LES AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS

[Vignette: NON BENE QUI SEMPER AMAT"]

TOME QUATRIÈME

PARIS, M DCCC LXXXIV

LES AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS

PAR

LOUVET DE COUVRAY

AVEC UNE

PRÉFACE PAR HIPPOLYTE FOURNIER

Dessins de Paul Avril

GRAVÉS A L'EAU-FORTE PAR MONZIÈS

[Marque d'imprimeur: IOVAVST]

PARIS

LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES

Rue Saint-Honoré, 338

M DCCC LXXXIV

[Illustration]

LE SOUFFLET

LA FIN DE AMOURS DU CHEVALIER DE FAUBLAS

Hélas! je suis à la Bastille.

J'y passai presque tout l'hiver, quatre mois, quatre mois entiers. On l'a mille fois écrit, cependant je me vois forcé de l'écrire encore : tous les chagrins sont rassemblés dans ce séjour funeste, et de tous les chagrins le plus inconsolable, l'ennui, l'ennui terrible, y veille nuit et jour à côté de l'inquiétude et de la douleur. Je crois que la mort l'habiteroit bientôt seule, s'il étoit possible qu'on empêchât l'espérance d'y pénétrer. O mon roi! le jour où, dans ton équité, tu détruiras ces prisons fatales sera pour ton peuple un jour d'allégresse.

Le soleil, qui depuis plus de deux heures peut-être éclairoit le reste du monde, commençoit à peine à paroître pour nous, malheureux prisonniers; à peine un de ses plus foibles rayons, obliquement dirigé, frappoit la première moitié de l'étroite et longue lucarne à regret pratiquée dans l'épaisseur d'un énorme mur. Mes yeux, qui depuis longtemps n'avoient plus de larmes, mes yeux appesantis alloient se fermer pour quelques instans. Pour quelques instans je cessois d'appeler Sophie ou la mort; tout à coup j'entends s'ouvrir ma triple porte, et le gouverneur entre, qui me crie: «Liberté, liberté!» Comment un infortuné, détenu seulement depuis quelques jours dans un des moins affreux cachots de la Bastille, peut-il entendre ce mot-là sans expirer de joie? Comment ai-je pu supporter l'excès de la mienne? Je n'en sais rien; mais ce que je sais bien, c'est que j'allois, tout nu, me jeter hors de mon tombeau, quand on me représenta qu'il falloit au moins prendre le temps de m'habiller. Jamais toilette ne me parut plus longue, et pourtant ne se fit plus vite.

Je mis peu de temps à gagner la première porte. Dès qu'elle s'ouvrit, M. de Belcour accourut vers moi. Avec quel transport j'embrassai mon père! avec quel plaisir il me reçut dans ses bras!

Après m'avoir adressé les plus doux reproches, après m'avoir rendu les plus tendres caresses, le baron entendit la question délicate que déjà lui répétoit un époux plein d'inquiétude et d'impatience. «Ta Sophie, me dit-il, je voudrois pouvoir te la rendre, mais une femme charmante qui prend l'intérêt le plus vif à tout ce qui te touche…»

Je crus que le baron parloit de la marquise de B…; un soupir m'échappa. Quiconque se rappellera tout ce que la marquise a fait et souffert pour moi me pardonnera ce soupir. J'ignore si mon père avoit été surpris de l'entendre; mais il se tut quelques instans, et me regarda très attentivement; puis il reprit:

«Cette dame, qui prend un vif intérêt à tout ce qui vous touche, m'a dit…—Vous a dit!… Mon père, vous l'avez vue? vous lui avez parlé?—Oui, mon ami.—Vous lui avez parlé, mon père?—Je lui ai parlé, oui.—Eh bien! n'est-il pas vrai qu'elle est… Mais tout à l'heure vous en faisiez la remarque, elle est vraiment charmante!—J'en conviens.—Et vous croyez, mon père, qu'elle s'intéresse toujours beaucoup…—A vous; oui, je le crois.—Mon père, elle vous a dit?…—Que Mme de Faublas s'étoit vue forcée de quitter son couvent le lendemain du jour où l'on vous y avoit arrêté. Personne n'a pu découvrir en quel endroit Lovzinski l'a cachée.—O chère épouse! oh! dans quel état elle étoit, lorsque les soldats, m'ayant environné, m'accablèrent de leur nombre. Je la vis tomber… évanouie,… mourante. Ah! si ma Sophie n'est plus, tout est fini pour moi.—Éloignez ces idées funestes, mon fils… Sans doute votre femme n'est pas morte, elle vit pour vous aimer: le jour qu'elle quitta son couvent, elle paroissoit bien désolée, bien inquiète, mais on ne craignoit rien pour sa vie.—Vous me rassurez, vous me consolez, nous la retrouverons.—Je le désire vivement, cependant je n'oserois l'assurer. J'ai fait de grandes recherches, nous en ferons encore; mais je vous avoue que je commence à désespérer du succès.—Quoi! mon père, elle vit, je suis libre, et je ne la retrouverois pas! Ah! je la retrouverai, soyez sûr que je la retrouverai.»

Cependant notre voiture avançoit. Déjà sortis des cours de la Bastille, nous touchions à la porte Saint-Antoine, lorsqu'un domestique à cheval, ayant fait signe à notre cocher d'arrêter, me remit une lettre en me disant: «C'est de la part de mon maître, que voici.» Il me montroit un jeune cavalier qui caracoloit en face de notre carrosse, à l'entrée même du boulevard. Malgré le chapeau rond dont le joli garçon tenoit ses yeux presque couverts, je reconnus le vicomte de Florville. Je reconnus l'élégant frac anglais dont il s'étoit paré dans des temps plus heureux pour venir, jusque dans la chambre du chevalier de Faublas, désabuser un amant trop injuste, et une autre fois, pour conduire Mlle Duportail à la petite maison de Saint-Cloud. Je me précipitai à la portière en criant: «C'est elle!» Aussitôt le vicomte m'honora du sourire le plus caressant, me salua de la main, et prit le galop. Enchanté de le revoir et ne pouvant contenir ma joie, je criois toujours: «C'est elle!» Le baron crioit aussi. «Mon ami, vous allez tomber dehors… Vous allez tomber, Monsieur, prenez donc garde!—Mon père, c'est elle!—Qui, elle?—Elle, mon père!… cette femme charmante dont nous parlions tout à l'heure. Regardez.»

J'avois pris ou j'avois cru prendre la main de M. de Belcour; je tirois à moi, et je déchirois sa manchette. «Si vous voulez que je regarde, rangez-vous un peu, me dit-il. Où la voyez-vous donc?—Là-bas, là-bas. Elle est déjà un peu loin; mais vous pouvez encore distinguer son joli cheval et son charmant habit.—Comment! se met-elle en homme quelquefois?—Souvent.—Et elle monte à cheval?—Bien, très bien, avec infiniment de grâce et d'adresse.—Vous êtes mieux instruit que moi, répondit le baron, qui paroissoit avoir un peu d'humeur; je ne savois pas cela.—Mon père, vous permettez que je lise ce qu'elle m'écrit?—Oui, et même tout haut, si cela se peut; vous m'obligerez.»

Je lus tout haut:

Jusqu'à ce que votre malheureux duel soit entièrement oublié, Monsieur, vous ne pouvez pas plus que monsieur votre père, qui a bien fait de garder le nom qu'il avoit pris à Luxembourg, reparoître dans la capitale sous celui de Faublas. Faites-vous appeler le chevalier de Florville, si cela ne vous est pas trop désagréable, et si vous ne trouvez rien de pénible à vous rappeler quelquefois le souvenir d'une amie aux sollicitations de laquelle vous devez enfin votre élargissement.

«Je savois bien qu'elle faisoit des démarches, interrompit le baron; mais elle n'espéroit pas un si prompt succès. Je n'ai reçu que ce matin l'heureuse nouvelle de votre liberté prochaine; encore ne me l'a-t-on mandée que par un écrit d'une main inconnue. Continuez votre lecture, mon ami.»

Ce soir nous pourrons causer ensemble un moment. Ce soir vous recevrez une visite de Mme de Montdésir, et vous ferez ce qu'elle vous dira… Brûlez ce billet.

Le baron me demanda vivement quelle étoit cette Mme de Montdésir; je répondis que je n'en savois rien. «Il y a toujours, me répliqua-t-il avec impatience, il y a toujours quelque chose de bizarre et d'obscur dans tout ce qui vous arrive. Au reste, j'aurai dès ce soir l'explication de tout cela.—Dès ce soir, mon père?—Oui, dès ce soir, nous irons chez elle remercier cette dame…—Nous irons chez elle?… Mais je ne peux pas m'y présenter, moi.—Pourquoi donc?—Parce que son mari…—Son mari? pourroit-il le trouver mauvais? Mais d'ailleurs il est mort.—Son mari? Il est mort?—Eh! oui, il est mort. Vous qui paroissez être si bien instruit de ce qui la regarde, comment ne savez-vous pas cela?—Demandez-moi plutôt comment je le saurois, mon père… Il est mort! j'en suis vraiment fâché. Pauvre marquis de B…! c'est apparemment des suites de sa blessure: j'aurai toujours cela à me reprocher.»

M. de Belcour ne m'entendoit plus, parce que sa voiture venoit de s'arrêter devant un couvent de la rue Croix-des-Petits-Champs, près la place Vendôme. «Vous allez voir votre sœur, me dit le baron.—Ah! ma chère Adélaïde!—Je l'ai mise ici, continua mon père, pour qu'elle fût plus près de nous; tout à l'heure vous remarquerez sans doute avec plaisir que, des fenêtres de l'hôtel où je loge maintenant, vous pourrez apercevoir votre sœur, lorsqu'aux heures de récréation elle se promènera dans le jardin de son couvent. Vous concevez qu'il étoit impossible que je continuasse à demeurer rue de l'Université, et qu'au contraire il m'a fallu prendre un autre quartier que celui du faubourg Saint-Germain. Suivez-moi, mon ami, nous allons emmener Adélaïde, qui ne sera pas fâchée de dîner avec nous.»

Elle vint d'abord au parloir. Comme elle étoit embellie depuis plus de cinq mois que je ne l'avois vue! Que je la trouvai mieux faite encore et mieux formée, plus grande et plus jolie! O fille tout aimable, si je n'avois pas été ton frère, que n'aurois-je pas fait pour être ton amant!

Je tenois sa main, que je mouillai de mes larmes; ses larmes tomboient sur ma main, et mon père nous prodiguoit à tous deux mille douces caresses. Cependant, c'étoit moi qu'il embrassoit le plus souvent. «N'en sois point jalouse, dit-il à ma sœur, qui en fit la remarque avec l'ingénuité qu'on lui connoît, permets qu'aujourd'hui je l'aime un peu plus que je ne te chéris. Depuis plus de six mois peut-être je souffre et je m'inquiète, et ce n'est pas toi, ma chère fille, ce n'est pas toi qui me donnes du chagrin.» Le baron, pour adoucir cette espèce de reproche, me pressa vingt fois sur son sein.

Du couvent nous nous rendîmes, en moins d'une minute, à notre hôtel, où mon père me mit d'abord en possession de l'appartement qu'il m'avoit destiné. Je fus charmé de retrouver le fidèle Jasmin dans mon antichambre; mais je ne pus, sans beaucoup de chagrin, voir dans ma chambre à coucher, très petite, un seul lit très étroit. «Oh! mon père, vous avez logé le chevalier de Faublas comme s'il devoit longtemps encore gémir dans le veuvage; voici la chambre du célibat.» Pour toute réponse, M. de Belcour m'ouvrit une porte voisine. Après avoir traversé plusieurs pièces très vastes, j'entrai dans une fort belle chambre, où se trouvoient deux alcôves et deux lits. Je fis un saut de joie: «Voici le temple de l'hymen. L'amour y ramènera ma femme pour moi; mon père, je n'habiterai cette chambre qu'avec Sophie et l'amour. Jusqu'à ce que ma femme me soit rendue, j'occuperai cet autre appartement si triste; personne n'entrera dans celui-ci, personne: aucune beauté moins digne de ce lieu ne le profanera par sa présence. Et ce boudoir, qu'il est joli! qu'il est galant!… galant et joli sans doute; mais, quand mon amante y sera venue seulement une fois recevoir mes adorations, le boudoir n'existera plus: ce sera vraiment un temple, un sanctuaire; je n'approcherai de l'autel qu'avec un saint respect…»

L'autel, c'étoit un lit de repos: je lui parlois et je le baisois.

Nul autre que moi ne s'en approchera… Ah! ma sœur, n'entrez pas! n'entre pas, ma chère Adélaïde, je t'en prie… L'accès de ce lieu de délices ne doit être permis qu'à ma femme. Oui, ma Sophie, je le jure par toi, jamais mortelle ne pénétrera dans ce sanctuaire où mes hommages t'attendent; oui, je le jure encore, elle y sera seule adorée, la divinité que mes vœux les plus ardens y vont appeler chaque jour.

Quand il faisoit ce double serment, au moins inutile, le chevalier de Florville étoit loin de soupçonner qu'avant la fin de la journée il arriveroit grand scandale en ce lieu si témérairement consacré.

Mon père me fit voir que, du boudoir, on passoit dans un cabinet de toilette, et, du cabinet de toilette, dans un corridor, au bout duquel on trouvoit un escalier dérobé. Ce ne fut pas sans peine qu'on m'arracha de l'appartement de ma femme; M. de Belcour, avant d'avoir pu me déterminer à passer dans le sien, fut obligé de sourire aux propos tendres, et d'admirer les douces caresses dont j'honorois successivement chacun des petits meubles du charmant boudoir.

Ne me demandez pas comment il se fit que plusieurs heures s'écoulèrent sans que j'eusse pu donner seulement un souvenir à Mme de B…, sans que j'eusse trouvé le moment d'interroger encore M. de Belcour sur l'état nouveau de cette veuve qui devoit m'être si chère. Songez qu'Adélaïde me parloit de sa bonne amie; songez que ma sœur pleuroit avec moi l'absence de ma bien-aimée.

Oui, nous pleurions encore lorsque les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. Au bruit d'une voiture qui entroit, mon père courut à la fenêtre; puis il revint à moi: «Mon ami, c'est elle; quoiqu'elle sût très bien que vous étiez ici, je le lui ai fait dire: elle vient apparemment nous demander à dîner.» J'allois me précipiter sur l'escalier, M. de Belcour me retint. «Mon fils, vous ne l'irez pas remercier dans le vestibule; c'est à moi de la recevoir.—Mon père!—Mon ami, restez là; restez avec Adélaïde, je le veux.»

Il descendit et remonta le moment d'après. En vérité, je m'attendois à voir paroître la marquise de B…; ce fut la baronne de Fonrose qui entra. Mon étonnement, déjà très grand, devint extrême lorsque je la vis accompagnée d'une jolie petite brune qui, prompte comme l'éclair, vint tomber dans mes bras. Quand elle m'eut vingt fois serré dans les siens, vingt fois embrassé, vingt fois appelé son cher ami, elle s'aperçut qu'il y avoit là deux personnes qu'elle ne connoissoit pas, et qui, très surprises de son excessive joie, comme de sa vivacité plus excessive encore, la regardoient faire en silence, et sembloient attendre impatiemment qu'elle eût fini. «Pardon, dit-elle à mon père en le saluant, je ne vous avois pas remarqué… Mais ce n'est pas ma faute,… c'est que… c'est qu'il est bon de vous avertir que je suis naturellement un peu prompte»; et sans attendre la réponse de M. de Belcour: «Quelle est cette jeune personne?» me demanda-t-elle en me montrant Adélaïde. Dès que j'eus répondu que c'étoit ma sœur, elle courut l'embrasser en lui disant: «Mademoiselle, je suis bien aise que vous lui soyez parente d'aussi près, car je vous trouve bien jolie.»

Ma chère Adélaïde, extrêmement troublée, ne put répondre un seul mot; mais j'entendis que mon père, à peine revenu de sa première surprise, prioit tout bas Mme de Fonrose de lui dire le nom de cette jeune dame, qu'il trouvoit en effet passablement prompte. La baronne répondit tout haut: «C'est l'une de mes plus intimes amies; je crois vous avoir parlé quelquefois de madame la comtesse de Lignolle.» Mon père adressa la parole à la comtesse: «Il me paroît que mon fils a l'honneur d'être connu de madame?—Beaucoup, Monsieur, dit-elle.—Oui, beaucoup, répétoit la baronne, qui rioit: ils ont fait des charades ensemble.»

Chacun s'étoit assis; la comtesse me faisoit signe de venir me placer à côté d'elle; j'y allois; le baron m'arrêta. «Étourdi que vous êtes!» me dit-il; puis, me présentant Mme de Fonrose: «Recevez, Madame la baronne, les remerciemens de mon fils.—Il faut convenir qu'il m'en doit, répondit-elle: je lui ai promptement ramené une jolie dame pour laquelle il a sans doute quelque amitié.—Mais, reprit-il, ce n'est pas de cela seulement qu'il s'agit.—Vous avez raison; il m'a encore l'obligation de lui avoir fait lier connoissance avec elle. Aussi me suis-je empressée, ce matin, d'aller chercher la comtesse, dès que j'ai su par vous que le chevalier venoit de sortir de sa prison.—Dès que vous l'avez su par moi! mais vous le saviez, j'espère, avant que je vous l'eusse fait dire?—Non.—Comment, non? vous n'avez point fait de démarches pour obtenir la liberté du chevalier?—J'en ai fait, il est vrai.—Ce n'est pas à vous qu'il doit son élargissement?—D'honneur, je ne le crois pas.—Madame, vous m'étonnez, s'écria-t-il avec un peu d'humeur. Pourquoi vous refuser à la reconnoissance du père, quand vous sollicitez celle du fils?—Quand je sollicite celle du fils! Expliquez-vous, Monsieur.—Eh! oui, Madame, vous me faites un mystère de votre heureux succès, tandis que vous n'avez eu rien de plus pressé que d'en instruire le chevalier.—Dites-moi, Monsieur, répliqua-t-elle avec impatience, comment j'ai pu instruire le chevalier, dont je n'ai…?—Comment, Madame? par une lettre que vous lui avez écrite ce matin.—Une lettre!»

Maintenant il étoit clair pour moi que, pendant toute la matinée, il s'étoit fait entre le chevalier de Faublas et son père un long quiproquo. Il étoit clair que celui-ci avoit toujours entendu parler de Mme de Fonrose, tandis que celui-là ne songeoit qu'à Mme de B… Frappé de la chaleur que M. de Belcour mettoit dans son explication avec Mme de Fonrose, je ne pouvois douter qu'il ne fût très amoureux d'elle et un peu jaloux de moi. Je n'avois qu'un mot à dire pour justifier la baronne, mais il ne falloit pas compromettre la marquise et me faire une querelle avec la comtesse. Quel parti prendre? Pendant que je cherchois un expédient capable de concilier tous les intérêts contraires, Adélaïde paroissoit rêveuse, Mme de Lignolle inquiète, Mme de Fonrose impatientée, et le baron continuoit.

«Oui, Madame, une lettre qu'on lui a remise de votre part au moment que nous passions à la porte Saint-Antoine; une lettre dans laquelle il vous plaît de lui donner le nom de Florville .—Le nom de Florville!—Et dans laquelle encore vous lui annoncez pour ce soir la visite de je ne sais quelle dame de Montdésir.—Je suis fort aise que vous m'appreniez ce nom-là. Cependant, Monsieur, je vous l'avoue, j'attends avec quelque impatience que vous vouliez bien finir ce trop long badinage.—Il ne tient qu'à vous, Madame; avouez simplement…—Quoi, Monsieur? toutes les rêveries qui vous passent par la tête?—Avouez simplement, continua-t-il d'un ton piqué, avouez que, patiemment postée à l'entrée du boulevard, vous attendiez un regard du chevalier.—Si monsieur le baron ne s'amuse pas, il a perdu la raison.—Avouez, Madame, il n'y a pas de quoi me fâcher. Tout ce qui pourroit m'étonner un peu, c'est que vous ayez cru nécessaire de vous enfuir à toute bride lorsque j'ai voulu mettre la tête à la portière.—A toute bride? l'expression est excellente.—Au galop, au galop, si vous l'aimez mieux.—Celle-ci n'est pas moins bonne.—Eh! sans doute, s'écria-t-il avec une extrême vivacité, à toute bride ou au galop, pourquoi pas, puisque vous étiez à cheval et en habit de cavalier?—Moi, ce matin, sur le boulevard, à cheval et en habit de cavalier? Moi, Monsieur? songez-vous bien à ce que vous dites? Ah! cela est trop fort!…—Madame, on vous a vue comme je vous vois.—Qui, Monsieur?—Mon fils.—Lui?—Lui-même.—Eh bien, je m'en rapporte à ce qu'il va dire.—Parlez, Chevalier, est-ce moi que vous avez vue?» Je répondis: «Non, Madame.—Comment, non? s'écria M. de Belcour. Ne m'avez-vous pas dit…?—Mon père, nous nous sommes mal entendus. Quand vous comptiez qu'il étoit question de Madame, je vous parlois d'une autre personne.—Et de qui donc?—Dispensez-moi…»

La comtesse, se levant alors avec beaucoup de vivacité, me dit: «Je veux le savoir, moi!» J'affectai de rire en répétant: «Vous voulez le savoir?—Oui, reprit-elle, je veux savoir quelle femme si pressée de vous voir vous guettoit ce matin sur votre passage et vous a écrit.—Vous voulez le savoir?—Oui, Monsieur.—Quoi! sérieusement, continuai-je en jouant l'étonnement, vous voulez que je dise…?—Oh! que vous m'impatientez! Oui, je le veux.—Absolument, Madame?—Eh! oui.—Vous l'exigez?—Je l'exige.—Si je vous obéis, vous ne serez pas fâchée?—Non.—Mais, voyez, Madame; faites bien vos réflexions.—Je perds patience.—Ah çà! mais, du moins, je ne le dirai donc qu'à vous, et tout bas?—Quel supplice!… Non, Monsieur, tout haut et à tout le monde.—Vous le permettez?—Apparemment, puisque je l'ordonne.—Vous l'ordonnez?—Eh! oui, oui, oui, cent fois oui!—Allons, c'est que probablement vous avez quelques raisons?…—Sans doute, j'en ai.—A la bonne heure!… je vais le dire. ( Au baron et à la baronne, en montrant la comtesse. ) C'étoit madame.—Cela n'est pas vrai, s'écria-t-elle.—Vous croyez donc que je ne vous ai pas reconnue?—Je vous jure que ce n'étoit pas moi.»

Je lui soutins que c'étoit elle; je le lui soutins avec tant d'assurance et un si grand air de vérité que mon père le crut fermement. La baronne elle-même y fut trompée. «Il est vrai, dit-elle à la comtesse, que vous mettez quelquefois des habits d'homme, et que je ne vous ai pas trouvée ce matin chez vous, quand j'ai été vous y chercher. Je vous ai attendue près d'une heure.» Mme de Lignolle, désolée, désolée plus que je ne puis le dire, crioit en vain: «J'étois allée chez ma tante, la marquise d'Armincour; de ma vie je n'ai monté à cheval, je ne savois pas que le chevalier dût aussitôt obtenir sa liberté.» En vain crioit-elle, personne ne paroissoit la croire; et moi, toujours armé d'un imperturbable sang-froid bien propre à redoubler sa vive impatience, je ne cessois de lui répondre tranquillement: «Ah! je vous ai bien reconnue!» Je pense, en vérité, que la comtesse se fût alors jetée par la fenêtre si, cruel au point de lui enlever l'unique amusement dont sa petite fureur pût être un peu calmée, je l'eusse empêchée de me pincer les bras et de me casser son éventail sur les doigts. «Vous vous fâchez, Madame, je l'avois bien dit! voilà ce que je prévoyois quand je résistois. Aussi, pourquoi me forcer de parler?—Quoi! Monsieur, pouvois-je deviner…?—Que je vous nommerois? Ah! voilà ce que c'est! vous ne me pressiez tant qu'afin que je nommasse une autre personne. Comment n'ai-je pas senti cela? J'ai tort en effet, j'ai grand tort! Quelle gaucherie de ma part!» En lui parlant ainsi, j'affectois de baisser la voix, mais en même temps j'avois soin de prononcer assez distinctement pour que chacun m'entendît. Ce dernier coup la mit tout à fait hors d'elle-même; elle m'alloit battre sérieusement, si je ne m'étois enfui.

O ma Sophie! je courus à ton appartement, je courus jusqu'au fond de ton boudoir chercher un asile que je croyois sûr.

Je me trompois: Mme de Lignolle y entra presque en même temps que moi. Trop coupable ou trop étourdi, je ne songeai qu'au plaisir de la voir dans un lieu de délices, où je pouvois si promptement faire succéder aux cruelles fureurs de la colère les douces fureurs de l'amour. Je la pris dans mes bras, et du ton le plus tendre: «Puisque vous m'assurez que ce n'étoit pas vous, lui dis-je, il faut bien que je vous croie; cependant j'aurois gagé toute ma fortune que ce matin Mme de Lignolle m'avoit rencontré près du boulevard. Jolie comtesse, cette erreur de mes yeux, cette erreur dont vous êtes affligée, que prouve-t-elle? rien autre chose, assurément, sinon qu'en tout temps préoccupé de votre souvenir, l'amant qui vous adore vous voit partout.—Eh bien, voilà une bonne raison, répondit la comtesse aussitôt apaisée; que ne la disiez-vous plus tôt, je ne me serois pas mise en colère.» Elle m'embrassa.

De mes deux sermens, l'un étoit déjà complètement oublié, puisque Mme de Lignolle restoit dans le boudoir où je l'avois laissée trop facilement entrer. L'autre, j'en fais en toute humilité l'aveu pénible, l'autre, qu'on ne regardera pas comme le moins essentiel, j'allois aussi peu religieusement et peut-être aussi vite le violer, si Mme de Fonrose ne fût tout à coup arrivée pour empêcher que le même instant ne me vît souillé d'un double parjure… Hélas!

«Allons, enfans, dit-elle en ouvrant la porte, que voulez-vous donc faire là? Vous êtes aussi trop étourdis. Le baron se fâche, il ne veut pas que sa fille dîne avec vous. En conscience, a-t-il tort? Allons, revenez avec moi, rentrons.—Voilà, répondit la comtesse, un joli boudoir. Nous y reviendrons, Monsieur de Faublas, Duportail, de Flourvac, de Florville: car vous êtes le jeune homme aux cinquante noms.—Comtesse, vous savez donc tout cela?—Et bien autre chose encore; nous aurons quelque dispute ensemble, je vous en avertis.»

Je fermai l'appartement de ma femme. La comtesse saisit son temps pour me prendre la clef, qu'elle mit dans sa poche. «Vous en avez sans doute une autre, me dit-elle; moi, j'ai besoin de celle-ci.»

Quand ces dames rentrèrent dans le salon, mon père n'y étoit plus. Je courus le rejoindre sur l'escalier, qu'il descendoit avec Adélaïde. Ma chère sœur avoit les larmes aux yeux. «Voilà une dame qui nous fait bien du mal, mon frère. C'est sans doute à cause d'elle que nous ne dînons point ensemble; elle est trop familière et trop vive, cette dame; défiez-vous-en. Tenez, mon frère, je n'aime pas les femmes qui montent à cheval. N'allez pas mettre encore un habit d'amazone pour celle-là, et vous battre avec son mari. Trouveriez-vous donc quelque plaisir à faire du mal à un honnête homme, et à retourner à la Bastille? Mon frère, n'aimez pas cette dame; oh! je vous en prie, ne l'aimez pas. Songez à ma bonne amie; ma bonne amie reviendra; elle vous aime bien, ma bonne amie, et, je vous le dis, cette comtesse lui causeroit autant de chagrin que cette autre marquise qui la faisoit tant pleurer.»

Ainsi, ma chère Adélaïde me donnoit, sans prétention comme sans finesse, d'excellentes leçons. Mais le moyen de goûter sa morale, à présent que la comtesse m'attend là-haut? Le moyen d'entendre la raison, quand le plaisir est là? Un jour viendra, mon aimable sœur, un jour viendra que vous-même, instruite par les passions, vous ne pourrez, sans de grands combats, donner l'exemple avec le précepte. En attendant, prêcheuse innocente, vous perdez vos bonnes paroles; je ne suis touché que de votre douleur, et, pendant que mon père vous reconduit, je vole embrasser ma maîtresse.

M'ama 'l secondo mio , dit Mme de Fonrose, qui me voyoit faire. Amo'l primo mio , reprit-elle pendant que Mme de Lignolle me rendoit mon baiser. Mais, après s'être précipitamment jetée entre nous, elle ajouta: «Doucement, chers enfans, je suis désolée de séparer les deux jolies personnes ! cependant, il faut que vous gardiez pour un autre moment la fin de l'heureuse charade.»

A l'application presque aussi heureuse que la baronne en faisoit, je vis bien que la comtesse n'avoit point de secrets pour elle.

Placé entre deux jolies femmes, dont l'une applaudissoit aux tendresses que me prodiguoit l'autre, je devois trouver le temps bien rapide en son cours. Il est vrai que, lorsque mon père revint, je le croyois à peine sorti. Monsieur le baron prit avec la comtesse un ton froidement poli; mais, grâce à Mme de Fonrose, le dîner s'égaya. Chaque saillie de M. de Belcour lui valoit un sourire de la baronne, et M. de Belcour paroissoit beaucoup aimer ce sourire. Plus sensible pourtant au plaisir de me revoir à sa table, le baron, souvent et longtemps, reposa sur moi ses regards satisfaits. Souvent il parla d'Adélaïde, et, chaque fois qu'il en parla, le regret de son absence lui coûta plus d'un soupir. Oui, pendant ce dîner trop court, oui, mon père, et je m'en souviendrai toute ma vie, je n'eus besoin que d'une attention légère pour discerner que votre maîtresse pouvoit un instant vous distraire, mais que toujours vous vous attendrissiez pour votre fille, mais que vous étiez heureux par votre fils. Oui, mon père, je ne vous observai qu'un moment, et mon cœur sentit que, malgré les séductions de cet autre amour si puissant, si tyrannique, le seul amour paternel vous donnoit en ce moment les plaisirs que vous vouliez cacher et la joie qu'il vous étoit si doux de laisser paroître.

Un ami commun vint la partager; le vicomte de Valbrun, tout à l'heure instruit de mon élargissement, accouroit m'en féliciter. Il me parut que Mme de Fonrose eût désiré qu'il se fût moins pressé. M. de Valbrun prit avec elle le ton orgueilleusement modeste qui semble appartenir à l'amant prédécesseur, et je vis au contraire M. de Belcour affecter les airs supérieurs d'un rival préféré. «Oui, c'est une affaire arrangée, me dit tout bas le vicomte, qui s'aperçut que j'observois curieusement chaque acteur de cette scène pour moi nouvelle, c'est une affaire arrangée, je ne suis plus rien chez la baronne. Hélas! poursuivit-il en riant, j'ai moi-même fait tous mes malheurs. Instruit par moi de votre détention, le baron revient à Paris, je le présente à la baronne, et tout d'un coup l'ingrat me l'enlève. Trop heureux encore si monsieur son fils veut bien me laisser tranquille possesseur de cette petite Justine qui seule occupe en ce moment-ci mon désœuvrement.—Monsieur son fils ne troublera pas vos amours, soyez-en sûr, Vicomte.—Je ne m'y fie pas trop; jurez par Sophie.—De tout mon cœur! je le jure.»

Ce jour n'étoit pas pour moi le jour des sermens heureux: bientôt on saura que je devois encore violer celui-ci.

«Messieurs, comptez-vous finir? dit Mme de Lignolle, impatientée de nous voir parler bas. De qui donc vous entretenez-vous avec tant de mystère? de Mme de Montdésir?—Mme de Montdésir! répéta le vicomte.—C'est, reprit la comtesse d'un ton de dépit mêlé d'ironie, c'est une belle inconnue qui doit faire ce soir une visite à M. le chevalier; ce matin elle l'a prévenu par un billet doux.» M. de Valbrun, d'un air étonné, répéta encore les derniers mots de la comtesse: «Un billet doux!—Oui, répondit-elle; priez monsieur de vous le montrer, vous verrez que c'est très intéressant.—Ah! Chevalier, faites-moi ce plaisir-là.»

Je ne fis aucune difficulté de confier à M. de Valbrun la lettre de la marquise. Il la lut plusieurs fois avec une attention qui me parut mêlée d'inquiétude, puis il me la rendit sans se permettre la moindre réflexion. Mais, un instant après, quand nous sortîmes de table, il me tira sans affectation dans l'embrasure d'une fenêtre. «Cette lettre, me dit-il, je devine de qui elle vient.—Vicomte, vous avez très bien fait de n'en rien dire.—Ah! soyez tranquille. Quant à Mme de Montdésir, c'est Mme de B… qui…» J'interrompis M. de Valbrun. «Je le crois comme vous: c'est la marquise, c'est elle assurément.» Le vicomte reprit: «Pendant votre détention, qui auroit pu durer très longtemps, Justine m'a dit cent fois que Mme de B… ne cessoit de travailler à votre liberté. Elle a peut-être quelque chose de très intéressant à vous apprendre.—Comme vous dites, Vicomte, et c'est là sans doute le motif de la visite qu'elle me rendra ce soir.—Chevalier, je ne suis pas fâché qu'elle vienne chez vous, puisque cette démarche peut vous être utile; mais, du moins, soyez sage, songez à Mme de Lignolle, songez à Sophie, n'allez pas…»

La comtesse, qui ne me perdoit pas de vue un moment, vint alors nous joindre, et mit fin à cette conversation, dans laquelle le vicomte et moi nous avions compris, chacun de diverse manière, plusieurs mots susceptibles de plusieurs interprétations. Oui, Lecteur, je vous en demande pardon, c'étoit encore un quiproquo.

Cependant la baronne parloit d'aller à l'Opéra. M. de Belcour, dès qu'il sut que la comtesse n'y accompagnoit point Mme de Fonrose, déclara qu'il ne sortiroit pas de chez lui. Celle-ci tenta complaisamment tous les moyens de l'écarter, et, désolée de le trouver inébranlable, finit par dire qu'elle resteroit aussi; d'un autre côté, la comtesse, inquiète, m'assuroit tout bas qu'elle ne me quitteroit pas de la soirée. «Je serai, disoit-elle d'une voix altérée, charmée de connoître cette Mme de Montdésir si prompte à vous donner des rendez-vous.» Puis, avec beaucoup de douceur, elle ajouta: «N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en particulier?» J'avoue que la jalousie de Mme de Lignolle et sa tendre vivacité me jetoient dans une perplexité fort étrange. Sans doute je me livrois avec transport à l'espoir charmant que me donnoit cette question si polie: N'avez-vous pas d'ailleurs quelque chose à me dire en particulier? mais aussi, flatté d'une espérance plus douce encore, persuadé que, sous un nom supposé, Mme de B… dans un quart d'heure peut-être seroit dans l'appartement du chevalier de Florville, je me demandois quel intérêt si pressant la ramenoit chez moi si vite, et quelquefois j'osois me dire que l'amour, justement offensé des résolutions violentes qu'elle avoit prises à ce fatal village d'Hollrisse, mettroit sa gloire à me la rendre ici plus foible que jamais. Or, chacun sent dans quel embarras se trouvoit le chevalier de Faublas; brûlant du désir de remercier le plus tôt et le mieux possible la bienfaitrice chérie à laquelle il devoit plus d'une espèce de reconnoissance, mais pas à pas suivi d'un empressé disciple, qui sembloit impatiemment attendre la leçon que son maître eût été bien fâché de lui refuser. Que chacun plaigne donc un malheureux jeune homme obligé d'abord d'écarter de chez lui la jolie comtesse pour y introduire la belle marquise, et ensuite réduit à la dure nécessité de renvoyer sa première maîtresse pour recevoir sa première écolière; qu'en ce moment critique on craigne surtout qu'il ne fasse quelque sottise! Eh! qui n'eût pas, dans une occasion aussi difficile, perdu la tête comme moi?

Je pris un parti que je croyois bon; je saisis, pour m'échapper du salon, un instant où la comtesse causoit avec la baronne; je courus à mon appartement; j'appelai mon domestique. «Écoute, Jasmin, va te mettre en sentinelle à la porte de la rue; une dame viendra bientôt, qui demandera le chevalier de Florville; tu la prieras de te suivre, tu l'en prieras bien poliment, mon ami, car c'est une grande dame; à la faveur de la nuit, vous passerez sans que le suisse vous voie; vous traverserez la cour, et vous monterez par l'escalier dérobé; cette dame voudra bien attendre dans mon appartement; tu l'y laisseras sans lumière, parce qu'il ne faut pas que, des fenêtres du baron, on puisse s'apercevoir qu'il y a quelqu'un chez moi. Tu m'entends bien?—Oui, Monsieur le chevalier.—Attends donc, ce n'est pas tout: au lieu de venir m'avertir chez le baron, tu descendras dans la cour, et tu joueras sur ton méchant violon cet air que tu écorches si bien: Tandis que tout sommeille . Quand tu croiras que j'ai dû t'entendre, tu remonteras ici, où tu attendras mes derniers ordres. As-tu bien compris tout cela?—Oui, Monsieur.—Tu ne veux pas que je répète?— Non, Monsieur, et vous allez être obéi de point en point. Oh! que je suis aise de vous revoir! oh! je le disois bien, que, quand mon jeune maître seroit de retour, l'amour et les plaisirs repasseroient dans mon antichambre.—Tu oubliois les petits profits, Jasmin. Tiens, prends cela, car j'aime les gens qui ont de l'intelligence.»

Je n'avois quitté la comtesse qu'une minute, et déjà pourtant elle demandoit qu'un domestique allât voir où je pouvois être. Il y avoit une bonne heure que j'attendois près d'elle le signal convenu, quand Jasmin le donna. Mon bon Jasmin racloit comme un ménétrier de la foire; mais c'est ici surtout que vous admirerez l'empire de mon imagination sur mes sens: aux premiers crincrins du violon criard, je crus entendre, sous les doigts de mon laquais, résonner la harpe du roi-prophète, ou, vous l'aimerez mieux peut-être, la lyre d'Amphion. Jamais notre Amphion moderne, Viotti , dans ses plus beaux jours, ne tirera de son instrument des sons plus enchanteurs.

Heureusement l'enthousiasme ne me transporta pas au point de me faire oublier l'heureux moment qui m'étoit annoncé. Je me penchai à l'oreille de la comtesse, et d'un air empressé: «Quand donc permettrez-vous que je vous entretienne sans témoins?—Le plus tôt possible, répondit-elle naïvement, il ne s'agit que de trouver un moyen de nous échapper. J'y vais rêver; tâchez aussi d'imaginer quelque expédient… Mais, tenez,… oui, oui, laissez-moi faire. Monsieur, dit-elle à mon père, la baronne m'a dit que vous aimiez le trictrac?—Oui, Madame.—J'y suis passablement forte, Monsieur.—Voulez-vous en faire une partie, Madame?—Volontiers.»

Qui demeura très étonné? ce fut moi. Jouer avec mon père, quand il s'agissoit de me donner un tête-à-tête! Cela me paroissoit une gaucherie, une gaucherie dont je me consolai par réflexion: car, si l'amant de la comtesse en devoit souffrir, l'ami de la marquise en pourroit profiter. Oui, je croyois que j'allois m'évader sans que Mme de Lignolle elle-même y prît garde. Mais je me trompois, la petite personne avoit les yeux ouverts sur moi; elle m'appela près d'elle, me força de m'asseoir, et ne me permit, sous aucun prétexte, de quitter ma place.

Il y avoit une demi-heure que cela duroit, je commençois à m'ennuyer fort, et la marquise apparemment s'ennuyoit aussi, puisque Jasmin recommença son solo. Mon cher confident craignoit peut-être que je ne l'eusse pas d'abord entendu, car cette fois il faisoit un tapage d'enfer. On conçoit combien ce pressant carillon devoit augmenter mon impatience; je me sentois comme piqué de cent mille épingles, et voyez quelle ingratitude! la lyre d'Amphion ne me sembloit plus qu'une cornemuse. Le baron, qui dans ce moment faisoit une école, ne trouva pas non plus cette musique fort mélodieuse; il courut à la fenêtre, qu'il ouvrit, et demanda quel étoit le maudit racleur qui lui écorchoit ainsi les oreilles. «C'est moi, répondit aussitôt Jasmin, sensible au compliment; c'est moi.—Ayez la complaisance de ne pas m'étourdir ainsi», lui dit le baron. Et moi, bon fils, par égard pour mon père qui s'enrhumoit et s'époumonnoit à la fenêtre, je criai de toutes mes forces: «Finissez, Jasmin; vous faites un bruit! on vous entend dans le salon comme si vous y étiez: finissez… tout à l'heure,… tout à l'heure, entendez-vous?—Oui, oui, Monsieur; voilà qui est dit. Je vous entends à merveille.»

Touché de mon attention, le baron se remit au jeu d'un air satisfait; l'étourdie comtesse perdit bientôt ses avantages et la partie. Un mal de tête tout à coup survenu lui fournit le prétexte de refuser sa revanche, qu'elle pria la baronne de prendre pour elle. La comtesse, aussitôt que Mme de Fonrose se fut mise à sa place, me joignit dans un coin du salon, et me demanda tout bas si l'escalier étoit éclairé. «—Oui, ma jolie petite élève.—En ce cas, partez, je vous suis.—Tout de suite?—Oui, mon cher ami.—Quelle imprudence! Gardez-vous-en bien.—Parce que?—Parce qu'il est impossible que nous quittions la compagnie tous deux en même temps.—Bon!—Impossible: cela seroit remarqué, vous vous perdriez. Je vais monter, on pourra me croire occupé chez moi, et dans une bonne demi-heure…—Une demi-heure? Ah! c'est trop long.—Il le faut absolument.—Quoi! je vais me morfondre ici une demi-heure?—Le temps ne me paroîtra pas plus court qu'à vous, jolie comtesse; mais, en vérité, faire autrement ce seroit nous conduire comme deux enfans. Voyez, le baron s'est déjà retourné plusieurs fois; il nous observe, il s'inquiète.—Le baron! le baron! est-ce que nos affaires le regardent?—Il croit pouvoir se mêler des miennes parce que je suis son fils. Que voulez-vous? presque tous les pères et mères ont cette ridicule prétention-là.»

Jasmin n'osoit plus jouer du violon, mais je l'entendois, comme un chanteur françois, brailler à tue-tête: Tandis que tout sommeille .

«Ma charmante amie, je pars. Je vous attends dans ma chambre à coucher.—Non pas! dans le boudoir.—Pourquoi?—Parce qu'il est plus joli, plus commode…—Cependant…—Dans le boudoir, Monsieur; je veux que ce soit dans le boudoir.—Mais…—Je le veux.—Il faut donc vous obéir. Ah çà! gardez-vous bien de venir avant une demi-heure.—Oui.—Vous me le promettez?—Oui, oui, oui!»

Je m'élançai comme un trait: «Jasmin, sors d'ici, ferme les portes, et va-t'en au bas de l'escalier dérobé attendre cette dame, qui ne tardera pas à redescendre. Tu l'as amenée sans qu'on la vît?—Oui, Monsieur.—Tu la reconduiras avec les mêmes précautions. Où est-elle?—Ah! Monsieur, que vous êtes heureux! la jolie femme!—Dis donc où elle est.—Monsieur, nous sommes entrés dans le cabinet de toilette…—Après?—Vous ne me donnez pas le temps, Monsieur! Elle a vu le boudoir, et n'a pas voulu aller plus loin. Je l'ai laissée sans lumière, comme vous me l'avez dit.—Bon! éteins encore celle-ci, je n'en ai plus besoin; va-t'en et ferme les portes sur toi.»

Ferme les portes sur toi! La belle précaution! étourdi! ne m'être pas souvenu que la comtesse s'étoit emparée de ma seconde clef.

Plein d'une sécurité fatale, je traversai l'appartement de ma femme aussi vite que me le permit la profonde obscurité qui m'environnoit, et j'entrai dans l'heureux boudoir: «Chère maman, tendre amie, c'est donc ici que vous êtes! Le chevalier de Florville a donc le bonheur de vous posséder chez lui!» D'une voix étouffée elle répondit: «Oui.—Que je vous dois de tendresse et de reconnoissance! que je vous aime! que je vous remercie!»

Tout en lui parlant, je la cherchois; deux bras officieux que je rencontrai m'attirèrent; je fus pressé sur un sein doucement agité; une bouche empressée vint chercher la mienne et me rendit ardemment mes ardens baisers. Aussitôt j'osai davantage; loin de m'opposer la moindre résistance, ma belle amie, plus que foible, ne parut attentive qu'à précipiter le succès de mes rapides entreprises. Le lit de repos entraîna sa chute et la mienne; quelques minutes virent plusieurs fois sa défaite et plusieurs fois mon triomphe.

Malheur à qui l'ignore! il y a pour l'homme favorisé d'une imagination brûlante, il y a dans la vie des momens où le sentiment du bonheur, devenu trop vif, absorbe tout autre sentiment; des momens où l'âme, avide d'un objet unique, égarée par le poignant désir de sa possession, le crée, et se l'approprie jusque dans un objet étranger. Le prestige est alors si tout-puissant qu'aucune faculté ne peut plus, pour le détruire, exercer son empire particulier; alors la mémoire ne sait plus se ressouvenir, ni l'esprit réfléchir, ni le jugement comparer. Malheur à qui l'ignore! Cependant, comme on va bientôt le voir, j'eus quelques regrets d'être tombé dans cette extase-là.

«Grands dieux! j'entends du bruit, ma chère maman, sauvez-vous.» Comment se seroit-elle sauvée? Elle se trouvoit sans lumière dans un appartement inconnu, dont les détours m'étoient à moi-même peu familiers. Je voulus favoriser sa fuite, et, la prenant par la main, je tâchai de trouver la porte du cabinet de toilette; je n'en eus pas le temps, l'autre porte du boudoir s'ouvrit trop tôt. Trop favorisée du hasard et de l'amour, qui guidoient dans les ténèbres sa marche rapide, Mme de Lignolle atteignit le couple amant que son approche épouvantoit. «Enfin, c'est vous, mon ami!» dit-elle en baisant une main qu'elle venoit de saisir; et ce n'étoit pas ma main qu'elle baisoit. La marquise, tout à coup retenue, n'osoit plus faire un mouvement; et moi, qui concevois sa crainte et son embarras mortels, je me hâtai de me jeter entre elle et Mme de Lignolle, et par conséquent de couvrir de mon corps celui dont la comtesse tenoit captif un membre essentiel, qu'elle continuoit de caresser tendrement. «C'est vous, mon ami?» répéta-t-elle. Forcé de lui répondre, je fus, dans mon trouble extrême, assez injuste pour lui faire un crime d'avoir avancé l'instant du rendez-vous. «Pourriez-vous trouver que je suis trop tôt venue? me répondit-elle. J'ai vu le baron très occupé de sa partie, je n'ai pu maîtriser mon impatience, j'ai profité du moment pour m'esquiver.—Et vous avez eu tort, Madame. Il ne falloit pas vous presser, il falloit attendre; je vous en avois priée, vous me l'aviez promis. Mon père va s'apercevoir de votre évasion, mon père va venir…»

Hélas! je ne croyois pas si bien dire: il accouroit dans le moment même. Un cri d'effroi m'échappa: «Ma chère maman, vous êtes perdue!» Le baron, armé d'une bougie fatale, s'arrêta dans l'embrasure de la porte, et quelle scène il éclaira! D'abord lui-même, qui comptoit ne trouver qu'une femme avec son fils, ne fut pas médiocrement étonné d'en voir deux qui se tenoient amicalement par la main. Mme de Lignolle ensuite, Mme de Lignolle, également indignée, honteuse et surprise, montroit assez sur son visage, où se peignoient les combats de plusieurs passions contraires, qu'elle ne pouvoit ni me pardonner l'infidélité que sans doute je venois de lui faire, ni se pardonner à elle-même les sottes caresses dont, il n'y a qu'un instant, elle accabloit sa rivale, sa rivale, qui, toute droite, plantée contre la muraille, ne donnoit pas signe de vie. Mais vous jugez que, des quatre acteurs de cette étrange scène, je ne fus pas le moins stupéfait, lorsqu'un coup d'œil, furtivement jeté sur l'infortunée statue, m'eut fait reconnoître… Je la regardai trois fois encore avant de me persuader que mes sens eussent pu m'égarer à ce point!… Cette femme, dans les bras de laquelle j'avois cru posséder la plus belle des femmes, ce n'étoit qu'une brunette passablement gentille! celle en qui tout à l'heure j'idolâtrois Mme de B…, ce n'étoit que Justine!

Beauté, présent des cieux, fille de la nature et reine de cet univers, souffre qu'un de tes sujets, respectueux, mais sincère, te soumette une réflexion que tes enthousiastes adorateurs appelleront peut-être un blasphème. Puisqu'il est vrai que, tantôt exaltée par les amours, et tantôt par les dégoûts flétrie, l'imagination, toujours active et toujours inconstante, peut, à chaque instant, et dans un instant cent fois, à son gré, te créer et t'anéantir, dis-moi, qu'es-tu donc en toi-même? où donc est ton plus grand charme? où réside ta véritable puissance?

Cette femme dans les bras de laquelle j'avois cru posséder la plus belle des femmes, ce n'étoit qu'une brunette passablement gentille! celle en qui, tout à l'heure, j'idolâtrois Mme de B…, ce n'étoit que Justine!

Attendez cependant: c'étoit peut-être quelque chose de mieux que Justine. Cette jolie chaussure, cette robe élégante et riche, ce superbe chapeau surmonté d'une ondoyante aigrette, mille autres pompeux atours, ce rouge surtout, ce rouge de qualité, qui jamais ne colora des joues roturières, qu'est-ce que tout cela, je vous prie? Assurément rien de ce brillant attirail n'appartient ni à la femme de chambre de Mme de B…, ni même à la prêtresse de la petite maison du vicomte. O Madame de Montdésir! voyez mon embarras et prenez-en pitié: est-ce sous un nom récemment véritable que vous vous êtes présentée chez moi? Avez-vous, aux dépens de quelque dupe, acquis le noble de qui le précède et dont je m'enorgueillis pour vous? Mais doucement, la peau du lion n'est pas si bien revêtue qu'on ne puisse encore entrevoir un petit bout de l'oreille délatrice. Dans votre parure de femme de cour, il y a je ne sais quelle indécence aussi trop affectée qui trahit la fillette… Allons, tout bien examiné, ce n'étoit que Justine.

Elle s'en aperçut aussi, la maligne comtesse, qui d'un regard méprisant parcouroit de la tête aux pieds son indigne rivale. «Madame est apparemment Mme de Montdésir?» lui dit-elle. Justine, qui venoit de se remettre, paya d'effronterie et répondit d'un petit ton moqueur: «A vous servir, Madame.—Madame est peut-être mariée? reprit la comtesse.—Oh! tout ce qu'il y a de plus mariée, Madame.—Que fait le mari de madame?—Hélas! tout ce qu'il peut. Et le vôtre, Madame?—Rien, répliqua la comtesse avec humeur. Vous êtes bien hardie de m'interroger; répondez seulement aux questions dont on veut bien vous honorer. Je vous demande ce que fait votre mari; quel est son état, son métier, ce qu'il est, enfin?—Ce qu'il est?… Mais il est… ce qu'apparemment le vôtre est aussi, Madame.»

J'avoue qu'ici j'eus avec Mme de Lignolle un tort nouveau. Cette saillie de Justine étoit amusante sans doute, mais je ne devois pas en rire aux éclats devant la comtesse, comme je le fis. Il est vrai, puisque je suis en train de tout dire, il est vrai que l'impatiente petite personne me punit rigoureusement: elle me donna… Oui, je crois que c'est un soufflet qu'elle me donna.

On devine que mon père ne resta pas paisible spectateur d'une scène aussi scandaleuse; mais il n'est pas superflu de conter comment il y mit fin, comment il vengea mon affront. Au bruit de la sonnette vigoureusement tirée, accourut un domestique à qui M. de Belcour ordonna d'éclairer Mme de Montdésir jusqu'à la porte de la rue. Puis il adressa la parole à la comtesse: «Madame, j'ai peut-être trois fois votre âge, je suis père, et vous êtes chez moi. Je me vois donc obligé de vous dire sans détour ce que je pense de votre conduite: elle est tellement inconsidérée, et vous devez, Madame, me remercier de ce que, par un reste de ménagement, je ne me sers pas d'une expression plus forte, elle est tellement inconsidérée que je ne vois d'excuse pour vous que dans votre extrême jeunesse. Si mon fils a des maîtresses, Madame, ce n'est point ici qu'il peut les recevoir; et toute femme qui conservera quelque idée des bienséances ne choisira jamais, pour donner des rendez-vous au chevalier, la maison de son père et l'appartement de sa jeune épouse. Enfin, Madame, une femme bien élevée, une femme de qualité surtout, se gardera bien de traiter son amant, fût-il véritablement très coupable et fût-elle seule avec lui, comme vous n'avez pas craint de traiter le vôtre en ma présence même.»

Mme de Lignolle demeura quelque temps interdite; le baron continua d'un ton moins sévère: «Toutes les fois que madame la comtesse, seulement l'amie de M. de Belcour et du chevalier de Florville, voudra bien faire quelques visites à l'un et à l'autre à la fois, elle les honorera tous deux également; mais aujourd'hui vous retenir plus longtemps, Madame, ce seroit, je pense, abuser de l'embarras de votre situation… Mon fils, allez au salon; dites à la baronne que madame la comtesse, qui veut s'en aller tout à l'heure, la prie de la reconduire chez elle et l'attend dans sa voiture… Madame, permettez-moi de vous accompagner jusqu'en bas.» La comtesse, si furieuse qu'elle en perdoit la raison, repoussa la main de mon père et lui dit: «Non, Monsieur, je descendrai bien toute seule. Vous me renvoyez de chez vous, ajouta-t-elle de ce ton impérieux que je lui avois vu prendre avec son mari, mais souvenez-vous-en! venez chez moi quelque jour! venez-y, vous verrez!»

Je n'entendis pas ce que M. de Belcour répondit à cette menace qui dut l'étonner. Jaloux de réparer du moins par ma docilité les étourderies dont je me sentois coupable, jaloux d'apaiser mon père justement irrité, je m'acquittois déjà de sa commission auprès de la baronne, qui, surprise du brusque départ de la comtesse, m'en demanda la cause. Je protestai que Mme de Lignolle lui raconteroit mieux que moi, dans tous ses détails, le malheureux événement qui me privoit si tôt du bonheur de la voir. Mme de Fonrose prit la main du vicomte et descendit; je l'accompagnai jusque dans le vestibule. De là j'entendis l'impatiente comtesse, pour toute réponse, lui crier sans relâche: «Ah! le perfide! ah! l'ingrat!»

Mon père, resté seul avec moi, remonta dans l'appartement de Sophie, où je le suivis. Il s'arrêta devant la porte du boudoir: «Ce matin nulle mortelle ne devoit pénétrer jusque-là, me dit-il, et ce soir deux femmes y sont entrées! Celle que je ne connois point, ce n'est pas grand'chose, je crois; mais l'autre, cette Mme de Lignolle! elle m'épouvante! une femme de cet âge! un enfant! déjà si entreprenante, si peu réservée, si hardie! pourquoi faut-il que, pour votre malheur, elle ait un rang, de l'esprit et de la figure? Mon ami, cette Mme de Lignolle m'épouvante! je n'en ai pas vu de plus folle, de plus imprudente, de plus emportée! Craignez-la; vous êtes vous-même trop étourdi, trop vif, elle peut vous mener loin. Voyez comme pendant plusieurs heures elle a déjà su vous faire oublier celle dont je vous ai vu toute la matinée pleurer l'absence! Quoi! les infortunes de Sophie et son sort incertain ne peuvent-ils vous occuper assez? Faut-il absolument que plusieurs objets exercent à la fois l'activité de votre âme et l'inconstance de vos sens? Ne serez-vous jamais sage? L'adversité ne vous a-t-elle encore donné que de trop foibles leçons? Et votre femme, si charmante, si malheureusement séduite, si respectable, j'ose le dire, jusque dans ses foiblesses; votre intéressante femme, si digne d'un fidèle amant, n'aura-t-elle jamais que le plus volage des époux? Ah! Faublas, Faublas!»

Le baron vit couler mes larmes, et me quitta sans ajouter un mot de consolation. Que le reste de la soirée s'écoula lentement! Et, quand le moment de me coucher fut venu, qu'il me parut pénible d'occuper, tout près de l'appartement aux deux grands lits, la chambre qui n'avoit qu'un lit très étroit! Cependant il faut convenir que j'étois là moins mal qu'à la Bastille. Dans ma prison j'appelois la mort, chez moi ce fut le sommeil que j'invoquai.

Viens, Morphée, dieu des maris, viens. Ce que tu fais continuellement pour eux tous, daigne, je t'en prie, le faire pour moi, seulement pendant quelques heures. Écarte de mon lit les tendres sollicitudes, les impatiens désirs, le brûlant amour; recueille-moi dans ton sein paisible, appelle autour de nous l'insouciance et la paresse, les langueurs et l'indifférence, l'abattement et les dégoûts. Surtout fais passer jusqu'au fond de mon âme l'entier oubli de ma chère moitié. Mais, quand le jour voudra chasser la nuit, ne laisse pas le chevalier de Faublas dans un état qui lui est si peu naturel. Ah! je t'en conjure, ordonne aux rêves du matin de venir caresser son imagination reposée, ordonne-leur de lui rapporter une image chérie, permets qu'à l'aurore il se réveille dans les bras de Sophie. Dieu des mensonges, tu ne m'auras donné qu'un rêve; mais serai-je le premier célibataire qu'un rêve aura consolé? Et pour le jouvenceau que tu favorises, comme pour la novice que tu éclaires, tes plus grossières impostures ne deviennent-elles pas de très douces réalités? Oui, dieu bienfaisant, tu m'auras rendu mon courage; plein d'un nouvel espoir, je quitterai ma couche avec toi. J'irai, je m'informerai, je demanderai ma femme à tout l'univers; et, si l'amour me seconde, tu me verras bientôt ramener au temple de l'hymen la beauté la plus capable de t'en chasser.

Hélas! pourquoi la fin de mon invocation étoit-elle aussi maladroite que la harangue fameuse de ce Nestor très radoteur à cet Achille très rancunier? Un dieu peut se piquer comme un héros: mon indigne prière fut rejetée; je n'obtins ni le sommeil réparateur, ni les heureux songes, et pendant toute la nuit il me fallut donner des larmes à l'absence.

Une lettre qui me fut apportée dès le matin me rendit un peu de gaieté; lisez ce qu'on m'écrivoit.

Jamais, Monsieur le chevalier, vous ne laissez à une pauvre femme le temps de se reconnoître. Je devrois être accoutumée à vos manières; mais j'y suis toujours prise, parce que je n'ai pas de mémoire et parce que je perds la tête. Vous, cependant, vous auriez dû vous souvenir de nos anciennes conditions, qui étoient que je commencerois toujours par ma commission.

Hier au soir, vous m'en avez fait oublier une fort importante. Certaine grande dame, dont je n'étois que l'indigne servante quand vous passiez pour son fidèle serviteur, fâchée de ce que je n'ai pas pu vous parler hier comme elle m'en avoit chargée, me prie de vous écrire aujourd'hui qu'elle désire avoir avec vous un court entretien. Elle sera chez moi dans deux heures… Venez plus tôt, si vous voulez qu'en l'attendant nous déjeunions tête à tête. J'en ai, moi, la plus grande envie, car vous aviez de si bonnes façons qu'on n'y peut tenir.

Toute à vous,

De Montdésir.

De Montdésir! Allons, il n'y a plus de doute, Justine s'est anoblie. La prospérité change les mœurs; Justine dédaigne le nom de ses obscurs ancêtres. Le toute à vous me paroît leste; il me semble que la chère enfant prend le ton de la supériorité… Pourquoi pas? Je suis noble, mais elle est gentille. A-t-on décidé cette éternelle question, s'il est plus permis d'être fier du hasard qui donne la naissance et les richesses que de celui qui dispense les grâces et la beauté? Justine, pour les doux combats de Vénus, vaut mieux que bien des duchesses; et moi-même oserois-je me vanter d'être là son égal?… Allons, Faublas, humilie-toi, dépouille une vanité puérile, pardonne un peu d'orgueil à ton vainqueur… Relisons certain passage de sa lettre: Une grande dame, dont je n'étois que l'indigne servante , etc. Mme de B…, très certainement! Mme de B… veut me voir dans une maison tierce! Mme de B… veut me parler en particulier! Dieux! si l'amour me la rendoit aussi tendre… Jasmin!—Monsieur!—Attend-on la réponse?—Oui, Monsieur.—Dites que j'y cours… Ah çà! mais elle n'y sera que dans deux heures… Qu'importe? Je trouverai Justine, je causerai avec cette petite; j'ai du chagrin, cela me dissipera… Oui, Jasmin, oui: dis que je pars, que je pars sur les pas du commissionnaire.»

En effet, j'étois au Palais-Royal presque aussitôt que lui. Ce qui me frappa chez Mme de Montdésir, ce fut moins la beauté de son logement, l'élégance de ses meubles, l'air effronté de son petit laquais et de sa laide chambrière, que l'accueil vraiment protecteur dont Justine m'honora. Presque couchée sur une ottomane, elle jouoit avec un angora, quand on lui annonça ma visite. «Ah! ah! dit-elle nonchalamment, eh bien! qu'il entre»; et, sans se déranger, sans abandonner les pattes du joli chat: «C'est vous, Chevalier? Il est de bien bonne heure; mais pourtant vous ne m'incommoderez pas, j'ai mal dormi, je ne suis pas du tout fâchée d'avoir compagnie.» Elle adressa la parole à sa femme de chambre: «Mademoiselle, ne rangerez-vous pas cette toilette? En vérité, je ne sais à quoi vous employez votre temps, mais vous ne finissez rien.» Mon tour revint: «Monsieur, prenez donc un fauteuil, asseyez-vous, nous causerons.» La soubrette attira encore son attention: «Allons, voilà qui est bien; vous m'impatientez, laissez-nous. Si quelqu'un vient, on dira que je n'y suis pas.—Madame, mais vous avez donné parole à votre couturière…—Bon Dieu! Mademoiselle, que vous êtes bête! Quand je vous dis quelqu'un, est-ce que je vous parle de cette femme? Est-ce que c'est quelqu'un, cette couturière? Vous la ferez attendre.—Madame, et si elle n'a pas le temps?—Je vous dis que vous la ferez attendre; elle est faite pour ça, et vous pour vous taire. Allez, partez.»

J'étois d'abord resté muet de surprise; mais enfin je ne pus retenir un grand éclat de rire. «Dis-moi, belle enfant, depuis quand fais-tu la princesse?—Il est bon, me répondit-elle, de garder avec ces gens-là, et devant eux, son quant à soi . Ainsi, ne te fâche pas du ton que…—Comment! Justine me tutoie?—Pourquoi non? puisque tu plais à Mme de Montdésir, et puisque tu l'aimes.—Fort bien, ma petite! en vérité, voilà ce que je me suis dit à moi-même, il n'y a pas une demi-heure, en lisant ta familière épître. Cependant, permets une observation: ne m'aimois-tu pas autrefois?—Autrefois? fi donc! je t'aimois, oui, autant que peut aimer une malheureuse femme de chambre.—Et maintenant?—Maintenant je n'ai pas moins de tendresse, et cette tendresse est plus honnête, plus distinguée: car enfin je suis établie, j'ai un état .—En effet, Madame, je vous en fais mon compliment, tout ici respire l'opulence… Conte-moi donc comment tu as fait cette brillante fortune.—Volontiers, mais j'ai auparavant beaucoup de choses plus intéressantes à te dire.»

Je laissai parler Justine, qui s'expliqua merveilleusement bien. Il me parut que cette petite avoit encore prodigieusement acquis depuis trois mois, et je m'étonnai moins de la méprise qui la veille avoit abusé mes sens. Au reste, je n'oserois point assurer qu'il n'y avoit pas là quelque nouveau prestige: un joli déshabillé agit souvent plus puissamment qu'on ne pense; et quiconque ne l'a pas éprouvé ne peut imaginer combien, aux attraits déjà connus d'une jeune personne qui fut longtemps trop négligée dans sa parure, une parure plus élégante ajoute d'attraits nouveaux. Je dirai même ce que peut-être bien des hommes ne savent pas, mais ce qu'à coup sûr aucune femme n'ignore, c'est que mainte fois telle coquette dédaignée ou trahie n'eut besoin, pour soumettre le rebelle et ramener l'inconstant, que d'ajouter à sa chevelure une fleur, une frange à sa ceinture, un falbala à sa jupe. Que voulez-vous? J'en suis fâché moi-même, mais l'amour s'amuse de toutes ces babioles; c'est un enfant auquel il faut des joujoux. Cependant j'espère que vous m'entendrez, j'espère que vous comprendrez de quel amour je vous parle, quand je vous parle de Justine.

Ne croyez pourtant pas que j'oubliai totalement M. de Valbrun. Il est vrai que je me rappelai son souvenir et ma parole assez tard pour que Mme de Montdésir ne pût ni s'en étonner ni s'en plaindre; mais ce fut uniquement la faute de ma mémoire, et point du tout celle de ma volonté, car en vérité je vous le dirois tout de même.

Le moment de la confiance et du repos étant arrivé, je priai Mme de Montdésir de m'apprendre quelle espèce d'intérêt le vicomte prenoit à son sort; elle m'en fit sans balancer la confidence entière: M. de Valbrun, bientôt dégoûté de sa petite maison, mais chaque jour plus attaché à sa maîtresse, avoit mis Justine dans ses meubles. Il lui donnoit vingt-cinq louis par mois, sans les loyers, qu'il payoit, sans les cadeaux fréquens, sans quelques menues dépenses de maison; et voilà ce que Mme de Montdésir appeloit avoir un état . Dès que je sus qu'elle étoit, dans toute la force du terme, une fille entretenue , je la priai très sérieusement de me considérer comme une passade , et je tirai de ma poche quelques louis que je la forçai d'accepter. Or, je ne puis, à cette occasion, m'empêcher de soumettre au lecteur une observation peut-être utile à l'histoire de nos mœurs. Lorsque autrefois Justine, femme de chambre de la marquise et renfermée dans l'obscurité de sa servile condition, se donnoit généreusement, dans ses momens de loisir, à quiconque la trouvoit gentille, je ne me faisois aucun scrupule de l'aimer pour rien; je regardois même comme un pur effet de ma libéralité les petits présens dont parfois je récompensois son ardeur complaisante. Maintenant que, stipendiaire du vicomte, Mme de Montdésir trafiquoit de ses appas, je n'aurois pas cru pouvoir les fatiguer gratis à mon profit sans blesser la délicatesse. Tous ceux de nos jeunes gens de qualité qui ont quelques principes se conduisent et raisonnent de même; aussi, pour une jolie fille que ses attraits doivent mener à la fortune, le plus difficile n'est pas de trouver cinquante merveilleux qu'elle puisse intimement persuader de son mérite, mais un honnête homme qui, le premier, s'avise d'y mettre un prix.

Quoi qu'il en soit, je payai Mme de Montdésir, et j'osai lui demander à déjeuner. Il nous fut apporté par l'effronté laquais. Le drôle étoit d'une jolie figure, et je m'aperçus d'abord que sa maîtresse n'avoit pas pour lui le ton revêche, les airs impertinens dont elle accabloit la pauvre chambrière. Madame de Montdésir, je vous observe, et vous n'y faites pas assez d'attention, et vous négligez de garder avec cet heureux serviteur le fameux quant-à-soi dont vous m'avez parlé! Madame de Montdésir, ou je me trompe fort, ou dans vos grandeurs présentes vous conservez les premiers goûts si désintéressés de votre condition première! Justine, ce petit monsieur-là me rappelle La Jeunesse … Ah! Vicomte, cher Vicomte, prenez garde à vous, ceci vous regarde, et désormais vous regardera seul: car, à compter de ce moment, je promets bien qu'il n'y aura plus rien de commun entre votre maîtresse et moi… Mais ne pensons plus à Mme de Montdésir; il me semble que j'entends Mme de B…

Mme de B… n'arriva pas du côté par où j'étois entré. Je la vis tout à coup paroître au fond de la dernière chambre occupée par Mme de Montdésir; je courus me jeter à ses genoux que j'embrassai. La marquise se pencha sur moi, et me donna un baiser; puis, voyant que je me relevois promptement pour le lui rendre, elle recula deux pas et ne me présenta que sa main, encore ce fut d'un air plus poli qu'empressé, de cet air qui, loin de solliciter une caresse, semble commander un hommage. Mais moi, moi charmé de tenir encore une fois dans les miennes cette main depuis si longtemps chérie, je sentis, en lui donnant plusieurs baisers bien vifs, que, toujours digne de l'amour, elle étoit trop jolie pour le respect et pour l'amitié. Mme de Montdésir vint faire sa révérence à Mme de B…; celle-ci la reçut comme autrefois elle recevoit Justine. «Petite, lui dit-elle, je suis contente du zèle et de l'intelligence que vous avez mis dans la prompte exécution de mes ordres; vous me connoissez, je ne serai point ingrate. Allez, fermez cette porte en sortant, et que personne ne puisse pénétrer jusqu'ici.»

Dès que Justine eut obéi, je tâchai d'exprimer à Mme de B… tout l'excès de ma reconnoissance et de ma joie. «Chevalier, répondit la marquise en retirant sa main qu'apparemment je serrois trop fort, vous ne m'entendrez point, jouant ici la délicatesse, affecter de nier ce que mille gens ne tarderoient pas à savoir et viendroient vous certifier: c'est par moi que les portes de la Bastille se sont ouvertes pour vous. Peut-être la petite de Montdésir vous a déjà dit à quel point quatre mois d'assiduités à la cour y ont accru le crédit dont je jouissois, et je vous assure, mon ami, que la considération de vos malheurs qu'il falloit finir ne fut pas la moindre de celles qui m'animèrent et me soutinrent dans la poursuite de mes projets ambitieux. Je suis maintenant au plus haut degré de faveur que puisse atteindre la fortune d'un courtisan; et, si votre liberté, d'abord presque tous les jours inutilement sollicitée, mais enfin obtenue malgré mille obstacles et mille ennemis, n'a pas, aussitôt que je l'aurois voulu, signalé toute l'étendue de mon pouvoir, du moins je puis me glorifier de ce qu'elle en est la preuve la moins équivoque, et je ne crains pas de vous avouer que je vois en elle mon plus doux succès. Ne croyez pas cependant que votre meilleure amie compte borner là ses bons offices. Je sais que, pour vous, la liberté n'est pas le premier des biens; je sais que Faublas, quoique sans cesse caressé de plusieurs amantes, ne peut vivre heureux s'il languit séparé de celle qu'il a toujours préférée. Je prétends la lui rendre, je prétends découvrir la retraite de Duportail, fût-elle au bout de l'univers.—O ma bienfaitrice, m'écriai-je, ô ma généreuse amie!» La marquise retira sa main que je voulois reprendre, et continua: «Et, quand j'aurai pu réunir les deux charmans époux, j'oserai tenter pour leur félicité commune quelque chose de plus hardi. Je tâcherai, si Faublas récompense mes soins de sa confiance et s'il me permet d'aider sa jeunesse de mes conseils, je tâcherai de le prémunir contre les séductions de mon sexe et les égaremens du sien; je tâcherai de lui faire sentir qu'un jeune homme autant que lui favorisé par l'hymen doit trouver son bonheur dans sa félicité. Gardez-vous d'imaginer que je m'aveugle sur les difficultés de cette entreprise. Non, je n'ignore pas que les plus grandes me viendront de vous. Je la connois, votre impatiente vivacité, qui rarement vous laisse le temps de résister aux occasions périlleuses; je la connois, votre imagination bouillante, qui trop souvent vous force à les aller chercher: voilà, Faublas, les ennemis que je crains; voilà ce qui m'effraye plus que les tendres emportemens de votre étourdie comtesse, plus que les adroites instigations de la baronne, son intrigante amie.» J'interrompis Mme de B… «Quoi! vous connoissez ces dames?… Mais comment savez-vous…?—M. de Valbrun, me répondit-elle, a peu de secrets pour Mme de Montdésir, qui depuis trois mois n'en a plus pour moi.»

L'air dont Mme de B… me regardoit en appuyant avec une affectation marquée sur ces mots équivoques: qui depuis trois mois n'en a plus pour moi , ne me permit pas de douter du véritable sens qu'elle vouloit leur donner. Je ne pus m'empêcher de rougir; la marquise vit mon trouble et me dit:

«Laissons Justine, tout à l'heure nous parlerons d'elle; auparavant il est bon que je vous éclaire sur le caractère de Mme de Fonrose, et je ne serai pas fâchée que vous sachiez si je connois Mme de Lignolle.

«La petite comtesse, vaine de ses appas, qu'elle croit incomparables, de son esprit, qu'on lui dit être original, de sa naissance, dont elle ne sait pas qu'on suspecte la légitimité; fière aussi des richesses qu'elle attend et du rang qu'elle espère, forte du hasard qui lui a donné la plus foible des tantes et le plus imbécile des maris, la petite comtesse imagine qu'on ne lui doit qu'hommages, adorations et respects. Étourdie, impérieuse, obstinée, fantasque et jalouse, elle a tous les défauts d'un enfant gâté. Toujours elle se montrera moins sensible au plaisir de plaire qu'au bonheur de commander; on la trouvera la plus exigeante des maîtresses, comme on la voit la plus impertinente des femmes; elle fera bientôt de son amant son premier valet, comme elle a déjà fait de son mari son dernier esclave. Je vous la garantis également incapable de dissimuler ses extravagantes opinions et de réprimer ses passions désordonnées; ainsi vous l'entendrez sans cesse essayant de justifier par la sottise qu'elle dira la sottise qu'elle aura faite; et j'ose vous prédire qu'avec l'inépuisable fonds d'amour-propre dont on la connoît pourvue, elle s'efforceroit inutilement de corriger en elle les vices réunis de la nature et de l'éducation.

«Quant à la baronne, sa réputation est faite, personne ne l'estime, parce que tout le monde la connoît. Le scandale de ses débuts a fait mourir de chagrin M. de Fonrose, un très galant homme, seulement coupable d'avoir voulu, dans un rang élevé, donner à sa trop noble femme le goût des bourgeoises vertus. Aussi madame , dans ses gaietés, appeloit-elle monsieur le Philosophe de la rue Saint-Denis . A l'époque de la mort de son mari, Mme de Fonrose, entièrement libre, s'est hâtée de justifier les brillantes espérances qu'elle avoit données. Nous l'avons vue s'élever au-dessus de toutes les bienséances, éternelles ennemies de son sexe; et, dans toutes les rencontres, elle a stoïquement soutenu son grand caractère. En moins de dix ans le nombre de ses conquêtes s'est tellement multiplié que, craignant enfin d'en oublier quelqu'une, elle vient tout récemment de prendre le très sage parti d'en dresser elle-même l'honorable liste. Dans cet interminable vocabulaire, le nom de monsieur votre père se trouve peut-être le millième, et sera probablement suivi de mille autres noms, sans compter le vôtre. Ce qui rend plus étonnant encore l'invincible courage de cette femme capable de supporter l'affluence perpétuelle de tant de gens, c'est qu'elle accueille tout le monde et ne renvoie jamais personne. Jamais le nouvel arrivant ne fait, chez cette Messaline, aucun tort au premier venu. Elle en gardera trente à la fois, si trente le veulent bien. Celui que cet arrangement n'accommode pas se retire sans esclandre; si l'on s'aperçoit du vide qu'il laisse, on le remplit, mais, dans tous les cas, le déserteur revient-il après six mois d'absence, il est toujours sûr d'être bien reçu. Au reste, ne croyez pas que ces menus détails puissent seuls remplir une tête aussi vaste que celle de la baronne! il faut encore à cet intrigant génie des occupations au dehors; désolée des momens de loisir que ses amours lui laissent, elle ne s'en console qu'en favorisant les amours d'autrui. Allez chez elle un jour qu'elle reçoit, vous la verrez environnée de jolis garçons qu'elle forme et de jeunes femmes qu'elle produit.

«Telles sont les ennemies que je me propose de combattre avec vous; cependant je crois devoir pendant quelque temps leur laisser le plaisir de votre défaite. Grossissez incessamment l'immense liste des heureux que Mme de Fonrose a faits; cette femme trop occupée ne pourra retenir plus d'un jour un jeune homme que je connois sensible, et que je crois délicat. Quant à Mme de Lignolle, je permets qu'elle vous arrête quelques semaines. Puisque absolument il vous faut un objet de distraction, je préfère à toute autre une enfant capricieuse et légère, qui ne vous inspirera qu'une fantaisie passagère comme la sienne. Soyez donc, en vos jours de désœuvrement, la poupée dont elle raffole; mais songez qu'il faudra, dès que je pourrai vous ramener Sophie, rompre sans retour avec la comtesse.»

J'en pris l'engagement avec la marquise, je la remerciai vivement de l'intérêt qu'elle me témoignoit, je lui promis de n'aimer que ma femme aussitôt que ma femme me seroit rendue. Cependant je n'avois pas entendu sans chagrin Mme de B… réclamer ma fidélité pour Sophie, et je me hâte, afin que personne ne soit tenté d'improuver le vif déplaisir qu'involontairement je ressentois, je me hâte d'avertir tout le monde que la marquise étoit alors, plus que jamais, brillante des agrémens de sa jeunesse et de l'éclat de sa beauté. Je trouvois sa peau d'une blancheur plus éblouissante, les roses de son teint me paroissoient avoir plus de fraîcheur, ma mémoire me retraçoit d'autres appas que mon imagination me montroit encore perfectionnés; mais aussi je me sentois forcé de reconnoître quelque chose de plus décent, de plus assuré dans son maintien toujours enchanteur, et, dans toute sa personne, comme autrefois remplie de grâces, je ne sais quel air de dignité qui n'appartient point aux amours: j'étois désespéré! Vingt fois je voulus lui rappeler le souvenir qui m'agitoit, le douloureux souvenir de mon bonheur passé; vingt fois elle m'imposa silence par un geste et par un regard, qui sembloient me dire: «Plaignez mon malheur, et respectez votre amie.»

Il fallut me résoudre à la respecter, il fallut me résoudre à l'écouter quelque temps encore sans l'interrompre. Elle me détailla la foule des moyens qui maintenant étoient en son pouvoir et dont elle comptoit user pour chercher Mme de Faublas; et, quand elle me vit bien persuadé que personne au monde ne pouvoit retrouver Sophie si Mme de B… ne le pouvoit pas, elle me parla de Justine. «Cette petite, me dit-elle, m'a promis de n'apporter aucun obstacle au projet que j'ai formé de vous rendre sage; mais je la soupçonne peu capable de garder constamment une résolution désespérée; ainsi je vous prie de vouloir bien ne pas mettre son courage à de rudes épreuves. Vous ne pouvez honnêtement, ajouta-t-elle d'un ton plus sérieux, lui continuer la longue affection que vous avez eue pour elle. Une intrigue de cette nature ne vous convient sous aucun rapport: mon ami, vous n'êtes ni assez fou pour avoir l'intention d'enrichir Mme de Montdésir, ni assez lâche pour songer à l'aimer gratuitement. Il paroît qu'on est généralement d'accord sur ce point qu'il faut un peu moins mépriser le riche libertin qui va sans cesse marchandant des filles que le freluquet obscur qui fait métier de leur plaire; mais on ne sait pas bien encore s'il est plus ridicule de payer fort cher leurs faveurs, dont on se soucie fort peu, qu'il ne semble honteux de les obtenir par des bassesses quand on n'a pas d'or pour les acheter. Ce qu'il y a de mieux prouvé, c'est que quiconque eut une fois le malheur de trouver quelque plaisir dans la société de ces sortes de femmes doit bientôt, s'il n'y prend garde, y perdre, avec sa fortune ou sa santé, l'estime des honnêtes gens et sa propre estime.»

Pour justifier celle de la marquise, je ne lui dissimulai point que ce matin, et tout à l'heure, Mme de Montdésir violoit avec moi sa téméraire promesse, et même je lui contai naïvement quelle douce méprise, pour me donner la veille un des plus fortunés instans de ma vie, avoit dans mes bras embelli Justine de tous les attraits de Mme de B… Je vis la marquise plusieurs fois rougir, et plusieurs fois je l'entendis soupirer de mon erreur, sans doute inexcusable. Enhardi par son trouble, j'osai risquer, avec une légère caresse, une insidieuse question: «Et vous, ma chère maman, ne songez-vous donc jamais à moi? jamais un tendre souvenir…» Mme de B…, déjà remise, m'interrompit: «Devez-vous demander si je songe à vous? Tout ce que je vous dis ne prouve-t-il pas que votre amie, sans cesse occupée de vos intérêts les plus chers…—Il est donc vrai que vous êtes mon amie?… Hélas! vous n'êtes plus que mon amie!—Faublas, vous devriez m'en féliciter.— Ma chère maman , je ne puis que m'en plaindre.—Mon ami, c'est Madame qu'il faut dire.—Madame, à vous? jamais je ne m'y accoutumerai.—Il le faut cependant, Faublas.—Ma… Madame, on m'appelle Florville.—Tant mieux, je suis sensible à votre déférence.—Ma chère maman, que de bonheur!…—Mon ami, c'est Madame qu'il faut dire.—Que de bonheur ce nom me rappelle!—Laissons cela.—Qu'avec plaisir je me souviens de l'aimable vicomte qui le portoit!—Parlons d'autre chose, mon ami.—Que ne suis-je encore Mlle Duportail!—Chevalier, changeons de conversation.—Que n'allons-nous encore ensemble à Saint-Cloud!

—Bon Dieu! déjà midi! s'écria-t-elle en regardant sa montre; Florville, je veux pourtant, avant de vous quitter, vous donner une commission.» Elle tira de son portefeuille un papier qu'elle me remit. «J'ai moi-même sollicité cette lettre du ministre, qui rappelle en France mon plus mortel ennemi. Faites-moi le plaisir de l'adresser au comte de Rosambert, à Bruxelles, où il est maintenant. Annoncez-lui qu'il peut, sous son nom, reparoître dans la capitale, et même à la cour. Je vous permets de lui apprendre que celle qu'il outragea pouvoit d'un mot le priver à jamais de ses biens, de ses emplois, de sa patrie, et vient d'obtenir son retour. Qu'il ne croie pas cependant que je renonce à ma vengeance; mais qu'il sache que je la veux digne de moi. Un lâche châtiment ne sera point le prix d'une lâche injure. Punir avec noblesse un homme indigne de sa naissance, qui ne craignit pas de m'insulter bassement, c'est punir deux fois. Adieu, mon ami.—Adieu, Madame… Serai-je longtemps privé du bonheur de vous revoir?—Non, Florville, je compte revenir ici quelquefois.—Dites souvent.—Souvent, si je puis.—Et bientôt?—Le plus tôt possible,… dans quelques jours… Vous serez averti par Justine. Adieu, mon ami.»

Quand Mme de B… fut partie, j'appelai Mme de Montdésir. «Dis-moi donc où communique cette porte par laquelle j'ai vu la marquise entrer et sortir?—Chez le bijoutier voisin, que madame a généreusement payé pour cela, me répondit-elle. C'est ici de même qu'au boudoir de la marchande de modes.—Oh! non, Justine, ce n'est pas de même, il s'en faut bien.—Quoi donc! notre maîtresse a-t-elle été cruelle?—Oui, mon enfant.—Peut-être parce que vous êtes marié.—Crois-tu?—Dame! je sens qu'à sa place cela me feroit une peine terrible, je serois d'abord comme un petit démon; mais nous autres femmes, nous ne savons pas garder rancune, je finirois par m'apaiser.—Tu penses donc que la marquise…—S'apaisera! Oui, soyez tranquille; et puis, ajouta-t-elle d'un ton caressant, je sais bien qu'il te reste des consolations.»

Mme de Montdésir me paroissoit en effet très disposée à m'en offrir, mais j'eus le courage d'emporter mon chagrin.

Jasmin attendoit impatiemment mon retour. Il me dit que Mme de Fonrose venoit d'envoyer quelqu'un pour me prier de passer chez elle. Je commençai par écrire au comte de Rosambert une courte lettre, que je fis porter à la poste, et puis je me rendis chez la baronne.

Quand on lui annonça le chevalier de Florville, Mme de Fonrose fit un cri de joie. Elle me conduisit à son cabinet de toilette, m'y plaça devant un miroir, et sonna l'une de ses femmes, qui, moins jolie, mais non moins adroite que Justine, en un instant me fit, avec des rubans et des fleurs, la plus élégante coiffure dont une jeune personne ait jamais pu s'enorgueillir. Ensuite je me vis paré d'une robe de pékin lilas, on me passa le plus décemment possible un jupon pareil, et, pour compléter la métamorphose, mon pied fut enfermé dans un petit soulier du Cadran bleu . Mme de Fonrose alors renvoya sa femme de chambre; puis, en me donnant plusieurs baisers, elle voulut bien me dire qu'il y avoit peu de femmes aussi aimables que moi. J'allois imprudemment lui rendre et ses propos flatteurs et ses tendres caresses, quand un secourable laquais s'avisa de crier de la porte: «Monsieur de Belcour.»

La baronne, craignant que mon père ne pénétrât jusqu'au cabinet de toilette, courut le recevoir, et le joignit dans la pièce voisine. «Je viens, lui dit le baron, vous faire des excuses avec des reproches, et vous exprimer mes regrets. Hier, il a fallu nous quitter un peu brusquement. J'en ai beaucoup souffert, et la faute en est tout à fait à vous, Baronne. Vous m'avez amené la plus folle petite personne…—Dites une femme charmante, Monsieur, pleine d'attraits, de vivacité, de gentillesse, d'esprit…—Cela peut être, Madame; mais…—Point de mais», interrompit-elle. Cependant il continua: «Je vous avoue que je ne vois pas sans chagrin mon fils embarqué dans une intrigue nouvelle. Il me seroit trop cruel de penser que sa femme sera toujours absente…—Eh! bon Dieu! tranquillisez-vous, Baron; quand elle reviendra, nous lui rendrons son mari.—Trop tard peut-être, il la chérira moins; et sa Sophie, en vérité, mérite d'être heureuse.—Vous voilà! je vous admire! à vous entendre, on croiroit qu'une femme ne peut trouver son bonheur que dans les perpétuelles adorations de son mari; et vous avez apporté du fond de votre province cette idée de l'autre siècle que tout bon époux doit bourgeoisement assommer sa femme d'un éternel amour. Eh mais! Monsieur, d'où venez-vous? Comment! ignorez-vous encore que maintenant un honnête homme ne se marie qu'afin de se donner une maison, un état, un héritier?—Et c'est pour cela, Madame, que les honnêtes gens dont vous parlez n'ont, après quelques années de mariage, ni état, ni maison, ni enfans qui leur appartiennent.—Vous êtes, répliqua la baronne en riant, l'homme du monde le plus amusant, quand vous en voulez prendre la peine. Qu'on mette les chevaux, dit-elle à un domestique.—Vous ne dînez pas chez vous? s'écria mon père.—Non, vraiment.—Moi qui comptois passer la soirée avec vous!—J'en suis tout à fait désolée, lui répondit-elle d'un ton caressant, mais c'est une chose impossible.—Madame, peut-on, sans indiscrétion, demander où vous dînez?—Chez la petite comtesse.—Y allez-vous seule?—Non.—Avec mon fils, peut-être?—Avec le chevalier? point du tout.—Vous riez, Baronne.—Je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est pas monsieur votre fils qui m'accompagne chez la comtesse.—Eh! qui donc?—Une jeune personne dont je ne crois pas que vous ayez entendu parler.—Vous l'appelez?—Mlle de Brumont.—De Brumont? non, je ne la connois pas. Vient-elle vous chercher, ou l'allez-vous prendre?—Mais… je ne sais, j'attends.—Restez-vous tard chez Mme de Lignolle?—Je comptois rentrer de bonne heure pour souper avec vous.—Vous aviez là, Baronne, une excellente idée.—Et je ferois défendre ma porte, continua-t-elle, si vous ne craigniez pas trop l'ennui du tête-à-tête.—Je crains seulement que le tête-à-tête ne soit trop court», répondit-il en lui baisant la main.

Un domestique vint dire que les chevaux étoient mis. Mlle de Brumont, pressée de revoir sa maîtresse, trouvoit que le baron causoit trop longtemps avec la sienne. Oui, ma Sophie, c'est à toi que j'en demande pardon, Faublas rêvoit au moyen d'éconduire promptement son père.

Agathe, cette alerte femme de chambre qui m'avoit coiffé, voulut bien recevoir un louis d'or et prendre pitié de ma peine. Elle me conduisit, par un petit escalier, dans la cour, où je trouvai le carrosse de la baronne; puis elle se chargea d'aller dire à sa maîtresse que Mlle de Brumont venoit d'arriver, mais qu'ayant su que Mme de Fonrose avoit du monde, et ne voulant voir personne, elle attendoit la baronne dans sa voiture.

Ma commission fut exactement faite; bientôt je vis descendre Mme de Fonrose: mon père lui donnoit la main. Il jeta dans la voiture un regard curieux, mais j'eus l'impolitesse de me cacher la figure avec mon éventail.

Nous partîmes. La baronne, qui rioit, me félicita du succès de ma ruse. Elle prit ma main, la serra doucement, m'honora de plusieurs regards bien tendres, et plus d'une fois me répéta que mon père pouvoit passer pour un très aimable homme, mais que j'étois bien la plus charmante femme qu'elle eût jamais vue.

Cependant nous avancions, la conversation changea d'objet. Mme de Fonrose daigna m'avertir que la comtesse, sans doute encore très irritée, pourroit d'abord me recevoir assez mal; mais elle ajouta que j'apaiserois cette femme comme on les apaisoit toutes, avec des sermens, des louanges et des caresses.

Monsieur étoit avec madame, quand on nous annonça chez la comtesse. «Oui, ma foi! dit le comte, c'est elle!» Mme de Lignolle, emportée par un premier mouvement, se leva d'abord et me tendit les bras; mais tout d'un coup, agitée d'un sentiment contraire, elle se rejeta dans son fauteuil en criant: «Je ne veux pas la voir.» J'allois partir, Mme de Fonrose me prévint: «Cependant je vous la ramène bien repentante et bien désolée; je vous assure qu'elle brûle de mériter sa grâce.—Sa grâce, après tant d'ingratitude!—Il est vrai, dit M. de Lignolle, que mademoiselle s'est permis, à notre égard, un étrange procédé. Ne rester ici que deux ou trois jours, et nous planter là sans rien dire! il falloit au moins qu'elle avertît madame quelques jours d'avance.—Qu'elle m'avertît! s'écria la comtesse. Il eût été fort bon qu'elle m'avertît! Monsieur, vous ne savez ce que vous dites; on ne doit pas m'avertir, car on ne doit pas me quitter.—Ah! pourtant, il faut convenir que mademoiselle étoit libre; elle avoit le droit de vous demander son congé, comme vous aviez le droit de la renvoyer. Mais dans ce cas-là, je le répète, on s'avertit mutuellement quelques jours d'avance.—Monsieur, voulez-vous bien me faire grâce de vos réflexions? Dans un autre moment, elles m'amuseroient peut-être, je vous avoue que maintenant elles me fatiguent.» Le comte se tut; je pris la parole: «Madame, je conviens que j'ai quelques torts envers vous; mais les apparences me montrent plus coupable que je ne le suis en effet.—Comment! vous ne m'avez peut-être pas fait une infidélité?—Et une infidélité de quatre mois! interrompit le comte. Quatre mois sans nous donner seulement de vos nouvelles!—Mademoiselle, madame a raison, cela n'est pas bien.—Il faut aussi plaider un peu pour elle, dit Mme de Fonrose; je sais de bonne part que cette absence de quatre mois lui a paru fort longue, et que, si l'on avoit voulu lui laisser la liberté de vous venir voir, elle en auroit de bon cœur profité.—Baronne, vous voudriez en vain l'excuser, vous n'ignorez pas qu'elle m'a trahie!—Vraiment, sans doute, reprit M. de Lignolle, c'est une espèce de trahison.—Elle m'a sacrifiée!—Oui, continua l'époux approbateur, elle nous a véritablement sacrifiés, si elle a été s'établir ailleurs.—Justement, Monsieur, s'écria la comtesse, c'est ce qu'elle a fait.—Madame, je me reconnois coupable; mais…—Vous l'entendez, interrompit-elle, en joignant avec transport ses jolies petites mains, qu'elle leva d'abord vers le plafond et dont elle se couvrit les yeux et le front. Vous l'entendez! elle a été s'établir ailleurs, elle-même en convient.—Madame, daignez m'écouter jusqu'à la fin, permettez…—Elle a été s'établir ailleurs! répéta douloureusement la comtesse, qui se mit à pleurer; elle a été s'établir ailleurs!—Chez une femme? demanda le comte.—Eh! sans doute, chez une femme, lui répondit Mme de Lignolle avec beaucoup de vivacité. Vous faites des questions!…» Il m'adressa la parole: «Quelle est cette femme chez qui…?—Que vous importe ce qu'elle est? interrompit la comtesse. Qu'importe en quelle qualité? répliqua-t-elle encore.—Est-elle noble, cette femme-là? me demanda-t-il.—Oui! noble, s'écria-t-elle, comme mon palefrenier.—Et que fait-elle?—Ce qu'elle fait! ce qu'elle fait! dit la comtesse, dont la colère alloit toujours croissant à chaque interrogation de son curieux mari, elle fait des sottises et de mauvaises plaisanteries.—Et elle s'appelle?» Mme de Lignolle s'écria: «Oh! je le sais comment elle s'appelle; mais je veux que vous le disiez, Mademoiselle.—Madame, dispensez-moi…—Mademoiselle, point de mauvaises excuses, je le veux.—Eh bien, elle s'appelle Montdésir!—Montdésir, j'en étois sûre; Montdésir!… Elle a pu me quitter pour une autre!… Elle a été s'établir chez une madame Montdésir!» Et la comtesse se remit à pleurer. «La voilà qui s'attendrit, me dit la baronne, elle va se calmer, elle va pardonner. Tombez à ses pieds, Mademoiselle, et demandez grâce.» Je me jetai à ses genoux que j'embrassai; et, pendant que Mme de Fonrose lui adressoit tout bas quelques mots de consolation, le comte me faisoit, avec de doux reproches, une paternelle remontrance.

«Vous êtes jeune, Mademoiselle de Brumont, vous avez pour vous toutes les grâces de l'esprit et de la figure; cependant vous ne parviendrez point à réparer l'injustice que la fortune vous a faite d'ailleurs, si vous êtes inconstante dans vos goûts, si vous ne voulez vous attacher à personne, si vous allez vous établissant partout, sans pouvoir vous fixer nulle part. Qui nous avez-vous préféré, je vous prie? Une roturière, une femme de rien, qui est philosophe, je le parierois. N'étiez-vous pas cent fois mieux ici? Je ne crois point avoir manqué d'égards pour une demoiselle que j'estimois vraiment beaucoup, et, quant à ma femme, elle vous aimoit au point d'en être folle. D'ailleurs, sans compter mille autres avantages, vous en aviez chez nous un très grand, qu'on rencontre rarement ailleurs: celui de deviner tous les jours des charades, et d'en faire vous-même tout à votre aise.»

Le chagrin de la comtesse ne put tenir contre les dernières réflexions de son mari. A peine M. de Lignolle finissoit de parler que madame tomba dans les convulsions d'un rire inextinguible. Tout à coup la sombre douleur fit place à la joie folle sur ce charmant visage où je vis les ris et les pleurs ensemble mêlés. Il m'étoit aisé de m'apercevoir que Mme de Fonrose auroit, comme moi, donné de l'or pour qu'il lui fût permis de rire aussi haut que la comtesse; mais j'étois, comme elle, retenu par la crainte de donner d'étranges soupçons à ce mari qui nous regardoit, et qui devoit être également surpris du violent chagrin de sa femme et de son excessive gaieté. Le comte, en effet, remarqua ma contrainte, et voici comment il me rassura:

«Vous avez l'air stupéfaite, Mademoiselle; mais il ne faut pas que ceci vous étonne. Aucune affection de l'âme ne m'échappe , à moi: dans votre absence, la belle humeur de madame s'étoit visiblement altérée; j'ai découvert qu'il y avoit un moyen sûr de lui rendre sa gaieté, je lui ai parlé charade: aussitôt voilà madame riant comme une folle. J'ai répété plusieurs fois l'expérience, et toujours avec le même succès. Vous en êtes vous-même témoin, depuis un quart d'heure elle ne cesse! et tenez, voilà un redoublement.»

En effet, la comtesse recommença de plus belle, et Mme de Fonrose ne se gêna plus; je fus comme elle entraîné, et M. de Lignolle lui-même ne put voir trois personnes s'égayer de si bon cœur, sans se mettre de la partie. Nos bruyans éclats de rire durent être entendus de tout le voisinage.

Cependant, quoique Mlle de Brumont se pâmât de rire, le chevalier de Faublas ne perdoit pas la tête. D'une bouche avide il pressoit les lis d'un bras plus doux que l'ivoire, et d'une main caressante il serroit doucement les plus jolis genoux du monde. «Pardonnez-lui, dit à la comtesse Mme de Fonrose, qui, ne s'ennuyant pas de me regarder, ne perdoit aucun détail de cette joyeuse pantomime.—Pardonnez-lui, répéta le mari confident, qui, non content de m'applaudir par des regards et par des signes, se baissa deux fois pour me glisser à l'oreille ces paroles tout à fait encourageantes: «Bon, bon! ne vous lassez pas, tenez ferme, elle est vaincue!—Pardonnez-moi, m'écriai-je à mon tour, d'une voix tendre et d'un ton suppliant; pardonnez-moi, car je me repens et je vous aime.—Et moi aussi, je vous aime, répondit-elle en m'embrassant, et je vous pardonne, ajouta-t-elle en m'embrassant encore, mais à condition que vous ne verrez plus cette madame de Montdésir.—Oh! non.—Et que vous n'irez jamais vous établir ailleurs que chez moi.—Jamais.—En ce cas, je vous pardonne, et je vous aime, et je vous embrasse; et, si vous me tenez parole, je vous aimerai et je vous embrasserai toute ma vie.—Eh bien, s'écria M. de Lignolle, charmé de la joie de sa femme, puisque madame vous aime, vous embrasse et vous pardonne, je veux aussi vous pardonner, vous aimer et vous embrasser.» Il m'honora de plusieurs baisers. «Et moi aussi, dit Mme de Fonrose, je vous aime, je vous pardonne et je vous embrasse, car depuis un quart d'heure vous m'avez bien amusée.

—Qu'on dise pourtant que les charades ne sont bonnes à rien! reprit le comte d'un air de triomphe. Voyez comme elles nous ont tous mis de bonne humeur, comme la paix s'est faite aussitôt que…» La comtesse l'interrompit: «A propos de charade, Mademoiselle de Brumont, savez-vous bien que monsieur n'a pas encore pu deviner la nôtre?—Bon! c'est qu'elle n'est pas exacte, répondit-il.—Voilà une bonne raison! s'écria Mme de Fonrose. Comment! Mademoiselle, votre charade n'est pas exacte?» Je lui répliquai en montrant la comtesse: «C'est madame qui l'a faite.—Oui, répondit celle-ci; mais c'est vous qui me l'avez fait faire.—N'importe, reprit la baronne, si elle n'est pas exacte, il faut la recommencer.» La comtesse repartit: «C'est notre intention, Madame.—Sans doute, dit M. de Lignolle, il faut la recommencer.—Cela vous fera donc plaisir? lui demanda sa femme.—Assurément, Madame, et beaucoup; je voudrois même pouvoir vous y aider; je voudrois pouvoir vous enseigner…—Je vous rends mille grâces, interrompit-elle; je ne veux plus désormais d'autre précepteur que Mlle de Brumont. D'ailleurs, Monsieur, ce seroit peut-être bien inutilement que vous essayeriez de devenir le mien.—Sans doute! j'ai fait dans ma vie, tant en énigmes qu'en charades, plus de cinq cents poèmes: ce seroit un vrai travail pour moi de me remettre aux premiers élémens.—Cependant, Monsieur, lui dis-je, je prendrai la liberté de vous observer que madame la comtesse est jeune, curieuse et pressée d'apprendre.—Eh bien! Mademoiselle, vous n'avez pas besoin d'un second pour lui montrer tout ce qu'il lui importe de connoître; vous êtes, j'en suis sûr, très en état de donner d'excellens principes à votre écolière; et, par exemple, quand une fois vous l'aurez commencée, je m'engage volontiers à la finir.—Non pas, s'il vous plaît: je prétends n'en céder à personne la gloire et le plaisir.—Eh bien, comme vous voudrez; cela ne m'empêchera pas de m'intéresser vivement aux progrès de votre écolière.—Monsieur, ce que vous avez la bonté de me dire est très propre à m'encourager. Je donnerai de bonnes leçons à madame la comtesse, je vous le promets.—Donnez, Mademoiselle, donnez.—Je ferai plus d'une charade avec elle, je vous en réponds!—Faites, Mademoiselle, faites!—Ainsi, Monsieur, dit Mme de Lignolle, je puis donc, sans risquer de vous déplaire, m'occuper de ce petit travail-là.—Eh! bon Dieu, Madame, toute la journée, si cela vous amuse.—Bon! reprit-elle, je suis contente. Je m'en faisois quelque scrupule, parce que je craignois de m'arroger un droit que je n'eusse pas; mais, à présent que vous m'en avez donné la permission, me voilà tout à fait à mon aise.—A la bonne heure; mais je vous engage à recommencer celle que vous avez seulement ébauchée ensemble: car sûrement je l'aurois devinée, si elle avoit été bien faite… Allons, Mademoiselle, point de paresse, point de mauvaise honte; recommencez cela, faites-le mieux.—J'y tâcherai, Monsieur.—De votre mieux et le plus tôt possible.—Ah! tout à l'heure, si madame le veut.—Non, interrompit la baronne, dînons, dînons, aussi bien vous aurez le temps. Je compte vous laisser passer ici la quinzaine.» Je crus avoir mal entendu. «Quoi! la quinzaine? lui dis-je.—Vraiment, répondit-elle. Le terme vous paroît court! je le conçois; mais je n'ai pu obtenir qu'il fût plus long.—Obtenir!…—J'ai tenté l'impossible, Mademoiselle: car je savois combien vous désiriez prolonger votre séjour chez la comtesse.—Certainement,… mais…—Mais vos parens sont demeurés inflexibles.—Vous dites, Madame, que mes parens…?—Ils ne vous ont accordé que quinze jours.—Vous dites que mes parens m'ont accordé…—Oui, seulement quinze jours. Rien n'a pu les déterminer à se priver, pour un temps plus long, du bonheur de vous posséder chez eux.—Quinze jours, Madame la baronne! Vous êtes sûre?…—Je suis sûre, Mademoiselle, qu'ils ne vous permettront pas de rester plus longtemps; arrangez-vous d'après cela, dans quinze jours je vous remmène, c'est une chose convenue.—Convenue!—Oui, Mademoiselle, décidée.—Décidée, Madame!—Irrévocablement décidée, Mademoiselle.—Ah! ah!—En attendant, je viendrai vous voir presque tous les jours, comme vous pensez bien.—Oui, Madame.—Et presque tous les jours aussi je les verrai, vos parens.—Oui, Madame.—Ainsi vous aurez perpétuellement de leurs nouvelles.—Oui, Madame.—Et ils recevront continuellement des vôtres.—Oui, Madame.—Tenez, ce soir je soupe avec l'un d'entre eux.—Je le sais; c'est même un de mes grands-parens, celui-là, je crois?—Justement, Mademoiselle, je lui parlerai de vous, de votre absence.—Ah! je vous en serai bien obligée.—Je ne doute pas que d'abord cette séparation de quinze jours ne l'effraye, comme les autres; mais je lui ferai entendre raison là-dessus.—Vous me rendrez un vrai service.—Je vous réponds qu'il ne sera pas fâché.—Madame, je m'en rapporte à vous.»

On conçoit que je demeurai très surpris de la manière artificieuse et hardie dont la baronne venoit de m'établir, pour ainsi dire malgré moi, chez la comtesse. Cependant je n'oserois pas dire que j'en fus bien fâché, car peu de gens me croiroient; mais du moins, ô ma Sophie! j'assurerai qu'à l'instant même je pris intérieurement la ferme résolution de conserver mes relations avec Mme de B…, pour être, en cas de besoin, promptement informé de ses découvertes et pour me conduire en conséquence.

Le comte, qui n'avoit rien perdu de mon dialogue avec Mme de Fonrose, demanda si mes parens demeuroient maintenant à Paris; la baronne répondit qu'ils y étoient incognito pour des raisons qu'elle savoit, mais qu'elle ne pouvoit dire.

Nous allons nous mettre à table: je fus placé entre le mari et la femme; de temps en temps, la comtesse passoit adroitement sous la nappe une main qui rencontroit toujours la mienne, et mon genou touchoit le sien. Aussi M. de Lignolle se fût-il étonné de nos fréquentes distractions, si Mme de Fonrose, toujours attentive et toujours complaisante, n'eût vingt fois relevé la conversation prête à tomber, et vingt fois ne nous eût très habilement avertis de nos imprudences ou tirés de nos rêveries. Au dessert, cependant, il fallut payer de ma personne. La baronne, soit qu'elle voulût me distraire de l'objet dont elle me voyoit trop occupé, soit qu'elle prît quelque plaisir à me tourmenter un peu, la baronne s'avisa de me porter un coup plus difficile à parer que tous les autres. «A propos, dit-elle, vous savez sans doute la grande nouvelle? Le chevalier de Faublas est sorti de la Bastille.—Qui, le chevalier de Faublas? demanda le comte.—Ne vous rappelez-vous pas l'histoire de ce joli garçon qui, sous des habits de femme…—S'est introduit chez le marquis de B…?—Oui, oui.—Et l'on a remis en liberté ce mauvais sujet? Et ce petit garnement ne sera pas claquemuré pour le reste de sa vie?—Comte, vous êtes bien sévère. On dit que c'est un très aimable enfant.—Un fieffé libertin, qu'on auroit dû fouetter en place publique!» La baronne alors m'adressa la parole: «Mlle de Brumont ne dit mot; est-elle de l'avis de monsieur?—Non, Madame, pas tout à fait, non… Ce chevalier de Faublas dont vous parlez, je le juge excusable; il est bien jeune encore: à moins qu'il n'ait commis de ces fautes…—Il a fait des horreurs, s'écria M. de Lignolle. Vous ne savez donc pas son histoire, Mademoiselle? Je vais vous la conter. D'abord, il a quitté les habits de son sexe, et, se donnant pour femme, il est entré dans le lit de la marquise de B…, presque sous les yeux de son mari. N'est-ce pas affreux?—Permettez que je vous arrête, Monsieur; ceci ne me paroît pas vraisemblable. Est-il possible qu'un homme ressemble à une femme si bien qu'on s'y méprenne?—Cela n'est pas ordinaire, mais cela s'est vu.—Si vous ne me l'assuriez, je ne le croirois pas, dit la comtesse.—Il faut le croire, répondit-il, car c'est un fait. Au reste, ce marquis de B… n'en est pas moins un imbécile avec ses connoissances physionomiques. C'est la science du cœur humain qu'il faut posséder.» Je l'interrompis: «Il me paroît que, si vous aviez été à la place du malheureux marquis, ce M. de Faublas ne vous eût pas fait sa dupe.—Oh! soyez-en sûre. Je n'ai peut-être pas plus d'esprit qu'un autre; mais je suis observateur, je connois le cœur de l'homme, et nulle affection de l'âme ne m'échappe .—Nous savons cela, dit la baronne; mais, pour revenir à notre mauvais sujet, je vais un peu vous étonner en vous apprenant qu'il a l'obligation de sa liberté à la marquise.—A Mme de B…? s'écria le comte.—A Mme de B…! s'écria la comtesse avec beaucoup de vivacité.—A Mme de B…! m'écriai-je moi-même, en jouant l'étonnement.—A Mme de B…, répéta froidement la baronne. Tout le monde l'assure.» La comtesse se leva brusquement et m'adressa la parole: «Quoi! c'est la marquise?…»

Elle parloit si haut et si vite, elle paroissoit tellement surprise, inquiète et fâchée, que, tremblant de l'entendre me faire ou quelque imprudent reproche ou quelque dangereuse question, je me hâtai de l'interrompre: «Adressez-vous à madame la baronne. Qu'allez-vous me demander, à moi qui ne sais pas un mot de toute cette fable?» M. de Lignolle daigna me seconder. «Une fable, comme dit fort bien mademoiselle. En effet, comment imaginer que la marquise ait osé…—Il n'y a rien que de vrai dans ce que j'avance, reprit la baronne. Qu'une fille toute neuve, une vierge pure, sans malice, sans passions et sans reproche, trouve fort scandaleux l'événement que j'annonce, et que, dans l'innocence de son cœur, elle refuse d'y croire, cela me paroît fort naturel. Je ne puis même, en passant, m'empêcher de blâmer la comtesse, qui a déjà quelque usage du monde, d'avoir été tout à l'heure tentée de questionner, sur certaine matière, une personne aussi inexpérimentée que l'est sa demoiselle de compagnie. Mais que M. de Lignolle, homme d'esprit, homme de tête, M. de Lignolle, qui a l'expérience du monde, de la cour, et des femmes surtout, que M. de Lignolle, observateur profond, excellent juge, M. de Lignolle, enfin, appelle fable un fait peu commun sans doute, mais qui n'est pas sans exemple et paroîtra même vraisemblable à quiconque connoît les mœurs de ce siècle de corruption, voilà ce que je ne conçois pas.—Encore, répondit le comte, faudroit-il que j'eusse particulièrement étudié le caractère de Mme de B… Je ne la connois que pour avoir entendu quelquefois parler d'elle.—Et moi, malheureusement, pour l'avoir souvent rencontrée dans mon chemin. Je pourrois lui contester les dons naturels et les dons acquis; mais la plupart des jeunes gens de la cour disent qu'elle est belle, et ils le savent bien; mais les vieux courtisans assurent qu'elle est plus qu'eux tous adroite, insinuante, artificieuse et dissimulée: il faut les croire. Ceux-ci lui accordent beaucoup d'esprit, ceux-là lui reconnoissent de grands talens; tous généralement conviennent qu'elle est née pour l'intrigue. Les uns s'étonnent que l'ambition puisse régner avec tant d'empire dans un cœur qu'ils croient fait pour des passions plus douces; les autres, la voyant sans cesse occupée de plus grands intérêts, ne conçoivent pas par quel miracle il lui reste un moment pour l'amour. Ce que chacun ne peut se lasser d'admirer en elle, c'est un continuel mélange de l'audace qui distingue les forts, et de l'astuce qui semble n'appartenir qu'aux foibles. Quelquefois elle étonne ses ennemis et ses rivales par les coups hardis qu'elle frappe; souvent elle les fatigue de sa tranquille patience et de sa persévérance éternelle. Tantôt c'est le tigre irrité qui s'élance sur le chasseur et le terrasse, et tantôt le chat sournois qu'on voit des heures entières tapi près de la retraite de la proie qu'il attend. Tenez, je ne veux pour preuve de sa rare capacité que la manière dont elle s'est relevée plus puissante après sa terrible chute. Quand son affaire avec le chevalier de Faublas fit tant de bruit, nous la crûmes perdue, elle seule eut le courage de ne pas désespérer de sa fortune. Vous dire comment elle persuada à son mari coiffé, battu et mécontent, qu'il n'étoit pas un sot, je ne le saurois: ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui nous voyons qu'ils vivent très bien ensemble. Au reste, c'est là le moindre des succès qu'elle s'étoit promis: dès qu'elle eut enchanté le bon époux, elle songea à délivrer l'ami charmant. Pour cela, que fait-elle? M. de , qui avoit beaucoup de partisans parce qu'il jouissoit d'un léger mérite et d'une fortune considérable, M. de , depuis longtemps, étoit vainement amoureux d'elle, et vainement visoit au ministère. La marquise entre dans le parti nombreux qui le porte aux premières places; après quatre mois d'efforts elle culbute le ministre, effraye un des concurrens, trompe l'autre, et l'heureux compétiteur qu'elle sert se voit enfin nanti du fameux portefeuille. Alors sa bienfaitrice ne dédaigne pas de devenir son amante… Vous paraissez étonnée, Mademoiselle de Brumont?… Hélas! oui, la belle victime s'est immolée… Elle a généreusement consommé le grand sacrifice. Ainsi Mme de B… retrouve son premier crédit, qu'elle augmente encore. Ainsi le chevalier de Faublas est rendu à la société, pour y faire, si nous n'y prenons garde, quelque nouvelle incartade.»

