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STATIRA ET AMESTRIS.

TOME PREMIER.

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LES FAMILLES DE DARIUS ET D'HIDARNE, OU STATIRA E T AMESTRIS, HISTOIRE PERSANE ;

Compererunt invidiam supremo fine domari.

Horat. Ep. ad Aug.

TOME PREMIER,

A LA HAYE, & se vend

A PARIS,

Chez DE HANSY le Jeune, Libraire, rue St. Jacques, près les Mathurins, à Ste. Thérese.

M. DCC. LXX.

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PRÉFACE.

POUR mettre au jour un ouvrage, il faut, dit-on, être sur qu'il plaira. Sans cette certitude qui peut être l'appanage des auteurs qui ont blanchi dans la carriere des lettres, ne puis-je consacrer au public ce fruit de mes travaux ?... Je souhaite qu'il puisse servir à l'amuser. Du moins ai-je fait mes efforts pour ne pas le lui rendre insupportable. Si je n'étais [2] point parvenu à mon but, ma jeunesse, plus encore mon intention me donne des droits à l'indulgence.... Et pourquoi en Littérature, comme en Morale, la volonté ne serait elle pas réputée pour l'action?...

Peut être si j'avais écrit quelques histoires galantes, quelques contes ingenieux, aurais-je plus eu lieu d'espérer la faveur du public, surtout du beau Sexe qui en est le mobile. Mais est-on toujours maître de choisir ses [1] sujets?... Comment veut-on qu'un jeune homme qui ne connait point encore le peuple cheri de Venus, compose des histoires qui lui plaisent ? Pour faire un ouvrage qui puisse être lû à une toilette, il faut, à mon avis, y avoir été admis quelquefois.

Au reste que ce petit Roman plaise ou non : cela n'est pas tout-à-fait indifférent à mon amour propre ; néanmoins s'il déplait, j'en fuis déjà consolé. Quand la gloire qui doit revenir a un auteur de [4] l'heureux succès d'un ouvrage est frivole, la douleur de le voir mal accueilli, ne doit pas beaucoup l'affliger.

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A LES FAMILLES ; DE DARIUS ET D'HIDARNE.
PREMIERE PARTIE.
CHAPITRE PREMIER.

SUr l'automne de son âgé, Darius heureux du bonheur de la Perse, jouissait des delices de la paix qu'il lui avait procurée par ses soins. Deux fils, une fille, objets de sa tendresse, lui promettaient de douces consolations pour ses vieux ans. [] Soigneux de leur éducation, il les fesait, sous ses yeux, élever dans sa cour qui était devenue le théatre de la politesse. La rapidité de leurs progrés répondait parfaitement à ses vœux. L'ainé surtout, Artaxerce donnait les plus flatteuses espérances. Vertus, génie, valeur, tout ce qui concourt à former un grand Roi était réuni dans sa personne. Aimé du peuple dont il de voit être Souverain, estimé des courtisans, quels hommages n'avait-il pas lieu d'attendre du beau Sexe ; lui, qui à la bonté du cœur, joignait les agrémens de la figure ?

Parmi les jeunes beautés qui soupiraient pour lui, brillait Statira. Je ne m'arrêterai point à en faire le portrait. Pour la peindre il suffit de dire qu'elle était une des plus jolies femmes que jamais la Perse ait produites. [3] Si elle eût eu de la vanité, sans doute qu'elle se fût flattée de l'emporter sur ses rivales, mais aussi modeste, que charmante, elle n'ignorait pas que les attraits seuls ne fixent point le cœur d'un Prince, qu'il faut avoir de la naissance ; & elle n'était que la fille d'un Satrape. C'était le sujet de son desespoir & la source de ses regrets.

Le palais des Rois de Perse était environné d'immenses jardins, où de concert avec la nature, l'art avait déployé ses plus riches trésors. Là, souvent guidée par sa douleur, elle allait déplorer son malheureux amour & se livrer aux tristes réflexions qu'il offrait à sa pensée.

Un jour qu'elle s'y promenait, elle s'enfonça insensiblement dans les détours d'un bosquet de myrthe. [4] Le soleil commençait seulement à monter sur l'horison. Ses rayons perçaient à peine les feuillages & refléchissaient sur leur verdure les plus belles couleurs. Les folâtres oiseaux voltigeaient & se poursuivaient à travers les rameaux. L'air resonnait au loin de leurs chants amoureux. Plus fraîche, plus vive, plus animée, la nature entiere semblait sourire au Dieu du jour. Quel spectacle pour une amante, pour des yeux qui n'étaient accoutumés à voir que la somptueuse magnificence des Cours ! L'étonnement se peint sur son visage, le sentiment s'éveille en son cœur, elle s'assied sur un banc de gazon, & portant autour d'elles ses regards, ô nature ! ( S'écrie t'elle ) que de charmes tu as pour les ames sensibles ! Quelle yvresse à ta vue vient remplir tous mes sens ! [3] De douces illusions, de séduisants prestiges me font gouter le bonheur. Je sen tous les transports qu'inspire l'amour heureux..... J'aime, je brûle pour Artaxerce !... Il m'adore ! ah! malheureuse !... que je suis ingénieuse à me tromper ! Le fils du Roi des Rois soupirer pour la fille d'un simple Satrape: Quelle tâche pour sa gloire !.. L'aigle impérieux soupira t'il jamais pour l'humble colombe ?... Encore si j'étais née sur les marches du trône, je pourrais espérer...

Comme elle parlait ainsi, un bruit se fit entendre. Le ton d'une voix plaintive vint frapper ton oreille. L'écho répéta ces paroles. D'où vient le Ciel m'a t'il fait naître d'un Roi ? Funeste naissance! tu causes mon malheur ! N'est-ce point Artaxerce ? L'amante infortunée cherche l'erreur au défaut de la réalité. Elle se [6] leve, écoute, tourne les yeux de tous côtés. La Princesse Amestris se présente à sa vue. Les joues mouillées de pleurs, l'air sombre & languissant, elle s'avançait vers une grotte taillée dans un roc au fond du bosquet. Statira l'aborde, & la saluant, Princesse, lui dit elle, quel heureux hasard vous amene en ces lieux ? Pourquoi recherchés vous la solitude? Vous répandés des pleurs ! qui peut les faire couler ? Dans le suprême rang connait-on l'infortune ?

... Heureuse Statira! Il n'en est point de plus fatal à notre Sexe. Bénis le ciel de ne point y être née. Ce dit cours te surprend !.. Je ne te le tiendrais point, si je ne savais que je puis librement épancher mes sentimens dans le sein d'une amie, dont la discrétion m'est connue. Oui, Statira [4] il n'est point de sort plus déplorable, que celui d'une Princesse. La vie pour elle n'a de jours heureux que l'enfance ; c'est-à dire que le temps où elle ignore ce que c'est que le bonheur. L'éclat du trône alors la charme & l'éblouit. Fiere de commander à une multitude d'esclaves empressée à sa suite, elle s'applaudir, s'enyvre de sa grandeur & de sa magnificence. Elle se croît fortunée. L'empire & la parure sont toujours les objets des premiers desirs d'une femme, & les siens à cet égard sont satisfaits. Mais est-elle à l'âge où rame se déployé, se prête aux impressions des sens, où les desirs changent d objets ; cette même magnificence lui devient odieuse, ces esclaves pour elle font un peuple de tyrans. Veut-elle se soustraire à la vigilance de leurs yeux ; on l'épie, [] on la suit, tous ses pas sont comptés : la contrainte rend lame plus sensibles la sienne s'amollit, ses passions s'enflamment, ses desirs s'irritent ; un objet surprend ses sens ; l'amour & le desespoir d'être jamais à lui se glissent à la fois dans son cœur. Juge ensuite quels attraits la vie doit avoir pour elle. Que les plaisirs de la Cour l'assiégent ; elle se refuse à leurs douceurs. Un cœur qui n'est pas libre pourrait il les goûter !

L'Etat s'ébranle, la guerre se fait. C'est elle qui en est la premiere victime. Pour prix de ses fureurs, un Roi jusqu'alors à elle inconnu, la reçoit comme une esclave destinée à son lit. Les flambeaux d'un himen qu'elle abhorre s'allument, les autels se parent, on l'y traîne. Là sa bouche prononce des ferments abjurés par son cœur. Elle atteste les, [9] Dieux de rendre heureux un mortel pour qui elle n'a nul penchant, 6c de vivre elle même heureuse sous ses loix, tandis qu'elle brûle pour un autre.... Doux liens de deux cœurs brûlants du même amour, vous lui êtes étrangers ! Plaisirs de la vie, vous lui êtes inconnus ! Elle coule la sienne dans le dégoût, la contrainte & l'ennui ! Tel est, chere Statira, le fort qu'on me reserve. Penses tu qu'il ne soit point à plaindre ?... Crois moi : le trône peut flatter l'œil; mais touche peu le cœur.

Princesse, reprit Statira, votre fort, il est vrai, me paroît trisse. Mais la gloire d'arrêter les fureurs de la guerre, de cimenter la paix rendue aux nations, n'est elle rien pour vous? Quoi de plus doux que d'immoler ses jours au bien de sa patrie ! Si vous êtes malheureuse, [10] votre malheur du moins fait des millions d'heureux. Peut-il être pour vous une plus douce consolation ? Il est peu de différence entre faire le bonheur d'autrui & le goûter soi-même. Que vous soyez enfin des victimes ; vous êtes des victimes glorieuses : — Amie, ( en soupirant ) la gloire la plus brillante vaut-elle le bonheur ? -- Vous soupirés, Princesse!.. Aimeriez vous ? -.- Si j'aime! A mes discours pouvais tu le méconnaître? — Quel est donc l'heureux objet de votre flamme ? Il est digne sans doute de votre grand cœur ? — S'il en est digne! Oui, Statira.... tu le connais, tu l'aimes... & cet amour te rend encore plus chere à la tendre Amestris ; enfin cet objet enchanteur est... - Qui? — Ton frere,... l'aimable le valeureux Teriteuchme. - — Terituchme !... un sujet, a pu toucher [6] votre cœur ! Avez-vous oublié que vous êtes destinée à l'heureux Prince des Indes ? Songez-vous quelle distance, quelle inégalité.... — De l'inégalité, Statira, ne sais tu pas que les ames sensibles n'en connaissent point ? Si le fort, si le rang les sépare ; l'amour & la vertu les assortissent.... —Ah ! que ne dites vous vrai, Princesse!.... Mais Teriteuchme a t'il osé porter les vœux jusqu'à vous ? Vous a-t'il avoué qu'il vous aimait ? — C'est ce qui me desespere !.. Peut-être, encore aimai-je sans espoir d'en être aimée, n'ayant pas celui d'être unie à son sort! — Helas ! vous n'êtes pas la seule !.... Votre amie est encore plus à plaindre que vous !....

L'arrivée de la Cour interrompit leur entretien. On les apperçut, on courut au-devant d'elles. La tristesse [] était peinte sur le front de l'une ôr de l'autre. Envain on voulut les égayer. L'espoir seul d'être unies à leurs amants pouvait ramener la gaîté dans leur cœur ; & celui d'en être aimées ne leur était pas même permis. Ingénieux dans le choix des plaisirs, comme dans l'art de gouverner, le Roi leur proposa une fête pour le lendemain. Elle devait s'ouvrir par un tournois où les vainqueurs seraient couronnés de leurs mains. La table, la danse devaient remplir le reste du jour. Elles se, rendirent à ses instances, & dès ce moment on travailla aux préparatifs..

Quel sujet de joye pour elles! Reines d'une fête où leur* amants devaient briller, où elles ne doutaient pas qu'ils ne fussent couronnés, elles se livrèrent aux erreurs les, plus charmantes. La nuit pour elles [] ne fut qu'un tissu de songes voluptueux.

L'aurore paraît. Une musique guerriere fait retentir les airs. Les accords enchanteurs des clairons, le bruit animant des cors, le murmure cadencé des bassons, le son rauque & terrible des trompettes, les roulement des tambours, les cris du peuple, les hennissemens des coursiers viennent frapper leurs oreilles, elles s'éveillent , se lèvent, se parent, l'heure sonne, elles partent & se rendent au lieu assigné.

Là sont assemblés les combattant. D'impénetrables boucliers ne couvrent point leurs corps. Leur tête: n'est point chargée de pésants casques d'airains. L'or, les diamants, la soye, les chiffres de leurs maîtresses enlacés avec les leurs, ornent leurs armes & leurs habits.

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Au bout de la carriere est un vaste amphitéatre rempli de spectateurs; vis-a-vis s'élevent deux trônes éclatants. Sur l'un paraissent le Roi & son épouses nos deux jeunes amantes sont sur le plus superbe. Séduisantes beautés, n'est-il pas juste que vous obteniés la préférence ?

Une robe blanche comme la neige Variée de rubans roses forme la parure de Statira. Ses longs cheveux noirs descendent en ondes sur Son cou d'albâtre, flottent sur ses trésors naissants, les dérobent tantôt à l'euil, tantôt les lui découvrent & y répandent ce charme inexprimable qui cause les plus violents desirs.

Le changeant étalé sur la queue éblouissante du pan, relevé de rubans couleur d'azur ,distingue l'a justement d'Amestris. Toute la timidité de l'amour, toute la majesté du trône [] radoucie par une aimable modestie brille sur son visage.

La lice s'ouvre. Quel sera le premier combattant ? le premier couronné ? C'est le souci qui les agite. On jette le sort, il tombe sur Cyrus. Transporté de joye, le jeune Prince part, vole au lieu où il doit attendre son adversaire. Orima se présente y il est vaincu. Anatis, lui succede. Avec plus de valeur il éprouve le même sort. Teriteuchme s'avance : Amestris trésaille j la rougeur, ce fard brillant de l'amour, se répand sur son tein. Elle le voit s'élancer sur Cyrus, le combattre & le vaincre. Artaxerce vient remplacer son frere, il paraît. Quelle noble fierté se peint sur son visage ! Comme Statira le fuit de l'euil dans la carriere ! L'envie d'être couronné de sa main, la valeur de ion antagoniste ont irrité son [16] ardeur. Il se précipite sur lui. Leurs lances en résonnant se heurtent, se croisent & tombent en éclats. Ils en saisissent d'autres, se raniment, se portent cent coups qu'aussi-tôt ils évitent, se réparent, reviennent, font mille détours pour se surprendre. Quelquefois pour fatiguer son ennemi, Artaxerce s'éleve sur ton coursier, fond à coups pressés sur lui, Teriteuchme ferme, immobile le laisse s'épuiser en efforts inutiles. Ni l'un, ni l'autre ne peut être vaincu, la victoire est indécise. Cessés donc, rivaux altiers, votre valeur est la même : ailés chercher vos lauriers: le dieu des ris, l'amour les ceindra sur vos têtes.

Au bruit des instruments guerriers Artaxerce & Teriteuchme s'avancent aux pieds du trône & s'y prosternent. Aimable Statira, tu souris gracieusement [17] à ton vainqueur, tu couronnes son front, & tes yeux fixés sur les siens portent jusqu'au fond de fou cœur le feu qui les enflamme.

Tendre Amestris d'une main tremblante, tu attaches ses lauriers au front de l'objet qui t'est cher, tandis que tes brûlants soupirs, tes timides regards lui disent qu'il a remporté sur ton cœur une victoire bien plus flatteuse, que celle qu'il a gagnée sur Cyrus.

Le signal de la retraite sonne, on retourne au Palais ? le festin est servi, on se met à table. Bacchus, ce Dieu si favorable à la Perse, échauffe, anime les convives. Il donne de l'esprit au plus sot, ralentit la timidité du modeste & redouble la vivacité du spirituel. C'est à qui répandra le [] plus de fleurs dans sa conversation, le plus de sel dans ses faillies. Avide de conquêtes, chacun fait briller les étincelles de son génie. Un bon mot, un regard amoureux précédé chaque rouge-bord. Le repas cesse, le bal commence. Artaxerce rouvre par une Ionienne avec Statira. Dieu des grâces, amour, desir de plaire, que d'attraits vous prêtés à la fille d'Hidarne ! Le Prince pourraît-il y resister ? Il se trouble, il rougit, il pâlit, un secret embarras resserre tous ses membres, l'amour, ainsi que son cœur, semble avoir enchaîné ses pas.

Qu'avec plaisir Statira contemple son trouble ! l'espoir de lui plaire d'en être aimée flatte , anime ses esprits. Un vermillon charmant colore [19] son visage. Son corps est plus leger, plus agile. Ses membres se prêtent plus facilement à la variété de ses attitudes. On dirait que l'amour accélere ou diminue la rapidité de les mouvemens. Tantôt mollement panchée, se soutenant à peine, le regard expirant, l'air trille, abbattu, elle peint la langueur de l'amant malheureux ; tantôt vive, animée, l'œil en feu, elle exprime l'ivresse, les transports de l'amant fortuné. Quels charmes pour le Prince, lorsqu'il la voit mettre avec délicatesse en-dehors un pié formé par les mains des grâces, subitement le mouvoir & le cacher soudain ; il le suit, le devore des yeux. Plus d'une femme en frémit de jalousie, admire cependant & ne voudrait point avoir été privée du plaisirs de la voir danser. On l'entoure, on la [20] félicite, on lui prodigue mille éloges, on la déclare Reine de la danse, Artaxerce l'a déjà nommée celle de son cœur, & la sensible Amestris se croit au comble de ses vœux, si jamais elle peut l'appeller son amie & sa sœur. Mais qu'elle est encore loin du temps, de l'heureux temps où deux noms si chers à son cœur lui seront permis !

CHAPITRE II.

DEPUIS ce jour le Prince ne goûtait du plaisir que près de Statira. Dans les assemblées il s'emparait de la place la plus voisine de la sienne ; à la promenade il marchait à ses côtés. Sa bouche cependant ne lui avait point encore révélé un secret sans cesse écrit dans ses yeux. S'il lui [21] parlait ; c'était toujours avec l'indifférence d'un cœur libre. Une certaine hardiesse, semblait même accompagner ses discours & tendre un voile sur sa passion. Il voulait que ses égards ne passassent que pour les effets de sa politesse & de l'estime qu'il avait pour elle. Mais quel est l'amant qui connait assez l'art de la dissimulation, pour ne point se trahir quelquefois ; ou plutôt quel est le cœur dont les replis soient assez profonds pour échapper à la sagacité des yeux des Courtisans ? Tant d'assiduités de sa part alarment le beau Sexe. Statira est aimée! Personne n'en doute plus, c'est un bruit répandu dans toute la Cour. La jalousie aussi tôt éguise ses traits, les intrigues se trament. Les femmes qui n'aspirent à d'autres faveurs qu'à celles de la fortune recherchent son [22] amitié ; celles qui sont dévorées de plus d'ambition & qui se croient assez d'attraits pour lui disputer sa conquête murmurent, s'irritent & conspirent sa disgrace.

Les hommes de leur côté avaient aussi des sujets d'alarmes. Si l'on avait pénétré l'ame du Prince, comment celle de la Princesse n'aurait elle pas été dévoilée ? On s'était aisément apperçu de sa préférence pour Teriteuchme. On avait surpris des soupirs, des coups d'euil enflammés. On en avait deviné la cause. Déjà l'on ne s'attendait plus à moins que de voir la famille d'Hidarne élevée au faîte des grandeurs. Chacun craignait pour soi & croyait qu'elle ne pouvait y parvenir qu'il n'en souffrît. La cause des deux sexes devint commune. On se réunit, & la perte de cette famille entiere fut jurée.

[23]

Un accident imprévu dans le gouvernement d'Hidarne favorisa leurs complots. Des Grecs y avaient fait une incursion. On l'accusa d'avoir voulu se mettre a leur tête & se tendre indépendant. Aussi-tôt il fût dépouillé de sa charge, on lui ravit ses biens, & il reçut ordre de sortir du Royaume avec sa famille.

Hidarne vît d'un œil sec le changement de sa fortune. Un cœur fortifié par l'âge & l'expérience est à l'épreuve des revers. Mais quel coup de foudre pour Statira ! pour une amante qui, quelques moments auparavant, avait osé prétendre à l'himen de l'héritier du trône.

A cette nouvelle son visage où les grâces avaient rassemblé tout ce qu'elles ont de plus enchanteur devient le siege des pâles couleurs de la mort. Ses yeux, foyers du tendre [24] amour s'éteignent, son cœur se désespere, ses sens se troublent, ses membres s'affaiblirent, elle tombe évanouie. Telle une tendre fleur, jouet des doux zephirs & l'honneur de nos parterres, languit & perd son éclat, sous un torrent débordé par la pluye.

On accourt, on s'écrie, on s'empresse autour d'elle, on lui donne du secours. Son sein, ses tempes sont inondés d'odeurs, on la promene dans son appartement. Peu à peu ses sens se raniment, ses yeux avec effort se rouvrent à la lumiere. Sa douleur, jusqu'à-lors sans voix arrache du fond de son cœur des sons entrecoupés de sanglots.... Où suis-je ? S'écrie-t'elle ? Quoi!.. Je vis encore !.. quelles mains inhumaines me rendent à la vie ? ( Avec fureur ) loin de moi ces secours odieux !... Qu'on se [25] retire!.... qu'on me laisse mourir !... Artaxerce!... O mon cher Artaxerce !.... Il faut donc te quitter !... te perdre !.... le même moment où mon espoir commence est celui qui le ruine.... Ah ! mourons !.... la vie doit finir avec l'espérance.... Elle retombe noyée de pleurs sur son fauteuil. Son pere entre, il la voit éplorée, il s'élance à son cou, l'embrasse, & mêle tes larmes aux siennes. Son ame attendrie, excitée par la nature semblait se prêter à la faiblesse, aux douleurs de là fille, pour lui inspirer ensuite sa noble fermeté. Rassure toi, lui dit-il, ma fille, ma chere fille, ne céde point aux rigueurs du dessin. C'est mériter ses maux de fléchir sous leur poids.... -- Ah ! mon pere c'est fait de moi ! non: je ne puis plus vivre !... Veux-tu donc avec toi, ma [26] fille, m'entrainer dans la tombe ; si tu meurs, qui servira d'appui à mes vieux ans? Quelle main me fermera la paupiere ? Ma chere Statira, vis pour ton malheureux pere !... mon sang t'a donné la vie ; que mes pleurs, ma tendresse t'arrachent à la mort ! Il est dur, il est vrai, de voir, si jeune encore, ses espérances s'évanouir : je le sens, mon ame paternelle éprouve toutes tes douleurs ; mais pour les supporter, songe aux miennes, songe combien il est dur de se voir accabler lorsqu'on est innocent. Qui l'eut dit ? Qui l'eut même pensé, qu'après avoir vingt ans servi fidelement mon Roi, j'encourrais sa colere ? Qu'un triste exil serait le fruit de mes travaux ? Helas !... on a trompé Darius ; c'est le sort des Rois d'être sujets à l'être. Mais un jour, un jour sans doute mon innocence sera reconnue. La victoire ne peut être [27] toujours enchainée au crime. Que ce doux espoir te console aujourd'hui ! montre plus de courage. Le grand cœur s'éleve au-dessus de la fortune. La perte des grandeurs mérite-t'elle qu'il s'afflige ? — Ah ! le ciel m'est témoin qu'elle ne m'afflige pas ! — Pourquoi donc te désoler? te livrer à tant d'horreurs ? L'abbattement, le desespoir où je te vois soulevent, déchirent mes entrailles. Trouves tu du plaisir à attrister cette ame paternelle ? Ta piété, ma fortune se seraient-elles éteintes ensemble ? N'aimerais tu plus ce pere qui te cherit comme la fleur de ses enfants ? -- Si je vous aime !.... cent fois plus que moi-même ! — Eh quoi! Peut-on aimer un pere & vouloir l'affliger ? Mais dis, ma fille, l'amour n'aurait-il pas de part au chagrin qui t'accable ? Ne crains rien; [1] ouvre moi ton cœur, tu connais mon indulgence.... — Ah! mon pere! Peut-on dissimuler quelque chose à votre tendresse ! oui, le vertueux Artaxerce, ce Prince.... — ( avec étonnement ) Artaxerce !.... Puis reprenant un air compâtissant, Eh bien! ma fille tâche de commander à ton amour. Plus les maux sont cruels, plus il faut de courage. C'est en les supportant que tu te rendras digne de lui. On est plus que les Rois en maitrisant le sort.... — Oui, en se levant précipitamment, le front brillant de joye, oui: pour me rendre digne & de vous & de lui, je veux le maitriser. Qu'il redouble ses coups ; je n'en crains plus l'atteinte. Vous avez ranimé ma vertu ; vos exemples, vos conseils la fortifieront. Pardonnés ( en l'embrassant ) si j'ai pu chanceler un moment. [29] L'ame la plus intrépide n'est jamais sans foiblesse. Insensée que j'étais ! moi ! j'ai osé attenter à mes jours ! Ces jours sont-ils à moi pour vouloir les trancher ! N'appartiennent-ils pas au plus tendre des peres ? Tout le sang qui m'anime, qui coule dans mes veines n'est-il donc pas le sien ? Oui, cher auteur de mes jours, tout mon être est à vous. Parlés ; quel est l'asyle que vous avez choisi ? Je suis prête à vous suivre. Mes tendres pieds, marchant à vos côtés ne craindront point la fatigue. Mes mains, mes délicates mains prépareront vos mets. Trop heureuse ! Si sous le chaume qui déformais nous couvrira, l'envieux, ce tyran des vertus, nous persécute moins que dans nos palais dorés!.... — Voila des sentimens ! voila une fille digne de moi ! O ciel ! je t'en rends graces ; que je [30] suis heureux dans mon malheur d'avoir des enfants généreux.... Helas ! si maintenant il est quelque chose qui excite mes regrets, ou m'arrache des pleurs, c'est de fuir , de quitter ma patrie, parce qu'en m'en bannissant, on m'ôte ainsi qu'à eux, la douceur, la gloire de la servir ! Ah ! quand nous serons chez les Scythes où j'ai choisi notre asyle, lieux qui nous avés vus naître, ô Perse, ô patrie fortunée, si tu n'as nos services ; nos vœux, nos vœux du moins seront pour toi !

Transporté hors de lui même, le cœur plein de la plus douce yvresse, il ouvre ses bras, sa fille s'y précipite, il l'embrasse, inonde son sein des larmes de joye qui ruisselent de ses yeux. Dans cet instant Teriteuchme & la guerriere Roxane son autre fille arrivent, ils s'élancent à son cou, [31] lui prodiguent les plus doux embrassemens. Hidarne les pressa tous trois contre son sein. Il leur montra la fragilité des biens de la fortune & par ses discours éleva leurs ames au niveau de la sienne.

CHAPITRE III.

CEPENDANT Artaxerce & Amestris aux genoux de leur pere implorent la grâce de cette malheureuse famille. Insensible à leurs pleurs, sourd à leurs prieres, il ne veut point la leur accorder. L'envie a trop bien sçu le séduire. Statira, Teriteuchme vont donc les quitter pour jamais! Cette idée leur déchire l'ame. Artaxerce avant d'en être abandonné veut encore les voir, il se rend chez eux, arrive. Quel tableau se présente à sa vue ! trois enfants éplorés entre [] les bras d'un pere qui les baigne de ses larmes & sur le front duquel brille la noble majesté qui fuit la vertu dans le malheur !

