TOME PREMIER.
[]IMPRIMERIE DONDEY-DUPRÉ,
Rue Saint-Louis, 46, au Marais.
[][]1 . SOIREE.
La Paye des Ouvriers .
[]Les soirées de la chaumiere
OU LES LEÇONS
NOUVELLE ÉDITION,
ILLUSTRÉE PAR TH. FRAGONARD .
Tome premier a paris,
CHEZ LECLERE, LIBRAIRE-ÉDITEUR, BOULEVART SAINT-MARTIN, 13 ;
AU BUREAU DE PUBLICATION, RUE DE THORIGNY, 3, ET CHEZ TOUS LES LIBRAIRES DE PARIS ET DES DÉPARTEMENTS.
1845 1844
[][]Le vertueux Palamène, agriculteur respectable, après avoir longtemps bêché le champ qui l'a vu naître, a trouvé dans ses épargnes le moyen d'agrandir ses possessions. Il a fait l'acquisition d'un vaste enclos où l'on ne voit s'élever qu'une simple chaumière, mais où l'on a rassemblé tout ce que l'art et la nature peuvent offrir de plus piquant. Ici, un bois, impénétrable aux rayons du soleil, invite le philosophe à la méditation ; là, des tapis de gazon offrent à l'agneau bondissant une verdure toujours renaissante ; plus loin, des saules antiques ombragent de leurs têtes chenues un ruisseau limpide, qui, murmurant sur des cailloux, va se perdre dans un canal où le cygne promène gravement sa tranquille indolence. Tout, en un mot, dans [4] ce site agreste, appelle au travail, à l'admiration et au recueillement.
Palamène a perdu une épouse qu'il adorait: il lui reste quatre enfants, gages touchants de l'hymen le plus doux. Il veut que la société lui sache gré un jour de lui avoir donné, dans ses quatre enfants, trois citoyens vertueux, et une mère de famille l'exemple de son sexe. Il a gardé près de lui Armand, son fils aîné, et sa fille Adèle. Pour ses deux plus jeunes fils, il les avait mis, en bas âge, chez une de ses parentes, qui en avait pris soin depuis la mort de leur mère. Mais cette parente elle-même vient de fermer les yeux ; Palamène a rappelé ses enfants: il ne veut plus qu'ils sortent de ses bras paternels. Aidé par les soins de Marcelle, sa bonne vieille gouvernante, qui l'a vu naître lui-même, il espère leur donner une éducation naturelle, une éducation fondée sur l'exercice comme sur l'étude, et même sur l'expérience. Son plan est singulier, mais il le suivra avec activité : il n'a plus que ce soin à remplir ; c'est là son unique occupation. Il pense qu'après avoir soigné les productions de la nature , il ne peut mieux employer les dernières années de sa vie qu'à cultiver le cœur et l'esprit de jeunes citoyens dont il doit tourner les facultés physiques et morales à l'avantage, au plus grand bien de sa patrie. Palamène possède tout ce qu'il faut pour y réussir : son jardin lui offre mille sites différents, pour les instruire et les exercer à la course, à la lutte et à la gymnastique ; sa chaumière renferme tous les genres de travaux et d'observations : située sur le bord d'une grand'route, à deux pas d'un bois sombre et d'une vaste étendue, elle lui permet tous les genres d'épreuves qu'il veut faire subir à ses jeunes élèves. Palamène est adoré de tous les habitants [5] de son village ; tous peuvent l'aider dans son entreprise ; tous lui ont promis d'entrer dans le vaste plan d'éducation qu'il s'est tracé ; tous, en un mot, pensent, comme Palamène, qu'il n'est point de plus douce occupation que celle de former des hommes à la vertu, aux bonnes mœurs, à l'amour de la liberté.
Après avoir donné cet aperçu des projets du vieux laboureur, récapitulons les personnages que nous allons avoir sous les yeux, et sans réclamer l'indulgence du public pour un essai qu'il jugera plutôt d'après l'intention de l'auteur que d'après ses moyens, entrons sur-le-champ en matière, et déroulons peu à peu à ses yeux le plan d'éducation naturelle que nous nous sommes proposé de lui offrir. Voici donc les noms des principaux personnages qui vont agir dans cet ouvrage :
Palamène, père de famille ; Marcelle, sa vieille gouvernante ; Armand, son fils aîné, âgé de quinze ans ; Adèle, sa fille, quatorze ans ; Benoît, treize ans ; et Léon, douze ans: plus, un jeune orphelin de treize ans et demi, nommé Jules, que Palamène a adopté, et qui a été élevé sous ses yeux par la bonne Marcelle, avec Armand et Adèle.
Tous les soirs cette famille intéressante se réunit dans la chaumière , et c'est là qu'on la voit s'exercer sans cesse à la théorie comme à la pratique des vertus. Palamène, tout en cultivant le patrimoine de ses pères, a passé sa vie à étudier tous les arts, tous les talents: il peint, il dessine, il fait des armes, de la musique ; il a des livres: pouvait-il choisir pour ses enfants un meilleur instituteur que lui-même ?...
[][]La paye des ouvriers.
Il est sept heures : la plus belle soirée couronne le plus beau jour d'automne : la nature, belle et majestueuse comme le père de famille au milieu de ses enfants, attend en silence la rosée du soir qui va rendre la vie et la fraîcheur à ces végétaux que la chaleur du jour a flétris ; le soleil quitte notre hémisphère pour en éclairer un autre qui soupire après sa lumière vivifiante : c'est l'heure du repos pour les bons agriculteurs ; c'est l'heure de l'étude pour le vertueux Palamène.
Respectables pères de famille , et vous, instituteurs zélés et philosophes, venez voir ce vieillard vénérable, venez le voir s'entourer [8] de ses enfants, s'asseoir avec eux devant la porte de son rustique manoir, au bord du petit parterre qu'il a formé de ses mains, et orné de mille fleurs odoriférantes. C'est là qu'il va dicter des leçons de sagesse et de vertu aux intéressantes créatures qui doivent sortir un jour de ses mains, pures comme le diamant qui sort, brillant et poli, des mains du laborieux lapidaire. C'est enfin là que vous verrez l'homme vertueux travailler au plus bel ouvrage que nous prescrivent Dieu et la société, à celui de l'éducation.
Palamène est assis au centre de ses jeunes élèves ; Marcelle, sa bonne gouvernante, est occupée près de lui à des ouvrages utiles à l'économie de sa maison ; il regarde si son petit auditoire est bien attentif, et il lui tient ce discours :
Mes enfants... que ce moment où je vous vois tous réunis sous mes yeux paternels est cher à mon cœur ! Combien mon âme jouit de pouvoir tous vous embrasser, et de voir près de leur frère, de leur sœur, deux fils qui sont également aimés de leur père ! Benoît, Léon, qu'en pensez-vous ? N'êtes-vous pas plus contents de votre situation actuelle ? La mort vous a enlevé une bienfaitrice que vous ne devez jamais oublier, et je vous ai rappelés dans mon sein. Vous allez vivre avec moi, avec Armand, Adèle et ce bon petit Jules, cet intéressant orphelin que j'ai adopté, et que vous aimerez bientôt comme un frère de plus que la nature vous a envoyé. Mes enfants, mes amis, soyez toujours unis ; que jamais aucune rivalité ne trouble le charme de votre touchante affection ! Vous voyez tous Jules : vous ignorez les malheurs de cet enfant adoptif ; eh bien, je vais vous les raconter : écoutez-moi ; et si la sensibilité vous arrache des larmes, laissez-les couler librement. Loin de moi ce stoïcisme condamnable [9] qui tarit les pleurs du sentiment, qui arrête l'expansion d'une âme touchée de l'infortune et de l'abandon ! Si la nature a donné à l'homme la faculté des larmes, il ne doit les verser que sur les malheurs de son semblable.
Vous m'écoutez tous, n'est-ce pas ? Je vais donc vous raconter cette histoire, qui vous prouvera que tout homme est né pour travailler, et que le fainéant cause souvent sa propre infortune et celle de toute sa famille.
Bernard était un jeune laboureur de ce canton, que son père avait élevé à ne rien faire. Bernard, au lieu d'aider son vieux père, au lieu d'arracher de ses mains la bêche qu'il ne pouvait plus porter, passait les journées entières assis nonchalamment sur le banc qui était à la porte de son habitation. Il n'était pas dérangé, Bernard ; il ne buvait point, il ne fréquentait même aucune société du village , il n'était que paresseux. L'heure du déjeuner le trouvait encore étendu mollement dans son lit. Il se levait à l'heure où le soleil avait parcouru la moitié de sa carrière ; passait l'après-midi à se promener ou à bâiller, comme je vous l'ai dit, à la porte de sa chaumière. Tu ris, toi, Léon ! et loi, Armand, tu hausses les épaules ! J'aime, mes enfants, j'aime ces signes de mépris que vous manifestez sur une conduite aussi indigne d'un homme, et surtout d'un agriculteur: ils prouvent que vous détestez déjà Bernard, comme il se fit détester de tous ses concitoyens. Son vieux père n'avait ni assez de courage ni assez d'autorité sur lui pour le forcer à travailler. Bernard ne l'écoutait pas , et se permettait même envers ce bon vieillard des traitements si durs, qu'il abrégea sa vieillesse et le conduisit au tombeau. Oui, mes enfants, ce bon père, désespéré d'avoir mis au monde un homme inutile à ses semblables ( car le paresseux [10] n'est utile à personne, pas même à lui) , tomba malade de chagrin, et mourut un matin, sans avoir la douceur de voir son fils ; car il était encore couché.
Vous devinez bien que ce triste événement changea un peu le plan de conduite de l'indolent Bernard : il lui fallut régler ses affaires, et il n'eut pas beaucoup de peine, car tout était en ordre. Son vertueux père lui avait laissé sa ferme et quelques arpents de terre dégagés de toutes dettes, de toute entrave ; il n'eut qu'à prendre la clef et entrer. Le voilà donc son maître , et marié même ; un de ses voisins, ancien ami de son père, avait cru le fixer et le forcer à réfléchir sur la nécessité de travailler, en lui donnant sa fille, jeune, active et douée de mille attraits. On espérait que Bernard, éclairé par l'immensité des obligations qu'il contractait envers la nature et la société, chercherait à faire honneur à ses affaires pour soutenir sa maison et élever sa famille : vain espoir ! les vices de la jeunesse s'effacent rarement dans l'âge mûr. Bernard était père, époux ; et Bernard voyait tranquillement se dépérir le bel héritage de ses pères. La nature, qui veut que l'homme arrose de ses sueurs le pain qu'elle lui donne, la nature lui refusait les productions qu'elle n'accorde qu'à ceux qui fertilisent ses champs. L'herbe poussait dans ses marais ; on n'y voyait pas même une laitue. Ses granges étaient désertes, ses écuries vides, sa basse-cour était dépeuplée, et il était obligé de recourir à ses voisins pour obtenir d'eux le légume le plus simple, celui qui exige le moins de culture.
Ce n'était pas ainsi que Bernard pouvait vivre et faire honneur à ses engagements. Sa femme en vain se jetait à ses pieds pour lui demander plus d'ordre et plus d'activité ; il maltraitait sa femme, et volait au cabaret, où il buvait jusqu'au soir. Ce [11] défaut, il l'avait pris depuis peu, et c'était une suite nécessaire de son oisiveté. Au bout de quelques années, cet homme vil et méprisable se vit enfoncé dans une mer de dettes : son beau-père répondit pour lui, et son beau-père , obligé de payer, se trouva ruiné. Bernard fit de nouvelles dettes, et la justice vint enfin saisir ce champ, jadis fertile, que son vieux père avait tant de fois arrosé de ses sueurs, ces meubles que Bernard avait usés sans les entretenir, et cette chaumière autrefois si belle, qui maintenant tombait en ruines de tous les côtés. Sa malheureuse femme, tenant son fils Jules par la main, est forcée de quitter le toit conjugal. Elle retourne à la maison paternelle, en maudissant mille fois l'époux coupable qui fait son malheur... Vous frémissez, mes enfants ! Attendez ; vous allez avoir sous les yeux un tableau plus repoussant encore.
Bernard ne supporta pas ce coup terrible avec son indolence ordinaire : le chagrin entra dans son cœur dénaturé, et céda bientôt la place au désespoir. En horreur à tout le monde, méprisé partout, Bernard ne put pas même trouver une place d'homme de journée ; personne ne voulut lui donner de l'ouvrage, dans la crainte qu'il ne le fit pas... Cet homme coupable, malheureux par sa faute, sentit trop tard l'excès de l'infortune clans laquelle il était plongé, et forma le projet horrible de terminer ses jours.
Un soir, sa pauvre femme, qui ne le voyait presque plus, était au bord de la rivière, occupée à blanchir quelques hardes pour son fils. Le petit Jules jouait à quelque distance de sa mère. Sa mère infortunée versait des larmes en songeant à sa triste situation ; elle invoquait le ciel pour qu'il mît un terme à ses maux ; le ciel, hélas ! l'avait marqué Tout à coup les flots [] s'agitent, et roulent sur la plage, à côté d'elle, un objet qu'elle ne peut d'abord distinguer elle approche ; c'est un cadavre ; un cadavre ! ô ciel ! quel funeste pressentiment ! Elle l'examine, reconnaît Bernard, et tombe sans sentiment. Qu'on juge de l'effroi du petit Jules : il appelle sa mère à grands cris ; il se roule sur son père, à qui il veut rendre la vie par la chaleur de ses baisers il jette enfin des cris sinistres, qui sont entendus de quelques passants.
On arrive, on s'empresse ; le corps défiguré du suicidé Bernard est enlevé ; son épouse, évanouie, est portée chez son père, où elle ne recouvre la vie que pour la donner à un enfant, qui meurt quelques heures après sur le sein de sa mère Elle-même ne put survivre à tant d'accidents Elle ferma bientôt les yeux entre les bras de son père, de son père désespéré, vieillard infirme, privé d'appui, de ressources , qui gémit encore aujourd'hui d'avoir perdu une fille adorable , et de l'avoir perdue par sa faute.
Jules, l'intéressant Jules, restait orphelin ; je l'adoptai, mes enfants ; le voilà ; il est dans vos bras. Oh ! caressez cette innocente créature, et que l'exemple de son père soit sans cesse devant vos yeux pour vous donner l'amour du travail, et pour vous faire éviter tous les maux qui sont la suite nécessaire d'une vie oisive, inutile, à charge à soi-même et à l'humanité.
Palamène avait terminé son récit, et déjà tous les enfants s'étaient levés pour serrer Jules contre leur cœur. Jules pleurait, et ses frères l'inondaient aussi des larmes de la sensibilité. L'histoire de Bernard les avait vivement intéressés, et chacun d'eux se promettait bien de l'avoir sans cesse devant les yeux pour [13] régler sa conduite, et se rendre cligne des leçons du plus respectable des pères.
Cette soirée était consacrée à des leçons sur la nécessité de travailler, et sur le bonheur que goûte un honnête homme quand il a bien rempli sa carrière. Palamène, qui voulait toujours mettre l'exemple à côté du précepte, avait choisi exprès la veille d'un jour de repos, afin que ses enfants eussent devant les yeux un tableau animé de l'activité et des avantages qui en résultent. On va voir comme il s'y prit.
Il était occupé à prouver à son jeune auditoire que l'homme, dans quelque classe qu'il soit, est né pour travailler, que tout le monde travaille dans un gouvernement bien organisé, et que c'est du désir de s'occuper que sont nés les arts et les talents en tous genres, lorsqu'on frappa à la porte. Marcelle va ouvrir, et revient bientôt suivie d'une foule d'ouvriers, chargés de sueurs et d'outils.
Eh ! c'est vous, mes bons amis ! leur dit Palamène en se levant. Vous avez raison de venir ; c'est demain jour de repos ; il est juste de vous payer votre semaine. Mettez-vous là, là, sur le gazon. Vous êtes bien fatigués, n'est-ce pas ? asseyez-vous, et attendez-moi un moment ; je reviens sur-le-champ.
Il dit, et vole chez lui pour y prendre l'argent dont il a besoin. Pendant son absence, ses enfants examinent avec attention les bons ouvriers, qui se sont assis sur l'herbe devant eux. Benoît et Léon surtout, pour qui ce spectacle est absolument nouveau, ne se lassent point de regarder les figures hâlées, les bras nerveux, et l'air de gaieté de tous ces hommes utiles : ils pensent aux leçons que leur père vient de leur donner sur l'amour du travail, et brûlent d'acquérir un talent qui leur donne, comme [] à ces bonnes gens, la santé, l'aisance et la paix de l'âme.
Palamène revient avec Marcelle, qui, chargée d'une cruche de vin et d'une tasse, donne à boire à tous les ouvriers ; Palamène lui-même trinque avec chacun d'eux, et ce tableau de la bonté, de la simplicité, attendrit les enfants, qui osent à peine respirer pour ne rien perdre de cette touchante réception.
Quand les ouvriers se sont rafraîchis, Palamène s'assied, et paye à chacun d'eux ce qu'il lui doit. Tous travaillaient chez lui dans son clos, et tous le chérissaient également. Tiens, Jacques, ajoute Palamène, voilà ce qui te revient: c'est un vrai plaisir que de voir un honnête homme comme toi gagner de l'argent ; tu en fais un bon usage ; car on sait que tu donnes des secours à ce pauvre charretier qui a été blessé. Tu rougis, mon ami ! ne parlons plus de cela.
Toi, Pierre, comment vont ta femme et tes quatre enfants ? ils seront de bons travailleurs s'ils ressemblent à leur père.
Georges, j'ai des reproches à te faire. Tu veux donc te tuer, mon garçon ? Comment ! après avoir travaillé le jour chez moi, tu vas passer une partie de la nuit au moulin à Thomas ! c'est trop, c'est trop, mon ami. Il est vrai qu'avec ta femme et tes enfants tu as encore ton vieux père à nourrir. Eh bien ! grâce à ton activité, tous nagent dans une honnête aisance, et toi-même tu t'évites d'être, dans ta vieillesse, à charge à tes enfants.
A propos, Philippe, on dit que tu vas acheter la maison et le clos à Guillaume ton voisin ? Il faut que tu aies bien travaillé, mon bon Philippe, et bien économisé , pour te préparer ainsi un toit hospitalier pour tes vieux jours ! C'est bien, mon ami, c'est bien ; j'ai du plaisir à occuper un homme d'ordre comme toi ; et, vous le savez tous, mes chers enfants, les hommes [15] laborieux ne manquent jamais d'ouvrage ; il n'y a que les paresseux qui languissent dans l'indigence et dans une honteuse oisiveté.
Palamène donna ainsi à chacun de ses ouvriers l'éloge qu'il méritait. Tous le remercièrent, et se retirèrent après avoir promis d'être, comme à leur ordinaire, de bonne heure à leur besogne le surlendemain.
Quand ils furent partis, le vieux père eut la satisfaction de voir que le tableau de l'activité récompensée, qu'il venait de mettre sous les yeux de ses enfants, avait produit tout l'effet qu'il en attendait. Il vit briller dans leurs regards le désir qu'ils avaient de se rendre un jour chers à la société par des travaux utiles et par une activité sans bornes. Tous lui promirent de mettre à profit les leçons qu'il leur donnait dans la journée, et de ne point négliger, pour les arts agréables, les métiers honnêtes et estimables qu'il leur apprenait. L'un était menuisier, l'autre serrurier ; celui-ci taillait la pierre, et celui-là s'occupait de la culture des dons de Cérès et de Pomone. Quant à la jeune Adèle, Palamène voulait que les soins domestiques et les travaux de son sexe lussent sa seule occupation ; persuadé qu'une bonne femme de ménage, qu'une bonne mère de famille est aussi recommandable que l'artiste ou l'ouvrier qui travaille au dehors pour élever sa famille et lui préparer des ressources.
Ainsi se passa cette soirée consacrée aux leçons et à l'exemple du travail.
Nous allons voir que le vieux Palamène savait aussi joindre l'exemple à ses leçons, et qu'il faisait beaucoup plus de fond sur l'éducation naturelle pratique, si nous osons le dire, que sur l'éducation théorique et purement classique. [16] Vertueux chef de famille, et vous, bonnes mères, qui chérissez vos enfants, ces dons précieux de la nature, cet espoir de la patrie et de la postérité, oh ! venez, venez chez le vieux Palamène ; entrez avec moi dans sa chaumière simple, mais commode , passer avec ce respectable vieillard toutes les soirées qu'il va consacrer à former des hommes, des citoyens : ce tableau est digne de vous, bonnes mères ; il m'anime moi-même, il m'échauffe , il m'enflamme ; et s'il ne vous offre pas un plan assez satisfaisant, assez bien suivi dans toutes ses parties, il vous fournira au moins quelques traits de morale dont vous saurez profiter dans l'intérieur de vos jeunes familles. Les bons principes sont utiles partout : la morale du cœur frappe l'âme la plus tiède comme un beau jour réjouit l'homme le plus insensible aux beautés de la nature.
[][]Le jour de repos s'était passé en jeux, en plaisirs ; il n'y avait point eu de leçon ce jour-là, consacré tout entier à la dissipation , à l'agrément, nécessaires à de jeunes enfants ; les nôtres l'avaient passé en courses et en promenades champêtres. Palamène, suivant l'usage qu'il avait contracté avec son fils aîné et sa fille , qu'il avait toujours gardés auprès de lui, leur avait fait à tous de légers cadeaux : chacun avait sa petite bourse garnie ; et Palamène l'avait fait à dessein , pour voir l'usage que chacun d'eux ferait de son argent. Tous les jours de repos, d'ailleurs, il devait leur revenir une petite rente ; c'était la promesse du vieux père, qui pensait que de bonne heure il ne faut point [18] accoutumer les enfants à soupirer après un métal qui doit leur causer un jour tant de peines, de travaux et de soins. C'est dans l'âge où ils n'en connaissent pas le prix qu'il faut, selon Palamène, les familiariser avec ce lien des trafics de la société, afin d'éviter cette soif d'acquérir qui souvent bien loin de tourner à l'avantage de l'émulation, égare la jeunesse, et lui fait commettre jusqu'à des bassesses pour se procurer de l'argent, lorsqu'ils en possèdent pour la première fois.
Tel était le principe de Palamène, et d'ailleurs il ne craignait point la prodigalité de ses enfants dans un endroit où ils n'avaient rien à dépenser, où rien de ce qu'on y vendait ne pouvait flatter leurs désirs. Il faut ajouter cependant que les cadeaux qu'il leur faisait étaient toujours la récompense du travail ou de quelque belle action ; celui qui n'aurait rien fait pendant la semaine ou qui se serait rendu coupable de quelque délit domestique aurait été privé, le jour de repos, de la petite rente. Avec ce palliatif, on ne blâmera plus Palamène de donner à ses enfants un argent que d'autres pères de famille auraient peut-être désiré qu'ils gagnassent avant d'en posséder.
La journée du lundi s'était écoulée dans les exercices ordinaires des enfants : et le soir arrivé, chacun d'eux s'était rendu de bonne heure à la petite terrasse qui bordait la chaumière, afin de profiter des leçons du vieux père, qui les intéressait singulièrement. Les voilà tous assis ; Palamène n'arrive point. Marcelle seule, la bonne Marcelle occupe sa place : elle a mis ses lunettes ; elle a tiré un gros volume de sa poche, et la voilà qui commence une lecture assez sèche sur la bienfaisance, sur le plaisir qu'on goûte à obliger ses frères lorsqu'ils sont indigents ou malheureux. [19] Les enfants l'écoutaient à peine ; elle n'avait pas l'art d'inspirer le respect ni de fixer l'attention, comme leur respectable père. Marcelle commençait même à s'apercevoir que son auditoire bâillait souvent, et tournait sans cesse les yeux vers la porte de la chaumière pour voir si Palamène arrivait. Marcelle, qui venait déjà de murmurer tout bas, allait se fâcher sérieusement , lorsque tout à coup un vieillard couvert de haillons se présente au milieu de la petite assemblée : il est courbé sous le poids des ans ; un bâton soutient sa marche chancelante ; sa barbe blanche tombe jusque sur sa poitrine ; ses pieds nus sont ensanglantés par les cailloux sur lesquels il a marché : tout en lui annonce la caducité, la souffrance et la misère la plus extrême.
Il s'arrête, regarde, en versant des larmes, les cinq enfants, qui restent saisis d'étonnement et ne peuvent prononcer une parole. Qu'est-ce que cela ? s'écrie la vieille Marcelle ; que voulez-vous ? que demandez-vous ? par où êtes-vous entré ? — Votre porte était ouverte, répondit le vieillard, et j'ai pris la liberté de pénétrer jusqu'ici. — C'est être bien hardi d'entrer comme cela !... C'est vrai, ça... j'étais là occupée... Il m'a fait peur. Eh bien, après ? parlerez-vous ? Que venez-vous faire ici ? — Je viens implorer votre compassion pour un malheureux vieillard infirme, qui est obligé de mendier son pain. — Un mendiant ! ah ! pardi, il n'en manque pas ici: voilà le sixième d'aujourd'hui ; on ne voit que ça. Allez, allez, mon ami ; j'ai mes pauvres à qui je donne. — Vos aumônes ne s'adressent donc qu'à quelques infortunés privilégiés, et tous les malheureux ne sont donc pas vos frères ? — Mes frères ! ah bien oui, mes frères ! qu'est-ce qu'il a à me chanter ? J'avais deux frères, moi, j'en [20] avais deux ! de beaux hommes ! ah ! plus grands que moi de cela. Ils sont morts à l'armée, et je les pleurerai toujours. Allons ! allons, c'est assez, retirez-vous ; j'ai autre chose à faire qu'à vous entendre... Il ne s'en ira pas, non !...
La vieille allait pousser rudement l'indigent vers la porte, lorsque le jeune Armand se lève, et la prie d'avoir un peu plus d'humanité. Notre père, lui dit-il, nous a appris à respecter les haillons de la misère, et nous ne souffrirons pas que vous maltraitiez si rudement ce respectable vieillard. — Non, non, s'écrient tous les enfants en prenant le mendiant par le bras et en le forçant à s'asseoir au milieu d'eux. — Bons enfants, interrompt celui-ci, créatures compatissantes, le ciel vous bénira ; vous aurez une heureuse vieillesse, puisque vous savez la respecter.—Bon ! reprend la vieille ; il va vous dire à présent votre bonne aventure. Chassez ce vagabond ! Si vous voulez les recevoir tous comme cela, vous ne manquerez pas d'occasions, je vous en réponds.
Les enfants pressent le vieillard dans leurs bras, et le prient d'excuser les propos amers de leur gouvernante ; mais celui-ci fixe Marcelle, et s'écrie : Me trompé-je ? C'est vous, Marcelle ! — Oui, c'est moi... Vous, qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. — Vous ne reconnaissez pas Pierre Lebon, un ancien ouvrier de votre maître Palamène ? — Ah ! c'est toi ! eh ! bon Dieu, comme te voilà fait !... Et tu oses reparaître ici après la manière indigne dont tu en as agi envers le plus honnête homme !... Ah ! je te conseille de te retirer avant que mon maître revienne ; car s'il était ici... — Je vais, je vais fuir sa présence. Grand Dieu ! il est donc toujours irrité contre moi ! Je vais sortir ; mais de grâce, avant, daignez entendre ma justification. — Toi, tu pour- [21] rais te justifier ? j'en doute. — Mais laissez-le donc parler ! interrompt la jeune Adèle. Ce bon vieillard ne peut être coupable: il a l'air trop respectable ; n'est-ce pas, mes frères ? — Non, non, s'écrient tous les enfants ; non, il n'est pas coupable. Parlez, bon vieillard, parlez, expliquez-vous.
La vieille murmura encore quelque chose entre ses dents. Enfin elle s'assied, et le mendiant commence ainsi un récit qui pénètre les enfants jusqu'aux larmes.
« Mon aventure, enfants humains et généreux, va peut-être me rendre odieux à vos yeux ; vous allez sans doute me détester et convenir que, si je suis malheureux, je l'ai bien mérité ; car les cœurs durs et impitoyables ne sont pas faits pour prospérer. Mais combien j'ai versé de larmes amères sur cette faute irréparable ! combien je me maudis tous les jours ! Ah ! puisse le ciel faire germer dans votre âme sensible ce désir d'être bon, d'être utile à ses semblables, dont vous me donnez en ce moment une preuve si sensible !... Hélas ! les bons cœurs font leur bonheur en faisant celui des infortunés qu'ils secourent.
» Je m'appelle Pierre Lebon. Mon père, autrefois laboureur dans ce canton, avait un frère qui, dès l'âge de vingt ans, s'engagea , et quitta pour jamais la maison paternelle. Mon père recevait de temps en temps des nouvelles de ce frère, qu'il chérissait ; il lui écrivait même souvent, et l'engageait à rentrer dans ses foyers, à venir vivre avec lui et partager sa douce aisance : toujours mon oncle se refusait à ses invitations : il aimait le métier des armes, disait-il, et il voulait mourir pour sa patrie, sous les drapeaux de l'honneur. Cette obstination de mon oncle Jacques Lebon affligeait mon père, qui, disait-il, ne voulait fermer les yeux que dans ses bras. Enfin, un jour on lui [22] remit une lettre, la dernière, hélas ! qu'il reçut de se frère chéri. Mon père nous la lut à haute voix, en versant des larmes : je me la rappellerai toujours ; elle était à peu près ainsi conçue :
« Je t'annonce une nouvelle qui va sûrement t'affliger, mon » cher frère, vu que je connais ton amitié pour moi et les projets que tu as formés pour notre réunion ; le ciel en a disposé » autrement. Apprends qu'un riche négociant, qui m'a pris en » amitié, m'emmène avec lui dans les îles, où il veut, dit-il, » me faire faire une fortune considérable. C'est pour toi, mon » bon frère, et pour tes enfants, que je me suis déterminé à » courir ainsi les hasards des mers. Je m'embarque demain à » la pointe du jour, et vogue la galère ! Si je ne réussis point, je » reviendrai vivre avec toi ; j'accepterai tes offres obligeantes: » si je fais fortune, au contraire, je t'apporterai les richesses que » j'aurai amassées ; ou, si la mort vient me surprendre au milieu » de mes travaux, je chargerai un ami sûr de te remettre mon » bien, à toi, mon cher frère, ou à ton fils Pierre, si le ciel » dispose de tes jours. Garde cette lettre ; qu'elle te serve en » temps et lieu, et fais des vœux pour les succès d'un frère, » imprudent peut-être, mais plein de tendresse pour toi. Adieu ; » souhaite-moi un bon voyage ; je t'écrirai souvent, si je le puis. » Adieu ; embrasse ta femme, mon neveu, ma nièce et tous nos » amis. » jacques lebon. »
» Cette lettre causa tant de chagrin à mon pauvre père, qu'il se mil au lit, tomba malade et mourut. Exemple touchant de l'amour fraternel, vous paraîtrez romanesque, exagéré, aux cœurs glacés et insensibles ; mais comme vous serez touchant pour [23] ceux qui connaissent vos élans, vos douces expansions ! Ah ! le sentiment n'est pas à la portée de tout le monde !... Enfants, vous êtes frères et sœurs ; aimez-vous bien ; aimez-vous comme mes infortunés parents. Ah ! le lien des frères est aussi doux que celui qui unit les pères aux enfants. »
Ici les enfants de Palamène se pressèrent les uns contre les autres avec un mouvement spontané de tendresse qui fit verser quelques larmes au vieux mendiant. Bientôt il les engagea à se remettre à leurs places et à écouter la suite de son histoire, qu'il continua en ces termes :
« J'avais perdu mon père ; ma mère, plus âgée que lui, me paraissait trop affectée de sa mort pour que je ne redoutasse point de m'en voir bientôt séparé de même. Mon jeune frère venait de tirer à la milice, et le sort l'avait forcé à s'arracher de nos bras ; tous les coups nous accablaient à la fois. Je pris le parti de travailler pour tâcher de soutenir une veuve qui venait de perdre son soutien ; car à l'exception de la chaumière que nous habitions, et qui nous appartenait, le peu d'argent que mon père avait placé était malheureusement en viager, et avec lui nous avions tout perdu.
» Ce fut alors que le vertueux Palamène me tendit une main secourable : il me donna de l'occupation chez lui, et je gagnai assez pour me soutenir avec ma mère, que j'eus le malheur de voir expirer dans mes bras au bout de six ans. La chaumière fut vendue pour éteindre quelques dettes qui étaient restées de la succession de mon père, et je me vis seul dans la nature, avec mon courage et mes bras. Mon frère avait été tué à l'armée ; j'étais seul, vous dis-je, absolument seul. Jugez de ma triste situation. [24] » Je le dois dire pour ma justification, aimables enfants ; le malheur avait aigri mon caractère. J'étais devenu sombre, brusque, insouciant, égoïste même : les hommes m'étaient tous odieux ; et à l'exception d'un seul, votre père, mes enfants, que je respectais et chérissais, tous les autres me semblaient vicieux, trompeurs, et disposés à appesantir sur moi la chaîne de l'infortune qui m'accablait. Palamène seul, Palamène, jeune alors, mais bon, mais sensible et généreux, m'avait accablé de bienfaits ; c'était le seul homme que j'exceptasse de l'aversion que je portais à tous.
» Il y avait plus de vingt ans que mon père était mort, lorsqu'un jour je fus faire un petit voyage à quatre lieues d'ici, pour visiter un ami que j'avais perdu de vue depuis longtemps. Nous passons la journée ensemble, et le soir, après nous être bien promenés, nous entrons dans une auberge pour nous rafraîchir. Il faisait déjà nuit, et je n'avais accepté ce rafraîchissement que dans le dessein de me retirer de bonne heure ; mais bientôt, l'avouerai-je ? les fumées du vin échauffèrent mon cerveau, et je ne songeai plus à quitter le gîte agréable où j'étais si bien.
» Un homme seul, d'un certain âge et d'une mise décente, était à une table auprès de nous. Il regarde à sa montre , se lève soudain, et me demande s'il a bien du chemin à faire encore pour se rendre au village où demeure l'agriculteur Palamène. — Quatre lieues, lui dis-je brusquement. — Quatre lieues ! en êtes-vous bien sûr ? — Sûr ! j'y demeure. — Vous y demeurez, monsieur ? Et comptez-vous partir bientôt ? — Un moment ; je ne suis pas pressé, moi ; pourquoi cette question ? — Pardon, monsieur ; je ne connais pas bien le chemin... On m'a dit que j'avais une forêt à traverser... une forêt dangereuse... Il est [25] tard... — Vous avez peur ? Mais... — Oh bien , je ne suis pas poltron, moi ; je la traverserais à toute heure de nuit. — En grâce, monsieur, obligez-moi de m'accompagner dans ce court voyage ; j'ai des raisons... Si vous saviez le service que vous me rendrez, et peut-être à quelqu'un... Un bienfait n'est jamais perdu ; comptez sur ma reconnaissance. —Voilà une singulière proposition, lui répliquai-je, égaré par le vin et par ma brusquerie ordinaire : suis-je guide ou courrier ? Si vous avez peur, ce n'est pas ma faute ; je n'aime pas de marcher avec des poltrons, moi...
» J'ajoutai mille autres sottises à celle-ci. L'étranger intercéda de nouveau ; mais quand il vit jusqu'où je poussais la grossièreté , il prit sa canne, son chapeau, et sortit avec humeur, en marmottant tout bas que le ciel, sans doute, ne permettrait pas qu'il lui arrivât des accidents, en faveur de la bonne action qu'il allait faire.
» Un quart d'heure après son départ, je remarquai très-bien qu'un jeune homme qui avait écouté attentivement l'inconnu, et qui l'avait examiné avec une grande attention, sortit précipitamment aussi, et avec un air un peu égaré. Ce misérable, s'il était encore moins poli que moi, avait au moins plus de pénétration, comme vous allez en juger.
» Pour moi, je passai toute la soirée avec mon ami, et vers onze heures du soir je repris le chemin de mon village. La nuit, très-obscure, ne me permit pas de distinguer les objets que je rencontrai sur ma route. Je sais bien que, tout étourdi que j'étais, je traversai la forêt à la hâte, avec une espèce de serrement de cœur ; pressentiment funeste du malheur qui venait de m'y arriver. Rentré chez moi, je me couche avec assez de tranquillité ; [26] mais bientôt mille songes funestes viennent agiter mon sommeil. L'inconnu, auquel je n'avais pas pensé depuis son départ, se retrace à mes yeux : il semble m'appeler, me reprocher mon inhumanité envers lui, et me dire que j'aurai lieu de m'en repentir... Fatigué de ces visions, que j'attribue le matin à la petite orgie que j'ai faite la veille, je prends mes outils et me rends chez Palamène. Je lui demande s'il a vu un étranger qui le cherchait, et que je lui désigne. Il me répond qu'il ne l'a point vu. Je ne fais pas une plus grande attention à cette affaire, et je me remets à mon ouvrage.
» J'y étais à peine, qu'un garde de la maréchaussée vient me trouver, et me demande si je m'appelle Pierre Lebon. — Oui, lui dis-je. — En ce cas, il faut me suivre. — Où donc ? — A la ville prochaine, où l'on vous demande. — Qui ? — Un inconnu que nous avons trouvé ce matin expirant dans la forêt, et que nous avons porté à l'hôpital. — Un inconnu... expirant... dans un hôpital... O ciel !...
» Je jette mes outils, et suis le garde, qui me fait monter en croupe sur son cheval. Me voilà parti, le cœur serré, abîmé dans une mer de doutes et d'illusions... Cet inconnu mourant me rappelle l'étranger que j'ai refusé d'accompagner. Ce malheureux étranger me poursuivra donc partout ! me dis-je ; car enfin ce ne peut être que lui. D'où me connaît-il ? Sait-il mon nom ? Lui ai-je dit qui j'étais, où l'on pouvait me trouver ? Si je m'en souviens bien, je ne me suis point fait connaître... Mais il avait affaire chez Palamène ; c'est chez lui qu'il se rendait ; peut-être se sera-t-il fait informer de moi... Quelle incertitude, grand Dieu !
» j'interroge le garde, qui ne peut me satisfaire. enfin, au [] milieu de l'inquiétude qui m'agite, j'arrive à l'hôpital: j'approche du lit du moribond et je reconnais mon étranger... On venait de panser ses blessures ; il pouvait parler, mais d'une voix faible et languissante. Il me regarde, et me reconnaît à son tour. Est-ce vous qui vous nommez Pierre Lebon ? — C'est moi, lui dis-je en balbutiant. — Vous, vous, homme inhumain et grossier, vous Pierre Lebon !... Ciel ! quelle fatalité ! C'est vous qui me refusâtes hier soir un appui salutaire ! Vous en serez plus puni que moi : je meurs sans regret, et vous vivrez avec la douleur ne m'avoir laissé assassiner, et d'avoir perdu l'héritage d'un oncle... — D'un oncle !... — Lisez cette lettre, malheureux !...
» L'étranger me remet une lettre ; je l'ouvre précipitamment, et j'y trouve écrit: « Je vais mourir, mon cher neveu ; mais » avant de fermer les yeux, je charge mon vieil ami Philippe » de te porter les biens immenses que j'ai amassés depuis que » je me suis fixé dans les colonies. C'est la promesse que je fis » autrefois à ton pauvre père ; je m'en acquitte aujourd'hui. » Fais un bon usage de ta fortune, et qu'elle te serve à soulager » les infortunés.
» Adieu. N'oublie jamais l'oncle qui te comble de bienfaits, » et regarde l'ami qui te donnera cette lettre comme un second » moi-même.
» JACQUES LEBON. »
» Je reste immobile. L'étranger poursuit: Gardez, dit-il, gardez bien cette lettre d'un oncle qui vous chérissait ; c'est le seul bien qui vous reste de lui. Quant au riche portefeuille qui l'accompagnait, vous l'avez perdu par votre faute. Hier soir, [28] vous n'avez pas voulu guider mes pas incertains dans cette forêt dangereuse qu'un pressentiment fatal me faisait redouter... A peine y étais-je engagé, qu'un homme dont la physionomie ne me fut pas inconnue... Il était dans l'auberge où je vous ai rencontré. Ce jeune homme, dis-je, m'aborde d'un air doux, me prie de le laisser marcher près de moi... Quoiqu'il m'inspirât de la méfiance, je ne pus faire autrement que de le traiter avec honnêteté. Le scélérat, dans l'endroit le plus étroit de la forêt, me tire un coup de pistolet, me vole, et me laisse baigné dans mon sang. Ce n'est que ce matin qu'on m'a conduit ici, ici, où je vais trouver la mort, qui me sera douce, puisqu'elle me rejoindra à mon cher Lebon, le seul ami qui pouvait me faire supporter la vie !... Je voulais m'acquitter de sa volonté dernière. De bons renseignements m'avaient indiqué votre demeure chez l'agriculteur Palamène ; je vous aurais remis le tout en fidèle dépositaire... Vous avez causé votre malheur et le mien... Imprudent ! votre mauvais cœur me tue et vous ruine... Apprenez, apprenez donc, homme dur et insensible, qu'on se repent souvent de n'avoir pas rempli les devoirs de l'hospitalité, et qu'on s'expose aux plus grands regrets quand on perd l'occasion d'obliger ses semblables.
» Le malheureux Philippe se tut ; et moi, accablé sous le poids du remords et de la honte, je baignais son lit de mes larmes, quand on vint m'en arracher pour lui laisser prendre quelque repos. Hélas ! ce repos fut éternel ; j'appris le soir même qu'il était mort en me nommant, en m'accusant de son trépas...
» Je ne vous dirai point, bons enfants, quel fut l'excès de ma douleur... Celte fatale aventure déchire encore mon cœur. Cependant je me rappelai très-bien la figure de l'homme de [29] l'auberge, que j'avais vu suivre l'étranger, et qui l'avait assassiné et volé. Je le connaissais mémo de vue ; et Philippe, avant d'expirer, m'avait assuré qu'en route ce scélérat lui avait dit qu'il comptait partir le lendemain pour Paris. Je me déterminai à le chercher dans cette grande ville. Troublé que j'étais, honteux de l'éclat que faisait cette aventure, je n'osais point me présenter devant mon bienfaiteur Palamène, qui m'aurait accablé de reproches ; car les vices du cœur indignent toujours les gens de bien... Je courus donc après celui qui possédait ma fortune ; mais, hélas ! ce fut inutilement. Le monstre en jouit peut-être dans quelque château ; et moi, après avoir fait plusieurs métiers, je me vis atteint par la misère et la vieillesse tout à la fois, obligé maintenant de mendier mon pain pour expier une faute, une seule faute. Vous me voyez, mes petits amis : les haillons qui me couvrent ne peuvent empêcher le remords d'entrer dans mon cœur, et il me semble que le ciel indique à chaque personne à qui je demande des secours, que celui-là doit être traité avec dureté, qui est malheureux par sa faute, pour avoir dédaigné de remplir les devoirs de la bienfaisance. »
Le vieux mendiant avait à peine terminé son récit intéressant pour les enfants de Palamène, que ceux-ci se levèrent en versant quelques larmes ; et recueillant en une seule bourse les petits présents que leur père leur avait faits la vieille, ils prièrent Pierre Lebon de l'accepter. Celui-ci, après avoir fait quelques façons, prit la somme, bénit cent fois les créatures célestes qui prenaient pitié de ses malheurs, et se retira en les engageant à se souvenir sans cesse que la bienfaisance est la première des vertus ; qu'elle est un lien sacré de la société, et que les bons cœurs qui l'exercent sont les images de la divinité sur la terre. [30] Les enfants restèrent longtemps émus après son départ. Il n'est pas nécessaire, dit Jules à ses frères adoptifs, de raconter cet événement à notre père : il peut en vouloir à son ancien ouvrier, qui l'a quitté si brusquement et avec tant d'apparence d'ingratitude. Il ne nous blâmerait pas sans doute d'un mouvement de sensibilité de notre part ; mais il pourrait trouver à redire à la démarche de Pierre Lebon ; ainsi ne lui disons rien, à moins qu'il ne nous questionne ; car alors il ne faudrait pas mentir.
Tous les enfants furent de cet avis, et bientôt ils virent paraître leur père, leur digne instituteur, qui, par l'effet d'un hasard qui leur sembla singulier, ne les entretint toute cette soirée-là que des secours que l'homme riche doit à l'homme indigent, et du plaisir qu'on goûte à faire l'aumône aux vieillards privés des moyens de gagner leur subsistance. Les enfants, étonnés, crurent d'abord que Palamène savait ce qui venait de se passer ; mais il ne leur en dit rien ; et ils gardèrent d'autant mieux leur petit secret, que Palamène leur fît longtemps l'éloge des âmes généreuses et sensibles qui prouvent, par le mystère qu'ils apportent à soulager les maux de leurs semblables, qu'un bienfait divulgué perd toujours de son mérite et de ses charmes.
[]Histoire du poëte Hilaire.
L'aventure du vieux mendiant avait agité singulièrement nos enfants pendant la nuit : l'un avait rêvé de forêts, de voleurs, de coups de pistolet ; l'autre s'était trouvé dans un hôpital où il soignait les malades ; celui-là avait mendié son pain à la porte d'une auberge, et s'était réveillé en frémissant d'une destinée qu'il voulait éviter en travaillant à se faire un état : tous enfin avaient pris tant d'intérêt au récit du vieillard, qu'ils avaient fort mal dormi. L'un d'eux, enflammé du génie des poètes, avait même attendu que ses frères fussent tous occupés à leurs différents exercices ; il s'était enfermé dans sa chambre, et là, seul, [32] appelant les muses à son secours, il avait composé une romance dont il était enchanté. Le lecteur est sans doute curieux de connaître le petit poëte qui pouvait un jour illustrer par des ouvrages plus forts la famille de Palamène. C'était Léon, oui, Léon, un enfant de douze ans. Léon avait été élevé jusqu'à ce moment avec son frère Benoît, chez sa tante, femme fort à son aise, et qui recevait chez elle la meilleure compagnie. Les auteurs les plus distingués venaient faire cercle tous les soirs chez elle. Léon les entendait souvent raisonner littérature, et il y prenait plus de plaisir que Benoît. Léon avait l'esprit vif, l'imagination riche, et même un peu plus d'instruction qu'on n'en possède à son âge. Il avait prié un des auteurs, ami de sa tante, de lui montrer les règles de la poésie. L'obligeant ami lui avait prêté un livre classique élémentaire, que Léon avait dévoré ; en sorte que cet enfant intéressant avait appris en peu de temps tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour faire des vers sans faute : peut-être lui manquait-il l'idée, l'harmonie (c'est ce que le lecteur va bientôt juger) ; mais enfin ses vers avaient souvent fait plaisir à la petite société de sa tante, et les éloges lui avaient donné une émulation qu'augmentait encore le goût vif qui le portait vers la poésie.
Léon donc, après avoir fait sa romance, va trouver ses frères et la leur lit. Tous la trouvent fort bien, à l'exception de Benoît, qui la critique avec une amertume choquante. Léon est comme tous les auteurs, Léon est déjà pointilleux sur le chapitre de l'amour-propre. Il prie son frère de lui donner de bonnes raisons pour lui prouver les défauts qu'il trouve à son petit poëme. Benoît lui rit au nez. Léon se fâche sérieusement : Tu n'en feras jamais autant, lui dit-il ; tu n'es qu'un sot, un benêt, un imbécile. [33] — Un imbécile, moi ! répond Benoît fâché tout rouge : tiens, pan ! attrape.
Benoît donne un coup de poing à Léon. Léon riposte par un coup de pied. Benoît lui donne une seconde tape. Léon, furieux, va le dévisager ; mais Armand les sépare bien vite, les fait embrasser, et leur promet de ne point rapporter cette petite scène à leur père. Cependant tout se sait: le génie malfaisant qui se plaît à poursuivre les enfants quand ils ont fait une faute va souffler celle de Léon et de Benoît dans l'oreille du vertueux Palamène, qui ne dit rien de la journée, mais qui se promet bien de témoigner dans la soirée son mécontentement aux deux athlètes.
Elle arrive cette soirée qui devait leur donner une verte leçon. Ils sont tous assis auprès de leur père. Palamène les regarde ; son air les glace d'effroi, car il est plus sérieux qu'à son ordinaire. Léon, dit-il d'un air très-froid, tu t'es levé bien tard ce matin : est-ce que tu voudrais imiter l'exemple de Bernard, dont je te racontais l'histoire il y a quelques jours ? —Mon père, je me suis levé comme mes frères. — Oui, tu n'es descendu qu'à dix heures. —Mon père, c'est que... — Eh bien, mon ami, c'est que... Tu rougis : parle donc, parle ; je me regarderai comme un étranger pour toi dès le moment que tu cesseras de me parler avec confiance... Eh bien ! dis-moi donc ce que tu as fait. Il n'est pas possible que tu aies fait quelque chose de mal. —Non, mon père, au contraire.—Ah ! au contraire. Voilà un au contraire qui veut dire bien des choses. Allons, voyons, mon enfant, dis-moi donc à quoi tu as passé une partie de ta matinée. — Mon père , j'ai fait des vers. — Des vers diable ! des vers !... J'en suis charmé, mon fils ; [34] oui, je suis bien aise que tu t'occupes de ce talent agréable, qui donne tant d'énergie, tant d'heureux moments à l'homme qui sait penser: j'en suis très-content, mon cher Léon ; mais dites-moi, monsieur le poëte, est-ce que vous ne ferez pas le plaisir à votre vieux père de lui lire vos vers ? —Oui... mon père... mais je crains que vous les trouviez bien faibles. — Ah ! tu crains cela ! voilà mon petit orgueilleux tout trouvé. Pourquoi donc, monsieur, faites-vous des vers ? Est-ce pour qu'on les admire sans pouvoir vous faire une seule observation, ou bien est-ce pour qu'on vous en dise franchement son avis ? — Oh! ce n'est que pour cela.— En ce cas, vous ne devez pas avoir de crainte ; car, et retenez bien ceci, l'auteur qui n'a pas le courage d'entendre la critique doit briser sa plume : il ne fera jamais rien de bon ; c'est moi qui vous le dis, monsieur l'homme d'esprit.
Palamène avait prononcé cette sentence avec force. Léon rougit en se l'appliquant tout bas. Il regarde Armand comme pour lui rappeler sa promesse ; puis, tirant son manuscrit de sa petite poche, ce qui fit sourire Palamène, il se dispose à chanter sa romance ; mais le petit nourrisson du Pinde, comme tous ses confrères, croit nécessaire de la faire précéder d'une explication. Il faut vous dire, mon père, ce qui m'a donné l'idée de cette romance : c'est une aventure que... — Fort bien, fort bien, mon fils: je devinerai bien ce que c'est ; point d'explication, et surtout point de timidité. Chante, chante, mon ami, tu me feras bien plaisir.
Léon fait entendre la romance suivante, à laquelle il met tout le feu, toute l'expression qu'on peut attendre d'un auteur. [35]
ROMANCE DU VIEUX MENDIANT.IQui peut gémir sous cette enceinte,Et pousser ces tristes sanglots ?Un infortuné de ses mauxM'adresse-t-il la triste plainte ?C'est un vieillard flétri par la douleurSous les lambeaux de la misère !...Devait-il donc au bout de sa carrièreTrouver la honte et le malheur ?IIQuel est le chagrin qui t'accable ?De ton sort quelle est la rigueur ?Le remords est-il dans ton cœur,Quand ton front est si vénérable ?Qui te fait donc pleurer, gémir en vainAu sein de l'affreuse indigence,Et mendier un reste d'existenceQue va terminer le destin ?III« O mortel généreux, sensible !» Prends pitié d'un infortuné» Qui dès le moment qu'il fut né,»Connut le malheur inflexible.[36]» Près du berceau je vis errer la mort ;» Je perdis mon père et ma mère,» Le même sort vint m'enlever mon frère,» Et tous trois je les pleure encor !IV» Soutien d'une vie importune,» Le travail alors vint m'aider.» Je devais un jour posséder» D'un parent toute la fortune.» Mais, ô regret ! l'ami sûr, précieux,» Qui m'apportait cet héritage,» Fut égorgé, volé dans le voyage,» Et périt presque sous mes yeux.V» Seul, isolé dans la nature,» Je n'eus plus ni bien ni repos ;» Personne ne put de mes maux» Ni du sort réparer l'injure.» Las ! à présent c'est un malheur nouveau» Qui peut finir ceux de ma vie.» De la douleur, des pleurs, de l'infamie,» Le terme affreux, c'est le tombeau. »VIO bon vieillard ! sèche tes larmes ;Je ne t'offre point la pitié,Mais les secours de l'amitiéPour le malheureux ont des charmes.[37]Viens avec moi, je veux combler tes vœux :En habitant avec un frère,Tu te croiras sous le toit de ton père,Et tes vieux ans seront heureux.
Léon termine ainsi sa romance, et tous les enfants claquent des mains, excepté Benoît, qui n'en veut pas démordre. Palamène s'en aperçoit, mais sans paraître y faire attention: il veut mettre l'amour-propre de l'auteur à l'épreuve, et la jalousie de son frère entièrement à découvert, afin d'avoir occasion de donner à tous deux d'excellents avis. Mon fils, dit-il à Léon, je ne veux pas prononcer sur ton ouvrage avant de connaître le jugement de tes frères : ils ont du goût ; je veux les consulter. Allons, mes enfants, dites-moi franchement ce que vous pensez de la romance de Léon. Soyez sévères : il s'agit de prouver ici à votre père si vous avez le jugement droit, et le courage de dire la vérité. Toi, Adèle, qu'en penses-tu ?
Adèle répond qu'elle trouve la romance très-bien, car elle l'a fait pleurer. Palamène poursuit : Et toi, Jules ?... Jules est du même avis qu'Adèle. Palamène interroge Armand. Armand répond qu'il y trouve bien quelques vers faibles, mais que pour un enfant de l'âge de son frère, il est difficile de faire mieux. Palamène alors s'adresse à Benoît, de qui il attend quelques contrariétés. Benoît lui dit: Mon père, s'il faut que je prononce avec franchise sur la romance de Léon, je serai obligé d'avouer tout haut que je trouve qu'elle n'a pas le sens commun.
A ce mot, Léon lève les épaules avec dépit, Palamène le remarque, et continue d'interroger Benoît. Voyons, mon fils, c'est ton avis, n'est-ce pas ? Il n'y a pas de mal à dire son avis, mais [38] il faut le prouver. Quels défauts y trouves-tu ? — Mais j'en vois beaucoup, mon père. Cet homme qui interroge ce vieillard, ce vieillard qui lui répond, et tout cela dans une chanson où l'on ne peut plus deviner celui qui parle ; et puis ces mots : sa triste plainte, volé dans le voyage , qui fait cheville, seul, isolé, voilà deux expressions qui signifient la même chose ; en un mot, je trouve la chanson fort mauvaise. — Fort mauvaise, monsieur l'Aristarque ? en vérité, vous décidez bien vite ! — Mon père , vous m'avez permis... —Oui, de dire votre avis ; mais je me permets à mon tour de vous dire que votre avis pourrait bien être celui d'un envieux. — D'un envieux ! oh, oui ! interrompt Léon: je suis bien aise que mon père s'en aperçoive ; ce matin il m'a dit cent sottises, ce vilain jaloux-là !
Doucement, monsieur, reprend Palamène : vous avez tort tous les deux. Je me réserve de vous dire ma façon de penser quand je vous aurai raconté l'histoire d'un vieux poëte que j'ai connu, qui, dès l'enfance, faisait des vers, comme Léon, et qui rencontra des critiques amers comme Benoît. Vous y verrez ce qui arriva, d'un côté, à l'orgueilleux qui ne voulait rien céder, et, de l'autre, au méchant envieux qui se faisait un malin plaisir de critiquer tout ce qu'il n'était pas capable de faire.
Ici Léon sourit tout bas de voir son frère humilié ; et Benoît rougit de ce que son père avait dévoilé la bassesse de l'envie qui rongeait déjà son jeune cœur. Palamène, après avoir examiné avec attention les physionomies des deux rivaux, commença ainsi l'histoire du poëte Hilaire :
« Un riche négociant de Paris, nommé Dormon, avait un fils qui venait de terminer avec succès ses études, et qu'il destinait à la profession d'avocat. Le jeune Hilaire avait pris au collége [39] la manie de faire des vers sur le moindre sujet, et souvent il en faisait de passables. Hilaire, gâté par les éloges qu'il recevait de tous côtés, allait montrer ses vers à son père, qui, sans prévoir le tort qu'il faisait à son fils, l'accablait de compliments, lui faisait mille petits cadeaux, et lui prédisait pour l'avenir les plus brillants succès. Ce n'était pas tout : le vieux Dormon, infatué du prétendu mérite de son fils, et croyant déjà avoir donné le jour à un nouveau Voltaire, allait colporter partout les vers du jeune Hilaire, et se moquer, pour ainsi dire, des familles qui ne possédaient pas un aussi grand génie. Le frère de Dormon était aussi prévenu que lui. Ce frère avait un fils de l'âge d'Hilaire, et nommé Joachim. Joachim était tous les jours en butte à la haine de son père et de son oncle. Voyez, lui disait-on, voyez votre cousin: voilà un sujet qui illustrera la famille ! Cet enfant sera un jour un grand homme ; et vous, vous ne serez jamais qu'un sot !
» Joachim, maltraité par ses parents, conçut dès ce moment la haine la plus forte pour son cousin, auteur innocent de ses chagrins. La jalousie entra dans son cœur, et lui prépara les plus cruels tourments. Eh quoi ! se dit-il à lui-même, ce petit prodige fera tourner toutes les têtes ! Seul il s'enivrera de l'encens de toute sa famille ! il m'enlèvera le cœur de mon père, de mon oncle, de tout ce qui m'est cher ! il aura tous les honneurs, tous les plaisirs, et moi je serai humilié, traité comme un imbécile ! Eh ! qui sait ? peut-être un jour, sans fortune, sans état ( car mon père est capable de m'abandonner, de tout sacrifier pour ce profond génie) , peut-être serai-je obligé de mendier mon pain, tandis que monsieur jouira, à mon nez, de mes biens, de toute la félicité possible ! Oh ! non pas, s'il vous plaît ; je mettrai bon [40] ordre à votre avancement, monsieur le rimeur ! Vous savez faire des vers ; eh bien, moi, je saurai cabaler, et nous verrons qui l'emporterai
» Sa vengeance bien méditée , Joachim se promit de poursuivre partout son cousin Hilaire ; et vous allez voir qu'il lui tint parole.
» Hilaire était dans l'âge de prendre un état ; Hilaire, entraîné par le démon de la poésie, ne voulut rien faire autre chose que des vers. Son père commença à s'apercevoir qu'il avait trop flatté la manie de son fils, il le pressa, le supplia même de s'attacher au barreau. J'ai les moyens, lui dit-il, mon fils, de t'acheter une charge ; un revers de fortune, trop commun dans notre état, peut te ravir cette ressource : profiles-en. Travaille pendant un an ou deux à l'étude des lois ; je te ferai conseiller, et alors tu pourras te livrer en sûreté à la poésie... Hilaire ne voulut rien entendre : il noircit du papier tant qu'il put, ne fit pas grand'chose de bon, et perdit ainsi quatre années, les plus belles de sa jeunesse. Dormon se fâcha tout de bon : il voulut forcer son fils à ménager les ressources de la fortune ; mais il n'était plus temps, la fortune allait abandonner pour jamais l'imprudent Hilaire. Une faillite considérable ruina son vieux père, qui en mourut de chagrin au bout d'un mois, après avoir accablé Hilaire de reproches et même de sa malédiction. Des créanciers avides vinrent le chasser du toit paternel, et il ne se vit plus de ressource que dans la générosité de son oncle, qui l'avait toujours gâté.
» Mais Joachim avait prévenu sa démarche. Depuis quelques jours il courait une satire sur le compte du frère de Dormon ; on lui reprochait d'avoir abandonné son malheureux frère après [] son accident, et les noms de vilain, de ladre, d'égoïste, lui étaient prodigués dans cette pièce pitoyable, que Joachim avait faite ou fait faire, et qu'il avait mise sous le nom de son cousin. Joachim fait lire cette diatribe à son père ; le vieillard s'indigne, s'emporte ; il ne veut jamais voir son maudit neveu, et charge Joachim de lui fermer la porte, et de lui donner dix écus, à condition qu'il ne remettra jamais les pieds chez un oncle qu'il a si cruellement outragé.
» Vous jugez du plaisir qu'éprouve Joachim en s'acquittant de cette commission. Hilaire arrive pour se jeter dans les bras de son cher oncle. Joachim lui apprend la résolution de son père : Voilà, dit-il, ce qu'il m'a chargé de vous remettre. Allez, monsieur, c'est indigne, c'est affreux de votre part ; un homme qui vous aimait ne méritait pas une satire aussi sanglante... Hilaire proteste de son innocence ; Joachim le jette dehors. Hilaire s'en prend à son cousin ; il le repousse durement. Joachim tombe sur lui à coups de pied, et les domestiques ne viennent séparer les deux champions que pour porter Hilaire dans la rue et lui jeter la porte sur le nez.
» Qu'on se peigne sa situation ! Seul pour lui, sans parents, sans ressources, la rage est au fond de son cœur ; il jure qu'il se vengera: mais comment ?... Il espère cependant en trouver les moyens. En attendant, il loue un petit cabinet garni, et là, seul, sans feu, sans hardes, sans linge, sans espoir d'apaiser son oncle, il se jette à genoux, et invoque, pour subsister, les faveurs de sa muse.
« Muse, s'écrie-t-il, muse, viens à mon secours ! viens rendre à ce cœur qui t'est dévoué tout le courage qui lui est nécessaire ! Tu donnes la gloire ; mais un beau laurier se fane bientôt quand [42] on n'a pas de pain. Muse, joins à tes faveurs quelque chose de plus solide, et ne souffre pas qu'un esprit où tu règnes tout entière habite un corps diaphane et affaibli par l'abstinence et le jeûne ! »
» Je ne sais si sa muse l'entendit ; mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'Hilaire passa un mois dans son cabinet sans découvrir aucune ressource. Ses dix écus étaient bien loin, et il avait vendu une partie de ses vêtements sans les regretter, car Hilaire était philosophe ; il dédaignait l'éclat des ajustements : une plume, un encrier et du papier, voilà les seuls bijoux qu'il chérissait. Cependant l'autre mois se passa encore sans que la fortune ni sa muse, sa muse ingrate, lui offrissent le plus petit moyen de se tirer d'affaire ; il est vrai qu'il ne cherchait pas assez. Hilaire avait des connaissances très-distinguées : Hilaire passait les jours et les nuits dans son cabinet à faire des épithalames, des madrigaux, des épîtres dédicatoires, qu'il envoyait aux gens en place, sur lesquels il croyait devoir compter, en flattant leur vanité. Vain espoir ! on le remerciait ; on lui donnait même à dîner, et puis c'était tout. Combien de fois Hilaire oublia son chagrin, et ne s'en ressouvint qu'avec plus de douleur, dans ces repas splendides !... Hilaire allait dîner chez un homme riche ; on lui prodiguait à table tous les mets, tous les soins ; on faisait quelquefois, pour lui donner à dîner, des dépenses excessives, dont le cadeau de la moindre partie lui eût été plus utile, et l'eût mis à son aise au moins pendant quinze jours. Telle était la réflexion qui se présentait souvent à son esprit ; mais enfin il faisait un excellent repas, il lisait ses vers ; son appétit et son amour-propre étaient comblés ; mais quand il sortait de cette maison fastueuse, quand il tâtait son gousset et qu'il n'y [43] trouvait rien, quand il laissait l'opulence derrière lui, pour monter au cinquième retrouver la misère dans un grenier, que de soupirs, que de cris sur l'injustice des hommes, sur la bizarrerie de la fortune !... Hilaire se couchait sans lumière, en grelottant de froid, et il arrosait son triste grabat... de ses pleurs, de ses pleurs... que faisait couler l'orgueil, et non le noble désespoir d'un homme qui a épuisé toutes les ressources, sans pouvoir résister à l'injustice du sort. Hilaire était malheureux par sa faute, Hilaire n'était point à plaindre.
» Il avait écrit plusieurs fois à son oncle ; mais vous devinez bien que Joachim était là pour recevoir les lettres et pour les brûler. Hilaire donc n'avait plus que la triste perspective de mourir de faim, lorsqu'un soir il trouva chez lui une lettre dans laquelle un très-grand personnage, qui prétendait avoir autrefois protégé son père, l'engageait à se rendre à son hôtel le lendemain matin pour une excellente affaire. Hilaire, enchanté, relit plusieurs fois cette lettre consolante, et soudain il se couche dans le dessein de se lever de bonne heure et de réparer le mieux possible le délabrement de sa toilette. Il s'endort au milieu des idées les plus agréables ; et il rêve qu'il voit rouler le char de la fortune ; que la foule est là pour l'empêcher d'avancer, mais que la fortune elle-même lui fait signe d'approcher ; qu'il est soudain porté jusque sur le char de l'aveugle déesse, et qu'il puise à volonté dans la corne d'abondance, qu'elle n'ouvre que pour lui seul. Le jour le surprend au milieu de ce rêve enchanteur ; il se pare comme il peut, et, le chapeau sous le bras, il se rend au logis de son Plutus. Après les compliments ordinaires, son protecteur lui montre une tragédie qu'il a faite, et lui promet une somme considérable, à condition [] qu'il la fera jouer sous son nom. Mon état, lui dit-il, m'empêche de m'avouer auteur ; on se moquerait de moi, et cela me compromettrait beaucoup.... Étrange sottise ! Autrefois, mes enfants, les grands rougissaient d'être artistes.
» Hilaire lit l'ouvrage, qui lui paraît détestable: il a honte de passer pour l'auteur de cette misérable rapsodie ; mais sa faim est plus forte que son amour-propre, et pour cette fois elle l'emporte. Hilaire consent à tout, et touche un à-compte des richesses qui l'attendent. En moins d'un mois la pièce est jouée, et grâce au grand nombre de billets donnés, elle a quelque succès. Voilà donc Hilaire en réputation ; mais que cet honneur va lui coûter cher !...
» D'abord ses prétendus succès réveillent la haine et la jalousie de Joachim. Le méchant cousin devient le plus grand détracteur du mérite d'Hilaire. Ce jeune étourdi se comporte si indécemment, que tous les gens impartiaux le blâment hautement. Entends-tu cela, Benoît ? Joachim devint odieux pour avoir dénigré l'ouvrage qu'il croyait être de son parent : non-seulement il perdit l'estime publique, mais le grand personnage, véritable auteur de la pièce, indigné des pamphlets que Joachim faisait courir sur sa tragédie, trouva le moyen, par ses protections, de ruiner le père de Joachim. On lui supposa des torts, et il fut obligé de s'expatrier avec son imprudent fils. Ainsi fut puni l'envieux ; voyons comment Hilaire le fut de sa résistance aux sages avis de son père.
» Le secret de la tragédie ne fut pas gardé longtemps. Hilaire lui-même, Hilaire gémissant en secret de passer pour l'auteur d'un ouvrage que tout le monde critiquait à juste titre, osa parler ; il nomma le grand personnage à quelques amis ; [45] ceux-ci le dirent à d'autres, et bientôt la famille de l'auteur l'apprit. Cette famille, se croyant déshonorée de ce qu'un de ses membres avait la manie de faire des vers, lui fit de vertes réprimandes. Le poëte s'excusa comme il put ; et, pour arranger la chose, il fut décidé dans cette grave assemblée de parents que le pauvre Hilaire, qui avait secondé la folie de son patron, serait renfermé dans une maison de force pour le reste de ses jours: en conséquence, on obtient une lettre de cachet ; et un beau jour que le malheureux Hilaire s'extasiait chez lui sur ses bucoliques, et respirait déjà son immortalité , un exempt de police vint enlever le nourrisson du Pinde, et avec lui l'espoir des neuf muses. Versiculets, madrigaux, sonnets, élégies, tout fut jeté au feu ; et l'infortuné, plongé dans le fond d'une voiture, vit s'ouvrir la porte d'une horrible forteresse qui l'engloutit pour jamais ; car il y mourut bientôt de désespoir.
» Telle fut la fin tragique d'un orgueilleux jeune homme qui préféra l'oisiveté au travail, et une destinée incertaine à un état certain ; qui dédaigna les leçons d'un père prévoyant ; qui se fit un ennemi irréconciliable, et qui osa se livrer au commerce des grands, des grands... qui sacrifient toujours l'instrument dont ils se sont servis... En écoutant son père, Hilaire l'eut empêché de livrer aux hasards d'une faillite la somme qu'il destinait à son établissement ; il eût fait des vers pour son agrément, il eût été heureux. En n'écoutant que sa tête, Hilaire a perdu son père et sa fortune : la honte, la misère et la prison, telle a été sa destinée, triste, mais méritée. »
Maintenant Léon, Benoît, je vais vous parler avec plus de fermeté. L'histoire d'Hilaire cache plusieurs sens moraux. Elle est pour vous, Benoît, pour vous, qui nourrissez au fond de votre [] âme une jalousie basse de voir que votre frère a plus de talent que vous ; pour vous, qui critiquez sans justesse des vers que vous n'êtes pas capable de faire ; vous qui contrariez sans sujet votre frère, et finiriez, si je n'y mettais ordre, par le détester, et vous faire mépriser comme Joachim... Mon histoire vous regarde aussi, Léon, vous qui mettez à de faibles ouvrages plus d'importance qu'ils n'en méritent, vous qui ne pouvez supporter la critique, et qui rougissez comme le feu au moindre mot qui blesse votre amour-propre. Profitez de l'exemple d'Hilaire. Je vous ordonne de ne faire des vers qu'à vos moments perdus ; de ne montrer qu'à moi, avant vos frères, tous ceux que vous ferez, et de n'en garder aucune copie ; c'est moi qui me charge du soin de rassembler vos bucoliques. Lorsque vous aurez un état fait, je vous remettrai vos manuscrits en ordre, sans en oublier un ; et vous pourrez alors vous livrer à un art qui est le plus grand des amusements quand il n'est pas un état. Vous voyez que je ne vous empêche point de cultiver dès ce moment vos dispositions ; je vous exhorte même à ne pas les négliger, mais sous la condition que je vous ai imposée : vous me remettrez vos moindres manuscrits, qui seront tous enregistrés chez moi ; et si je vous en trouve un seul, vous me fâcherez... mais beaucoup !
En attendant, comme je sais que Léon et Benoît ont poussé ce matin la brutalité jusqu'à se frapper... des frères ! quelle horreur ! j'ordonne qu'ils soient tous deux enfermés jusqu'à demain soir dans la grange. Ils y passeront la nuit, couchés sur la paille ; ils ne dîneront point demain avec leurs frères, ni avec moi, et je ne les reverrai que le soir. Tel est mon ordre : c'est à Marcelle que j'en confie l'exécution. [47] Palamène sortit en disant ces mots, prononcés d'un air très-ferme ; et la vieille exécuta sur-le-champ sa terrible sentence. En conséquence, les deux coupables, noyés de larmes, furent conduits dans leur prison, où ils passèrent le temps prescrit pour leur détention à s'embrasser et à se jurer réciproquement que tous deux profiteraient de l'exemple funeste d'Hilaire et de Joachim.
Laissons-les, ami lecteur, subir le châtiment qu'ils ont mérité, et voyons bien vite comment se passa la soirée du lendemain.
[][][]Les deux Écoliers, ou l'Héritier.
Si nos deux petits amis avaient passé une mauvaise nuit, celle du vieillard n'avait pas été moins agitée. Il ne pouvait disconvenir que son fils Léon eût des dispositions pour la littérature. La romance qu'il lui avait chantée n'était pas mal du tout pour un enfant de douze ans. Le bon père s'enorgueillissait même des talents naissants d'un jeune homme qui pouvait un jour se faire une réputation ; mais, d'un autre côté, la crainte que Léon ne perdît un temps bien précieux à devenir un auteur médiocre le tourmentait ; il était bien aise de lui avoir ordonné de lui remettre tous ses manuscrits, et il était sûr d'être obéi : il se faisait assez aimer de ses enfants pour compter sur leur [50] soumission. Le caractère jaloux de Benoît l'affligeait aussi : mais cet enfant avait le cœur bon ; il était facile de le corriger. La petite rixe des deux frères n'effrayait pas Palamène: il s'applaudissait cependant de la punition sévère qu'il leur avait infligée. Il se rappelait aussi le procédé de sa petite famille à l'égard du vieux mendiant qu'il lui avait envoyé ; car c'était par son ordre qu'un paysan du village s'était déguisé ainsi: c'était Palamène qui lui avait appris son rôle. Marcelle avait le mot: tout était très-bien arrangé, ainsi qu'on l'a vu, pour éprouver la bienfaisance des enfants. Ils avaient comblé l'attente de leur père ; toute leur petite fortune était passée dans les mains de l'adroit paysan, à qui Palamène en avait laissé une partie. Comme aucun des enfants n'avait parlé de cette affaire, par une modestie qui charmait le vieillard, il voulait, sans paraître instruit, trouver l'occasion de les récompenser au delà de ce qu'ils avaient donné. Cette occasion se présenta bientôt à son esprit, et il la fit naître, ainsi qu'on le verra clans la suite de cet ouvrage. Hâtons-nous, pour le moment, de délivrer nos prisonniers, et de nous asseoir avec eux, à notre heure accoutumée, sur la terrasse, auprès du plus respectable des pères.
Les deux frères rougirent en revoyant leur père. Celui-ci s'en aperçut, ne leur parla plus de leur faute, qui était expiée, leur sourit tendrement, et leur ouvrit ses bras, où ils coururent se précipiter. Palamène, après les avoir bien serrés contre son cœur, eut le plaisir de les voir s'embrasser tous deux sous ses yeux, comme pour lui dire qu'ils seraient toujours unis... Palamène en versa quelques larmes d'attendrissement et prit de là son prétexte pour égayer un peu ses enfants, en leur faisant un tableau récréatif des douceurs qu'on goûte à s'aimer, et [51] de la délicatesse de l'amitié quand elle date de l'enfance.
Or ça, mes petits amis, dit-il, nous n'avons pas passé hier une soirée fort gaie ; il faut tâcher de nous amuser un peu ce soir. Ce matin, en feuilletant quelques livres de ma bibliothèque, mes yeux se sont fixés sur ce gros volume que vous voyez. Il y avait bien longtemps que je l'avais lu ; je le parcourus, et j'y trouvai une histoire, oh ! mais une histoire qui vous intéressera à coup sûr. Je l'ai apporté, mon volume ; il ne s'agit plus que de vous lire cette histoire-là ; mais ma poitrine est un peu faible. Priez votre frère Armand de vous faire ce plaisir.
A la seule annonce d'une histoire, et d'une histoire intéressante, tous les enfants avaient rapproché leurs siéges, et s'étaient regardés avec un air d'hilarité qui n'avait pas échappé à leur instituteur. Tous soudain entourèrent Armand pour le prier de lire l'histoire. Armand ne se le fit pas répéter: il prit donc le volume ; Marcelle se mit à filer ; Palamène s'apprêta à examiner l'impression qu'elle allait faire sur les enfants : tout le monde se prépara à la plus grande attention, et le jeune Armand commença sa lecture en ces termes.
HISTOIRE DES DEUX ÉCOLIERS,
NOUVELLE.
Dulys et Gérard étudiaient dans le même collége, et s'étaient mille fois juré la plus tendre amitié. Dulys était le fils d'un négociant peu aisé ; et le père de Gérard était un pauvre fermier de la Beauce. La presque égalité de fortune, le même âge, les mêmes goûts, tout avait rapproché ces enfants, qui n'avaient qu'une même façon de voir et de penser. Dulys cependant avait un peu de hauteur dans le caractère, et c'était peut-être par une [52] suite de celte hauteur qu'il se plaisait souvent, quoique ses menus plaisirs fussent très-bornés, à les partager avec Gérard, et à payer toujours pour lui. Gérard n'y voyait qu'une suite de l'amitié, et les petits bienfaits de son ami ne pouvaient l'humilier. Combien de fois ces deux enfants se dirent-ils dans leurs douces étreintes : « O mon ami ! ne nous séparons jamais ; et si je deviens riche, je veux partager mes biens avec toi. Souvenons-nous sans cesse de cette promesse, et que le plus pauvre de nous deux ne balance pas à la rappeler un jour à celui qui en aura davantage ! » Tels étaient les doux projets de ces bons enfants ; tels étaient les serments qu'ils se faisaient tous les jours : à qui des deux est-il réservé de les trahir ? C'est ce que nous verrons bientôt.
Leurs éludes allaient être terminées, lorsque Dulys perdit son père. Il ne lui restait plus qu'un oncle extrêmement riche, et qui avait deux enfants en bas âge. Cet oncle, devenu le tuteur de Dulys, demeurait à Cambrai : il lui plut de rappeler son pupille auprès de lui, et de lui donner un état sous ses yeux. Dulys en reçut la nouvelle, qui lui fit verser bien des larmes ; il lui fallait se séparer de son cher Gérard ; c'était pour lui le plus grand des malheurs. Que de larmes coulèrent dans cette séparation ! que d'embrassements ! que de serrements de mains ! que de promesses de se réunir un jour !... Oui, dit Dulys, oui, selon toute apparence, je me fixerai à Cambrai ; si le malheur te poursuit, mon cher Gérard, viens m'y trouver ; et si j'ai l'atrocité de t'abandonner, je te permets de me percer le cœur.
Enfin il fallut se quitter, et Gérard obtint du principal du collége la permission d'accompagner son ami jusqu'aux messageries, où l'attendait un domestique de son oncle. Là, nouvelles [53] larmes, nouvelles effusions... Le carrosse part ; et Gérard, qui l'a suivi encore tant que ses jambes le lui ont permis, retourne tristement à son collége, jadis le séjour du bonheur, maintenant un désert, un désert affreux, depuis que l'amitié ne l'habite plus.
Touchante amitié des enfants, comme vous électrisez mon âme ! comme vous affectez délicieusement mon cœur !... Oui, tendre amitié des enfants, vous êtes le lien de la société future ; vous préparez l'union, la paix de la postérité ; vous êtes l'aurore du bonheur qui doit luire un jour sur les générations.
Après le départ de Dulys, nous laisserons s'écouler un laps de temps considérable, pendant lequel nos deux amis s'écrivirent de temps en temps, puis plus du tout, attendu que le bon Gérard est obligé de voyager. Gérard, ses classes finies, est retourné chez son père. Son père, vieux, infirme, a essuyé des pertes qui l'ont tout à fait ruiné. La fille ne peut que vaquer aux soins domestiques: il lui faut un garçon pour conduire sa charrue ; c'est Gérard qui se charge de ce soin. Voilà donc notre jeune homme qui néglige tout à fait les soins de sa parure, laisse flotter ses cheveux noirs au gré des vents, quitte ses habits propres pour une bonne grosse veste, ses livres et la plume pour le soc de l'instrument nourricier ; le voilà en un mot paysan clans toute l'étendue du terme : mais son âme est toujours belle, son cœur est toujours sensible et bon, son esprit est toujours cultivé ; il n'oublie pas les muses, et adresse même des vers à Triptolème, en conduisant l'ingénieuse machine aratoire dont il a fait l'utile présent à l'humanité.
Gérard passe ainsi plusieurs années, et ne reçoit plus de nouvelles de son cher Dulys, qu'il suppose livré aux plus sérieuses occupations. Il est sur le point de se fâcher de ce silence, [54] lorsqu'un accident cruel le force à se souvenir des promesses que cet ami lui fit autrefois. Le bon vieux père de Gérard meurt accablé de dettes. Son fils, obligé de tout céder à des créanciers avides, se voit privé de tout, forcé de faire, pour subsister, des métiers indignes de son éducation, de sa délicatesse. Gérard a perdu son père, et avec lui sa fortune, ses espérances et le repos de ses nuits ; c'est dans le cours d'une de ces nuits qu'il passait dans les larmes, que Gérard se rappelle Dulys, et avec lui tous les serments qu'ils se sont faits mutuellement. Les bons cœurs ne doutent jamais de la vertu : J'irai, se dit-il, j'irai trouver ce tendre, ce fidèle ami ; je lui dirai : Voici l'obligation que nous avons contractée dans notre enfance ; le sort te fait jouir du bonheur de l'exécuter ; me voilà, je suis Gérard, et toi tu es toujours Dulys... Oh ! comme cet espoir me console !... qu'il me procure seulement une place près de lui et je suis content... Mais ma sœur... Eh bien, ma sœur, je l'emmènerai avec moi ; n'eussé-je qu'un morceau de pain, je le partagerai avec cette sœur chérie, et la nature se glorifiera de devoir tout à l'amitié.
Gérard a pris son parti. Sa sœur Julie, jeune enfant de seize ans, n'a pas d'autre volonté que celle de son frère. Tous deux font à la hâte leur léger paquet, et les voilà partis pour Cambrai.
Nous ne parlerons point des espérances flatteuses qui font sourire le frère et la sœur pendant leur voyage: nous nous dépêcherons d'arriver avec eux dans une ville où ils sont bien sûrs de trouver un terme à leur infortune.
Il était près de minuit lorsque Gérard entra dans Cambrai. Il sentit qu'il n'était pas décent d'aller à cette heure-là chez son ami ; en conséquence, il descendit dans la première auberge', où il se fit donner deux chambres et servir à souper. La fille de [55] l'auberge lui parut aimer assez à babiller. Gérard voulut tirer d'elle quelque éclaircissement sur le sort de Dulys, qui, depuis un an, ne lui avait rien mandé de ses affaires. — Pourriez-vous m'indiquer la demeure de M. Dulys dans cette ville ? — M. Dulys, monsieur ? Pardi, vous vous adressez bien, c'est notre voisin ; il demeure dans le grand hôtel que vous trouverez dans la première rue à main gauche. — Le grand hôtel !... Il demeure toujours chez son oncle ? — Son oncle ? Ah bien oui, son oncle ! il y a longtemps qu'il est mort, ma foi ! — Mort, son oncle ? — Eh oui ! vous ne savez donc pas ça ! Oh bien, si vous ne le savez pas, je m'en vais vous le conter, moi. Vous allez voir comme la fortune va comme ça à de certaines gens : l'eau coule toujours à la rivière, comme dit le proverbe. L'oncle de M. Dulys était riche à millions, et veuf avec deux enfants : voilà que la petite-vérole qui a été bien maligne ici: car j'ai mon filleul à moi, qui en est mort : un enfant ! ah ! beau, beau, beau ! on n'en a jamais vu comme ça. — Continuez, je vous prie. — Voilà que la petite-vérole lui enlève ses deux enfants en quinze jours ; en quinze jours, mon cher monsieur ! N'est-ce pas triste ça ? Le pauvre père est si désolé, si désolé, qu'il tombe malade à son tour, et meurt... J'ai vu son enterrement, moi: oh ! c'était la plus belle chose du monde ! — Eh bien ! — M. Dulys devint l'héritier de ses grands biens ; et il avait des écus le papa ! dame ! c'était le plus riche négociant d'ici ! — Dulys a été son héritier ?— Oui, mon cher monsieur, tout: l'hôtel, les terres, les maisons ; il a eu tout, tout, tout, tout, tout ! Il était majeur justement depuis un mois : voyez comme ça est bien tombé ! — Quel bonheur pour l'humanité que Dulys soit riche ! Ah ! il doit faire bien des heureux ! — Des heureux ! Ah ! oui, [56] allez ! des filles, des escrocs, voilà les heureux qu'il fait. C'est un train chez lui, c'est un train ! ah ! il n'ira pas loin, si ça continue... Mais ! ô mon Dieu ! qu'est-ce que j'ai dit là ? Je vous demande bien pardon, monsieur, c'est peut-être votre ami ? Bavarde que je suis ! je ne voudrais pas pour ce que je possède qu'il sût que j'ai dit ça de lui, car il n'est pas bon ; et puis il a tant de crédit sur nos magistrats ! il a déjà tant commis d'injustices !... Eh bien, voilà encore ! Pardon, monsieur, pardon : j'entends qu'on m'appelle à la cuisine, j'y vais... J'ai bien l'honneur d'être votre servante.
La fille était disparue ; et Gérard et sa sœur étaient pétrifiés de tout ce qu'ils venaient d'entendre. Dulys riche, cela ne surprenait pas Gérard ; mais Dulys méchant ! Dulys entouré de filles et d'escrocs ! Dulys capable de commettre des injustices ! Cela n'est pas possible. A coup sûr, ce n'est pas là le Dulys qu'il a connu au collége ; c'est un autre Dulys : cette fille s'est trompée, car un bon naturel ne change pas si rapidement ; et l'enfant qui versait des larmes au récit d'une belle action ne peut devenir un homme pervers !...
Cependant cet oncle qui avait deux enfants, ce Dulys son neveu , tout cela retrace la famille de son ami. Gérard ne peut douter que ce ne soit lui... Au surplus, qu'il s'amuse, qu'il passe comme il veut le feu de sa jeunesse, qu'il soit injuste envers quelques personnes, il ne peut être injuste envers son ancien ami, envers Gérard, ce bon Gérard qu'il a tant de fois serré dans ses petits bras !... On aime à revoir l'ami de son enfance : cela nous rappelle des localités, des plaisirs innocents et purs qui font encore sourire le vieillard sous les glaces de l'âge, sous les fruits de l'expérience. Oh ! Gérard sera bien reçu: [57] il n'en peut douter ; il rougit même d'avoir osé soupçonner son ami: néanmoins, comme il faut pourtant compter quelquefois pour quelque chose l'ingratitude des hommes dans les démarches qu'on fait dans la vie, Gérard ira seul recevoir les embrassements de son ami, ou s'exposer aux mauvais procédés d'un ingrat, d'un parjure. Il n'y conduira pas sa sœur ; il ne l'exposera point aux hasards d'une mauvaise réception. Si ses vœux sont comblés, alors il viendra chercher Julie, il la présentera à Dulys... et il est certain qu'il la lui présentera, car il sera bien reçu.
Après avoir fait cet arrangement, Gérard se livre aux douceurs du sommeil, qui ne tarde pas à venir réparer ses forces: il dort très-profondément, tant il est vrai qu'aucun soupçon n'a germé dans son âme, si étrangère au vice, qu'elle ne peut pas même concevoir qu'il existe ! La servante de l'auberge est une bavarde qui dit ce qu'elle sait et ce qu'elle ne sait pas : telle est la réflexion que fait Gérard le lendemain à son réveil... Il s'habille, déjeune avec sa sœur, la confie aux soins de la maîtresse de l'auberge, et s'achemine, plein des plus douces pensées, vers l'hôtel de Dulys.
L'aspect extérieur de cette maison le charme d'abord et le réjouit, quand il pense au bonheur que son ami doit goûter. Il demande M. Dulys: un grand Suisse lui répond durement: Montez à l'antichambre. Gérard monte à l'antichambre ; un laquais lui demande ce qu'il veut. — M. Dulys. — Il dort. — J'attendrai. — Que lui veux-tu, mon ami ?— Ce que... je [58] lui veux ? —Oui, qu'as-tu à lui dire ? —Cela ne te regarde pas. — Ah ! cela ne me regarde pas ! Cela regardera peut-être M. Dupuis, le valet de chambre de monsieur. — Je n'ai point affaire à ce Dupuis. — Ce Dupuis ! comme il parle !... Il faudra pourtant bien que tu dises à ce Dupuis ce que tu veux à monsieur : les gens de ta sorte n'entrent point ici sans cette formalité préliminaire. — ( Gérard, indigné, s'anime . ) Apprenez, faquins que vous êtes, que les gens de ma sorte valent mieux que de grands lâches comme vous tous ! ( Les laquais et deux autres qui sont dans l'antichambre partent d'un éclat de rire forcé.) Ha ! ha ! ha ! qu'est-ce que c'est donc que ce manant-là ! Eh ! mais il faut le mettre à la porte ! ( Gérard s'assied . ) Ah ! voilà monsieur assis ; il est de mauvaise humeur ; il aura le temps de calmer sa bile en attendant le lever de monsieur et celui de M. Dupuis.
Les laquais, à ces mots, lancent à Gérard un regard de mépris, et se remettent à leur table, où ils étaient occupés à faire une partie de cartes au moment où notre bon fermier est entré. Les laquais ne font plus la moindre attention à lui, et Gérard les regarde avec une fierté mêlée d'indignation. Les vils esclaves ! se dit-il tout bas ; comme ils sont insolents ! En vérité, ces drôles-là sont plus impudents que leurs maîtres. A coup sûr, Dulys ignore la manière brutale avec laquelle ils reçoivent les étrangers, car il ne le souffrirait pas : il est si bon, si humain !
Ainsi raisonnait Gérard, et cependant son cœur était oppressé: il soupirait involontairement. Gérard n'avait jamais aimé le faste ni les tons des gens titrés ; tout ce qu'il voyait l'affligeait ; il blâmait tout bas cet étalage, et Dulys lui paraissait au moins léger et inconséquent d'arborer un faste aussi impertinent, tandis qu'il est si doux de vivre dans une honnête aisance et de faire [59] des heureux avec le superflu de son bien. C'est ce qu'il se proposait de dire à son ami, lorsque leur première intimité serait renouée: mais Gérard n'y était pas encore ; il allait avoir sous les yeux d'autres tableaux plus révoltants.
Il y avait plus d'une heure qu'il attendait, lorsqu'un laquais entre précipitamment, et dit à ceux de Dulys, avec un air de mystère : Eh ! vile à son lever ce poulet !... On accepte le rendez-vous, ce soir, à minuit, par la rue Basse. Le père sera couché ; la jeune innocente a promis de laisser sa croisée ouverte... Quelle bonne fortune pour votre maître ! Ah ça, j'espère que M. Dupuis reconnaîtra les peines que je me suis données pour assurer cette conquête. Adieu, je me sauve ; fais valoir mes services, et nous boirons le malaga...
Il dit, et se sauve... Les laquais se remettent à leur jeu, et Gérard est là, qui ne conçoit rien à ce qu'il vient d'entendre... Un père couché, une jeune innocente qui laisse sa croisée ouverte... Qu'est-ce que cela veut dire ? Dulys serait-il assez corrompu pour séduire la vertu ?... Et ce trafic infâme à la tête duquel paraît être ce M. Dupuis ! Ce M. Dupuis est un homme que Gérard est bien curieux de voir : c'est sans doute le Maître-Jacques, le factotum de la maison... Ah ! Gérard craint bien que la servante de l'auberge ne lui ait fait entrevoir qu'un coin du tableau de la conduite de Dulys. Un instant, vertueux Gérard, et tu vas avoir une idée de l'ensemble de ce tableau, neuf pour tes regards.
Une heure entière s'écoule encore, et personne ne paraît. Un étranger se présente cependant: il est pâle, défait ; il a même l'air d'avoir passé la nuit. Peut-on parler ? dit-il à demi-voix à celui qui a l'air du maître laquais. — Oui, oui. — Cet étranger... [60] — Bah ! c'est un paysan : ces gens-là sont trop lourds pour comprendre...
Gérard a entendu distinctement ce commencement de conversation, et cela l'engage à prêter sans affectation une oreille plus attentive. L'inconnu répond : il est mort. — De ses blessures ?
— Eh ! de quoi donc ? Tout le quartier crie beaucoup ; on accuse la petite Cloé, chez qui l'on sait qu'il a soupé. Pour elle, elle est intéressée à ne pas parler ; mais le domestique de Cloé ! il était là au moment de la dispute de monsieur avec ce bourru capitaine... Il aurait pu tout dire: tu ne sais pas ce que j'ai fait ? J'ai rempli un de ses ordres en blanc que le magistrat donne à ton maître, et qu'il nous confie, par prudence sans doute, et je vous ai signifié à mon bavard l'ordre de sortir sur-le-champ de la ville, sous prétexte qu'il est violemment soupçonné d'avoir volé un de ses anciens maîtres. L'imprudent m'a bien remercié de l'avis que je lui donnais, et il est parti. C'est un mauvais sujet en effet : cela a plusieurs affaires sur le corps. Au surplus, il est bien loin ; notre secret est à nous, et j'ai fait répandre le bruit que le capitaine avait été attaqué dans la rue par des voleurs... — M. Dupuis sait-il tout cela ?
— Il le sait ; devine où je l'ai trouvé ? Le drôle a le nez fin. Je l'ai rencontré comme il enlevait, aidé de Richard... Oh ! mais tu sauras tout cela, car M. Dupuis est sur mes pas ; il va paraître dans l'instant.
A ces mots l'inconnu élève la voix, et les laquais et lui parlent de choses indifférentes. Mais Gérard !... Oh ! Gérard ! Il ne sait plus s'il est sur la terre ou dans l'enfer. Il ne peut concevoir tant d'horreurs ; et quoiqu'il ne comprenne pas bien l'espèce d'aventure dans laquelle il y a eu un homme de tué, un autre d'expatrié [61] , il sent bien que Dulys joue dans tout cela un rôle abominable... Le verra-t-il cet homme qu'il n'ose plus appeler son ami ? Oui, il le verra. Gérard ne peut croire qu'il en éprouvera des insultes. Ils s'aimaient tant autrefois ! Au surplus, Gérard a tant fait que de venir chez lui, il ne s'en ira pas sans avoir une réponse quelconque ; et puis il est bien curieux de connaître ce monsieur Dupuis de qui tout ce monde parle tant ; ce M. Dupuis dont on ne prononce le nom qu'avec respect, et qui sans doute n'est qu'un scélérat qui a perverti son maître, qui a gâté le plus beau naturel...
Gérard est impatient de voir cet illustre personnage, lorsque la porte s'ouvre. Tous les laquais se lèvent précipitamment ; on murmure tout bas : c'est M. Dupuis !...
(Ici Palamène s'aperçut qu'il était tard ; il fit interrompre Armand, son jeune lecteur, et l'on remit au lendemain la suite d'une lecture qui intéressait si vivement les enfants, qu'ils témoignèrent hautement leur chagrin de n'en pouvoir connaître la fin. Je fais comme Palamène, ami lecteur. L'heure du repos m'appelle: je quitte la plume, et je vous engage à attendre patiemment la soirée de demain, pour entendre, avec nos enfants, la suite de l'histoire des deux écoliers.)
[][]On interrompt l'Histoire des deux Écoliers pour entendre le petit Joueur de vielle.
Cette soirée tant désirée arrive, à la grande satisfaction de nos enfants, qui sont de bonne heure au rendez-vous ordinaire. Tous sont assis, et attendent avec impatience leur père Palamène, possesseur du gros livre qui leur a paru si intéressant. Ils brûlaient du désir de connaître plus à fond ce M. Dupuis, dont ils devinaient le caractère atroce, et ils s'entretenaient de la mauvaise réception qu'ils ne doutaient pas que l'ingrat Dulys allait faire à son vertueux ami Gérard. Comme ils l'aimaient ce bon Gérard !... comme ils s'intéressaient à son sort ! Ah ! ses [64] bonnes qualités et sa pauvreté souriaient plus à l'âme de nos jeunes amis que tout l'éclat, toute la richesse du perfide Dulys.
Ils attendaient donc Palamène, qui n'arrivait point. Marcelle elle-même n'était point là. Si du moins on leur eût laissé le gros livre, Armand eût pu continuer une histoire que leur père sans doute savait par cœur. Et vous-même, ami lecteur, peut-être partagez-vous la vive curiosité de nos petits héros. Patience ; nous connaîtrons bientôt la suite de l'histoire de Gérard ; mais pour le moment nous allons être interrompus par un incident qui pourra faire diversion à l'intérêt que nous prenions à cette histoire, mais qui nous en inspirera un d'un autre genre.
Les enfants avaient pris le parti de jouer à de petits jeux, en attendant leur père et sa vieille gouvernante, quand tout à coup le son d'une vielle les attire vers la porte. C'est un enfant de douze à quinze ans, un petit Savoyard, qui joue de cet instrument, et qui a l'air de chercher des yeux une maison dont il ne connaît pas la situation. — Est-ce près d'ici, demande-t-il à nos enfants, que demeure le bon Palamène ? — C'est ici même. — Vous êtes ses enfants ? — Oui. — Oh ! que je suis aise de vous rencontrer ! c'est vous seuls que je cherche. Laissez-moi entrer, que je vous conte tout ça. J'ai bien des choses à vous dire, allez.
Le petit joueur de vielle entre avec nos enfants, qui ferment la porte sur lui, le font parvenir jusqu'à la petite terrasse, l'engagent à s'asseoir près d'eux, et lui font, en un mot, tous les honneurs qu'on doit à un étranger. Quand il s'est assis d'un air grave, qu'il a essuyé la sueur qui coule de son front, il les regarde avec intérêt, puis il leur dit : Oh ça, mes amis, il faut que je m'acquitte d'une promesse bien sacrée que j'ai faite. Vous êtes cinq, n'est-ce pas ? — Oui, nous sommes tous frères. [65] Le petit joueur de vielle tire de sa poche une bourse pleine d'écus, en fait cinq parts ; puis, au grand étonnement des enfants , il leur met à chacun une petite somme dans la main en disant : Voilà votre part à vous ; vous, voilà ce qui vous revient, etc.
Les enfants, étonnés, ne savent ni ce qu'il faut faire ni ce qu'il faut dire. —Vous vous moquez, mon petit ami ; cet argent ne peut être à nous: qui nous le donnerait ? comment l'aurions-nous gagné ? — Il est à vous, vous dis-je. Prenez, prenez toujours ; et vous saurez bientôt qui vous fait ce léger cadeau. — Mais... — Mais il faut prendre ; c'est le vœu de celui qui m'envoie. — Celui qui vous envoie ne peut être notre père, dit Adèle, et nous ne pouvons rien accepter de vos dons sans sa permission, sans qu'il connaisse au moins... —Il saura tout, et ne désapprouvera rien. Cet argent est à vous ; vous l'avez gagné légitimement, il faut que vous le preniez: je ne sors pas d'ici que vous ne l'ayez accepté. — Mais dites-nous donc au moins... —Ah ! ça, volontiers ; c'est bien mon intention. Que chacun de vous mette d'abord ceci dans sa poche ; je parlerai après.
Les enfants, étonnés, regardent le petit présent qu'on leur fait. Ils possèdent chacun quinze francs. Quinze francs ! Quelle somme pour eux ! Ils ne savent s'ils doivent serrer cet argent ; mais enfin ils s'y déterminent, après s'être consultés, et bien résolus de ne pas laisser partir le petit joueur de vielle sans lui rendre cette somme si les raisons qu'il va leur donner ne leur paraissent pas légitimes.
Le petit Savoyard s'assied : il va leur nommer l'auteur de ce bienfait, lorsque Palamène et Marcelle arrivent tout à coup... Qu'on me dise pourquoi ses enfants, en l'apercevant, rougirent [] comme s'ils venaient de commettre une mauvaise action ? Qu'on m'apprenne le motif qui les rend honteux au point de sentir battre leur cœur violemment et de n'oser prononcer une parole ? C'est qu'un service qu'on reçoit, et dont on ignore le motif, humilie plus qu'un service qu'on rend ; c'est que les âmes honnêtes éprouvent un certain embarras quand on les oblige, et qu'elles ne peuvent donner à ceux qu'elles respectent des explications qu'elles attendent elles-mêmes ; c'est enfin qu'un bienfait reçu de quelqu'un qu'on ne connaît pas porte avec soi quelque chose d'outrageant.
Palamène arrive, s'aperçoit du trouble de ses enfants, voit chez lui un nouveau venu, et demande avec douceur au petit inconnu ce qui l'amène dans sa maison. Il faut que le petit joueur de vielle réponde, car aucun des enfants n'en a la force: ils ont pris l'argent ; ils craignent que leur père ne les trouve imprudents. C'est donc le petit inconnu qui prend la parole, et raconte à Palamène ce qu'il vient de dire déjà aux enfants, et le plaisir qu'il éprouve de voir qu'ils ont accepté les parts qu'il vient de faire.
Ici les enfants regardent Palamène, pour voir s'il fronce le sourcil ; ils sont bien agréablement surpris : Palamène sourit ; il fait même des plaisanteries : En vérité, mon petit ami, dit-il, c'est un coup du ciel, cela ! Je voudrais bien qu'une bonne âme me rendît un pareil service tous les jours. Eh bien, mes enfants, vous voilà donc bien riches ! J'en suis charmé, j'en suis charmé. Mais vous êtes sans doute curieux, comme moi, de connaître l'homme obligeant qui vous fait un si joli cadeau ? Voyons, prions notre hôte de nous expliquer ce mystère. En attendant, c'est bien le moins, je crois, que vous le fassiez rafraîchir. [67] Adèle court au buffet ; elle en rapporte de l'eau rougie. Le petit joueur de vielle l'accepte sans façon. On s'assied, on se presse, il n'est plus question du gros livre ; on l'oublie pour un intérêt plus majeur, celui du moment ; et quand Marcelle a pris son ouvrage et mis ses lunettes, le jeune inconnu commence ainsi le récit qu'on va lire.
HISTOIRE DU PÈRE AVEUGLE.
Je suis né dans les montagnes de la Savoie. Mon père vin de bonne heure à Paris pour y exercer un métier utile, celui de porteur d'eau. Sans doute, cet état n'est pas estimé comme celui d'un riche financier ; mais quand on considère que chacun serait bien embarrassé s'il était obligé de descendre de chez lui avec sa cruche et son seau, d'aller jusqu'à la rivière des différents quartiers de Paris, et de revenir chargé d'un fardeau très-lourd, on conviendra qu'on doit avoir une grande obligation à ces hommes laborieux qui, pour une modique somme, vous épargnent tant de peines et tant d'embarras.. Dame, il faut que vous m'excusiez si vous trouvez quelquefois mes réflexions simples et naïves : je n'ai pas appris à parler, moi, je n'ai jamais fréquenté les grosses maisons , les belles compagnies ; j'ai toujours vécu parmi le peuple ouvrier, et je ne puis peindre que le peuple ouvrier.
J'étais seul enfant à la maison ; pendant que mon père était à Paris, ma mère mourut. J'avais alors huit ans. Un voisin charitable eut pitié de moi ; il me reçut dans sa maison, et sur-le-champ il écrivit à mon père, qui se hâta de revenir en Savoie, [68] afin de mettre ordre à ses petites affaires. Voilà donc mon père Gilbert qui, la sangle sur le dos, arrive chez son voisin, et me presse dans ses bras en versant des larmes. Mon fils, me dit-il (je m'en souviens encore) , mon petit Joseph, tu as perdu ta mère, et avec elle tout ton bonheur: ton père est un pauvre ouvrier qui n'a pas eu le temps d'amasser la plus légère somme: il faut que tu viennes avec moi à Paris. Là je t'enseignerai les moyens d'exister, soit en ramonant les cheminées, soit en rendant des services aux passants, ou en faisant des commissions. Voilà le sort qui t'attend, mon pauvre Joseph ; mais si tu travailles bien, si tu es honnête homme, tu n'auras pas besoin d'état brillant ni de fortune, tu seras heureux.
Le père Gilbert dit, et m'embrasse encore avec tendresse : il remercie son obligeant voisin, vend le peu d'effets qu'il possède, m'achète une ratissoire, une selle, des brosses, et part au bout de quelques jours en me tenant par la main. Me voilà donc en voyage, le cœur serré, la larme à l'œil, mais ferme de l'appui de mon père, qui cependant n'était pas plus avancé que moi, car son voyage lui avait coûté ; et nous eussions été réduits à la dernière extrémité de mourir de faim, si nous ne nous fussions arrêtés dans chaque lieu, où nous gagnions quelques misères à porter des fardeaux.
Nous n'avions plus qu'environ soixante lieues à faire, lorsqu'un accident terrible vint tout à coup ravir la lumière à mon pauvre père, et changer le genre de travail qu'il m'avait prescrit... Grand Dieu ! pourrai-je vous raconter cet événement sans verser des larmes ?
Il était environ huit heures du soir : c'était à l'approche de l'automne ; il faisait nuit fermée, et nous étions à l'entrée d'un [69] village où tout nos forçait à passer la nuit. Je frappe à la porte d'une ferme, et je demande la permission de passer la nuit avec mon père dans l'écurie. On me répond rudement qu'on n'a point de place pour des gens qu'on ne connaît pas. J'insiste ; on veut me mettre à la porte ; je me jette, pour ainsi dire, aux pieds de la maîtresse de la ferme, qui, plus sensible que son mari, s'écrie : Il est intéressant ! je ne puis me résoudre à le laisser dehors. Où est ton père ? — Le voilà là-bas. Mon père ! mon père !
J'appelle mon père, dont la physionomie honnête rassure la fermière. — Mais où voulez-vous les mettre ? dit brusquement le fermier à sa femme : ne savez-vous pas que la moisson a tout rempli ici ? — Eh bien, il n'y a qu'à les loger dans la vieille grange où il n'y a rien : elle n'est pas bien close, mais ils seront toujours mieux que dans la rue. La fermière nous fait conduire dans la vieille grange ; elle a même l'humanité de nous y faire porter du pain, de l'eau et quelques restes de son souper. Nous mangeons gaiement, mon père et moi ; puis, notre collation finie, nous nous étendons chacun dans le coin de la grange qui nous paraît le plus commode. Je dormais profondément, lorsque, vers les cinq heures du matin, un très-grand bruit me réveille en sursaut. J'appelle mon père: il écoute, et me rassure en me disant que ce sont des coups de canon que l'on tire dans la ville prochaine. Nous y avions passé la veille : il était question d'une grande fête pour le lendemain, et c'était sans doute cette fête que l'on annonçait ainsi.
Cependant à chaque coup de canon je remarquais que notre chambre à coucher, la grange antique et délabrée que nous habitions, chancelait et vacillait comme si on l'eût remuée avec [70] vigueur. Mon père, qui s'habillait, le remarque aussi ; il s'effraie même : Joseph, me dit-il, dépêche toi de t'habiller ; nous ne sommes pas en sûreté ici ; cette masure peut s'écrouler d'un moment à l'autre, et nous ensevelir sous ses ruines...
A ces mots, la terreur s'empare de mes sens ; je cours comme un petit fou ; je me précipite hors de la grange : mais à peine suis-je dehors, qu'une nouvelle décharge de canon hâte la chute de l'édifice. Un craquement affreux se fait entendre dans le toit ; les poutres se séparent, tout s'écroule, et les cris aigus de mon malheureux père ne m'annoncent que trop qu'il est resté sous les ruines de la grange.
Que faire, grand Dieu ! que faire dans cette cruelle situation ? Si je cours à la ferme, qui est très-éloignée, mon père peut mourir avant qu'on lui donne du secours... La tendresse et l'effroi me donnent une force surnaturelle, et, sans consulter mes forces, je crois pouvoir élaguer les ruines, remuer les plus grosses pièces de bois, et débarrasser mon père. J'appelle à mon aide tout en travaillant. Heureusement pour nous, une fille de l'auberge, qui cueillait quelques légumes, m'entendit ; le bruit de la chute de la grange l'avait effrayée d'abord, puis attirée vers le lieu de l'écroulement. Cette bonne fille court à perte d'haleine vers la ferme ; elle en revient bientôt, suivie de plusieurs hommes vigoureux, qui viennent finir un ouvrage que je croyais avoir bien avancé parce que j'avais jeté au loin quelques plâtras. A leur aspect, la consolation et l'espérance me firent apercevoir toute ma lassitude ; j'avais les mains et les pieds ensanglantés ; une sueur froide couvrait mon corps ; je tombai à la renverse, et l'on m'emporta dans l'auberge, où je ne repris mes sens que pour être témoin de la douleur de tous ceux [71] qui m'environnaient. La fermière surtout ne pouvait se pardonner d'être, en quelque façon, la cause de ce malheur. Mon père ! mon père m'écriai-je. — Ton père ! ton pauvre [père ] , mon petit homme ! hélas !... — Il est mort ? — Non, mais il vaudrait mieux qu'il le fût.—Ah ! ciel ! que lui est-il donc arrivé ? — Il a perdu la vue, mon ami ; il est aveugle. Va, va le voir à l'hôpital, où l'on vient de le transporter ; Jeanne t'accompagnera. Jeanne, conduisez ce pauvre enfant à son père. Ah ! mon Dieu ! faut-il qu'un pareil accident soit arrivé dans ma maison !
Je ne l'écoutais plus ; j'étais déjà en chemin, et je courais si fort, que la servante Jeanne avait bien de la peine à me suivre. L'hôpital où l'on avait porté mon père était dans la ville prochaine, à une demi-lieue de là, dans cette même ville où l'on avait tiré tant de coups de canon, cause de notre infortune. On m'a dit depuis que le vent, qui donnait du côté de notre grange, était la seule cause de la chute de ce bâtiment vieux et pourri. Dame, voilà la raison qu'on m'a donnée ; je ne suis pas assez savant pour vous en dire davantage.
Je ne vous peindrai point mon désespoir quand je me précipitai sur le lit de mon père... Il n'avait recouvré la parole que pour demander son fils : il était près de lui, ce fils chéri, mais il ne devait plus le voir... Le malheureux Gilbert était tout fracassé : des poutres, des tuiles et des éclats de bois lui avaient meurtri la tête de tous les côtés, et crevé les deux yeux... Mon père devait guérir de ses blessures, les chirurgiens l'affirmaient ; mais il devait rester aveugle : ô douleur !...
On eut la bonté de me permettre de rester dans l'hôpital et d'y soigner mon père : j'y fus même nourri par charité ; et au [72] bout de deux mois, Gilbert étant tout à fait rétabli, nous quittâmes cet hospice secourable, n'ayant plus d'autre ressource que celle de la mendicité. Il fut convenu que je conduirais partout mon père aveugle, et que je demanderais l'aumône pour lui. Je le chérissais tant, ce père infortuné, que ma condition n'eut rien à mes yeux d'avilissant ni de désagréable. À mesure que je rencontrais un passant, je m'écriais : Pauvre aveugle, s'il vous plaît ! Les uns me donnaient, les autres me rudoyaient. Je remettais fidèlement à mon père le produit de ma petite collecte, et je ne le quittais pas d'une minute.
Gens du monde, qui rencontrez l'aveugle et son fils, et qui osez jeter sur eux le regard du mépris, que vous êtes loin de la nature ! Écoutez-les, ils vous apprendront les devoirs de la tendresse paternelle et de la piété filiale.
Mais je m'aperçois que je fais de la morale ; et vous n'en serez pas surpris quand vous saurez que j'ai profité des leçons d'un homme d'esprit, d'un bienfaiteur que je regretterai toute ma vie.
Une bonne dame âgée, qui passait un jour sur la grand'route d'un hameau que nous traversions, fut charmée de ma petite figure, ainsi qu'elle me l'a dit depuis, et de l'air de candeur qui brillait dans toutes mes manières. Où allez-vous comme cela, mes enfants ? nous dit-elle après m'avoir donné quelques pièces de monnaie. — Madame, dis-je, nous allons penser à chercher un gîte ; car la nuit va venir, et je crains la fraîcheur des soirées pour mon père. — Quoi ! bon homme, ce joli enfant est votre fils ? — Oui, ma bonne dame, c'est mon fils, et un brave enfant, allez. — Qu'il a l'air doux et aimable ! Quel âge a-t-il ? —Bientôt dix ans. — Il est charmant ! Mais où passez-vous les nuits ordinairement ? [73] — Dans le premier coin qu'on veut bien nous prêter. — Écoutez, mes bonnes gens ; je veux vous loger, moi ; c'est une œuvre de charité. J'ai deux lits dans une salle basse qui était occupée par les deux fils de mon jardinier, à présent à l'armée : je veux bien vous les prêter toutes les nuits. Le jour vous irez demander l'aumône où vous voudrez, et le soir on vous remettra la clef de votre chambre. Je pourrai même adoucir votre sort. Venez, suivez-moi. O mon Dieu ! comme ce petit enfant est intéressant !... Ma maison est à deux pas d'ici, venez, et remerciez le ciel de m'avoir rencontrée...
La bonne dame marche devant ; mon père l'accable de bénédictions, et nous arrivons bientôt à une belle maison située entièrement dans la campagne, où tous les domestiques partageaient l'humanité de la maîtresse. On nous remit la clef de la chambre basse : on nous donna même à souper, et nous nous couchâmes pour la première fois depuis longtemps dans de bons lits, qui nous parurent aussi doux que la plume et l'édredon.
Le lendemain, la femme du concierge nous fit déjeûner, et nous allâmes sur la route implorer la pitié des bons cœurs. Il est temps de vous faire connaître les âmes charitables qui nous avaient donné un asile, éloigné, il est vrai, de leur corps de logis, mais commode et accompagné de mille autres douceurs.
Madame Aubry vivait de son revenu avec son fils, homme de trente-cinq à quarante ans, dont toute l'occupation était l'étude et la bienfaisance. Il n'y avait point d'infortuné qui ne le quittât la consolation dans le cœur. Ce brave homme était aussi bon fils que bon citoyen. Il avait les plus grands soins de sa mère, âgée et un peu infirme. Il ne passait pas une matinée sans aller déjeûner auprès de son lit, car la bonne maman se levait fort [] tard: le soir il faisait sa partie, et cherchait, en un mot, par tous les égards possibles, à reconnaître les soins qu'elle avait pris de former dès son enfance son cœur et son esprit. Madame Aubry était la veuve d'un homme enrichi par le commerce. Elle avait connu le malheur, elle savait y compatir.
Nous aurions pu nous dispenser de mendier, grâces aux bontés qu'elle avait pour nous ; mais nous craignions de lui faire croire que nous voulions être absolument à sa charge... Elle nous faisait mille cadeaux ; à tous moments elle disait à ses domestiques : Portez cela au pauvre aveugle ; gardez cela pour le bon aveugle ; achetez telle chose pour le petit Joseph...
Elle et son fils avaient souvent la bonté de venir nous visiter: on me faisait chanter quelque petite ronde de mon pays ; on riait aux larmes, et l'on se retirait après nous avoir gratifiés de quelque présent. Un jour il prit envie à la bonne maman de m'apprendre à jouer de la vielle : elle avait été forte autrefois sur cet instrument ; elle voulut me l'enseigner, persuadée que cela me serait utile pour gagner ma vie, si j'avais le malheur de la perdre ou d'être séparé de mon père. En conséquence, cette femme charitable me donna tous les jours une leçon, et je ne tardai pas à lui prouver que je savais profiter des bontés qu'on avait pour moi. D'un autre côté, son fils eut la complaisance de m'apprendre à lire, à écrire : et je sus, en l'écoutant, m'instruire de tout ce qui pouvait être à ma portée. Que vous dirai-je ? il n'est pas de bienfait que mon père et moi nous n'ayons reçu de ces deux généreuses créatures. Mais le bonheur ne peut durer... Je touche à l'événement le plus singulier ! Ecoutez-moi avec attention. Vous allez entendre une aventure si extraordinaire, qu'il faut être bien malheureux pour en avoir été le héros. [75] Nous avions passé trois ans dans cette maison, et depuis deux ans nos bienfaiteurs avaient exigé que mon père ne fût plus à l'aumône du premier venu : nous trouvions tout dans cet asile ; et M. Aubry avait même des vues sur moi pour me faire un bon état, lorsque le sort, qui nous poursuivait, vint renverser tout l'édifice de notre espoir et de notre tranquillité.
M. Aubry était souvent rêveur, taciturne: il y avait des moments où il paraissait agité d'un sombre désespoir, surtout depuis un mois. Sa mère lui en faisait souvent la guerre ; mais il s'excusait sur l'étude qui fatiguait son cerveau. Il nous était réservé de découvrir la cause de sa mélancolie, ainsi que vous allez le voir.
Un soir que je revenais de promener mon père, et que la nuit commençait à couvrir les cieux, je m'aperçus que nous avions encore une bonne demi-lieue à faire pour gagner la maison, et je me sentis frémir involontairement. Depuis quelque temps on parlait d'une troupe de brigands qui infestaient le pays : notre extérieur, sans doute, ne nous exposait pas à être volés ; mais la crainte ne raisonne pas. Je ne dis point à mon père que le jour disparaissait, et je l'engageai à doubler le pas, sous prétexte que l'air devenait très-frais. Le vieillard me crut, et nous marchions très-vite, lorsqu'au détour d'un petit bois, deux hommes égarés se jettent sur nous avec la vivacité de gens qui se sauvent. L'un d'eux était blessé, et perdait même son sang avec assez d'abondance, quoiqu'il eût enveloppé son bras avec son mouchoir. Leur impétuosité pensa renverser mon père. Ciel ! m'écriai-je, les maladroits !... — Les maladroits ? dit l'un d'eux, que ne se range-t-il ?—Eh ! ne voyez-vous pas que mon père est aveugle ? — Aveugle ! il est aveugle !... camarade, [76] voilà l'homme qu'il nous faut. — Oui, c'est cela, dit l'autre inconnu : le hasard nous l'envoie, emmenons-le.
A ces mots, les cruels m'arrachent la vielle que ma bienfaitrice m'a achetée, et que je porte toujours avec moi ; ils prennent chacun un bras de mon père et le forcent à marcher avec eux. Vous jugez de son effroi, de ses cris, des miens ! Je veux en vain les supplier de me rendre mon père ; les barbares rient de mes prières, de mes pleurs. Je veux au moins les suivre : l'un d'eux a la cruauté de me jeter par terre d'un grand coup de pied. Je m'efforce de me relever ; le même scélérat tire des cordes de sa poche, et il pousse la férocité jusqu'à me lier à un arbre, en présence même de mon père, qui frappe la voûte céleste de ses gémissements...
Quand il m'a bien garrotté, malgré mes efforts pour me soustraire à ces liens, le monstre reprend mon père, qui ne veut pas s'éloigner de son malheureux fils. Les deux brigands le prennent dans leurs bras, et les glaces de l'âge arrêtent les élans de l'amour paternel ; il ne peut leur résister. J'ai la douleur de me voir ravir mon père sans pouvoir le suivre, et je n'ai plus que les cris et les larmes pour unique consolation...
Peignez-vous ma situation, ô mes amis ! et dites-moi s'il en fut jamais de plus horrible !... Me voilà seul dans un bois, à l'entrée de la nuit, garrotté, sans espoir de voir passer un homme sensible qui brise mes chaînes... Tout m'alarme, tout m'effraie... La nuit ne me permet plus de distinguer les objets. J'entends au loin les cris sinistres des animaux qui habitent les forêts ; je crois les voir à mes pieds, prêts à me dévorer... Ils sont là... Le moindre frémissement des broussailles m'annonce un monstre qui va s'élancer sur moi... O comble du malheur !.. [77] Les bêtes fauves, la douleur, le silence effrayant de la nuit, toute l'horreur de ma situation allait abattre mes facultés, quand tout à coup je découvre au loin...
Palamène interrompit ici le petit joueur de vielle, pour l'avertir que l'heure appelle sa famille au repos du sommeil. Joseph se lève donc, et se retire en promettant aux enfants, qui l'écoutaient le cou tendu, les yeux fixes et la bouche ouverte, de revenir le lendemain leur achever l'aventure nocturne que Palamène a fait cesser au moment le plus intéressant. Ne suivons pas nos enfants, qui s'entretiennent des étranges événements qu'ils viennent d'entendre ; laissons Palamène jouir de leur incertitude sur le compte des quinze francs qu'ils ont reçus chacun, sans que Joseph ait eu le temps de leur en indiquer la source, et voyons si cet aimable enfant, le modèle de la piété filiale, leur tint parole le lendemain.
[][][]Suite de l'Histoire des deux Écoliers.
Comme la journée s'écoule lentement ! se disaient les enfants ; ce soir n'arrivera donc jamais ! Leurs études néanmoins et leurs différentes occupations leur abrégeaient un temps qui leur paraissait si long. L'heure du dîner arrive, l'après-midi s'écoule ; puis enfin vient la soirée, qui les rassemble tous sur la petite terrasse. Il s'agit d'attendre maintenant le jeune Savoyard ; et leur père leur fait pendant ce temps de sages observations sur les sentiments qu'inspire la nature à une âme bien née ; mais il s'aperçoit que sa morale est à peu près perdue, tous attendent Joseph ; [80] tous ont les yeux tournés vers la porte, et s'imaginent, au moindre bruit, voir entrer l'intéressant historien... Mais il ne vient point ! Quel dommage s'il les laisse pendant cette soirée dans l'incertitude de ce qui lui arriva dans le bois où il était lié à un arbre ! Quelle perte pour leur curiosité s'il ne revient plus à la chaumière ! Mais il l'a promis, il reviendra. Cependant l'heure s'avance ; on désespère de le voir ce soir, et toutes les petites physionomies deviennent sombres et taciturnes. Palamène remarque l'ennui qu'éprouvent ses enfants ; et pour le faire cesser par une occupation agréable (car il se doute bien que ses leçons de morale ne sont pas encore de saison) , il propose d'aller chercher le gros livre, et d'achever l'histoire du bon Gérard. Les enfants acceptent froidement cette proposition.
Remarquez la bizarrerie de l'esprit humain ! Les enfants avaient éprouvé une peine extrême en quittant cette histoire qui les attachait ; une autre histoire les amène peu à peu au même degré d'intérêt, et ils reprennent la première avec insouciance : ce n'est plus celle-là qu'ils veulent savoir... Cependant il faut bien en passer par là, puisque Joseph ne revient pas !... Palamène apporte le gros livre ; le lecteur Armand s'en empare, et tous les enfants écoutent, après s'être rappelé qu'ils en sont restés à l'arrivée de M. Dupuis.
SUITE DE L'HISTOIRE DES DEUX ÉCOLIERS.
Tous les domestiques s'étaient levés avec respect pour recevoir M. Dupuis ; et notre ami Gérard était resté assis, afin de contempler plus à son aise ce personnage important. C'était un homme de trente ans, assez bien fait, mais porteur d'une figure [81] qu'il avait volée à quelque fripon, tant la fausseté s'y caractérisait... M. Dupuis a vu Gérard sans le regarder ; il parle bas longtemps à l'inconnu qu'il congédie ; puis il s'approche de Gérard avec l'air de la protection la plus impertinente : Qu'est-ce que c'est, mon ami ? — Il y a deux heures que j'attends le moment de parler à M. Dulys. — Quand tu aurais attendu quatre heures, cela serait la même chose, car tu ne peux pas le voir. — Non ! — Non ; il faut que tu me dises ce que tu lui veux.
— M. Dulys ne voit donc ses amis que par procuration ? — Ses amis !... ( Il hausse les épaules en souriant.) Tu es son ami, toi ?
— Je te ferai repentir de tes railleries amères. Quand Dulys saura l'insulte que tu auras faite à son ami Gérard... —Gérard !... Ah ! ah ! l'ami Gérard... jamais ami de monsieur n'a porté ce nom-là. —Mais si tu es, comme il y a toute apparence, le confident de ses plus secrètes pensées, il a dû souvent te parler de moi ? — Oh ! la bonne folie ! jamais, mon cher, jamais... Au surplus, je pourrais t'empêcher de pénétrer auprès de monsieur ; mais je veux m'en donner le plaisir, pour voir la réception qu'il va faire à son ami Gérard... Lapierre, introduis l'ami Gérard chez monsieur... Non, non, j'y vais moi-même: c'est à moi à faire les honneurs, à resserrer les liens de l'amitié. Suis-moi, Gérard : eh non, monsieur Gérard ? ah, ah, ah !...
Comme dans tout autre moment Gérard aurait souffleté amplement cet impertinent valet ! mais il retenait sa colère dans l'espoir que Dulys lui ferait justice de tant de mauvais procédés... Enfin, il va le voir, il va se jeter dans ses bras ! La porte s'ouvre : un jeune homme en négligé du matin est debout contre une croisée, occupé à lire une lettre. Gérard le reconnaît, et se précipite sur son sein : Dulys, mon ami !... — Que voulez- [82] vous, monsieur ? Monsieur Dupuis, quel est cet homme ? — Comment, monsieur, vous ne le reconnaissez pas ? c'est votre meilleur ami ! l'ami Gérard ! —Gérard ?... —Eh ! oui, reprend notre fermier ; c'est Gérard, c'est ton ancien camarade de collége. — Ha, ha !— Le méconnaîtrais-tu ? — Dupuis, sortez.
Dupuis, étonné, parle à l'oreille de son maître. Gérard ne peut distinguer que ces mots: C'est du nouveau ! vous serez enchanté !...
Dupuis sort, et Gérard est seul avec Dulys. Comment, lui dit ce dernier, vous voilà, Gérard ?... Eh ! qui vous attendait ? il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus !... — Oui, bien longtemps !... As-tu pensé à moi depuis notre séparation ? — Oui, vraiment, tous les jours. Mais qui t'amène ici ? — Peux-tu me le demander ? — Tu es à ton aise, sans doute ? tu travailles chez ton père ? T'aime-t-il bien ce bon paysan ? —Ah ! mon ami ! je suis dans le plus grand chagrin. Mon père n'est plus ; je suis ruiné. — Ruiné ! vous n'avez donc pas eu de conduite ?
— Ah ! ciel ! tu soupçonnes ton ami ! Permets-moi de m'asseoir : je vais te raconter des malheurs qui... — Je suis bien fâché, Gérard, mais je n'ai pas le temps de vous entendre dans ce moment-ci. — Vous n'avez pas... le temps... Cruel ! est-ce là l'accueil que vous faites à votre camarade, à votre ancien ami, à ce pauvre Gérard qui vous a tant de fois serré dans ses bras ?
— Nous étions des enfants: oui, nous nous sommes aimés. — Eh ! voilà le souvenir qui vous en reste !... Pressentiments funestes, vous ne m'avez donc pas trompé !... Au surplus, vous allez connaître toute ma franchise. Je ne puis rougir de la promesse que je vais vous rappeler. Si le malheur te poursuit , me dites-vous un jour, viens me trouver ; et si j'ai l'atrocité de t'abandonner [83] , je te permets de me percer le cœur . Je suis malheureux, monsieur, et me voilà. — Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce une menace qu'on me fait chez moi ? Qu'est-ce que c'est que percer le cœur ? — Les mots ne sont rien , monsieur. Un ami réclame le cœur de son ami. Si vous êtes un étranger pour moi, dites-le. —Voilà qui est singulier, Gérard ! Vous venez me rappeler ici des expressions si fortes ! Les enfants ne savent pas ce qu'ils disent. — Et les hommes ont moins d'âme que les enfants ?— Gérard !... —Je me retire, monsieur ; je devais me douter, d'après l'insolence de vos valets... —Vous ont-ils insulté ? — Oui monsieur. — Vous leur avez sans doute parlé durement, car jamais... —Point d'explication: je suis venu chercher Dulys, je ne le trouve point, et je l'abandonne pour jamais ! —Ah ! monsieur m'abandonne... ( Par réflexion, à Gérard, prêt à sortir. ) Ecoutez, écoutez ! — Que me voulez-vous encore ? — Je ne veux pas qu'il soit dit qu'un ancien ami de collége est venu me voir sans éprouver les effets de ma libéralité... Êtes-vous vraiment dans le dernier besoin ? Dans ce cas, quelques louis... — Homme ingrat et parjure ! garde ton or: prodigue-le à des femmes perdues, à des valets fripons, à des hommes corrompus, et qui ont gâté en toi le plus beau naturel !... Repousse l'amitié ; tu n'es plus fait pour la connaître. Apprends que Gérard n'oubliera jamais que Dulys n'a vécu pour lui que jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Mais tremble que l'infortune appesantisse un jour sur toi sa main de fer. Crains que le sort n'épuise sur toi sa fureur : l'ingrat ne peut être heureux sur la terre !... Seul alors, tu verseras des larmes que personne n'essuiera... Malheureux !... tu n'auras pas un ami !...
Gérard se retire à ces mots, laissant Dulys pétrifié du terrible [84] avenir qu'il venait de dévoiler à ses yeux... Dulys sent son cœur oppressé par le remords... Il veut rappeler son ami, expier sa faute dans ses bras ; mais M. Dupuis entre chez lui, et lui fournit bientôt mille sujets de consolation. Laissons ces hommes pervers ; retournons avec Gérard à l'auberge où il a laissé sa sœur, sa sœur ! qui va être bien surprise au récit de son entrevue.
Gérard, pour la première fois, éprouve une certaine honte en traversant l'antichambre, où messieurs les laquais sont très-disposés à le plaisanter de nouveau. Gérard a été trompé ; il est plus humilié que s'il eût commis une mauvaise action. Il ne peut concevoir que les richesses et le libertinage étouffent dans un bon cœur tout mouvement de sensibilité ; il ne peut s'imaginer que le Dulys qu'il vient de voir soit cet intéressant Dulys avec lequel il a passé son heureuse enfance. Si la raison change ainsi les hommes, se dit-il, ô Dieu, pourquoi les hommes ne sont-il pas toujours enfants ? si la fraternité, la bonté et la douce confiance entourent le berceau de l'être qui naît à la vie, pourquoi ne le guident-elles pas jusqu'au tombeau ?... Que dis-je ? elles quittent l'homme, ces bienfaisantes divinités, elles le quittent à l'âge où l'amour vient l'éblouir de son flambeau ; mais elles reviennent dès qu'il est éteint, ce flambeau fatal ; elles reviennent sillonner le front du vieillard... Ainsi la tombe et le berceau rapprochent les sentiments, les affections ; l'été de la vie est la seule saison livrée aux passions, à toutes ces furies qui rongent le cœur de l'homme...
Gérard se complaisait à ses réflexions philosophiques ; mais bientôt le tableau de l'indigence qui l'attend comprime son cœur ; un frisson involontaire fait palpiter ses membres, et il [85] sent, trop tard, qu'il ne faut compter que sur soi dans la société. Il faut donc qu'il pense à ce qu'il va faire. Mille partis se présentent à son esprit troublé ; enfin il s'arrête à celui-ci : Gérard retournera avec sa sœur dans les paisibles contrées qui les ont vus naître. Gérard se mettra en journée chez quelque agriculteur ; sa sœur, qui lui tiendra lieu d'une compagne qu'il ne veut pas tenir de l'hymen, sa sœur, par le débit des petits ouvrages de son sexe, tâchera d'apporter de son côté à la maison : ainsi la paix et la tranquillité viendront habiter avec eux le toit fraternel, et les vices de la société leur seront étrangers.
Voilà un plan bien conçu, bien arrangé. Gérard brûle d'impatience d'en faire part à Julie. Gérard pourrait bien profiter de son éducation, en cherchant une place de secrétaire, d'instituteur ; mais Gérard hait tout ce qui a l'apparence de la servitude: il s'en tient à son premier projet, et il entre dans l'auberge avec la même gaieté qui brillait sur son front lorsqu'il en est sorti pour se rendre chez l'insensible Dulys.
Il demande sa sœur. — Est-ce qu'elle n'est pas avec vous ? lui répond-on. — Avec moi ? — Sans doute, elle est sortie. — Sortie ! De grâce, madame, expliquez-vous. — Mais tout est expliqué ; je suis allée un moment au fond de mon jardin ; en rentrant ici, je n'ai plus trouvé votre sœur ; j'ai pensé qu'elle avait été vous rejoindre : voilà tout ce que je puis vous dire. — Qu'entends-je ? Ma sœur ! Julie ! où peut-elle être ? Nous ne connaissons personne dans cette ville... Que penser de son absence ? — Attendez, mon cher ami, elle va sûrement rentrer. Peut-être a-t-elle été curieuse de se promener un peu dans ce quartier-ci ; c'est le plus beau de Cambrai.
On ne peut se figurer l'inquiétude de Gérard pendant toute [] la matinée, pendant la journée même, car il attend inutilement, Julie ne revient point. Que fera-t-il ? où ira-t-il ? à qui la demander a-t-il ? Il accable l'hôtesse de reproches: elle lui répond avec aigreur qu'elle ne peut porter une jeune fille à sa ceinture, comme le trousseau de clefs de ses chambres garnies... Voilà Gérard qui se livre presque au désespoir... Sur le soir, il se décide à aller trouver le magistrat. Il demande même à la servante de l'auberge la demeure de cet homme, par le moyen duquel il espère retrouver sa sœur. — Vous voulez aller chez notre magistrat ? lui répond avec effroi cette même servante, qui, la veille, lui avait donné des renseignements si vrais sur le perfide Dulys. Ah ! mon cher monsieur ! gardez-vous-en bien. Tenez, vous me plaisez à moi ; vous avez l'air franc et bon ; il faut que je vous découvre un mystère. Tout à l'heure un garde de la maréchaussée est venu ici ; je l'ai regardé, et j'ai reconnu mon compère. Vous voilà, Thomas ? lui ai-je dit comme ça : eh bien, comment va votre femme et votre petit garçon ? — Mais, dit-il, tout ça va bien. — Voulez-vous boire un coup ? que je lui dis.
— Volontiers, qu'il me répond. Je lui donne une chopine de vin, et je m'assieds à cette table-là, avec lui, où j'accepte un verre de vin, pour lui tenir compagnie. C'est que je l'aime, mon compère... C'est un brave homme, allez. Celui-là a vu plus souvent le feu de la guerre que je n'ai vu celui de ma cuisine. — Je le crois : après ? — Après ? il m'a dit comme ça: Ne loge-t-il pas ici un nommé Gérard ?...—Gérard ? que je lui dis ; attendez. Non. (Voyez-vous, c'est que je ne savais pas votre nom, moi.)
— Eh si ! qu'il me dit. C'est une espèce de paysan, qui a l'air lourd, les cheveux plats, qui est arrivé hier avec sa sœur... — L'air lourd, les cheveux plats, avec sa sœur ! Ah, oui ; il est ici, que [87] je lui dis.—Tant mieux, qu'il me répond. Cette nuit... et il ajoute à ça un juron qui me fait trembler ; car il jure, mon compère, il jure... comme un cabaretier ; et ça, ce n'est pas étonnant, voyez-vous ; cet homme-là, ç'a toujours été soldat, toujours en bataille, et brave... oh !... — Continuez, je vous prie ; vous m'inquiétez. — Vraiment, c'est très-inquiétant aussi ; il n'y va rien moins pour vous que de la prison. — La prison ! — Oui, la prison ; mon compère me l'a dit. Bah ! si je vous contais tout ça ! — Mais dites, dites, de grâce ! — Non, ça vous tiendrait trop longtemps : et puis, je suis pressée, moi ; je n'ai pas le temps de jaser, comme la servante de l'Écu , qui babille, babille, babille avec tous les étrangers qui descendent dans son auberge. Il n'y en a pas un dont elle ne connaisse l'histoire sur le bout de son doigt: aussi, pour qui ça passe-t-il ? Pour une bavarde, et puis voilà tout. — Mais revenez à moi, je vous en supplie. — J'y suis, j'y suis. Bref, pour vous abréger, vous avez été dénoncé aujourd'hui au magistrat comme un homme sans aveu, sans état, un mauvais sujet: et cette nuit on doit vous arrêter. Je le sais, moi, puisque mon compère m'a montré l'ordre, et qu'il est chargé de l'exécuter. Si vous eussiez été ici, c'était fait, car mon compère est un garçon qui fait bien son devoir ; dame, il est expéditif comme un boulet de canon. C'est moi qui lui ai conseillé de revenir à minuit, parce que, c'est tout simple, à cette heure-là on est plus sûr de trouver les gens chez eux.
Un coup de foudre n'aurait pas plus frappé l'immobile Gérard. Qui peut le connaître dans cette ville, ou plutôt qui le connaît assez pour le peindre au magistrat sous des couleur si noires ? Est-ce un tour de Dulys ? Son imagination n'a fait qu'effleurer cette pensée, elle ne peut s'y arrêter... Quel que soit [88] le calomniateur, le danger presse, il faut s'y soustraire... Mais ce rapport d'une commère est-il bien véritable ? A-t-elle vu en effet cet ordre fatal ? N'est-ce pas un piége que lui tendent les ravisseurs de sa sœur pour la soustraire à ses recherches ? Oui, c'est cela, sans doute: Gérard s'arrête à cette idée ; il n'est pas possible qu'on l'ait calomnié. L'homme vertueux ne peut soupçonner une pareille horreur... Il va s'exposer au surplus à toute la malignité de son étoile : il va trouver le magistrat, il lui dévoilera l'enlèvement de sa sœur ; car il faut que quelqu'un l'ait enlevée, puisqu'elle ne paraît pas ; et si le magistrat a lancé un ordre contre lui, Gérard le fera révoquer, en lui découvrant la malice de ses ennemis, qui, sans doute, ne le font arrêter que pour consommer des forfaits horribles... Et d'ailleurs peut-il s'effrayer d'une prétendue dénonciation dont il n'a d'autre preuve qu'une conversation de cabaret ?...
Gérard, plein d'assurance, remercie néanmoins l'obligeante servante. Il va monter dans sa chambre pour y prendre sa canne et son chapeau ; mais à peine a-t-il monté trois marches de l'escalier qui est dans un coin de la salle, qu'il croit entendre prononcer son nom ; il écoute, et entend qu'on dit: Gérard est-il rentré ? — Non, répond la servante : il est encore à courir la ville pour chercher sa sœur qu'on lui a enlevée. — On lui a enlevé sa sœur ! Bon ! voilà du nouveau. Ce sont des aventuriers que ces gens-là. Le magistrat ne sait pas ça, car, à coup sûr, les gens qui l'ont dénoncé ignorent si Gérard a une sœur. Je le sais, puisque c'est moi qui ai porté la dénonciation. Surcroît de griefs contre lui ; et il n'est pas rentré ? Que diable ! il est pourtant près de neuf heures !... Allons, à minuit, il ne m'échappera pas. Tu me conduiras tout doucement à sa chambre, [89] n'est-ce pas ? — Pardi ! et je t'éclairerai même. — Merci : sans adieu, ma commère. — Au revoir, mon compère.
Gérard reste saisi d'effroi ; il a vu le garde sans en être aperçu, et la servante vient vite à lui. — Sauvez-vous, sauvez-vous donc bien vite ; vous voyez ce que je fais pour vous. Comme je lui ai répondu, hen ? C'est que je ne suis pas bête, da ! c'est ce que ma mère soutenait à mon père, qui lui disait un jour que j'étais tout son portrait.
Gérard, malgré son inquiétude, ne put s'empêcher de sourire de la naïveté de cette femme, à qui il avait tant d'obligation. Pour le coup, Gérard ne balance plus. Quoique sûr de son innocence, il ne peut s'exposer à l'injustice d'un magistrat vendu sans doute, comme tous ses semblables, aux grands et aux riches, ainsi qu'on ne le voit que trop clans un gouvernement despotique. Gérard monte précipitamment chez lui, rassemble ses petits effets, en fait un paquet, et paye la dépense qu'il a faite à la bonne servante, en lui témoignant le regret qu'il a de ne pouvoir reconnaître le service qu'elle lui rend. Un jour, lui dit-il, un jour peut-être le ciel me permettra-t-il de vous témoigner ma reconnaissance : un bienfait n'est jamais perdu. — Eh, sans doute, répond la bonne fille : qui sait ? Le diable n'est pas toujours à la porte d'un pauvre homme ; mais alors comme alors, je ne dis pas que je refuserai. Pour le moment, sauvez-vous, c'est le plus pressé. Je suis comme ça, moi ; quand quelqu'un me plaît, je me mettrais dans le feu pour lui : mais je n'aime pas tout le monde, non, parce qu'en vérité il y a bien peu de bonnes gens ; c'est ce que disait défunt le curé de mon village ; car je ne suis pas d'ici, moi, bah ! Je suis d'un endroit qu'on appelle cœur-Joli. C'est drôle, ce nom-là, n'est-ce pas ? [90] cœur-Joli est dans la Picardie. On voulait m'y marier : ah ! si j'avais voulu ! — Adieu, ma bonne amie, adieu ; vous sentez vous-même... — Oui, ne perdez pas un moment. Ce pauvre cher homme ! que je suis bien aise de lui sauver la prison ! car on voit que c'est un honnête homme, on voit ça. Quand mon compère viendra, il sera bien attrapé ! Je lui dirai... qu'est-ce que je lui dirai ? Et pardi, je lui dirai qu'il n'a pas couché ici. Dame, mon compère, on l'a peut-être enlevé comme sa sœur ; c'est possible.
La servante parlait encore sur le seuil de la porte, que notre pauvre Gérard était déjà bien loin. Il ne connaissait pas les rues de Cambrai, mais il les parcourait toutes sans songer ou il allait, et sans penser à autre chose qu'au malheur qui le poursuivait.
Il était nuit fermée ; les étoiles seules réfléchissaient sur la terre une clarté suffisante pour distinguer les maisons et les arbres. Gérard, l'effroi dans l'âme, la tête presque égarée, courut toujours jusqu'à ce qu'il se trouvât dans un grand chemin bordé d'arbres, et qui lui parut être absolument désert. Alors, sorti tout à fait de la ville, il s'appuya contre un arbre, et pensa à sa malheureuse sœur, qu'il abandonnait peut-être ; au moment de la retrouver ; car il n'était pas possible qu'en restant un jour de plus et en faisant des perquisitions, il n'en reçût des nouvelles : mais le sort funeste lui enviait cette consolation. Il était obligé de fuir, et de fuir seul, sans sa tendre sœur, qu'il laissait livrée sans doute aux plus cruels malheurs... Il était occupé de ces pensées douloureuses , lorsqu'un événement singulier vint accroître ses maux et ses regrets... [91] Ici Palamène fit cesser le lecteur Armand, et promit à ses enfants de leur faire connaître bientôt la suite d'une aventure qui les intéressait de plus en plus.
[][]LE DÉSINTÉRESSEMENT.
Le petit Joueur de vielle termine son récit.
Un effet utile du récit des événements extraordinaires, c'est qu'ils ouvrent l'esprit des enfants ; c'est qu'ils les habituent à embrasser de grandes masses, à concevoir de grandes choses. A coup sûr, nous ne voulons pas qu'on meuble la mémoire des enfants d'un tas de romans merveilleux, inconcevables, invraisemblables et dangereux par une peinture agréable du vice et des malheurs de la vertu ; ce n'est pas là notre vœu ; et l'on nous comprendrait mal si l'on blâmait Palamène de permettre que ses enfants entendissent des récits d'aventures bizarres et peu communes. Toutes les fois qu'une histoire quelconque présente la supériorité du vice sur la vertu, vous ne risquez rien de [94] la faire lire à vos enfants ; vous exercez leur esprit, vous ouvrez leur imagination ; et, plus l'histoire les frappe par la terreur, par l'admiration, ou par le merveilleux, plus les préceptes vertueux qu'elle renferme s'enfoncent, se gravent dans leurs jeunes cœurs en caractères ineffaçables. Pourquoi garde-t-on jusqu'au tombeau le souvenir des histoires de fées, d'enchanteurs, qu'on a lues ou entendu lire dans son enfance ? C'est qu'elles nous ont fait une impression profonde : et voilà pourquoi Cendrillon et le Petit Poucet passeront à la postérité la plus reculée.
A présent, si, au lieu de fables absurdes, surnaturelles, incompréhensibles, vous donnez à vos enfants, pour les délasser de leurs études sérieuses, des histoires dont tous les faits puissent arriver ; si vous leur offrez, en l'ornant du prestige des effets, le tableau des mœurs de la socité ; si tous les contes qu'ils lisent ou entendent lire leur paraissent se rapprocher de ce qu'ils savent, de ce qu'ils ont vu, de ce qu'ils voient tous les jours, vous êtes sûr que vous habituerez leur esprit à penser, à comparer, à méditer ; et la morale, mise en action de cette seule manière , fera autant d'effet sur leurs jeunes cœurs que ces jeux de cartes qu'on a inventés pour leur apprendre à lire en les amusant.
Telle est notre opinion, et telle sera sans doute celle de tout père de famille, de tout instituteur sensé qui regarde la légèreté de l'enfance comme celle de l'abeille, qu'on ne peut fixer qu'avec des fleurs. Ces maximes posées, le plan d'éducation de notre Palamène est maintenant connu du lecteur : il n'a qu'à le suivre d'ailleurs jusqu'à la fin de cet ouvrage, il y verra des développements qui peut-être lui sont échappés. Continuons.
Cette soirée faisait naître plusieurs désirs dans l'esprit de [95] notre petite assemblée. D'un côté, elle mourait d'envie d'entendre la suite de l'histoire de Gérard : elle l'avait laissé dans un embarras qui l'avait occupée toute la journée. D'un autre côté, le petit Joseph : son histoire était aussi bien intéressante. Mais cet aimable enfant n'était point venu la veille ; peut-être ne devait-on jamais le revoir... L'inquiétude des enfants allait s'accroître ; le digne père la partageait même à leurs yeux, lorsque le son de la vielle se fait entendre. Le chant de victoire d'une troupe qui rentre triomphante dans le sein de sa patrie alarmée ne cause pas plus de sensation... Le voilà s'écrient les enfants. Tous se lèvent précipitamment, et vont au-devant du petit joueur de vielle, qui s'avance gaiement au milieu de la famille de Palamène en la priant d'imputer son retard à des affaires très-pressées qui ne lui ont pas permis de visiter ses petits amis.
Le voilà enfin : on oublie tout. Palamène le fait rafraîchir : l'enfant s'assied à côté de lui ; tout l'auditoire se prépare à la plus grande attention, et Joseph continue son récit.
Je vous ai laissés, mes amis, au moment où, seul, privé de mon père, clans un bois, attaché à un arbre, au milieu de la nuit, je remplis l'air de mes cris lugubres... J'allais succomber à ma douleur, quand je découvre au loin une lumière qui semble s'approcher de moi. L'espoir renaît dans mon âme, et je m'écrie: O qui que vous soyez, venez rendre la liberté à un malheureux enfant qui ne cessera d'implorer le ciel pour votre prospérité !... La lumière s'avance, je réitère mes exclamations. Mais, ô douleur ! quand la personne est assez près de moi pour que je puisse la distinguer, j'aperçois une vieille femme qui, munie d'une lanterne, venait pour ramasser du bois. Mes cris [96] l'effraient ; la lenterne s'échappe de ses mains, et la vieille se met à courir comme si toutes les bêtes fauves la poursuivaient. Voilà un nouveau malheur pour moi. La lanterne est restée par terre : je vois cette lumière sans pouvoir en profiter, et elle me cause un mouvement de terreur de plus, en ce qu'elle peut me faire remarquer des brigands dont sans doute ce bois est infesté la nuit... Que vous dirai-je ? J'attendis le jour dans cette cruelle situation, pensant tour à tour à mon père, à moi, à notre cruelle séparation, au malheur qui m'attendait, à l'inquiétude de nos bienfaiteurs, aux reproches qu'ils me feraient si j'avais le bonheur de les rejoindre, etc., etc.
L'aurore paraissait à peine, que le bruit d'un cheval vint me tirer de mon inquiétude profonde. J'aperçus bientôt un cavalier, et pour comble de bonheur, ce cavalier me parut ressembler de loin à M. Aubry. Il approche: c'est lui-même en effet ! c'est le ciel qui me l'envoie. Je crie, je l'appelle, j'implore sa protection... Il se retourne, et frémit en me voyant... Est-il possible, Joseph ? c'est toi ! mais où est donc ton père ? — Vous le saurez, mon bon monsieur ; ayez seulement l'humanité de briser les liens qui m'attachent à cet arbre.
M. Aubry n'a pas attendu ma prière: il est descendu de cheval, il a coupé les cordes qui serraient mon corps, et me voilà libre ; mais je n'en suis pas plus heureux. Je lui apprends, en versant un torrent de larmes, la cruelle aventure qui nous est arrivée, et je le vois bientôt aussi inquiet que moi. Si nous pouvions, me dit-il, découvrir la trace de ces brigands, j'ai de bons pistolets, je ne crains rien, je t'aiderais à recouvrer ton père. — Ah, monsieur ! lui dis-je, s'il ne tient qu'à cela, il est bien aisé de découvrir la trace de ces scélérats. — Eh ! comment ? [97] — L'un d'eux était blessé dangereusement au bras gauche ; son sang coulait : nous n'avons qu'à suivre la trace des gouttes de sang que vous voyez là répandues devant vous.
M. Aubry trouva ma remarque ingénieuse. Il vit en effet du sang à ses pieds, et sur-le-champ il se décida à suivre mon conseil. Nous voilà donc marchant tous les deux les yeux fixés vers la terre, et suivant avec attention une indication à laquelle les monstres qui m'avaient ravi mon père n'avaient pas pensé. Cela nous fut très-facile: quelquefois les broussailles, les halliers, interrompaient le cours de cette trace ensanglantée ; mais nous la retrouvions bientôt avec joie, et nous la trouvions aussi précieuse que le fil avec lequel M. Aubry me disait souvent qu'une dame s'était sauvée un jour d'un labyrinthe. Mon patron était à cheval, et moi je marchais à pied pour lui indiquer la route, au moyen de mes observations. Bientôt la ligne que nous suivions se trouva interrompue... Nous ne savions plus que devenir ; mais, comme nous avions toujours eu les yeux baissés , nous les levâmes, et aperçûmes avec satisfaction une espèce de débris de château fort, dont la grande porte était sur notre droite.
Le soleil se levait, et l'on pouvait très-bien distinguer tous les objets. Nous ne doutâmes pas que les brigands ne se fussent arrêtés là, et que peut-être mon père y fût renfermé. Le château paraissait inhabité cependant ; comment faire ? nous tournâmes tout autour, et notre persévérance détruisit bientôt nos doutes. Quelque léger bruit que nous entendîmes dans l'intérieur d'un soupirail de cave nous engagea à y prêter l'oreille. Je ne sais pourquoi même j'eus l'idée d'appeler mon père à demi-voix. Je n'eus pas plus tôt prononcé ce nom sacré, qu'on [98] me répondit : Joseph, mon bien aimé, est-ce toi ? —Il est là, m'écriai-je.
M. Aubry me fit taire, et parla lui-même au vieillard. Gilbert, c'est moi, c'est ton bienfaiteur qui te ramène ton fils ; mais que fais-tu là ? — Je l'ignore ; on m'y a renfermé. — Eh ! pourquoi ? — Je ne sais. Si j'étais libre, je vous conterais tout cela ; mais je ne vois pas, et je ne puis savoir comment je m'échapperai...
Monsieur, dis-je à mon bienfaiteur, il me vient une idée. Ce soupirail est trop étroit pour qu'un homme puisse y passer ; mais je suis petit et mince, j'y passerai, moi. Oh ! permettez que j'y descende ; permettez que j'aille embrasser mon père ; et peut-être, moi qui vois clair, trouverai-je les moyens de le sauver...
M. Aubry parut goûter mes raisons, quoique d'abord il craignît que je m'exposasse trop. La cave, que nous sondâmes, n'avait pas plus de douze pieds de hauteur. Je renouai les cordes avec lesquelles on m'avait garrotté, et que j'avais emportées sans dessein : j'en attachai un bout à un reste de barreau de fer qui paraissait avoir fermé autrefois le soupirail, et je me glissai dans la cave, en priant M. Aubry de ne pas m'abandonner dans cette cruelle mais douce situation. M. Aubry me tint parole ; il me recommanda de parler bas, et il se coucha à plat-ventre, en enfonçant sa tête dans le soupirail, pour entendre tout ce que nous dirions.
Me voilà dans les bras de mon père, qui m'arrose de larmes. Avant toute explication, lui dis-je, il faut songer à sortir d'ici. J'examine la porte de la cave, dont les ais, disjoints et pourris, me paraissent ne pouvoir résister aux efforts de deux personnes. Quoique enfant, j'ai toute la force d'un homme, tant je m'anime [99] du désir de rendre la liberté à mon malheureux père ! Je ne vis d'autre parti, après avoir bien secoué la porte, qui résistait, que d'arracher la gâche de la serrure ; le plâtre où elle était scellée était humide et tombait en plâtras. (Vous voyez qu'on n'avait pas pris beaucoup de précautions ; mais un vieillard faible et aveugle, que pouvait-on craindre de lui ? ) La gâche cède avec le temps aux efforts de mon père et des miens. La porte est ouverte, ô bonheur ! je monte un escalier tortueux pour reconnaître les lieux, et je me trouve dans une vaste cour, où je n'aperçois personne. Au fond d'une remise, je remarque une porte qui, si j'en juge d'après le jour qui brille à travers ses fentes, doit donner sur la campagne ; et pour comble de joie, à côté de cette porte est suspendue à un clou une grosse clef qui me paraît devoir l'ouvrir ; je m'en empare, et je descends dans le caveau, plein d'espérance, pour annoncer à mon père et à M. Aubry l'heureux fruit de mes recherches. M. Aubry fait le tour du bâtiment, et revient me dire qu'en effet la porte que j'ai vue donne sur la campagne. Et vite, sans perdre de temps, je prends mon père par la main, et je guide ses pas chancelants. Mais à peine suis-je près de la dernière marche de l'escalier, que j'entends les pas d'un homme. Cet obstacle, loin de me glacer d'effroi, augmente mon courage. Je descends à la hâte dans le caveau. M. Aubry quittait déjà le soupirail pour se rendre à la petite porte ; je l'appelle, et j'ai le bonheur d'en être entendu. M. Aubry ! M. Aubry ! — Eh bien ? — Un de vos pistolets, et vite, un de vos pistolets ! — Prends garde, Joseph. — Nous sommes perdus sans cela.
M. Aubry me jette un pistolet, je remonte à l'endroit où j'ai laissé mon pauvre père tremblant d'effroi ; nous poursuivons, [100] et je suis sur le point de mettre la clef dans la serrure, lorsque le même homme que j'ai entendu marcher court à nous en s'écriant : Que vois-je ? arrêtez, ou vous êtes morts ! — C'est toi-même qui vas mourir, lui dis-je, et je tire mon coup de pistolet. Je vois tomber mon homme. J'ouvre la porte, la referme, jette la clef au loin dans la campagne, et je dépose mon père sur le cheval de M. Aubry, qui y monte aussi: Sauvez mon père, lui dis-je, partez, partez au plus grand galop ; pour moi, je trouverai bien le moyen de vous rejoindre.
M. Aubry veut suivre mon conseil, mais mon père ne veut pas m'abandonner à la poursuite des brigands. Pendant ce débat imprudent, le coup de pistolet que j'ai tiré a réveillé tout le monde dans la maison. On se lève, on s'agite, on court, et sans doute on va bientôt nous rejoindre. Une jeune femme veut passer la tête à travers les barreaux d'une tourelle : elle nous a aperçus: Ah ! sauvez-moi, s'écrie-t-elle, délivrez la malheureuse Cécile... — Cécile ! s'écrie à son tour M. Aubry ; c'est elle ! ô Providence ! Cécile, Cécile, reconnais ton amant. — Aubry, je suis au pouvoir du perfide Ferrand. — Quoi ! ce monstre ! il a pu t'enlever à mes vœux, toi que je cherche depuis plus d'un mois !...
Les deux amants se parlent encore, et moi je maudis leur imprudent bavardage, qui expose mon père. Je crains à tout moment qu'on ne sorte du château. Hélas ! ma crainte se réalise bientôt ; trois hommes paraissent, trois hommes parmi lesquels je reconnais les deux brigands de la veille. Ils viennent droit à M. Aubry, qui les attend de pied ferme le pistolet au poing. Celui qui m'était inconnu s'approche de mon bienfaiteur ; mais à peine l'a-t-il examiné, qu'il rougit et baisse les yeux. Ami perfide ! [101] lui dit M. Aubry, reconnais ton rival, et si tu es brave, dispute-lui, les armes à la main, la beauté que lu as enlevée à sa famille.
Ferrand reste interdit. Il faut me remettre sur-le-champ la belle Cécile, lui dit Aubry, ou tu es mort. Ferrand ne répond rien ; mais il fait signe à M. Aubry de le suivre. Celui-ci est trop prudent pour risquer une pareille démarche. Il faut me l'amener ici, dit-il ; je ne suivrai point un scélérat capable de tous les forfaits.
Les deux brigands qui accompagnent Ferrand font un mouvement de rage. Ferrand les arrête : il s'éloigne avec eux, et revient bientôt accompagné de la belle Cécile, qui se jette dans les bras de son ami. Ferrand supplie Aubry de ne point divulguer cette aventure, surtout dans sa famille. Aubry lui lance un regard de mépris, met la belle captive sur le cheval devant mon père, et me prend par la main. Nous nous éloignons tous, et Ferrand rentre dans le château avec la honte et l'indignation d'un homme qui est atterré par la présence d'un juge redoutable.
Ainsi se termina cette aventure singulière, et qui pouvait devenir plus tragique. Ce ne fut qu'en route que nous en connûmes les détails. Aubry aimait Cécile, qui n'avait d'autres biens que ses vertus et sa beauté. Madame Aubry, qui cédait en toute autre occasion à son fils, n'avait jamais voulu consentir à son mariage avec une jeune personne indigente, et dont même elle n'aimait pas les parents. Aubry s'était vu réduit au silence ; mais il voyait secrètement sa belle maîtresse, aidé par Ferrand, son ami à lui. Ferrand était un libertin, qui ne cherchait que les occasions de s'amuser. Un jour il fut attaqué [102] par trois voleurs. Après en avoir tué deux, il allait coucher le troisième sur le carreau ; mais celui-ci, qui était le capitaine des voleurs, lui demande la vie, et Ferrand reconnaît en lui un de ses anciens domestiques qu'il a autrefois comblé de bontés. Il le laisse se relever, l'accable de reproches. Mais le voleur paraît repentant ; il jure que si Ferrand veut l'aider à sortir de l'indigne métier qu'il fait, rien ne pourra souiller sa vie, rien ne pourra borner sa reconnaissance. Ferrand en a pitié ; et sur-le-champ il forme le projet le plus coupable. Brulot, lui dit-il, tu as sans doute une retraite dans ce bois ? — Oui-da, monsieur, un vieux château que je n'habite que la nuit. — Est-il sûr ? la justice ne peut-elle pas... — Ah ! mon Dieu ! il y a plus de cent ans qu'il n'y est entré une âme vivante. —As-tu beaucoup de compagnons ? — Les deux que vous avez tués, et un bon garçon qui n'est pas ici pour le moment, et dont je fais tout ce que je veux. —Eh bien, il faut que tu m'aides à enlever une jeune personne charmante. Nous la logerons dans ton vieux château ; je t'en ferai le gardien avec ton compagnon ; mais il faut que tu me jures de renoncer à ton infâme métier.
Le voleur promet tout. Le même soir, Cécile est enlevée, traînée dans le vieux château dont je vous ai parlé, et confiée à la garde de Brulot, de son compagnon, et d'un garçon niais, qu'on ne met pas au fait des complots. (C'est ce dernier que j'ai tué.)
Cécile, enfermée dans une tourelle du château, versait des larmes, et repoussait tous les jours l'odieux Ferrand, qui venait lui parler de sa flamme. Celui-ci s'avisa un jour, pour la divertir apparemment, de lui faire chercher un aveugle pour lui jouer journellement de la vielle, et lui chanter des chansons qui [103] pussent l'égayer. Et c'était pour un si léger motif qu'on avait enlevé mon père. On voulait un aveugle pour le renvoyer à volonté, et qu'il ne pût pas dire ce qu'il avait vu, ni où on l'avait conduit. En conséquence, Brulot et son camarade, qui regardent cette affaire comme une misère, se chargent d'en amener un de bon gré ou de force. Mon père eut le malheur, comme vous le savez, d'obtenir la préférence ; et Brulot était blessé, parce qu'en route, et pour ne pas perdre leur main, ces messieurs s'étaient amusés à détrousser un passant qui les avait punis de leur gentillesse.
Mon père est porté jusqu'au vieux château : là, Ferrand, qui est peut-être touché de ses larmes, blâme ses deux argus d'avoir employé tant de violence, surtout contre un enfant, qu'il ne fallait pas garrotter ainsi dans une forêt. Je voulais un homme de bonne volonté, et non pas un vieux pleureur, qui est plus capable d'attrister ma belle que de l'égayer. Au surplus, il se consolera, laissez-moi lui parler.
Les deux scélérats se retirent, et Ferrand raconte à mon père, en éclatant de rire, l'histoire de la belle Cécile ; il assaisonne son récit de tous les propos dont les libertins et les scélérats savent orner leurs discours, et il promet à mon père de le récompenser, s'il peut parvenir à dissiper, par des chansons de son pays et des contes joyeux, la mélancolie de son aimable prisonnière. Vous jugez de l'indignation du bon Gilbert. Ce respectable vieillard non-seulement refuse les offres du barbare Ferrand, mais encore il oublie qu'il est en sa puissance, et lui fait les plus fortes réprimandes sur son odieuse conduite. Je ne puis la voir, lui dit-il ; mais si je savais le nom de cette personne infortunée, je deviendrais moi-même son défenseur auprès des tribunaux. [104] L'indignation avait exalté le vieillard : il ne pensait pas à ce qu'il disait. Ferrand sort furieux de l'appartement, et recommande à ses deux camarades de jeter mon père dans un cachot, jusqu'à ce qu'il en ait autrement ordonné.
Vous savez maintenant comment le ciel retira ce pauvre vieillard des mains de ses persécuteurs. Vous savez comment M. Aubry trouva son amante, que lui et ses parents croyaient perdue depuis un mois. Il me reste à vous dire ce qu'il en résulta.
La première chose que lit M. Aubry fut de reconduire Cécile chez son père, qui demeurait à plus d'une lieue de là. Nous l'accompagnâmes et fûmes témoins des transports de reconnaissance de ce bon vieillard. Nous revînmes ensuite chez madame. Aubry, qui, inquiète de notre absence, du long retard de son fils, entendit avec la plus vive émotion le récit de notre aventure. M. Aubry saisit ce moment pour se jeter aux pieds de sa mère, et pour obtenir son consentement à son hymen. La bonne dame, émue jusqu'aux larmes, ne put résister plus longtemps ; il fut décidé que dans la journée on se rendrait chez le père de Cécile, pour sceller leur réconciliation par le mariage de leurs, enfants. Ce qui fut dit fut fait, et deux jours après, mon bienfaiteur devint l'époux de la jeune personne la plus belle et la plus constante qu'on ait jamais vue.
Madame Aubry, qui avait la bonté d'admirer ma piété filiale dans la conduite que j'avais tenue au château de Ferrand, voulut me récompenser par les offres les plus brillantes relativement à ma situation : je refusai tout, en lui disant que ma plus douce récompense avait été de sauver mon père ; et mon désintéressement doubla ses bontés pour nous.
Nous ne manquions de rien ; et jamais peut-être nous n'aurions [105] connu la misère, si cette bonne dame ne fût morte un jour subitement. M. Aubry et sa femme avaient un voyage à faire dans les îles, pour y recueillir des biens dépendants de leur succession. Ils partirent, après nous avoir comblés de présents. Nous restâmes dans leur maison pendant leur absence ; mais j'eus le malheur de perdre mon père, et elle devint pour moi le plus triste des séjours. Je pris donc mon parti, et muni de quelque argent, reste des bontés de mon bienfaiteur, je me rendis à Paris, mettant à profit, tout le long du chemin, le talent que je possédais sur la vielle ; bien décidé à retourner un jour chez M. Aubry, lorsqu'il serait de retour de son grand voyage. Jusqu'à présent, mes amis, je ne vous ai parlé que de moi ; me voici maintenant à ce qui vous regarde.
Il y a quatre jours qu'en passant dans la ville prochaine, la curiosité me fit entrer dans l'hôpital, dont l'extérieur me frappa. Comme je m'approchai de tous les lits des malades pour les consoler, un d'eux me demanda d'une voix mourante de quel côté je tournais mes pas. Je lui dis que je comptais passer par ce village. Ah ! me dit-il en versant quelques larmes, fais-moi le plaisir, mon petit ami, de t'arrêter chez l'agriculteur Palamène ; là, tu trouveras cinq enfants charmants : ce sont mes bienfaiteurs, mon ami, ce sont mes bienfaiteurs. Hier soir ils m'ont donné tout ce qu'ils possédaient, les bons enfants ! je n'ai point de parents : il est juste qu'ils deviennent mes héritiers ; car, je le sens trop, je vais finir: une attaque d'apoplexie m'a suffoqué ce matin, et l'on m'a transporté dans cet hôpital, dans ce même hôpital... où mourut jadis, par ma faute, l'ami précieux de mon oncle, du bienfaisant Jacques Lebon... Tiens, prends ce petit paquet ; c'est le fruit de mes épargnes : il y a là-dedans soixante-quinze livres. Cette [106] somme, qui ne me paraissait pas suffisante pour terminer en paix mes vieux jours, était bien moins forte avant que les enfants de Palamène l'eussent augmentée de leurs petits cadeaux. Partage cette somme entre ces estimables enfants... et dis-leur qu'en l'acceptant ils combleront les derniers vœux du vieux mendiant ; ils sauront ce que cela voudra dire.
Je me chargeai avec plaisir de cette commission, et j'eus la douleur de voir expirer dans la journée ce vieillard, dont j'ignorais les malheurs, mais qui me paraissait respectable. Fidèle à ses dernières volontés, je suis venu ; je vous ai remis le dépôt sacré qu'on m'avait confié ; et maintenant vous savez toute mon histoire, qui doit vous convaincre que la piété filiale, le désintéressement et la bienfaisance, sont des vertus qui portent toujours leur récompense avec elles. »
Ainsi parla le petit Joseph ; et nos enfants, sûrs enfin que cet argent leur venait d'une voie honnête, ne purent s'empêcher de verser quelques larmes en apprenant la mort du vieux mendiant qui les avait tant intéressés. Pour le vertueux Palamène, il feignit d'être surpris de ce que ses enfants lui avaient caché qu'ils eussent fait une bonne action. Il les loua ensuite de leur modestie, de leur sensibilité, et les embrassa tous, pour les récompenser, dit-il, d'avoir fait le bien et de ne s'en être pas vantés. Il appuya ensuite sur cette grande vérité, qu'un bienfait n'est jamais perdu, et que tôt ou tard les bons cœurs sont dédommagés des sacrifices qu'ils ont pu faire pour obliger leurs semblables.
Les enfants n'avaient jamais passé des moments aussi délicieux. Ils voulurent engager le petit Joseph à accepter une partie de leur héritage . Celui-ci la refusa absolument ; il n'avait besoin de rien, disait-il : la Providence savait pourvoir à tous ses be- [107] soins : il sentait trop la délicatesse des obligations que contractait un exécuteur testamentaire , etc., etc.
Il fallut se borner à embrasser le petit joueur de vielle, et à l'engager à venir voir ses petits amis quand il passerait.dans leur village. Joseph le leur promit ; et avant de se retirer, il voulut leur donner une idée de son talent sur la vielle, en chantant la chanson suivante, qui était de son pays, et qui fit beaucoup rire, sauter et gambader les enfants de Palamène.
JAVOTTE,IVous avez tous connu Javotte,Javotte, c'te fille de quinze ans ,C't'ell' là qui d'mandait aux passantsQu'est-c' qui voulait voir sa marmotte ?Eh bien,All' ne peut pus nous montrer rien,C'te pauvr'Javotte !Car all'dit aux gens du paysQu'alle a perdu sa marmotte à Paris,Hi, hi !IIAll'est r'venu dans nos montagnes :Mais c'est qu'i' faut voir son chagrin !All' pleur' toujours soir et malin ;Et pis all' dit à ses compagnes :[108]Hélas !Mes bonn's ami's, n' nous quittez pas ;Crayez Javotte.Restez, restez dans c' beau pays.N' montrez jamais vot' marmotte à Paris,Hi, hi.IIIJ' sais bien qu' ma douleur est communeAvec Rosett', la fille d'Eloi ;All' a perdu l' même bien qu' moi,En courant après la fortune.Suson,Babet, Michelett', Annett', Lison,Sont comm' Javotte.Pour l' plaisir d' voir du pays,On leux a pris leu' marmotte à Paris,Hi, hi !IVDans c'te vill' si funeste aux filles,Mon Dieu, mon Dieu, qu'i' gn'y a d' voleurs,Des beaux monsieux, des enjôleurs,S' plais'à voler les plus gentilles.En vainOn fait tout pour défend' son bien :La pauvr' Javotte !A' n' connaît qu' trop c' vilain pays :L' moyen d' garder sa marmotte à Paris,Hi, hi ![109]VS'tapendant comment qu'i' faut faire ?Dans nos montagn'on vole aussi ;On guett' les marmott' par ici,Comme on les guett' par tout' la terre...Voyez, D'après tout ça, si vous plaignezLa pauvr' Javotte :C'est donc comm' dans tous les pays,Qu'on aim' beaucoup la marmott'à Paris,Hi, hi !
Joseph croyait qu'on le laisserait partir après celte chanson ; mais il ne prévoyait pas les mille et mille questions qu'elle allait faire naître. Les enfants de Palamène, qui avaient ri aux éclats, le persécutèrent pour leur dire si cette Javotte existait réellement dans son pays ; si l'aventure que la chanson retraçait lui était arrivée en effet, etc., etc. Joseph , pour contenter leur curiosité, leur répondit : Oui, mes petits amis, l'histoire de Javotte est véritable, très-véritable ; et je l'ai connue, Javotte, moi qui vous parle. J'étais très-petit, à la vérité ; mais je me rappelle avoir entendu souvent conter ses aventures à mon père. — Ah ! conte-nous ça, mon petit Joseph , conte-nous ça. — Volontiers, le récit n'en sera pas long. Je vais vous le dire, si toutefois je m'en souviens.
HISTOIRE DE LA MARMOTTE EN VIE.
« Javotte était née, comme moi, dans les montagnes de la Savoie , d'un père très-indigent. Javotte avait perdu sa mère en recevant le jour ; elle était, en un mot, dans la classe de ces [110] jeunes filles qui vont de bonne heure, dans les autres pays de l'Europe, implorer la pitié des bons cœurs, en les intéressant par des chansons du pays, en leur montrant cet animal dormeur qui est si commun dans nos montagnes. Javotte un jour prend donc congé de son père, qui lui a donné une petite boîte de bois, une marmotte et un ajustement assez propre, en lui disant : Va, mon enfant, va gagner ta vie ; mais surtout aie sans cesse devant les yeux la sagesse et la probité ; avec ces deux vertus, si tu les observes exactement, tu mériteras l'estime de tes semblables et la bénédiction de ton père.
» Voilà Javotte partie, demandant son pain de village en village, jusqu'à Paris, où elle montre, sur les boulevards et dans les promenades, l'animal indolent qu'elle tient dans sa boîte, et qu'elle fait danser au bout d'un bâton. Javotte était jolie et bien faite : elle approchait de l'âge où la nature perfectionne son ouvrage pour l'offrir à l'hymen, et le plus souvent à l'amour. Javotte sentait déjà battre son jeune cœur ; mais elle n'oubliait pas les deux vertus que son père lui avait ordonné de pratiquer : la sagesse et la probité ; tels étaient ses principes, tels étaient sans cesse ses guides fidèles. Le moment approchait où elle devait en recueillir les fruits, ou perdre pour jamais la paix de son cœur.
» Un jeune homme, dont l'extérieur annonçait l'opulence, passe un jour dans une promenade où Javotte exerçait ses petits talents ; il la fixe, la trouve charmante, et s'approche d'elle. Ma petite, lui dit-il, je suis fou de la chanson que tu viens de chanter : est-elle de ton pays ? — Oui-da, mon beau monsieur. — Elle est on ne peut pas plus agréable : je suis curieux de l'entendre encore une fois ; as-tu le temps de me suivre jusque [111] chez moi ? Tu trouveras là des dames, des messieurs et des petits enfants qui seront enchantés de t'entendre : tu seras bien d'ailleurs dédommagée de tes pas. Veux-tu venir ? — Volontiers, mon bon monsieur.
» Javotte a trop d'innocence pour rien appréhender de cette démarche: elle suit l'inconnu, et se flatte qu'elle va gagner ce jour-là beaucoup d'argent. Elle entre avec lui dans une très-belle maison du faubourg Saint-Germain. Ma mère y est-elle ? demande l'inconnu au portier. — Non, monsieur, elle est sortie. — Tant mieux.
« L'inconnu prend Javotte par la main, et la fait monter plusieurs étages, jusqu'à son appartement, qui est très-vaste et très-beau. En y entrant, Javotte sent, pour la première fois, battre son cœur violemment ; elle éprouve, en y entrant, une espèce de crainte, et se repent d'une démarche dont elle craint les suites sans les deviner. L'inconnu ordonne d'abord à un domestique de faire monter ses frères : ce sont deux petits enfants qui paraissent bientôt, et devant qui Javotte fait danser sa marmotte. Quand les petits enfants s'en furent amusés longtemps, l'inconnu les renvoya, et resta seul avec Javotte, qui commença à trembler de tout son corps. Ma petite, lui dit-il après avoir fermé la porte, tu vois combien cet animal singulier a diverti mes petits frères. Je voudrais bien en avoir un ici pour le faire danser tous les jours devant eux ; cela les amuserait beaucoup. Voyons ; combien veux-tu me vendre ta marmotte ? — Monsieur, je ne puis m'en défaire, c'est mon gagne-pain, c'est elle qui me fait vivre ; et si je la vends, je n'aurai plus rien pour gagner ma vie. — je t'en donnerai tout ce que tu voudras. tiens, vois-tu cet or étalé sur cette [112] table ? Il est à toi si tu veux me donner ce que je te demande. — Mon père m'a défendu, mon bon monsieur, de la vendre ni de la prêter : je ne veux pas lui désobéir. — Tu n'es qu'une petite méchante ! Je veux l'avoir, moi ; et puisque je te la paye bien, tu ne peux me la refuser
» Javotte soutient qu'elle ne se privera pas de ce trésor, qu'elle a apporté de bien loin. Le jeune homme insiste, Javotte pleure..... Que vous dirai-je, moi ? je vous raconte cela comme on me l'a raconté à moi-même. Javotte ne put s'en défendre. Le méchant, voyant qu'elle ne voulait pas lui céder sa marmotte, la lui prit de force malgré ses larmes et ses cris ; il lui remit ensuite une somme, et la fit reconduire dans la rue par son valet de chambre.
» Il était nuit : la pauvre enfant ne connaissait pas les rues de Paris ; elle s'égara et passa la nuit à la belle étoile, en gémissant du vol qu'on lui avait fait et pensant aux moyens de le réparer... Que pouvait-elle faire ? Elle avait perdu ce qui la faisait vivre ; elle n'avait plus d'autre parti à prendre que celui de retourner dans ses montagnes, d'y acheter une autre marmotte, et de reprendre son premier métier. C'est ce qu'elle fit. Dès le lendemain elle quitta Paris, et, munie de la somme que le méchant inconnu lui avait donnée, elle revint en Savoie ; mais elle ne trouva plus son père ; la mort le lui avait enlevé. Javotte raconta son aventure à ses amies, à ses voisines, qui toutes se moquèrent d'elle. On la blâma ouvertement d'avoir laissé ravir un bien que rien ne devait lui arracher, et l'on fit sur elle la chanson que je viens de vous faire entendre.
» Voilà l'histoire de Javotte, mes petits amis : du moins voilà comme on la conte dans notre pays ; je n'en sais pas davantage : [113] tout ce que je puis ajouter, c'est que l'imprudente Javotte se garda bien de revenir à Paris, et que lorsqu'on voyait partir de jeunes Savoyardes pour cette grande ville, on ne manquait pas de leur raconter cette aventure, pour les engager à se tenir en garde contre les piéges qu'on y tend aux filles qui apportent des marmottes de leurs montagnes. Mon père riait aux larmes quand il me répétait cette histoire, et, en général, elle a fait longtemps les plaisirs de mes bons compatriotes. »
Joseph se tut, et Palamène sourit de la naïveté avec laquelle il avait fait son récit. Le vertueux Palamène n'avait pas prévu que le petit joueur de vielle serait pressé de raconter une histoire qu'il n'avait pu soumettre à son jugement ; et dès les premiers mots de Joseph, il avait tremblé que l'histoire ne blessât les mœurs et les principes que le père de famille voulait donner à ses enfants. Joseph avait très-bien improvisé : et Palamène, admirant sa retenue, voulut ajouter à son récit quelques avis, pour détourner les réflexions que les enfants auraient pu faire sur le larcin de la marmotte à Javotte.
Mes enfants, dit-il, vous avez entendu ce qui est arrivé à Javotte pour n'avoir pas su conserver le bien que son père lui avait confié. Cet animal dormeur, que les gens de ce pays-là montrent aux passants, est ce qui les fait vivre ; c'est avec cela qu'ils piquent notre curiosité, qu'ils excitent notre sensibilité. C'est une petite rente pour eux, et si Javotte eût su conserver ce petit trésor, elle eût pu gagner longtemps de l'argent à Paris ; mais il paraît que celui qui le lui a pris était curieux d'en amuser de petits enfants, et pour satisfaire un vain désir, il a enlevé à Javotte son unique ressource, ressource que peut-être elle aurait pu mieux défendre si elle eût eu toujours devant [114] les yeux les sages avis de son père : mais laissons là cette histoire, qui vous a distraits un moment. Il est tard ; Joseph va se retirer : il tiendra sans doute la promesse qu'il a faite de venir nous voir de temps en temps : et puissiez-vous ne jamais oublier qu'il vous a offert un modèle touchant de la probité et de la piété filiale !...
Joseph embrassa encore une fois les enfants de Palamène ; il les quitta ensuite, et le vieux père promit à ses petits élèves de leur faire lire, le lendemain , la suite de l'histoire des deux écoliers. Les enfants, pleins de ce doux espoir, rentrèrent chez eux, et dormirent profondément jusqu'au lever de l'aurore.
Enfants heureux, enfants qui possédez un instituteur éclairé dans un père tendre et philosophe, combien votre sort me paraît digne d'envie ! combien votre éducation m'intéresse ! Avec quel plaisir je suis, avec vous, les leçons de morale que vous donne ce père respectable !... Comme je le chéris avec vous ! Il me rappelle une mère, une mère que j'ai perdue trop jeune, hélas ! mais qui passait, comme Palamène, des soirées entières à éclairer mon esprit, à nourrir mon cœur des préceptes de la morale et de la philosophie la plus saine ! Qu'il me soit permis de planter ici quelques cyprès autour de sa tombe ! Je lui dois le peu d'instruction que je possède: elle a fait plus ; elle m'a donné un cœur sensible, et cet amour, cet amour touchant que j'aurai toute ma vie pour l'enfance et pour la vertu !...
Enfants heureux ! je l'ai perdue cette bonne mère ; et vous, vous possédez encore un père, votre instituteur et votre ami ! Oh ! profitez bien de ses sages entretiens ; écoutez-le, écoutez-le ! c'est l'image de la Divinité sur la terre ; c'est le plus beau présent qu'elle ait pu vous faire !
[]Fin de l'Histoire des deux Écoliers.
Les enfants de Palamène avaient eu, toute la nuit et toute la journée, présente à leur mémoire la chanson du petit joueur de vielle. Ils s'aidaient réciproquement à se la rappeler ; et on juge des éclats de rire et des plaisanteries qui accompagnaient chaque vers dont ils se souvenaient. Palamène lui-même s'était amusé de la joie à laquelle il voyait ses enfants livrés. Il les entendait aussi s'entretenir de la reconnaissance du vieux mendiant qui les avait faits ses héritiers. Ils se montraient leur petit trésor, et leur grand embarras était de savoir ce qu'ils en [116] feraient. D'abord ils eurent l'idée de prier leur père d'en être le dépositaire ; mais le petit Jules ouvrit un avis qui fut goûté de toute la petite société, à l'exception de Benoît, qui hocha la tête et ne dit mot. Voici ce que proposa Jules. Cet argent, dit-il , est le prix de la bienfaisance, il faut qu'il serve à la bienfaisance ; mais à la bienfaisance bien entendue, bien placée. Chacun de nous dira à ses frères quel est le malheureux dont il connaît la probité et qui a besoin de secours ; nous nommerons deux commissaires pour faire des informations sur le compte de l'indigent qui nous paraîtra le plus à plaindre, et si elles sont satisfaisantes, nous l'aiderons, en nous privant chacun d'une partie de notre somme. — Pour cela, dit Léon, il faut donc mettre le tout dans une bourse commune ? —Pourquoi cela ? interrompit Benoît avec aigreur ; gardons, gardons notre argent ; et s'il faut en donner à un pauvre, chacun fera sa générosité suivant son bon plaisir. — Qu'appelles-tu générosité ? reprit Léon ; c'est justice ; oui, c'est justice ! l'héritage de l'indigent doit retourner à l'indigent. Nous n'en avons pas besoin, nous qui avons chez notre père tout ce qu'il nous faut. — Pardonnez-moi, dit Armand, nous en avons besoin : c'est un besoin pour les cœurs sensibles que de soulager leurs frères. Vous voyez bien tous que cet argent nous est indispensablement nécessaire. — Je renouvelle ma motion, reprit Jules. — Appuyé, appuyé, etc., etc.
La motion de Jules, ainsi qu'il nommait sa proposition, fut arrêtée ; et il fut décidé, sur une autre motion plus intéressée de Benoît, que chacun garderait sa petite somme, sauf à remettre dans la bourse de l'indigence la portion de monnaie qu'il voudrait donner. [117] Palamène fut instruit de ce projet, et en même temps de l'espèce d'opposition de Benoît: il craignit que cet enfant, qui s'était déjà montré jaloux du talent de son frère Léon, ne fût en même temps dur et intéressé : Palamène se promit de surveiller plus que les autres Benoît, qui annonçait plus de défauts, et de l'en corriger par de fortes leçons. On verra par la suite comment il s'y prit. Pour le moment plaçons-nous, avec notre petite famille, sur la terrasse de leur vertueux père, et voyons comment se passa cette nouvelle soirée.
Rien n'égala le plaisir qu'éprouvèrent les enfants, quand ils virent arriver Palamène avec le gros livre. Mes amis, leur dit-il, nous avons entrepris de lire une histoire un peu longue ; il faut la finir. Mon intention n'est pas que nous passions nos soirées uniquement à lire ; nous avons autre chose à faire, et vous apprendrez bientôt ce que c'est ; mais pour ce soir, nous allons achever l'histoire du bon Gérard, qui sans doute vous a beaucoup intéressés : vous verrez comment la vertu fut récompensée, et de quels moyens le ciel se servit pour punir Dulys, le plus ingrat des hommes.
Le lecteur Armand s'empresse de s'emparer du volume, sur lequel tous les enfants ont les yeux, et il y lit ce qui suit :
FIN DE L'HISTOIRE DES DEUX ÉCOLIERS, OU L'HÉRITIER.
«Gérard, le cœur serré, son petit paquet sur le dos, marchait, pour ainsi dire, à tâtons, par la nuit la plus obscure, et déjà il était sur la grand'route, hors d'une ville où sa liberté était menacée : il pensait à sa pauvre sœur, et se flattait, en entrant dans une ville quelconque, de pouvoir travailler à la [118] retrouver. Tout à coup la conversation de deux hommes qui passent à côté de lui, et qui ont l'air de retourner à Cambrai, le tire de sa rêverie. Elle est obstinée en diable, dit l'un. — Oui, dit l'autre ; elle paraît vertueuse. Pauvre Gérard ! s'il savait que sa sœur n'est qu'à deux lieues d'ici !...
» Gérard s'est entendu nommer. On a parlé de sa sœur. Gérard appelle les deux étrangers, qui sont déjà loin de lui. Il court après eux, en les priant de s'arrêter. Les deux inconnus, effrayés apparemment, courent plus vite que lui, en se sauvant vers la ville, où Gérard ne peut plus rentrer sans péril... L'infortuné, hors de lui, s'arrête. Il faut qu'il se contente du peu de mots qu'il a entendus... Sa sœur Julie est à deux lieues de lui ; mais où ?... dans quelle maison ? quelle route conduit à l'asile qui la renferme ?
» Gérard espère que le ciel guidera ses pas. Il poursuit le même chemin qu'il a pris d'abord: il se prépare à faire deux lieues sans s'arrêter, espérant, l'insensé qu'il est, qu'au bout de ce terme il retrouvera sa sœur, qu'il en sera plus près au moins ; car les deux inconnus qui retournaient à Cambrai avaient sans doute servi de conducteur à Julie : Gérard devait suivre la route sur laquelle il les avait rencontrés.
» Vaine illusion d'un homme prévenu qui croit voir bientôt se réaliser les chimères qu'enfante son cerveau !
» Gérard rencontre une auberge qui n'est pas fermée: il y entre, il demande si l'on n'a pas vu passer dans la journée une jeune personne conduite par deux particuliers. On lui répond qu'on ignore ce qu'il veut dire. Gérard sort tristement et continue sa route. Plus loin, il trouve sur sa droite quelques maisons d'un hameau. Il réitère sa question à un bon vieillard qu'il [119] aperçoit à une croisée. Le vieillard lui répond qu'il n'a point vu les gens dont il parle ; mais une femme élève la voix dans l'intérieur de la ferme. Eh ! si, mon père ! dit-elle, une jeune femme de campagne est descendue tantôt ici pour se rafraîchir ; elle se trouvait mal : deux grands laquais à livrée l'ont descendue d'un cabriolet. — C'est elle ! s'écrie Gérard ; une jupe brune ? — Une jupe brune, répond la femme. — Un corset rouge ? — Un corset rouge. — Un mouchoir de couleur autour d'un bonnet rond ? — C'est cela ; oui, voilà comme elle était mise. — Ah ! ciel ! ah ! vous ne savez pas où elle allait, où ces deux scélérats la conduisaient ?— Ah ! pour ça je l'ignore ; car cette belle jeune fille avait à peine ouvert les yeux, que ses deux conducteurs l'ont emportée dans leurs bras jusqu'au cabriolet: ils y sont montés après elle, et tout a disparu...
» Gérard remercie la bonne femme, le vieillard, et se remet en marche. Le voilà bien sûr que sa sœur a été enlevée, qu'elle a passé par le même chemin où il est. Gérard, abîmé clans les réflexions, ne s'aperçoit pas qu'il change de route ; et qu'il descend, par une avenue étroite, dans une espèce de vallée. Il ne remarque qu'il est égaré qu'au bout de deux heures, et que lorsqu'une réflexion subite qui le frappe le force à s'arrêter. Ces domestiques, se dit-il, ces domestiques à livrée qui conduisaient la pauvre Julie, seraient-ils ceux de Dulys ?... Étourdi que je suis ! j'ai oublié de demander à la femme du hameau de quelle couleur était la livrée de ces deux coquins.
» Gérard s'arrête... Il est prêt à retourner sur ses pas ; mais il regarde autour de lui ; plus d'avenue, plus d'arbres ! Il est dans une vallée profonde ; il ne voit rien que des prés et des montagnes très-éloignées... Son cœur se serre : ses réflexions ont [120] égaré ses pas ; il faut retourner jusqu'à ce qu'il retrouve la grand'route. Le ciel se couvre de nuages ; il est impossible de distinguer les objets... Gérard cependant croit retourner sur ses pas ; mais il se trouve arrêté par un ruisseau assez large... Ce ruisseau, Gérard ne l'avait point remarqué en s'enfonçant dans la vallée : il est clair que Gérard s'est trompé de sentier ; il faut qu'il attende le jour, il le faut. Gérard regarde le ciel, verse quelques larmes et tombe sur la terre, où bientôt fatigué par la marche et par les réflexions, il s'endort jusqu'au lendemain matin. »
(Ici Armand veut continuer sa lecture ; mais il s'aperçoit que ce qu'il lit ne fait pas suite à ce qu'il vient de lire ; il recommence et croit se tromper ; enfin il regarde les chiffres de la page qu'il va commencer, et voit qu'il manque des feuillets. En effet, la page finissant par ces mots : il s'endort jusqu'au lendemain matin , porte 254, et la page suivante porte 267 ; c'est donc six feuillets qu'on a déchirés à cet endroit du gros livre. Quel dommage ! Il annonce cet accident à ses frères, qui gémissent comme lui d'une lacune qui les prive de savoir ce qui arriva à Gérard à son réveil... Cependant que faire ? le livre est déchiré: il faut se contenter de ce qui reste, et continuer : c'est l'avis de Palamène ; c'est celui des enfants, qui engagent Armand à poursuivre ; ce qu'il fait en ces termes : )
« Un an s'était écoulé déjà depuis que Gérard était réduit, à Paris, à faire des commissions pour gagner sa vie. Gérard était commissionnaire d'un marchand de la rue des Prouvaires ; et son maître, qui l'aimait beaucoup, se louait tous les jours de ce que le ciel lui avait envoyé un aussi honnête garçon. Peut-être serait-il devenu bientôt commis chez ce marchand [121] d'étoffes, si le hasard ne lui eût procuré en un moment les moyens de vivre pour jamais à son aise et de se venger d'un ingrat ami. C'était un jour de repos : Gérard, qui se promenait rarement, avait voulu se dissiper ce jour-là. Il s'était habillé proprement, et s'était rendu aux Champs-Elysées, pour y rêver à son aise ; car Gérard pensait sans cesse à ses malheurs : il avait perdu l'espoir de retrouver sa sœur, dont il n'avait jamais entendu parler depuis sa fuite de Cambrai : mais cette sœur chérie était présente à sa mémoire. Il se flattait qu'un jour il serait réuni à sa chère Julie: toutes ses démarches, toutes ses informations avaient été infructueuses: mais le hasard, un moment, un seul moment suffisait pour combler ses vœux... Gérard, fort de cette espérance, voulut tenter la fortune, en prenant un billet de loterie qu'un colporteur criait depuis une heure à ses oreilles. C'était la première fois qu'il mettait à la loterie, et il y avait même très-peu de confiance. Quelle fut sa surprise au bout de quelques jours !... Gérard entre chez un buraliste: il a gagné quatre-vingt mille francs ! Quatre-vingt mille francs !... Il ne peut en croire ses yeux. Le buraliste lui en donna la certitude, en lui remettant un papier pour aller toucher la somme entière à la caisse de la loterie.
» Voilà Gérard à la tête d'une fortune considérable. Que va-t-il faire de tant d'argent ? Son parti est bientôt pris. Il va partir pour Cambrai : il ne s'occupera plus que de chercher sa sœur dans cette ville ou dans les environs. Il ira voir Dulys: il lui reprochera... Non, il ne lui reprochera rien ; il lui dira seulement: Ami ingrat, es-tu toujours heureux ? si tu l'es, adieu : si tu ne l'es plus, partage cette somme avec moi... Voilà comme il sait se venger d'un parjure ! [122] » Gérard, bien ferme dans sa résolution, prend congé de son marchand. Le voilà qui voyage, et qui arrive enfin à Cambrai. Mais quoiqu'il ne craigne plus d'y être poursuivi par les magistrats, il est décidé, pour éviter les cabales sourdes des ennemis secrets qui ont voulu le perdre une fois, à se déguiser un peu. Gérard a pris le costume et la perruque d'un marchand juif. Il n'est pas descendu dans la même auberge ; il est censé être venu dans cette ville sous le nom de Benjamin , et pour y faire des emplettes.
»Il est huit heures du soir. Gérard, en attendant qu'on lui serve à souper dans l'auberge, est assis à une table, où il vide un petit pot de bière. Il pense aux courses qu'il a à faire le lendemain, lorsqu'un homme entre dans la salle où il est. Cet homme, Gérard le reconnaît sur-le-champ: c'est M. Dupuis, c'est ce même M. Dupuis, le factotum de Dulys, et qui l'a si bien reçu lors de la visite qu'il a rendue à cet homme inhumain. Mais M. Dupuis n'est pas si élégant : aurait-il perdu sa place ? serait-il dans l'indigence ? Dulys y serait-il lui-même ? Gérard ne va pas tarder à être instruit de ce changement.
» Dupuis adresse la parole à la maîtresse de l'auberge : Vous qui voyez beaucoup d'étrangers, lui dit-il, vous ne pourriez pas m'indiquer, madame, un marchand juif ? — Vous êtes bien tombé, monsieur, lui répond l'hôtesse: voilà monsieur qui arrive dans l'instant, et qui paraît être de cette profession.
»Un coup de foudre n'aurait pas plus étourdi Gérard : il craint d'être reconnu ; il enfonce son chapeau rond sur ses yeux. Dupuis l'aborde, s'assied à côté de lui, et lui dit : Je voudrais vous parler en particulier. —Parlez, monsieur, reprend Gérard en tremblant et en contrefaisant sa voix. — Vous ne résidez point en [123] cette ville ? — Non. — Vous courez le pays ? — Oui. — C'est ce qu'il me faut. Ecoutez, faites-vous grand cas de la probité ? — L'argent avant tout. — L'argent ! touchez là ; vous êtes mon homme. Et en avez-vous beaucoup d'argent comptant ? — Beaucoup. — A merveille. Voici le fait: J'ai à vendre, ou plutôt une dupe, qui est mon maître et qui s'est ruiné, n'a plus d'autre ressource que celle de se défaire de ses bijoux. Il faut nous entendre, et faire en sorte que... — Je comprends. — Oui, vous me donnerez sur chaque objet un reçu de la moitié de l'argent que vous me compterez. Par exemple, vous pouvez m'écrire, sur un papier, que vous m'avez acheté vingt louis un effet dont vous m'aurez donné douze cents francs : hein ! cela vous arrange-t-il ?
» Gérard, étourdi d'une pareille proposition, est sur le point d'éclater ; mais son cœur lui dicte la conduite qu'il doit tenir, et il accepte le marché que lui propose l'infâme Dupuis. Celui-ci veut sur-le-champ commencer ce petit négoce. Il propose à Gérard une montre enrichie de diamants, qui vaut mille écus. Gérard compte à Dupuis cinquante louis, et lui signe, Benjamin , qu'il l'a achetée trente louis : on voit que c'est vingt louis que l'honnête monsieur Dupuis va retenir à son maître. Ce scélérat quitte Gérard en lui promettant de venir le lendemain soir et de lui apporter pour plus de six mille écus d'effets.
»Cependant Gérard, pendant la nuit, pense à la bonne action qu'il va faire, mais en même temps au danger qu'il court, s'il ne se hâte de faire connaître au magistrat, et ses projets, et la scélératesse de Dupuis. Ce magistrat, qui autrefois voulait faire arrêter Gérard, jugera de sa probité, par l'aveu qu'il va lui faire... Gérard, plein de ces idées agréables, va le lendemain [124] matin trouver le magistrat, à qui il fait part de son véritable nom, du dessein qu'il a formé et des crimes de Dupuis. L'homme intègre, qui l'écoute avec attention, veut que sur-le-champ le perfide valet de chambre soit traîné en prison: mais Gérard le conjure d'attendre que son projet soit entièrement exécuté , et le prie seulement de se tenir pour averti lorsqu'il sera temps d'éclater.
» Gérard, satisfait de l'entretien qu'il vient d'avoir et des précautions qu'il a prises, retourne à son auberge, où il attend avec impatience Dupuis, à qui il se propose de demander le récit des malheurs qui sont arrivés à Dulys.
» Ces malheurs étaient la suite naturelle de sa mauvaise conduite. Dulys avait été volé d'un côté par ses valets : il avait dissipé toute sa fortune. Ses biens immeubles ne lui appartenaient plus. Il n'avait d'autre parti à prendre que de vendre ses effets sourdement, et de s'enfuir un beau matin avec le peu d'argent que Dupuis devait lui apporter.
» Gérard, qui apprit tout cela de la bouche de Dupuis, n'en fut que plus ferme dans la résolution qu'il avait prise, et que l'on connaîtra bientôt. Ce soir-là, il acheta à Dupuis des bagues et de l'argenterie : le lendemain Dupuis lui apporta le reste des effets et bijoux d'or ; en un mot, il se trouva que Gérard avait acheté pour trente mille francs des effets qui en valaient bien quatre-vingt mille, et sur lesquels Dupuis n'avait remis à son maître que quinze à vingt mille livres. Quelle friponnerie ! Comme il rougissait, le bon Gérard, de la part que l'amitié le forçait d'avoir à ce trafic infâme !... Mais il le fallait, afin de mieux punir l'homme inhumain dont la dureté l'avait tant affligé.
» Quand Dupuis n'eut plus rien à vendre, il dit à Gérard : [125] Ah ça, vous êtes content, n'est-ce pas ? A présent, je n'ai qu'un conseil à vous donner ; c'est de quitter bien vite cette ville, car tout se sait ; et si notre intelligence se découvrait, vous seriez puni tout comme moi. Partez donc demain matin, je viendrai vous dire adieu, et boire avec vous le vin du marché. Pour mon maître, il ne sera pas ici demain soir. — Non ? il part aussi demain ? — Oui, demain à dix heures du matin. Sous prétexte d'une partie de promenade, il sortira de la ville sur un bon cheval ; et crac, au grand galop : adieu l'espoir de messieurs ses créanciers. Je le laisse aller, moi : j'ai, Dieu merci, une petite fortune honnête ; je vivrai tranquille ici.
» Gérard, enchanté d'être ainsi prévenu par Dupuis lui-même de ce qu'il avait à faire, lui donna parole pour déjeuner le lendemain à huit heures du matin, lui promettant de quitter Cambrai sur-le-champ. Dupuis se retira, et Gérard fut trouver le magistrat, qui se chargea seul du déjeuner de M. Dupuis.
» Elle paraît extraordinaire la conduite de Gérard, mais qu'elle est belle ! et comme on va lui savoir gré tout à l'heure d'avoir négligé de chercher sa sœur, de faire les affaires qui l'appelaient à Cambrai, pour s'occuper d'une vengeance dont bien peu de gens, à sa place, auraient été capables.
» Le lendemain, M. Dupuis se présente à l'auberge pour déjeuner avec son ami Benjamin. Benjamin n'y est pas : à sa place, Dupuis trouve des cavaliers de maréchaussée qui l'emmènent en prison, malgré tous les serments, toutes les protestations qu'il fait de sa vertu, de sa probité.
»Pendant qu'on cause à ce fripon cette désagréable surprise , Gérard quitte sa perruque ; il s'habille proprement, sans luxe pourtant, prend une petite cassette sous son bras, et s'achemine [126] vers la maison de Dulys. Il va faire une bonne action, Gérard, et néanmoins son cœur bat violemment : il éprouve une sorte de gêne à faire le bien, et craint d'humilier celui à qui il va rendre service... Le voilà à la porte de Dulys : ses genoux sont tremblants ; il est prêt à retourner sur ses pas... Il entre cependant.
» Quel changement dans cette maison autrefois si brillante ! Plus de domestiques ! un seul portier lui indique l'appartement de Dulys. Point de meubles: la solitude la plus profonde, l'isolement , le dénûment le plus complet !... Gérard traverse des pièces presque démeublées, et pénètre enfin jusqu'au cabinet de Dulys, qu'il trouve la tête enfoncée dans ses mains, et dans l'attitude d'un homme plongé dans les plus tristes pensées... Le bruit que fait Gérard en ouvrant la porte fait frémir Dulys ; il croit voir un créancier, pâlit d'effroi, et se lève comme un furieux: Qui peut venir si brusquement ? s'écrie-t-il. Ciel !... Gérard !...
» Il dit, et couvre son front de ses deux mains, comme un homme qui est atterré sous le poids de la honte. Gérard s'approche de lui et le prend dans ses bras. Oui, c'est Gérard, trop malheureux ami ; c'est Gérard, qui vient essuyer tes larmes et soulager tes maux. — Quoi ! c'est toi ! tu peux... ( Il se dégage des bras de Gérard ; Gérard le poursuit.) —Mon ami, écoute-moi. — Que je t'écoute, quand lu viens insulter à mon malheur ! — Moi, juste ciel ! — Toi, que viens-tu faire ici ? Quelle est cette fausse pitié que tu viens me témoigner ? As-tu appris que j'étais ruiné, déshonoré, perdu ? As-tu appris que je n'avais plus d'autre ressource qu'un coup de pistolet, ou une faillite honteuse ? et viens-tu saisir ce moment douloureux pour me parler [127] de l'indigne conduite que j'ai tenue à ton égard, et que je ne me suis que trop reprochée ?... — Dulys, Dulys ! tu me perces le cœur. — Mais parle donc : qui t'amène tout exprès dans ce fatal moment ?... Homme barbare ! tu n'ajouteras pas à mes maux: ils finiront ces maux cruels ! j'ai été trahi par la confiance, par l'amour, par l'a... Qu'allais-je dire ? est-ce à moi de me plaindre de l'amitié ? eh ! n'ai-je pas rompu le premier ces liens que j'aurais dû chérir ?... — Dulys, je viens te sauver. — Me sauver ! tiens, tiens, voilà mon seul recours. ( Il se jette sur un pistolet.) — Que fais-tu ? arrête, ô ciel ! arrête, homme égaré ! ( Il le lui arrache.) Tu me connaîtras, tu m'écouteras, tu sauras que tu n'aurais jamais revu Gérard, si tu eusses été toujours heureux. — Quoi !... — C'est à ton infortune que tu dois mon retour, et c'est pour la faire cesser que je viens te serrer dans mes bras. — Gérard !... — Oui, Dulys, oui, mon ami, je viens tarir tes larmes ; je viens te rendre une partie de ta fortune.
— Grand Dieu !... Gérard, ô Gérard ! ne me trompe pas: je n'étais qu'égaré, je n'étais pas méchant... Oh ! crois que je n'ai jamais été méchant... —Je le crois, j'en suis sûr... Allons, voyons ; donne-moi ta main, assieds-toi ; calme-toi. ( Dulys s'assied; et Gérard reste debout devant lui en pressant ses mains dans les siennes.) Dulys, je crois fermement que tu n'étais pas né vicieux. — Non, mon ami. Les conseils dangereux de tous ceux qui m'entouraient, l'attrait de la richesse, celui du plaisir... — Tout cela t'a perdu... tu es ruiné ? — Ruiné, oh ! absolument ruiné. — En cédant tes maisons, tes biens à tes créanciers...
— Ce n'est pas assez... vingt mille francs encore... — Vingt mille francs ! les voilà. [Il met un portefeuille dans la main de Dulys.) — Comment ?... — Oui, paye tes dettes, et réservons-nous [128] pour ressource environ vingt-cinq à trente mille francs que je possède encore, que nous joindrons à cette cassette, qui est à toi. — Cette cassette ?... — Ouvre-la, Dulys, ouvre-la... — Ciel ! tous mes effets !... — Un monstre t'en avait privé ; je te les rends, ils sont à toi. — À moi !... Eh ! mon ami, je les ai vendus, perdus pour jamais. — Ils ne sont point perdus, puisque l'amitié les a recueillis, et qu'elle te prie de les reprendre. — Mais je ne puis comprendre...
L'étonnement de Dulys est à son comble. Il parcourt des yeux la cassette, qu'il vient d'ouvrir, reconnaît tous ses bijoux, et ne peut concevoir par quels moyens ils sont tombés entre les mains . de Gérard. Gérard le lui explique : Gérard lui dévoile toute la scélératesse de Dupuis, et finit par lui apprendre que ce fripon est maintenant entre les mains de la justice. A peine a-t-il fini de parler, que Dulys se précipite dans ses bras. Homme étonnant, lui dit-il, ami rare et précieux, voilà donc comme tu te venges ! Et ne crois pas t'y tromper : cette vengeance est plus cruelle que celle que tu aurais pu tirer de moi en perçant le sein d'un ingrat ; oui, elle redouble mes remords, et me fait sentir doublement mes torts... Mais en même temps comme il est généreux ton procédé ! comme il est sublime ! O bon Gérard ! en t'occupant des moyens de me secourir, tu ne connaissais pas encore tous mes forfaits ; tu ne savais pas combien j'étais coupable envers toi. J'aurai le courage de tout t'avouer. Tu connaîtras tous mes crimes, et tu n'en seras pas plus barbare envers un ami qui est toujours digne de toi, puisqu'il est repentant. Apprends , apprends que le jour même de notre entrevue, où j'eus le malheur de te témoigner tant d'inhumanité, l'infâme Dupuis fut te dénoncer au magistrat, et que j'eus la faiblesse de [129] le laisser obtenir un ordre contre toi. Est-il possible que la présence de l'indigent fatigue l'homme riche au point qu'il oublie les liens les plus sacrés, ceux de l'amitié, ceux même des serments ?... Tu pâlis ! tu vas me haïr encore davantage !... Viens avec moi, ouvre cette porte : tu vas voir mon épouse, oui, mon épouse !...
» Dulys se lève égaré ; il ouvre une porte, il appelle son épouse... Quelle est la surprise et la joie de Gérard en reconnaissant sa sœur !... C'est Julie elle-même qui s'avance en versant des larmes et qui se jette dans les bras de son frère... Dulys ne laisse pas à Gérard le temps de demander des explications ; il continue en ces termes :
» A peine, lui dit-il, à peine étais-tu sorti de ton auberge, que l'infâme Dupuis y entra pour affaire. Il vit Julie ; il pensa que sa beauté pourrait, le dirai-je ? adoucir... mes ennuis. Elle était seule... Je viens, lui dit-il, vous chercher de la part de votre frère (il avait pris de l'hôtesse des informations sur cette belle personne) : il est avec Dulys ; tous deux se pressent dans leurs bras... Venez augmenter leur satisfaction. Julie l'écoute, Julie le croit, sort avec lui, sans penser à dire dans l'auberge qu'elle va vous rejoindre... On me l'amène... Vous jugez de sa surprise en se trouvant seule... Je fais l'impossible pour essuyer ses larmes, et je prends le parti de la faire transporter dans une maison de campagne que j'avais à deux lieues d'ici. Là, grand Dieu !... combien je l'ai fait souffrir ! ou plutôt combien l'odieux Dupuis l'a tyrannisée !... Que vous dirai-je ? Sa sagesse, sa résistance augmentaient mon amour... Ma fortune s'écoulait ; j'entrevoyais le moment où. j'allais être réduit à la plus affreuse misère ; je la trompai, cette bonne Julie, qui, malgré mes torts, [130] avait quelque tendresse pour moi: je lui dissimulai l'état de mes affaires, et je l'épousai secrètement. Elle est ma femme, oh ! elle est bien ma femme ! ce matin même elle devait connaître mon état, et j'allais l'engager à fuir avec moi... Oui, Julie, voilà, voilà l'aveu de mes fautes : je tombe à tes pieds pour réclamer ton indulgence, et t'engager à prier un frère, un frère que j'ai trop méconnu, à ratifier des nœuds que l'amour a formés.
» Le lecteur doit juger de l'étonnement de Julie, et surtout de celui de Gérard. Ce dernier ne peut concevoir comment sa sœur a pu donner la main à l'homme qui a repoussé son frère ; mais il apprend bientôt que Julie a ignoré la réception froide que Dulys a faite à Gérard : on a dit à Julie que Gérard s'était querellé avec les domestiques, et qu'il était parti de la maison sans voir son ami Dulys, qui l'aurait serré dans ses bras. Depuis ce temps, Gérard avait toujours voyagé. Julie ignorait le lieu de sa retraite, et toutes les tentatives qu'elle avait faites pour lui donner de ses nouvelles avaient été vaines. Enfin, Julie, circonvenue d'un côté par les tourments que Dupuis lui faisait éprouver dans sa captivité, et de l'autre par l'amour que les bons procédés de Dulys avaient fait naître dans son cœur, avait cédé sa main sans l'aveu d'un frère dont elle ignorait le sort: elle était femme de Dulys ; et Dulys, pour la première fois, avait été forcé de rendre hommage à la vertu.
»Dulys était aux pieds de Julie ; Julie demandait grâce à son frère pour le coupable. Gérard ne put résister à tant d'émotions ; il prit la main de Julie et celle de Dulys : Sois mon frère, dit-il à ce dernier, sois mon frère, mon ancien ami de collége, et soyons heureux !...
» Dulys se relève, embrasse son frère, son épouse, et raconte [131] à sa femme tout ce que vient de faire pour lui un ami généreux... Gérard interrompt un discours qui blesse sa modestie, et pense à tracer à son ami un plan de conduite. Vois, lui dit-il, compare le sort dont tu vas jouir avec l'éclat mensonger des plaisirs bruyants et dangereux auxquels des confidents perfides ont livré ta jeunesse !... Le jour même où je me présentai chez loi, j'appris que tu avais tué un homme chez la plus vile des créatures. ( Dulys rougit.) Sans cesse en rapport avec tes valets pour couvrir tes crimes, pour en commettre de nouveaux, voilà quelle fut ton existence. Ta faiblesse a gâté chez toi le plus beau naturel. Maintenant tu vas apprendre que la médiocrité fait toujours le bonheur de l'homme né vertueux: tu vas te renfermer dans le sein de ta femme, de ton frère, et tu vivras exempt de remords — De remords ! s'écrie Dulys, penses-tu que j'oublie jamais que, dans le même moment où je repoussais mon ami, où j'attentais à sa liberté, j'enlevais sa sœur, je cherchais à séduire l'innocence ?... Ah, Gérard ! j'ai manqué à tout, à tout !... mon cœur ne sera jamais tranquille. —Il le sera, Dulys, si tu oublies tes fautes, comme ton frère et ta femme les oublient. » Gérard ajouta quelques réflexions morales aux expressions du sentiment, et il fut convenu que Dulys payerait ses créanciers, et que son mariage serait rendu public. Dans la même journée un notaire fut mandé pour arranger toutes ses affaires. Quelque temps après, le magistrat fit rendre à Dupuis tout l'argent qu'il avait volé à son maître. Ce scélérat fut enfermé pour le reste de ses jours. Dulys céda ses maisons, ses immeubles en général à ses créanciers : il compléta en argent comptant la somme qu'il leur devait, et sur laquelle il ne leur fit rien perdre. Ensuite il vendit à d'honnêtes marchands tous [132] ses effets et bijoux, dont il retira une somme considérable.
» Quand tous ces arrangements furent finis, Dulys, Gérard et sa sœur, qui faisaient une bourse commune, quittèrent Cambrai, en emportant, avec l'estime générale, une somme de plus de cent mille francs. Ces trois amis allèrent se fixer dans le pays natal de Gérard, où ils achetèrent une bonne ferme, qu'ils firent valoir, et où ils trouvèrent l'agrément d'une jolie maison, d'un bois et d'une rivière. Dulys, qui n'oublia jamais les services que lui avait rendus Gérard, passa sa vie dans l'exercice de la vertu et de la bienfaisance. Sa femme s'occupa de botanique, de médecine, et devint la mère de tous les malades, de tous les infortunés. Ces deux époux eurent des enfants qu'ils élevèrent en hommes vertueux ; et le bon Gérard épousa bientôt la fille d'un de ses voisins, qui vint augmenter le charme et le bonheur de cette petite société. »
Armand termina ainsi sa lecture de l'Histoire des deux écoliers, et les enfants regrettèrent qu'elle ne fût pas plus longue. Cependant cette lecture s'étant prolongée un peu tard, Palamène, après avoir débité à sa famille une morale sage et puisée dans l'histoire qu'ils venaient d'entendre, sur l'amitié, la bienfaisance et l'oubli des injures, se leva pour passer avec ses enfants à une table frugale ; et tous allèrent goûter ce repos, ce sommeil doux, que procurent toujours le travail et la tranquillité d'une conscience pure.
[][]Le Père puni, le Père récompensé.
Les enfants étaient rassemblés de bonne heure, à l'exception d'Armand, l'aîné des fils de Palamène. Ce bon père demande à ses frères s'ils ont vu ce jeune homme ; ceux-ci répondent qu'ils ignorent où il est. Palamène, qui savait tout ce qui était arrivé à son fils Armand pendant la journée, ordonna à Benoît d'aller le chercher par toute la maison. Benoît, après avoir longtemps parcouru la chaumière, trouva enfin Armand, appuyé [134] la tête dans ses mains, contre un mur dans la basse-cour. Qu'as-tu, mon frère ? lui dit Benoît. —Rien ; laisse-moi. —Tu parais avoir du chagrin ? — Laisse-moi, te dis-je. — Mon père te demande. — Mon... père... me... demande ? — Oui ; il est étonné de ton absence, et nous le sommes comme lui. — Benoît, je vais te suivre... je vais... me rendre aux ordres de mon père ; mais ne lui dis pas que tu m'as trouvé ici, dans cette position. — S'il te le demande ? — Je répondrai... je dirai que je t'ai rencontré, que j'allais vous rejoindre sur la terrasse....
Armand suit tristement Benoît, qui lui fait mille questions auxquelles il ne répond point. Ils arrivent bientôt ; et Palamène, feignant d'ignorer ce qui s'est passé entre Armand et Julien, le fils d'un fermier voisin, prend la main à son fils aîné, et lui dit doucement : Tu as bien tardé, mon ami ! — Mon père, j'étais... — Assieds-toi, et écoute, ainsi que tes frères, une nouvelle que je viens d'apprendre, et qui m'a fait quelque peine... Vous connaissez tous ce marquis à qui appartenait le parc et le château qu'on voit d'ici au bout de la ruelle ? — Le marquis Desforts ? dit Léon. — Lui-même ; eh bien, mes enfants, il vient de mourir de chagrin. Je vais vous raconter son histoire ; je crois qu'elle sera utile à quelqu'un d'entre vous.
En disant ces mots, Palamène fixait Armand, qui rougissait et baissait les yeux. Palamène poursuivit ainsi : Le marquis Desforts, l'un des plus estimables de la caste dans laquelle il était né, se maria à l'âge de quarante-cinq ans. Il adorait sa jeune épouse ; et bientôt il en eut un fils, dont la naissance vint mettre le comble à sa félicité ; mais son bonheur fut bientôt traversé par un accident cruel pour le sensible Desforts. Son [135] épouse tomba malade, et mourut en cinq jours de temps. Desforts fut longtemps inconsolable de cette perte ; mais enfin il pensa qu'il avait un fils, que le lien de la paternité pouvait dédommager du lien conjugal ; et dès ce moment il tourna toute son attention, toute sa tendresse vers ce fils, qui lui rappelait sans cesse, par les traits de sa figure, une épouse chérie. Le petit chevalier (les titres venaient à cet enfant-là avant la raison) , le petit chevalier, dis-je, grandissait à vue d'œil, et promettait le plus heureux caractère. Il était adroit à tout, habile à saisir tous les talents. Vous pensez bien qu'on ne négligeait rien pour son éducation : il avait tous les maîtres possibles, et il faisait des progrès rapides dans les sciences utiles et agréables. Son père en était fou, et il faut convenir que l'enfant méritait toute son affection. Né avec un caractère sensible et humain, le petit Desforts était bon avec tout le monde, doux envers ses maîtres, généreux et bienfaisant envers les infortunés. Qui n'aurait adoré un enfant aussi aimable ? Vous allez voir bientôt comment son père prépara son malheur, et comment il fut, pour ainsi dire, la cause de sa mort.
Le petit Desforts n'avait qu'un défaut : c'est qu'il était fier de sa naissance, qu'il se croyait, pour cela, supérieur à tous les autres hommes ; tandis qu'il eût pu se croire à juste titre au-dessus de bien d'autres, s'il eût considéré, au lieu de vains titres, les perfections et les talents dont il était doué ; mais, par une bizarrerie étrange, il voyait sa supériorité dans son nom, et non dans ses qualités morales. Son vieux père, au lieu de corriger cette manie, la fortifiait de jour en jour. Songe, lui disait-il, songe, mon cher chevalier, que tu es né du plus beau sang de la France ; que tu comptes douze cents ans de noblesse ; [136] que tes ancêtres se perdent dans la nuit des temps ; que peu de tes pareils peuvent te montrer des titres plus anciens que les tiens, etc., etc., etc.
Telles étaient les sottises dont Desforts berçait journellement la vanité de son fils, sans penser qu'elles le conduiraient à sa perte.
Le petit Desforts avait déjà quinze ans, lorsque des affaires de famille appelèrent Desforts dans une province de France très-éloignée. Le vieillard sentit qu'il pourrait passer un an ou deux dans cette terre ; qu'il lui fallait réparer le vieux château, élever de nouveaux bâtimens, et que cela le retiendrait absent pendant bien longtemps de Paris : il allait travailler pour son fils, embellir l'héritage qu'il devait un jour lui laisser ; le temps, les dépenses, rien ne devait lui coûter... Desforts prit alors le parti de laisser son fils à Paris, afin qu'il pût perfectionner son éducation, sous la conduite d'un précepteur, espèce de pédant mercenaire, esclave bas et rampant, servile adulateur des volontés et des passions des grands qui le payaient... En conséquence, Desforts embrassa son fils en versant des larmes, lui fit ses adieux, et somma le précepteur Dupré de lui écrire toutes les semaines, et de lui donner des nouvelles du chevalier.
Plein de cette douce espérance, Desforts partit : cruelle absence ! elle le séparait pour jamais de l'objet de son affection.
Le précepteur Dupré fut ponctuel à exécuter les ordres de Desforts. Toutes les semaines il écrivait à son maître (ainsi qu'il l'appelait) , et il en recevait des réponses qui lui prescrivaient toujours un nouveau plan de conduite. Surtout, monsieur, lui disait Desforts dans ses lettres, surtout ayez soin que mon fils ne néglige point ses leçons d'armes ; mon plus grand désir est [137] qu'il sache bien tirer l'épée ; l'escrime est le plus utile de tous les talents pour un noble : c'est cet art qui nous fait défendre nos droits ; c'est à la pointe de l'épée qu'un grand soutient son rang. Je veux que mon fils soit brave, qu'il ne souffre pas qu'on attente à l'honneur de sa maison, qu'on outrage son nom ; enfin je veux qu'il lave dans le sang du coupable le premier affront qui serait fait à sa famille. Entendez-vous, monsieur ? faites-lui lire mes lettres, et recommandez-lui bien de ne jamais oublier qu'il est mon fils.
Le jeune Desforts n'avait pas besoin de tout cet échafaudage de l'orgueil pour être haut et impertinent : c'était le seul défaut qu'il eût ; et ce défaut ne faisait que s'accroître dans une jeune tête qu'on exaltait tous les jours de la manière la plus ridicule. L'abbé répondait platement à ces faux principes, que monsieur le chevalier serait digne de monsieur le marquis, et que monsieur le marquis n'aurait jamais à se plaindre de monsieur le chevalier, tant que M. Dupré aurait l'honneur d'être le gouverneur de monsieur le chevalier, etc., etc. C'est ainsi que de bas valets flattaient souvent la manie des nobles, et se rendaient encore plus vils aux yeux des gens honnêtes, que les idoles qu'ils encensaient !
Il s'était écoulé près de deux ans depuis la séparation de Desforts et de son fils. Le premier avait terminé ses affaires : il allait retourner à Paris ; il brûlait du désir de serrer ce cher enfant dans ses bras paternels. Il avait écrit à l'abbé qu'il arriverait tel jour, qu'il comptait retrouver son fils brave, courageux, prêt à verser la dernière goutte de son sang pour soutenir l'éclat de sa maison (c'était la faiblesse du vieillard). Tout était prêt pour son départ ; déjà il montait en voiture, lorsqu'on lui [338] apporte une lettre cachetée en noir, et qui lui fait éprouver un tressaillement involontaire... Desforts reconnaît l'écriture de Dupré : il regarde le cachet, et reste un moment interdit ; enfin, il ouvre celte lettre fatale... Qu'on juge de sa situation en y lisant ces mots :
« MONSIEUR LE MARQUIS ,
» C'est avec la plus vive douleur que je prends la plume, » pour vous apprendre l'événement le plus cruel pour un » père ! monsieur le chevalier... pardonnez ; mes larmes » m'empêchent de tracer cet affreux accident nous avons » perdu monsieur le chevalier... Il s'est battu en duel... et il » est mort hier des suites de sa blessure... Voici comment ce » malheur est arrivé.
» Il y a six jours environ, monsieur le chevalier sortait de » l'Opéra ; nous étions ensemble, car je ne le quittais jamais. » Comme il allait faire avancer sa voiture, deux jeunes gens « s'apprêtaient à s'en emparer. Monsieur le chevalier allait leur » faire remarquer leur erreur, lorsque l'un de ces deux jeunes » gens dit à l'autre : Eh mais, baron, tu te trompes, ce n'est pas » là ton carrosse: vois donc les armes ! — C'est vrai, répond » l'autre ; j'ai un chevron de plus que ça. Eh ! tiens, ce sont » les armes de ce petit chevalier Desforts : en vérité, ses armes » font presque autant d'effet que les miennes.
» Monsieur le chevalier, indigné, s'approche de l'impertinent. » Connaissez-vous, dit-il, ce petit chevalier Desforts ? — Non, en » vérité, et je n'ai nulle envie de le connaître. — Si ses armes ne » font pas autant d'effet que les vôtres, son épée vaut mieux » que ce meuble, qui vous est inutile (il dit cela en repoussant [139] » la garde de l'épée de l'inconnu). Insolent ! marchons ; vous » allez connaître ce petit chevalier Desforts !...