Enfin, Mme de Fonrose se tut, et, puisqu'elle ne vouloit que m'embarrasser, elle eut lieu de s'applaudir de la nouvelle fatale; fatale! car je m'en affligeai beaucoup. En ne m'examinant qu'un peu, je ne trouvois guère probable que l'adorateur de Sophie et l'amant de la comtesse fût encore amoureux de Mme de B…; cependant j'entendois s'élever du fond de mon cœur une voix secrète qui me crioit que la marquise auroit dû me laisser en prison. Oui, dans mon déplaisir extrême, j'osois accuser mon amie d'avoir trop fait pour moi. Ils auroient donc raison, les consolans moralistes qui tous les jours impriment que l'homme est naturellement ingrat?

Mme de Lignolle, mécontente de mon chagrin, qu'il n'étoit pas malaisé d'apercevoir, fit tout haut cette remarque: «Vous avez l'air bien sérieux, Mademoiselle?—Vraiment oui», dit le comte. Je ne répondis rien à la comtesse parce que la baronne, habile à deviner et prompte à prévenir les imprudences de son amie, déjà s'étoit emparée d'elle, et tout bas lui disoit sans doute ce qu'elle croyoit propre à la retenir et à la calmer; mais je saisis ce moment pour m'approcher de M. de Lignolle et lui confier un grand secret: «Monsieur, si j'ai bonne mémoire, vous m'avez autrefois témoigné le désir qu'il ne fût jamais question d'amourette et de galanterie devant votre jeune épouse.» Il me répondit: «Cela est vrai, mais il est question de ce libertin, je prends de l'humeur, je me laisse entraîner, et j'oublie mes résolutions. Au reste, je vous remercie de l'avis que vous voulez bien me donner, j'en vais profiter, nous allons nous entretenir d'autre chose.» Il me tint cruellement parole; je fus, toute la soirée, obligé de deviner des charades, d'entendre de longues dissertations sur les affaires de l'âme.

A dix heures, la baronne se retira pour aller souper avec celui qu'elle appeloit mon grand-parent. A minuit, M. de Lignolle souhaite à la comtesse une bonne nuit, et un bon sommeil à Mlle de Brumont. De ces deux souhaits si contraires, un seul pouvoit être exaucé: la comtesse eut une bonne nuit, justement parce que Mlle de Brumont dormit peu.

Ne vous en étonnez pas, vous qui vous souvenez qu'hier au soir, et ce matin, Justine m'a passablement occupé. Songez à ma détention trop longue, songez que l'économique régime du célibat, rigoureusement gardé pendant cent vingt mortels jours, a dû convenablement me préparer aux excès dispendieux de plusieurs nuits heureuses.

Et vous aussi, malheureux amans, qui, pour avoir rencontré la satiété dans les bras de l'amour, ne concevez plus un bonheur trop au-dessus de vos forces, recevez avec mes preuves un avis salutaire, et prenez courage: faites-vous mettre à la Bastille, restez-y quatre mois seulement, et, quand vous en sortirez, vous verrez de quoi vous serez capables, avec quel empressement vous volerez aux genoux de vos maîtresses! Ah! que de fois vous leur direz: «Je vous aime», si elles vous le disent une fois! Ah! que vous les retrouverez jolies, si vous les retrouvez fidèles!

La mienne l'étoit, et jura de l'être toujours. De mon côté, je la rassurai si bien que le lendemain matin son cœur ne conservoit aucun soupçon jaloux. Nous fîmes ensemble un déjeuner charmant, car nous ne fûmes pas gênés par la présence d'un tiers. M. de Lignolle, en partant pour Versailles, où il alloit passer plusieurs jours, m'avoit recommandé de tenir fidèle compagnie à sa femme et d'avoir bien soin d'elle.

Ce fut elle qui prit soin de moi. Ses petites mains arrangèrent mes cheveux, ses petites mains m'habillèrent. Il est vrai que je n'en fus ni mieux coiffé ni mieux vêtu. Il est vrai que, plein de reconnoissance, je lui rendis, maladroitement si l'on veut, mais pourtant fort bien, à ce qu'elle disoit, tous les services que j'avois reçus d'elle. La matinée tout entière, comme un instant, s'écoula dans ces occupations si douces. Nombrez, s'il se peut, les distractions qui prolongèrent nos travaux et les folies qui les interrompirent. Mme de Lignolle, naturellement si vive, est devenue plus étourdie de moitié; Faublas, que vous connoissez, seroit-il plus raisonnable qu'elle? Figurez-vous notre enfantine joie, nos comiques tendresses, nos bruyans transports. Imaginez jusqu'à quel point nos caprices peuvent être amusans, et nos espiègleries piquantes. Devinez le babil de nos querelles et le silence de nos combats. Représentez-vous ce que nos bouderies ont de plus intéressant, et nos raccommodemens de plus voluptueux: fille de compagnie peu respectueuse, je viens de faire à ma maîtresse une malice presque impertinente, et, pour m'attirer plus sûrement le châtiment que je mérite, j'ai l'air de vouloir m'y dérober. La comtesse, qui me voit fuir, vole sur mes pas, et sur mes pas se précipite dans la sombre alcôve où je parois chercher à me cacher. Un cri qu'elle pousse annonce que je suis découverte et saisie; mais le vainqueur, tout à coup vaincu, reconnoît trop tard le piège qu'on lui tendoit, il tombe et demande grâce; je reste inexorable, et je donne un baiser. O vous, qui que vous soyez, que ces jeux effarouchent, si dans vos sévérités vous voulez du moins vous montrer équitables, ne nous jugez point selon les rigoureuses lois qui gouvernent les hommes! Je n'ai pas dix-huit ans encore, la comtesse en compte à peine seize; nous sommes deux enfans.

Mme de Lignolle n'avoit pas fait défendre sa porte pour tout le monde. Nous reçûmes, dans l'après-dîner, la visite de Mme de Fonrose, qui m'apporta des nouvelles de mon père, et celle de la marquise d'Armincour, à qui sa nièce avoit mandé le retour de Mlle de Brumont. La bonne tante, enchantée de me revoir, me prodigua les complimens. Pénétrée pour moi de la plus profonde estime, elle n'avoit point oublié que je réunissois, à l'avantage assez commun de tout connoître, le rare talent de tout expliquer, et que, dans une circonstance embarrassante, je l'avois puissamment aidée à donner à son Éléonore des instructions de première nécessité. La vieille marquise m'aimoit tant et me faisoit tant de caresses que je ne pouvois, sans manquer à la reconnoissance, trouver sa visite trop longue. Sur quoi j'observerai que la baronne, qui apparemment me jugeoit ingrat, s'efforça, par toutes sortes de moyens, d'amener la bonne tante souper chez elle. Quand elle vit qu'il étoit impossible de l'y décider, elle prit elle-même le parti de rester avec nous. A minuit, nos deux convives se retirèrent; la même jolie femme de chambre qui m'avoit habillée s'empressa de détruire son ouvrage, et l'amie de la comtesse redevint son amant.

Je dis l'amie de la comtesse, et je dis bien. On savoit chez elle que je n'étois plus sa demoiselle de compagnie. Au reste, je crois que, dans l'occasion, tout bon gentilhomme pourroit, sans déroger, se mettre en condition comme j'y eusse été. Vraiment! le matin présider à la toilette de madame, causer l'après-dîner dans son boudoir, et le soir entrer dans son lit, je ne vois rien là qu'un jeune homme bien né doive trouver pénible et ne puisse faire honorablement. Quant à moi, je sais bien que je remplissois les différens devoirs de ma place avec grand plaisir et sans craindre de compromettre ma noblesse. De toutes manières, je me trouvois chez Mme de Lignolle aussi bien que chez moi.

Aussi bien que chez moi!… de temps en temps, mais pas toujours. Non, mon père, non. Quoique deux journées seulement se fussent écoulées depuis notre séparation, je sentois le besoin de vous revoir. O ma Sophie! je brûlois du désir d'aller chez Justine savoir si Mme de B… n'avoit rien appris de ton sort, et l'idée de tes infortunes empoisonnoit mon coupable bonheur.

Ce fut pour l'amour de ma femme que j'eus avec ma maîtresse un démêlé sérieux dès que le jour parut. «Je crois que tu pleures, s'écria la comtesse étonnée; qu'as-tu donc?» Lui avouer que je donnois ces larmes à l'absence de Sophie, c'eût été vraiment une cruauté; j'aimai mieux me permettre un officieux mensonge. «Je m'afflige parce qu'il faut, mon Éléonore, que je vous quitte pour quelques heures.—Me quitter! pourquoi faire?—Une visite…—A qui?—Pas à mon père, car il me retiendroit, et je veux revenir; mais à ma sœur.—A ta sœur! mon bon ami, rien ne presse.—Je ne puis m'en dispenser aujourd'hui.—Tu ne le peux?—Non.—Absolument?—Absolument.—Eh bien, j'irai avec toi.—Quelle idée! Nous montrer ensemble dans les rues de Paris! On n'a qu'à me reconnoître.—Nous baisserons les stores.—Oui! ne faut-il pas toujours descendre de voiture et y remonter? Et puis est-il possible que je te mène à ce couvent? à quoi cela ressembleroit-il?—Je t'attendrai à la porte.—Eh! non, non.—Vous ne voulez pas?—Je le voudrois de tout mon cœur; mais…—Vous me trompez.—Ma jolie petite amie, peux-tu le croire?—Je le crois: vous méditez une infidélité.—Éléonore!…—Ce n'est pas chez votre sœur que vous allez, mais chez cette indigne marquise, ou peut-être chez cette petite sotte de Montdésir.—Ma chère Éléonore!…—Mais, si vous avez des rendez-vous, vous les manquerez: car je vous défends de sortir.—Vous me le défendez?—Oui, je vous le défends.—Madame, prenez ce ton avec M. de Lignolle, tant qu'il voudra bien le permettre; quant à moi, je vous déclare que je ne le souffrirai pas, et que je veux sortir tout à l'heure.—Et moi, Monsieur, je vous déclare que vous ne sortirez pas.—Je ne sortirai pas?—Non.—Ah! nous allons voir.»

Je fis un mouvement pour me précipiter hors du lit; de la main droite, elle me retint par les cheveux, et, de la gauche, elle tira le cordon de sa sonnette avec tant de violence qu'elle le cassa. Ses femmes effrayées accoururent à sa porte. Elle leur cria: «Qu'on dise au suisse qu'il tienne l'hôtel exactement fermé et qu'il ne laisse sortir aucune des femmes de ma maison.»

Cette manière de garder un amant me parut si neuve que je fus obligé d'en rire: ma gaieté plut à la comtesse, qui se mit à rire aussi. Quelques minutes se passèrent dans le délire de cette joie; nous nous levâmes ensuite, et, quand je fus habillée, la querelle recommença.

«Éléonore, je m'en vais. Je te donne ma parole d'honneur qu'avant deux heures je serai de retour.—Mademoiselle de Brumont, je te donne ma parole que mon suisse ne te laissera pas sortir.—Quoi! sérieusement, Madame?—Très sérieusement, Monsieur.—Comtesse, je n'essayerai point de forcer le passage, parce qu'ajouter à votre imprudence une imprudence encore, ce seroit visiblement vous compromettre; mais souvenez-vous de la violence que vous me faites, songez que vous n'aurez pas toujours le pouvoir de retenir votre amant chez vous malgré lui, et qu'une fois libre, il pourra tarder longtemps à venir reprendre un joug que vous lui aurez rendu pesant.—Ah! l'indigne! il menace de m'abandonner!… Faublas, quand tu ne reviendras pas, je t'irai chercher… J'irai chez toutes tes maîtresses les unes après les autres: chez cette Mme de Montdésir, pour la souffleter; chez la marquise, pour te redemander à son mari; jusque chez ta femme, s'il le faut, pour lui déclarer que je suis ta femme aussi… Oui, ta femme. Ce M. de Lignolle ne s'est marié qu'avec mon bien. C'est toi qui m'as vraiment épousée; c'est toi seul, mon ami, tu le sais bien… Pourquoi veux-tu sortir et m'aller faire une infidélité? Pendant que tu étois à la Bastille, je n'avois de rendez-vous avec personne, moi. Je ne savois que t'appeler, m'impatienter et gémir… Est-ce Mme de B… qui t'attend? Avoue-le, je te le pardonne, si tu n'y vas pas… Quel avantage a-t-elle donc sur moi, cette Mme de B… que tu me préfères? Est-elle belle? Je suis jolie. A-t-elle des talens? Tu ne connois pas tous les miens: je chante bien, je danse mieux, et je vais tout à l'heure, si tu le veux, te jouer sur mon piano toutes les sonates d'Hedelman et de Clementi. A-t-elle de l'esprit? Je n'en manque pas. Vous aime-t-elle beaucoup? Je vous aime davantage, et je suis plus jeune, plus fraîche, plus aimable. Je te le dis, moi, je le dis… Tu ris, Faublas? Eh bien, oui, ne sors pas, et nous allons rire, causer, jouer ensemble, courir l'un après l'autre, nous caresser, nous battre, nous amuser comme hier. Hier le temps a passé si vite! Reste avec moi, mon bon ami, je te promets que cette journée-ci ne nous paroîtra pas moins courte que celle d'hier.—Tout cela, Madame, est inutile. Vous me retenez de force, mais prenez garde que votre prisonnier ne vous échappe: car, en quittant sa chaîne, il la brisera.—Vous osez répéter encore… Mettez mon courage à cette horrible épreuve, et vous verrez,… perfide! Je vais partout à votre poursuite; je vous surprends chez une rivale, je la tue, je vous tue, je me tue, et, jusque dans mes derniers momens du moins, je vous prouve que je vous adore, ingrat que vous êtes!… Grands dieux! où suis-je? Je ne me connois plus… Faublas, mon ami, ne sois pas fâché, ne sors pas… Tu ne dis mot, tu me repousses… Ah! je t'en prie, pardonne-moi. Tiens, regarde, je pleure, je suis à genoux.»

Je fus attendri, je la relevai, je la consolai, nous entrâmes en pourparler, nous capitulâmes. J'obtins qu'on iroit tout à l'heure lever chez son suisse la défense qui me tenoit aux arrêts chez elle; mais elle obtint que je ne sortirois pas.

Le lendemain cependant je me sentis plus inquiet, et, résolu de voir Justine à quelque prix que ce fût, je parlai de ma sœur à la comtesse. L'interminable dispute alloit s'échauffer, lorsqu'au coup de marteau du maître, les portes de l'hôtel s'ouvrirent avec fracas. M. de Lignolle accourut à l'appartement de sa femme, et, du plus loin qu'il nous vit, il s'écria: «Félicitez-moi, Mesdames, je rapporte de Versailles le brevet d'une pension de deux mille écus.—Pour qui? demanda la comtesse.—Pour moi, répondit-il de l'air du monde le plus satisfait.—Monsieur, j'en suis fort aise, puisque vous en paroissez content; mais qu'est-ce pour vous qu'une pension de 6,000 livres?—Je n'ai pas pu l'obtenir plus forte.—Vous m'entendez mal, reprit-elle d'un ton froid qui contrastoit merveilleusement avec la joie de son mari. Loin de me plaindre que la pension soit trop modique, je m'étonne que vous l'ayez sollicitée; vous, Monsieur, qui possédez plus de douze cent mille livres de biens-fonds, et à qui j'ai apporté près du double en mariage.—Madame, on n'est jamais trop riche.—Eh! Monsieur, tant d'honnêtes gens ne le sont pas assez! Pourquoi ne pas laisser les grâces de la cour se répandre sur ceux qui en ont un véritable besoin?—Il est vrai, dit le comte en se frottant les mains, qu'une foule d'amateurs s'étoient mis sur les rangs; je n'ai pas été seul favorisé. Les brevetés sont: d'Apremont, que vous connoissez…—Une seule de ses terres lui rapporte vingt mille écus!—Et de Verseuil…—Il est lieutenant d'une province!—Et d'Hérival, aussi.—Son oncle, ancien ministre, l'a chargé de richesses qu'il dissipe et d'honneurs dont il est indigne.—Et Flainville, encore.—Il a, par l'agiotage, quadruplé l'opulente succession de ses pères!—Et puis un monsieur de Saint-Prée… Mais non, je me trompe, celui-là n'a rien obtenu.—Ah! le brave homme! m'écriai-je. Quel dommage!—Vous le connoissez? me dit la comtesse.—Oui, Madame. Un vieux officier plein de mérite et de courage! Vous ne verriez pas sans admiration les cicatrices dont il est couvert, et le récit des malheurs qui ont renversé sa fortune vous intéresseroit vivement.—Il est pauvre? s'écria-t-elle.—Très pauvre. On s'est montré du moins assez juste pour recevoir l'aîné de ses garçons à l'École militaire, et sa fille cadette à Saint-Cyr.—Il a beaucoup d'enfans?—Trois autres demeurent encore à sa charge, et, comme lui, languissent dans un village du Languedoc…—Là! dites-moi, n'est-ce pas une chose affreuse que des courtisans qui nagent dans l'opulence enlèvent à cette famille infortunée son honorable et dernière ressource?…» Elle se tourna vers son mari: «N'en êtes-vous pas honteux?—Honteux de quoi? répondit le comte: si ce monsieur est malheureux, qu'il se plaigne; s'il est oublié, qu'il se montre. Que fait-il dans sa province? qu'il vienne à Versailles; qu'il paroisse à l'Œil-de-Bœuf. Est-ce à moi de l'aller chercher? Il a fait de malheureuses campagnes: eh bien! dix mille officiers n'ont-ils pas été blessés comme lui? N'est-il pas guéri comme eux? A la cour, ce ne sont pas des cicatrices qu'il faut montrer. Il ne s'agit que d'avoir des amis, de la patience et de l'importunité. Si rien de tout cela ne manque à M. de Saint-Prée, son tour viendra.» La comtesse repartit avec vivacité: «Mais, sans vous, peut-être son tour étoit venu.» M. de Lignolle, affectant le ton de la supériorité, répliqua: «Que vous êtes enfant! vous n'avez pas la moindre connoissance du monde. Supposons que, pour faire place à ce monsieur, je me fusse bonnement retiré; d'autres, moins délicats, l'auroient écarté. D'ailleurs, si dans la vie on étoit arrêté par la foule des petites considérations particulières, on ne songeroit jamais à soi.» Mme de Lignolle rougit, pâlit, frappa des pieds. «Brumont, vous l'entendez! voilà de ces raisons qui me mettent hors de moi. Cela me feroit sauter au ciel!… Monsieur, je ne connois, comme vous le dites bien, ni le monde, ni le cœur humain, ni, Dieu merci! l'art des beaux raisonnemens; mais j'écoute ma conscience: elle me crie qu'aujourd'hui vous avez surpris les ministres, trompé le roi et volé des malheureux.—Madame, l'expression…—Oui, Monsieur, volé!» Son mari voulut sortir, elle le retint, et d'un ton qui paroissoit plus calme elle continua: «Si vous ne trouvez pas moyen, sous quelques jours, de vous démettre de votre pension en faveur de M. de Saint-Prée, je vous déclare que je me chargerai du soin de lui faire passer tous les ans deux mille écus par une voie indirecte et par forme de restitution.—Comme il vous plaira, Madame; vous le pouvez sans vous gêner beaucoup: ce sera tout au plus le tiers de la somme annuelle que vous vous êtes réservée pour votre entretien.—Ne vous en flattez pas, Monsieur, je ne toucherai point à cette portion de mon revenu. Quoique je ne vous en doive aucun compte, je suis bien aise de vous répéter ce que je vous ai déjà dit cent fois: je ne me consolerois pas de dépenser follement vingt mille francs en bagatelles de toilette, lorsqu'il y a dans nos terres des misérables qui manquent de pain. Je ferai de mes économies un emploi selon mon cœur. Quant à la dette que vous venez de contracter envers M. de Saint-Prée, vous l'acquitterez avec les biens qui nous sont communs; si vous m'en laissez le soin, j'engagerai mes diamans; et, quand je les aurai fait mettre au mont-de-piété pour vous, nous verrons si vous ne les retirerez pas.—Non, Madame.—Non? je pense que vous osez dire non! Moi, je vous répète que je le veux, et que cela sera. Monsieur le comte, vivons en paix, croyez-moi, ne me poussez point à bout; j'ai des parens, j'ai des amis, j'ai raison, ma séparation ne seroit pas difficile à obtenir. Vous vous passerez bien de ma personne, je le sais; mais la perte de mon bien pourroit vous laisser des regrets amers… Tiens, Brumont, car je ne puis m'en taire, tu vois l'homme du monde le plus insensible et le plus avare. Il faut que tous les jours je me dispute avec lui pour empêcher des lésineries ou des injustices. Depuis six mois que nous sommes ensemble, je n'ai pas eu la satisfaction de le voir une fois, une seule fois, secourir un malheureux! Son unique bonheur est de thésauriser. Il s'est fait un dieu de son or! Aujourd'hui qu'il vient d'augmenter ses richesses, il ne vit que de l'espérance de les augmenter demain! Et demandez-moi pour qui. Pour des collatéraux: car des pauvres, il ne sait pas s'il en existe; et des enfans, il n'en aura jamais,… à moins qu'une malheureuse charade…»

Depuis un quart d'heure la comtesse étoit fort en colère; tout à coup elle se mit à rire comme une folle. Cependant, après un court moment de réflexion, elle reprit:

«A moins qu'une malheureuse charade… ne lui tienne lieu d'un enfant chéri… Au reste, il a raison de les aimer, car elles ne lui coûtent rien à faire… A propos d'enfans, Monsieur, il me tarde de revoir les miens. L'automne dernier, je désirois aller faire un tour dans le Gâtinois, vous m'avez retenue par des visites de mariage; et j'ai su que depuis vous avez fait à ma terre un voyage que vous vouliez que j'ignorasse: maintenant que je vous connois, cette mystérieuse visite m'alarme pour mes paysans. Monsieur, je prétends qu'on ne change rien à leur condition; je prétends que les vassaux de la marquise d'Armincour n'aient pas à se plaindre d'être devenus ceux de la comtesse de Lignolle. Bonnes gens, ma bonne tante m'éleva parmi vous; elle fit de vos honorables travaux mes premiers plaisirs, et de vos innocens plaisirs mes plus charmantes occupations! Elle vous apprit à me chérir, elle m'apprit à vous respecter, elle m'apprit à être heureuse de votre bonheur, fière de votre amour et riche de vos prospérités. Souvent elle me disoit, je m'en souviens avec délices, elle me disoit: «Éléonore, ne trouves-tu pas bien doux d'avoir, à ton âge, autant d'enfans qu'il y a d'habitans dans ce village?» Oui, ce sont mes enfans. Oui, bonnes gens, je veux vous ramener votre mère. Elle ne vous paroîtra pas trop vieille encore, et j'espère que maintenant, comme lorsqu'elle étoit plus petite, vous la verrez avec attendrissement encourager vos travaux, ordonner vos fêtes, ouvrir vos bals, présider à vos banquets, récompenser vos laborieux garçons, et couronner vos jolies rosières.»

Tout à l'heure la comtesse rioit, maintenant je voyois ses yeux se remplir de larmes.

«Monsieur, reprit-elle aussitôt avec beaucoup d'impétuosité, je pars demain.—Demain! Madame, c'est trop tôt; la saison…—Pardonnez-moi, Monsieur: le printemps, qui s'approche, ramène les beaux jours. Il fait un temps superbe. Demain, je pars pour ma terre du Gâtinois, j'y reste quelques jours, je reviens ensuite chercher ma tante, dont les affaires seront finies, et je vais avec elle passer quelques semaines en Franche-Comté. J'ai aussi des enfans dans ce pays-là.—Mais, Madame…—Monsieur, demain je pars, c'est une chose décidée. J'emmènerai Mlle de Brumont. Si vous êtes prêt, vous viendrez avec nous. Avez-vous affaire? Ne vous gênez pas. Je n'ai besoin, ni pour mes travaux, ni pour mes plaisirs, d'un homme également incapable de contribuer au bonheur ou de compatir aux misères de personne.»

A l'instant même elle ordonna qu'on préparât ses malles et sa voiture de campagne. M. de Lignolle s'en alla mécontent et soumis.

Cependant la comtesse versoit quelques larmes; je voyois l'intérêt le plus tendre régner sur son visage, où le feu de la colère venoit de s'éteindre: mon cœur se pénétroit du sentiment délicieux dont le sien paroissoit vivement ému. La sensibilité, fille de la Providence et quelquefois du malheur, sœur de la commisération et mère de la bienfaisance, est, je crois, une de ces vertus qui, pour l'éternelle propagation de notre espèce, nous fut accordée à nous autres hommes, afin que nous pussions être aimés, et à vous, nos douces compagnes, pour que vous eussiez à tout âge et en tout temps un sûr moyen de plaire. Au moins, j'ai toujours vu qu'il n'y a point de si vieille figure que ne puisse rajeunir son expression touchante; et tel est même son admirable pouvoir qu'en embellissant la moins jolie, elle ajoute encore mille agrémens à la plus belle. Jugez donc combien, en ce moment, Mme de Lignolle me parut plus brillante de ses attraits piquans et de son extrême jeunesse, et soyez moins étonné d'apprendre qu'une cause en soi digne d'éloges ait produit, par l'occurrence, des effets condamnables.

Quelques minutes après son départ, M. de Lignolle revint à l'appartement de madame. Heureusement j'avois mis les verrous. «Vous vous êtes enfermées? cria-t-il.—Oui, Monsieur, répondit-elle.—Pourquoi donc?—Parce que nous recommençons notre charade.—Est-ce une raison pour que je n'entre pas?—Si c'est une raison! je le crois bien! Je vous ai déjà dit, Monsieur, que je ne voulois pas être dérangée quand je composois. Revenez dans un quart d'heure, la leçon sera peut-être finie.»

Elle ne dura pas si longtemps, la leçon; mais, après l'avoir prise et donnée, l'écolière et le disciple eurent une petite explication qu'il ne falloit pas que tout le monde entendît.

«Éléonore, ma charmante amie, tout à l'heure je t'écoutois avec transport prêcher à ton mari, qui ne les connoît pas, des vertus que j'idolâtre. Tu m'es devenue plus chère, tu me parois plus jolie.—Eh bien, me répondit-elle, c'est ce que ma tante m'a toujours dit, toujours elle m'a répété qu'un air de bonté paroit une figure mieux que tous les chapeaux de Mlle Bertin. Elle avoit donc raison, puisque mon amant s'en aperçoit. Oh! que je suis contente! s'écria-t-elle en faisant un saut de joie; que je suis contente d'être bonne, puisqu'en effet cela me rend plus aimable à tes yeux! Tiens, Faublas, je le serai chaque jour davantage; tiens, mon ami, j'ai mes défauts comme tout le monde. Je suis vive, impérieuse, colère; on me croiroit méchante, et dans le fond il n'y a pas de meilleure femme que moi. Je vaux de l'or. Tous les jours tu me découvriras des qualités nouvelles, je te le dis. Tu verras, tu verras!… Demain, je t'emmène à ma terre, en es-tu bien aise?—J'en suis enchanté, ma petite amie.—Pourquoi petite? Pas tant, ce me semble: ne trouves-tu pas que je suis grandie depuis quatre mois?—Au moins d'un pouce.—Ah! je compte grandir encore. Je grandirai, sois-en sûr! Cela te fera plaisir aussi, n'est-il pas vrai?—Grand plaisir, assurément. Pour revenir à la question que tu me faisois tout à l'heure, je suis enchanté d'aller à la campagne avec toi; mais, si tu veux que je parte demain, il faut souffrir que j'aille aujourd'hui chez Adélaïde, et que j'y aille seul.»

Ici recommença notre dispute, qui cette fois se termina tout à mon avantage. J'eus même le bonheur de faire comprendre à la comtesse qu'il ne falloit pas qu'elle me donnât son carrosse. On fit avancer un honnête fiacre, à qui j'indiquai d'abord le couvent d'Adélaïde; mais, à quelques pas de l'hôtel, je priai mon phaéton de me conduire incognito chez Justine.

La paresseuse étoit encore au lit, où M. de Valbrun causoit avec elle. Tous deux pourtant, dès qu'on eut annoncé Mlle de Brumont, lui crièrent d'entrer. Je fus reçu comme un ami commun. Je ne sais pas si le vicomte, tout à fait exempt de jalousie, trouvoit, à me voir chez sa maîtresse, autant de plaisir qu'il mit d'affectation à me l'assurer; mais je sais bien que Mme de Montdésir faisoit des efforts malheureux pour que M. de Valbrun ne vît pas qu'elle lui préféroit M. de Faublas. La pauvre enfant, encore un peu neuve dans son métier, remplissoit difficilement sa tâche. J'avoue que ce ne fut point pour l'aider à sortir d'embarras que je lui parlai de mes affaires. Elle parut fâchée de m'apprendre qu'elle n'avoit aucune nouvelle à me donner de la part de la marquise, et elle se chargea volontiers de la faire avertir que je partois avec Mme de Lignolle pour le château de ***. Le vicomte me promit, de son côté, qu'il ne diroit point à la baronne en quel endroit il m'avoit rencontré.

Du Palais-Royal j'allai rue Croix-des-Petits-Champs, au couvent de ma sœur. Paroître devant elle dans mon nouveau travestissement, c'eût été beaucoup affliger ma chère Adélaïde et commettre une imprudence inutile. Je me contentai de griffonner dans ma voiture, et de faire remettre à la tourière un petit billet, par lequel j'apprenois à Mlle de Faublas que son frère alloit passer quelques jours à la campagne.

En effet, le lendemain de bonne heure nous partîmes, Mme de Lignolle et moi. Le comte, retenu pour quelques affaires, nous faisoit espérer qu'il lui seroit impossible d'aller nous rejoindre avant huit jours. Je n'entreprendrai pas de vous peindre la folle joie que ressentit ma jeune maîtresse, lorsqu'elle se vit en route avec moi. Je ne vous dirai pas non plus jusqu'à quel point ce voyage m'amusoit; mais vous savez qu'on ne s'ennuie pas de courir la poste avec une femme qu'on aime. Il étoit près de cinq heures lorsque nous arrivâmes à son château, distant de Paris de plus de vingt lieues. Nous n'avions pas dîné; je sentois un vif désir de me mettre à table; mais la comtesse s'occupa d'abord d'un autre soin qu'elle jugeoit plus essentiel. Nous commençâmes par aller visiter l'appartement qu'on lui avoit préparé; elle fit dresser un second lit à côté du sien. Il étoit désormais décidé que Mlle de Brumont coucheroit partout où coucheroit Mme de Lignolle.

Cependant, la nouvelle de notre arrivée s'étant répandue dans les villages dont la comtesse étoit seigneur, il y eut le soir même grand concours au château. Mme de Lignolle ne reçut point la triste et cérémonieuse visite d'un campagnard gentillâtre, fier de son antique inutilité, ni de quelques bourgeois enrichis, plus vains encore de leurs privilèges nouveaux: sa nombreuse cour se composa tout entière de ces hommes presque partout dédaignés et partout respectables, à qui la plupart de nos gens prétendus comme il faut ont persuadé que le premier des arts étoit un vil métier. Moins crédule et plus fortuné, chacun des honnêtes laboureurs que je voyois paroissoit avoir la conscience de ses talens en particulier, et en général le noble orgueil de son état. Tous montroient devant Mme de Lignolle une modeste assurance; tous étoient redevenus des hommes, depuis qu'une femme les avoit protégés; tous, en se félicitant du retour de la comtesse, s'affligeoient de ne pas revoir la marquise, et demandoient au Ciel qu'il lui plût de rendre à la nièce les bienfaits dont la tante les avoit comblés. Pressées autour de ma charmante maîtresse, les femmes l'accabloient de remerciemens et d'éloges, les filles la couvroient de fleurs, les enfans se disputoient sa robe pour la baiser. Digne de l'amour qu'elle inspiroit, Mme de Lignolle avoit retenu tous les noms, elle adressoit au vieux Thibaut un remerciement affectueux, à la bonne Nicole une obligeante question, un compliment flatteur à la jeune Adèle, une douce caresse au petit Lucas. Elle s'inquiétoit avec intérêt de la situation des affaires communes; en vérité, vous eussiez dit une tendre mère tout à l'heure revenue au sein de son heureuse famille.

«Éléonore, lui dis-je, ma chère Éléonore, vous méritez d'être l'objet de l'allégresse générale, car vous paroissez la sentir vivement.—Très vivement, mon ami, je t'assure, je suis touchée jusqu'aux larmes. Jamais, cet hiver, la plus intéressante tragédie ne m'a si fort émue. Dis-moi donc pourquoi tant de gens opulens, qui, dans leurs terres, ne font de bien à personne, courent à Paris s'attendrir, au théâtre, sur des maux factices?—Ils ne s'y attendrissent pas, mon amie; dans nos salles, ce n'est que le tiers état qui pleure. Les gens prétendus comme il faut ne savent pas même quand l'acteur est là; ils vont à la comédie pour se lorgner dans les loges et se saluer dans les corridors. Vous concevez qu'ils ne s'amusent pas; mais ils s'étourdissent, pendant quelques heures, sur l'ennui qui les dévore.—Tu as raison, j'ai cru moi-même m'en apercevoir quelquefois; aussi j'ai pris mon parti. Je passerai la plus grande partie de l'année dans mes terres; et je veux employer en bonnes œuvres l'argent que me coûteroit une loge à chacun des trois spectacles.—Ah! mon amie, que les journées alors te paroîtront courtes! ah! si tu vas toujours au-devant des malheureux, tu n'auras pas un moment à perdre. Du côté des plaisirs, tu y gagneras beaucoup encore, je crois; les scènes intéressantes viendront te chercher. Et comment ne serois-tu pas continuellement amusée et attendrie, quand tu auras sans cesse des pleurs à essuyer et des transports de joie à contenir?…—Eh bien! s'écria-t-elle, me voilà décidée, je resterai dans mes terres,… pourvu que tu ne me quittes pas, Faublas, pourvu que tu me sois fidèle…—Comment ne le serois-je pas, ma charmante amie? Où trouverois-je, avec plus de vertus, tant…»

Je ne pus en dire davantage. O ma Sophie! un souvenir m'empêcha d'achever.

«Tu m'aimeras donc toujours? reprit tout bas Mme de Lignolle.—Toujours.—Tu ne t'occuperas jamais que de moi?—Que de toi… Mais voyez donc, Madame la comtesse, comme ces paysannes sont jolies.—Et comme ces jeunes gens ont bonne mine, me répondit-elle. Vraiment je suis tentée de croire qu'il se fait ici beaucoup d'enfans, et de beaux enfans, parce que les pères sont contens de leur sort.—Non, n'en doutez pas, mon amie. Le commerce, si fatal à l'espèce humaine par les dangereux travaux qu'il occasionne, par les voyages de long cours qu'il commande, par les guerres fréquentes qu'il nécessite, le commerce enlève tous les jours des bras à l'agriculture. Un fléau destructeur qu'il amène avec lui, le luxe, vient encore, dans nos campagnes, décimer les plus beaux hommes, qu'il précipite à jamais dans le vaste abîme des capitales, où s'engloutissent les générations. Que reste-t-il pour cultiver nos champs déserts? Quelques tristes esclaves condamnés à l'oppression des heureux de la terre, qui, par la plus inique des répartitions, ayant gardé pour eux l'oisiveté avec la considération, les exemptions avec les richesses, laissent à leurs vassaux la misère et le mépris, le travail et les impôts. Si la misère avilit l'âme, les chagrins altèrent le corps. Les chagrins rongeurs gravent sur les visages où ils s'attachent d'ineffaçables marques, plus hideuses que les rides de la vieillesse et que les difformités de la laideur; des marques de réprobation, qu'un père malheureux transmet à sa postérité, comme lui vouée à toutes les ignominies. C'est ainsi que l'individu s'abâtardit en même temps que l'espèce diminue. Partout où vous verrez le paysan peu nombreux et bien laid, prononcez hardiment qu'il est bien misérable.»

Tandis que je m'attendrissois avec la comtesse, dans cet entretien qui m'inspiroit pour elle beaucoup d'estime et beaucoup de respect, plus de cent couverts avoient été mis sur une immense table circulairement dressée dans un salon de verdure aussitôt illuminé. Les violons aussi venoient d'arriver; une impatiente jeunesse autour de nous rangée attendoit le signal. Mme de Lignolle prit la main d'un joli garçon; je fis de même, et le bal commença.

L'heure du souper vint trop tôt pour les danseuses et pour leurs amans, mais au grand contentement des mamans et des pères, qui sont toujours, en pareil cas, plus pressés de se mettre à table que les enfans. Mme de Lignolle voulut que je l'aidasse à faire les honneurs du festin; nous nous retirâmes lorsque après que, tous les convives ayant porté plusieurs santés à leur hôtesse et à sa tante chérie, les vieillards entonnèrent des chansons à Bacchus et les jeunes gens des hymnes à l'amour.

Je vous dirai confidemment qu'un peu fatigué de l'exercice des nuits précédentes, je ne goûtai, durant tout le cours de celle-ci, d'autre plaisir que celui de dormir tranquille auprès d'Éléonore étonnée. M. de Lignolle à ma place n'eût fait ni plus ni moins: aussi, loin de m'en glorifier, je m'en accuse. Mais rassurez-vous pour la comtesse et pour moi; l'amour, toujours juste, avoit décidé que, dans la matinée du lendemain, ma jeune maîtresse obtiendroit un dédommagement.

Il n'étoit pas midi; depuis plusieurs heures l'alerte comtesse me faisoit courir dans son parc; un jardin anglois nous invitoit à goûter quelque repos à l'ombre de ses bocages tortueux. Un frais zéphyr balançoit mollement le feuillage du cèdre et du saule, de l'érable et du mélèze, du platane et de l'acacia. Sur leurs branches mariées et confondues mille oiseaux chantoient le printemps et ses plaisirs; un ruisseau, tout à l'heure rapide, et maintenant ralenti dans son cours, caressoit de son onde argentée les fleurs qui bordoient ses rives. Au fond d'un bosquet sombre que formoient le lilas et le rosier, le chèvrefeuille et l'aubépine ensemble entrelacés, étoit une grotte mystérieuse, dernier asile de l'amour.

Joyeux, je m'avance; et quel est mon étonnement quand je lis à son entrée cette inscription: Grotte des charades ! «Grotte des charades! m'écriai-je.—Grotte des charades! répéta la comtesse; il ne faut pas demander, ajouta-t-elle en riant de toutes ses forces, si monsieur le comte est venu s'exercer ici l'automne dernier»; puis, d'un ton majestueux, elle reprit: « Grotte des charades ! Faublas, oseras-tu y entrer?» Et son œil plein de feu m'invitoit à réparer les torts de la nuit dernière. J'eus l'audace de pénétrer avec elle dans ce lieu de délices; un lit de mousse sembloit y avoir été préparé des mains de Vénus, il reçut deux amans… Pendant quelques minutes nous n'entendîmes plus ni les oiseaux, ni le zéphyr, ni l'onde… L'heureuse grotte venoit de mériter son nom, que, peut-être, nous allions lui confirmer encore, lorsque l'approche d'un profane nous força de suspendre nos transports.

C'étoit encore M. de Lignolle qui nous surprenoit par sa brusque arrivée. «Ah! ah! dit-il, c'est que vous étiez en train de travailler ici?—Oui, Monsieur, ne me l'avez-vous pas permis, de travailler?—Sans doute.—En ce cas, le lieu doit vous être égal.—Parfaitement égal… Mais, Madame, vous avez l'air embarrassée: est-ce que je serois venu mal à propos?—Mal à propos… Non,… non, pas tout à fait… Nous nous occupions de vous.—Quoi! en composant une charade?—Nous n'en faisons jamais que vous n'y soyez pour quelque chose.—Comment cela?—Le comment, je ne puis vous le dire. Au reste, soyez tranquille, il ne s'agit que d'une bagatelle… qui devroit vous concerner un peu, mais qui, dans le fait, ne vous concerne pas du tout.—Par ma foi, Madame, ceci est trop obscur, je n'y comprends plus rien.—C'est ce qu'il faut. Monsieur; mais vous saurez peut-être cela quelque jour… Laissons les charades… Monsieur, vous êtes arrivé bien vite? vous avez bien promptement terminé vos affaires?—Madame, je ne les ai pas faites. Je compte m'en aller après-demain. Je suis venu parce que j'étois pressé… de vous voir d'abord,… et puis de revoir cette terre, qui, depuis nombre d'années, est assez mal gouvernée.—Assez mal! jamais vous ne la gouvernerez mieux. Je ne prétends pas qu'elle le soit autrement.—Il y aura pourtant quelques petites réformes à faire.—Aucune! je vous déclare d'avance que je ne le souffrirai pas… Monsieur, ajouta-t-elle en sortant de la grotte, vous avez peut-être une charade à composer? Nous vous laissons.—Madame, mais que je ne vous chasse pas. Et la vôtre?—La nôtre est faite; nous allions peut-être en commencer une seconde; mais vous arrivez comme un jaloux!—Madame, je vous en prie! c'est à moi de me retirer si la place vous fait plaisir.—Non, non, restez, répondit-elle en riant, ce sera pour un autre moment. Nous n'y perdrons rien, soyez tranquille.»

L'après-dîner, Mme de Lignolle me proposa de venir voir ses vassaux; nous entrâmes dans le premier village chez un fermier de la comtesse; elle lui dit: «Bastien, tu n'es pas venu souper avec moi, je viens te demander à goûter. Pourquoi ne t'ai-je pas vu hier avec tes camarades? Est-ce que tu ne m'aimes plus?» L'honnête homme baissa les yeux d'un air embarrassé. Sa femme, moins timide, répondit: «Not' homme a dit comme ça qu'il ne vouloit pas se faire l'honneur de donner à not' dame le plaisir de l'aller voir, parce qu'il ne se soucioit pas un brin de lui fendre le cœur de sa peine; et il assure qu'il est sûr qu'elle ne la sait pas.—C'est justement parce que je ne la sais pas qu'il faut vite me la dire. Voyons, Bastien, conte-moi-la ta peine; nous sommes de vieux amis, mon enfant, viens t'asseoir là, et parle.»

Le bon fermier se fit un peu presser et s'expliqua: «J'ai renouvelé mon bail, votre intendant m'a augmenté.—Augmenté! de combien?—De cent pistoles.—Bastien, dis la vérité: qu'est-ce que tu gagnois avec moi?—Deux mille francs.—Tu n'as donc plus que cent pistoles de bénéfice?—Pas davantage.—Et tu es père de cinq enfans, je crois?—Depuis que nous n'avons vu madame, Dieu m'a fait la grâce de m'en donner un de plus.—Belle grâce pour un pauvre diable qui ne gagneroit que mille francs!» Elle se tourna vers moi: «Le père, la mère, six enfans! Et pour nourrir, loger, habiller tout cela, cent malheureuses pistoles! Je sais qu'à la rigueur ce n'est pas, dans ce pays-ci, la chose impossible; mais ne jamais recevoir un ami, n'avoir jamais la poule au pot, s'interdire sans cesse la plus petite dépense qui ne soit pas exactement nécessaire; et enfin, après des années de travail et de parcimonie, rien pour établir les garçons, rien pour doter les filles! Non, bonnes gens, non, cela ne sera pas… Tiens, Brumont, fais-moi le plaisir de dire à La Fleur qu'il aille tout à l'heure avertir mon homme d'affaires que je l'attends ici.»

Quand je rentrai, la comtesse disoit: «Sois tranquille, Bastien, prends courage, et va me chercher de la crème, car Mlle de Brumont l'aime beaucoup, et moi aussi.»

Il en apporta deux pleins saladiers. Je crois que la comtesse se fût donné une indigestion, si l'espièglerie n'eût chez elle combattu la friandise. Elle ne pouvoit se résoudre à avaler de suite trois cuillerées du doux liquide; il falloit qu'à chaque instant elle en barbouillât la figure de sa bonne amie, qui au reste le lui rendoit bien. Nous nous amusions de nos enfantillages, au point d'en rire comme deux écervelées, quand l'homme d'affaires arriva.

Aussitôt le visage de la comtesse redevint sérieux. «Je voudrois bien savoir, Monsieur, pourquoi, sans me consulter, vous avez augmenté le bail de cet honnête homme, en le renouvelant.—Madame, je connois les intentions de monsieur le comte…—J'entends. Mais vous n'avez pas songé que ce moyen de lui faire votre cour étoit celui de me déplaire souverainement. Écoutez, je ne prétends pas discuter cette affaire avec M. de Lignolle; vous avez fait la faute, c'est à vous de la réparer. Si demain, avant midi, vous ne m'apportez un nouveau bail qui remette les choses sur leur ancien pied, vous ne coucherez pas le soir au château.—Madame…—Point de réplique; allez.»

Le mari, la femme et l'aînée des filles se jetèrent aux genoux de la comtesse, et baignèrent ses mains de leurs pleurs; jugez de mon émotion quand je vis Mme de Lignolle verser aussi de délicieuses larmes sur les mains qui serroient les siennes! Emporté par le premier mouvement de mon enthousiasme, je me précipitai dans ses bras, je la pressai sur mon sein, je lui donnai plusieurs baisers; je m'écriois: «Adorable enfant, tu vas me devenir chère!—Mes bons amis, dit-elle aux fermiers, c'en est trop, relevez-vous, relevez-vous donc. Si la reconnoissance est une dette, Brumont vient de l'acquitter pour vous. Toutes les richesses de la terre ne sauroient payer le plaisir que je ressens.»

Ils se levèrent, nous partîmes; ce qui restoit encore de la crème fut oublié.

Dût le passage trop rapide d'une scène très intéressante à une scène très gaie vous étonner beaucoup, et même vous fâcher un petit moment, il faut que je vous raconte le comique incident de la nuit suivante, car je n'y puis tenir.

La comtesse n'ignoroit pas que M. de Lignolle venoit de prendre pour lui l'appartement voisin du nôtre; mais l'étourdie n'avoit pas remarqué qu'une simple cloison séparoit son lit du lit où son mari ne dormoit pas encore. Or, devinez, aux questions qu'il fit à sa femme, devinez, dis-je, la cause du bruit qu'il avoit entendu: «Vous êtes incommodée, Madame?—Qui me parle?—Moi.—Que me demandez-vous?—Si vous êtes incommodée.—Incommodée!… Point du tout.—Tout à l'heure je vous entendois vous plaindre.—Me plaindre, moi!… Je ne me plaignois pas, Monsieur, je vous assure; vous avez rêvé cela.—J'ai bien entendu; mais vous-même vous rêviez peut-être… Au reste, j'ai tort de m'alarmer; si vous aviez besoin de quelque chose, vos femmes ne sont pas loin.—Et Mlle de Brumont est là, tout près de moi, Monsieur.—Oh! Mlle de Brumont s'entendroit-elle à donner des soins à une femme qui…—Mieux que toutes les femmes du monde…—Avez-vous eu occasion d'en essayer, Madame?—Plusieurs fois, Monsieur.—Déjà!—Oui, et je vous certifie que mes femmes et vous-même, Monsieur, vous aussi, vous m'eussiez laissée mourir, faute de pouvoir me donner les secours qu'elle a eu le talent de me prodiguer!—En ce cas, je puis dormir tranquille.—Oui, dormez, dormez.—Je vous souhaite une bonne nuit, Madame.—Grand merci. Elle ne commence pas trop mal.—Bonne nuit, Mademoiselle de Brumont.—Monsieur, j'y tâche.»

Ceci, du moins, fut pour la vive comtesse un avertissement de gémir plus bas, s'il lui arrivoit de gémir encore, et surtout de ne me pas donner d'autre nom que mon nom de fille, soit qu'il lui plût de recevoir quelques nouveaux secours, soit qu'elle crût n'avoir plus que des remerciemens à me faire.

Le jour étoit grand lorsque nous nous réveillâmes. Mme de Lignolle me proposa de monter en voiture et d'aller rejoindre son mari, dès le matin parti pour la chasse. J'acceptai. Nous partîmes. A peu près à une demi-lieue du château, nous mîmes pied à terre, parce que la comtesse voulut gravir une colline avec moi. Déjà nous touchions à son sommet, et les gens de Mme de Lignolle étoient assez loin derrière nous, quand nous fûmes surpris de voir un cavalier, qui d'abord venoit au galop, arrêter son cheval dès qu'il nous eut atteints, et nous examiner curieusement. «Que veut cet homme? demanda la comtesse.—J'apporte une lettre à Mlle de Brumont.—Donne.—Je dois la remettre à Mlle de Brumont elle-même.—C'est moi.» Il lui répondit: «Non, ce n'est pas vous. C'est lui , ajouta-t-il en me montrant.—Comment! lui !—Oui, lui .» Il me jeta le billet et repartit aussi vite qu'il étoit venu.

Je décachetai, je lus. «Qu'est-ce donc, Faublas? s'écria-t-elle, tu pâlis.—Rien, rien, mon amie.—Montre-moi ce billet.—Je ne puis. Non.» Avant que j'eusse deviné son dessein, elle m'arracha le maudit papier et le mit dans sa poche.

Nous redescendîmes la colline, nous reprîmes le chemin du château, et, malgré mes vives instances, je ne pus obtenir que la lettre me fût rendue. Rentrée dans son appartement, la comtesse s'y enferma avec moi; puis, s'étant à l'improviste jetée dans un cabinet de toilette , dont la porte se ferma sur elle, rien ne l'empêcha de lire l'épître fatale. C'étoit un cartel ainsi conçu:

Tu fus longtemps Mlle Duportail, tu es maintenant Mlle de Brumont; j'ai toujours vu dans ta physionomie que tu ferois toute ta vie métier de tromper des maris et de séduire des femmes. Il ne tiendroit qu'à moi d'intéresser un second dans ma querelle, en divulguant ton secret; mais tu croirois que j'ai peur. Si tu n'es pas en effet devenu femme, tu te rendras dans trois jours, le 10 du présent mois de mars, dans la forêt de Compiègne, au milieu du second chemin de traverse à gauche. J'y serai depuis cinq jusqu'à sept heures du soir, sans amis, sans domestiques, et je n'aurai d'autre arme que mon épée.

Signé : Le Marquis de B…

Il n'y avoit pas deux minutes que Mme de Lignolle avoit disparu, quand elle revint se précipiter dans mes bras. «Il y faut aller, mon ami, me dit-elle, il y faut aller. Je ne suis pas femme à te rien conseiller contre l'honneur. Nous allons dîner et partir, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Le 10! C'est aujourd'hui le 9, tu as près de quarante lieues à faire; il n'y a pas un moment à perdre. Dis?—Oui, mon amie.—Eh bien, nous arriverons cette nuit à Paris. Tu seras demain sur les cinq heures du soir à Compiègne, et avant la fin du jour tu tueras le marquis… Hein?—Oui, mon amie.—Mais ne t'avise pas de le manquer; tue-le, au moins, cela est très essentiel: tue-le, il a notre secret… Tu conçois le danger? Tu conçois?—Oui, mon amie.—Cependant c'est une chose bien cruelle que d'ôter la vie à quelqu'un!… que d'avoir la vie d'un homme à se reprocher!… Non, Faublas, non, ne le tue pas; blesse-le seulement, et tu lui feras donner sa parole d'honneur qu'il ne dira rien… Entends-tu?—Oui, mon amie.—Et tu reviendras tout de suite m'assurer que c'est une affaire finie… Je t'attendrai à Paris… Tu reviendras tout de suite, n'est-il pas vrai?—Oui, mon amie.—Ou bien j'irai avec toi, cela n'est pas impossible. Qu'en penses-tu?—Oui, mon amie.—Eh! mais il dit toujours oui! il me répond sans m'entendre.»

Je l'entendois, mais je ne la comprenois pas. Effrayé des malheurs qui me menaçoient, je songeois avec désespoir qu'un duel alloit une seconde fois me priver de ma patrie, m'enlever à mes amis, à la marquise, à ma sœur, à mon père,… hélas! à ma Sophie,… et, vous le dirai-je? à cette petite Mme de Lignolle, que je trouvois chaque jour plus aimable et plus intéressante.

«Faublas, continua-t-elle, dis-moi donc ce qui t'inquiète: est-ce parce qu'il faut me quitter pendant quelques jours que tu t'affliges? Mon ami, comme toi, j'en suis désolée; mais cette absence ne sera pas longue. Je te reverrai après-demain matin, n'est-ce pas?… Parle donc.—Oui, mon amie.—Ce oui, vous le prononcez encore du même ton, Monsieur! Vous ne m'écoutez pas!… Faublas, tu n'écoutes pas ton Éléonore?—Oui, mon amie.—Bon Dieu! dans quel accablement je le vois. Qui peut donc à ce point…? Eh! mais… En effet!… s'il arrivoit un malheur! si c'étoit au contraire M. de B… qui le…; mais non, cela ne se peut pas. Mon amant est le plus adroit et le plus brave des hommes… Faublas! tu le tueras, je te le dis, tu le tueras!… Réponds-moi donc.—Oui, mon amie.—Encore ce oui!… qui m'impatiente!… qui me désespère!… Monsieur! Monsieur!—Ah!… finissez, Éléonore, vous me faites mal!—Parlez-moi donc, parlez-moi… Dis, mon ami, dis ce qui t'inquiète!—Ce qui m'inquiète! tu le demandes!… Éléonore, un duel!—Il a raison! grands dieux!… quitter la France… Mon ami, ne la quitte pas, viens chez moi, tu seras mieux chez moi que dans l'étranger… Et, si on alloit l'arrêter, l'emprisonner encore, nous séparer à jamais!… Ah! Faublas, je t'en prie, ne souffre pas qu'on t'arrête, ne te laisse pas conduire en prison; n'attends pas ceux qui voudroient courir après toi. Reviens vite à Paris. Réfugie-toi chez ton amie… Et, s'ils osent te poursuivre jusque dans ma maison… S'ils l'osent! laisse-moi faire, ils auront affaire à moi et à toi, mon ami: Faublas, je te défendrai, tu me défendras, nous serons deux.»

Mme de Lignolle me donna, dans son extrême agitation, mille autres conseils à peu près semblables, dont il étoit difficile que je profitasse. On vint enfin l'interrompre. «Je n'y suis pas, cria-t-elle.—Madame, lui répondit-on, c'est monsieur le curé.—Monsieur le curé? ne le renvoyez pas; qu'il entre.» Elle courut ouvrir la porte: «Digne homme, vous venez bien à propos, j'allois envoyer vous prier de passer ici. Je ne vous demande pas ce que vous avez fait des fonds qu'à son dernier voyage ma tante vous a laissés; je n'ignore pas que votre sagesse égale votre intégrité. D'ailleurs j'ai vu, depuis deux jours seulement que je suis ici, j'ai vu l'aisance dans toutes les habitations et la reconnoissance sur tous les visages: mon cœur est content… Ah! pourtant, je ne vous dissimulerai pas que j'ai deux chagrins: vous savez que madame la marquise n'a jamais souffert qu'il se trouvât dans son domaine un seul homme obligé d'aller en journée pour vivre. J'apprends que le pauvre Antoine est dans ce cas. On assure que c'est un brave garçon, qui n'a jamais mérité les malheurs qui viennent de le réduire à la triste condition de manouvrier.—On dit vrai, Madame la comtesse.—Eh bien! achetons-lui quelques arpens de terre. Que l'honnête homme ait, comme tous mes vassaux, son petit champ à cultiver. Ce qui me fait encore de la peine, c'est qu'hier, en me promenant, j'ai remarqué dans la rue Basse que la quatrième chaumière à main droite tomboit en ruines. Elle appartient, si j'ai bonne mémoire, à Duval, le vigneron.—Vous n'oubliez rien.—Voyez, le bon vieillard n'a peut-être pas de quoi la faire rétablir! C'est l'antique domicile de ses pères: il y a vécu content, je veux qu'il y meure tranquille: nous dépenserons quelques louis pour cela. Quant à cette route de traverse qui conduit à la ville prochaine, et dont ma tante a fait paver le commencement, je n'ai pu l'aller voir; mais je ne crois pas qu'elle soit fort avancée?—Non, Madame.—Hélas! tant pis. Ces pauvres enfans, obligés de voiturer leurs denrées au marché quelque temps qu'il fasse, perdent quelquefois des chevaux dans ce détestable chemin, et ont eux-mêmes de la boue jusqu'à mi-jambe. Cela ruine leurs bourses et leurs santés… Douze cents francs suffiroient-ils pour achever cette route?—Je le crois, Madame la comtesse.—Allons, finissons-la cette année.»

Elle prit une plume, elle écrivit un moment, puis elle revint au respectable ecclésiastique. «Tenez, Monsieur le curé, voilà un bon de quatre mille francs sur mon homme d'affaires. Vous voudrez bien d'abord prélever là-dessus les sommes dont nous venons d'arrêter l'emploi, et le reste vous le distribuerez, suivant la circonstance, aux plus nécessiteux. Je ne m'excuse point de vous laisser tant d'embarras, je sais que mes enfans sont aussi les vôtres: croyez que j'aurois eu bien du plaisir à partager les soins que vous prenez d'eux; mais une affaire indispensable me rappelle à Paris.—Seroit-ce une affaire malheureuse? s'écria le digne homme. Vous avez les yeux rouges, votre figure est altérée… O mon Dieu, soyez juste! n'envoyez à cette généreuse femme que des prospérités; le renversement de sa fortune replongeroit cent familles dans l'indigence. O mon Dieu! pour qui garderiez-vous les richesses, si vous les ôtiez à ceux qui en font le meilleur usage! Et qui donc, sur la terre, pourroit prétendre au bonheur, si tant de vertus ne l'obtenoient pas!»

Quelques heures après le départ du bon prêtre, M. de Lignolle revint de la chasse. Il commença la longue histoire de tous les beaux coups qu'il avoit faits, quand madame lui annonça que nous allions tout à l'heure dîner et partir. Le comte reçut cette nouvelle avec étonnement, mais avec plaisir. Il nous dit que, quoiqu'il se fût proposé de ne retourner à Paris que le lendemain, il avanceroit très volontiers son départ d'un jour pour avoir le plaisir de revenir avec nous. La comtesse, qui eût mieux aimé ne voyager qu'avec moi, fit quelques tentatives pour que son mari se montrât moins poli. Malheureusement il avoit déjà calculé que ce retour commun épargneroit quelques frais de route, et madame, apparemment, ne crut point que ce fût le cas de frapper un coup d'autorité.

Il est vrai qu'une occasion plus utile de dire: Je le veux , ne tarda pas à se présenter. Nous sortions de table lorsque l'homme d'affaires vint, devant sa maîtresse, prier le comte de signer le nouveau bail de Bastien. Monsieur refusa d'abord; madame aussitôt se fâcha. La contestation fut courte, mais vive, et M. de Lignolle, en poussant de profonds soupirs, signa.

Enfin, nous nous mîmes en route. L'air profondément rêveur de Mme de Lignolle me disoit assez qu'elle s'occupoit des malheurs qui menaçoient nos amours, et cependant je crois que j'étois encore plus inquiet, plus triste qu'elle. Ce combat, réprouvé par de justes lois, commandé par le tyrannique honneur, ce duel fatal où je courois me tourmentoit horriblement. Je ne sais quel pressentiment doux et cruel m'avertissoit aussi que je touchois au moment de ma vie le plus intéressant; que quelques minutes alloient amener pour moi la situation la plus embarrassante où puisse jamais se trouver un homme trop sensible, en même temps combattu par les événemens et par ses passions.

Nous avions fait deux lieues. De loin je découvrois la ville de Nemours , et près de nous le clocher de Fromonville . Alors Mme de Lignolle se sentit incommodée. L'indisposition dont elle se plaignoit me fit en même temps frémir d'inquiétude et de plaisir: c'étoit un grand mal de cœur. Quelle joie et quelle douleur pour moi! mon Éléonore étoit mère!… Elle l'étoit, sans doute!… Mais j'allois la quitter, j'allois me battre! et dans trois jours peut-être je me voyois forcé d'abandonner tout à la fois! tout! maîtresse, enfant, patrie!… Et mon père?… Et ma Sophie?… Sophie que je n'adorois plus seule, mais que j'adorois toujours!

Ainsi mon esprit recueilloit mille pensées diverses; ainsi mon âme éprouvoit mille sentimens contraires; et ce n'étoit qu'un foible prélude des terribles agitations que mon amante alloit partager avec moi.

Son mari, le premier, lui conseilla, et moi-même je la pressai de laisser un moment sa berline et de prendre un peu d'exercice. Elle connoissoit le pays, et nous dit qu'en effet elle se sentoit la force et l'envie de gagner, en se promenant, le pont de Montcour , où elle ordonna à son cocher d'aller nous attendre. Elle ne voulut pas souffrir que ses femmes, qui suivoient dans une calèche, missent pied à terre pour l'accompagner. Nous quittâmes la grande route, nous descendîmes à travers le village de Fromonville , jusqu'à l'écluse de ce nom. La comtesse venoit de refuser le bras de M. de Lignolle, et s'appuyoit sur le mien. Nous marchions lentement sur la verte pelouse qui couvre en cet endroit les bords du canal . Toujours indisposée, ma chère Éléonore penchoit de temps en temps sa tête, qui venoit reposer sur mon épaule, et de temps en temps laissoit échapper, avec un soupir tendre, une douce plainte. Son regard languissant, mais satisfait, sembloit, en m'annonçant qu'elle connoissoit la cause de son mal et qu'elle la chérissoit, sembloit, dis-je, solliciter mon amour plutôt que ma pitié. Et moi, je l'avoue, moins effrayé pour le moment des dangers de son état que ravi du bonheur d'être père, je contemplois avec plus de plaisir que de crainte l'altération de ce joli visage, devenu plus joli par sa pâleur intéressante. Tous deux entièrement occupés l'un de l'autre, nous ne pouvions rien voir du charmant paysage que M. de Lignolle admiroit.

Tout à coup, un cri douloureux, un seul cri, parti d'une maison bourgeoise que je n'avois pas même aperçue, frappe mon oreille et vient jusqu'à mon cœur… Dieux!… quelle voix!… Soudain je m'élance. J'aperçois à travers des barreaux qui me retiennent, j'aperçois à l'autre extrémité d'un grand jardin, sous une allée couverte, une jeune personne apparemment évanouie, que deux femmes emportent dans un pavillon assez éloigné, dont la porte aussitôt retombe sur elles. Je n'ai pu distinguer les traits de l'infortunée, mais j'ai vu ses longs cheveux bruns qui tomboient jusqu'à terre! j'ai vu cette taille enchanteresse qui ne peut appartenir qu'à elle! Ce cri de douleur surtout, j'ai cru le reconnoître. Oui, j'ai cru pour la seconde fois entendre ce gémissement du désespoir, ce lamentable accent qu'elle ne put retenir, lorsqu'au couvent du faubourg Saint-Germain de barbares satellites m'empêchèrent de mourir dans ses bras. Cramponné sur la grille bien fermée que j'ébranle, que je voudrois renverser, je ne cesse de crier: «Elle se trouve mal, elle se trouve mal!» et j'entends à peine Mme de Lignolle qui me supplie de faire attention qu'elle se trouve mal aussi.

Une paysanne vient à passer, qui, voyant mon inquiétude, me dit: «C'est qu'elle est malade.—Qui?—C'te demoiselle.—Son nom?—Je vous l'dirions ben, Mamselle; mais je ne le savons pas.—Ces femmes, qui sont-elles?—Ah! oui, devine. Jugez donc, Mamselle, qu'elles ne parlent pas comme nous autres, ces femmes.—Comment?—Comment? Dame! je ne le savons pas, comment. Pis que not' curé, qui savont le latin tout comme son livre de messe, n'y comprend' itou ni pu ni moins que ma poche: ça vous dégoise un baragouin que l'diable j'n'y entendrois goutte.—Y a-t-il des hommes dans la maison?—Par-ci, par-là, Mamselle. Quelquefois j'en voyons un qui a l'air du père à tous.—Il est vieux?—Pas vieux, si vous voulez; mais, dame! c'est mûr.—Parle-t-il françois?—Celui-là? Oh! c'est bien pis. Il ne parlont pas du tout. C'est, sous votre respect, un ours, Mamselle. Quand j'approchons de sa tanière , il avont l'air de vouloir nous avaler, et pis y a un domestique aussi, qui n'étiont pas jeune itou, et qui jargonnont l'iroquois comme les autres.—Depuis quand tout ce monde-là demeure-t-il ici?—Dame! y a ben queuque part comme ça trois ou quatre…»

Mme de Lignolle, hors d'elle-même, ne la laissa point achever. «Taisez-vous, bavarde, passez votre chemin…; et vous, Mademoiselle, comptez-vous rester là jusqu'au soir?… Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus!» Le comte, qui très heureusement ne comprend pas le véritable sens de ces paroles équivoques: Jusqu'à ce que nous nous soyons perdus , lui dit en vain, pour la rassurer, qu'il seroit impossible que nous nous perdissions, même pendant la nuit, par un chemin frayé. Il le lui dit en vain; elle s'inquiète, elle se lamente, elle s'écrie: «Mon ami, ne m'entendez-vous pas?… Cruel, pourriez-vous ainsi m'abandonner? Dans l'état où je suis, sera-ce la pitié des passans qu'il faudra que j'implore?»

Je regardai Mme de Lignolle, et je frémis. Ce n'étoit plus cette intéressante figure où le vif plaisir combattoit la foible douleur; chacun de ses traits sembloit renversé. La brûlante colère brilloit dans ses yeux; la pâle terreur décoloroit son front; ses genoux chancelans ne la portoient qu'à peine; elle frémissoit de tous ses membres.

Ce qu'elle vient de me dire et l'état où je la vois rappellent enfin ma raison égarée. Je suis à l'instant frappé de la foule des dangers qui nous environnent dans ce lieu redoutable où je m'obstine à rester. Si mon oreille ne m'a pas trompé, si l'émotion de mon cœur ne m'abuse pas, c'est ma Sophie que tout à l'heure j'ai entendue gémir, c'est elle que je viens de voir mourante. Sans doute elle n'a poussé ce cri de désespoir qu'en reconnoissant, sous des habits perfides, son infidèle époux. Puisque ma femme est dans cette maison, Duportail l'habite avec elle. L'amant déguisé de Mme de Lignolle n'échappera point au premier regard de celui qui vit si souvent les métamorphoses de l'amant de Mme de B…; et mon inflexible beau-père, s'il m'aperçoit, dès demain va changer de retraite et m'enlever encore mon épouse adorée,… adorée! quoique trahie. M. de Lignolle enfin, qui déjà me demande quel intérêt je prends à ces femmes, qui parle de s'informer quels sont ces étrangers, d'entrer dans cette maison, M. de Lignolle peut, au premier mot d'une explication facile autant que funeste, découvrir le double mystère de mon sexe et de mon nom.

La foule de ces considérations terribles vient à la fois m'épouvanter; et, dans mon subit effroi, je fais, pour m'élancer loin de la grille, un aussi brusque mouvement que celui par lequel je me suis, il n'y a qu'un moment, précipité dessus.

Je presse dans mon bras gauche le bras droit de la comtesse; de la main droite je saisis la main gauche de son curieux mari; et, sans examiner si l'un veut me suivre et si l'autre en a la force, je les entraîne tous deux, d'une haleine, à plus de deux cents pas de la périlleuse maison. Là, je m'arrête. Incertain, je me retourne, et mon triste regard se porte aux lieux que je fuis… Hélas! une forêt de peupliers, peut-être favorable, me cache les murs où je laisse au désespoir ce que j'ai de plus cher au monde! Mon cœur alors se serre, je n'ai plus besoin de cacher mes larmes, car je ne peux plus en verser.

Cependant la comtesse, qui prétend qu'une marche rapide lui fait du bien, me presse de l'aider à reprendre sa course. Il me faut en même temps soutenir ma malheureuse amie, à chaque instant prête à tomber, dissimuler mon trouble extrême, et répondre, d'une manière satisfaisante, à M. de Lignolle, qui se traîne sur nos pas en me questionnant.

Nous arrivons à Montcour. La comtesse, excédée de fatigue, se jette dans son carrosse, et n'ouvre la bouche que pour recommander à son cocher de faire la plus grande diligence jusqu'à Fontainebleau, où nous devons prendre des chevaux de poste. M. de Lignolle, essoufflé, haletant, pour mieux goûter le repos, garde quelque temps le silence. Je puis enfin librement sonder les plaies de mon cœur et me livrer à mes réflexions déchirantes.

Faublas, où t'emporte cette voiture rapide? Cruel, où vas-tu si vite? Qui laisses-tu derrière toi?… Depuis quatre mois, séparée de celui qu'elle idolâtre, elle l'appeloit tous les jours en pleurant; mais du moins les tourmens de l'absence pouvoient être adoucis par cette consolante idée qu'un fidèle époux en gémissoit comme elle. Maintenant, beaucoup plus malheureuse, elle est obligée de se dire que l'ingrat la délaisse et la fuit. Ce matin, sans doute, elle chérissoit l'auteur de ses maux; ce soir, elle doit le haïr… O Sophie! Sophie! quand tu liras dans mon cœur, tu ne pourras que me plaindre, me pardonner et m'adorer encore… Il est vrai que ta rivale est auprès de moi; mais vois la douleur que lui cause l'amour que je t'ai promis, l'amour que je te porte. Elle est auprès de moi; mais dans quel état, grands dieux! Tout à l'heure elle fondoit en larmes! Tout à l'heure, de peur d'éclater en reproches, elle se faisoit cette horrible violence de ne pas m'adresser un mot, un seul mot de plainte… Ses paupières enflammées se sont appesanties, un cruel assoupissement l'accable, l'immobilité de la mort l'a frappée!… Ma chère Éléonore, que je te plains!… que je t'aime!… Qu'ai-je dit? O Sophie, rassurez-vous. Quand le moment sera venu, vous verrez si je balance entre ma femme et ma maîtresse… Éléonore, tu ne pourrois me faire un crime de te quitter pour elle. Plus belle que toi, ma Sophie n'est pas moins jolie… Elle a tes vertus, elle a mes sermens… Éléonore, ne crains pas cependant que ton cruel ami puisse t'abandonner tout à fait. Ton amant seroit-il assez dénaturé pour oublier qu'il t'a faite mère? Non, mon amie, non. Quelquefois je viendrai secrètement pleurer avec toi tes malheurs. Nous ne passerons plus des jours entiers sous le même toit; mais… Quels projets! Oh! qui prendra pitié de ma situation?… qui fixera mes irrésolutions sans cesse renaissantes? Oh! qui empêchera que ma fatale sensibilité ne fasse le perpétuel malheur de deux objets presque également adorables?… Mais où m'égaré-je encore? Malheureux! il ne s'agit pas de me partager entre elles. Je dois les perdre toutes deux. Je ne fais que passer à Paris. Jamais peut-être je ne reverrai Fromonville. L'honneur m'appelle à Compiègne, à Compiègne où je cours chercher… non pas la mort,… je verrois sans terreur le comte et le marquis contre moi réunis pour leur semblable querelle,… non pas la mort, mais l'exil, en ce moment plus affreux qu'elle… Exécrable pouvoir de l'opinion! c'est pour immoler un ennemi justement irrité que je quitte en même temps deux femmes chéries; c'est l'inflexible honneur qui me commande cet odieux sacrifice. La vue des supplices tout prêts n'auroit pu m'y déterminer; un barbare préjugé m'y force!

«Mademoiselle, s'écria tout d'un coup M. de Lignolle, voyons si vous devinerez celle-ci.» Je répondis tout bas: «Que le Ciel extermine la race entière des charades!» et tout haut: «Vous prenez mal votre temps, Monsieur, je suis d'une bêtise amère.—Voilà les femmes! répliqua le comte, je les reconnois. Elles sont poltronnes comme des lièvres. A la moindre égratignure, elles croient voir la mort. Tenez, la comtesse est plus tourmentée de la peur de son mal que de son mal même: car ce n'est pas une maladie qu'elle a, ce n'est au fond qu'une indisposition; effet assez ordinaire de la campagne, du printemps, et, que sait-on? d'un exercice un peu forcé… C'est qu'aussi, Mademoiselle, vous allez avec un train… Ma foi! vous lui ferez mal, je vous en avertis… Peut-être pourtant n'est-ce chez la comtesse qu'un excès de santé, une apoplexie d'humeurs,… d'humeurs propices,… bénignes,… de bonne humeur… Enfin cela devient clair. Vous voyez bien que l'état de ma femme n'est pas alarmant. Cependant elle s'afflige. Pourquoi? parce que c'est son âme qui s'affecte; et son âme s'affecte parce que les âmes des femmes sont comme ça. Or, qui dit femme dit fille; et, comme vous aimez la comtesse, du moins je le crois, et sans vanité je m'y connois, comme vous l'aimez, vous vous chagrinez de son chagrin, au point d'en devenir bête,… à ce que vous dites; mais j'imagine bien qu'il ne faut pas prendre la chose au pied de la lettre. Toujours est-il vrai que vous ne pouvez pas deviner ma charade, parce que votre âme aussi s'affecte; et c'est ainsi que les plus grandes opérations de l'esprit dépendent des plus petites affections de l'âme.—Cela peut être, Monsieur; mais je vous supplie de me laisser à mes rêveries.»

Plus d'une fois je lui répétai la même prière avant que nous fussions à Paris, où nous n'arrivâmes qu'à trois heures du matin. La comtesse, ayant à peine permis à son mari d'entrer dans son appartement, se hâta de renvoyer aussi ses femmes, et, restée seule avec moi, vint tomber dans mes bras. «Faublas, ne mentez pas. N'est-ce pas elle que vous avez retrouvée?—Oui, mon amie, c'est elle.—Que je suis malheureuse!… Répondez: se pourroit-il que vous eussiez le dessein de m'abandonner?—T'abandonner, mon Éléonore? Eh! le moyen de le pouvoir, le moyen d'être aimé de toi sans t'adorer, sans brûler du désir de te revoir!—N'est-il pas vrai, Faublas? C'est précisément ce que je me dis quand je pense à toi; et j'y pense sans cesse… Ainsi, mon bon ami, tu comptes revenir de Compiègne ici, sans t'arrêter nulle part, sans aller ailleurs?—Sans aller ailleurs! et ma femme?—Eh bien, votre femme?—Ma femme, qui depuis si longtemps…!—Il veut l'aller rejoindre!—Ma femme…—Qu'elle est heureuse d'être sa femme, d'avoir des droits légitimes parce qu'elle a dit oui dans une église! car voilà toute la différence. Comme elle, vous m'avez trompée, vous m'avez séduite; j'en suis contente, et je vous idolâtre comme elle… Et ce mal de cœur, croyez-vous que ce ne soit rien? C'est un enfant, un enfant que vous m'avez fait, Monsieur… Je ne m'en plains pas! je ne dis pas que j'en suis fâchée! au contraire… Ma grossesse va me compromettre, m'exposer, me perdre peut-être; je le sais. Mais qu'ils m'enlèvent mon rang et mes richesses, j'y consens de tout mon cœur, pourvu qu'ils me laissent avec ma liberté mon amant… Oui, toute réflexion faite, je suis enchantée d'être mère, c'est un avantage que j'ai sur ta Sophie, d'abord, et puis tu dois me mieux aimer, car je te chéris davantage. Cependant, ingrat que vous êtes! vous osez penser à me quitter dans l'état où je suis!—Mais, mon amie, songez donc que j'ignore moi-même ce que je vais devenir ce soir. Sans doute il ne sera pas question de revenir à Paris, mais de quitter la France…—Vous essayez en vain de me donner le change: c'est à Fromonville que vous espérez trouver un asile!… Monsieur, je vous déclare que, si vous y allez, vous m'y traînerez à votre suite. Je vous déclare que je pars avec vous pour Compiègne, que je vous suis partout, que je m'attache à vos pas comme votre ombre. Perfide! vous n'aurez, je vous le jure, d'autre moyen de vous débarrasser de moi que de m'immoler à côté de votre ennemi.—De grâce, calmez-vous, écoutez…—Je n'écoute rien. Vous voulez m'abandonner, je vous conserverai malgré vous; oui, j'emploierai jusqu'à la violence. Nous allons ensemble à Compiègne, c'est une chose résolue; et, quant à Fromonville, si je ne puis vous empêcher d'y retourner, j'espère que vous ne pourrez pas non plus m'empêcher de vous y suivre. Au reste, vous n'y êtes pas encore! Un bon coup d'épée pourra bien ne pas vous permettre d'y courir si vite, à Fromonville!… Grands dieux! qu'ai-je dit? Non, Faublas, non. Tiens; j'aime encore mieux que tu ne sois pas tué. Mon ami, défends-toi bien, nous verrons après qui de Sophie ou de moi l'emportera; défends-toi de toutes tes forces, ne te laisse pas blesser comme dans ton premier combat. Tue-le plutôt; oh! je t'en prie, tue-le… Mon ami, je serai là, je t'aiderai de mes conseils; je t'encouragerai par mes cris, tu combattras sous mes yeux, devant moi, devant la mère de ton enfant: tu seras invincible… Hein?… réponds-moi, parle-moi donc.—Que voulez-vous que je réponde, quand vous n'écoutez qu'un aveugle emportement, quand vous formez les projets les plus insensés?… Éléonore, ma chère Éléonore, est-il possible, dis-moi, que tu viennes à Compiègne te donner en spectacle?…—Cela est possible, car cela sera.—Mon amie, soyez donc raisonnable. Supposons que tu supportes les fatigues de ce second voyage, et que, par un bonheur inconcevable, personne ne reconnoisse Mme de Lignolle courant la poste avec le chevalier de Faublas, puis-je, je te le demande à toi-même, puis-je souffrir que tu sois témoin d'une scène sanglante quand ton état si critique exige tant de ménagemens?—Tant de ménagemens! Sans doute! c'est pour cela que je dois vous suivre à Compiègne, et que vous ne devez point aller à Fromonville. Que deviendrai-je, quand je vous saurai parti pour joindre votre adversaire,… et peut-être mon ennemie? A chaque instant du jour, tourmentée des plus affreuses inquiétudes, je verrai mon amant infidèle ou mourant. Eh! de quelque manière qu'on me le ravisse, si je le perds, que m'importe la vie? Faublas, je t'en supplie, prends pitié de moi, de ton enfant, de toi-même; crains mes fureurs, ne me livre pas à mon désespoir… Faublas, je t'en conjure, promets que demain tu ne verras pas Sophie; promets que ce soir je verrai le marquis avec toi.»

Elle étoit à mes genoux, qu'elle embrassoit, qu'elle inondoit de ses larmes. Le plus insensible des hommes n'eût pu lui résister. Je promis tout ce qu'elle voulut.

Quoique nous dussions partir avec l'aurore, nous ne pûmes nous décider à rester debout jusqu'à son lever. Mme de Lignolle avoit besoin de consolations autant que de repos. Nous nous couchâmes: je fis heureusement succéder, aux pénibles agitations d'une journée très longue, les agitations douces d'une trop courte nuit; et la comtesse, exténuée de tant de fatigues, finit par s'endormir profondément. C'étoit là tout ce qu'attendoit son malheureux amant, à qui la tendre pitié venoit d'arracher un mensonge, et que l'impérieuse nécessité forçoit à la perfidie.

Enfin, le jour fatal va luire. A la foible clarté de son premier rayon, je soulève avec précaution le drap qui m'enveloppe; par des mouvemens égaux et mesurés je me glisse jusqu'au bord du lit, qui reste muet; déjà mes pieds touchent le parquet, ou plutôt l'effleurent à peine; la couverture doucement retombe, et sur cette couche, où l'amour heureux soupiroit tout à l'heure et maintenant repose encore, l'amour abandonné va bientôt gémir.

Je me suis habillé lentement, parce qu'il a fallu m'habiller sans bruit. Cependant me voilà déjà prêt, je vais partir… Quel frisson mortel me saisit!… J'entre dans la chambre à coucher de Mlle de Brumont, dans cette chambre qui conduit au petit escalier; j'y entre, et je sens mon cœur défaillir. Irrésolu, je m'arrête; inquiet, je me retourne, et je m'éloigne, je reviens, et je veux fuir, et je m'approche… Grands dieux! me suis-je trompé? n'a-t-elle pas dit quelques mots? Ne m'a-t-elle pas nommé?… Écoutons!… Oui, cette fois je l'ai bien entendue. C'est Faublas, c'est son ami que, d'une voix étouffée, douloureusement, elle appelle… Aimable et chère enfant!… Pauvre petite!… un songe l'avertit de mon évasion, un songe affreux l'agite et n'est pas trompeur!… Attendri, désolé, je me penche sur elle; ma bouche lui murmure un adieu; mes lèvres ont presque pressé les siennes; j'ai laissé tomber une larme sur son sein découvert… Hélas! et me voici sur l'escalier dérobé.

Mon malheureux sort voulut que je rencontrasse dans la cour M. de Lignolle, qui déjà montoit en carrosse. «Ah! ah! si matin? me dit-il.—Oui, Monsieur,… je… sors…—Quoi! sans la comtesse?—Elle est fatiguée, elle dort; elle sait que j'ai affaire pour vingt-quatre heures.—Seule, à pied?—Je vais prendre un fiacre.—Non, Mademoiselle, je vous conduirai où vous avez affaire.—Mais, Monsieur, cela va vous déranger; vous êtes pressé.—Qu'importe? Permettez-moi…—Je ne le souffrirai pas.»

Pendant que je conteste avec M. de Lignolle pour échapper à ses cruelles politesses, la comtesse peut se réveiller et faire un éclat terrible: cette réflexion me détermine. Je me jette dans la maudite voiture, M. de Lignolle y monte, et me prie de dire à son cocher où je veux qu'on me mène. Ma première pensée fut pour le couvent de ma sœur; mais, tout bien examiné, je crus qu'il valoit mieux me faire conduire chez Mme de Fonrose.

LE DUEL

Nous arrivons à la porte de la baronne, je descends de voiture; et, comme j'allois entrer dans l'hôtel, M. de Belcour en sortoit incognito .

Il me reconnoît, il s'écrie: «Enfin, vous voilà donc? Il faut donc que ce soit le hasard…» Tremblant, je l'interromps: «Mon père, monsieur que vous voyez dans son carrosse, j'ai l'honneur de vous le présenter: c'est le comte de Lignolle, le mari de cette jeune dame chez qui…» Le comte, qui nous a entendus, descend à la hâte, se jette au col de mon père, et le félicite d'avoir une fille pleine d'esprit, à qui l'on ne peut donner une charade qu'elle ne devine. Il ajoute: «Nous vous la rendons pour vingt-quatre heures; mais nous espérons que demain vous nous ferez le plaisir de nous la ramener vous-même.» M. de Belcour s'en défend; M. de Lignolle insiste. «Il faut, dit-il, que Mlle de Brumont revienne, car ma femme est malade…» Le baron, qui déjà s'impatiente, répond: «J'en suis fâché, mais…—Mais, reprend l'autre, il ne faut pas que cela vous alarme. Ce n'est rien: une indisposition, un mal de cœur; cela vient, je crois, de ce qu'elle a fait tous ces jours-ci trop d'exercice… avec mademoiselle votre fille, tenez, qui est forte, alerte, vigoureusement constituée… La comtesse n'a pas encore le tempérament si formé. Au reste, comme je vous le dis, ce n'est rien. Pourtant, cela deviendroit sérieux si Mlle de Brumont ne revenoit pas, parce que ma femme, qui l'aime à la folie, en prendroit du chagrin: son âme s'affecteroit, Monsieur; et, quand l'âme d'une femme s'affecte, votre serviteur, il n'y a plus personne.—Monsieur, je vous répète que je ne puis rien promettre.—Je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez donné votre parole.—Mais, de grâce!…—Ah! je vous en supplie, Monsieur de Brumont.»

Le baron, emporté par sa vivacité, s'écria: «Eh! Monsieur! laissez-moi en repos.» Puis il me jeta un regard terrible, et me dit: «N'est-il pas bien affreux que je sois sans cesse compromis?…» Je frémis, je me précipitai dans ses bras: «O mon père! souvenez-vous de la Porte-Maillot.»

Ces mots lui rendirent assez de sang-froid pour qu'aussitôt il s'empressât de faire beaucoup d'excuses et de remerciemens à M. de Lignolle. Cependant celui-ci demeuroit toujours fort étonné de la colère que le prétendu M. de Brumont venoit de laisser paroître. Pour dissiper tous ses soupçons à cet égard, je me crus obligé de lui faire tout bas, et d'un ton très mystérieux, cette insidieuse confidence: «Mme de Fonrose vous a dit que certaines affaires de famille forçoient mon père à vivre inconnu dans ce pays-ci; et vous voulez qu'il vienne vous voir! et vous vous avisez de l'appeler tout haut par son nom!—Ah! que je suis fâché de mon étourderie! dit aussitôt le comte au baron.—Et moi, de ma vivacité, répondit celui-ci.—Vous vous moquez, reprit M. de Lignolle, c'est moi qui ai tort… Mais aussi pourquoi refuser de rendre mademoiselle votre fille à ma femme? Allons, puisque vous ne pouvez pas la ramener vous-même, promettez du moins de nous la renvoyer.—Je promets, répliqua M. de Belcour, de faire en sorte que vous n'ayez pas à vous repentir des honnêtetés dont vous me comblez.—Voilà qui est dit. Je pars content… Mais vous n'avez pas de voiture. Voulez-vous que je vous reconduise chez vous?» Ce fut moi qui pris la parole: «Bien obligé; il faut que je parle à la baronne, j'espère que mon père voudra bien rentrer chez elle avec moi; nous avons quelque chose de particulier à lui dire.»

Il partit. Quand sa voiture fut un peu loin, nous nous jetâmes dans un fiacre, qui, nous conduisant de l'extrémité du faubourg Saint-Germain à la place Vendôme, me laissa tout le temps de retomber dans mes rêveries. Uniquement occupé du désespoir où devoit être ma femme hier délaissée, où seroit bientôt ma maîtresse ce matin trahie, j'avois l'air d'écouter attentivement les sages représentations que M. de Belcour en ce moment perdoit. De vains sons frappoient mon oreille; je ne fus tiré de ma léthargie que par ces derniers mots de la longue réprimande: Le malheur de Sophie, que vous oubliez . «Non, je ne l'oublie pas, non… Quant à son malheur, il est grand sans doute; mais il ne durera pas longtemps… Demain, oui, demain… Et vous, mon père, dès aujourd'hui… Ah! pardon. Je ne sais ce que je dis… Mon père, vous descendez ici, vous allez voir Adélaïde?—Oui, Monsieur.—Moi, je ne me présenterai point au parloir dans le costume où je suis. Je vais rentrer à l'hôtel, changer d'habits, et puis,… adieu, mon père. O vous que j'aime autant qu'elle, adieu!—Comment, mon ami! ne vas-tu pas venir me rejoindre?—Vous rejoindre?… Ah! oui, vous rejoindre!… Mon père, embrassez-moi donc, pardonnez-moi tous les chagrins que je vous donne.—De tout mon cœur, mon ami; mais je t'en prie…—En vérité, je désirerois devenir sage, mais je suis entraîné… Vous voulez bien embrasser ma sœur pour moi, n'est-il pas vrai?—Tout à l'heure tu feras ta commission toi-même.—Oui, mon père,… à demain.—Que me dit-il! Deviens-tu fou?—Il est vrai que je parle sans réflexion… Adieu, je suis fâché de vous quitter, adieu!… Dans une heure vous aurez de mes nouvelles.»

J'arrivai à l'hôtel. Jasmin faisoit sentinelle à la porte; le faquin sourit de me voir demoiselle, et me dit que Mme de Montdésir a déjà envoyé deux fois ce matin pour s'informer si j'étois revenu de la campagne, et pour recommander qu'on me priât, dès que j'arriverois, de courir chez elle. «Bon! cela s'arrange avec mes projets. Vite, Jasmin, un coup de peigne.—En homme, Mademoiselle?—Oui.»

Ce ne fut pas long.

«Jasmin, une plume, de l'encre, du papier. Promptement!… Bien! Pendant que j'écris, dépêche-toi d'apprêter tout ce qu'il me faut pour m'habiller de la tête aux pieds.—En homme, Mademoiselle?—Eh! sans doute. Ensuite tu prépareras mon cheval de selle et le tien.—J'accompagnerai monsieur?—Oui.—Tant mieux. Je m'en vais me divertir.—Jasmin, tu me donneras mon épée.—Ah! tant pis. Tant pis, si c'est pour nous battre, car nous tuerons quelqu'un. Ce pauvre petit marquis, je crois toujours le voir… là… pan… tomber par terre… Aussi c'est bien sa faute, car nous le ménagions; ça faisoit trembler!… Puisque celui-là n'est pas mort, il falloit qu'il eût l'âme chevillée dans le ventre.—Jasmin, que diable! allez donc! allez donc! nous n'avons pas un moment à perdre… Et surtout ne t'avise pas de jaser.—J'aimerois mieux être pendu, Monsieur, que de vous trahir.»

Cependant j'écrivois à mon pèreCependant j'écrivois à mon père. Je lui donnois, sur la retraite de Sophie, tous les renseignemens nécessaires, et ma lettre finissoit ainsi:

Partez, mon père; ah! je vous en supplie, partez à l'instant pour Fromonville. Que Duportail ne vous échappe pas encore une fois. Quels que soient ses motifs, voyez mon beau-père, parlez-lui, fléchissez-le: qu'il nous rende son adorable fille, emmenez ma chère Adélaïde avec vous; de grâce, emmenez-la. Les deux bonnes amies seront si contentes de se revoir! Que la présence d'Adélaïde annonce à Sophie le retour de Faublas! que les tendres caresses de la sœur la préparent aux transports du frère, du frère qu'elle adore, et dont elle est idolâtrée! On ne sauroit trop ménager l'extrême sensibilité de Sophie. Mon père, daignez ne rien épargner pour qu'elle apprenne sans danger la nouvelle de notre réunion prochaine. Elle est maintenant au désespoir; sa joie la tueroit! Mon père, je remets en vos mains mes plus chers intérêts: je vous recommande ce qu'il y a de plus respectable, de plus beau, de meilleur dans le monde; je vous recommande ma bien-aimée.

Que ne puis-je aussi tout à l'heure voler à Fromonville! Hélas! je vais ailleurs. Ai-je besoin de vous dire qu'une affaire indispensable m'en fait la loi? Cependant ne vous alarmez pas. Demain, avant midi, je serai près de mon père et près de ma femme; je le jure, par elle et par vous.

Je m'habillai, je cachetai ma lettre; un homme fut chargé de la porter au couvent d'Adélaïde, et de la remettre à M. de Belcour. Jasmin reçut l'ordre d'aller m'attendre à la porte Saint-Martin, et je courus chez Mme de Montdésir.

Je trouvai, non pas Mme de B…, mais le vicomte de Florville. «Enfin, dit-il, le voilà.» Je m'excusai de l'avoir fait attendre, et je remerciai la marquise de m'avoir envoyé chercher au moment même où je m'inquiétois de savoir comment je me procurerois le bonheur de l'entretenir seulement pendant quelques minutes. J'ajoutai que je rapportois de la campagne une grande nouvelle. «Quoi donc?—J'ai vu Sophie.» Elle pâlit, elle s'écria: «Il n'est pas possible!»

En deux mots je lui appris quelle retraite Duportail s'étoit choisie, et comment un heureux hasard me l'avoit fait découvrir. La marquise m'écoutoit d'un air interdit; je la suppliai de vouloir bien envoyer tout à l'heure à Fromonville des gens chargés de veiller sur Duportail, et de le suivre partout: car je tremblois que mon beau-père n'eût encore l'intention et ne trouvât le moyen d'échapper à M. de Belcour. «Comment! me demanda-t-elle d'une voix altérée, n'y allez-vous pas vous-même?—Je ne le puis, une affaire importante m'appelle ailleurs.» Elle reprit d'un air plus calme et d'un ton plus ferme: «Quoi! Mme de Lignolle a-t-elle déjà tant d'empire?—Ce n'est pas Mme de Lignolle qui m'arrache à Sophie. Un devoir indispensable…—Achevez… Ne puis-je savoir…?—Croyez, ma chère maman, que je ne me console pas d'avoir un secret pour vous.—Chevalier, c'est assez me dire qu'il y auroit de l'indiscrétion de ma part à pousser les questions plus loin. Je veux bien penser que je n'ai point à me plaindre de tant de réserve. Je vais donner les ordres les plus pressans pour que Duportail soit gardé à vue dès ce soir et ne puisse faire un pas dont je ne sois instruite sur-le-champ; moi,… ou la petite Montdésir en mon absence, ajouta-t-elle avec un profond soupir.—En votre absence, maman! Vous quittez Paris?—Tout à l'heure, mon ami.—Quel malheur pour moi! que je suis fâché de vous perdre, dans ce moment surtout où vos conseils eussent été si nécessaires! Où donc allez-vous?—A Versailles, d'abord.—A Versailles, avec cet habit!… Maman, c'est, ce me semble, le frac anglois du charmant vicomte qui m'adonne son nom; ce frac que vous embellissiez le jour que nous fûmes ensemble à Saint-Cloud?—Cela se peut, dit-elle en affectant de n'en être pas sûre. Oui,… je crois qu'oui.—Et de Versailles, vous partez pour…?—Chevalier, je me vois à regret forcée de répéter vos propres expressions: Croyez que je ne me console pas d'être obligée d'avoir un secret pour vous. —Mais encore, ce voyage doit-il être bien long?—Peut-être, mon ami, peut-être, dit-elle d'une voix tremblante; et c'est pour cela qu'avant de l'entreprendre j'ai vivement souhaité de vous faire mes adieux.—Vos adieux! Maman, ma chère maman, vous m'inquiétez: vous paroissez triste… De grâce, confiez-moi…» Elle m'interrompit: «Respectez mon secret: je n'ai point tâché de surprendre le vôtre; je ne veux pas même le deviner, je ne le veux pas. Allez, Faublas, et revenez content, s'il est possible… Je ne puis m'expliquer, je ne puis dire quel événement se prépare,… quelles craintes m'agitent,… quels vœux j'ose former… Mais, mon ami, mon aimable ami, qu'il seroit cruel de ne se plus voir!—Grands dieux! vous gémissez, vous avez les larmes aux yeux!—Adieu, Faublas. Trop cher enfant, adieu. Je ne vous quitte qu'avec douleur; souvenez-vous-en, si quelque grand malheur arrive. N'oubliez pas que la marquise de B… vous perdit par une trahison, et devint elle-même la victime d'un lâche qui se disoit votre ami. N'oubliez pas surtout qu'elle ne cessa de vous conserver l'am… l'amitié la plus tendre,… la plus tendre», répéta-t-elle en me serrant la main.

Elle me donna un baiser, et m'échappa.

Je demeurai confondu de ce que je venois d'entendre; et, dans le premier moment de ma surprise, je répétai quelques-unes des expressions qui venoient d'échapper à Mme de B…: Allez, et revenez content… Je ne puis dire quels vœux j'ose former… Qu'il seroit cruel de ne se plus voir! Il n'est plus douteux que Mme de B… sait que je vais me battre, et connoît mon ennemi… Quels vœux j'ose former! Ces vœux, elle ne pourroit, sans crime, les expliquer clairement. Mais peut-être suis-je excusable, moi, de chercher à pénétrer le secret de son cœur, sa pensée la plus cachée… Qu'il seroit cruel de ne se plus voir! Vous me reverrez, Madame de B…, vous me reverrez, n'en doutez pas. Je sortirai vainqueur d'un combat dont vous êtes le prix .

Imprudent marquis, quelle audace est la vôtre d'appeler Faublas au champ de l'honneur! Quelle témérité d'attaquer des jours si bien défendus! Les destinées de trois femmes charmantes tiennent à mes destinées.

Justine, qui survint, avoit peut-être aussi l'intention de me donner, à sa manière, quelque encouragement ; mais il étoit déjà si tard que je n'aurois pu l'entendre quand même j'en aurois eu la fantaisie.

A la porte Saint-Martin, je trouvai mon domestique, qui me suivit jusqu'au Bourget; là, je lui ordonnai de ramener mon cheval à Paris, et je pris la poste.

Avant cinq heures du soir je me trouvai dans la forêt de Compiègne, au lieu désigné. Je m'y promenois depuis quelques minutes, lorsque deux hommes tout à coup m'abordèrent et me mirent le pistolet sur la gorge. Ils me demandèrent si j'étois gentilhomme. Je ne balançai point à répondre oui. «En ce cas, me dirent-ils, veuillez, Monsieur, mettre ce masque sur votre visage et demeurer témoin d'un combat que vont se livrer tout à l'heure ici deux personnes de grande qualité. Donnez votre parole de ne pas vous permettre un seul geste, un seul mot pendant l'action, et, quel que soit l'événement, d'en garder un profond secret.—Je ne me vante pas, Monsieur, d'être un homme de grande qualité; mais il est vrai que je possède, avec quelques richesses, un ancien nom. J'ai moi-même rendez-vous ici pour me battre. Peut-être vous trompez-vous, peut-être serai-je l'un des deux acteurs de la scène malheureuse dont vous exigez que je reste spectateur tranquille.—Monsieur, nous saurons bientôt si cela doit être; en attendant, mettez ce masque, et donnez votre parole d'honneur.»

On conçoit que je fis et que je promis tout ce qu'ils voulurent.

Près d'une heure s'étoit passée depuis que je me trouvois dans cette situation, qui commençoit à me paroître inquiétante, quand je crus entendre quelque bruit vers l'extrémité de l'allée qui aboutissoit à la grande route. Un moment après, je vis entrer du même côté, dans le chemin de traverse où j'étois, une chaise de poste environnée de plusieurs hommes armés et masqués. Il me parut que cette troupe, que je crus d'abord toute composée d'assassins, venoit de s'assurer du laquais et du postillon, et forçoit le maître à mettre pied à terre. Tremblant qu'il ne fût massacré devant moi, je voulus, dans le premier mouvement d'un zèle téméraire, m'élancer à son secours: les deux hommes qui veilloient sur moi se contentèrent de me retenir en me disant: «Voici le moment critique, songez à ce que vous avez promis.»

Cependant l'inconnu, toujours entouré, avançoit vers nous d'un pas ferme et d'un air délibéré. Plus il approchoit, plus je croyois reconnoître les traits d'un jeune homme que je n'avois pas vu depuis longtemps. Lorsqu'il fut à très peu de distance, l'un de mes gardiens alla droit à lui, le pria de s'arrêter, et lui dit: «Un homme d'honneur se plaint que vous lui avez fait une mortelle injure, et prétend tout à l'heure en obtenir la réparation. S'il tombe sous vos coups, il promet qu'aucun détail de ce combat ne sera jamais su de personne; s'il ne meurt pas de ses blessures, il s'engage à revenir dans le même lieu, aussitôt qu'il sera guéri, pour y soutenir encore sa querelle qui ne peut être complètement vidée que par la mort de l'un des deux champions. Prenez les mêmes engagemens, Monsieur le comte, et jurez sur votre honneur de les remplir.—Quoi! répondit le jeune homme, milord Barrington se fâche de ce que j'ai quitté l'Angleterre sans faire mes adieux à son auguste épouse? Il faut convenir que ces maris sont partout un singulier peuple! Cet époux d'outre-mer, surtout, me paroît d'une bonne force: vouloit-il que je brûlasse d'une éternelle flamme pour sa langoureuse moitié? D'ailleurs, s'il me gardoit rancune, que ne me l'a-t-il dit dans son pays? Que ne s'est-il ensuite rendu à Bruxelles, où je me suis arrêté longtemps parce qu'on m'a dit qu'il me cherchoit? Pourquoi venir, après six semaines, avec cet épouvantable attirail, m'attaquer dans ma patrie, au moment où j'y rentre… Ah çà! mais j'espère que ce n'est pas à coups de poing que nous nous battrons?»

A sa voix comme à sa figure, à la gaieté de ses discours comme à son sourire moqueur, il ne me fut plus permis de méconnoître Rosambert. Alors seulement je commençai à soupçonner l'étrange vérité. O Madame de B…, ce fut pour vous que mon cœur tressaillit! mais je me gardai bien de montrer par quelques gestes ou d'exprimer par quelques mots ma surprise extrême et ma terreur profonde: j'étois lié par mes sermens.

Déjà pourtant on présentoit à Rosambert un cheval qu'on l'invitoit à monter, et un pistolet qu'on le prioit de charger lui-même. Le comte, aussitôt à cheval, tout en chargeant son arme, dit à ceux qui l'environnoient: «Oui, vous avez raison, voici le combat si cher à messieurs d'Albion… Au pistolet près, je dois de grands remerciemens au magnifique lord; il me rajeunit de plus de mille ans. En vérité, Messieurs de la Table ronde, l'héroïque parade que le prud'homme nous fait jouer ici ressemble tout à fait à une aventure du roi Artus. Comme les preux de son temps, vous arrêtez les passans sur les grands chemins pour les forcer gracieusement à rompre des lances avec vous.» En jetant les yeux sur moi, Rosambert continua: «Ce cavalier si joliment tourné, qui fait bande à part, qui ne dit mot, qui ne se mêle en rien de vos forfanteries, est-ce un gentil damoiseau qu'il faut que je délivre ou quelque grande princesse en homme travestie? Je l'aimerois mieux, moi; et le géant que je dois pourfendre, le fameux géant, où donc est-il?» L'étranger qui avoit jusqu'alors porté la parole dit à Rosambert: «Monsieur le comte, jurez de remplir les conditions prescrites.—Foi de gentilhomme, Messieurs», s'écria-t-il.

L'un de nos gardiens donna le signal par un coup de feu. Nous vîmes aussitôt un cavalier accourir à toute bride, de l'autre extrémité de l'allée. Rosambert l'attendit sans s'ébranler; mais, soit qu'il présumât beaucoup de lui-même, soit qu'il ne conservât pas tout le sang-froid nécessaire en ces occasions, il fît feu de trop loin sur son ennemi, qu'il manqua. L'autre, au contraire, montrant et plus d'adresse et plus d'intrépidité, tira presque aussitôt, mais enfin tira le dernier. La balle siffla aux oreilles de Rosambert, emporta une boucle de ses cheveux, et frappa son chapeau de manière qu'elle le fit sauter. Le comte, en le reprenant, s'écria: «Ceci devient sérieux, c'est à ma cervelle qu'il en veut, le beau masque!»

Son adversaire, en effet, s'étoit, comme moi, couvert le visage d'un mince carton; mais je ne pus m'empêcher de frémir en reconnoissant le frac anglois sous lequel, ce matin même, la marquise avoit paru devant moi chez Justine!

Le vicomte de Florville, car je ne doutois plus que ce ne fût lui, venoit de retourner son cheval, et regagnoit au galop le bout de l'allée d'où tout à l'heure il étoit venu. Rosambert, qui le suivoit des yeux, reprit: «Voilà bien le frac national de milord; mais, de par saint Georges, ce n'est pas là son épaisse encolure. Messieurs, ajouta-t-il d'un ton où perçoient le dépit et l'audace, je n'aurois point osé faire à la nation angloise cette injure de croire que ses braves fussent dans l'usage de se battre par mascarade et par procuration. Au reste, je vais tâcher, m'eût-on prudemment détaché le plus habile arquebusier des trois royaumes, je vais tâcher de faire en sorte qu'un étranger, fût-il le diable, n'ait pas à se glorifier d'avoir remporté sur un François une victoire sans danger… O toi qui ne manquas jamais une hirondelle au vol, mon cher Faublas, où es-tu? Que n'ai-je, pour le châtiment d'un traître et pour l'honneur de la France, que n'ai-je en ce moment ton coup d'œil si prompt et ta main toujours sûre!»

Le comte ayant rechargé son arme, un nouveau signal fut donné. Rosambert, cette fois, ne demeura pas immobile, il poussa vigoureusement son cheval, et les deux adversaires, s'étant rencontrés à peu près au milieu de la lice, se tirèrent à la distance de cinq ou six pas. Le comte ne perça que le collet de l'habit de son ennemi, qui, plus heureux, lui fracassa l'épaule droite et le jeta par terre.

Le vainqueur aussitôt, se démasquant, fit voir au vaincu stupéfait le visage de Mme de B… «Tiens, lâche, dit la marquise, regarde, reconnois-moi, meurs de honte. C'est une femme qui t'immole! Tu n'as eu du courage et de l'adresse que pour l'insulter.»

Rosambert parut un moment accablé de la douleur de sa blessure et de l'ignominie de sa défaite; un moment il fixa sur la marquise des yeux égarés. Mais bientôt, reprenant son caractère, il lui adressa, d'une voix éteinte, ces mots entrecoupés: «Quoi! belle dame,… c'est vous… que j'ai… le bonheur de revoir!… Que les temps… sont changés! Cependant… notre dernière… entre…vue… m'amu…sa davantage,… et vous… aussi, friponne,… quoi que… vous en puissiez… dire. Ingrate! est-ce ici, est-ce ainsi… que vous deviez mettre… hors de combat… un bon jeune homme jadis venu… tout exprès de Paris à Lu… à Luxembourg… pour vous procurer… un… doux… passe-temps?—Rosambert, lui répliqua la marquise, tu voudrois en vain dissimuler ta rage et tes douleurs. Le Ciel est juste; je puis m'applaudir d'une double vengeance: ton châtiment, qui déjà commence, n'est pas prêt à s'achever. Souviens-toi de nos conditions; souviens-toi que mon ennemi doit garder mon secret partout et me ramener ici ma victime.»

Le comte, soulevant sa tête avec effort, la tourna de mon côté: «Ce jeune homme, dit-il, c'est sûre…ment le chevalier de Faublas!… Fau…blas!» J'ôtai mon masque, je fus à lui. «Embrassons-nous d'abord, continua-t-il. Elle m'a… vaincu, mon ami,… n'en soyez point étonné:… ce n'est pas la première fois qu'elle… m'abat. Et vous, pendant que j'invoquois… bonnement votre nom, vous étiez là qui… faisiez des vœux… contre moi;… mais je vous le pardonne… Elle est si… aimable! Venez… me voir… à Paris, si je n'y arrive pas… justement pour… m'y faire… enterrer.»

La marquise alors me prit à l'écart et me dit: «Chevalier, pardonnez-moi le mystère que je vous ai fait du péril où j'allois m'exposer, et la ruse dont je me suis servie pour vous en rendre le témoin. Mon amant, hélas!… avoit vu l'outrage; mon ami devoit être présent à la réparation. Faublas, je le sais bien, me gardoit encore tant d'attachement qu'il se fût chargé volontiers d'épouser ma querelle; mais il ne m'eût peut-être point assez estimée pour me juger digne de la soutenir moi-même.

«Cependant, ajouta-t-elle avec une joie mêlée de fierté, je viens de prouver qu'il y a six mois je ne prenois point un engagement au-dessus de mes forces, lorsque, réduite à l'affreuse nécessité de vivre seulement pour ma vengeance, je jurois de vous étonner en l'accomplissant. Maintenant, Faublas, tout ce qu'il y avoit d'équivoque ou d'obscur pour vous dans mes discours de ce matin s'explique de soi-même. Vous sentez de quelle crainte je ne pouvois me défendre quand, les larmes aux yeux, je demandois à mon ami s'il ne seroit pas cruel de ne se voir plus. Vous concevez de quelle espèce d'inquiétude j'ai dû sentir l'atteinte quand l'amant de Sophie m'annonça qu'il venoit de la retrouver. Ah! croyez-moi, j'ai d'abord compris que Duportail avoit pu vous reconnoître sur la route de Montcour, et je serois vraiment désolée que ce voyage de Compiègne eût laissé le temps à votre beau-père de vous enlever encore votre épouse. Faublas, si ce malheur étoit arrivé, n'ayez pas l'injustice d'en accuser votre amie. Dites-vous, pour ma justification, qu'au moment où je vous fis remettre, sous le nom de M. de B…, ce prétendu cartel, rien ne pouvoit me donner à deviner qu'en revenant avec Mme de Lignolle vous retrouveriez Sophie; dites-vous qu'il n'étoit plus, ce matin, nécessaire de vous renvoyer à Fromonville, puisqu'il ne vous eût jamais été possible, quelque diligence que vous eussiez faite, d'y arriver avant les émissaires fidèles qu'aussitôt j'y ai dépêchés avec l'ordre exprès de veiller sur les démarches de Duportail, s'il habitoit encore sa retraite, ou de le poursuivre, s'il l'avoit déjà quittée. Maintenant que rien ne vous retient plus, allez et…»

Mme de B… fut interrompue par des cris perçans qui sembloient partir de la chaise de poste de Rosambert, restée dans le chemin de traverse, du côté, mais à quelque distance de la grande route. Nous courûmes tous au bruit; il ne resta près du blessé que le chirurgien qui bandoit sa plaie. En approchant, nous vîmes derrière la voiture du comte un cabriolet dans lequel se débattoit une femme, retenue par les mêmes hommes qui s'étoient assurés du laquais et du postillon de Rosambert. «Grands dieux! s'écrioit-elle, des gens masqués! C'en est donc fait! Ils n'auroient pu le vaincre, ils l'ont assassiné!… Ah! dit-elle, en poussant un cri de joie, le voilà! le voilà!» Puis, d'un ton douloureux: «Perfide! il est donc vrai que vous avez eu l'inhumanité de profiter de mon sommeil?…»

La marquise me demanda tout bas si ce n'étoit pas la petite comtesse. Je répondis oui, et je m'élançai dans les bras de ma maîtresse.

«Est-ce fini? me demanda-t-elle. J'ai entendu tirer plusieurs coups. Quels sont ces gens qui m'ont arrêtée? C'étoit à l'épée que vous deviez vous battre! Je suis tremblante,… saisie d'effroi. Ton ennemi, où est-il? Es-tu vainqueur? Il ne devoit amener personne. Pourquoi tout ce monde? ces armes? ces masques?… Mon ami, que je suis contente de te voir!… que j'ai peur!… Cruel!… que je vous en veux de m'avoir lâchement abandonnée!»

Ainsi, Mme de Lignolle annonçoit, par le désordre de ses questions, le désordre de ses idées; il me sera plus difficile de peindre celui de sa personne. Dans son regard, tout à l'heure attendri, maintenant terne et bientôt étincelant, vous eussiez vu tour à tour, et presque en même temps, les douces erreurs de l'espérance, les mortelles rêveries de la crainte, l'ivresse de l'amour heureux, les fureurs de l'amour trahi. Vous eussiez vu sur son visage, dont l'étonnante mobilité m'effrayoit, toutes les passions impétueuses se livrer de rapides combats. Chaque muscle sembloit tourmenté d'un mouvement convulsif; l'expression de chaque sentiment passoit comme un éclair.