A cet aspect saisi d'étonnement, attendri, les yeux fixés sur eux, il ne peut avancer. Le respect, l'admiration ont enchainé ses pas. Immobile devant eux il n'ose leur parler. Hidarne lui parait le dieu de la grandeur d'ame. Son visage respectable lui en impose. Enfin il tomba à ses pieds, & les arrosant de ses pleurs, vois, lui dit-il, le fils de ton Roi à tes genoux: le Prince s'ennoblit en rendant hommage aux vertus. Infortuné Hidarne ! souffre que je mêle mes larmes à celles de ta famille! je n'ai point eu de part au malheur qui t'accable. Helas ! que n'ai je pu remporter sur l'envie ! Bien loin qu'on t'eut ravi tes biens & tes honneurs, [5] on t'en aurait donné de plus considérables. Mais que n'abordes-tu mon pere ! tu connais sa justice ; pourquoi ne te pas justifier ? --- Prince, reprit Hidarne ; la fermeté dans la disgrace justifie mieux que les paroles. Qu'il m'est doux cependant de voir le vertueux Artaxerce sensible à mon destin ! Que je m'estime heureux qu'il me croie innocent ! L'opinion d'un juste flatte plus l'homme de bien que celle de mille pervers. — Voila, en montrant Statira, un sur garant de ton innocence si je te croyais coupable, je ne t'avoûrais point que je l'aime, que je l'adore.... Dans la nuit du silence je cacherais la honte de mes feux. — Quoi, Seigneur ! vous, soupirer pour ma fille ?.... — Oui je soupire, je brûle pour elle.... Et quoique Prince je n'en rougirai jamais. Le trône est [34] fait pour la beauté & la vertu. — En prononçant ces mots il s'approcha d'elle, la prit par la main, & fixant ses yeux emflammés sur les siens, venez, lui dit il, belle Statira, digne fille d'Hidarne; si vous ne rejettés point mes feux, je vous donne ma foi tous les yeux de votre pere. Puis, se tournant vers Hidarne, consens-tu lui dit-il, à notre himen ? Je vais à la face des dieux, de mon pere, de la cour la reconnaître pour mon épouse. - Non, Prince : mais m'estimez vous ? --- Si je t'estime ! mon amour n'est que le fruit de mon estime & pour elle & pour toi.

Eh bien ! souffrez que je vous, parle en ami, que je vous montre la vérité sans fard. Peut-être avant mon départ sera ce la derniere fois ! "Un jeune homme dans son himen doit consulter son pere, un [35] Prince le bien de son état. „ L'un & l'autre s'oppose au vôtre. Songés donc à étouffer votre ardeur. Une ame comme la vôtre ne doit point connaitre les faiblesses..- Est-cc une faiblesse d'aimer la vertueuse Statira ? Si c'en est une, je me plais à la nourrir. Non, je ne l'oublîrai jamais. La conduisisses-tu dans les régions brûlantes de l'Afrique, aux limites du monde, je ne monte point au trône qu'elle ne le partage.... — Adieu je vole encore aux pieds de Darius, le fléchir, ou vous suivre.

Aussi-tôt qu'il fut sorti Hidarne demanda à ses enfants s'ils étaient toujours disposés à partir avec lui. Tous trois lui répondirent qu'ils étaient prêts à le suivre, leur fallut il perir sur les rocs du Caucase, où dans les forêts glacées de la Scithie. [35] Satisfait de voir leur constance, il les embrassa & fixa son départ au lendemain.

La nuit avait obscurci l'horison. Ils se mirent à table, firent un repas frugal & allèrent oublier leurs inquiétudes dans le sein du sommeil. Ils commençaient à en goûter les douceurs, quand tout-à-coup on frappa à coups redoublés à la porte de leur palais. Deux hommes armés entrerent aussi-tôt. Hidarne les vit, se présenta à eux : est-ce la mort, dit il, que vous nous apportés ? Puis s'adressant à ses enfants, mes enfants, marchons y d'un visage assuré; imités mon exemple & mourés sans murmure. Les soldats pénétrés de cette mâle fermeté laissent échapper des larmes ; ils n'osaient lui annoncer l'ordre du Roi. Hidarne remarqua leur embarras ; que craignez-vous, [37] dit-il? Doit-on hésiter ainsi, quand il faut servir son maître ? Saisis d'admiration ils tombèrent tous deux à ses pieds ; il les releva, les rassura & d'un air de douceur, qu'avez-vous, poursuivit-il, de sinistre à m'apprendre ! Les larmes, les sanglots sont encore leur réponse, ils ne purent soutenir son aspect, jetterent leurs armes &, prirent la suite.

Hidarne alors s'addressa à sa famille ; mes chers enfants, dit-il, le Roi a révoqué son Arrêt, le trépas m'attend, je n'en puis plus douter ; mais je mourrai content si je pousse dans vos bras le dernier soupir. L'excès de leur douleur leur avoit éteint la voix ; mais est-il quelque chose de plus attendrissant qu'un tel silence ! Dans cette situation ils attendoient qu'on revint leur apprendre leur sort. Personne oc reparut & ils allerent [38] de nouveau se livrer au repos.

Le lendemain comme les deux soldats n'étaient point venus rendre compte des ordres dont ils avaient été chargés, on s'assembla, on accusa Hidarne de les avoir réduits. On en envoya d'autres pour le traîner lui & sa famille dans une Tour, jusqu'à ce que Darius voulut en tirer vengeance. Préparés à ce nouveau coup, ils obéirent sans se plaindre & virent d'un œil indifférent d'inébranlables portes se fermer sur eux.

CHAPITRE IV.

LE bruit de l'emprisonnement de la famille d'Hidarne parvint bientôt aux oreilles des enfants du Roi, Qu'on s'imagine quel fût leur désespoir. Ils ne consultent plus que [19] l'amour & la pitié, ils revoient aux genoux de leur pere. Eh! mes enfants , leur dit-il, quel si grand intérêt prenez-vous à son destin ? Celui, répondit Artaxerce, qu'on prend au sort de la vertu persécutée. La noblesse de cette réponse l'attendrit, des larmes coulerent de ses yeux. Artaxerce se crut victorieux. Il crut que c'était le moment propice pour lui découvrir la flamme dont il était épris pour Statira. Helas ! il ne voyait: pas qu'il lui ferait soupçonner que l'amour seul le forçait à prendre part à l'infortune d'Hidarne. En effet, aussi-tôt qu'il le lui eût avoué, aussi-tôt qu'Amestris eût, ainsi que lui, confessé qu'elle adorait Teriteuchme, il ne voulut plus les voir, les entendre. L'indignation succéda à l'attendrissement. Il leur ordonna de sortir & d~ ne reparaître en sa préface que [40] lorsqu'ils auraient étouffé leur folle ardeur. Quel ordre cruel pour eux ! Il leur fit oublier toutes les loix du devoir. Ils resolurent d'arracher cette famille de sa prison, dût-il leur en couter la vie. La nuit leur parut le temps le plus favorable. Le reste du jour fut consacré à séduire les gardes à force d'or. Ils chargèrent un d'entr'eux de remettre à Hidarne un billet par lequel ils le conjuraient de sauver sa vie, celle de ses enfants en fuyant avec les guides qu'ils lui enverraient lorsque l'obscurité & le silence régneraient sur la ville. Le garde fut surpris, le billet arraché de les mains & porté au Roi ; il l'ouvre, voit le nom, reconnaît le seing de son fils. Transporté de colere, il le fit appeller. Artaxerce obéit avec répugnance. Un pressentiment secret semblait lui annoncer [41] l'orage prêt a fondre sur lui. Il le montra en tremblant aux regards de son pere. Le front baissé vers la terre, craintif, consterné il attendait que son pere lui addressât la parole. Fils indigne de moi, lui dit il, d'un air terrible, quel dessein avez-vous en l'audace de former? Répondes , en lui montrant le billet, désavoués-vous cette écriture ? — Non, mon pere, repartit-il d'un ton plus rassuré, non je ne la désavoue point. J'ai voulu sauver la famille d'Hidarne, j'en fais gloire devant vous. Il n'est jamais honteux de proétger l'innocence... -- Mais est-ce à vous de la croire innocente, quand je la crois coupable ? --- Vous penseriez comme moi, si l'envie ne vous en eût imposé.... — On ne m'en impose jamais : sortés de devant moi, je ne vous reconnais plus pour mon fils ; [42] le Trône dont vous étiez l'héritier je le donne à votre frere : vous ne le mérités point : fils ingrat, fils perfide, quand on ne respecte point l'opinion de ses parents, on est indigne de leur héritage.... Ah ! mon pere, en se précipitant à ses genoux, ôtés moi la couronne, versés mon sang, je perds tout sans regret, mais rendes moi votre tendresse, mais sauvés Hidarne, sauvés Statira, sauvés sa famille malheureuse. Fut-elle coupable; vous eût-elle outragée ; souvenez-vous en, mon pere, vous me lavés dit cent fois. L'oubli, le pardon des injures est le triomphe des Princes.

Darius incertain, partagé entre la clemence & la colere releva son fils & lui dit avec plus de douceur de se retirer, qu'il voulait être seul. Il sortit & alla trouver sa sœur. A peine le vit-elle [] entrer, qu'elle courut à lui avec un transport de joye. Eh bien ! mon frere, lui dit-elle , voici l'heure où la famille d'Hidarne va être délivrée ! — Ah! ma sœur ! nous n'en avons plus l'espoir : tout est perdu ! notre projet découvert ! votre frere privé du trône !... Si du moins cette perte eût assuré le salut de la famille d'Hidarne !... Mais elle mourra dans l'horreur des cachots !... que sais-je ?... peut être même sur l'échaffaut !....

Ces mots la font frémir. Un trésaillement soudain parcourt les membres, une sueur froide se répand sur son corps tremblotant, on la met sur un lit : le frisson cesse, des convulsions affreuses lui succedent. l'excés de la souffrance la rend insensible, dérange les ressorts de son imagination & la plonge dans le délire. [44] Tantôt elle croit voir les bourreaux versant le sang d Hidarne. Soudain avec les forces de la rage elle s'élance de son lit, crie. Barbares, arretés ; respectes l'innocence; tantôt c'est son cher Teriteuchme, c'est Statira, c'est Roxane, expirants qui lui tendent les bras ; elle veut courir à eux, mourir des mêmes tourmens. On a peine de la retenir. Artaxerce à la tête de son lit, dans une situation presqu'aussi triste, fait ses efforts pour la calmer. Il essaye de ranimer l'espoir dans son cœur, il lui fait les plus brillantes promettes. Inutiles discours ! lui même désespere ; & la bouche peut-elle persuader, quand elle n'est pas d'accord avec le cœur !

Darius ne tarda pas à apprendre le danger que couraient les jours de sa fille. Il voulut aller la voir. Les Courtisans qui connaissaient sa tendresse [45] pour ses enfants craignirent que touché de l'état déplorable ou elle gémissait, il ne lui accordât la grâce de la famille d'Hidarne. Ils n'oublièrent rien pour empêcher cette visite. Ils lui peignirent sa maladie comme un jeu médité pour le fléchir. Il fut sourd à leurs raisons. La voix de la nature plus puissante que les beaux discours de l'envie parlait encore à son cœur. Il se fit conduire dans son appartement. Son fils y était. A sa vue il voulut se retirer. Il lui fit signe de rester & s'approcha du lit d'Amestris. Elle étoit alors dans un des plus violens accès de son délire, elle se figurait Teriteuchme noyé dans son sang, prêt à rendre le dernier soupir, lui reprochant sa mort. Les larmes de la fureur coulaient de ses yeux, elle pouffait d'affreux gémissemens, se tordaient les bras de désespoir de [4] n'avoir point arrêté le coup fatal.

Quel tableau douloureux pour un pere sensible ! Le cœur serré de de douleur, Darius saisit doucement une de ses mains, la porta à ses levres, la baisa & l'arrosant de ses larmes, Amestris !... chere Amestris !... ô ma fille !... s'écria-t'il.

Amestris ne le reconnut point, mais épuisé par ses agitations horribles ,& roulant ses yeux égarés autour de son lit, elle apperçut à ses côtés un homme en pleurs, crut être Artaxerce, jetta au loin sa couverture, lui tendit les bras, & les passant en cercle autour de son corps, mourons, cher Artaxerce, dit-elle, mourons !.... La vie n'est rien sans le bonheur.. Le notre est perdu ! Teriteuchme ! Statira ! Hidarne ! helas !... ils ont péri ! Les sanglots, les soupirs se pressant dans sa gorge lui coupeernt la parole, elle tomba de [47] faiblesse sur son lit, & son pere d'attendrissement sur elle. Il se releva, marcha à pas précipités dans la chambre. Vingt fois il fut sur le point de pardonner, voulut le dire, un sentiment contraire éteignit sa voix.

Tous ces combats n'échapperent point à Artaxerce. Trop timide jeune homme ! que ne se jettait-il à se pieds ! il eut tout obtenu. Toujours le cœur qui flotte entre deux sentimens cede à celui qu'on appuyé, il n'osa le faire, & la crainte lui fit perdre le fruit de cette entrevue.,,.

Le Roi se retira l'esprit agité, l'ame émue & défendit d'introduire personne auprès de lui. Enfermé dans son cabinet, il méditait à loisir le parti qu'il avait à prendre au sujet d'Hidarne; lorsqu'on vint lui annoncer que le jeune Prince Indien, qu'on attendait depuis plusieurs [] jours & à qui Amestris avait été promise arrivait. Ne pouvant se dispenser d'aller à sa rencontre, il y fut avec sa cour. Taxile parut. L'accueil qu'il lui fit, se sentit de son embarras. La contrainte se fesait remarquer dans toutes ses maniérés. Taxile s'en apperçut, en chercha la cause, & à la nouvelle de la maladie de la Princesse , l'imputa au chagrin qu'il en ressentait. Lui même en fut vivement affecté, il vit à regret son himen differé, car sur le portrait qu'on lui avait tracé d'Amestris, il avait pour elle un fond de tendresse & d'estime qui lui fesait desirer son prochain rétablissement. Bientôt il apprit son amour pour Teriteuchme. La jalousie alors excita son indignation. Il somma Darius de lui tenir sa promesse. Pressé par ses instances, séduit par les conseils de ses faux [] amis, il lui jura que sa fille serait unie à son sort, aussi-tôt que le recouvrement de sa santé permettrait l'exécution de la cérémonie. Mais comment remplir cet engagement ? Amestris y consentira-t'elle ! La tendresse paternelle lui défend la violence, & c'est le seul moyen d'obtenir son consentement.

Elle commençait à reprendre ses forces, & Taxile de plus en plus pressait son mariage. Le Roi cédant à ses importunités, le fixa à trois jours, sans en faire part à sa fille, ordonnant même qu'on le lui cachât. Lorsqu'ils furent écoulés, il fit assembler la Cour dans un salon qui donnait sur la place publique. Qu'on s'imagine si aucun des ennemis d'Hidarne y manqua. Quelle joye devait être la leur ? Chacun tresaillait de ce que la moitié de leur entreprise [5] avait déjà prosperé. Le Roi se rendit auprès d'eux. Taxile fut prié de ne paraître qu'au moment où on l'avertirait. On délibéra, on fit venir Amestris. La pâleur de la mort était encore répandue sur son front. Son pere s'approcha d'elle : ma fille, lui dit il, je sais combien la mort de la famille d'Hidarne vous affligerait ; ma tendresse ne peut se résoudre à vous causer de la douleur, je veux donc bien vous donner un moyen de la sauver — ah! quel est-il ? mon pere, quel est-il ? — C'est d'accepter le trône de l'Inde avec la main de Taxile — Moi, Seigneur ! Taxile eut-il cent couronnes à m'offrir, je les foulerais aux pieds, plutôt que d'accepter sa main. — Ma fille, songez-vous que c'est moi qui vous le propose ? Un pere à qui vous avez toujours été si chère ne pourra-t'il [51] rien obtenir de vous ? — Mon pere peut disposer de mon sang, je l'ai reçu de lui, qu'il le répande ; je le verrai couler sans me plaindre ; mais pourrait-il à son gré me rendre malheureuse en me forçant à un himen odieux ? Non ; jamais Taxile ne sera mon époux... — Fille ingrate, je le veux, je l'ordonne. La sévérité, la colere se peignent sur son visage, Amestris le remarque, elle ne répliqué rien, se jette à ses genoux, le supplie de ne point la rendre infortunée, de lui accorder la grace de la famille d'Hidarne. Le Roi commençait à s'attendrir. On le vit, on fit chercher Taxile, il vint. Aussi-tôt toutes les fenêtres du salon s'ouvrent. La Place publique s'offre à la vue. D'un côté l'on découvre le Temple où les flambeaux d'Himen sont éclairés ; de l'autre un échaffaut [] sur lequel font rangés les instruments de la mort. Darius alors prend Taxile par la main, le présente à sa fille, & lui montrant le Temple : voila, lui dit-il, le lieu où vous recevrez aujourd'hui l'époux que je vous destine ; puis désignant l'échaffaut, ou celui où vous verrez couler le sang de toute la famille d'Hidarne.

Quelle surprise ! Quelle horreur ! Quel coup de foudre ! son front pâlit, ses cheveux se herissent, sa voix expire, ses levres, ses joues, tous ses membres palpitent. Darius détourne la vue, le jeune Indien Veut la rassurer, elle le repousse avec fureur. On la presse de se déterminer, de choisir. Pour l'y forcer on fait amener Hidarne & ses enfants enchaînés aux pieds de l'échaffaut ; elle les voit, ne fait qu'un cri, encore un moment !... & je vole à [3] l'Autel !... Elle court à sa chambre, saisit un poignard, le met sous sa robe & revient. Son frere en pleurs est aux genoux de Darius, il les tient embrassés, les baigne de ses larmes, il apperçoit sa sœur, se leve, vole dans ses bras. Ma sœur, aux autels! Il est beau de sacrifier son bonheur pour sauver l'innocent, & l'objet que l'on aime : marchez y du visage dont Hidarne & ses enfants attendent la mort..,. O Statira ! chere amante!... Il dit & sans attendre sa réponse, il court à l'échaffaut, se jette malgré les gardes au milieu de la famille d'Hidarne, résolu de périr avec elle, si sa sœur ne la sauve.

Cependant on conduit Amestris au Temple. Elle arrive : le grand Pontife en robe de pourpre, suivi de ses prêtres subalternes en longs habits de lin s'avance pour recevoir [54] ses sermens. Plongée dans un morne silence, elle s'approche de lui, se tourne vers Taxile, & lui présentant sa main : recevez, ma main, dit-elle, je vous la donne, pour obéir aux ordres d'un pere; mais mon cœur, ce cœur dont je suis la maîtresse,... Dieux puissants ! je le jure devant vous, en présence de vos Ministres, il ne sera jamais à d'autre qu'à Teriteuchme. A ces mots elle tire son poignard, & l'offrant à Taxile. Punissez-moi, poursuit-elle, de n'avoir que ma main à donner.

Emu, saisi d'étonnement, le Prince la fixe avec des yeux d'admiration, & après un long silence , soyez libre, Princesse, dit-il ; je n'exige plus votre foi : j'atteste ces mêmes Dieux par qui vous avez juré, de ne point prétendre davantage à votre himen de solliciter votre pere pour [] Teriteuchme, & d'empêcher le trépas de sa famille.

Cette scene étonna tous les spectateurs. Un morne silence regnait au Temple & les visages de tous les prêtres annonçaient les différents mouvements qui se passaient dans leurs cœurs. On en sort, on retourne au Palais. Le Roi que la douleur y avait retenu attendait au Salon le dénouement de la cérémonie. Taxile, tenant Amestris tremblante l'aborda, & les larmes aux yeux, Seigneur, lui dit-il, je vous remets votre fille libre & maîtresse de sa main & de son cœur. Vos serments font dégagés.... Le Roi l'interrompt, jette un regard d'indignation sur Amestris & ordonne qu'on aille donner la mort à la famille Hidarne. Elle se précipite au devant des soldats : attendris, incertains s'ils doivent [5] obéir, ils s'arrêtent à la voix de Taxile. Ce Prince se jette aux pieds du Roi, le conjurent de l'épargner. Naturellement porté à la clémence, il céda sans peine à ses prieres & lui promit de s'en tenir au premier arrêt, c'est-à-dire à l'exil, donna ordre qu'on allât reconduire Hidarne à son palais & qu'on lui dit de se disposer à partir le lendemain.

Quoique l'himen de Taxile n'eût point été accompli, la fête qui devait le suivre n'en fut pas moins brillante. Le Roi voulut qu'Artaxerce y assistât & qu'Amestris dansât avec le Prince Indien. Pour ne point irriter davantage son pere, elle se soumit à sa volonté. Mais ce n'était pas la seule chose qu'il voulait exiger d'elle ; il la pressa d'oublier Teriteuchme. Que les prieres d'un pere sont puissantes ! Est-il possible d'y [57] résister ? Avec de telles armes il est sûr de tout obtenir d'un enfant qui n'a point étouffé la voix de la nature. Amestris qui, un moment auparavant, avait été allez hardie pour désobéir à ses ordres, ne fut point assez ferme pour le voir suppliant. Elle lui jura de ne songer jamais à Teriteuchme,si l'on ne voulait point la contraindre d'acepter la main d'un autre. Artaxerce qui la vit faire ce serment se retira de peur qu'on n'en exigeât un pareil de lui & pour s'occuper de sa chere Statira.

CHAPITRE V.

L'AURORE commençait à peine à éclairer la voute céleste, quand, sous des habits rustiques, Hidarne & ses enfants sortirent de Pasagarde. Teriteuchme, l'esprit occupé d'Amestris [] marchait à côté de son pere. Appuyée sur l'intrepide Roxane , Statira les suivait de près. De temps en temps, elle tournait ses yeux mouillés de pleurs vers les murs qui renfermaient son amant, soupirait, s'arrêtait , regardait son pere & rougissait de s'être arrêtée.

Vers le midi ils arrivèrent au coin d'un bois, d'où l'euil découvrait une vaste plaine retentissante des mugissemens des nombreux troupeaux dont elle était couverte. Là pour se reposer ils s'assirent sous l'ombrage d'un hêtre. Une foule de Bergers les apperçut & les entoura aussi-tôt. Saisis d'étonnement, n'osant leur parler, ils se regardaient les uns, les autres. La majesté imposante d'Hidarne, la beauté de Statira, la noble fierté de Teriteuchme, l'air doux & [] guerrier de Roxane les remplissaient d'admiration. Plusieurs coururent chercher leurs parents. Bientôt d'un pas tremblant vinrent trois ou quatre viellards respectables, & s'approchant d'Hidarne, vous paraissés bien abbattus, lui dit l'un deux ? Où portez-vous ainsi vos pas ? — En Scithie, leur répond Hidarne, — en Scithie ! comment pourrés-vous supporter la fatigue d'un voyage aussi long ?... Encore si vous étiez seul !... Mais voila deux jeunes filles qui sont bien délicates. Pourront-elles vous suivre ? — Mon exemple leur donnera des forces. — Qu'elles paraissent aimables ! qu'elles auront: à souffrir sur la cime des monts !... Etes vous donc du pays des Scythes ? — Non : la Perse nous a vus naître. — Eh ! qui vous oblige de la quitter pour un pays étranger ? A ces derniers [60] mots les enfants d'Hidarne répandirent un torrent de larmes, lui même ne put retenir un profond soupir. Le viellard attendri vit leur tristesse & leur embarras : vous semblés, poursuivit-il, fuir la Perte avec peine ? Où pensez-vous encore aller aujourd'hui ? L'ardeur du soleil ralentit la marche... -- Aussi n'irons nous pas bien loin... - Eh bien ! voulez-vous pour ce soir accepter un asyle ? Nous sommes pauvres : mais la pauvreté n'étouffe pas la bonté du cœur... -- Vieillard généreux, nous acceptons vos offres, il se leva & le suivit avec ses enfants.

Au milieu de la campagne, à l'extrémité d'une longue allée d'arbres fleuris, s'éleve une cabane dont les murs antiques font prêts à tomber en ruine. C'est là qu'ils entrerent. Le premier objet qui s'offrit à leur [] vue fut une femme entourée de cinq ou six enfants ; cette tendre mere enseignait aux plus âgés à prier l'Etre Suprême, tandis que le plus jeune attaché à sa mamelle y suçait encore le soutien de ses jours, & la quittant tout-à-coup lui souriait, tendait ses faibles bras pour l'embrasser & semblait lui rendre graces.

Un tel spectacle sans doute n'aurait rien eu d'attendrissant pour ces courtisans en qui la voix de la nature & celle de la patrie sont éteintes, ou pour ces femmes indifférentes qui ne connaissent point les douceurs du véritable amour, celles d'être mere ; mais pour un citoyen comme Hidarne, pour une amante telle que Statira, quoi de plus capable d'arracher des larmes ! L'un rempli d'admiration, gardant un profond silence se disait à lui même ; se peut-il, [6] que ce villageois, accablé sous le faix de la misere enrichisse l'état d'une douzaine d'utiles citoyens, tandis que vous, Riches luxurieux! Nobles altiers ! à peine lui en donnés-vous deux ou trois, souvent incapables encore, par la faiblesse de leur complexion, de le servir ?... L'autre l'euil mouillé de pleurs, l'ame émue roulait sous son cœur ces paroles. Que cette femme est heureuse ! Unie à l'objet de son amour, elle se voit revivre dans les fruits qui en naissent. Voila, ce qui toujours fut l'objet de mes vœux! ô mon cher Artaxerce ! c'est là le bonheur dont je jouirais avec toi!...

Pendant qu'ils s'occupaient ainsi, on servit un repas champêtre. On se mit à table. Le fils du vieillard arriva sa bêche à la main. A l'aspect de ces étrangers, il s'arrête, il les [] considere, le visage de Statira ne lui parait point inconnu. Plus il la regarde plus sa surprise augmente. La régularité de ses traits, la délicatesse de son coloris, l'heureuse proportion de ses membres, l'air de grandeur répandu sur toute sa personne, tout l'affermit dans l'opinion qu'il a que c'est une Dame de la Cour. Il s'assied, & la contemplant avec attention, il me semble, dit il, vous avoir vue à Pasagarde le jour que l'on donna cette superbe fête où le fils du Roi & le fils d'un certain Seigneur qu'on dit être un des plus honnêtes Satrapes de la Perse se firent tant admirer ? Ou mes yeux me: trompent, ou vous êtes celle qui couronna le Prince... — Qui ! moi ! répond Statira, celle qui couronna le Prince ! voyez-vous que j'aye quelque ressemblance avec elle? -- Vous [] lui ressemblés parfaitement.... — Quoi! je lui ressemble ! ( en rougissant).... La simplicité de mes habits annonce t'elle le rang dont elle devait être ?... — Oh ! les habits ne sont pas la personne !

Hidarne qui voulait demeurer inconnu craignit que sa fille ne se trahît. Il prît la parole & s'adressant au villageois ; cette jeune personne, dit il, est ma fille.... — Aussi avez vous l'air d'un grand Seigneur; & toute votre famille m'inspire du respect. — Mais comment notre fortune aurait-elle si-tôt changé ? Ne voyez-vous pas que nous n'avons ni magnifiques vêtemens, ni superbe équipage, ni cortege nombreux) que tout en nous désigne la plus profonde misere ? --- Cela est-il étonnant ? tout est à la cour si peu stable ; aujourd'hui l'on est élevé, riche, [65] orgueilleux,demain disgracié & plus à plaindre que nous ; car nés dans la misere, nous nous y accoutumons, & l'habitude nous en rend le joug moins onéreux ; ces Seigneurs au contraire ont ils perdu leurs richesses ; les voila désolés, incertains de leur sort. La vie qu'ils ont jusques alors coulée au sein de l'abondance & de la molesse leur devient insupportable, & dans leur désespoir ils appellent le trépas à grands cris... — Remarqués-vous donc que nous nous désesperions ? Ne paraissons nous pas contents de notre sort ? — Eh ! c'est ce qui me surprend. Tant de constance, de tranquilité, tant de noblesse excite en moi je ne sais quel sentiment.... J'entends au fond de mon cœur une voix qui crie: tombe à ses pieds, embrasse ses genoux; l'homme vainqueur du sort [] mérite cet hommage.... Non ! je ne puis m'en défendre ! je baise, dit il, en courant se précipiter à ses pieds, je baise la poussiere de vos pas. Que mon pressentiment soit vrai ou faux, je ne rougirai point de faire ce que mon cœur me dicte. Toute sa famille fuit son exemple. Son pere même, les larmes aux yeux, fait, en s'appuyant sur la table, un effort pour se prosterner.