» À ces mots, les deux ennemis se prennent par la main, et je » les suis avec l'ami de l'audacieux étranger. Je ne savais si je » devais arrêter monsieur le chevalier: j'allais peut-être l'entraîner avec moi, lorsque je me suis rappelé vos lettres, monsieur » le marquis : vous m'aviez dit tant de fois de ne jamais empêcher monsieur votre fils de venger l'honneur de sa maison, » que j'ai cru qu'il était de mon devoir de le laisser faire. Je » savais d'ailleurs qu'il faisait des armes comme un ange, et je » me flattais qu'il sortirait vainqueur du combat. Que vous » dirai-je ? Derrière les boulevards... un coup mortel !... O » Dieu, quelle scène !... Son heureux adversaire, son ami, moi » et le cocher, nous portons monsieur le chevalier dans sa voiture, qui nous avait suivis... Je le ramenai à l'hôtel, où tout » l'art des chirurgiens parvint à lui rendre, le lendemain matin, » l'usage de la parole... On annonce une visite: c'est monsieur » le comte Dorimont, le père de l'adversaire de monsieur le » chevalier. Ce brave homme témoigne sa douleur à monsieur » votre fils. Eh ! monsieur, lui dit-il, mon fils est un jeune fou, » mais plein de cœur et de droiture: il vous eût fait mille excuses de son étourderie, si vous vous fussiez fait connaître » plus doucement. Grand Dieu ! faut-il s'égorger pour un chevron de plus ou de moins ! Malheureux jeune homme ! ce » n'est point de la bravoure, c'est de la barbarie ! Qui peut avoir » jeté dans le cœur d'un jeune homme comme vous, que tout » le monde estime, ces maximes sanguinaires ? Quel est l'homme » féroce qui vous a appris à tuer votre semblable ou à vous faire » tuer pour un mot inconséquent, pour une légère expression [140] » échappée à un étourdi ? Système affreux ! horrible préjugé du » point d'honneur, tu ravis les enfants à leurs pères ; tu plonges » des épouses dans le désespoir ; tu fais, oui, tu fais plus de » maux que la guerre , que tous les fléaux passagers !... Jeune » infortuné ! embrassez-moi. Croyez, oui, croyez que je saurai » vous venger sur mon fils ; et ne doutez pas que votre malheur » ne me touche autant qu'il affectera votre père.
» Monsieur le chevalier fut sensible aux marques d'intérêt » que lui donna M. le comte Dorimont. Quand cet homme respectable fut parti, j'entendis, oserai-je le répéter ?... oui, » j'entendis monsieur votre fils vous adresser sourdement quelques reproches... Il me fit approcher de son secrétaire, et me » dicta la lettre que vous trouverez ci-incluse, et qu'il signa » d'une main tremblante, hélas ! et pour la dernière fois !... Le » reste de la journée, il ne parla plus: pendant la nuit il eut » une agonie violente, et qui lui permit de répéter souvent : Malheureux père ! père imprudent !... tu m'assassines ! Repousse , » repousse donc ce fer dont tu as armé ma main !... il me déchire !... » Pleure ! pleure !... Arrache-moi donc du tombeau que tu m'as » creusé, ou viens t'y précipiter avec moi !...
» Enfin, le lendemain matin, il expira dans mes bras, en pro » nonçant encore votre nom, et ces mots, ces mots terribles qui » resteront à jamais gravés dans ma mémoire... Mon père !... » il y tombe avec moi !... quel exemple pour les pères !...
» Je crois, monsieur le marquis, qu'on peut attribuer cette » espèce de délire, indigne d'un bon fils, aux exclamations » de monsieur Dorimont, qui lui avait désorganisé le cerveau, » en s'écriant sans cesse: Horrible préjugé ! système affreux ! Quel » est l'homme féroce qui vous a appris à tuer votre semblable ? et [141] » mille autres sottises de cette espèce. J'appelle cela des sottises ; » car rien n'est plus naturel que de mourir pour défendre ses » armes et son nom ; n'est-ce pas, monsieur le marquis ? du » moins vous me l'avez dit cent fois.
» Pardonnez-moi donc la mort de monsieur votre fils, que » vous auriez soufferte comme moi si vous eussiez été sur les » lieux, et croyez aux regrets éternels de votre, etc. » Dupré. »
Cette lettre est pour Desforts un coup de foudre qui frappe un voyageur... Il se laisse tomber à la renverse, et quand les secours de ses gens l'ont rendu à la vie, il ouvre en tremblant la lettre de son fils, qui est incluse dans celle du précepteur... Il regarde la signature à peine lisible, et verse des larmes amères. Mais que devient-il en lisant ce peu de mots :
» Mon père, sans doute il faut défendre jusqu'à la mort sa » réputation d'honnête homme, ses mœurs, sa probité ; mais » se battre pour des titres... pour des chimères ! vous me l'avez » pourtant appris... Pardon... j'ai eu la folie de croire à des » sophismes... Je meurs, je meurs... en priant mon père de » plaindre une malheureuse victime. Il a, pour ainsi dire, aiguisé le fer qui me perce le sein ! Pardonnez, encore une fois, » au trouble de mes sens. Je pleure plus sur vous que sur moi. » Celui qui se dit pour la dernière fois votre fils, » Alexis Desforts. »
Le désordre de cette lettre, les reproches qu'elle renferme, tout est pour le triste père l'arrêt de sa mort... Il a à peine la [142] force de venir à Paris, d'y mettre ordre à ses affaires, de congédier le sot précepteur, à qui il n'ose faire la plus légère remontrance , et de revenir ici dans son château pour s'y enfermer avec la mémoire de son malheureux fils... Hélas ! l'infortuné ne lui a survécu que six ans. Toujours malade, toujours poursuivi par l'ombre de son fils, il est mort, il y a quatre jours, en s'accusant du meurtre de son cher Alexis, en offrant son exemple à tous les pères.
Tel fut le sort de celui-ci, qui alluma, au lieu de réprimer dans son fils, le désir de ferrailler, et de soutenir des préjugés par un crime plus horrible qu'eux ; car, n'en doutez point, le duel est l'acte le plus barbare qu'un homme puisse se permettre. Il est digne de l'orgueil qui l'a créé, et des siècles d'ignorance qui l'ont soutenu. Un homme qui propose un duel à son semblable, ou qui l'accepte, est, selon moi, un assassin qui compte déjà sur le meurtre de son adversaire, qui mesure son cadavre de ses yeux ensanglantés, et qui compte sur un homicide pour soutenir ses prétentions bien ou mal fondées. Un homme pareil est un monstre dont je serais désespéré de m'avouer le frère ou l'ami ; encore moins voudrais-je être son père. Moi donner le jour à un tigre altéré du sang de ses semblables ! ah ! je ne me le pardonnerais jamais !
Palamène avait prononcé ces derniers mots avec l'accent de l'émotion ; quelques larmes même coulaient de ses paupières : il était aisé de voir qu'il souffrait ; et ses enfants, qui le remarquaient, ne pouvaient dissimuler qu'ils étaient dans l'inquiétude. Armand cependant souffrait encore plus que son père. Armand, qui avait jugé par quelques regards de Palamène qu'il connaissait son étourderie, ne pouvait plus résister aux divers [143] sentiments dont il était agité. L'histoire de Desforts avait préparé son cœur à de plus grandes émotions. Les dernières paroles de son vertueux père ne lui permirent plus de dissimuler les tourments qu'il éprouvait. Mon père, mon père ! s'écria-t-il en se jetant à ses pieds, pardonnez à votre fils ; non, ce n'est point ce tigre altéré de sang dont vous rougiriez d'être le père ; je n'ai été qu'égaré: mais je sens ma faute, et je suis prêt à la réparer par tous les moyens possibles. — Relevez-vous, Armand, vous commencez à sortir de l'enfance ; je ne vous passerai rien de ce que je ne pourrai pas attribuer à la faiblesse de l'âge ou de la raison.—Mon père... vous savez donc...—Je sais tout ; mais j'exige que vous me racontiez cette affaire avec tous ses détails, pour l'instruction de vos frères et l'exemple que je dois leur donner. Calmez-vous, mon fils: parlez, et surtout soyez franc ; c'est tout ce que je vous demande.
« Mon père... je revenais tantôt de la forêt, où j'avais été, en me promenant, résoudre un problème de mathématiques, lorsque je rencontrai sur mon passage le jeune Julien, qui me regarda avec un air moqueur ; je le fixai : il se mit à me rire au nez. De quoi ris-tu, lourdaud ? lui dis-je assez brusquement.— Eh pardi, me répondit-il, je ris de vous. — De moi, insolent ? — Insolent ! insolent vous-même ; qu'est-ce que vous êtes pour tant faire le fier ? Le fils d'un fermier, comme moi. — Mon père un fermier comme le tien ! — Avec cette différence, c'est que ton père a été autrefois un ouvrier, et que le mien a toujours commandé aux autres.
» Je vous avoue, mon père, qu'irrité du mépris avec lequel ce paysan parlait de vous, je me suis hasardé à lui donner un soufflet... Il a voulu me riposter ; mais plusieurs gens qui passaient [144] lui en ayant imposé, il m'a dit tout bas à l'oreille : A demain, si tu as du cœur, à six heures du matin, ici avec un bâton chacun... Je compte que tu y viendras... Je le lui ai promis... et demain nous devons, nous devions du moins nous battre à coups de bâton... Voilà tout, mon père : punissez votre fils, qui aurait pu pardonner sa propre injure, mais non celle qu'on faisait à un père qu'il respecte et chérit tendrement. »
C'est fort bien, mon fils, répondit froidement Palamène. Vous voilà dans le cas du jeune Desforts dont je vous parlais tout à l'heure : car enfin vous savez sans doute ce qui a provoqué les ris de Julien à votre aspect ? — Oui, mon père, je m'en suis aperçu après. Des feuillages que le vent avait poussés sur mon chapeau sans que je m'en aperçusse, avaient suffi pour exciter les éclats de rire de ce jeune homme. Mais son impertinence ensuite ; la manière dont il parlait de vous !... — Eh quoi ! la manière ?... Est-ce parce qu'il me traitait d'ouvrier ?... Il m'honorait, mon fils, il me rendait tout l'honneur que je mérite. Oui, je m'enorgueillis d'avoir travaillé dans ma jeunesse ; je me glorifie de ce beau titre d'ouvrier, qui annonce un homme laborieux , un homme utile à ses concitoyens. Le riche qui jouit est-il comparable à l'ouvrier qui gagne, quand ce dernier toutefois est honnête homme et rangé ? Apprenez, mon fils, que l'on doit tout à l'ouvrier, rien à l'homme inutile qui ne rend aucun service à sa patrie... L'homme qui parvient par son travail, par sa conduite, vaut mieux que celui qui est né dans le sein de la fortune et de l'inaction. Le premier ne peut être accusé d'orgueil, quand il se vante de son avancement.
« Un jour, un général d'armée, dont le nom m'est échappé, décoré de toutes les dignités militaires qu'il avait méritées par [] sa valeur et ses talents, fait passer une partie de ses troupes par un petit village. Là, il met à contribution tous les mets que peut offrir le canton : il commande un superbe repas, qu'il fait servir dans la place même du village. Un de ses aides de camp avait été de sa part inviter à dîner le vieux Germain, bon laboureur du canton, et la vieille Berthe, sa tendre épouse... Ces deux vieillards, étonnés de tant d'honneur, se rendent à l'invitation du général, qu'ils ne connaissent point du tout. Celui-ci les fait placer à côté de lui, leur prodigue toutes les attentions possibles pendant le repas, dont les soldats sont témoins sans en connaître le motif. Au dessert, le général élève la voix : Camarades, dit-il à ses troupes présentes, vous me voyez, je suis votre général. Apprenez que j'ai commencé comme vous tous : j'ai labouré la terre jusqu'à l'âge de vingt ans, sous un père bon habitant des campagnes ; et ce père, que je n'ai jamais vu depuis, ce bon père qui m'a vu engager en versant des larmes, ce respectable père qui depuis sans doute m'a cru mort, puisqu'il n'a pu recevoir de mes nouvelles, vous le voyez : c'est le vieillard que voici à ma droite ; son épouse est ma mère
» Rien n'égale la surprise du vieux Germain, qui se frotte les yeux et verse des larmes dans les bras de son fils... Quoi ! c'est toi ! c'est vous !... c'est mon Victor !... —Oui, mon père, c'est votre Victor... Oui, ma mère, voilà cet enfant que vous avez nourri, porté dans vos bras, et qui a eu le bonheur de faire assez bien son devoir pour mériter de commander des hommes dont il a partagé les travaux... Voilà le fruit des leçons de vertu que vous avez données à ma jeunesse !... Soldats, buvons tous à la santé de mon père ; et apprenez par ce que vous voyez, à [146] bien servir la patrie pour mériter des récompenses, et surtout à ne jamais rougir du berceau dans lequel le hasard vous a placés. La gloire et l'honneur ne doivent jamais faire oublier la nature, la nature, le premier des devoirs, le premier des besoins pour un cœur sensible ! »
Vous voyez, mon fils, par l'exemple de ce général, qu'il est beau de se glorifier de ses premiers travaux, et surtout qu'il est bien doux pour un honnête homme de devoir son avancement ou sa fortune à soi-même, à son activité, à son propre mérite !... Comment ! le titre d'ouvrier donné à votre père a pu vous humilier ! Vous vous êtes abaissé jusqu'à frapper un jeune homme que votre orgueil a irrité ! et vous avez poussé l'inhumanité jusqu'à accepter une espèce de duel, un rendez-vous pour vous battre à coups de bâton, comme les gens sans éducation !
Ah ! mon fils ! que vous me faites de mal !.. -— Mon père, rien, non, rien n'égale mon repentir !... Tracez-moi la conduite que je dois suivre, et je me ferai un devoir d'exécuter vos ordres... — Mes ordres ! votre cœur ne devrait-il pas vous indiquer ce que vous avez à faire ?... Ne sont-ce pas des excuses que vous devez à un jeune citoyen que vous avez injurié, maltraité ?... Demain, je vous ordonne
Palamène est interrompu ici par l'arrivée de Julien lui-même. Armand, à son aspect, a senti la honte rougir son front. Julien est calme : il s'adresse à Palamène. Votre fils aîné, lui dit-il, m'a insulté, frappé, tantôt, à l'entrée de la forêt : j'ai eu l'indiscrétion de lui proposer un rendez-vous qu'il a accepté ; mais j'ai réfléchi qu'il est indigne d'un homme sensible d'aller, de sang-froid, en trouver un autre pour l'estropier ou s'en faire estropier. Je viens vous faire juge de notre querelle, et vous [147] prier de m'en donner une satisfaction digne de l'humanité, digne des lois, digne enfin d'un père respectable comme vous l'êtes. — Julien, lui dit Palamène, votre procédé est très-beau ; il annonce en vous un esprit et un cœur au-dessus de votre âge. D'après la noblesse de votre démarche, je ne vous demanderai point si vous vous êtes permis de plaisanter Armand, de l'affliger en comparant le plus ou le moins de fortune de votre père avec la mienne ; je ne crois point que vous avez été capable de vous manquer à ce point : qui raconte exagère ; mon fils a pu entendre de travers, et me rapporter de même. — Je vous jure... — Point d'explication ! mon fils est coupable ; c'est à lui à vous faire des excuses, sans bassesse, et sans dégrader la qualité d'homme qu'il partage avec vous... Eh bien , Armand, ai-je besoin de vous dicter les expressions que vous devez employer ?
Armand se lève avec fermeté, s'approche de Julien, et lui dit d'un ton qui étonne et enchante Palamène : Julien, je vous ai offensé, vous m'en voyez repentant : je déteste ma faute, et vous prie de me prescrire l'espèce de dédommagement que vous désirez. — Ta faute est expiée, répond Julien en lui tendant la main : viens dans mes bras ; embrasse-moi, et que ton adversaire devienne ton meilleur ami ! — Quoi ! tu peux oublier la brutalité à laquelle je me suis laissé emporter ? — Si un soufflet d'un homme irrité est une tache sur cette joue, imprimes-y le baiser de l'amitié, elle sera pour jamais effacée !...
Armand verse des larmes de joie ; il presse Julien contre son cœur, qui bat violemment. Tous deux se confondent dans les plus douces étreintes ; et Palamène et ses enfants, témoins de cette scène touchante, versent des larmes d'attendrissement....
Cependant, si le vieux père ne sépare point ces deux jeunes [148] gens, leur sensibilité va trop comprimer leurs cœurs, Palamène se hâte de mettre fin à cette tendre réconciliation. Il prend son fils d'une main, et de l'autre il fait asseoir Julien à ses côtés. « Mes amis, leur dit-il, vous voyez ce que peuvent l'ironie d'un côté, et la vanité mal entendue de l'autre ; elles font commettre des fautes ; et puis, il est si honteux de s'être mis dans le cas d'être pardonné !... Que cette leçon vous serve à tous deux. Craignons sans cesse d'irriter la sensibilité, je dirai même la susceptibilité de nos frères : chacun a ses faiblesses : il faut éviter de se heurter réciproquement ; vouloir la perfection est une chose impossible ; et ne point passer les défauts en faveur des bonnes qualités, est le fait d'un insensé. Que dirait-on d'un jardinier qui arracherait impitoyablement les plantes utiles de son jardin, parce qu'elles seraient obstruées par de fausses herbes ? il en est d'un père, d'un instituteur, d'un ami même, comme de ce jardinier qui se contente d'élaguer les herbes parasites, pour découvrir les bonnes. On doit s'occuper à se corriger mutuellement sans s'irriter, sans se roidir contre les imperfections de l'espèce humaine ; et celui-là est vraiment fait pour aimer ses semblables, qui leur passe leurs faiblesses, comme ceux-ci sont obligés de lui passer les siennes... Voilà, mes enfants, la morale que je vous devais, voilà toute la punition que je veux infliger à mon fils. Oublions ce léger événement, et rendons grâces aux lois qui, en proscrivant les duels, cette coutume horrible des siècles de barbarie, conservent aux familles leurs rejetons, leur espoir et leur tranquillité.
Ainsi se termina l'aventure d'Armand et de Julien. Ces deux amis se promirent de serrer les doux nœuds de l'union la plus intime. Julien se retira ; et toute la famille de Palamène, fatiguée [149] des émotions vives que cette soirée lui avait fait éprouver, trouva bientôt, dans le repos du sommeil, des images riantes, des songes agréables, qui lui firent oublier les tristes événements que la journée avait vus naître et finir.
[][]LA RECONNAISSANCE.
Histoire des trois Pèlerins.
Dans la matinée qui précéda la soirée qu'on va connaître, Palamène entendit de son cabinet une conversation assez singulière entre ses enfants, qui s'étaient réunis pour déjeuner dans une salle à côté, et qui croyaient leur père fort éloigné. Léon, disait Benoît, quelle différence de notre situation actuelle, à celle qui était notre triste partage chez notre bonne vieille tante ! Comme nous nous instruisons ici ! Tiens, les journées me paraissent trop longues, à moi. Quand je vois naître l'aurore, je voudrais voir tout de suite le soleil se coucher, tant j'aime nos soirées. — Tu as bien raison, répond Léon ; je suis comme toi. [152] Les soirées que nous passons ici sont on ne peut pas plus agréables. Quel plaisir d'entendre notre père nous donner des leçons de morale, ou nous raconter quelque histoire ! — C'est vrai, répond Jules ; c'est que toutes ses histoires sont si intéressantes !— Toutes, interrompt Armand ; et tout cela grave dans nos cœurs les véritables principes de la morale et de la vertu. Comme mon père sait faire aimer l'humanité ! répond Léon. — Et pourquoi n'aimerait-on pas l'humanité ? dit la jeune Adèle : pour moi, d'après tout ce que je vois, tout ce que j'entends, je suis persuadée, mais intimement persuadée, que tous les hommes sont bons, humains, sensibles et généreux. Il n'y a pas de méchants dans le monde ; non, il n'y en a pas ; mon père nous l'aurait dit. — Oh ! oui, poursuit Léon, il nous l'aurait dit ; mais, au contraire, tous ces tableaux ne retracent que de bonnes gens, là, des gens qu'on voudrait voir, qu'on voudrait connaître. — Son monsieur Dorimont, dans l'histoire des Desforts, qui est la moins aimable qu'il nous ait racontée, eh bien, ce monsieur Dorimont est un brave homme. — Et ce général qui embrasse son vieux père, et donne une si belle leçon à son armée ! — Et ce bon Gérard, hein ! est-ce là un bon cœur ? — Mais Dulys n'était qu'égaré par de mauvais conseils, car, au fond, il a des sentiments. — Oh ! oui, mais j'aime mieux Gérard. — Et moi aussi. — Cette servante d'auberge encore ! C'est une bavarde, si l'on veut, mais c'est un bon cœur, une fille bien obligeante. — Dans tout cela, je ne vois de méchant homme que ce vilain Dupuis. Eh bien, c'est un sur quatre. — Oui, tous les hommes sont bons ; la grande majorité en est excellente. — Moi, je ne crois pas du tout au vice, au crime ; je ne crois qu'à la vertu. — Et moi [153] aussi. — C'est bien de la part de notre père : ça nous donnera de la confiance en nos semblables, quand nous serons un jour lancés dans le monde. — Nous ne craindrons pas d'être trompés. — Oh ! non ; mais cependant il faudra un peu y prendre garde.— Oui, sans doute, il faut de la prudence ; mais en aurions-nous besoin, si nous rencontrions toujours des Jacques Lebon, de bonnes gens comme tous ceux que nous avons vus venir ici les soirs ? car, vois-tu, l'état, le rang, la richesse, tout ça ne fait rien sur le moral des hommes ; c'est même sous les haillons de l'indigence qu'on doit trouver les meilleures gens. — Oh ! comme c'est bien pensé, ça, mon frère ! — Tu l'aurais dit comme moi, mon frère. — Ainsi, voilà qui est bien sur ; chacun de nous sera assez heureux dans le monde, si les hommes ressemblent tous au portrait que nous en fait notre père : nous nous marierons ; nous aurons de bonnes femmes de ménage qui ne s'occuperont que de notre bonheur. — O mon Dieu, oui : toi, jeune sœur, tu auras un mari qui te chérira, qui sera ton soutien, ton ami ; c'est charmant. — Oui, c'est charmant. Que je suis donc content d'être au monde ! — Ah ! et moi !... — Je voudrais que notre bon père fût là, qu'il entendît ce que nous disons : dame, il verrait que nous profitons de ses leçons, et surtout il s'applaudirait de notre félicité, en voyant qu'elle est son ouvrage...
Le désir des enfants était réalisé. Palamène était là qui les écoutait, et qui ne s'applaudissait pas si fort de son ouvrage qu'ils le croyaient bien. Cette conversation au contraire lui donnait beaucoup à réfléchir. Me serais-je trompé ? se disait-il à lui-même ; à force de parler de la vertu, d'en tracer des modèles, aurais-je fait naître dans le cœur de mes enfants une confiance [154] aveugle, une sotte crédulité qui pourrait un jour les plonger dans les plus grands malheurs ? Il n'est pas toujours nécessaire de peindre en beau des objets qu'on n'est souvent que trop forcé de voir du mauvais côté. Pour produire de l'effet, il faut des oppositions ; et je m'aperçois trop tard que mon pinceau n'a saisi qu'une couleur. L'un s'imagine comme cela tout de suite que la première femme qu'il épousera fera son bonheur. Ma fille voit déjà dans le premier homme qu'elle rencontrera un soutien ; un ami, un excellent époux. Ils ne choisiraient pas, si je les laissais faire. Un moment ; revenons un peu sur nos pas, mettons du noir sur notre palette ; tâchons de prémunir contre le vice par le tableau du vice, et prévenons la saison lente de l'expérience, en leur faisant une espèce de vertu de la défiance et de la circonspection.
Palamène remercie le ciel de ce qu'il a entendu la conversation de ses enfants, et sur-le-champ il dresse ses batteries, ainsi qu'on va le voir. Dans l'après-midi il charge son fils Armand d'aller porter une lettre à l'un de ses voisins. Il fallait traverser une plaine pour arriver à la demeure de ce voisin. Armand, après avoir fait sa commission, revient par le même chemin, et reste fort étonné en trouvant à ses pieds un rouleau de papier lié avec trois rubans, l'un rouge, l'autre bleu, et le troisième blanc. Armand se doute que quelque voyageur a perdu ce rouleau : mais le chemin n'est point passager : il ne conduit qu'à la maison dont il sort, et il n'y a vu entrer personne. Qui peut avoir laissé là ce rouleau, qui est singulièrement lié ?
Armand marche toujours, en réfléchissant à l'objet qu'il vient de trouver. Sa pensée se fixe enfin sur l'idée naturelle que quelqu'un a laissé tomber de sa poche ce paquet, qui paraît [155] assez lourd... Armand le dénouera-t-il ? Satisfera-t-il sa curiosité ? Non, il ne rompra point les cachets, car il y en a un aux deux bouts du rouleau. Il le portera à son père, et Palamène, satisfait de cette déférence de son fils, lui dira sans doute ce que c'est.
Voilà donc Armand qui rentre au moment où sa famille se réunit sur la terrasse. Il rend compte à son père de la réception que lui a faite l'ami à qui il a porté la lettre. Ensuite il lui donne le paquet, en lui disant qu'il a voulu lui laisser le plaisir de le décacheter. Palamène parait content de cette attention: il s'extasie sur l'importance dont il présume que doit être celte trouvaille. Ce sont sans doute des papiers de famille, inutiles à tout autre qu'à celui qui les a perdus. Armand aurait dû regarder sur la route, autour de lui, attendre que le propriétaire vînt réclamer sa perte. Armand répond qu'il a pris toutes les précautions possibles. Palamène dénoue les trois rubans et trouve écrit sur l'un d'eux : Mettez à part ces trois rubans ; on viendra les réclamer . La surprise des enfants est extrême... Palamène déroule le cahier, et trouve dans le milieu un rouleau de vingt-cinq louis. Sur ce rouleau est écrit : Celte somme est destinée à l'impression de ce manuscrit, utile au siècle présent et aux siècles futurs . En enlevant le rouleau, un petit carré de papier s'envole et tombe. Palamène le ramasse, et il lit : Si vous désirez voir l'auteur de ce manuscrit, allez l'attendre à la place où vous l'avez trouvé : il s'y rendra à onze heures précises .
On juge de l'étonnement de tous les enfants: ils sont là, la bouche béante, les yeux fixes, qui entourent le siége de leur vieux père. Le merveilleux qui accompagne ce manuscrit les glace d'effroi : ils respirent à peine, et brûlent du désir de savoir [156] ce que contient cet écrit mystérieux. Palamène jette les yeux sur le titre, qui est ainsi conçu: Histoire des trois Pèlerins . Le vieux père feint de partager la curiosité de sa petite famille, et engage ses enfants à s'asseoir tranquillement ; et après avoir fait quelques réflexions sur la bizarrerie des avis qu'on lui donne sur ce manuscrit, il en commence la lecture en ces termes :
HISTOIRE DES TROIS PÈLERINS, DUVAL HUBERT ET GRATIEN.
Il est sans doute des hommes vertueux sur la terre ; mais il faut les chercher pour les trouver... Faites tous comme nos trois pèlerins.
CHAPITRE PREMIER.
Dans lequel on verra un testament singulier.
Pierre Desvignes avait cultivé les arts dans sa jeunesse. Né de parents fort peu aisés, il avait senti qu'il fallait qu'il fit lui-même sa fortune et sa réputation. Pierre Desvignes était parvenu à la plus heureuse vieillesse, et ses grandes richesses lui faisaient des jaloux. En effet, on a vu peu de fortune aussi considérable que l'était celle de ce particulier: maisons, terres, châteaux, parcs, meubles, bijoux, argent comptant, il avait tout, et ses biens eussent pu mettre vingt familles comme la sienne à son aise. Pierre Desvignes était cependant philosophe. Il avait trois fils, Duval Desvignes, Hubert Desvignes, et Gratien Desvignes ; il les avait élevés avec la plus grande simplicité. Habitués à soupirer après les richesses qui étaient sans cesse sous leurs yeux, ces trois jeunes gens, dont l'aîné n'avait pas vingt-cinq ans, se [157] consolaient de ce qu'ils appelaient la parcimonie de leur père, en pensant qu'un jour viendrait où ils se partageraient cet immense héritage : ils étaient cependant bien éloignés de désirer la mort de leur père ; mais ils pensaient seulement aux lois de la nature, qui abaissent les uns pour élever les autres ; et je puis dire qu'ils attendaient le moment de jouir sans le souhaiter prochain, mais avec une espèce de plaisir ; c'était uniquement une jouissance pour eux de penser qu'ils jouiraient un jour.
Ce jour n'arriva que trop tôt pour leurs cœurs sensibles ; car ils aimaient leur père. Pierre Desvignes tomba malade dangereusement. Quand il se vit près du tombeau, il fit approcher de son lit ses trois fils, qui fondaient en larmes, et leur tint ce discours d'une voix faible : Mes enfants, vous allez me fermer les yeux, c'est naturel : je devais mourir avant vous ; et il était tout simple que vous devinssiez mes héritiers. Cependant, ne vous flattez pas, après m'avoir enfermé dans le cercueil, de jouir sur-le-champ de l'héritage considérable que je vous laisse. Il m'a fallu considérablement travailler pour amasser tant de richesses: vous travaillerez de même pour en hériter ; je ne m'explique point là-dessus. J'ai remis mon testament à votre oncle Thomas Desvignes. Après ma mort vous l'ouvrirez ; vous le lirez avec la plus sérieuse attention, et vous exécuterez de point en point toutes les lois que je vous y prescris. Jurez-moi, mes enfants, que vous serez fidèles aux dernières volontés de votre père... — Nous vous le jurons tous trois. — Bien, bien : à présent donnez-moi votre main, et que le ciel me retire une vie que j'ai rendue laborieuse, mais qui ne peut plus être utile à personne...
Les jeunes gens pleuraient: bientôt leur douleur redoubla [158] quand ils s'aperçurent que leur père venait d'expirer... Leur oncle vint les arracher de ce spectacle affreux, et l'on rendit les derniers devoirs au vieillard. Quand tous ces premiers soins furent remplis, les trois frères, qui se rappelaient sans cesse les dernières paroles de Pierre Desvignes, paroles dont ils n'avaient pu comprendre le sens, se rendirent chez leur oncle Thomas, et le prièrent de leur donner lecture du mystérieux testament, qu'ils avaient promis de suivre à la lettre. Thomas Desvignes les fit asseoir, prit ses clefs, ouvrit son secrétaire, et en tira, avec un silence morne, un paquet cacheté, sur lequel les trois frères jetèrent un œil inquiet et humide de larmes.
Thomas met ses lunettes, et commence ainsi la lecture de ce testament bizarre, dont il passe les expressions et conditions légales. Faisons comme lui, et lisons ce qui s'y trouve de plus intéressant pour les héritiers Desvignes.
« Avant de prescrire à mes enfants mes dernières volontés, » je dois leur raconter mon histoire, qu'ils n'ont jamais sue: » elle est courte et ne les ennuiera pas. Je suis le fils d'un artisan. Livré à l'étude des arts dès ma plus tendre jeunesse, je » n'aurais pas sans doute amassé une fortune aussi brillante que » la mienne, sans le secours de trois personnes dont les principes, les mœurs et les vertus sont bien rares dans le siècle » où nous sommes. Un philosophe, que des malheurs qu'il ne » s'était pas attirés avaient réduit à la plus affreuse misère, me » prit en amitié, et se donna la peine de cultiver mon esprit et » mon cœur, en m'enseignant la science de la morale et de la » philosophie. Je perdis cet homme estimable, et un bienfaiteur » d'un nouveau genre vint réparer la perte que je venais de » faire : ce fut un riche désintéressé, qui m'accabla de bienfaits [159] » pendant plus de six ans, sans me voir ; sans vouloir même que » j'apprisse son nom. Rien ne gêne plus les artistes, m'écrivait-il » souvent, rien n'arrête davantage leur essor et leur émulation, que la nécessité de travailler pour vivre: vivez, cher Des » vignes, ne travaillez que pour votre gloire et pour vous perfectionner.
» C'est avec des lettres aussi touchantes qu'il m'envoyait des » sommes d'argent considérables. Enfin, ce généreux inconnu » mourut aussi, et ce fut alors que j'appris son nom avec le » legs d'une terre qu'il me faisait par son testament.
» Vous allez connaître la troisième personne qui a contribué » à ma félicité. Dans un voyage que je fis, la maladresse d'un » garde-chasse pensa me coûter la vie. Je fus blessé d'un coup » de fusil, et tellement défiguré, qu'il était impossible de distinguer si mes traits avaient eu autrefois quelque grâce. Un » homme que je ne connaissais point du tout me fit transporter » de la route dans sa maison, où je reçus tous les secours possibles. Sa fille était belle et sensible ; il me vint à l'esprit de » me faire passer pour pauvre, afin de voir si cette jeune personne pourrait aimer un homme laid et sans fortune. Je fis » briller à ses yeux le peu de talents que je possédais, et je » réussis. Justine, qui fut votre mère à tous trois, m'épousa, et » fut fort étonnée, quand le contrat fut fait, d'y voir que je » possédais de grands biens, et que je l'avais trompée agréable » ment. Elle était fort riche aussi : des héritages vinrent encore » augmenter ma fortune, déjà considérable ; et voilà, mes enfants, mon histoire finie.
» Après avoir fait mille réflexions sur le hasard heureux qui » m'avait envoyé le bonheur par trois individus d'une espèce [160] » bien rare, et que toutes mes recherches, toute ma prudence » ne m'auraient jamais fait rencontrer, je formai le projet de » rendre à leurs pareils, si toutefois ils en ont, une partie du » bien que j'ai reçu d'eux ; et j'ai pensé à mes enfants pour ac » quitter la dette de leur père. En conséquence, voici ce que je » leur ordonne : Tous trois, soudain après la lecture de mon testament, se déguiseront ainsi que je vais le leur prescrire, quitteront le pays , en laissant leur bien et leur confiance à leur » oncle, que je fais mon exécuteur testamentaire, et courront le » monde jusqu'à ce qu'ils aient rencontré un infortuné qui ne » le soit point par sa faute ; un riche qui fasse le bien sans » ostentation, sans intérêt, et pour le seul plaisir de le faire ; » une femme enfin qui soit capable de s'attacher au moral plus » qu'au physique et à la fortune. Quand mes trois fils auront » rencontré ces phénix, ils les amèneront à leur oncle, qui partagera entre ces trois individus la moitié de mon héritage. » L'autre moitié sera plus que suffisante encore pour faire vivre » mes trois enfants dans la plus grande aisance.
» Hubert, dont l'esprit est souple, insinuant, observateur, » cherchera l'infortuné ; Duval, dont la sensibilité et la bonté » savent attendrir les cœurs les plus insensibles, trouvera le riche » par tous les moyens possibles ; et Gratien, mon jeune fils, qui » est doué de la plus belle âme et de la plus aimable figure, soupirera auprès des belles, de la manière qu'il le jugera à propos, jusqu'à ce qu'il ait déterré la femme désintéressée. Et » que mes enfants ne croient pas qu'ils rencontreront aisément » dans la société trois êtres pareils à ceux qui m'ont fait du bien ; » ils étaient peut-être seuls de leur espèce dans la nature : c'est » ce qu'une longue observation des mœurs de la société et une [161] « grande connaissance du cœur humain m'ont persuadé. Les » hommes sont tous faux, ingrats et intrigants ; les femmes sont » toutes coquettes et capricieuses: et trouver les trois phénix que » je demande n'est point une chose tout à fait facile.
» Tel est l'odre absolu d'un père. Que mes enfants se pénètrent bien de mon idée : qu'ils se préparent à tous les genres » d'épreuves pour réussir, et qu'ils se mettent sur-le-champ en » pèlerinage. Leur oncle leur avancera toutes les dépenses qu'ils » seront dans le cas de faire, lesquelles dépenses seront prises » sur la masse commune avant le partage des biens... Telle est » ma dernière volonté ; j'en laisse l'exécution à la nature et à la » philosophie. Un père au tombeau a des droits sur ses enfants ; » les miens trouveront peut-être mon testament bizarre, insensé: » peu m'importe leur opinion, celle du public, pourvu que la » réussite de mon projet tourne à l'avantage des mœurs et de la » morale ; car, pour l'instruction des hommes, mes enfants feront un journal de leur voyage, et le feront imprimer : c'est » ma dernière volonté.
» Signé pierre desvignes. »
CHAPITRE II.
L'intérêt est la pierre de touche du cœur humain.
On juge de l'étonnement des trois Desvignes à la lecture d'un pareil testament. Ils conviennent que leur père a eu raison de deviner qu'ils le trouveraient bizarre ; et en effet est-il rien de plus singulier que la loi qu'il leur impose ? Cependant ils ont juré d'obéir, et leur oncle d'ailleurs n'est pas un homme à leur [162] partager la succession avant qu'ils l'aient méritée. Les voilà donc décidés à se mettre sur-le-champ en pèlerinage. Au surplus, dit Duval, est-il si difficile de rencontrer ce que mon père a trouvé sans chercher ? Presque tous les hommes sont bons, humains et sensibles ; oui, tous les hommes se plaisent à pratiquer la vertu, à faire le bien. Je frapperai à la porte du premier château, et je suis sûr d'avoir mon riche généreux avant que mes frères aient fini leurs recherches. — Tu te trompes, mon frère, reprit Hubert ; ton riche sera plus difficile à rencontrer que mon artiste infortuné : dans ce siècle de cabales, d'intrigues, rien n'est plus commun que de voir un homme rempli de talents utiles à sa patrie, qui lui ont coûté mille veilles, et en même temps ignoré, repoussé dans la foule, et malheureux ; c'est moi qui reviendrai le premier. — Non pas, s'il vous plaît, mes amis, interrompit le tendre Gratien ; je réussirai avant vous deux. Votre riche bienfaisant, votre artiste qui n'ait pas mérité ses malheurs, tout cela est plus rare qu'une femme sensible: une femme sensible ! Eh mais ! toutes le sont, toutes sont des modèles de candeur, de désintéressement et de délicatesse ! Ce sexe est le modèle de l'autre du côté de la franchise et des procédés. C'est moi, mes frères, c'est moi qui reviendrai le premier.
Il s'élève une légère dispute entre les trois Desvignes sur le plus ou le moins d'avantages de la mission de chacun d'eux. L'oncle y met fin en leur comptant une somme d'argent, et en les engageant à ne pas perdre de temps. Les voilà donc décidés à prendre tous les moyens, tous les déguisements possibles pour réussir. Ils embrassent leur oncle, se promettant de s'instruire réciproquement du fruit de leurs démarches, et de se réunir même de temps en temps, si le hasard les force à se [163] séparer. Après s'être munis de tout ce qui leur est nécessaire pour leur voyage, ils partent ensemble, dans le dessein de se consulter bientôt sur le chemin que chacun d'eux doit prendre.
On était au commencement du printemps, la saison de l'amour et des voyages. L'air était encore un peu frais, mais la nature ouvrait son sein à la végétation ; les arbres et les prés commençaient à se couvrir d'une tendre verdure, et les oiseaux chantaient la jeunesse de la nature.
Nos trois pèlerins avaient déjà beaucoup marché, et ils se trouvaient à l'entrée d'un bois silencieux et déjà touffu. Ils prennent le parti de s'asseoir, et de tirer de leur sac quelques provisions. Tandis qu'ils réparent leurs forces, Hubert propose à ses frères de se séparer. Si nous allons tous trois ensemble, leur dit-il, chacun de nous peut manquer le but de notre voyage, par complaisance pour les autres. Le hasard peut nous offrir à tout moment ce que nous cherchons. Il ne faut pas le manquer parce que nous ne serons pas seuls. Je pense donc que chacun de nous, ayant un objet bien déterminé, doit prendre son parti, et s'en occuper séparément.
Duval et Gratien conviennent que leur frère a raison. Comme ils n'ont pas un moment, pas une démarche à négliger, il vaut beaucoup mieux qu'ils se séparent, pour se réunir un jour dans le sein du bonheur. Moi, par exemple, dit Duval, il faut que j'aille dans une grande ville pour trouver mon riche, tandis qu'Hubert peut rencontrer son infortuné dans la première chaumière : la femme sensible et désintéressée que cherche Gratien peut aussi se présenter à lui au premier moment. Ne nous gênons donc point par une complaisance mal entendue. Voyez-vous ce carrefour au tiers de la forêt ? Il offre trois routes dont chacun [164] de nous ignore le terme ; prenons-en chacun une, et puis abandonnons notre sort à la Providence, qui ne peut nous abandonner, puisque c'est le respect filial qui nous expose ainsi à courir les aventures.
La proposition de Duval fut agréée. Après un déjeuner frugal , tous trois marchent ensemble jusqu'au carrefour. Là ils s'embrassèrent en versant des larmes de sensibilité ; ensuite chacun d'eux prit la route qu'il vit en face de lui, et bientôt ils se trouvèrent absolument isolés.
A présent, ami lecteur, vous êtes libre de suivre avec moi celui des trois qui vous plaît davantage ; mais comme je pense qu'ils vous intéressent également, nous prendrons, si vous voulez, l'un des trois chemins au hasard, comme ils l'ont fait, et nous y suivrons le sensible Duval.
Duval avait pris à dessein des vêtements très-simples, et qui annonçaient plutôt l'indigence que l'aisance. Un havresac était sur son épaule, et il s'appuyait, en marchant, sur un gros bâton noueux. Duval, qui voulait se rendre à Paris, marcha foute la journée sans rencontrer autre chose que des hameaux et des agriculteurs. Sur le soir, Duval se trouva engagé dans une plaine assez vaste, et il craignit que la nuit ne l'y surprît. Un superbe château dominait la plaine sur la droite, tout y paraissait en mouvement. Les croisées, ouvertes de tous les côtés, laissaient voir des lustres et des girandoles qu'on allumait dans tous les appartements. Les sons ravissants d'un concert mélodieux venaient frapper agréablement les oreilles de Duval ; tout lui prouvait qu'on donnait une fête dans ce magnifique château. Duval s'était arrêté, les yeux fixés sur le tableau qui s'offrit à ses regards, lorsqu'il se sentit pousser rudement. Il se [165] retourne, et dans l'instant un particulier, vêtu très-décemment, tenant un livre à sa main, lui fait mille excuses de son impolitesse. — Pardon, monsieur, lui dit l'inconnu, je ne vous voyais pas ; je m'amusais à lire : le jour tombe, mon livre était sous mes yeux ; je vous ai blessé peut-être ? — Non, monsieur ; je vous assure que vous ne m'avez point fait de mal : mais puisque le hasard me permet de vous adresser la parole, j'ose vous demander à qui appartient ce superbe château que voilà. — A un riche particulier qu'on appelle Dormont : le connaissez-vous ? — Non, monsieur. Il paraît qu'il y donne une fête ? — Ne m'en parlez pas ; c'est moi qui suis Dormont ; c'est à moi qu'appartient ce château, et je ne l'aime que lorsque j'y suis seul avec la nature ; je le fuis quand la dissipation, les bals, les concerts, viennent me rappeler le séjour des villes, que je déteste. — Pardon de ma curiosité : ce n'est donc pas monsieur qui donne la fête ? — Non, c'est ma femme ; c'est aujourd'hui le jour de ma naissance. Elle a réuni un cercle nombreux : ils font un tapage d'enfer ! Moi, j'ai pris un livre, et je suis sorti dans la campagne pour lire, rêver et jouir ; car c'est là mon plaisir à moi, et non de dépenser en une soirée ce qui ferait vivre dix familles indigentes pendant un mois. — Monsieur est bon, humain et généreux. — Il n'y a pas de mérite à cela. J'aime mieux tendre la main à l'infortuné que de prodiguer au luxe.
Voilà un homme, se dit tout bas Duval, qui paraît se rapprocher de celui que je cherche. Il serait bien singulier que je l'eusse déjà trouvé ; mais comment faire pour entrer plus avant dans sa confiance ?
Dormont saluait Duval ; il allait continuer sa promenade champêtre. Duval l'arrête, et le prie de lui indiquer s'il est près [166] d'un village où il puisse passer la nuit. — Vous n'êtes pas de ce pays ? lui demande Dormont. — Non, monsieur ; je voyagé ; je vais à Paris, et je ne vous le cache point, j'y vais implorer le secours des bons cœurs.— Comment ? — La mort d'un père que je chérissais m'a privé de toute espèce de ressources, je vais tâcher d'en trouver. — Vous paraissez bien né , vous n'en manquerez point : avez-vous quelques talents ?— Assez pour occuper une place dans un bureau. — Je voudrais pouvoir vous en procurer une. Je vous salue. — Monsieur ne peut pas m'indiquer un gîte ? — Impossible. Je vous en offrirais un chez moi ; mais j'ai tant de monde ! Adieu. — Monsieur me paraissait tout à l'heure si disposé à obliger ? — Qu'est-ce que cela veut dire ? Est-ce l'aumône que vous me demandez à cette heure-ci ?... — Cet odieux soupçon me fait rougir, monsieur ; mais je m'y suis exposé en cherchant à attaquer votre sensibilité, et non à exciter votre pitié. — Écoutez, je reviens sur mes pas ; vous avez de l'esprit, et je vous prie d'excuser un moment d'inquiétude que la rencontre d'un inconnu à la nuit... Pardon ; venez, venez avec moi...
Dormont emmène Duval, qui s'accuse secrètement d'avoir alarmé la prudence d'un homme qui, à coup sûr, est un homme sensible. Voilà, oh ! oui, voilà le riche qu'il cherche : au surplus, Duval ne le jugera point sans l'avoir mis à de fortes épreuves. Ils entrent dans le château. Dormont dit au concierge : Vous ferez souper monsieur avec vous, et il couchera dans la petite chambre en haut de votre logement...
Dormont s'adresse à Duval : Je ne puis vous voir de la soirée, j'ai trop d'embarras ; mais demain ne vous en allez point sans me parler... En attendant, promenez-vous, jouissez des plaisirs [167] qui se préparent dans le parc ; vous allez voir un feu d'artifice qu'on dît superbe: oh ! ma femme a tous les genres de folies.
Dormont se retire ; et Duval, assez embarrassé de sa personne, passe la soirée à jouir de la dissipation où il voit tout le monde se livrer. Pendant la nuit il fait des réflexions très-philosophiques sur la sotte vanité des personnages qu'il a vus la veille, et se flatte d'en être dédommagé le lendemain par la conversation qu'il doit avoir avec l'aimable Dormont.
Ce moment qu'il désire tant arrive. Dormont le fait prier de passer chez lui. Duval s'y rend. Dormont l'engage d'abord à être franc ; puis il le questionne sur son nom, l'état de son père, sa conduite, etc. Duval répond à tout cela comme il veut, mais avec un air de franchise qui paraît charmer Dormont. Mon ami, lui dit-il, j'ai pensé à vous, et je crois que vous me convenez. Je veux bien vous obliger, mais il faut me promettre le secret et une grande complaisance. Madame Dormont est vieille, laide et méchante ; je ne peux pas la souffrir ; et si je n'avais pas deux enfants, il y aurait longtemps que je m'en serais séparé. Pour me consoler des désagréments qu'elle me fait éprouver, une jeune personne fait mon bonheur ; il est impossible de rien voir de plus aimable. Ma femme a découvert depuis peu cette intrigue ; elle a éclaté, au point que ma réputation en a été compromise. Écoutez ; voyez si ce que je vais vous proposer vous convient... Vous êtes garçon ; vous ne tenez à rien: je vous marie, moi ; oui, je vous fais épouser ma charmante Constance, à condition que vous n'userez jamais des droits d'époux ; et je me charge de votre fortune.
Un coup de foudre n'aurait pas plus anéanti Duval que ne le fait cette odieuse proposition. Il regarde Dormont fixement ; le [168] mépris et la colère se peignent dans ses regards ; il est tout prêt à le traiter avec le mépris qu'il mérite : mais il est chez lui, il faut dissimuler. C'est là ce que monsieur veut faire pour moi ? lui dit-il. —Oui, et je crois que le sort que je vous propose est assez brillant pour un homme sans état. —Sans état, oui, mais non sans délicatesse. — Ah ! monsieur est délicat : c'est différent ! monsieur est délicat ! — Et très-offensé de votre proposition. — Monsieur aura la bonté de s'apaiser. Voilà les hommes pourtant ! ils désirent qu'on fasse tout pour eux, et ne veulent pas vous rendre le plus petit service ! Je n'ai jamais fait que des ingrats ! — Je n'en augmenterai pas le nombre ; j'ai l'honneur de vous saluer...
Duval sort précipitamment ; Dormont se lève comme pour le retenir ; mais sa femme, qui paraît, le force à rester. Pendant ce temps Duval se sauve en courant, comme si quelqu'un le poursuivait ; et lorsqu'il est dans la campagne, il s'écrie douloureusement: Ah ! je le vois bien, ma tâche est plus pénible à remplir que celle de mes frères !...
Pendant qu'il gémit sur l'erreur dans laquelle Dormont l'avait plongé, et sur la perversité du cœur humain, revenons, avec mon lecteur, au carrefour de la forêt où nos trois pèlerins se sont séparés, et suivons le second sentier, où nous aborderons Hubert, qui va chercher un infortuné dont les malheurs soient l'ouvrage de la fatalité.
Ici Palamène interrompit sa lecture, et l'ajourna au lendemain. Il s'était aperçu de l'impression qu'elle faisait sur ses enfants, et s'applaudissait en secret des dispositions qu'il leur trouvait à la morale et à la saine philosophie. Nous verrons, par la suite, quels fruits ils retirèrent de ses leçons.
[]Les enfants de Palamène s'étaient rassemblés de bonne heure sur la terrasse. Le vertueux père de famille, charmé de l'empressement qu'ils témoignaient à connaître la suite d'une histoire dont le but moral devait leur être si utile, ne voulut pas les faire attendre plus longtemps. Il s'assit, et continua ainsi l'histoire des trois pèlerins, qu'il avait interrompue au départ d'Hubert. [170]
CHAPITRE III.
Orgueil et vanité.
Hubert avait pris au hasard, comme son frère Duval, une des trois routes de la forêt, sans savoir où elle le conduirait. Ses vêtements annonçaient une honnête aisance, et son esprit roulait mille projets, mille moyens d'éprouver les infortunés qu'il aurait à chercher dans le cours de son voyage. Vers la moitié du jour, Hubert rencontre un village, et s'apprête à s'y reposer. Dans tous les coins de la terre, se dit-il, il y a des infortunés : partout je rencontrerai des indigents que le ciel n'a favorisés d'aucunes ressources ; mais sont-ce bien là les hommes que je cherche ? Non. S'ils manquent de talents ou de moyens physiques, leur condition est commune à bien d'autres. L'infortuné que mon père me prescrit de chercher est sans doute l'homme né avec toutes les qualités de l'esprit et du cœur, avec tous les moyens de réparer les torts de la fortune ou de la naissance, avec enfin une grande supériorité physique et morale sur ses semblables. Si cet homme, doué de tous les talents, ou d'un art quelconque, a toujours été culbuté dans la foule des intrigants ; si, malheureux par les tracasseries, par la jalousie des hommes, l'honneur et la vertu n'ont rien à lui reprocher ; s'il a tout fait enfin pour réussir, et s'il n'a pas réussi, voilà mon homme, voilà celui que je dois m'empresser de secourir ; et, sans doute, ce n'est pas dans un village que je le rencontrerai. Il me faut aller dans quelque grande ville ; là je me ferai connaître comme artiste, et sans doute mon choix sera bientôt fait. [171] Fort de ce raisonnement, Hubert dîne dans la première auberge ; ensuite il se remet en marche, et, sans s'occuper en roule de l'objet de son pèlerinage, il arrive, au bout de trois jours, dans la grande ville de Paris, où il prend un logement dans une maison garnie, et se prépare à remplir les dernières volontés de son père. Hubert, dès le lendemain, fait publier dans les papiers publics qu'il est chargé, par une société de savants étrangers, de faire un rapport sur les découvertes utiles, sur les chefs-d'œuvre des arts, afin de faire décerner, par la suite, à leurs auteurs les récompenses qu'ils méritent. Ce moyen, il le croyait bon pour découvrir l'homme qu'il désirait trouver. Qu'arriva-t-il ? Sa maison fut remplie d'intrigants, d'empiriques, de charlatans de toutes les espèces, qui tous vantaient leurs talents, sans prouver qu'ils en eussent. Hubert, étourdi, fatigué de cette foule d'orgueilleux, prit le parti de déloger secrètement, désespérant de jamais rencontrer celui qu'il cherchait. Il avait déjà préparé son havresac ; il allait le mettre sur ses épaules et partir, lorsqu'il reçut le billet suivant, qui ranima ses espérances :
« Si l'aspect de l'indigence et du talent persécuté ne vous effraye pas, donnez-vous la peine de vous transporter rue de Reuilly, faubourg Saint-Antoine, allée du cordonnier, au quatrième ; vous y verrez un homme malheureux, un artiste privé de toutes ressources, mais qui peut-être mérite l'estime de votre société. » JOUAN. »
Hubert, enchanté de cette invitation, croit avoir rempli déjà le but de son pèlerinage. Il se rend sur-le-champ dans la rue de Reuilly, monte les quatre étages de la maison indiquée, [172] pousse une porte mal jointe, et reste pénétré d'attendrissement à la vue d'un vieillard vénérable couché sur un grabat, et auquel une jeune fille, belle comme l'amour, prodigue des soins qui paraissent être ceux de la piété filiale. La jeune personne, à la vue d'Hubert, rougit, et court se cacher derrière une mauvaise tenture. Le vieillard le regarde avec des yeux surchargés de larmes, et ne peut que lui dire : Ah, monsieur ! est-ce vous à qui j'ai pris la liberté d'écrire ? — Moi-même. Vous êtes sans doute l'infortuné Jouan ?— Vous le voyez. Mais quelle bonté d'être venu de si loin dans un lieu si repoussant pour l'homme heureux et fortuné ! Ah ! mon cher monsieur ! quand ma lettre a été mise à la poste, je me suis bien repenti de vous l'avoir écrite. —Pourquoi, bon vieillard ? pourquoi ?— Il y a tant d'intrigants, tant de malheureux qui le sont par leur faute, que j'ai craint d'être confondu par vous avec ces êtres méprisables qui tous les jours attaquent la sensibilité de leurs semblables pour faire des dupes et se livrer aux plus vils excès. L'homme que vous voyez, monsieur, l'homme qui vous parle, est digne d'être distingué par ses malheurs, et, il osera le dire, par ses vertus. — Je le crois, j'en suis persuadé, bon Jouan: mais vous savez sans doute ce qui m'amène à Paris ? vous l'aurez lu dans les papiers publics ? De grâce, indiquez-moi les talents que vous possédez et que je puis faire pour vous. — Un moment, monsieur ; je vais satisfaire votre curiosité. ( Il appelle sa fille.) Sophie ! ( Elle paraît.) — Mon père ? — Apporte-moi cet ouvrage que tu sais, le fruit de trente années de travail, et qui m'a valu tant de persécutions... Vous allez voir, monsieur, ce que peut-être tout l'esprit des hommes en masse n'aurait jamais pu concevoir, et ce que j'ai créé cependant par une longue [173] suite d'études et de travaux. J'ai été enfermé, monsieur, emprisonné pendant vingt ans de ma vie dans différentes maisons de force ; et c'est pour avoir voulu faire le bonheur de l'humanité que j'ai souffert tant et si longtemps... Mais voici l'ouvrage, daignez y jeter les yeux.
La jeune fille apporte un énorme manuscrit tout poudreux, et qui semble n'avoir pas été ouvert depuis plusieurs années. La vue de ce manuscrit décourage Hubert ; il craint de s'être encore une fois trompé. Cependant il le pose sur la cheminée, et se met à le parcourir. A toutes les pages il voit des figures de géométrie, des cercles, des triangles, des angles de toutes les formes, accompagnés de lettres capitales qui renvoient à une explication. Qu'est-ce que cela veut dire ? demande Hubert avec le plus grand étonnement. —Vous ne le voyez pas, monsieur ? — Non, en vérité. — Je vais vous mettre au fait. Persuadé, dès ma plus tendre jeunesse, que l'Être suprême a mis des rapports frappants entre toutes ses opérations, et qu'il en est de la morale, de la philosophie, comme des sciences mathématiques qu'il nous a permis de dérober à la nature, j'ai conçu le plan d'un ouvrage bizarre, et je l'ai exécuté. J'ai voulu réduire en problèmes de géométrie les leçons les plus frappantes de la vertu, les axiomes les plus simples de l'art des gouvernements, c'est-à-dire que, par de simples règles de mathématiques, j'établis le meilleur mode de gouvernement, je réforme les abus, je règle les finances de tous les états, et je rends les hommes plus sages, plus vertueux, plus libres et plus raisonnables. Or, dites-moi si jamais un homme a formé un plus vaste projet pour être utile à son siècle et à la postérité ? ( Hubert reste stupéfait. Le vieillard continue.) Eh bien ! c'est pourtant cet ouvrage sublime [174] qui m'a plongé dans tous les malheurs possibles, et dans l'indigence où vous me voyez terminer ma carrière !... J'ai frappé à toutes les portes des ministres ; les cruels, au lieu de profiter de mes leçons, m'ont traité comme un fou, comme une tête désorganisée, et m'ont fait emprisonner. J'ai montré mon ouvrage à tous les savants, hommes de lettres, gens instruits ; en un mot, je n'ai trouvé partout qu'orgueil, envie et basse jalousie. Les uns m'ont tourné le dos en me riant au nez ; les autres m'ont dit des injures, et m'ont fait fermer leur porte. Je me suis fâché, et j'en avais bien le droit, n'est-ce pas ? J'ai écrit lettres sur lettres, placets sur placets, mémoires sur mémoires ; tout cela n'a servi qu'à m'attirer de nouvelles persécutions. A la fin, ennuyé, fatigué de tant d'insultes, de tant d'outrages, j'ai condamné mon manuscrit à un éternel oubli : persuadé que les hommes ne méritaient pas qu'on s'occupât à les instruire, à les éclairer, je suis venu me cacher, avec ma fille, dans ce réduit indigne d'un homme qui a passé sa vie à travailler au bien de ses semblables. Je ne vois personne, je ne parle à personne de mon ouvrage, et jamais vous ne l'auriez connu si un ami, un seul ami qui me reste, ne m'eût forcé de tenter cette dernière voie pour faire connaître à l'univers entier les seuls moyens qui lui restent à prendre pour fixer le bonheur sur cette terre de peines et de souffrances.
Si le lecteur a saisi le genre de folie de notre vieillard, soi-disant philosophe, il partagera sans doute l'étonnement qu'éprouva notre ami Hubert en l'entendant débiter tant d'extravagances avec le ton de la sagesse et de la vérité. Hubert s'aperçoit aisément qu'il est chez un insensé ; mais quel est donc cet ouvrage si étonnant, fruit de tant de veilles, et qui [175] renferme la science du bonheur ?... Hubert le parcourt ; il n'y voit que des lignes, que des figures de mathématiques : il faut au moins qu'il prie le vieillard de lui en expliquer un chapitre. Jouan s'y prête avec la plus vive satisfaction : mais comme il ennuya beaucoup Hubert, nous ne causerons point à nos lecteurs le même désagrément : qu'il leur suffise de savoir qu'en tirant une ligne au bout de laquelle était écrit morale , cette ligne se perdait dans un cercle où l'on voyait écrit vertu ; de tous les points de ce cercle partaient d'autres lignes, où l'on lisait bienfaisance, bonté, douceur, sincérité , etc. ; en sorte que, suivant l'explication du vieillard, l'homme, en suivant la ligne de la morale, entrait dans le cercle de toutes les vertus. Ainsi de suite. Par des fictions de cette espèce Jouan prétendait corriger les vices des gouvernements, épurer les finances, détruire les abus, établir enfin la félicité universelle ; et cet infortuné avait passé sa vie entière à s'occuper de cette folie, et c'était pour soutenir ce galimatias qu'il avait éprouvé tant de malheurs ! Délire inconcevable ! il se plaignait des hommes ; mais les hommes, qu'il avait assiégés, tourmentés, ennuyés avec son fatras, n'avaient-ils pas aussi à se plaindre de lui ?... Il était père cependant, le malheureux ! il avait entraîné dans ses disgrâces un être intéressant auquel il devait le bonheur avant de chercher à le procurer aux autres ! Voilà un fou d'une espèce bien rare ! Que dis-je ? Eh ! n'est-il pas très-commun de rencontrer, dans la société, de ces êtres à projets qui mettent à suivre un système erroné la persévérance la plus opiniâtre ? Ces gens-là déclament beaucoup contre les hommes ; à les entendre, les injustices, les cabales, les intrigues, les persécutions ne sont faites que pour eux. Ils assiégent le gouvernement ; ils [176] l'étourdissent de leurs sottes prétentions ; et quand on leur prouve clairement qu'ils sont des fous, c'est l'humanité entière qu'ils taxent de folie, persuadés que la sagesse s'est réfugiée dans leur seule tête !... Et ces hommes-là sont malheureux ; mais ils le sont par leur faute ; nés avec un genre d'esprit et de talents, ils auraient pu rendre service à leurs semblables, vivre en bons citoyens, en bons pères de famille : ils se sont livrés à un mouvement continuel de trépidation, d'agitation, de sollicitations, ils ont appelé sur leur tête le mépris, l'humiliation, la proscription : ils sont malheureux, et personne ne les plaint !
Tel était l'homme singulier à qui notre Hubert avait affaire. Aussi Hubert ne tarda-t-il pas à le quitter, après lui avoir promis, suivant son usage avec les gens de son espèce, qu'il reviendrait le voir, qu'il lui donnerait plus de temps pour se livrer à l'examen de son manuscrit, et pour en faire ensuite un rapport favorable à sa société. Le vieillard le remercia ; et Hubert sortit, non sans jeter quelques regards d'attendrissement sur la jeune personne, qui paraissait souffrir beaucoup de l'état de son père, à qui peut-être elle ne rendait que trop de justice dans le fond de son cœur.
Enfants heureux et fortunés, enfants à qui le ciel a donné des parents économes, sages, laborieux ; vous à qui ils laissent pour héritage la fortune, l'honneur et l'exemple du travail, sentez-vous votre bonheur ? sentez-vous combien il est doux de ne point rougir de leur mémoire, de vivre dans la réputation intacte de probité qu'ils vous ont transmise ? Oh ! qu'il est flatteur l'éloge qu'on peut faire d'un père respectable ! Comme elle est touchante l'estime dont on voit son nom environné ! Enfants heureux, qui possédez des parents vertueux, jetez un [177] regard de compassion sur ceux dont les pères sont dégradés par le vice, quelquefois par le crime, et remerciez la Providence du cercle de félicité où elle vous a placés !...
Hubert sortit de chez Jouan, en qui d'abord il avait cru trouver l'homme qu'il cherchait, revint chez lui ; et désespérant de percer jamais dans une grande ville le flot des cabales, des intrigues, qui pousse et repousse l'artiste et l'homme insensé qui se donne ce beau titre, il se prépara à sortir sur-le-champ de Paris, pour borner ses perquisitions aux villages, aux hameaux, qu'il avait d'abord dédaignés. Je ne l'attends plus que du ciel, se dit-il douloureusement, cet homme modeste et malheureux que m'a signalé le testament de mon père : je crains bien, en courant les champs et les campagnes, de le rencontrer plus difficilement que dans celte ville immense : mais tout y est bruit, tout y est trépidation, il faudrait un siècle pour dévoiler la vertu au milieu de ce cercle de mensonge qui s'agite en tous sens pour tromper l'homme crédule et confiant. Je m'éloigne peut-être de mon but ; mais je sens que je n'aurais pas le courage de le chercher plus longtemps à Paris ; partons, voyageons, abandonnons à la Providence le soin de terminer mes courses vagabondes, et de remplir la dernière volonté d'un père, hélas ! bien exigeant. Ah ! je ne le vois que trop, ma tâche est plus difficile à remplir que celle de mes frères !...
Hubert sortit au hasard de Paris par la première route qui s'offrit à ses regards, et il marcha pendant deux jours, sans presque s'arrêter, portant toujours son havresac sur ses épaules, et tenant dans sa main un gros bâton noueux. Hubert ne cherchait point ; il attendait qu'il rencontrât : ce n'était pas le moyen de terminer bientôt son voyage ; mais le séjour de Paris [178] et la foule d'intrigants dont il avait été circonvenu l'avaient découragé.
Le soir du second jour, Hubert, plongé dans ses réflexions, marchait sans s'apercevoir qu'une légère pluie d'orage commençait à mouiller ses vêtements, et que les nuages, qui s'amoncelaient au ciel, menaçaient d'ajouter à l'épaisse nuit dont toute la nature allait se couvrir. Il était dans un chemin de traverse : on ne distinguait déjà plus les coteaux boisés de vignes et de légumes qu'il avait admirés un quart d'heure auparavant, Tous les oiseaux étaient retirés dans le creux des arbres ou des montagnes, et la seule hirondelle rasait la terre de son vol lourd et sinistre. Hubert, inquiet, effrayé de la solitude dans laquelle il portait ses pas incertains, ne sachant d'ailleurs où le chemin qu'il suivait le conduisait, porta ses regards sur la campagne, et vit avec douleur qu'aucun hameau, qu'aucune masure même ne s'offrait à ses yeux.
Que faire dans un si pressant danger ? La foudre gronde : les cataractes du firmament laissent tomber les torrents qu'elles renferment... Et pas un arbre.
Hubert prend son parti. Tout mouillé qu'il est par l'orage, il poursuit sa route, et semble, par sa contenance ferme et résignée, braver les attaques des éléments destructeurs auxquels il est en butte. Il a marché pendant plus d'une heure, la pluie a redoublé, la foudre est tombée en éclats presque jusqu'à ses pieds... A la fin, la vue d'une lumière qu'il aperçoit assez près de lui réjouit son âme et ranime son courage. Hubert dirige ses pas vers cette lumière qui les gu de : et à la fin il aperçoit sur ta porte d'une maisonnette dont l'extérieur indique l'aisance et la propreté, un vieillard qui lève ses, mains au ciel, et semble [179] jouir de la beauté du spectacle que la nature en feu étale à ses regards. L'approche d'Hubert ne le déconcerte point : il est soutenu par une femme à qui il dit avec enthousiasme : Ah ! la belle chose ! ah ! ma chère amie ! les beaux effets d'électricité ! Quelle grandeur ! quelle majesté dans la physique céleste !... Voilà, Sophie, voilà le plus beau jour que j'aie encore vu ici !...
Ces mots frappent Hubert: ils lui font soupçonner que le vieillard est instruit, que peut-être même il est artiste ; et comme Hubert n'a que cette classe de savants devant les yeux, il n'est pas étonnant qu'il y pense sans cesse. Hubert s'avance vers le vieillard, et lui demande l'hospitalité, en lui faisant entendre que ce jour n'a pas été si beau pour lui que pour ceux qui ont pu l'observer sous un beau couvert. Le vieillard le reçoit honnêtement ; et, sans se déranger du seuil de la porte où il est en contemplation, il ordonne à la jeune personne de conduire Hubert devant un bon feu, et de prendre de lui tous les soins possibles.
Hubert voit que son hôte n'aime pas les façons ; cela le met à son aise: il suit la jeune personne, lui raconte qu'il vient de Paris, qu'il s'est égaré, et que s'il n'eût pas rencontré des inconnus aussi généreux, il lui eût été impossible de continuer son voyage, étant accablé de fatigue et trempé par la pluie.
Pendant qu'il se chauffe, l'orage diminue, le ciel s'éclaircit, et la lune remplace les nuages épais qui obscurcissaient les cieux. Le vieillard alors rentre, et sans regarder Hubert, il demande à la jeune personne la clef de son cabinet : il veut faire des expériences à sa machine électrique ; il veut connaître le degré d'électricité répandu dans l'air, etc. Hubert, qui s'aperçoit qu'on ne prend pas garde à lui, demande au vieillard la permission [180] de l'accompagner : J'ose me flatter, lui dit-il, monsieur, d'être assez instruit pour partager et comprendre aisément vos expériences. — Vous êtes instruit, monsieur ? tant mieux ; et moi aussi : c'est que j'aime les sciences, les arts !.. oh ! les arts... Je suis artiste, moi ; venez, venez, vous verrez, oh ! vous verrez !...
Le vieillard se fait éclairer : Hubert le suit, et reste frappé d'admiration en entrant dans un superbe cabinet rempli d'instruments de physique, et d'une quantité de mouvements mécaniques qui paraissent être l'ouvrage de son hôte : car plusieurs ne sont pas finis, et l'on voit çà et là, répandus sur le plancher, des outils et des copeaux.
Après plusieurs explications de part et d'autre, plusieurs expériences d'électricité qui annoncent que le vieillard est vraiment instruit, ce dernier prend la parole, et dit à Hubert, en lui frappant sur l'épaule : Je suis charmé, jeune homme, que le hasard vous ait envoyé chez moi ; vous parlez des arts en homme qui les connaît bien ; je veux vous faire voir plusieurs découvertes que j'ai faites en économie ; j'appelle économie dans les arts le moyen d'épargner le temps, les dépenses et les bras. Tenez, voici un métier de tisserand que j'ai inventé : voyez comme il est simple ! Au moyen de ce seul levier, que je fais mouvoir ainsi, je fais plus d'ouvrage en une heure que d'autres en un jour !... Voyez, voyez comme cela joue !... Ce métier-ci est encore de mon invention : il sert à faire des bas. Celui-là est pour les gazes... Cet autre est pour les dentelles. Ceci est un piano mécanique : si vous êtes musicien, admirez cette pièce-là ; au moyen d'une roue que je fais tourner sur des cordes de boyau, j'y fais entendre les sons du meilleur violon, joints à ceux de l'orgue et du piano... Oh ! c'est un morceau !... je voudrais [181] vous le faire entendre : mais toutes mes cordes sont cassées: j'ai si peu d'occasions de faire voir mes ouvrages !...
Le vieillard montra ainsi pièce à pièce, à Hubert, tous les morceaux de son cabinet, et il n'en aurait pas fini, si on ne l'eût averti qu'il était l'heure de souper. Il engagea obligeamment Hubert à passer chez lui, et tous deux furent se mettre à table avec la jeune personne, qui était sa femme, ainsi qu'il le dit lui-même à Hubert. Notre pèlerin n'avait pas eu le temps d'apprécier les découvertes de son hôte ; mais il le regardait en secret comme un homme ingénieux, adroit et savant. Si c'était là, se disait-il en lui-même , l'artiste que je cherche ! Il serait bien singulier que je l'eusse rencontré comme cela par hasard et sans m'en douter !...
Hubert, plein de cette douce espérance, se promit d'étudier son hôte, et même de l'éprouver, pour voir s'il était aussi modeste que désintéressé : pendant le souper, il lui demanda s'il avait déjà mis au jour quelque découverte importante. — Aucune, mon ami, aucune. Oh ! je ne suis pas de ces gens qui vont colportant partout leurs talents ou leurs ouvrages ; je suis ignoré, moi, absolument ignoré ; je vis ici seul avec ma femme, tranquille, à un quart de lieu d'une grande ville où je ne vais jamais. Je m'occupe, je travaille, j'invente, j'exécute, et je suis heureux. — Mais, monsieur, si vous pouvez être utile à vos semblables en leur offrant le fruit de vos travaux, vous êtes coupable de languir dans l'obscurité.—Vraiment, si les hommes étaient dignes qu'on s'occupât d'eux !... Mais qu'irais-je leur dire, moi ? Que je suis plus instruit qu'eux, plus adroit, plus intelligent ? Ce serait la vérité pourtant : eh bien, je serais heurté, coudoyé dans la foule ; et je perdrais mon bonheur, ma tranquillité [182] , pourquoi ? pour des ingrats !... Allez, allez, mon cher, les hommes n'aiment pas la vérité: il faut bien se garder de la leur dire. — Si cependant, monsieur, on vous appelait, si on avait recours à vos lumières !... — Eh ! qui ?... Je ne vous le cacherai pas, j'ai déjà fait des démarches, bien peu, oh ! bien peu: elles ont été infructueuses !... Savez-vous quel est mon projet ? Lorsque j'aurai bien mûri, bien perfectionné mes découvertes, je m'embarquerai un jour avec toutes mes machines, et j'irai porter mes talents chez l'étranger. — Chez l'étranger ! Quoi ! vous priveriez votre pays !... — Mon pays n'est pas digne de moi. Il me faut des honneurs, des récompenses dignes des services que je dois rendre à l'humanité ; il me faut des millions ou rien.— Oh ! oh !... Si, par exemple, j'étais envoyé par une société académique pour visiter les artistes, juger les productions des arts, et décerner des lauriers à leurs auteurs, je ne gagnerais donc rien auprès de vous ? — Rien, mon cher monsieur , rien du tout... Que m'importe un laurier à moi ? C'est l'argent, mon ami, c'est l'or qui vaut mieux que la gloire, que l'honneur, que la réputation. Oh ! dans deux ou trois ans d'ici, je ferai le tour de l'Europe, et j'espère faire une fortune, mais une fortune considérable !... — Je vous le souhaite, monsieur.
Hubert se contenta de ce souhait vague: il n'insista pas davantage sur une conversation qui lui donnait de l'humeur. Il soupa, se coucha, et le lendemain, de très-bonne heure, il reprit sa route, désespéré d'avoir été encore une fois trompé dans son attente.
Quel est cet homme singulier qui m'a donné l'hospitalité ? se disait Hubert en marchant doucement. Quel est cet original d'une espèce nouvelle dont je ne me formais aucune idée ? Je [183] n'ai pas eu le temps d'examiner les machines qu'il dit avoir inventées : elles peuvent être bien ; je ne m'y connais pas assez d'ailleurs, et il faudrait du temps pour les juger. Si elles ne valent rien, c'est un fou dont les prétentions sont dignes de pitié ; si, au contraire, elles sont bonnes, si elles peuvent être utiles à la société, c'est un monstre de les ensevelir ou de les mettre à un si haut prix. Pour combler son crime cet homme veut frustrer son pays d'un bien qu'il lui doit : car c'est à sa patrie et non à l'étranger que tout homme doit son temps, son génie et ses talents. Il suppose que sa nation sera ingrate envers lui : eh ! qui le lui a dit ? qui le lui a prouvé ? est-ce quelques démarches vagues ou insuffisantes qu'il aura faites en les accompagnant d'une présomption, d'une morgue, d'une vanité qui auront fait pitié aux gens en place à qui il se sera adressé, et qui n'auront pas eu le temps ou les talents nécessaires pour apprécier l'utilité de ses découvertes. Cet homme donc, s'il a vraiment du génie, veut en priver sa patrie, et c'est au poids de l'or qu'il prise celte satisfaction, si douce pour les bons cœurs, d'être utile à ses semblables. Qu'on ne s'y trompe pas, ces hommes qui semblent chérir l'obscurité, qui se vantent de ne point faire étalage de leurs talents, ne sont ni aussi modeste ni aussi désintéressés qu'on pourrait bien le croire. C'est un raffinement d'orgueil qui cause leur prétendu désintéressement ; c'est le mépris qu'ils ont pour les hommes et leur extrême amour-propre, qui les engagent à ne pas se livrer au tourbillon de sollicitations. Je ne sais pas si je ne préférerais l'homme borné qui sollicite, en croyant avoir trouvé la pierre philosophale, à celui qui l'aurait trouvée et n'en aurait le secret que pour lui. Le premier au moins cherche à être utile : le second est un vil égoïste qui [184] mérite les reproches de la nature entière... Allons, Hubert, allons, mon ami, prends courage : ce n'est pas là l'artiste modeste et désintéressé que tu cherches: oh ! non, tu ne l'as pas rencontré en cet homme vain et cupide... Avance ton pèlerinage, pauvre Hubert, et prie le ciel de l'abréger... Mais je le répète, et tout me le prouve, mes frères reviendront les premiers.
Ainsi raisonnait Hubert, que la fatigue et l'expérience rendaient de plus en plus philosophe. Abandonnons-le à une recherche qui commence à le décourager, et revenons à l'étoile de la forêt, où nous prendrons la route qu'a suivie le sensible et intéressant Gratien. Celui-ci cherche une femme qui l'aime uniquement pour les talents et les vertus. Oh ! sans doute, il n'éprouvera pas tant d'embarras, tant de contrariétés que Duval et Hubert. Sexe enchanteur, sexe charmant, quand vous pratiquez les vertus douces pour lesquelles le ciel vous a formé, vous offrez des modèles plus parfaits qu'on n'en trouverait parmi les hommes !
[]Suite de l'Histoire des trois Pèlerins.
CHAPITRE IV.
Le vieux castel.
Avant de courir les aventures avec le troisième fils de Desvignes , il faut au moins bien connaître celui que nous allons avoir pour compagnon de voyage, et juger, d'après son portrait tracé tant au moral qu'au physique, s'il était bien propre à la tâche qui lui était imposée. Gratien avait vingt-quatre ans : sa taille était ordinaire ; mais l'on voyait peu de figures aussi agréables que la sienne. Son cœur était sensible, et son âme douce et bonne ; il avait, plus que ses frères, cultivé de bonne [186] heure son esprit: Gratien faisait des vers, des chansons érotiques ; et, sans avoir connu l'amour, il le chantait avec toute l'expression, toute la grâce d'un poëte distingué. Gratien possédait le talent de la musique, et tous les exercices du corps lui étaient familiers: en un mot, c'était un cavalier accompli, c'était un époux digne de la femme la plus sensible et de la mieux élevée. Mais, pour exécuter les ordres bizarres de son père. Gratien s'était, à dessein, couvert de haillons ; il avait laissé croître sa barbe, flotter négligemment ses cheveux ; en un mot, par un extérieur plus que négligé, il avait voilé tout ce que la nature lui avait donné d'intéressant au premier coup d'œil : Gratien voulait plaire par les qualités seules de son cœur et de son esprit, et il avait cru devoir ne faire briller que ces avantages. Nous verrons par la suite s'il eut lieu de changer d'idée.
Voilà donc Gratien séparé de ses frères à l'étoile de la forêt. Plein de l'espoir qu'il reviendra le premier, il prend la route qui s'offre à lui, et marche en chantant l'amour ; l'amour qui doit abréger son pèlerinage et hâter son retour. Gratien ne marche jamais sans que sa tôle travaille à quelque couplet: puis, de temps en temps, il s'arrête, prend ses tablettes, et leur transmet fidèlement le fruit de son imagination : ces tablettes, qui lui sont si chères, sont garnies de bouquets à Cloris, d'idylles, de madrigaux, en un mot d'une foule de vers anacréontiques de tout genre. Gratien ne s'ennuie jamais en voyage: il est toujours en bonne compagnie, toujours avec les muses.
Gratien avait marché pendant toute la journée sans s'en apercevoir. Sur le soir il crut voir de loin des maisons, et, s'imaginant approcher d'un village, il ne pressa point sa marche, en pensant qu'il avait encore une heure de jour ; mais en avançant, [187] il fut fort étonné de voir que ce qu'il avait pris pour un endroit habité n'était autre chose qu'un vieux château fort très-ancien, dont une partie des bâtiments tombaient en ruine, entouré d'un fossé jadis plein d'eau, et dans lequel on n'entrait que par une grande porte, au bout d'un monticule de terre que le temps avait substitué à un pont-levis élevé jadis à cette place. L'extérieur bizarre de celte antique forteresse pique la curiosité de notre pèlerin ; il oublie que la nuit va le surprendre dans ce lieu désert ; le site, le vieux castel, tout frappe son imagination romantique, et il reste un moment plongé dans des réflexions dignes du siècle de la chevalerie. Il suppose que ce manoir est habité par un vieux châtelain: la tour qui s'élève sur l'aile droite renferme sans doute une jeune beauté condamnée à ne jamais ravoir la lumière, si elle ne cède à l'amour d'un persécuteur inhumain et barbare. Un preux paladin peut seul briser ses fers et la ravir à son bourreau. L'imagination de Gratien s'exalte: il croit entendre des gémissements sourds et plaintifs : il s'attend bien, s'il frappe, à voir un nain venir donner du cor sur le sommet de la tour. En un mot, Gratien, tout entier à ses rêveries, se croit transporté dans le pays des enchanteurs ou des preux chevalier de la Table ronde.
Il était dans cette bizarre extase, lorsqu'un incident singulier vint accroître son erreur et lui procurer les plus douces jouissances. Une aile de ce château gothique parait seule habitée : on voit de la lumière à travers une des croisées ; et un moment après, une voix céleste, la voix de la jeune beauté enfermée sans doute dans la tour, fait entendre cette romance, accompagnée d'une harpe : [188]
Beau voyageur qui passe ici,D'allure si douce et si tendre,Pourquoi long soupir faire entendre ?Sur tes traits pourquoi noir souci ?Toujours est la mélancolieSecret du cœur :Aurais-tu perdu douce mie,Beau voyageur ?Qui t'amène en climats lointains,Où d'amour n'existe l'ivresse ?Loin de la gentille maîtresse,Où vont donc tes pas incertains ?Veux-tu répandre sur ta viePeine et malheur ?Veux-tu mourir loin de ta mie,Beau voyageur ?Vois ce castel inhabité,Mais d'amour autrefois l'asile :Va, que ton cœur soit plus tranquille,Reçois-y l'hospitalité.Tu trouveras l'âme attendrieDe ton malheur,L'amitié loin de douce mie,Beau voyageur.
On se peint sans doute l'étonnement et la joie du bon Gratien. Il ne sait si ce qu'il entend est l'effet du hasard ou d'une surprise calculée qu'on veut lui ménager : il semble que cette romance soit faite et chantée exprès pour lui à son arrivée: il [189] y a vraiment du merveilleux dans cette aventure ; c'est ainsi que pense notre voyageur. Quelques larmes de sensibilité coulent de ses yeux : il sent sont cœur oppressé dans sa poitrine ; mais bientôt il pense qu'en galant chevalier il doit répondre à une offre aussi obligeante ; et, sans penser ni à ce qu'il fait ni aux suites de ce qu'il va faire, il improvise et chante à haute voix les trois couplets suivants sur le même air et sur le même rhythme, qu'il a retenus :
Jeune beauté qui chante iciD'une voix si douce et si tendre,Plus gémir ne pourras m'entendre,Voyageur n'a plus de souci.S'il avait de mélancoliePeine et chagrin,Las ! c'est qu'il cherchait douce mie,Le pèlerin.Jusqu'à ce jour a vu languirDans la douleur fleur de jeunesse.N'avoir point gentille maîtresse,Plutôt cent fois, plutôt mourir !Aux désirs de sa triste vieVa mettre un frein,S'il a pu trouver douce mie,Le pèlerin !Dans ce castel où la beautéAu pèlerin offre un asile,[190]Son cœur, désormais plus tranquille,Accepte l'hospitalité.S'il voit châtelaine attendrieDe son refrain,Il aura trouvé douce mie,Le pèlerin !
Cette romance, chantée d'une voix tout à la fois forte et agitée par l'expression, fut entendue de la dame qui l'avait provoquée ; mais elle ne jugea pas à propos de couronner si vite la flamme rapide du pèlerin: au contraire, soit effroi, soit honte de s'être attirée une aventure par une chanson qu'elle savait depuis longtemps, et qu'elle venait de chanter au hasard, elle prit sa lumière et se sauva dans une autre pièce, sans daigner jeter les yeux sur le pauvre voyageur qu'elle venait d'électriser. Gratien remarqua fort bien que la lumière disparaissait ; mais toujours plein de ses idées romanesques, il crut que la châtelaine, sensible à sa romance, allait donner des ordres pour qu'on l'introduisît auprès d'elle. Gratien attendit longtemps dans celte douce confiance ; mais son espoir fut déçu: personne ne parut... Quelle est donc la bizarrerie du cœur humain ? se dit Gratien, au bout d'une heure d'attente. Oh ! je le vois bien, chacun a un degré de sensibilité qu'il pousse tout entier hors de son âme, et dont il ne reste pas une seule étincelle au-dedans. Mille gens s'attendrissent au récit d'une belle action, et ne seraient pas capables de faire le plus léger bien. Les hommes les plus vicieux sont ceux qui en public applaudissent la vertu avec le plus d'enthousiasme. Cette femme, par exemple, elle offre l'hospitalité au voyageur égaré : sa voix est tremblante de sensibilité ; [191] son accent est vrai ; mais son âme est tout entière dans sa chanson ; son élan finit avec le dernier son de sa voix. Elle offre l'hospitalité, encore une fois ; on l'accepte, et puis elle se relire: personne ne paraît, personne !... Qu'ai-je fait, moi ? je me suis égaré, retardé : la nuit est des plus obscures : j'ignore quelle route je dois prendre pour rencontrer un asile ; j'ai été trompé par une fause humanité, et si je suis aussi crédule, je pense bien que je le serai toujours de même. O Gratien, Gratien !...
Gratien est plongé dans ces réflexions. Tout à coup il forme le projet de frapper à la porte de ce manoir antique. Je me plaindrai, dit-il, du piége qu'on a tendu à ma franchise, et nous verrons s'il est permis de se jouer ainsi de la bonne foi d'un cœur sensible... Gratien frappe, personne ne répond. Il frappe encore ; on s'écrie en dedans ; Qui frappe à cette heure ?
— Un pèlerin égaré. ( Une voix plus forte en dedans.) — Retirez-vous, importun. Croyez-vous qu'on ne vous a pas entendu déjà ?
— Mais... — Voilà, madame, ce que vous m'attirez avec vos chanson. — Monsieur [répond la daine toujours en dedans) , m'attendais-je qu'il se trouverait là tout justement un voyageur pour me répondre ? — Ma femme, vous ne faites que des folies. Quelque jour vous nous ferez égorger tous dans ce château isolé. — Mon mari, vous n'avez que des visions en tête. — Ma chère moitié, si vous me faites encore de pareilles imprudences, je lâche tous mes chiens sur votre beau voyageur , et voilà comme je lui ferai trouver douce mie , moi... Mon mari ! ma femme ! Gratien est tout étonné d'entendre prononcer ces noms. Il a reconnu la voix de la châtelaine, et cette châtelaine est mariée ; et sans doute elle n'est pas heureuse avec cet homme barbare qui parle de lâcher ses chiens sur les voyageurs !... [192] L'infâme !... Gratien, indigné, se contente de lui dire des injures à travers la porte ; mais on ne lui répond plus : il n'entend plus qu'aller et venir. L'odeur des mets qu'on apprête dans la cuisine frappe son odorat. Hélas ! il est à jeun, sans abri pour passer la nuit, et personne n'a pitié de sa triste situation. Gratien prend son parti : il cherchera un arbre commode, et dormira dans les bras de la nature, qui n'a jamais refusé l'hospitalité à ses enfants. Il est vrai qu'elle ne peut donner à souper à Gratien ; mais elle réparera ses forces par un sommeil tranquille, et le lendemain il se présentera au maître du château, à qui il reprochera son inhumanité.
Gratien, ferme dans son dessein, fait le tour du vieux castel. Un mouvement de son cœur, qu'il ne peut définir, le rapproche de la croisée d'où la chanson du voyageur s'est fait entendre : il s'en rappelle quelques vers, et les répète tout haut, avec l'accent de la douleur, comme pour reprocher à sa châtelaine d'avoir agité son cœur et troublé ses sens un arbre est près de lui ; Gratien se jette au pied de cet abri tutélaire, et chante, en s'endormant, et sur le refrain de sa chanson :
Il va dormir dans cet asile, Le pèlerin !
Il va dormir !... il va dormir... dans cet asile... il va dormir, etc. Il répète ces mots plusieurs fois, et il est prêt à s'endormir tout de bon, lorsqu'un nouvel incident vient frapper ses regards et l'agiter de nouveau. La croisée de la châtelaine paraît éclairée encore une fois. Gratien voit qu'on pose sur [193] l'appui de la fenêtre une torche allumée, et tout à coup cette torche [en croira-t-il ses yeux ?) cette torche, lancée à tour de bras, vient tomber à ses pieds... Un saisissement involontaire le fait reculer trois pas : mais bientôt il se rapproche de la torche, qui brûle toujours ; il la prend, et reste plus stupéfait encore en voyant qu'on y a attaché une clef et un papier. Impatient de connaître l'explication de cette énigme, il saisit cet écrit inattendu, et y lit :
« J'étais avec maman lorsqu'elle chantait sa chanson du » voyageur : je vous ai entendu chanter aussi la vôtre. J'ai su » depuis qu'on vous avait refusé l'hospitalité pour cette nuit. » Pauvre pèlerin ! si mon père et ma mère ont été aussi inhumains à votre égard, acceptez l'asile que vous donne leur » fille plus sensible, et que vous avez singulièrement intéressée. Un peu au-dessous de la croisée, à gauche, vous trouverez une petite porte. La clef que je vous envoie vous l'ouvrira : vous entrerez dans une salle basse, où je crois qu'il y » a un lit. Vous y passerez la nuit ; et demain en vous en allant, » vous fermerez bien la porte, et déposerez la clef sous une » pierre, au pied du second arbre de l'avenue, du côté de la » grande porte. N'en parlez à personne, car on pourrait dire » que je fais mal ; et moi, mon cœur me dit que je fais bien. » Adieu : bonne nuit. »
Si le lecteur se met à la place de son ami Gratien, il jugera quelle a dû être sa surprise et sa joie. La lettre de l'enfant le charme ; c'est un ange tutélaire descendu des cieux exprès pour secourir les malheureux. Gratien aime cette jeune personne : [194] mais il l'aime vraiment d'amour, quoiqu'il né l'ait jamais vue. En effet, elle doit être charmante : les personnes qui ont un bon cœur peuvent-elles être laides ?... Gratien va courir cette aventure jusqu'à la lin, A l'aide de sa torche, il trouve la petite porte, l'ouvre, la referme sur lui, et se voit dans une salle basse assez propre, mais qui paraît n'être plus habitée depuis longtemps. Quelques chaises, jadis couvertes en tapisseries, tombent en lambeaux : il n'y a point de lit dans cet asile ; mais une espèce de chaise longue peut en tenir lieu. Il est possible d'ailleurs de l'agrandir avec quelques siéges. Quoi qu'il en soit du peu de commodités de ce lieu, Gratien est enchanté de sa chambre à coucher. A force de l'examiner, il aperçoit, dans un angle, une porte qui conduit sans doute dans l'intérieur de la maison. Elle n'est fermée qu'au pêne ; Gratien est le maître de l'ouvrir : il en a même la pensée ; mais bientôt il réfléchit que ce serait violer les lois de l'hospitalité... On lui a donné un abri, il doit s'en contenter ; et quand toutes les pièces de la maison lui seraient ouvertes., cet homme délicat se croirait aussi bien enfermé que s'il était sous mille verrous.
Pendant que Gratien se complaît dans ces réflexions, il entend descendre un escalier, et bientôt on s'arrête à la porte de sa chambre qui donne dans la maison. Êtes-vous là ? lui dit une jeune voix. — Oui : Serait-ce vous qui... ? — C'est moi-même.
La jeune personne met à l'instant une clef dans la serrure. Gratien pense qu'elle va ouvrir et lui parler. Quoique curieux de voir sa bienfaitrice, Gratien est fâché qu'elle fasse une démarche hasardée pour son âge et son sexe : il craint qu'elle ne perde de l'estime qu'il lui a vouée sans la connaître... Ces réflexions sont aussi subites que le saisissement qui vient de comprimer [195] douloureusement son cœur, tant il est vrai que l'estime est un besoin pour une âme honnête !
Gratien est bientôt rassuré. La clef qu'il a entendu mettre dans la serrure n'a servi qu'à l'enfermer à double tour. Il a vu marcher le pêne : il lui est maintenant impossible d'ouvrir cette porte. Au plaisir qu'il goûte en pensant que la jeune personne est vertueuse se joint subitement le dépit de ne pouvoir la voir. Étrange effet de la pensée et des affections humaines ! Si elle se fût présentée à ses regards, il ne l'eût plus estimée ; elle le prive de sa vue, il est prêt à lui en vouloir. Vous m'enfermez ? lui dit-il. — Oui : n'êtes-vous pas mieux ici que dans la campagne ? — Sans doute ; mais je ne verrai donc point l'ange bienfaisant qui.... — Eh pourquoi ? Je vous suis utile sans vous connaître : vous n'avez pas besoin de me connaître pour profiter du léger service que je suis assez heureuse pour vous rendre. — Mais demain ? — Je vous défends de vous présenter demain devant moi ; vous me feriez rougir devant papa et maman, comme si j'avais commis une mauvaise action : oh ! vous ne voudriez pas me causer ce chagrin-là ! — Aimable enfant !... Pardon de mes importunités. Le besoin m'affaiblit à un point !... Depuis ce matin je n'ai pu ranimer mes forces... Je sens... — Ah ! vous voudriez souper ? C'est bien embarrassant ; car j'ai juré de ne pas vous voir : eh ! qui vous apportera ?... Votre asile n'est connu que de moi... Si cependant vous me promettez de ne point chercher à me voir, je puis entre-bâiller cette porte, et vous tendre quelques mets... Mais non, j'aurais trop peur... — Belle inconnue ! peut-on craindre les heureux qu'on fait ? Oh ! croyez à mon respect, à mes serments ! Je vous promets, je vous jure... — Ne jurez point ; papa a cette habitude-là, et [196] lorsqu'il jure, il me fait trembler. Je ne peux pas vous laisser mourir de faim, je le sens bien... Attendez-moi : on est à table ; je vais revenir tout à l'heure.
Ici Gratien entend que la jeune personne remonte l'escalier ; qu'elle ferme une autre porte sur elle ; puis on ne l'entend plus du tout. Gratien brûlait du désir de la voir ; et même la demande qu'il lui avait faite de quelque nourriture était moins l'effet du besoin qu'il éprouvait que celui de sa curiosité ; mais il venait de promettre qu'il se priverait du doux plaisir de la regarder, et il devait tenir sa parole. Tout en désirant qu'elle soit moins timide, Gratien ne pouvait qu'admirer sa sagesse et sa prudence ; car enfin elle ne savait pas à qui elle avait donné un asile : elle pouvait avoir affaire à un misérable capable d'attaquer son innocence. Sans doute la jeune personne ne faisait point ces réflexions ; mais la pureté de son âme et de ses mœurs lui prescrivait la conduite qu'elle devait tenir.
Gratien, impatient de la voir revenir, l'attendit longtemps : une heure entière s'écoula sans qu'il se fit du bruit dans l'escalier qui descendait à la porte qu'on avait fermée à double tour. Enfin, au bout de ce temps, Gratien entendit descendre, et son cœur battit violemment... On lui crie en dedans : Prenez ces mets ; retournez-vous pour ne pas me voir. Je vous défends de me regarder.
La porte s'ouvre un peu. Gratien, le dos tourné, avance un bras, reçoit les dons qu'on lui fait, et à l'instant la porte se referme. Au bruit de la serrure, Gratien se retourne, se repentant de sa docilité : Ange du ciel, s'écrie-t-il, ne me refuse pas la douceur d'admirer tes traits, qui doivent être charmants s'ils retracent la bonté qui pénètre ton cœur : veux-tu me punir de [197] t'avoir obéi ? —Que voulez-vous de moi ? lui répond-on. Votre voix est si tendre !... Je crains que mon faible cœur... Si maman savait... — Eh ! qui peut lui dire que vous aurez consolé un malheureux qui brûle de vous témoigner sa reconnaissance ?... — Vous me faites bien du mal, méchant que vous êtes ! Vous voulez me voir ! Pourquoi ? Non, non... à moins... que... — Parlez, oh ! parlez ; je souscris à tout. —Eh bien, cachez votre flambeau dans le coin, derrière le lit de repos ; ma lumière sera voilée aussi ; un demi-jour seul peut me permettre de m'offrir un moment à vos regards... — Cruelle ! qu'exigez-vous ? — Je le veux. — Eh bien, soyez donc satisfaite.
Gratien exécute l'ordre qu'on vient de lui donner : le docile Gratien assure la jeune inconnue qu'il est difficile de distinguer les objets dans sa chambre. La porte s'ouvre alors, et une femme reste debout dans l'obscurité de l'escalier... Gratien ne peut voir ses traits ; mais il se jette à genoux sur une marche... On lui présente une main qu'il a l'audace de couvrir de baisers. Laissez, s'écrie la jeune personne, laissez-moi : vous êtes trop dangereux : j'aurais dû me douter... — Aimable enfant ! pardon, pardon de ma témérité ! Si je pouvais lire dans vos yeux que vous me pardonnez !... je serais l'homme le plus heureux.
L'instant était venu où Gratien allait pouvoir tout lire dans les yeux de l'aimable enfant... Une porte s'ouvre en haut de l'escalier : il en descend un homme furieux, suivi de plusieurs gens qui portent des flambeaux : Imprudente épouse ! s'écrie-t-il, je me doutais du tête-à-tête que tu te ménageais ! Voilà donc une nouvelle preuve de ta mauvaise conduite !...
Qu'on juge de l'étonnement de Gratien ! l'aimable enfant à [198] qui il croit devoir l'hospitalité n'est autre chose qu'une femme d'un certain âge, laide et commune ; la même femme sans doute qui a chanté la romance du voyageur ! Peut-on être trompé plus grossièrement par une femme vicieuse ! tandis qu'il reste anéanti de ce qu'il voit, le mari et la femme se disputent violemment. La femme surtout, furieuse de se voir dévoilée par le pèlerin, est prête à sauter aux yeux de son mari et à les lui arracher. Qui vous a donné le droit, monsieur, lui dit-elle, de m'espionner ainsi ? — Ne vous ai-je pas vue aller et revenir, madame ? Ne vous ai-je pas entendue descendre plusieurs fois cet escalier ? et ne connais-je pas tous les tours que vous êtes capable de me jouer ?... Je vous ai entendue d'ailleurs, je vous ai entendue de là-haut contrefaire la voix d'une jeune innocente, vous donner un papa , une maman , faire croire à cet étranger que vous étiez la fille de la maison. La jolie poulette ! Allez, madame, je suis très-heureux de n'avoir point d'enfants : si j'avais une fille, j'aurais la douleur de la voir se pervertir par l'exemple d'une mère, coupable ! Ah ! combien je maudis la chaîne que vous m'avez imposée !... — Oubliez-vous, monsieur, que vous étiez libre de ne pas la former ? Qu'étiez-vous lorsque je vous épousai ? Rien. Toute la fortune était de mon côté : j'ai été désintéressée, moi : je vous ai enrichi, et voilà comme vous reconnaissez mes bienfaits ! Est-il possible, grand Dieu ! (elle pleure) est-il possible de traiter ainsi une pauvre petite femme à qui l'on doit tout ! Homme inhumain, homme ingrat et sans délicatesse, vous devriez bénir le lien qui vous attache à moi ; mais vous me tourmentez, vous m'insultez sans cesse !... Ah !... je... suis bien malheureuse ! — Allons, allons : madame, rentrez... rentrez, vous dis-je, et rougissez de la conduite que vous tenez [199] devant un étranger, qui, s'il est honnête homme, vous juge comme vous méritez de l'être. Pour vous, monsieur (en s'adressant à Gratien) , je ne puis que vous blâmer de la facilité avec laquelle vous avez donné dans le piége que ma femme vous a tendu : car sans doute vous vous l'imaginiez plus jeune et plus jolie, à moins que, la connaissant depuis longtemps..— Je vous jure, monsieur répond Gratien, que je n'avais jamais vu madame, et que même, en la prenant pour votre fille, je m'imposais la conduite qu'exigent l'honneur et les lois de l'hospitalité. —Cela peut être ; mais vous êtes jeune, très-jeune, je le crois, et je ne puis vous en vouloir ; car à votre âge, si j'eusse trouvé semblable aventure... Mais vous voyez la tendre pouponne qui vous tendait ses filets ! Convenez, mon ami, que, connaissant ma femme comme je la connais, je n'avais pas tort ce soir de refuser l'entrée de ma maison au pèlerin qui demandait douce mie ? Ma femme a cru justement qu'elle était la douce mie que votre cœur demandait à tous les échos d'alentour. Hom ! la vieille coquette ! A présent que vous n'êtes plus dangereux, beau voyageur , passez la nuit dans cette salle, j'y consens : demain j'enverrai chercher votre clef, la clef mystérieuse que la douce mie vous a fait parvenir par je ne sais quelle voie, et vous partirez à ['heure que vous voudrez. Bonsoir.
La châtelaine était déjà sortie, rouge de honte et de dépit. Le châtelain la suivit de près. Il ferma la porte de l'escalier à double tour, et bientôt on n'entendit plus ni lui, ni sa femme, ai leur suite. Probablement ces tendres époux, retirés dans un pavillon éloigné, passèrent une nuit délicieuse au milieu des cris, des reproches et des pleurs. Laissons-les se quereller, et revenons à Gratien. [200] Sans doute on devine toutes les réflexions que lui fit faire cette aventure extraordinaire. Gratien était honnête et vertueux ; la conduite de la châtelaine révoltait son âme pure et candide. Comme elle l'avait trompé ! Quelle ruse de femme ! Contrefaire la voix, le ton, le langage d'une innocente, pour abuser ainsi de la bonne foi d'un étranger, pour affliger si cruellement son époux !
Une circonstance particulière de la dispute du mari et de la femme étonnait surtout particulièrement Gratien. Cette femme avait fait le sort de son époux. Elle fut, dit-elle, désintéressée : elle le prit sans fortune, et lui donna tous ses biens. Cette femme était donc alors telle que celle que Gratien cherche ? Mais comme elle est devenue vicieuse, ô ciel ! Si Gratien avait le malheur de rencontrer une femme de cette espèce ! Si, douce, docile, désintéressée d'abord, elle faisait par la suite le tourment de sa vie ! si elle lui reprochait sans cesse le service qu'elle lui aurait rendu !... Mais il se trompe Gratien ; il n'est pas dans le cas de l'époux malheureux qu'il vient de voir. Gratien est riche, plus riche que la femme qu'il désire trouver ; il suffit que cette femme le croie peu fortuné, qu'elle ne s'attache point, en lui donnant la main, à la fortune ni au physique. Après l'hymen, il la surprendra agréablement en lui faisant partager l'héritage de son père : il aura autant de droit qu'elle, et jamais elle ne pourra lui reprocher de l'avoir enrichi.
Gratien, bien rassuré sur ce point, ne s'en propose pas moins d'apporter la plus scrupuleuse attention, l'examen le plus sévère dans le choix qu'il doit faire d'une épouse. Il vient d'avoir un exemple de la perversité des femmes, et il s'en faut de beaucoup qu'il s'imagine que la première femme qu'il rencontrera [201] soit capable de faire son bonheur. Gratien, tout étourdi encore de la scène qui vient de se passer, profite cependant du service que lui a rendu la châtelaine, quoiqu'il n'ose arrêter sa pensée sur le but qu'elle se proposait. Il soupe tranquillement, et, fatigué des scènes de cette soirée, il dort d'un profond sommeil jusqu'au lendemain malin. A six heures, un domestique vient frapper à sa porte. Gratien s'habille, demande à l'obligeant serviteur des nouvelles de son maître, et le prie de lui témoigner en même temps et sa reconnaissance, et ses regrets du chagrin qu'il lui a causé sans le vouloir. Gratien l'engage en outre à lui indiquer la route qu'il doit tenir pour se rendre à Paris. Bien instruit de son chemin, il quitte le château où il a reçu une si forte leçon et se remet en marche.
Nous ne le suivrons point à Paris, où il ne rencontre, quelque déguisement qu'il prenne, quelque moyen qu'il (ente, que des coquettes, des femmes bien éloignées du portrait qu'il se trace de la beauté qu'il cherche.
Fatigué, excédé des désagréments que lui causent ses recherches, il y reçut de l'expérience une connaissance parfaite du caractère des femmes : il les vit presque toutes fausses, jalouses, médisantes, curieuses, intéressées dans leurs bienfaits, et terribles dans leur vengeance . Gratien prit donc le parti de quitter une ville où la fluctuation des intrigues ne convenait point à son caractère doux et tranquille, et il sortit de Paris, dans l'espoir que le hasard seul pouvait lui offrir ce qu'il avait [202] en vain cherché. Quand notre pèlerin se vit en plein champ, il se retourna pour regarder encore une fois Paris ; et, désespérant de remplir jamais le but de son pèlerinage, il s'écria douloureusement : Ah ! je le vois trop maintenant, ma tâche est plus difficile à remplir que celle de mes frères !...
[][]Fin de l'Histoire des trois Pèlerins.
CHAPITRE V.
Les trois Phénix.
Nous passerons ici sous silence quelques aventures peu piquantes qu'éprouvèrent encore nos trois pèlerins, pour amener le lecteur au terme de leur singulier voyage ; et ce fut le hasard seul qui l'amena. Après mille et mille recherches plus infructueuses les unes que les autres, ce fut Gratien qui retourna le dernier chez son oncle Thomas Desvignes, où il retrouva ses deux frères. Thomas n'attendait plus que Gratien pour juger si ses trois neveux avaient bien suivi les dernières volontés de leur [204] père, et pour leur partager sa succession. Gratien arrive : il tient par la main une jeune personne qu'accompagne un tuteur dont la physionomie est respectable. Hubert est assis près de Thomas ; à ses côtés, l'on voit un vieillard courbé sous le poids des ans et sous les haillons de l'indigence ; c'est l'infortuné qu'il cherchait et qu'il a enfin rencontré. Duval est debout plus loin, et cause avec un homme d'une quarantaine d'années, très-bien mis, et qui paraît être le riche désintéressé dont la recherche lui était confiée. Les trois frères se regardent, l'œil humide des larmes de la sensibilité, et paraissent également curieux de connaître leurs aventures réciproques. Thomas partage leur empressement ; il fait asseoir tout le monde à ses côtés, et presse Duval de raconter le premier ce qui lui est arrivé. Duval ne se fait pas prier, et commence ainsi :
« Mon récit ne sera pas long : il vous suffira de savoir qu'après avoir cherché en vain un riche qui fit le bien sans aucun intérêt, pour le seul plaisir de le faire ; après avoir rencontré dans cette classe d'hommes des libertins, des égoïstes, beaucoup d'égoïstes !... je m'en revenais tranquillement chez mon oncle, désespéré de ne pouvoir jamais obéir au testament d'un père trop exigeant, lorsqu'un particulier gémissant sur le bord d'un chemin, fixa mon attention. Il paraissait accablé d'un violent chagrin : je m'approchai, et prenant l'accent de cet intérêt tendre qu'inspire toujours la vue d'un homme malheureux, je lui demandai ce qu'il avait. Je suis perdu, me répondit-il, je suis perdu sans ressource ; je me suis attiré la haine du meilleur des maîtres, et, je dois l'avouer, j'ai mérité mon sort. — Comment ! parlez, expliquez-vous. — Depuis dix ans je sers, ou plutôt je suis l'ami, le confident intime d'un homme [205] riche, nommé Berville, qui possède ce château que vous voyez là-haut sur ce coteau. C'est l'homme le plus estimable, le plus sensible, le plus généreux !... Son bonheur est d'obliger, mon cher monsieur ; mais il n'oblige pas comme les autres : un seul trait vous fera connaître et son excellent cœur, et le motif de ma disgrâce... Monsieur Berville a un neveu qu'il a élevé dès son enfance, depuis la mort de son frère. Il avait ménagé une grande alliance pour ce neveu, qui, peu digne de tant de bonté, vivait depuis quelques années avec une jeune personne née de parents pauvres et obscurs. M. Berville apprend cette union clandestine ; il apprend de plus que l'infortunée victime qu'abuse son neveu est mère de deux enfants qu'elle allaite elle-même. Son cœur se serre de pitié, mais en même temps sa probité s'indigne. Il mande son coupable neveu : Je sais tout, lui dit-il ; je sais que vous avez séduit la vertu, l'innocence, et que vous avez déshonoré votre nom et le mien. Quel est le but de l'intrigue secrète que vous avez liée avec une femme que vous ne pouvez jamais épouser ? Vous savez que j'ai d'autres vues sur vous, et que je veux être obéi. C'en est assez, monsieur, vous ne reverrez plus la malheureuse femme que vous avez séduite ; la nuit dernière, je l'ai fait enlever par ordre du gouvernement ; elle et ses enfants sont éloignés de vous pour jamais. Ne tentez aucune démarche pour les revoir ; cela vous serait impossible. Restez près de moi, et rendez-vous digne des bontés que je veux bien avoir encore pour vous, et craignez de vous exposer à toute la sévérité de ma colère... et des lois.
» Le neveu, foudroyé par ce coup inattendu, emploie les larmes, les prières pour fléchir son oncle ; mais il n'en put [206] venir à bout, et plusieurs années s'écoulèrent sans qu'il entendit parler de sa maîtresse ni de ses enfants. A présent, je dois vous faire connaître la belle conduite de M. Berville. Il n'avait pas fait enlever par ordre du gouvernement la maîtresse de son neveu, ainsi qu'il le lui avait dit pour l'intimider : mais cet oncle généreux avait fait disposer à quelques lieues de son château une maison charmante, où toutes les commodités de la vie se trouvaient réunies. J'avais été trouver l'infortunée, et, sous le prétexte de la rejoindre à son ami, je l'avais conduite, dans une berline, avec ses enfants, dans cette délicieuse habitation, où rien ne lui manquait que la vue de l'homme qui lui était cher, et qu'elle croyait être en voyage par ordre de son oncle. Cet oncle généreux fournissait, en secret, aux besoins, je dirai plus, aux plaisirs de cette famille intéressante. Il allait même souvent passer des journées entières au milieu de ses petits-neveux et de leur mère, qui, ne l'ayant jamais vu, le prenait pour un voisin sensible et touché de sa situation...
» C'est ainsi que cette victime de l'amour a vécu pendant quatre ans, croyant devoir son aisance à son séducteur, ignorant que son oncle, le plus vertueux des hommes, était son seul bienfaiteur, et qu'elle avait le bonheur de voir presque tous les jours celui à qui elle avait inspiré tant d'intérêt. Pendant ce temps. M. Berville, qui feignait toujours la plus grande sévérité avec son neveu, le pressait d'épouser la demoiselle qu'il lui avait destinée ; et, je l'ai su depuis, ce n'était que pour éprouver sa probité qu'il le pressait de contracter un autre hymen que celui qu'il devait à l'amour. M. Berville voulait voir si son neveu serait assez dénaturé pour abandonner la mère de ses enfants, pour renoncer à elle à jamais en formant d'autres liens ; [207] tant cet oncle respectable estimait les doux sentiments de la nature !... Si son neveu se prêtait à contracter un autre engagement, M. Berville devait lui dire tout, et le chasser alors pour jamais de sa maison. La résistance du jeune homme, au contraire, devait être récompensée par la main de son amante, et par toute la tendresse de son oncle.
» Le temps de l'épreuve était prêt à finir, lorsque l'imprudent jeune homme me prit un jour à part, et me confia le projet qu'il avait de fuir à jamais la maison de son oncle, pour éviter d'obéir à un arrangement d'intérêt qui devait faire son malheur. Je ne connaissais qu'une partie des secrets de mon maître. Si j'eusse été entièrement dans sa confidence, j'eusse sans doute détourné le jeune homme d'un dessein qui rompait toutes les mesures que la tendresse et l'humanité avaient prises jusqu'alors pour son bonheur. Je n'osais pas lui confier que je connaissais l'asile de sa bien-aimée : je lui donnai un bon cheval, toutes les facilités possibles, et, après l'avoir serré dans mes bras, je le vis s'éloigner de son oncle et de moi pour jamais ! ce furent ses expressions !...
» Vous jugez de la douleur de M. Berville lorsqu'il apprit cette fuite inattendue ! Il m'interrogea ; je ne pus lui déguiser la vérité. Imprudent ! me dit-il, qu'avez-vous fait ? Vous avez perdu pour jamais une femme intéressante, à qui je destinais la main de mon neveu et tous mes biens. La voilà déshonorée, sans ressources, elle et ses enfants ! Pauvre Belly ! ton amant, ton époux est éloigné de toi pour jamais ! ah ! cruelle épreuve, fatal départ, que toute ma prudence n'a pu prévoir, n'a pu prévenir !... Et vous, serviteur coupable, vous qui deviez aussitôt m'avertir de la fuite d'un insensé, vous qui deviez pénétrer [208] mes secrets, me demander au moins ce que je voulais faire !... allez, retirez-vous de mes yeux, et ne reparaissez jamais devant moi
» A ces mots, M. Berville me tourna le dos et me laissa seul en proie à mon repentir... C'est ce matin, cher monsieur, c'est ce matin qu'un maître que je regardais comme le modèle de toutes les vertus m'a chassé inhumainement !... et je n'ose encore aller me précipiter à ses genoux !... J'ai su, depuis tantôt, que M. Berville a été voir l'intéressante Belly : il s'est fait connaître pour son oncle, pour son bienfaiteur et celui de ses enfants ; mais en même temps il ne lui a pas caché la fuite de son amant, de l'homme qu'il lui destinait pour époux. Sans doute il a confondu ses larmes avec celles de cette tendre victime ; mais le mal est fait : on ignore la route qu'a prise le jeune homme. Oh ! si je pouvais le trouver quelque part ! si je pouvais le ramener à son oncle ! Hélas ! souhait inutile ! Belly est pour jamais abandonnée, et ma disgrâce est consommée !
» Ici, mes frères , l'étranger termina un récit qui m'avait attendri jusqu'aux larmes, et que je vous ai peut-être trop abrégé. La bonté touchante de M. Berville me pénétra du plus vif intérêt. Voilà, me dis-je en moi-même, voilà l'homme que je cherche ; il me faut sur-le-champ aller le trouver. Je proposai donc au domestique de le ramener chez son maître, et de faire sa paix avec lui. Il me crut, et nous allâmes trouver à l'instant même M. Berville, qui revenait de chez Belly. Je racontai à cet homme sensible le testament de mon père, le but du pèlerinage que je terminais ; et je le priai d'accepter, dans mon héritage, la part que mon père avait destinée à l'homme riche et désintéressé. Ce n'est pas pour vous, ajoutai-je ; non, monsieur, ce [209] surcroît de richesse ne peut vous convenir ; mais donnons-la, cette part, à la pauvre Belly, cette amante abandonnée d'un neveu que vous avez perdu au moment où il allait combler les vœux de la nature et de l'amour. Belly et ses enfants n'auront du moins plus rien à craindre de l'affreuse indigence. — Vous êtes un homme franc, me dit M. Berville en m'embrassant ; je vous crois, et j'accepte vos offres pour une infortunée que nous irons voir ensemble demain ; après quoi, je vous accompagnerai avec plaisir chez votre oncle.
» Le lendemain, en effet, nous fûmes voir Belly, à qui nous annonçâmes que la fortune lui accordait ses faveurs au défaut de celles de l'amour et de l'hymen. Cette femme intéressante se jeta dans les bras de son oncle (il lui avait permis ce nom) ; et je vis le bon Berville s'accuser devant moi d'avoir causé le malheur de la mère et des enfants, en voulant faire subir à son neveu une épreuve qu'il devait prévoir être au-dessus des forces de son cœur vertueux. Je le connaissais mal, s'écria-t-il, ce cher neveu ; je le croyais capable de céder aux sentiments, aux devoirs de la nature, et c'est moi qui vous ai séparés !...
» Cette entrevue touchante se termina enfin. Nous revînmes au château de Berville ; et le lendemain, cet homme généreux et moi, nous nous mîmes en route pour venir ici. Vous le voyez, mes frères ; le voilà cet honnête Berville ; il vient partager avec nous les biens de notre père ; mais il est notre frère aussi, n'est-ce pas ? les hommes vertueux sont tous de la même famille ; et d'ailleurs l'héritage de la tendresse paternelle doit, par ses mains, enrichir le malheur et la tendresse maternelle !... »
L'histoire de Duval pénétra la famille Desvignes du plus vif intérêt: chacun embrassa M. Berville, et quand les premiers [210] moments d'effusion furent passés, Hubert prit la parole pour raconter à la société ce qui lui était arrivé dans son pèlerinage. Son récit fut moins piquant que celui de Duval. L'homme qui accompagnait Hubert était en effet un infortuné qui ne l'était pas par sa faute : il ne devait ses malheurs qu'à la fatalité. Doué de tous les talents, il avait toujours manqué d'occasions pour les faire briller. En un mot, il justifiait absolument l'intention du testateur. Je ne donnerai pas en entier l'histoire de cet homme, qu'on appelait Raymond, attendu qu'elle m'a semblé comporter très-peu d'intérêt ; il me suffira de dire que cet homme estimable fut embrassé, adopté par la famille Desvignes ; et nous passerons à l'histoire du jeune Gratien, qui fit infiniment de plaisir à tout son auditoire.
« Si vous avez trouvé, mes frères, dit Gratien, ce que vous cherchiez, cela ne m'étonne pas ; la vertu habite encore sur la terre ; il ne s'agit que de la rencontrer ; et on le peut quand on le veut bien. Mais ne savez-vous que ma tâche était la plus difficile ? Comment donc ! chercher une femme sensible qui ne s'attache ni au physique ni à la fortune ! Oh ! pour cela je m'en rapporte à tous ceux qui m'entendent, et qui connaissent le cœur des femmes ; ils conviendront qu'il me fallait une prudence et une patience à toute épreuve. Je l'ai trouvée cependant, cette femme adorable, et vous la voyez. C'est l'aimable Cécile. Est-il possible de posséder plus de grâces, plus de charmes et plus de modestie ! Mais je m'aperçois que mes éloges la font rougir : je vais parler de ses vertus ; il lui sera sans doute permis d'en être plus orgueilleuse que de ses attraits.
» Je ne vous dirai point l'aventure plaisante qui m'arriva dans un château presque inhabité avec une vieille folle, etc. ; je [211] ne vous parlerai point non plus de toutes les coquettes que j'ai rencontrées : le tableau que j'ai à vous offrir n'a pas besoin d'ombres ; il doit être pur comme la personne que j'ai a y retracer.
» Dans une petite ville située à quelques lieues d'ici, vivait une jeune beauté avec son tuteur ; elle possédait tous les arts d'argrément et d'instruction ; on la vantait partout comme un modèle d'esprit et de talents... Je passais, moi, par cette petite ville ; et, je vous l'avouerai, je revenais tristement chez mon oncle, désespérant de remplir la condition qu'un père m'avait prescrite. J'entends parler de Cécile, et j'entends dire en même temps qu'heureuse avec un tuteur qui la chérit comme un père, elle a renoncé plusieurs fois aux liens du mariage. Ces liens, me dis-je à moi-même, étaient peut-être tissus par l'intérêt, par le calcul: ceux de l'estime, de l'amour même, sont plus forts, plus attrayants ; essayons de les faire briller aux yeux de cette Cécile insensible ; mais renfermons-nous dans les lois que me dicte le testament de mon père : éclipsons, sous un costume peu brillant, le peu de fraîcheur que peuvent posséder mes traits. Détruisons tout à fait l'empire du physique, mais ne négligeons rien pour faire triompher celui de l'âme et des sentiments !...
» Mon parti pris, je m'habille proprement, mais très-simplement : un ruban noir me cache un œil et une partie de la figure ; mon bras gauche est assujetti par une écharpe, et un bâton soutient ma marche débile et chancelante. En cet état, repoussant pour l'amour, mais touchant pour la pitié, je m'approche du logis de M. Vincent. Je le demande. — Il est sorti, mademoiselle est seule. — Eh bien, qu'on me présente à mademoiselle. Mademoiselle [212] me fait attendre longtemps dans un salon, où j'aperçois un piano chargé de musique. J'ai la voix assez agréable ; je m'avise de chanter très-haut une romance que je prends au hasard. Cécile arrive tout doucement ; je la vois dans une glace respecter mon occupation et prendre plaisir à m'entendre... Je continue : elle me laisse finir, et je me retourne enfin en lui demandant pardon d'une hardiesse que je n'aurais pas prise, si j'avais eu le bonheur de l'apercevoir... Cécile sourit, m'assure qu'elle est enchantée de ne m'avoir point interrompu, et me demande ce qui m'amène. — Mademoiselle, je suis un malheureux orphelin que le sort persécute, et que poursuivra toujours l'affreuse indigence, si je ne trouve une occupation quelconque qui puisse me donner l'occasion d'exercer quelques faibles talents : je suis en état d'enseigner la musique, le dessin et quelques langues : je prends la liberté de venir demander à monsieur votre tuteur s'il ne pourrait pas me procurer des écoliers dans ses amis. — D'où connaissez-vous mon tuteur, monsieur ? — En entrant dans cette ville , mademoiselle, tout le monde indique aux étrangers l'asile de la bienfaisance, de la vertu et de la... beauté. (Elle rougit.) — Mon tuteur n'est pas ici, monsieur ; il va rentrer dans l'instant ; voulez-vous vous donner la peine de l'attendre ? — Si vous me le permettez.
» Cécile m'approche un siége, et m'engage à lui chanter quelques scènes italiennes qu'elle aime beaucoup. Je m'en acquitte du mieux que je peux. M. Vincent arrive ; Cécile me présente avec intérêt. Le tuteur me fait mille questions/m'accueille enfin, et m'engage à donner, dès ce jour , des leçons à sa nièce. Je crois m'apercevoir que la jeune personne est contente de cet arrangement, et mon petit amour-propre s'en trouve flatté. [213] » Que vous dirai-je ?... Je donnais tous les jours des leçons à Cécile, et je m'apercevais qu'elle les goûtait avec la plus vive satisfaction. Mes blessures, que j'avais reçues, lui disais-je, à l'armée, lui inspiraient un intérêt surnaturel... En un mot, je me flattai bientôt d'être aimé. Cécile était instruite: la littérature, la poésie, les arts enfin, faisaient ses plus chères délices. Eh bien, je lisais auprès d'elle ; je lui apprenais à faire des vers, et j'en faisais même pour elle. Je passais tout mon temps chez elle, et je refusais d'autres écoliers. Cela surprit un peu M. Vincent, qui m'en fit un jour la réflexion. Je crus ne pouvoir mieux faire que de le mettre dans mes intérêts, en lui confiant et le testament de mon père et mes intentions. Je le pouvais, car une clause expresse de ce même testament me permettait de prendre tous les moyens pour réussir. Je demandai le secret à M. Vincent: il me le promit, et dès ce moment il dirigea ses batteries pour agir de concert avec moi. Au bout de quelque temps, quand nous crûmes la passion assez profondément enracinée dans le cœur de la jeune personne, son tuteur lui proposa un parti très-avantageux. Cécile rougit, et refusa: le tuteur s'emporta, crut voir dans mes assiduités le motif de ce refus, menaça de m'interdire l'entrée de sa maison, et le fit en effet, d'accord avec moi. J'employai dès lors mille ruses pour parler à Cécile, et j'eus la satisfaction de voir qu'elle les secondait à merveille ; elle me déclara même son amour, et reçut l'aveu du mien. Quand je vis les choses à ce point, j'engageai le tuteur à frapper les grands coups. M. Vincent n'accordait plus que huit jours à sa pupille pour la déterminer à l'hymen qu'il lui proposait. Cécile ne put plus y résister: Vous connaissez Gratien ? lui dit-elle ; vous savez qu'il est sans fortune, défiguré, incapable de plaire à [214] toute autre qu'à moi ? Eh bien, monsieur je l'aime ; je suis riche, et je veux faire sa fortune. M. Vincent dissimule l'excès de sa joie: il s'emporte ; jamais il ne consentira à une pareille union ; et il sortit en offrant à Cécile, du ton le plus irrité, ou le couvent, ou l'époux qu'il lui a choisi. Cécile me fait part de cette conversation ; je verse des larmes, je me jette à ses genoux, je l'engage à secouer le joug d'un homme qui veut la sacrifier ; je la presse de fuir avec moi, de m'accompagner chez un ami qui nous unira d'abord, et saura bien forcer ensuite son tuteur à lui rendre ses biens... Cécile hésite, consent enfin à tout ; et le soir même est fixé pour cette espèce d'enlèvement... Il arrive ce moment fortuné, si désiré de moi, et tant redouté de la pauvre Cécile. Elle n'ose lever les yeux devant son tuteur, qui ce jour-là semble s'attacher plus particulièrement à ses pas. Enfin ce tuteur sévère rentre dans son appartement. Cécile prend quelques-uns de ses effets, se rend au jardin en tremblant : je lui ouvre une petite porte de derrière avec une clef qu'elle a su me procurer ; je la fais monter presque mourante de frayeur dans une chaise de poste qui nous conduit en très-peu de temps à plus d'une lieue de la ville. Là, je la fais entrer dans une maison de campagne, où une seule femme se présente pour la servir.
» Cécile pleure, Cécile se repent d'une démarche inconsidérée ; elle craint le déshonneur, elle craint mon changement... Pendant que j'emploie à la rassurer toute l'éloquence de l'âme et du sentiment, elle me demande pourquoi cet ami respectable chez qui je lui avais dit qu'elle serait conduite, ne paraît pas... Il parait bientôt ; mais, ô surprise ! c'est M. Vincent lui-même, c'est le tuteur qui s'approche de sa pupille avec le front le plus serein. Cécile pâlit ; elle est prête à se trouver mal ; elle veut [215] m'accuser, elle veut accuser le destin. Rassurez-vous, ma chère amie, lui dit M. Vincent : je suis en effet cet ami dont Gratien vous a parlé ; c'est moi qui vas vous unir ; c'est moi qui viens couronner la tendresse et la constance la plus pure...
» Cécile ne sait si elle doit en croire son tuteur : alors il lui dit qui je suis, lui raconte tout les moyens que nous avons pris pour l'amener au point de m'aimer, non pour la fortune et le physique, mais pour le moral uniquement ; et termine son récit en unissant ma main à celle de Cécile. Vous jugez de la joie de cette aimable personne ! Elle ne peut se comparer qu'à la mienne. Dès le lendemain nous partîmes tous les trois pour nous rendre ici ; et vous me voyez, mes frères, accompagné d'un ami sûr, d'une épouse charmante, et aussi heureux que vous d'avoir très-heureusement terminé un pèlerinage auquel je ne prévoyais jamais une issue aussi heureuse. »
Quand Gratien eut terminé son récit, Cécile embrassa ses frères Duval et Hubert, et dès ce jour même leur oncle Thomas leur fit le partage d'une succession qui leur avait tant coûté de peines et d'inquiétudes. Cette immense succession fut d'abord partagée en deux portions : l'une, réduite à trois, fut donnée à Cécile, à Raymond et à M. Berville, qui bientôt en fit don à l'infortunée Belly ; l'autre portion fut distribuée aux trois pèlerins, dont l'un fut sur-le-champ plus heureux que les autres. Le lecteur devine que nous parlons du jeune Gratien, qui se vit à la tête d'une fortune considérable, et l'époux de la plus estimable des femmes. Ainsi fut rempli le testament bizarre de Pierre Desvignes ; ainsi furent récompensés le mérite persécuté, l'humanité et le désintéressement.
Ici finissait l'histoire des trois pèlerins ; et Palamène, qui l'avait [216] lue lui-même en plusieurs soirées à ses jeunes éléves, ne manqua pas d'y ajouter mille réflexions plus piquantes les unes que les autres, sur les vices qui infestent la société, et sur le danger qu'il y a de croire trop légèrement à la vertu, à la probité des hommes. Il faut avoir des mœurs soi-même, ajouta-t-il ; il faut faire tout pour être vertueux, mais ne pas croire légèrement que tout les êtres qu'on rencontre dans le monde soient comme nous : on serait trompé trop souvent. Je ne conçois rien, mes enfants, au merveilleux qui accompagnait ce manuscrit lorsque votre frère Armand l'a trouvé à ses pieds. Les trois rubans, rouge, bleu et blanc, dont il était lié, sont sans doute l'emblème des couleurs que chacun des trois frères Desvignes avait prises. J'ai envoyé à la place qu'Armand m'a indiquée, et personne n'a paru pour réclamer les rubans ni le manuscrit. Quoi qu'il en soit, son auteur a désiré qu'il fût imprimé, puisqu'il y a mis une somme de vingt-cinq louis. Il le sera, mes enfants ; je remplirai son intention, et je veux que son ouvrage orne votre petite bibliothèque. Retirons-nous, mes amis : demain il faudra nous lever de bonne heure : oui, c'est demain jour de repos ; je vous mène tous à la grande ferme des Noyers, que vous connaissez, à une lieue d'ici. Nous y déjeunerons avec du lait ; je ne serai pas fâché que vous y connaissiez une bonne vieille femme, bien âgée, bien respectable, qui loge à côté de cette ferme, et qui doit sa petite fortune, le croiriez-vous ? à un enfant, oui, à un enfant bien plus jeune que Léon. C'est une histoire bien amusante : je suis sûr qu'elle vous intéressera beaucoup, et que vous envierez tous le sort et le bonheur du petit Émilion.
[]L'Ambition et le Trésor.
Comme elle est longue pour des enfants, la nuit qui précède un jour de promenade ! comme elle est longue à leur impatience ! Ils s'endorment difficilement ; leur imagination travaille, et leur peint les plaisirs qu'ils doivent goûter le lendemain. Des songes charmants viennent leur retracer les courses, les bonds, tous les jeux innocents auxquels ils vont se livrer sans contrainte. Bientôt l'aurore paraît ; ils se lèvent avec l'aurore, et leurs premiers regards se tournent vers le ciel. S'il est serein, sans nuages, s'il annonce un beau jour, quel surcroît de joie pour leur jeune [218] cœur ! Ils regardent le temps, le regardent encore, et jamais le réveil de la nature n'a été salué avec plus d'ivresse que par eux
C'est ce qui arriva à nos petits amis. Le lendemain matin, tous étaient levés de bonne heure, tous avaient le nez en l'air pour jouir de la fraîcheur du temps et de la beauté du soleil, qui se levait pur et sans nuages. Les plus diligents stimulaient les plus paresseux. Mais allons donc, mon frère, dépêche-toi donc ! Tu ne seras jamais prêt ; tu nous feras attendre ! Voilà ce qu'ils se disaient réciproquement. Leur père parut bientôt, et tous se jetèrent, en sautant, sur ses mains et sur son cou. Papa, papa, allons-nous partir ? allons-nous partir ? — Oui, mes enfants ; allez me chercher ma canne et mon chapeau.
Trois sont sortis à la fois pour aller chercher ces objets utiles en voyages, et qui sont bientôt remis au vertueux Palamène. Ce bon vieillard sourit en voyant l'empressement de ses enfants, et il est heureux de leur bonheur. On se met en route enfin. La bonne Marcelle, qui garde la maison, ferme la porte de la rue sur notre jeune caravane ; et la voilà qui sautille, qui court çà et là, qui saute les fossés, et se livre à tous les éclats de la joie la plus vive. Palamène a gardé Armand auprès de lui : Armand est son bâton de vieillesse ; c'est le plus raisonnable, et il écoute avec attention les sages entretiens de son père, en lorgnant toutefois, de temps en temps, les folies que ses frères se permettent entre eux tout le long du chemin.
Il fallait traverser un petit bois de châtaigniers. Palamène permet à sa petite troupe de s'y reposer un moment. A peine le bon vieillard est-il assis sur un petit monticule de gazon, que les enfants proposent une partie de quatre coins. Il s'agit de [219] déterminer l'un d'eux à poursuivre les autres : le sort en décide ; c'est Léon, qui, au milieu des quatre autres, se résout à les guetter de l'œil, à feindre de courir après l'un pour attraper l'autre, et se mettre à sa place. Les voilà donc qui changent, qui s'appellent, qui vont, reviennent, s'appellent encore ; et puis ce sont des éclats de rire !... C'est Benoît qui est pris par Léon, et qui en témoigne un peu d'humeur. Tu ne m'as pas frappé trois coups sur l'épaule ! — Si. — Non, il n'y en a eu que deux ! Léon reprend sa place, et bientôt Adèle a beau s'écrier : Je tiens fer... elle est déjà prise !... Les arbres sont ébranlés des secouses que leur donnent nos cinq joueurs : les oiseaux vont percher plus loin ; mais ils semblent, par leur ramage plus vif, partager la joie qui anime leurs petits perturbateurs.
Jeux innocents et naïfs de l'enfance, combien vous touchez mon cœur ! Quels souvenirs touchants vous rappelez à mon esprit ! Qu'est-il devenu ce temps délicieux où, poussant une balle en Irlande , je courais après les prisonniers que je faisais aux barres ? La fatigue même devenait un plaisir pour moi. Hélas ! c'est dès l'instant où l'enfant ne joue plus, qu'il s'enfonce pour jamais dans le torrent des peines de la vie ; c'est quand la raquette et la balle deviennent indifférentes pour lui, qu'il commence à sentir les dégoûts attachés au travail, à l'étude, et c'est alors souvent qu'il se trouve assailli par les plus cruels ennemis de son existence, par les passions..... Oh ! qu'il est beau d'être homme ! mais qu'il est doux d'être enfant !...
Quand le jeu des quatre coins eut mis en nage nos jeunes gens, Armand et Benoît voulurent essayer une partie de cheval fondu ; mais Palamène s'y opposa. Outre qu'il défendait à ses enfants tous les jeux dangereux, il se trouvait délassé ; le soleil [220] avançait sa carrière, et il était temps de se rendre à la ferme des Noyers, où l'appétit d'ailleurs les appelait tous.
Voilà donc nos enfants, rouges d'agitation, couverts de sueur, qui s'essuient le front, et qui marchent, un peu plus gravement qu'auparavant, à côté de leur vieux père. La petite bande est un peu fatiguée ; elle est plus sérieuse, et fait à Palamène mille questions plus ingénues les unes que les autres, auxquelles il répond avec cette simplicité et cette clarté qui le caractérisent. Je dirai plus ; la conversation devint très-sérieuse, et roula, jusqu'à la ferme, sur les merveilles de la nature et sur la beauté des productions terrestres. A toutes les réponses que Palamène faisait à leurs questions, les enfants s'écriaient: C'est singulier ! c'est étonnant ! comme c'est beau ! mon Dieu ! que la Providence est grande !... et mille autres naïvetés qui enchantaient le vieillard, parce qu'il voyait leurs dispositions à s'instruire, et leur admiration pour les choses surnaturelles.
On arriva enfin à la ferme : c'était un site délicieux, et propre à garantir des plus fortes chaleurs du jour. Un ruisseau limpide y murmurait sur les cailloux, et allait se perdre dans une espèce de cascade qui formait dans le bas une mare où l'on voyait s'abreuver des bataillons de canards et d'autres animaux de basse-cour. Des noyers en nombre, antiques et serrés, y présentaient à l'œil étonné une espèce de bois frais et touffu ; tout, en un mot, dans ce lieu champêtre, inspirait ce calme religieux, ce respect silencieux, que connaissent seuls les amants de la nature
Entrés dans la ferme, nos jeunes enfants y prirent un déjeuner frugal que l'exercice et l'appétit leur rendirent délicieux. Chacun d'eux y trempa un énorme morceau de pain dans une [221] jatte de lait frais ; et cet aliment salubre, en rafraîchissant leur sang, leur donna de nouvelles forces pour se livrer à des jeux nouveaux.
Le déjeuner fini, la ferme fut visitée entièrement. Ces sortes d'habitations n'étaient pas étrangères à nos enfants ; mais Palamène trouvait toujours quelque sujet de leur montrer des objets nouveaux, et il ne perdait jamais l'occasion de les rapprocher le plus souvent possible de la nature.
Bons habitants des campagnes, s'écria-t-il souvent, hommes simples et laborieux, qui ne connaissez d'autre besoin que le travail, d'autre jouissance que le travail encore, que vous êtes précieux à mes yeux ! C'est vous que la terre charge du soin de la féconder, de la cultiver, de recueillir ses immenses trésors ; c'est à vous que la nature a confié ses secrets ! Hommes des champs, les habits qui vous couvrent sont plus riches à mes yeux que tous ceux qu'un luxe insolent étale clans les villes : les vôtres sont trempés de vos sueurs ; et c'est à vos sueurs que nous devons l'existence et toutes les plantes nourricières.
Nos enfants avaient visité la ferme, et déjà ils regardaient dans les yeux de leur père comme pour lui demander s'il leur ferait bientôt connaître le petit Émilion, qu'ils n'avaient pas oublié, lorsque Palamène prévint leurs désirs. Maintenant, mes amis, leur dit-il, venez avec moi jusqu'à cette ruelle que vous voyez là-bas, et qui conduit au village prochain. Nous allons entrer un moment chez la bonne femme dont je vous ai parlé : elle est bien respectable, bien âgée ; mais elle jouit d'une honnête aisance, et vous apprendrez sans doute de sa bouche l'événement qui a rendu la paix et la tranquillité à sa vieillesse.
Les enfants suivirent leur père, et bientôt tous six arrivèrent [222] à la maison de la vieille, qui les reçut de la manière la plus franche et la plus obligeante. Ah ! bonjour, bonne Brigitte, lui dit affectueusement le respectable Palamène. — Bonjour, bon père, lui répondit la vieille. — Où est donc votre Émilion ? — Mon Dieu, il est à la ville. Nous avions besoin de quelques provisions, ce bon fils est parti ce matin dès cinq heures ; il ne reviendra que vers le soir. — Toujours heureuse, toujours chérie, toujours contente de votre sort ? — Eh ! comment ne le serais-je pas ?... Ce jeune homme, que dis-je ! ce jeune enfant (car j'aime toujours de le voir à l'âge où il vint alléger mes maux) , Émilion est tout pour moi ; il me tient lieu de père, de fils, de tout ce que la nature offre de plus doux. Sans cesse il prévient mes vœux ; je suis une mère pour lui, et je puis dire qu'il s'acquitte bien de tous les devoirs d'un enfant respectueux... Mais asseyez-vous donc, bon Palamène. Voilà sans doute votre aimable famille ! Qu'ils sont jolis ! qu'ils sont intéressants ! Cette petite, comme elle a l'air doux et modeste ! Venez, ma fille, approchez-vous de moi, que je vous embrasse...
La vieille Brigitte serre dans ses bras tous les enfants de Palamène ; après quoi, elle va chercher un fromage à la crème qu'elle a fait elle-même, et les engage à faire un second déjeuner ; ce qu'ils acceptent, de l'aveu de leur père, qui sait qu'à leur âge on ne compte point les repas. Quand cette petite collation est finie, Palamène prend la parole : J'ai parlé à mes enfants de votre histoire, bonne Brigitte ; ce que je leur en ai dit les a tellement intéressés, qu'ils m'ont engagé à vous prier de la leur raconter vous-même. Ayez cette complaisance, et prouvez-leur, par les heureux événements qui ont terminé vos malheurs, que le ciel n'abandonne jamais la vertu lorsqu'elle est [223] appuyée de la bienfaisance et du travail. — Mon histoire, bon père ? volontiers, volontiers ; j'aime à la raconter ; et dans ce moment ce m'est un double plaisir de la confier à des enfants aussi aimables et aussi bien élevés. Asseyez-vous tous, mes petits amis, et écoutez-moi avec attention. Dame, c'est qu'il y a des choses bien singulières dans ce qui m'est arrivé ! Vous y verrez que c'est la main d'un enfant qui essuya mes larmes, et d'un enfant plus jeune que vous, car il n'avait que cinq ans. Ah ça, prêtez-moi donc attention !
La famille de Palamène, pleine d'impatience d'entendre un récit qu'on leur assure être très-intéressant, se presse, sans parler, autour de leur vieux père. La vieille Brigitte est assise un peu plus loin, et commence ainsi l'histoire de sa vie.
« Je ne suis qu'une femme de campagne, mes enfants, mais née de parents honnêtes et aisés. Mon père était propriétaire d'une masure et de plusieurs arpents de terre qui l'avoisinaient. Il perdit de bonne heure son épouse, ma mère, que je n'ai jamais connue ; et dès lors il se livra tout entier à l'éducation de sa fille unique, qui était moi. Ce bon père travaillait, et le ciel secondait ses efforts. Tous les ans il augmentait sa petite fortune, et de temps en temps il achetait quelques quartiers de terre qui augmentaient l'étendue de son patrimoine. Je vous ai dit qu'il était aisé, et j'en ai eu la preuve lors de l'accident douloureux qui me l'enleva ; car je me vis à la tête d'une possession qui valait plus de douze cents livres de rente, et dans ce temps-là c'était beaucoup !... Mais continuons.
» Mon père était allé travailler un jour aux champs, lorsqu'en revenant le soir par un petit bois infesté de braconniers, un coup de fusil, tiré sans doute maladroitement, le blessa dangereusement [224] . Personne ne pouvait le secourir : il resta là, étendu sur la place, jusqu'au lendemain matin, que quelques voyageurs le ramenèrent chez lui, affaibli par la perte de son sang et par l'intempérie de l'air à laquelle il avait été exposé. Vous jugez de la nuit que j'avais passée ! J'avais bien couru de tous côtés ; mais personne n'avait pu me donner des nouvelles de mon père : enfin on me le ramena expirant. Tous les secours possibles devinrent inutiles : mon père n'a qu'un jour à vivre ; il le sait ; et, profitant du peu de facilité qui lui reste encore à parler, il fait venir Roger, son garçon de labour, son ami ; et me fait approcher en même temps de son lit. Ma fille, me dit-il, je me suis aperçu depuis longtemps que vous aimiez Roger (j'avais en effet de l'inclination pour ce bon jeune homme) , il vous aime aussi. Je veux, je dois vous unir avant ma mort: recevez la bénédiction d'un père qui vous ordonne de vous marier, de lui succéder, et de faire valoir un patrimoine qu'il n'a étendu, cultivé, conservé que pour vous. Mais avant que vous en preniez possession, je dois vous dire un secret qui jusqu'à présent n'a été connu que de moi. Vous allez avoir des terres, une masure approchez-vous davantage, car je sens que ma voix s'affaiblit vous allez, dis-je, devenir les maîtres d'un champ que j'ai arrosé de mes sueurs, d'une masure que j'ai moi-même édifiée... Apprenez que dans tout cela il existe un trésor caché, mais un trésor qui peut faire à jamais votre bonheur, si vous savez en profiter, et surtout en user Je n'ai point de temps à perdre ; il faut que je vous indique ce bien que j'ai respecté toute ma vie, et que je vous engage à respecter de même... car il faut compter plutôt sur son travail que sur un bien dont la possession pourrait devenir un sacrilége, et [225] vous attirer la malédiction du ciel oui, la sépulture des morts est inviolable, et malheur à celui qui foule aux pieds les ossements desséchés de ceux qui l'ont précédé ! tôt ou tard Dieu le frappera !... Pour en revenir, ma chère Brigitte et mon fidèle Roger, au trésor qui...
» Mon père ici ne peut plus poursuivre ; une sueur froide couvre son visage, sa voix s'éteint ; il fait de vains efforts pour parler, et bientôt, désespéré sans doute de n'avoir pu en dire davantage, son mal s'irrite, il tombe dans une violente agonie, et meurt entre nos bras !... Vous devez vous figurer notre douleur. Nous oublions le trésor dont il nous a parlé, nous ne pensons qu'à la perle douloureuse d'un père chéri ; et Roger et moi, nous remplissons notre triste demeure de nos cris
» Enfin les derniers devoirs lui sont rendus : il faut penser à régler nos affaires. Roger alors me rappelle la dernière volonté d'un père, et je la remplis autant par goût que par devoir : Roger devient mon époux, et partage avec moi un héritage à l'accroissement duquel son travail a contribué.
» Roger était d'une probité à toute épreuve ; il était doux, aimable, sensible, propre, en un mot, à faire mon bonheur ; mais Roger avait un défaut, un défaut qui l'a perdu, et moi avec lui. Roger était ambitieux et travaillé de la soif de la fortune : tout son bonheur, toutes ses vues ne tendaient qu'à amasser des richesses ; et il aurait tout sacrifié pour amonceler de l'or dont il n'avait pas besoin. Ce fut en réglant les titres de nos propriétés, quelques mois après notre hymen, qu'il pensa sérieusement au trésor dont mon père avait parlé, et que la mort ne lui avait pas permis de nous désigner. Roger devint sombre, inquiet ; il m'alarma, en un mot, et je l'interrogeai [226] sur la cause de son chagrin. Ce trésor, me dit-il... — Eh bien, mon ami, ce trésor ! nous ignorons quel endroit le recèle : attends-tu après pour vivre ? Que peut-il ajouter à notre aisance ? Il faut y renoncer, mon cher Roger, ou attendre du temps, des occasions, de quelques recherches imprévues, qu'il se présente à nos yeux : car enfin nous ignorons où il est. Iras-tu remuer toute la maison, abattre, arracher, fouiller, déplanter ?... Iras-tu te priver de ta récolte, ou détruire cette masure bâtie par mon père, où nous sommes si bien ? crois-moi, Roger, oublions tout à fait ce trésor, puisqu'il nous serait inutile : nos vœux sont bornés ; nous avons assez pour vivre ; un bien de plus nous attirerait des inquiétudes et des travaux de plus : je te prie de n'y plus songer ; j'exige même de toi que tu ne m'en parles jamais. Le sort n'a pas voulu que nous fussions plus riches : jouissons des bienfaits que nous tenons du sort, de la nature, et ne cherchons pas à augmenter nos besoins en augmentant notre fortune.
» Roger parut souscrire à mes raisons ; il m'embrassa, me promit d'oublier les dernières paroles de mon père, et se remit à son ouvrage avec l'apparence de sa gaieté ordinaire. Six ans se passèrent, pendant lesquels je crus m'apercevoir que mon mari avait souvent de fréquentes distractions. Il avait des projets de bâtisse, et je l'entendais toujours parler de construire par-ci, d'abattre par-là, etc. Ces desseins me déplaisaient ; mais je ne pensais pas à leur véritable but. Enfin le moment arriva où Roger devait satisfaire sa cupidité, et m'entraîner totalement dans sa ruine.
» Une sœur de mon père, qui vivait retirée à trente lieues d'ici, et de laquelle nous étions héritiers, tomba malade : on [227] m'écrivit de venir sur-le-champ, attendu qu'elle me demandait sans cesse. Je cédai, ne croyant faire qu'un voyage d'un mois au plus. J'embrassai mon mari, en lui recommandant le plus grand soin de sa maison, et je partis. Je trouvai ma tante beaucoup plus mal qu'on ne me l'avait dit : cependant elle n'était atteinte que d'une maladie de langueur, qui, au milieu de crises violentes, avait souvent des moments de tranquillité. Elle ne pouvait pas se passer de moi : le temps s'écoulait, je voulais revenir chez moi, et cependant la crainte de désespérer cette bonne parente, et de perdre le fruit d'une démarche, me retenait toujours. Il se passa ainsi huit mois jusqu'à la mort de ma tante, et pendant lequel temps il arriva chez moi bien des choses que je vais vous rapporter.
» A peine Roger me vit-il le dos tourné, que l'amour du trésor se réveilla dans son cœur ; débarrassé de tout obstacle, il songea sérieusement à chercher ce fatal trésor, l'objet de ses uniques désirs. Dès ce moment, le voilà qui oublie le soin de la culture, des semailles de l'année suivante ; le voilà, en un mot, qui fait venir des ouvriers ; puis à leur tête, il retourne, il fouille, il dévaste tout le champ de mon père : la masure n'est pas épargnée ; les planchers, les murs, les toits, tout est abattu. Roger, au milieu d'un monceau de décombres, arrachant de ses propres mains, un œil avide fixé sur la terre, pâlissant sur la poussière de son toit rustique, attend, le cœur palpitant, la langue sèche de désir, que le sort lui découvre enfin ce trésor précieux sans lequel il ne peut plus vivre. Sa seule crainte est que j'arrive au milieu de ses beaux travaux, et que j'en suspende le cours : aussi se dépêche-t-il ; aussi le voit-on travailler le jour avec ses ouvriers, qu'il a mis dans sa confidence, et passer les [228] nuits entières à remuer les débris de son manoir... Peine inutile ; rien encore ne se découvre à ses avides regards. Enfin, au bout d'un temps trop long à son impatience, au milieu d'une nuit agitée par la foudre, les éclairs, par un orage affreux, Roger prend, pour la centième fois, sa lampe, compagne de ses recherches, et se décide à faire de nouvelles tentatives.
» Au fond de notre jardin potager était une aile de bâtiment, composée d'une grange, d'un étage de chambres et d'une tourelle antique qui nous servait à serrer du foin. Ce corps de bâtiment était détaché d'un vieux château inhabité, dont les ruines s'étendaient par-derrière ; et mon père l'avait autrefois acheté, pour agrandir son logement, d'un noble dont les ancêtres avaient jadis possédé le vieux château qui tombait en ruines, sans qu'on se donnât la peine de le relever ni d'en tirer parti... C'est là que Roger dirige encore une fois ses pas. La tourelle avait été abattue par ses ouvriers ; mais on y avait ménagé des issues. Roger, sa pioche à la main, descend dans les fondations : il sonde, et son cœur palpite de joie en voyant s'écrouler une pierre qui découvre à ses yeux un sombre caveau... Il faut y descendre ; une corde bien attachée lui sert d'échelle ; il se laisse glisser jusqu'en bas, et reste frappé d'étonnement en apercevant une espèce de tombeau : il le découvre avec peine. À la surprise succède la terreur, qu'augmente encore le plus violent coup de tonnerre, et les sifflements des vents que l'orage a déchaînés... Quel objet s'offre aux yeux de Roger ? Un cadavre !... c'est une femme, dont les traits et les ajustements (car elle est tout habillée) ont autant de fraîcheur que si on l'eût déposée la veille dans ce lieu... Roger n'a pas assez d'yeux pour la considérer... Ses ajustements sont tissus d'or et d'argent. Les [229] diamants les plus gros, les plus précieux, brillent à son cou, à ses oreilles, à ses doigts : des bijoux superbes roulent çà et là sur son corps... et sa figure, comme elle est belle ! comme ses traits sont doux et calmes ! elle semble dormir du plus profond sommeil... Mais que tient-elle en ses mains ? Une plaque d'argent sur laquelle sont des caractères... Roger y lit : L'amant qui m'a perdue à la fleur de mon âge, ma déposée ici avec tous les dons qu'il m'avait faits ; et tant qu'il a respiré, il est venu tous les jours verser des larmes sur ces joues qu'il couvrait autrefois de baisers . Lui seul connaissait mon tombeau. Qui que tu sois qui le découvriras , respecte ma cendre, et pleure ma destinée, si tu as connu l'amour !
» Roger reste saisi d'une sombre horreur : il ne doute point que ce ne soit là le trésor dont mon père nous a parlé ; et en effet, ce cadavre, il est chargé de richesses ! Que fera-t-il ? M'attendra-t-il pour me faire part de cet événement ? Dépouillera-t-il une cendre froide et qu'on lui ordonne de respecter ?... Roger est trop ému... Il recouvre l'entrée du caveau, et rentre dans la seule chambre qu'il s'est réservée au milieu des décombres, pour réfléchir à la conduite qu'il doit tenir.
» Vous jugez du désordre de ses sens. Oui, se dit-il, c'est le trésor en question ; ces dernières paroles de mon père le prouvent assez : La sépulture des morts est inviolable ; et malheur à celui qui foule aux pieds les ossements desséchés de ceux qui l'ont précédé ! C'est de ce cadavre qu'il entendait parler : mais il avait le secret de son ouverture ; par où y allait-on ? Est-il possible que l'issue secrète de ce caveau m'ait échappé !...
» Telles sont les réflexions de Roger. Il voudrait bien à présent n'avoir point abattu sa maison, retourné ses champs, impropres [230] pour longtemps à la culture. Il m'attend cependant ; comment fera-t-il ? Aura-t-il le temps de faire rebâtir, de réparer tout le désordre qui l'entoure ?...
» Malheureux Roger ! tu touches au comble du malheur, et tu vas m'y plonger avec toi !... Comment pourrai-je, mes enfants, vous rapporter l'événement douloureux qui suivit cette découverte de mon mari ? Ah ! vous en serez pénétrés jusqu'aux larmes ! Mais la journée s'avance, j'ai plusieurs choses à faire : permettez que je remette à un autre jour la suite d'un récit qui m'affecte toujours et me fatigue. »
Ici Brigitte se tut ; et Palamène, qui était moins fâché de cette interruption que ses enfants, engagea la vieille à venir passer la soirée chez lui. Elle ne le pouvait pas pour ce jour-là : la partie fut donc remise au lendemain soir, avec la condition expresse qu'elle amènerait Émilion, son fils adoptif. Brigitte y consentit ; et le père de famille prit congé d'elle, au grand regret de ses jeunes amis, qui ne s'entretinrent en route que du chagrin qu'ils éprouvaient de n'avoir pu entendre la suite d'une histoire qui sans doute allait les amener à celle du jeune Émilion.
Rentrée chez elle, la famille de Palamène, à qui l'exercice et la promenade avaient donné un nouvel appétit, dîna gaiement ; et la soirée fut consacrée à des jeux, à des plaisirs innocents (c'était un jour de repos) , que terminèrent quelques réflexions du vieux père sur l'avarice, sur la cupidité et sur les maux que ces deux passions entraînent avec elles. On se retira ensuite, en pensant à la soirée du lendemain, qui devait leur apprendre la suite de l'aventure du cadavre, et leur faire voir le jeune Émilion, que nos enfants brûlaient du désir de connaître.
[]Suite de l'Histoire du petit Émilion.
Qu'il est touchant l'intérêt qui attache l'enfance à l'enfance ! Qu'elle est douce cette sympathie qui l'excite, qui le fait naître en elle !... Vous voyez les enfants se chercher sans cesse, et se vouer toujours, dès la première entrevue, une amitié éternelle : ils n'ont point entre eux ces défauts qu'ils apportent dans la société en grandissant ; ils ne se critiquent point, ne médisent jamais les uns des autres, surtout dans la tendre enfance. S'il y a quelques rapports, quelque relation, quelques pleurs, quelques tapes même, le moment du chagrin ou de l'animosité est [232] bientôt passé ; le jeu les réunit de nouveau, et vous ne leur voyez plus garder aucun resentiment. Rien n'égale leur confiance et leur sincérité ; de leur âme sensible s'échappent les aveux les plus naïfs : deux enfants entre eux se font le détail de leurs petites propriétés, se racontent tout ce qui se passe chez eux, ce que fait leur papa, leur maman, leurs habitudes, leurs plaisirs comme leurs peines... Si un enfant entre dans une société, il a plutôt jeté les yeux sur les autres enfants, s'il y en a, que sur les grandes personnes : il va les chercher, et bientôt vous le voyez avec eux, dans un coin, jouer et causer avec la plus grande familiarité ; car le langage de la nature leur est le plus naturel ; ils en sont bientôt aux tu , aux toi , et vous croiriez qu'ils se connaissent depuis longtemps. Enfants, enfants ! vous êtes les modèles de la franchise, de la bonté et de la candeur : hélas ! pourquoi faut-il que vous deveniez des hommes !
Ce sont les enfants de notre Palamène qui m'ont suggéré ces réflexions : c'est le vif désir qu'ils ont de voir Émilion. On leur a dit qu'un enfant avait rendu de grands services à une pauvre femme, et cet enfant pique plus leur curiosité que si c'était un homme qui eût fait sa belle action. Ils meurent d'envie de voir cet enfant intéressant, et dès qu'il se montrera, ils n'auront pas assez d'yeux pour le regarder. Effet touchant d'une sympathie bien naturelle à leur âge !
La soirée qui devait leur amener Émilion tarda trop longtemps au gré de leur impatience : elle arriva enfin, et il ne faut pas demander si les enfants de Palamène se placèrent de bonne heure sur la terrasse, et s'ils regardèrent souvent la porte, qui semblait ne vouloir jamais s'ouvrir. Marcelle annonce bientôt, et la bonne Brigitte se présente, appuyée sur [233] l'épaule d'un jeune homme de quinze à seize ans, qui sans doute est Émilion. Nos petits amis furent fort étonnés : ils s'attendaient à voir un enfant plus jeune qu'eux, et c'est un garçon assez grand et presque formé qui se présente à eux ; c'est qu'ils ne réfléchissaient pas qu'on leur avait parlé d'un événement passé depuis plusieurs années : ils vont bientôt être éclaircis sur ce point.
Brigitte présente son fils adoptif, qui est embrassé à la ronde : ensuite elle continue en ces termes son récit, à l'endroit où elle l'a laissé la veille.
« Roger passa la nuit entière frappé de l'idée du cadavre et du trésor qu'enfin il avait trouvé. Le lendemain, ses ouvriers affidés vinrent, et le trouvèrent dans une agitation extrême : ne pouvant en tirer une seule parole, ils se retirèrent. Quelques jours se passèrent ainsi, sans que Roger pût surmonter le trouble auquel il était livre. Combattu par le désir qu'il avait de dépouiller le tombeau, et par la terreur que ce désir lui inspirait, il tomba bientôt malade.
» Cependant le bruit se répandit qu'il se passait chez Roger des choses extraordinaires. Il n'était pas seul dans son secret : un de ses confidents divulgua tout apparemment, et la justice vint faire chez lui des perquisitions qui aboutirent à la découverte du tombeau. Le noble qui avait vendu ce corps de bâtiment à mon père, homme avare et cupide autant que Roger pour le moins, apprit qu'on y avait trouvé des richesses immenses ; il vint les revendiquer. Roger, un peu rétabli de sa maladie, soutint qu'un trésor appartenait à celui qui le trouvait ; mais comme, dans ce temps-là, la justice n'était que pour une certaine classe d'hommes privilégiés, le noble plaida [234] contre mon mari, et gagna son procès : en conséquence, il enleva le corps, les bijoux dont il était couvert ; et Roger, confus, désespéré, craignant tous les reproches que j'aurais à lui faire, s'expatria, emportant le peu d'effets précieux qu'il possédait, et ne laissant que quelques murs dégradés de sa chaumière, qu'il avait abattue.
» J'ignorais tous ces événements, et j'en éprouvais d'autres, qui me ruinaient entièrement. Ma tante mourut ; mais des parents infidèles avaient eu soin de la voler entièrement avant que j'arrivasse chez elle. A sa mort, je ne trouvai que quelques dettes, et rien pour les acquitter. Frappée de ce contre-temps, je m'en consolais en pensant que je retournerais auprès de mon mari, et que j'y trouverais de quoi passer mes jours jusqu'à la vieillesse la plus reculée. J'arrive: jugez de ma douleur ! Je ne trouve plus personne, plus de meubles, plus d'abri, plus de champs (les ouvriers de Roger les avaient fait vendre, par autorité de justice, pour être payés de leurs travaux) ; j'apprends, en un mot, tous les malheurs d'un homme trop ambitieux, et pour comble de malheur, sa fuite ; sa fuite, qui me laisse pour jamais sans ressource !... Quelle horrible situation !
» Je me propose de travailler pour gagner mon pain ; mais le chagrin ruine ma santé : je me trouve attaquée d'une maladie aiguë qui me force d'entrer dans un hôpital. À cette maladie succède une espèce de paralysie (dont je souffre encore de temps en temps). Je passe ainsi trente ans de ma vie dans les angoisses d'un mal qu'on regardait comme incurable dans différents hôpitaux, et livrée à la compassion de ceux qui s'y consacrent à secourir l'humanité. Enfin mes maux s'adoucissent, et l'on me déclare qu'on ne peut plus me garder. J'ai cinquante-cinq [235] ans : quel métier peut-on prendre à cet âge ? Je me décide à mendier mon pain ; et, assise tous les jours sur le bord d'une route, j'attends mon existence des secours de la bienfaisance.
» Un jour que je passais par mon ancien village (car je restais rarement dans le même endroit) , il me prit envie de revoir encore la masure où ma jeunesse avait été élevée, où j'avais perdu mon père, et avec lui tout mon bonheur... Il commençait à faire nuit ; la lune seule éclairait ce site désert : je m'approche de cette masure, dont il ne reste plus que quelques murailles, et bientôt, appuyée contre la pierre, je me livre à toutes les réflexions que m'inspirent les regrets et la douleur... Je l'ai perdue, m'écriai-je, je l'ai perdue, cette demeure chérie, asile de mon enfance, asile alors de toutes les vertus !... La voilà donc cette retraite édifiée jadis de la main d'un père ! la voilà donc !... Habitée maintenant par les oiseaux nocturnes, elle n'entend plus que les cris lugubres des chouettes et des corbeaux !.., Elle fut à moi, et voilà ce qui m'en reste ! O Dieu de bonté ! dans quel abîme de maux m'a plongée la fatale cupidité de l'homme que tu avais associé à ma destinée !
» Comme je faisais entendre ces exclamations, un jeune enfant de cinq ans, très-bien vêtu, mais courant de toutes ses forces avec l'air de l'inquiétude, et versant des larmes amères, passe sur la route, et s'arrête à mes cris douloureux : Madame, me dit-il en sanglotant, madame, avez-vous vu maman ? — Ta mère, mon petit homme ! O mon Dieu ! est-ce que tu l'aurais perdue ?—Oui, oh ! oui, je l'ai perdue ! Il faut bien que je l'aie perdue, puisque je ne la retrouve point sur ce chemin ! — Est-il possible ? Approche de moi, mon ami ; viens, n'aie point [236] peur, écoute-moi. — Oh ! non, je ne veux pas aller à vous ; je ne vous connais pas, et je ne pense qu'à maman. — Tu me crains, mon ami ? ah ! si tu me connaissais ! je suis une pauvre femme : autrefois ces murs-là, que tu vois, m'appartenaient ; à présent, il faut que je demande l'aumône pour vivre. — L'aumône ? Vous demandez l'aumône, pauvre femme ? Ah ! que je suis heureux d'avoir de l'argent ! Tenez, tenez, prenez cela: dame, c'est à moi, ce n'est pas à maman ; elle m'a permis d'en faire ce que je voudrais mais prenez donc...
» En disant ces mots, l'enfant me met dans la main quelques pièces de monnaie : je ne sais si je dois les prendre, et j'admire le bon cœur de cette petite créature, qui oublie qu'elle est égarée, pour secourir l'indigence. Mon petit ami, lui dis-je, j'accepte votre cadeau ; mais que je voudrais vous être utile ! Ah ! qu'il me serait doux de vous ramener à votre mère ! elle doit être bien inquiète comment vous nommez-vous ? — Émilion. — Émilion ; pauvre enfant ! et votre mère ? — Madame Leclerc. — Avez-vous votre père ? — On dit que j'en ai un, mais je ne l'ai jamais vu. — C'est donc votre maman qui vous a élevé ? — Oui, toute seule avec ma bonne. — Et où demeurez-vous ? — Dame, dans une grande ville... je ne peux jamais me rappeler son nom.—Où allez-vous, d'où venez-vous, où avez-vous perdu votre maman ? — Ce matin elle me prit dans ses bras en pleurant : Mon fils, qu'elle me dit comme ça, mon petit Émilion, nous allons peut-être retrouver pour jamais ton père ; viens avec moi, viens, tu l'embrasseras bien, tu le caresseras bien, car il a bien souffert pour toi, et moi aussi !... Elle pleurait, ma pauvre maman, et je pleurais aussi, moi ! — Après ? —Après, maman et ma bonne ont fait des paquets [237] qu'on a mis dans un grand carrosse. Nous y sommes montés : dame, j'étais bien content, moi, parce qu'on me disait que nous allions bien loin, bien loin, et en carrosse Nous n'étions que nous trois dans ce carrosse : maman pleurait toujours ; mais moi, je n'étais pas aussi triste qu'elle, et je jasais avec ma bonne. Voilà que la nuit venait, quand deux ou trois grands hommes ont fait arrêter notre carrosse. J'allais demander à maman si c'était mon papa ; mais deux de ces méchants m'ont pris dans leurs bras, et m'ont emporté malgré les cris de maman et de ma bonne. Un autre, je crois, est monté dans le carrosse, qui est parti sans moi. Je criais, je pleurais bien fort. Ces deux méchants qui me tenaient, et qui étaient, je crois, des domestiques, car ils avaient des galons partout, partout, ils me faisaient une peur terrible ! Tout à coup ils ont entendu venir des chevaux, m'ont jeté de toutes leurs forces dans un fossé, et se sont sauvés comme des voleurs
J'ai bien entendu passer les chevaux devant moi : ça allait vite, vite, vite, et peut-être que ça poursuivait les méchants qui nous avaient attaqués ; mais dame, je ne pouvais pas courir après ces chevaux-là, moi ; quoique ça, je me suis dit : S'ils arrêtent la voiture à maman où il y a de grands hommes, on la fera peut-être retourner par ici : suivons la route jusqu'à ce que je rencontre la voiture à maman, ou un des hommes à cheval ; je lui conterai ça, et il me ramènera peut-être à maman. Là-dessus, je me suis mis à courir, à courir, à courir ! Mais je suis bien las, et tenez, voyez comme je suis ! Vraiment, là, je ne pourrais pas aller plus loin, et c'est fini, j'ai perdu maman. O mon Dieu ! qu'est-ce que je vais devenir ?
» le récit naïf du petit émilion m'avait émue jusqu'aux [238] larmes. Je le serrais dans mes bras, et je tâchais d'arrêter ses sanglots. Mais enfin la nuit s'avançait, il fallait prendre un parti, et je ne pouvais pas le laisser seul au milieu des champs : cependant que pouvais-je en faire ? je résolus de lui faire passer la nuit quelque part avec moi. Mon ami, lui dis-je, tu es égaré, tu n'as pas d'espoir de retrouver ta maman, pour ce soir du moins : viens avec moi, et appelle-moi ta bonne surtout ; je verrai demain, le plus tôt possible, ce qu'il faudra faire pour adoucir ton cruel destin... Veux-tu, Émilion, veux-tu me regarder comme ta bonne ? — Madame... certainement... O mon dieu ! maman ! maman ! l'enfant n'osait pas me dire qu'il préférait sa mère à moi, et cela était bien naturel je le pris par la main, et le conduisis au premier village, où je le fis souper et coucher du mieux qu'il me fut possible. Il paraissait étonnant à tout le monde de voir une femme âgée, sous les haillons de l'indigence, avec un enfant joli comme un ange, et vêtu d'une manière très-distinguée. Quoi qu'il en soit, je ne dormis pas plus que mon enfant, que j'entendis soupirer et sangloter. Pour moi, je fis mille réflexions : devais-je aller trouver un magistrat, lui conter l'aventure d'Émilion ? Peut-être exposais-je cet aimable enfant à passer sa jeunesse dans un de ces asiles destinés à ces victimes abandonnées par le crime ou par la misère. Ce qu'il m'avait pu dire des aventures de sa mère me faisait soupçonner qu'il était le fils de l'amour persécuté. Quelle apparence que de longtemps il retrouve cette mère, qui sans doute dans ce moment pleurait amèrement sa perte Je m'attachais à cette innocente créature, mais je n'avais aucune ressource à lui offrir : que devais-je faire, mon Dieu ! que devais-je faire dans un si cruel embarras ?... [239] » Le jour me surprit dans ces réflexions affligeantes. Mon Émilion était déjà levé ; il tâchait de s'habiller lui-même ; je courus vite à lui, je l'embrassai tendrement, et l'aidai à se revêtir de ses petits habits. En prenant son gilet, je fus fort étonnée de le trouver extrêmement lourd, remarque qui m'avait échappé la veille. Qu'est-ce que tu as donc là-dedans, mon petit homme ? lui dis-je. Tenez, me répondit-il avec un air de franchise et en même temps de mystère dont je ne pus m'empêcher de rire, madame, vous m'avez l'air d'une bonne femme ; je ne le dirais pas à tout autre, parce que ça pourrait être un voleur ; vous ne savez pas ? nous sommes riches, et s'il faut que nous ne retrouvions jamais maman, nous avons de quoi rouler carrosse. —Ah ! mon Dieu ! comment donc ça ? — Oh ! je vais vous le dire, à condition que vous prendrez tout cela, et que ça sera vous qui dépenserez pour moi ; car moi je suis trop petit pour acheter. — Parle donc, mon ami, je t'en conjure. — Hier matin, quand maman me fit monter en carrosse avec elle, elle me fit asseoir à côté d'elle, et me dit : « Tiens, mon ami, voilà le prix des maux que ton père a soufferts ; c'est pour ce faible héritage qu'il n'a osé avouer ta naissance : je le dépose entre tes mains, que ce soit toi qui le lui présente. Ouvre ta poche, et prends garde de toucher à ce portefeuille, jusqu'à ce que nous soyons arrivés. Prends aussi ce portrait ; c'est celui de ta mère ; tu le donneras à ton père avec le portefeuille, et tu lui diras, entends-tu bien ? tu lui diras : Papa, c'est à la nature à vous offrir les traits de la tendresse et les dons de la fortune qui vous a tant persécuté Maman me fit répéter plusieurs fois ces mots, afin que je les apprisse par cœur, et vous voyez que je les avais bien [240] retenus. quel dommage que je ne puisse pas les dire à papa !...
» En disant ces mots. Émilion me montra un portefeuille, où je comptai quarante mille francs en bons billets. Je vis aussi le portrait de sa mère, qui me parut être jeune et très-belle. A tout cela était joint un rouleau de papier qui renfermait quelques lettres d'amour assez insignifiantes, mais où je vis que, persécutés par un oncle avare, le père et la mère d'Émilion s'étaient unis secrètement, et se juraient un amour éternel. Pour mon malheur, ou plutôt pour celui d'Émilion, ces lettres n'étaient ni signées ni timbrées. Aucun indice ne pouvait m'y faire découvrir les noms, la demeure, ni la profession des auteurs de ses jours : toute sa destinée, en un mot, était enveloppée pour moi dans le mystère le plus profond
Cependant cet enfant possédait quarante mille francs : il me les offrait avec la franchise et la confiance la plus touchante. Prenez, ma bonne, me disait-il, prenez cela ; vous irez au marché avec : et si papa me le redemande un jour, je lui dirai que vous m'avez secouru, que vous m'avez nourri, et qu'il vous doit encore bien de la reconnaissance.
» L'enfant me prenait et me serrait dans ses petits bras. Je pris l'argent et les lettres : pour le portrait, il ne voulut jamais s'en dessaisir, quoique je lui objectasse qu'il pouvait le casser. Quand je me vis cette somme entre les mains, je songeai à l'emploi que j'en devais faire, et au compte que j'aurais peut-être à en rendre un jour. Embarrassée sur la conduite que je devais tenir (et vous conviendrez qu'elle était délicate) , je pris le parti de consulter sur ce point un homme très-charitable qui demeurait dans ces cantons, et qui m'avait déjà rendu plus d'un service, quoique peu fortuné lui-même. En conséquence, je pris [241] par la main mon Émilion toujours sanglotant, et je le menai avec moi chez M. Dulaurent, qui habitait une petite maison près d'ici, et dont la retraite était l'asile de toutes les vertus. Mon aventure le surprit singulièrement. Sa première idée fut de déposer l'enfant et la somme entre les mains d'un officier public : mais M. Dulaurent connaissait le monde, et surtout les vices du gouvernement : il craignit, comme moi, que l'enfant, bien loin de profiter de sa fortune, ne fût déposé dans un hôpital, et dépouillé de ce qu'il possédait. Cet homme sensé prit un parti plus sage. Restez chez moi, nous dit-il, huit jours, quinze jours, un mois, le temps nécessaire aux perquisitions que je vois que nous devons faire sur les parents de cet enfant. Si nous ne découvrons rien, nous verrons alors ce que nous ferons.
» Ce projet me parut sage : j'y consentis, et bientôt M. Dulaurent fit, avec toute la prudence possible, de manière qu'on ne pût deviner son secret, toutes les informations qu'il y avait à faire en pareil cas, soit par les papiers publics, soit par d'autres voies qu'il connaissait. Trois mois s'écoulèrent sans qu'il nous vînt aucun trait de lumière. À la fin, désespérant de rien apprendre sur l'enfant, M. Dulaurent me fit faire un acte très-sage, et qui accordait la fortune avec la probité. Il me fit venir chez son notaire, et là, j'achetai la maison où vous m'avez vue hier, avec des terres, des dépendances profitables, non en mon nom, mais au nom du petit Émilion, que je fis passer pour mon neveu, en sorte qu'après ma mort il puisse s'en trouver propriétaire. Que dis-je ? il l'était, c'était pour lui que j'achetais ; et si j'avais depuis rencontré ses parents, je leur aurais rendu leur fils avec son bien, que j'ai même fait profiter depuis.
[242]» Vous voyez, mes enfants, que j'agissais suivant les règles de la plus exacte probité ; du moins je le crus, et dès ce moment ma conscience fut plus tranquille. J'élevai mon Émilion, qui me regarda bientôt comme sa mère, et quoiqu'il garde toujours le souvenir de celle qui lui a donné le jour, avec son portrait qu'il baise sans cesse, et cela est juste, je ne puis le blâmer de ses regrets et de sa tendresse.
» Je vécus ainsi dans une honnête aisance avec ce cher enfant, à qui je donnai le plus d'éducation qu'il me fut possible. C'est à lui, vous le voyez, c'est à lui que je dois la fin de mes malheurs, la retour de la fortune, et le repos de ma vieillesse. Ce cher enfant ! mon propre fils ne serait pas plus attaché, plus respectueux, plus tendre, plus sensible j'ignore si ses parents l'ont demandé, l'ont fait chercher ; mais je n'en ai jamais entendu parler depuis dix ans : il est absolument orphelin : mais non, non, il ne l'est pas, il possède en moi une mère qui le chérit, qui l'adore, et qu'il paye, je puis le dire, du plus sincère retour. Voilà Émilion, mes enfants, le voilà ; vous désiriez le voir, eh bien, embrassez-le, et regardez-le comme le modèle des bons cœurs et des bons amis »
Ici la vieille Brigitte termina son récit en serrant dans ses bras son fils adoptif, dont tous les enfants de Palamène s'emparèrent bientôt à leur tour. Émilion était doux et très-sensible. Il s'attendrit dans les bras de ses petits amis, et cette scène touchante arracha des larmes bien douces au vertueux père de famille. Bientôt tout le monde voulut voir le portrait de la mère d'Émilion : on l'examina longtemps, et le fils adoptif de Brigitte le prit enfin en le pressant sur ses lèvres, en le serrant contre son cœur. On lut aussi quelques-unes des lettres dont il [243] était chargé lorsqu'il fut égaré : ces lettres ne disaient rien. Il paraissait que les deux amants, très-surveillés, très-gênés, n'osaient même confier au papier leurs projets ni leurs conseils mutuels.... oh ! comme les enfants de Palamène brûlaient de savoir quelles aventures avaient éprouvées les parents d'Émilion ! ils en étaient plus curieux peut-être qu'Émilion et Brigitte eux-mêmes.... Patience, enfants intéressants ; peut-être par la suite cet Émilion, que vous chérissez tant, rentrera-t-il dans le sein de sa famille qui le pleure depuis si longtemps ; peut-être même mais n'anticipons point sur la suite des jouissances que doivent goûter tous nos héros. Je ne suis qu'historien, je suis fidèlement toutes les soirées qu'ils passent avec leur vieux père, avec ces amis ; il me faut attendre que le temps amène les événements qui déroulent à nos yeux la carte des vicissitudes humaines : alors mon crayon suivra le fil d'une aventure qui a dû intéresser mes lecteurs, s'ils sont amis de la vertu, de l'enfance et du malheur.
Cette soirée avait été bien remplie. Brigitte et son fils adoptif prirent quelques rafraîchissements chez Palamène, qui chargea ses jeunes élèves d'en faire les honneurs ; ensuite les deux étrangers se retirèrent en promettant de venir souvent à l'heure du délassement de la famille du vieux père. Quand ils se furent retirés, on s'entretint longtemps de l'histoire étonnante qu'on avait entendue. Le vieux père en prit occasion de débiter une morale excellente sur le bien qu'on goûte à faire l'aumône, et sur la probité de la bonne vieille, qui n'avait pas voulu s'approprier un bien que la fortune lui offrait, et que la faiblesse et l'enfance n'auraient pu lui disputer. La morale douce, dénuée de morgue, de sécheresse, est comme un baume salutaire qui [244] rafraîchit toutes les sources du sentiment et de l'esprit. Nos enfants l'éprouvèrent. Ils se couchèrent gaiement, et dormirent du plus profond sommeil jusqu'au lendemain matin.
[]L'ENVIE.
Histoire du Charbonnier.
Les enfants de Palamène s'aimaient avec tendresse, et suivaient en cela les vœux et les leçons de leur père : cependant ce bon vieillard croyait s'apercevoir que, depuis quelque temps, sa fille Adèle contractait un caractère opiniâtre et difficile : elle voulait gouverner ses frères, qui, selon elle, lui devaient le respect, à cause de son sexe ; sans cesse elle était en guerre avec Benoît, qui, de son côté, était, comme on dit vulgairement, taquin et sournois. Benoît était le plus malin de tous, et ne se plaisait qu'à contrarier les autres, et surtout Adèle, qui, de son [246] côté, s'emportait, criait, et finissait par pleurer. Un matin qu'Adèle était dans le jardin à dessiner une vue, Benoît va la trouver : Pourquoi dessines-tu ce coteau ? lui dit-il ; je l'avais commencé, moi ; il est presque fini, et je comptais le présenter demain à mon père : si tu le fais aussi, le mien n'aura plus de valeur, et tout mon ouvrage sera perdu. — Pourquoi le plains-tu ? M'as-tu dit que tu faisais la même chose que moi ? — Oui, je te l'ai dit ; et quand je ne l'aurais pas dit, tu m'as vu assez souvent à cette place pour le deviner : c'est affreux : tu es une jalouse, et il ne tient à rien que je ne mette tout ton ouvrage en pièces. — ose donc ! — veux-tu voir ? tiens, tiens !
Benoît se saisit du dessin, tout rouge de colère, et le déchire en mille morceaux, aux cris de la jeune Adèle, qui le traite de brutal, de méchant, d'emporté, d'envieux, etc. Benoît, pour aggraver sa faute, la menace du poing. Elle se sauve, se renferme dans sa chambre, en pleurant, et jure qu'elle ne paraîtra pas devant son père de la journée, pas même le soir, qu'il ne lui ait fait raison de cette injure. Benoît s'en moque, et prétend qu'il saura bien se justifier. Les choses en sont là, quand Palamène, qui sait tout, qui apprend toujours tout à point nommé, gémit intérieurement et de l'obstination de sa fille, et de la brutalité de Benoît, dont les passions naissantes annoncent un caractère plus intraitable que celui de ses frères. Le père de famille se promène à pas lents dans son jardin, et réfléchit douloureusement sur les peines que cause l'éducation des enfants. Ce petit Benoît, se dit-il, me donnera du chagrin, si je n'y prends garde ; il est vif, emporté, jaloux, et avec cela, il ne fait pas aussi bien que ses frères ; c'est un petit mutin qu'il faut absolument que je corrige. Allons, il lui faut une forte épreuve, [247] et dès ce jour je veux la lui faire subir, mais sans pitié, sans faiblesse, et sans écouter les larmes ni les prières de ses frères, qui ont un meilleur cœur que lui.
Palamène, après avoir fait ces tristes réflexions, forme un projet singulier, mais excellent, pour corriger son petit bonhomme, dont il a plusieurs sujets de se plaindre. Il ne dit rien ; suivant son habitude, il fait bonne mine à tout le monde, à Benoît lui-même. Après le dîner, il engage ses enfants à venir faire un tour avec lui dans la forêt prochaine. Vous n'avez jamais vu faire de charbon, leur dit-il ; il faut que vous voyiez cela ; je veux que vous connaissiez toutes les productions de l'industrie des hommes, afin que vous sachiez apprécier la valeur des choses et la peine de ceux qui vous les procurent. Les enfants sont enchantés ; Benoît lui-même, qui est un peu enclin à la paresse, saute de joie, en voyant qu'on lui donne ce demi-congé qui va le distraire de ses occupations. Toute la famille est prête à partir, excepté Adèle. Palamène la demande, Benoît lui dit qu'elle est malade et renfermée dans sa chambre. Marcelle y va. Adèle répond en sanglotant qu'elle a mal à la tête, qu'elle ne sortira pas. Palamène prend le parti d'aller la trouver lui-même, et, pour prévenir une délation qu'il ne veut pas entendre puisqu'il sait tout, il interrompt toujours les plaintes qu'elle veut lui faire. Ma fille, tu es malade ? — Oui, mon père, très-malade.—Allons, viens prendre l'air avec moi ; cela te dissipera. —mon père, benoît — benoît sera des nôtres ; il ne demande pas mieux. — Si vous saviez. — Allons, viens...—Ce qu'il m'a fait !...—Mademoiselle, je vous ordonne de ne plus répliquer, et de descendre sur-le-champ.—Mais, mon père...—Vous m'avez entendu, j'espère que vous m'obéirez... [248] Palamène sort, et bientôt il est suivi de la jeune Adèle, qui affecte en route de ne jamais se trouver auprès de Benoît. Celui-ci feint de ne pas s'en apercevoir, et il se livre à sa gaieté ordinaire. Après une demi-heure de marche ils arrivent à la forêt, s'y enfoncent, et déjà aperçoivent la fumée d'une charbonnière. C'est là que Palamène dirige leurs pas. Un homme tout noir sort d'une espèce de cabane pratiquée sous les arbres : il se présente à nos enfants, et leur explique la manière dont se fait le charbon, les précautions qu'il faut prendre, et les peines que ce travail donne à ceux qui le veillent jour et nuit. Les enfants, émerveillés, ouvrent de grands yeux, et témoignent par leur silence tout l'intérêt qu'ils prennent à cette explication. Quand le charbonnier a fini, Palamène l'engage à s'asseoir sur l'herbe à côté de lui : les enfants en font autant ; et Palamène adresse ces paroles au charbonnier : C'est un métier bien dur que vous faites là, mon ami ! — Ah, monsieur ! ne m'en parlez pas : je suis bien des fois dégoûté de ma profession ; mais il faut bien que je suive la volonté du ciel. Il ne m'avait pourtant pas destiné au métier que je fais — non ? vous étiez né pour un autre état ?... Et qui a pu vous forcer ?... — Le malheur et ma faute. — Votre faute ? — Sans doute, ma faute ! Si j'avais moins écouté la haine, la jalousie !... imprudent que je suis ! je serais riche à présent ; je jouirais de tous les dons de la fortune ! — Contez-nous donc l'histoire de votre vie. — Volontiers : elle ne me fait pas d'honneur ; mais peut-être servira-t-elle de leçon à ces jeunes enfants que voilà, et qui m'ont l'air bien doux, bien intéressants.
Les enfants de Palamène se rapprochent : la curiosité se peint dans tous leurs traits : ils observent le plus profond silence, [249] et le charbonnier commence son histoire en ces termes : « Je suis le fils d'un bon négociant de Paris. J'avais un frère et une sœur en bas âge déjà, lorsque notre mère mourut. Mon père, resté seul à la tête de sa famille, était un homme vertueux, mais crédule et doué de peu de fermeté. Il m'adorait, moi, au détriment de mon frère et de ma sœur : j'étais son bijou, son oracle ; tout ce que je disais était bien dit ; tout ce que je faisais était bien fait ; les autres étaient bourrés du matin au soir, et la préférence que mon père m'accordait flattait ma petite vanité, au point que je les rudoyais sans cesse, et que j'ajoutais journellement aux mauvais traitements qu'ils éprouvaient à la maison.
» Dès l'enfance, mon caractère tranchant et jaloux avait su rendre mon frère et ma sœur odieux à leur père, par des rapports continuels, vrais ou controuvés, suivant mes caprices. Tout ce qui se faisait de travers retombait sur eux : ils étaient gauches, méchants, querelleurs, gourmands ; ils avaient, en un mot, tous les défauts, et moi j'avais seul toutes les vertus. Mon père croyait tout ce que je lui disais, et déjà il avait formé le projet de mettre mon frère et ma sœur dans des pensions, et de me garder seul auprès de lui. Ce dessein, il l'exécuta bientôt : je me vis absolument le maître de la maison, et Dieu sait si je profitai de ma faveur pour noircir les absents, au point que mon père n'allait jamais les voir, et ne leur envoyait que leur strict nécessaire. Sur ces entrefaites mon frère mourut de la petite-vérole. Cet événement m'enchanta : c'était un obstacle de moins à la domination que je voulais exercer, et aux projets qui me roulaient déjà dans la tête, car j'avais dix-sept à dix-huit ans ; et, quoique livré à tout l'excès de la dissipation, des [250] passions même qui maîtrisaient déjà mes sens, je raisonnais pour l'avenir... Mon père est riche, me disais-je ; il jouit à peu près de dix mille livres de rente, sans son commerce. Nous sommes deux enfants ; si nous partageons cela un jour, nous ne serons pas très-riches ni l'un ni l'autre : si je pouvais ne partager avec personne ! si je pouvais disgracier ma sœur au point qu'on la déshéritât, ou qu'elle nous fuît pour jamais, j'aurais à moi tout seul une grande fortune !...
» Ces idées affreuses germèrent dans mon coupable cœur, au point que, dès ce moment, je dressai toutes mes batteries pour perdre une sœur que je détestais. Vous allez voir comment je m'y pris, et quels fruits j'en retirai. J'imaginai de l'entraîner dans un piége funeste ; et, pour ne mettre personne dans la confidence, je me fis moi-même le héros de l'aventure. Ma sœur était dans une pension très-sévère du faubourg Saint-Marceau, près le jardin des Plantes. Dès ce jour, je m'y transportai, et lui fis parvenir, par un commissionnaire que je payai bien, un billet conçu en ces termes :
« Aimable Cécile, je connais vos ennuis, vos chagrins ; je dirai » plus, je vous ai vue, et vos charmes divins ont fait une telle impression sur mon cœur, qu'ils ont absolument troublé ma raison . » Je suis bien né, jeune, riche : ayez pitié des maux que vous avez » causés, et daignez lire sans colère un billet que vous adressent » l'estime et l'amour . » Valvil. »
» Cécile avait seize ans : elle lut ce billet d'abord avec surprise, elle le relut ensuite avec intérêt : et depuis elle y jeta les [251] yeux avec émotion. L'abandon d'un père, la haine de son frère, dont elle savait être poursuivie : tout avait plongé son âme dans une tristesse profonde. Un être plaignait ses maux ; un être s'intéressait à son sort ; elle était aimée enfin d'un jeune homme riche et bien né. Quelle est la jeune personne dont la tête, à sa place, n'aurait pas travaillé ?... Cécile relut cent fois ce billet, et ne put s'empêcher de soupirer après un état plus heureux.
» Quand je crus son imagination assez montée je hasardai un second billet, dans lequel je demandai une réponse ; mais elle n'en fit point, et ma surprise fut extrême. A la troisième lettre, j'eus le bonheur de recevoir d'elle ce peu de mots : « Faites-vous connaître, monsieur, et alors on verra si vous pouvez espérer. » Je ne me possède pas de joie ; je forge sur-le-champ un roman, et bientôt ma victime apprend que ce Valvil qui l'aime, qui l'adore, est le fils d'un homme très-riche, autrefois dans les charges judiciaires, mais malheureusement noble, et décidé à ne donner son fils qu'à une femme digne de sa naissance. Je n'oublie point les imprécations contre le sort, la fortune injuste, et même contre l'amour, l'amour irrésistible qui m'a enflammé pour ses attraits, la première fois que je la vis se promener avec ses compagnes au jardin des Plantes ; en un mot, je meurs, si je n'obtiens d'elle la permission de lui parler le soir dans la rue de Seine, par une croisée d'une de ses compagnes qu'elle peut mettre dans sa confidence.
» Rien n'égale le trouble de Cécile en lisant cette lettre : elle me répond que ce que je lui demande est de la dernière hardiesse, qu'elle ne commettra jamais une pareille imprudence ; et que, puisqu'elle ne peut espérer que j'aille demander sa main [252] à son père, elle me prie d'interrompre toutes poursuites, et même de finir mes importunités.
» Cette réponse sévère ne me décourage point. Tout jeune que j'étais, je connaissais déjà le cœur des femmes. Une société corrompue et la lecture de mauvais romans m'avaient donné toute l'expérience d'un libertin de quarante ans. Je poursuis donc toujours mon entreprise, et j'écris lettres sur lettres.
» Vous allez me demander comment Cécile ne reconnaissait point mon écriture. Premièrement, je la déguisais ; en second lieu, elle était sortie très-jeune de la maison, et je l'avais toujours évitée, au point qu'à peine nous passions ensemble un quart d'heure dans la journée ; et d'ailleurs pouvait-elle jamais se douter d'un projet aussi noir, aussi bien combiné ?... Non, Cécile était la candeur et l'innocence même : elle ne s'est même jamais arrêtée sur le peu de ressemblance qu'elle aurait pu remarquer entre mon écriture et celle du faux Valvil. Elle se croyait aimée sincèrement, et déjà elle aimait sans connaître celui qui lui offrait son cœur. Infortuné ! était-il possible de t'abuser plus cruellement !
» Je fus six mois entiers à obtenir la permission de lui parler dans la rue ; enfin elle y consentit, et dès ce moment je fus sûr de mon succès. Une de ses compagnes, sensible à ses malheurs, au sort qu'on lui offrait, lui prêta sa chambre, et elle s'y rendit à minuit précis. J'avais fait habiller proprement mon domestique, qui était un jeune homme très-fin et très-spirituel. Je lui avais appris son rôle par demandes et par réponses ; car je me doutais de tout ce qu'une jeune personne peut dire en pareil cas. Ce fut lui que je mis dans ma confidence, et que j'engageai, à force d'argent, de jouer le rôle du Valvil amoureux, du Valvil [253] désespéré. Ce drôle s'acquitta à merveille de son personnage : j'étais à quelques pas de lui, caché dans l'angle d'un mur, et j'entendis toute sa conversation. Cécile fit d'abord beaucoup de questions ; elle avoua ensuite qu'elle aimait, et demanda l'issue d'une passion qu'elle abjurait, si elle ne pouvait être couronnée par l'hymen. Rien de plus aisé. Le faux Valvil a une tante qui l'adore ; elle est prévenue de sa passion ; elle attend sa nièce à bras ouverts ; c'est chez elle qu'ils seront unis secrètement. Elle se charge ensuite de faire entendre raison au père de Valvil : le vieillard est bon ; il approuvera tout ; et d'ailleurs s'il n'approuve pas, la bonne tante est riche à millions ; ses dons et son héritage son plus que suffisants pour dédommager l'amour des injustices de la nature.
» Toutes ces propositions éblouissent Cécile : elle demande du temps pour réfléchir ; mais Valvil est pressé, il meurt d'amour, il se poignarde, il se noie, s'il n'a pas bientôt l'objet de sa tendresse. Cécile, effrayée, promet de prendre un parti sous huit jours, et nous nous retirons enchantés du succès de l'entrevue.
» Soudain je dresse d'autres batteries pour appuyer celles que j'ai commencées. Dès le lendemain, mon père reçoit une lettre (supposée) d'un des instituteurs de la pension de ma sœur. On lui apprend qu'elle a tous les défauts, qu'elle ne fait rien, qu'on lui croit la tête un peu égarée, etc., etc. Mon père me communique cette suite de calomnies ; je l'engage à écrire sur-le-champ à sa fille, et je lui dicte même ses expressions. Que devient Cécile en recevant cette lettre terrible de son père ! Il est prêt à l'abandonner ; jamais il ne l'établira : il est prêt à lui donner sa malédiction, et mille autres horreurs qui compriment [254] son cœur sensible. L'infortunée reconnaît l'ouvrage de son barbare frère. Que fera-t-elle ? Ecrira-t-elle ? Sa lettre sera interceptée comme les autres... Suivra-t-elle le jeune Valvil, qui lui offre un sort plus heureux ? Si la nature l'abandonne, l'amour vient lui servir d'appui... Dans quelle chaos d'idées et d'indécisions elle est plongée !...
» Deux jours après, elle reçoit une lettre de Valvil, et une de la tante de ce jeune homme.
« J'ai appris vos malheurs, ma chère nièce (permettez-moi ce nom) ; je sais que mon neveu vous adore, et j'approuve ses feux, puisque les informations que j'ai prises sur vous sont toutes en votre faveur. Tenez-vous prête lundi à minuit ; descendez par la croisée de votre amie ; on vous en facilitera les moyens : qu'elle vous suive même, qu'elle vous accompagne, cette amie fidèle. Je suis assez riche pour avoir soin de vous deux. C'est moi que vous trouverez en bas c'est moi qui vous recevrai dans mes bras ; et une bonne voiture vous conduira soudain à mon château, où l'hymen attend l'amour . Ah ! ma chère nièce ! quelle consolation pour mes vieux ans ! quelle douceur pour vous de vivre dans le sein d'une tante, et dans celui du père de votre époux ! car je connais mon frère ; j'ai assez d'empire sur lui pour lui faire faire, après votre mariage, tout ce que je voudrai . » Ursule de Valvil. »
» Toute cette intrigue n'était pas assez bien motivée sans doute pour tromper la prudence d'une femme qui aurait eu plus d'instruction et plus d'expérience que Cécile ; mais à son âge , à seize ans, privée de toute connaissance du monde, des [255] intrigues, des séductions, lui était-il possible de ne pas succomber ?... Cécile ne sentit point les invraisemblances que pouvait renfermer cette lettre ; elle ne se livra qu'à la joie d'être sûre que son amant ne l'avait point trompée, puisque sa tante, une femme respectable, approuvait son amour, et se prêtait même à combler son bonheur. La pauvre Cécile consulta son amie, qui était orpheline, peu fortunée, et novice comme elle. Celle-ci consentit à l'accompagner ; et il fut décidé entre elles qu'elles se tiendraient prêtes pour le lundi suivant à minuit. Cécile m'écrivit même qu'une seconde entrevue nocturne était inutile et dangereuse. La lettre de ma tante avait levé tous ses scrupules ; elle nous attendait lundi, et se livrait absolument à la probité comme à la protection de son amant et de sa tante.
» Enfin je touchais au moment de l'enlèvement : c'était le coup de maître. Il se fit très-heureusement, et sans que j'y parusse ; j'affectai même, ce soir-là, d'avoir mal à la tête : je soupai tranquillement avec mon père, et je fus me renfermer chez moi, où l'on pense bien que je ne dormis point. Bourrelé de l'idée du crime que je commettais, j'avais craint que mon père ne remarquât l'altération de mes traits, et même qu'il en devinât la cause ; tant il est vrai que le coupable craint toujours que ses forfaits ne soient dévoilés, même par les personnes qui sont les moins disposées à les deviner !...
» Pendant ce temps, mon adroit valet, accompagné d'une vieille sorcière que j'avais habillée et mise dans mes intérêts, se rendirent à la rue de Seine : une échelle appliquée contre la muraille facilita l'évasion de Cécile et de son amie ; toutes deux montèrent dans la berline où les attendait la vieille tante ; le faux Valvil y monta aussi, et la voiture partit. [256] » J'en reçus le lendemain la nouvelle, en même temps que mon père, par une lettre que nous écrivirent les instituteurs de la pension de ma victime. Ils nous marquaient que depuis longtemps ma sœur recevait sourdement des billets amoureux ; qu'on avait surpris souvent un jeune homme rôder autour de la maison ; qu'il n'y avait pas de doute que ce jeune homme ne l'eût enlevée, et que, pour comble de scélératesse, la criminelle Cécile avait entraîné une de ses compagnes dans ses désordres et dans sa fuite.
» Vous vous doutez bien que j'eus l'art perfide de redoubler la surprise et l'indignation de mon vieux père. En effet, lui dis-je, on m'a déjà parlé, je crois, de son étroite liaison avec un jeune intrigant ; mais je croyais que c'était une plaisanterie ; je n'aurais jamais pensé que ma sœur fut capable !... Ah ! ciel ! déshonorer sa famille, et causer tant de chagrin au meilleur des pères !... Allons, il n'y a plus de ressource, il faut que je renonce à la douceur de revoir jamais cette sœur coupable ; car sans doute son ravisseur la conduira dans quelque pays étranger, où elle se fixera. Si jamais elle avait le malheur de venir s'offrir aux regards d'un père !... Que dis-je ! elle est perdue pour vous, mon père ; elle est perdue pour jamais !...
» J'ajoutai mille autres exclamations, et je jouis du cruel plaisir d'entendre mon père le maudire, et jurer qu'il l'abandonne pour toujours. Ma sœur en partant avec son amant prétendu, avait laissé sur sa table une lettre pour mon père : j'eus soin de la soustraire à ce dernier. Elle y parlait de ses malheurs, de son amour pour un jeune homme très-bien né, de sa tendresse pour son père, des persécutions d'un frère barbare et dénaturé ; en un mot, elle voulait y justifier une démarche hasardée, [257] et dont elle rougissait la première, de tous les torts de sa famille, etc. Cette lettre fut brûlée par moi, comme celles qui l'avaient précédée, et je jouis en paix de ma perfidie. Quelque temps après, mon père, dangereusement malade, fit appeler un notaire. Je ne l'abandonnai pas dans cette circonstance, et j'eus soin de monter sa tête au point que, dans son testament, il déshérita complétement ma sœur, et me fit son unique héritier.
» J'avais obtenu le prix de mes forfaits ; mais je ne devais pas en jouir longtemps. Vous verrez bientôt comment le ciel ménageait les événements pour punir le crime et faire triompher complétement l'innocence opprimée. Mais avant d'en venir à cette vengeance céleste, que j'avais bien méritée, je dois vous ramener dans la rue de Seine, au moment de l'enlèvement de Cécile, et vous engager à suivre cette crédule victime de la haine et de l'ambition du plus méchant des frères. Vous êtes sans doute curieux de savoir ce qui lui arriva avec le faux Valvil et sa prétendue tante : vous allez connaître ses malheurs, et comment elle fut cruellement détrompée.
» Il était minuit, la chaise de poste volait déjà... »
Ici Palamène prie le charbonnier de suspendre son récit ; il avait près d'une lieue à faire pour rentrer chez lui, et il craignit de se trouver dans la forêt ou dans les chemins déserts avec sa jeune famille. Nous reviendrons demain, lui dit-il, et nous vous prierons de continuer une histoire qui nous a singulièrement intéressés.
La parole donnée de part et d'autre, Palamène revint à la chaumière avec ses enfants, et leur entretien roula longtemps sur les crimes repoussants de l'homme qu'ils venaient de voir. [258] Le vieux père eut soin d'adresser indirectement quelques applications légères et détournées à Benoît et à sa sœur : ceux-ci baissèrent les yeux ; mais ils n'eurent point le courage de se jeter les bras au cou. Palamène en fut indigné, surtout de l'opiniâtreté de Benoît, qui avait tort. Cela le confirma dans son projet de le punir sévèrement, et on verra dans la soirée suivante comment il s'y prit.
[][]La matinée entière se passa comme celle de la veille. Adèle, toujours enfermée dans sa chambre, ne voulut voir personne : elle se flattait que son père lui demanderait la cause de son chagrin. Palamène garda toujours le silence : il n'aimait pas que ses enfants fissent mutuellement des rapports sur chacun d'eux : les frères d'Adèle, qui savaient son aventure avec Benoît, n'osèrent pas le dire à Palamène ; et la journée fut assez triste jusqu'au moment où le père de famille parla de retourner à la forêt : alors, au plaisir de la promenade se joignit le désir de connaître la suite de l'histoire du charbonnier, et les enfants [260] sautillèrent jusqu'au lieu du rendez-vous. Ils y trouvèrent le frère de Cécile, qui reprit la parole en ces termes :
« Il était minuit ; la chaise de poste volait déjà depuis longtemps, et Cécile, troublée, n'avait pas encore examiné les personnes avec lesquelles elle était : on lui parlait ; muette, en proie à l'inquiétude, peut-être au repentir, elle ne répondait pas. Son amie, moins coupable et plus décidée qu'elle, faisait seule les frais de la conversation, et s'en acquittait fort bien ; car Laure (c'était son nom) était douée d'un excellent cœur : mais elle parlait beaucoup , et souvent sans savoir ce qu'elle disait. Madame la comtesse, disait-elle à la vieille, j'ai suivi mon amie ; mais je serais au désespoir qu'on me séparât d'elle. Quand une fois elle sera mariée, je veux la servir ; je veux être sa femme de chambre, sa femme de compagnie, enfin ce qu'on voudra, pourvu que je ne la quitte jamais !...
» La vieille promettait tout, tandis que le faux Valvil s'occupait à distraire Cécile, à lui parler de sa flamme, à lui jurer qu'il l'adorerait toujours. Quand nous serons mariés, lui disait-il , quand nous serons époux, ô ma Cécile ! quel bonheur ! quelle félicité ! Qu'il me sera doux alors de te présenter à mon père, de lui dire : Voilà la femme que ma tante m'a choisie ! que la nature ratifie les nœuds de l'amour ! Mon père alors fera tout ; n'est-ce pas, ma tante, qu'il fera tout ? — Oh ! mon Dieu, mon neveu, je te jure que ton père ne m'embarrase pas du tout. — Parlez-moi donc, belle Cécile ; de grâce, dites-moi quelques mots qui rassurent ma tendresse : je crains que ma témérité n'ait allumé votre haine...
» Cécile ne répondait presque rien. Depuis qu'elle était dans cette voiture, il semblait qu'un pressentiment funeste l'agitât. [261] Elle voyait, pour ainsi dire, un abîme ouvert devant elle, et se repentait d'avoir cédé si légèrement à sa crédulité. D'ailleurs, elle entendait la tante et le neveu se chuchotter souvent tout bas à l'oreille : de temps en temps il leur échappait quelques éclats de rire qu'ils voulaient étouffer. Tout cela n'était pas propre à la rassurer ; et sans la présence de Laure, qui lui donnait du courage, elle se serait peut-être livrée à ses larmes et à ses sanglots. La nuit se passa ainsi tout entière à ne dire que des mots de part et d'autre. Le petit jour les surprit, qu'ils étaient déjà à plus de dix lieues de Paris. C'est lorsque le jour vint éclairer sa fuite, que Cécile sentit battre son cœur de surprise et d'effroi, en contemplant les deux figures qui l'accompagnaient. D'un côté, un jeune homme de l'extérieur le plus commun, assez bien de figure, mais portant son chapeau en recruteur, l'air de la bêtise et de l'ignorance répandu sur la physionomie, ayant, en un mot, toutes les manières de son véritable état. A côté de Cécile, une vieille horriblement laide, couverte d'un gros rouge mis par placards et surchargée de mouches. A ses oreilles, à son cou pendent de faux diamants enchâssés dans de l'étain. Ses vêtements n'ont pas été faits pour elle : ils sont sales, antiques, usés et très-mesquins : on dirait voir un personnage d'une comédie triviale. Avec cela son organe est celui d'un grenadier : elle parle avec volubilité, et l'on voit qu'elle se retient pour ne plus lâcher quelques gros mots.
» Cécile, effrayée, regarde longtemps ces deux individus, et peu s'en faut qu'elle ne leur demande la liberté de descendre, pour se sauver à toutes jambes... Elle voudrait communiquer ses craintes à Laure ; mais celle-ci, plus légère, moins pénétrante, n'a point été frappée du physique des deux ravisseurs ; [262] au contraire, elle admire les ajustements de la vieille, qu'elle trouve superbes, et se flatte intérieurement de jouir désormais d'un sort heureux avec des personnes d'une si haute qualité. Pour Cécile, elle a tout à fait perdu l'usage de la parole, et ne se permet de temps en temps que quelques soupirs, et des regards qu'elle attache au ciel, comme pour lui demander s'il veut la punir d'avoir manqué à ses parents, à son sexe, à elle-même, à tous les devoirs. La tante et le neveu prennent le parti de ne pas remarquer son trouble, et ils ne cessent point de se parler bas.
» A l'heure du déjeuner, on descend dans une auberge, et c'est là que le caractère de nos deux intrigants commence à percer davantage. Cécile ne veut rien prendre ; mais la vieille gourmande demande du vin, du jambon, des œufs frais, et Cécile est toute étonnée de voir boire à la vieille et au jeune homme, après trois bouteilles de vin à eux deux, un demi-setier d'eau-de-vie, qui dérange tout à fait leur cerveau. Pour Laure, elle déjeune simplement avec du chocolat.
» Qu'on se mette à la place de la pauvre Cécile, et qu'on juge des réflexions qu'elle doit faire ! Bientôt les fumées du vin et de l'eau-de-vie échauffent les deux têtes des ravisseurs. Les voilà qui parlent sur leurs châteaux, sur leurs propriétés, et qui disent des balourdises, en croyant faire les gens comme il faut . Ils se coupent souvent, et il leur échappe même de se tutoyer familièrement. .. Bientôt le faux Valvil se rend à la poste pour faire changer de chevaux, et pendant ce temps la vieille, qui n'adresse plus une parole à Cécile, s'endort profondément. L'infortunée Cécile profite de ce moment de liberté pour communiquer toutes ses craintes à son amie Laure : Quelles sont les gens, lui dit-elle, [263] auxquelles nous nous sommes livrées ? Grands dieux ! est-il rien de plus commun, de plus méprisable ! — Je ne les ai bien remarqués que depuis un moment, mon amie ; et en effet leur extérieur, leurs discours, leurs actions, tout me paraît en eux bien étrange. — O mon amie ! qu'avons-nous fait ? quelle imprudence ! quelle haute imprudence !... Est-ce là ce Valvil, ce tendre, ce sensible Valvil, qui m'écrivait des lettres si touchantes ? Est-ce là cet amant soumis et craintif qui m'a séduite par la magie de son style ? O dieux ! celui-ci est un homme affreux, détestable, que je hais à la mort, avec qui il me serait impossible de vivre !... Et cette vieille folle qu'il appelle sa tante ! elle est plus commune que la servante de notre pension. Cela boit à perdre la raison, cela jure même ; car j'ai vu qu'ils se retenaient à cause de moi. Il n'est pas possible, non, il n'est pas possible que ces gens-là soient bien nés. O mon amie ! serais-je la victime de quelque intrigue secrète, de quelque complot ténébreux ? T'aurais-je entraînée dans ma perte ? Oui, un vide affreux se présente à mes timides regards ; oui, je suis menacée de quelque grand malheur, et j'y suis plongée déjà malgré moi. Que dis-je, malgré moi ? c'est ma faute, ma laure, c'est ma faute !
Qu'ai-je fait ? Quoi ! je me livre à un homme que je ne connais pas, que je n'ai vu qu'une fois au milieu d'une nuit obscure ! Eh ! qui m'a donné des preuves de son état, de sa fortune, de sa probité ? Qui m'a dit que je ne m'abandonnais pas au plus dangereux des séducteurs ? Cécile, infortunée Cécile !... qu'as-tu fait ? Quel parti te reste-t-il à prendre ?... Qui te secourra ? qui te protégera ?... O mon Dieu, mon Dieu !...
» Cécile, en finissant ces mots, cache sa figure dans ses mains, et les arrose d'un torrent de larmes. En vain Laure essaye de la [] consoler, de l'encourager : Cécile va peut-être prendre un parti violent, lorsqu'elle voit rentrer son amant prétendu ; mais dans quel état ! L'aimable Valvil a bu encore avec les garçons d'écurie de la poste ; il est ivre à l'excès... Vous pleurez, ma poulette, dit-il en riant à Cécile : ce n'est rien ; bah, ça se passera. Allons, eh ! ma tante, ma chère , ma très-honorable tante, il faut remonter en voiture...
» La tante ne se réveille point ; le neveu la secoue rudement.
— Eh bien, dit-elle, qu'est-ce que tu me veux donc, Picard ? — Picard ! s'écrie Cécile.
» La vieille s'aperçoit qu'elle a fait une sottise, et sur-le-champ elle reprend sur son ton de belle dame : Ah ! mon neveu ! pardon : je rêvais à mon coquin de valet, de Picard ; vous l'avez connu ? que j'ai chassé ; c'était un ivrogne !... — Un ivrogne ! reprend le faux Valvil ; ah ! madame ! ménagez vos termes, s'il vous plaît...
» La vieille remarque l'état de son compagnon, et pâlit de crainte qu'il ne fasse quelque sottise. Elle rompt la conversation. Les dames montent en voiture ; on y porte Picard comme on peut ; et à peine y est-il, qu'il s'endort aussi profondément que la vieille, qui reprend son somme. Voilà encore une fois Cécile libre de parler tout bas à son amie ; et vous jugez quel peut être leur entretien. Cécile, sans connaître le fond du mystère, est totalement désabusée sur le compte de Valvil et de sa tante, elle ne pourra jamais vivre d'ailleurs avec un homme aussi méprisable. Elle forme le projet de rester avec eux jusqu'au lendemain matin, et de saisir alors un moment favorable pour les fuir avec Laure, qui, aussi effrayée que Cécile, consent à [265] tout. Jusqu'à ce moment, ajoute ma sœur, faisons-leur bonne mine, afin qu'ils ne se doutent de rien.
» La journée se passa sans que Valvil et sa tante demandassent à dîner, pensassent même à l'offrir à leurs compagnes. Picard était pansé : il ne se réveillait que pour payer chaque poste, et il se rendormait soudain. Sur le soir, on s'arrêta dans une auberge, où nos deux ravisseurs se trouvèrent totalement dégrisés : alors ils pensèrent sérieusement au but de leur voyage ; et, soit qu'ils eussent entendu quelques mots du projet de Cécile, ou qu'ils craignissent que leur mauvaise conduite lui donnât quelque soupçon, ils prirent la résolution de se charger de mets froids, et de ne plus s'arrêter dans aucune auberge qu'ils ne fussent arrivés à leur château ; mais ce château ils ne disaient point où il était situé, en sorte que Cécile ignorait absolument où on la conduisait. Quand elle vit qu'il lui était impossible d'échapper à ses ravisseurs, elle se fâcha sérieusement, et demanda ce qu'on prétendait faire d'elle et de son amie. Pour toute réponse, les lâches se contentèrent de lui rire au nez, et de lui donner quelques explications vagues. Cécile ne douta plus alors qu'elle ne fût perdue ; mais que devait-elle faire ?... Il fallait au contraire prendre patience, attendre qu'on arrivât dans une ville quelconque, et là s'échapper de leurs mains pour aller demander protection aux magistrats. C'est l'idée à laquelle Cécile s'arrêta ; mais, hélas ! il lui était réservé de ne pouvoir l'exécuter.
» Après avoir voyagé huit jours entiers sans s'arrêter, Picard, qui faisait de temps en temps le complaisant auprès de Cécile, et voulait toujours lui faire accroire qu'il était Valvil, quoiqu'il s'aperçût bien qu'elle n'en croyait pas un mot, proposa à sa prétendue tante de s'arrêter dans une auberge isolée qui se trouvait [266] à l'entrée d'un hameau. Nous n'avons plus, lui dit-il, madame la comtesse, qu'un quart de lieue tout au plus pour nous rendre à votre château : mais il est très-tard ; la nuit est extrêmement noire, le chemin qui conduit chez vous n'est pas sûr : passons ici la nuit, et renvoyons notre postillon ; demain, au grand jour, nous ferons ce court trajet à pied, en nous promenant , car, en vérité, on est éreinté de passer tant de journées assis dans un carrosse.
» La tante fut de cet avis, et Cécile en fut charmée : elle espérait mettre dès le lendemain son projet à exécution. Ils entrèrent donc tous dans cette mauvaise auberge, se firent servir à souper, et demandèrent des chambres. Par l'effet du hasard, il y en avait cinq à six de vides, en sorte qu'on put choisir. Par extraordinaire, Picard et la vieille exigèrent que Laure ne couchât point pour cette nuit dans la chambre de Cécile ; ils lui donnèrent un asile particulier. Cécile fut d'abord effrayée de cette séparation inattendue ; mais la fausse tante ordonnait, il fallait obéir ou éclater, et, dans ce dernier cas, on pouvait risquer beaucoup avec des malheureux de cette espèce. Cécile embrassa donc son amie en pleurant, et elle se retira dans sa chambre, en se promettant bien de ne pas dormir, et d'aller trouver Laure dès le point du jour.
» À peine s'était-elle couchée, à peine son esprit s'était-il livré aux plus tristes réflexions, qu'elle entendit ouvrir doucement sa porte. Glacée d'effroi, elle demande qui vient interrompre son sommeil ; on ne lui répond point, on s'approche doucement de son lit... Pour comprendre cette nouvelle aventure, vous saurez que l'abominable Picard, prêt à abandonner sa victime, avait ressenti pour elle, sinon de l'amour, du moins des désirs [267] grossiers : le monstre s'était dit : C'est la sœur de mon maître ; mais puisqu'il la traite ainsi, il la descend à mon niveau, et je puis bien commencer le premier à jouir d'un bien qui sera bientôt à tout le monde ; car une fois abandonnée, sans parents, sans fortune, sans asile, elle n'a plus de ressource que le libertinage.
» Tel était le système que le scélérat s'était fait. Hélas ! et j'étais encore coupable de ses propres forfaits ! C'est donc Picard, c'est donc ce vil coquin qui s'approche tout doucement de la pauvre Cécile dans le dessein de lui faire violence si elle résiste à ses vœux. Cécile, lui dit-il, c'est moi, c'est ton amant ivre d'amour, qui vient — n'approche pas, misérable, s'écrie Cécile, ou je te tue !... — Bon, vous me tuerez ; avez-vous une arme ?—Oui, monstre ! j'en possède une, une que j'ai toujours dérobée à tes regards, et dont je me suis munie à tout hasard pour me défendre de toi et de tes pareils. — Vous plaisantez ? — Sors, ou ce pistolet va te faire sauter la cervelle. —Un pistolet ! un pistolet !...
» L'obscurité la plus profonde régnait dans la chambre. Cécile avait eu la présence d'esprit de se vanter qu'elle tenait un pistolet. Picard, qui ne distinguait aucun objet, la crut, et, aussi lâche que méchant, il craignit que le hasard ne donnât de l'adresse à sa victime. — Oui, je sors, lui dit-il ; mais tremble ! tu touches au plus grand malheur ! Tu sauras bientôt qu'une jeune fille ne doit pas se laisser enlever par des gens qu'elle ne connaît point adieu: apprends pour le moment que je ne m'appelle point Valvil, mais Picard, et que ma fausse tante n'est qu'une vieille femme de mauvaise vie que nous avons mise dans nos intérêts. Adieu... Puisses-tu expier ta [268] faute par le repentir et par une meilleure conduit à l'avenir ! » le scélérat prononça ces mots derrière la porte, la ferma soudain à double tour, et emporta la clef avec lui les voilà donc éclaircis les doutes de l'infortunée Cécile ! la voilà donc victime d'un complot abominable ! Quels peuvent être les monstres qui la poursuivent ? Ce Picard n'est pas seul ; en parlant de la vieille, il dit : Nous l'avons mise dans nos intérêts . O Dieu ! Dieu, qui connaisez sa faute et la pureté de ses intentions, l'abandonnerez-vous à son désespoir ?
» Pendant qu'elle est noyée dans les larmes, elle entend partir une voiture, et ne doute point que ce ne soient ses lâches ravisseurs qui fuient et l'abandonnent. Que fera-t-elle ? elle est enfermée... N'importe ! elle s'habille, ouvre ses croisées, s'écrie, demande des secours ; sa voix , sa voix plaintive est entendue de la sensible Laure, qui vient jusqu'à sa porte: O mon amie ! dit Cécile, réveille tout le monde... Les scélérats se sauvent ; ils m'ont dit... ils m'ont dit... Réveille tout le monde, te dis-je.
» Laure, effrayée, court toute la maison: elle appelle, elle appelle longtemps... L'hôte à la fin lui répond. Laure, troublée, ne sait ce qu'elle lui dit : À toute heure, lui répond-il, on entre et on sort de cette auberge. Les affaires des étrangers ne me regardent point, moi ; bonsoir. L'hôte rentre chez lui, et Laure vient se coller à la porte de son amie, et gémir avec elle. Cécile lui raconte tout ; et toutes deux passent le reste de la nuit à former mille projets que la réflexion détruit un moment après. Enfin le jour paraît : tout le monde est levé dans la maison ; on aura sans doute la clef de la prison de Cécile. Laure la demande, on ne la trouve point. Picard, qui, la veille, avait soustrait adroitement cette clef en reconduisant Cécile, l'aura [269] sans doute emportée avec lui ; car ils sont partis. Un postillon, bien payé, leur a amené des chevaux à minuit ; ils sont montés dans leur voiture, en disant aux gens de l'auberge qu'ils reviendront le lendemain chercher les deux dames qu'ils ont laissées.
» Pendant que Cécile et Laure s'abandonnent dans leur chambre, qu'on a ouverte enfin, à tout l'excès de leur chagrin, une lettre qui est sur le plancher, et sur laquelle on a déjà marché, frappe leurs regrards. Cécile la ramasse, et y lit ces mots, ces mots qui la glacent d'horreur :
« Bien, Picard ! tu m'apprends par ta dernière, datée de Fronville, que tout a réussi : ma sœur, ma crédule sœur te suit, et te croit toujours le beau Valvil... Je ris quand je pense à l'idée qui m'est venue là, de filer l'amour avec elle sous un nom supposé, et de te la livrer ensuite pour l'éloigner à jamais de mon père... Pendant que tu voyages, j'ai fait ici des merveilles. Mon père, dans son testament, déshérite Cécile, et me déclare son unique héritier. Je te laisse à penser comment je saurai récompenser les services d'un fidèle serviteur comme toi. Achève, mon garçon ; abandonne-la bien loin, bien loin. Sans argent, sans ressource, comment pourra-t-elle revenir ici ? D'ailleurs, d'ici à ce temps-là , le vieillard aura perdu la vie, car il est au plus mal ; et je t'avouerai néanmoins que sa perte m'est d'avance bien sensible, car il m'aime tant !
» Brûle ma lettre après l'avoir lue ; tu la trouveras poste restante à Marseille. Reviens surtout, reviens bien vite ; car j'ai dit ici que tu étais allé passer quinze jours dans ton pays. Du courage, Picard, et nous réussirons. »
» Cette lettre n'était point signée, mais il était clair qu'elle était de moi. Picard avait oublié de la brûler, et sans doute il [270] l'avait laissée tomber de sa poche en entrant la nuit et sans lumière dans la chambre de Cécile. Cécile la lit et la relit cent fois... elle ne peut en croire ses yeux. Quoi ! c'est son frère, c'est son propre frère qui l'a trompée, séduite, abandonnée !... C'est lui qui
» Cécile détourne avec horreur sa pensée de ce forfait exécrable. Elle est bien aise de ne l'avoir point deviné ce secret affreux : son cœur n'est pas fait pour concevoir de pareilles noirceurs. Quoi qu'il en soit, elle remercie la Providence d'avoir fait tomber entre ses mains cette preuve incontestable de la perfidie d'un frère. Avec cet écrit elle pourra du moins se justifier auprès d'un père abusé. Que n'est-elle dans ses bras ! que ne peut-elle arroser ses genoux des larmes du repentir ! Hélas ! il est peut-être perdu pour jamais pour elle, ce père trop crédule ! La voilà orpheline, sans parents et sans biens !
» Cécile et son amie sont encore occupées de cette cruelle aventure, lorsqu'un voyageur entre dans l'auberge. C'est un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, un négociant fort riche, qui se rend à Paris pour les affaires de son commerce. Il s'informe du désordre et de la tristesse qu'il y voit régner. On lui raconte les malheurs et l'abandon cruel de deux jeunes personnes très-intéressantes. Cet homme sensible veut les voir ; il ne cherche que l'occasion de faire du bien : si les jeunes personnes dont on lui parle en sont dignes, il s'empressera de les obliger. Il monte donc bien vite à la chambre de Cécile : Mademoiselle, dit-il, pardon si je vous interromps ; mais je suis un homme honnête et grave ; ne craignez point de vous offrir à moi. Je viens d'apprendre une partie de vos aventures ; sont-elles vraies ? est-il possible ?... — Eh ! monsieur, vous ne savez [271] pas tout, s'écrie Cécile en fondant en larmes, et entraînée par un mouvement de confiance que lui inspire l'air vénérable de l'étranger, et le besoin qu'elle a d'exhaler sa douleur. — Comment ! — Je suis abandonnée, perdue, trahie, ruinée , déshéritée, maudite peut-être par mon père.—O ciel ! et vous ne l'avez pas mérité ! — Oh ! pardonnez-moi, monsieur, j'ai mérité mon sort, et voilà le plus grand de mes tourments ! — Parlez, parlez donc, aimable créature, je ne puis croire que vous soyez coupable. Si vous êtes innocente, vous trouverez en moi un protecteur, un père, un ami prêt à tout faire pour vous rendre au bonheur.
» Cécile, encouragée par je ne sais quel pressentiment, raconte tout à l'inconnu, et lui montre même la lettre de son frère. M. Ledoux (c'était le nom de l'étranger) frémit... Votre nom, mademoiselle, ou du moins celui de votre père ? — Lagrange. — Lagrange ! ô ciel ! vous êtes la fille du négociant Lagrange ?... — Vous le connaissez ? —J'ai justement affaire à lui, à Paris. Venez, oh ! venez, mademoiselle ; je veux vous présenter à ce père abusé ; je veux que votre indigne frère soit puni : il le faut, oui, pour l'honneur des mœurs et de l'humanité.
