés. C'eſt le ſort des gens déſordonnés que d'être ſujet à des variations, & de donner dans les extrêmes. L'excellent fonds dont vous êtes pourvû naturellement, ne vous a point garanti de cet écueil. Pour prévenir la rechute, faites-vous des principes fondés ſur la raiſon & ſur votre expérience. Vous êtes en âge de penſer mûrement, & de ſentir toutes les conſéquences de ce que vous pouvez dire & faire. Les préceptes que vous avez reçus de Monſieur votre Pere, étoient une dériſion; vous en avez ſenti le danger. L'Hiſtoire du tems paſſé étoit une Parodie morale pour vous ouvrir les yeux ſur la ſeconde manie, dont votre eſprit étoit offuſqué. Fixez-vous à un parti mitoyen, & formez-vous un plan de conduite qui ne tienne ni du ridicule du tems préſent, ni des travers du tems paſſé. Chaque ſiécle, chaque âge a ſes défauts & ſes vertus; l'homme de mérite n'excéde rien, & renfermé dans un juſte milieu, il trouve le moyen, ſans art, de ſe faire aimer & reſpecter de tous ceux avec leſquels il vit. Je m'eſtimerai heureuſe, ſi ma ſociété & mes exemples peuvent vous fortifier dans ces principes, & aſſurer dans tous les inſtans la félicité de votre vie.

Je ne pus entendre ce propos, ſans être touché d'admiration pour une perſonne qui conſentoit d'être ma femme & ma ſolide amie; un tranſport de vivacité & de tendreſſe me fit bruſquement jetter à ſon col; je l'embraſſai pour la premiére fois de mes jours, avec un délice qui m'en promettoit encore de plus doux.

Nous nous expliquâmes amicalement, & de concert avec Madame de V... nous reglâmes tous les apprêts de notre Mariage, qui fut célébré peu de jours après ſans pompe & ſans éclat; l'amour fit les honneurs de la cérémonie, & nous l'inſtallâmes à perpétuité dans la Maiſon. Il nous y a juſqu'à préſent tenu fidelle compagnie, avec tout le cortége aimable qui l'environne, quand l'intelligence & l'harmonie des cœurs s'attachent à le fixer.

J'éprouve chaque jour, avec volupté, le doux effet du pouvoir légitime qu'une femme ſenſée exerce ſur un Mari qui connoît & chérit lui-même la raiſon.

Ma femme deſire que je ſois ſa compagnie la plus fidelle. Je forme les mêmes vœux, mais nous ménageons nos plaiſirs, & nous nous ſéqueſtrons ſouvent l'un de l'autre pour trouver une nouvelle ſatisfaction à nous revoir. Elle a formé des liaiſons avec très-peu de femmes, & je lui en ſçais intérieurement bon gré. Les Filles à Paris ſont élevées tout au mieux, dans l'état honnête & mitoyen. L'éducation mauvaiſe ou négligée eſt le partage du très-haut & du très-bas état. Les Filles du dernier rang pratiquent la débauche avant de la connoître; celles qui ſont deſtinées à figurer dans le plus grand monde, paſſent rapidement du Couvent à la débauche, dont leurs Maris ſe contentent de leur donner les premiéres Leçons.