«Le croirois-tu, continua-t-elle, j'ai pu dormir quand tu n'étois plus là! j'ai pu dormir jusqu'à midi, mais de quel sommeil! grands dieux! quels horribles songes le troubloient! tu m'échappois à chaque instant, et je ne voyois plus auprès de moi que des objets affreux: le marquis, la marquise, ta femme!… Ta femme! c'est moi qui suis ta femme! n'est-il pas vrai, mon ami?… Ne l'oubliez jamais, Monsieur! Et le marquis, l'as-tu tué?—Non, mon amie.—Allons, dit Mme de B… que cet entretien sans doute inquiétoit, allons, Florville! à cheval, à cheval! vous n'avez pas de temps à perdre.—Qu'appelez-vous du temps à perdre? s'écria la comtesse en lançant un regard terrible au vicomte de Florville, est-ce qu'il perd son temps quand il est avec moi? Quel est cet impertinent jeune homme? me demanda-t-elle.—Un parent de M. de B…—Tiens, mon ami, tous ces gens-là me font peur… Oh! que je souffre depuis hier! Trembler sans cesse pour moi! pour lui! quel supplice! Perpétuellement m'occuper de cette rivale qui veut me l'enlever! de cet ennemi qui menace ses jours! Tu l'as blessé?—Non, mon amie.—Vous ne l'avez pas blessé, Monsieur?… Regardez! je le lui avois tant recommandé! Mais, comment!… il n'est donc pas encore arrivé, le marquis?—Florville, reprit Mme de B…, les heures s'envolent, la nuit s'approche.—Eh! de quoi se mêle donc cet étranger? répliqua la comtesse… Faublas, ne l'écoute pas, reste là… Que je souffre depuis hier! que l'amour devient fatal, dès qu'il cesse d'être heureux! que ses tourmens paroissent insupportables, quand ils ne sont pas partagés!—Que dis-tu, mon Éléonore! mon cœur est navré de tes peines.—Oui? Eh bien, si cela est, me voilà consolée. Je suis contente, allons-nous-en.» Je répétai avec elle: «Allons-nous-en.

—Chevalier, s'écria la marquise, oubliez-vous qu'un devoir pressant vous appelle?—Hélas!—Ce n'est point à Paris que vous êtes attendu.»

Je me dégageai des bras de la comtesse, et du brancard de son cabriolet je sautai sur le cheval que me présentoit la marquise. «Il va se battre, dit Mme de Lignolle. Je veux le suivre! je veux être présente à ce combat!» Le vicomte, prompt à la rassurer, lui répondit: «Calmez-vous, il n'y a pas de danger pour lui; ce combat est fini.—Fini! répéta-t-elle douloureusement, fini!… C'est donc à Fromonville?… L'ingrat m'abandonne encore! le barbare me sacrifie!»

Elle voulut s'élancer après moi. Les gens du vicomte la retinrent. Elle poussa des cris d'inquiétude et de fureur; elle tomba sans connoissance au fond de son cabriolet.

Ah! qui n'eût plaint cette enfant trop sensible? qui ne se fût ému de ses douleurs? qui n'eût frémi de son danger? La marquise ne fit aucun effort pour m'empêcher de descendre de cheval et de remonter dans la voiture de la comtesse: je fus même extrêmement touché de voir Mme de B… prodiguer ses soins à Mme de Lignolle. D'une main elle soutenoit la tête de mon amante, de l'autre elle lui vidoit ses flacons sur le visage; elle essuyoit avec un mouchoir la sueur froide qui couloit sur son front. «Pauvre enfant! disoit-elle, regardez comme ils se sont éteints, ces yeux qui brilloient tout à l'heure du plus vif éclat! Quelle pâleur couvre ces joues que j'ai vues colorées d'un rose si tendre! Pauvre enfant!—Mon Dieu! vous m'alarmez, mon amie! croyez-vous qu'il y ait du danger?—Du danger?… peut-être. La comtesse est d'un caractère violent et paroît vous aimer déjà beaucoup.—Oh! oui, beaucoup. D'ailleurs, elle a depuis hier des indispositions légères, mais fréquentes, des maux de cœur…—Elle seroit déjà enceinte! ah! tant mieux!» s'écria Mme de B…, dans l'effusion d'une vive joie; puis tout à coup elle réprima ce premier mouvement, et d'un ton de commisération elle reprit: «Tant mieux… pour vous;… non pour elle!… Pour elle, c'est un événement fâcheux qui l'expose de bien des manières…—Qui l'expose!… Et moi, que je suis à plaindre aussi! Dans quel embarras je me trouve! L'une est ici, qui se meurt de la seule crainte que je ne la quitte! l'autre est là-bas, qui se désespère de ce que je l'ai quittée. Dites-moi donc comment je vais faire. Apprenez-moi quel parti…—Tout à l'heure, interrompit-elle, je vous engageois à partir; j'avoue que maintenant, à votre place, je me trouverois moi-même fort empêchée. Sans doute il faut consulter votre cœur; mais vous devez aussi prendre conseil des circonstances.—Consulter mon cœur? je n'y trouve que des irrésolutions, des combats! Prendre conseil des circonstances? ne sont-elles pas, de l'une et de l'autre part, également inquiétantes, pressantes, impérieuses? O mon amie, je vous en conjure, prenez pitié de ma situation vraiment cruelle, finissez mes perplexités, conseillez-moi.—Que pourrois-je vous dire? S'il ne s'agit que des lois que le devoir vous impose, elles ne sont point équivoques… Il est vrai pourtant qu'il paroît cruel d'abandonner la comtesse dans l'état où la voilà… Elle est très vive,… vous la croyez enceinte,… et la pauvre petite vous aime… comme il faut vous aimer: beaucoup trop!… Partir dans ce moment-ci, c'est certainement la livrer à des agitations qui peuvent lui coûter la vie… Il semble plus probable que Sophie, d'un caractère beaucoup plus doux,… Sophie, accoutumée depuis longtemps à l'absence,… à l'abandon peut-être,… supportera moins impatiemment… Cependant, ce n'est pas une chose que je veuille garantir. Il est tout à fait possible que votre épouse, ne vous voyant pas revenir et se croyant pour toujours délaissée, en soit au désespoir.

—Au désespoir! oui, répéta d'une voix foible Mme de Lignolle qui reprenoit enfin l'usage de ses sens, au désespoir!» Elle me reconnut; elle me dit: «C'est vous, Faublas? vous ne m'avez pas quittée? vous avez bien fait; restez là, je le veux, restez là.» Elle dit à la marquise: «Et toi, farouche étranger, laisse-nous. Cruel! mes maux te trouvent insensible! Tu n'as donc jamais eu besoin de la pitié de personne, toi? tu n'as donc jamais aimé?—Si vous saviez à qui vous faites ces reproches, répondit le vicomte en lui prenant la main; si vous saviez que Mme de Lignolle, quoique bien malheureuse, est moins à plaindre que l'infortunée qui lui parle! Et moi aussi, j'ai brûlé de cet amour qui vous consume! Et moi aussi, j'ai connu ses passagers délices et ses inconsolables regrets! Comtesse, infortunée comtesse, vous avez encore beaucoup à souffrir, si vous devez souffrir autant que moi!»

Ici mes yeux rencontrèrent ceux de la marquise; ils étoient humides, les siens, et leur regard fit palpiter mon cœur!

«Seroit-il vrai, continua-t-elle avec plus de véhémence, seroit-il vrai qu'une divinité maligne présidât aux humaines destinées, et prît un horrible plaisir à faire de ses dons précieux la plus inégale distribution? seroit-il vrai que, par le raffinement d'un calcul barbare, elle ne se montrât si prodigue envers un très petit nombre d'êtres privilégiés que pour tourmenter plus sûrement la foule immense des autres individus maltraités de son avarice? Quoi! jeune homme trop favorisé, les grâces qui attirent, l'esprit qui séduit, les talens qu'on envie, la beauté qu'on admire, la sensibilité qui plaît aux yeux et charme l'âme; toutes ces qualités et mille autres dont l'assemblage n'a peut-être jamais brillé qu'en toi; quoi donc! un impitoyable dieu ne te les auroit données que pour le désespoir de tes rivaux et le supplice de tes amantes? Et la constance, cette vertu qui seule manque à toutes tes vertus, la constance, il ne te l'auroit refusée, ce dieu jaloux, qu'afin qu'il n'y eût sur la terre, pour aucune femme, l'espoir d'une grande félicité sans un grand mélange de peines, et dans aucun homme un modèle absolu de perfection? Quoi! ceux de ton sexe qui, ne te connoissant pas encore, oseront te disputer le prix de la valeur ou de la tendresse, tous ceux que la nature aura le plus favorablement distingués, doivent-ils nécessairement paroître n'avoir encouru que sa disgrâce, quand le moment sera venu de te les comparer? Quoi! toutes les mortelles qui t'auront vu seront-elles invinciblement contraintes au plus prompt amour, hélas! et forcées au plus long repentir? O destinée!»

La comtesse avoit écouté la marquise avec une attention mêlée d'étonnement. «Qui que vous soyez, lui dit-elle, il vous est bien connu. Vous parlez de lui comme j'en pourrois parler moi-même. Me voilà un peu réconciliée avec vous; mais permettez que nous nous quittions. Allons-nous-en, Faublas, allons-nous-en… Eh bien! vous ne dites mot! vous ne voulez pas?»

Toujours combattu de plusieurs craintes et de plusieurs désirs, je jetai sur la marquise un regard qui lui annonçoit mes irrésolutions et le besoin que j'avois d'être déterminé par ses avis. Le vicomte me comprit et s'expliqua: «Vraiment! je ne balancerois plus, j'irois à Fromonville…—A Fromonville! interrompit la comtesse.—Demain, reprit l'autre; et ce soir je rentrerois dans Paris avec Mme de Lignolle.—Voilà ce qu'on appelle un bon conseil, s'écria la comtesse; j'en approuve fort la dernière partie; et toi, Faublas?—Moi aussi, mon Éléonore.»

Dans le transport de sa joie, Mme de Lignolle embrassa Mme de B…, et, je l'avoue, ce ne fut pas sans un vif plaisir que, pendant quelques minutes, je sentis unies et pressées dans mes heureuses mains les mains de ces deux charmantes femmes.

«Monsieur, reprit la comtesse en s'adressant au vicomte, nous allons vous dire adieu; mais permettez auparavant une question que je vais vous faire, parce que je suis jalouse. Je le suis, je n'en fais pas mystère. Tout à l'heure vous pleuriez presque: vous êtes malheureux en amour, et c'est la faute du chevalier. Rendez-moi le service de m'apprendre près de qui le chevalier vous a supplanté… Monsieur, poursuivit Mme de Lignolle, qui ne pouvoit deviner la véritable cause de l'embarras que la marquise laissoit paroître, vous pardonnerez à son amie d'imaginer qu'en effet il méritoit la préférence; mais au moins je crois, et je ne cherche pas à vous faire un compliment, je crois que vous étiez fait pour qu'on balançât quelque temps entre vous et lui… Monsieur, reprit-elle encore, je vous supplie d'achever la confidence que je ne vous demandois pas; ne craignez rien pour votre secret, vous avez le mien.—Madame, répondit le vicomte enfin déterminé sur la réponse qu'il devoit faire à l'embarrassante question, dans un moment de trouble on se plaint de mille choses…—Ah! je vous en prie, dites-moi quelle maîtresse Faublas vous a…—Madame, je suis, comme monsieur vous le disoit tout à l'heure, parent de M. de B… J'adorois sa femme…—Sa femme! ne m'en parlez pas, je la déteste!—Vous êtes donc une ingrate, car elle vous aime.—Qui vous l'a dit?—Elle-même.—Elle me connoît?—Elle a eu le plaisir de vous voir et de vous parler.—Où cela?—Voilà ce que je ne puis vous dire.—Eh bien, oui, elle a tort de m'aimer: car, je vous le répète, je la déteste.—Peut-on vous en demander la raison?—La raison?… c'est une femme dangereuse…—Ses ennemis l'assurent.—Intrigante…—Les courtisans le publient…—Pas assez jolie pour faire tant de bruit.—Les femmes le disent.—Galante d'ailleurs.—Elle ne manque ni d'attraits ni d'esprit… Comment ne lui prêteroit-on pas quelques aventures?—Quelques! Elle en a eu mille!—Désigne-t-on quelqu'un?—Je le crois! Moi qui ne vais pas dans le monde, je lui en connois trois.—Voulez-vous les nommer?—Le comte de Rosambert.—Il est bien fat; et elle l'a toujours nié.—La bonne raison!… Faublas.—Oh! celui-là, je ne conteste pas. Le troisième?—M. de .—M. de ! répéta la marquise, que je vis dans le même moment plusieurs fois rougir et pâlir.—Oui, M. de , le nouveau ministre, à qui elle s'est donnée pour obtenir la liberté du chevalier… Ce que je vous dis là vous fait de la peine?—M. de ! répéta la marquise avec moins de trouble et un étonnement plus marqué.—Cela vous fait de la peine. Je vois que vous êtes encore bien épris.—M. de ***! voici une accusation bien nouvelle.—C'est que l'intrigue n'est pas ancienne.—Mais, au moins, a-t-on quelques preuves?—Comment voulez-vous qu'on en ait? Ils n'ont pas appelé de témoins.—Cependant, Madame, vous osez assurer cela?—Monsieur, parce que tout le monde l'assure.—Tout le monde! Chevalier, vous le saviez donc?—Vicomte,… on me l'a dit, mais je n'y crois pas.—Cela ne fait rien, me répliqua-t-il d'un air mécontent, vous deviez m'en avertir.—Oui, dit la comtesse, c'est rendre service à un galant homme que de l'éclairer sur la conduite d'une coquette qui le trompe. Monsieur, je vous plains sincèrement d'être tombé dans les filets de celle-là, vous paroissez mériter de rencontrer mieux… Mais venons à ce qui me touche. Le chevalier ne vous donne plus d'inquiétude?—Pardonnez-moi, Madame.—Voyez-vous, Monsieur? s'écria la comtesse en me regardant. Il y va donc souvent, chez la marquise? demanda-t-elle au vicomte.—Quelquefois.—Voyez-vous, Monsieur? vous y allez quelquefois!… Il est donc amoureux d'elle encore?—Encore un peu, je crois.—Voyez-vous, Monsieur? vous en êtes amoureux!—Cependant, reprit la marquise, il ne faut pas tout à fait s'en rapporter à moi: j'y suis intéressée, je vois peut-être mal.—Oh! vous voyez bien, Monsieur, vous voyez trop bien!… Faublas, laissez-moi faire, je saurai vous empêcher d'aller chez cette coquette et de l'aimer!… Nous vous quittons, poursuivit-elle en s'adressant à Mme de B… Après la scène dont vous venez d'être témoin, je ne vous demande pas le secret, et j'y compte: car tout en vous, Monsieur, prévient favorablement… S'il y avoit une troisième place dans mon cabriolet, je me ferois un vrai plaisir de vous l'offrir… Je vous avoue que je serai charmée de cultiver votre connoissance. Venez me voir à Paris. Le chevalier m'obligera, s'il veut bien vous amener;… ou faites mieux, venez seul: vous n'avez pas besoin d'être présenté par personne. Venez, et je vous promets, si cela vous fait décidément trop de peine, je vous promets de ne jamais vous dire de mal de la marquise, quoique ce soit une méchante femme.»

Nous partîmes. Je donnai quelques louis au postillon, qui nous conduisit à la Croix-Saint-Ouen, où la comtesse l'avoit pris, et qui promit de ne rien dire de tout ce qu'il avoit vu. Mme de Lignolle aussi crut devoir acheter la discrétion de son laquais La Fleur, qu'elle s'étoit vue forcée de faire le compagnon de son voyage, et, par conséquent, le confident de nos amours.

Ma jeune amie, cependant, m'accabloit de caresses que je lui rendois, de reproches que je ne méritois plus, et de questions auxquelles il m'étoit impossible de répondre. En vain je lui représentois qu'il devoit lui suffire que son amant ne fût ni mort, ni blessé, ni forcé de la quitter en quittant son pays: elle n'étoit pas contente du secret auquel m'obligeoit cette parole d'honneur que je ne devois pas donner, disoit-elle.

La conversation tomba naturellement sur le vicomte de Florville. «Il est fort aimable, ce jeune homme, s'écria la comtesse, qui paroissoit observer curieusement l'impression que ses discours faisoient sur moi.—Fort aimable.—Il a des grâces!—Beaucoup.—De la tournure!—Vraiment.—Une très jolie figure!—Très jolie.—Une voix douce comme toi!—Oui.—La sienne est un peu trop claire cependant, il y manque quelque chose.—C'est un enfant.—Sans doute; que peut-il avoir? seize ans?—Tout au plus.—N'importe, reprit-elle avec affectation, il est charmant!—Charmant.—Il paroît plein d'esprit et de sensibilité!—Comme tu dis, mon amie.»

Ainsi, je ne parlois que par monosyllabes de peur de trop parler, et j'affectois beaucoup d'indifférence afin d'éloigner toute espèce de soupçon.

«Voulez-vous bien me répondre autrement? s'écria Mme de Lignolle.—Qu'y a-t-il donc?—Il y a que votre sang-froid me désespère!—Mon sang-froid?…—Oui, j'ai l'air d'avoir remarqué ce jeune homme, j'en dis beaucoup de bien, tout cela ne vous émeut seulement pas!—Je ne vois pas ce qui pourroit me fâcher…—C'est de quoi je me plains. Vous ne témoignez point la moindre inquiétude!—C'est qu'en vérité, mon amie, je n'en puis prendre aucune, lui répliquai-je en riant.—Pourquoi cela, Monsieur? Pourquoi n'auriez-vous pas un peu de jalousie? J'en ai bien, moi!—Éléonore, je te répète que le vicomte ne peut m'alarmer.—Ne riez pas, Monsieur, je n'aime pas qu'on rie quand je parle raison. Dites-moi, s'il vous plaît, pourquoi le vicomte…—Pourquoi?… Parce que c'est… un enfant.—Et vous? ne diroit-on pas que vous êtes vieux?—Et puis, ma sécurité se fonde sur l'estime que tu m'inspires.—L'estime! l'estime!… Pas tant d'estime, Monsieur, et plus d'amour. Je l'ai souvent entendu dire dans le temps que je n'y comprenois rien; et, maintenant que je m'y connois, je sens que cela est trop vrai: on n'est bien amoureux que lorsqu'on est bien jaloux. Devenez jaloux, si vous voulez me plaire.—Soyez donc contente, Madame: je vous avoue que je n'étois pas tranquille pendant que vous examiniez le vicomte avec une attention…—Voilà, interrompit-elle en m'embrassant, voilà ce que j'appelle parler! Voilà ce qu'il falloit dire tout de suite… Cependant, Faublas, ne t'alarme pas! Va, je n'admirois le vicomte que pour t'admirer davantage! Je me disois: «Il est bien, ce jeune homme, fort bien! mais mon amant est mieux, beaucoup mieux: mon amant n'a pas une figure moins charmante, et sa taille est plus belle! On remarque dans son air, dans son maintien, dans toute sa personne, je ne sais quoi de plus imposant, de plus fier, qui étonne sans effrayer…» Cela ne m'effraye pas, moi! cela me fait plaisir… De l'esprit, de la sensibilité! Pourroit-il en avoir autant que toi, le vicomte? Autant que toi qui toute la journée me fais rire, et de temps en temps me fais pleurer!… C'est alors que je suis bien contente: car tu ne te moques pas, comme les autres hommes, qui rient de nos larmes; au contraire, mon ami, tu me consoles, en te chagrinant avec moi: tu sais pleurer, toi, tu sais pleurer!… Va, sois parfaitement tranquille. Je te reconnois aussi supérieur à ce joli garçon que lui-même me paroît l'être à tous ceux que j'ai vus… Dis-moi, ton père l'aime-t-il, le vicomte?—Beaucoup.—Eh bien, il devroit marier ta sœur avec ce jeune homme-là. Cela feroit un charmant couple.—Voilà une idée qui paroît toute simple, et que pourtant je n'aurois pas eue!—Vraiment, je vois à cela quelque obstacle: le vicomte est engoué de cette marquise. C'est bien dommage… Tiens, sais-tu pourquoi je l'ai engagé à venir chez moi? Je vais te le dire: car le moyen de te rien cacher! Il est jaloux de toi, puisqu'il est amoureux de Mme de B…: il me dira si tu vas chez elle.—Fort bien trouvé!—Certainement! je ne suis point la dupe de votre fausse gaieté; ce n'est pas de bon cœur que vous riez. J'ai toujours eu le projet de vous empêcher d'aller chez cette méchante femme, et le hasard vient de m'en offrir un moyen que je ne me consolerois pas d'avoir négligé.»

Cependant nous avancions… du côté de Paris, il est vrai, ma Sophie! mais console-toi, c'étoit aussi du côté de Fromonville. Sophie! j'allois encore chercher dans la maison de ta rivale une de ces nuits que je trouvois si courtes; mais pardonne! Va, je songeois moins aux plaisirs de la nuit prochaine qu'aux délices du jour qui devoit lui succéder, de ce jour où, dans les bras de ma femme, je pourrois goûter enfin le suprême bonheur depuis si longtemps désiré. Réjouis-toi, ma Sophie: il est vrai que, dans ce moment même, je reçois un baiser de Mme de Lignolle; il est vrai que cette douce faveur est la récompense d'un soupir qu'Éléonore vient de surprendre; mais, ô ma Sophie! réjouis-toi; ce soupir si tendre, il ne m'étoit pas échappé pour elle.

Nous quittâmes la poste au Bourget, à ce même village où j'avois renvoyé Jasmin: les chevaux de la comtesse y étoient restés dans une auberge; nous les reprîmes; ils nous eurent bientôt ramenés dans Paris. On conçoit que Faublas, maintenant vêtu comme il lui convenoit de l'être toujours, ne pouvoit, sans avoir auparavant changé d'habits, aller chez Mme de Lignolle représenter Mlle de Brumont: ce fut donc chez Mme de Fonrose que nous prîmes le parti de descendre.

«Cruels enfans, dit la baronne, d'où venez-vous donc?—Nous mourons de faim, répondit la comtesse; faites-nous donner à souper.»

Pendant que nous commencions à dépecer la poularde qu'on venoit d'apporter, Mme de Fonrose disoit à Mme de Lignolle: «Je me suis rendue chez vous à l'heure du dîner. On m'a beaucoup inquiétée en m'apprenant que, désespérée de la fuite de Mlle de Brumont, vous veniez de sortir pour l'aller chercher. Il y avoit déjà quelques heures, poursuivit-elle en s'adressant à moi, que M. de Belcour, accompagné de Mlle de Faublas, étoit venu me faire une courte visite. Tous deux partoient pour Fromonville, persuadés que vous étiez allé vous battre. Ils n'imaginoient pas qu'un intérêt moins cher que celui de l'honneur pût vous empêcher de courir avec eux vous jeter aux pieds de votre épouse. Tous deux tremblent pour vous; tous deux, je ne puis vous le dissimuler, seront en proie aux plus mortelles inquiétudes, si vous ne les avez pas rejoints avant le milieu du jour, qui va bientôt paroître.»

Déjà la comtesse ne songeoit plus à son repas à peine commencé. Elle interrompit la baronne pour lui déclarer qu'elle ne souffriroit pas que je la quittasse, et elle ajouta qu'il lui paroissoit très étonnant que Mme de Fonrose, qui se prétendoit son amie, se permît de donner, en sa présence même, de tels conseils à son amant. La baronne ne fut point embarrassée de se justifier. «Si vous adorez le fils, dit-elle, j'aime le père; M. de Belcour ne me pardonneroit pas d'avoir contribué, dans une circonstance aussi grave, à tenir son fils éloigné de lui. D'ailleurs, ma chère enfant, qu'exigez-vous du chevalier? qu'il viole inutilement toutes les bienséances. Je suis loin de lui conseiller une infamie; je ne lui dis pas de vous abandonner, mais d'aller trouver Sophie, de la ramener, et de faire ensuite comme les gens du monde, comme les meilleurs maris, qui savent concilier l'amour qu'ils ont pour leurs maîtresses et les bons procédés qu'ils doivent à leurs femmes. Se conduire autrement, ce seroit vous perdre. Je vous demande, par exemple, si le chevalier peut continuer à demeurer chez sa maîtresse, lorsque sa femme n'est plus absente? s'il doit ainsi publiquement afficher le désespoir de l'une et les bontés de l'autre? En supposant que vous fussiez assez aveuglée par votre passion pour attendre de lui cette extravagance, et qu'il fût assez foible pour ne vous la point refuser, je demande si tout le monde ne sauroit pas bientôt que M. de Faublas s'est fait demoiselle chez vous parce qu'il s'ennuyoit d'être homme chez lui? Je ne parle pas de M. de Lignolle: espérons que le dieu protecteur des amans fera pour ce mari-là ce qu'il fait communément pour les autres; espérons que ce digne époux sera le dernier de Paris qui apprendra que vous l'en avez rendu la fable; mais sa famille verra-t-elle tranquillement l'ineffaçable ridicule dont chaque jour le couvrira?

—Sa famille! que m'importe sa famille? répondit la comtesse, qui n'avoit opposé jusqu'alors aux prudens avis de la baronne que des cris, des pleurs, et mille exclamations déraisonnables.—Que vous importe? répliqua Mme de Fonrose. Eh mais, comptez-vous retenir le chevalier malgré les gémissemens de sa veuve, qui ne manquera pas de le réclamer en criant au scandale; malgré l'intarissable bavardage de votre sempiternelle tante, qui viendra chaque matin vous radoter ses gothiques principes; malgré le fameux capitaine Lignolle, capable de laisser ses flibustiers pour accourir en poste vous épouvanter de sa large moustache et de sa longue épée; malgré le public aussi, le public jaloux, inconséquent, indiscret, qui va sans cesse ébruitant les folies qu'il devroit taire, et ressuscitant les scandales qu'il faudroit ensevelir; le public qui, ne respectant personne et ne se respectant pas lui-même, ridiculise les maris qu'il plaint, protège les femmes qu'il blâme, et condamne sévèrement les fautes dont pourtant il amuse journellement et nourrit sa malignité; enfin, malgré le baron qui…?—Malgré tout l'univers, Madame.—Quelle réponse! Avez-vous perdu l'esprit, ou croyez-vous que j'exagère? M. de Belcour, dont j'allois vous parler, vous ne le connoissez pas! Il est homme, si vous le poussez un peu, à venir reprendre son fils jusque dans votre chambre à coucher!—Et moi, si l'on ne craint pas non plus de me porter aux dernières extrémités…—Que ferez-vous?—Je me tuerai.—La belle ressource! Je vous plains… Je vous plains, puisque vous ne sentez pas qu'il vaut mieux faire un moment le sacrifice d'un bien précieux, pour le retrouver ensuite et le posséder sans obstacle, que de s'exposer, en le gardant quelques jours de trop, à mourir de regret de sa perte.»

Mme de Fonrose parloit encore et parloit vainement, quand nous entendîmes un carrosse entrer dans sa cour. Ce ne pouvoit être que celui de M. de Lignolle. J'eus le temps d'embrasser mon amie, de saisir un membre de la volaille et de me sauver dans le cabinet de toilette de la baronne.

Un moment après, j'entendis le comte souhaiter le bonsoir à ces dames. Étonné de ce que sa femme, qui mangeoit rarement en ville, n'étoit pas de retour à trois heures du matin, il avoit deviné qu'elle soupoit chez la baronne, et qu'elle s'y trouvoit indisposée. Il lui demanda si elle avoit pu rejoindre Mlle de Brumont dans la journée. «Oui, Monsieur, répondit la comtesse, et j'espère qu'elle reviendra chez moi…—Elle y reviendra certainement! interrompit-il, parce que je l'ai fait promettre à monsieur son père. En attendant, Comtesse, songez qu'il est tard, acceptez une place dans ma voiture, et venez…—Bien obligée, répliqua-t-elle sèchement, je ne compte pas rentrer avant le jour.»

J'aurois pu facilement écouter la fin de cette conversation qui me touchoit d'assez près… Sophie, des intérêts plus chers occupent ma pensée. Un moment la séduction toute-puissante de l'objet présent cesse d'agir immédiatement sur moi; et ce moment décisif peut fixer en ta faveur la victoire trop longtemps incertaine. Ta rivale n'est plus à mes côtés pour me faire oublier tes tourmens par ses peines et ton amour par ses tendresses; sa voix seulement frappe mon oreille et ne va pas jusqu'à mon cœur, plein de ton souvenir! Sophie, je viens de te revoir évanouie, mourante! J'ai contemplé tes charmes et me suis pénétré de ton désespoir! J'ai frémi des maux que tu souffres; l'idée du bonheur qui nous attend m'a fait tressaillir.

Quiconque me lit avec quelque attention doit se souvenir qu'il y a peu de temps une jolie femme de chambre m'a coiffé précisément dans ce cabinet où je me trouve; il doit se souvenir que, pressé ce jour-là du désir de revoir la comtesse et d'échapper au baron, je me suis fait conduire, par un escalier secret, dans la cour de Mme de Fonrose. Maintenant, au contraire, pour rejoindre mon père et fuir ma maîtresse, je cherche à tâtons le même chemin, dans cette partie de la maison dont je connois un peu les êtres. Me voilà sur l'escalier dérobé, puis dans la cour, et bientôt dans la rue.

Plein d'une tendre sollicitude, M. de Belcour avoit deviné ce que tout autre qu'un père n'eût pu prévoir. Comme il n'étoit pas impossible, avoit-il dit en partant, que des raisons particulières me forçassent à repasser par la capitale, le suisse devoit veiller toute la nuit pour m'attendre, et mon domestique me tenir une chaise de poste toute prête. On aimoit trop le baron et son fils pour oublier les ordres de l'un et les intérêts de l'autre. En arrivant à l'hôtel, je n'eus qu'à monter en voiture, et mon fidèle Jasmin voulut absolument courir devant moi. Aussi je trouvois à chaque poste des chevaux tout préparés; les postillons, grâce à mes prodigalités, ne se plaignoient pas d'avoir été réveillés trop tôt; ils m'appeloient monseigneur, et nous allions comme si nous eussions eu des ailes.

L'aurore vint, qui me promit le plus beau jour. Voilà cette route si péniblement parcourue la surveille, dans un sens contraire. Quel heureux changement trente-six heures ont apporté dans ma situation! Je ne vais point, sous un ciel étranger, regretter ma patrie; je n'emporte pas le remords d'avoir immolé tel ennemi qui me poursuivoit de sa juste vengeance. C'est à Fromonville que mon père, tout à l'heure rassuré, me pressera sur son sein! C'est là que tout à l'heure ma femme consolée… Nous n'arriverons jamais! Va donc, postillon!… Tout à l'heure je la couvrirai de mes baisers, j'embrasserai ses genoux, je solliciterai le prix de ma tendresse extrême… Il est vrai qu'Adélaïde sera là… Ne pourrons-nous pas la renvoyer, Adélaïde? Quoi! faudroit-il différer jusqu'à la nuit?… Un siècle d'attente!… Mais la nuit! la nuit! Jamais je n'en aurai passé de plus délicieuse!… Que ces rosses me traînent lentement! Postillon, va donc!… Et demain, demain, je serai sur cette route encore! Mais j'aurai Sophie près de moi! je ramènerai ma femme à Paris! je l'établirai dans la maison paternelle! dans la chambre de l'hymen , à côté de celle du célibat , qui sera déserte! à jamais déserte! Je ne sortirai plus de l'appartement de ma femme! j'y passerai mes journées, ma vie! je l'entendrai me faire et me répéter le long récit des maux qui l'ont accablée pendant l'absence! et moi, moi, je lui raconterai cent fois tout ce que j'ai souffert, tous les malheurs qui me sont arrivés… Tous? non. Je ne lui dirai pas combien la marquise est à plaindre, quelle tendre commisération je lui garde: Sophie, naturellement soupçonneuse, pourroit s'inquiéter; et je veux non seulement lui conserver la plus exacte fidélité, mais encore lui épargner les tourmens de la jalousie… Je ne lui parlerai pas non plus de la comtesse… La comtesse! elle est maintenant bien seule, bien étonnée, bien triste! elle pleure, elle se désespère, elle m'accuse de barbarie!… Vraiment, je devois au moins lui dire quelques mots, la prévenir, la préparer… Quel train cet homme me mène! Postillon, tu vas comme le vent! Un moment donc, un moment! Où me conduis-tu si vite? «A Villeneuve-Saint-Georges, mon beau seigneur, répondit-il en retenant ses chevaux, route de Fontainebleau, route de Fromonville.—De Fromonville! bon! Eh bien! quel démon t'arrête?—Dame! n'est-ce pas vous?—Regarde, que de temps perdu! allons, des coups de fouet et va plus vite!—Va plus doucement! va plus vite! accordez-vous. Jusqu'à présent je n'avois pas quitté le grand galop, je ne puis faire mieux.—Tu as raison, mon ami, tu as raison; mais je t'en prie, va plus vite.»

La voiture mille fois maudite roule encore pendant sept mortelles heures. Enfin je vois le pont de Montcour, et, sur la route de Fromonville, deux personnes chéries. Bientôt je reçois leurs embrassemens et je partage leur joie. L'une me demande si je n'ai pas reçu de coups dangereux; l'autre, s'il faut encore sortir de France. «Non, ma chère Adélaïde, je ne suis pas blessé! Non, mon père, nous ne quitterons pas notre patrie… Mais courons, je vous prie. Que je vous dois de remerciemens! vous avez pu la quitter pour aller au-devant de moi… Venez, volons, présentez-lui son époux, soyez témoins… Quoi! mon père, vous baissez les yeux d'un air consterné! Quoi! ma sœur, vous pleurez!… C'en est fait!… Sophie!… l'absence! l'abandon! Elle n'a pu résister, elle n'est plus!—Elle respire, s'écria le baron, mais…—Elle vous aime, interrompt ma sœur, mais…—Je vous entends! c'est donc pour la troisième fois que son tyran me la ravit!»

Tous deux ne me répondent que par leur silence. Tous deux, attentifs à prévenir l'effet d'un premier mouvement, empêchent que mon désespoir ne me coûte la vie. M. de Belcour se saisit de mes pistolets et de mon épée; Adélaïde avance un bras tremblant pour soutenir son frère qu'elle voit pâlir et chanceler. Ma chère amie, tu n'es pas assez forte! Faublas vient de tomber presque mourant sur ce même gazon que, la surveille, il effleuroit à peine quand, poursuivre une maîtresse abandonnée maintenant, il fuyoit d'un pas rapide sa femme, aujourd'hui vainement regrettée!

«Adélaïde! ah! je t'en conjure, prends pitié de ton frère!… Mon père! laissez-moi, laissez-moi mourir!… Elle m'est enlevée! elle me croit coupable! Sophie ne sait pas qui j'abandonne pour elle. Sophie ne sait pas que je donnerois la moitié de ma vie pour qu'il me fût permis de lui consacrer l'autre moitié… Elle m'est enlevée! elle me croit coupable! laissez-moi, laissez-moi mourir!»

Adélaïde cependant me tenoit dans ses bras et me prodiguoit les plus tendres caresses: les larmes que je lui voyois répandre adoucissoient l'amertume de celles que je versois, et mon père calmoit nos douleurs en les partageant. «Enfant trop cher et trop malheureux, disoit-il, les plus ardentes passions ne cesseront-elles point de tourmenter ta jeunesse orageuse, et l'adversité, qui depuis quelque temps s'est chargée du soin de te donner elle-même de cruelles leçons, l'adversité ne veut-elle plus me laisser désormais que le devoir rigoureux de t'offrir des consolations ou trop foibles ou tout à fait impuissantes? O mon fils! je te plains; mais tu me dois aussi quelque pitié.—Mon père, sait-on au moins ce qu'elle est devenue? sait-on sur quelle route son ravisseur la traîne?… Vous ne répondez rien! Il est donc vrai que je l'ai tout à fait perdue, qu'aucun espoir ne me reste!… Maintenant un long intervalle nous sépare; avant-hier, je l'ai vue là-bas!… là-bas, ma sœur… Tiens, regarde, ma chère Adélaïde, regarde, et tes sanglots vont redoubler… D'ici tu peux la voir, cette grille que j'ébranlai d'une main trop foible, cette grille que j'aurois dû briser… Ta bonne amie étoit là! elle étoit là, ma bien-aimée!… Maintenant un long intervalle nous sépare!… Sophie! Sophie! un Dieu persécuteur préside à nos amours. On diroit qu'il te montre quelquefois ton époux, seulement pour te faire plus vivement sentir l'ennui de son absence; on diroit qu'il me permet quelquefois de t'apercevoir, seulement pour réveiller dans mon cœur le désespoir de ta perte: oui, le cruel de temps en temps ne nous rapproche qu'afin de se donner l'affreux plaisir de nous séparer aussitôt… Je fuis à Luxembourg, mon amante m'y suit; peu d'heures après, elle retrouve un père qui, le lendemain, l'arrache à son époux! A travers mille périls je pénètre jusqu'au couvent qui la renferme: il ne m'est permis de l'admirer qu'un moment! Enfin le hasard me conduit près de sa prison nouvelle; un cri douloureux m'avertit que ma femme est là, qu'elle me reconnoît; moi-même je l'entrevois, je l'entrevois mourante, et cependant l'honneur… L'honneur? du moins, je le croyois. Fatale marquise! ce n'est pas la première fois que tu fais tous nos malheurs!… L'honneur impérieux m'entraîne; et, quand je reviens, j'ai tout perdu! le ravisseur de Sophie… Est-il possible qu'un père soit à ce point dénaturé? Le barbare! que reproche-t-il encore à son adorable et malheureuse fille? De quelle faute m'accuse-t-il que n'ait réparée mon hymen? de quel crime que mes revers n'aient expié? Pourquoi veut-il que deux époux amans périssent consumés de leurs vains désirs? Pourquoi veut-il précipiter ses deux enfans dans le même tombeau? O mon père! mon père!

—Cette fois, dit-il, Duportail ne s'est point éloigné de nous sans m'instruire de ses motifs et de ses résolutions. Une lettre qu'il a laissée pour moi…—Une lettre! Voyons, voyons donc.—Mon ami, commençons par gagner le prochain village.»

Nous entrâmes dans une auberge de Montcour. Le baron vouloit lire lui-même la lettre de mon beau-père; mais, obligé de céder à mes instances, il me la confia.

Puisque votre fils vient de découvrir encore ma retraite, puisqu'il s'obstine à poursuivre partout ses victimes, il faut, Monsieur le baron, que je vous instruise enfin de tous les malheurs de ma fille; il faut que je vous apprenne des horreurs.

Vous savez dans quel piège, presque inévitable, Sophie fut attirée; vous n'oublierez jamais en quels lieux et comment l'infortuné Lovzinski retrouva sa Dorliska si désirée, sa Dorliska moins digne de blâme que de pitié, même au sein du crime. Baron, l'enlèvement de cette enfant malheureuse autant que respectable n'étoit pas le plus grand des forfaits de votre indigne fils…

«Le plus grand des forfaits de votre indigne fils! quelles expressions! quel horrible mensonge! vous-même, mon père, vous-même frémissez de cette injure!… Monsieur le baron, je vous proteste qu'elle sera lavée dans le sang du calomniateur… Mais, que dis-je? il est votre ami, il est le père de Sophie… Rassure-toi, ma sœur; mon père, rassurez-vous, excusez le premier transport de la surprise et de la colère. Excusez…—Donnez, me dit le baron, donnez, que je finisse cette lecture.—Oh! non, permettez,… je vous en supplie!»

… Le jour que je lui donnais son amante, à l'instant même où tout se préparoit pour leur réunion, j'entends dans la principale rue de Luxembourg un étranger demander le chevalier de Faublas; et, malgré son travestissement nouveau, je reconnois celle qui la première forma votre fils dans l'art détestable de corrompre des femmes et de tromper des maris. Elle accouroit, comme ils en étoient sans doute convenus ensemble, rejoindre au lieu de son exil le meurtrier de son mari…

«Grands dieux!… Mon père, je vous jure qu'il n'en est rien; j'ignorois que la marquise dût me suivre à Luxembourg; j'ignorois…—J'aime à le penser, mon ami. Je ne puis vous croire capable des noirceurs que Duportail a si promptement supposées. Mais il est père, et père malheureux: nous devons l'excuser, le plaindre, nous efforcer de le retrouver et de le fléchir. Continuez.»

… A cette apparition fatale, je pressens tous les malheurs qui menacent ma Dorliska; je ne vois qu'un moyen de l'arracher au pressant danger d'un opprobre et d'un abandon publics; et cependant j'arrive au temple ne sachant encore si je dois me hâter de prendre un parti qui me semble extrême. Une audacieuse rivale qui ne respecte rien, que rien n'étonne, paroît presque en même temps que nous à l'autel de l'hyménée. La sacrilège qu'elle est! c'est à la face du Dieu qui reçoit les sermens des époux qu'elle vient sommer celui-ci de violer tous les siens!

Cependant qu'espéroit-il, votre cruel fils, le digne élève d'une femme sans pudeur, le lâche suborneur d'une fille sans défense; qu'espéroit-il, quand il arrachoit l'une à la respectable retraite que ses vertus embellissoient, quand il obtenoit de l'autre l'éclatant sacrifice d'un monde corrompu dont elle étoit l'idole? Ce qu'il espéroit! se donner en spectacle à toute l'Europe; s'enivrer de la gloire de traîner, enchaînées au même char, une fille séduite, une femme adultère; associer ses deux maîtresses à de semblables plaisirs, à une ignominie pareille; promener de contrée en contrée Mlle de Pontis, partageant un amant banal et le mépris public avec la marquise de B…!

«Mlle de Pontis partageant le mépris public avec la marquise de B…! Ah! mon père, quelle imposture! ah! ma sœur, quel blasphème!…»

… Tels étoient ses desseins, que j'ai prévenus, que j'ai renversés. Grâce à ma vigilance, Dorliska fut sauvée; mais les événemens ont d'ailleurs justifié tous mes soupçons. Jamais on n'a su bien précisément ce que la marquise étoit devenue pendant les six semaines que votre fils a passées dans les environs de Luxembourg: sans doute ils y vivoient ensemble…

«Est-ce vrai cela? me dit Adélaïde.—Ma sœur, il est vrai que Mmme de B… venoit me voir de temps en temps; mais je ne savois pas que c'étoit elle qui me rendoit visite.—Comment ne le saviez-vous pas, mon frère?—Mon amie,… voilà ce que je ne puis t'expliquer; ce seroit trop long.—Je ne suis pas contente de cette réponse, répliqua-t-elle, je la trouve obscure; ce qui me fâche davantage, c'est que M. Duportail ait quelquefois raison quand il vous fait de tels reproches. Cela prouve que vous avez réellement de grands torts avec ma bonne amie. Je vous impatiente, mon frère? eh bien, voyons, finissez.»

… Chacun la vit effrontément reparoître à la cour quelques jours après le retour de son amant dans la capitale; et, si toutes ses intrigues ne purent empêcher que le chevalier ne fût mis en prison, personne du moins n'ignore que c'est en se prostituant qu'elle vient de l'en faire sortir…

«En se prostituant!… Non, mon père, non, je ne puis me le persuader. Il me seroit trop douloureux de le croire!—Insensé! me répondit-il. Que m'importe, je vous prie, la douleur que vous en pourriez ressentir? Lisez, lisez donc.»

… Quel usage a-t-il fait de la liberté? Sophie ne revenant pas, il a fallu qu'une autre prît sa place. Le chevalier de Faublas n'est pas homme à se contenter d'une seule conquête: deux victimes à la fois, deux victimes au moins lui sont nécessaires. Ce que je ne comprends pas, c'est qu'après avoir tout récemment découvert ma retraite, il ait jugé convenable d'y venir montrer à Sophie la nouvelle rivale qu'il lui préfère.

«Que je lui préfère! tandis que c'est pour Sophie que j'abandonne la comtesse! la comtesse, qui maintenant m'appelle et gémit!… la comtesse! Ah! mon père, si vous saviez combien je lui suis cher! comme elle est sensible! comme elle est aimable! comme…» Le baron m'interrompit: «Monsieur, pensez-vous à ce que vous me dites?—J'ai tort, mon père, j'ai tort… Mais c'est qu'aussi je me trouve dans la position la plus embarrassante… Pardon, cent fois pardon.»

… Cette inconcevable démarche, dont je ne devine point les motifs, renferme apparemment quelque autre mystère d'iniquité que l'avenir découvrira. Quelle est cette jeune personne près de laquelle j'ai reconnu votre fils sous des habits trompeurs? une fille simple que son innocence ne pourra sauver, ou une femme sans expérience dont il va corrompre les vertus naissantes. Quel est cet homme d'un âge mûr qui les accompagnoit? un époux malheureux qu'il couvrira de ridicule et d'opprobre, ou un père confiant dont il trahira l'amitié.

Baron, vous êtes père aussi; mais vous paroissez ne vouloir jamais vous en souvenir. Je ne garderai point avec vous de vains ménagemens, je vous parlerai sans détour: votre indulgence est inexcusable. Mon ami, craignez d'être bientôt réduit à la pleurer en larmes de sang. Craignez que le Ciel, enfin lassé, ne punisse en même temps les désordres du fils et l'excessive foiblesse du père. Craignez qu'un jour, dans sa colère, il n'envoie un vengeur à ma fille, et à la vôtre un séducteur!…

«Un vengeur à sa fille!… Duportail, je le verrai, ce vengeur que vous m'annoncez! Duportail, s'il tarde trop à venir, Faublas l'ira chercher!—Calmez-vous, s'écria le baron; tout à l'heure vous promettiez…—Quoi! Monsieur, non content de me menacer indirectement, il ose encore insulter ma sœur!… Un séducteur à ma chère Adélaïde!—Voyez, mon ami, combien les passions peuvent nous rendre inconséquens et cruels: la seule idée qu'Adélaïde puisse être séduite met son frère en fureur! il ne la pardonne point à celui dont la fille, pleine d'amour pour la vertu, fut entraînée cependant aux plus condamnables excès d'un amour criminel! Faublas, pour un soupçon qu'il trouve injurieux, parle de s'armer contre son beau-père; et pourtant, à Luxembourg, Lovzinski ne songea point à venger sur un étranger ravisseur les égaremens de sa Dorliska!—Permettez, mon père!… que je sache enfin ses résolutions.»

Que mon exemple au moins vous soit un avertissement utile; je contribuai moi-même aux égaremens du chevalier, et, quoique j'en eusse été le complice involontaire, je ne tardai pas à m'en voir puni. Tous les maux qui m'accablent me sont venus de cet ingrat jeune homme et de sa fatale maîtresse, dont je vis tranquillement les criminels amours. Bientôt, engagé dans une injuste querelle, j'eus la douleur d'enfreindre la plus sage loi d'un État hospitalier qui m'avoit rendu des amis et presque une patrie: mes mains, souillées du sang de l'innocent, firent triompher la mauvaise cause ; moi-même enfin, j'escortai ma fille qu'on enlevoit, j'aidai son ravisseur à la déshonorer.

Ah! combien elle est moins à plaindre que moi, l'épouse adorée dont, il y a douze ans, je déplorois la fin tragique! Tranquille, elle repose dans les forêts de la Sula. Une mort prématurée l'a soustraite aux plus cruelles infortunes de sa fille et de son ami.

Grâces cependant te soient rendues, Providence éternelle, dont il faut toujours bénir les décrets! grâces te soient rendues, Divinité miséricordieuse jusque dans tes rigueurs! Tu voulus que Lovzinski survécût à Lodoïska pour offrir un jour à sa fille abusée des secours,… hélas! bien tardifs, pour empêcher du moins sa honte complète, son avilissement prochain, pour sauver à Dorliska les dernières humiliations que lui gardoit son séducteur impitoyable.

Oui, ma fille déshonorée ne fut point avilie. Ma fille peut faire encore la consolation, la joie, l'orgueil de son père…

Ici mes sanglots m'interrompirent un moment. «Oui, m'écriai-je ensuite, l'orgueil de son père, et de sa famille et de son époux!» Puis, en passant un mot qu'un père n'auroit dû jamais écrire, qu'un époux ne devoit pas répéter, je relus cette phrase qui calmoit un peu mes ressentimens et ma douleur, cette phrase en faveur de laquelle l'amant de Sophie pardonnoit à Duportail les horreurs imputées au fils du baron de Faublas. Je relus:

Oui, ma fille ne fut point avilie. Ma fille peut faire encore la consolation, la joie, l'orgueil de son père. Adorable enfant! Son excuse est dans les vertus qui lui restent, dans les regrets qu'elle donne aux vertus qu'elle n'a plus…

«Les regrets qu'elle donne!… quoi! Sophie, se pourroit-il…? des regrets! Hélas! j'aurois cru que l'absence devoit seule les exciter! voici le coup le plus sensible à mon cœur.»

Mes larmes recommencèrent à couler avec plus d'abondance. Adélaïde pleuroit aussi; mais, le baron paroissant vouloir reprendre l'épître fatale, je me fis violence pour achever sa pénible lecture; et, comme tout à l'heure, en répétant une phrase consolatrice, j'eus soin d'en omettre quelques mots qui, selon moi, n'auroient pas dû s'y trouver.

… Son excuse est dans les vertus qui lui restent, dans les…, et le dirai-je? dans la foule des avantages inappréciables dont la nature fut prodigue envers son séducteur, envers cet étonnant jeune homme que nous eussions tous admiré s'il eût tenté pour le bien la moitié des efforts que le mal a dû lui coûter, s'il eût voulu convenablement appliquer à l'exercice de la vertu les rares qualités dont il abusa pour le crime.

Baron, je vous ai rendu compte de mes trop justes motifs, il ne me reste plus qu'à vous apprendre mes résolutions irrévocables.

De l'impénétrable retraite où je me réfugie, j'aurai toujours les yeux ouverts sur mon persécuteur… Ma Dorliska m'est infiniment chère; j'adore en elle la vivante image d'une épouse tous les jours regrettée… Jugez si je ne souhaite pas ardemment son plus grand bonheur… Ah! qu'avec transport j'immolerois à ses plus chers désirs le ressentiment de mes propres injures! Mais celui qui séduisit son amante n'obtiendra sa femme qu'après l'avoir méritée; et quiconque abusa de la jeunesse de Sophie ne trompera pas mon expérience. Que le chevalier n'essaye donc pas de me donner le change. J'ai trop appris à le connaître, j'ai trop appris à redouter son artificieuse maîtresse, pour m'arrêter jamais aux simples apparences. En vain prendroit-il maintenant la peine d'afficher les bonnes mœurs, je ne verrai dans sa conduite que de l'hypocrisie tant que la marquise vivra dans le monde. Baron, je vous en donne ma parole d'honneur, Faublas, parût-il entièrement revenu de ses égaremens, ne reverra Sophie qu'après que le Ciel aura, dans sa justice, ordonné l'emprisonnement ou la mort de Mme de B…

Mais je m'arrête à des suppositions qui me flattent sans m'aveugler. Je parle d'un amendement que je n'espère pas. Sans doute un Dieu, trop équitable pour encourager les grands désordres par l'impunité, garde à la marquise une éclatante catastrophe. Mais l'exemple de son châtiment, vînt-il en ce jour même épouvanter toutes celles qui lui ressemblent, seroit donné trop tard pour votre fils. Votre fils, d'abord corrompu, devint aussitôt corrupteur. Il se pervertira de plus en plus dans la société de ses dignes amis, libertins par principes. On le verra méditer froidement avec eux ces basses noirceurs qu'ils ont appelées des roueries. Au défaut des époux et des pères, qui savent rarement venger leurs affronts, l'ennui, les infirmités, les chagrins, attaqueront bientôt son adolescence épuisée. Jeune, il doit vieillir; il doit, s'il n'attente pas lui-même à ses jours, tomber par le fer ennemi; il doit périr avant le temps.

Moi, cependant, j'aurai travaillé sans relâche à guérir ma fille de sa fatale passion. Le même Dieu qui poursuit les méchans veille sur les justes. Sophie, lorsque son persécuteur descendra, déchiré de remords, dans la nuit du tombeau, Sophie, à ses propres yeux réhabilitée, ressuscitera pour une vie nouvelle. Mes soins aussi contribueront à fermer les plaies de son cœur. Après d'affreux orages je verrai de beaux jours renaître pour elle; ma Dorliska reportera sur moi toutes ses affections, moins vives et plus douces. Le moment heureux viendra où sa raison pourra lui confirmer ce que déjà lui dit son excellent naturel: une fille comme elle n'a rien à regretter quand il lui reste un père tel que moi.

Je suis, avec une estime que les torts de votre fils n'ont point altérée, Monsieur le baron, votre ami,

Le comte Lovzinski.

L'étonnement, l'inquiétude, le désespoir même, m'avoient soutenu pendant cette longue et cruelle lecture. Après l'avoir achevée, je recueillis toutes mes forces pour demander à M. de Belcour jusqu'où ma femme avoit été suivie, et, dès qu'il m'eut appris qu'on avoit perdu ses traces à la Croisière , je me trouvai mal.

Cet évanouissement dura peu. Je me ranimai par les soins de ma sœur; je repris courage à la voix de mon père. Mon père, me flattant d'une espérance que peut-être il n'avoit pas, me pressoit de commencer moi-même, avec ma sœur et lui, des recherches qui seroient, disoit-il, plus heureuses. Tandis qu'il me parloit, un papier tombé presque sous mes pieds, à côté de ma chaise, s'attiroit toute mon attention. C'étoit la lettre de mon beau-père, que le baron, tout occupé de mon état, avoit oublié de prendre. Je songeois à m'en emparer sans qu'il en vît rien: j'y réussis avec assez de bonheur, et je me sentis plus content que si j'eusse acquis le plus rare trésor. Elle étoit affreuse, cette lettre, mais elle étoit injuste: je m'y trouvois bien maltraité, mais à chaque ligne on me parloit de Sophie. Cet écrit si cruel et si cher, je le repris donc. Ah! Faublas! ah! malheureux! où devois-tu le perdre et le retrouver!

Cependant un incident imprévu menaçoit de nous retenir à Montcour. Comme nous venions de monter tous trois en voiture, pour aller du moins jusqu'à ce village de la Croisière, Adélaïde, trop délicate pour supporter en même temps et les fatigues d'une longue route, et les chagrins de son frère, et ses propres agitations, ma chère Adélaïde se sentit fort indisposée.

«Mon père, ces clochers que vous voyez d'ici, je les reconnois, ce sont les clochers de Nemours. Il nous faut tout au plus vingt minutes pour arriver dans cette ville, où nous trouverons tous les secours dont ma sœur peut avoir besoin.»

Nous allâmes y descendre dans une auberge: il y avoit à peine un quart d'heure que nous y donnions nos soins à notre chère Adélaïde, qui paroissoit très incommodée, lorsqu'un courrier vint me demander. Il me remit un billet écrit d'une main inconnue, et conçu en ces termes:

Monsieur le chevalier est averti, de la part du vicomte de Florville, que M. Duportail, qui, sur le soir d'avant-hier, avoit quitté la poste à la Croisière, l'a cependant reprise à Montargis, au milieu de la nuit suivante.

«Venez, mon père, courons! volons…—Votre sœur, me dit-il, est-elle en état de nous suivre, et puis-je laisser dans une auberge ma fille seule et malade?—Vous avez raison… Que je suis moi-même fâché de la quitter!… Cependant, mon père, un intérêt si pressant m'appelle!… permettez-moi de partir sur-le-champ,… que mon domestique seulement m'accompagne… Vous avez mes pistolets et mon épée; donnez-les à Jasmin, défendez-lui de me les confier. Vos ordres seront respectés… Croyez pourtant que cette précaution est bien inutile; rendez-moi mes armes et soyez tranquille: je ne m'en servirai ni contre moi ni contre le père de Sophie. Ne craignez rien de ma vivacité, si je le rencontre; si je ne le rencontre pas, ne craignez rien de mon désespoir… L'époux de Sophie ne l'obtiendra de Duportail que par une prompte justification, par des prières; s'il le faut, par des larmes!… Je renonce à tout autre moyen… Votre fils, soit qu'il ne puisse rejoindre son beau-père, soit qu'il le trouve toujours injuste, toujours inflexible; votre fils, dût-il être à jamais le plus malheureux des amans, vivra du moins pour sa sœur et pour vous, Monsieur le baron. Faublas le promet à son père! le chevalier le jure foi de gentilhomme!»

M. de Belcour, combattu de plusieurs inquiétudes, ne put aussi promptement que je l'aurois désiré se résoudre à prendre un parti. Peut-être il étoit effrayé du danger de livrer à lui-même un jeune homme impétueux, que de nouvelles adversités sembloient devoir éprouver encore; mais sans doute il fut enfin déterminé par la crainte plus grande des excès auxquels pouvoit me porter ma douloureuse impatience, s'il s'obstinoit à me retenir près de lui. Il ne m'accorda néanmoins la permission si vivement sollicitée qu'après m'avoir fait répéter plusieurs fois que, si j'avois le bonheur de faire quelque découverte, je l'en instruirois aussitôt; qu'au contraire je me hâterois de revenir près de lui dès qu'il deviendroit probable que de plus longues recherches seroient inutiles; et qu'enfin, dans tous les cas, je ne laisserois point passer un seul jour sans lui donner de mes nouvelles.

«Adieu, ma sœur, ma chère Adélaïde, adieu. Va! je suis désolé de te laisser dans l'état où je te vois… Mon père, vous aurez la bonté de m'envoyer son bulletin jour par jour, n'est-il pas vrai?»

Lorsque ainsi je m'inquiétois de la santé d'Adélaïde, la mienne n'étoit guère meilleure. Deux journées remplies par de pénibles exercices, près de quatre-vingts lieues faites en moins de trente-six heures; de deux nuits, l'une entièrement perdue dans le travail d'un voyage, l'autre trop bien employée dans les jeux de l'amour; enfin les agitations du cœur, plus accablantes cent fois que les fatigues du corps, tout cela devoit avoir épuisé mes forces: aussi je n'en trouvois plus que dans mon courage et dans mes espérances.

Quelque diligence que nous eussions faite, nous n'arrivâmes qu'à sept heures du soir à Montargis, où nous ne trouvâmes pas un cheval dans les écuries de la poste. Le même malheur venoit de m'arriver à Puy-la-Laude; mais j'avois forcé le postillon de Fontenay à pousser plus loin. Ici, malgré mes offres, mes prières, mes menaces, le paresseux mille fois maudit refusa d'avancer, et, l' ordonnance à la main, il me fit voir que je ne pouvois en aucun cas l'obliger à passer deux relais de suite.

Pendant que mon domestique appeloit tout l'enfer à mon secours, je prenois des informations: le maître de poste me disoit bien qu'en effet un homme d'un âge mûr, une très jeune fille et deux femmes étrangères étoient venus lui demander des chevaux au milieu de l'avant-dernière nuit; mais il ajoutoit qu'ils ne s'étoient fait conduire qu'à une demi-lieue de là, dans un chemin de traverse, où ils avoient mis pied à terre. J'interrogeois le postillon qui les avoit menés: cet homme, ne pouvant m'apprendre ce qu'ils étoient devenus, offrit du moins de me conduire précisément à l'endroit où il les avoit laissés. Il y falloit aller à pied: je m'y déterminai, quoique excédé de fatigue… Hélas! et je pris une inutile peine. Personne n'avoit vu ma Sophie!

Triste et désolé, mais ne pouvant renoncer à mon dernier espoir, je m'efforçai de me persuader que, dans la crainte d'être poursuivi, Duportail, au moyen de quelques relais disposés exprès, avoit pu faire un long détour pour aller reprendre la poste quelques lieues plus loin, sur la même route. J'envoyai donc Jasmin chercher des chevaux à la poste prochaine, et lui recommandai de les amener le plus promptement possible à telle auberge de Montargis que lui indiqua le postillon qui seul alloit m'y conduire.

«Monsieur, me dit la fille de l'hôtellerie, voulez-vous souper?—J'en aurois grand besoin, je n'en ai pas la moindre envie. Je veux une chambre, de la lumière,… et qu'on me laisse tranquille.»

Tranquille! quand l'amour élevoit dans mon sein les plus furieuses tempêtes! quand la fièvre me faisoit déjà transir et brûler! Tranquille!

Où l'irai-je chercher?… Le moment approche qui va détruire ma dernière espérance… Duportail a trente-six heures d'avance sur moi; il paroît n'avoir rien négligé pour échapper à mes poursuites… Je ne la retrouverai pas.

Ils semblent qu'ils se soient tous réunis pour conjurer ma perte… Cet impertinent maître de poste n'avoit pas un cheval dans ses écuries!… Et cet insolent valet qui refuse de crever à mon service quatre détestables rosses que j'offre de lui payer dix fois plus qu'elles ne valent! Mais Jasmin, Jasmin me désespère plus qu'eux tous! le maraud ne reviendra point,… les heures précieuses s'envolent… Je ne la retrouverai pas.

Les événemens aussi combattent contre moi. Il faut que Mme de B… se fasse une fâcheuse affaire justement quand j'ai le plus grand besoin de ses secours tout-puissans. Il faut que ma sœur tombe malade au moment où le baron demeuroit mon unique appui. C'en est fait, l'étoile qui veilloit sur mes entreprises m'a retiré son influence. Il est à jamais passé, le temps des succès. La fortune jadis prévenoit mes moindres désirs; maintenant elle se plaît à contrarier mes plus importans desseins: moi, dont chacun eût envié le sort, il n'y a pas un an, je vais devenir incessamment l'objet de la pitié générale.

De la pitié générale! Oui, je suis en effet le plus infortuné des hommes… Je ne la verrai plus… Non content de me l'enlever, il travaille, dit-il, à sa guérison; et c'est en m'imputant mille atrocités… Pourroit-elle un moment penser que j'en fusse capable? croiroit-elle me devoir ses ressentimens,… ou son mépris, pire que sa haine?… Son mépris! le mépris de Sophie! Cette idée me révolte et m'accable.

Quelqu'un eut-il jamais de plus malheureuses amours? Il suffit qu'une femme me distingue et m'intéresse pour qu'aussitôt les hommes, le hasard et le sort lui déclarent une guerre cruelle… Mme de B…, qu'ils accusent tous, Mme de B…, que poursuit leur implacable inimitié, qu'a-t-elle fait de si répréhensible?… Elle m'a trop aimé. Voilà le crime qu'ils ne lui pardonneront pas; et cette femme déjà trop punie, on m'impose la loi de ne la plus voir! on prétend me forcer à la détester! Ce n'est pas assez que j'aie déshonoré sa jeunesse, flétri ses beaux jours, peut-être avancé leur terme, on veut que je m'en applaudisse! on veut que je lui souhaite une mort prématurée! Quelle barbarie!… Leur jalouse rage attaquera bientôt aussi la comtesse: car elle m'adore et je la chéris… La comtesse! elle est enceinte, la comtesse! O mon enfant!… Mon enfant? Hélas!… non, jamais. Jamais mon père ne l'appellera son fils; ma Sophie ne l'élèvera point, Adélaïde lui refusera ses caresses, il ne portera pas le nom de Faublas!… et sa naissance coûtera peut-être à sa mère l'honneur et la vie!… Mais celle-ci, dieux cruels, dieux persécuteurs, celle-ci, du moins, respectez-la! c'est mon amante légitime! c'est mon épouse idolâtrée! c'est ma Sophie!… En vain je les implore. Contre elle ils arment déjà son propre père, ils ordonnent le parricide!… Je vois l'absence et la calomnie creuser une tombe!… Je vois ma femme y descendre à quinze ans,… et je reconnois mes destins: la plus chère victime devoit être immolée la première!

Ainsi l'amour, qui m'avoit donné les plaisirs et promis le bonheur, l'amour ne me laissera que des regrets amers, des chagrins inconcevables; et, pour comble d'horreur, j'aurai coûté la vie à toutes celles qui m'auront aimé!… Malheureux! vengeons leurs premières douleurs, et prévenons leurs derniers tourmens. Prévenons leur trépas par le mien,… par un suicide!… Oui, ce sera le crime du sort… Immolons Faublas pour sauver ses trois amantes: sauvons-les, en séparant leurs destinées de la mienne!… Du moins je ne périrai pas tout entier. Elles pourront m'oublier et vivre… M'oublier! jamais. Ni Sophie, ni la comtesse, ni la marquise, ni personne! Il restera de moi, pour tout le monde, le souvenir de mon dévouement… Cependant les époux, joyeux du deuil de leurs moitiés, vont s'applaudir de ce que je n'ai pas vécu plus d'un jour. Les pères, effrayés pour leurs fils, ne manqueront pas d'exagérer les fautes de ma vie et les horreurs de ma mort; ils se plairont à remarquer surtout qu'à peine j'ai paru sur la terre. Mais que m'importent le triomphe et la cruelle joie de ceux-là, les terreurs et la fausse pitié de ceux-ci! Que m'importe?… Ah! qu'une fois, une fois seulement, deux amans, dignes de l'être, deux vrais amans, devant ma tombe un instant arrêtés, se rappellent, avec mes courtes erreurs, le trépas glorieux qui les aura toutes expiées; qu'ils m'accordent une plainte, qu'ils me donnent une larme; que, dans le premier mouvement de leur commisération, ils se disent: «Ce généreux jeune homme, il mourut pour plusieurs! N'eût-il pas mérité de pouvoir n'en aimer qu'une et de vivre pour son bonheur?» Que deux amans le disent, qu'Éléonore et Sophie le répètent, mes mânes seront consolés.

Mais mon père, qui le consolera?… Mon père! pourquoi me laisse-t-il à moi-même dans ces momens affreux?… Pourquoi souffre-t-il qu'on m'arrache Sophie?… Duportail, tu me la rendras!… tu me la rendras, ou ton sang… Insensé! tu parles de le soumettre, et tu ne peux pas même le rejoindre! et de sa retraite, qu'il dit impénétrable, Lovzinski brave tes menaces, impuissantes comme tes recherches!… C'est à toi de mourir!

Poignans regrets d'un bien perdu sans ressource, cruel désir d'une vengeance impossible, que vous m'êtes insupportables! Comme vous déchirez un cœur fait pour les passions douces!… Vainement je voudrois me dérober à vos fureurs… Poursuivi d'affreuses pensées,… environné de spectres horribles… Sont-ce les remords?… Sont-ce les furies?… Quels transports m'agitent!… Je me sens des forces extraordinaires! Je me sens une rage égale à mes forces! Cet enfer qu'ils appellent le monde, je puis l'anéantir!… Je puis m'ensevelir sous ses débris! Je le puis! je le veux!… Malheureux! que vas-tu faire?… Arrête!… Éléonore, que tu vas immoler!… et Sophie! Sophie! ton amante, ton enfant, ta femme, la marquise aussi, te supplient de les épargner,… ton père et ta sœur embrassent tes genoux,… ma main tremble, mes forces m'abandonnent… Asseyons-nous… Que j'ai chaud! que j'ai soif! ah! mon Dieu!

La voilà, cette lettre où mon injuste beau-père lui-même annonce ma tragique fin. Je retombe sur le sinistre passage: Il doit, s'il n'attente pas lui-même à ses jours, tomber par le fer ennemi; il doit périr avant le temps! Barbare, tes prédictions sont des ordres, des ordres que je vais accomplir! Mais toi-même, tyran farouche, tu ne pourras me refuser quelque pitié, quand tu verras qu'avant d'exécuter l'arrêt fatal, je l'ai presque effacé par mes pleurs.

Qu'il est triste, ce calme qui règne autour de moi! qu'il est effrayant, ce profond silence!… Un désespoir concentré,… l'image du trépas… Pourquoi suis-je seul ici?… Où donc est ma sœur? Qui peut retenir mon père? Que fait la marquise? Mon Éléonore, qu'est-elle devenue?… Comment ne sont-ils pas réunis pour empêcher qu'il ne me l'arrache encore,… ou pour le forcer à me la rendre?… Mais tous en même temps me délaissent,… toutes les consolations me manquent à la fois… Je n'ai plus de parens, plus d'amantes. Ceux de mes amis qui songent à moi m'évitent; ceux qui ne me fuient pas m'oublient. Me voilà seul, absolument seul dans l'univers!… Eh bien, la mort me reste! La mort est moins affreuse que l'état où je suis.

O mon père! j'oubliois ainsi mes promesses; un des pistolets que vous m'avez rendus venoit d'être posé sur une même table, à côté de la lettre de Duportail. Je trouvois je ne sais quel affreux plaisir à contempler, l'un auprès de l'autre, l'arrêt et l'instrument de ma mort. Plongé dans le dernier accablement du désespoir, je n'éprouvois plus ni combats, ni remords, ni terreur: mon heure, peut-être, étoit venue!

Tout à coup la porte s'ouvre; et qu'on devine qui se précipite vers moi, qu'on devine qui je presse sur mon sein, qui me prodigue ses caresses, qui j'accable de mes remerciemens! «Regarde, me dit-elle, tu me donnes volontairement les plus grands chagrins, et j'accours pour consoler tous les tiens: dès que tu le peux, tu m'échappes, et je ne me lasse pas de venir à toi la première!»

Un moment, peut-être, vous avez espéré que j'embrassois la plus chérie des trois. Hélas! non: Sophie ne m'étoit pas rendue. Mais je retrouvois cette femme presque autant que la mienne jeune, jolie, sensible et malheureuse: je retrouvois Mme de Lignolle!

Vous connoissez mes impatiences et mon étourderie, ma prompte ardeur et ses vivacités. Doucement serré dans ses bras, pouvois-je encore songer à m'endormir d'un éternel sommeil? Une autre envie que celle de la destruction faisoit déjà bouillonner mon sang, et la fièvre du désespoir tournoit tout entière au profit de l'amour.

Tout le monde sait en quel mauvais état se trouve ordinairement le meuble principal qui garnit toujours la chambre d'une auberge. Or, qui se chargera d'excuser la comtesse et le chevalier qu'un même désir entraîna sur le grabat le plus misérable? Je pourrois, pour leur justification commune, observer que les lits les plus chers à Morphée ne sont pas les plus agréables à Vénus; mais cette fois je passe condamnation sur un fait que je tiendrois secret si le fil des événemens ne me forçoit à le raconter. Je dirai donc qu'il y eut ici, de la part du ministre et de la victime, une précipitation également condamnable. J'avouerai que celle-ci fut, avec trop d'irrévérence, immolée au pied d'un autel qui n'avoit pas même de rideaux. J'avouerai surtout qu'avant de commencer le sacrifice, Faublas devoit du moins fermer l'entrée du temple aux profanes.

Nous mourions pour la divinité dont tous les feux nous embrasoient, quand on vint nous troubler dans son culte. La porte de la chambre s'ouvrit tout à coup, quelqu'un entra brusquement. Une voix qui me parut avoir le double accent de la surprise et de la douleur, une voix que je crus reconnoître, laissa d'abord échapper cette exclamation toute simple: «Bon Dieu! que vois-je?» Hélas! moi, je ne voyois déjà plus rien; je n'avois pas même la force de faire un mouvement pour essayer de regarder celle qui venoit ainsi déranger deux amans. Soit que les plaintifs accens de cette voix, toujours chère, eussent produit dans tout mon être une trop prompte révolution, ou plutôt, soit que la nature, enfin épuisée par tant de fatigues extraordinaires en si peu de jours accumulées, demeurât trop foible pour supporter le dernier effort de l'amour, je tombai sans connoissance dans les bras de la comtesse, qui, pour le moment plongée dans un évanouissement d'une espèce plus désirable, se trouvoit hors d'état de me secourir.

Le bruit d'une berline et ses cahots rappelèrent mes esprits. Un clair de lune favorable me permit de voir dans tous ses détails la situation où j'étois: je la trouvois, en vérité, plus douce que ma maladie ne me sembloit douloureuse. On m'avoit ôté les habits de mon sexe, on m'avoit rendu mes habits de femme. J'étois presque couché dans la voiture, sur le siège du fond. Du même côté, dans l'encoignure à droite, Mme de Lignolle, étroitement resserrée, supportoit la plus grande partie de mon corps, devenu vraiment un fardeau. Ma tête appesantie reposoit sur son sein; ses deux mains couvroient mon front glacé; mon visage, que réchauffoit le sien, recevoit des baisers et des pleurs; le souffle vivifiant d'une amante ranimoit le souffle incertain de ma vie presque éteinte.

En face d'elle et de moi, sur le siège de devant, presque dans le coin de la gauche, un jeune homme, dont la charmante figure offroit des signes certains d'une grande altération, soutenoit mes jambes sur ses genoux, et, se tenant à demi courbé, s'appuyoit légèrement sur les miens. Il essayoit de faire passer la douce chaleur de ses mains dans mes mains arrosées de ses larmes. La plus fatigante des attitudes sembloit ne rien coûter à son courage. Il attendoit avec inquiétude, mais sans impatience, que son ami, rouvrant enfin ses yeux, payât tous ses soins d'un regard.

«Bonsoir, mon Éléonore!… et vous, ma… (je me repris) mon ami, cher vicomte, généreux Florville, bonsoir.»

Toutes deux me répondirent par leurs caresses, par leurs sanglots, par l'expression touchante de leurs alarmes et de leurs espérances. «Vicomte, je ne m'étois donc pas trompé? c'étoit vous qui nous surpreniez?…—C'étoit moi, interrompit-il avec un profond soupir.—Vraiment, j'en suis encore toute honteuse, dit Mme de Lignolle… Heureusement que monsieur savoit à peu près… Mais n'importe. Quelle différence!… Monsieur, je vous conjure encore de n'en rien dire à personne, à la marquise de B… surtout; je vous en conjure: car vous me feriez mourir de chagrin.» Il répondit d'un ton pénétré: «Madame la comtesse peut compter sur la plus inviolable discrétion.—C'est monsieur qui d'abord vous a secouru, reprit Mme de Lignolle; c'est aussi monsieur qui a bien voulu prendre la peine de vous habiller: car, enfin, la décence ne me permettoit pas…—Le voilà qui rit! interrompit le vicomte.—Ah! tant mieux! dit la comtesse avec un cri de joie; sans doute il souffre moins… Vraiment je l'admire! sa gaieté ne l'abandonne jamais! Faublas rit toujours,… mais quelquefois il pleure aussi! Mon amant sait pleurer!» Le vicomte se contenta de répondre: «A qui dites-vous cela?» Mme de Lignolle, après un moment de réflexion, m'embrassa tendrement. «Monsieur, me dit-elle, vous riez de ce que votre amante, surprise dans vos bras, parle de décence; mais pourtant j'ai raison. Une femme, d'ailleurs encore toute confuse, pouvoit-elle vous habiller dans une auberge, et devant une foule de gens accourus au bruit de votre accident? Le vicomte, en se chargeant de ce soin-là, m'a rendu le plus grand service; il nous a tous deux secourus en même temps. Grâce à lui, des étrangers n'ont pas vu mon désordre, les importuns se sont promptement retirés; en un clin d'œil vous avez été de la tête aux pieds revêtu. On ne sauroit trouver un ami plus empressé, plus compatissant, une femme de chambre plus entendue, plus alerte… Vraiment, Monsieur le vicomte, vous possédez au suprême degré l'art de secourir et d'habiller des femmes… Mais admire, mon ami, jusqu'où va sa prévoyance! Dans l'espoir de nous rencontrer ensemble, il s'étoit muni des habits que maintenant tu portes.»

J'écoutois avec un plaisir secret la comtesse faisant l'éloge de la marquise. «Cher vicomte, vous êtes en effet le plus généreux, le plus délicat des amis. Comment vous exprimer ma reconnoissance?—Ménagez-vous, répondit-il, ne parlez pas, craignez toute espèce d'agitation.—Mon domestique vous a-t-il rejoint dans cette auberge?—Non.—Quoi! mon père et ma sœur, sans y avoir été préparés, vont me voir arriver!…—Taisez-vous; je sais qu'ils sont à Nemours: nous les ferons avertir demain dès le matin.—Demain!… Où me conduisez-vous donc?»

J'ignore ce qui me fut répondu: je retombai dans ma léthargie.

Celle-ci, troublée par des rêves affreux, dura plus longtemps que la première; il faisoit grand jour et j'étois bien foible quand je me réveillai.

Je reconnus le château du Gâtinois, l'appartement de Mme de Lignolle, son lit, l'heureux lit où l'amant d'Éléonore avoit dernièrement passé deux nuits avec elle. C'étoit là que maintenant Mlle de Brumont languissoit accablée des peines du cœur et des douleurs du corps! A genoux dans la ruelle, un mouchoir sur les yeux, les bras étendus vers moi, la tête penchée sur l'extrémité de mon traversin, Florville, au désespoir, gémissoit à ma droite. Je vis à ma gauche un objet non moins digne de pitié: c'étoit mon Éléonore, les cheveux épars, la pâleur sur le front, les yeux levés au ciel, la mort dans les yeux. C'étoit mon Éléonore, qui, plutôt étendue qu'assise sur le bord du lit, disoit en sanglotant: «Le cruel! si du moins il ne parloit que de son épouse! mais il désire ma rivale la plus détestée! mais sans cesse il appelle cette Mme de B… dont je ne puis entendre le nom! il l'appelle presque aussi souvent que son Éléonore! Hélas! je croyois n'avoir à combattre que l'amour de Sophie: je n'imaginois pas qu'il eût pour la marquise un véritable attachement!… Mais comment fait-il donc pour aimer ainsi tout le monde? Moi, je ne puis adorer qu'un homme, je ne puis idolâtrer que lui! Quelle femme aurois-je à redouter si l'ingrat vouloit payer mon amour d'un amour égal!—Eh! Madame, il est chez vous, interrompit le vicomte, tout à coup sorti du profond accablement où je l'avois vu plongé. Déjà vous avez sur celles que vous appelez vos rivales l'avantage d'être mère; bientôt vous aurez l'avantage plus grand d'avoir sauvé ses jours. Il est chez vous; n'êtes-vous pas trop heureuse?

—Oui, s'écria-t-elle avec transport, ses jours que sa femme avoit compromis, que la marquise auroit abrégés, je les sauverai, moi! j'aurai le bonheur de les prolonger peut-être, et de les embellir. C'est à moi qu'ils seront consacrés, car c'est à moi qu'ils appartiendront… Oui! sauvons-les. Employons ce nouveau moyen d'être aimée, puisque tous les autres ne suffisent pas; serrons de ce nouveau nœud les liens qui nous unissent; que, dans le cœur de mon ami, la reconnoissance se joigne à l'amour pour m'assurer une préférence d'ailleurs méritée. Sauvons-les… Mais le pourrai-je?… Si le mal fait toujours de nouveaux progrès! si cette fièvre a des redoublemens! si, comme tout à l'heure, dans l'accès d'un transport furieux, il veut quitter son lit, sortir de cet appartement, courir à Sophie, qu'il croit voir, à Mme de B…, qu'il croit entendre? Le moyen de le calmer quand il me met au désespoir! Le moyen de le retenir, quand je suis si foible!… Une soirée si pénible! une nuit passée dans les plus vives alarmes! je me sens tout à fait épuisée!… Vous, Monsieur le vicomte, vous avez plus de force et de présence d'esprit que moi; cependant vous paroissez aussi bien abattu, bien accablé… Hélas! son ami, comme son amante, n'auroit-il plus que du courage!… O mon Dieu! donne-nous des forces!… Mais je vous implore pour une passion que vous condamnez! Que vous condamnez? ah! vous n'êtes pas injuste! Voyez mon cœur, et jugez. Jugez! prenez pitié d'une foible mortelle!… Si pourtant mes vœux ne sont pas entendus? si Faublas succombe? S'il succombe, du moins je n'aurai pas sa mort à me reprocher; ce sera sa femme;… non, son indigne maîtresse, la marquise de B…! Le souvenir de Sophie lui cause, en effet, de vives agitations; mais c'est, je le vois bien, celui de Mme de B… qui le poursuit, qui le tourmente, qui l'enflamme! C'est celui-là qui brûle son sang! c'est celui-là qui le tue!… Si Faublas succombe, je joindrai cette méchante femme. «Ta passion désordonnée, lui dirai-je, a détruit ce que le Ciel avoit créé de plus parfait. Ton artificieuse rage vient de me priver du mortel que j'idolâtrois. Tiens, reçois le digne prix de tes scélératesses!» Dès que j'aurai dit, je la tuerai; et puis j'irai sur le tombeau de mon amant… J'irai, je ne pleurerai plus! je me poignarderai!»

Ainsi, dans sa douleur, Mme de Lignolle m'éclairoit sur le danger de mon état: ce que je prenois pour une léthargie, c'étoit l'assoupissement de la fièvre; ce que j'appelois mes rêves, c'étoit un véritable délire.

Cependant j'étois excessivement las; et, pour me procurer quelque soulagement en changeant de posture, j'essayai de me mettre sur mon séant. Mes deux gardes, au mouvement qu'elles me virent faire, se jetèrent sur moi, me saisirent par les bras, et, réunissant leurs efforts, me retinrent dans la situation qui m'incommodoit. «Pourquoi voulez-vous quitter votre ami? disoit la marquise.—Restez là, crioit la comtesse, restez là, m'entendez-vous?—Éléonore! chère amante! je ne veux pas m'en aller. Sois tranquille.—Ah! dit-elle en m'embrassant, tu me reconnois donc?… Reste là, je t'en prie!… Va, j'aurai bien soin de toi. Va, tu ne manqueras de rien!» J'adressai la parole à Mme de B…: «Et vous aussi, prenez courage, ma généreuse amie…—Il est encore dans le délire, interrompit Mme de Lignolle.—Au contraire, répondit la marquise, je le crois tout à fait revenu. C'est au vicomte qu'il adresse la parole, et pourtant c'est toujours à la comtesse qu'il parle! C'est moi qu'il regarde, et c'est vous qu'il voit! Plaignez-vous, plaignez-vous donc!—Mon cher Florville, quelle heure est-il?—Midi.—Midi!… Comtesse, avez-vous fait avertir mon père? avez-vous envoyé savoir des nouvelles de ma sœur?—On devroit déjà être revenu», me répondit-elle.

A l'instant même nous entendîmes du bruit dans le corridor: c'étoit La Fleur qui revenoit de Nemours. La comtesse courut lui ouvrir la porte de son appartement, qu'elle referma dès que le domestique fut entré.

Il avoit vu M. de Belcour: ma sœur se portoit beaucoup mieux; mon père viendroit dans la soirée faire une visite à madame la comtesse. «Fort bien, La Fleur, lui dit-elle; mais ne mentez pas. Julien, à qui j'avois ordonné de monter à cheval pour aller à Paris informer M. de Lignolle de notre arrivée ici, Julien est-il parti tout de suite?—Avant deux heures du matin, Madame.—Bon, mon cher, laisse-nous… Écoute donc, La Fleur,… prenez cet argent, soyez discret,… envoie-nous promptement M. Despeisses, qui doit être resté là-bas.»

Ce M. Despeisses ne se fit pas attendre. Il me tâta le pouls, regarda mes yeux, me fit tirer la langue, et prononça hardiment qu'il n'y avoit plus la moindre apparence de danger. Seulement il ajouta que le malade avoit besoin de repos. La comtesse, dans le transport de sa joie, sauta au cou du médecin, qui fut embrassé d'abord, et puis renvoyé.

Mme de B…, depuis quelques minutes, paroissoit livrée à de sérieuses réflexions. Elle rompit enfin le silence pour donner à Mme de Lignolle un conseil qui n'étoit pas absolument désintéressé. «Heureusement, dit-elle, il n'est plus nécessaire que nous restions tous deux auprès de lui. Madame la comtesse ne feroit-elle pas bien de se jeter tout habillée sur le lit de camp dressé dans le cabinet?—Mais vous-même, Monsieur…—Quant à moi, rien ne presse, interrompit le vicomte, je suis visiblement moins accablé que vous. D'ailleurs, j'aurai tout le temps cette après-dînée. Vous, Madame, il faudra que vous receviez la visite du baron.» La comtesse déclara qu'elle ne me quitteroit point; et je crois que les adroites sollicitations de la marquise auroient été perdues, si je ne les avois appuyées de mes plus vives instances. Encore Mme de Lignolle ne nous obéit-elle qu'après nous avoir fait promettre que nous ne la laisserions pas dormir plus de deux heures.

Il y eut quelques momens de silence et de calme; après quoi le vicomte me quitta sans bruit, fit sur la pointe du pied plusieurs tours dans l'appartement, regarda, sous je ne sais quel prétexte, à travers les vitres du cabinet où reposoit la comtesse; puis, revenant prendre au chevet de mon lit sa place accoutumée: «Elle dort», me dit-il à mi-voix. Et, d'un air inquiet, il ajouta: «Chevalier, j'ai mille choses à vous dire; mais gardez-vous de m'interrompre, ne vous fatiguez pas; écoutez seulement.» Ici Mme de B…, s'étant un instant recueillie, prit une de mes mains, qu'elle retint dans les siennes, et me regarda tendrement. «Ah! reprit-elle enfin, voyez si je n'ai pas raison d'accuser le sort! moi, qui, depuis six mois, et pour toujours, condamnée au repentir, à l'indifférence, aux regrets, ne voyois plus qu'une consolation possible, celle de contribuer du moins en quelque chose à vos félicités, je viens de faire tous vos malheurs! Je sacrifierois pour mon ami ce que j'ai de plus cher, et c'est par moi qu'il a perdu ce qu'il chérit le plus! Suis-je assez malheureuse? Depuis longtemps vous ne devez plus m'aimer, Faublas, désormais vous allez me haïr!—Ne plus vous aimer!—Parlez donc plus bas, interrompit-elle, ou plutôt, ne parlez pas. Ne parlez pas, mon ami, cela vous agite, cela vous fait mal… Faublas, vous allez me haïr», répéta-t-elle d'une voix tremblante; et, comme elle me vit prêt encore à l'interrompre, elle se hâta d'ajouter: «Mais non, non, vous seriez trop injuste… Faublas, puisque vous ne désirez point me trouver coupable, répétez-vous, pour ma justification, ce que je vous ai dit dans la forêt de Compiègne. Ah! votre amie ne s'en défend point: pour qu'elle se trouve un peu moins à plaindre, il lui importe que vous ne conserviez contre elle aucune espèce de ressentiment.—O vous qui m'êtes toujours chère, croyez-moi, je ne conserve que le souvenir d'une générosité, d'une délicatesse à laquelle on ne peut rien comparer! et, le dirai-je? d'un am…» Je l'aurois dit; mais la marquise craignit apparemment de l'entendre; elle me coupa brusquement la parole: «D'une amitié qui ne finira qu'avec la vie; je comprends; mais ne parlez pas, Faublas; craignez, je vous le répète, toute espèce d'agitation. Laissez-moi parler seule; laissez-moi la douceur de vous apprendre combien je me suis occupée de vous depuis notre séparation dans la forêt. Tourmentée de la crainte de ne pouvoir plus empêcher le cruel événement que je redoutois, je me suis hâtée d'arriver, du moins, assez tôt pour vous offrir les soins de l'amitié…» Elle ajouta d'un ton bien triste: «Il est vrai que je prenois inutile peine. L'amour déjà vous consoloit: une femme plus chérie…—Plus chérie!… n'affirmez pas cela: car, en vérité, je ne sais qu'en penser moi-même.—Quoi! répondit-elle en affectant de prendre le change, vous n'aimez pas Mme de Lignolle autant que Sophie?—Autant que Sophie? Non, sans doute. Ni Mme de Lignolle, ni…»

Je crois que j'allois dire: «Ni Mme de B…» Elle m'en empêcha.

«Mais, Monsieur, ne criez donc pas: faudra-t-il vous le redire cent fois?… Faublas, vous réveillerez la comtesse,… vous vous ferez mal,… mon ami… Je ne sais plus ce que je vous disois.—Que vous vous étiez hâtée de venir pour me consoler.—Pour vous consoler? Je n'ai point dit cela… Pour vous secourir, Chevalier… En effet, dès que Mme de Lignolle vous eut emmené, dès que Rosambert…—A propos, qu'est-il devenu?—Je l'ai fait transporter à Compiègne même, dans la maison d'un ami que j'ai là.—D'un de vos amis, à vous?—A moi. Le chirurgien parloit de risquer le transport à Paris: je n'ai point voulu qu'on fît supporter à monsieur le comte les fatigues d'une route, je n'ai point souffert qu'on le mît à l'auberge: il n'y auroit peut-être pas trouvé tous les secours nécessaires; et, dans l'état où il est, le défaut de soins eût pu lui causer la mort. Le lâche l'a méritée; mais c'est de moi qu'il la doit recevoir. Je ne confierai point aux communs accidens de la vie le soin de son châtiment, qui me regarde seule. Au reste, ce que je désire le plus…—Mais, écoutez donc, ne craignez-vous pas les suites de cette affaire? Êtes-vous sûre de la discrétion de tant de gens?…—Allons, mon ami, ne dites plus rien, vous vous fatiguez… Je me suis servie des moyens ordinaires, qui ne sont pas mauvais; j'ai magnifiquement acheté le secret: les promesses et les menaces ont été prodiguées avec l'or.—Ces précautions ne suffisent pas toujours.—Paix donc!… J'en ai pris d'autres, poursuivit-elle d'un air embarrassé… C'est pour cela qu'il m'a fallu rentrer dans la capitale, où j'ai perdu quelques heures… Mais, dès que je me suis vue libre, j'ai volé du côté de Fromonville,… où je croyois arriver avant vous, puisque vous deviez… passer la nuit chez la comtesse. A moitié chemin, j'ai rencontré un de mes émissaires, qui venoit à Paris me rendre compte de ce que ses compagnons avoient découvert à Montcour. Il avoit, sur sa route, attentivement examiné les voyageurs. Par les divers renseignemens qu'il me donna, j'appris, non sans quelque surprise, que vous aviez sur moi beaucoup d'avance, et que Mme de Lignolle aussi me précédoit de quelques postes. A cette nouvelle, j'ai redoublé de vitesse, et, si je n'avois pas manqué de chevaux à Puy-la-Laude, j'étois encore à Montargis avant la comtesse.—Oh! oui, mais elle est arrivée la première; et même, à propos de cela, je vous dois bien des remerciemens, bien des pardons surtout… Vous nous avez trouvés… Comment avois-je négligé de fermer cette porte? Comment…—Chevalier, faites-moi grâce des détails; et, tenez, je vous en prie, qu'il ne soit jamais entre nous question de cette rencontre.—Cependant permettez…—Je ne permets rien. Vous ne parlerez plus de cette aventure, si vous conservez pour moi quelque…»

La marquise un moment s'arrêta pour chercher l'expression convenable. Ce fut le mot estime qu'elle prononça d'abord; celui de respect, elle ne le hasarda qu'après, et d'une voix tremblante et d'un air presque humilié.

«Oui, j'ai pour vous beaucoup d'estime, beaucoup de respect, beaucoup d'am…—D'amitié, je vous entends, n'achevez pas… Faublas, me voilà pleinement récompensée; il ne manque plus à ma tranquillité que la certitude de votre entier rétablissement… Vous avez beaucoup trop parlé, reposez-vous; tâchez de dormir,… ne fût-ce qu'un quart d'heure… Je vous en prie,… je le veux.»

Si elle ne m'en avoit pas donné l'ordre, je me serois vu bientôt forcé de lui en demander la permission. Mais le pénible sommeil qui m'accabla ne dura pas longtemps. Je me réveillai si tôt et si brusquement que la marquise en fut déconcertée: je la surpris versant des larmes sur un papier qu'elle se hâta de dérober à ma vue. «Quel est donc, osai-je lui demander, quel est cet écrit fatal qui fait ainsi couler vos pleurs?—Hélas! pourquoi vous le dirois-je? répondit-elle en soupirant.—Sans doute, répliquai-je avec un peu d'amertume, il est passé le temps où votre ami pouvoit n'ignorer aucun de vos secrets.—Des secrets pour vous! dit-elle. Si j'en avois, je n'en aurois qu'un, et celui-là, Faublas, vous le devineriez sans peine; mais alors il faudroit, par commisération autant que par délicatesse, m'aider à le garder.—Commisération! quel mot!—C'est celui qui convient. Mes chagrins…—Je m'efforcerai du moins de les consoler.—Et si maintenant, s'écria-t-elle avec désespoir, si maintenant plus que jamais ils sont inconsolables!… Tenez, mon ami, je vous en conjure, ne m'interrogez pas, ne me demandez rien, laissez-moi seule et tout entière à ma douleur, laissez-moi pleurer… Des plaintes et des larmes! voilà donc ma dernière ressource! et pourtant je me suis estimée capable de soutenir patiemment les dures épreuves réservées aux femmes malheureuses, et à la plus malheureuse des femmes! J'ai eu l'orgueil de me croire à jamais prémunie contre les injustices des hommes et les persécutions du sort. Insensée que j'étois!… Du moins je me suis aujourd'hui, par ma propre expérience, convaincue d'une vérité que j'avois toujours soupçonnée et qui console ma foiblesse: ce courage guerrier dont vous autres hommes vous montrez si fiers est de tous les courages le plus facile, comme le plus commun. Il est aisé d'aller, pour la vengeance ou pour la gloire, un moment exposer sa vie; il ne l'est point de soutenir avec une égale constance plusieurs malheurs inattendus. Tant d'autres revers plus grands encore, aussi peu prévus, aussi peu mérités, ne m'avoient pas tout à fait abattue. Pourquoi celui-ci m'accable-t-il? Je ne sais, mais j'ai sur le cœur un énorme poids; si je n'obtiens un prompt soulagement, je succombe; il faut céder: mon ami, laissez-moi pleurer, laissez-moi gémir.»

Je voulus parler; mais, pour m'en empêcher, elle posa sa main sur ma bouche. Je pris cette main toujours douce et jolie, je la serrai, je la baisai, je la mis sur mon cœur, sur mon cœur vivement ému.

On eût dit que Mme de Lignolle attendoit ce moment: elle sortit tout à coup de son cabinet, où je la croyois endormie. Mon premier mouvement fut de repousser la marquise. Celle-ci, toujours étonnante dans les occasions pressantes, conserva plus de présence d'esprit que moi. Persuadée qu'il étoit trop tard, elle ne voulut ni retirer sa main, ni changer de situation. «Vous m'auriez laissée dormir jusqu'à demain», dit la comtesse. Puis, regardant le vicomte, elle ajouta: «Qu'y a-t-il donc?—Une palpitation, répondit-il froidement.—Une palpitation!… Mais vous pleurez! Est-ce que c'est dangereux, une palpitation?—Pas ordinairement, mais dans son état toute agitation peut être nuisible.» La comtesse m'adressa la parole: «Mon ami, vous sentiriez-vous plus mal?—Au contraire, je me sens mieux.—Parce que tu me vois?—Parce que je revois celle qui m'est chère, celle à qui j'ai donné trop de chagrin, celle dont la tendresse inquiète veille sur mes jours…—C'est assez, interrompit Mme de B…, qui me serra la main, elle vous comprend; elle est payée de ses soins.—Sans doute, je le comprends, s'écria Mme de Lignolle en m'embrassant; mais n'importe, laissez-le dire, il parle si bien!»

Quoique la comtesse témoignât le désir de me faire causer, je gardois le silence. Et qu'aurois-je pu dire encore? je venois de m'expliquer de manière que tout le monde avoit été content.

Personne ne le fut quelques momens après, car M. de Lignolle arriva beaucoup plus tôt qu'on ne l'attendoit: Julien, dépêché vers lui, l'avoit rencontré sur la route. Il demanda de mes nouvelles avec beaucoup d'empressement et d'intérêt; mais l'air dont il regardoit la marquise ne laissa pas de m'alarmer. «Monsieur est un intime ami de Mlle de Brumont, lui dit la comtesse, qui s'aperçut comme moi de son inquiétude et de son étonnement.—Un ami?» répéta-t-il. La marquise se hâta de prendre la parole: «Un ami d'enfance.—Monsieur est noble?—Je suis vicomte.—Vicomte de…?—De Florville.—Ce nom-là est nouveau pour moi.—Peut-on savoir tous les noms?—Sans me vanter, il y en a peu que j'ignore.» Il prit un siège, et, regardant la marquise d'un air dédaigneux, il ajouta: «Mais apparemment que votre famille n'est pas ancienne?—Le grand-père de mon bisaïeul a monté dans les carrosses du roi.—Ah! ah!… Monsieur, je suis votre très humble serviteur.» Il s'étoit levé et venoit de saluer la marquise. «Vous paroissez bien jeune? lui dit-il.—Je ne suis point majeur.—Ni prêt à l'être?—Oh! j'y viendrai.—Par quel hasard, demanda-t-il à sa femme, avons-nous le bonheur de posséder monsieur chez nous?—Par quel hasard? Mais c'est que… c'est que…—Voici le fait, interrompit le vicomte qui vit l'embarras de la comtesse.—Eh bien, oui, dites-le, vous, s'écria-t-elle.—Voici le fait, répéta Mme de B… Depuis longtemps, mademoiselle me faisoit espérer que j'aurois le plaisir de lui donner à dîner chez moi. Elle avoit jusqu'à présent différé de me tenir parole, parce qu'il y a, pour ainsi dire, un voyage à faire…—Où demeurez-vous donc?—A Fontainebleau. J'y passe huit mois de l'année, j'ai un appartement au château.» M. de Lignolle s'inclina.

Moi, j'écoutois la marquise avec un plaisir mêlé d'étonnement: cette femme, qui tout à l'heure, déplorant je ne sais quel malheur nouveau, paroissoit inutilement vouloir retenir des sanglots, étouffer ses gémissemens et résister à son désespoir, est-ce bien elle que j'ai vue, le moment d'après, donner avec un admirable sang-froid le change à la comtesse? Est-ce bien elle que j'entends maintenant, d'une voix ferme et d'un front tranquille, et du ton de la vérité, faire à M. de Lignolle une fable impromptue, ingénieuse et vraisemblable? O Madame de B…, comme vous savez, au besoin, composer votre figure, assurer votre maintien, sécher vos larmes, dissimuler vos passions, vous rendre enfin tout à fait maîtresse de vous! Oh! comme en un moment vous venez de justifier, d'augmenter la haute opinion que j'avois de vos talens et de votre force!

Elle continuoit: «Hier, pourtant, mademoiselle est venue…—Ah! voilà, s'écria le comte en s'adressant à moi, voilà cette affaire indispensable qui vous forçoit à sortir pour vingt-quatre heures! c'étoit pour une partie de plaisir que vous quittiez la comtesse, retenue au lit par une indisposition assez grave! A sa place je ne le vous pardonnerois pas.»

La marquise reprit: «Elle est venue, et pour comble de bonheur elle m'a amené madame la comtesse…—Quoi! dit M. de Lignolle à sa femme, vous avez dîné chez un jeune homme que vous ne connoissez pas et qui ne vous avoit pas même invitée?—Monsieur, trêve de morale, répondit-elle, écoutez l'histoire jusqu'à la fin.—Vous concevez, ajouta le vicomte, combien la visite de ces dames m'a charmé. Hélas! ma joie n'a pas duré longtemps. Dans l'après-dînée, mademoiselle s'est sentie mal à son aise, nous avons cru que ce ne seroit rien; mais le soir le mal a augmenté. Nous voilà d'abord fort embarrassés, comme vous pensez bien: car il n'y avoit pas moyen qu'une jeune demoiselle malade restât chez un garçon. Heureusement madame la comtesse, qui a beaucoup de présence d'esprit…—Beaucoup moins que vous, Monsieur le vicomte, je vous rends justice…—A pris le parti de faire transporter mademoiselle ici,… où elle a bien voulu me permettre de l'accompagner.—Pourquoi donc ici plutôt qu'à Paris? dit le comte à Mme de Lignolle.—Pourquoi?… ma foi, demandez à monsieur le vicomte.» Celui-ci répondit aussitôt: «Parce qu'il y auroit eu quatorze mortelles lieues à faire et que de Fontainebleau ici il n'y en a pas sept.»

Le comte, qui ne trouva pas cette raison mauvaise, garda le silence pendant quelque temps: il paroissoit observer M. de Florville et Mlle de Brumont. «Puisque vous êtes l'ami de mademoiselle, dit-il enfin, vous devez savoir deviner des charades?—Oui, Monsieur, répliqua la marquise, mais pas à présent, s'il vous plaît; je ne m'y sens pas du tout disposée.»

Ceci fut pour M. de Lignolle un nouveau trait de lumière: il prit la comtesse à part; mais, curieux de savoir ce qu'il lui disoit, nous écoutâmes attentivement.

«Madame, ce jeune homme-là n'est pas l'ami de votre demoiselle de compagnie.—Que voulez-vous qu'il soit?—Il est son amant, Madame.—Ah! l'excellente idée que vous avez là!—Ne riez pas, Madame, vous savez que je m'y connois.—Je sais que vous le dites.—Et je crois qu'il faut veiller sur Mlle de Brumont.—Vraiment, Monsieur?—Il faut y veiller de près.—C'est mon intention.—Ce vicomte est jeune,… a une jolie figure,… ne paroît pas manquer d'esprit… ni d'usage;… je lui trouve je ne sais quoi de très distingué,… et je l'ai vu quelque part… Il a tout l'air d'un séducteur, Madame.—Monsieur, j'admire avec quelle sagacité vous pénétrez les gens en un quart d'heure.—Voilà ce que c'est que de connoître le cœur humain, Comtesse!… Je crains que la petite Brumont ne soit déjà la dupe de ce jeune homme-là.—Bon!—Avant-hier, qu'est-elle devenue?—Elle a passé la journée chez son père.—En êtes-vous sûre?—Oui.—Mais hier, ce dîner à la campagne? cela ressemble furieusement à une partie fine, au moins.—Je ne sais pas ce que c'est qu'une partie fine, Monsieur.—Madame, une partie fine,… c'est une partie… C'étoit une partie fine, allez, je vous le dis.—Expliquez-moi donc…—Je vous l'explique aussi: c'est une partie… une partie à deux.—Nous étions trois.—Aussi je suis persuadé que vous les avez beaucoup dérangés en y allant.—Ai-je mal fait?—Vraiment, vous auriez dû auparavant me consulter.—Passons, Monsieur.—Madame, j'ai déjà plusieurs preuves du penchant que ce jeune homme a pour cette jeune fille.—Voyons! vite!—Ses yeux sont rouges, parce qu'ils ont pleuré; ses yeux ont pleuré, parce que son âme s'est affectée; son âme s'est affectée, parce que sa maîtresse est tombée malade: donc il aime Mlle de Brumont.—Votre logique est pressante, Monsieur.—Et il faut que son âme soit profondément affectée, puisqu'il n'a pas voulu deviner mes charades! Ne riez pas, Madame,… ceci est sérieux… Éclairez la conduite de votre demoiselle de compagnie; donnez-lui son congé pour toujours, ou ne la quittez pas une minute.—Monsieur, mon choix est fait; j'aime mieux ne pas la quitter.—Quant à ce jeune homme, je vais le prier poliment de s'en retourner chez lui.—Non pas, Monsieur…—Mais, Madame…—Point de mais! je ne le veux pas.—Tant pis pour vous, Madame: on vous attrape; ces jeunes gens-là vous joueront quelque méchant tour, je vous en avertis.»

Un peu mécontent de sa femme, mais très content de lui, M. de Lignolle sortit de l'appartement. La comtesse alors fit les plus vifs remerciemens au vicomte. «Vous m'avez, lui dit-elle, très habilement tirée de l'embarras extrême où j'étois; vous êtes, après Faublas, le jeune homme du monde le plus spirituel et le plus aimable.» Il lui répondit: «Croyez-moi, ne perdez pas votre temps à me complimenter: vous êtes encore menacée d'un danger prochain auquel il faut songer à vous dérober. Le comte est ici, le baron doit y venir: s'ils se rencontrent, ils peuvent avoir une explication dont vous devez redouter les suites.—Vous avez raison; mais quel parti prendre?—Faire dire à M. de Faublas de ne pas venir.—Ah! je suis bien aise de le voir et de lui parler.—Cependant je prendrai la liberté de vous représenter…—Tenez, Monsieur, toute représentation est inutile: si le baron ne devoit pas venir, je l'enverrois chercher.—En ce cas, trouvez donc quelque moyen d'écarter M. de Lignolle.»

Elle le fit appeler et lui dit qu'elle désiroit quelques pièces de gibier. Charmé de la demande, le comte se hâta de dîner et partit pour la chasse. La marquise alors, tout à fait tranquille, alla prendre, sur le lit de camp du cabinet, la place que Mme de Lignolle y occupoit une heure auparavant.

Il n'y avoit pas un quart d'heure que la comtesse et moi goûtions les douceurs du tête-à-tête, quand on vint rudement frapper à la porte. Figurez-vous notre surprise et mes craintes: c'étoit M. de Lignolle, déjà revenu de la chasse! Il crioit: «Ouvrez, ouvrez vite; je vous amène Mme de Fonrose… Oui, Mme de Fonrose, qui venoit nous voir… Je l'ai rencontrée comme je sortois du parc… Quel bonheur!» La comtesse couroit à la porte.

«Un moment, ma chère Éléonore, un moment. Que je te dise. C'est Mme de Fonrose… Ne lui parle pas du vicomte.—Pourquoi?—Parce que… Tiens, mon amie, j'aurois dû t'en prévenir plus tôt; mais j'étois si malade! je n'y ai pas songé. Le vicomte et la baronne sont ennemis jurés. Il paroît que Florville, qui lui a fait sa cour, n'en a pas été maltraité; mais ils se sont fort mal quittés; ils se détestent… Ouvre maintenant, car on frappe encore. Surtout, fais bien attention à ce que tu diras. Ne va pas parler du vicomte!—Non, non, sois tranquille

Le Comte, en entrant .

Où est donc le vicomte?

La Comtesse.

Chut!

Le Comte.

Plaît-il?

La Comtesse.

Taisez-vous.

La Baronne regarde Mme de Lignolle d'un air étonné .

Est-ce que je vous dérange, Comtesse?

La Comtesse.

Point du tout.

La Baronne, à Faublas .

Eh bien! cette chère enfant, comment va-t-elle?

Le Comte.

Ce n'est rien, je vous dis! un peu de fièvre…

Faublas.

J'ai osé me flatter que mon père…

Le Comte.

Monsieur votre père est un homme fort étrange, Mademoiselle.

Faublas.

Vous dites, Monsieur?

Le Comte.

Comment! il m'aperçoit de loin! le voilà qui tout à coup descend de voiture et s'enfuit à travers champs, comme s'il eût vu le diable. On n'est pas sauvage à ce point!

La Baronne.

Nous vous avons déjà dit cent fois que M. de Brumont avoit des affaires secrètes.

Le Comte.

Quoi! dans ma terre?

La Baronne.

Non, mais dans les environs.

Le Comte.

Ah! chez M. de Florville, peut-être?

La Comtesse.

Paix donc!

Faublas, vivement à la baronne, qui regarde Mme de Lignolle d'un air étonné .

Par quel hasard madame la baronne est-elle dans ce pays-ci?

La Baronne.

La nuit dernière, un exprès est venu me dire que monsieur votre père avoit le plus pressant besoin de mes services.

Faublas.

Ah oui!… ma chère Adélaïde est-elle mieux?

La Baronne.

Beaucoup mieux.

La Comtesse, à Faublas .

Ne parlez pas trop, ménagez-vous.

La Baronne.

Comme une nuit l'a changée!

Le Comte.

Une nuit! dites plusieurs, Madame! car, ne vous y trompez pas, cette maladie-là vient de loin. Ces deux dames, pendant leur premier voyage ici, n'ont songé qu'à se divertir, et Dieu sait comme on s'en est donné: toute la journée courir dans le parc! revenir essoufflées, hors d'haleine, et recommencer ici! Madame, elles jouoient comme deux enfans! elles se battoient comme deux écoliers! pas un meuble ne pouvoit rester en place; la nuit… Oh! c'étoit bien autre chose la nuit!

La Comtesse, en riant .

Monsieur, comptez-vous apprendre à la baronne quelque chose de nouveau?

Le Comte, sans l'écouter .

La nuit, elles couchoient dans la même chambre,… et croiriez-vous qu'au lieu de dormir, elles ne faisoient que chuchoter? Elles ne faisoient que ça… Ce que je vous dis, Madame, il faut le prendre au pied de la lettre, elles ne faisoient que ça… Je les entendois bien, parce que, voyez-vous, nous ne sommes séparés que par cette cloison… Or, toute personne raisonnable conçoit que faire toute la journée beaucoup d'exercice et se fatiguer encore la nuit, c'est le vrai moyen de se tuer. Aussi la comtesse, en revenant à Paris, s'en est-elle sentie fort incommodée: des migraines, des maux de cœur!

La Baronne.

Des maux de cœur, Comtesse?

La Comtesse.

Bon! ce n'est rien.

La Baronne.

Ah! prenez-y garde!

Le Comte, enchanté .

N'est-il pas vrai qu'il faut qu'elle y prenne garde?… Mademoiselle, plus fortement constituée, a résisté plus longtemps, et peut-être que, si elle se fût reposée chez nous, au lieu d'aller chez ce M. de Florville…

La Comtesse.

Taisez-vous donc.

Faublas, vivement à la baronne, qui paroît encore très étonnée .

Madame la baronne?

La Baronne.

Eh bien?

Faublas.

Un secret… ( Tout bas. ) Vous avez passé par Nemours?

La Baronne, à mi-voix .

C'est là que j'ai trouvé monsieur votre père. J'ai laissé ma femme de chambre auprès d'Adélaïde.

Le Comte reprend .

Oui, je crois que, si elle n'eût pas dîné chez le vicomte…

La Comtesse.

Il ne se taira pas!

La Baronne.

J'entends. Ces dames ne vouloient pas me mettre dans le secret? il faut donc les avertir que j'y suis. Oui, je sais qu'elles ont hier dîné à Fontainebleau; monsieur le comte me l'a dit.

Faublas, faisant à la baronne un signe d'intelligence .

Madame la baronne le connoît, le vicomte?

La Baronne, d'un air fin .

Si je le connois! la bonne question que vous me faites là!… C'est un joli garçon,… qui a de la tournure,… de l'esprit…

La Comtesse, bas à Faublas .

Il me semble qu'elle n'en dit pas trop de mal.

Faublas, bas .

C'est qu'elle dissimule; attendez donc.

La Baronne.

Le grand-père de son bisaïeul a monté dans les carrosses du roi.

La Comtesse, bas .

Tu as raison. Je crois qu'il y a de l'ironie.

Faublas, bas .

Sans doute.

La Baronne.

Avec tout cela, je lui connois un terrible défaut.

La Comtesse.

Ah!

Le Comte.

C'est…

La Baronne.

Au moins j'ai mon garant; c'est encore monsieur le comte qui me l'a dit: «Le pauvre jeune homme n'est pas fort sur l'article des charades.»

La Comtesse, riant aux éclats .

C'est peut-être pour cela que vous lui en voulez?

La Baronne regarde la comtesse et le chevalier .

Est-ce que je lui en veux?

Faublas lui fait un signe d'intelligence .

Certainement! vous êtes brouillés! allez-vous en faire un mystère?

la Baronne, d'un air fin .

Allons, nous sommes brouillés, j'en conviens; mais c'est qu'en vérité il a eu de grands torts avec moi.

Faublas, bas à la comtesse .

Vois-tu… ( Haut, à la baronne. ) Je ne voulois pas qu'on vous parlât de lui; mais, puisque monsieur le comte…

la Baronne.

Oui, nous ne sommes pas amis; ( au comte, après un moment de réflexion ) et franchement, voilà ce qui m'a empêchée hier d'accompagner ces dames, car elles me l'avoient proposé.

Faublas, à mi-voix, à la baronne .

A merveille!

La Comtesse, du même ton .

Ceci n'est pas maladroit! je vous remercie.

le Comte, à la baronne, en se promenant dans l'appartement .

Ces dames!… ces dames auroient bien fait si elles avoient fait comme vous. ( A la comtesse. ) Mais où est-il donc?

La Comtesse.

Il dort.

Le Comte, regardant à travers les vitres du cabinet .

Oui, vraiment, le voilà sur le lit de camp: il s'y est jeté tout habillé.

La Baronne.

Ne le verrai-je pas?

Le Comte.

Si vous le voulez voir, entrez…

Faublas, avec impétuosité .