» M. Ledoux ajoute mille autres raisons pour déterminer Cécile à le suivre. Elle y consent enfin, quoiqu'elle craigne, ne connaissant pas cet homme, d'être trompée par lui, comme elle l'a déjà été si cruellement.... M. Ledoux paye les frais de l'auberge. (Picard et son associé avaient eu la cruauté de laisser ces frais à la charge de Cécile, qui ne possédait rien.) Cécile et Laure montent dans sa chaise, et les voilà partis pour Paris. Laissons-les voyager, et revenons à moi. [272] » Je savais tout le succès de mon entreprise, et je voyais avec plaisir que la maladie de mon père diminuait, qu'il se rétablissait à vue d'œil. Le testament était fait : c'était tout ce que je demandais. Un soir, je rentrais à la maison : j'avais employé toute la journée à une partie de plaisir, et je n'avais pas vu mon père depuis la veille. Je vais pour l'embrasser, et je m'aperçois qu'il pâlit. Qu'avez-vous, mon père ? — N'avez-vous aucune nouvelle de votre sœur ? — De... ma sœur ? — Oui, parlez ; ne savez-vous pas en quel lieu son lâche ravisseur l'a entraînée ? — Mais, mon père, pourquoi me faites-vous cette question ? — Répondez. — Votre air, votre ton... Je ne vous ai jamais vu comme cela. — C'est que je vous ai toujours vu autrement. — Qu'entends-je ? — Est-ce clans son pays que votre domestique a été passer quinze ou vingt jours ?—Mais... c'est son secret.—Il me l'a confié. — Confié ? — Oui, il m'a tout dit, enfant dénaturé ! Je connais vos crimes, et bientôt vous connaîtrez ma vengeance. — Ciel !... Mon père, on vous a fait un faux rapport ; on m'a calomnié. — Calomnié ? le monstre ! Tiens, démens donc le complice de tes forfaits... » a ces mots, je vois entrer picard, pâle et défiguré. — oui, monsieur, me dit-il, j'ai avoué monsieur votre père savait tout ; je n'ai rien pu déguiser.
» Ce contre-temps ne m'abat point ; je veux toujours payer d'audace.—Je le vois, mon père, m'écriai-je, on veut me perdre, on veut m'aliéner votre cœur. Ce coquin est payé par ma sœur, ou par son amant, pour vous faire un roman que vous croyez avec une facilité !... — Ah ! scélérat ! reprend mon père furieux, tu oses injurier ta sœur ! tu oses la calomnier, cette sœur bonne et sensible dont tu as causé les malheurs ! O ciel ! est-il [273] possible que ma famille fournisse de pareils modèles de perversité !... Eh bien, je veux te confondre jusqu'à la fin. Paraissez, ma fille ; venez reprocher à un misérable tous les maux qu'il vous a fait souffrir
» Une porte s'ouvre : un homme âgé, que je ne connaissais pas, en sort, tenant ma sœur presque évanouie dans ses bras. La voilà, s'écrie cet homme, la voilà cette tendre victime du plus noir des complots !...
» J'avoue qu'ici toute mon audace m'abandonna. Je me retournai, et fus appuyer ma tête dans mes deux mains contre une croisée. Pendant ce temps, la trop généreuse Cécile embrassait les genoux de son père. — Grâce, lui criait-elle, grâce pour un jeune insensé qui n'a point calculé les suites de son crime ! Ah ! mon père ! si j'ai eu le bonheur de recouvrer votre tendresse, qu'un de ses premiers effets soit un bienfait pour moi, le pardon de mon frère !...
» M. Lagrange ne répond point ; il s'exhale en reproches contre moi, et me fait reconduire à ma chambre, où je suis enfermé par son ordre. Je lui avais entendu parler de vengeance, de correction, d'ordre du ministre pour me faire enfermer : tout abattu que j'étais du coup qui venait de me frapper, je portais mes regards dans l'avenir, et il m'effraya au point que je pris le parti de fuir la maison paternelle. Je me glissai sur un petit toit voisin, et de là je gagnai d'autres maisons, qui me facilitèrent les moyens de descendre dans la rue. Soudain je me mis à courir ; et le jour me surprit que j'étais déjà bien loin de la maison paternelle, que je ne devais plus revoir » ici j'abrégerai mon récit pour vous dire que mon père fit [274] un autre testament tout entier en faveur de ma sœur : il la maria ensuite au fils d'un de ses amis, et mourut dans les bras de ses deux enfants ; tandis que je courais le monde, faisant divers métiers auxquels j'étais inhabile, par le défaut de mon éducation et le peu de talent que j'avais acquis. Je voulus par la suite revoir ma sœur, qui me prouva, par sa bonne réception et par ses bienfaits, qu'elle connaissait l'oubli des injures... Mais je ne pus soutenir longtemps la présence d'une femme estimable que j'avais rendue si malheureuse. Son mari d'ailleurs me voyait d'un mauvais œil : je partis, et, mûri par l'âge et le malheur, ne sachant où cacher ma honte et mes remords, je vins m'enfoncer dans ces forêts, où je me destinai à un état pénible sans doute, mais dont les fatigues et les dégoûts sont encore trop doux pour un monstre que toute la nature aurait dû rejeter de son sein !... »
L'histoire de Lagrange fit une profonde impression sur le cœur des enfants de Palamène. Benoît et Adèle surtout se regardèrent du coin de l'œil et parurent atterrés de la punition terrible que ce frère dénaturé subissait depuis longtemps. Palamène s'aperçut de leur émotion, et il prit la parole.
— Votre histoire, monsieur, dit-il à Lagrange, ne sera pas perdue pour moi : j'y puiserai des leçons de prudence et de fermeté. C'est dès leur tendre enfance qu'il faut prévenir et détruire les haines sourdes que peuvent se porter des frères et des sœurs. Je saurai empêcher qu'il n'en résulte des malheurs aussi grands que ceux que vous venez de me raconter ; et, dès ce moment, je vous prie de me rendre un service. Un de mes fils, dont le fond du caractère est d'ailleurs jaloux, violent et méchant, a osé faire une scène à sa sœur avant-hier. Ce petit [275] monsieur s'est emporté contre elle au point de déchirer un dessin qu'elle venait de faire : il l'aurait même frappée, s'il l'eût osé. Je n'aime point ces mouvements de mauvaise humeur : et tout enfant qui s'en laissera dominer sera banni de mon sein. Je vous prie donc, monsieur, de le garder avec vous, de le faire travailler au charbon comme vous, jusqu'à ce que sa petite tête se soit rafraîchie. — Mon père ! s'écrient tous les frères de Benoît... — Non, mes enfants, je suis inexorable : Benoît sera charbonnier, je l'ai juré.
Adèle, émue sans doute par l'exemple de Cécile, se jette aux genoux de Palamène, et lui demande grâce pour son frère : mais Palamène lui répond : Vous n'obtiendrez rien, ma fille ; je vous ménage aussi à vous une punition que vous avez méritée par votre opiniâtreté et l'excès de votre petit amour-propre.
Adèle se retire confuse. Armand, Jules et Léon sont pénétrés de douleur. Benoît seul affecte un air déterminé. — Eh bien ! s'écrie-t-il avec dépit, je ne serai pas déshonoré pour ça.—Ha, ha ! monsieur, reprend le vieux père, vous le prenez sur ce ton-là ? Eh bien, vous resterez ici huit jours ; c'est une fois plus que je ne l'avais décidé. — Quinze jours, si vous voulez, mon père. — Eh bien, si cela vous amuse, je le veux bien, mon fils. Mais surtout, monsieur Lagrange, faites-le travailler, je vous en prie. Vous voyez qu'il ne demande pas mieux : profitez de ses bonnes dispositions.
Lagrange, qui sait ce qu'il a à faire, promet tout. Benoît embrasse ses frères, et même sa sœur, dont le procédé l'a touché, et son œil est un peu humide de larmes. Palamène lui lance un regard sévère ; puis il revient chez lui, accompagné des quatre [276] autres enfants, qui n'osent lui adresser la parole, tant ils le trouvent redoutable, mais à qui il parle de différentes choses étrangères à Benoît, avec une bonté, une tendresse qui les met bientôt tous à leur aise. On juge bien que leur entretien de la soirée et leurs réflexions de la nuit eurent leur frère pour objet, et que tous se promirent de prendre garde à armer la sévérité de leur père, pour éviter le sort du petit charbonnier.
[]La matinée du lendemain se passa tristement, et pour ajouter à la terreur qui frappait déjà ses enfants, Palamène ordonna à sa fille de rester dans sa chambre pendant trois jours, pour la punir d'avoir excité la jalousie de son frère Benoît en l'irritant, en le coutrariant, au lieu de le calmer, de le ramener à la raison par la douceur et la complaisance, qui doivent être l'apanage de son sexe. L'absence de deux des enfants rendit la soirée de ce jour-là un peu monotone. Pour égayer les trois auditeurs qui lui restaient, Palamène proposa de lire une histoire du gros livre où l'on avait déjà trouvé celle des deux écoliers. La [278] partie fut acceptée, et ce fut le père de famille qui se chargea de choisir l'anecdote et de la lire lui-même. Je vous ai vus rire, mes enfants, dit-il, lorsque Lagrange, dans son récit, vous parla du ridicule de son domestique Picard, déguisé en jeune seigneur, et de la vieille qu'il faisait passer pour sa tante ; cela me rappelle que j'ai lu dans mon livre une aventure à peu près dans ce genre, mais plus comique encore peut-être. Je vais vous en faire part, et je suis persuadé qu'elle vous amusera beaucoup. Attendez que je feuillette ce volume... C'est vers la fin, je crois ; oui, m'y voilà : écoutez, écoutez... Toi, Léon, qui fais des vers, toi qui es le poëte de la maison, tu pourras, si tu trouves ce conte plaisant, en faire une comédie, un poëme, une chanson, ce que tu voudras enfin.
Les trois frères prêtent à leur père la plus grande attention, et il commence ainsi :
LES DEUX AVENTURIERS DE MILAN.
« Qu'est-ce que l'intrigue ? Un moyen illégitime et détourné pour arriver à la faveur ou à la fortune ; un ressort de l'improbité, une espèce d'échappatoire du crime qu'emploient ordinairement les hommes qui ont plus de passion et plus d'esprit que leurs semblables. Un intrigant adroit n'est jamais un sot : ce n'est pas non plus un paresseux ; car, pour parvenir à son but, il se donne plus de peine, il éprouve plus de contrariétés, plus de tracasserie, plus d'inquiétudes, plus de travaux même, que s'il prenait les moyens honnêtes de la vertu, de l'industrie et de la bonne foi. C'est donc une espèce de plaisir, je dirai plus, une espèce de passion pour certains individus, que l'amour de [279] l'intrigue. Vous leur offririez mille ressources, mille chemins droits pour obtenir le crédit ou la fortune qu'ils ambitionnent, que vous les verriez bientôt reprendre leur premier plan de vie, et se livrer de nouveau au genre d'escroquerie auquel portent la force de l'habitude et le genre de vice qu'ils portent dans leur cœur corrompu. Ces réflexions me rappellent une aventure assez extraordinaire qui est arrivée, il y a quelques années, dans la ville de Milan : mais, pour en faire bien connaître tous les détails à mon lecteur, je vais remonter à l'origine et à l'éducation de mes frères.
» Lazzaro, né de parents fort pauvres, avait montré de bonne heure le goût qui l'entraînait vers le métier d'intrigant. Lazzaro avait quitté très-jeune son vieux père, et lui avait même emporté une petite somme d'argent, fruit des épargnes de ce bon vieillard. Lazzaro était bien fait, joli garçon : il avait l'esprit vif et une certaine facilité à parler qui lui tenait lieu d'instruction et d'éducation. Lazzaro avait au plus seize ans lors de son évasion de la maison paternelle. Il arrive à Rome, et là, posté à la porte d'une auberge très-apparente, il offre ses services à tous les voyageurs qu'il voit entrer ou sortir. Sa jeunesse, son air fin et rusé, tout en lui intéresse un jeune Français qui voyageait pour son agrément. Belmont (c'était le nom du voyageur) s'attache Lazzaro, et lui trouve bientôt tous les talents qu'un maître libertin et vicieux recherche dans un domestique. Voilà Lazarro qui court le pays avec Belmont, et qui le sert avec adresse dans toutes ses liaisons d'amour ou d'intérêt. Belmont, ravi de posséder un tel serviteur, le récompense largement, et l'associe même à ses profits du jeu ou de l'intrigue. A Venise, Belmont entend parler de la fille d'un riche particulier, [280] qui doit avoir la valeur de quatre cent mille francs en mariage. Belmont devient amoureux de cette fille, ou plutôt de sa dot. Il prend Lazzaro à part, lui confie le projet qu'il a de s'introduire dans la maison du père, — Tu es adroit, ajoute Belmont ; si tu me fais épouser cette fille, je te donne, sur sa dot, cinquante mille francs, que tu iras manger où tu voudras.
» Cette promesse pique l'ambition de Lazzaro : il promet à son maître de lui faire obtenir la main de la jeune Vénitienne ; et, en effet, tous deux ne tardent pas à être introduits chez elle. Lazzaro suppose des lettres de noblesse, des contrats précieux, des lettres paternelles. Par son adresse, Belmont devient un riche seigneur qui voyage pour s'instruire. Son père est enchanté qu'il se marie ; il lui envoie une lettre de change considérable pour toucher chez le plus riche banquier de Venise au moment où il signera son contrat de mariage. Le tout est si bien arrangé que le père et la fille donnent dans les piéges qu'on leur tend. Belmont épouse la jeune Vénitienne, touche la dot, donne à son coquin de valet la somme qu'il lui a promise, et se sauve avec le reste de l'argent, en abandonnant sa femme, qui tôt ou tard devait découvrir le complot dont elle était victime par sa crédulité. Belmont et Lazzaro craignent d'être arrêtés s'ils se sauvent ensemble : il est convenu entre eux qu'ils se sépareront, et qu'un jour ils tâcheront de se réunir en France. Laissons aller le scélérat Belmont, pour suivre notre Lazzaro, qui va vous offrir des scènes comiques.
» Le fripon ne se voit pas plus tôt possesseur d'une somme de cinquante mille francs, que sa tête travaille. Il aurait pu placer cet argent et vivre tranquillement au sein du repos ; mais il est né avec l'amour de l'intrigue ; il faut qu'il risque tout ou qu'il [281] grossisse son trésor ; il faut, en un mot, qu'il s'agite, se livre de nouveau au mouvement de trépidation qui l'entraîne. Eh quoi ! se dit-il, j'aurai fait épouser à mon maître , qui n'avait rien, une femme riche de quatre cent mille livres, et moi, qui en possède cinquante mille, je ne trouverai pas un pareil parti ! Allons, Lazzaro, mon ami, c'est ici qu'il faut déployer toutes les ressources de ton génie, c'est le moment d'employer ton adresse. Volons à la fortune ; elle ne protége que ceux qu'elle a déjà comblés de ses faveurs.
» Il dit, et soudain il roule dans sa tête le plus vaste projet qu'un intrigant ait jamais conçu. Dès ce jour même il quitte Venise pour le mettre à exécution. Après avoir voyagé de nuit seulement et par des chemins détournés, il arrive à Milan ; et c'est là qu'il change tout à fait de ton, d'habits et de langage. Ce n'est plus Lazzaro ; c'est M. le duc d'Esperville, jeune seigneur français, qui prend un hôtel superbe, des gens, une livrée, un carrosse ; tout l'étalage, en un mot, d'un homme du plus haut parage. Il accueille les artistes, les littérateurs. Quelques gazetiers de la ville sont invités à dîner chez lui, et dès le lendemain toutes les gazettes répètent l'avis suivant au public :
« Il est arrivé ici un grand seigneur français qui paraît plongé dans la plus profonde mélancolie. On dit que, trahi par une amante qu'il adorait, il cherche, hors de sa patrie, une femme de son rang, sensible et douce, qui puisse, par les nœuds de l'hymen, réparer les maux que lui a faits l'amour. » Ici suivaient le nom et l'adresse du grand seigneur français , avec quelques réflexions de gazetiers, qui chargeaient ordinairement leurs feuilles d'un tas d'inepties de ce genre, et d'un fatras de mensonges politiques. [282] » Lazzaro voit paraître dans les journaux cet article tel qu'il l'a désiré, et dès ce jour il prend le caractère de son rôle. Une teinte de tristesse est répandue sur sa figure, quelques larmes même coulent de temps en temps de ses yeux, et il attend, couché mollement sur un lit de repos, dans le négligé le plus élégant, que quelqu'un, touché ou intéressé, vienne lui proposer une épouse : il lui faut une femme très-riche ; mais il ne choisira pas longtemps, il est pressé d'épouser.
» Lazzaro est livré à ses réflexions, lorsque ses gens annoncent madame la comtesse d'Hortensia. Lazzaro se lève, et voit paraître une femme très-bien mise, jeune, et d'une figure assez piquante, quoique surchargée de mouches et de rouge. — Monsieur le duc, lui dit-elle en lui faisant sept à huit révérences, vous trouverez peut-être ma démarche hasardée ; mais pardon, mille fois pardon de vous déranger... J'ai vu dans mon journal un article qui vous concerne : vous avez connu l'amour, y diton ; hélas !... et moi aussi je l'ai connue cette passion funeste ! Vous voyez devant vous la femme la plus malheureuse !... Mes larmes vous disent assez... Excusez-moi ; mais il m'est impossible... de les retenir... hi ! hi ! hi !... — Apaisez vous, calmez-vous, madame la comtesse ; vous rouvrez mes blessures ; la source de mes pleurs n'est pas tarie, et si vous... — Mon Dieu ! qu'est-ce que j'ai fait ? je venais pour vous offrir des consolations, et c'est moi qui vous afflige, moi !... Qu'allez-vous penser, bon Dieu ! qu'allez-vous penser ? —Que vous êtes sensible, madame la comtesse, et que nos cœurs sont faits pour se confier leurs tourments.— Les miens sont bien cuisants, mon cher monsieur ; les miens peuvent égaler les vôtres. Figurez-vous que mes parents m'ont sacrifiée toute jeune à M. le comte Hortensia, [283] homme riche à millions, mais que je n'aimais pas... C'était Laurenzo que j'adorais ; c'était Laurenzo que l'hymen réclamait de l'amour. Eh bien ! ce Laurenzo, mon cher duc, il meurt ! il meurt ! et deux jours avant, mon mari s'était fait tuer en duel par un étourdi de baron qui avait voulu disputer le pas à son carrosse... Je perds en deux jours mon amant et mon époux. Si Laurenzo eût vécu, j'étais veuve, et je lui donnais ma main avec toute ma fortune. Je devenais heureuse, cher monsieur, au lieu qu'il faut que je verse des larmes éternelles !... — Madame, il ne faut pas vous désespérer ; à votre âge, avec autant d'attraits, un cœur aussi tendre, la cendre de Laurenzo peut se ranimer ; le sort peut vous en offrir un autre, avec des traits moins aimables sans doute, mais avec autant de vertus et d'attachement. — Époux cruel ! qui as ravi ma main à des parents cupides, que me font les cent mille livres de rente que tu m'as laissées ? Que me font tes châteaux, tes terres, tes titres, tes vains titres ? Eh ! j'aurais préféré tous ceux de l'amour !... — Madame, madame la comtesse, de grâce, calmez-vous.—Ciel ! que fais-je ? Ah ! monsieur, que vous devez m'en vouloir ! Votre aventure m'intéresse: je vous propose de vous offrir des consolations, je me présente chez vous, et je ne vous parle que de moi ! Ah ! monsieur le duc ! que j'ai de pardons à vous demander ! —Vous ne sauriez croire, madame, à quel degré vous m'intéressez ! Votre affliction a des charmes pour moi. Je ne sais, mais je crois que, si vous me permettez de vous faire ma cour, nous parviendrons peut-être à nous consoler réciproquement. En attendant, permettez-moi de vous retenir à dîner.— Non, monsieur, oh ! non ! j'ai déjà abusé de vos moments, de votre complaisance. Je me retire... non, laissez-moi me retirer: je voulais essuyer [284] vos pleurs ; je ne dois pas en verser davantage devant vous. — Mais, madame...
» La comtesse Hortensia n'écoute rien ; elle descend, et Lazzaro la reconduit jusqu'à sa voiture. Le cocher reçoit l'ordre de retourner à l'hôtel ; Lazzaro la fait suivre par un de ses gens, qui lui apporte bientôt l'adresse de la belle affligée.
» À présent que la comtesse est partie, laissons Lazzaro se livrer aux idées flatteuses qui viennent rire à son imagination, et disons à mon lecteur ce que c'est que la comtesse, qu'il a peut-être déjà devinée.
» Zerbina, pauvre fille des champs, après avoir servi plusieurs femmes de mauvaise vie, devint femme de chambre d'une fameuse actrice. Dans cette condition qu'elle sut faire valoir, elle n'oublia pas de se faire payer par vingt amants à la fois, qui ne lui demandaient que la faveur de faire parvenir un billet tendre à sa maîtresse. Zerbina s'était déjà fait une petite fortune dans cette maison, lorsque l'actrice se maria et la congédia, après lui avoir fait un très-beau présent. Zerbina, dès ce moment, ne voulut plus servir ; elle prit le nom de la comtesse Hortensia, et se mit à jouer dans les tripots. Associée à une bande d'escrocs, elle contribua à dépouiller, pour sa part, plus de vingt dupes, qui laissèrent dans ces académies de jeux leur bourse, leurs contrats, et jusqu'à leurs bijoux. Un jeune homme, nommé Laurenzo, perdit un jour toute sa fortune dans ces antres du brigandage. À peine fut-il sorti, que, persuadé qu'on l'avait volé, il fut dénoncer la maison de jeu à la police. Voilà Zerbina et ses complices investis par les sbires, et qui n'ont plus d'autre moyen d'échapper que de sauter par une fenêtre. Les messieurs donnèrent galamment la main à Zerbina, et toute la bande s'échappa. [285] Zerbina courut de ville en ville, et s'arrêta enfin à Milan, où elle prit le parti sérieux de tâcher de faire un bon mariage. Pour y parvenir, elle se logea très-bien, eut des gens, une voilure, et se fit passer pour une veuve. En un mot, Zerbina forma de son côté le même projet que Lazzaro. Cependant les fonds de la fausse comtesse baissaient de jour en jour. Toutes ses œillades, toutes ses minauderies, toutes ses intrigues n'avaient pu lui fixer un seul soupirant ; elle commençait à désespérer du succès de son entreprise, lorsque l'article de la gazette qui concernait Lazzaro vint ranimer toutes ses espérances. Elle se flatta de mieux réussir auprès d'un étranger ; et après avoir employé à sa parure tout ce que la coquetterie peut donner d'éclat aux charmes d'une femme jeune et jolie, elle se rendit chez notre héros, fermement persuadée qu'il justifierait tout ce qu'on disait de lui. On vient de voir comment elle réussit dans sa première visite. Nous verrons bientôt ce qui résulta du hasard singulier qui mettait ainsi deux intrigants en présence l'un de l'autre pour se tromper réciproquement.
» Sans doute un homme plus instruit, mieux élevé que Lazzaro , aurait vu dès le premier coup d'œil que la prétendue comtesse Hortensia était au moins une folle ; mais le jugement vient plus souvent du cœur que de l'esprit. Un homme spirituel, s'il est vicieux, a moins de délicatesse, moins de finesse, moins de tact qu'un homme borné, mais cloué d'une âme honnête. Lazzaro trouva que la dame avait un excellent ton, les manières les plus distinguées ; en un mot, il ne douta point qu'elle ne fût de la plus haute condition, et qu'elle ne possédât plus de cent mille livres de rente, ainsi qu'elle avait eu l'adresse de le lui faire entendre. Lazzaro passe le reste de la journée et toute [286] la nuit à se repaître des plus douces chimères ; puis le lendemain matin il s'affuble d'un superbe habit galonné, monte dans sa voiture, et se rend chez la fausse comtesse, qu'il trouve superbement logée.
» Zerbina l'attendait : la rusée savait qu'un domestique avait suivi sa voiture, qu'elle avait fait aller doucement à dessein. Zerbina, sous le négligé le plus séduisant, attendait sa dupe, et se flattait que, pour cette fois, il n'échapperait pas au pouvoir de ses yeux. Lazzaro, de son côté, se promettait de tout mettre en usage pour terminer une affaire dans laquelle il croyait faire aussi une excellente dupe. C'est ainsi que chacun d'eux employait tout son art à tromper l'autre. Cette entrevue, plus originale encore que la première, les satisfit également tous deux, et M. le duc invita madame la comtesse à venir dîner chez lui le lendemain. Zerbina s'y rendit, et prit sa part d'un repas délicat que notre Lazzaro avait préparé comme pour une petite maîtresse ; mais au dessert Zerbina demanda des liqueurs fortes. On lui en servit : nos deux intrigants en prirent en si grande quantité, que peu s'en fallut que tous deux ne se trahissent en déraisonnant avec le plus grand abandon. Quoi qu'il en soit, Zerbina en lut quitte pour se trouver mal. Lazzaro, qui n'était guère plus solide qu'elle sur ses jambes, la fit mettre dans sa voiture, l'accompagna chez elle, revint à son hôtel, et se mit au lit. Tous deux se complimentèrent le lendemain sur la violente indigestion qu'ils avaient eue la veille, et ne se rappelèrent, de leur conversation à table, que la déclaration d'amour qu'ils s'étaient faite au milieu des verres et des bouteilles. Lazzaro se jeta aux pieds de la belle veuve, qui, de son côté, laissa baiser sa main au bel affligé. Enfin il fut question de mariage, [287] et c'était où chacun d'eux en voulait venir. Mais avec adresse, ils se questionnèrent réciproquement sur les grands biens qu'ils disaient posséder. Dieu sait si les tours, les châteaux, les parcs, les forts furent mis sur le tapis. De faux contrats furent exhibés, et il ne fallut plus songer qu'à fixer un jour pour l'hymen. Tout pensa manquer cependant quand il s'agit de décider le lieu que ces tendres époux devaient habiter aussitôt après leur union. Zerbina voulait qu'on choisit un des châteaux de Lazzaro, Lazzaro désirait que ce fût un de ceux de Zerbina ; et tous deux avaient leur raison pour s'établir ainsi l'un chez l'autre. Enfin Lazzaro leva cette difficulté : Quoique ma terre de Cavata soit presque dévastée, dit-il, par la négligence d'un coquin d'intendant, c'est le seul endroit où je puisse conduire vos appas.
» En effet, Lazzaro savait que cette terre était à vendre ; il espérait l'acheter aussitôt après la noce, avec les deux cent mille livres que Zerbina lui avait promis de lui remettre comptant. Nous passerons encore quelques jours à Milan, se dit-il intérieurement ; je prétexterai un voyage nécessaire, et j'aurai bientôt fait cette acquisition.
» Tout est bien convenu entre les deux fripons, qui croient se jouer mutuellement. Ils supposent, chacun de leur côté, quelques proches parents dans des coquins de leur espèce, qu'ils font habiller très-bien, et le jour de la cérémonie arrive. C'est à une lieue de Milan qu'ils vont se marier, dans un petit village écarté, où l'on ne voit de grande maison qu'une seule auberge où les voyageurs puissent s'arrêter. Lazzaro et Zerbina ont choisi cet endroit isolé pour éviter les regards auxquels tous deux ont intérêt de se soustraire. Ils s'y rendent donc avec [288] cinq à six de leurs affidés, et forment un lien indissoluble en présence de l'Eternel, qui leur prépare des remords et une punition terrible. Après la célébration du mariage, les deux époux s'embrassent, se jurent une tendresse à toute épreuve, et s'arrêtent un moment dans l'auberge du village pour y déjeuner avant de revenir à Milan, où la mariée doit compter sa dot à son cher mari.
» C'est dans cette fatale auberge qu'ils vont se faire tous deux horreur, et se livrer à la vengeance des lois qui les réclament. Deux voyageurs, l'un jeune et l'autre âgé, viennent d'entrer dans l'hôtellerie, et ont demandé la cause du bruit qu'on y fait : on leur a dit que c'était une noce, et une curiosité bien naturelle les porte à désirer de voir la mariée. Ces deux voyageurs ne se connaissaient pas du tout, mais le même but les rapproche ; ils s'adressent quelques paroles, et cherchent à se placer commodément pour voir arriver les nouveaux époux. Lazzaro paraît, tenant par la main Zerbina. Ciel ! s'écrie l'un des voyageurs en sautant sur Lazzaro ; c'est donc toi, scélérat, que je cherche depuis un mois... Malheureux ! qu'as-tu fait de ton complice ? Où est la dot de ma fille ?...
» Pendant que celui-ci tient Lazzaro au collet, l'autre voyageur secoue rudement la main de Zerbina, en lui disant : Femme scélérate, comment as-tu échappé à la justice ? où est l'argent que tu m'as volé dans l'infâme tripot que tu tenais ?...
» On juge de l'effroi des tendres époux : l'un reconnaît le père de la belle Vénitienne qu'il a fait épouser à son maître Belmont ; l'autre retrouve ce Laurenzo qu'elle a dépouillé de toute sa fortune dans une académie de jeu... Les deux fripons pâlissent ; mais, pour éviter de se trahir mutuellement, ils prennent [289] le parti de feindre, et de rapprocher cette aventure de celles qu'ils se sont contées avant leur mariage.—Père inhumain et barbare, dit Lazzaro au voyageur qui le tient, peux-tu traiter ainsi un amant malheureux que ta fille a aimé, qu'elle a trahi depuis avec la dernière cruauté ? Je lui offrais toute ma fortune, je voulais l'élever à mon rang, vous ne l'avez pas voulu ! laissez-moi, laissez-moi ; pouvez-vous me blâmer de former d'autres nœuds ?
» Pendant ce temps Zerbina adresse ces tendres expressions à l'autre étranger : Ciel ! eh quoi, Laurenzo, c'est vous ! vous n'êtes pas mort ! je vous retrouve, amant fidèle et tendre ! hélas ! dans quel moment ! — Tous les moments sont bons pour me rendre mon argent.—Que parlez-vous d'argent, Laurenzo ? Si mon époux, en mourant, vous a dû quelque chose, je l'ai ignoré, absolument ignoré. — Quel roman !... — Mais vous ne perdrez rien ; tout vous sera rendu, tout, vous dis-je ; ne faites point d'éclat (elle lui dit ces mots à l'oreille) : j'épouse un duc très-riche ; demain, le jour que vous voudrez, venez me trouver seule, je vous rendrai tout ce qu'on vous a pris.
» Ici Laurenzo se tait, muet d'étonnement : mais Lazzaro ne peut obtenir le même silence du père de la Vénitienne. Brigand infâme ! lui dit ce respectable vieillard, me reconnais-tu bien ? Sais-tu que je n'ai pas oublié le vol affreux que tu m'as fait avec ton complice Belmont ? Sais-tu que ma fille en est morte de désespoir ? Sais-tu... ?— Elle est morte ? Dieux ! quel coup ! — Je l'ai perdue ! elle n'est plus !... — Tout infidèle qu'elle fut, je la pleurerai toujours !... — Ah çà, que veut dire... (Lazzaro parle à l'oreille du Vénitien.) — Ne me perdez pas ; j'épouse une comtesse dont la fortune est considérable. Je [290] vous ferai retrouver Belmont ; je vous rendrai votre argent ; je vous rendrai tout ; mais, pour Dieu, ne me perdez pas ! — Me rendras-tu ma fille, monstre ? me rendras-tu l'honneur ? Non, il faut que tu expies tes crimes, il le faut, et je vais sur-le-champ... Vous (en s'adressant au maître de l'auberge) , songez que je vous rends responsable de ce fripon : la justice va venir ; si vous le laissez échapper, vous êtes perdu.
» Le vieillard sort après avoir donné cet ordre ; et le jeune Laurenzo prend le parti d'écrouer de même sa prisonnière. —Veillez sur cette femme corrompue, dit-il à l'hôte ; je vous en rends aussi responsable...
» Il sort, et voilà nos deux époux bien embarrassés, qui n'osent se regarder, et qui commencent à trembler des suites de cette aventure. Pendant ce temps les gens de la noce se sont sauvés. Zerbina, Lazzaro sont seuls, et, sous la garde de l'aubergiste, qui ne les perd pas de vue. Cependant la singularité de ces rencontres les frappe mutuellement : ils sont prêts à se demander s'ils ne sont pas deux escrocs, et ils commencent à s'en douter, mais tous deux cherchent encore à prolonger leur roman.—Il faut que Laurenzo soit devenu fou, dit Zerbina.— Est-ce donc là le père d'une amante infidèle ! s'écrie Lazzaro.— Ils n'ont pas le temps de s'expliquer davantage. Le magistrat du lieu arrive avec tes deux voyageurs, et suivi de la force armée. Il n'est plus possible de feindre ; les deux époux sont interrogés sur leurs noms, etc. Lazzaro se retourne vers Zerbina : Belle comtesse, lui dit-il, il n'est plus temps de dissimuler cher duc, interrompt Zerbina, je ne puis vous abuser davantage... — vous m' avez épousé. je ne suis...... — qu'un fripon ! — qu'une intrigante ! (ensemble.) — vous m'avez trompé !...
[291]» Ils vont se faire des reproches sanglants ; mais le magistrat met fin à cette querelle : il les force à décliner leur véritable nom, leur état. Chacun d'eux avoue son crime, et bientôt ils sont conduits dans les prisons de Milan. Nous finirons ici cette aventure : il nous suffira de dire qu'ils furent flétris comme ils le méritaient, et que leur punition fut assez forte pour [faire trembler les escrocs qui auraient essayé de marcher sur leurs traces. Quoi qu'il en soit, cette histoire fit longtemps l'amusement de toute l'Italie ; elle fut citée comme un exemple des coups du hasard et de la vengeance céleste, qui ne laisse jamais triompher le coupable. »
[][]NOUVELLE.
L'aventure des deux aventuriers de Milan avait beaucoup diverti les trois enfants de Palamène. Le lendemain matin ils en riaient encore aux larmes, en s'en rappelant plusieurs traits. Le jeune Léon n'avait pas oublié que son père lui avait dit qu'il pourrait en faire une comédie, une chanson, ce qu'il voudrait. Cette espèce de permission lui avait tourné la tête : déjà il travaillait à former son plan, à établir ses scènes pour en faire une pièce de théâtre ; mais son père, qui entra dans sa chambre au moment où il commençait cet ouvrage, l'en détourna. Mon [294] ami, lui dit-il, je ne vous ai lu cette anecdote que pour vous amuser un moment. La moralité n'en est pas assez forte, assez neuve, pour que vous passiez votre temps à la mettre en scène. Réservez vos talents pour quelque trait d'un intérêt plus majeur. Je vous en fournirai, je vous le promets. En attendant, je me plais à vous dire que je suis très-content des deux romances que vous m'avez remises il y a quelques jours. Vous suivez mes ordres, ou plutôt les avis d'un père qui vous aime, et vous faites fort bien. Je m'aperçois que vous avez fait des progrès depuis votre chanson du vieux mendiant ; et je veux, non pour exciter votre amour-propre, mais pour piquer votre émulation et vous dédommager de vos travaux, lire vos deux romances à un ami qui vient dîner aujourd'hui avec nous. C'est un homme respectable qui revient d'un grand voyage : il a vu beaucoup de gens de lettres dans le cours de sa vie ; il les estime, il les aime ; il sera charmé de voir les heureuses dispositions que vous faites briller. Travaillez à vos auteurs latins, mon fils ; il est encore de bonne heure ; cette après-midi je vous donne congé à tous les trois. — Mon père, et... ma sœur ? — Ne m'en parlez point, mon fils, si vous ne voulez point vous brouiller avec moi. Votre sœur a fait une faute ; il est juste qu'elle en soit punie pendant quelques jours. J'ai borné d'ailleurs le temps de sa détention ; après-demain elle sera rendue à vos embrassements.—Et... Benoît ?—Pour Benoît, nous n'y sommes pas, vraiment ! C'est un petit mutin... Ne parlons plus de cela, mon ami ; travaille, et surtout apprête-toi à bien écouter M. de Longchamps, mon mm , dont je viens de te parler : c'est un homme de mérite, et qui sûrement nous fera le récit intéressant d'une partie de ses voyages. [295] Palamène quitta Léon ; et Léon, docile aux ordres de son père, abandonna le plan de sa comédie pour se livrer à ses études accoutumées. L'heure du dîner arriva. Armand et Jules, à qui Léon avait dit (qu'on aurait du monde, se rendirent, avec ce dernier, chez le vieux père, où ils trouvèrent M. de Lonchamps, dont la physionomie inspirait l'estime et le respect. Il embrassa les enfants de son vieil ami ; puis l'on se mit à table. Pendant le dîner, M. de Lonchamps parla de ses voyages, et surtout du plaisir qu'il avait éprouvé en parcourant l'Auvergne. — Il faudra, ajouta-t-il, mes amis, que je vous raconte une anecdote singulière dont on m'a fait part à Brioude, ce pays charmant où j'ai trouvé un beau ciel, une belle nature et de bonnes gens.. Il y avait un jour...
Palamène interrompt son ami ; il l'engage à garder son récit pour la soirée.—Vous ne savez pas, lui dit-il, vous ne connaissez pas l'agrément de nos soirées : puisque vous restez avec nous quelques jours, je veux que vous le partagiez, que vous augmentiez notre petit comité. Heureux au milieu de mes enfants, mon seul plaisir est de les former à la vertu et de les distraire souvent par des anecdotes, des histoires intéressantes qui nourrissent leur esprit et touchent leur cœur. Aussi, ils m'aiment !.. N'est-ce pas, mes enfants, que vous chérissez votre vieux père ?
Les enfants, pour réponse, sautent au cou de Palamène ; et monsieur de Lonchamps verse des larmes de sensibilité en voyant ce tableau touchant. Après le dîner, les trois frères eurent la liberté d'aller jouer dans le jardin. Palamène s'y promena aussi avec son ami ; et le soir, tous cinq se réunirent sur la terrasse, où la bonne Marcelle apporta son ouvrage. Elle était curieuse d'aventures, la vieille gouvernante, et Palamène [296] lui permettait de prendre sa part des récréations qu'il donnait à sa famille. Quand tout le monde fut assis, le jeune Armand rappela à monsieur de Lonchamps qu'il avait promis une anecdote de Brioude. L'ami du vieux père sourit, demanda la plus grande attention, et commença son récit en ces termes :
« J'avais parcouru les montagnes de la ville de Brioude, fécondes sans doute en richesses d'histoire naturelle, mais stériles en moissons, richesses bien plus utiles. J'avais abondamment ramassé des mines sur les hauteurs orientales, et des spaths sur celles du midi. À l'occident, j'étais descendu dans les plus profonds souterrains ; poursuivant ensuite la nature dans ses retraites cachées, je l'avais, pour ainsi dire, surprise sur le fait, et j'emportais avec moi une roche où le minéral était encore enlacé aux cristaux. J'avais surtout admiré les hautes et superbes basaltes de Chiliac et de Saint-Arcons, dignes de rivaliser avec celles d'Irlande. J'avais enfin traversé cette étonnante chaussée des Géants, qui est formée par une voie large de vingt toises, entourée des plus hautes colonnes de basalte, surmontée de prismes placés horizontalement, et qui forment comme le chapiteau de cette magnifique ordonnance d'architecture naturelle. Comme mon imagination avait travaillé dans la grotte ouverte sous les masses les plus énormes, et tout entière creusée dans le roc ! La voûte en est sablonneuse ; on peut s'en assurer en la grattant avec un couteau. L'humidité a recouvert ce sable d'une espèce de mousse verdâtre, qui en est, pour ainsi dire, la tapisserie. Le soleil y pénètre à peine, on y respire l'air le plus frais dans la plus grande chaleur. C'est là que se rassemblent les bergers et les bergères, et c'est là sans doute que l'innocence a été plus d'une fois trompée par l'amour. L'Allier roule au [297] levant : on entend le bruit de ses flots qui se brisent contre les laves que les volcans ont vomies sur ses bords. Cette grotte inspire la mélancolie en même temps qu'elle élève l'âme. L'œil est effrayé en toisant la masse des rochers qui la couvrent, et qui n'est soutenue que par un ciment de sable ; mais en même temps l'âme est rassurée quand elle pense au grand architecte qui a construit cette voûte. Non, il est impossible d'être athée après avoir parcouru les montagnes d'Auvergne ; la main d'un Être suprême s'y est gravée d'une manière trop visible.
» Qu'il a dû être malheureux ce pays où l'on rencontre à chaque pas une fournaise éteinte, dont toutes les hautes montagnes étaient des volcans, sur la cime desquelles on distingue encore les cratères des flammes peut-être prêtes à jaillir de nouveau ! Et comment peut-il y avoir eu, comment pourrait-il y avoir encore des volcans sur un roc où l'on ne trouve point de grands lacs, où la mer n'a jamais séjourné, de mémoire d'hommes ? Cependant tous ces monticules qui se découvrent au pied de ses montagnes, semblent être le résultat des sables amoncelés par les eaux, et conservent encore la forme ondoyante des vagues. On les voit, pour ainsi dire, s'élever, disparaître, s'élever encore, tant la gradation et la dégradation se trouvent obscurcies dans ces monticules amoncelés en amphithéâtre, dont les hautes montagnes font le couronnement et semblent avoir été les plages ou les écueils de cette mer que mon œil cherche et que mon âme croit voir en se reportant dans les siècles passés. Ici que de réflexions se présentent en foule ! Chacun peut être historien, moraliste ou philosophe, peut trouver ici une sensation. » il me restait à voir la ville de brioude, et le pont superbe [298] jeté près de ses murs, et qu'on dit être l'ouvrage des Romains. A ce nom, que d'idées se réveillent ! On traverse les siècles ; on croit voir ces phalanges guerrières, ce peuple libre et ami des arts ; on converse avec Scipion, Caton, et on partage avec Brutus la haine qu'il a vouée aux Tarquins.
»O montagnes d'Auvergne ! m'écriai-je, je vous salue avant de vous quitter : je vous salue, ruines antiques et religieuses ! Un jour je reviendrai parmi vous étudier le peuple fameux qui vous habita ; je verrai encore ses premiers citoyens quitter le timon des affaires, et prendre le soc de la charue pour féconder vos vastes plaines ; j'entendrai l'écho qui de votre sein répétait le cliquetis des armes guerrières, ou les cris de joie de ces phalanges triomphantes. Je me dirai : Ces rocs ont vu le grand César ; et je verrai César sur ces rocs. Ici l'on pratiqua les vertus républicaines ; et les vertus républicaines m'en deviendront plus chères. J'irai sur les hauteurs du Puy-de-Dôme, du Cantal, de la Chaise-Dieu, d'où l'œil découvre au loin les Alpes et les montagnes de la Suisse, en même temps qu'il aperçoit plus près les riches vergers et les plaines les plus fécondes : j'irai là, dis-je, admirer la nature embellie par l'art ; j'irai m'asseoir sur les ruines de la célèbre Gergovia : j'évoquerai les ombres de ces serfs fameux qui virent fuir sous ses murs César et les Romains ; je prendrai leurs mœurs, leurs vêtements et presque leur langage, que le crayon et la plume nous ont transmis fidèlement de générations en générations ; et quoique seul sur ces ruines, je jouirai encore de la plus belle nature, des plus vastes édifices et de la plus riche population......
« C'est à Brioude que je me rendais ; j'avais descendu les hautes montagnes d'où l'on distingue à peine cette ville. De la [299] dernière colline, je la découvre enfin devant moi, située au milieu d'une plaine arrosée par l'Allier, qui là ne roule encore que de faibles eaux, et dont le rivage est bordé d'une forêt de peupliers. Le bassin de cette rivière, qu'on a dit poétiquement rouler l'or et l'émeraude, ressemble assez à un lac, au milieu duquel Brioude s'élève comme une petite île, et laisse voir dans le lointain le Puy-de-Dôme, qui n'en paraît éloigné que de six lieues, quoiqu'il en soit à plus de douze.
» Enfin, j'ai vu le pont qu'on m'avait tant vanté... Il est bâti à une demi-lieue de Brioude, près d'une petite ville qui est l'antique Brioude, dont elle a conservé le nom. Cet ouvrage est plus étonnant que beau : vétusté par une longue suite de siècles, il est revêtu d'une quantité considérable de liens de fer, qui attestent son grand âge et sa faiblesse. Cet air de vieillesse et de longanimité augmente le respect, ajoute à l'admiration ; et l'on croit y voir passer les vainqueurs des rois qui le construisirent. Ce pont forme une grande arche de cent quatre-vingts pieds d'ouverture sur cent d'élévation. Du reste, point de dessin, point d'architecture, point de calcul géométrique, Tien de détaillé pour l'œil ; c'est simplement un demi-cercle jeté sur deux rochers, et communiquant à deux montagnes, sur l'une desquelles s'élève l'ancienne Brioude. Par un effet de sa construction, ce pont est cher aux amants, et les a favorisés plus d'une fois en dépit des jaloux. Voici l'anecdote la plus ancienne qui m'ait été racontée sur ce pont merveilleux.
» Antonio, jeune pastoureau de Brioude, aimait Louisa, fille d'un cultivateur de la montagne située en face de cette ville, et qui n'en est séparée que par le pont. Dès l'enfance, destinés l'un à l'autre, ces deux jeunes gens conduisaient leurs troupeaux [300] au même pacage, y passaient les journées entières à ne parler que de leurs amours, et de l'espoir qu'ils avaient de se voir un jour unis. Tout à coup l'intérêt, l'intérêt ! ce tyran de l'amour et de la société, vient les séparer et détruire pour jamais leur espérance. Un procès divise leurs parents ; il est défendu aux amants de se voir, de se chercher, même de se plaindre. Dociles tous deux, et dans cet âge d'innocence où le regard seul d'un père irrité est une punition terrible, Antonio et Louisa s'efforcèrent d'obéir, et se décidèrent à mourir, puisqu'ils ne pouvaient plus se voir ni se parler. Dans la crainte que l'amour ou le hasard ne les réunît encore, leurs sévères parents leur défendirent séparément de passer le pont qui séparait la ville et la montagne. Les cruels ne s'entendaient que trop bien pour désespérer l'amour, pour lui ôter tout moyen de s'exhaler ; mais pour cette fois, si l'amour manqua de génie, le sort, qui lui est souvent contraire, se déclara en sa faveur, et se chargea du soin de rapprocher les deux amants, sans qu'ils pussent être accusés d'avoir enfreint les ordres de leurs parents.
» Chaque jour la pauvre Louisa conduisait ses vaches sur le bord de la rivière du côté de la montagne ; et sur l'autre bord, du côté de la ville, le sensible Antonio menait paître son troupeau. Là, se distinguant à peine à un si grand éloignement, les deux amants, dévorant leurs larmes, étouffant leurs sanglots, mettaient le ciel seul dans leur confidence, et le conjuraient de terminer leurs maux. Tous deux, par une sympathie naturelle, se rendaient à la même heure sur chaque bord de la rivière ; ils ne pouvaient se parler, mais ils se voyaient de loin, et c'était encore un bonheur pour leur cœur sensible. [301] » Un jour le ciel se charge de nuage, la foudre gronde, un orage affreux est près d'éclater, et bientôt les cataractes du firmament s'ouvrent, et laissent tomber des torrents de grêle et de pluie. Effrayés du bouleversement de la nature, nos deux amants courent simultanément se réfugier sous le pont, chacun de leur côté. Là, sous l'abri de cette arche immense, n'osant pas même se tourner pour se voir, ils fixent sur la pierre leurs yeux mouillés de larmes : ils l'embrassent, et tous deux, comme par instinct,lui confient leur douleur et leurs serments. Mais, ô surprise ! tandis qu'ils se jurent tout bas une ardeur éternelle, Antonio reconnaît la voix de Louisa : Louisa entend celle d'Antonio... Soudain, croyant être rapprochés par un charme magique, ils se détournent... Mais ils n'ont point changé de place, la rivière les sépare encore... A cette vue, la tristesse s'empare de leur âme : Antonio, Louisa voient s'évader leurs espérances, et s'adressant à la pierre : Tu nous a trompés bien cruellement, lui disent-ils... Et ces mots s'entendent de nouveau. Pour le coup, les pauvres enfants croient être le jouet de quelque esprit malfaisant... ils tremblent et n'osent plus prononcer une parole : ils sont même prêts à fuir cet endroit effrayant, lorsque l'orage s'apaise, et avec lui leur première terreur. Si c'est un mauvais génie, se disent-ils intérieurement, qui se plaît à répéter nos paroles, il nous sert ; et tout ce qui favorise l'amour peut-il effrayer ? Enhardis par cette réflexion, les deux amants retournent à la pierre ; ils essayent de se faire encore entendre. —Je t'aime, Antonio, dit Louisa tout bas: et soudain on lui répond : Ah ! ma chère Louisa, je t'adore ! — Tu m'entends donc ? — Comme tu m'entends. — O bonheur ! [302] » Plus rassurés, maintenant, et pleins de reconnaissance, ils tombent à genoux, et remercient la Providence de cette faveur inattendue: ensuite ils se remettent à la pierre, et conviennent de se confier tous les jours de cette manière leurs peines et leurs plus secrètes pensées. La voix ne retentissait point, et n'étant entendus de personne, ils ne craignaient point d'être surpris. C'est là qu'ils se rendaient chaque jour, qu'ils formaient des projets pour se voir et pour tromper leurs surveillants. Dès ce moment l'obéissance devint une vertu au-dessus de leurs forces ; ayant franchi le premier pas, aucun moyen ne leur coûtait plus pour nourrir leur amour et même leur espoir. Si Louisa devait aller en voyage, Antonio en était instruit, et ne manquait pas de se trouver sur la route. Si Antonio allait à la montagne avec son père, Louisa savait toujours se présenter à ses regards, même accompagnée de ses parents. En un mot, leurs surveillants étaient toujours entraînés par eux dans des démarches où ils faisaient des rencontres qu'ils n'attribuaient qu'au hasard : ainsi l'amour et l'innocence trompaient la prudence et la sévérité.
» Cependant un jeune peintre de Brioude, nommé Robert, allait depuis quelque temps, tous les jours, sur le bord de la rivière pour y dessiner des vues ; il avait souvent remarqué nos deux jeunes gens, et les voyant se tourner le dos et se coller, chacun de leur côté, contre la pierre de l'arche du pont, il avait deviné ce qu'ils y faisaient et une partie de leur secret. Robert prit soudain le plus vif intérêt à la situation de ces amants infortunés : et un jour il eut la témérité de s'approcher doucement d'Antonio, afin d'entendre quelques mots, s'il était possible, et dans le dessein, s'il l'apercevait, de lui offrir son [303] appui et des consolations. Antonio n'avait jamais vu personne venir l'interrompre dans, ce lieu désert ; il parlait à Louisa, d'ailleurs, et rien ne pouvait le distraire d'une si douce occupation : il n'aperçut donc point Robert. Celui-ci s'approche encore ; il entendit quelques mots de la romance suivante, que le jeune pastoureau chantait tout bas à son amante.
ROMANCE DES DEUX AMANTS DU PONT DE BRIOUDE.Pierre favorable à l'amour,Toi que mes yeux mouillent de larmes,Recueille les tristes alarmesQue mon cœur éprouve en ce jour.Sois fidèle dépositaireDes soupirs d'un amant sincèreQui ne peut qu'à toi recourir.Va redire à celle que j'aimeQue mes pleurs, ma tendresse extrême,Pour elle me feront mourir.O pierre qui favorisaL'amour et la mélancolie,Ces baisers que je te confie,Va les rendre à ma Louisa !Dis-lui cent fois que je l'adore.Ajoute que mon cœur ignoreL'art de tromper, l'art de trahir ;Et que si le destin barbareTous deux pour jamais nous sépare,Tous deux il nous faudra mourir.[304]Toi que je presse en ce moment,Pierre, ma fidèle interprète,Permets que ma voix te répèteLes doux accents du sentiment :Vois ce couple d'amants fidèlesQue les peines les plus cruellesNe pourront jamais désunir.Aux douleurs chacun d'eux se livre ;Pour l'amour s'ils ne peuvent vivre,Pour l'amour ils doivent mourir.
» Robert eut bien de la peine à distinguer toutes les paroles de cette romance : l'attention qu'il y porta le trahit. Antonio se retourna, l'aperçut, devint rouge comme s'il venait de commettre une mauvaise action.—Ne craignez rien, ami infortuné, dit Robert avec l'accent de l'intérêt ; ne craignez rien : je devine une partie de vos malheurs, et je m'offre pour les réparer. — Vous ?—Moi : confiez-moi seulement vos peines ; dites-moi quels sont les obstacles qui s'opposent à votre bonheur.
» Antonio reste d'abord indécis ; mais bientôt entraîné par cette confiance qu'inspirent toujours les bons cœurs : J'aimais Louisa, lui dit-il ; Louisa m'aimait : tous deux nous devions être unis un jour ; mais Mathieu, mon père, veut agrandir une possession qu'il a sur la montagne, en achetant six acres de terre de Jérôme, père de Louisa. Jérôme y consent d'abord pour un certain prix ; ensuite le méchant se dédit, et ne veut plus passer le contrat de vente. Mon père réclame la parole d'honneur que l'autre lui a donnée, et lui intente un procès. Nos pères se désunissent ainsi, et nous sommes les victimes de l'intérêt. On nous défend de nous voir, de nous parler ; l'arche seule de ce [305] pont répète nos accents douloureux, et voilà nos malheurs et nos consolations.
» Robert connaît Jérôme et Mathieu ; il se charge d'arranger cette affaire et de réunir les deux amants. On juge des transports de joie d'Antonio. Il communique à Louisa l'espoir dont il était enflammé ; et bientôt Robert le quitte pour aller travailler à son bonheur. Que fait cet ami généreux ? Il va trouver Jérôme, lui demande quel est le prix qu'il met à ses terres, au-dessus de celui que lui offre Mathieu. Jérôme le lui dit. Robert achète les six acres et termine ainsi le procès ; mais pour couronner son ouvrage, il invite les deux pères à se réconcilier dans un repas champêtre. — Ces terres, leur dit-il, avaient fait naître vos divisions ; je ne les ai pas achetées pour moi ; je veux en faire présent à deux amants malheureux qui méritent que vous consentiez à leur bonheur.
» Les deux pères devinent une partie de son secret. Les deux amants entrent : Robert leur remet le contrat de vente qu'on vient de dresser, et leur hymen est célébré au milieu des fêtes que leur donnent leurs compatriotes, les bons habitants de la montagne.
» Ainsi commença leur bonheur, qu'ils devaient à leur constance, et surtout à leur docilité. Antonio et Louisa apprirent le secret du pont à des amants qui avaient les mêmes peines qu'ils venaient d'éprouver ; mais il fut, par eux, imprudemment divulgué. Aujourd'hui cette retraite est sévèrement interdite aux jeunes amants, qui cependant trompent encore de temps en temps la surveillance de leurs parents. J'y ai vu moi-même des couples amoureux, et j'ai versé quelques larmes d'attendrissement en me rappelant l'histoire du sensible Antonio et de [306] la tendre Louisa. C'est pour l'amour, me suis-je dit, que la nature inventa cet écho singulier ; et l'amour en effet doit être toujours d'accord avec la nature ! »
Cette histoire touchante fit le plus grand plaisir aux trois fils de Palamène. On s'entretint tout le reste de la soirée des détails piquants de cette aventure et des divers agréments qu'on goûtait en voyage. Comme M. de Lonchamps devait passer quelques jours chez le vieux père, les enfants se flattèrent qu'il leur raconterait d'autres histoires de ses voyages ; et ils s'empressèrent de seconder le bon accueil qu'ils voyaient Palamène faire à cet ami sensible et vertueux.
[][]OU LA MAISON SOUTERRAINE.
Déjà plusieurs jours s'étaient écoulés, et la jeune Adèle, pour expier la faute qu'elle avait faite de se disputer avec son frère Benoît, qu'on avait plus puni qu'elle, était restée enfermée dans sa chambre, sans même pouvoir obtenir la permission de descendre aux heures du repas. La pauvre enfant n'avait pour témoin de ses pleurs et de son repentir que la bonne Marcelle, qui l'avait élevée, et qui prenait le plus vif intérêt à cette espèce de détention. Marcelle, pour terminer les peines de sa fille, ainsi qu'elle l'appelait, prit M. de Lonchamps à part, et l'engagea [308] à obtenir de Palamène le pardon d'Adèle. Cet ami sensible se chargea de ce soin de l'amitié ; et ce fut en présence même d'Armand, de Jules et de Léon, qu'il demanda à son vieil ami la liberté de sa jeune prisonnière. Palamène enfin céda à ses vœux, et l'on vit paraître Adèle, rouge de honte, qui vint se jeter dans les bras de son père en versant un torrent de larmes. Ma fille, lui dit ce bon père, ne pleurez plus ; oubliez vos torts comme je les oublie. Vous en avez été punie, n'en parlons jamais ; ou du moins songez à éviter les occasions de me les rappeler. Remerciez monsieur, à qui vous devez le pardon que je vous accorde, et placez-vous à côté de vos frères: je vous rends toute ma tendresse, toute ma confiance, et je suis persuadé que vous n'en abuserez pas davantage.
Adèle veut protester de son repentir, mais ses sanglots coupent sa voix ; son père l'embrasse encore une fois, ses frères s'empressent autour d'elle ; chacun d'eux essuie ses larmes, et bientôt le plaisir d'être réunie à la famille lui rend sa première gaieté. Palamène affecte même, pendant toute la soirée, de lui témoigner plus de tendresse qu'à l'ordinaire. Tout la rassure, tout la charme, et à son âge les chagrins sont bientôt oubliés. Il restait encore une grâce à demander, celle de Benoît ; mais pour celui-là, Palamène était plus sévère. Son ami avait le mot: ce fut en vain qu'Adèle et ses frères engagèrent secrètement M. de Lonchamps à tâcher d'adoucir la colère de leur père. L'ami fut sourd à leurs prières, et leur répondit que ce qu'on lui avait dit du caractère rétif de ce jeune enfant le déterminait à ne pas se mêler de cette affaire. Il fallut donc attendre du temps ce qu'on ne pouvait obtenir de l'amitié ni de la tendresse paternelle. Les enfants se consolèrent, et le soir ils se [309] réunirent tous quatre sur la terrasse, où ils prièrent M. de Lonchamps de leur raconter quelque histoire dans le genre de celle du pont de Brioude. Il ne faut pas demander si les trois jeunes gens avaient rapporté à leur sœur tout ce qui s'était passé, tout ce qui s'était dit pendant son absence ; en sorte qu'elle partageait la curiosité de ses frères, et qu'elle se joignait à eux pour engager l'ami de Palamène à leur faire quelque récit piquant des aventures qu'il avait eues dans ses voyages. Ce bon ami ne se fit pas prier ; il demanda de l'attention à son jeune auditoire, et parla en ces termes :
« J'ai connu dans le Languedoc une bonne vieille femme à qui il était arrivé des événements bien singuliers. Ecoutez cela, aimables enfants, et vous conviendrez avec moi que la Providence, qui règle tout, a mis dans le cœur de l'infortuné des consolations, même dans les situations les plus critiques de la vie, et que l'homme n'éprouve jamais plus de maux qu'il n'en peut supporter.
» A quelques lieues d'Avignon, à l'entrée d'un bois sombre et touffu, s'élevait un château antique, dont les fondations, disait-on, avaient été jetées jadis par les Romains. Un homme âgé, respectable, y faisait sa demeure avec une femme et une fille de quatorze à quinze ans, jolie, mais malheureusement douée d'un caractère haut, difficile, intraitable en tous points. Bénéditte (c'est ainsi qu'on nommait cette jeune enfant) avait des défauts qui la rendaient insupportable à ses parents eux-mêmes. Son père et sa mère, qui n'avaient qu'elle, se flattaient, lorsqu'elle n'était qu'en bas âge, que cette fille chérie ferait un jour la consolation de leur vieillesse ; mais vaine espérance ! Bénéditte, en grandissant, devenait méchante, jalouse, contrariante [310] envieuse, et surtout haute et vindicative. Vingt fois par jour elle s'emportait contre les domestiques ; elle les faisait gronder ou les grondait elle-même avec une arrogance choquante. Ce qui arriva, c'est que les domestiques, qu'elle rendait malheureux, la prirent, comme on dit, en grippe, et ne contribuèrent pas peu à lui fermer tout à fait le cœur de ses parents. On la punissait, et toujours elle retombait dans les mêmes fautes : il n'était plus possible enfin de vivre avec elle, ni d'espérer de changer son caractère.
» Concevez-vous, mes petits amis, combien il est désagréable d'avoir sans cesse sous les yeux un enfant pareil ? Si la hauteur, l'envie, la duplicité, sont odieuses dans un jeune homme, songez combien ces défauts sont plus haïssables encore dans une jeune personne qui doit être un modèle de douceur, de bonté, de sensibilité !... Bénéditte donc était devenue si méchante, que tout le monde la détestait. Son père et sa mère prirent enfin le parti de s'en séparer. Ma fille, lui dirent-ils un jour, vous n'avez fait aucun cas des avis que nous vous avons donnés ; les conseils, les punitions même, rien n'a pu vous changer ; vous ne pouvez plus rester ici. Si ce sont les biens que nous possédons qui vous ont donné tant de hauteur, tant d'insolence avec les gens qui vous donnent leurs soins, dès ce moment ne comptez plus sur ces biens, qui ne seront jamais à vous. Vous vous faisiez servir, mademoiselle, avec le ton le plus suffisant ; vous désespériez tout le monde : vous n'aurez plus personne pour vous servir ; vous apprendrez un métier, et vous entrerez dans la classe des personnes laborieuses, qui travaillent pour vivre, et qui vivent pour aider, pour aimer leurs semblables. Demain matin Champagne vous conduira, par notre ordre, [311] chez une couturière d'Avignon : là vous apprendrez son état, et vous tâcherez de vous suffire à vous-même. Ne comptez plus sur nous, nous vous le répétons ; car vous ne nous reverrez jamais ; nous oublierons, avec peine sans doute, que nous eûmes une fille. Pour vous, il y a longtemps que vous oubliez que vous avez un père et une mère sensibles, bons et trop indulgents. Adieu, mademoiselle ; dès ce moment nous montons en voiture, et vous ignorerez toujours le lieu que nous allons choisir pour notre résidence.
» Bénéditte, confuse, humiliée, ne pense pas même à se jeter aux genoux de ses parents pour les attendrir en sa faveur : elle pâlit, elle mord ses lèvres de rage, et murmure tout bas quelques propos grossiers, que le père et la mère n'entendent pas ; car ils sont descendus dans la cour. Bénéditte les voit monter dans une voiture chargée de malles et d'effets ; tous les domestiques les suivent. Il ne reste dans la maison que le concierge et Champagne, ce terrible Champagne, chargé d'ordres secrets qui la font trembler. Que fera-t-elle ? Elle ne peut suivre son père et sa mère ! Elle prend le parti d'interroger le concierge : il ne sait rien, il ne peut rien lui dire. Champagne seul est instruit ; mais Champagne est justement celui des serviteurs de son père qu'elle a le plus maltraité. Vingt fois elle l'a accusé à tort ; vingt fois elle a pensé le faire renvoyer, et il est présumable qu'irrité comme il l'est contre elle, il ne se laissera fléchir ni par ses larmes ni par ses prières.
» Voilà donc Bénéditte seule, abandonnée, qui sonde l'abîme affreux qu'elle voit s'ouvrir devant elle. Elle, couturière ! Ah ! le nom seul de cet état, qu'elle trouve vil, lui cause un dégoût insurmontable ; elle aimerait mieux mourir que de prendre un [312] tel parti. Mais cependant mourir, c'est bien fort !..... Si elle se sauvait, si elle fuyait une maison qui n'est plus pour elle la maison paternelle ?... Mais où ira-t-elle ? D'ailleurs qui la nourrira, la vêtira ?... Il faudra toujours travailler, et travailler, c'est un grand supplice pour elle !... Elle passe ainsi la nuit dans des agitations cruelles, et l'aurore la surprend dans ces tristes réflexions. Elle n'a pas encore parlé à Champagne, qu'on lui donne pour conducteur. Cependant, ce Champagne, qu'elle détestait autrefois, ce Champagne n'est plus le même à ses yeux ; elle ne voit plus que ses bonnes qualités. C'est un homme âgé d'ailleurs, respectable, qui est bon, humain, généreux, qui l'aimait bien quand elle était petite, qui la faisait sauter dans ses bras. Ce Champagne, qu'elle a tant persécuté, ne sera pas inexorable ; il lui dira le lieu qu'habitent son père et sa mère ; elle ira les trouver, elle se jettera à leurs pieds, leur promettra d'être plus aimable à l'avenir, et sans doute ils la reprendront. Ils sont bons !... Elle a eu bien des torts envers eux !... Ah ! comme elle reconnaît ses défauts ! comme elle s'en repent !... Mais il n'est plus temps... Si, il est encore temps ! Il faut attendre Champagne et attaquer sa sensibilité.
» Tels sont les projets, telles sont les idées de Bénéditte. Elle espère encore : si elle n'a plus lieu de se flatter, eh bien, elle se soumettra à son sort ; il le faudra bien d'ailleurs, il le faudra bien !...
» Champagne se présente enfin. — Mademoiselle, vous allez me suivre. — Où donc ? — Vous le saurez. — Champagne ! — Mademoiselle ? —En grâce !... tu sais où vont papa et maman ? dis-le-moi ; oh ! dis-le-moi. — Pas possible, mademoiselle. — Écoute ! j'ai eu des torts, oui, bien des torts avec toi ; oublie-les, [313] pardonne-les-moi, et reconduis-moi à mes parents. — Ah ! vous revenez, mademoiselle ! vous convenez maintenant ! mais il est trop tard ; je ne puis rien pour vous, absolument rien. Il faut que j'exécute les ordres de mes maîtres. Je dois vous conduire à Avignon, et vous y laisser pour ne jamais vous revoir.
— Champagne !... — Non, mademoiselle, je n'entends rien. Songez seulement à vous préparer pour me suivre dans une heure au plus.
» Champagne se retire, et Bénéditte fond en larmes. Cependant son caractère altier reprend bientôt le dessus : elle essuie ses yeux, se lève avec dépit, et se prépare à partir, en disant : Eh bien ! je n'ai plus ni père ni mère ; tout le monde est cruel envers moi !... j'irai, je verrai le ciel ne m'abandonnera peut-être pas ; il m'offrira des moyens de mais quels moyens ?...
» Elle retombe dans sa première affliction, et Champagne se présente à ses regards avec un paquet, une canne, tout l'attirail d'un voyageur. Il est bon de connaître ce Champagne à qui notre Bénéditte est confiée. C'est un homme de cinquante ans, qui ne manque ni d'esprit ni d'éducation. Doux, fidèle et complaisant, il est attaché depuis trente ans à la famille de Bénéditte: il a vu naître cette enfant, il l'a aimée, que dis-je ? il l'aime encore ! Il souffre plus qu'elle de l'épreuve terrible qu'on lui fait subir, et dont lui seul connaît les détails et la suite. Mais en même temps qu'il est bon, il est ferme et sensé ; il sent bien qu'il faut adoucir ce petit caractère ; il sait que le ministère qui lui est confié exige de la fermeté, de la prudence et même de la rigueur. Champagne est digne de seconder les projets d'un maître qu'il chérit. Il lui rendra sa fille un jour, mais [314] il la lui rendra souple, docile, digne de lui. Oh ! ce bon Champagne, comme il s'honore de la confiance qu'on lui accorde ! comme il se promet de la mériter mieux par la suite, et de corriger un sujet à qui la nature a refusé toutes les qualités morales, excepté de l'esprit et quelque sensibilité... Tel est Champagne, tel est l'honnête homme qui va servir de guide à mon héroïne. Suivons-les, mes bons amis, et voyons ce qui valeur arriver à tous deux.
» Champagne signifie pour la dernière fois à Bénéditte l'ordre de le suivre. Elle obéit en tremblant, et marche, portant sous son bras son petit paquet. Elle est étonnée de ne point trouver de voiture qui l'attende. Est-ce que nous allons à pied ? dit-elle à Champagne. — Oui, mademoiselle ; nous allons traverser la forêt, et à la poste qu'on rencontre après, nous monterons dans la voiture qui va droit à Avignon. Bénéditte est déterminée à tout. Elle accompagne son conducteur, non sans lui faire mille questions auxquelles il répond vaguement.
» À peine ont-ils fait un tiers de la forêt, que le ciel, couvert de nuages épais, menace d'un orage affreux ; et en effet, bientôt la pluie tombe par torrents, et la foudre vient frapper les arbres qui sont sur les hauteurs. Bénéditte frémit d'effroi. Champagne cherche un abri, et une espèce de grotte se présente à ses regards. À peine y sont-ils entrés, que l'eau vient se précipiter jusque dans cette retraite où ils se croyaient en sûreté ; elle offre au bout un très-long souterrain, éclairé par quelques fentes de rocher. Champagne et Bénéditte s'y enfoncent ; et, voyant au bout une espèce de clarté, ils s'imaginent qu'ils pourront sortir par là et se retrouver dans la forêt. Vain espoir ! ils marchent, ils marchent toujours ; ils ne peuvent trouver la fin [315] de cet obscur souterrain. Pendant ce temps l'orage s'est apaisé, le ciel s'est éclairci, les oiseaux ont repris leurs chants joyeux, et les chemins sont devenus praticables. Champagne et Bénéditte pensent à revenir par le même chemin qu'ils ont pris ; mais, ô disgrâce ! ils ne le retrouvent plus : ils parcourent tous les sentiers, tous les détours de ce souterrain, et n'y trouvent aucune issue pour rentrer dans la forêt. C'est pour cette fois que Bénéditte a vraiment peur : elle prend le parti de pleurer, de jeter des cris. Champagne s'efforce de la calmer. : il est aussi effrayé qu'elle. Il est impossible de se dégager de ce labyrinthe, dans lequel ils ont déjà fait plus de deux lieues. L'enfant est accablé de fatigue ; il faut se décider à s'asseoir sur quelque pierre et à finir le peu de provisions que Champagne avait emportées. Il est heureux au moins que cette longue voûte, faite en pierres de taille dans quelques endroits, et dans d'autres creusée par la nature dans le roc, laisse parvenir, de distance en distance, quelques rayons de jour à travers les fentes du rocher. On y voit assez clair ; mais on y est enfermé : il parait impossible d'en sortir. Faut-il mourir dans une caverne !... Telles sont les remarques et les réflexions que fait Champagne. Mademoiselle, dit-il, je ne suis pas très-instruit, mais j'ai souvent entendu raisonner sur l'antiquité du gîte que nous habitons, et je suis persuadé que ce long souterrain, dégradé par le temps, est un ouvrage des Romains qui occupaient autrefois ce pays-ci. —Oui, cela m'a tout l'air de leur avoir servi, soit d'aqueduc, soit de fortification. Que sais-je ? il est certain que cette caverne, qui se prolonge à plusieurs lieues, n'est pas l'ouvrage du hasard, mais celui de l'art, et dans un temps bien reculé ; mais ce qui m'étonne, c'est que nous y soyons entrés et que nous ne [316] puissions plus en sortir. Qu'est devenue cette grotte dont l'aspect nous a frappés, qui nous a conduits ici ? Le tonnerre l'aurait-il frappée ? Ses décombres en fermeraient-ils l'entrée ?... O Dieu ! serions-nous condamnés à ne jamais revoir la lumière ?...—Qui sait, Champagne, si ce lieu épouvantable n'est pas habité par des voleurs ?... — Non, oh ! non, il n'y a pas d'apparence ; cette forêt d'ailleurs n'en est pas infestée : on n'en a jamais parlé dans le pays... Allons, mon enfant, vous voilà un peu délassée ; reprenons courage, et mesurons encore une fois l'étendue de ce labyrinthe.
» Bénéditte se lève, et tous deux se mettent à parcourir les longs détours de cet abîme. Après avoir marché longtemps et inutilement, une découverte assez piquante vient leur donner quelque espoir. Dans une des rues du souterrain jaillissait d'une espèce de source un petit ruisseau qui, serpentant sur des cailloux, coulait avec rapidité, et suivait la pente du chemin qui dans cet endroit paraissait s'enfoncer. Nos deux voyageurs suivent le cours de ce ruisseau, dans l'espoir que peut-être il va se perdre dans la forêt par une ouverture quelconque. Mais ils sont bien douloureusement abusés. Le ruisseau tombe, par une cascade naturelle, dans une espèce de bassin qui se perd dans les terres. Cependant ils font une remarque intéressante : dans cet endroit la voûte du souterrain est très-haute ; et, toujours à la faveur des jours pratiqués dans le roc, ils découvrent une espèce de maison à deux étages très-bas, et qui semble avoir été bâtie là par quelque solitaire dégoûté du monde. On y distingue des portes, des fenêtres, et même des cheminées qui montent jusqu'au haut. Champagne, étonné, admire ce singulier édifice, et remercie la Providence de lui avoir offert au [317] moins un asile momentané où il pourra se retirer sans crainte d'aucune surprise, et prendre le temps nécessaire pour sonder de nouveau les détours du labyrinthe et chercher les moyens d'en sortir. Mais Champagne n'a pas tout vu : il va être bien plus surpris encore. En parcourant l'intérieur de la maison, où il aperçoit quelques débris de meubles, il trouve l'écrit suivant :
« Si le malheur t'amène dans cette enceinte, voyageur égaré, profite du reste des provisions d'un infortuné qui y a passé trente années de sa vie. Cherche, travaille, et tu vivras. »
» Ce billet ranime toutes ses espérances. On lui dit de chercher, de travailler. Soudain il prend l'enfant par la main, et les voilà tous deux qui visitent les plus petits coins du bâtiment. En effet, ils trouvent dans la salle basse une quantité considérable de farine, un four à cuir du pain, toutes sortes d'ustensiles de ménage, et beaucoup de bois amoncelé. Si nous sommes condamnés à rester ici longtemps, s'écrie Champagne, au moins nous n'y mourrons pas de faim ! Que faire pour le moment ? cette petite est très-fatiguée, il lui serait impossible de faire deux pas de plus : remettons nos recherches à demain ; faisons du feu, du pain même, et passons la nuit dans cette maison souterraine.
» Ainsi parla Champagne ; et la jeune Bénéditte, qui tremblait un moment auparavant de périr de besoin dans cet asile obscur, sentit ranimer son courage. Elle serra la main de Champagne, et lui promit de le seconder autant que ses forces le lui permettraient. Rassurez-vous, mon enfant, lui dit le fidèle serviteur ; celui qui a demeuré ici, qui s'est approvisionné de tout, comme vous le voyez, en connaissait sans doute les détours ; [318] il en est bien sorti, nous en sortirons de même, il faut l'espérer
» Cela dit, Champagne fait du feu, et passe un temps considérable à chauffer le four. Pendant ce temps Bénéditte apporte de l'eau ; elle aide son ami, qui convertit la farine en pâte, la pétrit, et met cuire un pain grossier, mais dont ils ont le plus grand besoin, car ils sont prêts à tomber de faiblesse. Cependant la vue de ce pain qu'ils vont manger soutient leur âme abattue ; ils le regardent avec avidité, et sont prêts a le dévorer tout chaud. C'est ainsi qu'ils passent une partie de la nuit, éclairés seulement par la lueur du feu du four, bien renfermés dans la maison souterraine, tremblants de peur au moindre bruit que l'écho fait naître dans la caverne, et gémissant sur l'affreuse destinée qui les attend.
» Enfin ils peuvent manger ce pain tant désiré... Ils s'en rassasient, et calment leur soif avec une cruche de l'eau du ruisseau. Après avoir fait ce repas frugal, ils s'endorment sur leur siége, et ne se réveillent que longtemps après le jour. Champagne parcourt de nouveau la maison souterraine, et fait à tout moment de nouvelles découvertes. Des sacs pleins de légumes, comme pois, lentilles et haricots, se présentent à ses regards : un tonneau plus loin renferme du lard et d'autres viandes salées. Bénéditte saute de joie en voyant tant de provisions. Mais si le solitaire qui demeurait dans cet endroit a pensé à la nourriture du corps, il a rassemblé aussi dans un choix de livres instructifs et moraux tout ce qui peut nourrir l'esprit, guider le jugement et consoler l'âme. Il ne manque à ce lieu qu'un jardin et la liberté ; pour les autres commodités de la vie, elles s'y trouvent en abondance. Champagne, après avoir [319] examiné toutes ces richesses, prend Bénéditte par la main ; tous deux vont visiter de nouveau les longues rues du souterrain ; et, dans la crainte de s'y perdre, ou de ne plus retrouver leur chère habitation, ils font des remarques sur les pierres à chaque coin de rues. Leur visite cependant est infructueuse, comme celle de la veille... Ils reviennent à la maison souterraine, et préparent pour leur dîner quelques mets qu'ils mangent tristement. L'après-midi nouvelles recherches... Inutiles encore !... Le lendemain ils recommencent leurs courses, qui n'aboutissent toujours à rien. Alors Champagne fait à Bénéditte le petit discours suivant :
« Vous voyez, mon enfant, qu'il nous est imposible de sortir de ce triste séjour ; nous voilà tout à fait exclus du monde ; et moi j'éprouve cet affreux malheur pour vous avoir suivie, pour avoir obéi à vos parents. Bénéditte, il faut nous consoler ensemble : je vous dois mes soins, vu la faiblesse de votre âge ; mais vous, vous me devez votre tendresse, et surtout beaucoup de docilité. Restons, restons ici jusqu'à ce que le ciel nous offre les moyens d'en sortir. Dame, mon enfant, il va falloir que vous vous serviez vous-même, que vous travailliez avec moi. Il n'y a plus ici ni de maître ni de serviteur ; nous sommes égaux par le malheur. Je vais remplacer votre père, et vous sentez bien que je ne souffrirai pas tout ce qu'il souffrait de votre humeur et de vos petits caprices. Il me faut la plus grande douceur de votre part. De la mienne, vous n'éprouverez que de la bonté, de l'amitié, si vous en êtes digne. Vous voyez à quelle infortune nous a conduits votre indocilité envers vos parents. Ils vous ont séparée d'eux, et vous voilà séparée de tout le monde. Puissent cette faute et ses suites, Bénéditte, [320] faire naître en votre âme un repentir sincère, et changer tout à fait votre caractère altier et opiniâtre ! Ne pleurez pas, Bénéditte ; embrassez-moi, et regardez-moi dorénavant comme un père, un père tendre, sensible, qui veut perfectionner votre éducation, corriger vos défauts, et vous rendre au monde par la suite, si cela est possible. »
» Bénéditte, pénétrée jusqu'aux larmes, se jette dans les bras de son ami. Elle lui promet la plus grande soumission, et lui demande pardon du malheur dans lequel elle l'a plongé. Champagne verse aussi quelques pleurs d'attendrissement: il presse l'enfant contre son cœur ; et dès cet instant il cherche les moyens de rendre les petits meubles de la maison souterraine assez commodes pour pouvoir y passer un laps de temps dont on ne peut prévoir le terme. Deux lits sont fabriqués dans deux pièces séparées, avec quelques matelas et des toiles tendues à la manière des hamacs. Une armoire renferme un peu de linge. Bénéditte aura le soin de le blanchir au ruisseau et de le conserver. Elle est chargée, en outre, des détails du ménage et de la cuisine, qu'il faudra bien qu'elle apprenne. Bénéditte se prête à tout avec la plus grande complaisance. Aucune peine, aucun effort ne lui coûte ; elle s'occupe des soins qui lui sont confiés avec une docilité, une complaisance qui charment, au fond du cœur, le bon Champagne. Dans ses moments de loisir, elle profite des livres qui sont dans la maison souterraine : elle lit, elle s'instruit, elle apprend par cœur des livres de science, de morale : en un mot, son caractère est totalement changé. Ce n'est plus cette petite impérieuse qui dédaignait tout le monde, qui contrariait sans cesse, et croyait les autres trop heureux de la servir ; c'est une jeune personne douce, honnête, aimable, [321] et qui vole au-devant des occasions d'obliger son compagnon d'infortune, de l'aider dans ses travaux. En un mot, cette Bénéditte-là ne ressemble pas du tout à l'autre, tant il est vrai que le malheur change bien les hommes !
« Champagne voyait avec le plus vif plaisir ce changement tant désiré. Aussi rien ne coûtait à ce tendre ami pour désennuyer son élève dans ce lieu désert : il lui faisait des contes, il jouait, il courait avec elle dans les détours du souterrain ; il inventait même des jeux pour la distraire, et de jour en jour il s'attachait davantage à cette aimable enfant.
» Tous deux faisaient souvent des perquisitions dans le labyrinthe ; car l'espoir d'en sortir ne les abandonnait pas. Ils n'avaient jamais pu retrouver la grotte par laquelle ils y étaient entrés. Plusieurs rues se trouvaient fermées au bout par des décombres et des masses de rochers. Bénéditte avait conseillé à son ami de travailler à faire des issues dans ces décombres, afin de voir si elles ne conduiraient pas à la forêt ; mais Champagne avait regardé ce projet comme impraticable. Un seul espoir paraissait lui rester. Au bout de l'une des avenues qui conduisaient à la maison souterraine, on remarquait une énorme porte de fer qui sans doute donnait sur la campagne ; mais il n'avait ni clef, ni outil assez fort pour l'ouvrir ou la briser. Tous deux souvent venaient écouter, à travers celte porte, s'ils n'entendaient pas passer des voyageurs. Dans ce cas ils auraient appelé à leur secours ; mais on ne distinguait rien, et il était présumable que cette porte communiquait seulement à d'autres souterrains. Peut-être le solitaire qu'ils remplaçaient en avait-il la clef ; peut-être était-ce par là qu'il allait chercher ses provisions : mais il n'avait point laissé son secret [322] par écrit ; il fallait se contenter de gémir et d'attendre...
» Attendre ! la perspective était effrayante. Si les vivres venaient à leur manquer, il fallait mourir de faim. Bénéditte les ménageait ; mais elle communiquait souvent ses craintes à Champagne, qui s'efforçait de la rassurer. En attendant, Bénéditte étudiait, travaillait, et devenait charmante. Cependant un fond de mélancolie obscurcissait son front, elle pleurait souvent, et pensait à son père et à sa mère ; elle les appelait, elle soupirait après eux, et ne pouvait se pardonner ses torts. Son ami, dans ces moments de tristesse, essuyait ses larmes, et lui donnait toujours l'espoir d'être réunie à sa famille. L'enfant l'embrassait, se consolait en lisant ou en jouant avec lui.
» Ils avaient déjà passé près d'une année dans cette triste solitude ; et quoique Champagne trouvât toujours quelques nouvelles richesses dans la maison souterraine, les provisions baissaient considérablement. Ce fut alors que les regrets de Bénéditte devinrent plus vifs. Souvent elle allait seule sur les bords du ruisseau ; et là, mêlant ses larmes aux eaux limpides qu'il roulait, elle se livrait à tout l'excès de sa douleur un jour qu'elle avait pleuré amèrement sur son sort, elle rentre dans la maison souterraine, et reste fort étonnée de n'y plus trouver son ami. Déjà plusieurs fois elle s'était aperçue qu'il disparaissait, sans qu'elle sût de quel côté il était allé. Elle lui en avait souvent témoigné ses inquiétudes, et le bon Champagne s'était contenté de rire, et de lui dire qu'elle se trompait. Pour cette fois elle est bien sûre de ne l'avoir pas vu sortir, et il n'est pas dans la maison. Où est-il donc ? A la surprise succède l'effroi. Bénéditte a peur d'être abandonnée. Elle crie, appelle, personne ne répond. O douleur ! pauvre enfant ! serais-tu en effet [323] livrée seule aux horreurs de la solitude ? Un ami ingrat et barbare t'aurait-il abandonnée ? Pauvre enfant, comme je partage tes inquiétudes !...
» Bénéditte verse des larmes ; elle s'écrie : O mon Dieu ! O toi qui me tenais lieu de parents, de tout dans la nature, aurais-tu délaissé ta Bénéditte, ton enfant adoptif ?... T'aurait-elle donné quelque sujet de la haïr, de la fuir ?... Son cœur était changé ; son caractère, tu l'avais formé, elle te chérissait, et tu l'abandonnes !... Que dis-je ? non, tu n'as pu la laisser seule dans ces sombres retraites ! quelque accident, sans doute mais quel accident !... Personne, personne n'a paru dans ces lieux ! Ces voûtes n'ont été frappées jusqu'à présent que de nos gémissements, que de nos regrets ! Ces longs détours ne portent que l'empreinte de nos pas. Nous sommes seuls, absolument seuls ici, et je ne t'y trouve plus ! J'ai perdu mon ami, mon appui, ma consolation !... Et toi, mon père ; et toi, ma tendre mère, que faites-vous ? où êtes-vous ? Que ne pouvez-vous venir au secours de votre fille, de votre fille abandonnée par son ami, comme elle le fut autrefois par vous ! Oh ! si vous pouviez connaître son repentir ! si vous pouviez entendre ses accents douloureux !... Mon père ! ma mère ! mon ami ! Tout le monde, tout le monde est éloigné de moi ; personne ne peut me consoler !
» Elle finit à peine ces mots, lorsqu'une espèce de boiserie semble vaciller ; elle tombe : dieux ! quels objets frappent les regards de l'heureuse Bénéditte !... son père, sa mère, suivis de quelques domestiques portant des flambeaux ! Champagne les accompagne ! Champagne s'écrie : La voilà, votre fille, la voilà ; elle est maintenant digne de vous ! [324] » Bénéditte jette un cri, elle est dans les bras de ses parents, qui l'accablent de caresses. Viens, ma fille, lui dit son père, viens ; si l'épreuve que nous t'avons fait subir a pu changer ton caractère, tu seras bien dédommagée des peines que tu as souffertes, en recouvrant toute notre tendresse.
» Bénéditte ne conçoit rien à tout ce qu'elle voit. Elle ne peut parler : elle presse dans ses bras les auteurs de ses jours : elle attend qu'on lui explique un événement qu'elle était bien éloignée de prévoir. Quittons ces lieux, lui dit sa mère ; tu n'es qu'à deux pas de la maison paternelle, ma fille ; rentres-y ; tu mérites maintenant de ne la quitter jamais.
» À l'instant on la prend par la main ; on lui fait monter un escalier tortueux et très-haut : elle se trouve bientôt dans le jardin de son père, et de là dans ses appartements, où elle est comblée de caresses. Puis-je croire ! s'écrie-t-elle... ô bonheur ! comment se fait-il ?... —Tu vas tout savoir, mon enfant. Apprends que, détachés de toi par les nombreux défauts que tu avais il y a un an, et qui te faisaient haïr de tout le monde, ton père et moi, nous prîmes, en gémissant, la résolution de t'éloigner pour jamais de nous, en te faisant apprendre un état quelconque, en t'abandonnant à toi-même. Tout à coup, ton père se rappela qu'en achetant ce château gothique, il y avait trouvé des souterrains qui se prolongeaient au loin dans la forêt voisine. Sous la ferme qui est au bout de notre jardin se trouvait, dans l'un de ces souterrains, une espèce de maison, qui fut, dit-on, bâtie autrefois par un fou, possesseur de ce château, et qui s'y retira par un beau désespoir. Ton père conçut soudain le projet de t'y exiler jusqu'à ce que ton caractère fût absolument changé. Nous mîmes dans notre confidence l'honnête [325] Champagne, qui méritait toute notre confiance, et qui l'a bien justifiée depuis : il fut convenu qu'il te ferait entrer dans la grotte de la forêt par un moyen quelconque ; qu'aussitôt après des ouvriers apostés en boucheraient l'entrée ; que vous vivriez tous deux dans la maison souterraine, et que nous vous approvisionnerions sans sortir de chez nous. En effet, quelqu'un qui aurait plus réfléchi que toi aurait trouvé fort extraordinaire que ce lieu sombre, séparé du reste des humains, offrît toutes les commodités que vous y avez trouvées pendant un an. Je crois que vous n'y avez manqué de rien ; et toutes les découvertes qu'y faisait journellement Champagne n'étaient que des provisions que nous lui faisions parvenir au moyen d'une boiserie mobile. Il avait l'ordre de t'habituer au travail, à l'étude, de disposer sévèrement de toute l'autorité paternelle que nous lui avions transmise. Tu as profité du malheur auquel tu te croyais livrée. Ton caractère s'est adouci ; tu as pris le goût de l'étude, du travail : nous t'avons souvent entendue, à travers la boiserie, raisonner avec une sagesse, une sagacité qui nous ont enchantés. Enfin, mon enfant, nous avons abrégé ton exil ; nous sommes venus t'ouvrir les portes de ta prison : et voilà le secret de ton séjour dans la maison souterraine.
» Bénéditte, après cette explication, embrasse ses parents en fondant en larmes : elle n'oublie pas non plus le bon Champagne ; et depuis ce temps elle devint un modèle de bonté, de douceur et de vertus privées. Je l'ai connue, mes aimables auditeurs, je l'ai connue cette intéressante Bénéditte ; mais elle est fort âgée, et mère d'une nombreuse famille. C'est elle qui m'a racontée celte histoire de sa jeunesse ; et je vous la rapporte, afin de vous engager, par son exemple, à être toujours [326] doux, honnêtes, complaisants, humains et bons envers tous ceux qui vous entourent. Si Bénéditte avait été dès l'enfance ce qu'elle est devenue par la suite, elle n'aurait pas subi la terrible épreuve de la maison souterraine. »
Le récit de M. de Longchamps fit beaucoup d'impression sur les enfants de Palamène. Adèle surtout, qui en sentait l'application, rougit, et s'éloigna confuse. Tous raisonnèrent encore pendant quelques instants sur le merveilleux de cette aventure, et chacun fut se livrer ensuite aux douceurs du sommeil.
[]Effroi des enfants de Palamène.
L'ami du vertueux père de famille égayait ainsi tous les soirs nos jeunes enfants par des récits touchants de ce qu'il avait appris ou vu dans ses voyages. Les enfants étaient enchantés de posséder cet homme aimable ; mais il leur manquait un frère qui partageât leurs plaisirs, qui profitât des leçons de morale qu'on leur donnait. Benoît était toujours charbonnier : ses frères et sa sœur n'en recevaient point de nouvelles, n'osaient pas même en demander. Vingt fois ils avaient été tentés de se jeter aux genoux de leur père pour obtenir de lui la grâce de Benoît, [328] et toujours ils avaient été arrêtés par la crainte d'être refusés, et d'armer de nouveau la sévérité de Palamène. Dans d'autres moments, ils se proposaient d'aller consoler Benoît dans son exil ; de prendre pour cela un moment où leur père serait absent, de s'échapper furtivement, et de rentrer à la chaumière avant son retour. Palamène, qui connaissait toujours leurs petits projets dès le moment qu'ils étaient formés, voulut voir s'ils seraient assez désobéissants pour faire cette démarche sans le prévenir. Il se plut même à leur en faciliter les moyens sans qu'ils s'en doutassent ; et voici comment il s'y prit.
M. de Lonchamps avait à visiter un ami qui demeurait à cinq ou six lieues de là. Il engagea Palamène à l'accompagner. Peut-être, lui dit-il, ne pourrons-nous pas revenir ici ce soir : au surplus, nous coucherons là-bas, et demain nous en partirons de grand matin. Palamène consentit à tout. Mes enfants, dit-il à ses jeunes élèves, je vous quitte pour un seul jour : pendant mon absence, réunissez-vous toujours sur la terrasse : j'ai laissé mon gros livre à votre frère Armand ; il y choisira quelque histoire qu'il vous lira pour vous désennuyer. D'ailleurs, pour vous abréger les ennuis de la journée, je vous donne congé ; vous pourrez aller vous divertir sur la pelouse devant notre porte ; mais ne vous écartez pas, car on parle d'une bande de voleurs qui, depuis quelques jours, sont venus infester ce canton. Adieu, mes enfants ; songez à tout ce que je viens de vous dire. Vous me reverrez demain ; demain nous reprendrons nos exercices ordinaires.
Les enfants embrassent leur père, qui sort avec son ami. A peine sont-ils partis, que la jeune Adèle prend à part Jules et Léon. Nous voilà seuls, leur dit-elle ; nous voilà libres pour [329] toute la journée : c'est aujourd'hui qu'il nous faut exécuter le projet que nous avons déjà formé d'aller voir notre frère Benoît. Ce pauvre Benoît ! comme il doit languir loin de nous ! comme il doit être triste et changé ! Dame, c'est qu'il fait un ouvrage bien dur pour lui ! Allons, parlons. — Oui, partons, dit Léon ; mais notre frère Armand ? — Armand ? répond Adèle ; il est trop occupé à ses mathématiques ; et puis, il nous empêcherait sûrement d'y aller, d'après l'ordre de mon père. Ecoutez : attendons que nous allions tous jouer sur la pelouse, afin que notre bonne ne se doute de rien. Armand n'y viendra pas, lui : il ne partage guère nos jeux. Quand tout le monde sera occupé dans la maison, nous partirons. Il n'y a pas loin : nous ne ferons qu'aller et venir. — Mais ces voleurs dont a parlé notre père ? — Bah ! on n'en doit rien craindre pendant le jour ; nous serons revenus ici avant la nuit ; et puis nous sommes trois —ah ! oui, c'est vrai, nous n'aurons pas peur d'eux. Moi, j'emporterai le sabre à mon papa ! Jules se chargera d'une grosse canne, et toi aussi, ma sœur : oh ! nous serons bien armés !
Ce petit projet ainsi formé, les trois enfants sautent de joie en pensant au plaisir qu'ils vont avoir, et dînent tranquillement avec leur frère Armand, sans lui faire connaître leur dessein. Après le dîner, Armand leur donne parole pour le soir sur la terrasse, où il veut leur lire une histoire : ensuite il monte chez lui, s'y enferme pour travailler ; et tandis que la bonne Marcelle s'occupe du détail du ménage, nos trois amis ouvrent la porte de la rue, et vont pour un moment sur la pelouse, en affectant de s'y faire voir de temps en temps par Marcelle. Au bout d'une petite demi-heure ils prennent, comme on dit, leurs [330] jambes à leur cou, et les voilà qui courent, qui courent du côté du chemin de la forêt où languit Benoît, qui sans doute ne s'attend pas à une pareille visite.
Quand ils ont fait quelques pas, ils s'arrêtent pour reprendre haleine, et dès lors ils marchent gravement comme des gens qui vont à leurs affaires. Il y avait plus d'une heure de marche pour arriver à cette forêt. L'endroit où l'on y faisait le charbon était très-reculé, dans le fond d'un taillis auquel on n'arrivait que par un petit sentier. Le jour où ils y allèrent avec leur père, ils ne prirent pas le soin de remarquer ce sentier : aujourd'hui ils ont beaucoup de peine à le retrouver. — C'était sur la gauche, dit Adèle. — Non, c'est sur la droite, répond Jules. — Et moi je vous dis qu'il faut aller tout droit, interrompt Léon. Embarrassés, et prêts à perdre le fruit de leur démarche, ils rencontrent un bûcheron, dont l'aspect les fait trembler d'abord, en pensant aux voleurs dont leur a parlé Palamène. Cependant ils se rassurent en songeant en même temps qu'ils ont des armes, et demandent à cet homme s'ils sont éloignés de l'endroit où l'on fait du charbon. Bah ! répondit le bûcheron, vous n'y êtes pas. La semaine passée on en faisait là-bas, tout près d'ici. À présent, il faut faire plus d'une lieue encore pour trouver la nouvelle charbonnière. — Celle où est M. Lagrange ? — Justement : prenez ce sentier à droite, ensuite celui à gauche, qui vous jettera dans une avenue qui va droit à la grande étoile. De là vous verrez devant vous une épaisse fumée : c'est là. Bonjour.
Le bûcheron se retire, et nos trois fugitifs restent interdits : encore une lieue ! Mon Dieu, que c'est loin ! Quelle heure est-il ? Si nous avions une montre ! Irons-nous ? Oui, nous irons ; il [331] n'est pas tard : si nous rentrons à la maison, nous serons tout aussi bien grondés pour deux heures d'absence que pour une journée. Allons, allons toujours. Du moins nous verrons notre pauvre frère, nous le serrerons dans nos bras, et nous le quitterons tout de suite, tout de suite.
Les imprudents suivent la route que vient de leur indiquer le bûcheron, et ne pensent pas qu'en revenant ils auront bien de la peine à retrouver leur chemin. Ils avancent, ils avancent, et bientôt ils aperçoivent la fumée épaisse de la charbonnière. A cette vue, l'espoir renaît dans leurs jeunes cœurs : ils ne marchent plus ; ils courent, ils volent et arrivent enfin à une espèce de cabane, où ils se doutent bien qu'ils vont rencontrer Benoît. Mais elle est déserte ; personne ne se présente à leurs regards. Comment faire ? à qui s'informer ?... Sur ces entrefaites, un petit garçon arrive de loin avec une charge de bois sur son dos. Il est en veste, et tout noir depuis la tête jusqu'aux pieds. Il est impossible de distinguer ses traits : il a d'ailleurs la tête baissée. Serait-ce lui ? serait-ce là ce Benoît si frais, si propre, si gentil ? Nos petits voyageurs ne peuvent le croire : mais Benoît les a déjà reconnus. Il jette à terre sa charge de bois, et, sans penser qu'il va noircir les habits de ses frères, de sa sœur, il se jette dans leurs bras en versant des larmes. C'est lui, c'est toi, c'est vous, c'est nous ! voilà tout ce qu'ils peuvent se dire.
Quand les premiers moments d'effusion sont passés, Benoît leur demande où est Palamène. Alors Léon lui raconte que c'est à son insu qu'ils sont venus le voir. Ils le prient de ne jamais le lui dire. Nous n'avons pu résister au désir de t'embrasser, de te consoler. Eh bien, tu as beaucoup de peine, n'est-ce pas ! — Oh, beaucoup ! Si vous saviez !... Tous les jours [332] avec ce vilain Lagrange, qui n'est pas bon, allez, il faut hacher, couper, scier, porter du bois, le ranger comme vous le voyez ; aller chercher de l'eau dans les mares voisines ; enfin c'est un travail, oh ! bien pénible ! ne pas dormir quatre heures par nuit ; toujours debout, manger du gros vilain pain noir ; voilà le métier que je fais. O mon Dieu ! comme je suis donc fâché d'avoir tant irrité mon papa ! c'est ma faute : mais aussi comment faire pour l'apaiser ?...—Écoute, répond Jules, il n'y a qu'un moyen ; il arrive demain ; viens demain au soir, ou après-demain au plus tard ; viens lui demander pardon de tes torts, comme cela, fait comme te voilà, cela le touchera davantage. Il faudrait pour cela n'arriver chez nous que vers les huit heures du soir, afin qu'il ne te renvoyât plus : il ne le ferait pas d'ailleurs à cette heure-là : il est si bon ! Nous t'appuierons, nous demanderons ton pardon ; M. de Lonchamps, que tu ne connais pas, mais qui est un bien brave homme, va, il nous secondera, M. de Lonchamps et nous réussirons ! hen ! voilà qui est dit, n'est-ce pas ?
Benoît embrasse ses frères et sa sœur. Il les remercie du conseil qu'ils lui donnent : il le suivra ; il viendra se jeter aux genoux de son père. Il y avait bien pensé déjà, mais il n'osait pas encore faire cette démarche : maintenant qu'il est sûr de l'appui de ses frères, de celui d'un bon ami de son père, il ne craint rien, il espère tout. Mais comment échapper à la surveillance de Lagrange, qui ne le quitte pas plus que son ombre ? Oh ! il trouvera un moyen pour cela. Pour le moment, ce vilain Lagrange dort dans sa cabane ; c'est assez son habitude sur le soir : voilà l'instant qu'il choisira pour le fuir, pour se rendre à la maison paternelle. Benoît ne se possède pas de joie, il ad- [333] mire la tendresse de ses frères ; il se promet bien, quand une fois il leur sera réuni, de les aimer, de les chérir, de ne jamais leur causer le moindre chagrin. Il en veut pourtant un peu à Armand ; l'idée seule qu'il aurait refusé d'accompagner ses frères à la forêt lui fait de la peine. C'est un égoïste, dit-il, que notre frère Armand. — Non, répond Adèle, Armand n'est point un égoïste ; il t'aime, il t'aime autant que nous ; mais, chargé particulièrement des ordres de notre père, il nous aurait objecté qu'il devait les exécuter ; il nous aurait engagés à ne pas lui désobéir ; car il y a ici un peu de désobéissance de notre part : notre père nous a recommandé de ne pas nous écarter de la maison ; il nous a même assuré qu'il y avait dans cette forêt une bande de voleurs... — Bah ! reprend Benoît, il vous a dit cela pour vous faire peur. Je n'ai point du tout entendu parler de voleurs, moi ; il n'y en a pas un seul ici : allez, le chemin est sûr, vous n'avez rien à craindre ; c'est moi qui vous le certifie. — Tu as raison ; mais il ne faut pas toujours que nous nous attardions. Nous allons partir et te laisser. Adieu. — Comment, adieu ! oh ! vous avez le temps. Vous goûterez avec moi, peut-être ! Si je n'ai pas de grands mets à vous offrir, la tendresse fraternelle donnera plus de prix à ceux que je possède : ce sont quelques noix, quelques noisettes ; voilà tout ce que je puis vous donner à goûter. Vous aurez assez de chemin.—Non, non, interrompt Adèle ; cela nous retiendrait ici trop longtemps. — Veux-tu déjà te séparer de ton frère, ma chère Adèle ?—Ce n'est pas, mon cher Benoît, que je m'ennuie avec toi, mais... —Eh ! pourquoi, reprend Jules, pourquoi n'accepterions-nous pas l'offre de notre frère, ma bonne sœur ? C'est lui qui traite ; il serait bien fâché qu'on le refusât. N'est-ce pas, Benoît, [334] que cela te ferait bien de la peine ? — oh ! je t'en réponds.
Adèle n'est pas d'avis qu'on s'amuse davantage dans cette forêt ; mais les deux petits garçons sont intrépides. Jules et Léon font briller, l'un son sabre, l'autre sa grosse canne. Vois-tu cela ? disent-ils à leur sœur. Tiens, avec cela, je ne craindrais pas, moi, un régiment tout entier ; et puis Benoît nous assure qu'il n'y a pas de voleurs à craindre. Notre père a voulu nous effrayer ; les parents disent comme cela des choses aux enfants
Nos deux braves rassurent Adèle : elle consent à tout. Benoît, qui veut se piquer de bien recevoir ses hôtes, les quitte un moment ; ensuite il revient chargé d'un énorme morceau de pain, portant dans son chapeau des noix, des noisettes et quelques pommes. Il étale sa petite collation sur le gazon. Il y joint une cruche d'eau, et voilà le repas frugal auquel il invite, d'un air d'importance, sa sœur et ses frères. Les convives s'arrangent autour de ces mets, et voilà la petite bande qui goûte avec un appétit dévorant.
Mon lecteur, qui est ami de l'innocence et de l'enfance, aurait bien ri s'il eût pu assister à ce goûter champêtre ! II aurait vu Benoît, s'empressant de faire les honneurs de sa table, offrir à ses convives, leur couper du pain, leur servir de l'eau, casser leurs noix, prendre, en un mot, le ton et les attentions d'un homme qui reçoit, et ces petits soins, ces petits égards réciproques entre les frères et la sœur. Bien obligé, mon frère ; garde pour toi. — Tu n'en as pas. — Plus que je n'en mangerai. — C'est bien bon ! — Bien excellent ! etc., etc. Les convives sentent qu'il faut faire l'éloge du goûter, et le petit amour-propre de Benoît s'en trouve flatté. Cependant le temps se passe, et la nuit, qui s'approche, apporte sur ses ailes noires les inquiétudes, [335] les accidents et les regrets qui vont bientôt assaillir nos trois voyageurs.
Doux plaisirs de la table ! c'est toi qui fais oublier les heures ! c'est toi qui fais manquer les rendez-vous ! Tu as causé bien des maux ! Quels sont ceux que tu prépares à mes intéressants héros ?
Adèle s'aperçoit la première que le temps s'écoule : elle se lève, prend ses deux compagnons de voyage par la main, et les force à quitter les mets délicats dont ils se rassasient depuis une heure. Il est tard, mes frères, leur dit-elle ; nous avons du chemin à faire. Encore savoir si nous trouverons notre route... — Oh ! que oui ! —Oh ! que oui. —Pardi, ajoute Benoît, cela n'es pas si difficile ; la grand'route est là-bas. — Oui, là-bas, répond Adèle ; mais par où irons-nous la joindre ? — Tiens, par ce sentier-là ; il y conduit tout droit.
Pendant que Benoît ôte son couvert, Adèle rajuste ses vêtements , puis elle regarde Jules, et se met à rire aux larmes. — Qu'as-tu donc ?lui demande Jules. —Mon frère, répond-elle, c'est que tu es noir, noir comme un charbonnier.—Et toi aussi, et Léon aussi.
Tous trois éclatent de rire en se regardant mutuellement. En effet, Benoît les a tous noircis lorsqu'il s'est jeté dans leurs bras. Il s'agit maintenant de se débarbouiller. Quand ils se sont un peu rappropriés, ils prennent congé de leur frère, en lui recommandant de suivre le plus promptement possible l'avis qu'ils lui ont donné. Benoît ne peut se séparer d'eux ; il verse des larmes, il leur en arrache aussi, et tous quatre se confondent de nouveau dans leurs plus tendres embrassements. Pour le coup, ils oublient qu'ils viennent de réparer le désordre de leurs [336] ajustements. Benoît les noircit encore une fois, et c'est comme s'ils ne s'étaient pas débarbouillés ; mais aucun d'eux n'en fait la réflexion ; ils sont trop émus pour penser à autre chose qu'à la douleur de leur séparation. Leurs tristes adieux sont répétés mille fois ; il se pressent encore, et se quittent enfin en se jetant encore de loin des regards de tendresse et de sensibilité.
Douces étreintes de la tendresse fraternelle ! heureux les cœurs qui vous connaissent, qui savent sentir vos charmes et votre félicité ! L'amitié des frères est le gage du bonheur de la société : elle prépare cette union, cette intelligence qui doivent un jour régner parmi les hommes. A coup sûr, celui qui aime ses frères doit chérir ses semblables ; la tendresse fraternelle est le premier pas vers la philanthropie ; et les vertus privées, les vertus de la nature et du sentiment, sont les sources de toutes les vertus sociales.
Voilà donc nos trois voyageurs qui suivent tout droit le sentier que leur a indiqué leur frère Benoît. Ils sont encore tout attendris du plaisir qu'ils ont eu de le voir, de sa bonne réception, de la politesse qu'il leur a faite, et surtout des heureux effets qu'ils attendent du conseil qu'ils lui ont donné. Oui, sans doute, se disent-ils, notre père est bon, sensible et généreux ; quand il le verra là à ses pieds, il lui ouvrira ses bras paternels, et tout sera pardonné. Certainement Benoît ne serait plus charbonnier, s'il eût montré plus de docilité, plus de douceur, plus de repentir, lorsque mon père lui a infligé cette punition ; si, au lieu de manifester une fermeté audacieuse, il lui eût demandé excuse, mon père l'aurait emmené avec nous, et tout aurait été fini ; mais il a répondu avec ironie, et Palamène n'aime pas qu'on réponde. Il a raison, il sait ce qu'il faut faire [337] pour notre éducation, lui ; il connaît nos défauts, et son plaisir, comme son devoir, est de nous corriger ; mais il verra, il entendra son fils, qu'il aime autant qu'il nous aime, et nous nous jetterons tous à genoux pour désarmer sa sévérité. Oh ! cela réussira, cela réussira au gré de nos désirs !
Comme ils raisonnaient ainsi, ils s'aperçurent que le soleil se cachait, et que des nuages sombres déroulaient à grands pas la nuit sur leurs têtes. Adèle frémit, et ses deux braves compagnons sentirent eux-mêmes leur courage chanceler. Ce fut bien pis quand ils eurent traversé le sentier qui devait, selon Benoît, les conduire à la grand'route. Point de grand'route, point de chemin battu: des taillis, des broussailles, vingt autres sentiers qui se croisent, qui n'offrent nulle perspective, des détours inconnus et la nuit.
Ce fut alors qu'ils se repentirent d'avoir perdu tant de temps auprès de Benoît ; ils prévirent que jamais ils ne seraient rentrés chez eux avant la nuit, et que le moins qu'il pourrait leur arriver était d'être grondés sévèrement par Armand et Marcelle, qui sans doute étaient inquiets d'eux, et qui pouvaient raconter à leur père leur petite escapade. Il fallait pourtant avancer ; et personne à qui l'on puisse demander son chemin !
Qu'on se représente nos trois enfants marchant côte à côte, se serrant, tremblants comme la feuille au moindre bruit qu'ils entendent. Adèle verse quelques larmes ; ses frères s'efforcent de la consoler ; mais loin d'y réussir, ils sont eux-mêmes prêts à pleurer comme elle. Ils marchent toujours, et sentent bien qu'ils s'égarent de plus en plus. Adèle est accablée de lassitude ; il lui est impossible de faire un pas de plus ; elle est prête à tomber sur le gazon ; mais le désir de sortir de la forêt lui donne [338] des forces : elle s'appuie sur Jules, sur Léon, et elle s'efforce de vaincre la peur et la fatigue.
Cependant le ciel s'obscurcit tout à fait ; la nuit répand son obscurité, que redoublent encore la quantité et l'épaisseur des arbres de la forêt. Les oiseaux ont aussi cessé leur ramage, les cris lugubres de la chouette et du hibou frappent seuls les échos d'alentour ; on ne voit, on ne distingue plus rien ; tout inspire l'effroi, tout ajoute à la terreur qui frappe nos trois voyageurs.
Ils sont sur le point de se désespérer, de frapper l'écho de leurs tristes regrets, lorsque Jules croit apercevoir une lumière éloignée ; il la fait remarquer à Léon ; Adèle la voit aussi : un rayon d'espoir brille à leurs yeux ; mais bientôt la peur le dissipe : Irons-nous ? se disent-ils. Si nous allions rencontrer là des voleurs ! — Eh non, répond Léon ; c'est une cabane de bûcherons ou de charbonniers, comme Lagrange et mon frère. — Crois-tu ? — J'en suis sûr.
Léon soutient le courage de ses deux camarades d'infortune : il leur assure que, quand même ils trouveraient là des voleurs, ces voleurs ne peuvent faire du mal à trois enfants égarés, qui ne possèdent rien, dont la dépouille n'est point précieuse. Il les engage à le suivre sans frayeur, persuadé que c'est le seul moyen de sortir de cette immense forêt. Les deux autres soupirent ; et, comme il ne leur reste plus que ce parti à prendre, ils accompagnent Léon, qui paraît plus ferme qu'eux. Ils arrivent donc à l'endroit où ils ont vu briller la lumière. C'est une espèce de voûte qui va s'enfoncer sous la terre, où l'on n'aperçoit aucun meuble, et qu'éclaire une torche enfoncée dans la terre, faute de chandelier. Je te dis, mon frère, dit Adèle, que c'est une caverne de voleurs. — Non, non, poursuit Léon ; et il appelle à [339] l'entrée du souterrain. Personne ne répond, les sons de sa voix se répètent au loin dans la grotte. Léon appelle de nouveau : point de réponse. Entrons, dit-il. —Non, lui répond Adèle en l'arrêtant ; si nous nous perdions dans ce lieu, comme Bénéditte dans son souterrain ! tu sais bien ? — Bah !
Léon prend son frère et sa sœur par la main, et les fait entrer avec lui dans cette espèce de caverne. Au moins, dit-il, ici nous verrons clair tous trois appellent encore: même silence.
Étonnés de ne voir paraître personne, ils examinent l'endroit où ils sont sans trop oser s'y enfoncer. Ils n'y voient rien que quelques mauvais fusils qui font frémir Adèle. Enfin, ils sont seuls dans ce lieu : y resteront-ils ? attendront-ils que quelqu'un paraisse, ou reprendront-ils leur route qu'ils ignorent ?
Comme ils sont indécis, une vieille épouvantable paraît à leurs regards ; elle sort du fond du souterrain : Qui m'appelle ? s'écrie-t-elle ; qui peut troubler mon repos ? Je dormais, moi, et tout à coup... Ha ! ha ! que faites-vous ici ?...
Les enfants, effrayés à l'aspect de cette horrible mégère, veulent fuir ; mais tout à coup cinq ou six scélérats entrent dans la caverne par la forêt. Qui sont ces enfants, Démona ? disent-ils à la vieille. —Je l'ignore: je viens de les trouver ici, qui semblaient fureter partout. —Ho ! ho ! poursuit l'un des brigands, ce sont peut-être des espions qu'on nous envoie ; on se sert de cet âge aussi pour déterrer parlez, que cherchez-vous ?
La voix terrible du brigand interdit nos trois voyageurs ; ils peuvent à peine dire qu'ils sont égarés... Mauvaise excuse ! s'écrie un homme à moustaches ; vous avez d'autres desseins, petits malheureux !..... De temps en temps nous voyons venir ici comme cela des enfants pour découvrir notre retraite sans [340] doute. Cela m'est suspect, à moi ; il faut nous en défaire pour ensevelir notre secret. Qu'en dis-tu, mon camarade ?
Tous les autres voleurs sont de l'avis de celui-ci. Adèle, Jules et Léon sentent, trop tard, qu'ils sont perdus : ils jettent des cris affreux, mais rien ne touche ces barbares ; deux d'entre eux s'emparent d'Adèle et veulent la poignarder ; trois autres traînent le petit Léon en lui mettant un pistolet sur la poitrine ; et Jules se jette aux pieds de la vieille exécrable, qui fait tous ses efforts pour l'emporter.... Tableau horrible, épouvantable, que repousse mon cœur à mesure que ma main le trace ! O imprudents petits enfants ! qui viendra vous délivrer de ces monstres ?
Un miracle seul peut sauver trois innocentes créatures qui se croient déjà égorgées ; mais, ô surprise ! ô bonheur ! deux étrangers paraissent, deux étrangers, égarés apparemment comme eux, sont attirés du bois par les cris de nos trois victimes ; ils entrent, et soudain la vieille et les brigands, aussi lâches que barbares, se sauvent précipitamment jusqu'au fond de leur repaire. Les enfants, presque évanouis, se raniment ; ils jettent un cri de joie, et se réunissent tous trois pour tomber aux pieds de leurs libérateurs. Mais quel surcroît d'étonnement ! A peine ont-ils fixé les deux étrangers, qu'ils reconnaissent... leur père et son ami Lonchamps.
La honte et le repentir les font tomber sur la terre. Palamène et son ami les relèvent. Enfants désobéissants, leur disent-ils, vous méritez bien... Mais venez, venez ; sauvez-vous avec nous ; fuyez cette caverne où vous alliez être sacrifiés, si la prudence et la surveillance paternelle ne nous eussent conduits sur vos pas. Palamène et son ami, prenant Adèle dans leurs bras, donnent [341] la main à Jules et à Léon ; tous cinq quittent ce lieu funeste, retrouvent la grand'route, et reviennent chez eux, sans que le vieux père ait dit seulement un mot à ses enfants, qui, de leur côté, n'ont pas la force de prononcer une seule parole.
C'est dans sa maison que Palamène se propose de leur faire les reproches qu'ils méritent. En effet, il les fait asseoir et leur tient ce discours : Nous étions partis ce matin, mon ami et moi, dans l'intention de ne revenir que demain ; mais à trois lieues d'ici nous avons rencontré le fermier de l'ami de M. de Lonchamps, qui nous a dit que son maître était à la ville prochaine pour quelques jours. Nous revenons : on nous dit ici qu'on est inquiet de Jules, de Léon et d'Adèle. Je me doute qu'ils sont allés voir leur frère Benoît sans ma permission : nous nous mettons en route pour aller les joindre ; mais il nous est impossible de les retrouver. Persuadés qu'ils se sont égarés, nous battons toute la forêt que nous connaissons mieux qu'eux ; nous en faisons plusieurs fois le tour, et nous arrivons à la caverne au moment même où les voleurs, dont je les avais menacés, allaient peut-être leur arracher la vie. Ainsi, le ciel nous a tous favorisés. Maintenant je ne leur dirai point ma façon de penser sur leur petite incartade. Il est tard : ils sont fatigués, et nous aussi ; je leur ordonne de se retirer ; demain ils me verront.
Palamène prononça ces mots d'un ton irrité. Adèle, Jules et Léon rentrèrent chez eux pénétrés de regrets ; et Palamène soupa tranquillement avec son ami et son fils Armand, à qui il parla d'autre chose. Nous verrons demain comment Palamène, après avoir ménagé l'aventure des faux brigands, qui n'étaient autre chose que des bûcherons à qui il avait donné le mot, s'y [342] prit pour punir la désobéissance de ses trois enfants, dont la faute lui paraissait au fond digne d'indulgence, attendu qu'elle était absolument l'effet de la tendresse fraternelle.
[]Histoire de l'homme invisible.
On pense bien que nos trois petits voyageurs n'avaient pas passé une bonne nuit. Fatigués d'avoir beaucoup marché, effrayés des dangers qu'ils avaient courus et des menaces que leur père leur avait faites, ils n'avaient pu fermer l'œil, et des larmes amères avaient coulé de leurs yeux. A peine virent-ils paraître le jour qu'ils se levèrent, et se réunirent tous les trois dans le jardin, comme pour confondre leurs chagrins et leurs craintes. L'aventure de la veille fut mise sur le tapis. Quel heureux hasard ! se dirent-ils ; quel bonheur que notre père soit venu là, [344] justement à point nommé, pour nous tirer d'embarras ! Ils allaient nous tuer, ces monstres-là ! oh ! oui, ils allaient nous tuer !... Ce bon père qui est inquiet de nous, qui court après nous, après avoir tant marché dans la journée !... O mon Dieu ! si nous avions su qu'il allait revenir ! Dame, qui s'en serait douté ?... Il est bien en colère contre nous, et en effet nous avons eu tort. Le plaisir de revoir, d'embrasser notre pauvre Benoît !... Aussi c'est ma faute, c'est moi qui l'ai proposé. — Non, Jules, c'est moi qui l'ai proposé. — Vous vous trompez tous deux, mes frères ; c'est moi qui vous y ai engagés. — Allons, c'est nous trois qui avons tort. Il faut pourtant désarmer notre père. Il est si bon ! il nous a tant de fois recommandé les devoirs de l'amour fraternel ! Peut-il nous en vouloir d'avoir suivi l'impulsion de notre cœur ?... Oh ! il nous pardonnera ; nous le prierons tant ! nous le supplierons tant !
Tel était le petit conciliabule que tenaient nos trois enfants. Cependant leur cœur battait en approchant du moment où leur père allait se réveiller. Ils n'osaient penser au premier regard qu'il allait leur lancer. Il fallait pourtant essuyer cet orage, et ils tremblaient des suites qu'il pouvait avoir, non pour eux, ils étaient résignés à tout, mais pour Benoît, à qui ils avaient conseillé de venir ce jour même, et qui pouvait souffrir de la faute qu'ils avaient commise.
Enfin il arrive ce moment si redoutable. Palamène fit appeler chez lui Adèle, Jules et Léon, qui s'y rendirent le cœur gonflé et les yeux pleins de larmes... Ils ne s'étaient pas trompés ; le premier regard de leur père fut celui de l'indignation. Vous êtes-vous rappelé, leur dit-il, l'ordre que je vous donnai hier matin ? — Oui, mon père. — Quel était-il ? — De ne pas nous [345] éloigner de la maison. — Fort bien ; vous avez la mémoire excellente ! Et cet ordre, l'avez-vous suivi ?... Vous ne répondez point : je vous demande si vous m'avez obéi ? — Non. —Maintenant, que diriez-vous, à ma place, à des enfants désobéissants ?— Mon père... — Après ? — Pardonnez-nous : nous aimons notre frère Benoît comme nous nous aimons tous, comme nous nous chérissons. C'est vous, c'est vous, mon père, qui avez mis dans nos cœurs ces sentiments de la nature ; vous êtes, oui, j'oserai le dire, vous êtes la première cause de la faute que nous avons commise : vous nous avez trop souvent recommandé de nous protéger, de nous défendre réciproquement, de nous servir d'appui les uns aux autres ! Si nous vous avions désobéi pour aller jouer, oh ! vous auriez bien raison de nous punir ; mais c'était pour embrasser, pour consoler un frère infortuné, que vous accablez du poids de votre colère. O mon père ! excusez les fautes que le cœur fait commettre à l'esprit, puisque ces fautes sont une suite des leçons que vous nous avez données.
C'était Léon qui portait la parole. Palamène sourit intérieurement de l'éloquence de son jeune poëte ; il fut même charmé de la manière adroite dont il se défendait ; mais il sentit qu'il fallait repousser son éloquence par des raisons, et il lui répondit, en affectant de prendre sa sévérité : Je suis bien éloigné, monsieur, de blâmer l'affection que vous portez à votre frère : elle me fait plaisir au contraire ; je ne me plains que de ce que vous ne m'avez pas demandé la permission d'aller le voir: vous voyez que... — Ah ! mon père ! nous l'auriez-vous accordéé ? — C'est une autre affaire. Ceci me regardait, et je ne vois pas pourquoi vous décidez comme cela sur ce que j'aurais pu faire. Mais, en supposant que vous me l'eussiez demandée, et que je [] vous l'eusse refusée, vous auriez donc méprisé mes ordres ? Je vois que votre désobéissance est encore plus coupable que je ne l'avais pensé. Vous vous êtes dit : N'en parlons pas à mon papa, car il ne le voudra pas... C'est comme si vous l'eussiez, fait, que je m'y fusse opposé, et que vous ayez bravé ma défense. — Ah ! mon père ! ce n'est pas cela. —Non, vous croyez que je ne devine pas les secrets de votre petit cœur ? Encore une fois ce n'est pas la visite que vous avez faite à Benoît qui me fâche ; c'est de l'avoir faite sans m'avoir communiqué votre désir. Eh quoi ! si vous vous rappelez si bien mes leçons, avez-vous oublié que je vous ai engagés cent fois à me regarder comme votre ami, votre meilleur ami ; à me confier vos vœux, vos plus secrètes pensées ? et ne me l'avez-vous pas promis, enfants ingrats ? Ne suis-je plus un père à vos yeux ? Allez-vous prendre l'habitude de me regarder comme un régent sévère, que l'on fuit, que l'on craint, de qui l'on se cache même pour faire le bien ?.... Voyez aussi combien vous vous êtes exposés pour avoir méprisé mes ordres, à quels dangers vous vous êtes livrés ! Vous avez été trop heureux de retrouver votre père, votre ami, celui que vous craigniez sans doute le plus de rencontrer, celui dont la présence, sans votre accident, vous aurait troublés comme si vous eussiez vu un tyran ! Depuis quand mes enfants s'éloignent-ils de mon sein, craignent-ils ma présence ? Ah ! vous le sentirez un jour, que les plus doux présents que le ciel ait pu faire à l'humanité, c'est, pour un père, des enfants dociles, et pour des enfants, un père tendre et sensible !....
Quelques larmes coulaient des yeux de Palamène : ses enfants s'en aperçurent ; et dès ce moment ils ne songèrent plus à se justifier. Tous trois tombèrent à ses pieds ; mais il ouvrit à [347] tous trois ses bras paternels : ils s'y jetèrent et le serrèrent étroitement. Je vois, leur dit-il, que le chagrin que vous m'avez causé vous a émus : vous me paraissez affectés, repentants de votre faute. — Oh ! oui, bon père ! — Vous me promettez de ne jamais faire la moindre démarche sans me consulter ? — Nous vous le jurons ! — Je vous pardonne donc celle-ci : aussi bien vous en avez été assez punis par la frayeur que vous avez éprouvée. Mes enfants ! mes enfants ! regardez-moi donc comme votre ami ! Eh ! méchants que vous êtes, est-ce que l'on a quelque chose de caché pour son ami ?—Oh ! rien, rien ; vous saurez tout, papa, oui, tout, tout ! —Voilà qui est bien ; j'oublie tout à mon tour, et je sens qu'il y a un plaisir bien doux à pardonner à ses enfants.
Cette scène attendrissante se termine en effusions de part et d'autre. Jules et Adèle embrassèrent leur frère Léon, qui venait d'être leur avocat, Palamène sourit des transports de joie qu'ils firent éclater ; et il en conclut que dès que les enfants sont aussi joyeux qu'on oublie leurs défauts, ils ne sont pas éloignés de s'en corriger. Palamène, qui ne pardonnait jamais à demi, leur fit à tous trois plus de caresses qu'à l'ordinaire. On dîna gaiement, et le jeune Armand fut enchanté de ce que ses frères et sa sœur étaient rentrés en grâce. Le vieux père fut très-gai et son ami aussi. Au dessert, on pria le poète Léon de chanter ses deux romances, ce qu'il fit avec une grâce et une sensibilité qui charmèrent son père et le bon de Lonchamps. Nous ne les rapporterons point ici, attendu qu'elles nous ont paru offrir peu d'intérêt ; nous suivrons seulement le cours de cette journée, qui se termina comme elle avait commencé.
Le soir, on s'était réuni sur la terrasse, et l'on allait chercher [348] quelque nouveau délassement, lorsque Marcelle annonce un étranger qui demande à se joindre à la famille. A l'instant on voit paraître un jeune enfant tout noir de la tête jusqu'aux pieds. Adèle, Jules et Léon frémissent en reconnaissant Benoît. Palamène se lève ; son front s'arme de cette sévérité qui lui est peu commune, et l'enfant se jette à ses genoux sans pouvoir prononcer une seule parole. Que venez-vous me demander, monsieur ? lui dit Palamène. — Mon père, je suis...—Un fils rebelle, altier, opiniâtre, que j'avais exilé de mon sein. — Mon père, accablez-moi de toute votre colère, je la mérite ; je suis indigne d'un pardon généreux, je le sens ; mais si vous saviez combien j'ai souffert depuis que je suis privé du bonheur de vous voir. — Vous m'avez demandé un mois pour rester auprès de Lagrange, il n'est pas expiré. — Il est vrai ; c'est par un mouvement de dépit dont je n'ai pas été le maître que j'ai... — Ah ! vous aviez du dépit... j'en suis fâché ; vous finirez le mois que vous-même vous êtes prescrit.
Palamène dit, et veut se retirer. Léon, qui avait si bien réussi le matin à défendre trois coupables, entreprend de défendre encore celui-ci. Le vieux père est inexorable, et ne cède enfin qu'à son ami de Lonchamps. Celui-ci attaque son cœur sensible : il se rend caution de la docilité, de la soumission que Benoît promet d'avoir à l'avenir, et Palamène ne peut résister plus longtemps aux instances de ses amis, aux larmes de tous ses enfants. Ce jour était consacré au pardon : Palamène ouvre les bras à Benoît, qui vient s'y précipiter. Je saurai, mon ami, lui dit le vieux père, récompenser les vertus de mes enfants avec la tendresse d'un père ; mais je saurai en même temps corriger leurs défauts avec toute la sévérité d'un juge. Que [349] l'exemple de Benoît vous serve à tous de leçon : je n'exilerai point le coupable dans un souterrain, comme firent les parents de Bénéditte, mais je l'occuperai à des travaux utiles : il travaillera comme a fait Benoît, et je ne le recevrai dans ma maison que lorsque je serai sûr de son repentir. Mais oublions les torts et le pardon ; que tout reprenne ici sa gaieté accoutumée. Va, Benoît, va faire disparaître l'apprenti du charbonnier Lagrange pour revenir m'offrir mon fils.
Benoît entendit ce que cet ordre signifiait : il fut bien vite changer d'habit, se débarbouiller, et il revint embrasser son père avec les vêtements qu'il avait toujours portés. Ensuite il prit sa place à côté de ses frères, et l'on ne s'occupa plus que du soin d'égayer cette soirée. Ce fut M. de Lonchamps qui s'en chargea. Il devait quitter son ami dès le lendemain matin' ; il fallait qu'il se remît en voyage. Il témoigna à ses petits amis combien il était charmé de voir, avant son départ, la paix et le bonheur régner dans une maison dont le séjour lui avait été bien cher. Les enfants, qui voulaient le retenir plus longtemps parmi eux, lui demandèrent ce qui l'obligeait à voyager toujours ainsi. C'est un secret, leur répondit-il, mais un secret pour tout autre que pour vous. Vous êtes curieux, je le vois, de connaître mes aventures ; le récit n'en sera pas long, ou du moins je tâcherai de l'abréger, s'il m'est possible. Écoutez-moi : vous y puiserez peut-être une nouvelle leçon de morale et de patience.
« Je suis né dans le sein d'une grand'ville, où le tourbillon des plaisirs entraîna de bonne heure ma jeunesse dans des excès dont je rougis aujourd'hui. Négligeant absolument le soin de mon éducation, je ne fis que trop tard cette réflexion cruelle, [350] que l'homme qui perd son temps dans sa jeunesse se prépare des regrets cuisants pour toute sa vie. J'avais vingt ans, et le feu des passions se trouvant amorti chez moi comme il l'aurait été dans un homme de trente ans, je sentis qu'il fallait absolument que je me livrasse à l'étude. Mon père était un bon vieillard fort triste, fort ennuyé de son existence, et qui ne s'occupait pas plus de moi que s'il n'eût pas eu d'enfant ; au contraire, il était le premier à m'engager à sortir, à me dissiper. Son seul bonheur était de rester seul, des journées entières, dans son cabinet, dont il retirait la clef afin que personne n'y vînt l'interrompre. Souvent il poussait des soupirs , et versait des larmes que je ne songeais pas à essuyer, attendu que je lui en avais demandé cent fois le motif, et qu'il n'avait jamais voulu me le dire. Isolé ainsi d'un père qui ne me gênait point du tout, je m'étais livré, comme je viens de vous le dire, à des plaisirs de tout genre, dont ma santé se trouva enfin sensiblement altérée. Je tombai dans une maladie de langueur, et je fus trop heureux de retrouver ce père que j'avais d'abord accusé d'insouciance sur mon sort, mais qui me prouva qu'il savait remplir tous les devoirs de la tendresse paternelle. Ce bon père, me voyant dans un état de faiblesse qui pouvait me conduire au tombeau, ne me quitta plus dès lors ni jour ni nuit. Il me tint fidèle compagnie, et me pressa de me livrer à l'étude que j'avais trop négligée. Seuls tous deux, car ma mère avait perdu la vie en me la donnant, nous prîmes des livres, et mon père devint mon instituteur. Je remarquai en lui cependant toujours le même fond de chagrin et la même manie de s'enfermer pendant quelques heures dans son' cabinet. Je pénétrais souvent dans ce cabinet mystérieux quand il était ouvert, et toutes mes [351] recherches ne m'apprenaient rien des occupations secrètes que mon père pouvait s'y ménager. Je me hasardai à lui faire encore quelques questions sur ce secret étonnant. Il soupira, versa quelques larmes, et me répondit en me serrant dans ses bras : O mon cher fils ! ne me le demande point ; ne cherche point à me l'arracher, ce secret important : tu le connaîtras trop tôt ; trop tôt tu apprendras les malheurs de ton père !...
» Interdit par cette exclamation, je pris le parti de me taire, et d'attendre du temps que je fusse digne de la confiance de mon père.
» Cependant je travaillais sous ses yeux, et je réparais le temps que j'avais perdu avec une activité qui l'enchantait. Ma santé se rétablissait avec peine ; mais enfin j'avais l'espoir d'en jouir un jour ; et dégoûté des vains plaisirs de la société, tous mes vœux, tous mes goûts s'étaient tournés vers l'étude, vers les sciences et les arts, qui, si j'en croyais mon père, devaient être un jour mon unique ressource. Sans remettre à l'exercice des arts le soin de ma fortune à venir, je les cultivais parce que je les aimais, parce que je n'avais plus d'autre passion que le goût qu'ils m'inspiraient.
» Le moment approchait où j'allais sentir toute la solidité des discours de mon père et connaître ses secrets. Tandis que je revenais pour ainsi dire à la vie, celle de mon père touchait à sa fin. Il tombe malade enfin, et très-dangereusement. C'est alors que le fond de tristesse qui le minait depuis longtemps semble s'accroître. Ses yeux sont égarés ; il ne prononce plus que des exclamations vagues ; il me fait trembler pour sa vie et pour sa raison. Quand je le vois à cette extrémité, je prends le parti de saisir le premier moment de calme qu'il aura, et de faire tous [352] mes efforts pour lui arracher son secret ; mais il était écrit que je ne saurais rien. En vain je questionne mon malheureux père, qui me semble bourrelé de quelque grand remords, ou du moins livré au plus affreux désespoir ; je n'en peux tirer un seul éclaircissement. Il me montre son secrétaire, dont il garde sans cesse la clef ; il s'écrie: C'est là ! c'est là !... Puis un transport furieux agite son cerveau. Il voit une femme échevelée qui l'appelle, qui l'entraîne au fond de son cercueil. Un vieillard cruel est prêt à lui plonger un poignard dans le sein. Ce poignard est sans cesse suspendu sur sa tête ; il prie tous ceux qui entourent son lit de détourner de ses yeux ce fer sanglant... On lui dit qu'on vient d'obéir à ses ordres ; il voit toujours étinceler ce poignard homicide. Son délire, en un mot, est effrayant, en même temps qu'il pénètre de douleur.
» Quand je vis qu'il m'était impossible d'avoir une explication avec lui, je m'en consolai en me persuadant que ce secrétaire qu'il me montrait sans doute renfermait des papiers concernant ce terrible secret. Quoiqu'il en gardât toujours la clef, je me disais : Si j'ai le malheur de le perdre, je la posséderai, cette clef, et je découvrirai peut-être alors ce qu'il me cache avec tant d'obstination. Mais cette ressource devait m'être encore interdite.
» Une nuit il s'endormit profondément, et je profitai de cette heureuse circonstance pour aller goûter moi-même quelque repos, dont j'étais privé depuis plus d'un mois. Je laisse près de mon père un domestique zélé, en lui recommandant bien d'être attentif à tous ses mouvements, et de venir me chercher s'il voit mon père se réveiller. Le domestique me le promet. Mais à peine ai-je le dos tourné que, fatigué lui-même des nuits [353] qu'il a déjà passées, il s'endort sur sa chaise, et ronfle avec une force qui réveille bientôt le malade. Le vieillard regarde autour de lui, se voit seul, et tente d'exécuter un projet qui roule depuis quelques jours dans sa tête. Il se lève, tout faible qu'il est, passe sa robe de chambre, se soutient sur sa canne, et va jusqu'à son secrétaire, qu'il ouvre ; là, après avoir rassemblé un paquet de lettres et d'autres papiers, il en fait un tas énorme au milieu de sa chambre ; puis, prenant sa lumière, il y met le feu, sans autre précaution, et se remet tranquillement dans son lit. Vous voyez à quel point sa raison était égarée !
» Cependant une épaisse fumée se répand dans l'appartement ; la flamme petille et réveille le domestique, qui, effrayé de cet accident, court soudain toute la maison, en criant : Au feu ! au feu !... Ses cris retentissent jusqu'à moi ; je me lève à la hâte: je descends chez mon père, traverse les flammes, et, prenant le vieillard dans mes bras, je l'emporte expirant jusqu'à mon appartement, où je le dépose dans mon lit. Pendant que je m'occupe des soins de le ramener à la vie, on éteint à force d'eau les papiers qui brûlent encore, et j'apprends que le danger est passé. J'interroge l'imprudent surveillant à qui j'avais confié le malade ; il m'avoue qu'il dormait, et qu'il ignore comment ce malheur est arrivé. C'est mon père qui me l'apprend. Oui, dit-il, oui, je les ai brûlés tous, ces funestes papiers ! Le désir d'effacer jusqu'à la moindre trace de mes malheurs m'a donné des forces ; ils ne sont plus... je vais mourir plus tranquille.
» Je vous laisse à réfléchir, mes amis, sur l'embarras de ma position. Il est dans la vie des sensations qu'on ne peut décrire ; et les miennes étaient de ce nombre. Le moribond était plus [354] égaré que jamais, et j'avais perdu tout espoir de découvrir son secret. J'engageai les médecins à faire tous leurs efforts pour lui rendre au moins quelques moments de bon sens, mais tout fut inutile : il expira dans mes bras, et avec lui mon bonheur, ma consolation et mon espoir.
» Ici, mes amis, commence l'aventure la plus étonnante, la plus extraordinaire que vous ayez jamais entendu raconter ; ici commencent mes inquiétudes, mes chagrins, les motifs qui m'ont fait voyager depuis la mort de mon père, et qui me forcent encore à vous quitter demain pour aller visiter de nouvelles contrées. Prêtez-moi la plus grande attention : vous allez connaître le persécuteur de mon père, le mien, que dis-je ? mon bienfaiteur, un homme étonnant, que je n'ai jamais connu, que je n'ai jamais vu, qui me poursuit sans cesse, qui sans cesse me comble de présents, et que j'appellerai, pour vous comme pour moi, l'homme invisible .
» À peine mon père eut-il fermé les yeux, que je songeai à recueillir sa succession. Je n'avais jamais connu l'état de sa fortune ; mais j'étais fils unique, seul héritier ; je n'avais, comme on dit communément, qu'à fermer la porte. Cependant quelles pouvaient être les ressources de ce bon vieillard ? je ne lui connaissais aucune possession, ni en terres, ni en rentes, ni en maisons ; et la nôtre était montée sur un très-grand ton. Mon père faisait beaucoup de dépenses : il avait plusieurs domestiques, il occupait une partie d'une maison magnifique qu'il louait fort cher, et jamais il ne m'avait parlé de son bien. Vous sentez bien que jamais aussi je ne l'avais interrogé sur cet article, qui prouve toujours l'ambition ou la cupidité des enfants. Quelle était d'ailleurs la cause de ce chagrin profond qui l'a [355] conduit au tombeau ? Il avait brûlé tous ses papiers, en sorte qu'il m'était impossible d'en découvrir la moindre trace. En effet, quand j'ouvris son secrétaire, je n'y trouvai rien, absolument rien que des lettres d'affaires et des papiers très-indifférents. Point de contrats, point de titres de possession, rien !... O ciel ! et de quoi vivait-il ? J'étais livré à ces tristes réflexions, et je ne me voyais pour tout avoir, qu'un mobilier, assez considérable à la vérité, lorsqu'on me remet une lettre, qu'on me dit avoir été apportée par un inconnu fort bien mis, qui était descendu de voiture pour la remettre lui-même au portier. La voici cette lettre singulière, qui ne sortira jamais de ma mémoire :
« Ne craignez rien, fils intéressant d'un trop malheureux père, » ne craignez rien sur votre destinée ; elle est entre les mains d'un homme qui a toujours veillé sur votre famille, et qui ne vous abandonnera jamais..... Mais méritez ses bontés, et tâchez d'effacer la tache que les vôtres ont imprimée sur son front. Il vous reconnaîtra à votre docilité, et surtout à votre confiance en lui. »
» Qu'on juge de ma surprise !... D'où me venait cet avis singulier ?... Qui, dans la nature, pouvait s'intéresser à moi ? Je n'avais jamais entendu dire à mon père que j'eusse des parents, des amis même ; et celui qui m'écrivait prétendait avoir toujours veillé sur ma famille, sur mon père apparemment. Était-ce là le motif du tourment secret qui le consumait, ce vieillard respectable ? Allais-je en avoir enfin l'explication ?
» Cette lettre agita mon esprit pendant quelques jours. Cependant il fallait que je prisse un parti. Toutes les recherches que j'avais faites dans les papiers de mon père n'avaient servi [356] qu'à me prouver que j'étais sans fortune, sans espoir d'en avoir autrement que par mon industrie. Je me déterminai donc à congédier les domestiques, à vendre le mobilier que mon père m'avait laissé pour tout héritage, à m'en faire une somme d'argent, et enfin à me placer quelque part dans un bureau ou autrement.
» J'exécutai ce projet ; je vendis tout, et je me retirai dans une maison garnie, en attendant que je trouvasse une place qui me permît de choisir un logement commode. Le second jour de mon séjour dans cette maison garnie, qui était située à Paris, rue de l'Université, j'étais sorti pour aller me recommander à quelques connaissances que j'avais, lorsqu'en rentrant le soir on me dit qu'un homme d'un certain âge était venu me demander, et que, ne me trouvant pas, il avait laissé une boite qu'on me remit. L'idée de l'inconnu qui m'avait déjà écrit me frappa soudain : je pris la boîte, et je me hâtai de monter chez moi, où j'eus lieu d'être bien étonné quand je l'ouvris... La première chose qui fixa mes regards fut une lettre que je lus soudain ; elle contenait ces mots :
« Ne faites aucune démarche pour obtenir une place ; je vous le défends, et d'ailleurs je m'opposerais à ce que vous en eussiez une. Un jour vous jouirez d'un sort brillant. En attendant, je » vous envoie une somme d'argent, qui sera suivie d'une autre si »vous ménagez celle-ci. Plus un portrait ; c'est celui de votre » mère, de votre mère, dont vous connaîtrez les malheurs J'y » joins une montre et une bague qu'elle a portées. Conservez ces bijoux, si vous ne voulez pas que je vous abandonne .
» P. S. Ne restez pas à Paris ; votre liberté n'y serait pas en sûreté. »
[357]» comme le cœur me bat en lisant cette lettre que je relis cent fois !....... j'examine les effets que contient la boîte : j'y trouve en effet douze cents livres, une montre à répétition, une bague de brillants, et un portrait de femme, sur lequel mes yeux se fixent avec attendrissement. C'est celui de ma mère, m'écrit-on : elle était bien belle, ma mère ; mais l'air de la douleur est répandu sur sa figure. Elle tient sur ses genoux un petit enfant, sur lequel elle paraît verser des larmes... Ce petit enfant, serait-ce moi ?... Oh ! oui, oui, sans doute, c'est moi ! me voilà à cet âge où on est insensible à tout, excepté aux caresses maternelles ?... Dieux ! quel est ce mystère étonnant ! pourquoi mon père ne m'a-t-il jamais ?... Ce portrait, pourquoi ne l'ai-je pas tenu de mon père ?... Le possédait-il ?... Par quel hasard un homme dont je n'ai jamais entendu parler, qui ne veut pas se faire connaître, m'adresse-t-il un bien si précieux ?
» Je me perds dans un abîme de réflexions : je baise mille fois ce portrait, dont l'aspect m'arrache des larmes, et je relis encore le billet qui l'accompagnait. Ces derniers mots me frappent : Ne restez pas à Paris ; votre liberté n'y serait pas en sûreté . Quel ennemi peut me poursuivre, moi qui n'ai jamais fait de mal à personne ? Dans quelle intrigue obscure suis-je donc enveloppé, moi qui n'ai jamais commis le moindre crime ?... Cependant cet homme généreux qui pourvoit à mes besoins, qui paraît s'intéresser à moi, qui a connu ma mère, cet homme sensible me l'ordonne !... Il me défend aussi de chercher une place. Il s'opposerait, dit-il, à ce que j'en eusse une. Quelle peut être la raison qui le fait agir ?... Serais-je le jouet d'un méchant, ou serais-je en effet surveillé par un second père ? » après avoir bien réfléchi sur ce qui m'arrive, je m'arrête [358] à l'idée qu'on veut faire de moi le héros d'un roman ; et je me décide à suivre mon premier projet. Je reste à Paris, et je sollicite toujours mes amis. Un d'eux me promet une place dans un bureau : je dois en prendre possession le lendemain. J'y vais ; mais, ô revers ! la place était promise : on l'ignorait ; un autre était arrêté... Je ne me rebute pas : je connaissais le chef d'une administration publique ; je m'adresse à lui pour entrer dans ses bureaux ; il me comble d'amitiés, me promet une place de chef aux appointements de deux mille écus. Je me présente chez lui le lendemain : ô surprise ! il me fait refuser sa porte. On me demande si j'ai un ennemi : je réponds que je ne le crois pas : cependant, ajoute-t-on, un particulier d'un certain âge vous a si cruellement desservi auprès de monsieur le directeur, qu'il a parlé de vous faire arrêter, si jamais vous vous présentez chez lui... — Arrêter, moi ! eh ! qu'ai-je donc fait ?...
» Je prends le parti d'écrire à ce directeur, pour lui demander une explication : je n'en reçois pas de réponse. Quel est donc celui qui barre ainsi toutes mes démarches ? Serait-ce l'homme inconnu ? Oh ! je ferai tant que je connaîtrai, que je découvrirai ce mystère !
» J'en cherchais les moyens, lorsqu'un soir en rentrant chez moi, mon hôtesse me dit, tout effrayée : Fuyez, monsieur de Lonchamps, fuyez vite, bien vite. — Pourquoi ? — On vous cherche. Plusieurs hommes de mauvaise mine sont venus me demander à quelle heure vous rentriez : ils sont là, qui rôdent autour de la maison. O mon Dieu ! sauvez-vous. — Me sauver ! mais c'est m'avouer coupable ! — Sauvez-vous, vous dis-je. Le particulier qui m'a remis un jour une boîte pour vous, sort d'ici : il m'a engagée à vous conseiller de partir sur-le-champ ; [359] il en est temps encore, à ce qu'il m'a dit. — Quoi ! cet homme qui m'a envoyé la boîte ?... — Il sort dans la minute, vous dis-je : je m'étonne que vous ne l'ayez pas rencontré. — Mais ce diable d'homme est donc invisible ? —Non, monsieur ; je l'ai vu comme je vous vois.
» Je ne pus m'empêcher de rire de la naïveté de mon hôtesse : et j'allais monter chez moi pour réfléchir sur ce nouvel incident, lorsqu'elle m'arrêta : Ah ! mon Dieu ! dit-elle, j'oubliais... là, voyez ce que c'est que le trouble ! il m'a remis pour vous cette lettre et cette bourse. — Qui ? — Votre ami. — Mon ami ? — Eh ! oui, ce bon vieillard dont je viens de vous parler. — L'homme à la boite ? — Eh ! sans doute : voyez vite ce qu'il vous mande
» J'ouvre à la hâte le billet, et j'y trouve : « Vous n'avez pas suivi mes ordres. Partez, partez sur-le-champ, si vous ne voulez » perdre la liberté et la tendresse de celui que votre opiniâtreté afflige bien cruellement... » Étonné au delà de toute imagination, j'ouvre aussi la bourse, et j'y compte encore douze cents francs. Pour le coup, je ne me permets plus de réflexions ; je ne fais plus qu'obéir à l'homme étrange qui paraît m'avoir voué la plus grande amitié ; et, sans examiner quel peut être son motif, quel peut être mon crime, je fais un paquet de mes effets, je paye mon hôtesse, et je me rends aux messageries, où je demande une place dans une voiture. — Pour quel endroit ? me demande le commis. — Je lui réponds troublé, où vous voudrez. — Mais encore ? — Sais-je moi-même ?... — Si c'était pour Chartres, le carrosse part dans l'instant, vous pourriez y monter. — Oui, pour Chartres : c'est à Chartres que je me rends..... [360] » Je ne sais où je vais ni ce que je dis. Je paye ma place, je monte dans la voiture, et me voilà parti. J'arrive le lendemain soir à Chartres, sans avoir encore pensé à ce que j'y vais faire. Toutes mes idées étaient si confuses, qu'il m'était impossible de m'arrêter à une seule. L'inconnu qui me protégeait ne m'avait point recommandé de prendre telle ou telle route. Quoique sa surveillance m'importunât singulièrement, je m'attachais cependant à lui sans le connaître, et je sentais que je serais désespéré qu'il ne pût découvrir mes traces. Je restai deux jours entiers dans cette ville, pour me décider sur le parti que j'avais à prendre ; et je vous avoue que je me récriai plusieurs fois, dans la chambre de l'auberge où j'étais descendu, sur l'injustice du sort. Que veut-on de moi ? disais-je tout haut ; quand finira la persécution que j'éprouve ?... Après ces exclamations, je sortais pour aller me distraire dans la ville. Le soir du second jour, je rentrais pour me reposer, dans le dessein de quitter Chartres le lendemain, lorsque je trouvai sur ma table ces mots singuliers, et de la même main qui m'avait adressé déjà trois lettres : De quoi vous plaignez-vous ? On veille sur vous, vous ne manquez de rien ; voyagez un an ou deux, c'est tout ce qu'on vous demande .
» Vous restez stupéfaits, mes enfants, et moi je le fus comme vous... Mais ceci n'est rien en comparaison de l'événement qui m'arriva dans la même nuit ; on ne le croirait pas, et moi-même je n'ose le raconter, tant il paraît extraordinaire. Mais il est tard ; je ne puis vous achever aujourd'hui le récit de mes aventures, et cependant je voudrais bien partir demain »
Les enfants de Palamène étaient désespérés de cette interruption d'un récit qui piquait singulièrement leur curiosité. Le [361] vieux père s'en aperçut, et il adressa ces mots à M. de Lonchamps : Qui peut vous forcer, mon ami, à nous quitter si tôt ? — Eh vraiment, un nouvel ordre de mon homme invisible. — Eh quoi ! vous n'avez pu le découvrir encore ? — Non, j'attends toujours le dénoûment de cette aventure bizarre. — Vous m'avez singulièrement intéressé ; restez un jour de plus avec nous, je vous en conjure, et mes enfants joignent leurs prières aux miennes. — Mon destin est de traîner une vie errante, je le sais ; il faut que j'accomplisse son ordre irrévocable : cependant l'intérêt que vous prenez à moi me charme, et m'engage à passer encore un jour dans le sein de l'amitié. Je remettrai donc mon départ, et demain soir je vous achèverai le récit d'une foule d'événements qui vous paraîtront encore plus singuliers que tous ceux que vous avez entendus. Vous partagez, amis sensibles, mes chagrins et mes inquiétudes ; vous me les faites oublier.
Les enfants remercièrent M. de Lonchamps de sa complaisance, et la partie fut remise au lendemain soir. Les enfants mouraient d'envie d'apprendre ce qui lui était arrivé depuis son voyage de Chartres, et si mon lecteur partage leur curiosité, il peut la satisfaire plus promptement qu'eux, en passant sur-le-champ à la soirée suivante.
[][]Suite de l'Histoire de l'Homme invisible,
Les enfants sont rassemblés, et M. de Longchamps reprend son récit à l'endroit où il l'a interrompu la veille.
« L'écrit bizarre qu'on venait de laisser sur ma table m'étonna singulièrement. J'étais à plus de vingt lieues de Paris : — j'avais choisi le premier séjour qui s'était présenté à mon imagination, la première auberge que j'avais rencontrée, et mon inconnu avait suivi mes traces, et il était là, sans doute, près de moi ! il m'avait même entendu parler tout haut dans ma chambre. C'était enfin lui qui me répondait, car c'était son [364] écriture. Où pouvait-il être ? Je descends ; je demande s'il y a beaucoup de voyageurs dans l'auberge. On me répond qu'il n'y a que ceux qui étaient avec moi dans le carrosse. Je les ai tous vus, ces voyageurs ; aucun ne ressemble à l'idée que je me suis faite de l'homme invisible. D'ailleurs personne ne me connaissait dans la voiture ; personne ne m'y a parlé ; et certainement mon surveillant, s'il y eut été, m'eût souvent adressé des discours détournés, dont maintenant je pourrais comprendre le sens. Je continue mes questions : —A-t-on vu entrer ici dans la journée beaucoup de personnes du dehors ? — A tout moment il va et vient du monde dans cette maison : il m'est impossible de remarquer personne.
» Toutes ces réponses ne satisfont point ma curiosité. Je remonte chez moi et j'écris ces deux mots : — Faites-vous connaître, homme étonnant, que je ne sais si je dois haïr ou aimer; faites-vous connaître, et comptez, dans tous les cas, sur ma discrétion .
» Je pose ce petit papier sur ma table, à la même place où j'ai trouvé l'autre ; et laissant ma porte ouverte, je descends, non dans l'intention de me cacher, comme un écolier qui guette quelqu'un, mais dans le dessein de voir, dans un moment, si l'on est venu chercher la réponse au billet anonyme. Après avoir attendu en bas pendant plus d'une heure, je remonte, et ma surprise s'accroît en voyant que mon petit papier n'est plus à sa place, qu'on lui en a substitué un autre : — Vous êtes trop curieux ; un temps viendra où vous connaîtrez celui que vous ne devez que plaindre et chérir. Pour ce moment, il ne vous demande que de la docilité, et votre bonheur en sera le fruit .
» Allons, me dis-je, il faut que je me contente de cette liaison [365] épistolaire, et que je me résigne à tout. Oui, je t'obéirai, qui que tu sois, homme, génie, démon malfaisant ou bienfaisant ; oui, je suivrai tes ordres, quels qu'ils puissent être : aussi bien je vois que tu es là attaché à mes pas comme mon ombre. Je ne puis faire un pas que tu ne le règles en quelque façon. Guide-moi, conduis-moi, et si c'est pour mon bien, comme tu me l'assures, tu me verras un jour te remercier de tes bontés, mais en même temps te reprocher l'inquiétude mortelle à laquelle tu livres mon cœur ; car tes bienfaits sont accompagnés d'un mystère qui me tue ; et je sens que si tu as poursuivi ainsi mon malheureux père, il n'est pas étonnant que la mort l'ait arraché de mes bras !....
» Après ces exclamations, que je fis tout haut à dessein, je descendis dans la salle commune, où tous les voyageurs soupaient à table d'hôte. Je demandai si quelqu'un d'entre eux s'était fait servir seul dans sa chambre : on me répondit que trois seulement avaient manifesté ce désir ; mais l'un était un gros bénédictin qui rejoignait son couvent, et les deux autres étaient une vieille femme avec sa nièce. Pour ceux que j'avais sous les yeux c'étaient des militaires, des négociants connus, et des femmes. A coup sûr mon inconnu n'était point parmi eux ; mais où était-il donc ?
» Je me mis bientôt au lit ; mais je ne dormis point. Mille pensées affligeantes accablaient mon esprit, lorsque je crus entendre du bruit près de moi dans ma chambre même. Je ne suis pas né peureux ; mais je vous avoue que l'idée de l'espèce de magie qui entourait mon inconnu m'effraya à tel point, que je sentis mon sang se glacer dans mes veines. Qui est-là ? m'écriai-je.... On ne me répond point, et le bruit cesse. [366] Je crois que ma peur est l'effet du trouble qui travaille mon imagination, et je cherche à m'endormir. Au bout d'une heure le même bruit recommence : je m'écrie de nouveau ; mais il me semble que le vent violent qui agite mes croisées est la seule cause de ma terreur. Je prends le parti néanmoins de me lever doucement, de m'armer et de parcourir tous les coins de ma chambre, qui n'est pas assez vaste pour que quelqu'un puisse s'y cacher... Je vais donc tâtonnant partout ; et, ne trouvant rien, je ne puis m'empêcher de rire de ma faiblesse. Je me remets au lit, et je m'endors si profondément, que je trouve, à mon réveil, le carrosse de Vendôme parti. Je me console de cet événement en pensant que je trouverai d'autres moyens de me rendre à Tours, où mon dessein est d'aller visiter un de mes anciens amis, et je pense à remettre mes effets dans ma malle. Mais, ô nouveau sujet d'étonnement ! ma malle est surchargée d'une foule de paquets. Je les ouvre : du linge neuf, des vêtements superbes, des bijoux, en un mot des présents magnifiques... Je lis sur un des paquets, Prix de la soumission: et je ne doute point que tout cela ne me soit donné par mon inconnu. Mais qui peut l'avoir déposé chez moi ? Ma porte était fermée, autant qu'une porte d'auberge peut l'être. A quelle heure, à quel moment est-on entré chez moi ? Hier soir, je suis bien sûr que ces paquets n'étaient point là. C'est donc cette nuit qu'on est venu !... Et ce bruit que j'ai entendu deux fois !... On est donc entré dans ma chambre ! Mais qui, et comment ?... » Je vous abandonne toutes les réflexions qu'il est possible de faire en pareil cas, et je vois, par l'attention que vous me portez, que vous partagez la surprise que je dus alors éprouver. En effet, mes amis, ces événements sont si singuliers, si [367] extraordinaires, qu'en vérité on en voit peu de ce genre dans les romans. Eh ! mes enfants, croyez à mon expérience: il n'y a point de roman, non, il n'y en a point ; tout arrive, quand tout peut arriver.
» Je m'étais déjà fait un système de docilité que je m'étais promis de suivre, quoi qu'il pût me survenir de nouveau ; et il le fallait bien, car tout aurait fini par me tourner l'esprit. Je pris donc tout ce qu'on me priait si généreusement d'accepter, et je ne cherchai pas même à faire de nouvelles démarches pour connaître celui qui m'accablait ainsi de bienfaits. Il me laissait au moins la liberté d'aller où je voudrais : j'en profitai, et dès le soir même je pris la poste, et partis pour Tours : nous verrons, me dis-je, s'il me suivra ainsi partout. J'arrivai le lendemain après midi dans cette ville, où je cherchai sur-le-champ le logis de mon ami. C'était un de mes anciens camarades de plaisir, qui, devenu aussi sage que moi, s'était retiré dans le sein de sa famille ; il me reçut très-bien, me présenta à sa mère, à sa sœur, jeune personne très-jolie, et me pria d'accepter un logement dans sa maison. Je n'hésitai pas, et j'eus lieu de m'en trouver fort bien. Il me demanda ce que je venais faire dans son pays ; mais je ne jugeai pas à propos de lui faire part de ce qui m'était arrivé depuis la mort de mon père. La singularité de la conduite de mon inconnu, le secret dont il paraissait vouloir s'entourer, la reconnaissance que je lui devais au milieu des inquiétudes auxquelles il me livrait, tout me prescrivait le silence ; je le gardai, et je dis uniquement à mon ami que je voyageais pour me distraire et pour m'instruire. Il me loua de ce projet, et s'empressa de me faire voir tout ce qu'il y avait de curieux dans sa ville. C'est assez l'usage des gens de province. [368] Chacun d'eux vante son pays comme le plus beau, le plus varié, le plus agréable pour la société, etc. Quand ils vous mènent dans la ville, ils ne vous font pas grâce du nom de la plus petite rue, ni de celle où elle aboutit. Est-ce un ridicule ? Non, c'est un effet de l'amour de la patrie qui se réunit, de tous les points d'un état quelconque, au centre où l'on est né, où l'on a été élevé, où l'on a passé sa jeunesse. Le jeune homme chérit ainsi d'abord la maison de son père, ensuite sa rue, ensuite sa ville, ensuite sa province, enfin l'état tout entier dont il porte le nom, dont il suit les lois, dont il partage le bonheur. C'est ainsi que de la tendresse qu'on a pour une chaumière, dérive celle qu'on porte à tout l'empire où l'on est né.
» Cette courte digression m'a écarté un moment de mon sujet ; j'y reviens. Il y avait déjà plus d'un mois que je demeurais chez mon ami, sans songer à le quitter : je pensais souvent à l'homme invisible ; et quoique charmé, au fond de mon cœur, de ce qu'il avait cessé sa surveillance, j'étais presque piqué de voir qu'il ne s'occupait plus de moi : je m'en croyais même abandonné, lorsqu'un jour on me remit une lettre, sans timbre de la poste, et que je reconnus venir de lui. Il m'écrivait: Il est temps que vous quittiez celte ville : c'est à Bordeaux que votre situation changera ; hâtez-vous de vous y rendre .
» Je ne savais ce qu'il voulait me dire ; mais je me décidai à lui obéir, clans l'intention de courir cette aventure jusqu'à la fin, et d'y mettre toute la docilité possible, afin que si un jour elle venait à tourner mal, on ne pût pas en rejeter la faute sur moi.
» Je voulus donc prendre congé de mon ami ; mais il me retint, et me demanda encore huit jours, que je ne crus pas devoir lui refuser. Nous passâmes ces huit jours à nous divertir ; [369] mais, en cédant aussi facilement à l'amitié, je ne pensais pas que j'allumais la colère de mon Mentor. La veille du jour que j'avais fixé pour mon départ, nous avions passé la journée entière, mon ami et moi, à pêcher dans un étang qu'il possédait à une lieue de Tours. Nous revenons et nous trouvons sa mère et sa sœur sur la porte de leur maison. Monsieur de Longchamps, me dit la mère, vous n'avez point rencontré un bon vieillard qui vous demandait ? — Non, madame ; et d'ailleurs je ne connais personne dans cette ville. — Vous plaisantez ; c'est votre plus intime ami, à ce qu'il nous a dit ; il vous a vu naître. — Un vieillard qui m'a vu naître ! — Eh ! vraiment oui. Il est resté ici trois heures entières : il vous attendait toujours ; à la fin, il s'est impatienté ; et tenez, il sort dans l'instant. — Que me dites-vous là ? — C'est dommage que vous ne l'ayez pas vu ! Il avait, disait-il, des choses extrêmement importantes à vous communiquer : il vous aime beaucoup cet homme-là. Nous avons causé longtemps ensemble. Il parait que votre mère a essuyé bien des chagrins.—Oh !... oui... madame ; mais vous a-t-il dit où il demeure, où je pourrai le trouver ? Non : il part pour Bordeaux sur-le-champ. Il prétend que là vous vous réunirez, que vous serez heureux tous deux ; mais bien heureux ! Que... Mon Dieu, que je suis donc fâchée que vous ayez tardé aussi longtemps ! Il mourait d'impatience de vous voir. Il a l'air bien respectable ; mais on voit qu'il a un fond de chagrin secret. — Et vous a-t-il dit son nom, madame ? — Attendez ; son nom ?... oui... non... Mais s'est-il nommé, ma fille ? — Non, maman. — Il ne s'est pas nommé ; et moi, je n'ai pas voulu insister ; il nous a dit que vous le reconnaîtriez bien. » J'étais désespéré : comme je maudissais la partie de plaisir [370] qui m'avait empêché de voir, de connaître mon homme ! Il n'était venu sans doute que dans l'intention de se découvrir, puisqu'il m'avait attendu longtemps et impatiemment. Là, voyez si l'on pouvait être plus malheureux que moi ! je perdais tout le fruit de mes épreuves et de ma patience. Enfin, me dis-je, il va à Bordeaux ; sans doute je l'y rencontrerai ; il viendra m'y trouver, oh ! oui cependant, si son dessein est de terminer mes inquiétudes, pourquoi ne me donne-t-il pas un rendez-vous ? Pourquoi ne partons-nous pas ensemble ? Il me suit partout où je vais : il serait bien plus simple qu'il voyageât avec moi dans la même voiture. Allons, c'est une nouvelle épreuve de sa part. Cet homme-là s'amuse à me tourmenter ; il feint de m'attendre, et s'en va justement au moment où il se doute que je vais rentrer ; il se fait un jeu de m'embarrasser ; mais pourquoi ce jeu ? peut-il avoir un but raisonnable ? Voilà ce que je ne conçois pas.
» Avant de quitter mes amis, je leur fais part du sujet de mon trouble, et de l'étonnante conduite du vieillard qui s'est présenté chez eux. Tous trois restent interdits : ils ne peuvent me donner de conseil ; il n'y en a point d'autre à suivre que celui d'obéir à cet homme étrange qui tient le fil de ma destinée, et qui ne veut point m'instruire de ses projets. Mon récit les intéressa beaucoup, et ils me firent.des reproches obligeants de ne point le leur avoir confié dès le premier jour de mon arrivée. En effet, si la mère avait su tout cela, elle aurait pu faire mille questions à l'inconnu, le forcer en quelque façon à s'expliquer. Il n'était plus temps, je le sentis, et me promis bien de mettre au fait toutes les personnes chez qui j'irais loger dorénavant, afin d'arracher enfin le secret de mon inconnu. [371] » Je quittai ces bons amis le lendemain matin, et je partis pour Bordeaux, où j'espérais trouver la fin de mes incertitudes. Mon voyage fut agréable jusqu'à Niort ; mais entre Niort et Saint-Jean-d'Angely, il m'arriva encore un événement que je ne puis vous cacher.
»J'avais changé de chevaux à la poste de Beauvoir ; mais ceux qu'on m'avait donnés étaient si mauvais, que je crois que j'aurais mieux aimé faire à pied les deux postes qui me restaient jusqu'à Loulay, où je devais encore relayer. Je m'aperçus que ma chaise allait lentement, et je pris le parti de dormir. Pour comble de bonheur, mon postillon, fatigué apparemment, en faisait autant que moi sur son palonnier : il dormait aussi, et ne s'occupait point du tout d'émoustiller ses chevaux, qui n'étaient pas déjà fort vigoureux.
» A peu près à demi-poste, je me réveille à la voix de quelqu'un qui m'appelle. Je tourne la tête, et j'aperçois une chaise de poste qui vole à trente pas devant la mienne, en sorte que je ne puis voir la personne qui me nomme. Je ne me trompe point cependant ; c'est bien moi qu'on appelle : De Lonchamps, me dit-on, de Lonchamps, songe à suivre mes ordres ; ne t'en écarte jamais un seul moment, et tu seras heureux. — Qui êtes-vous ? — Ton ami, ton bienfaiteur, celui qui ne t'abandonnera jamais. — Quoi ! c'est vous qui... — C'est moi-même : je te suivrai partout ; partout je te donnerai des marques de l'intérêt que tes malheurs, que ceux de ta mère ont su m'inspirer. — Oh ! permettez que je vous voie. — Il n'est pas encore temps. Va à Bordeaux, j'y serai ; là, tu feras tout ce que je te dirai, et nous verrons. Espère cependant, espère ; avec le temps tu obtiendras tout. [372] » À ces mots, le postillon de mon inconnu fouette ses chevaux, et la chaise, qui avait déjà de l'avance sur moi, disparaît. En vain je prie mon postillon d'accélérer la course des siens ; en vain je lui promets de l'or, tout ce qu'il me demandera. Les pauvres bêtes étaient tellement éreintées qu'il lui fut impossible de les faire aller plus vite. Je vis donc partir l'homme qui m'avait parlé sans que je l'aie vu, et il ne me fut pas permis de le suivre... à quel dépit me livra ce nouveau contre-temps !
Cependant je me consolai en pensant qu'il allait, comme moi, relayer à la première poste ; que là je payerais les plus fortes guides au nouveau postillon pour qu'il me donnât les meilleurs chevaux, et que, sans cloute, avant qu'il fût arrivé à Bordeaux, je rattraperais mon invisible. Cet espoir m'enflamma : dès lors je me fis un plan de conduite, en me proposant de lui adresser les plus vifs reproches.
» Arrivé à Loulay, je demandai si un particulier ne venait pas de relayer. On me répondit que oui, mais qu'il était parti depuis plus d'un quart d'heure. Je pris là des chevaux très-vifs, et courus jusqu'à Saint-Jean-d'Angely, où j'appris encore que j'étais devancé par le même voyageur. Je ne me décourageai point, et j'arrivai à Saint-Hilaire-de-Villefranche ; de là à Saintes, de là à Lajard, de là à Pons, de là à Saint-Genès, etc., sans pouvoir rattraper mon homme. Pour le coup, je fus vivement piqué. Comment cela se faisait-il ? Je faisais voler mes chevaux: ceux de l'inconnu avaient donc des ailes ?... N'importe, me dis-je ; en allant toujours de ce train je saurai au moins dans quelle maison de Bordeaux il descendra. Ce nouvel espoir me donna de nouvelles forces ; mais il fut absolument détruit à la poste de Damet, qui n'est qu'à huit ou neuf lieues de Bordeaux. Là, [373] j'appris que l'on n'avait point vu d'étranger seul depuis le matin : qu'on n'avait relayé que des hommes avec des femmes et des enfants. Qu'est-il donc devenu ? me dis-je ; aurait-il pris un chemin détourné ? Cela est croyable, mais lequel ? Si je le savais... Enfin j'ai perdu ses traces ; le méchant se sera douté que je le poursuivais... Allons, continuons, et voyons à Bordeaux de quelle manière nous nous retrouverons.
» C'était la veille au soir que je l'avais rencontré sur ma route. J'avais couru après lui toute la nuit, et je le perdais !... Quelle douleur !... Enfin j'arrivai vers deux heures à Bordeaux ; mais je ne voulus pas m'y loger dans une grande auberge, afin que mon invisible eût plus de peine à me trouver, et donnât pour cela des soins qui pussent me le faire découvrir. Je descendis donc dans une petite maison garnie, située dans une rue très-longue et très-écartée du centre de la ville. Je me déterminai en outre à ne pas sortir pendant quelques jours, afin de ne me point faire remarquer, et pour rendre plus difficile la recherche de mon surveillant. Mais il fallait que ce diable d'homme eût un esprit malin qui lui fit part de mes moindres démarches. J'étais depuis quatre jours à Bordeaux, et je riais déjà malignement de la peine que je lui donnais, lorsque mon hôtesse me tira à part. Voilà, me dit-elle, quatre jours que je cherche dans toute ma maison, et ce n'est qu'aujourd'hui que je pense à m'adresser à vous. Dites-moi, monsieur, n'est-ce pas vous qui avez rencontré sur la route de Saint-Jean-d'Angely un voyageur qui... ? — Oui, oui, c'est moi ; après ? — Prenez garde à vous tromper, car on m'a recommandé le secret. — C'est moi, vous dis-je ; achevez. — C'est vous qui aviez de si mauvais chevaux ? — Oui, oui, et mille fois oui. [374] Continuez, de grâce. — Mon Dieu, j'étais si en peine ! Que je suis bien aise de vous trouver ! Mais il est peut-être bien tard à présent pour... — Madame, je vous prie, au fait ! — M'y voilà. Le jour même ou vous êtes descendu ici, un homme respectable se présenta chez moi, Vous avez, me dit-il, un homme que j'ai rencontré à tel endroit ; je vous prie de lui dire que je l'attends au café qui fait le coin de la grande place ; qu'il ne manque pas d'y venir sur le soir. — Vous a-t-il dit son nom ? — Je n'ai pas pensé à le lui demander. — C'est comme si je ne savais rien. Au surplus, madame, si cet homme revient, tâchez de le retenir chez vous, et de m'envoyer chercher en secret par quelqu'un de vos gens.
« L'hôtesse me le promet, se retire, et me laisse dans un nouvel embarras. Comment, dès le premier jour, cet homme a-t-il pu découvrir... ? Il a donc un espion qui me suit sans cesse !... Il m'attendait dans un café ; et je l'ai ignoré !... Allons, j'irai à ce café tous les jours ; je remarquerai bien tous ceux que j'y verrai ; et si quelqu'un me parle, je tâcherai de reconnaître à la voix... car je connais à présent la voix de mon invisible... Elle a fait trop d'impression sur mon cœur !... A la fin, il faudra bien que je le rencontre...
» Je me rends sur-le-champ au café indiqué. J'interroge toutes les physionomies ; et pour faire parler ceux sur qui j'ai des cloutes, je leur adresse des questions vagues auxquelles ils répondent de même. Mais je ne reconnais point la voix qui m'est si chère... Sans doute mon inconnu n'est point encore arrivé. J'y passe toute la journée ; et je reviens chez moi aussi avancé que je l'étais le matin. Le lendemain et le surlendemain je me livre à la même recherche, mais toujours vainement. Enfin, le [375] jour d'après, je trouvai tant de monde dans le café, qu'il me fut impossible de pénétrer jusqu'au fond. Je m'aperçus cependant que la limonadière me fixait ; je m'approchai. Monsieur, me dit-elle, n'attendiez-vous pas ici quelqu'un ? — Oui, madame. — Un homme de soixante ans environ, assez grand ? — Oui, madame. —Il vous attendait aussi, lui. — Eh bien ? — Pardi, c'est bien malheureux. Il vient de passer à côté de vous ; vous ne l'avez pas vu ? Il vous a même heurté en sortant. — Comment ? — Oui, il sortait justement au moment où vous êtes entré. — Quoi ! il était là ? — Là, à côté de vous : il ne vous aura pas remarqué apparemment. Il est resté trois jours sans venir ; mais il m'a toujours dit, ce matin encore, qu'il attendait quelqu'un ; et ce quelqu'un, ce ne peut être que vous. — Comment devinez-vous, madame ? — Oh ! c'est que je me connais en physionomies, moi ! l'habitude de voir tant de monde !... Je parierais que ce vieillard est monsieur votre père. — Mon père ? — Oui, ou votre oncle. — Pourquoi ? — C'est que vous lui ressemblez... C'est absolument la même figure que vous, les mêmes traits. Il est impossible de voir deux figures aussi semblables, à moins que d'être très-proches parents. — Et il ne vous a point dit.... — Je ne sais rien du tout sur lui, ni son nom, ni son état, ni le vôtre ; je sais seulement qu'il attendait quelqu'un, et voilà tout.
» Quel trait de lumière pour moi ! L'homme invisible porte mes traits à s'y méprendre !... Ma physionomie est la sienne ! Quel étonnement ! Serait-ce un parent ?... Serais-je, moi, le fruit d'un amour illégitime ? Le vieillard qui est mort dans mes bras n'aurait-il eu, des tendresses d'un père, que les soins qu'il a pris de mon éducation ?... En effet, cet inconnu à qui je ressemble, [376] qui m'a donné le portrait de ma mère, dont il sait les malheurs, serait-il mon père ? Il n'y a qu'un père en effet qui puisse me suivre, me surveiller, m'accabler de bienfaits avec autant de constance et de bonté ! Mais pourquoi ne se montre-t-il pas à moi ? Il craint peut-être, s'il a des raisons pour me cacher encore son secret, que celte ressemblance me frappe, et que... Mais pourquoi mon hôtesse de Paris, la mère et la sœur de mon ami de Chartres, qui ont vu l'inconnu, ne m'ont-elles jamais parlé de cette ressemblance, étonnante selon la maîtresse du café ?
» J'abrége, mes enfants, les réflexions que je fis alors, et que vous pouvez vous faire vous-mêmes, si vous vous mettez un moment à ma place. Quel malheur que je n'aie point remarqué cet homme qui était dans le café lorsque j'y suis entré, qui est passé près de moi, qui m'a heurté même !... L'attention que je prêtais aux autres m'a fait échapper celui-là ; mais je retournerai dans ce café, je le verrai peut-être un jour ; oh ! oui, oui, je le verrai : tout me dit que je touche au dénoûment de cette singulière intrigue.
» Je fus en effet tous les jours au café depuis cet événement ; mais mon homme n'y revint plus : je renonçai bientôt à cette habitude, et je me renfermai de nouveau chez moi. Cependant, comme il paraissait se faire un malin plaisir de me tourmenter. je m'en fis, à mon tour, de déranger ses projets ; et, pour cela, je pris trois logements différents dans l'espace de trois mois : j'eus soin de les choisir dans des quartiers éloignés, et je n'entendis plus parler de mon inconnu. Je crus, à la fin, qu'il avait quitté Bordeaux, qu'il m'avait abandonné, et j'en ressentis quelque chagrin. Je me décidai aussi à sortir de cette ville, que [377] je connaissais suffisamment, et d'aller jusqu'à Bayonne, pour de là me rendre à Tarbes, et voir un peu de pays. Nous verrons, me dis-je, si mon ombre m'y suivra.
» Je pris donc la poste, et je partis. Il ne m'arriva rien d'extraordinaire jusqu'aux Castels, lieu de relais qui n'est qu'à vingt lieues de Bayonne ; mais là, je rencontrai une chaise brisée, que des ouvriers s'occupaient à raccommoder avec la plus grande diligence. Quoique je n'eusse plus entendu parler de mon invisible depuis plus de deux mois, je ne sais quel pressentiment me dit que cette chaise pourrait bien être la sienne. Alors, sous prétexte de prendre part à l'accident qui était arrivé à cette chaise, je m'informai adroitement du nombre de voyageurs qu'elle pouvait contenir au moment de sa chute. On me dit qu'il n'y avait qu'un seul homme. — Agé ? — Soixante ans à peu près. — Il a beaucoup de mon air, n'est-ce pas ? — Mais oui, c'est vrai : il vous ressemble tant, qu'on dirait que c'est vous, avec quelques années de plus. — Où est-il, de grâce, où est-il ? Vous le connaissez ? — Si je le connais ! c'est mon meilleur ami. — Eh bien, vous le trouverez dans ce grand jardin qui est là-bas. Vous voyez cette grande maison : elle est à vendre, nous l'avons dit au voyageur ; il est allé la visiter pendant que nous remettons sa chaise en état.
» Oh ! pour cette fois, me dis-je en courant du côté qu'on vient de m'indiquer, il ne m'échappera pas. Je le trouverai, je le verrai à la fin. S'il est dans ce jardin, il faudra bien que je l'y rencontre.... Je cours à perte d'haleine ; je me fais ouvrir la maison à vendre. Je demande s'il ne vient pas d'y arriver un voyageur ; on me répond qu'il est dans le jardin, du côté du labyrinthe. J'y vole. [378] » Vous croyez, mes enfants, que je suis arrivé au terme de mes soucis : eh bien, point du tout ; je vais y être replongé plus cruellement que jamais. Écoutez cette aventure, elle vous paraîtra sans doute curieuse. Le labyrinthe qu'on avait fait dans cet immense jardin était vraiment aussi tortueux que celui où s'égara jadis la pauvre Ariane : je m'y enfonçai si bien et si avant, que je m'y perdis. Après l'avoir parcouru en vain, je voulus en sortir, persuadé que mon homme n'y était plus ; mais il me fut impossible d'en trouver l'issue. Je marchais, ou plutôt je courais : j'étais en nage ; et plus j'avançais, plus je m'enfonçais dans cet étonnant ouvrage de l'art et de la nature. On m'avait bien donné un guide ; mais le désir de trouver mon invisible m'avait fait abandonner ce guide, qui, sans doute, me cherchait aussi. Comment faire ? Si j'appelle mon bienfaiteur, il saura que je suis là, et m'évitera sans doute ; il vaut beaucoup mieux tâcher de le rejoindre dans le jardin ; mais par où m'y prendre ?...
» Comme je suis livré à ce nouvel embarras, une voix se fait entendre à deux pas de moi, c'est-à-dire dans un autre détour du labyrinthe. On chante, et je reconnais les accents de l'homme qui m'a parlé sur la route de Saint-Jean-d'Angely. C'est lui, c'est lui ! Il est là, là, tout près de moi, et je ne puis l'aborder, pas même le voir ! Des haies, des fossés, des détours sans nombre me séparent de lui. Écoutons au moins ce qu'il chante, et nous verrons après s'il est possible de le surprendre.
ROMANCE DE L'HOMME INVISIBLE.Gage touchant de la tendresse,Fils de l'amour, fils du malheur ![379]Ah ! que ne puis-je avec ivresseTe voir, te serrer sur mon cœur !Douleur ambre !Pour une mèreSi ta naissance fut un tort,A cette amieTendre et chérieTa vie, hélas ! donna la mort.Lorsque souffrante, faible, émue,Ta mère te donna le jour,Pauvre petit, comme ta vueRendit le courage à l'amour !Elle te presse ;Elle caresseCet enfant trop infortuné :Mais la lumièreFuit sa paupière,Elle meurt sur son premier-né.En butte aux plus mortelles haines,Elève-toi, faible arbrisseau ;Un jour tu connaîtras les peinesDont fut assailli ton berceau.Si l'on t'éclaireSur ce mystèreTu voudras mourir de douleur.Ah ! l'ignoranceDe ta naissanceEst pour toi le plus grand bonheur.Pauvre enfant ! toi que j'ai vu naître,Dont j'ai reçu les premiers pleurs ![380]Ah ! de ceux qui t'ont donné l'êtreSache profiter des malheurs !Crains que l'ivresseDe la tendresseUn jour ne te livre aux regrets !Que ta jeunesseA ta vieillessePrépare la plus douce paix !
» Cette romance me pénétra jusqu'aux larmes ; c'était sans cloute moi qu'on y chantait ; j'étais cet enfant dont la vie avait donné la mort à sa mère. L'inconnu connaissait tous les malheurs de ma famille, et le cruel me les laissait ignorer !... Quand il eut cessé de chanter, je me hasardai à lui adresser ces reproches : Homme sensible, mais barbare ! par pitié, laisse-moi te voir ; oh ! laisse-moi me précipiter dans tes bras ! Tu te fais un jeu de ma douleur, et ma douleur va me conduire au tombeau. Laisse-moi te donner le doux nom de père, puisque tu en as pour moi toute la tendresse...
» J'écoutais si l'on me répondait... Rien !... Le plus grand silence !... Je ne songe plus alors qu'à franchir la barrière qui me sépare de lui. Je saute les fossés, je brise les haies du labyrinthe, et je ne trouve personne. Mon impatience s'accroît avec le temps que je perds : je sens qu'il peut me fuir pendant que je cherche à sortir du labyrinthe, et je n'en puis trouver l'issue !... A la fin, après m'être épuisé de fatigue et d'impatience, le guide que j'avais perdu me retrouve dans ces immenses détours : il m'aide à me reconnaître ; nous allons à la maison ; j'y demande ce qu'est devenu le voyageur que je cherche : on me répond qu'il est parti il y a longtemps. Je cours à la poste, dans [381] l'espoir de l'y rencontrer... Il est remonté clans sa chaise, qu'il a trouvée prête : il est bien loin !... Ainsi finit mon espérance ; ainsi recommencent mes regrets !...
» Que vous dirai-je, mes amis !... Il y a dix ans que je voyage de cette manière ; il y a dix ans qu'il me suit partout, dans tous les coins de la France ( car il m'a prescrit l'ordre de n'en point sortir) , et jamais je n'ai pu deviner le motif qu'il peut avoir de se soustraire à mes regards. Je ne manque de rien ; il m'accable d'argent, de bienfaits : il veille sans cesse sur mes moindres démarches ; il me parle souvent dans ses lettres de ma mère, de ma naissance, des secrets qu'il doit un jour me révéler, et voilà toutes les lumières que j'en peux tirer sur mon sort... Il m'a écrit ici : j'ai reçu sa lettre avant-hier : il m'ordonne de retourner enfin à Paris. C'est là, dit-il, qu'il me verra, qu'il terminera mon exil, qu'il mettra fin à la vie errante que je mène : il me le promet, et cet espoir soutient mon courage ; car vous conviendrez qu'il n'est rien de plus étrange que ma vie. C'est un véritable roman : on ne le croirait pas, et cependant rien n'est plus réel. Vous avez désiré connaître mes aventures : je n'ai pu vous en raconter que ce que j'en sais moi-même. Je pars demain ; je pars sans doute pour être heureux !... Je reviendrai, mes amis, je reviendrai vous voir quand mon sort sera éclairci, et je vous donnerai le mot de cette énigme, car je le saurai alors. Je vous dirai ce que c'est que l'homme invisible, et je vous éclaircirai tout ce qu'il y a d'obscur dans le récit que je vous ai fait ; oui, dès que ma patience sera récompensée, votre curiosité sera satisfaite. »
Ainsi parla M. de Longchamps ; et les enfants, qui revenaient à peine de l'étonnement que leur avait causé l'histoire de sa [382] vie, lui témoignèrent le désir qu'ils avaient de le voir bientôt heureux, et le prièrent de ne pas oublier un jour la promesse qu'il venait de leur faire. Palamène joignit ses vœux à ceux de sa famille ; et cette soirée se termina par des réflexions sur la bizarrerie du sort et sur la variété des destinées des hommes.
[]Gros-Jean et son Fils.
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis le départ de M. de Longchamps, et le vieux père, à qui il était survenu une indisposition assez grave, avait interrompu les rendez-vous des soirées pour s'occuper du soin de sa santé ; en sorte que l'ennui le plus profond régnait dans la chaumière. Les enfants étaient sans doute avides d'amusement ; mais, tout entiers à l'inquiétude où les livrait l'état de leur père, ils ne songeaient qu'à lui prodiguer leurs caresses et les secours que leur permettait la faiblesse de leur âge. Palamène était âgé ; il craignait de mourir, non [381] pour lui, mais pour ses enfants, à qui sa tendresse et ses leçons étaient nécessaires. Ils étaient d'ailleurs en bas âge ; et s'ils perdaient leur père, quel appui leur resterait-il sur la terre ? quelle ressource avaient-ils ? quel état pouvaient-ils prendre ?.... Ces réflexions l'agitèrent tellement, que son indisposition augmenta. Cependant le ciel, qui n'avait pas encore fixé le terme de ses jours, si utile à sa jeune famille, lui rendit peu à peu la santé ; et, dès qu'il se vit convalescent, il fit appeler tous ses enfants autour de lui : —Mes enfants, leur dit-il, vous avez manqué de me perdre !... Essuyez vos larmes ; je recouvre la santé, vous devez recouvrer l'espérance et la gaieté. Oui, cette indisposition a été plus sérieuse que je ne le pensais d'abord ; et, quoique je sois beaucoup mieux actuellement, elle m'a suggéré des idées que je dois vous communiquer. Si vous m'aviez perdu, qu'auriez-vous fait ?.... — Ah ! mon père !... — Parlez... — Moi, mon père... répondit Armand, je me serais regardé alors comme le chef de la famille par mon âge, j'aurais pris soin de mes frères, de ma sœur ; et avec l'assistance de nos parents et des lois, j'aurais tâché de faire fructifier les biens qu'un bon père nous aurait laissés. — A merveille, mon fils ; mais tu parles de ton âge ; tu dis que tu te serais regardé comme le chef de la famille !... Un chef de famille, mon fils, doit avoir un état, et tu n'en as pas ; tu ne sais rien faire d'utile à tes semblables ; tu n'as point fait choix d'un état solide ; il est temps d'y penser, mon ami ; tu as bientôt seize ans : à cet âge on doit fixer ses regards sur une des conditions de la vie humaine ; on doit apprendre, en un mot, l'état qu'on doit un jour embrasser. Voyons, parle-moi franchement, quel est celui que tu préfères ? — Mais, mon père... mais, mon père...—Dis, mon ami, dis à ton père quelles [385] sont tes idées à ce sujet. — Vous me le permettez ? — Je t'y engage. — Il me semble, mon père, que la condition qui peut un jour nous élever aux premières charges de l'état est la seule préférable. — Qu'entends-tu par là ? — J'entends que les places de la magistrature sont celles que j'aimerais le mieux, parce qu'un jour elles pourraient m'avancer dans le gouvernement de mon pays, et que je me sens un goût dominant pour gouverner. — Ha, ha ! monsieur Armand a de l'ambition ? — Sans doute, mon père, j'en ai : et vous m'avez dit cent fois qu'une âme grande et élevée devait en avoir. — Un peu. — Un peu, oui, sans doute. Il faut bien tâcher d'illustrer sa naissance autant qu'on peut. — Illustrer sa naissance ! — Peut-on toujours travailler à la terre ? — Tu méprises donc ton père, qui, toute sa vie, a travaillé la terre ?— Je ne dis pas, pour mon père ; mais si je puis faire mieux ? — Faire mieux ! Eh ! qu'appelles-tu faire mieux que féconder le sol qui nourrit nos semblables ? que... — Ah c'est beau en philosophie, ces raisons-là ; mais dans le commerce de la vie, toutes ces belles maximes sont exagérées: le monde prise mieux un homme de robe qu'un laboureur. —Expliquons-nous: si par un homme de robe tu entends l'avocat qui défend l'opprimé, sauve la vie, la fortune, l'honneur des familles ; ou bien le magistrat, organe des lois, qui dispense la justice avec équité, et remplit sur la terre le ministère de l'Être Suprême, qui récompense le bien et punit le mal ; oui, mon fils, j'adopterai la moitié de ton opinion, c'est-à-dire que je mettrai cet homme de robe sur la même ligne que l'homme actif, laborieux, qui arrose la terre de ses sueurs pour en tirer les dons précieux de la nature ; j'estimerai autant l'un que l'autre, et je les regarderai comme deux bienfaiteurs de [386] l'humanité : mais l'homme de robe que je te dépeins n'est pas celui qu'on rencontre communément dans le monde. Il est plus aisé d'y trouver un honnête laboureur qu'un honnête magistrat. Les agriculteurs sont presque tous bons , probes et vertueux : les hommes de robe, puisque tu te sers de cette expression, sont, pour la plus grande partie, cupides, ambitieux et fripons : ils vendent la justice ; ils livrent l'innocence à l'oppression : ils cèdent à la cabale, à la faveur des grands : en un mot, s'il est parmi eux des hommes droits, qui ne peuvent prendre pour eux ce que je dis de leurs confrères, il en est beaucoup plus de méprisables aux yeux de l'homme humain et sensible... Non, mon fils, non, vous ne serez point un homme de robe : vous êtes l'aîné de vos frères ; vous hériterez de ma chaumière, de ma ferme, des terres que j'ai sillonnées pendant trente ans de ma vie ; vous serez agriculteur comme moi, et jamais vous ne mépriserez la mémoire de votre père. — Que dites-vous ? — La vérité ; je sais quel est le sort des pères qui élèvent leurs enfants à un état soi-disant plus élevé que le leur. Le mépris et l'abandon, voilà ce qui les attend dans leur vieillesse ; je ne m'y exposerai point. Votre condition étant égale à la mienne, les préjugés ne viendront point troubler notre tranquillité ; l'équilibre des égards sera conservé, et vous jouirez en paix de vos biens, en honorant la mémoire d'un père qui vous les aura conservés. Pour vos frères, ils sont encore si jeunes, que vous ou moi nous aurons toujours le temps de penser à eux ; voilà mon dernier mot, mon fils. — Mais, mon père, pourquoi m'avez-vous fait apprendre le dessin, les mathématiques, la musique, etc. ? — Pour que vous soyez instruit, mon ami, comme je le suis ; pour que vous jouissiez de l'estime, de [387] l'amitié de vos semblables ; pour que tous les plaisirs de la vie ne vous soient pas étrangers. Ne peut-on cultiver son champ et posséder tous les talents qu'exigerait l'état le plus brillant ? On en est plus recommandable et plus heureux.— Mais mon père, puisque vous convenez que parmi ces magistrats il y a des gens vertueux ! — Oui, il y en a ; vous pourriez en augmenter le nombre ; mais l'exemple des autres, l'exemple corrupteur !... — Et mon père pense que j'outragerais sa mémoire ? — Je n'en doute pas ; je connais l'exemple du monde, et je sais combien l'orgueil gâte les meilleurs naturels... Laissons ce discours, mon fils ; si vous m'aimez vous suivrez mes conseils, et un jour vous me bénirez de vous les avoir donnés... Il fait beau aujourd'hui ; je me sens assez fort pour aller faire un tour. Accompagnez-moi tous, mes enfants. Nous irons dîner chez un bon fermier de mes amis, qui demeure à trois quarts de lieue d'ici, du côté des Châtaigneraies. C'est un homme fort riche ; quoiqu'il ne nous attende pas, je suis persuadé qu'il nous recevra fort bien. Les enfants sautent de joie à cette proposition : il y a si longtemps qu'ils ne sont sortis !... Armand seul est un peu triste ; il pense à ce que son père vient de lui dire, et son amour-propre souffre de la condition qu'on lui impose. Cependant ses frères le poussent ; il reprend sa gaieté, et toute la petite bande part en se livrant à toutes les aimables extravagances de son âge. Il faut voir comme ils soutiennent sur le chemin leur vieux père, qui s'appuie sur sa canne. Armand lui donne le bras à droite, Benoît le soutient à gauche, et Léon, à côté d'Armand, profile de la conversation du plus respectable des instituteurs. Pour Adèle et Jules, ils marchent devant, et s'entretiennent de la tendresse qu'ils ont l'un pour l'autre. Palamène [388] a remarqué depuis longtemps que le jeune orphelin qu'il a adopté a pour sa fille une amitié plus forte que celle même des frères. Adèle, de son côté, sent battre son cœur quand elle est à côté de l'orphelin. Tous deux sont à peu près du même âge ; ils vont avoir quinze ans ; tous deux se cherchent sans cesse ; et rien n'égale les petits soins, les égards réciproques qu'ils ont l'un pour l'autre, Palamène voit cette intelligence avec la plus vive satisfaction ; il désire que ces jeunes gens s'aiment un jour ; et nous verrons, par la suite, ce qui résulta de cet amour naissant, et comment Palamène sut en régler les transports avec la décence et la surveillance d'un vertueux père de famille.
Ils arrivèrent chez le fermier, qui les reçut avec la plus franche amitié. Il fit tuer sur-le-champ quelques volailles de sa basse-cour, et on dîna gaiement. On proposa ensuite de visiter la ferme : elle était antique, mais très-vaste et très-belle. En passant devant la principale porte de ce manoir, Palamène aperçut au sommet une inscription. —Qu'est-ce que cela ? dit-il à son fils Armand ; je n'ai pas mes lunettes : tes yeux sont meilleurs que les miens ; dis-moi ce qu'on a écrit là-haut. Armand lut avec beaucoup de peine ces mots, qui étaient un peu effacés :
MON FILS,
TU AS PERDU
MAMONVILLE LA JOLIE
PAR TA FOLIE.
— Voilà qui est assez singulier, dit Palamène au fermier qui l'accompagnait. De grâce, expliquez-moi... — Volontiers ; mais c'est une histoire assez longue ; il faut nous asseoir tous les [389] sept sur ce banc, et je me ferai un vrai plaisir de vous la raconter.
La petite bande, qui ouvrait déjà l'oreille en entendant parler d'une histoire, s'empressa de se ranger autour du vieux père. Le fermier se mit au milieu d'eux, et il commença son récit en ces termes :
« C'est mon prédécesseur, le propriétaire de cette ferme avant moi, qui a fait mettre cette inscription relative à une aventure qui lui était arrivée. Mais il était plus riche que moi, car il possédait toute la terre de Mamonville. Écoutez-moi ; je crois que mon récit ne sera pas perdu pour ces jeunes enfants.
» Gros-Jean n'était d'abord qu'un simple laboureur ; à force de travailler, il était devenu fermier du seigneur de Mamonville ; et il faisait de si bonnes affaires, que sa fortune s'augmentait encore considérablement de jour en jour. Gros-Jean n'avait qu'un fils en bas âge, et qui faisait tout son espoir, toute sa consolation : car Gros-Jean était veuf, et pleurait sans cesse la compagne active, intelligente, qui l'avait aidé à amasser du bien. Gros-Jean était bon, sensible, humain, et surtout honnête homme ; mais il manquait d'instruction. Élevé par de pauvres gens de la campagne, il était lourd, brusque et commun ; c'était, dans toute l'étendue du mot, un paysan sans éducation ; mais il était doué d'un excellent cœur, ce qui le dédommageait bien du peu de culture de son esprit. Gros-Jean, dont le langage était très-grossier, se désespérait tous les jours de n'avoir pas étudié, de n'être pas savant comme les beaux messieurs qu'il voyait au château de Mamonville. Jarni ! se disait-il dans sa colère, mon fieu ne sera pas comme moi ; je veux en faire un homme d'esprit ; et puisque je sommes riche, il aura de belles [390] places, de belles charges ; il ne sera pas, comme moi, un manant des champs : je voulons, morgué ! en faire un gros monsieur !
» Tels étaient les projets insensés du bon fermier. Il voulait élever son fils plus haut que lui ; il s'apprêtait bien des chagrins !... Gros-Jean avait un frère, procureur à Paris ; c'est chez lui qu'il envoie le petit Colas. Je ne ménagerai pas l'argent, écrit-il à ce frère : apprenez-lui la chicane, le latin, toutes ces belles choses qui rendent savant, afin qu'il puisse avoir une belle charge par la suite.
» Le frère de Gros-Jean était haut et vain : il reçut le petit Colas ; mais il se garda bien de l'appeler son neveu. Il le mit au collége, lui fit faire ses études, et le prit ensuite chez lui, dans son étude, en qualité de clerc. Ce ne fut que lorsqu'il le vit à l'âge de seize à dix-huit ans, bien fait, élégant et bien élevé, qu'il lui donna le titre de neveu, qui combla l'amour-propre du jeune homme. Ce n'était plus Colas : c'était M. de Florival, à qui l'on donnait journellement tout l'orgueil et toute la vanité possibles. Dieu sait si l'on épargnait les sarcasmes sur son père ! C'était un manant, un paysan, un homme grossier, qu'on tournait sans cesse en ridicule ; et le jeune homme riait aux éclats à ces sorties amères contre un père qui l'accablait de bienfaits ; car le bon Gros-Jean, qui, pendant les études de son fils, l'avait fait venir chez lui, tous les ans, passer le temps des vacances, en était devenu si idolâtre, qu'il ne ménageait rien pour lui donner tous les habits qu'il désirait, toutes les fantaisies qui lui passaient par la tête. Malheureusement ce bon père était trop éloigné de Paris pour y aller fréquemment: il était âgé d'ailleurs, et ne pouvait plus voyager comme il le faisait autrefois. Florival, de son côté, qui ne se souciait pas beaucoup [391] de voir son père, lui écrivait que l'assiduité qu'il donnait à ses travaux l'empêchait d'aller passer même quelques jours auprès de lui. Il terminait toujours ses lettres par lui demander de l'argent ; et le bon père, qui croyait ses excuses légitimes, lui en envoyait soudain, en soupirant après le moment où il pourrait embrasser ce fils chéri.
» Les choses étaient dans cet état, lorsque l'oncle de Florival mourut. Il avait des enfants, dont l'un s'empara de son étude. Florival n'était pas très-bien avec ses cousins : il sortit de la maison, et prit son appartement à part, dans le dessein de faire son droit, et de se livrer à la profession d'avocat. Gros-Jean fut informé par lui de ce nouveau projet, et il en fut enchanté. Mon fieu, un avocat ! se disait-il, quel honneur pour moi !... C'est ainsi que la vanité, ou plutôt la tendresse qu'il portait à son fils, préparait à ce bon père les plus vifs regrets pour sa vieillesse.
» Florival avait déjà soutenu des thèses ; il était sur le point d'être reçu dans le corps des avocats, lorsqu'il vit au spectacle une jeune personne charmante dont il devint éperdument amoureux. Florival fait suivre la voiture de l'inconnue par Labrie, son domestique, garçon adroit et fait pour servir un petit-maître. Labrie lui rapporte bientôt que la beauté qui l'a enflammé se nomme Rosaline ; qu'elle est fille de M. le baron de Saint-Chal, homme peu fortuné, mais d'une ancienne famille, et qui demeure rue de l'Université. Florival forme sur-le-champ le projet de mettre tout en usage pour épouser son amante. Mais elle est noble ! Eh bien, il se dira noble aussi ; et puisqu'elle n'est pas riche, il saura l'apaiser après le mariage, ainsi que sa famille, en faisant briller à ses yeux les grands biens de son père. [392] » Florival trouva le moyen de s'introduire chez M. de Saint-Chal, qu'il séduisit aisément par.la finesse de son esprit et son éducation. Le père de Rosaline était un ancien militaire, plus instruit dans l'art de la guerre que dans la connaissance du monde et du cœur humain ; il avait été blessé à plus de vingt batailles, et il n'avait retiré de ses services qu'une vaine décoration, et une légère pension, qui suffisait à peine pour le faire vivre décemment avec sa fille, qui n'avait plus de mère. Saint-Chal passait sa vie à présenter des mémoires, à assiéger le ministère de la guerre pour obtenir une récompense digne de ses services : l'ingratitude du gouvernement l'indignait ; et il se serait retiré sans doute dans une campagne éloignée, si Florival ne lui eût promis de lui faire avoir tout ce qu'il demandait, par ses écrits, ses amis et son crédit. C'était le seul moyen de toucher le vieillard ; aussi chérissait-il notre jeune homme comme un fils. Pour Rosaline, elle n'avait pu résister longtemps aux manières séduisantes de Florival ; elle répondait à sa tendresse, et soupirait en secret après l'hymen, qui était aussi le but où tendait son amant,
» Les dépenses excessives que faisait Florival persuadèrent aisément à Saint-Chal qu'il était fort riche : aussi le vieillard écouta-t-il favorablement la prière qu'il lui fit bientôt de lui donner sa fille en mariage. Saint-Chai en fut charmé ; mais il tenait à des préjugés : il fallait que son gendre fût noble. Cette condition n'arrêta point Florival. Le bon Gros-Jean, fermier de Mamonville, fut métamorphosé par lui en un vieux militaire retiré dans ses terres, et retenu par la goutte, qui ne lui laissait pas un moment de repos. Des lettres furent supposées, dans lesquelles son vieux père lui témoignait le regret qu'il avait de [393] ne pouvoir aller danser à sa noce. Il écrivait à Saint-Chal qu'en faveur de ce mariage, honorable pour sa famille, il achèterait à son fils une charge de conseiller au parlement, etc., etc. En un mot, Florival et son valet Labrie arrangèrent si bien leur petit roman, que le père de Rosaline consentit à tout, et que le jour du mariage des jeunes gens fut fixé. Nous voilà arrivés à l'endroit le plus intéressant de cette histoire.
» Florival n'avait rien fait savoir à son père de tout ce qui se passait, dans la crainte que, par maladresse ou autrement, il ne dérangeât ses projets. Cependant il lui fallait de l'argent, et beaucoup, pour célébrer dignement son mariage ; comment fera-t-il ? Il faut que Labrie, son homme de confiance, emploie toute son adresse pour cette négociation ; il faut qu'il aille trouver Gros-Jean à Mamonville ; qu'il lui fasse part du mariage de son fils avec une jeune personne de condition : mais, pour éviter que le vieillard n'écrive ou ne vienne, Labrie reculera l'époque de ce mariage ; il dira à Gros-Jean qu'il ne doit se faire que dans un mois, tandis qu'il sera célébré le lendemain même du retour de Labrie. L'hymen conclu, Gros-Jean peut venir ; on ne craint plus sa présence ; Florival aura désabusé sa femme, son beau-père ; son immense richesse lui fera pardonner sa tromperie. Oui, tout cela peut s'arranger ainsi : Labrie aura soin surtout de tirer du fermier le plus d'argent possible, et tout réussira
» Tels sont les projets de Florival et de son confident : tel est leur espoir : mais il était décidé que l'ingratitude et la mauvaise foi seraient punies ; toute leur prudence devait échouer devant la justice divine, qui allait les poursuivre et traverser leur dessein. [394] » Gros-Jean n'avait pas vu son fils depuis plus de six ans : il était tranquille chez lui, ignorant l'intrigue qu'il suivait à Paris, et dans la ferme persuasion qu'il s'y faisait un état avec décence et probité, lorsqu'il vit descendre chez lui un de ses neveux. C'était un fils du procureur chez lequel Florival avait été élevé. Les deux cousins ne s'aimaient pas ; et celui-ci, qui avait appris tous les ressorts que Florival faisait jouer pour épouser Rosaline, s'était promis de lui nuire, en faisant survenir chez le beau-père une scène plaisante à laquelle personne ne s'attendrait. Le neveu donc embrasse son oncle Gros-Jean ; puis il lui dit que son cousin Colas le députe auprès de lui pour lui apprendre qu'il va se marier.—Oui, mon oncle, ajoute-t-il, votre fils épouse la fille du baron de Saint-Chal, homme très-connu à Paris ; on est à faire les préparatifs de la fête, et l'on n'attend plus que vous pour la terminer. Le beau-père et la future brûlent du désir de vous embrasser. Venez donc, venez le plus tôt possible ; mon cousin m'a bien recommandé de vous prier de partir sur-le-champ...... Il serait venu lui-même ; mais un service signalé
qu'il rend à son beau-père l'oblige de rester à Paris. Je ne vous engage pas, mon oncle, à emporter l'argent convenable pour bien célébrer un pareil mariage : vous sentez l'honneur qui va en rejaillir sur nous, et vous saurez bien faire les choses ; mais le plus pressé, c'est de partir ; car vous seul retardez le bonheur de deux amants !
» Gros-Jean ouvre de grands yeux. Il ne peut concevoir que son fils épouse la fille d'un baron. Il est enchanté d'un si grand honneur, et demande deux jours pour se préparer et se faire faire un bel habit de noce. Le neveu l'engage à ne pas tarder plus longtemps ; puis il prend congé de lui. —Mon cousin, dit-il, [395] m'attend avec impatience, et d'ailleurs je lui suis utile à Paris pour l'aider dans mille détails. Adieu, mon oncle, adieu. Si vous partez dans deux jours, vous serez chez M. de Saint-Chal dans cinq au plus tard, n'est-ce pas ? N'oubliez pas son adresse : c'est rue de l'Université, près de la rue du Bac, numéro 676 ; et d'ailleurs la voilà par écrit.
» Le malin cousin remonte en voiture, en riant tout bas de son espièglerie et des suites qu'elle doit avoir ; suites funestes pour l'orgueilleux Florival !... A peine est-il parti, que Gros-Jean tire du coffre ses plus beaux vêtements ; ensuite il fait une réflexion : Le beau-père de mon fieu est noble, se dit-il ; eh ! qui m'empêche d'anoblir aussi mon Colas ? Il y a longtemps que je ramasse pour acheter un bien ; je puis y mettre une forte somme : la terre de Mamonville est à vendre ; achetons-la, morgué, achetons-la, et portons-en le contrat dans notre poche à Paris. Je ne sonnerai mot ; mais le jour de la cérémonie, à la fin du repas, je le donnerons à ma bru, et je li dirons : Tenais, vlà notre présent de noce !... Ils seront enchantés de ce présent-là ! Une terre à leur gendre, une terre qui l'anoblira ! Morgué, ils n'auront aucun sujet de jamais l'mépriser !
» Le bon père achète en effet la terre dont il n'était que le fermier, en fait passer le contrat au nom de son fils, le met dans sa poche, monte sur son cheval, qu'il charge de petits fromages de son pays, et part pour Paris. Laissons-le voyager, et revenons à son fils, qui ignore le tour que vient de lui jouer son méchant cousin.
» Le jour de l'hymen était déjà fixé ; il ne s'agissait plus que d'envoyer Labrie chez Gros-Jean pour exécuter un projet qu'il avait conçu avec son maître, lorsqu'un incident, que vous prévoyez [396] sans doute, vint rompre son voyage. La veille même du jour qu'il avait choisi pour partir, Saint-Chal, sa fille et Florival étaient allés faire une visite à une tante de Rosaline qui demeurait à quelques lieues de Paris ; Labrie était seul dans la maison avec quelques domestiques du beau-père, lorsqu'un bon paysan, monté sur un cheval chargé de paniers, se présente à la porte. —C'est-il pas ici, dit-il au portier, où demeure M. le baron de Saint-Chai ? — C'est ici, — Je voudrais bien parler à M. Florival. — Il n'y est pas. — Il faut que j'li parlions stapendant. — Voyez son domestique, au fond de la cour, à gauche ; vous demanderez Labrie. — Bon, j'allons faire entrer mon bidet dans la cour....
» Gros-Jean entre avec son cheval : il l'attache près de l'escalier, puis il va demander Labrie à l'antichambre. Labrie se présente : Que voulez-vous, bonhomme ? — Florival. — Il est sorti. — Il rentrera ? — Oui ; mais ce soir. — C'est égal, je l'attendrons. — Qu'avez-vous à faire avec lui ? — Ce que j'avons ! Je venons assister à son mariage. — A son mariage ! — Oui, morgué. Je sis son père. — Son père ! » labrie reste confondu heureusement il est seul avec Gros-Jean : personne ne l'a entendu se nommer. Cependant, voilà tout manqué... voilà son père ! un paysan lourd, épais et grossier !... Que fera Labrie ? Il prend sur-le-champ un moyen extrême.
» Labrie feint d'être enchanté de voir le père de son maître. — Ah ! bon vieillard, lui dit-il, comme vous étiez attendu ici ! comme vous ferez plaisir à tout le monde !... Eh ! vraiment oui : c'est bien vous, voilà vos traits, tels qu'il nous les a dépeints !... Ah ! permettez que je vous embrasse. — Volontiers, mon garçon. [397] Il sera ben étonné de me voir si tôt, n'est-ce pas ? — ah ! mon dieu ! il sera d'une surprise vous ne vous en faites pas d'idée. Mais ce n'est pas ici qu'il loge, voyez-vous ; c'est ici le salon de M. le baron. Il ne demeure pas encore avec son beau-père ; vous entendez bien que par la suite... — Oui, oui... — M. Florival demeure dans un autre quartier ; permettez que je vous conduise chez lui ; vous y serez comme chez vous, absolument. Tous les soirs il rentre dans son ancien logement. Je ne lui dirai pas que vous y êtes, exprès pour lui ménager le plaisir de vous y rencontrer. Cela fait que vous aurez toute la nuit pour vous délasser, et demain il vous présentera sans doute lui-même à sa nouvelle famille : cela sera plus décent, n'est-ce pas ? cela sera plus décent. — T'as raison, mon garçon, t'as raison.
» Labrie aide le vieillard à détacher son cheval. Gros-Jean le conduit par la bride, et suit Labrie, qui lui fait traverser Paris, pour le conduire au logement qu'occupait Florival avant de connaître Saint-Chal, et dont son domestique possède encore la clef. C'est à l'Estrapade, près des écoles de droit, dans un petit corps de logis, au fond d'un jardin, et qui n'est plus occupé depuis près de six mois, que Labrie dépose le respectueux père de son maître. —Pardon, lui dit-il ; je vais vous quitter un moment pour faire une commission très-pressée que mon maître m'a donnée : je viendrai vous rejoindre sous une heure ou deux, et j'aurai soin que vous ayez ici toutes les commodités dont vous pouvez avoir besoin.
» Labrie se retire ; et Gros-Jean, qui meurt de faim et de soif, passe toute la journée sans le voir revenir. Pendant son absence, le vieillard examine les meubles de l'appartement : ils sont tout couverts de poussière ; les lits sont défaits ; il ne sait [398] ce que cela veut dire, et son inquiétude augmente en voyant approcher la nuit. Enfin un jeune homme se présente ; c'est Florival, suivi de son domestique. Le bon père oublie ses fatigues, son appétit, ses soucis de la journée, pour sauter au cou de cet enfant qui lui est si cher ; il ne s'aperçoit point qu'il est pâle, qu'il a l'air contraint et gêné. Gros-Jean le serre dans ses bras, et verse sur lui quelques larmes, que lui arrache la tendresse paternelle.
» Mais je m'aperçois, mes amis, que mon récit m'entraîne malgré moi, et que la- nuit, qui commence, me prescrit de veiller à ce que tout soit en ordre dans ma ferme. Je vous prie de m'excuser si je ne vous achève pas aujourd'hui l'histoire de Gros-Jean et de son fils. Une autre fois je vous dirai le reste. »
Ici le conteur s'arrête ; et Palamène, qui voit combien cette interruption contrarie ses enfants, engage le fermier à venir dîner le lendemain chez lui. — Permettez-moi, lui dit-il, de vous rendre demain ce que je vous ai surpris aujourd'hui. Vous ne nous attendiez pas, et vous nous avez trop bien traités. Demain nous vous attendrons, et nous vous ferons payer votre écot en vous engageant à nous apprendre la suite d'une histoire qui m'a vivement intéressé jusqu'à présent.
Le fermier accepta l'offre du vieux père, et celui-ci revint à la chaumière avec ses enfants, qui sautaient de joie en pensant au plaisir qu'ils devaient goûter le lendemain.
[][]Fin de l'Histoire de Gros-Jean et de son Fils.
Le fermier tint parole ; il vint dîner chez Palamène : ensuite il prit place avec les enfants sur la terrasse, et continua ainsi le récit qu'il avait interrompu la veille.
« J'en suis resté, mes amis, à l'entrevue de Gros-Jean avec son fils, dans l'appartement de ce dernier, à l'Estrapade. Le bon père pleurait en pressant l'ingrat contre son sein. — C'est toi, c'est toi, mon fieu ! c'est toi, mon colas ! mon dieu, comme te v'là, grand, formé, biau garçon ! T'es un homme, dà ! T'es tout le portrait de ta pauvre mère ! — Mon père.... [400] — Mais embrasse-moi donc encore ! — Avec plaisir, mon père, mais... — Hen ?... Qu'as-tu ?... — Bien du plaisir à vous voir, mon père... — A la bonne heure ; et moi itou, va, j'en ons un grand plaisir... Ah ça, tu vois que je sis de parole. — De parole ? — Oui-dà, me v'là juste à point nommé pour assister à ton mariage ; mais conte-moi, conte-moi donc ça... —Vous savez donc ?... — Je sais tout ; il m'a tout dit : oh ! il a bien fait ta commission ! — Qui donc ? — Eh pardi ! ton cousin. — Quoi ! c'est lui qui vous a... — Eh ! sans doute ; tu le sais ben, peut-être. Mais parlons donc de ce mariage-là ; c'est étonnant ! Où as-tu donc trouvé c'te d'moiselle avec son père, qui est un noble de condition ? — Mon père, je vois que mon cousin m'a desservi auprès de vous ; je vois qu'il vous a raconté la ruse dont je me suis servi, et j'ignore par quel moyen il a pu l'apprendre lui-même. — Qu'est-ce que tu me chantes ? Est-ce que le plaisir de me voir te trouble la cervelle ?... Il m'a dit, il m'a dit que tu te mariais ; que toi, ta femme et ton biau-père, vous êtes tous curieux de me voir, qu'on n'attendait que moi pour la cérémonie ; v'là ce qui m'a dit : est-ce qu'il a mal fait ? — Et c'est là... tout ? — Oui, tout. Est-ce qu'il y a encore quelque chose avec ça ? — Mon père, il a voulu me nuire, et je ne puis vous abuser plus longtemps. — Oh ! oh ! — Pardonnez ; votre présence dans ce moment... — T'est à charge ? — Non, mais... — après ? — je n'attendais pas... j'espérais... j'aurais désiré... — Eh ben ! quoi ? — Que vous restassiez chez vous : pardon, mon père, mille fois pardon ; mais mon beau-père est un homme si haut, si entiché de sa noblesse !... Je n'ai pas le courage de lui dire que je ne suis que le'fils d'un laboureur... — Et pourquoi ? — Jamais il ne m'aurait donné sa fille, que j'adore. — [401] Quoi ! t'as donc trompé c't homme ? Quoi que tu li as donc dit ? Voyons. — Il ne sait pas que mon père est... — Est un honnête homme, qui a travaillé, qui travaille encore pour faire le bonheur d'un ingrat ? — Mon père... — Colas, t'es un orgueilleux, un dénaturé ; m'est avis que tu méprises ton père... — Moi, je l'aime, je le respecte ; mais... — Mais il faut que je m'en aille, n'est-ce pas ? Il faut que je te laisse tromper un homme qui te croit peut-être le fils d'un gros seigneur ; t'as été capable de l'y faire ce mensonge-là ? — Il a bien fallu... — Fils ingrat, tu ne sais pas le mal que tu me fais ! C'est là, c'est ce cœur qui t'aimait que tu... déchires ! — Mon père ! — Ton père ! Je ne le suis plus, puisque tu m'as renié ; non, tu n'es plus mon fils ; tu n'es qu'un vaniteux, que je renonce, que je ne verrai jamais ! — Vous ne me rendez pas justice... — C'était ben la peine de t'envoyer à Paris, de t'y faire apprendre toutes sortes de belles sciences !... À quoi servent donc ce grec et ce latin ? Ça ne donne donc pas de sentiments ? — Eh ! voilà le mot, mon père. En me donnant une éducation au-dessus de la vôtre, vous me les avez élevés ces sentiments ; vous m'avez forcé à partager les préjugés du vulgaire. Ils sont bien cruels, bien injustes ; mais ils mènent la société ; il faut les respecter, si l'on veut parvenir à quelque chose. — Eh ! pour être instruit, pour avoir de l'éducation, faut-il outrager la nature ? Que ne t'ai-je donné mon état ! que ne t'ai-je mis une bêche dans la main quand t'étais petit garçon ! Au jour d'aujourd'hui tu ne mépriserais pas ton père... —Eh ! mais ce n'est pas moi ; c'est le monde, c'est le préjugé... — Le préjugé ! Qu'est-ce que c'est que ça ? V'là deux fois que tu m' répètes c' mot-là. C'est-i une charche, un emploi, ça ? — Ce sont les tyrans des hommes, [402] mon père ; c'est une façon de penser qui... — Qu'euqu' ça veut dire ? Ma façon de penser, à moi, ç'a toujours été de chérir mon (enfant ; la façon de penser de mon enfant doit être de m'aimer, de me respecter, de me préférer à toutes les façons de penser des autres... Mais tu ne jouiras pas de ton mauvais cœur.: je voulons voir ce M. de Saint-Chal, et je le varrons ; oui, je le varrons ; je li dirons : Est-ce que vous me méprisez, monsieur ?... J' sis bien sûr qu'i' me dira qu' ça n'est pas vrai. Eh ben ! j' li dirons: C'est mon fils qui dit ça. —Ciel ! Ah ! mon père, si vous m'aimez, si vous vous intéressez à mon sort, de grâce, je vous en supplie, ne paraissez pas dans cette maison : si l'on vous y voit, je suis perdu, déshonoré, chassé !...
» Florival se jette aux genoux de Gros-Jean ; il le conjure de s'en retourner à Mamonville jusqu'après la célébration de son hymen. Alors, ajoute-t-il, je vous présenterai à M. de Saint-Chal : il connaîtra la vérité ; vos grands biens, votre probité, votre air respectable, tout l'attendrira, tout confirmera mon bonheur.
» Le bon laboureur est furieux ; il ne veut écouter aucune raison. L'improbité de son fils le révolte ; il lui en fait les reproches les plus sévères, et lui jure toujours qu'il ira voir M. de Saint-Chal, qu'il l'éclairera sur le piége qu'on lui tend, qu'il lui fera connaître enfin la ruse qu'on emploie pour le tromper : Oui, ajoute-t-il, il saura qui vous êtes, il saura qui je suis ; et s'il me méprise, au moins ses mépris seront moins sensibles pour moi que ceux de mon enfant.
» Florival est au désespoir de voir que ses larmes, ses prières, tout est inutile auprès de son père irrité. Il ne sait plus quel parti prendre, lorsque son valet, Labrie, le tire d'embarras, — [403] Eh bien ! s'écrie-t-il, si monsieur votre père veut voir M. de Saint-Chal, s'il veut vous perdre, vous causer la mort, il en est le maître après tout : mon Dieu, demain matin je l'y conduirai moi-même. Pour le moment, il ne faut songer qu'à lui procurer à souper et un bon lit — Non, s'écrie à son tour Gros-Jean, non, je ne reste pas ici ; je ne veux point rester chez un fils qui me désavoue, qui n'est pas un honnête homme. Je vais sur-le-champ chercher un asile ; il y en a dans Paris, j'en trouverai. J'irai voir le père de famille qu'il abuse, et puis je m'en irai, je m'en irai pour ne jamais revenir.
» Florival fait observer au vieillard qu'il est tard : que son projet peut se remettre au lendemain, qu'il sera le maître de faire tout ce qu'il voudra. Il le prie tant, que le bon vieillard consent à passer cette nuit seulement dans l'appartement où il se trouve ; c'est ce que Labrie demande. Il lui donne tout ce qui lui est nécessaire ; puis il sort avec son maître, après avoir fermé les portes à double tour. Quand Gros-Jean se vit enfermé, il ne put contenir l'excès de sa douleur. Ce vertueux père s'appuya sur une table, et se mit à verser des larmes amères. On le prive de sa liberté, et c'est son fils, son fils qu'il accablait de tendresse et de bienfaits, à qui il apportait une terre et des biens considérables, c'est ce fils dénaturé qui viole ainsi toutes les lois de la nature et de la vertu ! Quel est son dessein, à ce fils barbare ? Que veut-il faire de son père ?... Gros-Jean se prépare à faire un éclat, à appeler par la fenêtre ; mais qui, dans ce corps de logis isolé ? On est éloigné de tout ; il est nuit fermée ; tout le monde dort, ou chacun est retiré chez soi... Il faut attendre le jour, il faut attendre que quelqu'un paraisse : sans doute le monstre qui attente à sa liberté ne [404] portera pas la cruauté jusqu'à le laisser mourir de faim.....
» Telles sont les tristes réflexions du bon laboureur. Il passe la nuit à gémir sur la faute qu'il a commise en envoyant son fils à Paris ; et sitôt que le jour paraît, il cherche les moyens de sortir de sa prison. Impossible, à moins d'appeler à son secours : et qui ?... D'ailleurs, viendra-t-on ? Sans les clefs, osera-t-on ?... Oui : s'il est voisin de quelque père de famille, ce père de famille partagera ses maux, la conduite d'un fils coupable lui fera horreur : il trouvera les moyens de rendre la liberté au plus malheureux des pères.
» Son esprit est encore incertain sur le parti qu'il doit prendre, lorsqu'il entend ouvrir plusieurs portes. C'est Labrie qui arrive chargé de provisions. Scélérat, lui dit Gros-Jean ; laisse-moi sortir, ou crains ! Labrie ne lui répond pas ; il se sauve, et ferme de nouveau toutes les portes sur lui. Voilà encore une journée que le bon père passe dans les larmes et dans l'indécision de savoir s'il appellera du monde. Cependant, sur le soir, sa tête se calme un peu. Voyons, se dit-il, attendons que tout ceci finisse : ils ne me tiendront peut-être pas ici comme un oiseau dans la cage. C'est lorsqu'il plaira à mon indigne fils de me délivrer que je lui prépare la plus terrible punition ! Ma malédiction d'abord, et puis c'te terre, tout ce que je possède !... il n'aura rien de tout ça : oh ! oui, je serai aussi vengé !...