Ce ſont d'autres femmes qui les perfectionnent. Celles-ci ſe permettent tout, & n'aſpirent qu'à en former d'autres qui leur reſſemblent. Elles croyent que leurs foibleſſes deviennent moins choquantes & moins ſenſibles, par le nombre de celles qui les partagent; ſemblables en ce point aux Religieuſes, qui, lors même qu'elles ſont mécontentes de leur état, cherchent à faire des Proſélytes, uniquement pour augmenter leur Communauté. Les femmes d'ailleurs, ſe ſont néceſſaires les unes aux autres. Il faut repréſenter aux Spectacles, aux Promenades, dans les Fêtes publiques; alors on eſt charmé de s'aſſocier à une amie que l'on a formée ſelon ſon goût, & à qui l'on a communiqué ſes préjugés & ſes foibleſſes. On eſt plus en droit de ſe faire des confidences, & de ſe prêter des ſecours réciproques; de-là, l'extrême attention & l'empreſſement de beaucoup de femmes pour lier connoiſſance avec les jeunes Mariées, & pour leur inſinuer leurs principes en les initiant dans le monde. Les Maris ſe trouvent ſouvent mal des ſecours de pareils Inſtituteurs, qui arrivent à la perſuaſion par les diſcours & par l'exemple. Ma femme m'a ſoulagé de ce genre d'inquiétude, & ſa vertu me paroît plus aſſurée dans la ſociété de dix hommes, que dans la confidence de deux femmes, qui ne l'admettroient dans leur intimité, que pour affoiblir la nôtre.

Notre tendreſſe mutuelle a été récompenſée de la naiſſance de deux enfans qui ſont l'objet de nos attentions & de nos plaiſirs. L'aînée, eſt une Fille âgée de ſept ans qui apprend ſous les yeux de ſa Mere à être l'imitatrice des vertus de ſa Famille maternelle. Le ſecond eſt un Fils d'environ ſix ans, qui ſe diſpoſe à aller inceſſamment au Collége. Mon projet eſt de veiller à ſon éducation, autant qu'il me ſera poſſible; mais, je ne compte point aſſez ſur mes lumiéres, pour me flatter d'être plus heureux que les autres Peres, qui ſe ſont propoſé la même choſe, ſans en retirer une grande conſolation. Ce que je proteſte de bonne foi, c'eſt que j'y ferai de mon mieux, & je travaille déja à une collection de préceptes, dont je veux à mon tour gratifier mon Fils, lorſqu'il ſera en âge d'en faire uſage. Mon Pere m'avoit donné des avis très-oppoſés à tout ce qu'il avoit pratiqué. Ceux que je prépare, ſeront auſſi diamétralement contraires à tout ce que j'ai dit, fait & penſé pendant plus de dix ans de ma vie.

Mais pour donner des principes juſtes & accommodés au tems, je ne ſuis pas médiocrement embaraſſé. Plus j'étudie les hommes, plus je m'apperçois qu'il eſt difficile de leur plaire, en faiſant uſage d'une exacte probité. On eſt forcé de donner dans tous leurs excès, leurs travers & leurs ridicules. La ſeule reſſource de l'homme ſenſé eſt de demander acte de ce qu'il adopte malgré ſoi leurs ſottiſes. En effet, ſi l'on établit dans la ſpéculation des maximes de conduite qui tendent au bien, combien n'en autoriſe-t'on pas dans la pratique qui nous forcent à donner néceſſairement dans des extravagances. On ſe les reproche les uns aux autres, on les condamne de ſens froid, & ce ſont ceux même qui ſçavent ſi bien les blâmer, qui nous entraînent par leurs exemples & leurs diſcours à ce que nous déteſtons le plus au fond de l'ame. La demonſtration en eſt ſenſible.

Un homme eſt placé par la Providence ſur un grand Théâtre. Le ſouverain lui a confié une partie eſſentielle de ſon autorité. Il aime les honnêtes gens. Attentif aux intérêts de la ſociété, il cherche à prévenir des abus, à réparer des maux & des déſordres. Pour y parvenir, il conſulte les Loix, il étudie les principes. La prudence éclaire ſes démarches & l'intégrité les ſuſpend; c'eſt, ſe dira-t'on tout bas, un génie étroit & borné il va terre à terre; il ignore l'art de penſer en grand & de trancher. Le plus grand ennemi du bien c'eſt le mieux ; eh, s'il étoit inconſidérément déciſif, que n'en diroit-on pas!