Elevé au-dessus de lui-même, pénétré de tendresse, il les releve & s'écrie, ô vertu ! voila donc ton pouvoir sur les cœurs ! voila le prix qu'obtient l'homme qui pour te suivre, ne craint point le malheur ! sous les vêtemens de la misere il se voit adoré par ceux qui sont malheureux comme lui, & ce n'est qu'où regnent le luxe, la fortune & l'envie que l'homme vertueux est méconnu... [67] ô mes enfants ! que mon abbaissement a de charmes ? Au plus haut période de ma grandeur, ai-je jamais coulé un moment aussi doux ?...

Ses enfants versaient des torrents de larmes, il s'approcha de Teriteuchme & de Statira, & les embrassant, mon fils, dit-il a Teriteuchme quand, époux d'Amestris, tu aurais été élevé sur la premiere marche du Trône ; & toi, ma fille, à Statira, quand, unie à Artaxerce, tu aurais commandé à la Perse, auriez-vous jamais ressenti le plaisir que je goute ; celui de se voir adoré par des hommes de bien ?.... Puis se tournant vers le villageois,... Mais comment sous des habits aussi pauvres avez vous pu reconnaître mon rang ? — La véritable grandeur, n'a pas besoin de pompe pour se faire remarquer. Eh ! qui pourrait vous [6] méconnaitre ? votre noblesse comme l'éclair à travers les ténebres perce à travers vos mauvais vêtemens. Mais, dites-moi, ajouta-t'il, quel ennemi a pu vous faire perdre vos biens &, vos honneurs ?

— L'envie : dans vos hameaux cette paillon funeste est inconnue. La respectable égalité qui y regne ne lui fournit point d'aliment. C'est à la cour, c'est autour du trône qu'elle a fondé son empire. C'est-là qu'elle répand le fiel qui la consume, qu'elle noircit la vertu, la persécute, & souvent la fait échouer... — Il est vrai, répondit le jeune homme, parmi nous on ne porte guere envie à son voisin. Content du peu que le ciel nous a donné, nous le cultivons avec soins. Si, par l'assiduité de nos travaux, nous parvenons à l'augmenter, qui voudrait en être jaloux ? Chacun par la même voie ne peut [69] Il pas augmenter le sien ? Pour y parvenir, que, comme nous, il ne craigne point la fatigue ; qu'il ne s'endorme point au sein de la molesse; que l'aurore, que la nuit le trouve dans son champ. Si son terroir est ingrat ; qu'il le force à devenir fertile. Le temps qui détruit tout, détruit aussi la stérilité ; & rarement quand on a bien semé, la récolte n'est pas heureuse....

Ne croyez pas cependant que ce soit la soif d'amasser qui nous anime au travail. Notre ambition se borne à nos besoins. Pouvoir au loi, à la patrie payer leur [tribut ] , nourrir nos femmes, nos enfants, un pere, une mere gemissants sous le poids des années, voila tous nos desirs & le but de tous nos soins.

— Soins généreux, s'écria Hidarne ! Remplir les devoirs de citoyen [70] zélé, de fidele sujet, de pere, d'époux, de fils vertueux &: sensible, devrait on désirer davantage ? Ah ! que votre félicité est douce & constante ! Que votre sort est digne d'envie, & pourtant peu envié ! que ne puis-je comme vous, paisible cultivateur d'un modique terrein, vivre avec mes enfants au sein de ma patrie !

— Il ne tient qu'à vous, dit le villageois attendri, daignez partager le nôtre ; nous serons trop heureux de bêcher le même champ que vous, de vivre fous les mêmes toits, & si vous le voulez de ne faire qu'une seule & même famille ! vous voyez mon pere ? Il est vieux, vous commencé à le devenir, vous serez son ami, vous vivrez tranquille avec lui ; tandis que nous nous efforcerons votre fils & moi, de [71] vous procurer le nécessaire....

Hidarne ne put contenir la douce émotion dont la générosité de ce vertueux villageois affectait son ame, il s'élança à son cou, & lui prodiguant les plus doux embrassemens, que ne puis-je, lui dit-il, accepter vos offres ! avec quel plaisir je le ferais ! Une ame sublime ne fait point rougir d'un bienfait... Mais helas ! le Roi veut que je quitte la Perse.... Il faut lui obéir....

Il fut interrompu par le hennissement d'un coursier, qui se fit entendre devant la cabane. On accourt: quel objet se présente ! le fils du Roi, Artaxerce travesti vole dans les bras d'Hidarne, jette sur sa famille un euil mouillé de pleurs, l'embrasse, & poussant un profond soupir, je viens, dit-il, vous joindre, vous suivre & partager vos maux.

[72]

-- Vous, Seigneur !... vous ! suivre une famille proscrite ! vous, pour parrager les maux de quatre infortunés priver la Perse d'un Prince vertueux ! vous ! son espoir ! son appui !... Le Prince de peur de l'affliger ne voulut point lui découvrir que son pere l'avait desherité. Il garda le silence resolut de répondre à tour ce qu'il lui dirait comme s'il avait encore l'espérance de regner. La famille du villageois était à ses pieds, le bon vieillard, les arrosant de larmes de tendresse, s'écriait d'une voix faible... quel Prince ! quelle générosité! digne fils de Darius ! Puisse votre regne être aussi long, aussi heureux que le sien ! Puisse le ciel prolonger ma carriere pour en gouter les premices !... Le monde doit être heureux sous un bon Prince.... - Bien [] plus,reprit subitement le Prince ; la vertu devrait être triomphante & couronnée de gloire. C'est son sort, pousuivit Hidarne, d'être persecutée. — Trop funeste vérité,dit Artaxerce, que vos infortunes ne confirment que trop ! Eh quoi ! le crime doit-il toujours être le favori de la fortune ? Ciel, aurais tu donc voulu faire, par les malheurs qui la suivent, abhorrer la vertu?

— Prince, il a voulu la rendre plus brillante. Si les grandeurs, l'abondance, les délices l'accompagnaient toujours; quelle gloire y aurait il de suivre ses étendards ? Est-ce au sein de la paix, qu'un soldat courageux fait admirer sa valeur ? C'est aux champ de Mars, c'est dans les camps, aux combats ; & l'adversité, Seigneur, est le champ de Mars de la vertu; c'est là qu'elle se [74] fait connaître, qu'elle brille, qu'elle force l'envie même a lui rendre un hommage tacite. Dans le sein des richesses, elle demeure presque ensevelie, & l'on doute qu'un homme est vertueux s'il n'a combattu la misere. — Eh bien ! je veux avec vous la combattre ? Ma vertu feule doit elle demeurer sans épreuve ? moi seul, quand vous languirés sous le poids des maux, moi seul, nagerai-je au sein des voluptés ? des voluptés ! loin de vous en sera t'il pour moi ? Tu le sais, Hidarne mon sort est attaché à celui de ta famille tu voudrais que je l'abandonnasse ? Non : rien ne m'en peut détacher : Patrie, Trône, grandeurs, richesses, je vous abandonne tous! qu'êtes vous pour moi auprès de ma chere Statira ? Auprès du magnanime Hidarne ?... Eux seuls ne peuvent ils [] pas mettre le comble a mes desirs ?

— Ainsi donc l'attente de la Perse fera trompée ? Ces vertus qu'elle admirait & dont elle se promettait tant vont lui être inutiles ? Pour être malheureux avec nous, vous priverés un peuple entier du bonheur que vous pouviez lui procurer ? Le jugement severe de la postérité, sa voix tonnante & redoutable ne vous effraye telle point? Que pensez-vous qu'elle dise d'Artaxerce ? — Je veux qu'elle en dise : Il n'eut pas le pouvoir de justifier quatre innocents ; mais il eut le courage de partager leur disgrace.

- - Fatal aveuglement ! fausse lueur de la vertu ! quoi ! une pitié stérile étoufferait dans vous tous les sentimens qu'inspirent le devoir, la gloire & l'amour de la patrie ! ah ! Prince, je vous en conjure, ne vous oubliez [] point jusques-là.... Au nom de l'amour que vous avez pour Statira, de l'amitié qui vous unit à moi, à ma famille entiere ; au nom de la pitié que vous inspirent nos malheurs, de vos vertus,de votre gloire, de votre généreux pere, changés de dessein. Retournés à Darius, soyez sa consolation , l'espoir, l'idole de la Perse & l'admiration de l'univers.

Artaxerce immobile, l'incertitude sur le visage, jettait les yeux tantôt sur lui, tantôt sur Statira, Longtemps le silence de l'admiration, du respect enchaînerent sa langue ; mais cédant au noble enthousiasme dont Hidarne avait rempli ses sens : oui, le revole à mon pere : resister à tes prieres, ce serait t'outrager. Le citoyen vertueux doit ouvrir les yeux au Prince aveuglé ; & le pere d'une amante doit être aussi puissant qu'elle. [77] C'est à ces deux titres qu'Hidarne doit plier Artaxerce à son gré. L'amour & l'amitié,.... la vertu! les lui donne....

Cependant, en se tournant vers Statira, il faut me séparer de vous... Mes yeux ne verront plus ces attraits, ces vertus dont l'image vit au fond de mon cœur !... Une distance immense sera bientôt entre vous & moi !.... triste idée qui m'accable !... qui m'arrache des pleurs !... Des peuples à qui l'ours, le tygre disputent encore leur nourriture, leur demeure, vont parmi eux posséder ce que la Perse a de plus parfait !... Parmi eux l'objet de ma flamme, de mes vœux va languir dans l'opprobre, l'obscurité, la misere !... & moi !... élevé sur le trône.... les sanglots, les pleurs lui étoufferent la voix ; il tomba immobile aux [7] pieds de son amante. Les yeux baignés de larmes, elle le releva & pour dérober sa douleur à sa vue & à celle de son pere elle voulut fuir... Il la retint, & saisissant sa main qu'il couvrait de baisers, ô Statira!... je n'ai plus qu'un moment à vous voir..., & vous voulez m'en priver ? Le trouble, l'horreur de l'absence, le désespoir ont encore assez de temps pour me tourmenter !... mon repos, mes plaisirs, mon bonheur vont fuir sur vos pas ! ma vie ne sera plus qu'un tissu de regrets, de soucis & de maux... Trop heureux encore !... si la belle Statira ne m'impute point ses malheurs ! Si quelquefois vous retraçant la constance de mes feux.... vous daignez dire : Il ne fut point la cause de mes maux ! S'il l'avait pu, sans doute il les eut soulagés : Il m'aimait !... & [70] la générosité est le fruit àe la tendresse.... Néanmoins, je puis rendre votre asyle plus agréable & votre route moins pénible.... Acceptés un char.... & de légers présents.... Personne ne répondait.... il les regarda avec attention.... Quoi ! vous gardés tous le silence ! vous les refuseriez!... Recevez-les, Statira, ils vous rappelleront mon amour !... & à vous, cher Hidarne.... ils retraceront l'hommage que je rendais aux vertus....

Hidarne craignit de désesperer un Prince qu'il chérissait, s'il n'acceptait ses offres, & peut on faire de la peine à ceux qui nous sont chers ? Il les accepta donc, & le Prince, fut pour les faire préparer, obligé de retourner à Pasagarde.

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CHAPITRE VI.

HIDARNE & ses enfants passerent la nuit chez le villageois. Quelle différence dans leurs lits! Ils n'étaient pas formés de duvets comme autrefois. C'étaient de simples grabats couverts de [...] illes & de mauvaises pélouses. Malheureuse Statira ! avais-tu jamais pensé, quand entourée de pourpre, d'or, tu t'occupais d'Artaxerce, que tu te croirais un jour heureuse de songer à lui dans une vile chaumiere? Hélas ! la jeunesse dans les grandeurs s'occupe peu de leur fragilité !

A son reveil Hidarne vit un char magnifique, des esclaves, des trésors que le Prince lui avait envoyés. Il [] s'en affigea. Voila, dit-il, qu: va reveiller le chagrin de mes enfants : l'image des biens que l'on quitte est toujours douloureuse. Il les appela, prit congé de ses hôtes qu'il força de partager les bienfaits qu'il avait reçus & le mit en chemin.

Arrivés après plusieurs jours au Caucase, ils contemplaient les sommets majestueux des rochers suspendus sur la vaste étendue de ce mont, Tout-à-coup ils apperçurent une troupe d'hommes armés qui précipitaient leurs pas vers eux. C'étaient de ces cruels brigands qui habitent les tortueux défilés des montagnes, dont le seul métier eu de désoler les champs voisins, de piller les hameaux & de ravir aux tristes voyageurs ou leur vie, ou leur or.

La vue d'un superbe équipage leur avidité. Ils ne douterent [] point qu'il n'y eut un butin considérable à faire. Ils fondent sur eux avec des cris terribles. Hidarne les voit venir, garde un front serein, commande à sa suite de s'armer. Il en donne l'exemple. Son fils, sa fille Roxane en font de même. On se défend, on les repousse ; mais ce n'est que pour être bientôt accablé fous un plus grand nombre.

A cet aspect Statira palit, se trouble, tremble pour son pere, pour sa sœur, son frere, leur suite & pour elle même. Le fer étincelant, la mort de tous côtés se présente à ses yeux, elle regarde, invoque le ciel. Encouragée par la nature, animée par le péril, excitée par l'exemple de sa sœur elle veut aussi prendre des armes. Helas ! que pourra t'elle? Quels coups porteront ces faibles ces délicates mains? Elle s'avance sur [] le bord du char, mais ce n'est que pour voir percer le sein de son pere. Son sang coule !... Elle se jette sur lui, cole sa bouche sur sa playe, la conprime, puis se tournant vers les brigands : barbares, immolés moi sur le corps de mon pere.

Quels cœurs n'adoucirait pas une beauté éplorée ! ses yeux sont plus puissants que le fer. Les armes leur tombent des mains, ils lui offrent de la conduire, ils s'empressent eux mêmes de donner du secours à Hidarne ! Habitants des montagnes, ils connaissent ces végétaux saluraires que l'astre adoré dans la Perse fait naître dans son sein. Ils volent en chercher, reviennent & d'une main bienfaisante les appliquent sur si blessure. Ils le mènent lui, sa suite & ses enfants dans leurs asyles. Là ils veulent retenir jusqu'à sa guérison.

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Quelle gloire, quel triomphe pour Statira d'avoir sauvé les jours de son pere, d'avoir désarmé ses assassins ! Pour la premiere fois elle s'applaudit de la puissance de ses attraits. Helas! elle ignorait combien ils lui seraient funestres !

Le chef de ces brigands, Zulmar avait pour elle conçu la passion la plus violente. Des amans de sa sorte ne sont pas trop d'humeur de se contraindre. L'amour dans eux n'est point un sentiment, c'est une fureur. Aiment-ils; ils veulent être aimés, ils veulent obtenir ces faveurs, jouir de ces douceurs, de cette yvresse, de cette couronne de l'amour qui n'est due qu'a la constance & au respect. Tel était le caractere de Zulmar. Quoiqu'il n'eut point encore découvert à Statira la violence de ses feux, elle s'en était souvent apperçue? Est-il [15] rien qu'une femme sache mieux .connaître que quand elle est aimée? Par ses regards, par ses soupirs, un amant se trahit & se fait remarquer, & s'il veut couvrir ses feux, ils n'en éclatent que mieux à l'euil d'un sexe qui n'est jamais plus perçant que dans ces occasions. Le silence de Zulmar en était une preuve convaincante ; mais d'autant plus à craindre pour Statira. Elle le sentait ; aussi de peur de se trouver tête à tête avec lui demeurait-elle toujours auprès de son pere, ou si elle le quittait, elle saisissait le moment où elle pouvait ne point être vue. Un jour, après avoir pansé sa playe, elle s'en était écartée. Assise sur le penchant d'une colline d'où le riant tableau des champs de Babylone, de Persepolis, de Pasagarde, & la perspective effrayante des deserts qui entourent [] le Taurus se présentaient à sa vue, elle s'occupait de son cher Artaxerce. Ses grâces, ses vertus, son amour, la cruelle certitude de ne jamais le posséder se retraçaient à son esprit. D'un côté elle se peignait la jalousie formant ses perfides complots, la calomnie aiguisant ses traits empoisonnés, la basse flatterie vernissant ses discours ; de l'autre un pere sévere forçant son fils obéissant à se marier. A ces peintures affligeantes l'amour, l'amour désesperé soulevait tous ses sens, son cœur était éperdu, sa douleur s'exhalait en sons plaintifs, & l'écho attentif à ses plaintes répétait ces paroles.... Ciel, ne serais-je née que pour vivre malheureuse ? Tous mes jours doivent ils être marqués par les douleurs ? S'il n'est point de félicité pour moi, d'où vient m'en donnais-tu l'idée? Serait-ce pour me [87] faire desirer une chose dont il me serait impossible de jouir ? Aurais tu donc du plaisir à tourmenter mon cœur ? Ne suis-je pas ton ouvrage, & voudrais tu le détruire ?... Me détruire !... ah! que ne détruis-tu ma fatale existence ! l'anéantissement n'a pour moi rien d'horrible.... Pourquoi donc le craindrais-je ?... Il n'est qu'un seul nœud qui nous attache à la vie ; c'est le bonheur; doit on craindre de la perdre ; lorsqu'il est rompu ? Non sans doute ; cesser alors d'être, ce n'est que cesser de souffrir.... Approche, terme: heureux, d'une importune vie !.... Mon bonheur était de vivre avec Artaxerce ?.... Artaxerce m'est ravi ! Qui peut donc m'enchainer encore à des jours odieux ? Est il quelqu'un, qui Puisse me le faire oublier ?... Oui, s'écria Zulmar qui parut [] tout-à coup : oui: il est un mortel qui aspire a cet honneur : c'est moi, c'est Zulmar qui prétends le bannir de votre mémoire..,. A t'il donc seul le droit d'adorer vos attraits & de fléchir votre ame ? Ne puis-je, ainsi que lui, posséder vos faveurs ? Je ne suis ni Roi, ni Prince; mais j'en ai la valeur. Mon bras, si votre amour daigne le diriger, mon bras dans ces contrées saura vous élever un trône glorieux. Vous en avez déjà un dans mon cœur?

Quelle farouche déclaration d'amour ! Françaises galantes est-ce ainsi que vous les voulez ? Par votre situation, si l'on vous en fesait une pareille, jugez de celle de la charmante Persane. La crainte, l'embarras, la pudeur, l'indignation se peignent sur son front. Les yeux baissés, votre amour lui répondit-elle d'un air de [] franchise, est bien flatteur pour moi, mais un autre avant vous à sçu fixer mon cœur, mes vœux, mes sentimens ; & l'inconstance jamais ne sera un de mes crimes. -- Dites plutôt fiere beauté, que votre orgueil me dédaigne. Eh bien! un tel mépris irrite ma vengeance. Si je ne suis aimé ; je veux être abhorré ; tels sont mes sentimens ; c'est à l'homme rampant d'aimer sans espérance, d'être esclave d'un coup deuil ; pour moi je ne fais point gémir dans les langueurs. Quand j'aime, quand je brûle, je prétends être heureux.

Zulmar, en prononçant ces mots, l'air menaçant, les joues tremblantes, le visage enflammé, agité de secousses horribles, signes certains de l'ardeur de tes desirs, lançait sur elle des yeux rouges de feu. On eut dit être un tygre prêt à s'élançer sur sa proye.

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Statira intimidée, redoutant la violence n'osait proferer un seul mot. Il se contraint cependant, & d'une voix radoucie, inhumaine, poursuit-il, pouvez-vous à tant de charmes, unir tant de cruauté ? La tendresse, la douceur de vos beaux yeux ne devraient elles pas être le simbole de la sensibilité de votre cœur ? Pourquoi hair Zulmar ? — Je ne le hais pas, je le plains même ; mais je ne puis l'aimer. — Tu ne peux m'aimer ? Orgueilleuse, connais toute la rage qu'excitent en moi ces paroles dédaigneuses.... Apprends ce qu'il en coûte de désesperer Zulmar.... Obéis à mes feux, ou c'est fait de ton pere.... Viens le voir par ce bras à mes pieds abbattu, le poignard dans le sein, fermer ses yeux au jour.... Vainement tu voudras me fléchir.... Rien ne [91] pourra calmer mes transports : ta présence, tes prières, tes cris, tes pleurs, tes attraits même ne serviront qu'à m'irriter ; & je l'immolerai à tes yeux, dans tes bras, sur ton sein, dussai-je te noyer des ruisseaux de son sang, ou même en le perçant, percer ton cœur d'airain !... C'est ainsi que Zulmar punit l'orgueil des belles ; c'est ainsi qu'il Ce venge, s'il ne fait attendrir..- Eh quoi ! Zulmar veut-il que Statira soit tendre ; quand lui-même il veut être un barbare ?... un assassin ?... — Un barbare assassin ,... cruelle, si je le suis ! n'accuse que tes rigueurs.... c'est toi, fiere beauté, c'est roi qui vas guider mes coups.... toi même pousseras mon bras dans les flancs de ton pere.... Mais à quoi bon ces discours superflus ?.., Choisis.... ou de me rendre heureux, ou d'être cause de [] sa mort.... -- Barbare, voila mon sein ! ( en le découvrant ) frappe, épuise le de tout mon sang, plutôt que de verser celui de l'auteur de mes jours !... ( d'un air tendre ) quoi ! vous l'égorgeriez après l'avoir sauvé ? Vous pourriez violer les droits de l'hospitalité, de l'honneur, du malheureux & ceux de la vertu ? — J'ignore tous ces droits ; & mon cœur enflammé n'en connait point d'autre que ceux de son amour, que ceux que j'ai sur toi. — ( Avec indignation, ) Eh, quels droits avez-vous sur moi, si la vertu ne vous les donne ?... Viens... tu les vas reconnaître ? Tout en disant ces mots le fer brille en ses mains, il vole chercher Hidarne, Statira éperdue le suit, arrête , s'écrie-t'elle, arrête ! il ne l'écoute plus, il arrive.

Hidarne s'offre à sa vue, assis, le [95] coude appuyé sur un coussin de mousse derriere son asyle. Les yeux tournés vers le, ciel contemplant sa magnificence, il rendait alors à l'Eternel l'hommage que tout mortel lui doit,celui d'admirer la splendeur de les ouvrages. L'empreinte de la sagesse, ce caractere auguste de la vertu, la serénité brillait sur son front.

Zulmar à ton aspect majestueux s'arrête, le respect glace ses membres, sa main tremble, le glaive en tombe. Moi ! n'avoir pas la force de faire périr un homme déformé ! amour ! en regardant Statira qui précipite tes pas vers lui, rends moi ma rage ! il le ramasse, détourne les yeux & le plonge avec fureur au sein d'Hidarne ; ce Satrape infortuné reçoit le coup sans pâlir, & il leve ses mains au ciel, le fixant avec [94] attention. Ciel dir-il, en tombant dans son sang, je ne me plains de mourir, que par ce que ma mort ca inutile à ma patrie.

Statira parait. La nature lui a donné des ailes. Arrête, dit-elle encore, croyant que le coup fatal n'est point porté. Erreur trop passagere ! elle apperçoit le meurtrier. Sa main dégoûte & fume encore. Elle vole, veut lui arracher le fer & lui percer le cœur ; mais ô horreur ! son pere est à ses pieds, le sang à gros bouillons sort de son sein ouvert. Ses habits, ses mains, tout son corps en est rougi. Quel spectacle affreux pour un enfant ! Elle se précipité sur lui, elle veut lui donner des secours : soins superflus ! la mort, la mort cruelle fermente dans ses flancs. A peine entrouvre-t'il une faible paupière j il reconnaît sa fille, [] lui tend une main défaillante, pour la presser contre son sein: sur le point d'expirer il veut encore l'embrasser, viens, lui dit il, d'une voix presqu'éteinte, viens.. ma fille.... recueille mon dernier soupir.... Mais mes autres enfants ? Où sont ils ?.. que je les embrasse.... va les chercher.... helas ! peut être avant que tu reviennes.. la mort m'aura fermé les yeux !.... Les voici !.... approchés mes enfants, approchés ! Il fait un effort pour se lever, le mouvement fait couler son sang avec plus de fureur, il s'appuye sur Statira qui le soutient, il ouvre ses bras affaiblis pour recevoir leurs embrassemens, ils s'y précipitent, impriment leurs levres sur les siennes mourantes, mais s'en arrachant tout à coup , couvert du sang paternel, le barbare ! le tygre ! le monstre ! [66] s'écrie Teriteuchme, ou est il ? qu'il meure! qu'il périsse avant lui ! que sa mort soit vengée aussi tôt que donnée. A l'instant il saisit, tire son épée, il voit, reconnaît Zulmar, veut courir lui enfoncer... Son pere le rappelle, veut encore le suivre... viens, mon fils, viens... la vengeance n'est point faite pour moi !... l'homme grand, l'homme vertueux se venge en pardonnant : viens --- .... que j'expire en vos bras !.... En les pressant tous trois contre son sein, en les baignant de son sang qu'ils lavent par leurs larmes. Que le sang qui vous couvre soit le sceau de votre vertu.... Versés plutôt que de la perdre, tout celui qui coule dans vos veines.... Apprenés de celui qui vous le transmit à mourir constamment — .. Que dis-je ?.. a mourir avec plaisir ! Si la mort peut avoir [91] des douceurs, n'est-ce pas dans les bras de ceux qui nous sont chers ?.... Que je te remercie, ô ciel ! j'ai du-moins dans ma vie coule deux doux moments:... celui de mon exil & celui de ma mort !.... qu'Artaxerce n'en est-il le témoin ! le voir, l'embrasser avec vous serait pour moi le comble du bonheur !.... Si jamais Vous le revoyés,.. dites lui qu'en mourant j'ai prononcé son nom que je l'ai desiré.... que je l'ai nommé mon fils.... & ton époux, chere Statira, en lui donnant un baiser ,... que j'ai formé des vœux pour mes persécuteurs... que mes dernieres.... paroles ont été.... MES ENFANTS,... MA PATRIE, MON ROI.