» Labrie est étonné, le lendemain matin, de trouver son prisonnier aussi calme. Il veut lui en faire compliment, en lui assurant qu'il approuvera bientôt les motifs de la conduite qu'on tient envers lui, et dont son fils est le premier pénétré de douleur. Gros-Jean fait un seul geste d'indignation, et Labrie se sauve en refermant encore toutes ses portes. [405] » Vous frémissez, bons enfants, au récit d'un pareil attentat sur la personne d'un père, et d'un aussi tendre père ! Vous allez voir bientôt comment le ciel sut le punir. Il y avait déjà quatre jours que Gros-Jean était ainsi enfermé ; sa patience l'abandonna ; un matin il ouvrit ses croisées, qui donnaient sur une grande cour, et se résolut à appeler la première personne qu'il y rencontrerait. Ce fut justement un vieillard qui se présenta à ses regards. — Êtes-vous père, monsieur ? lui dit Gros-Jean avec l'accent du désespoir. — Mon ami, la question
Oui, je le suis. — Avez-vous comme moi un fils ingrat, qui méconnaît, qui méprise son père, qui ose le priver de sa liberté depuis quatre jours ? — Que dites-vous ? — Je dis que je suis en prison ici, et que c'est mon fils, oui, mon méchant fils, qui m'y a enfermé. —Juste ciel ! Eh ! comment ? —Oh ! procurez-moi les moyens de sortir, je vous en prie, mon bon monsieur : vous saurez tout, et vous partagerez mes peines si vous connaissez la tendresse paternelle !...
» L'étranger fait encore quelques questions à Gros-Jean, qui, par la naïveté de ses réponses, lui inspire le plus vif intérêt. Cependant, tandis qu'il lui parle, un domestique, qui traverse la cour, lui dit assez vivement : Comment ! monsieur, vous écoutez ce fou ? — Ce fou !... il est fort brave homme. — Oui, monsieur: Labrie nous a dit que ce paysan avait la tête égarée, qu'il ne fallait pas croire tout ce qu'il nous dirait.
» Cette exclamation est un nouveau coup de poignard pour le bon laboureur. Il conjure l'étranger d'être persuadé qu'il a toute sa raison, qu'il n'a que trop sa raison l'étranger, homme sensible et généreux, qui devine une partie de cet horrible mystère, est justement le maître de la maison. Il envoie [406] chercher une grande échelle, l'applique contre la croisée d'où Gros-Jean lui parle, y monte lui-même pour donner là main au vieillard, et lui faciliter les moyens de descendre. Vous jugez des transports du bon laboureur ! Il se jette dans les bras de l'étranger, qu'il inonde de larmes. Celui-ci le fait monter dans son appartement ; et là Gros-Jean lui raconte son aventure avec tous ses détails. L'étranger frémit d'horreur ; il engage Gros-Jean à se rendre sur-le-champ chez le beau-père de son fils, afin d'empêcher qu'il soit trompé, s'il en est encore temps. C'est aussi l'avis de Gros-Jean. Il retrouve son cheval, que Labrie avait déposé dans une salle basse fermée à un seul crochet. Il le charge des petits paquets qu'il avait apportés, et que l'étranger a la complaisance d'aller chercher lui-même dans sa chambre, au moyen de l'échelle. Gros-Jean embrasse cet homme sensible, qui l'a délivré, qui a pris part à ses peines ; puis il part pour se rendre chez M. de Saint-Chal, dont il a heureusement conservé l'adresse. Laissons-le traverser Paris, et voyons ce que son coupable fils a fait depuis quatre jours.
» On juge bien que, le jour de l'arrivée du père, Labrie fut guetter son maître à son retour de la campagne où il était allé avec Rosaline et son père ; qu'il le prit à l'écart, et lui apprit cet événement imprévu. Florival, atterré par ce coup, approuve le zèle et la conduite de son valet, et se détache un moment de la compagnie pour aller visiter ce père importun qui vient traverser ses projets. Vous avez vu comment il lui parla : n'en pouvant rien obtenir de favorable à ses vues, il céda, dans le désordre, à l'avis de Labrie, qui fut d'enfermer le vieillard jusqu'à ce que le mariage en question fût conclu. Tous deux revinrent donc chez M. de Saint-Chal, et prirent tous les moyens [407] possibles pour hâter un hymen après lequel Florival espérait fléchir son père en le présentant lui-même au père de Rosaline, en lui avouant que l'amour seul pouvait faire excuser ses torts. Dès le lendemain matin, Florival pressa tant le vieux militaire, qu'il fut décidé que son mariage serait fait le surlendemain ; mais le retard d'une tante de Rosaline, qu'on attendait, le recula encore d'un jour ; ce qui désespérait Florival, qui sentait au fond dé son cœur des remords déchirants des chagrins qu'il causait au meilleur des.pères ; on craignait d'ailleurs qu'il ne s'écriât, qu'il ne sortît de sa retraite, ainsi que cela arriva.
» Enfin Florival était arrivé à la veille de son mariage ; tout semblait réussir au gré de ses souhaits. Il n'avait plus qu'un jour à attendre, et Labrie, pendant ce jour, devait redoubler de soins, veiller autour de la prison de Gros-Jean, et ne pas le perdre de vue un seul instant ; mais quelques courses forcées avaient éloigné le valet de ce projet pendant une partie de la matinée ; Florival lui-même était sorti pour faire quelques emplettes indispensables ; Saint-Chal et sa fille étaient restés seuls chez eux, et s'entretenaient du bonheur que l'hymen préparait à la vieillesse d'un père, à la tendresse d'une amante un domestique annonce à Saint-Chal qu'un paysan demande à lui parler seul, Rosaline se retire. On fait entrer : c'est Gros-Jean. Écoutons un peu la conversation qu'il va avoir.
» — Monsieur le baron, pardon de mon importunité ; mais c'est le devoir et la probité qui m'engagent à vous voir, à vous parler. -— Asseyez-vous, bon vieillard. — Ah ! monsieur, je suis bien. — Non, asseyez-vous, vous dis-je. Votre air est respectable: vos yeux semblent chargés de larmes ; votre cœur soupire: [408] qu'avez-vous ? que venez-vous me demander ? que puis-je faire pour vous ?— Rien, monsieur : c'est moi qui viens à cel' fin de vous obliger, et de vous empêcher de faire une sottise. — Une sottise ! apprenez-moi quel genre de sottise je puis faire à mon âge — j'en ai bien fait au mien, moi qui sis plus vieux que vous. Mais ne perdons pas de temps ; dites-moi, M. Florival est-il ici ? — Non, il est sorti. — Tant mieux. — Vous le connaissez ? — Si je le connais ! Vous li donnez votre fille en mariage ? — Oui, dès demain. C'est un honnête homme, je crois. (Gros-Jean soupire.) — Connaissez-vous son père ? — Je ne l'ai jamais vu ; mais je sais que c'est un vieux militaire, un... — Lui un vieux militaire ? — Sans doute ; qui est très-riche et qui possède une terre considérable.—Ah ! ça c'est vrai ; mais ce vieux militaire est-il de condition ?—Apparemment... Ces questions... — Un moment. Qu'est-ce qui vous a dit tout ça ? — Mais c'est son fils ; et d'ailleurs n'ai-je pas vu ses lettres ? — Les lettres du père de Florival ?—Eh oui ! —Mais il ne sait pas écrire, le père de florival. — il ne sait pas ah ! j'entends ce que vous voulez dire : il est vrai que la goutte le prive depuis trèslongtemps de l'usage de son bras droit ; mais c'est son intendant qui nous écrit : il lui dicte ses lettres. — La goutte ! ah ! il a la goutte ! c'est un mensonge, morgué ! Le père de Florival a bon pied, bon œil, et c'est ben ce qui fâche ce méchant fils. — Que dites-vous ?—Qu'on vous a fait un conte à dormir debout. Le père de votre futur gendre est un bon laboureur, quia toujours travaillé à la terre, riche, à la vérité, mais qui n'est ni noble ni de condition, et qui ignorait toutes les ruses de son fils pour tromper une honnête famille. — ciel ! vous êtes sûr ? — pouvez-vous en douter, puisqu'il est devant vous ? — quoi !...
[409]— Je suis Gros-Jean, laboureur à Mamonville, et père de Florival. — Vous, vous ! Comme il m'a joué ! — J'ignorais tout ça, moi ; je l'ai appris, je suis venu ; mon coupable fils m'a empêché de vous voir ; ils m'ont enfermé, li et son valet, depuis quatre jours ; je leur ai échappé ce matin, et me v'là : je viens vous empêcher de terminer ce mariage, s'il en est encore temps.
— Laissez-moi respirer, homme honnête et délicat, laissez-moi envisager dans toute son horreur la perfidie d'un homme que j'aimais, que je croyais probe et franc comme je le suis. Quoi ! il a pu me tromper ! — Il a bien déchiré le cœur de son propre père ! — Et c'est vous qui venez m'avertir... Ah ! ce trait m'enchante ; il annonce la plus belle âme.
» Saint-Chal reste, pendant quelques moments, plongé dans ses réflexions ; ensuite il appelle Rosaline. — Ma fille, lui dit-il, il faut renoncer au bonheur dont tout à l'heure encore tu te faisais les plus riantes images ; il faut oublier Florival. —Ciel ! mon père !... Quoi ! c'est aujourd'hui, à la veille de... — A la veille de te causer des regrets éternels ; oui, ma fille, c'est aujourd'hui qu'il faut éviter le malheur ; demain il n'aurait plus été temps. — Grand Dieu ! qu'a donc dit ce vieillard ! — Il a dit, il a dit qu'il est le père de Florival. — Le père !... — Oui, voilà son père ; ce n'est pas ce militaire décoré dont la noblesse est de toute antiquité ; c'est Gros-Jean, laboureur. — Un laboureur ! — Oui, ma fille ; mais un brave homme, oh ! un honnête homme, dont la probité vaut bien la plus haute noblesse. — Là, s'écrie Gros-Jean, j'étais sûr que vous ne me mépriseriez pas, vous !—Moi, vous mépriser,bon vieillard ! Eh, pourquoi ? Pourquoi avilirais-je en vous le caractère d'homme que vous partagez avec moi ? Non, je ne suis pas de ces nobles hauts, [410] fiers de leurs vains titres, qui regardent comme viles toutes les professions auxquelles ils n'ont pas été appelés, ou qu'ils n'auraient pas le talent d'exercer. J'honore la vertu plus que les dons du hasard, et l'honnête homme n'est jamais roturier à mes yeux. —Mon père, dit Rosaline, je pourrais donc encore espérer ? — Rien, ma fille, non ; perdez tout espoir. Gros-Jean lui-même approuvera mes raisons. Je suis homme, je suis lancé dans le monde comme un vaisseau l'est sur la mer, pour en essuyer toutes les bourrasques, tous les orages. Il faut que mon cœur s'habitue à souffrir le vice comme à chérir la vertu : les mœurs, les usages de mes semblables ne peuvent m'être indifférents ; je ne puis fronder les mœurs ni les usages reçus ; les préjugés sont les tyrans de l'opinion ; si je veux que mon opinion soit assujettie à l'opinion générale, il faut, malgré moi, que je me soumette aux préjugés. Voilà pour les convenances que je ne rencontre plus dans l'hymen que tu pourrais encore désirer. Gros-Jean est un brave homme ; mais les torts de la naissance, ou plutôt du préjugé, me brouilleraient avec toute ma famille, avec tous ceux qui attachent un grand prix à ma noblesse. Peut-être, ma fille, oui, peut-être encore passerais-je sur cette espèce d'inégalité dont je saurais supporter la responsabilité envers les orgueilleux du siècle, si Florival était un homme aussi droit, aussi franc, aussi estimable que son père ; mais un homme aussi faux, un intrigant de cette espèce, qui se sert d'un valet pour tromper, comme les amants de comédie ! Il ferait le malheur de ma fille : et tu ne penses pas que ton père veuille faire ton malheur ! Non, c'est un homme que je méprise ; il ne sera jamais mon gendre. — Il est vrai, mon père... — Ouvre les yeux, ma fille : que ta raison maîtrise ton cœur ; pense [411] à ton bonheur aussi sérieusement que j'y pense, et tu abjureras une funeste passion. — Elle est éteinte, mon père : je ne vois plus Florival que comme un monstre. — Ce n'est pas de ce qu'il n'est que le fils d'un agriculteur que je lui retire mon estime ; non, mais c'est de ce qu'il me l'a caché, de ce qu'il m'a fait un roman, à moi ! à moi, dont il devait connaître les principes et la philosophie ! S'il était venu franchement me dire : Monsieur, j'adore votre fille ; je ne suis pas noble, il est vrai ; mais mon père est un honnête homme ; il est riche d'ailleurs : avec l'argent on fait tout ce qu'on veut : si vous avez la manie de vouloir anoblir votre gendre, eh bien, nous verrons, nous achèterons quelque terre, quelque charge... Voilà, ma fille, voilà ce qu'il fallait qu'il me dit... Mais il nous trompait ; et demain, demain il consommait son crime ! N'y pensons plus, Rosaline, n'y pensons plus... Et vous, bon vieillard, comment pourrai-je jamais reconnaître le service que vous me rendez ?... Il l'a maltraité, ce bon père ! Tu ne sais pas, ma fille, qu'il l'a enfermé pendant quatre jours, pour qu'il ne vînt pas m'éclairer sur ses ruses ! — Ah, Dieu ! — Je te le répète, ma Rosaline, Florival est un homme sans foi, sans âme, sans délicatesse....
» Rosaline se fait répéter par Gros-Jean tous les mauvais procédés dont son fils a usé envers lui : elle en frémit d'indignation, et la tendresse fait place, dans son cœur, à la haine et au mépris. Saint-Chal accable d'honnêtetés le bon laboureur ; il veut le retenir chez lui, le présenter à Florival, faire rougir ce dernier de l'avoir trompé. Gros-Jean s'y oppose ; il ne veut plus revoir ce fils coupable. Il l'abandonne pour jamais, et sur-le-champ il retourne dans son village, où, seul, en proie à sa douleur, il maudira toute sa vie l'instant [412] où il lui prit fantaisie de faire de son fils un savant.....
» Telles sont ses expressions naïves. Rien ne peut l'arrêter. Il prie néanmoins Saint-Chal et sa fille d'accepter les petits fromages qu'il a apportés dans un autre espoir. Ceux-ci les prennent par complaisance : ensuite ils accompagnent le vertueux laboureur, qui monte sur un cheval, les salue, et reprend le chemin de son pays. Pendant qu'il voyage, nous allons voir humilier son indigne fils comme il le mérite. ;
» Saint-Chal et sa fille, rentrés chez eux, s'entretiennent douloureusement des mystères odieux qu'on vient de dévoiler. On annonce : c'est M. de Florival qui entre, rayonnant de plaisir et d'espoir, chargé de présents qu'il veut faire à sa prétendue.
— Asseyez-vous, monsieur, lui dit gravement Saint-Chal. — Je suis fort bien, monsieur : on ne peut se fatiguer quand on s'occupe de la belle Rosaline. — Vous vous êtes donné la peine d'acheter... — Ah ! des misères ; mais j'espère que rien, par la suite, ne manquera à mon épouse pour soutenir son rang. — Son rang, monsieur ! et quel rang comptez-vous lui donner ? — Mais, monsieur, vous savez que je dois acheter une charge de conseiller. — Pour vous anoblir donc.
— Comment ! pour... vous voulez plaisanter, beau-père. — Non, le beau-père ne plaisante plus ; il a perdu sa gaieté. —La bonne folie ! Ah ça, est-ce que nous n'avons pas parlé cent fois d'affaires ? Est-ce aujourd'hui qu'il faut s'occuper de ces détails-là ?— Votre ton sémillant, votre légèreté, tout cela est fort aimable, sans doute, mais je ne suis point aujourd'hui d'humeur à m'en amuser.— En effet, monsieur, cet air sérieux...—Vous annonce que votre mariage est différé. Oui, j'ai formé un projet que vous applaudirez sans doute. Votre père est toujours résidant [413] à la campagne ? — Sans doute. — Oui, à la campagne ; c'est bien vrai, n'est-ce pas ? Eh bien, puisqu'il ne peut pas venir assister à votre mariage, nous irons le célébrer près de lui, sous ses auspices. — Quoi !... — Demain nous partirons tous les trois. — Monsieur... — Je serai charmé de le voir, ce bon vieillard : deux pères s'entendent toujours bien. —Mais... — Nous nous aiderons mutuellement à souffrir les dégoûts de la vieillesse. — Si... — Il est infirme, avec cela ; il peut avoir besoin de nos secours. — Permettez... — Combien vous aurez de plaisir à l'embrasser ! car vous le chérissez tendrement, n'est-ce pas ?—Je le dois...—Oh ! oui, vous êtes un excellent fils. Voilà donc qui est décidé : demain nous partirons. —Un moment.— Eh bien, est-ce que cet arrangement-là vous contrarie ? Vous paraissez troublé. — Il est vrai. — Comment ! ce voyage pourrait-il vous déplaire ?... — Eh ! monsieur, pourquoi retarder sans cesse mon bonheur ? Marions-nous demain : après demain nous irons si vous voulez... — Non, je veux voir votre père, le connaître. Que sais-je ? Si ce n'était pas un homme sociable, avec lequel je puisse m'accorder !... — Oh ! pardonnez-moi ; il vous plaira : vous en serez enchanté. — Je le crois. C'est un honnête homme ? —Oh ! la probité même ! — Pourquoi donc, monsieur, ne suivez-vous pas son exemple ? Oui, pourquoi vous faites-vous un jeu de tromper une famille qui vous a reçu dans son sein, qui s'apprêtait à vous donner le doux nom de fils ? — Je n'entends pas... — Je vais me faire comprendre. Vous nous avez abusés, monsieur. Ce vieux militaire, qui a fait tant de campagnes, cet homme qui a la goutte au bras droit, votre père, en un mot, il sort d'ici.—Ciel ! — Il a changé de nom et d'état ; c'est maintenant Gros-Jean, laboureur à Mamonville. — Je suis [414] perdu ! — Nous lui devons la satisfaction de vous connaître, et d'éviter l'alliance du plus perfide des hommes, comme du plus ingrat des fils. ( Florival se jette aux genoux de Saint-Chal.) — Ah ! monsieur, vous savez tout ! vous allez me haïr, et vous aussi, belle Rosaline ! —Nous vous méprisons, monsieur, reprend Saint-Chal ; voilà le seul sentiment que vous puissiez désormais attendre de nous.—L'amour...—L'amour change de nom et de caractère quand il détruit la nature et la probité.— Je craignais que vous ne voulussiez pas m'accorder votre fille. — Vous m'avez mal connu, monsieur : au surplus, vous me trompiez pour vous satisfaire. — Daignez m'entendre : il est encore temps de réparer ma faute ; mon père est riche, très-riche : je puis... — Rien, monsieur, n'espérez rien. Jamais vous n'épouserez ma fille. Je n'ai qu'un seul mot à dire pour vous prouver que vous feriez son malheur. Vous êtes faux ami, mauvais fils ; vous ne seriez jamais bon époux ni bon père. — Eh quoi ! vous n'écoutez rien ?—Viens, ma fille ; fuyons cet homme dangereux. Adieu, monsieur ; j'espère que voilà la dernière fois que vous vous présenterez devant nous.
» Saint-Chal, irrité, rentre dans un autre appartement avec sa fille, et Florival reste, pendant quelques instants, atterré du coup qui vient de le frapper. Enfin il se lève, sort comme un furieux, et rencontre à la porte Labrie, effrayé, qui lui dit : Monsieur, il s'est échappé ! — Eh, je ne le sais que trop...
» Tous deux reviennent à leur logement, qui venait de servir de prison au meilleur des pères. Florival, désespéré, forme plusieurs projets, qui tous se détruisent successivement. Enfin, au bout de quelques jours, la nature reprend ses droits dans son cœur : il se repent des traitements qu'il a fait souffrir à son père ; [415] et pour commencer à le venger, il renvoie Labrie, qu'il accuse d'une partie de son crime. Seul, livré à lui-même, que fera-t-il ? Ira-t-il se jeter aux pieds du vertueux laboureur ? Oui, il ira ; il pressera ses genoux ; il lui demandera un généreux pardon, et il l'obtiendra. Gros-Jean l'aimait tant autrefois ! Une seule faute ne peut lui avoir ravi le cœur d'un père qui l'accablait de bienfaits, et qui sans doute est prêt à lui ouvrir encore ses bras paternels.
» Fort de cette espérance, Florival prend son cheval, et se détermine à se rendre à Mamonville. Comme il est agité pendant son voyage ! mais surtout comme le cœur lui bat à mesure qu'il approche de la ferme, de cette ferme qu'il n'a pas vue depuis tant d'années ! Enfin il l'aperçoit, et il s'arrête pour penser à ce qu'il va faire et à ce qu'il va dire. Son front est rouge de honte ; il chancelle, ses forces l'abandonnent, et il est prêt à rebrousser chemin. Enfin il se décide à entrer. Plusieurs garçons de ferme travaillent dans la cour ; il demande à parler à Gros-Jean ; l'un d'eux, qui ne le connaît pas, le conduit à ce vieillard respectable, qui reste frappé d'étonnement en reconnaissant son fils. Se jeter à ses genoux, verser des larmes, protester de ses remords, de son repentir, est pour Florival l'affaire d'un instant. Gros-Jean le laisse à ses pieds, le regarde froidement avec un œil sec, et lui laisse dire tout ce que l'effusion du moment lui suggère. Quand il a fini de s'excuser sur son valet Labrie, ou plutôt de s'avouer coupable de la plus noire ingratitude, Florival lève les yeux sur Gros-Jean : il est tout interdit de son silence : Vous ne me répondez pas, mon père ? lui dit-il... » pour toute réponse, gros-jean le prend par la main, sort [416] avec lui de la ferme, s'arrête devant la principale porte du manoir, et lui montre du doigt l'inscription que vous y avez lue hier, et qu'il venait d'y faire graver :
MON FILS ,
TU AS PERDU MAMONVILLE
LA JOLIE
PAR TA FOLIE.
» — qu'est-ce que cela veut dire, mon père ? demande florival. — Ça veut dire, monsieur, que j'avions acheté cette terre en votre nom ; que j'en avions emporté le contrat dans notre poche à Paris, pour vous en faire présent pour le jour de votre mariage ; que je l'avons remporté sans en parler ni à vous ni à M. de Saint-Chal, et que vous ne la posséderez jamais. — Ciel ! — Vous savez si vous méritez une punition sévère pour avoir outragé un père qui ne venait à vos noces que pour faire vot' bonheur... Je vous quitte. Adieu ; ne me revoyez jamais. Je vous abandonne, je vous déshérite, et je vous voue toute la haine qu'on doit à des enfants ingrats, dénaturés, à des hommes qui dégénèrent de la vertu de leurs pères. Adieu...
» Gros-Jean rentre chez lui. Florival veut le suivre ; Gros-Jean ordonne à ses valets de ferme de le chasser comme un étranger. Cinq ou six paysans s'emparent de Florival, le poussent dehors, et lui promettent le même traitement chaque fois qu'il osera se présenter.
» Florival sort, honteux, désespéré d'avoir manqué, par la ruse et l'intrigue, un mariage qu'il pouvait faire par la droiture et la franchise, plus affligé encore d'avoir perdu son père, et la terre qu'il lui avait achetée à son insu. [417] » Ce fils coupable revint à Paris, où il végéta longtemps. A la fin, le chagrin lui causa une maladie violente dont il mourut, en appelant vainement à grands cris son père, dont la malédiction le poursuivait, en laissant un exemple terrible aux enfants ingrats qui osent méconnaître, mépriser, déchirer le cœur de leur père. Pour Gros-Jean, il épousa dans ses vieux jours la fille d'un de ses amis, indigent ; il lui laissa toute sa fortune, qui devint entre ses mains le patrimoine des pauvres et des infortunés. La terre de Mamonville fut vendue d'âge en âge, et on y laissa subsister l'inscription qui rappelle l'aventure de Gros-Jean et de son fils. Le voyageur, étonné, en demande l'origine ; on la lui raconte ; et ce récit devient une leçon utile pour apprendre à respecter un bon père, à pratiquer, en un mot, toutes les vertus de la nature. »
Le fermier se tut, et les enfants, pénétrés de l'intérêt que leur avait inspiré l'histoire de Gros-Jean, jurèrent qu'ils ne l'oublieraient jamais. Armand surtout en fut plus sensiblement affecté que ses frères. Elle se rapportait parfaitement avec les conseils que son père lui avait donnés la veille au sujet de l'état qu'il voulait prendre. Il sentit même la force des raisons que Palamène lui avait alléguées, et se promit bien de ne jamais le contrarier sur un objet dont dépendait son bonheur, celui de son vieux père, et dont les conséquences pouvaient être si funestes,.. Palamène s'aperçut de l'émotion qu'éprouvait son fils aîné : il en sourit en secret, et s'applaudit de l'heureux effet des exemples qu'il savait toujours appliquer à ses leçons. C'était le moyen qu'il jugeait le.plus sûr pour mieux parler au cœur et à l'esprit de ses jeunes élèves ; et l'on a vu jusqu'à présent qu'il ne s'est pas écarté d'un pas de ce plan d'instruction pratique.
[][]Madame Dumont.
La santé du vieux père était parfaitement rétablie, et la gaieté renaissait dans la chaumière. Les enfants croissaient en talents, en vertus, et les fortes leçons qu'ils avaient reçues avaient singulièrement changé leur cœur, éclairé leur raison. La variété de leurs différents caractères se faisait cependant remarquer encore de temps en temps, ainsi que l'on verra plus bas ; mais ils étaient plus dociles, plus soumis, plus sensibles qu'autrefois. Le vertueux Palamène s'en apercevait, et en était enchanté. Voilà, se disait-il, les heureux effets de l'éducation que je donne [420] à mes enfants. Pères de famille, profitez de mon exemple ; vos sages remontrances, vos réprimandes, vos corrections multipliées, ne font qu'éloigner de vous les cœurs de vos jeunes élèves : vous leur rendez la morale fastidieuse ; vous faites trop peser sur eux le joug du pouvoir paternel ; vous les effrayez ; vous êtes à leurs yeux un Mentor, un précepteur rigide. Les miens me regardent comme un tendre père, comme un bon ami ; ils recherchent mon entretien, parce que mes discours ne sont jamais sévères ; ils ne peuvent se passer de me voir, parce que mes regards sont toujours doux et indulgents ; je ne leur dis point : La vertu est toujours récompensée, le vice est toujours puni, je leur en donne des preuves ; et, pour appuyer mes préceptes, je mets toujours des étrangers en jeu, attendu que la morale, mise en action dans la bouche d'un étranger, fait beaucoup plus d'impression sur des enfants que tous les avis d'un instituteur, d'un père lui-même. Ils sont bien plus frappés des exemples qu'ils ont sous leurs yeux que des maximes de la sagesse qu'on leur débiterait gravement, et qui finiraient par les ennuyer : ainsi, je jouis de leur bonheur, de leur tendresse. Leur bouche est toujours prête à me sourire, leurs yeux sont fixés sur les miens avec sensibilité ; leurs bras sont sans cesse autour de mon cou ; leurs mains me caressent à tout moment, et je puis sentir sur mon cœur le doux battement de leur cœur. Pères de famille, imitez-moi, et vous serez heureux dans les innocentes créatures à qui vous avez donné l'être...
Telles étaient les pensées agréables qui occupaient souvent Palamène ; il s'occupait sans relâche de l'éducation de ses enfants, et il n'avait qu'à s'applaudir de son ouvrage ; sa surveillance infatigable les suivait partout, dans leurs jeux comme [421] dans leurs études ; partout, dans toutes les occasions, il trouvait le moyen d'étudier leurs caractères, de connaître les petites passions qui les agitaient déjà, de corriger leurs défauts, de développer en eux le germe des vertus qu'il découvrait. Tout lui donnait matière à réflexions ; rien n'échappait à sa vigilance, à sa pénétration.
Combien de fois il s'amusait avec eux comme un enfant ! II faisait des armes avec l'aîné ; il jouait au volant avec Adèle ; il suivait Benoît dans une partie de barres, et quand il se laissait attraper, c'étaient des cris de joie, des battements de mains qui le faisaient lui-même sourire. Jules l'avait toujours pour compagnon à la pêche, et il lisait ou faisait des vers avec le bel esprit Léon. C'est ainsi qu'il se prêtait à leurs plaisirs, à leurs goûts particuliers ; ainsi il partageait l'emploi de leurs moments ; et quand il n'était pas là, les jeux, les transports de joie étaient moins vifs ; il leur était nécessaire. Eh ! qu'un père est heureux quand il a pu se rendre nécessaire en tout à ses enfants !
Depuis la petite scène qu'Adèle avait eue de Benoît, et dont ils avaient été tous deux bien punis, les enfants vivaient entre eux en bonne intelligence ; cependant la jeune Adèle, qui avait un peu plus de vanité que les autres, et surtout un goût très-vif pour la domination, manqua faire naître un jour une nouvelle querelle, et par conséquent de nouveaux sujets d'inquiétudes pour le vieux père.
C'était un matin : le temps était pur, le ciel sans nuages, et les enfants avaient fait la partie d'aller déjeuner à l'ombre dans le petit bois qui était enclos dans leur jardin. Les voilà arrivés chacun avec un gros morceau de pain, et dans l'intention d'y dépouiller un ou deux des cerisiers qui croissaient en abondance [] dans ce lieu. Adèle voit Armand, Benoît et Léon monter sur un arbre, et les prie de lui jeter des cerises. — Nous n'avons pas le temps de ça, lui crie Benoît ; fais comme nous.—Eh, le puis-je ? Je ne suis pas assez adroite.—Eh bien, tant pis. Jules, le galant Jules, qui vole au-devant des moindres désirs de celle qu'il commence à aimer d'amour, monte sur un autre (cerisier, en disant à Benoît : Pardi, tu n'es guère complaisant ! Est-ce qu'il ne faut pas céder à toutes les volontés des dames ? — Des dames ! répond Benoît ; eh bien, oui, dès dames comme ça !... — Comme une autre, reprend Adèle en rougissant de colère. Qu'il est malhonnête, voyez ! Va, si je me marie un jour, je ne prendrai jamais un homme grossier comme toi.— Qu'est-ce que vous dites, mademoiselle ?—Je dis que si tu continues comme cela, tu ne seras qu'un butor.—Attends, va, va, si j'étais là-bas !
Jules, qui s'aperçoit que la dispute s'échauffe, l'interrompt en adressant cette question à son Adèle : Comment veux-tu que soit ton mari ?— Je veux qu'il soit doux, complaisant, soumis à tous mes caprices si je veux en avoir. Je veux, en un mot, le gouverner, et je ne veux pas qu'il me gouverne. Si je prétends aller au bal, à la comédie, enfin quelque part, je ne veux pas que monsieur me contrarie ; j'entends qu'il se prête à tout ce que j'exigerai, qu'il ne souffle pas le plus petit mot. Oh ! si j'épouse jamais quelqu'un, je prétends être la maîtresse, et que ce quelqu'un-là soit mon très-humble serviteur. — Oui-dà ! interrompt Benoît : vous verrez qu'il faudra être sans cesse aux genoux de madame comme aux pieds d'une idole !—Mais est-ce que je ne le mérite pas bien ? —Tais-toi, tu n'es qu'une orgueilleuse, et voilà tout. [423] La dispute allait recommencer. Jules la termine encore une fois: il adresse quelques propos flatteurs à la jeune Adèle, oublie son déjeuner pour s'occuper du sien, et la présence de Palamène, qui survient, rétablit le calme et la paix dans tous les cœurs. Le vieillard, qui a tout entendu, ne laisse paraître aucun nuage sur son front vénérable : il aperçoit ses quatre fils montés chacun sur un arbre, il en sourit, demande des cerises, que tous quatre s'empressent à l'envi de lui jeter : s'assied sur l'herbe à-côté d'Adèle, et déjeune gravement avec son intéressante famille. Tableau charmant, qui ravit une âme sensible, plus que les plus beaux spectacles, plus que les cercles les plus brillants.
Quand ce repas frugal est terminé, chacun rentre à la chaumière pour y reprendre ses travaux accoutumés. Palamène réfléchit chez lui à tout ce qu'il a entendu dire à la jeune Adèle. Ce sont des riens qui échapperaient à l'attention d'un autre père de famille ; mais Palamène y attache plus d'importance qu'on ne le croirait. Sa fille a parlé de serviteur, de caprices, de domination ; Palamène ne veut pas qu'elle nourrisse ces idées exagérées : il connaît d'ailleurs le fond de son caractère : elle est douée de beaucoup de sensibilité et d'un cœur excellent ; mais elle est un peu haute : elle aime à maîtriser, à gourmander ses frères. Si ces défauts prenaient racine dans son esprit, Adèle ferait le malheur de celui qui s'associerait un jour à son sort. Quelque parfaits que soient des enfants, ils sont enfants, c'est-à-dire qu'ils ont des défauts qu'il faut corriger, afin qu'ils ne dégénèrent pas en vices par la suite. C'est ainsi que pense Palamène : il faut encore un exemple à sa fille, et il le lui donnera, sans lui faire le plus léger reproche sur les choses [424] déplacées qu'il lui a entendu dire. Souvent ce qui ne mérite pas une remontrance exige une leçon détournée, une application indirecte, qui produit plus d'effet que les reproches, quand le sujet à qui l'on s'adresse a de l'âme et des sentiments.
Les enfants s'étaient occupés pendant toute la journée à leurs études ordinaires, lorsque, sur le soir, Adèle et Jules, se promenant du côté du petit bois où ils avaient déjeuné le matin, crurent entendre quelqu'un qui fredonnait l'air d'une chanson Ce n'était la voix ni de leur père, ni d'Armand, ni de Benoît, ni de Léon : qui pouvait-ce être ? un étranger était-il venu visiter Palamène pendant qu'ils travaillaient ? Adèle et Jules allaient s'en informer, lorsqu'ils s'arrêtèrent pour écouter cette romance qu'on chantait en s'accompagnant d'une guitare :
Tandis qu'en ce bois solitaire Les oiseaux chantent tour à tour, A leur voix flexible et légère Je vais mêler des chants d'amour. Chantons cette tendre maîtresse Qui doit bientôt combler l'ivresse Du plus sensible des amants. Vous, échos, répétez, répétez mes accents.
Dans les bras de sa tendre mère Si l'amour a su la toucher, Des bras d'une mère si chère Bientôt l'hymen va l'arracher. Viendra-t-elle cette journée Qui doit, par un doux hyménée, Mettre le comble à mes désirs ? Vous, échos, répétez, répétez mes soupirs. [425] Souffrir, jouir, penser ensemble, Avoir mêmes goûts, mêmes vœux, Pour deux cœurs que l'hymen assemble, Est-il un destin plus heureux ? O doux objet de ma tendresse, Reçois, oui, reçois la promesse D'un amour fidèle et constant ! Vous, échos, répétez, répétez ce serment.
Adèle et Jules furent enchantés de l'air de cette romance, et du goût avec lequel l'étranger la chantait ; ils s'aprochèrent de lui, et celui-ci parut un peu fâché d'avoir été écouté. — Vous êtes sans doute, leur dit-il, les enfants du vertueux agriculteur qui m'a si généreusement donné l'hospitalité ? — Oui, répondit Adèle, et nous avons encore trois frères. — Ils doivent être bien aimables, s'ils ont vos grâces et votre figure. — Vous êtes bien obligeant, monsieur ; mais comment se fait-il... — Vous êtes étonnés de me rencontrer ici ; il est vrai que je n'ai pas eu le bonheur de vous voir lorsque j'y suis entré. Apprenez donc que tantôt, à deux pas d'ici, ma chaise, que je conduisais moi-même, s'est brisée, mais brisée d'une manière effrayante, et cela par ma maladresse. Votre père m'aperçoit, vole à mon secours, et m'offre un asile dans sa maison, en attendant que le dommage fait à ma voiture soit réparé. J'ai accepté son offre, et je me promène ici, en attendant que quelques affaires qui l'occupent dans ce moment soient terminées ; mais le plaisir de rêver, de chanter même, puisque vous m'avez entendu, m'a empêché de songer que la nuit s'approche. Retournons ensemble à la maison de votre père ; je me fais un bonheur de passer la soirée auprès de lui et de vous. []
L'étranger suivit Adèle et Jules, et tous trois arrivèrent à la chaumière au moment où le vieux père et ses trois autres enfants se réunissaient sur la terrasse. Palamène prit l'étranger par la main, et le présenta à sa famille en lui répétant ce qu'Adèle et Jules venaient d'apprendre de lui-même. Un voyageur, ajouta-t-il, était dans l'embarras ; il était de mon devoir de lui offrir mes services et ma maison. J'espère que nous l'aurons ici plus d'un jour ; car les ouvriers qui travaillent à raccommoder sa voiture m'ont assuré qu'il leur fallait plus de vingt-quatre heures pour la mettre en état. Ce retard, qui nous fait tant de plaisir, le contrarie sans doute ; mais nous ferons en sorte qu'il ne regrette point le temps qu'il perdra.— Auprès de vous, répond honnêtement l'étranger, il est facile d'oublier un léger accident.—Ah ça, monsieur, reprit Palamène, permettez-moi de vous demander, si toutefois je ne suis pas trop indiscret, le but de votre voyage, et quel est celui qui a bien voulu accepte chez moi l'hospitalité. — Volontiers, bon père. Mes aventures, à moi, sont très-peu intéressantes ; mais elles sont liées à une histoire que vous entendrez peut-être sans ennui. Je dis plus ; elle peut être utile à ces jeunes gens, en leur offrant un but moral, une leçon dont sans doute ils n'ont pas besoin, mais qu'on ne saurait trop répéter pour l'instruction des hommes et le bonheur de la société. Je vais vous la raconter ; prêtez-moi la plus grande attention,
« Eugénie, fille d'un négociant fort riche, était une petite personne remplie d'orgueil et de suffisance ; dès sa plus tendre jeunesse, elle manifestait son éloignement pour les vertus domestiques, et son goût dominant pour le plaisir. C'est toujours dans l'enfance qu'on aperçoit le germe des vertus ou des vices [427] qu'on doit avoir un jour ; et le caractère se fait remarquer dès qu'on peut se livrer au jeu ou à l'étude. Eugénie donc était haute et fière ; elle avait l'esprit de domination, et tout le monde, jusqu'à ses parents, était en butte à ses caprices. Son père, qui n'avait pas eu la force d'adoucir son humeur, dont il souffrait le premier, s'empressa de la marier dès qu'elle eut atteint l'âge convenable. Parmi les partis qui se présentèrent, Dumont eut la préférence. Dumont était un jeune homme doux, honnête, spirituel et sensible. Il avait vu Eugénie, et ses attraits l'avaient enflammé d'un amour si violent, que, sans se donner le temps d'étudier son caractère, il demanda sa main et l'obtint.
» Dumont fut à peine marié, qu'il s'aperçut de la chaîne qu'il s'était imposée, et dont le poids l'accablait déjà. Il employa tout auprès de sa femme pour corriger ses défauts, pour lui faire sentir ses torts ; tous ses avis furent mal reçus. Madame Dumont prétendit qu'elle ne l'avait pas épousé pour avoir un Mentor, pour être esclave ; et elle se jeta plus que jamais dans le tourbillon des plaisirs. Tous les jours, cette femme dissipée et volage faisait des parties de bal, de spectacles, etc. Souvent elle allait jouer, et ne rentrait chez elle que vers la moitié de la nuit. Sans cesse entourée d'un cercle bruyant de gens livrés comme elle à la dissipation, elle négligeait les soins de son ménage ; elle ne s'occupait point de ses domestiques, et laissait à son époux, avec l'embarras de ses affaires, ceux de l'intérieur de sa maison. Quand il lui en faisait des reproches, madame Dumont avait recours aux larmes ; son époux n'était ni tendre ni complaisant ; il n'avait pas la moindre amitié pour elle ; c'était un tyran qui ne l'avait épousée que pour avoir un domestique [428] de plus ; en un mot, il n'était pas possible de voir une pauvre petite femme plus malheureuse...
» Dumont souffrait et se taisait. Pour ajouter à ses chagrins, madame Dumont devint mère ; mais à peine eut-elle donné le jour à sa fille, qu'elle l'éloigna de son sein, contre le vœu et les principes de son époux. Son enfant fut livrée à un lait mercenaire, et remise ensuite entre les mains d'instituteurs éloignés. Cette femme n'aimait point son mari, elle ne pouvait chérir ses enfants. Dumont, désespéré d'avoir formé une union aussi mal assortie, prit enfin un parti sérieux : après avoir calculé ce qui lui restait de sa fortune, d'après les dépenses excessives que sa femme faisait tous les jours, il réalisa le peu qu'il possédait, puis il fit prier son indigne épouse de passer dans son cabinet : Madame, lui dit-il très-sérieusement, quand je vous ai associée à mon sort, j'ai cru prendre une compagne douce, docile, aimable, complaisante, qui partageât mes travaux et mes peines comme mes plaisirs. L'expérience m'a cruellement désabusé ; au lieu de cette tendre amie que j'aurais adorée, je n'ai trouvé en vous qu'une femme légère, capricieuse, haute et absolue, qui s'est livrée à tous les genres de dissipation, sans calculer ni ses moyens ni les goûts de son époux. Femme d'un négociant, vous avez voulu recevoir chez vous des gens que vous disiez être de la plus haute distinction : ces gens-là vous ont tourné la tête ; ils vous ont entraînée dans des plaisirs nuisibles à votre fortune, à votre santé. Vous êtes devenue mère, et vous n'en avez pas rempli les devoirs sacrés ; vous avez cru, en un mot, que votre époux était fait pour vous obéir en tout point, pour se soumettre à vos moindres caprices, tandis que l'ordre social, et de tous les temps, exige que la femme soit dirigée par [429] l'homme, qui seul a l'embarras des affaires, et doit être le chef de sa maison. Enfin, vous avez fait mon malheur jusqu'à ce moment... Je ne suis pas disposé à souffrir plus longtemps. J'ai fait le partage de nos biens communs. Voici votre dot telle que je l'ai reçue : disposez-en comme il vous plaira. Pour moi, je pars ; je vous quitte pour quelque temps : je vais en Amérique décupler, s'il m'est possible, le peu de fonds que je viens de réaliser. J'y resterai sans doute plusieurs années, et je reviendrai ensuite me réunir à une femme que j'ai aimée, si je la trouve changée, si l'âge et l'expérience ont mûri sa raison, ont éclairé son esprit. Ne croyez point, Eugénie, que je vous abandonne pour jamais : je vous écrirai le plus souvent qu'il me sera possible, et je reviendrai dès que ma fortune me permettra de réparer les pertes que vos folles dépenses m'ont fait éprouver, et de donner à notre fille un établissement avantageux. Tel est le projet que j'ai formé, madame ; il est inébranlable.
» Madame Dumont, fort étonnée de cette résolution, veut s'emporter. Son époux se retire, après l'avoir engagée à élever sa fille dans les principes de la vertu, et dès le lendemain matin il part... Voilà cette femme qui aimait tant sa liberté maîtresse de toutes ses volontés, de contenter tous ses goûts. Elle est d'abord un peu contrariée de cette espèce d'abandon de son époux ; mais bientôt elle s'en console en se jetant plus que jamais dans le tourbillon des plaisirs et des cercles divers. La société la plus folle est reçue chez elle : ce sont des fêles, des parties de jeu, des soupers à ne plus finir. Madame Dumont, en un mot, dissipe bientôt la fortune que son mari lui a laissée. Au bout de trois ou quatre ans, cette femme si volage est ruinée, abandonnée de ses faux amis, et réduite, pour ainsi dire, à la dernière [430] indigence. Heureusement que son mari lui avait écrit de temps en temps qu'il faisait une fortune considérable dans les îles, et qu'il ne tarderait pas à revenir chargé de richesses, qu'il mettrait à ses pieds si elle était changée au gré de ses vœu. Madame Dumont sent le vide dont elle est entourée : elle rappelle sa fille auprès d'elle, se livre aux devoirs touchants de la maternité, et soupire après le moment fortuné qui lui rendra sort époux, qu'elle reconnaît avoir offensé, et dont l'éloignement est pour elle la source de mille remords déchirants. Le temps approchait, en effet, où cette épouse coupable devait subir une épreuve propre à la corriger pour jamais. Un jour... »
Ici l'étranger s'interrrompt pour objecter qu'il était fatigué des embarras qu'il avait éprouvés dans la journée ; il pria son - auditoire de permettre qu'il suspendît son récit jusqu'au lendemain ; pour le moment il avait besoin de repos. Palamène le presse de ne se point gêner chez lui. Nous attendrons donc, comme lui et ses enfants, la soirée suivante pour entendre la suite de l'histoire de madame Dumont.
[]Leçons aux. Maris.
Le lendemain soir, après avoir passé la journée à visiter les possessions du vertueux père de famille, l'étranger prit sa place sur la terrasse, au milieu des enfants, curieux de l'entendre, et continua en ces termes le récit de la veille :
« Je vous ai dit hier que madame Dumont était devenue bien raisonnable depuis l'absence de son époux. Le mauvais état de sa fortune, les procédés de ceux qu'elle avait regardés comme ses amis, tout avait changé son caractère. Elle avait toujours conservé la hauteur et le goût des sociétés ; mais sans fortune, [432] comment pouvait-elle briller encore ? Dumont lui mandait qu'il était devenu riche à millions ; elle lui répondait qu'elle le priait de revenir, qu'elle était maintenant digne de son cœur, qu'elle ferait tout pour le rendre heureux, etc., etc. Peut-être sa conversion n'était-elle pas bien sincère ; peut-être se flattait-elle, si les grands biens que son mari avait acquis aux îles venaient relever sa fortune, qu'elle pourrait se livrer de nouveau aux plaisirs et à la société qu'elle chérissait tant. Depuis plus de deux ans que ses ressources étaient épuisées , elle vivait retirée , et songeait même à s'occuper sérieusement de l'éducation de sa fille ; preuve que son cœur était pur, et qu'il lui était possible de devenir estimable. Heureusement, au milieu des séductions de tout genre auxquelles elle avait été en butte, elle avait conservé l'honneur et la vertu. Dumont, quoique éloigné d'elle, savait à point nommé tout ce qui lui était arrivé par un vieux serviteur qu'il lui avait laissé. Cet époux sensible, en voyant son état et ses remords, avait consenti à se rapprocher d'elle ; et, dans sa dernière lettre, il lui apprenait qu'il allait charger tout son bien sur un vaisseau, et qu'il ne tarderait pas à la rejoindre. Cette heureuse nouvelle avait rendu l'espoir et la vie à madame Dumont ; mais trois mois s'étaient écoulés depuis qu'elle avait reçu cette dernière lettre, et son époux n'arrivait point : elle commençait à s'impatienter, lorsqu'un jour il lui arriva un événement singulier.
» Elle venait de se promener, seule avec sa fille, dans la campagne, aux environs de Paris. Il était tard ; la nuit commençait à couvrir la nature, et madame Dumont s'empressait de quitter un site isolé, où personne ne paraissait plus, pour se rendre chez elle. Un pauvre se présente à ses regards et lui [433] demande l'aumône. Madame Dumont, sans le fixer, lui donne quelques pièces de monnaie. Le pauvre s'incline, sans parler, pour la remercier, et la suit. Madame Dumont lui ordonne de se retirer : le pauvre persiste à la suivre. Étonnée, effrayée même de son audace, elle veut doubler le pas , en attendant qu'elle rencontre quelqu'un à qui elle puisse se plaindre.... Le pauvre s'approche plus près d'elle, lui prend la main, et se jette à ses genoux. Madame Dumont jette un cri ; le pauvre lui dit doucement : Ingrate, peux-tu méconnaître !... Madame Dumont le fixe avec effroi. Dieux ! que devient-elle !... C'est Dumont, c'est son époux sous les haillons de la misère, et dans l'état le plus déplorable, Est-il possible ! s'écrie-t-elle. Quoi ! Dumont, c'est vous, vous ! est-ce un songe ?.... — Non, chère épouse, c'est une trop cruelle réalité ! Me voilà, me voilà ruiné, perdu, dans la situation la plus déplorable ! — Eh ! comment se fait-il ?... — Le malheur et mon imprudence !... J'avais amassé une somme considérable et des marchandises précieuses en Amérique. Je charge toutes mes richesses sur un vaisseau qui fait naufrage ; moi seul je me sauve à la nage sur une planche, et je suis rendu à la vie, sur une plage déserte, par des gens qui me donnent ensuite les moyens de gagner un port de France. Il me restait sur moi quelques bijoux ; je les vends pour me rendre à Paris : en route, je suis volé, dépouillé ; et j'arrive dans l'état où tu me vois, n'osant descendre chez aucun de mes amis, et forcé, pour ainsi dire, de demander l'aumône. Je t'avais reconnue cependant dans cette campagne, où je passais par hasard ; et c'était pour te donner une idée de ma position, que je prenais le ton suppliant d'un mendiant : non, je ne me suis point déshonoré par une telle bassesse ; je [434] n'ai rien demandé à personne jusqu'à présent ; il est vrai que je n'ai rien mangé depuis hier... Enfin, ma bonne amie, j'allais descendre chez toi, et te prier de me recommander à quelques-uns de ces amis riches et titrés qui font, sans doute, toujours ta société. — Ah ! que me dis-tu ! répond madame Dumont dans le plus grand désordre ; ces amis dont tu me parles, et dont j'ai été si,longtemps la dupe, sont des traîtres, des lâches, des ingrats, qui m'ont ruinée aussi. Mon ami, je ne suis pas plus heureuse que toi. Et ce changement que tu as éprouvé, il est affreux !... — Il faut nous séparer, Eugénie, il faut... — Nous séparer ! non, jamais ! Si mon époux eût apporté des biens considérables, il me les aurait donnés, n'est-ce pas ? nous les aurions partagés ? — Oui, sans doute. — Eh bien, tes chagrins, tes malheurs, je dois les supporter de même. Tu es ruiné, je n'ai rien ; vivons ensemble ; unissons nos efforts pour braver le malheur ; ses coups nous atteindront plus difficilement quand nous serons deux pour les repousser. O mon ami ! c'est d'aujourd'hui que je suis réellement changée !... Épargnons-nous les reproches réciproques qui ne font qu'ajouter à l'infortune : fuyons, fuyons le séjour corrompu des villes ; travaillons quelque part ; oui, travaillons pour vivre et pour élever cette innocente créature, ta fille, à qui j'avais donné des idées d'orgueil et de vanité que je détruirai... Viens avec moi, Dumont ; viens, et ne nous séparons jamais !...
» Ce dévouement d'Eugénie attendrit Dumont jusqu'aux larmes. Il arrive chez elle, où bientôt il quitte les haillons de la misère, pour prendre des habits simples, mais propres. Madame Dumont, à qui ce revers avait donné plus d'âme et plus de raison, proposa à son mari de vendre le peu d'effets qui lui [435] restaient. Dumont fut de cet avis. Les beaux meubles, les belles robes, les beaux ajustements, tout disparut. Les deux époux furent se retirer dans une masure isolée, achetèrent une vache, et attendirent leur subsistance du produit de cet animal nourricier... Voilà donc Eugénie simple laitière ! Elle a quitté les chapeaux, les plumes, les dentelles, et elle en est plus jolie. Une cornette couvre négligemment ses blonds cheveux ; un modeste déshabillé fait ressortir sa taille avec plus d'avantages ; un mouchoir de coton donne à son sein la faculté de respirer plus librement ; en un mot, elle doit plus à la nature qu'à l'art, qui, jusqu'à ce moment, avait altéré ses appas. Eugénie, simple bergère, est plus fraîche, plus aimable et plus jolie qu'elle l'a jamais été du temps qu'elle était grande dame ; mais Eugénie n'a plus de prétentions ; elle ne veut plaire qu'à son époux, et son époux lui a rendu son cœur et son estime.
» Tous les matins Eugénie va vendre son lait à la ville prochaine, pendant que son mari cultive le marais qui fournit à leur subsistance. Elle revient après faire un repas frugal, qu'elle apprête elle-même ; les petits détails de son ménage l'occupent ensuite jusqu'à la nuit ; et le soir, elle donne à sa fille les principes d'éducation, les talents qu'elle possède, et oublie ainsi dans les bras de cette innocente créature, et dans ceux de son époux, les vicissitudes de la fortune dont elle a éprouvé les coups. Que dis-je ? son nouvel état a pour elle des charmes ; elle ne sait si elle ne le préférerait pas au tourbillon des vanités humaines, qui l'a trop longtemps entraînée. Eugénie goûte en paix les douceurs de la tendresse conjugale, de la piété filiale ; elle est plus heureuse, oui, elle est heureuse, et elle ne se rappelle son premier état que pour se rappeler ses torts et en gémir. [436] » Bons habitants de la campagne, que votre sort est digne d'envie ! Le soleil se lève toujours pur et serein pour vous ; l'aurore vous amène le besoin du travail, l'appétit et la gaieté. Des mœurs simples, des plaisirs toujours vrais, toujours puisés dans la nature, vous avez tout pour être heureux ! Bons habitants des campagnes, ah ! n'enviez pas le destin des citoyens des villes ! Ils jouissent rarement de deux grands biens que vous possédez, la paix du jour, et la tranquillité des nuits.
» Il s'était écoulé près d'un an depuis qu'Eugénie, déchue de son premier éclat, s'était livrée aux travaux rustiques ; pas une plainte, pas un regret n'étaient sortis de sa bouche ni de son cœur. Tout entière à ses occupations, elle ne goûtait plus d'autres plaisirs que ceux de l'âme et du sentiment. Son époux, sa fille, étaient ses dieux, ses amis, toute la nature pour elle. Eugénie, douce, bonne, sensible, complaisante, se faisait adorer de tous les gens de son état qui savaient ses malheurs, et s'empressaient de lui offrir leurs soins et leur aide.
» Elle vivait en paix, en un mot, et sans ambition ; cependant une seule chose l'inquiétait : souvent son époux s'absentait pendant des journées entières, et quand elle le questionnait sur les affaires qui pouvaient ainsi l'éloigner d'elle, il attribuait son absence à la philosophie, à son goût dominant pour les promenades solitaires. Tantôt il avait été visiter un bon fermier ; tantôt il s'était enfoncé dans un bois, où il avait médité. Dumont finissait toujours ces explications vagues en embrassant sa femme, en la serrant dans ses bras. Eugénie n'était pas jalouse ; elle ne savait pourtant à quoi s'en tenir sur cette conduite de son mari ; mais elle ne poussait pas plus loin sa curiosité, dans la crainte de l'affliger. La confiance, la douceur, la délicatesse, [537] toutes les vertus étaient rentrées dans son cœur bon, toujours bon, mais gâté autrefois par le monde et ses attraits corrupteurs.
» Un jour Dumont ne rentre pas du tout : elle l'attend vainement pour souper, et passe la nuit entière dans la plus violente inquiétude. La matinée s'écoule encore, et Dumont ne revient pas... Eugénie, livrée à son désespoir, forme mille projets: elle va prendre sa fille par la main, et courir les bois et les plaines pour chercher son époux... Un domestique parait, et lui remet une lettre : c'est de la main de son mari ; elle l'ouvre avec précipitation, et y lit ces mots :
« Emmène ta fille avec toi ; suivez toutes deux le porteur de cette lettre, et vous me retrouverez. »
» Eugénie, étonnée, suit l'ordre de son époux, et fait mille questions au domestique : celui-ci lui objecte qu'il a reçu l'ordre de ne pas répondre. Que signifie ce mystère ? Qu'est-il donc devenu ? Quel malheur nouveau vient accabler Eugénie ? Ce secret qu'on lui cache, elle le saura sans doute ; son époux, qu'elle va revoir, ne pourra le lui céler... Eugénie confie à tout hasard la clef de sa maison à une bonne voisine ; elle prend sa fille, et accompagne le domestique, qui garde toujours le silence le plus obstiné. A l'entrée d'une route, une chaise de poste les attend. Eugénie y monte toute tremblante, et après avoir voyagé pendant plus de cinq heures, on la fait entrer dans la cour d'un superbe château, où tous les domestiques, concierge et autres, s'inclinent avec respect devant elle..... c'est ici qu'est votre époux : voilà tout ce qu'on lui dit... Elle n'en peut savoir davantage. Vous jugez, mes enfants, de son étonnement et de son impatience. Le même domestique qui l'a conduite, lui donne [438] la main, ainsi qu'à sa fille, pour monter un vaste escalier. Elle entre enfin dans plusieurs appartements qu'elle traverse pour arriver à un superbe salon. Elle est tellement agitée, qu'elle n'a pas la force de marcher, ses genoux ploient sous elle ; son cœur bat violemment : elle regarde le plancher ; et, si on ne la soutenait, elle y tomberait évanouie. Enfin un cavalier, mis très-richement, s'avance pour lui donner la main. Eugénie n'ose le fixer : cependant elle se hasarde à jeter sur lui un regard ; que devient-elle ? C'est Dumont !...
» Elle s'écrie : Mon époux ! et tombe dans ses bras... Viens, lui dit Dumont en la posant sur un canapé, viens, femme charmante, femme accomplie ; jouis du destin que la fortune et la tendresse t'avaient réservé... C'est ici chez toi ; oui, ce château, ce parc, toute cette terre t'appartiennent. Tu es la maîtresse d'en disposer, ainsi que de ton époux tendre et respectueux, qui te conjure, à tes pieds, de lui pardonner l'erreur dans laquelle il t'a plongée. L'épreuve qu'il t'a fait subir t'a rendu toutes tes vertus : Eugénie, nous en sommes tous deux bien récompensés !...
» Eugénie ne sait si elle rêve ou si elle veille. Quoi ! s'écrie-t-elle, quoi ! ce château, ces meubles, ce parc, tous ces gens que j'ai vus !... quoi ! tout cela est à toi ! — A toi, femme adorable, à toi !... A mon retour des îles, j'ai apporté une fortune considérable ; mais, pardon de ma franchise, je me méfiais de toi ; je craignais la légèreté de ton esprit... Je me dis : Elle a dissipé son bien en folies, en extravagances ; elle dissipera encore celui-ci, quelque considérable qu'il soit. Je formai soudain le projet de me faire passer pour pauvre à tes yeux, et tu sais comment je l'exécutai. Pendant ce temps, un ami sûr gérait mes affaires, [439] et faisait pour moi les acquisitions que je lui avais prescrites. Je n'avais besoin que de lui donner de temps en temps ma signature ; c'est ce qui causait les fréquentes absences que tu me reprochais à juste titre, et que j'excusais à tes yeux le mieux que je pouvais. Enfin, Eugénie, le changement qu'ont éprouvé ton cœur et ta raison m'a paru si solide, si durable, que je n'ai pu t'abuser plus longtemps. Oui, ma femme, nous sommes riches, très-riches. Tu as, avec cette terre, deux belles maisons de ville, et d'autres propriétés que je te ferai connaître. Prends sur-le-champ possession de tes domaines, et ne conserve de ton état de laitière que les vertus que tu as pratiquées depuis un an....
» Dumont finit à peine de parler, que deux femmes de chambre se présentent, portant des ajustements simples, mais propres, et plus recherchés que ceux qui parent madame Dumont. On sert un superbe dîner, et la journée se passe en explications, en visites de tous les coins du château et du parc... Que vous dirai-je de la joie de madame Dumont ! Je ne pourrais vous en exprimer l'ivresse : j'aime mieux vous laisser juger vous-mêmes de toutes les émotions qu'elle doit éprouver. Mon ami, dit-elle à son mari ; ah ! mon cher ami, quel changement ! Dieux ! que je suis heureuse, et quel époux je possède ! Non, je n'oublierai jamais des procédés si grands, si délicats... Je les mériterai , oui, je les mériterai en élevant mon âme à la hauteur de ses vertus...
Madame Dumont tint parole. Elle fut depuis ce moment un modèle de tendresse conjugale, de vertus privées. Comme elle avait été simple laitière, elle aimait les gens de campagne. Elle voulut vivre à sa terre, et tous les bons habitants de ce site délicieux [440] furent heureux par elle. Cette femme sensible, en un mot, bien loin de se replonger de nouveau dans tous les excès qui l'avaient perdue, fit le bonheur de son époux, de sa fille et de tous ceux qui eurent affaire à elle. Sa fille grandit sous ses yeux, en talents, en vertus ; et c'est cette fille charmante que je vais épouser. Oui, mes amis, fils d'un ami de M. Dumont, j'ai eu le bonheur de plaire à sa fille, et d'obtenir le consentement de ses parents pour l'épouser. Ma chaise s'est brisée en route : le vertueux Palamène m'a offert l'hospitalité ; mais demain je vous quitte ; je vais me rendre chez M. et madame Dumont, où l'amitié , l'amour et l'hymen doivent fixer à jamais mon bonheur. Je serai flatté d'apprendre que l'histoire d'Eugénie a pu vous intéresser. Madame Dumont, trop grande pour rougir d'une infortune qu'elle avait méritée, raconte elle-même cette histoire à tous ceux qui veulent l'entendre ; sa fille la regarde comme une leçon de morale sur laquelle elle doit régler sa conduite avec l'époux qu'on lui destine. Vous voyez combien je serai heureux avec une jeune personne si sage, si vertueuse, et qui a eu d'aussi bons exemples sous les yeux... »
Le récit de l'étranger fit un grand plaisir à nos enfants, et surtout à la jeune Adèle, qui se promit bien d'en profiter pour adoucir son humeur et son petit amour-propre, dont au fond de son cœur elle savait bien se rendre raison. L'étranger prit congé de Palamène dès le lendemain matin, et notre petite famille reprit ses travaux et ses jeux accoutumés.
[]Histoire de la bonne Famille d'Auvergne.
L'hiver le plus dur venait de s'écouler, et le respectable Palamène l'avait passé renfermé dans sa chaumière, au milieu de ses cinq enfants, qu'il formait tour à tour aux mœurs et aux talents utiles ou agréables. Deux années de plus avaient singulièrement influé sur leur physique, sans mûrir beaucoup leur raison, sans leur ôter ce caractère d'enfance et de naïveté qui fait le charme de la jeunesse, et qu'elle ne perd jamais qu'après quatre lustres accomplis. Armand, le fils aîné de Palamène, avait dix-sept ans ; Adèle, sa sœur, avait seize ans ; Benoît, [442] quinze ans ; Léon, quatorze ans, et l'orphelin Jules, leur frère adoptif, comptait seize printemps, dont huit s'étaient écoulés pour lui au milieu de l'intéressante famille qui l'avait adopté. Nos enfants étaient déjà grands ; mais, je le répète, leur caractère tenait encore à l'enfance, et ils avaient besoin longtemps des sages leçons de leur vertueux père.
La chaleur vivifiante du soleil rappelait tous les agriculteurs aux travaux nourriciers des campagnes ; les glaces et les frimas avaient fui devant le printemps, qui, le front paré de violettes, ramenait sur ses traces l'été, la verdure, avec les dons de Cérès, de Bacchus et de Pomone. Les oiseaux revenaient saluer en chœur la jeunesse de la nature, et la terre ouvrait son sein à la végétation. C'était le temps que chérissaient les enfants de Palamène, qui se rappelaient les soirées délicieuses que leur père leur faisait passer, au clair de la lune, devant la porte de leur manoir champêtre. Palamène leur avait promis, pendant tout l'hiver, de leur faire reprendre ce délassement agréable dès que la saison le permettrait. Cette saison favorable était venue ; ils pressaient tous les jours leur père d'acquitter sa promesse, et Palamène y consentit enfin.
Il annonce donc un matin à sa jeune famille que le soir on se réunira sur la petite terrasse, et qu'il ne manquera pas d'apporter le gros livre où l'on a déjà lu l'histoire du bon Gérard et de son ami Dulys. Nous y chercherons, leur dit-il, quelque autre histoire morale, mais amusante, qui puisse nous distraire et nous instruire en même temps.
Les enfants sont enchantés ; ils retournent à leurs diverses études, et soupirent après la fin de ce jour qui doit les rendre à leurs anciens plaisirs. Cependant l'heure du dîner arrive ; et []
Palamène, qui s'assied à table à sa place ordinaire, paraît sombre et consumé par une secrète inquiétude. Son front est chargé de nuages ; il soupire et ne peut prendre aucun aliment. Ses enfants, qui s'aperçoivent de l'altération subite de ses traits, font trêve à leurs bruyantes folies ; ils respectent la douleur de leur père ; et sans oser lui en demander les motifs, ils prennent un air sérieux et conforme à sa mélancolie. Il semble même que le chagrin qui affecte le vieillard est passé dans leurs jeunes cœurs: ils soupirent à leur tour, et leurs yeux, presque humides de larmes, qui se lèvent avec intérêt sur leur respectable père, se baissent soudain avec timidité, lorsque celui-ci les fixe même sans affectation. Ils rougissent et craignent d'être accusés d'une indiscrète curiosité ; ils se regardent, et aucun d'entre eux n'a assez de fermeté pour faire la moindre question à celui dont la douleur les étonne et les afflige tous.
Mes enfants, leur dit Palamène, je vous avais promis quelques moments d'une lecture agréable pour ce soir : je me trouve forcé de retirer ma parole. Je ne pourrai vous tenir compagnie... Vous tâcherez de vous amuser ensemble, sans moi ; mais je veux rester seul dans mon cabinet, je veux être seul avec moi et mes tristes réflexions.
Armand se hasarde à répondre : Qu'avez-vous, mon père ? quel malheur subit vous est-il donc arrivé ? Ce matin, tout à l'heure encore, votre front était serein ; le calme du bonheur embellissait vos traits, la joie brillait dans vos regards ; qu'avez-vous ?... Il n'est venu personne qui ait pu vous apporter une mauvaise nouvelle.—Personne, mon fils ?... Mais le facteur n'a-t-il pas apporté une lettre ? — Une lettre ! il est vrai ; c'est moi-même qui vous l'ai remise ; que contient-elle donc cette fatale [] lettre, que j'aurais soustraite si j'avais pu prévoir... — Mon fils, j'excuse cette imprudence en faveur du motif qui te la fait commettre : soustraire une lettre à ton père ! tu n'y penses pas...— Pardon, mon père : c'est que...— J'apprends une nouvelle bien fâcheuse, et que je puis vous communiquer, mes enfants. Je ne serai même pas fâché de recueillir vos avis sur la manière dont je dois me comporter dans cette affaire.
Les enfants approchent leurs siéges de leur père ; ils le regardent avec de grands yeux, ont la bouche béante, et ne songent plus à toucher aux mets qui sont devant eux. Palamène continue :
« Je suis fils d'un laboureur qui n'était point à son aise, et que je perdis de bonne heure, ainsi que ma mère. J'avais alors dix-sept ans, ton âge, Armand ; mais j'étais plus grand, plus fort que toi, parce que j'avais travaillé plus que toi, et aux travaux de la campagne, qui développent plus tôt un jeune homme que les travaux de cabinet. J'avais recueilli la faible succession de mon père ; mais elle ne me suffisait pas pour acheter une ferme et pour me mettre à la tête d'une maison. Que faire ? J'aurais sans doute travaillé chez les autres toute ma vie, si le ciel ne m'eût envoyé, comme à Pierre Des vignes, le père des trois héritiers dont vous avez lu l'histoire, un bienfaiteur, un consolateur, un second père.
» Un jour que, seul dans la forêt prochaine, la tête appuyée contre un arbre, je pensais à mes malheurs, et surtout à la perte que je venais de faire du meilleur des pères... ( j'avais encore un autre sujet d'affliction : j'aimais la fille d'un de mes voisins, qui fut depuis votre mère: mais son père était plus indigent que moi, et je ne pouvais l'épouser qu'en lui offrant une [445] ferme). Un jour donc que je me désespérais dans la forêt, un voyageur à cheval, qui passait sur la grand'route, s'arrêta devant moi. J'étais trop occupé de ma douleur pour croire que ce fût à moi qu'il voulût parler, et je ne sortis de mon abattement que lorsque ce voyageur, descendu de son cheval, s'approcha de moi, et me frappa sur l'épaule d'une manière assez vive. Qu'avez-vous, mon ami ? me dit-il avec intérêt : la force de vos soupirs a fixé mon attention ; j'approche, et je vois vos yeux noyés de larmes ! Si jeune encore, connaissez-vous le malheur ? Ne m'interrogez pas monsieur, lui dis-je ; vous ne pouvez vous intéresser à ma douleur, encore moins la faire cesser. — Pourquoi, mon ami ? Que savez-vous si je n'ai pas l'intention et les moyens de vous rendre heureux ? À moins qu'un désespoir d'amour... et, à votre âge, cela serait bien prématuré ; mais cela se pourrait cependant.... alors...— Oui, j'aime, monsieur ; j'aime, et je ne puis obtenir l'objet de ma tendresse. — La jeune personne en aime un autre ? — Non : elle répond à mon amour. — Ah ! c'est votre père qui.... — Hélas ! je l'ai perdu ; je suis un malheureux orphelin. — C'est donc son père à elle qui s'oppose ?... — C'est lui, c'est cet homme intéressé : il ne donne rien à sa fille, et veut qu'on lui apporte une ferme, des terres... — Et vous ne possédez rien ? — Peu de chose. — Il vous faudrait combien d'argent ?
» À cette question je fixai l'étranger curieux, comme pour lui demander si son intention était de se jouer de mon infortune, bien éloigné que j'étais de croire qu'il pût me proposer la plus légère somme d'argent. — Pourquoi me regardez-vous ainsi ? me dit-il ; ai-je l'air d'un homme capable d'insulter au malheur ? Quand je vous demande ce qu'il vous faudrait pour obtenir la main de [] celle que vous aimez, croyez-vous que c'est pour vous tromper, ou que je vous donne là, ici même, de l'argent comme un insensé, sans m'informer de vous, sans savoir si vous méritez de l'intérêt ? Mon ami, de la confiance ; je l'exige, et personne n'en a manqué envers moi.
» Le ton brusque avec lequel il prononça ces mots m'intimida : je sentis que j'avais pu blesser cet homme honnête et délicat ; et, sans rien lui répondre, je me levai comme pour rejoindre le hameau, — Retournez-vous, me dit-il, à ce village que je vois là-bas ? — Oui, lui répondis-je.
» Je marchais, et l'étranger me suivait à pied, conduisant son cheval par la guide. Nous arrivâmes sans nous être dit un mot. Ici, près du carrefour, l'étranger me salua en me disant : Comment vous nommez-vous ? Je n'avais aucune raison pour lui cacher mon nom ; il m'inspirait d'ailleurs une secrète estime. Je m'appelle, lui dis-je, Palamène, et voilà ma chaumière.
» II me quitta, et je ne le revis plus pendant quelques jours ; mais un matin que j'allais sortir pour me rendre à mon travail habituel, on me dit qu'on me demandait chez le notaire du village prochain. Ne sachant ce que me voulait ce notaire, j'hésitai d'abord à m'y transporter. Cependant je fus le voir, et je restai fort étonné en trouvant chez lui mon étranger, qui courut vers moi, et me serra dans ses bras en me disant : Je me suis informé de vous ; vous êtes un honnête homme, généralement aimé et estimé ; je ne puis mieux remplir le vœu que j'ai fait, après une longue maladie, de doter un couple vertueux si je recouvrais la santé, qu'en vous offrant vingt mille francs qui font le quart de mon bien. — Quoi, monsieur !... — Oui, mon ami ; j'étais à l'article de la mort, obsédé par un religieux, mon [447] confesseur, qui voulait que je donnasse mon bien à son couvent. Je résistai à ses instances ; mais je promis à Dieu, s'il me rendait à la vie, de donner le quart de ma fortune à un jeune couple que je marierais moi-même. Je me rétablis ; le moine se fâcha, m'abandonna, et je n'en restai pas moins fermement décidé à remplir mon vœu. C'est vous que j'ai choisi. Le père de Justine, que j'ai prévenu, va se rendre ici avec sa fille, et je vais faire votre bonheur en achetant pour vous la ferme des Trois Mares, et en vous faisant épouser celle que vous aimez.
» Étourdi d'un événement si heureux, je restai, sans pouvoir prononcer une parole, clans les bras de mon bienfaiteur, lorsque Justine parut, accompagnée de son père, qui soudain m'appela son gendre et son ami. Le notaire dressa notre contrat de mariage, ainsi que l'acte d'acquisition de la ferme, qui est celle-ci, que j'ai considérablement augmentée depuis ; et l'étranger, qui se nommait M. Delacour, partit, après avoir payé ce qu'il fallait, et sans nous dire son état ni le lieu de sa résidence, pour éviter, nous disait-il, des remerciments éternels, auxquels il voulait se soustraire, n'ayant fait que ce qu'il appelait son devoir.
» Voilà un homme singulier, n'est-ce pas, mes enfants ? Ces personnages-là sont bien rares dans le monde ! il en est cependant, ou il peut s'en rencontrer encore. Quoi qu'il en soit, votre mère et moi, nous n'entendîmes jamais parler de lui, quelques recherches que nous fissions ; et j'ignorerais encore ce qu'il est devenu, sans la lettre que je viens de recevoir, et qui me plonge dans le plus grand embarras. La voici ; vous allez en juger.
« MONSIEUR , » Mon malheureux ami Delacour vient d'être réduit à la dernière [448] » indigence par la banqueroute la plus frauduleuse. Vous vous rappelez sans doute ce bon négociant, cet homme généreux qui fit votre mariage en vous dotant de vingt mille francs ? Eh bien, monsieur, il est à présent très-âgé, accablé d'infirmités, et père de cinq enfants qui ne sont pas encore en âge de lui donner des secours. Toute celte famille est dans la douleur. Que ferez » vous ? Je m'en rapporte là-dessus à votre délicatesse, dont j'ai entendu faire de justes éloges. Venez me voir ; nous nous concerterons ensemble sur les moyens que vous pouvez employer pour » secourir mon ami, que l'embarras de ma position m'empêche d'aider moi-même. C'est à son insu que je vous écris ; je n'ai découvert votre demeure et sa conduite envers vous qu'en feuilletant ses papiers pour y voir s'il ne lui restait pas quelque ressource... » Hélas ! aucune.... Une note mémorative du don qu'il vous a fait m'a instruit ; et j'ai regardé la reconnaissance dont sans doute vous êtes pénétré envers cet infortuné comme la seule ressource qui lui restât berthier, » Négociant, rue du Faubourg Saint-Denis, n°30, à Paris. »
» Vous sentez bien, mes enfants, que mon devoir en pareil cas est de rendre à M. Delacour les vingt mille francs qu'il m'a donnés. » — Il faut les rendre, mon père : s'écria soudain le jeune Léon. — C'est là ton avis, mon fils ? reprit Palamène en souriant : je devais m'y attendre ; les gens de lettres, les artistes, en un mot, sont tous désintéressés ; mais songe donc, mon fils, que je ne possède point cette somme, et que je ne puis me la procurer qu'en vendant cette ferme, le seul héritage que je comptais vous laisser. — Il faut la vendre, mon père, interrompit [449] Adèle : les dettes de la reconnaissance sont sacrées. — Un moment, dit Benoît : avant de prendre des moyens extrêmes, il faut examiner si vraiment les vingt mille francs donnés à mon père sont une dette, car ma sœur appelle cela une dette ! — C'en est une, dit Jules, qui ne perdait pas une occasion de faire la cour à la jeune Adèle : oui, Benoît, c'en est une ; n'est-ce pas de l'argent avancé ?
BENOIT.
Donné.
ADÈLE.
Prêté.
LÉON.
Chez un honnête homme comme mon père, c'est de l'argent placé.
JULES.
Avancé, donné, prêté, placé, ce sont des mots qui tous veulent dire la même chose ; car enfin cette somme, M. Delacour ne la devait pas à mon père. Tout ce qu'on vous donne et qui ne vous était pas dû, vous le devez.
BENOIT.
Un homme n'est-il pas libre de faire de son bien ce qu'il veut ? S'il avait enfoui son argent dans la terre, aurait-il pu s'en servir ?
LÉON.
La terre eût été moins ingrate que toi ; car elle le lui aurait rendu.
BENOIT.
Oh ! voilà les sottises à présent ! léon, je ne t'en dis pas.
[]ARMAND.
Vous vous disputez là tous ; les uns parce qu'ils ne consultent que leur cœur ; les autres parce que, plus raisonnables, ils calculent un juste intérêt et l'étendue des obligations que l'on contracte dans la vie. Si mon père me permet de lui dire franchement mon avis, je prendrai cette liberté, quoique mon avis doive peut-être lui plaire moins que ceux d'Adèle, de Jules et de Léon.
PALAMENE.
Parle franchement, mon cher fils.
ARMAND.
Eh bien, mon père, cet homme, estimable sans doute, vous ne l'avez point été chercher ; vous ne lui avez rien demandé. Il vous a offert, il vous a forcé même d'accepter par la légitimité du motif qui le faisait agir. Il avait fait un vœu ; ce vœu, c'est en votre faveur qu'il l'accomplit ; vous n'avez contracté aucune dette : car, dès l'instant qu'il avait fait son vœu, ce bien ne lui appartenait plus ; il n'était plus à lui ; il devenait le patrimoine du premier indigent dans les mains duquel il devait passer. C'était votre bien qu'il vous rendait. S'il vous eût dit : Lorsque j'en aurai besoin, je vous le redemanderai, et que vous l'eussiez promis, oh ! vous le devriez aujourd'hui ; mais vous ne l'avez pas fait ; vous ne l'auriez même pas fait ; non, vous ne l'auriez pas osé : promettre une restitution que les vicissitudes de la vie pouvaient par la suite rendre impossible ! Et si vous aviez tout perdu aussi par des malheurs inattendus, vous croiriez-vous redevable ? Cet homme aurait-il le droit d'exiger de vous la moindre chose ? Le contrat d'acquisition de votre ferme porte-t-il une clause d'avance, de prêt de la part de M. Delacour ? [451] Vous engage-t-il à restituer ? Je le répète, mon père, ces vingt mille francs n'étaient plus à lui, puisqu'il les avait engagés par serment. Ils étaient à vous ; vous les avez, et vous devez les garder... Je ne vous parle point ainsi dans la crainte de perdre une faible part de votre héritage, que je prie le ciel de reculer autant que le terme de mes jours : non, ce n'est point un motif si bas qui me guide, mais c'est la raison, c'est la justice que je consulte : il me semble que tout s'accorde à certifier que celui qui reçoit un don en pur don, ne doit rien, et que ce serait un excès de délicatesse, ridicule peut-être, au moins outré, que de le croire. Vous pouvez, mon père, envoyer quelques secours pécuniaires, autant que vos moyens vous le permettent sans bouleverser votre fortune, à cet infortuné, qui mérite toujours vos soins, vos égards et votre reconnaissance : vous le devez même ; mais donner ce qui vous appartient, sous le motif spécieux d'une restitution, cela ne se peut pas. Telle est mon opinion, que je soumets maintenant à vos lumières et à votre sagesse.
BENOIT.
Bien, mon frère. Voilà parler sans dire des choses désagréables : entends-tu, Léon ?
Léon, hochant la tête .
Oui, j'entends : mais tout cela me paraît plus spécieux que vrai.
PALAMÈNE.
Comment cela, léon ? parle, explique-toi.
LÉON.
Oh !... je crains de fâcher mon frère Armand.
[452]ARMAND.
Non, mon ami, tu ne me fâcheras pas.
PALAMENE.
On discute, mes enfants : chacun est libre de dire son avis. Tu trouves donc du spécieux dans celui de ton frère ?
LÉON.
Oui, cher papa. Parce que M. Delacour avait fait un vœu, dit Armand, les vingt mille francs ne lui appartenaient plus : appartenaient-ils davantage à mon père ? Et quand mon père cherchait à connaître, à trouver la demeure de cet homme généreux, n'était-ce pas dans l'espoir intime de pouvoir un jour lui rendre ce qu'il lui avait donné ? Mon père sentait donc bien que cet argent ne lui appartenait pas ? Et les âmes trempées d'une certaine façon calculent-elles les clauses d'un contrat ? Ont-elles besoin d'engagement par écrit ? Ne sentent-elles pas que le service que l'on nous rend aujourd'hui nous devons le rendre demain à celui que les caprices du sort ont mis dans la même position où nous étions ; à plus forte raison à l'homme sensible qui nous a obligés ? C'est vraiment son bien qu'on lui rend. On lui en devait même les intérêts.
Benoît et Armand, Souriant .
oh ! les intérêts !
LÉON.
Oui, les intérêts ! N'est-ce pas avec cet argent que mon père s'est marié ? N'est-ce pas avec cet argent qu'il est devenu père, qu'il nous a élevés, qu'il a triplé sa fortune ? Et l'on peut hésiter de le rendre quand on a tant d'obligations à celui qui l'a prêté ? Allez, ceux qui agissent ainsi ne connaissent pas la délicatesse ; ils ne pensent pas qu'on est comptable envers l'Être créateur [453] de tout des écarts de la probité, de la reconnaissance, et que, de tous les vices du cœur, le plus bas, le plus vil, c'est l'ingratitude.
Palamène, souriant .
voilà mon jeune poëte qui s'enflamme ! mais il ne pense pas, encore une fois, que pour restituer il faut que je me défasse de cette ferme que je chéris, qui fut pour moi l'asile nuptial, qui fut le berceau de mes enfants, et qu'ils devaient laisser aux leurs comme l'ancien toit paternel. Si je ne puis y finir mes jours, je sens que j'en mourrai de regret.
BENOIT.
Mon père en mourrait, monsieur léon.
ARMAND.
Gardez-la, mon père.
JULES et LÉON.
Vous en devez une partie.
PALAMÈNE.
Jules, Léon, quoi ! vous me conseillez toujours de m'en défaire ?
ADÈLE.
Ou d'emprunter dessus ; car il faut rendre.
PALAMÈNE.
J'y coulais des jours si heureux !
ADÈLE, JULES, LEON.
Il faut rendre.
PALAMÈNE.
Je me plaisais à y faire de nouvelles constructions : ces arbres, c'est moi qui les ai plantés. [454] ADÈLE, JULES, LÉON.
Vous devez vingt mille francs.
PALAMÈNE.
Je me disais : Quand j'aurai fini, quand la mort aura désorganisé mon être, on placera ici mon tombeau près du berceau de mes enfants. Là-bas, sous ces hauts peupliers, sur les bords de ce ruisseau, bordé de saules pleureurs, mes enfants élèveront un monument à la piété filiale ; ils y graveront mon nom, et je serai présent encore dans ce lieu où j'élevai leur jeunesse !... Il faudrait me priver de ce doux espoir.
ADÈLE.
Ce vieillard, mon père, ce vieillard indigent !
JULES.
Il est infirme et bien à plaindre !
LÉON.
Il a des enfants aussi dont vous possédez l'héritage.
BENOIT.
Ils n'ont rien à réclamer ici.
ARMAND.
Il faut les aider, mais non se dépouiller.
PALAMÈNE.
Allons, mes enfants, ce sont là vos avis ? Je suis charmé de les avoir recueillis, et je suis flatté de votre franchise ; elle prouve votre confiance en moi. Je vais réfléchir, me consulter, et voir ce que je dois faire. Je répondrai à votre tendresse en vous faisant part de ma résolution. Ce soir vous vous assemblerez, oui, vous vous réunirez toujours sur la terrasse.
TOUS LES ENFANTS.
Vous n'y viendrez pas, mon père ?
[455]PALAMÈNE.
J'irai, mes enfants, j'irai un moment. Nous tâcherons de nous distraire ; et je ne doute pas qu'au milieu de vous j'oublie bientôt mes inquiétudes et le nouvel embarras que me suscite le destin. »
Tous les enfants sautèrent au cou de leur vieux père, qui les serra l'un après l'autre dans ses bras ; puis chacun fut vaquer à ses différentes occupations. Pour Palamène, il se renferma chez lui, où il réfléchit sur l'épreuve à laquelle il venait de mettre ses enfants. Elle avait complétement réussi ; il connaissait leurs différentes manières de voir, et se proposait de donner une nouvelle leçon à ceux d'entre eux dont les opinions ne lui avaient pas plu. Nous saurons bientôt si c'était celle d'Armand ou de Léon qu'il avait le plus goûtée.
Vers le soir, les enfants se réunirent dans le jardin, et se demandèrent réciproquement avec inquiétude si l'un d'eux avait vu Palamène. Il n'est point encore sorti de chez lui ; c'est la seule réponse qu'ils peuvent se faire. Ils se regardent, et ne peuvent se livrer à leurs jeux habituels. Ils vont passer une soirée bien monotone, eux qui se la promettaient si belle, si personne ne vient à leur secours. Heureusement la bonne vieille gouvernante Marcelle leur amène de la compagnie. C'est un homme assez proprement couvert. Il tient sous le bras une femme jeune, jolie, quoiqu'un peu brûlée du soleil, et qui porte un petit enfant dans une barcelonnette. — Quelles sont ces personnes ? demande Armand à Marcelle. — Eh ! vraiment, répond la vieille, ce sont des voyageurs égarés et fatigués : on ne voit que cela ici ! Il n'y a plus qu'à mettre une enseigne à notre porte, car tous ces gens-là prennent notre maison pour [456] une auberge. — Doucement, Marcelle, doucement, interrompit Léon ; apprenez que l'hospitalité devient une insulte quand on ne l'exerce pas de bonne grâce. N'avertissez point mon père, il est occupé ; il verra nos hôtes quand il descendra : pour vous, dépêchez-vous de leur apporter des rafraîchissements et de leur préparer un asile.
Marcelle se retira en marmottant entre ses dents : Hom ! quel ton prend déjà ce petit drôle-là ! Armand invita les voyageurs à s'asseoir sur la terrasse au milieu de ses frères ; et la jeune Adèle prit l'enfant sur ses genoux pour en débarrasser un moment la mère, qui paraissait très-fatiguée. — Vous venez de loin ? dit Armand à l'étranger. — D'Auvergne : je suis parti, il y a douze jours, avec ma femme et mon fils, qu'elle allaite. Ayant manqué ce matin la voiture à la ville prochaine, nous nous sommes décidés à aller à pied jusqu'à l'autre ville, où nous devons retrouver cette voiture. Mais nous nous sommes égarés dans la forêt ; et apprenant que nous avons encore un bois à traverser, nous avons pris la liberté, voyant la nuit s'approcher, de frapper chez vous, bons enfants, et de demander l'hospitalité à votre père.
Il vous l'accordera, monsieur, répliqua Léon, et nous aussi. Oh ! c'est un devoir que nous aimons tous ici à remplir. —Tous ! excepté votre gouvernante. — Oh ! oui ; mais on ne l'écoute pas ; elle commence à radoter. Quelque jour je veux faire une satire contre elle. — Une satire ! vous faites donc des vers, mon bon ami ? ( Benoît répond :) Oui ; c'est une manie qu'il a : nous en ferions bien tous aussi ; mais nous ne voulons pas nous donner un ridicule. — Un ridicule ! interrompit l'étranger étonné. Vous appelez l'art du poëte un ridicule ! Je suis bien aise de [457] l'avouer, j'ai quelquefois aussi ce ridicule-là. — Monsieur fait des vers ? reprit Léon, qui venait de lancer un regard foudroyant à Benoît. — Quelquefois, mon cher ami ; mais ce n'est point là mon plus grand talent ; je suis peintre. — Oh ! le bel art ! répliqua Léon en joignant ses mains. Et vous venez d'Auvergne ! Est-ce qu'on peint en Auvergne ? — Comme ailleurs, répondit l'étranger en souriant. C'est même en y peignant les beautés de la nature, riche en cette contrée, que j'ai rencontré ma femme. Oui, c'est à mon art que je te dois, ma chère Marie.
L'étranger serra la main de sa femme, qui lui jeta un regard tendre ; puis les enfants demandèrent à l'étranger qu'il leur racontât, en attendant leur père, comment s'était fait ce mariage qu'il devait à la peinture. L'étranger y consentit ; mais Marcelle étant venue leur donner des rafraîchissements, la jeune femme demanda la permission de se retirer un moment dans la chambre qui lui était destinée, afin de donner à son enfant le lait maternel. Elle sortit avec Marcelle ; et l'étranger, seul avec nos enfants qui se pressaient autour de lui, commença son récit en ces termes :
HISTOIRE DE LA BONNE FAMILLE D'AUVERGNE.
« Je suis né à Paris ; mon père, qui s'appelait Vertpré Demervil, n'avait que moi d'enfant, et était resté veuf de bonne heure. Après avoir fait le commerce assez longtemps, il l'avait quitté, muni d'une fortune assez considérable ; mais ce bon père, ne croyant pas avoir assez fait pour l'établissement de son fils, faisait ce qu'on appelle la banque : et ses fonds lui servaient à escompter des billets et à faire des opérations de bourse. [458] II me donnait une éducation brillante : la musique, les armes, la danse et le dessin occupaient les moments de loisir que me laissaient mes humanités, que je suivais dans une pension. Je faisais assez de progrès dans tous ces arts ; mais mon caractère mélancolique, mon admiration pour les merveilles de la nature et mon goût pour la solitude, m'entraînaient plutôt vers le dessin, et par suite à la peinture, à laquelle je me livrai exclusivement. Je ne me doutais pas que ce que je cultivais par goût dût un jour devenir mon seul moyen d'existence... mais il arrive tant d'événements dans la vie !... Un seul me ruina, et me priva de mon père.
» J'avais vingt ans, et je ne pensais qu'à la peinture ou à la poésie, mes deux arts favoris. Je ne songeais pas à me faire un état ; mon père ne m'en avait jamais parlé : au contraire, fier de mes succès, il m'encourageait à continuer, et ne passait qu'avec moi les heures que son cabinet lui laissait libres. Je m'apercevais que depuis quelque temps il devenait sombre, rêveur, et que les peines qu'éprouvait son moral affectaient singulièrement son physique. Je savais que, dans la banque qu'il exerçait, il avait souvent éprouvé des moments de gêne, occasionnés par des rentrées arriérées ; mais ces moments de gêne ne l'avaient jamais affecté aussi cruellement qu'il me paraissait l'être. Je me hasardai un jour à lui en demander la raison. Il ne me répondit point, versa quelques larmes, détourna la tête, et me quitta pour aller s'enfermer dans son cabinet, dont il retira la clef. Je crus que je l'affligerais davantage en multipliant des questions importunes, et je réprimai, par respect, ma curiosité. Mes goûts taciturnes et sédentaires me faisaient souvent passer des jours et des nuits entières à peindre ou à [459] lire. Une nuit que j'étais occupé à lire Ossian , j'entendis beaucoup de bruit dans le cabinet de mon père, dont les croisées étaient devant les miennes. Je ne pouvais rien voir, attendu que ses rideaux étaient tirés ; mais sa lumière allait et venait ; il ouvrait et refermait des tiroirs ; il déchirait des papiers, et quelquefois il donnait de grands coups de poing sur ses meubles, en paraissant se plaindre amèrement. Son état m'alarma ; je me levai, et fus frapper à sa porte, en me nommant ; il ne me répondit point, et toute la nuit je conçus qu'il était dans la même agitation. Je me proposais de le voir le lendemain matin de bonne heure ; mais la fatigue et l'insomnie de plusieurs nuits ayant fermé mes paupières, je m'endormis, et ne fus réveillé que vers neuf heures du matin, par quelqu'un qui frappa brusquement à ma porte.
» J'ouvre ; c'est Comtois, notre domestique affidé ; il a l'air agité, et tient à sa main une lettre toute ouverte. Lisez cela, monsieur, me dit-il, et suivez-moi. J'ai des chevaux là-bas ; il n'y a pas un moment à perdre... Je prends la lettre en tremblant, et j'y trouve :
« Plusieurs banqueroutes frauduleuses me forcent moi-même à faillir, mon cher fils. Je suis perdu, et je t'entraîne, hélas ! dans ma disgrâce... Viens, mon fils ; suis Comtois, il te conduira vers » moi. »
» Je veux relire ce billet ; Comtois ne m'en laisse pas le temps. — Venez, monsieur, me dit-il, ils sont là. — Qui ? — Oh ! les huissiers, les sergents, le diable ; que sais-je, moi ! toute la séquelle de l'enfer ! — Où faut-il que j'aille, Comtois ? Où est mon père ? — Il est bien loin, ma foi ; nous le rattraperons. [460] » Comtois ne me laisse rien prendre que mon Ossian , qui est encore ouvert sur ma table. Je descends ; deux chevaux nous attendent à la porte ; je prends l'un, Comtois monte sur l'autre, et nous voilà partis au grand galop. Nous n'avions pas en effet un moment à perdre ; car nous entendîmes de loin les voix des gens de justice qui venaient cerner la maison, et qui criaient après nous pour nous faire arrêter.
» Nous courûmes, pour ainsi dire, jour et nuit, autant que nos chevaux nous le permirent, et nous ne nous arrêtâmes qu'à Moulins en Bourbonnais, où Comtois me dit que j'allais retrouver mon père chez M. Dequeville, son ami, qui lui donnait un asile sûr. Je vous laisse à juger si mon entrevue avec mon malheureux père fut touchante ! Hélas ! il n'avait plus que quelques moments à vivre : il était sur le lit de douleur ; l'infortuné n'avait pu résister aux regrets, à la honte, à l'infamie, qui couvrent longtemps un banqueroutier. — Approche, mon fils, me dit-il d'une voix faible ; viens recueillir mon dernier soupir ! Hélas ! j'ai fait ton malheur par de fausses spéculations, pardonne-le-moi, et n'outrage point, ne déteste point ma mémoire.
» Je fondais en larmes : il ajouta... Sur cette table... ce carton... il renferme l'étal de mes affaires... Liquide mes dettes ; tu le dois, pour ne point partager ma honte : il ne te restera rien, rien, mon fils ; mais tu as des talents... tu les feras valoir. Tu me les dois, mon fils, j'en suis glorieux, hélas ! c'est le seul héritage que je te laisse.
» Il voulut ensuite faire un aveu qui paraissait lui coûter, mais auquel M. Dequeville, Comtois et moi, nous ne pûmes rien comprendre... Ce qui me pèse, disait-il, c'est un infortuné ; je l'ai bien trompé !... J'ai oublié d'écrire... Rappelle-toi... Non, [461] tu rougirais trop pour ton père !... etc. Voilà tout ce que nous pûmes tirer de lui sur ce secret que nous ignorions tous. Vers le soir il expira ; et M. Dequeville, pendant qu'on lui fit rendre les derniers devoirs, m'emmena à sa campagne pour tâcher de m'y distraire. Ce fut en vain. Je revins bientôt à Moulins ; puis après avoir salué et remercié M. Dequeville, je retournai à Paris, muni du carton qui renfermait l'état de mes affaires. Tout était, chez moi, sous les scellés ; j'eus recours à des hommes d'affaires probes et intelligents ; je vendis tout, je réunis tous les créanciers de mon père ; je fis même un appel dans les journaux à ceux que je pouvais ne pas connaître, et je parvins à liquider ma succession, à payer tout. Mon père avait bien raison de me dire qu'il ne me resterait plus rien, car, lorsque tout fut terminé, je ne me trouvai plus possesseur que d'une misérable somme de cent et quelques louis. Mais, tranquille du côté de l'honneur, bien persuadé que personne ne pouvait plus me faire rougir ni me demander un sou, je repris mon calme et mes travaux accoutumés.
» Cependant, avant de mettre mes talents à profit, je voulus voir l'Auvergne, dont on m'avait beaucoup vanté les sites pendant mon court séjour à Moulins. Je passerai par cette ville, me dis-je ; là est fixé pour jamais le plus infortuné des pères ; je me prosternerai au pied de son tombeau ; je lui dirai : Ombre chère et respectable, je te salue, ton fils est digne de toi ; il a rétabli ta réputation : console-toi dans ta tombe, et qu'elle s'échauffe au feu des baisers de la tendresse filiale !...
» Ce projet, je le suivis ; je pris mon argent sur moi, et muni seulement de mes crayons, je dis adieu à Paris, à ses plaisirs, ainsi qu'aux propriétés que j'y avais possédées : j'étais seul pour [462] moi dans l'univers, je pouvais le parcourir. Je partis donc pour l'Auvergne. Après m'être arrêté à Moulins, je fus voir Clermont-Ferrand, et de là, voulant visiter les montagnes, je les parcourus jusqu'à Saint-Flour, où je m'arrêtai un moment. Cette partie de l'Auvergne était sèche et aride ; elle ne valait pas la Limagne, et ne m'offrait point ces superbes points de vue que j'avais saisis dans cette belle entrée de l'Auvergne. Je résolus de la quitter bien vite ; mais il était décidé que je devais y rester plus longtemps que je ne le croyais. Un jour que je m'étais occupé à dessiner bien plus tard qu'à mon ordinaire, ma tête se monta, émerveillée des beautés de la nature ; et plongé dans la plus sombre mélancolie, réfléchissant sur la mort de mon père, sur l'espèce d'isolement où je me trouvais, je ne fus tiré de ma rêverie que longtemps après le coucher du soleil. Effrayé de me trouver seul dans une campagne déserte, je voulus regagner la grand'route ; mais il me fut impossible de la retrouver ; plus j'avançais, plus je m'égarais dans les détours sinueux que forment là les gorges des montagnes. Désolé de mon imprudence, je résolus de demander l'hospitalité dans la première chaumière que je rencontrerais, et que dans le pays on appelle un buron. Une lumière éloignée vint soudain frapper ma vue, et je dirigeai mes pas vers ce fanal salutaire. C'était en effet un buron que je voyais ; il était ouvert, et cinq à six personnes, assises autour d'une table rustique, y prenaient une collation frugale, mais saine. — Un voyageur égaré, dis-je, réclame la générosité des bons cœurs pour obtenir un asile... —Est-ce bien vrai ? répondit en se levant le maître du buron ; êtes-vous vraiment égaré, et n'avez-vous point d'armes ? — Mes armes ! les voilà, dis-je en montrant mes crayons. — Qu'est-ce que c'est que ces petits [463] morceaux de bois rouges et noirs ? — Ce sont, vous dis-je, mes crayons ; je suis peintre, et je voyage pour dessiner des vues. — Ah ! monsieur est peintre ; je comprends. Dis donc, ma femme, il paraît doux et honnête. Allons , restez , monsieur. Dame, pardon, voyez-vous ; c'est que dans ces campagnes il y a tant de mauvais sujets qui rôdent le soir ! et je sommes un peu éloignés de toute habitation ! Marie, allons, rince un verre. Vous, monsieur le peintre, mettez-vous sans façon à côté de not' femme.
» Marie était sa fille aînée : elle se leva ; je l'examinai, et soudain l'amour entra pour la première fois dans mon cœur. Vous venez de la voir ; elle est à présent mon épouse ; vous pouvez juger de sa beauté, quoique son teint et ses manières tiennent un peu au pays et à l'état où elle a été élevée.
» Marie donc se leva, et m'offrit bientôt un verre avec l'air le plus franc et le plus doux ; je me mis à table au milieu de ces bonnes gens... mes amis ! comme ils me reçurent ! non, je n'oublierai jamais les égards, les soins, les attentions qu'eut pour moi cette bonne famille d'Auvergne, à laquelle je devais bientôt appartenir. Je ne me doutais guère, hélas ! de l'espèce de liaison que j'avais déjà avec ces bonnes gens.
» Le souper fut gai, et bientôt... »
Ici le voyageur Vertpré fut interrompu par l'arrivée du respectable Palamène, qui ramenait Marie et son enfant. Comme ces deux époux étaient excessivement fatigués, le père de famille les engagea à monter se reposer. Vous resterez un jour ou deux avec nous, leur dit-il ; je veux que vous ayez le temps de connaître ma ferme et mes enfants ; mes enfants, qui sont le plus doux ornement de ce séjour. [464] Vertpré et son épouse y consentirent : ils se retirèrent, et le reste de la soirée fut occupé par de petits jeux auquels se livrèrent nos enfants sous les yeux de leur vertueux père, qui les partagea sans leur parler davantage de la lettre, ni du parti qu'il avait pris relativement à M. Delacour.
Bons pères, qui me lisez, étudiez la conduite de mon Palamène, et voyez dans la soirée suivante, ainsi que dans le reste de cet ouvrage, les moyens qu'il prend pour donner à ses enfants des leçons d'une morale douce et pure. C'est toujours par l'exemple qu'il les éclaire ; et l'exemple en effet produit plus d'impression que les avis sur de jeunes cerveaux.
[][]Suite de l'Histoire de la bonne famille d'Auvergne.
Vertpré, ainsi qu'il l'avait promis, passa la journée du lendemain avec notre intéressante famille ; mais il ne leur parla que des descriptions de l'Auvergne et de ses dessins, qu'il montra aux enfants de Palamène. Armand, Adèle, Jules et Benoît, qui dessinaient aussi, admirèrent les talents de ce jeune homme, et lui montrèrent aussi leurs ouvrages, dans lesquels il trouva beaucoup de dispositions. Le soir, on se réunit sur la terrasse, et Vertpré fut prié de continuer le récit qu'il avait interrompu la veille. Son épouse ne pouvait passer toute la soirée [466] au milieu de nos amis. Des soins maternels la retenaient chez elle : on n'attendit point qu'elle descendît, et Vertpré reprit sa narration en ces termes :
« Je suis resté, je crois, hier, à mon entrée dans le buron de Jacques l'Auvergnat ? — Oui, oui ; c'est là où vous en étiez, s'écrient les enfants. — Je vais donc poursuivre.
» Assis à table au milieu de ces êtres hospitaliers, j'eus tout le loisir de les examiner ; Jacques, le maître du buron, était un grand homme sec, vêtu en Auvergnat, mais dont tous les traits exprimaient la bonté et la probité. Sa femme n'était plus jeune ; mais on voyait qu'elle avait été bien, et son extérieur inspirait autant de confiance et d'amitié que son mari. Trois enfants composaient leur famille. Marie était l'aînée ; après elle venait encore une fille plus jeune, puis un petit garçon gentil tout à fait et vif comme la poudre. Ces trois enfants partageaient les vertus de leur père et de.Leur, mère ; tout, en un mot, chez ces bonnes gens, inspirait le plus vif intérêt.
» Jacques me questionna : Êtes-vous de l'Auvergne ? — Non, brave homme, je suis de Paris. — De Paris ! oh ! vraiment ; je connais bien cette ville-là. J'y ai porté de l'eau pendant vingt ans ; il m'en souviendra longtemps ! ( Il soupire.) — Vous soupirez, Jacques ! y auriez-vous éprouvé des malheurs ? — Oh ! un seul, mais qui en vaut bien cent autres. —Contez-moi donc cela. — Non, non, non. Tout ingrat qu'il est, je ne puis le déshonorer en le nommant ! il m'a fait bien du mal ; mais... O mon Dieu ! je ne l'aurais jamais cru capable d'une pareille noirceur !... — Qui donc ? — C'est un secret, voyez-vous ; je vous le dirons peut-être un jour, quand vous aurez mérité tout à fait notre confiance. [467] » Je ne voulus pas insister, et je me contentai d'adresser des choses flatteuses à la mère, et surtout à Marie, qui semblait me regarder déjà avec des yeux attentifs. A la fin du souper, Jacques engagea Marie à chanter une petite chanson des montagnes ; elle ne se fit pas prier, et nous chanta celle-ci que j'ai retenue.
MONTAGNARDE.Ah ! voyez comm' Jannette,Qui n' se fait pas prier,Danse au son d' la mousetteD'vant un beau cavalier !All' sautille sur l'herbette,A'tourn'par-ci, a' tourn' par-làAh !ah !Comm' ça va !Queu plaisir pour la filletteD' s'en donner comm' ça !Ah ! voyez comm' Jannette,Qui n' se fait pas prier,Va prendr' sous la coudretteL' bras d'un beau cavalier !Afin d' cueillir la noisette,A court par-ci, a' grimp' par-là :Ah !ah !Comm' ça va !Queu plaisir pour la filletteDe s' dém'ner comm' ça !Ah ! voyez comm' Jannette,Qui n' se fait pas prier,[468]Prend l' muguet, la violetteQue l'y donne l' cavalier !I' plac' dans sa colleretteUn' fleur par-ci, un' fleur par-là :Ah !ah !Comm' ça va !Queu plaisir pour la filletteD'êt' fleuri' comm' ça !Ah ! voyez comm'Jannette,Qui n' se fait pas prier,Joue à la clign'-mousette,Avec le cavalier !Mais l' pied manque à la pauvrette,A' tumb' par-ci, a roul' par-là.Ah ! ah !Comm' ça va !Queu plaisir pour la filletteD'êt' tumbé' comm' ça !Ah ! voyez comm' Jannette,Qui n' se fait pas prier,Va souvent en cachetteAvec le cavalier !l'li glisse dans sa pochetteUn' pièc' par-ci, un' bours' par là :Ah ! ah !Comm' ça va !Queu plaisir pour la filletteD'gagner ça comm' ça !
»je chantai à mon tour pour ne point désobliger mes hôtes, [469] qui m'en pressèrent, et l'on me conduisit dans un petit cabinet placé à l'extrémité du buron, où je trouvai un lit fort bon. Le lendemain matin, je voulus prendre congé de celte bonne famille ; mais elle ne voulut point consentir à me laisser partir si tôt. Qui vous presse ? me dit Jacques ; vous n'avez point d'affaires pressantes, vous me l'avez dit hier ; restez quelques jours avec nous, vous dessinerez tant que vous voudrez. Écoutez, le pays n'est pas beau par ici ; mais nous irons nous deux par delà Saint-Flour, où c'est plus agréable ; et pendant que vous travaillerez , moi je vous regarderai faire. Marie viendra avec nous. C'est une bonne enfant, que j'aurais déjà mariée ; mais dans ce pays ils sont tous si pauvres !... — Et vous êtes donc riche, vous, Jacques ? — Au contraire, c'est que je n'ai rien. La bonne question qu'il me fait ! Est-ce que si j'étais riche j'exigerais de l'argent de mon gendre ? ça serait raisonner comme dans vos villes, ça ! Mais je me dis : Si je n'ai rien, et que mon gendre n'ait rien non plus, ce n'est pas le moyen de rendre ma fille heureuse... Allons, voilà qui est dit ; vous restez, n'est-ce pas ?
» J'étais enchanté de la philosophie de ce bon père : je n'avais rien qui me forçât à m'éloigner ; et d'ailleurs je commençais à prendre un goût singulier pour Marie. Je promis donc à son père de passer huit jours avec lui dans son buron. Toute la famille fut transportée de joie de me voir rester, et je m'aperçus que Marie en témoigna plus vivement sa satisfaction. Cette fille, intéressante et vertueuse, commençait à m'aimer, et elle avait trop d'innocence pour dissimuler la vivacité de ses sentiments. Les premiers jours se passèrent très-agréablement pour moi. Je sortis avec Jacques, Marie et Joset, son petit frère ; nous allions faire des courses dans les montagnes ; je dessinais ; Marie me [470] regardait attentivement travailler, et pendant ce temps, Jacques et son garçon s'amusaient à chasser pour le dîner, qui se passait toujours très-gaiement.
» Je prenais un tel intérêt à la bonne Marie, que bientôt, réfléchissant sur la nature de mes sentiments, je frémis en pensant que c'était un véritable amour que je ressentais pour elle. Eh ! pourquoi frémir ? me dis-je ensuite en rappelant ma raison ; qui suis-je donc pour me livrer à des mouvements d'orgueil et de vanité ? Je suis un malheureux orphelin, sans état, sans fortune, sans amis sur la terre ! Puis-je oser prétendre à une alliance brillante ?... Mon indigence et le déshonneur où la faillite de mon père m'a plongé me condamnent à une éternelle obscurité... Marie est belle, jeune, aimable ; je l'aime. Si elle m'aime aussi, et que son père veuille nous unir, pourquoi rougirais-je de m'allier à une famille d'honnêtes gens' ?... La probité vaut partout la probité ; et c'est s'assortir que choisir d'après son cœur et sa délicatesse.
» Ces réflexions, je les faisais souvent ; mais je n'osais avouer mon amour à Marie, encore moins à son père, qui semblait désirer que son gendre eût une petite fortune. Peut-être que ce brave homme voulait aussi que sa fille épousât un paysan comme lui, et ne quittât pas ses montagnes. Tous ces raisonnements me prescrivaient le silence ; mais chaque jour n'en augmentait pas moins le feu qui me dévorait.
» Les huit jours que j'avais promis étaient écoulés, et je brûlais du désir de me voir retenir encore huit autres jours. Le bon Jacques, qui aimait, disait-il, mon humeur et mes talents, prévint mes vœux. Il me parla même de quinze jours encore, et j'acceptai sans hésiter, Je savais d'ailleurs apprécier l'excellent [471] cœur de cette famille, qui était enchantée de posséder longtemps un homme qu'elle estimait et chérissait. Marie avait été élevée à Clermont, chez une dame qui lui avait donné quelque éducation, mais qui était morte sans pouvoir l'établir, ainsi qu'elle se le proposait. Marie était la plus savante de la famille ; elle savait lire et écrire, tandis que ses parents ignoraient ces arts utiles. Le bon Jacques s'était mis dans la tête, malgré son âge, d'apprendre à lire, et c'était Marie qui lui montrait. Tableau vraiment touchant pour l'observateur et l'ami de la nature ! Figurez-vous tous les soirs Marie assise dans une grande chaise, son père à genoux à côté d'elle, et répétant après elle tes noms des lettres qu'elle lui montre dans un gros livre qu'elle tient sur ses genoux, tandis que Joset, son jeune frère, est courbé sur son autre genou pour examiner les mêmes lettres et profiter de la leçon qu'on donne à son père. A côté de ce groupe ravissant, la vieille mère file au fuseau ; et moi, debout, la bouche béante, les yeux fixes, les mains croisées, j'examine ce tableau ravissant et surtout la figure charmante de la maîtresse d'école... Voilà, mes amis, ce qui m'attachait de plus en plus à Marie.
» Un jour que j'étais plongé dans mes réflexions, Marie s'approche de moi : Qu'avez-vous ? me dit-elle ; il me semble que vous versez quelques larmes. — Oui, Marie, j'en répands, et c'est vous qui me les arrachez. — Moi ! ô mon Dieu !... Eh bien ! cela m'arrive quelquefois aussi ; et c'est vous qui les faites couler. — Je fais couler vos larmes, Marie ! eh pourquoi ? Aurais-je le malheur de vous déplaire ? — Si vous me déplaisiez, je ne pleurerais pas... Et moi, je vous ai peut-être causé quelque chagrin sans le vouloir. — Vous, Marie ! vous êtes adorable à [472] mes yeux. — Et moi, je vous trouve bien aimable. — Je n'avais jamais aimé, Marie. — Ni moi... mais j'aime bien à présent...
— Vous aimez... votre père, sans doute ? —Oh ! oui, cela va sans dire. Mon père, ma mère, ma sœur, mon frère, tous me sont bien chers ; mais il y a longtemps de cela, et ce n'est que depuis peu que je m'aperçois qu'on peut aimer un ami peut-être plus qu'un père. — Ah ! Marie, que dites-vous ? — En vous voyant, je crois avoir un frère de plus. — Et moi, Marie, depuis que je vous connais, je crois posséder une sœur que je chéris. — Vertpré, est-ce bien de l'amitié des parents que nous nous aimons ? — Ah ! si c'était de celle des amants, Marie ? — Je le crois, moi. —J'en suis sûr, Marie. — Vous m'aimez, Vertpré ? — Je vous adore. — Eh bien ! épousez-moi.
— Y consentiriez-vous, Marie ? — De tout mon cœur. — Et votre père ? — Mon père aussi ; il ne veut que mon bonheur. Je lui dirai que je ne puis être heureuse sans vous. — Ah ! Marie ! — Cher Vertpré... Voilà mon père qui revient : parlons-lui nous deux. — Non, Marie, je n'oserai jamais. — Paix, le voici ; c'est moi qui parlerai la première.
Le caractère de Marie vous étonne peut-être, mes amis ! Il était simple et franc comme la nature... Jacques se présenta en effet ; et tandis que je balbutiais quelques mots mal articulés, Marie, moins timide que moi, lui fit celte question, dont elle prévoyait la réponse : Mon père, tu m'aimes ? — Oui, mon enfant. — Tu m'as promis de me marier ! — Quand tu rencontreras un honnête homme que tu aimeras. — Eh bien ! mon père, cet honnête homme, je l'ai rencontré : le voilà, et je l'aime. (Jacques fronce le sourcil.) — Que dis-tu, mon enfant ! crois-tu que M. Vertpré veuille descendre jusqu'à nous ? — Descendre ! [] m'écriai-je : ah, Jacques ! quelle expression ! par où me suis-je attiré cette opinion d'une fierté que je n'ai point ? — Mais c'est un bourgeois, lui, ma fille, et nous ne sommes que des paysans ! — Des honnêtes gens, bon Jacques, des honnêtes gens que je chéris et révère. — Monsieur, avant tout, il faut savoir si ma fille vous plaît. —- Je l'adore. — Bon ; c'est déjà un grand point ! En second lieu, il faut connaître votre famille, votre père. — Je l'ai perdu ; je n'ai pas un parent sur la terre, pas un ami que vous, si vous voulez bien l'être. — Oh ! pour ça, de tout mon cœur ; mais avant de devenir votre beau-père (ça vaut bien un ami, n'est-ce pas ?) , il faut que je vous dise mes intentions : vous saurez, comme je vous le disais l'autre jour, que je n'ai rien à donner à ma fille, rien du tout, que celte masure et quelques acres de terre dont elle aura le tiers, quand ma Jacqueline et moi nous ne serons plus. Rien, ça n'est pas une bonne avance pour un ménage de jeunes gens ! voilà pourquoi j'exigeais que mon gendre eût quelque chose. — Et combien voulez-vous qu'il possède ? — Ah ! s'il avait seulement cent louis !... — Cent louis ! — Oui, ça serait fait tout de suite. J'aurais pu les lui donner, moi, autrefois, ces cent louis-là ; mais si mon gendre les avait, ça reviendrait au même. — Cent louis ! Jacques ! ô bonheur ! je les possède ; les voilà ! Or précieux qui m'appartiens bien sans faire rougir la probité, tu vas servir à mon bonheur ! — C'est-y bien vrai qu'il y a là cent louis ? — Comptez, Jacques, comptez.
» Jacques vide ma bourse sur une petite table qui est en dehors du buron, sous un berceau, et tandis qu'il compte mon or, ses lunettes sur le nez, je presse contre mon cœur la main de Marie, qui me dit : Mon ami, tu vas être à moi ! — O Marie ! [474] qui s'y serait attendu ? Mais sais-tu pourquoi ton père exige cent louis juste, ni plus ni moins ? — Je m'en doute, mais comme c'est son secret, c'est à lui à te le confier.
» Jacques ramasse l'or qu'il a compté, le remet dans ma bourse et me dit en me la rendant : Oui, le compte y est, et c'est là tout ce que je demandais. Il ne reste plus qu'à prévenir notre femme et faire avertir M. le curé, ainsi que le notaire. Quoi ! lui dis-je, je vais la posséder ?— Quand tu voudras, mon fils, elle est à toi. — O mon père ! je vous remercie de m'avoir laissé cette faible somme qui comble tous mes vœux. — Ton père n'était donc pas riche ?— Quand nous en serons aux articles du contrat, bon Jacques, je vous conterai mes malheurs, et vous saurez que j'étais fait pour jouir un jour de la plus brillante fortune... — Qui t'aurait empêché d'épouser Marie.— — Qui m'aurait en effet privé de cette épouse que j'adore.
» En causant ainsi, nous entrons dans le buron, où Jacques met en deux mots sa femme au fait du nouveau traité qui vient de se conclure. Jacqueline, sa jeune fille, et Joset me sautent au cou : l'une m'appelle son fils, les autres me nomment leur cher frère ; j'embrasse tous mes nouveaux parents ; et, après les premiers moments d'effusion, nous nous asseyons tous pour régler les préparatifs de notre mariage. Il est décidé qu'il se fera le lendemain. Joset va partir sur-le-champ pour la ville voisine, d'où il amènera un notaire, tandis que le bon Jacques ira prévenir le curé de Saint-Flour de nous chanter le lendemain matin une grand'messe nuptiale. La mère Jacqueline et sa fille se mettent avec Marie à préparer tout de suite des coiffures et des déshabillés plus propres que ceux de tous les jours ; et moi je me charge de commander un petit repas pour célébrer [475] notre noce avec deux ou trois parents de la famille que Jacques doit ramener de Saint-Flour. Voilà donc qui est bien décidé ; cela ne peut manquer, n'est-il pas vrai ? Eh bien, mes amis, un mot, un seul mot va détruire tout mon espoir, tout mon bonheur. Écoutez-moi bien.
» Vers l'après-midi, Jacques revint de Saint-Flour avec ses parents. Nous dînons à la hâte, pour laisser aux femmes le temps de préparer la parure de la mariée, et nous nous entretenons toujours tous du bonheur que nous prépare une union si bien assortie. Jacques me prend à part : Sais-tu, mon ami, me dit-il, pourquoi j'exigeais cent louis d'un gendre ? J'ai pu te paraître singulier, intéressé ; je veux détruire cette idée en te racontant mon histoire. Ce secret, tu mérites que je te le confie ; il reste d'ailleurs dans ma famille. Assieds-toi là, à côté de moi: laissons faire nos femmes, et jasons nous deux.
» Les parents vont rejoindre Jacqueline et ses filles, tandis que, seul en tête-à-tête avec Jacques, il me raconte le singulier événement que je vais vous rapporter.
» Je suis né ici, me dit-il, dans ce même buron qui appartenait à mon père. Mon père était âgé, veuf et chargé de trois enfants, moi et mes deux frères que tu vois là, et qui vont devenir tes oncles. Il nous envoya tous les trois à Paris dès notre plus tendre jeunesse, où nous nous mîmes à ramoner les cheminées, à faire des commissions, enfin tout ce que tu sais que font les petits Auvergnats dans cette grande ville. Je m'étais séparé de mes deux frères ; chacun de nous travaillait pour soi et de son côté ; mais quand nous avions amassé quelque petite somme, nous nous réunissions tous les trois pour faire une seule part, et pour l'envoyer à notre père. Il mourut, ce bon [476] vieillard : devenus nos maîtres alors, nous nous perdîmes presque de vue, et chacun fit ce qu'il put. J'étais grand et fort ; je me mis à porter de l'eau, et je puis dire que j'avais de jolies pratiques dans le faubourg Saint-Germain. A l'âge de vingt-cinq ans, je revins au pays, muni de quelques épargnes, et j'épousai Jacqueline, que je quittai bien vile pour venir exercer mon état à Paris. Tous les ans j'allais au pays porter de l'argent à ma femme, et je devins, par la suite, père de trois enfants. Cependant toute mon ambition était d'amasser une somme assez forte pour me retirer tout à fait dans le sein de ma famille ; et Dieu sait si je travaillais pour cela ! Je parvenais petit à petit, en mettant sou sur sou, à mettre quelque chose devant moi ; mais il fallait du temps ; car, outre que je devais me soutenir à Paris, j'étais obligé de soutenir ici ma femme et mes enfants. A la lin, je parvins à me faire une somme de cent louis, entends-tu, mon ami, cent louis !... C'était beaucoup pour un pauvre porteur d'eau ! Il m'avait fallu vingt ans pour les amasser ! et suer ! et me donner du mal !... Enfin j'étais sur le point de jouir du fruit de mes travaux.
» Un jour j'entre pour porter de l'eau chez une de mes pratiques ; un honnête homme, oh ! que j'aimais parce qu'il n'était pas fier, quoique riche ; il me donnait du tabac quand il me renconrait dans l'antichambre qui communiquait à la cuisine. Il me disait : Jacques, eh bien ! comment ça va-t-il ? quand vas-tu voir ta femme et tes enfants ? — Oh ! je ne suis pas pressé, que je lui répondais. Il riait alors, et me prenait la main avec bonté, en m'appelant un bon enfant. Moi, toutes ces manières-là m'avaient touché le cœur. J'aimais cet homme, ah ! je l'aimais plus que mon frère. Un jour donc j'entre chez lui ; la cuisinière [477] n'y était pas ; c'est lui qui vient m'ouvrir. Il est pâle, défait, égaré. Mon Dieu ! monsieur, que je lui dis, comme vous voilà ! Êtes-vous malade ? — Ne me parle pas, qu'il me dit, ne me parle pas, mon bon Jacques. Je suis au désespoir !... — Au désespoir ! que je lui dis effrayé, en me débarrassant de mes seaux ; que vous est-il donc arrivé ? — Rien, Jacques, rien ; mets ton eau dans la fontaine, et laisse-moi. — Non, monsieur, je ne vous laisserai pas, vous avez trop de chagrin : vous n'auriez qu'à vous tuer ! —Cela serait déjà fait, Jacques, si je n'étais père. — Quelque friponnerie, quelque banqueroute peut-être ? On en voit tant cette année ! — C'est cela, Jacques ; je suis perdu par ma confiance. Un misérable m'emporte tout, et demain j'ai des effets à payer.... Je ne sais où donner de la tête ; mais va-t'en, Jacques ; laisse-moi seul à ma douleur. — Je ne m'en irai pas : je vous connais, vous êtes un honnête homme, et je dois vous secourir. — Me secourir ! — Je le puis : j'ai une somme énorme que j'avais amassée pour aller me retirer dans mon pays : je vous l'offre. —Comment ? —Oui. je possède cent louts : hein ! il y a là de quoi vous tirer d'affaire, n'est-ce pas ?
— Pas tout à fait, Jacques ; mais cela serait, que je n'accepterais point ton offre. — Vous l'accepterez ! —Moi te dépouiller !
— Vous me le rendrez. N'avez-vous point de ressources ? — J'en ai, Jacques ; je suis bien sûr d'ici à quelques mois.... Mais je ne puis consentir à te priver de la douceur de revoir ta femme et tes enfants. — Je les verrai plus tard. — Mais il est temps que tu te reposes. — Je suis encore assez fort pour travailler.
— Jacques, je ne puis... —Je le veux comme cela, monsieur : voilà les cent louis que j'ai sur moi par bonheur, prenez-les, et ne dites plus rien. — Mais... — Je ne vous entends plus ; et [478] je mets mon eau dans la fontaine. — jacques, tu es fou...— elle est à sec la fontaine. — mais, mon ami — c'est égal, j'y vas toujours mettre cette voie-là, demain j'en rapporterai. —Reprends ton or, Jacques ; je serais honteux... — Est-ce que vous vous trouverez humilié d'accepter un service d'un pauvre porteur d'eau ?— Ce n'est pas cela,. Jacques ; mais... —Eh bien ! ne m'en parlez donc plus : votre serviteur. C'est sept voies que la bonne me doit.
» Mon homme me rappelle dans l'escalier ; je ne l'écoute point, et je suis déjà dans la rue à crier : À l'eau ! à l'eau ! — Depuis ce temps, mon ami, j'allais tous les jours porter de l'eau dans cette maison ; mais je n'y voyais plus le maître, qui, je ne sais pour quelle raison, était sans cesse enfermé dans son cabinet. Sur ces entrefaites, je reviens ici voir ma famille: il y a de cela quelques mois. J'embrasse ma femme et mes enfants, à qui je ne parle point du service que j'ai rendu. Je retourne à Paris je vas chez mon homme. o surprise !.... le fripon a fait banqueroute à son tour ; il m'emporte ma somme ; et l'on ne sait ce qu'il est devenu. Toute sa maison est sens dessus dessous ; on n'y voit que des gens de justice. Je réclame mon droit, comme créancier ; on me demande si j'ai un titre. Je n'en ai pas malheureusement. J'ai prêté de confiance, sans penser même à exiger un écrit d'un homme pour qui j'aurais mis ma main au feu ; et me voilà la dupe d'un escroc qui m'a emporté mon argent !.... Juge de ma douleur, mon cher Vertpré ! Le fruit de mes travaux, des épargnes de vingt ans !...Il faut que je recommence à travailler comme si je n'avais rien fait ! O mon Dieu ! que les hommes sont trompeurs ! ici, mes amis, jacques laissa tomber quelques larmes, et [479] moi, que son récit intéressait vivement, je le priai de continuer ; ce qu'il fit de cette manière :
» Quand je vis qu'il n'y avait plus de ressources pour moi, et que mes cent louis étaient perdus ( il avait un fils, ce fripon ; mais le fils s'était sauvé ce jour-là même : on ne savait ce qu'ils étaient devenus tous deux ) , le chagrin s'empara de moi ; je me dis : Il faut que je recommence ma carrière ; mais, avant, je retournerai me consoler pendant quelques mois au milieu de ma famille, et je reviendrai après avoir marié ma fille aînée, si je le puis ; mais, pour la marier avantageusement, je ne prendrai qu'un gendre qui puisse lui apporter en dot les malheureux cent louis que je viens de perdre. Si je trouve ce gendre et cette somme, je travaillerai avec plus de courage. Je suis revenu ici, et me voilà, mon ami, forcé de retourner à Paris aussitôt que votre mariage sera terminé. Je ne suis plus jeune: ma pauvre femme est plus âgée que moi ; mais c'est égal, je puis encore travailler dix ans pour soutenir ma Jacqueline et établir à son tour ma fille cadette. Pour Joset, je l'emmènerai avec moi : il fera comme son père a fait ; il faudra bien qu'il se suffise à lui-même : c'est toujours une charge que j'aurai de moins. Voilà mon secret, mon ami, et c'est la raison qui m'a fait exiger de toi une somme de deux mille quatre cents livres. Si je les avais eues, si on ne me les avait pas emportées, je ne te les aurais pas demandées : bien au contraire, je t'en aurais offert la moitié.
» Enchanté de l'excellent cœur du bon Auvergnat, mais en même temps troublé par je ne sais quel pressentiment, je me rappelai soudain les expressions vagues de mon père à ses derniers moments ; et je ne sais pourquoi je demandai à Jacques, [480] avec émotion, le nom de celui qui lui avait fait un tort si considérable. Son nom, mon ami, me répondit Jacques, je ne te le dirai point ; cet homme m'a fait bien du mal, mais je ne le déshonorerai point en publiant son nom. — Jacques, je vous en conjure, ne me le cachez point. Je connais tout Paris ; il serait possible que votre homme devînt solvable, et qu'il y eût de la ressource. Il s'appelle ?... — Ce n'est donc qu'à toi, mon gendre, que je le dirai, et à la condition que tu t'informeras de lui, et que tu tâcheras de me faire payer de son héritier. Il s'appelait M. Demervil, un banquier, je crois.
» A ce nom de Demervil, je devins pâle et tremblant, au point que, si je n'avais pas été dans l'obscurité, tourné devant Jacques, il s'en serait aperçu. C'était mon père qui avait ruiné ce brave homme. Mon père s'appelait Vertpré Demervil ; mais il était plus connu sous ce dernier nom, tandis que l'on me nommait communément Vertpré. Toujours enfermé dans mon cabinet, je n'avais pu connaître le porteur d'eau de la maison, qui, de son côté, n'avait jamais eu l'occasion de me voir. Je restai un moment interdit ; et Jacques, qui prit mon silence pour un effet de l'intérêt que son malheur m'inspirait, me prit la main pour me conduire vers Marie, en me disant : Cela t'affecte, mon ami ! Au surplus, le mal est fait, n'y pensons plus, et occupons-nous uniquement du bonheur qui nous attend tous.
» Ce bonheur, il était détruit pour moi ! La somme que je possédais, et qui seule me faisait obtenir la main de Marie, n'était plus à moi, elle appartenait à Jacques, et c'était là l'aveu pénible que mon père craignait de faire en mourant. Quel parti devais-je prendre ? Pouvais-je tromper ces bonnes gens en [481] épousant leur fille sans leur restituer leur bien ? Pouvais-je cacher ma honte aux dépens de la probité ? Non, me dis-je intérieurement, je ne suis point capable de tant de bassesse. J'aime, j'adore Marie, mais je dois y renoncer. En restituant la somme, je n'ai plus rien, et Jacques d'ailleurs ne voudra jamais donner sa fille au fils d'un homme déshonoré, qui l'a si cruellement trompé. Mon père avait bien raison de me dire qu'il ne me laissait rien, car je n'ai recueilli de sa succession que cette modique somme de cent louis, et il se trouve aujourd'hui qu'elle n'est pas à moi. Rendons-la, rendons-la, et sacrifions l'intérêt et l'amour à l'honneur, à la délicatesse...
» Ces réflexions, je les fis très-rapidement, et sans qu'il s'élevât dans mon âme le moindre combat entre le crime et la vertu... Je regardai Marie, un soupir s'échappa de ma poitrine ; et laissant bientôt ces honnêtes gens s'occuper toujours des préparatifs d'un hymen qui ne pouvait plus s'effectuer, je sortis sous un prétexte, mais bien dans l'intention de ne jamais rentrer dans cette fatale chaumière. Je n'osais pas me nommer moi-même ; mais je me proposais d'écrire et de renvoyer l'or par un agent quelconque, mais sûr. Je marchai au hasard, la tête embarrassée, le cœur serré, les yeux pleins de larmes, et pour la première fois je sentis le prix de la fortune... Marie ! Marie ! m'écriai-je, mon absence va te percer le cœur ; ma fuite va peut-être te faire douter de mon amour ; mais elle est nécessaire, inévitable. Un mot me perd, nous perd tous les deux ; mais il faut le dire, ce mot fatal ; je ne puis, non, je ne puis tromper d'aussi bons cœurs...
» En réfléchissant ainsi, je vis venir devant moi, en sautant, le petit Joset qui revenait de la ville. — Mon frère, mon frère, [482] me cria-t-il de loin, le notaire viendra demain matin. Je viens de le voir. Mais où alliez-vous donc, mon frère ?
» Ce titre de frère que me donnait ce jeune enfant me fit soupirer : il s'en aperçut. — Vous avez du chagrin, mon frère, et vous voilà bien loin de chez nous ! Qu'est-ce que cela veut dire ? — Rien, mon ami, rien.
» Je le pris par la main, et feignant d'aller faire quelques emplettes à la ville, je l'engageai à m'accompagner. Joset revint avec plaisir sur ses pas, et je fus charmé d'avoir trouvé l'agent sûr que je désirais rencontrer.
» Arrivés à la ville, nous entrâmes dans une auberge, et là, demandant de l'encre et du papier, j'écrivis ce peu de mots :
« Votre confidence, Jacques, m'a éclairé d'une manière bien » cruelle !... Vous ignoriez que vous parliez au fils du malheureux » Demervil qui cause votre peine ! Oui, Demervil fut mon père! » Jugez, d'après cela, si je dois prétendre encore à la main de Marie ! Je n'ai plus rien, et je suis dégradé à vos yeux. Je vous renvoie vos cent louis, le seul bien que je croyais m'appartenir. » Ils sont à vous ; je vous les rends, et vous fuis pour jamais » Adieu: consolez Marie, que je ne cesserai jamais d'adorer ; et cherchez-lui un époux plus digne d'elle et de vous.
» vertpré-demervil... »
» Ce billet fini, je le cachetai ; puis le remettant avec ma bourse ;au petit Joset, je le priai de porter tout cela bien vite à son père, attendu que j'avais encore une affaire à terminer, qui me retiendrait longtemps. L'enfant voulut m'engager à revenir avec lui, mais comme il ignorait mes véritables projets, je le priai de ne plus insister, et il partit... [483] » Me voilà donc seul encore une fois dans l'univers, sans argent, sans ressources, privé de tout au moment où j'allais épouser celle que j'adorais ! Le flambeau de l'hymen venait de s'éteindre ; et l'obscurité la plus profonde régnait sur la carrière épineuse de la vie que j'allais parcourir seul ! Je perdais mon amante, je perdais tout !... Je voulus quitter soudain l'Auvergne, qui me rappelait des regrets trop douloureux. La nuit n'était pas encore répandue sur notre hémisphère ; je marchai jusqu'à ce que le jour finissant m'avertit de me délasser dans une auberge, la seule que j'aperçusse sur la route. J'y entre ; je me fais servir un souper modeste, car je n'avais plus que quelques petits écus, et je monte ensuite dans une chambre qu'on me désigne, et dont la vue donne sur la route. La soirée était superbe, et la lune éclairant les sites agrestes qui se prolongeaient devant moi, je me mis à ma croisée, pour examiner ce calme imposant de la nature, et surtout la cime du Puy-de-Dôme, qui réfléchissait un éclat éblouissant. Je pensais à mes malheurs, et je ne songeais point à me reposer, tandis que tout le monde était couché depuis longtemps dans l'auberge.
» Le bruit d'un cheval qui galopait au loin fixa tout à coup mon attention ; il semblait que quelque chose me dit intérieurement que le cavalier qui le montait avait affaire à moi. Je regarde, j'examine, et bientôt j'aperçois un homme vêtu de brun, et portant un enfant en croupe derrière lui ; à quelque distance de l'auberge, le cavalier s'arrête, et je l'entends qui dit à l'enfant : A moins qu'il ne se soit arrêté dans cette auberge !
» Ciel ! c'est la voix de Jacques. L'enfant, Joset sans doute, lui répond : Frappons-y, mon père. Un mouvement involontaire [484] me fait crier de loin : Jacques, Jacques, qui cherchez-vous à cette heure ?
Le voilà ! s'écrie Jacques ; et au même instant il est à bas de son cheval, ainsi que son enfant. Tous deux frappent à coups redoublés à la porte de l'auberge, tandis que Jacques me dit d'en bas : Te voilà donc, étourdi, qui nous causes tant de chagrins ! c'est toi que je cherche. M'as-tu cru assez intéressé pour faire le malheur de ma fille , et assez injuste pour ne pas distinguer le fils d'avec le père ?
» Ils frappent toujours ; en vain je leur observe que tout le monde est couché, que personne ne leur ouvrira ; ils sont capables d'enfoncer la porte, et prennent des pierres pour donner de plus grands coups. A la fin, l'hôte s'éveille ; il appelle ses gens, la porte s'ouvre ; mais soudain il s'élève une querelle entre les garçons de l'auberge et les deux Auvergnats, qu'on veut maltraiter comme des importuns. Je descends pour apaiser cette rixe, qui peut aller jusqu'aux coups, et je parviens à calmer les deux partis. Jacques me prend le bras, et veut m'emmener avec lui sur-le-champ. Je lui objecte que la nuit est avancée, que je me crois d'ailleurs indigne de son alliance : il n'écoute rien, me force à monter sur son cheval, place l'enfant derrière moi, et marche, à pied, à côté de nous.
» As-tu pu penser, me dit-il en route, que je ne saurais pas apprécier l'excès de ta délicatesse ? Cet argent, tu pouvais le garder, tu pouvais nous laisser ignorer ton nom, épouser Marie et faire ton bonheur : tu ne l'as pas fait, tu as préféré d'être honnête homme. O mon cher Vertpré ! que ce trait m'a pénétré ! Tu vas voir Marie, qui est touchée, comme moi, de ton désintéressement ; elle pleure, la pauvre enfant ! Tout le monde [485] passe la nuit chez moi ; on m'attend, ou plutôt on t'attend avec impatience. — Comment avez-vous pu suivre mes traces, mon cher Jacques ? —Pardi, c'était ben malin ! Joset m'a servi de conducteur jusqu'à l'auberge où il t'avait laissé. Là nous avons demandé de tes nouvelles ; on nous a dit que tu venais de partir, et qu'on t'avait vu prendre la grande route de Clermont. Allons à Clermont, dis-je à Joset ; allons au bout du monde, s'il le faut, pour retrouver cet intéressant jeune homme !... Oh ! j'y aurais été, tant je brûlais du désir de te retrouver ! — Bon Jacques, et vous permettez encore que j'épouse !... — Qu'il est nigaud ! pourquoi pas ? En supposant que je ne calcule que l'intérêt, cet argent, tu l'avais, tu pouvais donc contenter mes vœux ; tu me le rends, je l'ai, c'est à moi à te l'offrir : cela revient au même. Pour moi, je suivrai mon plan, je retournerai travailler à Paris. — Non, Jacques, non, vous ne travaillerez plus ; j'ai quelques talents, je peins assez passablement ; je ferai des portraits, des tableaux, et je trouverai le moyen de soutenir mon ménage et le vôtre, qui désormais n'en feront plus qu'un.
» Tout en nous entretenant ainsi, nous arrivâmes au buron au petit jour. J'y trouvai en effet toute la famille assemblée et livrée à la plus mortelle inquiétude. Je vous laisse à penser, mes amis, si je fus grondé d'abord, puis caressé, embrassé, fêté ! Marie surtout, Marie semblait renaître ; elle m'accusait de froideur ; puis elle sautait à mon cou, et me serrait dans ses bras avec la plus vive affection.
» Le lendemain notre hymen fut célébré, ainsi qu'il avait été projeté. Je restai quelque temps avec ma femme au milieu de cette bonne famille ; puis je vins m'établir à Clermont, où je gagnai quelque argent, que je donnai à Jacques, ne voulant pas [486] souffrir que ce brave homme recommençât des travaux qui auraient abrégé ses jours. Quelques mois après nous le perdîmes, à la suite d'une maladie grave et prompte. Jacqueline, sa tendre épouse, ne put lui survivre longtemps. Alors je remis Joset et sa jeune sœur aux soins d'un oncle qui demeurait à Saint-Flour, lui promettant de lui payer une bonne pension, et je résolus de venir, avec ma femme et l'enfant qu'elle nourrit, me fixer à Paris, où la carrière est plus vaste pour un artiste. C'est en faisant ce voyage que je me suis égaré hier dans la forêt prochaine, et que j'ai pris la liberté de demander l'hospitalité dans cette maison. J'ai accepté le repos d'un jour que vous m'avez offert ; mais demain matin, de très-bonne heure, je partirai, et j'emporterai le souvenir de vos soins généreux ; heureux si j'ai pu vous intéresser un moment en vous racontant l'histoire de la bonne Famille d'Auvergne ! »
Vertpré termina son récit, et, comme il était tard, Palamène le fit passer avec ses enfants, et Marie, qui venait de descendre, dans la salle où Marcelle avait préparé la collation du soir.
[]La Ferme isolée.
Vertpré et sa femme partirent le lendemain matin, et les enfants se réunirent pour déjeuner en l'absence de leur père, qui était occupé dans son cabinet. L'histoire qu'on leur avait racontée la veille était venue fort à propos pour leur faire faire mille réflexions sur la restitution des vingt mille francs que Palamène devait faire à son bienfaiteur Delacour. Ce jeune Vertpré qui ne se croit pas propriétaire de cent louis qu'il a recueillis de la succession de son père, ce vertueux jeune homme qui renonce à celle qu'il aime, à tout, pour rendre un bien dès [488] qu'il sait qu'il ne lui appartient plus ! il y avait de quoi faire travailler nos jeunes têtes, et les ramener à de justes retours de délicatesse. Ce fut Armand qui renonça le premier à son opinion. — Sais-tu, dit-il à Benoît, que depuis hier j'ai bien changé d'idée sur l'affaire de notre père ? Oui, je crois à présent qu'en effet il doit rendre la somme à M. Delacour. — Je ne suis pas encore autant persuadé que toi, lui répondit Benoît ; est-ce parce que Vertpré nous a dit hier qu'il avait rendu à Jacques l'argent que ce dernier avait prêté à son père ? le cas est bien différent. — Pas tant. — Tout à fait différent. Dans l'histoire de Vertpré, c'est de l'argent prêté à condition qu'il sera rendu. C'est de l'argent donné, ici. — Donné, si tu veux ; mais quand celui qui a fait le don a besoin à son tour ? — Il est vrai que l'excès de la délicatesse de Vertpré m'a touché, moi. — L'excès ! interrompit Léon ; mais il n'y a pas d'excès de délicatesse dans son procédé. Le père avait abusé de la confiance, de la bonté d'un honnête homme ; le fils devait tout réparer. C'est ainsi que je pense ; et c'est ici la même chose, au point que si j'étais fils unique, et que je perdisse mon respectable père, la première chose que je ferais serait de rendre les vingt mille francs à M. Delacour ou à ses enfants. — Ah ! te voilà, toi ! interrompit Benoît avec un sourire ironique, tu rendrais ; mais si tu n'avais que cela ? — Je ferais comme Vertpré, qui ne possédait uniquement que] ces malheureux cent louis. — Mais Vertpré devait réellement. — Nous devons aussi réellement. — Non. — Si. — Pour nous mettre tous d'accord, reprit Armand, n'examinons plus la légitimité de la dette ; ne voyons plus que l'honneur, les procédés, la délicatesse. — Ah ! à la bonne heure, repartit Benoît ; mais Léon fait toujours l'entendu. — En raisonnant [489] d'après notre cœur, mes frères, poursuivit Armand, nous sentirons tous qu'une voix nous crie là : Rendez à l'indigent ce qu'il vous a donné dans sa prospérité ; n'est-ce pas ? — Oui, oui ! s'écrient tous les enfants ensemble. Armand reprend : Sans doute il est dur de se dépouiller ainsi, de se réduire soi-même à la gêne, à la malaisance, de perdre tout le fruit de ses travaux et l'espoir de tout établissement. Voilà ma sœur, par exemple ; il faudra la marier un jour, et l'on ne peut la marier sans une dot : où la prendre ? — Oh ! interrompit Jules, ne parle pas de cela : sa dot, ce sont ses vertus, c'est elle-même. Eh ! qui ne s'empresserait pas de lui donner la main ?—Comme il est galant, Jules ! repartit Benoît. — Il est plus, reprit Jules, il est vrai. ( Jules regarde Adèle, qui rougit.) — La galanterie de Jules, répliqua Armand avec douceur, est motivée par le mérite de ma sœur Adèle ; mais, en supposant qu'elle n'ait pas besoin de dot, elle ne compose pas seule la famille de mon père ; il a encore quatre garçons à établir ; je dis quatre, car Jules est notre frère, il doit partager comme nous. Moi, surtout qui dois me marier le premier, n'est-il pas bien agréable d'être garçon de ferme, au lieu d'en être le maître, et d'épouser... je ne sais qui, qui n'aura pas de bien ? — Et moi, dit Benoît, j'en suis aussi réduit là si l'on rend la somme. — Pour moi, interrompit Léon, j'ai des talents, je m'en moque. — Oh ! oui, de beaux talents, repartit Benoît en secouant la tête ; parce qu'il fait de mauvais vers, il s'imagine avoir tout l'esprit de la famille. — Benoît, tu es toujours jaloux et méchant, interrompit Armand ; tu ne cherches qu'à piquer l'amour-propre de ton frère Léon ; c'est bien vilain, et il est heureux pour toi que mon père ne t'entende pas. Tu te rappelles ton petit séminaire chez Lagrange, [490] le charbonnier de la forêt ; tâche de ne pas te mettre dans le cas d'y retourner. Mais laissons cela, et dites-moi si vous voulez que nous allions tous chez notre père, pour lui dire que Benoît et moi nous avons changé d'avis, et que nous avons adopté celui d'Adèle, de Jules et de Léon ? — Allons-y tous, disent les quatre autres enfants. — Nous nous marierons comme nous pourrons, ajoute Benoît : mon père va vendre cette ferme, il n'aura plus de bien, et nous épouserons des paysannes ! — Oui, des paysannes, répond Armand en soupirant ; car mon père veut que je sois agriculteur comme lui : vous vous souvenez bien qu'il m'en a prescrit la loi, le jour où nous allâmes dîner à Mamonville, où l'on nous raconta l'histoire touchante de Gros-Jean et de Florival son fils ? Je serai fermier !... — Et tu épouseras, comme nous, une paysanne, reprend Benoît avec un sourire malin, et comme s'apercevant de l'orgueil de son frère, qu'il est bien aise d'humilier.—Bah ! bah ! interrompit Léon le désintéressé, à quoi pensez-vous là ? est-ce que notre père est ruiné pour une modique somme de vingt mille francs ? Au surplus, quand il le serait, il faudrait le plaindre plus que nous, et nous conformer à sa triste situation. Allons dans son cabinet... — Allons-y, disent en sautant Adèle et Jules....— Allons-y, reprennent tristement Armand et Benoît.
Les enfants montent au cabinet de Palamène, qui n'y est pas pour le moment. Il y entre bientôt, et paraît étonné de voir une réunion qui lui annonce une ambassade dont il pénètre le but. Asseyez-vous, mes enfants, leur dit-il avec un air inquiet, comme cherchant à lire dans leurs regards.
Mon père, lui dit Armand, nous venons, Benoît et moi, vous avouer que nous avons eu tort hier matin de ne pas nous ranger [491] à l'avis de Jules, d'Adèle et de Léon : oui, j'ai senti que les raisons que je vous ai alléguées sont plus spécieuses que vraies.
— Sur quelle affaire ? leur demande avec finesse Palamène. — Relativement à la lettre que vous avez reçue, et qui vous peint l'état fâcheux de M. Delacour, votre digne bienfaiteur. Rendez, mon père, rendez les vingt mille francs, dussiez-vous vendre jusqu'à nos propres effets. — Non : une portion du prix de la vente de cette ferme suffirait. Mais qui a donc pu faire si vite changer d'avis Benoît et vous ? — L'exemple de la délicatesse de Vertpré et des réflexions plus saines. ( Palamène cache sa joie.)
— Il est certain que la conduite de ce jeune homme envers ce bon Auvergnat Jacques est bien digne d'éloges, quoiqu'elle soit prescrite par le devoir et par la probité. Je suis charmé, mes fils, que votre opinion à tous sur M. Delacour soit précisément la mienne. Je ne vous cache pas que, même dès le moment où j'ai reçu la lettre de Berthier, je me suis décidé à tout restituer : je vous ai cependant demandé vos divers avis ; vous me les avez donnés avec franchise, et j'ai été bien éloigné de me fâcher contre ceux d'entre vous qui ont pu contrarier mes vues ; ce serait vous tromper que. de vous demander votre façon de penser pour servir contre celle qui m'aurait choqué ; ce serait abuser du droit d'un père, et j'en suis incapable. Il m'est cependant bien doux de voir que nous pensions tous les six de la même manière, et que la probité, la délicatesse ne trouvent aucun infracteur dans le sein de ma famille. Au reste, mes bons, mes chers enfants, je puis bien vous rassurer sur les suites de cette affaire : elle se terminera sans que ma fortune en soit visiblement altérée : non, je ne vendrai rien ( Armand et Benoît sourient.) Des rentrées sur lesquelles je ne comptais plus, et [492] que j'ai cependant pressées depuis hier, me sont revenues ce matin : j'ai la somme prête ; la voilà, et je vais l'envoyer sur-le-champ chez M. Berthier, l'ami de M. Delacour, par Michel, le fermier voisin, qui va justement à Paris, et que je puis charger avec toute confiance de négocier cette restitution. Ainsi, voilà une affaire terminée : vous voyez que j'ai de l'argent ?
Palamène ouvre un tiroir de son secrétaire, et au milieu d'un tas de lettres de change, il montre à ses enfants quelques rouleaux de louis qu'il a joints aux papiers pour compléter la somme. Armand et Benoît soupirent en voyant cet or qui va sortir de la maison, tandis que Jules, Adèle et Léon le regardent avec attendrissement. Palamène examine les yeux de ses enfants, et ne se trompe pas sur les divers sentiments qui s'y peignent. Il referme son tiroir. Maintenant que voilà qui est arrangé, dit-il, n'y pensons plus, mes enfants, et ne songeons qu'à nous distraire, en pensant au plaisir que le bon Delacour va éprouver d'avoir obligé jadis un galant homme. Cet or va lui acheter la vie, comme cet or a fait mon bonheur en me rendant le plus heureux des époux et des pères
Les enfants sautent au cou de Palamène, qui les serre tous dans ses bras. Il fait beau, ajoute-t-il : allons demander à dîner à M. de Verseuil, ce riche seigneur qui a acheté le parc et le château du marquis Desforts dont je vous ai raconté la mort funeste. M. de Verseuil est un homme dont je prise les mœurs et l'amitié ; il m'en a voué beaucoup, et m'a même engagé vingt fois à aller, sans façon, lui demander la soupe avec ma petite famille. Je profiterai aujourd'hui de son offre obligeante. Allez vous préparer, mes enfants ; nous ne partirons que dans deux heures d'ici, car nous n'irons pas loin : le château [493] de verseuil est tout près de la ruelle des mares, on le voit d'ici.
Les enfants embrassent encore une fois leur tendre père, et se retirent, enchantés d'une partie de plaisir qui va faire quelque diversion à leurs études journalières. Armand en est très-content aussi : il ignore cependant que cette partie de plaisir a pour but de lui donner une forte leçon ; car Palamène a tout entendu ; il sait que son fils aîné craint de n'avoir pas assez de bien pour faire un mariage avantageux. Armand veut une femme riche, et rougirait d'épouser une paysanne : il faut le ramener à des idées plus saines, et c'est toujours par les exemples. O père respectable ! vertueux Palamène ! homme bon et sensé, qui savez si bien élever vos enfants, que je m'enorgueillis d'être votre historien !
L'heure à laquelle on doit partir est bien lente a venir. Les enfants soupirent après ce moment fortuné, et croient que le temps s'est arrêté exprès pour eux. Enfin Palamène a pris sa canne et son chapeau ; la porte de la ruelle s'ouvre, et l'on part on arrive bientôt au château de Verseuil, où Palamène se fait annoncer. Le maître de ce château, M. de Verseuil lui-même, vient au-devant du père de famille : Eh quoi ! c'est vous, mon voisin ? lui dit-il d'un ton le plus affectueux ; vous voilà ! vous venez sans doute dîner avec moi ? Que je vous sais gré de venir comme cela sans façon ! Ce sont là vos enfants ? ils sont bien aimables ?..... voilà une demoiselle très-intéressante, et votre aîné est déjà un homme ! Parbleu, cela tombe bien ; j'attends ce soir mon gendre, qui est allé voir son père ; il doit revenir avec sa femme et son enfant ; car je suis grand-père de puis un mois : ma fille est allée montrer son fils à son beau-père ; c'est naturel. Ils reviennent ce soir, vous les verrez [494] avant de vous en aller. En attendant, je suis seul de la maison à dîner, vous me tiendrez compagnie .
Les enfants sont ravis de la bonne réception d'un aussi grand seigneur, et Palamène l'en remercie avec reconnaissance.
On cause, on rit, on joue, on se promène dans le parc ; on visite toute la maison : ensuite on se met à une table peu somptueuse, mais où règnent la bonne chère, le bon vin, et surtout la franchise et la liberté. Vers la fin du repas, Palamène adresse cette question à M. de Verseuil : Le père de votre gendre, M. le. comte, est sans doute un seigneur de vos voisins, puisque vous m'avez dit, je crois, que sa terre est peu éloignée de la vôtre ?— Sa terre, mon voisin ! Je ne vous ai point parlé de sa terre, ou du moins je ne m'en souviens pas. Le père de mon gendre a, si vous voulez, des terres : mais il n'est ni grand ni titré. — Bon ! — Est-ce que je ne vous ai pas raconté son histoire ? — Non, monsieur le comte. — Eh ! pardonnez-moi. — Je vous jure, monsieur le comte, que vous ne m'en avez jamais parlé. J'ai su, par la voix publique, que mademoiselle de Verseuil était mariée ; mais on ne m'en a pas appris davantage.—- Quoi ! vous ne savez pas que j'ai donné ma fille au fils d'un fermier ? — Au fils d'un fermier ? je l'ignorais. — Ah ! parbleu, il faut que je vous conte cela ; vous en aurez plus de plaisir à voir nos jeunes gens quand ils reviendront tantôt. Écoutez, prenons le café, nous irons ensuite nous asseoir dans le parc, où je vous ferai part de tous les détails de ce singulier mariage.
Les enfants avaient déjà ouvert de grands yeux, ou plutôt de grandes oreilles. Armand surtout, que cette alliance de la fille d'un grand seigneur avec le fils d'un fermier intéressait vivement, témoignait déjà son impatience de voir les convives se [495] lever de table. On desservit, et bientôt tout le monde se rendit au jardin, où, assis sur un banc de gazon dans une salle de verdure, le comte de Verseuil commença son récit en ces termes : « Je suis l'aîné de trois garçons, issus d'une des plus anciennes familles de la Picardie : mon père était maréchal de camp, et nous avions assez de protections pour nous avancer, nous, jeunes gens, dans le service. Je fis longtemps la guerre, ainsi que mes frères ; et dès que la paix put nous permettre de changer le laurier pour le myrte de l'amour, nous nous mariâmes. J'épousai, moi, mademoiselle de la Briche, qui me rendit fort heureux, et père d'une fille unique. Ayant eu le malheur de perdre mon épouse, ma fille étant encore en bas âge, je me déterminai à rester veuf toute ma vie, pour ne point nuire à la fortune ni à l'établissement de mon enfant. Eugénie grandissait sous mes yeux en vertus, en talents et en beauté. J'adorais Eugénie, et elle répondait bien à la tendresse de son père. Elle était très-instruite, habile à tous les arts qu'elle cultivait ; mais elle avait un fonds de misanthropie que la lecture des plus grands philosophes lui avait donnée, et qui me chagrinait quelquefois. Je la voyais insensible aux plaisirs de son âge, quoique j'eusse le soin de les multiplier pour lui en donner le goût. Les bals, les cercles, les spectacles, elle aimait moins tout cela que la solitude, la musique et les livres. Je lui faisais souvent la guerre sur cette espèce de vie solitaire qu'elle adoptait ; elle me répondait : Tous les hommes que je vois me paraissent faux et flatteurs : les jeunes gens sont fats et suffisants, les femmes sont méchantes et médisantes, les pièces de théâtre sont souvent mal jouées, les bals sont presque toujours mal composés. J'aime mieux m'entretenir avec Buffon ; ses héros n'ont point [496] les vices des hommes ; la musique, j'aime mieux la lire ou l'exécuter tant bien que mal ; et la société de mon père est plus chère à mon cœur que les cercles et les vains plaisirs du monde.
» Avec cette manière de penser, je présumais qu'il me serait très-difficile de l'établir. Elle ne voulait voir personne ; et, ne jugeant les hommes qu'avec des yeux prévenus, il lui était impossible de choisir. Je ne désirais point contraindre son inclination ; mais elle voulait, disait-elle, rester avec moi jusqu'à la fin de ses jours : cela me désespérait, moi qui brûlais du désir de la voir épouse et mère. Je fis un dernier effort à Paris, où nous étions alors. Je réunis dans une fête brillante tout ce qu'il y avait de jeunes gens aimables et intéressants à la cour. J'eus soin de dire à ma fille les noms et les prétentions de chacun d'eux, jusqu'à leurs intrigues galantes, celles toutefois qu'on pouvait raconter à une jeune personne bien élevée : souvent, me disais-je, au récit d'aventures amoureuses, la jalousie, l'envie ou l'amour-propre montent la tête d'une femme. Elle est curieuse d'une conquête que toutes les autres femmes s'arrachent ; et son triomphe, son mariage, le bonheur d'un père, ne sont souvent que l'effet de la vanité d'un enfant eh bien tout cela glissa sur le cœur glacé de mon Eugénie : elle sourit de pitié à mon récit d'anecdotes amoureuses, et aucun de mes brillants acteurs ne fit d'impression sur celle pour qui je donnais la comédie.
» Désespéré de cette froideur, je lui en fis à la fin des reproches sévères : elle me désarma par tant de sensibilité et surtout par tant de preuves de sa tendresse pour moi, que je résolus de ne plus la chagriner sur cet article, et de me faire à la voir rester fille toute sa vie. [497] » Nous étions sur la fin de l'été dernier ; les beaux jours et les travaux agrestes et nourriciers de l'automne nous rappelaient dans ce château, que j'avais acheté depuis peu de la succession du marquis Desforts, qui venait de mourir après avoir perdu bien malheureusement son fils unique. Vous avez su cette histoire sans doute ? — Je l'ai sue, dit Palamène. — Et nous aussi, reprirent les enfants ; notre père nous l'a racontée.
» Nous étions, dis-je, en route pour revenir ici ; et mon cocher, qui n'était jamais venu à Verseuil, puisque je l'avais depuis un mois, m'égara dans la forêt qui est à six lieues d'ici. Mon domestique s'était assis derrière et dormait ; le maladroit cocher prend une route pour une autre, quoiqu'on lui ait bien indiqué le chemin ; enfin il nous égare : et moi, qui causais avec ma fille sur des objets intéressants, je ne m'en aperçois pas. Ce n'est que lorsque la nuit est tout à fait obscure, me croyant arrivé, je regarde, et m'aperçois que, par les détours qu'a pris mon cocher, je suis à plus de douze lieues de mon château. Pour comble de bonheur, je sais que la campagne où je suis est déserte, dangereuse même pendant la nuit, et qu'en quatre lieues de terres labourées on ne rencontre qu'une ferme isolée, sur la route et à moitié chemin. Je me garde bien de communiquer mes craintes à ma chère Eugénie ; et sans trop gronder mon guide maladroit, je lui dis de s'arrêter à la première ferme qu'il rencontrera à droite. Mon but était de demander au fermier, quoique je ne le connusse point, l'hospitalité pour une nuit, ne voulant point me hasarder avec ma fille dans des chemins que je ne connaissais point.
» Eugénie, souffrant comme moi de ce retard, approuve mon projet et nous arrivons à onze heures du soir à la porte de cette [498] ferme que nous regardions comme un abri salutaire. Quoiqu'il fût tard, je crus apercevoir de la lumière à travers le jour d'un volet de bois qui cachait une petite croisée à côté de la porte cochère. Cette vue, qui m'assura que tout le monde n'était pas couché dans cette maison, me donna de la hardiesse, et je frappai à la grande porté.—Qui est-là ? crie-t-on du dedans. — Deux voyageurs égarés. — Nous ne recevons point de ces gens-là. — Ouvrez, de grâce, vous verrez qui nous sommes. — Des vauriens, sans doute ; il y en a assez qui rôdent la nuit. — Une jeune demoiselle et son père peuvent-ils vous effrayer ? — Au diable ! laissez-nous dormir, ou je vas lâcher les chiens. . » A cette menace j'allais me retirer, lorsqu'une autre voix cria, du dedans toujours, à la première voix : Pierre, on peut refuser sans dire des sottises aux gens.
» Pierre, que l'on grondait à juste titre pour nous avoir injuriés, se lut, et je n'entendis plus rien Persuadé que le grondeur était plus doux que Pierre, et qu'il pouvait être le maître de la ferme lui-même, je me hasardai à frapper encore. Alors le volet, que j'avais remarqué d'abord, s'ouvrit, et je vis paraître à la croisée un paysan d'un âge et d'une figure respectables, qui me demanda ce que je voulais. Je lui répétai ma demande : il m'examina, regarda beaucoup Eugénie, ma voiture, mes gens, et sans me répondre, il ordonna en dedans à Pierre d'aller ouvrir.
» Pierre ouvre de mauvaise humeur, et le fermier lui-même se présente pour nous recevoir. « J' vous d'mandons ben pardon, me dit-il, de l'impolitesse de mon garçon ; c'est qu'en effet à c't'heure-ci on se méfie toujours : il y a tant de rôdeurs dans c'te campagne ! Entrais, entrais, et sayez les ben-venus ! » [499] » Nous entrons. La voiture est remisée, mes chevaux sont à l'écurie, mes deux domestiques sont remis aux soins de Pierre, et ma fille et moi, nous suivons le fermier dans une salle basse, précisément la même dont la croisée et le volet donnaient sur la route. Là je me fais connaître à ce brave homme, qui devient tout humble au nom du comte de Verseuil, dont il a entendu parler. Il nous offre à souper ; nous l'acceptons. Pendant que lui-même s'empresse à préparer un repas frugal sur une table rustique, je me hasarde à lui demander son nom, afin, ajoutai-je, de connaître l'homme hospitalier qui me rendait un si grand service. — Je m'appelle Guillaume Ledoux, me dit-il, ou plutôt Guillot Ledoux, car c'est le nom qu'on me donne dans ces campagnes. — Vous n'avez point de femme ? — Veuf, mon bon seigneur ; oui, j' s'is veuf ed'pis quinze ans ; j'ons perdu ma pauvre Madelaine, qu'était ! oh ! qu'était !...— Et point d'enfants ? — Si fait, si fait ; et v'là c' qui fait mon bonheur ; c'est que je s'is l' plus heureux des pères ! — Combien d'enfants ?— Un ; oh ! un seul. C' n'est pas l' nombre qui fait l' bonheur ; il n'en faut qu'un bon. — Vous avez bien raison, continuai-je en regardant avec attendrissement ma fille, qui me serra dans ses bras. Et c'est un fils ? — Oui, un grand garçon, qui fait toute ma consolation. — Sans doute, à votre âge, vous ne comptez pas travailler longtemps ? vous le marierez bientôt ? vous lui laisserez votre ferme ? — Ah ben oui, le marier ! il ne veut pas. Y dit comm' ça qu' tant que j' vivrai il ne m' quittera pas. Oh ! c'est c' qu'on appelle à la ville un phil... un phisol... — Un philosophe. — Oui, c'est ça. Vous riez, monsieur le comte ; ça vous est permis ; pass'que vous ne connaissez pas mon gas. C' n'est pas un paysan, dà. — Non ? — Non, ça n'est [500] pas lourd, ignorant comme moi, qui n' sais ni lire ni écrire. C'est savant, ça joue de la musique, ça lit de gros livres : et, quoique ça, ça n'est pas fier envers son père. — Comment ?... » Le souper était prêt ; nous nous mîmes à table, et tout en mangeant, le bon Ledoux, qui se contentait de boire un coup avec nous, car il avait soupé depuis longtemps, était si charmé que nous le missions sur le compte de son fils, qu'il nous en parla longtemps avec la plus tendre effusion. — Oui, vraiment, nous dit-il, mon fils Ledoux n'est pas un garçon comme un autre. Faut que vous sachiez qu'il avait sept ans lorsque sa mère mourut, ce qui fait qu'il a à présent vingt-deux ans, et qu'il est gentil, oh !... Je me dis à moi-même, lorsque je me vis comme ça veuf : Quoi que je ferai de mon enfant ? un manant, un paysan, un lourdeau comme moi, qui ne saura ni a ni b ! Non, j' sommes riche, j' voulons l'y donner d'l'éducation ; car j' crais qu c'est le d'voir des pères ed'faire pour leurs enfants mieux qu'on n'a fait pour eux-mêmes. Qu'est-ce que j' fis donc ? j'l'envoyai à Paris cheux le maître ed'cette ferme, qui ne m'appartenait pas encore. C't'homme, qui aimait mon petit Benjamin, le mit au collège : on li donna tout plein de talents, et ça n'en s'rait pas resté là si l'maître ed'la ferme avait vécu ; mais i' mourut, c' brave homme. J'achetai la ferme, et j'fis revenir mon fis : il y a quatre ans d' ça. Depuis ce temps il est avec moi, ce cher enfant ! mais ça ne travaille pas à la charrue, non ! Ça lit, ça écrit, ça peint ; dame, ça fait tout plein de belles choses. Quoique ça, il m'aime tant, que lorsqu'il me voit travailler dans les champs, il vient m'arracher la bêche ou le hoyau, et m'aide mieux qu'un paysan qui n'aurait fait que cela toute sa vie. Tenez, v'là le temps des semences : eh ben, il [501] viendra tous les jours travailler à la terre avec son père, quoique ça me fâche, et que je le renvoie souvent, parce qu'il est trop délicat pour ça. Oh ! c'est qu'il m'aime ! allez ! j' nons pas lieu de me repentir d'en avoir fait un monsieur ; c'est un tendre ami que je m'sis donné, et qui répond ben à tout ce que j'ai fait pour lui ! — Mais, père Guillot, avec la brillante éducation que vous avez donnée à votre fils, vous n'avez donc pas prétendu qu'il vous succédât un jour, qu'il devint fermier comme vous ? — Il fera ce qu'il voudra là-dessus : je ne le contrains pas ; mais j' crais qu'il a trop de bon cœur pour abandonner l'héritage de son père. Il sera fermier, et prendra des garçons pour l'aider. Oh, ça vous a des mœurs si douces ! ça n'aime aucun plaisir que des livres ; et quoique fermier, on peut s'amuser à lire, à faire de belles choses ; l'un n'empêche pas l'autre. — Je voudrais bien voir ce jeune homme, dit assez vivement Eugénie, et par un mouvement d'intérêt dont elle ne fut pas maîtresse. —Pardi, mam'selle, répondit Guillot, c'est ben aisé ; j'vais vous mener chez lui ; allez, ça ne se couche que vers le milieu de la nuit ; ça étudie trop.
» Ma fille rougit à la proposition familière de Guillot : elle me regarda ; je lus dans ses yeux qu'elle me priait d'excuser son inconséquence. J'étais curieux moi-même de connaître un jeune homme auquel les éloges de son père m'attachaient déjà singulièrement. J'appuyai le désir de ma fille. Eh bien, dis-je au père Guillot, si nous ne le dérangeons pas, veuillez nous présenter à lui ; nous lui dirons combien nous sommes pénétrés de votre bonne réception. — Ah ! vous voulez le voir ? tenez : ça n'est pas difficile ; il n'y a qu'à monter ce petit escalier. [502] » Le bon vieillard, enchanté, prend sa lampe, marche devant , et moi je suis ma fille, qui monte un petit escalier fait en échelle de meunier, et qui conduit à un étage supérieur. Le vieillard s'arrête avec nous à une porte de chambre assez propre ; là il crie en dehors: Benjamin, es-tu couché ? — Non, mon père. — Eh ben ! ouvre ; je t'amenons de la compagnie, va, de ben honnêtes gens.
» Benjamin ouvre, et nous restons bien étonnés d'entrer dans une pièce décorée absolument comme nos boudoirs. L'acajou, les glaces, les meubles les plus précieux ressortent de tous les côtés ; et ce contraste si frappant avec l'air rustique de la ferme éblouit un moment mes yeux, et surtout Eugénie, qui fixe avec plus de curiosité l'hôte de ce brillant séjour. H se présente : c'était un jeune homme plein de grâces, et dont les traits sont charmants ; il est un peu plus grand que M. Armand, votre fils aîné ; mais, comme M. Armand, son air est doux et modeste. Il est vêtu d'une redingote blanche de piqué de Marseille, et tout en lui annonce l'éducation, l'aisance et le meilleur ton. Il nous salue ; puis prenant la main de son père : Eh quoi ! mon père, lui dit-il, vous ne vous êtes pas encore livré au repos ? — Non, mon fils. Tu sais que je ne dors pas ; j'aime mieux rester là-bas un moment de plus tous les soirs. J' pense à toi, j' sis content.
» Benjamin conjure ma fille de s'asseoir sur un canapé. Nous nous y plaçons tous les trois, tandis que Benjamin serre à la hâte quelques manuscrrits auxquels il paraissait travailler. Guillot lui raconte notre arrivée imprévue, et lui dit mon nom. Benjamin embrasse son père, en le louant de son bon cœur. Puis, s'adressant à nous : Il est heureux pour nous, monsieur [503] le comte, me dit-il, que le hasard nous ait procuré l'avantage de vous recevoir. Vous ne trouverez pas ici l'aisance à laquelle vous êtes accoutumé ; mais vous êtes sûr d'y trouver le respect et les égards qui vous sont dus. — Eh ben ! interrompt Guillot, est-il gentil, mon gas ? Est-ce ben troussé ce petit compliment-là ? Benjamin, fais donc voir ta bibliothèque. — Je la vois, interrompis-je, pour éviter à Benjamin l'embarras de rougir de la naïveté de son père ; monsieur a bien là quinze cents volumes ? — Deux mille, me répond avec douceur l'intéressant Benjamin. —Voilà des dessins, des tableaux qui me paraissent...
— C'est lui qui les a faits, me dit avec joie le bon Guillot. — Ah ! monsieur peint ? repart mon Eugénie. — Un peu, mademoiselle. Mes ouvrages auraient plus de mérite si j'avais à retracer les grâces qui embellissent vos traits si charmants.
» Eugénie rougit, et je me lève pour examiner les tableaux, qui me paraissent très-bien. Un morceau de musique est sur un piano ; Eugénie y jette les yeux, et Guillot dit soudain à son fils : Dis donc, garçon, joue-nous donc un peu de ta musique.
— Volontiers, mon père, répond Benjamin ; mais je crains de priver nos hôtes du sommeil dont ils peuvent avoir besoin.
» Nous l'invitons tous de nous faire entendre quelque chose ; il ne se fait pas prier, se met à son piano, et nous chante, avec le son de voix le plus touchant, la romance suivante, dont il a fait l'air et les paroles.
ROMANCE.Venez, venez entendre mes accens,Vous qui sentez l'amour et sa souffrance ;J'ignore encor le trouble de vos sens ;Je ne chéris que mon indifférence.[]Venez vanter vos regrets, vos soupirs,Tous vos serments, votre longue constance.Retracez-moi vos langoureux plaisirs ;Moi, je n'en vois que dans l'indifférence,Que la beauté sache vous enflammer ;Tout comme vous je chéris sa présence ;Mais, comme vous, je ne veux point aimer :tout mon bonheur est dans l'indifférence.Non, je ne veux ni des biens ni des maux,Qui tour à tour marquent votre existence ;Et je le sens, je perdrai le reposS'il faut un jour perdre l'indifférence.
» Eugénie est priée à son tour de faire entendre sa voix. Elle chante ; mais je m'aperçois qu'elle tremble, et craint la supériorité de l'amateur qui vient de la précéder. Que vous dirai-je ? tous les talents, toutes les grâces, ce charmant jeune homme les possédait. Nous restâmes longtemps chez lui ; mais l'heure qui s'avançait nous prescrivant de nous retirer, nous redescendîmes notre échelle de meunier, et le temple des arts se ferma derrière nous pour nous laisser dans la chaumière du laboureur. Guillot nous demanda avec enthousiasme ce que nous pensions de son fils. Nous lui en fîmes les plus grands éloges, et ce bon père jouit. Retirés, ma fille et moi, dans deux chambres qui se communiquaient, je dormis, mais pas assez profondément pour ne pas m'apercevoir qu'Eugénie, qui toussait fréquemment, ne pouvait goûter les douceurs du sommeil. J'attribuai son insomnie à la fatigue, et surtout à l'inquiétude où nous avait jetés la fin de notre voyage. Le lendemain matin, [505] quand nous fûmes descendus, nous trouvâmes le jeune Benjamin près de son père : tous deux nous demandèrent des nouvelles de notre nuit, et l'on servit ensuite le déjeuner champêtre, que Benjamin partagea avec nous. Ce fut alors que nous eûmes lieu d'apprécier tout l'esprit de ce jeune homme. Sa conversation était vive, animée, et pleine de saillies, de traits heureux ; il paraissait chérir, respecter son père, et les façons rustiques de ce bon vieillard ne lui causaient aucune espèce d'humiliation. Si ce rare et heureux caractère me charmait, il faisait plus d'impression encore sur le cœur de mon Eugénie, qui, jusqu'à ce moment, était restée insensible à l'amour. Je ne m'aperçus point alors du changement qui s'opérait en elle ; et lorsque je remontai dans ma voiture, je priai, sans prévoir les suites de mon invitation, Guillot et Benjamin de venir me voir ici dans mon château de Verseuil. Ils me le promirent, et nous les quittâmes enchantés d'eux.
» Arrivé ici, je remarquai que ma fille était devenue sombre, triste et mélancolique. Lorsque je lui parlais du mérite du jeune Ledoux, elle affectait de détourner la conversation, et je voyais des larmes s'échapper de ses yeux. Je fus longtemps sans deviner les motifs de sa tristesse ; et je ne m'en serais jamais douté si l'on n'eût annoncé un jour Guillaume Ledoux et son fils. A ces mots, elle changea de couleur, et l'on fut obligé de la transporter chez elle, où elle se trouva mal. Je n'en reçus pas moins le bon fermier, qui me dit que ce n'était que pour céder aux vives instances de son fils qu'il profitait de mon invitation à venir me voir. Il a la tête tournée, me dit naïvement ce bon père, de la beauté de mademoiselle Eugénie....
» Benjamin rougit, et parut, pour la première fois » embarrassé [506] de réparer l'inconséquence de son père. Je les fis asseoir, et bientôt ils demandèrent Eugénie. Elle se présenta ; mais elle était pâle et faible. Benjamin parut prendre le plus grand intérêt à sa santé. Eugénie le regarda avec tendresse, et je m'aperçus soudain des sentiments qui agitaient ces deux jeunes gens ; je dissimulai néanmoins, et les deux fermiers passèrent chez moi trois jours, qui furent consacrés aux arts et aux plus douces conversations.
» Quand ils furent partis, mon Eugénie retomba dans son effrayante mélancolie. Une fièvre lente vint même la consumer et la menacer d'une plus forte maladie. La crainte de perdre ma fille l'emporta chez moi sur l'orgueil et la vanité. —Mon enfant, lui dis-je un jour, par où ai-je mérité de perdre ta confiance ? —Que dites-vous, mon père ? — Oui, tu renfermes un secret qu'il m'eût été bien plus doux d'apprendre de ta bouche que de deviner.
— Un... secret ! — Tu aimes !... —Ciel ! qui croyez-vous, mon père ?... — Tu aimes... le jeune Benjamin Ledoux.— Ah ! mon père ! l'oserais-je, puisqu'il ne peut être mon époux ?... — Quand on aime, mon enfant, pense-t-on si l'on doit oser ou non ? On calcule moins encore les convenances sociales.—Mon père !... — Avoue-moi franchement qu'après avoir résisté à l'éclat, au brillant de la jeunesse distinguée dont j'avais su t'environner, le fils d'un simple fermier a touché ton cœur. — — Mon père, il est bien intéressant !... — J'en conviens, ma fille ; mais il n'a point de nom, point d'état... —Punissez donc votre fille, mon père ; elle a sacrifié à l'amour la promesse qu'elle vous avait faite de ne pas aimer ; elle est indigne de vous ! — Ma fille, j'aurais bien des choses à te dire ; mais je les [507] réserve pour un autre moment. Dans deux jours tu sauras ma réponse. — Dans... deux jours ! — Oui, ma fille : en attendant, compte toujours sur la tendresse et les consolations d'un père. » Eugénie est très-inquiète... Je la quitte, et, prenant sur-le-champ un cheval, je me rends chez Guillaume Ledoux, qui est très-étonné de me voir. Bon père, lui dis-je, qu'avez-vous à donner à votre fils ? — Monseigneur, pourquoi cette question ?
— Répondez, je vous prie... que lui donnez-vous ? — Mais.... c'te farme, et queuques centaines de louis qu' j'ons là. — Eh bien ! je le marie.— Qui ?— Votre fils : entendez-vous, que je le marie ? — Allons donc, monseigneur veut rire. Marier mon fils ! A queuque femme de chambre peut-être de mademoiselle, ou à queuque farmière ed' vot' terre ? Mon pauv' fieu n'écoutera rien. Il a le malheur d'aimer à présent : il est comme un fou c't' enfant, et j'dois c' chagrin-là au malheur que j'ons eu d' vous recevoir cheux nous.
» le bon guillot verse quelques larmes qui m'attendrissent.
— Qui aime-t-il, votre fils ? lui demandai-je avec intérêt. — Ah ! pardi ! j'irai vous le dire, monseigneur, pour que vous m'humiliez en me disant que je ne sommes que des paysans ! — En vérité, Guillot, je suis désolé que votre fils aime.... Cela change tous mes projets, car je venais lui offrir en mariage ma fille elle-même. — Co... que dites-vous ? Parlais-vous sincèrement, monseigneur ? — Oui, Guillot, c'était pour Eugénie que je vous le demandais ; mais s'il aime ailleurs... — Et morgué, c'est elle ! c'est elle qu'il adore. Ah ! mon Dieu ! queu changement ! queu joie ! Benjamin ! Benjamin ! ( Il appelle.) Benjamin ! Ce pauvre enfant ! c'est qu'il était si triste, si changé ! Benjamin ! Comme il va être surpris ! Benjamin, descends. Il m'a [508] confié ça à moi ; car il dit tout à son père, oh ! tout d'abord ! Voyez comme ça a dû m'affliger ! Oh ! j'en serais mort de chagrin, et lui aussi... Benjamin, descends donc vite. Bonne nouvelle, mon fieu, bonne nouvelle !.,.
Benjamin, que les cris de son père effrayent, descend précipitamment : il me paraît en effet très-changé. Aussitôt que ce bon jeune homme m'aperçoit, il pâlit ; et, croyant que j'ai appris son amour pour mon Eugénie, que je viens pour lui en faire des reproches, pour l'humilier, il cache soudain sa figure de ses deux mains. Guillot lui saute au cou : Réjouis-toi, lui dit-il, réjouis-toi, mon garçon ! tiens, voilà monseigneur qui vient te proposer sa fille en mariage.
» Ce mot proposer me fait sourire ; tandis que Benjamin, immobile comme un homme qui sort d'un rêve effrayant, regarde son père, me regarde, sans oser, sans pouvoir proférer une parole. Je me hâte de le tirer de cet état douloureux. Oui, mon ami, lui dis-je, oui, je viens faire ton bonheur ; ma fille t'aime, tu aimes ma fille, je t'emmène avec moi pour vous unir. — Est-il possible ? ah ! monsieur !...
» Le jeune homme tombe sur mon sein, qu'il inonde des larmes de la reconnaissance, tandis que son père me frappe familièrement sur l'épaule en s'écriant : V'là un brave homme ça, qui n'est pas vaniteux, qui sait estimer la probité autant que la noblesse ! Ah ! v'là ben la parle des seigneurs !
» Le jeune homme s'écrie à son tour : Eugénie ! je la posséderai, je l'aurai, elle est à moi ! O jour heureux ! ô mon père ! c'est bien aujourd'hui que je vous remercie, que je sens le prix de l'éducation que vous m'avez donnée !...
» je laisse mon jeune amoureux se livrer à ses transports, et [509] je règle en deux mots avec Guillot les articles du contrat. Il est tellement étourdi d'un bonheur si inattendu, qu'il ne peut répondre à chacune de mes propositions qu'un oui, monseigneur .
— Guillot, j'emmène votre fils. — Oui, monseigneur. — Vous nous accompagnerez ? — Oui, monseigneur. — Je n'ai pas besoin de votre or. — Non, monseigneur. — Je prends votre fils sans dot. — Oui, monseigneur. —Vous garderez votre ferme.
— Oui, monseigneur, — Et vous y finirez paisiblement vos jours. — Oh ! oui, monseigneur.
» Le lendemain matin nous montons à cheval tous les trois, et nous arrivons à Verseuil à l'heure du dîner. Je fais rester mes nouveaux amis en arrière, et je monte chez ma fille, que mon absence avait beaucoup inquiétée, sans qu'elle osât en approfondir le sujet. Elle était toujours indisposée. Ma fille, lui dis-je, une affaire pressante m'a éloigné d'ici ; mais me voilà de retour, et j'amène deux amis à dîner. Ne me feras-tu pas le plaisir de descendre pour faire les honneurs de ma table ? — Daignez me dispenser, mon père... — Ma fille, je le désire. — Il suffit, mon père.
» Eugénie descend, se met à table. Les deux amis dont je lui ai parlé ne se présentent pas ; elle les cherche des yeux. Ils arrivent enfin. Ciel ! s'écrie Eugénie.
» Je prends Benjamin par le bras ; et le plaçant près de son amante : Ma fille, lui dis-je, c'est un dîner de famille, car voilà ton époux ; et tu dois regarder maintenant ce vieillard comme un second père.
» Je ne vous exprimerai point les transports de joie des deux amants ; je vous dirai seulement qu'ils furent unis quelques jours après, et que, depuis ce temps, je suis le plus heureux [510] des pères, comme ma fille est la plus heureuse des épouses. » A peine M. de Verseuil avait-il terminé son récit, que monsieur et madame Ledoux arrivèrent et se précipitèrent dans ses bras. — Eh bien ! demanda M. de Verseuil, comment va ton père, ce bon vieillard ? — Très-bien, mon père, répondit Ledoux ; il vous présente son respectueux hommage. — Il a bien caressé mon fils, interrompit Eugénie. — Je le crois, repartit M. de Verseuil ; il est si doux de se voir reproduire dans ses petits-fils ! Monsieur et madame Ledoux s'aperçurent alors qu'il y avait là des étrangers : ils saluèrent Palamène, qui eut tout lieu d'admirer les grâces de la jeune épouse et l'air honnête et doux de l'intéressant Benjamin. Nos enfants surtout ne se lassaient pas de les examiner. On passa quelques moments encore à causer affectueusement, et Palamène prit congé de ses hôtes avec sa petite famille. Nos jeunes amis revinrent avec leur père à la chaumière par la ruelle des Mares, et tout en s'entretenant de l'histoire touchante qu'ils venaient d'entendre.
Histoire de l'Épicier Aubry.
Le lendemain matin, Palamène fit appeler Armand seul dans son cabinet. Armand, que l'histoire du mariage de Ledoux avait plus intéressé que ses frères, y avait réfléchi toute la nuit. Il pensait bien que les talents et les arts peuvent rapprocher tous les hommes ; mais il n'en était pas moins étonné qu'il se fut rencontré un grand seigneur assez peu esclave des préjugés pour donner sa fille au fils d'un fermier. au fils d'un fermier !
Armand est aussi fils de fermier, et, comme Ledoux, il lit, il dessine, il fait de la musique. Armand, quand il n'aurait [2] pas de bien, peut donc espérer de faire un jour une alliance honorable !... Oh ! comme cette idée le flatte, l'enorgueillit ! comme il se propose de cultiver avec plus d'assiduité les arts aimables auxquels son père a consacré l'étude de sa jeunesse ! Voilà le fruit de la morale offerte par des exemples ! Ses frères, son père lui-même, auraient voulu lui persuader qu'il peut prétendre à tous les partis, il n'en aurait pas cru ses frères ni peut-être son père ! il a vu, vu par ses propres yeux, il est convaincu ; et cette expérience tourne à l'avantage de ses principes, de son jugement et de son émulation.
Il est occupé de ces réflexions agréables lorsque son père le mande chez lui: il y monte mon fils, lui dit Palamène, comme tu es l'aîné de ma famille, je t'en regarde comme le chef en mon absence. Je vais donc te confier, pour deux ou trois jours, le soin de ma maison. Michel, le fermier voisin, ne va pas à Paris, ainsi qu'il l'avait projeté ; je me suis décidé à faire moi-même ce voyage, afin de remettre à M. Berthier l'argent dont mon bienfaiteur Delacour a besoin. Il est malheureux, ce pauvre Delacour, je ne dois pas perdre un moment ; l'infortuné qui attend après la restitution d'un débiteur ou les secours de la bienfaisance, compte les jours, les heures, les minutes : c'est un devoir sacré que de l'obliger promptement. Je pars donc sur-le-champ ; et je vous recommande, à vous, l'aîné de vos frères, à vous qui allez avoir dans trois mois dix-sept ans et demi, je vous recommande, dis-je, la plus grande surveillance, ainsi que de me rendre compte de tout ce qui se passera ici, en en prévenant vos frères toutefois, car je n'aime pas les rapports sournois ; ils sont presque toujours adoucis ou exagérés. Voici la clef de ce tiroir, vous y trouverez l'argent [3] nécessaire pour tenir cette maison pendant mon absence, qui ne peut durer plus de trois ou quatre jours, et vous tiendrez un journal exact de ce que vous dépenserez. — Mon père, votre confiance me touche sensiblement, et vous verrez, à votre retour, que je l'aurai méritée. — J'y compte, mon fils.
Le bruit se répand soudain dans la ferme que le bon père va quitter ses enfants ; ces pauvres enfants sont dans une véritable désolation. Il semble que tout les abandonne, le bonheur, le plaisir, tout ! Palamène les rassemble. Je remets, leur dit-il, tous mes droits à votre frère Armand. Ecoutez-le comme moi-même, et suivez ses avis ; tout ce qu'il fera sera bien fait.
Les enfants sautent au cou de leur père en versant des larmes, tandis que la bonne Marcelle murmure dans un coin de ce qu'on ne l'a pas chargée du soin de la maison. Palamène monte à cheval, dit adieu à ses enfants, et part.
Il semble que cette maison ne soit plus qu'un désert, tant la présence du père de famille la rendait agréable. Tous les enfants se regardent, le cœur serré, l'œil humide de larmes ; et leur frère Armand, qui est tout fier de sa dignité, les engage à remonter se livrer chacun à leurs diverses occupations. Ils s'y refusent tous ; premier mouvement d'insubordination ou peut-être de jalousie, surtout de la part de Benoît et d'Adèle : le premier, par un sentiment bas qui lui est naturel en toute occasion ; la seconde, par un sentiment de vanité qui lui dit tout bas qu'il était plus naturel de donner le soin d'une maison à une personne de son sexe. Armand se fâche : on lui répond ; il réplique, et voilà déjà la guerre allumée. Armand monte chez lui fâché, tout rouge, et s'y renferme en jurant qu'il va tenir [4] une note exacte, jour par jour, heure par heure, des actes de désobéissance de ses frères... On le laisse dire, chacun lui rit au nez, et tous vont jouer dans la cour, dont ils ouvrent la porte cochère qui donne sur la rue. Un homme s'arrête, regarde et s'informe : il tient un paquet qui paraît assez gros. Est-ce ici, dit-il à Benoît, que demeure l'agriculteur Palamène ? — Ici même. — En ce cas, remettez lui ce pâté. — De quelle part ?
— Il ne faut pas qu'il le sache : c'est un présent qu'on lui fait.
— Il faudra bien qu'il sache qui lui fait ce présent. La personne le lui dira elle-même par la suite ? — Jamais... Celui qui fait ce cadeau veut rester ; ignoré, et serait fâché même d'être soupçonné : adieu.
Le commissionnaire se retire, et Benoît, tout ébahi, tient le pâté, dont l'odeur l'enchante. Jules, Adèle et Léon l'entourent bientôt. — Qu'est-ce que cet homme t'a remis ? — Un pâté. — Pour qui ? — Pour papa. — De quelle part ? - Il ne l'a pas voulu dire s Celui qui dorme ce pâté veut rester ignorée — Bah ! voyons-le donc. Quelle croûte ! quelle odeur ! Oh !... Écoutez, interrompt Benoît, il me vient une idée : papa n'est pas ici, et ne reviendra pas de sitôt. Il ne saura pas qu'on lui a envoyé ce pâté, puisque celui qui l'envoie veut être inconnu ; qu'avons-nous besoin d'en parler à Armand ? Gardons-le ; nous le mangerons à nos déjeuners , à nos goûters. — Oh fi ! ce serait mal, dit Adèle. - Eh bien ! mademoiselle, vous n'en mangerez pas, si vous avez des scrupules.....— Si mon père apprend ?..... —Qui le lui dira ? Personne de nous, peut-être. — Mais... —Allons donc, allons donc ; voilà bien des façons pour un pâté ! Tiens, voilà qui va te décider. Benoît dit, et soudain il rompt un morceau de la croûte du [] pâté, qu'il mange, au grand étonnement de l'assemblée, qui le regarde d'un air stupéfait. Ah ! que c'est bon ! s'écrie Benoît en avalant. Quel goût ! Comme c'est léger !.....
Quel parti prendront les enfants ? Dénonceront-ils Benoît à leur frère Armand ?... Le regarderont-il s se régaler tout seul ?... Le pâté est attaqué ; une des murailles dont il est flanqué est tout a fait tombée, la brèche est ouverte, le siège est facile ; on ne peut plus d'ailleurs y remédier ; ils se rendent, et chacun d'eux s'arme, en brave guerrier, d'un fer étincelant qui va briser les flancs de l'énorme machiné ; mais il serait imprudent de rester là, dans la cour ; c'est dans le jardin, c'est dans un salon de verdure isolé, qu'il faut consommer le sacrifice. On ne sera pas vu ; on ne craint point d'être découvert un jour par le donateur du pâté, on peut être gourmand avec impunité..... Mais, hélâs ! on verra bientôt que nos héros n'avaient pas songé à tout. Génie malfaisant des enfants ! toi qui te plais à les tourmenter, à faire connaître leurs petits défauts, pourquoi faut-il que je te rencontre partout sous ma plume, lorsque j'ai à retracer quelques-unes de leurs espiègleries ? Voyons pourtant comment tu vas t'y prendre pour mettre celle-ci au grand jour.
Les enfants se sont cachés dans un coin du jardin ; et là, chacun d'eux s'étant emparé d'un morceau du friand pâté, se délecte et se pavane en le mangeant. Adèle fait des yeux brillants à Léon, qui n'a pas le temps de dire un mot, tandis que Jules savoure délicieusement son lopin, et que Benoît mange avec une avidité qui menace les autres de ne plus leur laisser, que des miettes. Tous se régalent et personne ne parle. Rien n'est plus plaisant pour eux, rien ne les satisfait tant que cette bonne aubaine ; mais, ô malheur !... [6] Deux importuns se présentent brusquement ; c'est Marcelle, c'est Armand. Marcelle tient à sa main un morceau de ce même pâté qu'ils dévorent avec tant de suavité... Est-il possible ? oui, c'est un morceau de pâté ! Qui le lui a remis ? A coup sûr on ne l'a point appelée au partage du gâteau ; comment donc possède-t-elle une part de ce trésor ? c'est ce qu'Armand s'empresse d'expliquer. — D'où vient ceci ? demande-t-il d'une voix fulminante. — Mon frère, je n'en sais rien, répond Benoît la bouche pleine, et serrant, dans ses poches les restes ostensibles de son pâté. — Tu n'en sais rien ? répond Armand en secouant la tête ; mais vous en mangez tous, à ce qu'il me semble ? vous pourriez bien me dire...—Toi-même, interrompit Jules, dis-nous comment ce que Marcelle tient là est tombé entre ses mains.— Pardi ! c'est bien difficile, répond Marcelle en marmottant. J'étais là, moi, près de la maison ; j'entends gronder Topin, le chien de la grande cour ; je vais à lui, et je le trouve dévorant un morceau de pâté, que j'ai eu toutes les peines du monde à lui arracher... Je n'en ai point dans ma cuisine ; il faut que ce soit, me dis-je, un tour de nos enfants ; je vais trouver Armand, et tous deux nous vous surprenons ici, achevant un régal que Topin vous aura sans doute disputé, et dont vous aurez laissé tomber un morceau par mégarde.
Les enfants sont interdits ; ils ne se sont pas aperçus, en effet, en se partageant le pâté, qu'il en est tombé un morceau que Topin, qui tournait autour d'eux, par l'odeur alléché , s'est approprié. Ils n'osent dire un mot. Armand les questionne, et c'est Léon qui le premier a le courage de dire la vérité. Armand se fait restituer ce qui reste du malheureux pâté ; et, sans rien ajouter, il va coucher cette petite scène sur son journal. [7] Je ne peindrai point la tristesse à laquelle nos quatre petits gourmands furent en proie pendant toute la journée. Vers le soir ils se réunirent sur la terrasse, non pour jouer, non pour rire, mais pour supplier leur frère d'effacer de son journal une faute dont ils étaient bien honteux. Armand s'y refusa en objectant que leur père, s'il apprenait par la suite le don de ce pâté, pourrait le gronder de. ne pas lui en avoir parlé. Les enfants redoublèrent leurs prières ; et Marcelle, qui était bonne au fond, s'y joignit avec tant d'instance, qu'Armand consentit à rayer son rapport, à condition que ses frères ne s'exposeraient plus, jusqu'au retour de Palamène, à aucune dénonciation de sa part : tous le lui promirent ; et la gaieté reparut dans cette petite assemblée, qui finit même par rire du tour que Topin avait joué aux coupables.— C'est étonnant ! s'écria Benoît, comme tout se découvre ! — Et par des moyens qu'on ne prévoit jamais, ajouta Léon. —Le ciel le veut ainsi, interrompit Adèle. — Oui, dit à son tour Jules, le coupable commet toujours quelque imprudence qui le fait découvrir.
— C'est bien vrai, ça, bien vrai, mes enfants, dit la bonne Marcelle ! oh ! oui, c'est bien vrai ! Je savais autrefois une histoire, oh ! une histoire terrible, qui a rapport à ce que vous dites là.—Une histoire ! ma bonne, dit en riant Léon : est-ce que vous voudriez nous raconter une histoire ? — Pourquoi donc pas, monsieur ? reprit avec humeur Marcelle. Est-ce que vous croyez qu'on ne sait pas parler comme un autre ? Voyez donc ce petit orgueilleux-là, qui s'imagine, parce que je ne sais ni lire ni écrire, que je ne sais rien. —Pardon, ma bonne, repartit Adèle ; ne vous fâchez pas pour cela ; dites-nous votre histoire, si elle n'est pas trop longue. [8] — Non, non, elle n'est pas trop longue ; mais elle est bien intéressante. Dame, ma mère l'a connu ce pauvre épicier Aubry, à qui cela est arrivé, elle l'a bien connu ma pauvre mère ! — C'est donc une histoire véritable ? répliqua Jules. — Véritable ! oh ! il n'y en a pas de plus véritable ; vous allez voir, vous allez voir.
Les enfants s'approchent d'Armand, qui craint déjà l'ennui, mais qui n'ose pas désobliger sa vieille gouvernante en la priant de se taire. Celle-ci met son ouvrage et ses lunettes dans sa poche, puis elle commence ainsi son histoire, qu'elle raconte à sa manière :
« C'était dans une ville de province, qu'on nommait... attendez donc... eh bien ! je ne me souviens plus du nom de la ville, moi ! c'est singulier, car ma mémoire est pourtant... Au surplus, le nom de la ville est très-indifférent ; je m'en rappellerai peut-être dans le cours de mon récit. C'était, dis-je, dans une ville de province, qu'il y avait un épicier nommé Aubry, qui faisait très-bien ses affaires. M. Aubry avait toute la ville pour pratique, tandis que deux frères, qui venaient de s'établir épiciers dans une petite rue, ne faisaient rien du tout. Ces deux jeunes gens, qui se nommaient les frères Martin, conçurent une telle jalousie contre M. Aubry, qu'ils résolurent de le perdre. Ils tentèrent pour cela divers moyens qui ne leur réussirent pas. M. Aubry s'apercevant même de leur basse inimitié, eut souvent recours à la justice pour faire cesser leurs insultes et leurs calomnies. Ces frères Martin ne se découragèrent pas ; et voyant qu'il leur était impossible de se venger ouvertement, ils prirent le parti de la trahison pour se défaire d'un homme qu'ils détestaient. Voici comment ils s'y prirent. [9] » M. Aubry n'avait point d'enfants ; il faisait aller son commerce seul avec sa femme, qui avait beaucoup d'intelligence ; mais pour se délasser des travaux de la semaine, M. Aubry avait acheté une petite maison de campagne peu éloignée des faubourgs de la ville, où il allait passer fêtes et dimanches. Madame Aubry partait le samedi matin pour cette campagne, où elle préparait tout pour recevoir son mari, qui s'y rendait le samedi soir après avoir fermé sa boutique, et toujours à la nuit fermée. Pour y aller, M. Aubry ne traversait jamais la ville : il avait l'habitude de passer par une petite allée d'arbres qui bordait un bois, et qui était précisément derrière la ville, au pied des maisons du faubourg. Les frères Martin, qui n'ignoraient aucun de ces détails, résolurent de profiter du petit chemin isolé, de la nuit et du moment où M. Aubry y passerait seul, pour lui préparer l'événement le plus affreux vous croyez peut-être qu'ils l'attendirent pour l'assassiner ? point du tout ; plus raffinés dans leur vengeance, ils s'y prirent autrement.
» Il y avait dans la rue de M. Aubry un garçon fort niais, que celui-ci avait souvent chassé de sa boutique parce qu'il l'importunait. Les frères Martin vont le trouver: Nicolas, lui disent-ils, veux-tu gagner dix louis ? — Oui-dà, messieurs ; ça ne se refuse pas. — Eh bien ! trouve-toi demain, samedi, à neuf heures du soir, dans la ruelle des Châtaigniers ; nous y serons.
" C'était précisément la ruelle que prenait M. Aubry pour se rendre à sa maison de campagne. Les frères Martin s'y rendent dès huit heures le jour indiqué : ils se cachent dans le bois, et voient passer, un quart d'heure après, M. Aubry, qui marche tranquillement, sans se douter du piège affreux qu'on lui tend. A peine l'ont-ils perdu de vue, que Nicolas, qui s'était fait un [10] peu attendre, se présente à eux. Eh bien ! les dix louis leur dit cet imbécile ; que faut-il faire pour les avoir ? — Peu de chose, répond l'aîné Martin. Tiens, les vois-tu briller ? (il les lui montre.) Les voilà sur cette pierre : ils sont à toi si tu consens à crier trois fois, et assez haut pour être entendu : M. Aubry, que vous ai-je fait ? pourquoi voulez-vous m'assassiner ? — Ce n'est que cela ? reprend Nicolas en riant. Pardi, c'est ben aisé ; mais ça ne fera pas de mal à M. Aubry, n'est-ce pas ? — Quel mal ? Allons, voyons, commence. Trois fois seulement et l'argent est à toi.
» Et voilà Nicolas qui crie à tue-tête: M. Aubry, que vous ai-je fait ? pourquoi voulez-vous m'assassiner ? M. Aubry, que vous ai-je fait ? pourquoi voulez-vous m assassiner ? — Plus fort, lui dit tout bas l'aîné Martin, et plus douloureusement. Et Nicolas reprend avec des cris et des pleurs : M. Aubry, que vous ai-je fait ? pourquoi voulez-vous m'assassiner ?
» A peine Nicolas a-t-il fini de crier, qu'il réclame la somme promise ; mais, ô crime ! l'aîné Martin lui tire un coup de pistolet, et l'étend sans vie à ses pieds !...
» Vous frémissez, mes enfants ? et vous plaignez peut-être cet imbécile de Nicolas, qui devient la victime d'un stratagème auquel il s'est prêté sans en prévoir les conséquences pour M. Aubry, encore moins les suites pour lui-même. Attendez, attendez ; vous allez voir autre chose.
» Les deux frères Martin reprennent leur or, et sans rien laisser sur cette place que le corps sanglant de Nicolas, ils se retirent par des chemins détournés, et rentrent à la hâte dans la ville. Cependant on ouvre les croisées des maisons qui donnent sur la ruelle des Châtaigniers : on crie au meurtre, à l'assassin. [11] Les frères Martin répandent le bruit que, passant par hasard près de la ruelle, ils ont été témoins de la manière horrible dont M. Aubry a traité un pauvre homme nommé Nicolas ; ils les ont vus aux prises tous les deux : M. Aubry a même tiré un coup de pistolet dont ils ignorent les suites... Les voisins s'assemblent autour du cadavre ; la justice s'y transporte ; les frères Martin disent qu'ils ont vu M. Aubry tirer un coup de pistolet ; les voisins attestent qu'ils ont entendu l'infortuné Nicolas s'écrier avant de mourir: M. Aubry, que vous ai-je fait ? pourquoi voulez-vous m assassiner ?
On va chez M. Aubry dans sa maison de campagne, où l'on sait qu'il se rend par ce chemin tous les samedis. On le trouve soupant tranquillement avec sa femme, et ne se doutant nullement du malheur qui l'attend. On l'arrête, on l'enchaîne, on le traîne en prison, et on lui dit qu'il sait bien pourquoi, sans lui donner d'autre explication. L'infortuné est confronté le lendemain avec le cadavre, et frémit en voyant qu'il est accusé d'assassinat. En vain il nie, en vain il prouve qu'il n'avait aucun intérêt à commettre ce meurtre ; des témoins sont entendus ; les frères Martin soutiennent à M. Aubry lui-même qu'ils l'ont vu tuer Nicolas ; d'autres témoins répètent le propos que Nicolas a tenu avant qu'ils entendissent le coup de pistolet. Le malheureux Aubry, qui ne comprend rien à toutes ces dépositions, voit seulement que son malheur est l'ouvrage de ses deux ennemis, les seuls de tous les témoins qui disent l'avoir vu, et qui sont les plus acharnés à sa perte. Le lieutenant-criminel homme probe et délicat, fait informer longtemps : il ne peut croire coupable un homme qu'il a estimé, et dont la réputation a toujours été intacte. Mais enfin l'affaire est claire ; voilà deux [12] témoins qui ont vu, quarante autres témoins qui ont entendu ; on ne peut se refuser à l'évidence : le crime d'Aubry est avéré ; il a épuisé tous les moyens de défense que peut lui fournir son innocence, tandis que ses ennemis ont multiplié les preuves. L'infortuné Aubry est condamné à être pendu, et subit sa sentence dans la ville même où il a toujours fait briller la plus intacte probité.
» Pauvres enfants, vous versez quelques larmes ! j'en suis bien aise, j'en suis enchantée ; cela prouve à M. Léon que je puis raconter une histoire tout comme un autre. Mais c'est ici qu'elle devient superbe et plus difficile à croire, mon histoire. Elle est pourtant bien vraie : écoutez, écoutez.
» Par l'effet du hasard, le chirurgien de l'endroit avait fait un marché avec l'exécuteur, et l'avait même payé d'avance pour avoir le premier criminel qui tomberait entre ses mains, afin de le disséquer. Le chirurgien était justement l'ami de M. Aubry : vous jugez de sa douleur en voyant arriver chez lui le corps d'un homme qu'il estimait, et qu'il n'avait jamais pu croire coupable. Le sensible chirurgien regarde cet innocent, verse quelques larmes, et se met en devoir de le disséquer. Mais, ô surprise ! un léger soupir lui annonce que l'infortuné n'est point mort. Le chirurgien appelle sa femme : Mon amie, lui dit-il, je puis le sauver ; aide-moi seulement à le mettre dans ce lit, et que notre secret reste entre nous deux.
» Les soins les plus pressants sont prodigués à M. Aubry, qui, au bout de quelques jours, recouvre ses sens, et un mois après l'usage de la parole. M. Aubry ne peut rappeler sa raison ; tout ce qui lui est arrivé lui paraît un songe ; il regarde où il est, et se croit dans l'autre monde ; mais bientôt le chirurgien [13] et sa femme le serrent dans leurs bras ; il les reconnaît ; et, convaincu de la triste réalité, il tombe dans un délire effrayant. Peu à peu, cependant, il recouvre ses sens, remercie ses amis de leurs soins généreux, et leur jure qu'il n'est point coupable. Madame Aubry, qui pleure son mari, est avertie secrètement de se rendre chez le chirurgien ; on lui recommande de la discrétion ; et on la rend à son époux, qu'elle arrose de larmes. M. Aubry va de mieux en mieux ; il est enfin tout à fait rétabli. Cependant son organe est rauque, sourd et tout à fait changé ; sa tête penche sur une de ses épaules ; il est estropié pour sa vie. Mais il vit du moins, et recouvre le jour pour prouver son innocence ; c'est son dessein, c'est son projet, il y est affermi ; les amis prudents, les prières même de sa femme et de ses amis, rien ne peut l'y faire renoncer. Mes amis, leur dit-il, ce sont les frères Martin qui m'ont perdu ; je veux les perdre à mon tour, et j'ai pour cela un excellent moyen : voilà huit mois que le malheur m'est arrivé ; je suis bien changé, presque méconnaissable : n'importe, j'irai trouver le lieutetenant-criminel, que je persiste à croire un homme droit ; je lui dirai : La franchise de ma visite vous prouve mon innocence, et il me croira. J'ai d'ailleurs, je vous le répète, un moyen excellent pour confondre mes assassins.
» M. Aubry, malgré les instances de ses amis, s'habille donc un jour, attend la nuit pour traverser la ville, où personne néanmoins ne pourrait le reconnaître, et se rend seul chez le lieutenant-criminel, qu'il demande à voir. On le fait passer dans le cabinet de ce magistrat. — Me reconnaissez-vous, monsieur ? lui dit Aubry en se découvrant. — Monsieur ?... non... J'ai cependant quelque idée confuse... vos traits ne me sont [] pas étrangers. — Je suis, monsieur, le malheureux épicier Aubry. — Vous ? ciel ! — Oui, monsieur, moi-même. Je ne suis pas mort, comme vous voyez ; j'ai eu le bonheur d'être sauvé par mon ami, et je viens vous jurer de mon innocence. — De votre innocence ? C'est cependant sur des preuves bien claires que je vous ai condamné. — Je ne sais, monsieur, comment cette affaire a été conduite ; j'ignore les trames qu'ont ourdies mes calomniateurs ; mais je suis innocent, je vous le jure : eh I si j'étais coupable, viendrais-je m'offrir à vos regards ? — Il est vrai ; ( le magistrat réfléchit pendant quelques moments et ajoute :) il est très-vrai, et je vous avoue même que c'est malgré moi que j'ai pu vous imputer un crime... Remettez-vous, brave homme, et causons. Dites-moi, dites-moi donc qui vous pouvez soupçonner de vous avoir perdu. — Les deux frères Martin ; ils étaient depuis longtemps mes ennemis jurés.—A la vérité, leur déposition a été forte ; mais tous les voisins qui avaient entendu Nicolas ?... — Voilà où je me perds. Je ne conçois pas moi-même... Mais les frères Martin doivent connaître le fil de cette cruelle affaire. Faites-les venir chez vous, monsieur ; je m'y trouverai aussi à l'heure indiquée ; et caché là, derrière cette tapisserie... — Je vous entends.... Demain, à cinq heures du soir, trouvez-vous ici ; ils y seront.
» M. Aubry prit congé du lieutenant-criminel, qui sur-le-champ écrivit aux frères Martin qu'ils eussent à venir lui parler le lendemain à cinq heures du soir, pour une affaire très-pressée. Ces deux misérables jouissaient en paix du fruit de leur crime. Depuis qu'ils avaient perdu l'innocent, leur commerce allait à merveille, et ils se félicitaient tous les jours du parti qu'ils avaient pris. Quand ils reçurent la lettre du magistrat, [15] ils ne se doutèrent nullement du genre d'affaire dont il voulait leur parler ; et, croyant qu'il était question de leur commerce, ils volèrent chez lui à l'heure indiquée. Le magistrat les fit entrer avec mystère dans son cabinet, en ferma soigneusement la porte ; puis il leur tint ce discours, qui les surprit étrangement : Mes amis, je vous ai fait venir ici pour obtenir de vous le repos de mes nuits et de ma conscience. Depuis huit mois je suis tourmenté, depuis huit mois je ne dors plus : cet épicier Aubry, que j'ai condamné sur votre déposition à tous deux, était-il vraiment coupable ? — Allons donc ! s'il l'était ! vous en doutez aujourd'hui ? — Oui, j'en doute, et j'ai de fortes raisons pour cela. Cependant vous l'avez bien vu au moment ?... — Oh ! vu comme nous vous voyons. — Je suis bien tourmenté. — Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur ? Est-ce au bout de huit mois que vous devez avoir des scrupules, et nous reprocher la mort de ce scélérat ? Nous avons été témoins avec les autres, et voilà tout. — Faut-il vous dire la vérité ? vous allez peut-être me traiter de visionnaire ; mais il n'en est pas moins vrai que toutes les nuits l'épicier Aubry m'apparaît en songe... Je le vois... il me presse... il me jure qu'il est innocent, et vous accuse tous deux. — Allons, voilà une bonne plaisanterie ! ( Ils rient aux éclats.) Ha ! ha ! ha ! est-ce que vous croyez aux revenants, vous, monsieur ? un magistrat ! — Oui, messieurs, j'y crois. — Vous vous moquez. — Je ne me moque point ; je vous jure que toutes les nuits je vois ce malheureux qui est blanc comme un fantôme, et qui me fait des peurs effroyables. — Mais si cela était, dit l'aîné Martin, il nous apparaîtrait aussi. — Ah ! il vous apparaîtrait aussi, et pourquoi ? — Mais, ajoute l'aîné Martin en se remettant, puisque c'est nous qu'il accuse [16] de sa mort, il viendrait nous étrangler, nous tirer par les pieds, que sais-je ?... Allez, allez, monsieur, contes de bonne femme ! les morts sont bien morts. — Quelquefois.... Mais si vous le voyiez comme moi là, que diriez-vous ? — Cela ne se peut pas — J'ai idée, moi, que si nous nous mettions en prière tous les trois, son âme pourrait revenir dans cette chambre. — Oui, attendez qu'elle nous fasse ce petit plaisir-là. — Prions, mes amis, prions ; rien n'est impossible à Dieu. — Mais, monsieur... — Mais, messieurs, je l'exige ; que vous en coûte-t-il pour me satisfaire ? Avez-vous tellement peur de revoir Aubry que vous ne puissiez comme moi supporter sa présence ? — Ce n'est pas cela ; mais nous ne sommes pas des enfants assez simples pour croire... — Si notre prière reste sans effet, alors je vous permets de rire de ma sotte frayeur.... Prions, mes amis, prions... Tenez, mettez-vous à genoux comme moi devant ce crucifix, et tâchons d'apaiser ensemble l'âme de ce malheureux.
» Les frères Martin se regardent en ricanant ; ils haussent les épaules, et ne peuvent concevoir qu'un magistrat ait la tête si faible ; enfin ils se décident à le satisfaire. Les voilà qui se mettent à deux genoux sur un tapis devant le crucifix ; le lieutenant-criminel est au milieu d'eux, il s'écrie : Ame de l'infortuné Aubry, si vous êtes innocente de crime, et surtout s'il vous est permis de quitter la région des morts pour venir effrayer les vivants, venez, paraissez...
» Les frères Martin étouffent de rire en voyant que rien ne paraît. Le magistrat poursuit : Pour la seconde fois, âme du malheureux Aubry, venez confondre vos calomniateurs... » a ces mots, aubry lui-même, vêtu de blanc, sort de sa [17] retraite, et se jetant sur les frères Martin, il leur dit : Les voilà ; ce sont les monstres qui m'ont perdu !... Les coupables, atterrés par ce coup imprévu, tombent la face contre terre, et ne peuvent que dire : Oui, oui, il a raison... c'est nous.... c'est moi qui ai tué Nicolas ! — Retire-toi, spectre affreux !.... ne nous entraîne pas dans les enfers !...
» Aubry se retire ; des témoins apostés secrètement tiennent note des aveux de ces misérables, qui sont livrés soudain à la justice, forcés de dire tous les détails de leur crime, et punis ainsi qu'ils l'ont mérité. Pour le pauvre M. Aubry, il reparut, fut réhabilité, et passa des jours heureux au milieu d'une famille chérie, du chirurgien et de sa femme, à qui il devait la vie.
» Voilà mon histoire, mes enfants ; elle vous prouve bien que Dieu ne laisse jamais rien impuni, et que le crime est tôt ou tard, mais toujours dévoilé. »
Les enfants raisonnèrent beaucoup sur cette aventure, que la bonne Marcelle avait embellie peut-être par quelques événements presque merveilleux ; ils ne purent s'empêcher de rire de la belle frayeur que dut causer aux frères Martin l'aspect imprévu d'Àubry, que plus d'un esprit fort aurait pris, comme eux, pour un revenant. Armand sourit en voyant la satisfaction qu'éprouvait la vieille Marcelle de l'impression que faisait son conte ; il se promit néanmoins de ne pas donner tous les jours carrière au désir qu'elle avait de babiller ; et l'on se sépara enchanté d'une soirée qui avait été si bien employée.
[][]Un jour tout entier se passa sans plaisirs, sans soirée agréable, en un mot, dans l'ennui le plus absolu. Nos enfants éprouvaient un vide étonnant par l'absence de leur père : ils ne pouvaient jouer ; mais aussi ils ne se livraient plus à leurs travaux accoutumés ; ils se promenaient, se regardaient, bâillaient et ne faisaient rien. En vain Armand voulut user de l'autorité qui lui était confiée, il n'obtint rien ; l'insubordination devint au comble, et il ne put que murmurer, et se retirer chez lui pour écrire sur son journal les griefs qu'il avait à reprocher à ses [20] frères. Ils en vinrent jusqu'à préméditer une partie de plaisir sans son aveu, sans même l'en prévenir. Ce fut Benoît qui la proposa le premier. Mes amis, dit-il, il fait un temps superbe et qui nous annonce que la journée de demain sera belle ; profitons-en pour aller voir un moment le jeune Émilion. Vous vous rappelez que, l'année dernière, on nous a raconté ses aventures ; je suis bien curieux de savoir s'il a retrouvé ses parents ; il est si intéressant ! Il ne demeure pas loin ; vous savez que c'est à deux pas de la ferme des Noyers, qui est à une lieue d'ici. Allons-y. — Voilà un projet qui me plaît, dit Adèle. Oui, je suis curieuse, comme toi, de revoir ce jeune homme et sa bonne Brigitte ; mais Armand viendra sans doute avec nous.
— Armand ! répond Benoît ; oh ! que non, il ne viendra pas : ne voyez-vous pas qu'il nous boude ? c'est un pédant. Il s'arroge plus de droits que notre père. Ah ! mon Dieu ! je ne crois pas seulement qu'il soit nécessaire de lui en parler. — Non, interrompit Léon, ne lui en parlons pas : nous sommes assez grands, je crois, pour aller seuls. — Des jeunes gens comme nous, dit à son tour Jules en se quarrant, n'ont pas besoin d'un précepteur. — Mais, reprit Adèle, s'il se fâche encore de cela, et qu'il le dise à notre père... — Eh bien ! repartit Benoît, notre père s'en fâchera moins que lui. Est-ce que nous pouvons être grondés pour aller voir des gens honnêtes, vertueux, que notre père lui-même nous a fait connaître ? — Non. — Non.
— Non. — Eh bien ! voilà qui est décidé, demain matin, sur les dix heures, après le déjeuner, nous partirons tous les quatre, et nous serons revenus pour dîner. Oh ! Armand sera bien fâché de n'avoir pas été avec nous ! mais ça sera bien fait.
Nos quatre rebelles ayant formé ce petit projet, ne rêvent [21] plus que de son exécution. Quel plaisir pour eux d'être libres, sans surveillant, d'aller courir les champs, de jouer, de se promener, de faire tout ce qu'ils voudront !... Elle brille l'aurore du jour fortuné qu'ils ont choisi ! On déjeune sans rien dire au sévère Armand, qui remonte chez lui, puis chacun va songer à sa petite toilette. Jules préside à celle d'Adèle, qui, déjà un peu grande, a des prétentions, et se sent beaucoup de goût pour la parure.—Je n'ai rien pour le moment, dit-elle à Jules, qui l'examine avec une sorte d'admiration, je n'ai rien à mettre sur ma tête ; je resterai comme cela, coiffée en cheveux : serai-je bien ? — Tu ne peux jamais être mal, lui répond Jules d'un ton galant, et surtout à mes yeux. — Oh ! je sais bien que tu me trouveras toujours passable: mais ce brutal de Benoît ! oh ! il n'a que de mauvais compliments à me faire. — Benoît, Armand, Léon, ils sont tes frères, Adèle ; et moi... — Tu es aussi mon frère par adoption. — Oh ! que je suis content de ne l'être que de cette manière ! — Pourquoi ? — Je ne sais, mais quelque chose me dit là qu'il est plus doux d'être ton ami que ton frère. — On peut être l'un et l'autre. — J'aime mieux l'un tout seul. — Vraiment, Jules , s'il faut que je te l'avoue, je t'aime aussi plus que je n'aime Benoît, Armand, et même Léon, qui est le plus doux de mes trois frères. — Tu m'aimes comme ton ami, n'est-ce pas ? — Comme... tu dis. ( Adèle rougit.) — Jules est bien reconnaissant de sentiments si doux. — Oh ! quelque jour il faudra dire cela à mon père, afin qu'il nous marie. — Qu'il nous marie, Adèle ! ô mon Dieu ! comme ce mot-là fait battre mon cœur ! tiens, mets la main sur ma poitrine ; sens-tu ? tic, tac, tic, tac, tic, tac, hein ? — Eh bien ! c'est comme moi : c'est bien dommage que nous soyons si jeunes! [22] - Si jeune, Adèle ! eh ! quand le cœur bat au seul nom du mariage, je crois qu'on est un homme. — Jules, ne parlons plus de cela : tiens , mes jambes tremblent comme si j'allais m'évanouir... Nous sommes des enfants, quoique tu soutiennes le contraire, et mon père nous Objecterait notre jeunesse ; il vaut mieux nous aimer sans lui en parler. — Il ne faut pas en parler non plus à Léon, à ton frère Armand, encore moins à ce jaloux de Benoît. — Oh ! que non ! — Tu verras néanmoins que je serai un bon mari ; je serai doux, complaisant, soumis à tes moindres volontés, ainsi que tu le désirais l'année dernière, le jour où Benoît te chercha querelle pour ces cerises ; tu sais bien ? —Oh ! oui, je me rappelle... mais je plaisantais, Jules : d'ailleurs, l'exemple de cette pauvre madame Dumont, que son mari avait réduite à être laitière pour la corriger, m'a tout à fait changée. Je pense plus que jamais que c'est à la femme à être soumise à son époux, et que la simplicité de ses goûts, aussi nécessaire que la pureté de ses mœurs, contribue beaucoup à la paix et à l'agrément du ménage. — Oh ! comme c'est bien penser !... Adèle ! Adèle ! nous sommes faits l'un pour l'autre... — Paix, voilà Léon. Descends pour voir si Benoît est prêt.
La conversation tendre et naïve de ces deux jeunes amants se trouvant interrompue par l'arrivée imprévue de Léon, Jules descendit, et fut très-étonné de trouver, dans la cour, Benoît occupé à marchander divers objets de menues merceries qu'un, marchand, portant une balle, étalait devant lui,—Que fais-tu là ? lui dit assez rudement Jules ; va donc l'habiller : Adèle et-Léon sont prêts, ainsi que moi. Benoît, quoique éprouvant un peu d'humeur de la manière dont Jules lui parlait, sentit que la [23] partie de plaisir valait mieux que tous les effets du marchand, et monta chez lui en murmurant. Jules est seul avec le porte-balle : Jules examine à son tour ses marchandises ; et pendant qu'il fixe un nœud de rubans orné de quelque clinquant, le marchand lui demande un verre d'eau.—Allez à la cuisine, lui répond Jules. Le marchand laisse là sa boutique ambulante, et va trouver Marcelle. Jules se rappelle que son amie, dont les aveux viennent de l'enchanter, lui a dit qu'elle n'avait rien pour mettre dans ses cheveux il se dit : mon dieu ! comme ce nœud de rubans lui siérait bien ! S'il n'était pas cher !... Au surplus, Léon joindrait ses épargnes aux miennes... Il aime assez sa sœur... Oui ; mais avant, il faut savoir si cette parure plaît à Adèle.
Il dit ; et, comme un étourdi qu'il est, il prend le nœud de rubans, sans attendre le retour du marchand, et monte précipitamment à la chambre d'Adèle. Elle le voit entrer, et ses regards se portent soudain sur l'objet qu'il tient entre ses mains, — Est-ce joli,, cela ? lui dit Jules.—Charmant.—Eh bien ! c'est à toi. — Qui est-ce qui m'en fait présent ? — Quelqu'un ; enfin suffit. Il est à toi...
Adèle veut encore le questionner ; mais Jules, sans lui répondre, pose lui-même le nœud sur sa tête, et l'attache à sa manière avec des épingles.
Quand celle que nous aimons est parée, on se plaît à la regarder, à la contempler, à l'admirer ; c'est ce que fit Jules ; il resta, pendant quelques moments, comme en extase devant Adèle : mais bientôt se rappelant qu'il n'avait pas payé le marchand,, il descendit précipitamment dans le dessein d'acquitter sa dette. Mais quelle est sa surprise ! le marchand n'est [24] plus dans la cour.., Jules le demande à Marcelle ; Marcelle lui répond qu'il est parti depuis longtemps. Jules ouvre la porte cochère, va, court de côté et d'autre , en appelant : Marchand ! marchand !... Personne ne lui répond... Cet homme est tout à fait parti, et bien loin, selon toute apparence.... Il n'a donc point remarqué qu'il manque un objet dans son magasin ? Et s'il s'en aperçoit tôt ou tard, il faudra bien qu'il s'en aperçoive, que dira-t-il ? que pensera-t-il ?... Qu'on l'a volé !... Grand Dieu ! et c'est Jules qu'il accusera d'une action indigne de lui ! Jules, de toutes les manières, ne peut pas manquer d'être soupçonné, accusé peut-être par le marchand, s'il revient ! Oh ! s'il revient, il se plaindra, redemandera le nœud de rubans, et criera qu'on le lui a pris pendant qu'il était allé calmer sa soif ! Voyez pourtant comme les intentions les plus innocentes, les plus pures, peuvent être mal interprétées ! Que dira Armand, que diront Benoît et Léon, que pensera Adèle elle-même ? Jules la préviendra-t-il ? lui retirera-t-il cet ornement qui la rend si jolie, et dont elle est si fière ?... Il n'en aura jamais le courage... Cependant voilà un effet qui n'appartient pas à Adèle ni à Jules ! Quelle étourderie, mon Dieu ! quelle étourderie !