Un Magiſtrat, jaloux de rendre la juſtice aux Sujets du Roi, regarde une récommandation comme une inſulte. Il croit que c'eſt lui faire injure que de le ſolliciter. S'il a beſoin de quelques inſtructions, il entend les Parties promptement, & ſimplement pour en tirer les éclairciſſemens qui lui ſont néceſſaires. C'eſt, dira-t'on, un homme ſingulier, & qui ne cherche pas le vrai, puiſqu'il donne à peine le temps de s'expliquer. On lui fait des écarts, on le fatigue d'inutilités, il répond laconiquement pour perdre moins de tems, & vous ramene au point déciſif; il eſt, dit-on, bruſque & impoli. Il ne veut voir que la raiſon & le bon droit, il ſupprime de vaines cérémonies, des ſuperfluités, on le trouve intraitable, c'eſt un fagot d'épines, on ne ſçait par quel bout le prendre . Enfin, il a le courage de s'élever contre des abus, il eſt révolté & s'affranchit des uſages reçus, ſi ſa conſcience en eſt bleſſée, c'eſt un cauſtique qui veut s'ériger en réformateur du genre humain , le voilà condamné & en butte à ſes propres Confreres.

Clidamas eſt agréé pour un Mariage, mais il redoute d'aller pendant un mois entier faire doucereuſement l'aimable aux pieds de la beauté qui lui eſt deſtinée. Il craint de ſe montrer en ſpectacle aux regards curieux d'une Famille qui s'apprête à le dévorer des yeux. On obſervera ſes propos & juſqu'à ſon ſilence. Il redoute ce déluge d'obſervations, il eſt aſſez bien fait, il ſe préſente mal, il ne ſe met pas bien, il eſt timide, il parle trop ; cet inventaire de ſes perfections & de ſes défauts l'épouvante, il ne peut ſe contraindre juſqu'à s'y ſoumettre, & propoſe une prompte concluſion, puiſque les points principaux ſont d'accord; non, c'eſt un original avec lequel il ſeroit imprudent de terminer une affaire . Un défaut de cérémonial lui fait perdre le mérite de ſes bonnes qualités.

Liſidor, plus complaiſant, le remplace auprès de la future: mais il craint de pendre aux oreilles de ſa femme mille livres de Rente qui feroient l'aiſance de ſa maiſon. Il réfuſe de lui mettre au col mille autres livres de Rente qui lui ſeroient ailleurs plus utiles. Il eſt fâché de voir abſorber ſa dot en habillemens, en meubles inutiles & en repas, dont il ne lui reſtera que des indigeſtions, dès-lors, le voilà décidé un avare complet, qui va faire pour jamais le malheur de la vie de ſon Epouſe.

Cleon eſt marié. Il a vécu dans le monde, & guéri de ſes erreurs, il veut goûter les douceurs d'une ſociété douce & raiſonnable. Il commence par écarter de chez lui les élégans diſeurs de rien, dont les propos frivoles ne ſerviroient qu'à gâter le cœur & l'eſprit de ſa jeune Epouſe. Fi donc, quoi ſeriez-vous jaloux mon Gendre , s'écrie le Beau-pere, de quel ſiécle êtes-vous donc, ſe méfie-t'on d'une Fille bien élevée . Il oublie qu'elles l'ont été preſque toutes.

Cleon, fidéle à ſes principes, refuſe de ſe lier avec ces petites Maîtreſſes qui ſouffleroient ſans ceſſe aux oreilles de ſa femme, qu'il faut mettre tout d'un coup un Mari ſur le bon ton , que la diſſipation eſt l'appanage de la jeuneſſe, & l'indépendance, l'attribut des jolies femmes d'aujourd'hui; il ſubſtitue à ces maximes des conſeils vertueux, ſalutaires, & dictés par la tendreſſe. Il les place ſans affectation & dans des circonſtances favorables pour être écouté, c'eſt, dira-t'on, un Hypocondre, un Pédant ennuyeux, un Pédagogue impitoyable, qui du matin au ſoir prêche faſtidieuſement la plus aimable perſonne du monde, & qui l'arrache aux meilleures compagnies qui en auroient certainement fait un ſujet accompli . Il ſouléve contre lui le Beau-pere, la Belle-mere, le Petit-Frere, les Couſins, Arriére-Couſins & toute la ſequelle féminine qui le couvre de ridicule, & lui fait une réputation démentie, mais non réfutée par la ſolidité de ſes réfléxions ſur le bonheur de ſa femme & ſur le ſien.