N'entrez pas!… il est excédé de fatigue, il repose.

La Baronne, un peu étonnée .

Bon Dieu! que de vivacité! Mademoiselle, vous vous ferez mal.

Faublas, avec une tranquillité feinte .

Mais aussi, quelle idée d'aller déranger ce jeune homme qui a passé la nuit!

La Baronne, observant le chevalier .

Est-il impossible d'approcher de lui sans faire de bruit et sans vous faire de la peine?

Faublas, d'une voix altérée .

Il n'est pas question de moi… Mais si vous le réveillez, si…

La Baronne.

Si je le réveille, il se rendormira, voilà tout le mal.

Faublas, embarrassé .

Voilà tout le mal! voilà tout le mal!… c'en est un grand.

La Baronne.

Mademoiselle!… vous direz tout ce que vous voudrez, je suis très curieuse de voir votre intime ami,… l'ami de votre enfance,… que vous craignez si fort qu'on ne dérange. ( Elle se lève. )

La Comtesse, d'un air malin .

A quoi bon? vous le connoissez très bien.

La Baronne.

Ah! je veux savoir s'il n'a pas beaucoup changé depuis que je ne l'ai vu. ( Elle approche du cabinet. )

Faublas, bas à la comtesse .

Arrêtez-la donc.

La Comtesse, bas .

Pourquoi? Elle l'aime peut-être encore, elle veut du moins avoir le plaisir de le regarder; où est l'inconvénient?

Faublas.

Ne connoissez-vous pas la baronne? elle va faire une scène.

La Comtesse.

Eh bien, attends, je vais lui parler. ( Elle court à Mme de Fonrose. ) Entrez, regardez, si cela vous fait plaisir; mais ne l'éveillez point, car il doit être las.

Qu'on juge de ma situation; il ne me reste pas une seule objection raisonnable à faire, et ma foiblesse me retient au lit! j'y suis piqué de cent mille épingles! Déjà la baronne est près de la porte vitrée, et j'ai peine à dissimuler mon inquiétude extrême. Quel heureux obstacle tout à coup me rassure! Le vicomte s'est enfermé dans le cabinet! La marquise est donc en sûreté?… Non,… hélas!… non, cette précaution ne la sauvera pas: Mme de Lignolle vient de donner à Mme de Fonrose un passe-partout.

Dès que la baronne fut entrée, j'entendis ces mots. «Oui, cette figure est assez jolie, mais c'est justement celle que je connois… Non;… oui;… point du tout;… si fait,… c'est cela! c'est cela même… Eh bien! j'osois à peine le soupçonner! L'aventure me paroissoit trop incroyable! Éveillez-vous, charmant jeune homme! venez, Monsieur le vicomte! venez un peu voir la compagnie… Allons! allons donc!… je vais… vous donner la main.»

Ce fut le bras qu'elle lui donna, car Mme de B…, dormant tout debout, se soutenoit à peine.

Quiconque, seulement une fois dans sa vie, fut en sursaut tiré d'un sommeil très profond, a bien senti ce que je vais mal décrire. On ne passe pas tout à coup et sans quelques douleurs de cet état de mort à un état de vie: les yeux d'abord s'ouvrent, mais ils demeurent offusqués d'un nuage épais; l'oreille entend, mais elle ne recueille que la moindre partie des mots qu'on lui confie et qu'elle dénature; c'est surtout au cerveau que le trouble est extrême. Le cerveau se trouve en même temps chargé des idées récentes que lui laisse un rêve tout à l'heure interrompu, et des idées souvent contraires que lui transmet un cruel interlocuteur. De ce choc imprévu résulte une confusion totale. C'est dans ce moment de désordre qu'on regarde sans voir, qu'on écoute sans comprendre, qu'on parle sans penser; et n'attendez pas que j'explique quel instinct machinal fait alors mouvoir un corps auquel il manque une âme.

Telle parut Mme de B… lorsque, soutenue ou plutôt traînée par Mme de Fonrose, elle arriva dans la chambre où nous étions.

La marquise jette d'abord autour d'elle et sur elle un regard stupéfait. Quel objet a frappé sa vue? est-ce un rêve qui la tourmente?… Sa bouche murmure quelques mots sans suite, et, fatigués d'un premier effort, ses yeux se referment. Bientôt, pour la seconde fois, ses mains retombent et se promènent sur ses paupières appesanties qu'elles entr'ouvrent: Mme de B… peut de nouveau considérer le fantôme femelle dont la présence l'étonne. Enfin elle a tout à fait repris l'usage de ses sens; un dernier examen plus rapide l'assure qu'il n'est pas question d'un songe, et qu'elle est réellement tombée dans les mains de sa plus mortelle ennemie. Au reste, il étoit moins malaisé de surprendre et d'attaquer Mme de B… que de l'intimider et de l'abattre: ce fut elle qui commença le combat; ce fut Mme de Fonrose qui reçut le premier coup.

La Marquise.

Quoique j'eusse besoin de repos plus que de visite, je suis, Madame la baronne, enchanté de vous voir.

La Baronne.

Enchanté me paroît fort. Je crois que monsieur le vicomte exagère.

La Marquise.

Madame est si modeste!

La Baronne.

Monsieur est si poli!

La Comtesse, à la baronne .

Vous ne l'êtes pas, vous; pourquoi l'avoir éveillé? Je vous avois priée… Madame, je vous avertis qu'il me déplairoit fort que vous lui fissiez une scène chez moi.

La Baronne, en riant .

Grondez-moi, je vous le conseille!

Cependant la marquise, étonnée de ce que la comtesse venoit de dire, sembloit, par ses regards, m'en demander l'explication. J'allois tout bas la lui donner, la baronne me prévint.

La Baronne, se jetant entre la marquise et Faublas .

Non pas, non pas, s'il vous plaît. Je ne doute pas que vous n'ayez bien des choses à vous dire; mais il faut parler tout haut… Eh bien! cela vous dérange? Allons donc, Monsieur le vicomte, vous qui êtes plus manégé!

La Marquise.

Madame va me le faire croire! personne mieux qu'elle ne s'y connoît, son suffrage en vaut mille; sa longue expérience…

La Baronne, d'une voix altérée .

Longue! Ne diroit-on pas que j'ai cent ans?

La Marquise, jouant l'intérêt .

Ah! pardon, j'ai blessé madame.

La Baronne.

Blessé! point du tout.

La Marquise, d'un ton railleur .

Si fait, madame a reculé; madame a quitté l'attaque pour s'occuper de la défense. Ah! que je suis fâché!

La Baronne.

Ne le soyez guère, car le mal n'est pas grand. ( A Faublas. ) Belle demoiselle, vous ne dites rien?

Faublas.

J'écoute, je souffre, et j'attends.

La Comtesse, vivement .

Et moi aussi, j'attends très impatiemment la fin de tout ceci.

Le Comte.

Jusqu'à présent, moi, je n'entends pas grand'chose à la querelle: ce que je vois, c'est que votre âme à tous est affectée.

La Baronne, à la comtesse et à Faublas .

Ce combat vous fatigue? Prenez courage, il ne durera pas longtemps. ( En montrant le vicomte. ) Je suis persuadée que monsieur voudra bien le finir tout à l'heure, en nous disant adieu.

Le Comte.

Enfin j'y suis. Vous êtes de mon avis, c'est une amourette de la jeune personne?

La Comtesse.

Madame, vous osez, chez moi, traiter de la sorte quelqu'un à qui j'ai les plus grandes obligations!

La Baronne, en riant .

Les plus grandes obligations!

La Comtesse, très étourdiment .

Oui, les plus grandes. Sans lui tout Montargis… ( Elle s'arrête. )

Le Comte, avec curiosité .

Eh bien? tout Montargis?

Faublas, vivement .

C'est tout Fontainebleau que madame veut dire.

La Comtesse, embarrassée .

Oui, oui,… tout Fontainebleau,… tout Fontainebleau…

La Marquise, à la comtesse .

Bon! nous y aurions trouvé des secours pour mademoiselle. Sans doute il valoit mieux quitter cette ville; mais, en vous donnant le conseil d'en sortir, je ne vous ai rendu qu'un très léger service.

La Comtesse, bas à la baronne .

Qu'il a d'esprit!

La Baronne.

Oui; mais moi, Comtesse, je veux, quoi que vous puissiez dire, m'acquérir des droits à votre éternelle reconnoissance: je veux vous débarrasser de monsieur.

La Comtesse.

Voilà un entêtement!…

La Baronne.

Ne vous fâchez pas. Tenez, je m'en rapporte au vicomte; lui-même conviendra…

La Comtesse.

Madame, votre conduite est étrange, inexcusable! et monsieur vous eût-il fait cinquante infidélités…

La Baronne, riant .

Des infidélités, lui?

La Comtesse.

Certainement.

La Baronne.

Des infidélités, à moi, lui?

La Comtesse.

Eh oui! lui, des infidélités, à vous. Croyez-vous que j'ignore qu'il a été votre amant?

La Baronne.

Lui! mon amant?

Le Comte.

Chut! chut! ne parlons pas de ces choses-là. Je n'aime pas ces sortes de conversations.

La Comtesse.

Monsieur, je vous admire! Il est bien question de ce que vous n'aimez pas!

La Baronne.

Lui, mon amant! Ah! voilà une plaisante histoire! ( En riant aux éclats. ) Comtesse, apprenez-moi donc qui vous a dit… La petite Brumont, sans doute? ( A Faublas. ) Rusée demoiselle!… Quoi! vraiment, vous observez si peu les convenances! vous avez eu le courage de me faire un pareil cadeau! Aurez-vous la force de répéter devant moi cette burlesque accusation?

Faublas.

Pourquoi non, si vous m'y obligez?

La Baronne.

Bien répondu!… Et vous, Monsieur le vicomte, oserez-vous aussi me le soutenir? En vérité, pour que l'aventure soit tout à fait comique, il n'y manque que cela.

La Marquise.

Madame, il y a des conquêtes qu'un jeune homme publie par vanité; il y a des bonnes fortunes que par pudeur il n'avoue pas: c'est à vous de décider si je puis être indiscret.

La Baronne.

Vraiment? Je conçois que vous seriez dans un étrange embarras s'il vous falloit avouer toutes vos conquêtes; sans compliment, je les crois déjà nombreuses; vous êtes, à Versailles, en beau chemin…

Le Comte.

Eh! justement! c'est là que je l'aurai vu.

La Baronne.

N'est-ce pas par les femmes que vous avez accès et crédit chez le ministre?

Le Comte, à mi-voix à la baronne .

Oh! oh! mais, s'il a du crédit chez le ministre, il ne faut pas lui parler comme vous faites; il faut le ménager.

La Marquise.

Telle ne croit pas cela qui donne pourtant l'exemple d'y croire… Au reste, madame vient d'éluder ma question; elle n'a pas osé décider si je devois être indiscret.

La Baronne, avec humeur .

Je décide que vous le devez.

La Marquise.

Vous y mettez de la modestie! je vous récuse, je demande qu'on recueille les voix.

La Baronne.

J'y consens. Voyons, Monsieur le comte, parlez d'abord.

La Marquise.

Non, non, vous ne m'entendez pas. Quand il s'agit d'une accusée telle que vous, ce n'est point en petit comité que doit se faire la difficile enquête; il faut, dans ce cas-là, interroger la cour, la ville et les provinces.

La Baronne.

Ceci est trop impertinent!

La Comtesse.

Vous méritez cela. Pourquoi l'avez-vous réveillé? Pourquoi voulez-vous le mettre à ma porte?

La Baronne, à la comtesse .

Au fond, je ne devrois pas me fâcher, car il n'y a que de quoi rire: ce qui pourroit me divertir beaucoup, c'est de voir que vous prenez parti pour eux contre moi… Cependant il faut que cela finisse… Je suis attendue… ( Elle tire sa montre. ) L'heure me presse… Monsieur le vicomte ne s'en iroit pas à pied; il est délicat, je le prie de me donner la main jusqu'à ma voiture,… où il voudra bien accepter une place. Je m'engage à le reconduire jusqu'à Fontainebleau. Est-ce honnête, cela?

La Marquise.

Je suis très sensible aux offres tout à fait obligeantes de madame la baronne; mais, puisque madame la comtesse le permet, je reste ici.

La Comtesse.

Vous avez raison.

La Baronne, à la comtesse .

Il a raison sans doute, et vous faites bien de l'applaudir… ( A la marquise. ) Parlez-vous sérieusement?

La Marquise.

Très sérieusement. Je reste ici tant qu'il y aura du danger pour mademoiselle, et tant que cela ne gênera pas madame.

La Baronne.

Et vous espérez que je vous y laisserai?

La Marquise.

Je ne vois pas du moins comment vous me forcerez d'en sortir.

La Baronne, avec impétuosité .

Quelle audace! Mais songez donc que, pour cela, je n'ai qu'un mot à dire.

La Marquise, tranquillement .

Vous ne le direz pas.

La Baronne.

Qui m'en empêchera?

La Marquise.

Un peu de réflexion. Vous avez mon secret, je le sais bien; mais regardez autour de vous, et dites-moi quel avantage en retireroient ceux à qui vous pourriez le confier.

La Comtesse, bas à Faublas .

Qu'est-ce que cela signifie?

Faublas, bas .

Cela regarde ton mari, je te mettrai au fait.

La Marquise, à la baronne, tout bas, et d'un ton amical .

La comtesse est une étourdie que sa petite fureur trahiroit; je vous demande grâce pour elle.

La Baronne, bas .

Je trouverai moyen d'éloigner M. de Lignolle.

La Marquise, haut .

Je ne le crois pas.

La Baronne, avec la plus grande vivacité, très haut .

Qui m'en empêchera donc?

La Marquise.

Madame, mademoiselle et moi.

La Baronne.

Monsieur le vicomte, sortons ensemble.

La Marquise.

Non.

La Baronne.

Je vais parler.

La Marquise.

Je vous en défie.

La Baronne, étonnée .

J'avois entendu prodigieusement vanter votre incomparable mérite; mais la renommée, qui publie les faits galans dignes de mémoire, et qui ordinairement exagère…

La Marquise, avec ironie .

Ne me flattez pas. Cette renommée-là ne vous a rien dit de moi. Vous savez bien qu'elle n'a plus le temps de parler de personne, depuis que vous vous mêlez de lui donner de l'occupation.

La Baronne, du même ton .

Cependant elle trouve encore quelques momens pour causer de vous. Elle dit qu'après avoir tiré de la foule l'heureux objet de vos affections…

La Marquise.

Tiré de la foule! tant mieux pour ma maîtresse et pour moi. C'est un exemple que je donne à certaines femmes de ma connoissance. Celles-ci, quand elles prennent un amant, ne le tirent pas de la foule, elles l'y confondent.

La Baronne, avec emportement .

Ce n'est pas vous que l'on y confondra jamais; vous qui vous distinguez par tant de talens divers; vous qui, suivant les circonstances, savez si bien changer et de ton, et de caractère, et de conduite, et de nom, et de sé…

La Marquise, vivement .

Chut!… Prenez garde, Madame la baronne, vous n'êtes plus de sang-froid, vous allez dire quelque… ( en regardant la comtesse et Faublas ), vous allez nous compromettre, prenez garde. Il est rarement dangereux de se taire, il y a souvent du péril à parler.

La Baronne, d'un ton plus calme .

Monsieur le comte, deux mots.

La Marquise, à la comtesse .

Croyez-moi, Madame, empêchez cette confidence.

La Comtesse, à M. de Lignolle .

Je ne veux pas que vous lui parliez.

La Baronne, à la comtesse .

Mais…

La Comtesse, à la baronne .

Vous ne lui parlerez pas.

La Baronne, à M. de Lignolle .

En ce cas,… je vous demande pardon,… mais il faut que je vous prie de vouloir bien nous laisser un moment.

La Marquise, à la comtesse .

Ne souffrez pas qu'il s'en aille.

La Comtesse, à M. de Lignolle .

Je ne veux pas que vous vous en alliez.

Le Comte, à mi-voix .

Allez, allez, vous n'avez pas besoin de me le dire, rien ne m'échappe. Je vois bien, quoiqu'elle se contraigne, que la baronne a l'âme affectée; et, quant à ce jeune homme, puisqu'il a du crédit chez le ministre, je sens qu'il ne faut pas qu'il puisse se plaindre d'avoir été maltraité chez nous. Or, je connois le monde: un homme, le maître de la maison surtout, en impose toujours: ( tout haut ) je dois donc rester pour prévenir une scène.

La Marquise.

Oui, restez.

La Comtesse.

Restez.

Faublas.

Restez.

La Baronne.

Puisque tout le monde le veut, restez donc… Ceci devient très plaisant; je serois de trop mauvaise humeur, si je ne m'en amusois pas. ( Elle rit de toutes ses forces. )… Comtesse, donnez-moi la main. Donnez-moi la main, Comtesse: on vous attrape et l'on me joue.

Tous ensemble.

Expliquez-vous.

Le Comte, en se frottant les mains .

Oui, je le soupçonnois confusément, et je le disois à la comtesse: on l'attrape. ( A la baronne. ) Mais je ne serois pas fâché de savoir au juste comment: expliquez-vous.

La Baronne.

Vraiment! on sait très bien que je ne peux pas m'expliquer… Je reconnois qu'il faut temporiser… Allons! de la patience et du courage. ( Elle prend un siège. )

La Marquise.

Madame avoit affaire, ce me semble?

La Baronne.

La remarque n'est pas honnête, Monsieur; cependant, en faveur de votre embarras, je vous pardonne votre impolitesse. J'étois, je l'avoue, pressée de vous emmener avec moi; mais, puisqu'on ne peut se déterminer à vous laisser partir, je demande du moins qu'on me permette d'avoir le bonheur de rester avec vous.

La Comtesse, avec humeur .

Comme il vous plaira.

La Marquise, à M. de Lignolle .

Monsieur ne se tiendra pas debout? ( Elle lui donne un siège. )

La Baronne.

Monsieur de Lignolle ne remarque pas cet excès d'attention.

Le Comte.

Au contraire, j'y suis très sensible. ( Il donne un siège à la marquise. )

Tous prennent place autour de mon lit, et c'est une chose à voir que la contenance de chacun.

La comtesse partage entre la marquise et moi ses soins affectueux; si quelquefois elle paroît se souvenir que Mme de Fonrose est là, c'est pour lui marquer son mécontentement par un geste boudeur, ou par un monosyllabe désobligeant. M. de Lignolle néglige absolument la baronne; toute l'attention du courtisan se porte sur M. de Florville, sur ce jeune homme qui a tant de crédit chez le ministre: il s'en empare, il le caresse, il l'importune étrangement. Le vicomte reçoit avec modestie les remerciemens de madame , et presque avec dignité les avances de monsieur . A l'entière sécurité qu'il affecte, on diroit qu'il oublie ses dangers et son adversaire; mais moins il semble y songer, plus je présume qu'il s'en occupe. De temps en temps, Florville jette sur la baronne un coup d'œil fier, impérieux, triomphant; cependant ne seroit-il pas bien inconcevable que la marquise, s'exagérant ses avantages et s'aveuglant sur sa position, regardât comme entièrement battue l'ennemie qui n'a pas encore quitté le champ de bataille? Pour moi, guerrier timide, étonné du premier succès, je redoute le second choc; si le grand courage de mon allié me rassure, l'infatigable opiniâtreté de son ennemie m'intimide; et, baissant devant l'une et l'autre un front humilié, j'espère, je tremble, j'admire, j'observe en silence.

Seule, de son côté, la baronne s'amuse aux dépens de tous. Elle ne punit le comte, qui l'abandonne impoliment, qu'en louant avec enthousiasme tout ce qu'il dit; elle ne se venge de mes perfidies qu'en me lançant à la dérobée un regard à la fois improbateur et caressant, un regard qui semble en même temps m'apporter des félicitations et des reproches. Défendue par le témoignage de sa conscience, à l'injuste courroux de la comtesse elle oppose seulement de longs éclats de rire, et quant au coup d'œil majestueux de sa superbe rivale, c'est par un sourire amer et menaçant qu'elle le repousse.

Enfin, je la vois un instant se recueillir et méditer, puis elle se lève, va dans le corridor, appelle un de ses gens, lui donne quelques ordres, et rentre en disant assez haut: «Que mon cocher se tienne prêt.»

Que son cocher se tienne prêt! L'ai-je bien entendu! O mon bon génie! ô génie protecteur de la marquise, je te rends grâces: la victoire est à nous.

Puisque le comte le désire, et que la baronne le permet, la conversation tombe sur un sujet cent fois rebattu. M. de Lignolle engage Florville à ne pas négliger les charades; il lui fait un magnifique éloge des affections de l'âme, et de l'âme d'un courtisan. Un quart d'heure s'est passé de la sorte; voilà que tout à coup nous entendons un coup de fusil tiré à quelque distance, et dans la cour du château quelqu'un s'écrie: «Aux armes! aux braconniers!» M. de Lignolle, à ce cri de guerre, oublie les charades, le vicomte et la cour; il se lève, il s'élance, il nous fuit. La comtesse, soit pour le calmer, soit pour le retenir, veut courir après; Mme de Fonrose l'en empêche, et lui dit:

«Ce n'est rien, rien qu'une ruse tout à l'heure imaginée pour éloigner votre mari malgré vous, et malgré vous chasser votre rivale.»

La Comtesse.

Ma…

La Baronne.

Eh oui! malheureuse enfant que vous êtes! vous vous laissez duper! Regardez donc ce prétendu jeune homme. A sa taille, à ses traits, pouvez-vous méconnoître une femme? A son adresse, à sa perfidie surtout, à son inconcevable audace, pouvez-vous méconnoître…?

La Comtesse.

La marquise de B…! grands dieux!

La Marquise, à Faublas .

Mon ami, je vous quitte à regret; mais je saurai de vos nouvelles. ( A Mme de Fonrose, d'un ton menaçant. ) Baronne, comptez sur ma reconnoissance, et cependant respectez mon secret; gardez-vous d'essayer de me compromettre en divulguant cette aventure. ( A Mme de Lignolle. ) Adieu, Madame la comtesse; si vous êtes assez raisonnable pour ne garder au vicomte de Florville aucun ressentiment, il vous promet de ne point révéler vos foiblesses à la marquise de B…

Elle sortit, suivie de la baronne.

Pour se faire une idée juste des furieux transports de la comtesse, il ne suffiroit pas d'être aussi violente, aussi emportée qu'elle, il faudroit encore avoir brûlé d'un feu pareil à celui qui la dévoroit. D'abord l'excès de l'étonnement suspendit l'excès de la rage; mais le calme effrayant fut court et l'explosion terrible. Je vis Mme de Lignolle frissonner et pâlir; tout son corps parut ensuite agité d'un mouvement convulsif, et soudain le cou se gonfla, les lèvres tremblèrent, l'œil s'enflamma, le visage se colora d'un violet pourpre: la pauvre enfant voulut crier et ne fit entendre que de sourds gémissemens, ses pieds frappèrent le carreau, son foible poignet se meurtrit sur les meubles; elle s'arracha les cheveux, elle osa même, elle osa porter une main sacrilège sur sa figure charmante, d'où le sang s'échappa bientôt par plusieurs égratignures. Quel malheur pour elle et pour moi! Je n'ai pu prévoir ce cruel effet de son désespoir… Épuisé que je suis, je trouve pourtant la force d'abandonner mon lit, j'essaye de me traîner jusque auprès d'elle! l'infortunée ne m'aperçoit seulement pas! elle s'est élancée vers la porte; et, d'une voix étouffée: «Qu'on me la ramène, dit-elle, que je me venge!… que je la déchire!… que je la tue!—Éléonore! ma chère Éléonore!» Elle m'entend, se retourne, et me voit au milieu de l'appartement; hors d'elle-même, elle accourt: «Tu veux la suivre? eh bien, va donc, va, perfide, et que je ne te revoie jamais!… Qui peut te retenir encore? Elle t'attend, elle attend le prix de ses scélératesses. Va jouir avec elle de ma honte, de ton ingratitude et de son infamie. Va, cours, mais songe bien que, si je puis vous trouver ensemble, je vous immole tous deux!»

FAUBLAS MALADE ET MME DE LIGNOLLE

Elle avoit saisi mon bras, qu'elle secouoit de toutes ses forces; je tombai sur mes genoux et sur mes mains. Un cri lui échappa; ce n'étoit plus un cri de fureur! Déjà la colère avoit fait place à la crainte. «Éléonore, comment peux-tu penser qu'en cet état je songe à la suivre?… Je voulois aller jusqu'à toi, mon amie, je voulois me justifier, te demander pardon, essayer de te consoler… Éléonore, écoutez-moi, calmez-vous, je vous en supplie!… surtout, pour l'amour de moi, pour l'amour de toi-même, épargne tant de charmes, épargne cette peau fine et blanche, et ces petites mains si douces, et cette longue chevelure, et ce visage plein d'attraits! O toi que l'amour fit exprès si jolie, garde-toi d'altérer l'un de ses plus charmans ouvrages! Respecte mille appas formés pour ses caresses et ses délicieux plaisirs.»

Quand on a, par malheur, fâché sa maîtresse, il faut chercher à l'apaiser tout de suite; et quiconque se sent, en cette occurrence, incapable d'agir, doit au moins parler. Il doit, ne pouvant mieux faire, suppléer aux vives caresses par les éloges passionnés, et prêter au discours flatteur toute la chaleur qu'il eût mise dans l'action consolatrice. Voilà ce que l'amour ordinairement conseille, et ce qu'il m'inspira. Que ce fût seulement cela qui calma la comtesse, je ne saurois l'affirmer positivement. Il me paroît aussi très plausible que la crainte, après avoir chassé la colère, amena la compassion, et que ma sensible amie, touchée de ma situation plus que de mes paroles, oublia ses injures en voyant mes dangers. Quoi qu'il en soit, si je doutai de la cause, je ne pus douter de l'effet. Mme de Lignolle me releva, me soutint, me fit rentrer dans mon lit; puis, s'étant assise auprès, elle se pencha sur moi et se cacha le visage dans mon sein, qu'elle arrosa de ses larmes.

Au bruit que fit Mme de Fonrose en rentrant, la comtesse changea d'attitude. «Eh! bon Dieu! comme la voilà faite!» s'écria son amie; puis, en lui promenant un mouchoir sur la figure, elle ajouta: «Madame, je vous l'ai dit cent fois, une jolie femme peut, dans son désespoir, pleurer, gémir, crier, gronder ses gens, tourmenter ses femmes, quereller son amant et désespérer son mari; mais elle doit toujours, se respectant elle-même, ménager sa personne, et surtout son visage; cependant je l'aurois gagé que dans un premier mouvement vous feriez quelque enfantillage! Je ne pouvois rester près de vous. Cette Mme de B…—Qu'est-elle devenue? demanda Mme de Lignolle.—Elle a noblement refusé mon carrosse,… dont elle n'avoit pas besoin. Le commode vicomte s'étoit tout à fait établi chez vous; il avoit dans votre office un laquais, sans livrée, bien entendu, et deux chevaux dans votre écurie.—Quelle femme! s'écria la comtesse avec une extrême vivacité; que d'audace dans sa conduite! et dans ses discours que d'impudence! Je la trouve à Compiègne, elle me dit qu'elle est un parent du marquis de B…!… Et vous aussi, Monsieur, vous me l'avez fait accroire! vous m'avez indignement trompée! Qu'y venoit-elle faire, à Compiègne? Répondez… Vous ne dites mot… Vous êtes un traître! allez-vous-en, sortez d'ici, sortez tout à l'heure! J'ai la bonté de les croire! Elle nous poursuit sur la route, elle nous joint à Montargis, elle me trouve… En quel état, grands dieux!… J'en verserai toute ma vie des pleurs de honte et de rage… Ce qui me désespère surtout, c'est d'être obligée de reconnoître que, si je fusse arrivée quelques momens plus tard,… oui, quelques momens plus tard, c'étoit moi qui surprenois mon indigne rivale dans les bras d'un perfide:… car il aime toutes celles qu'il rencontre; ou la marquise, ou la comtesse, que lui importe,… pourvu que ce soit une femme?… Eh! combien vous faut-il de maîtresses?… Vous voulez donc que j'aie plusieurs amans?… N'essayez pas de vous justifier. Vous êtes un homme sans délicatesse, sans probité, sans foi! Sortez tout à l'heure, et que jamais je ne vous revoie!»

Mme de Lignolle reprenoit par degrés sa première fureur, et je tremblois que son mari ne revînt. La baronne, à qui je témoignai mes craintes, les dissipa. «Ce prétendu braconnier, me dit-elle, c'est mon coureur, à qui j'ai fait changer d'habit. Il a bonnes jambes et bonne intention. Je l'ai prévenu que monsieur le comte le poursuivroit en personne, et que c'étoit à lui surtout qu'il falloit procurer le plaisir de la promenade. Je vous réponds qu'il lui donnera de l'exercice, et que nous avons du temps à nous.»

Mme de Lignolle ne nous écoutoit pas, et poursuivoit: «Elle me surprend! elle a l'air de me plaindre et de me servir! Je lui adresse mille sots complimens, je lui prodigue des remerciemens ridicules, monsieur me laisse dire. Il fait plus, il s'entend avec elle pour se moquer de moi… Et vous, Madame la baronne, pourquoi, dès que vous l'avez reconnue, ne m'avez-vous pas avertie?—Vous vous moquez, répondit-elle. Est-ce que je ne vous connois pas assez pour savoir qu'aucune considération ne vous eût retenue, que vous eussiez éclaté sur l'heure, qu'à la face même de votre mari…—Sans doute! à la face de l'univers entier! j'aurois démasqué l'insolente, je l'aurois confondue, je l'aurois… Tenez, Madame, au lieu de vous amuser à disputer avec elle, vous deviez sonner les gens et la faire jeter par la fenêtre.—Ah! oui, j'avois ce petit moyen tout simple, fort doux, qui n'eût fait ni bruit ni scandale! Mais, dame! on ne s'avise jamais de tout! Je n'y ai pas songé.—L'imposteur! s'écria la comtesse en me regardant, c'est lui qui nous a jouées toutes deux; c'est lui qui m'a dit en confidence que cette femme étoit votre amant… S'il m'eût avoué qu'autrefois vous étiez homme, moi je l'aurois cru,… et pourtant voilà comme il abuse de mon aveugle confiance! Mais il ne me trahira plus. Qu'il sorte, qu'il s'en aille! je le déteste, je ne le veux plus voir!—Comment voulez-vous qu'il s'en aille?…—Quand je pense que cette odieuse marquise est restée là toute la nuit,… avec moi,… près de lui! et encore une grande partie de la journée… ( Elle fit un cri. ) Ah! mon Dieu! je les ai laissés tête à tête!… pendant une heure!… pendant un siècle! Monsieur, dites-moi ce que vous avez fait ensemble… Parlez… Tandis que je dormois, que s'est-il passé?—Rien, mon amie, nous avons causé.—Oui, oui, causé! Ne croyez pas m'en imposer encore… Dites la vérité, dites ce que vous avez fait ensemble, j'exige…—Comtesse, interrompit la baronne en riant, vous le soupçonnez d'un crime dont, sans l'offenser, on peut le juger, depuis plus de vingt-quatre heures, absolument incapable.—Incapable, lui? Jamais!… Monsieur! quand je suis entrée, vous aviez, disoit-elle, une palpitation, et sa main… Elle est bien hardie d'oser la mettre sur votre cœur, sa main! et vous bien bon de le souffrir! C'est à moi qu'il est votre cœur, il n'est à personne qu'à moi… Hélas! que dis-je? l'ingrat! le volage! il se donne à tout le monde… Je suis sûre que pendant mon sommeil… Oui, j'en suis sûre; mais j'en attends l'aveu de votre propre bouche; je l'exige… J'aime mieux ne pouvoir plus douter de mon malheur que de rester dans la plus affreuse des incertitudes… Faublas, dis ce que vous avez fait ensemble. Tiens, si tu l'avoues, je te le pardonne. Convenez-en, Monsieur, convenez-en, ou je vous donne votre congé… Oui, c'est un parti pris, je vous renvoie, je vous chasse.—Pourquoi donc la chasser? dit M. de Lignolle en entrant. Il ne faut pas. Je suis même très fâché d'être sorti: car vous avez renvoyé le vicomte…—Le vicomte! Monsieur, je vous déclare, une fois pour toutes, qu'il ne faut jamais prononcer son nom devant moi.—Eh! mais, Madame, qu'avez-vous donc? Votre visage…—Mon visage est à moi, Monsieur, j'en puis faire tout ce qu'il me plaît; mêlez-vous de vos affaires.—A la bonne heure… Je me repens d'avoir quitté cet appartement, on a profité de mon absence…»

La Baronne.

Elle n'a pas été longue. Le braconnier s'est laissé prendre beaucoup plus tôt que je ne l'espérois.

Le Comte se jette dans un fauteuil .

Oui, prendre! je le donne en vingt-quatre heures au plus habile. Ah! le chien d'homme! puisque ce n'est pas un oiseau, il faut que ce soit le diable. Figurez-vous un cerf qu'on vient de lancer! Madame, il couroit tout comme! il revenoit de même sur ses voies! on le voyoit à la portée du pistolet, et zeste! à cent pas de là. Vous l'auriez cru bien loin, point du tout, il sembloit tout à coup tomber du ciel, presque sur nos épaules: car, il faut le dire, il avoit l'air de narguer mes gens.

La Baronne.

Et vous, Monsieur?

Le Comte.

Moi, c'est autre chose; j'étois toujours le premier sur ses traces. Aussi le drôle s'apercevoit bien à qui il avoit affaire; dès que je le serrois de trop près, il s'éloignoit à toutes jambes: vous vous seriez amusée de la frayeur qu'il avoit de moi, j'ai été dix fois sur le point de l'attraper; mais, malgré cela, j'ai vu que je ne l'attraperois pas; je me suis ressouvenu du vicomte, j'ai quitté la partie. A présent que je n'en suis plus, le pendard a beau jeu; je parie qu'il va mettre tous mes domestiques sur les dents.

La Comtesse, à Faublas .

Pourquoi ne pas l'avouer?

Faublas.

Mais je vous jure qu'il n'en est rien.

La Comtesse.

Convenez-en, ou je vous renvoie!

Le Comte, à Faublas .

Eh bien! convenez-en, donnez à madame cette satisfaction; qu'est-ce que cela vous coûte?

La Baronne, au comte en riant .

Savez-vous de quoi vous voulez que mademoiselle convienne?

Le Comte.

Mais… que le vicomte est un très aimable jeune homme,… apparemment?

La Baronne.

Apparemment! que voulez-vous dire?

Le Comte.

Comment! n'est-ce pas clair? je veux dire qu'apparemment mademoiselle trouve le vicomte fort aimable. ( A la comtesse. ) Et, réflexion faite, il n'y a pas de quoi la renvoyer…

La Comtesse, à son mari .

Pour Dieu, laissez-moi tranquille, ou je dirai quelques sottises!… ( A Faublas. ) Convenez-en.

Le Comte, à Faublas .

Oh! je vous en prie, convenez-en. Tenez, nous en convenons tous. Dites-le de ma part au vicomte, et ne manquez pas d'ajouter que son départ m'a causé bien du regret; assurez-le qu'il nous fera toujours un sensible plaisir quand il voudra bien nous venir voir, soit à Paris, soit…

La Comtesse.

S'il ose jamais se montrer chez moi, je le ferai mettre à ma porte par les valets.

Le Comte.

Je ne vous conçois pas. Tout à l'heure vous épousiez sa querelle avec une chaleur… Soyez au moins d'accord avec vous-même.

La Comtesse.

Mais, vous-même, Monsieur, vous qui parlez, il n'y a pas une heure que vous étiez d'un avis contraire!

Le Comte.

Depuis une heure tout est bien changé.

La Baronne.

Oh! oui.

Le Comte, à la baronne .

N'est-il pas vrai, Madame? Vous avez quelque expérience du monde, vous; et je parie que vous devinez les raisons qui me font voir tout ceci d'un autre œil. ( A mi-voix. ) D'abord, je croyois que ce M. de Florville, quoique d'une assez bonne famille, n'avoit dans le monde, comme la plupart des jeunes gens de son âge, qu'une très petite existence; or, je ne voyois pas à quoi cet attachement de Mlle de Brumont pouvoit la conduire. Quant à moi, j'ai pour maxime qu'un homme comme il faut doit être, plus qu'un autre, en garde contre les nouvelles connoissances, afin de n'en former jamais que de profitables. Écoutez bien ceci, Madame: tout homme qui ne peut, en aucun cas, nous être utile, tôt ou tard nous devient doublement à charge, parce que, n'ayant jamais rien à donner, il finit toujours par demander quelque chose; dans la carrière de l'ambition surtout, quiconque ne sert pas à notre marche l'embarrasse, et par conséquent la retarde: voilà pourquoi je ne me souciois pas de me lier avec le vicomte. Mais vous me dites qu'il est, à Versailles, en bonne posture: cela change toutes mes dispositions! Je n'entre point dans vos petits démêlés, je ne me mêle pas de querelles de femme; il ne m'appartient pas même d'examiner si les moyens que ce jeune homme emploie à son avancement sont très délicats; l'essentiel est qu'ils soient très puissans. ( Assez haut. ) Or, il me semble que, de ce côté-là, M. de Florville n'a rien à désirer; il me semble que, favorisé de la nature comme il l'est, et placé de manière à faire valoir ses avantages, il doit aller vite et loin. Voilà donc une connoissance très précieuse pour Mlle de Brumont, qui doit songer à créer sa fortune, et pour moi, qui suis pressé d'augmenter la mienne.

La Comtesse, avec emportement .

Monsieur, allez, vous et tous vos calculs, à tous les… Je suis hors de moi!… Monsieur, je vous répète que je ne veux jamais entendre parler de cette…

La Baronne l'interrompt très vite .

Impertinente créature! ( Au comte. ) Voilà comme maintenant elle le traite.

Le Comte, à la baronne .

Vraiment! c'est votre faute, et je me repens bien de m'être absenté… ( A mi-voix. ) Pour revenir à mes projets, vous savez qu'à Versailles il faut aller sans cesse sollicitant…

La Baronne.

Oui, le pis aller, c'est de ne rien obtenir.

Le Comte.

Point du tout! c'est qu'à force d'importunités on arrache toujours quelque chose,… quand on a des amis, bien entendu… Et ce qui le prouve, c'est cette pension que j'ai dernièrement enlevée. Mais Mme de Lignolle a exigé que je la cédasse à ce M. de Saint-Prée. Oh! c'est un de mes chagrins, je l'avoue: la comtesse est un enfant qui ne connoît pas du tout le prix de l'argent. Elle imagine qu'avec cinquante mille écus de rente on n'a plus besoin des bienfaits du roi. Vous devriez, Madame, vous qui avez sa confiance, lui faire des représentations là-dessus.

La Comtesse, très haut, à Faublas .

Tout ce que vous pourrez me dire est inutile; je ne suis plus la dupe de tous vos mensonges. Mais je veux que vous conveniez de vos torts. Convenez-en, ou je vous chasse.

Le Comte, assez haut .

Tâchez de lui faire comprendre aussi que, loin de chasser Mlle de Brumont, elle doit redoubler d'honnêtetés, d'attentions, d'égards, de tendresse pour elle, et surtout engager M. de Florville à venir le plus souvent possible…

La Comtesse se lève furieuse .

Monsieur, vous avez votre appartement, ayez la bonté de me laisser tranquille dans le mien.

La Baronne, au comte .

Oui, nous sommes mal ici, on nous interrompt à chaque instant; allons ailleurs.

Le Comte.

A la bonne heure, je le veux bien, parce qu'à vous, Madame, on peut vous parler raison;… mais attendez…

La Comtesse, à Faublas .

Convenez-en.

Le Comte, à la comtesse et à Faublas .

Je veux, avant de m'en aller, vous donner à chacune un bon conseil. Vous, Mademoiselle, convenez-en: car, si cela n'est pas, cela doit être, et nous le croyons; et il faudra toujours que vous finissiez par là. Vous, Madame, qu'elle en convienne ou qu'elle n'en convienne pas, ne renvoyez pas votre demoiselle de compagnie: car je connois les affections de votre âme; une heure après, vous en seriez désolée. Quant au vicomte, je ne vous en parlerai plus, mais je m'en charge.

Nous restâmes seuls. Mme de Lignolle s'obstinoit toujours à m'arracher l'aveu de ma prétendue faute; et moi, persuadé qu'un mensonge n'étoit ici rien moins que nécessaire, je persistois à soutenir la vérité. Désolé pourtant de voir mes protestations perdues, je fis un dernier effort, que le succès couronna. «Mon amie, je te le répète et je te le jure, rarement je songe à la marquise, depuis que je songe toujours à toi; depuis que tu m'appartiens, Mme de B… ne m'appartient plus. Aujourd'hui comme hier, j'étois son ami seulement, et ce sera demain comme aujourd'hui. Dis-moi par quelle erreur entraîné, je pourrois, auprès de toi, m'occuper d'elle? Seroit-il possible que je regrettasse quelques avantages qu'elle a, quand je te vois briller de mille qualités qui lui manquent? Ne doit-elle pas, malgré toutes ses connoissances acquises, t'envier ton esprit naturel? Ne parois-tu pas plus jolie de tes attraits naissans, de tes grâces naïves, de ta piquante étourderie, qu'elle ne se montre belle de son éclatante jeunesse, de ses grandes manières et de son orgueilleuse dignité? A-t-elle surtout, mon Éléonore, a-t-elle une âme, autant que la tienne, compatissante et généreuse? Crois-tu que je puisse oublier la joie de tes vassaux à ton retour, la reconnoissance de tes fermiers, les éloges de ton curé vénérable? Je l'ai vu, mon cœur en a joui. Tu es ici l'objet du culte général, tu es pour la foule de ces bonnes gens une bienfaisante providence, à laquelle il ne faut jamais rien demander et qu'on doit remercier sans cesse. Et ton amant seroit le seul que tes vertus trouveroient insensible, le seul dont tes bontés feroient un ingrat! Ne le crois pas! garde-toi de le croire! Tiens, mon adorable amie, tiens, je voudrois qu'il me fût permis d'aller avec Éléonore, loin de toute autre séduction, passer ma vie dans la chaumière relevée, pour le vieux Duval, par la comtesse de Lignolle. Va, cesse de te plaindre et de me soupçonner, cesse de redouter une trop foible rivale; je l'estime, mais je te respecte; je lui conserve un reste d'amitié, mais je te garde le plus tendre amour; il est vrai qu'autrefois près d'elle j'ai goûté quelques doux instans, mais depuis j'ai trouvé près de toi des jours délicieux; enfin Mme de B… maintenant m'offriroit peut-être encore des plaisirs; mais toi, mon Éléonore, tu me donneras le bonheur.»

Le bonheur!… Ainsi préoccupé d'un parallèle difficile entre deux rivales presque également séduisantes, mais à qui la nature avoit très diversement réparti ses dons précieux, j'oubliois une femme encore plus favorisée, qui, réunissant en elle seule toutes les vertus et tous les charmes, étoit infiniment supérieure à tout objet de comparaison. J'oubliois Sophie, et, dans mon égarement, j'allois jusqu'à former des vœux contraires à notre réunion. Ah! je n'ose espérer que l'aveu d'une faute pareille puisse jamais, aux yeux d'autrui comme à mes propres yeux, la réparer suffisamment.

Au reste, plus je me rendois coupable envers ma femme, plus ma maîtresse avoit lieu d'être satisfaite. «Fort bien! dit la comtesse en se jetant à mon cou, voilà comme il falloit parler d'abord, tu m'aurois aussitôt persuadée! Puisque tu m'aimes et que tu ne l'aimes pas, je suis contente; puisque tu ne m'as pas fait avec elle une infidélité, je te pardonne tout le reste.—Et moi, je ne vous le pardonne point, vous n'avez pas ménagé mon bien, le meilleur de mon bien! Vous vous êtes arraché le visage.—Vas-tu pour cela ne pas m'aimer autant? tu aurois tort: je suis moins jolie, mais plus intéressante.—Je ne veux point de cet intérêt-là. Promettez qu'il ne vous arrivera jamais de vous porter à de pareils excès.—Mais toi, Faublas, promets de ne me plus donner aucun sujet de colère.—Ah! sur mon honneur!—Eh bien, dit-elle en riant, vois comme je suis bonne: je m'engage à ne plus me fâcher.»

Le comte en ce moment rentroit; il s'écria: «Dieu soit loué! elle en est convenue!—Elle en est convenue! répéta la baronne avec étonnement.—Point du tout! répondit la comtesse qui frappa ses petites mains l'une contre l'autre et fit un saut de joie.—Comment! reprit M. de Lignolle, et vous êtes de si belle humeur?—Justement parce qu'elle n'en est pas convenue, répliqua l'étourdie.—Voilà, s'écria le profond observateur, une chose qui me passe. J'en déduirai du moins la vérité de ce principe, que l'âme d'une femme est inexplicable dans ses caprices.—Moi, dit Mme de Fonrose, je n'en déduirai rien; mais je m'en vais tranquille et contente.»

Le jour d'après, quand elle revint nous voir, M. de Lignolle n'étoit plus au château. Des lettres venues de Versailles, le matin même, l'avoient déterminé à nous quitter sur-le-champ; et, quoique nous n'eussions pas une aussi grande idée que lui des affaires importantes qui le rappeloient à la cour, nous n'avions fait aucun effort pour le retenir. Mais la baronne, au lieu de féliciter son amie, troubla sa joie: mon père avoit chargé Mme de Fonrose de me ramener à Nemours, où m'attendoit avec lui ma chère Adélaïde, déjà parfaitement remise de son indisposition et de ses fatigues. Le premier mot de la comtesse fut que désormais nous ne nous quitterions plus; et, quand la baronne l'eut forcée de reconnoître que mon père avoit des droits sur moi, Mme de Lignolle, appelant M. Despeisses en témoignage, soutint que ma foiblesse encore extrême ne permettoit pas qu'on me transportât. Elle déclara d'ailleurs que, loin de consentir à me laisser aller tant qu'il y auroit du danger pour ma vie, elle avoit résolu de veiller elle-même sur ma convalescence, et que nulle force humaine ne l'obligeroit à se séparer de son amant avant qu'il fût entièrement rétabli. Mme de Fonrose, après avoir employé les prières, les représentations et les menaces, partit assez mécontente de n'avoir pu rien obtenir de plus.

Le lendemain, ce fut mon père lui-même qui vint me chercher. Dès qu'on annonça M. de Brumont, la comtesse renvoya ses domestiques et courut à mon père. «Voyez, lui dit-elle d'un ton joyeux et caressant, approchez, il n'est plus alité, le voilà dans un fauteuil, le voilà!… Nous venons de faire plusieurs fois ensemble le tour de cet appartement,… il a bien dormi, ses forces reviennent, il est mieux, beaucoup mieux! Vous devez sa conservation à ma vigilance, et son rétablissement à mes soins; je l'ai sauvé de son désespoir, je l'ai sauvé de sa maladie; c'est par moi qu'il vit, c'est pour moi qu'il doit vivre,… uniquement pour moi!… et pour vous, Monsieur, j'y consens; mais pour vous seul.» Le baron m'adressa la parole: «A quelle démarche exposez-vous un père qui vous aime? Étoit-ce là ce que vous m'aviez promis? Étoit-ce ici que je devois retrouver mon fils?…» Mme de Lignolle l'interrompit vivement: «Cruel! auriez-vous mieux aimé le trouver mort à Montargis? Quand je suis venue l'y rejoindre, il étoit seul, dans le délire, un pistolet à la main… Monsieur, je vous le répète, je l'ai sauvé de son désespoir… Hélas! et ce n'étoit pourtant pas la douleur de ma perte qui troubloit sa raison et déchiroit son cœur.» Mon père s'adressa toujours à moi: «Puisque hier Mme de Fonrose n'a pu vous ramener, je viens moi-même aujourd'hui…—Il ne m'écoute seulement pas! s'écria-t-elle; il ne daigne pas m'adresser un mot de remerciement! l'ingrat! pas même une politesse!… Monsieur, si vous refusez à mes services la reconnoissance qui leur est due, ayez du moins pour mon sexe les égards qu'il mérite, et songez que vous n'êtes point ici chez Mlle de Brumont.—Pour que je me crusse votre obligé, Madame, il faudroit que, seulement instruit de vos actions, j'ignorasse vos motifs: vous avez tout fait pour ce jeune homme et rien pour moi. Quant à Mlle de Brumont, je ne la connois point; je viens chercher ici le chevalier de Faublas et l'époux de Sophie.—De Sophie! Non, Monsieur, le mien! je suis sa femme. Oh! je suis sa femme (elle m'embrassa) et votre fille! ajouta-t-elle en saisissant une de ses mains, qu'elle baisa; pardonnez-moi ce que je viens de vous dire; pardonnez-moi les étourderies que j'ai faites chez vous la dernière fois que j'y suis venue; excusez mon inexpérience et mes vivacités, souvenez-vous seulement que je vous… aime et que je l'idolâtre. Tenez, je brûlois du désir de vous revoir, de vous parler;… je vais tout vous dire: depuis quelques jours il s'est fait un grand changement,… un changement heureux:… les nœuds qui l'attachent à moi sont maintenant indissolubles: avant neuf mois vous aurez un petit-fils… Écoutez-moi, écoutez-moi donc… Oui, ce sera un garçon, un joli garçon, aimable, généreux, sensible, gai, spirituel, intrépide, plein de grâce et de beauté comme son père… Écoutez-moi, n'essayez pas de retirer votre main. Êtes-vous donc fâché que je porte dans mon sein le gage de son amour, ou pourriez-vous penser…? Oh! c'est son enfant; c'est bien le sien, soyez-en sûr; ce n'est pas celui de M. de Lignolle. M. de Lignolle n'a jamais… Je vous proteste que personne ne m'avoit épousée avant Faublas. Demandez-lui, si vous croyez que je mens. Personne avant lui ne m'avoit épousée, et personne après lui ne m'épousera, je vous le jure!—Malheureuse enfant! dit enfin le baron, que sa surprise extrême avoit longtemps réduit au silence, quel transport vous égare? et comment pouvez-vous me faire à moi de pareilles confidences?—C'est justement à vous que je dois les faire, à vous qui ne voyez en moi que la maîtresse de votre fils, à vous qui, ne connoissant de Mme de Lignolle que ses légèretés et ses foiblesses, prenez de son caractère l'idée la plus défavorable et la jugez à la rigueur. Il est vrai que je me suis laissé séduire; mais comment et par qui? Regardez-le d'abord, et dites-moi si je ne suis pas excusable. Il est vrai que sa victoire fut l'ouvrage d'un instant; mais voilà précisément ce qui justifie ma défaite. Ma défaite, si je l'avois calculée, eût été moins prompte; et peut-être que je n'aurois pas du tout succombé si j'avois su ce que c'étoit que de combattre. Mais, dans ma profonde ignorance, je n'entendois rien à tout cela, rien, Monsieur! je n'avois d'une jeune mariée que le nom. En doutez-vous? Demandez à Faublas, il vous le dira, il vous dira que ce fut lui qui m'enseigna… l'amour. Et concevez-vous comment une jeune personne toute simple, tout innocente, ignorant de l'hymen jusqu'à ses droits, auroit pu connoître ses devoirs et les respecter? Moi, je pris un amant, comme j'avois pris un époux, sans réflexion, sans curiosité; mais pourtant, je l'avoue, déterminée par le désir de venger le plus tôt possible un affront qu'on me disoit impardonnable; je pris le chevalier, d'abord parce qu'au moment critique il se trouva là, et puis parce que je ne sais quel instinct naturel me le fit juger très aimable. Ainsi, Monsieur, vous le voyez, pour m'être égarée je ne suis pas criminelle. Si dès le premier pas j'ai tombé, c'est la faute de ceux qui, me donnant une nouvelle carrière à parcourir, m'y ont abandonnée dans les ténèbres, au lieu de m'instruire et de m'éclairer. Si jamais je suis malheureuse et déshonorée, ce sera la faute du sort qui m'a sacrifiée, et celle du hasard qui m'a trop tard servie. Ah! que ne s'est-il offert à moi quelques mois plus tôt, celui par qui mon existence devoit commencer! Que n'est-il venu au premier jour de l'autre printemps, dans cette Franche-Comté où, pour la première fois, je m'ennuyois avec ma tante, où je me sentois agitée d'une inquiétude nouvelle, consumée d'une flamme inconnue, dévorée du besoin d'aimer, d'aimer Faublas, de n'aimer que lui! Alors, que n'est-il venu! je lui aurois aussitôt donné ma fortune et ma main, ma personne et mon cœur; et j'eusse été sa légitime épouse! et j'eusse été, pour le reste de ma vie, de toutes les femmes la plus heureuse en même temps et la plus considérée. Hélas! il ne vint pas, lui . Un autre se présenta; et quel autre, grands dieux! On me l'amène, on me dit: «Monsieur veut se marier et te convient; une fille ne peut rester fille, fais-toi femme.» Moi, sans m'informer seulement de quoi il est question, je promets de le devenir; et voilà qu'un soir, au bout de deux mois, je le deviens, mais alors il se trouve que j'ai deux maris: il se trouve que celui qui en a le titre ne peut en remplir les fonctions, et que celui qui en remplit les fonctions ne peut en avoir le titre. Que faire en cette occasion difficile? Demander le divorce avec M. de Lignolle, ou brusquer la rupture avec Mlle de Brumont? Le premier de ces deux partis également extrêmes, en me couvrant d'un ridicule ineffaçable, eût troublé mon repos; le second m'eût coûté le bonheur en me réduisant au veuvage pour toute ma vie. Je ne fis donc pas très mal de ne point laisser éclater mon ressentiment contre l'époux indigne, et de témoigner ma satisfaction à l'amant séducteur. Cependant, comment ne pas prendre chaque jour une plus haute opinion de celui-ci? Comment, au fond du cœur, ne pas mésestimer celui-là de plus en plus? Le moyen de chasser le dégoût et les mépris, quand c'est ce M. de Lignolle qui continuellement les appelle? le moyen de rappeler jamais la vertu, quand c'est Faublas qui sans cesse l'écarte? Ainsi, Monsieur le baron, vous voyez que je suis pour toujours obligée à garder le mari que je déteste et l'amant que j'adore. Maintenant que je vous ai présenté le tableau fidèle de ma situation, vous ne conserverez contre moi nulle prévention injuste et fâcheuse. Si jamais, au contraire, il arrive que le public éclaire ma conduite et soit tenté de la condamner, vous ne m'abandonnerez point à la précipitation de ses jugemens. Ah! je vous en prie, défendez alors Mme de Lignolle, montrez-la telle qu'elle est, dites bien à tout le monde que ses erreurs ne lui doivent pas être imputées; que sa famille seule en est responsable, et qu'il faut surtout en accuser la fatalité!—Madame, répondit mon père du ton de l'intérêt, je suis flatté de votre confiance, quoique vous me la donniez très étourdiment; je conçois que votre extrême pétulance peut, en certains cas, vous servir d'excuse; et je ne vous dissimulerai même pas que vos aveux m'ont touché par leur imprudente franchise: autrefois j'ai blâmé vos égaremens, je plains aujourd'hui votre passion; mais sûrement vous n'attendez pas que jamais je l'approuve, et ne vous abusez point. Quand j'aurois pour vous cet excès d'indulgence, le public, qui ne tient aux vicieux aucun compte de la protection des foibles, le public ne jugeroit pas vos fautes avec moins de sévérité. Si donc vous comptez son opinion pour quelque chose, si vous êtes jalouse de conserver l'amitié de vos proches, l'estime de vos amis, l'estime de vous-même, le respect des honnêtes gens, le repos d'une bonne conscience, arrêtez-vous sur le penchant de l'abîme, où vous marchez témérairement entre deux guides toujours aveugles et souvent perfides, l'espérance et la sécurité. Arrêtez-vous, s'il en est temps encore! Quant à moi, Comtesse, mon devoir est maintenant d'essayer la douceur pour vous rappeler les vôtres, et, si vous ne m'écoutez pas, d'employer l'autorité pour obliger mon fils à remplir les siens. Vous et lui, Madame, vous avez, au pied des autels, juré d'aimer quelqu'un sans partage, et ce quelqu'un ce n'est ni vous ni lui. L'un et l'autre vous avez promis au même Dieu de ne pas vous aimer. On doit un respect éternel aux sermens: les vôtres, pour avoir été déjà violés, ne sont point anéantis. Faublas ne vous appartient pas plus que vous n'appartenez à Faublas; et, comme l'amour dont vous brûlez pour lui ne peut faire que vous cessiez d'être la femme de M. de Lignolle, de même les fréquentes infidélités dont le chevalier s'est rendu coupable envers Sophie ne feront pas qu'il ne soit plus son époux. Mme de Faublas a sa foi, Mlle de Pontis a son amour.—Non, Monsieur, non! car il m'adore; il me le disoit encore tout à l'heure… Tenez, écoutez-moi: je veux bien convenir qu'il est l'époux d'une autre; mais aussi, de votre côté, convenez du moins que je suis sa femme,… et la mère de son enfant… Oui, voilà ce qui m'enchante! voilà ce qui me donne sur lui des droits incontestables! C'est un avantage que j'ai sur Mme de Faublas… Mme de Faublas! que j'envie son sort cependant! combien elle est mieux que moi partagée! Pouvoir s'enorgueillir de l'avoir pour époux! porter son nom, son nom si cher! Ah! cette Sophie trop favorisée, qu'a-t-elle donc fait de si recommandable qui ait pu lui valoir le bonheur d'obtenir Faublas? et la pauvre Éléonore, hélas! qu'avoit-elle fait de si répréhensible qui lui ait dû mériter le tourment d'épouser ce M. de Lignolle?—Croyez-moi, ne reprochez pas vos malheurs à la destinée, n'en accusez que votre foiblesse, et préparez-en la fin par une résolution courageuse. Pour triompher d'une passion fatale, cessez d'en voir l'objet…—Cesser de le voir? Plutôt mourir!—Cessez de le voir, vous le devez; vous devez essayer cet unique moyen d'échapper aux dernières infortunes qui vous menacent.—Plutôt mourir!—Comtesse, je vais vous affliger,… mais enfin il faut vous le dire: la circonstance m'impose aussi des devoirs pénibles. Je dois, quand je vous aurai conseillé le douloureux sacrifice, et que vous vous serez obstinée à ne le point faire, je dois ne rien négliger pour vous forcer de l'accomplir.—Grands dieux!—Tout à l'heure j'emmène le chevalier!…—Non, vous ne l'emmènerez pas! non, vous n'aurez pas cette cruauté!—Je l'emmène, il le faut.—Il ne le faut pas! Qui vous y oblige?—La nécessité de l'arracher à des séductions trop puissantes.—Et vous auriez le courage de me réduire au désespoir?—J'aurai le courage de vous rendre à vous-même.—Voulez-vous priver une femme de son amant?—C'est vous qui voulez priver un père de son fils.—Moi! répondit-elle avec une extrême volubilité, point du tout! ne vous en privez pas. Restez ici; qui vous a dit de vous en aller? Vous l'aurois-je dit? c'eût été sans réflexion. Restez avec nous, cela me fera le plus grand plaisir et à lui aussi, car… je vous aime beaucoup! mais il vous aime encore davantage; restez avec nous. Je vous donnerai un appartement fort commode, fort beau: tenez! celui de mon mari; et, quant à mademoiselle votre fille, j'ai encore une chambre pour elle… Oui, envoyez chercher mademoiselle votre fille, il sera bien aise de voir sa sœur! Qu'elle vienne! et Mme de Fonrose aussi! toute la famille… Que toute la famille vienne s'établir chez moi! j'ai de quoi loger toute la famille!… excepté Sophie… Allons! vous, ajouta-t-elle en m'adressant la parole, vous ne dites mot! Joignez-vous donc à moi pour l'engager à rester avec nous.—Mais que dit-elle donc? s'écria mon père. Permettez-vous que je parle à mon tour?—Il n'y a pas besoin de faire de longs discours, reprit-elle encore très vivement; on répond simplement: oui.—Non… Madame…—Non? il faut absolument que le chevalier s'en aille?—Absolument.—Cela est indispensable?—Indispensable.—En ce cas, je m'en vais avec lui. Partons tous trois.—Elle perd tout à fait la tête!—Comment! Monsieur, je perds la tête? pourquoi cela, s'il vous plaît? Je voulois bien vous retenir chez moi: pourquoi refuseriez-vous de me recevoir chez vous? Croiriez-vous me faire trop d'honneur? croiriez-vous…—C'en est fait de sa raison!… Faublas, préparez-vous à me suivre.—Ne vous en avisez point», me dit-elle; puis, revenant à mon père: «Monsieur, vous m'emmènerez ou vous ne l'emmènerez pas!—Comtesse, à quelles extrémités voulez-vous me réduire? Eh quoi! faudra-t-il que j'emploie la force?…—La force! il vous sied bien…! C'est moi qui l'emploierai, la force! Ah! cette fois vous n'êtes pas chez vous! à mon tour j'appellerai mes gens!—Madame, s'il étoit possible que mes résolutions ne fussent pas irrévocablement prises, ce que vous venez de me faire entendre suffiroit pour les déterminer.—Quoi donc! vous aurois-je offensé? c'eût été bien innocemment, je vous jure. Moi, ce qui me vient à l'esprit, je le dis aussitôt. N'imputez qu'à ma vivacité ce qui pourroit vous avoir blessé dans mon discours: en vérité, je n'y mets ni méchanceté ni réflexion. Songez que c'est une femme alarmée qui vous parle, un enfant d'ailleurs,… et un enfant à vous! la femme de votre fils! votre fille!… O vous qu'avec tant de plaisir j'appellerai mon père, ne me retirez pas mon époux,… non, c'est Faublas que je veux dire; je suis convenue qu'il n'étoit point mon époux… N'emmenez pas Faublas. Monsieur le baron, je vous en supplie! Si vous saviez dans quelles angoisses j'ai passé près de son lit vingt-quatre mortelles heures! combien de fois j'ai tremblé pour ses jours!… et, quand mes soins le rendent à la vie, quand je commence à renaître avec lui, vous auriez la barbare ingratitude de nous séparer!… Hélas! moins malheureuse s'il fût mort, il m'eût été permis du moins de le suivre,… à la même heure,… dans le même tombeau. Monsieur le baron, ne l'emmenez pas! bientôt peut-être vous auriez à vous en repentir, et vos regrets seroient inutiles. Je le sens, et je le dis: je pourrois, dans mon désespoir… Vous ne savez pas tout ce que je pourrois! Ne l'emmenez pas, prenez pitié d'une mère; oui, dit-elle en se précipitant à ses genoux qu'elle embrassa, oui, c'est pour mon enfant surtout que je vous implore!—Que faites-vous! répondit-il d'une voix troublée, relevez-vous, Madame!—Ah! mes peines vous ont touché, poursuivit-elle. Pourquoi vous en défendre? pourquoi vouloir me le cacher? ne me repoussez pas, ne détournez pas le visage, dites un mot seulement.»

Mon père, en effet, très ému, ne pouvoit plus parler; mais il me fit un signe, qui soudain arrêta les pleurs de la comtesse et changea son attendrissement en fureur. «Je vous vois! s'écria-t-elle en se relevant; vous paroissez me plaindre, et vous me trahissez, méchant, ingrat que vous êtes!» Le baron, se faisant alors violence, balbutia ces mots: «Mon fils, ne m'avez-vous pas entendu?—Non, lui répondit-elle avec impétuosité, il ne vous entendra pas, parce qu'il n'est pas, comme vous, perfide, impitoyable.—Chevalier, quittez cette chambre.—Garde-toi de le faire!—Faublas, c'est un ami qui vous prie de sortir.—Faublas, c'est une amante qui te conjure de ne pas l'abandonner!» Le baron, qui me vit encore incertain, me dit d'un ton très ferme: «Je vous l'ordonne.» La comtesse, qui ne me trouva pas l'air assez indocile, me cria: «Je te le défends.»

Hélas! à qui des deux me soumettre?… O mon Éléonore! c'est avec désespoir que ton amant te désobéit; mais le moyen qu'un fils résiste aux ordres de son père!… Mme de Lignolle, surprise et désolée de voir que je me levois pour me traîner vers la porte, voulut courir à moi, le baron l'arrêta; elle essaya de se jeter sur le cordon de sa sonnette, il la retint; elle espéroit du moins pouvoir appeler, il lui mit une main sur la bouche: aussitôt le fauteuil que je venois de quitter la reçut évanouie.

Je voulois revenir; mon père m'entraîna; mon père me donna le bras, nous descendîmes. Je vis dans notre voiture une femme qui s'y tenoit cachée: c'étoit Mme de Fonrose; le baron lui dit: «Il n'y a pas un moment à perdre, courez à votre amie, qui se trouve mal; quant à nous, le temps presse, il est impossible que nous vous attendions. Restez à dîner chez la comtesse, et ce soir vous la prierez de vous renvoyer dans sa berline.»

La baronne aussitôt nous quitta, et sur-le-champ nous partîmes. Mon père resta longtemps plongé dans une rêverie profonde; puis je l'entendis pousser un soupir et murmurer ces mots: «Pauvre enfant! je la plains!» Ensuite il ramena sur moi des regards attendris; et, d'un ton assez ferme, quoique d'une voix encore altérée, il me dit: «Mon fils, je vous défends de revoir Mme de Lignolle.»

Nemours, je retrouvai ma chere Adélaïde dont la douleur renouvella toute la mienne: ô! ma Sophie, je vous avois perdue, & quoique Mm. de Lignolle me devînt chaque jour plus chere, vous étiez encore celle que je préférois.

Mme. de Fonroſe nous rejoignit le ſoir: elle avoit eu beaucoup de peine à tirer la Comteſſe de ſon évanouiſſement, & plus de peine encore à lui perſuader qu'il ne falloit pas venir ici nous faire une inutile ſcène. La Baronne, en s'adreſſant à mon pere, ajouta: je la crois capable de ſe porter bientôt à toutes ſortes d'extrémités, ſi, ne prenant en conſidération ni ſes malheurs, ni ſa jeuneſſe, vous ne permettez pas que ce jeune homme aille rarement, mais du moins quelquefois, donner à cette enfant les ſeules conſolations qui puiſſent lui rendre ſon état un peu ſupportable.

Mon pere, qu'alors j'obſervois avec attention, ne répondit à ce diſcours de la Baronne par aucun ſigne d'approbation ou de mécontentement. Je paſſai, comme il y avoit tout lieu de le craindre, une nuit fort agitée; le lendemain, nous rentrâmes à Paris, ou déjà trois lettres m'attendoient. La premiere me venoit de Juſtine; mon Eléonore avoit écrit la ſeconde; & quant à la troiſiéme, vous ferez comme je fus obligé de faire: vous devinerez de qui elle étoit.

„Je ſais que Monſieur le Chevalier „va revenir convaleſcent; je le prie “de paſſer chez moi, dès qu'il le pourra. Il voudra bien ſeulement m'annoncer le jour de ſa viſite, par un “billet qu'il m'adreſſera la veille.“

„Votre pere eſt un méchant; ſouffrez vous autant que moi des peines “qu'il nous cauſe? Tiens, mon ami, “ſi tu ne veux pas que je ſuccombe “à mon chagrin, hâte-toi de reprendre aſſez de forces pour me venir “voir. Que je te voye ſeulement, je “ſerai contente. Depuis deux jours “que le cruel nous a ſéparés, je meurs “d'inquiétude, d'impatience, d'amour “& d'ennui.“

MONSIEUR le Chevalier.“

„Le pauvre jeune homme s'en va, “mais il dit que çà lui fera plaiſir, s'il “vous fait ſes adieux, & qu'il a quelque choſe d'important à vous dire; “mais que par rancune, vous ne voudrez peut-être pas le venir voir, & “il en tremble de peur; voilà pourquoi “il me charge de vous le demander.

“Suivant une coutume de la loi de “nature, on ſupporte à un malade qui “ſe meurt, toutes ſes fantaiſies; & “ſous votre reſpect, vous qui êtes, “à ce qu'il dit, muni d'un très-joli “ſavoir-vivre envers tout le monde, “vous auriez dans le cœur une ame “bien dure de refuſer ſi peu de choſe “à un ami qui n'eſt pas ſans indifférence pour vous. C'eſt en conſéquence de ce que je vous attends pour vous préſenter à mon maître, afin “que vous lui faſſiez paſſer ſon envie “de parler, & que vous le remontiez “un peu ſur le ton de tire, lui qui faiſoit toujours quelque bonne farce & “qui a maintenant l'air triſte comme “le bonnet de nuit de feue ma grand-maman Robert qui eſt devant Dieu.

“Par maniere d'acquit, vous ferez “mieux de lui donner, tout en cauſant par ci, par-là, ſans que çà vous “dérange, quelques bonnes embraſſades bien ſerrées, puiſqu'il s'eſt mis “dans la tête que cela lui feroit du “bien. Malgré çà, je dis qu'il faudra “avoir l'attention de prendre garde de “ne pas l'étouffer, parce qu'il eſt très-foible de tout ſon corps. Enfin, pour terminer, le tems preſſe, puiſque les “Chirurgiens conteſtent que d'un moment à l'autre il peut paſſer dans mes bras comme une chandelle. Voilà la “ſeule raiſon pourquoi il lui ſeroit de “toute force impoſſible d'attendre “long-tems votre commodité: or, ce “qu'il en feroit, ce ne ſeroit pas du “tout par impoliteſſe, ni par trop “grande impatience; mais c'eſt que, “voyez-vous, quand celui d'en haut “nous appelle, il faut, ſans tant de “façons, quitter la compagnie. Voilà “pourquoi, ſi vous le voulez je vous “enverrai dès demain ſa voiture dont “il né ſe ſert plus depuis qu'il n'a pas “ſorti de ſon lit. Au moyen de quoi, “je vous attends d'un pied ferme, avec “lequel je ſuis très-reſpectueuſement, “MONSIEUR le Chevalier, “Votre très-humble & très-obéiſſant ſerviteur, Robert, ſon “Valet-de chambre.“

J'appellai Jaſmin: tiens, va-t-en tout-à-l heure chez M. Montdeſir....

- Ah! ah! celle-là que vous faites toujours attendre; car elle vous fait toujours demander. -- Tu la remercieras de ſon billet, tu lui diras qu'elle préſente mes reſpects à la perſonne qui le lui a fait écrire; & qu'elle faſſe tenir à cette perſonne la lettre que voici.... Remarque qu'elle eſt ſignée Robert.... ou plutôt.... je vais la mettre ſous enveloppe.... tu me comprends?

c'eſt à Mme. Montdeſir qu'il faut remettre ceci. -- Oui, Monſieur. -- Delà, tu iras chez Ml. la Comteſſe de Lignolle..... -- Ah! cette jolie petite brune, ſi drôle, ſi alerte! qui l'autre jour, dans le boudoir, vous a donné ce bon ſoufflet.... Il faut que cette femme-là vous aime bien, Monſieur? -- Oui, mais tu as trop de mémoire.... écoute: tu n'entreras pas chez Madame, tu demanderas ſon laquais la Fleur, tu lui diras que j'adore ſa maîtreſſe... -- Puiſque vous me chargez de le lui dire, c'eſt qu'il le ſait déjà. -- Il le ſait, tu as raiſon. -- Bon. Il eſt donc néceſſaire que Monſieur la Fleur & moi nous ſoyons bons amis. Monſieur, ſi je lui propoſois un verre de vin? -- Propoſe-lui en deux.... à ma ſanté.... Jaſmin, tu m'entends? -- Oh! oui, Monſieur, vous êtes le plus aimable & le plus généreux... -- Recommande à la Fleur de prévenir M. de Lignolle que je me rendrai chez elle, dès que j'aurai pu concerter avec M. de Fonroſe les moyens de reprendre mes habits de femme & de ſortir d'ici, ſans que le Baron me voie. -- Très-bonne, cette commiſſion-là, je ne l'oublierai pas. Enfin, tu iras chez M. le Comte de Roſambert.... -- Tant mieux. C'eſt encore un garçon bien jovial, celui-là!... je m'ennuyois de ne le plus voir. Jaſmin, ſi tu voulois m'écouter!... tu parleras à Robert ſon valet de chambre; tu lui annonceras, que malgré ma foibleſſe, j'irai voir ſon maître dès demain. J'accepte l'offre qu'il me fait de ſa voiture. Robert n'a qu'à me l'envoyer à dix heures du matin. -- Oui, Monſieur. -- Eh bien! tu pars? -- Sans doute. -- Quoi Jaſmin! chez Mme. de Lignolle avec ma livrée? -- Vous avez raiſon. L'habit bourgeois, nigaud que je ſuis! l'habit bourgeois! -- Jaſmin, tu diras par-tout que je n'ai pas répondu par écrit, parce que je me ſentois trop fatigué. -- Oui, Monſieur.

-- Attends donc. Si Monſieur de Belcour demande où tu es, je répondrai que je t'ai envoyé chez M. de Roſambert; nous ne lui parlerons pas des deux autres commiſſions. -- Sans doute! des affaires de femme, çà ne regarde que vous. Il ne faut pas que M. notre pere entre là dedans.... Ah çà, mais il trouvera que j'ai été long-tems dehors! il me fera de mauvaiſes raiſons! -- Eh bien! mon cher, écoutez patiemment, & ſur-tout, ne répondez pas. -- Vraiment, voilà ce qui me coûte. Je n'aime pas qu'on me gronde, quand je fais mon devoir. -- Vous ſerez défendu par le témoignage de votre conſcience, imbécille! & puis, ne veux-tu rien ſouffrir pour moi? -- Pour vous, Monſieur! je gagnerois une fluxion de poitrine, & j'endurerois cent mauvais propos; vous allez voir!

Mon généreux domeſtique me tint parole: il revint en nage, & loin de ſe permettre ſeulement un murmure, quand le Baron l'accuſa de lenteur, il avoua noblement qu'il s'étoit amuſé ſur ſa route. O! mon bon Jaſmin, que ne donneroient pas quantité de jeunes gens de famille pour avoir un ſerviteur comme vous!

M. de Belcour, ce ſoir-là, ne quitta ma chambre que lorſqu'il me vit endormi. Mes chagrins me réveillerent à la pointe du jour. La Marquiſe eut un ſoupir; mon Eléonore pluſieurs regrets bien vifs; Sophie, mille ſouvenirs doux & cruels. Mais quelle fut mon inquiétude, lorſque voulant relire la lettre de ſon raviſſeur, je ne la trouvai plus! Je me fis rapporter mes habits de femme, je fouillai dans toutes les poches; le précieux papier n'y étoit point. Ah! je l'ai ſans doute laiſſé chez Mme. de Lignolle!... & s'il eſt tombé dans ſes mains! grands Dieux!

Les gens de Roſambert me vinrent chercher de très-bonne heure. Ce fut Robert qui m'ouvrit la chambre-à-coucher de ſon maître. Vous pouvez lui parler un peu, me dit-il triſtement, il n'eſt pas encore tout-à-fait mort; mais Il ne le portera pas loin, le pauvre jeune homme! il avoit tout-à l'heure une fievre de cheval. Oh! je vous en prie, Monſieur, ne le gênez dans aucune de ſes idées, dites tout comme il dira....... à qui parlez-vous ainſi tout bas, demanda le Comte, d'une voix preſque éteinte? Le valet-de-chambre répondit: c'eſt Monſieur le Chevalier de Faublas...

Dès qu'il eut entendu mon nom, Roſambert ſouleva ſa tête avec effort; & ce ne fut pas ſans peine qu'il balbutia ces mots: je vous revois! j'aurai donc la conſolation de pouvoir vous confier mes derniers ſentimens! Venez, Faublas, approchez-vous...... ſans partialité, convenez-en: n'eſt-elle pas bien ſauvage & bien romaneſque, cette pointilleuſe amazone qui, pour une plaiſanterie de ſociété, met au tombeau l'un de ſes plus conſtans adorateurs?

Ici Roſambert s'anima; ſa prononciation d'abord foible, lente & gênée, devînt tout-à-coup ferme, breve & diſtincte. Cette Mm. de B*** continua-t-il, cette Mme. de B** qui connoît ſi bien le monde & ſes uſages, la galanterie & ſon code, les droits de notre ſexe & les priviléges du ſien, ne pouvoitelle point en conſcience calculer que, grace au ſuccès de mon dernier attentat, nous demeurions elle & moi, parfaitement quittes l'un envers l'autre?

Seulement punie comme elle avoit offenſé, ne pouvoit-elle point s'avouer tout bas que nous nous devions équitablement le mutuel oubli des petites noirceurs dont la premiere elle avoit égayé le grand œuvre de notre rupture en une ſoirée conſommée; & par leſquelles enſuite, autoriſé de ſon exemple, je m'étois cru permis d'amener notre raccommodement fait & rompu dans la même nuit, dans le même inſtant?

Comment donc ſe fait-il qu'oubliant la loi générale & ſes propres principes, elle ait pris cette étrange réſolution de venir comme une folle, au péril de ſa vie ſi chere aux amours, attaquer la mienne qui ne leur étoit pas tout-à-fait indifférente? Qui lui a ſuggéré ce deſſein vraiment infernal? l'honneur? ce n'eſt pas où j'ai frappé Mm. de B*** qu'elle ſe ſeroit jamais aviſée de placer le ſien; elle poſſéde trop à fond la ſcience très-différente des mots & des choſes. C'eſt donc le démon de l'amour propre! Celui-là, je ne l'ignorois pas, ne rencontra jamais de femme humiliée qui ne fut prête à ſuivre aveuglément ſes plus ſots conſeils. Cependant je n'aurois pas deviné qu'il eût aſſez d'empire pour déterminer une belle Dame à tuer quiconque pourroit ſe glorifier d'avoir remporté ſur elle quelqu'avantage, dont ſon petit orgueil ſe fût trouvé bleſſé..... Mon ami, je n'ai, je vous proteſte, par rapport à Mm. de B***, qu'un regret, celui de lui avoir fait une trop douce injure. Néanmoins je ne prétends pas dire que ma con duite fut, en cette occaſion, tout-à-fait exempte de reproche; mais je ſoutiens que vous ſeul, aviez le droit de vous en plaindre.

Faublas, que voulez vous! je fus entraîné, je ne vis que le doux plaiſir de rejoindre l'artificieuſe perſonne comme elle m'avoit échappé: par vingt détours plaiſamment perfides. Les conſidérations qui m'auroient pu retenir, ne ſe préſenterent ſeulement pas à mon eſprit entierement préoccupé de ſes biſarres projets de vengeance; & ce ne fut qu'après avoir repris ma maîtreſſe, que je me reconnus coupable de quelques torts envers mon ami. Quel châtiment terrible a cependant ſuivi la plus excuſable des fautes! quel ennemi s'eſt chargé de la querelle de Faublas! & comme il l'a vengée! hélas! Roſambert, pour vous avoir étourdiment donné quelques paſſagers chagrins, méritoit-il de mourir à vingt-trois ans! & de mourir de la main d'une femme!

Ces dernieres paroles furent prononcées d'une voix ſi foible, que j'eus beſoin de toute mon attention pour les entendre. La pitié naturelle au cœur des jeunes gens, vint émouvoir mon cœur: Roſambert, mon cher ami, je vous plains. -- Ce n'eſt pas aſſez, me répondit-il. Il faut que vous me pardonniez.... -- oh! de toute mon ame! -- & que vous me rendiez votre amitié premiere..... -- avec bien du plaiſir. -- Et que vous veniez me voir tous les jours, juſqu'à celui qui doit terminer.... -- Qu'elle idée! la nature à notre âge a tant de reſſources! eſpérez...... -- vraiment! on eſpere toujours, interrompit-il; mais cela n'empêche pas qu'il ne faille un beau matin prendre congé de ſes amis.... Faublas, répétez-moi que vous me pardonnez.... -- je vous le répéte. -- Que vous m'aimez comme autrefois. Comme autrefois. -- Donnez-m'en votre parole d'honneur. -- Je vous la donne. -- Sur-tout, promettez-moi que ſans en rien dire à la Marquiſe, vous me viendrez voir exactement juſqu'à mon dernier jour. -- Roſambert, je vous le promets. -- Foi de Gentilhomme? -- foi de Gentilhomme.

Eh bien, s'écria-t-il gaiement, vous me ferez encore plus d'une viſite....

Allons, Robert, ouvre les volets, tire les rideaux, viens me mettre ſur mon ſéant..... Chevalier, vous ne me complimentez pas! mon valet-de-chambre n'eſt il pas un homme à talent? Que dites-vous de ſon ſtyle? ſavez-vous bien que ſa lettre m'a coûté dix minutes de méditation profonde! Hier les médecins m'ont annoncé qu'ils répondoient de moi: Monſieur Robert tout de ſuite a pris la plume..... Eh bien!

Faublas, pourquoi donc cet air ſérieux & froid? Seriez-vous fâché d'être sûr que cette fois encore j'en reviendrai?

Lorſqu'aujourd'hui vous me pardonniez, étoit-ce à condition que je me ferois enterrer demain? trouveriez-vous qu'elle ne m'a pas aſſez puni, l'héroïque femme qui m'a terraſſé? Pour que vous fuſſiez bien vengé, falloit-il néceſſairement qu'elle me tuât? je ne l'ai pas tuée, moi, lorſque je tenois ſa vie dans mes mains. Je l'ai ſeulement bleſſée, la délicate perſonne; doucement bleſſée, oh! bien doucement! j'étois sûr qu'elle n'en mourroit pas..... mais je ſuis très-fâché qu'elle ſe ſoit affligée de ſon petit malheur, au point d'en perdre la tête. Parce que je l'avois une fois vaincue dans ſon art même, falloit-il que déſeſpérant à jamais des armes de ſon ſexe, elle prît celles du mien pour m'attaquer? il eſt vrai qu'elle vient de s'acquérir l'immortelle gloire d'avoir preſque démis l'épaule de M. de Roſambert: il y a ſans doute à cela beaucoup d'honneur pour elle, mais du profit? je n'en vois point.

Tenez, Faublas, je vous le dis en confidence, & quelque jour peut-être la Marquiſe elle-même daignera vous l'avouer: en changeant la nature de nos combats, Mis. de B s'eſt fait encore plus de mal qu'à moi. L'amour, quand il exiſte entre deux jeunes gens de différent ſexe une vieille querelle, a grand ſoin de la rajeunir.

Toujours il la renouvelle, pour ne la terminer jamais. Les deux charmans ennemis, devenus irréconciliables, ne ceſſent de ſe pourſuivre, de ſe joindre & de ſe combattre. Or, tout le monde le ſait, dans cette lutte que l'on croiroit inégale, ce n'eſt pas le plus foible adverſaire qui triomphe le moins ſouvent.

Si quelquefois laſſée, la guerriere un inſtant chancelle, le trop heureux athlete s'épuiſe au ſein de la victoire; & ce n'eſt pas lui qui peut jamais diſſimuler une défaite, ni la pallier de quelques excuſes, ni ſe relever plus redoutable après une chûte. Hélas! c'en eſt fait! je ne dois plus ainſi meſurer mes forces avec Mme. de B. L'inſenſée! elle a confié nos intérêts & ſa vengeance au cruel dieu de la guerre. Venus ne nous appellera plus enſemble à ſes doux exercices! c'eſt Mars qui va déſormais nous ordonner les combats..... les combats ſérieux & ſanglants! nous aurons donc à la place des amours, les furies pour témoins; & pour champ-de-bataille, un grand chemin au lieu d'un boudoir. Et nos armes même, ces armes courtoiſes dont elle & moi faiſions corps-à-corps un ſi loyal uſage, elles ſeront échangées contre des piſtolets meurtriers, qui de loin vous..... -- des piſtolets! Comment! vous retournerez à Compiegne?..... -- ſi j'y retournerai! quelle demande! -- Quoi! Roſambert, vous irez vous battre avec une femme! -- avec une femme? vous plaiſantez: c'eſt un grenadier que cetre femme là! d'ailleurs, j'ai promis.... j'ai promis, Faublas, il n'importe à quel dieu. -- Quoi, Roſambert, vous irez expoſer vos jours, pour menacer!.... -- votre avis, Faublas, eſt donc que je n'y ſuis point en conſcience obligé? -- certainement! -- eh bien! raſſurezvous. C'eſt le mien auſſi. J'eſtime que nos plus ſcrupuleux caſuiſtes ne me croiroient pas tenu de remplir un engagement ridicule & cruel, arraché par la force & ſurpris par la ruſe; j'aime mieux laiſſer mon héroïque adverſaire ſe glorifier de ma défaite, que d'aller me commettre avec une femme, pour l'envoyer dans l'autre monde & retourner chez l'étranger. Vous le ſavez d'ailleurs, je n'aime pas le ſang, je haïs les duels, & je crois en vérité que ſi j'étois encore obligé de me battre, la mort me ſembleroit préférable à l'ennui d'un ſecond exil. Ah! mon ami, qu'ils ſe ſont traînés lentement, les jours de notre ſéparation. Bon dieu! l'aſſommant pays que celui d'où je viens! Cette Angleterre ſi prônée, qu'elle eſt triſte! allez y, ſi vous aimez la philoſophie diſcoureuſe, la politique babillarde & les papiers menteurs. Allez, ſi vous voulez contempler dans l'arêne du Pugillat, des Seigneurs avec leurs porteurs-de-chaiſes; des farces populaires dans le double ſanctuaire de la loi; & des cimetieres au théâtre, & des Héros à la potence. Courez à Londres, tâchez d'y reconnoître nos manieres & nos modes étrangement traveſties, ou ridiculement outrées par de mal-adroits ſinges & de gauches poupées. Courez, Faublas, & puiſſiez-vous former leurs petits maîtres automates! Puiſſiez-vous animer leurs femmes ſtatues! Si nouveau Pigmalion, vous y parvenez, qu'alors elles vous raſſaſſieront promptement de plaiſirs accordés ſans obſtacles, goûtés ſans art, répétés ſans variété! comme elles vous accableront enſuite de leur reconnoiſſance ſans borne, & de leur tendreſſe ſans fin. Oui, je parie que dès la ſeconde nuit, vous trouvez la ſatiété dans les bras d'une Angloiſe: eh! qu'y a-t-il de plus froid que la beauté, quand les graces ne lui donnent pas le mouvement & la vie?

Qu'y a-t-il de plus inſipide que l'amour même, lorſqu'un peu d'inconſtance & de coquetterie ne l'égayent pas? Cette Miladi Barington, par exemple, c'eſt une Venus; mais..... tenez, je me ſens aujourd'hui trop fatigué, demain je vous conterai l'hiſtoire de notre éternelle liaiſon qui dureroit encore, ſi je n'en avois hâté la fin par une plaiſanterie neuve & piquante . Chevalier, pourſuivit-il en me tendant la main, j'avois beſoin de vous revoir...... & de revoir la France. Mon heureuſe patrie, je le vois bien, eſt l'unique patrie des plaiſirs. Nous n'avons pas le droit de juger nos Pairs, mais chaque matin nous commençons à la toilette d'une jolie Dame, le procès du roman de la veille & de la piece du lendemain. Nous ne haranguons pas nos Parlemens, mais nous allons le ſoir décider au ſpectacle, & trancher dans les cercles: nous ne liſons point de milliers de gazettes au mois; mais la chronique ſcandaleuſe de chaque journée réjouit nos ſoupers trop courts. Ce n'eſt pas, je l'avoue, par la nobleſſe de leur port & la dignité de leur maintien, que nos Françoiſes ordinairement ſe diſtinguent; elles ont ce qui ſe fait admirer moins & rechercher davantage: la taille, la figure, la vivacité des nymphes; l'abandon, le goût, la légéreté des grâces: elles ont en naiſſant l'art de plaire & de nous inſpirer à tous, le deſir de les aimer toutes. Il eſt vrai qu'on peut leur reprocher d'ignorer en général ces grandes paſſions, qui, dans moins de huit jours à Londres, vous mettent une romaneſque héroïne au tombeau; mais ce ſont elles qui ſavent comment on doit commencer une intrigue & la finir à tems. Ce ſont elles qui ſavent provoquer par l'étourderie, éluder par la ruſe, avancer pour combattre, reculer afin d'attirer, précipiter leur défaite quand il s'agit de l'aſſurer, la différer lorſqu'il ne faut qu'en augmenter le prix, accorder avec grace, refuſer avec volupté, tantôt donner & tantôt laiſſer prendre, continuellement exciter le deſir, ſe garder de jamais l'éteindre, ſouvent retenir un amant pat la coquetterie, le ramener quelquefois par l'inconſtance, le perdre enfin avec réſignation, ſinon l'éconduire avec adreſſe, ſoit caprice ou déſœuvrement le reprendre, & le reperdre ſans humeur, ou ſans ſcandale le quitter encore. Ah! j'avois beſoin de revoir mon pays. Oui, chaque jour j'en ſuis plus convain cu, c'eſt dans mon pays ſeulement, qu'il me ſera donné de retrouver des maîtreſſes tour-à-tour volages & tendres, frivoles & raiſonnables, emportées & ſages, timides & hardies, réſervées & foibles; des maîtreſſes qui poſſédant le grand art de ſe reproduire à chaque inſtant ſous une forma différente, vous font goûter mille fois, au ſein de la conſtance, les plaiſirs piquans de l'infidélité; des maîtreſſes diſſimulées, trompeuſes & même un peu perfides; uſagées, ſpirituelles, adorables comme M. de B. Ce n'eſt qu'aux heureuſes femmes de Verſailles & de Paris, qu'il eſt permis de rencortrer des jeunes gens élégans ſans prétention, beaux ſans fatuité, complaiſans ſans baſſeſſe, ſouvent indiſcrets, mais par légéreté ſeulement; inconſtans, mais par occaſion; ſéducteurs, mais par inſtinct; d'ailleurs infatigables avec une figure efféminée, avec un air modeſte entreprenans juſqu'à la témérité; des jeunes gens qui n'ayant jamais trop préſumé ni de leur vive ardeur, ni de l'opportunité des lieux, ni de la facilité des perſonnes, ſurprennent celle-ci par les grands ſentimens, celle-là par la gaiété, cette autre par l'audace; la défiante & craintive Emilie dans ſon ſallon même où chacun peut entrer à toute heure; la coquette Arſinoé, non loin du lit conjugal ou veille le jaloux; l'innocente Zulma, juſqu'au fond de l'étroite alcove où ſa vigilante maman vient de s'aſſoupir; des jeunes gens qui favoriſés de la ſenſibilité la plus expanſive, peuvent très-bien idolâtrer deux ou trois femmes à la fois; des amans enfin! des amans accomplis, comme Faublas & comme....... j'allois, Dieu me pardonne! citer Roſambert; mais je m'arrête; ce ſeroit, je le ſens, profaner deux grands noms que de leur aſſocier mon nom trop peu digne.

A ce galant tableau, je reconnus le pinceau de Roſambert, & je ne pus m'empêcher de ſourire. Mon ami, ferai-je ſeul les frais de la converſation? pourſuivit-il; allons, aſſeyez-vous & parlez donc à votre tour. Dites-moi; la belle Sophie, qu'eſt-elle devenue? -- Hélas! -- malheureux époux, je vous entends....... & de ſa rivale, qu'en faites-vous? -- de ſa rivale....... de ſa rivale...... mais...... -- bon! s'écria-t-il en riant, il va me demander laquelle! cela doit être. Il entre dans le monde avec tous les moyens de s'y diſtinguer; & ſa premiere aventure le met encore en évidence! il faut bien que les femmes ſe l'arrachent! heureux mortel!...... eh bien! voyons? Les rivales de Sophie, combien ſont-elles? Elles ſont une, mon ami. -- Une! quoi, la Marquiſe vous retient toujours enchaînée? -- la Marquiſe?..... tenez, Monſieur le Comte, laiſſons la Marquiſe; je n'aime point à vous entendre parler d'elle.

Le ton de ma réponſe annonçoit un mouvement d'humeur qui fut bientôt calmé, car j'aimois encore Roſambert, & ſa gaiété me ſéduiſoit toujours. Mais en vain me fit-il cent queſtions pour apprendre ce qui m'étoit arrivé depuis notre ſéparation, j'eus le courage de lui refuſer toute eſpèce de confidence: la confiance n'étoit pas revenue. Voilà bien de la diſcrétion perdue, me dit-il enfin quand il me vit prêt à ſortir: ſongez donc que ſans avoir ſeulement beſoin de le demander, je ſaurai déſormais tout ce que vous faites. Grâce à moi, grâce à la Marquiſe, & ſur-tout grâce à vos mérites, ajouta-t-il en riant, car je ne prétends en rien porter atteinte à votre gloire; grâce à vos mérites, vous voilà maintenant un perſonnage trop conſidérable pour que le public ne s'informe pas curieuſement de ce que vous devenez; mais en attendant qu'il m'ait appris vos bonnes fortunes, Chevalier, je crois devoir vous le répéter: ſi vous aimez votre épouſe, défiez-vous de Mme. de B***. Votre épouſe, je le gagerois, n'aura jamais de plus redoutable ennemie...... Adieu, Faublas, à demain, car je compte ſur votre parole: & la Marquiſe, ſouvenez-vous-en bien, doit ignorer que votre amitié m'eſt rendue. Adieu.

Un billet de Mm. Montdeſir arriva chez moi comme je venois d'y rentrer.

La Marquiſe me faiſoit dire que le Comte, dont les médecins avoient dès la ſurveille permis le tranſport, ne devoit pas être auſſi mal que me l'annonçoit la prétendue lettre du prétendu valet-de-chambre. Mme de B*** me prioit en conſéquence de vouloir bien ne pas faire à M. de Roſambert, la viſite ſollicitée. -- Je.... je ne la ferai pas.... dites que je ne la ferai pas.

Telle fut l'inſidieuſe réponſe que remporta le tardif commiſſionnaire.

Cependant le ſouvenir de Sophie me pourſuivoit ſans ceſſe, & mille regrets, dès que j'étois ſeul, venoient m'aſſaillir: j'avouerai néanmoins que le doux eſpoir d'embraſſer bientôt mon Eléonore, & peut-être auſſi, car le moyen de cacher à mes confians lecteurs, la moitié de mes ſentimens! peut-être auſſi le vif deſir de revoir la Marquiſe, adouciſſoient un peu mon infortune & contribuoient à me rendre des forces.

Les fréquens meſſages de la Fleur & de Juſtine, m'annoncoient aſſez que j'étois des deux côtés, attendu avec une impatience preſqu'égale; mais hélas! ſi jamais vous avez ſenti combien les paſſions contrariées deviennent plus ardentes, plaignez l'amant de Mut, de Lignolle & l'ami de Mme. de B***. M. de Belcour, touché des maux qu'il m'étoit permis d'avouer, mais inſenſible à mes peines ſecrettes, déploroit avec moi la perte de Sophie & fermoit l'oreille aux plaintes mal étouffées que m'arrachoit l'abſence d'Eléonore. Malgré mes ſollicitations indirectes, malgré les repréſentations de la Baronne, mon pere, cette fois inexorable, s'obſtinoit à ne me laiſſer aucun moment de liberté. Il venoit le matin s'établir dans mon appartement & m'accompagnoit le ſoir à la promenade. Ce fut ainſi que ma lente convaleſcence fut prolongée de huit mortels jours.

Le neuvieme étoit le Vendredi d'avant Pâques: une ſuperbe matinée promettoit que le dernier jour de Longchamps ſeroit magnifique. Mme. de Fonroſe qui vint dîner avec nous, propoſa la promenade au bois de Boulogne: nous emmenerons le Chevalier, dit-elle à mon pere. Trop malheureux pour rechercher les plaiſirs bruyans, j'allois m'en défendre: un regard de la Baronne m'avertit qu'il falloit accepter; & M. de Belcour nous ayant un inſtant quittés, M. de Fonroſe me fit cette confidence d'autant plus agréable, qu'elle étoit moins prévue: elle y va, parce qu'elle eſpere que vous y viendrez. -- La Comteſſe? -- Eh! qui donc? vous aimeriez peut-être mieux que ce fût la Marquiſe?

-- Non, non. La Comteſſe! j'aurai le bonheur de la voir! -- De la voir, c'eſt là tout ce que vous demandez? -- Tout ce que je demande..... oui.... puiſqu'il eſt impoſſible de... -- De! interrompit-elle en me contrefaiſant. Et s'il n'étoit pas impoſſible de?... -- Je ſerois dans les cieux! -- Dans les cieux! répéta-t-elle encore en affectant le même ton que moi; eh bien! vous irez!... dans les cieux!... Mais pour cela, convenons auparavant de ce que vous avez à faire ſur la terre. D'abord, ne vous aviſez pas de vous enfermer dans une ſombre berline avec cette ennuyeuſe Me, de Fonroſe & cet importun Baron de.... Vous n'écoutez point? -- Si fait, de toutes mes oreilles! -- Je le crois! il tremble d'impatience! il a l'air de vouloir dévorer mes paroles.... Vous arriverez ſur votre alezan. Quand vous aurez fait une centaine de caracoles à quelque diſtance du cabriolet où ſera votre amie, quand la Comteſſe aura pu s'enivrer tout à ſon aiſe du plaiſir de vous voir, avec une grâce infinie manier votre joli cheval; le ſien qu'elle gouvernera plus mal, ou mieux, prendra tout-à-coup le mors aux dents.

D'abord, ſans vous ébranler, vous ſuivrez de l'œil la fugitive voiture, mais un moment après, votre cheval auſſi vous emportera..... d'un autre côté cependant! Monſieur. -- D'un autre côté? -- Oui, mais raſſurez-vous. Après de longs détours, au bout d'une heure.... d'une heure entiere! au bout d'un ſiécle! l'animal qui n'eſt pas du tout bête, apportera juſtement Faublas où l'attendra ſon Eléonore: devinez? -- Chez elle, peut-être? Quelle idée! eſt-ce bien vous qui me répondez ainſi?... chez moi, jeune homme. Vous n'y trouverez que le Suiſſe & mon Agathe, deux braves gens qui ne voient, ne diſent & n'entendent que ce qui me plaît: des gens dont je vous réponds. -- Chez vous! que de reconnoiſſance!... -- Vraiment! dit elle, d'un ton preſque ſérieux, j'eſpere que vous vous comporterez comme des gens raiſonnables. Si je croyois que vous fiſſiez ſeulement des enfantillages, je ne vous permettrois que l'entrée de mon ſallon. (Elle ſe mit à rire.) Mais je vous connois tous deux, vous emploierez votre tems.... à des choſes importantes.... vous ferez une, ou deux, ou trois charades.... Que ſais-je moi, tout ce dont Faublas eſt capable?

Tenez, voilà la clef de mon boudoir....

Ah çà! mais pourtant, n'allez pas déplacer tous les meubles. Mes femmes que je n'ai point accoutumées à des déménagemens, ne ſauroient que penſer. la réputation.... Je tiens beaucoup à a réputation.....

M. de Belcour rentra, nous parlâmes encore de Longchamps; je témoignai la plus grande envie d'y paroître à cheval.

Mon pere obſerva que trop d'exercice pourroit m'être nuiſible; mais il ne fit plus d'objection quand je lui repréſentai que la plus grande fatigue me ſeroit épargnée, s'il vouloit bien me donner une place dans ſa voiture, juſqu'au-deſſus de la grille de Chaillot. Ce fut encore plus loin, ce fut à l'entrée du bois même que Jaſmin alla m'attendre avec mon cheval. Le Baron à l'inſtant où je quittois ſon carroſſe, reconnut la Porte-Maillot, & comme s'il eût preſſenti la rencontre haſardeuſe que j'allois faire: voilà, dit-il avec un profond ſoupir, un endroit qui ſera toujours préſent à ma mémoire; j'y ai paſſé des momens les plus pénibles & les plus doux de ma vie.

Auſſi-tôt je cherchai Mm. de Lignolle & je ne tardai pas à la rencontrer, bientôt elle vit, avec une joie difficile à rendre, elle vit ſon amant paſſer auprès de ſa voiture. Vous, jeunes gens, qui jouiſſez des triomphes de Faublas, préparez-lui vos plus grandes félicitations. Lui, qu'enivroit déjà le plaiſir d'admirer la Comteſſe & d'être admiré d'elle, eut encore le bonheur d'entendre pluſieurs perſonnes, en la regardant, s'écrier: oh! la charmante petite femme! S'ils m'avoient donné quelque attention, ceux qui lui faiſoient ce compliment ſi doux à mon oreille, ils auroient pu remarquer que je les remerciois par un ſourire, par un ſourire orgueilleux qui ſembloit leur répondre: c'eſt mon Eléonore cependant! elle eſt à moi, cette femme que vous trouvez charmante! & ſans m'en appercevoir, je répétois: charmante petite femme!... charmante!... Il eſt bien pour elle, cet éloge! pour elle ſeule! ſes habits, ſa voiture, ſes gens ne le partagent pas..... ſes gens? elle n'a qu'un domeſtique: le confident de nos amours, le diſcret la Fleur. Sa voiture? c'eſt tout uniment le petit cabriolet qui me l'amena dans la forêt de Compiegne.

Ses habits? ils ne ſont jamais ni recherchés, ni riches, mais toujours frais & jolis. Elle eſt venue ici comme elle reſte chez elle, parée ſur-tout de ſes attraits. Comme elle lui va bien, cette robe de linon, moins blanche que ſa peau! que j'aime à lui voir, au lieu de diamans, ces fleurs, touchans ſymboles de ſon adoleſcence à peine commencée: ces violettes printanieres & ce précoce bouton de roſe qu'on diroit ſans aucun art jettés dans ſa chevelure.

Ah! juſqu'au milieu des pompes du monde, que j'aime à reconnoître dans les plus ſimples atours & dans le plus modeſte équipage, la bienfaitrice de mille vaſſaux!

Mais dans la longue & double file des voitures, où le haſard perſécuteur lui avoit-il fait prendre une place? le ſuperbe wiski dont elle eſt précédée, quelle déeſſe porte-t-il? quelle nymphe occupe le brillant phaëton qui vient immédiatement après la Comteſſe?

Je vais d'abord au magnifique char: une femme ſuperbe y paroît dans tout le faſte de ſa parure, dans tout l'éclat de ſa beauté. Sa premiere vue impoſe à tous le ſilence de l'admiration; les courtes exclamations de l'enthouſiaſme s'élevent enſuite; puis ſuccede un léger murmure, puis on entend chacun e répéter: oui, la voilà, c'eſt elle, 'eſt la Marquiſe de B! Qui lui diſputoit cependant les honneurs de Lonchamps? la jolie femme du Phaëton. Négligemment aſſiſe dans une conque lilas plaquée d'argent, elle manie avec abandon des guides ſi riches, qu'on ne croit point que ſes mains délicates puiſſent long-tems en ſoutenir le poids. Elle paroît en ſe jouant, retenir quatre chevaux iſabelle, tous crins, ſuperbement enharnachés, couverts de rubans & de fleurs; quatre fringans chevaux qui relevant fierement leurs têtes, & de leurs pieds frappant la terre, & couvrant leurs mors d'écume, ſemblent s'indigner qu'une femme & un enfant aient la témérité de les conduire. Tout le monde voit bien que la nymphe a moins de contenance que de manieres, & moins de fraîcheur que d'éclat; mais perſonne ne ſauroit dire s'il y a plus d'indécence dans ſon maintien, que de friponnerie ſur ſa figure; s'il y a plus de richeſſes que d'élégance dans le luxe effréné de ſon équipage & de ſes habits. Cependant ô! Mme. de M*n; cette femme maintenant chargée de panaches, de diamans & de broderies, promenée ſur un char triomphal, environnée de jeunes Seigneurs & pour ſuivie des joyeux applaudiſſemens de la multitude; pouvez-vous deviner que c'eſt la petite fille qui fut pendant un an votre ſervante? M. de Valbrun s'eſt donc ruiné!

Je paſſai pluſieurs fois devant le viski de Mme. de B*: elle eut l'air de ne me pas voir, j'eus la diſcrétion de ne la pas ſaluer; mais curieuſe apparemment de ſavoir ſi j'étois là pour elle, la Marquiſe promena de toutes parts ſes regards inquiets. En ſe retournant elle reconnut dans ſon cabriolet modeſte Mme. de Lignolle qu'elle honora d'un gracieux ſourire, & ſur ſon char de triomphe M. Montdeſir, qu'elle humilia d'un coup d'œil protecteur. Il y a tout lieu de penſer que Mme. de B**, ſi près de la Comteſſe dont elle connoiſſoit les jalouſes vivacités, & non loin de Juſtine qui pouvoit ſe permettre quelques familiarités imprudentes, ne ſe crut pas en sûreté. Ce qui eſt du moins certain, c'eſt qu'à l'inſtant même elle ſortit des rangs pour aller prendre la file un peu plus haut. Peut-être auſſi fut-elle déterminée à cette eſpece de fuite, parce qu'elle apperçut de loin ſon mari qui ſembloit piquer droit vers moi.

Mon premier mouvement fut de rebrouſſer chemin, pour éviter le malencontreux Cavalier; mais par réflexion, craignant ſans doute aſſez mal-à-propos qu'il ne me ſoupçonnât d'une lâcheté, je pris le parti de continuer ma route. Je crus même devoir ne plus aller qu'au petit pas & regarder fierement l'ennemi qui s'approchoit. J'étoit pourtant bien réſolu, comme on le devine, à laiſſer paſſer M. de Ba s'il ne m'abordoit pas.

Il m'aborda: je ſuis, Monſieur le Chevalier, charmé du haſard...... N'achevez pas, Monſieur le Marquis, e vous entends: mais que ſignifie ce mot haſard, je vous en prie? Il n'eſt pas, ce me ſemble, tout à-fait impoſſible de me rencontrer dans le monde, & quiconque d'ailleurs a quelque choſe le preſſant à me dire, eſt toujours ûr de me trouver chez moi. -- Vraiment! je voulois y aller chez vous! ui a pu vous en empêcher? -- Qui! ma femme. -- Eh bien, Monſieur, vous croyez donc que Mme. la Marquiſe mal fait? -- pas trop mal, dans un ſens. Elle avoit ſes raiſons.... -- ſes faiſons? -- pour m'engager à ne pas vous faire ma viſite; moi j'avois les miennes pour deſirer du moins de vous oindre quelque part, Monſieur le Chevalier. -- La rencontre eſt donc, comme vous diſiez tout-à-l'heure, fort heureuſe. -- Oui, parce que je vais avoir avec vous une nouvelle explication...... -- ah tout-à-l'heure, ſi vous le voulez, Monſieur le Marquis! -de tout mon cœur. -- Sortons de la.... mais je vous foule. -- Sortons... demande bien pardon. -- & de quoi?

En m'en allant, je crus ne pouvoir pas me diſpenſer de ſaluer Mme. de Lignolle, & de tâcher de lui faire comprendre par mes ſignes que j'allois bientôt revenir.

Vous regardez ſans ceſſe de ce cé té, reprit M. de B**. C'eſt apparemment cette jolie femme du Phaëton qui vous occupe? Je vous dérange. Ah! laiſſez donc la plaiſanterie, Mon ſieur le Marquis. -- Je ne plaiſant point!...... Arrêtons-nous ici. -- Ici nous ſerons mal. -- Pourquoi? perſonne ne nous entendra. -- Mais tout monde pourra nous voir! -- qu'importe? -- qu'importe!..... Enfin, comme il vous plaira, Monſieur..... vous avez donc vos piſtolets? -- mes piſtolets? ſans doute. Ni vous ni moi n'avons d'épées. -- Eh! pourquoi donc faire, des piſtolets & des épées? M. le Chevalier? Comment! pourquoi faire? Eſt-ce qu'il n'eſt pas queſtion de nous battre? --nous battre! au contraire, Monſieur. C'eſt que je me repens de m'être déjà battu avec vous. -- Bon! -- je me repens de vous avoir fait une mauvaiſe querelle. -- Ah! -- d'avoir cauſé votre exil. -- Ah! ah! -- & par ſuite, votre empriſonnement. -- Monſieur le Marquis!..... vous conviendrez que je ne pouvois pas deviner cela! -- voilà pourquoi je vous cherche, depuis que vous êtes ſorti de la Baſtille. -- En vérité, vous êtes trop bon. -- & comme je vous l'ai dit, j'aurois même été chez vous, ſi ma femme..... Madame la Marquiſe a très-bien fait devous le déconſeiller; c'eût été pouſſer trop loin........ -- je ne ſais pas! un galant homme ne ſauroit trop vîte & trop bien réparer une offenſe. Voilà mon avis, à moi. Tenez, vous en avez fait la fâcheuſe expérience: je ſuis vif, je m'emporte ſur un mot, je me fâche avant de m'expliquer; mais l'inſtant d'après je reviens & je conviens franchement de mes torts. Oh! tous mes amis vous le diront: je gagne à être connu, je ſuis dans le fond un bon diable. -- Vous m'en voyez convaincu. -- Bien! mais dites que vous me pardonnez. -- Vous vous mocquez! ditesle, je vous en prie. -- Jamais! jamais je ne pourrai..... -- Vous ne me pardonnerez jamais? -- Ce n'eſt pas cela que.... -- écoutez-moi. Je vous ai avoué mes torts, je ne dois pas non plus vous diſſimuler mes ſervices: c'eſt moi qui vous ai fait ſortir de la Baſtille. -- Vous, Monſieur le Marquis. -- Moi-même. Je me ſuis mis aux genoux de ma femme, pour obtenir d'elle qu'elle ſollicitât votre liberté. -- Et vous avez pu l'y réſoudre? -- Vraiment! ce n'a pas été ſans peine! mais il faut lui rendre juſtice: enſuite elle a pris cette affaire à cœur autant que moi. Elle a preſſé le nouveau Miniſtre avec une ardeur dont vous n'avez pas d'idée! -- On dit qu'elle eſt bien avec le nouveau Miniſtre? -- au mieux! ils s'enferment enſemble pendant des heures entieres...... c'eſt une femme de mérite que ma femme.... je la connoiſſois bien quand je l'ai épouſée; ſa figure promettoit beaucoup, & la Marquiſe a tenu tout ce que promettoit ſa figure..... A propos, ſi vous deſirez quelqu'emploi, quel-que penſion, quelque lettre-de-cachet!....... -- ſenſiblement obligé. Vous n'avez qu'à parler! Ms. de B*** aura une converſation particuliére avec.... -- Je vous rends mille graces! -- Pour en revenir à nous..... mais vous ne m'écoutez point? -- Je regarde là-bas cette vieille Dame!.....

N'eſt ce pas la Marquiſe d'Armincour?

--Je ne connois pas. --Oui, c'eſt elle;..

Monſieur le Marquis, ne tournons plus les yeux de ce côté là. -- J'entends! vous ne vous ſouciez pas d'être obligé d'aller faire votre cour à cette douairiere? -- pas infiniment. -- Pour en revenir à nous, je vous ai donc fait ſortir de la Baſtille: & puis, n'avois-je pas eu déjà ce que je méritois? ne m'aviez-vous pas donné ce fier coup d'épée... Je ne me conſolois pas d'y avoir été forcé, je vous aſſure. -- Oh! c'étoit un maître coup d'épée, celui-la! ſavez-vous bien que j'en ai penſé mourir? C'eût été pour moi, je vous en donne ma parole d'honneur, un éternel ſujet de chagrin. -- Vous ne m'en vouliez donc pas? -- pas du tout -- Comment en ce cas la, refuſez-vous aujourd'hui de me pardonner? -- Moi, je ne demande pas mieux. -- M. le Chevalier, j'en ſuis ravi d'aiſe! -- & vous Monſieur le Marquis, vous me pardonnez donc auſſi? -- Si je vous pardonne! mais de l'aveu de ma femme elle-même, vous n'avez eu dans toute cette affaire, que de tres-légers torts avec moi..... & avec elle.... mais très-légers.