Jules, tout consterné, remonte chez Adèle, qu'il n'ose plus regarder. Benoît et Léon viennent les avertir qu'ils sont prêts, et que le moment est propice pour sortir sans être vus. Armand est tout enfoncé dans ses livres, et Marcelle est dans le jardin, où elle cueille quelques légumes. Partons, partons, c'est le cri général.
Jules donne la main à Adèle, Benoît et Léon les suivent ; et tous quatre profitant de la liberté qu'ils ont de s'échapper, sortent, referment doucement derrière eux la porte de la rue, et [25] courent jusqu'au bois de Châtaigniers, où ils ont joué autrefois aux quatre coins avec leur père. Là ils ne craignent plus d'être poursuivis par Armand, qui ne peut deviner d'ailleurs la route qu'ils ont prise, puisqu'il ignore qu'ils vont voir le jeune Émilion. Nos enfants s'asseyent, et se reposent pendant quelques moments. — Comme tu es belle, ma sœur ! dit alors Benoît, qui n'avait pas encore fixé Adèle. Qui t'a donc donné ces beaux rubans ? ( Jules rougit.) — Dame, répond Adèle en riant, c'est mon amoureux.—C'est Jules ?—Lui-même.—Oh ! il est galant ! Mais, dis-moi donc, Jules, c'est à ce marchand de ce matin que tu as acheté cela ; je l'ai vu sur son clayon ? Combien te l'a-t-il fait payer ? — Pas... cher, répond Jules, en balbutiant. — Oh ! rien n'est cher pour ce qu'on aime. — Pour ce qu'on aime ! reprend Jules tout rouge de colère. Est-ce que j'aime Adèle, moi ? Qui t'a dit que je l'aime ? — Ah ! tu ne l'aimes pas ? c'est différent. -- Je l'aime... comme vous l'aimez tous, comme un frère chérit sa sœur... — Oui, oui, comme un frère ! fais-nous croire cela ! Au surplus, c'est une jeune personne assez accomplie, sans doute, pour toucher... le cœur... d'un homme sensible comme toi. —Oui, sensible à tes injures surtout. Tu n'es qu'un malhonnête !
Adèle, qui prend beaucoup de part à cette petite rixe, se hâte de l'apaiser, et la bande joyeuse se remet en marche. Elle passe devant la grande ferme des Noyers, et là elle ne se rappelle plus le chemin qui conduit chez la bonne Brigitte. C'est la ruelle qu'il faut prendre, dit Léon. — Non, c'est le pavé, assure Benoît. — Point du tout, c'est l'allée des Marronniers, ajoute Adèle.
On demande Brigitte à des paysans ; aucun ne la connaît.
[26]Mais Émilion ? — Émilion ? Oh ! c'est différent ; ce bon enfant est assez chéri de tout le monde ! Prenez la ruelle ; elle conduit au village ; dans la première rue, la seconde porte, c'est là que demeure Émilion.
La petite troupe remercie et prend la route indiquée. — Voyez-vous que c'est la ruelle qu'il faut prendre, dit Léon ; je m'en souvenais bien, moi... On arrive enfin à la porte d'Émilion ; on frappe ; personne ne répond... On frappe encore ; une voisine met la tête à la fenêtre : — Qui est là ? que demandez-vous ? — Émilion et Brigitte. — Émilion et Brigitte ? ah ! pardi, vous êtes bien arrivés. Est-ce que vous ignorez qu'ils sont à Paris depuis deux mois ? Émilion a retrouvé son père, sa mère, toute sa famille. — Émilion est dans le sein de sa famille ! Ah, mon Dieu ! quel bonheur ! Contez-nous donc ça...— Comment, comment, que je vous conte ça ici, à ma fenêtre, et vous dans la rue ? est-ce que cela se peut ? —Nous allons monter chez vous. — Vraiment, tout de suite, sans que je, vous connaisse ! Voyez donc comme ils sont sans gêne ces morveux-là !
La voisine a fermé sa fenêtre, et elle a bien fait ; car nos jeunes enfants, indignés de l'épithète qu'elle leur a donnée, sont prêts à lui dire des sottises ; mais elle s'est retirée, et n'a pas voulu instruire nos amis d'un événement qui pique singulièrement leur curiosité. Il faut donc se contenter de savoir qu'Émilion et Brigitte sont heureux maintenant, et retourner à la maison paternelle. Retourner ! sitôt ! sans avoir joui delà campagne, de la liberté qu'on a de s'y promener !... C'est bien dur ; on sera grondé par Armand aussi bien pour deux heures d'absence que pour toute la journée benoît le sent, et comme c'est lui qui met toujours les autres en train, il propose [27] à ses frères de dîner sur l'herbe à frais communs. Nous avons chacun, dit-il, quelques épargnes, excepté Jules peut-être, qui se sera ruiné pour faire un cadeau à sa belle ; achetons un pâté, quelque chose, nous le mangerons dans le bois, et nous jouerons.
Tout le monde est de cet avis : on se cotise ; on remet la bourse à Benoît, qui fait emplette d'un morceau de pain et d'une volaille rôtie ; puis on revient au bois des Châtaigniers, qui offre mille sites champêtres plus agréables les uns que les autres. C'est dans un bosquet charmant et touffu, c'est près d'une source jaillissante qui alimente un petit ruisseau, que nos enfants se déterminent à mettre le couvert. La nappe leur est fournie par la. nature : c'est un tapis vert émaillé de fleurs odoriférantes. Leurs doigts leur servent de couteaux, de fourchettes ; et les verres dans lesquels ils boivent l'eau limpide de la source ne sont autre chose que le chapeau de Benoît qu'on promène à la ronde. Repas simple et champêtre, dont Jules ne laisse pas que de faire les honneurs en faveur de son amie Adèle. Cette réunion leur rappela le goûter modeste que leur offrit jadis Benoît dans la forêt, où il servait de compagnon au charbonnier Lagrange, et ce souvenir fit frémir Adèle, qui craignit d'être attaquée par des voleurs, comme ils l'avaient tous été dans cette funeste forêt. Adèle ne voulut pas communiquer ses craintes à ses frères, qui se seraient moqués d'elle ; mais elle pensait que le bois des Châtaigniers était écarté, désert ; que depuis qu'ils s'étaient assis pour dîner dans ce bosquet, ils n'avaient vu passer personne : il faisait grand jour, néanmoins, et le ciel était sans nuages ; mais Adèle n'en était pas moins inquiète ; elle mangeait avec moins d'appétit que ses [28] frères, et regardait de temps en temps autour d'elle... Qu'on juge de son effroi en voyant accourir vers elle un homme qu'elle ne connaît pas, et dont les traits, ainsi que les gestes, paraissent menaçants ! Adèle jette un cri et tombe sur Jules, qui ne peut concevoir le sujet de sa terreur, attendu qu'il ne voit point l'inconnu qui est déjà derrière lui. — N'est-ce pas là le petit drôle, s'écrie l'étranger, qui m'a pris, ce matin, ma marchandise ? Léon, Jules et Benoît fixent cet homme brutal, que les deux derniers reconnaissent soudain pour être le marchand de merceries... — Justement, poursuivit le marchand en fixant Adèle ; voilà mon nœud de rubans que cette petite fille a sur sa tête. Fi, que c'est vilain de tromper ainsi un pauvre malheureux qui a tant de peine à gagner sa vie !
Le marchand, en disant ces mots, se met en devoir de détacher le nœud de rubans sur la tête de la pauvre Adèle, qui tremble comme une feuille. Léon et Benoît, qui ne comprennent rien à cette scène, restent tout ébahis, tandis que Jules s'empresse de faire connaître son innocence. Il dit la vérité, mais on ne le croit point. — Voilà un bon mensonge, s'écrie le marchand : il est redescendu aussitôt pour me payer ! Je suis resté plus d'un gros quart d'heure à causer avec la gouvernante, qui est de mon pays. Vraiment, si je m'étais aperçu sur-le-champ du larcin qu'on m'avait fait, je ne serais pas parti sans qu'on me l'eût rendu ; mais ce n'est que bien loin après la ferme des Noyers que j'ai remarqué qu'il me manquait quelque chose : je revenais, j'allais chez vous, lorsque le hasard m'a fait vous rencontrer ici.
Jusque-là Benoît et Léon n'avaient rien dit ; mais convaincus de la vérité par les serments et les larmes de Jules, voyant, [29] d'ailleurs, que le marchand soupçonnait toujours la probité de leur frère adoptif, ils apostrophèrent à leur tour l'étranger, qui, malhonnête et grossier, finit par les menacer de les battre tous les trois. Alors la rage s'empara du cœur de nos jeunes gens, et la bataille commença : le marchand donne un coup de poing à Jules' ; Benoît lance un coup de pied au marchand ; Léon lui saute au visage, et le meurtrit de coups, tandis que Jules le tire par une jambe pour le faire tomber. Le marchand frappe à tort et à travers. Benoît enfin tire son canif, et lui en donne un coup si violent dans la cuisse, que l'insolent personnage tombe en poussant des cris aigus. Adèle, qui est presque morte de douleur pendant l'action, conseille à ses frères de fuir ; c'est ce qu'ils font tous les quatre, laissant là, sur la terre, à côté du blessé, les restes d'un dîner qui avait commencé sous des auspices plus gais et plus heureux.
Cependant le marchand a la force de se relever, de courir encore, en criant au secours, après nos fugitifs, qui, plus légers que lui, n'emportent que quelques tapes et quelques coups de poing. Nos enfants vont toujours comme le vent ; mais ô malheur ! au détour d'une allée, une brigade de maréchaussée leur barre le passage et les arrête. Leur ennemi les rejoint, raconte à son avantage le combat dans lequel il a été blessé ; et les pleurs, les gémissements de nos jeunes infortunés n'attendrissent pas leurs satellites, qui les mènent chez le juge du village même qui est le plus voisin de la maison de leur père. Là le blessé est pansé et conduit à l'hôpital : une plainte est dressée ; voilà une affaire criminelle. Quelle douleur, quels regrets pour nos enfants d'avoir entrepris une partie où ils croyaient trouver tant de plaisir ! []
Le juge, qui connaissait et estimait le vertueux Palamène, envoya soudain chez lui, et retint nos enfants. Palamène n'étant pas revenu, ce fut Armand qui, pâle e,t tout défait, se rendit chez le juge, où il trouva ses frères et sa sœur bien confus à son aspect. Le juge raconte le fait au timide Armand, et lui déclare. qu'il ne peut se dispenser de renfermer les coupables dans sa prison jusqu'à l'arrivée de leur père. Armand intercède et obtient, à force de sollicitations, qu'on lui rendra sa sœur et Léon. Pour Jules et Benoît, ils resteront en prison : le premier est l'auteur de la scène, le second a blessé le marchand ; ils resteront en prison. Quelle douleur ! quelle séparation pour Jules et pour Adèle ! pour Adèle surtout, qui voit que tout ce tapage n'est venu que pour elle, que par un effet de la tendresse que lui a vouée son jeune ami ! Mais il n'y a pas moyen de faire autrement, il faut le quitter ; il faut s'arracher des bras des deux jeunes prisonniers, qui se croient perdus...—Adieu !—Allons, adieu, mon frère. — Adieu, ma sœur ; c'est pour la vie sans doute, nous ne nous reverrons plus: adieu. Voilà tout ce que ces pauvres enfants peuvent se dire.
Armand rentre à la maison paternelle avec Adèle et Léon: il est vraiment au désespoir, Armand ; pour deux jours que son père a quitté sa maison, voilà que tout y est bouleversé ! Comment Armand osera-t-il soutenir les regards de son père ? comment s'excusera-t-il de sa négligence, de son peu de surveillance ? comment fera-t-il, en un mot, pour alléger même les torts de ses frères ? car il est bon, Armand ; il voudrait, s'il était possible, désarmer la colère de Palamène et la faire retomber en entier sur lui-même. O mon Dieu ! que les enfants sont difficiles à mener ! se dit-il, et combien l'absence [31] d'un père de famille peut occasionner de désordres chez lui!
Pendant qu'Adèle et Léon racontent en pleurant à leur frère ce qu'ils savent du commencement de la scène dont Jules et Benoît sont victimes, ceux-ci sont enfermés par l'ordre du juge dans une salle basse de sa maison, où on leur envoie du pain et de l'eau... Quelle pénitence ! comme Jules se reproche sa légèreté, son étourderie, qui troublent ainsi toute sa famille ! C'est surtout le retour de son père qu'il redoute ! Mais son père... il est juste, son père ; il sait que Jules n'a jamais déguisé la vérité : Jules lui dira tout ; Palamène verra que tous les torts sont du côté du marchand, et il vengera ses enfants. Mais en attendant le retour de Palamène, il faut souffrir, il faut rester en prison comme de vils criminels : jules se désespère pour Benoît, il est plus tranquille ; la gaieté et la ténacité de son caractère lui offrent des motifs de consolation. D'ailleurs il se fait à tout ; il se détermine à tout ce qui peut arriver, et ne voit rien que de très-légitime dans la vengeance qu'il a exercée sur un brutal qui, s'il eût été le plus fort, aurait peut-être estropié -sa sœur, ses frères et lui. Benoît attend donc sans verser une larme, et calme autant qu'il le peut la douleur du pauvre Jules.
La nuit se passe, nuit cruelle pour tous nos enfants ! Le lendemain matin, Armand, Adèle et Léon sont à tenir conseil dans la cour de la maison paternelle, lorsqu'une voiture s'arrête à la porte. On sonne ; Marcelle va ouvrir. Dieu ! quelle vue tout à la fois agréable et pénible pour nos trois affligés ! C'est leur père ! il est descendu de sa voiture ; un vieillard vénérable et une jeune personne l'accompagnent. — Entrez, dit Palamène à son ami ; c'est ici mon champêtre asile ; vous allez voir mes enfants, [32] et vous me direz si je ne suis pas le plus heureux de tous les pères.
Le plus heureux de tous les pères ! comme cette exclamation fait trembler Armand,. Adèle et Léon ! ils volent cependant au devant de leur père, qu'ils embrassent avec la plus tendre effusion. Palamène paraît étonné de ne point voir Benoît et Jules ; il les accuse de froideur, et semble souffrir de leur peu d'empressement. Adèle et Léon versent des larmes ; Armand détourne la tête : Palamène s'inquiète, il interroge son fils aîné : celui-ci demande à lui parler en particulier. Parlez librement, lui dit son père : monsieur est mon ami ; rien de ce qui me touche ne peut-être un secret pour lui.
Armand raconte alors à son père le malheur qui était arrivé la veille à sa jeune famille. Armand ajoute que, jusqu'à ce moment, il n'avait eu que lieu de se louer de la docilité et de la conduite de ses frères. Armand ne veut pas aggraver encore, par de justes plaintes, la peine que ses frères éprouvent ; il pense qu'ils sont assez punis par ce qui leur arrive, et veut leur ménager au moins en entier l'amitié et la protection de leur père. Palamène, à ce récit, croise ses mains sur sa poitrine, enfonce sa tête dans son estomac, et reste immobile pendant quelques minutes... Bientôt il reprend sa sérénité.—Allez, mon fils, dit-il à Armand ; allez faire préparer des logements pour mon ami et pour sa fille.—Mon père...—Allez, mon fils ; bientôt vous connaîtrez mes intentions.
Adèle et Léon suivent Armand, et évitent ainsi la présence de Palamène, dont ils ne peuvent soutenir les regards sévères. Palamène fait entrer le vieillard et sa fille dans la maison ; on leur sert à déjeuner. Palamène parle de choses indifférentes, remet [33] en place les effets qui sont dans sa valise, puis il sort après avoir parlé bas à l'oreille de son ami. Il sort, Palamène ; où va-t-il ? Pères de famille qui me lisez, vous vous doutez qu'il vole au secours de ses enfants !
C'est en effet chez le juge que se rend l'affligé Palamène. Il lui parle longtemps en particulier, puis tous deux se rendent à l'hôpital pour y interroger le marchand, qui est déjà presque rétabli : sa blessure n'était pas considérable ; cet homme méchant avait seulement exagéré son mal pour se faire donner de gros dommages et intérêts. Palamène et ce juge, fort mécontents de cet homme brutal, reviennent, et se font ouvrir la salle basse où gémissent les deux petits prisonniers... Quel moment pour ceux-ci ! la tête de Méduse n'a jamais pétrifié avec autant de rapidité que l'aspect imprévu de Palamène fit d'impression sur ses deux enfants ! Benoît détourne la tête, et Jules verse un torrent de larmes. Son père, attendri, s'empresse de les essuyer, et s'asseyant près de lui, il lui demande l'explication de la rixe qui s'est élevée entre le marchand et lui... Mon père, lui dit en sanglotant le sensible Jules, pardonnez-moi, oh ! pardonnez-moi si j'ose vous faire un aveu, un aveu qui expliquera mon étourderie, et pourra peut-être m'excuser d'une manière à vos yeux, en aggravant mes torts d'un autre côté. Je ne suis qu'un malheureux orphelin dont vous avez daigné prendre soin, que vous avez eu la bonté de joindre à vos fils, de traiter comme votre enfant : eh bien ! j'aime Adèle, je brûle pour cette jeune personne qui me paraît le chef-d'œuvre de la nature et votre plus bel ouvrage.
Palamène se hâte de l'interrompre : Parlez, Jules, lui dit-il, parlez: ce n'est point là ce que je vous demandais ; parlez.— []
Hier matin, mon père, dans l'intention de parer celle que j'aime, je porte chez elle un nœud de rubans pour lui demander s'il lui plaît, bien décidé à descendre tout de suite pour le payer au marchand, qui s'était arrêté à causer avec Marcelle. Je ne sais comment cela se fait ; le temps s'écoule, le marchand s'en va, et le méchant a la bassesse de m'accuser d'un larcin... D'un larcin, grand Dieu !... Vous savez, mon père, si j'ai jamais manifesté à vos yeux des dispositions aussi viles pour le crime ! Voilà la vérité, mon père, l'exacte vérité : ce marchand a voulu nous battre ; nous nous sommes défendus ; et monsieur le juge, que voilà, nous a mis en prison. Faut-il donc porter des fers quand on ne les a pas mérités ?
Palamène ne peut s'empêcher de sourire de cette exclamation romantique de son fils adoptif ; il serra Jules dans ses bras, lança un regard courroucé à Benoît, qui s'était tu pendant les explications de Jules, et sortit avec le juge, sans prononcer une parole qui pût faire espérer aux deux prisonniers qu'il allait abréger leur détention. Au bout d'une heure le juge lui-même vint les chercher pour les rendre à leur père, qui les emmena chez lui sans répondre à leurs remercîments ni sans chercher à réprimer les transports de leur joie.
Palamène connaissait assez les divers caractères de ses enfants pour être sûr que Jules ne lui en avait point imposé. Il voyait dans tout cela de l'étourderie, beaucoup d'étourderie, sans doute,, mais de la délicatesse dans Jules, et de la bravoure dans tous ses fils, qui avaient été maltraités par un homme grossier et sans éducation. Il avait assez de crédit pour obtenir du juge que cette affaire en. restât là c'était d'ailleurs une espièglerie d'écoliers, qui, dans aucun cas, ne pouvait armer la [35] sévérité des lois. Le marchand reçut quelque argent, la plainte fut déchirée, et tout rentra, chez le bon père, dans l'ordre accoutumé. Cependant les enfants étaient coupables d'être sortis sans la permission de leur frère ; ils n'étaient pas heureux dans leurs courses vagabondes, et cela pouvait leur servir de leçon. Palamène voyait bien aussi que son fils aîné dissimulait les plaintes qu'il pouvait avoir à faire sur ses frères, et Palamène ne voulait pas les exciter les uns contre les autres ; il admira le bon cœur de son Armand, et se promit de donner encore une forte correction à Benoît, qui dérangeait toujours les autres, qui d'ailleurs était taquin et obstiné : tous les mauvais conseils venaient de lui ; il était toujours l'auteur des fautes de ses frères ; cet enfant était vraiment incorrigible... Quant à l'amour de Jules pour Adèle, il ne pouvait blesser Palamène, qui dès longtemps avait prémédité un hymen assorti entre ces deux enfants: mais ils étaient bien jeunes encore, il fallait attendre et permettre qu'ils s'aimassent. Mais pour réprimer la violence d'un passion naissante qui pourrait un jour les porter à des excès nuisibles aux mœurs, Palamène se promettait de les surveiller, et d'empêcher qu'ils eussent trop facilement les occasions de se voir, de se parler en tête à tête. Palamène voulait opposer à leur intelligence une juste rigueur, sans cependant leur ôter l'espoir d'être unis, ou la certitude que leur amour ne déplaisait point à leur père. C'était un juste milieu à saisir, et Palamène était bien en état de mettre une nuance raisonnable à sa sévérité. Laissons-le agir avec confiance ; il sait ce qu'il fait, et nous apprendra peut-être ce que nous devons faire dans une position semblable à la sienne.
Palamène revint donc chez lui avec s-es deux enfants, qui [36] furent fêtés, embrassés, caressés par Armand,. Adèle et Léon, avec l'effusion de tendresse qu'on peut attendre de ces bons cœurs. Palamène remonta bientôt dans son cabinet, où il fit venir Armand. Mon fils, lui dit-il sans courroux comme sans faiblesse, je vous avais confié cette maison ; je vous avais remis tous mes droits sur vos frères : je me flattais d'être remplacé par vous ; je croyais qu'à votre âge, avec votre caractère grave et réservé, avec les connaissances, l'instruction que vous avez, et mes leçons surtout, vous auriez assez de poids, assez d'ordre, assez d'intelligence pour surveiller, pour maintenir, pour régler la conduite de quatre enfants qui sont plus jeunes et plus légers que vous. Je pars dans cette confiance ; je suis trois jours absent, et pendant ce court laps de temps tout se bouleverse ici, tout est en guerre, en désordre : je rentre, tout le monde est dans les larmes ; mes enfants ont été maltraités et ont maltraité ; deux d'entre eux sont détenus sur des soupçons qui font rougir le front d'un père ? Que faut-il que je pense de vous, mon fils ? Faut-il que je vous accorde encore le jugement, la raison, la précoce maturité de l'âge que je vous avais supposés jusqu'à présent ? Faut-il que je vous entende encore, de sang-froid, parler d'établissement, d'état, de mariage même ? et ne dois-je pas vous imposer silence, comme si j'entendais parler Léon, votre jeune frère, plutôt que de vous écouter ? Mon fils, quiconque ne sait pas seconder son vieux père, partager les travaux de sa maison, n'est pas digne d'avoir une maison, un établissement à lui. C'est dans la maison paternelle qu'on s'essaye dans les vertus laborieuses et surveillantes qui doivent un jour faire de nous un chef de maison, un père de famille estimable : celui-là est encore un enfant qui ne sait, pas maintenir [37] des enfants. Voilà, mon fils, l'opinion que votre négligence, pendant mon absence, me fait prendre de vous, et j'espère que vous n'avez pas assez d'amour-propre pour ne pas sentir que vous la méritez. — mon père — ne cherchez point à vous excuser, mon fils ; je vous répète que mon opinion est maintenant formée sur vous, et qu'il n'y a qu'une longue suite de preuves de la solidité de votre caractère qui puisse m'en faire changer. Allez, mon fils ; je ne vous imposerai point de corrections, de peines, de pénitences comme à un enfant ; la honte que vous devez éprouver d'avoir perdu la confiance de votre père doit suffire pour vous punir, et pour vous engagera faire tous vos efforts pour la mériter de nouveau. Allez, mon fils, et signifiez à votre frère Benoît qu'il ait à se préparer à partir demain matin pour une pension où je vais le mettre et où vous le conduirez. — quoi ! mon père ? — point de questions, mon fils ; faites ce que je vous dis.
Armand, tout rouge de honte et de regrets, va trouver Benoît, à qui il fait part devant Adèle, Jules et Léon, de l'ordre que son père lui a donné, de le conduire demain dans une pension. Dans une pension ! A ce mot, tout le monde est atterré, excepté Benoît, qui dit en se mordant les lèvres : En vérité, mon père est bien injuste ; il m'accuse toujours des torts de tous les autres. O mon Dieu ! c'est moi qui fais tout le mal ici ; je suis le plus mauvais sujet de la famille. Voilà ce que c'est que des pères qui ont des préférences, qui détestent un seul de leurs enfants pour gâter tous les autres ! Il veut que j'aille en pension : eh bien ! j'irai ; ne me voilà-t-il pas bien malade ? Il pourra choyer son Léon tout à son aise. Dame ! il fait des vers, lui, c'est un génie : moi, je ne suis qu'une bête ; mais il verra [38] un jour que je n'ai pas le plus mauvais cœur de tous ses enfants...
Léon, qui se trouve apostrophé sans sujet, loin de se fâcher, s'approche pour consoler son frère. Ce bon enfant sent qu'il est permis à un infortuné d'avoir de l'humeur ; et sans calculer si son frère est jaloux, méchant ou non, il lui dit : Tu m'en veux, Benoît ? tu as bien tort : personne ne t'aime ici plus tendrement que moi ; personne ne te plaint avec plus de sincérité ! S'il dépendait de moi de changer ton sort ; si je savais qu'en me jetant aux genoux de mon père je puisse adoucir sa rigueur, tu m'y verrais sur-le-champ prosterné ; mais, mon ami, tu connais comme moi son caractère sévère et inflexible. Il a décidé qu'il se séparerait de toi, qu'il t'arracherait à nos embrassements, nous ne pourrons plus rien sur son cœur. O mon pauvre Benoît ! il faut te résigner et obéir. — Me résigner ! obéir ! cela est bien aisé à dire, à toi qui es l'enfant chéri de la maison.... Mais, au surplus, ne croyez pas, mes frères, que cela me chagrine autant que vous le pensez : mon Dieu, je serai plus heureux ; je ne me verrai plus sans cesse en butte aux reproches, aux duretés ; je ne serai plus le plastron de la maison. Et t'a-t-il dit, Armand, en quel endroit est cette pension ? — Non, et je n'ai pas osé le lui demander. — Ça m'est égal ; je voudrais qu'elle fût bien loin , bien loin ; cela ferait que je serais plus étranger au tableau de la félicité des autres.
Benoît, comme l'on voit, paraissait tout consolé, quoiqu'il souffrit beaucoup intérieurement. C'était surtout dans cette occasion que son caractère jaloux et méchant paraissait au grand jour. Il repoussait les caresses de ses frères, et leur disait des duretés au moment où ils lui donnaient tous des marques [39] de leur tendresse. Le dépit entrait aussi pour beaucoup dans l'aigreur de ses plaintes. Il se voyait arraché seul à une famille dont il se croyait l'enfant le plus aimable ; il se regardait comme une victime sacrifiée aux préférences que son père avait pour ses frères et sa sœur : il affectait de la résignation, mais il était bien loin d'en avoir.
Benoît s'arracha bientôt des bras de ses consolateurs ; il monta chez lui, fit son petit paquet, et descendit pour dîner. Palamène était assis entre son ami et la jeune personne qu'il avait amenée. Palamène ne parla de rien à Benoît ; il affecta même de le traiter avec plus d'amitié que ses autres enfants. Benoît en fut si surpris, qu'il crut un moment qu'Armand l'avait abusé en lui parlant de pension ; mais il fut bientôt cruellement désabusé : le dîner fini, Palamène dit en se levant de table : A ce soir, mes enfants, sur la terrasse ; mon ami nous racontera une aventure singulière, et qui lui est arrivée. Je ne serai pas fâché que Benoît l'entende, et jouisse , pour la dernière fois, du plaisir de nos soirées, avant de partir pour sa pension.
Benoît devient rouge, le cœur lui bat, il est prêt à tomber en faiblesse. Adèle, qui s'aperçoit de son état, vole à lui, le soutient jusqu'à la chambre commune, où chacun doit se livrer à ses études, et la journée se passe dans la douleur, comme elle a commencé.
[][]La Chapelle Saint Léonard.
Le soir, tout le monde se réunit tristement sur la terrasse. Palamène s'apercevant, d'une part, de l'affliction de Benoît, et, de l'autre, de l'intérêt que ses frères prenaient à cet enfant incorrigible, voulut faire diversion à la douleur générale. Vous voyez, mes enfants, leur dit-il quand ils furent tous placés, vous voyez ce vieillard vénérable : eh bien ! embrassez-le, mes enfants, c'est mon bienfaiteur Delacour, et voilà sa fille, l'aimable Henriette.
Les enfants, étonnés, volent dans les bras de M. Delacour, [42] qui les embrasse l'un après l'autre ; et le jeune Armand jette, en passant, sur la belle Henriette un regard qui fait baisser les yeux à cette jeune personne, et qui le fait rougir lui-même sans qu'il puisse en deviner la raison. A peine Armand avait-il, dans le cours de la journée, remarqué Henriette, dont il ignorait l'état et la famille. Maintenant qu'il sait qu'elle est la fille du bienfaiteur de son père, il s'intéresse davantage à cette aimable enfant, et sa vue fait sur son cœur la plus profonde impression. Il se remet à sa place, mais troublé, mais ému ; et le trait qui vient de le blesser va rester, pour la vie, enfoncé dans son cœur. Palamène continue : « Oui, mes enfants ; le voilà cet homme, cet estimable Delacour, à qui je dois ma petite fortune et le bonheur d'avoir été époux et père. Vous êtes sans doute curieux de savoir comment j'ai eu le bonheur de le déterminer à venir ici ? je vais vous le dire en peu de mots.
« Je partis, il y a trois jours, pour Paris, ainsi que vous le savez tous, muni des vingt mille francs que je voulais, que je devais rendre à la bienfaisance indigente. Arrivé dans cette grande ville, je me fais conduire rue du Faubourg-Saint-Denis, numéro 30, chez M. Berthier, négociant. Il était environ neuf heures du soir.- M. Berthier allait se mettre à table avec sa famille. Je demande à lui parler en particulier. — Monsieur, lui dis-je, est-ce bien vous qui m'avez écrit cette lettre ? — Oui, monsieur, c'est bien moi ; mais vous... seriez-vous ?... — Palamène, l'agriculteur, qui doit tout à M. Delacour, votre ami. — Ah ! monsieur... Oui, il est bien mon ami, cet infortuné Delacour ; il est bien mon ami ! Vous venez sans doute.... — Je viens pour lui restituer ce qu'il a bien voulu me donner. — — Quoi ! monsieur, les vingt mille francs ! Oh ! c'est trop, c'est [43] trop, homme sensible et délicat. Vous ne pouvez sans doute rendre cette somme sans vous gêner vous-même ; ce n'est point là le but de la probité, il ne faut jamais qu'elle nous nuise. Des secours, des secours seulement, voilà tout ce que je vous demandais. — Rassurez-vous, monsieur, cela peut me gêner, mais heureusement cela ne me ruine point. — Non, non, je n'entends pas, je ne prétends pas que vous vous dépouilliez ainsi. Vous avez des enfants, d'ailleurs ; je sais que vous avez des enfants. C'est leur héritage : oui, la somme est trop forte. Au surplus, monsieur, puisque vous êtes descendu chez moi, j'espère que vous ne chercherez pas un autre asile. Mettez-vous à table sans façon avec nous ; demain nous conviendrons de ce que nous devrons faire et pour secourir notre ami, et pour ménager sa délicatesse ; car il en a beaucoup...
» Je suivis M. Berthier dans sa salle, derrière sa boutique, où je trouvai une femme âgée et quatre jeunes enfants : Voilà sans doute votre famille ? dis-je tout bas à mon hôte. — Oui, monsieur, me répondit-il ; oui, c'est bien là ma famille, quoique mon épouse, que vous voyez, et moi, nous n'ayons jamais eu d'enfants. — Ceux-ci ?... — Pouvez-vous le demander ? ceux-ci sont à ce pauvre Delacour. Il demeure ici, là-haut ; je lui ai donné un petit logement chez moi. Tous les jours je lui envoie sa nourriture, et j'ai ses enfants à ma table. — Brave homme ! — L'aînée n'est pas là ?... — Non ; elle n'est point là, l'aînée. Vous allez la voir descendre. Rien n'est aimable comme Henriette, rien n'est estimable comme cette jeune personne ; c'est, si je puis le dire, l'ange gardien de son père. A seize ans, elle réunit toutes les grâces de la beauté à toutes les qualités du cœur. Oh ! tenez, la voici. [44] » Henriette parut en effet, et je l'admirai avec l'intérêt que vous partagez sans doute avec moi en ce moment, mes enfants ; car vous la voyez, devant vous, à côté de son respectable père. »
Les enfants fixèrent Henriette, qui rougit, et le jeune Armand ne put retenir cette exclamation : Dieu ! qu'elle est belle !... Palamène regarda son fils aîné avec un sentiment spontané de satisfaction, puis il continua ainsi :
« Henriette parut un moment étonnée en trouvant un étranger. Soupe-t-il ? lui demanda doucement M. Berthier.— Il a soupe, répondit Henriette, maintenant il repose. — Comment, dis-je tout bas à mon hôte, ne l'engagez-vous pas à descendre avec ses enfants ? — Il est indisposé depuis quelques jours, me répondit M. Berthier : il a tant d'infirmités !
» Nous soupâmes à notre tour, et j'eus tout lieu, pendant le repas, d'admirer l'esprit et les grâces d'Henriette, ainsi que les soins hospitaliers de M. Berthier envers les cinq enfants de son ami, dont le plus jeune pouvait avoir dix ans. Nous n'avions parlé de rien : les enfants se retirèrent sans savoir qui j'étais, et je restai seul avec mon hôte et son épouse : tous trois nous tînmes conseil, et il fut décidé, d'après les fortes raisons de M. Berthier, que le lendemain matin nous monterions ensemble chez M. Delacour, et que je me ferais connaître à cet infortuné. C'est ce que nous fîmes le lendemain matin, aussitôt qu'Henriette fut venue nous dire que le vieillard avait bien reposé, et qu'il était éveillé. Nous montâmes nous deux chez M. Delacour, et je fus pénétré de douleur en entrant dans une espèce de grenier, où je vis mon estimable bienfaiteur étendu sur une espèce de grabat, entouré de ses cinq enfants, qui lui [45] prodiguaient les soins les plus tendres. — Mon cher Delacour, lui dit M. Berthier en lui tendant la main, je vous amène un de vos anciens amis. — Qui ? monsieur ? je n'ai pas l'honneur de le reconnaître. — Rappelez-vous ses traits. — Ils me sont absolument inconnus. — Vous vous souvenez sans doute d'un jeune laboureur... il y a environ trente ans... dans la forêt des Six-Routes... à vingt lieues d'ici... vous fîtes son bonheur en lui donnant une somme d'argent... Palamène, c'était son nom ; allons, remettez-vous. — Ah ! vraiment, j'avais oublié cela... Comment, ce jeune Palamène qui m'intéressa tant, ce serait monsieur ? — Moi-même, homme généreux, m'écriai-je ; et je viens vous offrir mes consolations, et tous les faibles services que l'on doit attendre de la reconnaissance. — Monsieur, je vous remercie... je n'ai besoin de rien pour moi. — Pour vous, je le crois, vous avez un ami tendre en M. Berthier, mais vos enfants ? — Ah ! vous me percez l'âme !... mes pauvres enfants ! — Eh bien ! eh bien ! vos enfants ; on peut être leur second père ; on peut vous aider dans leur éducation. — Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur ? Vous êtes-vous imaginé, lorsque j'ai eu le bonheur de vous rendre service, que j'aurais la bassesse de vous demander la restitution d'un bien qui était à vous, puisque je vous l'avais donné ? — Ce n'est pas cela, monsieur ; mais, de même que vous m'avez secouru, parce que vous le pouviez alors, je vous prie aujourd'hui de me permettre de vous prêter de l'argent, attendu que je le puis. — Ah ! monsieur... je suis bien éloigné de rougir de votre offre généreuse ; mais combien elle rend ma situation pénible ! combien elle rend mes malheurs plus douloureux à mon souvenir !
» delacour versa des larmes ; et voyant que ma présence [46] semblait l'affecter, je pris le parti de le quitter, en lui promettant de revenir le voir dans la journée. — Vous voyez, me dit M. Berthier quand nous fûmes seuls, vous voyez combien il a conservé de délicatesse et de fierté au milieu de ses adversités ! — Il a donc éprouvé bien des malheurs ? — Oh ! des malheurs singuliers, inouïs, qu'il vous racontera sans doute. — Mon Dieu, que faire pour le secourir malgré lui ? — Je ne sais... moi, je ne suis pas fortuné : je me chargerai bien d'un ou de deux de ses garçons ; mais pour les autres enfants et lui-même, je ne puis rien.
— Attendez, monsieur Berthier, vous me donnez une idée. Oui, je crois qu'il ne peut se refuser à cette proposition. — Laquelle ? — J'ai une habitation champêtre assez spacieuse, quoique ce soit une véritable chaumière. Qu'il vienne y finir ses jours avec moi, au milieu de ma famille. J'emmènerai la belle Henriette avec nous, afin que ce vieillard ait toujours les consolations delà piété filiale, et je vous payerai annuellement la pension des quatre autres enfants, que je vous prierai de gardez chez vous. — Vous vous moquez, mon ami, en me parlant de pension ; donnez-moi seulement une somme quelconque pour leur établissement futur, et je me charge de leur apprendre mon commerce.
» Cet arrangement étant pris , je prie M. Berthier de monter chez le vieillard, et de le lui proposer avec tous les ménagemen's, toute l'adresse dont il était capable. Il descendit une heure après. — J'ai réussi, me cria-t-il de loin ; mais j'ai eu bien de la peine. — En vérité ! — Ce bon vieillard ne voulait pas me quitter ; il pleurait ; nous pleurions ensemble : j'ai été obligé de lui faire sentir que la gêne que j'éprouvais ne me permettait [47] pas de lui être utile plus longtemps ; il a cru qu'il m'était à charge, et s'est décidé. C'était le seul moyen que j'eusse à prendre: c'est en blessant sa délicatesse même qu'il m'a fallu tromper sa délicatesse. Ainsi vous partirez quand vous voudrez avec Delacour et son Henriette, qui est très-contente de ce changement, et à qui votre air, vos manières, votre franchise, inspirent le plus profond respect et la plus grande confiance.
» Nous réglâmes ensemble nos affaires d'intérêt. M. Berthier ne voulut jamais accepter plus de huit mille francs que je lui laissai, c'est-à-dire deux mille francs pour chacun des quatre enfants, qu'il garda et promit d'établir. Il tiendra parole ; oh ! il tiendra parole ; c'est le plus honnête homme que je connaisse !... Delacour était en état de supporter la voiture ; nous partîmes avec l'aimable Henriette, non sans avoir souffert d'une séparation cruelle entre deux anciens amis, comme entre ce bon père et ses quatre enfants, qui pleurèrent amèrement. Le voilà, mes amis, le voilà, ce respectable vieillard ; voilà son adorable fille. Tous deux vont maintenant habiter celte maison : tous deux vont ajouter au charme de notre intérieur : je n'ai pas besoin de vous recommander le respect, les égards, les soins et la tendresse qu'on doit à leurs vertus, à leurs malheurs. »
Tous les enfants promirent à leur père de seconder sa vigilante amitié pour ces deux êtres intéressants, et ils serrèrent de nouveau dans leurs bras le bon Delacour, qui versa des larmes d'attendrissement, et remercia le ciel d'avoir ménagé à ses vieux jours une retraite aussi paisible, aussi agréable. Maintenant, dit Palamène, que cette scène avait trop attendri, je vais le laisser parler lui-même ; je vais l'engager à vous raconter des malheurs dont je n'ai su qu'une partie, et qui l'ont conduit à l'état [48] douloureux dont j'ai eu le bonheur de le retirer. Racontez-nous vos aventures, mon ami, et souhaitons tous deux qu'elles soient utiles à ces jeunes gens qui vont vous écouter avec attention.
Tout le monde se rapprocha de M. Delacour, qui avait la voix un peu faible. Armand, voyant un jour entre la chaise d'Henriette et celle d'Adèle, vint y placer son siège, et se trouva naturellement près de celle qui commençait à faire déjà une révolution singulière dans tout son être. On fit le plus grand silence, et le vieillard commença son récit en ces termes :
« J'ai eu des torts, mes amis !... Ma jeunesse a été marquée par des erreurs, plus que des erreurs, hélas ! Je m'en suis repenti ; mais la justice divine devait m'en punir tôt ou tard, et ce n'est que d'aujourd'hui qu'elle se lasse de me persécuter. Mon berceau fut les Cévennes : je suis né dans un petit bourg du Vivarais, près du mont Gerbier-le-Doux, à deux pas de la source de la Loire. Mon père était un des plus riches propriétaires du Languedoc, quoique né dans la classe qu'on appelait, alors roturière. Il occupait une maison de plaisance assez belle, mais qui lui était venue d'héritage, ainsi que ses autres biens. Mon père, élevé, pour ainsi dire, dans les montagnes, avait un caractère dur, âpre et sévère ; mais il était bon, confiant, et surtout tendre et indulgent pour ses enfants. Il était resté veuf de bonne heure, et ne s'était occupé uniquement que de l'éducation de trois fils qu'il avait, dont j'étais le plus jeune. Mon père était généreux et hospitalier ; il s'appliquait à l'art médicinal, et composait lui-même avec des drogues des plantes qu'il allait chercher dans les montagnes. Mon père se plaisait à guérir les maux des pauvres habitants de ces mêmes montagnes ; [49] et, comme il était dégagé de tout préjugé, il nous laissait tout jeunes, mes frères et moi, courir, jouer avec les enfants des indigents qu'il soulageait. La fréquentation de ces montagnards, peu policés pour la plupart, m'avait rendu brusque, vif, emporté, violent même: je ne pouvais souffrir une injustice, et je savais user de ma force pour m'en faire justice sur-le-champ moi-même. Mon père s'apercevait bien que j'étais plus difficile à mener que mes frères ; mais il se flattait que l'âge, l'instruction et ses conseils adouciraient mon petit caractère, qui n'était pas doux du tout.
» Un jour que je jouais avec mes deux frères (pardon si je vous ennuie des détails de mon enfance, mais ils sont nécessaires pour me conduire à déplus grands événements) , un jour, dis-je, que je jouais avec mes frères, nommés Saturnin et Léonard ; je ne sais sur quelles vétilles nous nous fâchâmes, au point que les coups de pied et les coups de poing volèrent en moins d'une minute. J'étais le plus fort, quoique le plus jeune et le plus petit ; je terrassai le pauvre Léonard avec tant de vigueur, que le malheureux enfant se cassa la jambe sur une pierre portée à faux. A peine fus-je certain de l'accident dont je venais d'être la cause, que je remplis l'air de mes cris. Saturnin, mon frère aîné, m'accusait de ce malheur ; mais je m'en accusais moi-même d'une manière si douloureuse, que nous nous réunîmes bientôt, Saturnin et moi, pour chercher ensemble et sans aigreur, les moyens d'apprendre cet événement à notre père, et de transporter le blessé chez nous. Il fut convenu entre nous (le malade lui-même eut la délicatesse de nous promettre d'appuyer ce mensonge) , il fut convenu que nous dirions à M. Delacour que Léonard, se promenant tranquillement avec nous, [50] était tombé dans un précipice dont nous avions eu bien de la peine à le tirer. Mais il fallait le transporter, et nous n'avions personne là qui fût assez obligeant pour nous y aider ; nous prîmes le parti de le porter nous-mêmes. Saturnin se chargea de le prendre par les cuisses, et moi je lui soutins la tête pendant plus d'une demi-lieue que nous avions à faire jusqu'à notre maison. Jugez, de la douleur qu'éprouvait ce petit malheureux, dont la jambe cassée pendait tout le long du chemin ! » Mon père, désespéré, eut l'air de ne point croire au rapport que nous lui fîmes ; il me lança même un regard si sévère, que la rougeur qui couvrait mon front suffit pour lui faire deviner l'auteur de cet accident:.il connaissait d'ailleurs ma vivacité et mes emportements. Ce malheureux père qui, comme je vous l'ai déjà dit, je crois, se mêlait de l'art de guérir, prodigua tous les secours possibles au petit Léonard, pour lequel il avait autant de tendresse que pour ses deux autres enfants ; et le lendemain matin il me tint cet étrange discours : Charles, vous êtes un misérable que je dois repousser de mon sein paternel. J'ai tiré du blessé la vérité sur votre compte : vous êtes cause du plus grand des malheurs dans ma maison. Puisque vous avez la rusticité, les manières brusques et le caractère brutal des petits paysans des montagnes, vous êtes fait pour vivre avec eux. Allez les trouver. J'ai prié Pierre, le nourrisseur de bestiaux, de vous prendre chez lui ; vous garderez ses troupeaux : on va vous mener sur-le-champ à sa chaumière.
» J'eus beau crier, pleurer, protester qu'il n'y avait point de ma faute dans tout cela, mon père fut inflexible. Un domestique m'accompagna jusqu'au mont Gerbier, où il me livra à un paysan grossier, qui soudain me donna l'occupation la plus [51] vile et la plus dégoûtante. Pour le coup je me laissai entraîner à tous les mouvements de rage et d'indignation qui agitèrent mon cœur. Je traitai mon père d'égoïste, d'homme dur, inhumain ; et je me promis de me venger de la haine qu'il me portait sur mes deux frères, auxquels il accordait une préférence que je trouvais injuste. Puisque je suis un paysan, un manant, me dis-je, je le serai tout à fait ; on verra que je saurai profiter de la belle éducation qu'on me donne. Tous les projets les plus bizarres me passèrent par la tête, et je m'arrêtai à celui-ci. J'avais quatorze ans, dix mois de moins que Léonard, et j'étais déjà fort pour mon âge. Pierre, le maître qu'on m'avait donné, avait une fille de seize ans, nommée Marguerite. Feignons, me dis-je, l'amour le plus violent pour Marguerite, et le plus vif désir de l'épouser: mon père est orgueilleux ; cet amour et ce désir de mariage l'humilieront ; il sentira qu'il a eu tort de me confondre avec des manants, et nous verrons s'il me retirera de leur triste société.
» Concevez-vous un pareil projet ? était-il digne d'une tête folle, maligne et inconséquente, qui s'apprêtait une punition terrible en croyant punir le plus tendre et le plus délicat de tous les pères ?... Dès ce moment j'affectai les soins les plus pressants auprès de Marguerite, qui, sotte et coquette, eut la folie de répondre à la tendresse feinte d'un enfant. Le père s'aperçut de notre amour ; il voulut s'en fâcher ; je lui témoignai alors le désir que j'avais d'épouser sa fille. Pierre, croyant entrevoir dans cet hymen beaucoup d'honneur et une grande fortune, m'encouragea, et ne me parla plus que son bonnet à la main ; c'était ce que je demandais : on me respectait, on ne me donnait plus de gros ouvrages, je ne faisais rien, et je riais tout bas [52] de la surprise et de la colère de mon père lorsqu'il apprendrait ma liaison et mes vœux. Cela arriva à la fin : il y avait six mois que j'étais chez Pierre ; je n'avais pas vu mon père depuis ce temps ; on ne m'avait même donné aucune nouvelle de la maison. Un jour M. Delacour se présente avec Saturnin, son fils aîné. Tous deux sont abattus, leurs yeux sont remplis de larmes : Eh bien ! monsieur, me dit mon père, vous m'avez privé d'un fils ; Léonard n'est plus. — Léonard ?... — La gangrène s'est mise dans sa plaie... L'infortuné est mort avant-hier dans nos bras. Petit monstre ! quel crime avez-vous commis !... c'est vous qui avez tué votre frère. — Est-ce ma faute ? — Comment ! ce sont là les regrets que vous en témoignez ? Allez, que je ne vous revoie jamais ; votre vue accroîtrait mon tourment. — O mon Dieu, je ne demande plus à rentrer chez vous ; je suis devenu amoureux de Marguerite, et je vais l'épouser. — Quel conte me faites-vous là ? — Ce n'est point Lin conte, monsieur. J'aime comme un fou la fille de Pierre, et je ne demande qu'à être son mari.—Il est bien question de pareilles folies dans un moment... — Folies si vous voulez ; mais je veux être paysan et l'époux de Marguerite.—Soyez ce qu'il vous plaira, petit mauvais sujet ; je ne me mêle plus de vous ; vous pouvez faire tout ce que vous voudrez.
» Mon père et Saturnin me quittent à ces mots, et me laissent fort étonné. La ruse que j'avais employée ne produisait pas l'effet que j'en attendais. Au lieu de me gronder, de me retirer de chez Pierre pour m'empêcher de faire une étourderie, de déshonorer ma famille, on m'accordait tout ce que je prétextais désirer, et l'on ne voulait plus entendre parler de moi ! Que devais-je faire à présent ? Me fallait-il continuer de soupirer auprès [53] de Marguerite ? me proposais-je sérieusement de l'épouser un jour ? Cela ne se pouvait pas : d'abord en ce que j'étais encore trop jeune ; en second lieu, parce que je ne trouvais rien de plus haïssable que cette grosse fille que faire ?
» Je passe quelques jours dans les regrets et dans la douleur. Le souvenir de la mort du pauvre Léonard vient m'arracher des larmes. Mes nuits ne sont remplies que de rêves funestes, où je vois cet enfant me tendre les bras, m'accuser de sa mort. Je me reporte au moment où ma brutalité le fait tomber sur cette pierre fatale qui lui cause une blessure mortelle je ne pense plus à rien qu'à mes fautes, je pleure, et me promets de les expier par une pénitence austère, en me jetant dans le premier couvent que je rencontrerai sur ma route. Je dis sur ma route, car je me propose de fuir, et je fuis en effet la chaumière de Pierre et de Marguerite, que je laisse sans doute fort étonnés, et désabusés sur ma fausse passion. Me voilà donc parti un soir, sans argent, sans ressources et presque sans vêtements. La détresse de ma situation me suggère d'abord l'idée d'aller me jeter aux genoux de mon père, d'implorer mon pardon et le retour de sa tendresse ; mais je pense que je l'ai, sans le vouloir, privé d'un fils ; que ce père malheureux me déteste, et qu'en supposant qu'il me souffre chez lui, j'aurai sans cesse sous les yeux le tableau déchirant des caresses qu'il prodiguera à mon frère Saturnin, tandis qu'il m'accablera de duretés: je ne puis supporter la haine d'un père ni l'aspect de sa tendresse exclusive pour son fils aîné. Non, me dis-je, il faut fuir pour jamais la maison paternelle, et suivre mon premier projet, celui de me mettre dans un couvent. Mais clans lequel ? où le trouver ? j'ignore les chemins que je dois parcourir... Eh bien ! j'irai au [54] hasard, toujours devant moi, et nous verrons si le ciel me fera rencontrer une retraite salutaire en faveur de mes remords et du désir que j'ai de le servir dans un de ses temples.
» Je marche donc à l'aventure, et la nuit s'épaissit sans que je songe aux dangers que je cours. Je suivais toujours les bords de la Loire, et le bruit que fait ce fleuve à quelques milles de sa source , dont il sort avec impétuosité, ajoutait encore au trouble de mon cœur. Je marchais, je marchais toujours, et j'étais accablé de lassitude... Je crois qu'à la fin j'aurais pris le parti de me coucher sur le sable et d'y passer la nuit, si je n'eusse pas aperçu de loin une lumière qui me parut sortir de quelque cabane isolée sur les bords du fleuve. Un pauvre pêcheur, le seul être existant que j'aie rencontré dans ma fuite précipitée, passe par hasard à côté de moi. Quelle est, lui dis-je, cette masure que je vois là-bas et qui est éclairée si tard ? —- Ce n'est point une masure - , mon petit ami ; c'est la chapelle Saint-Léonard. — La chapelle Saint-Léonard !..... Pourquoi donc est-elle ouverte à cette heure-ci ? — Elle est comme cela toutes les nuits, afin que le voyageur égaré puisse y prier et s'y trouver en sûreté. — Elle ne sert donc qu'aux voyageurs ? — Oh ! pardonnez-moi, c'est l'endroit le plus saint et le plus utile que je connaisse ; cette chapelle est pourvue d'indulgences plénières, et saint Léonard a la vertu de remettre.les plus gros péchés, lorsqu'on se repent de bonne foi au pied du reliquaire qui renferme quelques-uns de ses ossements. - Il n'y a donc personne qui veille dans cette chapelle ? — Oh ! que si ; le saint ermite qui la dessert y passe toutes les nuits, et confesse ceux qui -ont besoin des secours de la pénitence. Mais tous n'êtes donc pas de ce pays-ci, mon enfant ? Comment ne connaissez-vous [55] pas la chapelle Saint-Léonard, où l'on va faire des neuvaines, où l'on fait des processions ?... — Pardonnez-moi, j'en ai entendu parler. Je vous remercie de vos explications ; je vais m'y rendre. — Si vous êtes égaré, dites-le-moi, je vous reconduirai chez votre père, si vous en avez un. — Merci, merci ; bien obligé.
» Je me mets -à courir pour éviter les questions indiscrètes du pêcheur, qui m'a dit ce que je voulais savoir ; et quand je suis éloigné de lui, je m'arrête pour réfléchir sur ce qu'il m'a appris. La chapelle Saint-Léonard ! combien cet homme m'avait troublé chaque fois qu'il prononçait ce nom terrible qui me rappelait mon frère et le malheur dont j'étais cause ! J'y vais, me dis-je, dans la chapelle Saint-Léonard ; je ne la quitterai plus ; j'y passerai les jours et les nuits avec le saint religieux qui l'habite, et j'y prierai sans cesse pour le repos de l'âme de mon pauvre frère. D'ailleurs, on y remet les plus gros péchés ; je m'y confesserai, et je deviendrai tout aussi pur, tout aussi innocent aux yeux de Dieu, que je l'étais avant ma naissance. O mon père ! je vais donc devenir digne de toi ; et si j'ai le bonheur de te retrouver un jour, tu ne me repousseras plus de ton sein... Allons, allons à la chapelle Saint-Léonard.
» Plein de ces idées consolantes, je sens se ranimer mes forces, et j'arrive à la chapelle, que je trouve en effet ouverte, ainsi que le pêcheur m'en a prévenu. Une lampe allumée est suspendue à la voûte, et je vois briller sur un autel simple le reliquaire, qui me paraît renfermer, non les restes du saint, mais ceux de mon frère, qui portait son nom. Je m'agenouille, et prie sans regarder si je suis seul dans cet asile du recueillement. Une voix inattendue me frappe et fait palpiter mon [56] cœur. Enfant, me dit-on, as-tu besoin du tribunal de la pénitence ?
» Je me retourne, j'aperçois un religieux assis dans un confessionnal, et tenant un livre à la main. Je me remets, en me rappelant que le pêcheur m'a dit qu'un ecclésiastique passait les nuits dans cette chapelle. Oui, mon père, dis-je à l'ermite en me levant ; oui, je suis un pécheur ; je suis coupable du plus grand des crimes. — Approche ; épanche ton âme dans mon sein ; Dieu, qui va. t'entendre, t'absoudra si tu es sincèrement repentant.
» Je m'approche en tremblant, je m'agenouille à côté du révérend père, et je commence ainsi ma confession : Mon père j'ai eu le malheur de casser la jambe à l'un de mes frères, qui est mort de cette blessure. — Ciel ! s'écrie le père en se levant, quel crime ! quel crime affreux ! Jamais ces voûtes, frappées des soupirs des pécheurs, n'en ont entendu de pareil ! —Mon père !
— Et vous prétendez au pardon, petit misérable ! Allez, allez ; l'enfer ! l'enfer ! voilà votre partage. — Mais, mon père, il n'y a pas de ma faute ; c'est par accident... — N'étourdissez plus mes oreilles d'un forfait aussi épouvantable... Si jeune encore ! il a l'air si doux, si timide ! — Mon père ! Je vous supplie de m'entendre. — Eh ! que me direz-vous ? — Je vous répéterai que c'est par un accident, un accident, entendez-vous bien, que ce malheur est arrivé. J'en ai été désespéré, et je pleure continuellement ce pauvre Léonard.... — Léonard ? — Oui ; Léonard, c'était son nom. — Pauvre petit ! vous vous repentez donc ?....
— Avec toute l'amertume de la plus sincère contrition. — A la bonne heure. Rapprochez-vous, et achevez votre confession.
» le père Luce (c'était son nom, et j'eus tout lieu, par la [57] suite, ainsi que vous l'apprendrez, d'étudier son caractère) , le père Luce était violent, emporté, mais surtout très-religieux. Il s'était d'abord effrayé, croyant que j'avais commis un assassinat prémédité ; mais bientôt la suite de ma confession, la naïveté de mes aveux, le charmèrent. Il me serra dans ses bras, et me promit le paradis, au lieu de l'enfer dont il m'avait menacé. Cette promesse, qui aurait fait rire un philosophe, me rassura, et je me sentis comme soulagé d'un pesant fardeau. — Mon père, lui dis-je quand il m'eut donné l'absolution, je me sens du goût pour la vocation religieuse : gardez-moi ici, oh ! prenez-moi avec vous : je serai votre petit sacristain, je vous soulagerai dans vos travaux. — Mais ton père, mon ami ! — Mon père ! j'irai le retrouver quand je serai purifié par la prière et par la macération. — Projet digne d'un ange !... Reste, mon fils, reste, et remplace auprès de moi le petit Julien que la mort m'a enlevé pour le placer sans doute dans le sein de Dieu. Mais, mon fils, quelque chose que tu voies, quelque chose que tu entendes ici, je te recommande docilité, soumission, confiance aveugle, et surtout point de désirs curieux. — Oui, mon père. — Entends-tu ? docilité, soumission, confiance aveugle, et point de désirs curieux. — Surtout point de désirs curieux, n'est-ce pas, mon père ? — Oui, mon fils. — Je vous le promets.
» Père Luce reprit son livre, se remit à lire sans parler davantage, et moi, tout étonné de sa gravité comme du changement qui s'opérait en moi, je m'assis sur un banc, où je m'endormis profondément jusqu'au lendemain matin. Lorsque je me réveillai, il était déjà grand jour, et je ne restai pas peu surpris en voyant que l'ermite était encore à la même place dans son confessionnal, et toujours lisant. Je supposai quel'action [58] qu'il avait mise à sa lecture l'avait empêché de s'apercevoir de mon sommeil : je ne me trompais pas. Que lisez-vous donc là avec tant d'attention ? lui dis-je ; quelque histoire, sans doute ? — Qu'appelles-tu, quelque histoire ? c'est mon bréviaire, mon fils ; c'est mon bréviaire. Je le lis comme cela toutes les nuits, plutôt quatre fois qu'une. — En ce cas-là, vous devez le savoir par cœur ; c'est donc bien amusant, un bréviaire ?
» Le père sourit de ma naïveté, me montra son livre où je ne compris rien ; se leva, me prît par la main, et me mena dans sa sacristie, où tous deux nous fîmes un excellent déjeuner avec des provisions qu'il avait toujours en réserve.
» J'eus tout le loisir, après, d'examiner la chapelle Saint-Léonard, dont j'étais devenu le sacristain. Cette chapelle, dont j'aurai plus d'une occasion de parler, pouvait avoir vingt pieds de long sur douze de large ; la Toute en était très-basse ; elle était ornée tout simplement d'un autel très-uni, sur lequel était la châsse, et au-dessus la statue coloriée du saint, qui, par parenthèse, avait une mine rébarbative. Sur la droite, contre le mur, était le confessionnal du père Luce, et de f.autre côté un bénitier.. Quelques bancs de bois étaient épars çà et là, et sur la chapelle il y avait une cloche que je sonnais d'heure en heure pour avertir les paysans d'entrer faire leur prière, et de profiter des indulgences qui étaient attachées à un quart d'heure de recueillement. Derrière la chapelle était la sacristie : ce lieu était très-petit. Dans un recoin, derrière un e armoire, Termite avait un lit, où il se jetait pendant quelques heures dans le jour. Quand il était éveillé, il prenait ma place dans la chapelle, et moi je prenais la sienne dans ce lit, qui n'était composé que d'une planche et d'une simple paillasse. Depuis que l'ermite [59] était privé du petit Julien, mon prédécesseur, mort le mois d'avant, le révérend père était obligé de fermer la chapelle pendant qu'il reposait ; mais avec moi, on la laissait toujours ouverte, ce qui augmentait les profits ; car chaque voyageur qui s'y arrêtait ne pouvait s'empêcher de jeter quelque monnaie dans une bassine de cuivre placée à coté du reliquaire, et que nous vidions souvent, pour ne pas faire voir aux passants la -quantité des aumônes que nous recevions. Quand il y avait des neuvaines, c'était le grand bénéfice ; l'argent pleuvait. Il en était de même lorsque l'on faisait frotter au reliquaire du linge, qui prenait alors la vertu de hâter la pousse des dents des petits enfants. Toutes ces momeries me paraissaient ridicules ; mais Mon patron y mettait une grande importance ; il m'aurait chassé s'il m'eût vu sourire de ce qu'il appelait la piété des fidèles. Voilà donc quelle était ma besogne ; la nuit je sommeillais sur un banc, tandis que Termite lisait et relisait son bréviaire ; le matin nous déjeunions amplement ; je balayais ensuite la chapelle, j'entretenais la lampe ; nous dînions ; et à toutes les heures du jour je sonnais trois fois la cloche : puis, sortant sur la route, je criais trois fois aussi : Voilà l'heure de la prière ; fidèles, entrez, entrez dans la chapelle Saint-Léonard, tous vos péchés vous useront remis .
» Ce qui m'étonnait toujours, c'est que le révérend père allait lui-même à la provision : il en revenait sa besace chargée de vin, de pain, de viandes cuites et froides ; et il en apportait toujours une si grande quantité, que je ne pouvais pas deviner par où tout cela passait ; car il me semblait qu'il y avait de quoi manger pour vingt personnes, tandis que nous n'étions que deux. Ce qui me surprenait davantage, et m'effrayait même [] quelquefois, c'est que toutes les après-midi je restais seul, absolument seul dans la chapelle. Le père Luce ouvrait devant moi, avec une clef qui ne le quittait jamais, une petite porte percée dans la boiserie de l'autel. Il disparaissait ainsi pendant plusieurs heures, et ne rentrait que vers le soir, par cette même petite porte, qu'il entr'ouvrait et refermait soudain sur lui. Cent fois je cherchai par la situation extérieure de la chapelle, qui donnait sur la Loire même, l'endroit où pouvait conduire cette porte mystérieuse ; je ne pouvais le deviner ; et souvent j'entendais comme des gémissements sourds qui frappaient mon oreille, sans que je pusse soupçonner le lieu d'où ils partaient. Sur le point de demander des explications à l'ermite, j'étais toujours arrêté par la promesse qu'il avait exigée de moi, de réprimer des désirs curieux. Si j'avais l'air de l'examiner avec attention, lorsqu'il revenait son cou chargé de la provision, ou lorsqu'il disparaissait par la petite porte, il me lançait un-regard sévère, me faisait signe de la main pour m'engager à me retirer, ou souvent me répétait ce qu'il m'avait dit mille fois : Docilité, soumission, confiance aveugle, et surtout point de désirs curieux ! Je n'osais plus le fixer ; je me retournais, changeais de place et le laissais libre de faire tout ce qu'il voulait... mais je n'en souffrais pas moins intérieurement, et je brûlais de pénétrer des secrets qu'il paraissait avoir tant d'intérêt à me cacher.
» J'avais pourtant passé trois ans déjà dans cette inquiétude, trois années entières pendant lesquelles il ne m'avait pas été possible de former mémo le projet de retourner chez mon père. J'en avais bien le désir : j'étais grand d'ailleurs, formé, raisonnable ; j'avais plus de dix-sept ans, et je sentais que je perdais [61] mon temps dans un état qui devenait de jour en jour à mes yeux plus sot et plus ennuyeux. Je sentais que j'étais inutile à mes semblables, et j'éprouvais ce noble orgueil, cette ambition raisonnable qui animent, qui enflamment tout homme qui pense ; mais j'étais dominé par des préjugés religieux : Termite, qui craignait que je ne lui échapasse, qui m'était attaché sincèrement, me parlait sans cesse de cette abnégation où l'on doit être de soi-même, de tout parent, de tout ami, pour suivre la loi du salut. Il me rappelait ensuite, quand il me voyait chanceler, la mort de mon frère Léonard, ce qu'il appelait un crime épouvantable de ma part : il me peignait la colère de mon père et la haine légitime qu'il devait me vouer toute la vie. Quand je lui alléguais qu'il m'avait mille fois remis mes péchés , que par conséquent je devais me croire aussi pur que les anges, il me disait que la tache de ces énormes péchés n'en était pas moins indélébile sur mon front, et que la haine publique ne m'en poursuivrait pas moins : en un mot il abusait mon esprit par les prestiges du fanatisme et les divagations captieuses de la théologie. Je restais, mais en formant à tout moment le projet de m'échapper. Le mystère d'ailleurs de la petite porte, des gémissements sourds que j'entendais, et le secret que le père avait toujours pour moi, tout cela m'inquiétait, et me fortifiait dans le projet de rentrer dans le monde. » un jour... »
Ici Palamène avertit M. Delacour qu'il était tard : Vous et moi, lui dit-il, nous avons besoin de repos ; remettons à demain la suite de votre récit. Benoît ne pourra l'entendre, puisqu'il ne sera plus ici ; mais au surplus ce que vous avez déjà dit est suffisant pour faire impression sur son esprit rétif et méchant, [62] si toutefois il est capable de se repentir, comme vous le fîtes, après avoir causé le chagrin de votre vieux père.
Benoît sentit la justesse de ces reproches, mais bientôt le dépit lui tint lieu de fermeté ; il essuya ses yeux, et parut résigné ; ce qui affligea beaucoup Palamène, qui craignit que cet enfant ne fût vraiment incorrigible.
On se sépara donc, et, après la collation du soir, Palamène donna en secret ses ordres à son fils aîné, qui devait conduire le lendemain matin Benoît dans sa pension.
[]Histoire du Tambourin du village.
Le lendemain en effet, à sept heures, Armand entre tristement chez Benoît: Es-tu prêt, mon frère ? lui dit-il. — Déjà ? — Déjà !.... C'est l'ordre démon père. — Eh bien, partons.... quand tu voudras. — Sur-le-champ. — Où me conduis-tu ? — Oh ! tout près d'ici. Tu vois... Tiens, regarde par cette croisée ; tu vois ce moulin qui est là-bas sur le penchant de la colline, isolé de toute habitation ? — Oui ; est-ce que c'est là ? — C'est là même. — Dans ce moulin ? — Dans ce moulin. — Ah ça, est-ce que mon père se moque de moi, d'appeler cela une pension ? [64] Il m'a fait charbonnier, il me fait meunier ; c'est changer du noir au blanc. — Il ne te fait pas meunier ; tu ne travailleras pas à la farine. Il dit que le meunier de ce moulin est un homme bien né, que les malheurs ont forcé à prendre cet état ; mais M. Rolland, c'est ainsi qu'il l'appelle, est très-instruit, il est en état de continuer avec fruit ton éducation, et de te perfectionner même dans les arts agréables auxquels tu t'es déjà appliqué avec succès. — Ah ! M. Rolland est un homme instruit ! S'il a tant de talents, tant d'instruction, pourquoi n'a-t-il pas cherché à faire un autre état dans le monde ? C'est vrai ça. Mon père veut-il faire de moi un petit paysan , comme le père de M. Delacour, qui l'avait relégué dans les montagnes des Cévennes ? — Viens toujours, mon pauvre Benoît ; nous verrons quel homme est ce M. Rolland.
Benoît soupire, prend son petit paquet sous son bras, et suit, la tête baissée, son frère, qui n'est guère moins triste que lui. Benoît n'a point demandé à voir, à embrasser son père. Il le taxe de trop d'injustice, de trop de dureté même, pour lui témoigner des regrets, encore moins du repentir. Benoît suit donc Armand ; et tous deux sans se parler arrivent, après une heure de chemin, au moulin de M. Rolland, qui est prévenu. M. Rolland s'avance. Est-ce là, dit-il à Armand, le jeune homme que l'agriculteur Palamène devait m'envoyer ce matin ? C'est lui, répondit Armand ; c'est mon frère Benoît. —Sa figure parle en sa faveur. J'espère qu'il sera bien ici, et que nous nous lierons bientôt d'amitié. Il n'y trouvera pas toutes les douceurs, tous les plaisirs qu'on goûte dans la maison paternelle ; mais s'il veut répondre au zèle que je mettrai à perfectionner son éducation, il sera bientôt digne de rentrer chez son père. Je suis [65] veuf, je n'ai point d'enfants : une fille de campagne qui fait mon petit ménage, et un garçon meunier, voilà tout mon intérieur : Benoît n'aura rien autre chose à faire ici qu'étudier, lire et travailler dans cette salle basse. Je suis charmé de la confiance que son père me témoigne, et je la mériterai.
Benoît baisse les yeux et ne répond rien. Armand examine M. Rolland, et remarque, avec une secrète satisfaction pour l'intérêt de son frère, que M. Rolland a l'air bon, sensible et très-respectable : il est aisé de voir dans ses manières qu'il est bien né ; ses traits portent l'empreinte du malheur et de la longue douleur qui les a altérés. Armand prend congé de M. Rolland, et embrasse Benoît, après avoir remis à son nouvel instituteur l'argent d'avance d'un quartier de trois mois pour la pension de son frère, ce qui effraye beaucoup ce dernier. Le voilà trop sûr de rester au moins trois mois éloigné de la maison paternelle ; et pour la première fois sa fermeté l'abandonne. Il est pâle, défait ; et voyant s'éloigner son frère, il court à lui, jette en sanglotant ses bras autour de son cou, et le conjure de le ramener à son père. Armand est aussi affligé que lui ; il voudrait bien pouvoir céder à sa prière, mais il ne le peut ; ses ordres sont précis. Il prie Benoît de croire que c'est malgré lui qu'il est forcé de l'abandonner ; puis il s'arrache de ses bras, s'éloigne, et laisse cet enfant désolé entre les mains de M. Rolland, qui lui prodigue tous les soins de l'amitié.
Voilà donc Benoît décidément banni du toit de son père ; le voilà seul, livré à un étranger, et faisant retentir l'air de ses cris douloureux. Le pauvre enfant ! s'il a quelquefois déplu à nos lecteurs, il mérite bien aujourd'hui leur pitié. Laissons-le donc pour le moment chez M. Rolland, et retournons avec Armand [] chez notre vertueux père de famille, où Jules, Adèle et Léon, qui n'ont point vu partir Benoît, attendent leur frère aîné avec la plus vive impatience.
Armand rentre ; il est obsédé de questions par tous les enfants qui sont dans la cour. Eh bien ! où est-il, chez qui l'as-tu laissé ? est-il bien loin ?... Armand a reçu l'ordre de son père de ne point dire la retraite de Benoît. Il m'est défendu, dit-il à son frère et à sa sœur, il m'est défendu de vous apprendre ce qu'est devenu Benoît. Il est bien, très-bien ; voilà tout ce que je puis vous assurer..
Les enfants le pressent, il résiste ; on se fâche, on l'accuse d'être un pédant, de n'avoir point d'amitié, point de confiance pour ses frères. Il supporte ces injures, et n'en garde pas moins le secret qu'il a promis à Palamène. Le sévère, mais juste Palamène, descend bientôt, et sa présence fait rentrer nos trois curieux dans le silence et dans le respect qu'ils lui doivent. Armand rend compte en secret à son père du succès de l'affaire dont il l'a chargé ; Armand ne cache point que Benoît a versé des larmes, qu'il a prié son frère de le ramener, qu'il a promis en effet d'être plus docile, plus raisonnable. Palamène fixe Armand, et fronce le sourcil pour l'avertir de se taire. Armand baisse les yeux, garde le silence, et tout, rentre, dans la chaumière, dans l'ordre accoutumé.
Au dîner, Palamène, qui vit avec peine la tristesse profonde de ses quatre enfants, voulut la distraire. C'est aujourd'hui, dit-il, jour de repos ; on danse au bout du village prochain sous, le berceau d'acacias ; nous irons, nous y promener, n'est-ce pas, monsieur Delacour ? La belle Henriette voudra bien accompagner son père et nos enfants. [67] Henriette témoigna le plaisir que lui ferait cette promenade, et l'on se dépêcha de s'arranger pour partir. Adèle n'osait plus séparer du fatal nœud de rubans qui avait causé tant de chagrins à toute sa famille qui d'ailleurs était cause de la punition infligée à son frère Benoît. Adèle avait même brûlé cet ornement, dont la vue lui aurait rappelé longtemps des souvenirs douloureux. Elle fut donc trouver Henriette : toutes deux ornèrent leurs cheveux d'une simple couronne de fleurs des champs, puis elles descendirent embrasser Delacour et Palamène, qui admirèrent l'élégante simplicité de cette parure naturelle. Armand et Jules surtout restèrent extasiés, l'un en détaillant les grâces d'Henriette, l'autre en admirant les traits charmants d'Adèle. Pour le jeune Léon, son cœur était encore libre, et les Muses étaient les seuls objets pour lesquels il soupirait.
Nos amis partirent donc par le plus beau temps, et arrivèrent bientôt au berceau d'acacias, où toute la jeunesse des villages environnants était déjà rassemblée. Là, les jeunes garçons et les jeunes filles, brillants d'une santé qu'ils devaient au travail et à la frugalité, formaient des danses champêtres sous les yeux des mères, tandis que les pères jouaient plus loin au siam, au tonneau, à mille jeux divers. Un violon assez discordant d'ailleurs, qu'accompagnait souvent à contre-mesure un tambourin crevé depuis- longtemps, et raccommodé avec du parchemin, composait tout l'orchestre de ce bal villageois, où présidaient le plaisir, la décence et la franche gaieté. Adèle et Henriette furent invitées à danser et acceptèrent, ce qui donna un peu d'humeur aux tendres Jules et Armand. Mais leur père, qui sourit secrètement en remarquant leur petit dépit, leur conseilla de danser, de faire, comme les autres. Ils ne se firent pas prier : à la contredanse [] suivante, Armand s'empara d'Henriette, Jules saisit la main d'Adèle, et tous quatre se mêlèrent dans un quadrille où ils dansèrent jusqu'au soir sans, se quitter. Léon, lui, était trop philosophe pour se livrer à ce genre de délassement. En vain son père l'engagea-t-il à suivre l'exemple de ses frères, il préféra rester auprès des deux vieillards, et se mêla même à leur conversation, qu'il sema de traits brillants d'esprit et de raison. Palamène était enchanté, et il formait déjà plusieurs projets qu'il effectua par la suite, ainsi que nous le verrons.
Cependant la nuit s'approchait et dispersait déjà les danseurs, habitués à des heures fixes pour leur repos comme pour leur travail. Au village, les plaisirs ne prennent jamais la place du ; sommeil ; ils ne servent qu'à fortifier le corps, jamais à le détruire. Le soleil y mène les agriculteurs aux champs, comme il les ramène à leur toit rustique : on y jouit de tout sans abuser de rien, et l'on n'y connaît pas les excès. Il était donc l'heure de se retirer ; Palamène en avertit nos jeunes danseurs : mais on parlait encore d'une dernière contredanse ; leur père ne voulut pas les en priver, et c'eût été dommage, car celle-ci fut la plus gaie comme la plus animée. Ici l'on voyait Colas qui faisait des sauts terribles ; sa tête, ses jambes, ses bras, tout était en mouvement, et ses voisins avaient soin de s'écarter de lui pour n'être point accueillis de quelques violents coups de pied. Là, on voyait la jeune Annette, qui, la tête baissée, les bras pendants, faisait de petits pas en serrant ses pieds l'un contre l'autre : elle ne regarde personne, elle est sérieuse comme si elle pensait à quelque chose de triste, et la froideur de son maintien contraste singulièrement avec le genre d'amusement qu'elle prend sans paraître le goûter. Plus loin, c'est le [69] gros Julien , le sonneur de la paroisse : il a des prétentions, lui ; il se balance en dansant, il donne de petits coups de tête, il sourit avec gentillesse ; il semble qu'il dise à tout le monde : Regardez-moi ; je suis le plus beau danseur du village. En un mot, rien n'est plus gai, rien n'est plus plaisant que cette danse, où chacun apporte ses prétentions, ses ridicules, comme à la ville, mais avec plus de franchise cependant, avec plus d'ivresse et d'abandon.
Quand le bal champêtre fut fini, nos quatre danseurs, en nage et très-joyeux, vinrent rejoindre Léon et leurs vieux pères, qui s'étaient assis sur un banc de pierre, à côté du violon et du tambourin. Le paysan qui jouait du tambourin était un homme très-âgé et presque aveugle. Ses yeux lui permirent cependant de remarquer les traits aimables d'Adèle et d'Henriette, ainsi que la fraîcheur et la bonne santé d'Armand et de Jules. Voilà, dit-il à Palamène, des jeunes gens qui doivent être bien contents : Dieu merci, ils n'ont pas quitté la place. Ah ! cela me rappelle mon jeune temps ; à leur âge, j'en faisais autant qu'eux, et j'aurais pris ce plaisir-là longtemps, sans le malheur qui m'est arrivé ! — Vous avez éprouvé des malheurs, bon homme ? lui dit Palamène. — Ah ! monsieur ! un seul, un seul, mais bien cruel, et qui m'a plongé dans l'état où je suis. — Contez-moi donc cela, vous piquez ma curiosité. — De quel côté va monsieur ? — Du côté des Trois-Mares. — C'est justement mon chemin ; si vous voulez, je vous raconterai mon histoire, qui n'est pas bien longue, mais qui pourra offrir un but moral à ces jeunes enfants.
Le tambourin se lève, son confrère ménétrier lui donne le bras, et notre petite caravane revient lentement à la chaumière ; [70] mais avant d'y rentrer, le tambourin, qui refuse d'y accompagner Palamène, propose de s'asseoir en rond dans un petit taillis de jeunes ormes, et d'y faire le récit qu'il a promis. Chacun se range autour de lui, et il prend la parole en ces termes :
« Je m'appelle Luc Romain, et je suis fils de l'ancien jardin nier du château que vous voyez d'ici, et qui appartient, je crois, maintenant à M. de Verseuil. Dans ce temps-là c'était un nommé M, de Serville qui en était le propriétaire. M. de Serville était un ancien militaire fort attaché à mon père, qui Pavait vu naître, qui l'avait porté dans ses bras. M. de Serville était marié à une dame plus âgée que lui ; ils n'avaient point d'enfants, tandis que mon père en avait deux, garçon et fille. M. de Serville vivait fort retiré ; et, pour se distraire d'une vie trop sédentaire, il avait entrepris de m'élever comme son fils, de me donner toute l'éducation que m'avait refusée l'obscurité de ma naissance. En vain mon père lui disait-il souvent : Monsieur, vous avez bien des bontés pour Lue ; mais vous allez en faire un monsieur, et nous, j' n'en pourrons rien faire après ! J'aimerions mieux qu'il fût tout bonnement un jardinier comme son père,
" M. de Serville lui répondait qu'il ne m'abandonnerait jamais, qu'il aurait soin de me faire un état, une petite fortune. Je me leurrais de ces espérances ; mais mon père craignait pour moi fa mort de mon bienfaiteur, qui était d'une santé très-chancelante ; et c'est ce qui arriva.
» J'avais dix-huit ans ; j'étais assez instruit, pas autant que. j'aurais dû l'être, attendu qu'on me gâtait/et que je n'avais, pas beaucoup dégoût pour l'étude. Je m'appuyais sur la tendresse [71] qu'avait pour moi M. de Serville, et je croyais ma fortune faite sans que j'eusse besoin de songer à acquérir le moindre talent ; mais un jour je fus cruellement détrompé. Madame de Serville tomba un matin du haut en bas de son escalier, et se tua sur la place. Ce coup fut si violent pour son sensible époux, qu'il se mit au lit, et n'en fut retiré, huit jours après, que pour aller rejoindre sa malheureuse épouse. A l'instant, des collatéraux avides, des neveux qu'on n'avait jamais vus dans la maison, vinrent s'emparer de tous les biens ; le château fut vendu, mon père en fut inhumainement chassé, et obligé, pour vivre, de louer une masure, et d'acheter deux vaches, dont ma sœur portait tous les jours le lait à la ville. Que devenais-je, moi ? Il me fallait renoncer à la grandeur, à l'aisance dont mon enfance avait été entourée. Je n'étais plus qu'un paysan sans talents, sans moyens, sans fortune et sans protection. L'orgueil, le dépit, le tableau de la misère, tout me tourna la tête, tout égara ma raison : je quittai mon père sans lui dire un mot,, sans l'embrasser, et je me rendis à Paris, où j'espérais que la fortune m'attendait. Je me présentai dans les rues de cette vaste ville comme un homme qui est fait pour attirer tous les regards ; je m'imaginais que chacun me remarquait, et que je ne tarderais pas à trouver un second M. de Serville. Vain espoir ! J'y mangeai le peu d'argent que j'avais emporté, et fus obligé de vendre tous mes effets, presque tous mes vêtements, pour retourner au pays, que je regrettais d'avoir quitté. Oui, me dis-je, il n'y a que mon père dans le monde qui puisse s'intéresser à moi, il n'y a que mon père ! Allons le retrouver,, aidons sa vieillesse, faisons... tout ce qu'il faudra faire pour le seconder dans ses travaux champêtres ! Soyons un homme des champs comme lui, [72] puisque la nécessité m'y contraint, et que l'aisance dans laquelle j'ai vécu jusqu'à présent n'a servi qu'à faire de moi un sot et un fat !
» Plein de résignation, de repentir et de tendresse pour mon père, je revins ici, dans le village même où je l'avais abandonné avec la plus noire ingratitude. Il était presque nuit quand je frappai à la porte de sa chaumière... Qui est là ? me crie-ton du dedans... Je reconnais la voix de ma sœur, et réponds avec plus de confiance : C'est moi, ouvre. —Qui, vous ? interrompt le vieux Romain. — C'est moi, mon père ; c'est votre fils Luc Romain. — Mon fils Luc Romain ! Je n'ai plus de fils, vous vous trompez ; je n'ai qu'une fille, qui prodigue à ma vieillesse fous les soins de la piété filiale. — Quoi ! mon père, vous ne reconnaissez pas ma voix ? — Votre voix ressemble bien à celle d'un mauvais sujet de fils que j'avais ; mais ce ne peut être lui. Il m'a quitté, délaissé dans mon malheur ; il est bien loin sans doute, et doit y rester. — Non, mon père ; je vous jure que c'est moi qui suis Luc Romain. Veuillez me faire ouvrir la porte, et vous verrez aisément... — Je n'ouvre point ma porte à des vagabonds qui viennent je ne sais d'où, et qui peuvent me quitter demain, après-demain, à chaque moment. — Eh quoi ! mon père, vous ne voulez pas recevoir votre fils repentant, et qui s'est fait une ferme résolution de rester avec vous tant que le ciel voudra vous accorder des jours ? — Mon fils m'a manqué une fois, il ne me trompera pas de nouveau. Que viendrait-il chercher d'ailleurs auprès de moi ? La fortune ? elle m'a toujours fui. L'oisiveté ? elle n'habitera jamais ma chaumière. Qu'y viendrait-il donc faire ? Me dépouiller comme il Ta déjà fait ? M'emporter mes légers effets, après avoir mangé les siens ? [73] Non, non ; je ne puis être d'aucune utilité à mon fils, et je n'ai pas besoin de ses secours ni de sa feinte amitié. — Mon père !...
— Qui que vous soyez, bonsoir ; laissez-moi me reposer. — Eh quoi ! à l'heure qu'il est ! que voulez-vous que je devienne ?
— Tout ce qu'il vous plaira. — Ma sœur, ma pauvre sœur ! implore mon pardon d'un père irrité ! — Votre sœur a trop de tendresse pour son père, pour l'engager à se charger d'un fils ingrat. — Eh quoi ! personne, personne n'aura pitié de moi !
» On ne me répond plus, et je gémis en vain à cette porte qui me sépare pour jamais du plus sévère de tous les pères !... N'importe, m'écriai-je dans ma douleur, je vais passer la nuit tout entière là, là, sur le seuil de la porte qu'on refuse de m'ouvrir. Mon père sortira demain matin, il trouvera son fils dans les larmes ; il le trouvera attaché à la maison paternelle, comme cette poutre qui soutient ce toit couvert de chaume. Il me verra couché à ses pieds, et il n'aura pas le courage de passer sur le corps de son fils humilié, sans lui tendre une main secourable.
» Abîmé dans la douleur et dans les regrets, je me couche en effet en travers, à la porte même de la chaumière ; et la pierre glacée qui me sert de lit, s'échauffe bientôt, mouillée par les larmes abondantes que je répands. Eh quoi ! me dis-je, quelle est la bizarrerie des destinées des hommes ? Deux enfants sont nés du même père ; l'un est là dedans, près de lui, fêté, caressé par ce père, qui a déversé sur sa fille toute sa tendresse, tandis que l'autre enfant, moi, qui suis plus en état de l'aider de mes bras et de toutes mes forces, je suis à sa porte, couché sur la pierre, nu et manquant de tout ! O fatalité ! fatalité ! Non, [74] non ; c'est ma faute, ma seule faute si je ne partage point l'heureux sort de ma sœur. Elle ne fut point ingrate, cette fille estimable ; elle n'abandonna point son vieux père, chassé, humilié par des héritiers avides, elle lui prodigua ses soins, ses consolations ; et moi, moi !... je fus un fils dénaturé ; je mérite cette juste punition.
» L'aurore commençait à paraître, et me donnait l'espoir de voir enfin s'ouvrir cette porte d'airain, lorsque le malheur le plus inattendu vint détruire toutes mes espérances... Une brigade de maréchaussée passe devant la chaumière, m'aperçoit, et méprenant pour un vagabond, un homme malintentionné, m'arrête et me traîne en prison. En vain je m'écrie : Je suis le fils du vertueux Romain qui habite cette chaumière. On me répond que j'en impose ; qu'au surplus, cela s'éclaircira ; et je me vois plongé dans un cachot, sans espoir d'être réclamé par qui que ce soit, pas même par mon père.
» Deux jours s'écoulent sans que je voie d'autre personne que le geôlier, qui m'apporte la nourriture la plus grossière. Le troisième jour, enfin, ma prison s'ouvre, et je vois entrer ma sœur, qui se jette dans mes bras, en versant un torrent de larmes. Elle m'apprend que depuis mon départ pour Paris, la santé de mon père s'est considérablement affaiblie, et qu'il m'accuse de ses chagrins, de sa mort même, qui ne peut tarder. Le lendemain de mon arrestation, on est venu lui apprendre qu'un jeune homme mal vêtu, qui se disait son fils, a été trouvé, au milieu de la nuit, couché à sa porte. Le père Romain, à cette nouvelle, est tombé dans une si grande faiblesse, que depuis il n'a pu prononcer une seule parole. Ma sœur ajoute qu'on lui a promis ma liberté pour le même jour ; [75] mais elle m'engage à ne point me présenter chez mon père, dans la crainte que mon aspect imprévu ne fasse sur lui une funeste révolution. Elle m'embrasse en pleurant, et me quitte.
» Vous jugez de ma douleur pendant cette fatale journée, qui se passa sans qu'on m'apportât la liberté qu'on avait promise à ma sœur. Celle du lendemain s'écoula encore, et je ne vis personne. L'inquiétude, la douleur, le remords, la honte, tout allait contribuer à aliéner ma raison, si le surlendemain mon geôlier ne fût venu me dire assez brusquement : Sors, tu es libre. La joie me fit faire des extravagances ; je voulus embrasser cet homme brutal, qui me repoussa en me riant au nez. Je sortis enfin ; et comme je ne voulais pas me rendre sur-le-champ auprès de ma sœur, quelque désir que j'eusse d'avoir des nouvelles de mon père, je fis le tour du village, en rêvant au moyen que je prendrais pour faire avertir ma sœur de mon élargissement. Le cimetière se présente à mes regards ; je le traverse, et m'arrête au pied d'un grand crucifix pour y remercier Dieu de m'avoir rendu la liberté. Pendant que je suis occupé de ma prière, un chant d'église vient frapper mon oreille ; la cloche de la paroisse sonne le tintement funèbre de la mort : tout annonce qu'on va conduire un homme à sa dernière demeure.
» Je lève la tête et fixe le spectacle qui s'offre à mes regards. Les vieux habitants du village précèdent tristement le lugubre cortège ; les jeunes gens marchent après, la tête baissée et les bras croisés sur leur- poitrine ; trois ecclésiastiques viennent ensuite , et deux autres suivent un cercueil couvert de plusieurs instruments aratoires. Je me mêle dans la foule des curieux qui suivent un simple convoi ; et pendant qu'on place l'infortuné [76] qui en est l'objet dans les entrailles de la terre qu'il avait fécondée, je demande, par une simple curiosité, son nom à ceux qui m'entourent. Hélas ! me répond-on, l'ingratitude d'un fils coupable a causé la mort de ce père trop sensible c'est l'ancien jardinier du château, le respectable Charles Romain. — mon père ! m'écriai-je ! ah ! ciel !
« Je cours à la fosse, je m'y précipite, et l'on ne parvient à m'en arracher qu'en me blessant de tous les côtés. Je ne sais ce que je fis dans mon délire ; j'ignore comment ce malheur m'arriva ; mais lorsqu'on me retira de la fosse assez profonde où je m'étais élancé, je ne revis plus la lumière du jour ; j'avais perdu la vue !
» Tous les assistants pleuraient: le respectable curé du village était auprès de moi et me prodiguait toutes les consolations de la religion: je n'entendais rien ; je demandais mon père, je l'appelais à grands cris, et je croyais voir dans mon prompt aveuglement une juste punition du ciel. Tous les simples habitants du village le crurent comme moi, et le bruit se répandit bientôt qu'il s'était fait un miracle sur la tombe du malheureux Charles Romain.
» Je fus transporté à l'hôpital, où les chirurgiens qui furent appelés détruisirent bientôt la croyance du prétendu miracle. Il fut prouvé qu'en me débattant entre les mains de ceux qui voulaient m'arracher de la fosse, mes yeux s'étaient écorchés et remplis de terre, ce qui avait affecté ma vue et devait l'affaiblir pour ma vie. J'appris cet accident avec plus de fermeté que ma bonne sœur, qui, ne me quittant ni jour ni nuit, avait cette douleur à ajouter à celle qu'elle éprouvait de la mort de son père. Je me rétablis enfin, mais presque aveugle ; que pouvais-je [77] faire ? Ma sœur travailla, m'aida autant qu'elle le put ; et moi, après avoir employé aussi à quelques travaux les années de force que le ciel m'accorda depuis, je me mis, dans ma vieillesse, après avoir perdu ma sœur, à jouer du tambourin pour gagner ma vie. Mon ami, qui joue du violon, et moi, nous suivons toutes les danses des villages qui nous entourent, et nous ne manquons pas, Dieu merci, d'occupation.
» Voilà, messieurs et mesdemoiselles, l'histoire funeste du pauvre tambourin. Voilà comme une seule faute, l'abandon momentané d'un père, arma la sévérité de ce père inflexible, le conduisit au tombeau, et me plongea pour ma vie dans l'aveuglement et dans l'indigence la plus cruelle ! Bons enfants qui m'écoutez, ne quittez jamais vos parents ; ne vous mettez point dans le cas d'être punis, d'être repoussés par eux, et répondez toujours à la tendresse qu'ils vous témoignent sans cesse. Mes bons petits amis, le vice que les pères et mères ne pardonnent jamais à leurs enfants, c'est l'ingratitude. »
Le vieux Luc termina son récit, se leva, prit le bras du ménétrier son ami, et tous deux continuèrent leur route après avoir pris congé de la compagnie.
Le vertueux Palamène s'apercevant que l'histoire du tambourin avait fait une profonde impression sur sa jeune famille, ne se permit aucune réflexion sur ce qu'elle venait d'entendre. Au contraire, il affecta de détourner la conversation sur autre chose, de parler de la danse, du plaisir qu'avaient pris ses enfants ; en un mot, il rappela la gaieté bannie depuis un moment, et l'on rentra, en sautant, dans l'habitation, où Marcelle commençait à être inquiète du retard de ses hôtes. En effet, il était temps de prendre la collation du soir, et de se livrer [78] après au repos dont nos quatre danseurs avaient grand besoin. On remit donc au lendemain la suite du récit de M. Delacour, qu'on avait laissé, la veille, sacristain de la chapelle Saint-Léonard.
[]Suite de la Chapelle Saint-Léonard.
Qu'elle est belle ! qu'elle est noble ! qu'elle est touchante, l'occupation du père de famille qui instruit, qui éclaire ses enfants par des exemples frappants de morale, par l'aspect de la vertu récompensée et du vice puni ! Comme il jouit de voir ses leçons fructifier sur le cœur de ses jeunes élèves ! Comme l'agriculteur, qui a greffé un jeune arbre, vient à chaque aurore examiner avec joie la force, la vigueur que prend cet arbre qu'il a sauvé de l'a destruction ; de même le père de famille étudie avec une secrète ivresse les progrès que fait sur ses enfants l'éducation [80] pratique qu'il leur donne. Il se dit : Je n'ai point rendu la morale sèche, aride, comme elle l'est toujours dans les préceptes ; je l'ai mise en exemple, et la morale a réussi sur ces jeunes cœurs ! D'enfants dociles et délicats qu'ils sont, ils deviendront des hommes éclairés, des citoyens instruits et vertueux. Oh ! quelle plus belle récompense puis-je attendre de mes soins !
Telle est la jouissance du respectable Palamène. Il ne dit point à ses enfants, vous faites mal ; il le leur fait sentir par l'exemple d'un autre qui a fait la même faute dans laquelle ils sont tombés. Palamène sait tout. Il ne sait point en imposer, Palamène, encore moins mentir, pour amener des leçons de vertu. Il devait en effet vingt mille francs à M. Delacour : cette histoire, qu'il a racontée à ses enfants, est véritable ; seulement il avait la somme prête, et n'a parlé à ses enfants de vendre sa maison que pour éprouver la délicatesse de ses jeunes élèves. La querelle de ces derniers avec le marchand de menue mercerie n'a point été arrangée par lui ; mais il sait l'envoi du pâté, ainsi que le vol qu'en ont fait nos quatre petits gloutons : cependant il n'en parlera jamais, attendu que celui qui a entraîné les autres dans sa faute est puni. Voilà tout son chagrin, à Palamène ; c'est Benoît, c'est cet enfant dont il ne peut rien faire : il n'a pourtant pas un mauvais cœur, Benoît ; mais sa tête est légère. Il est jaloux, emporté et querelleur. Comment fera-t-il pour corriger ce mauvais naturel ? Il a déjà mortifié cet enfant, en le faisant charbonnier ; à présent qu'il est chez un meunier, éloigné de ses frères, banni par son père, quel moyen prendra Palamène pour chasser de son jeune cœur les vices bas qui le souillent ? Nous le verrons sans doute par la suite, et nous devons [81] espérer que le succès couronnera l'entreprise du père de famille. Revenons à lui dans son agreste habitation, qu'il partage maintenant avec son bienfaiteur Delacour et la jeune Henriette ; Henriette ! sur laquelle il a des projets.
Réunis le soir sur la terrasse, Armand, Adèle, Jules et Léon pressèrent M. Delacour de continuer son intéressant récit. Il céda à leurs instances :
" Je vous ai laissés, mes amis, leur dit-il, au moment où, âgé de dix-sept ans et demi, je fis de sérieuses réflexions sur la sottise que j'avais de rester simple sacristain d'une chapelle isolée sur le bord de la Loire, tandis que je me sentais les moyens de faire autre chose dans le monde. En vain le père Luce tâchait-il de m'attacher pour toujours à son état de mendiant ; je l'écoutais, il me persuadait souvent ; mais dès qu'il ne me parlait plus, je retombais dans mes premières incertitudes, et mes projets se présentaient de nouveau avec plus de force à mon esprit.
» Un jour que je pensais à mon père, et que je me reprochais l'espèce d'abandon où je le laissais depuis trois ans, les larmes me vinrent aux yeux, mon cœur se serra ; et, voyant bien que si je faisais mes adieux à l'ermite je ne pourrais jamais m'arracher de ses bras, je pris soudain le parti de me sauver à toutes jambes et de retourner à la maison paternelle. J'ignorais où elle était située, les chemins même qu'il me fallait prendre pour y arriver ; mais je me proposais de les demander au premier passant. L'ermite était justement allé à la provision ; j'étais seul dans la chapelle, le moment était favorable ; cependant, pour ne pas laisser absolument la chapelle vide, je me déterminai à prier quelque voyageur à y entrer, dans le dessein de engager [] ensuite d'attendre, en priant, le retour de l'ermite.
» Me voilà donc sur la porte de la chapelle, sonnant la cloche, et criant comme à mon ordinaire : Voilà l'heure de la prière ; fidèles, entrez, entrez dans la chapelle Saint-Léonard, tous vos péchés vous seront remis ! Deux femmes voilées s'arrêtent ; Tune dit à l'autre : C'est là, mistriss, c'est là l'asile que nous cherchons ; entrons-y, mistriss, et prions Dieu pour qu'il nous rende la paix de l'âme.
» Ces deux femmes entrent, s'agenouillent devant le reliquaire, puis se lèvent, et le baisent avec tant d'ardeur, tant de componction, que moi-même j'en suis attendri. Je ne sais quel pressentiment secret me fait désirer de voir les figures de ces étrangères : malgré le long voile qui les cache, il est aisé de se douter que l'une d'elles est vieille, et que l'autre est jeune et pleine de grâces. Je m'approche pour lui dire d'attendre Termite, et toujours dans le dessein de m'échapper. La vieille lève soudain son voile, et me regarde avec des yeux effrayants. Elle était si laide que je crus voir le diable. Je détournai la vue, et je crois que je me serais sauvé sur-le-champ sans rien dire, si la vieille n'eût dit à l'autre femme : Levez votre voile, mistriss ; il fait si chaud ! vous devez étouffer là-dessous ?
» La jeune personne leva son voile, et je me crus transporté de l'enfer dans le paradis. Rien de plus doux, rien de plus aimable que cette figure céleste, qui captiva soudain mon cœur pour la vie. Elle était brune, sa figure était plus ronde qu'ovale ; l'éclat de son teint blanc, et frais comme les pleurs de l'aurore, était rehaussé par le noir d'ébène de ses cheveux, de ses sourcils, et par la vivacité de son œil grand et spirituel. Ses joues étaient assez arrondies, et deux petits trous [83] aux deux coins de sa bouche donnaient de la grâce à tous les mouvements de cette physionomie enchanteresse. J'avais fait un pas en arrière pour éviter le spectacle de la laideur de la vieille : la beauté de la jeune mistriss enchaîna soudain toutes mes facultés ; je restai immobile à la même place, la bouche béante, les bras tendus, et les yeux fixés sur cette charmante personne. La chute du tonnerre ne produirait pas une pétrification plus prompte. La belle mistriss, s'apercevant de mon extase, baissa les yeux, rougit, et se retourna un peu, tandis que la vieille, occupée uniquement de son chapelet, ne songeait qu'à marmotter quelques prières devant la statue de saint Léonard, qui faisait vraiment mon pendant par son immobilité. Dès ce moment, il ne me fut plus possible de m'arracher de ce lieu ; plus enchanté par la présence de la beauté que par celle du saint de bois. Tous mes projets s'évanouirent ; il me prit même une faiblesse, un éblouissement si considérable, que je fus obligé de m'asseoir sur un banc pour ne point tomber aux pieds de mon vainqueur : un feu inconnu circulait dans mes veines, mon sang paraissait bouillir dans mes artères, et le plus violent mal de tête succéda bientôt à cet état douloureux ; je ne pouvais pas me rendre compte encore de la nature de mes sensations, mais je m'apercevais bien qu'il se passait en moi quelque chose d'extraordinaire.
" Ce fût bien pis lorsque je vis s'ouvrir cette belle bouche, et que je l'entendis prononcer quelques paroles qui me causèrent soudain un tremblement universel : Vous n'êtes pas seul ici, mon bon ami ? me dit-elle. — Non, mademoiselle ; et je sens bien que dorénavant j'y serai moins seul que jamais. — Qui est-ce qui dessert cette chapelle ? — Saint Léonard. — Non, je [84] ne vous parle pas du saint qui... — Ah ! le saint ! c'est le révérend père Luce. — Vous confondez, mon ami ; le révérend père Luce est donc Termite que... — Oui, le révérend père Luce, religieux du couvent de Saint-Benoît. — J'entends ; et vous êtes le jeune sacristain ?... — Non, mademoiselle, non, je ne suis pas le sacristain. — Mais votre habit ? — Je l'étais, mademoiselle ; mais je ne le suis plus, je ne le serai jamais. —Je croyais.
— Non, je veux rentrer dans le monde, me marier, devenir époux et père !... — Époux et père !...
» A ces mots, la jeune personne soupira, elle leva les yeux au ciel, et laissa tomber quelques larmes. Vous pleurez, mademoiselle ! m'écriai-je.
» La vieille m'interrompit : Que vous dit donc ce jeune homme, mistriss ? dit-elle à sa compagne. — Ma tante... rien... il me disait que cette chapelle est desservie par le révérend père Luce, un bénédictin. — Un bénédictin ! oh ! combien j'aime les religieux de cet ordre ! C'est un bénédictin qui a reçu les derniers soupirs de votre père, de mon pauvre frère ! — Hélas !... — Tardera-t-il à rentrer ? je voudrais le voir pour lui parler. Il faut qu'il nous donne son avis sur le projet que nous avons formé de nous retirer du monde. — De vous retirer du monde ! dis-je à mon tour. Quoi ! mademoiselle va se retirer du monde ? — Oui, mon ami, reprit la vieille : eh ! qu'est-ce que cela vous fait ? n'est-elle pas libre de faire ce qui lui plaît ?
— Libre, interrompit la jeune personne ! ah ! ma tante, !.... — Elle n'est pas libre, m'écriai-je ; vous voyez bien qu'elle n'est pas libre.
» La vieille roule ses deux effroyables yeux, et me regarde fixement avec un mouvement de surprise qui me fait baisser la [85] vue, comme il fait rougir sa timide nièce. Cette femme, qui me paraît dure et méchante, porte ensuite ses regards sur la jeune personne. Mistriss, lui dit-elle, connaissez-vous ce jeune homme ? — Ma tante, je le vois, comme vous, pour la première fois. — Comment juge-t-il si promptement de votre situation ? — J'en juge, répliquai-je, par l'intérêt qu'elle m'inspire, par je ne sais quel pressentiment... — Retirons-nous, reprit la vieille en saisissant la main de sa nièce ; je suis entrée ici pour profiter des indulgences, et non pour y trouver des contradicteurs.
» Les deux inconnues vont sortir ; elles sont déjà sur le seuil de la porte de la chapelle : je frémis en songeant que, par mon imprudence, je me prive pour jamais de la vue de celle que j'aime. Je prends le bras de la tante, que je presse fortement en l'entraînant vers moi et en lui disant : Madame ne veut donc pas recevoir l'absolution du saint ermite de ce lieu ? — Est-il aussi indiscret que vous ? — Il n'est pas du moins aussi sensible. — Mistriss, remerciez monsieur le sacristain, il prend votre parti comme si vous vous entendiez tous les deux pour me résister.—Je vous jure, ma tante... — Une absolution ! je ne m'en irai pas en effet sans profiter d'une absolution ; mais si ce père est longtemps à rentrer... — Madame, le voilà.
» En effet, le père Luce se présente, son cou chargé de sa pesante besace ; il aperçoit deux femmes, et se doutant bien qu'elles peuvent être deux bonnes pratiques pour lui, il jette le sac de côté, s'incline jusqu'à terre devant saint Léonard, et s'adressant à la vieille : Ma fille, lui dit-il en joignant ses mains sur sa poitrine, avez-vous péché ? — Que trop, mon père ! — Et cette jeune personne ? — Autant que moi pour le moins : eh ! [86] qui est-ce qui ne pèche pas ?— Voulez-vous vous approcher du tribunal de la. pénitence ! — A l'instant, mon. père..,
» Le moine entre dans son confessional ; la tante se met à côté de lui, et commence sa confession. Pendant qu'elle est livrée tout entière à cette pieuse occupation, la jeune mistriss s'assied devant le reliquaire, tire un livre de sa poche, un livre de piété sans doute, et se met à lire. Ne sachant, moi, quelle contenance avoir, craignant d'ailleurs d'allumer la colère de la tante en m'approchant trop de la nièce, je m'éloigne de cette belle personne, et, assis à l'autre extrémité devant l'autel,, je prends le bréviaire de mon patron, que je trouve par hasard sous ma main, et je le parcours en donnant de temps, en temps quelques coups d'œil expressifs à la belle liseuse, qui n'y répond point. Voyant que mes regards ne sont pas assez éloquents pour me faire entendre, je prends le parti de feindre de lire haut par moments,, et de m'expliquer par quelques citations^ En conséquence, les. yeux toujours fixés, sur le bréviaire, je. dis à demi-voix : Et le jeune lévite ne put voir sans admiration la beauté de cette vierge du Seigneur .
» J'écoute si l'on me répond. Rien, Je continue : Et l'encensoir lui tombant des mains, il fixa longtemps cette belle personne, qui eut la sévérité de ne point le regarder .
» J'écoute encore : on se tait, mais un coup d'œil sournois que je donnai à la belle mistriss me fit remarquer qu'elle me regardait avec intérêt sous son voile, qui était à moitié relevé. Cette observation me donnant un peu de courage, je repris ma prétendue lecture, et dis, toujours: à demi-voix : Et le jeune lévite, lui demanda, si, c'était par vocation quelle se résignait au culte des autels . [87] » La jeune personne me répond sur le même ton que moi, et en feignant aussi de lire : Et la vierge du Seigneur lui répondit quelle était sacrifiée par une parente injuste et barbare .
» Je ne sus plus parler en entendant cet aveu. Le livre me tomba des mains, l'indignation couvrit mon front d'une rougeur subite ; je croîs que je me serais levé pour gronder la vieille, si la charmante inconnue ne m'eût dit, en fixant toujours son livre : Et la vierge du Seigneur, qui vit que le jeune lévite-avait de l'esprit et de la délicatesse, lui demanda à quelle tribu appartenait sa famille .
» Je répondis : Son père est un riche propriétaire de la montagne de Sinaïm . — Le jeune lévite , poursuivit-elle, se destine-t-il à brûler toujours l'encens devant l'arche sainte? — Il se propose , repartis-je, de rentrer dans le monde, et de prouver à la vierge du Seigneur, par tous les sacrifices possibles, le touchant intérêt qu'elle lui inspire .
». Ici nous fûmes interrompus par Termite, qui, sortant de son confessionnal,, ce qui me fit trembler, vint prier la jeune personne de ne pas lire si haut. Il me prit aussi son bréviaire de la main, en me disant que je n'y comprenais rien, que je ferais bien mieux d'allumer les cierges et de nettoyer la châsse, attendu que l'heure de dire sa messe approchait. Après ce peu de mots, il rentra dans son confessionnal, où sa pénitente l'attendait dans le plus profond recueillement.
» Mistriss continua de lire sans oser lever la tête, tant l'injonction, de l'ermite l'avait troublée. Pour moi, ne sachant plus quel moyen prendre pour continuer notre correspondance, je me mis à frotter tant que je pus le reliquaire, que je pensai briser, tant j'avais d'humeur. Au bout d'un moment, je fus [88] fort étonné de voir la belle mistriss quitter sa place, monter à l'autel, et baiser la châsse que je n'avais pas encore fini de nettoyer. Charmé d'abord de ce que je croyais être un acte de piété de sa part, je fus fâché de la voir descendre et se mettre sur la porte de la chapelle comme pour regarder la campagne, et tout cela sans m'avoir jeté le plus léger regard. J'étais resté immobile, la main appuyée sur la châsse, lorsque je remarquai que la jeune inconnue avait oublié son livre sur l'autel, où elle l'avait déposé avant de baiser le reliquaire. La curiosité me porte à regarder le titre de ce livre. Je le prends et frémis en pensant que ses belles mains l'ont touché. J'ouvre et je vois sur le titre : De l'Imitation de Jésus-Christ ; je vais remettre ce livre, que je sais par cœur ; mais il s'ouvre vers la moitié, et me laisse voir un papier écrit au crayon. Je le saisis, et j'y trouve :
» Tout me prouve que vous êtes un honnête homme, et bien né. Si vous pouvez m'arracher des mains d'une tante qui veut sacrifier ma jeunesse et qui m'a d'ailleurs causé les plus grands chagrins, vous obligerez la plus infortunée des femmes .
» Le crayon qui avait servi à tracer ce billet était encore dans le livre : je le pris, et j'écrivis sur un autre petit papier :
» Que faut-il faire ? dites ; parlez : indiquez-moi les moyens de vous être utile. Rien ne pourra arrêter celui qui, pour la première fois, éprouve une révolution qui n'est autre chose sans doute que l'amour violent que vos charmes et vos malheurs lui inspirent .
» Ce billet se ressentait du désordre de mes sens et de mon peu d'expérience. Je le mis dans le livre, à la même place de [89] l'autre billet, ainsi que le crayon ; mais ne jugeant pas qu'il fût prudent à moi de laisser ce livre sur l'autel, où l'inconnue aurait eu plus de peine à venir le prendre, je descendis, et mis ce livre si cher, ce fidèle interprète de l'amour, sur un banc, à la place même où mon amante s'était assise la première fois pour lire.
» L'inconnue, qui épiait mes actions, revenait pour s'en emparer ; mais, ô funeste contre-temps ! à peine est-elle à la moitié de la chapelle, que sa tante l'appelle. Sa confession est finie, elle se lève, va vers sa nièce, lui prend le bras, ce qui l'empêche d'arriver à son livre, et lui dit, en lui montrant le confessionnal : A votre tour, mistriss : ne faites point attendre ce saint homme, le plus respectable que je connaisse.
» La belle mistriss pâlit ; elle veut aller reprendre son livre : Laissez-le là, lui dit la vieille, je le lirai à mon tour en vous attendant ; n'est-ce pas limitation de Jésus-Christ? — L'Imitation de Jésus-Christ , m'écriai-je en sautant sur le livre, ça doit être bien beau ? je ne l'ai jamais lu. — Il ne Ta jamais lu, interrompit Termite ! l'étourdi ! il le sait par cœur.
Pendant que la jeune personne, plus rassurée par mon action, s'agenouille au confessionnal, et que la vieille monte baiser le reliquaire, j'ai le temps de soustraire le papier et le crayon que j'ai mis dans le livre ; puis le rendant à la tante, je lui dis : Pardon, madame, je confondais ; je sais en effet par cœur l'Imitation de Jésus-Christ , que je regarde comme un excellent livre.
» La vieille, à qui ma piété fait oublier son ressentiment, me donne un petit coup sur la joue, s'assied, et marmotte plus haut que nous ne l'avions fait, des phrases entières moins intéressantes [] que celles que nous leur avions substituées. Comme sa lecture m'est fort indifférente, je m'occupe à tout ranger dans la chapelle pendant la confession de mon amante, qui me semble ne devoir jamais finir. Toute mon inquiétude était de savoir comment je m'y prendrais, pour lui remettre ma réponse à son billet. L'amour m'en suggéra la facilité. Il y avait derrière le bas-côté du confessionnal un trou assez, large à la planche qui le formait. Ce confessionnal était d'un bois très-ancien et presque vermoulu. Je pris un balai, et, sous prétexte d'ôter des toiles d'araignées qui s'étaient logées dans les ais mal joints, de ce tribunal de la pénitence, je sus m'en approcher d'assez près pour être vu seulement de la jeune personne, et non de Termite, qui se trouvait alors offusqué par elle. Pour moi, la vieille lisait, et ne prenait point garde à mes démarches ; pouvait-elle d'ailleurs soupçonner notre prompte intelligence ? Je montrai, en passant, à la belle pénitente un bout de papier roulé dans ma main ; elle me comprit, et le saisit par le trou où je le lui passai. Nous crûmes: soudain- que nous étions découverts ; car l'ermite se leva comme un furieux, et vint à moi en me disant les plus grosses injures.. Voyez donc ce petit misérable ! s'écria-t-il ; qui l'aurait cru ? qui l'aurait jamais deviné ? — Eh ! quoi donc, mon père ? — Quoi donc, mon père !: c'est bien là l'heure, c'est bien, là le moment de venir nettoyer cette partie de la chapelle ! Il tourne là autour de nous ! En vérité, on croirait qu'il cherche à entendre:ce que nous disons ! — Moi, mon père ! je vous jure que je n'ai nullement cette curiosité, qui serait impie. — Restez, monsieur, restez près de madame, et n'en sortez pas.
» Je fus enchanté de voir que ma terreur était vaine, et je [] me résignai à m'asseoir près de la vieille, qui, étant ses lunettes et les tenant à sa main, à moitié élevée près de son menton, me lança des regards si perçants et si inquiets, qu'ils pensèrent me déconcerter. J'affectai néanmoins de regarder ailleurs, et je m'ennuyai là à mon aise pendant plus d'une demi-heure que Termite retint la jeune personne pour lui faire dire des péchés que sans doute elle était obligée d'inventer pour satisfaire à ses pressantes questions. Ce qui m'alarma beaucoup, c'est qu'elle sortit du confessionnal les yeux chargés de larmes, et comme une personne qui vient essuyer des reproches qu'elle n'a point mérités. Le moine lui-même paraissait en colère ; et ce qui me convainquit du ressentiment qu'il éprouvait, c'est qu'il donna, avec infiniment de complaisance, l'absolution à la tante, et ne voulut point la donnera la nièce. J'étais indigné contre mon patron : je crois que je l'aurais battu ; mais si je me retins pour ne point l'injurier, il n'en perdit pas moins, dès ce moment, et mon estime et mon amitié.
» La pauvre enfant levait avec douleur ses beaux yeux vers le ciel, tandis que sa tante, à qui l'on Amenait de remettre ses péchés, en commettait sur-le-champ de nouveaux, en s'emportant contre son prochain, en disant des choses très-dures à sa nièce. Il est bien cruel, mistriss, lui disait-elle avec rigueur, il est bien affreux de voir que vous, indisposiez sans cesse contre vous les ministres les plus estimables de notre rédempteur. Jugez un peu de ma douleur, de vous voir un jour condamnée aux peines de l'enfer, tandis que moi... —Vous serez dans le paradis, n'est-ce pas ? m'écriai-je, n'y pouvant plus tenir.
» La vieille me regarda. Qui vous a dit, ajouta-t-elle en mordant ses lèvres, qui vous a dit, monsieur le sacristain, que je [92] n'ai pas mérité de jouir de ce bonheur ineffable ? — Qui vous a dit, répliquai-je, que cette belle personne ne l'ait pas mérité plus que vous ? —Plus que moi ! plus que moi ! mon père (en s'adressant à Termite) , est-ce que vous n'avez pas le droit d'appeler sur moi la grâce du Seigneur ? Est-ce que par votre intercession auprès des anges, je ne suis pas purifiée de toutes mes souillures ?— Et l'est-il lui-même ? repartis-je avec humeur ; l'est-il purifié, lui qui veut purifier les autres ? — Comment, comment, monsieur ! interrompt l'ermite avec un ton de pédagogue. — Eh ! sans doute, il est moins sûr d'être sauvé que cet ange du ciel que voilà dans les larmes, et dont il cause la touchante affliction. — O scandale ! ô impiété ! s'écria Termite furieux : sortez, petit malheureux ! Je ne vous avais jamais entendu parler ainsi ! sortez ; je vous chasse, et vous défends de jamais remettre les pieds dans cet asile de la piété.
» En me disant ces mots, père Luce prend d'une main le bras de la vieille, et de l'autre main celle de la belle inconnue qu'il entraîne avec lui dans la sacristie. Ma jeune amante se retourne, jette sur moi des yeux baignés de pleurs, où se peignent ensemble l'intérêt et l'amitié ; mais on l'entraîne, je veux la suivre tous trois entrent dans la sacristie, et m'en ferment la porte sur le nez. J'entends encore, dans l'intérieur, père Luce qui me crie : Sortez ; je vous chasse, entendez-vous ? que je ne vous retrouve plus ici.
» Il me chasse, me dis-je ; mais je ne m'en irai pas comme cela. Je ne sortirai qu'avec ma belle Anglaise ; je la suivrai partout : partout je veux faire le tourment de sa méchante tante. Oui, belle inconnue, je te consacre ma vie, mes pas, mes moindres pensées, et je t'attends ici pour commencer avec toi [93] le pèlerinage de l'amour, qui vaut mieux que celui de Saint-Jacques de Compostelle.
» Comme je disais ces mots, je fus surpris d'entendre une voix étrangère qui s'écria : Qui est-ce qui parle en termes si peu décents de saint-jacques de Compostelle ? je me retournai, et j'aperçus un pèlerin que je n'avais pas remarqué, et qui venait d'entrer dans la chapelle pour y prier. Pardon, lui dis-je, mon ami, pardon si mes exclamations vous ont choqué ; mais je suis si malheureux ! — qu'avez-vous ? me demanda avec intérêt le pèlerin, en se levant de la place où il était agenouillé. Qu'avez-vous, jeune homme ? Versez avec confiance vos chagrins dans mon sein, peut-être pourrai-je les adoucir. — O monsieur ! impossible, impossible ! Je vous prie de respecter mon secret, comme je vais respecter votre prière.
» Le pèlerin se remit à sa place, et ne me dit plus mot. Pour moi, je me promenai longtemps en long et en large dans la chapelle, ne sachant quel parti je devais prendre, m'arrêtant souvent à celui que j'avais formé, de suivre partout ma belle Anglaise, songeant ensuite que je pourrais être maltraité par sa tante, que je pourrais causer à la nièce elle-même des chagrins plus cuisants. Enfin il s'écoula ainsi plusieurs heures, pendant lesquelles j'allais souvent écouter à travers la porte de la sacristie. Ce qui m'étonnait, c'était que je n'entendais point parler dans cette sacristie, qui pourtant était très-petite. Je ne pouvais deviner ce que mon patron y faisait avec sa dévote et leur victime ; mais j'étais toujours décidé à attendre que les deux femmes sortissent, et à fuir soudain cet asile du fanatisme et de la fainéantise. J'avais encore un autre sujet d'étonnement : le pèlerin que j'avais fâché en parlant de Saint-Jacques de [94] Compostelle était toujours là dans la chapelle, agenouillé à la même place. Cet homme m'importunait, mais je n'avais pas le droit de le renvoyer ; et la chapelle étant ouverte jour et nuit, il pouvait y rester jour et nuit si cela l'amusait. Pour accroître ma surprise et mon inquiétude, la journée s'est écoulée, la nuit commence à venir, et je n'ai vu sortir de la sacristie ni le moine ni ses deux pénitentes.
» A la fin la porte de ce lieu mystérieux s'ouvre, et j'en vois sortir le père Luce tout seul. Où sont donc ? lui dis-je
« Il ne me laisse point le temps d'achever : Tu es encore ici ! me dit-il en me regardant d'un air indigné ; as-tu oublié que je t'ai banni pour jamais de ma présence ? —- Je veux bien m'en aller, lui répondis-je ; mais avant il faut que je fasse un petit paquet de mes effets qui sont dans la sacristie.
» C'était un prétexte que je prenais pour entrer dans cette sacristie, voir encore ma belle étrangère, que je présumais y être toujours. j'entre, je cherche partout personne..... O surprise ! que sont-elles donc devenues, ces deux femmes que j'ai vues, bien vues y entrer ? Je regarde si je n'aperçois point quelque porte secrète et dérobée rien, absolument rien,....
» Le père Luce m'appelle : Eh bien ! es-tu prêt ? — Attendez, je cherche,.... — Ce que tu ne trouveras jamais. — Ces dames ? — Elles ne sont plus ici. — Elles ne sont plus ici ! et je ne les ai point vues sortir ; je n'ai pourtant pas quitté la chapelle de la journée. — Elles sont sorties de cette chapelle , te dis-je ; au surplus, quel intérêt y prends-tu ? — L'intérêt qu'inspirent là beauté de la jeune personne et la violence qu'on lui fait. - Ah ! la violence ! monsieur croit qu'on lui fait Violence..... Mais, [95] mais, qui t'a donc rendu si raisonneur et si entêté ? — mon père dites-moi donc ?,,. . — je n'ai plus rien à te dire, à moins que je ne te répète l'ordre que je t'ai donné de te retirer. — Quoi ! si tard ? à cette heure ? — Il y a ici près un couvent de capucins, où l'on donne l'hospitalité à fous les voyageurs ;, quels qu'ils soient. Vas-y, et n'offre pas plus longtemps à mes yeux un impie qui ose vouer à la perdition de l'âme un saint ministre du Seigneur.
" Quand je vis qu'il n'y avait plus moyen de résister, je pris mon parti ; et Termite apercevant le pèlerin, qu'il n'avait pas encore remarqué dans les transports de sa colère, se mit en prière au pied de la statue de saint Léonard, à qui je dis un éternel adieu. A peine fus-je sorti de la chapelle, que, me rappelant bien la résidence absolue que j'y avais faite toute la journée, je ne pus concevoir comment ces deux dames en étaient sorties sans que je les visse. Il fallait bien qu'elles fussent sorties, car elles n'y étaient plus ; père Luce le disait d'ailleurs, et père Luce pouvait bien être un fanatique, mais je ne l'avais jamais pris en mensonge. Comment, par où avaient-elles passé ? voilà ce que je ne comprenais point, Quoi qu'il en soit, j'étais séparé pour jamais de celle que j'aimais ; je ne pouvais lui rendre les services signalés que je lui avais promis ; je devais perdre tout espoir de revoir cette aimable étrangère qui avait su toucher mon cœur. Quel état ! quelle souffrance !
» D'un autre côté, je ne savais si je devais aller coucher aux Capucins, ainsi que l'ermite me l'avais conseillé, ou si je ne ferais pas mieux d'aller sur-le-champ retrouver la maison paternelle. Quel parti prendre ? j'ignorais aussi bien les chemins qui devaient me conduire à l'un ou à l'autre de ces deux asiles ; [96] il me fallut donc marcher toujours tout droit devant moi. Il faisait très-nuit ; j'étais dans la même position, dans la même indigence qu'au moment où j'avais quitté la chaumière de Pierre pour venir me confiner dans la chapelle Saint-Léonard ; mais aujourd'hui j'étais bien plus à plaindre ; j'avais perdu trois années de mon temps, j'avais perdu bien plus, j'avais perdu mon cœur et ma raison. Hélas ! j'y étais resté un jour de trop.
» J'étais plongé dans ces tristes réflexions, qui ne me laissaient point la faculté de veiller à ma sûreté au milieu de cette épaisse nuit, lorsque je me sentis frapper sur l'épaule. La terreur soudain glaça mes sens ; je me retournai, et je m'aperçus Mais il est tard, mes enfants ; mon ami Palamène a besoin de repos ; moi-même je sens que je me fatigue à parler ; à mon âge, la moindre chose incommode : remettons la suite, de mon récit à demain ; vous y verrez des événements bien singuliers, et auxquels, certainement, vous ne vous attendez pas. »
Le vieillard se tut, les enfants se levèrent, et tout le monde rentra dans la maison.
[][]Suite de la Chapelle Saint-Léonard.
Le lendemain soir, nos amis s'étant tous réunis sur la terrasse, M. Delacour continua son récit en ces termes :
« Je marchais donc au hasard, au milieu de la plus épaisse nuit, lorsque je me sentis frapper sur l'épaule ; je me retournai, et reconnus, autant que la nuit me permit de distinguer les objets , ce même pèlerin qui n'avait pas quitté de la journée la chapelle Saint-Léonard. Mon ami, me dit-il, vous êtes malheureux, et je n'ai pas le bonheur de vous inspirer assez de confiance pour que vous versiez vos chagrins dans mon sein. — [98] Monsieur... — Allons, chemin faisant, racontez-moi les événements de votre vie, et le dernier surtout, celui qui cause la colère que le père ermite vous a témoignée en ma présence. — Mais... — Vous me connaîtrez après ; vous saurez qui je suis ; et peut-être pourrai-je vous être plus utile que vous ne le pensez. — Mais avant, daignez me dire où vous allez, bon pèlerin. — Où allez-vous vous-même ? — Je ne sais. — Eh bien ! cheminons ensemble, peut-être nous donnera-t-on quelque part l'hospitalité. Un instant arrêtons-nous.
» Nous nous arrêtons ; le pèlerin continue : Entendez-vous cette cloche éloignée ?... cinq... six... sept... huit... neuf... neuf heures ! C'est la cloche du couvent des capucins, qui est à une lieue d'ici. Allons-y passer la nuit. Demain nous verrons ce que nous pourrons faire pour vous être utile.
» Le pèlerin, qui me parut bon, sensible, mais âgé, me donna le bras, s'appuya de l'autre main sur son bâton, et, tout en marchant, il me pressa avec tant d'instance de lui dire le sujet de ma douleur, que je ne fis aucune difficulté de la lui confier. Dès l'instant que je lui nommai mon père, M. Delacour, cet homme quitta brusquement mon bras, s'arrêta en me fixant comme s'il pouvait examiner mes traits : puis, reprenant mon bras et se remettant en marche, il me dit avec douceur : Poursuivez... Je ne lui cachai rien, pas même la mort de mon frère, mes remords, et ma première résolution de consacrer mes jours à l'état monastique. Il apprit de moi les circonstances de mon séjour dans la chapelle Saint-Léonard, les fréquentes absences du père Luce, le mystère de la petite porte par laquelle il disparaissait à mes regards., sans que je pusse deviner le lieu où il se rendait ; mon amour pour la belle Anglaise, sa disparition [99] subite, ainsi que. celle de sa tante ; enfin, le motif de la colère de Termite, et ma sortie de la chapelle.
» ,Le pèlerin, après mon récit, s'arrêta quelques instants, le coude appuyé sur son bâton, et ses deux mains jointes sur son menton.' Il parut réfléchir, et me dit : Mon fils, ce que vous m'apprenez est bien plus singulier que vous ne le croyez. Si vous y aviez attaché autant d'importance que moi, vous auriez cherché depuis trois ans à trouver le secret de la petite porte : cela vous eût été alors plus facile qu'aujourd'hui. Je suis d'autant plus étonné de cette particularité, qu'il se répand depuis longtemps des bruits bien extraordinaires sur la chapelle Saint-Léonard. On prétend que Termite qui la dessert n'est ni aussi dévot ni aussi simple qu'il le paraît. On assure qu'il s'introduit dans le sein des familles pour y tourner l'esprit des jeunes personnes vers la religion, ou plutôt vers le fanatisme. On en a vu disparaître de ces jeunes personnes trop crédules, et le révérend père Luce n'a plus revu ces familles désolées. Il est bien malheureux que vous soyez maintenant banni de cette chapelle, qui renferme sans doute quelque secrète issue, quelque souterrain. Je ne sais, mes pressentiments ne m'ont jamais trompé ; je crois que votre belle Anglaise, victime sacrifiée sans doute par une tante fanatique, est quelque part dans cette chapelle mystérieuse ou aux environs. Savez-vous ce qu'il faut faire ? Aller d'abord coucher aux Capucins ; demain, retournez chez votre père, dont le château n'est pas loin d'ici ; je vous y accompagnerai, moi ; je le connais ; il ne sera sûrement pas fâché de me revoir : ensuite nous reviendrons à la chapelle Saint-Léonard, et nous tâcherons de pénétrer les mystères que sans doute elle renferme... Tenez, voyez-vous ce clocher qui s'élève là, sur la [100] droite, derrière ce coteau ?... Voilà encore la cloche ; ah ! c'est le couvre-feu du couvent ; c'est pour avertir les voyageurs que dans une demi-heure les portes seront fermées, et qu'on n'y recevra plus personne. Hâtons-nous de prendre ce sentier, qui va nous y conduire avant que le terme fatal soit expiré.
» Je suivis mon guide, qui m'inspirait un profond respect et une confiance aveugle, et en moins de vingt minutes nous fûmes à la porte du couvent. Le pèlerin tira un cordon de sonnette, et le frère portier nous ouvrit. Dès qu'il vit que nous demandions l'hospitalité, il nous introduisit dans un vaste réfectoire, où nous trouvâmes deux ou trois personnes qui profitaient du même secours que nous, et qui soupaient. Nous fîmes comme elles, et nous nous retirâmes après dans un dortoir commun, où il nous fut impossible de causer en particulier. L'usage de cette maison était de ne point renvoyer les voyageurs le lendemain sans leur donner à déjeuner amplement. Nous nous réunîmes donc aux autres voyageurs dans le même réfectoire de la veille : pendant que nous déjeunions, un père capucin passa, et dit assez brusquement à celui qui nous servait : Frère Hippolyte, j'ai déjà défendu qu'on donnât la moindre chose à ce mendiant d'ermite de la chapelle Saint-Léonard. Je n'entends pas qu'on lui fasse la plus légère aumône. J'ai de fortes raisons pour croire que cet homme est plus riche que tout notre couvent.
» Le père capucin se retira rapidement après ce peu de mots, et nous laissa très-étonnés d'entendre citer un homme dont nous avions mille motifs de pénétrer la conduite. Mon guide alors s'approcha du frère Hippolyte, et lui trouvant une physionomie ouverte et des manières franches, il se hasarda à lui adresser la parole : Oserais-je vous demander, mon frère, si cet [101] ermite dont on vient de vous parler est le même qui dessert le petit oratoire qui est à une lieue et demie d'ici ? — C'est lui-même, monsieur. — J'y suis passé hier ; il m'a eu l'air d'un saint homme. — Dites d'un bon cafard. — En vérité ? — Son ordre l'a presque abandonné ; et, s'il n'était pas soutenu par monsieur l'évêque, dont il trompe la religion, il serait maintenant dans un cachot de son couvent. — Ah ! bon Dieu ! et qu'a-t-il donc fait ? — On l'ignore ; mais on croit soupçonner à juste titre qu'il a plus d'un moyen de s'enrichir. Dernièrement, le chapitre de son couvent envoya faire une descente chez lui ; le drôle sut empêcher sur-le-champ, par la protection de monsieur l'évêque, la visite qu'on voulait faire : elle aurait dévoilé bien des atrocités. — Mais une visite est bientôt faite dans une chapelle aussi petite ? — Dans une chapelle aussi petite ! Oh ! il a sûrement une autre chapelle invisible à tous les regards ; car on a vu entrer chez lui bien des gens qu'on n'en a jamais vus sortir. — Bon ! mais où serait donc cette chapelle invisible ? La sienne est isolée, sur les bords d'un fleuve, entourée de routes et de bois de tous les côtés ! — Si vous êtes curieux d'apprendre une histoire singulière, et si d'ailleurs vous n'êtes pas pressé, venez dans ma cellule après le déjeuner, je vous conterai l'origine de la chapelle Saint-Léonard, et je vous apprendrai des choses extraordinaires.
» Le pèlerin serra la main au frère en signe de consentement, et dès que les voyageurs se furent tous remis en route, nous suivîmes tous deux ce frère complaisant : nous étions trop intéressés au récit qu'il allait nous faire, pour négliger de nous instruire des moindres particularités qui pouvaient concerner le père Luce et l'oratoire que j'avais habité trois ans. Le frère [] Hippolyte nous, introduisit dans sa cellule, en ferma la porte avec soin, et, soit que par goût il aimât à jaser, ou soit que nous lui inspirassions de la confiance, il nous fit le récit suivant, que je vais vous rapporter avec ses propres expressions.
» Vous n'êtes sûrement pas né dans ces contrées, bon pèlerin ; car si vous y aviez seulement été élevé, vous auriez entendu parler de la fameuse église Saint-Bathilde, l'un des plus antiques monuments qu'on ait vus, de mémoire d'homme, sur. les bords de la Loire. Cette église, presque abandonnée, de la plus antique vétusté, et qui tombait en ruine, tous, les jours, fut détruite une nuit à la suite d'un événement que je vais vous raconter, mais qui exige que je prenne mon récit de plus: haut. Écoutez-moi avec attention..
» Il y avait dans les Cévennes un père de famille, nommé le duc d'Asfeld, qui était le plus riche et le plus puissant seigneur du Languedoc. Le duc d'Asfeld avait une fille et un fils: Mathilde, sa fille, était la plus belle personne qu'on pût voir : à l'âge de vingt ans elle avait tous les appas, tous, les talents qui font une demoiselle accomplie. Son frère, le jeune Léonard d'Asfeld, avait un an de moins ; mais beau, bien fait, vif et spirituel, il était tout pour son père, qui fondait sur lui l'espoir de son nom et de sa vieillesse., Le jeune Léonard d'Asfeld avait pour instituteur un nommé Doctorin, homme d'une quarantaine d'années, simple clerc tonsuré, qui joignait à un esprit peu commun beaucoup, d'instruction et de connaissances. Doctorin était grave, posé, réfléchi ; et, malgré cet extérieur peu fait pour plaire à la jeunesse,, il n'en avait pas moins gagné l'estime, la confiance et l'amitié de ? son élève., Léonard d'Asfeld était d'une: vivacité et d'une étourderie inconcevables, et cependant [103] il aimait son précepteur, qui d'ailleurs avait ses vues pour flatter quelques passions naissantes du jeune homme, et pour se l'attacher. Avec tout son esprit, avec toute son instruction, Doctorin était faux, méchant, vindicatif, et surtout ambitieux à l'excès. Singulièrement aimé et estimé du vieux duc, qui n'avait plus d'épouse, Doctorin n'avait pu voir sa fille, la belle Mathilde, sans en devenir éperdument amoureux. Cet homme dissimulé avait bien senti que jamais il n'obtiendrait la main de cette héritière du plus grand nom et de la plus grande fortune de sa province ; mais habitué aux crimes de tout genre, il ne songeait qu'à déshonorer la sœur de son élève, et même à l'enlever si cela lui était possible.. Depuis longtemps il méditait ces noirs projets, dans lesquels il s'affermissait encore en voyant la haine que lui portait la belle Mathilde, peut-être plus clairvoyante que son père.
» Les choses en étaient à ce point, lorsque le jeune d'Asfeld voulant chasser un jour seul avec son domestique, tomba de cheval, et se blessa si dangereusement, qu'il fut impossible de le transporter ailleurs que dans la maison la plus proche du lieu de son accident. Cette maison, simple et habitée par un négociant retiré, frappa la vue du domestique, qui courut y demander l'hospitalité pour son maître. M. Blinvil, c'était le nom du maître de cette maison, courut lui-même avec ses gens à la place où le jeune d'Asfeld était baigné dans son sang ; il le fit transporter chez lui, et fit appeler son chirurgien, qui déclara que le blessé courait risque de perdre la vie si Ton s'avisait de le changer seulement de lit d'ici à huit jours. M. Blinvil apprenant le nom de son hôte, fut sur-le-champ, avec le domestique du jeune d'Asfeld, chez le vieux duc, qui ne s'attendait guère à [104] apprendre une aussi fâcheuse nouvelle. Le duc, au désespoir, eut néanmoins l'attention de remercier Blinvil de ses soins généreux : il monta soudain en voiture avec sa fille, Doctorin et Blinvil ; puis tous quatre revinrent chez ce dernier, où le jeune malade fut plaint et embrassé tour à tour par son père, sa sœur et son précepteur. Le duc promit de venir et d'envoyer le plus souvent possible ; puis il retourna chez lui avec Mathilde et l'instituteur.
» Le jeune d'Asfeld resta six semaines chez M. Blinvil, où les soins les plus minutieux lui furent prodigués. Quand il fut convalescent, son père le rappela, mais il lui en coûtait beaucoup de quitter cette maison hospitalière. M. Blinvil avait une fille charmante : la jeune Eugénie n'avait point quitté le chevet du lit de notre malade, et l'amour avait blessé ensemble, d'un seul trait, ces deux cœurs purs, ingénus, faits pour s'aimer, pour s'adorer à jamais. Eugénie fut enchantée et désespérée de la convalescence de son ami ; elle sentit qu'elle allait le perdre : l'état de son père ne lui permettait pas de cultiver la connaissance du duc d'Asfeld, d'entrer dans l'intimité d'un aussi grand seigneur, encore moins d'espérer une alliance entre les deux familles. Eugénie, pour la première fois, se repentit d'avoir ouvert son cœur aux séduisantes impressions d'un imprudent amour. Elle apprit, le cœur serré, que le duc d'Asfeld viendrait chercher son fils le lendemain ; et, pour éviter d'accroître son tourment, elle se promit de rester chez elle, de ne point se trouver à des adieux trop déchirants pour son sensible cœur.
» De son côté, le jeune d'Asfeld n'avait pas pu recevoir les soins consolateurs de la fille de Blinvil, sans être touché de la grâce, de l'esprit et des qualités éminentes de cette fille céleste. [105] D'Asfeld connaissait l'amour pour la première fois ; pour la première fois il sentait qu'il allait revoir avec peine et le duc, et sa sœur, et son ami Doctorin, et la maison paternelle : il eût préféré l'asile de l'amour à tous les châteaux, à tout l'éclat des rangs et de la fortune ; mais son vieux père brûlait de le revoir chez lui ; le jour était fixé pour quitter Blinvil, il n'était pas possible de reculer une cruelle séparation. Ces deux jeunes gens s'aimaient donc ; mais ils ne s'étaient pas encore communiqué leurs mutuels sentiments. Le moment approchait, qui devait les convaincre d'un retour réciproque.
» Ce moment fatal arrivé. Le duc, après avoir remercié Blinvil, est déjà monté dans sa voiture ; il appelle son fils, mais bientôt il pense qu'il a oublié de remercier mademoiselle Blinvil, qu'il n'a pas vue d'ailleurs à côté de son père. Le duc la demande ; Blinvil envoie chercher sa fille : Eugénie sent qu'un refus de paraître serait une affectation qui pourrait donner des soupçons ; elle descend ; mais, Dieu! que devient-elle, en jetant un regard sur son ami, qui la fixe avec les yeux les plus tendres et les plus expressifs ? Jamais elle ne l'a vu si beau, si séduisant. Jusque-là le jeune d'Asfeld, malade, pâle, ou couché, ou bien enveloppé dans une longue robe de chambre, n'avait pu faire briller à ses yeux les avantages de la taille et les grâces qu'il avait reçues de la nature. Il est à présent habillé avec la plus grande élégance. Une jambe faite au tour, un buste parfait, des traits charmants, plus frais, rehaussés par l'éclat d'une coiffure recherchée, tout cela frappe et trouble la vue de la pauvre Eugénie. Elle regarde, et ne peut que s'écrier : Il s'en va donc pour jamais !...
« l'infortunée tombe évanouie dans les bras de son père !... [106] » D'Asfeld, à son tour, se jette sur les mains d'Eugénie, qu'il baigne de ses larmes en s'écriant : Eugénie, ma chère Eugénie ! rappelez vos sens !... Je reviendrai, nous nous reverrons ; oh ! il faut que nous nous revoyions ou que je meure !
» Quelle ingénuité de la part de ces deux amants, et quelle scène pour les deux pères, qui se regardent sans oser se communiquer leurs mutuels soupçons ! Le- duc, effrayé de l'idée d'une tendresse qui pique sa vanité, redescend de sa voiture, prend le bras de son fils, et le force, malgré ses cris et ses larmes, à se placer à côté de lui dans le carrosse qui vole déjà, tandis que le malheureux Blinvil entraîne sa fille dans l'intérieur de sa maison, désespéré de la fatale découverte qu'il vient de faire.
» Je laisse Blinvil et sa fille pour le moment, et j'entre au château d'Asfeld avec le duc et son fils, qui ne se sont pas dit un mot pendant le voyage. Le jeune homme, revenu à lui, a senti son imprudence, et s'est déterminé à ne point parler à son père, dont il redoute même les regards. Effet surprenant de la vanité ! La tendresse du duc est presque anéantie pour ce fils, qu'il chérissait plus que lui-même une heure auparavant : les regards de la sévérité animent seuls maintenant ses yeux, qui ne se fixaient jamais qu'avec ivresse sur ce fils adoré. Ce n'est plus un père, le duc ; c'est un Mentor, un étranger, un tyran !.... Mi n'ose pourtant pas encore communiquer ses réflexions à son fils, mais il attend un moment favorable, et ce moment sera terrible. Qui donc l'adoucira ?' Celui qui, seul dans le château, peut avoir intérêt à flatter les passions du jeune d'Asfeld, l'homme seul qui sait s'accommoder, se plier aux faiblesses des autres, et voir dans l'événement le plus simple le fondement [107] de sa fortune à venir ; cet homme, c'est Doctorin, » Doctorin a été témoin de la scène, il va chez son élève, qu'il trouve assis la tête enfoncée dans ses mains : Mon fils, lui dit l'hypocrite, vous venez d'affliger bien cruellement votre vieux père ! — Comment cela- ? — Lui qui fondait sur vous, toutes ses espérances, tout l'éclat de sa maison !— Eh bien ! comment aurais-je détruit ses espérances ? — Il le craint. — Mais pourquoi ? — Me croyez-vous aveugle ? me croyez-vous aussi assez dénué de lumières et d'expérience pour ne pas voir que vous aimez la fille de blinvil ?— oui, je je l'aime, et je serais bien ingrat si je la haïssais ! — Ah ! autre chose est de haïr, ou d'aimer d'amour. — Je ne sais pas si je l'aime d'amour ; mais ce que je. sais bien, c'est qu'il m'est impossible de l'aimer davantage. — Vous voyez que vous en convenez vous-même. — Quel mal trouvez-vous à cela ? — Mais elle vous aime aussi ? — J'ose le croire. Après ? — Et vous voudrez l'épouser ? — Oui, sans doute. — Et votre père n'y consentira jamais. — Pourquoi n'y consentirait-il pas, cet homme injuste ? Dira-t-il que je détruis la grandeur de son nom, puisque je suis un homme, que son nom me reste, et qu'il ne tient qu'à moi de l'ennoblir encore par mes vertus privées et publiques ? L'hymen au contraire, l'hymen avec celle que j'aime agrandira mon âme, la portera vers de plus grandes actions : oui, qu'on m'accorde Eugénie, et je me sens capable de tout. — Jeune homme, vous ne savez pas ce que c'est que raisonner en sage, en père de famille. — Écoutez, je sais peut-être: mieux raisonner que vous ne le pensez ; je sais que mon père va m'objecter le défaut de fortune et de naissance de mon Eugénie ; je sais que je dois m'attendre aux plus dures contrariétés: de sa part ; mais ce que [108] j'ignorais, c'est que vous eussiez assez peu d'amitié pour moi pour vous ranger du parti de l'homme dont j'attends les plus cruelles persécutions. — Vous vous trompez, mon fils ; ah ! que vous me connaissez mal ! Je ne venais ici que pour vous offrir des consolations, mes services oui, pour vous promettre de vous servir auprès de votre père. — Parlez-vous sincèrement, mon cher instituteur ? — Très-sincèrement, mon ami ; déjà j'ai détruit une partie de ses soupçons, déjà je lui ai dit que l'intérêt que vous aviez témoigné à cette jeune personne était un effet tout naturel de la reconnaissance que vous lui deviez. Quant à l'évanouissement d'Eugénie, je lui ai certifié que ces sortes d'accidents arrivaient souvent, depuis peu, à cette enfant, dont la santé est très-chancelante. Il m'a cru, et je me flatte de lui persuader bientôt tout à fait que la plus grande indifférence règne entre Eugénie et vous. — Ah ! mon ami ! — Par la suite, si vous tenez toujours à votre amour, nous verrons à prendre des moyens pour... — Vous me rendez la vie !
» Le jeune d'Asfeld saute au cou du perfide Doctorin ; et celui-ci, qui n'a point encore parlé au duc ainsi qu'il vient de le dire à son fils, se transporte soudain chez le père, à qui il dit au contraire que l'amour du jeune homme est excessif, qu'il faut prendre tous les moyens pour y mettre ordre, et mille autres raisons semblables. Je viens de le voir, ajouta-t-il ; je lui ai dit tout ce que vous-même vous pourriez lui dire de plus fort ; rien n'y fait ; il est violent, emporté ; il méconnaît mon autorité ; il insulte à mon amitié ; il pourrait vous manquer de respect, et vous forcer à le punir sévèrement. Croyez-moi, monsieur le duc, ne lui parlez encore de rien ; attendez du temps [109] et de mes conseils l'effet salutaire que j'espère en obtenir ; je vous rendrai compte de toutes nos observations, comme de ses moindres démarches.
» Le duc promet de contenir sa colère, de garder le silence, et remercie Doctorin du zèle et de l'amitié qu'il croit qu'il lui témoigne, en le priant de veiller toujours sur son fils et de lui rapporter tout ce qu'il dira. Voilà mon trompeur fort bien avec les deux parties ; et voilà le père et le fils qui dissimulent réciproquement leur douleur. Le duc ne dit rien à son fils de son amour ; il affecte même de le traiter avec plus de tendresse ; et le jeune homme croit devoir le retour de son père aux soins obligeants de son instituteur.
» Cependant le jeune d'Asfeld, pour étudier les dispositions du duc à son égard, lui dit, quelques jours après, que la reconnaissance exige qu'il aille rendre une visite à M. Blinvil. Nous irons tous deux, lui répond le duc ; je lui dois une visite aussi. Quoique contrarié par cet incident, d'Asfeld n'en jouit pas moins de l'espoir de revoir Eugénie ; il s'habille en conséquence de la manière la plus galante, monte en voiture avec son père, et les voilà tous deux chez Blinvil, qui les reçoit avec l'air le plus froid et le plus triste. Le duc abrège les compliments : Et mademoiselle Blinvil, dit-il, est-ce que nous n'aurons pas le plaisir de la voir ?
» D'Asfeld est enchanté intérieurement de voir que son père prévient ses désirs ; il attend la réponse de Blinvil ; elle est courte : Ma fille est dangereusement malade ; elle ne peut voir personne. — Je voudrais bien vous dire un mot en particulier, ajoute le duc. —Volontiers, reprend sèchement Blinvil. Et tous deux, passant dans un cabinet particulier, laissent notre jeune [110] homme en proie aux plus mortelles inquiétudes. Elle est dangereusement malade ! ah ! Dieu ! serait-ce à cause de moi ? faudra-t-il, après qu'elle m'a rendu la santé, que je lui arrache la vie ? Et mon père, que fait-il ;, qu'a-t-il de particulier à dire au père d'Eugénie ?
» D'Asfeld, pour distraire son ennui, parcourt à grands pas la salle où il est resté seul ; il examine chaque meuble : un portrait de chasseur frappe sa vue ; c'est un dessin d'Eugénie. Ciel ! il ne se trompe point ; ce sont les traits d'Asfeld qu'Eugénie a tracés sous un costume imaginaire. Elle s'occupe de lui ! elle le chérit donc ? Plus loin, c'est le portrait même d'Eugénie en miniature, et qui parait être l'ouvrage d'un autre: d'Asfeld le, prend, le baise mille fois ; et comme il sait que l'amour fait excuser certains larcins, il cache le portrait charmant dans son sein, bien décidé à ne le jamais restituer. Une porte s'ouvre, il croit voir revenir les deux pères ; mais, ô surprise ! c'est Eugénie elle-même, qui reste saisie d'étonnement. Je vous croyais parti, ainsi que le duc, dit-elle en reculant deux pas. — Dieux ! Eugénie ! une maladie aiguë n'altère donc point votre santé ? — O d'Asfeld ! un dieu plus cruel que les maux du corps me poursuit : l'amour, l'amour dévorant est dans mon cœur ! — Il est dans le mien aussi ; mais ce n'est point un dieu cruel ni dévorant : il fait mon bonheur ; il me retrace sans cesse celle que j'aime, ses traits divins et les sublimes qualités de son âme ! — D'Asfeld ! adieu... Si mon père, si le tien rentraient... — Un moment !.,... — Non ; adieu ! — Eugénie ! —Eugénie t'aimera jusqu'à son dernier soupir. — Eugénie sera mon épouse ! — jamais, jamais: ô mon dieu ! non, jamais adieu [111] » Eugénie s'est à peine retirée, que les deux pères reviennent, mais l'œil enflammé, les traits altérés, comme deux hommes qui viennent d'avoir une explication sérieuse. Le duc prend froidement congé de Blinvil, qui se retire sans reconduire les deux seigneurs ; et d'Asfeld est obligé de quitter encore une fois ce séjour, où il laisse l'amour, le malheur et la constance, mais il a le portrait d'Eugénie ; le jeune d'Asfeld est moins malheureux que son amante.
« C'est dans la voiture que la colère du duc, trop longtemps contrainte, éclate tout à fait. Il a tout appris, dit-il, par Blinvil ; il sait que son fils adore Eugénie et en est adoré. Il a fait là-dessus des remontrances sévères à cet homme, dont l'alliance le déshonorerait ; il ordonne à son fils de chasser de son cœur cet amour sans espoir et sans but, à moins qu'il ne veuille encourir sa malédiction, et subir les justes châtiments qu'un père irrité a le droit d'infliger à un fils rebelle. Les larmes, les prières du jeune homme, rien ne touche ce cœur endurci par l'orgueil ; et d'Asfeld, de retour au château, ne peut plus que se livrer à son désespoir.
» Doctorin entre chez lui au moment où il remplit son appartement de ses cris douloureux. Le précepteur veut consoler l'amant d'Eugénie : il est sourd à tout ; il parle de fer, de poison pour trancher ses jours ; il ne voit et ne veut qu'Eugénie. Eh bien ! mon fils ! eh bien ! lui dit avec confidence l'hypocrite, qui juge le moment favorable à ses vues ; vous l'aurez, votre Eugénie, oui, vous l'aurez ; je vous mettrai moi-même dans ses bras ! — Vous ! mon cher, mon respectable ami ! Ah Dieu ! je vous devrais la vie !— Il ne tient qu'à vous de vous voir réuni dès cette nuit même à Eugénie. — Il ne tient qu'à [112] moi ? - Oui ; mais il faut que je sache d'avance si vous êtes capable, pour elle, des plus grands sacrifices. —De tout, de tout ; oh ! parlez, parlez ! — Apprends donc, mon fils, un secret que j'ai jusqu'à présent renfermé dans mon sein. Tu aimes Eugénie, et moi j'adore ta sœur, la belle Mathilde. Je sais que ma naissance, ma fortune, rien en moi ne peut me rendre digne de la fille du duc d'Asfeld ; mais quoi ! ne connais-tu pas l'amour ? ne sais-tu pas qu'il ne calcule ni les rangs ni les convenances ? Ne l'éprouves-tu pas toi-même, en brûlant pour une jeune personne d'un état si inférieur au tien ? Tu ne peux donc pas me blâmer ; tu ne peux que me plaindre comme je te plains, et me servir comme je brûle de te servir. Lions-nous donc d'intérêt : que l'amour nous unisse ; que la nécessité nous force à feindre avec adresse, et que le malheur nous donne de la tête et de l'intrépidité. A minuit précis entraîne ta sœur du côté du jardin, sous un prétexte quelconque, à la porte qui donne au bas de la montagne ; j'aurai des gens sûrs, une voiture toute prête, et c'est dans cette voiture que tu trouveras ton Eugénie.
— Ciel ! — Elle y sera, te dis-je ; je me charge de t'y réunir à elle. Vois combien nous serons heureux, Eugénie et toi, Mathilde et moi : tous les quatre réunis, nous formerons deux mariages secrets ; et quand il n'y aura plus de remède, il faudra bien que le duc ratifie les nœuds formés par ses deux enfants ou qu'il meure loin d'eux tu ne me réponds rien, d'asfeld ! as-tu de la faiblesse ou des préjugés ? — Non ; mais j'ai des mœurs et de la délicatesse. — Des mœurs et de la délicatesse ! il est bien question de tout cela quand on aime ! — Vil scélérat !
— Comment ! — As-tu osé me le confier, ce projet inventé par l'enfer ; ce projet où je vois le déshonneur de toute ma famille [113] et la mort du plus infortuné des pères ? Apprends que j'ai trop de vertu pour tremper dans tes indignes complots. Fuis ma présence, fuis, et tremble que je ne révèle à ton bienfaiteur la manière indigne dont tu veux le récompenser de sa confiance et de ses bontés. — qu'entends-je ? aurais-je pu soupçonner que l'orgueil du fils égalât la vanité du père ? — Fuis, misérable,- n'attends pas que cette arme ( il lire son pistolet) t'arrache une vie que sans doute tu as souillée de tous les forfaits, puisque tu es capable d'en concevoir un aussi exécrable ! — Jeune homme, abaisse ce ton qui ne te convient point, et apprends que, si tu fais un geste, si tu dis un mot des projets que j'ai eu la sotte confiance de te révéler, je puis te perdre, toi, Eugénie, et ton père lui-même.
» Le jeune d'Asfeld était né vif et même violent ; il ne put entendre les menaces de ce lâche sans une indignation si forte, qu'elle le porta à tirer son pistolet sur lui. Malheureusement le coup n'attrapa pas Doctorin, qui sortit de l'appartement en criant soudain au meurtre, à l'assassin Tout le monde s'agite ; on a entendu le coup de pistolet, on se précipite dans l'appartement du jeune homme. Doctorin y rentre bientôt, précédé du duc lui-même, qui, trouvant encore l'arme fatale entre les mains de son fils, ne doute point qu'il n'ait voulu assassiner son précepteur. Que l'ai-je fait, malheureux jeune homme ? s'écrie piteusement l'infâme Doctorin. Eh quoi ! parce que je te représente que tu causes le malheur du plus respectable des pères ; parce que je te donne des conseils que mon âge et l'autorité que l'on m'a confiée me prescrivent de te donner ; parce qu'enfin je te démontre la bassesse et la vileté de ton inclination, tu attentes à mes jours, tu tires le pistolet sur un ecclésiastique [114] timide et sans défense ! Ah ! Dieu ! quel prix de mes soins !
» D'Asfeld est hors de lui: il se lève pour tirer vengeance de ce nouveau trait de perfidie ; son père lui-même arrête son bras furieux, et donne ordre qu'il soit renfermé soudain dans la tour la plus reculée de son château. Doctorin a la bassesse encore d'insulter à son malheur en demandant sa grâce au duc.
Qu'il soit libre, s'écrie le monstre, ou je quitte la maison !
On ne l'écoute point ; le pauvre jeune homme est traîné, sans pouvoir se faire entendre, dans la prison qu'on lui destine ; et Doctorin, après avoir expliqué à sa manière les motifs de la violence du jeune d'Asfeld, se retire chez lui pour méditer les moyens qu'il prendra pour perdre toute cette famille, qui lui est devenue odieuse.
» Sa scélératesse est tellement raffinée, qu'il lui faut une vengeance singulière, éclatante, extraordinaire. Il dresse donc ses batteries en conséquence, et dès le même jour il se rend à la maison de Blainvil, qu'il trouve absent, ainsi qu'on le lui avait dit. Le traître s'insinue dans la confiance d'un domestique qu'il corrompt, et apprend de lui qu'Eugénie fatiguant son père de l'excès de son amour et de sa douleur, Blainville a pris le parti de mettre au couvent cette fille qu'il adorait, et qui fait maintenant son malheur. C'est à quatre heures du matin qu'elle doit monter en voiture avec ce père désolé, qui doit la conduire aux Feuillantines, couvent de femmes situé à dix lieues de là. Doctorin s'arrange sur ces renseignements, et voici comment il s'y prend pour exercer la plus horrible vengeance.
» Tandis que le jeune d'Aslfed gémit sur ses malheurs en attendant qu'il puisse s'expliquer avec son père et dévoiler le monstre [115] qui le perd ; tandis qu'il examine les murs de la maison paternelle, devenus pour lui un cachot sombre et lugubre, la nuit déploie ses voiles sombres sur la terre ; ses voiles, qui couvrent les forfaits du coupable !... D'Asfeld, qui ne pense qu'à son père et à son amante, entend sonner, sans fermer l'œil, toutes les heures de cette nuit terrible : à peine la troisième heure a-t-elle frappé son oreille, qu'il entend ouvrir sa prison. Que voit-il ? Bernard, le domestique de Blainvil ! — Eh quoi ! Bernard, c'est vous !lui dit d'Asfeld. Comment avez-vous fait ?... — L'amour rend ingénieux, lui répond le perfide agent de Doctorin. A peine mademoiselle a-t-elle su votre détention, qu'elle m'a envoyé ici, où j'ai eu l'adresse de soustraire la clef de votre cachot à un domestique que j'ai fait boire jusqu'à ce qu'il ait perdu la raison. — Dans quel dessein, Bernard ? — Dans le dessein de vous sauver. — Me sauver ! eh ! mais, je ne suis point coupable ! — Vous l'êtes plus que vous ne pensez ; vous laissez sacrifier Eugénie ! — Sacrifier Eugénie ! — Oui ; dans une heure d'ici on l'enlève de la maison paternelle. —- Qui ? — Vous ne le croirez jamais ; ce même Doctorin, votre précepteur, qui vous perd aujourd'hui, est amoureux d'Eugénie plus qu'il ne l'est de Mathilde. À quatre heures, je vous le jure, vous les trouverez sur la route du Puy. — Grands dieux ! est-il possible ? — Venez avec moi, venez ; nous n'avons pas un moment à perdre pour sauver ma maîtresse, qui vous est si chère ! J'ai des chevaux là-bas, venez ; quand vous aurez secouru l'innocence, vous reviendrez ici, si vous le voulez pour faire éclater la vôtre, qui aura acquis une preuve de plus.
» L'idée du danger d'Eugénie effraye tellement le jeune d'Asfeld, qu'il ne prend pas de plus amples imformations ; il n'a [116] même pas l'attention de demander au domestique pourquoi il n'a pas averti son maître M. Blainvil plutôt que lui, d'Asfeld, de l'enlèvement projeté par Doctorin ; question qui était toute naturelle, et qui certes eût embarrassé beaucoup le traître. D'Asfeld donc s'arme de pistolets que lui tend Bernard, et le suit jusqu'à la porte du château sans éprouver aucune résistance. Là il monte à cheval avec son guide, et tous deux vont attendre sur la route le passage de la voiture qui doit renfermer Blinvil et sa fille. Cette voiture paraît bientôt ; il faisait un peu frais ; Blinvil s'était couvert la tête d'un mouchoir qui cachait ses traits. D'Asfeld le prend pour Doctorin, au petit jour, qui n'est pas encore assez clair pour qu'on puisse distinguer les objets: Traître, lui crie-t-il, rends-moi Eugénie, ou tu es mort !
» Eugénie jette un cri, et s'évanouit. Blinvil met la fête à la portière, comme pour haranguer l'imprudent d'Asfeld, qu'il a reconnu. Celui-ci lui tire un coup de pistolet, et le renverse mort dans sa voiture... Son sang rejaillit sur sa fille !,.. D'Asfeld veut forcer Eugénie inanimée à descendre ; mais un autre incident vient déranger ses projets. Plusieurs étrangers paraissent, le duc est à leur tête. Dieu ! quel est l'homme qui l'accompagne ? C'est Doctorin lui-même. Doctorin paraît craindre pour les jours du duc. Le misérable, s'écrie-t-il, après avoir assassiné le père d'Eugénie, est capable d'égorger son père !
» Ce perfide Bernard, son complice, s'avance vers lui pour lui parler. Doctorin lui tire à son tour un coup de pistolet ; et l'étendant sans vie à ses pieds, il ensevelit à jamais ses srecrets dans son sang. Cependant, bon pèlerin, représentez-vous l'état du malheureux d'Asfeld ; il a privé son amante de son père ; il n'est plus à ses yeux qu'un vil assassin !... Le duc l'accable du [117] poids de sa malédiction. Que fera-t-il ? Abandonnera-t-il Eugénie, dont heureusement les yeux sont fermés encore, mais qui ne les rouvrira que pour voir à ses côtés son père assassiné, que pour apprendre et détester le nom du coupable ? Il est perdu, d'Asfeld, il le sait ; il n'a plus d'amante, il n'a plus de père, il n'a plus rien ! il prend un parti désespéré ; il est encore monté sur un cheval excellent, il le pique, et disparaît aux regards étonnés de tous les témoins de son crime. Le duc envoie à sa poursuite un de ses gens qui monte sur le cheval de Bernard. D'Asfeld, qui aperçoit l'homme qui le suit, se retourne, le menace de lui brûler la cervelle ; le valet, lâche ou complaisant, revient à bride abattue vers ses maîtres.
» Pendant que le duc, Doctorin et leur suite ramènent à la maison paternelle la malheureuse Eugénie, qui a eu le malheur de recouvrer ses sens, et le cadavre de l'infortuné Blinvil, d'Asfeld court toujours, et ne s'arrête qu'à la fin du jour, que lorsque la fatigue ne permet plus à son cheval de le porter. Je ne le suivrai point dans son exil ; il me suffira de dire que l'infortuné passa deux années entières dans ses voyages, plongé dans la plus profonde douleur, et maudissant tous les jours son existence. Cependant l'inquiétude, l'ennui, le désir de revoir son père, peut-être celui de se jeter aux pieds d'Eugénie, tout le ramena, au bout de deux ans, dans les contrées qui l'avaient vu naître. Il se rendit d'abord à la maison d'Eugénie, non dans le dessein de se présenter à ses regards, mais pour apprendre de quelque valet les détails des suites qu'avait eues son crime. Cette maison n'était plus habitée par l'amour ; un parent éloigné de Blinvil en avait pris possession. Eugénie n'était plus ; elle n'avait pu survivre longtemps à son [118] père, ni à la honte d'avoir aimé un assassin. Elle était morte en accusant d'Asfeld. Mais depuis sa mort on avait fait des découvertes précieuses. Il était prouvé, par un papier trouvé sur le cadavre de Bernard, que Doctorin avait mené toute cette affaire. Doctorin, s'était banni de lui-même de la maison du vieux duc, qui se proposait de livrer ce scélérat à la justice. On ignorait ce que ce Doctorin était devenu ; on croyait que, bourrelé par ses remords, il s'était jeté dans quelque cloître. Mais pour le vieux duc, il terminait sa pénible existence avec sa fille Mathilde ; et tous deux redemandaient sans cesse un fils et un frère que la suite de mille explications avait fait reconnaître plus malheureux que coupable.
» D'Asfeld, plus triste encore après ces détails, en apprenant la mort d'Eugénie, brûlant d'ailleurs de se venger du monstre qui l'avait perdu, à la première occasion qui l'offrirait à sa vue, n'en fut pas moins décidé à se rendre tout de suite chez son père, à consoler ce vieillard infortuné, à lui rendre enfin un fils après le retour duquel il soupirait.
» Plein de l'espoir de revoir son père, d'Asfeld quitte la maison d'Eugénie : il était tard, on était sur l'arrière-saison, dans ces temps lugubres ou la nuit dispute au soleil les trois quarts de sa carrière. A peine d'Asfeld a-t-il repris la route qui doit le conduire à la maison paternelle, qu'un brouilard affreux s'élève, et lui cache jusqu'aux arbres qui l'avoisinent. D'Asfeld quitte sa route, s'égare, tourne, prend divers chemins, et s'égare encore davantage. La nuit vient ajouter à son embarras ; il ne sait plus que devenir, lorsqu'une cloche qu'il entend lui fait compter sept heures, et l'avertit qu'il est près d'une église. J'irai, se dit-il, j'irai y demander l'hospitalité ; et quels que soient les [119] ecclésiastiques qui la desservent, ils ne me la refuseront pas. D'Asfeld trouve enfin, à tâtons pour ainsi dire, cette église favorable ; mais quelle est sa surprise] elle tombe partout de vétusté, et parait presque abandonnée. Est-ce un monastère ? est-ce une église paroissiale ? c'est ce qu'ignore mon jeune héros. Il s'en informe bientôt à une espèce de sacristain qu'il rencontre sous le porche ruiné de cet antique monument. — Mon ami, lui dit d'Asfeld, pourrait-on donner ici l'hospitalité à un jeune voyageur égaré ?—Cela serait bien difficile, monsieur ; car, hors les cellules de nos cénobites, il n'y a pas ici une chambre dont les murs ne soient délabrés. —Cela m'est indifférent, mon cher ami ; pourvu que je sois à l'abri des bêtes fauves ou des malveillants qui peuvent courir la nuit dans ces campagnes, je serai toujours bien. —En ce cas-là, monsieur, vous pouvez rester ; et, si vous êtes fatigué, je pourrai même vous prêter ma propre chambre, où nous serons fort bien tous les deux. —Grand merci, homme obligeant ; mais dites-moi, sommes-nous près d'un village, dans une abbaye ? Quel est ce lieu qui me paraît bien ravagé par le temps ? — Ce lieu, monsieur, est une antique église paroissiale de deux villages qui sont aune lieue d'ici : on l'avait abandonnée depuis des siècles, attendu qu'elle n'offrait plus de solidité et qu'elle était devenue le repaire des oiseaux nocturnes et sinistres. On l'appelle l'église Sainte-Bathilde. — L'église Sainte-Bathilde ! eh ! qui la dessert maintenant ? — Je vais vous conter cela. Il y a environ dix-huit mois qu'un saint homme, poursuivi par un grand seigneur qui l'accusait de crimes qu'il n'avait jamais commis, a été se confesser à monsieur l'évêque, et lui a demandé la permission d'expier ici ses péchés. Ce saint homme, après l'avoir obtenue, [120] a pris avec lui cinq à six religieux, comme lui maltraités et malheureux, et ils ont fondé ici une espèce d'ermitage, toujours sous l'invocation de sainte Bathilde.— Ne pourrais-je pas voir ces saints personnages ? — Non, ils sont tous rentrés dans leurs diverses cellules ; mais demain matin, avant de partir, vous pourrez entendre la messe du supérieur de cette petite communauté. Comme il se fait tard, entrez avec moi : il est temps que vous partagiez un mauvais souper et que vous vous reposiez. » D'Asfeld suivit le sacristain, qui le fit traverser une multitude de décombres, et arriver enfin à une espèce de cellule très-malpropre et presque nue, où d'Asfeld aperçut, avec surprise, des sabres et des pistolets attachés à la muraille. Il vint en pensée à d'Asfeld, qui frémit soudain, que les prétendus cénobites qu'on lui vantait pourraient bien être des voleurs réfugiés dans ces ruines presque inhabitables. Il se promit en conséquence de ne point dormir et de rester sur la défensive. Son étonnement redoubla lorsqu'il vit son hôte, dont la figure était d'ailleurs rébarbative, décrocher toutes les armes, en faire un faisceau, le mettre sous son bras, sortir, et l'enfermer seul dans cette cellule, éclairée seulement par une faible lampe.... Son courage ne l'abandonna point ; mais il sentit son imprudence, et se promit de faire voler la tête du sacristain au moindre geste qu'il lui verrait faire. Il prit ensuite le portrait d'Eugénie, qui ne le quittait jamais, le baisa, et se recommanda à Dieu et à sa dame, comme faisaient autrefois les preux chevaliers. Ses doutes furent bientôt changés en certitude. Au bout d'une heure le sacristain rentra ; il était accompagné de deux religieux, portant chacun une lampe, qu'ils déposèrent sur une table de bois. Est-ce là, dit l'un des religieux au sacristain, [121] est-ce là l'étranger qui vous a demandé l'hospitalité ? — C'est lui-même. — En ce cas, mon frère, dit le religieux, d'un air patelin, au jeune d'Asfeld, mon frère, il faut que vous vous soumettiez à une loi que chaque voyageur subit en cette sainte retraite. — Laquelle, mon père ? — Il faut que vous nous remettiez vos armes, si vous en avez. — Jamais, mon père ; jamais mes armes ne me quittent. — Il le faut, mon frère ; accordez-nous cette faible marque de votre confiance, ou nous serons obligés d'user de violence. — De violence ! — Oui, mon frère. Nous avons été déjà si cruellement trompés en recevant ici des misérables qui nous insultaient, qui voulaient même dépouiller le temple du Seigneur ! — Ai-je l'air d'un de ces scélérats ? — Non : mais vous êtes jeune et robuste ; nous ignorons qui vous êtes. — Je me ferai connaître. — Mon frère, accordez-nous cette faveur ; nous vous la demandons pour l'amour de Dieu et du prochain.
» En disant ces mots, les deux cafards s'agenouillèrent devant un crucifix, croisèrent leurs bras sur leur poitrine, et marmottèrent quelques prières. D'Asfeld, qui n'était pas leur dupe, avait bien envie de purger déjà la terre de ces trois coquins ; mais il sentit qu'ils pouvaient être en nombre plus considérable, et réprima autant qu'il le put l'excès de son indignation. En effet, deux autres religieux se présentent, et réitèrent l'invitation que les premiers ont faite à d'Asfeld de remettre ses armes. Celui-ci refuse ; alors tous les cinq se jettent sur lui, et le menacent de le tuer. La rage donne des forces au jeune homme, qui résiste seul aux efforts de ces cinq scélérats ; mais enfin il va succomber sous le nombre, sans un incident inattendu. Un autre religieux survient. Celui-ci paraît être le supérieur [122] des autres : Laissez ce jeune homme, dit-il ; maintenez-le seulement, afin que je l'interroge... Il se fait un silence ; mais quelle est la surprise du jeune d'Asfeld en reconnaissant Doctorin ! Doctorin à son tour reste confondu à son aspect. C'est donc toi, monstre ! lui dit le jeune homme ; tu mourras.
» Il dit, et tirant un de ses pistolets, dont il ne s'est pas encore dessaisi, il étend Doctorin sans vie à ses pieds. La rage et l'effroi saisissent les autres brigands ; ils donnent une secousse si violente à l'un des pans de bois de cette cellule ruinée, qu'elle s'écroule sur eux et sur le jeune d'Asfeld... Alors les brigands se débarrassant des décombres, courent toute l'église ; ils ne, se connaissent plus, et les voilà, armés de maillets et de cognées, qui démolissent cet antique monument, et s'ensevelissent eux-mêmes sous ses ruines. Si vous voulez savoir ce qui les porta à cet acte de désespoir, je vous dirai que Doctorin, à la tête de quelques misérables, avait commis déjà tant de crimes dans les ruines de l'église Sainte-Bathilde, que, sous le costume de saints ermites, ils avaient attiré, dépouillé et assassiné tant de voyageurs, que la justice les poursuivait. Ce fut précisément au moment où d'Asfeld allait succomber sous leurs efforts qu'une troupe nombreuse de soldats, envoyés pour les arrêter, cerna l'église, et leur inspira tant de terreur, qu'ils préférèrent s'ensevelir tous sous les décombres de cet antique monument, plutôt que de se livrer. On dit que rien n'était plus curieux que de voir ces brigands, montés sur des pans de mur qui fléchissaient sous eux, jeter sur la troupe, en bas, des pierres, des poutres, et se précipiter eux-mêmes dans ces énormes démolitions. Il fut impossible d'en saisir un seul, et plusieurs soldats furent tués ou blessés. Ainsi, cette vaste église fut détruite en une nuit, et [123] ne présenta plus qu'un monceau de ruines. Le malheureux d'Asfeld fut, hélas ! la première victime de cette démolition : il y fut écrasé. Lorsqu'on débarrassa cette place pour en chercher les cadavres, le sien, naguère si beau, si frais, fut trouvé mutilé et absolument défiguré ; on remarqua seulement que sa main droite avait tenu toujours collé sur sa bouche le portrait de son Eugénie ; exemple touchant de la constance et du malheur !....
» Son vieux père fit déposer ses restes précieux dans la chapelle de son château, et ne lui survécut pas longtemps. Ce fut en mémoire de cet événement déplorable que monsieur l'évêque permit au père Luce de faire bâtir sur les fondations mêmes de l'antique église Sainte-Bathilde une chapelle dédiée à saint Léonard, qui était le patron du malheureux d'Asfeld. Vous voyez, mes amis, que si la chapelle Saint-Léonard est petite, elle peut communiquer à de vastes souterrains, et que le père Luce.... Mais je m'arrête ; on ne doit jamais médire de son prochain ; s'il fait mal, c'est pour lui, et Dieu seul doit être le dispensateur des peines comme des récompenses. Il me suffit de vous avoir rapporté l'histoire du jeune d'Asfeld, qui a fait tant de bruit dans nos contrées, et qui vous apprend l'origine de la chapelle Saint-Léonard. Adieu, bon pèlerin ; continuez votre route ; mais, croyez-moi, si vous revoyez l'ermite Luce, ne soyez plus la dupe de son hypocrisie. Adieu ; je vous souhaite un bon voyage.
» Le frère capucin se tut, et nous le quittâmes, après l'avoir remercié de ses soins hospitaliers.... Mais il est plus tard aujourd'hui qu'à l'ordinaire ; mon récit m'a entraîné ; il est temps, bon Palamène, que j'en remette la suite à un autre jour. » [124] Palamène engagea son hôte et sa fille Henriette à prendre la collation du soir, et tous les trois rentrèrent dans la maison avec les enfants, que l'histoire du malheureux d'Asfeld avait singulièrement intéressés.
[]Le jour d'après , nos enfants, curieux de connaître la suite des aventures singulières de M. Delacour, le pressèrent de se rendre de bonne heure sur la terrasse, où, depuis quelque temps, ils passaient les soirées les plus délicieuses pour eux. M. Delacour ne se fit point prier longtemps ; il réunit autour de lui son jeune auditoire, et lui raconta ainsi ce qui lui arriva après son départ du couvent des Capucins, où il avait appris, sur la chapelle Saint-Léonard, des choses si singulières.
« notre projet, au vieux pèlerin et à moi, était, ainsi que je [126] crois vous l'avoir dit, mes amis, de nous rendre à l'habitation de mon père. Je n'étais pas, sur cette visite, sans inquiétude ni sans remords. Il y avait près de trois ans que j'avais quitté ce père infortuné, sans lui donner de mes nouvelles, sans m'informer des siennes. Il m'avait peut-être maudit, déshérité, et j'avais sans doute mérité ce juste traitement par ma fuite, et l'abandon où je le laissai. Cependant je me flattais que, lorsqu'il apprendrait ma conduite et le saint asile où j'avais passé le temps de mon éloignement de la maison paternelle, il s'apaiserait et me rendrait sa tendresse. Le pèlerin, d'ailleurs, disait être son ami ; ce bon vieillard, qui m'avait pris en amitié, ne pouvait que me protéger auprès d'un père irrité ; il me l'avait promis, il allait sans doute tenir sa parole, et j'espérais recouvrer la tendresse de M. Delacour. Je ne manquais pas de courage : cependant quand je vis s'élever devant moi la cime du mont Gerbier ; quand, en détournant mes regards sur la droite, j'aperçus le toit paternel et les vastes jardins de notre maison, ma fermeté m'abandonna ; je sentis mes genoux fléchir sous moi, et je ne fus pas maître d'un tremblement universel.
» Le pèlerin, qui s'aperçut de mon trouble, se hâta de le faire cesser ; il me serra la main, et me dit : Jeune homme, ne faut-il pas qu'un jour tu paraisses devant Dieu ? prépare-toi donc à cette vue redoutable, en expiant, par un franc et ferme repentir, ta faute aux pieds de ton père, qui est pour toi l'image de Dieu sur la terre.
» Je repris courage à cette exhortation, et tous deux nous arrivâmes à la maison, que nous trouvâmes plongée dans la plus grande consternation. Un domestique nouveau, qui ne me connaissait point, nous dit en pleurant : Si vous avez quelque [127] chose à dire à monsieur, hâtez-vous, car il n'a plus que quelques moments à vivre. — Ciel ! mon père ! m'écriai-je. — Son père ! reprit à son tour le domestique.
» Mon guide, fâché de mon exclamation, et craignant que le serviteur ne montât chez son maître accroître ses maux en lui apprenant brusquement le retour de son jeune fils, pria le domestique de nous accompagner, et de ne point parler avant nous : il y consentit, et nous entrâmes dans une pièce où le vieillard était couché sur le lit de douleur. Il y avait beaucoup de monde dans cette chambre ; je cherchai des yeux, et restai fort étonné de ne point y voir Saturnin, mon frère aîné. Il me parut que le mourant était entouré d'étrangers, tous subalternes. Comme j'avais mon mouchoir sur ma figure, et que d'ailleurs la vue de mon père était trop affaiblie pour distinguer les objets, il ne me reconnut point ; il parlait, mais très-bas, et semblait occupé, à notre arrivée, à dicter ses dernières volontés à deux notaires qui, assis devant une table, écrivaient ses moindres paroles. L'instant n'était pas favorable pour interrompre le malade ; j'aurais bien désiré pouvoir voler dans ses bras ; mais le pèlerin me contint par un signe. Nous nous assîmes, et le moribond continua de dicter ainsi aux deux notaires :
» En conséquence, comme mes deux enfants m'ont abandonné, le jeune par ingratitude, l'aîné pour une amourette, folie de jeunesse que je voulais réprimer ; comme enfin mes vieux jours n'ont plus été livrés qu'à des serviteurs qui cependant ont eu pour moi plus de soins que ne m'en auraient prodigué mes enfants, je me crois débarrassé des devoirs de la paternité ; comme ces fils dénaturés ont secoué le joug du devoir filial, je n'ai plus d'héritiers que ceux qu'il [128] me plaît d'adopter... je les déshérite donc tous les deux, et les réduis à leur simple légitime...
» Ici je fis un mouvement que mon guide réprima encore une fois en mettant le doigt sur sa bouche pour m'ordonner le silence. Le vieillard continua :
» Et je donne et lègue, à l'exception des pensions que j'ai réservées plus haut pour mes domestiques, je donne et lègue, dis-je, tous mes biens à mon confesseur que voila .
» Ce confesseur, je ne l'avais pas encore remarqué, parce que, penché sur le chevet du lit du malade, il avait jusque-là caché entièrement sa figure. En entendant le don que lui faisait son pénitent, il fit un mouvement ; et je restai pétrifié en reconnaissant le père Luce lui-même, l'ermite de la chapelle Saint-Léonard !...
» Je ne pus retenir un cri involontaire, auquel j'ajoutai : Quoi ! ce cafard aurait une aussi forte succession !...
» A ces mots le désordre se met dans l'appartement ; chacun me regarde, et deux anciens serviteurs, qui ne m'avaient pas remarqué, me reconnaissent. C'est lui, s'écrient-ils ! —Qui donc lui ? demanda à son tour le vieillard.
» Je n'ose plus parler ; c'est le pèlerin qui se charge de me tirer d'embarras : il s'approche du lit du mourant. Delacour, lui dit-il, peux-tu distinguer mes traits ? — Avec peine... mais le son de cette voix ne m'est pas étranger.— Étranger !... Ton frère Charles peut-il être étranger pour toi ? — Mon frère !....
» Nouvelle découverte pour moi : le pèlerin est mon oncle, le frère de mon père, dont j'ai tant entendu parler dans mon enfance, mais que je n'ai jamais vu, attendu qu'il habitait des contrées éloignées. Père Luce , étourdi de voir revenir tant de [129] parents à la fois, cache sa figure dans ses deux mains, et tout le monde se rapproche du lit avec moi, qui serre contre'mon cœur la main de mon oncle. Celui-ci continue : Mon frère, si je suis resté si longtemps, éloigné de toi, si j'ai eu le malheur de revenir au moment où la tombe semble s'entr'ouvrir pour te recevoir, sera-ce, mon ami, pour te voir commettre la plus horrible des injustices ? — Laquelle, mon frère ? je n'ai plus d'enfants !... — J'ignore ce qu'est devenu ton fils aîné ; mais il t'en reste encore un, un bien tendre, bien intéressant, et que jeté ramène soumis, respectueux et repentant. — Que dis-tu ? Quoi ! Charles ?... — Oui, Charles, ton jeune fils, que j'ai vu naître, que j'ai nommé jadis de mon nom sur les fonts baptismaux : Charles est ici avec moi ; c'est lui qui dans ce moment presse ta main sur ses lèvres brûlantes ; c'est lui qui inonde de ses larmes celte main que tu n'auras pas la cruauté de lui retirer... — O mon frère !... Mais qu'a-t-il fait jusqu'à présent ? Pourquoi si longtemps absent, sans venir, sans écrire même ?
— Ses remords, sa douleur, la persuasion où il était qu'il avait perdu la tendresse de son père, tout l'avait porté à se jeter dans la profession religieuse : il était, en un mot, le sacristain de ce moine hypocrite, qui aurait la bassesse de le dépouiller aujourd'hui ! — Mon frère, tu te trompes ; depuis trois ans que le révérend père Luce me donne ses soins consolateurs, il ne m'a jamais dit que mon fils fût auprès de lui. — Le fourbe !
— Au contraire, il m'assura dans le temps qu'il l'avait vu passer, lié avec une troupe de mauvais sujets, et que, depuis, les nouvelles qu'il s'était procurées lui avaient appris que ce fils dénaturé, voué aux vices les plus bas, était la honte de son père. — Le misérable ! Révérend père Luce, parlez : osez démentir [130] que ce jeune homme ait été le sacristain de votre chapelle ?
» L'ermite déconcerté resta muet pendant quelques instants. Tous les spectateurs, haletants d'inquiétude, ont les yeux fixés sur lui, dans l'attente de l'aveu qu'il va faire... L'hypocrite se rassure ; et persuadé que personne ne peut le démentir, il a l'audace de répondre : Je ne sais ce qu'on veut me dire : ce roman est assez bien inventé ; mais j'atteste, sur ma conscience, que je vois ce jeune homme pour la première fois.
» Et il ajoute tout bas aujourd'hui ; voulant dire : Je le vois pour la premiers fois d'aujourd'hui ; espèce de détour qu'il s'imagine devoir faire pour mettre en sûreté sa conscience, en croyant ne pas mentir. Ainsi sa cafardise ne l'abandonnait pas, et il mentait tout en ayant la peur d'être damné pour avoir menti. Quoi qu'il en soit, sa hardiesse nous pétrifia, mon oncle et moi ; mais mon oncle, plus ferme et plus indigné encore que moi, s'approcha du moine, et lui prenant le bras, qu'il secoua rudement, il lui dit : Scélérat ! tu ne périras que de ma main ; je te poursuivrai partout !
» Le moine intimidé, et naturellement faible et lâche, voulut . sortir de l'appartement, mais il fut arrêté par un des notaires lui-même, qui s'écria à son tour : Voilà bien l'homme le plus faux et le plus perfide que j'aie jamais rencontré !.... J'ai été plus de vingt fois à la chapelle Saint-Léonard, et je soutiens, moi, que j'y ai toujours vu ce jeune homme : il avait la même robe qu'il porte encore, et qui, si l'on y fait attention, est de la même couleur et de la même étoffe que celle de cet indigne religieux.
» l'ermite ne peut plus révoquer en doute cette nouvelle [131] preuve ; il craint d'ailleurs, en se voyant accusé par un homme dont il ne soupçonnait pas d'être connu, qu'une autre personne n'élève encore la voix pour le confondre : il prend le parti d'avouer la vérité ; mais il ajoute : Si depuis trois ans, dès le moment que le sacristain m'a dévoilé son nom et l'état de son père, je me suis transporté ici ; si j'ai cherché à perdre le fils dans l'esprit du père ; si j'ai tâché, en un mot, de me rendre héritier de M. Delacour, je n'ai fait tout cela qu'en vue du bien de l'église et des fidèles, que pour voir accroître le patrimoine des pauvres, dont je ne suis que le trésorier, quelques richesses qu'on me donne. Peut-on trouver cette intention blâmable ? et ne vaut-il pas mieux voir vingt mille indigents se partager une fortune considérable que la voir passer entre les mains d'un seul individu ? Pauvres qui ramassez avec peine quelques miettes de la table du riche, ne m'accusez pas de votre détresse ! un moment plus tôt j'allais la faire cesser ; mais le ciel ne l'a pas voulu ! Adieu, mes chers frères ; je vous laisse : l'égoïsme est votre loi suprême ; je retourne à ma pauvreté : l'humilité et la prière, voilà tout ce qui me reste pour le malheureux qu'en vain je voudrais secourir autrement. Adieu, mes frères.
» Le moine sortit, et tout le monde lui lança un regard d'indignation qui ne parut point l'affecter. Quand il fut parti, mon père, qui ne pouvait revenir de sa surprise et de son indignation, serra la main de son frère, puis il s'écria : Charles, où es-tu ? Viens dans les bras de ton père, qui te rend toute sa tendresse. — Ah ! mon père !...
» Je me précipitai sur le lit du vieillard, que j'accablai de mes vives caresses. On parla ensuite de la scélératesse du moine ; puis mon père, ayant fait déchirer son premier testament, [132] en. dicta un autre tout à fait à mon avantage ; mais j'exigeai de lui qu'il y mît, pour clause importante, qu'en cas que je rencontrasse mon frère, je serais tenu de lui restituer la moitié de mon héritage.
» Le soir même j'eus la douleur de voir mon père, expirer dans mes bras ; et le lendemain mon oncle, ayant quitté son habit de pèlerin pour prendre des vêtements plus convenables à sa fortune et à son état, se mit à la tête de mes affaires, et les régla en parent tendre, en tuteur délicat.
» Il ne s'était jamais marié, et il n'avait entrepris le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle qu'à la suite d'une maladie où il en avait fait le vœu. Mon oncle m'accabla de ses bienfaits, me promit sa fortune à son tour ; et quelques jours après nous apprîmes, par des actes qu'on nous envoya légalisés, que mon frère n'existait plus. Il n'avait quitté la maison paternelle que pour enlever une jeune personne avec laquelle il avait voyagé quelque temps ; mais ayant rencontre le frère de sa maîtresse, les deux jeunes gens s'étaient battus en duel, et Saturnin était resté mort sur la place.
» Ainsi mon héritage m'appartenait bien ; j'étais riche, heureux, mais toujours occupé de ma belle Anglaise et des souterrains qu'on m'avait dit exister sous la chapelle Saint-Léonard. Quand j'eus mis ordre à mes affaires, je parlai à mon oncle de mes amours, et du projet que j'avais formé de chercher partout celle que j'aimais. Mon oncle, qui me chérissait et ne voulait me contrarier sur rien de ce qui pouvait contribuer à mon bonheur, me promit de m'accompagner partout ; et, aidé de cet appui, de cet ami tendre et sensible, je dressai mes batteries ainsi que je vais vous le dire, afin de visiter la chapelle Saint- [133] Léonard, dont l'ermite était devenu notre plus mortel ennemi.
» Il ne m'était jamais venu dans l'idée, du temps que j'avais l'honneur d'être son sacristain, de prendre ses clefs, ni de les essayer à toutes les portes, surtout à celle de la boiserie de l'autel. Tandis que le saint père dormait, il m'était très-facile de m'éclairer ainsi sur le mystère de ses fréquentes disparitions : j'étais alors trop crédule, trop simple et trop dévot pour me permettre une action que j'aurais regardée comme très-malhonnête. Il n'y avait pourtant que ce moyen à prendre pour découvrir ses secrets, et il n'était plus en ma puissance. Comment faire ? J'avais un valet fort adroit, nommé Lafrance ; je lui indiquai l'auberge du village où tous les jours l'ermite allait chercher, ses provisions, Il a coutume, dis-je à Lafrance, de porter tous les deux jours à cette auberge une cruche vide, et d'en remporter une pleine de vin. Quand celle-ci est à sec, l'ermite la reporte vide, et on lui remet l'autre, qu'on a remplie pendant son absence. Aie soin de te munir d'une poudre narcotique. Tu iras boire dans cette auberge ; et sans affectation , quand tu en pourras saisir l'occasion favorable, tu jetteras cette poudre dans la cruche vide, qui est toujours à côté du comptoir : cette poudre se trouvera ainsi mêlée au vin qu'on y versera,
» Lafrance fit à la lettre ce que je lui avais prescrit. Il alla même plus loin ; car, un moment après, il vit l'hôte remplir devant lui cette cruche somnifère, et sut que c'était le lendemain matin que l'ermite venait la chercher. Nous ne perdîmes pas un moment, mon oncle et moi ; nous partîmes, et fûmes coucher au couvent des Capucins, afin d'être plus près de la chapelle le lendemain matin. Nous nous levâmes de bonne heure ; et, [134] cachés tous deux sous de grands manteaux, nous fûmes rôder autour de la chapelle. Elle était fermée, ce qui nous fit présumer que le saint homme était allé à la provision. Abrités par un petit bois, nous le vîmes bientôt revenir en effet, son cou chargé de la pesante besace. Comme il était seul, et qu'il n'avait pris encore personne pour me succéder, nous craignîmes qu'entré dans la chapelle il n'en poussât la porte et s'y enfermât , soit pour prendre ses repas, soit pour se livrer au repos. En conséquence, à peine eut-il ouvert la chapelle, que nous nous y glissâmes derrière lui, et nous agenouillâmes au pied du reliquaire avec l'air de la plus grande componction. Il nous regarda un moment, et nous fit trembler de peur qu'il nous reconnût ; mais comme nos manteaux nous couvraient la figure jusqu'au nez, nous nous rassurâmes bientôt, et nous le vîmes entrer dans la sacristie avec la besace et la cruche qui devait nous être si favorable. Je savais qu'à peine arrivé de ses courses, il avait l'habitude de déjeuner et de boire trois ou quatre verres de vin. Nous laissâmes en conséquence s'écouler une heure entière, pour laisser à la poudre narcotique le temps de faire son effet. Au bout de ce temps, nous nous hasardâmes à entrer, en marchant sur la pointe du pied, dans la sacristie* dont la porte était restée entr'ouverte. Mais quelle fut ma surprise de n'y point trouver l'ermite ! Je cherchai de tous les côtés ; rien, personne. Voilà, me dis-je, le tour qui m'est arrivé le jour de ma belle Anglaise : elle disparut ici, et cependant je fus aussi sûr quelle n'était point sortie que je le suis aujourd'hui que le père Luce n'a point passé devant nous pour sortir de la chapelle. A coup sûr il y a ici-quelque porte secrète ; mais où ? ces murs sont tout en pierre de taille, et le peu de boiserie qui [135] les couvre est vermoulu, trop avarié par le temps pour pouvoir receler un secret. Par où donc cet homme s'est-il échappé ? Nous aurait-il reconnus ? Aurait-il sauté par cette fenêtre étroite ? Mais cette fenêtre donne sur la Loire, qui vient baigner de ce côté les murs des fondations de cette chapelle : certainement l'ermite ne se sera pas noyé pour éviter notre présence.
» Nous ne tardâmes pas à être bientôt éclairés.... Pendant que nous cherchions de tous les côtés, nous sentîmes le plancher trembler sous nos pieds... La terreur d'abord s'empara de mon âme ; mais mon oncle me fit signe de me cacher avec lui derrière l'armoire où était placé le lit ou plutôt le grabat du moine. Nous nous y blottîmes à la hâte, et de là nous vîmes une trappe se soulever, puis une tête en sortir, puis le corps tout entier ; et nous reconnûmes notre homme, qui marmottait entre les dents : — Que diable ! cette chienne de trappe tient bien ce matin !....
» Il tenait à sa main la fameuse cruche, et nous le vîmes en avaler quelques traits en buvant salement à même... Bientôt la poudre faisant son effet, il chancela, bâilla, étendit les bras, se frotta les yeux, et marcha de notre côté, ce qui nous fit trembler..,. Je craignis qu'il ne voulût se jeter sur son lit pour y dormir à son aise, et je vis le moment où nous allions être découverts... Mais bientôt il se ravisa, entra dans la chapelle, fut en fermer la porte qui donnait sur la route, et, n'ayant plus apparemment la force de revenir à la sacristie, il s'étendit tout uniment sur un banc de bois au pied de l'autel, et ne tarda pas à y ronfler d'une manière très-bruyante.
» Nous étions au comble de nos vœux ; l'ermite ne nous gênait plus, et nous connaissions le secret de la trappe ; cependant, [136] qu'allions-nous faire dans ces souterrains ? notre vie y était-elle en sûreté ? Nous étions bien armés ; mais pouvions-nous deviner ce que nous trouverions dans cette obscure demeure ? Mon oncle fit ces réflexions, et son courage parut chanceler un moment ; mais moi, qui étais né vif, impétueux, et surtout entreprenant, je le raffermis, en lui remontrant qu'à coup sûr nous n'y rencontrerions ni des voleurs ni des gens redoutables. Pendant trois ans que j'avais habité la chapelle, je ne m'étais aperçu de rien qui pût inspirer la défiance, encore moins l'effroi. Au surplus, pour épuiser toutes les précautions, je pris deux flambeaux dans un tiroir que je connaissais, puis les ayant allumés à la lampe qui brûlait jour et nuit devant le reliquaire, j'en donnai un à mon oncle, après avoir gardé l'autre. Intrépide que je suis, j'ouvre la trappe, et j'y passe le premier. Je ne sais quel pressentiment me dit que la recherche que je vais faire me sera favorable... Pour quel sujet, je l'ignore ; mais j'ai du courage et de l'espoir. Mon oncle me suit, tenant sa torche d'une main et un pistolet de l'autre. Nous descendons des degrés qui, enfournant, nous offrent une grille de fer... Quel contre-temps ! cette grille est fermée !... Il y a un moyen, dis-je à mon oncle ; l'ermite en a sûrement la clef sur lui ; allez lui prendre son trousseau, nous les essayerons toutes.
» Mon oncle remonte et redescend soudain, muni de trois clefs qu'il a prises au père Luce sans qu'il se réveillât. J'essaye, et bientôt je vois la grille s'ouvrir devant moi... Nous descendons encore, et nous nous trouvons sous une vaste voûte éclairée par une lampe... Nous prenons une route à droite ; elle nous conduit à une espèce de chapelle dans laquelle brûlent six lampes. Au milieu on voit s'élever un tombeau orné d'une figure en ; [137] marbre blanc, représentant un jeune chevalier couché et armé de toutes pièces. Sur un monument on lit l'épitaphe que voici:
» Ici périt, sous les débris de l'église Sainte-Bathilde, et par les crimes d'une troupe de brigands, le jeune, le beau Léonard, comte d'Asfeld. Son corps ri est point ici ; mais on a déposé dans ce cénotaphe des pierres tachées de quelques gouttes de son sang précieux . Vous qui passerez près de ce monument, versez des larmes sur ce marbre, et priez Dieu pour l'âme de cet aimable jeune homme, qui connut la constance et le malheur .
» Nous fîmes une courte prière au pied du cénotaphe du malheureux d'Asfeld, et nous continuâmes notre active recherche. Ces souterrains étaient immenses, et nous n'avions encore découvert personne qui fût existant. Partout seulement on voyait écrits sur les murs, en gros caractère, des versets, des psaumes et des légendes chrétiennes ; partout on pouvait soupçonner que ce lieu était habité. Enfin, après avoir longtemps marché, nous nous trouvâmes dans une espèce de chapelle plus basse, mais plus grande que celle d'en haut. Quelle fut notre surprise d'y rencontrer sept ou huit femmes toutes endormies !... On voyait au milieu d'elles une table chargée des débris d'un excellent déjeuner ; et sans doute le vin qui venait d'engourdir les sens de l'ermite avait produit sur ses saintes ouailles le même effet. Tandis que mon oncle, stupéfait, était resté presque inanimé, une curiosité naturelle à mon âge m'avait engagé à m'approcher de toutes ces femmes, et de les examiner attentivement avec ma torche. Dieu ! quel est mon bonheur !... la vieille tante de mon étrangère est penchée, endormie sur le dos d'un siège, et ma [138] belle Anglaise elle-même est près de sa tante, plongée aussi dans le plus profond sommeil.
» La voilà, m'écriai-je ; mon oncle, mon oncle ! la voilà, la voilà ! —Paix donc, imprudent ! me dit mon oncle. — La voilà ! — Qui ?—Celle que j'aime, que j'aimerai toute ma vie ! Mon oncle, il n'y a pas un moment à perdre, il faut agir. —Que veux-tu faire ? — L'enlever, mon oncle, la soustraire à ses persécuteurs.— Insensé ! y penses-tu ? — Ah ! mon cher oncle, permettez-moi de vous rappeler le billet que m'écrivit cette belle personne, la première fois que j'eus le bonheur de la rencontrer dans cette chapelle. Le voilà ce billet ; il ne m'a jamais quitté.—Que dit-il ? « Tout me prouve que vous êtes honnête homme, et bien né. Si vous pouvez m' arracher des mains d'une tante qui veut sacrifier ma jeunesse, qui ma d'ailleurs causé les plus grands chagrins, vous obligerez la plus infortunée des femmes . » Vous l'entendez, mon oncle ! le moment est favorable ; osons la soustraire à ce lieu funèbre, où le fanatisme exerce sans doute ces macérations destructives de la jeunesse et de la beauté. Cher ami, daignez m'aider ; je connais l'effet long et soporifique du narcotique qui a engourdi ses sens ; osons la transporter hors ! de cette chapelle.
» Mon oncle s'opposait toujours à mon projet ; il m'objectait mille bonnes raisons que je n'écoutais point. Enfin, sa tendresse pour moi et sa haine pour le fanatisme lui firent vaincre sa répugnance à tremper dans cet enlèvement. Nous attachâmes, chacun à notre chapeau la torche favorable qui devait éclairer - nos pas ; je pris ma belle Anglaise par-dessous les bras ; mon oncle la porta par les jambes, et nous parvînmes à la retirer de la chapelle sans qu'elle se réveillât ; mais notre embarras fut [] extrême quand nous vîmes que nous ne pouvions plus retrouver les routés souterraines que nous avions déjà traversées. Nous fûmes obligés de déposer notre trésor au pied du tombeau d'Asfeld, et nous nous mîmes à examiner les différentes sinuosités des souterrains. Je découvris le premier un escalier très-étroit qui conduisait à une grille toute semblable à celle que nous avions déjà rencontrée en descendant, et je revins avec mon Oncle à la belle Anglaise. Mais elle commençait à se réveiller ; et regardant autour d'elle avec effroi, elle nous aperçut et jeta un cri terrible qui nous fit tressaillir. Je me précipitai à -ses pieds, en lui disant à voix basse : Belle mistriss, reconnaissez un homme qui vous adore, et daignez vous confier à ses soins respectueux: il veut vous arracher à la tyrannie. » Elle me regarde sans rien dire, et parait me reconnaître à la joie qui brille dans ses regards. Mon oncle s'approche, il se nomme : son visage est si respectable ! mes yeux sont si tendres, si passionnés ! Mistriss, sans s'informer des moyens que nous avons pris pour pénétrer dans cet asile de ténèbres, se laisse prendre la main par mon oncle, qui la guide, tandis que j'ouvre la grille avec la même clef qui m'avait déjà servi pour l'autre. Plus haut, nous rencontrâmes une petite porte de bois, dont je trouvai encore la clef dans les trois que mon oncle avait dérobées à l'ermite ; et nous vîmes, à notre grande satisfaction, que cette petite porte était justement celle de l'autel de saint Léonard, et que nous étions dans la chapelle. Père Luce y était encore, toujours endormi sur un banc. Nous passâmes légèrement devant lui ; mais nous eûmes une terreur bien fondée, lorsque nous le vîmes se retourner, se frotter un peu les yeux et nous dire: Allez au confessionnal, j'irai dans un moment, et je [140] vous remettrai vos péchés . Nous ne pûmes nous empêcher de sourire en voyant son erreur : il retomba bientôt dans son assoupissement, et nous en profitâmes pour ouvrir la porte de la chapelle qu'il avait fermée, et pour nous sauver à la hâte. » Nous respirions enfin ! nous étions sur la route, et libres ! Nous nous hâtâmes d'atteindre le prochain village, où nous prîmes, à tout prix, des chevaux qui nous conduisirent chez moi, dans ma propre maison, où nous arrivâmes à la nuit. Jusqu'à ce moment la belle Anglaise n'avait pas dit un mot ; interdite, peut-être effrayée de l'imprudence quelle croyait commettre, elle osait à peine nous regarder, et ne répondait pas lorsque nous lui adressions quelques questions ; mais, quand elle vit l'aisance et le ton de notre maison (je dis de notre maison, car mon oncle y logeait avec moi) , elle se rassura, et nous remercia de l'air le plus affectueux du service que nous venions de lui rendre. Nous lui apprîmes la ruse que nous avions employée ; elle en sourit, et nous jura qu'une larme de ce vin, noyée dans un verre d'eau, avait suffit pour l'endormira ce point ; mais sa tante et les autres dévotes en avaient tant bu, qu'il était probable qu'elles ne se réveilleraient, comme les marmottes, qu'au bout de six mois. — Quel est donc ce lieu de douleur, lui demandai-je, ce lieu infernal où l'on croit plaire à Dieu en s'isolant du monde ?
» Elle nous donna soudain les détails suivants : » Ma tante, qui voulait me sacrifier avec elle pour des raisons que vous connaîtrez un jour, cherchait partout un cloître austère pour y confiner mes jours et les siens. Le hasard nous fit entrer dans la chapelle Saint-Léonard : l'ermite, après nous avoir confessées toutes deux, ainsi que vous le savez, nous engagea [141] à passer dans sa sacristie, ce que nous fîmes. Ma tante lui avait révélé ses secrets et ses projets au tribunal de la pénitence ; le misérable voulut en profiter... Vous cherchez un cloître, lui dit-il ; eh ! ma fille ! qu'iriez-vous faire dans ces asiles de damnation, où les femmes portent et renferment tous les vices qu'elles auraient eus dans la société, où l'ouvrage du salut est presque impossible par les contrariétés, les rapports médisants, les cabales qui s'y excitent et s'y fomentent ! Non, ma fille, ce n'est point un cloître qu'il vous faut ; vos péchés sont énormes, il faut les expier d'une manière plus rigide et plus agréable aux yeux de Dieu. C'est ici même que vous devez dévouer votre existence et celle de votre nièce. Ici, dans les souterrains de cette chapelle qui fut autrefois une vaste église, il existe un lieu de pénitence, un véritable purgatoire, qui doit conduire tout droit en paradis les âmes qui s'y purifient. Ma fille, vous sentez-vous la force et la résignation nécessaires pour vivre clans ces chapelles souterraines inconnues aux mortels, et que mes regards seuls ont pénétrées jusqu'à ce jour ? Vous y trouverez des humbles pécheresses, qui, comme vous, ont renoncé au monde et à ses pompes : l'exercice chrétien, la prière, voilà leurs seules occupations ; elles ont eu assez bonne opinion de moi pour me confier leurs moyens d'existence, et là elles attendent la mort, qui ne sera pour elle que le passage de la pénitence à la béatitude éternelle.
» Ma tante réfléchit un moment, regarda l'ermite, et lui demanda à voir cette sainte retraite. L'ermite lui répondit qu'il ne pouvait la montrer qu'à ceux qui avaient un ferme projet de s'y établir. Ce n'est pas une fois qu'il faut l'examiner, ajouta-t-il, c'est toujours, et ce n'est qu'à cette condition que j'en ouvre les [142] portes aux pécheresses repentantes..... Je pleurai, je me jetai aux genoux de ma tante, je la suppliai de s'y enfermer seule, si tel était son goût, mais de ne point me forcer à y flétrir ma jeunesse... Quand la cruelle vit que je redoutais ses projets, elle s'y affermit par contrariété, et se décida tout à coup. L'ermite ne lui donna pas le temps de se dédire ; il ouvrit une trappe, percée dans le parquet de la sacristie, et ma tante avec lui me forcèrent, malgré mes larmes, de m'y enterrer toute vivante. Cependant ma tante frémit quand elle vit se refermer derrière elle une grille de fer : elle se promettait peut-être de ne rester que quelques jours dans l'ermitage, et seulement pour m'effrayer et m'affliger pendant quelque temps ; mais cette grille lui faisait craindre de la violence, et son cœur n'était pas tranquille. Nous descendîmes néanmoins, et trouvâmes dans une chapelle souterraine sept ou huit femmes mystiques, et toutes vouées à la dévotion la plus outrée, qui nous reçurent à merveille, nous regardant déjà comme des compagnes que le ciel leur envoyait. Ma tante, voyant mes larmes et ma douleur, affecta de parler comme ces fanatiques, et je perdis tout espoir de revoir la lumière du jour ; dirai-je plus ?... de revoir le jeune sacristain qui m'avait témoigné tant d'intérêt, et qui laissait dans mon cœur une trace ineffaçable !... Vous ne vous doutez pas de la vie que mènent ces malheureuses femmes dans cet antre du fanatisme : toutes abusées par l'ermite, qui a su se faire un couvent souterrain, toutes ont quitté leurs familles, qui sans doute les pleurent, ne sachant pas ce qu'elles sont devenues, et ne pouvant présumer qu'elles se soient vouées a cette espèce d'état monastique. L'ermite a hérité à cela de très-grands biens que la plupart de ces femmes lui ont légués. Il y a dans [148] ces caveaux des espèces de cellules où l'on a réuni les choses les plus indispensablement nécessaires à la vie. Tous les matins, l'ermite descend, et apporte à déjeuner ; les repas y sont une très-grande affaire, et le père Luce a soin qu'ils soient toujours bons et copieux : le soin de la cuisine est confié tour à tour à chacune des recluses. Toute la journée on ne fait que prier ; et deux fois par jour l'ermite donne l'absolution à ses ouailles, qui le craignent, et le regardent comme un véritable prophète du Seigneur. Ces femmes sont tellement fanatisées, qu'aucune d'elles ne voudrait rentrer dans le monde, quand on lui en laisserait la liberté ; ce que l'ermite ne souffrirait pas, d'ailleurs, dans la crainte que son petit couvent ne le fit punir par ses supérieurs, qui ignorent cette infraction aux lois canoniques. Il est donc impossible de sortir de ce lieu, qui est muré et grillé de tous les côtés, et je crois que si ma tante ou moi nous en avions manifesté le désir, ces malheureuses femmes se seraient jetées sur nous comme les bacchantes qui déchirèrent Orphée. Bien ne pouvait donc m'arracher de cette prison éternelle ; sans vos soins généreux, j'y serais encore, et je crois que tôt ou tard j'aurais attenté à mes jours ! Jeune homme bon et sensible, et vous, vieillard respectable qui lui tenez lieu de père, et qui me faites mieux sentir les torts d'une cruelle parente, daignez achever votre ouvrage, en me protégeant, et daignant me laisser près de vous. Les soins domestiques, tous ceux que vous voudrez me confier, ne coûteront rien à mon cœur, qui vous est acquis à jamais par l'estime et la reconnaissance ! Je n'ai plus de père, plus d'amis, plus de parents ! Vous me tiendrez lieu de tout, et je vous chérirai autant que j'ai aimé l'homme infortuné qui fut l'auteur de mes jours ! [144] » La belle mistriss, à ces mots, saisit la main de mon oncle, qu'elle inonda de ses larmes. Le vieillard en fut tellement attendri, qu'il la serra contre son cœur, en lui promettant sûreté, protection et bonheur ! Je lui donnai ensuite des femmes pour la servir, l'appartement qu'avait occupé mon père lui-même, et nous la laissâmes maîtresse d'y goûter quelque repos après tant d'émotions .
» Quand je fus seul avec mon oncle, ce tendre ami me demanda quels étaient mes projets. Je ne balançai point à lui répondre que mon dessein était d'épouser la belle infortunée. Il ne parut point dans l'intention de s'y opposer ; mais avant toute explication il exigea que nous demandassions à la jeune mistriss des détails sur sa naissance, ainsi que le récit des malheurs qu'elle avait éprouvés, afin de la connaître, et de juger si en effet elle était digne, autant qu'elle paraissait l'être, d'entrer dans une famille honnête, et qui jouissait depuis des siècles, dans la province, de la meilleure réputation. Je trouvai son observation si juste, que, malgré la violence de ma passion naissante, je consentis à cette épreuve, dont un secret pressentiment me disait que ma belle inconnue sortirait triomphante. Pour bien aimer, il faut pouvoir estimer l'objet de son affection. Je le sentais, et je me proposais d'y renoncer si je le trouvais indigne de ma tendresse. En conséquence, nous laissâmes l'étrangère se reposer quelques jours, et, quand nous vîmes que nous étions bien établis dans sa confiance, nous exigeâmes qu'elle nous donnât entièrement la sienne, en nous racontant ses aventures. Elle nous le promit, et pendant cet intervalle de temps nous apprîmes que le père Luce n'habitait plus la chapelle Saint-Léonard. [145] « Par un effet du hasard, qui tôt ou tard dévoile les secrets des coupables, le chapitre de son couvent, qui, ainsi que nous l'avait dit déjà le capucin dont nous tenions l'histoire du jeune d'Asfeld, soupçonnait quelques mystères dans la chapelle, y envoya faire une visite le matin même de l'évasion de la belle mistriss, une minute peut-être après notre départ. Ce n'est pas la première fois qu'on y faisait des visites, on nous l'avait assuré ; mais toutes avaient été infructueuses par l'adresse de l'ermite, et surtout par la protection de monsieur l'évêque, qu'il réclamait toujours dans cette occasion, Ce jour-là on fut plus heureux. Les religieux envoyés par le couvent des Bénédictins entrent dans la chapelle, y trouvent l'ermite endormi, se gardent bien de le réveiller ; et, apercevant la petite porte de la boiserie de l'autel que nous avions laissée ouverte, ils pénètrent dans les souterrains à la faveur de nos torches, qui brûlaient encore sur les marches des escaliers. Qu'on juge de leur surprise en trouvant un couvent complet dans cet asile souterrain ! Plusieurs des dévotes qui étaient déjà réveillées furent interrogées, et dirent la vérité, croyant avoir fait une chose bien agréable au ciel. -Toutes furent emmenées, ainsi que l'ermite, et traduites devant monsieur l'évêque, qui, indigné de l'abus que l'hypocrite père Luce avait fait de sa confiance, le renvoya à son couvent, et condamna les vieilles folles à être renfermées dans des maisons conventuelles et de réclusion. L'ermite, rendu à son couvent, y fut renfermé aussi pour sa vie ; et c'est ainsi que se termina l'aventure de la chapelle Saint-Léonard, qui fut fermée, et devint déserte encore une fois. Je n'ai jamais entendu parler depuis du père Luce, qui sans doute n'aura jamais su comment et par qui la belle Anglaise avait été [146] enlevée, ni l'événement auquel j'avais pris tant de part, et qui avait mis au grand jour des secrets qu'il gardait si bien depuis plus de dix ans.
» La jeune mistriss déplora, pendant quelques jours, le sort de sa tante, qui partageait la détention de ses extravagantes compagnes, et qui, sans doute, enrageait tous les jours de n'avoir plus sous sa main une nièce à tourmenter ; puis enfin elle nous fit, à mon oncle et à moi, le récit que nous désirions si ardemment. Comme cette histoire m'a paru neuve et singulière, je me suis amusé à l'écrire en forme de nouvelle. J'ai mon cahier ici ; demain je vous en ferai lecture, mes amis : pour aujourd'hui, il est temps que nous quittions tous cette terrasse, où l'air, un peu plus piquant qu'hier, m'a gelé de froid depuis un moment. A mon âge, les intempéries des saisons se font sentir plus vivement qu'à ces jeunes enfants. A demain donc, mes petits amis : vous trouverez dans ma lecture des leçons d'une excellente morale, et surtout de respect filial et de docilité. »
[][]Les aventures étonnantes de la chapelle Saint-Léonard avaient fait un très-grand plaisir à nos enfants : les enfants aiment en général le merveilleux ; mais, je l'ai dit, il faut, pour que le but moral atteigne plus sûrement leur raison, que le merveilleux qu'on leur offre soit en même temps simple, vraisemblable et naturel. La fable sourit à leur esprit sans convaincre leur cœur ; l'histoire remplit le double but de convaincre leur cœur et leur esprit. Ils raisonnent, ils comparent, ils se mettent à la place d'un personnage vraisemblable, au lieu qu'ils ne [] peuvent rapprocher leur manière de voir de celle d'une fée, d'un enchanteur, d'un esprit surnaturel qu'ils ne comprennent point, et qui leur présente des facultés qu'ils n'ont point. Sous ce point de vue, le récit de M. Delacour devait faire sur eux une profonde impression ; mais Palamène voyant que les excès du fanatisme qu'on leur avait dépeints pouvaient contrarier le respect qu'il voulait leur inspirer pour la religion, se proposait, par d'autres exemples, de les ramener à des idées plus saines, plus convenables à leur éducation : caries enfants jugent tout avec un excès d'exaltation qu'il faut réprimer autant qu'on le peut, et il est difficile de tenir toujours leur petit jugement dans un juste milieu.
M. Delacour, après lequel ils soupiraient, se présenta enfin sur la terrasse avec son manuscrit. Tout le monde l'entoura ; il se fit un grand silence, et le vieillard commença sa lecture en ces termes :
« Il y avait à Londres un riche négociant, nommé sir Clarins, qui ne s'était jamais marié. Sir Clarins avait déjà trente-six ans, et vivait avec sa sœur, madame Herbert, femme d'environ quarante ans, qui, veuve de bonne heure, avait associé sa fortune au commerce de son frère. Sir Clarins aimait beaucoup cette, madame Herbert, femme hautaine, capricieuse et méchante, qui ne pouvait pas le souffrir, mais qui passait sa vie avec lui parce qu'il lui fallait quelqu'un sur qui elle put dominer et qu'elle pût tourmenter. Le frère et la sœur s'étaient promis de ne jamais prendre d'engagement, et ce n'était qu'à cette condition qu'ils avaient confondu leurs fortunes. Cependant sir Clarins, ennuyé du commerce, craignant d'ailleurs par quelques pertes qu'il y avait déjà faites de voir s'échapper de ses mains [149] le bien qu'il avait gagné, résolut de se retirer et de vivre à la campagne. Il en parla à sa sœur, qui, pour la première fois peut-être, fut de son avis. Ils vendirent donc leur belle maison qu'ils avaient dans Chering-Cross, et achetèrent une très-belle campagne à Sarrey, petit village situé à quelques milles de Londres. Madame Herbert, qui aimait le faste et la grandeur, embellit cette retraite de tout ce qu'il y avait de plus recherché en meubles, et tous deux furent s'y fixer avec un domestique assez nombreux. Sir Clarins se plut pendant quelque temps dans sa maison ; mais, habitué jusqu'alors à une vie extrêmement active, il finit par s'ennuyer, et ne trouva plus de délassement que dans les plaisirs de la chasse. C'était devenu un goût si dominant chez lui, qu'il y passait souvent des journées entières : il sortait le matin et ne rentrait plus que le soir. Sa sœur lui fit des reproches amers de l'abandon où il la laissait ; sir Clarins y répondit avec aigreur ; leur mésintelligence devint bientôt sensible ; et sir Clarins, qui, dans son commerce, avait eu moins d'occasion de s'apercevoir de la domination de sa sœur, ; sentit enfin le poids du despotisme qui pesait sur lui. Il s'en plaignit ; on se fâcha ; et, dès ce moment, les querelles devinrent éternelles dans la maison. Sir Clarens n'en fit que prolonger plus longtemps ses fréquentes absences, et madame Herbert chercha de son côté de la dissipation dans son voisinage.
» Il y avait à deux pas de sa maison un château superbe, appartenant à une riche mylady, qui venait tous les ans y passer la belle saison. Madame Herbert s'était liée avec cette mylady Bronton, femme à peu près de son caractère et aussi méchante qu'elle. Un soir que madame Herbert faisait sa partie [150] chez cette femme, on annonça miss Belly et sir Henri. Tous les regards se tournèrent vers ces deux étrangers ; et si les hommes furent ravis de la beauté de la jeune miss, les femmes restèrent enchantées des grâces et des traits charmants du jeune Henri. Mylady Bronton, qui les connaissait, les fit asseoir, parla de portraits à faire, de la ressemblance du sien, qui était l'ouvrage de miss Belly, et promit à cette dernière de lui procurer de l'occupation dans ses connaissances. La visite des jeunes gens fut courte, ils sortirent, et chacun s'informa d'eux à mylady, qui répondit d'un air distrait : Ce sont des jeunes gens bien nés, mais peu fortunés, et que le sort a réduits à faire valoir, pour vivre, les talents qu'ils doivent à une éducation soignée. Ils habitent ordinairement la capitale ; mais ils ont loué, à un mille de ce village, une habitation champêtre où ils viennent se délasser de temps en temps de leurs travaux..
» Madame Herbert, que les traits du jeune homme avaient singulièrement émue, continua des questions que la société semblait avoir abandonnées d'après la courte explication de mylady ; elle dit à son amie : ces enfants sont intéressants ! Sont-ils frère et sœur ? — Non: cousin et cousine. — Cousin et cousine ! cela est-il bien vrai ? — Oh ! très-vrai ; j'ai connu les deux pères. — Quel âge ? — Mais Belly a vingt ans, et son cousin deux années de plus, à ce que je crois. — Tous deux savent peindre ? — Belly, le frère, fait des ouvrages de théâtre ; c'est lui qui a fait dernièrement, au théâtre de Covent-Garden, the Road to Ruin , cette jolie petite pièce qui a fait courir tout Londres .—Bon, je l'ai vue: il y a de l'esprit, mais beaucoup [151] d'esprit... Et ils vivent ensemble, sans père, sans mère, sans parents ? —Ils sont orphelins ; mais ils ont des mœurs si pures ! ils sont si aimés, si estimés, qu'en vérité je m'intéresse à eux avec la plus tendre affection.—Eh bien, procurez-moi leur connaissance : je... je voudrais faire faire mon portrait et celui de mon frère. Je leur en procurerai d'autres ; d'ailleurs, j'ai des connaissances si brillantes !... — Volontiers, ma chère amie ; mais je ne me flatte point de les envoyer chez vous ; ils ont une certaine hauteur au milieu de leur médiocre fortune... Allez-y, je vous donnerai leur adresse ; ils ne restent pas loin d'ici.
» Leur domicile eût été éloigné de deux cents lieues, que madame Herbert aurait été les y chercher. Le jeune Henri avait fait sur son cœur une impression ineffaçable ; impression funeste, hélas ! qui a fait le malheur de bien des êtres intéressants !
» Madame Herbert quitte soudain la société ; elle rentre chez elle, se jette sur sa chaise longue, et réfléchit. Madame Herbert réfléchir ! c'est un peu fort, un peu nouveau pour elle sans doute ; mais on sait que les réflexions de l'amour sont si tumultueuses, si obscures, qu'elles sont plutôt le délire du cœur que l'ouvrage de l'esprit. Le soir, elle brusque son frère plus qu'à l'ordinaire ; et regardant ses traits mâles et brunis par le soleil, elle fait la comparaison d'un homme à un autre homme. On sent bien que tout l'avantage est du côté du jeune Henri, dont l'image est profondément gravée dans son cœur. Madame Herbert passe une nuit très-agitée ; puis, le lendemain matin, elle fait mettre ses chevaux à sa voiture, et se fait conduire à Briste, petit hameau situé à un mille, où demeure le couple fortuné à qui sa connaissance fatale va ravir pour jamais le bonheur. Elle [152] entre, et ne trouve que miss Belly.. Je vous ai vue hier, mon ange, lui dit madame Herbert, chez mylady Bronton mon amie ; vous faites des portraits, à ce qu'elle m'a dit ? — Oui, madame. — Eh bien, je vous prie d'entreprendre le mien, dont je veux faire un cadeau à mon frère. Mylady vous aime beaucoup. — Elle est bien bonne. - Elle fait beaucoup d'éloges de vous, ainsi que de votre cousin : il n'est point ici, votre cousin ? — Pardonnez-moi, madame ; mais il travaille dans son cabinet.—Vous lui direz que je suis venue.
» Madame Herbert prononça ces mots sans réflexion, et comme si elle était persuadée qu'ayant fait une profonde impression sur le cœur du jeune homme, celui-ci dût être enchanté d'apprendre que l'objet de sa flamme est venu. Miss Belly se hasarda à lui répondre : Mon cousin a-t-il l'honneur de connaître madame ?
» Madame Herbert resta un moment interdite... Elle répond : Ce n'est pas cela ; mais j'ai vu sa pièce à Covent-Garden: elle m'a fait un plaisir... Il a de l'esprit, sir Henri, et tous deux vous avez des talents bien rares !
» Miss Belly s'inclina sans répondre, et madame Herbert, jalouse de prolonger sa visite dans l'espoir de voir entrer celui qui seul l'a provoquée, prie son aimable hôtesse de commencer sur-le-champ son portrait. Ce n'est pas, ajouta-t-elle, que j'en sois très-pressée ; vous y mettrez autant de séances qu'il en faudra ; je viendrai les prendre ici, attendu que c'est une surprise que je veux causer à mon frère, et qu'il ne faut pas qu'il vous voie chez moi avant que l'ouvrage soit fini.