Ce même Cleon perſuadé, comme Mari & comme Citoyen, que les enfans ſont un lien du Mariage & la force de l'Etat à qui l'on ſe doit, ſe livre ſans partage à la tendreſſe qu'il a pour ſon Epouſe, vous entendez crier de toute part, qu'il la tue par des inclinations viles & animales, & que ſon emploi eſt de faire des miſérables .

Damis a une Epouſe qui n'a aucunes maladies réelles. Elle eſt même d'une complexion robuſte, & ſupporte une groſſeſſe ſans incommodités capables d'allarmer. Il exige qu'elle marche, qu'elle ſe promene comme à l'ordinaire. Il eſt convaincu que la Nature ſage a pourvû à tout, & qu'elle n'a pas beſoin de tant de précautions recherchées qui ôtent à la machine ſon jeu & ſon aiſance, en la privant de la liberté de ſon opération, de-là, le voilà devenu un homme dur, un homme à ſyſtêmes . Les ſectateurs de l'opinion oppoſée vont le caractériſer ſans ménagement.

Polémon craint de faire des dépenſes qui excédent ſes forces. Il aime à ſatisfaire exactement à ſes engagemens. Il cherche même à épargner annuellement quelque ſomme pour l'établiſſement de ſa famille. C'eſt dans nos mœurs un homme ſerré au-delà des bornes . La ſage œconomie eſt ſuſpecte de parcimonie outrée.

Cléobule ſe perſuade & ſoutient que l'aſpect des hommes laids & contrefaits ne peut échauffer l'imagination de ſon Epouſe, juſqu'au point d'en faire naître des enfans difformes. Il penſe que la Nature a pourvû à ces inconvéniens qui ſont rares; ſa propoſition eſt univerſellement combattue, & on le taxe d'entêtement. Le lendemains, il propoſe de bannir des cheminées de ſa maiſon cent magots inutiles & plus biſarres les uns que les autres. Il éprouve une nouvelle contradiction. En vain, allégue-t'il que relativement à la thèſe propoſée, il craint pour ſa femme enceinte ces groteſques fruits d'une imagination déréglée qui ſeroient ſans ceſſe ſous ſes yeux, on lui répond vivement qu'il y en a par-tout, & qu'on ne voit point de femmes mettre au monde des Chinois ou des Bonzes . Sa Logique eſt pulvériſée, & il n'en retire que le vernis d'un Philoſophe hétéroclite.

Philogenor eſt un homme de probité qui veut penſer à ſa fortune; il obtient par ſon crédit un traité de fournitures ſur un pied avantageux. On lui propoſe de le rétrocéder à un prix beaucoup plus bas, & par ce moyen, on lui ouvre la voye de faire une fortune conſidérable ſans ſoins, ſans riſque, ſans peine; mais une délicateſſe le retient; je m'enrichirai, dit-il, & celui à qui je ſous-fermerai le marché, n'y trouvera pas ſon compte, s'il le remplit avec la probité & l'exactitude convenables. Les infortunés à qui la ſubſiſtance doit être fournie, riſquent de devenir les victimes d'une ceſſion dont toute l'utilité tourne à ſon profit. Ces réfléxions l'arrêtent, & il céde à ſes ſcrupules; oh le nigaud , s'écriera-t'on, il a pu s'enrichir en moins de rien & ſans aucun riſque; le ſot qu'il eſt, a laiſſé échapper une ſi belle occaſion; c'eſt un homme à interdire .