Cette converſation qui d'abord ne m'avoit paru que fâcheuſe, m'amuſoit maintenant & piquoit ma curioſité; mais je ſentois que Mme. de Lignolle, déja très-étonnée de mon départ, devoit attendre mon retour avec une mortelle impatience, & pourroit, s'il tardoit long-tems, faire une étourderie: Monſieur le Marquis, nous voilà d'accord, rentrons dans la foule.

-- Nous cauſerions ici plus à notre aiſe. -- Nous ſerons tout auſſi bien là bas. -- Je le diſois bien que la jolie fille lui tenoit au cœur, s'écria M. de B.

En effet, ce fut auprès de la Demoiſelle du Phaëton, que je le reconduiſis; mais ce fut la Dame du cabriolet qui s'attira tous mes regards; & je n'ai pas beſoin de vous dire qu'elle parut enchantée de me revoir; cependant il m'étoit aiſé de m'appercevoir que cet étranger dont elle me voyoit ſuivi, l'inquiétoit. Mme. Montdeſir auſſi parut exceſſivement flattée du nouvel hommage que j'avois l'air de lui rendre, en revenant une ſeconde fois groſſir le nombre de ſes adorateurs; mais auſſi-tôt qu'elle eut reconnu ſon ancien maître dans le cavalier qui m'accompagnoit, elle étouffa quelques éclats de rire, pour lui lancer comme à moi, des coups-d'œils très-ſignificatifs. Cependant le Marquis revenant à ſa premiere idée, me diſoit: Vous n'avez eu par rapport à la Marquiſe & par rapport à moi, que des torts très-légers, de ces torts que tout autre jeune homme..... -- N'eſt-il pas vrai, Monſieur, qu'à ma place, tout autre eût fait de même que moi? -- ſans doute. Mais c'eſt M. de Roſambert qui dans tout cela s'eſt conduit on ne peut pas plus mal; auſſi nous reſterons brouillés juſqu'à la mort. M.

Duportail a bien, de ſon côté, quelques petits reproches à ſe faite. -- Vraiment! oui..... -- vous en convenez donc? -- aſſurément. -- Ce fatal jour que je vous rencontrai tous aux Tuileries, M. Duportail devoit conſerver plus de préſence d'eſprit, me tirer à part, m'avertir que l'honneur & le repos de toute une famille, l'obligeoient à ce menſonge...... Pouvois-je deviner? moi! -- certainement, non. -- Mlle. votre ſœur auſſi n'auroit pas mal fait d'eſſayer de me gliſſer un mot à l'oreille; mais la jeune perſonne avoit peur, ſon pere étoit là! vous, Monſieur le Chevalier...... -- ah moi!...... -- voyons! que voulez-vous dire? -- non, non, parlez. -- Après vous. -- Point du tout, Monſieur le Marquis, je vous ai interrompu. -- Cela ne fait rien! dites? -- dites vous-même. -- Je vous en prie! -- je vous le demande en grace. -- Eh bien, vous, Monſieur le Chevalier, vous ne me deviez aucune confidence. D'abord il ne vous convenoit pas de m'accuſer les petits écarts de Mlle, votre ſœur..... Ceci vous fait de la peine?,... Oh! ne me croyez pas capable de cauſer! j'ai donné ma parole d'honneur..... & gardez-vous d'en vouloir à la Marquiſe: je ne lui ai point ſurpris vos ſecrets d'abord! Ce n'eſt pas non plus pour le plaiſir de parler, qu'elle me les a confiés. -- Je le crois, je crois Madame la Marquiſe incapable 'une maladreſſe ou d'une indiſcrétion. -- Incapable! c'eſt le mot...... les étourderies de Mlle. votre ſœur, une dangereuſe plaiſanterie que vous avoit conſeillée M. de Roſambert, & le dernier menſonge de M. Duportail avoient à mes yeux étrangement compromis la Marquiſe. J'accuſois ma femme..... Oh! je lui en ai demandé cent fois pardon, & je me le reproche encore tous les jours..... J'accuſois ma femme..... la femme la plus ſage! Si c'étoit ſeulement par principes, on pourroit s'en défier..... mais chez elle, ajouta-t-il très-bas, la ſageſſe eſt ſolide; elle tient à un tempérament de glace, car, le croiriez-vous? c'eſt par pure complaiſance que Mme. de B*** me donne de tems en tems une nuit, à moi qui ſuis ſon mari & qu'elle adore!..... je l'accuſois cependant. Il a donc fallu que pour ſe juſtifier, elle me contât vos petits chagrins de famille..... que je ſavois à peu près. Enfin, Monſieur le Marquis, ce qui me fait grand plaiſir, c'eſt de vous entendre convenir que je ne devois pas vous avouer les écarts de Mlle. Duportail. -- Ne dites donc plus Duportail! vous voyez que je ſuis au fait! -- de Mlle. de Faublas, puiſque vous le voulez. --- bon!...... D'abord vous ne le deviez pas, & puis ſi vous aviez eu l'air de ſolliciter une explication, moi qui dans ma colere brûlois d'en venir aux mains, j'aurois été peut-être aſſez injuſte pour vous ſoupçonner de manquer de courage. Or, un jeune homme ne ſauroit ſoutenir avec trop de fermeté ſa premiere affaire; & dans celle-ci, je l'ai dit à la Marquiſe qui s'eſt vue forcée de le reconnoître: vous vous êtes en tout point montré comme le plus brave des hommes..... oui, vous êtes plein de cœur! & quiconque s'y connoît, le voit dans votre phyſionomie..... Oh! j'ai pour vous beaucoup d'eſtime, & ma femme auſſi..... tenez, je vous engagerois à nous venir voir; mais le public eſt ſi bête! quand une fois il lui a plu de donner à telle femme tel amant, il n'en revient pas. Je trouve quantité de gens qui ne mettent que de la complaiſance à ne me point contredire quand je leur affirme que je ne ſuis pas..... vous le leur proteſteriez vous-même, qu'ils ne vous croiroient pas davantage! & cependant perſonne, excepté la Marquiſe, ne le ſait auſſi bien que vous. Mais remarquez un peu l'extrême différence: à préſent que je ſuis tranquille ſur votre aventure, vous & cent mille autres jeunes gens plus aimables, s'il y en a, pourroient à la file ſe donner à tous les diables avant de me perſuader qu'ils ont obtenu les faveurs de la Marquiſe. Je vous ai déjà dit combien de raiſons me font croire à la ſageſſe de Mm. de B***; l y en a encore une qui me paroît ſeule auſſi forte que toutes les autres enſemble: je m'aviſe quelquefois de me regarder au miroir, & je ne trouve pas dans ma phyſionomie un trait, un ſeul trait qui annonce que je puiſſe être.. Que diable! M. de B* ne voit pas du tout qu'il ait la figure d'un ſot! & M. de B* s'y connoît!... Ah çà! mais, donnez-moi donc un peu d'attention. Depuis une heure, il ne m'écoute que d'une oreille! Il a toujours les yeux tournés ſur la jolie fille!...

Il me ſemble auſſi que de tems en tems elle vous regarde? En vérité! elle vous lorgne! -- Point du tout, Monſieur le Marquis, c'eſt vous qu'elle agace. Oh! que non! vous êtes plus joli garçon que moi. Ce n'eſt pas qu'à votre âge je n'aie été fort bien; mais dame! vous avez maintenant l'avantage de la premiere jeuneſſe.... pourtant, je crois que vous ne vous trompiez pas? je crois que j'ai ma part des œillades que lance la Princeſſe?... Je vous avouerai franchement qu'elle commence à me tourmenter un peu. C'eſt pour moi du tout neuf au moins; il faut que cela ſoit très-nouvellement ſur le trottoir? Dites-moi ſon nom? -- Son nom?... je l'ignore. -- Et ſa demeure? -- Je ne la ſais pas. -- Mais pourtant, vous la connoiſſez? -- Ah! comme on connoît ces filles là!... de réminiſcence!... Oui, je crois me rappeller que j'allois aſſez fréquemment ſouper dans une maiſon tierce, où, quelquefois la trouvant ſous ma main, je lui faiſois faire ſa partie; tenez, à-peu-près dans le même tems que j'avois cette fantaiſie pour une certaine Juſtine, vous ſavez? -- Oui! oui! une des femmes de la Marquiſe, cette petite dévergondée que vous veniez commodément careſſer juſques dans mon hôtel. Oh! Monſieur le libertin, j'ai été trop bon chez ce Commiſſaire! -- Monſieur le Marquis, vous direz tout ce qu'il vous plaira, je ne puis me perſuader que cette beauté-là vous ſoit tout-à-fait inconnue. Faites-moi donc le plaiſir de vous approcher davantage & de la regarder comme il faut. -- Ma foi, vous avez raiſon: j'ai vu quelque part ce viſage chiffonné.

Tout-à-l'heure, nous parlions de Juſtine; cette petite fille en a un faux air.

-- Il me ſemble que la reſſemblance eſt grande. -- Grande? Non. -- Moi, je le trouve. -- Oh! mais, vous, s'écria-t-il avec feu, vous n'êtes pas phyſionomiſte!... Puiſqu'il eſt queſtion de reſſemblance, ſavez-vous deux individus, entre leſquels il y en a une frappante? Mlle. votre ſœur & vous. Ah! parlez-moi de cela par exemple! Le plus habile en peut être dupe! Moi, moi qui ſuis le premier du Royaume pour la ſcience phyſionomique, je m'y ſuis mépris!... pluſieurs fois!... pluſieurs fois mépris! Il paroît que Mlle. votre ſœur aime beaucoup les plaiſirs. Quand elle eſt fatiguée, pâle, exténuée, on s'apperçoit bien que ce n'eſt pas vous.

Mais lorſqu'elle eſt dans ſes jours de ſanté! le diable vous verroit l'un à côté de l'autre, qu'il ne ſauroit dire quelle eſt la fille & quel eſt le garçon! A propos, parlerez-vous à Mlle. votre ſœur de notre rencontre? -- Si cela peut vous être agréable.... -- Oui, faites-moi le plaiſir de lui dire que malgré les fâcheux quiproquos auxquels ſon premier déguiſement a donné lieu, je l'aime toujours de tout mon cœur; quoique Mt. votre pere ſoit un peu vif, aſſurez-le de toute mon eſtime.

Dites même à M. Duportail que je ne lui en veux pas beaucoup, pas....

Monſieur le connoiſſeur! voyez dans ce cabriolet qui précede le phaéton; voyez un peu cette jeune femme; voilà ce que c'eſt qu'une figure! voila ce qu'on peut appeller une charmante petite perſonne! Bien moins parée que l'autre & bien plus jolie! & ça n'a pas l'air d'une fille.... une femme comme il faut, parbleu! je connois cette livrée au reſte, ajouta-t-il en ſe rengorgeant je ſuis bien aiſe de vous avertir que depuis long-tems auſſi cette Dame nous regarde; & beaucoup! & ſouvent!... tenez! ne diroit on pas qu'elle veut nous parler?

Il eſt vrai que Mme. de Lignolle perdoit patience, & tâchoit de me faire entendre par ſes ſignes qu'il falloit enfin, à quelque prix que ce fût, me débarraſſer de cet importun cavalier, pour la venir joindre inceſſamment au lieu du rendez vous, ou, laſſée d'attendre, elle alloit courir. Pluſieurs fois emportée par ſon impétuoſité naturelle, la Comteſſe ſe montra toute entiere hors de ſa voiture. Cependant Me. Montdeſir, du haut de la ſienne, put remarquer les impatiences d'une rivale; je ne crois pas qu'alors il lui fût poſſible de voir que c'étoit Mi. de Lignolle qui lui enlevoit mon attention; mis ſans doute elle le ſoupçonna. Ce fut pour s'en aſſurer qu'elle fit ſur-le-champ donner à ſon Jockey l'ordre un peu trop hardi de quitter ſon rang & d'eſſayer de couper le cabriolet. Il ne put le couper, mais durant quelques ſecondes, il marcha tout auprès ſur la même ligne, & puis le devança de quelques pas. Juſtine qui reconnut alors Mme. de Lignolle, ſe permit de la ſaluer d'un air inſolemment familier; elle oſa même, en la regardant avec affectation, pouſſer d'impertinens éclats de rire. Je fus indigné! j'allois.... je ne ſais pas tout ce que j'allois faire! La Comteſſe ne me laiſſa pas le temps de la compromettre, en la vengeant. Trop vive pour endurer tranquillement un affront pareil, la Comteſſe auſſi-tôt cria gare, pouſſa ſon cheval, d'un coup de fouet coupa le viſage de Mme, Montdeſir, & du même temps accrocha le léger phaëton, ſi bien & ſi ferme, qu'elle mit en pieces l'une de ſes roues. Le char verſa, l'idole fut culbutée; je craignis un moment qu'elle ne ſe brisât la face contre terre. Heureuſement que dans ſa chute, Juſtine, par un mouvement machinal, jetta ſes bras en avant, de ſorte qu'aux dépens de pluſieurs meurtriſſures, ſes mains ſauverent quelques contuſions à ſon viſage, déjà bien maltraité. Mais, par un accident qui devint comique, il arriva que les pieds de la nymphe reſterent, de ne ſais comment, retenus au haut le ſon char: or, dans cette poſture, rien ne put empêcher les jupes de retomber ſur les épaules en découvrant une autre partie; & le malin zéphir ayant à propos ſoulevé la fine toile qui ſeule reſtoit alors ſur la blanche peau, Madame de Montdeſir fit voir... reſpectons les biſarreries de la langue: il ſeroit groſſier de nommer par ſon nom ce que Madame Montdeſir fit voir.

Je dirai du moins ce qu'il m'eſt permis de dire: c'eſt que toute l'aſſemblée trouvant ce nouvel Antinous fort joli, applaudit à ſon apparition, par de grands claquemens de mains.

Quelques jeunes gens néanmoins coururent à la déſolée perſonne; & moi même auſſi-tôt calmé par le touchant ſpectacle de ſon infortune, je mis pied à terre pour l'aller ſecourir. Attendez, me dit M. de B**, j'y vais avec vous, car je la plains, & je vous répéte: j'ai vu cette figure là quelque part. -- Oh! pour celui là, Monſieur le Marquis, je ne le paſſerai pas a phyſionomiſte! vous êtes auſſi trop ben d'appeller cela une figure! Au reſte, que vous vous obſtiniez ou non ſoutenir que c'en eſt une, je vous déclare qu'elle eſt un peu de ma connoiſſance; & quant à vous, je doute que vous l'ayez jamais vue.

Lorſque je me trouvai près de Juſtine, on l'avoit déjà remiſe ſur ſes pieds. Ah! s'écria-t-elle en me voyant,! Monſieur de Faublas, comme elle vient de m'équiper! je l'interrompis, lui dis bien bas: ma chere enfant, n'as que ce que tu mérites; mais ne t'aviſe pas de nommer la Comteſſe, car ſur mon honneur, tu n'en ſerois pas quitte à ſi bon marché. Ah! Monſieur de Faublas, vous croyez qu'elle bien fait, reprit Juſtine au déſeſpoir.

Elle avoit pluſieurs fois prononcé mon nom, pluſieurs voix le répéterent: Auſſi-tôt il circula dans l'aſſemblée, & vola de bouche en bouche. La foule qui environnoit Mme. de Montdeſir, me preſſa tout-à-coup, de maniere qu'a peine le Marquis & moi nous eûmes la liberté de remonter à cheval, & qu'il fallut aller au petit pas. Le nombre des curieux ne fit à chaque inſtant que s'accroître. Jeunes gens & vieillards, hommes & femmes, piéton & cavaliers, tout accourut, tout vint ſe jetter au-devant de moi: les voitures même s'arrêterent. Aucun des Héros de la patrie, d'Eſtaing, la Fayette & Suffren & mille autres, au retour des plus glorieuſes expéditions, ne virent autour d'eux, dans les promenades publiques, une affluence plus prodigieuſe. Et pourtant ce n'eſt, ô! de toutes les nations la plus légere, ce n'eſt qu'à Mlle. Duportail, que vous prodiguez tant d'honneurs!

Quel jeune homme aſſez maître de lui, quel jeune homme cependant eût repouſſé le charme de ce triomphe? un moment j'en fus enivré; un moment je ſentis quelque orgueil à la vue de tant jeunes gens, qui renommés dans l'art plaire & fameux par leurs amours, paroiſſoient proclamer en moi leur vainqueur. Les femmes ſur-tout, femmes! Ce fut avec tranſport que je me vis l'objet de leur attention! Le vif deſir d'en être plus digne, dut prêter à mon maintien, plus de grâces, á ma figure plus d'expreſſion. Et d'un regard plus doux, je dûs répondre à leurs careſſants regards qui ſembloient promettre à jamais d'heureux gagemens! Et d'une oreille plus avide, je dus recueillir leurs enchanteurs éloges qui me décernoient ſur tous prix de la beauté!

Mais pardonne, O! mon Eléonore, pardonne une erreur: le vain preſtige ne dura gueres. Faublas pouvoit-il s'arrêter à Lonchamps? pouvoit-il y reſter tems, retenu par les illuſions doublement trompeuſes de l'amour-propre & de la coquetterie, quand l'amour, l'impatient amour l'attendoit à Paris, pour des triomphes non moins flatteur & de plus ſolides jouiſſances?

Monſieur le Marquis, ſi nous tchions de nous débarraſſer de la fou -- J'y conſens, me répondit-il;nt dites-moi donc comment il ſe fait vous ſoyez connu de tant de mon -- Vous ſavez ce que c'eſt que ce pays-ci. Tout ce qui n'eſt pas abſolument ordinaire, y fait du bruit & donne pendant vingt-quatre heu une eſpece de réputation: notre cor bat, mon exil, ma priſon...... m'interrompit: me ſuis-je trompé? n'eſt ce pas mon nom?..... c'eſt votre nom qui vient de retentir à mes oreilles; & tenez: voilà que cens perſonnes le crient. -- Deux mille! répondit-il avec une grande joie; mais pour moi, cela ne m'étonne pas: je ſuis très-répandu. -- Le bruit va toujours croiſſant. Bon dieu! quel tintamarre? c'eſt que tous ces gens-là ſont bien aiſes de nous voir enſemble! oui, je vois ſur leurs phyſionomies qu'ils ſont bien aiſes. C'eſt une choſe charmante pour eux d'être sûrs que nous voilà réconciliés. En effet, c'étoit bien dommage que les deux hommes de France les plus..... -- Monſieur le Marquis, je crois, comme vous le dites, qu'ils ſont bien aiſes; mais dépêchons-nous d'échapper à leurs applaudiſſemens.

Ils étoient bien aiſes, car ils rioient de toutes leurs forces; & c'étoit viſiblement à M. de B que s'adreſſoient leurs applaudiſſemens maintenant dériſoires. Le Marquis cependant paroiſſoit plus joyeux de leurs gaiétés, que n'avois été fier de leurs hommages. fut bien malgré moi, mais au grand contentement de mon compagnon illuſtré, qu'il fallût ſuivre les flots de cette multitude, juſqu'à l'extrémité de la file. Là, je parvins, non ſans beaucoup de peine, à m'ouvrir un paſſage dans les rangs un peu moins ſerrés de nos admirateurs. Là je fis mes adieux M. de B***, qui ne les voulant pas encore recevoir, ſuivit mon cheval de toute la vîteſſe du ſien. D'autres cavaliers auſſi ſe mirent à galopper ſur ſes traces; mais ce n'étoit point à lui qu'ils en vouloient, puiſque l'ayant paſſé bientôt, ils ne ralentirent pas rapidité de leur courſe. Je conſervai quelque tems l'eſpérance de leur échapper par la fuite; mais comme aprés de longs & d'inutiles détours je me vis ſur le point d'être atteint, il me par néceſſaire d'eſſayer des moyens peu être plus puiſſans, pour écarter indiſcrets perſécuteurs.

Je me retournai ſur eux, c'étoient des Pages, j'en comptai huit: Meſſieurs, que puis-je faire pour votre ſervice? nous permettre de vous voir & de vous embraſſer, me fut-il auſſi-tôt répondu.

-- Meſſieurs, vous êtes bien jeunes, mais pourtant vous devez être raiſonnables. Pourquoi donc, je vous prie, haſarder avec un galant homme, une mauvaiſe plaiſanterie qui peut avoir des ſuites fâcheuſes? -- Ce n'eſt point une plaiſanterie, répliqua l'étourdi qui s'étoit chargé de porter la parole, nous ſerions déſolés de vous offenſer; mais en vérité nous mourons d'envie d'embraſſer Mlle. Duportail. Non, dit un autre plus aviſé, pas Mademoiſelle Duportail, mais le généreux vainqueur du Marquis de B***.

Tandis qu'ils me parloient, je promenois ſur la campagne des regards inquiets; je l'entrevoyois déjà ce fâcheux Marquis! il s'approchoit à vue d'œil, & je tremblois pour mon rendez-vous: Meſſieurs, je ne connois pas Mlle. Duportail, mais tenez, le tems me preſſe, finiſſons: s'il faut abſolument que Faublas ſoit à la ronde embraſſé, j'y conſens, à condition cependant que vous allez attendre, arrêter & retenir ſous quelques prétextes pendant pluſieurs minutes, ce cavalier que vous pouvez appercevoir d'ici. Vous me rendriez même un plus grand ſervice, ſi pour plus de sûreté, vous vouliez l'engager à reprendre avec vous le chemin de Lonchamps.

Comme je parlois encore, un homme aſſez mal vêtu, que d'abord j'avois pris pour le laquais de l'un de ces jeunes gens, s'approcha de moi d'un air myſtérieux. Alors, malgré le chapeau rabattu qu'il tenoit enfoncé ſur ſes yeux, je reconnus M. Deſprés: le cher docteur de Luxembourg. Il me dit bien bas: je ne veux pas vous embraſſer moi; mais j'accours pour vous annoncer que Mme. Montdeſir vous prie inſtamment de paſſer un inſtant chez elle. -- M. Montdeſir!.... oui, oui, je comprends!.... mon cher, dites que j'en ſuis au déſeſpoir, mais qu'il m'eſt abſolument impoſſible de me rendre à ſon invitation avant deux bonnes heures.

Cependant mes écervelés de Pages tous enſemble me promirent d'arrêter de remmener avec eux l'importun cavalier qui n'étoit plus qu'à très-peu de diſtance. Ils me le promirent, ils m'embraſſerent, ils me virent avec regret, m'éloigner le plus vîte poſſible.

Il étoit tems que j'arrivaſſe; Mme, de Lignolle trouvoit les momens bien longs. Dès qu'elle me vit, elle m'accabla de reproches. Mon amie, que vous êtes injuſte! eſt-ce ma faute ſi cette femme a l'audace?..... -- Oui! c'eſt votre faute. Pourquoi connoiſſez-vous de pareilles créatures? Pour quoi m'avez-vous fait pour cette Mme.

Montdeſir, une infidélité! -- Bon! vous allez rappeler une querelle oubliée! -- oubliée? Jamais! De ma vie je n'oublierai que j'ai ſottement baiſé la main de cette impertinente!..... qui oſe aujourd'hui ſe prévaloir...... Vous venez de l'en punir. Vous l'avez défigurée. -- J'aurois dû la tuer! peu s'en eſt fallu. Elle eſt tombée du haut en bas de ſa voiture briſée.... du haut en bas! s'écria la Comteſſe avec beaucoup d'inquiétude. Mon dieu! je l'ai peut-être dangereuſement bleſſée? -- non. Mais.....

Ici, pour calmer tout-à-fait Mme. de Lignolle, je me hâtai de lui raconter la déconvenue de Juſtine; & je vous laiſſe à penſer combien mon récit rapide mais fidelle, amuſa la Comteſſe vive dans ſes gaiétés comme dans ſes fureurs. Je craignois qu'à force de rire, elle ne ſuffoquât. Je la ſerrai dans mes bras, croyant que l'heure du raccommodement étoit venue. Je me trompois: la cruelle Eléonore repouſſa ſon amant. Vous ſerez toujours, me dit-elle en reprenant ſa colere, toujours! le plus ingrat des hommes!...... Depuis un ſiécle! je péris d'amour & d'impatience. Cependant, c'eſt à moi qu'il laiſſe le deſſein d'inventer quelques moyens de nous réunir! -- mon amie, c'eſt inutilement que j'en ai tenté pluſieurs. -- Enfin, je trouve un expédient favorable, je vole à ce Lonchamps qui m'ennuie, j'y vole pour voir Faublas, uniquement pour le voir! il y vient en effet; mais afin d'avoir l'occaſion de faire en même tems ſa cour à mes deux rivales! -- Eléonore, je te jure que non! -- & pour comble de perfidie, le barbare! il arrange tout cela de maniere que moi, dont la jalouſie déchire le cœur, je me trouve juſtement placée entre mes deux mortelles ennemies! Quoi! vous prétendez que c'eſt encore ma faute? -- Oui, tâchez, menteur que vous êtes, tâchez de me perſuader que c'eſt le haſard qui a voulu que la voiture de Mme. de B*** précédât la mienne. -- Eléonore, je t'en donne ma parole d'honneur. -- Elle a bien fait de s'en aller, cette Mme. de B** vous avez bien fait de ne la pas ſuivre! je venois de l'entrevoir! un moment plus tard, je vous donnois à tous deux une leçon dont vous vous ſeriez ſouvenus! - Mon amie, ſi pourtant j'y étois venu pour elle, ne l'aurois-je pas ſuivie? Elle réfléchit un inſtant, & puis auſſi-tôt elle m'embraſſa; mais tout d'un coup: non, non! s'écria-t-elle, je ne ſuis pas encore convaincue! c'eſt donc parce qu'il vous a fallu néceſſairement ſecourir Mme. Montdeſir, que vous me faites attendre ici depuis près d'une demie heure? -- Non, mon amie; j'ai été long-tems retenu par cet importun cavalier --...... qui vous parloit avec tant de feu & que vous paroiſſiez entendre avec tant de plaiſir? -- de plaiſir? non. -- Que vous diſoit-il donc de ſi beau, ce Monſieur? -- il m'entretenoit de ma ſœur. -- Il la connoît? -- oui, c'eſt un parent...... -- un parent?...... mais cette fois je vous crois..... parce que je l'ai bien examiné pour m'aſſurer ſi ce n'étoit pas encore quelque femme déguiſée. Oh! vous ne m'attraperez plus! j'y prendrai garde, allez! -- A propos, mon amie, dis moi: n'as tu pas vu ta tante à Lonchamps? -- non, je ne voyois que toi: mais vous, Monſieur, vous avez pu faire attention à tous ceux qui vous entouroient. -- J'ai fait attention à la Marquiſe, parce qu'il m'a ſemblé qu'elle me regardoit. -- Heureuſement pour nous, dit la Comteſſe: elle n'a pas ſes yeux de quinze ans. Eléonore, ſi pourtant elle m'avoit reconnu? -- oh! que non, s'écria-t-elle...... Faublas, ce ſeroit un grand malheur...... mais..... mais il faut eſpérer que non.

Déjà la Comteſſe me parloit d'un ton plus doux; & je l'eus bientôt perſuadée de toute mon innocence. Alors elle parut avec tranſport m'entendre lui répéter cent fois les proteſtations d'un fidele amour; mais je fus non moins affligé que ſurpris, quand je vis qu'elle en refuſoit les preuves. Non! non! diſoit-elle d'un ton abſolu..... tu pleures, mon ami. Pourquoi donc? parce que vous ne m'aimez plus comme autrefois! -- davantage! Monſieur! autrefois, jamais un refus..... -- oui, lorſque vous n'étiez pas malade!..... tu pleures?..... voyez donc qu'il eſt enfant! Et ma très-raiſonnable maîtreſſe me fit mettre à ſes genoux pour eſſuyer & baiſer mes larmes.

Faublas, il ne faut pas pleurer, tu me fais de la peine.... Ecoutez donc, mon ami; je me ſouviens du jour que dans mes bras vous avez perdu connoiſſance; votre maladie vous a encore bien fatigué depuis; ta convaleſcence ne fait que commencer: veux-tu mourir? dame! vois, je mourrois auſſi.... là, vraiment, ne ſeroit-ce pas dommage? tous deux ſi jeunes & nous aimant ſi bien! Ah! je t'en prie, Faublas, ne mourons que le plus tard que nous pourrons, afin de nous adorer le plus long-tems poſſible. Vous riez, Monſieur! eſt-ce que j'ai l'air riſible?.... quand je parle raiſon!.... Eh bien! voilà que déjà vous recommencez! tout ce que je dis & rien, c'eſt donc la même choſe?... Finis, Faublas; finis, mon ami.... Laiſſez-moi, Monſieur laiſſez-moi. Je me fâcherai!... dame! écoutez donc! mettez-y de votre côté un peu de courage!.. Faublas, mon cher Faublas! ajouta-t-elle avec abandon, après m'avoir donné le baiſer le plus tendre, ce n'eſt déjà pas pour moi une choſe ſi facile que de réſiſter à mes deſirs: s'il faut en même tems triompher des tiens, je ne réponds pas d'en avoir la force.

C'étoit avec raiſon qu'elle ſe défioit d'elle-même, mon adorable Eléonore, puiſqu'après quelques momens d'un voluptueux combat, après quelques momens d'un plus voluptueux ſilence, elle me dit avec des ſoupirs entrecoupés & d'une voix tremblante: tu vois bien, mon ami, tu vois bien ce qui vient d'arriver; ch bien! en venant ici, j'avois juré que cela ne ſeroit pas; & tout de ſuite elle jura que du moins cela ne ſeroit plus. Or, comme je publie ſa défaite, il faut avouer ſes victoires: malgré mes efforts à chaque inſtant renouvellés, je ne pus une ſeconde fois obtenir de ma délicate maîtreſſe, qu'elle oubliât ſes chaſtes réſolutions.

Ma charmante amie, les heures fortunées s'écoulent bien vîte! il faut déjà nous ſéparer. -- Déjà! -- Si j'arrivois trop tard, il me deviendroit impoſſible de faire à M. de Belcour une fable un peu vraiſemblable; mon eſclavage.... -- Un moment, s'écria-t-elle, les larmes aux yeux; un moment encore, Faublas, nous nous quittons pour trois jours! -- Pour trois jours! -- Demain, je vais au Gâtinois.... -- Au Gâtinois ſans moi, pourquoi donc faire? -- Hélas! ſans toi. C'eſt ton pere... ton pere me fera mourir de chagrin!... Cette fête, qu'elle ſera triſte! & quand il m'étoit permis de croire que mon amant l'embelliroit de ſa préſence, je m'en faiſois une idée ſi charmante! -- Eléonore, tes pleurs me font un plaiſir trop douloureux. Seche tes pleurs, attends... que ma bouche!.. dis-moi, ma belle amie, dis, quelle eſt cette fête! -- Être au milieu de mille gens indifférens, & ne pas rencontrer ce qu'on aime! ſe voir environnée de monde, quand on voudroit gémir dans un déſert! Dismoi donc quelle eſt cette fête? Tous les ans, au jour de Pâques.... tous les ans, depuis que j'exiſte.... la Roſiere a reçu de mes mains....

L'année derniere, j'ignorois encore ce que je faiſois: je le ſais maintenant! je le ſais!.... du moins je flattois ma foibleſſe de cette eſpérance que mon amant ſeroit là pour me conſoler, pour me ſoutenir, ſi je venois à ſonger avec quelque frayeur, que moi qui couronnes la ſageſſe, je ne ſuis pas ſage....

Hélas! je le dirai toujours: ce n'eſt point ma faute! je ne ceſſerai de le répéter: pourquoi m'ont-ils donné ce M. de Lignolle!... Ce que je dis là te fait de la peine? Faublas!... Va, raſſure toi: je n'ai pas de remords! pas même de regrets!... quelquefois ſeulement... depuis que ton pere m'a fait de grands diſcours.... Je me ſurprends réfléchiſſant ſur les dangers ſans nombre.... Va, raſſure-toi: tant que tu m'aimeras, ne crains pas que je t'abandonne! & quand tu ne m'aimeras plus... quand tu ne m'aimeras plus, je trouverai dans mon déſeſpoir ma derniere reſſource. Raſſure-toi.... tu pleures?...

Tiens, mon ami: viens, viens m'embraſſer; viens, que nos larmes ſe confondent!... Demain je pars; Dimanche, la triſte fête a lieu; le Lundi, de très-bonne heure, tout le monde revient.

Je ramene avec ma tante, M'. de Fonroſe qui nous aime tant: M. de Fonroſe & moi nous concertons quelque heureux ſtratagême qui puiſſe te rendre à ton Eléonore dans la ſoirée même du Lundi.

Quoiqu'il fût déjà tard, quoique la Marquiſe m'attendît, quoique me pere dût s'impatienter de ma longue abſence, je répétai cent fois mes adieux à M. de Lignolle, avant de la pouvoir quitter.

Enfin pourtant nous trouvâmes aſſe de forces pour nous ſéparer, & je courus, chez Juſtine, joindre M. de B***.

La Marquiſe avoit les yeux rouges, la reſpiration difficile, la figure très-altérée: elle me vit pourtant avec quelque plaiſir, m'emparer de ſa main qui fut auſſi-tôt vingt fois baiſée. Etoit-il tout-à fait impoſſible, me dit-elle avec infiniment de douceur, que vous me fiſſiez un peu moins attendre? Puis, ſans me donner le tems de lui répondre, affectant de la joie & me regardant avec complaiſance; le voilà tout-à-fait bien, pourſuivit-elle. Croiroit-on que ce jeune homme étoit, il y a douze jours, ſi dangereuſement malade? Le croiroient-elles, ces femmes qui tout-à-l'heure à Longchamps s'émerveilloient de lui voir ce teint de lys & de roſe, ne ſe laſſoient pas d'admirer ſon éclat, ſa beauté, ſa fraîcheur, ſa..... Mm. de B** parut ſe faire violence pour n'en pas dire davantage.

Son regard qui s'étoit animé, redevint triſte, incertain, penſif. D'une voix foible & traînante, elle reprit: je ne me ſerois point aviſée d'aller la,i j'avois penſé que vous y duſſiez venir; mais le moyen de deviner? le moyen d'imaginer que vous étiez en état de paroître en public, quand depuis huit jours la petite Montdeſir attendoit vainement l'annonce de votre viſite particuliere.... -- Ah! ne m'accuſez point! je n'ai pu me rendre à votre invitation. Mon pere m'a ſuivi par-tout, aujourd'hui même, il étoit à Long-champs avec moi..... Ne m'y avez-vous pas vue, à Longchamps, me demanda-t-elle avec une eſpece d'inquiétude? -- Oui, je ne vous ai point ſaluée, de peur.... Elle m'interrompit avec un cri de joie: j'oſois m'en flatter qu'il m'avoit bien reconnue,& que c'étoit ſeulement par diſcrétion....

Recevez mes remercîmens: je vous reconnois à ce trait là; à ce procédé généreuſement délicat, je reconnois.... l'ami de mon choix. -- Ma chere maman, pourquoi donc n'avez-vous fait que paroître à cette promenade magnifique dont vous étiez le principal ornement? -- Le principal?... Non.... on, je ne le crois pas..... Au reſte, e ne ſuis partie qu'à l'inſtant où j'ai u la foule ſe porter autour de vous.

-- C'eſt-à dire, que vous avez pu voir auſſi l'accident de Juſtine? Un ſourire int effleurer les levres de la Marquiſe.

Oui, je l'ai pu voir auſſi, ſon accident, dit-elle. Et d'un ton très-ſérieux, elle ajouta: mais cet accident 'a-t-il aſſez punie? Je ſuis bien aiſe que vous me diſiez devant elle ce que vous an penſez; c'eſt pour cela que, ſi vous ne vous ennuyez pas trop ici, nous attendrons. Nous ne l'attendîmes pas longtems, car à l'inſtant même on lui ouvroit ſon antichambre. Un galant cavalier lui parloit très-haut: ces jeunes gens m'on accueilli, fêté, careſſé! Moi, je ne ſais pas réſiſter à des manieres obligeantes, aux prévenances des gens qui m'aiment Cependant, l'autre gagnoit ſur n beaucoup d'avance. Quand j'ai vu cela, je ſuis revenu à Longchamps, tout ex près pour toi, mon enfant: ta phyſionomie m'avoit frappé. -- Eſt-ce que je me trompe? me dit M. de B***.

Eſt-ce que ce n'eſt point?... -- Vu ne vous trompez pas! A ſa voix, comme à ſes diſcours, je crois auſſi le reconnoître. -- Oh! c'eſt lui! c'eſt lui! ſauvons-nous! Il n'y avoit pas un moment à perdre; nous courûmes à la porte qui communiquoit chez le Bijoutier.

Bon dieu! s'écria la Marquiſe, qu je fait de la clef? Une armoire très-haute, mais très-étroite, & fort heureuſement aſſez profonde, pratiquée dans une encoignure, à côté de la cheminée, nous offrit un dernier aſyle.

Mm. de B*** s'y jetta la premiere.

Vîte, Faublas! je n'eus que le tems de m'y précipiter après elle & de fermer la porte ſur nous.

Ils entrerent dans l'appartement que nous venions de leur abandonner. Oui, continua-t-il, ta phyſionomie m'avoit frappé. Je mourois d'envie de te parler. -- Vous m'avez donc bien reconnue? -- tout de ſuite! mais peux-tu me faire une queſtion pareille, à moi qui ſais toutes les figures par cœur. Ah! c'eſt que ce ſuperbe attelage, cette brillante voiture, la grande parure où j'étois, tout cela pouvoit bien me rendre méconnoiſſable. -- Aux yeux de tout autre, oui: mais aux miens! tu as donc oublié comme je ſuis phyſionomiſte?..... A propos de ton équipage, quel eſt, je t'en prie, le magnifique mortel qui ſe ruine pour toi? le Chevalier de Faublas, peut-être? Eh bien! oui! un plaiſant freluquet!

Entendez-vous l'impertinente? taiſezvous, me répondit la Marquiſe.

Pourtant, reprit M. de B***, il me ſemble que tantôt tu le lorgnois à

Lonchamps? -- lui! ce morveux! c'étoit vous que je regardois. -- Je te plais donc? -- à qui ne plaiſez-vous pas -- Il eſt vrai que j'ai la phyſionomie du monde la plus heureuſe, je ne rencontre que des gens qui m'aiment encore aujourd'hui, tu as pu voir Lonchamps, la joie que ma préſence leur donnoit à tous! Oui, tout monde paroiſſoit content. -- Perſonne ne l'étoit plus que moi, je vous aſſure.

--Cependant ma pauvre petite, venoit de t'arriver une aventure aſſez déſagréable. Quelle eſt cette femme qui t'a ſi maltraitée? -- une petite catin! Mais voyez donc cette!...... taiſezvous, me dit encore M. de B, Son mari continua: elle avoit un domeſtique à livrée! -- bon! une livrée d'emprunt. Ton joli phaëton eſt bien endommagé. -- J'en ſuis d'autant plus ſâchée, que c'eſt le préſent d'une Dame de mes amies......

A cet endroit de l'intéreſſant dialogue, la Marquiſe ne put s'empêcher de ſe récrier tout bas: une Dame de ſes amies! l'inſolente! -- ma belle maman, eſt-ce que c'eſt vous?... -- oui. -- Eh bien, permettez qu'à mon tour je vous diſe: paix donc!

Cependant pour avoir cauſé, nous perdîmes quelques-unes des paroles de Juſtine:....... venir tout exprès d'Angleterre, pourſuivit-elle, -- une Dame de tes amies, s'écria le Marquis? diantre! il faut que tu aies de grandes complaiſances pour cette Dame là? -- je vous en réponds. -- Mais mon ange entendons-nous? je ne me ſoucierois pas d'une maîtreſſe qui aimeroit les femmes. -- Quoi! vous imaginez?....

Ce n'eſt pas cela! ce n'eſt pas cela!

Tenez, je vais vous dire: c'eſt une Dame....... comme il faut...... du haut parage......elle eſt gênée chez elle......

-- J'entends! j'entends! c'eſt encore un bénet de mari qu'on attrappe!..... ou qu'on attrapera, Monſieur le Marquis. -- Mon dieu! que ces maris ſont bons!...... de ſorte que tu lui prêtes cette chambre-à-coucher pour?.... non, oh, non; il ne ſe paſſe entre eux, rien de malhonnête, j'en ſu sûre. -- L'intrigue ne fait donc que commencer? -- au contraire, elle ancienne...... C'eſt une hiſtoire que cela, Monſieur le Marquis! -- conte! conte! le récit des tours que ces imbéciles maris ſe laiſſent faire, m'amuſe toujours infiniment. Conte. -- La Dame a eu le jeune homme autrefois; mais il il l'a quittée pour une autre: elle ne ſe ſoucie point de le partager & veut le ravoir. Ici la Marquiſe murmura: l'effrontée menteuſe! -- O ma belle maman, taiſez-vous donc! & je riſquai de lui donner à petit bruit, un baiſer qu'elle ne put s'empêcher de recevoir. Cependant nous avions encore perdu quelques mots. -- Juſtement! diſoit M Montdeſir, elle ne lui permet rien encore; mais le moment approche où elle lui permettra tout. -- Tu es donc entiérement dans la confidence? -- non: eſt une femme trop méfiante & trop droite! elle ne me dit preſque rien; ais je vois bien par ſa conduite.....

De quoi riez-vous? -- de la mine que ces amoureux-là doivent faire, quand ils ſont enſemble. Moi qui ſuis phyſionomiſte, je donnerois.... cent louis! pour étudier alors le jeu de le parbleu, tu devrois que figures... que jour me procurer ce plaiſir la. A vous? -- à moi. -- impoſſible!

Monſieur le Marquis. -- Pourquoi? me cacherois quelque part. -- Impoſſible, vous dis-je. -- Tiens: quand je devrois me tapir ſous ton lit. -- So mon lit? vous ne pourriez appercevoir que leurs jambes. -- Tu as raiſon. Eh bien! dans une armoire. Tu as des armoires ici? -- vous le voyez que j'en ai.

La converſation prenoit un tour vraiment effrayant; il s'en falloit bien que je fuſſe à mon aiſe; & je ſentois la Marquiſe trembler.

Attends! s'écria le Marquis....

Il alla très-heureuſement à celle qui étoit de l'autre côté de la cheminée; & quand il en eut ouvert la porte: voilà préciſément ce qu'il me faut, dit-il! Un homme un peu puiſſant n'y tiendroit point; moi, je n'y ſerai pas trop mal. Et vois-tu: par le petit trou de la ſerrure je contemplerois les acteurs tout à mon aiſe. Allons, Juſtine, laiſſe-toi fléchir, je paierai bien ta complaiſance, & je garderai le ſecret. -- D'honneur, ſi la choſe n'étoit pas entierement impraticable, ie le voudrois pour la rareté du fait.

-La Dame eſt-elle jolie? -- Bon! comme çà. Pas trop mal; mais elle ſe... ſuperbe! -- c'eſt l'uſage. croit....

Et le galant? -- oh! charmant, lui! charmant! -- mieux que le Chevalier de Faublas? -- mieux? non, mais tout auſſi bien! En vérité! -- ſais-tu que je ſuis jaloux du Chevalier! -- Comment jaloux? vous croyez encore que Madame la Marquiſe?....- non, non. Mais toi, mon enfant.... --Moi! ah! vous avez tort. -- Autrefois cependant?.... -- autrefois, je n'avois pas des goûts ſolides. Pourtant je me ſuis toujours ſenti de l'inclination pour vous, Monſieur le Marquis. -- Ah! je le crois bien. Je te dis: ma figure!..... elle produit cet effet là ſur toutes les femmes. -- Oui, la vôtre, par exemple, vous adore. -- M'adore! tu as dit le mot..... ſais tu bien une choſe? c'eſt qu'à la longue rien ne devient plus fatigant que ces adorations la! Mme. de B*** peut paſſer pour belle; à la bonne heure. Mais toujours la même femme! toujours! d'ailleurs avec toute ſa tendreſſe, la Marquiſe eſt froide ſur l'article! & moi je ne connois que cela de bon en amour. Ma foi! je ſuis jeune: j'ai beſoin d'amuſement, de diſtractions..... mon enfant, je ſoupe avec oi. -- Vous ſoupez? -- oui, je ſoupe.

Toujours je ſoupe, tu dois t'en ſouvenir.... & je couche, ma reine. Ici, Monſieur le Marquis? --pas ailleurs, je t'aſſure.

Nous entendîmes une bourſe tomber ſur la cheminée. Tout-à-l'heure nous paſſerons dans la ſalle-à-manger, dit Juſtine. -- Pourquoi donc la ſalle à manger? reſtons ici: nous ſommes ſi bien! fais apporter une volaille. Va, mon ange, avant & même pendant le ſouper, nous pourrons avoir mille choſes intéreſſantes à nous communiquer.

M. Montdeſir ſonna ſon Jockey: vîte! qu'on apporte deux couverts & qu'on ne laiſſe entrer perſonne!

Et nous, ma belle maman, nous allons donc, de notre côté, ſouper & coucher dans cette armoire? -- Ah! mon ami, me répondit-elle, mon ami! je ſuis encore tremblante de la peur qu'il ma faite!

Maintenant que j'y réfléchis, je me demande pourquoi je craignois de paſſer toute la nuit dans cette armoire ou je devois me trouver ſi bien. Je vous ai dit qu'en largeur, elle ne nous eût pas contenus; & puiſqu'il falloit que nous nous tinſſions, la Marquiſe & moi, l'un ſur l'autre ſerrés dans ſa profondeur, n'eût-il pas été trop extraordinaire que je tournaſſe impoliment le dos à Ms. de B**? je m'étois donc placé dans le ſens contraire. Auſſi, dans cette poſture infiniment douce, mes levres ſans ceſſe effleuroient les ſiennes, ma poitrine repoſoit ſur ſon ſein, je pouvois compter les battemens de ſon cœur: nous nous touchions de la tête aux pieds! quel homme, fut-il né dans les antres froids de la Sibérie, des embraſſemens d'un couple glacé; l'eût-on ſous un froc chaſtement abſurde, élevé dans la haine de l'amour & dans la terreur des femmes; l'eut-on conſtamment nourri de végétaux ſans chaleur & ſans ſucs, conſtamment abreuvé des plus rafraichiſſantes émulſions; quel homme, aux attraits tout puiſſans d'une tentation preſſante autant que celle qui m'agitoit, n'eût pas ſenti ſon cœur s'émouvoir, & tous ſes eſprits fermenter, & tout ſon ſang bouillir! le mien brûloit mes veines! & vous-même. ô! M. de B, vous-même.... Ah! quelle vertu n'eût pas ſuccombé! Mes premieres careſſes pourtant lui cauſerent une ſurpriſe mêlée d'effroi: Faublas, eſt-il poſſible! y ſongez-vous?.... Monſieur! Monſieur!

Le Marquis plus promptement heureux que moi dans ſes amours, me força par le ſuccès rapide de ſes entrepriſes, à ſuſpendre la vivacité des miennes. Il ſe faiſoit alors dans l'appartement un ſilence qui nous eût trahis, ſi j'avois oſé me permettre le moindre mouvement: ma belle maman, il me ſemble que votre mari vous fait une infidélité? -- que m'importe? dit-elle. Ah! pourvu que mon ami conſerve pour moi quelque reſpect, pourvu qu'il n'abuſe pas de ma ſituation vraiment chagrinante, que m'importe le reſte! Leurs exercices & nos confidences furent à la fois interrompus par le retour du petit domeſtique: il apportoit la table, nous entendîmes qu'elle fut placée aſſez près de notre armoire.

Dès que le ſouper fut ſervi, Montdeſir renvoya ſon jockey: nous voilà libres, dit-elle à M. de B*** cauſons. Je ſuis, Monſieur le Marquis, charmée de vous appartenir. C'eſt une bonne fortune que je déſirois trop. pour qu'elle ne m'arrivât pas; mais pourquoi m'eſt-elle arrivée ſi tard; par quel haſard n'avez-vous fait aucune attention à moi, pendant que je demeurois chez vous? -- ah! dans la maiſon de ma femme! -- bon!...... Tenez, ſoyez vrai, tous les hommes ſont comme cela: vous m'aimez maintenant parce que je ſuis quelque choſe. -- Tu badines! eſt-ce que je ne le voyois pas bien dans ta phyſionomie que tu ſerois quelque choſe?..... car elle eſt heureuſe ta phyſionomie..... un peu gâtée, ce ſoir! ce coup de fouet t'a marquée; mais pour un connoiſſeur, c'eſt une bagatelle: le fond des traits reſte toujours.... Juſtine, je t'aſſure que de tout tems j'ai vu ſur ta mine que tu ferois fortune; chez moi je me ſuis dit cent fois en te regardant: je remarque dans l'air de cette fille là, je ne ſais quoi qui finira par me plaire quelque jour. -- Cependant, quand il y a ſi mois vous m'avez chaſſée? -- j'étois en colere. On me vouloit faire croire que ma femme.... -- A propos, je ſuis bien curieuſe de ſavoir de quelle maniere vous avez découvert ſon innocence; car elle eſt innocente. -- N'eſt-il pas vrai qu'elle l'eſt? -- moi! j'en ſuis sûre, & je vous l'ai toujours ſoutenu, ſouvenez-vous-en? -- Oui. Mais je voudrois ſavoir de vous-même comment vous en avez acquis les preuves? -- vraiment! il a bien fallu que Mm. de B me donnât les éclairciſſemens néceſſaires. Tiens, écoute: Ce que le Marquis alloit dite, devoit à tous égards exciter ma vive curioſité: je redoublai d'attention.

Ecoute: d'abord M. Duportail n'a pas d'enfant, c'eſt la vérité. Son nom?

Mlle. de Faublas qui eſt une petite perſonne fort éveillée, l'avoit pris pour aller au bal avec cet habit d'amazone.

C'eſt bien avec Mlle. de Faublas que la Marquiſe a fait connoiſſance. C'eſt bien Mlle. de Faublas qui a couché dans le lit de ma femme. Toi, d'abord, comme tu me l'as cent fois répété dans le tems, tu en ſais quelque choſe.... -- certainement! je l'ai deshabillée! Bon! d'ailleurs, il étoit horrible à moi de ſuppoſer que la Marquiſe eût pu tout d'un-coup ſe jetter à la tête d'un jeune homme qu'elle ne connoiſſoit pas.

Mais, tiens! que je t'apprenne une circonſtance que je me ſuis rappellée depuis, & dont je me garderai bien d'inſtruire Mm. de B***. Ma figure avoit produit ſur la jeune perſonne ſon effet ordinaire; la vive Demoiſelle m'avoit à-peu près permis de venir pendant la nuit lui faire une viſite. A tâtons je ſuis entré dans l'appartement de ma femme; à tâtons j'ai promené librement ma main ſur la gorge de la jeune fille.... Et que diable! un garçon n'a pas la poitrine faite comme ça!... Ta ris? -- Oui, je ris, parce que.... parce que je penſe que Madame... dans ce moment là pouvoit ſentir votre main.... car elle étoit couchée là tout auprès, Madame? -- Oh! Madame étoit endormie: malheureuſement le bruit l'a trop tôt réveillée.... -- Ah! ah!.... de ſorte que tout au contraire, c'eſt à côté de l'enfant qui dormoit peut-être encore..... -- Qui dormoit, oui. -- C'eſt à côté d'elle que vous avez.... embraſſé votre femme. -- Juſtement, m reine. Il n'étoit pas à préſumer que je fuſſe venu là pour rien: c'eût été d'ailleurs faire une eſpèce d'inſulte à la Marquiſe, que de m'en aller ſans avoir rempli le devoir conjugal. -- Je ſuis pourtant bien étonnée que Madame vous ait permis cela dans un moment pareil?

Vous conviendrez que la décence...

-- La Marquiſe, cette nuit-là, ne demandoit pas mieux, parce que....

Ma belle amie, je ſuis témoin qu'il ment. -- Faublas! Faublas! plaignez-moi!

.... La jalouſe Marquiſe, diſoit M. de B, quand je lui rendis mon attention -- Il eſt vrai qu'elle eſt jalouſe, cela fait trembler!... Monſieur le Marquis, voilà déjà deux bonnes preuves que c'étoit Mlle. de Faublas! Mais n'en auriez-vous pas encore quelqu'autre?

-- Aſſurément. Celle-là, je ne m'en ſouvenois plus, c'eſt M. de B qui me l'a rappellée: Le lendemain, nous reconduisîmes la prétendue Mlle.

Duportail; elle fut obligée de nous mener chez ſon pere ſuppoſé; mais nous y trouvâmes ſon véritable pere qui la traita comme on traite une Demoiſelle... une Demoiſelle dont la conduite n'eſt pas tout-à-fait bonne. Or, je le connois maintenant ce Baron de Faublas; j'ai eu deux fois l'occaſion d'examiner ſon caractere & ſa phyſionomie: c'eſt un homme vif, emporté, quelquefois brutal, un homme incapable de ménagemens! Si c'eût été le jeune homme que nous euſſions ramené déguiſé de la ſorte, il ſe fût écrié comme chez ce Commiſſaire: c'eſt mon fils! -- Ainſi donc ce fut Mlle. Duportail qui vint le ſoir en habit d'Amazone, & le lendemain.... -- Le lendemain? non; ce fut ſon frere. -- Son frere.... je le ſais bien. Mais vous a-t-on dit pourquoi -- Parce que M. de Roſambert le preſſa de faire cette mauvaiſe plaiſanterie. M. de Roſambert avoit ſes motifs: il étoit amoureux de ma femme, & furieux de n'eſſuyer que des mépris, il voulut ſe venger. Il envoya donc chez la Marquiſe le Chevalier revêtu des habits de ſa ſœur, & profitant de la circonſtance, il vint le ſoir faire une ſcène à ma femme, une ſcène affreuſe qui la pouvoit étrangement con promettre, une ſcène!... Je ne me ſouviens pas des détails, car, moi, je n'ai de la mémoire que pour les phyſionomies....

Mais la Marquiſe m'a beaucoup aidé, & je me rappellois en général que la ſcène étoit horrible.... Ce procédé de Roſambert me paroît infâme; auſſi je ne reverrai M. le Comte de ma vie, ou ſi je le vois.... tiens, Juſtine, ſur un mot! je me ſens diſpoſé à me couper la gorge avec lui. -- Ne vous en aviſez pas! vous feriez mourir votre amante d'inquiétude! -- Mon amante, c'eſt?...-c'eſt moi. -- Bien! ma petite. Fort bien ce que tu dis là. -- Monſieur le Marquis, apprenez moi donc auſſi.... pardon ſi je vous fais tant de queſtions.

Vous devez ſentir que je ſuis enchantée de vous voir entiérement revenu ſur le compte de Madame, & ſur-tout ſur le mien; car, vous imaginiez que je vous faiſois une foule de menſonges!...

Mlle. de Faublas, que devint-elle? Mlle. de Faublas? elle commença par ſe lier intimement avec M. de Roſambert, & puis avec d'autres. Elle donna des rendez-vous à celui-ci, des rendez-vous à celui-là, j'en ſuis sûr! J'ai trouvé une lettre qu'elle avoit laiſſé dans un endroit fort ſuſpect; & elle-même, la jeune perſonne! je l'ai rencontrée en partie fine aux environs du Bois de Boulogne. Il eſt arrivé de tout cela, ce qui ar rive: un enfant. -- Un enfant? -- Un enfant, j'en ſuis sûr encore. Je l'ai vue.... groſſe.... je l'ai vue groſſe. La taille déjà rondelette & la phyſionomie d'une femme. Que diable! je m'y connois! Elle ſe cachoit alors, ſous le nom de Mm. Ducange, dans un hôtel du fauxbourg St. Honoré. Malgré ces précautions, le pere n'a pas pu ignorer plus long-tems les dérangemens de ſa fille; il a aſſemblé les parens. Les parens, pour ſauver du moins l'honneur de la famille, ont décidé qu'il falloit que le frere, de tems en tems, parût en public avec des habits de femme, & qu'ils en prendroient occaſion de répandre par tout que c'étoit le Chevalier de Faublas, & non pas ſa ſœur, qui avoit couru les bals ſous divers traveſtiſſemens. M. Duportail a bien voulu ſe prêter à cet arrangement. De cette maniere, on a dépayſé les médiſans, excepté Roſambert & deux ou trois jeunes gens de par le monde, à qui l'on ne perſuadera jamais que la Demoiſelle étoit garçon. Mais ce qu'il y a de vraiment affreux dans cette affaire, ajouta-t-il d'un ton myſtérieux, c'eſt qu'ils ont fait, je crois, avorter la jeune perſonne! ou bien, ce ſeroit donc quelque accident qui l'auroit fait accoucher avant le terme? Au moins je ſais qu'ils ſe ſont hâtés de la faire voir dans toutes les promenades. Le jour que je la rencontrai aux Tuileries, elle étoit maigre, pâle, fatiguée!... Regarde pourtant combien d'accidens ſe ſont réunis pour mettre ce jour-là mes connoiſſances phyſionomiques en défaut! Je trouve la Demoiſelle fort changée; je lui fais tout bas mon compliment de condoléance. Le pere qui eſt derriere moi, m'entend; déſeſpéré de ce que je ſuis dans le ſecret, il entre en fureur. Le jeune homme arrive, & comme je vois pour la premiere ſois le frere à côté de la ſœur, je ſuis frappé de leur extrême reſſemblance. Cependant le Chevale appelle le Baron: ſon pere. Le pere crie que M. Duportail n'a pas d'enfans. M.

Duportail me fait le menſonge auquel il s'eſt engagé: il m'affirme que c'eſt le Chevalier qui a toujours mis le maudit habit d'Amazone. Moi, tout étourdi de tant de quiproquos, très-chatouilleux ſur l'honneur, je perds la tête, e m'emporte, j'en crois leurs diſcours plus que mes yeux, j'accuſe ma femme.. & qui plus eſt! la ſcience phyſionomique de m'avoir à la fois trompé!

Je vais comme un enragé défier le Chevalier.... qui n'a pas eu la Marquiſe, puiſqu'il la connoît à peine.... qui ne a point eue! qui ne l'aura jamais, ni ui, ni d'autres!... Cependant le jeune homme, intéreſſé à ſoutenir la querelle, qui devient celle de toute la famille, ne s'explique point. Il accepte fiérement, & le lendemain.....

Le Marquis ne ceſſa pas de parler; mais ayant appris de lui ce que j'étois ſi curieux de ſavoir, je ceſſai de l'écouter. Un intérêt plus preſſant me commandoit une occupation plus douce: M. de B, dans une poſture aſſez peu favorable à l'attaque, mais du moins incommode pour la défenſe, retenue d'ailleurs par la crainte d'étre entendue, n'oſoit riſquer de grands mouvemens, & ne pouvoit oppoſer mes efforts rapidement multipliés, qu'une bien courte réſiſtance. Auſſi, lorſqu'après quelques minutes ſon mari tranſporté d'aiſe répéta: le Chevalier ne l'a jamais eue & il ne l'aura jamais! ni lui ni d'autres! quand il répéta, peu s'en falloit que je ne l'euſſe.

La Marquiſe elle-même parut s'avouer ma prochaine victoire, puiſqu'elle prit le ton doucement ſuppliant d'une femme qui ne veut que retarder défaite: un moment, dit-elle! mon ami. je ne vous demande qu'un moment!....

Faublas, je vous avois jugé capable de plus de généroſité! -- ma belle maman, c'eſt de l'héroïſme qu'il faudroit! --....

Cruel! me refuſerez-vous un moment?.... Faublas! mon ami! que je ſache du moins ſi le danger n'eſt point extrême.... voudriez-vous m'expoſer?.... que je ſache s'ils ne peuvent pas au moindre bruit, venir à nous..... Où ſont- ils? -- ils ſoupent. -- Aſſurez-vous-en. -- Le moyen? -- Regardez. -- Par ou? -- mais! par le trou de la ſerrure. -- Cela n'eſt pas facile! je ne puis me baiſſer. -- Tâchez. -- Ils ſont à table. -- Comment placés? -- Juſtine en face. -- De cette armoire? -- oui. -- Et le Marquis? -- nous tourne le dos.

A peine ai-je dit, que prompte comme l'éclair, la Marquiſe en ſe dégageant de mes bras, pouſſe notre porte avec violence, ſe précipite hors de l'armoire, s'élance vers la table, la renverſe &.... je ne vois plus rien. La porte a été rejettée ſur moi, les bougies viennent de s'éteindre; mais tout ſtupéfait que je ſuis, comme il me reſte encore des oreilles, je puis entendre le bruit de cinq ou ſix ſoufflets très-leſtement donnés. Je puis entendre M de B d'un ton ferme parler ainſi il vous ſied bien, petite créature que j'ai tirée de la lie du peuple & de la miſere, qui ſans moi, garderez encore les troupeaux de votre village, & que je puis d'un mot renvoyer ſur votre fumier; il vous ſied bien d'oublier le profond reſpect que vous devez à votre bienfaitrice, & de faire de ſa conduite privée l'objet de vos ſecrets entretiens, de votre impertinente curioſité, de vos inſolentes remarques. Je vous trouve ſur-tout bien oſée d'entrain mon mari dans de libertines orgie..

Et vous, Monſieur, voilà donc le prix dont vous payez mon attachement ſans bornes! je me doutois bien que quelques projets de conquête vous conduiſoient à Lonchamps! je vous ai fait ſuivre, on vous a vu.... Je vous ai vu moi-même aller ſans pudeur, groſſir honteux cortege d'une courtiſanne; dans la foule de ſes amans, briguer honneur du mouchoir! on vous a vu long-tems entretenir un jeune homme, qui par ménagement pour moi, vous deviez jamais parler en public ni même en particulier! on vous a vu revenir conſoler cette Nymphe du trop petit malheur que ſon impudence venoit de lui attirer; puis enfin vous diſpoſer à la ramener en triomphe chez elle!.... Mademoiſelle, quiconque fait métier de ſe vendre au premier venu, doit s'attendre à n'avoir que des valets que le premier venu peut corrompre; j'ai fait généreuſement payer les vôtres; ils n'ont pas refuſé d'indiquer votre demeure, & c'eſt l'un d'eux qui m'a cachée dans cette chambre où je tremblois..... Monſieur, de vous voir arriver bientôt avec votre amante.

Mais, quoiqu'il dût m'en coûter, j'avois cette fois bien réſolu d'acquérir enfin la preuve certaine de vos infidélités journalieres: je m'étois méme promis de ne ſortir de ma priſon que pour ſurprendre au lit mon indigre rivale & mon perfide époux. Je n'ai pas eu la patience d'attendre ſi long tems; vous m'en avez d'ailleurs épargné la peine; je ne dois pas m'en étonner.

Cette jolie perſonne eſt ſi digne de tous vos empreſſenens... cependant raſſurez-vous: je ne m'emporterai plus ni contre vous ni contre elle: dé même je me repens des violences dont un premier mouvement m'a tout l'heure rendue coupable envers cet fille. A l'avenir je ſaurai conſerve de pareilles rencontres, plus de tranquillité; ou plutôt cette ſcène, je vous promets, ſera la derniere que ſe permettra la jalouſe Marquiſe, & pour continuer à me ſervir de vos expreſſions tout-a-fait obligeantes, mes adorations ne vous fatigueront plus. Au reſte, puiſqu'à preſent je n'ignore pas que c'étoit le ſeul deſir de ne point m'inſulter, qui vous déterminoit à honorer quelquefois de ce qu'il vous ît nommer le devoir conjugal; je ſuis plus obligée de vous répéter complaiſamment ce que je vous ai dit le fois avec trop de modération: e c'étoit la choſe du monde qui étoit la plus indifférente. Il eſt bon de vous déclarer que je me ſuis vraiment immolée, chaque fois qu'il m'a lu le remplir, ce devoir; il eſt bon vous declarer qu'a compter de ce moment-ci, je m'en crois entierement diſpenſée. Peu m'importe qu'un tyrannique uſage interdiſe au ſexe le plus foible, cette malheureuſe & derniere reſſource contre les crimes du plus fort. Je ne reconnois de loix que celles qui ſont juſtes, & de loix juſtes, que celles qui comportent l'égalité. Il eſt trop affreux que les perfidies nombreuſes de l'époux, ſoient applaudies, lorſqu'une ſeule foibleſſe de l'épouſe la déshonore! il eſt trop affreux que moi, qu'on eût condamnée à périr de douleur au fond de quelque retraite ignominieuſe, parce que j'aurois idolâtré l'amant le plus digne de nn choix, on m'oblige à recevoir dans mes bras mon indigne mari ſortant des bras d'une proſtituée! je jure qu'il n'en ſera rien! Monſieur le Marquis. ſouvenez vous du jour que de vaines rumeurs & vos odieux ſoupçons m'accuſoient? Si je ne m'étois juſtifiée mal ou bien, mal ou bien répéta-t-e avec beaucoup de force, ſi je ne m'étois juſtifiée, ſi je n'étois parvenue a vous convaincre de mon innocence, vous alliez uſer de vos droits, des droits du plus fort. Déjà vous m'annonciez que nos nœuds étoient rompus, qu'une éternelle priſon m'alloit renfermer. Eh bien! Monſieur, alors pour aujourd'hui, vous prononciez contre vous-même, non pas l'arrêt de votre captivité; il n'y a pas de couvens pour les hommes en pareil cas! mais l'arrêt de notre ſéparation. Vous venez de le ſigner, ici, tout-à-l'heure, ſur le ſopha de Juſtine. Mme. de* vous le proteſte, & M de B vous devez le ſavoir, n'eſt pas femme à varier dans ſes réſolutions. Je vivrai célibataire, mais je vivrai libre; je ne ſerai plus le bien, l'eſclave, le meuble de perſonne; je n'appartiendrai qu'à moi Vous cependant, Monſieur le Marquis, encore un peu plus heureux qu'auparavant, vous aurez ſans aucune contrainte cent maîtreſſes, ſi bon vous ſemble! toutes les femmes à qui vous plairez! toutes les filles qui vous plairont!.... excepté celle-ci pourtant. Je ne veux pas que celle-ci profite de vos largeſſes, & c'eſt là mon unique vengeance. Je l'avertis que s'il lui arrive ſeulement une fois de vous recevoir chez elle, je la fais impitoyablement enlever..... Mademoiſelle, je vous cauſe un tort que vous croyez irréparable, n'eſt-ce pas? mais conſolez vous, ajouta-t-elle d'un ton qui dut faire ſentir à Juſtine le véritable ſens de cet équivoque diſcours: ſoyez toujours charmante...... adroite....... fidelle.... d'autres perſonnes plus riches ou plus généreuſes vous dédommageront.... quant à la fortune.... de la perte de M. le Marquis. D'autres, croyez-moi, vous récompenſeront amplement de cet indiſpenſable ſacrifice.... Monſieur, je me flatte que vous voulez bien me donner la main pour deſcendre & rentrer à l'hôtel avec moi.

Oui, je vous comprends, Madame la Marquiſe, s'écria Juſtine qui, revenant de reconduire juſques dans ſon anti-chambre le Marquis & ſa femme, ſe croyoit ſeule; je vous comprends! vous me dédommagerez de ce ſacrifice, à la bonne heure. Mes affaires 'en iront que mieux, parce que je pourrai conſerver M. de Valbrun.....

Pendant que Mme. Montdeſir ſe parloit, je reſtois toujours dans cette armoire, j'y reſtois confondu de tout ce qui venoit de ſe paſſer, de tout ce que je venois d'entendre. Juſtine cependant ſe mit à rire de toutes ſes forces: ils ſont loin, s'écria-t-elle, ne nous gênons plus.... j'étouffois.... ah! la bonne ſcène!..... quand verrai-je le Chevalier pour lui raconter cette.... ah! la bonne ſcène!... comment diable aurois-je deviné que cette femme étoit ici.... dans cette armoire!....

Elle l'ouvrit & m'y trouva.

Tiens! & l'autre auſſi!.... mon dieu! mon dieu!... j'en ſuffoquerai!... elle me paroiſſoit bonne cette ſcene! la voilà bien meilleure!.... quoi! Monſieur le Chevalier, vous en étiez!.... quoi! nous faiſions la partie quarrée! le Marquis ne m'aimoit que par répreſailles! en effet depuis une heure que vous êtes dans cette armoire, côte à côte, face à face!.... Monſieur le Chevalier, vous l'avez eue? vous n'avez pas laiſſé échapper une ſi belle occaſion de reprendre vos droits? -- Juſtine, ne m'en parle pas: tu me vois encore étonné de ſa préſence d'eſprit, de ſon heureuſe hardieſſe! c'eſt par une ruſe diabolique, une ruſe de femme, qu'elle m'a arraché la victoire, la victoire que je croyois sûre! -- j'en ſuis vraiment fâchée, c'eût été plus drôle. Pourtant çà ne l'eſt pas mal! moi, qui faiſois cauſer ce mari, comme ſi ſa femme eût été à mille lieues de nous! comme ſi j'avois deviné que vous, Monſieur de Faublas, vous en étiez tout près.

Savez-vous que je lui ai fait dire d'excellentes choſes! & ce n'eſt pas non plus trop mauvais ce que je lui ai fait faire... là.... preſque ſous les yeux de ſa femme.... une vengeance du Ciel! car c'eſt auſſi ſous les yeux de ſon mari que la vertueuſe dame vous a jadis.... idolâtré! comme tout-à-l'heure elle le donnoit ſi plaiſamment à comprendre au Marquis! Ah! c'eſt une maîtreſſe femme! elle lui a fait là de furieuſes déclarations! il a entendu des vérités dures. Le pauvre homme! elle ne lui a pas laiſſé le tems de ſe reconnoître. Je voudrois que vous euſſiez vu comme moi la figure qu'il faiſoit: les ſourcils en l'air, la boucle béante, les yeux hébêtés. Je gagerois qu'il arrivera chez lui, avant d'avoir retrouvé la force de répondre un mot...

Ce qui me fait dans tout ceci un ſenſible plaiſir, ajouta Mme. Montdeſir, en peſant dans chacune de ſes mains une bourſe pleine d'or, c'eſt que je vais m'enrichir, ſi cela continue: le mari me paye pour me carreſſer, & la femme pour me battre. -- Comment? -oui! celle-là je l'ai gagnée ſur mon ſopha. Celle-ci? c'eſt Madame la Marquiſe qui tout-à-l'heure, avant que les bougies fuſſent rallumées, me l'a donnée très-adroitement d'une main, tandis que de l'autre elle m'appliquoit ſur la joue ces petits ſoufflets qui m'ont fait plus de peur que de mal. Monſieur le Chevalier, ſi du moins votre Comteſſe payoit ainſi les coups qu'elle donne. -- Juſtine, ne me parlez jamais de la Comteſſe & tâchez plutôt, ſi vous voulez que nous ſoyons amis,.... -- je ferai pour cela tout ce qui dépendra de moi, interrompit-elle en ſe jettant à mon col. Tenez! en voulez-vous des preuves? reſtez ici.

Auſſi bien je ne devois pas coucher ſeule cette nuit; & je croirai, ſans compliment, avoir gagné beaucoup au change. --Juſtine, je penſe qu'ils ſont maintenant aſſez loin pour que je puiſſe deſcendre ſans danger. Bon ſoir. Quoi, vraiment! qu'eſt devenu l'amour que vous aviez pour moi? -- il y a pluſieurs jours qu'il eſt parti, cet amour-là, ma petite! -- Ah! tâchez donc que çà revienne quelque matin! dit-elle négligemment, en ſe regardant au miroir: & ſi çà revient, revenez avec; vous ſerez toujours bien reçu...

Mais avant de partir, mangez du moins un morceau. -- Un morceau? il eſt vrai que je meurs de faim!... Mais non, il eſt déjà trop tard! Mon pere doit être dans l'inquiétude. Adieu, M. Montdeſir.

Dès que je parus à la porte de l'hôtel, le Suiſſe cria: le voilà! le voila! cria Jaſmin ſur l'eſcalier. N'eſt-il pas bleſſé, demanda le Baron qui accourut vers moi? -- Non, mon pere. Vous m'avez donc vu dans la foule avec le Marquis de B*? -- Eh oui, je vous ai vu! j'ai fait de vains efforts pour m'ouvrir un paſſage juſqu'à vous. Depuis trois grandes heures que je ſuis revenu, je meurs d'inquiétude. Que vous eſt-il donc arrivé? comment votre ennemi vous a-t-il ſi long-tems retenu? -- Le voici: quand nous avons pu nous dérober aux brouhahas de la multitude, nous étions tous deux fort échauffés.... --Vous l'avez tué? -- Non, mon pere, mais il m'a forcé..... -- Encore une fâcheuſe affaire! encore un duel! --Mais point du tout, mon pere; écoutez donc la fin: il m'a forcé de le ſuivre juſqu'à St.-Cloud, chez un ami qu'il a dans cet endroit-là, & d'y prendre des rafraîchiſſemens.... -- Des rafraîchiſſemens! -- Oui, mon pere, M. de B* n'a qu'un chagrin: c'eſt de m'avoir fait une mauvaiſe querelle; il ne s'en conſole pas; il m'en a demandé vingt fois pardon; il m'aime; il vous honore; je ſuis chargé de vous aſſurer de toute ſon eſtime. Mon pere, à ces mots, eſſaya de garder ſon ſérieux; mais n'y pouvant réuſſir, il me tourna le dos. Mme, de Fonroſe qui n'avoit pas les mêmes raiſons de ſe contraindre, s'en donna de tout ſon cœur. Ses coups-d'œil pourtant m'annoncerent qu'elle comprenoit où j'avois été prendre des rafraîchiſſemens.

La Baronne, quand elle eut bien ri, prit congé de nous. Je vous quitte de bonne heure, nous dit-elle, parce qu'il faut demain me lever de grand matin pour aller au château de la petite Comteſſe.

Je ne ſais pas ſi Mme. de Fonroſe fut plus matinale que Mme. de B*; mais avant ſept heures, un billet de Juſtine m'éveilla. Monsieur le Chevalier.

M. le Vicomte de Florville eſt chez moi; je vous écris ſous ſa dictée. Il ſt très-fâché que des ſoins plus preſſans l'aient empêché de me dire hier, en votre préſence même, ce qu'il penſe de ma tonduite envers Madame la Comteſſe. Il faut qu'une fille de mon eſpèce ait vraiment perdu la tête, pour avoir eu l'inſolente audace de faire un outrage public à une femme de ſon rang. Ma folle impudence auroit pu compromettre auſſi M. de Florville, parce que ſi vous le connoiſſiez moins, vous, Monſieur le Chevalier, vous l'auriez peut-être ſoupçonné d'avoir eu quelque part à cet odieux procédé. Cependant, M. le Vicomte, quant à lui, me fait grâce; mais il doute que vous ſoyez diſpoſé à la même indulgence pour moi; & il m'annonce que ſi vous ne me pardonnez pas, la petite protection de M. de Valbrun & d'autres conſidérations, pourtant plus puiſſantes, ne m'empêcheront point d'aller ce ſoir à......M. de Florville veut bien permettre que je n'aie pas l'humiliation d'écrire ce mot-là.

Je ſuis avec repentir, avec crainte, avec reſpect, &c. Montdesir.

Préſente mes hommages reſpectueux à Monſieur le Vicomte, ma pauvre enfant, aſſure- le de toute ma reconnoiſſance; mais dis-lui bien qu'il s'inquiete mal-à-propos, que jamais il ne me pourroit venir à l'eſprit qu'il fût capable d'employer des moyens comme ceux d'hier & une fille, telle que toi, pour chagriner Madame la Comteſſe. Tu ne manqueras pas d'ajouter que je te pardonne, à la triple conſidération du coup de fouet, de la chute & des ſoufflets d'hier. Et ſur tout cela, porte-toi bien, ma petite.

Cependant, au milieu des événemens extraordinaires qui ſembloient tout exprès ſe précipiter, afin d'aſſurer ma convaleſcence en m'étourdiſſant ſur ma ſituation, un moment de repos me fut donné pour me recueillir; & ce moment, ma Sophie l'occupa tout entier. Libre & tranquille, j'appellai ma Sophie: ô mon épouſe, non moins chérie & toujours plus regrettée, quand viendras-tu par ta préſence diminuer & détruire les vives impreſſions que produiſent ſur l'eſprit & dans le cœur de ton jeune mari, trop foible contre tant d'épreuves, la tendreſſe & les charmes de tes rivales? Mais, que dis-je! de tes rivales? Sophie, tu n'en as vraiment qu'une. Celle là, je ne puis faire autrement que de l'adorer! & du moins, du moins, je ne lui donnerai pas de compagnes. Mais que peut un mortel contre la deſtinée? Mon génie perſécuteur, à l'inſtant même où je formois les plus belles réſolutions, ſe préparoit à m'impoſer la loi de pluſieurs infidélités nouvelles, de pluſieurs infidélités dont on verra qu'il ſeroit trop injuſte de m'imputer tout le crime.

Mm. de Fonroſe, que je croyois déjà bien loin, vint à midi nous annoncer qu'une indiſpoſition légere l'ayant retenue à la ville, elle venoit dîner avec nous; & tout de ſuite on fit la partie d'aller, en ſortant de table, ſe promener aux Tuileries; je refuſai d'en être.

Avant le dîner, Mme. de Fonroſe, que mon pere laiſſa quelques inſtans ſeule avec moi, me dit: vous avez bien fait de ne pas vouloir venir avec nous.

Sautez de joie: ce ſoir, vous verrez Mme. de Lignolle. -- Il n'eſt pas poſſible! -- Ecoutez, & remerciez votre amie. Ce matin, comme j'étois à ma toilette, il m'eſt venu dans la tête une idée lumineuſe. J'ai couru chez la Comteſſe pour lui en faire part; mais toujours trop prompte, elle étoit déjà partie. Je me ſuis tout-à-coup rejettée ſur la vieille tante: j'ai dit à Mme. d'Armincour que Mlle. de Brumont, venant d'obtenir ſeulement tout-à-l'heure, l'inattendue permiſſion d'aller au Gâtinois, m'envoyoit prier Mme. la Marquiſe de vouloir bien retarder ſon départ de quelques heures, pour lui donner une place dans ſa voiture. -- Dans ſa voiture! & pourquoi pas dans la vôtre? -- Belle demande! parce que je me ſacrifie, moi! pour que vous puiſſiez aller à la campagne, il ne faut pas que j'y aille. Après le concert, j'emmene votre pere chez moi, & j'ai pour l'y retenir toute la nuit, un moyen que je vous laiſſerai deviner, jeune homme!

Le Baron fera d'autant moins de difficulté, qu'étant inſtruit de l'éloignement de M. de Lignolle, il ne pourra m'alléguer le danger de vous laiſſer maître de vos actions. M. de Belcour reſtera, je vous le promets; je m'engage même à le garder toute la journée de demain. Demain, je ferai ſi bien, qu'il ne rentrera qu'à minuit.

Arrangez-vous pour être, à tout haſard, de retour avant neuf heures. Vous le pouvez: auſſi-tôt après le dîner, que j'ai déjà demandé qu'on voulût bien faire avancer, dès que votre pere & moi ſeront partis, Agathe va venir vous coëffer & vous habiller. Tout de ſuite, dans une voiture de place, vous vous rendrez chez Mme. d'Armincour....

Ne perdez pas ſon adreſſe.... --Eh! ne craignez rien! -- Il ſera peut-être ſix heures quand vous partirez. Vous arriverez encore aſſez tôt pour paſſer une bonne nuit avec la Comteſſe. Le matin, vous ſerez à cette fête à côté de M. de Lignolle.... qui aura ſans doute les yeux un peu battus & plus envie de dormir que de faire les honneurs de chez elle...... Mais enfin, il n'y a pas de plaiſir ſans inconvénient; je vois d'ici que ſa petite figure pâlie, fatiguée, vous paroîtra plus intéreſſante.

Mais patience! vous auſſi, vous aurez votre châtiment: car, un amant comme faublas a toujours faim. Monſieur! il faudra cependant laiſſer le grand dîner! j'en ſuis au déſeſpoir! à deux heures préciſes, en chaiſe de poſte.... Chevalier, n'y manquez pas au moins! n'allez pas céder aux ſollicitations de votre étourdie maîtreſſe, la compromettre, me déſobliger & vous enlever à jamais les ſeules reſſources qui vous reſtent dans la compaſſion d'une amie telle que moi, d'une amie.....

Mon pere qui rentroit, força la Baronne à changer de converſation. Tout ſe paſſa d'abord auſſi heureuſement que Mme. de Fonroſe me l'avoit annoncé.

Avant cinq heures, Faublas fut déguiſé; à cinq heures préciſes, Mlle. de Brumont poſoit à peine le bout de ſes levres ſur le menton pointu de la vieille Marquiſe, qui lui rendoit ce prétendu baiſer avec une lenteur vraiment déſeſpérante, & en la pourſuivant d'un regard qu'une tendre curioſité ſembloit animer. Mais en revanche, Mlle. e Brumont donnoit une bonne & franche embraſſade à certaine fille ſvelte, mince, élancée, grandelette, & qui n'avoit ſur ſes joues de quinze ans que les couleurs brillantes de la nature & de la pudeur. -- Madame la Marquiſe, voilà une jolie perſonne! -- C'eſt une couſine de votre amie: Mlle. de Méſanges. Je viens de l'aller prendre à ſon couvent pour la mener à cette fête.... A propos de fête, vous n'étiez donc pas hier à Lonchamps avec la Comteſſe? --n, Madame....... Mademoiſelle eſt es nôtres? tant mieux!... -- Vous n'y a pas été à Lonchamps? -- Non, Madame.... Je ſuis bien aiſe que Mademoiſelle vienne avec nous! -- J'y iu quelqu'un qui vous reſſembloit beaucoup, reprit l'éternelle bavarde. -- Où cela, Madame? -- A Longchamps. Cela ſe peut bien.... Voilà une perſonne vraiment charmante!.... Mais c'eſt déjà une fille à marier! -- Nous y ſongeons, répliqua la douairiere. Et vous, Mademoiſelle, lui demandai-je. -- Moi! répondit l'Agnès en baiſſant les yeux & croiſant d'un air embarraſſé, ſes mains beaucoup plus bas que ſa poitrine, moi!... dame! çà ne me regarde pas. On m'a dit pourtant qu'on me le diroit; & c'eſt que j'ai bien prié qu'on m'avertît quand il ſeroit tems. -- Oui, oui, s'écria la Marquiſe, nous vous avertirons. Tenez! c'eſt Mlle. de Brumont qui vous parlera.... La veille, vous lui parlerez, n'eſt ce pas? Je ne veux point qu'il lui arrive le même malheur qu'à ma pauvre petite nièce.... il pourroit bien lui arriver! En vérité.... çà ne ſait rien non plus, ajouta-t-elle tout bas, tien! Mais c'eſt vous que je charge de la mettre au fait. -- Avec bien du plaiſir. -- Pas à préſent, pourtant..... mais quand le moment ſera venu, je vous ſupplie d'y mettre ton votre talent. -- Madame la Marquis peut compter ſur moi. -- Oui. Je ne doute bien que je vous trouverai toujours diſpoſée à me rendre de pareils ſervices..... Je ne connois pas de fille plus obligeante que vous!

Nous partîmes, & comme nous montions en voiture, je ne pus m'empêcher de faire cette remarque, que Mlle. de Méſanges avoit la jambe fine & le pied très-petit. Et comme nous faiſions route, je ne pus m'empêcher d'entrevoir quelque fois, à travers une gaze infidelle, quelque choſe de fort joli; je ne pus m'empêcher de me dire tout bas que celui-là ſeroit un fortuné mortel, qui premier verroit ce ſein naiſſant palpiter de plaiſir. Mais ce fut avec un vrai chagrin que je fis bientôt une autre découverte: c'eſt qu'il y avoit ſur la figure de la jeune perſonne, je ne ſais quoi de moins piquant que la pudeur aimable, de plus niais que la ſimple ingénuité, je ne ſais quoi qui ſembloit m'avertir que l'amour, ordinairement ſi prompt à former les filles, donneroit difficilement de l'eſprit à celle-là.

Au reſte, ſoit inſtinct, ſoit ſympathie, Mlle. de Méſanges paroiſſoit avoir déjà beaucoup d'amitié pour moi, quand nous arrivâmes au château.

Tout le monde y dormoit: une ſeule femme-de-chambre veilloit encore pour M. la Marquiſe & ſa jeune parente. La Comteſſe avoit eu ſoin de réſerver à ſes plus cheres convives ſon propre appartement. Sa tante devoit occuper ſon lit: elle en avoit fait dreſſer un autre pour ſa petite couſine, dans le cabinet voiſin; ce cabinet à porte vitrée où le lecteur ſe ſouviendra que j'ai promis de le ramener plus d'une fois. Quant à Mlle. de Brumont, comme elle n'étoit pas attendue, il n'y avoit point au château de quoi la loger.

Pas une chambre, pas un lit ne reſtoient vuides. Tous les ans, à l'époque de cette fête ordinairement brillante, la Marquiſe recevoit chez elle fa famille entiere; & cette fois, comme il arrive trop ſouvent à la campagne, beaucoup d'amis qu'on n'avoit pas priés, étoient venus le ſoir, amenant encore avec eux leurs amis. Mon premier mot fut qu'on éveillât la Comteſſe. La vieille Marquiſe ſe fâcha preſque: il n'étoit pas délicat de demander qu'on troublât le repos de ſon enfant, des jeuneſſes pouvoient bien coucher enſemble & ne mourroient pas pour une mauvaiſe nuit! la jeune me regarda d'un air boudeur: j'étois méchante de vouloir qu'on éveillât couſine; ne ſeroit-il pas plus ditiſſant de cauſer enſemble toute la,que d'aller chacune de ſon côté mir dans un lit?

O mon Eléonore! je te donne ma role d'honneur que malgré la mauvaiſe nuit dont la tante me menaçoit, gré l'intéreſſante converſation que faiſoit eſpérer ta couſine, j'inſiſtai pour aller à toi. Mais la Marquiſe alors prenant de l'humeur, défendit abſolunt à la femme-de-chambre de m'indiquer ton appartement, & lui donna t-d'un-coup l'ordre effrayant de us déshabiller toutes trois. Pouvois-je te le demande, aller dans les nombreux corridors de ce vaſte château, cherchant de porte en porte la treſſe du lieu, réveiller à deux ures du matin toute la compagnie?

Remarque d'ailleurs que le trop habile domeſtique dépouilloit déjà ta vieille tante de tous les attirails de ſa toilette, & ne pouvoit tarder de venir à moi.

Sous quel prétexte cependant refuſer bientôt ſes très-dangereux ſervices?

Conviens donc, mon Eléonore, conviens de bonne grâce qu'il me fallu ſur le champ, prendre le parti del réſignation. Je me déshabillai vîte, & je cour au cabinet, & j'avois déjà le pied dan le très-petit lit où les Demoiſelles de Méſanges & de Brumont auroient ſars doute bien de la peine à pouvoir ſe tenir toute la nuit, l'une à côté de l'autre. Mais, ô Ciel, quel coup de foudre vint m'atterrer! la maudite vieille s'eſt raviſée. Apparemment qu'en ſe rappellant le talent qu'elle me connoît de tout expliquer, elle a craint que je n'en fiſſe avec ſon Agnès un uſage prématuré.

Non, non, me crie-t-elle de ſa voix caſſée qui me paroît en ce moment, vingt fois plus rauque; réflexion faite, c'eſt avec moi que vous coucherez.

Chacun devine comme à cette propoſition je me récriai, mais je ne dois cacher à perſonne que la jeune fille en fut autant que moi révoltée: quoi! ma bonne couſine, de peur que nous ne ſoyons un peu gênées, vous vous expoſeriez à paſſer une mauvaiſe nuit? --Ne crains pas cela, ma petite Méſange, tu ſais que j'ai le ſommeil excellent, rien ne m'empêche de dormir. Quoi, Madame la Marquiſe, vous auriez pour moi cette exceſſive bonté de permettre que je vous.... incommode? -- Point du tout! mon ange; vous ne m'incommoderez point du tout!.... je remarque que ce lit eſt fort grand. Nous y ſerons à merveille, vous verrez! c'étoit là juſtement ce que je ne me ſouciois pas de voir; je tentai de recommencer mes repréſentation careſſantes: un je le veux très-abſolu me ferma la bouche.

Et maintenant plus vîte encore & plus cruellement que tout à-l'heure il fallut m'immoler. J'étois en chemiſe! ſi pourtant vous n'appercevez pas du premier coup-d'œil ce qui me genoit beaucoup, ſi je ſuis obligé de vous montrer dans toute ſon étendue, l'embarras extrême où je me trouvois, comment ferai-je pour ne pas violer un peu l'auſtere pudeur? Lecteurs qui manquez de pénétration, ayez du moins de l'indulgence. Qui de vous, étant à ma place, auroit pu ſuffiſamment couvrir avec ſes deux mains ſeulement, en étendant l'une ſur ſa poitrine & jettant l'autre ailleurs, auroit pu ſuffiſamment couvrir la partie foible où il y avoit quelque choſe de moins, la partie forte o il ſe trouvoit quelque choſe de trop; quelque choſe que dans le voiſinage de Mlle. de Méſanges, il m'étoit impoſſible de contenir, & qui de momens en momens, devenoit plus difficile à cacher . Mlle. de Brumont pour dérober Faublas à tous les yeux, n'eut donc en ſa méſaventure, de parti moins mauvais à prendre, que celui d'une prompte obéiſſance. Il fallut que ſans délibérer, elle quittât l'étroite couche d'une fille novice, pour ſe précipiter dans le grand lit où vint bientôt ſes côtés, voluptueuſement s'étendre un tendron de près de ſoixante ans! Ah! plaignez-le, Faublas! plaignez-le! Jamais ſituation ne fut pour lui plus chagrinante. Oui, dans ce même lit, il n'y a pas quinze jours, je ſouffrois moins, lorſqu'indigne de la terdreſſe de deux amantes, je me ſentois ſous les yeux de mon Eléonore & de la Marquiſe, prêt à mourir de ma foibleſſe extrême. Et c'eſt aujourd'hui l'excès de ma force qui cauſe mes craintes & fait mon ſupplice! Quoi donc? Une ſexagénaire, par la ſeule raiſon qu'elle eſt femme, peut-elle allumer dans mon ſein ces feux dévorans?.... Mais! n'eſt-ce pas plutôt, n'eſt-ce pas qu'à travers une cloiſon trop mince, les nubiles attraits de cette enfant, me font éprouver encore leur brûlante influence? Approchez-vous, mignonne, approchez-vous, me diſoit tendrement ma compagne. -- Non, Madame la Marquiſe, non.... je vous gênerois. Vous ne me gênerez pas, mon cœur, je n'ai jamais trop chaud dans mon lit. -- Moi, Madame, la chaleur m'incommode. -- Cela, par exemple, je le crois très-poſſible! à votre âge, j'étois tout de même..... -- Oui, ſans doute. J'ai l'honneur de vous ſouhaiter le bon ſoir, Madame la Marquiſe. J'étois tout de même, & lorſque M. d'Armincourt vouloit faire lit à part, il me rendoit ſervice. -- Fort bien.

Madame la Marquiſe, je vous ſouhaite une bonne nuit. -- Il me rendoit ſervice de s'en aller,.... quand il avoit fait ſon devoir, bien entendu.... & je lui rends juſtice: dans ſa jeuneſſe il ne ſe faiſoit pas tirer l'oreille. Oh! ce n'étoit pas un M. de Lignolle! -- Je vous en fais mon compliment..... je crois qu'il eſt tard, Madame la Marquiſe? -- Pas trop.... approchez donc, ma petite, je ne ne vous entends pas.... eſt-ce que vous me tournez le dos? oui, parce que.... parce que je ne peux dormir que ſur le côté gauche. -- le côté du cœur! voilà qui eſt ſingulier! cela doit gêner la circulation. -- Vraiment oui; mais l'habitude. -- L'habitude, mon ange, vous avez raiſon!... Tenez, moi, depuis que je ſuis mariée.... il y a déjà long-tems.... -- oui. J'ai contracté celle de m'étendre toujours ainſi.... ſur le dos.... & je n'ai pas pu la perdre. -- C'eſt peut-être tant mieux pour vous, car la poſture eſt bonne.... Madame la Marquiſe, j'ai l'honneur de vous ſouhaiter le bon ſoi. -- Vous avez donc bien envie de dormir? -- je vous en réponds! -- ch bien! allons mon cœur... ne vous gêne pas, il y a de la place.... mais où eſt-elle donc? Tout-à-fait ſur le bord du lit? Elle fit un grand mouvement: ſi ma main n'avoit pas arrêté la ſienne, bon dieu! qu'auroit-elle ſenti! Ah! Madame, ne me touchez pas! vous me feriez ſauter au Ciel! -- La! la! mon poulet, ne ſortez pas du lit. Je voulois ſeulement le! avoir où vous étiez...... remettez-vous, remettez-vous donc!.... mais à votre aiſe.... vous êtes donc bien chatouilleuſe, mon petit cœur? Prodigieuſement!.... une bonne nuit, Madame la Marquiſe. -- Et moi auſſi.

Je ne ſais pas ſi c'eſt encore une habitude.... dites? -- je ne crois pas. mais, ma petite, ne reſtez donc pas tout-à-fait ſur le bord.... vous tomberez! -- non. -- D'ou vient cet entêtement? pourquoi ne pas s'approcher? il y a plus d'eſpace qu'il n'en faut. C'eſt que.... je.... je ne puis rien toucher! ſi par haſard je rencontrois ſeulement le bout de votre doigt.... je me trouverois mal. -- Diable! c'eſt une maladie, çà! comment ferez-vous donc quand vous ſerez mariée? -- je ne me marierai pas. J'ai l'honneur de vous ſouhaiter le bon ſoir, Madame la Marquiſe. -- Et comment auriez-vous pu reſter ſur ce lit de ſangle, à côté de la petite Méſange?--vous avez raiſon, il m'eût été impoſſible d'y tenir! Madame la Marquiſe, je vous ſouhaite une bonne nuit. -- Quelle heure peut-il être? -- Je ne ſais pas, Madame, mais je vous ſouhaite une bonne nuit.

Enfin la bavarde voulut bien ſe décider à me faire entendre à ſon tour, le bon ſoir ſi vivement ſollicité; mais ce bon ſoir! applaudis-toi, Faublas! ce bon ſoir, tu n'étois pas le ſeul qui le deſiraſſes. Dès que la Marquiſe ſe fut miſe à ronfler, car il y avoit encore dans la compagnie de ma charmante coucheuſe, ce petit agrément, qu'on l'entendoit ronfler comme un homme; quand donc elle ſe fut miſe à ronfler, il me ſembla qu'à voix baſſe on m'envoyoit ce doux appel: ma bonne amie! Je crus que c'étoit un jeu de mon imagination frappée, cependant je levai la tête & me tins à l'affût du moindre bruit; un ſecond: ma bonne amie vint le moment d'après careſſer mon oreille. -- Ma bonne amie, vous même! de quoi s'agit-il? -- eſt-ce que vous pouvez dormir? vous! -- non, en vérité! je ne peux pas. -- Ni moi non plus, ma bonne amie; pourquoi cela? -- Pourquoi?.... parce que, ma bonne amie, comme vous le diſiez ſi bien tout-à-heure, il ſeroit plus divertiſſant de cauſer enſemble. -- Puiſque vous le croyez ainſi, venez donc. -- De tout mon cœur; mais la Marquiſe?.... ma couſine? oh! quand elle ronfle, eſt ſigne qu'elle dort. -- Je vous crois. -- Et elle dort tout de bo lorſqu'elle dort. Allez, ma bonne ami vous ne riſquez rien. Venez. -- Ah! comme je vous le dis: de tout mon cœur! ma bonne amie..... mais vous êtes enfermée! -- certainement! toujours on m'enferme moi! ſans cela j'aurois peur! -- & comment voulez-vous donc que j'entre? -- dame! ce n'eſt pas moi qui me ſuis enfermée! -- je ne dis pas que ce ſoit vous. -- Ce n'eſt pas moi, parce que je ne m'apperçois pas du tout que vous me faſſiez peur, vous ma bonne amie. -- Ma bonne amie, vous êtes bien bonne. Cependant je ſuis à votre porte, un peu légérement vêtu pour faire la converſation. -- Ah! mais c'eſt M. la Marquiſe qui m'a enfermée. -- Cela n'empêche pas que je ne commence à me refroidir beaucoup. -- Ah! mais, c'eſt qu'elle a mis la clef dans ſa poche, M. la Marquiſe -- après? je ne l'ai pas, moi, ſa poche. -- ma bonne amie, vous pouvez la trouver à tâtons. -- A tâtons! ma bonne amie! je vais chercher. Oui, ma bonne amie; preſqu'au pied de ſon lit, ſur le ſecond fauteuil à gauche, c'eſt là que je l'ai vue poſer ſa poche. -- Et que ne diſiez-vous cela tout de ſuite, ma bonne amie! Sans faire le moindre bruit, je trouvai le fauteuil, la poche, la clef, la ſerrure. Je trouvai ma bonne amie qui me reçut dans ſon lit pour cauſer, ma bonne amie qui pour me réchauffer, ſe jetta dans mes bras & me ſerra de tout ſon corps. L'aimable enfant! Vous cependant, déeſſe de mon hiſtoire & de toutes les hiſtoires du monde, vous qui n'avez pas dédaigné de prendre ma plume quand il a fallu décemment raconter les crouſtilleux débats de la niéce & de la tante, les queſtions délicates multipliées par celle-ci, les amoureuſes inſtructions à celle-là prodiguées; ô Clio, digne Clio, venez! venez peindre aujourd'hui l'étonnement de la couſine, ſes premieres inquiétudes & ſes douces erreurs. Venez peindre encore autre choſe! venez! le récit qui me reſte à faire eſt peut-être plus ſurprenant & plus difficile qu'aucun de ceux dont je n'ai pu juſqu'à preſent me diſpenſer d'entretenir la curioſité publique.

Depuis quelques minutes nous cauſions fort amicalement; & je commençois à me réchauffer. Un tiers qui vint ſe mêler de la converſation, la troubla.

Sa bruſque arrivée fit faire à Mlle. de Méſanges, un haut-le-corps en arriere. -- Ma bonne amie, qu'avez-vous donc qui vous effraye? -- eh! mais, vos deux mains ſont là ſur mou col.... & pourtant j'ai ſenti...... j'ai ſenti comme ſi vous me touchiez encore quelque part! -- cela vous étonne? c'eſt que je ſuis.... bonne à marier. --...... --ma bonne amie, que voulez-vous que je vous diſe..... vous a manqué juſqu'à preſent parce que vous étiez encore trop petite fille. -- Ah! --.......... --..... -- puiſque cela doit être ainſi, repliqua notre Agnès, Madame la Marquiſe n'a pas beſoin de m'avertir: un ſi grand changement ne m'arrivera pas, ſans que je m'en apperçoive.......... --oui je ris. Je penſe qu'on attrape bien ma bonne amie Des Rieux.. -- une bonne amie de votre couvent? -- oui.... -- avec qui vous allez cauſer la nuit? -- quand on oublie de m'enfermer. -- On l'attrape, cette Demoiſelle? -- Certainement! tous les jours on lui dit qu'elle eſt formée; je vois bien que cela n'eſt pas vrai, & que c'eſt parce que l'on attend encore quelque choſe, que l'on ne ceſſe de différer ſon mariage ſous différens prétextes. -- Probablement, quel âge atelle? -- Seize ans. -- Oh! trop jeune encore.... moi j'en ai bientôt dix-huit... -- & il y a long-tems que vous êtes bonne à marier? -- un an.... à peu près un an.... Ah çà vous ne dites à perſonne que vous cauſez avec cette Demoiſelle? -- je ne ſuis pas ſi bête! on s'arrangeroit de maniere que nous ne le pourrions plus. -- Ainſi vous ne vous aviſerez pas de conter que je ſuis venue cette nuit vous entretenir? n'ayez pas peur.... A propos, il y a quelque choſe qui nous tourmente beaucoup Des Rieux & moi. Vous me direz sûrement cela, vous ma bonne amie. Qu'eſt-ce que c'eſt qu'un homme? -- Un homme? je donnerois tout au monde pour le ſavoir! ma bonne amie. -Oui? eh bien, ſoyez de l'accord que nous avons fait des Rieux & moi. -- Voyons? -- c'eſt que la premiere des deux qui ſe marieroit, viendroit dès le lendemain tout conter à l'autre. -- Va! j'en ſuis!.... -- ma bonne amie, vous m'embraſſez preſque tout comme Dès-rieux m'embraſſe, & je ne ſais pas: il me ſemble que cela me fait encore plus de plaiſir. -- Cela vient de ce qu'apparemment je vous aime davantage que vous ne lui plaiſez. -- Ma bonne amie.... -- Eh bien? Que vouloit-elle faire de ma main dont elle s'empara tout-d'un-coup en diſant: embraſſe-moi donc tout-à fait comme des Rieux m'embraſſe, ma bonne amie. -- Ma bonne amie, pas tout-à-fait comme; mais peut-être un peu mieux.

Quoique je ne ceſſaſſe de l'aſſurer que tout ſeroit bientôt fini, que le plus difficile étoit déjà fait, la jeune perſonne, après quelques foibles cris, à grand peine étouffés, ne put retenir un dernier cri plus perçant. Je ne vous dirai pas ce qui cauſoit alors ſes ſouffrances; mais je crois vous avoir prévenus que Mlle. de Méſanges avoit le pied très-petit.

N'étoit-ce pas une choſe bien cruelle que d'être obligé de quitter le champ de bataille, au moment où la victoire ſe déclaroit? il le fallut pourtant! La Marquiſe, tout-à-coup tirée de ſon premier ſommeil, s'agitoit en murmurant ces mots: Mon Dieu!... mon Dieu!... c'eſt un ſonge!... ah! ce n'eſt qu'un ſonge! Auſſi-tôt je pris mon parti, je quittai le lit de l'ex-pucelle, & me traînai ſur les genoux, en m'aidant de mes mains, juſqu'au lit de la douairiere. Alors celle-ci tout-à-fait réveillée, s'inquiétoit vraiment beaucoup de ce qui avoit cauſé le bruit qu'elle venoit d'entendre: hélas! c'eſt moi, Madame. -- Vous, Mademoiſelle! & où êtes-vous donc? -- Par terre, dans la ruelle. Je viens de me laiſſer tomber. -- Auſſi, vous voulez reſter ſur le bord? -- Au contraire, Madame la Marquiſe! -- Comment, au contraire? -- Je me ſuis trop approchée. -- Eh bien! -- Eh bien! Madame en dormant ſe remue; Madame a avance ſa jambe; ſa jambe m'a touchée. -- Je ne l'ai pas fait exprès, ma chere enfant.... Là! bien! remettez-vous..... & reſtez à quelque diſtance. -- Oh! oui. -- Ma petite, vous m'avez réveillée en ſurſaut.... -- Ne me grondez pas, Madame la Marquiſe: j'en ſuis au déſeſpoir. -- Je ne vous gronde point, il n'y a pas grand mal: nous allons cauſer un moment. -- Je vous prie de m'en diſpenſer. Je me ſens déjà toute malade d'avoir ſi peu dormi.... -- Ecoutez du moins le rêve que je faiſois.... Bon ſoir, Madame la Marquiſe. -- Ah! je veux vous conter mon rêve! -- Mais, Madame! vous ne pourrez plus enſuite vous rendormir! -- Oh! que ſi! tant que je veux, moi!... Mon cœur, où va-t-on prendre ce qu'on voit dans les ſonges? la ſcène étoit ici: je rêvois qu'un inſolent m'épouſoit de force. -- Ah!.... ah! Madame la Marquiſe! quel homme pouvoit donc avoir cette audace? -- Devinez. -- Ce n'étoit pas moi, toujours. -- Non, ce ne pouvoit pas être vous; mais c'étoit apparemment votre frere.... -- Je n'ai pas de frere. -- Je ne dis pas que vous en ayez, ma mignone. Tous les jours on rêve ce qui n'eſt point.... Dans mon ſonge, c'étoit votre frere: car il vous reſſembloit à s'y méprendre! -- Pardonner-moi donc ce nouveau tort.... --Vous badinez, mon ange! ce n'eſt pas votre faute d'abord! & puis, il n'y a point de mal!... Mais écoutez, ce n'eſt pas tout.... -- Quoi! l'impertinent!... il a peut-être eu le courage de recommencer? -- Non. Je l'ai vu bientôt me quitter pour aller dans ce cabinet..... -- Dans ce cabinet? -- Sans ma permiſſion, entendez-vous? -- Sans votre permiſſion? -- Se marier avec la petite de Méſanges.... -- La petite de Méſanges! -- Qui le laiſſoit faire. -- Qui le laiſſoit faire! -- Attendez donc. Voici le plus ſingulier: l'enfant n'étant pas comme moi rompue à cet exercice;... -- Eh bien! -- La douleur.... -- La douleur! -- lui a fait pouſſer un cri.... -- un cri! -- qui m'a réveillée.

Qu'on ſe figure, s'il eſt poſſible, la mortelle frayeur dont j'étois agité.

Ce rêve ſi convenable à la circonſtance, la Marquiſe l'avoit-elle eu réellement? Etoit-ce un avertiſſement tardif que l'hymen, ennemi né de tous les ſuccès de l'amour, venoit d'envoyer à la trop peu vigilante duegne, afin d'empêcher du moins que mon triomphe ne s'accomplît? ou, par un malheur plus grand, la vieille maudite avoit-elle, à l'inſtant même, avec une admirable préſence d'eſprit, inventé ce prétendu ſonge, tout exprès pour me donner clairement à comprendre que mon crime étoit découvert, qu'un entier dévouement pouvoit ſeul l'expier, qu'il falloit tout-à-l'heure m'avancer au ſupplice qui dans ſes bras m'attendoit? A cette derniere idée, tous mes ſens à-la-fois ſe ſouleverent. Je rappellai pourtant mon courage, afin de m'aſſurer par quelques queſtions adroites des vraies diſpoſitions de Mme, d'Armincour.

Eſt-ce donc ſérieuſement?... -- Sérieuſement, mon petit cœur. -- Quoi! Madame, vous entendiez?.... -- Vraiment, oui! j'entendois. -- Vous m'avez dit auſſi que vous aviez vu! Comment pouviez-vous voir ſans lumiere? -- Ah! dans mon rêve il faiſoit jour.

Cette réponſe faite du ton le plus ſimple me rendit ma tranquillité: bon ſoir, Madame la Marquiſe. -- Allons, mon enfant, puiſqu'abſolument vous le voulez: bon ſoir!

Ma compagne, à ces mots, ſe rendormit; & ſon ronflement naſillard, qui tout-à-l'heure déchiroit mon oreille, maintenant la careſſoit comme l'auroit pu faire la voix la plus enchantereſſe, la voix de Baletti! Ne vous en étonnez pas: il m'annonçoit que l'heure du Berger m'étoit rendue! c'étoit l'heureux ſignal auquel je devois me hâter d'aller reprendre un charmant ouvrage très-avancé; mais enfin, malheureuſement interrompu comme il s'achevoit.

Preſſé d'y mettre la derniere main, je ſoulevai la couverture avec infiniment de précaution, & déjà mes pieds touchoient le carreau, quand j'entendis tout à coup ceſſer le ronflement propice.

Une main pote & ridée, qui me parut celle de Proſerpine, me ſaiſit par la nuque & me tint là quelque tems en arrêt: un inſtant! me dit enfin l'infernale vieille, j'y vais avec vous. Elle y vint en effet, mais pour refermer ſoigneuſement la porte: dormez! Mademoiſelle, dormez! cria-t-elle à la petite de Méſanges; & prenez patience! Nous vous marierons bientôt. -- Ah! mais, Madame la Marquiſe, répondit ma bonne amie d'une voix traînante, je ne ſuis pas encore bonne à marier! moi! Oui! oui! répondit l'autre en la contrefaiſant, petite ſucrée! vous avez l'air de n'y pas toucher! cela n'empêchera pas qu'on n'y mette ordre, & cela, le plutôt poſſible. Allons! vous, la Demoiſelle aux habitudes, ajouta-t-elle en me reconduiſant à ſon lit par main, voyons! voyons ſi vous ne pouvez en effet veiller que pour les jeunes! A ces terribles paroles qui m'annoncoient des tourmens tout prêts, je ſentis un friſſon mortel glacer mon ſang, mon ſang qui rappellé de toutes les extrémités, reflua vers le cœur avec une prodigieuſe vîteſſe. Tremblant de tous mes membres, je me laiſſai trainer vers l'échaffaud. Je tombai ſur ce lit ou déjà m'attendoit une furie pour m'étreindre de ſes bras vengeurs; j'y tombai ſans force, ſans mouvement, preſque ſans vie.

Il y eut un moment de ſilence; après quoi, de ſa voix caſſée qu'elle s'efforçoit d'adoucir, l'impatiente Marquiſe me demanda ſi j'avois oublié ſon rêve, ſi je comptois ne l'accomplir qu'en un point ſeulement? Hélas! j'y ſongeois à ſon rêve! je ſongeois qu'il paroiſſoit indiſpenſable de prévenir par mon dévouement généreux, de plus grands malheurs. Devois-je en faiſant à Ms. d'Armincour, une inſulte qu'aucune femme ne pardonne, expoſer à ſa facile vengeance Mlle. de Méſanges priſe pour ainſi dire ſur le fait, & ma chere Lignolle ſans doute auſſi compromiſe? devois-je riſquer de me met tre ainſi ſur les bras toute la cohue des trois familles réunies? il n'y avoit donc plus qu'un magnanime effort qui pût ſauver mes deux maîtreſſes & me ſauver moi-même.

Jamais plus qu'alors je n'éprouvai combien un réſolu jeune homme, dont le grand courage eſt d'ailleurs commandé par la néceſſité qui preſſe, peut en toute occaſion compter ſur luinême. Après de courtes indéciſions, après quelques quelques premiers momens d'abattement & de terreur inſéparables de 'épouvantable entrepriſe à laquelle étois appellé, je me ſentis moins incapable de la tenter & peut-être de la mettre à fin. Malheureux! ton heure eſt donc enfin venue!.... allons, Faublas. Allons! du cœur! immole-toi.

Ainſi j'encourageois tout bas ma vertu qui chancelloit encore, & pour l'affermir j'eus beſoin d'un nouvel effort.

Mais enfin la victime ne deſirant plus rien que de s'épargner au moins de cruels apprêts, que d'accomplir le douloureux ſacrifice en un ſeul inſtant, 'il étoit poſſible; la victime réſignée ſe précipita tout-d'un-coup ſur ſon bourreau.

Quelle vivacité! s'écria la maligne vieille en ricanant. Doucement, Monſieur! doucement donc! mon rêve a dit que vous m'épouſiez de force. De force! comprenez-vous? Or, je vous le demande, êtes-vous diſpoſé à de grandes témérités? Avez-vous l'intention bien déterminée de violer la douairiere d'Armincour? --non, Madame, en vérité! j'ai trop d'honneur pour me permettre une auſſi indigne action. -- Eh bien! tenez-vous donc tranquille à mes côtés. J'ai pu vous faire une malice, a gaiété eſt de tous les âges, & pour moi de tous les inſtans; quand il n'eſt pas queſtion de mon Eléonore. Mais ce ſeroit pouſſer un peu trop loin la plaiſanterie, que d'accepter ce que vous avez la généroſité de m'offrir. Gardez, gardez pour les jeunes femmes: ſi la tante vous prenoit au mot, la niece pourroit n'être pas contente. -- La niece! vous penſez que M. de Lignolle... aſſurément, je le penſe; mais pour le moment laiſſons la Comteſſe, il nous convient de traiter un objet plus preſſant. Monſieur, vous parliez tout-à-l'heure d'une indigne action? mais ne ſentez-vous pas que celle dont vous vous êtes rendu coupable pendant mon ſommeil, eſt horrible? -- Madame.... quel autre à ma place.... -- à votre place? & pourquoi vous trouver à cette place où vous ne deviez jamais être? pourquoi venir chercher des tentations auxquelles perſonne ne réſiſteroit? pourquoi ſurprendre la confiance des parens, par un déguiſement perfide?