Dans ce moment son sein vomit le reste de son sang, la force, la chaleur l'abandonnent, sa tête tombe [93] languissamment sur Statira son appui, ses membres se roidissent, tes bras s'étendent & semblent s'ouvrir encore pour embrasser ses enfants, son euil expire & se ferme a la lumière en les cherchant, il soupire, il meurt — il meurt! & c'est moi, s'écrie Statira, c'est moi qui suis cause de son trépas !... J'ai pu le prévenir, & je ne l'ai point fait !.... Oui, mon pere, ta fille... helas ! après avoir trahi la nature, osai-je encore m'honorer de ce titre ?.... Ta fille a pu retenir le bras de l'assassin, mais tu aurais rougi de vivre au prix honteux qu'il mettait à tes jours !.. en vain pour les sauver, j'avais offert les miens ; ce tigre, que le Caucase a vomît avec horreur sur ses cailloux, ce monstre voulait plus ! il voulait deshonnorer Statira ! — Lui ! ce vil brigand ! ( s'écrie Teriteuchme,) [2] deshonnorer ma sœur ! ah ! lavons dans son sang l'horreur de tant d'injures ! il veut courir ; Statira le retient, arrêtés, lui dit-elle, arrêtés, laisses la vengeance ! respectés la derniere volonté de mon pere.... Que ne respire t'il encore ! je m'applaudirais dans ses bras du triomphe de ma vertu.... Vœux superflus ! Ce n'est plus qu'un cadavre sanglant que je tiens embrassé ! Mes tendresses ne sont plus prodiguées qu'à une ombre insensible ! Il n'est plus de pere pour Statira ! il est expiré ! & il n'est.... Malheureuse ! quel mot allais-je prononcer ?

C'est au ciel à venger le mortel vertueux.....tremble, Zulmar, la foudre est sur ta tête.... c'est en t'exterminant qu'il vengera Hidarne.

Un torrent de larmes échappé de ses yeux fut le sceau de ses paroles. [] Teriteuchme, Roxane plongés dans la douleur la plus profonde lui répondirent par des sanglots. Le feroce Zulmar ne put soutenir un spectacle si attendrissant, il se retira & les laissa gémir en liberté. Ils songerent aussi-tôt à donner la sépulture à leur pere. Ils lui dresserent eux-mêmes un tombeau. Quelle triste occupation ! élever l'asile de la mort à l'auteur de ses jours ! les pleurs, les gémissemens étaient les seuls interprêtes des sentimens qu'elle leur inspirait. L'écho ne repétait au loin que de lugubres cris. Plus d'une fois la douleur les rendit immobiles, inanimés. Leurs mains se refusaient à ce fatal ministere & semblaient fuir d'elles mêmes les instrumens dont ils se servaient. Cependant l'ouvrage s'acheva: on dépouille le corps sanglant, on le lave, on le revet de [3] voiles funèbres. Le gens qui étaient destinés à le conduire en Scithie s'assemblent au tour de lui, ils se déchirent le visage, se frappent le sein, coupent leurs vêtemens en lambeaux & se disposent à le placer sur le bucher. Leurs cris lamentables, leurs saintes & sanguinaires fureurs mettent le comble aux regrets dévorans de ses trisses enfants. Qu'allons , nous devenir, s'écrient-ils... où porterons nous nos pas? quel lieu, quel desert nous servira d'asyle? Barbare & lâche Zulmar, devais tu te contenter de massacrer Hidarne? que n'égorgeais tu toute sa famille sur son corps expirant!.... Cet effort était digne de toi.... Comment une seule victime pouvait elle assouvir ta rage? la même main, le même fer, le même coup ne devaient-ils pas faire périr le pere & [102] les enfants ? Crois tu qu'il ne nous eut pas été plus doux de mourir avec lui, que de lui survivre pour te voir couvert de son sang ? Oui, pere infortuné, mourant à tes côtés la mort qu'on se peint si horrible nous aurait été chere. Mêlé avec le tien, nos yeux avec plaisir auraient vu notre sang s'épuiser ; nos cendres avec les tiennes confondues eussent été plus tranquilles.... helas ! peut-être ne reverrons nous plus ces lieux, ces lieux barbares qui vont posséder tes restes prétieux! enfants dénaturés!.. qui ! nous ! nous éloigner des lieux consacrés à tes mânes !... Loin de nous cette idée criminelle ! nous voulons demeurer sur ces monts, goûter la douceur consolante d'arroser ton tombeau de nos pleurs. Feroces animaux qui errerés autour, à vos rugissemens nous unirons nos [4] voix plaintives, nous vous en écarterons, dussiés vous nous dévorer, plutôt que de souffrir que vous le profaniés ! On porte au bucher le corps d'Hidarne. Avant que le feu le dévore, ils veulent encore le couvrir de baisers, ils veulent le presser contre leur sein, essayer de lui rendre un reste de chaleur, un souffle de vie, lui dire le dernier adieu. La tendresse les a précipités sur lui. Ils l'embrassent de nouveau : hélas ! il y est insensible ! en vain on veut les arracher de ce corps : qu'avec lui, s'écrient-ils,on nous lance au bucher ! Mourir en l'embrassant, être par les mêmes flammes consumés, c'est pour nous le plus doux des plaisirs ; Bois sacrés, enflammés vous ! Feux destructeurs allumés par la main de la mort, redoublés vos fureurs : le crime d'un assassin vous a donné une [104] victime ; la piété filiale va vous en livrer trois insensés ! ( en se relevant tout-à-coup ) quel nuage épais l'excès de la douleur répand-il sur notre raison ? Est-ce honorer un pere de mourir avec lui ? Eh, qui recueillera ses cendres ?... sera-ce des mains étrangeres ?... Ah ! vivons pour exercer ce sacré ministere, ou plutôt vivons pour l'imiter! Si l'on honore un héros en marchant sur ses traces, peut-on plus honorer un pere qu'en Suivant ses vertus ? Leur douleur à ces mots se tranquillise, la sérénité reparait sur leur front. On étend le corps sur le bucher. Le bois s'enflamme, le feu s'anime & le consume. Eux-mêmes ils recueillent ses cendres, les mettent dans une urne & les renferment dans le tombeau qu'ils lui ont élevé. Résolus d'habiter ces lieux ils y batissent une [105] cabale, renvoyent ce char, ces et claves, ces trésors, présents helas, funestes d'un Prince vertueux & d'un fidele amant

CHAPITRE VII.

LE bruit de la mort d'Hidarne parvint bientôt à Pasagarde. La Cour en fut instruite & s'en réjouit. Elle arracha des larmes au Roi qui defendit de l'annoncera ses enfants. Inutile défense ! un événement sinistre peut-il demeurer inconnu à ceux qu'il interesse ? Artaxerce l'apprit par les esclaves qu'on lui avait renvoyés. Quelle nouvelle ! quel surcroit a tes douleurs ! La misere les cris des enfants de ce malheureux Satrape se retracent aussi-tôt à son esprit. Tantôt il se peint Statira [106] éplorée, errant a travers les montagnes & faisant redire aux échos attendris ses lugubres discours; tantôt il croit la voir aux pieds d'un rocher sourcilleux, abbattue par l'excès de son chagrin, maudissant un amant qui la laisse languir dans l'horreur des deserts attendre , invoquer le trépas. A ces cruelles fictions les vapeurs de la tristesse, les ombres de la mélancolie se répandent sur son front. Pour les dissiper il veut aller trouver sa sœur. Sa situation est encore plus déplorable que la sienne. Comment pourrait-elle le consoler? Est-ce dans le sein des malheureux qu'un malheureux doit chercher de la consolation ?

Depuis la fatale promette qu'elle avait faire à son pere, depuis l'éloignement de Teriteuchme, livrée aux plus cuisants regrets cette Princesse [67] cherchait toujours la solitude. La cour avait en vain tenté de la distraire Les plaisirs, les divertissement, les fêtes ne lui inspiraient que du dégoût : les larmes feules la soulageaient & adoucissaient le fiel de ses ennuis. Souvent pour les repandre en liberté, elle se levait avant l'aurore & se rendait aux lieux, aux lieux charmants où animée par l'amitié, elle avait confié son amour à Statira.

Ce fut la que le Prince la trouva. Le bras appuyé sur ses genoux, le virage couvert de son mouchoir humide, elle se plaignait au ciel de la tristesse de son sort. Elle le vît venir de loin. Ils se précipitent Puni au-devant de l'autre, s'embrassent, se regardent & n'ont pas la force de proferer une seule parole. Tous deux immobiles, les bras enlacés, [] les larmes aux yeux ne s'expriment que par des sanglots. Helas ! les soupirs, les sanglots, ainsi que des amants, sont le langage des malheureux !

Enfin rompant ce douloureux silence,ô ma sœur ! s'écrie Artaxerce, quel nouveau gouffre de maux vient de s'ouvrir pour nous ! que de nouveaux tourmens !... Hidarne! — Eh bien, mon frere, Hidarne !.. que fait-il ? Qu'est-il devenu ? --- Il est... — quoi ! — il est.. mort ! — Il est mort !... ô ciel !.. & Teriteuchme ? & ses enfants ? .. -- Peut-être ont ils subi le même sort !...

Elle tombe sans couleur, sans vie dans les bras d'Artaxerce. Ranimée par les larmes dont il l'inonde, par les cris dont il frappe tes oreilles, elle s'arrache de ses bras, s'assied sur se gazon, & se frappant la poitrine [] d'une main désespérée, cruels envieux ! s'écrie-t'elle, fléaux de la vertu ! monstres que les enfers ont vomis dans les cours ! vous voila satisfaits ! célébrés par des fêtes un triomphe si digne de vous, ou plutôt tremblés, lâches, la mort est le creuset de la vertu, le voile étendu sur vos crimes va se tirer ! L'innocence d'Hidarne va paraitre !... helas! quel fruit en retirera t'il encore si ses enfants vivaient! -- Ne nous désespérons point entièrement. Peut-être respirent-ils ! — ils respirent ! ah ! courons les chercher, arrachons les du sein de la misere ! faisons dire à l'univers : l'infortune de la famille d'Hidarne fut l'ouvrage de l'envie, fin rétablissement fut ce lui de l'amour ?

Artaxerce se rendit à ses vœux; mais comme c'était blesser la tendresse de Darius, & violer les loix [110] du devoir, de partir sans avoir tenté d'obtenir son contentement, ils resolurent d'aller se jetter encore une fois à ses pieds, de le fléchir, ou de ne plus consulter que la pitié & leur amour.

Leur dessein fut aussi-tôt mis en exécution que conçu. Ils se rendirent auprès du Roi. Une foule de courtisans autour de lui parlait de la mort d'Hidarne. C'était un vaste champ pour la calomnie. Sa langue audacieuse se donnait toute liberté. On se plaisait à dire qu'il était mort de desespoir, qu'il était impossible qu'au milieu de tes enfants, il eut été assassiné ; le Roi ne paraissait prêter, qu'avec indifférence, l'oreille à de tels discours ; mais Artaxerce & Amestris ne les entendirent qu'avec indignation, ils percerent la foule, s'avancerent près de leur pere, & se [] précipitant à tes genoux ; c'est en face de ses accusateurs, s'écria Artaxerce, qu'un fils deshérité par vous, ose soutenir l'innocence d'Hidarne, puis se tournant vers les courtisans, vils corrupteurs des Rois, faux & insolents délateurs, fremissés, le flambeau de la vérité va dessiller vos impostures. La pâleur, la honte, l'effroi se peignent sur leurs visages. Ils observent un silence profond, la voix du jeune Prince leur parait celle d'un Dieu terrible.... Parlés, poursuit-il, de quoi l'avés vous accusé? d'avoir attiré les Grecs dans son gouvernement pour s'assurer l'indépendance ! Comment a t'il pu avec eux ourdir cette trame criminelle ? Quels agens, quels moyens a t'il employés ?... nommés les.... où sont-ils ?... Vous ne répondes point ? vous palissés ? imposteurs, l'horreur [] de vos mensonges se gravent sur vos fronts.... S'il eut été coupable, pensés-vous que l'arrêt de son exil n'eut point fait éclater son intrigue ? On ose tout, quand on est prêt à tout perdre ? Eut-il souffert qu'on le dépouillât de son rang ? qu'on lui ravît ses biens ? qu'on le menât à l'échaffaut ? Pour venger son in jure n'aurait-il point armé la main de ses complices ? Mais que de telles pensées étaient loin de son esprit ! Au moment qu'il allait partir pour son exil, il addressait au ciel des vœux pour ses persécuteurs. Le bonheur du Roi, de la patrie l'occupait encore. Dans les bras de ses enfants, il leur inspirait la mâle fermeté de la vertu ; oui, mon pere, je l'ai vu plein d'un noble courage, élevé au-dessus du fort, dédaigner à ma priere , de confondre ses accusateurs, me dire, la constance de la [] vertu justifie mieux que les discours. Cette grandeur d'ame me transporta au-dessus de moi-même : enflammé pour sa fille, je l'avoûrai sans honte, je lui offris ma main, je la pressai de l'accepter. Je conjurai Hidarne d'y consentir, lui jurant de l'épouser & de la reconnaitre pour Reine, si jamais je montais au trône. Ardent à me refuser, ce n'est point a vous, me dit-il, c'est à votre pere, à l'Etat à disposer de votre sort.... Un torrent de larmes s'écoula de mes yeux, je le quittai, je vins me présenter à vous, je vous répondis sur ma tête de son innocence. Vous dédaignates mes offres. Je fus regardé comme un garant trop faible : en effet ma vie était elle un digne garant de sa vertu ! Vous révoquâtes l'arrêt de son exil ! mais ce fut pour le faire mener au supplice. Avec qu'elle [114] assurance il y marcha ! vous le vites, mon pere ! & votre cœur est trop grand, pour n'en point avoir été frappé....

Il achevait ces mots ; un garde vint dire que deux soldats & une famille en pleurs demandaient à se jetter aux pieds du Roi ; Darius qui avait dès long-temps banni la contrainte de sa cour, ordonna qu'on les introduisît. Quelle fut la surprise d'Artaxerce, lorsqu'il vit paraitre le villageois chez qui il avait rencontré Hidarne, quand il avait voulu l'accompagner dans son exil ! Il alla lui même le prendre par la main, & le présentant à son pere, voila, dit-il, voilà, mon pere, un garant de la vertu d'Hidarne! — Helas ! ajouta le villageois en se précipitant avec toute sa famille aux genoux du Roi, on nous a dit qu'il était mort! [] Touché des malheurs de ses vertueux enfants, instruits de la sensibilité qui vous interesse au sort de vos sujets, j'ai osé venir implorer leur grace.... Je ne me donne point, seigneur, pour garant de l'innocence de leur pere..., La bassesse de la condition diminue à la cour l'autorité du témoignage;..,. Mais mon pere, ma femme, mes enfants, & moi, Seigneur, vous nous voyés tous prets à donner notre vie, pour assurer la grandeur de son ame.... & nous aussi, a joutèrent les deux soldats; oui, Seigneur, versés notre sang ; mais rendes ses honneurs à la triste famille d'Hidarne. Si jamais la Perse produisit un grand homme, croyés en notre Simplicité, ce fut lui....

Le Roi étonné, attendri demanda au villageois d'où il l'avait connu; [116] il lui répondit qu'il lui avait donné l'hospitalité & que par la sublimité des discours qu'il avait alors tenus, il lui avait montré combien Ton ame était au-dessus du commun. Il fit la même question aux soldats. Tous deux en répandant des larmes, c'est, répartirent-ils, en allant exécuter les ordres qu'on nous avait donnés pour le conduire dans les cachots. Ah! Seigneur, que n'étiés vous alors présent ! Quelle noble majesté brillait sur son front ! Nous n'osions sur lui lever les yeux, tant il nous inspirait de respect. Nous nous précipitames à ses pieds. Avec quelle douceur il nous releva ! Mais avec quelle fermeté il nous reprocha le retard de l'exécution de vos commandemens ! oui, Seigneur, il nous reprochait de vous désobéir, quand nous étions chargés de le conduire dans [117] les fers. Peut-on être plus fidele à son Roi ? Pénétrés d'admiration, nous jettames nos armes & nous primes la fuite.... Si notre désobéissance est un crime, punissés nous, nous n'en avons point de repentir.... Mais que du moins notre mort rétablisse la fortune des malheureux enfants d'Hidarne ! Nous vous en conjurons, Seigneur. A ces mots ; le Villageois, toute sa famille, Artaxerce & Amestris se jetterent de nouveau aux pieds de Darius, & les baignant de pleurs, ils le supplierent de rappeller de son exil une famille innocente & infortunée.

Les courtisans qui remarquaient son attendrissement, saisis de crainte voulurent alors se retirer, il les retint, & dit à ses enfants, au Villageois, & aux soldats de sortir.

Lorsque les courtisans furent [] seuls avec le Roi, ils se rassurerent, Persuadés qu'il se laisserait séduire encore. Il leur demanda quel était leur avis sur ces gens. Tous lui insinuerent par leur réponse qu'ils étaient certains qu'Artaxerce les avait gagnés par l'espoir d'une récompense. La façon dont il les avait accueillis était un fort indice contre lui. D'où pouvait-il avoir connu ce Villageois ? Darius voulut s'en instruire. Il ordonna qu'on le fit rentrer. Il l'interrogea. Artaxerce ne lui dissimula rien ; desespéré, dit-il, de n'avoir pu obtenir la grace d'Hidarne, je savais qu'il était parti, je me levai avec le soleil, je marchai sur ses traces, je m'informai, je le retrouvai chez ce villageois dont la famille attendrie répandait des pleurs autour de lui, je le priai. de m'admettre pour compagnon d'exil.... [9] Ah ! mon pere, comme il me retraçait la Perse indignée ! le peuple gémissant ! comme il rappellait ma vertu!.. allés, me disait-il, retournés à votre pere, soyés l'appui de tes vieux ans, apprenés sous lui l'art de rendre un peuple heureux. ( Helas! il ignorait que vous m'aviez ravi le trône !.. ) Et c'est lui qu'on a accusé de trahison ? qu'on a banni du Royaume ? c'est à lui à qui de vils calomniateurs imputent un suicide ? Ah ! mon pere! avés vous pu vous laisser tromper ?.... Mais que me sert de le justifier ? il est mort sous les coups d'un barbare ! Ses enfants sont abandonnés ! languissent dans l'opprobre ! la misere!.... Cruelles idées ! vous me faites frémir ! ma voix expire, lorsque vous êtes offertes à mon esprit!....

Darius ne savait à quoi se resoudre. [120] Jamais il ne s'était trouvé dans une aussi grande incertitude ; d'un côté il voyait un fils, une fille, en pleurs qui ’lui soutenaient qu'Hidarne était innocent ; de l'autre prêt que toute sa cour qui l'assurait qu'il était coupable. Qui croire ? Il avait lieu de se défier de ses enfants, il connaissait leur amour ; & son ardeur seule pouvait les faire parler; quant aux courtisans il commençait à les soupçonner d'imposture. Ils avaient accusé Hidarne d'avoir séduit les soldats chargés de ses ordres pour le conduire en prison ; & ces mêmes soldats avouaient que c'étaient eux qui avaient désobéi. Quel parti prendre ? Son embarras était extrême. Pour le vaincre, il forma le dessein d'envoyer au supplice les deux soldats & de considerer dequel front ils y marcheraient. On les va [] saisir par son ordre ; le nœud fatal est préparé. Le villageois & sa famille rapprennent ; ils accourent, ils veulent mourir avec eux ; notre nom, disent-ils, a jusqu'à présent été inconnu, il va devenir fameux, on s'illustre en mourant pour un héros. -- Quelques plaisants diront peut-être : voila une belle maxime pour des Paysans ! S'ils ne la proférerent pas, elle affectait du moins leur cœur. La gloire est un éguillon pour le plus vil mortel ; & en est-il de plus brillante , que celle de mourir pour confirmer l'innocence d'un honnête homme opprimé?

On les conduit au lieu destiné pour leur faire perdre la vie. La joye brillait sur leur front ; & l'enthousiasme d'une mort glorieuse semblait les élever au dessus d'eux mêmes, ils arrivent. Chacun d'entr'eux [] veut mourir le premier. Les Ministres de la mort, le peuple attendris versent des torrents de larmes. Le Roi présent à ce spectacle ne peut retenir les siennes : l'avidité de l'or, se dit-il, ne peut exciter cette mâle fermeté ; il faut qu'ils soient convaincus de l'innocence d'Hidarne; pourraient-ils autrement se résoudre à mourir ? Non : Aussi-tôt il ordonna qu'on les reconduisît au palais, il les fit introduire dans le salon funeste où Amestris avait fait le fatal serment d'oublier Teriteuchme. Elle vint avec son frere & la cour que le Roi avait mandée. Tous les courtisans s'assirent incertains des ordres qu'il allait donner. Les seuls villageois & les soldats debout baissaient vers la terre leurs yeux noyés de pleurs; asseyés vous, leur dit avec douceur le Roi : l'ami [2] de la vérité & le défenseur de l'innocent, de quelque condition qu'ils soient, méritent plus les honneurs que des grands, serviles flatteurs, & trop souvent imposteurs. La pâleur se répandit à ces mots sur le front des courtisans. Artaxerce & Amestris en tirerent un bon augure, & se précipitant aux genoux de leur pere, reconnaissés-vous maintenant, s'écrient-ils, reconnaissés-vous l'innocence d'Hidarne ? --- Oui, mes enfants, je la reconnais ; mais helas ! en les embrassant, c'est quand je ne puis plus arrêter son infortune ! C'est lorsqu'une main barbare a éteint le flambeau de ses jours ! Triste destin des Rois ! malheur attaché à leur rang ! ils ne connaissent leurs fautes, que quand ils ne peuvent les réparer ! --- Vous le pouvez,s'écrierent ils ! vous le pouvez encore ! rappellés [] qu'elle remonte au rang de ses ayeux ! Faites plus, adoptés la: que les enfants d'Hidarne deviennent ceux de Darius ! ils ont perdu leur pere ! qu'ils en retrouvent un en vous ! qu'avec plaisir nous les nommerons, mon frere, ma sœur ! Noms doux ! noms sacrés ! mais trop faibles pour exprimer nos sentimens pour eux !.... — Eh bien, chere Amestris, cher Artaxerce, je cède à vos désirs! oui, ils seront mes enfants !... Puis se tournant vers les courtisans,lâches, qui m'avés trompé, déformais dans Statira regardés votre Reine,.... Artaxerce tremble, il croit qu'il la donne à son frère, & d'une voix plaintive, quoi ! mon pere ! après m'avoir ravi le trône, vous m'oteriés encore le seul bien où j'aspire ? Moi, vous l'ôter, mon fils ! non : le [125] trône & Statira font à vous ; & vous, ma fille, vous, ma chere Amestris, recevés Teriteuchme de la même main qui jadis voulut vous le ravir.

La reconnoissance, la joye, l'amour les animent tous deux. Ils s'élancent à son cou, ah! c'est ainsi, s'écrie Artaxerce, c'est ainsi qu'un Roi doit réparer les outrages faits à la vertu ! c'est à ces généreux traits que je connais mon pere ! larmes de joye, coulés de mes yeux ! inondés son sein ! soyés le sceau de ma reconnaissance ! & toi, chere Statira ! ouvre ton ame au plaîsir ! sur un char de triomphe, à côté d'Artaxerce ! de ton amant ! de ton époux ! tu paraitras dans la ville des Rois ! Les nœuds, les plus saints nœuds uniront nos destins ! ô carriere ! jours ! momens heureux qui nous font préparés ! Ah! mon pere! [126] mon bienfaiteur ! que ne vous dois-je pas !.. Tous les peres peuvent dire à leur fils, je t'ai donné la vie; mais combien peu peuvent dire, je t'ai rendu heureux ? Vous l'avez fait, mon pere, la main de Statira ver fera dans mon ame les transports du bonheur.... — Puisses-tu longtemps, mon fils, en jouir! Puisse ton regne voir la perse heureuse & la vertu triomphante ! de flatteuses prémices brillent à tes yeux, puisqu'en t'unissant à Statira, c'est mettre la vertu dans ton lit.... Mais que parlons nous d'union, quand Statira languit dans les deserts ! cours la chercher, mon fils ; ces généreux villageois, ces soldats magnanimes seront tes guides ; comble les de présents, de richesses, on doit tout attendre d'un bon Roi quand on lui fait reconnaitre sa faute, & par leurs [127] soins la mienne est reconnue — souffrez que je vous embrasse, ô mon pere, & je vole obéir.... Il le serra dans ses bras, prit la main de sa sœur, sortit avec elle & alla tout disposer pour son départ.

CHAPITRE VIII.

TROP empressé de revoir Statira pour attendre le retour de l'aurore, Artaxerce sortit de Pasagarde le jour même auquel il avait reçu l'aveu de son pere. Monté sur un coursier superbe, suivi de chars, d'hommes armés, il traversa les deserts de la Caramanie. Il arrive au Caucase. La pendant plusieurs jours, il erra sans découvrir aucune trace des enfants d'Hidarne. Déjà il désespérait de les trouver. Des ours, des lions, mille [] autre bêtes féroces étaient les seuls objets présentés à ses yeux. Nul vestige d'hommes, mais résolu de périr plutôt que de revenir sans eux, il parcourait les forêts, se promenait le long des collines, & les fesait retentir de ses cris. L'écho répétait de tous côtés Statira, Statira.

Seul, loin de ses gens, un jour il s'avançait à pied dans une vallée bordée de rocs, dont la cime menaçante & couverte de mousses semblait toucher aux cieux. Un homme s'offre à sa vue. Furieux, égaré, l'euil, la voix, le geste menaçants il Avançait à pas précipités vers lui, un glaive encore fumant armait ses mains ; & d'une voix formidable, il criait, est-ce toi rival heureux ? fier, tyran de la Perse ? approche ; reconnais Zulmar ! un amant désespéré! tiens, en voulant le frapper, va [129] rejoindre aux enfers le pere de ton amante, Artaxerce la surprise, l'indignation sur le visage recule, évite le coup, s'arme, vole à lui, & le frappant, monstre, lui dit-il y abreuve de ton sang les rocs qui t'ont vomi. Il chancelle, pousse un soupir de rage & tombe aux pieds du Prince. Desesperé d'avois reçu la mort, qu'il voulait donner, roulant une prunelle enflammée, il cherche son sabre échappé de ses mains, tente pour se lever un impuissant effort & retombe soudain. Noyé dans son sang, lançant au ciel des regards foudroyans, il veut pour le venger appeller les cruels compagnons, sa voix se refuse à ses vœux, il en écume de rage, grince les dents, mord la poussiere & meurt....

[]

Cette avanture effrayante rassura le Prince. Il ne douta point que Statira ne fut dans ces montagnes, puis qu'il y trouvait le meurtrier de son pere. Il appella ses gens, leur ordonna de le suivre & de regarder par tout ; ils cherchent, courent de tous côtés. Rien ne s'offre à leur vue attentive, nul ne répond à leurs cris redoublés. Fatigués d'une longue & pénible course, ils mirent pied à terre. Ils apperçurent une fontaine dont l'eau vive & transparente s'épanchait aux pieds d'un rocher, ils s'agirent sur le gazon qui entourait ses bords, éleverent des tentes pour y passer la nuit, & se livrer au repos; au repos ! loin de l'objet qu'on desire, qu'on cherche, qu'on ne peut trouver pourrait-on en goûter?