Liſimaque n'eſt dominé ni par l'intérêt ni par l'ambition. Il ſçait borner ſes deſirs; ſa modération & ſon déſintéreſſement ſont taxés de non-chalance & de puſillanimité.

Metaſtus aime la retraite & chérit le commerce des Muſes, on l'accuſe de ſingularité. Eſt-on délicat dans le procédé, l'on paſſe pour trop ſcrupuleux? Veut-on être prudent, l'on vous ſoupçonne d'être timide; enfin, la malignité & les jugemens précipités ſur ceux dont on ne connoît ni l'intérieur ni les poſitions, transforment ſouvent en ridiculités ce qui dans le fond eſt vertu. Les actions les plus louables ſont toujours mal interprétées par ceux qui n'auroient pas le courage de les faire, & l'on n'échappe à la critique qu'en épouſant le ton, les maximes & les défauts du général. L'on fait même une néceſſité de certains vices, & c'eſt en quoi conſiſte l'abus. Il eſt probable que les paſſions ſont néceſſaires dans le monde, mais les vices ne le ſont pas. Il eſt même des gens à qui quelquefois l'on fait un reproche de leur délicateſſe en fait de probité: eh pourquoi, c'eſt qu'on croit en France n'avoir aucun ſcrupule à ſe faire, quand on ne vole que le Roi & le Public. Il ſemble en effet que la honte & le danger ne ſoient que pour ceux qui prennent ſur le Particulier.

Ces mêmes réfléxions pourroient s'appliquer à une multitude d'autres circonſtances, mais elles doivent ſuffire pour faire ſentir qu'un homme avec les meilleures intentions du monde, avec des mœurs épurées, de la raiſon & de la droiture peut paſſer dans l'eſprit de ſes Concitoyens pour être ſingulier, groſſier, infléxible, original, propre à rendre une femme malheureuſe, jaloux, pédant, mauvais Philoſophe, hypocondre, enfin avare, ſot & traître.

Convenons donc que ce ſont nos uſages qui gâtent tout dans le monde, & que pour vivre avec ſes ſemblables, l'on eſt dans la néceſſité d'adopter leurs erreurs & leurs vices. L'on ſent le faux & même la honte de certaines pratiques; mais réforme-t'on ſes mœurs, non, l'intérêt particulier eſt toujours préféré à celui de la ſociété; lorſqu'on propoſe des maximes, l'on auroit envie de les ſuivre. L'on voudroit que tout le genre humain les pratiquât, mais l'on eſt prêt à s'en affranchir ſoi-même, au premier mot que nous diront, l'amour, l'intérêt, l'ambition, l'avarice & toutes les autres paſſions qui font mouvoir notre foibleſſe. Je ſens toutes ces difficultés, & pour ne donner ni dans le pédantiſme ni dans les écueils d'une Morale trop ſévère ou trop relâchée, je me bornerai à inſtruire mon Fils à connoître le prix de l'humanité, & à vivre ſimplement avec tous les hommes, ſans chercher à ſe ſingulariſer dans ſes mots, ſes geſtes, ſes habillemens & ſes actions. Je lui preſcrirai un juſte milieu entre la morgue pédanteſque qui accompagnoit le cérémonial du vieux tems, & l'audacieuſe frivolité qui deshonore les heureuſes diſpoſitions de nos jours. Je lui ferai ſentir le bonheur qu'il a de poſſéder de la naiſſance, de la fortune, d'être né à Paris, dans un ſiécle éclairé, & ſous le Régne de LOUIS XV, mais je tâcherai de lui imprimer que tous ces avantages ne ſeront réels, que par l'uſage modéré qu'il en ſçaura faire. Je fais d'avance des vœux ſincères pour que mes inſtructions & ſon caractère le conduiſent à une félicité auſſi ſolide que celle dont je jouis dans la ſociété d'une Epouſe adorable, & d'une Belle-mere digne de mes reſpects.

FIN.