Monſieur, je ne vois rien qui vous puiſſe excuſer.... mais vous avez du moins, je l'eſpere, quelques moyens de réparer l'injure que vous venez de faire dans la perſonne de Mlle. de Méſanges, à tous ſes parens ici raſſemblés? Madame.... -- Sans doute vous épouſerez cette enfant? -- Madame.... répondez net: ne le voulez-vous pas? de tout mon cœur.... -- oh oui! il épouſeroit toute la famille, lui... toute la famille! & moi-même!.... je n'avois qu'à le laiſſer faire! -- de tout mon cœur, comme je vous dis, mais..... voyons votre main. --je ne le peux pas. -- Vous êtes marié, n'eſt-il pas vrai? oui, Madame. -- C'eſt cela! voilà qui devient certain! -- Qu'eſt-ce qui devient certain? -- Laiſſez, Monſieur! laiſſez! je me parle, à moi.... vous voyez bien que c'eſt une choſe épouvantable de... ſéduire ainſi des jeunes perſonnes qu'il ne vous eſt même pas poſſible de prendre en mariage. Car elle eſt ſéduite, n'eſt-ce pas? c'eſt une affaire finie? -- Madame.... -- parlez, Monſieur. Ce qui eſt fait eſt fait. Il n'y a plus de remede! mais au moins, vous voudrez bien me dire en quel état préciſément vous avez laiſſé la jeune perſonne.... je me ſuis sûrement réveillée trop tard pour elle?.... mais c'eſt qu'auſſi, puiſque j'avois des ſoupçons, je n'aurois pas dû me laiſſer aller au ſommeil!.... cependant le moyen de croire qu'ils auront, avec la volonté de faire.... une ſottiſe! l'adreſſe, l'audace & le tems néceſſaires; quand moi qui dois être bien tranquille ſur mon propre compte! je tiens le mauvais ſujet dans mon lit & la petite fille ſous la clef, & la clef dans ma poche! Il faut être un vrai diable! un diable enragé... Allons! Monſieur, convenez-en: la jeune perſonne a.... la jeune perſonne eſt.... la jeune perſonne a tout-à-fait ſubi ſa métamorphoſe? -- Madame à ne vous rien cacher, je crois mon triomphe complet.... -- le beau triomphe! bien difficile en vérité! -- très-difficile! car la charmante enfant.... bon! le voilà qui, dans ſon enthouſiaſme, va me faire des détails. -- Ah! pardon, Madame.... difficile ou non, j'en ai ſi peu joui, que je n'imagine pas qu'il en puiſſe réſulter pour Mlle. votre couſine des ſuites bien ſérieuſes.

-- Comment l'entendez-vous? expliquez-moi cela. -- J'entends qu'on ne doit gueres préſumer la groſſeſſe. Voyez donc! s'écria-t-elle avec feu. La belle grâce que vous nous faites là! mais en attendant, Monſieur, la virginité eſt à tous les diables! comptez-vous cela pour rien? vous! auriez-vous été content ſi l'on vous eût donné en mariage une fille déjà toute inſtruite?.... --inſtruite? elle ne l'eſt pas. -- Que dit-il? -- Elle l'eſt ſi peu qu'elle me croit demoiſelle. -- Mais vous-même, me croyez-vous faite d'hier pour me fabriquer de pareils.... -- Madame la Marquiſe ne vous fâchez pas. Je vais tout vous conter.

La bonne parente qui ne m'entendit pas ſans m'interrompre par de fréquentes exclamations, s'écria quand je n'eus plus rien à dire: voilà qui eſt fort extraordinaire & qui diminue un peu le mal.... un peu. Monſieur, je vous demande le plus profond ſecret & je compte aſſez ſur un reſte d'honnêteté..... -- Comptez-y, Madame. -- Vous ſentez qu'à preſent je ne puis trop tôt marier cette enfant là, ce ne ſera pas une choſe difficile: elle a de la figure & du bien. Il ne lui manque rien... rien que ce que vous venez de lui ôter. Mais cela ne paroît pas ſur le viſage d'une fille, & fort heureuſement, voyez-vous! car, entre nous ſoit dit, il y a beaucoup de belles demoiſelles qui ne s'établiroient jamais.

Celle-là ſera donc pourvue le plutôt poſſible, & comme le haſard pourroit faire que bientôt vous entendiſſiez dans le monde parler du nigaud qui ſe diſpoſeroit à l'épouſer, ne vous aviſez pas alors de.... --Soyez parfaitement tranquille. Il faut, je le ſens bien, que cette aventure reſte abſolument entre vous & moi. -- Bien, Monſieur. Je ne dirai rien à la jeune perſonne, car que lui dirois-je? c'eſt une petite ſotte qui, ſans le ſavoir, s'eſt aviſée de faire la grande fille. Voilà tout. Laiſſons-lui ſon erreur ridicule, mais utile.

Seulement pour qu'elle ne puiſſe ni la communiquer, ni l'appercevoir, j'aurai ſoin de la recommander à ſon couvent, elle & ſa bonne amie qui l'embraſſe. Cependant ſi vous jugez que cela puiſſe être convenable, nous pourrons mettre ſa couſine dans le ſecret. -- Sa couſine? -- oui. -- M. de Lignolle? oh! non, non. -- Vous ne vous en ſouciez pas? il eſt vrai qu'elle eſt bien vive pour être bien diſcrette. Sans doute. -- D'ailleurs votre conduite l'intéreſſe peut-être aſſez...... l'intéreſſe? point du tout! -- point tout? Ah, Monſieur! maintenant je ſais que la jeune perſonne qui lui a tout expliqué, eſt un cavalier charmant! & vous voulez que je ſois encore votre dupe? -- Madame.... -- laiſſons cela: c'eſt un article très-délicat auquel nous reviendrons, quand il en ſera tems.

Monſieur, je vous ſouhaite à mon tour une bonne nuit. Repoſez-vous, ſi bon vous ſemble, mais-croyez que je ne m'endormirai plus.

J'USAI de la permission, car après les diverses agitations de cette nuit heureuse & fatale, le sommeil me devenoit bien nécessaire.

Cependant on ne m'en laissa pas long-tems goûter les douceurs: les premiers rayons du jour amenerent dans notre chambre Mme. de Lignolle qui se servit de son passe-par-tout pour entrer. Je fus réveillé par les baisers qu'elle me donnoit: te voilà, ma petite Brumont! quel bonheur! je ne t'attendois pas! tout-à-l'heure par hasard on vient de me dire...

Elle courut au cabinet avec une inquiétude marquée & regardant a travers les vitres: ma tante, vous avez mis-là ma petite couine, toute seule?

Vous avez bien fait. — Pas trop, ma niece. — Pourquoi? — Parce que j'ai pasTé une assez mauvaise nuit. —Ec vous l'avez enfermée, ma cousine! ah, c'est encore mieux, cela! — Mieux! d'où vient? — Ai-je dit mieux, ma tante ï —Oui, ma nièce. — C'est que je parle sans réflexion, car... quel danger?— Sans doute. Dans un appartement où il n'y a que des femmes. — Que des femmes, oui, ma tante; & des hommes dans les appartemens voisins, pour les défendre en cas de... — Oui! voilà ce que c'est! — Pourquoi donc n'êtes-vous venue qu'à deux heures du matin ma tante? — Parce que j'ai voulu vous amener cette chere enfant, ma niece. — Que vous êtes bonne! — Bien bonne, n'est-ce pas? — Brumont, pourquoi donc ne m'avez-vous pas fait éveiller?

- C'est moi, ne la grondez pas, c'est moi qui!! ai pas voulu qu'on vous éveillât. — Vous avez eu bien tort, ma tante...Tu ne dis mot, ma petite Brumont; tu es triste? va, je suis aussi bien fâché! — De quoi, ma niece?—. Mais, de ce que vous avez été toutes deux fort mal couchées. — Tu avois donc un lit pour cette enfant Elle auroit partagé le mien, ma tante. — Voilà justement ce que je n'ai pas voulu, ma nièce. — Vous auriez pourtant passé une meilleure nuit. — Oui, mais toi? Bon! nous nous arrangeons bien ensemble.-C'est pourtant une très-mauvaise coucheuse. — Trouvez-vous, ma tante?-Elle remue toute la nuit! sans cesse elle étoit sur moi —Sur vous?— A-peu-près. — A-peu-près! bon!-Je ne cessois de la repousser. Elle m'échauffoit! elle m'étouffoit! elle...-Mon dieu! mais... — Eh bien, ma niece, qu'est-ce qui vous inquiette :—Mais.. vous...vous en avez donc été prodigieusement incommodée? — Vraiment! si cela m'arrivoit toutes les nuits!... à mon âge!... mais pour une fois!

Madame de Lignolle fut pleinement rassurée par le ton de bonhommie dont sa maligne tante prononça ces dernieres paroles. L'étourdie niece n'en vit que le côté plaisant. Ah! Mais toi, Brumont, s'écria t-elle en m'embrassant, tu as dû passer une bonne petite nuit. Ma tante ne t'aura pas empêchée de dormir?... Tiens, tu as du chagrin; & moi aussi, je t'assure. Je suis désolée, désolée qu'on ne t'ait pas indiqué ma chambre. Cependant... tiens... conviens que c'est bien drôle...de te voir ainsi... là... près... tiens, ordonne; mais je ne peux plus y tenir.

En effet, les éclats de rire quelque tems retenus, s'échappèrent.

L'explosion fut si forte & dura si long-tems, qu'enfin la Comtesse tomba surie lit où elle en pâma. Cette écervelée rit de si bon cœur, qu'elle vous donne envie d'en faire autant, dit la tante; & elle imita la niece de manière que je vis le moment qu'elle la sui patte roi t. Comment alors me défendre de partager leur gai té? Notre joyeux trio fit tant de bruit, que Mademoiselle de Mésanges en fut réveillée.

La prisonniere vint frapper à ses carreaux. Madame Lignolle, die la Marquise, ouvre à cette enfant; prends la clef dans ma poche. La Comtesse, pour avoir plutôt fait, sc servit de son passe-par-tout; sans entrer dans le cabinet, cria bon jour à sa cousine & revint de mon côté s'asseoir sur le bord du lit: la petite Mésanges volant sur ses pas, arriva comme elle & me dit en m'embrassant: bon jour, ma bonnet amie. — Qu est-ce que c'est donc? s'écria la Comtesse, surprise & fâchée qu'est-ce que c'est donc que ces familiarités là? & ce nom que vous lui donnez? apprenez que je ne veux pas qu'on embrasse Mlle. de Brumont, & qu'elle n'est la bonne amie de personne. — Bien, ma niece, s'écria la Marquise. Bien! morigénez un peu cette effrontée: cela vient tout-de-suite manger dans la main! — La bonne amie de personne, répondit cependant notre Agnès, devenue plus hardie; ah, celui-là est drôle! je ne sais peut-être pas que c'est ma bonne amie, à moi! — Mais, Mademoiselle, reprit Madame de Lignolle, allez donc, s'il vous plaît, mettre un mouchoir, vous êtes toute nue! — Qu'est-ce que ça fait? repliquai autre -, il n'y a pas des hommes ici. -La Marquise la contrefit: non, il n'y a pas des hommes; & d'un ton brusque elle ajouta: mais il y a des femmes, des femmes, entendez-vous, petite sotte?...Allez...un moment, lin moment! comme vous avez les yeux battus! quel métier avez-vous donc fait cette nuit? — Qu'est-ce que j'ai fait?... rien, puisque je n'ai pas seulement dormi.-Et pourquoi n'avez-vous pas dormi? —Pourquoi? ah, dame, parce que j'écoutois toujours pour voir si je ne vous entendrois pas ronfler.... —Ronfler! cette expression!...vous aimez donc bien à entendre ronfler! —Ce n'est pas çà, mais c'est que quand on est toute seule dans un lit à s'ennuyer, il faut bien qu'on s'amuse de quelque chose.

En parlant, elle jouoit avec une boucle de mes cheveux. Tout-à-coup l'impatiente Comtesse l'apostropha d'une bonne tape sur la main; & la prenant par les épaules, elle la reconduisit à son cabinet en lui répétant d'aller mettre un mouchoir. La Marquise l'applaudit: oui, mon enfant, donne-lui des leçons de décence...; va, donne-lui des leçons de décence...Tiens, Madame Lignolle, rends-moi le service de l'aider à s'habiller, afin qu'elle aie fait plus vite, & que nous puissions la renvoyer, car il faut que je te parle. Je vous réponds que la Comtesse, allez contrariée d'être un instant ailleurs qu'à mes côtés, eut bientôt fini avec la cousine. Je vous réponds, que pour l'habiller de la tête aux pieds, il lui fallu moins de rems, qu'ordinairement elle n'en mettoit à me passer un seul jupon.

Aussi tontes deux rentrerent bientôt dans la chambre à coucher. La Marquise complimenta l'une sur sa promptitude, & pria l'autre d'aller se promener dans le parc. — Ah, mais c'est qu il est de bonne heure pour se promener! — Tant mieux; l'air du matin vous rafraîchira. — Ah! mais c'est que pour sc promener,...il faut marcher. —Eh bien? — eh bien, j'ai de la peine à marcher. — Bon! Mademoiselle la douillette! ses souliers la blessent! Non, ce ne sont pas mes souliers. Ce n'est pas au pied que j'ai mal. — En voilà allez de dit. Partez, partez. — C'est apparemment que ça me gêne quelque part, parce que... — Oh mon dieu! cette manière de parler si lente me fait mourir, interrompit la Comtesse. Est-ce votre corset qui vous gêne?-Oh que non! oh que non! ce n'est pas non plus mon corset. —Eh pour dieu! quoi donc? — Dame! c'est qu'apparemment je commence... apparemment que je vais devenir aussi, bonne à marier, moi! —Tiens,s'écria la Marquise: quelle sottise elle vient nous.. Mme. de Lignolle, fais moi donc, je t'en prie, partir cette impertinente. Tu ne vois pas qu'elle ne sait que dire & quelle ne veut que tuer le tems. — Oh que si! je sais ce que je dis...Toujours, malgré que ça nc! soit pas bien nécessaire, souvenez-vous que vous m'avez promis de m'avertir...

Nous n'entendîmes pas le reste, parce que la Comtesse voyant enfin sa cousine dans le corridor, lui ferma doucement la porte au nez.

Fort bien! ma niece; Se mets les verroux, que personne ne vienne nous interrompre...! Oui, assieds-toi là sur le bord du lit. Mais regarde -moi donc aussi quelquefois? Tu n'as des yeux que pour Mile. de Brumont. — Ah! t'est pour la consoler, Elle a du chagrin, voyez-vous? — Il est sûr qu'on ne l'entend pas souffler & elle ne paroît point dans son assiette ordinaire. — Oh! non, dit Mme. da Lignolle, en m'embrassant: elle est désolée qu'on ne l'ait point amenée chez moi... Elle a sûrement beaucoup d'amitié pour vous, ma tante; mais, comme elle me connaît davantage, elle eût mieux aimé passer la nuit à mes côtés, je le gagerois. — Là! là! Madame, ne vous en faites pas tant accroire? Si je l'avois souffert.... — Plaît-il, ma tante. — Oui, ma niece. Vous imaginez que parce qu'on n'est pas tout-à-fait si jeune & si gentille que vous.... — Comment? — Eh! mon Dieu, il ne tenoit qu'à moi. — Ce que vous me dites là, ma tante, est.... '—la vérité, —'de toutes les manières incompréhensible. — Je vais donc m'expliquer, ma pièce. — Ah! vite! vîte! je suis sur des charbons brûlans.

Mme. de Lignolle, il me paroîtroit en effet très-étonnant, mais pourtant très-desirable que vous ne connussiez pas tout-à-fait si bien la prétendue Demoiselle ici couchée près de moi. La prétendue Demoiselle! — Ma. niece, je vous déclare, & puissé-je TOUS apprendre quelque chose qui vous surprenne; je vous déclare que cette jolie fille est un homme. — Un homme! Etes-vous.... êtes-vous sûre, ma tante? — Sûre.... Et lui-même... Il est là pour me démentir, si je ne dis pas l'exacte vérité; lui-même vouloit, il n'y a pas deux heures, m'en donner des preuves. — Vouloit vous en donner...? Cela ne se peut pas! — Ne vous en étonnez pas trop, ma nièce, il s'y croyoit obligé. —« Obligé! Pourquoi? — Ah! demandez-lui. — Dites pourquoi? s'écria-t- elle en m'adressant la parole avec une extrème vivacité: Parlez? parlez enfin? parlez donc; —- Vous me voyez, lui répondis-je, si stupéfait de tout ce qui m'arrive, que je n'ai pas la force, pas la force de dire un mot.-Il veut me forcer à faire moi-même ce pénible aveu! reprit la Marquise: ma niece, il s'y croyoit obligé, parce que je l'exigeois. — Vous l'exigiez, ma tante? — Rassurez-vous, je n'en avois que l'air. — Que l'air? — Oui, je vous dis, j'ai fait grace au généreux jeune homme, quand je l'ai vu prêt à s'immoler. — Cependant il le pouvoit, s'écria la Comtesse, aussi surprise que désolée. — 'Il le pouvoit; oui, ma niece. C'est, j'en conviens, un compliment qu'il faut lui faire. — Il le pouvoit, répéta Mme. de Lignolle d'un ton qui n'annonçoit pas moins d'étonnement, & marquoit une affliction plus profonde. — Voilà de suite, lui répondit la Marquise, deux exclamations qui ne sont pas très-polies.— Il le pouvoit! — Enfin, ma nièce, tu veux donc que je me fâche... Vous voudriez donc, Madame, qu'il ne trouvât jamais ces choses-là possibles que pour vous? — Pour moi! — Madame d'Armincourt l'interrompit d'un air très-sérieux; Eléonore, je vous ai toujours connue extrêmement franche, avec moi surtout. Avant de vous faire violence, pour sortir de votre caractère; avant de vous décider à me soutenir un mensonge trop invraisemblable, écoutez-moi.

Cette Demoiselle est un homme: j'ai malheureusement plusieurs raisons de n'en point douter. Il y a plus: '!c fais maintenant son véritable nom; & tout me dit que depuis long-tems vous ne l'ignorez pas, ma niece. Hier, j'allai sur les cinq heures à Longchamps, où je fus étonnée de vous voir de si bonne heure sur-tout, vous qui le matin même aviez, sous prétexte de quelques affaires, refusé d'y venir le soir avec moi. Vous ne m'avez seulement pas apperçue, Madame, parce que vous n'aviez des yeux que pour un cavalier qui de son côté vous regardoit continuellement. Voilà ce qui me le fit remarquer. C'étoit Mlle. de Brumont, sous des habits d'homme, ou pour le moins un frere à elle, un frere, dont la figure absolument pareille excitoit votre attention comme la mienne. Je m'arrêtai naturellement à cette idée; Se dans ma parfaite sécurité, je ne songeai même pas à pouffer plus loin les conjectures.

Cependant, immédiatement après votre voiture, venoit; dans une voiture beaucoup plus belle, Une espece de fille fort élégante, qui lorgnoit aussi ce jeune homme, dont elle étoit quelquefois lorgnée. Apparemment que cette femme ne vous aime guere, & que vous ne l'aimez pas davantage; car elle s'est permis de vous faire une impertinence, dont vous l'avez bien punie. Je vous en fais mon compliment; j'en ai ri de tout mon cœur. Comme j'en riois pourtant, il s'éleve tout-à-coup une grande rumeur. Tout le monde court, chacun se précipite sur le ou la Brumont, que je suivois toujours des yeux, dans l'intention de l'appeller, afin de causer un instant avec lui ou avec elle. Moi, toute ébahie d'un si prodigieux concours, pauvre provinciale, je demande si l'usage des Dames de Paris est de courir ainsi comme des folles, pêle-mêle avec les hommes, après le premier joli garçon qu'elles rencontrent. Tous ceux qui m'entourent, me crient: Non pas! non pas! mais celui-ci mérite l'attention générale; c'est un charmant cavalier déjà fameux par une aventure extraordinaire: c'est Mlle du Portail, c'est l'amant de la Marquise de B***. Vous pouvez juger de mon étonnement: aussi-tôt j'ouvre les yeux, je me rappelle mille circonstances inquiétantes; & sans trop de malignité, je luis obligée de me dire qu'il devient très probable que l'amant de la Marquise est aussi l'amant de la Comtesse. Cependant il ne faut pas me hâter de juger légèrement une niece que j'estime. Je verrai, je l'observerai, je la questionnerai demain, puisque je vais la joindre au Gâtinois. Point du tout! au jour désiré, l'obligeante Mme. de Fonrose arrive chez moi, qui me propose tout doucement l'honnête commission de vous mener l'ami du cœur.

Charmée d'un hasard favorable à mes secrets desseins, j'accepte, bien résolue à examiner de près la Demoiselle, & à faire en sorte que vous ne puissiez pas me réduire à jouer chez vous le rôle d'une complaisante.

J'arrive avec l'heureux mortel: peut-être croyoit-il, Vous voyant couchée, qu'il partageroit du moins le lit de la petite Mésanges. Tout au contraire, je le confisque à mon profit. Au commencement de la suit, je le tourmente: * une heure après, je.... je le prends, pour ainsi dire, sur le fait. Il ne m'avoue pas son nom que je ne demande point; mais il ne peut nier son sexe. Enfin, le matin vient; & pour qu'il ne me reste aucune incertitude à cet égard, je découvre en plein le chevalier de Faublas.

A ces mots, elle me découvrit en effet; car, d'un coup de main rapide, elle enleva la couverture qu'elle jetta presque sur mes pieds, & du même tems elle me la ramena sur les épaules. Le moment fut court, mais décisif. Le hasard qui se déclaroit contre moi, voulut qu'alors je me trouvasse arrangé dans- le lit, d. manière que la piece du procès la plus essentielle ne pût échapper au prompt regard de l'accusé, de sa complice & de leur juge. Maintenant, ma nièce, s'écria la Marquise, j'espere qu'il ne vous reste aucun doute. Là! je dis, en supposant qu'il fût possible de croire qu'avant ceci vous en eussiez. Mais convenez, poursuivit-elle, en m'appliquant un vigoureux soufflet de la même main qui venoit de m'exposer presque nud aux regards confus de Mme. de Lignolle; convenez qu'il faut que ce M. de Faublas soit un effronté petit coquin, pour être aujourd'hui venu coucher avec la tante, par la feule raison qu'il ne pouvoit plus coucher avec la niece. Ma tante, s'écria la Comtesse avec; un peu d'humeur, pourquoi donc frapper si fort? Vous lui ferez mal! —— Oui, mal! Il est trop heureux. C'est une faveur Madame de Lignolle, à présent que vous ne pouvez plus sous prétexte d'ignorance, vous en dépendre, il faut tout-à-l'heure prier Monsieur de se lever, le mettre sans esclandre à votre porte & l'y consigner pour jamais. -- Le mettre à ma porte! ma tante; eh bien! je vous le dis: c'est mon amant, c'est l'amant que j'adore. — Et votre mari! Madame. -- Mon mari? C'est aussi lui, je n'en ai pas d'autre que lui. — Quoi! ma niéce, il n'y a pas déjà près de cinq mois que M. de Lignolle vous? vraiment épousée! — Epousée? Jamais.... C'est lui, ma tante.—

Commène? C'est lui qui même la première fois...?-Oui, ma tante, c'est lui. Ah! l'heureux petit drôle! Quel épouseur que ce Monsieur-là...! Mais vous êtes grosse! ma nièce.-Eh bien! m^ tante, c'est encore lui...- Mais.... Il n y a plus de mais, ma tante 'Çà toujours été lui; ce sera toujours lui; ce ne sera jamais que lui. — Jamais que lui! Et comment ferez-vous...? — Comme j'ai déjà fait, ma tante, avec lui. Mais quel flux de paroles? Voyez un peu!-Je ae vois que lui! — Mais au moins entendez... Je n entends que lui! — Mais écoutez donc? Je n'écoute que lui.

Allons, ma nièce, quand vous voudrez... — Je ne veux que lui! — Vous ne voulez pas que je vous parle un moment! — Je ne parle qu'à lui. — Eléonore, vous ne m'aimez donc pas? — Je n'aime.... Ah! si fait! je vous aime aussi. — Eh bien! laisse-moi donc m'expliquer: dis-moi, malheureuse! comment feras-tu pour cacher ta grossesse? — Je ne la cacherai pas. -- Mais votre mari vous demandera qui a fait cet enfant. — Je lui répondrai que c'est lui. — Et s'il n'a jamais couché avec toi, comment veux-tu qu'il te croie? — Eh! mais c'est à cause de cela qu'il me croira. — Comment? c'est à cause de cela? — Sûrement, à cause de cela. --- Allons, ma niéce. Voilà que nous faisons ensemble des quiproquos. -Vous êtes si vive, qu'il est impossible de s'expliquer avec vous. — Je suis Vive! Vous ne l'êtes pas peut-être? Eh! le moyen de ne pas l'être avec elle écervelée.... Voyons: faites-moi la grâce de m'expliquer de quelle manière on peut s'y prendre, pour persuader a un homme qui n'a jamais épousé sa femme, que pourtant il lui a fait un enfant? — Regardez si ce n'est pas désespérant...! Mais, ma tante, faites-moi vous-même :la grâce de m expliquer pourquoi vous imaginez que j'irai faire à M. de Lignolle un raisonnement aussi bête que celui-là? — Ma nièce, c'est vous qui me Je dires. — Tout au contraire! je me tue de vous crier que je lui déclarerai que c'est lui qui m'a fait cet enfant. — Ah! je comprends enfin lui, c'est Monsieur? — Eh! oui. Quand je dis lui, c'est lui.

— Ma foi, je ne l'aurois pas deviné, ma niece. Quoi! vous irez vous-même annoncer bonnement à votre mari que vous l'avez fait.... — Ce qu'il mérite d'être. -- Dans un sens, je ne dis pas non, ma niéce. — Dans tous les sens possibles, ma tante. -- Ah! cela est autre chose. Je ne puis, Madame, approuver vos désordres. — Mes désordres! — Revenons, revenons à l'article important. Si ton mari se fâche? — Je m'en moquerai; — s'il te veut faire enfermer? — Il ne le pourra pas. — Qui l'en empêchera? — Ma famille, vous &: lui. -- Ta famille sera contre toi. Moi, je te chéris trop pour te faire jamais le moindre mal; mais dans une affaire aussi malheureuse, je serai du moins forcée de rester neutre. Il ne te restera donc que Monsieur. — S'il me reste, je n'en demande pas davantage. — Oui, il te reliera.... pour te défendre. Mais le pourra-t-il? Et si l'on t'enferme....—» Non, non.

Tenez, ma tante, j'y pensois pensois cette nuit. J'ai dans ma tête un projet.... — Un beau projet! je crois! dis pourtant, dis? — Je ne peux pas, il n'est pas tems. — Eh bien! ma nièce, je vais vous enseigner, moi, le seul parti qui vous reste à prendre. — Voyons? — Il faut le plutôt possible, Madame, vous faire épouser par M. de Lignolle Ça d'abord, ça ne se peut pas. —.

La raison? —. La raison est que ça ne le peut pas. Mais quand cela sc pourroit, je ne le voudrois pas. A présent, ma tante, je fais ce que c'est: jamais votre niéce ne sera dans les bras d'un homme. — jamais dans les bras d'un homme! Cependant, lui...? — Lui? ma tante, s'écria-telle avec passion; Ce n'est pas un homme, c'est mon amant! — Votre amant! Ne voilà--il pas une bonne raison à donner à votre mari? — supposons que la raison soit mauvaise. Au moins est-il certain qu'elle vaut encore mieux qu'une mauvaise action. N'en est-ce pas une indigne,! n'est-ce pas une horrible perfidie, que d'aller froidement se partager entre deux hommes pour trahir l'un plus à son aise, & retenir l'autre en le désespérant.... Car, j'en suis sûre, s'écria-t-elle en m'embrassant, il en seroit désespéré. — Si pourtant Nous vouliez m'écouter, Madame, vous verriez que votre tante ne vous con- scille ni le libertinage, ni la perfidie. Vous m'avez interrompue, comme j'allois vous dire qu'en vous faisant épouser par M. de Lignolle, il falloit tout d'un coup changer de conduite, & rompre cette intrigue... — Une intrigue! Fi donc, ma tante. Dites: une passion qui fera le destin de ma vie! — Qui en fera le malheur, si vous n'y prenez garde? — Point de malheur avec lui! ma tante.

— Toujours du malheur où il y a du crime, ma nièce.... Ecoute, ma petite, je suis bonne femme, j'aime à rire; mais ceci passe la raillerie. Vois d'abord combien de dangers t'environnent.-Je ne connois point de dangers, quand il s'agit de lui. — Et ta conscience!

Eléonore. Ma conscience est tranquille. — Tranquille! cela ne Ce peut pas. Vous qui ne mentiez jamais, vous mentez... Ecoute, Eléonore, je te chéris comme mon enfant. Je t'ai toujours idolâtrée! Trop, peut-être.

Je t'ai peut-être gâtée; mais tâche de te souvenir, comme dans les choses essentielles, je me suis toujours attachée à te donner les meilleurs principes. Tiens, ma fille, tu vas aujourd'hui couronner la Rosiere..

Oh! ne m'en parlez pas! s'écria-t-elle, en se précipitant dans les bras de sa tante, & saisissant les mains dont elle se couvrit le visage. Oh: ne m'en parlez pas! Et moi, pénétré du ton dont ces paroles furent prononcées :! Mme. la Marquise, c'est à moi, c'est à moi seul, que vous devez tous vos reproches. Excusez-la, plaignez-la, ne l'accablez pas. O mes enfans, répondit-elle, si vous ne voulez que m'attendrir, cela ne vous sera pas difficile. On me fait pleurer comme on me fait lire; tout de suite.... Soit, j'y consens, pleurons tous trois.... Ecoutez cependant, écoutez, ma nièce: vous souvenez-vous de l'année pissée? A la même époque, au même jour, je vous disois: Eléonore, je suis fort contente de toi. Mais bientôt, ma fille, d'autres tems ameneront d'autres obligations. On n'a pas toujours dans la vie des devoirs aussi doux à remplir, que celui de secourir l'indigence. Le tems approche où tu t'en imposeras peut-être, qui ce séduiront d'abord, & te deviendront ensuite pénibles....

La Comtesse, à ces mots, quitta brusquement son attitude humiliée, & au ton le plus animé: qui te séduiront d'abord, répéta-t-elle. Eh! comment m'auroient ils séduite? Ôn ne me les fit point connoître. On conduisit gaîment au sacrifice une innocente vidime qui promit ce qu'elle ne comprenoit pas. Vous, Madame. la Marquise, vous qui me parlez ici de devoir, oseriez-vous affirmer qu'alors vous avez fait le vôtre?

Quand mes parens engoués des prétendus avantages de ce mariage fatal, vinrent vous présenter M. de Lignolle, vous me défendîtes par vos représentations, je le fais; je sais que votre contentement vous fut pour ainsi dire arraché: mais qu'importoit votre trop foible résistance? Ne deviez-vous pas la fortifier de la mienne? Ne deviez-vous pas me tirer écart & me dire: Ma pauvre enfant, je t'avertis qu'ils vont te sacrifier; je t'avertis qu'ils trompent ton inexpérience par d 'éblouissantes promesses. Veux-tu pour le frivole avantage d'être présentée à la Cour quelques mois plutôt, d'aller dès demain aux assemblées, aux bals, aux spectacles de la capitale > veux-tu faire à jamais le sacrifice de ta liberté la plus précieuse, de la seule vraie liberté, celle de ta personne & celle de ton cœur? Te trouves-tu si mal avec moi. Es-tu donc pressée de me quitter? Tiens, il n'est plus tems de fonder ta sagesse sur ton ignorance; puisqu'ils veulent t'abuser, il faut que je t'éclaire: quand une fille naturellement vive se montre au printems émue du spectacle de la nature, est surprise dans de fréquences rêveries, avoue des inquiétudes secrettes, se plaint d'un mal qu'elle ignore; on dit communément qu'il lui faut un mari. Mais moi qui te connais, moi qui t'ai vue toujours caressée dj: ceux qui t'entouraient, répondre à leur attachement par un attachement égal, payer mes soins de reconnoissance, Se me chérir autant que je t'aimois, pleurer les malheurs d'un vassal, & même les peines d'un étranger; je crois que la nature, avec la vivacité bouillante, t'a donné la tendre sensibilité; je crois que ce n'est pas feulement un mari qu'il te faut, je crois qu'il te satis un amant. Néanmoins on s'obstine à te faire épouser M. de Lignolle. Tu n'as pas encore seize ans, il a cinquante ans passés: ta jeunesse à peine commencera, que son automne sera fini.

Comme tous les vieux libertins il deviendra valétudinaire, infirme, dur, grondeur, jaloux; & pour comble de malheur, six fois par an peut-être tu seras obligée, obligée de supporter le dégoût de ses embrassemens... Car ma tante ne pouvoit pas deviner qu'il me resteroit du moins dans mon infortune cette consolation, que mon prétendu mari ne seroit jamais capable de l'être.... — Jamais capable, ma nièce, s'écria-t-elle en pleurant? -Jamais, ma tante. — Fi! le vilain homme!... — Vous ne pouviez pas le deviner, ainsi vous deviez me dire: six fois par an peut-être tu seras obligée, obligée de supporter le dégoût de ses embrassemens; & pourtant s'il se rencontre un jeune homme joli, spirituel, sensible, épris de tes charmes, digne Je toi; tu seras encore obligée, obligée de repousser ses hommages qui ~ outrageront, & son image qui te poursuivra. Pour rester vertueuse, il faudra que tu contraries continuellement le plus doux penchant de ton cœur & la plus sacrée des loix delà nature. Ou bien on viendra sans relâche crier à ton oreille ces mots terribles: Sermens! devoirs! crimes! malheurs! Ainsi tu pourras languir pendant trente ans & plus, réduite aux cruelles privations d'un célibat forcé, & condamnée aux devoirs plus cruels d'un tyrannie ue hymen; & si tu succombes aux séductions d'un amour invincible, tu pourras être enterrée toute jeune dans la solitude d'un couvent, pour y périr bientôt, chargée du mépris public & de la haine de tes parens. Que si vous m'eussiez ainsi parlé, Madame la Marquise, je me serois écriée: Je ne veux pas de votre M. dé Lignolle; je n'en veux pas! j'aime mieux! mourir fille! & ils ne m'auroient pas! mariée malgré moi! & ils m'auroient tuée peut-être; mais ils ne m'auroient pas conduite à l'autel!

Jamais capable! répéta la Marquise en pleurant. Ah! le vilain homme! ah! ma pauvre petite, comment vas-tu faire? Pauvre petite! il n'y a donc pas de remede. Jamais capable...! Voilà qui est bien différent! Cela change beaucoup.... Mais non, cela ne change rien. Ma chere enfant, tu n'en es feulement qu'un peu plus à plaindre Eléonore, vous n'en devez pas moins tout-à-l'heure & pour toujours renoncer au chevalier. noncer à lui? plutôt mourir. Dame! je ne peux pas frapper plus fort, cria la petite Mésanges que nous n'avions pas entendue. — Allez vous promener lui répondit l'impatiente Comtesse. — Ah! mais c'est que j'en viens. — Retournez-y. — Ah! mais c'est que je suis lasse. — Asseyez-vous. é sur le gazon. — Ah! dame! mais c'est que je m'ennuie toute seule. — Sommes-nous faites Four t'amuser, lui demanda la Marquise? — Pas vous, si vous voulez, ma cousine; mais ma bonne amie... — Votre bonne amie?..-Laissez-nous, — C'est qu'il me semble qu 'il y a déjà bien long-tems que je n'ai causé avec elle. — Allez, Mademoiselle, allez m'attendre au sallon. Ah! oui, car j'entends bien du monde qui se leve. — Allez.

Bien du monde qui se leve, reprit Mme. d'Armincour II est tems aussi que nous nous levions, & que cette Demoiselle s'habille & s'en aille. — S'en aille! ma tante. — Eh oui! ma niece. Croyez-vous qu'il soit possible qu'elle paroisse à cette fête! — Qui peut donc l'en empêcher? — Comment! n'y a-t-il pas ici cinquante personnes qui étoient hier à Longchamps, & qui la reconnoîtroient comme je vous reconnois. Oh que non! — Ne dites pas non! c'est une chose certaine, & vous seriez perdue. — Qu'importe? pourvu qu'il ne s'en aille pas. — Quand je l'entends raisonner ainsi, les cheveux me dressent sur la tête. — Quoi! ma tante, ne suis je pas la maîtresse?.. — D'ailleurs, Madame, vous êtes obligée de le renvoyer; c'est votre devoir. -- Mon devoir! le voilà revenu ce mot... —Allons! interrompit la Marquise en me jettant le drap sur le nez, il faut prendre un parti j car avec elle les disputes ne finissent pas.

Mme. d'Armincour, en se hâtant de passer une camisole & un jupon, s'écria: Bon Dieu! voilà que j'y songe; chacun se demanderoit où cette Demoiselle a couché. Chacun sauroit que c'est.... là! Ne diroit-on pas que j'ai aussi quelque chose de commun avec ce morveux, moi? Je serois pour aujourd'hui l’héroïne de l'aventure... d'une aventure galante, à soixante ans passés! c'est s'y prendre un peu tard. Allons, Madame, vous tentez bien qu'il s'agit moins de m'épargner un ridicule, que de sauver votre réputation, que de vous sauver vous-même Il faut qu'il parte.... Non, ma niece, je ne souffrirai pas que devant moi, vous soyez sa femme-de-chambre. Je l'habillerai pour le moins aussi vîte & aussi décemment que vous le pourriez faire. N'ayez aucune espece de crainte, je ne suis ici que le chien du jardinier.

Il y eut, tout le tems que dura ma toilette, une contestation fort vive entre la tante qui vouloit toujours que -, je partisse, & la niece qui ne le vouloit toujours pas. * Cependant on vint avertir Mme.

de Lignolle qu'il étoit nécessaire qu'elle descendit pour ordonner quelques derniers arrangemens relatifs à la fête. Je suis à toi tout-à-l'heure, me dit-elle. Un moment après, la tante aussi me quitta Se revint avant la niece, qui pourtant ne tarda pas. Un bon quart-d'heure à-peu-près s'écoula, & je n'ai pas besoin de dire que la dispute recommencée alloit toujours s'échauffant, quand on vint de nouveau déranger la Comtesse. Obligée de me quitter encore, elle m'assura du moins que ce seroit l'affaire d'une minute. Mais elle étoit à peine descendue, lorsque sa tante me dit: Monsieur, je vous crois un peu moins déraisonnable qu'elle, vous devez sentir combien votre séjour ici peut la compromettre. Cédez à la nécessité, cédez à mes sollicitations, & s'il le faut, à mes prieres. Elle m'entraîna, elle me conduisit par des détours qui m'étoient inconnus, dans une espece de basse-cour, où sa voiture m'attendoit. Comme j'y montois;, le hasard amena près de nous Mlle. de Mélanges: ma bonne amie, vous vous en allez? — Hélas oui! ma bonne amie, faites, 'je vous en prie, mes complimens à Mlle. des Rieux. — Je n'y manquerai pas....

Ah çà! mais toujours vous m'assurez bien qu'elle ne tardera pas à devenir bonne à mari... — Taisez-vous, Mademoiselle, interrompit brusquement la Marquise: & si jamais vous répétez de pareils....

Je n'entendis plus rien, parce que le cocher qui avoit Ces ordres, partit plus prompt que l'éclair. Il me reconduisit jusqu'à Fontainebleau, où je pris la poste. A peine étoit-il quatre!! heures du soir, quand je rentrai dans Paris. Mme. de Fonrose me tenoit; parole: Mon pere n'avoit pas encore paru chez lui; & moi, profitant de quelques momens de liberté, je quittai mes habits de femme, & j'allai chez Rosambert. Je le trouvai beaucoup mieux; il pouvoit déjà, sans le secours de personne, se promener dans son appartement, & même faire plusieurs fois le tour de son jardin. Le Comte commença par m'accabler de reproches. Je lui représentai que tous les matins réguliérement on étoit venu chez lui, de ma part, savoir de ses nouvelles; — mais vous aviez promis de venir vous même. — Mon pere ne m'a pas quitté. — Cela ne vous a point empêché d'aller ailleurs. Au reste, je conviens que la petite Comtesse mérite la préférence.-- La petite Comtesse! — Mme. de Lignolle, oui.

Ne vous l'ai-je pas dit que désormais toute femme qui vous auroit, serait une femme affichée...? Je suis vraiment charmé que la Marquise ait une rivale digne d'elle.... Car on dit la Comtesse adorable....

Malheureusement c'est encore un enfant sans usage, sans art, sans méchanceté. La Marquise l'écrasera, dès -que.... A propos, je vous fais mon compliment: vous êtes infiniment -bien avec M. de B***! D'abord tout Paris l'a vu riant à vos côtés le jour de votre apothéose! & puis l'excellent mari ne cache à personne que vous êtes un charmant garçon; & de peur que la chose ne paroisse pas encore assez comique, il dit à quiconque veut l'entendre, que c'est moi qui suis un indigne homme. Il m'en veut! on assure qu'il m'en veut beaucoup! C'est peut-être encore un duel qui me revient. Mais vous en savez quelque chose, Chevalier! Le Marquis vous a longtems parlé. — Oh! le Marquis m'en a tant dit de toutes les manières... — Mais encore! Allons, Faublas, contez-moi cela du moins.

J'ai besoin de rire! & vous devez tout essayer pour amuser un ami convalescent.-Ma foi, non. Je vous avoue que je suis très-éloigné de vouloir vous amuser jamais aux dépens de la Marquise & même je vous le répété, Rosambert: C'est toujours avec peine que je vous entends me parler d'elle.-- Vous avez tort. Je suis, dans ce moment-ci sur-tout, son plus enthousiaste admirateur: Vraiment! je me le disois tout-à-l'heure. Il faut qu'à toutes ses qualités déjà si nombreuses, cette femme-là réunisse maintenant la prudence. N'êtes-vous pas étonné, comme moi, de la profondeur du calcul qu'elle avoit fait; que si je lui échappois, il ne falloir pas que je pusse échapper à Con mari. Chevalier, vous ferez témoin. Témoin? — Oui, très-incessament. — Très-incessamment! vous m'aviez dit que vous ne retourneriez point a Compiegne! — Témoin de mon combat avec le Marquis: Chevalier! soyez tranquille! nous sommes convenus que je ne -me battrois point avec la Marquise. Comment pouvez-vous me soupçonner encore d'être assez fou pour me prêter à la bizarre fantaisie de cette femme qui s'est mise en tête quelle devoit attaquer de braves jeunes gens avec leurs aimes. C'est que voyez-vous, plus j'y pente, plus je reconnois qu'il convient, pour la sûreté publique, d'arrêter le mari dans Con principe. Ceci deviendroit d'un trop dangereux exemple. Comment, chacune n'auroit qu'à vouloir se mettre à la mode? Toutes les bonnes fortunes finiroient donc par des coups de pistolet? Et jugez quel tapage on entendroit chaque jour aux quatre coins de Paris.

Rosambert, qui me vit sourire, me fit, sur celles qu'il appelloit mes maîtresses, cent plaisanteries & cent questions. Je finis par me prêter de bonne grâce à sa gaîté, mais sa curiosité n'eut pas lieu d'être satisfaite. Mon pere ne revint à l'hôtel que deux heures après moi; mon pere me fit entendre qu'il étoit fâché de m'avoir laisse seul toute la journée, je lui représentai respectueusement qu'il seroit trop bon de se gêner pour son fils. Il me demanda comment j'avois passé la nuit. Asin de ne pas mentir, je répondis: Mal & bien. mon pere. — Le sommeil n'a pas été profond? reprit il. -- Profond! pardonnez-moi; mais Couvent interrompu. Vous avez éprouvé de grandes agitations! — De grandes agitations! oui, mon pere. -Les rêves ont été bien fâcheux! — Oh! bien fâcheux! Il y en a eu un surtout qui, vers le milieu de la nuit, m'a singuliérement tourmenté. — Mais le matin du moins vous avez tranquillement repose? — Le matin... Non. J'étois inquiet le matin. La fatigue apparemment? — Un peu de fatigue peut-être, & encore les suites de ce rêve. — Racontez le-moi donc.—-Mon pere.... c'étoit.... c'étoit une femme.... — Toujours des femmes! Eh! mon sils, songez à la vôtre.-Ah! depuis sept heures du matin, ( c'etoit l'heure à laquelle je m'étois mis en route) depuis sept heures, je vous assure que je me suis presque continuellement occupé de son souvenir. Mon pere, quand donc recevrai-je de ses nouvelles? — Vous savez combien j'ai mis de monde en campagne, & sous quinzaine je compte moi-même partir avec vous. — Pourquoi pas plutôt? -- Mais, répliqua-t-il d'un air embarrasse, je ne suis pas prêt.

Il faut d'ailleurs attendre.... que vous vous portiez mieux.... que les beaux jours soient tout-à-fait venus. — Les beaux jours! Ah! loin de Sophie, viendront-ils jamais?

Quand je par!ois ainsi, j'espérois pourtant quelque bonheur pour le lendemain; le lendemain étoit ce lundi vivement desiré, qui devoit pendant quelques instans nous voir mon Eléonore & moi réunis. Hélas.! notre douce attente fut trompée. Madame de Fonrose, qui vint le soir faire à mon pere une courte visite, trouva le moment de me dire: Il n'y a pas eu moyen; sa tante est arrivée le matin chez elle, où elle est encore.

Le mardi ce fut tout de même, & le mercredi j'eus du moins la consolation de recevoir un billet de Justine. Il me disoit qu'avec le passe-partout qui m'étoit envoyé, j'ouvrirois la porte cochere & toutes les portes d'une petite maison neuve, sitUée à l'entrée de la rue du Bac, du côté du pont royal. M. le Vicomte me prioit d'être là, sur les sept heures du soir.

Bon, Madame de B*** n'est donc pas fâchée contre moi. Depuis Vendredi je n'avois pas entendu parler d'elle. Ce long silence, après notre aventure, commençoit à m'inquietter. Faublas, elle n'est pas fâchée! elle n'est pas fâchée, Faublas! Heureux jeune homme, applaudis-toi!...& je bai sai le billet de Justine, & je fis un saut de joie.

Quelle bonne nouvelle? demanda mon pere en entrant. — Ah, c'est que.... c'est que je vois le beau tems. Je pense que je pourrai cette après-dînée aller faire un tour. — Avec moi, oui. — Encore. avec vous? mon pere. — Monsieur!... — Pardon... Cependant voulez-vous me rendre absolument esclave? m'empêcher de voir, même un ami?— Ce n'est pas un ami que vous iriez voir. — Le Vicomte, mon père. — M. de Valbrun? à la bonne heure; mais de là?— Je vous promets de ne pas mettre le pied chez la Comtesse. — Vous m'en donnez votre parole? — Ma parole d'honneur. — Eh bien soit, j'y compte. Et je baisai les mains de mon pere, & je fis encore un saut de joie.

J'étois si impatient de savoir ce que la Marquise m'alloit dire, qu'avant 'heure indiquée je fus au rendez-vous. J'eus tout le tems d'examiner la maison que je trouvai jolie, commode & bien meublée. J'y remarquai sur-tout deux petites chambres à coucher qui Ce touchoient; deux chambres, à coucher, qu'aujourd'hui même je crois voir, & que dans cent ans, si j'étois au monde, e croirois, hélas! voir encore aussi bien qu'aujourd'hui.

M. de Florville arriva sur la brune; il vint me joindre dans l'une des deux Petites chambres. Aussi-tôt j'embrassai es genoux: oui, dit la Marquise demandez grâce à votre amie que vous avez outragée, que vous avez réduite à risquer une témérité qui pouvoit la perdre & vous compromettre. — Mais aussi ma belle maman, pourquoi?... pourquoi m'avez-vous?... — Je crois, interrompit-elle, je crois vraiment, qu'il va me demander pourquoi j'ai résisté! Laissez, Monsieur, laissez. Songez qu'au lieu de renouveler vos offenses, vous devez solliciter votre pardon. Chevalier, je n'ai pas besoin de Vous dire pourquoi nous nous voyons ici? Vous concevez qu'après la cruelle scène de vendredi dernier, je ne pouvois, sans une extrême imprudence, retourner chez Justine. — Sans doute, Cette scene... — Chevalier, vous ne me parlez plus de Sophie? — Depuis son dernier malheur, j'ai si rarement obtenu le bonheur de vous voir! j'en ai joui pendant si peu de tems! nous avons eu tant de... — Sans doute, mais dires Vrai: n'aimez-vous pas un peu moins votre charmante épouse? — Moins?Parlez, ne me cachez aucun de vos sentimens, vous m'en avez promis la confidence. — Moins? davantage! Madame la Marquise, chaque jour davantage! je l'adore! il semble que l'absence... — Cependant Madame de Lignolle? — Ah, oui, m'est infiniment chere, & ne le mérite-t-elle pas?

Je vous le demande à vous-même? Vous l'avez vue. Vous la connoissez mieux.

Il est vrai qu'elle est assez gentille cette enfant, & d'un bon petit caractere. On m'avoit un peu trompé sur son compte. Au reste, je suis déjà bien revenu des fâcheuses préventions...Vous, Chevalier, je trouva pourtant bien singulier que vous ayez...de la tendresse, de l'amour même pour deux femmes.... -Dites pour trois, ma belle maman. —Non, s'écria-t-elle vivement: impossible cela, par exemple, impossible!

-Je vous affure... — N'assurez pas. Tous les jours on distingue une épouse charmante. Quand elle est éloignée, on la regrette. Alors même il peut arriver qu'on se sente un goût décidé, un attachement très-vif pour une femme... aimable; mais pour deux! voilà ce qui me paroîtra toujours inconcevable. Non, jamais je ne comprendrai que l'amant de la Comtesse puisse être en même tems le mien Jamais je n'entendrai cela, jamais!

Je la regardois attentivement; elle m'observoit: apparemment que l'air d'embarras & d'irrésolution qu'elle dut remarquer dans toute ma personne, lui fit mal augurer de ma réponse.

Je la vis pâlir & sa voix s'altéra: cet entretien paroît vous mettre à la gêne? reprit-elle aussi-tôt. Parlons d'autre chose... La campagne est-elle déjà belle? — La campagne!-Oui, vous y avez été samedi soir... & vous êtes revenu dimanche... Un très-court voyage!...

Dites-moi, je vous prie, ce que c'est qu'une demoiselle de Mésanges...—

De Mésanges! — Cette enfant là ne vous est-elle pas aussi déjà devenue... infiniment chere? — Infiniment chère! à quel titre? — C'est une femme d'abord; voilà pour Faublas le meilleur des titres! & puis ne seroit-il pas trop étonnant que vous étant trouvé par occasion le maître de passer une nuit avec la douairiere d'Armincour & la demoiselle de Mésanges, vous n'eussiez pas donné la préférence à celle-ci? En supposant même que le choix ne vous ait pas été laissé, je vous connois très-capable d'avoir, si vous étiez couché dans le même appartement, tout doucement quitté la grande chambre de la vieille, pour vous glisser dans le cabinet de la jeune... Vous rougissez? Vous ne dites mot? — Madame,... quand ces détails seroient vrais, qui pourroit vous les avoir donnés? — Quand ces détails seroient vrais? j'aime beaucoup la supposition. Faublas, n'essayez pas de mentir; votre air & votre maintien, votre silence & vos discours, tout en vous décele un coupable. Faublas, un hasard fort singulier ne m'en a donne qu'une partie, de ces détails. Mais vous devez ravoir que toutes les fois qu'il me sera permis d'appercevoir seulement un coin du tableau, je serai femme à deviner le reste. Je ne fais pas bien si vous avez pu consacrer toute votre nuit à la jeune personne, pu ne lui donner qu'une heure: quoi qu'il en soit, je m'en rapporte à vous sur le bon emploi du tems.

Je ne m'étonne plus qu'il soit déjà question de marier la petite. Je conçois que cela peut être aujourd'hui pressant de plus d'une maniere.

Au reste s poursuivit-elle du ton le plus sérieux, je suis loin de vous reprocher le mystere que vous me faisiez Je cette aventure; dans ce cas ci! indiscrétion seroit vraiment une perfidie. Je vous en Trois incapable.

Je suis sûre que vous garderez un profond silence sur tout cela; je suis sûre que vous n'en avez rien dit à M. de Rosambert.—à M. de Rosambert! — Ne le connoissez-vous pas?

—Trop bien! — Je le crois; vous l'avez encore vu dimanche. — Dimanche! — Comment! est-ce que je me trompe de jour? est-ce que ce n'est pas!...

Je me précipitai aux genoux de la Marquise. O ma généreuse amie, pardonnez-moi. — Au moins, ajouta-t-elle en me faisant signe de me relever, songez que vous êtes engagé d'honneur à venir me voir combattre encore mon ennemi. — Votre ennemi ne veut pas.... — Tenir sa parole! Je saurai bien l'y contraindre. Faublas, seroit-il possible que son châtiment vous parue aujourd'hui moins juste & moins désirable? Ali! parlez; vos vœux décideront l'événement du combat. J'aime mieux, n'en doutez pas, j'aime mieux mourir de la main du cruel, si vous me donnez une larme, que de l'immoler, s'il obtient un regret. Vous ne savez donc pas comme je le hais, le barbare! C'est de lui que me sont venus tous les maux que je ne puis supporter, que je ne puis supporter! répéta-t-elle en pleurant. Avant son lâche attentat dans ce village d'Holriff, je n'étois pas encore tout-à-fait malheureuse; je n'avois perdu que ma foraine Se ma réputation. Vous cependant, Faublas, est-il donc vrai que le perfide ne vous a pas aussi causé quelque irréparable perte, quelque chagrin inconsolable: Ingrat! poursuivit-elle avec la plus glande véhémence, ne dois-tu pas le détester autant que je t'aime? Mme. de B***. s'enfuit épouvantée de ce qu'elle venoit de dire: je volai sur ses pas, j'allois l'atteindre, j'allois.... Elle se retourna vers moi: Monsieur, me dit-elle, si vous m'osez retenir, vous ne me verrez de la vie. Il y avoit sur sa figure un effroi si véritable, & dans son attitude quelque chose de si décidé, que je n'osai lui désobéir. Elle m'échappa.

A mon retour à l'hôtel, j'y trouvai Mme. de Fonrose, qui me demanda malignement comment se portoit M. le Vicomte. Elle ne m'apportoit d'ailleurs que des nouvelles malheureuses. Mme. de Lignolle, depuis quelques jours assaillie de la foule des petites indispositions qui toutes annonçoient sa grossesse, se sentoit aujourd'hui sérieusement incommodée. Il lui étoit impossible de quitter la chambre, & je ne pouvois l'aller voir, parce que Mme. d'Armincour, apparemment déterminée à ne rien négliger pour guérir sa niece d'une passion dangereuse, venoit d'annoncer qu'elle ne retourneroit dans sa Franche-Comté qu'à la Saint-Jean. Elle venoit aussi de demander à Mme. de Lignolle, dans son hôtel même, un appartement que sa niece n'avoit pu lui réfuser. Ainsi, pris de quinze jours s'écoulerent, pendant lesquels nous n'eûmes, mon Eléonore & moi, d aune consolation que d'envoyer souvent Jasmin chez la Fleur & la Fleur chez Jasmin.

Pendant cette quinzaine fatale, je n'entendis point parler de Mme. de B***. Il ne me vint de province aucun renseignement qui pût me donner l'espérance que la nouvelle prison de Sophie seroit bientôt découverte.

Ainsi délaissé de tous les grands intérêts de ma vie, je n'avois plus que de trilles jours & de longues nuits.

Enfin Mme. de Fonrose invita le pere & le sils à venir ensemble dîner chez elle. A sept heures précises du soir, je quittai, sous quelque prétexte, le Talion de la Baronne, & m'en allai, par des détours qui m'étoient connus, gagner son boudoir, donc la Comtesse m'ouvrit la porte. Hélas! après de grands débats, il avoit été décidé la veille que je resterois seulement vingt minutes avec mon amie. Je ne passai la permission que d'un quart-d'heure. Aussi je n'eus qu'à peine le tems de l'admirer, de l'embraser, de lui dire un mot, de lui dire que chaque jour elle me devenoit plus chere, qu'elle me paroissoit chaque jour plus jolie. Aussi elle eut à peine le tems de me jurer que dans mon absence elle ne vivoit pas, que sa tendresse étoit encore augmentée, que Con amour iroit ainsi toujours croissant jusqu'au dernier jour de sa vie. On disputoit au Talion, quand j'y rentrai: la contestation cessa, disque je parus. Apparemment que la Baronne cherchant quelque moyen d'occuper M. de Belcour, assez peur qu'il ne s'apperçut point de ma trop longue absence, n'en avoir pas trouvé de meilleur, que de lui faire une bonne querelle. 0 divine amitié! tu fus donnée au sexe le plus foible pair l'aider à tromper le plus fort; & tu assurerois constamment le bonheur de nos femmes, si tu pouvois long-tems durer entr'elles. L'heureux tête-à-tête que je venois d'obtenir, ne fit que m'inspirer le desir plus vit de m'en procurer un moins court, malgré ta tante d'Eléonore & mon pere ensemble conjurés. Au milieu de la nuit sui vante, rêvant à cela, je conçus un hardi projet qui, le lendemain matin, fut approuve de la Baronne, & reçut à la du du même jour son entiere exécution. En m'éveillant je m'étois, par précaution, muni d'une sorte migraine; à dîner je m'en plaignis encore beaucoup; &: le soir enfin, elle me causa des douleurs si fortes, que M. de Belcour lui-même me conseilla de me coucher. Mon pere, de qu'il ne vit endormi, s'en alla; le dès qu'il fut parti, je ne dormis plus. Un coëffeur adroit fut aussi-tôt, grâce à mon intelligent domestique, mystérieusement introduit jusques dans ma chambre. Grâce à mon adresse & grâce encore à Jasmin, ma femme-de-chambre, j'habillai fort passablement de la tête aux pieds Mlle. de Brumont. qu'un Suisse très-inattentif ou très- discret ne vit pas sortir, & qu'un mal-honnête fiacre conduisit aussi-tôt chez Mme. de Fonrose. Peu s'en falloir qu'il ne fut minuit. Nous avions jugé convenable de ne point aller plutôt chez la Comtesse, de peur que la Marquise ne fût pas encore retirée dans son appartement. Aussi Mme. de Fonrose arrivant avec moi chez M. de Lignolle, eut-elle l'attention de ne point souffrir que Con carrosse entrât dans ta cour de l'hôtel, parce qu'il ne falloit troubler le sommeil de personne. l'y avoit plus chez la Comtesse qui ses femmes & son mari, sa tante étoit allée coucher comme nous l'espérions Comment! si tard! dit le Comte. Nous voulions, répondit la Baronne, venir vous demander à souper, nous avons été forcément retenues ailleurs. Mademoiselle ne pouvant plus, à l'heure qu'il est, rentrer dans son couvent, l'a point accepté le lit que je lui offrois. Elle a mieux aimé venir vous redemander, pour cette nuit, la petite chambre qu'elle occupoit ici dans des tems plus heureux. — Elle a bien fait, répliqua-t-il. — Très-bien! s'écria mon Eléonore; & qu'elle vienne le plus souvent possible me surprendre aussi agréablement. — M. votre pere vous a donc mire au couvent, reprit M. de Lignolle? — Oui, Monsieur. — Où cela?-Pardon, il ne m'est permis de recevoir personne. — J'entends, poursuivit-il tout bas s & d'un ton mystérieux: c'est à cause du Vicomte. — Le moyen de vous rien cacher? — Oh! j'en étois sûr, parce que les affections de l'ame me sont familieres. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que j'ai vainement cherché ce jeune homme à Versailles; personne ne l'y connoît.

Je vous ai déjà dit, interrompit Mme de Fonrose, qui prêtoit l'oreille, qu'il avoit en effet du crédit chez le ministre; mais qu'il se montroit rarement à la Cour. — Et moi, j'ai prié qu'on ^ ne me parlât jamais de lui, s'écria Comtesse. — A propos, reprit le Comte, je vous en veux. — de quoi: — Il y a quinze jours, vous venez au Gâtinois pour cette fête; & dès le matin vous partez sans.... — On vous aura sûrement dit qué des ordres pressans m'avoient forcée de re. venir à Paris. — Et les charades poursuivit-il, comment vont-elles? — Assez mal depuis quelques semaines. Hier pourtant j'ai recommencé; mai! si peu, si peul — Tant pis. Allons, Mademoiselle, il faut réparer le tems perdu. —.

Très-incessamment, Monsieur. — Tenez! voilà votre écoliere que vous négligez, prenez-y garde: en prendra de l'humeur, on vous renverra, & c'est moi qu'on choisira pour vous remplacer. — Non, Monsieur, répondit vivement Madame de Lignolle, l'y comptez pas. Il n'y a pas longtems que cela m'a été proposé; mais me suis déclarée, cela ne sera point. — Comment donc! est-ce Mademoiselle qui vous a fait cette étrange proposition? — Non, Dieu merci. — Là! là! Madame elle y viendra peut-être. Vous verrez, ajouta t-il en me frappant sur l'épaule, vous verrez que est à la longue un métier fatiguant.— vous, répliqua sa femme: quant Mademoiselle de Brumont, je suis sûre qu'elle ne s'en lasse pas.— assurément, Madame la Comtesse, & us ces jours-ci j'ai bien souffert de ne pouvoir pas venir vous donner leçon.—

Eh bien, interrompit Madame de Fou,: rose, donnez-lui, leçon! moi je m'en vais. — Je ne vous retiens pas, répliqua! son amie, car je me sens envie de dormir. — En ce cas, dit M. de Lignolle, je vais reconduire Madame la Baronne jusqu'à sa voiture, &: de-la me retirer chez moi. Une bonne nuit, Mesdames La Comtesse aussi-tôt renvoya ses femmes, & dès que nous fûmes seuls, elle sc jetta dans mes bras, elle paya de cent caresses mon heureux stratagême.! O vous! à qui par fois il fut donné d'entrer au lit d'une maîtresse adorée & d'y veiller toute une nuit pour elle, Vous avez, si vous étiez vraiment dignes d'une faveur si grande, vous ne \ goûté plus d'une espece de ravissans plaisirs. Le vulgaire des amans ne connoît que! heure de la jouissance; las amans plus favorisés n'ignorent pas l'heure qui la Cuit. C'est celle d'une intimité plus douce, des éloges mieux sentis, des protestations plus persuasives, des aveux enchanteurs, & des épanchemens tendres, & des larmes délicieuses, & de toutes les voluptés du cœur. C'est alors qu'avec un intérêt égal, le couple fortuné se rappelle sa premiere entrevue, Ces premiers desirs; c'est alors, que ramenant sa pensée sur présent qui le charme, il s'applaudit de tant de bonheur obtenu malgré tant d'obstacles; c'est alors que, n'appercevant plus dans l'avenir qu'une longue suite de beaux jours, il s'abandonne avec une confiance entiere lX rêveries de l'espérance.

Oui, dit-elle, j'ai formé le meilleur, plus charmant des projets: nous pourrons vivre & mourir ensemble. Je ne ferai qu'une malle de mes hardes les plus nécessaires, j'emporterai mes bijoux seulement; je ne veux pas que ce M. de Lignolle ait à se plaindre d'avoir souffert de nous le moindre tort. Nous sortirons de France, nous nous arrêterons où tu voudras, tout pays me sembleras beau puisque tu seras avec moi. Mes diamans valent bien mille écus, nous les vendrons, nous achèterons dans une jolie campagne. non pas un château, ni même une maison...une cabane, Faublas! une cabane petite & gentille.

Qu'il y ait seulement de quoi loger une personne car nous ne serons qu'un. — Comme n dis, ma charmante amie, nous ne serons qu'un. — Il ne nous faut pas deux pieces pour coucher. Est-ce que nous ferons deux lits? Faublas. — Oh non pas deux lits.-Par exemple, le jardin sera grand, nous le ferons cultiver.. Tiens, nous marierons à quelque jolie paysanne un paysan bien pauvre, mais qui l'aimera; nous leur donnerons notre jardin, ils le cultiveront pour & ils nous laisseront bien prendre qu'il faudra pour notre nourriture; nous n'aurons pas besoin de grand-chose; toi & moi ne mangeons que pour vivre. A propos, je ne compte ne avoir de femme-de-chambre. Quelqu'un seroit là quand je voudrois dite: je t'aime; cela me gêneroit beaucoup. Quant à ma parure, ai-je donc besoin du secours de quelqu'un? verrai-je pas bien comment il faudra m'arranger pour te plaire?— Ah! de toutes les manieres tu me plairas. on! voilà donc qui est décidé: pas de me-de-chambre... mais une cuisiniere...Est-ce que nous aurons une cuisiniere? — Le moyen de faire autrement? -Le moyen? tu crois que je ne saurois pas préparer notre dîné?... nos tre repas! car nous aurons toujours faim...cela sera sitôt prêt! du beurre, du lait, des œufs, des fruits, une volaille. J'ai appris la pâtisserie, je te ferai des brioches, des galettes & de tems en-tems de bonnes petites crêmes... Oh, je te régalerai bien, tu verras est-ce que cela ne vous paroîtra pa meilleur, Monsieur, quand ce sera mo qui... — Meilleur! cent fois meilleur Ainsi, dit-elle en m'embrassant, nous ne serons donc qu'un dans la cabane écoute, notre argent que tu auras placé nous rapportera plus de cent louis Voilà-t-il pas que nous serons immensement riches! tu le vois: notre nourriture ne nous coûtera presque rien, & notre entretien se bornera à si peu de choses! Un taffetas léger pour l'été, & pour l'hiver une indienne propre; c'est tout ce que je veux, moi. Il ne faudra pas davantage non plus à toi, mon ami: tu n'as pas besoin de beaux habits pour paroître charmant. Nous dépenserons donc à peine la moitié de notre revenu. Nous pourrons, du reste, obliger encore quelques pauvres gens... la moitié pour nous, c'est beaucoup! Cinquante louis pour les malheureux, ce n'est gueres! Nous verrons; nous aurons d'abord retranché tout le superflu, nous économiserons ensuite sur le nécessaire. — Adorable enfant! -Enfant! pas plus que vous;.. Il te plaît donc, mon projet? Faublas. -Il m'enchante. —Que je suis heureuse d'avoir de l'invention! vous n'auriez pas trouvé cela, Vous... Je ne t'ai pas encore tout dit. Relie l'article le plus important.— Voyons? — J'accoucherai, je nourrirai notre enfant. — Tu le nourriras, mon Eléonore? — Je le nourrirai & je lui apprendrai... à t'aimer de tout son cœur d'abord! fois tranquille... je: lui apprendrai à broder, à jouer du piano.. — Et encore à faire de bonnes petites crèmes, mon Eléonore: il ne sauroit avoir trop de talens...Eh bien, qu 'est- ce donc, ma chere amie?

Tu pleures!- Sûrement je pleure! vous riez quand je parle sérieusement! quand je m attendris, vous êtes gai! — Cette gaîté là, je t'assure qu'elle est dans mon cœur... Eléonore, & moi aussi je veux l'élever notre enfant: je lui apprendrai à lire... —Dans nos yeux tout! amour que nous avons pour lui, interrompit elle. — A écrire... — Tous les jours tous les jours il t'écrira dès le matin que sa mere t'aime mieux que la veille.— A danser... — A danser sur mes genoux, s'écria-t-elle en riant à son tour A faire des armes... — Ah! pourquoi? Dans cette campagne où nous ne serons environnés que de bonnes gens qui nous voudront du bien, qu a t-il besoin de lavoir tuer quelqu'un? — Tu as raison, mon Eléonore. Quand sa mere lui aura montré comment on se rend cher à chacun, il sera comme sa mere défendu par l'amour de tour le monde. — Voila mes desseins, Faublas prit-elle, j'étois sûre qu'ils auroient n approbation. Nous allons donc passer ensemble le reste de notre vie! us allons sans obstacles nous adorer qu'à notre dernier soupir.

Madame d'Armincourt ne viendra plus me tourmenter de les inutiles représentations. n pere ne pourra plus t'arracher à ma tendresse. — Mon pere, je l'abandonnerai! — Eh! pourquoi non? j'abandonnerois bien ma tante. — Mon pere qui m'idolâtre!-Ma tante ne me rit pas moins. Au reste, s'ils ont en pour nous toute l'amitié qu'ils nous montrent, rien ne les empêchera nous venir joindre. J'ai pense que du lieu de notre retraite nous pourrions leur mander nos résolutions invariables. S'ils arrivent, ce sera pour nous un surcroît de bonheur: nous leur ferons bâtir une cabane à côté de la nôtre. S'ils résistent à nos prieres plusieurs fois renouvellés, ce seront eux qui nous auront abandonnés: nous oubliera au sein de l'amour nos ingrates familles, & mutuellement nous nous tiendrons lieu de l'univers entier.-J'abandonnerois mon pere & ma.... ma sœur.

O! Sophie, je ne te nommois pas mais déjà mes larmes te vengeoient. Ta sœur pourra venir aussi; nous la marierons à quelque bon laboureur, quelque honnête homme qui n'épousera pas son bien, mais sa personne, & y la rendra plus heureuse... Pourquoi ce silence, Faublas? pourquoi ces la mes? — Mon amie, tu me vois pénétré de reconnoissance. Tant de preuves ton amour si tendre augmenteraient le mien, s'il pouvoir augmenter; mais en y réfléchissant davantage, je suis obligé de me l'avouer & de t'en avertir: il est impossible de l'exécuter ce projet...Impossible! la raison?-Il y en a malheureusement plusieurs. — J'en connois une, ingrat! votre amour pour Sophie î —Je ne parle point de ma femme...Tu ne songes donc pas à la foule des malheureux que ta bienfaisance soutient, dont ta fortune est maintenant le patrimoine?-Ma fortune leur restera-t-elle, quand je serai morte de désespoir? —Tu ne songes pas à l'éclat que feroit ta fuite? tous crieroient à la trahison, tous appelleroient tes sacrifices une folie, ta passion un dérèglement. Veux-tu laisser ta mémoire détestée dans ta famille & deshonorée dans ta patrie? — Que m'importe, puisque je ne suis pas tout à fait inexcusable? que m'importent les vains jugemens d'un monde qui ne me connoît pas, & l'injuste haine de mes parens qui m'ont sacrifiée?-Esperes-tu que Madame d'Armincour contente jamais à suivre dans une terre étrangère, sa niece condamnée par la voix publique? — Eh! que m'importe encore? que m'importe ma tante, quand il s'agit de mon amant? Cruel! voulez-vous donc me faire regretter le tems où je n'aimois que ma tante?-Enfin, puisqu'il faut te le dire, considere que, tous deux enfans, sujets & mariés, nous ne pouvons ni l'un ni l'autre échapper à la triple autorité de nos familles, du prince & de la loi. Contre ces forces réunies, mon Eléonore, il n'y a pas sar la terre, pas un seul asyle pour deux amans. — Pas un asyle! j'en trouverai, moi. Partons toujours, déguisons-nous bien, changeons de nom, cachons-nous dans le plus misérable village, on ne viendra pas nous y chercher; & sî l'on y vient, nous aurons contre nos persécuteurs une derniere ressource: nous nous tuerons. — Nous nous tuerons! — Oui, vivre ensemble ou mourir! & je veux que vous m'enleviez! & vous m'enleverez! — Nous nous tuerons! Eléonore; & notre enfant? — Notre enfant? notre enfant?... il a raison, s'écria-t-elle avec désespoir: il a raison! quel parti prendre? — Un parti...cruel autant que nécessaire... mon amie, ma trop malheureuse amie... Te souviens-tu de ce que ta tante... te proposoit l'autre jour?... — Et vous, aussi, Faublas! vous me donnez cet horrible conseil! c'est mon amant qui. m'invite à jetter dans les bras d'un, homme! — Eléonore, il ne me paroît pas moins pénible qu'à toi ce sacrifice! il est affreux... — Affreux! plus affreux que la more! — Eléonore, & notre enfant?

Suffoquée par ses sanglots, elle ne put me répondre. Il me parut que le moment étoit venu de lui détailler avec force la foule des raisons qui j devoient la convaincre & la déterminer. Tout cela peut être, me dit-elle enfin; n ais co liment ferez-vous que Monsieur de Lignolle puisse jamais...?

Mon amie, tu ne lui as laissé qu un instant pour cette épreuve; peut-être qu'en lui donnant une nuit toute entiere.... Une nuit toute entiere. Un siecle de tourmens...! Et comme la premiere fois, il me faudra donc aller lui dire que je le yeux? — Gardons-nous-en bien. Tes fréquentes migraines, tes maux de cœur, & beaucoup d'autres indispositions doivent causer déjà quelques inquiétudes à Monsieur de Lignolle. Si tu t'avisois de lui donner de pareils ordres après six mois de silence, ton mari pourroit concevoir de terribles soupçons. Nous n'avons d'antre moyen que d'avertir -un médecin discret, adroit, complaisant; un médecin qui vienne examiner ta prétendue maladie, & qui t'ordonne.... le mariage. — Où trouver l'homme dont vous me parlez? — Par-tout. Nos docteurs sont gens d'honneur, accoutumés à garder le secret des familles, à maintenir dans les ménages la paix &.... — C'est-à-dire que j'irai confier à un étranger...

—A un étranger...! En effet, je n'en vois pas la nécessité.. Un ami peut... Tiens, je me charge d'amener le médecin.... Tes pleurs recommencent! mon Eléonore? Ah! comme le tien mon cœur est déchiré...

— Je vais m'immoler, dit-elle en sanglottant, & je lui deviendrai moins chere. Je ne serai plus sa femme, je serai seule ment sa maîtresse.

Je parvins à calmer son inquiétude; mais je sis de vains efforts pour la consoler du malheur qui la menaçoit. Elle pleura dans mes bras jusqu'à quatre heures du matin. Alors comme il falloir que je la quittasse, nous convînmes que dans la journée du sur-lendemain, je lui amenerois ie médecin, & que la nuit d'après verre it le sacrifice douloureux s'accomplir.

Cependant tout préoccupé la veille du desir de la voir, j'avois, en songeant aux moyens de pénétrer jusques dans son appartement, oublié les moyens d'en sortir. Mon ame, j'y pense un peu tard: Comment vais-je faire pour rentrer chez moi? — Hélas! tu vas t'en aller, mon ami. — Qui, mais je n'ai que des habits de femme. Une jeune fille très-parée, courant les rues toute seule à quatre heures du matin, paroîtra bien, suspecte. La garnie m'arrêtera, & je ne me soucie pas du toue de retourner à Saint-Martin. — Bon! n'est-ce que cela, repondit-elle? Attends. Je vais me lever aussi, nous éveillerons la fleur: sans faire de bruit, il mettra le cheval au cabriolet; accompagnée de mon domestique, je te reconduirai moi-même jusqu'à ta porte: nous serons ensemble plus long-tems. Ce matin je dirai à Monteur de Lignolle qu'il étoit indispensable que tu rentrâsses à ton couvent, à la pointe du jour.

Ce qui fut dit, fut fait. La fleur, qui nous paroissoit entièrement dévoué, mit beaucoup de zele à nous servir. Madame de Lignolle ne nous quitta qu'au moment où mon fidele Jasmin accourut au signal convenu, m'ouvrir la porte de l'hôtel. J'allai me jetter dans mon lit; dix heures sonnoient, quand Monsieur de Belcour me réveilla. lime demanda si ma nuit avoit été bonne. — Parfaitement bonne, mon pere. — Et la migraine? — la migraine...! Ah! la migraine... me cause encore quelques douleurs sourdes; mais n'importe? Puisse-je, au prix de plusieurs jours de souffrance, obtenir quelquefois des nuits pareilles à celles que je viens de palier!

Comme je parlois encore, mon bonheur amena chez moi Monsieur de Rosambert. Mon pere, qui n'avoit pas vu le Comte depuis l'on malheureux combat de la porte Maillot, le combla d'honnêtetés. Cependant le Baron finit par descendre chez lui. Resté seul avec moi, Rosambert recommença les plaintes: C'étoit bien votre parole d'honneur que vous m'aviez donnée, te pourtant quinze jours encore se sont écoulés.... — Vous le voyez, mon pere ne me quitte pas. Je pourrois aller chez vous, mais avec lui. — Cela me procureroit du moins le plaisir de vous voir.-Tenez, Rosambert, trêve de politesse, & convenez que la visite du Baron ne vous amuseroit pas autrement.

Monsieur de Belcour est très-aimable; mais il est mon pere. C'est la société des jeunes gens que vous aimez.-C'est celle que je préfere.... Chevalier savez-vous une grande nouvelle? Vous vous rappellerez peut-être certaine Comtesse très-obligeante, qui, la premiere fois que je vous conduisis au bal, s'empara Je moi pour vous livrer à Madame le B***. — Sans doute, je me la rappelle, elle est assez jolie. — Ne me le dites pas. Personne ne le sait mieux que moi. Cette Comtesse étoit depuis long-tems l'intime amie de la Marquise: on assure que ces deux femmes avoient un intérêt égal à se ménager; elles sont brouillées néanmoins. Leur rupture fait grand bruit dans le monde on en parle très-diversement. Un de ces jours, allante rendre à la Marquise de Rosambert ma premiere visite, je trouvai chez elle l'aimable Comtesse qui me fit infiniment d'amitié; il ne m'a pas été difficile de voir qu'elle vouloit se fortifier de mon alliance.

— Ah! laissons cela... Rosambert, vous êtes arrivé bien à propos: j'allois vous écrire pour vous prier de me rendre un important service.

Je ne lui cachai de mes aventures avec Madame de Lignolle. que celles où Madame de B*** se trouvait mêlée, je lui parlai beaucoup de la tante & de la niece, & me gardai bien de lui dire un seul mot de la cousine. Mes récits ainsi tronqués lui fournirent encore un inépuisable sujet de plaisanterie, & quand sa gaîté se fut enfin suffisamment exercée: déjà, me dit-il, je me sens assez fort pour aller visiter de jolies malades; il est d'ailleurs impossible de refuser une aussi joyeuse commission, que celle dont Mademoiselle de Brumont m'honore.

Demain elle me trouvera chez la Comtesse, prêt à répondre à sa confiance; demain elle me rendra cette justice de convenir que le plus habile docteur n'eût pas pris de meilleures mesures que moi, pour assurer à l'impotent Monsieur de Lignolle les honneurs de la paternité..

Un moment après le départ de Rosambert, la Baronne vint nous voir. Je fus d'abord surpris de l'entendre ainsi parler à Mr. de Belcour. Monsieur de Lignolle n'a point épousé sa femme, c'est un fait que personne n'ignore. Cependant sa femme est enceinte, vous le savez, Monsieur le Baron; car cet aveu dont elle vous al tout-à-coup étonné, elle en eut incessamment, avec la même franchise, réjoui son mari, si Madame d'Armincour ne s'y fut opposée. Il est maintenant question de sauver! étourdie qu'on doit plaindre. Il n'y a pour cela qu'un moyen, c'est de faire en-sorte que l'indigne époux consomme son mariage; ce qui n'est pas une chose facile. Mais quelque choie de plus difficile peut-être, c'est de déterminer Madame de Lignolle a le souffrir. Je ne vois dans le monde entier, que le pere de son enfant, qui puisse amener la malheureuse mere à cette résolution, pour laquelle, quiconque connoîtra l'amant & le mari, sentira qu'il faut du courage.

Un médecin doit être averti qui rendra l'arrêt conjugal, le mari se l'entendra prononcer la tante en pressera l'exécution. Tout est prêt pour demain; tout va manquer, si Mademoiselle de Brumont ne vient pas.

Permettez donc, Monsieur le Baron, que dès le matin je vienne prendre ici votre fils déguisé, pour le conduire chez Madame de Lignolle.

Mademoiselle de Brumont y passera la journée, je vous la ramènerai le soir. Le lendemain cependant il faudra quelle y retourne encore un moment. La petite femme désolée aura besoin qu'un regard de son amie la console. Le lendemain, votre Es, je vous en donne ma parole, reviendra dîner avec vous.

Monsieur de Belcour, plongé dans le sérieuses réflexions, garda quelque tems le silence: Madame, dit-il Enfin, me promettez-vous de ne pas quitter ce jeune homme un instant? Elle le promit, il m'adressa la parole: Mettez deux fois encore les habits de Mademoiselle de Brumont mais rongez qu'il vous faudra les quitter ensuite pour ne les reprendre jamais. Il n'y avoit pas un quart-d'heure que Madame de Fonrose avoit pris congé de nous, lorsqu'il vint à Monsieur de Belcour une lettre de la petite poste. A sa levure, le Baron prit un air sombre, il donna même quelques signes d'impatience, & s'écria plusieurs fois: En effet.... cela paroît très- vraisemblable... Une nouvelle fâcheuse! mon pere. — Fâcheuse! oui y mon fils. — Il n'est pas question de Sophie?, De Sophie...! Point du tout. — Ni de ma sœur!-ni de votre sœur.... Adieu, Monsieur... Monsieur, dormez bien cette nuit, quoique la dernière ait été bonne... Monsieur! reprenez demain votre déguisement perfide; & même après demain matin: je l'ai permis... mais que ce soit pour la derniere fois... pour la derniere fois, comprenez-moi bien.

Le lendemain avant midi, la Baronne Se moi nous étions chez Madame de Lignolle: mon Médecin ne se fît pas long-tems attendre. Personne n'eût reconnu, dans son nouveau costume, l'ami du chevalier de Faublas. Ce n'étoit plus cet élégant jeune homme, étourdi, sémillant, plein de feu, de grâces & d'amabilité. C'étoit pourtant un joli docteur, galant, mielleux, presque léger, presque charmant, comme ils le sont tous. Il alla droit à mon Eléonore. Voilà la malade, il n'y a pas besoin de me la montrer! ce que c'est; que cette maladie pourtant! où va t elle se nicher? sur une figure & dans des yeux comme çà! je vous demande ii ce n'est pas une folie? il faut bien connoître la malicieuse pour l'aller chercher-là. Mais patience! nous la ferons déguerpir... Monsieur le Comte connoît la piece nouvelle? Elle ne vaut rien... je ne l'ai pas vue, je n'ai pas un moment de répit! la foule des malades se jette sur moi! au reste, c'est assez naturel, on est las de Ce faire enterrer par d'autres...Belle dame, voyons lè pouls... Ah, la jolie main! la charmante main i il la baisa. Que faites-vous: lui dit la Comtesse en riant.— Oui, répondit-il, je sais bien que les autres le tâtent, moi je l'écoute i à travers cette peau si fine je pourrois même l'appercevoir.

La Marquise D'ARMINCOUR.

Il est gai le Docteur!... ( bas à Faublas ) recevez mes remercimens: c'est vous sans doute qui déterminez ma niece à prendre le seul parti qui la puisse sauver. Ajoutez à ce bienfait celui de ne la jamais revoir; je dirai, malgré vos torts, que vous êtes un honnête homme.

ROSAMBERT.

Il court un bruit de guerre. L'Empereur a des projets de conquêtes. Si j'étois à la place du Grand Seigneur, je rassemblerois cinq cens mille hommes, passerois le Danube... Il est agité, elle dame.

LA COMTESSE (en riant. ) Qui le Grand-Seigneur? ou le Danube?

ROSAMBERT.

Bien! bien! nous vous guérirons, vous aimez à rire... votre pouls, ma belle dame; il y a je ne sais quoi qu le fait aller trop vîte... & j'irois assiéger Vienne...Madame sc plaint de maux de cœur, je crois?

LA COMTESSE.

Vous vous trompez, Docteur; j'en ai, mais je ne m'en plains pas.

ROSAMBERT.

Cependant il faut prendre garde! ne badine point avec le cœur! c'est partie noble... vous sentez bien que si je l'assiégeois, ce ne seroit pas pour ne le pas prendre; & quand je l auroi s pris, j'enfilerois tout droit la grande je route de Saint-Pétersbourg pour aller faire une visite à cette ambitieuse Impératrice... A-t-elle un bon sommeil?

Mlle DE BRUMONT.

Docteur, les ambitieux ne donnent gueres.

ROSAMBERT.

Oh, c'est de Madame que je parle.

LA COMTESSE ( riant toujours. ) Moi, c'est autre chose; depuis quelle tems je dors mal...

(Elle prit un air sérieux ct tendre, puis me lançant un regard prompt, mais significatif, elle ajouta :) Je n'ai pourtant jamais eu qu'une ambition: celle de me passer des ordonnées du médecin.

ROSAMBERT.

Vraiment t belle dame, je conviens c le meilleur seroit de pouvoir s'en passer; mais il faut céder à la nécessité and elle presse...à la fin de la campagne je reviendrois me délasser dans son sérail... mais je voudrois avoir des Françoises dans mon sérail! & vous, Monsieur le Comte?

M. DE LIGNOLLE.

Moi aussi.

ROSAMBERT.

Ak, c'est qu'il en faut convenir: il n'y a rien de si aimable que les Françoises! j'en vois ici plusieurs qui sont charmantes, & pour votre part, Mo sieur, vous en possédez une qui set en vaut mille; mais jugez quelles délices ce seroit si vous en aviez encore deux ou trois cents comme celle-là, sans compter beaucoup d'autres que vous feriez venir d'Italie d'Espagne, d'Angleterre, de Golconde, de Cachemire, de l'Afrique, de l'Amérique de toutes les parties du monde enfin.

LA BARONNE (en riant.)

Doucement! Docteur. Quel sultan vous seriez!

LA COMTESSE (à son mari. ) Je crois que tant de monde ne vc donneroit que de l'embarras.

ROSAMBERT.

(à la Comtesse. ) Oui! un petit mouvement d'humeur jalouse! n'allez!

vous fâcher contre moi. Ce n'est pas sérieusement que je conseille à Monsieur le Comte.( à M. de Lignolle ) Lui donnez-vous beaucoup d'exercice?

M. DE LIGNOLLE.

De l'exercice? Elle en prend trop; elle se tue.

ROSAMBERT.

Les jeunes femmes aiment cela, & elles ont raison. Il est rare qu'elles s'en trouvent mal.... Madame a de l'appétit?

LA COMTESSE.

J'en avois, je le perds.

ROSAMBERT.

Vous le perdez.... vous ne dormez -pas.... Belle Dame, votre aine est affectée de quelque peine secrete?

M. DE LIGNOLLE.

Docteur, vous vous connoissez a'* affections de l'ame?

ROSAMBERT.

Mieux que personne.

M. DE LIGNOLLE.

Mieux! c'est bientôt dit. Mais voyons, souffrez que je mette votre profond ravoir à l'épreuve: Mon ame, à moi, est-elle dans son assiette ordinaire?

ROSAMBERT.

Votre ame? Croyez-vous que je ne vois pas bien qu'il y a dans ce moment-ci quelque chose qui la gêne?

M. DE LIGNOLLE.

Eh quoi?

ROSAMBERT ( avec humeur. ) Vous me poussez! je vais tout dire: Ce qui met votre ame à la gène, c'est d'abord l'état de Madame, parce que si la maladie devenoit sérieuse, & que votre épouse en mourût, vous seriez obligé de rendre la dot.

M. DE LIGNOLLE ( avec hauteur.) Monsieur le Docteur, vous me manquez!

ROSAMBERT ( avec vivacité.)

C'est votre faute, Monsieur le Comte.

Pourquoi ne traitez-vous pas les savans avec la considération & les ménagemens qu'ils méritent...? Ce qui oui mente encore votre ame, c'est la composition de quelque ouvrage d'esprit, qui ne va pas aussi-bien que fous le voudriez. Car, moi, je ne n'arrête pas à votre habit qui me dit que vous êtes homme d'épée. C'est votre ame que je regarde; elle est peinte.... dans votre maintien.... dans vos yeux. J'y vois que vous cultivez les lettres avec succès.

M. DE LIGNOLLE ( avec joie. ) Vous voyez très-bien, vous êtes un fort habile homme.... Il est vrai que je suis maintenant très-tourmenté? d'une charade....

ROSAMBERT.

Quoi! j'aurois le bonheur de parler à ce Monsieur de Lignolle qui remplit les papiers publics de ses Quatrains, qui alimente le mercure de ces petits chefs d'œuvres?...

M. DE LIGNOLLE (transporté. ) Chef-d'œuvres? Vous êtes trop bon... Au reste je suis le Monsieur de Lignolle dont vous parlez.

ROSAMBERT.

Oh! Monsieur pardonnez-moi le peu de respect...

M. DE LIGNOLLE.

Vous vous moquez! pardonnez vous même. Car j'avoue qu'en effet il est difficile de pousser plus loin la science de l'ame....

ROSAMBERT.

J'ai entendu dire que Madame la Comtesse se mêloit aussi de charades.

LA COMTESSE.

Oui, j'en ai fait une.

ROSAMBERT.

Très-bien, belle Dame; & continuez, cela vous dissipera. N'allez pas vous inquiéter de votre maladie; votre maladie ne sera rien. Il y a seulement dans tout cela un peu de plénitude.... Oui, il y a de la plénitude. Mais d'où vient?

Il mit sa tête dans Ces mains, & parut long-tems réfléchir; puis il regarda la Comtesse avec la plus grande attention. D'honneur, s'écria-t-il ensuite, je n'y conçois plus rien! Car enfin c'est une maladie de fille! & pourtant cette jolie personne est Madame la Comtesse ( à M. de Lignolle, très-bas, mais très-distinctement; de maniere que nous ne perdîmes pas un mot. ) Dites-moi: Vous négligez donc beaucoup votre charmante femme? Nous ne pûmes entendre la réponse du mari; mais Rosambert reprit: Il faut bien que cela soit; car il y a plénitude, engorgement, pléthore complette; & si vous n'y mettez ordre, la jaunisse infailliblement viendra; & après la jaunisse... ma foi! vous rendriez la dot, prenez-y garde.

M. DE LIGNOLLE ( d'une voix altérée,) Je vous assure que ce n'est pas la dot....

ROSAMBERT ( Madame de Lignolle.)

Combien y a-t-il donc que vous êtes mariée?

LA COMTESSE.

Bientôt huit mois, Docteur.

ROSAMBERT.

Huit mois! Mais vous devriez être sur le point d'accoucher Monsieur le Comte, vîte un enfant à Madame.

Un enfant, dès ce soir! ou je ne réponds plus des événemens.

M. DE LIGNOLLE.

Docteur, observez....

LA MARQUISE D'ARMINCOURT ( durement. ) Point d'observations. Un enfant!

LA BARONNE (d'un ton caressant.) Un enfant à cette petite. Qu'est-ce que cela vous coûte?

M. DE LIGNOLLE.

Mais....

ROSAMBERT ( d'un ton amical. ) Ah! pas de mais. Un enfant!

LA MARQUISE D'ARMINCOUR (en pleurant. ) Hélas! Monsieur le Docteur, vous lui ordonnez peut-être l'impossible.

ROSAMBERT (en montrant la Comtesse.)

Comment? l'impossible!

Est-ce que Madame ne le voudroit pas?

LA COMTESSE (les larmes aux yeux.) Je... je...

Mlle. DE BRUMONT ( se jettant aux genoux de Madame de Lignolle. ) ( Très-bas.)

Eléonore, songe à moi, songe à notre enfant (haut. ) Madame la Comtesse, si vous payez; de quelque retour le tendre attachement de votre tante, & celui de vos amis & le mien, dites que vous le voulez.

La Comtesse leva les yeux au Ciel, puis les ramena sur moi, puis laissant tomber sa main dans la mienne, elle fit entendre avec un profond soupir; le fatal: Je le veux.

ROSAMBERT ( à M. de Lignolle. ) Elle le veut, qu'avez-vous à dire? Mme.

D'ARMINCOUR ( avec des sanglots. ) Qu'il ne le peut pas, le traître!

ROSAMBERT.

Qu'il ne le peut pas! voilà ce qu'on ne me fera jamais entendre. La répugnance n'est pas probable. Cette femme est charmante!.. Ce n'est pas non plus foiblesse physique, vous êtes tout jeune encore. Quel âge à-peu-près? Soixante ans.

M. DE LIGNOLLE ( un peu fâché. ) Gueres plus de cinquante, Monsieur.

ROSAMBERT.

Vous voyez bien! mais en eussiez-vous le double, voilà des appas capables de ressusciter un centenaire.

L A BARONNE.

Oui, Docteur; mais permettez une citation: On dit qu'on n'a jamais tous les dans à la fois, Et que les grands esprits, d'ailleurs très-estimables, Ont fort peu de talent pour former leurs semblables PIRON, Métromanie.

ROSAMBERT.

Messieurs les gens d'esprit, soit. Mais un homme de génie! un homme comme Monsieur, est en tout point supérieur aux autres hommes... Attendez cependant, il est très-possible "lue nous ayons tous raison, & je vais vous le démontrer: les gens qui composent, forcent, par de perpétuelles méditations, le sang & les humeurs à se porter continuellement vers la tête. C'est donc au cerveau, que tous les esprits affluent. Malheureusement le cerveau sans cesse exercé, ne se fortifie qu'aux dépens des autres parties qui languissent. Tenez, par exemple: Le bras gauche dont vous vous servez bien moins que du bras droit, n 'est-il pas aussi le plus foible, & de beaucoup? Eh bien!

voilà précisément ce que c'est. La tête d'un homme de lettres est son bras droit, chez lui tout le reste est gauche. C'est tant mieux pour la gloire; mais c'est tant pis pour l'amour.

Mme. D'ARMINCOUR.

Je me soucie bien de la gloire, moi! ai-je marié ma niece pour qu'on lui fit de la gloire?

ROSAMBERT.

Vraiment! voilà ce que disent toutes les Dames; mais consolez-vous, il y a du remede a cela. Moi qui vous! parle, j'ai fait, en pareil cas, une cure miraculeuse. C'étoit pour une académie de Province. Oui, toute une académie étoit attaquée du mal dont Monsieur paroît considérablement affligé. On ne voyoit dans cette petite ville que des visages de femme allongés & jaunes. Les épouses de Province, qui n'entendent point raillerie sur l'article, ne mouroient pas sans se plaindre. Elles crioient contre la littérature; elles crioient! C'étoit un tapage d'enfer.Leur bonne étoile voulut que je passasse dans le pays: on me reconnut, je fus appelle. Je vis d'abord qu'en rétablissant l'équilibre des humeurs & le cours du sang, chaque chose reviendroit d'elle-même à ton état naturel.

Je fis pour mes littérateurs qui vouloient bien redevenir des hommes, une potion excellente, merveilleuse; une potion...! une potion Enfin!

Le succès fut prodigieux. Dès le lendemain, chacune des crieuses avoit le teint sensiblement nettoyé. Mais ce qu'il y eut de plus remarquable dans cette aventure, c'est qu'à neuf mois de-là, le même jour, presqu'à la même heure, toutes mes académiciennes accoucherent chacune d un garçon bien fort, bien constitué: d'un garçon, voyez-vous! parce que les peres y avoient mis une ardeur incroyable.... Ce qui me fait rire, c'est une plaisante circonstance que je me rappelle. Imaginez que ce jour d'accouchement pour lequel ces dames sembloient s'être donné le mot, étoit justement un jour d'assemblée. Chaque mari perdit son jetton. Ce fut un grand sujet de chagrin pour les chefs de la littérature; ce fut un grand sujet d'amusement pour toute la ville. Monteur le Comte, je vais rentrer chez moi, asin de vous composer une potion pareille. Seulement j'estime qu'ayant plus de génie que ces Messieurs, vous devez être plus malade qu'ils ne l'étoient; en conséquence je doublerai les doses. Ce soir je vous enverrai le paternel breuvage, avalez-le moi d'un trait, & je vous réponds que cette nuit Madame en aura des nouvelles. Demain matin, Mademoiselle de Brumont & moi, nous viendrons admirer l'effet du remede. Il ajouta d'un ton plus bas : n'y manquez pas au moins, cela presse. Ce seroit vraiment dommage d'enterrer cette jeune femme... & de rendre sa dot Je vous quitte, tout Paris m'attend. Bon jour, Monsieur; votre serviteur, Mesdames.

Son départ me soulagea d'un pelant fardeau; car je voyois le Docteur de plus en plus s'animer., & je tremblois qu'il n'eût déjà trop loin poulie la plaisanterie. L'air satisfait de Monsieur de Lignolle & son ton plein de confiance me rassurerent. Sans être ému des pressans reproches de Madame d'Armincour, il lui fit cette orgueilleuse réponse: Est-ce ma faute, si i l'amour & la gloire ne s'accordent point? N'avez-vous pas entendu le Docteur? C'est un fort habile homme" je vous le certifie; & puisqu'il se charge de rétablir l'équilibre, vous verrez ce soir, vous verrez!

Il s'en alla très-content de lui.

Dès qu'il sur parti, la Baronne, qui n'en pouvoir plus, éclata de rire.

Où donc avez-vous déterré ce médecin vraiment aimable, me demanda t elle? En effet, interrompit la Comtesse qui rioit & pleuroit en même tems: il est bien amusant, votre ami. Bien amusant! Il a trouvé le moyen d'égayer 'un des plus pénibles momens de ma vie; — & ce qu'il dit, est plein de raison, s'écria Madame d'Armincour, plein de sens!

Comment s'appelle ce charmant garçon? — Rosambert. Le Comte de Rosambert! dit la Baronne. Le malheureux amant de Madame de B***! J'ai entendu parler!e lui très-avantageusement. Il me paroît digne de sa réputation. — Le Comte de Rosambert! répéta la Marquise; mais c'est bien ce nom.la....-c'est bien celui dont on m'a parle pour Il est votre intime ami? — Oui, Madame - J'en suis fort aise: r ce jeune homme porte sa recommandation sur sa figure; il ne m'a pas l'air d'être un Monsieur de Lignolle. Madame d'Armincour ne tarda point à me demander poliment si je ne m'en allois pas. La Comtesse aussi-tôt déclara quelle prétendoit que je restasse avec elle toute la journée i elle protesta même que je ne la quitterois qu'au moment fatal; & que si clic étoit contrainte à me renvoyer plutôt, Monsieur de Lignolle n'entreroit, pas dans son appartement. Encore une, imprudence!

s'écria la Marquise; Madame, je vous répete qu'il est teins que tout cela finisse. On commence à causer dans le monde. Il faut que des bruits très-fâcheux s'y soient répandus sur votre compte, puisque plusieurs fois, depuis quelques jours, on est permis de faire, même devant moi, beaucoup de mauvaises plaisanteries sur une Mademoiselle de Brumont pour laquelle vous aviez, disoit-on, l'amitié la plus vive: & comment votre secret, un secret de cette nature, confié depuis trop long-tems à tant de personnes, pourroit-il être bien gardé? Ma niece, je vous en supplie, conduisez-vous désormais par mes conseils. Si ce n'est pas pour amour de moi, que ce soit pour 'amour de vous. Ma niece, ne vous perdez pas, ne vous obstinez point à arder aujourd'hui.... — Ma tante, je veux qu'elle reste jusqu'au soir, & lue demain de bonne heure, elle vienne essayer de me consoler....

— Vous voulez qu elle reste? Il y faut bien consentir. Vous permettrez du moins que je ne vous quitte pas? — Hélas! vous pourriez nous quitter sans aucun risque; vous le pourriez aujourd'hui comme demain... Le même jour, je vous le jure, ne verra pas un partage odieux.

Mon Eléonore, quoiqu'en effet la Marquise ne nous quittât point, trouva le moment de me dire: ma tante ne sait pas que tu as dernièrement passé la nuit ici, j'ai prié Monsieur de Lignolle de le lui laisser ignorer; je l'en ai prié, sous prétexte que Madame d'Armincour, naturellement causeuse, le diroit peut-être à quelqu'un qui, par hasard, pourrait le rapporter à ton pere & te donner beaucoup de chagrin. Ainsi tu vois, mon bon ami, que nous pourrons avoir encore plus d'une nuit fortunée.... Mais ce ne sera ni demain, ni même.... Oh! je ne pourrois pas ainsi passer tout-d'un-coup des bras d'un homme aux! bras de mon amant.

La journée qui fut triste, nous parut néanmoins trop courte. On ne manqua pas d'apporter la potion fatale. Le Comte s'en empara d'abord avec avidité; mais nous le vîmes, dès qu'il l'eut goûtée, faire une terrible grimace. Il finit même par remettre sur la cheminée le vase heureusement à-peu-pres vide, & Madame d'Armincour ne put jamais le décider; à boire la petite quantité de liquide qu'il, venoit de laisser.

Le moment cruel arriva. La Comtesse se mit au lit, quand minuit fut sonné. Je la vis mouiller son traversin de ses larmes, je la vis baiser furtivement la place où ma tête avoit reposé la surveille. Ma chere Eléonore! quel adieu sa voix me fit entendre, & de quel regard elle l'accompagna!

mon ame en fut déchirée. Cet accent plaintif Se ce douloureux coup-d'œil sembloient également me reprocher l'horrible sacrifice qui devoit bientôt s'accomplir. Ma chere Eléonore l elle étoit pâle & tremblante comme un criminel condamne. Est-ce bien là cependant, est-ce là cette femme qui, six mois auparavant, disoit à ton mari d'un ton si décide: je le veux. Amour, ô tout-puissant amour, quel empire exercez-vous donc sur nos esprits & dans nos cœurs?

Je rentrai chez moi désespéré. Monsieur de Belcour fit de vains efforts pour dissimuler l'intérêt qu'il prenoit à mes nouveaux chagrins. Quelle nuit je passai! Pardonnez pourtant, ma Sophie, pardonnez: Ce ne fut pas tout-à-fait vous qui cette fois causâtes ma cruelle insomnie; mais du moins vous eûtes encore, autant que votre infortunée rivale, exciter mes vifs regrets & ma rendre commisération; mais du moins vous fûtes à mon lever l'objet de ma premiere sollicitude.

Mon pere, vous m'aviez dit que dans quinze jours, nous irions chercher ma femme, plus de quinze jours se sont écoulés.... — J'ai, me répondit-il avec assez d embarras, j'ai des affaires indispensables à terminer d'abord... Je ne crois pas que maintenant cela suisse être long.... Prends patience encore quelques jours.... Seulement quelques jours. — Adieu, mon pere, — Où donc allez-vous de si bonne heure? — M'habiller pour me rendre liez la Baronne, Se de-là chez la Comtesse...Vous me l'avez permis...

Je reviendrai sûrement dîner avec vous, mon pere.

Nous n'allâmes point chercher Rosambert: il nous avoit donné son heure; & nous fûmes chacun de notre côté si exacts, qu'en arrivant à l'hôtel de Monsieur de Lignolle, nous vîmes dans la cour la voiture du médecin. C'étoit un carrosse de louage assez bien choisi pour la circonstance: de grands marche-pieds à la françoise, une caisse étroite & longue, une espece de vis-à-vis gothique; la demi-fortune d'un Doreur. Nous rencontrâmes, Rosambert qui montoit gravement l'escalier. Madame d'Armincour vint, les larmes aux yeux, nous ouvrir la chambre à coucher de sa niece.

Sa niece au contraire se précipita dans mes bras, avec tous les lignes de la plus grande satisfaction. Surpris, je lui demandai fort séchement ce qui pouvoit lui causer de si joyeux transports. Félicite-moi, s'écria-t-elle. Applaudis-toi! ce Monsieur de Lignolle... Il n'est toujours pas changé... il n'est toujours pas Monsieur de Lignolle.

& moi, je ne suis toujours pas sa femme.... Ton Eléonore n'est qu'à toi.

A l'instant même, Monsieur de Lignolle, qui avoit sans doute entendu médecin arriver, entra; & sans montrer aucune espece de confusion, adressa la parole à Rosambert: Docteur, l'équilibre n'est pas rétabli que dites-vous de cela? — Ce que je dis! e ce n'est pas la faute de mon re:de, que vous êtes un homme de nie comme on n'en voit gueres. —.

heureusement! s'écria la tante. — Un homme de génie, incurable! poursuivit Rosambert. Un homme de génie, dont la tête sera toujours étonnante; mais qui du reste demeurera potent toute sa vie. — Peut-être fois-je bien fait de ne pas laisser cela? reprit le Comte, en montrant la fiole. — Certainement, vous auriez bien fait; mais n'importe. Ce que vous avez bu, Monsieur, auroit pli suffire à quatre littérateurs ordinaires, & je ne sais pas amuser mes malade: puisque cela ne vous a rien fait, vous n'en reviendrez point. Jamais vous n'en reviendrez; jamais. —Quoi! vous pensez que le cours...

Le Comte fut interrompu par la brusque arrivée de son frere, le Vicomte de Lignolle, Capitaine de vaisseau. L'impatient marin se précipita dans l'appartement de sa belle-sœur sans attendre qu'on l'eût annoncé. C'étoit un homme de cinq pieds dix pou «es, gros de fort à proportion, une espèce d'Hercule; au reste, des cheveux noirs, de grandes moustaches une longue épée; l'air du monde le plus farouche, tous les gestes d'un grenadier, tout I& maintien d'un coupe-jarret.

LE CAPITAINE.

Bonjour, mon frere; bonjour, tout le monde.

M. DE LIGNOLLE ( d'un ton préoccupé. ) Bon jour, mon ami.... (à Rosambert ) vous pensez que, le cours du sang & des humeurs est invinciblement déterminé....?

LE CAPITAINE.

Qui est malade ici?

ROSAMBERT.

Madame votre belle-sœur!

LE CAPITAINE.

Elle est malade, cette femme! C'est peut-être tant pis; c'est peut-être tant mieux. Corbleu! nous verrons.

LA BARONNE ( tout bas h Mademoiselle de Brumont qui vient de lancer au Vicomte un coup-d'œil menaçant. ) Je crois vous avoir quelquefois parlé de cet énorme personnage. Sa venue ici ne me paroît pas d'an bon augure.

De la patience sur-tout & de la modération.

ROSAMBERT.

Monsieur votre frere aussi n'est pas tout-à-fait comme il devrait être.

LE CAPITAINE.

Qu'as-tu donc?

M. DE LIGNOLLE.

J'ai.... que je n'ai pas d'équilibre.

LE CAPITAINE.

Corbleu! tu veux rire, je crois? Je te vois bien planté sur ces deux jambes, & tu te tiens aussi droit que moi!

ROSAMBERT.

Il n'est pas question d'un pareil équilibre. C'est l'équilibre de tout le monde, celui-là. Ce qui manque à Monsieur, c'est la juste proportion des affections du corps......

M. DE LIGNOLLE.

Et des affections de l'ame: voilà.

LE CAPITAINE.

Oh! les affections de l'ame! J'étois bien étonné que tu ne m'en eusses pas déjà étourdi....( à Rosambert. ) Ecoutez-donc, mon cher Monsieur: c'est peut-être beau ce que vous me dites; nais que cinq cents diables m'emportent, si j'y comprends un mot!

ROSAMBERT.

Cela est clair pourtant; je vais au este vous l'expliquer encore: le corps le la femme est malade, parce que! esprit du mari se porte trop bien. J'ai pardonné, pour la santé de Madame, qu'elle fît un enfant...

LE CAPITAINE.

Qu'elle fît un enfant? A propos, non frère, sais-tu bien qu'on dit que a femme n'a pas besoin de toi pour cela?

Mlle, DE BRUMONT.

Voilà un à-propos d'une impertinence....Savez-vous bien, vous, Capitaine, que si tous les officiers de marine vous ressembloient, ce seroit de fort vilains Messieurs?

LE CAPITAINE.

Ma petite Demoiselle, auriez-vous un frere, par hasard?

Mlle, DE BRUMONT.

Eh bien! si j'en avois un?

LE CAPITAINE.

Quand vous en auriez trente! je les prierois les uns après les autres de venir derriere le couvent des Chartreux....

Mlle. DE BRUMONT. Capitaine, je crois, malgré vos airs terribles, que le premier qui s'y rendroit, pourroit épargner le voyage à tous les autres.

LE CAPITAINE ( avec mépris. ) Vous êtes bien heureuse de n'être qu'une femme. Le ton, dont il prononça ces pa! rôles, me rassura pleinement sur le Cens i très-équivoque de ses questions précédentes. J'allois répliquer avec chaleur, quand la Baronne, qui ne cessoit de veiller sur moi, me dit tout bas: Pour Dieu! modérez vous! Songez qu 'il y va du salut de votre Eléonore. Cependant Madame de Lignolle, avec la vivacité qu'on lui connoît, venoit de signifier à son insolent beau-frere que s'il continuoit à lui manquer ainsi de respect, elle le feroit tout-à-l'heure mettre à sa porte. Ne faites pas attention à ce qu'il dit, s'écria le Comte; c'est une tête chaude.

ROSAMBERT ( au Capitaine.)

Monsieur, quiconque vous a tenu l'impertinent propos que vous venez de rendre, en a menti. Je suis fait pour m'y connoître; & tout-à-l'heure, si on l'exige, je vais signer que Madame la Comtesse a, tout au contraire, grand besoin de son mari pour cela. Malheureusement, Monsieur le Comte n'a pas du tout besoin de sa femme, lui! Pas du tout. Il est constitué de maniéré que dans tout son individu l'esprit l'emporte de beaucoup sur la matière.

LE CAPITAINE.

Oui! il n'est pas trop bête, mon frere; il compose des....

ROSAMBERT.

Fort bien! mais ce n'est pas avec de l'esprit, qu'on peut faire un enfant à sa femme. J'aurois donc voulu, dans ce sujet-ci, forcer l'esprit à suspendre un peu ses opérations, pour qu'il n 'empêchât plus le corps de faire quelquefois Les siennes. J'aurois voulu rétablir l'équilibre. M. DE LIGNOLLE ( au Capitaine, en riant. ) Il n'y a point réussi. Tiens! toi qui ce mêles de chymie, regarde un peu ceci: j'en ai bu tout ce qui manque dans la fiole.

LE CAPITAINE ( après avoir remué le rase, & mis sur sa langue une goutte du liquide. ) Corbleu! quel est l'âne fieffé, qui t'a composé ce breuvage de cheval?

M. DE LIGNOLLE.

Ce n'est pas un âne, c'est le Docteur.

ROSAMBERT ( en saluant le Capitaine. ) C'est le Docteur.... Monsieur le Censeur! La preuve que ma potion n'étoit pas trop forte, c'est qu'elle n'a rien fait.

LE CAPITAINE.

Corbleu! une décoction de mouches cantharides! l'aphrosydiaque le plus puissant! & à une dote....

Si j'en prenois la vingt-cinquieme partie, je serois, pendant vingt-cinq nuits, comme un enragé. Il y avoit de quoi mettre en fureur tout mon équipage.

Mme. D'ARMINCOUR (en pleurant.)

Cela n'a pourtant rien fait.

LE CAPITAINE.

Rien fait...! Corbleu! mon pauvre frere, il faut que tu aies de la glace dans le cœur, dans Les entrailles & par-tout. Corbleu ! de quel limon notre chere mere t'a-t-elle donc pétrie? Ce n'est pas le même sang qui coule dans nos veines, au moins! ce n'est pas le même sang. Il ci vrai que je suis le cadet, & de plus d'une année, sans compliment; mais de tout tems, il faut en convenir....

M. DE LIGNOLLE ( en se frottant les mains.)

C'est pourtant mon génie qui est cause de cela.

LE CAPITAINE.

Corbleu! quel chien de génie! Je fuis fort aise que tu l'aies pris pour toi tout entier. Car, à ce compte-là, tu en as eu, dès ta premiere jeunesse, du génie. De tout tems, c'est ce que je voulois dire tout-à-l'heure; de tout tems, mon cher frere aîné s'est montré, du côté du beau sexe, un fort petit Monsieur.

Mme. D'ARMINCOUR ( au Capitaine, toujours en pleurant; mais avec colere. ) Puisque vous saviez cela, pourquoi donc avez-vous souffert qu'il prît une femme?