» Miss Belly dispose son chevalet ; elle commence ; et le modèle, très-distrait, est plutôt occupé à tourner la tête vers les [153] portes qu'à se poser comme il convient. La jeune artiste lui annonce enfin qu'elle en a fait assez pour ce moment, et madame Herbert est obligée de sortir sans avoir vu celui qui a touché son cœur. Elle remet la partie au lendemain ; le lendemain, mêmes disgrâces ; sir Henri est toujours occupé dans son cabinet. Madame Herbert, désolée de ce contre-temps, prie miss Belly de lui donner à déjeuner pour la troisième séance : Cela me ferait venir de meilleure heure, ajouta-t-elle... Ce n'est pas ce motif qui la guide, c'est l'espoir de trouver les deux parents réunis. Son espoir est comblé à la fin : elle trouve ce matin-là miss Belly et sir Henri réunis autour d'un guéridon, où l'on a mis du thé, du beurre, du pain grillé et des fruits. Madame Herbert a tout le loisir d'examiner sir Henri ; elle le trouve aussi aimable et spirituel que bien fait. La tête lui tourne tout à fait, il est impossible qu'elle donne séance tant que le jeune homme sera là. Miss Belly ne sait à quoi attribuer ses distractions ; enfin sir Henri rentre dans son cabinet, et le modèle devient plus docile.
» Madame Herbert donna ainsi dix séances, pendant lesquelles elle eut le plaisir de voir souvent l'aimable poète qui causait son délire. Quand le portrait fut fini, elle engagea les deux jeunes gens à venir souper chez elle, pour en recevoir le prix et pour jouir de la surprise agréable que ce chef-d'œuvre causerait à son frère. Les jeunes gens s'excusèrent sur leur éloignement de la maison de sir Clarins : madame Herbert leur promit des lits, et la liberté de revenir chez eux le lendemain de cette charmante réunion. Sir Henri et sa cousine y consentirent.
» Dès que le jour fut fixé, madame herbert s'étudie à faire [154] plus d'accueil à son frère. Elle ne voulait point donner à sir Henri le tableau de la mésintelligence qui régnait entre elle et sir Clarins ; elle fut donc, avec ce dernier, si aimable, qu'il en fut étonné, et ne sut que répondre à ses preuves d'affection. Elle l'engagea un jour à rentrer souper de bonne heure ; elle avait une connaissance très-utile à lui faire faire ; elle l'assurait qu'il ne serait pas fâché de cet acte de complaisance. Sir Clarins promit, et revint en effet avant la nuit. Quelle est sa surprise de rencontrer près de sa sœur un jeune homme, et surtout une jeune personne si belle, que sa vue se trouble, et son cœur palpite pour la première fois !... Sir Clarins examine ce chefd'œuvre de la nature ; il détaille ses traits, ses grâces, et croit voir le modèle des divinités, que les peintres et sculpteurs se sont plu à retracer à nos yeux. Le même trait qui a frappé la sœur pour le cousin vint percer le cœur du frère pour la charmante cousine ; et, par un effet d'une sympathie assez bizarre, vu la différence des âges, la belle miss éprouve un sentiment tendre et spontané pour sir Clarins. Ce doux retour de l'amour n'agissait pas de même sur le cœur de sir Henri ; ce jeune homme trouvait madame Herbert si laide, si horrible, il la jugeait d'ailleurs tellement acariâtre et méchante, qu'il la détestait souverainement. L'infortuné l'aurait fuie comme un monstre s'il eût pu se douter des prétentions que cette folle avait sur lui.
» Le souper fut très-agréable jusqu'au dessert, où le cœur du pauvre Clarins fut tout à fait séduit à la vue du portrait de sa sœur qu'on lui présenta. Cet ouvrage était si parfait, il annonçait un si grand talent dans son auteur, que sir. Clarins sentit redoubler sa tendresse et son estime pour l'artiste. Il remercia [155] assez gauchement sa sœur d'une surprise à laquelle il ne s'attendait pas et qui l'étonnait ; puis il tourna tousses éloges, tous ses remerciments vers miss Belly, qui les reçut avec cette rougeur, avec cette modestie qui accompagnent toujours les grâces décentes comme les vrais talents.
» Il fut question ensuite de conduire les jeunes gens dans les appartements qu'on leur avait préparés. Sir Clarins donna la main à miss Belly, et madame Herbert fit la plaisanterie de reconduire son hôte, qui s'empressa aussi, par pure politesse, de lui présenter son bras. Tandis que nos jeunes parents dormaient du.sommeil de l'innocence, sir Clarins et madame Herbert étaient agités séparément et par le même motif. Sir Clarins se retraçait les charmes et les talents de l'aimable Belly, et madame Herbert se proposait de déclarer, dès le lendemain matin, sa passion au jeune poète. Ce n'est pas qu'elle voulût manquer sur-le-champ à la parole qu'elle avait donnée à son frère de ne plus se marier, elle ne se promettait pas d'en venir là tout de suite ; mais elle croyait le jeune homme assez corrompu ; elle se flattait d'inspirer encore assez de désirs pour nouer une intrigue amoureuse et vivre dans un commerce scandaleux.
« En conséquence, le lendemain matin, elle fait appeler le jeune homme seul dans son boudoir. Elle s'était mise sous les armes, rien ne lui manquait pour séduire le cœur et les sens de l'homme le plus froid. Madame Herbert commence par dévoiler son amour au jeune Henri ; elle emploie ensuite toutes les ressources de la coquetterie, tout le manége des larmes, des soupirs, des œillades ; mais, ô surprise pour elle ! rien de tout cela ne réussit ; l'effroi se peint sur les traits de sir Henri ; il [156] lui parle avec hauteur, avec dureté ; son mépris est évident.... Elle va jusqu'à lui proposer sa main. Il la refuse ; il a fait vœu, dit-il, de fuir tout engagement : les muses seules et la solitude, voilà ce qu'il chérit... Madame Herbert a la bassesse de s'abaisser jusqu'aux larmes, jusqu'aux prières : sir Henri, qui rougit lui-même de voir à quel point cette femme se dégrade devant lui, jure qu'il ne la reverra jamais... Madame Herbert devient furieuse ; elle le prévient que si un seul mot de leur conversation vient à percer dans la société, elle saura se venger d'un homme injuste et grossier... Sir Henri se retire troublé ; il va trouver sa cousine, qui l'attend près de sir Clarins, et la ramène à Briste sans lui raconter la scène qui vient de se passer. Il a même la délicatesse de n'en point parler à cette parente sensible, à qui il veut éviter le tableau repoussant du vice ; et tous deux reprennent le cours de leurs occupations paisibles et solitaires.
» Cependant madame Herbert n'a plus d'autre passion que la rage et le désir de se venger. Henri n'est plus à ses yeux un jeune homme vertueux, doux, charmant ; Henri est un monstre à qui elle voue autant de haine qu'elle avait ressenti pour lui d'amour ; il faut qu'elle le perde, il le faut, et elle ne pense plus qu'à en chercher les moyens. Tandis que sa tête travaille pour faire le tourment d'une famille qu'elle déteste, son frère ne pense qu'à faire le bonheur de celle qu'il adore. Sir Clarins a vu miss Belly, son cœur est épris pour la vie ; mais, plus vertueux, plus délicat que madame Herbert, sir Clarins ne voit dans son amour qu'un but décent ; il songe sérieusement, non à séduire, mais à épouser ; il est las de la société désagréable de sa sœur, il veut la rompre cette orageuse société. Il est riche, [157] il peut faire la fortune de ce qu'il aime ; il en a le projet, et veut hâter son exécution. En conséquence, il se rend à son tour, à l'insu de sa sœur, chez la belle miss, qu'il trouve occupée à faire de la musique avec son cousin. Sa vue déconcerte un peu sir Henri, tandis qu'elle émeut singulièrement miss Belly. Sir Clarins donne d'abord à sa visite un prétexte d'usage, d'honnêteté ; ensuite il cherche à s'insinuer dans la confiance des deux cousins, qui, se livrant bientôt à l'estime qu'il leur inspire, lui font, sans en prévoir les conséquences, l'aveu de leur état, de leur fortune et de leur peu d'ambition. Sir Clarins est enchanté de leur franchise, de leur ingénuité ; il leur fait un tableau de sa fortune, de ses goûts, qui sont absolument ceux de miss Belly, et finit par demander sa main. Miss Belly rougit, et son cousin étonné balance un moment à répondre. Sir Henri, qui chérit sa cousine plus que lui-même, n'hésiterait pas à consentir à un établissement avantageux, s'il ne craignait le caractère violent et les persécutions de madame Herbert : il ose hasarder une réflexion. — Je crains, monsieur, dit-il à sir Clarins après l'avoir remercié de la préférence flatteuse qu'il donne à miss Belly, je crains que madame votre sœur ne s'accorde pas bien avec une enfant comme ma cousine, et cela seul... —Cela seul, répondit vivement sir Clarins, va se détruire par un mot ; c'est qu'en épousant miss Belly je me sépare pour jamais de ma sœur, dont le caractère hautain et méchant me fait souffrir horriblement, surtout depuis que j'ai quitté mon commerce. Henri, fiez-vous à mon expérience ; je sais assez qu'une jeune femme et une mégère de quarante ans ne peuvent pas vivre ensemble ; ainsi, n'avez-vous que cette difficulté à m'objecter ? [158] » Sir Henri ne répond pas ; enfin il rompt le silence, et demande huit jours pour connaître les dispositions de sa cousine et répondre à l'offre obligeante qu'on lui fait. » Huit jours ! huit jours sont huit siècles pour un homme qui aime passionnément. Sir Clarins les accorde néanmoins, et promet de revenir, au bout de ce long terme, chercher ou le bonheur ou l'arrêt de sa mort. Il se retire, et sir Henri n'a pas besoin des huit jours qu'il a demandés pour connaître l'état de sa cousine ; un moment suffit pour dévoiler son cœur ; il voit ce cœur sensible aux manières de sir Clarins ; il le voit touché et prêt à consentir à tout. Sir Henri estime singulièrement Clarins ; il voit dans cette union un bonheur inespéré pour sa cousine, et cependant il ne sait pourquoi il frémit ; son cœur bat violemment ; il semble qu'un funeste pressentiment l'agite, l'avertisse de ne point consentir à ces nœuds formés sous les auspices des furies. Sir Henri sait que miss Belly aime, et il voudrait réprimer son amour, quoiqu'il ne puisse pas désapprouver ce sentiment pour le seul homme qui convienne à sa cousine. On lui promet bien qu'on vivra loin de madame Herbert ; mais qui lui assurera que madame Herbert voudra vivre loin de son frère, loin de sir Henri surtout, pour qui elle a conçu la pi us ridicule passion ? Cette femme sera sans cesse attachée à ses pas ; et qui sait si, déçue dans son amour, elle ne cherchera pas à se venger en troublant le ménage de son frère ?... Pauvre Henri ! voilà en effet ce qui doit arriver ; tu le prévois, Henri, et tu n'as pas la force de prévenir ce malheur en contrariant les sentiments d'une parente qui l'est bien chère.
» Les huit jours enfin sont écoulés. Sir Clarins reparaît ; et bientôt il lit son bonheur dans les yeux de miss Belly et dans [159] le silence de son cousin. Il va être heureux enfin ; on le confirme dans cet espoir ; il ne s'agit plus que de régler les affaires d'intérêt, ce qui est bientôt fait, et de fixer un jour pour l'hymen. — Je voudrais, dit Clarins, que cet hymen fortuné se fit d'abord secrètement. Ma sœur est encore chez moi ; elle n'a pas là, toute prête, une maison pour la recevoir.... Elle a pris sur moi un empire singulier.... Si je lui parle d'un simple projet de mariage, elle va s'emporter, pleurer ; que sais-je ? Il vaut mieux qu'elle apprenne la chose quand elle sera faite, alors il n'y aura plus de remède, et il faudra bien qu'elle prenne son parti. Mylady Bronton est votre amie comme la mienne ; je l'ai prévenue ; elle veut bien me prêter son château, sa chapelle ; son aumônier nous y donnera la bénédiction nuptiale après demain, si vous y consentez, à l'insu de ma sœur et en présence de quatre ou cinq amis.
» Cet arrangement, qui paraissait très-simple à la bonne miss Belly, ne plut point du tout à sir Henri ; il éleva des difficultés que sir Clarins s'empressa de lever ; miss Belly elle-même se mit avec sir Clarins contre son cousin. Ceci, lui dit-elle, ceci, mon cher Henri, n'est qu'une précaution momentanée. Madame Herbert m'aime ; elle m'a donné mille marques de son affection ; le dépit qu'elle pourra concevoir, et qui n'est au fond qu'une preuve de tendresse pour son frère, sera bien moins violent quand elle saura que c'est moi, son aimable artiste, ainsi qu'elle m'appelle, qui deviens sa belle-sœur : je suis sûre même qu'elle me serrera dans ses bras, et que, loin de nous quitter, elle formera avec nous la famille la mieux unie et la plus heureuse.
» Henri secoua la tête, regarda sa cousine avec attendrissement [160] , et sentit même quelques larmes couler de ses yeux ; mais né bon, sensible et confiant, il ne voulut point affliger sa chère parente, et consentit à tout. Sir Clarins, au comble de la joie, fit donc en secret tous ses préparatifs ; et le jour fixé pour son hymen, il conduisit sir Henri et sa cousine dans sa voiture, chez mylady Bronton, qui parut charmée d'un événement aussi heureux pour sa protégée.
» Les deux époux sont unis, et l'on ne pense plus qu'à dîner ensemble avec cette gaieté, cette franche expansion qu'excite toujours un mariage bien assorti. Mais quelle est. la surprise de sir Clarins en voyant entrer au dessert sa sœur elle-même, madame Herbert !... Sir Clarins voit qu'il a été trahi par mylady : il lui lance un regard terrible ; mais celle-ci se lève, court à madame Herbert, qu'elle embrasse, en lui disant : —Venez, ma chère amie, venez prouver à nos hôtes que je leur ai ménagé une surprise agréable... Sir Clarins, vous vous cachiez de la plus tendre sœur, et vous aviez le plus grand tort. Apprenez qu'elle a su vos projets, et qu'elle ne vient ici que pour y donner le plus entier consentement.
» Oui, mon frère, s'écrie à son tour madame Herbert en étendant les bras vers Clarins ; oui, vous voyez une sœur enchantée de votre bonheur, ravie surtout, que vous ayez fait un choix si sage et si digne de vous. Venez, charmante Belly, ou plutôt ma chère sœur, venez dans mes bras, et sachez tous que si j'ai quelque ressentiment du mystère qu'on m'a fait, je veux vous prouver vos torts à force de soin et d'amitié.
» Madame Clarins court dans les bras de madame Herbert ; sir Clarins reste tout étonné des politesses de sa sœur ; sir Henri baisse les yeux, et paraît soupçonner la sincérité de cette [161] femme : cela fait un tableau vraiment piquant, et qui se prolonge pendant un moment de silence. Sir Clarins le rompt, et dit à madame Herbert : Aujourd'hui même vous auriez su, ma sœur, mon changement d'état ; je craignais que vous ne vous autorisassiez de la promesse que je vous avais faite de passer mes jours auprès de vous. A présent que l'amour m'a fait manquer à cette promesse dictée par la froide raison, vous êtes libre, ma sœur, de prendre le parti qu'il vous plaira de suivre. Mes papiers sont en règle, votre fortune est totalement indépendante de la mienne ; j'en ai fait le partage d'une manière qui ne vous est pas défavorable ; vous choisirez une retraite où vous voudrez. — Où je voudrai, méchant ! interrompit madame Herbert ; ne sais-tu pas qu'il m'est impossible de me séparer de toi ? ne sais-tu pas que je chéris depuis longtemps ton épouse, et que mon bonheur est désormais de vivre avec elle ? — Non pas, non, ma sœur, s'il vous plaît, il n'en sera rien ; je connais trop votre humeur, vos caprices, vos emportements, pour avoir l'imprudence d'y exposer ma jeune épouse. La différence d'âge met entre vous deux un éloignement insurmontable. Je veux être libre enfin, et je veux que ma femme le soit aussi. Vous aurez donc la bonté de prendre votre parti, ou je prendrai le mien.
» Sir Clarins était content de lui : cet acte de fermeté ne lui était pas ordinaire ; il attendait, d'un air très-satisfait, la réponse de sa sœur. Celle-ci, outrée à l'excès, mais voulant jouer son rôle jusqu'à la fin, se mordit un peu les lèvres, puis continua : Il est indigne, Clarins, il est affreux d'injurier ainsi, devant des étrangers, une sœur qui ne vous a jamais donné que des marques de sa tendresse, qui s'est vouée pour vous au célibat ! [162] Quand c'est vous qui; la trompez ; quand c'est-vous qui, le premier , manquez à vos engagements envers elle, c'est vous qui vous permettez de lui dire des choses dures ; de la bannir de votre maison, de la sienne ! Ah ! Clarins, combien il faut que je rappelle toute notre ancienne amitié pour oublier un pareil procédé ! J'en aurai la force ; mais que ce soit le dernier ! Que je n'entende plus parler de séparation ! Je conçois bien que vous pouvez avoir le cœur de vous décider à vivre loin d'une sœur qui jusqu'ici a: fait votre intime société ; je conçois que vous pouvez la haïr, la détester, lui supposer des ridicules, ; des torts même ; je conçois tout cela : mais moi, qui n'ai point cette injustice, ce cœur froid, cette âme sèche, je ne puis me séparer d'un frère que je chéris, ni me résoudre à passer ma vie loin de sa femme, de sa femme qu'il ne connaît que par moi, dont le bonheur actuel est mon ouvrage, et que je veux traiter à jamais comme ma plus tendre amie !
» Madame Clarins, dupe de ce discours artificieux, serre madame Herbert contre son sein en s'écriant : Oui, bonne sœur, oui, je suis votre amie ; nous nous aimerons toute la vie !
» Madame Herbert poursuit : Clarins, vous la voyez, interrogez-la, demandez-lui si elle consent à se séparer de moi ; je souscris d'avance à sa décision. — Non, non, jamais, reprend madame Clarins ! Monsieur, mon cher époux, accordez-moi la faveur de vivre avec cette digne sœur ; elle sera ma plus douce compagne !
» Sir Clarins se tait, mais sir Henri, qui gémit de voir sa cousine aussi facile, veut parler. Madame Herbert s'en aperçoit, et lui ferme la bouche en lui disant : Sir Henri n'est-il pas aussi [163] de l'avis de sa cousine ? Il connaît mon attachement pour sa famille, et il me rend assez justice pour croire que je ne puis que m intéresser au bonheur de mon frère et de son épouse, qui est ma protégée.
» Elle sourit en disant ces mots, et sir Henri n'a pas la force de lui dire des choses désagréables. Clarins est ému en voyant les embrassements que se prodiguent les deux belles-sœurs ; il embrasse à son tour madame Herbert, et il est décidé qu'elle restera auprès des jeunes époux, au grand mécontentement de sir Henri, qui n'aurait point consenti à cet hymen s'il eût pu prévoir cet arrangement. Henri néanmoins prend son parti ; il redoute madame Herbert, il chérit la retraite, la solitude et ses glorieux travaux. Il souhaite à sa cousine un bonheur durable, et retourne seul à Briste, où il s'enferme dans son cabinet, avec le ferme projet de n'aller à Surrey que le moins souvent qu'il le pourra. En vain madame Clarins, qui chérit son cousin et regrette sa société, le presse de venir vivre près d'elle, Henri est inébranlable. Il part, et laisse tout le monde pénétré de ce qu'on appelle sa misanthropie, excepté madame Herbert, qui, trop fine pour ne pas voir toute la haine que lui a vouée ce jeune homme, est enchantée de son absence.
» Qu'on ne croie pas que cette méchante femme nourrissait encore l'espoir de le séduire ou de l'épouser ; elle ne songeait qu'à le perdre, et avec lui sa belle-sœur, et peut-être son frère, à qui elle en voulait beaucoup de son mariage. Ce n'était que dans l'intention de dresser ses batteries de bien loin qu'elle avait joué le sentiment, afin de rester dans la maison et d'être plus libre d'y exécuter ses funestes projets. Mylady Bronton, qui, sans avoir sujet d'en vouloir à miss Belly, voyait avec envie [164] son élévation, avait appris à madame Herbert l'hymen qu'on allait faire chez elle, et toutes deux avaient arrangé la scène de fausse tendresse que nous avons vue plus haut. Madame Herbert donc accable pendant quelque temps sa belle-sœur de ses caresses ; elle fait tous les jours à son frère des compliments nouveaux sur le choix qu'il a fait, et par ce moyen elle s'insinue si bien dans sa confiance, qu'elle devient bientôt maîtresse absolue de son cœur et de son jugement. Quand elle est à ce point de pouvoir, elle commence les premières scènes du drame qu'elle a imaginé... Conduite atroce, vengeance affreuse, exercée pour un intérêt étranger, sur une victime innocente, enceinte , hélas ! et qui n'avait plus qu'un mois à attendre pour devenir mère !....
» Sir Henri n'était pas venu trois fois à Surrey depuis huit mois que sa cousine y était établie. Madame Clarins, qui chérissait ce bon parent, voyant qu'il était devenu si froid envers elle, fit un jour la partie d'aller le surprendre à Briste : elle communiqua son projet à madame Herbert, qui l'approuva et lui proposa de l'accompagner. La partie ainsi arrangée, les deux dames partirent un matin, en disant à sir Clarins qu'elles allaient à Briste, et qu'elles ne reviendraient que le lendemain. Dans la journée, une espèce de paysan se présenta chez sir Clarins, et demanda à lui parler en particulier. Introduit dans son cabinet, le paysan, après avoir bien examiné s'il n'était entendu de personne, lui dit tout bas : J' vous demandons ben pardon, monseigneur.... — Monseigneur ! je ne suis point un grand seigneur, mon ami, je suis ton égal, appelle-moi monsieur. — Eh ben ! monsieur donc, j' vous d'mandons ben pardon si j' prenons tant d' précautions pour vous parler sans [165] témoins ; c'est que, voyez-vous, j' craindrions trop de vous faire rougir devant du monde. — Rougir, mon ami ! l'honnête homme ne s'y expose jamais, et je ne crois pas... — Pardon, mille fois pardon : mais c'est que... voyez-vous... la misère où j' suis.... l'ingratitude d'une fille, mon enfant, qui m'a fait ben de la peine !... — Parlez sans vous troubler, et surtout essuyez vos larmes ; je n'aime point qu'un homme ait la faiblesse de pleurer devant son semblable. — Eh ! comment ne pleurerais-je pas, mon bon monsieur ! vous-même vous allez bientôt.... à votre tour... — Mon ami, est-ce que le chagrin aurait altéré votre raison ? — C'est ça, monsieur, oui ; j' sommes si malheureux !— Bien ! contez-moi vos malheurs ; si je puis les soulager... — Oh ! vous le pouvez, oui ; il n'y a que vous au monde qui puissiez adoucir ma peine. — Eh bien ! parlez donc. — C'est que vous allez p'têt' vous fâcher, me chasser, que sais-je ?
— Parlez toujours ; voyons, qu'avez-vous ? — Je n' sommes qu'un pauvre paysan, monsieur ; mais j'ons la probité, et de ce côté-là j'égalons toutes les naissances et toutes les fortunes du monde. — Je n'en doute pas. — J' n'avions qu'une fille, qu'était jolie ! oh ! All' m'a quitté si jeune, que j'aurions ben de la peine à la reconnaître ; mais j' n'oserions pus paraître devant elle. — Pourquoi ? — C'est qu'elle est devenue si grande dame !
— Eh bien ! c'est une raison pour que vous la voyiez, pour qu'elle adoucisse votre sort. Quelle est-elle ? La connais-je ?
— Si vous la connaissez !... C'est votre épouse. — Ciel ! que dis-tu ? Miss Belly !... — Belly, oui, c'est ben son nom ; mais elle n'est pas pus miss que moi. — Ma femme est ta fille ! — V'là l' mot lâché ; vous allez me chasser à présent ? — Non, non, parle ; explique-toi. Tu dis... — Je dis monsieur, que j'sommes [166] le père de c'te jolie fille que vous avez épousée. Elle a quitté de bonne heure ma chaumière, et c' n'est que d'puis queuqu's jours que j'ons appris la fortune brillante qu'elle a faite. — Malheureux ! prends garde de te tromper. — Je n' me trompons point ; elle a été élevée à la ville, chez une belle dame, qui lui a appris la musique, la peinture, tout plein de belles choses ; mais tout ça ne li a pas appris à respecter son père, à soulager sa misère, à le consoler dans ses vieux jours. —
— Allons, tu es un fou, bonhomme !... Ma femme était orpheline : elle et son cousin n'avaient plus de parents, lorsque....
— Son cousin ! qu'est-ce que c'est que son cousin ; j' nons jamais eu d' frère ni d' sœur ; Belly ne peut avoir ni cousin ni cousine. — ciel ! comment ! sir henri, qui demeurait avec elle, qui... — Sir Henri ! je n' connais pas ça, moi. — Grand Dieu !....
» Sir Clarins cache son visage de ses deux mains, et n'ose se livrer à la foule de réflexions douloureuses qui assiègent son esprit ; mais toujours persuadé que le paysan confond, qu'il se trompe ou qu'il a perdu la tête, il continue à l'interroger. Mon ami, lui dit-il, tremblez de m'en imposer, et surtout donnez-moi des preuves de ce que vous avancez. Qui êtes-vous, d'abord, comment vous nommez-vous ? — On m'appelle Tom Benk ; je suis né et toujours cultivateur à Forshire, hameau qui est à vingt milles d'ici ; c'est là que, veuf de bonne heure, j'él'vions tranquillement not' fille Belly aux travaux d'la campagne, lorsqu'une belle dame passe un jour, me d'mande ma fille pour faire son éducation et l'emmène à Londres. — Comment se nommait cette dame ? — Lady Waring. Elle est morte un beau jour, c'te lady Waring ; et depuis sa mort j' n'ons jamais su où [] c' que not' fille s'était retirée. J'ons su seulement qu'elle faisait des portraits pour le monde ; j'i ons écrit let su let', ou plutôt j'i ons fait écrire par notre recteur, et... — T'a-t-elle répondu ? — Queuquefois. — As-tu de ses lettres ? — Vraiment, j'crais que j' les ons oubliées.... ( Il se fouille.) Ah ! mon Dieu ! oui.... Non, non, v'ià l' paquet, voyez-vous-même ; vous connaissez son écriture ?
» Sir Clarins prend, en tremblant, le paquet de lettres que le paysan lui donne ; il en ouvre une, et lit :
« Ma chère fille, celle-ci est pour...
LE PAYSAN.
» Ah ! c'tell'là, c'est une lettre de moi où c' que j'li demandais... Lisez-la, vous verrez sa réponse après.
Sir clarins, lisant . «
Ma chère fille, celle-ci est pour te demander si tu suis toujours » le sentier de l'honneur. Je te dirai que mes deux dernières vaches » sont mortes, et que je suis ruiné. On dit que tu gagnes de l'argent à feindre le monde ; tâche donc de m'envoyer quelque chose, » C'est la vingtième fois que je t'en prie, et jamais lu n'as égard à ma prière. Si tu refuses celle-ci, je te prédis que le malheur te » poursuivra comme il poursuit les enfants ingrats. Tu enverras la » somme au recteur Sompton, à Forshire. » Je suis ton père , » Tom Benk. »
LE PAYSAN.
» Tenez, v'ià c' qu'ail' m'a répondu. sir clarins , lisant, et confondu de reconnaître l'écriture de sa femme . «
Digne recteur... .
[]LE PAYSAN.
" C'est au recteur de not' paroisse qu'ail'écrit.
SIR CLARINS, lisant . « Digne recteur, je suis désolée d'apprendre les malheurs qui » sont arrivés à celui que je respecte et que je chéris tant, ce vertueux Tom Benk.
LE PAYSAN.
" All' n' me nomme pas son père ; non ; ail'en rougirait trop !
sir clarins, continuant . » Malheureusement je ne puis rien pour lui ; moi-même je suis si » infortunée ! Les arts sont une triste ressource pour ceux qui s'y » livrent ; et de tous les états de la vie, si c'est le plus beau, c'est le » moins lucratif. Des compliments, oh ! on nous les prodigue ; mais » la fortune semble fuir notre atelier pour aller enrichir l'exacteur » et le corrupteur de son pays. J'ai peu de portraits dans ce moment-ci ; pour le jeune homme, vous connaissez sa tête, et le peu » de ressources de l'art qu'il professe .
LE PAYSAN.
Le jeune homme ! v'là qui n'a jamais été clair pour moi.
SIR CLARINS. Il soupire, et poursuit , " Dites donc au bon Tom qu'il cesse de me persécuter. En vérité , » ce serait tout ce qu'il pourrait faire si je lui devais mon éducation » et le peu de talents que je possède. C'est vous que j'en dois remercier, bon recteur, vous et cette respectable lady Waring, que » j'ai trop tôt perdue... Adieu, homme vertueux ; ne dites point mon » adresse nouvelle à celui qui vous a fait m'écrire : je veux me » délivrer de ses importunités, quoique je ne cesse de faire des vœux au ciel pour cet homme à qui je dois la vie ! »
[169]LE PAYSAN.
» A qui je dois la vie ! c'est ben heureux qu'ail en convienne Voyez, voyez les autres lettres !
» Sir Clarins, affecté au delà de tout ce qu'on peut dire, jeta un coup d'œil sur deux ou trois autres billets adressés de même par miss Belly au recteur de Forshire, et qui tous parlaient du vieux Tom, à l'exception qu'elle ne l'y nommait jamais son père ; ce qui aurait frappé sans doute un homme qui aurait soupçonné des ennemis à son épouse. Mais madame Clarins n'était entourée que d'amis : personne au monde ne pouvait avoir l'intention de lui nuire. La réflexion n'en vint pas même à l'esprit de son époux. L'infortuné ne put que se jeter dans un fauteuil, en s'écriant : O mon Dieu ! Henri n'est point son cousin !
» L'adroit paysan se récria encore sur ce cousin. Il était fils unique, disait-il, et d'un père qui n'avait jamais eu ni frère ni sœur cet homme semblait prendre à tâche d'appuyer sur ce qui pouvait nuire à sa prétendue fille : c'était une gaucherie ; il la sentit à la fin ; voyant surtout que sir Clarins le regardait d'un œil étonné, il voulait réparer un peu sa sottise, en se récriant sur la vertu de sa fille, dont il n'accusait que l'oubli et l'ingratitude. Mais le trait était enfoncé dans le cœur de l'époux malheureux, il croyait voir dans sir Henri un amant avec lequel miss Belly avait vécu librement avant son mariage, et pour qui elle pouvait encore trahir les devoirs d'une épouse, puisqu'elle avouait tout haut son extrême tendresse pour lui... A la fin, sir Clarins se leva: Reste ici, mon ami, dit-il au paysan ; madame n'y est point, elle n'y reviendra que demain: je veux qu'elle te voie, qu'elle embrasse son père en ma présence ; [170] mais, surtout, ne dis à personne ici que tu es son père ; ne révèle à qui que ce soit aucun des secrets que tu m'as confiés ; j'ai mes raisons, que tu sentiras après. - Je ne pouvons rester ici plus d'un jour, répondit le paysan un peu interdit ; j'ons des emblaves de labourage qui sont pressées, oh ! pressées ! mais c'est l'affaire de huit jours au plus. Je reviendrons,. je vous promettons de revenir, et de rester même tout le temps que vous voudrez ben me garder ; mais pour aujourd'hui..,.. — Qu'espérais-tu donc en venant ici ? — Voir not' fille, voir not' gendre, et repartir bien vite. —Un jour.de plus seulement. — Impossible, mon bon monsieur, impossible !.....
» Sir Clarins fit tous ses efforts pour retenir le paysan, qui s'obstina à partir sur-le-champ. Sir Clarins exigea qu'il lui laissât les lettres de sa femme. Tom Benk y consentit, et partit bientôt, comblé des présents de Clarins, qui croyait réparer par ses bienfaits l'ingratitude de sa femme envers son père.
» Qu'on juge de l'état de sir Clarins après le départ du paysan !... C'était moins la naissance de Belly et le mystère qu'elle en avait fait qui l'affectaient que la liaison de cette jeune personne avec un jeune homme sous le titre de son cousin...,. L'infortuné sentit profondément tous les traits de la jalousie et du mépris. Mais pour mieux s'assurer de l'intelligence du couple perfide, il se transporta soudain chez mylady Bronton, qui, à ce qu'elle lui avait dit plusieurs fois, avait connu la famille de Belly et de Henri Mylady Bronton n'était point chez elle ; amie des plaisirs et de la parure, des fêtes qu'on allait donner au Colisée de Londres l'avaient attirée dans cette capitale, où elle devait passer six semaines. Sir Clarins, désolé de ce contre-temps, aurait bien fait tourner sur-le-champ son [171] cocher vers Londres, tant il était impatient de s'instruire du sort de sir Henri ; mais il préféra ne point faire d'éclat qu'il n'eût consultera sœur madame Herbert, en qui il avait une extrême confiance, et qui d'ailleurs avait voué à sa coupable épouse la plus tendre amitié. Ce parti pris, on devine avec quelle agitation il passa la nuit et attendit le lendemain le retour des deux dames.
» Elles arrivent : madame Clarins saute au cou de son mari. Mon cousin, lui dit-elle, te fait mille compliments ; il se porte à merveille ; mais il ne vient pas nous voir parce qu'il finit son grand ouvrage, celui où il fait un si beau rôle pour mistriss Goher.
» A ce mot de mon cousin , sir Clarins fronce le sourcil, et se dérobe aux embrassements de sa femme, qui, jeune et vive, ne s'aperçoit pas de l'altération de ses traits. Elle remarque bien son air un peu froid ; mais elle l'attribue au regret qu'il a eu d'être pendant vingt-quatre heures éloigné d'elle. Bientôt elle passe dans son appartement pour y changer ses habits de voyage ; et sir Clarins saisit ce moment pour prier sa sœur de venir lui parler en particulier chez lui aussitôt qu'elle aura terminé sa toilette. Madame Herbert a l'air tout étonné ; elle lui demande s'il a été malade ; il lui répond que non. Madame Herbert lui promet de venir bientôt le rejoindre.
[][]» Madame Herbert quitte en effet sa belle-sœur sous un prétexte quelconque, puis elle monte chez son frère, qu'elle trouve la tête appuyée sur un secrétaire et les yeux baignés de larmes. Eh ! bon Dieu ! qu'avez-vous, sir Clarins ? lui demande cette femme astucieuse. —Ma sœur, ma sœur, plaignez-moi, consolez-moi, je suis au désespoir ! — Eh ! grand Dieu ! que vous est-il arrivé ? — Le plus grand des malheurs ! j'ai perdu bonheur, estime, amour, confiance ; j'ai tout perdu ! Que me dites-vous là ? Expliquez-vous de grâce ; je ne vous entends pas ! Ma [174] sœur, vous avez connu ma femme avant moi ? — Oui, j'ai eu le plaisir de la connaître avant vous, cette charmante femme. — Cette charmante femme ! ah ! dieux ! un monstre, ma sœur ! un monstre que je déteste ! — Mon frère, quel égarement ! — Elle m'a trompé, ma sœur ; elle vous a trompée, elle a abusé tout le monde. — Vous m'effrayez ! — Henri n'est point son cousin. — Plaît-il ?—Elle n'est point orpheline. J'ai vu son père ; je l'ai vu. C'est un paysan dans la plus grande misère. — Comment ? — Elle a abandonné son père pour vivre avec un amant. Point de doute, ma sœur, Henri est son amant. — Quel conte me faites-vous là, mon frère ! je vous écoute et je ne puis vous comprendre. Qui a pu vous faire un roman aussi invraisemblable ? — Oui, ma sœur, vous avez raison, tout cela est invraisemblable ; mais tout cela est. — Henri ?... — N'est point son cousin. — Et son père ? — Je l'ai vu, vous dis-je.— Vous l'avez vu ?—Oui ; et jamais ni lui ni son père n'ont eu de parents autres que Belly. — Voilà qui est singulier. — Qui vous a dit qu'ils étaient parents ? En avez-vous eu des preuves ? — Des preuves ! mais non... Tout le monde le disait. — C'est qu'il le disait à tout le monde. — Mylady Bronton... — Ah ! mylady Brontonsait cela ; allons la voir. — Elle n'est point ici. — Où est-elle donc ?—- A Londres. — A Londres ? eh bien ! je pars pour Londres, moi ; oui, mon frère, j'y vais dans ce moment. Il vaut mieux que ce soit moi qui m'informe... vous êtes trop ému, vous. J'y vais, mon frère ; mais, je vous le jure, c'est pour vous contenter, car je ne crois pas un mot... —Ah ! vous ne croyez pas... Eh bien ! vous connaîtrez peut-être son écriture. Lisez ses lettres, et voyez de quelle manière elle y traite son père ! » Madame Herbert a l'air de dévorer les lettres de Belly [175] Elle reste un moment confondue ; puis se levant tout à coup ; Je pars ; s'écrie-elle; oui, je veux savoir si mylady Bronton, qui connaît ces jeunes gens depuis longtemps, m'en a imposé. Ce serait affreux !. ;. Se jouer ainsi de l'honneur d'une famille ! Ah ! mylady,: mylady ! nous allons voir !... Je pars, mon frère ; mais, pour Dieu, promettez-moi de suspendre toute explication avec votre épouse jusqu'à mon retour. Mon frère, j'exige de vous cette iretenue ; il vaut mieux attendre que nous ayons toutes les preuves ! Me le promettez-vous ? — Ma sœur ! je
Eh bien ! oui, je vous le promets ; mais à condition que vous me jurerez, à vôtre tour, d'être sincère, et de me rendre exactement tout ce que vous aurez appris de mylady Bronton. Je connais:votre affection pour ma femme ! — Elle est forte, il est vrai ; mais, pour le bonheur de mon frère, je tâcherai de la surmonter ; oui, je tâcherai de la surmonter.
» La méchante femme essuie les larmes de sir Clarins ; elle le console, elle pleure même avec lui pour rendre la chose plus touchante ; puis, après lui avoir fait répéter son serment de ne rien dire à sa femme qu'elle ne soit revenue, elle monte dans sa voiture et part pour Londres, où elle va mettre dans ses intérêts la jalouse mylady Bronton, qui a juré à la pauvre Belly une haine éternelle depuis qu'elle l'a vue faire fortune.
» La pauvre Belly !... Elle ignore, hélas ! tout ce qui se trame contre elle et contre son intéressant parent. Cette épouse modeste, sensible et douce, demande son époux, on lui dit qu'une migraine affreuse le retient chez lui ; elle y vole, sa porte lui est fermée. Elle s'inquiète, elle s'informe ; on ne peut lui répondre. Pour accroître sa douleur, cet époux invisible se fait servir chez lui quelques légers aliments. Il ne veut voir personne, [176] pas même son épouse. Pas même son épouse ! que cet ordre est dur pour la sensible Belly ! Voilà la première fois qu'elle est repoussée par l'homme qui, jusqu'à ce moment, l'a accablée des marques de son affection. Qu'a-t-il ? que lui est-il arrivé ?... Elle demande madame Herbert. Madame Herbert, lui dit-on, vient de monter en voilure ; on ne sait où elle est allée... La pauvre Belly soupire, se résigne, et attend qu'on lui explique ces allées, ces venues, tout ce mystère auquel elle ne comprend rien.
» Sur le soir elle entend le bruit d'un carrosse qui entre dans la cour: elle vole sur l'escalier ; c'est madame Herbert qui revient. Ah ! vous voilà, ma chère amie ! lui dit Belly ; pourriez-vous m'expliquer ?... — Rien, rien, ma chère enfant ; laissez-moi, laissez-moi parler à votre époux...
» Madame Herbert monte ; Belly veut la suivre ; madame Herbert la prie de rester chez elle ; puis elle lui serre la main en lui disant avec le ton de l'intérêt : Vous saurez tout... Pauvre femme ! vous avez des ennemis bien cruels !...
» Madame Herbert n'en dit pas davantage ; elle monte précipitamment chez sir Clarins, s'y enferme avec lui, au grand étonnement de madame Clarins, qui attend chez elle la fin de cette bizarre aventure.
» Madame Herbert, seule avec sir Clarins, s'assied dans un fauteuil. Sir Clarins n'ose l'interroger. Eh bien ! lui dit-il...
» Madame Herbert se lève, fait quelques tours dans la chambre, et revient s'asseoir sans dire un mot. Sir Clarins l'interroge une seconde fois. — Eh bien ! ma sœur, mylady Bronton !.... .— Eh bien ! mon frère, mylady Bronton n'en sait pas plus que nous. — En vérité ? Il me semble cependant lui avoir entendu [177] dire qu'elle avait connu le père de Belly et celui de Henri ? -- Oui, elle a connu le père de Belly ; c'est en effet un paysan de Forshire. — Fort bien... Et celui de sir Henri ? — Celui de sir Henri ?... c'est un homme de paille, comme on dit, qu'on lui avait présenté comme tel. Elle a découvert depuis la vérité, la cruelle vérité, ils ne sont point parents ; — Ils ne sont point... que sont-ils donc, grand Dieu !— Mon frère, calmez-vous, apaisez-vous. Je suis... oui, je suis désespérée d'être obligée, par là tendresse que je vous porte, d'aggraver vos peines, de nuire à une femme que j'aimais, que j'estimais mais il faut que je Vous dise tout. — Tout ? Y a-t-il donc encore quelque chose ? — Avant de venir s'établir à Briste, Belly et son prétendu cousin avaient été obligés de quitter Londres, où leur commerce scandaleux était la fable de tout le monde. — Et je ne me suis douté de rien ! aveugle confiance ! — Depuis son mariage, Belly... — Depuis son mariage ?... — Belly a vu souvent Henri ici... dans... sa chambre à coucher. — Ciel ! ( Sir Clarins fixe madame Herbert.) Ma sœur, d'où savez-vous cette singulière circonstance ?— De votre garçon jardinier, qui l'a vu souvent ; oui, quia souvent vu Henri monter par-dessus le petit mur de la basse-cour, et s'introduire dans le corps de logis que vous avez donné à votre épouse. — et pourquoi... grand dieu ! pourquoi mon garçon jardinier n'a-t-il point tiré sur ce corrupteur ? Pourquoi ce garçon jardinier ne m'a-t-il pas averti ?
— On lui avait donné la pièce pour se taire : aussi n'est-il plus ici. Je l'ai rencontré sur la route : il m'a fait ce cruel aveu, et m'a quittée en me jurant que jamais on ne le verrait à Surrey.
— ma sœur !... — du courage, mon frère... pauvre frère ! être trompé aussi cruellement !... si je m'étais jamais doutée ! vraiment, [178] hier et ce matin, chez sir Henri où j'ai accompagné votre coupable épouse... j'ai bien remarqué des libertés qui..... que je....- niais je les croyais parents, moi ; j'étais simple et crédule comme vous. — Ma. sœur, quel parti prendre ? - Vous n'en avez qu'un à suivre ; mais il faut de la tête pour l'exécuter. C'est, avant de faire un éclat, toujours scandaleux, de confiner votre femme, jusqu'après ses couches, dans la petite ferme que vous avez acquise à deux milles d'ici. Il y a un petit pied-à-terre, un logement de maître qui est assez commode... j'irai, moi, j'irai si vous y consentez, m'y établir avec elle ; je veillerai sur ses actions : j'aurai soin d'écarter Henri, et lorsque cette femme coupable vous aura donné l'enfant que l'hymen vous accorde, vous vous séparerez d'elle pour jamais. — L'enfant, ma sœur ! est-il bien mon enfant ? — oh ! oui ; pourquoi vous imaginer ?... elle est devenue enceinte dès les premiers jours de son mariage : c'eût été bien atroce à elle ! — mais ces visites nocturnes du monstre qui,.. — Oh ! cela est arrivé deux ou trois fois depuis huit mois. Rassurez-vous, sir Clarins ; soyez père, mais ne soyez plus époux.—Il faut que je la voie ; que je l'accable de reproches. - Voilà bien le projet d'une tête exaltée ! Vous la verrez, vous l'accablerez de reproches, n'est-ce pas ? Elle niera tout, elle pleurera, elle s'évanouira, vous vous attendrirez, Vous pardonnerez, et vous serez toujours dupe. — C'est une injustice criante de la bannir sans lui expliquer... — Mon Dieu-, mon frère, expliquez, parlez, faites ce que vous Voudrez ; je suis même bien fâchée de vous avoir donné.un conseil qui contrarie mon cœur, contre une amie que j'aurais du protéger, défendre et justifier, en vous déguisant la vérité. Voyez la singularité du personnage que je joue ici : par [179] amitié pour mon frère il faut que je perde mon amie. Après tout, l'infortunée n'a que moi ici pour prendre ses intérêts. Je change de dessein, mon frère, et je vous engage bien fort à pardonner tout ; cela lui fera peut-être quelque impression. — Que vous êtes cruelle, ma sœur 1 peut-on pardonner de pareils outrages ?... Non, je me décide à suivre votre premier conseil. Qu'elle aille loin de moi me donner le fruit d'un hymen malheureux , et je la rends pour jamais à l'amour qu'un autre lui a inspiré. Ma sœur, faites les préparatifs nécessaires, et daignez vous charger de lui annoncer mes dispositions à son égard. — Non, mon frère ; il m'en coûte trop de l'affliger.— Préférez-vous mon désespoir et mon déshonneur ? — Pauvre Belly, tu es en effet bien coupable ! — Si elle l'est ! — Allons, je me résigne donc à punir l'épouse pour rendre le bonheur à l'époux, ; Je suivrai vos avis, mon frère : je la conduirai dès demain matin à la ferme de Voor, et j'y resterai avec elle un mois, deux mois s'il le faut, jusqu'à ce quelle soit devenue mère. Je vous écrirai , mon frère, et vous serez instruit, jour par jour, de sa conduite, de ses moindres démarches. — Dites-lui, ma sœur, que je sais tout. — Oh ! tout ! — Que je la déteste autant que je l'aimais. - Sans doute.— Et que je ne me suis déterminé à me séparer d'elle que d'après les preuves les plus certaines de sa perfidie. — D'après des preuves sans nombre et irrécusables. — Allez, ma sœur, allez ; je vous remets toute ma confiance et tous mes droits d'époux sur la plus perfide des femmes.
» Madame Herbert, après cette explication qui favorise ses projets, descend chez miss Belly, qu'elle trouve plongée dans la plus mortelle inquiétude.— Qu'y a-t-il, ma sœur ? lui cria celle-ci. — Ma pauvre sœur, il faut vous décider à rester pendant [180] quelque temps éloignée de votre époux. — Ciel ! et pourquoi ? —On vous a noircie dans son esprit ; des méchants, des ennemis secrets lui ont fait entendre que sir Henri n'est point votre cousin. —Est-il possible qu'une calomnie aussi atroce...
— Les explications que j'ai été prendre aujourd'hui à Londres auprès de mylady Bronton ne l'ont point convaincu, il veut se donner le temps d'éclaircir ce qu'il appelle le mystère de votre naissance, que vous avez eu tort en effet de ne point lui dévoiler depuis votre mariage.— Cela pouvait-il l'intéresser ? Je lui ai dit en somme que mon père et ma mère étaient morts lorsque j'étais en bas âge ; que le respectable recteur d'un petit village avait pris soin de moi et de sir Henri, mon cousin, orphelin comme moi, jusqu'au moment où une grande dame m'a emmenée à Londres... Mais je vous ai donné vingt fois, à vous, ma bonne amie, les détails de mon éducation : il fallait donc les lui rapporter. —Aussi je n'ai pas manqué de lui dire tout ce que vous m'aviez appris : il a traité mon récit de fable, de roman fait par vous pour me tromper et l'abuser avec moi.
— Mais je puis donner des preuves. —Il n'en veut point. — Il faut donc qu'il ait le droit de m'accabler sans m'entendre ! — Il vous entendra, mais quand le temps aura calmé sa tête, que je connais violente et prompte à se démonter. Ma chère, il faut vous résoudre à passer quelques jours à la campagne. Vous connaissez la ferme de Voor ; c'est un charmant séjour ; je vous y accompagnerai. Oh ! je lui ai bien promis de ne pas vous abandonner dans votre malheur. Vous pouvez être injuste, lui ai-je dit ; mais moi, je ne serai jamais froide ni insensible à l'amitié.
» Madame clarins embrassa son adroite ennemie, qui vint à [181] bout, après mille autres raisons, de la déterminer à [la suivre le lendemain matin. Ainsi cette méchante madame Herbert se jouait de deux personnes sous les dehors de la plus franche amitié... Le lendemain matin, madame Clarins, qui avait passé une nuit cruelle, demanda à voir son époux. On lui dit qu'il était sorti pour la journée. Elle monta donc en voiture les yeux baignés de larmes, et presque évanouie dans les bras de madame Herbert, qui feignait aussi la plus grande tristesse. Un incident pensa néanmoins déranger les projets de cette dernière. Sir Clarins, qu'on disait absent, ne l'était point. Il ne put se résoudre à se séparer de sa femme sans la voir, et il parut en effet au moment où la voiture allait partir. Madame Clarins, qui l'aperçut, lui cria de dedans la voiture : Cruel époux ! homme injuste et barbare ! de quoi me punis-tu ? Tu n'as pas seulement voulu m'entendre !
» Sir Clarins s'approcha, troublé. — Madame, lui répondit-il, connaissez-vous Tom Benk ? Connaissez-vous cet homme à qui vous devez le jour ? — Oui, monsieur, je le connais. — Et lady Waring ? — Elle fut ma protectrice. — Et ces lettres de vous, les reconnaissez-vous ? — Sans doute ; elles sont écrites au digne recteur de Forshire. — C'est assez, madame ; jamais vous ne me reverrez !...
» Sir Clarins rentre, et la perfide madame Herbert, qui tremblait de tout son corps, donna ordre au cocher de fouetter les chevaux. L'infortunée Belly, désespérée de ce contre-temps, fit quelques reproches à sa belle-sœur de la précipitation qu'elle venait de mettre à partir. Il m'aurait entendue, ajouta-t-elle ; il m'aurait expliqué... — Quoi ? ce qu'il ignore lui-même ? Ne voyez-vous pas qu'il est comme insensé ?— Qu'a-t-il voulu me [182] dire en me citant ce Tom Benk, ce vieux laboureur que je n'ai jamais revu depuis plus de dix ans ? —Je ne sais. —Je lui dois le jour, dit-il ! la vie, à la bonne heure. Il est vrai, et je crois que je vous ai déjà raconté ce trait ; il est vrai qu'élevée chez le recteur de Forshire, à qui mon tuteur, l'exécuteur testamentaire de mon père, payait pour moi une forte pension, le feu prit une nuit au pavillon de la maison où je logeais avec une gouvernante ; l'incendie fit en un moment des progrès si rapides sur ce bâtiment construit de bois, que je serais devenue incessamment la proie des flammes sans le courage d'un paysan qui, traversant la foule des gens appelés pour éteindre le feu, me prit dans ses bras, et me porta mourante dans sa chaumière, où je revis le jour pour remercier et bénir mon libérateur. Ce paysan se nommait Tom Benk ; je lui devais, et je conserverai pour lui jusqu'au tombeau la plus grande reconnaissance ; mais cet homme, peu fortuné, était devenu exigeant. Non content des présents que le recteur, mon tuteur, et moi, nous lui avions faits déjà, il m'écrivait sans cesse à Londres des lettres dans lesquelles il me demandait de l'argent ; je lui répondais que je n'en avais point ; je le priais de ne point m'importuner davantage, et ce sont mes réponses que mon époux vient de me montrer. Que signifient-elles contre moi ? Par qui lui ont-elles été remises ? Par le recteur, ou plutôt par Tom Benk lui-même. Cet homme serait-il devenu mon ennemi, parce que je n'ai pu lui rendre de très-grands services ? ou bien est-il l'agent de mes ennemis ? Voilà ce que je ne puis concevoir !... Mon époux me cite Tom Benk, le recteur, lady Waring ; et puis il ajoute : C'est assez !... Qu'est-ce que cela veut dire ? Ma chère sœur, parlez, ne vous a-t-il point expliqué ?... — A moi ? point du tout. Voilà la [183] première fois que je l'en tends citer des noms qui me sont absolument inconnus. Tout son grand grief contre vous, c'est qu'on lui a assuré que sir Henri ne vous fut jamais parent. C'est une chose sur laquelle on peut consulter le recteur de Forshire, et Tom Benk lui-même, qui nous a vus, Henri et moi, élevés tout jeunes dans la maison du recteur. D'ailleurs, dans tous les cas possibles, la pureté de nos mœurs, l'honnêteté de notre intelligence peuvent être attestées, par tout Londres. C'est une cruauté ! Il y là-dessous un mystère impénétrable !... Il faut que je sois bien malheureuse pour avoir des ennemis aussi méchants, moi qui n'ai jamais fait que du bien à tous ceux qui m'ont entourée !...
» En causant ainsi, les deux dames arrivèrent à la ferme de Voor, où tout fut bientôt mis en état de les recevoir. Madame Clarins s'empressa d'écrire à son époux une lettre dans laquelle elle lui protestait que les liens du sang l'unissaient à sir Henri : elle écrivit de même à sir Henri ; mais, dans la crainte de compromettre son époux avec ce jeune homme, dont elle connaissait la tête vive et bouillante, elle lui marqua seulement qu'une indisposition l'engageait à prendre l'air de la campagne. Elle lui donnait son adresse, et l'engageait à venir la voir. Madame Herbert fut chargée de faire mettre les deux lettres à la poste, et l'on peut deviner l'usage qu'elle en fit. Cependant sir Henri, qui ignorait le malheur de sa cousine, se préparait à faire un voyage qu'il préméditait depuis longtemps. Le jeune artiste voulait voir les différentes villes de la Grande-Bretagne, afin de s'instruire et de se distraire un peu des ennuis de la solitude. Sir Henri avait un domestique, nommé Drik, que madame Herbert avait mis, à force d'argent, dans ses intérêts. Drik rendait [184] compte à cette méchante femme de toutes les démarches, de tous les projets de son maître. Il y avait déjà trois semaines que la pauvre Belly était confinée dans la ferme de Voor, attendant à tout moment son époux, qu'on la flattait devoir venir, lorsque madame Herbert apprit que sir Henri se préparait à voyager. L'artificieuse mégère, qui avait ses projets, lui fit remettre adroitement un billet conçu en ces termes :
" A l'aimable Henri , » Vous êtes sensible et généreux ! différez en grâce votre voyage, » ne partez pas encore ; attendez que vous ayez reçu un second avis » de la femme infortunée qui souffre pour vous, et qui vous adore » plus que jamais. Elle est forcée d'employer le mystère et une » main étrangère pour ne point vous perdre avec elle . »
» Sir Henri ne comprend rien à ce billet. Quelle est cette femme infortunée qui souffre pour lui ? il ne connaît personne, il n'a point d'inclination dans le cœur ; peut-il en avoir inspiré à une inconnue qui ne se nomme point et dont il n'a jamais entendu parler ?... Allons, allons, c'est un tour qu'on lui joue ; c'est quelqu'un qui s'amuse de sa froideur, de son insensibilité, peut-être de son amour pour les romans, pour les aventures extraordinaires. Sir Henri, sans mettre à ce billet plus d'importance qu'il n'en mérite, le laisse sur une table, et rentre dans son cabinet pour se livrer à ses travaux littéraires. Drik, suivant les instructions de la mégère, s'empare du billet, et se transporte à Surrey chez sir Clarins, qu'il demande à voir en particulier. Le drôle dit à sir Clarins qu'il est chargé pour lui d'une lettre de son maître : il fouille dans ses poches, en tire plusieurs papiers, laisse adroitement glisser par terre le billet [185] fatal ; et feignant d'avoir perdu la lettre de sir Henri, il se contente de dire à sir Clarins : Je me rappelle seulement, monsieur, que le but de cette lettre était pour demander à monsieur à quelle heure mon maître pourrait se présenter chez lui pour lui demander un entretien particulier. — A toute heure, répond avec humeur sir Clarins ; dis à ton maître, néanmoins, que je crois n'avoir rien à démêler avec lui, à moins qu'il ne veuille me donner satisfaction de l'outrage qu'il m'a fait.
» Le domestique ouvre de grands yeux, feint de ne rien comprendre à cette interpellation, et il se retire. A peine est-il parti, que sir Clarins remarque à terre un billet décacheté ; il le ramasse, l'ouvre, et pénétré de douleur, il ne doute pas que ce billet n'ait été écrit à sir Henri par son épouse. Sans chercher à deviner comment ce papier est resté entre les mains de Drik, il monte à cheval, et se rend soudain à la ferme de Voor, qu'il n'a pas vue depuis que Belly y demeure. Il descend dans une auberge à quelques pas de la ferme, y fait appeler sa sœur, et lui communique la funeste découverte qu'il vient de faire. Madame Herbert croise les mains sur sa poitrine en signe d'étonnement, et déclare qu'elle ne comprend pas comment sa prisonnière a pu écrire à sir Henri sans qu'elle s'en aperçût.... Elle m'a pourtant bien juré, s'écrie-t-elle, que ce jeune homme est son cousin ! Ah ! elle l'adore toujours ! La perfide ! je vais la surveiller plus que jamais : il le faut. Envoyez-moi votre nouveau valet de chambre , Frank ; c'est un homme ferme, qui ne connaît point votre épouse, qui par conséquent ne peut avoir pour elle ni respect ni égards. Je vous réponds qu'avec son aide je forcerai bien Belly à ne faire que ce que je voudrai, que ce que je saurai au moins. — Je veux la confondre, s'écrie à son [186] tour sir Clarins ! Je veux lui reprocher ses torts, et l'accabler du: poids de mon indignation, de mon mépris ! — Y pensez-vous, mon frère ? ignorez-vous qu'elle n'attend que le moment d'accoucher, et qu'une pareille révolution peut la faire mourir, elle, et son enfant peut-être ? Non, non: attendez, attendez que vous. soyez père, alors vous n'aurez plus de ménagements à garder avec cette indigne épouse ; vous éclaterez, et vous prendrez le parti qu'il vous plaira de suivre ; mais à présent elle est si malade! Hier elle s'est évanouie ; je l'ai tenue pour morte pendant plus d'une heure. Vous voulez bien la punir, mais vous ne voulez pas la faire mourir, l'infortunée ! il faut être plus humain qu'elle !
» Sir Clarins se rendit à ces raisons pressantes : il revint chez lui, et attendit en vain sir Henri, qui, ignorant la démarche de son domestique, ignorant même le désordre qui régnait dans ce ménage, n'avait rien à dire à sir Clarins. Cependant le voyage de sir Henri se trouvait retardé à tout moment par des obstacles que faisait naître son infidèle serviteur ; on ne trouvait point de chaise de poste, les chevaux étaient rares, les emplettes qu'il fallait faire se remettaient de jour en jour. Sir Henri, croyant que sa cousine était toujours à Surrey, lui avait écrit une lettre dans laquelle il lui annonçait son voyage, et lui faisait ses adieux (Sir Henri n'aimait pas assez madame Herbert pour aller souvent dans la maison de son frère) ; mais le perfide Drik avait soustrait cette lettre, qu'on l'avait chargé de porter. Enfin, quand le moment fut favorable au comité d'intrigants, les obstacles mis au voyage de sir Henri par son valet se trouvèrent levés, et il partit.
» sir henri avait déjà voyagé une journée, et sur le soir se [187] trouvant engagé dans une forêt, il ordonnait à son domestique Drik lui-même, qui menait sa chaise, de presser ses chevaux, lorsque tous deux furent frappés des cris d'un petit enfant nouveau-né, couché dans une barcelonnette, et qui paraissait abandonné là à la commisération du premier voyageur. Drik s'arrête, et fait remarquer à son maître cette faible créature exposée sur la route. Henri, dont le cœur est sensible et bon, descend de sa chaise ; il examine l'enfant, et reste frappé d'étonnement enlisant le billet suivant, attaché sur son cou, et écrit de la main dont il a déjà reçu une lettre anonyme :
« C'est à vous, sir Henri, que je remets ma fille ; soyez son père » ou son tyran, en lui ouvrant vos bras ou en la laissant dans une » forêt habitée par des bêtes fauves. Sa malheureuse mère n'avait » que ce parti à prendre pour sauver sa frêle existence, vouée au » malheur par le monstre qui la persécute. Vous la verrez un jour , » cette femme infortunée ; elle vous rejoindra, et saura reconnaître » les soins que vous aurez pris d'une fille chérie ! »
» Que devient sir Henri après cette lecture ! II voit clairement que cet enfant est le fruit de l'amour de la même femme qui lui a déjà écrit ; mais pourquoi cette femme, qu'il ne connaît point, s'adresse-t-elle à lui, à lui qui n'a point d'amis, point de simples connaissances même dans le monde ? Cependant cet enfant est abandonné dans une forêt dangereuse ! La nuit approche : que fera Henri ? Laissera-t-il périr cette innocente créature ? Il ne le peut, Henri ; il porte un cœur trop humain, trop généreux ! Voyons, se dit-il, courons cette aventure étonnante, impénétrable ; et, si ce n'est pas pour la mère, à laquelle [188] je ne puis m'intéresser, que ce soit au moins pour cet enfant, dont l'existence est un devoir sacré pour tout ce qui respire.
» Henri prend donc l'enfant, l'enveloppe dans son manteau, remonte dans sa chaise, et poursuit sa route. Il arrive bientôt dans un village, entre dans une auberge, y passe la nuit avec son trésor, et, le lendemain, il fait chercher une nourrice, qui vient bientôt donner à la petite l'aliment qui forme tous les mortels. Comme Henri ne voyage que pour son agrément, et que l'adoption de l'enfant exige des ..soins, il passe deux jours dans cette auberge. Tandis qu'il réfléchit sur ce qu'il fera de la petite fille qu'on lui a confiée, donnons à nos lecteurs l'explication de cette énigme qu'ils ont peut-être déjà devinée ; mais il faut pour cela reprendre les faits de plus loin.
» Madame Herbert avait reçu le renfort qu'elle avait demandé. Frank, le valet de chambre de sir Clarins, était venu s'établir dans la ferme de Voor ; et, sans communiquer à la pauvre Belly les instructions qu'il avait reçues de son maître, il la rendait absolument captive dans son appartement. Belly se plaignait de cette tyrannie à madame Herbert, qui, de son côté, grondait avec le ton le plus sérieux le valet de chambre, dont elle connaissait depuis longtemps le caractère intrigant, et qu'elle avait placé elle-même, depuis quelques mois, auprès de son frère, pour le faire servir à ses projets. L'infortunée Belly, ainsi entourée de surveillants sévères, ne pouvait plus exécuter le projet qu'elle avait formé d'aller secrètement à Surrey demander à son époux une explication franche sur les persécutions qu'on lui faisait éprouver. Le terme de sa grossesse approchait d'ailleurs : elle ne pouvait plus sortir ; elle accusait son mari, madame Herbert elle-même, et surtout Henri, dont [189] la froideur l'étonnait, d'après sa lettre qu'elle croyait lui être parvenue.
» Elle était dans ces cruelles agitations, lorsqu'au milieu d'une nuit de douleur elle donna le jour à une fille belle comme l'amour.... Madame Herbert, qui s'empressait autour d'elle, reçut dans ses bras cet enfant, qu'elle caressa en nourrissant le désir de l'envelopper dans la perte de sa malheureuse famille. La mégère emporte l'enfant, descend dans une salle basse comme pour lui donner des soins, lorsque, sur le matin, Drik, à la tète de plusieurs gens apostés par elle, entrent armés de pistolets, et la menacent de la tuer si l'enfant ne leur est remis ; c'est, disent-ils, de la part de son père. Quelques domestiques qui entendent cet ordre, ne sachant s'il vient de sir Clarins ou d'un autre homme, ne pensent pas à faire la moindre résistance, et l'enfant est enlevé !.... Ces barbares, pour consommer leur forfait, gardent l'enfant deux jours, en lui donnant les soins que son âge exige ; le troisième jour, pendant que Drik fait voler la chaise de poste de son maître, les agents vont exposer cette innocente créature sur la route que sir Henri doit traverser. Ainsi c'est à sa propre parente que ce jeune homme prodigue les soins qu'il ne croit donner qu'à la simple pitié.
» Cependant madame Herbert, après s'être laissé arracher l'enfant, remplit la maison de ses cris. La mère les entend de son lit de douleur ; elle s'informe, tout le monde se tait. Madame Herbert seule entre chez elle en s'arrachant les cheveux. Ils me l'ont pris, s'écrie-t-elle ! les barbares ! ils m'ont pris cet enfant dans mes bras. — Qui ? — Des brigands, des misérables ! que sais-je ?....
» la malheureuse belly tombe dans un profond évanouissement, [190] et madame Herbert, la livrant à des soins subalternes, se hâte démonter chez elle pour écrire la lettre suivante, qu'elle envoie sur-le-champ à sir Clarins par un exprès.
Mon malheureux frère ! le crime est consommé ! Je n'y » pouvais plus croire ; il n'est que trop réel. Belly ! je n'ose plus » dire votre femme Belly est devenue mère au moment ou je m'y » attendais le moins Elle a mis au monde une petite fille, fruit » du plus horrible adultère ! Au moment où je caressais cette enfant, que je croyais être ma nièce, Drik, le domestique de sir Henri, est entré avec des scélérats armés jusqu aux dents. Il nous faut cet enfant, s'écrient-ils, son père le réclame . — Qui, » son père? — Sir Henri, notre maître !
» Je ne puis achever ! Les monstres ! ils mont arraché l'enfant ! Puis des chevaux excellents les ont dérobés à nos regards, à nos poursuites O mon frère ! venez, voyez ce que vous voulez faire. Pour moi, je suis dans un état affreux ! Le » crime est si horrible à mes yeux ! Je suis bien malade... Quelle révolution ! J'en mourrai, oh ! oui, j'en mourrai... . » Adieu » caliste-ursule , femme herbert. »
» A peine cette lettre est-elle partie, que madame Herbert redescend chez la pauvre Belly Elle approche Elle regarde ; l'infortunée n'existe plus ! Non, elle n'existe plus.
» La révolution qu'elle vient d'éprouver l'a tuée. Son évanouissement, c'est la mort.
» Pour la première fois, l'exécrable Herbert sent la douleur et le remords pénétrer son cœur atroce. Elle n'en peut croire ses yeux Elle est convaincue enfin de la cruelle réalité. [191] Comme elle voudrait à présent pouvoir rappeler l'agent qu'elle vient de charger de sa lettre ! Comme elle déteste son crime et sa conduite ! Ses projets de vengeance l'ont menée trop loin ; elle ne voulait que séparer les deux époux, bannir Belly. Belly n'est plus, et sa mort est une suite des forfaits de madame Herbert !, Cette femme cruelle se retire chez elle, y appelle son complice Frank, le seul de la ferme qui soit dans ses secrets ; elle lui fait jurer de ne jamais les révéler ; et, pour l'enchaîner, elle lui donne des bijoux superbes, de l'or, tout ce qu'elle possède ; elle voudrait à pareil prix pouvoir étouffer le cri de sa conscience ; mais ce témoin irrécusable ne se gagne point.
» Pendant que cette femme, cette furie, flotte dans son incertitude ; pendant qu'elle tremble au moindre bruit qu'elle entend, dans la crainte de voir arriver son frère, dont elle connaît l'amour pour Belly, dont elle redoute le désespoir, ce frère malheureux est frappé du coup le plus violent à la lecture de sa lettre » Il n'y répond point, et ne songe qu'à se venger. Sir Clarins monte à cheval et vole sur-le-champ à Briste, dans l'espoir d'y trouver sir Henri. Quelle est sa surprise ! sir Henri est parti la veille pour un long voyage. À-t-on vu ici un petit enfant nouveau-né ? — Non.
» Qu'est-ce que cela veut dire ? Madame Herbert a-t-elle trompé sir Clarins, ou l'a-t-on trompée elle-même ? Sir Clarins a néanmoins la certitude qu'on lui a dit la vérité. Il s'informe de la route qu'a tenue sir Henri, on la lui indique ; il court toujours, et le lendemain il entre dans un village, où il demande, comme il l'a déjà fait partout sur la route, si l'on n'y a point vu passer un jeune homme dans une chaise de poste, [192] avec un domestique et un enfant au berceau. Vraiment oui, lui répond-on ; l'étranger dont vous parlez s'est arrêté ici à l'Enfant-Jésus, qui est la première auberge à droite, où il est encore avec la petite fille et sa nourrice, qu'il a prise dans ce pays-ci.
» Sir Clarins est furieux.... Il entre dans l'auberge, et le premier homme qu'il aperçoit est sir Henri lui-même. Monsieur, lui dit-il, troublé, où est cet enfant ? — Quel enfant, monsieur ? — Allons, allons, point de détours ; vous savez bien ce que je veux dire. —Je ne connais ici d'autre enfant qu'une petite fille que j'ai adoptée. — Ah ! vous l'avez adoptée !
» Sir Henri tient dans sa main le billet attaché sur la barcelonnette, et qu'il relisait par hasard ; sir Clarins, qui ne se connaît plus, le lui arrache, et lit : C'est à vous, sir Henri, que je remets ma fille . Quel est le secrétaire qui lui écrit ses billets doux ? Soyez son père . Soyez son père ! femme scélérate ! ou son tyran, en lui ouvrant vos bras , vos bras paternels ! ou en la laissant dans une forêt habitée par des bêtes fauves . Elles sont moins cruelles que les hommes. Sa malheureuse mère n'avait que ce parti à prendre pour sauver sa frêle existence, vouée au malheur par le... par le monstre qui la persécute ! Moi, un monstre ! grand Dieu ! Vous la verrez un jour, cette femme infortunée ; elle vous rejoindra ; quelle horreur ! et saura reconnaître les soins que vous aurez pris d'une fille chérie . Malheureux, qui m'avez déshonoré, défendez vos jours.
» Sir Clarins met l'épée à la main : Henri, étonné de ce qu'il vient d'entendre, veut lui demander une explication ; sir Clarins n'en écoute aucune. Henri ne veut point se battre contre l'époux de sa cousine. Cet époux furieux, n'écoutant que sa fureur [193] et son désespoir, a la barbarie de plonger son épée dans le sein de l'infortuné jeune homme, qui tombe expirant à ses pieds !....
» Cette scène affreuse se passe avec tant de rapidité, que les gens de l'auberge ne peuvent l'arrêter que lorsqu'il n'est plus temps. On relève le malheureux Henri, qu'on porte dans un lit, tandis que sir Clarins s'écrie : C'est un suborneur, un monstre qui a déshonoré mon épouse ; c'est à moi cet enfant, ou plutôt il est le fruit de l'adultère.
» Pendant qu'il se livre à ces exclamations, on l'arrête, et bientôt il est plongé dans une étroite prison, où des juges informent de ce que les gens de l'auberge affirment être un véritable assassinat. Cependant on prodigue au jeune Henri tous les soins de l'art qui guérit ; mais, hélas ! ils sont mutiles. L'infortuné expire dans les vingt-quatre heures, après avoir été confronté avec son assassin, à qui il n'a pu dire que ces mots : — Je vous pardonne ma mort !
» Madame Herbert est bientôt mandée par son frère, et se hâte de se rendre auprès de lui. Surcroît de remords pour cette méchante femme, qui a entraîné deux victimes dans son affreuse vengeance, et qui en voit une troisième, celle qui doit lui être la plus chère, prête à succomber. Cependant, comme elle voit que personne n'a parlé (Drik, le domestique de sir Henri, s'est hâté de fuir la province après la mort de son maître) , elle se rassure un peu en voyant que ses crimes sont ensevelis dans la nuit du tombeau. Elle prodigue néanmoins tous les soins à l'enfant nouveau-né, dont elle est bien sûre d'être la tante, et fait pour sauver son frère les courses que peuvent lui prescrire les formes de la justice et ses protections.
[194]» Sir Clarins apprend dans sa prison la mort de sa femme, et cette nouvelle ajoute à sa douleur. On lui dit, que cette mort fatale est une suite d'une couche difficile, et il n'en regrette pas moins cette infortunée qu'il a toujours, chérie, tout en la croyant coupable. Enfin, des gens puissants, mis en avant, parvinrent, à obtenir, la grâce de Clarins, Il est prouvé que sa fureur a été: légitimée par l'outrage qu'on lui a fait, et la mémoire des deux. victimes est encore flétrie par l'opinion publique. Il n'appartenait qu'à la Providence de faire connaître leur innocence, et c'est ce qui arriva un jour., Le recteur de Forshire, homme qui vivait très-retiré,, et qui n'avait, pas entendu parler depuis plusieurs années de miss Belly ni de ; sir Henri, apprit par la voix publique le procès de Clarins, qui faisait beaucoup de bruit. Lorsque sir Clarins fut acquitté, dès que son jugement fut prononcé, le recteur en connut tous les détails comme tout le monde ; il y vit qu'un sir Henri s'était dit. cousin d'une miss Belly, que ces jeunes gens avaient déshonoré l'hymen de sir Clarins.... Tout cela lui parut ; si: surprenant,, à lui qui avait élevé les deux parents, et qui ; aurait répondu de leurs mœurs et de leur probité, qu'il prit le parti de venir trouver sir Clarins lui-même, pour tirer de lui des éclaircissements ; sur la conduite de ses deux élèves..
» Le recteur part.donc, un jour ; de Forshire, muni des papiers qui constatent, la naissance de sir Henri, et de miss Belly. Il arrive ; à Surrey, et demande: à parler en particulier à sir Clarins. Sa sœur, madame Herbert, était auprès de lui : tous deux, tristes, abattus, étaient extrêmement changés depuis les malheurs que l'une avait causés, et que l'autre avait aggravés en égorgeant une victime innocente. Le recteur, qui avait connu [195] autrefois sir Clarins, se nomma, et fit trembler madame Herbert. Le recteur, après avoir prié sir Clarins de lui raconter ses malheurs, ce que fit ce coupante époux, lui donna tous les éclaircissements les moins équivoques sur la naissance de ses deux élèves. Miss Belly était fille du comte d'Ercester, mort dans l'indigence ; et sir Henri était fils du chevalier d'Ercester, frère du père de Belly. Les actes de leur naissance, bien constatés, furent mis sous les yeux de sir Clarins, qui ne put revenir de son étonnement. — Mais quel est donc ce paysan ! s'écria-t-il, ce Tom Benk, qui s'est dit le père de Belly, et que je n'ai jamais revu depuis ? — Tom Benk, répondit le recteur, est un simple cultivateur qui a sauvé la vie à miss Belly en la tirant des flammes où elle allait périr ; voilà tout. — Cet homme s'est dit son père ! le monstre ! il aura été gagné par quelque ennemi de l'infortunée ! Ce Tom Benk n'est plus dans mon village ; depuis deux mois on ne sait ce qu'il est devenu.
» Madame Herbert, qui avait redouté les suites de cette explication, se rassura quand elle vit que son complice ne pouvait être interrogé. Elle prit le parti de s'apitoyer sur le sort de la pauvre Belly. — Je l'aurais juré, moi, s'écria-t-elle ! je la connaissais assez pour la croire innocente et vertueuse. Quels sont donc les monstres qui l'ont poursuivie, et qui nous ont tous plongés dans un abîme de maux ? Ces lettres écrites par Belly à ce Tom Benk ne disent rien en effet ; il n'y a qu'à les relire, on y verra les expressions de la reconnaissance, jamais celles de la nature. Ah ! mon Dieu, est-il possible que nous ayons tous été trompés aussi cruellement !
» Si la douleur de madame Herbert était feinte, le désespoir de sir Clarins n'était que trop réel ! Il jurait qu'il découvrirait [196] les monstres qui avaient perdu sa femme et poussé son bras dans le sein du jeune Henri, qu'il croyait toujours avoir été l'amant de sa femme. Et madame Herbert profitait de l'aveu de ses projets pour se mettre sur ses gardes. Le recteur, satisfait d'avoir rendu l'honneur à ses deux élèves, les pleura avec sir Clarins , et le quitta pour retourner à Forshire. Madame Herbert songea sur-le-champ à s'informer en secret de ce qu'étaient devenus Drik, Frank et le garçon jardinier, qui tous trois avaient servi sa vengeance. Drik et Frank, chargés de ses bienfaits, s'étaient expatriés ; mais le garçon jardinier était encore dans les environs. Madame Herbert, ne sachant comment faire pour éviter que ce traître ne fût découvert par sir Clarins, ne vit d'autre parti à prendre que de quitter l'Angleterre. En conséquence, elle engagea sir Clarins, qui, faible, souffrant, détestait Surrey, Londres et tous les lieux qu'il avait remplis du bruit de sa malheureuse affaire, à se retirer en France. Sir Clarins y consentit, et tous deux partirent pour une autre contrée, emmenant avec eux la petite Belly, la fille de leur malheureuse victime. Sir Clarins avait des amis établis au Puy, capitale du Vélay, dans les Cévènes : ce fut là qu'il vint cacher sa honte et ses remords. Toujours dominé par sa sœur, toujours esclave de ses caprices, de ses moindres volontés , toujours dupe enfin de sa feinte amitié, le malheureux Clarins mourut dans ses bras, et après avoir obtenu l'absolution d'un bénédictin qui était le confesseur de sa sœur ; mais avant de fermer les yeux, sir Clarins fit appeler la jeune Belly, qui avait alors douze à treize ans. Il lui raconta les malheurs qui avaient accompagné sa naissance. Le recteur de Forshire, ajouta-t-il, a bien prouvé que sir Henri était votre cousin ; mais il n'a pu détruire la funeste preuve de [197] ses liaisons avec votre coupable mère. Vous n'êtes point ma fille, Belly ; mais je vous ai adoptée, élevée comme telle. Vivez avec madame Herbert ; regardez-la comme une tante respectable, comme une véritable mère. Je vous ordonne de ne jamais la quitter, et de suivre toujours ses moindres ordres. C'est le seul moyen d'acquitter ce que j'ai fait pour vous, et de me faire descendre au tombeau avec moins de regrets.
» La petite Belly pleurait : madame Herbert remerciait son frère de l'autorité qu'il lui donnait, autorité dont elle se promettait bien d'abuser, et sir Clarins expira sans être éclairé sur les crimes de sa détestable sœur. Madame Herbert resta au Puy ; mais elle se sépara des amis de son frère, et se jeta dans la dévotion par les conseils du moine son confesseur. La jeune Belly grandit, et fut victime des caprices de cette femme impérieuse, comme son père l'avait été. Un jour que madame Herbert était à l'église, où elle devait passer plusieurs heures, la jeune Belly, qui était indisposée, n'ayant pu l'accompagner, cette jeune personne fut tout étonnée de voir entrer chez elle une vieille femme qui lui dit : Suivez-moi, mon enfant ; venez rendre la paix à une âme prête à s'échapper du corps d'un pécheur qui va mourir.
» Ce singulier début surprit mistriss Belly, qui craignit quelque piège : cependant le ton de douleur et de vérité, en même temps l'air respectable de la vieille femme, lui donnant plus de confiance, elle la suivit, monta avec elle au quatrième étage d'une maison située dans un faubourg de la ville, et fut très-étonnée de voir en effet un moribond étendu sur un lit de douleur. Le malade demande d'une voix basse, à la vieille, si cette jeune personne était en effet mistriss Belly Clarins.—C'est moi-même, [198] mon ami, lui répondit belly : qu'avez-vous à me dire ?
— Pardon, belle personne, mille fois pardon, si je vous ai dérangée : je voulais vous faire, à l'insu de madame Herbert, l'aveu de mes crimes et de ceux de votre tante. — De ma tante !
— Oui, écoutez-moi : je m'appelle Drik ; j'étais autrefois valet de chambre de votre cousin sir Henri d'Ercester. J'ai contribué à sa mort funeste, et je me suis réfugié en France, où jamais je n'ai pu me pardonner ce crime ; écoutez-moi.
» Drik, c'était lui-même, raconte alors à mistriss Belly toutes les particularités de la conduite de madame Herbert envers son frère, sir Henri et miss Belly ; il lui fit en un mot le récit des faits qu'on a vus plus haut, et dont il avait été instruit, tant par madame Herbert elle-même que par le garçon jardinier et Frank, avec qui il était lié. Il donna même des preuves par écrit de tout ce qu'il avançait : puis il termina ses aveux par ces mots : Je vais mourir, mistriss ; et je vais mourir plus tranquille, puisque j'ai pu voir la parente de mon maître, que j'ai tenue dans son berceau, et lui confesser les crimes atroces dont je me suis souillé à l'instigation de la plus méchante des femmes. Pardonnez-les-moi, mistriss, et laissez-moi mourir.
» Mistriss Belly, après avoir consolé ce coupable repentant, retourna chez elle ; et l'on peut juger de sa douleur et de sa haine pour madame Herbert. Celle-ci revint de l'office, et trouva sa nièce noyée dans les larmes. Qu'avez-vous, mistriss ?
— Madame !.... osez-vous me regarder ? — Qu'ai-je donc fait, mistriss, pour... — Ce que vous avez fait ! ces lettres écrites à Drik, à Frank, à d'autres scélérats, les reconnaissez-vous ? — Ciel ! par qui.... comment sont-elles tombées entre vos mains ?
» mistriss belly lui rapporta tous les aveux que venait de lui [199] faire Drik mourant, et finit par adresser à sa tante les reproches les plus sanglants et les plus mérités. Madame Herbert pleura et s'arracha les cheveux, conjura sa nièce de lui pardonner, et lui promit d'expier à jamais, dans un cloître, les crimes qu'elle avait commis. Elle engagea mistriss Belly à suivre ce parti. Là, ma nièce, lui dit-elle, dans le sein de la pénitence et du recueillement, nous expierons, moi les forfaits que j'ai commis, et vous le malheur d'une naissance marquée par tant de crimes.
» Mistriss Belly déclara qu'elle ne voulait point confiner sa jeunesse dans la retraite ; mais elle était si douce, si craintive, si timide, sa tante avait sur elle un si grand empire, qu'elle n'osa pas résister trop, pour le moment, à cette femme, qu'elle voyait d'ailleurs bourrelée de remords et livrée au plus grand désespoir. Mistriss Belly n'avait ni parents ni amis au monde : qu'eût-elle fait en quittant sa tante ? Elle eut la bonté de lui offrir même des consolations, et de lui promettre de suivre la dernière volonté de son père, en ne l'abandonnant jamais.
» C'était ce que demandait l'artificieuse Herbert, qui ne s'était avouée coupable que pour intéresser sa sensible nièce et conserver sur elle son pouvoir et ses droits. Elle y réussit parfaitement. Cette méchante femme, ayant donc réalisé sa fortune, partit un jour, avec sa nièce, sous prétexte de voyager, mais avec le projet secret de chercher un couvent favorable à ses projets, et entra par hasard avec elle dans la chapelle Saint-Léonard. Là madame Herbert, troublée par ses remords et par une fausse dévotion, écouta les suggestions mystiques de l'ermite, et força sa nièce à se confiner avec elle dans son cloître souterrain ; et l'on sait ce qui en résulta. C'est ainsi qu'après avoir perdu madame Clarins, sir Henri et son propre frère, [200] cette mégère voulait encore plonger dans un cachot éternel sa malheureuse nièce. Il lui fallait toujours quelqu'un qu'elle pût tourmenter. Heureusement pour mistriss Belly, la juste vengeance du ciel venait de punir sa tante de tous ses forfaits en la reléguant pour sa vie dans une étroite prison, avec les complices de son fanatisme ; châtiment plus dur, plus long pour elle que la mort. On ne s'avisa point de la réclamer ; et, quand on l'eût fait, on n'eût pu désarmer la colère de l'évêque, qui avait juré de faire éprouver à toutes ces folles la plus sévère et la plus rude pénitence. Madame Herbert y expia ses crimes pendant sa vie entière, qui se prolongea encore pendant plus de trois lustres ; et, pour ajouter à ses regrets, elle connut le sort de sa nièce, dont le bonheur ajouta encore à ses tourments. »
[]Un de l'Histoire de M . Delacour.
La lecture du cahier du vieillard fit une profonde impression sur les enfants de Palamène. Jusqu'à ce moment, ils n'avaient eu sous les yeux que des exemples de vertu, des modèles de probité. Ici on leur retraçait un monstre exécrable dans madame Herbert ; ils ne pouvaient concevoir comment il existe des êtres assez méchants, assez perfides, pour tourmenter ainsi leurs semblables, pour sacrifier la jeunesse, la candeur, l'innocence, jusqu'à leurs propres parents. O mon Dieu ! la méchante femme ! s'écria Adèle ; je me suis bien doutée, par sa première [202] scène dans la chapelle Saint-Léonard, qu'elle était laide et acariâtre ; mais je ne m'attendais pas à tant d'horreurs de sa part. — Il y a là de quoi faire un drame, disait le poëte Léon. — Un drame ! répondait Jules ; eh ! bon Dieu, quel pitoyable ouvrage ferais-tu là ! Amonceler les uns sur les autres des crimes inconnus à la saine partie de la société, rendre tout cela bien noir, bien lugubre, est-ce une entreprise digne d'un homme de lettres sage et sensé ? Tu mettrais en scène un monstre qui ne corrigerait personne ; l'atrocité du tableau ferait qu'aucun spectateur ne s'y reconnaîtrait, et tu ne ferais que fournir des moyens de nuire à ceux qui auraient les dispositions de madame Herbert à la trahison, à la vengeance. Non, mon frère, il faut ne donner aucune suite à cette histoire. Gravons-la dans notre mémoire, afin de nous garantir des traits des méchants, pour nous défendre d'une aveugle confiance, d'une sotte crédulité : ne l'oublions jamais, cette histoire intéressante ; qu'elle soit notre guide dans les sentiers tortueux de l'expérience, et qu'elle nous apprenne à nous défier des hommes, même de ceux qui flattent le plus nos goûts et nos passions.
Armand convint que Jules avait raison, et Léon abandonna son projet de drame. Palamène, qui avait entendu une partie de cette conversation, fut très-content de la sagesse et de la raison de Jules. Depuis longtemps il savait que ce jeune homme avait un jugement droit et un cœur excellent. Aussi il le chérissait comme s'il eût été son propre père, et se proposait bien de le devenir un jour en l'unissant à sa fille, qui, de son côté, grandissait aussi en talents, en attraits et en vertus.
Palamène craignait que les tableaux du fanatisme et des vices des gens d'église, semés dans les divers récits de son ami, ne [203] détournassent ses enfants de l'estime et du respect qu'il voulait leur inspirer pour les ministres respectables de leur religion. Il savait que dans ce que M. Delacour avait encore à raconter pour terminer son histoire il y avait quelques traits de ce genre : il se proposait de laisser finir son ami, et de remédier ensuite, par des exemples contraires, au tort qu'il aurait pu faire à ces jeunes cerveaux. Il n'était pas fâché, d'ailleurs, de leur offrir souvent des contrastes : c'était par des contrastes qu'il voulait les amener insensiblement à juger, à comparer, à saisir, en un mot, le véritable milieu de chaque chose. En leur montrant souvent un avare et un prodigue, un ambitieux et un insouciant, un fanatique et un athée, il espérait qu'ils sauraient mieux apprécier un homme généreux sans faste, celui qui n'est mû que par une noble émulation, l'honnête homme, enfin, qui suit la religion de ses pères sans pousser trop loin le zèle religieux. Mais des exemples, toujours des exemples , tel était son plan d'éducation qu'on l'a vu suivre jusqu'à présent, et qui lui a réussi. Hâtons-nous d'écouter avec lui et ses enfants la fin du récit de M. Delacour, et passons ensuite à d'autres objets. Nous sommes donc sur la terrasse avec nos amis, et M. Delacour termine son histoire en ces termes.
« Vous jugez qu'après avoir entendu, de la bouche même de ma belle Anglaise, le récit de ses aventures, que je vous ai lu hier, je redoublai pour elle d'intérêt et d'amour. Mon oncle fut tellement attendri, qu'il serra dans ses bras l'aimable Belly, en la nommant sa chère nièce. Elle rougit à ce nom, qui fit palpiter délicieusement mon cœur. Il est vrai que mistriss Belly n'avait plus de fortune : sa tante avait joint à tous ses torts celui de dilapider l'héritage de son père par divers dons qu'elle avait [] faits à des prêtres cafards. Elle, avait ensuite réalisé ses biens et ceux de sa nièce pour les donner en dot au premier couvent où elle se retirerait avec cette nièce infortunée. C'était l'ermite Luce qui avait profité de cette donation ; et lorsqu'on l'avait arrêté, avec ses bigotes, tout cela était passé entre le ? mains de son couvent et de M. l'évêque, qui n'étaient pas disposés à restituer ; il fallait donc y renoncer ; c'est ce que mistriss Belly sentit, et ce qui la fit appréhender de ne point épouser un libérateur qu'elle adorait. Oui, mes amis, elle m'aimait cette charmante femme, et elle n'osait me le dire, dans la crainte d'avoir l'air de me provoquer à un hymen dont elle prévoyait l'impossibilité. C'est ainsi que sa délicatesse réprimait son amour, et la rendait plus chère à ceux qui savaient apprécier cette délicatesse inestimable. Je résolus de mettre un terme à mes tourments et à son inquiétude ; mais avant de rien faire, je pris l'avis de mon oncle, qui, aussi sensible que moi, et habitué de contribuer de tout son pouvoir à mon bonheur, consentit à tout ; mais il voulut se charger lui-même d'annoncer cette heureuse nouvelle à mistriss Belly. En conséquence, la trouvant un jour seule dans le jardin, et livrée à la plus profonde mélancolie, il l'aborda et lui dit avec le ton de la bonté, de l'intérêt : Qu'avez-vous, belle mistriss ? pourquoi votre cœur laisse-t-il échapper des soupirs ? pourquoi vos yeux versent-ils des larmes ? Quelqu'un aurait-il ici le malheur de vous déplaire ?... y manquerait-on d'égards pour vous ? y désirez-vous quelque chose de plus qui pût contribuer à votre bonheur ? — Ah ! monsieur ! — Parlez, daignez m'ouvrir votre âme tout entière. — Monsieur, rien ne peut accroître ma reconnaissance : vos bienfaits l'ont rendue éternelle ! — Ainsi, vous ne désirez rien de plus ?— Rien, [205] monsieur, rien ! Et à quoi pourrait prétendre une malheureuse orpheline, sans biens, sans parents ? — Elle peut encore prétendre à tout quand elle unit, comme vous-, la beauté à la délicatesse, à la vertu : il n'est point de sort qu'elle ne mérite. — Il n'en est donc qu'un seul qu'il ne lui soit pas permis d'espérer. — Un seul... Ah ! mistriss ! si j'osais vous comprendre !... mais non, il n'est pas possible !... Je suis condamné aussi à voir mon neveu malheureux sans oser se plaindre, sans oser parler ?
— Monsieur votre neveu serait infortuné ! Quoi ! cet intéressant jeune homme ferait des heureux et ne le serait pas lui-même !
— Votre bonheur, mistriss, ne dépend peut-être pas de lui ; mais le sien peut devenir votre ouvrage. — Mon ouvrage ! quoi je pourrais ah ! parlez, parlez, homme respectable ; que faut-il que je fasse ? — Une chose qui ne dépend pas toujours de soi, sur laquelle on ne peut se contraindre, et qui doit être l'ouvrage de la nature. — Tout, tout dépend de moi, s'il s'agit de son bonheur. Dites, monsieur, il me faudrait ?... — L'aimer d'abord. — L'aimer ! Eh ! puis-je haïr mon libérateur ? — Ensuite consentir à devenir son épouse ? — Consentir ! eh ! c'est une grâce qu'on me demande, quand c'est un bienfait de plus dont on veut m'accabler ? — Quoi ! belle mistriss, vous l'aimeriez au point... — Ah ! monsieur ! je l'adore, et c'est là le sujet de ma tristesse, de ma mélancolie. — Ma nièce, ma chère nièce, venez, oh ! venez lui confirmer vous-même cet aveu touchant, qui va me rendre un neveu, ma seule consolation,
« Mistriss se lève, donne la main à mon oncle, et se dispose à le suivre ; mais je n'étais pas loin. J'avais entendu la fin de leur conversation: je m'élance vers celle que j'aime, et me précipitant à ses pieds, je m'écrie : O mon amie ! tu seras donc mon épouse ! [206] » Mistriss Belly me force à quitter une attitude qui l'humilie : je me lève, je la serre dans mes bras, et mon oncle, témoin de cette scène de sentiment, verse des larmes d'attendrissement. Tout fut bientôt prêt pour mon hymen. Il se célébra dans l'église du village prochain ; et depuis cette époque je passai avec ma tendre épouse huit années d'un bonheur qui ne fut troublé que par la mort de mon oncle, qui nous plongea dans la plus grande douleur. Cet homme respectable termina sa carrière au milieu des soins et des gémissements de deux personnes qui le chérissaient plus qu'un père. Je l'avais connu peu de temps, mais comme sa conduite avec moi fut généreuse et franche ! Avec quel charme je me rappelle encore aujourd'hui les services qu'il m'a rendus, la confiance, la tendresse qu'il m'a témoignées ! Vieillard bon, estimable et sensible, reçois, dans ta tombe, ces larmes de regret que mes longues années n'ont pu sécher dans mes yeux ! Je suis parvenu à une vieillesse plus avancée, plus caduque que la tienne, et je te bénis, et je te regrette encore !... Ainsi les enfants, devenus hommes à leur tour, se rappellent ceux qui les ont chéris, qui les ont élevés avec bonté, sagesse et douceur ! ainsi, enfants qui m'écoutez, vous pleurerez un jour votre vieux père ! Il ne sera plus là, vous n'aurez plus que des souvenirs, et vous vous reprocherez de n'avoir pas joui plus fréquemment du charme de sa conversation, de ses tendres embrassements. »
Ici Jules, Adèle, Armand et Léon se levèrent par un mouvement spontané : tous quatre furent se précipiter dans les bras de leur père, qui les serra contre son cœur, et les renvoya à son ami, qu'ils embrassèrent de même avec la plus touchante effusion. Scène attendrissante, qui prouva la sensibilité et l'excellent [207] cœur de tous les acteurs ! M. Delacour reprit bientôt ainsi sa narration :
« Huit ans s'étaient écoulés sans que l'hymen vînt embellir notre ménage de ses fruits précieux. Mon épouse enfin m'avertit qu'elle devenait, mère, et cette heureuse nouvelle me charma. J'attendais avec une joie mêlée d'impatience le moment qui allait me rendre père. Moment fatal ! il arriva ; mais j'eus le malheur de perdre à la fois les deux objets les plus chers à ma tendresse. L'enfant était mort dans le sein où il devait puiser la vie, et sa malheureuse mère ne put survivre aux travaux douloureux d'un enfantement pénible. Soudain, je me trouvai dans le plus affreux désert : ma maison, mes possessions, tout me devint insipide... Je me décidai à tout quitter, à voyager pour distraire ma douleur. Je vendis tout, et, muni d'une somme de plus de quatre-vingt mille livres, je me décidai à me rendre d'abord à Paris, superbe capitale de la France, que je n'avais jamais vue. Mais la douleur qui me pénétrait avait trop affaibli mes organes ; je portais en moi le poison de la maladie, peut-être de la mort ; et dans la ville prochaine, que je ne voulais que traverser, je tombai si dangereusement malade que je fus bientôt abandonné des médecins. Dans cet état désespéré, les gens qui m'entouraient me conseillèrent de songer aux secours spirituels, puisque je n'avais plus rien à attendre des temporels. On me présenta un religieux bernardin ; et moi, qui aurais dû me tenir en garde contre toute espèce de moines, je sentis renaître en moi l'antique dévotion, tous les prestiges religieux dont ma jeunesse avait été pénétrée dans la chapelle Saint-Léonard ; je mis donc toute ma confiance en ce bernardin , qui bientôt en abusa en me pressant de faire à son couvent [208] une donation entière de mon bien, dont il savait que je n'avais nul héritier. Faible et mourant, je fus sur le point de céder ; mais une nuit, une nuit cruelle de transport et d'agitation, il me sembla revoir les ombres sanglantes d'Asfeld, de mon père et de mon épouse. Ces spectres affreux agitaient à mes yeux leurs ossements décharnés, dont je croyais entendre le cliquetis. Ils me parlaient même, et me lançaient des regards effroyables. Vois mes os brisés, me disait d'Asfeld ; vois ma tête fracassée sous le poids des décombres de l'église Sainte-Bathilde I Eh bien ! c'est un prêtre, c'est l'infâme Doctorin qui a causé ma mort !... Mon fils, me criait mon père, oublies-tu que j'ai pensé te déshériter pour un religieux ? Tiens, regarde à mes côtés, le voilà ! le voilà ! c'est cet hypocrite de père Luce qui voulait te dépouiller de ta succession !... Oui, c'est lui s'écriait à son tour mon épouse, c'est lui qui m'a tenue captive dans les plus sombres cachots ! Mon ami, nous devons tous nos maux au fanatisme, et tu vas encore sacrifier tes intérêts au fanatisme ! Espère, espère plutôt en la miséricorde divine ; c'est elle que tu dois implorer, et soulager des indigents plutôt qu'accroître les richesses d'une troupe de fainéants.
» Ces trois ombres me tourmentèrent ainsi de la manière la plus cruelle jusqu'au lever du soleil, où un léger sommeil, fruit bienfaisant et nouveau pour moi du transport qui m'avait agité, vint engourdir mes sens, chasser les spectres et me rendre plus calme. Mon confesseur vint au moment où je me réveillais : je résistai à ses sollicitations, et fis mentalement à Dieu la promesse, si je recouvrais la santé, de donner le quart de ma fortune au premier indigent probe et intéressant que je rencontrerais dans le cours de mes voyages. Il semble que depuis ce [209] moment, la mort se soit éloignée pas à pas de mon lit de douleur. Soit que la force de l'âge l'emportât, ou que les soins qu'on me prodigua depuis fissent une espèce de prodige, je revins peu à peu convalescent ; et un mois après je fus en état de sortir, de reprendre même le voyage que j'avais projeté. Ce fut en passant dans ces campagnes que, fidèle à mon serment, j'eus le bonheur de rendre aux vertueux Palamène, jeune et malheureux alors, un service dont il me paye aujourd'hui d'une manière bien sensible pour ma reconnaissance... Mais je vois que sa modestie souffre de mes remercîments ; je passerai donc rapidement sur cette circonstance de mon histoire, pour en venir à mon arrivée à Paris.
» Toujours triste, toujours un peu souffrant, je visitai d'abord cette vaste capitale ; puis, songeant à faire valoir les soixante mille francs qui me restaient, je les mis dans le commerce. Mes affaires allaient très-bien, et je n'avais que lieu de me louer du parti que j'avais pris, lorsqu'un jour l'amour vint de nouveau troubler ma raison et me préparer de nouvelles infortunes. Je vis au spectacle, où j'étais allé par hasard, une jeune personne qui ressemblait exactement à la belle Anglaise que j'avais épousée. Frappé de cette ressemblance extraordinaire, mon œil se troubla, mon cœur se serra ; et si je n'avais pas vu mourir mon épouse entre mes bras, j'aurais cru que c'était elle-même... La curiosité de connaître cette homonyme de Belly me porta à la suivre à la sortie du spectacle : elle demeurait chez son père, négociant, faubourg Saint-Denis. Content de cette simple découverte, je rentrai chez moi ; mais je ne pus goûter le repos, et le lendemain il me fut impossible de résister au désir de revoir cette belle personne. Je fus donc [210] dans son magasin, où, sous prétexte de quelques emplettes, j'eus tout le loisir de l'examiner. Même taille, mêmes traits que Belly, seulement un peu plus prononcés et moins piquants. Amélie, c'était son nom, pouvait avoir vingt-cinq ans y et, privée d'une mère, son père et son frère aîné composaient toute sa famille. Ces informations, que je pris dans le quartier, furent à son avantage ; mais réfléchissant bientôt sur la nature des sentiments qui me faisaient agir, je frémis en pensant que je serais capable d'oublier Belly, pour donner à une autre la main et le cœur qu'elle avait possédés. Cette réflexion m'engagea à ne plus faire, de démarches inconsidérées. J'eus le courage de me tenir chez moi, tranquille et sédentaire pendant six mois, et d'éviter les'- lieux publics où je pourrais rencontrer la séduisante personne qui ne me touchait que parce qu'elle m'offrait des rapprochements avec mon épouse. Je sortais donc fort peu, ou, si mes affaires m'appelaient du côté des boulevards, j'affectais de prendre des rues détournées pour éviter la porte Saint-Denis, dans la crainte d'être tenté de la passer.
» Cette retenue, au lieu d'éteindre ma passion naissante, ne fit que l'accroître. Je résistai cependant six mois encore. Un an s'est écoulé, me disais-je ; elle est sans doute mariée, établie à présent ; ce serait une folie à moi de chercher à la voir, et d'ailleurs cela ne me servirait plus à rien. La curiosité me poussa néanmoins un jour à vérifier si en effet la belle Amélie était mariée. J'entrai dans son magasin, et ne l'y trouvant pas, j'éprouvai un serrement de cœur involontaire. Il me semblait que je voyais toutes mes espérances évanouies, et je me reprochais intérieurement d'avoir laissé passer entre les mains d'un autre ce trésor qui devenait, essentiel à mon bonheur. C'était le frère [211] qui me servait les légères emplettes que je faisais. — Mademoiselle votre sœur est sans doute établie ? lui dis-je en tremblant.- Pas encore, me répondit-il ; mais cela ne peut pas tarder, car il y a quatre ou cinq partis qui la recherchent, et l'on a promis de rendre réponse demain.—Demain ! m'écriai-j e ; on la marie demain !..... Ah ! ciel
» Le jeune homme, étonné de mon exclamation, me regarde, et me dit en souriant : Non, monsieur ; ce n'est pas demain qu'on la marie, mais qu'on doit fixer son choix.
» Aussitôt, sans demander si Amélie aime l'un de ses soupirants, si ce choix dépend d'elle, je dis au jeune homme, avec une volubilité que l'amour seul peut inspirer : Monsieur, monsieur ! c'est moi, moi, qu'elle doit épouser. J'ai trois mille livres de rentes, un commerce qui me rapporte vingt autres mille livres ; je suis libre, je l'adore ; c'est à moi seul qu'il faut la donner. Où est monsieur votre père ? est-il là ? Il faut que je lui parle, il faut que cette affaire soit décidée sur-le-champ.
» Qu'on juge de la surprise du jeune homme, qui m'a vu deux ou trois fois en un an, et qui rencontre en moi un prétendant à la main de sa sœur, sans me connaître, sans m'avoir vu lui faire la cour ! Il ne sait s'il doit rire de ma sortie, qui lui paraît extravagante: il prend le parti de s'en amuser. .— Mon père, dit-il au maître de la maison, qui paraît, venez donc vite ! Voilà monsieur qui veut épouser Amélie aujourd'hui !
» Je ne m'attache point à cette ironie, et je répète au vieillard mon nom, mon état, ma fortune et mes prétentions. Cet homme avait un flegme désespérant ; il traitait toutes les affaires avec poids et mesure. Il me prie de répéter ; je répète ; il fait [212] taire son fils, qui paraît disposé à me persifler ; puis, me demandant où j'ai vu, comment j'ai connu Amélie, il écoute avec le plus grand sang-froid tous les détails que je lui donne de ma passion et de la violence que je lui ai faite pendant un an. Il me prie, pour la troisième fois, de lui donner des preuves de tout ce que j'avance. J'avais heureusement sur moi des lettres, des papiers de commerce ; je les lui montre. Il secoue la tête ; je ne sais si c'est d'estime ou de mépris. — Monsieur saura avant tout, me dit-il, que je ne donne rien à ma fille que son trousseau : mon commerce va si mal ; je le garde d'ailleurs pour moi et mon fils. — Bien, répliquai-je ; je ne lui demande rien ; je ne veux rien qu'elle, son cœur et sa main.
» Le vieillard sonne ; une fille domestique paraît : Qu'on appelle ma fille.
» Amélie descend. Ma fille, lui dit son père, regardez monsieur ; vous déplairait-il pour époux ? — Mon père, je n'ai pas l'honneur de connaître il me faudrait quelque temps pour juger le caractère..... — Il n'est pas question de tout cela. Dites-moi seulement si vous avez quelque inclination dans le cœur, si vous aimez ou Vertpré, ou Berville, ou Nicole, ou Gautherot, qui vous font la cour. — Mon père, l'un d'eux aura ma main, si vous l'exigez ; mais mon cœur n'est encore à personne. — A personne, bien vrai ? — Oh ! je vous le jure. — Eh bien ! dans deux jours vous épouserez monsieur. — Mais, mon père — Point de mais ; j'ai mes raisons : c'est le meilleur de tous les partis qui se présentent. Je ne demande qu'un jour pour les informations nécessaires ; si elles sont à l'avantage de monsieur, comme je n'en doute pas, il sera votre époux. En [213] attendant, dites à Marguerite qu'elle mette un couvert pour lui, il dînera ici ; il mangera tout uniment le pot au feu et la côtelette.
» Amélie fait une révérence timide, sort pour aller remplir l'ordre de son père ; et moi, transporté de joie, je fais des extravagances ; j'embrasse le vieillard en le nommant mon père, je serre dans mes bras le jeune homme tout ébahi, et je l'appelle mon cher frère. J'embrasse tout, jusqu'au gros chat gris qui est endormi sur un tabouret devant le comptoir. Mon futur beau-frère laisse échapper malgré lui quelques éclats de rire, et son père, toujours froid et sérieux, lui fait signe d'être plus circonspect.
» A table on me fait asseoir à côté de la jeune personne, qui, me regardant déjà comme son futur époux, cherche avec esprit toutes les occasions de connaître mes goûts et mon caractère. Je puis dire, sans vanité, que son examen tourna à mon avantage ; elle parut vers le soir plus tranquille et plus contente du sort qu'on lui préparait ; elle eut même la bonté de me faire sentir que son inclination pourrait bien s'accorder avec l'ordre de son père ; et nous nous quittâmes tous enchantés les uns des autres.
» Cependant son frère, qui me regardait comme un fou, n'eut rien de plus pressé que de courir le même soir avertir tous les soupirants de sa sœur, qui étaient ses amis et des étourdis de son âge, qu'un rival venait, en quelques heures seulement, d'obtenir sur eux la préférence. Il leur donna mon adresse ; et pendant qu'il se préparait pour moi le plus terrible orage, je pensais à la bizarrerie de ma destinée, qui m'avait fait sortir garçon le matin, et me faisait rentrer l'après-midi presque [] fiancé. L'idée dont j'avais été le plus éloigné la veille, venait de se réaliser pour moi. Je vais pour m'informer, seulement du sort d'une jeune personne ; j'apprends qu on va la marier, et sur-le-champ je me propose. Pour comble d'étonnement, je suis agréé, et me voilà infidèle à Nombre de Belly, pour Belly elle-même ; car ce n'est que la singulière ressemblance d'Amélie avec mon épouse qui me fait engager une seconde fois mon cœur et ma main. Effet bizarre des affections humaines ! Après cela, qu'on croie donc à la possibilité de la constance, de la fidélité, à la foi des serments ! .
» Après avoir passé une nuit agitée par les mille et une réflexions que me suggéra cet événement extraordinaire, je fus fort étonné le matin de voir entrer chez moi un jeune homme, le chapeau sur la tête, l'épée au côté, qui, me regardant fièrement, me dit avec hauteur : Monsieur, vous avez sans doute trop de cœur pour faire ici plus d'éclat que n'en exige l'honneur ? je vous appelle au combats - Moi, monsieur ? et pour quel sujet ? je ne vous connais pas : puis-je vous avoir insulté ? — Vous apprendrez, monsieur ; que vous m'avez fait l'injure la plus cruelle, et qui ne peut se laver, que dans le sang de l'un ou de l'autre.
» Surpris de cet appel inattendu, je prends mon épée, et je me dispose à suivre l'inconnu, lorsque mon domestique me remet un billet conçu en ces termes : Trouvez-vous, dans une heure, armé, au bois de Boulogne ; vous y trouverez un ennemi qui vous y attend de pied ferme .
» Un troisième billet m'arrive soudain. Dans celui-là un autre ennemi m'appelle en duel au bois de Vincennes. Enfin, un autre jeune homme, armé comme celui qui m'attendait, [215] entre, et me serrant la main, me dit : Sur le boulevard du midi, derrière les Chartreux, vous me ferez raison, mon petit monsieur, de l'outrage que vous me faites.
Je vis soudain que j'étais le jouet d'une plaisanterie ; mais je ne pus concevoir par qui ni pour quel sujet elle m'était faite. Quatre cartels à la même heure, dis-je tout haut en riant à mes deux champions, cela est un peu trop fort aussi ! Daignez, messieurs,.prendre l'heure de ma commodité maintenant, c'est à moi à vous la prescrire. — Le badinage est superflu, s'écrie le premier champion ; il faut me satisfaire sur l'heure ! — C'est sur l'heure même qu'il faut me rendre raison, repart le second champion.
» J'étais bien tenté de sonner mes gens et de faire chasser mes deux spadassins, et peut-être l'aurais-je fait s'il ne fût entré un troisième personnage qui rendit les deux premiers très-confus. C'était le père d'Amélie. — Que vois-je ? dit-il : Berville et Vertpré ici, armés ! dans quel dessein ?
» Les étourdis se sauvèrent soudain sans entrer en explication, et le vieillard m'apprit qu'ils étaient, ainsi que les auteurs des deux billets qu'on venait de me remettre, les quatre soupirants de sa fille, qui, désespérés apparemment d'être supplantés par moi, avaient formé la partie de m'effrayer et de me jouer. Le dépit me saisit à cette nouvelle, et je me promis d'étriller si bien, à la première occasion, l'un de ces quatre mauvais plaisants , que les trois autres n'aient pas envie de s'exposer au même sort. Le hasard m'en offrit la possibilité dès le même soir. En revenant de chez ma prétendue, je rencontrai le premier jeune homme qui s'était présenté chez moi : je le traînai malgré lui dans une petite rue isolée ; je dis malgré lui, car je [216] m'aperçus que le drôle tremblait. Il n'avait pas là ses trois camarades, qui sans doute devaient se réunir à lui le matin, si j'avais eu l'imprudence de le suivre, et fondre sur moi tous ensemble. Je mis donc l'épée à la main ; j'eus le malheur d'étendre à mes pieds mon adversaire baigné dans son sang. M'étant baissé pour secourir cet infortuné, victime de son imprudence, je m'aperçus qu'il était mort, et ne songeai qu'à me sauver. Quelle étourderie ! à mon âge me compromettre avec un enfant, et le tuer ! triste suite des passions...:... Je me sauvai donc, et, rentrant soudain chez moi, je pris ce que j'avais de plus précieux ; j'écrivis ensuite tous les détails de ce malheur au père d'Amélie, que je priai de gérer mes affaires, et je fus me retirer, sous un autre nom, dans une campagne éloignée. J'étais désolé de ce que cet incident reculait mon mariage. Enfin, le temps, qui fait tout, ayant terminé cette affaire à mon avantage, je reparus, et vis avec satisfaction que mon futur beau-père avait eu le plus grand soin de mon commerce pendant mon absence. J'épousai Amélie, et je fus assez heureux, excepté du côté de son frère, qui ne put jamais me pardonner de l'avoir privé d'un ami, d'un compagnon de ses plaisirs et. de ses désordres. Mon beau-père mourut, son fils aîné prit son magasin, et se fixa enfin par un mariage assez bien assorti. Je fus longtemps sans avoir d'enfants. Amélie m'en donna par la suite cinq, dont Henriette est l'aînée. Tout allait assez bien, jusqu'au moment où une maladie grave me conduisit pour la seconde fois aux portes du tombeau. Mon épouse, malade, de son côté, ne pouvant me remplacer dans les soins de ma maison, nous donnâmes, tout moribonds que nous étions, notre procuration à son frère, qui se chargea de faire aller notre magasin [217] avec le sien. Mon épouse mourut, ce qui prolongea mes regrets et ma maladie. A la fin, je me rétablis, mais pour apprendre l'événement le plus funeste. Mon coupable beau-frère venait de faire une banqueroute frauduleuse : il m'avait tout emporté, et ne me laissait rien que les hardes que j'avais sur le corps. Que faire ? J'étais très âgé, infirme, père de cinq enfants en bas âge, et ruiné.... Berthier, mon ami depuis mon séjour à Paris, eut l'humanité de me retirer chez lui, où je tombai encore malade. Ce fut pendant cette dernière indisposition qu'en examinant par hasard mes papiers, il y trouva une note écrite de ma main, qui rappelait le service que j'avais eu le bonheur de vous rendre autrefois, vertueux Palamène, et qu'il eut l'indiscrétion de vous en écrire à mon insu. Vous vîntes soudain à mon secours , et maintenant, heureux et tranquille dans l'asile hospitalier que vous avez bien voulu me donner , je ne me rappelle mes malheurs passés que comme un songe, comme le nautonnier se souvient d'un orage auquel il a eu le bonheur d'échapper.... Je n'ai plus qu'un vœu à former, bon et respectable ami : c'est celui de voir mes enfants heureux, surtout de voir mon Henriette établie ; car, pour les autres , je ne serai plus lorsqu'ils deviendront hommes. Mon Henriette ! toi, dont les soins consolateurs, dont les vertus filiales ont si bien su adoucir mes maux depuis la mort de ta mère et la fuite de ton oncle ! oh ! viens que je te bénisse, et que le bonheur marque désormais tous les instants de ta vie ! Tu n'as plus, après ton père, que cet ami généreux, que ces enfants compatissants qui partagent les vertus de l'auteur de leurs jours ! Henriette, fixe toujours sur toi leur vigilante, leur constante amitié, par tes vertus douces et par une reconnaissance éternelle. C'est le juste retour que l'on doit [218] aux bienfaits, qui les rend légitimes ; et, sans la reconnaissance, la tendre amitié, la douce générosité n'habiteraient bientôt plus la terre, !.. »
Ainsi parla M. Delacour ; et les enfants de Palamène furent presque fâchés de voir son récit sitôt terminé. Il avait été long cependant, il les avait occupés pendant plusieurs soirées ; mais tel est le propre des histoires intéressantes, que, quelque étendues qu'elles soient, elles paraissent toujours trop courtes, et laissent à désirer à celui qui les écoute ou les lit avec attention et plaisir. Heureux le livre qu'on trouve trop court ! Heureux l'auteur qui, loin de fatiguer ses lecteurs par des redondances ou des détails oiseux, leur fait dire à la fin de son livre : C'est bien dommage qu'il n'y ait pas un volume de plus !
C'est le sort que j'envie, à tort peut-être ; mais quelle que soit l'opinion qu'on portera de cet ouvrage, je serai assez récompensé de l'avoir entrepris si les pères de famille me savent gré de mes intentions, de ma marche et de la moralité que j'ai cherché à répandre dans chacune des historiettes qui le composent. L'estime des gens probes et délicats est vraiment la récompense des gens de lettres. C'est la seule que j'ambitionne et que je chercherai toujours à mériter dans mes productions.
Mais j'entends déjà le censeur, à l'œil louche et cynique, me reprocher que je parle de moi, que j'occupe mes lecteurs de moi, comme si je ne devais jamais leur faire connaître mes principes et la seule ambition qui m'anime ! Qu'il se rassure, ce censeur austère ; je vais m'éclipser encore une fois sous le manteau de l'historien, et je passe, sans autre réflexion, aux détails des autres soirées de mon intéressante famille.
[]La Masure du Meunier
Ce jour était consacré au repos ; Palamène réunit donc ses enfants dès le matin, et leur dit : Mes amis, j'ai donné ordre à Marcelle de nous préparer des viandes froides, que nous emporterons aujourd'hui pour aller dîner sur l'herbe. Nous traverserons la forêt des Six-Routes, et nous irons dîner dans la plaine des Trois-Moulins, sous les saules qui bordent le ruisseau du Moulinot. Nous partirons de bonne heure ; ainsi soyez tous prêts.
Comme cette nouvelle est agréable pour nos jeunes gens !
[220]Adèle et Henriette montent soudain chez elles pour songer à la toilette. Elles veulent plaire maintenant, et sans doute il leur est permis d'avoir un peu de coquetterie. Armand et Jules vont bientôt les retrouver ; et comme ils sont galants, ils font à ces . jeunes personnes des compliments très-flatteurs sur leur coiffure, sur leur mise, sur leur goût en un mot. Adèle et Henriette rougissent ; Jules et Armand s'esseyent, assistent à leur toilette, les aident même à fixer quelques fleurs dans leurs cheveux : c'est une véritable scène de boudoir. Pour Léon, il est occupé à faire une chanson sur les plaisirs de la campagne et les amusements champêtres. Il l'a mise sur un air connu cette chanson qu'il trouve excellente, et il se propose bien de prier la belle Henriette de la chanter lorsqu'on en sera au dessert du dîner qu'on va faire sur l'herbe. Léon est dans le feu de la composition ; il frappe des mains, il se promène, il parle à haute voix. Il gesticule ; c'est, en un mot, un auteur dans toutes les règles. Palamène, qui voit tout et sait tout, se plaît à voir s'exercer le génie de l'un, tandis que les autres payent à la beauté, aux grâces, le juste tribut d'admiration qu'elles méritent. Il en est enchanté Palamène, et il est heureux d'être père !
Quand la chanson est faite, quand les toilettes sont terminées, quand tout le monde est prêt, Marcelle met dans un panier, sur l'âne, les petites provisions nécessaires ; puis elle monte sur le baudet, et l'on se met en route.
Comme elle est intéressante cette petite caravane ! Palamène et son ami Delacour ouvrent la marche ; les deux vieillards, appuyés sur leur canne, causent d'objets sérieux, tandis qu'Henriette, donnant le bras au timide Armand, répond ingénument aux questions qu'il lui fait sur l'amour et sur l'état [221] de son cœur. A côté d'eux, Adèle fait la guerre à Jules, son cavalier, de ce qu'il a fait ses boucles et son toupet trop haut, ce qui lui donne un air d'écolier. Léon est détaché de la compagnie ; il rêve à sa chanson ; il n'est pas content d'un vers, et cherche à le refaire, pour donner plus de perfection à ce petit poëme, qui doit être chanté par une jolie bouche. Enfin, pour ajouter au pittoresque du tableau, la bonne Marcelle, assise ou plutôt accroupie sur son indocile monture, cherche à s'éloigner des petits sentiers qui bordent les fossés, où elle craint de tomber ; et pour garder son équilibre, elle suit, de la tête et des épaules, tous les mouvements de la rétive bête.
C'est ainsi que nos amis traversent la forêt des Six-Routes, et se trouvent, après trois quarts d'heure de marche, dans la belle plaine qui va leur offrir une table frugale, un abri verdoyant et une eau limpide. Il est cependant de trop bonne heure pour dîner. On propose, tandis que les papas sont assis à l'ombre, un petit jeu où tout le monde puisse s'amuser. Jouons au secrétaire , dit Léon : on donnera des gages, et nos demoiselles seront obligées de nous chanter de petites chansons. — Va pour le secrétaire , dit Armand ; mais comment cela se joue-t-il ? — Tu vas le savoir dit Léon ; j'ai justement sur moi du papier et mon crayon.
Voilà Léon qui coupe une foule de petits papiers, et qui commence à écrire. Chacun attend avec impatience le résultat de son opération : il est prêt enfin. Léon lit à haute voix un de ces petits papiers.
« Cléon est bon, généreux, sensible, ami de l'ordre, de la justice » et de l'humanité. Il ne fait rien sans motif, et n'entreprend rien [222] » sans être sûr de réussirs. Il est chéri de tout le monde, et ses bien » faits seront à jamais gravés dans tous les cœurs. " a présent, mes amis, il faut me dire quelle est la personne que j'ai voulu dépeindre sous le nom de Cléon.
ARMAND .
C'est m. de verseuil, le seigneur du château.
LÉON.
Non : un gage. ( Armand donne un gage.)
'ADÈLE .
Ce cléon-là, c'est papa.
LEON.
Tu l'as deviné, toi. Oui, c'est papa : le portrait est-il ressemblant ?
TOUS LES ENFANTS.
Oui, oui !
LÉON.
C'est papa, maintenant, qui doit faire le secrétaire.
Palamène, qui a la bonté de se prêter aux plaisirs de sa jeune famille, prend le crayon, écrit sur un petit papier, et lit ensuite:
« Damon est né sensible et bon ; son cœur est excellent, son esprit" assez droit ; mais on le croit un peu sévère sur les défauts d'autrui ; » il passe difficilement aux autres leurs faiblesses, et voudrait qu'on" ne lui en imputât jamais. Il a quelquefois un peu de vanité, et » son ambition peu réfléchie ne calcule ni les convenances, ni les" lieux, ni les temps. Du reste, c'est un garçon que j'aime de tout » mon cœur . »
Quel est celui-là ?
ADÈLE.
N'est-ce pas julien, le fils de notre voisin ?
[223]PALAMEME.
Non : un gage. ( Adèle donne un gage. )
JULES.
C'est léon.
PALAMÈME.
Un gage, mon ami. ( Jules donne aussi un gage. ) Armand c'est donc jules ?
PALAMÈNE.
Ce n'est point jules. ( Nouveau gage d'Armand . )
LÉON.
C'est plutôt Armand lui-même.
PALAMÈNE.
T'y voilà.
Armand rougit des légers reproches qu'on lui fait. Il prend à son tour un petit papier, écrit et lit :
« Céphise est belle sans vouloir le paraître. Ses yeux sont tendres et spirituels ; sa bouche ne s'ouvre que pour dire des choses » agréables. Son cœur, formé par la vertu même, a la candeur, » l'innocence de la nature, et son âme est pure comme le cristal de cette eau limpide. Peut-être Céphise est-elle insensible aux vœux de tous les mortels : il est temps néanmoins que son cœur lui parle , » et qu'il s'attendrisse en faveur de celui qui réprime journellement avec peine le désir de lui dire : Je vous aime ! Céphise entend » peut-être ses soupirs ; mais Céphise n' y répond point . »
Quelle est céphise, mes amis ?
HENRIETTE.
Faut-il le demander ? c'est mon aimable adèle.
[224]Ah ! un gage, un gage s'écrient à la fois tous les enfants.
[Henriette baisse les yeux, rougit, et donne un gage, que sans doute elle s'attendait avec plaisir à perdre. )
PALAMÈNE.
Je dis, moi, que c'est la charmante henriette.
Henriette devient secrétaire , et fait le portrait de son père, qui est deviné par Jules. Jules fait le portrait, un peu piquant, de Léon, qui est deviné par Armand ; et Léon désigne à son tour, avec les détails les plus flatteurs, sa sœur Adèle, qui est reconnue par Jules. Ce jeu se prolonge assez longtemps pour que chacun donne des gages, dont on fait Marcelle dépositaire. Il est question de les tirer, ces gages qui vont être la source de mille folies. En conséquence, Marcelle ferme bien son tablier. Palamène, comme le moins suspect de ce qu'on appelle tricher, y fouille le premier, et ordonne au gage touché, si c'est un garçon, qu'il dansera une allemande, qu'on lui chantera, avec la jeune personne de la société qu'il voudra choisir. Le gage est tiré, il appartient à Armand. Adèle chante l'air d'une allemande, pendant qu'Armand la danse avec Henriette, qu'il a choisie, et qui s'en tire avec une grâce infinie.
Le second gage était à Adèle ; il fallait qu'elle embrassât celui qui lui plairait le plus : c'est son père qu'elle va serrer contre son cœur, et qui répond à ses effusions avec la plus vive tendresse. Un autre gage est à'Jules, qu'on met en pénitence jusqu'à ce que la personne qui s'intéresse le plus à lui aille le délivrer. C'est Adèle qui se charge de ce soin. Un troisième gage est à Léon. Léon est obligé de grimper sur un arbre, et d'y cueillir des baguettes pour tout le monde. Enfin un quatrième [225] gage appartient à la jeune Henriette ; c'est le seul qu'elle ait donné, et il faut qu'elle chante une chanson ; c'est où Léon l'attend. Henriette déclare qu'elle ne sait aucuns couplets nouveaux ; Léon lui donne ceux qu'il a faits avant de partir, et elle chante avec un goût qui pénètre d'admiration tout le monde, et surtout Armand, la chanson suivante :
ROMANCE PASTORALE.Que j'aime la prairieOù j'enfle mes pipeaux,Et la rive fleurieOù paissent mes troupeaux !Je chante la natureEt ses tableaux divers,Assis sur la verdure,Et seul dans l'univers.Que j'aime une onde pureQui mouille le roseau !Que j'aime le murmureD'un limpide ruisseau !Dans ma mélancolieJ'y soupire toujours.Il offre de la vieLe trop rapide cours.Que j'aime le bocageOù Zéphyr fuit le jour !Que j'aime le ramageDes oiseaux d'alentour ![226]La douce mélodieRègle leurs sons touchants ;Et bien souvent j'envieL'ivresse de leurs chants.Que j'aime une soiréeD'un beau jour de l'été !De Phoebé mesuréeQue j'aime la clarté !La musique lointaineD'un simple chalumeauRappelle de la plaineL'habitant du hameau.
Cette chanson est trouvée charmante par toute la société, qui en demande l'auteur. Léon rougit ; on le nomme, et Palamène lui fait signe qu'il est très-satisfait de ce petit ouvrage.
Quand les autres gages sont tirés, M. Delacour propose de se mettre à table. En conséquence, Marcelle étend une serviette sur le gazon, y étale ses mets, et chacun de ses convives s'assied par terre autour de cette table champêtre dont l'appétit va faire les frais. Tous nos enfants dévorent, l'air et l'exercice les ayant disposés à faire honneur aux mets. Marcelle s'aperçoit que son dîner est un peu court, et tout le monde en rit. Au dessert on prie Henriette de recommencer la chanson de Léon ; elle s'en acquitte avec une complaisance et une grâce qui charment tous ses auditeurs. Léon est enchanté, son petit amour-propre jouit, et Palamène n'est point fâché d'exciter son émulation par des éloges mérités. Une seule réflexion a cependant troublé un peu le plaisir qu'ont goûté les enfants de Palamène [227] dans cette charmante partie. De la place où ils sont, ils voient le moulin de M. Rolland ; ils en entendent même le bruit, et ils soupirent en pensant que leur frère Benoît y est renfermé, qu'il ne jouit pas, comme eux, du plaisir d'être avec leur véritable père. Palamène s'est aperçu que leurs regards se sont tournés souvent vers le moulin, et comme il pénètre les divers sentiments qui les agitent, il jouit de leur bon cœur et de leur tendre sollicitude.
Puisque je parle de Benoît, et que d'ailleurs mes convives sont occupés à chanter et à rire, je vais ramener mes lecteurs vers cet enfant, que nous avons laissé chez M. Rolland, et prendre mon récit de plus haut pour arriver à l'événement le plus heureux pour lui.
Benoît n'avait rien fait le premier jour de son arrivée chez M. Rolland. Celui-ci lui avait épargné le travail en voyant sa tristesse et ses regrets ; mais le lendemain matin, M. Rolland, qui, la veille, lui avait paru indulgent et bon, lui fit voir un visage sévère, et lui prescrivit un ordre de travail pour toutes les heures de la journée. Benoît frémit ; il pria cet homme peu traitable de lui laisser au moins quelques heures de récréation, et pleura. M. Rolland lui tourna le dos en lui disant : Vous n'êtes pas ici chez votre père, et si vous me résistez, je saurai vous punir !...
Benoît sentit qu'il était chez un étranger, et soupira ; mais son petit caractère âpre et dur, reprenant souvent le dessus, lui fit faire tant de fautes au bout de quelques jours, que M. Rolland lui promit de le punir sévèrement. Vous ne me connaissez pas, lui dit-il ; vous ne savez pas comment je corrige les mauvaises têtes. Tenez-vous prêt à me suivre demain matin : je [228] vous mènerai dans un lieu où d'autres petits mauvais sujets comme vous sont devenus meilleurs.
Quel était cet endroit dont parlait M. Rolland ? Jusqu'à ce jour, Benoît, qui, à la vérité, n'avait jamais eu la permission de sortir de la salle où il travaillait, ne connaissait, du logement de M. Rolland que cette salle et son moulin, Benoît voyait bien, à travers les croisées, un petit corps de bâtiment éloigné, très-bas et fort long, fait en forme de chaumière ; Benoît savait que ce bâtiment appartenait à M. Rolland ; mais en même temps il savait que M. Rolland y pénétrait seul avec son garçon meunier : ce garçon meunier était un homme d'une figure dure et rébarbative, qui jamais ne disait un mot à Benoît ; et, pour ajouter à sa terreur, Benoît entendait souvent sortir de ce bâtiment des cris confus, plaintifs et tumultueux, dont il ignorait le motif. C'était sans doute de ce mystérieux bâtiment que M. Rolland avait voulu lui parler... Benoît passa une nuit cruelle ; et le lendemain matin son sévère instituteur vint le prendre par la main, et lui dit seulement de l'accompagner. Benoît le suit en tremblant, et sort, pour la première fois, dans la campagne avec lui. Il frémit quand il voit son guide diriger ses pas vers le fatal édifice, qu'un secret pressentiment lui dit être plus triste que l'enfer. M. Rolland ouvre une porte,, et la referme soigneusement. Soudain les cris confus d'une foule d'enfants viennent frapper l'oreille attentive du timide Benoît. M. Rolland lui fait lire sur une porte intérieure : Salle déjeune des enfants rétifs .
C'est ici, lui dit M. Rolland, que je renferme ceux de mes élèves qui me répondent et me résistent. Ils y sont condamnés, pour un certain nombre de jours, au pain et à l'eau. [229] M. Rolland ouvre la porte ; et Benoît voit, dans une salle absolument nue, trois ou quatre jeunes enfants vêtus tous d'une robe bleue, pâles et maigres, se disputant un pain noir et une cruche.d'eau qui sont déposés sur une pierre au milieu d'eux. L'aspect de M. Rolland les porte tous à se cacher dans un coin.
Une autre porte frappe les regards de Benoît. On lit au dessus cette inscription : Salle de pénitence des fainéants et des gourmands .
Cette porte s'ouvre, et Benoît reste saisi en voyant de jeunes garçons vêtus d'une blouse grise, obligés de transporter et de jeter dans une espèce de puits des pierres énormes sous lesquelles ils paraissent succomber. Ceux-ci, dit M. Rolland, ont chacun cent, cent cinquante ou deux cents pierres, par jour, suivant la gravité du vice pour lequel je les punis, à jeter dans cette fosse, dont on rapporte continuellement les décombres dans cette salle : s'ils ne font pas la tâche qui leur est imposée, vous allez voir comment je sais leur en donner une autre plus pénible. Lisez ce qui est écrit sur cette porte qui mène à un séjour plus redoutable : Salle de correction des jaloux, des envieux , des orgueilleux et des méchants .
L'aspect de cette salle achève d'abattre le pauvre Benoît : on y voit de jeunes enfants assis et garrottés dans des espèces de chaises ferrées qui leur tiennent le cou, les bras et les jambes. Leurs épaules seulement sont découvertes ; et d'heure en heure le garçon meunier vient appliquer à chacun d'eux un, trois ou quatre coups de nerf de bœuf, suivant leur délit. Ceux-ci, dit M. Rolland, ne restent quelquefois qu'un jour ou deux dans celte salle ; en voilà pourtant un qui est si méchant, que je l'y ai laissé depuis quatre jours, et je crains bien qu'il n'y reste [230] encore longtemps. C'est un petit caractère indomptable, jamais il n'a tort ; il faisait le tourment de son vieux père et de son jeune frère ; j'espère qu'il sera meilleur quand il rentrera dans la maison paternelle. — Est-ce là tout ? dit en tremblant le pauvre Benoît. — Non, certes ; j'ai là un souterrain où je plonge, où je livre à des tourments continuels, les enfants qui ont des dispositions pour le jeu, pour le vol, pour ces vices honteux qui, par la suite, peuvent déshonorer leur famille. Il est inutile que je vous les montre : le genre de leur punition vous ferait peur sans vous être utile ; car. Dieu merci, vous n'avez point les défauts monstrueux qu'ils expient. Je me contenterai de vous laisser dans la première salle où sont les enfants rétifs et indociles : vous y resterez trois jours, mon cher ami ; et vous y endosserez le sarreau bleu, comme les autres. Benoît pleure, crie, se jette aux pieds de M. Rolland ; rien ne peut attendrir cet homme si doux d'abord, et qui était devenu farouche et inexorable. Voilà comme ils sont tous ! s'écrie cet homme sévère ; ils ne peuvent se tenir chez leurs parents, où ils sont choyés, caressés et même gâtés ; puis, quand ils sont ici, ils intercèdent, ils exigent qu'on leur pardonne. Point de ménagements avec les enfants que leur père a été forcé de rejeter loin de lui ; il faut qu'ils m'obéissent ou qu'ils soient punis.
Benoît promet qu'il sera docile et laborieux, on ne l'écoute point. Toutes les portes se ferment, et Benoît est abandonné dans la salle des enfants rétifs aux mains du garçon meunier, qui le déshabille malgré sa résistance, et lui met la fatale robe bleue. Son bourreau disparaît à son tour ; il ne voit plus que les tristes compagnons de son infortune. Benoît pleure, crie, appelle à son secours son père, ses frères, [231] qui ne peuvent l'entendre ; les autres enfants cherchent à le consoler, ils lui présentent leur cruche et leur pain noir ; Benoît refuse tout ; il jure qu'il se laissera plutôt mourir de faim. Mais, comme il remplit la salle de ses gémissements, les autres l'avertissent de se taire, s'il ne veut voir revenir le terrible garçon meunier.—Aussitôt, lui disent-ils, qu'il nous entend crier ou jouer, il entre, et le misérable nous maltraite avec un fouet qu'il tient toujours à sa main.—Mais ce sont donc des bourreaux ?—De véritables bourreaux ! Aussi, pourquoi avons-nous encouru la disgrâce de notre père ? nous y étions si bien ! Ah ! s'il nous était possible d'y rentrer , comme nous serions doux, modestes et dociles !—Est-ce que vous ne pouvez pas vous sauver d'ici ?—Ah ! bien oui ! regardez donc ces grilles à ces croisées élevées ; ces portes sont-elles fortes et ferrées,hen ?....
Benoît voit en effet qu'il est impossible de fuir cette étroite prison, et ses cris redoublent. La prison s'ouvre ; grand Dieu ! c'est le terrible flagelleur ; il est armé d'un énorme fouet, qui, dans sa main, semble être la massue d'Hercule. —Qu'ai-je entendu ? s'écrie-t-il d'une voix terrible. — Rien.
Et tout le monde se tait.
Le garçon meunier se retire ; Benoît sent, comme les autres, que tout éclat est imprudent ; il se borne à examiner la salle, et avoir s'il ne pourrait pas s'évader. Il est ingénieux, adroit et entreprenant, Benoît. Il remarque qu'autrefois il y avait dans cette salle une cheminée qui a été démolie ; mais au plancher, en haut, l'ouverture du tuyau n'a été bouchée seulement qu'avec du plâtre. Il s'agit de démolir cette espèce de cloison et d'y faire une ouverture ; mais comment faire ? il n'y a là ni bancs, ni échelle, ni marteau. Benoît trouve un expédient unique, [232] qui est approuvé par ses camarades d'infortune. Ils sont six en tout : trois se pelotonnent, deux autres montent sur leurs dos ; et Benoît, perché sur les épaules de ces derniers, parvient, au moyen d'une pierre avec laquelle il frappe, à faire un trou dans cette cloison de plâtre. Ensuite, pour éviter le bruit, qui pourrait faire venir le barbare surveillant, il fait tant avec ses mains et ses ongles, que l'ouverture devient assez large pour qu'un enfant puisse y passer.
Mais il s'élève un différend qu'on n'avait pas prévu. Qui se sauvera le premier, le second, le troisième ? Et les deux derniers, comment feront-ils ? ils n'auront plus là les épaules de leurs camarades ! Cet embarras est sur le point de les conduire à des disputes, à des coups même. Ils vont renoncer à leur entreprise ; mais, s'ils restent, ils sont perdus ! on s'apercevra des trous qu'ils ont faits ; on soupçonnera leur, projet de fuite, et il n'y a pas de doute qu'on les fera tous passer dans la dernière salle de correction. Benoît, pour ne pas perdre tout à fait le fruit de cette tentative, propose un moyen d'arrangement : — Quatre de nous seulement peuvent se sauver, dit-il à ses camarades ; tirons-les au doigt mouillé ; quand le sort aura décidé, les deux derniers n'auront pas à se plaindre.
Ce qui est dit est fait ; mais, ô malheur ! les quatre sortants sont tirés et Benoît se trouve avec un autre au nombre des deux derniers qui restent. Benoît est né bien malheureux ! Il est prêt à se fâcher ; il se plaint de ce qu'il est obligé, lui et son camarade de malheur, de payer pour les autres. Mais c'est lui qui a proposé l'expédient ; il a mauvaise grâce de s'en plaindre, et il est forcé de prendre son parti en gémissant : car il ne doute pas qu'aussitôt après celte équipée il n'aille s'asseoir dans ces [233] vilaines chaises ferrées où il vient de voir de pauvres victimes de son âge !.... Le voilà donc qui s'accroupit et prête son dos en sanglottant. Un des fugitifs leur crie qu'il est déjà dans un petit grenier dont une lucarne ouverte lui donne la facilité de se glisser dans la campagne. Le premier disparaît.
Un second s'échappe de même en disant adieu à ses camarades. Un troisième s'envole de la même manière, et ce sont autant de coups de poignard pour le pauvre Benoît. Enfin, il se redresse avec son compagnon d'infortune ; et le quatrième, qui est destiné à recouvrer sa liberté, monte sur leurs épaules, s'accroche à l'ouverture du tuyau de la cheminée, disparaît à son tour, et leur souhaite le bonsoir.
Quand ces quatre enfants sont partis, les deux qui restent se regardent et se mettent à pleurer. Benoît, toujours inventif, propose un projet à son malheureux collègue. Nos amis, lui dit-il, se sont tous sauvés sans regarder dans le grenier s'ils n'y trouveraient pas une échelle, une corde, quelque facilité pour nous faire échapper ; ce sont des égoïstes ! tiens, laisse-moi y monter sur tes épaules, je te jure, foi d'honnête homme , que je redescendrai si je ne trouve pas les moyens de te sauver.
L'autre ne veut pas y consentir ; Benoît propose encore le doigt mouillé, qui est accepté, et pour cette fois le sort favorise Benoît. Le voilà donc qui, plein de joie, mais en même temps bien décidé à tenir sa promesse, se guindé sur l'épaule de son camarade, et parvient à son tour à l'ouverture du trou. Il est déjà dans le grenier ; mais , ô regrets ! point d'échelle, rien ! Benoît sent ses genoux fléchir sous lui ; il regarde à travers la lucarne qui a vu partir ses camarades, et remarque en [234] effet que rien n'est plus aisé que de descendre dans la campagne ; mais il a promis de partager le sort de l'infortuné qui est resté en bas ; cet infortuné tremble de rester seul ; il lui crie: — Descends, descends ; veux-tu bien descendre ?.... Benoît est mûri déjà par le malheur ; son caractère s'est plus formé en huit jours qu'il ne l'avait été en huit ans chez son père. Il se décide à sacrifier sa sûreté, sa liberté, sa vie même à la délicatesse, à l'honneur. Il soupire en voyant l'oiseau voltiger librement dans les airs ; puis, s'arrachant enfin à l'espoir séduisant de devenir libre, il revient au trou, y passe une jambe lentement, puis l'autre jambe ; puis, s'asseyant un moment sur le plancher, il va sauter jusqu'en bas ; mais un monceau de paille qu'il n'avait pas remarqué derrière une porte attire son attention : il y court, et reste frappé d'une surprise bien agréable, en voyant dessous un cordage ployé en rond. Tiens, tiens, crie-t-il à son camarade, tu es sauvé et moi aussi.
Benoît arrête un bout du cordage, lui jette l'autre bout ; mais soudain il entend ouvrir la porte d'en bas ; c'est sûrement le terrible Rolland ou son garçon ; Benoît abandonne son ami, ne pouvant faire autrement. Il court à la lucarne, monte sur le toit, et trouve aisément le moyen de descendre dans la plaine, où il se sauve à toutes jambes. Ce n'est pas ma faute, se dit-il en courant toujours sans oser regarder derrière lui ; j'ai fait ce que j'ai pu pour lui rendre la liberté, je n'ai rien à me reprocher.
Cependant il est tellement haletant, tellement fatigué, que la crainte d'être poursuivi cède bientôt à la nécessité qu'il éprouve de se reposer un moment. Il s'arrête, regarde derrière lui, ne voit personne, et prend courage.... Mais où ira-t-il, Benoît ? où [235] portera-t-il ses pas ? chez son père, il ne peut balancer ; oui, il ira se jeter aux genoux de ce vieillard sévère, mais bon et généreux ; il lui fera le portrait du barbare chez qui il l'avait placé, sans connaître sans doute toute sa cruauté ; il lui donnera une idée de ses prisons que son père ne connaît sûrement pas ; il lui dira enfin : Mon père, vous avez été séduit par la feinte douceur de M. Rolland ; c'est un monstre, c'est le bourreau des enfants ! Il les martyrise, et croit les corriger en voulant réprimer la paresse par la paresse elle-même, en leur faisant subir des traitements qui nuisent à leur santé, et ne font souvent qu'aigrir un caractère âpre, au lieu de l'adoucir. Son père lui dira : Je ne savais pas cela ! Rolland ne m'a pas dit qu'il avait des prisons, qu'il tourmentait ainsi les pauvres enfants qu'on lui confiait ; et son père lui pardonnera, l'embrassera, le recevra chez lui, où il se promet bien de se conserver par sa douceur et sa docilité.
C'est ainsi que raisonne Benoît, et il faut convenir qu'il ne manque point de jugement. Il aime bien son père au fond, puisqu'il l'estime assez pour croire qu'il ne l'aurait point livré aux soins de M. Rolland s'il eût connu la cruauté et les cachots de cet homme inhumain. Benoît sait que son père a voulu le punir, et non sacrifier sa jeunesse ni sa santé. Il est plein de confiance en son père ; et, d'ailleurs , si son père le bannit une troisième fois de sa maison, Benoît ira plutôt demander son pain de porte en porte que de retourner dans l'étroite prison dont il a eu le bonheur de se sauver si à propos.
Tandis que Benoît réfléchit en courant, il aperçoit dans une vaste plaine, au bord d'un ruisseau qu'ombragent des saules antiques, une société assise sur l'herbe, et qui parait y faire [235] un repas champêtre. Il entend même chanter une voix inconnue, mais qui lui paraît belle. Benoît meurt de faim et de fatigue ; il faut qu'il se repose, et il préfère s'asseoir à côté de plusieurs personnes à qui il racontera ses malheurs, et qui le protégeront si le barbare Rolland ou son complice viennent à l'atteindre. Voilà donc Benoît qui, sans réfléchir qu'il est nu, vêtu seulement d'une blouse de prisonnier, va tout droit devant les personnes assises qu'il aperçoit de loin sans pouvoir les distinguer. De leur côté, ces personnes restent fort étonnés de voir un jeune enfant courir à elles, et cette visite imprévue suspend un moment la gaieté et les chants qui les animent,.... Benoît s'approche, distingue les objets, et s'écrie en tremblant d'effroi : Ciel ! mon père et mes frères !...
— Benoît ! s'écrie à son tour Palamène, car c'était lui et.sa société.— Benoît ! répètent ensemble Adèle, Armand, Jules et Léon.
Benoît se précipite aux genoux du vieillard, qu'il inonde de ses larmes ! Quoi ! vous voilà, monsieur, lui dit Palamène ! que signifie ce vêtement ?... Benoît lui raconte en sanglotant ce qui lui est arrivé, et la manière dont il s'est sauvé de la salle de correction où le méchant Rolland l'avait enfermé. Chacun s'attendrit, chacun s'apitoye sur son sort, et les larmes coulent de tous les yeux !— Vous ignoriez sûrement, mon père, continue Benoît, que cet homme eût des prisons, des nerfs de bœuf, des tortures !... ( Palamène ne répond point.) Oh ! pardonnez-moi ; recevez-moi au nombre de vos enfants ; je vous jure que je suis corrigé, mais corrigé pour la vie.
Palamène se tait ; Armand, Adèle, Jules, Léon et la sensible Henriette courent à lui, le pressent dans leurs bras, en l'implorant [237] pour Benoît. Le vieux Delacour joint ses instances aux leurs, et le père de famille, ne pouvant plus résister à tant de sollicitations, ouvre ses bras paternels au pauvre Benoît, à qui la joie et la reconnaissance font faire des folies, des cris, des sauts extravagants. Benoît ramasse ensuite les miettes, pour ainsi dire, du dîner qu'on vient de manger ; puis notre aimable société, s'apercevant que la nuit va presser leur retour, revient tranquillement à la chaumière, où Benoît change bien vite sa robe de prisonnier contre ses propres habits. Le souper fut gai, surtout pour Benoît, qui y fit honneur, et qui fut accablé de caresses par son père, ses frères et par les deux amis.
Avant de se retirer pour se livrer aux douceurs du sommeil, Palamène dit à ses enfants : Mes amis, vous m'avez dit, je crois, que pendant mon voyage de Paris vous aviez été pour rendre une visite au jeune Émilion dont Brigitte nous a raconté l'histoire ? Vous ne trouvâtes ni Brigitte ni Émilion ; ils étaient à Paris, où Émilion a retrouvé son père, sa mère, toute sa famille. Eh bien ! cet intéressant jeune homme a appris cette démarche de votre part, qui l'a pénétré de reconnaissance. Tantôt on a remis ici une lettre, dans laquelle Émilion et Brigitte me promettent de venir nous voir sous deux ou trois jours, et de nous raconter la suite de leurs aventures. Cela pique votre curiosité, je le vois ; je vous assure que je suis aussi curieux que vous de connaître le dénoûment de celte singulière histoire. Réprimons notre impatience, et attendons Émilion, qui sans doute tiendra sa parole.
Nos enfants, ravis de cette nouvelle, se retirèrent, et goûtèrent bientôt un repos dont ils avaient tous besoins. Benoît surtout, n'avait jamais éprouvé tant de fatigues ni tant de révolutions en un jour.
[][][]Voilà donc Benoît rentré en grâce, pour la seconde fois, auprès de son père. Il se promet bien de ne plus se mettre dans le cas d'être banni de la maison paternelle ; il a eu une trop forte leçon ! Ce méchant Rolland ! quel homme ! Benoît passe toute la matinée à raconter à ses frères les mauvais procédés de ce bourreau des petits enfants : il leur fait une description exacte de ses prisons, de ses salles de correction. Tous frémissent, tous plaignent Benoît d'être tombé entre les mains d'un homme si cruel, tous le félicitent du courage qu'il a eu de briser [240] ses fers. Ils ignorent que tout cela n'était qu'une comédie arrangée entre le père de famille et son ami Rolland. Celui-ci, entendant les plaintes amères que Palamène lui faisait sur son fils Benoît, imagina un moyen plaisant de l'effrayer, de le corriger peut-être. J'ai, dit-il à Palamène, une masure presque ruinée, divisée en trois chambrettes. J'y réunirai plusieurs enfants, tant des miens que de ceux de mes amis. Je leur donnerai des instructions en conséquence, et j'espère qu'ils me seconderont... Dans ce dessein, M. Rolland pendant les premiers moments du séjour de Benoît dans sa maison, avait arrangé sa pièce et ses décorations avec son garçon meunier et sept à huit jeunes garçons des environs. Ces trois salles de pénitence n'étaient qu'un jeu du moment, propre à faire néanmoins la plus grande impression sur le jeune cerveau de Benoît, qui se trouvait enfermé dans la première. Un enfant avait le mol pour lui inspirer l'idée de se sauver, pour lui indiquer même l'ouverture bouchée du tuyau de cheminée. On était sûr que Benoît se sauverait aisément, et même personne ne le guettait et ne songeait à s'opposer à sa fuite. M. Rolland avait prévenu Palamène du jour où. il commencerait sa pièce comique, et ce n'était que dans l'espoir de voir arriver vers lui le fugitif Benoît que Palamène avait engagé la partie du dîner champêtre sur l'herbe de la prairie qui conduisait au moulin. Tout avait réussi au gré de ses souhaits. Palamène avait vu revenir son fils soumis, craintif et repentant ; il était tranquille. Palamène ne craignait pas que Benoît, par un coup de tête, s'enfuît du moulin de M. Rolland pour aller ailleurs que chez son père : il connaissait trop le cœur de ses enfants ; et, quand celui-ci aurait voulu diriger ses pas d'un autre côté que vers la ferme, il [241] n'aurait pas pu aller plus loin ; car le garçon meunier, qui épiait ses démarches, était à cheval derrière le mur de la masure, et tout prêt à courir après l'enfant et à le rattraper s'il l'eût vu prendre une autre route que celle de la prairie. Tout était donc bien combiné pour effrayer, pour corriger le petit bonhomme, et tout avait secondé les vœux du père de famille. Il espère à présent que Benoît est formé par l'expérience et par seize années ; il ne craint plus des vices, mais seulement des vivacités qu'il sait bien qu'on doit pardonner à l'âge.
Benoît raconte donc ses malheurs à ses frères, qui, à leur tour, lui rapportent toutes les aventures de M. Delacour, dont Benoît n'a pu entendre que le commencement. Ainsi se passe cette journée, en effusions, en caresses et en confidences réciproques. Le soir on se réunit sur la terrasse, sans avoir de but bien décidé, mais dans l'espoir que Palamène ou son ami feront les frais de la conversation et des plaisirs. A peine y est-on rassemblé, qu'on entend frapper rudement à la porte de la rue. Étonné d'une visite faite si tard, et qui s'annonce d'une manière si brusque, Palamène ordonne à Armand d'accompagner Marcelle, qui va ouvrir. Armand est bien surpris, et Benoît est atterré quand on annonce M. Rolland.
M. Rolland ! c'est le diable pour Benoît et pour tous nos enfants. Ils s'imaginent que leur vieux père va chasser cet importun , et lui reprocher les mauvais traitements dont il a usé envers son fils : point du tout ; M. Rolland est très-bien accueilli ; on le fait asseoir : C'est vous, mon ami ? lui dit Palamène ; eh ! bon Dieu, qui vous amène si tard ?— Je viens, dit M. Rolland en lançant un regard sévère à Benoît qui frémit, je viens vous demander mon élève, qui s'est sauvé hier de chez moi en y [242] causant le plus grand désordre. — Bon ! —Sans doute. Il se ne contente pas de crever mon plancher, de fuir comme un petit voleur ; il entraîne encore dans son insubordination d'autres élèves que je punissais de quelques torts, et qui m'avaient été confiés par des parents auxquels je ne puis plus les représenter. Voilà ce qu'il a fait ! mérite-t-il à présent l'indulgence d'un père et son amitié ?
Il se fait un grand silence : chacun attend en tremblant la réponse du père de famille, qui semble hésiter et la chercher. À la fin, Palamène s'exprime ainsi : — Je suis fâché, mon ami, que Benoît ne se soit pas borné à fuir seul ; je suis désolé de voir qu'il a troublé l'ordre de votre maison et dérangé vos autres élèves : il aurait dû, sans doute, attendre mes ordres et chercher à vous adoucir plutôt qu'à redoubler votre sévérité ; mais je lui ai pardonné, et je ne suis pas habitué, lorsque j'ai donné ma parole, à la retirer à tout moment. — Est-ce que vous ne me le rendez pas ? —D'abord, je ne crois pas qu'il soit bien décidé à vous suivre ; l'aspect de vos prisons l'a trop effrayé ; en second lieu, je lui ai promis, de le garder chez moi, à condition qu'il tiendra, lui, de son côté, la promesse qu'il m'a faite aussi d'adoucir l'âpreté de son caractère et de me donner plus de satisfaction, —Voilà comme sont les pères ! ils gâtent la jeunesse, et les étrangers à qui ils les confient n'en peuvent plus rien faire. - Mon ami, vous vous trompez ; je ne gâte point mes enfants, je les corrige, mais toujours en père : je ne puis oublier ce titre sacré qui m'ordonne plus d'indulgence, plus de patience: qu'on ne peut en exiger d'un étranger. Si mon fils se repent de bonne foi, s'il se propose bien de répondre à ma tendresse par la douceur, les soins, la complaisance, pourquoi [243] voulez-vous que je me plaise à appesantir sur lui la verge de fer dont vous aviez commencé déjà à faire usage ? Mon ami, attendons tout de la jeunesse : elle est volage, mais elle peut se corriger. Ah ! il faudrait que mon enfant eût un bien mauvais cœur pour ne pas sentir le degré d'affection que j'ai pour lui ! Monsieur Rolland, jamais je ne serai le tyran de ma jeune famille, je ne veux être que son ami. — Vraiment, si j'avais eu un père comme vous, je serais plus heureux et moins aigri par le malheur.—Votre père ne vous a pas témoigné la tendresse que je porte à mes enfants ? — Il s'en faut de beaucoup, et, sans un respectable ecclésiastique à qui je dois tout, je serais mort, mort à présent !—Est-il possible ! De grâce, racontez-nous donc l'histoire de votre vie ; elle ne peut qu'intéresser tout le monde ici. — Je le veux bien, mon ami ; mais avant tout, j'exige que vous me rendiez Benoît. — N'y comptez point, mon ami ; je le garderai ainsi que je le lui ai promis. Seulement, ce que je puis vous accorder, c'est de vous le renvoyer s'il se met encore dans le cas d'être banni de ma présence ; mais j'espère que cela n'arrivera pas de longtemps. Ainsi, laissez-le-moi, et daignez nous faire le récit de vos aventures, qui doit être intéressant, si j'en juge d'après quelques légers détails que vous m'en avez souvent confiés.
M. Rolland murmura encore sur ce qu'il appelait la faiblesse de Palamène pour son fils Benoît, puis enfin il se décida à satisfaire la curiosité de son ami, en faisant le récit suivant, qui fut écouté avec la plus grande attention, surtout par Benoît, qui était plus calme et plus rassuré.
« Mon père était négociant en blés dans une petite ville sise à quatre lieues de Paris, et qu'on appelle Saint-Germain en Laye. [244] Mon père avait épousé ma mère par inclination, sans dot ; mais le goût passager qui l'avait engagé dans cet hymen n'avait pas duré longtemps : il s'était bientôt détaché de cette épouse vertueuse, modeste, et l'accablait même des plus mauvais traitements. Mon père, néanmoins, se dédommageait de l'ennui qu'il éprouvait dans son ménage, par des amours cachées, si toutefois on peut appeler amours ces liens honteux qui unissent des époux, des pères de famille, à des prostituées dont le but, comme le métier, est toujours de brouiller les ménages, de ridiculiser les femmes aux yeux des maris, et de ruiner des familles. Telle était la conduite de mon père : ma mère ne l'ignorait pas ; mais patiente, douce et timide , elle fermait souvent les yeux, pour ne point avoir de nouvelles, d'éternelles querelles dans sa maison. J'étais le seul fruit de leur hymen ; et si mon père n'avait point de tendresse pour moi, j'étais le seul objet de celle de ma mère, qui me chérissait au delà de toute expression. Dès mon extrême enfance j'étais accablé, de la part de mon père, de remontrances inintelligibles pour moi, et souvent il me frappait avec la dernière brutalité. Ma mère lui reprochait souvent ses brusqueries ; et lui, de son côté, soutenait qu'elle me gâtait, et qu'elle ne ferait de moi qu'un très-mauvais sujet.
» C'est ainsi que je fus élevé jusqu'à l'âge de raison, témoin sans cesse des excès, de la mauvaise conduite de mon père, et des larmes et des tourments de ma malheureuse mère. Un jour, j'avais alors dix-sept à dix-huit ans, je me retirais un peu tard ; il faisait nuit fermée, et je craignais que ma mère ne s'impatientât d'une absence que j'avais employée uniquement à une promenade solitaire. Je rencontre dans une petite rue écartée, [245] et qui conduisait à celle où nous demeurions, une jeune femme pâle, échevelée, qui, courant précipitamment, se jette presque dans mes bras, en s'écriant : Sauvez-moi, secourez-moi, je suis poursuivie !
» L'intérêt qu'inspire une femme dans les larmes, et le désir bien naturel d'être utile à une infortunée, m'engagent à saisir le bras de cette femme, en l'assurant que je vais la défendre au péril de ma vie, et que je ne l'abandonnerai que lorsque je l'aurai mise en lieu de sûreté. Elle s'appuie sur moi, et bientôt je vois passer à côté de nous une espèce de militaire qui, l'épée à la main, nous regarde, met son arme dans son fourreau, et s'éloigne en balbutiant ces mots : Malheureuse ! je te retrouverai seule, et je saurai me venger !
» L'inconnu s'éloigne ; et celle que j'accompagne, qui avait tremblé à sa vue, me dit : Il est bien affreux d'être ainsi tourmentée pour quelques charmes qui sont au pouvoir d'un autre ! Ah ! monsieur, que ne vous dois-je pas !... C'est ici ma demeure ; daignez y monter un moment, non-seulement pour vous reposer, mais encore pour achever votre ouvrage, en restant avec moi un quart d'heure seulement, dans la crainte que ce brutal ne s'y présente et ne m'y persécute encore.
» Jeune, sans expérience, fier d'être, à mon âge, le chevalier de la beauté, je monte chez cette femme, qui me paraît assez bien logée : elle se jette sur un canapé, pleure, soupire, et me jure qu'elle est vertueuse, et qu'elle ne s'est point attiré ces persécutions. Elle va m'en raconter les motifs, lorsqu'on frappe à sa porte... Elle se lève : Serait-ce lui ? s'écrie-t- elle toute tremblante ; ou plutôt serait-ce mon ami ? Dans tous les cas, ayez, je vous prie, mon cher monsieur, la bonté de passer dans ce [246] petit cabinet : si c'est mon ennemi, vous voudrez bien paraître ; mais si c'est mon ami... il est jaloux , je craindrais... N'importe ! je trouverai bientôt le moyen de vous délivrer.
» Cette femme commence à me paraître suspecte : quoi qu'il en soit, je me suis trop avancé pour reculer. J'entre donc dans un cabinet noir, fermé par une porte pleine, où il m'est impossible de rien distinguer ; j'entends bientôt marcher un homme qui se promenait à grands pas d'un air furieux. À peine cet homme a-t-il prononcé ces mots : Tu n'étais pas chez loi , Sophie, il y a une heure , que tout mon corps frissonne : j'ai reconnu la voix de mon père, et soudain je sens mon imprudence.
» Sophie lui répond : J'étais allée faire quelques emplettes.— Seule ? — Avec qui veux-tu que je sorte, quand tu n'es pas ici ? — Mais on t'a vue rentrer avec un jeune homme. — On m'a vue ?... Vous avez donc des espions de mes démarches ? — N'importe ; ce jeune homme est ici, il faut que je le trouve, et qu'il paye de sa vie l'outrage qu'il me fait !...
» A cette terrible menace, l'effroi me saisit, et, dans l'intention de me blottir quelque part dans ma cachette, je marche çà et là ; j'accroche un vase, je ne sais lequel, qui tombe, se brise et me dévoile. Mon père ouvre soudain le cabinet en criant : Il est là !—C'est vrai, lui dis-je tout honteux ; mais écoutez-moi.
» Je ne puis vous peindre sa surprise et sa honte quand il me reconnut. —Mon fils ici ! dit-il à demi-voix et en cachant sa tête dans ses mains. —Votre fils ! répondit Sophie ; quoi ! ce jeune homme est votre fils ! J'en suis ravie, j'en suis enchantée ; il est charmant ! — Charmant, madame ! — Oui, il a un cœur [247] excellent : je lui dois le service le plus signalé. Votre rival, celui que j'ai connu avant vous, et que j'avais quitté pour vous donner mon cœur, ce méchant Ferval, me poursuivait l'épée nue, lorsque j'ai eu le bonheur de rencontrer votre fils, qui m'a sauvée de sa fureur et m'a reconduite ici. — Cette fable est très-bien trouvée. Si cela était, pourquoi auriez-vous fait cacher cet enfant dans ce cabinet ?—Je vous connais, Rolland ; vous êtes jaloux, vif, emporté : j'ignorais d'ailleurs que ce fût votre fils. — Ah ! vous l'ignoriez ! je vous l'ai montré cent fois, lui et sa mère, sans qu'ils nous vissent. — Je vous jure que je ne l'ai point reconnu. —Cela suffit ; vous allez me connaître tout à l'heure... Pour vous, monsieur, retirez-vous ; rentrez auprès de votre mère et songez que si vous lui dites un mot de cette affaire, vous éprouverez l'effet de mon ressentiment.
» Je ne me fais pas répéter l'ordre de ma retraite ; je me sauve à la hâte, et reviens chez ma mère, que je trouve inquiète de mon retard, et à qui je fais un conte, afin de ne point aggraver ses chagrins en lui révélant que je sors de chez la maîtresse de son époux. J'ignore comment mon père s'arrangea depuis avec cette Sophie ; mais dès ce moment il me maltraita davantage, et je vis sa haine redoubler pour moi. Il était bien sûr que j'avais gardé son secret, il ne m'en savait aucun gré. Cet homme dur et vicieux fit même épier mes démarches, dans la crainte que je n'allasse chez Sophie, avec qui il me supposait apparemment de coupables liaisons. Je m'aperçus donc que j'étais suivi partout où j'allais ; et ma mère, qui le remarqua comme moi, m'accabla de questions qui accrurent ma douleur, en me forçant toujours aux mêmes détours.
» Quel tableau affreux que celui de notre intérieur ! un [248] homme toujours dur, querelleur et même brutal, qui ne rentrait jamais que pour faire des scènes, et se conduire avec sa. femme comme les gens du peuple qui ne savent que battre les leurs ! une épouse timide toujours dans les larmes, toujours meurtrie des coups d'un furieux ; un fils désolé, maltraité lui-même ; et, au milieu de tout cela, une maison dans l'indigence, une fortune détruite ; voilà quelle était notre triste situation !... Hélas ! combien de malheureuses familles peuvent encore se reconnaître à ce triste tableau !
» Je ne sais si, malgré la tendresse que j'avais pour ma mère, dont j'étais l'unique consolation, je n'aurais point fait quelque acte de désespoir, lorsqu'un matin, mon père, qui était sorti de bonne heure, entra accompagné d'un gros homme court, coiffé d'une perruque noire, et dont le teint paraissait brûlé par le soleil. Mon père fit déjeuner cet inconnu, et me dit ensuite d'un ton brusque : Remerciez monsieur, il veut bien vous emmener avec lui, et me débarrasser d'un grand fainéant. — Que dites-vous, mon ami ? lui demanda ma mère. —Je dis que j'ai l'obligation à monsieur de me délivrer d'un paresseux qui devrait rougir d'être encore à charge à son père ! Monsieur est capitaine de vaisseau : il part pour les îles, et prend Rolland en qualité de secrétaire : je crois que vous et moi nous devons avoir obligation à ce bon ami. — Qu'entends-je ? continua ma mère. Et monsieur part.... ? — Demain, pour Lorient, où il s'embarque. — Mon cher ami, as-tu bien réfléchi ? ce jeune homme, qui ne m'a jamais quittée, qui est d'une faible santé, s'expatrier ainsi !... — Tout est prévu, madame ; j'ai donné ma parole, notre traité est fait, signé ; il n'y a plus moyen de se dédire. — Eh quoi ! homme cruel, vous prétendez m'ôter ma [249] seule consolation ! vous voulez m'enlever mon fils ! jamais, non, jamais il ne me quittera. — Je le veux, madame ; ce mot doit vous suffire. —Vous le voulez, dites-vous ? Quelle est cette expression ? à qui s'adresse-t-elle ? à votre esclave ou à votre femme ? Mes droits valent les vôtres, et je veux à mon tour qu'il reste. — Cela ne sera pas, madame. — Cela sera, monsieur. » Ici commence une querelle qui se termine, comme les au - très, par des brutalités de la part de mon père. Le capitaine et moi nous nous jetons à la traverse ; je suis maltraité comme ma pauvre mère, et le capitaine lui-même reçoit quelques horions. Ce dernier, stupéfait, prend enfin la parole. Il déclare qu'il ne prétend point allumer la discorde dans une famille ; il ne veut point enlever un fils à sa mère, et déchire son traité, se chargeant même de payer un dédit, si M. Rolland l'exige. Ma mère et moi nous embrassons cet homme généreux, et mon père, furieux, se relire avec lui,'en me menaçant de prendre un autre moyen pour me contraindre à suivre ses volontés. Vous jugez des larmes que nous répandîmes, ma mère et moi, et de l'effroi que nous causa la menace de mon père ! Nous ne le vîmes point rentrer le soir, et nous passâmes la nuit entière, ma mère à gémir, moi à la consoler. La matinée du lendemain devait mettre le comble à nos malheurs. Un huissier arrive, suivi de ses recors, et nous déclare que nos meubles, tous nos petits effets, ne sont plus à nous. Mon père a joué une somme énorme, qu'il a perdue sur sa parole. N'ayant pu la payer, sa partie adverse a obtenu une saisie de tout ce qu'il possède, et on ne nous laisse pas même un lit pour nous coucher. Pendant que les gens de justice, sans avoir égard aux prières d'une femme et d'un fils, nous dépouillent inhumainement, un [350] exempt se présente. Ciel ! quel affreux incident ! cet exempt est chargé d'une lettre de cachet pour me conduire dans une maison de correction à Saint-Lazare ! Qu'ai-je fait ? Qu'a-t-il fait ? tels sont les premiers cris que nous poussons. L'exempt nous montre son ordre ; il y est dit que j'ai porté la main sur mon père, et que je l'ai blessé. Quelle noirceur ! il est clair que c'est mon père lui-même qui a obtenu cet ordre barbare, et qui en a imposé au point de m'accuser d'un crime dont je suis incapable.
» Je ne vous peindrai point le désespoir de ma mère. Chassée de sa maison, dépouillée de tous ses effets, se voir encore arracher un fils chéri qu'un père dénaturé fait plonger dans une infâme prison, c'est le comble du malheur !... Pendant qu'elle se livre à tout l'excès de sa douleur, je forme un projet hardi, mais dont le succès est certain. D'abord je feins de me résigner ; et, sous prétexte d'écrire à mon père, je prends une plume, du papier, et j'écris à ma mère elle-même ce billet, que j'ai soin de lui glisser en secret dans la main.
« II faut fuir, ma bonne mère ! j'en trouve le moyen ; venez me » retrouver chez le bon curé de Serville, à quatre lieues d'ici ; j'y » serai ce soir. »
» Ensuite, prétextant de chercher du linge qui m'est nécessaire, j'entre dans une autre pièce ; puis, trouvant une croisée ouverte, je me jette par cette fenêtre, qui est très-basse. Pendant que tout le monde s'écrie dans l'appartement, je me précipite dans un puits, après en avoir fixé un bout de la corde contre le mur. J'entends bientôt aller, venir, l'exempt, ses recors et ma malheureuse mère elle-même, qui, ne me trouvant point dans la cour, voit bien que je ne suis pas blessé, [251] mais n'en cherche pas moins à arrêter les poursuites des suppôts de la justice. Ceux-ci furettent partout, cernent la maison, et s'imaginant bientôt que j'ai eu le temps d'aller plus loin, ils quittent la maison, la cour, et se répandent dans la campagne, puis plus loin, puis enfin on n'en entend plus parler.
» Vers le soir, quand je jugeai que le soleil quittait notre hémisphère, je songeai à sortir de ma sombre retraite où je me mourais de froid, ayant depuis le matin la moitié du corps dans l'eau. J'allais exécuter mon projet, lorsqu'une maudite cuisinière s'approcha du puits pour y tirer de l'eau. Je n'avais pas prévu ce cas ; ne sachant comment faire, je pris le parti d'effrayer l'indiscrète, et par un cri sourd et lugubre que je jetai, je l'entendis se sauver en faisant des cris bien plus forts que le mien. Je n'avais pas un moment à perdre ; je grimpai après la corde, que j'avais eu le soin d'arrêter le matin, et en un instant je me trouvai dans la cour, où je ne vis personne. Je n'attendis pas qu'il se présentât des importuns ; et, sans m'informer même de ce que pouvait être devenue ma mère, je me mis à courir jusqu'à Serville, où j'arrivai à dix heures du soir, mouillé, en nage, éreinté ! En approchant du presbytère, je vis de la lumière, et tout sembla me prouver qu'on m'y attendait. En effet, quelqu'un se promenait dans la cour avec une lanterne : ma démarche précipitée fixa l'attention de cette personne, qui me dit tout bas : Est-ce vous, Rolland ?—Moi-même. — Dieu soit loué ! vous allez rendre la vie à une personne qui vous est bien chère !
» C'était une femme âgée qui m'adressait ces mots, et qui me parut être la gouvernante du pasteur. Je la suis dans une salle basse, où je trouve une autre femme à demi penchée sur [252] le dos d'un fauteuil, où elle paraît plongée dans le plus profond sommeil. Egaré par l'idée que je dois trouver là ma mère, la voyant partout d'ailleurs, et ne pensant qu'à elle, je me précipite sur cette femme endormie, et la serrant dans mes bras, je m'écrie : Enfin, je te suis rendu, à toi que je chéris plus que ma vie !
» La femme endormie s'éveille, jette un cri, et tombe sur mon sein, en disant : Le voilà donc !
Mais quelle est ma surprise ! cette femme, ce n'est point ma mère, c'est, le croira-t-on ? cette même Sophie, la maîtresse de mon père, et que je reconnais bien, quoique je ne l'aie vue qu'une fois !... Je ne sais où je suis, je crains d'être tombé dans un piège Sophie, là ! mon père y est-il avec elle ? ma mère aurait-elle perdu le billet où je lui disais que je serais le même soir chez le curé de Serville ? le lui aurait-on pris ? Point de doute. On a su que je devais me rendre chez le bon curé, et probablement mon père, Sophie, l'exempt, les recors, tous ceux qui me persécutent s'y sont rendus !... Je veux fuir Sophie ; elle me rappelle. Pourquoi me fuyez-vous ? me dit-elle avec une voix douce. Je ne suis point votre ennemie ; je suis plutôt la victime de votre barbare père, que je ne vois plus, que je ne veux jamais revoir, le monstre !... Mais vous saurez tout ; montons plutôt ensemble chez mon oncle ; vous y trouverez votre mère infortunée, couchée sur le lit de douleur et qui expire si elle ne vous revoit.
» Tout ceci est une nouvelle énigme pour moi. Sophie parle de son oncle : serait-elle la nièce du curé, cette nièce dont il nous parlait souvent sans la nommer, dont les égarements faisaient sa honte et sa douleur ? Sophie a quitté mon père : elle [253] est sa victime, elle l'appelle un monstre !... Je devrais m'informer de toutes ces particularités ; mais on m'a parlé de ma mère expirante, elle est ici, elle m'attend, rien ne peut m'empêcher de voler dans ses bras.... Je monte avec Sophie et la gouvernante qui nous éclaire ; j'entre dans une chambre à coucher, où je trouve le bon curé et une autre femme qui s'empressent autour du lit où gémit ma pauvre mère. Le voilà ! s'écrie le pasteur. Je suis déjà dans les bras de celle qui m'a donné le jour. Nous confondons nos transports, nos larmes ; et ma mère m'apprend bientôt que si nous avons eu le bonheur de nous soustraire à la rage de son époux, nous n'en sommes pas moins ruinés. Les exempts s'étaient retirés pour se mettre à ma recherche, mais les huissiers avaient tout pris. Ma mère, inquiète de ma chute et de la manière dont je pourrais me sauver, s'était rappelé le billet que je lui avais glissé dans la main : elle l'avait lu, et l'espoir renaissant dans son âme, elle avait attendu le départ de ses surveillants pour se mettre seule en route, pour venir chez le bon curé par des chemins détournés. Le respectable curé de Serville avait été autrefois son tuteur et son instituteur : c'était lui qui avait eu le malheur de la marier au plus méchant des hommes. Elle ne pouvait trouver un asile plus honnête et plus sûr ; car il n'était pas croyable que son époux, qui avait beaucoup de respect pour le curé, voulût persécuter, dans sa propre maison, et ma mère et moi-même. Ma mère s'était donc présentée au pasteur, qui l'avait très-bien reçue en apprenant ses malheurs, mais la fatigue, la faiblesse et l'inquiétude avaient altéré sa santé. On avait été obligé de la mettre au lit ; et, pendant que la gouvernante était à m'attendre dans la cour, le curé et sa sœur prodiguaient tous leurs soins à l'infortunée. [254] Il n'y avait plus que la rencontre imprévue de Sophie dans cette maison que je ne pouvais pas expliquer ; Sophie elle-même s'empressa de m'en instruire.
» Elle me prit à part pendant qu'on servait le souper près du lit de ma mère, et m'apprit qu'elle était la fille de la dame que je voyais là, qui était la sœur du curé. Des folies de jeunesse, toujours impardonnables dans une personne de son sexe, l'avaient conduite à vivre avec un jeune officier qui l'avait enlevée de chez ses parents. Cet officier en ayant mal agi depuis avec elle, Sophie avait écouté les vœux de mon père, qu'elle avait cru d'abord garçon, et qui s'était annoncé pour tel. Son premier amant l'ayant rencontrée, voulut un jour la tuer, et c'était de ce malheur que je l'avais sauvée. Depuis, mon père conçut de la jalousie en m'ayant trouvé enfermé dans son cabinet. Mes procédés, mon âge, ma figure, avaient en effet touché le cœur de Sophie, qui ne parlait de moi à mon père que dans les termes les plus flatteurs : elle avait ainsi alimenté la jalousie de mon père ; et, non content de chercher tous les moyens de m'éloigner de lui, il avait fini par quitter Sophie un beau jour, en lui enlevant tous ses effets pendant son absence. Sophie, pénétrée de remords, livrée au plus sincère repentir, touchée d'ailleurs par un amour honnête et délicat auquel elle sentait bien qu'elle ne pouvait se livrer sans crime, était venue se jeter aux genoux de sa mère et de son oncle, qui lui avaient pardonné, à condition qu'elle consacrerait ses jours au culte des autels. Sophie était dans cette intention lorsque ma mère arriva chez le curé, et leur apprit que j'allais aussi m'y réfugier. Sophie m'avoua qu'à cette nouvelle la rougeur et le feu de l'amour avaient couvert son front : elle était descendue, pour cacher son état à tout le [255] monde, dans une salle basse, où peu à peu elle s'était endormie, et ne s'était réveillée que pour me retrouver près d'elle. Sophie convint donc qu'elle m'aimait ; mais elle me jura qu'elle saurait surmonter cet amour criminel, et qu'elle aurait assez d'empire sur elle pour se livrer au cloître, et suivre ainsi la volonté de ses parents. Elle me pria ensuite de ne point la faire connaître à ma mère, et de cacher ses liaisons avec mon père, dont personne n'avait connaissance. Je lui promis de garder son secret, et de feindre de la voir dans cette maison pour la première fois.
» Au fond, Sophie était bonne et n'était point née pour le vice. Séduite et enlevée par un libertin, elle était un exemple malheureux des dangers auxquels s'expose toute jeune personne qui livre son cœur au premier venu, et se trouve par la suite plongée dans le dernier égarement pour avoir fait une première faute et méconnu les sages avis ou l'autorité de ses parents. Combien de semblables victimes de la séduction sont amenées insensiblement, dans nos villes, au dernier degré de la débauche ! et combien de ces misérables femmes eussent été des épouses vertueuses et de bonnes mères de famille si, la première fois que leur cœur s'est attendri, elles eussent rencontré un honnête homme au lieu d'un scélérat ! Ne croyez point, mes amis, que je pousse trop loin l'indulgence ou la pitié : j'ai vécu dans le monde, j'ai vu tous les degrés du vice ; et si jamais je publiais mon histoire, je suis sûr que plus d'une victime de la corruption, si elles la lisaient, soupireraient et feraient un retour sur elles-mêmes à la lecture de ces réflexions, dictées par la philosophie et la connaissance des faiblesses humaines. Mais poursuivons, [256] « Quand j'eus tiré de Sophie tous ces éclaircissements, je revins à ma mère, que je trouvai plus calme : nous soupâmes auprès de son lit, le curé, sa sœur, sa nièce et moi, et j'eus soin de ne parler à Sophie qu'avec les égards qu'on doit à une jeune personne qu'on voit pour la première fois. J'allai goûter ensuite un repos dont j'avais le plus grand besoin ; et le lendemain matin j'appris avec la plus vive satisfaction que ma mère se portait beaucoup mieux. Nous passâmes encore la journée auprès d'elle, et, le jour suivant, elle se leva. Je lui donnai même le bras pour faire deux tours de jardin, et dès ce moment sa santé se rétablit tout à fait. Elle avait néanmoins un fond de chagrin que rien ne pouvait dissiper. Elle était ruinée, séparée d'un époux qui l'avait réduite à la dernière indigence. Elle tremblait aussi qu'à chaque moment on ne découvrît ma retraite, et qu'on n'y vînt mettre à exécution l'ordre fatal de ma détention : c'était le plus grand motif d'inquiétude qu'il fallait d'abord songer à détruire. Elle en parla donc au pasteur, qui consentit à venir avec elle à Paris , chez le ministre que cette affaire regardait. Ma sœur nous y accompagnera, ajouta-t-il ; tous trois nous exposerons à ce magistrat la conduite de M. Rolland envers vous, sa haine pour son fils, les vertus filiales de ce bon fils, et nous tâcherons de lui faire révoquer l'ordre qu'on lui a surpris.
» Ce projet ainsi formé, le bon pasteur, sa sœur et ma mère partirent un matin, tous trois pour Paris, et me laissèrent seul avec Sophie, sans former aucun soupçon sur notre intelligence ; mais Sophie avait trop de repentir et moi trop de mœurs pour abuser des droits de l'hospitalité au point de blesser la vertu et de commettre un crime. Nous passâmes, Sophie et moi, les [257] deux jours de l'absence de nos parents dans l'occupation des devoirs domestiques, au milieu des simples confidences de l'amitié. Enfin nos parents revinrent ; la joie brillait sur leurs fronts. Nous avons réussi, nous crièrent-ils de loin : ma mère m'embrassa et m'apprit que le ministre, touché de nos malheurs, convaincu d'ailleurs par le témoignage du pasteur, dont il respectait les vertus et l'état, avait déchiré la lettre de cachet. J'étais libre, et je n'avais plus rien à craindre des persécutions du plus injuste des pères. Ce père, nos amis l'avaient appris dans leur voyage, avait trouvé le moyen, avec de l'argent gagné au jeu, d'acheter un autre mobilier , et de faire une nouvelle figure dans Saint-Germain. Il était maintenant à son aise , et s'occupait des moyens de retrouver sa femme et son fils, dont il ignorait la retraite ; cette retraite il fallait bientôt connaître par le ministre lui-même, à qui on avait été forcé de la révéler. Mais ma mère et moi nous ne voulions en sortir que sous la promesse d'une vie plus douce et moins agitée. Le bon curé lui-même promettait d'interposer son état, son autorité et son crédit, pour ne nous rendre à M. Rolland que lorsqu'il croirait notre bonheur assuré. Ainsi tout allait à merveille. Nous étions très-bien chez le vertueux curé, et déjà nous nous préparions à conduire Sophie dans le couvent prochain, à assister à la prise d'habit de cette jeune personne , lorsqu'un nouvel événement vint traverser notre bonheur à tous. Mais il est tard, mes bons amis ; j'ai une heure de chemin à faire d'ici à mon moulin. Je vous quitte : je reviendrai, sous peu de jours, vous raconter la suite de mes aventures, qui, jusqu'à présent, m'ont paru vous intéresser. adieu. » m. Rolland se lève pour sortir ; Palamène le retient, [258] lui expose que la route n'est pas sûre à cette heure, qu'il se reprocherait le malheur de son ami s'il se trouvait attaqué ; et il l'engage à coucher chez lui. — Demain, dit-il, vous serez libre de partir ; mais ce soir ce serait une imprudence.
M. Rolland accepte l'offre de Palamène, et une collation frugale vient terminer les plaisirs de cette soirée, consacrée à des tableaux bien différents, comme le lecteur a dû le remarquer, de tous ceux que le vieux père a mis, jusqu'à ce jour, sous les yeux de ses enfants.
[]Le Presbytère du bon Curé.
Le lendemain, Palamène trouva le moyen, à la sollicitation de ses enfants, d'amuser si bien M. Rolland dans la maison, en lui faisant parcourir ses bois, ses plaines et sa ferme, que l'heure du dîner arriva. Il fallut bien que M. Rolland acceptât ce repas avant de partir ; et l'après-midi on lui fit sentir qu'il était de bonne heure ; qu'il y avait encore plus de trois heures de jour ; en un mot, on le sollicita avec tant d'instance de continuer le récit de la veille, qu'il consentit à s'asseoir sur la terrasse au milieu de nos amis, et à poursuivre son histoire en ces termes : [260] " Nous étions, ainsi que je vous l'ai dit hier, très-bien chez le bon curé de Serville ; et quoique nous prévoyions bien que cet état heureux ne pût pas durer longtemps, puisque notre délicatesse nous reprochait sans cesse d'être à la charge de cet excellent homme, nous profitions toujours des moments de bonheur qu'il nous procurait. Le jour, nous le passions à des parties de promenades, et le soir nous nous amusions à mille petits jeux. Le fils d'un fermier voisin, nommé Jean, venait augmenter notre petite société, et nous regrettions souvent que l'heure trop avancée nous forçât à nous séparer. Ce Jean était assez bon garçon ; filleul de M. le curé, il avait toute sa tendresse ; mais il était par moments sombre, mélancolique, et nous lui soupçonnions des chagrins secrets qu'il ne voulait confier à personne.
» Un soir, pendant que le pasteur, sa sœur, Sophie et ma mère, faisaient une partie de cartes, je m'amusai à donner une leçon d'écriture à Jean, qui écrivait fort mal. Il m'engagea à signer plusieurs fois mon nom sur un papier blanc, afin d'admirer mes paraphes, que je savais varier. Je lui fis donc des Rolland de toutes les façons ; puis, appelé par ma mère pour lui donner mon avis sur un coup de cartes, je revins un instant après à la table de Jean, où je ne trouvai plus mon papier blanc embelli de mes paraphes. Sans faire plus d'attention à cette perte, à laquelle je ne supposai point la moindre conséquence, je continuai ma leçon d'écriture ; et, la soirée passée, Jean nous quitta, en nous promettant de revenir le lendemain comme à son ordinaire. Jean ne tint point sa parole : trois jours s'écoulèrent sans que nous le vissions ; mais le quatrième jour j'eus de ses nouvelles de la manière la plus cruelle. Je savais que des [261] troupes devaient passer par le village pour aller en garnison plus loin. Je sors pour voir défiler ces troupes , en promettant à mes amis de revenir bientôt. A peine ai-je mis le pied dans le village, que je suis arrêté par un officier et deux fusiliers.—C'est vous, me disent-ils,qui vous nommez Rolland ?— Oui, c'est bien moi.—En ce cas, vous allez marcher avec nous. Vous êtes coupable de n'avoir pas paru plus tôt, et pour cela on devrait vous mettre aux arrêts ; mais nous vous passons cette faute. — Mais laquelle ?—Laquelle ! N'êtes-vous pas soldat ?—Soldat !—Il est plaisant que vous fassiez l'ignorant ! Pouvez-vous démentir votre signature ?—Ma signature ?
» L'officierme montre un engagement bien en règle, souscrit de ma véritable signature , et soudain je me rappelle le piège que l'infâme Jean m'a tendu. Le papier sur lequel il me faisait signer était double. On l'avait déployé, rempli d'un engagement, et on avait coupé toutes mes autres signatures avec tant d'adresse qu'il n'en restait plus qu'une seule. Quoi ! m'écriai-je, Jean, ce misérable, a pu me trahir à ce point ! —Jean ne vous a point trahi ; il n'a fait que seconder les vœux de votre père ; et d'ailleurs Jean est soldat comme vous.— Il est soldat !—Oui.... mais nous nous amusons là à des discours superflus : il faut nous suivre, camarade, et partir sur l'heure avec nous.—Grand Dieu ! que j'aille au moins prévenir ma mère. — Impossible ! voilà la compagnie qui défile ; nous n'avons pas un quart d'heure à rester dans ce village.
» J'insiste, je supplie , je presse avec tant d'instances ce farouche officier de m'accorder la grâce de voir ma mère, qu'il consent à m'y accompagner. Nous marchons... Juste ciel ! quel coup nous allons porter à la plus sensible des femmes I [262] » J'arrive avec mon guide, et je trouve ma mère qui déjeune tranquillement avec le pasteur et la mère de Sophie. Étonnés de voir un officier avec moi, mes amis se lèvent ; je cours embrasser ma mère ; et, n'ayant pas la force de lui expliquer mes nouveaux malheurs, je pleure dans son sein agité. Qu'est-ce, mon fils ? s'écrie-t-elle, qu'y a-t-il ?—Madame, lui répond l'officier, embrassez votre fils, et rendez-le-moi sur l'heure ; il est mon soldat, » — son soldat !.... tel est le cri général.
» Je détaille à ma mère la trahison dont le perfide Jean a usé à mon égard, et par les conseils de mon père. Elle frémit, le pasteur se recueille.—Monsieur, dit-il à l'officier, c'est un guetapens, c'est une injustice révoltante, et vous n'avez pas le droit d'abuser de la trahison pour ravir la liberté à ce jeune homme : non, vous n'en avez pas le droit, et j'oserai en appeler à vos supérieurs. —Vous en appellerez à qui vous voudrez, monsieur, répond froidement l'officier ; mais , en attendant, j'emmènerai toujours mon soldat, et sur-le-champ. Allons, marche.
» Ma mère se jette à ses genoux ; il est inflexible. Le pasteur, ému jusqu'aux larmes, prétend qu'il ne me laissera point sacrifier de la sorte. Combien faut-il, monsieur,pour son congé ? — Son congé, monsieur le curé ? je ne puis le lui donner ; la guerre va, dit-on, se déclarer, on a besoin d'hommes. — Encore, monsieur, a-t-on le droit de racheter un soldat, vous ne l'ignorez pas, et vous ne pouvez pas nous refuser celui-ci, si nous avons de l'argent. — Mais, monsieur, il en faudrait beaucoup. — Style ordinaire des gens comme vous. J'ai amassé douze louis, monsieur : voyez si vous voulez les accepter. Dans le cas contraire, je vous préviens que je suivrai cette affaire, et [263] qu'il est très-possible que vous ayez lieu de vous repentir d'avoir donné les mains à la vengeance la plus affreuse.
» L'officier, qui sentit bien que sa conduite pourrait être blâmée par ses supérieurs, fit d'abord quelques difficultés ; mais bientôt il accepta la somme et déchira l'engagement. Quand nous fûmes tranquilles sur ce point, nous lui demandâmes des explications, qu'il nous donna. En passant par Saint-Germain, mon père était venu le trouver ; il m'avait peint comme un libertin, un mauvais sujet dont il voulait se défaire, et l'avait engagé à surprendre ma signature par quelque moyen. L'officier, qui, depuit huit jours, avait engagé Jean à l'insu de sa famille, lui avait remis une somme d'argent donnée par mon père, afin que le traître, qui était reçu dans notre société, me fit tomber dans ce piège. Jean n'avait que trop bien réussi ; ce misérable, poussé à vendre sa liberté par une suite de sa mauvaise conduite , avait entraîné dans son malheur l'homme qu'il appelait son ami.
» Le pasteur fut indigné de ce trait atroce de la part de son filleul : il jura qu'il ne le recevrait jamais, et nous pria de ne point parler de la reconnaissance que nous lui témoignions. En effet, quel homme respectacle ! se priver pour nous du fruit de ses épargnes ! faire tant de bonnes actions à la fois, et en redoubler l'éclat par tant de modestie ! Et mon père, quel contraste étonnant entre sa conduite et celle du bon curé ! O ciel ! croira-t-on jamais qu'un père ait pu être capable d'une pareille suite de mauvais procédés envers un fils qui n'avait d'autre tort que d'aimer sa malheureuse mère ? Se peut-il que la nature ne parle point à un cœur si pervers ? O vous, enfants heureux, qui possédez des parents bons, indulgents, généreux et cléments, [264] combien votre sort est doux ! Hélas ! vous ne sentez pas votre bonheur : il faudrait le quart de ce que j'ai éprouvé pour vous faire apprécier votre heureuse situation !
» Ainsi donc mon père avait voulu me faire partir pour les îles ; il avait obtenu un ordre pour m'enfermer ; il venait de me faire engager de force ; que lui restait-il à faire pour ajouter à tant de persécutions ? quels nouveaux moyens allait-il imaginer ? tout était à redouter de sa part, et la suite prouva que je n'étais pas encore arrivé au terme de ses vexations.
» Vous jugez, mes amis, de la tendresse que nous avions pour le vertueux curé, à qui nous devions sûreté, liberté, existence, tout !... Nous reprîmes le cours de nos innocents plaisirs, et nous n'entendîmes plus parler de Jean. Il était toujours question de conduire Sophie au couvent. Cette jeune personne s'y résignait d'elle-même, et je puis assurer que son oncle n'était pas assez fanatique pour la forcer à cette démarche. Il pensait bien que, lorsqu'une jeune personne avait mené une vie scandaleuse, il lui était impossible de rentrer dans le monde sans faire le déshonneur d'un époux, le sien, et celui de deux familles. Il jugeait alors qu'un cloître était un asile convenable à la pénitence qu'il lui restait à exercer ; mais il savait en même temps qu'il faut être appelé à cet état austère par choix et par vocation ; qu'y porter les goûts et les passions qu'on aurait dans la société, serait faire de cet abri paisible un enfer perpétuel ; et qu'on ne peut forcer un cœur à prendre un parti qui lui répugne. Aussi avait-il bien sondé les dispositions de sa nièce ; aussi avait-il eu soin, avant de consentir à son projet, de lui en démontrer tous les inconvénients, afin de l'en détourner s'il était possible. Sophie avait résisté à ses sages conseils. Elle et [265] sa mère ne voyaient que ce parti qui fût convenable. Le curé avait cédé à la fin. Tel était cet homme vertueux : ami de la religion dont il était ministre, il en pratiquait les devoirs sans pédantisme et sans austérité. Sorti de l'église, il n'était plus chez lui qu'un homme du monde aimable et gai : il se prêtait à tous les jeux des jeunes gens, il permettait le petit mot pour rire ; son presbytère, en un mot, offrait la réunion des plaisirs, de la joie, de la franchise et de la bonne liberté. Homme aimable , fait pour servir de modèle à tous les ecclésiastiques, combien ton souvenir m'arrache encore de larmes en ce moment où j'ai l'occasion de parler de tes vertus !
» Non content de me tirer de tous les embarras, il s'était encore occupé des moyens de mon existence à venir. Il avait écrit à Paris à l'un de ses amis, qui lui avait promis de me procurer une place assez avantageuse où il m'était possible de vivre avec ma mère. Il attendait la réponse définitive de cet ami, et se faisait un plaisir de m'offrir cette place, dont il ne m'avait pas parlé, aussitôt après la retraite de Sophie. Sophie était prête, le jour était fixé pour son départ ; nous devions tous la conduire à son couvent, et nous faisions déjà les préparatifs nécessaires, lorsque la malignité de mon père vint encore une fois troubler notre repos et répandre le plus grand trouble dans tout le presbytère. M. Rolland, sachant que j'avais obtenu mon congé, furieux de voir encore une fois échouer ses projets de vengeance contre moi, dirigea ses batteries d'un autre côté, et s'y prit de la manière la plus odieuse pour retirer à ma mère et à moi l'estime du bon curé, le seul de nos protecteurs qui lui en imposât : écoutez-moi avec attention.
» la veille même du jour où nous devions perdre Sophie, on [266] remit une lettre à M. le curé, et en même temps une autre lettre à ma mère : toutes deux étaient de mon père. Voici celle adressée au pasteur :
« Homme respectable! comment pouvez-vous être si longtemps le" jouet de deux enfants qui vous trompent, et abusent des droits de l'hospitalité, en se livrant sous vos yeux aux plus criminelles » amours ? Est-il possible que vous ne vous soyez pas aperçu encore » de leur coupable flamme ? j'en rougis pour votre probité, pour » votre nom et pour votre état !...: Rien n'est plus vrai cependant , » et un simple aveu de mes fautes vous éclairera sur mon fils et sur Sophie. Je l'ai aimée, Sophie ; elle a même, oserai-je le dire ? elle a joui auprès de moi de tous les droits de mon épouse ; elle ne de »vint pas mère, heureusement pour elle et pour moi. Eh bien ! le croira-t-on ? mon fils ma enlevé la conquête de cette belle personne. Un fils succéder à son père en pareil cas ! c'est un forfait digne de la vengeance des hommes et de Dieu. Dès que Sophie m'eut quitté, son amant la suivit jusqu'en votre propre maison , » et c'est là, sous vos yeux, pendant surtout les deux jours de votre » voyage de Paris, que ces jeunes gens dépravés se sont livrés sans contrainte à tout l'excès de leur passion. Ma probité m a engagea vous écrire cette lettre, que je suivrai de près. Oui, j'irai vous demander un fils dénaturé, que vous vous hâterez sans doute de » bannir de l'asile le plus saint et le plus respectable. O digne pas »leur ! que les hommes sont pervers ! Au milieu de mes égarements , » je n'aurais jamais poussé aussi loin queux l'immoralité, la duplicité et l'hypocrisie .
» J'ai l'honneur, etc .
» MARCEL ROLLAND. »
[267]» la lettre à ma mère était plus courte et plus énergique.
« Que faites-vous, femme sans honneur et sans délicatesse ? vous » souffrez sous vos yeux le commerce le plus scandaleux ; vous vivez ouvertement près de la maîtresse de votre mari, et vous autorisez » par là votre fils à vivre aussi avec elle dans la plus coupable intimité. Pouvez-vous ignorer que ce fils m'a enlevé le cœur de Sophie ; que je l'ai surpris avec elle, et que ces jeunes gens s'adorent et se le prouvent ? Allez, épouse sans frein, mère complaisante et licencieuse ! un coup va bientôt me séparer pour jamais de vous ! » Tremblez ! vous allez me voir, et vous sentez que votre conduite me » donne maintenant des droits sur votre liberté. Votre respectable instituteur sait tout. Tremblez, encore une fois !
» ROLLAND. »
» Que deviennent et ma mère et le pasteur à la lecture de ces lettres ! ils se cherchent et n'osent se parler. Le pasteur rompt le premier le silence.—Madame, je tiens là une lettre bien étrange. — La mienne n'est pas moins étonnante. — La vôtre, peut-on la voir ? — La voici. Et.... la vôtre ? — Lisez.
» Ils se communiquent leurs lettres respectives, lisent, se regardent muets d'étonnement, et sont tous les deux prêts à perdre connaissance. Sophie, la maîtresse de mon mari ! s'écrie ma mère, — Et de votre fils ! répond le pasteur en frémissant. — Monsieur, pardon, j'ai peine à croire !... M. Rolland est un homme si corrompu, si méchant ! — Ma nièce, ô ciel ! que dira sa mère. — Il est capable d'inventer les noirceurs, les impostures les plus grossières. Non, je ne puis croire que mon fils, ici même... — Mais, madame, votre fils ne pouvait pas ignorer que Sophie avait été bien avec son père. Pourquoi nous [268] l'a-t-il caché ? — par égard peut-être pour vous et pour moi.
— Vous voilà, madame, toujours faible, crédule et confiante. Je commence à croire que l'excès de votre tendresse vous aveugle sur le compte de votre fils. Les jeunes gens sont si pervers aujourd'hui ! ils sont si hypocrites pour tromper les gens âgés et respectables ! — Sophie, la maîtresse de mon époux ! — Ah ! ma chère dame, combien je rougis !... J'entends monter nos jeunes gens, laissez-moi les interroger : il nous sera facile de juger si c'est un mensonge de la part de votre mari. Je ne crois pas cependant qu'il se permette envers moi...
» Sophie et moi nous, montions en effet, bien éloignés de nous attendre au nouveau coup qu'on allait nous porter. Nous entrons, et nous sommes effrayés de l'air glacé avec lequel le pasteur et ma mère nous accueillent. — Sophie, dit le curé à sa nièce, nous avons besoin ici d'une explication franche que nous attendons de vous. — Sur quoi, mon cher oncle ? — N'avez-vous pas connu particulièrement l'époux de madame ? — Mon oncle ?... — Vous changez de couleur ?
» Sophie pâlit en effet : elle n'a point le courage de déguiser la vérité, et elle cache sa tête dans ses deux mains. Mon trouble est égal au sien ; mais il doit redoubler à cette question que me fait ma mère à son tour : Est-il vrai, mon fils, .que vous ayez depuis longtemps connaissance de cette étrange particularité ? Est-il vrai que votre père vous ait surpris chez Sophie ?
— Surpris ? — Répondez. — Ma mère,.. Mais qui donc a eu la cruauté de troubler votre tranquillité en vous apprenant cette fatale liaison ? — Vous l'avouez ; quoi ! vous osez l'avouer ?
— Ma mère, le trouble de Sophie annonce assez... — Que vous êtes son amant après votre père ! Malheureux ! — Que dites-vous ? [269] quelle illusion ! moi ! l'amant de Sophie ! — Vous venez d'en convenir. Moi, convenir d'une chose qui est aussi éloignée de la délicatesse comme elle l'est de mes mœurs et de mes principes !— De quelle liaison parliez-vous donc ? — Hélas ! de celle de Sophie avec... mon père. — Vous le voyez bien, monsieur le curé, il n'est pas coupable !
» Sophie, au désespoir, veut sortir pour cacher sa honte : son oncle la retient. — Restez, mademoiselle, et veuillez nous expliquer entièrement un mystère aussi cruel pour votre famille et pour vos amis !
» Sophie ne peut parler, les sanglots la suffoquent ; je m'écrie : C'est moi qui expliquerai ce mystère, qui n'aurait jamais dû être révélé. Il y a ici une œuvre obscure d'iniquité dont je crains trop de connaître l'auteur. Je vais dévoiler sa conduite, celle de Sophie, la mienne, et l'on verra de quel côté sont les torts.
» Je raconte soudain avec une véhémence que me donne l'indignation l'histoire de ma première entrevue avec Sophie ; la jalousie de mon père, qui depuis m'a toujours poursuivi ; ma surprise en retrouvant Sophie dans la maison du pasteur ; ses éclaircissements, l'atroce conduite de M. Rolland, qui l'a dépouillée de tous ses effets ; le repentir de cette jeune personne, et les raisons de prudence et de délicatesse qui tous deux nous ont engagés au silence.
» Le pasteur et ma mère, qui m'ont écouté avec attention, se regardent et se taisent après mon récit. Sophie se jette aux genoux de son oncle ; elle s'écrie : O le plus respectable des hommes ! daignez m'entendre à votre tour ; je suis jeune, égarée, coupable ; deux hommes séducteurs et vicieux abusèrent tour [270] à tour de mon innocence : le dernier se donna pour garçon ; je n'appris qu'if était époux et père qu'au moment où je reçus de son fils le service le plus signalé. Vous avez connu mes fautes sans avoir exigé de moi les noms des pervers qui me les ont fait commettre : pouvais-je vous en entretenir sans cesse sans rougir et sans vous faire rougir vous-même ? Vous m'avez pardonné ces fautes, dont je me suis repentie sincèrement ; et c'est aujourd'hui, à la veille de confiner pour jamais mon existence dans un cloître, que j'éprouve votre sévérité, que je suis la victime de la calomnie, moi ! On ose assurer que j'aime ce jeune homme, que je lui prouve ma tendresse ! Ah Dieu ! et si cela était, si j'étais assez corrompue pour trouver dans votre propre maison des plaisirs faciles et cachés, qui me forcerait à la quitter ?.... Qui m'engagerait à renoncer à un amant avec lequel j'aurais la possibilité de vivre, pour aller, au pied des autels, abjurer l'amour, le monde et ses trompeuses jouissances ? Pourquoi préférerais-je la retraite à l'amour ? M'y avez-vous forcée, à cette retraite austère ? Ne m'en avez-vous pas même détournée ? Encore hier, ne me parliez-vous pas de l'hymen, de ses chastes plaisirs, des douceurs de la maternité ? Ne faisiez-vous pas, en un mot, tous vos efforts pour m'engager à préférer un époux à un cloître ? Ce cloître, je vous le demandais hier, je vous le demande encore aujourd'hui ; et j'ose espérer que, si le repentir peut effacer quelques erreurs, les vierges du Seigneur ne verront pas dans leur sein une femme plus religieuse, plus résignée et plus vertueuse. Mon oncle, daignez peser ces raisons, ces fortes raisons, qui doivent vous prouver que j'ai trop de principes, trop de délicatesse pour céder au fils après avoir connu le père, pour renoncer au monde enfin, si le [271] monde m'offrait des jouissances secrètes ! O mon cher oncle ! examinez ce jeune homme, et voyez s'il peut être coupable des crimes dont on nous accuse tous deux ?
» J'ajoute, moi, à ce fort plaidoyer de l'intéressante Sophie: Ma mère, et vous, digne pasteur, qui que ce soit qui nous ait noircis de cette manière à vos yeux, soyez sûrs que le coup part de M. Rolland. C'est lui qui, voyant que ma mère et moi nous avions trouvé un protecteur, a profité du séjour de Sophie dans cette maison pour y semer le trouble par les rapports les plus faux, les plus invraisemblables ; c'est lui qui a voulu détruire la douce erreur de son épouse en lui découvrant qu'elle serrait journellement sa rivale dans ses bras ; c'est lui qui a mis le comble à sa vengeance en perdant Sophie à vos yeux, aux yeux de ma mère ; c'est enfin lui qui nous désole tous en ce moment. Nommez-nous notre calomniateur ; je parie d'avance que c'est un ami de M. Rolland, si ce n'est lui-même.
» Le pasteur me donne sa lettre, ma mère y ajoute la sienne, et je lis tout haut ce tissu de mensonges et de calomnies. Sophie s'écrie : Le monstre !... les deux jours de votre voyage à Paris ! Il est bien heureux de trouver cette absence de votre part pour donner un air de vraisemblance à sa fable. Je ne m'abaisserai point à invoquer ici le témoignage des domestiques de mon oncle. La preuve de ma conduite pendant ces deux jours, je la puise dans ma conduite des autres jours, et je me flatte que mon cher oncle, convaincu de la malignité de notre ennemi commun, ne conserve plus aucun soupçon injurieux à ma délicatesse , et voudra bien toujours accompagner sa nièce demain à l'autel, où elle va abjurer ses erreurs. [2] » Le respectable pasteur se contente de faire un signe d'adhésion à la prière de sa nièce, et se retire honteux de jouer, pour ainsi dire, un rôle dans cette intrigue injurieuse aux mœurs comme à la probité. Pour ma mère, elle est convaincue de notre innocence ; elle me serre dans ses bras, et ne peut se refuser à embrasser Sophie, qu'elle ne regarde plus comme une rivale, mais comme une triste victime de la séduction de son époux. Tout commençait à reprendre un peu le calme et la sérénité accoutumée dans le presbytère, lorsqu'on entend une chaise s'arrêter à la porte. On ouvre ; c'est M. Rolland lui-même. La première personne qu'il rencontre dans la cour est la mère de Sophie, qui, occupée à des soins domestiques, n'avait pas été prévenue par nous des nouveaux coups portés à sa fille. M. Rolland, qui ne la connaît point, lui dit qu'il vient redemander sa femme et son fils ; son fils surtout, qui déshonore la nièce de son bienfaiteur en vivant avec elle dans l'union la plus scandaleuse. La mère de Sophie, effrayée, remplit soudain la maison de ses cris, en demandant sa fille, à qui elle veut adresser les plus sévères réprimandes. Le pasteur paraît, apaise en deux mots cette femme irritée ; puis, recevant M. Rolland avec la plus grande froideur, il lui reproche ses erreurs, et cherche à lui prouver qu'il se trompe sur mon compte et sur celui de Sophie. —Une s'agit pas de tout cela, monsieur le curé, lui répond brusquement M. Rolland ; ma femme et mon fils sont chez vous, je vous somme de me les rendre ; personne, je crois, n'a le droit de les retenir malgré moi. — Écoutez-moi, monsieur ; mais puisque vous le prenez sur ce ton-là, je vous prouverai , moi, que j'en ai le droit ; je vous prouverai qu'une épouse vertueuse et un jeune homme délicat ne doivent pas vivre avec [273] un époux, un père dont la conduite et les mauvais exemples sont la honte des mœurs. —Monsieur !...—Monsieur, voilà mon dernier mot. — Prenez garde, si j'ai recours aux lois, qui seront pour moi, prenez garde, dis-je, que je ne publie le déshonneur de votre nièce, et la complaisance facile, étonnante même clans un homme de votre caractère, que. vous avez de souffrir ses amours avec un fils corrompu. — Faites, monsieur, ce que vous voudrez. Ma réputation et le pieux dévouement de ma nièce, qui dès demain se retire dans un cloître, répondront à vos calomnies. Je m'étonne même que vous osiez vous présenter devant moi après avoir séduit Sophie, après avoir fait le déshonneur de ma famille et de la vôtre ; je vous prie d'abréger votre visite et de ne jamais la renouveler, sinon je sais comment on se débarrasse des importuns.
» Le bon curé tourne le dos à M. Rolland, qui, furieux, profère quelques menaces et se retire sans nous avoir vus. Ma mère et moi nous nous étions retirés, à son arrivée,, dans une pièce éloignée ; le pasteur vint nous y rejoindre, et nous le remerciâmes de la protection qu'il voulait bien nous accorder. J'ai encore le temps de l'exercer, nous dit cet honnête homme ; car j'exige que dès demain madame Rolland attaque son mari en séparation. Ma mère parut ne point goûter d'abord ce projet ; mais enfin elle y consentit, et nous prîmes toutes les précautions possibles pour nous garantir des pièges et des nouvelles noirceurs que M. Rolland pourrait inventer désormais pour nous nuire. Le lendemain, Sophie fut prendre l'habit de novice au couvent prochain, où nous l'accompagnâmes tous ; et, deux jours après, madame Rolland implora la justice pour la soustraire aux persécutions du plus corrompu des hommes.
[271] » Il était certain que ce procès devait se terminer en notre faveur. Nous entrevoyions déjà le moment fortuné où,' dégagés d'un joug pesant, nous pourrions vivre tranquillement du travail de nos mains. J'avais promis à ma mère de ne point me marier tant qu'elle existerait : ma mère m'avait promis, de son côté, de ne jamais me quitter. Tout allait bien, les avocats n'avaient plus qu'un plaidoyer à faire : l'affaire allait être jugée ; mais un dernier malheur devait arrêter toute procédure et nous plonger dans des regrets éternels.
» Ma mère allait de temps en temps à Paris pour solliciter ses juges, et je l'accompagnais dans ses fréquents voyages. Un soir que nous revenions tranquillement à pied au presbytère (nous avions pris une voiture jusqu'au Pecq, et du Pecq à Serville nous n'avions plus qu'une lieue, que nous voulions faire en nous promenant) , nous fûmes assaillis à l'entrée d'un petit bois par trois hommes masqués, qui, se jetant sur nous, le pistolet sur la gorge, nous crièrent de nous laisser garrotter, et de les suivre jusqu'à une chaise de poste qu'ils nous montrèrent. Ma mère se mit à crier, et moi, qui n'avais pour toute arme qu'un bâton à la main, je voulus en frapper ceux qui nous attaquaient ; au même instant deux entre eux, sans dire un mot, me saisirent fortement et m'entraînèrent malgré moi. Ma mère, courant après moi, eut le courage d'arracher un pistolet que tenait le troisième brigand et de faire sauter la cervelle à l'un de ceux qui me tenaient. Au même instant il tomba baigné dans son sang, et les deux autres se sauvèrent à toutes jambes. Nous ne pouvions pas douter que ces trois scélérats ne fussent des émissaires de mon père, et nous allions nous retirer à la hâte, lorsque les gémissements du blessé nous rappelèrent en [275] faisant dresser d'horreur nos cheveux sur notre front. Serait-il possible, grand Dieu ! que cette voix fût celle de M. Rolland lui-même ? Il n'est plus permis de s'y tromper ; ces cris sourds : Ma femme ! mon fils ! venez, venez recevoir au moins mon dernier soupir !....
» Nous volons vers cet infortuné, que nous noyons dans nos larmes. Vous ! c'est vous ! voilà tout ce que nous pouvons dire. Il se recueille : Conduisez-moi, dit-il, chez le respectable curé de Serville ; cette chaise, qui est à moi, vous en facilitera les moyens.
» Nous nous hâtons de le transporter dans la chaise : nous nous y plaçons à côté de lui, et je la conduis au pas jusqu'au presbytère, où nos amis ne s'attendent guère à nous voir revenir de cette manière. Je ne vous peindrai point nos larmes, nos regrets, notre désespoir, en un mot. Mon père était mourant, et c'était la main de son épouse qui lui avait porté le coup mortel ! Grand Dieu ! qui pourra, d'après ce fait, expliquer la bizarrerie des destinées humaines ! Je frémis encore aujourd'hui quand je pense que je pouvais alors devenir parricide !,.. Nous racontons cette étonnante aventure au pasteur, qui se hâte de faire mettre le blessé dans un lit. Le pasteur s'était, de tout temps, occupé de la chirurgie, qu'il exerçait avec adresse, mais seulement envers ses pauvres paroissiens : il sentit la conséquence de ne mettre ici aucun officier de santé dans notre confidence, et il pansa lui-même M. Rolland, qui se trouva un peu soulagé. Le lendemain, ce dernier nous fit tous approcher de son lit, où, d'une voix faible, il nous tint le discours suivant :
« Je vais mourir , et le bandeau qui couvrait mes yeux, aveuglés par le vice, est totalement tombé ; je ne vois plus que [276] mes erreurs ; je ne vois plus que les persécutions que j'ai exercées sur une épouse modeste, timide, et sur un fils docile et respectueux. Ce sont ces cruelles persécutions qui m'ont poussé au dernier acte d'atrocité, et qui me plongent enfin dans la tombe. Je ne puis te reprocher ma mort, ma chère femme ; à Dieu ne plaise que j'aie cette injustice ! tu ne pouvais savoir que moi-même, à la tête de deux de mes gens, je présidais à ton enlèvement ; et quand j'aurais encore la fatale pensée que tu aies pu me reconnaître, (es larmes, tes regrets, tes gémissements, tout me prouverait ta douleur et tes remords. Non, ta main n'a point cru frapper ton coupable époux. Un simple mouvement de désespoir et de tendresse maternelle t'a portée à cette action, à cette vengeance, qui n'est, hélas ! que trop légitime. J'allais te perdre ; j'allais te faire tomber dans le plus noir complot... Qu'il reste à jamais enseveli avec moi, dans l'obscurité du tombeau, ce projet abominable ! Mais non, qu'il vous soit révélé, afin d'expier mes crimes par un aveu sincère, d'adoucir l'amertume des regrets que ma perte pourrait vous causer. C'est dans votre sein, c'est dans celui de ce respectable ministre des autels, que je vais faire ce terrible aveu : qu'il n'en sorte jamais ; c'est la seule faveur que j'ose vous demander : écoutez-moi. Toujours persuadé que mon fils m'avait enlevé le cœur de Sophie, toujours m'imaginant que sa mère le soutenait dans cette coupable conduite, je résolus de le perdre à tout prix ; mais le ciel ne "permit pas qu'un seul de mes projets se réalisât. Quand je vis que mon épouse m'attaquait en séparation ; quand j'entendis à l'audience arguer contre moi de ma passion pour le jeu, pour les femmes, et surtout de mes mauvais traitements envers cette épouse innocente, je devins furieux : m'arrangeant alors [277] avec un capitaine de vaisseau, non celui que vous avez déjà vu, mais un autre capable de seconder ma haine, et moyennant une somme d'argent considérable que j'avais gagnée la veille au jeu, et que je lui donnai, je l'engageai à m'aider à vous enlever tous deux, à vous conduire dans une chaise de poste jusqu'à Brest, et à vous jeter dans son vaisseau, qui devait sur-le-champ mettre à la voile. En conséquence, le capitaine, moi et mon valet, nous nous masquâmes, et vous attendîmes à l'entrée du petit bois par lequel nous savions que vous deviez passer en revenant de Paris. Nous ne voulions d'abord que vous intimider, vous forcer à monter dans la voiture, où je me serais placé avec vous : le capitaine eût conduit la chaise, et mon domestique serait monté derrière. Ce n'est que dans cette chaise que, pour éviter toute résistance de votre part, je me serais fait connaître à vous. Il eût été imprudent à moi de le faire d'avance ; j'avais à craindre vos cris, vos larmes, vos prières ; au lieu que, dans la voiture, tout cela me devenait égal. Je croyais n'avoir aucun danger à craindre ; je savais que vous n'aviez point d'armes, et que mon fils ne portait qu'une petite canne qu'on pouvait lui arracher aisément, ainsi qu'on l'a fait. Tout a tourné autrement. Ma femme, voyant entraîner son fils, que nous tenions déjà, arrache le pistolet du capitaine, qui ne se doute point de tant de courage ; et la première victime qu'elle immole, c'est son barbare époux ; je tombe, et mon valet et le capitaine, qui est payé d'avance, ont la lâcheté de fuir et de m'abandonner ; conduite ordinaire des scélérats, et qui ne doit pas m'étonner. Voilà, mes amis, voilà le beau projet de vengeance que je voulais, exercer sur vous. Ne me demandez point quels sont les moyens d'exécution que j'aurais mis en usage si je vous avais [278] tenus dans ma voiture ; j'avais tout prévu, tout, excepté le courage de ma femme, et ma mort qui en est l'effet. Je vous le répète, je vous la pardonne à tous ; ah ! je l'ai bien méritée ! Quel est donc l'effet des passions, qu'elles ne paraissent plus, à l'article de la mort, que ce qu'elles sont en effet, hideuses, monstrueuses et injustes ! Il semble que le coup qui m'a frappé ait soudain éclairé mon cœur et ma raison. Tous mes torts se sont retracés à mes faibles esprits, et loin de vous en vouloir encore, je n'ai détesté que moi. Cela prouve bien que l'homme qui fait le mal a toujours dans sa conscience une voix qui lui dit la vérité, et qu'il étouffe en vain. Cette voix devient terrible et puissante sur le bord du tombeau, et il n'est plus possible de la méconnaître. Tout en vous persécutant, je sentais bien que j'étais injuste et barbare ; mais je ne voulais point le savoir. Aujourd'hui je ne le sais que trop. J'abhorre ma conduite, elle fut indigne d'un époux et d'un père ; et je suis tellement repentant, que, si le ciel prolongeait ma vie, je ne l'emploierais qu'à m'occuper de votre bonheur, qu'à vous prouver mon repentir par ma tendresse et mes soins. Mais il n'est plus temps ; le jour fatal de ma destruction est arrivé.... l'heure de la mort est sonnée pour moi, et je ne puis plus que la mettre à profit pour l'éternité , cette mort juste, en expiant mes crimes entre vos bras, en vous conjurant de me les pardonner, en vous priant, s'il vous est possible, de ne point haïr ma mémoire.
» Ainsi parla M. Rolland, et nous lui protestâmes tous que, loin de le haïr, nous le regrettions sincèrement. Il nous conjura de faire agréer son regret à Sophie, à qui il avait toujours reconnu, au milieu de ses erreurs, des principes et un véritable penchant pour l'honneur. Nous le lui promîmes, et il fut plus [279] tranquille. Le soir, le docteur leva l'appareil, mais en secouant la tête, en nous faisant entendre que la plaie était mortelle. M. Rolland s'aperçut de ce mouvement, et loin d'en être affecté, il demanda que j'écrivisse sous sa dictée ses dernières volontés ; ce que je fis. Mon père nous laissait le peu d'effets qu'il n'avait pas encore engagés, et protestait devant Dieu et devant les hommes que sa mort était l'effet d'un accident imprévu, pour lequel on ne pouvait inquiéter personne, puisqu'il mourait au milieu des consolations de sa femme et de son fils, les deux êtres qu'il chérissait le plus au monde.
« Nous admirâmes la délicatesse de ce procédé ; il nous prouva que le mourant se repentait sincèrement. Le lendemain, le bon pasteur lui apprit tout le danger de son état, et lui donna les secours spirituels, qu'il reçut avec recueillement et résignation. Le curé lui adressa devant nous un discours religieux, mais dénué de fanatisme et de tous ces lieux communs qu'on débite pour l'ordinaire aux mourants. Nous fondions tous en larmes : mon père était le seul qui, l'œil sec et même serein, conservait du sang-froid et de la fermeté. Dans l'après-midi, nous le perdîmes, et nous remplîmes tout le presbytère de nos cris douloureux. Ma mère surtout était inconsolable ; elle s'accusait de la mort de son époux ; nous fûmes souvent obligés de l'engager à modérer les éclats imprudents de ses regrets.
» Le respectable pasteur, qui ne voyait dans cette affaire qu'une juste punition du ciel, fit, aux restes de l'infortuné, des obsèques simples, mais touchantes. Nous fûmes ensuite raconter cet événement à Sophie, qui versa des larmes en voyant que M. Rolland n'avait pas oublié de lui rendre justice. Ensuite nous revînmes à Paris, non-seulement pour clore la procédure [280] qui était entamée, mais encore pour mettre ordre à nos affaires. Celles de mon père étaient très-dérangées ; néanmoins nous pûmes nous faire de sa succession une petite somme qui m'aida à acheter le moulin où je demeure à présent. Nous voulions quitter Paris, Saint-Germain, le Pecq et le village de Serville, où notre affaire avait fait du bruit, et nous désirions aller nous établir plus loin. C'est ce que nous fîmes ; mais n'ayant point de fonds pour prendre, comme M. Rolland, le commerce de grains, nous n'eûmes pas la sottise de rougir de faire un autre état ; En conséquence, je me fis tout bonnement meunier ; et mes petites affaires, aidées par la surveillance et l'activité de ma mère, allèrent très-bien. Le bon curé nous regretta, mais ne survécut pas longtemps à mon père. Il était âgé et très-infirme : la mort vint le frapper à son tour, dans les bras de sa sœur, qui vécut seule depuis, au moyen de quelques rentes ; et Sophie prononça des vœux qui la lièrent tout à fait au culte des autels. Pour ma mère, elle avait un fonds de chagrin qui la minait insensiblement : je m'en aperçus , et je redoublai pour elle de tendresse et de consolations. Tout fut inutile ; j'eus le malheur, au bout de trois ans de mon établissement, de perdre cette mère si chère et si infortunée. Elle n'avait connu de la vie que ses traverses ; et, sans la tendresse maternelle qui soutenait son cœur, elle eût succombé vingt fois aux malheurs d'une union mal assortie. Je donnai de justes regrets à sa mort ; et, par la suite, je me mariai. J'eus une épouse estimable aussi, mais que je perdis après m'avoir rendu père de quatre enfants que j'élève encore aujourd'hui.
» Tel est, mes amis, le récit des malheurs de ma jeunesse. Vous y avez vu le tableau d'un mauvais père , d'un mauvais [281] époux. Enfants qui m'écoutez, faites maintenant une comparaison entre l'auteur de vos jours et celui à qui je dois la vie. Dites, dites si le ciel ne vous a pas favorisés plus que moi, plus que mille autres, en vous donnant un père sensible, indulgent et vertueux ! Vous lui causez pourtant quelquefois des chagrins, à ce bon père ! Et qu'auriez-vous donc fait au mien ? Sachez apprécier votre bonheur, et faites tout, tout, mes enfants, pour le mériter ! »
C'est ainsi que M. Rolland terminale récit le plus intéressant, le plus extraordinaire que nos enfants aient entendu jusqu'à ce jour. Ce portrait frappant d'un mauvais père était bien propre à faire ressortir les vertus et les bontés de celui qu'ils possédaient. Il semblait qu'il leur devenait plus cher, et tous, Benoît le premier,, volèrent dans ses bras, en lui promettant de reconnaître ce bienfait du ciel par leur amour, leur docilité et leur attention à ne faire que ce qui pourrait lui plaire.
Palamène fut enchanté de l'effet que venait de produire cette leçon terrible ; il en remercia secrètement son ami, qui prit congé de lui pour retourner à son moulin.
[][]Suite de l'Histoire du Jeure Émilion.