Debout devant sa tente, les yeux fixés sur les monts pendant toute la [151] nuit Artaxerce veille, écoute : le plus leger murmure, le moindre bruit l'épouvante, ou le fait trésaillir de joye. Il croit toujours entendre des sons plaintifs, des longs gémissemens. Tout-à-coup des feux s'allument, s'élevent dans les airs. Des flots rapides de brigands, le fer, la torche en main descendent des montagnes. Les noms de Zulmar, de vengeance > de proye frappent, étonnent ses oreilles. Aux armes ! s'écrie-t'il, qu'on s'éveille ! qu'on me suive l qu'on défende ses jours ! Ses gens surpris s'éveillent, se levent. Se couvrir de leurs armes, abattre leurs pavillons, assigner des hommes pour leur garde, voler aux brigands, les mettre en fuite n'eu pour eux qu'un moment. Acharnés a leur poursuite, on les poulie jusques aux creux de - leurs rochers. Des cris [152] élancés jusqu'aux nues sont le signe de la victoire. Victoire superflue ! le Prince en est - il plus tranquille? Statira, sa chere Statira en est-elle moins refusée à ses vœux ? O douleurs ! ô regrets! s'écrie-t'il, elle est moite ! son frere, sa sœur auront péri !.. Avides, forcenés enfants de ces rocs! Brigands inhumains ! vous les avés sans doute immolés! Un si beau sang a assouvi vi votre rage ! quels hommes, quels dieux les auront contre vous défendus ? Lâches ! vils assassins! vos mains ont-elles pu se prêter à ce crime ? tant d'attraits! de douceur ! de vertu ! ne vous ont point attendris ! helas ! êtes-vous susceptibles d'attendrissement ? Les cœurs nourris de sang méconnaissent la sensibilité. Ils ne savent qu'être cruels.... Chere Statira! je ne te verrai donc plus! Le moment où le [] croyais être au comble de mes vœux est pour moi le signal d'un eternel malheur ! Puis-je le penser , sans jurer d'exterminer ces fléaux du triste voyageur ! Allons ! qu'ils périssent tous sous nos coups. Soldats, amis suivés, vengés votre Roi; vengés Statira. — Aussi-tôt un même cri s'élance, périssent les meurtriers de Statira.

Le soleil commençait à reparaitre. La vivacité de tes rayons semble favoriser leur dessein. Ils partent, les attaquent dans leur retraite, on s'anime, on s'échauffe au combat. Point de grace aux meurtriers de la famille d'Hidarne, s'écrient les Persans, en fondant à coups pressés sur eux.

La vue de la mort, du sang qui rougit les rochers irrite ces brigands, le désespoir les secourt ; ils sortent [134] de leurs antres.... Périssons s'il le faut, mais non point sans vengeance ! L'euil enflammé, les dents grincées, les levres tremblantes, ils arrachent d'énormes pierres, les lancent d'un bras vigoureux sur les Persans & les écrasent fous leur masse. Dejà prêt que tous les gens du Prince sont ou morts ou blessés. Lui seul fier, invulnérable s'avance contre eux, brave leurs coups. La terreur, le trépas partent de ses mains. Mais que peut la valeur sur le nombre ! On le saisit, on l'arrête, on lui arrache ses armes. Le fer pour l'immoler est levé sur son front. Il voit sans s'étonner le coup qu'on lui reserve. Frappe, dit-il au brigand qui le tient, frappe ton Roi. --- Mon Roi ! je n'en connus jamais ? l'or & la liberté voilà mes Souverains. Il veut frapper. Un de ses compagnons le retient. Ce [] n'est point ainsi, dit-il, qu'il doit mourir. C'est dans l'horreur des supplices ! courons au butin, massacrons ses chevaux, leurs guides, brisons ses chars superbes, & de leurs débris sur le plus haut de ces monts élevons un bucher. Que la Perse étonnée en comtemple les flammes! qu'elle voie au milieu son Prince dévoré ! voila le sacrifice, la vengeance dus aux mânes de Zulmar.

Ces cœurs endurcis contre l'humanité se rendirent tous à cet a vis On précipita le Prince dans le creu d'un rocher. Deux hommes furent assignés pour le garder ; tandis que les autres volerent au pillage. Les trésors, les pierreries, les riches étoffes, tout ce qu'il avait apporté de précieux fut en un instant ravi. Ses chars fracassés, mis en pieces furent portés au sommet d'une [136] montagne. On les rangea en pile, & tout autour on mit des torches ardentes. On revint à lui, on le dépouilla de ses habits & on le revêtît de ceux que Zulmar portait ordinairement; ils étaient encore tout couverts de sang. Sous cet habillement on le mene à la mort, il y marche d'un visage assuré. Ses yeux, sans s'étonner apperçoivent de loin le funeste bucher qui le doit consumer, mais quel autre spectacle se découvre à sa vue! Une cabane, un tombeau, une femme nageant dans son sang & prête à expirer. Un guerrier en pleurs s'empresse de lui donner du secours, il reconnait Roxane, Roxane la sœur de son amante ! Il demeure immobile. L'étonnement, l'horreur ont enchainé les pas. Les larmes, les sanglots ont presqu'éteint sa voix & ne laissent [137] passage qu'aux noms de Statira, de Roxane.

Roxane s'entend appeller, elle entrouvre une euil mourant, se souleve, regarde, écoute, elle apperçoit Artaxerce, reconnait sa voix. Le plaisir de le voir a ranimé ses forces. Appuyée sur le guerrier qui la secourait, elle s'avance lentement vers lui. Il la voit, il s'est arraché des bras de ses bourreaux, il a volé vers elle, il lui prodigue les plus tendres embrassemens, ô Roxane ! ( s'écrie-t'il ) O ma sœur! un nom si doux m'est permis ! Le ciel nous rejoint donc !.. Mais en quel tems? en quels lieux ? sur des monts calcinés ! au moment, moment cher & terrible ! où je vais à la mort ! où vous la portés dans vos flancs!.... Quelles mains, quel monstre vous a frappé ? O Statira! ô mon amante! [138] as-tu subis le même sort ? Voit-elle encore le jour, le jour que je vais perdre ? Voyez vous sur ce mont ce bucher, helas ! formé des chars que j'avais amenés pour vous conduire en triomphe à la cité des Rois ? C'est là que je vais perdre la vie! trop heureux, si en la perdant, je pouvais conserver la votre! — Vous, Prince ! vous mourir, quand Statira vit encore ! --- Elle vit! je pouvais la revoir! douce & funeste nouvelle! apprendre son bonheur aux portes du trépas !.. Il n'en put dire davantage, ses paroles expiraient dans sa bouche, les yeux noyés de pleurs, attachés au ciel, il semblait lui reprocher la cruauté de son sort.

Roxane dont la vue d'Artaxerce avait ranimé les forces à l'aspect du bucher où l'on est prêt à le conduire, les perd de nouveau. Elle tombe [139] inanimée dans les bras du guerrier. Il la soutient, l'arrose des larmes que lui arrache la vue d'un tableau si attendrissant ; s'efforce de lui rendre un reste de chaleur prêt à s'évanouir.

Cependant les brigands dont la suprise avait pour un instant fut pendu la fureur,resaisissent le Prince, & incapables de s'ébranler, à la mort, lui crient-ils : à ces cris il fort de l'espece d'assoupissement ou l'excès de la douleur l'avait plongé ; il les regarde, & d'une voix suppliante, souffrés du moins, dit-il, souffrés qu'avant ma mort j'embrasse encore une fois la sœur de mon amante. On le mène auprès d'elle, il la prend dans ses bras, la presse contre son sein, couvre ses joues glacées des plus ardents baisers, les inonde de larmes, & s'addressant [] au guerrier qui lui donne du secours ; généreux inconnu, dit-il, prénés soin de ses jours ! qu'elle respire, qu'elle vive pour apprendre à sa sœur,que son amant était fidelle ! qu'il meurt pour l'avoir voulu venger !... Vous même, si un Prince malheureux à des graces à vous demander, racontés lui mon malheur... Reconduisés cette famille déplorable auprès de Darius ! Ce n'est point un Prince ingrat ! il connait le pris d'un service, & celui que vous m'aurés rendu, trouvera sa récompense.... Dites lui, dites à ce pere infortuné l'horreur de mon trépas!... Helas !que de pleurs ! que de regrets! il va lui causer ! Que de douleurs !... Puis-je y penser sans frémir ?.... Se rappellant à ces mots qu'il avait près de ce lieu apperçu un tombeau, ne doutant point que ce ne fut celui [] d'Hidarne, il s'en approcha avec le guerrier en soutenant Roxane, qui par le mouvement revient soudain à elle, voit Artaxerce à ses côtés, fait un effort pour l'embrasser & se trouvant auprès du tombeau de fou pere, c'est ici, dit-elle, d'une voix presqu'éteinte, c'est ici que mon pere a vu trancher ses jours ! C'est là que pour la derniere fois nous l'embrassames ! qu'il prononça votre nom! vous nomma son fils.... Au même endroit un barbare a sur moi porté ses mains cruelles !... L'herbe teinte de son sang fume encore du mien !

Pendant qu'elle parlait ainsi, le Prince, l'euil fixé sur le tombeau y lisait avec admiration l'épitaphe dont ses enfants l'avaient décoré. Plein de respect, d'horreur & de saisissement, il ne pouvait détacher [142] ses regards de ce monument sacré de la tendresse filiale. Il le tenait embrassé, l'inondait de pleurs, c'est donc là, disait-il, qu'est renfermé ce qui reste d'Hidarne ! quel monument pour un grand homme! Un heros !... Mais les vertus illustrent le plus vil monument. Moi, fils du Roi des Rois! que je me tiendrais heureux d'en avoir un pareil ! que mes cendres fussent mises dans la même urne que les siennes ! vous ! vertueux guerrier ! vous, mon ami ! Car le malheureux est ami de tous les hommes, c'est le dernier bienfait que j'exige de vous! vous, ma chere Roxane, ressouvenés-vous d'un Prince infortuné, rappellés-en la memoire à [Statira ] ! dites lui que mes dernieres larmes m'ont été arrachées par la douleur de la perdre pour jamais ! Que ma derniere [] parole fut son nom ! que mon dernier soupir fut pour elle !... Adieu ; vives heureuse ! retournés à mon pere ! pour moi, je m'en vais à la mort ! Il se tourne aussi-tôt avec un attendrissement mêlé de noblesse du côté des brigands. Barbares, dit-il, menés votre maître au bucher....

Non, s'écrie Roxane, en s'attachant au Prince, vous n'y irés point ! non je ne verrai point l'horreur d'un tel trépas!... ou les même flammes devoreront mon corps !.. La force avec laquelle elle profera ces mots rouvrit sa blessure, le sang en sortit avec abondance & rougit tous les habits du Prince qu'elle tenait embrassé.... Quel est le cœur de bronze qui n'eut point répandu de larmes ? Vous, qui l'avés sensible ; figurés-vous l'émotion que devait [] éprouver le guerrier qui en était spectateur, ô tendresse! ô horreur ! s'écria t'il, non Prince, non Roxane, vous ne mourrés point ! ou ma valeur vous arrache à la mort, ou je meurs avec vous ! il est doux de mourir avec ceux qu'on ne peut secourir, tout en disant ces mots le fer brille en ses mains, il se précipite sur les brigands, dont une partie, trompant ses yeux, traine sans pitié Artaxerce & Roxane au bucher. Déjà ils y sont arrivés. En vain le Prince uniquement occupé de Roxane s'efforce d'étancher son sang, la con jure de vivre. Ses prieres, ses pleurs, rien ne peut la détacher de lui. Que tardés vous, dit-elle, aux brigands qu'Artaxerce implore en sa faveur ? lancés nous au bucher! ces mots parviennent aux oreilles du guerrier qui lui seul dispute la [141] victoire à cinq ou six brigands restés contre lui. Il accourt, la vue du danger, des torches ardentes, du bucher, de la mort ranime fou courage. Les gémissemens qu'il pouffe, les coups qu'il porte font resonner les airs. Inutiles efforts t vaines clameurs ! il est lui même prêt à périr.... Artaxerce, Roxane sont sur le bucher, il y monte, on se dispose à y mettre le feu.... Des Bactriens, avec qui Statira était depuis plusieurs jours revenaient avec elle pour chercher Roxane & Teriteuchme de qui elle était séparée ( on dira comment dans la 2e. Partie. ) Ils étaient déjà près de ces lieux. Les cris du guerrier parvinrent à leurs oreilles, ils accourent au bruit, Ciel ! une femme ensanglantée ! deux hommes en pleurs sur un bucher ! leurs pas se précipitent, ils arrivent [146] les brigands a leur vue tremblent, & la torche à la main prennent la fuite: Statira qui les accompagne entrevoit, reconnait Artaxerce & Roxane. Mon amante! ma sœur! Elle n'a poussé que ces deux cris. Elle est aux pieds du bucher, leur tend les bras. Artaxerce la voit. O bonheur inoui! Il saisit Roxane, deja demi-morte par la perte de son sang, saute du bucher, s'élance avec elle dans les bras de Statira. Dieux ! quel moment ! quel transport ! quelle yvresse pour Artaxerce ! du bucher dans les bras d'une amante! de la mort au comble de ses desirs !... Quel doux, quel rapide passage ! l'excès de sa joye rendait son corps tout de feu, les pleurs roulaient dans ses yeux enflammés, ses joues teintes du plus charmant coloris, ses levres, ses membres, son cœur étaient [47] agités de ces douces palpitations que cause la vivacité du plaisir, il serrait avec une espece de fureur, ( car il est des momens ou le plaisir a des fureurs, plutôt que des transports ) il serrait dans le cercle de ses bras Statira & Roxane, il pressait leur sein palpitant contre le sien. Avec quelle activité ses levres brulantes fixaient par des baisers son aine fugitive, tantôt sur celles de son amante, tantôt sur celles de sa sœur! ses soupirs se confondaient avec les leurs. Son cœur bondissant se noyait dans le même torrent de voluptés, il levait quelquefois ses yeux vers le ciel comme pour dire : Dieux ! dans vos sejours voluptueux goûtes vous des délices aussi piquantes que les miennes ? & soudain il couvrait de baisers Statira & Roxane, il était hors de lui même, il ne se [148] connaissait plus, eh, peut on le connaître dans de pareils moments ? On n'est au comble du plaisir, que lorsque l'on s'est entièrement oublié. Notre existence alors semble être confondue, identifiée avec celle des objets qui nous enyvrent de joye. Celle [d'Artaxerce ] , de Roxane, de Statira était la même. Le même principe de vie, le plaisir, les animait tous trois. L'amitié, l'amour, la nature avaient pour eux réuni leurs douceurs ; Roxane affaiblie n'avait plus assez de force pour les goûter.... J'expire, dit-elle,... d'une voix éteinte, peut on mourir plus délicieusement, que de mourir de joye? Elle tomba à ces mots évanouie dans les bras du Prince & de sa sœur.

La joye disparait aussi-tôt, fait place à la tristesse & aux empressemens de l'alarme: la pâleur livide [] de la mort se répand sur tous les visages qui, un moment auparavant étaient le siege de la divine rougeur du plaisir. Chacun autour de Roxane crie, s'empresse de la rendre à la vie. Le guerrier sur-tout, plein d'activité court dans une forêt voisine, revient avec ce dictame merveilleux dont Venus s'était servie si utilement. ( Peut être cette Déesse lui en inspira-t'elle la pensée ! ) Il le lui mit sous le nez. Les canaux de sa respiration s'ouvrent aussi-tôt, & respirent avec la délicieuse odeur de ce simple, le souffle de la vicies yeux déjà fermés a la lumiere se rouvrent de nouveau, elle revit. A ce cri ; nouveaux transports d'allégresse, nouveaux éclats de joye ; chagrins, douleur, tristesse, vous êtes évanouis ! s'écrie Artaxerce en embrassant encore sa sœur & son amante; la jouissance de la félicité [15] doit effacer le souvenir de tous les malheurs, ou seulement doit se présenter à l'esprit, pour la rendre plus vive. Livrons nous, ma chere [Statira ] , livrons nous à la notre livrons nous au plaisir d'être bientôt unis ! mon pere par l'himen couronne notre ardeur ! Amestris par le même nœud, sera liée à Teriteuchme ! Mais où est-il ce tendre ami ? ce frere si cher? Pourquoi ne vient il point partager nos transports ?.... Quoi!.... vous versés des larmes.... quand le ciel nous rejoint, sont elles faites pour nous ? Notre bonheur serait-il imparfait ?.... O Teriteuchme ! O Amestris ! ne seriés vous pas heureux, quand Statira, quand Artaxerce vont l'être ?.... Chere Statira !.... toujours des pleurs ! ah ! que l'ardeur de mes baisers les seche !.... Teriteuchme est il mort ?.... Les larmes, [151] les soupirs étaient ses feules réponses. Quelle incertitude cruelle pour le Prince ! Afin de ne point attrister davantage Roxane & Statira, il cessa de leur faire des questions si embarrassantes, puis se tournant vers les Bactriens ses libérateurs, généreux inconnus, leur dit-il, vous à qui je dois le jour, que ne puis-je à présent payer un tel bienfait ! Mes sentiments sont encore le seul retour que je puisse vous donner. J'ai vu, vous le savés, par ces brigands tous mes gens massacrés, mes trésors ravis, mes chars fracasses. Leurs débris mêmes, vous le voyés, devaient être les instrumens de leur rage & de mon trépas. Maintenant sans suite, sans vêtemens, réduit à la derniere extrêmité ; mais trop heureux, puisque j'ai retrouvé la plus chere partie d'une famille malheureuse ! [] je retourne à la cour, daignés m'y suivre ; ma reconnaissance alors n'aura point de limites ; la richesse du trône de Perse me permettra de m'y livrer : tous vos desirs par moi seront remplis : après un grand service tout espoir est permis....

-- Prince, lui répondit le plus considerable des Bactriens, Rendre des services pour en recevoir la récompense, c'est avoir l'ame baffe & venale. La feule chose qui put nous flatter, était Statira, elle était entre nos mains ; je l'aimais, & j'aurais défendu mon amour contre le premier Roi de la terre ; mais elle vous adore.... instruit à respecter ses desirs, je vous la remets pour les combler : j'aurais bravé en vous le Prince, je cède à l'amant de Statira. Quelle devienne votre [153] épouse ! elle a trop de vertus, trop d'attraits pour être sans couronne.... Vous avés perdu votre suite ? nous vous en servirons nous vous accompagnerons jusqu'à Pasagarde, mais vous souffrirés qu'après avoir été témoin de votre bonheur, nous revenions dans notre patrie , sans avoir reçu de vous le moindre prix ; en peut il être un plus flatteur, que d'avoir obligé ce qu'on aime, & d'avoir rendu un homme heureux après avoir sauvé ses jours?

Le guerrier qui avait sauvé Roxane, qui avait voulu mourir avec elle voulut aussi être de la suite d'Artaxerce. Que ce Prince en fut charme ! Celui qui voulait expirer'avec moi, dit-il, doit y vivre aussi, & il lui fit promettre de passer sa vie à la cour. Pénétré alors de reconnaissance, attendri jusqu'au fond du [] cœur, il s'abandonna à la joye autant que l'incertitude où l'avait plongé le silence de Statira à l'égard de Teriteuchme, pouvait le lui permettre..-. Il prodigua les plus doux embrassemens à tous Ces libérateurs ; & par ses tendres discours leur témoigna les sentimens que leurs bienfaits avaient versé dans son cœur....

Il était près de midi, l'ardeur du soleil embrasait l'air. Pour se mettre à couvert, les Bactriens proposerent à Artaxerce de se retirer dans une forêt & d'y élever des tentes. Non, dit Statira , notre cabane subsiste encore, qu'elle nous serve d'asyle ! en peut il être un plus doux ! Mes mains ont contribué à le former.... Quel est celui d'entr'eux qui eut voulu s'opposer à ses desirs ? Etait-ce Artaxerce? il m'en avait point d'autres [] que les siens. Tous se rendirent donc dans la cabane, on servit un repas champêtre ; ah ! qu'il fut délicieux pour Artaxerce ! vos mains, charmante Statira,l'avaient apprêté! Le reste du jour fut consacré à faire des réparations dans cette demeure paisible pour y passer la nuit, à visiter le tombeau d'Hidarne, à le couvrir de fleurs, & à le baigner de larmes. Le soir on fit un repas pareil, à celui du matin. Artaxerce alors pria Statira de lui raconter ce qui lui était arrivé depuis la mort de son malheureux pere. Peut on refuser quelque chose à l'objet que l'on aime elle acquiesca à sa demande avec toute la complaisance possible & commença ainsi son récit.

[156]

CHAPITRE IX.

PRINCE, vous m'ordonnés de peindre des malheurs qui devraient pour toujours être consacrés au silence. Le souvenir seul que j'en ai, me fait frémir d'horreur. Pardonnés, ii en vous les retraçant, mes larmes quelquefois, viennent à m'interrompre. Qui n'en verserait pas à ce triste récit, eut-il même le cœur aussi dur que celui qui fut l'artisan de nos maux?

L'auteur de nos: jours avait peri sous les coups du feroce Zulmar. Il est inutile de vous redire les circonstances de sa mort ; vous les avés sans doute apprises. Nous lui avions rendu les derniers devoirs & renvoyé les chars, les esclaves dont [157] votre générosité l'avait honoré. Contents de la nourriture que nous fournissaient ces forêts, nous habitions cette cabane tranquille, élevée par nous auprès de son tombeau. Chaque jour avant l'aurore nous allions l'arroser de nos larmes. Nos mains prenaient plaisir à le couvrir de fleurs. Nous nous en étions fait un devoir, & ce devoir avait pour nous des charmes. Quand nous l'avions rempli, errant sur le penchant des collines, nous portions nos regards sur la vaste étendue des riantes campagnes de Perse. L'aspect de la patrie a des douceurs pour ceux qui en sont éloignés. Il consolait Teriteuchme & Roxane. Pour moi seule, il était un sujet d'amertume, il excitait mes regrets, & réveillant dans mon cœur un amour malheureux, il y plongeait les traits du [] desespoir.... C'est donc là, m'écriais-je, le lieu où va regner mon amant ! c'est la, qu'idole d'un peuple heureux, Artaxerce va pour toujours m'oublier!

Que ces cruelles idées me déchiraient le cœur ! Pour cacher mes tourmens, je m'écartais feule dans des lieux solitaires, là je donnais ua libre cours à mes plaintes. Quoi ! tu serais infidele ! Artaxerce! après tous tes sermens tu pourrais me trahir ! abandonner Statira ! Cruel, si tu m'aimais encore ; me laisserais tu dans les deserts en proye aux horreurs de l'indigence ? Un véritable amant est toujours généreux ; non, tu ne m'aimes plus !

Assise à l'entrée du creu d'un rocher, je répétais un jour ces plaintes : tout-à-coup Zulmar, l'assassin. de mon pere, lui qui m'avait [] voulu deshonnorer, parut à mes genoux ; consolés vous, me cria t'il un autre vous adore ! la crainte m'avait étouffé la voix, l'indignation me la rendit. Retire toi, monstre, oses tu bien encore te montrer à mes yeux ? Crains le désespoir d'une fille dont ton bras a massacré le pere. La nature donne de la force à l'ame la plus faible, je vous l'avoûrai, oui, si j'eusse à cet instant eu un poignard, je l'aurais enfoncé dans ses flancs, odieux. Je l'accablai de reproches, je lui prodiguai toutes les injures que me dicta l'horreur de sa présence. Ce tygre, jusqu'alors furieux, loin de s'en irriter semblait s'être adouci. Etes vous, me disait-il, d'une voix suppliante, êtes vous inflexible? Mon crime est horrible, il est vrai; mais l'amour le causa. Jugés de son ardeur pour la grandeur du crime. [160] Pourriés vous ne point me lep ardonner ? m'en hair davantage ? un coupable ainsi qu'un malheureux, a des droits à la pitié. Des larmes en parlant coulaient de ses yeux enflammés. Sa voix perçait à peine à travers les soupirs, les sanglots. Le repentir qui semblait l'avoir saisi, la triste situation où je le voyais me touchèrent. Quoi qu'indignée contre lui, je ne pus m'empêcher de le plaindre. La pitié balança mon ressentiment. Appercevant sur mon front un air moins sévere, il se crut au comble de ses vœux, il s'enhardit, il porta l'audace jusqu'à saisir ma main avec transport, il voulut la couvrir de les levres impures, je l'arrachai avec fureur & me dérobai à Les yeux. Il me poursuivit. Ayant tout à craindre de lui, j'allai rejoindre mon frere & ma sœur. Je leur racontai ce qui [161] venait de m'arriver. Envain ils me prièrent de ne plus me séparer d'eux. La solitude attire les amantes infortunées, elle m était trop chere. Je pouvais en liberté, Prince, m'y occuper de vous, trop heureuse, si le farouche Zulmar ne fut point venu m'y troubler!

Par tout où je portais mes pas, je le trouvais toujours. Sans cesse il m'importunait par la peinture de son repentir, de son ardeur. Pouvés vous, disait-il, aimer un ingrat, un parjure, un traitre, qui vous abandonne ? & moi tendre, fidelle, soumis, je suis abhorré de vous ? -- Moi ! aimer un brigand coupable des forfaits les plus noir ;! —- En est-il, me répondait le lâche, que le repentir n'efface ?

Vous vous persuadés sans doute que je n'avais rien à redouter d'un [162] homme dont les discours paraissaient si respectueux. Que votre erreur est grossiere ! qu'a travers son respect j'entrevoyais sa rage! Le moment même où il me les tint fut marqué par l'accident le plus terrible.

Voyant qu'il ne pouvait me flechir, que toujours insensible à ses feux, ma vertu était inflexible ; un jour il se jetta sur moi, répons, s'écrie-t'il, en me serrant dans ses bras, répons à mes transports, ou je vais sur toi seule assouvir ma fureur, je me défends, il s'irrite, ô mon cher Artaxerce où étiés vous alors ? Ma voix, ma faible voix vous appellait en vain ! le barbare à votre nom redoublait sa furie, non, tu ne jouiras point de ta proye, indigne rival, mes prieres, mes pleurs, rien ne l'arrête. Le fer est dans ses mains la mort devant mes yeux. Je la [163] souffrirai plutôt, que de me prêter, à tes desirs, frappe, barbare, lui disais-je, frappe, qui répandit le sang de l'auteur de mes jours, redouterait-il donc de répandre le mien ? Non, dit-il, non je ne le crains point, il levé le bras, veut frapper. Teriteuchme attiré par mes cris, d'un coup de son épée le désarme & veut la lui plonger dans le sein; ce lâche évita le coup, & prît la fuite, Teriteuchme voulut le suivre, helas ! depuis ce temps nous ne l'avons plus vu ! O mon frere, en quels lieux gémis-tu ? Aurais tu succombé sous la main du barbare ? Serais je encore la cause de ta mort? malheureuse Statira ! tes funestes, Attraits causeront donc la perte de toute ta famille ! ( Ses soupirs, les larmes d'Artaxerce interrompirent son récit. Après un peu de silence elle continua....

[164]

Roxane & moi nous nous occupâmes à le cherchee tout le reste du jour. Nous ne pumes découvrir aucune de ses traces, l'obscurité nous ramena à notre cabane. Jamais nuit ne fut plus cruelle pour moi. Le sommeil ne pouvait abbaisser ma paupiere. Des images effrayantes me fesaient ressentir tout ce que la mort peut inspirer de terreur. La nature irritée dans mon cœur, me criait, fille , sœur ingrate ! Le trépas d'un pere, d'fin frere est ton ouvrage.

Dans ce trouble affligeant je me levai avant l'aurore, je partis, je franchis les rochers, je traversai les bois, je m'épuisai en clameurs inutiles. Teriteuchme était sourd à ma voix. Accablée de fatigues, les pieds meurtris, ensanglantés, pour me reposer, je m'assis fous l'ombrage d'un arbre. J'appuyai contre son [165] tronc ma tête que le soucis semblait rendre pour moi un pésant fardeau.