LE CAPITAINE.

Eli! pourquoi l'aurois-je empêché de faire un mariage avantageux?

Mme. D'ARMINCOUR (en fureur.) L'affreux calcul...! (au Comte de Lignolle) maudit bel-esprit, je voudrois maintenant que ta femme te fît cocu autant de fois qu'elle a de cheveux sur la tête.

LE CAPITAINE.

Vraiment! on dit que l'idée lui en a pris mais je la lui ferai bien passer, moi. Je suis revenu dans ce pays-ci tout exprès.

Mme. D'ARMINCOUR ( au Capitaine. ) Et toi, Monsieur le fier-à-bras, je voudrois que quelqu'un ( en jettant un regard sur Mlle, de Brumont, ) de ma connoissance, te donnât autant de coups d'épée, que ma niece a de cent mille livres de rente.

LE CAPITAINE ( du ton de la menace & en ricanant. ) Ce quelqu'un de votre connoissance, dites-moi son nom, bonne femme?

Madame D'ARMINCOUR.

Bonne femme....! son nom...! son nom...! Vas, vas, tu ne le sauras peut-être que trop tôt.

LE CAPITAINE.

Corbleu! nous verrons Au reste, mon frere, tenez vous sur vos gardes.... lisez cet article d'une lettre que j'ai trouvée en rentrant dans le port de Brest. Tu m'avois dit que ton frere ne pourroit jamais consommer son mariage.... Je ne me souviens pas d'avoir dit cela; maïs c'est égal, continuons: Comment se fait-il donc que ta belle-sœur soit enceinte? L'est-elle?

ROSAMBERT.

Elle ne l'est pas.

LE CAPITAINE.

A la bonne heure, corbleu....! (à son frere) cette lettre est signée : Saint-Léon. Un de mes amis? Tu sais bien... Bouillant de colere, je prends la poste, j'arrive, je descends chez Saint-Léon. Saint-Léon dit ne m'avoir point écrit; je lui montre ce papier, il me prouve que ce n'est pas son écriture, qu'on a seulement voulu l'imiter.

LA BARONNE (bas, à Mlle, de Brumont. ) Je crains bien que ce ne soit une perfidie de votre Marquise... ( au Capitaine ) Voyons cette lettre.... ( en la lui rendant. ) Si votre êtes un homme raisonnable, je vous demande quelle foi méritent les inculpations d'an faussaire?

LE CAPITAINE.

Bon! bon! je veux bien croire que cela ne Toit pas tout-à-fait vrai; mais la fumée ne va pas sans feu.... Je compte m'établir ici pendant quelques jours, & que je voie un gringallet s'approcher d'elle! Je consens qu'un million de tonnerres m'écrase, si je ne lui mets dans sa poche les deux oreilles du Mirlifleur.

Mlle. DE BRUMONT.

Monsieur le Capitaine, votre nom est venu jusqu'à moi. Vous l'avez rendu malheureusement trop célébré. Tigre toujours altéré, quand vous ne pouvez assouvir sur l'Anglois la sois qui vous dévore, vous buvez le sang de vos freres. La France, on le sait bien, n'a pas de plus fameux duelliste que vous. Croyez pourtant qu'il reste encore dans le royaume quelques braves jeunes-gens qui, pour ne pas faire, comme vous, métier de massacres sans cesse, n'en seroient pas moins très-capables de vous combattre & peut être de vous punir. Si j'étois à la place de la Comtesse, je voudrois du moins l'essayer. Des ce soir, déterminée par vos menaces, Je prendrais un amant.... que j'avouerois; je me plairois à choisir parmi ces jeunes gens le plus foible peut-être....

ROSAMBERT ( avec enthousiasme. ) Non! le plus jeune, mais le plus redoutable; un joli garçon d'une adresse extrême, d'une étonnante force, d'une intrépidité rare; & moi qui vous parle, Madame la Comtesse, je consentirois à perdre la vie, si celui-là tout au contraire ne vous rapportoit pas les oreilles du Capitaine, quand vous les lui auriez demandées. LA BARONNE ( avec promptitude.)

Oui; mais vous ne les lui demanderiez point, n'est-il pas vrai, Comtesse? vous ne les lui demanderiez point, vous ne vous vengeriez des menaces d'un spadassin que par le mépris qu'elles méditent.

LE CAPITAINE.

Je me soucie bien que des péronnelles me méprisent! en attendant, je jais toujours m'établir ici...

LA COMTESSE.

Dans cet hôtel? il n'en sera rien!

LE CAPITAINE.

Comment! mon frere, je ne logerai pas chez toi?

LA COMTESSE.

Assurément non; car je ne le souffrirai pas.

LE CAPITAINE ( au Comte. ) Tu ne me réponds pas? tu ne la fais is taire? ah, tu te laisses mener par :le femme! corbleu! je voudrois être à ta place, seulement pendant vingt-quatre heures le mari d'une pie-grièche, je lui ferois voir du pays, moi! (à la Comtesse ) Là! là! ne vous fâchez pas! on ne restera point ici malgré vous, mais on sc logera dans la même rue... & comptez que je vous surveillerai, Princesse! comptez que ce ne sera pas ma faute, si vous réussissez à devenir une petite, catin.

A ce dernier outrage du Capitaine, la Comtesse devint furieuse; & pour toute réponse elle lui jetta à la tête un flambeau qui se trouva sous sa main.

Je vis l'instant où le brutal alloit rendre coup pour coup. De la main gauche j'arrêtai son bras déjà levé, & de la droite prenant le géant au collet, je le repoussai si vigoureusement, que je l'envoyai chercher à reculons, jusqu'au bout de l'appartement, un appui contre la croisée qu'il brisa. Si le balcon n'eût retenu le capitaine, il descendoit par fenêtre. Bien! ma chere Brumont! bien! crioit Madame d'Armincour: il faut le tuer! tuons-le ce grand coquin, qui me fait mourir de peur! qui insulte mon enfant & qui veut la battre! je avois pas besoin des encouragemens la Marquise; j'étois si transporté de colere, qu'ayant apperçu sur un fauteuil l'épée de M. de Lignolle, qu'il y soit laissée la veille en se déshabillant chez sa femme; je m'élançai pour la saisir.

Rosambert, qui seul conservoit quelque sang-froid dans une scene aussi scandaleuse, courut à moi: malheureux, me dit il, si vous la tirez, vous allez vous trahir!

Cependant le Capitaine assis sur les débris de la fenêtre, me regardoit d'un étonné, se contemploit lui-même avec surprise, rioit d'un gros rire & soit c'est pourtant bien cette morveuse qui du premier coup m'a campé là! a-t-elle des bras de fer? ou ne suis-je plus qu'un homme de paille? Corbleu! ce que c'est que d'être pris 'au dépourvu? un enfant vous battrait!... mais cette épée qu'elle vouloit tirer contre moi! qu'est-ce que j'aurais donc pris pour me défendre,Mademoiselle; une épingle noire? (enfin il crut devoir se relever) Adieu, les charmantes dames; adieu, mon, pauvre frere; adieu, mon aimable petite sœur. Je me souviendrai de la bonne réception que vous m'avez faite. Corbleu! je ne m'en vais pas loin, j'aurai l'œil sur votre conduite. Laissez-moi faire! il sortit.

Monsieur, c'est vous que j'admire! dit alors Madame de Lignolle à son mari. Votre tranquillité me fait plaisir! vous m'auriez donc laisse tuer, sans changer seulement de place? Il lui répondit d'un air préoccupé: oui, oui.. plaît-il?.. ah!! je vous demande pardon: mon corps étoit là, mon esprit ailleurs...Je médite le plan d'un nouveau poëme, il aura huit vers, celui-là...j'irai peut-être jusqu'à la douzaine;... puisque le Docteur assure que l'équilibre ne se rétablira pas, je veux justifier les éloges qu'il donne à mon.... génie; comme il dit! je veux que cet ouvrage soit un.., petit chef-d'œuvre; comme il appelle les autres! je vous quitte pour travailler sans relâche à cela.

Quand il fut parti, nous perdîmes quelques minutes à nous regarder tous en silence. Chacun de nous, peut-être étonné du présent inquiet de l'avenir, prenoit tout bas conseil des circonstances. Madame de Fonrose la premiere ouvrit la bouche pour nous recommander beaucoup de prudence; la Marquise s'écria qu 'il falloit que le Chevalier ne revît jamais sa niece: sa niece protesta qu'il valoir mieux mourir que de renoncer à moi; moi, par un regard plein d'amour, j'assurai mon Eléonore de ma confiance inébranlable, je jurai que son grossier beau-frere me feroit bientôt raison des insolens discours qu'il s'étoit permis de lui tenir, des inquiétudes qu'il osoit nous donner. Voila, dit enfin Rosambert, une très-mauvaise résolution. Vous devez, mon ami, pour l'intérêt commun, dissimuler votre ressentiment contre le Vicomte; vous n'avez rira à faire que d'attendre les événemens: Madame, quand elle ne pourra plus cacher Ton état, en fera la confidence à son mari. Il faudra bien que celui-ci, comme tant d'autres prenne doucement la chose avoue l'enfant. Le Capitaine pourra crier, j'en conviens; mais c'est alors, Faublas, que vous vous montrerez. Vous irez. dire deux mots à ce marin, qui ne sait pas vivre; je vous connoîs! tout sera fini.

Tout le monde ayant reconnu que le conseil de Rosambert étoit infiniment sage, Madame d'Armincour en sanglottant, me remercia de ce que j'avois défendu sa niece, me supplia de vouloir bien la défendre toujours, m'ordonna de m'en aller pour ne plus revenir. Pauvres enfans! ajouta-t-elle en nous rayant aussi pleurer, votre peine me fend le cœur; mais il le faut, il le faut... Ah! Monsieur de Rosambert, pourquoi celui-là n'est-il pas son mari..? Viens ce soir, murmuroit tout bas mon Eléonore... à minuit.... Nous avons mille choses nous dire... Viens.

— Oui, ma charmante amie, oui. — De bonne cure, parce que la Marquise doit lier aux fiançailles d'une parente, si reviendra pas souper.

Malgré sa tante, elle s'étoit jettée dans mes bras, elle ne tenoit pressé sur son sein, elle me faisoit mille caresses, même elle baisoit avec transport mes plumes, mon fichu, ma ceinture ma robe; comme si elle eût pris congé de mes habits, comme si elle eût deviné qu'elle ne devoit plus voir Mademoiselle de Brumont.

On ne parvint que difficilement à nous séparer. Ah! Madame la Baronne, restez du moins quelque tems avec elle, tâchez de la consoler.-Je le veux bien, répondit-elle: Monsieur de Rosambert a sa voiture; qu'il vous ramene. Dans une heure, je vous rejoins chez le Baron.

En voilà une qu'il faut plaindre, me dit le Comte; car elle paroît avoir pour vous un attachement véritable.-Rosambert, croyez-vous que je ne l'aime pas? — La bonne question!

Je sais bien que vous les aimez toutes. — Oh! celle-là, c'est de tout non cœur; je la préfere... —à Sophie? — à Sophie...! Non... non pas à Sophie — à Mme de B***? — Oui, mon ami. — Tant mieux!

n'écria-t-il.... tant mieux pour moi; cela me venge. Mais tant pis pour cette aimable enfant; car voilà certainement d'où vient la haine que la Marquise lui porte. — La haine? Assurément! pensez vous que ce puisse être une autre que Mme. de B***. qui ait écrit cette lettre pseudonyme du Vicomte? — Ah! Rosambert, pouvez-vous la soupçonner d'une?...-Mon ami, vous ne vous défiez pas assez de cette femme-là. — Mon ami, vous vous en défiez trop Au reste, je vous le demande en grâce, parlons d'autre chose. — Volontiers! aussi-bien je veux vous apprendre une nouvelle qui va vous réjouir vous étonner: Je me marie demain. — Et vous voulez que cette. nouvelle-là m'étonne? Votre convalescence est affermie. Il est clair que vous allez vous, marier tous les jours- — Ne croyez; pas que je badine. C'est très-sérieusement que je me marie. — Très-sérieusement! — Oui, sérieusement; au pieds des autels. — Il n'est pas possible. On n'en a point entendu parler. — Il y a cependant plus de quinte jours qu'il en est question. On m'a fait donner ma parole d'honneur de n'en rien dire à qui que ce soit, sans distinction: les grands parens qui craignoient l'opposition de tout le reste de la nombreuse famille, ont exigé le plus profond secret; ils ont même acheté la dispense des bans. Ma mere aussi me recommandoit le silence; elle trembloit que ce mariage avantageux ne vînt à manquer par quelque indiscrétion. — Je ne reviens pas de ma surprise. Quoi! Rosambert, à vingt-trois ans, a pu se déterminer.... — II l'a fallu. D'abord c'est la Comtesse de ***. vous savez bien; la confidente de Madame de B***! — Oui. —c'est elle qui s'est mêlée de cette affaire avec une chaleur.. De quelque prétexte qu'elle ait essayé de couvrir l'intérêt extrême qu'elle y mettoit, je ne me suis point abuse sur ses véritables motifs. II ne m'a pas été mal-aisé de sentir qu'elle le faisoit moins pour m'obliger que pour désoler ton ancienne amie; sur cet article, j'en conviens, il étoit difficile qu'elle eût plus de bonne volonté que moi: la Marquise d'ailleurs m'a pressé.... — La Marquise? — Oh! dès qu'on parle d'une Marquise, il croit que c'est la sienne. Non, Chevalier, celle-là n'est pas folle de vous; c'est la Marquise de Rosambert: la Marquise m'a pressé, prié, conjuré; elle a pleuré même. On ne résiste pas aux larmes d'une mere! Je me suis donc laissé fléchir. Ce soir, je signe le contrat: de. main, j'épouse vingt mille écus de rente une jolie fille. — Jolie? — Oui, vraiment: l'air un peu niais cependant, d'une innocence!... à faire mourir de rire. — Quel âge? — Pas tout-à-fait quinze ans. Oh! c'est une éducation toute entière dont je me charge. —Son nom? — Vous le saurez, après demain. Tenez! venez après demain de bonne heure; je vous ferai, sans façon, déjeûner au lever de la mariée. Aimez-vous les mines du lendemain? Aimez-vous à voir une toute nouvelle femme un peu gênée dans sa marche, les yeux battus, l'air encore tout étonné? Vous riez! — Oui, vous me faites penser à quelqu'un. — Il a raison! Je suis admirable, en vérité! je me tourmente à lui peindre ce qu'il connoît mieux que moi! ne lui sont-ils pas familiers ces airs du lendemain? N'a t-il pas vu la charmante Lignolle la belle Sophie? Et que sais-je? 'D'autres peut-être dont il ne m'a point parlé!.... Mais n'importe, Chevalier! vous pourrez goûter un nouveau genre de plaisirs, faire d'intéressantes observations, vous rendre compte à vous-même de ce que vous éprouverez auprès d'une Agnès fraîchement épousée, dont cette fois ce ne sera pas Faublas qui aura causé les petites douleurs secrettes, le charmant embarras. — Voilà bien, mon cher Rosambert, les idées d'un franc libertin! — Ne faites donc pas l'enfant. Ne vous en défendez point.... Moi qui vous parle, ne trouverai-je pas mon compte à cela? N'aurai-je pas aussi mes jouissances?

Ne serai-je pas encore plus enivré du bonheur que quelqu'un m'enviera?... m'enviera très inutilement!... Je connois les petits inconvéniens de l'hymen; je connois le plus inévitable de tous, sur-tout quand on a l'honneur d'être l'intime ami du Chevalier de Faublas; mais cette fois, Monsieur le vainqueur, ne vous applaudissez pas d'avance d'une conquête nouvelle. Je compte, je vous en avertis avec confiance, je compte ne jamais aller grossir l'universelle confrairie. — Bon! voilà encore une exception : c'est Rosambert, Rosambert, qui, même la veille des noces, a déjà le langage des époux. Il ne doit pourtant pas avoir oublié combien de fois l'aveugle entêtement de ces Messieurs a fourni matiere à ses plus piquans sarcasmes. Tous en général conviennent qu'il n'y en a pas un qui ne le soit; chacun en particulier vient vous affirmer que lui ne l'est pas! vous aussi, Rosambert, vous aussi! — Faublas, écoutez moi; dites vous-même, si je n'ai pas quelques raisons d'attendre une autre destinée. Qu'un vieux garçon, rassasié de plaisirs, épuisé par d'anciennes bonnes fortunes, dégoûté du monde qu'il ennuie, des femmes qui le délaissent; qu'un vieux garçon, d'ailleurs éclairé par la confiante expérience des tems pâlies Se de l'âge présent, ose cependant braver à la fois son siecle l'avenir; qu'en épousant une jeune femme, il nous porte à tous l'impertinent défi de le faire, ce que tant d'autres ont été faits par lui; cela crie vengeance: la foule des célibataires doit en ce cas Ce réunir pour conjurer le châtiment du fanfaron. Mais moi qui commence à peine mon printems, que, le monde recherche, que les femmes caressent; moi qui ne saurai réfuser à la mienne aucune espece de plaisirs... — C'en est assez, Rosambert, n'achevez pas, je vous en supplie, vous me causez trop de surprise. Il faut que l'hymen ait de bien puissans prestiges pour obscurcir ainsi les meilleurs jugemens. Je ne vous reconnois plus! C'est au point que si j'avois moins de chagrin, je me moquerois de vous. —Vraiment:...? Il faut que j'y prenne garde, vous me donnez une véritable. épouvante.... Allons.... Eh bien! me voilà déjà résigné. Je prends mon parti d'avance, en galant homme. Je promets bien, quoi qu il puisse arriver, qu'on me trouvera toujours moi même Oui! si la jeune femme a quelque affaire de cœur, il faudra qu'elle soit horriblement mal-adroite, pour que je m'en apperçoive, je vous assure. Je crois qu'on ne peut pas mieux réparer ses torts, Chevalier. On ne peut pas mieux commencer! Je; vous mets à votre aise. — Moi, Rosambert? Ah! puisse tout le monde, autant que Faublas, respecter vos heureux liens! Ces maximes que je répétois tout-à-l'heure, ce sont les vôtres. Je n'en eus jamais de pareilles. Jamais je n'ai séduit, je me suis trouvé toujours entraîné: la Marquise fut mon premier attachement; Sophie est mon unique passion; Madame de Lignolle sera mon dernier amour. — Dieu vous entende vous en préserve!

Cependant Rosambert avoit affaire chez lui, nous nous y rendîmes ensemble, nous y causâmes pendant à-peu-près deux heures, le rems ne me parut pas long; car le Comte me permit de l'entretenir sans celle de mon Eléonore. Enfin on me reconduisit à l'hôtel. Madame de Fonrose sortoit; de l'appartement de mon pere comme j'y entrois: le Baron paroissoit fort animé; la Baronne étoit pâle tremblante. Eh bien!

s'écrioit-elle avec un dépit mal déguise, nous tâcherons que le désespoir de cette perte ne nous sasse pas tourner la tête.... Vous voilà, belle Demoiselle? donnez-moi la main jusqu'à ma voiture.... Chevalier, si vous voyez bientôt votre cruelle Marquise, dites-lui que je la perdrai, dussai-je me perdre avec elle.

Lorsque j'eus quitté mes habits de femme, nous nous mîmes à table, Monsieur de Belcour moi, quoique nous n'eussions pas plus d'appétit l'un que l'autre: mon pere, vous ne mangez pas? — Mon fils, je suis malade d'inquiétude de chagrin... Mais vous non plus, vous ne touchez à rien? — J'ai ma migraine. — Votre migraine!

Je vous conseille d'y renoncer. Elle ne réussira pas cette fois.... Mon fils, liiez le dernier article de cette lettre que j'ai reçue l'autre jour par la petite poste: »On croit devoir aussi vous avertit » que Mademoiselle de Brumont a passé « la nuit derniere cher Madame de » Lignolle, que ce si encore la Baronne de Fonrose, qui l'y a conduite ».

Un écrit anonyme! Mon pere. — Fort bien, mon fils! Mais oserez-vous dire que le fait n'est pas vrai?... Mon fils, vous ne sortirez plus le soir.... Et Mme. de Fonrose, ajouta-t-il d'une voix fort altérée, Mine.

de Fonrose n'abusera plus de ma confiance... Elle ne me trahira plus, l'ingrate Baronne!... Mon ami, je suis homme, par conséquent, sujet à l'erreur. Quelquefois je m'égare; mais dès que j'apperçois l'abîme, je fais un pas en arriere, je change de route.

Mon ami, poursuivit-il, en prenant mes 'mains dans les siennes, ne voulez-vous m'imiter que dans mes foiblesses? Ne l'avois-je pas bien dit, que vous finiriez par la perdre, cette enfant si malheureuse si charmante. — Qui? Sophie! — No n, Madame de Lignolle. Madame de Lignolle! puisqu'elle est enceinte, puisque désormais son mari ne peur croire... Comment fera-t-on pour la sauver? —— Oh! ne m'en parlez pas! depuis ce matin, je cherche en tremblant quelque moyen de l'arracher aux malheurs qui la menacent. C'est envain que je me tourmente. Je suis au désespoir! — Son beau frere est arrivé? Vous venez déjà d'avoir ensemble une terrible scène?.... Mon fils, connoissez-vous le Capitaine? — De réputation, mon père. —Savez-vous qu'elle est afFreuse grande, sa réputation? — Affreuse grande, je le sais. — Savez-vous que le Vicomte de Lignolle a souvent touché Saint-Georges? — Souvent:.... Je le veux croire. —. Savez-vous que cet homme-la s'est battu deux cens fois peut-être!... — Tant pis pour lui. — Qu'il n'a jamais été blessé. — Il n'est pourtant pas invulnérable, sans doute! — Qu'il a mis bien des peres de famille au désespoir... — Monsieur le Baron! Que vous importe? — Que sa fatale épée a moissonné des jeunes gens de la plus grande espérance. — Eh! mon pere., il ne faut peut-être qu'un jeune homme obscur, pour -les venger tous. — Mon fis,!e

Capitaine ne peut manquer de savoir bientôt que Mademoiselle de Brumont est l'amant de Madame de Lignolle; j'avoue qu'il découvrira plus difficilement que Mademoiselle de Brumont est le Chevalier de Faublas; mais enfin... tôt ou tard! tout semble nous assurer qu'il le découvrira, Mon fils, que ferez-vous alors? — Ce qu'il faudra faire. Voilà, Monsieur le Baron, permettez-moi de le dire, une étrange... — A Dieu ne plaise, s'écria-t-il, à Dieu ne plaise que je veuille outrager ton jeune courage! je t'avoue même, ajouta-t-il en m'embrassant; que la fiere simplicité de tes réponses m'a fait un plaisir extrême; moi aussi, quelquefois je suis fier; mais c'est de mon fils! c'est dans mon sils que j'ai mis tout mon orgueil! Tu ne fais pas comme je jouissois, quand je te voyois a peine adolescent, n'avoir plus d'égal dans aucun de tes exercices: tantôt ramener couvert d'écume, brise de fatigue, un fougueux cheval, que les plus fameux écuyers ne montaient qu'en tremblant; tantôt avec le fusil, l'arc ou le pistolet; frapper du premier coup l'oiseau que tous les tireurs avoient manqué; tantôt, dans un assaut public, aux yeux d'une nombreuse jeunesse toujours étonnée, battre ou désarmer tout ce qu'il y avoit de maîtres dans le régiment nouvellement arrivé. Chacun alors décernant au jeune Chevalier le prix des armes, venoit me féliciter de l'avoir pour fils. Cependant, je me l'avouois tout bas avec une sorte d'impatience.,.

non sans quelque espèce d'inquiétude: ta supériorité ne seroit bien consacrée, que lorsqu'un événement toujours fatal t'auroit obligé de subir une dernière épreuve trop communément malheureuse, une épreuve pour le succès. de laquelle sans le courage l'adresse n'est rien. Tu l'as trop tôt soutenue, celte épreuve; mais tu l'as soutenue plus que bien, j'ose le dire. Si la colère l'eût moins aveugle, ce M. de B*** qui jouit de quelque réputation dans les armes; il auroit pu t'admirer a la porte Maillot, lorsqu'avec une dextérité merveilleuse, avec un imperturbable sang-froid, maîtrisant le fer ennemi, comme s'il eut encore été question de recevoir seulement un coup de fleuret; tu déployois, dans ce combat devenu inégal, autant d habileté que de force, autant de vaillance que de magnanimité. Alors vraiment je reconnus que Faublas, aussi intrépide qu'adroit, ne rencontreroit jamais de vainqueur. Alors, surpris de voir dans un jeune homme de seize ans, la réunion d'un talent peu commun, d'une vertu plus rare; ton heureux pere, au comble de la joie, se rappella qu 'il ne s'étoit reposé que sur lui-même du soin de veiller à ton éducation, ne put, sans quelque mouvement d'orgueil, contempler Con ouvrage. Alors aussi, poursuivit M. de Belcour, en m'embrassant encore, je me reprochai d'avoir attendu l'événement, pour rendre justice au plus digne des fils, toi, Faublas, pardonne-moi mes premières défiances: va! si c'est un crime de n'avoir pas cru d'avance aux vertus qui ne m'étoient pas encore prouvées, tu m'en vois puni: va! j'étois autrefois moins tourmenté de la crainte qu'elles ne te manquaient, que je ne le suis maintenant de la certitude que tu les possedes au suprême degré. Oui, mon ami, c'est l'excès de ton courage de ta générosité qui cause aujourd'hui mes plus vives allarmes. Permets-moi de te demander plusieurs grâces. — Des grâces... — Je te prie de ne point aller à ton ennemi, je te prie de l'attendre: s'il te vient chercher?

Eh bien, tu feras ton devoir. Néanmoins je te supplie de n'accorder le combat qu'à cette expresse condition que vous! pourrez l'un l'autre amener un témoin. Je veux voir ta seconde affaire plus dangereuse que la première, je veux, par ma présence t'obliger à revenir vainqueur. Faublas, gardez-vous d'avoir pour le Vicomte de Lignolle les magnanimes ménagemens, dont vous usâtes envers le Marquis de B***. Peu s'en fallut, je m'en souviendrai toujours, peu s'en fallut que votre générosité ne me coutât mon fils. Avec le Vicomte, tu n'en serois pas quitte pour: une meurtrissure, jamais le Capitaine n'a porté de coups qui ne fussent mortels, je te le répète : c'est un homme encore plus féroce que redoutable, un duelliste de profession. Si sa bravoure n'avoit été d'ailleurs quelquefois utile à l'Etat, il eût depuis long-tems, pour la vengeance publique, porte sa té te sur un échafaut. Son existence atteste le malheureux oubli de la plus sage de nos-loix. Songes y, Faublas, quand le moment sera venu de le combattre : alors, je t'en conjure! songe à ton pere, à ta sœur à ta Sophie, à Madame de Lignolle, s'il le faut. Alors, pour ta propre sûreté, pour le salue de tous, pour la tardive satisfaction de cent familles, immole la victime dont le ciel te demande le sang. Celui-là, tu le sais bien, doit recevoir la mort qui se fait un affreux plaisir de la donner; frappe sans pitié, frappe, purge la terre d'un monstre, déjà ta. jeunesse n'aura pas été tout-à-fait inutile au repos des hommes.... Mais,, s'écria M. de Belcour, il me vient une réflexion vraiment inquiétante. Depuis trop long-tems, des voyages, des maladies, plusieurs malheurs t'ont forcé de négliger tout-à-fait tes exercices. Il y a sept mois, plus de sept mois que tu n'as manié de fleuret. Mon Dieu! si tu avois perdu quelque chose de cette agilité prodigieuse qu'on admiroit, qui s'entretient sur tout par l'habitude? Si tu n'avois plus le coup-d'œil si prompt, les mouvemens si sûrs? Mon Dieu! si tu n'étois plus que de la seconde force? Essayons ensemble, essayons tout-à-l'heure Tu n'as pas faim? ni moi non plus.... Tes fleurets où sont-ils?" Ah! je t'en prie, donne!....

quand ce ne feroit que pour me tranquilliser. Je t'en prie, mon ami, donne vîte... bon!.... je regrette bien de ne pas pouvoir opposer une résistance égale à l'attaque; mais du moins je me défendrai le moins mal que je pourrai... Je suis en garde, va... Ce n'est. pas cela! Mon fils, ce n'est pas cela! Vous me ménagez! Faublas, je vous ordonne de déployer toutes vos forces.— Vous le voulez? mon pere, allons.

En deux minutes, il para vingt coups, il en reçut trente. Bien! s'écria-t-il, parfaitement bien! mieux qu'autrefois! vraiment je le crois. Oui! plus de souplesse encore, de vigueur! de rapidité! C'est l'éclair, c'est la foudre! Jamais, poursuivit-il, en partant plusieurs fois la main sur sa poitrine, jamais tu ne m'as donné de coups si forts, de coups; qui m'aient fait tant de mal... Non! tant de plaisir!.... Rends-moi pourtant un autre service: prends tes pistolets, descends dans le jardin, amuse-toi à tirer quelques oiseaux Je t'en supplie! j'obéissois, il me rappella: je ne puis trop me hâter de t'apprendre une nouvelle qui doit te combler de joie. Samedi, sans autre délai, nous partirons pour tâcher de trouver Sophie. — Sophie? Samedi? Voilà comme vous le dites, une nouvelle qui m'enchante! — va dans le jardin, mon ami, va.

J'y descendis, non pour troubler d'heureux oiseaux dans leurs amours, mais pour rêver aux miennes. Samedi nous partons; nous allons chercher trouver Sophie; quel bonheur!... Mais que dis-je! que deviendra Madame de Lignolle? quitter mon Eléonore! la quitter maintenant! dans cinq jours! malheureux!

Je me précipitai dans l'appartement de mon pere: n'y comptez pas, moniteur le Baron! n'y comptez pas! qui moi! perfide avec lâcheté, je sortirois de Paris quand le Capitaine vient m'y chercher!

j'abandonnerais la mere de mon enfant, au moment où tes ennemis s'assemblent auteur d'elle! n'y comptez pas, Moniteur le Baron! je vous proteste qu'il n'en sera rien.

Mon pere demeura si stupéfait, qu'il ne put me répondre. Et moi, sans attendre que, revenu de sa premiere surprise, il s'expliquât, je courus à ma chambre où je m'enfermai pour écrire. ce Ma chere Eléonore, ma charmante amie, je suis au désespoir: ce soir, nous ne nous verrons pas.

Mon pere sait tout; il faut que ta » tante soit plus instruite que tu ne le crois; ta tante seule peut avoir fait » passer à M. de Belcour l'avis fatal qui nous enleve une nuit fortunée. Hélas! il est donc vrai que tout le monde se réunit contre deux amans! » Il est donc vrai que tout le monde, en conjurant ta perte, ose m'attaquer, dans la plus chere moitié de moi-même! Sois tranquille cependant, » sois tranquille, Faublas te reste, Faublas t'adore; ton amant, quoi qu'il » puisse arriver, perdra la vie plutôt » que de t'abandonner. » « MA BELLE MAMAN, » Vous aurois-je offensée par quelque nouvelle étourderie? Il y a dix-huit mortels jours que je suis privé du bonheur de vous voir.

Ah! pardonnez moi, si je suis coupable; si je ne le suis pas, daignez reconnoÎtre vos torts les réparer: donnez-moi pour demain l'heure du rendez-vous. Ma belle maman, vous » m'avez promis conseils, amitié, secours, protection; c'est tout cela » que je réclame. Mon pere veut m'emmener avec lui, dans cinq jours, pour aller chercher Sophie; je » dois aujourd'hui craindre plus que la mort, ce départ qui faisoit, il n'y a pas long-tems, l'objet de mon plus: » cher desir. Vous, ma belle maman, » qui savez remédier à tout, ne pourriez-vous pas remédier à cela? Je vous supplie de ne pas m'abandonner à moi-même, dans une conjoncture aussi difficile. Je vous supplie de ne me point réfuser pour demain vos avis par lesquels je vous promets de me conduire. » « Je suis, avec la reconnoissance la »? plus vive, avec l'amitié la plus » tendre, avec le plus profond » respect, c.

Tiens, Jasmin! va vîte chez la Fleur!: chez Mme. Montdesir. Prends l'habit bourgeois, prends les précautions ordinaires, regarde bien si dans tes courses tu n'es suivi de personne. — Monsieur a me dit-il à son retour: Mme. Montdesir....-Mme. Montdesir!

Mme. Montdesir! la Fleur? d'abord. -- Vous voulez donc que je commence la Monsieur, je n'apporte de réponse de la Fleur. Je venois de lui remettre votre billet, quand il m'a dit: Jasmin, aunes-tu les coups de bâton? non, dà! lui ai-je répondu. Eh bien! mon bon ami, a-t-il répliqué: vois-tu dans le Café qui est en face de l'hôtel, cet Officier, grand comme un monde!

Il n'a pas l'œil bon! ai-je encore répondu. Eh bin! mon bon ami, a-t-il encore répliqué: je crois qu'il vient de t'appercevoir de cet œil-là. Sauves toi vîte, ii tu ne veux compromettre ma maîtresse ton dos. Alors, Monsieur, je n'ai plus rien répondu; mais sans me le faire répéta deux fois, j'ai pris mes jambes à mon cou me voilà. — De forte que, grâce à ta bravoure, je n'ai pas de nouvelles de Mme. de Lignolle.

— Monsieur, je ne vous en aurois pas apporté davantage, quand je me serois fait échine; par ce grand diable. — Il faudra pour tant bien que tu y retournes. — Oui ce soir; le géant n'y fera peut être plus — Enfin. Mme. Montdesir? -Elle m'a recommandé de vous affurer qu'elle, s'ennuyoit bien de n'avoir plus l'honneur de votre visite; qu'au reste, elle alloit envoyer tout de suite votre billet qu'on attendoit depuis plusieurs jours; que demain matin, vous auriez la réponse.

Elle vint en effet de bonne heure la réponse: ce n'étoit pas Mme.

Mont-t desir qui l'avoit écrite.

« Oui, j'empêcherai ce départ; mais n'avois-je pas raison de dire que votre Sophie vous étoit moins chere? Quoiqu'il en soit, puisqu'enfin vous en témoignez le desir, nous pourrons ce soir à sept heures nous rencontrer où vous savez bien.

J'appellai mon domestique: allons, Jasmin, du cœur! Hier au soir, si tu n'en avois pas manqué, tu aurois pu rejoindre la Fleur: va donc ce matin, va voir si le Capitaine est toujours à ton poste.

Il y étoit déjà. Mon bon Jasmin qui, piqué de mes reproches, venoit de s'aventurer un peu plus que la veille, n'avoit encore échappé que par une prompte fuite au géant persécuteur. Je reconnus alors que si mon domestique n'étoit puissamment encouragé, ma commission ne s'acheveroit pas. Je fis donc honnêtement dîner l'infatigable courier qui, muni d'un nouveau courage, partit résolument pour son nouveau message, plus malheureux que tous les autres. Mon pauvre Jasmin revint éclopé: cette fois, Moniteur, j'ai pénétré jusques dans la cour; mais le grand diable m'est tout de suite tombé sur les épaules. Il a crié que demandes-tu j'ai répondu: ce n'est pas vous, Monsieur. Il a crié: on n'entre pas! que demandes-tu? j'ai répondu de toutes mes forces: pourquoi donc m'empêcheriez-vous d'entrer? est-ce que vous tes le Suisse? Il a crié.... non, il n'a as crié. Il s'est contenté pour le moment de me détacher un coup de poing qui m'a fait voir trente-six mille chandelles au ciel. Et c'est moi qui alors ai crié; j'ai bien fait, car si la Fleur tous ses camarades n'étoient venus m'arracher des mains du brutal me mettre à la porte, je crois que je me serois jamais sorti de la cour.

Quelle fureur! quelle insolence!-Monsieur, interrompit Jasmin: je me suis pas gêné pour lui annoncer ue mon maître ne seroit pas du tout content du traitement..... — Qu'a-t-il répondu? — Monsieur, c'étoit moi qui répondois; lui! ne faisoit jamais que crier. Il a donc crié en redoublant ses coups: ton maître? son nom à ton maître? son nom? — Tu le lui as caché? — Oui, Monsieur. Oh! quand il auroit dû m'achever sur la place!.

— Eh bien! je vais de ce pas le lui aller dire, moi! — Bon s'écria Jasmin qui me vit prendre mon épée: flanquez-moi ça de côté comme ce petit M. de B* ** qui faisoit le méchant.

Je me précipitai sur l'escalier; mais heureusement M. de Belcour le trouva sur mon passage m'arrêta: Faublas, pu courez-vous donc avec cette épée: — Comment! il ose arrêter mon domestique le frapper — Ainsi, vous. mon fils, répondit-il avec beaucoup de sang-froid: vous êtes plus pressé de venger votre domestique que vous nt l'étiez de venger votre maîtresse. Ainsi pour repousser un outrage qui ne regarde que lui seul, l'amant de Mme de Lignolle va se hâter de le découvrit de la perdre!

Des représentations aussi justes me calmerent tout d'un coup. J'appellai Jasmin pour qu'il vint reprendre mon épée, le Baron qui vit que je me disposois à m'en aller, me dit: non, remontez chez vous, j'y vais aussi, j'ai à vous parler.... Mon ami, nous avons tous deux besoin de diffraction; nous ne pouvons nous en procurer une plus douce que celle de la compagnie de votre sœur. Je viens d'envoyer chercher Adélaïde; je compte la garder ici jusqu'à Vendredi soir. — Pourquoi pas plus long-tems?-—Nous partons Samedi. En me faisant cette réponse, M. de Belcour m'observoit. Comme l'heure s'approchoit où j'allois savoir ce que 'Mme. de B*** comptoit faire pour empêcher mon départ, je pris le parti d'éviter l'explication que le Baron cher^ choit. Ainsi, je me contentai de répliquer: samedi. :..

oui..,. samedi... Adieu, mon père. — Restez donc votre sœur arrive dans un quart-d'heure. — Mon pere! il faut que je sorte! — mon fils, je ne veux pas que vous sortiez. — Mon pere, il le faut absolument. — Je ne veux pas que vous sortiez, vous dis-je, c'est un parti pris. — Je vous assure que l'affaire la plus indispensable....

— mon fils, voulez vous me désobéir?-mon pere, si je ne puis faire autrement! — je vous entends, Monsieur! j'emploierai donc la force.

A ces mots, il sortit de ma chambre où il m'enferma.

Vous emploierez la force? moi, l'adresse! j'ouvris ma fenêtre, il n'y avoit qu'un étage, je sautai. La secousse fut violente; cependant je traversai la cour avec la rapidité d'un oiseau; toujours courant, j'arrivai bientôt chez Mme. de Fonrose.

Malheureux! dit-elle, que venez-vous faire ici? ce matin familièrement le Capitaine m'a rendu son épouvantable visite. Il m'a demandé du ton poli que vous lui connoissez, ce que c'étoit qu'une certaine Demoiselle de Brumont dent les assiduités chez Mme. de Lignolle donnoient lieu dans le monde, à beaucoup de plaisanteries. Ce n'a pas été sans peine que je suis parvenue à faire comprendre à cet effroyable beau-frere, que la conduite de sa jeune sœur ne me regardoit pas; que je ne lui devois, à lui Moniteur le Capitaine, aucun compte de mes actions, qu'il m'obligeroit sensiblement de vouloir bien ne jamais remettre le pied chez moi. — Et mon Eléonore, l'avez-vous vue? — au contraire, j'ai tout-à-l'heure envoyé chez elle pour lui recommander d'être fort circonspecte de se garder sur-tout de venir ici. J'allois, avec bien du regret, vous faire donner le même avertissement.

Et tenez, dans ce moment-ci je ne vous retiens pas, car je vous avoue que je redoute fort quelque nouvelle avanie du Flibustier qui nous est si mal-à-propos venu... Chevalier, vous ne rentrez pas maintenant à l'hôtel? Non. Pourquoi? Je vous aurois prié de dire un instant!

restez encore un instant.

Elle sonna un domestique auquel elle donna des ordres secrets. Je fis alors peu d'attention à cette fatale circonstance, que depuis je me fuis souvent rappellée.

Je voulois, reprit-elle, vous prier.... mais vous ferez cette commission tout aussi bien ce soir! vous prier de dire à. M. le Baron, mille choses obligeantes de ma part, car enfin quoique nous soyons rouillés.... — Tout-à-sait? Pour la vie. C'est pourtant votre perfide Mme. de B** qui cause aujourd'hui tous nos chagrins! — Vous imaginer que la Marquise auroit été capable d'écrire cette lettre à mon pere? — encore celle au Vicomte de Lignolle. — Impossible! je ne puis.... — comme il vous plaira, Monsieur, répondit-elle fort séchement. Quant à moi,, souffrez que je n'en doute pas, que je me conduise en conséquence. — Adieu, Madame, la Baronne. — Sans adieu, Monsieur le Chevalier.

LA ſituation critique où nous nous trouvions tous, me cauſoit-elle de fauſſes terreurs? comme j'allois de l'hôtel Fonroſe, à la petite maiſon, rue du Bac, il me ſembla que j'étois ſuivi.

Le Vicomte ne ſe fit pas long-tems attendre: belle maman, vous avez mis le frac de St. Cloud? je le reconnois toujours .... -- avec quelque plaiſir? interrompit-elle. -- Avec tranſport. Il ne ceſſe de me rappeller .... ce dont il ne faut pas nous ſouvenir. -- Ah! ce que je n'oublierai de ma vie! Pourquoi donc, pendant plus de quinze jours, m'avez-vous cruellement privé .. -- j'attendois qu'enfin vous m'écriviſſiez, je ne veux pas tout-à-fait devenir importune. -- Importune! pouvez-vous jamais?... -- que ſaisje? moi! je vous vois ſi préoccupé de la Comteſſe! Ml. de Lignolle a tant d'eſprit! tant de charmes ... -- il eſt vrai .... -- vous devez trouver bien inſipide la ſociété de toutes les autres femmes? -- je trouve mille délices dans la ſociété de la plus aimable de toutes! -- oui, la plus aimable! après Sophie? après la Comteſſe? Chevalier, croyezmoi: laiſſons, laiſſons les complimens .... contez-moi plutôt vos chagrins.

La Marquiſe ne ceſſa de m'écouter avec la plus grande attention, mais ſouvent d'un air triſte, & quelquefois d'un air troublé. Je ne pus néanmoins en finiſſant la longue hiſtoire de mes embarras & de mes inquiétudes, je ne pus m'empêcher de lui dire: ce qui me déſeſpere encore, c'eſt qu'on oſe vous accuſer d'avoir écrit ces deux cruelles lettres. -- On oſe! & qui? M. de Roſambert? Mme. de Fonroſe? mes deux plus mortels ennemis! -- ils ſeroient vos amis que je ne les croirois pas!.... ma belle maman, comment empêcherez-vous mon départ? -- je ne puis, répondit-elle d'un ton préoccupé, je ne puis me laſſer de le répéter: il faut que Sophie vous ſoit moins chere? moins chere? je vous aſſure que non; mais mon ſéjour à Paris devient indiſpenſable: l'honneur me l'ordonne autant que l'amour. -- Autant que l'amour de Mue. de Lignolle! oui. -- Ma belle maman, comment empêcherez-vous mon départ? -- Faublas, il doit vous arriver de Verſailles un paquet dont le contenu vous fera plaiſir, j'eſpere? & qui changera probablement les diſpoſitions de M. de Belcour. Si pourtant votre pere s'obſtinoit toujours à vous emmener, mandez-le-moi tout de ſuite. -- Ce paquet, c'eſt? -- demain matin vous le recevrez, je vous laiſſe juſqu'à demain matin votre curieuſe impatience. -- Et vous ne m'aſſurez pas que ce premier moyen dont vous voulez bien me ſecourir, doive être infaillible? .... Plait-il, maman?.... vous ne m'entendez plus? vous penſez à toute autre choſe. -- Oui, s'écria-t-elle en ſortant de ſa profonde rêverie, il faut que vous aimiez beaucoup la Comteſſe! -- ah! beaucoup! -- davantage que vous ne m'aimez? .... que vous ne m'aimiez! je veux dire! -- mais.... je ne ſais.... je ne puis...allons, davantage! vos incertitudes, votre embarras me l'aſſurent. Davantage! répéta-t-elle triſtement. -- Il eſt vrai que mon Eléonore s'eſt acquis à ma tendreſſe, des droits qu'aucune autre.... mais je vous afflige, ma belle maman. - Point du tout!.... pourquoi? .... pourquoi m'affligerois-je de ce que vous préférez votre maîtreſſe à votre amie? achevez donc? comment s'eſt-elle acquis à votre tendreſſe, des droits qu'aucune autre? .... -- elle eſt enceinte. Cruel jeune homme! s'écria t-elle avec infiniment de vivacité: eſt-ce ma faute, ſi....

Mme. de B*** n'acheva point. Elle m'empêcha de tomber à ſes genoux, & de peur d'entendre ma réponſe, elle poſa ſur ma bouche, ſa main que du moins je baiſai. Enfin la Marquiſe, dont je voyois les regards s'attendrir & le teint s'animer, la Marquiſe ſe leva pour s'en aller. -- Vous voulez déjà me quitter? -- j'y ſuis forcée, répondit-elle en ſe dérobant à mes careſſes; j'y ſuis forcée!.... mes momens ſont comptés, j'ai tous ces jours-ci beaucoup d'affaires. Adieu, Chevalier. Puiſque vous me défendez de vous retenir, adieu, ma belle maman.

Quand elle fut au bas de l'eſcalier, voyez, dit-elle, les larmes aux yeux; l'ingrat ne me demande ſeulement pas quel jour il me viendra remercier! ah! pardon! j'étois occupé.... -- de toute autre choſe! ſans doute? -- De toute autre choſe, oui! mais de vous pourtant. Quel jour, ma belle maman? quel jour? -- nous ſommes à Mardi....? eh bien, ..... Vendredi.... oui, je pourrai vendredi vous donner un inſtant. -- Toujours à la même heure? -- peut-être un peu plus tard. A la nuit fermée. Ce ſera plus prudent.

Je ne ſortis de la maiſon qu'un quartd'heure après le Vicomte, & pourtant je crus encore reconnoître, non loin de moi, l'incommode Argus qui m'avoit déjà donné quelques inquiétudes. Ce qui confirma tous mes ſoupçons, c'eſt que l'eſpion mal-adroit ou craintif ſe hâta de changer de route, dès qu'il vit que je me retournois ſur lui. Je rentrai chez moi, bien perſuadé que le Capitaine ne tarderoit pas à venir m'y faire ſa viſite.

Eſt-il poſſible, me dit le Baron, que vous ayez riſqué de vous caſſer une jambe!.... -- mon pere, j'aurois riſqué ma vie! Monſieur le Baron, pourquoi me pouſſez-vous à des extrémités qui peuvent devenir funeſtes. Monſieur le Baron, vous devez le ſavoir: la mort eſt pour moi, dans ce moment-ci, préférable à l'eſclavage. Au reſte, avant de me remettre en votre pouvoir, je viens vous déclarer poſitivement, qu'attenter à ma liberté, c'eſt attenter à mes jours. Quoi! mille dangers environnent une enfant malheureuſe & foible, la femme la plus digne de toutes mes affections! & vous, le plus cruel de ſes ennemis, vous prétendez lui enlever ſa ſeule conſolation, ſon unique appui! vous prétendez en me réduiſant à la plus entiere immobilité, la livrer ſans défenſe à ſes perſécuteurs, & m'obliger, moi, de les voir ſans obſtacles préparer ſa perte. Monſieur le Baron, ſi c'eſt encore votre deſſein, s'il vous reſte quelque moyen de m'enfermer dans ma chambre & de m'obliger d'y vivre, je vous annonce du moins que le Capitaine viendra bientôt m'y chercher. Je vous annonce qu'alors, & je le jure par ma ſœur, par vous, par Sophie, par tout ce que j'ai dans le monde de plus cher & de plus ſacré, je jure que nulle conſidération ne pourra plus me déterminer à défendre contre le Vicomte, une vie que votre tyrannie aura déſormais rendue inutile à Mn de Lignolle & odieuſe à ſon amant! maintenant décidez de mon ſort, il eſt dans vos mains.

Il le feroit, comme il le dit! s'écria ma ſœur; quand il eſt queſtion de quelque femme, il ne nous connoît plus. Cependant, il ne peut commettre de plus grande faute que celle de ſe laiſſer tuer. Ne l'enfermez donc pas, mon pere! ah! je vous en prie, ne l'enfermez pas!

Tandis qu'Adélaïde lui parloit ainſi, le Baron n'arrêtoit que ſur moi ſes regards douloureux. Hélas! & je vis les yeux de mon pere ſe remplir de larmes. Ma ſœur baiſoit déjà les mains de M. de Belcour, aux genoux duquel je vins me précipiter: mon pere! ah! mon pere! plaignez votre fils. A cauſe de ſes malheurs, pardonnez-lui ce qu'il vient de vous dire & le ton dont il vous l'a dit: prenez pitié du plus impétueux des hommes, du plus infortuné des amans. Songez, ſur-tout, ſongez que s'il n'étoit pas au déſeſpoir, Faublas ne réſiſteroit jamais à votre autorité ſi chere, à vos ordres toujours ſacrés.

M. de Belcour ſe cacha le viſage dans ſes mains & médita long-tems ſa réponſe. Mon fils, dit-il enfin, promettez de n'aller ni chez la Comteſſe.... -- Impoſſible! mon pere. -- Ni chez la Baronne, ni chez le Capitaine. A la bonne heure. Ni chez la Baronne, ni chez le Capitaine; je vous en donne ma parole, & que je ne porte jamais votre nom, ſi j'y manque! Ni chez la Baronne, ni chez le Capitaine, c'eſt tout ce que je peux promettre. Mon pere ne me répondit rien, mais à compter de ce moment, je recouvrai ma liberté toute entiere.

Auſſi-tôt après ſouper, je montai dans ma chambre & j'appellai Jaſmin: donne-moi ton chapeau rond, mon manteau, mon épée. -- Bien! Monſieur. Je vois que malgré l'avis de M. le Baron, vous êtes de mon avis à moi. Vous croyez qu'il faut, le plutôt poſſible, me débarraſſer de ce grand diable qui donne des coups de poing ſi lourds. Et vous avez raiſon! Et M. votre pere diroit comme moi, ſi comme moi il avoit reçu.... -- Taiſez-vous, Jaſmin... je ne vais pas chez le Capitaine, mon ami. -- Monſieur, ſans trop de curioſité? .... -- Je veux moi-même eſſayer d'aller parler à la Fleur. Ne te couche pas, attends-moi. -- Comment! Monſieur, vous ne m'emmenez pas? Bon! tu es un poltron! écoute: je puis recontrer le grand diable & tu aurois peur. -- Dans la compagnie de Monſieur! oh! çà non. J'irai chercher diſpute à toute une guinguette dans votre compagnie. Et tenez: il a peut être un domeſtique, le grand diable? Monſieur! en vérité, je me charge de roſſer le laquais, pendant que vous tuerez le maître. -- Allons! cette réſolution me charme & me détermine; je t'emmene.... Que faites-vous donc? Jaſmin! eſt-ce qu'ordinairement vous prenez une canne, lorſque vous venez avec moi? -- Dame! c'eſt que je penſe que ſi le domeſtique a auſſi une épée, par haſard; je n'en ſais pas jouer, moi. --Laiſſez, Jaſmin, laiſſez ce bâton, ou bien reſtez. -- J'aime encore mieux vous ſuivre & n'emporter que mes bras.

Cette bonne volonté de mon domeſtique me fut très-heureuſe, comme on le va voir. Nous venions de ſortir, & preſſé que j'étois d'arriver, je marchois à grands pas ſans regarder autour de moi. A peine nous entrions dans la rue St. Honoré, lorſqu'une femme arrêta Jaſmin, pour lui demander le chemin de la Place Vendôme. Aux accens d'une voix chérie, je me retournai: grands dieux! ſeroit-ce poſſible?... oui, c'eſt elle! c'eſt la Comteſſe! -- Quel bonheur! c'eſt lui! J'allois chez toi, Faublas. -- Mon Eléonore, j'allois chez toi. -- Et tiens; débarraſſe-moi vîte, pourſuivit-elle en me donnant un petit coffre: c'eſt mon écrin. Je te l'apportois & je te venois joindre pour nous en aller tout de ſuite. -- Nous en aller! ou? -- Ou tu voudras. -- Comment! où je voudrai! -- Sans doute. En Eſpagne, en Angleterre, en Italie, à la Chine, au Japon, dans quelque déſert; où tu voudras, te dis-je. -- Y penſes-tu? je n'ai rien de prêt pour l'exécution de ce deſſein hardi. -- Rien de prêt! Que faut-il? -- Mon amie, nous ne pouvons nous entretenir ici d'un objet de cette importance; tu allois chez moi? viens-y, viens mon Eléonore, & jouiſſons encore de quelques heures fortunées. -- Cependant.... -- Quoi? cependant! cela vous fait-il quelque peine, de me donner une heureuſe nuit? Grand plaiſir, au contraire; mais je crois que tu ferois mieux de m'enlever, ſans perdre une minute. -- Jaſmin, cours chez le Suiſſe. Demande-lui la clef de la petite porte du jardin & va nous l'ouvrir. Que perſonne ne nous voye entrer. Tu donneras au Suiſſe deux louis pour le ſecret. -- Monſieur, je ne ſuis pas ſi riche. -- Tu les lui promettras de ma part. -- Oh! bon pour lui! c'eſt comme s'il les tenoit! -- Jaſmin, je t'en promets autant; mais cours.

Bientôt la porte dérobée nous fut ouverte, & ſans avoir été vus, nous arrivâmes à mon appartement. Que je ſuis contente! s'écria la Comteſſe en prenant poſſeſſion de ma chambre: que je ſuis contente! C'eſt aujourd'hui que je ſuis vraiment ſa femme. Me voilà chez lui. Comme nous ſerions bien ici... mais c'eſt à la cabane que nous ſerons mieux.... Faublas, il faut que vous m'enleviez; il le faut abſolument. Tiens! que je te raconte les événemens de la journée. Le Capitaine eſt venu dès le matin me faire une affreuſe ſcène. Il s'eſt hâté d'apprendre à M. de Lignolle que j'étois enceinte & que Mlle. de Brumont ne pouvoit être qu'un homme déguiſé. Il a juré qu'il connoîtroit inceſſamment & qu'il mettroit à l'ombre; je te rapporte ſes propres expreſſions; qu'il mettroit à l'ombre l'inſolent qui oſoit aimer ſa belle-ſœur; ce n'eſt pas aimer qu'il a dit; & qui eu l'audace de porter la main ſur lui. -- Qu'a dit à cela ton mari? -- Mon mari! Pourquoi donc l'appeller mon mari? Vous ſavez qu'il ne l'eſt pas. M. de Lignolle. -- Il ne paroiſſoit point du tout content. -- Et toi, qu'as-tu répondu? -- J'ai répondu! que s'il ſe pouvoit que Mlle. de Brumont fût un homme, c'étoit mon heureuſe étoile qui l'avoit permis; & que s'il m'étoit arrivé jamais un ami qui m'eût fait un enfant, mon prétendu mari le méritoit bien. Ma tante a crié que j'avois raiſon; elle a pris mon parti, ma tante! -- Je le crois! -- Quand les deux freres ont été partis, la Marquiſe a beaucoup pleuré: elle vouloit abſolument me remmener dans ſa Franche-Comté. Vois combien tu m'es cher: j'ai conſtamment rejetté ſa propoſition. Faublas, j'aime bien mieux que tu m'enleves.... Cependant le vilain homme étoit allé ſe poſter dans un Café.... -- Je ſais. J'ai cru qu'il ne falloit point envoyer chez toi; car je ne veux pas que tu te battes avec le Capitaine; je lui pardonne ſes inſultes; je les oublie; j'oublie le monde entier, pourvu que tu m'enleves.... J'allois du moins écrire un mot à Ms. de Fonroſe, quand elle m'a fait dire.... -- Je ſais. -- Vois-tu? c'eſt une méchante femme auſſi, la Baronne! Elle nous a ſervis tant que notre amour, qui n'étoit pour elle qu'une intrigue un peu plus gaie qu'une autre, a pu lui fournir quelque ſujet d'amuſement; à préſent qu'il n'y a plus que des dangers à courir, elle nous abandonne. Mais que m'importe encore, puiſque tu me reſtes, & pourvu que tu m'enleves?... Enfin, la nuit eſt venue. Je me ſuis hâtée de ſouper & de renvoyer ma tante dans ſon appartement. Mes femmes m'ont couchée comme de coutume; mais dès qu'elles ont eu quitté ma chambre, j'ai vîte paſſé cette petite robe; & par ton petit eſcalier, j'ai gagné la cour & la porte cochere. La Fleur, comme ſi je venois de le charger d'une commiſſion, a demandé qu'on tirât le cordon, je me ſuis eſquivée, je t'ai rencontré, rien n'empêche plus que tu ne m'enleves. -- Rien ne l'empêche! mais tout s'y oppoſe, au contraire! Il nous faut une voiture, un traveſtiſſement, des armes, une permiſſion de poſte, un paſſeport. -- Ah! mon Dieu! je ne ſerai point enlevée, cette nuit!... Eh bien! Faublas, écoute: nous allons tous deux reſter ici juſqu'à la pointe du jour; alors tu me cacheras dans quelque grenier de cet hôtel; tu auras toute la journée pour faire les préparatifs néceſſaires, & nous partirons enfin vers le milieu de la nuit ſuivante. -- Impoſſible! mon amie. -- Impoſſible! la raiſon? -- Tu ne conſideres pas que vouloir apporter trop de précipitation dans l'exécution d'une entrepriſe ſi difficile, c'eſt s'expoſer à la manquer. Regardez! moi, je trouve toujours les moyens! lui ne voit jamais que les obſtacles!... -- Tu peux encore, au moins pendant trois mois, cacher & nier ta groſſeſſe. -- L'ingrat ne m'enlevera point qu'il n'y ſoit obligé! Les circonſtances ne ſont pas tellement preſſantes ... -- Et pourquoi différer de trois mois le bonheur que nous pouvons tout-à-l'heure obtenir? -- Toi, dont le cœur eſt ſi bon, mon Eléonore, voudrois-tu, ſi la néceſſité ne t'en impoſoit pas la loi, voudrois-tu d'un bonheur qui feroit le déſeſpoir de la ſœur la plus ſenſible & du meilleur des peres? -- Ah! malheureuſe! .... il ne m'enlevera point! il ne veut pas m'enlever! -- Mon amie, je te jure que ces conſidérations toute-puiſſantes ne m'arrêteront plus quand le moment ſera venu de te les ſacrifier. Je te jure qu'alors, duſſé-je périr moi-même, je n'abandonnerai ni mon enfant, ni ſa mere que j'adore. Mais permets que je quitte, le plus tard poſſible, les objets les plus dignes de partager mon amour avec toi; permets qu'en les abandonnant pour te ſuivre, je puiſſe emporter du moins cette conſolante idée que je n'ai point volontairement cauſé leur plus grand chagrin.

La Comteſſe, encore obligée de renoncer à ſon plus doux eſpoir, verſa des pleurs amers. Sa douleur étoit ſi vive, que je déſeſpérai d'abord de la calmer. Mais que ne peuvent les careſſes d'un amant! Cette nuit, comme la derniere que l'amour nous avoit donnée, ne dura qu'un inſtant. Déjà le jour va paroître, me dit M. de Lignolle, & je te demande à mon tour comment je vais faire pour rentrer chez moi. La queſtion étoit embarraſſante; il fallut rêver quelques minutes, pour y répondre d'une maniere ſatisfaiſante: mon Eléonore, habillons-nous vîte. Malgré les prudens avis de Mme de Fonroſe, je vais te conduire juſqu'à ſa porte. Je me garderai bien d'entrer avec toi. La Baronne croira que tu n'es venue chez elle de ſi bonne heure, qu'afin de lui parler de moi. Tu te feras en effet une douce violence pour l'entretenir de ton amant, & quoi qu'elle puiſſe te dire, tu lui tiendras fidelle compagnie, juſqu'à ce que ton cabriolet ſoit arrivé. -- Mon cabriolet? qui me l'amenera? -- La Fleur que j'irai prévenir. -- Et ſi déjà le Capitaine eſt à ſon poſte? -- Dépêchons-nous. Il n'y ſera sûrement pas aux premiers rayons de l'aurore. Au reſte, s'il y eſt, j'ai mon épée. Que veux-tu, ma charmante amie? il n'y a pas d'autre moyen. .... Mais! quand & comment te reverrai-je?... Eléonore, je ne veux pas qu'ainſi vous vous expoſiez encore la nuit, ſeule! à pied! je ne le veux pas!... Mon amie, n'eſt-il pas cent fois plus convenable & moins dangereux que ce ſoit moi qui vous aille trouver?... Ne puis-je quelquefois, vers minuit, pénétrer juſqu'à toi? -- Mm. de Lignolle m'embraſſa: oui! répondit-elle avec un cri de joie. Je puis m'arranger de maniere.... viens.... non pas la nuit prochaine; mes meſures pourroient n'être point priſes.... Tiens! afin de ne rien donner au haſard, viens Vendredi, entre onze heures & minuit.

Cependant le jour commençoit à poindre. Nous deſcendîmes ſans bruit, nous ſortîmes par la petite porte du jardin. Tout ſe paſſa mieux que je n'oſois l'eſpérer. Je vis la Comteſſe entrer chez la Baronne & je courus chez M. de Lignolle éveiller la Fleur qui dût partir un quart-d'heure après. Je revins chez moi, ſans avoir fait de fâcheuſe rencontre. A huit heures du matin, il m'arriva la lettre que voici.

“Depuis long-tems, Monſieur le “Chevalier, je cherchois l'occaſion de “réparer mes torts envers vous & “Monſieur le Baron. C'eſt avec tranſport que j'ai ſaiſi la premiere qui s'eſt “préſentée; je vous prie de l'aſſurer à “M. votre pere. Je crois au reſte que “le Roi ne pouvoit faire pour le régiment de **, une meilleure acquiſition que celle d'un jeune homme “tel que vous, puiſqu'il eſt certain “que vous avez la phyſionomie du “monde qui promet le plus.

“J'ai l'honneur d'être &c. le Marquis “de B**.“

Un inſtant après M. de Belcour entra dans ma chambre, il tenoit à ſa main pluſieurs papiers, & je voyois la plus grande joie peinte ſur ſa figure.

Je le reçois à l'inſtant de Verſailles, s'écria-t-il en m'embraſſant; vous avez voulu que ce fut à moi qu'il fut adreſſé. Vous avez voulu que le premier je vous félicitaſſe de votre bonheur. Je ſuis infiniment ſenſible à cette attention délicate. Oui, c'eſt cela même, ajouta-t-il en voyant que je m'approchois pour lire. C'eſt votre brevet de Capitaine au régiment de dragons, maintenant en garniſon à Nancy; & ceci, l'ordre de rejoindre au premier de Mai..... dans quinze jours. Faublas! je vous ai plus d'une fois reproché l'inexcuſable oiſiveté qui rendoit vos talens inutiles, & j'avois réſolu de faire enfin moi-même les démarches néceſſaires pour vous procurer le ſeul état qui vous convînt: je ſuis enchanté qu'en me prévenant, vous ayez ſi bien réuſſi. Votre heureuſe étoile vous accorde d'abord ce que mes plus vives ſollicitations n'auroient sûrement pas obtenu tout-de-ſuite: un grade déjà ſupérieur & l'eſpoir d'un avancement certain. Malheureuſement j'ai lieu de craindre que vous ne trouviez dans cette faveur de votre fortune, un autre ſujet de joie: voici le projet de notre commun voyage renverſé; voici votre ſéjour dans la Capitale prolongé d'une ſemaine toute entiere. Mais s'il eſt vrai que vous vous en applaudiſſiez, ſongez, mon fils, ſongez du moins que rien ne pourra vous diſpenſer d'obéir aux ordres du Miniſtre, & de joindre le régiment ſous quinzaine. Alors de mon côté je quitterai Paris, j'irai ſeul où nous devions aller enſemble ..... Quelle bonté, mon pere, & que de reconnoiſſance!.... -- je vous promets de chercher Sophie avec autant d'ardeur & d'exactitude que vous l'auriez pu faire. -- Et vous la trouverez! mon pere, vous la trouverez! --j'oſe du moins l'eſpérer de cet événement ci. Je ne doute pas que Faublas ne s'empreſſe de juſtifier la faveur du Prince; je ne doute pas qu'il ne rempliſſe avec diſtinction, l'honorable place qui lui eſt confiée. Il faut croire que dans ſa retraite, M. Duportail recevra la nouvelle de cet heureux changement qui en annoncera beaucoup d'autres, & qu'alors il ne cachera plus ſa fille à l'époux devenu digne d'elle. -- Oh! mon pere, oh! quel encouragement vous me donnez! -- Adélaïde eſt déjà levée, Faublas; elle va déjeûner dans mon appartement, j'allois te faire appeller. Je n'ai pas eu l'indiſcrétion de montrer ces papiers à ta ſœur. Il eſt bien juſte que ce ſoit toi qui lui apprennes cette bonne nouvelle, viens, mon ami, deſcendons enſemble.

Je recevois les félicitations d'Adélaïde, quand mon domeſtique vint d'un air effaré, me dire que quelqu'un me demandoit. -- Qui? Jaſmin. -- Monſieur, c'eſt lui. -- Qui? lui! -- le grand diable. -- Le grand diable! répéta M. de Belcour en regardant Jaſmin. Qu'eſt-ce que cette expreſſion!.... Faublas! de qui veut-il donc parler? --mon pere.... je.... je vais le recevoir. Pourquoi ce myſtere? ... mon dieu!... c'eſt peut-être le Capitaine?..... tu ne réponds pas?.... non, Faublas, reſtez. Qu'il entre ici.... Jaſmin, priez M. le Vicomte de vouloir bien paſſer chez moi.

Dès que mon domeſtique nous eut quittés, le Baron s'écria: voici donc le moment fatal! O mon ami, ſouvenez-vous des prieres qu'un pere vous a faites & qu'il vous réitére à genoux. Il venoit en effet de s'y jetter. Je me précipitai vers lui pour le relever; il ſaiſit ma main droite, la baiſa, la porta ſur ſon cœur: qu'elle me ſauve! s'écria-t-il encore. Qu'elle ſauve la moitié de ma vie! Adélaïde accourut épouvantée: tiens, Faublas, dit M. de Belcour en ſe relevant, embraſſe ta ſœur & ne l'oublie pas.

Je l'embraſſois, lorſque le Capitaine entra: j'en vois deux, s'écria-t-il avec un affreux ſourire: laquelle eſt Mademoiſelle de Brumont? en lui montrant ma ſœur, je répliquai: Capitaine, celle-ci ne vous eût point avant-hier aſſis ſur le balcon de la Comteſſe. Cependant Adélaïde ſe penchoit à l'oreille du Baron, pour lui dire à mi-voix: qu'il eſt laid, ce grand Monſieur! il me fait peur! Laiſſenous, ma fille, lui répondit-il, va faire un tour dans le jardin. Avant d'obéir, elle vint à moi, les yeux pleins de larmes: mon frere! Monſieur le Baron ne vous a point enfermé. Oh! je vous en prie, ſouvenez-vous qu'il ne vous a point enfermé.

Quand ma ſœur fut partie, le Capitaine qui n'avoit ceſſé de me regarder avec beaucoup d'inſolence, reprit: voila donc ce Chevalier de Faublas dont on parle! Comment cela peut-il s'être fait un nom dans les armes? cela paroît n'avoir que le ſouffle! Quand c'eſt quelque choſe de plus qu'une femmelette, ce n'eſt encore que la moitié d'un homme! -- Capitaine, aſſeyez-vous donc; vous m'examinerez plus à votre aiſe. -- Corbleu! tu prends le ton de la raillerie, je crois! Ne me connois-tu pas? ignores tu que le Vicomte de Lignolle ne ſouffrit jamais le ſet perſifflage de tes pareils, ni leurs airs impertinens? ignores-tu qu'il ne ſouffrit jamais un regard, un geſte équivoques; que les plus fiers ont devant lui perdu leur audace; qu'il a ſans peine immolé des hommes plus fameux que toi, & qui ſur-tout paroiſſoient plus redoutables. -- Enfin, il a tout dit! Capitaine, eſt-ce la coutume des braves comme vous, d'eſſayer d'intimider l'ennemi qu'ils craignent de ne pouvoir pas vaincre? Je ſuis bien aiſe de vous prévenir que cet excellent moyen pourroit ne pas vous être avec moi d'une grande reſſource. -- Corbleu! s'écria le Vicomte outré de colere. Il ſe fit pourtant quelque violence, & me prenant la main: Ecoute! dit-il. Puiſqu'il étoit poſſible qu'il ſe trouvât ſous les cieux un jeune inſenſé, téméraire au point de déshonorer un frere que j'aime, & d'oſer porter la main ſur moi, & d'oſer m'inſulter en face, j'aime mieux que ce ſoit toi qu'un autre. Trop ſouvent, depuis deux ou trois années, on m'étourdiſſoit de ton nom. Sache que pour l'adreſſe & la force je ne reconnois dans le monde entier qu'un homme comparable à moi; & celui-là, je penſe qu'aucun maître n'oſe conteſter ſa ſupériorité. Je ne permettrai jamais qu'aucune autre réputation s'élève & balance la mienne. Je comptois venir quelque jour à Paris tout exprès pour te le dire.... -- Remerciez donc le haſard qui, me donnant avec vous des torts apparens, vous épargne l'infamie d'un duel dont le ſeul motif eût été votre féroce amour d'une fauſſe gloire. -- Corbleu! je ſuis bien impatient de ſavoir comment tu feras pour ſoutenir la hardieſſe de tes diſcours. Plus je te regarde, & moins je puis me perſuader que tu ſois digne de ta renommée. -- Allons donc au fait, Capitaine? ce ſont les preuves que vous demandez, n'eſt-ce pas? -- Aſſurément! mais dis-moi: voudrois-tu par haſard pouvoir te vanter d'avoir défié le Vicomte de Lignolle? -- Pourquoi m'en vanterois-je? quel honneur m'en pourroit-il revenir? D'ailleurs, eſt-ce que j'ai jamais fait métier de défier perſonne? -- C'eſt que j'ai juré, je t'en avertis! qu'en toute rencontre ce ſeroit moi qui propoſerois le combat. -- Je n'ai fait, moi, d'autres ſermens que de ne le refuſer jamais. -- Eh bien! choiſis les armes. -- Toutes me ſont égales. -- L'épée donc! l'épée. J'aime à voir mon ennemi de près. -- Je tâcherai de ne pas trop m'éloigner de vous, Capitaine. -- C'eſt ce que nous verrons, mon petit Monſieur. Le lieu? -- M'eſt aſſez indifférent. La Porte-Maillot, cependant, ſi vous voulez. -- La Porte-Maillot, ſoit. Mais cette fois, tu n'y trouveras pas le Marquis de B***. -- Peut-être. -- Le jour & l'heure? -- Aujourd'hui & tout de ſuite. -- Voila, s'écria-t-il en me frappant ſur l'épaule, ce que tu as dit de mieux! partons. -- Capitaine, vous avez votre voiture? -- Non. Je vais toujours à pied. -- Il faudra pourtant vous déterminer à prendre une place dans le carroſſe du Baron. -- Pourquoi cela? -- Parce que nous irons chercher un de vos amis. -- Un de mes amis! corbleu. -- Oui, de mon côté j'emmene un témoin. -- Un témoin! où eſt-il? -- Le voilà. -- Ton pere? -- Mon pere. Qu'il vienne, ſi bon lui ſemble; mais qu'il ne compte pas ſur ma pitié. -- Monſieur le Vicomte, répondit le Baron avec beaucoup de ſang-froid, plus je vous écoute & plus je demeure perſuadé que c'eſt vous qui ne méritez pas la mienne. -- Capitaine, l'avez-vous entendu? -- Eh bien! me répondit-il. -- Eh bien! m'écriai-je en prenant à mon tour ſa main que je ſerrai fortement; c'eſt l'arrêt de ta mort qu'il vient de prononcer! Partons. -- Partons, répéta mon pere, & je vois que nous ſerons bientôt revenus.

Nous commençâmes par aller chercher M. de St. Léon, Collégue du Capitaine, autre Officier de Marine, auſſi traitable, auſſi poli que ſon ami l'étoit peu. Cet honnête Gentilhomme en comblant mon pere d'égards, en m'accablant de civilités ſans nombre, déſavouoit aſſez les invectives, les bravades & les juremens que M. de Lignolle ne ceſſoit de vomir. Pluſieurs fois même il haſarda quelques paroles conciliatrices; mais on ſent que toute médiation devenoit déſormais inutile entre le Vicomte & moi. Tous deux réſolus à périr plutôt que de reculer, nous arrivâmes à la Porte-Maillot.

Nous venions de mettre pied à terre, déjà mon adverſaire avoit la main ſur ſon épée, déjà la mienne étoit tirée. Tout-à-coup pluſieurs Cavaliers qui depuis quelques ſecondes nous ſuivoient au grand galop, fondirent ſur le Capitaine & l'environnerent en criant: de la part du Roi! L'un d'eux lui dit: Monſieur le Vicomte de Lignolle, le Roi & Noſſeigneurs les Maréchaux de France vous ordonnent de me rendre votre épée; & je dois, juſqu'à nouvel ordre, vous accompagner par-tout. Le Capitaine devint furieux, cependant il n'oſa faire aucune réſiſtance: on ne te donne pas de gardes, à toi! me cria-t-il en ſe déſarmant; on compte ſur ta ſageſſe Tu as au reſte des amis très-prudens; rends grâce à leur extrême vigilance, elle te fera vivre quelques jours de plus, mais ſeulement quelques jours. Comprends bien ce que je te dis.

Je revins avec mon pere, & comme nous paſſions devant la porte de Roſambert, alors ſeulement je me rappellai que ce jour même étoit pour mon heureux ami le jour du lendemain des noces, & que je devois déjeûner avec la nouvelle Comteſſe. Je quittai le Baron; je me fis annoncer chez M. le Comte. Il vint me recevoir dans ſon ſallon. Roſambert, j'accours vous féliciter & je me rends à votre invitation. -- Pardon, me répondit-il, vous ne déjeûnerez qu'avec moi. La Comteſſe eſt fatiguée, elle repoſe. -- J'entends. Vous êtes content de votre nuit? Oui.... oui, content. -- Mon ami, ce rire eſt forcé; votre gaieté ne me ſemble pas naturelle! Qui peut troubler?... -- Un méchant tour.... qui me vient de votre Marquiſe.... Je le parierois maintenant! -- Quoi donc? -- Je reçois à l'inſtant l'ordre de rejoindre. -- De rejoindre! & moi auſſi. -- Comment? & vous auſſi. -- Mon ami, je ſuis Capitaine de Dragons. -- Capitaine! Ah! recevez mon compliment. Embraſſons-nous. Votre Régiment n'en aura pas de plus jeune, de plus brave & de plus joli. Voilà donc qu'enfin la Marquiſe ſe décide à faire quelque choſe pour vous! Ne vous l'ai-je pas dit depuis long-tems, qu'avec du mérite on ne s'avançoit encore que par les femmes! -- Je vous admire! Qui vous dit que c'eſt Mme. de B?... -- J'avoue qu'il ſeroit plus plaiſant que ce fût ſon mari! s'écria-t-il.

Je ne répondis rien. Il m'avoit paru convenable de ne pas communiquer à M. de Belcour, la lettre du Marquis: jugez, ſi j'étois tenté de la montrer à Roſambert?

D'abord Capitaine dans un régiment de cavalerie! continuoit le Comte, ce n'eſt pas mal débuter! oh! vous irez loin, c'eſt Mm. de B qui vous porte! cependant comment ſe fait-il que la Marquiſe ait eu le courage de ſe ſacrifier elle-même à votre avancement? le courage de réléguer Faublas dans une garniſon? Votre régiment, où eſt-il? Chevalier. -- à Nancy -- à Nancy?... attendez donc.... me tromperois-je?.... non, non. Ah! je ne m'étonne plus. Quoi donc? -- Le quoi donc eſt excellent! Vous ignorez peut-être ce que je veux dire? -- je ne m'en doute même pas, en vérité! -- Faublas, voilà de ces myſteres mal-adroits qui nuiſent plus qu'ils ne ſervent. Comment voulez-vous que je ne ſache pas cela? Eh quoi, cela? -- mais! que M. de B poſſéde, tout près de la Capitale de la Lorraine, une fort belle terre qu'il y a long-tems qu'elle n'a vue. Ah! ah! -- elle y compte ſans doute aller paſſer toute la belle ſaiſon; & tant qu'il vous plaira, vous obtiendrez de votre Colonel, des petits congés de vingt-quatre heures. Ainſi la Marquiſe, au comble de ſes vœux, vous aura tout à ſon aiſe, & ne craindra plus la concurrence de perſonne Elle a vraiment trouvé le meilleur moyen d'empêcher en même tems que vous ne puiſſiez chercher Sophie & ſecourir Mm. de Lignolle. -- M'empêcher de ſecourir mon Eléonore! -- Aſſurément, car c'eſt tout-à-l'heure que vous avez ordre de rejoindre? -- Seulement au premier de Mai. -- Eh bien, dans quinze jours! A cela je gagne une ſemaine toute entiere, puiſqu'il eſt vrai que mon pere devoit m'emmener Samedi prochain. Le grand bénéfice! eh! quel changement une ſemaine peut-elle apporter? ..... -- Que ſais-je? il arrive tant de choſes en moins de tems! -- Faublas voilà ce qui s'appelle s'étourdir ſur ſa ſituation. -- Taiſez vous, mon ami, taiſez vous! ne m'ôtez pas l'illuſion qui me ſoutient! -- Mm. de Lignolle, quand vous l'aurez abandonnée huit jours plus tard, ſera-t-elle donc moins malheureuſe? -- Roſambert! Roſambert! eſt-ce quand je touche au fond de l'abyme, qu'il faut me le montrer? ſerat elle moins expoſée à la vengeance de ſes ennemis? -- Cruel! -- aux brutales fureurs du Capitaine? -- il eſt venu ce matin. Nous étions ſur le point de nous battre, lorſqu'un Garde de la Connétablie nous eſt tout-à-coup arrivé. -- Un Garde! pour lui? vous n'en avez pas, vous? -- non. -- Je le crois! cela vous auroit gêné dans vos courſes: il ne vous auroit plus été poſſible d'aller incognito viſiter la Marquiſe. -- La Marquiſe! à vous entendre, Roſambert, on croiroit que rien dans le monde entier ne ſe fait que par elle. -- Mon ami, c'eſt que le lion, qui pendant quelques ſemaines, ſembloit profondément endormi, vient de ſe réveiller. C'eſt que je vois Mm. de B*** maintenant tout remuer autour d'elle: il y a huit jours, de mauvais bruits ſur Mlle, de Brumont commencent à courir.... -- mon dieu! -- à peu-près dans le même tems une lettre fatale eſt adreſſée au Capitaine.... -- Eſt-il poſſible! -- hier, j'apprends de bonne part la rupture de M. de Belcour & de la Baronne; aujourd'hui le brevet vous arrive; & moi par contre coup je ſuis obligé de partir, & je n'ai pas comme vous quinze jours de grâce! il faut que je ſois au régiment le z1 de ce mois, il faut que je vous faſſe mes adieux après demain Vendredi! Mais en cela quel eſt ſon but? car elle ne fait rien ſans deſſein, l'artificieuſe perſonne.... S'il ne m'eſt pas permis de tout deviner, je conçois du moins que prête à frapper les grands coups, mais ſachant notre réconciliation, & ne pouvant ſe diſſimuler que l'homme du monde qui la connoît le mieux, doit être le plus diſpoſé à vous ſervir contre elle de ſa bourſe, de ſes conſeils & même de ſon bras s'il le falloit abſolument; la Marquiſe croit devoir le plutôt poſſible, écarter celui de ſes ennemis qu'elle regarde comme le plus dangereux, parce qu'il eſt de vos amis le meilleur. Au reſte elle eſt femme dans toute la force du terme, votre M. de E Après avoir battu les gens, elle leur garde rancune; & pourſuivit-il en promenant ſa main ſur ſon front: tout récemment ... tout récemment... avant la venue de cet ordre militaire qui m'exile.... J'ai cru m'appercevoir que le coup de piſtolet dont elle a bien voulu me gratifier, ne l'empêcheroit pas de me faire de tems-en-tems quelques petites malices d'un autre genre. Comment? --Oui. Je ne ſuis pas ſorti de chez moi depuis hier au ſoir; eh bien je parierois qu'hier au ſoir la Marquiſe ſe ſera très-ſincérement réconciliée avec M. de cette Comteſſe éternellement officieuſe! .... Qui a tant preſſé mon heureux mariage. -- D'honneur, mon ami! je ne comprends rien à ce que vous me dites. -- Tant mieux ..... j'aime aſſez, quand je ſuis fort indiſcret, à reſter du moins fort obſcur. Vous vous en allez? mon ami. Je ne fais pas d'effort pour vous retenir, car, je l'avoue, j'ai beſoin d'être ſeul un moment. --Vous avez du chagrin? -- un peu. Cet ordre de partir? -- cela & autre choſe. -- Que je ne puis ſavoir? -- ou qui ne vaut pas la peine d'être ſu. Mais encore? -- bon! une bagatelle! ... rien.... moins que rien. Cependant on me l'a dit cent fois, & je ne l'ai jamais voulu croire: il eſt difficile que la plus belle humeur n'en ſoit pas un moment altérée.... Que voulez vous? c'eſt un petit nuage qu'il faut laiſſer paſſer. -- Roſambert, vous parlez comme un oracle, je reviendrai quand vous ſerez intelligible. Adieu. --Adieu, Faublas. -- Au moins vous voudrez bien préſenter mes devoirs à la nouvelle mariée, & l'aſſurer de mes regrets. Oui.... oui.... ce ſoir vous la verrez.... je vous l'amenerai ce ſoir. -- Etourdi! je m'en allois, ſans vous avoir même demandé ſon nom. -- De Méſanges, répondit-il. -- De Méſanges, m'écriai-je! -- Eh bien, qu'y a-t-il qui vous étonne? -- rien. -- Il vous a frappé ce nom? -- frappé? .... c'eſt que j'ai connu dans ma province un frere de cette Demoiſelle. -- Elle n'en a pas. -- C'étoit donc un de ſes couſins. Adieu, mon ami. -- Non, non, Chevalier! écoutez donc: quand vous l'avez connu ce couſin, avez-vous auſſi connu la couſine par haſard? -- Point du tout. Pourquoi? -- ah pour... pour rien. Tenez, Faublas, ayez de l'indulgence, je ſuis aujourd'hui d'une bêtiſe amere.

Je me hâtai de ſortir pour que Roſambert ne vit pas ſur mon viſage trop de gaieté ſuccéder à trop d'étonnement.

Mon pere m'attendoit avec impatience. Comme j'entrois chez lui, je l'entendis qui diſoit à ma chere Adélaïde: eh! malheureuſe enfant! ſi cela étoit, me verrois-tu ſi tranquille? accourez donc, me cria-t-il dès qu'il m'eut apperçu, votre ſœur ſe déſole. Elle prétend qu'il vous eſt arrivé quelque malheur & que je le lui cache. -- Oh! mon frere, s'écria-t-elle, je ſerois morte, ſi vous n'étiez pas revenu. Mais quand eſt-ce donc que vous ne vous battrez plus qu'à cauſe de Sophie? A propos, interrompit le Baron, je n'ai jamais ſongé à vous faire cette queſtion que lorſque vous n'étiez pas là? Qu'eſt devenue, je vous prie, la lettre de M. Duportail? -- Mon pere, je l'avois gardée, je l'ai perdue à Montargis, le ſoir que je m'y ſuis trouvé mal. C'eſt ſans doute Mme. de Lignolle qui l'a trouvée; mais je n'ai pas oſé lui en parler. Ce qui m'étonne, c'eſt qu'elle ne m'en ait jamais rien dit.

Le ſoir du même jour, Roſambert nous amena ſa femme. D'un bout de l'appartement à l'autre, Mme. la Comteſſe reconnoiſſant ma ſœur qu'elle n'avoit pourtant jamais vue, s'arrêta toute ſurpriſe. Avancez donc, lui dit ſon mari? Qui vous retient à cette porte? Dame! lui répondit-elle en regardant toujours ma ſœur, c'eſt qu'il me ſemble que la voilà. -- Qui? -- Ah dame! une Demoiſelle que je croyois ma bonne amie. -- Vous connoiſſez Mademoiſelle?

Pendant ce court dialogue, je me demandois ce que j'avois à faire, pour empêcher la jeune femme de ſe trahir tout-à fait. M'éloigner un inſtant, c'étoit livrer ma ſœur aux dangereuſes queſtions, aux reproches embarraſſans de la Comteſſe, à qui d'ailleurs je donnerois bientôt un nouveau ſujet d'étonnement, puiſque je ne pourrois me diſpenſer de reparoître bientôt au ſallon. Je devois donc tout au contraire me hâter de me faire remarquer de Mme. de Roſambert, afin de lui rappeller ainſi les éclairciſſemens néceſſaires, les prudens avis que la veille du mariage, Mme. d'Armincourt avoit très-probablement donnés à l'innocente Mlle. de Méſanges. Ce fut le parti que je pris. Je me jettai devant elle & la ſaluai reſpectueuſement.

La Comteſſe fit alors un cri, laiſſa tomber ſes bras, perdit toute contenance, & prête à ſe trouver mal, fut obligée de s'appuyer contre la porte. Cependant elle ne ceſſoit de promener ſes regards, tantôt ſur ma ſœur & tantôt ſur moi: je voyois bien qu'elle étoit encore embarraſſée de ſavoir qui de nous deux étoit ſa bonne amie. Voilà, dit Roſambert, une véritable reconnoiſſance! fort ſinguliere, tout-à-fait théâtrale! mais il me ſemble que dans cette ſcène, d'ailleurs très-amuſante, ce n'eſt pas moi qui joue le beau rôle. De l'autre côté, mon pere murmuroit tout bas: encore des quiproquos! encore une aventure galante! je le parierois. -- Vous connoiſſez donc Mademoiſelle? reprit le Comte, en montrant ma ſœur à ſa femme. Celle-ci mal-à-propos s'aviſant de vouloir être fine, répondit: ah! mon dieu! non. D'abord, moi, je ne connois pas du tout Mlle. de Brumont! -- de Brumont! répéta Roſambert: maudit ſoit donc l'infernal génie qui vous fait deviner ſon nom! ainſi, continua-t-il en ſe frappant le front; plus de doute! aucune eſpèce de doute! je ſuis déjà ce qui s'appelle un mari, un vrai mari!... je le ſuis! je l'étois même avant les nôces. Le comment? je l'apprendrai peut-être quelque jour.... -- Mon pere ſe pencha à l'oreille du Comte, pour lui recommander de la modération: ſongez que ma fille eſt là, lui dit-il. Vous avez raiſon, Monſieur; & je ſuis, je l'avoue, inexcuſable moi, inexcuſable de faire tant de bruit pour une bagatelle. Mais vraiment! de quelque maniere qu'on y puiſſe être préparé, on ne reçoit pas le coup ſans crier un peu.... j'ai du courage, je ne vous demande qu'un inſtant pour me remettre. Tout-à l'heure vous me verrez parfaitement tranquille.... Néanmoins, convenez que ce jeune homme peut ſe vanter d'avoir la plus maligne étoile.... aſſez bonne pour lui, mais ſi fatale à tout ce qui l'approche! il ſemble qu'il ſoit écrit la haut que pas un de ſes amis, pas un ne l'échappera! ..... il ne put s'empêcher d'interroger encore la pauvre petite femme: Madame, vous n'avez vu Mademoiſelle nulle part? Nulle part. Oh mon dieu non. Pas même chez ma couſine de Lignolle. Ah!.... quelle fureur auſſi de queſtionner quand..... quand on eſt sûr.... Fort bien! Madame la Comteſſe, fort-bien! c'eſt aſſez, le Chevalier lui-même me dira le reſte.

A ces mots, le Comte parut prendre ſon parti. Chacun s'étant aſſis, la converſation roula ſur des objets indifférens. Cependant la nouvelle mariée qui parloit peu, me regardoit beaucoup. Elle me regardoit d'un air qui ſembloit annoncer que ſi elle étoit encore un peu mécontente & étonnée de la maniere dont j'avois entretenu ſes erreurs en profitant de ſon ignorance, elle ne ſe ſentoit pourtant pas diſpoſée à garder éternellement avec moi ſa ſurpriſe & ſon reſſentiment. Roſambert pendant ce tems là ſe faiſoit une extrême violence, pour diſſimuler les inquiétudes que lui donnoit l'attention ſoutenue dont il voyoit ſa femme m'honorer; & comme enfin la Comteſſe ſe mit à rire, il lui demanda pourquoi? -- dame! je ris, parce qu'il rit, lui. -- Lui! lui! Madame, & pourquoi rit-il, lui? dame! il rit peut-être de ce que..... ah! mais, c'eſt que je ne peux pas vous dire.... dame! je ne ſais pas de quoi il rit. En vain le Comte voulut retenir un ſigne d'impatience; en vain il eſſaya d'étouffer un profond ſoupir, & puiſque Roſambert mettoit de l'amour-propre à ne pas laiſſer voir les petits chagrins que ſa méſaventure lui cauſoit, je crois qu'il étoit tems qu'il s'en allât. Adieu, me dit-il, & ſans rancune. Demain dans la ſoirée, vous trouvera-t-on chez vous? -- oui, mon ami. -- Vous pouvez compter ſur ma viſite. -- Y viendrai-je avec vous, lui demanda ſa femme? quelle queſtion me faites-vous là, répondit-il d'un air aſſez détaché, ce ſera comme vous voudrez. Je vous obſerve néanmoins que les jeunes femmes ne vont pas ainſi chez les garçons, tous les jours ſur-tout.

Cependant la Comteſſe alloit deſcendre, je lui préſentai la main. -- Ah! dame! je ne demande pas mieux! dit-elle en ſerrant la mien ne. Mais c'eſt que pourtant je vous en veux beaucoup! Vous m'avez bien attrappée, au moins! -- Chut, chut! s'écria Roſambert: Madame, ces choſes-là ne ſe diſent pas quand il y a du monde, ſur-tout quand le mari eſt là.

Tous deux ils partirent. Le lendemain, à ſix heures du ſoir, le Comte vint chez moi; mais il n'amenoit pas la Comteſſe. Au reſte, il entra dans ma chambre, en pouſſant de grands éclats de rire: tout cela eſt fort plaiſant! s'écrioit-il; infiniment plaiſant! -- Quoi? -- Ce que la Comteſſe m'a raconté. -- Vous avez vu M. de Lignolle? -- Eh! non. Ma femme. Elle m'a tout conté, vous dis-je; & devant elle, j'ai gardé mon air ſérieux, à cauſe des bienſéances. Maintenant que je ſuis chez vous, permettez-moi de ne me plus gêner; permettez-oi de rire. Vous êtes né pour les comiques aventures. -- Roſambert, ſi vous voulez que je vous réponde, expliquez-vous. -- Ah! cette fois, je ſuis clair; mais ſi vous m'y forcez, je le ſerai davantage. Comme il vous plaira. --Oui? Eh bien! écoutez: ma femme m'a dit qu'avant de devenir ma femme, elle avoit été votre femme.... -- Cela n'eſt pas vrai! -- Comment! c'eſt vous qui niez le fait! c'eſt vous! .... -- Je l'interrompis vivement: Monſieur le Comte, un mot, je vous prie. Avant de me continuer vos inſidieuſes confidences, entendez-moi bien: toutes vos queſtions, ſur une matiere auſſi délicate, ſeroient, de quelque maniere que vous puſſiez les riſquer, ſeroient, dis-je, abſolument inutiles: ſi le fait eſt faux, je ne ſuis pas aſſez cruellement fat pour en accuſer votre femme; s'il eſt vrai, je ne ſuis pas aſſez ſottement indiſcret pour l'avouer à ſon mari. -- Mais on ne vous prie ni d'avouer, ni de déſavouer; on demande ſeulement que vous écoutiez. Madame de Roſambert m'a raconté que vous aviez eu le bonheur de coucher avec la douairiere d'Armincour; que cette nuit-là, vous aviez quitté le lit de la Marquiſe pour venir cauſer dans celui de Mlle. de Méſanges, qui bientôt avoit ceſſé d'être Demoiſelle, mais ſans le ſavoir, puiſqu'après vous être comporté avec elle comme un très-galant homme, vous l'aviez pourtant laiſſée perſuadée que vous étiez une fille. Chevalier, convenez donc que ſi la jeune perſonne m'a fait une hiſtoire, elle en ſait faire de jolies; & ſouffrez que j'en rie. Roſambert, loin de m'y oppoſer, j'en vais rire avec vous. -- J'ai pourtant, reprit-il d'un air un peu plus grave, une queſtion à vous faire.... avec les ménagemens convenables. Suppoſons... c'eſt une ſuppoſition; vous comprenez bien?... Suppoſons que l'aventure vous fût arrivée, en auriez-vous fait la confidence à Ml. de B***? -- Jamais. -- C'eſt ce que je penſe. Qui pourroit donc le lui avoir dit? car mon mariage, il n'en faut plus douter, eſt un bienfait de la Marquiſe; & comme je vous le confiois hier matin, parce que les découvertes de la nuit précédente me l'avoient déjà fait preſſentir, c'étoit uniquement pour MD. de B ** qu'elle agiſſoit, cette obligeante Comteſſe de qui me paroiſſoit toute dévouée. Au moment même où tout-à-fait dupe de leur ſtratagême, je dotois d'un ample douaire la virginité de Mlle. de Méſanges, à qui certainement il ne falloit rien pour cela, les deux puiſſances belligérantes annonçoient publiquement que leur rupture avoit été ſimulée, & que c'étoit M. de Roſambert qui payoit les frais de la guerre. Au reſte, je ſuis obligé de le reconnoître; la Marquiſe eſt vraiment noble dans ſes vengeances: quand elle m'a preſque eſtropié de ce coup de piſtolet, elle pouvoit en recevoir un. Maintenant qu'elle me fait donner pour fille une Demoiſelle paſſablement femme, au moins elle a ſoin de dorer la pillule; elle y joint, pour me conſoler, vingt mille écus de rente. Chevalier, quand vous verrez ma généreuſe ennemie, remerciez-la de ma part, je vous en prie. Dites-lui que d'abord je n'ai pas été totalement inſenſible au petit malheur de me voir par un ſot hymen rangé dans la foule; mais rendez-moi juſtice: ajoutez que ma foibleſſe n'a duré qu'un moment; qu'à préſent je prends fort bien la choſe. Sur-tout, ne manquez pas d'aſſurer la Marquiſe que malgré ma propre infortune, je me ſens diſpoſé plus que jamais à me moquer des époux malheureux.... Faublas, venez-vous avec moi? -- Ou cela? Je vous vois ſuperbe! comment! l'épée! l'habit de cérémonie! Faites-vous déjà des viſites de noces? -- Non, des viſites d'adieu, puiſqu'il faut que je parte demain. -- Et vous demandez que je vous accompagne? -- Je ſoupe au fauxbourg St.-Honoré; nous mettrons pied à terre aux Champs-Eliſées; nous ferons quelques tours de promenade; nous cauſerons. -- J'y conſens, pourvu que ce ſoit ſeulement de M. de Lignolle. -- Très volontiers. Me voici déformais un mari comme cent mille autres; mais n'importe, je ſuis toujours du parti des jeunes gens contre les époux.... Faublas, voilà que j'y ſonge: n'allez pas vous mettre en tête que je vous emmène avec moi, pour vous empêcher de courir où l'amour pourroit vous appeller? --Comment? --Oui. Si vous aviez quelque conquête toute récente? un rendez-vous chez une jeune femme, déjà fatiguée de ſon nouvel époux?... Ne vous gênez pas! Roſambert, ſi vous penſiez réellement que cela fût poſſible, en parleriez-vous d'un ton ſi dégagé? -- D'honneur, je le crois! L'adverſité vient d'éprouver mes forces: je me ſens capable de tout.

Ainſi je crois qu'il ne reſte à l'infortunée Comteſſe, d'autre reſſource que de ſe retirer dans ſa famille & de plaider en ſéparation, ſi M. de Lignolle la tourmente. Quand Roſambert me parloit de la ſorte, il faiſoit preſque nuit, & nous nous trouvions aux Champs-Elyſées, à-peu-près en face de la maiſon de M. de Beaujon. M. de B*** ſortoit de la maiſon voiſine. Dès qu'il me vit, il vint à moi; il retourna ſur ſes pas dès qu'il vit Roſambert. Celui-ci me dit: il nous évite? allons à lui. Ne laiſſons pas échapper une ſi belle occaſion de paſſer un moment agréable. Ce fut en vain que je m'efforçai de retenir Roſambert: ſon malheureux ſort l'entraînoit.

Monſieur le Marquis, vous nous fuyez? -- il eſt vrai qu'au moins je ne vous cherche pas, lui répondit-il d'un ton fort ſec. -- En effet beaucoup de gens m'ont aſſuré que vous me gardiez de vifs reſſentimens. Je vous avoue que je ſuis très-curieux & très-impatient de ſavoir les raiſons?.... -- croyez-vous que je me gênerai pour vous les dire?.... Bon jour, Monſieur le Chevalier, continua-t-il en me donnant la main. Hier vous avez dû recevoir de Verſailles?.... -- oui, ſon brevet, interrompit Roſambert. Il l'a reçu. -- Je l'ai reçu, Monſieur le Marquis, & je ſuis bien ſenſible à cette preuve de votre..... -- Le Comte à mon tour m'interrompit: Faublas! c'eſt Monſieur qui l'a demandé pour vous? -- oui, c'eſt moi. Qu'y a-t-il là qui doive vous faire rire? -- Quoi, Monſieur! Madame la Marquiſe de ſon côté ne l'auroit pas un peu ſollicité? -- Pourquoi non? la Marquiſe eſt une excellente femme, diſpoſée à rendre ſervice à tout le monde, à tout le monde, vous excepté! -- J'en demanderai toujours la raiſon. -- La raiſon?.... Monſieur le Comte, quand on ſe croit aimable au point de ne pas rencontrer de femme qui réſiſte, & qu'on en rencontre une ſage, vertueuſe, pleine d'amour pour ſon mari.... -- pardon. J'en connois tant comme celles-là, que je ne ſais de laquelle vous me parlez? -- de la mienne, Monſieur. -- De la vôtre!.... de la vôtre, oui. -- Quand on la rencontre, on échoue .... -- on échoue!.... ſans doute. Alors il faut prendre patience. -- vous en parlez fort à votre aiſe, vous, Monſieur qui n'échouez jamais. Point de mauvaiſes plaiſanteries, Monſieur le Comte. Je n'ignore pas que vous avez été plus heureux que moi près d'une Demoiſelle.... -- d'une Demoiſelle? ah! oui, près de Mlle. Duportail. -- Duportail! ou point Duportail! vous avez beau ricaner! au moins pour me venger, moi, je n'ai pas fait de baſſeſſe. -- Ah! ménagez moi. Au reſte expliquez-vous? Qu'appellez-vous une baſſeſſe? -- Ce que vous avez fait à ma femme, Monſieur. -- Eh bien, Monſieur! Qu'eſt-ce que j'ai fait à votre femme? voyons ſi vous le ſavez. -- Si je le ſais! le lendemain du jour que Mlle. de Faublas avoit couché dans le lit de la Marquiſe.... -- Mlle. de Faublas! êtes-vous sûr?

Je m'approchai de Roſambert, & lui dis tout bas: mon ami, prenez garde que votre gaieté devient exceſſive, & du moins, j'oſe vous en ſupplier, ne compromettez pas Mme. de B***. Le Marquis cependant continuoit. Le lendemain pour vous venger, vous avez amené chez ma femme, le frere ſous les habits de la ſœur. -- Voyez comme je ſuis malin, s'écria le Comte en éclatant de rire: de quelle eſpieglerie je me ſuis aviſé contre Madame la Marquiſe! voilà pourtant de mes tours! voilà.... -- je crois, interrompit avec beaucoup de véhémence M. de B*** qui s'animoit viſiblement, je crois qu'il oſe encore ſe moquer de moi! Monſieur le Comte, non content de cette premiere perfidie.... -- Vraiment! quand je m'en mêle.... -- Vous avez encore eu la méchanceté noire . -- Diantre! ceci devient ſérieux!Oh! très-ſérieux. Et rira bien qui rira le dernier, Monſieur de Roſambert: car je n'aime pas les airs perſiffleurs, je vous en préviens! -- Ni moi les airs menaçans, Monſieur le Marquis! mais voyons.... voyons d'abord la méchanceté noire? --Oui! la méchanceté noire de prendre occaſion de la préſence du jeune homme déguiſé, pour faire à ma femme, devant moi, la ſcene la plus impertinente & la plus affreuſe. -- Oh! je le reconnois maintenant: je ſuis un... un malheureux!.... un vrai démon!... un roué! -- Riez, riez Monſieur! mais puiſque vous avez exigé cette explication, & qu'au lieu d'avouer vos torts, vous comblez la meſure, apprenez ce que je penſe de votre conduite envers la Marquiſe: je la crois indigne d'un homme d'honneur, & tout-à-l'heure, ajouta-t-il en portant la main ſur ſon épée, tout-à-l'heure vous allez m'en faire raiſon. -- Vraiment! voici le plus drôle! & quoique beaucoup de gens puſſent s'en étonner, je vous avoue que je m'y attendois.

Eh Meſſieurs! m'écriai-je: que voulez vous faire? je ne puis ſouffrir ce combat, Monſieur le Marquis; je ne le puis!.... & vous, Roſambert, vous qui déteſtez les querelles, eſt-il poſſible que dans vos gaietés....

Toujours! crioit M. de B***; toujours j'ai vu dans ſa phyſionomie qu'il étoit un mauvais plaiſant.... -- Mauvais? vous me piquez! -- Mais je n'aurois pas cru qu'il fût un ſi méchant homme! -- A la bonne heure! voilà qui eſt plus noble! -- Il faut que je lui donne une bonne leçon qui le corrige... -- Il eſt fâché tout-à fait! tout-à-fait fâché! je ne vous reconnois plus, Monſieur le Marquis! j'avois, moi, toujours vu ſur votre figure.... excepté pourtant certaine matinée où vous vouliez à la Porte-Maillot, tuer le Chevalier & le Baron! & le Comte! & tout le monde! .... excepté ce matin là, j'avois toujours vu ſur votre figure que vous étiez le plus doux, le meilleur des hommes.

A ces mots prononcés du ton le plus mocqueur, M. de B***, tranſporté de colere, mit l'épée à la main. Averti par je ne ſais quel preſſentiment funeſte, je ne pus me défendre de quelque émotion à la vue de ce fer ennemi, de ce fer vengeur qui devoit dans un inſtant ſe rougir du ſang du Roſambert, & bientôt, bientôt après d'un ſang plus précieux.

Je me jettai ſur Roſambert: Monſieur le Marquis, de grâce, calmez-vous! Monſieur le Comte, vous ne vous battrez pas! Je ne ſouffrirai pas que vous vous battiez! Laiſſez donc, Faublas, me répondit celui-ci; je ſuis aſſez fâché d'y être obligé, mais c'étoit la choſe inévitable. Au moins ce ne ſera pas un duel.... une rencontre ſeulement, une rencontre. Et j'aurai ſu de Monſieur une infinité de choſes très-plaiſantes. -- Si tu ne te mets promptement en garde, cria M. de B***, tout-à-fait hors de lui même, je dis par-tout que tu es un lâche, & en attendant, je te coupe la figure. -- Je te coupe la figure! répéta Roſambert. Il ſe mit à rire: ce ſeroit dommage! on ne verroit plus dans mes traits les méchans tours que je me permets de jouer à cette femme.... ſage, vertueuſe, pleine d'amour pour ſon mari; n'eſt il pas vrai, Monſieur le Marquis?

Alors, pour ſe dégager de mes bras, Roſambert, toujours en riant, fit très-leſtement quelques pas en arriere; & du même tems, il revint ſur M. de B***, l'épée à la main.

Ils ſe battirent vigoureuſement; ils ſe battirent pendant quelques minutes. Ah! que de malheurs m'eût épargnés la défaite du Marquis! Ce fut le Comte qui ſuccomba: Le ciel eſt donc juſte! s'écria M. de B. Périſſent ainſi tous ceux qui m'outragent! tous ceux qui portent une phyſionomie trompeuſe! Je vais, le plutôt poſſible, ajouta-t-il, envoyer ici les ſecours néceſſaires; reſtez auprès de lui... Voyez pourtant ce que c'eſt qu'une figure! comme la ſienne eſt déjà changée!

Il s'éloigna. Le Comte étendu par terre, me fit ſigne de me baiſſer pour l'entendre & me dit d'une voix très-foible: mon ami, je ſuis griévement bleſſé; je ne crois pas que cette fois j'en revienne. Faublas, aſſurez au moins Mme. de B*** que je ne ſuis pas mort ſans avoir éprouvé le ſincere repentir de mes cruels procédés pour elle.... cruels! plus que vous ne penſiez.... Faublas, il eſt trop vrai que..... Roſambert ne put achever, il perdit connoiſſance.

Je tâchois, avec pluſieurs perſonnes attirées par le bruit du combat, je tâchois d'arrêter le ſang de mon malheureux ami, quand les Chirurgiens arriverent. On ſe hâta de le tranſporter chez lui. Quel ſpectacle pour ſa jeune femme! La plaie fut examinée; nous n'obtînmes des Chirurgiens que cette réponſe inquiétante: on ne peut rien dire que le troiſieme appareil ne ſoit levé.

Je rentrai chez moi, l'imagination remplie de funeſtes images: mon pere, il eſt mourant! -- Qui? -- M. de Roſambert. Le Marquis vient de lui donner un affreux coup d'épée. -- Le Marquis! répondit le Baron: puiſſe-t-il au moins n'en plus donner à perſonne!... Cet événement eſt triſte ..... & fatal; fatal! Il va ramener ſur vous l'attention générale. O mon frere! me dit Adélaïde en adouciſſant par de tendres careſſes ſa réflexion cruellement juſte: mon frere, je ne ſais pas préciſément quelle conduite vous tenez; mais je vois depuis quelque tems qu'il ne vous arrive que des malheurs.

Qu'elle fut longue pour moi, la nuit qui vint ſuccéder à cette fâcheuſe ſoirée! quels ſonges terribles troublerent mon pénible aſſoupiſſement! Auſſi-tôt que je fermois les yeux, je ne voyois plus que des objets d'horreur. Des épées ſuſpendues ſur ma tête! mes habits teints de ſang! le ciel en feu! je ne ſais quel fleuve débordé, roulant avec mille débris un cadavre! Par-tout, la mort autour de moi! je m'éveillois, le cœur ſerré, le viſage couvert de ſueur. Et pour écarter de ſi épouvantables images, je tâchois de porter toutes mes penſées ſur le jour fortuné qui m'alloit luire, ſur ce Vendredi ſi impatiemment attendu, qui devoit m'offrir quelques doux momens dans la ſociété du Vicomte de Florville & les plus vifs plaiſirs dans les bras de mon Eléonore. Mais envain je m'efforçois de guérir une imagination frappée des plus ſiniſtres preſſentimens; elle repouſſoit toute idée conſolante: mon ame étoit profondément triſte. Hélas! il vint en effet trop tôt, ce Vendredi qui ſembloit ne ne promettre que du bonheur! il vint en effet trop tôt, cet affreux jour, ſuivi d'un jour plus affreux!

Dès le matin, j'allai chez M. le Comte, il avoit fort mal paſſé la nuit; j'y retournai l'après-dinée, on venoit de lever le premier appareil, & l'on n'oſoit point encore aſſurer que la bleſſure ne ſeroit pas mortelle.

A ſept heures du ſoir, je quittai Roſambert pour courir à la rue du Bac. Je n'y vis point le Vicomte de Florville; ce fut Mme. de B* que j'y trouvai, M de B comme aux jours de Lonchamps dans tout l'éclat de ſa parure: qu'elle étoit belle!

Emporté par le premier tranſport de mon admiration, j'allai tomber à ſes genoux; & la Marquiſe paroiſſant m'y contempler avec moins d'orgueil que de plaiſir, avec une plus douce ivreſſe que celle dont le ſeul amour-propre eſt la cauſe, la Marquiſe ne ſe preſſa pas de me relever.

Ma belle maman, n'eſt-ce pas bien imprudent à vous d'être venue dans ce coſtume ſi remarquable? -- Valoit-il mieux mieux ne pas venir, répondit-elle: j'arrive de Verſailles dans mon viski; le ſeul Deſprès m'a ramenée; il faiſoit nuit d'ailleurs, & je ne ſuis pas entrée par la rue du Bac. -- Il y a donc une porte dérobée? -- Oui, mon ami.

Ma belle maman, permettez-moi de vous aſſurer de toute ma reconnoiſſance; les papiers que vous m'aviez promis... -- Ont-ils produit l'effet que nous en attendions?... -- Oui, mon pere ne ſonge plus à voyager avec moi; cependant une choſe encore m'inquiéte, je vous l'avoue: c'eſt d'être obligé de quitter Paris ſi vîte. Ne ſeroit-il pas poſſible de différer quelques jours? -- Au contraire, s'écria-t-elle: je crains bien que vous ne receviez inceſſamment l'ordre de partir encore plutôt. Il court un bruit de guerre, la plupart des Officiers ont déjà rejoint; ce n'eſt qu'avec beaucoup de peine que j'avois obtenu pour vous ce retard d'une quinzaine. -- Mon dieu! comment ferai-je donc pour?.. Elle m'interrompit vivement: vous ne me parlez pas du malheureux événement de la ſoirée d'hier? -- Maman, vous ſemble-t-il en effet malheureux? -- Pouvez-vous me le demander? Etoit-ce de la main de M. de B*** que Roſambert devoit mourir? j'aurai donc impunément ſouffert l'outrage de ſes calomnies & la flétriſſure de ſes embraſſemens! il ne m'aura donc pas été permis de lui arracher devant vous, avec le tardif remord de ſon dernier crime, l'aveu de toutes ſes impoſtures! la fortune encore une fois a trahi mon courage & mes eſpérances. -- N'accuſez pas la fortune. Votre courage fut récompenſé par le ſuccès du combat de Compiegne; & dans la rencontre d'hier toutes vos eſpérances ont été remplies. -- Remplies! -- Apprenez ce que m'a dit le Comte prêt à s'évanouir: Faublas, aſſurez au mois Mme. de B* que je ne ſuis pas mort ſans avoir éprouvé le ſincere repentir de mes cruels procédés pour elle.... cruels! plus que vous ne penſiez.... il eſt trop vrai que.... -- Que? -- Ma belle maman, M. le Comte n'a pas eu la force d'achever. -- Il n'a pas eu la force d'achever! vous cependant Faublas, comment avez-vous interprété cette involontaire réticence? -- Le ſens ne m'en paroît pas équivoque. -- Eh bien? J'ai compris qu'il vouloit m'avouer que jamais il n'avoit poſſédé.... votre perſonne.... votre perſonne avec votre amour, j'entends. -- Avouer! s'écria-t-elle en prenant mes mains dans les ſiennes: vous croyez donc que c'eſt hier qu'il vous a dit la vérité? -- Je vous aſſure, maman, qu'il me ſeroit cruel de n'en être pas perſuadé. -- Elle porta ma main ſur ſon cœur: vous le croyez!.... Faublas! mon ami!.... ſentez, ſentez ces battemens .... voilà depuis ſix mois le ſeul moment de joie qui m'ait été donné .... Laiſſez, mon cher ami, laiſſez couler mes larmes. Depuis ſi long-tems celles que je verſe ont tant d'amertume! Je trouve à celles-ci tant de douceurs! Laiſſez, laiſſez couler mes larmes! elles me ſoulagent d'un fardeau qui commençoit à m'accabler .... Ah! pourtant, Faublas, quelle félicité plus grande, ſi j'avois pu moi-même dans le ſang de mon ennemi laver mes injures, mériter ainſi d'obtenir à tes propres yeux ma réhabilitation complette!... Que dis-je, ajouta-t-elle en poſant ſur mes levres ſes levres brûlantes: qu'importe ma vengeance? Ne ſuis-je pas déſormais pleinement juſtifiée? Ne me dois-tu pas toute ton eſtime, & même une tendreſſe égale.... Enivré de ſes careſſes, je lui prodiguois les miennes: Eh bien ſoit, s'écria-t-elle en s'y livrant toute entiere! qu'enfin l'amour, l'invincible amour l'emporte! depuis deux mois j'oppoſe toute la réſiſtance dont une mortelle eſt capable. Il m'a vingt fois arraché mon ſecret! qu'il triomphe auſſi de mes réſolutions! qu'il me rende avec l'amant idolâtré quelques momens d'un ſuprême bonheur! fallût-il les acheter encore de pluſieurs ſiecles de tourmens! duſſé-je entendre un ingrat, juſques dans mes bras, appeller Sophie & regretter M. de Lignolle! duſſé-je enfin quelque jour payer de ma vie! ....