Voilà donc le calme rétabli dans la maison du père de famille. Benoît est sûr maintenant de rester. Si la présence de M. Rolland l'a d'abord effrayé, il n'est pas fâché maintenant que M. Rolland soit venu ; cette visite a détruit toutes ses inquiétudes. Il est à présent chéri autant que ses frères, et il fera tous ses efforts pour conserver cette tendresse dont il sent intérieurement qu'il a un peu abusé. Aussi il est plus doux avec Léon et Jules, plus complaisant avec Adèle, et très-galant avec Henriette. Il devient, s'il est possible, plus aimable que ses frères, et Palamène voit avec la plus vive satisfaction ce changement, [284] qui est son ouvrage. Une connaît point les coups, les jeûnes, les pénitences : il sait que la privation de la vue d'un père chéri est une punition assez forte pour des enfants sensibles : en un mot, son système d'éducation pratique lui réussit ; c'est ce qu'il demande, c'est ce qui comble ses vœux.
Il faisait un temps superbe ; la nature, tranquille et calme comme le cœur du père du famille, semblait, par les tableaux les plus variés, récompenser ses enfants de leurs longs travaux, et leur promettre la plus riche moisson qu'on voyait se balancer mollement, au loin, dans les plaines voisines. La verdure des arbres, la beauté des plantes légumières, l'odeur suave des fleurs, les chants variés des oiseaux des bois, tout invitait à goûter la fraîcheur du matin et les douceurs de la promenade. Armand proposa d'emporter chacun un morceau de pain, et d'aller cueillir la noisette dans le petit bois. La partie est bientôt arrangée. Un pain frais est bientôt rompu : Armand se charge de la portion d'Henriette : Jules porte celle d'Adèle, et Benoît et Léon, se donnant le bras, suivent la petite caravane, en s'entretenant doucement ensemble. On sait que les papas sont occupés à des soins domestiques, on ne les dérange pas. Voilà nos six amis dans le petit bois de noisetiers, occupés à y faire les plus grands ravages. Henriette, Adèle tendent en bas leurs tabliers, tandis qu'Armand et Jules, grimpés sur les arbres, se disputent le plaisir de jeter des noisettes à leurs belles. Léon et Benoît sont auprès des jeunes personnes, et s'occupent à éplucher ces dons de la nature et de l'amour. C'est un coup d'œil charmant ; les branches se rompent par-ci, se brisent par-là, Jules roule jusqu'en bas, et puis des éclats de rire ! oh ! il faut voir cela. [285] Quand la provision est complète, nos deux jeunes gens descendent à leur tour ; mais l'un d'eux a un cadeau charmant à faire à celle qu'il aime : c'est Jules qui vient de dénicher un nid, et qui l'apporte à son Adèle. Armand ne veut pas être en reste de galanterie. Il entend Henriette s'écrier : Ah ! que c'est joli ! je voudrais bien en avoir un semblable. Armand monte sur un arbre élevé ; il a le bonheur de découvrir un nid tout pareil, et descend l'offrir d'un air fier à sa chère Henriette. Voilà des réflexions à perte de vue sur la tendresse maternelle, qui engage jusqu'aux oiseaux à prendre soin de leurs petits. Ces pauvres petits, s'écrie Henriette ! voyez comme ils sont faibles et souffrants ! ils ouvrent leurs becs ! ils demandent leur mère sans doute ; c'est une cruauté que de les en priver ! et cette pauvre mère, quand elle reviendra et qu'elle ne trouvera plus !... Oh ! tenez, je parie que c'est elle que je vois voltiger là-haut. Oh ! c'est elle ! la voyez-vous tourner autour de la tige où elle avait déposé son trésor ?... O mon Dieu ! il me semble qu'elle pousse des gémissements dans son langage. Comme les hommes sont méchants ! ils s'approprient le droit de vie et de mort sur tout ce qui respire. Là, que nous a fait cette pauvre mère, pour la priver de sa famille ? Sont-ils à nous, ces pauvres petits ? ils sont à leur mère, ils appartiennent à l'air, qui est leur empire, et personne n'a le droit de les priver de leur liberté, le premier bien que leur ait donné la nature. La voilà encore ! Ah ! cela me fait trop de peine ! Armand, soyez bon et complaisant : tenez, ayez la charité de remettre ce nid à sa place. — Oh bien , Jules, fais-en autant ; moi, je pense comme mon amie, et je souffre autant qu'elle de voir le tourment de cette bonne mère et les besoins de ces pauvres petits. [286] Armand et Jules sourient de l'excès de sensibilité de leurs belles ; mais elles insistent, il n'y a pas moyen de désobéir, Les voilà donc qui reprennent les nids, montent aux arbres, et les remettent à la même place ou il les ont dérobés. Ils descendent bien vite, et tous nos enfants virent avec un plaisir extrême plusieurs oiseaux, les pères et mères sans doute, fondre avec rapidité sur ces nids dans lesquels ils déposèrent quelques graines qu'ils portaient à leur bec—Que je suis contente ! dit Adèle ; les voilà réunies ces petites bêtes ! Dame, elles avaient bien du chagrin : c'est, sans comparaison, comme nous, si, dans notre enfance, on nous avait enlevées à notre père. — Comme Émilion, par exemple, interrompt Jules, qui s'est trouvé séparé de sa mère. — À propos d'Émilion, reprend Adèle, il devait venir nous voir : notre père nous l'avait assuré. — Il viendra, réplique Benoît ; nous lui avons témoigné trop d'amitié pour qu'il ne s'empresse pas de nous apprendre les heureux événements qui lui ont fait retrouver sa famille. — Quel est cet Émilion ? demande Henriette. — Vous ne savez pas ? reprend Benoît En effet, vous n'étiez pas ici lorsque Brigitte nous l'a amené l'année dernière. Eh bien, asseyons-nous là tous ; Léon va vous raconter son histoire. — Oh ! voyons, voyons !
Nos jeunes amis se mettent en cercle, Léon dans le milieu ; il raconte à la belle Henriette l'histoire de l'enfance d'Émilion, histoire que Jules, Benoît et Adèle assaisonnent à tout moment d'un : Ah ! mon Dieu , oui !... c'est bien vrai ce qu'il vous dit là !... il fit l'aumône à la pauvre femme !... il avait quarante mille francs !... etc.
Henriette est émue, elle s'écrie à la fin : On voit clairement qu'Émilion est le fruit d'un mariage d'inclination. Armand lui [287] demande finement : N'y aurait-il que ces mariages-là qui ne seraient pas heureux ? - Sans doute ; quand ils sont contractés malgré des supérieurs ! — Mais quand un père, ou un tuteur, ou un oncle enfin, consent à l'union de deux cœurs qui s aiment, est-il un état plus heureux ? — Il n'en est pas, repart Jules en poussant un soupir auquel repart Adèle par un autre soupir. — Qu'est-ce que cela veut dire ? ajoute Benoît ; tout le monde soupire ici !— Ne vois-tu pas, lui répond Léon, que tout le monde s'aime ? Je suis plus clairvoyant que toi : mon frère Armand aime Henriette, qui, je crois, est, de son côté, sensible à son amour.
Henriette rougit, Léon continue : Et notre bon frère adoptif Jules est amoureux de notre sœur Adèle, à qui il n'est pas indifférent. — Y penses-tu ? repart Adèle en rougissant aussi : que parles-tu d'amour, d'amoureux ? — Allons, allons, poursuit Léon, je sais ce que je dis. Eh ! tenez, mes amis, ne nous faisons plus mystère de nos sentiments. Je suis encore bien jeune ; mon cœur n'a pu se fixer jusqu'à présent ; mais je devine vos affections mutuelles : là, convenez tous les quatre que vous vous aimez, et que vous seriez bien heureux si notre père vous unissait un jour.
Henriette regarde timidement Armand, qui répond : j'en conviens ! jules ose à peine lever les yeux sur adèle, qui s'écrie : Je le désirerais bien ! Tous quatre se serrent dans les bras les uns des autres, et Léon et Benoît jouissent de cette petite, scène du sentiment. — Vous voilà, vous voilà maintenant certains d'être aimés réciproquement ; je vous ai épargné l'embarras d'une déclaration, j'espère que vous m'en saurez quelque gré ! A présent, vous n'êtes pas fâchés, n'est-ce pas, d'être [288] venus cueillir la noisette ? Je ne sais pourquoi toutes les chansons disent qu'il y a du danger à cueillir la noisette ; moi, je ne vois ici que du plaisir. ............
Armand secoua la tête en souriant, et comme en disant qu'il savait bien ce que toutes les chansons voulaient dire par-là. Tous nos amis déjeunèrent gaiement, et tous revinrent ensuite, en sautant, à la chaumière, où, ne trouvant pas leur père, ils se livrèrent à leurs exercices journaliers. A deux heures, quelques moments avant de se mettre à table, on vit s'arrêter une voiture à la porte cochère. Il en descendit un cavalier et.une dame jeune encore, une jeune personne, pleine d'attraits et de grâce, une vieille femme de campagne, et un jeune homme que nos enfants reconnurent sur-le-champ. C'est Émilion ! voilà le cri universel... Nos enfants se précipitent dans les bras d'Emilion et de Brigitte, qui les pressent contre leur sein, et Palamène bientôt est occupé à faire entrer chez lui le cavalier et sa compagne.—Voilà mon père et ma mère, s'écrie Émilion en montrant ces deux derniers. — Oui, ajoute Brigitte, voilà son père et sa mère ; le ciel a permis qu'il les retrouvât !
Tout le monde entre dans la maison. La nouvelle société est engagée à y dîner : elle n'est venue que dans cette intention. Quel repas agréable, et que de questions on se fait réciproquement ! Comment donc cela s'est-il fait ? dis-nous donc tout cela, Émilion ; où les as-tu rencontrés ? quels malheurs ont-ils éprouvés ?... Émilion se contente d'embrasser ses jeunes amis, en leur promettant pour le même soir le récit de ses dernières aventures.
Comme cette journée s'écoule lentement ! Elle se passe néanmoins à se promener, à visiter les propriétés du vieux père. Le [289] soleil enfin annonce qu'il va parcourir un autre hémisphère ; tout le monde se réunit sur la terrasse ; de là, il est question de continuer l'histoire du jeune Émilion. C'est la mère de cet enfant intéressant qui se charge de cette explication, en racontant ainsi sa propre histoire :
« Avant de vous détailler les événements singuliers qui ont traversé le cours de ma vie, je dois vous dire deux mots des aventures de mon père, afin de vous faire connaître les motifs qui ont engagé l'oncle le plus avare et le plus méchant à me persécuter, moi, mon époux et mon Émilion. Mon père, qui s'appelait Dubourg, était dans le commerce : il n'avait qu'un frère, plus âgé que lui de cinq ou six ans, qui, dans le commerce aussi, s'était ruiné plusieurs fois par les plus fausses spéculations. Plusieurs fois, mon père l'avait aidé de son crédit et de sa fortune ; mais ce frère, sans mœurs comme sans conduite, venait enfin de terminer son roman par la banqueroute la plus frauduleuse. Mon père, lassé d'altérer pour lui une fortune qu'il me réservait, à moi sa fille unique ( ma mère avait perdu la vie en me donnant le jour) ; mon père, dis-je, voyant que de nouveaux sacrifices de sa part deviendraient inutiles pour relever le commerce et le crédit de ce dissipateur, prit un moyen extrême pour lui refuser tout secours nouveau, et en même temps pour se mettre à l'abri, dans le monde, des reproches qu'on aurait pu lui faire de ne pas aider encore une fois son frère. Mon père donc répandit le bruit, quelque temps après, qu'une banqueroute plus forte que celle de son frère venait de le ruiner aussi. Il se désespérait, jetait les hauts cris, et jouait si bien son rôle, que tout le monde le crut, mon oncle, tout le premier, mon oncle, qui croyait pouvoir compter encore une [290] fois sur son frère, et qui se voyait enlever ainsi tout espoir de le pressurer de nouveau. Cependant mon père, qui n'avait point de dettes, et ne faisait, par conséquent, tort à personne, vendit en secret ses biens-fonds, tout ce qu'il possédait, réalisa le tout, en fit une somme d'argent considérable, qu'il renferma dans un coffre de fer. Mon père avait l'intention de s'expatrier, ne voulant plus vivre dans un pays que son frère avait rempli du bruit de ses friponneries. Son nom y était trop déshonoré pour que mon père voulût encore l'y porter. Il se proposait donc de m'emmener avec lui, de passer dans un pays étranger, d'y faire valoir ses fonds, et de songer, loin d'un parent qu'il abhorrait, aux soins de ma fortune et démon éducation.
» Il avait donné congé du logement qu'il occupait, renvoyé ses domestiques, et vendu, comme je vous l'ai dit, tous ses meubles. Les malles étaient faites, éparses çà et là dans le milieu de l'appartement, et dans l'une de ces malles il avait renfermé son lourd coffret plein de pièces d'or. Cependant, avant de partir, il avait mandé son caissier, nommé Leclerc, vieillard de soixante ans, son ami dès l'enfance, qu'il avait congédié en l'accablant de présents, et qu'il avait mis dans sa confidence. Oui, mon ami, lui avait-il dit, je possède ici plus de deux cent mille francs en or ; je ne puis te le cacher à toi, mon vieux camarade , je ne puis te laisser comme tout le monde dans l'erreur de ma ruine totale ; erreur qui, je le crois, a déjà trop affecté ta sensibilité. Sois donc tranquille sur mon sort ; garde mon secret enfermé dans ton sein, et lais-moi tes adieux sans regrets. Quelque part où je sois, je t'écrirai, et j'espère entretenir ainsi longtemps avec toi la correspondance de l'estime et de l'amitié.
» le vieux Leclerc, enchanté d'apprendre que son ami n'était [] pas si infortuné qu'on le croyait, visita le coffret, et compta les sommes en sautant de joie ; puis embrassant mon père, il lui promit le secret, et lui souhaita le plus heureux voyage.
» Mon père allait partir, sa voiture était retenue, tout était prêt pour son voyage, lorsque... ô premier malheur qui en a amené tant d'autres !... il était replet et sanguin ; il se trouve mal, le sang lui porte à la tète, en une minute il est mort !... J'avais quatre ans, et je me rappelle comme d'aujourd'hui de ce moment douloureux. Je remplissais l'air de mes cris, tandis que les voisins officieux (nous n'avions pas conservé un seul domestique) se hâtaient d'aller chercher mon oncle. M. Dubourg arrive tout empressé ; il se jette sur le corps inanimé de son frère, remplit l'air de ses gémissements, et s'écrie : Quel malheur ! quel malheur pour cette pauvre petite Caroline ! A quatre ans perdre son père ! Que va devenir cette orpheline ? je suis ruiné, son père l'était aussi... Ah ! mon Dieu ! je ne puis m'en charger, moi, je ne le puis... Avec quoi l'éleverais-je ? Encore, s'il était resté au père quelque argent comptant, quelques nippes ! mais rien : il a tout vendu pour payer le peu de créanciers qu'il avait... Ces malles, qu'est-ce que cela contient ? quelques mauvais habits, quelques vieilles bardes pour sa fille. Aussi pourquoi a-t-il voulu s'expatrier ? c'est la douleur d'être obligé de voyager qui l'a fait mourir ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! Bons voisins, je vous en prie, emmenez cette enfant chez vous, pendant que je vais voir, visiter s'il n'y a pas des papiers, quelque chose... Je connaissais ses affaires comme les miennes ; elles étaient dans un bel état, ses affaires !... Au surplus, je suis le seul parent qui reste,à Caroline. Emmenez-la, emmenez-la ! voyons, voyons ! [292] » Les voisins m'entraînent chez eux ; .et, pendant qu'ils cherchent à me consoler, mon oncle s'enferme seul dans l'appartement où le défunt était encore étendu. Je ne sais si mon oncle n'avait pas été tout à fait la dupe de la prétendue banqueroute faite à mon père, ou si ce n'était que par un simple motif de curiosité qu'il voulait visiter ses malles. Quoi qu'il en soit, il reste bien étonné en découvrant un coffret en fer, si pesant, qu'il a beaucoup de peine à le soulever. Il cherche partout la clef qui l'ouvre, et la trouve dans un petit anneau plein d'autres clefs, qui sont dans l'une des poches du défunt. Quelle est sa surprise ! quelle est sa joie ! des pièces d'or en si grande quantité ! des lettres de change ! des bordereaux ! une somme énorme !... L'hypocrite ferme le coffre, le cache soigneusement dans un lieu retiré ; puis, ouvrant la porte, il appelle les voisins : Venez voir, venez , leur dit-il ; le bel héritage ! tenez, ne l'avais-je pas dit, des hardes, et voilà tout ! il n'y a pas là de quoi payer son enterrement ! Non, mais je vous en prends tous à témoins ! là, n'est-ce pas là une belle succession ? Tenez, cette, malle ! tenez, cette autre ! Je ne puis me charger de sa fille, moi qui n'ai rien ; il faut la déposer dans quelque maison de charité. —Ah ! mon Dieu ! s'écrient les voisins ; cette pauvre petite qui est si intéressante ! nous aimerions mieux nous cotiser tous entre nous pour l'élever. —J'aime ce trait, il vous fait honneur et m'électrise. Il ne sera pas dit que je ne serai pas aussi généreux que vous, moi, son oncle ! moi, le frère de son pauvre père ! Allons, voilà qui est dit ; je la prends, je l'élève avec moi. Je n'ai point d'enfants, je suis garçon, je croirai que le ciel m'a donné une fille. Bonne petite, baise-moi ; au moins tu ne seras plus abandonnée. O mon frère ! vous qui m'avez traité souvent [293] avec tant de dureté, que ne pouvez-vous être témoin de ce que je fais pour votre enfant ! Mais il est mort ; ne songeons plus qu'à lui rendre les derniers devoirs et à faire transporter chez moi toutes ces vieilles nippes.
" Les voisins, persuadés que mon père est mort sans même posséder un effet de prix , ainsi que le bruit en courait avant son projet de voyage, se retirent. Ils voient d'ailleurs un frère, mon oncle, qui se met à la tête de tout ; ils pensent que nos affaires ne les regardent pas, et ils ne s'en inquiètent pas davantage. M. Dubourg emporte la clef de l'appartement, et m'emmène chez lui. Il était, garçon, n'avait point de domestique , et logeait dans un méchant cabinet garni, à un cinquième étage. Toute jeune que j'étais, il semblait que je prévoyais tous les malheurs qui allaient fondre sur ma tête.
» Le lendemain, mon pauvre père fut enterré. Pour jouer son rôle jusqu'au bout, monsieur Dubourg eut soin de ne réclamer de sa paroisse qu'une sépulture de charité. Il fit ensuite apporter chez lui le peu d'effets qu'il trouva dans les malles, et se chargea lui-même du précieux coffret. Deux jours après, il me mit en pension chez deux femmes indigentes, où je fus élevée, jusqu'à l'âge de dix ans, à travailler à des ouvrages d'aiguille, mise avec la plus grande simplicité, et ne mangeant pas à mon appétit tous les jours.
» M. Dubourg, enrichi comme on peut le penser, par les deux cent et tant de mille livres que lui avait valu mon héritage, eut soin de ne point afficher sur-le-champ une trop grande aisance. Il obtint du temps de ses créanciers, fit un petit commerce, paya ses dettes peu à peu ; et, corrigé par le malheur et par la fortune, il devint aussi avare qu'il avait été prodigue. [294] J'avais dix ans lorsqu'il se retira pour la première fois des affaires, âgé à peu près de soixante-deux ans. Il avait acheté alors une maison fort propre à Paris, où il vivait retiré, avec une fille gouvernante et moi. J'avais à peine connu mon père, et je le croyais mort dans la plus extrême indigence : mon oncle m'entretenait dans cette idée ; il me disait sans cesse qu'il m'avait tendu une main secourable, et que je lui avais toutes les obligations possibles ; je le croyais ; et,, malgré sa dureté, sa hauteur et son extrême avarice, l'habitude de la reconnaissance me le faisait respecter comme un père. Je restai ainsi chez lui pendant six années à m'occuper des détails de sa maison. Il était devenu très-humoriste, depuis qu'une foule d'infirmités avaient assiégé sa vieillesse ; en sorte que je ne jouissais d'aucune espèce d'agrément. Il ne sortait presque pas, je ne sortais jamais sans lui ; et, le soir, ou je lui lisais des livres sérieux, ou je faisais sa partie. Joignez à l'ennui de cet intérieur la présence continuelle d'une vieille gouvernante, jalouse, acariâtre, revêche, et vous aurez une idée de la monotonie de la vie que je menai jusqu'à l'âge de seize ans.
» C'était l'âge de la raison et de l'amour : je ne m'en aperçus que trop tôt. Ici commence le récit des événements qui me sont personnels ; prêtez-moi toute votre attention.
» Mon oncle avait conservé l'amitié d'un certain comte d'Armance, à qui il avait autrefois prêté de l'argent, que l'autre ne lui avait même jamais rendu. Le comte d'Armance était un homme de quarante ans environ, veuf, mais père de famille, menant un train, ayant du faste, et surtout se piquant d'un très-grand crédit à la cour. Monsieur Dubourg ménageait l'amitié de ce seigneur, je ne savais pourquoi ; mais il était humble, [] soumis devant lui ; et le comte, qui venait de temps en temps. lui rendre des visites, avait un but que mon oncle était bien éloigné de soupçonner. Le comte m'avait vue, je lui plaisais, et il avait sur moi des projets coupables. Le comte avait un jeune secrétaire aussi aimable que son maître était repoussant. Leclerc, c'était son nom, avait vingt-six ans ; il était grand, bien fait, plein d'esprit et d'usage ; il avait des talents ; en un mot. c'était un secrétaire précieux pour le comte, qui était singulièrement ignorant. Leclerc venait souvent chez nous apporter des lettres ou.quelques légers cadeaux de la part du comte ; et toutes les fois qu'il se présentait, il me prouvait par ses regards et ses soupirs, que j'avais su toucher son cœur : moi, de mon côté, je me plaisais, par le même langage muet, à l'assurer qu'il ne m'était pas indifférent. Nous nous entendions ainsi, sans nous être jamais communiqué l'état de nos cœurs. Le comte, qui l'aimait beaucoup, se faisait toujours accompagner par lui quand. il venait chez nous ; et, dans l'espoir de voir plus souvent Leclerc, je priais le comte de multiplier ses visites. Le comte interprétait en sa faveur le plaisir que me procurait sa présence ; mais Leclerc n'était pas dupe de son amour-propre ; il savait qu'il était le but de mes moindres désirs ; et de son côté, il engageait son protecteur à venir souvent chez monsieur Dubourg. Tout en était à ce point, lorsque le comte me trouvant seule un jour, osa me faire une déclaration d'amour qui me surprit et m'effraya singulièrement. Je savais que cet homme était libre de donner sa main ; je connaissais le caractère ambitieux de l'avare Dubourg, et je craignais d'être sacrifiée à la grandeur et à l'opulence. Monsieur, réponais-je au comte, en., présence même de Leclerc, qui tremblait à ses côtés ; monsieur, [296] vous me faites honneur sans doute en recherchant ma main ; mais je vous connais assez délicat pour me persuader que vous ne voudriez pas l'obtenir sans mon cœur. Si ce cœur n'avait consulté que la grandeur et la fortune, il vous eût préféré sans ; doute ; mais il n'a écouté que la voix dé l'amour.... Il n'est plus libre. — Il n'est plus libre ! s'écrient en même temps et le comte, et Leclerc. — Non, monsieur le comte ; j'aime, j'aime un jeune homme plein de mérite, qui, j'ose m'en flatter, soupire aussi en secret pour moi. Je le vois, il est... dans cette maison, et jamais nous ne nous sommes avoué notre amour mutuel ; mais, je vous le jure à tous deux, lui seul sera mon époux, ou un cloître verra finir mes tristes jours.
» Il était hardi, pour une personne de mon âge, de faire une pareille déclaration à mon amant devant son rival ; mais ce rival avait tant d'orgueil, tant de confiance, d'ailleurs, en son secrétaire, qu'il ne se douta point que ce dernier fût l'objet de mon amour. Pour Leclerc, quelque contrainte que j'imposasse à mes regards, il me devina, et peu s'en fallut qu'il ne laissât éclater sa joie. Le comte, après avoir réfléchi un moment, m'adressa ces mots :
— Voilà un amour bien prompt, mademoiselle ; vous n'en avez jamais parlé à monsieur votre oncle ni à vos amis ?
— jamais. — et ce jeune homme est dans cette maison ?
— Il y est. — Je ne vois pas cependant. .. A-t-il un père ? — Non, mais un surveillant incommode qui le gêne beaucoup. — Eh bien ! mademoiselle, s'il est riche, s'il a un état dans le monde, il faut l'épouser. — C'est ce que je brûle de faire. — Je crains bien, mademoiselle, que ce ne soit là une défaite pour ; me rebuter. Au surplus, je le saurai ; votre oncle connaîtra par [297] ma bouche vos sentiments, et nous verrons. — Nous verrons, monsieur.
» Le comte était piqué, je l'étais aussi. Leclerc n'était pas à son aise ; aucun acteur de cette scène n'était satisfait. Je m'aperçus bientôt que j'avais commis une imprudence, poussée par le dépit et par l'excès de la haine que je vouais à ce grand seigneur. Il fut trouver mon oncle, lui peignit ma passion inconnue sous des traits si ridicules, que M. Dubourg, l'assurant qu'il ne connaissait point de jeune homme ni de surveillant dans sa maison, qu'il habitait seul, lui promit de me réprimander comme il faut, et de me forcer à répondre à ses vœux. Le comte et Leclerc dînèrent chez nous ce jour-là. M. Dubourg ne me parla de rien, et sur le soir on fit de la musique. Leclerc, pressé de chanter, nous fit entendre au piano la romance suivante, dont je sentis la délicatesse et les fines applications.
ROMANCE.Taisez-vous, soupirs amoureux,Taisez-vous, ma tendre musette,Je crains que quelqu'un en ces lieuxA mon jaloux ne vous répète :Il ne sait pas que j'adore en secretCelle pour qui son cœur soupire ;Il faut que mon cœur soit discret ;Il faut qu'il cache son martyre !En proie à mes tristes regrets,Lorsque je nomme Eléonore,Taisez-vous, prés, vergers, bosquets ;Vous seuls savez que je l'adore.[]De mon secret je sais qu'en ce momentZéphyre est le dépositaire ;Je tremble, hélas ! que l'imprudentNe révèle à tous-ce mystère.Oui, Palémon, je suis l'amantDe celle qui fait ton délire :Je le répète à tout moment ;Ici tout peut donc t'en instruire.Echo, je crains ton indiscrète voix ;D'un ruisseau je crains le murmure ;Je crains le silence des bois ;Ah ! je crains toute la nature !
» Le lendemain, mon oncle entra chez moi : il me fit une scène affreuse, en me menaçant de me retirer sa tendresse et ses bienfaits si je ne lui nommais sur-le-champ le séducteur qui avait, disait-il, égaré ma jeunesse. Qu'entendez-vous, ajouta-t-il, par ce jeune homme qui demeure dans ma maison ? — Je n'ai point dit, mon oncle, qu'il y demeurât ; j'ai fait seulement entendre qu'il y venait souvent. — Qui.est-ce donc ? je ne vois pas... à moins que ce ne soit... mais non. — Mon oncle, ne me pressez pas davantage pour un aveu que je ne puis vous faire. Celui que j'aime est sans bien ; je n'en ai pas non plus. — Je le crois bien, que vous n'en possédez pas ! Savez-vous que votre père était ruiné lorsque je vous ai tendu une main secourable ? Savez-vous que je n'ai point de dot à vous donner, et que monsieur le comte, en vous épousant, non-seulement n'en exige point de moi, mais encore veut bien me rendre tout ce que vous m'avez coûté depuis votre-enfance ? — Monsieur le [299] comte vous promet cela, comme il vous promet tous les jours de vous rendre l'argent que vous lui avez prêté. — Taisez-vous, mademoiselle : que je lui en aie prêté, qu'il me l'ait rendu ou non, cela ne vous regarde point ; ce ne sont point vos affaires, je crois, ce sont les miennes. — Et cet homme veut m'épouser ? — Sans doute, et dès demain si vous suivez mes volontés. Il est vrai qu'il vous épousera secrètement : son grand nom, l'éclat de sa famille, l'estime dont il jouit à la cour, tout cela ne lui permet pas de se mésallier ouvertement. — De se mésallier, monsieur ! l'expression est honnête ! — Bon ! et qu'y trouvez-vous donc qui ne soit pas honnête ? Apprenez, mademoiselle, qu'un mariage secret avec un si grand seigneur est encore trop bon pour une orpheline comme vous. — J'admire, monsieur, l'élévation de votre âme et l'étendue de votre amour-propre ! Quoi ! pour vous-même vous consentiriez que votre nièce, qui porte votre nom, la fille de votre frère, fût sacrifiée, établie sans éclat, sans honneur dans le monde ? — Qu'est-ce que cela veut dire ? c'est l'argent qui fait l'éclat et l'honneur dans le monde : je n'en ai point à vous donner. Il vous, faut donc prendre celui qui en a. Mais, avec tout cela, vous voulez me détourner du jeune homme dont je veux absolu nient savoir le nom. — Je ne le dirai jamais. — Non ? eh bien ! je le saurai, car dès aujourd'hui je vais chasser tous les jeunes courtisans qui, malgré moi, viennent depuis quelque temps dans cette maison, pour y dessiner ou faire de la musique avec vous ; votre maître à chanter le premier. Celui-là m'est suspect depuis longtemps ; il est toujours mis avec élégance ; et puis sa petite voix de fausset, ah , ah, ah, oh, oh, oh ! il n'en faut pas davantage pour tourner la tête d'une jeune fille. — Chassez, mon oncle. — Tout cela va [300] être banni de chez moi. Excepté M. le comte et son secrétaire, vous ne verrez plus personne. Alors, si vous écrivez des billets doux, si l'on vous répond, je saurai m'éclaircir du mystère. En attendant/je vous ordonne/mademoiselle, de regarder dès ce moment M. le comte d'Armance comme votre futur époux. Entendez-vous, Caroline ? sinon vous irez chercher ailleurs un oncle, un asile, et un bienfaiteur tel que moi.
» M. Dubourg me tourna le dos après cette brusque sortie, et je ne pus m'empêcher de rire, en songeant qu'il exceptait de sa proscription justement l'homme qui seul pouvait la mériter. Le soir même, M. Dubourg fit défendre sa porte à mon maître de chant, et successivement à tous ses amis ; en sorte que nous vécûmes beaucoup plus solitaires que nous ne l'avions jamais été. M. Dubourg avait.mis dans sa confidence sa jalouse gouvernante, qui avait ordre d'arrêter toutes les lettres qu'on pourrait m'adresser, et de remettre à mon oncle celles que-j'écrirais ou lui remettrais pour la poste. Quelques jours après, Leclerc vint me voir : il pouvait entrer, celui-là, et c'était le seul que je pusse regretter. Il m'offrit devant mon oncle, et de la part du comte, une superbe corbeille de dentelles et un gros bouquet. Je voulais d'abord refuser le tout ; mais je me décidai à n'accepter que le bouquet, voyant surtout l'affectation que Leclerc mettait à me vanter la beauté d'une tubéreuse qui était au milieu. Leclerc loua beaucoup le comte ; il exalta son amour et le désir que ce seigneur avait toujours de toucher mon cœur ; un homme qui adore mademoiselle, ajouta-t-il, soupire en secret, se nourrit de ses feux, et tout son bonheur est d'obtenir un jour sa main.
» je sentis ce qu'il voulait dire, et je lui répondis : cet homme [301] doit avoir de la persévérance et du courage ; peut-être un jour parviendra-t-il à surmonter les obstacles qui s'opposent à ses vœux.
» Mon oncle fut enchanté de cette réponse ; il la regarda connue un premier pas vers un hymen qu'il désirait, et il m'en traita avec plus d'égard. Quand je fus seule, je me hâtai d'examiner mon bouquet, où sans doute Leclerc avait caché une lettre. Je ne me trompais pas ; je trouvai dans une fleur un billet que je lus avec la plus vive émotion. Leclerc me marquait qu'il m'adorait, qu'il était heureux, sachant que je le payais de retour ; mais que son état, sa fortune avenir, dépendant de son protecteur, il était obligé de flatter sa manie pour gagner sa confiance et trouver peut-être un jour les moyens de nous réunir. Leclerc. terminait en m'apprenant qu'il me connaissait dès l'enfance, et qu'il m'avait vue naître. Il avait un grand secret à me commmuniquer, et désirait que je lui procurasse l'occasion de me parler sans témoin.
» Curieuse de lui en faciliter les moyens, je feignis avec mon oncle plus de complaisance et de docilité. Je parus même sensible aux attentions du comte, qui venait souvent m'obséder ; et je dis à mon oncle, que s'il souscrivait à certaines conditions que je voulais lui imposer, je pourrais peut-être consentir à lui donner la main ; mais ces conditions étaient un secret pour tout autre que pour le comte. Je me déciderais même avec peiné à en parler à son secrétaire, qui me paraissait plus léger encore et plus inconséquent que son protecteur. Cependant, si mon oncle l'exigeait, j'en ferais l'aveu à ce secrétaire avant que j'en parlasse au comte, et afin que son confident le prévînt sur mes intentions. M. Dubourg ne voulut pas insister sur l'ordre [302] qu'il m'avait donné d'abord de lui dévoiler mes intentions ; et, le même soir, Leclerc étant venu seul m'apporter une lettre du comte, je priai mon oncle de permettre que je lui parlasse en particulier. M. Dubourg se retira ; et pour la première fois je me trouvai tête à tête avec l'ami de mon cœur. Vous vous doutez bien que nous sûmes en profiter pour nous entretenir d'abord de notre amour. Ensuite je lui demandai l'explication du secret qu'il m'avait promis dans son billet. Il me la donna en ces termes:
» Je vous ai dit, belle Caroline, que je vous ai vue naître, et je vais vous le prouver. Orpheline à quatre ans , il est difficile, en effet, que vous vous rappeliez mon nom ; mais n'avez-vous jamais entendu parler d'un caissier de votre père, nommé Leclerc , et qui resta plus de quinze ans avec lui dans le meilleur temps de son commerce ? — Non. — Je le crois ; on aura eu soin de ne jamais vous citer ce nom. Quoi qu'il en soit, ce Leclerc, caissier de votre père, est l'auteur de mes jours. Il fut en même temps l'ami, le confident le plus intime de votre malheureux père ! — De mon pauvre père ! qui est mort, hélas ! dans la plus extrême indigence ! — Voilà ce qu'on vous a dit, et voilà ce qui est de toute fausseté. — Comment ? — Écoutez-moi , et promettez-moi surtout de garder le plus profond secret sur les choses étranges que je vais vous révéler.
» je le lui promis et il continua :
» Votre père vint un jour, tout en larmes, apprendre au mien la prétendue banqueroute qui le ruinait et le séparait de son vieil ami. Mon père, désolé de ce coup imprévu, n'ayant lui-même que de modiques rentes pour vivre et pour m'élever, fut forcé de prendre son parti et de faire ses adieux à l'infortuné [302] négociant. Celui-ci fit soudain les préparatifs d'un long voyage, et prépara des malles en conséquence. Vous étiez bien jeune alors ; vous ne pouvez vous rappeler la scène que je vais vous tracer, si toutefois vous y étiez. La veille de son départ, mon père fut faire ses adieux au vôtre, et ne put s'empêcher de verser des larmes en voyant le triste équipage de son ami. Ne pleure pas, lui dit votre père en secret ; ma ruine n'est qu'un bruit que j'ai fait courir pour me sous raire aux spoliations d'un, frère qui me ruinerait, et mon départ n'a d'autre motif que le désir que j'ai de fuir la honte que son nom fait rejaillir sur le mien. Non, mon ami, je n'ai point éprouvé de pertes ; j'ai seulement réalisé mon bien, et je l'emporte. Vois-tu ce coffret dans cette malle ? il est plein de pièces d'or ; il y a là plus de deux cent mille francs: c'est l'héritage de ma fille ; je dois le faire valoir. Sois donc tranquille sur mon sort, et ne révèle ce secret à personne.
» Mon père, rassuré sur le bonheur de son ami, le quitta, m'emmena dans une campagne isolée, où il eut soin de mon éducation, et ne s'informa plus de votre père, qu'il crut parti.
» Cependant ce dernier lui ayant promis de lui donner de ses nouvelles, mon père s'inquiéta de n'en point recevoir : il voulait Venir à Paris prendre des informations ; mais une maladie de langueur, qui le minait depuis longtemps, l'ayant forcé de se mettre au lit, il ne s'en releva pas. J'eus le malheur de le perdre, et j'avais alors quatorze à quinze ans. Avant de mourir,, néanmoins, mon père fit retirer tout le monde, et me raconta h conversation qu'il avait eue avec votre père au moment de son départ. Je ne sais, ajouta mon père, mais j'ai dans l'idée que [304] cet honnête M. Dubourg aura été volé par quelqu'un. Si cela était, si tu le rencontrais jamais dans le monde, lui, sa fille ou ses héritiers, informe-toi du coffret, tâche de t'éclaircir du sort d'un homme à qui j'ai dû le bonheur et la légère fortune que je te laisse. Mon fils, ce secret qu'il avait déposé dans mon sein, doit passer dans le tien, puisque je cesse d'exister. Surtout promets-moi, si tu vas à Paris, de t'informer de lui, de sa fille et de ce coffret, qui, je ne sais pourquoi, me tourmente singulièrement.
» Il était étonnant, en effet, que ce coffret, qui, selon toute apparence, était toujours entre les mains de son propriétaire et avait sans doute servi à décupler sa fortune, troublât à ce degré la tête d'un vieillard mourant ; mais on a souvent des pressentiments des malheurs qui doivent arriver à nous ou à ceux qui nous sont chers : mon père éprouvait cette vérité, et je lui promis de suivre en tout ses dernières volontés. Dès que j'eus fermé ses yeux à la lumière et donné de justes regrets à sa mort, je vendis, à l'aide d'un oncle qui voulut bien me servir de tuteur, les petites propriétés qu'il me laissait ; puis, ayant fait de tout cela une petite rente de dix-huit cents livres, que je possède encore, je me rendis à Paris, où mon premier soin fut d'aller m'informer de votre père dans la maison qu'il occupait. Quelle fut ma surprise, lorsque des voisins me dirent qu'il était mort une heure avant son départ, et le lendemain même du jour où mon père," connu de ses voisins anciens dans la maison, était venu lui faire ses adieux ! Je m'informai soudain du sort de Caroline : on m'assura que son oncle l'avait prise chez lui et qu'il l'élevait. Je demandai si cet oncle avait eu recours aux formes protectrices de la loi pour recueillir le faible héritage [305] de sa nièce. On me répondit que non : que cet oncle s'était enfermé seul pendant quelques heures dans la chambre du défunt ; qu'il avait visité ses malles, appelé ensuite des témoins, et qu'enfin il s'était récrié sur l'indigence de son frère, qui en effet au rapport de ces mêmes témoins, était digne de pitié.
» Je fus bien tenté de m'écrier : Le fripon ! mais je retins cette exclamation, qui aurait trahi le secret de mon père ; et, sans chercher à approfondir davantage cette affaire, qui au fond ne me regardait pas, je me retirai, et songeai à chercher quelque place qui pût ajouter à mes moyens d'existence. M. le comte d'Armance demandait un secrétaire ; je lui fus présenté, il m'agréa, et depuis ce moment je ne l'ai pas quitté. Je dois vous dire maintenant, aimable Caroline, ce qui m'engage à vous révéler le secret de votre père et le mien. M. le comte est un sot, un libertin, un très-mauvais sujet ; je l'aurais cent fois quitté, si ce n'est que ma place est excellente, et peut me mener loin par les protections de mon patron. Il est très-dissipateur, il emprunte partout ; mais ce qu'il reçoit d'une main il le donne de l'autre ; en sorte que j'ai souvent plus de gratifications que d'appointements : je le ménage donc, et je suis son confident le plus intime ; bonheur inouï, puisqu'il me met à portée de connaître ses odieux projets sur vous.—Sur moi !Oui, sur vous. Cet homme, sans mœurs comme sans probité, a promis à votre oncle de vous épouser secrètement, pour éviter les reproches de sa famille ; eh bien ! je vous préviens que c'est un faux mariage qu'il veut contracter ; son valet de chambre doit faire le curé dans cette occasion : c'est assez vous en dire — O ciel ! — Quand il me l'a dévoilé, cet affreux projet, j'ai caché toute mon indignation ; et, paraissant étonné, je lui ai demandé ce qui [306] pouvait, le détourner de contracter des nœuds légitimes. Que veux-tu, Leclerc, m'a-t-il répondu : cette petite n'a rien ; son oncle, le plus avare des hommes, prétend qu'il l'a élevée par charité ; que son père, en mourant, ne lui a laissé que des dettes : si le vieux Dubourg voulait se saigner, former une dot quelconque, on verrait ; mais encore je ne voudrais rien faire de sérieux ; c'est un amusement que je cherche uniquement dans cette affaire, pas autre chose !
» Je me rappelai soudain l'histoire du coffret, que j'avais presque oubliée, et je vis clairement que votre honnête parent se l'était approprié sans en parler à qui que ce soit, Tout cela m'a fait naître un projet que je vais vous communiquer. Ce coffret, mon père me l'avait désigné d'une manière à ne pas me tromper sur sa forme ; il est oblong, tout en fer, guilloché sur le couvercle, il porte deux serrures à cadenas ; dans l'intérieur, de petites cases, où les rouleaux de louis étaient casés par mille. Au fond, est une double boîte qui contenait des lettres de change et des papiers précieux. Caroline, il faut d'abord s'emparer de ce coffret. Votre oncle n'a-t-il pas un garde-meuble, une armoire où il l'a déposé, si toutefois il le possède encore ?—Mon oncle a, dans son cabinet, une partie de boiserie dont seul il a les clefs, et que je n'ai jamais visitée. — Il faut tâcher de chercher ce coffret, belle Caroline, et me le procurer par tous les moyens possibles. La ruse est permise à ceux qu'on a ruinés, et ce n'est point blesser la délicatesse qu'employer tout pour confondre un fripon.
» Je convins que Leclerc avait raison, et je lui promis de le seconder. Quand nous eûmes bien pris nos arrangements sur ce point important, je lui racontai le stratagème que j'avais [307] employé pour avoir un entretien particulier avec lui. Ces conditions, ajoutai-je, que j'ai promis de ne révéler qu'à vous, sont toutes simples. Vous direz seulement au comte que j'exige qu'il me donne ouvertement sa main, son nom et le titre de comtesse ; que je veux loger dans le même hôtel que lui ; qu'il me faut des chevaux, des équipages, tout le train attaché au rang que je prendrai dans le monde ; que ce n'est enfin qu'à ces seules conditions, et qu'après qu'il m'aura présentée à tous ses parents avant le mariage, que je consentirai à devenir sa femme. D'après les jolis petits projets qu'il vous a confiés, il rejettera bien loin de lui toutes mes propositions ; et si nous n'en sommes pas tout à fait débarrassés, au moins j'aurai eu l'air de vous proposer , dans cette entrevue, des conventions réelles. J'allais donner d'autres raisons à Leclerc, qui goûtait déjà celles-ci, lorsque M. Dubourg, qui entra, rompit notre entretien. Leclerc me quitta, en me promettant de rendre notre conversation à son protecteur, et mon oncle exigea encore une fois que je lui confiasse mes projets. Pour avoir l'air de le satisfaire, je lui détaillai toutes les propositions que je venais de faire au secrétaire du comte. Mon oncle secoua la tête, en me disant que j'étais folle ; que ces prétentions-là n'avaient pas le sens commun ; qu'une petite fille comme moi, sans biens comme sans naissance, n'avait pas le droit d'exiger ni le titre ni les droits d'une femme de condition. En un mot, M. Dubourg s'emporta, et je lui objectai que c'était précisément parce que je prévoyais son emportement, que j'avais préféré confier mes sentiments au secrétaire avant de le consulter. Il me quitta de mauvaise humeur, et moi je le saluai de même.
» il m'était devenu odieux depuis un moment. bien loin de [308] le regarder comme un bienfaiteur, je ne voyais plus en lui qu'un homme sans foi, sans honneur, sans probité, mon spoliateur, en un mot. Comment ! il jouissait de ma fortune, et me traitait avec tant de dureté, tant de parcimonie ! Il m'avait élevée, disait-il, par charité !.... Quelle horreur ! combien il me paraissait méprisable ! mais aussi combien j'en chérissais plus le jeune Leclerc, à qui je devais cet éclaircissement salutaire, et qui allait s'occuper du soin de mon bonheur ! L'amour était le seul sentiment qui pût me maîtriser. J'adorais Leclerc, et je détestais M. Dubourg, ainsi que le vil d'Armance, dont les odieux complots m'inspiraient l'horreur ensemble et l'indignation.... Cependant, je rêvais toujours au moyen de découvrir si le coffret était toujours en la possession de mon oncle. Il nous était nécessaire, avait dit Leclerc, sans expliquer ce qu'il en voulait faire. Il fallait donc que je le cherchasse sans que M. Dubourg s'en doutât. Le ciel m'en offrit bientôt l'occasion favorable. »
Ici Palamène fit remarquer à ses hôtes que la nuit s'approchait, et qu'ils avaient du chemin à faire jusqu'à la métairie de Brigitte. En conséquence, madame Leclerc, son époux, leur fils Émilion, Brigitte et la jeune personne qu'ils avaient amenée avec eux, remontèrent dans leur voiture, et partirent en promettant de venir le lendemain raconter la suite d'une histoire qui plaisait beaucoup à nos enfants.
[]Nos jeunes amis mouraient d'impatience de voir revenir les parents de leur Émilion. Ils arrivèrent, en effet, après le dîner, et Palamène, qui leur avait fait préparer un goûter champêtre, les pria de se placer sur la terrasse, au milieu de ses enfants. Cette collation fut gaie. On y chanta la romance de Léon, dont les jeunes talents furent très-applaudis. Ensuite tout le monde se tut pour écouter madame Leclerc, qui continua ainsi le récit qu'elle avait commencé la veille.
» je vous ai dit hier que je trouvai bientôt une occasion favorable [310] pour découvrir le précieux coffret. En effet, mon oncle avait l'habitude de dormir pendant une heure ou deux, tous les jours après son dîner. Pendant ce sommeil, j'eus l'adresse de m'emparer de son trousseau, de clefs ; puis, réintroduisant dans son cabinet, j'ouvris toutes ses armoires, et furetai partout. J'aperçus bientôt dans un coin, derrière plusieurs effets, une espèce de cassette, et mon cœur tressaillit. C'est bien cela, tout en fer, oblong, guilloché sur le couvercle, deux serrures à cadenas ; dans l'intérieur, des cases et un double fond : c'est bien le coffret qui renfermait ma fortune. Je m'empare de cette preuve de la cupidité de M. Dubourg ; remettant à la place les effets qui le couvraient, je porte le coffret chez moi, où je le cache soigneusement. Heureusement pour moi, mon oncle ne s'était pas réveillé pendant ce coup hardi. Je remis ses clefs dans sa poche, et je n'attendis que le moment favorable de revoir Leclerc. Le soir, quand je fus retirée dans mon appartement, je visitai le coffre, et je trouvai dans le fond beaucoup de lettres de la main de mon père. Je baisai ces caractères sacrés, et je lus, entre autres choses, un bordereau des ventes qu'il avait faites, et des sommes qu'il avait réalisées. Il y avait au bas de ce papier : « J'ai fait faire ce coffret par Dumont, serrurier, rue de la » Harpe, afin d'y renfermer deux cent dix mille quatre cent huit » livres, ce qui fait huit mille sept cent soixante-sept louis tous » ployés en rouleaux de mille et de cent .
» charles dubourg. » » sur un autre papier était écrit de la main de mon oncle :, « J'ai trouvé en effet cette somme, telle quelle est désignée dans le » bordereau de mon frère . » laurent dubourg. »
[311]» Ces preuves étaient convaincantes, et pouvaient, je crois, valoir en justice ; mais ce moyen était violent : il aurait ruiné un homme à qui je devais néanmoins quelque reconnaissance de m'avoir élevée ; et d'ailleurs, pour l'employer, il aurait fallu que je quittasse sa maison, et je n'avais ni parents, ni amis, aucun asile décent où je pusse me retirer. Je me proposai donc de me taire, et de consulter Leclerc. M. le comte vint me voir, il eut ensuite une longue conférence en secret avec mon oncle, après laquelle ce dernier vint m'avertir de me tenir prête pour partir le lendemain avec lui. — Où faut-il aller ? lui demandai-je. — Au château d'Armance, mademoiselle, où l'on a préparé la chapelle pour votre hymen. —Eh quoi ! monsieur, vous me sacrifiez ! — Je fais votre bonheur, mademoiselle. M. le comte a trouvé comme moi vos prétentions folles, exagérées ; il ne peut consentir à vous déclarer ouvertement pour sa femme. Son état, son nom, son crédit, il perdrait tout ; mais il est très-possible que , par la suite, en vous conduisant bien avec lui, vous méritiez cette faveur. Profitez toujours de celle-ci, à laquelle une fille sans bien, comme vous, devait être bien éloignée de s'attendre. Demain on vous épouse, et vous me devrez cette élévation, pour laquelle vous me témoignerez un jour de la reconnaissance.
» J'allais lui dire que ce mariage projeté n'était que supposé ; que lui et moi nous étions la dupe du comte ; mais je me retins, dans la crainte qu'il ne me demandât de qui je tenais ces renseignements, et pour ne pas compromettre mon ami. Je me contentai de pleurer, de jurer que je n'irais point à d'Armance, que je ne consentirais jamais à cet hymen. M. Dubourg me protesta-que, si je lui refusais cette consolation, il m'abandonnerait, [312] et il me quitta en m'ordonnant de choisir : du de sortir pour jamais de sa maison, ou d'épouser M. le comte.
» Restée seule, je ne savais plus quel parti prendre, lorsque je vis rentrer mon oncle avec Leclerc. Celui-ci me remit un superbe présent du comte consistant en dentelles, en étoffes d'habillement de femme. J'étais toute en larmes. J'allais refuser, mais un signe de mon ami me détermina à accepter. Je lui dis que j'allais choisir ce qui me conviendrait, et que je le priais d'attendre un moment, afin de remporter le reste. Il me comprit, resta avec mon oncle, et pendant ce temps je rentrai chez moi, où cherchant dans les étoffes qu'on venait de me remettre, j'y trouvai bientôt une lettre que j'étais bien sûre que Leclerc y avait placée. J'y lus :
« Consentez à tout ; laissez-vous conduire demain ; j'arrangerai » les choses pour que vous soyez seule dans une voiture, et vous ferez tout ce qu'on vous dira. Je ne puis vous écrire que ce mot : » rendez-moi compte du coffret . »
» Je répondis soudain : « Il est entre mes mains ; mais com » ment vous le faire parvenir ?... Je suivrai vos avis ; comptez sur » moi . »
» Ce billet écrit, je le cachai dans les plis d'une robe de soie que je reportai à Leclerc devant mon oncle , en lui disant que j'avais assez des autres présents du comte, qui m'étaient d'ailleurs très-indifférents. M. Dubourg, voyant que je rendais un effet aussi précieux, le prit de mes mains avant que Leclerc s'en emparât, ce qui nous effraya beaucoup tous les deux. — Pourquoi donc, mademoiselle, s'écria cet homme avare, pourquoi donc ne pas prendre ? Croyez-vous que j'aie le moyen [313] de vous donner un trousseau ? Il faut tout refuser ou tout prendre.
» Heureusement Leclerc aperçut le billet, et eut l'adresse de s'en emparer pendant que M. Dubourg tenait la robe déployée. Leclerc alors appuya mon oncle, et m'engagea à joindre cet effet à ceux que je gardais. Comme j'avais vu le mouvement de Leclerc, je ne résistai plus et je cédai. Leclerc nous quitta, et je feignis le plus grand désespoir ; et mon oncle, qui s'en moquait , me réitéra l'ordre de me tenir prête pour le lendemain matin à neuf heures.
» Je passai une nuit cruelle, ignorant les moyens que Leclerc prendrait pour me tirer de cet embarras. J'étais sûre de lui, et néanmoins il y avait des moments où je craignais qu'il ne s'y prît mal, qu'il s'entendît peut-être avec mon oncle et le comte pour me jouer. Pardon, mon ami, m'écriais-je ensuite, je rougis de ces odieux soupçons ; mais le malheureux est méfiant, il craint jusqu'à l'amour, quand il est trompé par la nature !
» Enfin cette matinée dont je ne pouvais prévoir les événements arriva. J'étais dans un état difficile à décrire ; mes yeux étaient noyés de larmes, et mon cœur battait violemment. Ce fut ainsi que je m'occupai à faire une malle de mes effets ; ce fut ainsi que je songeai à me parer un peu ; pour qui ? pour le comte ? non, sans doute, mais apparemment pour Leclerc, car je ne me rendis pas raison de ce mouvement de coquetterie ; tant il est vrai qu'au milieu des plus grands chagrins, notre sexe ne perd jamais le sentiment de l'amour ni le désir de plaire.
» Mon oncle se présenta bientôt ; il avait mis son plus bel habit ; il me fit compliment sur ma soumission, sur ma docilité, et parut même, pour la première fois, content de ma toilette. [314] — Allons, allons, dit-il, tu ne hais pas le comte, puisque tu veux charmer son cœur et ses yeux. On annonça ensuite M. le.comte. Il me fît un compliment assez gauche ; puis s'adressant à mou oncle : — Je vous emmène, lui dit-il ; ma voiture est là-bas ; nous partirons nous deux d'avance. Une autre voiture va venir chercher mademoiselle, avec une femme dé chambre que je lui donne de ma main.
» Mon oncle parut étonné. —J'ai pris cet arrangement, poursuivit le comte, dans la crainte que mademoiselle ne fût pas prête. La toilette des dames est toujours si longue ! et d'ailleurs nous avons des affaires à traiter là-bas, vous et moi, avant la cérémonie. M. Dubourg ne parut pas content de me laisser seule. Il craignit peut-être que je refusasse de suivre la femme de chambre qu'on attendait, ou que je m'évadasse. Quoi qu'il en soit," il n'osa communiquer ses craintes au comte , à qui il avait fait accroire que j'étais enfin devenue plus sensible à sa tendresse. Leclerc, de son côté, avait fortifié son protecteur dans cette idée, en sorte que le comte se croyait vraiment aimé de moi ; mais il n'en poursuivait pas moins son projet de s'unir à moi par un faux mariage ; le prêtre, les témoins , tout était supposé.
» Après le départ démon ourle et de d'Armance, je fus plus tranquille en songeant à cette phrase de mon ami : Je trouverai le moyen que vous soyez seule dans une voiture . C'était là le commencement de son ouvrage, et j'espérais qu'il se terminerait favorablement pour moi. En effet, au bout d'une heure, une voiture peu brillante s'arrêta à la porte de notre maison. J'en vis sortir une grosse et grande femme, qui me parut être celle qu'on m'avait annoncée. Mademoiselle est-elle prête ? médit [315] cette femme en entrant.— Où me conduisez-vous ? — Mademoiselle le sait bien ; à d'Armance. — A d'Armance ? Ciel !
« Et je soupirai. Je dis adieu à la vieille gouvernante de M. Dubourg, qui eut l'air de marmotter entre ses dents un Hom ! me voilà bien débarrassée ! puis je me plaçai, avec ois. nouvelle compagne, dans une voiture conduite par un cocher à la livrée du comte. A peine y fus-je montée que la femme de chambre me dit, en me fixant d'une manière singulière: Il me semble que Mademoiselle a oublié quelque chose ? — Eh quoi ! Cela est possible ; dans mon trouble... — C'est un objet dont M. Leclerc m'a parlé, qui... — Ah, mon Dieu ! oui !
» En pensant soudain au coffret, je remontai chez moi ; la gouvernante y était. Comment faire pour enlever cet objet précieux ? Pendant que je faisais semblant de chercher, la femme de chambre vint me joindre, puis, couvrant le coffret de son tablier, elle l'emporta, en disant : Mon maître m'aurait bien grondée si j'avais oublié la corbeille de mariage. — Une corbeille de mariage ! s'écria la gouvernante de mon oncle. Ah ! voyons donc ! — Nous n'avons pas le temps.
» La femme de chambre, après cette brusque réponse, descend promptement, se jette dans la voiture : j'y monte, transportée de joie , et le cocher fouette ses chevaux. C'est bien à présent que je reconnais les soins de mon cher Leclerc. Puis-je douter que cette femme ne soit à lui et dans sa confidence ? Ma chère amie, lui dis-je, vous savez donc mes secrets et ceux de...
» Elle ne répond rien, son air a même l'air glacé. Sa froideur et son silence m'effrayent ; je ne sais si je dois lui confier le mystère de mon amour. Je tremble qu'elle ne soit la confidente [316] du comte et de mon oncle : mais quelle apparence ? qui lui aurait parlé du coffret auquel elle m'a fait penser au moment que je l'oubliais ? c'est Leclerc qui la fait agir... Mais pourquoi ne m'ouvre-t-elle pas son cœur ? que craint-elle ? Toujours le même silence et une froideur excessive ! Je me perds dans mes conjectures, et je prends le parti de l'imiter, en ne proférant pas une seule parole.
» J'ignorais où était située la terre d'Armance, si elle était près ou éloignée de Paris ; je ne m'étais informée d'aucun de ces détails, en sorte que je me laissais conduire comme ces victimes humaines qu'on offrait en sacrifice aux autels des faux dieux. Je m'apercevais bien que nous traversions Paris, et que nous étions déjà sur les nouveaux boulevards, derrière l'hôpital général. Tout à coup notre cocher s'arrête devant une maison d'une apparence très-simple. Ce ne peut être là le château du comte ; où donc me conduit-on ? La porte s'ouvre, le cocher donne la main à la femme de chambre ; et, pour accroître mon étonnement, j'entends ce cocher qui dit à cette femme : C'est ici qu'il faut faire ce dont nous sommes convenus. — Vous avez raison, lui répond ma compagne.
» Et soudain elle tire de sa poche un pistolet qui me fait frémir. Ciel ! veut-on m'assassiner ? Non, cette scène ne me regarde point. La femme de chambre tire aux oreilles du cocher un coup de pistolet qui lui enlève une partie de ses cheveux ; puis elle lui remet tranquillement cette arme meurtrière. Je descends, saisie d'effroi ; le cocher remonte sur son siège, et disparaît avec sa voiture.
» Je vous vois tous fort étonnés, mes amis, de cet événement singulier. Il s'est passé à la lettre, et tel que je vous le rapporte. [317] A votre surprise vous devez juger de la mienne. Je ne sais où je suis, ni ce qu'on veut faire de moi. Tout a réussi, me dit ma femme de chambre en me tendant la main. Entrez, belle Caroline : c'est ici ma maison, vous y serez en sûreté, et mieux, à coup sûr, que chez votre méchant oncle. Vous ne me connaissez pas encore ; vous saurez bientôt qui je suis, et vous ne tarderez pas à voir celui qui vous est cher.
» Rassurée par ces paroles prononcées du ton le plus affectueux, j'entrai dans la maison, qui me parut meublée modestement, mais avec goût. Ma compagne sonna, et un domestique nous apporta des rafraîchissements. La prétendue femme de chambre demanda ensuite sa fille : on lui amena une enfant de, quatre ans environ, qui lui sauta au cou, en l'appelant maman. Ma compagne l'embrassa et la renvoya ensuite avec sa bonne. Quand nous fûmes seules, je demandai à la maîtresse du logis ce que tout cela signifiait. Il est temps, lui dis-je, que vous me donniez une explication que je brûle d'entendre, quoique je ne doute pas que tout ceci soit de l'ouvrage de M. Leclerc. — Vous avez très-bien deviné, me répondit-elle ; et vous voyez en moi, non votre femme de chambre, quoique je me fasse toujours un plaisir de vous être de quelque utilité, mais la tante de Leclerc qui vous adore. Oui, je suis sa tante. Mon mari, qui était bien plus âgé que moi, et que j'ai perdu depuis un an, était le frère de son père. A. présent vous allez savoir comment mon neveu et moi nous avons conduit tout ceci. Ce neveu, que j'aime autant qu'un fils, vint me trouver il y a huit jours. Il me raconta vos malheurs, les siens, et me confia l'amour qui tous deux vous enflamme. Je ne puis, ajouta-t-il, quitter le comte d'Armance dans ce moment-ci ; j'ai encore quelques affaires d'intérêt [] à régler pour lui ; mais quand j'aurai mis ses papiers en ordre, dans quelque temps d'ici, j'irai vivre alors chez vous, près de l'objet de mon affection. Ma chère tante, il faut que TOUS m'aidiez à l'enlever, à la soustraire à la tyrannie de son oncle et aux projets infâmes du comte... Je lui promis défaire tout pour son bonheur, pour le vôtre, et voici comment nous nous y prîmes. Le comte venait de renvoyer son cocher ; Leclerc fit donner cette place à un jeune homme qui m'est dévoué, et qui est fils d'un fermier de mes amis. On cherchait partout une femme de chambre pour vous ; on la voulait capable de se prêter aux projets du comte ; Leclerc m'indiqua, je me présentai chez d'Armance, sans avoir l'air d'être parente de son secrétaire. Il me donna les plus affreuses instructions ; je promis tout, et je fus agréée. Leclerc, qui flatte les passions de son protecteur, pour ne donner aucun soupçon de son intelligence avec vous, lui conseilla hier de partir d'avance avec votre once pour la terre d'Armance. Joséphine, lui dit-il (c'est le nom que je me donnais) , Joséphine accompagnera Caroline, et la préparera en route au genre de vie retirée que vous voulez lui imposer. On peut se fier à l'expérience et à l'adresse de cette femme de chambre... Le comte y consentit, et alla ce matin, ainsi que vous le savez, chercher votre oncle. Pendant ce temps, je pris Michel à part ; Michel, c'est le cocher que j'avais placé, et que vous venez de voir : Michel, lui dis-je, voilà le moment de me servir. Nous allons chercher la jeune personne ; mais au lieu de la mener à d'Armance, c'est chez moi qu'il faut la conduire : quand tu seras rentré à l'hôtel, tu jetteras les hauts cris, tu diras que Caroline est descendue sous un prétexte quelconque, avec sa femme de chambre, dans le bois de Verrières, qui est sur la [319] routé de d'Armance ; que là cette jeune personne a appelé à son secours ; que plusieurs hommes à cheval se sont présentés ; que l'un d'eux t'a tiré un coup de pistolet dont tu montreras la marque, et que, tombé de ton siège, tu n'as plus vu, en te relevant, Caroline, ni sa femme de chambre, ni les cavaliers. Voilà d'abord dix louis, Michel, pour commencer la récompense que je te destine ; et si l'on te chasse pour t'être laissé enlever Caroline, je te procurerai une autre place. Michel me promit tout, et voilà le mystère du coup de pistolet que vous m'avez vue lui tirer tout à l'heure près de l'oreille, que j'ai eu soin d'effleurer seulement. Je lui ai laissé l'arme, marquée à un nom inconnu, afin qu'il puisse la montrer, et que celte arme, qu'il dira avoir ramassée après la retraite des ravisseurs, rende son conte plus vraisemblable. Ainsi, belle Caroline, bannissez toute crainte, il est impossible qu'il vous arrive chez moi le plus léger accident ; il est impossible aussi qu'on vous y découvre, vu certaines précautions que je prendrai pour cela, et que je vous communiquerai. Il vous reste à présent à me dire si vous êtes fâchée d'avoir quitté la maison de votre spoliateur, ou de n'avoir pas été vous livrer au comte, le plus perfide et le plus immoral de tous les hommes.
» Je remerciai madame Leclerc ( c'était le nom de la tante de mon ami) de tous tes soins qu'elle avait pris pour me rendre ma liberté, et je l'assurai que, bien loin de former des regrets, j'étais maintenant heureuse et tranquille. Mais, lui demandai-je, pourquoi ne m'avez-vous pas fait tous ces aveux dans la voiture ? vous m'auriez épargné bien des inquiétudes. — Que me-dites-vous là ! me répondit-elle. Eh ! n'avais-je pas à craindre vos éclats, votre joie ou votre incertitude ? N'avais-je pas à [320] craindre moi-même d'être espionnée, rencontrée par quelques émissaires du comte ? Je vous assure que j'étais trop occupée à examiner les figures, à étudier les regards curieux de tous ceux qui passaient auprès de notre voiture. Je risquais tout ; et vous, vous ne risquiez que d'être reconduite à d'Armance ou chez votre oncle.
» Ses raisons étaient justes, aussi n'insistai-je pas davantage sur ce point. Quand je fus un peu revenue de mon trouble et de mon étonnement, j'examinai le nouvel asile que j'allais habiter. Il était agréable et commode ; un joli jardin m'y offrait une promenade que je ne pouvais plus espérer de chercher au dehors. Madame. Leclerc avait l'air plus franc, plus ouvert. Elle me parut respectable et remplie d'usages. Sa domestique était un excellent sujet, fidèle, attachée à sa maîtresse, et capable, pour elle, des plus grands sacrifices. En un mot, je respirais un autre air que chez mon oncle ; j'allais retrouver, dans cette maison hospitalière, la liberté et l'amour ; l'amour ! dont je n'avais goûté les charmes jusqu'alors qu'avec contrainte et en tremblant.
» Deux jours se passèrent sans que nous vissions Leclerc, ce qui nous donna un peu d'inquiétude. Enfin le troisième jour il arriva, et vous jugez combien nous fûmes curieuses d'apprendre tout ce qui s'était passé au château d'Armance le jour de mon enlèvement. Leclerc, sûr de sa tante et de l'exécution de son projet, s'y était rendu de très-bonne heure le matin, pour y faire les préparatifs nécessaires, et de la fausse cérémonie, et du repas et du bal qui devait suivre tout cela. M. Dubourg et le comte y arrivent vers onze heures, et s'enferment ensemble pour s'entretenir de quelques affaires particulières. A midi tout est [321] prêt, et je n'arrive pas. Une heure, deux heures, trois heures sonnent, et l'on ne me voit pas venir. Toutes les figures pâlissent. Leclerc s'agite, s'inquiète ; il va prendre un cheval, il va voler à Paris, il ne peut laisser son protecteur dans une si grande inquiétude... On le retient, on attend toujours. M ! Dubourg est rêveur ; il soupçonne de la part de sa nièce quelque tour dont il n'ose point parler. Enfin, à sept heures du soir, le concierge de l'hôtel d'Armance à Paris arrive à cheval et tout essoufflé. Il raconte que le pauvre Michel est blessé , que mademoiselle Caroline a été enlevée par des inconnus dans le bois de Verrières. Voilà ce que j'avais prévu ! s'écrie M. Dubourg. Ce matin aussi je voulais l'amener avec moi, et monsieur le comte s'y opposa. Il a toujours de beaux arrangements comme cela, monsieur le comte ! Je savais qu'elle avait un amant qui s'est toujours voilé à mes yeux : c'est cet amant qui nous l'a enlevée.
» Tout le monde est pétrifié ; on passe la soirée, la nuit entière à raisonner, à déraisonner plutôt, sur cet événement ; et le lendemain le comte, M. Dubourg et Leclerc reviennent à Paris, où chacun, de son côté, fait des perquisitions qui n'aboutissent à rien. M. Dubourg rentre chez lui, gronde sa vieille gouvernante ; il prétend qu'elle s'entendait avec sa nièce pour favoriser ses amours, lui remettre des lettres et se charger des siennes. La vieille duègne se fâche ; on la met à la porte, et voilà le désordre partout. Cependant le comte jure qu'il me retrouvera, et saura se venger de mes ravisseurs. Leclerc le plaint, Leclerc dit comme lui, et proteste qu'il va faire toutes les recherches possibles. Enfin, Leclerc trouve un moment favorable pour venir retrouver sa tante et son amie. Il prend plusieurs carrosses de place, se fait conduire successivement dans divers [322] endroits, pour dérouter ceux qui pourraient épier ses démarches, quoiqu'il n'en ait aucun soupçon, et arrive à pied chez sa tante, où il nous donne tous ces détails.
» Comme cette entrevue fut touchante ! Nous pouvions nous aimer, nous le dire sans crainte, sans contrainte, en présence du témoin le plus respectable. Leclerc parla d'une union secrète, plus sûre, plus légitime que celle projetée par le comte. Je m'y refusai d'abord ; mais sa tante me décida, et nous prîmes jour pour cette auguste cérémonie. Je me croyais indépendante d'un oncle à qui je ne devais que ma haine, et j'étais en effet absolument maîtresse de ma main et de mon cœur. Nous ne nous quittâmes point ce jour-là sans parler du coffret. Je le montrai à mon ami, qui me pria de le garder jusqu'à ce qu'il vînt me dire l'usage qu'il en fallait faire. Nous nous séparâmes enfin avec regret, et Leclerc prit, pour revenir chez le comte, les mêmes précautions qu'il avait employées pour venir nous voir.
» Nous vîmes Leclerc plusieurs fois encore avant notre union, et il nous apprit que mon oncle et le comte s'étaient plaints au gouvernement de ma fuite précipitée. On avait donné mon signalement, et plusieurs personnes étaient à ma recherche. Il était impossible qu'on me soupçonnât dans une maison isolée dont je ne sortais jamais. Quoi qu'il en soit, nous nous décidâmes à hâter la célébration de notre hymen pour prendre ensuite d'autres précautions. En conséquence, un prêtre sûr et respectacle nous maria un matin de très-bonne heure, dans une petite chapelle voisine, et quelques jours après je changeai de logement. Je fus habiter une autre petite maison à côté de celle de madame Leclerc, qui eut la bonté de me donner, pour me servir, [303] Jeannette, sa propre domestique, qui savait mes secrets et qui était sûre et fidèle. Notre tante en prit une autre ; et moi, sous le nom de madame Leclerc, je fus vivre tranquillement dans mon petit ménage, qu'embellissait mon époux le plus souvent que la prudence le lui permettait. Mais c'était toujours le soir qu'il venait, dans la crainte d'être suivi pendant le jour. J'étais devenue mère d'un fils ; mon mari n'avait pas encore jugé à propos de frapper les grands coups qu'il préméditait pour accroître ma fortune. Il tenait tout du comte, et se maintenait près de lui. Le comte lui parlait très-souvent de moi ; il m'aimait toujours, disait-il, et jurait que, s'il me retrouvait jamais, je ne lui échapperais plus. Il fréquentait toujours mon oncle ; et tous deux, prenant sans cesse Leclerc pour leur confident, étaient bien éloignés de se douter qu'il fût leur rival, mon ravisseur, encore moins mon époux.
» Leclerc souffrait continuellement des hauteurs et du tableau des vices de son protecteur ; mais Leclerc était époux, il était père : il fallait qu'il songeât à l'aisance de sa famille, et c'était pour lui amasser une fortune honnête qu'il celait son mariage et se rendait esclave auprès du comte. Cependant le moment approchait où tout allait se découvrir. Un jour que le comte et M. Dubourg, qui se quittaient peu, étaient allés voir à quelques lieues de Paris une maison de campagne, que le premier voulait, acheter, un orage affreux le surprit en revenant à la ville. La grêle avait déjà brisé toutes les glaces de leur voiture, et la foudre menaçait de la réduire en poudre. Les deux voyageurs se décident à demander pour le moment un asile dans quelque endroit. Une maison isolée frappe leurs regards ; elle parait habitée ; ils descendent et frappent à la porte. C'était justement [324] ma maison qui se trouvait là sur leur route. L'orage m'avait engagée à fermer toutes mes croisées. J'entends frapper, et je vais regarder, sans aucune méfiance, à travers le joint d'un volet qui était fixé à une fenêtre, près de la porte. Ciel ! qu'aperçois-je ! mon oncle et le comte ensemble ! Ont-ils découvert mon asile ? viennent-ils m'enlever, me persécuter ? Je n'ai pas le temps d'ordonner à Jeannette de ne pas ouvrir ; cela est déjà fait ; et je m'enferme dans un cabinet écarté, sans pouvoir donner des ordres à ma domestique, qui a déjà introduit les deux étrangers. Ils exposent la frayeur dont ils sont saisis, et demandent l'hospitalité jusqu'à ce qu'un temps plus favorable leur permette de se remettre en route. J'entends tout cela, et je tremble que ce ne soit qu'un prétexte qu'ils emploient pour entrer. Ma domestique m'appelle : —Madame ! madame ! Je n'ose lui répondre, dans la crainte que ma voix soit reconnue. — Eh bien ! où est donc madame ? dit cette fille. Elle cherche partout, et ouvre enfin mon cabinet, que je lui fais signe de fermer sur-le-champ derrière elle. — Malheureuse ! lui dis-je ; est-on plus imprudente que vous ! c'est mon oncle, c'est le comte que vous recevez là !—Eh ! bon Dieu, madame, pouvais-je le deviner ? — Allez, et dites que je suis sortie. Si l'on vous demande mon nom, si l'on vous fait des questions, vous n'y répondrez pas.
» Jeannette rentre clans le salon où sont les deux voyageurs ; elle les trouve très-inquiets. Pendant l'absence de cette fille, mon fils, qui jouait dans le salon, avait frappé leurs regards : ils l'avaient embrassé, questionné, et mon Émilion, qui avait alors quatre ans environ, avait répondu naïvement à tout. — Comment se nomme votre maman ?—Madame Leclerc. — [] Madame Leclerc! et votre papa, l'avez-vous ?—Oh ! il ne demeure pas ici ; il n'y vient point, car je ne l'ai jamais vu : mais, tenez, maman dit que le voilà.
» L'enfant montre le portrait de mon époux, que je portais en bracelet, et que j'avais oublié de retirer de la cheminée. Le comte s'approche pour examiner cette miniature ; il reconnaît son secrétaire ; il appelle M. Dubourg. —Tenez, voyez donc, lui dit-il, c'est Leclerc. Un ménage en ville ! Leclerc marié secrètement, et il nous l'a caché ! Quel est ce mystère ? Grand Dieu ! il me vient un soupçon bien étrange... en effet, il serait bien singulier... Mais, non, non, ce ne peut pas être votre nièce qu'il ait épousée ! — Ma nièce ! quel trait de lumière !... — Dites donc, mon petit homme ( en s'adressant à l'enfant) , votre maman a-t-elle un papa, une maman ? —Non, elle n'a qu'un méchant oncle , dont elle parle souvent, et que je n'ai jamais vu.
— un oncle ! c'est elle.
» Ces méchants en étaient là de leur interrogatoire, lorsque Jeannette entra, et s'apercevant qu'on questionnait l'enfant, elle se hâta de l'emmener ; mais M. Dubourg s'empressa de la questionner à son tour. — Ma fille, lui dit-il, vous mettez bien de la précipitation à éloigner de nous cet enfant ; votre maîtresse est ici d'ailleurs, et n'est point sortie.—Qui vous l'a dit, monsieur ?— Vous-même, tout à l'heure. —Je me trompais ; elle est allée... —Par le temps qu'il fait ? impossible. Faites-nous lui parler, ma chère enfant, nous vous récompenserons bien.
— Qu'est-ce que cela veut dire, messieurs ? Etes-vous entrés ici pour autre chose que pour vous abriter ? Si cela est, ayez la complaisance... —Je veux voir, avant tout, la perfide Caroline.
— caroline !
[326]« Jeannette pâlit ; M. Dubourg s'écrie : —Elle se trouble ; Caroline est ici, et je la trouverai.
» A l'instant, il se met à courir de tous les côtés ; il force Jeannette, qui s'oppose à son passage ; il visite toute la maison comme un furieux, et ordonne qu'on lui en ouvre tous les appartements. Jeannette est au désespoir, elle ne sait plus comment s'opposer à tant d'indiscrétion, à tant de violence. Elle appelle au secours. Le cocher du comte, qui était sous la porte, est attiré par les cris. Le comte a l'audace de lui ordonner de maintenir Jeannette ; ce que le cocher fait avec ses bras vigoureux. J'entends tout ce tapage, qui me remplit d'effroi ; et ne pouvant plus faire autrement que de me montrer pour arrêter tout ce bruit, je prends un parti violent. — Me voilà ! dis-je en paraissant ; me voilà, homme sans usage comme sans délicatesse ! — Eh bien ! l'avais-je dit ? c'est Caroline elle-même !
» Tandis que le comte, atterré de ce coup, tombe sur la cheminée, la tête dans ses deux mains, j'apostrophe M. Dubourg en ces termes : — De quel droit violez-vous l'asile qu'on vous offre avec trop de bonté ? êtes-vous ici chez vous ? Avez-vous le moindre droit sur ma personne ? N'ai-je pas un époux à qui seul je dois rendre compte de ma conduite ? Vous n'êtes pas mon oncle, vous n'êtes qu'un homme sans foi, qui m'a dépouillée de mon héritage. — Dépouillée ! — Oui, et je le prouverai. J'ai entre mes mains un certain coffret de fer... Vous pâlissez à ce mot ! Allez, contentez-vous d'avoir soustrait le bien de votre frère, sans persécuter davantage sa malheureuse fille ! — Vous avez, dites-vous, le coffret... eh ! qui l'a remis dans vos mains ?
— moi-même, j'ai su m'en emparer avant de fuir votre maison. — mais cela ne se peut ; je m'en serais aperçu. —vous avez le [327] temps de vous en convaincre. En attendant, monsieur, sortez de cette maison, et tremblez que je ne fasse valoir en justice les preuves écrites de votre main et de celle de mon père, que j'ai trouvées au fond de ce précieux coffret.—C'est à vous à trembler, vous qui avez l'âme assez dénaturée pour manquer de respect à votre oncle pour le chasser ! Labrie ( en s'adressant au cocher) , portez-moi cette femme dans la voiture. —N'approchez pas, qui que vous soyez !
» Je me jette à ces mots dans mon cabinet, dont je pousse la porte sur moi, et je crie en-dedans : — Le premier qui osera forcer cette porte, je lui brûle la cervelle !
« Cette menace fait effet. M. Dubourg, qui a peur, prend la main du comte :—Sortons, lui dit-il, sortons, mon ami ; les lois, que nous allons implorer, sauront nous venger de cette femme, de ce démon !
» Ils sortent, ainsi que le cocher, et bientôt j'entends le bruit de la voiture qui s'éloigne. Je recouvre mes sens, mais je n'en suis pas plus tranquille. Persuadée qu'ils vont sur-le-champ se plaindre à quelque magistrat, je n'ai pas un moment à perdre pour me soustraire à leurs coups. Je prends donc ce que j'ai de plus précieux ; puis, accompagnée de Jeannette, qui porte mon enfant, je ferme les volets, les portes de ma maison, et je cours me réfugier chez la tante de mon mari, qui n'est point connue de mes persécuteurs, et dont l'asile ne peut être violé. J'arrive, je me jette dans ses bras en versant un torrent de larmes qui l'effrayent ; je lui raconte tout, et la prie de m'aider de ses conseils. Cet événement l'embarrasse autant que moi ; le comte a des amis puissants ; il peut exercer les plus odieuses vexations ; la justice de ma cause ne peut résister au crédit de ses protecteurs. [328] Le plus sûr est de se cacher de nouveau dans quelque retraite impénétrable... Mais Leclerc, qui ignore tout cela, qui va sans cloute être la première victime du courroux de son protecteur, où retrouvera-t-il sa femme ? Pourra-t-il la chercher ? Lui en laissera-t-on la faculté ? Et n'est-il pas à craindre qu'on le plonge au fond d'une obscure prison ?... Ce sont bien là les terreurs de deux femmes qui ne connaissent point les lois, et voient toujours les événements du côté le plus noir. Ma tante prend cependant un parti très-prudent qu'elle suit sur-le-champ. Elle n'écrit que ces deux mots :
« Tout est découvert ! Vous, êtes perdu si vous ne vous rendez à » l'instant chez moi ! »
» Ce billet cacheté, elle charge sa domestique de prendre une voiture et de le porter sur l'heure à Michel, ce cocher du comte qui est resté chez lui malgré qu'il se soit laissé enlever Caroline. Elle fait dire à Michel qu'il faut qu'il trouve Leclerc et lui remette ce billet. Le domestique exécute les ordres de sa maîtresse. Elle revient au bout d'une.heure, qui nous a paru un siècle. Elle a trouvé Michel. Le comte n'était pas encore rentré ; Leclerc était sorti ; mais Michel savait que ce dernier était allé chez un homme d'affaires, Michel s'y est rendu bien vite pour lui remettre ce billet.
Nous voilà un peu plus tranquilles. Le comte n'était pas rentré. Il n'y avait pas à douter, ainsi que je le présumais, que cet homme et M. Dubourg ne s'étaient arrêtés en route chez quelque magistrat pour me faire enlever peut-être, moi ou mon époux !... Nous comptions les minutes, nous regardions à tout moment aux croisées. La nuit commençait à tout obscurcir, et [329] nous ne voyions point arriver le bien-aimé.... Enfin le bruit d'un cheval, qui galopait au loin sur le boulevard, fixa notre attention. Le cavalier qui le montait avait tout l'extérieur de Leclerc. Est-ce lui ?... Il s'approche... Ce n'est pas lui !... Il s'approche encore... C'est pourtant bien là son air... Il est plus près de nous, et nous avons le bonheur de le reconnaître. C'est Leclerc lui-même qui saute en bas de son cheval, le fait entrer dans la cour et se jette dans nos bras.—Avez-vous vu le comte ? c'est la première question que nous lui faisons.'—Non, nous répondit-il, non, je ne l'ai pas vu ; mais votre billet m'a jeté dans la plus mortelle inquiétude. Tout est découvert, grand Dieu ! Que s'est-il donc passé ?
» Je lui raconte à la hâte la scène horrible que j'ai due au hasard, et dont j'ai pensé devenir la victime. Il frémit !... Nous y voilà, dit-il ; ils savent tout ; .il n'y a plus moyen de dissimuler. Mais rassure-toi, ma Caroline ; rassurez-vous, ma bonne tante, le mal n'est pas si grand que vous croyez ; il peut se réparer, et j'en connais les moyens. — Comment ? — En nous cachant d'abord pendant quelque temps ; secondement, en poursuivant M. Dubourg pour la restitution de deux cent dix mille livres qu'il doit à ma femme, et dont nous avons des preuves. Nous l'effrayerons d'abord, et cela l'empêchera de nous nuire. Pour M. le comte, je ne le crains pas ; il sait que je connais certains secrets... Je le tiens, en un mot. —Quels secrets ?— Il est temps de vous lés révéler, et vous allez frémir surtout de la noirceur du caractère de Dubourg. —De mon oncle ! achève.—Le comte... Mais n'avez-vous pas été souvent étonnées de voir la liaison intime de cet homme avec M. Dubourg ? N'avez-vous pas été surprises de l'ascendant que le comte a pris sur l'esprit de ce [330] vieil avare, au point qu'il lui emprunte tout l'argent qu'il veut sans le lui rendre ; au point qu'ils ne se quittent jamais ?—Il est vrai.—Eh bien, cela vient d'un crime affreux qu'ils ont commis ensemble ! — Un crime ! — Épouvantable. Un particulier, riche garçon, sans parents très-proches, avait une terre qu'il voulait vendre. Il part de cette terre un jour, avec tous ses titres dans sa poche, et se rend à Paris dans l'intention de donner sa confiance à quelque homme d'affaires. Le hasard le fait descendre dans la maison où demeurait Dubourg ; il y a de cela dix ans à peu près. Dubourg s'insinue dans sa confiance. Il apprend qu'il a une terre à vendre, et sachant que le comte d'Armance veut en acheter une, il va lui faire part des projets de son voisin. D'Armance connaissait Dubourg, parce que celui-ci lui avait prêté de l'argent à très-gros intérêt ; ton or, sans doute, ma Caroline, ton héritage. Ces deux misérables convoitent la terre ; mais ils veulent l'avoir sans la payer. Ils engagent le propriétaire à souper, le grisent, lui font faire un acte de vente, le pistolet sur la gorge ; et l'oserai-je dire, ils l'empoisonnent après !—Ciel !—J'ai entre mes mains toutes les preuves de ce crime odieux : le comte ne l'ignore pas, et me flatte souvent, sans doute pour m'engager au silence. Vous sentez bien que Dubourg et son complice sont devenus inséparables, autant parce qu'ils ont le même caractère que parce qu'ils se craignent réciproquement. Dubourg avait eu d'abord en partage, pour son crime, la moitié de cette terre : mais le comte s'est si bien arrangé qu'il en est devenu le possesseur unique, et qu'il ruine journellement par des emprunts l'infâme Dubourg, qui n'ose pas le refuser. Voilà ce que sont ces deux scélérats : vous jugez bien qu'il m'a fallu toute la patience possible pour vivre avec le [331] comte, que je méprise et j'abhorre au fond de mon cœur autant qu'il le mérite. Maintenant voici la marche que je vais suivre : loger ma femme dans un autre quartier, sortir sur-le-champ de chez le comte, lui écrire une lettre en conséquence, et attaquer, comme époux de Caroline, son oncle, en restitution d'héritage. » Nous trouvâmes ce plan bien combiné, et mon horreur pour Dubourg devint telle, que je donnai à Leclerc toute l'autorisation possible pour le poursuivre. En conséquence, le lendemain matin, je fus m'établir avec mon enfant et Jeannette, sous un nom supposé, dans un autre faubourg de Paris, et Leclerc resta logé chez sa tante, d'où il écrivit le même jour une lettre tellement fort au comte, que celui-ci n'osa point le persécuter. Pour Dubourg, il s'entama contre lui un procès dans lequel on produisit, pour preuves, le coffret, le serrurier qui l'avait fait à mon père, son bordereau, celui écrit de la main de Dubourg, les voisins qui avaient vu mourir mon père, et qui attestèrent que Dubourg s'enferma seul dans la chambre du défunt, où l'on ne sut ce qu'il fit. En un mot, le secret confié par mon père à celui de Leclerc ; l'aveu que celui-ci en avait reçu du sien à son lit de mort ; les bordereaux, les témoins, tout cela fut d'un si grand poids, que le procès fut jugé en ma faveur, et M. Dubourg condamné à restituer la somme de cent quatre-vingt-dix mille livres. On lui laissa vingt mille quatre cents livres pour le payer des soins qu'il avait eus de moi pendant treize ans. Dubourg n'avait plus rien ; le comte avait tout pris. On fit vendre le peu de propriétés que Dubourg possédait encore , et tout cela fit une somme de quarante mille livres dont il fallut que je me contentasse. Je fus appelée moi-même chez les gens d'affaires pour toucher cette somme, qu'on avait réalisée en [332] billets de caisse ou lettres de change. Je m'y rendis en prenant les plus grandes précautions pour n'être ni aperçue ni suivie par aucun des gens du comte, qui jurait toujours qu'il m'enlèverait à son tour. La somme mise dans mon portefeuille, je rentrai chez moi, où je trouvai une lettre de mon époux. Il m'apprenait que mon oncle, désespéré d'avoir perdu le peu qu'il possédait, venait de se laisser mourir de chagrin. Mais ce qui ajouta à ma douleur, c'est que Leclerc me marqua que lé scélérat d'Armance avait obtenu une lettre de cachet pour faire enfermer mon époux à la Bastille.
« Je .murai, ajoutait Leclerc, me soustraire à cet ordre inique , » et me venger de ce misérable ; mais en attendant il est prudent de » fuir. Prends sur-le-champ une voiture, à tout prix, et rends » toi à Chartres ; tu trouveras ci-incluse une lettre pour mon ami " Béville, rue de la Visitation, qui te recevra très-bien, et chez qui je » compte me rendre en même temps que toi. Il ne serait pas prudent » que nous allassions ensemble. J'ai bien d'autres précautions que loi à » prendre. Pars, ma Caroline, avec ton enfant, ta fidèle Jeannette , » et sois sans inquiétude sur mon compte. Demain au soir nous » serons réunis à Chartres. Tu peux compter sur ma prudence et sur » les moyens que j'ai de me sauver. »
» Combien ce nouveau danger que courait mon époux me fit verser de larmes ! Le ciel, m'écriai-je, ne se lassera donc jamais de me persécuter ! Depuis six ans que je suis mariée, toujours séparée, toujours éloignée du plus tendre ami ; je ne l'ai jamais vu que de loin en loin, et toujours à la dérobée : cet enfant, cet intéressant Émilion, ne connaît presque point son père : à peine a-t-il joui de ses embrassements ! Est-il une famille plus [333] malheureuse ? Je crois enfin toucher au bonheur, et voilà un nouveau sujet d'inquiétude ! Affreux d'Armance ! persécuteur de l'innocence ! que ne puis-je me venger des maux que tu nous fais... Mais il faut partir ; mon époux l'ordonne. Allons, voyons si nous trouverons enfin le calme et la tranquillité. Je sors, je me procure une chaise et un postillon sûr ; et, le lendemain matin, après avoir passé la nuit agitée , je fais mes préparatifs pour ce voyage, dont un fatal pressentiment me fait appréhender l'issue. J'embrasse mon fils. Mon petit Émilion, lui dis-je, nous allons retrouver, peut-être pour jamais, ton malheureux père ; tu l'embrasseras bien ; tu le caresseras, n'est-ce pas ? car il a bien souffert, et moi aussi !
» Il me vint ensuite dans l'idée de charger l'enfant du portefeuille, et le mettant dans la poche de son petit gilet avec mon portrait, je lui appris par cœur cette phrase qu'il devait répéter à son père : Papa, c'est à la nature à vous offrir les traits de l'amour et le don de la fortune, qui vous ont tant persécuté ! L'enfait savait très-bien cette espèce de petit compliment. Il sautait, il était enchanté d'aller en voiture , de retrouver son père , et sa joie allégeait un peu mes inquiétudes. Nous montons enfin, Jeannette, Émilion et moi, dans la chaise de poste, et nous partons. Notre voyage est très - heureux jusqu'à Maintenon : la nuit approche, nous voyons déjà les hauts clochers de Chartres et mon cœur tressaille de joie : mais, ô malheur, malheur affreux ! Entre Maintenon et Chartres, campagne
aride, vaste et déserte, trois scélérats nous abordent, menacent le postillon, qui s'arrête, de lui brûler la cervelle. Deux de ces monstres arrachent mon fils de mes bras, s'éloignent ; et le troisième, monté dans la chaise à côté de moi, donne de l'or [334] au postillon en lui parlant à l'oreille. J'étais presque évanouie ; Jeannette,- mourant de peur, n'osait faire un geste ni dire un mot, et le traître de postillon fouetta ses chevaux qui m'entraînèrent et me séparèrent, hélas ! pour longtemps, de mon cher Émilion !...
» Je ne sais comment j'ai eu la force de vous raconter cette scène, dont le souvenir brise encore mon cœur !... Demain, mes amis, je vous ferai connaître l'auteur de cette atrocité ; et je vous détaillerai la longue chaîne de malheurs qui l'on suivie. »
Madame Leclerc s'interrompit à cet endroit de son récit: elle prit ensuite congé de Palamène, et remonta avec sa société dans sa voiture, qui la reconduisit à la ferme de Brigitte.
[][]Fin de l'Histoire du Jeune Émilion.
Le lendemain, monsieur et madame Leclerc, Émilion, Brigitte, et la jeune personne qui est jusqu'à présent inconnue, revinrent visiter la chaumière du père de famille, à la grande satisfaction de ses enfants, et l'on se réunit sur la terrasse pour entendre la fin des aventures extraordinaires qui depuis deux jours fixaient l'attention de nos amis.
« Je vous ai laissés hier, poursuivit madame Leclerc, au moment du funeste enlèvement de mon fils sur la route de Chartres. J'étais, comme je vous l'ai dit, plongée dans un profond [336] évanouissement, et je n'en sortis qu'au bruit d'une brigade de maréchaussée qui, pressée sans doute par quelque affaire.importante, passa près, de notre voiture en galopant à bride abattue. Ce sont ces hommes à cheval dont l'approche effraya tellement les gens qui tenaient Émilion , qu'ils le jetèrent dans un fossé. Je revis donc la lumière, niais pour la maudire, et pour demander mou fils à grands cris, à l'inconnu qui était assis près de moi dans la chaise.—Vous le reverrez, me dit-il en riant. — Mais, lui dis-je, où me conduit-on ? de quel droit dispose-t-on de ma personne ? — Vous le saurez bientôt. — Je.vais implorer l'assistance du premier passant, de toute la ville de Chartres. — Nous n'y passerons pas. —Grand Dieu ! que veut-on de moi ?
» Je me lève pour m'élancer hors de la voiture quoiqu'elle aille comme le vent ; mon gardien me retient, et me menace, un pistolet à la main, de me brûler la cervelle si je fais un seul geste, si je jette un seul cri. La mort ne pouvait m'épouvanter dans une position si cruelle ; mais j'étais mère, et l'on m'assurait que je reverrais mon fils : pouvais-je renoncer à cet espoir ? Je me résignai et me tus. Nous ne passâmes pas, en effet, par Chartres : le perfide postillon, que l'or venait dé séduire, prit des routes détournées que nous tînmes toute la nuit ; et au point du jour je me trouvai à la porte d'un château d'assez belle apparence, où l'on me força d'entrer. Vous voilà, me dit mon guide, dans une maison où vous vous êtes bien fait attendre un certain jour ! c'était bien la peine de faire tant de façons pour arriver au point d'où vous seriez partie ce jour-là !
Je compris, par ce peu de mots, que j'étais au château d'Armance, et que mon ravisseur, ainsi que je l'avais pense, n'était [337] autre que le comte. On me fit entrer, avec beaucoup d'égards, dans un salon où le comte se présenta bientôt lui-même. Enfin, me dit-il en souriant, je vous tiens, belle fugitive ! Vous ne m'échapperez plus, je l'espère !—Monstre, lui dis-je, que veux-tu ? que demandes-tu ? Qu'as-tu fais démon fils ? Pourquoi l'enlever à sa mère ? Cette innocente créature doit-elle être la victime de tes passions, de tes fureurs ?—Vous le reverrez, madame, mais aune condition... — Quelle condition, homme barbare et sans honneur ?— Ah ! vous avez cru me jouer longtemps ! Osez-vous m'appeler un homme sans honneur, après votre conduite, après celle de votre époux, qui a abusé de ma confiance de la manière la plus indigne ? moi qui lui disais mes moindres pensées, tous mes secrets ! il flattait ma passion, et il était mon rival ! et il vous enlève avec mes propres gens, ma propre voiture ! Est-ce là de l'honneur ? Couple ingrat ! vous avez lassé ma patience ; vous avez ruiné, traîné au tombeau un oncle malheureux qui voulait votre bonheur. Allez, vous méritez mon courroux ! Le perfide Leclerc est déjà plongé dans une prison perpétuelle, et vous...—Mon époux ! ciel !—Oui, cela doit être fait à présent. Quant à vous, il ne vous reste qu'un moyen pour désarmer ma colère ; employez-le, je vous le conseille, ou j'aurai soin que vous ne revoyiez jamais la lumière du jour ! —Que tu t'y prends bien pour te faire aimer ! Oui, voilà les manières franches et loyales avec lesquelles le comte d'Armance sait attaquer un cœur ! il est impossible de résister à tant de galanterie, et tu sais en effet m'inspirer un sentiment mais c'est celui de la haine, c'est celui de l'horreur. » Le comte, un peu déconcerté, se retourne vers ses gens :
Cette femme est folle, dit-il à l'homme qui m'a amenée ; il faut [338] avoir pitié de son état. Qu'on la conduise dans l'appartement que je lui ai destiné... On m'entraîne à ces mots. Je m'écrie : O Jeannette ! ma fidèle domestique, aura-t-on la cruauté de m'en séparer aussi ? — Qu'on lui donne sa Jeannette pour la servir, dit froidement le comte en s'en allant et sans me regarder.
» J'étais au désespoir ; Jeannette paraît, et cherche en vain à me consoler. On nous mène toutes deux dans une chambre haute, dont la fenêtre, qui est grillée, donne sur la campagne. Un ameublement simple orne cette pièce unique qui va me servir de prison. A côté d'une alcôve est un petit cabinet noir pour ma femme de chambre, et l'on a soin de nous enfermer toutes deux dans cet asile de douleur. Je ne puis vous peindre mon état, vous vous en faites sans doute une triste idée. A deux heures, on nous apporte quelques mets auxquels Jeannette touche seule. Le soir, même attention. La nuit cruelle me retrace mon époux aussi à plaindre que moi, mon Émilion redemandant sa mère aux barbares qui le retiennent ; et tant de malheurs allument chez moi une fièvre cruelle, qui dévore mon sang. En deux jours je touche aux portes de la mort. Le comte veut se présenter ; je m'écrie que je meurs s'il faut qu'il approche de mon lit de douleurs. Je ne demande que mon fils, et je promets de vivre, de me prêter aux secours que les gens de l'art veulent me prodiguer. Tout le monde est muet, on ne peut me donner des nouvelles de mon Émilion. Jeannette entend même le comte dire à demi-voix à son intendant : Ces coquins de valet ! aller me perdre cet enfant ! Je ne voulais que l'éloigner un moment de sa mère pour obtenir d'elle plus de complaisance...
» Me perdre cet enfant ! qu'est-ce que cela veut dire ? qu'il est mort, sans doute ! Jeannette se persuade qu'Émilion est [339] mort, que, ces barbares l'ont tué, et elle n'ose me communiquer ses funestes soupçons. Enfin, je ne sais comment l'âge et la force de mon tempérament me firent survivre à tant de maux ; tant il est vrai que la mort vous saisit souvent au faîte du bonheur, et qu'elle est presque toujours sourde aux cris du malheureux, qui l'invoque. Je me rétablis peu à peu ; et quand Jeannette me vit convalescente, elle me prépara par degrés à la triste,nouvelle de la mort de mon fils, dont elle se croyait sûre. Je savais que le poison n'était pas une arme étrangère au comte quand il voulait se défaire de quelqu'un ; mais je ne voyais pas quel intérêt il avait eu à se défaire d'un innocent enfant, à moins que ce ne fût pour se venger de son père, à qui il avait, voué la plus mortelle haine. Oui, cette idée était la seule admissible, et je me persuadai, comme Jeannette, que mon Émilion n'existait plus. Quelle douleur pour une mère !
» Le comte voulut souvent se présenter ; je menaçai de me tuer à ses yeux, s'il avait l'audace de mettre le pied dans mon appartement. Il fut un mois sans oser y entrer, et je m'apercevais de temps en temps qu'il allait et revenait de d'Armance à Paris, par le silence du château et l'absence des domestiques. Le concierge de cette prison était le seul que je visse, et qui m'apportait ce dont j'avais besoin.
»-C'était le même-homme qui m'avait enlevée sur la route de Chartres, et il me ; faisait horreur,, en songeant qu'il était peut-être l'assassin de mon fils. C'était en vain que je désirais m'échapper de ce cachot : l'impossibilité m'en était prouvée journellement. ;, il me fallait y gémir jusqu'à ce que le ciel daignât me ; regarder d'un œil de pitié. Je pensais aussi continuellement à mon cher Leclerc. Sans doute il était à la Bastille,, car il aurait [340] employé mille moyens, judiciaires ou autres ; pour me délivrer. Mais comment avait-on pu l'arrêter ? était-il venu , le même soir de mon enlèvement, chez M. Béville de Chartres ? avait-on aposté de la garde pour le saisir dans la rue de la Visitation ? Qui avait donc pu dévoiler au comte le secret de notre fuite ? qui lui avait tracé si bien la route que j'avais à suivre ? qui pouvait m'avoir ainsi trahie ? J'avais mis Jeannette seule dans ma . confidence ; et cette fille, qui d'ailleurs ne m'avait pas quittée une minute, était incapable de cette bassesse : elle me le prouvait tous les jours par son zèle, ses larmes et ses consolations ; elle ne voyait qu'avec horreur, ainsi que moi, tous ceux qui nous entouraient ; elle ne parlait en secret à aucun d'eux, et elle était ma fidèle et assidue compagne. Ce n'était point Jeannette ; mais qui donc ? cela venait-il de quelque indiscrétion de Leclerc ? Hélas ! il en était aussi la victime ! Nous étions enfin séparés, prisonniers tous les deux, sans espoir de recouvrer de longtemps notre liberté, et privés pour jamais du gage précieux de notre hymen ! La vie ne pouvait plus m'offrir rien d'attrayant ; aussi étais-je décidée à me l'arracher aux premières instances de l'amour brutal de mon tyran, et j'avais, dans ce dessein, caché dans un matelas de mon lit un couteau qui devait seconder cet acte légitime de mon juste désespoir.
» Un soir que, fixée à ma croisée, j'admirais, à travers mes barreaux, la beauté des différents sites que la lune éclairait à mes yeux, j'entendis au loin, dans la campagne, une petite flûte qui, je ne sais pourquoi, fixa mon attention et fit battre délicieusement mon cœur. Cette flûte jouait l'air de la Fée Urgelle : L'avez-vous vu, mon bien-aimé ? et elle répétait si souvent cette phrase de chant, que je crus y remarquer de l'affectation. La [341] flûte ne se fit plus entendre ; mais, un instant après, elle reprit un autre air qu'elle répéta aussi plusieurs fois : c'était un air d'une petite pièce du théâtre italien, intitulée : On ne s'avise jamais de tout . Les paroles de cet air sont :
Sous mes fenêtres, le soir, Lorsque le temps est bien noir, J'entends une voix qui chante, Venez, venez, beauté charmante ! Venez, venez, beauté charmante !
» Et la flûte répéta vingt fois : Venez, venez, beauté charmante ! — Jeannette, m'écriai-je, écoute donc ! entends-tu cette flûte ? — Oui, madame ; c'est bien joli ce qu'elle joue ! — O Jeannette ! je ne sais pourquoi mon cœur bat comme cela ! Elle se tait, hélas !... mais non, écoute ! elle reprend.
» Et la flûte joua un air d'un opéra donné avec succès, depuis quelques mois, au même théâtre italien : c'était l'air de Biaise et Babet :
Babet ! Babet ! Babet ! c'est moi, C'est ton amant fidèle !
» Elle répéta longtemps : Babel, c'est moi, c'est ton amant fidèle ! — Pour le coup, dis-je à Jeannette, il y a quelque chose d'étonnant dans cette affectation ! Je cherchai à distinguer dans la campagne le pâtre qui jouait ainsi ; mais l'éloignement où il était de moi ne me le permit pas, et je m'aperçus avec regret que cet homme se retirait, car je l'entendis jouer de la flûte d'un autre côté du château et sous d'autres croisées. Il me sembla même qu'il en faisait le tour, et cela m'inquiéta davantage. Je [342] passai la nuit entière à réfléchir sur cet événement, et le lendemain je m'en entretins avec ma compagne, qui, ne connaissant pas les paroles des airs qu'on avait joués, ne pouvait en saisir l'application ; mais je la mis au fait, et elle convint avec moi qu'il pouvait y avoir de l'extraordinaire dans cette espèce de sérénade. Le soir, j'ouvris ma croisée, et je restai fort étonnée d'entendre la même flûte recommencer les airs de la veille, et dans le même ordre. C'étaient : L'avez-vous vu, mon bien-aimé ? Sous mes fenêtres, le soir , etc..,, et Babel:, c'est moi..- Je crus être sûre que ces applications toujours répétées s'adressaient à moi ; mais comment y répondre ? Je n'avais là aucun instrument dont je susse jouer, et je ne pouvais parler ni crier sans m'exposer, sans exposer peut-être le musicien, qui pouvait être envoyé par mon époux, ou mon époux lui-même, car Leclerc m'avait dit souvent qu'il jouait de la flûte ; mais je n'avais jamais eu l'occasion de juger de son talent sur cet instrument. Dans mon embarras de répondre à cette espèce d'appel, je trouvai soudain un moyen excellent. Ce soir-là, le Auteur était plus près de mes croisées, sous lesquelles le fixait sans doute la lumière qu'on y remarquait. Je distinguais bien un pâtre, mais sa stature même m'échappait. Je m'avisai d'engager Jeannette à siffler fortement un air que je lui chantai tout bas. Jeannette, grosse fille de campagne, avait le talent de siffler, que je ne possédais pas. Je lui donnai une leçon, et cette bonne fille siffla aussi fort que l'aurait pu faire un homme, l'air de Zémire et Azor :
Azor ! Azor ! c'est ma voix qui t'appelle.
» Le Auteur, qui avait commencé un air, l'interrompit soudain, comme un homme qui écoute avec attention. « Quand Jeannette [343] eut fini, il reprit : Babel, c'est moi , et Jeannette lui répondit : C'est ma voix qui t'appelle . Ce petit duo se prolongea un peu, et l'affectation que chacun y mit prouva qu'on s'entendait à merveille. L'inconnu s'approcha encore de la croisée, puis il joua ce refrain d'un air connu : Il reviendra ce soir, je crois ; maman, grondez-moi pour deux fois ! Il appuya sur il reviendra , il reviendra ; et Jeannette lui siffla, par mon ordre, l'air du Sorcier : Reviens, reviens, mon cher Julien !
» Un léger bruit que nous entendîmes nous fit trembler. Le pâtre disparut, et notre concert en resta là : concert charmant qui me prouvait qu'on pensait à moi, et que quelqu'un, mon époux peut-être, songeait à me délivrer, si toutefois il n'était point en prison, ou s'il avait brisé ses chaînes.
» J'embrassai Jeannette, je fis des extravagances, et j'entrevis enfin l'aurore du bonheur. La pensée seule que j'avais perdu mon fils troublait ma joie : — Mais au moins, m'écriais-je, que je retrouve son père, et je suis moins infortunée... Le lendemain, je vis entrer chez moi l'infâme d'Armance, pour la première fois depuis ma maladie. Sa vue me fit frémir, dans la crainte qu'il n'eût entendu le duo de la veille, et qu'il ne soupçonnât mon intelligence avec le Auteur. L'infortuné est méfiant, et son secret lui paraît toujours trop facile à deviner. Le comte me prouva, dès les premiers mots qu'il m'adressa, que mes soupçons étaient vains. Il me parla avec douceur, et m'engagea à ne plus être ma plus mortelle ennemie, en cherchant moi-même à améliorer mon sort par des soins et de la complaisance. Sans l'aventure du musicien , je crois que j'aurais exécuté sur-le-champ le projet que j'avais formé de m'arracher la vie ; mais je sentais que je devais chercher à gagner du temps [344] pour en donner à l'inconnu qui s'intéressait à moi. Je feignis d'être un peu moins,irritée contre lui. Je le priai d'adoucir l'ennui de ma captivité, en me procurant des livres, de l'encre, du papier, et je lui fis entendre que plus d'égards de sa part, plus de petits soins, pourraient parvenir, un jour à diminuer ma haine. Il sortit assez satisfait, et me promit de m'envoyer tout ce que je venais de lui demander. Il rentra un moment après, pour me supplier de lui permettre de me voir plus souvent. Je détournai la tête à cette prière, et je profitai de ce qu'il était rentré, pour lui demander s'il était bien sûr qu'on eût exécuté la lettre de cachet qu'il avait obtenue contre mon époux. — Sûr, très-sûr, me répondit-il. Il est trop certain pour vous que vous ne le reverrez jamais. Cependant, si, par la suite, certains arrangements pouvaient vous plaire... on verrait : j'ai assez de crédit pour lui rendre sa liberté ; mais il faudrait pour cela tant de preuves de votre reconnaissance... Ne l'espérez que lorsque je serai sûr de n'être plus haï de vous.
» Il sortit sans attendre ma réponse, et moi je me livrai de nouveau à mes regrets. Leclerc était en prison ; ce n'était donc, pas lui que j'entendais le soir sous ma croisée ! Eh ! si c'était un piège que me tendît le comte lui-même... il est si perfide ! capable de tout ! Grand Dieu ! ne détruis pas, par cette funeste, pensée, l'espoir qui commençait à ranimer mon âme. Serait-il possible !... mais non, non. Quelle apparence ? et dans quelle intention ? pour voir si j'aime toujours mon époux ? il n'en peut, pas douter ; pour s'assurer du désir que j'aurais de le fuir si l'on m'en procurait les moyens ? en peut-il douter encore ? Non, je ne puis croire que ce soit le comte qui me fasse abuser ainsi. C'est un ami de mon époux sans doute, et je ne risque rien de [345] lui.écrire. Il reviendra ce soir ; qu'il m'éclaire, et confirme ou détruise mes espérances. J'écrivis donc soudain ce peu de mots :
« Qui que vous soyez, homme sensible et généreux, retirez-moi » d'ici, et rendez-moi à un époux, qui sans doute vous fait agir . » Indiquez-moi les moyens de vous aider dans cette entreprise, et » comptez sur mon éternelle reconnaissance .
» caroline Leclerc. »
» Je me nommais parce que je ne craignais rien de plus que ce que j'éprouvais. D'ailleurs, si, par hasard, l'inconnu était un de ces héros de romans qui cherchent partout leur belle, et si cette belle n'était pas moi, il était nécessaire de me faire connaître à lui pour qu'il ne fit pas défausses démarches. J'attendis donc le soir avec la plus vive impatience. À l'heure accoutumée, j'ouvris ma croisée, et j'entendis de loin le flageolet qui s'approchait en jouant cette phrase du chant du Déserteur :
Je vais la voir, Lavoir, lui parler et l'entendre ! De quel plaisir Je vais jouir !
» Il répétait toujours lui parler et l'entendre . Je craignis qu'à la fin ces airs de flûte ne devinssent suspects aux gardiens du château, et je me hâtai d'interrompre l'inconnu en frappant dans ma main. Quand je le vis tout près du mur du château, absolument sous ma fenêtre, je lui descendis le billet au moyen d'une longue suite de bouts de fil auxquels je l'avais attaché. Il s'empara du papier, et s'éloigna sur-le-champ comme un [346] trait. Dès ce moment, il ne fut plus question de musique entre nous. Je sentis bien que, ne sachant, comment me faire parvenir une lettre, il ne pouvait en avoir là une toute prête dans sa poche. Il me fallut donc„ pour avoir sa réponse, attendre la soirée du lendemain, qui fut bien lente .à venir. Mais il arriva enfin : je l'aperçus se glisser sous le mur ; je compris ce qu'il attendait de moi, et, lui jetant le fil que j'avais surchargé d'une petite pierre, je remontai bientôt une lettre, et mon inconnu disparut. — Jeannette, m'écriai-je, la voici, je la tiens ! —Ah ! lisez donc, madame. — Ciel ! de la main démon époux ! c'est lui, voilà sa signature ! — Voyons, voyons donc !
« Enfin je découvre ton asile, chère et malheureuse Caroline,et " tu es dans les fers ! Les moments sont précieux ! Apprends ce qui » m'est arrivé. Je me rendis le jour indiqué chez mon ami Béville , " à Chartres ; juge de ma surprise ! Je le demande: il ne t'a point » vue ; j'attends, tu n arrives pas ; la journée du lendemain s écoule " sans loi ! Je ne pouvais me montrer à Paris ; ma lettre de cachet " m'y aurait fait arrêter. Je prie Béville de s'y transporter à cheval ; et les deux, jours de son absence sont deux siècles pour ton " époux ! Béville revient. Il a passé à ton logement ; on ne l'y a point " vue depuis ton départ il est allé voir ma tante ; ma tante, aussi » affligée que moi, ne sait ce que tu es devenue. Quelle mortelle in » quiétude ! Je n'y tiens pas ; je cours de nuit à Paris ; je vais voir " madame Leclerc ; je la prie de faire toutes les démarches possibles " pour s'informer de loi. Madame Leclerc, qui se doute bien que le » comte l'a enlevée, met tous ses amis en campagne. On apprend » qu'un des gens du comte avait découvert ta demeure à Paris ; que » sans cesse rôdant auprès de la porte, il avait vu s'y arrêter un [347] » malin une chaise de poste ; qu'au moment ;où tu y montais avec ta » domestique et ton fils, l'agent du comte a demandé sans affectation » au position: Où va donc cette belle dame ?— A Chartres, lui a » répondu le postillon, sans penser à ce qu'il dit. Apparemment, ma " bonne amie, qu'occupée de tes paquets et de ton voyage, tu n'as pas » fait attention à cette petite scène. Quoi qu'il en soit, ma tante et " moi nous n'ignorons plus que le comte ta enlevée. Mais où l'a-t-il »conduite ?. Voilà ce que nous ne pouvons savoir. Ma tante a d'abord " recours aux magistrats ; elle va chez le lieutenant de police se » plaindre que M. le comte d'Armance lui a ravi une nièce quelle » chérit. Le lieutenant de police lui promet réponse sous trois jours: » elle y retourne. Il a de puissants amis, lui répond ce magistrat ; » monsieur le comte est protégé ; il est difficile, pour ne pas dire » impossible, de vous rendre la jeune personne que vous réclamez . "— J'irai jusqu'au roi, lui répond ma tante, indignée. . — Allez-y , » réplique le magistrat, mais vous y trouverez monsieur le comte , " et tremblez de vous en faire un ennemi ! Ma tante me rapporte » cette conversation. Je suis outré ; mais je ne puis agir, je suis " moi-même sous les liens d'une lettre de cachet: que faire. Je prends » le parti d'avoir par la ruse ce que je ne puis obtenir de force. Je » fais informer à l'hôtel d'Armance à Paris. J'apprends que le comte » est presque toujours à son château d'Armance. C'est là, me dis-je , » qu'il a conduit sa victime, il faut l'y trouver. Je rêve longtemps » aux moyens, et malgré les vives instances de ma tante, qui veut » me retenir et se mêler de celle recherche, je pars moi-même pour » d'Armance ; je me déguise en pâtre d'une manière méconnaissable , » et j'essaye de me faire entendre de loi au moyen de ma flûte, instrument cher et précieux, dont jamais je n'ai tant aimé les sons ; tu « me comprends, lu m'écris, je te réponds, et je suis plus tranquille. . [348] » Maintenant, comment faire pour le sauver ? Tu ne peux des » cendre par la croisée qui est trop élevée. Je vois bien une fenêtre » au-dessus de ma tête ; si tu pouvais obtenir le logement quelle . » éclaire, lu serais bientôt dans mes bras ; mais un quatrième étage ! » Donne-moi des détails sur le château, sur sa disposition, sur ceux » qui le gardent, et je verrai à agir en conséquence. Je te préviens » que ce château et la terre qui en dépend sont justement les biens » que le comte et M. Dubourg ont volés au malheureux qu'ils ont » empoisonné ! Ceci doit t'en rendre le séjour encore plus horrible. Demain, Caroline, à la même heure, j'attends ta réponse . »
» Je relus plusieurs fois cette lettre, et je rêvai toute la nuit aux moyens de donner à mon époux les éclaircissements qu'il me demandait. Le lendemain matin, n'en ayant trouvé aucun, je fis demander au comte la permission de me promener pour la première fois et de visiter son château. Le comte s'empressa de venir lui-même m'accompagner dans cette visite. Il m'en montra tous les logements, tous les détails. Quand nous en fûmes au donjon, au sommet duquel était la chambre que j'habitais, je témoignai quelque curiosité d'en voir le rez-de-chausée. Nous y entrâmes. N'approchez pas, me dit le comte. Je regardai à mes pieds et j'aperçus une espèce de puits ; alors, levant la tête, je remarquai une trappe au plancher. Je demandai au comte ce que cela signifiait ; il me répondit qu'il me l'expliquerait en me montrant les chambres supérieures. De ce rez-de-chaussée nous montâmes à l'entresol. C'était de la croisée de cet entresol très-bas que mon époux me.parlait, dans sa lettre. Je soupirai en regardant ce logement ; et tout noir, tout triste qu'il était, je l'aurais préféré au mien, puisqu'il m'aurait [349] donné la faculté de me sauver ; mais je n'osai pas demander cette chambre à la place de la mienne, dans la crainte de donner des soupçons. Au second étage, j'aperçus sous mes pieds et sur ma tête des trappes pareilles à celles que j'avais vues en bas. Je rappelai au comte qu'il m'avait promis de m'en expliquer l'usage ; il le fit ainsi : Vous saurez, madame, que cette aile de mon château est très-antique. Ici dessus, au troisième étage, est une chambre qu'on nommait la chambre ardente, du temps que cette partie du bâtiment était occupée par des seigneurs châtelains. On y enfermait les gens dont on voulait se défaire ; et, à un signal convenu, toutes les trappes de chaque étage s'ouvrant à la fois, la victime tombait dans le précipice profond que vous avez vu là-bas, et qu'on nommait les oubliettes .
" Je frémis en songeant que j'habitais moi-même au-dessus de cette chambre ardente ; et, connaissant la scélératesse du comte, je tremblai qu'il ne me fit. un jour éprouver ce supplice affreux ; mais, songeant bientôt que s'il en avait l'intention il ne m'instruirait pas de ce piège, je me rassurai. Nous visitâmes ainsi jusqu'à ses jardins, qui étaient superbes. Je feignis ensuite d'être lasse et indisposée, pour rentrer chez moi et me débarrasser de lui. Il me reconduisit lui-même jusqu'à ma chambre, qu'il ferma sur moi à double tour, en m'assurant que sous peu de jours il me confierait des projets d'où dépendait ma liberté. Quand je fus seule avec Jeannette, je songeai à tirer parti des connaissances locales que je venais d'acquérir, et j'écrivis soudain à mon époux, sans avoir encore pris un parti :
« Je m'occupe d'un vaste dessein qui doit me réussir. Je ne puis » quel'écrire peu de mois, afin de ne perdre aucun instant précieux . » Trouve-toi demain à minuit sous la croisée de l'entresol de mon
[3]» donjon ; elle sera ouverte, et j'y descendrai dans tes bras. Arrange » toi pour que mus puissions nous sauver tous, car j'emmènerai " Jeannette. »
» Mon époux ne me faisait, dans, sa lettre, aucune question sur mon fils, qu'il supposait, sans doute être avec moi. Je ne jugeai pas à propos de lui. en parler, ni de lui percer le cœur en.lui apprenant la fatale nouvelle, de sa perte. Le soir, M., Leclerc vint, chercher ce billet,, et m'en donna un autre, où il me jurait qu'il perdrait la vie plutôt que de ne pas me rendre la liberté, Il avait, eu, disait-il, souvent le projet de dénoncer le comte à la justice, comme ayant assassiné un riche propriétaire ; il avait toutes les preuves nécessaires pour le perdre ;, mais, outre que l'action de dénoncer lui paraissait atroce, indigne d'un honnête homme, il avait pensé que cette affaire déshonorait le nom, la mémoire de mon oncle ; et mon époux avait renoncé à cette vengeance, dont l'idée seule répugnait à sa délicatesse. On verra bientôt que le ciel ne devait pas laisser longtemps impunis les crimes du comte d'Armance.
» Quand mon époux fut parti avec mon billet, je songeai sérieusement à tenir la promesse que je lui faisais ; mais comment ? Je m'avançais beaucoup, avec imprudence même ; car je n'avais encore qu'une idée confuse de mon projet, dont les moyens d'exécution ne s'offraient pas à mon esprit., Je les trouvai enfin. La chambre que j'habitais n'avait point de trappe comme celle du dessous. Je savais que tous les planchers, du. bas étaient percés,, et que ces chambres n'étaient point habitées., Je dérangeai, avec Jeannette, mon. lit, que ; nous transportâmes dans le milieu de la. chambre. A la ; placer du lit,, dans l'alcôve, je sondai mon plancher, qui se trouva fait en lambourdes remplies [350] avec des lattes et en plâtre. J'ôte les carreaux ; Jeannette m'aide dans ce travail, et à l'aide d'une pelle et d'une pincette dont nous nous armons, nous parvenons à faire au plancher un trou assez large pour que des femmes minces, comme nous l'étions, pussent y passer. Une petite poutre, plus courte que les autres, et que nous déplaçâmes, nous donna une ouverture assez grande ; en un mot, cet ouvrage se trouva fini au point du jour. Je tremblais que le concierge, qui couchait à deux cents pas de nous, ne nous entendit. Heureusement tout fut calme, et nous eûmes la précaution de travailler avec nos mains, avec nos ongles, pour éviter le bruit. Quand le trou fut fait, nous remîmes le lit en place, de manière qu'il était impossible de s'en apercevoir. Le concierge, le comte lui-même vinrent me voir : j'affectai une migraine affreuse, et je priai qu'on m'apportât le souper de bonne heure, attendu que j'avais besoin de repos.
Le soir, quand tout le monde se fut retiré, et que nous nous vîmes enfermées, nous songeâmes à frapper les derniers coups. En conséquence, le lit étant reculé, nous mîmes tous nos draps au bout les uns des autres ; je me munis de ciseaux., du couteau que j'avais caché ; puis, ayant descendu, au moyen d'une ficelle, la bougie et le chandelier dans la chambre au-dessous, je mis le drap en double, sur une lambourde de mon ouverture : Jeannette se glissa d'abord en bas, et je m'y coulai après elle. Je tirai ensuite un coin du drap, et l'autre bout vint à nous,, en sorte qu'il ne nous aurait plus été possible de remonter dans notre chambre quand nous l'aurions voulu. Voilà déjà un pas de fait ; mais ce n'est pas le plus difficile. La maudite trappe du plancher sur lequel nous marchions semblait, depuis le [352] temps qu'on ne l'avait levée, fixée après le cadre qui la recevait. Il y avait à craindre aussi, en la levant, qu'elle vînt trop brusquement à nous, et que nous nous jetassions dans l'autre chambre. Cette trappe avait bien un anneau au milieu ; mais comment la soulever ? nous en vînmes pourtant à bout à force de travail et de patience. Je mis la trappe, qui était carrée, en porte à faux, et passant toujours en double, dans son anneau, notre drap favorable, nous nous glissâmes ainsi au second étage, après y avoir descendu notre lumière. Nous fîmes, dans cette chambre, la même opération que dans celle supérieure, et nous nous trouvâmes enfin à l'entresol, où je courus vite à la fenêtre. Elle était défendue seulement par un grillage en fil de fer, tandis que les fenêtres du bas, celles de la chambre ardente, ainsi que celles de ma chambre, étaient garnies de forts barreaux de fer. Le grillage fut bientôt enlevé, au moyen d'un fort bâton dont je m'étais munie "en cas de besoin. Enfin, nous attachons pour la dernière fois, à cette croisée, le drap qui nous avait déjà si bien servies, et Jeannette et moi, nous voilà dans la campagne, où notre cœur bat de joie et d'ivresse de nous voir libres. Cependant, ô surprise ! minuit sonne, et Leclerc n'arrive pas. Je tremble à tout moment d'être aperçue par les gens qui habitent l'aile gauche du château, qui se prolonge de côté sur celle que je viens de fuir. Je commence à me désespérer ; un homme paraît dans l'obscurité. Est-ce toi ? me dit-il. — Moi-même !... et nous sommes dans les bras l'un de l'autre. Sauvons-nous ! c'est le cri que nous faisons tous les trois. Nous marchons à peu près une demi-lieue à pied, et nous trouvons enfin deux chevaux que Leclerc avait eu la précaution d'attacher, à tout hasard, aux arbres d'une avenue. Leclerc, [353] enivré du plaisir de me voir, occupé d'ailleurs à entendre les détails de mon évasion, ne m'avait pas encore parlé de son fils pendant le court trajet où nous avions toujours couru. Tout à coup il s'écrie : Et mon Émilion ; grand Dieu ! je ne le vois pas. — Mon ami, lui dis-je en versant des larmes, tu ne le verras plus ! — Ciel ! — Les misérables me l'ont enlevé, et nous craignons qu'ils n'aient eu la barbarie de l'immoler, pour se venger de son père. —Le monstre ! Quoi ! ce d'Armance ! oh ! l'homme affreux ! et je le ménageais ! Non, non, il faut que l'échafaud reçoive enfin sa proie. Je change d'avis ; je voulais fuir, m'expatrier, je retourne, je retourne à Paris ; le scélérat va me reconnaître enfin, et payer ses forfaits.
» J'employai tous les moyens qui furent en mon pouvoir pour dissuader Leclerc de ce projet imprudent. Il y persista : il voulait, disait-il, savoir ce qu'on avait fait de son fils. J'approuvais ses transports ; mais je me proposais, moi seule, quand j'aurais mis mon époux en lieu de sûreté, d'attaquer le comte et de lui redemander mon Émilion. Je parvins à calmer un peu son malheureux père, et nous montâmes à cheval. Jeannette, plus habituée à ce genre d'exercice, monta seule sur un des coursiers, et mon époux, sur l'autre, me prit en croupe derrière lui. Nous arrivâmes ainsi, au point du jour, chez notre tante à Paris. Cette bonne madame Leclerc était très-inquiète de son neveu, qu'elle n'avait pas vu depuis plus de huit jours. Elle nous serra dans ses bras en pleurant de joie ; mais bientôt, partageant notre douleur sur la perte d'Émilion, elle nous promit de nous aider de tout son pouvoir dans la recherche que nous voulions faire de cet enfant. Nous le croyions, s'il existait encore, entre les mains du comte ; c'est ce qui nous empêchait de [354] faire, sur la route de Chartres ou ailleurs, des perquisitions qui nous l'auraient sans doute fait retrouver. Nous avions aussi trop d'embarras pour lire les papiers publics, et personne de nos amis ne pouvait nous éclairer sur la recherche qu'on faisait de cet enfant, puisque d'abord nous n'avions point d'amis, et qu'en second lieu, tout le monde ignorait que Leclerc eût un fils nommé Émilion. Ainsi les plus profondes ténèbres nous dérobaient cet enfant chéri, tandis que Brigitte et son ami M. Dulaurent faisaient l'impossible pour découvrir ses parents. » J'étais tellement fatiguée, que je fus pendant six jours très-indisposée chez madame Leclerc, et cette bonne tante, ainsi que mon époux, ne quittèrent point le chevet de mon lit. Quand je fus un peu rétablie, je me proposai d'aller moi-même implorer le secours des lois contre les persécutions d'un homme puissant qui m'avait ravi mon fils et ma liberté. Je me disposais à sortir dans cette intention, lorsque Michel, l'ancien cocher que notre tante avait placé près de M. d'Armance, entra chez nous tout essoufflé. — Vous ne savez pas, nous cria-t-il ; bonne nouvelle ! le comte est perdu. — Perdu ! — Oh ! perdu , bien perdu ! — Michel, mets de l'ordre dans tes idées, et conte-nous cela. — Vous savez bien que je ne suis plus chez lui : il m'a renvoyé du moment où il a appris que M. Leclerc était l'époux de mademoiselle Caroline. Il m'accusa alors d'avoir aidé les amants ; enfin il me chassa : mais je n'en restai pas moins lié avec les autres domestiques, à qui je payais bouteille de temps en temps, comme ils me la payaient ; car, de ce côté-là, je n'ai pas à me plaindre d'eux. — Après ? — Eh bien ! voici comme ils m'ont raconté la chose. Il y a huit à dix jours environ de cela ; c'était le soir vers minuit, je crois. La maréchaussée faisant [355] sa ronde dans la campagne qui entoure les murs du château d'Armance, aperçut de loin une lumière qui brillait vivement. Cette clarté n'étant pas naturelle, ils virent que c'était le feu qui était dans l'aile gauche du château en bas. Je ne sais comment une fenêtre était ouverte ; un drap, dont un grand bout était resté dans la chambre d'un premier étage, d'un entre-sol, je crois, avait pris feu après une bougie qu'on y avait laissée. Le feu avait brûlé quelques matières combustibles , et, par une trappe de bois qu'il avait enflammée, il s'était communiqué dans plusieurs chambres. La maréchaussée frappe ; on s'éveille dans le château ; la justice s'y transporte : le feu est bien vite éteint, mais il laisse à découvert comme une espèce de précipice placé sous d'autres trappes, et qui laisse exhaler des odeurs très-fétides, On y descend, on y trouve, quoi ? un cadavre. Il est décoloré ; ses vêtements tombent en lambeaux ; mais l'un des assistants s'écrie : —Ciel ! c'est mon oncle ! Son oncle ! chacun reste bien étonné : le comte, qui avait plus d'un sujet, diton, d'être furieux , pâlit. On l'interroge, il balbutie ; bref, on le mène en prison, avant qu'il ait eu. le temps d'invoquer le secours de toutes ces belles protections dont il se targue tant. Il se trouve que le brigadier de la maréchaussée est justement le neveu de l'ancien propriétaire de la terre d'Armance. Ce jeune homme, assez mauvais sujet, à ce qu'il paraît, a voyagé dans sa jeunesse : il n'est revenu à Paris que pour apprendre que son oncle est mort après avoir vendu sa terre au comte. L'argent du prix de cette terre, on ne sait ce que cet oncle en a fait ; en un mot, vif, étourdi, déshérité d'ailleurs depuis longtemps par son oncle, ce jeune homme ne s'en est plus informé depuis ; mais aujourd'hui il retrouve là son oncle, dans une espèce de [356] puits, tout habillé, et les chirurgiens assurent qu'il y a des preuves de poison sur ce cadavre, qui, depuis bien des années, s'est conservé assez bien dans ce précipice, peu favorable sans doute à la putréfaction. Le neveu produit des témoins. Il est prouvé que cet homme a été volé et assassiné. Le comte rejette tout cela sur M. Dubourg, parce qu'il est mort ; mais comment se sauver de cette preuve attestée par d'anciens domestiques ? c'est le comte lui-même qui a mis le cadavre dans sa voiture, après un certain souper fait à Paris ; c'est lui qui l'a conduit à d'Armance ; c'est lui qui l'a jeté dans le puits, aidé de Dubourg et d'un valet affidé qu'on a arrêté et qui a été entendu. Que vous dirai-je enfin ? C'est une affaire du diable, un procès inouï. La famille du comte, pour éviter les suites déshonorantes de ce crime, a obtenu par protection ; par exemple, il en a fallu là, et de l'argent ! elle a obtenu, dis-je, qu'il serait envoyé dans les îles , et M. le comte est parti ce matin. — Il est parti, sûr ? — Oh ! très-sûr. Allez, il n'y a plus un seul domestique chez lui ; tout le monde est sur le pavé, et ses biens , je crois, sont confisqués au profit du véritable héritier de la terre d'Armance. Oh ! c'a été bien loin et bien vite.
» Grand Dieu ! il est parti ! m'écriai-je. Et qui nous rendra donc notre Émilion ? — Il vous l'a pris ? poursuivit Michel. 0 le misérable ! il l'a peut-être jeté aussi dans ce vilain puits.
» Sa réflexion me fit frémir. Je partis sur-le-champ pour aller voir les juges du comte. Le récit de Michel était vrai : le comte était banni de France ; il était impossible de trouver quelqu'un des siens de qui on pût prendre des informations. Le concierge seul fut entendu, et dit que depuis longtemps les deux domestiques à qui il avait confié le jeune Émilion sur la [357] route de Chartres n'étaient plus au service du comte, qu'on ignorait ce qu'ils étaient devenus, ainsi que l'enfant. Ces deux domestiques n'avaient pas reparu à l'hôtel depuis le jour de mon enlèvement. On les fit chercher partout, mais en vain ; il fallut nous résoudre à pleurer pour jamais la perle d'un enfant chéri ! Nous obtînmes bientôt la révocation de la lettre de cachet que le scélérat d'Armance avait obtenue contre mon époux , et nous nous fixâmes à Paris avec madame Leclerc, notre tante. Nous étions cependant pour ainsi dire ruinés. Mon petit Émilion, au moment où on me l'avait pris, avait sur lui toute notre fortune , les quarante mille francs de la restitution de M. Dubourg ! Leclerc n'avait plus que ses faibles rentes. Il les vendit, en fit une forte somme, se remit à travailler, et parvint à faire valoir si heureusement son argent, qu'en moins de dix ans il s'acquit des biens assez considérables. Le bonheur de notre ménage n'était jamais troublé que par le souvenir de la perte d'Émilion. Nous n'avions point d'autre enfant, et cela redoublait nos regrets. Nous perdîmes aussi notre respectable tante ; mais elle laissait une fille que nous adoptâmes. Vous la voyez, c'est la charmante Roselle, jeune personne aussi intéressante par ses talents que par ses bonnes qualités : mais elle rougit ; je me hâte de ménager sa modestie en pensant à ce qu'il me reste a vous raconter, au moment fortuné où nous retrouvâmes Émilion.
» Brigitte vint à Paris, il y a quelques mois, avec son fils adoptif. Je ne sais quelles affaires, des emplettes peut-être, l'appelaient dans cette capitale. Elle prend un portefaix pour faire porter quelques paquets à la voiture où elle va remonter avec Émilion pour retourner à son village ; elle prononce par [358] hasard le nom d'Émilion. — Émilion ! dit le portefaix en fixant le jeune homme. Voilà un nom qui me rappelle bien des souvenirs. — Auriez-vous, lui dit Brigitte, connu quelqu'un qui s'appelait Émilion ? — Oui, un pauvre petit enfant. Mais ne pensons pas à ça ; c'est fait, et j'en aurai toute ma vie un chagrin là, qui... — Un petit enfant ! vous m'étonnez ; si c'était celui-ci ! — Dame, il serait de son âge ; mais celui-ci est votre fils, ainsi ça ne peut être lui, qui avait pour mère une belle dame ! oh ! — Je ne suis pas sa mère , je l'ai trouvé. — Bah ! vous avez trouvé un Émilion, et moi j'en ai perdu un. —-Perdu ! — Sur la route de Chartres. — Sur la route de Chartres ! c'est là aussi où j'ai trouvé le mien. — Le vôtre, mais c'est lui sans doute : le voilà, il avait cinq ans. — Cinq ans. — Petit gilet blanc, pantalon puce et petite veste puce. — C'est cela. — Je l'ai jeté, je crois, dans un fossé, tant j'ai eu une belle peur. — C'est moi justement, interrompit Émilion ; vous étiez deux avec des habits de livrée ? — Juste, la livrée de M. le comte d'Armance à qui j'appartenais alors. — Grand Dieu ! d'Armance ! Oui, je me rappelle avoir souvent entendu prononcer ce nom à ma pauvre mère. Elle était dans une chaise de poste avec une bonne ; deux laquais m'arrachèrent de ses bras , et un autre monta dans sa voiture qui s'éloigna. —Vous y voilà... c'est vous... Comment ! c'est là ce pauvre enfant que j'ai... Oh ! que j'ai eu peur quand j'ai vu venir la maréchaussée, et mon camarade aussi, dà ! Nous vous avons jeté là, dans le fossé, et puis nous courons encore. Nous ne sommes pas rentrés à l'hôtel, oh ! que non ! Faire d'aussi méchantes actions, et n'en pas pouvoir rendre compte, on nous aurait grondés, chassés ; ma foi, nous nous sommes chassés de nous-mêmes. Nous sommes bien [359] revenus, quand la troupe a été passée, à la place où nous vous avions laissé ; vous n'y étiez déjà plus, Eh bien ! dis-je à mon camarade, tu vois bien que nous ne lui avons pas cassé les jambes. Que dire à notre maître, à présent ? Rien, prenons notre parti. Lui, il a servi un Anglais qui l'a emmené dans son pays, et moi je suis passé en Amérique avec un maître qui m'a ramené ici depuis quelques mois : il vient de mourir, et moi, pour vivre, j'ai été obligé de prendre des crochets. — Sauriez-vous à présent retrouver mon père et ma mère ? — Ah ! v'là le difficile ! Je sais bien qu'ils s'appelaient monsieur et madame Leclerc. Vraiment Michel me dira où ils demeurent ; Michel est notre cocher ; je l'ai rencontré ce matin ; il m'a dit son adresse : pardi, c'est heureux ! allons-y.
» Brigitte et son Émilion suivent, transportés de joie, le portefaix, qui les conduit chez un particulier où Michel est domestique. Quiens, lui dit-il, sais-tu où demeurent monsieur et madame Leclerc ?—Oui, je le sais.—Eh bien ! voilà leur fils Émilion que j'ai retrouvé ; charge-toi de le leur rendre, car, pour moi, je ne veux pas être recherché pour cette affaire. Ça ne me regardait pas, je faisais ce qu'on m'ordonnait.
» Le portefaix se retire, et Michel, transporté de joie, prend sur-le-champ une voiture, y fait monter Émilion, Brigitte ; et tout cela arrive chez nous, rue de l'Université, où nous demeurons à présent. Vous jugez de notre surprise et de notre allégresse. Nous accablons Michel des preuves de notre reconnaissance, et nous l'engageons à assurer son ami le portefaix qu'il n'y a rien à craindre pour lui dans cette affaire. Nous retrouvons enfin notre fils. Brigitte nous raconte l'histoire de son adoption, et nous admirons la probité de cette honnête femme, [360] qui a agi envers un enfant étranger comme le tuteur le plus délicat envers son pupille. Elle nous a promis de ne jamais nous quitter, cette bonne Brigitte ; et nous allons maintenant à sa ferme, dans l'intention de la vendre et de lui assurer un sort pour le reste de ses jours. Nous avons retrouvé Émilion, que la bonté d'une femme sensible et délicate nous a conservé ; nous espérons passer maintenant, au milieu de la vertu, de la tendresse filiale, le reste d'une vie qui a été agitée par la scélératesse, l'avarice, la barbarie même, par toutes les passions des hommes !
» Voilà, mes jeunes amis, l'histoire d'Émilion, que vous brûliez de voir terminée. La voilà ; chérissez-le toujours comme un frère, et regardez-nous comme des amis de votre père et de vous, qui nous avez témoigné tant d'intérêt. »
Madame Leclerc termina ainsi l'histoire de ses malheurs, et elle se retira ensuite avec sa famille, en faisant promettre à Palamène qu'il viendrait le lendemain , accompagné de ses enfants, de M. Delacour et d'Henriette, dîner à la ferme de Brigitte, qui allait devenir le propre patrimoine de cette dernière ; juste récompense des vertus hospitalières et de l'exacte probité.
[]Le lendemain, la jeune famille de Palamène se réunit pour déjeuner. Adèle avait rêvé toute la nuit des oubliettes, des trappes, du puits profond et du cadavre qu'on en avait retiré ; les roses de son teint étaient un peu pâles, et chacun lui en fit la guerre. Elle s'excusa sur la faiblesse de son sexe, et la conversation tomba sur le caractère atroce du comte d'Armance et de M. Dubourg, oncle de la jeune madame Leclerc. On en revint ensuite à Émilion ; la manière dont il fut égaré, l'enlèvement de sa mère, sa captivité, tout cela fut amplement discuté ; [362] et l'on convint généralement que, s'il y a de bonnes gens sur la terre, il s'y rencontre aussi malheureusement trop souvent des êtres bien vils, bien corrompus, bien scélérats ! C'est un roman que la vie de certaines personnes, s'écria Léon ! En vérité, je crois, moi, que tout ce que nous lisons dans les livres, même dans ceux de pure imagination, est arrivé ou doit arriver ; si ce n'est à la même personne, c'est à plusieurs à la fois, et cela revient au même. Il se passe tant de choses sur la terre, tant d'événements amenés par la faiblesse des uns et par la méchanceté des autres ! Dans tout cela, il faut puiser un plan de conduite et des règles certaines pour ne point être victime de la scélératesse des méchants ; c'est de suivre toujours avec franchise et fermeté le sentier de l'honneur et de la probité ; la vertu triomphe tôt ou tard, et le crime est découvert. Soyons vertueux, pour ne jamais nous perdre avec les méchants. — Vraiment , dit Armand, voilà une morale digne de notre père : Léon parle comme un livre. — C'est que j'en veux faire, des livres, reprit Léon ; et que pour écrire il faut avoir le cœur bon, l'esprit juste, le jugement droit, et bien pénétré des hautes vérités qu'on veut retracer aux autres. Celui qui écrit ce qu'il ne pense pas, bâtit sur le sable. Il n'est pas possible que sa morale se soutienne, que son style soit toujours le même ; il laisse percer par mille endroits son immoralité, sa véritable manière de voir, et il ne commande ni l'estime ni la confiance. Oh ! maintenant, grâces aux sages leçons de mon père et aux exemples qu'il nous met souvent devant les yeux, je connais les hommes, à ne jamais me tromper sur leurs vices ni sur leurs vertus. Je les étudie plus que mes frères, parce que je me propose un jour de les éclairer. Je fais comme le jeune artiste qui se destine à Ta [363] peinture ; rien ne lui échappe des sites que nous remarquons à peine. Le prisme des couleurs, les effets d'optique, tous les moindres détails, il les saisit, tandis qu'un autre ne voit dans ce qu'il examine qu'un ensemble agréable. Peut-on me blâmer de cette étude approfondie que je veux faire du cœur humain !' Elle me servira en outre à régler toutes mes démarches dans un monde où, comme au jeu, que je n'aime point, je ne veux être ni dupe ni fripon. Voilà comme je pense, mes frères, et je crois que si mon père m'entendait, j'aurais le bonheur d'obtenir son approbation.
Chacun convint que Léon avait raison. Jules objecta néanmoins qu'il voyait trop en noir ; qu'il y a sans doute trop de méchants dans la société ; mais qu'il est mille moyens de se garantir de leurs coups, et que ce qui arrive à l'un n'arrive pas à cent mille autres. Jules craint qu'à force de se méfier des hommes on n'en vienne à les haïr, et, dans ce cas, il faut préférer l'asile des bois à celui des villes ; il faut renoncer aux hommes pour vivre avec les animaux. Tant de calcul, ajouta-t-il, conduit à la misanthropie, et c'est le comble de l'égarement de l'esprit. Et d'ailleurs, quelle raison aurait-on de se croire meilleur que les autres, parce qu'on ne vole pas, qu'on n'empoisonne pas, comme le comte d'Armance ? Mais nous avons des défauts, si les autres ont des vices ; des faiblesses, s'ils ont des passions ; et, dans tout cela, je ne vois que des nuances qui différencient les espèces, qui séparent les bons d'avec les méchants : ces derniers sont heureusement en petit nombre ; oui, les grands scélérats sont des phénomènes delà nature, comme ces ouragans destructeurs qui arrivent une fois au plus dans l'année pour renverser l'espoir de l'agriculteur: [304] ces ouragans ne sont que l'excès des vents ; et ces vents, quand ils sont doux, sont salubres et bienfaisants. Vous voyez donc bien, mes frères, qu'il ne faut pas trop se gendarmer contre l'espèce humaine, parce qu'on y rencontre quelques individus qui la dégradent : ils ne sont pas faits comme les autres hommes, ceux-là ; je suis tenté de les croire de l'essence de la bête féroce ; et ils ne doivent point faire de loi pour la masse générale, qui est bonne, sensible, généreuse et compatissante, quand elle n'est pas égarée.
Cette conversation devenait un peu sérieuse pour Adèle et Henriette ; elles l'interrompirent pour engager leurs jeunes soupirants à leur faire des bouquets. Nous dînons en ville aujourd'hui, dirent-elles ; il faut que nous soyons parées. Armand et Jules volèrent soudain au parterre, où ils mirent à contribution tous les dons de Flore, pour en orner Hébé et les Grâces. Les bouquets furent apportés, vantés comme ils méritaient de l'être, et chacun se retira pour songer à sa toilette. Palamène, qui avait entendu la discussion de Léon et de Jules, se promena avec son ami Delacour, et tous deux convinrent qu'on n'avait pas plus de raison, plus de sagesse que ces deux jeunes gens. O mon ami ! dit M. Delacour à Palamène, que vous êtes heureux d'être père ! — Eh ! mon ami, que ce titre sacré me coûte de peines et de soins ! Ne voyez-vous pas que tous les moments de ma vie sont consacrés à l'éducation de mes enfants ; que c'est là mon unique occupation, et qu'elle est assez pénible ?. J'entends mes voisins, mes amis, me répéter que pour élever des enfants de cette manière, il faut n'avoir que cela à faire ; j'en conviens. L'art d'élever la jeunesse exige tant d'attention, tant de surveillance, qu'il faut s'y consacrer uniquement, mais en [365] père, et non comme ces instituteurs qui prennent trente, quarante, soixante enfants, leur font répéter des leçons l'un après l'autre, s'attachent souvent uniquement à trois ou quatre sujets, négligent le reste, règlent les heures de leurs occupations comme la journée d'un maçon, et vous rendent vos fils au bout de quelques années, bien boursouflés de grec et de latin ; mais vains, menteurs, jaloux, méchants ; mais imbus de tous les vices qu'ils prennent dans leur petite coterie, et qui se développent ensuite dans la société pour la corrompre ou la scandaliser. Je conviens qu'un pareil plan d'instruction n'aurait jamais été le mien. Moi, je m'occupe exclusivement des devoirs paternels que la nature m'a imposés. Je ne perds pas de vue mes enfants une minute dans la journée ; je les suis partout, dans leurs récréations comme dans leurs travaux ; j'entends tout ce qu'ils disent, je vois tout ce qu'ils font, le plus souvent sans qu'ils s'en doutent ; et, rectifiant sans cesse leur cœur ou leur jugement par des leçons animées, par des exemples, je n'ai jamais avec eux le ton d'un pédagogue qui tient toujours sa férule à la main. Ma morale n'est point sèche, aride ni ennuyeuse : mon visage est toujours serein, et ce n'est qu'en les amusant que je les instruis. Aussi, oh ! je dois l'avouer, nul père n'est plus heureux que moi. Aucun n'est récompensé de ses soins comme je le suis ! Mes enfants sont charmants, il faut que j'en convienne ; et, sans parler de leur cœur qui est excellent, de leur raison qui est cultivée, de leur esprit qui est vif et juste, ils ont des talents qui doivent leur être très-utiles dans le monde. L'aîné est excellent mathématicien. Je compte obtenir pour lui une chaire dans quelque établissement public ; il est en état de la remplir, et voilà son état fait. Benoît parle cinq à six langues ; il est vif, entreprenant ; [366] un de mes amis m'a promis de le placer avantageusement dans la marine, où je désire qu'il parvienne. Léon est gentil ! oh !... Il a de l'esprit comme un petit démon : cet enfant-là ira à tout, l'ai toute prête pour lui la place de secrétaire d'un homme en place, qui peut le porter aux premiers emplois de l'État. Voilà qui est arrangé pour mes trois garçons. A présent il me reste une fille et un fils adoptif ; savez-vous ce que j'en veux faire ? Le voici : Quand j'aurai établi leurs frères, ainsi que je viens de vous le dire, et cela me coûtera de l'argent, je marierai Jules à mon Adèle, et ces bons enfants resteront près de moi ; ils fermeront ma paupière, partageront mon héritage avec leurs frères quand je ne serai plus, et garderont ma ferme, ma chaumière, dans laquelle ils me succéderont. Tel est mon plan, mon ami: je me flatte qu'il n'y a rien à y ajouter..... qu'un mot cependant, et je crois que votre modestie vous empêche de m'y faire songer. Armand aime votre fille Henriette ; mon ami, consentirez-vous à leur union ?... Allons, oui, oui ; je vois que vous n'êtes retenu que par l'idée qu'Henriette est sans biens. Nous en trouverons, mon ami, pour commencer son petit ménage, après quoi nos jeunes gens feront comme nous avons fait tous deux ; ils travailleront, et monsieur le professeur de mathématiques fera sa maison de manière à rendre heureux et aisés sa femme et ses enfants, s'il en a ; hein ? Eh bien ! qu'en dites-vous ? Tout cela est-il bien arrangé ?
M. Delacour remercia Palamène de la délicatesse de ses procédés, et nos deux amis se promenèrent encore jusqu'à l'heure du départ, en s'entretenant avec la plus touchante effusion. Comme il est content mon père de famille ! comme son visage est serein ! comme ses yeux brillent du feu de la joie et de la tendresse ! [367] Il vient de régler le sort de ses enfants ; il a fait entre eux un égal partage de son affection et de sa fortune. Il est juste, il est bon père, il est heureux ! Oh ! quelles jouissances ! quelles jouissances que celles de la paternité et de la sensibilité ! Elles sont au-dessus des richesses, de l'ambition et de l'amour lui-même ; elles sont plus pures que les dangereuses émotions de cette dernière passion ; elles donnent à l'homme le caractère auguste de la Divinité.
Nos amis se promenaient encore lorsqu'ils virent arriver la bande joyeuse, qui, parée et rayonnante de plaisir, venait les avertir qu'il était temps de partir. Monsieur et madame Leclerc les avaient invités à dîner ; il fallait y arriver de bonne heure pour avoir le temps de causer et de se promener. Palamène prit sa canne et son chapeau, que lui apporta Benoît ; Delacour prit aussi son bâton de la main de sa fille, et tout le monde se mit en campagne.
Ce n'était plus cette petite troupe indomptée et bruyante qui, l'année dernière, fit ce même trajet, en sautant, en gambadant, en jouant à la main chaude, aux quatre coins. C'était aujourd'hui des gens raisonnables. Chaque amoureux donne le bras à sa belle avec la permission des papas, qui en sourient. Benoît marche posément à côté de Palamène et de son ami, qui causent d'objets sérieux, et Léon va seul, méditant... un poëme épique peut-être ! c'est vraiment édifiant. Quant à nos amants, Armand et Jules, ils sont pleins d'attention pour Henriette et Adèle : Ne marchez point sur ces cailloux. Quittez ce sentier, il est trop raboteux. Prenez garde à ce tronc d'arbre. Voulez-vous cette fleurette ? Vous allez trop vite, cela vous fatiguera, etc., etc., et mille autres galanteries ; voilà ce qui prouve des petits soins, [368] des attentions, et nos jeunes personnes y son ! sensibles, comme on doit se l'imaginer. .
On arrive à la maison de Brigitte. Il est aisé de voir qu'on y est attendu ; dès la porte, une excellente odeur de cuisine vient flatter délicieusement l'odorat, et nos jeunes gens, qui ne sont pas très-éloignés de l'enfance, se regardent en souriant et en respirant avec volupté. La maison de Brigitte est d'un propre à s'y mirer. Dans sa petite salle d'en bas, nos amis trouvent madame Leclerc et la jeune Roselle, qui se lèvent pour les recevoir. On court avertir de l'arrivée de Palamène M. Leclerc et son fils Émilion, qui sont occupés au jardin, et ils se hâtent devenir embrasser le père de famille et ses enfants. Après les derniers moments d'une franche réception, on propose un tour de jardin. Émilion donne la main à sa mère, et Léon s'empresse d'offrir son bras à la belle Roselle, dont les grâces et la parure modeste frappent et troublent un peu la vue. On entre dans le jardin : quelle surprise agréable ! dans une salle de tilleuls, sous un berceau de jasmins et de chèvrefeuilles, on aperçoit une table surchargée de couverts. Partout les arbres sont décorés de guirlandes de fleurs ; et le. son d'un violon et d'un tambourin, aidé d'une petit flûte, avertit que ce lieu est destiné à Cornus et à Terpsichore. On dansera après le dîner ! de petites -- lanternes attachées çà et là aux guirlandes annoncent une illumination. Quelle journée délicieuse on va passer ! nos jeunes gens sautent déjà dans l'attente du plaisir, et c'est bien en ce moment que la franche gaieté et la naïveté de l'enfance remplacent chez eux la froide raison et les épanchements de l'amour. Qu'est-ce ci ? s'écrie Palamène. Est-ce le palais des fées ou le jardin d'Armide ? — Tout ce que vous voyez là, répond M. Leclerc, [369] est l'ouvrage de mon fils ; oui, c'est de son invention et de son goût ; il a passé une partie de la nuit, ce pauvre Émilion, pour vous ménager cette petite fête ; il a voulu recevoir dignement des amis sincères, attachés comme vous, et célébrer, par des plaisirs innocents, le bonheur d'avoir retrouvé ses parents. Brigitte l'a aidé. Oh !... si vous aviez vu cette bonne femme se démener, aller, monter, courir malgré son âge, mais avec un zèle !... Pour son Émilion, je crois qu'elle se jetterait dans le feu ; c'est bien la plus digne créature !,.... Mais vous ne voyez pas tout ; vous aurez bien d'autres surprises ! Les festins de Néron, décrits par Pétronne, n'étaient rien en comparaison de ce que vous verrez ! c'est un luxe, et des machines, et des feux d'artifice, bah !... Je me tais, car j'ai une envie de babiller ; et si mon fils savait que je vous préviens de tout cela, il m'en voudrait à ne jamais me le pardonner. — Bon père ! lui dit Palamène en lui serrant la main. — Que voulez-vous , je le chéris tant, ce cher Émilion, qui m'a coûté tant de larmes, ainsi qu'à sa mère ! et il est si intéressant, si respectueux, si bon ! Ali ! mon cher monsieur, que vous et moi nous sentons bien le prix d'être pères ! Laissons-les s'amuser, ces chers enfants ; laissons-les prendre des plaisirs innocents sous les yeux de leurs pères : c'est le moyen qu'ils ne désirent jamais d'autre société que la nôtre !... Ce soir, à une heure raisonnable, je vous ferai reconduire dans ma voilure ; vos enfants s'assiéront les uns sur les autres, cela s'arrangera, et je vous donnerai mes gens pour vous accompagner, quoique ces campagnes ne soient nullement dangereuses, surtout dans celte belle saison.
Palamène fut enchanté que ses enfant goûtassent tant d'agrément, et il en remercia M. Leclerc, qui était un homme très [370] aimable, et aussi estimable que Palamène, quoique plus jeune. Essayons de décrire à nos lecteurs tous les plaisirs de cette journée. Ils sont amis de l'enfance, ils ne dédaigneront pas ces détails, et partageront ainsi la fête donnée par ce jeune Émilion, qui les a tant intéressés dans le premier volume de ces soirées.
D'abord une escarpolette est la première chose à laquelle courent nos enfants. Elle est solide, ; M. Leclerc en répond. Voilà donc Adèle qui s'y place la première ; Jules est derrière elle qui pousse le siège, tandis qu'Émilion et Armand tirent en avant une corde chacun de son côté. Adèle fait des élats de rire inextinguibles.— Pas si haut ! s'écrie-t-elle ; puis voilà le sourire qui la reprend. Cependant, peu habituée à ce genre d'exercice, que Palamène a proscrit chez lui, elle s'écrie bientôt : Assez, assez !.... Jules pâlit, il craint qu'elle ne soit indisposée ; il se hâte d'arrêter la dangereuse machine. Adèle en descend., elle reprend ses éclats de rire, et tout le monde est tranquille. On engage ensuite Henriette à se faire balancer ; elle résiste, puis elle cède ; mais elle demande grâce sur-le-champ, la tête et le cœur lui tournent, elle ne peut se faire à cet exercice. Henriette va s'asseoir près d'Adèle ; et comme il ne se trouve plus que des garçons près de l'escarpolette, il s'élève une dispute pour savoir lequel y montera le premier, —A moi, dit Armand.— Non, interrompt Jules ; laisse-moi essayer.—Après moi, dit Léon en éloignant Jules.—Bah,.bah, s'écrie Benoît, vous allez voir comme j'y vas ! moi !...... Benoît crie plus fort que tous les autres ; il pousse l'un, il culbute tout le monde ; et, comme il est le plus entêté, c'est lui qui emporte la victoire. Voilà donc Benoît qu'on polisse, qu'on enlève jusqu'au sommet des arbres ; le petit lutin n'en a [371] jamais assez : Plus haut, s'écrie-t-il, ça ne va pas !.... Comme il jouit, Benoît ! mais il ne rit pas, lui ; il est d'un sérieux à glacer tout le monde ; sa jouissance est intérieure. Cependant de temps en temps on l'entend crier : Voyez-vous, je touche aux arbres ! Je vois la campagne là-bas ; quel plaisir ! toujours, toujours !
Toujours ne fait pas le compte des autres : ils se lassent à tirer les cordes du bas, et Benoît, faute d'aides, est obligé de descendre. C'est le tour de Léon ; puis, après lui, celui de Jules ; puis Armand s'y place aussi ; puis ensuite Émilion, qui ne cède pas comme cela sa part. Benoît s'y place une seconde fois ; enfin ce jeu les fatigue tous, et ils le changent pour le jeu de bague de la place du village, qu'Émilion a fait transporter la veille dans le jardin de Brigitte.
Pour ce jeu-ci, c'est un nouveau débat : il est bien convenu qu'Adèle et Henriette prendront les deux chaises de bois ; mais pour les deux petits chevaux, qui les montera ? il y a là quatre concurrents, et Benoît fait encore ses grands cris pour avoir la préférence. — Tirons au doigt mouillé, s'écrie Jules ; tirons au doigt mouillé. Le doigt mouillé désigne pour premiers cavaliers Armand et Émilion. Benoît, Jules et Léon font la moue ; mais ils se consolent en pensant qu'ils auront bientôt leur tour. Voilà les dames assises et les jeunes gens à cheval. Tous les quatre sont d'une gravité qui fait rire Palamène. La machine tourne, tourne, et les bagues sont enfilées tour à tour par chacun des joueurs. C'est Henriette qui gagne la partie. Elle y prend goût, et reste, ainsi qu'Adèle, pour l'autre partie. Les cavaliers sont démontés, et Benoît et Jules prennent leurs chevaux, Benoît veut qu'on tourne le plus vite possible ; mais on [372] lui objecte qu'il n'est pas seul, et que cela pourrait incommoder les jeunes personnes. Jules gagne la partie ; Benoît est d'une colère ! Il ne veut pas descendre, et il est convenu que Jules cédera sa place à Léon. Léon court la bague à son tour : et pour achever de désespérer Benoît, c'est Adèle qui gagne cette fois. Adèle, Henriette et Léon descendent. On invite Benoît à en faire autant, il s'obstine à jouer tout seul. On le fait tourner comme le vent ; il ne peut enfiler plus de deux bagues ; il se désole et se jette, de colère, en bas de son cheval de bois. Sa mauvaise humeur amuse pour un moment les assistants, et l'on vient les avertir que le dîner est servi.
Chacun court au berceau où la table est mise : Émilion en fait les honneurs. Il place Palamène entre son père et sa mère ; Brigitte à côté de M. Delacour ; lui-même il se met entre Adèle et Henriette, et par l'effet du hasard Léon se trouve placé à côté de la belle Roselle. Un autre particulier, d'un certain âge et d'un extérieur respectable, est assis près de M. Leclerc ; et nos jeunes amis, qui ne l'ont pas encore remarqué, ont les yeux fixés sur lui. — Je vous présente, dit tout haut à la société madame Leclerc, mon sieur Lucas, ancien propriétaire de quelques terres dans ce village, et qu'une aventure assez singulière a ruiné : c'est un ami de Brigitte, et par conséquent l'ami du père et de la mère d'Émilion. Je vous engage tous à le regarder comme le vôtre ; il le mérite à tous égards.
Chacun salua M. Lucas, et l'appétit poussant tout le monde, on se mit à dévorer les mets simples, mais excellents, qu'on servit sur la table. La gaieté fit ensuite les frais de la conversation ; puis arriva le dessert, qui fut très-bien servi. Au milieu, on avait mis une espèce de gâteau fait en forme de [373] biscuit. Dès l'instant qu'Émilion eut enlevé le dessus de ce gâteau, qui était creux, il s'en échappa une douzaine de petits oiseaux, qui, liés par une patte, ne purent s'envoler bien haut, et présentèrent à la compagnie des devises qui étaient attachées à leur bec. Des bravo multipliés partirent de tous les côtés. M. Leclerc sourit en disant : Eh bien ! est-ce là une surprise ?... Chacun s'empara des devises, et on les lut à haute voix. L'une disait : Au respect filial ; l'autre : A la tendresse paternelle ; celle-ci : A la franche amitié ; celle-là : A la beauté et aux plaisirs innocents . En un mot, chaque devise portait une épigraphe courte et morale. Cela fit longtemps le charme de la société. Les clames demandèrent ensuite qu'on rendit la liberté à ces pauvres petits prisonniers, et chacun s'occupa de briser leurs chaînes et de les laisser envoler. Quelques instants après on vit se détacher des arbres et tomber sur la table des couronnes de fleurs devant chaque dame, et des branches de myrte à la place de chaque cavalier. Cette surprise ne fut pas moins bien accueillie que la première. On exigea que les dames se parassent de leurs couronnes, et que les messieurs missent la branche de myrte à leur boutonnière. Ces ornements donnèrent à tous les convives l'air d'un parterre odoriférant et varié. On admirait de plus en plus le goût et l'invention d'Émilion, lorsqu'une dernière surprise vint mettre le comble à l'admiration qu'il inspirait et à la joie générale. Un oiseau très-gros, une colombe, à ce qu'on crut, traversa les airs rapidement, et laissa tomber sur la table un cercle rempli d'anneaux de différentes grosseurs : on lut sur une légende attachée à ce trousseau d'anneaux : Partagez-vous ces gages de l'amitié . On défit ces anneaux, et chacun en choisit un qui pût aller à son doigt et à son caractère ; car sur [374] chaque anneau on avait gravé un mot, tel que vieillesse , celui-ci fut donné à M. Delacour ; bonté , à Palamène ; beauté , à la jeune Roselle ; tendresse , à madame Leclerc ; probité , à Brigitte ; délicatesse , à M. Leclerc ; vivacité , à Benoît ; esprit , à Léon ; courage , à M. Lucas ; douceur , à la jeune Henriette ; talents , à Armand ; candeur , à Jules ; respect , à Émilion, etc. Il restait un anneau, qui portait pour inscription amour . A qui celui-là devait-il être remis ? On n'en savait rien, ou du moins on n'osait pas le dire. Palamène leva cette difficulté, et dit, en souriant, à sa fille : Adèle, essaye donc cet anneau, je crois qu'il t'ira bien adèle le prit en,rougissant, et en répondant à son père : On dirait qu'il a été fait pour moi. — Eh bien ! garde-le, reprit Palamène en fixant Jules, qui sentit cette heureuse application.
Ainsi s'amusèrent nos convives, jusqu'au moment où les dames furent invitées à chanter une petite chanson. Henriette, Adèle et madame Leclerc s'excusèrent ; il n'y eut que la cousine d'Émilion, la jeune Roselle, qui ne se fit pas prier, et chanta, avec infiniment de grâce et de goût la chanson suivante, dont le refrain fut répété à la ronde.
CHANSON.On dit que Jupiter, un jour,Dans l'Olympe fit une orgie,Où les dieux vinrent tour à tourA longs traits boire l'ambroisie.Pour que nuls fâcheux accidentsNe puissent suivre cette fête,Il en bannit ces dieux méchantsQui troublent les sens et la tête.[375]On n'invita donc point Bacchus,Ganimède eut sa place à table ;On pensa qu'à son divin jusL'ambroisie était préférable.L'Amour n'eut point aussi l'honneurD'être reçu dans l'empyrée ;Chacun le craignait pour son cœur ;L'Amitié lui fut préférée.On en bannit la Volupté ;La Gaïté vint prendre sa place ;Plutus n'y fût point invité,Ni la Morale avec sa glace.Le Drame voulut être admis ;Sa prière fait ; inutile :Mais pour égayer nos amis,On appela le Vaudeville.Ainsi l'on vit dans ce festinBriller la joyeuse franchise ;Le mot pour rire, en vrai lutin,Y causa plus d'une surprise.On vit la douceur, la bonté,L'enfance auprès de la vieillesse,Et chacun but à la santéDe l'amitié ? de la tendresse.
On sentit bien que cette chanson avait été faite exprès pour la fête, et Léon, qui l'avait beaucoup goûtée, se hâta d'en demander l'auteur. — L'auteur, répondit Émilion, le voilà qui rougit ; c'est ma cousine, c'est Roselle elle-même. —Quoi ! mademoiselle [376] fait des vers ? reprit Léon enchanté. — Je n'ai point cette prétention, lui dit Roselle ; je ne me targue point d'un talent que semblent proscrire la faiblesse de notre sexe et l'éducation qu'on lui donne ; mais je me plais souvent à saisir quelques à-propos, et je tâche qu'on n'y trouve aucun défaut de la rime, du cœur et de la raison. — Mademoiselle fait des vers ! s'écria encore une fois Léon tout étonné, et des vers charmants !
Roselle baissa les yeux ; Léon la regarda longtemps avec des yeux pleins d'admiration, et répéta de nouveau : Mademoiselle fait des vers ! Quel heureux talent ! J'en fais aussi, moi, mademoiselle.
Léon n'eut pas plus tôt dit ces-mots indiscrets, qu'il s'en repentit et baissa les yeux à son tour. Roselle lui dit aussi : Monsieur fait des vers ! Et cette phrase répétée avec ingénuité
par les deux jeunes gens fit sourire toute la société. — Oh ! dit Palamène, mon Léon est un poëte comme il n'y en a pas ; mais je ne conçois pas comment il a eu le front de s'avouer pour tel après avoir entendu la jolie chanson de mademoiselle. Au surplus, il est naturel qu'il prouve ce qu'il a avancé. En conséquence, il va prier l'aimable Henriette de chanter la romance qu'il lui a faite pour le dernier dîner que nous avons fait sur l'herbe. La compagnie connaîtra ses talents, et me complimentera sans doute d'avoir donné le jour à un aussi grand homme !
Palamène avait prononcé ces mots sans dureté, en souriant, et sans y mettre une ironie trop amère. Léon n'en fut pas moins un peu piqué intérieurement. Quoi qu'il en soit, Henriette, pressée de chanter, fit entendre la romance de Léon, [377] qui fut universellement applaudie. Roselle surtout en fut très-contente, et regarda Léon avec un intérêt que celui-ci lui témoigna de même par quelques coups d'œil furtifs et remplis d'expression. Palamène, à qui rien n'échappait, sentit la force des rapprochements qui commençaient à unir ces deux jeunes gens, et ce bon père n'en fut point du tout fâché. Il ne voulait que le bonheur de ses enfants ; il ne cherchait, dans le lien du mariage qu'il voulait leur faire contracter un jour, que les convenances du caractère, et nullement celles de la fortune, persuadé que la fortune d'un homme dépend de ses talents et de son activité, et qu'il est souvent imprudent de l'acheter par des conventions sociales qui peuvent faire le malheur de la vie entière.
Adèle chanta un petit couplet ; et Palamène lui-même, malgré son âge, chanta à ses amis une ronde antique de Grégoire , qui aime mieux boire que d'aimer . Elle fut répétée en chœur et au milieu des éclats de rire de toute la jeunesse ; éclats de rire qui ne venaient que de la gaieté que leur inspirait le vieillard, et du plaisir que leur faisait sa complaisance.
Quand ce dîner joyeux fut fini, la table fut enlevée en un clin d'œil, et l'on prépara la salle de bal au même endroit. Le terrain était sablé ; on alluma les illuminations, les guirlandes de fleurs furent multipliées, et le ménétrier du village, secondé par le tambourin, monta sur un banc, d'où il joua les contredanses les plus connues. Les danseurs et danseuses de la société n'étant pas en grand nombre, on fit entrer la jeunesse de l'endroit, et là, au milieu de l'égalité la plus parfaite, on se livra sans réserve à toute la folie qu'inspire ce genre d'amusement. Madame Leclerc y dansa elle-même avec son époux, et le bon [378] Émilion força la vieille Brigitte, quoiqu'elle n'eût pas une chaussure élégante ni commode, à faire quelques ronds avec lui. Pour Armand et Jules, on devine quelles furent les danseuses qu'ils choisirent ; et Léon, qui commençait a. perdre aussi son indifférence, dansa toute la soirée avec la belle Roselle, qui ne parut pas fâchée de la préférence que lui donna ce jeune homme. Les rafraîchissements, les gâteaux, les brioches, tout fut prodigué et consommé par nos jeunes danseurs, à qui l'exercice donnait à tout moment un nouvel appétit. Vers le milieu de la soirée on proposa, pour se délasser, de danser une ronde, et Palamène ne se fit point prier pour leur chanter de nouveau sa chanson de Grégoire, qui aime mieux boire que d'aimer , preuve touchante de bonté et de gaieté, qui fut singulièrement appréciée par ses enfants.
La danse reprit ensuite son premier caractère, et Palamène s'entretint, pendant ce temps, avec M. et madame Leclerc, et leur ami M. Lucas. Ce dernier lui parut si intéressant, que Palamène l'engagea à venir le voir le lendemain, et à raconter à ses enfants son histoire, qui ne pouvait que leur offrir d'excellentes leçons de morale. M. Lucas promit d'aider de tout son pouvoir le père de famille dans son plan d'éducation ; et leur conversation fut interrompue, ainsi que la danse, par une fusée volante qui annonça un feu d'artifice du côté du parterre. Tout le monde y courut, et nos jeunes gens , tout en sautillant, s'y trouvèrent placés des premiers. C'était Émilion lui-même qui tirait ce feu ; et quand Benoît le vit, il sauta à la place où il était, le tira par la manche en lui disant : — Chose, laisse-moi donc tirer quelques pétards.
Émilion y aurait peut-être consenti ; mais Palamène, qui connaissait [379] la vivacité et l'étourderie de son fils, le rappela en lui ordonnant de rester près de lui et de ses frères ; ce qui fit bien du chagrin à Benoît ; il aurait donné l'impossible pour être un moment à la place d'Émilion.
Le feu fut très-joli ; d'abord une girande superbe fit un effet étonnant ; ensuite un grand soleil à trois changements ; puis des chandelles romaines ; puis une bombe ; puis un caprice ; puis enfin une petite décoration en feux de lance, ornée d'un transparent sur lequel on lut : Heureux ceux qui, comme moi, retrouvent un bon père et une tendre mère .
Tout le village était entré dans une partie du jardin. C'étaient des cris de joie, des ah ! oh !... comme c'est beau !,.. Quiens ! quiens ! regarde donc !... c'est superbe, beau tout à fait !
Notre aimable société s'amusait moins du feu d'artifice que de l'admiration et des éclats de joie bruyants des bous paysans qu'on en rendait spectateurs, et tout le monde jouissait. Quand le feu fut tiré, Émilion vint recevoir les justes compliments que méritaient son adresse et son courage. Il fut embrassé à la ronde, surtout par son père et sa mère, qui avaient pleuré d'attendrissement à la lecture du transparent.
Cependant les plaisirs ont une fin, comme tout ce qui existe dans l'univers ; il fallut se retirer, et plus d'un cœur se serra de douleur de voir terminer une aussi belle journée. Palamène reprit sa canne et son chapeau ; son ami Delacour en fit autant, et les adieux furent touchants. —Je suis d'autant plus charmé, dit M. Leclerc à notre jeune famille, que vous ayez bien voulu partager nos innocents plaisirs, que voilà la dernière fête que nous puissions donner ici : nous avons vendu ce bien ce matin même ; et comme Brigitte veut absolument suivre son [380] Émilion et vivre avec nous à Paris, nous lui constituerons le prix de cette vente en rente viagère sur sa tête, réversible ensuite sur Émilion, car tel est son vœu, et nous nous faisons un vrai plaisir de le suivre. Adieu, mes amis ; nous partons tous après-demain pour Paris, où nous nous flattons que vous voudrez bien venir nous voir lorsque vos affaires vous y appelleront. Soyez certains que si nous revenons ici, dans ces campagnes, nous nous ferons un vrai plaisir de vous rendre visite. Adieu ; embrassez encore Émilion, et soyez maintenant sûrs de son bonheur, puisqu'il dépend de nous.
Le bon Émilion fut de nouveau embrassé, pressé, fêtoyé, et tous nos amis montèrent dans la voiture de M. Leclerc, qu'accompagnèrent deux domestiques bien armés. Vous dire, ami lecteur, comment tout cela tint dans cette voiture, je serais assez embarrassé : je présume que Palamène, M. Delacour et Henriette, auront pris les trois places du fond ; qu'Adèle se sera placée sur le devant, que Benoît aura mis Léon sur ses genoux, et qu'Armand aura placé de même son ami Jules. Quoi qu'il en soit, ils revinrent tous sans accident à la maison de Palamène, renvoyèrent la voiture, et se livrèrent ensuite au repos dont ils devaient avoir besoin après avoir pris tant d'exercice.
[]histoire de M. Lucas.
Je laisse à penser de quel sommeil dormirent nos jeunes gens, que la danse avait beaucoup fatigués ; aussi, le lendemain, il fut difficile de les réveiller ; et sans Palamène, qui alla de chambre en chambre appeler ces petits paresseux, je crois qu'ils dormiraient encore. Quand on fut réuni pour le déjeuner, la journée de la veille fut, comme on le pense bien, le sujet de la conversation générale. — J'ai mal dans les jambes, dit Benoît. — Moi dans les bras, ajoute Léon. — Et moi par tout le corps, repart Jules. C'est à qui se plaindra, mais sans tristesse ; au [382] contraire, on ne regrette que de ne pas pouvoir recommencer tous les jours. Ensuite tous les différents plaisirs qu'on a goûtés sont détaillés séparément. On vante le goût d'Émilion, et la grâce avec laquelle il a fait les honneurs de cette fête charmante, dont le but a été si touchant. Émilion est chéri, loué comme il le mérite, et l'on en a pour toute la matinée à parler de lui. Palamène ne voulut pas, ce jour-là, forcer de travail ses enfants, qui étaient excessivement las. Il leur donna congé, à condition qu'ils reprendraient leurs exercices le lendemain, et s'y livreraient sans relâche ; mais ce qu'il faisait pour les délasser contribua justement à les fatiguer davantage. Ils se mirent à jouer, à courir dans le petit bois, et Benoît, qui était le plus remuant, les mit si bien en train, qu'ils firent des folies à rire jusqu'aux larmes. Le jeune Léon était le plus sérieux : quoiqu'il n'eût pas encore quinze ans, il sentait son cœur lui parler pour la belle Roselle, dont il avait vu l'image toute la nuit. C'en était fait, Léon était devenu sensible, amoureux, et un poète amoureux est plus langoureux qu'un autre. Il savait bien que ses deux frères aimaient : néanmoins, n'ayant pas encore rencontré jusqu'à ce jour l'objet qui devait le toucher, il s'était amusé à leurs dépens : aujourd'hui il était pris à son tour, et n'osait en faire l'aveu. Si l'on parlait de Roselle, il évitait d'en faire l'éloge, dans la crainte de laisser soupçonner la nature du sentiment qui l'aurait fait parler. IL fuyait ses frères ; il allait soupirer, en vrai berger, sur le bord du ruisseau qui traversait le bois, au pied de la fontaine où ce ruisseau prenait son origine : il se promettait de chanter sa belle, et cherchait déjà des sujets d'élégie. En un mot, c'était un amant des bords du Lignon, c'était un soupirant timide et retenu, [383] c'était un vrai petit fou. Ses frères s'apercevaient de ce changement, et n'osaient s'en moquer, dans la crainte de lui faire de la peine ; mais ils en riaient entre eux, et c'était ce qui leur faisait faire des éclats de rire si bruyants, que Palamène, qui passait près d'eux, vint avec douceur leur en demander les motifs. Ils les lui apprirent, et Palamène prit le parti d'en rire avec eux. Ainsi se passa cette matinée consacrée encore à la joie et à la dissipation. M. Lucas vint dîner, comme il l'avait promis, et les enfants furent enchantés de revoir cet homme, qui avait partagé leurs plaisirs de la veille. Léon s'approcha secrètement de lui, et lui demanda tout bas comment se portait la belle Roselle. Sur la réponse : Bien ! ses traits devinrent radieux, et ses frères, qui devinèrent le sujet de son air de mystère, ne purent s'empêcher de sourire. M. Lucas parla longtemps de ses malheurs, des services que lui avaient rendus M. et madame Leclerc, services qui, disait-il, étaient plus précieux pour lui que l'argent et les présents. On fit à la ronde l'éloge du père et de la mère d'Émilion ; cet éloge amena insensiblement celui de Roselle, sur lequel Léon appuya avec feu. M. Lucas parla ensuite de Brigitte, qu'il connaissait depuis longtemps, puis d'Émilion, qui était si cher à nos jeunes amis.
Enfin, quand le dîner fut fini, on passa sur la terrasse, où, chacun prenant place, M. Lucas fut invité par Palamène à raconter l'histoire de sa vie, ce qu'il fit de cette manière :
« Je fus jeune autrefois, mes amis, et je fis des folies de jeunesse comme un autre. J'avais perdu mon père et ma mère de très-bonne heure. Seul, livré aux soins d'un tuteur qui me donnait autant d'argent que j'en voulais, je me livrais aveuglément à la dissipation, aux plaisirs de mon âge, lorsque l'amour [384] viul régler mes affections et ma conduite. J'habitais Paris, et fréquentais souvent les Tuileries, la promenade la plus belle et la plus brillante de ce temps-là. J'y vis un jour une jeune personne qui me frappa singulièrement par sa beauté, sa jeunesse et ses grâces. Elle était accompagnée d'une dame âgée, que je présumai être sa mère ou sa tante. Elles se promenèrent longtemps ; je fis autant de tours qu'elles ; enfin elles se retirèrent, et je les suivis de loin jusqu'à leur demeure, qui était rue Saint-Honoré, dans une maison très-honnête, près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Le lendemain, je pris, dans le quartier, des informations sur ces dames. On. m'apprit que la jeune personne se nommait Louise , qu'elle demeurait avec sa mère et un oncle très-âgé ; qu'elle était veillée de très-près, attendu qu'elle était noble et riche, et que, voulant la marier avantageusement, ses parents craignaient l'amour et la séduction. Fort de ces renseignements, je mis une femme de chambre dans mes intérêts, et je sus que l'on attendait pour Louise un maître de langue italienne, qui lui était recommandé par le commandeur d'Erville, l'un de ses cousins, habitant la campagne. Je sus tellement intéresser Julie, cette femme de chambre, à force d'or et de promesses, qu'au lieu de remettre à madame de Volhange, sa maîtresse, la lettre où son neveu le commandeur lui parlait du maître d'italien, cette fille me la confia. En conséquence, muni de cette autorité, je me présentai le même jour chez madame de Volhange, de la part de son neveu, pour apprendre l'italien à la belle Louise. La vieille maman me reçut très-bien, me recommanda la plus grande décence, et surtout de la surveillance quand je serais seul avec sa fille. Elle me pria de ne point lui apprendre en italien les mots j'aime, j'adore . [] amant , etc., et de ne point lui faire lire Pétrarque, ni aucun autre auteur où il soit parlé d'amour. Je promis tout, et dès ce moment je donnai des leçons assidues à la belle Louise, qui fut longtemps sans se douter que je fusse un amant déguisé. Julie, sa femme de chambre, assistait, par l'ordre de sa maîtresse, à toutes nos leçons. Mais comme cette fille était dans mes intérêts, je ne craignais pas de me déclarer devant elle. J'osai donc un jour révéler mon secret à Louise, et je fus étonné de trouver cette jeune personne sensible et touchée de mon amour. Elle m'apprit que la contrainte dans laquelle on la tenait ne faisait qu'exciter ses désirs et ses passions : Julie lui avait d'ailleurs déjà dit ce que c'était que le prétendu maître d'italien : Louise m'aimait ; elle me le disait avec franchise ; mais en même temps elle pleurait, en songeant qu'il était impossible que, sans naissance, sans une grande fortune, je pusse jamais espérer de devenir son époux. Je la rassurai ; j'étais amoureux et entreprenant. .. Que vous dirai-je ? Pour ne point filer trop longuement une intrigue coupable, la femme de chambre eut la maladresse de nous laisser seuls... j'eus la témérité d'en abuser... Au bout de quelque temps Louise m'annonça qu'elle était enceinte... Pour aggraver ce malheur, le commandeur d'Erville, son cousin, vint à Paris ; il apprit à madame de Volhange que je n'étais pas le maître d'italien qu'il avait recommandé. Julie fut chassée et moi aussi. . Je ne vous peindrai point le désespoir de Louise ni le mien. Cependant je ne perdis pas la tête. Julie eut l'art d'endoctriner si bien la nouvelle femme de chambre qu'on donna à ma jeune maîtresse, que cette fille, nommée Fanchette, promit de nous aider dans notre mutuelle intelligence ; mais elle ne s'attendait pas, ainsi que Louise, à la rigueur dont madame [286] de Volhange allait, user envers sa fille. Madame de Volhange, sachant que j'étais un amant, se doutait bien, à la tristesse de Louise, qu'elle était, sensible à ma flamme ; elle ne la quittait plus de la journée, et la renfermait le soir, avec sa femme de chambre, dans une pièce à coucher qu'elle lui avait assignée au bout de son logement. Le lendemain, matin elle allait ouvrir à sa prisonnière,,, qu'elle gardait à vue, et tous les jours c'était la même chose.
» Que faire, dans cette extrémité ? Je devais, au moins sauver l'honneur de celle que je ne pouvais épouser ; elle m'en pressait avec instance, et la délicatesse m'en faisait un devoir., Je pris mon parti en conséquence. Il y avait à côté ; de la maison.qu'occupait madame de Volhange, une autre maison bâtie sur le même plan, et qui avait appartenu, au même propriétaire. Ce propriétaire ayant vendu cette partie de: maison,, on en avait condamné toutes les portes de communication ; j'y louai un logement, précisément au même étage que celui de madame de Volhange, en sorte que je n'étais séparé de la prison de Louise que par un simple mur. Je me flattais, en y faisant une ouverture, de pouvoir parler à celle que j'adorais, mais je fus plus heureux dans ma recherche : je trouvai la porte condamnée qui servait autrefois de débouché aux deux appartements. Je l'ouvris en secret, de manière que de mon côté une tenture, la masquait, comme du côté de Louise une tapisserie la voilait à tous les regards. J'eus le soin de: ne sortir que très-peu pendant le jour, déguisé un peu et sous un autre nom, pour laisser ignorer à madame de Volhange que j'étais son voisin. Par ce moyen je voyais Louise toutes, les nuits, devant Fanchette, et je lui promettais, secours et secret au. moment fatal de sa maternité. [387] Il arriva ce moment tant redouté. Louise en avait caché les approches de manière que personne ne s'en doutait. Aidé de ma gouvernante, je reçus l'enfant dans mes bras, la porte secrète se referma, et Louise feignit, aux yeux de sa mère, une indisposition qui la retint au lit plusieurs jours. Fanchette, sa confidente, l'aidait à cacher son malheur ; et, sans m'expliquer là-dessus, je vous dirai seulement que toutes les précautions furent si bien prises, que la mère et l'oncle ne se doutèrent de rien. Un mois après, madame de Volhange emmena sa fille à la campagne. De là des malheurs inattendus les forcèrent de passer dans les îles, et je n'entendis plus parler de cette jeune personne que pour apprendre qu'elle était morte dans la traversée. Je donnai des regrets à cette perte ; mais néanmoins, comme son secret et le mien étaient voilés pour jamais, je ne songeai plus qu'à élever ma fille ; c'en était une dont Louise m'avait rendu père. Il fallait pour cela que je prisse aussi des précautions. J'avais un oncle très-riche, mais très-sévère sur l'article des mœurs ; cet oncle me promettait son héritage à condition que je ne prendrais une épouse que de sa main. Il ne tarda pas à m'en offrir une. Je résistai longtemps ; mais persuadé que, par un hymen avantageux et avec plus de fortune, je pourrais un jour améliorer le sort de ma petite Louise, je consentis à épouser mademoiselle la Roche, fille d'un gros fermier de ces environs. Je fus assez heureux avec ma femme, qui me rendit père d'un fils, et mourut d'un mal de poitrine. Je n'étais pas encore libre d'élever ma fille près de moi ; car mon oncle, qui existait encore, quoique très-âgé, chérissait tant son petit-neveu, qu'il m'aurait déshérité s'il eût appris qu'il dût partager son bien et le mien avec un enfant de l'amour. Je mis [388] donc ma fille en pension sous un nom supposé ; et, lorsqu'elle eut atteint l'âge de seize ans, je la plaçai chez une veuve de mes amis, qui en eut soin comme de sa propre fille. Craignant l'indiscrétion de Louise, je ne lui avais jamais dit que je fusse son père ; je passais à ses yeux pour un protecteur, ami de ses parents, dont elle ignorait le nom et le sort. Je la voyais même très-rarement, pour éviter les soupçons, et tout allait bien de ce côté ; mais, chez moi, dans mon intérieur, je n'étais pas heureux ; mon fils annonçait les plus heureuses dispositions pour faire un parfait mauvais sujet ; gâté par son grand-oncle, qui le trouvait charmant, il méconnaissait mon autorité, et se plaisait à me jouer des tours trop forts même pour son âge.. Quand il eut dix-huit ans, les passions s'en mêlèrent ; alors, si je ne lui donnais pas assez d'argent pour satisfaire ses plaisirs, il ne se gênait pas pour m'en prendre et pour me quereller ensuite lorsque je m'en apercevais. Un jour, ma foi, je m'emportai et le menaçai du poids de mon courroux s'il ne changeait de conduite ; monsieur me menaça à son tour de s'engager pour me faire pièce, et fut en effet trouver un racoleur auquel il vendit sa liberté, voulant par là me jouer le tour le plus sanglant. Je fus charmé de cet événement, qui me débarrassait d'un vaurien dont je ne pouvais rien faire ; et lorsque, tout étonné, il vint pleurer, me supplier de lui rendre sa liberté, je résistai, et le forçai de partir. Je le croyais bien loin quelque temps après ; mais son grand-oncle l'avait dégagé, et, ce qui était pis, il le gardait chez lui, en blâmant avec ce jeune homme ce qu'ils appelaient ma dureté et mon injustice. Je m'aperçus de cette extravagance de mon oncle en allant le voir ; je remarquai un jeune homme qui, à mon approche, se glissa [389] soudain dans un petit cabinet, et je reconnus mon étourdi. Je fis des reproches sérieux à mon oncle, qui me le rendit en me répondant désormais de sa conduite et de sa docilité.
» Je fus en effet étonné pendant quelque temps de sa douceur et de son changement. Il était moins vif, moins dissipé, et je soupçonnai, à sa rêverie, à ses soupirs fréquents, qu'il était occupé de quelque passion secrète. Il aimait, je n'en pouvais plus douter ; mais qui ? Souvent je lui faisais des éloges de sa conduite, et je le questionnais sur l'état de son cœur. Il me répondait que le mariage seul pouvait achever de le fixer. Eh bien ! lui disais-je, je vous chercherai quelque jeune et aimable personne qui puisse réunir aux traits de la beauté les dons de la fortune... Il tournait la tête et s'éloignait. Je lui présentai en effet plusieurs partis très-avantageux, qu'il refusa. Indigné de cette indifférence pour un état qu'il semblait désirer, je lui fis de vertes réprimandes, et l'assurai, s'il était attendri pour quelque objet indigne de sa main, qu'il n'aurait jamais mon consentement. Je connaissais le goût peu délicat de mon jeune homme, et je savais qu'il était capable de donner son nom à quelqu'une de ces malheureuses filles perdues de mœurs comme de réputation, et dont il avait autrefois fait sa société. Mon fils ne me parla plus de rien, mais il s'absenta, souvent des journées entières, et une partie des nuits. Il était toujours plus doux, plus soumis, plus respectueux, mais très-dérangé, et surtout très-discret. Au moment où je cherchais dans ma tête les moyens de m'éclairer sur ses plus secrètes démarches, je fus invité par un billet de mon oncle de me rendre soudain chez lui pour une affaire très-importante. Je fus aussitôt chez ce vieillard, [390] où je restai très-étonné de trouver un notaire qui était occupé à dresser un contrat.
» Eh bien ! mon neveu, me dit le vieillard d'un ton très-courroucé, que vous ai-je dit cent fois sur la rigueur avec laquelle vous traitiez votre fils ? Vous l'avez exposé à faire de belles choses ! — Qu'a-t-il donc fait de nouveau ? - Vraiment ! si je n'étais pas bon comme je le suis, j'enverrais au diable toute votre famille, qui ne me donne que de l'embarras ; mais j'ai pardonné, j'ai même promis que vous pardonneriez aussi, que vous consentiriez à tout ; il faut que je tienne ma parole.
— Mais à quoi, mon oncle, faut-il que je consente ? — À un prompt mariage, pour réparer l'honneur d'une fille charmante et vertueuse. —D'une fille ? Expliquez-vous. — Il l'a enlevée.
— Qui ? — Vôtre fils. — Comment ? - Vous n'entendez pas que votre fils a enlevé cette nuit une jeune personne charmante ? — Eh bien ? — Eh bien, eh bien, il faut les marier ; je ne vois que ce moyen pour éviter le scandale et sauver la régularité des mœurs. — Mais qui est cette jeune personne ? - Elle est... adorable ! Elle a pleuré, embrassé mes genoux : elle m'a nommé son oncle, son libérateur, son père. Le fripon savait bien ce qu'il faisait en l'amenant chez moi plutôt que chez vous !— Comment donc cela s'est-il passé ? - J'étais dans sa confidence, il est vrai. Il y a plus de deux mois que votre fils m'apprit qu'il était devenu amoureux de la plus intéressante créature ; mais, comme elle n'a ni biens ni famille connue, je lui objectai qu'il ne pouvait songer à épouser cette enfant ; je lui défendis même de vous en parler. Point du tout ; voilà que ce matin il me l'amène ; il l'a enlevée cette nuit de la maison où elle était élevée. Je la vois ; je vois la beauté en personne : [391] grands yeux meus, petite bouche ; enfin quoique très-âgé, je suis encore sensible à l'aspect des grâces. Je me suis attendri ; mon fripon jurait qu'il se tuerait si ce soir même il n'était l'époux de sa Dulcinée. J'ai tout promis, et je vous engage à signer le contrat comme je viens de le faire. — Quoi ! sans voir la personne ? — il ne faut pas que vous la voyiez : jamais elle n'osera paraître devant vous qu'avec le titre de votre bru. — Et pourquoi ? — Vous en saurez les raisons. — Mais, son nom, son état, sa conduite, ses parents ? — Je sais tout ; cela doit vous suffire.— cependant —hein ? plaît-il ? me Croyez-vous. assez peu raisonnable pour vous faire faire une sottise, pour introduire dans notre famille une personne qui n'y mériterait pas une place ? Suis-je un sot, un vieux fou, monsieur mon neveu ? — mon oncle, je ne dis pas mais si je connaissais la demoiselle dont il est question, si je la voyais, si je lui parlais... — Il n'est pas question de cela : voulez-vous faire le bonheur ou le malheur de votre fils ? Et qu'importe qu'elle soit sans fortune ? n'ai-je pas du bien pour vous et pour eux ? D'ailleurs, je la dote, moi, cette enfant qui m'a intéressé, touché jusqu'aux larmes ; oui, je donne sur-le-champ mille écus de rente à nos jeunes gens, si vous consentez à leur mariage, et après moi ma succession ; hein ? Eh bien ? votre front se déride, vous souriez, je pense ? cela vaut bien la peine d'apposer au bas de ce contrat une simple signature. — Mais on n'a jamais vu un père de famille établir ainsi son fils sans connaître sa bru. — Mais, mais !... On n'a jamais vu un homme plus difficultueux et moins confiant que vous. Voulez-vous signer le contrat, ou ne jamais me revoir ? — Mon oncle... je vois que mon étourdi a su vous gagner. — Ce n'est pas lui qui m'a [392] gagné, c'est sa femme. Un nez ! une bouche ! et avec cela une grâce, une timidité, une modestie ! Ah !... vous êtes trop heureux de posséder pour bru un pareil trésor.
» J'aurais souri volontiers en voyant l'enthousiasme de mon oncle. Cependant il tenait le contrat, la plume, l'encre ; il me pressait de signer, et ne voulait pas seulement que je lusse le nom de la future. Il me répétait sans cesse les mots sonores de succession, et de mille écus de rente qu'il donnait soudain aux jeunes gens... Je me décidai. Si la future ne me convient pas, me dis-je intérieurement, son époux ira manger loin de moi avec elle les rentes de son grand-oncle ; je ne le verrai pas, mais au moins je serai sûr de son sort, et il ne pourra jamais me reprocher de lui avoir fait manquer sa fortune. Allons donc, dis-je à mon oncle, je signe aveuglément, charmé de vous donner cette preuve de soumission et de confiance.
» Je signe, et le vieillard, enchanté, m'embrasse en m'appelant son cher neveu. À présent, ajoute-t-il, qu'il n'y a plus moyen de se dédire, apprenez que vous connaissez la jeune personne. — Je la connais ? — Et vraiment oui ! c'est pour cela que je vous ai caché et son nom et sa figure. Elle-même, tremblante et confuse, n'aurait jamais osé paraître à vos yeux après s'être laissé enlever par un jeune homme. C'est qu'elle l'aime aussi !... c'est qu'ils s'aiment ! Vous allez la voir, et vous me remercierez de la surprise agréable que je vous aurai ménagée. Arrivez, jeunes gens, venez embrasser votre père.
» Une porte s'ouvre ; mon fils se précipite dans mes bras, accompagné d'une jeune personne qui s'écrie : Mon digne bienfaiteur, me pardonnerez-vous d'être devenue votre fille ? » la foudre qui tombe en éclats aux pieds du voyageur ne [393] lui causé pas une révolution plus subite que n'en produisit sur moi la vue de cette jeune personne, qui n'était autre chose que Louise, ma propre fille ! Je m'écrie : Ciel ! ma fille ! — Eh ! vraiment oui, c'est votre fille à présent ! me dit mon oncle, tout joyeux. — Qu'avez-vous fait, lui répondis-je, trop imprudent vieillard ? que m'avez-vous fait faire ? Savez-vous quelle est cette bru que vous me donnez ? Savez-vous quelle est l'épouse que vous donnez à mon fils ? Sa propre sœur. — Sa sœur ! — Oui, oui, sa sœur, et ma fille, enfant de l'amour, que j'ai soustraite, jusqu'à présent à vos regards.
» Tout le monde est pétrifié. Je raconte sommairement l'histoire de mes amours avec Louise de Volhange, les motifs qui m'ont fait cacher le fruit de cet amour, et chacun est confondu. Ma fille pleure, mon fils est au désespoir, et mon oncle frémit d'horreur. Quel parti prendre à présent ? Il est signé, ce mariage incestueux. Nous offrons de l'or au notaire pour qu'il déchire son contrat ; il s'y refuse, en disant qu'il n'en a pas le droit, et se retire. Mon oncle ne voulant pas convenir de la légèreté de sa conduite, prend le parti de me dire des injures. C'est la mauvaise conduite des pères, dit-il, qui fait celle des enfants. Voyez quel crime on m'a fait commettre ! Je suis perdu ; jamais aucun ministre des autels ne voudra m'absoudre d'un péché aussi énorme ! Allez, malheureux damnés, je vous déshérite, et ne veux plus voir aucun de vous !
» Mon oncle se renferme dans une autre pièce, et nous nous retirons, mes deux enfants et moi. J'appris le lendemain que le vieillard avait donné tout son bien au couvent d'un carme, qui, à ce prix, lui avait donné l'absolution ; c'était bien payé sans doute, et tout espoir nous était fermé de ce côté-là. Cependant [394] il fallait faire casser ce contrat, que le notaire, trop scrupuleux sans doute, aurait pu déchirer de son chef. Je consultai des casuistes ; je répandis l'argent : cette affaire fît du bruit ; un procès ruineux fut engagé, et le résultat fut l'annullation du fatal contrat. Mais, pour achever de me désespérer, mon mauvais sujet de fils m'emporta un jour tout ce que je possédais, et disparut sans que je l'aie revu depuis. Ma fille, qui nourrissait au fond de son cœur une malheureuse passion pour lui, mourut d'une maladie de langueur ; et moi, ruiné, désolé, je vendis le peu de terres que j'avais, pour me constituer une petite rente qui pût me faire végéter jusqu'à la fin de mes jours. Je ne puis vous détailler les soins, les consolations que je dus à M. et à madame Leclerc, ni les démarches qu'ils firent pour accélérer la fin de cette malheureuse affaire, qui enflamma la bile des docteurs de Sorbonne, des jésuites, des jansénistes, de tous les fanatiques possibles. Les uns proposaient de nous renfermer tous, les autres de nous bannir. Tout le monde nous fuyait : on regardait comme contagieux l'air que nous respirions ; en un mot, nous étions devenus la fable des uns et l'horreur des autres : effet bizarre du jugement des hommes, qui prennent toujours tout du mauvais côté, qui aiment à se pénétrer d'horreur, de terreur, de tous les sentiments les plus violents. Voilà, mes amis, voilà l'événement douloureux qui m'a plongé pour la vie dans l'indigence et dans les regrets. Un fils corrompu et dénaturé dune part, un oncle imbécile et dévot de l'autre ; voilà ce qui a causé tous mes tourments : suite méritée des passions de ma jeunesse, qui ont perdu mademoiselle de Volhange, sa fille, mon fils, mon oncle et moi. Le vice ne peut jamais être longtemps heureux ; il faut [395] que tôt ou tard il s'embarrasse lui-même dans ses propres combinaisons, et se perde. Suivons donc le sentier de la vertu ; aimons, mais sous les yeux de nos parents, dans un but honnête et légitime. Enfants qui m'écoutez, vous avez un bon père : qu'il soit votre premier ami, votre unique confident ; que le flambeau de la raison éclaire vos moindres démarches, et qu'elles ne craignent jamais le grand jour de la publicité : c'est le moyen de rendre vos parents heureux, c'est le moyen d'être heureux vous- mêmes. »
M. Lucas retourna chez M. Leclerc après ce récit des erreurs de sa jeunesse et des malheurs de sa vie. Nos jeunes gens, restés seuls avec leurs parents, s'entretinrent longtemps de cette histoire singulière, qui les avait fait frémir. Palamène en prit occasion de déplorer le sort des jeunes personnes légères, inconséquentes, qui, comme Louise de Volhange et sa fille, donnent leur cœur, à l'insu de leurs parents, à des séducteurs qui les déshonorent : il appuya ensuite sur le tableau d'un mauvais fils, et sur la faiblesse coupable d'un père ou d'un oncle trop aveugle ; en un mot, sa morale excellente, quoique douce et sans sécheresse, fit une profonde impression sur ses jeunes auditeurs, qui se promirent bien de lui révéler désormais jusqu'à leurs plus secrètes pensées. On verra, dans la soirée suivante, l'effet que produisit sur eux l'histoire qu'on vient de lire : mais avant de terminer celle-ci, je dois ajouter un mot qui fera sans doute plaisir à mes lecteurs.
Avant que chacun se retirât de la terrasse, Marcelle apporta une lettre à Palamène : le bon père la lut à haute voix :
« Mon ami, je peux vous apprendre enfin une nouvelle qui vous [396] » satisfera sans doute, vu l'intérêt que vous m'avez cent fois témoigné. J'ai découvert l'homme invisible, le bienfaiteur, le tyran, le » persécuteur, tout ce que vous voudrez, qui me causait tant dm » quiétudes, de pas et de démarches, depuis un si grand nombre » d'années : je suis heureux maintenant et tranquille ; mais rien » n'est plus singulier que celte histoire, dont je ne vous ai raconté " que la partie la moins intéressante. Aussitôt que j'aurai terminé » quelques affaires qui m'occupent encore, je me rendrai chez vous , » et là, en présence de votre charmante famille, je finirai le récit » des aventures surprenantes qui me sont arrivées depuis que je ne » vous ai vu. Embrassez bien pour moi vos chers enfants, et attendez-moi tous sous huit ou dix jours .
» Votre ami , de lonchamps. »
On doit se faire une idée de la joie qu'éprouvèrent nos jeunes gens à la lecture de cette lettre. L'histoire de l'homme invisible, qu'on a lue dans le premier volume de cet ouvrage, les avait beaucoup amusés ; ils regrettaient de n'en pas connaître la suite. Cette suite, on la leur promettait ; en fallait-il davantage pour piquer leur curiosité ? Nous allons donc attendre avec eux le retour de M. de Lonchamps, qui ne doit pas tarder beaucoup, et nous introduire dans le petit comité qu'ils vont tenir pour un objet qui sans doute nous intéressera autant qu'eux.
[]L'interrogatoire des trois Amants.
Armand fit mander, un matin, chez lui, Benoît, Jules et Léon. Quand il les eut fait asseoir, du ton d'un homme qui sait faire les honneurs de son appartement, il leur tint ce discours : Mes frères, je vous ai réunis ici pour prendre vos avis sur une affaire importante. J'ai pensé toute la nuit à l'histoire de M. Lucas, ainsi qu'aux autres histoires qu'on nous a racontées depuis quelque temps: j'ai vu dans toutes des pères malheureux, ou des jeunes gens infortunés, faute de soumission, faute de confiance: j'ai vu des amants s'unir, s'adorer, à l'insu de leurs [398] parents, et se susciter ainsi des chagrins éternels ; j'ai vu des pères et des mères qui, sans consulter les inclinations de leurs enfants, ont voulu les sacrifier à des objets qu'ils ne pouvaient aimer, et ces pères ont éprouvé mille infortunes : j'ai vu, en un mot, que dans tous les événements de la vie, il y a malentendu, orgueil, entêtement, vanité, méfiance, et par conséquent défaut de franchise et de communication. Alors, par un retour sur moi-même, et sur vous, mes frères, je me suis dit : La pareille chose ne pourrait-elle pas nous arriver à nous ? et l'exemple des autres ne serait-il pas suffisant pour régler notre conduite ? Nous aimons ; et notre père ignore que nous aimons. Qui sait les projets qu'il a sur nous ? qui peut deviner ses intentions à notre égard ? Ne peut-il pas, par la suite, nous choisir des épouses selon son goût, selon ses liaisons, ses convenances sociales, et faire ainsi notre malheur ? Il ne sera plus temps, lorsque l'amour aura entièrement maîtrisé notre cœur , de chercher à réprimer l'amour ; et si nous lui objectons alors que nous avons fait des choix sans son aveu, est-il sûr qu'il légitime nos choix ? est-il certain qu'il ne nous reprochera pas notre peu de confiance en lui ? Qui nous dira que nos choix lui conviennent, et qu'il est dans l'intention de les agréer ? Est-ce parce qu'il ne dit rien en nous voyant galants, empressés auprès de celles que nous aimons ? Il peut voir ces soins, ces attentions indifféremment ; il peut n'en pas prévoir les conséquences, et les attribuer seulement à la franche et simple amitié. Quelle serait notre douleur si nous avions dérangé ses projets, s'il allait contrarier nos goûts, si nous perdions, en un mot, son estime et sa tendresse, pour ne l'avoir pas consulté ? Mes frères, n'attendons pas qu'il nous soit impossible de chasser l'amour de nos cœurs pour [399] faire l'aveu de notre amour. Il n'est pas encore tellement puissant sur nous, qu'il nous soit difficile de nous soustraire à cet amour, Allons, là, tout bonnement chez notre père ; confions-lui nos plus secrets sentiments ; s'il les approuve, nous sommes plus libres de nous y livrer, plus certains de notre bonheur : si, au contraire , il blâme nos affections, nous tâcherons de les surmonter, et nous éviterons ainsi les malheurs qui pourraient un jour fondre sur nous. Eh ! d'ailleurs, s'il nous blâme, il nous donnera des raisons ; ces raisons seront sans doute fortes, convaincantes, capables de nous faire changer ; et il approuvera notre docilité, et il verra que nous savons profiter des sages leçons qu'il nous donne, des exemples utiles qu'il met sous nos yeux , et nous lui en deviendrons plus chers.... Tel est donc mon avis. J'aime Henriette, Jules adore ma sœur ; Léon, je crois, n'a pas été insensible aux charmes, aux talents de la belle Roselle. Je pense que, sans en rien dire à celles que nous aimons, nous devons tous monter chez notre père, et le consulter sur l'état de notre cœur : nous ne sommes plus des enfants à qui on défend de prononcer même le mot d'amour ; nous entrons dans la carrière des hommes, nous avons un cœur, et nous le dévoilons à notre père, à notre meilleur ami : voilà tout ; peut-il s'en fâcher ? Benoît est encore insensible , mais il nous accompagnera ; il prendra, pour sa conduite à venir , sa part des sages avis que sans doute nous donnera notre père, et je ne serais même pas fâché que ce fût Benoît, celui de nous qui ne craint pas les réprimandes , qui portât la parole : qu'en pensez-vous ?
Je suis de ton avis, dit Léon ; oui, j'adopte ce projet ; il peut ou prévenir pour nous des malheurs, ou nous donner l'espoir [400] d'être heureux : je suis prêt à faire l'aveu de mes sentiments pour Roselle, que je n'ai vue qu'une fois, mais que j'aimerai toute ma vie.
Je suis plus timide que vous, dit à son tour le tendre Jules, j'ai tout lieu de craindre la juste sévérité de votre père. Moi, orphelin, sans nom, sans état, sans fortune, oser aimer la fille de Palamène, mon bienfaiteur ? Je vous avoue que je tremble de faire cet aveu, qui peut me priver pour jamais de la tendresse et des bontés du plus généreux des hommes ! Cependant, si je lui laisse ignorer mes sentiments, j'abuse de sa confiance, du droit de l'hospitalité ; et, s'il est vrai qu'il désapprouve mes feux, je ne puis échapper à son courroux. J'adopte donc , en tremblant, le projet d'Amand ; mais je n'oserai jamais parler ni soutenir les regards du vertueux Palamène, si j'y remarque la moindre sévérité. Je crains.... je lui ai pourtant parlé une fois de ma tendresse.... mais n'importe....
Je parlerai pour toi et pour mes frères, interrompit Benoît : je suis intrépide, moi, et d'ailleurs je n'adore pas, je ne soupire pas comme vous tous ; j'accepte la charge d'orateur que vous m'avez donnée , et j'approuve votre dessein , qui vous tirera d'inquiétude et prouvera à mon père votre docilité et votre confiance en lui. Allons, que cela se fasse tout de suite ; vous en serez plus tôt débarrassés. Allons, répondent ensemble Jules, Armand et Léon.
Voilà nos quatre jeunes gens qui montent chez Palamène. Le vieillard, étonné de cette députation, les regarde un moment avec un air inquiet et sérieux qui glace d'effroi les trois amants. Leurs genoux ploient, leur cœur bat, et ils se repentent d'en être venus jusqu'à ce point. Cependant il n'y a pas moyen de [401] reculer ; et d'ailleurs leur orateur, Benoît, qui ne tremble pas, va divulguer leur secret : il n'est plus temps de l'arrêter. Palamène rompt à la fin le silence. Qu'est-ce qui me procure, dit-il à ses enfants, le plaisir de vous voir tous réunis chez moi ? — Je vais vous le dire, mon père, répond Benoît ; car c'est moi qu'ils ont chargé de leurs intérêts, et je. remplirai de mon mieux la promesse que je leur ai faite d'être leur avocat auprès de vous. — Comment donc, un avocat ! qu'ont-ils à me demander ? Voyons, au surplus ; asseyez-vous, mes enfants ; et vous, monsieur l'avocat, parlez, je vous écoute.
Les jeunes gens s'asseyent, Benoît reste debout et prend la parole.
Mon père, dit-il, il est un âge où l'homme sortant de l'enfance s'élance avec ardeur vers les passions, vers les plaisirs qui sont communs à tous les hommes, à tous les temps. Telle la fleur printanière paraît en bouton, se développe d'un air radieux, s'émaille de mille couleurs, et porte dans son calice le germe qui doit bientôt la convertir en graine productive ; tel l'homme se dégage des liens du maillot pour devenir enfant, puis jeune homme, puis homme enfin, et père de famille ; mais pour que l'homme soit un être vertueux et estimable, il faut qu'il consulte les avis de ses supérieurs, il faut qu'il soit docile à leurs leçons, qu'il leur soumette ses moindres pensées, et qu'il règle sa conduite d'après leur volonté. La fleur ne peut devenir belle qu'avec le secours du jardinier ; le fils n'acquiert des talents et des vertus que d'après l'éducation qu'il doit à son père. Enfin.... l'homme, la fleur.... l'homme et la fleur... sont donc....—Laisse là ton homme et ta fleur, interrompit Palamène en souriant ; ne fais pas de phrases, et viens au fait.
[]Benoît, un peu troublé, continue ; Quand on possède un père aussi respectable, aussi bon que. celui que nous avons devant les yeux, on ne doit rien lui cacher de ce qu'on éprouve, afin qu'il règle nos affections sur ses facultés et l'état qu'il veut nous donner un jour. C'est ce qui engage mes frères à vous faire, par mon organe, l'aveu de l'amour qui les enflamme tous trois pour des objets, charmants à la vérité, mais qu'ils cesseront d'aimer si vous vous opposez à leur passion naissante. —Ah ! voilà le mot ! c'est d'amour qu'on vient me parler. C'est de bonne heure, mes amis ; vous êtes encore des enfants ; mais voyons, écoutons. Vous êtes tous amoureux, n'est-ce pas ?— Excepté moi, mon père ; mon cœur ne bat encore que pour vous. — C'est-à-dire que Léon, Armand et Jules soupirent pour des objets... Et peut-on connaître ces objets ? — Mon père...— Tais-toi, Benoît ; laisse-moi interroger nos amants séparément. Approche, Armand ; dis-moi franchement quel est ton objet.
Armand s'approche, et répond en tremblant ; Mon père, vous avez reçu ici cette jeune Henriette, la fille de votre ami ; croyez-vous qu'elle soit capable d'enflammer un cœur ami de la vertu, de l'innocence et de la candeur ? —Je le crois, mon ami ; mais tu sais qu'Henriette n'a point de bien ; et quel est celui que tu comptes lui donner ? — J'espère, mon père, avec vos bontés, me faire bientôt un état qui mette hors du besoin Henriette et moi. — Quel état choisis-tu ? —Il me semble, mon père, que vous m'avez souvent dit qu'une chaire de mathématiques était ce qui me conviendrait le plus. — Oui, mais il faut l'avoir. Tu n'as que dix-huit ans bientôt, et tu n'as pas d'état fait. — Si j'ai le bonheur d'en avoir un, mon père, approuverez-vous alors le choix que je ferai d'Henriette pour mon épouse ? [403] — Tu as prévenu mes vœux, m su fils. C'est en effet Henriette que je te destine, si toutefois Henriette n'a point d'aversion pour loi.— Oh ! non, bien au contraire. — Bien au contraire ! Oh ! voilà un bien au contraire qui signifie bien des choses. Elle t'aime, allons, et tu l'aimes aussi, je vois cela, et je le vois avec plaisir. Je te permets donc d'espérer, mon ami ; mais avant l'amour, il faut songer aux affaires. Pense à ton état, et nous verrons. A un autre maintenant. Voyons, mon cher Jules, parle-moi sans timidité, dis-moi quelle est la personne qui a pu toucher ton jeune cœur de dix-sept ans... Eh bien ! tu hésites ! Ne connais-tu pas mon amitié pour toi, amitié que tu justifies bien par ta conduite et ton aimable caractère ?
Jules est confondu, il n'ose parler. Palamène s'aperçoit de son embarras, et l'en estime davantage. Tu ne veux pas me confier ton secret, mon fils, lui dit-il ; il faut donc que je le devine, moi, et que je te dise qu'Adèle pourrait bien être celle que ton cœur a choisie ? — Mon père ! ah ! vous allez sans doute me punir de tant de témérité. — Te punir, mon ami !... Tiens, voilà comme je veux te punir I ( Il l'embrasse.) Sois toujours bon, confiant, honnête, sensible, et tu obtiendras ton Adèle ; mais ce n'est pas demain, comme tu dois bien le penser. Travaille, sois laborieux ; acquiers, avec plus d'âge, plus de talent dans l'art de l'agriculture , et je te dirai un jour les projets que j'ai sur foi et sur ma fille, qui deviendra ton épouse. — Que de bontés ! et de quel poids je me sens soulagé !— C'est le prix de ta franchise et de ta délicatesse. Va t'asseoir près de ton frère Armand, et soyez heureux tous les deux d'avoir consulté votre père, qui ne veut et ne fera jamais que votre bonheur. Ah çà, monsieur Léon, c'est à votre tour ! Voyons donc, nôtre poète, quelle est la [404] muse qui a pu attendrir Anacréon. Je n'en vois plus ici ; car sans doute ce n'est pas Marcelle qui est votre Iris ou votre Cloé ? Léon sourit et s'approche. Mon père, dit-il, mon Iris ou ma Cloé, comme vous voudrez, n'habite point cette maison. Je ne l'ai vue qu'une fois, mais j'ai juré de l'aimer foute ma vie.
— Ah ! vous avez juré cela ; et moi, puis-je jurer que je vous la donnerai un jour en mariage ? Je dis un jour, car vous avez bien du temps à attendre, monsieur l'amoureux de quinze ans.
— Mon père, je sais que je ne suis encore qu'un enfant ; mais vous m'avez appris à penser, et la raison comme la sensibilité ont devancé l'âge chez moi. — Oh ! je vois bien que vous êtes précoce. Enfin vous aimez , et c'est ? — La cousine d'Émilion.
— La cousine d'Émilion, la charmante Roselle ? Vraiment vous ne choisissez pas mal. Mais pour celle-là, mon cher ami, je ne puis pas vous promettre de vous la donner en mariage ; je ne puis disposer d'elle ; sa destinée dépend de son oncle et de sa tante, qui sont très-riches, et qui peuvent avoir le projet d'une alliance très-distinguée pour leur nièce. Je ne suis pas même bien sûr que vous la revoyiez jamais. Elle habite Paris ; ses parents n'ont plus d'occasion de revenir dans ces campagnes ; je n'aime point les voyages, et vous n'avez pas le temps d'aller sans moi à Paris, dans le seul but d'y voir votre belle. Mon pauvre Léon, je suis fâché que tu te sois attendri pour une jeune personne qu'il n'est pas en mon pouvoir de te promettre. Néanmoins, ne te désole pas ; je te promets de faire tous mes efforts pour te donner une réponse favorable sous quelques jours. J'écrirai à M. Leclerc, je lui peindrai ta passion naissante ; je l'engagerai à sonder les dispositions de sa nièce à ton égard. Si la jeune Roselle t'est favorable, je ne doute point que son oncle [405] ne préfère mon alliance à toute autre, et alors nous verrons ; mais nous avons des années devant nous, et le temps change bien des résolutions. Espère cependant, et crois que ton père ne te blâme point d'avoir placé tes affections sur une personne qui le mérite et par ses talents et par son éducation... Voilà tout ! il n'y a plus d'amoureux à consoler ?... Benoît, voyons, tu n'as pas de confidence à me faire ? Oh ! toi, je sais que tu préfères le plaisir, la dissipation, à tout autre sentiment, et je n'en suis pas fâché ; je désirerais même que tes frères eussent attendu que l'âge eût mûri leur raison pour faire les petits héros de romans ; mais on ne commande point au cœur, il n'a point d'âge ; il devance le jugement, la maturité, tout. Sois toujours le même, Benoît ; garde ton indifférence, elle te laissera libre de mieux choisir un jour que tes frères ; car, lorsqu'à la beauté on peut trouver réunie la fortune, cela vaut mieux encore que de rencontrer les grâces toutes seules. Et c'est une pénible tâche que s'impose un homme qui épouse une femme sans bien. Il faut qu'il laboure pour deux, et par la suite pour trois, quatre ou cinq, s'il devient père de famille. Tout roule sur lui, les charges comme les inquiétudes de la maison ; et il n'arrive que trop souvent, lorsque les premières impressions de l'amour et de l'hymen sont passées, qu'un homme se décourage, se ruine, maltraite sa femme, et lui reproche l'indigence dans laquelle il l'a prise. C'est un procédé indigne d'un honnête homme, aussi je ne crains point qu'Armand en soit jamais capable. Henriette n'a rien, mais Armand la veut ; c'est à lui à faire son bonheur. Mes enfants, je suis flatté que vous m'ayez pris pour votre confident : cela me prouve que je suis votre ami plus que votre père, et vous voyez que vous n'avez pas lieu de vous repentir [406] de votre confiance. Cependant je ne puis vous dissimuler que je vois pi us d'exagération dans votre tête que de véritable amour dans votre cœur, et je crains que ce ne soit là l'effet des nombreuses histoires qu'on vous a racontées depuis quelque temps. Vous avez entendu parler d'amour, et vous vous êtes persuadés que vous l'éprouviez. Vous êtes trop jeunes pour ressentir déjà cette passion, qui ne maîtrise l'âme que lorsque la force du corps peut lui fournir de l'aliment. Il faut être homme, il faut être entièrement formé, pour se livrer à une passion qui n'est que d'enthousiasme et de sensibilité. Quoi qu'il en soit, vous faites les amants comme les grandes personnes ; je veux bien croire que vous le soyez en effet : mais dans ce cas, et quel que soit l'espoir que je vous ai donné , je vous recommande de la délicatesse, des égards et de l'honneur dans votre conduite avec les jeunes personnes que vous aimez. Songez que leur pudeur, leur décence et leur modestie sont des trésors que vous vous ménagerez pour l'avenir, et que la retenue et l'honnêteté vous conserveront des épouses vertueuses, des compagnes estimables ! Je vous défends de rendre compte de notre conversation à Henriette, à Adèle. Je ne veux pas qu'elles sachent que vous m'avez confié votre mutuelle intelligence, encore moins que je l'ai approuvée. Il vous suffit de le savoir, et de nourrir un espoir que vous ne devez pas leur donner, pour mille raisons que votre âge et mon caractère de père m'empêchent de vous confier. Voilà qui est convenu, n'est-ce pas ? Vous garderez le secret sur votre démarche, et vous ne changerez rien au respect, aux égards que vous devez, surtout en ma présence, à deux personnes que leur jeunesse, leur sexe et leur candeur doivent vous faire aimer en silence. J'ai votre parole, mes enfants ; venez [407] dans les bras de votre père ; venez tous recevoir dans ses doux épanchements le prix des confidences que vous lui avez faites, et qui sont la récompense la plus flatteuse de la bonne éducation et des soins que ce père vous a prodigués.
Armand, Jules, Léon et Benoît coururent embrasser Palamène avec la plus touchante effusion ; puis ils se retirèrent enchantés de sa bonne réception et du parti qu'ils avaient pris. Ils étaient tranquilles maintenant ; ils pouvaient se livrer sans crainte à toute la force de leur amour ; ils avaient l'agrément de leur père. — Voilà ce que c'est, disaient-ils, qu'un bon père ; il encourage ses enfants ; ceux-ci épanchent, leurs plus secrètes pensées dans son cœur généreux, et de cet accord touchant naît le bonheur de toute une famille !
Bons jeunes gens ! puisse votre conduite franche et loyale avoir beaucoup d'imitateurs !
Fiers d'être autorisés par Palamène, Armand et Jules furent sur-le-champ cueillir des fleurs pour les offrir à Henriette et à Adèle, qu'ils brûlaient de voir sous un prétexte quelconque. Leurs yeux brillent de joie ; ils sont plus galants, plus tendres, plus passionnés ; mais, fidèles à la parole qu'ils ont donnée à leur père, ils ne disent rien de leurs aveux à ces aimables personnes, qui les trouvent plus aimables qu'à l'ordinaire, et s'attachent plus fortement à eux.
Ce jour-là était consacré au repos, on fut se promener, visiter la danse du hameau, où l'on fit même quelques figures. Cela mena assez avant dans la soirée, et l'on revint goûter un repos qui ne fut interrompu que par des images riantes. Chacun se trouvait heureux : Palamène, d'avoir des enfants aussi intéressants, et les jeunes gens, de posséder un père aussi respectable-
[][][]Le soleil avait parcouru les trois quarts de sa carrière ; le dîner frugal du père de famille et de ses enfants était terminé ; la récréation du soir rappelait tous nos amis sur la terrasse pour y entendre quelque lecture ; déjà Palamène tenait sous son bras le gros livre où l'on avait lu autrefois l'histoire de l'Héritier . on se préparait à y chercher quelque nouvelle histoire intéressante et morale, lorsqu'on entendit frapper rudement à la porte cochère... Marcelle va ouvrir. Eh ! dit-elle, c'est notre voisin Perrin : bon Dieu ! combien d'enfants vous accompagnent !
[410]Qu'est-ce que c'est donc que toutes ces petites bonnes gens-là ?
— Mon voisin Palamène y est-il ?— Oui, venez avec moi ; nous le trouverons sur la terrasse : vous voulez lui parler ?—Je veux lui faire part de ma joie et de l'aventure la plus singulière...
— une aventure ? c'est ce que nous aimons ici. oh ! venez, venez.
Marcelle conduisit le voisin Perrin à Palamène : Perrin l'embrasse. — Mon ami, lui dit-il, vous savez que j'étais veuf et que je n'avais pas d'enfants ? Eh bien ! le ciel vient de m'envoyer une famille nombreuse. Me voilà comme vous, père, et père d'une famille bien digne d'être aimée. — Comment ! — C'est une histoire ! on ne le croirait pas ; rien n'est pourtant plus véritable. Tenez, regardez ces enfants, en voilà cinq, dont l'aînée, qui est une fille, a neuf ans tout au plus : ce sont mes neveux, mes nièces, et j'ignorais avoir tant d'héritiers. C'est que vraiment on n'a pas l'idée du courage, de la fermeté et de l'intelligence de cette aînée, qu'on appelle Charlotte. J'ai voulu vous les présenter tous, et vous raconter l'histoire de leurs malheurs et de leurs voyages. — Vous m'intéressez beaucoup, mon voisin ; asseyez-vous, faites asseoir ces jeunes enfants, et expliquez-vous plus clairement, car j'ai peine à vous comprendre. — Écoutez, écoutez.