L'excès de la douleur assoupit mes sens. Je m'endormis. A mon reveil un bruit se fit entendre au tour de moi. Mon nom répété par l'écho vint frapper mon oreille. Est-ce toi, cher Teriteuchme qui m'appelle ? Je me leve, j'accours. Erreur helas ! trop tôt dissipée ! C'était Roxane qui ignorant où j'étais allée me cherchait par tout. Elle me fit de vains reproches sur le peu d'amitié que je lui témoignais en me séparant d'elle. Toute occupée de Teriteuchme, je ne répondis rien. Malgré l'ardeur du soleil, malgré ma lassitude nous parcourûmes ensemble pour le trouver une immense vallée dont les deux côtés étaient couronnés de rocs dont le seul aspect remplissait de frayeur. Sur le soir [] nous fumes surprises par une tempête affreuse. Le tonnerre,les éclairs, les vents se disputaient l'empire des airs. La pluye, la grele tombaient avec fureur, & formaient d'impétueux torrents qui précipités da sommet des montagnes poussaient au-dessus de nos têtes un effroyable murmure. Pour nous mettre à l'abri nous entrâmes dans un antre. Nous y passâmes la nuit, mais quelle nuit, juste ciel !.. tout autour de nous les bêtes feroces poussaient dès rugissements épouvantables. Le rocher au-dessous duquel nous étions semblait sans cesse vouloir se déraciner ; la terre éprouvait d'horribles tremblements. Vingt fois nous vîmes le moment où nous allions être englouties ou écrasées.

Le soleil cependant reparait, l'orage s'évanouit. Nous nous remettons [167] en marche. Nul vestige de Teriteuchme tout est desert, tout est insensible. Désesperées , affaiblies par une longue course, nous nous étions reposées sur la cime d'un mont, d'où nous découvrions au loin une plaine spacieuse.

C'était le pays des Bactriens. Nous résolvons d'y aller sans autre guide que le desir de trouver Teriteuchme, nous nous mîmes en route. Trois jours entiers s'écoulerent, pendant lesquels égarées à travers les montagnes, nous marchâmes sans que le plus petit hameau, la moindre trace d'homme s'offrit à nos regards. Quelques fruits sauvages, nous servaient de nourriture, & des antres de retraites pendant la nuit. Arrivées aux rives d'une petite riviere nous ne savions comment la traverser, après l'avoir long-temps cotoyée [] nous découvrîmes de loin une forêt dont les arbres d'une hauteur extraordinaire & dépourvus de rameaux jusqu'à la cime, nous biffaient entrevoir au milieu les avenues d'une espece de palais. Nous y addressâmes nos pas. A mesure que nous approchions, nous appercevions des flammes qui s'élevaient dans l'air. Des cris, des hurlemens se fesaient entendre. Tous autres que nous auraient sans doute été glacés de crainte, mais qu'avions nous à redouter ? La mort ? helas ! quand la vie n'est plus qu'un tissu de douleur, peut on craindre de la perdre!

Nous entrâmes dans le bois. Ciel! quel effrayable tableau se découvre à nos yeux ! Cette espece de palais est le temple de l'idole la plus énorme. Sa tête porte l'empreinte des traits d'une femme. Son front [169] herissé de cornes de serpens est d'une largeur étonnante. Des dents longues & pointues sortent de sa bouche & se recourbent vers son menton, qui semble enseveli entre deux, joues fort enflées. Une de ses mains est armée d'un poignard étincelant & d'un flambeau qui répand la plus vive clarté; l'autre tient une gerbe de bled, un sep de vigne, & une touffe des fleurs les plus vermeilles. Ses Minières sont des femmes inhumaines, aussi laides que leur idole & qui immolent toutes les étrangeres qui paraissent avoir la plus legere ombre de beautés. Elles font dirigées par un Pontife dont presque toutes les fonctions se réduisent à la purification des victimes. A notre aspect elles s'élancerent sur nous comme une troupe de furies, nous trainerent derriere le temple ou tout [1] ce que la superstition a inventé de tourmens étaient rassemblés. Une multitude d'hommes non moins affreux que les femmes qui nous conduisaient,autour d'un feu violent se brulaient le corps. D'autres, la verge en main se déchiraient. Plusieurs ayant sous les bras une corde attachée au sommet d'un arbre se fesaient soulever à une extrême hauteur, & soudain rabaisser vers la terre. Tous, en se mutilant ainsi, croyaient honorer la Divinité. Helas, quel est l'aveuglement des humains! n'ont ils pas assez à souffrir, sans redoubler encore leurs maux de leur plein gré?

On nous fit voir cet horrible spectacle & l'on nous enferma ensuite dans une prison où gémissait dejà un grand nombre de filles malheureuses. Le lendemain était une fête [171] solemnelle où toutes devaient être immolées. Par grâce spéciale on nous vint annoncer que nous péririons avec elles, que nous nous disposasions à être purifiées.... Il était déjà fort tard. La nuit de tous côtés avait répandu ses vapeurs. L'heure qu'on avait assignée pour la purification était venue. Aussi-tôt l'airain frémit de toutes parts ; notre prison s'ouvre, on nous conduit dans un vaste salon dont les lambris sont couverts de lames d'or. On nous met les habits destinés aux victimes, on tresse nos cheveux, on les orne de fleurs. Quelle parure pour aller à la mort ! la mienne étaient cent fois plus riche, plus galante, que ce jour, ce jour si cher à ma tendresse où je ceignis votre front de lauriers, où Reine de la danse je vis votre tein rougir, & vos yeux briller des [172] feux du plus ardent amour. Bientôt survint mon tour pour être purifiée. J'étais tremblante. Celles que j'avais vues revenir étaient toutes éplorées. On me fit passer au cabinet da Pontife. Justes Dieux! quelle surprise fut la mienne ! je vois un homme assis sur des carreaux se lever, venir à moi les yeux tout enflammés d'amour, il me tend la main, je recule, il s'avance d'un air tendre, non, lui dis-je, non, puisque je dois mourir, frappés ; je n'irai point à vos autels impies, la honte du déshonneur marquée sur le front. La fermeté de ma résolution l'étonna, ma vertu, ma pudeur redoublèrent l'ardeur de ses feux. Vous n'ires point a la mort, dit-il, ne craignés rien, imposteur, lui répondis-je, ce n'est point le trépas, c'est la honte, le deshonneur que je crains. Ces paroles le firent [175] trembler. Au lieu de l'indignation à laquelle je m'étais attendue, je vis sur son visage se graver un certain air de douceur, il paraissait agité d'un trouble secret, il se jetta sur un sofa, & moi surprise, indignée je sortis du cabinet ; j'allai auprès de Roxane qui seule dans un coin du salon m'attendait avec impatience. Je lui racontai ce qui venait de m'arriver, incertaine de la suite qu'il pouvait avoir. On fit appeller Roxane. Ma sœur, ma chere sœur iras tu dans ce lieu exécrable ? Oui, dit-elle, en s'éloignant avec fureur, elle entra, quelle fut ma joye de la voir aussi-tôt sortir avec un visage plus serein ! Je lui demandai si elle avait consenti à son deshonneur, elle s'en irrita & me dit quelle l'aurait plutôt étouffé, & que dès qu'il l'avait vue, il lui avait commandé de [174] sortir. Nous nous tranquillisames dans l'attente de la mort, & satisfaites de n'avoir point terni l'eclat d'une vertu dont le sang, l'auguste sang d'Hidarne avait été le sceau.

Le lendemain avec l'aurore nous vîmes les cruelles Minières de l'idole, s'assembler, & par d'horribles hurlemens s'exciter au sacrifice affreux qu'elles devaient lui offrir. Elles vinrent nous chercher avec le plus pompeux appareil. Le Pontife à leur tête revêtu d'un habit de pourpre brillant d'or & de pierreries, nous rangea sur deux lignes : Roxane & moi fumes placées dans le dernier rang, comme étant les dernieres venues. Au bruit de l'airain, des cantiques nous marchames à l'autel. Après les plus superstitieuses cérémonies, ces Megeres impitoyables le poignard à la main s'élancent sur [] les victimes, les égorgent. Ciel ! elles fondent sur nous, le Pontife accourt, arrêtés, dit-il , arrêtés, ces deux victimes n'ont point encore été purifiées. Leur mort, ainsi le veut notre Dieu,doit être differée. Il nous prend par la main, & nous conduit toutes tremblantes dans le Sanctuaire du Temple où lui seul pouvait pénétrer. Il nous y laissa seules, & pendant son absence nous eûmes le temps de revenir de notre frayeur. O Roxane, ô ma sœur, ( en l'embrassant) te souvient il encore de ce que nous fîmes alors ? Quels furent nos entretiens ? Que de tendres embrassemens nous nous prodiguâmes l'une & l'autre ! Comme nos deux cœurs s'épanchaient ! Si tu pouvais, regretter la vie, me disais-tu, pour qui serais-ce ?.... Prince, est-il besoin de vous dire ma réponse ? [] vous le savés.... Vous fûtes toujours après Hidarne, après Roxane, après Teriteuchme, l'objet le plus cher à mon cœur ! l'amour ne doit il pas tenir le premier rang après la nature !

Après un assez long-temps le Pontife déchargé des soins de son ministere vint nous retrouver. A sa vue nous nous levâmes toutes deux, croyant qu'il venait nous annoncer l'heure de la mort, il nous fit asseoir & s'assit près de nous. Il nous dit combien il avait admiré notre vertu, notre fermeté. Il nous témoigna le plus ardent desir de nous arracher de ces lieux barbares & nous proposa de s'enfuir avec nous en Perse. Nous gardâmes le silence, il le prit pour un secret [] consentement, sortit & alla tout disposer pour notre départ.

Lorsque tout fut préparé, lorsque la nuit nous eut prêté ses voiles pour couvrir notre suite, il vint, les portes du Temple s'ouvrent à sa voix. Enveloppées dans des manteaux de Minières de l'idole, nous sortons,deux hommes qui lui étaient assidés nous conduisirent dans un antre à quelques lieues de là, où il leur avait dit de nous laisser, & qu'il viendrait nous y joindre. Nous l'attendimes en vain pendant plus de deux heures. Surprises de ce qu'il ne, venait point, nous ne savions que penser. Roxane impatiente sortit de l'antre & gravissant sur le rocher elle regarda de toutes parts. Rien ne s'offrit a sa vue. Un moment après quelle fut rentrée, nous entendimes des cris aigus qui perçaient les airs [171] retentissants. O Roxane ! ( m'écriai-je ) nous sommes poursuivies par ces femmes inhumaines! fuyons! éloignons nous ! La crainte ranime souvent l'ardeur ; nous nous levons, nous jettons au loin ces lourds manteaux qui arrêtaient nos pas & nous nous enfonçons dans les gorges du Caucase. Le soleil revint bientôt éclairer notre marche. Nous la dirigeâmes ves ces lieux y lieux lucres pour nous, puis que la cendre du meilleur des peres y repose !.... Dejà nous n'en étions plus guere éloignées. L'espoir d'y retrouver Teriteuchme nous animait encore. Perd-on jamais tout-à-fait l'espérance ! Sans elle que deviendrait les malheureux ! Arrivées sur le penchant d'une colline qui n'était plus qu'à une petite distance de notre cabane, pressées par la faim nous y [] cherchâmes quelques racines. Nous nous reposâmes pour les manger. Tout-à-coup nous vîmes venir vers nous un homme qui semblait nous appeller. Quand on desire, quand on cherche un objet, tout ce qu'on apperçoit, qu'on entend parait l'être. C'est Teriteuchme, oui, c'est Teriteuchme disions nous ; nous volames au-devant de lui. Quelle surprise de trouver à sa place l'indigne, le sanguinaire Zulmar ! Notre premiere pensée fut de prendre la fuite ; mais le desir d'apprendre de lui ce qu'était devenu mon frere nous retint. Moins timide que moi, Roxane l'aborda la premiere, elle l'interrogea. Sa réponse fut un regard effroyable sur nous. Helas ! nous ; nous crumes, cette fois, l'une & l'autre perdues ! Cet instant nous ; parut le dernier de nos jours ! seules, [] sans secours, sans défenses y dans un desert, que n'avions nous, pas a craindre des fureurs du meurtrier de l'auteur de nos jours, & peut être de celui de Teriteuchme !...

Tremblantes, inanimées, nous n'osions sur lui lever les yeux. Le cruel plongé dans un morne silence, combattu par l'amour & la fureur jouirait de notre effroi. Je le voyais tourner sur moi un euil, tantôt tendre, languissant, enflammé j tantôt furieux, brillant des feux de la rage qui devorait son cœur. Je brulais & craignais tour à tour de voir le dénoument d'une si triste entrevue. Helas ! mon cœur me disait trop qu'il me ferait funeste.

Roxane revenue de sa frayeur, voyant qu'il gardait toujours le silence redoubla ses questions. Vil & lâche brigand, lui dit-elle; d'un [] air fier, de quel front oses-tu nous aborder ? Que viens tu nous apprendre ? L'aspect d'un inhumain n'annonce que le trépas. Ta main s'est-elle trempée dans le sang de mon frere ? — Oui, repartit-il, & elle est prête encore à se baigner dans le tien, il tire un poignard ensanglanté....

Figurés-vous, Prince, l'horreur que j'éprouvai à cette vue. Un signe certain du trépas de mon frere était offert à mes yeux ; la réponse du barbare le confirmait encore. Moi seule en étais cause, je le savais ; & pour les cœurs sensibles, il est bien plus dur de causer la mort d'autrui que de la souffrir foi-même. Je ne put retenir l'éclat de ma douleur. Furieuse, versant des pleurs de rage, je m'élance sur lui, je fais de vains efforts pour lui arracher le [1831] glaive fatal. Eh ! qu'en eussiés-vous fait, me dires vous sans doute ? Sanguinaire une fois, je l'eusse plongé dans les flancs du barbare y je lui cuiTe arraché le cœur, & mes mains, mes propres mains l'auraient déchiré ; mais le cruel connaissait trop mon impuissance & comtemplait ma fureur d'un euil tranquille !

Ma sœur n'était pas moins agitée que moi ; mais plus forte, elle allait lui porter un coup sur, quand trois de ses compagnons viennent, nous saisissent & nous entrainent avec eux. Il est un degré dans l'infortune ou les plus terribles accidents, ne surprennent plus. Ce dernier ne nous causa ni surprise, ni crainte : nous étions ensemble, que pouvions nous redouter ) Nos cœurs pouvaient du moins se répandre l'un dans l'autre, ; ils étaient plus unis que jamais. Le [183] malheur resserre les nœuds de la nature, mais il rend aussi la réparation plus douloureuse. Nous réprouvâmes. Ces brigands qui nous conduiraient formaient entr'eux le dessein de nous séparer ; nous les entendimes ; nous nous précipitâmes dans les bras l'une de l'autre ; & nous serrant mutuellement de toutes nos forces. Barbares, leur disions nous, venés si vous l'osés ; venés. Avant de nous séparer, il faudra nous arracher les bras, & nous nous entrelacions [toujours ] plus étroitement. Que nous eussions désiré en cet instant voir nos corps unis comme nos cœurs. Vœux superflus ! je vis, je vis ces inhumains saisir Roxane, la frapper & l'arracher de mes bras tout tremblans ! Vainement je veux la suivre ! Vainement je l'appelle ! Elle disparut bientôt jà mes yeux. Je fus [] traînée dans l'asyle de Zulmar. Dois-je vous dépeindre cette demeure infernale ? Elle n'est pas éloignée d'ici, & nous avons encore tout à craindre de ce brigand! Il peut, il peut cette nuit venir nous surprendre & nous arracher à tous la vie ! ( Artaxerce la rassura en lui racontant sa mort &, les tristes suites quelle avait eues ; & elle reprit son recit. )

Ce traitre résolu de satisfaire son brutal amour croyait déjà toucher au comble de ses vœux. Les rayons de la joye enflammaient son visage. Il ne me restait plus contre lui de ressource. Entre la perte de mon honneur ou la mort; je ne voyais point de milieu. Il fallait opter. Mort choix pouvait-il être douteux ! Il est beau, me disais-je de mourir pour sauver sa vertu & les jours couverts d'opprobre & d'infamie sont cent [] fois plus affreux que la mort.

Vous me demanderés peut être s'il me donna le temps de tenir ces discours. Oui, Prince, il se croyait trop assuré de sa proye, pour user d'abord de violence. Quoique ce fut t son intention, si je resistais ; je fus traitée avec toute la douceur possible. On servit un somptueux festin. Les vins les plus exquis, les liqueurs les plus recherchées, les mets les plus délicats, tout y fut prodigué. La table de votre pere n'est pas servie avec plus de magnificence. Zulmar le verre sans cesse à la main excitait ses compagnons à l'imiter. Buvons, leur disait-il en jettant sur moi des yeux de feu , buvons, les plaisirs de la table a joutent à ceux de l'amour.

Quels propos affligeans pour moi ! de quelle horreur, en les entendant n'étais-je pas saisie ! Chaque [] fois qu'il les tenait, il me semblait qu'il enfonçait à la fois cent poignards dans mon sein. Ce barbare était pour moi le vautour que les Grecs dirent ronger Promethée attaché sur un rocher de ce mont. Mes entrailles ainsi que les siennes parassaient renaître pour être devorées par de nouvelles douleurs. L'infamie sous les couleurs les plus noires se peignait à mon esprit, & je me voyais sur le point d'en être couverte. Ombre d'Hidarne, ombre chere & sacrée de l'auteur de mes jours, vous paraiffiés en ce moment errer autour de moi, vous veniés me soutenir sur le penchant rapide de l'abime. Je croyais vous voir encore me couvrir de votre auguste sang, je croyais entendre encore votre bouche proférer ces paroles si chers à ma mémoire. Sois couverte du [187] sang paternel ; qu'il soit le sceau de ta vertu ! verses, plutôt que de la perdre, tout celui qui coule dans tes veines. Elles affermissaient mon courage que mon amour pour vous, Prince, venait abbattre. Oui, dans cet instant, mon amour m'était funeste. Je me rappellais le votre , j'entrevoyais les barrieres éternelles de la tombe prêtes à s'élever entre nous, je me peignais vos cris, vos gémissemens, votre desespoir. J'en ressentais toutes les atteintes. Est-il des maux qui ne soient point communs entre deux amants !... Une chose cependant versait dans mon cœur la plus douce consolation, c'est qu'en apprenant ma mort,vous apprendriés du moins que Statira était fidelle, que sa vertu la rendait digne de vous Animée par cette pensée, je contemplais [] d'un euil plus serain la joye barbare de Zulmar; je m'y prêtais même, & elle en augmentait. Yvre de vin, de plaisirs imaginaires il me dévorait des yeux. Il savourait d'avance les délices du bonheur ; & moi je commençais à ressentir les charmes d'un trépas glorieux. Il s'approcha de moi d'un pas chancelant, & portant doucement sur mes genoux sa main, ne craignés rien, dit-il,ne craignes rien, belle Statira !.... L'euil enflammé d'indignation je fixe mes regards sur lui, autour de moi, j'apperçois tous les compagnons étendus sur les carreaux, le visage tourné contre terre,& paraissant assoupis je me rassure un peu. L'image du deshonneur s'efface de ma pensée, je ne désespere point d'assoupir comm'eux Zulmar; mais tout-à-coup songeant que ce sommeil [189] pouvait être un piege pour moi, je me leve, les contemple & viens me rasseoir près de Zulmar. Quels feux alors brillèrent dans ses regards ! Comme tous ses sens trésaillirent ! Ah ! Statira, s'écriait- il, ah ! chere Statira ! je vais donc être heureux ! il saisit ma main, je souffre qu'il la baise, je lui verse du vin. Que ne boirait-il point versé par ma main! Je vois ses yeux s'appésantir, je redouble, ses sens s'abrutissent, il tombe à mes pieds, que n'avais-je en cet instant le fer, l'horrible fer dont il avait percé les flancs de mon pere ! J'eusse vengé sa mort, j'eusse lavé dans son sang l'opprobre dont tant de fois il m'avait voulu couvrir ! malheureuse que j'étais ! pouvais-je former de tels vœux ! Peut-on songer à la vengeance dans la maison de son ennemi ! Je ne songe au contraire [190] qu'à m'en éloigner, je sors. Les ombres de la nuit, la rencontre des bêtes féroces, les détours des montagnes, rien ne m'arrête. Je court sans celle pour échapper aux fureurs de Zulmar. Que n'a vais-je pas encore à craindre de lui ! Pour être libre, étais-je en sûreté ? On pouvait me poursuivre, je le craignais, & la crainte d'un rien se forme des phantômes. Une feuille frémissante, un oiseau voltigeant étaient autant d'hommes armés attachés à mes pas. Pendant toute la nuit je courus sans savoir ni dans quel lieu j'étais, ni de quel côté j'allais. Que cela pouvait il m'importer ! Desirais-je autre chose que de m'éloigner de Zulmar ! Ma sœur même que je laissais, mon frere que j'avais perdu ne s'offrirent point à mon esprit. Dans l'orage, on ne [s'occupe ] que du port.

[191]

Le lendemain je me trouvai sur cette belle route qui conduit à Babylone. A quoi me déterminer ? Ou fuir ? où rechercher Roxane ? ou retrouver le corps de Teriteuchme ? Cruelle incertitude ! je me laissai tomber sur un banc de gazon. Le repos m'était nécessaire. Depuis plus de huit jours je n'avais fait que marcher. A peine m'étais-je nourrie d'une nourriture suffisante pour réparer mes forces. Pouvais-je encore en avoir ! abbattue, languissante, hors d'haleine, je m'appuie sur mon bras arrosé de mes pleurs. Mes pieds, mes vêtemens étaient déchirés, sanglans. Mon corps gémissait dans un état aussi affreux que mon cœur. Je tournais sur moi des yeux flétris, mouillés de larmes; & contemplant mes habits, mes blessures : est-ce là, m'écriais-je, cette [192] fiere Statira!.... L'ornement de la Perse !.. l'idole de tant d'amants !... l'éguillon de tant de jalousies!.. l'amante.... du Prince des Persans !.... O sort !.... injuste sort!.... Où me vois-je reduite ?.... J'ai brillé dans les cours toutes couverte d'or !... je languis dans les deserts vêtue de vils haillons !.... J'habitai des palais !.... au milieu des richesses !.. & je suis sans asyle !.... au sein de l'indigence !.... Mon pere est mort dans mes bras !..,. J'ai perdu mon frere !.... ma sœur !.... la seule compagne que j'eusse encore.... elle m'est enlevée !.... & c'est moi... malheureuse !... sœur ingrate !.. fille dénaturée !.... C'est moi qui ai causé le malheur de tous trois ! Méprisables attraits !.... beauté funeste !.... En portant une main désespérée sur mon visage,.... Que [1] n'étiés vous moins touchants !.... je serais plus heureuse....

Non, cher Artaxerce, non, votre imagination ne peut concevoir, quelle était l'horreur de mon désespoir ; je me précipitais avec fureur, contre terre, je meurtrissais mon sein, j'arrachais mes cheveux,... la nature,... la nature qui pour moi avait eu tant de charmes importunait mes yeux, je détestais la vie, j'aurais voulu que le ciel tombant sur moi m'anéantît.... & je n'osais me donner la mort !.. tant il est vrai que toujours un nœud secret nous enchaîne à la vie !....

Tels étaient les douloureux combats aux quels j'étais en proye, quand un vieillard respectable, dont les cheveux blancs ondoyaient sur ses épaules, passa près de moi avec son troupeau. Moins on est favorisé de [194] la fortune, plus l'on est facile à s'attendrir. Je le vis à mon aspect s'arrêter, me considerer & verser un torrent de larmes. Il s'approcha de moi, & me tendant une main bienfaisante, levés-vous, me dit-il, belle infortunée!... Daignés me suivre dans ma cabane.... Tout inondé de larmes il m'aida à me relever, & me soutenant par dessous les bras avec les siens affaiblis, il servait d'appui à ma démarche tremblante. J'arrive. Sa femme, ses enfans lui même, tout s'empresse à me servir. On me prépare un bain. On me donne d'autres vêtemens, simples, mais propres. On me conjure de me mettre sur un lit.... Quel est le malheureux qui rougit des bienfaits, ou qui refuse des secours ! je me couchai la faiblesse de mes membres était trop grande, mes agitations avaient [] été trop violentes pour ne point m'abandonner au repos, si l'on peut appeller ainsi le sommeil, la léthargie profonde de la douleur....

A mon reveil j'ignorais où j'étais, je croyais renaitre dans un monde inconnu. Un nouveau sang, de nouvelles forces, semblaient m'animer. Je portais autour de moi des yeux égarés & surpris. Ce vieillard la larme à l'euil, était à mes côtés, quelle douce sensibilité ! quel air attrayant ! quelle noble majesté brillait sur son visage auguste ! je lisais dans ses yeux tous les mouvemens de son ame. Ses bras pour m'embrasser étaient ouverts; je m'y précipitai, je l'embrassai. Hidarne, cher & malheureux pere ! je croyais te presser, te serrer dans mes bras !.... Vieillard généreux ! lui disais je,... vous que le sort des malheureux [] interesse ! êtes vous un Dieu bienfaisant descendu dans ces contrées barbares ?.... Ah! comment dans les repaires sanglants des voleurs, pouvés vous couler des jours tranquilles ?.... Ma fille, me disait il,.... que ce nom m'était doux !.... On n'a rien à craindre des voleurs quand on est pauvre.... En prononçant ces mots il me pressait contre son sein, me baignait de les larmes, sa famille attendrie en répandait aussi.... Un sentiment secret me fit mêler les miennes aux leurs. Pleurés, me dit-il alors, pleurés, belle Statira.... C'est le soulagement de l'infortuné & le plaisir des ames sensibles....

Surprise de m'entendre nommer, je le fixe attentivement, je lui demande si je suis connue de lui ; oui : me répondit-il, je vous ai vue dans [197] un état brillant à la cour ! La fortune, vous riait alors !... tout le monde vous adorait !... Ami de votre pere, j'ai sçu sa disgrace ! ô malheureux Hidarne ! j'en ai long temps gémi.... Que ne venais tu dans ma chaumiere ! Nous eussions paisiblement ensemble fourni le reste de notre carrière.... L'ame penétrée d'attendrissement je l'interrompis.... Vous ! ami de mon pere ! vous êtes digne du moins de lavoir été !... Eh ! qui êtes vous donc ? — Celui qui guida votre enfance ! à qui vous fûtes si cher ! Artaban ! Vous Artaban !.... Quelle surprise pour moi !... vous savés, Prince qu'après son départ de Pasagarde on nous l'avait dit mort .... Je m'élance de nouveau [] dans ses bras, j'attache mes levres aux siennes, qu'avec plaisir je le couvrais de baisers ! avec quel transport ;e prodiguais les plus doux embrassemens à ses enfants, à son heureuse épouses! Dans quel torrent de délices mon ame se noyait ! Nos éducateurs nous sont aussi chers que nos pareils ! Ce sont nos seconds peres, ce sont eux qui nous donnent la vie de l'ame. N'est il pas juste qu'ils en reçoivent les plus doux tributs ?....