Elle n'en dit pas davantage, je venois de la porter ſur un lit de délices ou nos ames ſe confondoient. Quelle imprévue cataſtrophe alloit nous tirer de notre raviſſante extaſe, pour faire ſuccéder aux gémiſſemens de l'amour les cris de la rage & de la douleur!

La porte de la chambre ou nous étions ayant été bruſquement ouverte: maintenant le croyez-vous, dit Mme. de Fonroſe à M. de B***?

Celui-ci ne pouvant plus douter de ſon malheur, devint furieux. Il ſe précipita l'épée à la main ſur un homme ſans a mes, & qui d'ailleurs ſurpris dans le plus grand déſordre, étoit abſolument hors de défenſe. La Marquiſe trop prompte, ma trop généreuſe amante, ſe jetta devant le glaive menaçant; le Marquis frappa... Grands Dieux! Mme. de B*** cependant réſiſta d'abord à la violence du coup; & dans l'inſtant même ayant tiré de ſa poche deux piſtolets chargés, elle étendit la Baronne à ſes pieds; elle dit à ſon mari: vous venez d'attenter à ma vie, je ſuis maîtreſſe de la vôtre: je ne prétends pas venger ma mort qui ſans doute eſt prochaine; mais ajouta-t-elle en s'appuyant ſur moi: je vous déclare que je ſuis contre tous déterminée à le ſauver.

Quoique je fiſſe de grands efforts pour la retenir, elle tomba ſur ſes genoux, s'appuya ſur ſa main droite, & me préſenta le piſtolet qu'elle tenoit encore de la gauche: tenez Faublas!.... & vous M. de B, ſi vous faites un pas vers lui, qu'il vous.... arrête. A peine avoit-elle dit, qu'elle ſe renverſa dans mes bras où elle perdit connoiſſance.

Le Marquis ne ſongeoit plus à menacer ma vie; déjà ſa fatale épée lui étoit échappée des mains. Malheureux! s'écrioit-il avec tous les ſignes du plus grand déſeſpoir: qu'ai-je fait? où fuir? où me dérober à moi même?.... Ne l'abandonnez pas, vous autres; prodiguez-lui tous vos ſecours ..... Mon dieu! comment ſortir d'ici?

Il étoit ſi troublé, qu'il eut en effet beaucoup de peine à trouver la porte.

Cependant M. de Fonroſe, dont la machoire inférieure étoit toute fracaſſée, pouſſoit d'horribles cris. Il accourut une foule de gens que je ne connoiſſois pas, que je voyois à peine. Pluſieurs chirurgiens arriverent. La Baronne fut auſſi-tôt reportée chez elle; mais pour l'infortunée Marquiſe, on n'oſa pas riſquer le tranſport. Nous la prîmes à quatre. Nous la portâmes mourante ſur ce même lit où quelques minutes auparavant .... O Dieux, dieux vengeurs! ſi c'eſt une juſtice, elle eſt bien cruelle!

La profonde bleſſure étoit au ſein gauche, près du cœur. M. de B*** ne paſſeroit peut-être pas la nuit. On lui mit le premier appareil; alors elle revint de ſon long évanouiſſement. Faublas! dit-elle. Où eſt Faublas? Me voilà. Me voilà déſeſpéré. Madame, s'écria le premier Chirurgien, ne parlez pas. -- Duſſé-je tout-à-l'heure mourir, répliqua-t-elle, it faut que je lui parle; & d'une voix éteinte, elle balbutia ces mots entrecoupés: mon ami, vous reviendrez; vous ne laiſſerez pas des gens indifférens me fermer les yeux; vous recevrez mes derniers aveux & mon dernier ſoupir. Mais quittez-moi pour quelques minutes, courez; la lettre de-cachet va ſans doute arriver de Verſailles; courez; ſauvez l'infortunée Comteſſe, s'il en eſt tems encore.

Auſſi-tôt je m'élance; je ne marche pas, je vole dans les rues. Mon Eléonore, ils l'enfermeroient! Il faudra d'abord qu'ils m'arrachent la vie! mais ſi déjà l'ordre barbare eſt exécuté? s'il eſt exécuté! c'en eſt fait! Plus de reſſource, plus d'eſpoir. La Comteſſe, également impatiente & ſenſible, ne pourra pas, ſeulement huit jours, ſupporter l'eſclavage & l'abſence: la mere & l'enfant périront!... & moi, malheureux! je ſerois donc obligé de leur ſurvivre? moi! qui pourroit m'empêcher de les ſuivre au tombeau?

Plein de ces idées ſi triſtes, j'arrive à l'hôtel de Mm'. de Lignolle. Sans m'arrêter devant la loge du Suiſſe, je crie: la Fleur! en un inſtant je paſſe, je traverſe la cour, je me précipite ſur l'eſcalier dérobé, je frappe à la petite porte de Mlle de Brumont. On accourt, on ouvre: quel bonheur! c'eſt la Comteſſe! un cri de joie m'échappe, elle y répond par un cri de joie: déjà, mon ami! -- Mon Eléonore, je tremblois qu'il ne fût trop tard. Viens. -- Où cela? -- Viens avec moi. -- Comment! -- Viens vîte. Ta liberté eſt menacée. -- Ma liberté! Je ne verrois plus mon amant! -- Que cherches-tu? -- Mes diamans. -- Ils ſont chez moi; tu ne les a pas remportés. -- Ma tante. -- Où eſt-elle? -- Dans le ſallon. -- Cours lui dire adieu.... mais non. Mme d'Armincour voudroit t'emmener avec elle; c'eſt avec moi qu'il faut venir. D'ailleurs, les frayeurs de la Marquiſe pourroient nous découvrir; il vaut mieux qu'elle ignore pendant quelque tems ce que tu ſeras devenue. Mais, viens vîte. Hâtons-nous. Il n'y a pas un moment à perdre.

Nous deſcendons ſans bruit. Favoriſée par la nuit, la Comteſſe ſe gliſſe juſqu'auprès de la porte cochere. Alors ayant pris la précaution d'enfoncer mon chapeau ſur mes yeux, je frappe aux carreaux du Suiſſe: c'eſt moi qui viens de parler à la Fleur; tirez le cordon. Le domeſtique préoccupé de ſa partie de cartes, obéit machinalement. Mme. de Lignolle eſt dans la rue, je m'élance après elle. Mon Eléonore ſaiſit mon bras & preſſe ſa marche autant qu'il eſt poſſible. Nous n'oſons dire un mot; tout ce qui paſſe autour de nous cauſe nos mortelles inquiétudes; ainſi tourmentés de mille craintes, mais encore ſoutenus par le plus doux eſpoir, nous gagnons la Place Vendôme.

Ce fut par la porte du jardin que nous entrâmes à l'hôtel; & comme nous nous jettâmes auſſi-tôt dans le petit eſcalier, perſonne ne put nous appercevoir, excepté Jaſmin.

Mon domeſtique apporta des bougies: Bon dieu! dit Mm. de Lignolle, j'ai du ſang ſur les mains!... Faublas, les vôtres en ſont pleines! Je ne pus retenir un cri d'horreur, & tout-à-coup fondant en larmes: ce ſang, c'eſt le ſang d'une amante! Dans quels momens tu viens unir tes deſtinées aux miennes! Eléonore, ma chere Eléonore, veille ſur toi! prends garde! je ſuis environné des vengeances du ciel. La mort, autour de moi, frappe ou menace les objets les plus chers à mon cœur. Veille ſur toi! ce ſang, c'eſt celui d'une amante!

Quels diſcours, Faublas, & quel déſeſpoir! vous me glacez d'effroi. Mon amie, ce ſang, c'eſt celui d'une amante. La Marquiſe .... -- S'eſt poignardée! -- Non. Son mari ..... Ah! le cruel! -- Mourante, elle a raſſemblé ſes forces pour m'avertir du péril auquel tu reſtois expoſée.... Que je la remercie! -- Et pour me ſupplier de revenir bientôt recevoir ſon dernier ſoupir. -- Pauvre femme!... Il y faut courir, mon ami; tiens, j'y vais avec toi. -- Impoſſible! tant de gens qui te menacent! tant de monde auprès d'elle!-- Eh bien donc! vas ſeul vas conſoler ſes derniers momens.... Mais ne reſtez pas long-tems chez elle.. Faublas, tu lui diras que ma haine eſt éteinte.... Que je ſuis profondément affligée de ſon infortune.... Que je voudrois pouvoir...... -- Oui, mon Eléonore, je lui dirai que tu as un excellent cœur. -- Mais revenez bien vîte, ne me laiſſez pas ici. -- Bien vîte, le plutôt poſſible. Jaſmin, comme il ſe pourroit que mon pere voulût monter chez moi, faites paſſer Madame de Lignolle au fond de l'appartement, dans le boudoir..... Que M. de Belcour ne la découvre pas! que perſonne ne puiſſe l'entrevoir!.... Jaſmin, je vous confie Madame la Comteſſe, je vous la recommande, vous me répondez d'elle & ſongez qu'il y va de ma vie.

Il n'y a qu'un pas de la Place Vendôme à la rue du Bac; auſſi je ne mis qu'un moment à retourner près de la Marquiſe.

Un homme & pluſieurs femmes environnoient ſon lit. Que tout le monde ſe retire! dit-elle en me voyant entrer. Le Médecin lui repréſenta qu'elle ne devroit pas parler. Un dernier entretien avec lui, répondit-elle, vous me gouvernerez enſuite comme il vous plaira. Qu'on nous laiſſe ſeuls! Il voulut répliquer: un ordre abſolu lui ferma la bouche.

Eſt-elle ſauvée? mon ami. -- Elle eſt chez moi. -- Ne l'y gardez pas long-tems. Au reſte, Deſprés, chargé de mes inſtructions ſecrettes, vient de partir pour Verſailles: tant qu'un ſouffle de vie me reſtera, ne craignez plus rien pour la Comteſſe.

Madame de B*** garda quelque tems un morne ſilence, puis elle fixa ſur moi ſes regards pleins de larmes; & m'ayant fait ſigne d'apporter ma main dans la ſienne: eh bien! Faublas, me dit-elle: n'admirez-vous pas ma triſte deſtinée? Autrefois, à ce village d'Hollriſſ, vous m'avez vue ſur un lit d'opprobre; aujourd'hui, vous me voyez au lit de la mort; & le plus cruel revers, aujourd'hui comme autrefois, a renverſé tous mes projets à l'inſtant marqué pour leur exécution. Maintenant auſſi comme alors, je veux vous dévoiler toute mon ame; & quand vous m'aurez entendue, quand vous me connoîtrez toute entiere, quand ſur-tout vous aurez comparé mes paſſagers plaiſirs & mes tourmens durables, mes premieres foibleſſes & mes derniers combats, mes bonnes réſolutions & mes deſſeins condamnables; enfin, mes erreurs & leur châtiment, quand vous aurez tout comparé! Faublas! vous oſerez, je n'en doute pas, affirmer que votre amante ayant vécu toujours plus malheureuſe que coupable, eſt morte encore moins digne de blâme que de pitié.

Pourquoi rappellerois-je ici le bonheur des premiers tems de notre liaiſon? Il eſt vrai qu'alors ton amante eut quelques beaux jours; mais qu'ils furent promptement empoiſonnés par de vives alarmes, promptement ſuivis de votre inconſtance & de mon déſaſtre complet. Ah! qui voudroit du même prix payer les mêmes jouiſſances? qui? moi! Faublas; moi qui, prête à périr, me ſens encore brûlée du feu dont je fus conſumée ſans ceſſe. Mais dans le monde entier, je ſerois apparemment la ſeule. Va, je n'ai point oublié ton amour naiſſant pour Sophie, l'époque fatale de ſon enlévement, le jour plus funeſte où je vis mon amant avec ma rivale aux pieds des Autels, & les horreurs de cette nuit ou, par le plus lâche des attentats, ton perfide ami comble mon aviliſſement & commença mes véritables infortunes. Faublas, je te le jure à mon heure ſuprême & j'en atteſte le Dieu qui m'attend: Roſambert a mérité la mort. Roſambert, avant de me flétrir à tes propres yeux, m'avoit indignement calomniée. Il eſt vrai que ſéduite par quelques-unes de ſes qualités brillantes, je lui donnois plus d'attention qu'à tout autre, une préférence marquée ſans doute. Il avoit pu concevoir de grandes eſpérances; j'ai lieu de croire que l'événement ne les eût jamais juſtifiées. Je n'entends pas ici, Faublas, te parler de mes principes, de ma pudeur, de ma ſageſſe, de toutes les vertus auxquelles on a prudemment condamné mon ſexe: je n'en ai ſeulement pas avec toi conſervé l'apparence! Que te dirai-je? mon ami! Placée par le haſard dans un rang élevé, j'avois encore reçu de la nature un eſprit inquiet, une ame ardente; j'étois née peut-être pour les crimes de l'ambition: je te vis, tu m'entraînas, je me plongeai dans tous les égaremens de le l'amour.

Oui, ce fut par un crime que Roſambert à Luxembourg, renverſa mes deſſeins. Mes deſſeins, je le ſais, pouvoient paroître coupables; mais au moins n'étoient-ils pas de ceux dont ſe fût aviſée une amante ſans généroſité, ſans courage, une vulgaire amante modérément épriſe d'un homme ordinaire. Roſambert les renverſa tous. Il me ſembla que déſormais je ne pouvois remettre en vos bras, une femme tombée dans le mépris d'elle-même; & dèslors préſumant trop de mes forces, ou plutôt ignorant encore l'irréſiſtible empire d'une paſſion, croyant maîtriſer les grands intérêts du cœur comme je gouvernois de petits intérêts de cour je jurai, vous l'entendîtes! je jurai de ne plus vivre que pour ma vengeance & votre avancement.

D'abord il fallut vous tirer d'une priſon d'état où vous n'euſſiez pas langui pendant quatre mois, ſi mes ennemi raſſemblés n'euſſent de mille manieres contrarié mes démarches. Enfin M. de** porté par mes efforts, à la place éminente qu'il occupe aujourd'hui, M. de ** fut cependant aſſez ingrat pour mettre à votre délivrance une condition qui faillit la rendre impoſſible. Jugez ſi le ſacrifice demandé me ſembloit pénible? il s'agiſſoit de vous rendre au monde, & je balançai pluſieurs jours. Mon ami, je vous le répete, je ne prétends vous vanter ici ni ma vertu, ni la vertu des femmes: quelle différence pourtant entre les principes, les penchans, les paſſions des deux ſexes! Et que tu es loin de l'amour que je te porte, toi ſur-tout, Faublas, toi qui pouvant te partager entre pluſieurs amantes, trouves encore des charmes à la poſſeſſion du premier objet que le haſard te livre! Ah! combien au contraire Mme. de B*** déjà ſi malheureuſe d'avoir été, pour ſa juſtification complette, obligée d'avouer les droits d'un époux, & de remplir avec lui de rigoureux devoirs, reſſentit une plus mortelle douleur, le jour, le jour fatal qu'il lui fallu pour te ſauver, s'aller abandonner aux effrenés deſirs d'un amant ſans délicateſſe, aux tendreſſes cruelles d'un homme indifférent! oui, mon ami, oui, M. de ** m'a poſſédée. Ce n'étoit qu'à mon heure derniere que je devois te faire un aveu ſemblable, & néanmoins parmi tant d'autres preuves de mon attachement ſans bornes, regarde ce honteux dévouement comme la plus grande.

Tu devins libre, j'oſai te revoir, je l'oſai! ce fut ma premiere faute, elle prépara mes derniers égaremens & ma fin tragique.

Quatre mois d'abſence m'avoient apparemment guérie d'un amour fatal? au moins je m'en flattois, quand je vous appellai chez M. Montdeſir; au moins dans notre premiere entrevue je me ſentis bien moins qu'autrefois émue de ta préſence: je te parlai de Juſtine, ſans dépit; de la Comteſſe, ſans beaucoup d'aigreur; de Sophie, ſans trouble, ſans colere, ſans aucun mouvement jaloux. Je t'annonçai, dans ſincérité de mon cœur, de louables réſolutions que je croyois devoir être immuables. Enfin, je te quittai, m'applaudiſſant de n'avoir plus que de l'amitié pour toi..... Inſenſée, comme je m'abuſois! le feu mal éteint couvoit ſous la cendre, une étincelle alloit s'échapper qui recommenceroit l'incendie.

Souvenez-vous, ſouvenez-vous du jour que prête à partir pour Compiegne, je vous fis mes adieux. Juſqu'alors en préparant le châtiment de Roſambert, je n'avois éprouvé que le deſir de la vengeance: vous me fîtes connoître la crainte de la mort. Cette idée ſoudaine qu'il étoit poſſible que bientôt nous fuſſions à jamais ſéparés, me glaça d'épouvante. Tout-à-coup il me parut moins déſirable d'accomplir ma vengeance contre un ennemi; mais auſſi je me ſentis plus impatiente d'obtenir ma réhabilitation aux yeux de mon amant.

Cependant les terreurs nouvelles qui venoient de m'étonner, les irréſolutions momentanées qu'elles avoient produites, mes agitations encore violentes, le trouble de mes ſens, le trouble de mon cœur, tout me dit aſſez qu'en attaquant les jours de Roſambert, je devois ſur-tout ſonger à défendre les miens; que maintenant il s'agiſſoit moins de triompher que de ne pas mourir; qu'avant tout il falloit m'efforcer de vivre, de vivre afin de t'adorer!

Comment aurois-je pu m'aveugler encore ſur mes véritables diſpoſitions, puiſque même à Compiegne, dans le moment d'ivreſſe qui ſuivit ma victoire, mon ſecret m'échappa devant la Comteſſe & devant vous. Ce fut pourtant ſans y réfléchir, ce fut par un inſtinct de jalouſie renaiſſante que vous voyant ſur le point de rejoindre ma plus dangereuſe rivale, je vous conſeillai de rentrer dans Paris avec Mme. de Lignolle. Alors, ſans me rendre un compte fidele de mes ſentimens, je démêlai ſeulement, à travers une foule d'idées contraires, que je m'étois étrangement trompée moi-même, quand je vous avois promis de vous rendre Sophie & de vous voir tranquillement lui prodiguer vos tendreſſes. Je reconnus qu'une femme, pour avoir donné le courageux exemple d'une entiere abnégation de ſoi-même, ne devoit pas ſe flatter d'atteindre à l'effort plus héroïque d'un abſolu dévouement. Je reconnus que telle amante, capable de renoncer à ſon propre bonheur, pouvoit cependant n'avoir pas aſſez de force pour ſouffrir le bonheur d'une autre. Je le reconnus, je m'en indignai, j'en frémis! mais enfin, ſans oſer d'ailleurs former pour l'avenir aucun projet déterminé, je m'arrêtai du moins à celui de retarder préſentement une réunion dont la ſeule idée faiſoit mon ſecret déſeſpoir.

Auſſi-tôt Deſprès fut envoyé de Compiegne à Fromonville, pour avertir M. Duportail de votre prochaine arrivée, & pour multiplier les obſtacles autour de vous, ſi la Comteſſe vous permettoit d'aller à la pourſuite de votre épouſe.... Faublas! je vous vois pâlir & trembler? .... O toi que j'ai trop aimé, ne vas pas me haïr! ô toi, l'auteur de mes égaremens, ne leur refuſe pas quelqu'indulgence! trop heureuſe, crois-moi, trop heureuſe la femme ſenſible à qui le favorable amour n'ordonna que des démarches peu condamnables, qui n'eut jamais beſoin de trahir un ingrat, ni de perſécuter des rivales; hélas! & qu'un premier pas vers l'abyme n'entraîna point dans ſes plus grandes profondeurs!

Si tu pouvois te faire une idée de ce que j'ai ſouffert à cette auberge de Montargis, à ce château du Gâtinois ſur-tout, à ce fatal château de la Comteſſe! Inconcevable jeune homme, comment donc pouvez-vous allier tant d'inconſtance & tant de ſenſibilité; tant de douceur & tant de barbarie! Votre Sophie ne vous étoit pas moins chere, & vous adoriez Mi de Lignolle! Oui déjà, j'en fus témoin! déjà vous l'adoriez! L'ingrat! & dans le délire de ſa fievre, il prononçoit auſſi ſouvent que le mien, le nom de ſon Eléonore. Le cruel! & dans ſes momens de raiſon, il me faiſoit, à moi, la confidence de tout l'amour dont il brûloit pour elle! ainſi, ce n'étoit point aſſez de trembler pour les jours de mon amant, de le trouver dans une maiſon déteſtée, de voir une autre femme lui donner les ſoins qu'avec tant de plaiſir je lui euſſe ſeule prodigués; je devois encore de la bouche même d'un infidele!.... Mais écartons ces ſouvenirs terribles. Qui m'eût dit pourtant qui m'eût dit qu'alors je ne mourois pas de douleur, parce que j'étois réſervée à beaucoup d'autres épreuves non moins inſupportables, parce qu'il falloit que toutes les horreurs de ma deſtinée s'accompliſſent.

Faublas, mon porte-feuille eſt là Cherchez-y cet écrit funeſte qui précipita mes plus fatales réſolutions. Reprenez la lettre de votre beau-pere reprenez-la. Je la ſais toute entiere n'en ai plus beſoin. Quelle lettre! Grands dieux! comme j'y ſuis traitée! que de crimes on oſoit me ſuppoſer dont l'idée ne m'étoit ſeulement pas venue! quel avenir on m'annonçoit quel épouvantable avenir que je n'avois pas encore mérité! Le profond ſentiment d'une injuſtice irrite un eſprit fier & trop ſouvent le porte aux extrémités les plus inexcuſables. J'en fis malheureuſement l'expérience: Mlle. de Pontis partageant un amant bannal & le mépris public avec la Marquiſe de B*** ! Va, Duportail, tu la connois bien peu cette Marquiſe de B*** que a fureur accuſe! Elle ne fut jamais paſſionnée, ni généreuſe à demi. Ce n'étoit point pour partager Faublas, qu'elle courut le chercher à Luxembourg! Ce n'étoit point pour le diſputer à Sophie, qu'enſuite elle lui permit de l'aller rejoindre! Ta haine cependant eſt la récompenſe des ſacrifices qu'elle a déjà faits, & pour prix des pénibles combats qu'elle livre encore chaque jour, tu lui promets avec le mépris public d'inévitables malheurs. Va! je le ſavois que ta fille & toi vous me déteſtiez; que les hommes condamnoient ſévérement ſur les apparences, & ne revenoient pas de leurs jugemens; que la fortune inflexible comme eux ne révoquoit point ſes arrêts, & qu'un grand revers étoit trop ſouvent le gage d'un revers plus grand. Je le ſavois. Mais toi-même aſſures que vos communes perſécutions ne finiront point. Eh bien, ne pouvant m'en prémunir, je les juſtifierai! Duportail, je ſuis laſſe de ne m'impoſer que des privations ſans dédommagement, je ſuis laſſe de m'immoler pour des ingrats. Puiſque je ne dois plus rien eſpérer, puiſqu'il ne me reſte plus rien à perdre, je veux du moins retirer quelque fruit de mon deshonneur qui fait ta joie: je veux que l'amour revienne abréger ma vie dont tu demandes la fin. Tu verras ce que la Marquiſe environnée d'ennemis, peut encore entreprendre! Tu verras ſi je ſuis femme à partager un amant!

Ainſi, Faublas, ainſi dans mon déſeſpoir je jurai que Sophie ne vous ſeroit point rendue, & que Mme de Lignolle auſſi connoîtroit à ſon tour les tourmens que depuis trop long-tems j'endurois.

Obligée de vous laiſſer rentrer à Paris, je devois le plutôt poſſible vous en éloigner, de peur qu'un haſard fatal à mes nouveaux deſſeins, ne vous fît découvrir que votre beau-pere étoit encore revenu chercher un aſyle dans la Capitale.... -- Quoi! ma Sophie? ... -- De grâce! s'écria Me. de B***, ne m'interrompez pas. L'ardente fievre qui me ſoutient, peut tout à-coup s'éteindre, & je n'aurois plus la force de vous parler. Ne m'interrompez pas, tâchez ſur-tout, tâchez de diſſimuler votre cruelle joie: prenez pitié de l'état où je ſuis.

Ecoutez, reprit-elle: M. Duportail fuyoit de Fromonville avec votre épouſe & deux étrangeres que je ne connois point. Deſprés chargea l'un des miens de reſter à Puy-la-Laude, afin de s'arranger de maniere que vous n'y trouvaſſiez pas de chevaux; Deſprés ne ceſſa pas de pourſuivre votre beau-pere. Celui-ci laiſſant à quelque diſtance de Montargis les deux inconnues continuer la même route, mit pied à terre avec ſa fille, & s'étant jetté dans un chemin de traverſe, il vint reprendre la poſte à Dormans, & le chemin de Paris par Meaux. Ce fut à Bondy qu'on perdit ſes traces. Votre beau-pere eſt certainement dans la Capitale; mais je ne ſais comment il a trouvé l'impénétrable retraite, où depuis plus d'un mois, il échappe à toutes mes recherches.

Cependant il ne falloit qu'un haſard imprévu pour vous découvrir ce que je cherchois inutilement; je devois donc me hâter de vous donner un état qui vous forçât de quitter Paris & de vivre dans une Province éloignée, ou je me flattois de vous rendre bientôt votre exil agréable: je vous fis Capitaine au Régiment de **.

Mme. de Fonroſe, malheureuſement placée entre la Comteſſe & le Baron, pouvoit doublement contrarier mes deſſeins: il ne me fut pas mal aiſé de commencer ſa rupture avec M. de Lignolle & de déterminer M. de Belcour à quitter ſon indigne maîtreſſe.

Je nourriſſois toujours de juſtes projets de vengeance contre mon plus cruel perſécuteur. Je ne déſeſpérois pas de l'obliger, ſous quelques jours, à me combattre encore; & ſi comme la premiere fois, je ne portois qu'un coup mal aſſuré, ſi Roſambert échappoit à la mort, au moins je pourrois peut-être lui arracher l'aveu de ſes impoſtures, recouvrer ainſi toute votre eſtime & reprendre à mes propres yeux quelque valeur. Cependant, comme votre ami ne pardonneroit sûrement ps à Me. de B les excès dont il s'étoit rendu coupable envers elle, il me parut d'abord indiſpenſable d'éloigner de vous ce conſeiller perfide, & d'eſſayer de mettre fin aux plaiſanteries dont il ne ceſſoit d'outrager l'hymen en général & quelques époux en particulier; je lui fis donner Mlle. de Méſanges & l'ordre de rejoindre ſon Régiment.

Une ennemie infiniment redoutable me reſtoit encore; c'étoit cette Ml, de Lignolle que j'aurois beaucoup aimée, ſi vous ne me l'aviez pas donnée pour rivale. La Fleur qui m'étoit vendu, le traître la Fleur me faiſoit tous les jours des rapports dont mon inquiétude s'augmentoit ſans ceſſe. Il devenoit preſſant d'élever entre la Comteſſe & vous des obſtacles à jamais inſurmontables: je fis venir le Capitaine: il ſe hâta de ſolliciter à Verſailles une lettre-de-cachet qu'on tenoit toute prête: M. de Lignolle alloit être arrêtée.

Faublas, pourquoi cette agitation ſi vive? pourquoi cette pâleur ſoudaine? Vous m'accuſez d'avoir été cruelle envers votre Eléonore? Attendez, mon ami; ſi vous me jugez précipitamment, vous me jugerez avec trop de rigueur. Demain, le Capitaine recevoit l'ordre de retourner à Breſt & de s'y rembarquer. La Comteſſe perdoit ſa liberté pendant quelques jours ſeulement. On devoit bientôt lui donner pour priſon la Terre que ſa tante poſſede en Franche-Comté. Rien, je vous le proteſte! n'eût été négligé pour défendre cette malheureuſe enfant du reſſentiment de ſes deux familles. Mais après l'éclat de ſa détention, vous n'auriez jamais pu la revoir, & je m'étois réſervé d'ailleurs pluſieurs moyens de vous en empêcher.

Enfin, vous partiez pour Nancy; c'étoit dans ſes environs que nous allions nous rencontrer; c'étoit ſous l'heureux ciel de la Lorraine que je devois retrouver mon amant & mes beaux jours. Que de vains projets! Ah! malheureuſe! Quand j'eſpérois te conſacrer ma vie, la mort m'attendoit. L'épée fatale du Marquis, après m'avoir enlevé ma victime, eſt venue juſques dans tes bras frapper la ſienne. C'en eſt donc fait! je vois ma tombe entr'ouverte, il y faut deſcendre à vingt-ſix ans!

Voilà pourtant où m'aura conduite une paſſion trop tard combattue! Puiſſe du moins mon exemple avertir la foule des infortunées, menacées d'un deſtin pareil! Puiſſe-t-il, dans le grand nombre, en ſauver quelques-unes! Qu'on leur apprenne à toutes mes premieres foibleſſes & mes premiers revers, mon inutile réſiſtance, mes coupables deſſeins & ma fin déplorable. Qu'elles ſachent que l'amour ne me donna pas un inſtant de félicité, qui n'eût été précédé des plus vives inquiétudes, accompagné des plus grands dangers, ſuivi des plus irréparables malheurs. Qu'elles le ſachent, & que remplies d'un effroi ſalutaire, elles s'arrêtent, s'il eſt poſſible, ſur le penchant du précipice où j'aurai péri.

Et pour qu'elles puiſſent concevoir le ſuprême pouvoir de cet amour qui m'entraîna, toi, Faublas, que j'aurai peut-être étonné juſques dans mes derniers momens; toi, mon amant toujours idolâtré, dis-leur que ma réputation, mes richeſſes, mon rang, ma beauté, perdus ſans retour, ne me coûterent pas un regret; mais que notre éternelle ſéparation fit mon déſeſpoir. Dis-leur néanmoins, que prête à te quitter, je me ſuis eſtimée trop heureuſe d'avoir pu ſauver, aux dépens de mes jours, tes jours plus chers; trop heureuſe d'avoir pu, du moins encore une fois, t'appartenir, & dans un dernier embraſſement, calmer un peu l'ardeur du feu dont j'étois conſumée, de ce feu dévorant qui ne devoit s'éteindre qu'avec....

Elle n'acheva point, elle tomba dans une extrême foibleſſe.

Le médecin accourut à mes premiers cris; il me ſupplia de me retirer ſi je ne voulois pas, me répéta-t-il pluſieurs fois, hâter l'inſtant fatal.

A mon retour, Mm. de Lignolle s'écria: vous avez été bien long-tems? Eſt-elle morte? -- Non, mon amie. Non? tant pis. -- Comment! -- Sans doute! je n'y ai pas ſongé d'abord! Son mari l'a tuée, parce qu'il vous a ſurpris me faiſant avec elle une infidélité.

J'eus beaucoup de peine à raſſurer la Comteſſe. Enfin la pitié qu'elle devoit aux infortunes de Mme. de B*** rentra dans ſon cœur; & la ſituation critique où elle ſe trouvoit elle-même, ſollicitant toute ſon attention, nous ſongeâmes aux moyens de prévenir les malheurs qui nous menaçoient. Une heureuſe nuit nous fut encore permiſe, pendant laquelle mon Eléonore, en ne ceſſant de me prouver ſa tendreſſe, ne ceſſa de m'entretenir de ſon enlévement qui devenoit indiſpenſable. Nous convînmes que dans la journée prochaine je ferois tous les préparatifs néceſſaires, & que la nuit ſuivante verroit notre fuite. Toujours pleine de confiance, Mme. de Lignolle ſe croyoit déjà loin de ſa patrie; & moi le cœur navré d'un profond chagrin, l'eſprit encore agité de mes irréſolutions ſecrettes, je n'enviſageois qu'en tremblant, le douteux avenir, je n'oſois porter mes regards ſur le préſent trop certain. O! Mme. de B, je vous voyois ſans ceſſe au lit de la mort! O mon pere! O ma ſœur! O ma Sophie! je faiſois d'inutiles efforts pour écarter votre ſouvenir qui m'obſédoit!

L'aurore enfin parut. Un affreux ſpectacle, un ſiniſtre augure devoient commencer le plus malheureux de mes jours: quand j'entrai chez la Marquiſe, elle avoit les yeux égarés, & d'une voix très-brève, elle diſoit: oui, voilà mon tombeau. Mais cet autre, à qui le deſtinez-vous? Ou eſt Faublas, s'écria-t-elle pluſieurs fois en me regardant. Où eſt Faublas? Courez, avertiſſez-le que mes ennemis veulent l'aſſaſſiner.... que le Marquis & le Capitaine.... le Capitaine! .... Il approche! Il traîne.... Ah pauvre petite! Viens donc, Faublas! vîte! Que fais-tu? Qui t'arrête? Viens donc la ſecourir! .... Il n'eſt plus tems, c'en eſt fait! .... Dieux! grands Dieux! C'étoit pour elle qu'ils creuſoient cette tombe à côté de la mienne.

Mme. de B*** violemment agitée avoit trouvé la force de ſe mettre ſur ſon ſéant, & comme on accouroit pour l'obliger à prendre une autre ſituation, elle retomba. Je l'entendis encore murmurer quelques diſcours ſans ſuite, qui redoublerent mon épouvante & ma douleur. Une fievre terrible, me dit le Médecin! Un délire continuel! c'eſt ainſi qu'elle a paſſé toute la nuit! Monſieur, je ne dois pas vous flatter: il eſt impoſſible qu'elle réſiſte long-tems.

Je m'en allai chez Roſambert: il commençoit à donner quelques eſpérances, cependant on n'oſoit encore répondre de rien, & je ne pus obtenir la permiſſion de lui parler.

Il eſt donc vrai que tout me manque à la fois, qu'aucun appui ne m'eſt laiſſé dans un moment où j'aurois beſoin du ſecours de tout le monde! Il eſt donc vrai que je vais abandonner mon pere, & quitter peut-être pour jamais les lieux où je ſais maintenant que Sophie reſpire. Il le faut, ſi je ne veux perdre enſemble mon Eléonore & mon enfant. Il le faut! malheureux!

Je courus tout Paris pour me procurer la foule des choſes néceſſaires à l'enlevement de Mme. de Lignolle, & je ne ſais quel preſſentiment douloureux m'avertiſſoit qu'elle alloit faire un trop long voyage. En préparant tout pour notre commun départ, il me ſembloit que j'étois tourmenté d'un rêve pénible qui devoit bientôt finir; mais une voix ſecrette me crioit que le réveil ſeroit affreux.

Quand je revins à l'hôtel, je trouvai que M d'Armincour m'attendoit chez mon pere: elle me demanda ce que j'avois fait de ſa niece. Eléonore & moi nous avions prévu la viſite & les queſtions de la Marquiſe, nous étions convenus de la réponſe que j'aurois à lui faire: votre niece, Madame, eſt partie, ſous la conduite d'un ami dont je connois le courage & la fidélité. C'eſt en Suiſſe qu'elle eſt allée chercher un aſyle; elle a préféré ce pays, parce qu'il n'eſt pas très éloigné de votre Franche-Comté. -- Elle eſt ſauvée, s'écria la Marquiſe en m'embraſſant! Ah! que je vous dois de reconnoiſſance!.... Elle eſt partie pour la Suiſſe? J'y cours après elle.... ma chere niece!.... comment avez-vous fait pour l'arracher à ſes ennemis? Perſonne ne vous a vu paroître à l'hôtel! perſonne ne l'en a vu ſortir! & pourtant il n'y avoit pas un quart-d'heure que je lui avois parlé chez elle, quand ils y ſont venus pour l'arrêter.... Elle eſt ſauvée!.... Mais, quoi! mille dangers la menacent encore! En ſuppoſant qu'elle puiſſe échapper à ſes perſécuteurs, que va t-elle devenir loin de ſa patrie, loin de ſes parens, & faut-il le dire: loin de celui qu'elle aime avec idolâtrie. Ah! jeune homme, jeune homme, vous avez plongé mon enfant dans un abyme de malheurs.

A ces mots, M. d'Armincour partit en pleurant.

Je me hâtai d'aller au quatrieme étage joindre Mme. de Lignolle qui devoit toute la journée reſter cachée dans la petite chambre de mon domeſtique: ma chere Eléonore, j'ai tout préparé; rien ne paroît plus devoir empêcher notre fuite: tiens toi prête à minuit précis. -- Tiens toi prête! répéta-t-elle. En tout tems & par-tout, mais aujourd'hui ſur-tout & dans cette chambre, qu'ai-je à faire autre choſe que de t'attendre avec une impatience dont tu n'as pas d'idée? Tiens-toi prête! Faublas, pourquoi donc me parlez-vous, ſans ſonger à ce que vous dites? Pourquoi cet ait toujours préoccupé? Pourquoi ce viſage ſi triſte, lorſque l'heureux moment approche qui doit nous réunir pour ne nous plus ſéparer, lorſqu'il eſt certain que déſormais nous pourrons vivre & mourir enſemble? Mon amie, Mme. d'Armincour vient de venir .... -- Je le ſais, je l'ai vue de cette fenêtre. -- Mme. d'Armincour part tout-à-l'heure pour la Suiſſe; elle croit n'y arriver qu'après ſa niece; elle y ſera quelques heures avant nous. Ta tante y ſera! mon pere & ma ſœur n'y ſeront point! -- Laiſſe une lettre pour M. de Belcour. -- Sans doute! j'y penſois: une lettre.... Mais qu'eſt-ce qu'une lettre?....... mon Eléonore, il m'attend le Baron. Je ne puis me diſpenſer de paroître à table. J'en ſortirai le plutôt poſſible, & je remonterai pour eſſayer de dîner avec toi. -- Oui. Vas, Faublas, & reviens vîte. Tant que je te vois je ſuis tranquille: je meurs d'inquiétude dès que tu n'es plus là. Elle m'embraſſa, je deſcendis.

M. de Belcour me vit refuſer toute eſpéce de nourriture; il m'entendit ne lui répondre que par monoſyllabes; il retira mouillée de pleurs la main qu'il venoit de me préſenter: tu n'as pas quitté ton pere & ta ſœur pour ſuivre ta maîtreſſe, me dit-il enfin, ton pere & ta ſœur t'en récompenſeront. Ils te prodigueront dans ton infortune les conſolations les plus tendres, & tes peines ainſi partagées ne t'accableront point. Mon fils, c'eſt de vous que j'ai ſu qu'avant-hier M. de Roſambert étoit tombé ſous les coups de M. de B***; mais c'eſt la voix publique qui vient de m'apprendre que depuis, dans une autre rencontre, le Marquis avoit exercé ſur un ennemi plus cher, une plus terrible vengeance. Mon fils, tôt ou tard, tous les objets de nos affections illégitimes doivent périr ou nous échaper malheureuſement; mais ne pouvez-vous point eſpérer une félicité durable, vous à qui le Ciel, en attendant qu'il vous rende l'adorable épouſe dont vous êtes idolâtré, laiſſe de bons parens qui vous chériſſent.

Le Baron parloit encore, lorſqu'on lui remit une lettre: Dieu de bonté, s'écria-t-il après l'avoir lue! déjà vous prenez pitié de lui! tiens, mon ami, lis, lis toi-même.

“Enfin la Marquiſe a reçu le châtiment de ſes crimes, & l'infortunée “Comteſſe eſt déſormais perdue pour “votre fils. Votre fils, je le veux croit, “eſt maintenant plus malheureux qu'il “ne fut jamais coupable; & les leçons “de l'adverſité doivent l'avoir corrigé “pour toujours. Dites-lui que dans “deux heures je lui ramene ſon épouſe “& que s'il eſt tout-à-fait digne de la “retrouver, le jour où nos enfans “auront été réunis, ſera conſtamment compté parmi mes plus beaux “jours.„

Le Comte LOVZINSKI.

Mon premier mouvement fut un tranſport de joie: quel bonheur! quel ineſpéré bonheur! mais un inſtant de réflexion me fit appercevoir les embarras & les dangers de ma nouvelle poſition: mon dieu! mais...... -- Quoi donc, mon frere? Qu'avez-vous? Rien ma ſœur. -- D'où vient l'extrême agitation où je vous vois, mon fils? Qui peut troubler? ....... -- Vous allez me le demander, Monſieur le Baron! Mme. de B*** ſe meurt! mille périls environnent encore Mme. de Lignolle! & vous m'allez demander ce qui trouble ma joie. Sans doute j'adore mon épouſe! mais dans quel moment elle m'eſt rendue! vous ne ſavez que la moindre partie de mes inquiétudes! vous ne connoiſſez pas la moitié des chagrins qui peſent ſur mon cœur!.... Tenez, mon pere, j'ai beſoin d'une entiere tranquillité.... Tenez, je vous le demande en grâce, & à vous auſſi, ma chere Adélaïde: permettez que je m'abandonne librement à mes rêveries; laiſſez-moi ſeul, abſolument ſeul, juſqu'à l'arrivée de ma Sophie. -- Ou courez-vous? mon ami. -- Chez Jaſmin,... pour l'appeller.. non. Dans ma chambre.. point du tout! je deſcends au jardin.. ne m'y ſuivez pas, je vous en conjure!

Sophie revient dans deux heures & je pars cette nuit avec Ml. de Lignolle! Je pars, lorſqu'enfin dans les bras de mon épouſe, l'amour me prépare le prix..... Amant ingrat d'Eléonore, quel deſir oſé-je former pour Sophie!... Ah! de ces deux femmes ſi charmantes, je ſais laquelle je préfere; mais qui me dira de laquelle je ſuis le plus aimé?

Il faut pourtant aujourd'hui, pour aſſurer le bonheur de l'une, cauſer le déſeſpoir de l'autre. Cauſer le déſeſpoir de Sophie? que plutôt, cent fois, Mme. de Lignolle périſſe!

Qu'elle périſſe! mon Eléonore! mon Eléonore & mon enfant! O! le plus barbare des hommes, qu'as-tu dit?

Si je n'enleve Mme. de Lignolle, elle eſt perdue. Pourſuivie par la famille de ſon mari, déshonorée dans ſa propre famille, menacée d'une éternelle priſon, elle n'a plus dans le monde que celui pour qui ſa tendreſſe a tout ſacrifié. C'eſt en moi qu'elle a mis ſes eſpérances. Si je les trahis, la Comteſſe trouvera dans ſon cœur ſon plus cruel ennemi: comment ſe pourra-t-elle défendre contre ſes perſécuteurs? comment, ſur-tout, échappera-t-elle à la violence de ſa paſſion?

Sophie, juſqu'à préſent a ſupporté l'abſence, parce que notre ſéparation n'étoit pas mon crime. Mais quand, le jour même de ſon arrivée, j'aurai pris la fuite avec une rivale? ma femme délaiſſée? .... Si j'abandonne Sophie, elle meurt de chagrin.

Malheureux! qu'ai-je donc à faire? Rien! que de me dérober par une prompte mort à mes horribles perplexités! Rien! que de finir par un crime une vie déjà.... Si je m'immole, aucune des deux ne me ſurvit!

Malheureux! ſubis ta deſtinée: elle t'impoſe la loi de vivre, & de choiſir, entre deux objets preſque également chers & ſacrés, une victime.

Voilà donc le fruit de mes égaremens!... Des remords! grands Dieux! & pourquoi? Vous m'avez donné le cœur le plus aimant & les ſens les plus vifs; vous avez voulu que je rencontraſſe à-la-fois pluſieurs femmes, exprès formées pour plaire aux yeux & charmer l'ame: je les ai toutes enſemble adorées......adorées moins encore qu'elles ne le méritoient! Voilà tout! Si jamais je fus coupable, la faute en eſt à vous. Si maintenant je ſuis trop cruellement puni, la faute en ſera-t-elle imputée toute entiere à cette autre infortunée que vous n'avez pu guérir de ſon funeſte amour? O Madame de B***, que vous m'avez été fatale!

Si je n'enleve mon Eléonore, elle eſt perdue. Ma Sophie, ſi je l'abandonne, meurt de chagrin. Quel homme à ma place, après les plus violens combats, quel homme aſſez ferme, ou plutôt aſſez barbare, pourroit encore ſe déterminer? Si du moins quelqu'un daignoit m'aider d'un conſeil ſecourable. Allons conſulter mon pere.... inſenſé!

Quoi! n'y auroit-il pas quelque moyen de concilier?.... -- Monſieur! interrompit mon domeſtique, que je n'avois pas vu s'approcher: Madame qui vous apperçoit de cette fenêtre, s'étonne que vous la laiſſiez ſeule dans ma chambre, pour vous promener ſeul dans ce jardin. -- Madame? je n'y ſuis pas! Je ne veux voir perſonne. Perſonne. Plus de femmes ſur-tout! Mon cher maître, c'eſt Madame la Comteſſe. -- Oh! ce n'eſt donc pas Madame! Eh bien! que veut-elle, mon Eléonore? -- Que vous ne l'abandonniez pas. -- Dis-lui que c'eſt à quoi je ſonge. -- Mais elle vous prie de remonter tout de ſuite. -- A la bonne heure... conduis-moi. -- Conduis-moi? répéta-t-il; je croyois que vous ſaviez le chemin! O mon cher maître! que je ſuis fâché de l'état où je vous vois! -- Ce ne ſont encore que des roſes! Que veux-tu? Jaſmin! mon heure eſt venue!... Ecoute, mon ami: bientôt tu entendras parler ..... -- Plaît-il? Monſieur. -- Quoi? -- Achevez donc. -- Je ne ſais plus ce que je te diſois. -- Bien-tôt tu entendras parler.... -- Oui, du retour de ma femme. N'en dis rien à la Comteſſe. -- Prenez garde. Voilà M. de Belcour & Mlle. Adélaïde qui viennent. -- Retourne à Mme. de Lignolle. Je te ſuis.

J'allai droit à mon pere: oh! je vous en ſupplie, laiſſez moi librement méditer & pleurer. Laiſſez-moi ſeul à ma douleur. Je ne ſortirai pas de l'hôtel, ſoyez tranquille; & vous me reverrez, dès que Sophie paroîtra.

Mon pere & ma ſœur étant ſortis du jardin, je retombai dans mes cruelles rêveries. Jaſmin vint m'en tirer une ſeconde fois.

Il faut donc que je vous envoie chercher, dit-elle. -- Mon amie, crois-tu que ta tante ſoit déjà partie? -- Pourquoi cette queſtion? -- Je penſois... que Mme. d'Armincour auroit pu t'emmener. -- M'enmener! avec toi? -- Avec moi? peut-être n'auroit-elle pas voulu? -- Eh bien? -- Eh bien, j'aurois été vous rejoindre. -- Quoi! nous ne ſerions pas partis enſemble! -- Mon amie, ſi cela devenoit impoſſible? Qui pourroit l'empêcher? Vous-même, il n'y a pas une heure, vous me diſiez .... -- Il n'y a pas une heure j'ignorois..... eh! comment l'aurois-je pu deviner? -- Quoi? -- Rien; mon Eléonore; je parle ſans réflexion.... nous quitterons Paris à minuit précis.

Je ne pus retenir mes larmes, & comme elle me demandoit ce qui les faiſoit couler, je lui répétai cette queſtion vraiment cruelle: crois-tu que ta tante ſoit déjà partie? -- Que m'importe ma tante, s'écria-t-elle? Eſt-ce afin de m'en aller avec Mme. d'Armincour, que j'ai ſacrifié ma fortune & ma réputation? Eſt-ce pour elle que je me ſuis expoſée à toutes ſortes de malheurs? Cependant, Monſieur, plus le moment déciſif approche, & plus je vois que vos irréſolutions redoublent. Ce n'eſt pas ſeulement votre pere qui les cauſe! Ce n'eſt pas la mort de Mme. de B*** qui vous arrache des pleurs! Ingrat! vous frémiſſez de vous enſévelir dans une ſolitude où Sophie ne pourroit pénétrer! -- Ou Sophie ne pourroit pénétrer! -- Monſieur, ſouvenez vous que j'avois médité ma fuite avant qu'elle devînt néceſſaire. Perſuadez vous bien que ce n'eſt pas le déſeſpoir de ma ſituation préſente qui m'oblige à chercher un aſyle dans l'étranger. Si donc pour venir avec moi, vous n'avez d'autre motif que celui de me dérober au reſſentiment de ma famille, vous pouvez reſter. Je vous déclare que je me ſuis ménagé contre mes ennemis pluſieurs reſſources. -- Pluſieurs reſſources? -- Oui; mais ue me réduiſez pas à les employer. Si déjà vous n'aimez plus la mere, prenez pitié de l'enfant: ne me réduiſez pas à les employer, reprit-elle en ſe précipitant à mes genoux. Je me ſuis trop long-tems flatté de l'eſpoir de te conſacrer ma vie toute entiere: il me ſeroit trop affreux de la terminer tout à-l'heure en t'accuſant de barbarie.

Ces derniers mots de Mme. de Lignolle acheverent de me troubler. Je ne ſaurois dire ſi les réponſes que je lui fis, devoient détruire ou fortifier ſes inquiétudes; mais je me ſouviens qu'elle eut, dans tout le cours de cette longue après-dinée, l'air auſſi triſte, auſſi préoccupé que moi. Plus la ſoirée s'avançoit, plus je ſentois s'accroître ma douloureuſe impatience & mes combats ſecrets. mon corps étoit comme mon eſprit dans la plus violente agitation. J'allois & venois continuellement de l'appartement de mon pere à la chambre de mon domeſtique, demandant l'heure à tous ceux que je rencontrois, & ne ceſſant de regarder ma montre; tantôt trouvant le tems exceſſivement court, & tantôt l'accuſant d'une extrême lenteur.

Enfin comme le jour tomboit, une voiture entra dans la cour de l'hôtel: pardon, mon Eléonore, c'eſt une viſite qu'il faut que je reçoive, je ſuis à toi dans un inſtant, -- Une viſite, s'écria-t-elle! je n'en entendis pas davantage, je me précipitai dans le corridor. Jaſmin y attendoit mes ordres. Rentre vîte, ne la laiſſe pas ſortir de ta chambre!

Je deſcendis plus prompt que l'éclair, je trouvai dans le veſtibule la plus belle des femmes, encore embellie depuis ſept mois. Elle ſe jetta dans mes bras: ô mon bien-aimé! ſi cet heureux jour ne m'avoit été conſtamment promis, jamais, jamais je n'aurois pu réſiſter aux tourmens de l'abſence! Mon beau-pere m'embraſſa: que ne m'a-t-il été permis de faire plutôt ſon bonheur & le vôtre? me dit-il. Adélaïde, tranſportée de joie, vint me diſputer les careſſes de ſa bonne amie, & mon pere, en preſſant M. Duportail ſur ſon ſein, verſa des larmes délicieuſes.

Tous enſemble nous montâmes dans l'appartement de M. de Belcour. Je ne vous peindrai pas les tranſports de Sophie, les tranſports de ſon amant, l'indicible ſatisfaction de ma ſœur & de nos heureux peres. Vous ſaurez ſeulement qu'une heure entiere s'écoula comme un inſtant. Hélas! vous ſaurez que pendant une heure entiere l'infortunée Mm. de Lignolle fut complettement oubliée.

Je ne me trompe pas? j'entends crier, dit le Baron. -- Crier? mon pere!... Bon dieu!... Ah!... c'eſt Jaſmin qui s'amuſe à contrefaire une voix de femme.... Je vous quitte pour une minute.

Je trouvai la Comteſſe dans un accès de colere épouvantable: enfin, vous voilà! Monſieur, ſuis-je ici votre priſonniere? Votre inſolent valet m'oſe retenir de force! Tandis qu'elle me parloit ainſi, Jaſmin de ſon côté me diſoit: Monſieur, elle vouloit ſe jetter dans la cour: voilà pourquoi j'ai barricadé cette fenêtre. -- Vous avez eu tout le tems de recevoir votre viſite? reprit Mme. de Lignolle: j'eſpere que vous ne me quitterez plus? -- On m'attend pour ſouper. -- Il eſt trop tôt! d'ailleurs, vous ne ſouperez point aujourd'hui. Quand partons-nous? Mon amie, je te demande.... un jour. Seulement un jour. -- Un jour! le perfide!

Elle s'élança vers la porte; je la retins.

Laiſſez-moi, s'écria-t-elle: je veux ſortir. -- Sortir pour te perdre! -- Je veux deſcendre! je veux lui parler! je veux lui dire que c'eſt moi qui ſuis votre femme! --Comment! -- Perfide!.. je l'ai vue deſcendre de voiture. Je l'ai reconnue à ſa taille, à ſa chevelure. Je l'ai reconnue, cette femme de Fromonville!... Ah! que je ſuis malheureuſe! ah! qu'elle eſt belle!... & le cruel me demande un jour!... Je reſterai la.... dans un grenier de ſon hôtel. .... Je reſterai dévorée d'ennuis, d'inquiétudes, de jalouſie.... tandis qu'avec elle il occupera l'appartement où la nuit derniere.... ingrat!... Je reſterai là, tandis que dans les bras d'une rivale... Un jour? pas ſeulement une heure! Ecoute, Faublas, pourſuivit-elle avec la plus grande véhémence: m'aimes-tu? - Plus que ma vie, je te le jure. Sauvemoi donc. Je t'avertis qu'il n'y a pas un inſtant à perdre; qu'il ne te reſte pas deux moyens de me conſerver. Partons tout-à-l'heure. -- Tout-à-l'heure! -- Oui. La nuit eſt déjà noire: deſcendons, jettons-nous dans un fiacre, gagnons la prochaine barriere & la premiere auberge. C'eſt là que Jaſmin nous amenera notre chaiſe de poſte. -- Mon Eléonore?... -- Oui ou non!

Je voulus me jetter à ſes genoux; elle m'échappa: mon Eléonore! -- Oui ou non! répéta-t-elle. -- Conſidere que pour le moment il eſt impoſſible..... Impoſſible! tiens, perfide! & ſouviens-toi que tu m'as donné la mort!

Elle tenoit cachés dans ſa main droite de courts ciſeaux dont elle ſe frappa. Quoique j'euſſe arrêté ſon bras un peu tard, la violence du coup fut très diminuée. Cependant le ſang coula bien-tôt avec abondance, & la Comteſſe s'évanouit. Ciel! ô ciel! ceci manquoit à mon infortune! Va, Jaſmin, va donc chercher le premier Chirurgien. Cours! amene-le par la petite porte du jardin. Cours, mon ami! la plus chere moitié de moi-même eſt en danger.

En attendant qu'il revînt, je prodiguai mes ſecours à Ml. de Lignolle De quelle joie fut ſuivie ma crainte mortelle, quand je reconnus qu'en arrêtant le bras de la Comteſſe, j'avois très-heureuſement détourné le coup: le double fer, au lieu de s'enfoncer dans la poitrine, avoit gliſſé ſur la ſur face où je ne voyois qu'une ſeule bleſſure. Néanmoins, je ne bandai la plaie qu'en mêlant mes pleurs au ſang précieux qui s'échappoit encore.

Je venois de finir, quand le Baron lui-même cria: Faublas, ne deſcendez-vous pas? -- Tout-à l'heure, mon pere.

Le moyen d'abandonner mon Eléonore qui n'avoit pas encore repris l'uſage de ſes ſens. Je reſtai près d'elle & l'appellai cent fois inutilement.

Enfin pourtant elle commençoit à donner quelques ſignes de vie, lorſque le Baron, du ton de la plus grande impatience, vint crier une ſeconde fois: ne deſcendez-vous pas? -- Un moment! mon pere, un moment!

Jugez de mon effroi, quand j'entendis M. de Belcour, au lieu de rentrer dans ſon appartement, monter à la chambre de Jaſmin. Depuis dîner, s'écrioit-il, que peut-il faire continuellement chez ſon domeſtique? Je n'eus que le tems de m'emparer des fatals ciſeaux, de tirer la porte & de me jetter au devant du Baron. Pour lui donner une excuſe vraiſemblable, je me hâtai de lui repréſenter que, malgré le retour de Sophie, j'avois quelquefois beſoin d'être ſeul.

Nous rentrâmes: il a pleuré! s'écria ma femme Elle me dit tout bas: c'eſt le ſouvenir de Mé. de B* qui vous coûte ces larmes? Je vous le pardonne, elle a fait une fin ſi malheureuſe!.... O mon bien-aimé! je m'efforcerai de vous rendre tout ce que vous avez perdu, & je vous aimerai tant.... que déſormais vous ne pourrez plus en aimer d'autres. Mon pere, M. Duportail & ma ſœur ſe joignirent à Sophie pour me prodiguer leurs cruelles conſolations: je voulus m'y dérober, je voulus ſortir, tous enſemble me retinrent. On ne peut ſe figurer ce que je ſouffrois alors; leurs empreſſemens me déſeſpéroient, les careſſes même de Sophie m'étoient inſupportables. Un quart-d'heure enfin s'étant écoulé dans les plus violens combats, l'inquiétude l'emporta ſur toute eſpèce de conſidération; je m'élançai vers la porte en criant: laiſſez-moi! laiſſez-moi ſeul!

Je monte, je trouve dans le corridor du quatrieme étage un Chirurgien qui m'attendoit avec mon domeſtique. Je mets la clef dans la ſerrure, la porte s'ouvre d'elle-même: comment! je vois fermée! Il eſt vrai, répond Jaſmin, que la ſerrure ne tient à rien. Nous entrons dans la chambre, Mme. Lignolle n'y étoit plus. Un coup poignard m'eût fait moins de mal: Bon dieu! qu'eſt-elle devenue? où peut-elle être allée?

Je m'élance dehors, je rencontre au milieu de l'eſcalier ma ſœur, ma femme, ſon pere & le mien, je paſſe au milieu d'eux, je leur échappe: ou court-il ainſi loin de moi? s'écrie Sophie. La retrouver, la ſauver ou périr avec elle!

Oui, Monſieur, me répond le Suiſſe, il y a peut-être dix minutes qu'elle eſt ſortie; j'ai cru que c'étoit une femme que Madame avoit amenée!

Oui, Monſieur, me répond une bonne Dame qui venoit de ſe mettre à l'abri ſous une porte cochere de la Place Vendôme; je viens de lui parler, à cette pauvre enfant! elle avoit l'air terriblement agité. Elle n'a pas voulu prendre mon par-à-pluie: non, non, m'a-t-elle dit: j'ai beſoin d'eau, je brûle! Je l'ai vue gagner les Tuiler par le paſſage des Feuillans; la pauvre petite ſera bien mouillée.

Ce qui devoit en effet redoubler mes terreurs, c'eſt que perſonne n'eût oſé courir les rues, par l'affreux tems qu'il faiſoit; la chaleur avoit été grande durant tout le jour, le vent du midi venoit de s'élever; il amonceloit d'épais nuages que pluſieurs tonnerres déchiroient, & du ſein deſquels la grêle & la pluie ſe précipitoient par torrens. Mon ame étoit conſternée: la fureur des élémens ne m'annonçoit-elle pas la vengeance des Dieux?

Je me jette dans le paſſage, je queſtionne les garçons du Café de la Terraſſe des Feuillans: elle a pris le chemin du Pont-tournant: j'y cours, j'y trouve un Invalide en faction: elle a fait deux fois le tour de ce baſſin, puis elle a monté ſur la grande Terraſſe. J'y vole, j'arrive chez le Suiſſe de la Porte Royale: adreſſez vous à la ſentinelle du pont.

Dans ce moment. ... je crois l'entendre encore, & la plume m'échappe des mains... Dans ce moment, l'horloge des Théatins ſonnoit neuf heures. Sentinelle! une femme jeune, jolie, vêtue d'une robe blanche, la tête enveloppée d'un mouchoir? -- Elle eſt là, me répond-il froidement. Le cruel étendoit le bras & me montroit la riviere. -- Comment! là! -- Sans doute! elle vient de s'y jetter; c'eſt elle qu'on cherche. -- Malheureux! que ne l'as-tu retenue? Et ſans attendre la réponſe du barbare, je me précipite après l'infortunée.

D'abord je réſiſte à peine à l'onde furieuſe qui s'entrouvre, mugit & m'emporte. Enfin j'ai raſſemblé mes forces, & dans les flots qui me preſſent, je cherche au haſard ce que ces bateliers cherchent auſſi. Tout-à-coup la foudre éclate, tombe & frappe les eaux. A la funebre clarté qu'elle a répandue ſur le gouffre, j'ai diſtingué je ne ſais quoi qui ne s'eſt montré que pour diſparoître. Auſſi-tôt je plonge, je ſaiſis par les cheveux & je ramene au rivage... Quel objet je ramene! quel objet d'une éternelle pitié! Voilà donc mon amante!... Je détourne les yeux, je tombe auprès d'elle, trop heureux de perdre avec le ſentiment de mon exiſtence, celui de mes maux.

Les cruels viennent de me rappeller à la vie; ils me demandent où l'on doit porter cette femme; ils me demandent ſa demeure & ſon nom.Que vous importe? -- On me répond qu'il faut l'examiner; qu'il eſt peut-être encore poſſible de la ſauver. -- La ſauver! toute ma fortune ne ſuffiroit pas à payer un auſſi grand ſervice! Vîte! Place Vendôme.... Mais non. Quel ſpectacle pour!... Rue du Bac. Il y a plus près rue du Bac.

Madame de Lignolle fut portée dans la chambre à coucher, voiſine de celle où M. de B*** reſpiroit encore. La Marquiſe avoit même repris toute ſa connoiſſance. Elle entendit gémir; elle reconnut ma voix. On vint de ſa part me ſupplier de paroître au chevet de ſon lit. Pourquoi ce grand bruit? me demanda-t- elle d'une voix preſque éteinte. J'allois répondre, lorſque je vis entrer le Comte de Lignolle, ſuivi de deux inconnus: le voilà! leur cria-t-il en me montrant; & l'un de ces Meſſieurs s'étant auſſi-tôt approché, me dit: je vous arrête de la part du Roi.

La Marquiſe entendit ces mots, & ranimée par l'excès de la douleur: eſt-il poſſible! s'écria-t elle: Quoi! je n'ai pas encore les yeux fermés, & déjà mes ennemis triomphent! & déjà l'ingrat M. de *** m'oublie!... Ah! Faublas, ma perte aura donc entraîné la tienne! -- Oui, barbare! lui répliquai-je dans l'accès d'un affreux déſeſpoir: & le malheur dont tu me plains eſt le moindre de ceux que m'a cauſés ta paſſion fatale. Victime de ta rage, Mme de Lignolle eſt là qui ſe meurt! Que dis-je? elle eſt morte peut-être! Ah! pourquoi moi-même ne ſuis-je pas mort le jour que je t'ai connue! ou plutôt, pourquoi le juſte ciel ne t'a-t-il pas dès-lors accablée de tout le poids! .... Elle m'interrompit: impitoyables Dieux, vous devez être ſatisfaits! Votre plus cruelle vengeance eſt accomplie: je deſcends au tombeau, chargée des malédictions de Faublas!

Elle retomba ſur ſon lit, elle expira.

Et comme je repaſſois dans l'autre pièce où les Médecins entouroient M. de Lignolle, l'un d'entre eux diſoit: pourquoi la dépouiller devant tout le monde? pourquoi violer inutilement les bienſéances? Il n'y a pas de reſſource, elle eſt morte.

Ainſi, preſqu'en même tems frappé de pluſieurs coups mortels, je perdis connoiſſance une ſeconde fois. Alors ſur-tout, ce fut une grande inhumanité de me rappeller à la vie. Oui, ma Sophie, s'il falloit maintenant, ſous peine d'être ſéparé de toi par un prompt trépas, retomber ſeulement pour une heure dans l'état où je reſtai pluſieurs ſemaines; s'il le falloit, ô ma Sophie! juge de ce que j'ai ſouffert! j'aimerois mieux te quitter & mourir.

Le Baron de Faublas, au Comte Lovzinski, le 3 Mai 1785.

„Je ſuis enchanté, mon ami, que votre Roi, juſte dans ſa clémence, vous ait rappellé dans votre patrie & veuille vous y rendre, avec ſa protection, vos emplois & vos biens. Dans quel moment vous m'avez quitté cependant Si votre fille & la mienne ne m'étoient reſtées, je ſuccombois à mon chagrin.“

„Je vous ai mandé qu'ils l'avoient retenu dix jours au château de Vincennes; qu'à ma priere, ils l'avoient transféré delà dans une maiſon de Picpus où l'on traite les inſenſés. Enfin, ils ont pris tout-à-fait pitié du plus malheureux des peres; ils m'ont permis de reprendre mon fils & de le ſoigner chez moi. Je viens de l'aller chercher. En quel état je l'ai trouvé, grands dieux! Preſque nu, chargé de chaînes, le corps meurtri, les mains déchirées, le viſage ſanglant, l'œil furieux! & ce n'étoit pas des cris qu'il pouſſoit! c'étoit des hurlemens, des hurlemens épouvantables“.

“Il n'a reconnu ni ſon pere, ni mon Adélaïde, ni même votre Sophie!

Sa démence eſt complette, elle eſt affreuſe; il n'a devant les yeux que d'horribles images: il ne parle que d'aſſaſſins & de tombeaux.“

“Voilà donc le fruit de ma coupable foibleſſe!“

“D'un moment à l'autre, j'attends de Londres un Médecin fameux pour les maladies de ce genre. On dit que perſonne ne guérira mon fils, ſi le Docteur Willis ne le guérit pas. Qu'il arrive donc, qu'il me rende Faublas & qu'il accepte tout ce que je poſſede.“

“Mon fils du moins ne ſera plus enchaîné. J'ai fait matelaſſer une chambre où ſix hommes le garderont nuit & jour. Six hommes ne ſuffiront peut-être pas. Tout-à-l'heure je l'ai vu, dans un accès de rage, briſer entre ſes dents, comme un verre fragile, le plat d'argent qui contenoit ſon dîner. Je l'ai vu traîner aux quatre cois de ſa chambre ſes gardiens étonnés. Si cette horrible frénéſie dure encore quelques jours, c'en eſt fait de mon fils & de moi.“

“Avant-hier ſeulement, vos aimables ſœurs ſont revenues de Briare prendre dans mon hôtel un appartement à côté de celui de leur nièce. Leur nièce! que vous dirai-je de ſa douleur? elle eſt égale à la mienne.“

“Adieu, mon ami, finiſſez vos affaires & revenez vîte.“

Le même au même, Mai 1785, à minuit.

„Willis eſt arrivé la nuit derniere; il a paſſé toute la matinée près de ſon malade, avec les gardiens. A deux heures, il m'eſt venu dire que mon fils alloit être ſaigné; mais qu'enſuite, pour lui faire ſubir ſa premiere épreuve, il falloit abſolument l'enchaîner. Le malheureux a donc été de nouveau mis aux fers, & par un excès de précaution dont l'événement a prouvé toute la ſageſſe, Willis a voulu que les gardiens du malade reſtaſſent dans ſa chambre à quelque diſtance de lui. Tout ſe trouvant prêt à ſix heures du ſoir, Sophie la premiere eſt entrée.“

“Il l'a regardée fixement pendant pluſieurs minutes, ſans proférer une parole; mais ſon viſage devenoit par degrés plus tranquille, & ſon œil de plus en plus s'adouciſſoit: enfin, c'eſt vous! a-t il dit, je vous revois! vous m'êtes rendue! ma trop généreuſe amie, approchez-vous, approchez donc.“

„Sophie, tranſportée de joie, couroit à lui les bras ouverts: gardez-vous-en bien! a crié le Docteur; & mon fils auſſi-tôt a répété: gardez-vous-en bien!.... oui, ma belle maman, gardez-vous-en bien. Le cruel Marquis n'attend que ce moment pour vous frapper. Vous voilà cependant! quel bonheur! je vous croyois morte. La profonde bleſſure étoit au ſein gauche, près du cœur.“

“Alors Adélaïde toute tremblante, eſt venue joindre ſa bonne amie: elles ſe ſont mutuellement ſoutenues.“

“Te voilà, petite? s'eſt-il écrié d'un ton fort doux. Tu viens me voir avec ta maîtreſſe?... Parle, Juſtine, parle-moi: toi que j'ai toujours vue ſi gaie, pourquoi me paroîs-tu ſi triſte?... Mais c'eſt Mlle. de Brumont, je crois? oui, c'eſt une ombre qui vient m'épouvanter! Auſſi-tôt Willis a dit à ma fille: retirez-vous. Le malade attentif a répété: ſans doute! retirez-vous..... & vous auſſi, Madame la Marquiſe..... L'heure fatale approche. La Baronne ſait que vous êtes ici; votre cruel mari... Je ſuis ſans armes, il pourroit vous aſſaſſiner! ma trop généreuſe amie, retirez-vous.... Mais un inſtant! commence par me rendre mon Eléonore. Rends-la moi, perfide! rends-la moi! ſinon je vais te déchirer de mes propres mains.“

“Sophie prit la fuite, je me preſſai trop de paroître. Dès qu'il me vit, il cria d'une voix effroyable: le Capitaine! tu viens juſqu'ici pour m'arracher ta ſœur & l'égorger! attends! A ces mots, il prit un ſi terrible élan, qu'il briſa ſa chaîne. Si je ne m'étois auſſi-tôt ſouſtrait à ſa rage, ſi ſes gardiens ne l'avoient empêché de me pourſuivre, l'infortuné tuoit ſon pere.“

“Sophie, Adélaïde & moi nous avons écouté dans la pièce voiſine. Il a paru reprendre quelque tranquillité, mais à la fin du jour, il a donné les ſignes d'une violente agitation qui s'eſt toujours augmentée à meſure que la nuit eſt devenue plus ſombre. Enfin, d'un ton qui nous a fait frémir de crainte & d'horreur, il a diſtinctement prononcé ces mots: les vents ſont déchaînés! le ciel paroît en feu! l'onde mugit! quel tonnerre!... neuf heures!... elle eſt là!“

“Comme il a voulu ſe précipiter dehors, ſes gardiens l'ont retenu: pourquoi m'arrêter? Ne la voyez-vous pas qui reparoît ſur les flots?... barbares! vous voulez que la mere & l'enfant périſſent! & vous auſſi, mon pere, ma ſœur, Sophie, vous auſſi, vous m'empêchez de la ſecourir! Vous ordonnez ſa mort. Tout le monde ſe réunit contre elle. Eh bien! je la ſauverai, malgré tout le monde.“

“Sept hommes ſuffiſoient à peine pour le retenir; il s'eſt débattu dans leurs mains pendant un grand quart-d'heure; & l'ardente fievre qui lui donnoit ces forces prodigieuſes, l'ayant quitté tout-à-coup, il eſt tombé preſque ſans mouvement. Maintenant il dort, mais de quel ſommeil! on voit trop bien que des rêves affreux le tourmentent. O mon fils! mon cher fils!... Dieu ſévere, ſoyez juſte: n'eſt-il pas trop puni!“

“Je viens d'avoir avec Willis un long entretien; je ſuis infiniment content du traitement qu'il prépare à Faublas. Attendez le ſalut du malade, de l'habileté du Médecin; c'eſt en e le que nous avons tous mis nos eſpérances. Adieu, mon ami.“

Le même au même, le Mai 1785 dix heures du ſoir.

“J'ai trouvé dans le village de Dugny, près le Bourget, à trois lieues de Paris, une maiſon qui m'a paru convenable aux deſſeins de Willis. Elle eſt environnée d'un vaſte jardin anglois que traverſe une riviere aſſez large, mais peu profonde, & dont les eaux coulent toujours paiſibles. Ses bords ſont plantés de peupliers, de ſaules-pleureurs & de cyprès. Dans ce ſéjour des regrets, tout ſemble d'abord fait pour appeller les triſtes ſouvenirs; mais pourtant la beauté du lieu, ſon aſpect tranquille & l'air plus pur qu'on y reſpire, doivent promptement écarter les paſſions violentes & diſpoſer l'ame à la mélancolie tendre; c'eſt là que nous ſommes venus ce matin nous établir tous.“

“Le ſoir, comme de coutume, au coucher du ſoleil, mon fils a cru voir l'épouvantable orage & entendre ſonner l'horloge fatale. Comme de coutume, il a répété ces mots terribles: neuf heures! elle eſt là! Déjà, dans un accès de fureur, l'infortuné nous imputoit la mort de cette femme que nous l'empêchions d'aller ſecourir, lorſque Sophie, cachée dans une pièce voiſine, Sophie, docile aux ordres du Docteur, a crié de toutes ſes forces: pourquoi l'arrêter? qu'on ouvre toutes les portes! qu'il ſoit libre!“

“Auſſi-tôt il s'eſt élancé dehors, il a deſcendu plus prompt que l'éclair, & tout-d'un-coup, ayant apperçu la riviere, il a couru s'y précipiter. Nous le ſuivions à quelque diſtance, & moi-même je me tenois prêt à plonger, ſi quelque nouveau malheur devoit nous menacer. Il a nagé pendant près de vingt minutes, toujours aux environs du pont, du haut duquel il s'étoit jetté. Enfin, il eſt revenu ſur la rive en gémiſſant. Il s'eſt enfoncé dans le boſquet le plus ſombre, il y a gardé long tems un morne ſilence, puis tout-à coup: ſi tu n'en reviens pas, a-t-il dit, c'eſt ici que je te veux creuſer une tombe. Enſuite il a paru prêter l'oreille, & comme s'il n'eût fait que répéter ce que quelqu'un auroit oſé lui dire: elle eſt morte! s'eſt-il écrié: ah! pourquoi me l'annoncer tout de ſuite? Il s'eſt évanoui; nous l'avons reporté dans ſa chambre.“

“Adieu, mon ami Quand revenez-vous? quand revenez-vous nous aider à ſupporter nos maux?“

“P. S. J'oubliois une nouvelle: avant de quitter Paris, j'ai ſu que Madame Montdeſir venoit d'être conduite à St. Martin; c'eſt l'effet du juſte reſſentiment de M. de B***..

Le même au même, ce Mai 1785, a minuit.

“Il y a eu dans la journée moins d'agitation; on ne l'a pas entendu parler ſi ſouvent du Marquis & du Capitaine; mais ce ſoir, à l'heure fatale, l'horrible ſonge eſt revenu. Sophie alors, comme la veille, a crié: pourquoi l'arrêter? qu'on ouvre toutes les portes! qu'il ſoit libre! Comme la veille il s'eſt précipité dans la riviere; mais revenu ſur le rivage, il a trouvé dans le boſquet ſombre une pierre de marbre noir que Willis y avoit fait porter. Il a d'abord frémi: nous l'avons vu peu à peu s'approcher en tremblant. Enfin, à la lueur d'une lampe attachée au cyprès, il a lu très-diſtinctement cette inſcription: Ci git la Comteſſe de Lignolle. Auſſi-tôt, il s'eſt jetté ſur la tombe, des pieds & des mains il a frappé le marbre; il a pouſſé de longs gémiſſemens; mais il ne s'eſt point évanoui. On avoit placé près de la pierre pluſieurs matelas, ſur leſquels, après une heure de ſouffrance, il eſt venu s'étendre & s'aſſoupir. Alors on lui a mis doucement pluſieurs couvertures ſur le corps. Son ſommeil ne paroît pas auſſi pénible qu'à l'ordinaire.“

“J'ai reçu pour lui deux billets: l'un du Vicomte de Lignolle, & l'autre du Marquis de B**. Ah! quand mon fils ſera-t-il en état de répondre à ſes ennemis? Adieu, mon ami.“

Le même au même, Mai 1785, ſix heures du matin.

“Eſpérons, mon ami, voilà déjà quelques changemens heureux. Le matin, à la pointe du jour, il eſt revenu lui-même dans ſa chambre. Il a dormi quelques heures dans la journée. Le ſoir, au coucher du ſoleil, il n'a pas vu d'orage; mais avec un commencement d'agitation, il a dit: ô Divinité compâtiſſante! m'oublierois-tu donc aujourd'hui? Le moment approche, viens à mon ſecours, délivre-moi de mes ennemis. Sa femme auſſi-tôt a crié: qu'il ſoit libre! Il a donné quelques ſignes de joie, il a deſcendu ſans beaucoup de précipitation, il a pris le chemin de la riviere; mais au milieu du pont il s'eſt arrêté, promenant ſur les eaux un triſte regard: ſi tranquille & ſi cruelle! a-t-il dit avec un profond ſoupir. Hélas!“

“En entrant dans le boſquet, il a frémi. Il a pluſieurs fois gémi, pluſieurs fois baiſé la tombe; puis nous l'avons vu ſe relever & chercher quelque choſe. Enfin, il a caſſé une branche de cyprès, & ſur le ſable, autour de la pierre, il a gravé ces mots: Ci gît auſſi la Marquiſe de B***.“

“Il a paſſé la nuit dans le boſquet & comme s'il fuyoit la lumiere, il rentré dans ſa chambre à la pointe jour.“

Le même au méme, 15 Mai 1785.

“Willis paroît avoir tout-à-fait réuſſi dans ce qui preſſoit davantage; les plus dangereux ſouvenirs ſont écartés; depuis ſix jours, le ſonge affreux n'eſt pas revenu. La démence eſt toujours complette, mais la frénéſie eſt abſolument paſſée, & ſi je ne dois pas me flatter que mon fils recouvre jamais la raiſon, du moins je ſuis déjà sûr que nous n'aurons pas ſa mort a pleurer.

“Le ſouvenir du Marquis & du Capitaine rarement le tourmente; & quand il parle d'eux, ce n'eſt plus avec la même fureur. Il ne menace plus il lis, il ne frappe plus ſes gardiens, il reprend la douceur naturelle de ſon caractere. Sa mémoire auſſi commence à revenir, mais ſeulement pour tout ce qui a quelque rapport direct avec la Marquiſe, & ſur-tout avec la Comteſſe. L'ingrat ne s'entretient jamais ni de ſon pere, ni de ſa ſœur; quelquefois pourtant le nom de Sophie vient ſur ſes levres. Nous reconnoîtroit-il? je n'oſe le croire, & Willis dit qu'il n'eſt pas encore tems que nous paroiſſions devant l'infortuné.“

“Tous les ſoirs, à la voix de ſa femme, il va gémir dans le boſquet; mais il ne peut pleurer, mais toujours plongé dans une triſteſſe profonde, il eſt encore loin de la tendre mélancolie. La nuit derniere cependant, il a pluſieurs fois quitté la tombe, pour ſe promener dans les allées d'alentour; nous n'avons pas remarqué ſans un vif chagrin qu'il choiſiſſoit les plus ſombres, qu'il y marchoit à grands pas, & que chaque fois qu'il entendoit ſonner l'horloge de la Paroiſſe, agité d'un prompt frémiſſement, il couroit au bord de la riviere & ſembloit regarder avec beaucoup d'inquiétude ſi rien ne ſe montroit à la ſurface de l'eau.“

“Willis, continuellement prêt à careſſer les idées de ſon malade, quand il n'y trouve pas trop de danger, Willis avoit fait mettre à côté du tombeau de la Comteſſe, celui de la Marquiſe. e ne ſais pourquoi leur malheureux amant n'a pas voulu ſouffrir deux monumens dans le même boſquet. Toujours il a recouvert de terre le marbre derniérement placé; toujours à côté de celui de M. de Lignolle, il a gravé ſur le ſable: Ci git auſſi la Marquiſe de B***.

“Je crains, je m'inquiete, je trouve le tems bien long. Willis me raſſure; il me dit que tout va pour le eux, qu'il ne faut rien précipiter. A la bonne heure; mais votre fille & la mienne ont comme moi beſoin de tout leur courage. Adieu, mon ami.“

P. S. M. de Roſambert guérira de ſa bleſſure; mais il faut qu'à la mort de Mme. de B*** de graves accuſations ſe ſoient élevées contre ſon premier amant. Il vient de perdre ſes emplois à la Cour, & l'on aſſure que les Officiers de ſon Corps doivent lui faire écrire qu'ils ne veulent plus ſervir avec lui.“

Le même au même, 16 Mai 1785, neuf heures du ſoir.

O mon ami! félicitez-moi, félicitez-vous: votre fille, votre adorable fille nous a ſauvés tous.“

“Ce ſoir, elle crie: qu'il ſoit libre! & ſoudain elle s'échappe, elle ſe précipite, elle arrive avant ſon époux au boſquet dont elle lui défend l'entrée. Que venez-vous chercher? lui dit-elle. Sans la regarder, il répond: je cherche un tombeau. Et votre fille, du ton le plus tendre, d'un ton dont l'ame la plus inſenſible ſe fut émue, votre charmante fille lui réplique: Pourquoi chercher un tombeau, mon bien-aimé? Ta Sophie n'eſt pas morte! Il s'écrie: c'eſt la voix ſecourable! Et levant les yeux ſur elle: Sophie! .... Dieux! ma Sophie! Il tombe dans ſes bras ſans connoiſſance, elle le ſoutient, nous voulons l'emporter, Willis accourt: non. L'amour, heureuſement téméraire, a commencé la guériſon; que l'amour l'accompliſſe & qu'il y ſoit aidé par la nature. Frappons de tous les coups à-la-fois ce jeune homme déjà puiſſamment ému. Vous, ſon pere, reſtez là; vous, ſa ſœur, approchez; qu'à ſon réveil il trouve autour de lui les objets les plus chers à ſon cœur.“

Faublas ouvre les yeux. Ma Sophie! s'écrie-t il .... mon pere!.... mon Adélaïde! Eh! d'où venez-vous donc? ... Où ſommes-nous? ... J'ai fait un rêve affreux qui m'a paru durer pluſieurs ſiecles! .... Un rêve? Ah! mon Eléonore! ah! Mm. de B***!“ “Son épouſe le preſſe ſur ſon ſein, le couvre de baiſers & répete: mon bien-aimé, ta Sophie n'eſt pas morte. Sophie! dit-il, Sophie me rendra plus que je n'ai perdu. Sophie! ah! que je ſuis coupable! ... & vous tous auſſi, pardonnez-moi mon ingratitude & les chagrins que je vous ai donnés.“

“Il tombe à nos genoux, il veut parler, il ne le peut! Ses larmes enfin s'ouvrent un paſſage, ſes ſanglots étouffent ſa voix. Willis fait un cri de joie: c'en eſt fait! le voilà ſauvé. Il eſt à nous, je vous réponds qu'il eſt à nous.“

“Cependant il vient de ſe relever, il ſe ſent très-foible. Appuyé ſur le bras de ſa femme & de ſa ſœur, il regagne lentement la maiſon. Il paſſe ſur le pont ſans regarder la riviere; bientôt cependant il tourne la tête, il jette un coup-d'œil ſur le boſquet dont nous l'éloignons: Tenez, nous dit-il; prenez pitié d'un reſte de foibleſſe: ne détruiſez pas ce tombeau.“

“Nous venons de le mettre au lit, il s'y eſt tout de ſuite endormi d'un profond ſommeil. Votre adorable fille nous a ſauvés tous.“

Le même au même, 18 Mai 1785 onze heures du ſoir.

“Il a dormi trente-huit heures ſans interruption; & depuis qu'il veille, il ne dit, il ne fait rien qui ne ſoit plein de raiſon & de ſenſibilité. Il eſt vrai que de tems en tems nous le voyons ſé livrer à de cruels ſouvenirs; mais un mot de ſon pere, une careſſe de ſa ſœur, un regard de ſa femme chaſſent ſes regrets. Au reſte, Willis veut bien qu'on s'efforce de diſtraire le convaleſcent; mais il défend qu'on l'importune, il ordonne même qu'on l'abandonne quelquefois à ſes rêveries mélancoliques, & ſur-tout qu'on ne le trouble jamais dans ſes promenades nocturnes. L'entrée du boſquet n'eſt permiſe qu'à Sophie.“

“Ce ſoir, au moment critique, il a deſcendu dans le jardin, & ſans regarder la riviere, il s'eſt promené lentement par-tout où le haſard a paru le conduire. Il a fini pourtant par ſe rendre au boſquet. Sophie l'y attendoit. Viens, mon bien-aimé, nous allons pleurer enſemble. Il eſt vrai que ce monument plaît à ma douleur, a-t-il dit; mais il y faut une inſcription. -- Faiſons-là, mon ami, j'ai mon crayon, dicte, je vais l'écrire, nous la ferons graver enſuite.“

“Ci gît la Comteſſe de Lignolle.

Ci gît auſſi la Marquiſe de B***.

Toutes deux en même tems adorerent le même jeune homme. Toutes deux, le même jour & preſqu'à la même heure périrent d'une mort également tragique. Victimes d'une deſtinée pareille, elles ſeront enfermées dans la même tombe, & ne laiſſeront pas le mêmes regrets.

La Marquiſe mourut à vingt-ſix ans dans le plus grand éclat de ſa beauté. Mon Eléonore, toute charmante, venoit à peine de commencer, quand elle a fini. Elle avoit ſeize ans, cinq mois & neuf jours. Mon enfant eſt mort avec elle Pourquoi cela? Qu'avoit fait aux Dieux, cette innocente créature?

Plaignez la Marquiſe de B***. Donnez des pleurs à Madame de Lignolle. Donnez ſur-tout des pleurs à leur amant qui leur a ſurvécu.“

“Mon bien-aimé, ta Sophie n'eſt pas morte. -- Inſenſé que je ſuis! s'eſt-il écrié: raye, raye cette derniere ligne.“

“Les chers enfans ſont rentrés enſemble. Maintenant, Faublas eſt auſſi profondément endormi que s'il eût veillé la nuit derniere. Adieu, mon ami, revenez donc, revenez partager notre joie.“

P. S. La Baronne de Fonroſe eſt, dit-on, tout-à-fait méconnoiſſable. On aſſure que ne pouvant ſe conſoler de la difformité de ſa figure, elle va pour jamais s'enſevelir dans un vieux château du Vivarais. Cette femme-là m'a fait bien du mal.“

Le même au même, le 18 Juin 1785, dix heures du matin.

“Il a repris ſes forces, ſon embonpoint, ſa fraîcheur; mais il eſt toujours penſif & mélancolique; mais il va tous les ſoirs pleurer au monument du boſquet.“

“Je ne dois plus, à préſent qu'il paroît certain que le fâcheux accident n'aura pas de ſuites dangereuſes, je ne dois plus vous cacher que mon fils nous a donné, l'un des jours de la ſemaine derniere, une terrible alarme: il avoit fait très-chaud toute la journée; au coucher du ſoleil, il y eut un orage. Faublas, dès qu'il entendit le bruit des vents, parut très-agité; il ne put voir la nuée ſans frémir; au premier coup de tonnerre, il s'alla précipiter dans l'eau. Mais auſſi-tôt, il regagna le rivage, en nous appellant tous. Il pleura beaucoup. La nuit qui ſuccéda, fut tranquille, & le lendemain, en voyant mon fils, vous n'euſſiez jamais cru qu'il avoit eu la veille une attaque auſſi violente.“

“Willis ne m'a point flatté. Willis m'a déclaré que de ſa vie, peut-être, Faublas ne pourroit entendre un coup de tonnerre. Il m'a ſur-tout recommandé de ne jamais permettre à mon fils de rentrer dans Paris, parce qu'il ſeroit poſſible qu'à la vue du Pont-Royal il retombât dans le cruel état dont nous avons eu tant de peine à le tirer.“

“Ne pas lui permettre de rentrer dans Paris! Où donc irons-nous demeurer? Dans ma Province, ou bien dans Varſovie. La propoſition que vous me faites par votre derniere lettre, mon ami, mérite pourtant de ſérieuſes réflexions. Quitter la patrie de mes peres pour aller dans la vôtre me fixer avec mes enfans! Je vous demande le tems d'y ſonger. En attendant que je me détermine, recevez, mon cher Lovzinki, toutes mes félicitations, puiſqu'enfin votre nom, vos biens, vos emplois vous ſont à-la-fois rendus. Boleſlas & vos ſœurs nagent dans la joie; ils ne parlent que d'aller vous rejoindre. Je ſens bien que ſi je veux reſter en France avec mon Adélaïde, il me faut renoncer à mon fils; car jamais vous ne pourriez vous décider à vivre ſéparé de la fille de Lodoiska. Je ſens bien qu'avec de l'eſprit, de la fortune & de la beauté, mon Adélaïde trouvera par-tout à s'établir avantageuſement. Mais laiſſer en France un ancien nom! m'éloigner du tombeau de mes peres! je vous demande le tems d'y ſonger.“

“Avant-hier, j'ai, ſans le vouloir, donné bien du chagrin à mon malheureux fils. Vous vous ſouviendrez peut-être de ce riche écrin que Jaſmin nous a remis, dans l'appartement de Faublas, le jour de la terrible cataſtrophe. Le domeſtique, auſſi diſcret que fidele, n'a jamais voulu me dire d'où venoient ces diamans. Avant hier, je les ai montrés à mon fils; auſſi-tôt je l'ai vu fondre en larmes. Cet écrin, c'étoit celui de ſon Eléonore. Oh! que je me ſuis repenti de ne l'avoir pas deviné! Il a baiſé l'une après l'autre chaque pièce du petit coffre; puis avec beaucoup d'exaltation: Jaſmin! s'eſt-il écrié: reporte cela tout-à-l'heure à M. le Comte de Lignolle. Dis-lui que j'ai gardé pour moi la pièce la moins riche, mais la plus précieuſe; dis-lui bien de ma part que le Capitaine eſt un lâche, s'il ne vient pas me redemander l'anneau de mariage de ſa prétendue belle-ſœur. Peut-être étoit ce le moment de montrer à mon fils le cartel inſolent & barbare du Vicomte; mais j'ai craint de cauſer à-la-fois trop d'agitation à ce jeune homme dont je connois la redoutable impétuoſité.“

„Je viens d'apprendre que la Marquiſe d'Armincour étoit tombée dangereuſement malade en Franche-Comté. Je tremble que ſon chagrin ne la tue. Pauvre femme! Elle adoroit ſa nièce, & la petite, en vérité, le méritoit. Je me garderai bien d'annoncer à Faublas les dangers de la tante; il ſe reproche aſſez les infortunes de la nièce.“

“Willis a reconnu que ce jeune homme ardent & malheureux avoit beſoin d'une occupation, & qu'il falloit à ſa mélancolie un objet capable de la fixer d'abord & de la diſtraire enſuite. Il lui a conſeillé d'écrire l'hiſtoire de ſa vie Votre fille y conſent, j'y conſens auſſi, pourvu que le manuſcrit ne ſoit jamais rendu public .“

“Hier, Willis eſt reparti pour Londres; il ne vouloit rien accepter; je l'ai forcé de me confier ſon porte feuille ou j'ai mis en billets de caiſſe cinq années de mon revenu. Voilà de ces occaſions où l'on regrette de n'être pas dix fois plus riche. Allez, Willis! emportez les bénédictions de toute une famille, & méritez quelques jours les bénédictions d'un peuple entier .“

“Votre fille auſſi vient de recevoir ſa récompenſe: ſon amant & ſon époux lui ont été rendus cette nuit. Nos heureux enfans ſont encore au lit. Adieu, mon ami.“

Le même au même, 26 Juin 1785, quatre heures du ſoir.

“J'accepte vos propoſitions, mon ami; j'y ſuis preſque forcé. Aujourd'hui, de très-bonne heure, on eſt venu remettre à mon fils une lettre-de-cachet qui lui ordonne de commencer, ſous vingt-quatre heures, ſes voyages dans l'étranger, J'arrive de Verſailles; j'ai vu mes amis, j'ai vu les Miniſtres: il paroît que l'exil de Faublas doit être long-tems indéfini. Quel dommage! Si l'amour paternel ne m'aveugle pas, ce jeune homme étoit fait pour aller à tout dans ſon pays.“

“J'ai demandé quinze jours pour les préparatifs néceſſaires à notre départ; ils ne m'ont été donnés qu'à cette expreſſe condition: que pendant ce tems-là, le Chevalier ne ſortiroit pas de la maiſon de Dugny.“

“Encore quinze jours, mon ami, enſuite nous partons tous enſemble, & nous ſommes à vous le plutôt poſſible, & nous ſommes à vous pour toujours. Adieu. Je ne vous dis rien de l'impatience de votre fille; Dorliska vous écrit tous les courriers.“

Le Chevalier de Faublas au Vicomte de Lignolle, 6 Juillet 1785.

“M. le Baron vient de me communiquer, ſeulement tout-à-l'heure, votre billet que depuis long-tems je deſirois, Capitaine. Me. de Lignolle, que votre rage a perdue, n'eſt pas encore vengée: le tems me paroît long.“

“Au reſte, ſi votre cartel ne contenoit que de groſſieres injures & d'impertinentes bravades, je ne m'en étonnerois pas. Mais je ne puis trop admirer le raffinement de votre barbarie: vous exigez que le même jour & dans le même inſtant le pere & le fils ſe battent contre les deux freres! vous l'exigez? ſoyez content. Le Baron & le Chevalier de Faublas ſe rendront le 4 de ce mois à Kell, où juſqu'au 16, ils attendront le Comte & le Vicomte de Lignolle. Au revoir.“

Le même au Marquis de B***, le Juillet 1785.

„Monſieur le Marquis, “M. le Baron vient de me remettre votre billet auquel je ſuis déſolé d'être obligé de répondre. Si vous le voulez abſolument, je ſerai le 17 de ce mois à Kell, où je m'arrêterai juſqu'au 20. Mais je fais les vœux les plus ardens pour que ſatisfait de trouver ici les aſſurances de mes vifs regrets, vous ne quittiez point Paris.

J'ai l'honneur d'être, &c.“

Le Chevalier ae Faublas au Comte Lovzinski, de Kell le 14 Juillet 1785, dix heures du matin.

“Mon très-cher beau-pere, “Suis-je aſſez à plaindre? Tous ceux que j'aime veulent, par une généroſité mal entendue, ſacrifier leurs jours pour ſauver les miens; comme ſi de deux amans ou de deux amis, le plus malheureux n'eſt pas celui qui ſurvit à l'autre.“

“Ce matin, les deux freres arrivent; le Comte de Lignolle témoigne à ma vue quelque colere; mais ſon front pâlit, ſa voix s'altere, & dans tout ſon maintien, je n'ai pas de peine à voir que, forcé par ſon frere à faire un acte de vigueur, M. le Comte aimeroit mieux n'avoir pas avec moi d'explication. Le Capitaine m'adreſſe un regard farouche; & d'un ton auſſi menaçant qu'ironique: C'eſt moi, dit-il, qui veux avoir l'honneur de te mettre à l'ombre. Lui ſe battra contre ton pere. Au reſte, je vous annonce à tous deux que notre combat eſt un combat à outrance: ainſi, pourſuit-il en regardant M. de Belcour, malheur à quiconque n'a pour ſecond qu'une femmelette ou un fou ..... Chevalier, je te déclare que dès que je t'aurai tué, je vais aider mon frere à finir ce Monſieur. Il me montre mon pere. Je prends la main du barbare, je la lui ſerre avec force: tigre féroce! ... & je ne t'arracherois pas ton odieuſe vie!“

“Mon pere & moi nous laiſſons vos ſœurs, la mienne & Sophie à la garde de Boleſlas. Nous partons avec nos deux ennemis. A peine hors des remparts, nous mettons pied à terre.“

“Je tire mon épée: ô mon Eléonore! tes mânes crient vengeance; reçois le ſang qui va couler. -- Le Capitaine s'écrie: pourquoi ne demandes-tu pas auſſi qu'on vous enferme dans le même tombeau? Il vient ſur moi; nous commençons un furieux combat qui ſe ſoutient long-tems avec une parfaite égalité.“

“M. de Belcour cependant avoit, depuis pluſieurs minutes, obtenu ſur le Vicomte de Lignolle une victoire facile; mais trop plein d'honneur pour exercer contre le Capitaine l'horrible condition que le Capitaine lui-même avoit pourtant impoſée, mon pere demeure ſpectateur immobile de mes efforts devenus plus grands. Enfin le Vicomte eſt frappé; mais mon épée rencontre une côte & ſe briſe. Mon ennemi me voyant à-peu-près déſarmé, croit pouvoir m'accabler de ſes coups; heureuſement, il ne les porte plus que d'un bras affoibli, & je puis les parer encore avec le tronçon qui me reſte. Effrayé pourtant de l'inégalité de ce combat, mon pere, mon trop généreux pere ſe précipite entre nous: tiens! s'écrie-t-il en me donnant ſon épée; tu t'en ſerviras mieux que moi. Hélas! tandis qu'il me parle, il préſente au Vicomte ſon flanc découvert. Le cruel frappe! il alloit redoubler, lorſque le menaçant d'une épée déjà rougie du ſang de ſon frere, je le force à s'occuper uniquement de ſa défenſe ... Le barbare! je l'ai puni! Il s'eſt roulé dans la pouſſiere, tandis que le Baron, les yeux levés au ciel, ſe ſoutenoit encore ſur ſa main droite & ſur ſes genoux. Le barbare! il eſt mort; mais avant ſon dernier ſoupir, il a vu le fils ſans bleſſure, prodiguer au pere les plus prompts ſecours.“

“Cependant, M. de Belcour eſt en danger; ſuis-je aſſez à plaindre? Amour, fatal amour, que de maux!.. Le courier part.... Ah! plaignez-moi, plaignez vos enfans; ils vous aiment tous, ils ſont tous dans la douleur.“

“Je ſuis avec reſpect, &c. Faublas.“

Le même au même, le 17 Juillet 1785, dix heures du matin.

“Mon très-cher beau-pere, “Sophie vous écrit réguliérement tous les matins; vous ſavez que la bleſſure du Baron n'eſt pas dangereuſe comme on l'avoit cru d'abord: vous ſavez que dans quinze ou vingt jours nous pourrons nous remettre en route, trop heureux d'en être quittes pour le cruel déplaiſir de vous rejoindre quelques ſemaines plus tard. Apprenez cependant le favorable événement d'aujourd'hui.“

“Sophie, Adélaïde & moi nous avions paſſé la nuit auprès du Baron; ma ſœur & ma femme, également fatiguées, venoient de s'aller coucher.

J'attendois, pour ſuivre Sophie, que l'une de mes tantes fût venue prendre ma place au chevet du malade chéri que nous craindrions trop d'abandonner un inſtant à des ſoins étrangers il étoit tout au plus ſept heures du matin.“

“Tout-à-coup, mon domeſtique vient m'étonner en m'annonçant que quelqu'un demande à me parler en particulier. Le Baron, juſtement inquiet, m'adreſſe la parole: ordonnez-lui de me dire la vérité. C'eſt le Marquis? -- Jaſmin, je vous défends de mentir: Eſt-ce le Marquis? -- Monſieur, ce n'eſt pas lui qui vous demande; mais c'eſt lui qui vous fait avertir qu'il vous attend derriere le rempart. -- Faublas, s'écrie M. de Belcour, vous avez de grands torts avec M. de B***; mais je n'ai qu'un mot à vous dire: ſi vous n'êtes pas de retour dans un quart-d'heure, j'expire avant la fin du jour. -- Dans un quart-d'heure vous me reverrez, mon pere. Je l'embraſſe & je pars.“

“Bientôt j'ai joint mon ennemi: Monſieur le Marquis, j'oſois eſpérer que vous ne viendriez pas? Il me regarde d'un air ſombre, & ſans daigne répondre, il ſe met en garde..Je pouſſe un cri: cette épée! c'eſt celle?.... Oui, dit-il; & tremble! Auſſi-tôt je tire la mienne & je me précipite ſur lui, ne cherchant qu'à le déſarmer. Au bout de quelques minutes, j'ai le bonheur de voir l'épée fatale ſauter à dix pas. Je m'élance, je la ſaiſis, je reviens au Marquis, & mettant un genou en terre: permettez-moi de garder cette épée, emportez la mienne, emportez l'aſſurance que je vous renouvelle.... Il m'interrompt: ah! faut-il encore que je lui doive la vie?“

“A ces mots, il remonte à cheval & diſparoît.“

“Je ſuis avec reſpect, &c.“

Le Vicomte de Valbrun au Chevalier de Faublas, de Paris le 15 Octobre 1786.

“Depuis trop long-tems, vous nous avez quittés, mon cher Chevalier; mais faut-il qu'au regret de votre perte ſe joigne encore le déplaiſir de votre indifférence? Avez-vous donc en ſortant de France, oublié tous vos amis? Pourquoi gardez-vous auſſi le plus profond ſilence avec un homme qui ne vous a jamais donné le moindre ſujet de plainte? Réparez vos torts envers moi; & ſi vous ne voulez que je vous accuſe d'ingratitude, donnez-moi de vos nouvelles & de celles de votre famille, par le premier courier & dans le plus grand détail.“

“La voix publique m'a dit que vous acheviez maintenant la rédaction des mémoires de votre adoleſcence. J'ai cru que vous apprendriez avec plaiſir quelle étoit préſentement l'exiſtence de quelques perſonnes, dont vous devez ſouvent faire mention dans l'hiſtoire de vos amours.“

“La Marquiſe d'Armincour, dévorée d'un inconſolable chagrin, vit plus que jamais retirée dans ſa Terre de Franche Comté. La Baronne de Fonroſe, devenue laide à faire peur, ne ſort plus de ſon vieux château du Vivarais. Le Comte de Roſambert s'eſt vu contraint auſſi de quitter le monde; la Comteſſe eſt accouchée à la fin du huitieme mois de ſon mariage: M. de Roſambert, que malgré ſes malheurs ſa gaieté n'abandonne pas, ſoutient plaiſamment à qui veut l'entendre, que le petit garçon de ſa femme reſſemble beaucoup à Mlle. de Brumont; il donneroit tout au monde, ajoute-t-il, pour que M. de B qui ſe connoît ſi bien en phyſionomie, pût examiner le viſage de cet enfant-là; & pour que M. de Lignolle, à qui nulle affection de l'ame n'échappe, tâtât le pouls de M. de Roſambert, quand on oſe devant elle parler du Chevalier de Faublas. Ce la Fleur qui ſervoit l'infortunée dont je ne vous écrirai pas le nom, étoit devenu le valet-de-chambre du mari veuf: mais il s'eſt aviſé de voler ſon maître qui, n'aimant pas les voleurs, a mis celui-ci dans les mains de la Juſtice: le malheureux a été pendu à la porte de l'hôtel Lignolle. Juſtine eſt depuis quatre mois ſortie d'une maiſon publique, dont le régime un peu ſévere ne l'a pas embellie; la pauvre enfant ne pouvant mieux faire, eſt devenue la cuiſiniere & le factotum d'une Mme, le Blanc, femme d'un Médecin du fauxbourg St. Marceau. On aſſure dans le quartier que la maîtreſſe & la ſervante vont ſouvent de moitié magnétiſer en ville. Le Comte de Lignolle, que M. votre pere n'avoit pas dangereuſement bleſſé, vit plein de génie plus que de ſanté. Néanmoins, des railleurs ont fait courir le bruit qu'au dernier printems, s'étant aviſé de boire le reſte de la phiole du Docteur Roſambert, M. le Comte s'étoit ſenti, pendant vingt-quatre heures, quelque velléité de ſe remarier; mais qu'en ſi peu de tems, il n'avoit jamais pu trouver une femme aſſez malheureuſe qui voulût de lui. Au reſte, vous devez ſavoir que ſes charades continuent de faire les délices de l'Europe. Le Marquis de B*** ſe porte bien; il eſt toujours, comme il le dit lui-même, un fort bon diable: pourtant il entre en fureur, quand il croit rencontrer une phyſionomie qu reſſemble à la vôtre; au demeurant, toujours content de la ſienne, & même regrettant quelquefois celle de ſa femme.“

“Adieu, mon cher Chevalier, j'attends votre réponſe avec impatience, &c.“ Le Chevalier de Faublas au Vicomte de Valbrun, de Varſovie le 28 Octobre 1786.

“Je ſuis, mon cher Vicomte, infiniment ſenſible à votre ſouvenir; vous m'avez envoyé des renſeignemens que je deſirois; & puiſque vous témoignez l'obligeant deſir de ſavoir préciſément ce que nous ſommes devenus, je m'empreſſe de vous l'apprendre. Il y a quinze mois que notre famille habite à Varſovie le palais du Comte Lovzinski; quinze mois ſe ſont écoulés comme un jour. Mon beau-pere eſt auprès du Monarque dans la plus grande faveur. Mon pere, le meilleur des peres, au comble de la joie, vit plus heureux du bonheur de ſes enfans que de ſon propre bonheur. Notre Adélaïde vient de choiſir pour ſon époux le Palatin de***, jeune Seigneur dont je vous ferai le plus brillant éloge en peu de mots: il me paroît digne d'elle. Moi, je ſuis pere; il n'y a pas tout-à fait quatre mois que Sophie m'a donné le plus joli garçon du monde. Ma Sophie, le premier ornement de la Cour de Varſovie, devient chaque jour plus adorable. Je jouis au ſein de l'hymen d'une félicité que je n'ai jamais connue dans mes égaremens.“

“Cependant, plaignez moi: j'ai perdu ma patrie & je ne puis me charger d'aucun emploi dans les armées de la République. Il me faut, pour toute ma vie, peut-être, renoncer à l'état auquel je ſemblois appellé. Tous les efforts de l'art, tous les efforts de ma raiſon ne peuvent rien contre un fantôme perſécuteur & chéri, dont la fréquente apparition me tourmente & me charme. O! Madame de B***, n'êtes-vous pour votre amant deſcendue dans la tombe qu'afin de pouvoir, ſans obſtacles & ſans relâche, vous attacher à ſes pas.“

„Encore, ſi ſon ombre me pourſuivoit ſeule! mais les Dieux vengeurs ont condamné Faublas à des ſouvenirs plus chers & plus funeſtes.“

“Si dans une nuit d'été le vent du midi s'éleve, ſi l'éclair fend la nue, ſi le tonnerre la déchire, alors j'entends réſonner un timbre fatal; j'entends un ſoldat, froidement barbare, me dire: elle eſt là. Soudain ſaiſi d'une invincible épouvante, abuſé d'une eſpérance folle, je cours à l'onde qui mugit; je vois ſe débattre au milieu des flots une femme... Hélas! une femme qu'il ne m'eſt pas plus permis d'oublier que d'atteindre. Oh! plaignez-moi.“

“Mais non, Sophie me reſte. Loin de me plaindre, enviez mon ſort, & dites ſeulement que pour les hommes ardens & ſenſibles, abandonnés dans leur premiere jeuneſſe aux orages des paſſions, il n'y a plus jamais de parfait bonheur ſur la terre.

FIN.

Appendix A

Imprimé par Jouaust et Sigaux

Appendix B Notes

Note: C'étoit au mois de juillet 1788 que je mêlois ainsi mes réclamations à celles de tous les citoyens. Comment deviner alors qu'au mois de juillet 89 la Bastille seroit, en moins de trois heures, emportée d'assaut par mes vaillans compatriotes? Comment deviner les rapides progrès de la Révolution qui devoit nous assurer, avec la liberté individuelle, la liberté publique? Grâces te soient rendues, Dieu de ma patrie! Tu as jeté sur elle un regard libérateur; tu lui as donné précisément ensemble tous les hommes et tous les événemens nécessaires à sa régénération si désirable et si difficile.
Note: On se souviendra peut-être que le baron de Faublas avoit pris le nom de Belcour dans la retraite où nous nous tenions cachés près de Luxembourg.
Note: Passade. Demandez aux plus jolies nymphes de notre Opéra, elles vous diront que c'est le mot technique.
Note: Et non vers le ciel, comme ils le disent tous en pareil cas: il faut être exact.
Note: Rappelez-vous que c'étoit le nom de baptême de la comtesse; nous en aurons besoin.
Note: Faites attention à ce cabinet de toilette, nous y reviendrons quelque jour; nous y reviendrons plus d'une fois. (Note de l'Éditeur.)
Note: Le canal de Briare, qui commence à la ville de ce nom, et traverse vingt-deux lieues de pays, vient finir à Saint-Mamertz. Le pont de Montcour est jeté sur le canal même, à six milles de son embouchure. On voit le village de Fromonville un quart de lieue plus loin.
Note:

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.

Corneille, Le Cid.

Note: Rappelez-vous qu'à la Porte-Maillot, où je blessai le marquis, Duportail tua son adversaire.
Note: La Croisière est à quatre lieues au-dessous de Montargis.
Note: Je puis rapporter ici mot à mot l'une des plus singulières scènes dont j'aie été le témoin et l'acteur: il est bien vrai que la situation où j'étois ne me permit pas d'entendre absolument tout ce qui fut dit de part et d'autre; mais les détails qui m'ont alors échappé, je les ai sus depuis de la bouche même de celle que son imprudence et son mauvais sort réduisirent à y jouer le principal rôle.
Note: La Chambre des communes et des pairs. Que si quelqu'un avoit l'injustice de me reprocher la manière superficielle et tranchante dont le comte de Rosambert juge et dénigre ici la seconde nation de l'Europe, il me sera sans doute permis d'observer, sans offenser personne, que c'est un jeune seigneur françois qui parle en 1784.
Note: Lecteur, vous saurez cette anecdote, s'il m'est jamais permis d'écrire l'histoire de Rosambert. Alors aussi je pourrai probablement vous apprendre les aventures de Dorothée. Maintenant, cela m'est encore défendu. Le temps présent est l'arche du Seigneur.
Note: (1) La Chambre des Communes & des Pairs. Que ſi quelqu'un avoit l'injuſtice de me reprocher la maniere ſuperficielle & tranchante dont le Comte de Roſambert juge & dénigre ici la ſeconde Nation de l'Europe, il me ſera ſans doute permis d'obſerver, ſans offenſer perſonne, que c'eſt un jeune Seigneur François qui parle, en 1784.
Note: (1) Le Jockey, monté ſur l'un des deux premiers chevaux.
Note: (1) Si vous avez oublié ce paſſage de l'hiſtoire de Rome, conſultez-let la choſe en vaut la peine.
Note: (1) Elle échappa, rompit le fil d'un coup, Comme un courſier qui romproit ſon licou. Le Conte des Lunettes. O! mon bon la Fontaine, je ne ſuis pas auſſi poliſſon que toi.
Note: (1) Madame de B*** le connoissoit, ce cabinet-là.
Note: (1) Sa mere.
Note: (1) On met toujours, corbleu, parce qu'on ne peut pas rapporter ici tous les aunes juremens plus énergiques dont le capitaine usoit familiérement.
Note: Les plus ſavans Juriſconſultes définiſſent le douaire: Pretium deflorata virginitatis. Je veux qu'il y ait auſſi de l'érudition dans cet Ouvrage, pour qu'on y trouve un peu de tout.
Note: (1) Faut-il répéter ici la raiſon cent fois rebat tue: tout le monde ne voit-il pas que M. Louve de Couvray n'eſt qu'un Secrétaire infidele. Note de l'Editeur.
Note: (1) C'eſt apparemment le même Docteur Willis qui vient de ſauver Georges III. note de l'Editeur.