Le voisin Perrin et sa famille prennent place au milieu de nos jeunes gens, qui ouvrent de grands yeux, et sont impatients d'apprendre ce que tout cela signifie. Il se fait un silence, et Perrin s'exprime ainsi :
" Vous savez, mon voisin, que je suis né dans ces campagnes, d'un père bon fermier, bon cultivateur. J'avais un frère qui, s'étant engagé très-jeune, passa dans les îles, et ne revint jamais [411] en France. Mon père étant mort, je me mis à la tête de sa ferme, que je fis valoir. Je me mariai ensuite ; mon épouse mourut sans m'avoir rendu père ; je me décidai à ne plus contracter de nouveaux liens ; bref, je vivais tranquille, lorsque je reçus, il y a deux ans environ, une lettre de mon frère, qui m'apprit que depuis longtemps il était établi à Saint-Domingue, marié, et père de cinq enfants en très-bas âge. Cette nouvelle me fit plaisir. Je lui répondis que je me savais gré de ne m'être point remarié, pour pouvoir un jour être utile à sa famille, soit en lui faisant des présents pendant ma vie, soit en lui laissant mon bien après ma mort. Si tu as besoin de moi, ajoutai-je, écris-moi.
» Il ne répondit point à cette lettre, et à peine pensais-je à lui lorsque hier soir, au moment où j'allais me retirer pour me livrer au sommeil, on frappa à ma porte. Tous mes gens étaient couchés, je pris une lumière, et je fus demander qui était là. Une voix douce me répondit : C'est nous !... — C'est nous, n'est pas une indication suffisante. Cependant j'ouvris, et je fus fort étonné de voir cinq petits enfants qui me demandèrent si j'étais M. Perrin. Sur l'affirmative, ils me sautent au cou ; ils m'appellent leur oncle, leur cher oncle, et me serrent dans leurs bras en sautant de joie. Comment, votre oncle ! dis-je tout étonné. Charlotte, qui portait la parole, me répondit : Nous sommes les enfants de votre frère Claude Perrin. Hélas ! nous avons perdu notre père, notre mère, nous sommes orphelins, et nous venons implorer les bontés de notre oncle. — Est-il possible ? vous, les enfants... mon pauvre frère ! il est donc mort ? — hélas ! oui ! — contez-moi donc ça ! » la petite me remet d'abord la lettre que j'ai écrite à son [412] père, et dans laquelle je lui offrais mes services. C'est sur cette lettre qu'elle a osé venir, et m'amener ses frères et sœurs. Elle pleure, elle est bien fatiguée ; tous les cinq ont un appétit dévorant : je réveille ma gouvernante, je fais servir à souper à ces intéressants enfants, et quand ils ont pris une nourriture dont ils ont le plus grand besoin, j'engage Charlotte à me raconter tous les détails de la mort de mon frère. Cette petite me conte cela avec une naïveté qui m'enchante. Je ne la ferai point parler ; son langage pourrait être souvent inintelligible pour vos enfants. Je vais vous dire moi-même cette histoire singulière, ainsi que les détails du voyage de mes petits Américains ; mais pour cela je dois prendre mon récit de plus loin. » Mon frère Claude Perrin, après avoir longtemps servi sur mer, avait trouvé enfin le moyen de se dégager et de s'établir à. Saint-Domingue ; il s'était marié, et en dix années de temps il était devenu père de cinq enfants, deux garçons et trois filles.- Cependant, voyant que son état n'allait pas bien dans cette île, il se détermina à passer au Cap, y prit une boutique, et se mit cordier, marchand de câbles : là, il élevait doucement sa jeune famille avec sa femme, lorsque, tout se brouillant dans les colonies, le fameux incendie du Cap arriva, et ruina un nombre considérable de familles. Claude Perrin et sa femme en furent eux-mêmes les victimes. Dans la crainte des événements qui se préparaient, ils avaient envoyé tous leurs enfants chez une amie, qui vivait solitaire dans une habitation au bord delà mer. Pour eux, n'osant pas abandonner leur maison, ils s'y retirèrent. Mais cet asile fatal devint bientôt la proie des flammes ; les deux infortunés y furent écrasés, consumés sous le toit de leur maison, et leur amie apprit ce malheur à ces pauvres enfants, qui [413] se trouvaient orphelins et sans fortune. Charlotte avait neuf ans, les deux sœurs, six et cinq ans, et les deux petits garçons, trois et deux ans. Quel malheur pour ces innocentes créatures ! Charlotte pleure ; mais bientôt elle se rappelle qu'avant de la quitter son père lui a confié un petit coffret, en lui disant : Garde cela, Charlotte : s'il nous arrive malheur, tu l'ouvriras. » Charlotte ouvre le coffret ; elle y trouve, non de l'or, non des bijoux (ses pauvres parents n'en possédaient pas) , mais des papiers. Charlotte sait lire, elle les parcourt... Ce sont des extraits de baptême, des dates de naissance et des lettres. Ce qui la frappe le plus, c'est une lettre de son oncle de France, qui fait des offres de service à sa famille : l'adresse est au bas de la lettre. Charlotte forme le projet hardi d'aller trouver cet oncle, et de lui amener ses quatre frères et sœurs. Il sera sans doute sensible à notre infortune, dit-elle à l'amie de son père, qui cherche en vain à la détourner de ce dessein. Mais, mon enfant, lui dit cette amie, songe donc que pour voyager il faut de l'argent, il faut des connaissances, il faut enfin être plus grande et plus âgée que tu ne l'es ! — C'est égal, répond Charlotte ; je remplacerai maman, autant que je le pourrai, auprès de mes frères et sœurs, surtout pour ce pauvre petit Hyacinthe, qui n'a que deux ans, et qui a besoin de tous les soins possibles. Je n'ai pas d'argent ; j'intéresserai tous les bons cœurs à notre malheur ; ils nous aideront, ils nous soulageront. Oh ! laissez-moi faire, ma bonne amie ; je suis bien jeune, mais j'ai plus de courage que vous ne le pensez !...
» Charlotte secouait la tête ; elle avait un petit air assuré qui donnait de la confiance à l'amie de son père. Cette amie n'était point fortunée, elle ne pouvait faire, pour l'aider, que de très-légers [414] sacrifices. Elle fit encore à Charlotte, sur les dangers de la mer, sur la nécessité de traverser la France, mille représentations qui furent inutiles. Charlotte avait pris son parti, elle est inébranlable. Charlotte prend un matin la petite famille dont elle est devenue la mère ; puis elle va se jeter aux pieds de l'agent du gouvernement français au Cap. Ce magistrat est attendri ; il lui dit de revenir le surlendemain. Charlotte y retourne. Vous voulez donc absolument partir, ma fille ? lui dit cet agent.—Oui, monsieur.—Eh bien ! rendez-vous sur l'heure au vaisseau l'Invincible , qui est dans le port ; vous demanderez le capitaine Ver ville, et vous lui remettrez cet écrit. Je l'ai prévenu, j'ai même payé votre passage. —Quoi ! monsieur, vous avez eu la bonté... — Vous m'avez tant intéressé ! Tenez, prenez ces pièces d'argent, elles pourront vous procurer quelques petites douceurs dans le vaisseau.
» Charlotte, enchantée, prend l'argent, l'écrit, remercie cet homme généreux, et revient en sautant de joie chez l'amie de son père, à qui elle fait ses adieux. Cette bonne amie lui remet un louis d'or, en lui recommandant de le bien ménager ; puis elle l'embrasse en pleurant, en la recommandant, elle et sa petite famille, à la Providence, qui va veiller sur elles. Charlotte prend dans ses bras son plus jeune frère, les autres la suivent, et la voilà qui se rend sur le port, en demandant à tout le monde le capitaine Verville. Que voulez-vous ? lui demande-t-on. — C'est qu'il va nous emmener en France.
» On sourit et on lui tourne le dos. Cependant, à force de chercher, elle rencontre le capitaine Verville lui-même, qui lit le papier du magistrat, puis prend la main de Charlotte, en lui disant : Venez, ma petite ; je sais ce que c'est Vous avez bien [415] fait d'arriver, car je vais mettre à la voile sur-le-champ. Voilà le capitaine, entouré des enfants, qui arrive à son bord, les place dans une petite chambre seule, et fait lever l'ancre. Charlotte est enfin embarquée, et sa gaieté l'abandonne à mesure qu'elle voit s'éloigner d'elle cette terre de douleur, qui ne présente plus que les vastes décombres qui couvrent pour jamais les restes précieux de son père et de sa mère. Charlotte verse des larmes, et, par imitation, sa petite famille pleure aussi. Charlotte sent qu'elle doit la consoler et lui donner l'exemple de la fermeté. Elle essuie ses larmes, essuie de même les yeux de ses frères et sœurs, prend le petit Hyacinthe sur ses genoux, et cherche à le faire rire, pour égayer les autres. Ce tableau touchant fixe bientôt l'attention de tous les voyageurs ; on entoure Charlotte, on la questionne ; elle répond avec ingénuité ; c'est à qui lui fera des cadeaux. Le capitaine, qui est payé faiblement, n'en envoie pas moins à Charlotte les restes de sa table. Tout le monde les nourrit, tout le monde les accable de caresses et de bienfaits. Charlotte fait absolument la mère pendant toute la traversée. C'est Charlotte qui fait les parts des repas à ses frères et sœurs ; c'est elle qui les fait coucher, qui les fait lever, qui a soin des seules bardes qu'ils possèdent. Ils sont tous bien tenus, bien propres ; elle les habille, les déshabille ; en un mot, cette enfant de neuf ans est une véritable femme de ménage, une tendre mère de famille.
» La traversée fut assez heureuse/quoique prolongée souvent par de gros temps et même par des grains de tempête. La pauvre Charlotte eut la douleur de voir ses deux jeunes frères et une de ses sœurs malades au point de craindre pour leurs jours. Elle redoubla d'activité, passa la nuit.près d'eux, implora les [416] secours des gens de l'art qui étaient dans le vaisseau, et qui s'empressèrent de prodiguer leurs soins aux touchants Objets de sa sollicitude. Ils se rétablirent ; mais Charlotte paya son tribut à la mer ; elle fut indisposée à son tour, et n'en fut pas moins active et surveillante ; toute sa peur, disait-elle, était de mourir, et de laisser ainsi de petits êtres à l'abandon.
» Je ne finirais pas si je vous détaillais toutes les preuves de raison, de sagesse et d'intelligence que donna cette intéressante orpheline ; j'en ai été convaincu par son récit naïf, dont j'ai été obligé de deviner la moitié. Enfin, après bien des maux, des inquiétudes et des contrariétés, le vaisseau mouilla dans le port de Lorient ; et le capitaine, qui était occupé de ses propres affaires, relâcha nos petits Américains, en leur annonçant qu'ils étaient en France, qu'ils n'avaient qu'à chercher leur subsistance et marcher. Charlotte eut le. soin de le remercier de ses bontés, ainsi que tous les voyageurs, qui se cotisèrent pour lui faire une petite bourse. Charlotte, munie de quelques louis, se hâta d'acheter de petits bas et de petits souliers pour elle et ses enfants ; puis elle se mit en route en demandant son chemin à tous les passants. Son chemin, c'était Paris qu'elle demandait, persuadée que, quand elle serait dans cette grande ville, on lui indiquerait plus facilement la ferme de son oncle. Elle faisait faire trois, quatre lieues par jour, à pied, à sa petite troupe ; et quand elle était fatiguée, elle la faisait reposer deux, ou trois jours dans un endroit. Charlotte ne marchait que le jour ; dès que la nuit approchait, elle se réfugiait dans la première auberge, où elle donnait quelques légères pièces de monnaie pour être abritée n'importe où. Les granges, les écuries, comme les meilleurs lits, tout lui était indifférent ; et quand [417] on lui demandait où elle allait, elle répondait naïvement : A la ferme de mon oncle Perrin ; la connaissez-vous ?
« On riait, et souvent plusieurs aubergistes avaient l'humanité de la loger pour rien et de lui donner même à souper. Pour le dîner, il ne l'inquiétait jamais : il se faisait en route, avec du pain, des fruits ou du fromage. On n'est pas plus frugal, on n'a pas plus de persévérance. Cependant son jeune Hyacinthe eut la petite-vérole dans la ville de Rennes. Ce retard lui donna plus d'activité sans la décourager. Elle porta elle-même son frère à l'hôpital, et le recommanda aux soins de ceux qui le dirigeaient ; elle le visitait deux fois par jour, et lui prodiguait toutes les attentions possibles. Quand l'enfant fut rétabli, elle le prit dans ses bras et se remit à voyager. Entre Alençon et Mortagne, il lui arriva une aventure assez singulière, qui pensa la perdre, elle et ses jeunes enfants. Elle entre dans une auberge pour y demander l'hospitalité, suivant son usage. Elle est tout étonnée de ne trouver dans cette auberge qu'un seul homme assez bien vêtu, sans cuisinier, ni domestiques, ni filles d'auberge. Tout paraissait même être dérangé.dans cette maison. Il faisait grand jour néanmoins, et la route était très-fréquentée ; il n'y avait rien à craindre. L'aubergiste, de mauvaise humeur, la repousse durement. Elle se met à pleurer, en lui disant que c'est bien vilain à lui, bien malhonnête, de rebuter ainsi de pauvres orphelins, qui n'ont de recours que dans les âmes sensibles et généreuses. L'aubergiste , un peu ému, la regarde et lui dit : Eh bien ! montez là-haut, couchez-vous où vous voudrez ; mais ne comptez pas que je vous donnerai seulement un morceau de pain, car je n'ai rien ici.
[418]» Charlotte, qui a soin d'avoir toujours sa petite besace garnie , ne lui demande rien autre (chose qu'un abri. Elle est contente d'en avoir trouvé un ; elle monte, avec sa famille, dans une chambre très-propre, qui se trouve ouverte. Charlotte y reste ; et quand la nuit est plus épaisse, elle descend pour demander à l'aubergiste si cela ne le gêne point qu'elle occupe la belle chambre du premier sur la cour. L'aubergiste lui répond non, avec le ton du courroux. Elle tremble, elle est fâchée d'être entrée dans cette maison ; mais il est trop tard pour en chercher une autre, il faut y séjourner. Charlotte, cependant, fait coucher ses frères et sœurs ; mais elle reste debout, éveillée, et dans le dessein de passer ainsi la nuit. Un secret pressentiment lui dit qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette maison.
» On était dans le dernier quartier de la lune, sur la fin d'un mois, à l'époque où l'astre de la nuit n'éclaire notre hémisphère que vers une heure du matin. Charlotte, qui jusqu'à ce moment avait entendu marcher, courir, ouvrir et fermer des portes brusquement, s'était tenue l'œil au guet derrière sa croisée. Elle aperçoit l'aubergiste qui marche à grands pas dans la cour, va, vient, frappe du pied, se cogne la tête contre les murs, et paraît agité d'un sombre désespoir. Charlotte, émue, ouvre sa croisée : Mon Dieu, crie-t-elle à cet homme ; mon Dieu, monsieur, ne vous trouveriez-vous pas mal ? Auriez-vous besoin de quelque chose ?... - Quoi ! vous ne dormez pas ? — Won, monsieur. — tant pis au surplus, rentrez, et laissez-moi tranquille
» Puis il ajoute, comme par réflexion : Quand vous voudrez sortir, vous trouverez la clef attachée derrière la porte. [419] » Qu'est-ce que cela signifie ? se dit intérieurement Charlotte effrayée. Quand je voudrai sortir ! Est-ce que cette auberge ne s'ouvre pas de bonne heure comme les autres ? Cet homme-là est singulier.
» Charlotte, très-agitée, attend le jour avec impatience ; elle n'entendait plus aucun bruit, mais elle n'en était pas moins inquiète. Aussitôt qu'elle aperçoit les premiers rayons du soleil, elle éveille ses frères et sœurs, les fait habiller à la hâte, puis sort avec eux dans l'intention de fuir cette maison, où elle n'a pu reposer. Charlotte ne connaissait pas l'intérieur de cette auberge. Elle traverse plusieurs chambres ouvertes, sans trouver d'escalier, et reste fort étonnée de ne rencontrer aucun voyageur, personne ! Elle pousse une porte ; ciel ! quel affreux spectacle ! une femme poignardée et baignée dans son sang ! O terreur ! Charlotte jette des cris lugubres ; elle entraîne sa famille, et craint que le sort de cette victime ne lui soit réservé. Elle descend à la hâte dans la cour ; ô surcroît de douleur ! dans une cuisine qu'elle traverse, elle aperçoit ce même aubergiste qui lui a parlé pendant la nuit. Ce malheureux s'est pendu, il est mort ! Quelle est donc cette caverne infernale ? Charlotte ne peut que pousser des cris, ainsi que ses compagnons. Ils étouffent, ils n'ont plus la force de marcher Pendant qu'ils succombent à l'effroi, on frappe à coups redoublés à la porte cochère. Charlotte sent ses forces se ranimer, dans l'espoir d'être sauvée : elle y court, trouve en effet la clef suspendue derrière, comme l'aubergiste le lui a indiqué, ouvre cette porte, et voit entrer une foule de gens armés. A leur tête est une espèce de cuisinier qui s'écrie : Voyons si le malheureux n'a point attenté à ses jours !... [420] » On trouve en effet le cadavre de l'aubergiste, celui de la femme assassinée, et l'on arrête nos enfants pour en tirer des éclaircissements. Charlotte ne peut dire que ce qu'elle sait, ce qu'elle a vu. Toute la maison se remplit de gens de justice. On écrit, on verbalise, on interroge Charlotte. Tout ce qu'elle peut apprendre, au milieu des conversations qu'elle entend, c'est que l'aubergiste, jaloux de son premier garçon, l'a renvoyé la veille, ainsi que tout son monde. Ce malheureux aubergiste a poignardé sa femme, et s'est défait ensuite de désespoir. C'est ce premier garçon qui est là, à la tête de la force armée. Il jure que sa maîtresse était innocente, que son maître était un insensé. Ce n'est, ajoute-t-il, que dans la crainte de ce qui est arrivé que j'ai requis ce matin la garde et la justice : il n'est plus temps ! etc., etc.
» Après avoir bien fait parler la pauvre Charlotte, on la congédie enfin ; et vous pouvez juger de sa joie en quittant ce lieu d'horreur et d'effroi. Cette aventure l'avait tellement épouvantée, qu'elle ne put faire beaucoup de chemin ce jour-là. Elle s'arrête de bonne heure dans une hôtellerie, et depuis elle eut tant de méfiance pour ces sortes de maisons, qu'elle eut soin de choisir celles qui lui parurent les plus habitées et remplies de voyageurs. Il ne lui arriva rien d'extraordinaire depuis cette époque jusqu'à Paris, où elle entra en bonne santé, ainsi que sa petite troupe. On ne conçoit pas comment cette enfant a pu faire, elle cinquième, un voyage si considérable, avec cinq ou six louis tout au plus. Il lui a fallu un ordre et une économie admirables. Quoi qu'il en soit, elle était à Paris, mais elle n'était pas encore chez son oncle, et ses finances étaient épuisées. Elle demande mon adresse, et elle reste fort étonnée [421] quand on lui apprend qu'il faut qu'elle retourne un peu sur ses pas ; qu'il faut qu'elle retourne à Versailles, et que de là elle aille gagner la gauche de Chartres. Cette pauvre enfant avait eu du courage jusqu'à ce moment ; mais se voyant encore forcée de voyager, et n'ayant pas les moyens, elle se mit à pleurer amèrement. Qu'avez-vous, petite ? lui demanda avec sensibilité la dame qui venait de lui donner ces renseignements.
» Charlotte lui raconta ses malheurs, l'histoire de ses voyages ; et la dame fut si émue à ce récit, qu'elle lui donna douze francs. Plus tranquille et plus rassurée, Charlotte se remit en route, et à force de questions, faites dans tous les endroits qu'elle traversa, elle trouva enfin ma ferme, où elle arriva, comme je vous l'ai dit, hier soir à la nuit fermée. Quelle patience, mes amis, et quel courage !... Faire à pied près de cent cinquante lieues, souvent obligée de porter en route un enfant de deux ans, du fardeau duquel elle se débarrassait rarement sur ses deux plus jeunes sœurs ! Avoir quatre enfants en aussi bas âge à conduire, à gouverner ! Voilà ce qu'a fait une fille de neuf ans ; et tout cela, pour aller trouver un oncle qu'elle ne connaissait pas, qui pouvait être dur, inhumain, barbare, et lui fermer l'entrée de sa maison ; car cinq enfants sont une charge que bien des gens ne voudraient pas prendre. Mais comme elle est douce pour mon cœur ! comme elle va m'être chère, cette nouvelle famille que le ciel m'envoie ! Ah ! il faudrait avoir un cœur bien dur pour ne pas s'intéresser à des enfants si extraordinaires ! Je les adopte tous ; ils seront mes fils, mes filles, et Charlotte sera à la tête de ma maison. Je crois qu'elle en aura bien le talent, hein ! Qu'en dites-vous, mes [422] amis ? Vous la regardez, cette fille étonnante : sa modestie lui fait baisser les yeux ! Les vôtres sont chargés des larmes delà sensibilité. Oui, regardez-la bien, et admirez-la. Quand on pense qu'en arrivant chez moi hier, ces pauvres enfants n'avaient pas de souliers ; que leurs petits pieds étaient enflés, tout écorchés par les ronces, les épines et les cailloux sur lesquels ils avaient marché ; qu'au milieu de tant de fatigues tout cela se porte à merveille et ne demande qu'à vivre, cela est singulier, c'est bizarre, c'est unique !..... Mais pardon, pardon de mon enthousiasme ; il est peut-être exagéré ; mais il part de mon cœur, et je regarde comme le plus beau jour de ma vie, le jour où ces enfants sont venus se jeter dans mes bras. Je serai leur père, je le serai, je m'en fais un plaisir, je m'en fais un devoir !... Mais embrassez-la donc, ma Charlotte, puisque vous la regardez tous avec tant d'admiration. ».
Le voisin Perrin se tut, et tous les enfants de Palamène, qui regardaient Charlotte comme un être extraordinaire, coururent à cette jeune enfant, et la serrèrent dans leurs bras. Elle repondit avec candeur à leurs caresses touchantes, et on lui fit recommencer les détails de son voyage, qui devinrent piquants dans sa bouche, quoique moins clairs que ceux que M. Perrin venait de donner. On doit se faire une idée de toutes les questions de nos amis. Combien étiez-vous dans le vaisseau ? combien de temps y êtes-vous restés ? Et puis ce vilain aubergiste qui a tué sa femme ! comme j'aurais eu peur ! etc. C'est à qui dira son mot. Les quatre enfants furent aussi embrassés, surtout le petit Hyacinthe, cet enfant de deux ans, qui ne manquait pas d'intelligence pour son âge, quoiqu'il ne sentît pas encore l'étendue des obligations qu'il avait à sa sœur. Cela devait être [423] singulier, dit Léon, devoir voyager ainsi à pied trois petites filles, un petit garçon, et un autre petit garçon dans leurs bras ! On devait vous faire bien des. questions dans les endroits où vous, vous arrêtiez ? — Oh ! partout, répondit Charlotte. — Et chacun devait bien s'intéresser à votre sort ? —Très-peu de monde. La plupart de ceux qui m'interrogeaient, m'écoutaient, me regardaient, et me tournaient le dos. Presque tous riaient, et haussaient les épaules, comme en disant que j'avais tort de m'exposer ainsi aux hasards d'une longue route. Quelques personnes cependant se sont proposées pour me conduire, attendu, disaient-elles, qu'elles avaient le même chemin à faire. Je n'ai jamais voulu aller avec du monde. Je ne sais pourquoi cela m'effrayait ; et puis j'avais l'habitude de régler la conduite de mes frères dans le bâtiment : le courage ne me manquait pas, je ne craignais rien ; il n'y a que depuis l'aventure de l'aubergiste ; oh ! pour ça, je n'étais pas aussi rassurée, et si cela m'était arrivé dans la ville où le vaisseau nous a débarqués, je crois que je n'aurais jamais eu la force d'arriver à Paris. Aussi me voilà bien dédommagée de tant de peines ; mon oncle est si bon ! Je suis heureuse, et mes frères et sœurs aussi, n'est-ce pas, Thérèse ? n'est-ce pas, Manette ? n'est-ce pas, Joachim ? Thérèse, Manette et Joachim sautent sur les genoux du bon Perrin, qui pleure de sensibilité. Ce brave homme est ravi de voir ces jeunes enfants le caresser. Il s'extasie sur leur beauté, sur leur intelligence, et chacun est de son avis. Palamène, que cette scène inattendue avait pénétré, fit servir une légère collation, qui fut reçue parfaitement. Perrin se retira ensuite avec sa famille. Adieu, mon voisin, dit-il à Palamène ; je sais que vous êtes bon père, que vous aimez beaucoup les enfants ; voilà [] pourquoi j'ai pris la liberté de vous présenter les miens, et de vous ennuyer de détails peut-être minutieux, mais touchants à coup sûr, puisqu'ils sont puisés dans la nature ! — Vous m'avez fait un sensible plaisir, mon voisin, lui répondit Palamène ; vous savez que rien de ce qui concerne l'enfance et la morale ne peut m'être indifférent. Je vous remercie de votre bonne visite, et je vous prie de la réitérer, en m'amenant souvent ces intéressants orphelins.
Le voisin Perrin promit devenir souvent à la chaumière, et il emmena sa petite troupe, qui, on s'en apercevait aisément, avait besoin encore de quelques jours de repos pour se remettre de tant de fatigues. Quand il fut parti, Palamène laissa parler ses enfants, qui s'extasièrent sur le caractère singulier de la jeune Charlotte, et sur la bonté de cœur de son oncle. Palamène ajouta ses réflexions morales aux leurs, et l'on termina par les plus doux entretiens cette soirée, qui avait été plus gaie qu'on ne s'y attendait.
[]Fête donnée au bon Père.
Plusieurs jours s'étaient écoulés, dont les soirées avaient été occupées par de simples lectures, et nos jeunes gens avaient été très-contents de n'être dérangés par aucun nouveau venu. Ils avaient formé un projet digne de leur bon cœur. On était dans le mois d'août, dans cette saison si belle où les soirées sont un peu longues et favorables à la promenade. La Saint-Barthélemi approchait ; c'était la fête du père de famille, et ses enfants faisaient de grands préparatifs pour le fêter d'une manière digne de lui et de leur tendresse. On était convenu qu'on jouerait [426] une petite comédie, et Léon avait été chargé de la faire. Léon venait de terminer son ouvrage ; il l'avait lu à ses frères, qui en étaient très-contents. Chacun se mit à copier et apprendre son rôle ; mais comme ils avaient encore besoin de deux acteurs, Armand engagea Julien et Georges, fils d'un fermier voisin, à y prendre deux rôles qui manquaient. C'était ce même Julien avec qui Armand avait eu, l'année dernière, une querelle qui lui avait valu, de la part de Palamène, la forte leçon de la mort du fils du marquis Desforts ; mais Armand et Julien étaient réconciliés ; ce dernier accepta donc, ainsi que son frère. On était bien embarrassé pour les répétitions : il fallait que M. Delacour, qui était dans le secret, engageât souvent Palamène à sortir avec lui ; et, pendant ce temps, Julien, Georges arrivaient, et nos jeunes gens répétaient leur petite pièce, se donnaient des conseils réciproques, et faisaient les comédiens dans toutes les règles. Le jour de la fête arrive ; comment faire pour s'occuper des préparatifs nécessaires, sans que Palamène s'en aperçoive ? C'est encore M. Delacour qui se charge de ce soin : il engage le père de Julien à inviter à dîner chez lui seulement Palamène et lui. Palamène, qui se doute peut-être de quelques surprises que: ses enfants lui ménagent,, accepte ; et , pendant ce temps, on arrange la salle de spectacle ;. Cette salle est bientôt prête, c'est le petit bois qui eu tient, lieu. Il y a au milieu de ce petit bois une salle de verdure. Benoît et Léon, qui sont les décorateurs en chef, y font une séparation avec des tapisseries placées en haut, horizontalement, et aux deux côtés verticalement : les arbres forment, eux-mêmes, les, décorations, et quelques lampions éclairent tout cela. On place des bancs, des chaises dans la partie destinée au public,, et de l'autre côté [] des tapisseries qui forment le théâtre ; on met une table, tous les accessoires dont on a besoin. Les ouvriers de Palamène sont mis en réquisition pour faire les gardes, les paysans qui sont nécessaires à la pièce, et tout est prêt lorsque M. Delacour et le père de Julien ramènent Palamène. Ce bon père joue l'étonnement de se trouver transporté au spectacle. Il demande ses enfants ; on lui dit qu'ils s'habillent pour jouer la comédie ; il est tellement pénétré qu'il verse des larmes d'attendrissement. Enfin, il se place dans un fauteuil mis au milieu du parterre, et qui lui est destiné. Le public en fait autant, et la pièce commence. Je dis le public, car on a invité à cette fête tous les amis de la maison, le voisin Perrin et ses petits-neveux, M. Richard et sa famille, M. de Verseuil et ses enfants, etc., etc. Nos acteurs auraient bien voulu avoir Émilion et ses parents, mais ils étaient à Paris. Quoi qu'il en soit, voilà une société composée d'à peu près vingt à trente spectateurs ; c'est plus qu'il n'en faut pour juger une mauvaise pièce. Benoît s'était chargé du rôle gai, qui était le plus dans son caractère ; Armand et Henriette jouaient les amoureux. Tout le monde était bien placé, mais on avait oublié de se munir d'un souffleur ; on vint tout doucement tirer M. Delacour par la manche, pour le prier de se charger de cet emploi. M. Delacour y consentit, mit ses lunettes, s'empara du manuscrit, se plaça dans un coin pour ne point gêner les spectateurs, et sans lever le rideau, puisqu'il n'y en avait point, les acteurs parurent. Plaçons-nous aussi, amis lecteurs, près du bon Palamène, qui est le héros de cette fête, et jugeons la comédie de notre poète Léon.
[][]COMÉDIE VILLAGEOISE EN UN ACTE ET EN PROSE, ORNÉE DE COUPLETS.
PERSONNAGES. ACTEURS .
LE FILS du seigneur du village LÉON.
BASILE, vieux laboureur JULIEN.
THOMAS, fermier, père de Fanchette BENOIT.
FANCHETTE, sa fille HENRIETTE.
JULIEN , fils de Basile ARMAND.
LE MAGISTER JULES.
UNE MARCHANDE DE CHANSONS ADÈLE.
GUILLOT, paysan GEORGES.
DEUX SOLDATS, PLUSIEURS PAYSANS.
LES OUVRIERS DE PALAMÈNE.
Le théâtre représente un bosquet ; on y voit une table longue.
Scène première.
LE MAGISTER, THOMAS, portant une pinte , FANCHETTE, tenant des verres. Ils s'asseyent tous trois à la table et boivent .
THOMAS.
Queu belle matinai, mes enfants.
LE MAGISTER.
Superbe !
FANCHETTE.
Ah ! mon père celle de d'main s'ra encore plus belle.
[430]LE MAGISTER.
Comment devinez-vous cela ?
THOMAS.
Pardi, c'est tout simp' ; c'est que d'main, voyais-vous, aile épouse Julien. Va, ma fille, si l' matin du jour où c' qu'on s' marie est beau, le soir est ben gentil itou.
LE MAGISTER.
Enfin, père Thomas, c'est donc décidé ? Vous donnez votre Elle à Julien, un rustre, un manant, un imbécile!
FANCHETTE.
Et voirement, monsieur le magister, c'est ben c' qui faut en minage. Toujours vaut mieux épouser un homme pus bête q' soi ; ça fait qu'on a l' plaisir de l' mener par l'bout du nez.
LE MAGISTER.
Ah ! rusée !... voilà de jolies dispositions !
THOMAS.
Quoiqu ça, Julien n'est pas si sot qu' vous voulais ben l' dire.
FANCHETTE.
Oh ! qu' non, il n'est si sot !
LE MAGISTER.
Un garçon qui ignore les premières règles de la syntaxe !
THOMAS.
Suffit qu'il sache aimer sa femme et travailler,:
LE MAGISTER.
Mais il n'a rien.
THOMAS.
J'l'i cédons not' farme ; il aura quel' chose.
[431]LE MAGISTER.
Ainsi, me voilà congédié, moi qui adore votre fille ?
THOMAS.
Comm' vous dites, vous v'ià congédié.
LE MAGISTER.
Préférer un paysan à un homme comme moi, qui possède le français, le latin et le grec ; qui connais à fond Virgile, Cicéron, Séhèque, Quinte-Curce, Homère, Tite-Live, Salluste ; qui fais des vers comme de la prose, des discours, des épîtres, logogriphes, sonnets, ballades, énigmes, madrigaux, poèmes, triolets, comédies, drames, et même des tragédies en cas de besoin.
THOMAS.
C n'est pas tout ça qu' faut en ménage.
LE MAGISTER.
Mais qu'a-t-il donc, ce Julien ? qu'a-t-il de plus que moi pour plaire ?
THOMAS.
J'ignorons c' qu'il a d' plus ; mais j' savons qu'il a trente bonnes années moins que vous.
Le magister, à part .
Comme il est malhonnête ; mais je m'en vengerai. ( Haut.) Changeons de propos, monsieur Thomas ; ceci commence à me chiffonner les oreilles.
THOMAS.
Oui, changeons de propos ; parlons d' la fête ed' not' bon seigneu. C'est d'main, morgue ; c'est d'main. [432]
LE MAGISTER.
Chacun va s'empresser de le fêter.
THOMAS.
Nous donc ! j' dis, j' n'en céderons not' part. J'ons envoyé Julien à Paris, pour acheter des bouquets ar... ar... artif'els. Comment diable qui disont ça ?
LE MAGISTER.
Artificiels, mon cher ; artificiels.
THOMAS.
Oui, arti... comme vous dites. Ça s'ra biau, n'est-ce pas ? Et pis i' doit encore apporter d' biaux affiquets pour not' fille ; car j' voulons que l' jour de ses noces all' soit mise comme une princesse.
LE MAGISTER.
A quoi bon la parer ? la rose fraîche éclose a-t-elle besoin d'ornements ?
FANCHETTE.
Comm' c'est doux ?
LE MAGISTER.
Tenez, le voilà de retour.
FANCHETTE.
Qui ! julien ?... thomas, regardant .
Oui, li-même. Quiens, vois comme i' court ! on voit bien qu'il est amoureux.
FANCHETTE.
C'est lui, oui, c'est lui : oh ! comme le cœur me bat !
[433]Scène ii.
THOMAS, FANCHETTE, JULIEN, LE MAGISTER.
JULIEN.
Bonjour, père Thomas ; bonjour, tout le monde ; bonjour, ma Fanchette. M'est avis que vous m'attendiais commodément, le verre à la main.
THOMAS.
Tu l'as d'vinai, mon garçon : quiens, bois un coup.
Il lui verse du vin. JULIEN.
Je l' voulons ben, morguenne, car j' sis altéré comme un ménétrier.
Il boit. THOMAS.
Eh ben ! queq' t'apportes ed' paris ?
JULIEN.
Tout plein d' belles choses.
LE MAGISTER.
Qu'est-ce que c'est que ces belles choses ?
JULIEN.
Vous avez l'air de gouailler, monsieur l' magister !
LE MAGISTER.
As-tu quelque argument à me pousser ?
JULIEN.
Non, mais j'ons de bons poings.
LE MAGISTER.
Filons doux avec des brutaux comme ça !
[]THOMAS. ,
Ah ça, mais je ne te voyons rien dans les mains ni sous le bras.
JULIEN.
Tout ça est sur not' bourrique, que j'ons déposée chez nous en passant. l'apportons tout c' qui faut à ma Fanchette ; une belle jupe de siamoise rayée, avec el' casaquin pareil, ben long et ben large ; une belle coiffure avec de grandes barbes ; un biau tablier d'un petit satin changeant, qui est superbe ; et pis des fichus, des rubans, oh ! des rubans !,.. j' crais que tu s'ras contente, vas,
FANCHETTE.
Choisis par toi, ah !
LE MAGISTER, à part .
Elle l'adore, hom !
JULIEN.
J'ons itou une fière provision d' bouquets pour not' bon seigneur. Ah ! Fanchette, avec queu satisfaction que j'li offrirons ça !
THOMAS.
C'est d'main un grand jour ed' plaisir : la fête ed' monsieur Saint-Just, et pis vot'mariage.
LE MAGISTER, à part .
Oh ! si je pouvais empêcher ça!
JULIEN, à Fanchette . Veux-tu venir au-devant du village ?
LE MAGISTER, l'arrêtant . Un moment ; vous savez que j'ai besoin de vous pour prendre des rôles dans ma tragédie.
[435]JULIEN.
Comment, vot trageudie ! Vous avez fait une trageudie pour une fêtè ?
LE MAGISTER..
Oui, pour une fête. Ça change, c'est plus neuf. Thomas y fera un héros.
THOMAS.
Allons donc, queu farce ! C n'est pas l'embarras ; j'enrageons, quand j'allons à Paris, ed' voir des coméguiens et des coméguiennes qui savent dire tant de belles choses ; tandis que je n'sommes qu'un ignorant.
LE MAGISTER.
Vous aimeriez donc jouer des rôles comme eux ?
THOMAS.
Si j'aimerions ça ! J'aimerions ça plus que ma vie, voyaisvous.
LE MAGISTER.
Eh ! quel emploi préféreriez-vous ?
THOMAS.
Quel emploi- ? comment quel emploi ?
LE MAGISTER.
Oui, quelle sorte de personnage ?
THOMAS.
Oh ! les princes, par exemple ; ça doit êt'e superbe ; ou bien les maltôtier ; oui, les maltôtiers. J' voudrions occuper un moment la place de c' traitant qui vient d'acheter c'te belle maison au bout du village, ouss' qui fait tant de train.
LE MAGISTER.
Vous jouerez mieux les jardiniers.
[436]THOMAS.
Non : je n' ferions pas ben ces rôles-là. M'est avis qu'il faut sortir un tantinet de son état. J' serions trop gauche, trop lourd, trop pataud.
JULIEN.
Allons, laissons tout c' verbiage, et allons r'joindre el' village. Vians-tu, Fanchette ?
FANCHETTE.
Partout avec toi.
LE MAGISTER, à part .
Je crève de jalousie.
THOMAS.
C n'est pas la peine ; v'ià Guillot qui viant nous dire queut' chose.
SCENE III. THOMAS, FANCHETTE, JULIEN, LE MAGISTER, GUILLOT
GUILLOT.
Vous v'ià ben tranquilles là, vous autres, tandis que chacun s' donn' du mouvement pour la fête de d'main ! Les uns cueillont des bouquets, les aut's préparont des fruits : là c'est une troupe de bergers qui recordont leux danses ; ici c'est une compagnie d'jouteux qui se propose de tirer la lance dans l' canal du château. M. Léon, fils de M. Saint-Just, est partout, qui les anime et leux promet des récompenses s'i chommont ben la fête ed' son père. Ah ! ça fait un bon petit enfant !
JULIEN.
Et mon père, est-ce qu'i' n'est pas avec vous ?
[437] THOMAS.
En effet, j'ions pas encore vu, c' bon père basile.
GUILLOT.
J'l'ons laissé près d'ici. Malgré son grand âge, est-ce qui'i' n'a pas voulu faire itou sa p'tite provision de fleurs ! il est morgue aussi alerte pour ça que tous nos jeunes gens.
THOMAS.
Queu brave homme que c' père Basile ! Comme il aime not' bon seigneur, et comme il en est aimé !
JULIEN.
Que j' brûlons d'embrasser ce cher père !
Le magister, pendant ce temps, tire un manuscrit de sa poche et déclame tout bas.
THOMAS.
Mes amis, c'est la parle du village, c'est l'oracle du canton. Quand il a vu arriver c'te fête-là : Mes enfants, nous a-t-il dit, vous aimez, vous respectez tous monsieur de Saint-Just, ce bon vieillard, ce vertueux père ed' famille ! G'ny a pas deux hommes comme celui-là sur la terre pour chérir ses enfants, pour leur donner des principes de morale et de raison. Il faut le fêter, morgue ; il faut l'i prouver que s'il a des soins pour nous, j'en savons connaître l' prix, et que not' tendresse pour l'i n'finira qu'avec not' vie !.... V'là comme i' s'exprimait, ce bon papa. Qu'i m'tarde de l' serrer dans mes bras !
Tous ensemble .
Le v'ià ; c'est l'i, c'est le père basile.
Ils vont au-devant de lui.
[438]Scene iv.
LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, BASILE. BASILE,
Bonjour, mes enfants, bonjour : eh bien ! qu'est-ce ? comment va la santé ?
THOMAS.
Ben, ben, très-ben, père basile. et vous ? basile, s'asseyant au pied d'un arbre, tous les acteurs l'entourent .
Tatigué, je n m'aperçois pas de mon âge. Et toi, fils, te v'là revenu de Paris ?
JULIEN.
Oui, mon père.
BASILE...
Embrasse-moi, mon garçon, embrasse-moi. ( Il l'embrasse.) D'main t'épouseras Fanchette : all, t'aime, ç't enfant, J'te. varrons marié avant d'mourir..
JULIEN.
Comment, mon père ! j'espère: ben qu' vous-ferez: sauter: nos p'tits enfants.
Basile, secouant la tête .
Ah, ah ! c'est impossib', c'est impossib'. Mais je n'désirons pus rian, une fois qu'jaurons établi mon garçon, et que j'aurons encore vu la fête ed not' bon seigneur ; car c'est d'main, mes enfants ; je n'ons pas oublié ça.
FANCHETTE.
Ni nous non pus, père basile.
[439]BASILE.
Ah ! fort ben.... oui.... ( Il les contemple.) Ça m' réjouit, moi, d'voir c'te jeunesse. ( A Thomas . ) Compère, j' crais que' ça m' rajeunit.
THOMAS.
Ils ont leux temps comme j'avons eu l'not'.
LE MAGISTER.
Tel le vieux saturne autrefois....
JULIEN, frappant du pied, fait peur au Magister . Eh ! morguienne, monsieux l'magister, laissez là vos comparaisons qui clochint.
LE MAGISTER. Le petit drôle m'interrompt toujours.
BASILE.
Ça, mes amis, qu'avez-vous fait tretous pour la fête de d'main ?
Le magister, montrant son manuscrit .
Voici une tragédie en deux actes que j'ai faite à ce sujet. Le fond en est heureux et galant. C'est la fête de Jupiter. J'ignore quel était le nom de son patron, mais c'est égal ; il en avait un sans doute. C'est donc la fête de Jupiter. Au moment où tous les dieux de l'Olympe vont pour la lui souhaiter, il s'élève entre eux une dispute sur la prééminence. C'est à qui fera le compliment le premier.. Mercure veut avoir le pas ; Apollon soutient qu'un compliment est de sa compétence. Les femmes, les déesses du moins, s'en mêlent ; et cela fait une cacophonie vraiment singulière. (Il rit.) Ah, ah, ah ! c'est plaisant, en honneur ! Écoutez, écoutez. Hercule ouvre la scène ; il est en querelle [440] avec les muses. C'est gai, n'est-ce pas, d'avoir mis Hercule aux prises avec les muses ? Hercule donc commence ainsi :
Il déclame d'une manière chargée.Je suis du sang des dieux ; c'est asssez vous en dire ;Ce que je vous ai dit, faut-il vous le redire ?Ignorez-vous qu'Hercule est fils de Jupiter ?Ce secret si connu, faut-il le répéter ?De monstres furieux j'ai su purger la terre ;Ma voix a fait sur eux les effets du tonnerre.Mais je n'en pus braver un bien plus inhumain ;L'Amour, hélas ! l'Amour qui brûla dans mon sein.Le ciel me fit un cœur indépendant de l'âme ;L'âme de qui l'esprit reçoit toute sa flamme.Mortel, j'eus la faiblesse et le cœur d'un mortel,Je brûlai mon encens, Amour, sur ton autel.Que ce jour eut d'appas où je vis la princesse ;Je vois encor, je vois.... je vois....
Julien, l'interrompant .
Qu'on n'y voit goutte. [Il lui arrache son manuscrit.) Quoi qu' c'est que tout c'galimatias-là ? Il s'agit bien de toutes ces balivernes ! V'là l'cas qu' j' fais d' ces sottises !
Il déchire le manuscrit.
LE MAGISTER.
Ciel ! ah ciel ! un manuscrit qui m'a coûté tant de veilles ! ( Tous les paysans lui rient au nez. ) Petit coquin ! je t'apprendrai le respect....
Julien, le menaçant .
N'raisonnez pas, crayez-moi !.... Avec son amour, son autel, sa princesse ! []
LE MAGISTER.
Hom ! si j'étais le plus fort !... (A part.) Je serai le plus traître au moins.
GUILLOT.
V'là m. léon, c'est l'i-même.
BASILE, se levant, aidé par son fils . Allons tous au-devant du fils de ce bon seigneur.
TOUS.
Allons, allons.
scène v.
TOUS LES ACTEURS, LE FILS DU SEIGNEUR. LÉON.
Bonjour, mes bons amis. Embrasse-moi, père Basile ; mon cœur est toujours ému quand je te vois.
BASILE.
Monsieur....
LÉON.
Tu m'as vu naître, Basile, tu m'as porté dans tes bras ! Puisse ta vieillesse jouir de toute la sérénité que tu as prodiguée à ma jeunesse !
BASILE.
Ah ! votre présence, monsieur de Saint-Just, me fait oublier ma caducité.
LÉON.
Allons, de la joie, de la gaieté ! Qu'est-ce ? Vous m'avez tous l'air mélancolique ; serait-ce moi qui
JULIEN.
Mon bon monsieur, le plaisir ed' vous voir en est la seule [] cause. Le sentiment n'a pas d'ivresse, de folle joie. I' charme seulement l'âme, et fait éprouver des émotions plus difficiles à dire qu'à sentir.
Léon, leur prenant les mains .
Mes amis, mes bons amis, vous m'attendrissez jusqu'aux larmes. Mais dites-moi, vous proposez-vous de me bien seconder demain pour fêter monsieur de Saint-Just ? Vous devez vous réunir à moi ; car il est le meilleur des pères, et vous êtes tous ses enfants.
THOMAS.
Oui dà, mon bon p'tit monsieur. J'ons préparé pour ça un petit divartissement qui s'ra tout à fait divartissant.
LE MAGISTER.
Monsieur Léon, vous saurez que j'avais fait à ce sujet une tragédie en vers, que cet insolent vient de me déchirer à l'instant en mille morceaux.
LÉON, souriant . C'est une perte, cela, mon cher magister, et une perte irréparable.
LE MAGISTER.
Pas tout à fait ; car je la sais par cœur, et je me propose demain de la réciter tout entière à monsieur votre père.
LÉON.
Oh ! cela vous fatiguerait, mon cher ; je vous en dispense, je vous en dispense.
LE MAGISTER.
Vous ne voulez pas l'entendre, monsieur ? je vous plains ; car vous, perdez un beau morceau.
[]LÉON. ...
Je le crois... Belle Fanchette,,c'est donc demain que l'heureux Julien...
FANGHETTE, souriant et faisant une petite révérence . Qui, monseigneur, c'est, demain.
LÉON.
Qu'elle a de grâces, d'attraits ! En honneur, elle est ravissante. A propos, mes amis, vous savez que mon père a fondé un prix de vertu pour le jeune garçon du village qui ferait la plus belle action ! Je veux être instruit de la conduite de tous les jeunes gens, et ce soir j'adjugerai le prix à celui dont j'aurai reconnu les bonnes mœurs.
TOUS LES PAYSANS.
Ah ! monsieur.
LÉON.
Restez, restez , mes enfants ; ne me suivez pas ; je reviendrai bientôt, et j'entends que la gaieté ne vous abandonne point pendant mon absence : restez ; je vous salue.
Scène vi. le magister, basile, thomas, fanchette, julien, guillot.
BASILE.
Qu'il est aimable !
THOMAS.
Oui, morgue, qu'il est ben gentil ! ah ça, mes enfants....
LE MAGISTER.
Ali ça, v'ià monsieur Léon parti. Bites-moi, oui ou non, si vous-voulez apprendre les compliments que je vous ai donnés [444] pour débiter demain ? C'est bien la moindre chose, je pense., après m'avoir privé de ma tragédie.
JULIEN.
Bah ! je n'voulons pas pus de l'un que de l'aut'. V'là de biaux compliments ! Mais j'ons le mien encore su moi, j'crais... [Il tire un papier de sa poche.) Ça n'a ni queue ni tête ; c'est d'grands mots qui n'voulônt rian dire. Il ira avec la trageudie.
Il le déchire. LE MAGISTER. .
Voilà un furieux lacérateur ; de par Apollon, je m'en vengerai. ( A part.) Je vais te jouer un tour qui reculera ton mariage, va, petit mauvais sujet !
Il sort.
Scène vii.
LES MÊMES, EXCEPTÉ LE MAGISTER. BASILE.
C'est un grand bavard que ce magister !
THOMAS.
Et un barbouilleux d' papier, qui n'sait jamais c'qu'i' dit
FANCHETTE.
Il est parti furieux ; prends garde, Julien qu'i n' te joue queut' pièce.
JULIEN.
Bah ! est-ce que je le crains donc ? i' n s'y frottera pas.
BASILE.
Mes enfants, j'allons me reposer. A mon âge, on n' peut pas toujours aller et v'nir comme on l' voudrait ben. Restez, vous [445] autres, et réjouissez-vous. Vians, Guillot, vians avec moi, tu seras mon bâton de vieillesse.
JULIEN, s'offrant . Mon père !...
BASILE.
Non, reste près d'ta prétendue ; tu n' perdras pas au change.
Il sort.
SCENE VIII. THOMAS, FANCHETTE, JULIEN.
THOMAS.
Queu brave homme ! queu respectab' homme !
JULIEN.
Mon père ! ah ! j' crais, morguienne, que j' m'jet' rions dans l' feu pour l'i.
FANCHETTE.
Et moi, comme il m'est cher ! C'est ton père jusqu'à présent ; mais d'main i' s'ra l'mien itou, n'est-ce pas ?
THOMAS.
Oui, mon enfant ; va, d'main t'auras deux bons pères, au lieu d'un. Ah ça Julien, j' te donnons ma farme ; tâche ed' la faire valoir, comme j'ons fait, pendant trente années.
FANCHETTE.
Oh ! il a d' bons bras. Et pis, s'i' n' travaillait pas, c'est que j' saurions ben l'i donner du cœur pour l'ouvrage. Ah ! mon père ! j' n'aurons donc rian à désirer, Julien et moi ?
JULIEN.
Oh ! que si fait ; il y a encore qu'eut' chose.
[]FANCHETTE., à Julien .
Eh ! quoi donc !
THOMAS.
Je l' devinons... c'est des petit marmots, n'est-ce pas ? julien, riant . c'est ça, juste. thomas, souriant . ah ! ça viendra, ça viendra ; allez., n' vous boutez pas en peine. ( D'un ton plus sérieux.) tout ce que j' vous d'mandons, mes enfants, c'est de n' pas m'abandonner dans ma vieillesse. julien et fanchette, le serrant dans leurs bras . vous, mon père !
SCÈNE IX. ACTEURS PRÉCÉDENTS, GUILLOT, accourant .
GUILLOT.
Ah ! ah ciel ! un grand malheur !
TOUS.
Quoi qu' c'est donc ?
GUILLOT.
Des gardes entraînont le père Basile pour une somme qu'il doit aux collecteux ; on le mène en prison.
Julien, courant . mon père ! ah ! volons à son secours !
THOMAS.
Où va-t-il ? où va-t-il ? faire queui'folie !
GUILLOT, à Thomas . Allons-y aussi, p't-êt' pourrons-nous l'i donner du secours !
Guillot et Thomas sortent.
[]scene. x.
fanchette, seule .
Comme i' court ! i' va p't-être s'exposer... Si je pouvions le rejoindre].,,. Hom ! voilà c' -vilain magister !
SCÈNE XI. FANCHETTE, LE MAGISTER.
LE MAGISTER, à part . J'ai réussi à mettre une entrave au bonheur de mon rival ; je serai vengé une fois ! Mais la voilà, cette charmante poulette ; faisons-lui un petit doigt de cour. ( Haut.) Bonjour, belle enfant... Qu'elle est jolie !
FANCHETTE.
T'nez, monsieur l' magister, laissez-moi ; je n' vous aimons pas, vous l' savez... Oh ! queux yeux q' vous me faites ! ça m'enraye, moi, d' les voir briller comm' ça : je m' sauve ?..... Ciel ! Julien !
Scène xii.
LES PRÉCÉDENTS, BASILE, JULIEN ET DES GARDES.
Julien accourt, tenant Basile d'un bras et se défendant de l'autre, avec un bâton, contre deux Gardes qui le poursuivent. Il dépose son père sur un banc de gazon et se bat. Les Gardes enfin se saisissent de Julien, et veulent l'entraîner.
FANCHETTE.
Dieux ! on l'emmène !
Elle tombe évanouie sur la terre ; Julien, s'en apercevant, s'arrache des bras de ses Gardes, vient à Fanchette, la relève, l'assied près de son père ; mais les Gardes viennent reprendre Julien et l'emmènent. []
Scène xiii.
BASILE, FANCHETTE, LE MAGISTER.
LE MAGISTER.
Sicpius AEneas... ainsi le pieux Énée porta son père anchise.
BASILE.
Où l' mènent-ils, monsieur l' magister ? où l'mènent-ils ?
LE MAGISTER.
Où ? parbleu, en prison ; c'est tout clair ; il y a rébellion.
BASILE.
Mon fils !
Il cache sa tête dans ses mains.
FANCHETTE, se levant furieuse, court au Magister . Méchant homme ! c'est vous qui l' perdez, j'en suis sûre.
LE MAGISTER, effrayé . Eh bien, eh bien !... j'ai cru qu'elle m'allait arracher les yeux. Cette jeune personne sera bien avec Julien ; ils sont tous deux d'une douceur d'ange.
SCENE XIV. LE MAGISTER, BASILE, FANCHETTE, THOMAS, GUILLOT.
THOMAS.
D'pis une heure j' courons sans les rencontrer.
GUILLOT, lui montrant Basile . Le v'Là c' bon père !
THOMAS.
Ah !... et julien ?
[449]FANCHETTE, pleurant . C'est l'i à présent qu'on mène en prison. Hélas ! p't-êt' que je n serons jamais sa femme !
LE MAGISTER, à part . Pas de sitôt toujours.
BASILE.
J' devons, c'est vrai, une misérable somme de deux cents francs aux collecteux ; mais i' ne m'aviont pas persécuté jusqu'à ce jour. Apparemment que queuqu'un les a animés contre moi ; car, drès qu'ils m'ont aperçu rentrer, i' m'ont fait arrêter. Julien, mon bon Julien m'a retiré d' leux mains ; mais les barbares l'ont entraîné à ma place.
THOMAS.
Oh ! morgue, si j' les avions, ces deux cents francs-là, ça s'rait bientôt fait ; mais j' nons pas pour le moment c'te somme. Monsieur l' magister, ne pourriais-vous pas nous les prêter ?
LE MAGISTER,
Moi !... ah ! mon dieu, l'argent est si rare !...
FANCHETTE.
Laissez-le donc, c' méchant-là : c'est l'i, allez, qui a animé les collecteux ; j'en mettrions les mains au feu !
LE MAGISTER. Vous me connaissez bien peu, pour croire...
BASILE.
Je me sentons mieux ; allons tous nous informer mais queu bruit !..
GUILLOT, regardant . C'est M. Léon ! Julien itou, et ses gardes ! M. Léon les aura rencontrés. I viennent... les v'là.
[450]SCÈNE XV. LE MAGISTER, BASILE, THOMAS, FANCHETTE, GUILLOT, LE FILS DU SEIGNEUR, JULIEN, DEUX GARDES, PAYSANS.
JULIEN, à M. Léon . Monsieur...
LÉON.
Je viens de tout apprendre, Julien ! et je suis étonné qu'au mépris des lois vous vous soyez révolté contre les gardes de mon père.
LE MAGISTER, à part . Bien dit.
FANCHETTE.
Bon monsieur Léon, excusez Julien ; il est vif, c'est vrai ; mais c'est qui n'a pu voir sans une vive douleur son pauvre père entre les mains d' deux estafiers.
LÉON.
Le motif est louable, mais...
LE MAGISTER, à part Sans doute.
JULIEN.
Consultez vot' cœur, M. Léon ; vous et' bon enfant, vous aimez bien vot' père ; dites-moi, n'en auriez-vous pas fait autant à ma place ?
BASILE.
M. Léon !... je n' pouvons pas travailler... Ah ! s'il faut qu'on me prive de mon cher Julien, que d'viendra l'pauv' Basile ?...
Il tombe à genoux. [451] JULIEN, à genoux . Protégez-nous, secourez-nous.
THOMAS, FANCHETTE, GUILLOT ET LES PAYSANS.
Monsieur léon !...
LÉON.
Relevez-vous, mes amis ; relève-toi, bon père. [Il aide Basile à se relever.) Non-seulement je pardonne à Julien, mais je lui rends sa liberté.
TOUS.
Quel bonheur !
LE MAGISTER, à part .
Il est fou, je crois. ( Haut.) Mais, monsieur, le père Basile n'en doit pas moins deux cents francs, et s'il ne paye pas, un décret de prise de corps... l'oblige...
LÉON, le fixant de manière à le faire trembler . Monsieur le magister, votre observation est de trop... Je sais, comme vous, qu'il faut absolument que Basile aille en prison... Je ne puis malheureusement empêcher cela.
JULIEN.
Ciel !... mon père !... Non, monsieur, non, il n'ira point. J' voulons prendre sa place en prison ; qu'on m'y conduise ; qu'on m'y mène à l'instant.
FANCHETTE.
Julien !
JULIEN.
Fanchette, laisserons-nous priver de sa liberté ce vieillard respectable ? Quiens ; vois-le donc ; son aspect ne commande-t'i pas la tendresse et la sensibilté ? ( Aux soldats.) Marchons, je vous suis.
[]LE MAGISTER, enchanté . Ah !
BASILE ET FANCHETTE.
Arrête, malheureux jeune homme !
LÉON à part . Cette scène me pénètre à un point... ( Haut et courant à Julien.) Bon Julien, reviens, reviens. Tant de vertus excite mon âme à tous les sacrifices... Reviens, Julien ! ( Aux soldats.) Et vous, retirez-vous ; je me charge de la dette de Basile.
BASILE ET JULIEN.
Quoi !...
LÉON.
Oui, oui, je les payerai ces deux cents francs ; je rendrai un fils à Basile, un époux à Fanchette, et je serai témoin de leur bonheur.
TOUT LE MONDE. Comme c'est heureux !
LE MAGISTER, à part . Comme c'est malheureux !
LÉON, au Magister . Monsieur, je sais que c'est vous qui avez voulu nuire à ces bonnes gens : c'est vous qui avez choisi ce moment pour solliciter et obtenir le décret qui envoyait Basile en prison. Je ne vous ferai point de reproches, mais je vous engage à vous retirer. La joie universelle doit être votre plus grand supplice : elle sera votre unique punition.
FANCHETTE. L'avais-je-t'i dit que c'était lui ?
[453]Le magister, confus .
Monsieur... bien au contraire... je suis ravi... Au surplus, je vous tire ma révérence, et suis votre très-humble et très-obéissant serviteur. Que personne ne se dérange.
Tous, en le reconduisant . hum ! le méchant !
Il sort.
Scene xvi.
TOUS, EXCEPTÉ LE MAGISTER. LÉON.
Allons, mes enfants, venez tous au château ; que je vous présente à mon père : lui montrer des gens vertueux, c'est la meilleure manière de le fêter... Mais quel bruit entends-je ?
GUILLOT.
C'est une marchande de chansons.
THOMAS.
Faut la faire venir ; elle aura p't'êt' queut' complainte à nous débiter, queut's drôleries comme ça. Eh ! la femme ! par ici, par ici !
TOUS.
Par ici, la femme, par ici !
GUILLOT.
J' vas chercher mon violon, moi, j' chant'rons et j' dans'rons.
Il sort.
[454]Scène xvii et dernière.
TOUS LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, UNE CHANTEUSE portant un petit sac
devant elle, et un bâton très-long entouré d'une toile. Par suite , GUILLOT, son violon sous le bras .
LA CHANTEUSE.
Voulez-vous acheter ce petit livre, messieurs et dames ? Il n'a que six feuillets, mais qui sont remplis de chansons si jolies, si agréables, qu'elles font l'admiration de tout le monde. Je vais vous en chanter une, si vous voulez m'honorer un moment de votre attention.
Elle plante son bâton, et déroule un tableau offrant quatre compartiments où sont peintes
grossièrement plusieurs scènes.
GUILLOT.
V'là mon violon.
LA CHANTEUSE.
Eh bien, vous allez m'accompagner.
GUILLOT.
Avec plaisir.
Tout le monde les entoure.
Léon, à part .
Que l'empressement de ces bonnes gens me charme ! C'est pour eux une affaire très-intéressante.
La Chanteuse et Guillot montent sur un banc à côté du tableau. La Chanteuse chante, et Guillot racle du violon en même temps.
LA CHANTEUSE, à haute voix .
Complainte et douloureuse aventure du très-recommandable et très-respectable père Basile, laboureur, ou l'on trouve la manière dont il a été arrêté ; sa délivrance par son fils, et leur récompense [455] par le fils du seigneur du château. Il y a des livres de deux sous et de quatre sous .
COMPLAINTE.AIR : Regardez cette rose, etc .Du bon père BasileEcoutez les malheurs.Voyez qu'il est facileDe causer des douleurs !Un démon de maliceL'a fait emprisonner.Elle montre avec une baguette, sur son tableau, l'endroit où le Magister parle aux collecteurs pour faire emprisonner Basile.Grand Dieu, d'un tel suppliceDaigne nous préserver !On le prit à la gorge,Elle montre sur un tableau l'endroit où le père Basile est arrêté.Sortant de sa maison ;Deux collecteurs l'abordent,Disant : Fais-nous raison ;Allons, fais-nous la sommeQue tu dois franchement ;Soudain l'on t'abandonne,En payant deux cents francs.La réponse de Basile .Il ne m'est pas possibleDe vous payer comptant :Hélas ! soyez dociles ,[456]Attendez quelque temps.Ces démons d'artificeN'écoutaient point cela,Quand son fils, par surprise,Elle montre sur son tableau l'endroit où Julien emporte le père Basile sur ses épaules.Le prit et l'emporta.Les gardes le saisissentPour punir sa valeur ;Mais le seigneur dissipeElle montre l'endroit où le seigneur pardonne à Julien.Par ces mots leur fureur :« Mes amis, ce jeune hommeA fait ce qu'il a dû :Il est digne d'élogeEt du prix de vertu. »
LÉON.
Celte histoire est touchante, mais je crois la connaître.
LA CHANTEUSE.
Monseigneur, c'est la vôtre. Votre conduite généreuse et celle du digne Julien méritent qu'on vous nomme à jamais LES BONS FILS. Mais j'ai là d'autres couplets beaucoup plus intéressants. Tenez, messieurs et dames, prenez ces livres bleus ; je les donne pour rien. Chantez, et donnez-nous le ton. Puisque nos cœurs sont tous de la partie, il ne sera pas difficile de nous mettre d'accord.
Elle distribue de petits livrets aux Acteurs et aux Spectateurs.
LÉON chantant à Palamène .AIR : Avec les jeux dans le village .Du sentiment, de la tendresseQue ce jour fasse les honneurs ![457]A vous fêter chacun s'empresse ;C'est ici la fête des cœurs.Oui, cher papa, daignez le croire,Ce fils que vous savez charmer,Quand à vous plaire il met sa gloire,Et tout son cœur à vous aimer, ( bis.)JULIEN.Qu'on invoque Apollon, Minerve,Pour vous forger un compliment :Pour moi, sans fatiguer ma verve,J'interroge le sentiment.Mais quand le sentiment inspire,Deux mots composent nos chansons ;Et j'ai tout dit quand j'ai pu dire :Il nous chérit, nous l'adorons ! ( bis.)BASILE.Cette bonté, cette sagesse,Qui brillent dans tous ses discours ;Cette candeur enchanteresse,A laquelle on se rend toujours ;De mille vertus l'assemblage,En ce moment nous les taisons :Son bon cœur seul a notre hommage,Et c'est toujours mêmes chansons, ( bis.)LÉON.AIR : Avec Yseulte et les amours .En vous peignant mes sentiments,Ai-je obtenu votre suffrage ?Que j'ai passé de doux momentsEn vous peignant mes sentiments ![458]Si je sens le prix des talents,C'est quand je vous en fais l'hommage.En vous peignant mes sentiments,Ai-je obtenu votre suffrage ?ADÈLE , en marchande de chansons .C'est bien le plaisir le plus douxQue de fêter l'objet qu'on aime !Chanter votre amitié pour nous,C'est bien le plaisir le plus doux !Dès que l'on travaille pour vous,La rime se place elle-même :C'est bien le plaisir le plus douxQue de chanter l'objet qu'on aime !FANCHETTE.L'amitié naît du sentiment,Le sentiment de la tendresse.Oui, chacun dit en vous voyant :L'amitié naît du sentiment.C'est un plaisir pur et charmantQui plaît à la délicatesse.L'amitié naît du sentiment,Le sentiment de la tendresse.
THOMAS.
À mon tour, à mon tour ! le magister, revenant .
Messieurs, messieurs, laissez-moi chanter ma chanson ; je suis dans l'enthousiasme !
THOMAS.
Laissez donc, monsieur l' magister ; après moi, s'il vous plaît.
[459]THOMAS.
AIR : Aussitôt que la lumière .
Au monarque du PermesseJe n'offre point mon encens ;C'est au dieu de la tendresseA me prêter ses accents.Sans me fatiguer la têteA rimer une chanson,Quand mon cœur est de la fête,Ma foi, c'est toujours du bon.CHŒUR.Quand le chœur est de la fête,Ma foi, c'est toujours du bon.LE MAGISTER.Quand je fais de la musique,Si l'Olympe s'assemblait,Bientôt la troupe bachiqueJusqu'en ces lieux descendrait ;Et, laissant là son tonnerre,Partageant notre gaîté,Jupiter, armé d'un verre,Boirait à votre santé.CHŒUR.Jupiter, armé d'un verre,Boirait à votre santé.LÉON.Qui peut flatter mon envie,Et qui pourrait m'enflammer,Quand le reste de ma vie,[]Mon bien est de vous aimer ?Tout autre plaisir sur terreN'est à mes yeux qu'une erreur :C'est dans le cœur d'un bon pèreQu'un fils trouve son bonheur.CHŒUR.Tout autre plaisir sur terreN'est à nos yeux qu'une erreur :C'est dans le cœur d'un bon pèreQu'un fils trouve le bonheur.
FIN DE LA PIÈCE.
[]Quand le spectacle fut fini, tous les spectateurs lui prodiguèrent des applaudissements, et demandèrent à grands cris l'auteur. Léon s'avança avec un air de triomphe, présenté par ses frères, et les applaudissements redoublèrent. Palamène, qui avait les yeux humides de sensibilité, embrassa ses enfants et leur fit mille compliments : il les laissa libres ensuite de changer d'habits, et rentra avec ses amis dans la maison, où Marcelle avait préparé une collation pour tout le monde. Tous nos jeunes gens s'étaient cotisés pour en faire les frais. Ils parurent bientôt, et furent applaudis, embrassés de nouveau. On se mit à table, où la gaieté présida. On parla de la pièce, de la manière dont chacun avait joué son rôle. Benoît, chargé du rôle de Thomas, y avait été dans son centre ; Benoît était un gros réjoui, à qui il fallait de la grosse gaieté pour qu'il fût passable. Il [462] avait surtout bien joué sa scène avec le magister, où ce dernier lui propose de jouer la comédie. On admira le sentiment qu'Armand avait mis au rôle de Julien ; il avait eu surtout de la vivacité et de l'âme dans la scène où il emporte son père, et se bat contre les deux gardes du collecteur. Léon avait eu de la tenue, de la noblesse et de la bonté dans le rôle distingué du fils du seigneur ; mais Jules avait été un peu froid dans celui du magister ; pour se donner un ton de pédagogue, il avait souvent manqué l'effet, quoiqu'il eût déclamé d'une manière très-comique les vers de la tragédie de la fête de Jupiter. La fête de Jupiter, dont on ignore le patron , avait fait beaucoup rire par réminiscence. La jeune Henriette avait très-agréablement rendu le rôle de Fanchette, quoique sa timidité l'eût fait souvent parler trop bas. Julien et son frère, le jeune Georges, avaient été bien dans les rôles du père Basile et de Guillot. Georges savait jouer un peu du violon, voilà pourquoi Léon lui avait donné le rôle de Guillot. Mais ce qui avait fait le plus rire la société, c'était la caricature d'Adèle en marchande de chansons. Un petit sac devant elle, une cornette, une jupe de siamoise, un ton aisé, tout avait prêté à l'illusion. On s'amusa, beaucoup de la complainte, surtout des rimes : on le prend à la gorge avec deux collecteurs l'abordent : c'était le véritable genre. Palamène demanda qui avait barbouillé ce tableau où l'on voyait toutes les scènes de la chanson : on lui dit que c'était Benoît, qui s'était amusé à faire cette peinture en charge. Palamène en sourit. — Mais, ajouta-t-il, quels moments avez-vous donc pris, mes enfants, pour faire la pièce, l'apprendre, la répéter, la monter, en un mot ? Il me semble que je suis peu sorti d'ici depuis quelques jours.— Ah ! pardonnez-moi, mon père, répondit Léon ; [463] M. Delacour a eu la bonté de nous aider en vous faisant faire des promenades sous différents prétextes ; et puis, nous nous levions tous de bon matin, et nous répétions avant votre réveil. — Ces bons enfants !
Le vertueux père de famille était enchanté ; ce jour était le plus beau de sa vie. Il le disait lui-même, et la famille ainsi que ses amis jouissaient de sa satisfaction. Au dessert, on recommença lès couplets qui avaient terminé la pièce. Léon y joignit une ronde que je ne puis donner à mes lecteurs, attendu qu'elle ne m'est pas parvenue, mais qui, selon toute apparence, fut gaie, et mit tout le monde en train, car soudain on se leva de table. Georges prit son violon, racla quelques contredanses, et l'on dansa jusqu'à deux heures du matin. Tous les étrangers alors se retirèrent, et chacun fut se livrer au repos, rame doucement affectée de toutes les sensations que cette journée délicieuse avait fait éprouver.
Je te salue, toit rustique et hospitalier du père de famille ! asile de la paix, du bonheur et de la franche liberté, je te salue ! C'est dans ton sein qu'on trouve la confiance, la tendresse et la morale sans morgue, sans ennui, sans sécheresse : la vertu n'y exclut point le plaisir, et la juste sévérité s'y trouve unie à la complaisance, à l'indulgence, aux agréments, aux sentiments du cœur et de l'esprit. Bon Palamène, tu as été fêté par tes enfants , et ce jour d'allégresse a été une fête pour eux comme pour toi !
[][]Quelques jours se passèrent sans qu'il arrivât rien de particulier à la chaumière. On les avait employés à défaire le théâtre champêtre, à remettre tout en place, à se délasser des fatigues de la fête, à s'entretenir enfin des plaisirs qu'elle avait procurés. Un jour pareil est pendant longtemps le sujet de la conversation. On y pense, on en reparle, on se retrace ses rôles, les jeux, la danse, tout ce qui a pu faire plaisir ; et de jeunes enfants n'oublient jamais ces heureux moments. Le père de famille était content de la pièce de Léon, qui annonçait des [466] dispositions, vu l'âge de l'auteur. Elle n'était point forte d'intrigue , mais elle marchait assez bien ; les scènes s'y succédaient d'une manière naturelle, et il y avait peu de longueurs. Le but, d'ailleurs , en était moral et digne de l'éducation que Palamène donnait à ses enfants. Il y avait même çà et là quelques traits de sentiment. Palamène en demanda une copie à Léon, et la relut chez lui avec autant d'intérêt que de satisfaction. Il y remarqua l'adresse de la distribution des rôles. En un mot, il y vit le germe d'un talent qu'il avait toujours aimé, et qu'il n'était pas fâché de rencontrer dans l'un de ses enfants. Il craignait néanmoins que l'amour-propre et la manie d'écrire ne gâtassent son jeune auteur ; il savait que ce genre de talent ne souffre point la médiocrité, et qu'il était trop difficile, trop peu lucratif pour en faire un état. Il prit en conséquence son fils Léon à part, et après lui avoir fait des compliments de ses productions, il l'engagea à ne s'y livrer que comme s'il prenait un simple délassement. Il lui renouvela le désir qu'il lui avait déjà témoigné de voir tout ce qu'il ferait, et de l'enfermer dans son cabinet, pour le lui remettre un jour, quand il aurait un état fait. Mon fils, lui dit-il, je ne connais point de carrière plus pénible ni plus ingrate que celle de la littérature, et je te rappellerai à cette occasion l'histoire du poète Hilaire. ; c'est le talent le plus estimable, puisqu'il exige plus de dons naturels, puisqu'il vous donne-, par votre organisation, une espèce de supériorité sur les autres hommes ; mais en même temps, ces hommes ne vous tiennent point compte de ces avantages ; -au contraire, ils excitent leur jalousie, souvent même leur ironie, et jamais ils ne vous rendent justice pendant votre vie. Ce bel état, qui ne vous enrichit point, ne vous donne que des tracasseries, [467] et ne vous procure de la gloire que quand vous n'existez plus. Mon fils, un bon marchand, un bon artisan, sont plus heureux que les plus grands poètes : les premiers sont obscurs, et par conséquent moins tourmentés. Amuse-toi donc seulement, mon ami, et ne t'occupe point de la littérature. Je sais que souvent cet amusement devient l'unique occupation de ceux qui l'aiment ; mais j'espère que, destiné bientôt à des travaux plus sérieux, tu t'y livreras en entier, et feras ton bonheur avec le mien, en songeant à la fortune et à un établissement : ce que les muses ne peuvent t'offrir. Voilà, mon cher fils, ce que je voulais te dire sans amertume, sans aigreur, et sans prétendre pour cela l'imposer la loi de ne plus écrire. A Dieu ne plaise que je saisisse une occasion où ton style m'a tant fait de plaisir, pour me fâcher contre toi ! Non, mon ami, ce que je te dis aujourd'hui, je te le dirai dans tous les temps ; c'est une observation générale, et qui ne doit jamais t'empêcher d'essayer ton talent, en saisissant des à-propos aussi heureux que celui de ma fête. Voilà des époques où tu serais ingrat en ne tirant point parti des dispositions que tu as ; mais, hors ces moments-là, je te conseille de laisser reposer ta lyre : elle n'a que des sons à te procurer ; d'autres travaux t'offriront des avantages plus solides.
Palamène embrassa Léon, qui sentit la justesse de ses objections , est lui promit de suivre en tout ses sages conseils, et de reprendre sans interruption le cours de ses exercices ordinaires. Le père et le fils se quittèrent enchantés l'un de l'autre, et se trouvèrent à la porte cochère, où une chaise de poste venait de s'arrêter. Quelle joie pour Léon ! c'est M. de Lonchamps ! Il est accompagné d'un vieillard qui paraît très-âgé, mais en même [468] temps vif, bien portant et respectable. M. de Lonchamps descend, saute dans les bras de Palamène, et lui présente le vieillard, en disant: Le voilà, mon ami ; voilà mon homme invisible, mon bienfaiteur, mon second père ! il m'a bien tourmenté ; mais comme il m'en dédommage !..... Eh bien ! comment vont tous vos aimables enfants ? En voilà un ; M. Léon, je crois ! il est bien grandi.
Léon embrasse M. de Lonchamps, puis court avertir ses frères et sœurs de l'arrivée de cet homme intéressant. Tous volent audevant de lui, tous le serrent dans leurs bras et saluent le vieillard , qu'ils fixent avec curiosité. Ces deux nouveaux venus sont introduits dans la maison. On apprend avec plaisir qu'ils se sont promis de passer plusieurs jours chez le bon père, et l'on attend avec impatience le moment où, réunis sur la terrasse, on apprendra la suite de l'histoire extraordinaire de l'homme invisible. Ce moment arrive enfin, et M. de Lonchamps prend la parole.
« Je vais commencer, dit-il, un récit que vous paraissez tous désirer ardemment, et je prierai ensuite mon ami, que voici, de le finir, attendu qu'il s'en rappellera mieux que moi toutes les particularités. Lorsque je vous quittai, il y a un an, je retournai à Paris, où j'étais appelé par l'ordre de mon homme invisible, qui depuis dix ans, ainsi que je vous l'ai dit, me suivait partout sans que je pusse le rencontrer ni le voir. C'est donc à Paris où recommencent pour moi les aventures les plus bizarres.
» J'y arrive, et, d'après l'ordre de mon inconnu, je prends un logement, dans la rue de Vaugirard, tout près de la Comédie Française. L'argent, comme je vous l'ai dit, toutes les aisances [469] de la vie ne me manquaient pas ; je n'avais que la douleur d'ignorer les secrets de ma famille, et de ne pas connaître l'étranger qui réglait ma conduite d'une manière si impérieuse. Depuis quelques années, il semblait moins attaché à mes pas, et ne faisait plus que m'écrire de temps en temps pour me prescrire l'asile qu'il voulait que j'habitasse. J'avais pris un domestique depuis plusieurs jours, attendu que je prévoyais que je me fixerais pour toujours dans Paris ; mais je n'avais pas jugé à propos de mettre ce domestique au fait de mes aventures, qui ne le regardaient pas, et pouvaient devenir, dans sa bouche, la nouvelle de toute la ville. Un soir que je rentrais chez moi (c'était dans l'hiver ) , je trouvai un grand feu, beaucoup de bougies allumées, une table surchargée de papiers, et mon domestique qui s'occupait à ranger tout cela. Quelqu'un est-il venu ici ? lui demandai-je. — Monsieur doit bien le savoir. — Moi ? comment ? — Parbleu, monsieur donne parole à quelqu'un chez lui, et ne s'y trouve pas. — Moi ? j'ai donné parole ? — Sans doute, à un vieillard bien respectable. Il dit qu'il est votre parent ; et moi, je crois que c'est monsieur votre père, car il vous ressemble ! — ah ! il me ressemble ! oui, je sais ce que c'est..... A quelle heure est-il venu ? — Vraiment, à cinq heures, et il n'y a pas une demi-heure qu'il est parti. Il m'a demandé de l'encre, du papier ; il a écrit, écrit, toujours écrit.
» Je saute sur les papiers qui sont sur la table ; j'y trouve peu de choses intéressantes ; des vers, des chansons, et ce billet :
« Changez de quartier, et pour cause. S'il vient ici un particulier de quarante ans, grand, sec et blond, ne répondez point à ses [470] » questions ; faites-lui une histoire, et gardez-vous de parler de moi . » Vous me verrez incessamment . »
» Cet avis fut une loi pour moi : dès le lendemain, je fus retenir un autre logement dans la rue Montmartre, et je fis mes dispositions pour déménager, très-satisfait de la promesse que mon inconnu me faisait de se dévoiler enfin à mes regards. Deux jours après, il se présenta chez moi un particulier tel qu'on me l'avait désigné. —Est-ce ici, me dit-il en entrant, M. de Lonchamps ? —Oui, monsieur. —C'est à lui que j'ai l'honneur de parler ? —A lui-même. —Pardon, monsieur ; mais en qualité d'ami de feu monsieur votre père, je viens...
— De feu mon père, monsieur ? vous vous trompez ; mon père existe toujours ; il existe pour m'accabler de sa tendresse et de ses bienfaits. — Monsieur n'est donc point le neveu de M. de Lerval ? — M. de Lerval ? je n'ai jamais connu quelqu'un qui portât ce nom. — Vous vous moquez, monsieur ; je vous connais bien, et d'ailleurs cette ressemblance que je remarque entre vos traits et ceux... — De mon père, sûrement ? Oui, mon père et moi, c'est la même figure ; mais il est dans notre pays, à cent lieues d'ici, et je ne crois pas que vous le connaissiez.
— Cependant... — Au surplus, monsieur, à quoi tend ce discours ? Que voulez-vous de moi ? Puis-je vous être utile en quelque chose ? Pardon, c'est que je suis pressé... — Vous cherchez à m'abuser ;, peut-être vous a-t-on prévenu de ma visite ? — Qui êtes-vous vous-même, pour me faire des questions aussi indiscrètes ? — Tremblez de le savoir ! — Des menaces chez moi ! sortez, je vous prie, homme imprudent, et sachez que vous vous méprenez sans doute, en vous attachant à [471] interroger un homme dont toute la famille vit en province, et qui n'est ici que pour des affaires d'intérêt.
» L'étranger me fixa, et sortit en marmottant entre ses dents quelques mots, dont il ne me parvint que ceux-ci : Hum ! si tu n'étais pas soutenu !
» Soutenu ! comment ? que voulait-il dire par là ?... Il sortit enfin, et je me hâtai de déménager. A peine installé dans mon nouvel asile de la rue Montmartre, je reçus une lettre de mon invisible. Il me marquait que j'avais assez bien répondu au grand homme sec, mais que j'avais mis dans mes réponses trop de hauteur, ce qui lui avait donné des soupçons. Au surplus, ajoutait-il, tout cela s'éclaircira bientôt. Quelques jours après, une voiture s'arrêta à ma porte ; une femme seule en descendit, monta chez moi, s'assit, et me dit qu'elle voulait me parler en confidence. Je fais retirer mon domestique. — Monsieur, me dit cette dame, je viens vous faire une restitution. — A moi, madame ? — Oui, monsieur. Je devais une ; somme de douze cents livres à monsieur votre père ; il me les avait prêtées de confiance ; mais, depuis sa mort, ayant éprouvé des malheurs, je ne me suis vue que depuis quelques jours en état de vous rendre cette somme qui vous appartient. — Madame, je ne conçois pas... — Monsieur votre père avait ma reconnaissance, mais elle devint sans doute la proie des flammes avec les autres papiers importants qu'il brûla la veille de sa mort. Vous voyez que je suis au fait.
» Je fixai cette dame, et voyant qu'elle, baissait les yeux, d'ailleurs louches et faux, je me tins sur mes gardes. — Madame se trompe, lui répondis-je, mon père... — Je l'ai connu, monsieur, vous dis-je. Sa femme, qui mourut en vous donnant [472] le jour, était ma meilleure amie ; vous êtes le fruit de l'amour le plus malheureux ! Ne dissimulez pas, monsieur, et prenez votre somme.
» Cette femme tenait la bourse à la main ; elle paraissait connaître tous les secrets de ma famille ; j'allais me livrer, lui demander peut-être qu'elle s'expliquât sur les mystères qu'elle connaissait ; j'allais me trahir enfin , lorsqu'une voix que j'entendis chanter sur l'escalier, me rendit, je ne sais comment, toute ma défiance. C'était pourtant la voix de mon domestique. Il chantait ce refrain : Taisez-vous, taisez-vous, rossignol amoureux , etc. Je pâlis, et cette femme, qui s'en aperçut, me demanda si je me trouvais indisposé. — Très-indisposé, lui dis-je ; et j'appelai mon domestique. Il entra : la dame insista pour que je prisse la somme. Je lui protestai qu'elle se trompait ; que tous mes parents étaient en province ; qu'en effet j'avais bien entendu parler des aventures de quelqu'un qui portait mon nom, mais que j'étais heureux, moi, et que mon père, qui existait, ne pouvait avoir prêté de l'argent à quelqu'un à Paris, puisqu'il n'était jamais venu dans cette ville. Je terminai en demandant le nom de l'étrangère. Elle se leva, me fixa d'un air courroucé, et sortit en me disant qu'il était inutile qu'elle se fit connaître, puisqu'elle s'était trompée.
» Lorsqu'elle fut partie, Firmin, mon domestique, qui était simple et attaché, me saute au cou, en me disant : — Ah ! monsieur, que vous avez bienfait de ne pas vous laisser tirer les vers du nez par cette mégère !—Et pourquoi ?—A peine était-elle entrée, que... J'étais là, moi, sur l'escalier, à battre votre habit bleu, celui qui a des boutons de nacre de perle, vous savez... — Oui, oui, eh bien ? — Eh bien, monsieur, ce bon vieillard [473] que je crois être toujours monsieur votre père, quoique vous n'en conveniez pas avec moi, il est monté : —Mon ami, m'at-il dit, aimes-tu ton maître ? — Si je l'aime ! — Eh bien ! il faut le sauver d'un grand danger ; chante à haute voix : Taisez-vous , taisez-vous, rossignol amoureux . Je l'ai chanté ; le vieillard m'a glissé un louis dans la main, et s'est sauvé à la hâte.
» Quel est ce nouvel incident, me dis-je, dont je me suis tiré si heureusement ? Cette femme est donc mon ennemie ? Et cet homme invisible qui est toujours là, partout sur mes pas ! Tout le monde le voit, le connaît ; il n'est étranger que pour moi ; pour moi, qui suis sans doute l'unique objet de sa sollicitude ; pour moi, qu'il accable de soins, de prévenances, de bienfaits ; pour qui même il prodigue l'or à mes gens ! Mon état est bien douloureux ! c'est un martyre qu'un pareil état ! quand finirat-il ?...
» Il se passa plus d'un mois après cette aventure sans que j'entendisse parler de rien. Je commençais à me tranquilliser : habitué aux événements les plus singuliers, ils ne m'affectaient plus autant que dans le commencement. Le trouble, l'indécision, l'ignorance de mon sort, je m'accoutumai à tout cela, et je me livrai à la dissipation, comme un homme qui n'aurait éprouvé aucun des revers de la vie. J'allais au spectacle ; c'était mon goût favori. Un jour je fus aux Italiens, où il y avait une affluence considérable de spectateurs. Le spectacle fini, je descends, et, prenant les boulevards, pour m'exercer à la promenade avant de rentrer chez moi, je vois beaucoup de monde assemblé. Firmin était avec moi ; je lui avais dit de venir m'attendre à la sortie des Italiens. —Vois, lui dis-je, ce qu'il y a là. Firmin y va, revient, me rapporte que c'est une dame très-bien mise qui [474] est évanouie, et que chacun entoure pour lui prodiguer des soins. Soudain un homme furieux s'approche de moi. —C'est le domestique de Longchamps, s'écrie-t-il ; je l'ai reconnu ; son maître est-il là ? — Le voici ! répondis-je froidement. — Traître, qui que tu sois, celui que je déteste ou tout autre, tu auras ma vie ou j'aurai la tienne !
» Je reconnais l'homme grand et sec qui est déjà venu me voir. — Qu'avez-vous ? lui dis-je ; quel est cet emportement ? — Je vais perdre ma femme, répond-il ; elle est là, là, qui expire, et c'est toi, ce sont les tiens qui en sont cause. —Moi ! grand Dieu ! expliquez-vous ! — Point d'explication !
» L'étranger met l'épée à la main ; je n'ai point d'épée, je cherche à parer ses coups avec ma canne. Tout à coup la foule se porte de notre côté ; Firmin prend le furieux ; par le milieu du corps, le porte plus loin où il le renverse à terre ; et moi que cette scène a rendu immobile, je sens que quelqu'un me glisse un papier dans la main. Etonné, je regarde à mes côtés, je ne vois rien que des gens mal vêtus qui m'examinent avec une curiosité stupide. Je déploie le papier à la lueur d'un réverbère, j'y trouve écrit avec un crayon, et de la main de mon invisible : « Sauvez-vous, montez dans la voilure grise unie que vous trouve » rez au coin de la rue Grange-Batelière ; elle vous conduira en » lieu de sûreté . »
» Étourdi de ce nouvel avis, je veux chercher celui qui me le donne. Firmin accourt vers moi ; Firmin me dit : — Retirons-nous, monsieur ; le vieillard qui vous ressemble vient de me le dire. — Où est-il ? — Il entraîne votre adversaire, qui semble avoir beaucoup de respect pour lui. — De quel côté ? — Bon ! ils sont déjà bien loin ! tous les deux sont montés avec la femme [475] évanouie, mais qui va mieux, dans le carrosse que vous voyez là-bas, là-bas !
" Je ne sais où j'en suis ; Firmin me guide, et tous deux nous allons machinalement vers la rue Grange-Batelière, où la voiture grise unie qu'on m'a désignée s'offre en effet à mes yeux. Point de doute qu'elle n'appartienne à mon invisible, qui probablement veut me faire conduire chez lui, et se dévoiler à moi. Pendant que j'hésite en examinant cette voiture, le cocher me dit : —C'est vous que j'attends, monsieur ; montez vite et partons... Cet homme ouvre sa portière, me donne le bras ; je monte, sans penser à demander où l'on me mène, et Firmin se cramponne derrière la voiture qui vole. Vous êtes peut-être étonnés de ma confiance, mes amis ? En effet, elle était sans doute hasardée ; mais c'était sur un avis de la main de mon invisible que je me livrais ainsi. Ce digne vieillard avait parlé à mon domestique , je ne pouvais résister à ses conseils. Je me laissai donc conduire. Je m'aperçus qu'on me faisait traverser tout Paris, puis qu'on m'y faisait rentrer, puis qu'on m'en éloignait encore. Je me doutai que ces précautions avaient pour but de rebuter ceux qui pourraient nous suivre, et. cela me suggéra les plus tristes réflexions. Que suis-je donc ? me dis-je intérieurement. Qu'ai-je donc fait à ces méchants qui me tour - mentent ? L'homme brutal qui m'a attaqué ce soir prétend que c'est moi, que ce sont les miens qui causent les malheurs de sa femme ! Mon respectable protecteur dit que j'ai imprimé le sceau du déshonneur sur son front ! Quels malheurs ont donc entouré mon berceau ? De quel funeste roman suis-je donc le héros ? Voilà plus de dix ans que, sans cesse ballotté par le sort injuste, peut-être par les caprices plutôt que par la juste haine [476] des hommes, je n'appartiens ni à moi, ni au pays qui m'a vu naître, ni à la société qui me réclame. Quand finiront tant d'incertitudes, tant de persécutions ? Hommes cruels, faites donc finir mes tourments ! éclairez-moi, éclairez-moi sur mes crimes, si je suis coupable ; et vengez-vous, si je vous ai outragés ; la mort me sera préférable aux affreuses inquiétudes où vous me plongez. Mais quel est mon ennemi ? Pourquoi n'a-t-il pas recours aux lois ? Pourquoi m'ôte-t-il la faculté de les implorer moi-même ? Cet homme barbare qui voulait m'assassiner, cette femme insensée qui, je ne sais pourquoi, tombe en pâmoison, que peuvent-ils me reprocher ? Quels rapports ont-ils avec moi ? Mais, ils connaissent mon invisible ; ils lui témoignent du respect, ils sont dans la même voiture avec lui: quel est ce mystère, ce mystère inexplicable ? O mon Dieu ! vais-je enfin le pénétrer ?
» En faisant ces réflexions et d'autres plus amères encore, je m'aperçus que la voiture s'arrêtait à la porte d'une maison de campagne simple, isolée, et dont l'extérieur, ainsi que le pays qui l'avoisinait, m'étaient absolument inconnus. Le cocher descend, frappe à la porte cochère, entre, et referme la porte sur lui, en me laissant là dans -la voiture. Firmin, qui est descendu de derrière le carrosse, ouvre la portière, et je me hâte de lui dire de s'informer des domestiques, de quelqu'un, du nom du propriétaire de cette maison, et du lieu où nous sommes. La porte cochère s'ouvre bientôt entièrement ; le cocher reparaît, fait entrer la. voiture dans une assez vaste cour ; je descends, un vieux concierge me prie très-honnêtement d'entrer dans une salle basse, où je trouve de la lumière et du feu. Mon domestique veut sortir ; on l'engage à rester avec moi, et nous passons [477] là tous les deux une heure entière sans voir venir qui que ce soit. Au bout de ce temps, le vieux concierge paraît lui-même avec le cocher. Tous deux placent un excellent souper sur une table devant moi, et m'engagent à y faire honneur. Je leur demande chez qui je suis, comment s'appelle leur maître : ils me répondent très-honnêtement qu'ils ont ordre de ne satisfaire à aucune de mes questions. Je soupe ; mon Firmin en fait autant âmes côtés ; on vient nous desservir, puis on nous montre, à moi un lit dans une alcôve , et à Firmin un autre lit dans un petit cabinet. On nous invite enfin à nous reposer, en attendant qu'on ait autre chose à nous dire.
» Nous nous regardons, moi et Firmin ; nous ne savons si nous sommes dans le pays des enchanteurs. Ce bon Firmin, qui ne connaît point mes aventures, commence à s'effrayer. J'ai assez de confiance en lui pour lui raconter mes malheurs ; il m'écoute en ouvrant de grands yeux, en ouvrant la bouche de surprise ; puis il me promet le secret et tous les soins dont il est capable. Cette conversation nous mena un peu loin ; nous entendîmes rentrer une voiture, et soudain une voix que je reconnus être celle de mon invisible, demanda au concierge dans la cour : Est-il là ? — Oui, monsieur. — Bon.
» L'invisible se tut, et j'attendis en vain qu'il parût. Le grand silence qui régna ensuite dans la maison m'avertit que tout le monde y était couché. Je me livrai à mon tour aux douceurs du sommeil, tranquille sur ma sûreté, et bien persuadé que je verrais le lendemain matin mon inconnu, qui sans doute était rentré trop fatigué pour me parler. Nous étions dans l'hiver (l'hiver dernier) , cette saison froide et humide où les nuits sont si longues et les jours si courts. J'ignorais l'heure qu'il était, [478] lorsque je me sentis pousser doucement par quelqu'un qui cherchait à me réveiller. La nuit la plus épaisse enveloppait tous les objets. Qui est là ? m'écriai-je du ton d'un homme qui va se mettre sur la défensive. — C'est moi, de Lonchamps, c'est ton ami, ton protecteur, et ton malheureux parent. .
» C'était en effet mon invisible. Vous, mon parent, lui dis-je avec surprise ! Oui, de Lonchamps je suis ton parent, ton appui, ton seul appui, car sans moi il y aurait longtemps que tu n'existerais plus. — Que dites-vous ? qui donc en veut âmes jours ? - Deux infortunés dont tu as causé tous les maux.— Moi ? et comment ? — Tu le sauras un jour, et tu frémiras ; mais écoute-moi, les moments sont chers. J'exige que tu partes sur-le-champ, sans t'informer ni de mon nom ni du lieu où je t'ai donné l'hospitalité. Va occuper une petite maison que j'ai déjà louée pour toi, et que tu rencontreras au bout de la rue d'Enfer, à Paris, la dernière à gauche. Tu t'y feras nommer Vertange, et tu n'en sortiras point que je ne te le dise. — Au nom du ciel, dites-moi le secret de mes jours, apprenez-moi..... — Impossible, mon ami, tu te perdrais, et tu ajouterais à mes infortunes. Un temps viendra, ce temps sans doute n'est pas très-éloigné, où tu sauras tout : depuis dix ans je travaille à le préparer, ce moment fortuné ; il n'est pas encore arrivé, mais il ne peut tarder ; tu apprendras tes malheurs et ton bonheur en même temps, car tu deviendras le plus heureux des hommes ! O mon cher de Lonchamps ! c'est alors que tu te sauras gré de fa soumission et de ta patience ! Lève-toi, éveille ton domestique, et partez sur l'heure. — Par pitié, vous que j'entends avec tant de plaisir, daignez vous faire voir à mes regards respectueux ; permettez que je contemple ce visage où sans doute sont [479] empreintes la douceur et la bonté qui caractérisent votre organe. — Je ne puis t'accorder encore cette satisfaction ; un jour tu en sauras les motifs. Eh ! que t'importe au surplus de me voir ? ne me trouves-tu pas sans cesse à côté de toi, au moment où tu y penses le moins ? Hier, n'est-ce pas encore moi qui t'ai remis ce billet favorable qui te prescrivait de prendre mon carrosse et de te sauver ici ? Que ne m'as-tu regardé ? j'étais à ta droite pendant que ta querelle avec l'insensé qui... — Quel est donc cet homme brutal ? — Tu me le demandes sans cesse, et je ne puis te le dire. Adieu, mon cher ami, adieu ; pars avant le jour., si tu veux m'obéir, et surtout aie la discrétion de ne faire aucune question à mes gens, qui d'ailleurs ont ordre de n'y point satisfaire. Adieu, de Lonchamps ; embrasse ton protecteur, et compte toujours sur lui.
» J'embrassai cet homme étonnant, qui m'imposait le respect, le silence, la docilité ; et je sentis, au frottement de ses joues, que quelques pleurs avaient humecté sa barbe rude et très-étendue sur toute sa figure. Je n'eus pas la force d'ajouter un mot à ce que je lui avais déjà dit, et je l'entendis refermer sur lui la porte de la salle basse où j'étais couché. Un moment après, le concierge entra avec une bougie, et me dit que la voiture était prête à me recevoir. Bésigné à suivre les moindres ordres de mon protecteur, qui devenait plus invisible que jamais à mes regards, je m'habillai, ainsi que Firmin, qui avait entendu, sans oser respirer, toute notre conversation. Je trouvai, à mon grand étonnement, un sac d'argent sur ma cheminée, avec cette inscription : Bon fait à la docilité . Je m'en emparai, et je montai dans la voiture ; Firmin se plaça derrière. Il faisait encore trop nuit pour que je pusse distinguer les objets [480] plus que je ne l'avais fait la veille au soir. Mon cocher, ou plutôt celui de mon invisible, fit encore à dessein plusieurs tours dans la campagne ; puis nous entrâmes dans Paris, que nous traversâmes au jour naissant, et nous arrivâmes à la barrière d'Enfer, où le cocher me laissa en me disant qu'il n'avait point l'ordre de me mener plus loin. Je voulus offrir quelque petite somme à ce serviteur, qui la refusa, et disparut avec sa voiture et ses chevaux. J'étais resté là seul avec Firmin ; je me rappelai la dernière maison à gauche, que mon invisible m'avait désignée : je trouvai bientôt cette maison. Je frappai, une femme m'ouvrit, et parut m'interroger des yeux. Est-ce ici, lui demandai-je, la maison qu'on a louée pour M. de Vertange ?
— Oui, monsieur, c'est ici ; et je parie que ce monsieur de Vertange, c'est vous, monsieur ?—Comment devinez-vous cela ?
— Oh ! parce qu'on vous a bien désigné à moi tel que je vous vois, et parce que vous ressemblez beaucoup à ce vieux monsieur qui est venu louer, et qui a même payé six mois d'avance. La maison est jolie, vous verrez, et toute garnie de beaux meubles ; j'espère que monsieur s'y plaira. — Il n'y a pas d'autres locataires que moi, je l'espère ? — Oh ! monsieur y sera tout seul avec moi, qui serai sa concierge, s'il veut bien me le permettre.
» J'entrai dans cette maison, que je trouvai commode et bien meublée. Quand je fus un peu délassé de mes fatigues, j'envoyai Firmin à mon logement de la rue Montmartre, pour en retirer mes effets avec ma procuration. Firmin me rapporta le tout, et je vécus tranquille encore quelques mois dans ce nouvel asile. Je n'entendais plus parler de personne, pas même de mon invisible, et je commençais à respirer. Je sortais fort peu [481] cependant, et toujours le soir, pour faire quelques tours sur le nouveau boulevard dont j'étais très-voisin : je me croyais, en un mot, débarrassé des persécutions de mes ennemis ; mais un nouveau malheur m'y replongea plus que jamais, et me mit, hélas ! à la discrétion de ces ennemis implacables. J'ai déjà dit que le spectacle était ma passion favorite. Il y avait longtemps -que je n'avais joui de ce plaisir ; et la vie sédentaire que je menais était trop monotone pour ne pas me rappeler bientôt à mes goûts dominants. Comme les soirées étaient encore très-longues, je me flattais qu'en sortant de nuit, et en revenant aussi de nuit chez moi, je ne serais remarqué de personne. Un soir donc je dis à mon domestique de rester à la maison et de m'y attendre ; puis voyant la nuit assez épaisse, je me hasarde à aller jusqu'à la Comédie Française, où je prends un billet, et me place dans le coin le plus obscur du parterre. Par l'effet du hasard, un filou s'était glissé à côté de moi : je lui saisis la main dans ma poche, et mon premier mouvement est de m'écrier. Le filou veut se sauver ; je le tiens, je l'arrête, il se fait un -jour autour de moi ; tout le monde nous regarde depuis les loges jusqu'en bas ; la garde arrive ; on mène mon filou au corps de garde ; je l'y suis pour faire ma déposition, il est conduit en prison, et moi je rentre paisiblement au spectacle, où je cherche une autre place, la mienne se trouvant prise. Quand tout est fini, je réfléchis que j'ai fait une imprudence en me faisant ainsi remarquer de tout le monde. D'un autre côté, je ne pouvais pas me laisser voler sans dire un mot ; et en supposant que mes ennemis me poursuivissent partout, il était difficile de présumer qu'ils eussent deviné précisément ce jour-là mon goût de spectacle pour s'y rendre, et à cette salle plutôt qu'à une autre.
[]Quoi qu'il en soit je me proposai de prendre un fiacre. Il y en avait plusieurs à la porte, mais on se les disputait, attendu qu'il tombait une petite pluie très-fine. J'en trouvai un cependant, que j'arrachai, pour ainsi dire, à plusieurs personnes qui se pressaient pour s'en emparer. Je ne voulus pas dire au cocher tout haut le lieu de mon domicile, mon intention étant d'ailleurs de le faire voyager un peu dans Paris. Je lui dis que j'allais à la barrière de Sèvres. Je m'étais enfermé dans ce fiacre, qui n'avait point de glaces, et au milieu de l'obscurité la plus profonde, je me livrais à mes diverses réflexions. Tout à coup je sens mon fiacre qui s'arrête. J'ouvre une portière, le cocher descend, et m'annonce qu'il ne peut aller plus loin, attendu que ces chevaux sont déferrés par l'effet du verglas. Je m'emporte, je le menace ; il insiste , en ajoutant qu'il ne demande point le prix de sa course. Je descends furieux ; et tandis qu'en examinant la rue isolée dans laquelle je me trouve, je lui demande qu'au moins il m'indique où je suis, deux ou trois hommes, que je n'ai point remarqués derrière la voiture, se jettent sur moi, et me poussent, avant que j'aie eu le temps de me reconnaître, dans l'ouverture d'une porte ronde qui se ferme soudain sur moi. Je m'écrie, j'agite ma canne, la seule arme dont je sois muni, on me l'arrache, on m'assure qu'on ne veut point me faire de mai, mais qu'il faut que je parle à monsieur et à madame, — Où sont-ils ? — Montez.
" les sbires m'accompagnent, et j'entre dans une pièce où je reconnais le grand homme sec et la femme à la prétendue restitution, qui sont déjà venus chez moi. Lâches ! leur dis-je en entrant, que voulez-vous de moi ? Après avoir séduit mon misérable cocher après m'avoir entraîné sans doute dans un [483] piège affreux, que voulez-vous ? ma vie ? Je la vendrai cher, je vous en préviens !.... — Ce sont des explications qu'on vous demande uniquement, dit l'homme sec ; ce sont des aveux francs et véritables qu'on vous prie de faire.— J'aurais, en effet, des aveux précieux à vous faire, que je les tairais, pour la violence qu'on exerce sur moi. — Monstre, s'écrie la femme en me regardant avec les yeux d'une furie ; parle, parle, ou je suis capable de te brûler la cervelle. ( Elle saute sur un pistolet.) Quelle affreuse persécution ! que voulez-vous tous deux que je vous dise ? Je ne puis que vous répéter ce que je vous appris de moi lorsque vous êtes venus séparément m'abuser sous de faux prétextes. Vous voulez absolument que je sois de Lonchamps que vous détestez, je ne sais pour quel sujet ; et je vous ai déjà dit que j'étais d'une famille de province , étrangère à tous vos intérêts. —Pourquoi vous cachez-vous, si cela est ? Pourquoi ces déménagements continuels ? Quelqu'un vous conseille sans doute, et vous force à taire la vérité. Vous n'êtes point le fils de Lonchamps, qui est mort à Paris il y a plus de dix ans ? qui a brûlé tous ses papiers avant de mourir ? Tous ses papiers, voilà ce qui ! nous importe de savoir ! Nous soupçonnons, à juste titre, que vous avez soustrait aux flammes, que vous possédez des papiers précieux et dont dépend l'honneur de notre famille! Si vous les avez, ces preuves affreuses du plus grand crime, si elles sont en votre pouvoir, remettez-nous-les, et au lieu de vos plus mortels ennemis., vous ne verrez en nous que de tendres et sensibles parents ; car nous le sommes en effet.—Vous êtes mes parents ?.... Vous....,
» J'allais me trahir, en donnant une suite de questions à cette exclamations mais je sentis que ces gens pouvaient avancer un [484] mensonge exprès pour me faire parler, et je me contentai de sourire de pitié, en les assurant de nouveau que je ne connaissais pas d'autres parents que ceux que. j'avais en province.— Il ne veut pas parler, dit l'homme sec à sa femme. — Il s'obstine à garder le silence , lui répondit celle-ci.— C'est M. de Lerval qui le conseille et le soutient.—Mon oncle ! Cela n'est pas possible.—Employons les derniers moyens.
» Ces derniers moyens, qui me firent frémir involontairement, furent de m'introduire dans une grande salle tapissée de noir. Un tombeau s'élevait au milieu, et l'on voyait suspendus autour plusieurs portraits, parmi lesquels je reconnus, en grand, celui de ma mère, absolument semblable au portrait que mon invisible m'avait remis autrefois.
— Voilà votre mère , me dit l'homme sec ; pouvez-vous la" méconnaître ? ( Je ne répondis rien . ) — Et votre père, le trouvez-vous là ressemblant ? ( C'était en effet le portrait de mon père qu'il me montrait ; je gardai toujours le silence.) —Et ce vieillard,votre oncle, M. de Lerval, ne le voyez-vous pas souvent ?
» Ce nouveau portrait qu'il me montrait retraçait un vieillard très-âgé, mais dont les traits, quoique plus prononcés, étaient absolument les miens. Je me doutai intérieurement que c'était là mon invisible, et je m'attachai malgré moi à fixer cette peinture, qu'on disait retracer mon oncle.—Vous le reconnaissez ? poursuivit l'inconnu. Ce sont bien là votre oncle, votre père, votre mère : eh bien ! monsieur, vous ne sortirez pas d'ici que vous ne nous ayez promis par serment de nous remettre les papiers que vous avez trouvés chez votre père, et dont la lecture continuelle a fait le tourment de ses jours. Entrez en arrangement avec nous. Voyons, soyez franc, sincère et confiant ; il est [485] possible que nous abjurions notre juste haine, et que nous devenions vos meilleurs amis.
» Qu'elle était embarrassante, ma situation ! Pressé, d'un côté, par le désir de connaître les secrets de ma famille, que ces gens possédaient et pouvaient me révéler ; d'un autre côté, soumis aveuglément au plan de conduite que m'avait prescrit l'invisible M. de Lerval, que je connais à présent pour être mon oncle, je ne sais quel parti prendre. Si je parle, je perds peut-être pour jamais la protection du plus généreux des hommes, je me livre probablement à mes plus mortels ennemis. Si je me tais, j'allume plus fortement encore la haine de ces ennemis cruels, qui, je ne le vois que trop , ne sont point dupes des détours que je prends, malgré moi, pour me voiler à leurs regards curieux I Que faire ? J'hésite, les aveux expirent sur mes lèvres ; je suis prêt à tomber en faiblesse.... Je ne sais comment tout cela se serait terminé, si mes deux surveillants n'eussent entendu soudain , dans une pièce voisine, une voix imprévue qui les fit pâlir. Cette voix, qui frappa plus agréablement mon oreille, était celle de mon homme invisible. Il disait, sans doute à quelque homme de confiance de la maison : Cela a-t-il le sens commun ? Ils s'en prendront donc à tous ceux qui portent ce nom ? Je leur ai déjà dit que ce de Lonchamps qu'ils cherchent est mort, il y a quelques années, dans les îles où il est passé....
» Après ce peu de mots prononcés avec chaleur, une porte s'ouvrit ; je croyais voir enfin entrer M. de Lerval, et mon cœur battait déjà délicieusement ; mais mon attente fut trompée ; je ne vis entrer qu'un vieux domestique, qui dit tout haut à ses maîtres : M. de Lerval est là qui veut vous parler à vous deux seulement. [486] » L'homme sec et sa méchante femme suivirent, tout étonnés, le domestique ; et moi je restai seul dans ce lieu funèbre éclairé seulement par une lampe faible et vraiment sépulcrale. Ce tombeau, ces portraits, tout fixa mon attention, et mon âme se trouvant plus calme par l'arrivée de mon invisible, j'eus tout le loisir d'examiner les objets qui les entouraient. Cet homme invisible, ses traits étaient là sous mes yeux : c'était M. de Lerval, c'était mon oncle, et sans doute il était l'oncle aussi de ces deux méchants, parents. Voilà donc que ce mystère, jusqu'alors impénétrable , commençait à s'éclaircir un peu : on venait de soulever un coin du voile qui me cachait les secrets de ma famille ; mais j'ignorais toujours les motifs qui pouvaient animer contre moi cet homme et cette femme acariâtre. De quels papiers m'avaient-ils parlé ? Quels étaient ceux qu'ils m'accusaient d'avoir soustraits aux flammes, et dont la lecture continuelle avait fait le malheur de mon père ? En supposant que je les eusse, ces papiers, quel intérêt avaient ces implacables ennemis de me les arracher, et de quoi moi-même pouvais-je être plus coupable envers eux ? Enfin, ils rentreront peut-être avec monsieur de Lerval ; je dois toucher au dénoûment de cette bizarre aventure.... Vain espoir ! il était écrit que je ne saurais encore rien ce jour-là. Au bout d'une heure d'attente, le vieux domestique qui était déjà venu annoncer M. de Lerval, vint me dire que je pouvais me retirer.—Quoi ! lui dis-je, je ne verrai point.... — C'est l'ordre qui m'est donné ; je ne puis: vous en dire davantage.
» Je sentis que je désobligerais mon protecteur si je faisais de nouvelles objections ; et, trouvant toutes les portes ouvertes, je sortis dans la rue, où la même voiture grise et le même cocher [487] qui m'avaient conduit quelque temps avant à la maison de campagne de mon invisible se présentèrent à mes yeux. Montez, monsieur, me dit le cocher, je vais vous reconduire chez vous. J'acceptai son offre, et je revins à ma maison du boulevard d'Enfer, où mon pauvre Firmin était dans la plus grande inquiétude de ne m'avoir pas vu rentrer. Je lui racontai ce nouvel événement, et il me conseilla de ne plus sortir que je n'eusse des instructions directes de la part de mon oncle. Je reçus bientôt un mot de lui, dans lequel il me disait : « Mon cher » neveu (car vous connaissez maintenant ma figure et le titre qui » m'unit à vous) , je vous annonce avec joie que vos malheurs vont » bientôt finir. Vous me verrez enfin, et vous saurez tout. En attendant ce moment fortuné, trouvez-vous demain à la messe des Car » mes de la rue de Vaugirard, à midi précis : vous y remarquerez » une jeune personne vêtue de blanc, qu'accompagnera une gouvernante en deuil et boiteuse. Faites bien attention à sa figure, à ses grâces, à sa jeunesse ; mais ne lui parlez pas. Vous saurez bien » tôt mes projets. »
» Je ne manquai pas de me rendre le lendemain de bonne heure aux Carmes, où je cherchai en vain des yeux la personne qu'on m'avait désignée. Aucun des individus que je remarquai dans l'église ne ressemblait à la jeune beauté que j'attendais. J'allais me retirer de mauvaise humeur, lorsque je vis entrer en effet une personne de quinze à seize ans, vêtue d'une robe blanche, et conduite par une femme en noir et boiteuse. Je suivis sans affectation cette aimable enfant, qui me parut réunir tous les attraits, toutes les perfections de la nature ; et quand elle fut assise, je pris une chaise et me plaçai à peu de distance de la sienne. Je la regardai beaucoup, et j'observai qu'elle [488] m'examinait aussi en secret. Je ne doutais plus alors qu'elle ne fût prévenue sur mon compte, comme je l'étais sur le sien. Quand la messe fut finie, je passai près d'elle, et remarquant qu'un faux pas la faisait trébucher, je lui offris la main, qu'elle accepta, et je la reconduisis jusqu'à la porte de l'église, où je la quittai sans lui tenir aucune conversation. Elle se retourna beaucoup pour me regarder, et comme elle s'aperçut que j'en faisais autant, elle rougit et ne se retourna plus. La vieille gouvernante boiteuse lui parlait avec feu : elles disparurent enfin toutes deux, et je rentrai chez moi, enchanté des attraits que je venais de contempler, et fâché, par une réflexion trop tardive, de n'avoir pas suivi ou fait suivre ces deux femmes, pour savoir où elles demeuraient. Cependant je pensai bientôt que c'eût été blesser la délicatesse, manquer d'ailleurs à mon oncle, qui avait eu la confiance de me croire incapable de cette démarche, et j'attendis avec impatience qu'on me donnât l'explication de cette nouvelle aventure. Je fus bientôt satisfait par un nouveau message de mon oncle, qui me prescrivit de lui dire, dans ma lettre, ce que je pensais de la personne que j'avais vue, et si mon cœur était libre. Je lui répondis qu'occupé jusqu'à ce moment de mes infortunes, je n'avais eu ni le temps ni le goût de songer à l'amour ; que mon cœur était parfaitement libre et que si quelqu'un pouvait triompher de mon indifférence, c'était à coup sûr l'aimable inconnue qui avait frappé mes regards et fixé mon admiration dans l'église des Carmes.
» Je remis cette réponse au courrier de mon oncle, et quand il fut parti, je me dis ; Allons, voyons où tout cela va me mener : à un mariage, peut-être ; mais je n'y consentirai qu'à condition [489] qu'on m'expliquera l'énigme qui me tourmente depuis tant d'années ; je ne puis former les nœuds de l'hymen que lorsque je serai sûr d'être heureux et tranquille. Mais à quoi m'arrêté-je ? Puis-je présumer que mon oncle, qui m'a témoigné tant de tendresse jusqu'à ce moment, m'engage dans les chaînes de l'hymen sans briser celles du malheur, qui me tiennent dans l'esclavage et dans la gêne ? Il a trop de sagesse, trop d'expérience pour me faire faire en étourdi une chose qui doit décider de ma félicité, de ma fortune, de tout !.... Attendons, et n'oublions jamais qu'il m'a recommandé confiance, soumission aveugle et docilité. Ce n'est qu'ainsi, m'a-t-il dit, que j'arriverai à perfectionner ton bonheur.... J'y touche sans doute.
» Il s'écoula près de deux mois depuis mon entrevue aux Carmes. Enfin, le moment tant souhaité depuis onze ans, ce moment qui devait éclaircir et fixer ma destinée, arriva à l'instant où je m'y attendais le moins. Un matin que je me disposais à écrire, à faire des remarques sur les livres que je lisais, seule occupation à laquelle je pusse me livrer, je fus fort étonné de voir entrer chez moi ce même cocher de mon oncle qui m'avait déjà tant fait voyager. Monsieur, me dit-il, je viens vous emmener de la part de M. votre oncle ; il faut que vous ayez la complaisance d'emporter d'ici vos effets, vos livres, tout ce qui vous appartient ; car vous n'y reviendrez plus : votre domestique vous suivra. — Où me conduirez-vous donc ? — Ne craignez rien, vous allez être plus heureux que vous ne l'espérez. — Comment ? expliquez-moi... — J'ose prier monsieur de ne point me faire de questions ; le silence m'est prescrit ; et sans doute, par la suite, monsieur ne pourra que louer ma discrétion, [490] et juger de la fidélité d'un serviteur qui est entièrement dévoué à ses intérêts,
» Ce bon cocher avait en effet la physionomie d'un homme probe et sensible ; je ne voulus pas le questionner davantage. J'appelai Firmin, et habitué à obéir aveuglément aux moindres ordres de mon protecteur, j'aidai mon domestique à faire des paquets de mes livres, de mes bardes, de tous mes effets. Firmin sautait de joie ; il avait, disait-il, un pressentiment que son cher maître allait être enfin libre, heureux et tranquille. Je n'étais pas aussi rassuré que lui, et néanmoins sa joie dissipait ma tristesse et mon inquiétude. Quand tout fut prêt, je fis monter la concierge de la maison, je la récompensai amplement de ses soins, et lui fis mes adieux. Cette bonne femme pleurait en me voyant partir. Je trouvai une voiture à la porte, toujours la voiture grise. Firmin y serra mes paquets, monta derrière, moi je me plaçai dedans, et le cocher fouetta ses chevaux. Je le vis, au lieu de rentrer dans Paris, tourner par le boulevard, sortir une barrière et suivre une route ; ce qui m'annonça que nous allions à la campagne. En effet je reconnus le village de Bagneux, dans lequel il entra, et je reconnus aussi l'extérieur de la maison de campagne à la porte de laquelle il s'arrêta. C'était la même maison où ce cocher m'avait conduit quelques mois auparavant, à la suite de l'affaire du boulevard des Italiens. Mon cœur tressaillit de joie en pensant que j'allais sans doute habiter cette maison de mon oncle, y voir enfin tous les jours ce vieillard respectable, dont les traits, que je n'avais vus qu'en peinture, étaient profondément gravés dans mon cœur: Je descendis ; le vieux concierge me reçut avec la plus grande politesse, et me fit entrer dans la même chambre basse où j'avais [491] déjà couché. Je demandai mon oncle ; on me répondit qu'il ne tenait qu'à moi que je le visse bientôt. Qu'à moi ! dis-je ; cela dépend de moi ? Eh ! que faut-il que je fasse ? — Tout ce qu'on vous prescrira. — Mais quoi encore ?— Vous le saurez bientôt » Mes paquets furent transportés par Firmin dans la salle où j'étais ; puis on m'offrit un excellent déjeuner dont je profitai, ainsi que mon domestique , qui me dit à l'oreille : Courage, monsieur ; il y a beaucoup de mouvement dans cette maison ; on y prépare quelque fête qui vous concerne sans doute. » Toujours étonné de l'absence de mon oncle, je déjeunai néanmoins ; puis ensuite le vieux concierge vint me prier de le suivre. Où me mène-t-il ? A mon grand étonnement, cet homme qui guide mes pas entre dans une aile de bâtiment à droite de la cour, ouvre une porte, et je me trouve avec lui dans une petite chapelle, où un prêtre se prépare à dire la messe devant un autel chargé de cierges allumés. Je suis tout émerveillé, et Firmin est là, qui ouvre de grands yeux.... Pendant que je cherche mon oncle au milieu de plusieurs personnes inconnues pour moi, et qui sont assises dans cette chapelle, le prêtre m'adresse ces mots :Êtes-vous, monsieur, entièrement dévoué aux vœux de M. votre oncle ? — Peut-on en douter, monsieur, lui répondis-je, après toutes les marques de tendresse qu'il m'a prodiguées ?— Eh bien, monsieur, apprenez que vous êtes aimé d'une jeune personne qui ne vous a vu qu'une fois, que vous avez remarquée aussi vous-même avec intérêt, et que M. votre oncle désire vous voir prendre pour femme. — Moi, monsieur ! —Je ne suis ici que pour vous unir par les saints nœuds de l'hymen. — Mais, monsieur...— Vous sentiriez-vous le moindre éloignement pour cette belle personne ? — Que [492] dites-vous, monsieur ? Il faudrait que je fusse aveugle et bien insensible. — En ce cas, monsieur, préparez-vous à la pieuse cérémonie qui va se célébrer. — Mais..... — Votre bonheur y est attaché ; tous vos maux finiront aujourd'hui. — Saurai-je enfin le but des persécutions ?... — Vous saurez tout.— Et mon oncle,.. — Vous le verrez. — Pourquoi n'est-il point là ? — De la docilité, vous dis-je, et tout s'éclaircira.
» J'allais ajouter d'autres questions qui prouvaient assez mon incertitude et ma curiosité, lorsque la jeune personne qu'on allait me faire épouser d'une manière aussi étrange, entra, accompagnée de la même gouvernante que j'avais vue près d'elle aux Carmes. Elle était parée avec le goût le plus décent et le plus recherché. Ajoutez à cela une figure enchanteresse, une modestie ravissante, des yeux baissés avec timidité, l'incarnat de la pudeur qui couvrait son front et ses joues ; c'était, en un mot, une vierge, une grâce, la femme la plus intéressante que j'aie jamais vue. Je restai muet d'admiration, et je ne pensai plus qu'au bonheur de posséder tant de charmes. Je n'ai plus la curiosité de demander son nom, celui de ses parents, rien. Ah ! monsieur, dis-je au prêtre, unissez-nous, unissez-nous bien vite ; le prix de la soumission est trop flatteur...
» Le prêtre se retourna vers l'inconnue : Mademoiselle, lui dit-il, vous sentez-vous disposée à aimer monsieur comme votre époux ?—Le devoir, répondit-elle avec un son de voix touchant qui me pénétra l'âme ; le devoir eût suffi seul pour me faire obéir ; mais je dois avouer que mon cœur me fait connaître un sentiment de plus, qui va me faire un bonheur de l'obéissance. [493] » Enchanté de cette réponse, tout à la fois tendre et décente, je m'agenouillai près de cette touchante créature sur les marches de l'autel, et le prêtre commença la cérémonie. A peine eûmes-nous prononcé tous deux le mot oui , qui unissait pour jamais nos destinées, qu'une porte s'ouvrit. Il en sortit un. vieillard vénérable que je reconnus soudain pour mon oncle. Il se précipita sur moi, me serra dans ses bras, en s'écriant : Enfin je ne suis plus invisible à tes yeux, tu peux me voir, je puis te contempler tout à mon aise ! Viens, mon cher de Lonchamps, embrasse ton père ! — Mon père ? — Tu deviens mon fils, puisque tu épouses ma fille. —Votre fille ! ô bonheur ! — Oui, mon ami, voilà une partie de mes secrets dévoilés ; c'est ma fille, ma chère Lucile, que tu viens de prendre pour épouse. Dis-moi, était-il possible de te faire un cadeau plus précieux, de te donner une plus grande preuve de ma tendresse pour.toi ? — Mon père ! et comment ai-je mérité une si grande faveur ? — Comment ? par ta docilité, par tes malheurs, qui sont finis dès ce moment ; car ce mariage te réconcilie pour jamais avec tes ennemis. — mais pourquoi ? — Achevons la cérémonie ; je te conterai ensuite l'histoire la plus singulière ; tu sauras le but de la conduite que j'ai tenue depuis si longtemps avec toi ; tu sauras tout : mais achevons la cérémonie ; que je voie unir mes enfants, et je suis bien récompensé de mes soins, je suis le plus heureux des pères, » M. de Lerval, au comble de la joie, se place à côté de nous ; le prêtre dit la messe, et quand tout fut fini, j'embrasse mon épouse, j'embrasse mon père, Firmin, le concierge, j'embrasse tout le monde. Nous passons tous ensuite dans un salon, où l'on vient aussitôt annoncer la visite de M. et de madame [494] Dercour. M. de Lerval me fait cacher soudain dans un petit cabinet, en disant : Voilà là dernière fois que je mets ta docilité à l'épreuve ; tu paraîtras quand je te le dirai, et tu connaîtras ces personnes, que je vais traiter comme elles le méritent
" J'étais enfermé dans ce petit cabinet, d'où je pouvais tout voir et tout entendre. M. et madame Dercour se présentent, et je reconnais l'homme sec et la méchante femme qui m'ont tant poursuivi. Pardon, mon oncle, dit M. Dercour, si nous arrivons si tard ; mais des affaires majeures nous ont arrêtés. Est-ce que la cérémonie est déjà faite ? ma cousine est-elle mariée ?— Oui, monsieur, répond M. de Lerval, et je vous avoue que je suis étonné du peu d'empressement que vous avez mis à venir assister à cet acte qui doit faire son bonheur. — Mais aussi, mon oncle, interrompit madame Dercour, vous nous avez fait un mystère si singulier du prétendu de Lucile ! Il me semble que dans les familles on se doit plus de confiance. On ignore le nom, l'état de cet homme ; on ne l'a jamais vu. Ce n'est pas que, quel qu'il soit, nous ne soyons disposés à l'aimer comme notre cousin, puisque vous l'avez choisi pour voire gendre. - C'est là où je vous attends, répliqua M. de Lerval: cet homme que j'ai cru digne d'entrer dans ma famille, doit mériter, je pense, votre estime et votre amitié. Il a été bien malheureux, et par votre faute. — Par notre faute, mon oncle ? — Oui, ma nièce, par votre faute. Il est vrai que moi-même j'ai partagé, dès sa naissance, votre haine pour lui ; mais l'âge, l'expérience, la raison et ses qualités morales ont détruit cette haine injuste. J'ai été néanmoins fidèle au serment que j'avais fait à votre malheureux père ; mais j'ai su faire accorder la loi des serments [495] et l'indignation que m'inspiraient tant de malheurs, avec la justice, là délicatesse et la sensibilité. En un mot, j'ai confondu toutes les haines dans un seul lien, qui doit les étouffer ; et pour ne plus voir le fils d'un étranger, je l'ai adopté pour mon fils. Il l'est, il doit être votre parent et votre ami. — Quel discours, mon oncle ! et que doit-il nous faire penser ? — Que ce de Lonchamps que vous avez tant détesté, n'est point mort dans les îles, comme j'ai, jugé devoir vous le faire croire, que vos soupçons sur un autre de Lonchamps étaient fondés, quoique j'aie sans cesse cherché à les détruire, dans la crainte que vous vous portassiez à des accès coupables ; qu'en un mot, ce malheureux cousin, l'objet de votre courroux, est aujourd'hui l'époux de ma fille. —Qu'entends-je ?— Paraissez, mon fils ! venez faire votre paix avec deux parents injustes, qui vous auraient chéri s'ils vous eussent connu aussi particulièrement que moi.
» Je sors du cabinet, et soudain M. et madame Dercour pâlissent, osent à peine me regarder, et sont prêts à tomber en faiblesse. J'ignore, leur dis je, les motifs qui ont pu m'aliéner vos cœurs ; faible enfant, né apparemment dans le berceau de la douleur, je suis devenu votre victime sans le savoir, sans jamais l'avoir mérité. La Providence, qui n'abandonne jamais l'innocent, m'a couvert de la protection du plus estimable, du plus généreux des hommes-, je lui dois de n'avoir point succombé aux pièges que vous ni avez tendus ; je lui dois de n'être plus aujourd'hui exposé à vos coups ; je lui dois plus, une épouse charmante et le bonheur. J'attends de votre justice que vous me ferez connaître au moins mes torts, et que vous les oublierez, comme je vous promets, dès ce moment-ci, d'oublier [496] les vôtres. Regardez-moi comme votre parent, votre ami, ou fuyez-moi à jamais ; De pouvant fixer votre tendresse, je me sens capable maintenant de braver votre inimitié,—Mais ces papiers, mon oncle ?—Eh bien ! ces papiers, répond M. de Lerval, il ne les a point vus dans ceux que son père lui a laissés, et d'ailleurs, quand il les posséderait, n'est-il pas intéressé à présent, par mon alliance, à les anéantir pour jamais ? Monsieur et madame Dercour, je n'ajoute plus qu'un mot : c'est mon fils, voyez si vous voulez me manquer en lui manquant, perdre mon cœur, ma protection et vous exposer à tous les effets de mon juste ressentiment. Vous m'entendez ? Parlez.
» M. de Lerval prononça ces derniers mots d'un ton qui fit trembler ces méchants. Ils se regardèrent, puis, venant à moi, ils m'embrassèrent en me nommant leur cher cousin. Mon beau-père et moi, nous ne fûmes point dupes de leurs grimaces ; mais ils y étaient forcés, comme vous le saurez bientôt, et ils se conduisirent assez bien pendant le reste de cette journée, qui fut consacrée à des fêtes, à des plaisirs et aux plus douces conversations entre moi et mon épouse dont j'eus tout lieu d'admirer l'esprit, les grâces et la bonté. M. et madame Dercour couchèrent dans la maison. Le lendemain, avant leur départ, M. de Lerval leur montra un testament qu'il avait fait quelques jours auparavant. Dans ce testament mon beau-père léguait le quart de sa fortune à M. et madame Dercour. Par un autre acte particulier, M. de Lerval cédait sur-le-champ un autre quart à mon épouse et à moi ; et la moitié qui restait, il se la réservait jusqu'à sa mort, époque où elle devait nous revenir. Les deux méchants cousins se retirèrent très-satisfaits de cet arrangement ; et je dois dire que, si je les ai peu vus depuis, [497] je n'ai pas eu lieu de me plaindre d'aucun mauvais procédé de leur part.
» Nous restâmes quelques jours à la maison de campagne de Bagneux ; puis nous retournâmes tous à Paris, ou M. de Lerval nous donna un logement dans son hôtel. Voilà six mois que je suis époux et heureux, mes amis ; il m'en faut encore quatre pour que je devienne père. Vous jugez de mon ivresse... J'ai voulu vous en faire part. M. de Lerval et moi nous avions quelques acquisitions à faire dans ces contrées ; j'ai profité du voyage que nous devons y faire pour l'engager à s'arrêter avec moi quelques jours chez mon ami Palamène. En conséquence, nous avons laissé mon épouse dans l'hôtel de son père, et nous sommes partis. Il m'a bien raconté, depuis mon mariage, le secret de ma naissance et les motifs de la haine de M. et madame Dercour : je le prierai de vous faire ce récit, qui sera plus piquant dans sa bouche que dans la mienne. A demain donc, mes enfants, l'histoire des malheurs de ma famille. Vous saurez par là ce qui avait engagé mon homme invisible à me poursuivre de la manière la plus singulière, pendant près de onze ans. Le voilà devant vous, mes amis, cet homme invisible qui vous a tant intéressés dans mon récit de l'année dernière. Ah ! que n'ai-je pu jouir plus tôt du bonheur de le voir et de l'embrasser, comme il vous est permis le faire aujourd'hui !
M. de Lonchamps se tut, et les enfants de Palamène serrèrent dans leurs bras le bon vieillard, qui leur inspirait néanmoins une espèce de respect mêlé de terreur. Cet être était en effet difficile à concevoir ; il fallait pour cela que l'on connût ses aventures, et c'est ce qui devait former l'intérêt de la soirée [] du lendemain. Souhaitons donc, avec nos amis, de voir arriver cette soirée, où M. de Lerval va raconter des événements sans doute bien extraordinaires.
[]Le mauvais Frère.
Assis tous sur la terrasse, M. de Lerval prit la parole en ces termes : « Je ne vous connais, bon Palamène, vous et vos enfants, que depuis hier, et d'après les éloges que mon neveu, mon cher fils, m'a faits cent fois de votre probité, de vos mœurs et de votre sagesse ; mais je vous vois, je vous aime, et vous prie de me regarder dorénavant comme un ami sincère et fidèle. Vous ne m'avez connu, vous, que sous un rapport assez désavantageux pour moi. Lorsque mon fils vous raconta une partie de ses malheurs, l'été dernier, vous dûtes regarder [500] son homme invisible, cet homme qui le poursuivait partout, qui lui prescrivait les lois les plus bizarres et les plus énigmatiques, comme un fou, un insensé, ou un homme ridicule, qui mettait à exécution quelque gageure ou le fruit de la désorganisation de son cerveau. Hier encore, en écoutant la suite des aventures de de Lonchamps, qu'avez-vous pensé de moi ? Pourquoi ce mariage impromptu, que je forme, d'après une simple entrevue dans une église, sans explication, sans détails préliminaires, et forcément pour ainsi dire ? Quelle est cette énigme, en un mot, qui semble avoir réglé tonte ma conduite à l'égard d'un neveu que j'avais juré de haïr, que je n'ai pu abandonner ? C'est à moi à vous l'expliquer, c'est à moi à vous dévoiler un secret dont a dépendu le destin de de Lonchamps, dont a dépendu le mien, celui de ma malheureuse famille : écoutez-moi. » Je suis le plus jeune de trois enfants que laissa en mourant mon père, l'un des particuliers les plus riches et les plus titrés de la France. Nous avions perdu notre mère quelques années avant la mort de ce père respectable, en sorte que nous restions orphelins. Mon frère aîné, qui était majeur, se mit soudain à la tête de sa famille, et fut nommé notre tuteur. J'avais dix ans, et ma sœur quinze. Ma sœur Amélie, jeune personne accomplie, joignait à tous les attraits de la beauté tous les talents que donnent une éducation soignée et les plus heureuses dispositions. Elle était donc très-aimable, mais en même temps peu spirituelle, douce, timide, et d'un esprit un peu faible. Amélie et moi, nous nous chérissions tendrement ; mais il n'en était pas ainsi de notre frère ; il nous détestait, et nous le lui rendions bien ; car les seuls sentiments qu'il savait nous inspirer étaient la crainte et la soumission la plus aveugle à ses [501] moindres volontés. Mon frère aîné avait trente ans ; il était marié, père déjà d'un jeune garçon de deux ans ; il avait un grand poids sur nous, et il en abusait pour nous faire sentir celui de son autorité, pu plutôt de son despotisme. Nous restâmes avec lui dans sa propre maison jusqu'à l'âge de notre majorité, époque à laquelle il nous fit un partage égal de l'héritage de notre père, et nous rendit un compte, sinon exact, du moins assez satisfaisant pour nous faire vivre dans la plus grande aisance. Desglinières (c'était un nom de terre que mon frère aîné avait joint au sien, et je le lui donnerai pendant le cours de mon récit, pour le distinguer de moi) ; Desglinières s'était bien gardé de marier, d'établir notre sœur Amélie ; et il avait eu ses raisons pour négliger ce devoir d'un père ou d'un tuteur. Le méchant était dominé par une passion vile et qui rongeait son cœur, la cupidité, la soif de l'or. Il avait perdu son fils, mais une fille lui avait succédé. Desglinières avait une petite fille de dix-huit mois ; il espérait avoir d'autres enfants, et il convoitait, pour ces enfants, qui devaient un jour pourtant être assez riches de son héritage, celui d'Amélie, qu'il voulait forcer toute sa vie au célibat. Peut-être même espérait-il que ma fortune passerait un jour aussi dans sa famille ; car j'étais très-délicat, très-faible, toujours souffrant, et peu propre à former les nœuds de l'hymen. Desglinières avait une femme encore plus méchante et plus cupide que lui. Cette femme altière et acariâtre était veuve, lorsqu'il l'épousa, d'un M. Dercour, officier ruiné ; et elle avait un neveu de dix ans qui était élevé près d'elle, dans là maison de mon frère, qu'un second hymen avait rendu l'époux de sa tante. Madame Desglinières espérait par la suite marier son neveu à la petite-fille de mon frère, et elle brûlait [502] du désir de voir, passer dans sa maison tous les biens de notre famille. Pour comble de bonheur, madame Desglinières était jalouse de la jeunesse, de la grâce, de la beauté de sa belle sœur ; elle ne pouvait pas supporter, souffrir Amélie, et cette jeune personne avait eu à souffrir plus que moi, pendant sa minorité, des caprices et des hauteurs de cette femme impétueuse. Voilà donc le tableau de notre famille, à l'époque où commencèrent nos malheurs. Moi, jeune homme de vingt-six ans, livré au métier des armes, allant, courant de ville en ville, et ne me fixant nulle part : ma sœur, femme de trente et un ans, ayant secoué enfin le joug de son frère, de sa belle-sœur, et vivant solitaire dans une de ses terres près de Paris : mon frère Desglinières, âgé de quarante-six ans, sédentaire à Paris : son neveu Dercour, jeune homme de dix ans, et sa fille de deux.
» Amélie de Lerval était, comme je vous l'ai dit, douée d'un cœur excellent ; mais elle avait l'esprit un peu faible, et qui tendait même, je le craignais, vers la démence. Elle s'effrayait de son ombre ; elle tremblait à l'aspect de son frère aîné ou de sa belle-sœur, et il suffisait d'un ordre de leur part pour qu'elle refusât tous les partis, même les plus brillants, qui se présentaient. Amélie ne pouvait vivre, il est vrai, dans la maison de ses tyrans ; elle l'avait quittée, mais elle n'en était pas, moins obsédée par eux. Elle ne pouvait faire un pas, une démarche, sans être grondée, comme un enfant. On lui prescrivait le nombre des visites qu'elle devait, recevoir ; on lui choisissait, sa société ; et dès qu'il se présentait un soupirant, il était, reconnu et bien vite évincé. Elle n'avait pas la force de résister aux conseils perfides, encore moins aux menaces de son maître ; car il venait jusqu'à des menaces. C'était ainsi que cette infortunée [503] était arrivée à l'âge de trente et un ans, âge avancé pourvue fille, sans connaître l'amour, l'hymen, le bonheur de la maternité aucune des jouissances de la vie. Son cœur cependant était fait pour l'amour, qui tôt ou tard devait le rendre sensible, et l'avait blessé même déjà depuis plusieurs années. Elle avait près d'elle, dans sa propre maison, une espèce d'intendant concierge, homme d'affaires qu'elle aimait beaucoup. C'était un jeune homme de trente ans, nommé Saint-Bon. Né d'une famille autrefois riche et titrée, mais réduite depuis à l'indigence, et presque éteinte pour lui, Saint-Bon était resté orphelin très-jeune ; il avait travaillé, mis à profit les connaissances rurales qu'il possédait ; et comme il n'était ni beau ni bien fait, Desglinières, à qui on l'avait présenté, n'avait trouvé aucun inconvénient de le placer près de sa sœur. Saint-Bon, je le répète, n'était ni riche, ni beau, ni bien fait ; mais il avait tant de talents utiles et agréables, tant de mœurs et de vertu, qu'il était parvenu, sans s'en douter, à toucher le cœur sensible de sa maîtresse. Mademoiselle de Lerval ne pouvait se passer de lui une minute ; elle lisait, causait, faisait de la musique avec Saint-Bon ; lui seul savait dissiper l'ennui de sa solitude ; et, de l'estime qu'elle avait pour lui, elle passa insensiblement et par degrés à l'amour, à l'attachement le plus fort et le plus constant : effet naturel des talents et des bonnes qualités, qui chez un homme sont plus séduisants que le physique, que tout le prestige de l'extérieur. De son côté Saint-Bon ne pouvait voir journellement mademoiselle de Lerval sans être touché de ses perfections ; il ne pouvait voir ouvrir cette belle bouche, entendre le son touchant de sa voix, jouir du charme de sa conversation, sans être ému ; et, par une sympathie bien naturelle entre [504] ces deux êtres vertueux, Saint-Bon adorait sa maîtresse, mais en silence, mais en homme respectueux, délicat, qui sent toute la distance que la fortune et la vanité des hommes ont mis entre lui et l'objet de son affection. Saint-Bon connaissait la faiblesse de la tête d'Amélie, c'était le seul défaut qu'il lui trouvât, et il en gémissait souvent. Il voyait aussi avec douleur l'empire absolu que Desglinières et sa femme exerçaient sur cette créature faible et timide. Saint-Bon connaissait leurs projets ; il avait sondé la noirceur de leur cœur ; ils lui avaient même fait l'injure de le mettre dans leur confidence : il était chargé par eux d'écarter tous ceux qui pourraient avoir des prétentions à la main de sa maîtresse ; et si Saint-Bon remplissait cette condition, ce n'était pas parce qu'elle lui était imposée, ce n'était pas pour servir des méchants, mais pour lui-même, parce que son amour le portait vers la jalousie, et qu'il eût perdu la vie s'il eût vu un autre posséder les charmes qui pénétraient son cœur d'admiration et de tendresse. Saint-Bon appréciait donc toute la perfidie des Desglinières, et il n'osait la dévoiler à sa maîtresse, connaissant la faiblesse de son caractère, et craignant de perdre sa place si sa sincérité était connue de ceux qu'elle aurait blessés. Saint-Bon était donc forcé de flatter ceux qu'il méprisait, et de les aider même, quoique par un autre motif, dans le projet qu'ils avaient formé de forcer leur victime au célibat.
» Amélie et Saint-Bon s'aimaient donc, et ils ne se l'étaient pas encore avoué. Un jour, un seul jour suffit pour les éclairer et pour nouer la chaîne des longs malheurs qui les attendaient. C'était au commencement du printemps, les matinées étaient encore un peu fraîches ; mais le milieu du jour, brûlant et vivifiant, préparait des soirées fraîches et pures. Amélie et Saint-Bon [505] se promenaient dans le parc, où ce dernier faisait voir à sa maîtresse les embellissements qu'il avait déjà faits et ceux qu'il projetait, pour y accroître les jouissances de la vue et de la fraîcheur pendant l'été qui s'annonçait. Un pont chinois, jeté sur une petite rivière, fixe les regards d'Amélie. Elle ne s'attendait pas à cette nouveauté. ( Saint-Bon, en effet, l'avait fait poser pendant la nuit, pour ménager une surprise. ) Amélie veut le traverser ; le pont, qui n'était pas encore solide, fléchit. Saint-Bon se précipite dans l'eau, enlève Amélie et la transporte sur l'herbe, où elle reprend ses sens. Mais quel affreux spectacle a-t-elle sous les yeux à cette espèce de réveil ! Le sang coule partout du front de son libérateur ; il tombe lui-même en faiblesse, et sa pâleur et le sang qu'il perd, tout le plonge à son tour dans un profond évanouissement. Amélie jette des cris terribles, elle appelle, elle étanche le sang de son ami ; et pendant qu'on s'empresse de le transporter chez lui, Amélie découvre la cause de ce funeste événement. Une serpette, que Saint-Bon tenait à sa main pour élaguer, en se promenant, les branches mortes des arbustes, et qu'il n'avait point pensé à quitter lorsqu'il s'était précipité dans le canal, lui avait fait au front une ouverture assez large et près de la tempe droite.
» Amélie est au désespoir ; elle oublie son accident, son effroi, le danger qu'elle a couru, pour ne songer qu'à l'état douloureux de Saint-Bon. Elle appelle les gens de l'art les plus célèbres ; on déclare que la plaie est dangereuse. Amélie passe les jours dans les larmes, et les nuits au chevet du lit de douleur, où Saint-Bon , flatté de cette assiduité, ne peut plus douter que sa maîtresse n'ait pour lui les plus tendres sentiments. Il craint de mourir maintenant ; il veut ressaisir une vie prête à [506] lui échapper ; il est sûr d'être aimé ! Il ne lui manque puisqu'un aveu certain, il le provoque, on le lui fait ; il y répond par un autre aveu aussi touchant, et ces deux amants font des vœux au ciel pour qu'il leur épargne la plus cruelle séparation. Les médecins et chirurgiens annoncent enfin que le malade est hors de tout danger. Il en sera peut être un peu défiguré ; mais est-ce là ce qui le rendra moins aimable aux yeux d'Amélie ? Elle ne s'est attachée ni à sa figure, ni à sa taille, ni à son physique ; en un mot, c'est son cœur, c'est son âme, ce sont ses talents qu'elle chérit. Amélie est néanmoins désespérée que son ami porte à jamais des marques d'un accident qui lui est arrivé pour elle ; mais, d'un autre côté, ces marques touchantes du dévouement d'un homme sensible lui rappelleront son amour et les moments doux, quoique cruels, où, assise près du lit de son ami, elle lui dit pour la première fois : Je vous aime ! il lui a répondu ; J'ose vous adorer ! et ces tendres aveux sont dus à l'accident dont les suites sont ineffaçables sur le front de Saint-Bon, comme dans son cœur et celui d'Amélie.
» Cependant Saint-Bon est rétabli : ces deux amants se chérissent également ; mais Saint-Bon est toujours triste, inquiet ; il n'ose espérer que l'hymen vienne consolider son bonheur ; il sait que cet hymen est impossible ; que les Desglinières, loin d'y consentir, sont capables de le perdre pour avoir pu seulement en former la pensée. Saint-Bon n'ose pas même en parler à mademoiselle de Lerval, qui, de son côté, est retenue par les mêmes craintes, et fait les mêmes réflexions, sans oser les communiquer à son ami. A la fin, c'est elle qui la première en a le courage. Saint-Bon, lui dit-elle un jour, vous savez que je vous aime, et je suis certaine de votre amour. Il faut en finir ; il faut [507] que vous consentiez à recevoir ma main.—Ciel ! et vous appelez cela un consentement ! — Mon ami, deviens mon époux, et que l'hymen légitime les douces expansions de l'amour ! — Amélie ! ah ! faut-il qu'en un si doux moment la terreur vienne glacer mes sens, et qu'elle appelle la froide prudence pour s'opposer aux touchants projets de l'amour ! Votre frère..... — Je sais que mon frère a sur moi, sur mes moindres volontés, le plus grand empire : je n'ai jamais été dupe de sa politique ; j'ai toujours pensé qu'il ne voulait me forcer au célibat que dans l'espoir de voir un jour ma fortune passer entre les mains de ses enfants. Ce sont là ses projets, et surtout ceux de sa femme, de sa femme que je déleste ! Mon ami, je l'avouerai, jusqu'à présent je n'ai pas eu le courage de secouer le joug de leur odieuse domination ; je m'en sens aujourd'hui la force ; je l'aurai toujours. Et après tout, ne suis-je pas ma maîtresse ? Je veux me marier, moi, et je marierai malgré eux ! — Prenez garde, Amélie ; vous connaissez ma fermeté, la force de mon amour ; vous savez qu'aucun danger ne peut m'effrayer si j'ai le bonheur de vous épouser ;, mais une fois votre époux, ce n'est point sur vous que tombera leur courroux, c'est sur moi. Ils m'accuseront de séduction, d'abus d'hospitalité, de toutes les bassesses dont eux seuls sont capables ; et si je suis leur première victime, l'amour que vous avez pour moi vous perdra avec moi. Vous ne pourrez survivre à ma détention, à tous les malheurs qu'ils feront fondre sur moi, et je vous aurai perdue faute de vous éclairer avant de faire une démarche imprudente. — Que je vous admire, mon ami ! quelle délicatesse, quelle rare délicatesse ! Qu'il est beau de voir un amant refuser son bonheur, pour ne point livrer aux regrets l'objet de son amour ! Ah ! [508] combien vous vous faites estimer et chérir de plus en plus !.... J'admire votre sagesse ; vos raisons me paraissent fortes, convaincantes ; mais je n'en persiste pas moins dans le projet de vous donner ma main et ma fortune. Tout ce que je puis faire, pour éviter le premier éclat, les premiers emportements de ceux qui me dominent, c'est de vous épouser secrètement. Nous verrons après s'ils auront la hardiesse de nous persécuter ! Eh ! les lois ne viendraient-elles pas nous protéger ? ne seraient-elles pas pour nous ? d'ailleurs, si mon frère ou sa femme venaient encore me traiter comme ils ont fait jusqu'à présent, je prendrais un poignard, et malheur au sein que je frapperais ! il ne respirerait plus !
» Amélie prononça ces derniers mots du ton de l'égarement, ses yeux étaient enflammés ; et ce qui persuada Saint-Bon qu'ils étaient l'effet d'un accès de démence, c'est que cette belle personne se mit soudain à rire aux éclats, en s'écriant: Ha, ha, ha ! j'admire le moyen doux que je viens de trouver : un poignard ! cela est digne d'une héroïne de roman : je ne sais pas même si je saurais m'en servir, car une arme blanche m'a toujours fait évanouir ; mais nous n'en viendrons pas là. Mes tyrans n'ayant aucun droit sur mon époux, sur moi, se retireront, et nous laisseront nous livrer paisiblement aux douceurs de l'hymen et de l'amour. ( Elle s'attendrit . ) Saint-Bon ! te convient-il cet arrangement ? l'approuves-tu ? Tu médites encore, tu es silencieux , réfléchi ! Ne m'aimes-tu pas assez pour braver tous ces dangers ? Serais-tu plus froid, moins aimant que moi ? Ah ! combien cela me ferait de peine !
» Elle versa quelques larmes, et Saint-Bon, qui se hâta de les essuyer, promit tout, consentit à tout. En conséquence il fut [509] convenu qu'après le temps nécessaire à Saint-Bon et à Amélie pour recueillir leurs papiers de famille, leur hymen se célébrerait en secret dans la chapelle du château. Saint-Bon tremblait néanmoins en contractant ces nœuds : il lui fallait toute la force de l'amour, tout l'aveuglement de la passion, pour fermer les yeux sur les suites qu'il n'appréhendait que trop. Hélas ! il ne pouvait deviner encore l'excès des malheurs qui l'attendaient. » Quand tout fut en règle, on fit le contrat, dans lequel Amélie faisait à son ami, en cas qu'elle mourût sans enfants, une donation entière de ses biens, et le jour de l'hymen arriva : jour fatal, obscur, orageux, affreux, où la nature semblait avoir changé en éclats de foudre les flambeaux de l'hymen. Comme Desglinières ou sa femme venaient souvent voir leur sœur, et au moment où on s'y attendait le moins, mademoiselle de Lerval, qui allait perdre ce nom, fit défendre sa porte ce jour-là, prétextant qu'elle était indisposée. Tous ses domestiques furent mis dans sa confidence, et elle paya leur discrétion au poids de l'or. Vous verrez que ces malheureux ne gagnèrent pas tous loyalement leur argent. Saint-Bon devint donc l'époux d'Amélie, et la bénédiction nuptiale leur fut donnée dans la chapelle du château, ainsi que je vous l'ai déjà dit. Il fut convenu ensuite que, jusqu'à nouvel ordre, Saint-Bon ne changerait point de ton dans la maison, qu'il y passerait toujours pour l'intendant, et n'y prendrait pas plus de droits qu'il n'en avait avant son mariage. Tout cela était bien : Amélie jurait toujours qu'elle aurait assez de force pour tenir tête à son frère, pour lui apprendre elle-même son changement d'état ; mais Saint-Bon n'avait pas assez de confiance en elle pour être sûr de sa fermeté ; il savait qu'au moindre mot dur que lui disait Desglinières, elle tremblait, [] pâlissait, et n'avait plus le courage de prononcer une parole. Saint-Bon prévoyait tout cela , et il se trouvait entraîné presque malgré lui dans cette affaire, qui comblait tous ses vœux et causait son effroi. Au surplus, il avait plus de tête que sa femme, Saint-Bon. Il se flattait, connaissant parfaitement les lois, de mettre aisément un frère cupide à la raison.
» Tout alla bien pendant quelques mois : Amélie annonça à son époux qu'elle portait dans son sein un gage de leur hymen, et cette nouvelle leur causa à tous deux la plus vive allégresse. Les Desglinières venaient très-souvent à la maison, et s'en retournaient toujours satisfaits de la docilité de leur sœur, et des soins obligeants de Saint-Bon, qui flattait leur vanité, et leur faisait toujours accroire qu'il les servait. Moi-même j'arrivai sur ces entrefaites de ma garnison, où j'avais passé plus de dix-huit mois. Toujours soumis et tremblant aussi, je ne sais pourquoi, devant Desglinières, j'allai le voir. Il me reçut, ainsi que ma belle-sœur, avec le ton et la hauteur, non d'ira père, mais d'un pédant de collége. Je me rendis ensuite, avec le plus vif empressement, chez ma sœur Amélie, qui fut enchantée de me voir : nous nous chérissions tellement tous deux depuis l'enfance, que nous n'avions jamais de secret l'un pour l'autre. Elle me prit donc à part dans son cabinet ; puis, sans consulter son époux, elle me recommanda la discrétion, que je lui promis, et elle m'apprit son mariage secret, qui me surprit, m'affligea et m'effraya en même temps pour elle. Je n'étais pas plus la dupe que ma sœur du caractère altier de Desglinières, mais je le craignais autant qu'elle : il avait vingt ans de plus que moi ; c'était un homme fait, un père de famille, et sa morgue, sa fierté, tout m'en imposait quand il parlait. Je représentai à ma [511] bonne sœur la haute imprudence qu'elle avait faite ; elle me répondit qu'elle recommencerait si la chose était encore à faire. Je fus tellement pénétré d'apprendre cette nouvelle, que je fis très-froide mine à Saint-Bon, lorsqu'elle me le présenta ; ensuite Saint-Bon, de son côté, désolé de l'étourderie que son épouse venait de faire en me confiant un si important secret, à moi dont il connaissait la soumission envers Desglinières, me fit un accueil pareil au mien, et nous nous quittâmes sans nous être embrassés, sans même nous être donné le doux titre de frères. Vous pensez bien que, dès que je fus parti, Saint-Bon fit avec douceur quelques légères remontrances à son épouse, mais elle l'assura qu'il n'y avait rien à craindre de mon côté, comme cela était en effet, et Saint-Bon fut plus tranquille.
" Sans doute j'étais incapable de trahir le secret de ma sœur, mais il devait se découvrir par un autre moyen. Une femme de chambre, qui s'était exposée à être réprimandée vingt fois par Saint Bon, ayant conçu de la haine pour lui, et le désir de se venger de ce qu'elle appelait son injustice, chercha une autre condition, en trouva une, et résolut de perdre nos époux en les quittant. Elle fut, en conséquence, trouver les Desglinières ; elle leur apprit et l'amour d'Amélie, et son mariage secret, et même sa grossesse ; répondant sur sa tête de la vérité de ses aveux. Vous jugez de la consternation de ces méchants. Ils se regardent, ils ne peuvent croire au rapport de la femme de chambre ; enfin ils se décident à se convaincre par eux-mêmes de la funeste réalité. En conséquence , ils se font annoncer brusquement au château, où j'étais encore le lendemain, à l'heure même où nous allions nous mettre à table. Ils entrent ; Saint-Bon se lève , leur présente des siéges, et veut se retirer [512] comme à son ordinaire. — Restez, restez, lui dit madame Desglinières, vous n'êtes pas de trop pour la conversation que nous voulons avoir avec madame. — Madame ! dit Amélie en se troublant déjà ; quel est ce titre nouveau que ma belle-sœur me donne ? — Vous savez, lui dit Desglinières, en la fixant d'un air furieux, vous savez aussi bien que nous que c'est le seul titre qui vous convienne depuis quatre mois. — Depuis quatre mois ! Expliquez-vous, mon frère. — N'avez-vous pas épousé un homme qui vous convenait, et par son rang et par sa fortune ? ( Amélie pâlit.) — Qui vous a dit... — Quelqu'un qui est bien instruit. Vous nous direz sans doute quel est cet époux ; nous voulons serrer ce cher frère dans nos bras. — Pour l'étouffer sans doute. — Vous en convenez donc ? ( Amélie se remet.) — Et pourquoi n'avouerais-je pas un acte qui ne regarde personne ? Ne suis-je pas libre de faire ce qu'il me plaît ? — Non, quand ce qui vous plaît déshonore votre famille. — Mais si l'on vous a dit que cet homme est riche, titré... Il n'y a que son nom apparemment qu'on vous ait caché ? — Oh ! nous le connaissons, mademoiselle ; nous savons que Saint-Bon, l'un de vos gens, est l'illustre amant que vous avez choisi.
« Amélie veut parler ; son frère lui lance un regard foudroyant ; elle rougit et se tait. Saint-Bon s'avance. — Puisque l'on vous a si bien instruit, monsieur, dit-il à Desglinières, puisque l'on vous a appris que votre sœur a épousé un de ses serviteurs, vous ne deviez pas ignorer que ce serviteur est devenu maître maintenant ; qu'il a tous les droits possibles ici, même celui de vous interdire sa porte , et de vous prier ou de cesser votre ironie, ou de vous retirer. — Je ne vous parle point, à vous, monsieur, lui répondit brusquement Desglinières, je ne [513] vous connais pas , et je ne me donnerai pas même la peine de vous contester un titre que vous n'avez pas. — Que je n'ai... — C'est à mademoiselle de Lerval que je dois dévoiler mon juste ressentiment. Il est bien honteux en effet, mademoiselle, que des parents aient aujourd'hui à vous reprocher votre conduite ; car, si j'ai voulu vous plaisanter un peu, je dois prendre maintenant un ton plus sérieux. Je vous ordonne, par toute l'autorité qu'un père mourant m'a laissée sur vous, de chasser sur-le-champ de votre présence cet homme vicieux et corrupteur. — Chasser mon époux ! — Votre époux ? il ne l'est point, vous n'êtes point mariée. — Nous ne sommes point mariés ? — Non ; c'est un bruit que vous faites courir à dessein, pour cacher votre commerce scandaleux. Vous n'êtes point mariés, vous dis-je, on le sait. —Point mariés ? mais un contrat que je vous montrerai... — Acte faux et simulé. — Le prêtre qui nous a unis ? — Faussaire déguisé ! j'en ai les preuves. — Des témoins... — Gens payés ! Je prouverai, vous dis-je, que ce mariage est faux, illégal, contracté par des fripons que vous avez mis en jeu pour abuser votre famille indignée. On sait bien que mademoiselle de Lerval a trop d'âme pour s'avilir, se dégrader au point de donner sa main au premier de ses laquais.
» Amélie était interdite ; Saint-Bon, rouge de colère et d'indignation, s'approche du méchant Desglinières. — Vous êtes, lui dit-il, le plus lâche de tous les imposteurs. Ce subterfuge que vous employez ne pourra vous réussir en justice : nos titres, nos témoins sont en règle, et ce n'est pas à vous qu'on les montrera. Sortez , je vous le conseille ; n'attendez pas qu'oubliant le titre de frère qui vous attache à mon épouse, et que je [514] respecte plus que vous, j'appelle mes gens pour vous reconduire à votre voilure.
» — Aurais-tu l'insolence, lui dit la Desglinières d'un ton de mégère, de faire porter la main sur une femme comme moi ? Sortons, mon fils ; venez, mon cher époux ; laissons cette malheureuse se livrer encore un moment à tous les excès de la débauche ; mais qu'elle tremble ! elle saura ce que peut une famille estimable sur deux personnages vils et corrompus comme ceux-ci, dont je ne veux plus souiller ma vue.
» La Desglinières entraîne son mari. Celui-ci réitère à sa sœur l'ordre de chasser Saint-Bon, en l'assurant toujours qu'il est certain que son mariage n'est que simulé, et ces deux méchants se retirèrent seuls. L'état de nos deux jeunes gens est déplorable après leur départ. Amélie pleure amèrement, elle se croit perdue, enlevée, enfermée, séparée pour jamais de son cher Saint-Bon. Celui-ci est au désespoir de la faiblesse de son épouse ; il la conjure d'avoir plus de force, plus de confiance. Il ne peut réussir à la calmer. Sa tête se démonte ; elle tombe dans un accès de démence ; elle voit son frère comme un juge terrible qui la poursuit, le glaive de la justice à la main. Elle fait mille extravagances qui a outent à la douleur de son sensible époux. Saint-Bon ne sait plus que faire pour rappeler sa femme à la raison. — Mon frère, me dit Saint-Bon, à moi qui, par faiblesse aussi, étais resté muet pendant cette scène, mon frère, je vous la confie, calmez-la, rassurez-la : pour moi... je vais... je reviendrai bientôt.
Il dit, et s'éloigna. J'étais embarrassé ; mais comme il eût été peu délicat à moi d'ajouter à sa douleur par des reproches et des remontrances que j'étais aussi en droit de lui faire, je [515] me contentai de la consoler, et de l'assurer que je parlerais à mon frère, que je ferais mon possible pour calmer son courroux. Amélie fut plus tranquille après cette promesse, et son époux revint. Il était allé consulter les gens de loi, qui tous lui avaient dit que son affaire était excellente ; que ses ennemis n'avaient pas le moindre droit de l'inquiéter, non plus qu'Amélie. Cela consola tout à fait ma pauvre sœur, qui fut plus calme le reste de la journée. Je restai avec ces infortunés, et je leur promis de ne partager ni la haine de mon frère, ni ses projets de vengeance. Le lendemain matin je revins à Paris, où je me rendis soudain chez Desglinières. Je le trouvai seul ; sa femme était sortie, et j'en fus charmé Savez-vous, me dit-il, quel est l'opprobre que votre sœur a imprimé sur votre front et sur le mien ? — Je sais tout.—Vous savez tout ! et comment ? — Je les ai vus hier, ces êtres intéressants. —Comment ! vous allez les voir ! Vous ne partagez pas mon indignation ! Vous savez, monsieur, que votre avancement dépend de moi, de mes protections. Eh bien, je vous relire toutes mes bontés, je vous abandonne, et je deviens même votre plus mortel ennemi, si j'apprends que vous mettiez une seule fois encore les pieds dans cette maison du vice et de la corruption. Il y a mieux, je compte sur vous pour signer les papiers qui me seront nécessaires pour faire enfermer cette folle et le coquin qui l'a séduite. — Faire enfermer !... — Oui, monsieur ; ne répliquez pas, et suivez en tout les avis d'un frère qui vous aime et qui a plus de soin de votre honneur, de l'éclat de votre nom, que vous-même.
» J'étais interdit, mais pas au point de me taire sur l'infâme proposition qu'il me faisait. Je sais comme vous, monsieur, lui [516] répondis-je, que ma sœur aurait pu faire une alliance plus brillante, plus honorable aux yeux du monde ; je le lui ai dit ; elle sait là-dessus que ma façon de penser est la vôtre ! mais elle est mariée ; son époux est un honnête homme : ne comptez pas sur moi pour tourmenter ces infortunés ; je vous avertis que je ne signerai rien, que je ne paraîtrai en rien, et que, si vous me forcez à me mêler de cette affaire, je ne m'en occuperai que pour protéger deux époux que j'aime.—Ah ! ah ! ce ton me surprend étrangement, monsieur ; il ne vous est pas ordinaire, et je vous avoue que je le trouve tout nouveau avec moi. Allez, vous n'êtes qu'un enfant ; je saurai bien vous servir malgré vous ; et vous rougirez sans doute, ainsi que moi, quand vous saurez que je ne les crois point mariés.—Quoi ? —Eh ! non : des actes simulés, des fripons soudoyés pour faire les témoins, le prêtre, que sais-je moi ? voilà tout. — Si cela était... — Je vais le savoir, car je vois rentrer madame Desglinières ; elle a dû s'informer... » Madame Desglinières rentre, et, me croyant apparemment dans ses intérêts, elle se jette dans un fauteuil, tout essoufflée, en disant entre ses dents : L'acte est bon ; je viens de voir le notaire ; les témoins sont tous des gens connus... Il n'y a qu'un moyen pour faire casser tout cela, c'est de la faire enfermer comme folle.— Quelle horreur ! m'écriai-je. — Eh quoi ! mon fils, votre frère n'est point des nôtres ? Il ne veut donc point seconder votre juste vengeance ? — Moi, madame ? Jamais ! — Vous avez là, mon cher mari, une famille bien délicate sur l'article de l'honneur ! Il faut que je vous en fasse mon compliment. —Madame, répondis-je, tourmentez ma sœur tout à votre aise ; contentez-vous de maîtriser cette faible victime de votre orgueil et de votre cupidité ; mais ne m'attaquez pas, je vous le conseille, [517] je ne suis ni aussi faible ni aussi patient qu'elle.—Qu'est-ce que cela veut dire ? s'écrie Desglinières ; a-t-on l'audace de menacer mon épouse en ma présence ? Reviens à toi, ma chère épouse, reviens à toi, et pardonne à l'exagération d'un enfant, d'un jeune étourdi qui ne sait ce qu'il dit. Pour vous, monsieur, je vous apprendrai votre devoir, et j'espère que vous saurez le faire. Vous avez entendu la défense que je vous ai faite de revoir Amélie ; c'est à vous de vous y soumettre. Adieu
» Desglinières, à ces mots, me tourna le dos, prit le bras de sa femme, et tous deux passèrent dans une autre pièce. Pour moi, je me retirai, la rage, l'indignation dans le cœur, et bien résolu à offrir mon appui à deux innocents opprimés, malgré des menaces que je méprisais. J'avais cependant des affaires majeures à traiter à Paris pour mon régiment ; cela fut cause que je passai trois jours entiers sans aller voir ma sœur. Pendant ce temps il lui arriva des événements singuliers et que j'étais bien loin de prévoir. Les Desglinières passèrent deux jours à consulter des avocats, qui ne voulurent point se charger de leur mauvaise cause. Ils implorèrent la protection de leurs amis, des magistrats même, pour obtenir des lettres de cachet qu'on ne voulut point leur accorder. Quand ils virent que les lois ne pouvaient seconder leur vengeance, ils se décidèrent à l'exercer par eux-mêmes ; et voici comment ils s'y prirent. Desglinières fit de sa main un faux ordre de détention qu'il eut la hardiesse de rendre plus valable en imitant, à s'y tromper, la signature d'un des premiers magistrats. Cela fait, il se déguisa en commissaire ; une longue robe noire, une large perruque, et quelques cicatrices peintes sur ses joues, le défigurèrent à mer [518] veille. Il soudoya cinq mauvais sujets, qu'il habilla, l'un en exempt, les quatre autres en soldais ; puis, à la tête de cette cohorte, il se transporta au château d'Amélie, où il arriva à deux heures du matin. Il se fait ouvrir de l'ordre du roi ; les domestiques effrayés lui laissent libres toutes les issues. Il pénètre ainsi jusqu'à la chambre à coucher, où les deux époux dorment paisiblement ; et là, prenant une table, une simple bougie, il se met à écrire, la tête penchée sur son papier, comme s'il verbalisait. Les deux époux, réveillés, s'effrayent ; Saint-Bon saute sur ses pistolets, et veut chasser tous ces gens qu'il croit être des suppôts de justice ; mais l'exempt lui remontre que la résistance est vaine ; qu'il a du monde pour réprimer les furieux ; puis, lui montrant son faux ordre, il demande qu'Amélie le suive. Jamais, s'écrie Saint-Bon ; c'est une horreur que d'avoir surpris un pareil ordre pour cause de démence.
» Amélie, désolée, fait mille extravagances qui désespèrent son époux, parce qu'elles donnent des armes contre elle. Saint-Bon veut tout renverser, tout chasser. Les faux soldats s'emparent de lui et le maintiennent pendant que l'exempt et le prétendu, commissaire enlèvent Amélie évanouie. Elle est portée ainsi jusqu'à la voiture ; et l'exempt, ainsi que ses sbires, ne lâchent Saint-Bon que lorsqu'ils sont sûrs que cette fatale voiture est déjà loin. Quel est le désespoir de cet infortuné, à qui on ravit son épouse à côté de lui, dans le lit nuptial ! Il s'habille, monte à cheval, vole vers Paris, cherche en vain ; et le malin, accablé de fatigue et de douleur, il entre chez moi, tombe sur un siège, en s'écriant : Mon frère, mon cher frère, je suis perdu ! Ils me l'ont enlevée... Effrayé de le voir dans cet état, je lui demande [519] des explications, il me les donne ; et tous deux, persudés que ces gens de justice, l'ordre, tout est vrai, nous reconnaissons dans cette affaire les coups de Desglinières et de sa barbare femme. Que faire ? Il faut prendre un avocat, il faut plaider ; il faut prouver enfin qu'Amélie possède toute sa raison ; et comment le prouver ? l'infortunée avait déjà la tête assez faible, le malheur va l'aliéner encore ; elle va elle-même donner des preuves contre elle... Mais où est-elle ? si l'on savait au moins où elle est, on pourrait la voir peut-être, lui donner des instructions, la consoler du moins, adoucir ses regrets et sa douleur. C'est moi qui me charge du soin de savoir en quel asile on l'a renfermée, moi seul en effet peux l'apprendre de mon frère. Je laisse Saint-Bon chez moi, et je me rends chez Desglinières, que je ne puis voir, attendu, me dit-on, qu'il est indisposé, et qu'il doit garder le lit toute la journée. Son épouse est invisible aussi ; il faut me retirer, retourner chez moi, annoncer au malheureux Saint-Bon que je ne puis lui donner que le lendemain des nouvelles de l'infortunée Amélie. Il est désespéré, il bat le plancher du pied, il court ou se promène comme un furieux ; il excite ma pitié : Mon ami, lui dis-je, retourne chez toi, c'est le parti le plus prudent. Si ton épouse peut l'écrire, quelque part où elle soit, elle te donnera de ses nouvelles dans-la journée. Ton château n'est qu'à une lieue de Paris, un exprès a bientôt fait ce trajet. Retourne, te dis-je, peut-être sauras-tu bientôt ce que tu brûles d'apprendre.
» Ce conseil calma Saint-Bon, qui me pria de l'aider de tous mes soins : je chérissais trop ma sœur pour rester froid dans cette occasion ; je lui promis de travailler à sa liberté de mon côté, tandis qu'il y travaillerait du sien. Il remonta à cheval, [520] repartit pour son château, triste, isolé, et qui lui parut un désert quand il le parcourut à son arrivée.
» Il eut lieu d'être bien satisfait de l'avis que je lui avais donné, car vers le tiers de la journée... »
Palamène interrompit ici M. de Lerval, qui remit au lendemain la suite de son récit.
[]Fin de l'Histoire de L'Homme invisible.
Quand on fut assemblé sur la terrasse, M. de Lerval continua ainsi: « Saint-Bon était revenu seul à son château, où il appelait en vain son épouse à grands cris. Vers le tiers de la journée, un commissionnaire arriva tout essoufflé, et lui remit un billet qu'il ouvrit avec transport en reconnaissant l'écriture d'Amélie.
« Tu verses sans doute autant de larmes que moi, cher époux ! » apprends que les barbares qui m'ont enlevée à toi m'ont conduite [522] » à Paris sans me dire un mot pendant tout le trajet ; ils m'ont en » suite déposée dans le couvent de Sainte-Aure, rue des Postes, près de l'Estrapade, espèce de prison destinée aux femmes d'une vie suspecte, ou à des insensées qu'on doit renfermer ailleurs pour le » reste de leurs jours. Je ne sais encore ce que c'est que ce couvent . » Je n'ai eu que le temps de penser à toi et de l'écrire ce peu de mots que je confie à un commissionnaire sensible et zélé, que je le » prie de bien réconpenser. Fais tout ce qui dépendra de loi pour notre réunion. Hélas ! je ne puis le parler ni le voir ici ; de tous les étrangers qui peuvent venir au parloir, toi seul es excepté . » Fais, dispose, agis, et dis-moi si je puis le seconder . »
» Saint-Bon fut encore plus troublé à la lecture de ce billet ; mais il apprit au moins le lieu qu'habitait son épouse : et sans avoir présents à son esprit les moyens qu'il fallait prendre pour la délivrer, il en conçut néanmoins le projet. Saint-Bon fixa le commissionnaire, qui lui parut mériter sa confiance ; puis, lui glissant de l'argent dans la main, il lui demanda son nom. Je m'appelle Henri, lui répond cet homme ; il y a longtemps que je suis dans le quartier de l'Estrapade. C'est moi qui fais les commissions du couvent de Sainte-Aure, et je vous réponds qu'il y en a de bien délicates. Il n'y a pas dans le couvent une seule petite femme séparée de son amant ou de son époux, qui ne mette à l'épreuve mon zèle et ma discrétion. Vous pensez bien que, depuis qu'on sert des intrigues d'amour, on sait porter des billets, en rapporter, les faire passer dans une tablette de chocolat, dans un linge, ou dans mille autres choses. Soyez tranquille, monsieur ; fiez-vous à moi, et je puis tout pour vous, hors la liberté de votre épouse. [523] » Saint-Bon remercia cet homme, fut écrire à Amélie, et revint remettre au commissionnaire la lettre dans laquelle il annonçait à son épouse qu'il allait se mettre en justice réglée contre ses persécuteurs, et qu'il espérait la sauver avec l'aide de son jeune frère, il lui conseillait d'être calme, tranquille, et la priait surtout de prendre assez d'empire sur sa raison pour ne point donner lieu à des soupçons d'une démence prétendue, et qui n'avait été supposée que pour faire rompre son mariage. Il l'assurait ensuite de tout son amour et de tout son zèle.
» Le commissionnaire partit, après avoir laissé son adresse à Saint-Bon, en cas que ce dernier eût besoin de lui ; et notre malheureux époux revint soudain à Paris, où il me fit part du bonheur qu'il avait eu de recevoir des nouvelles d'Amélie. Je lui conseillai, connaissant la méchanceté de Desglinières, de ne point habiter son château, de n'y paraître que le plus rarement possible, et de donnera son fidèle commissionnaire d'autres rendez-vous dans Paris ; et tout cela dans la crainte qu'on n'obtînt contre Saint-Bon une lettre de cachet qui le tînt en prison d'un côté, tandis que son épouse y était d'un autre. Pendant que Saint-Bon, qui m'avait promis de suivre cet avis sage, formait sa plainte pour entamer un procès contre Desglinières, je fus trouver celui-ci, à qui j'eus le courage de reprocher dans les termes les plus amers le coup d'autorité qu'il avait exercé contre ma malheureuse sœur. Il me répondit avec humeur, et me menaça encore une fois de me retirer sa protection si je soutenais toujours ces gens-là. Ma belle-sœur s'emporta aussi contre moi, et ma maudite faiblesse venant à diminuer la fermeté que je venais de montrer, je me retirai en versant des des larmes. Je fus soudain de chez lui au couvent de Sainte-Aure, [524] où je demandai à voir ma sœur. Après avoir prouvé, autant qu'il était possible, que j'étais son frère, j'obtins la permission de lui parler au parloir. Que de pleurs, que de gémissements, que de regrets ! Amélie me parut perdre davantage de sa raison ; elle fit des extravagances, parla de mettre le feu au couvent et de se poignarder elle-même. Je fis tous mes efforts pour calmer cette infortunée, et je rentrai chez moi le cœur navré de douleur.
» Trois mois s'écoulèrent ainsi dans les larmes et dans lés courses les plus inutiles. Ma pauvre sœur était toujours prisonnière ; et Saint-Bon, qui cachait et son asile et ses moindres démarches, en recevait souvent des nouvelles et lui donnait des siennes. Son procès faisait du bruit. On ne savait sur quel ordre Amélie était renfermée ; mais les hommes de chicane allaient toujours leur train. Lorsque Saint-Bon en vint à demander pourquoi un commissaire, un exempt, assistés de la garde, étaient venus lui enlever son épouse et la conduire au couvent de Sainte-Aure, l'avocat adverse répondit que ce fait était faux ; que la folle avait suivi volontairement son frère Desglinières, qui lui avait représenté qu'un couvent serait pour elle une retraite décente pendant le cours du procès qui allait s'entamer. On fut demander à la supérieure de Sainte-Aure quelle était l'autorité qui lui avait confié sa prisonnière. Elle répondit que tel jour, à telle heure, de grand matin, deux particuliers étaient descendus de voiture, tous deux en habit bourgeois ; que l'un d'eux, qui se nomma Desglinières, lui avait recommandé de prendre soin de sa sœur en démence, jusqu'au jugement d'un procès dont il lui avait montré la plainte et les premières pièces ; que ce n'était que d'après cette recommandation, [525] d'un assez grand poids sans doute, qu'elle avait pris chez elle la belle insensée ; qu'enfin cette dernière avait tous les symptômes d'une folie prochaine, dangereuse, et qu'elle serait charmée qu'on l'en débarrassât le plus tôt posible.
» Pour vous faire comprendre cette énigme, je dois vous dire que, dans la nuit de l'enlèvement d'Amélie, Desglinières déguisé avait fait arrêter la voilure dans la rue des Postes, à quelques pas du couvent, et qu'ayant jeté sa robe de commissaire pour prendre son véritable costume, il était entré le premier à Sainte-Aure, pour prévenir la supérieure sur la prisonnière qu'on lui amenait, et sans lui parler de la manière dont il l'avait enlevée dans son château.
» Saint-Bon, étonné de cette réponse de l'avocat et de la supérieure, fit entendre en témoignage tous les gens de son château, qui attestèrent qu'un commissaire, un exempt et quatre soldats étaient venus, sur un ordre du roi, enlever leur maîtresse. Desglinières répliqua que cela ne pouvait être, que les témoins étaient soudoyés, etc., etc. Enfin, il fit si bien, qu'il fut cru, et qu'au grand désespoir de Saint-Bon, on nomma des commissaires officiers de santé, pour examiner si en effet la raison d'Amélie n'était pas aliénée. Ce que Saint-Bon craignait arriva, c'est qu'Amélie, désolée, fit tant d'extravagances les unes sur les autres, qu'elle fut déclarée en démence. De là, corruption, séduction de la part de son intendant, qui l'avait conduite à lui donner la main pour s'emparer de ses grands biens: tout fut contre le pauvre Saint-Bon, et il fut enfin jugé que son mariage, était cassé, comme contracté entre un intrigant et une insensée. On sent bien que les Desglinières avaient répandu à grands flots l'or, les présents et les sollicitations, [526] pour parvenir à faire prononcer en leur faveur un pareil jugement. Par suite de ce jugement inique, Amélie était interdite, la gestion de ses biens confiée à Desglinières, qui devait en reverser, après la mort de l'infortunée, une partie sur la tête de l'enfant dont elle était enceinte. Pour Saint-Bon, il était condamné à être renfermé tout le reste de ses jours, pour avoir abusé de la confiance d'une personne riche, titrée, mais dénuée de raison. Voilà quelle était pour nos amants la fin de ce procès criminel, qui eût perdu pour toujours le malheureux Saint-Bon, si je ne l'eusse aidé à se soustraire à la détention qui l'attendait, à rejoindre même sa triste amante. Voici comment je m'y pris. Le matin même où ce procès fut terminé, au milieu d'un grand concours de curieux que sa célébrité avait attirés, comme j'en prévoyais la funeste issue, j'avais recommandé à Saint-Bon de m'attendre chez moi, et de tenir prête une bonne chaise de poste. A peine le jugement fut-il prononcé, que les Desglinières, transportés de joie, rentrent chez eux pour jouir de leur triomphe avec leur avocat et les faussaires qu'ils avaient employés pour en venir là. Je savais que mon frère aîné s'était promis d'aller chercher, le même soir, sa victime à Sainte Aure, pour l'emmener chez lui, et ne point lui laisser passer dans ce couvent une nuit que Saint-Bon, dont il ignorait l'asile, pouvait employer à former des tentatives d'évasion. Je ne perdis point de temps ; je me fis délivrer sur le champ, au greffe, une expédition du jugement ; puis, muni de cette autorité, je fus, à l'insu de mon frère, chercher à Sainte-Aure ma pauvre sœur, qu'on me rendit sans aucune difficulté. Elle était mourante de chagrin, et me suppliait de ne point la livrer à son tyran. Non, non, lui dis-je, non, bonne sœur ; tu me fais injure de penser... [527] Tu vas connaître ton frère, et tu verras s'il est digne de ta tendresse.
» Soudain je la fais conduire chez moi, où le malheureux Saint Bon m'attendait, désespéré du fatal jugement qu'il venait déjà d'apprendre. Ces deux amants, heureux de se revoir, versèrent des torrents de larmes dans les bras l'un de l'autre. Je les séparai. Ne perdez point de temps, leur dis-je, partez ; voilà de l'or, des bijoux qui vous en feront quand celui-ci sera épuisé. Partez, allez vivre ensemble dans quelque coin isolé de la terre, et partout où vous serez, donnez-moi de vos nouvelles ; croyez, croyez, amants trop malheureux, que la loi qui vous désunit civilement ne peut vous séparer de mon cœur, et que je serai toujours votre frère à tous deux. Ils m'embrassèrent, me serrèrent dans leurs bras, m'appelèrent leur libérateur, leur dieu tutélaire ; puis ils montèrent dans la chaise de poste, et s'éloignèrent. Ils étaient en sûreté, eux, mais moi, qui venais de les sauver, comment allais-je faire pour éviter le courroux de Desglinières ? Pouvais-je lui faire un mensonge ? j'en étais incapable. Il fallait me résoudre à lui apprendre ce que j'avais fait pour les amants, et je m'en sentais le courage. A la fin, les procédés injustes, l'atrocité du caractère des Desglinières, me les avaient rendus odieux. Je n'étais plus ce jeune homme timide, qui tremblait, qui n'osait dire un mot devant eux ; j'avais retrouvé mon caractère, et grâces au ciel, la nature m'en avait donné un grand, entreprenant et capable de donner une longue suite aux affaires les plus délicates. Je recouvrai donc ma fermeté, et me présentant à Desglinières, au milieu de l'orgie qu'il donnait à ses hommes d'affaires, je troublai bien sensiblement ses plaisirs et sa digestion, en lui apprenant que je venais de remettre [528] Amélie à son époux, à son véritable époux, ajoutai-je avec force. Il l'est, messieurs, il le sera bientôt par la loi elle même ; car, dès ce jour, je me constitue son défenseur ; j'appelle du jugement, j'en prouve l'injustice, et je vais même jusqu'au souverain, s'il le faut: oui, messieurs, je ne crains point de vous accuser tous d'avoir trompé la religion des juges, et je le prouverai. Que le plus intrépide, que le plus pur d'entre vous m'attaque, je suis prêt à lui répondre.
» Cette sortie, faite avec force et véhémence, étonne tout le monde. Desglinières et sa femme me regardent, indignés et tout étonnés. Ils ne me reconnaissent plus ; ce n'est plus ce jeune homme si doux, si timide, si craintif, leur esclave, en un mot ; c'est un homme à caractère, et qui les fait trembler à leur tour. Desglinières veut me traiter avec son ton ordinaire ; je le fais taire d'un mot : — Frémissez, lui dis-je, et craignez que je ne découvre le véritable commissaire de la nuit de l'enlèvement.
» J'ignorais que ce fût lui-même qui eût pris ce déguisement ; mais quelque chose me disait intérieurement que ce faux commissaire était connu de lui. Ma belle-sœur eut la hardiesse de me demander l'explication de ces mots. Je lui lançai un regard de mépris qui lui fit baisser les yeux pour la première fois. L'avocat perfide qui avait plaidé leur cause, prétendit que j'étais coupable devant la loi d'avoir favorisé l'évasion de deux individus que la loi réclame. Je leur lançai à tous deux un coup d'œil expressif, où se peignirent l'indignation et le courroux ; puis, me retirant, je leur dis : — Je vous brave tous, messieurs, à commencer par mon injuste frère, qui ne me reverra jamais chez lui. J'entendis, en descendant l'escalier, Desglinières qui me cria : —Va, malheureux, perds ton frère pour sauver une [529] insensée et un intrigant ; perds ton frère , et fais ainsi le déshonneur de ta famille.
» J'étais furieux et fier en même temps d'avoir montré, pour la première fois, devant Desglinières et sa femme, un caractère qui leur était inconnu ; je rentrai chez moi, où, plus calme et moins agité, je pensai à l'imprudence que je venais de commettre, et aux autres imprudences que celle-ci allait me faire commettre encore. Là, sérieusement, me dis-je , vais-je me déclarer ouvertement le défenseur de ma sœur et l'ennemi juré de mon frère ? Ce rôle me convient-il ? et ne serai-je pas, si je le joue, l'objet du mépris et de la haine publique ? Non, laissons marcher maintenant cette affaire comme elle voudra , contentons-nous de leur avoir fait peur, et tâchons au moins de les engager à ne pas poursuivre plus longtemps deux époux infortunés. Que Desglinières s'empare du bien d'Amélie ; qu'il le régisse pour son compte ou pour celui de l'infortuné à qui elle va donner le jour ; j'obtiendrai plus par la douceur que par un éclat scandaleux : ne revenons point néanmoins sur nos pas, mais voyons la tournure que va prendre cette affaire, et agissons en conséquence.
» Pendant huit jours que je passai seul, en proie à mes réflexions , il arriva bien des événements à Saint-Bon et à son épouse. Ils étaient à Rouen, et se proposaient de passer plus loin, lorsqu'au détour d'une rue, un homme les fixe, rougit, et double le pas comme pour se sauver. Saint-Bon est très-physionomiste ; il a reconnu soudain le faux exempt qui est venu enlever son épouse ; et, courant après cet homme, il l'arrête par le bras avant qu'il ait le temps de se sauver. — Scélérat, lui dit Saint-Bon, tu es perdu, je te retrouve enfin ! — Ah ! [530] monsieur, ah ! madame, ne me perdez pas, en grâce ; je tâche de devenir honnête homme ; n'interrompez point le cours de ma conversion. — Non, tu n'échapperas pas, tu me diras... — Eh bien, oui, je vous dirai tout ; mais sous la condition que vous me laisserez libre. — Parle, qui était ce commissaire qui... — Ce commissaire, monsieur, c'était M. Desglinières lui-même, le frère de madame. — Son propre frère ! —Lui-même ! mais laissez-moi, de grâce. — Non, tu m'es trop nécessaire. Arrêtez, arrêtez !
» Saint-Bon tient toujours le coupable, et crie : Arrêtez. On vient à son secours ; on mène le faux exempt devant un magistrat, où voyant qu'il ne lui est plus possible de s'échapper, il nomme, dans un procès-verbal, tous ses complices dans l'affaire de l'enlèvement nocturne d'Amélie. Muni de cette pièce, Saint-Bon donne sa procuration à un homme probe, intelligent, actif et diligent, qui vient à Paris, appelle du jugement, fait recommencer l'affaire, et parvient, au bout de quinze jours, à faire prononcer un nouveau jugement qui condamne à son tour Desglinières à une détention perpétuelle et à d'énormes dommages-intérêts envers les deux époux, dont l'hymen est déclaré valable et légal : le premier jugement se trouve cassé. Desglinières, furieux à son tour, croit reconnaître, dans toute cette affaire, mon ouvrage et la défense dont je l'ai menacé. Il embrasse sa femme, sa fille, son neveu ; puis leur jurant qu'ils ne le reverront jamais, il se transporte chez moi avant qu'on soit venu l'arrêter : on lui dit que je n'y suis pas, que je viens de partir pour Rouen. (En effet, j'étais allé, non complimenter Saint-Bon, mais lui reprocher son excès de rigueur envers mon frère, qui devenait malheureux à son tour et méritait ma pitié.) [531] Pour Rouen, se dit intérieurement Desglinières ; c'est là qu'ils se sont réfugiés ; j'irai, ils m'y verront.
» Il passe un jour entier encore caché dans Paris, où il veut terminer secrètement quelques affaires ; et pendant ce temps, moi, qui étais parti vingt-quatre heures avant lui, j'arrive à Rouen, et je descends, la douleur dans l'âme, dans l'auberge où demeure mon sévère beau-frère. Je le trouve occupé autour du lit de son épouse qui allait donner le jour à un être. Saint-Bon m'aperçoit à peine ; il entend les cris d'Amélie, il s'éloigne ; je m'approche de ma sœur, et j'ai le bonheur de recevoir son fils dans mes bras. Ma pauvre sœur me reconnaît : — C'est vous, mon frère ! me dit-elle ; oh ! que je souffre ! » elle dit, et expire.
» J'ignore comment ce malheur arriva ; elle expira, quelle qu'en soit la cause, et Saint-Bon ne rentra que pour apprendre ce fatal événement. Vous jugez de sa douleur. — Elle a trop souffert, en effet, s'écrie-t-il, pendant sa grossesse ! Barbare Desglinières, c'est toi qui causes sa mort et la mienne sans doute, car je ne lui survivrai pas. Cruel ! je me vengerai sur toi du meurtre de mon épouse dont tu es coupable... oui, tu périras !
» Cet homme désespéré ne pense pas qu'il parle devant le frère de celui dont il menace les jours : j'excuse sa fureur, et je partage ses regrets. Pendant que je m'occupe des soins qu'on doit au moins prodiguer à l'enfant nouveau-né, Saint-Bon sort égaré, et nous sommes, c'est-à-dire moi, la garde et son homme d'affaires, nous sommes deux jours entiers sans entendre parler de lui. Nous le faisons chercher en vain partout, et, à la fin, on [532] nous le ramène... dans quel état, grand Dieu ! couvert de mille blessures, expirant !
» L'infortuné avait couru comme un fou toutes les rues de Rouen pendant près de quarante-huit heures. Au détour d'un petit carrefour, à cinq heures du matin, il rencontre un particulier enveloppé dans un long manteau. Saint-Bon reconnaît Desglinières. son ennemi mortel. — Traître, lui dit-il, tu auras ma vie ou j'aurai la tienne ! — C'est toi qui périras, lui dit Desglinières, car c'était lui-même. Au même instant, le féroce Desglinières tire un poignard qu'il tenait caché sous son manteau, et il en perce en mille endroits le malheureux Saint-Bon, avant que cet époux désolé ait le temps de se mettre en défense. Le barbare Desglinières est tellement acharné à frapper sa victime, qu'il le frappe toujours, et ne s'aperçoit pas que plusieurs voisins ont ouvert leurs croisées, et qu'ils crient au meurtre. On accourt, on s'empare de l'assassin, car il l'est en effet, et on le transporte, ainsi que le mourant, chez un officier de justice, qui fait plonger Desglinières dans un cachot, tandis qu'il fait transporter chez lui Saint-Bon, qui a la force d'indiquer son adresse.
» C'est en ce triste état qu'on nous l'amène : il ne peut plus proférer une parole, mais les gens qui l'accompagnent m'apprennent qu'il a été assassiné. Par qui, grand Dieu ! Je frémis, et n'ose arrêter ma pensée sur le seul homme que je soupçonne capable de cette atrocité. Pendant que la garde et l'homme d'affaires ont soin du blessé, je me transporte chez l'officier de justice, où j'apprends avec horreur que l'assassin est mon frère. Je m'emploie à le défendre, à tâcher d'atténuer les circonstances de son crime : soins inutiles. Quelques jours s'écoulent, [533] pendant lesquels Saint-Bon recouvre l'usage de la parole. On transporte près de son lit le coupable prisonnier, pour lui être confronté suivant la coutume. Saint-Bon a la dureté de le charger, et de l'accuser de la mort de sa femme, de la sienne propre... J'avoue que ce trait de Saint-Bon me parut si cruel, si peu délicat, que cet homme, auquel je ne m'étais intéressé que par le lien qui l'unissait à ma sœur, me devint odieux : je l'abandonnai aux soins mercenaires de ceux qui l'entouraient, et me rappelant mon antique affection, ma soumission , tous me sentiments de l'enfance pour mon frère, je tournai mes soins et ma sollicitude uniquement de son côté ; mais, je le répète, tous mes soins, toutes mes démarches furent inutiles, et le malheureux fut condamné, le dirai-je ?.... à une mort infamante !...
» Quel opprobre ! quelle honte pour mon nom ! quelle tache ! Avant qu'il subît son arrêt, j'obtins la permission de le voir dans son lugubre cachot : il était plus calme, plus doux, moins violent, moins altier : le voile de l'éternité se déroulait à ses yeux, et la faux de la mort, suspendue sur sa tête, faisait courber enfin cette tête superbe, que les passions avaient égarée. Il me reprocha d'abord doucement la part que j'avais prise dans toutes ces affaires ? la protection visible que j'avais accordée à son ennemi et à son épouse insensée. Je te l'avais prédit, ajouta-t-il, que les suites de cet hymen te déshonoreraient : lu le vois aujourd'hui, aveugle jeune homme ! la honte de mon nom va rejaillir sur le tien, et pour la vie ! On te montrera partout au doigt, comme le frère d'un assassin puni par le glaive des lois. Tu perds estime, honneur, réputation ; tu perds tout, et tu dois tout cela à l'exécrable Saint-Bon... Tu pleures, mon [534] frère, tu pleures, mon ami ! Tu m'aimais, je le vois. Je ne fus point cruel, je ne fus qu'égaré par les passions, et le jouet d'un misérable intrigant que j'abhorre. O mon cher Lerval ! si tu fais quelque estime des dernières volontés de ton frère, qui va mourir ; si lu partages sa haine pour les Saint-Bon et pour tout ce qui leur appartient, jure-moi, jure-moi, par les serments les plus saints, que jamais ni Saint-Bon, ni son fils, s'il existe, ni aucun des siens, ne te regarderont en face ; c'est dire assez ce que j'exige de toi. Te sens-tu la force de faire ce serment et de le tenir ?...
» Desglinières prononça ces mots avec feu, et surtout avec une émotion si vive, qu'elle passa dans mon âme, et l'assujettit soudain à ses moindres volontés. D'ailleurs, j'avais perdu ma sœur ; son époux ne pouvait m'intéresser : je le détestais même, cet époux qui causait la mort de mon frère et le déshonneur de toute ma famille ! Je répétai donc mot à mot le serment terrible que mon frère venait d'exiger de moi, et je jurai qu'aucun des Saint-Bon ne me regarderait en face (c'était l'expression singulière de mon frère) , par les mânes de ma sœur !... C'était pour moi un serment plus terrible et moins inviolable peut-être que le Styx des anciens. Je meurs plus tranquille, mon frère, me dit Desglinières quand il eut obtenu de moi ce qu'il désirait. Je suis sûr au moins que mes ennemis ne trouveront point d'appui dans ma famille !.... Adieu, Lerval ; embrasse-moi, et retourne à Paris ; je te recommande de consoler ma femme, mes enfants, de ne jamais les abandonner ; c'est encore une promesse que j'exige de toi.
» Je la lui donnai, et je le quittai plein de douleur et de regrets ?... Quelques heures après, le bruit courut que le prisonnier [535] s'était empoisonné pour éviter sa fatale sentence. En effet on lui trouva caché dans sa chaussure un poison subtil dont il s'était précautionné,. et qui venait de trancher le fil de ses jours. Sa sentence n'en fut pas moins proclamée, et l'original déposé au greffe. Je craignis d'être accusé d'avoir facilité sa mort, et, fidèle dès ce moment au serment que j'avais fait à mon frère, je quittai Rouen sans revoir Saint-Bon. J'appris seulement qu'il se portait de mieux en mieux, et qu'aucune de ses blessures n'avait été mortelle. Je revins à Paris, où je trouvai la veuve Desglinières et sa famille inconsolables. J'eus d'abord quelques reproches amers à essuyer de la part de cette femme altière ; mais mon repentir, mes regrets et surtout les diverses promesses que j'avais faites à son époux me réconcilièrent avec elle. Elle me flatta, me nomma son protecteur, l'appui de sa fille, et me pria de venir près d'elle, et de renoncer à tout état qui pouvait m'éloigner de sa maison. Je cédai à ses vœux ; et quand elle me vit fixé près d'elle, et soumis encore une fois à ses moindres désirs, elle me communiqua ses projets, qui étaient de faire en sorte d'effacer jusqu'aux moindres traces de la condamnation de son mari, et ensuite de se venger à tout prix de Saint-Bon, et même sur l'innocente créature à qui Amélie avait donné le jour. Je ne voulus entrer que dans le premier de ses projets : en conséquence nous partîmes pour Rouen, où, à force d'argent, nous parvînmes à gagner le greffier mercenaire et peu scrupuleux qui gardait le dépôt des actes criminels. Cet homme dont nous faisions tout à coup la fortune, trouva l'art de ramasser tous les exemplaires imprimés qui avaient été distribués sur le jugement de Desglinières ; puis, pour en éteindre entièrement l'original, il mit le feu au greffe, [536] et rejeta ce malheur sur une coupable négligence de quelques subalternes qui furent chassés. Nous voilà bien sûrs qu'il n'existe plus aucune trace de notre honte ; mais nous nous trompions : le greffier nous apprit qu'il en avait remis une expédition légalisée à Saint-Bon, ainsi qu'une cinquantaine d'imprimés, et en général toutes les copies des pièces de cette malheureuse affaire. Saint-Bon n'était plus à Rouen ; et d'ailleurs, quand il y aurait été, nous eût-il cédé ces titres qui, avec le jugement de détention prononcé à Paris contre Desglinières, étaient précieux pour lui ? Il fallut donc revenir à Paris, et nous contenter de savoir que les preuves de notre déshonneur n'étaient qu'entre les mains d'un seul homme. Ce seul homme, il est vrai, était l'objet de la haine comme le but de la vengeance de ma belle-sœur. Elle éleva sa fille et son neveu dans ces odieux principes, comme vous le saurez bientôt. Mais je reviens à l'un de nos héros.
» Saint-Bon, faible et souffrant de ses blessures, comme du souvenir de ses malheurs, était revenu à Paris avec son fils au berceau. Honteux de sa conduite envers Desglinières, conduite que lui avaient dictée, dans le moment de son accident, la haine, le ressentiment et la douleur, il était bourrelé de remords. Il avait perdu un homme, et s'était privé d'un ami, en éloignant de lui le jeune frère de son épouse. Désespéré de ne plus me voir, il prit sur lui un jour de se présenter chez moi. J'étais à ma croisée, d'où voyant entrer dans ma cour un homme pâle, défait, soutenu sur une canne, je reconnus soudain Saint-Bon. Je frémis et j'ordonne qu'on lui refuse ma porte. Vous lui demanderez seulement son adresse, dis-je au domestique que je charge de cet ordre. Saint-Bon apprend que je ne suis [537] point visible, et laisse avec confiance son nom et son adresse. Il me connaissait trop pour craindre que j'en abusasse. Je ne me proposais point de lui rendre sa visite, mais un reste d'intérêt me parlait encore pour lui, et j'étais disposé à le garantir de la vengeance de ma belle-sœur, en cas qu'elle voulût l'exercer sur lui ou sur son enfant innocent. Je ne sais comment le domestique qui le reçut chez moi eut la hardiesse de lire son adresse avant de me la remettre, et d'aller la rendre de mémoire à mon implacable belle-sœur. Madame Desglinières, enchantée de connaître l'asile de son ennemi, lui envoie un jour son neveu Dercour, que Saint-Bon ne connaissait pas. Cet enfant va chez lui comme de ma part ; M. de Lerval, lui dit-il, est indisposé, il ne peut vous rendre votre visite ; mais il me charge de vous remettre de sa part ces légers cadeaux, pour vous et pour le fils d'Amélie, sa sœur, qu'il a tant aimée.
» Ces cadeaux consistaient en fruits, en pâtés, et d'autres niaiseries. Saint-Bon, étonné d'un genre de présent si nouveau de ma part et si indifférent pour lui (ma belle-sœur avait bien montré le peu de jugement d'une femme dans cette occasion) ; Saint-Bon, dis-je, pose ces dons superbes sur une table, et, par l'effet du hasard, il se détache un morceau de la croûte d'un de ces pâtés ; un chien est là, il l'avale, et meurt soudain dans les plus horribles convulsions. Saint-Bon, effrayé, mène lui-même chez un commissaire l'enfant, qui avoue la vérité ; il dit son nom ; une plainte est dressée, et la justice est prête à s'emparer de cet imprudent instrument du crime, lorsque, instruit heureusement de tout par ma belle-sœur qui frémit, je me transporte chez le commissaire, où, à force d'or et de sollicitations, je parvins à assoupir cette affaire. Saint-Bon, enchanté de me [538] revoir, fit tout en ma considération ; mais il voulut qu'on lui remît la plainte, pour qu'il pût s'en servir un jour, si ses ennemis l'attaquaient de nouveau.
» Saint-Bon rentra chez lui, et moi je revins à mon logis, d'où j'écrivis soudain ce billet à cet homme que les maux du corps et de l'esprit assiégeaient de toutes les manières.
» Vous savez que je vous dois mon déshonneur, la perte de ma sœur, de mon frère, de tout ce qui me fut cher. Vous êtes ruiné » (je vous dirai bientôt comment il le fut) ; vous avez des ennemis » puissants et vindicatifs ; eh bien ! malgré tous les torts que le » hasard et le malheur vous ont donnés envers moi, je veux encore être votre soutien et votre appui, si vous voulez le mériter par la » plus grande soumission à tous mes avis. J'ai vu votre fils, il m'a intéressé, quoiqu'en très-bas âge : il porte sur sa petite figure » tous les traits de sa mère, qui sont les miens, puisque Amélie me ressemblait exactement. Je ne puis vous abandonner, mais j'exige que vous cessiez de vous roidir contre ma belle-sœur, dont le ressentiment est légitime ; évitez les traits de sa vengeance ; c'est ce » que vous pourrez faire de mieux, si vous ne voulez ajouter d'autrès victimes a celles que vous avez déjà prises dans ma malheureuse famille. Je ne puis vous voir, et je vous défends de jamais vous présenter chez moi ; mais soyez sûr que j'aurai soin de votre sûreté, de votre tranquillité, et de celle de votre fils. Ayez con » fiance en moi, et prouvez-la par votre docilité. Changez d'abord de nom. Prenez celui de Longchamps, qui ne sera connu que de » moi, et prenez un logement dans un autre quartier de Paris. Je » répandrai le bruit de votre départ pour les îles, et vos ennemis ne vous persécuteront plus. Voyez, réfléchissez sur ce que vous avez [539] » à faire. J'attends votre réponse pour vous fuir à jamais, ou pour devenir votre protecteur. »
» Saint-Bon, qui avait beaucoup d'estime, et d'amitié pour moi, me répondit qu'il ferait tout ce qui pourrait m'être agréable. Cet homme était absolument ruiné par la malignité de madame Desglinières, qui s'était vengée de cette manière, ne pouvant le faire autrement. On avait imité, à s'y méprendre, la signature d'Amélie, et l'on avait fabriqué tant de billets, tant de mémoires arrêtés, tant d'effets différents, que Saint-Bon lui-même, qui avait été l'homme d'affaires de sa femme avant d'être son époux, ne s'y reconnaissait plus. Les terres furent mises en saisie ; tout passa entre les mains de prétendus créanciers, qui gardèrent une bonne somme pour eux, et donnèrent, par convention, le reste à madame Desglinières. Je vous prouverais, si je voulais entrer dans les détails de chicanes étrangères à mon récit, que cela lui fut facile, tant parce que tout n'était pas tenu en ordre chez Amélie, que parce que cette femme, dans ses moments de démence, ne savait plus ce qu'elle faisait, donnait, prêtait et signait même, à l'insu de son mari, tous les papiers que lui présentaient les Desglinières ou leurs agents. Saint-Bon n'avait plus rien enfin que des procès à soutenir et des dettes à payer, s'il eût pu le faire ; il ne pouvait plus travailler, puisqu'il était trop triste, trop accablé de regrets, de remords, et trop souffrant de ses blessures. Il en a même ressenti l'atteinte jusqu'au tombeau ; son fils, que voila présent, vous le dira : que pouvait-il faire ? Il m'estimait, s'accusait de mes chagrins ; il accepta mes offres, et s'en trouva bien. Il vécut ainsi sous le nom de Lonchamps, qu'il donna [540] même à son fils, tranquille et ignoré jusqu'à un âge assez avancé : il ne chercha jamais à me parler, je ne le vis. jamais ; mais je puis dire que je l'accablai de mes bienfais : sa maison fut toujours bien tenue, son fils fut bien élevé, et personne que moi ne connut les malheurs qui l'avaient forcé à changer de nom. Cependant le vieillard, assiégé par les regrets, par les remords dévorants, voyant sans cesse devant ses yeux l'ombre de son épouse et celle de son beau-frère sacrifiés pour lui, perdit peu à peu la raison. Il ne sortait jamais ; et seul, enfermé des journées entières dans son cabinet, il relisait les lettres que sa femme lui avait écrites du couvent de Saint-Aure ; il relisait toutes les pièces de son premier procès qu'il avait perdu, toutes celle du second jugement qu'il avait gagné, toutes celles enfin de la malheureuse affaire qui avait coûté la vie, à Rouen, au méchant Desglinières. Tous ces papiers, objets de la sollicitude de madame Desglinières, il ne les aurait pas donnés pour l'empire du monde : il n'y avait pas jusqu'à la plainte portée contre le jeune Dercour pour fait de poison qu'il ne gardât aussi soigneusement. Il lisait continuellement ces papiers, et tout cela lui tournait la tête. Vous savez comment il fit, je ne sais pour pour quel motif, la folie de les brûler tous la veille de sa mort. Il rendit par là des services à ma belle-sœur et à moi, en anéantissant toutes les preuves de mon déshonneur. J'ignorai longtemps, ainsi que madame Desglinières, que Saint-Bon eût brûlé tous ces titres : il n'y a pas six mois que je l'ai appris d'un domestique qui était chez lui dans le temps. Mais revenons à son fils.
» J'avais bien dit à mon implacable belle-sœur que Saint-Bon était pasé dans les îles, et elle l'avait cru, ne trouvant plus [541] dans Paris personne qui s'appelât Saint-Bon, quelque perquisition qu'elle fit. Un jour elle passe par hasard dans une rue où ses pas sont arrêtés par un enterrement : elle remarque, derrière le convoi, un jeune homme en deuil qui pleure amèrement : ce jeune homme ressemble si exactement à sa belle-sœur Amélie, que sa figure la frappe et lui rappelle les objets qu'elle déteste. Elle s'informe du nom de celui qu'on porte à sa dernière demeure ; on lui nomme monsieur de Lonchamps, on lui montre son fils, on lui dit sa demeure. Cette femme soupçonne un changement de nom de la part de son ennemi ; elle va dans maison d'où le convoi est sorti, s'informe, et croit découvrir ce qu'elle cherche dans les rapports qu'on lui fait. Persuadée que je suis aussi avide qu'elle de vengeance, elle me communique ses soupçons, et, pour ne pas se tromper, elle fait solliciter par son neveu Dercour, qu'elle a marié depuis peu à sa fille, un ordre pour faire sortir de Paris un vagabond nommé de Lonchamps. Dercour, qui s'était lancé dans les bureaux du ministère, obtint facilement cet ordre ; et le jeune de Lonchamps n'ayant point quitté Paris malgré l'ordre que je lui en avais donné, fut en effet guetté, circonvenu par des espions dans l'auberge où il était allé se réfugier, rue de l'Université. Je détournai, à l'insu de ma belle-sœur, ce nouveau coup, en faisant révoquer l'ordre fatal. J'avais fait peindre, d'après un autre portrait que je possédais, ma sœur Amélie, en miniature, et tenant un enfant sur ses genoux ; je remis à son fils ce portrait, ainsi qu'une montre et une bague qu'elle avait portées ; mais je m'opposai sérieusement à ce qu'il eût une place à Paris, et dans tous les bureaux où il se présenta. Je n'étais plus jeune ; je m'étais marié huit ans avant la mort de Saint-Bon ; et mon [542] épouse, que j'avais perdue deux ans après notre hymen, m'avait rendu père d'une jolie petite fille, qui avait six ans à l'époque où je devins protecteur du jeune de Lonchamps. J'avais toujours eu soin de son père, et l'amitié qui me liait autrefois à ma sœur m'engageait à prendre soin de son fils, jeune homme d'ailleurs intéressant, et qui était innocent de tous les malheurs arrivés à notre famille. Cependant, pour tenir la parole que j'avais donnée à Desglinières mourant, parole que j'avais appuyée d'un serment sacré, je résolus de l'éluder. Il a voulu, me dis-je, qu'aucun des Saint-Bon ne pût me regarder en face ; je me rendrai, en quelque façon, invisible aux yeux du jeune de Lonchamps ; mais, comme tout doit avoir un terme, la haine surtout, si ce jeune homme est doux, docile, soumis à mes volontés, s'il a des mœurs et des vertus, j'en ferai un jour l'époux de ma petite Lucile, et par ce moyen je confondrai toutes les haines, je satisferai tous les mânes irrités de mes parents dans leur tombeau : mais Lucile est trop jeune, il faut attendre dix ans au moins ; eh bien, je ferai voyager mon jeune homme ; et pendant ce laps de temps je parviendrai peut-être à lui concilier les cœurs de sa tante, de son cousin et de sa cousine. O ma sœur ! je ferai encore quelque chose pour toi !
» Ce parti pris, et pour éviter d'ailleurs les poursuites de la Desglinières et de ses enfants, j'ordonnai à de Lonchamps de voyager ; mais comme je craignais qu'il fût suivi par ses ennemis, je le suivis moi-même partout où il alla. A présent vous allez me demander comment je sus au juste ses pas, ses moindres démarches, ainsi que les différents asiles qu'il choisit dans le cours de ses voyages ! Cela ne me fut pas difficile. Une espèce de paysan qui m'était dévoué, et que de Lonchamps ne connaissait [543] pas, le suivait partout à cheval, et me rendait compte des endroits où il allait, où il s'arrêtait, où il logeait. C'est ainsi que je le suivis à Chartres, à Tours, à Niort, à Saint-Jean-d'Angely, à Bordeaux, à Bayonne, etc., etc. ; partout je le voyais à mon aise, sans qu'il me reconnût, et partout j'examinais avec un secret plaisir ses traits, où je croyais revoir une sœur que j'avais tant chérie ! Je craignais cependant qu'il me découvrît, car on lui avait dit qu'il me ressemblait parfaitement, et je frémissais quand je le voyais fixer attentivement toutes les personnes qui l'entouraient, du nombre desquelles je me trouvais souvent ; mais de Lonchamps n'était point physionomiste, heureusement pour moi ; il m'aurait fait violer un serment, auquel je tenais beaucoup, quoique je fisse tout pour l'éluder. Souvent la tendresse qu'il m'inspirait me déterminait à me découvrir à ses yeux: j'allais, dans cette intention, chez lui ; mais, par l'effet d'un hasard singulier, je ne l'y trouvai jamais ; et l'idée de mon serment me rappelant à mon devoir, je sortais avant qu'il rentrât. C'est ainsi que je fus l'attendre chez son hôtesse à Paris, chez la mère de son ami à Tours, et même au café de Bordeaux, où je me procurai tout à mon aise le plaisir de le voir, où je n'osai enfin me découvrir encore. Je manquai à être pris par lui dans la maison à louer des Castels, où il m'entendit chanter une romance que j'avais faite jadis sur sa naissance ; mais je me tirai encore de cet embarras ; et partout ma prudence et la sagacité de l'homme que j'avais mis à sa poursuite me le firent suivre et guider, sans qu'il se doutât des moyens que j'employais. Il voyagea ainsi pendant l'espace de dix ans, pendant lequel j'eus bien de la peine à m'opposer aux recherches actives que ses ennemis firent de sa personne. J'appris [544] enfin pendant qu'il était chez vous l'année dernière, bon Palamène, la mort de madame Desglinières. Voyant alors que l'ennemi le plus terrible de mon protégé n'existait plus, j'ordonnai à de Lonchamps de se rendre à Paris, ce qu'il fit avec sa docilité ordinaire. Madame Desglinières n'était plus, il est vrai ; mais, avant de mourir, elle avait transmis à ses enfants toute la haine qu'elle avait vouée au sang de Saint-Bon. Elle leur avait ordonné de se venger du jeune homme par tous les moyens possibles, d'apaiser ainsi ses mânes plaintifs dans son tombeau. C'était surtout les papiers qu'avait possédés Saint-Bon que l'on voulait avoir. On craignait l'éclat de la part du fils ; on désirait anéantir toutes les preuves du déshonneur de notre famille. Pour moi, je n'attachais pas une si haute importance à ces papiers ; mais les Desglinières voulaient s'en emparer à tout prix. M. et madame Dercour, l'époux-neveu de ma belle-sœur, et l'épouse, fille de mon malheureux frère, avaient hérité du caractère altier et méchant des Desglinières : ils vinrent me trouver, pour me demander si je savais ce qu'était devenu le fils de Saint-Bon. Je leur répondis, pour mettre fin à leurs importunités, que je le savais ; que ce jeune homme, après avoir perdu son père, était passé dans les îles, dont il ne reviendrait jamais. Les Dercour ne furent point satisfaits de ma réponse: ils soupçonnèrent, ajuste titre, que je m'intéressais au sort de leur cousin ; mais n'osant pas me tenir tête ouvertement, ils espionnèrent sourdement mes pas, mes démarches, et découvrirent que je protégeais un certain Lonchamps, qui dès lors leur devint suspect.
» Mon rôle devenait plus difficile que jamais ; il me fallait, d'un côté, surveiller mon cher de Lonchamps, sans me faire [515] connaître à lui avant l'époque du mariage que je méditais, et qui seul pouvait me dégager de mon serment. D'un autre côté, je devais connaître toutes les démarches des Dercour, qui, je le voyais bien, soupçonnaient la vérité. Je mis dans ma confidence un vieux serviteur de ces derniers, qui, étant aussi leur confident, m'avertit de leurs moindres projets. Ainsi je sus que Dercour avait découvert l'adresse de de Lonchamps, rue de Vaugirard, et qu'il devait aller voir s'il n'était pas le fils de Saint-Bon, qu'il cherchait. Je mis de Lonchamps en garde contre la perfidie de cette visite, qui heureusement ne donna encore que des soupçons à Dercour. Madame Dercour y fut ensuite à son tour. Je n'eus que le temps d'engager Firmin, le domestique de de Lonchamps, à chanter sur son escalier : Taisez-vous , taisez-vous , pour prescrire à son maître des détours et de la prudence. Je connaissais Dercour, il était capable de se battre contre le fils de Saint-Bon, et même de l'assassiner lâchement : c'est ce qui manqua d'arriver un soir qu'ils allèrent tous deux au spectacle des Italiens. La pièce qu'on avait donnée retraçait la mort infamante d'un prisonnier. (C'était, je crois, Asgill, ou le Prisonnier Américain , qu'on nommait cette pièce.) Madame Dercour, en sortant, se rappela la fin tragique de son père, et elle perdit connaissance sur le boulevard, où Dercour, désolé, mit l'épée à la main contre de Lonchamps qu'il y rencontra J'étais là par un hasard heureux : je fis conduire de Lonchamps à ma maison de Bagneux, tandis que, montant dans le carrosse de M. et madame Dercour, je revins chez eux, où je leur reprochai leur imprudence envers un étranger, que je ne connaissais pas, il est vrai, mais qui n'était point du sang de leur ennemi. Ils ne me parurent point satisfaits de cette explication, et cela [546] m'engagea à cacher encore plus soigneusement l'infortuné qu'ils poursuivaient. Je le confinai dans une espèce de chartreuse au boulevard du nord ; mais son imprudence le fit encore une fois découvrir, et alluma la rage de ses persécuteurs, qui parvinrent à le faire entrer chez eux dans une grande salle, où, par grimace sans doute, ils avaient élevé un cénotaphe à la mémoire de leur père et de leur mère, avec les portraits de tous leurs parents. De Lonchamps était tombé là dans un piège affreux ; mon confident, le vieux serviteur de Dercour, me fit avertir, et je trouvai le moyen, encore une fois, de délivrer mon protégé, en menaçant les Dercour de tout le poids de mon indignation, de dévoiler même leur conduite, s'ils osaient outrager plus longtemps un malheureux jeune homme qui, je le soutenais toujours, ne savait ce qu'ils voulaient lui dire.
De Lonchamps recouvra sa liberté ; et, charmé de sa discrétion, de la prudence avec laquelle il me secondait sans connaître mes secrets, je résolus de ne pas retarder plus longtemps son bonheur. Ma fille me chérissait ; je savais que ma Lucile n'avait aucune passion dans le cœur, ce que j'avais soigneusement évité. Je la mis dans ma confidence, et lui fis voir son cousin dans l'église des Carmes. De Lonchamps eut le bonheur de lui plaire, comme elle lui plut ; et, dès ce moment, je préparai leur hymen dans la chapelle de ma maison de Bagneux. Vous savez maintenant comment cet hymen se célébra. Vous savez que, fidèle à mon serment, trop scrupuleux peut-être, je ne me découvris au fils de Saint-Bon que lorsqu'il eut changé de nom, qu'au moment où il devint mon fils. Je le pouvais alors ; et ce n'était plus le fils de l'ennemi de mon frère que je pressais dans mes bras, c'était le mien ! Que ce moment fut doux pour moi, [547] et combien je l'avais acheté par mes inquiétudes, mes pas, mes démarches, mes combats enfin entre mon cœur et ma raison !
» J'avais invité les Dercour au mariage de Lucile, sans leur dire le nom de celui que je lui donnais pour époux. Ils se rendirent très-tard à Bagneux, et de Lonchamps vous a dit combien ils furent étonnés en apprenant que mon gendre était en effet, ainsi qu'ils l'avaient toujours soupçonné, le fils de Saint-Bon ; mais mon poids sur eux, , le respect qu'ils me devaient, et plus encore la crainte de voir divulguer une certaine plainte dans laquelle Dercour était compromis pour des présents empoisonnés que sa mère lui avait fait remettre autrefois au père de Lonchamps, tout calma leur fureur, tout éteignit leur soif de vengeance. Je leur promis avec cela une part dans ma succession, et tout cela était plus que suffisant pour enchaîner ces cœurs aussi avides, aussi cupides que ceux des Desglinières, Depuis cette époque, ils nous voient sans doute plus par politique que par amitié ; mais enfin ils nous voient, et nous prouvent même assez d'attachement.
» Telle est, mes amis, l'histoire singulière des malheurs de votre ami de Lonchamps ; tel est le motif qui m'a forcé à rester invisible à ses regards pendant plus de dix ans : motif bizarre peut-être, mais qui le paraîtra moins à ceux qui sont scrupuleux observateurs de la religion des serments. Tant d'aventures vous prouvent, mes enfants, que le lien qui unit les frères, les parents, est sacré, et qu'une fois rompu il peut exalter toutes les passions, et plonger une famille dans l'opprobre, dans tous les genres d'infortunes. »
Ainsi parla M. de Lerval ; et nos jeunes gens, que son récit avait touchés en même temps qu'intéressés, embrassèrent tour [548] à four ce vieillard respectable, qui, dans le cours de sa vie, avait pratiqué toutes les vertus d'un bon frère, d'un excellent ami, d'un oncle généreux et d'un père sensible.
La fraîcheur des soirées et les approches d'un hiver rigoureux avaient mis fin aux délassements de notre bonne famille sur la terrasse de leur chaumière. L'hiver, lui-même, avait remplacé les plaisirs par des occupations plus sérieuses. Nos jeunes gens, d'ailleurs, étaient'tous grands, tous formés, et n'avaient plus besoin de ces leçons de mœurs, de vertus, que leur père leur" avait prodiguées depuis deux ans. Ils étaient mûrs, sensés, raisonnables, et ne couraient plus après des contes, des histoires, ni des aventures merveilleuses. Palamène jouissait enfin du fruit de l'éducation qu'il leur avait donnée. Ce n'était plus des enfants qu'il avait à conduire ; il ne voyait en eux que des hommes, des amis, dont il était le chef. Combien il s'applaudissait des soins qu'il avait pris, des peines qu'il s'était données pour former leurs cœurs à la sagesse ! C'était par des exemples qu'il les avait instruits, et il voyait avec la plus vive satisfaction qu'eux-mêmes donnaient l'exemple du respect filial, de l'amour fraternel, de toutes les vertus sociales. Deux années avaient fait sur eux un effet prodigieux. Armand avait plus de dix-huit ans. C'était un homme robuste et plein de talents. Palamène l'envoya à Paris, [] où il obtint aisément une chaire de mathématiques, ainsi que son père l'espérait. Quelques années après, il épousa la belle Henriette, dont le père, M. Delacour, était mort, mais qui en avait toujours trouvé un second, tendre et généreux, dans notre bon Palamène.
Jules travailla sous les yeux de son protecteur, et devint le meilleur agriculteur du canton. Palamène, très-âgé, un peu infirme, ayant besoin d'appui et de repos, lui céda sa ferme et la main de l'aimable Adèle, sa fille, qui fut par la suite bonne épouse et bonne mère.
Pour Benoît, il était toujours vif, turbulent, dissipé. Palamène comptait en faire un marin : ses espérances furent déçues. Benoît ne voulut point mettre l'immensité des mers entre son père et lui. Il aimait la France, d'ailleurs, et n'avait point de goût pour les voyages. Benoît dessinait très-bien ; il connaissait l'arpentage, le toisé, les arts mécaniques, jusqu'à la serrurerie. Benoît devint un excellent architecte. Il se maria à Paris, eut une épouse vertueuse, de bons enfants , et fit d'excellentes affaires.
Léon se fit un état honnête dans le commerce ; mais il ne put renoncer aux muses, qui avaient charmé les loisirs de sa jeunesse. Il fit des poèmes, des tragédies, et s'illustra même dans la poésie. Il est encore aujourd'hui un de nos auteurs les plus distingués ; ce qui fait la gloire et le charme de la vieillesse de son père. M. et madame Leclerc, père et mère d'Émilion, ne firent aucune difficulté de lui donner pour épouse la jeune Moselle, leur nièce, qu'il aimait depuis longtemps ; et ce couple heureux n'est privé jusqu'à présent que d'une seule satisfaction, bien douce à la vérité, celle d'avoir des enfants. [550] Émilion resta toujours attaché à la famille de Palamène ; elle eut de même pour amis constants M. de Verseuil, ses enfants, Richard, le voisin Perrin, ses cinq neveux, Lerval, de Longchamps , tous ceux en un mot qui avaient participé aux plaisirs de ses soirées, jusqu'au petit joueur de vielle , qui, devenu grand, entra au service de Léon et fit ses commissions. Tous nos amis enfin sont heureux aujourd'hui, et nous n'avons à regretter, de ceux que nous avons vus en scène dans cet ouvrage , que la bonne Marcelle, qui est morte de vieillesse l'année dernière.