Je lui racontai les maux que j'avais essuyés. j'en déposai dans son sein l'amertume. La complaisance, l'attendrissement avec lequel il m'écoutait fut pour moi une consolation jusqu'alors refusée à mon cœur, ou plutôt dont il n'avait point été susceptible. Je restai quelques jours chez lui sans m'occuper sérieusement [199] de Roxane. Bientôt elle vint s'offrir à mon esprit. Il me fallut malgré moi quitter ce sejour délicieux. Je ne pouvais habiter des lieux dont ma sœur était éloignée, où vous, cher Prince, vous ignoriés que j'étais. Je me déterminai à partir, je communiquai ma resolution à Artaban.... O vieillard généreux ! que tu en ressentis de douleurs ! quelle réparation fut la nôtre! Il voulait me suivre avec toute sa famille : où irés vous seule, me disait-il ? Pourquoi vous exposer à de nouveaux dangers ? Restés ; coulés vos jours avec moi. S'ils ne sont heureux ; ils seront du moins paisibles! ou si vous voulés partir, si vous voulés fuir ces lieux, souffrés que ma famille, que moi-même je vous suive !.... ( Maigre ses discours, malgré ses larmes je le quittai, je [200] voulus revenir dans ces lieux. Peut être comme moi, me dirais-je, échappée aux mains des brigands Roxane y sera t'elle retournée. L'espoir de l'y trouver me détermina. Je marchai avec une assurance consolante. Arrivée près de cette cabane, ma premiere pensée fut d'aller offrir le tribut de mes larmes sur le tombeau de mon pere. Mais que devinsse, quand j'y vis de loin le furieux Zulmar. On trouve toujours les objets que l'on fuit. Sa présence m'avait été trop de fois funeste, pour ne pas m'éloigner de lui. La curiosité cependant me retenait. Que fait-il ? Que cherche t'il ? je desirais le savoir. Il me paraissait fort agité. Je le considerai quelque temps ; mais voyant qu'il s'avançait vers moi, je craignis d'en avoir été apperçue. Je pris la fuite. Je m'enfonçai [] dans la forêt voisine. Là pendant plus de deux heures assise fous un chêne, je méditai sur mes tristes avantures. Je m'y occupai aussi de vous, Prince, vous eutes beaucoup de part aux pleurs que je versai, aux vœux que je formai. Mon esprit se livra à de tristes reflexions sur mon amour ; combien de fois souhaitai-je de me voir réunie à vous! Mais helas ! ce doux espoir pouvait-il me flatter? séparée d'une sœur, d'un frere que l'on ne peut retrouver, peut on esperer de revoir un amant ! l'amour n'est pas ; plus heureux que la nature....

J'étais condamnée à retourner toujours dans des lieux que je fuyais.. Je ne sortis de la forêt, que pour: revoler vers la demeure de Zulmar.Je n'y trouvai pas plus de traces de Roxane & de Teriteuchme, que [202] j'en avais trouvé près du tombeau de mon pere. Je portai mes pas jusqu'aux lieux d'où nous avions découvert la plaine des Bactriens. J'eus le bonheur d'y rencontrer ces généreux guerriers qui touchés de mon sort voulurent me suivre & chercher avec moi Roxane. Depuis plus de trois jours, nous avons parcouru tous les détours du Caucase > sans pouvoir en apprendre la moindre nouvelle. Enfin, le ciel propice nous a ramenés ici. J'y retrouve ma sœur, j'y revois mon amant, a Teriteuchme, qu'aurais-je à désirer, si tu pouvais te réunir à nous !.... j'ose encore l'esperer; le ciel me refuserait-il un frere, quand il me donne un amant & une sœur ! Ses bienfaits se suivent de près, & pour étonner les humains, le ciel se plait souvent à faire arriver des événemens [] imprévus & désesperés. Ainsi finit Statira son recit, & chacun s'alla livrer au sommeil....

CHAPITRE X.

LE lendemain lorsqu'ils eurent offert sur le tombeau d'Hidarne le tribut accoutumé, ils allerent se promener dans un petit bois voisin. On s'assit. Roxane dont les forces s'étaient deja ranimées proposa le récit de ce qui lui était arrivé depuis sa séparation d'avec Statira. ( Qu'on ne soit point surpris d'une si prompte guérison; on guérit bien vite quand on à le plaisir pour médecin. ) Tout le monde se disposa à l'écouter, & elle commença ainsi....

CHERE STATIRA. Lorsque ces vils brigands nous [204] eurent arrachées des bras l'une de l'autre, lorsque mes yeux toujours tournés vers vous ne purent plus vous appercevoir, je me livrai au plus cruel désespoir. A qui le désespoir ne donne-t'il pas des forces ! je m'échappai de leurs mains ; & je dirigeais déjà mes pas vers le lieu où l'on vous avait conduite ; en fuyant je crus de loin voir les membres épars d'un homme assassiné. Ciel, ô ciel ! m'écriai-je, serait-ce Teriteuchme ? Je veux y voler j les; brigands qui me poursuivaient m'atteignent, me ressaisissent & me menent malgré tous mes efforts, dans une vaste caverne taillée avec beaucoup d'art, dans un roc, qui leur servait de retraite. Trois femmes assez jolies, mais dont la tristesse paraissait avoir flétri les traits, em reçurent à bras ouverts je crus [205] voir des larmes couler de leurs yeux; helas! c'étaient des malheureuses qui, comme nous, errantes dans les montagnes avaient été la proye de ces brigands! Leur deshonneur avait suivi de près leur prise ; & n'osant plus, couvertes d'ignominies retourner à leurs parents, elles vivaient avec eux. Il est donc vrai ; qu'un crime involontaire, applanit souvent le chemin des forfaits !.... Elles me racontèrent leurs malheurs, je les plaignis ; & tremblai pour moi même j comment éviter le sort qui m'attendait ? En vain mon esprit s'égarait à former mille projets. Il les détruisait aussi-tôt. Le danger était pressant ; ces indignes ravisseurs se disposaient à se livrer à leurs plaisirs affreux. Une joye maligne & brutale pétillait dans leurs yeux. Pendant qu'ils prenaient leur repas, [2] que le verre à la main ils s'excitaient à l'ivresse, leurs avides regards tombaient tous sur moi. Assise près de leurs femmes, je les conjurais de m'aider à me soustraire à l'infamie ; elles, craignant pour leur vie, si elles me servaient, se refusaient à mes prieres.

Figurés vous quelle situation devait être la mienne ; quelle douleur amere je devais ressentir ! mon imagination était pleine de l'horreur qui m'entourait de tous côtés. Je croyais encore voir ces relies malheureux & sanglans que j'avais apperçus ; je croyais y avoir distingué, avoir reconnu des traits de Teriteuchme, je brulais de les revoir, de les considérer ; votre péril, Statira , l'ignorance de ce que vous étiés devenue, vos cris, vos pleurs y votre désespoir étaient encore autant de tourmens [207] pour moi. Peut être, me disais-je y à cette heure, en proye à la rage de Zulmar, elle se voit couvrir de déshonneur!.... Peut être ferme t'elle ses yeux à la lumiere !.... Plus belle, plus attrayante, plus faible que moi, serait-elle plus heureuse, & aurait elle pu se sauver!.... Il est bien difficile à la beauté, toute puissante qu'elle est, de se soustraire aux dangers où la violence des desirs qu'elle allume, l'expose toujours. Zulmar qui ara vouloir la deshonorer auprès de notre asyle, osera t'il moins dans le sien !....

Ah! ma sœur, que ces idées étaient cruelles pour moi ! que mon cœur en était ulcéré ! L'incertitude de votre sort m'aurait fait oublier le mien, s'il n'eut été présent devant mes yeux ; si les cris des deux brigands ne m'en eussent avertie. Tous [] deux acharnés l'un contre l'autre se disputaient à qui mettrait le premier sur mon front le sceau de l'infamie. Quelles révolutions se fesaient en ce fatal moment dans mon ame! tantôt l'indignation, la rage venaient l'animer; j'étais prête à m'élancer sur eux; le défaut d'armes me retenait; tantôt le poids de la douleur abrutissait mes sens, jetais insensible, & croyais que le spectacle que je, voyais n'était qu'une erreur du sommeil, cependant les femmes s'efforçaient d'appaiser leur différend. Une d'entr'elles plus sensible que les, autres profitant du trouble qui s'était élevé , s'approcha de moi, me fit un signe, ouvrit la porte de la caverne, & me fit fuir sans que personne s'en apperçut. Je marchai avec la même vîtesse qu'un criminel sorti de son cachot, ou un [209] esclave de ses fers : la lune commençait à répandre une faible lumiere. Elle me servit de guide, je passai près du même lieu où j'avais été resaisie à ma premiere évasion ; j'apperçus encore cette tête, ces membres tout sanglans : Ciel ah ! j'en frémis encore !.... Ce sont ceux de mon frere ! je les ramasse pour leur donner la sépulture. De combien de pleurs mes yeux les arroserent!.... ( A ces mots Artaxerce, Statira, les Bactriens, tous fondirent en larmes, & leurs sanglots redoublés, la pâleur de leur visage marquaient un attendrissement mêlé d'horreur. )

Je les tenais en fuyant pressés contre mes levres, & dans les transports de la douleur la plus poignante & la plus amere, restes précieux, m'écriais-je, restes sacrés du plus [210] tendre, du plus chéri des freres, est-ce vous que je tiens !.... Est-ce vous que ma bouche couvre encore de baisers !.... Je m'arrêtais souvent pour les considérer ; & la persuasion où j'étais que c'étaient ceux de mon frere s'accroissait ; ses yeux immobiles dans sa tête paraissaient fixés sur les miens. Un sourire agréable semblait errer encore sur Tes levres mourantes,& sa bouche entrouverte vouloir encore proférer des paroles ; ou laisser passage à un soupir que je m'efforçais de recueillir....

Au premier rayon du jour, je reconnus que c'était la tête d'une femme charmante ; ô Statira, vous le dirai-je ? La douleur Avait étendu son bandeau sur mes yeux : je crus, je crus que c'était la vôtre, je la laide échapper de mes mains, je frémis, je recule d'horreur, & tombe [211] évanouie.... Revenue à moi j'exhalai ma douleur en vains gémissements, & me laissant retomber sur le gazon arrosé de mes larmes. Me voila donc enfin abandonnée !.... Pere !.... Frere !.... Sœur !.... tout m'est ravi !.... Il faut périr la derniere de ma famille !.... & la plus misérable !.... Ciel injuste !.... destin barbare !.... grandeur funeste !.... Cruelle envie !.... tous vos maux ont retombé sur moi seule!.... O mort !.... C'est à toi de m'en délivrer !.... Jours affreux! instants de douleur !.... évanouissés-vous!.... Le néant est préférable à une exigence qui ne se fait sentir que par les tourmens.

Jusqu'alors je n'avais point encore eu la force de jetter de nouveau les yeux sur cette tête sanglante. Je me levai, je la considerai de près : je [212] n'y remarquais aucun de vos traits; & j'avais honte de l'excés de désespoir auquel je m'étais livrée. Je ne pus néanmoins retenir mes larmes, j'en versai sur le fort de cette malheureuse fille ; j'allai chercher quelques branches, j'élevai un bucher, je l'allumai & j'y jettai ces restes malheureux d'une personne qui paraissait avoir été fort aimable, j'en recueillis les cendres & les mis dans le creu d'un rocher.

Après que j'eus rempli ce devoir d'humanité, j'errai pendant quelque temps à travers les rochers sans découvrir personne. En descendant dans une vallée, j'entrevis de loin Zulmar : il paraissait murmurer des plaintes. Je me mis derriere un arbre pour l'écouter & j'entendis qu'il se plaignait de votre fuite. Elle n'est donc point morte ! me dis-je,... [213] Un rayon de joye pénétra dans mon cœur, & dissipa une partie du chagrin qui le rongeait. De peur d'être apperçue par Zulmar, je m'écartai de ces lieux : & retournant sur mes pas je m'enfonçai dans une forêt ou je trouvai ce généreux guerrier qui m'a sauvé la vie. Ce fut lui qui m'apperçut le premier, il vint à moi, & m'offrit de m'accompagner avec tant de politesse que je n'osai le refuser. A mon air triste, inquiet, il connut que j'étais agitée de soucis profonds, il m'en demanda la cause. Le malheureux refuse-t'il jamais le récit de ses maux ! je lui racontai les miens. Sensible à leurs rigueurs il voulut les partager ; & me suivit, chere Statira, par- tout où j'allai pour vous trouver. Nous parcourûmes d'abord tous les environs de l'asyle de Zulmar; mais rien ne s'offrit à [214] nos regards ni de vous, ni de Teriteuchme. Trompés par la persuasion que vous pourries être venue dans ces lieux, nous y revinmes. Depuis ce temps nous n'avons quitté cette cabane que pour aller au´tombeau de mon pere & dans quelques forêts voisines dans l'espérance que peut être vous vous y seriés cachée pour vous dérober aux fureurs de Zulmar. Il ne s'est passé aucun jour que nous n'ayons vu ce barbare. Avant hier, helas ! jour funeste à ma vie. ! j'étais seule sur le penchant de cette colline, il vint a moi. Plongée dans une profonde mélancolie, noyée dans mes larmes je ne l'apperçus que lors qu'il m'eut en traitre enfoncé un poignard dans le sein ; je tombai dans mon sang, & prête à expirer j'appellai ce généreux guider à mon recours, bientôt il entendit ma [] voix mourante, il accourut,me rapporta dans cette cabane, & prit soin de mes jours ; hier je voulus sortir ; mais à la vue du lieu où la veille j'avais versé mon sang, un horreur secrette s'empara de mes sens, ma blessure se rouvrit & je retombai mourante sur le gazon. Ce fut dans cet instant que j'entendis la voix du Prince : instant heureux & terrible ! Il devait pour nous être le dernier de la vie & il a été celui de la plus douce réunion ! Une seule personne encore! & le comble est à tous nos vœux. Puissions nous bientôt la revoir ! Alors notre félicité sera parfaite. La nature & l'amour unis, ne laissent rien à desirer....

Après ce récit on se retira dans la cabane. On y fit un champêtre repas, & Artaxerce se rappellant le triste sort de ses gens proposa de [216] descendre dans la colline, d'y élever dès buchers & de leur rendre les derniers honneurs.

Ils avaient rempli ce devoir sacré, & pour la derniere fois ils avaient couvert de larmes, de fleurs le tombeau du malheureux Hidarne, deja sur le chemin de la Perse, ils retournaient à la cité des Rois. Occupé de TeriteuchmeArtaxerce marchait, quoi qu'a côté de son amante, le front ridé par la tristesse, il se peignait le desespoir d'Amestris, en le revoyant sans son amant, lorsque tout-à-coup un cortege nombreux de chars, d'hommes armés, d'esclaves couvre leur, route. Ils reconnurent Amestris & Teriteuchme. Ils accoururent au-devant d'eux, ceux-ci les virent, s'arrêterent, s'élancerent de leur char & tombèrent dans leurs bras.

[27]

Quelle scene ! quel tableau ! le crayon peut-il les exprimer ? Tous cinq immobiles, enlacés semblent ne composer qu'un même être. Emus, enflammés par la joye, leurs cœurs viennent se peindre dans leurs yeux, volent de l'un à l'autre & suivent leurs soupirs. Nul ne peut proférer une feule parole. L'excessive joye a t'elle de la voix !.. Leurs regards se confondent, les mêmes sentimens les animent. Que Teriteuchme se dégage, qu'ils courent se précipiter dans les bras d'Artaxerce ou de ses sœurs, il les voit voler dans les siens, & croit avoir été le dernier à vouloir leur prodiguer ses embrassemens. Qu'Amestris excitée par la nature, animée par l'amitié lance de tendres regards à son frere, ou à Statira, ou à Roxane; les leurs l'ont dejà prévenue. O doux [2] moments ! moments inexprimables ! Le temps, le temps rapide voit pour eux dans un seul de ses points, fixé tout ce que l'amour, la nature & l'amitié ont de sensations voluptueuses.... Les larmes du plaisir coulent à longs ruisseaux de leurs yeux. Ceux qui étaient présents à ce spectable, Bactriens, Persans, tous attendris, tous étonnés en répandaient aussi. Lecteurs, auriés vous le cœur plus dur qu'eux ? n'en verserés-vous point ?

Quand leur joye fut moderée ; quand la chaleur de ces premiers transports fut ralentie, nous voila voila donc réunis ! s'écria Artaxerce... Amants si long-temps separés !.... L'himen va confondre nos goûts, nos fortunes, nos sentimens !.... Familles si long-temps dispersées !.... malheureuses victimes de l'envie!.... [] Vous brillerés encore une fois sur, les marches du trône !.... O Hidarne! — infortuné Hidarne !. que du sein des morts ne viens-tu te réunir à nous !... toi seul est par le ciel refusé a nos vœux ! Amestris en pleurs dit qu'elle voulait voir son tombeau, qu'elle voulait contempler des lieux qu'avaient si longtemps habités son amant & ses amies. On monta sur les chars & l'on s'y rendit.

A leur arrivée, ils trouvèrent la cabane, le tombeau renversés. L'urne était brisée, les cendres éparses; ils les recueillirent, & les mirent dans une urne superbe enrichie d'or, de diamants qu'Amestris avait apportée par ordre de son pere. Ce ne fut point le seul honneur déféré à Hidarne , Artaxerce & elle plus à leur aise alors, voulurent consacrer à [22] l'immortalité le lieu qui avait été son asyle, ils resolurent d'y élever deux monuments capables de résister aux mains destructives du temps. Le marbre les plus rare, les artistes les plus célébres furent cherchés & employés.

Un de ces monumens répresentait la mort d'Hidarne. Le front serein, l'air majestueux, mais tendre, dans les bras de ses enfants noyés de pleurs, il exhalait le dernier soupir ; cette inscription était au bas.

L'envie a pu m'oter mes biens & mes honneurs ;
Le faveur du dessin est toujours éphemére.
Mais ma vertu brava les traits de sa colere,
Et je l'ai conservée au sein de mes malheurs :
Bien plus : je goûte encore au bout de ma carriere
Le seul plaisir qui puisse adoucir le trépas.
Doit on rien regretter en perdant la lumiere.
Quand on voit ses enfants, quand on meurt dans leurs bras !....

[221] L'autre était le tableau de la réunion de la famille de Darius à celle de ce Satrape infortuné. Artaxerce l'euil brûlant d'amour était peint dans les bras de Statira & Teriteuchme dans ceux d'Amestris. Près d'eux la vertu sous la figure d'une jolie femme allumait le flambeau de l'amour. En vain l'envie frémissante de rage, exhalant un souffle impur s'efforçait de l'éteindre ; l'amour de concert avec la vertu la repoussait, & le dieu de l'himen guidé par Darius & Roxane la forcait à se cacher.... Ces vers étaient au bas.

Amants ! si les vertus ont allumé vos feux ;
Vous serés réunis en dépit des obstacles ;
L'amour saura remplir les plus doux de vos vœux ;
L'amour joint aux vertus enfante des miracles.

Pendant qu'on travailla t à ces monumens, qu'on préparait tout [122] pour le départ ; on pria Teriteuchme de raconter comment il avait pu être si long-temps caché aux recherches de ses sœurs & quel heureux hasard l'avait rejoint à Amestris. Il ne se défendit point des instances qu'on lui fit ; quoiqu'il eut mieux aime se livrer à la joye d'être réuni à sa chere Princesse. On peut bien dérober un moment à ses plaisirs, pour satisfaire l'impatience d'une sœur ou d'un ami. Voici comme il débuta dans son récit.

Le sort nous avait condamnés, cheres sœurs, à nous chercher mutuellement sans pouvoir nous trouver; mais il a bien reparé ses injustices, puisqu'en nous revoyant après bien des malheurs, nous sommes dans les bras de ce qui nous reste de plus cher au monde. Il n'est rien qu'un amant, en montrant Artaxerce [223] à Statira,il n'est rien qu'une amante en baisant la main d'Amestris, ne puisse faire oublier.

Je m'étais, comme vous le savés, acharné à la poursuite de Zulmar. Deja le fer en main j'étais prêt de l'atteindre ; quand j'entendis un bruit confus dans l'air. Je m'arrêtai. J'écoutai avec surprise. Une voix plaintive criait : au secours, au secours. J'accourus impatient de voir ce que c'était. Une malheureuse.... Pardonnés aux larmes que m'arrache ce cruel souvenir.... Deux infâmes brigands voulaient lui ravir l'honneur.... Aussi-tôt quelle m'apperçut, elle me tendit les bras, & s'efforçant de se dégager, ô qui que vous soyés, dit-elle, sauvés moi de ces cruels ravisseurs.... à mon secours ! L'humanité feule aurait suffi pour m'attendrir ; mais sa beauté, [] son air d'innocence, mille attraits qui me séduisirent, tout enflamma mon courage. Je me jettai au milieu des deux brigands, je l'arrachai à leurs efforts Quand c'est pour sauver la beauté qu'on s'arme, on est bien sur de la victoire. Ce ne fût cependant pas sans peine que je l'obtins. Je fus atteint d'une legere blessure au côté..., O si vous eussiés vu comme cette malheureuse innocente s'empressait d'étancher mon sang, comme elle se reprochait de l'avoir fait verser.... comme elle me rendait grâces.... En vérité les pleurs malgré moi, s'échappaient de mes yeux. Je la priai de me dire quel hasard l'avait exposée à la violence de ces hommes.... Elle m'avoua, & ce ne fut pas sans rougir, qu'attachée au pas d'un jeune Persan dont elle était fort éprise, elle s'etait [] égarée dans les montagnes, & que depuis trois jours elle y errait sans avoir découvert aucune de les traces, quand elle avait rencontré ces infâmes ravisseurs. Je plaignis fort amour, mais je ne pus m'empêcher de condamner son imprudence. Mes reproches, comme vous vous l'imaginés, n'étaient pas fort aigrissants. Comment pourrait-on se résoudre à offenser la beauté ! Je la conjurai de me suivre. Venés, lui dis- je, j'ai deux sœurs, elles sont malheureuses comme vous : venés, vous serés la troisieme. Mes offres lui plurent. Nous revenions en ces lieux, brulants d'impatience, moi de vous revoir, elle de vous connaitre. Tout le long du chemin, elle me prodiguait les doux noms de bienfaiteur, de libérateur. Malheureuse innocente! Elle croyais [226] être hors de danger ; mais ses funestes ravisseurs revinrent bientôt à ma poursuite. Se resoud-on si aisément à lâcher une belle proye ! Nous étions presque auprès de cette cabane, quand ils m'atteignirent. Ils fondirent sur moi à coups pressés. En vain je voulus me défendre. Je succombais tout couvert de blessures. La vue de mon sang, du peril qu'elle courait, arrachait des cris affreux à cette jeune beauté. Elle se jettait au-devant des coups qu'on me portait.... Barbares, disait-elle, arrêtés. Arrachés moi plutôt la vie.... mais laissés moi l'honneur.... Ces brigands en étaient d'autant plus animés. Ils la frappaient elle même ; & bientôt je la vis tomber morte à mes pieds. A cet aspect je ne pus retenir les derniers éclats de mon courage : Je mis à mort un de mes adversaires; mais [221] helas ! je succombai bientôt sous l'autre à qui Zulmar s'etait venu réunir.... Il me crut expiré ; mais voulant avant que de s'éloigner, mettre le comble à sa barbarie, il mit en pieces le corps charmant de cette beauté.... Cependant je revins à moi ; songés quelle fut ma douleur quand j'apperçus ces membres épais tout autour de moi !.... Je fis en portant mes mains sur mes plaies pour arrêter le sang, un effort pour me lever. Je me traînai vers cet asyle pour chercher près de vous du secours ; mais vainement ; vous etiés absentes. Après avoir moi-même mis un leger appareil sur mes blessures, j'allai m'asseoir en vous attendant sous l'ombrage de ces arbres voisins. Quand le sentiment de ma douleur fut un peu calmé, impatient de ne vous point voir [22] revenir, je traversai ce bois que vous voyés a nos côtés.... Je vous appelais d'une voix affaiblie, nul ne me répondait.... Je retournai vers l'asyle de Zulmar. La nuit vint me surprendre. Comme j'étais extrêmement affaibli, je me trainai dans le creu d'un rocher où je me livrai, sans avoir pris aucune nourriture y à un pénible sommeil.... que de songes effrayans assiégerent mon, esprit! je croyais vous voir l'une & l'autre dans la demeure de ces brigands, en butte à leurs outrages, implorer la mort & m'accuser de l'horreur de votre destin ; d'autres fois je me figurais que vous étiés dans des lieux barbares, où les prêtres inhumains d'une divinité vous égorgeaient sur ses autels. Au milieu de ces vapeurs du sommeil, je m'éveillais & je fesais retentir [119] l'air de mes accens plaintifs. L'aurore vint enfin terminer ces mensonges douloureux. Je sortis de l'antre, & portant mes regards de tous côtés, je ne savais où addresser mes pas. Un secret instinct les dirigea vers la Perse. Sur le midi j'arrivai dans un charmant vallon où je trouvai d'excellents fruits. J'avais une faim dévorante, j'en cueillis quelques-uns, & après avoir réparé mes forces, je poursuivis ma route, helas! quelle était pénible !.... Ma blessure s'enflammait ; & je ne trouvais aucun village, aucune chaumiere pour y mettre un appareil! j'étais faible, languissant, une pâleur livide couvrait mon visage. Combien de fois ne fus-je pas sur le point de succomber sous les traits de mes douleurs !.... Je voyais que le ciel se couvrait d'affreux nuages, je précipitais ma [230] marche, & j'étais accablé de fatigues J'arrive enfin auprès d'une cabane, j'y entre, je demande l'hospitalité. Avec quelle bonté ces pauvres gens me reçurent ! comment ils me traiterent ! le bon cœur éclatait dans tous les secours qu'ils me donnaient. J'en étais attendri, les malheureux trouvent un plaisir secret à confier leurs peines à ceux qui paraissent avoir l'ame sensible. Je leur contai une partie des miennes. Que de larmes ils répandirent ! je mêlais les miennes aux leurs ; & je me sentais soulagé.... Ils ne voulurent point me laisser partir que ma blessure ne fut entièrement guerie, je restai chez eux plusieurs jours ; & il ne s'en passait aucun qu'ils n'envoyassent leurs enfants aux environs de leur cabane pour voir s'ils ne découvriraient personne. Quand ma santé fut [231] un peu rétablie, j'y allai moi-même avec eux. Bientôt le jour vint ou je me déterminai à partir de ces lieux. Que notre séparation fut tendre, oui, si vous en eussiés été témoin vous en auriés vous même été touchés. Un respectable vieillard me tenait serré dans ses bras, me baignait de ses larmes. Ses enfants autour de moi adressaient au ciel leurs prieres, me comblaient de bénédictions. Son épouse, sa vertueuse épouse me donnait le doux nom de fils. Je ne savais à qui prodiguer mes embrassemens : je m'éloignai enfin, & tous me suivirent encore de loin d'un euil mouillé de pleurs....

Arrivé sur la route de Babylone, je vis une foule de Persans qui la couvraient, je m'arrêtai & je reconnus Amestris. Amestris , chere amante, rappellés vous ce moment, [232] avec quelle rapidité je volai dans vos bras ! quelle douce réunion! quel instant ! il ne peut être comparé qu'à celui où le ciel, le ciel propice nous a tous réunis.... Nous n'avons plus rien enfin à desirer que le jour où par les nœuds de l'himen, Darius daignera couronner nos feux. Qu'il est lent à arriver à mon gré ! Mais que l'attente est délicieuse, quand on est sur d'obtenir le bonheur !.... Notre départ s'approche. De jour en jour les monuments s'élevent : monumens qui consacreront nos amours à l'immortalité....

Quand ces monumens furent achevés ; prêts à partir & à retourner à Pasagarde, ils s'assemblerent autour ; & se livrèrent à toute la vivacité de leurs sentimens. Artaxerce au milieu d'eux l'euil baigné de larmes, plein de ce feu sublime [233] qu'inspirent la vertu & l'amour élevait sa voix, & dans l'ardeur de ses transports, se tournant vers le tableau de la mort d'Hidarne : Monuments, s'écriait-il élevé par mes soins ! Marbres inanimés ! attestés à jamais mon respect pour les vertus d'Hidarne ! Resistés au temps pour consacrer à l'immortalité la mé- moire de son trépas ! & vous, en se tournant vers celui de leur réunion, vous, tableau de la plus douce réunion !.... Rappellés à la postérité les plus tendres amours !.... que le voyageur en passant dans ces lieux s'écrie à votre vue....

O temps ! ne détruis point ce monument sacré :
L'ouvrage de l'amour doit être respecté.

Après cette assemblée les Bactriens qui voyaient qu'ils étaient déformais [234] inutiles à Artaxerce, puis qu'il avait une suite nombreuse voulurent le quitter. Combien d'efforts ne fit-il pas pour les retenir ? Tout ce que la reconnaissance a de plus vif, l'amitié de plus tendre fut mis en usage. Suivés moi, leur disait-il, que je puisse vous prouver combien je suis sensible a vos bienfaits. Vous m'avés sauve la vie. Vous m'avés rendu la seule personne qui peut en faire le bonheur , n'est-il pas juste que vous le partagiés ? Venés, daignés me suivre. Tout fut inutile, ils s'obstinerent à retourner dans leur patrie: ah du moins ! leur dit le Prince, en se séparant d'eux, rappellés vous quelquefois qu'Artaxerce, que Statira, que leur famille vous fut unie par les nœuds de l'amitié. Prince, lui repondit les larmes aux yeux, le chef des Bactriens, vous vivres toujours [235] dans notre mémoire. Nous viendrons souvent dans ces lieux visiter ces monuments ; & leur vue nous dira que l'amant de Statira, ne connaissait pas seulement l'amour, que l'amitié trouvait aussi une place dans son cœur généreux.... Adieu, dit-il, en l'embrassant, soyés heureux; pourrait on ne le pas être quand on vit pour être aimé de Statira !.... Ils se separerent. Les Bactriens partirent pour leur contrée & les enfants d'Hidarne & de Darius avec leur suite pour Pasagarde.

Que ce voyage fut agréable ! chacun d'eux le fesait avec l'objet qui lui était le plus cher, & dans l'espoir de se voir bientôt uni à lui. Ils passerent chez le bon vieillard Artaban. Quelle joye fut la sienne à leur vue ! O fortune ! s'écria-t'il avec transport, tu n'es donc pas toujours [236] injuste ! Ils le con jurèrent de retourner lui & sa famille avec eux à la cité des Rois. En vain il voulut se défendre. Vous me servirés, lui disait Statira, vous me servirés de pere. Vos leçons me vont être plus que jamais nécessaires : Me les refuserés vous ? Le vieillard se rendit à ses instances. Teriteuchme aurait bien voulu aussi posséder la famille qui l'avait secouru ; mais il se contenta de lui envoyer une somme considerable d'or, & de garder pour elle les plus tendres sentimens d'estime & de reconnaissance. Leur voyage n'eut rien de remarquable que le plaisir avec lequel ils le firent.

CHAPITRE XII.

DE retour à Pasagarde, ils porterent à Darius l'urne qui contenait [237] les cendres d'Hidarne. Ce Prince la reçut avec une joye mêlée de douleur ; & fixant dessus ses yeux mouillés de pleurs, voila donc, s'écria-t'il, ce qui reste du plus fidele de mes sujets !.... Ses vertus n'ont pu le soustraire aux coups d'un furieux !.. malheureux Darius!.... L'ont-t'elles soustrait à ton courroux !.... a tes cruelles in justices ! O Hidarne! ( en arrosant ses cendres de l'armes ) pardonne à mon aveuglement !.... tu me l'as dit souvent pendant ta vie ;.... Les Princes les plus justes sont les plus faciles à tromper.... Je le fus,... je le fus par de lâches courtisans ! par de vils imposteurs !.... Mais en suis-je moins coupable ?.... Ma vengeance devait elle s'étendre jusques sur tes enfants ?.... Enfants infortunés ! ( en serrant dans ses bras Statira, Roxane & Teriteuchme, [238] soyés les miens déformais !... Votre naissance vous éloignait peut être de ce degré d'honneur : mais auprès de la vertu le rang doit disparoitre.... Artaxerce à ces mots & la Princesse sa sœur se jetterent à son cou, ils le conjurèrent de ne plus différer leur bonheur, & de les unir dès le lendemain aux objets de leur amour, comment résister à de telles prières! Il souscrivit à tout ce qu'ils voulurent. La fête la plus brillante fut ordonnée, & la joye de ces deux amants semblait s'être communiquée à toute la ville. Pendant toute la nuit le peuple autour du Palais fît retentir ses chants d'allégresse. Les courtisans seuls qui voyaient leurs projets avortés, leurs impostures confondues & qui craignaient le ressentiment des enfants d'Hidarne, plongés dans la douleur la plus profonde, [139] ne pouvaient se livrer aux douceurs du sommeil. Le sommeil doit-il avoir des douceurs pour les méchants !.. Mais combien n'en eut-il pas pour nos jeunes amans ! que de douces revéries séduisirent leur imagination! Chacun d'entr'eux se disait : demain je touche au comble de mes vœux ! demain je serai heureux ! doux espoir, songes voluptueux, tout concourait à rendre leur repos consolant. Tous croyaient déjà presser, serrer dans leurs bras l'objet de leur amour ; que cette nuit fut charmante! la nuit qui précédé l'himen est aussi délicieuse que celle qui la suit, & il n'est pas moins doux d'être sur qu'on sera heureux que de l'être. Quel réveil fut le leur! de toutes parts on n'entendait que des cris, que des chants d'allégresse, tout leur annonçait la proximité de [240] l'instant où le bonheur les attendait. Les deux amants se leverent les premiers: furent ils les premiers éveillés ? L'amour agit, dit-on, plus puissamment, sur les jeunes beautés, que sur les hommes Beau sexe ! ne vous formalisés point de ce proverbe l c'est une preuve de la douce sensibilité de vos cœurs.... Nos deux amants furent admis a la toilette de leurs amantes. Quelles voluptés ! qu'il est doux de voir ce qu'on aime sortir des bras du sommeil! Une séduisante langueur est toujours peinte dans ses yeux. On lui découvre mille beautés qu'on n'avait point apperçues. Qu'on s'imagine si Artaxerce, si Teriteuchme en découvrirent dans leurs amantes. Jamais, jamais elles n'avaient été si belles à leurs yeux : pas même dans l'instant où elles avaient captivé leurs cœurs. Bientôt [541] on vint les chercher pour les conduire à l'autel. Quelle joye alors brilla sur leur visage ! [Artaxerce ] ne put retenir l'éclat de la sienne, ô Statira, s'écria-t'il, je vais donc être uni à vous !N'est-ce point un songe ?.. Bonheur! voluptés ! plaisirs ! délices ! ivresse de l'amour, mes sens pourront ils vous suffire ?... Ah ! qu'il est doux d'être heureux après tant de malheurs ! Statira ne répondit à tes transports que par l'éloquence de tes tendres regards. On sortit du Palais au bruit de mille instrumens enchanteurs. Arrivés sur la place publique, dans ce lieu où, quelques mois auparavant, la famille d'Hidarne, aux pieds de l'échaffaut, attendait le trépas, nos amants s'arrêterent tout-à-coup. Un secret attendrissement pénétra dans leur ame & rouvrit les sources de leurs larmes. [] Après un long silence l'interprète de leurs sentimens se fit passage à travers les soupirs : & tous ensemble s'écrierent. Aurions nous pensé.... aurions nous esperé, quand au milieu des bourreaux, Hidarne dans ce lieu était prêt à périr, qu'aujourd'hui , à cette heure, nous dussions être unis !.... O Hidarne! du sein des immortels contemple notre union! sois témoin du bonheur que nous allons goûter !.... Ces cris émurent le cœur du Roi, des larmes involontaires s'échappèrent de tes yeux. Pénétré de douleur, le front baissé vers la terre, lieux, s'écria-t'il, lieux, qui, pendant toute ma vie, offrirés à mes yeux le tableau de mon in justice, attestés à jamais la maniéré dont je l'ai reparée !.... Soyés arrosés de mes pleurs ! soyés témoin de mon repentir!.. Que [] mon peuple en vous foulant aux pieds dise.... Ici Darius trompé voulut faire périr un innocent : au même endroit Darius détrompé, pénétré de douleur adopta sa famille.

En prononçant ces mots, il prit la main de Statira,la mit dans celle d'Artaxerce, & celle de Teriteuchme; dans celle d'Amestris; & levant ses bras au ciel, soleil, s'écria-t'il, ô soleil ! flambeau de l'himen de mes enfants, daigne les proteger !.... tant que tes feux éclaireront leur union, daigne éclairer leur bonheur!.... Puis se tournant vers le peuple & les courtisans dont il était entouré. Mes sujets, leur dit-il, en leur présentant Artaxerce & Statira : voilà mon héritier, votre Roi! voila son épouse & votre Reine, jurés leur le sacrifice de votre vie à leur service: tout le peuple d'une voix s'écria. Vive Artaxerce ! [244] vive Statira! qu'ils commandent ! & qu'ils soient obéis ! Les courtisans gardaient un morne silence & dévorés par l'envie , jettant leurs yeux sur la famille d'Hidarne, juraient encore en secret leur ruine. Après l'acclamation du peuple le Roi se tourna vers Artaxerce, & vous, mon fils, lui dit-il ; attestés le ciel de ne rien vouloir que le bien de votre peuple.... Ciel, ciel juste & vengeur, soit garant du serment que je fais, d'immoler tout au bien de mes sujets !.. L'air aussi-tôt retentit du son des instrumens : mille cris s'élancerent jusqu'au nues. On s'avança vers le temple. Le Pontife sur le seuil de la porte reçut les serments des quatre amants. Quand Amestris fit les siens, il ne ne put retenir ses larmes & s'empêcher de lui dire.... Qu'ils sont différens de ceux que vous [243] fites à Taxile ! On offirit un riche sacrifice & l'on retourna au Palais.

Lorsque Statira voulut entrer, deux petits amours descendirent du trône des airs ? & tenant dans leurs mains une couronne de myrthe la placèrent sur son front en chantant.

Vive à jamais, & regne la beauté !
En vain, contre elle
Un cœur est révolté ;
Le plus rebelle
Est le plutôt dompté.
Héros d'amour, charmante Statira,
Servés l'amour sans cesses;
Ce Dieu n'est point ingrat :
Ris, jeux, plaisirs, yvresse,
Tout vous suivra.

A ces mots ils disparurent. Survint ensuite une tendre & blanche colombe, qui la caressant de ses ailes lui remit ce billet d'Artaxerce, qu'elle portait dans son bec.

[]
L'himen d'un double empire aujourd'hui vous fait Reine
De celui des Persans, de celui de mon cœur ;
Avec moi du premier partagés la douceur ;
Mais laissés m'en les soins, les soucis & la peine.
Seule possédés l'autre, il est soumis à vous.
Au gré de vos desirs gouvernés le sans cesse ;
Que toujours par vos soins le plaisir y renaisse,
Regner, par le plaisir, est un plaisir bien doux.

Statira le lut avec plaisir. Tout ce qui vient d'un amant est toujours bien reçu. Ils le rendirent ensuite dans un salon magnifique où toutes les femmes brillantes de la Cour étaient déja assemblées! On servit un somptueux festin. On se mit à table. Que de tendres regards avant-coureurs des plaisirs qui devaient : au sommeil disputer la nuit suivante se lancerent mutuellement ces quatre amants pendant le repas ! quelle [247] joye brillait sur leur visage !.. que le reste du jour fut long pour eux ? N'est-on pas toujours impatient de toucher au terme sur la route du bonheur ? Ils y sont enfin arrivés. La nuit a déployé ses voiles. O nuit, voluptueuse nuit !.... Que de plaisirs ton ombre va couvrir ! ils les goûtent !... Ah ! lecteurs tirons sur eux le rideau. Les plaisirs de l'amour ne sont rien s'ils ne sont enveloppés des voiles du mystere. Helas !.. les leurs bientôt disparoitront ; l'envieux les a vus.

Fin de la premiere IlIr/ie.
[]

LES FAMILLES DE DARIUS ET D'HIDARNE.
SECONDE PARTIE.
CHAPITRE TREIZIEME.

QUE l'ame avec plaisir s'abreuve dans le calice du bonheur, quand elle a long-temps bu l'absinthe insuppottable de l'infortune ! Qua près la plus cruelle séparation, les événemens les plus funestes, nos amants étaient heureux ! La facilité de se [9] connaitre mutuellement que leur accordait l'himen, accroissait l'estime qu'ils avaient l'un pour l'autre; & l'estime redoublait en leur cœur l'ardeur de leur amour. Leurs goûts, leurs sentimens, leurs desirs, leurs plaisirs, tout était confondu; tout était commun. Les vrais amants ont-ils quelque chose qui ne le soit pas!... Partager tout avec l'objet que l'on aime est un des plus doux plaisirs de l'amour: Artaxerce & sa sœur l'éprouvait; & tous deux auraient dédaigné les richesses, les honneurs du trône; si Teriteuchme, si Statira en avaient été privés. Pour donner a de nouveaux charmes à leur félicité, pour en rendre le sentiment plus vif, plus délicieux, l'amitié, la nature y prenaient encore part: Jamais Darius,jamais Roxane, jamais le jeune guerrier qui lui avait sauvé la vie, [2] n'avaient paru si satisfaits, que depuis leur himen. Qu'ils devaient donc bénir leur sort ! Le feu du pur plaisir circulait toujours dans leurs veines ; le nectar de la gaité, de la joye enyvrait toujours leurs cœurs ; & leurs yeux jamais ternis par les larmes de la douleur, brillaient de cette douce lumière que leur communique le contentement de l'ame. Quels jours, quelles nuits devaient être les leurs!.. O vie trop fortunée ! si elle eut été confiante ! mais helas! trop souvent il est dangereux de ressentir l'yvresse du bonheur...

Pendant que ces amants s'abandonnaient ainsi au calme de la vie la plus douce; que tranquilles, fascinés par l'illusion de l'amour, ils oubliaient l'avenir pour ne songer qu'aux douceurs du présent ; l'envie travaillait à leur ruine & creusait [4] sous leurs pas un précipice d'autant plus à craindre, qu'il était plus cache à leurs yeux....

Depuis le moment qu'ils avaient été unis, aucun des courtisans qui avaient causé l'exil d'Hidarne n'avait pu goûter les douceurs du repos. Sans cette la crainte du ressentiment de ses enfants les agitait ; la douleur d'avoir vu leurs impostures confondues, leurs intrigues inutiles, l'envie, ; ce cruel ennemi de la prospérité, ne cessaient de les tourmenter. Leur esprit n'était occupé que de projets de ruine. Tout paraissait devoir leur sourire, s'ils pouvaient parvenir à éteindre entièrement la famille d'Hidarne ; mais ils en comprenaient l'extrême difficulté.. Quels agens employer ? De quels moyens se servir ? Comment séduire une seconde fois le Roi prévenu contre [5] eux ?.. S'ils en venaient à bout ou fuir le courroux, la vengeance de ses enfants ? Artaxerce se verrait-il, d'un euil serein enlever une épouse qui lui était plus chere mille fois que le trône & la vie ? Amestris souffrirait-elle un divorce d'avec son cher Teriteuchme, elle qui pour lui avait dédaigné & le trône & le Prince des Indes ? Aucun de ses obstacles n'échappait à leur pénétration; mais ne pouvait les décourager. Ce qui les embarrassait le plus ; c'était le choix des moyens pour prospérer dans leur entreprise, il était dangereux de s'adresser directement à Darius, ils le sentaient ; mais le méchant connait-il la crainte! ou l'envieux ignore-t'il l'art de ternir la vertu la plus pure !... Ceux qui avaient pu faire exiler Hidarne, le vertueux Hidarne, n'auraient ils [6] point le pouvoir de faire périr ses enfants !...

L'épouse de Darius, Parisatis, cette femme dont le nom seul est encore aujourd'hui celui qu'on donne à une Reine barbare, n'avait jamais aime la famille d'Hidarne, & n'avait pas peu concouru à sa premiers disgrâce. Ce fut à elle à qui les courtisans eurent recours pour l'exécution de leurs desseins. Ils accuserent auprès d'elle Teriteuchme d'un commerce incestueux avec Roxane, ils lui peignirent l'horreur de ce forfait, l'affront qu'en recevait la famille Royale & l'injure qu'il fesait à Amestris. O Amestris ! tandis qu'idolâtre de votre époux, vous goutiés avec lui les plaisirs, les plus doux plaisirs d'un mutuel amour, pensiés vous, que pour vous le ravir, ou l'accusait de ne vous point [4] aimer ? De vous deshonnorer ? ou bien ignoriés vous le crime du perfide ? Eh ! qui mieux qu'une amante peut connaître les infidélités de l'objet de ses feux ?..

Teriteuchme était alors avec elle dans le gouvernement de son pere que Darius lui avait donné pour dot. Charmée de revoir ces lieux, lieux chers à son enfance, lieux où sa main avait appris à terrasser les bêtes feroces, à manier l'arc, le javelot avec dextérité, Roxane avait voulu les y suivre. Ce départ qu'elle avait paru desirer avec beaucoup d'ardeur prêtait une espece de vraisemblance aux injustes accusations des courtisans. Parisatis les crut aveuglément. [1] Elle jura de venger sa fille, helas! quand elle était certaine que sa vengeance lui serait funeste ! quand elle n'ignorait point que ses jours, que ses destins étaient attachés à ceux de son époux! Sans communiquer à personne son dessein, à l'insçu même de Darius, elle écrivit à Amestris de se rendre seule & au plutôt à la cour. Bientôt cette lettre lui parvint. Quelle lui causa de douleurs!.... Que d'alarmes l'agiterent ! Pourquoi la rappeller à la cour? Pourquoi partir promptement? Pourquoi seule?.. Pourquoi sans son époux? avait-elle rien de caché pour lui ?..Etaient-ils des plaisirs, des peines qu'il ne dut partager?. Mystere douloureux! cruelle incertitude!... Mille soupçons déchirants se glissaient dans son cœur. Tantôt elle se figurait que son pere [9] qu'Artaxerce étaient morts j tantôt que leur santé était altérée, & elle se livrait aux plus cuisants chagrins: helas ! citaient les premiers qui l'avaient tourmentée depuis son himen, & jusqu'alors toujours satisfaite, gaie, folâtre, elle n'avait ressenti d'autres atteintes que celles de la joye ; & l'habitude de la joye rend les douleurs plus aiguës. La tristesse était répandue sur son front. Un nuage épais obscurcissait ses yeux qui comme deux foyers ardents petillaient toujours d'amour & de plaisir. Etait-elle auprès de Teriteuchme ; cette activité, cette ardeur sémillante, ces rapides élans, qu'elle avait coutume de montrer, l'abandonnaient Une molle langueur se peignait dans ses yeux, elle le regardait & versait des larmes : elle ne savait comment lui communiquer [10] la funeste lettre qu'elle avait reçue ; comment le resoudre à le quitter ?....

Teriteuchme ne fut pas long-temps sans s'appercevoir de cet embarras, de cette mélancolie qui l'accablait. Un tendre époux prend part à tout ce qui intéresse sa chere moitié : est-elle affligée; il l'est aussi ; est-elle contente ; la même satisfaction se répand dans son ame. Amestris ne paraissait point l'être ; il resolut de lui en demander la cause. Ils avaient coutume d'aller tous les soirs L promener dans un riant bosquet d'orangers. C'était le sanctuaire des mysteres de l'himen & le théâtre de leurs plaisirs. C'était la que négligemment assis sur un trône de gazon, respirant les parfums des beaux jours, ils scellaient par les plus doux baisers les sermens d'une éternelle ardeur Que de moments [6] heureux, ils avaient coulés dans ce lieu charmant ! Amour! toi seul, peux les compter.

Un jour qu'ils se promenaient dans ce riant aryle, Amestris plus triste que jamais, se laissa tomber sur ton époux ; & le serrant tendrement dans ses bras, elle soupirait & versait des torrents de larmes. Qu'avec ardeur sa main les essuya ! Quelle lui parut charmante en ce moment !.... : La douleur éguise les traits de la beauté. Il voyait que son ame était oppressée d'un poids qu'elle désirait, mais qu'elle n'osait déposer dans son sein. Par mille embrassemens, il l'incita à lui confier ses peines : soins inutiles ! Ses caresses ne servaient qu'à redoubler ses larmes & la vivacité de son chagrin. Elle ne pouvait se rendre à quitte-r un époux si cher, si rendre, [3] encore moins à lui dire que sa mere l'ordonnait. Ne le pas faire cependant, c'était outrager la nature, c'était affliger les auteurs de sa félicité, & peut-on affliger ceux qui nous ont rendus heureux ! Quelle cruelle alternative pour son cœur ! affliger une mere, ou un époux.... Sa douleur était extrême. En vain Teriteuchme par les plaisirs s'efforçait de la calmer.... Les plaisirs qu on goute sur le point de les suspendre, ne font que rendre plus accablante l'idée de la privation. IL était impossible à Amestris de la supporter. Toujours l'euil mouillé de pleurs, fixé sur lui, elle laissait échapper de profonds soupirs. Quel est donc,chere Amestris, lui dit enfin Teriteuchme pénétré d'attendrissement, quel est le sujet de votre tristesse?... Craignés vous: de l'épancher [] dans mon sein ?... Ai-je un moment cessé de vous aimer?.. Ma tendresse n'a-t'elle point de droit à votre confiance?... D'où vient ce mystere ? Vos yeux où mon amer puisait sans cesse de nouveaux feux, où brillait sans cesse le signal de mes plaisirs, sont toujours baignés de larmes, & ne m'annonçent que l'amertume des chagrins qui vous dévorent. Chere Amestris ! Ah ! si j'ai toujours eu part à vos plaisirs s pourquoi ne m'en point donner à vos peines.... Les partager est pour moi la partie la plus délicieuse de mon bonheur.... Tout ne doit-il pas être commun entre nous?.. Amestris détournait tantôt la tête pour dérober ses soupirs, tantôt avec transport jettait ses bras en cercle autour du corps de Teriteuchme, le pressait contre son sein, [14] l'inondait de ses larmes. Il les séchait par l'ardeur de ses baisers, la suppliait de lui en découvrir la source, & toujours de plus en plus elle s'obstinait à la lui cacher.... Quelle ignorance douloureuse pour un amant ! pour un époux sensible !... dechiré de douleur, abymé par mille conjectures désolantes qu'il formait fut cette [obstination ] , il tombe noyée de larmes sur le sein de son épouse.. transportée à cette vue, elle leve ses bras vers le ciel, & d'une voix entrecoupée de sanglots. Dieux l s'écria-t'elle, puis-je, puis je quitter un si cher,... un si tendre époux !.. Me quitter ! en se relevant tout-à-coup, me quitter ! Vous !.. chere Amestris !... Le pourriés-vous?.. -- Helas !.. Si je le pouvais, verserais-je des l'armes?.... Mais.... il le faut.. -- qui peut vous y forcer?... Ma tendresse [15] pour une mere qui m'ordonne de retourner à la cour.- Eh bien! retournons y ensemble ! -- Plut au ciel que cela fut possible ! que ce voyage aurait pour moi de charmes ! nous irions mêler, confondre nos plaisirs avec ceux de mon frere & de votre chere sœur : & les plaisirs réunis font sur l'ame une sensation bien plus délicieuse ; mais.... dois-je vous le dire ?.. Cruelle séparation !...- il faut.... helas !.... il faut que j'y retourne seule ! Elle lui montra la lettre de Parisatis. Combien de fois ses soupirs en la lisant l'interrompirent ! de combien de larmes l'arrosa-t'il !.. Elle était deja toute trempée de celles d'Amestris : il les voyait, il connaissait par là toute sa tendresse ; & la tienne plus ardente s'alarmait d'autant plus de ce départ. Ce qui l'affligeait encore; c'est qu'il remarquait [16] qu'il était indispensable. Il fit cependant un effort sur lui, & se resolut à cette séparation. Amestris partit quelques jours après y & il fut l'accompagner jusqu'aux portes de Pasagarde. Qu'on s'imagine s'ils se promirent de se rejoindre promptement ; d'être toujours occupés l'un de l'autre. Pour avoir mon image présente sans cesse à vos yeux, lui dit Amestris, revoyés souvent ce bosquet, ce bosquet enchanteur tant de fois témoin de notre yvresse, l'asyle de nos plus doux plaisirs & dépositaire de nos sermens !... Endormés vous souvent sur ces tapis de gazon, fous ces dais que formaient sur nos têtes l'ombrage des arbres odorants ! Que les songes les, plus voluptueux, toujours sous mes, traits charment alors votre sommeil !.... & dans vos brulants [17] transports, dites, dites souvent. Amestris m'est ravie ! je n'ai point tout perdu. Son image, celle de nos plaisirs me ressent encore. — Et vous, ma chere Amestris, lui répondit Teriteuchme, n'oubliés jamais de visiter le lieu où nous passâmes la premiere nuit de notre himen.... N'ayés, n'ayés point d'autre lit que celui qui déroba notre premiere yvresse aux regards des jaloux!... & ne pouvant la goûter réellement; rappellés-vous en le souvenir. Le souvenir des doux plaisirs recrée la mémoire & prépare l'ame à en goûter de nouveaux avec plus de delices. Revolés bientôt les sentir dans mes bras. Ah ! pourquoi faut-il que vous partiés sans moi ? Que nous soyons éloignés l'un de l'autre !.. Mais fussions nous aux deux bouts du monde,nos cœurs se toucheraient [18] toujours. Tels furent les discours qu'ils se tinrent avant que de se séparer.

CHAPITRE XIV.

TOUT le monde fut surpris de l'arrivée d'Amestris. Personne n'en était prévenue. Le dessein de la Reine n'avait d'autre dépositaire qu'elle : même ; & le Roi ignorait encore, les noires imputations que les courtisans fesaient à Teriteuchme. Artaxerce, & [Statira ] n'en avaient point été plus instruits que lui. Aucune crainte, aucune alarme ne troublait la douce félicité dont ils jouissaient. Leurs feux éteints par l'yvresse des plaisirs renaissaient de l'ardeur de leurs desirs. Tout leur riait, tout les engageait à s'aimer davantage & à [] se rendre de plus en plus heureux. Amestris à leur aspect ne put s'empêcher de se rappeller que son sort auprès de Teriteuchme n'était pas moins doux, & quoiqu'elle fut charmée de les revoir, quoique tous ses parents lui fussent extrêmement chers, elle désirait avec ardeur un prompt retour. Elle était étonnée qu'on l'eut fait venir sans raison : sa mere ne lui en avait donné d'autre, que les alarmes de sa tendresse maternelle, que le desir ardent dont elle avait brûlé de la voir auprès d'elle. Mais pourquoi sans son époux? toujours cette idée venait assiéger son esprit. Le haissait-elle? était elle jalouse de son bonheur ? Elle y avait consenti.... Ignorait-elle combien il devait lui en coûter pour se séparer de lui ?... Helas ! elle ne le sentait que trop alors ! que [] fais-tu maintenant, cher Teriteuchme ( se disait-elle souvent ? ) Vas tu songer à moi dans ces lieux que je t'ai tant recommandés ? Que ne puis-je m'y transporter dans un de ces instants où un reve enchanteur me présente à ton esprit ! & te faire trouver à ton reveil une douce & suprenante réalité au lieu d'un vain mensonge ! Comme tu tresaillerais de joye ! Comme je te serrerais dans mes bras ! Puissai-je bientôt revoler dans les tiens! Cet espoir la flattait, & diminuait dans son cœur la cruauté du sentiment de l'absence. Elle se consolait dans le sein de l'amitié des rigueurs de l'amour ; persuadée qu'elle en gouterait bientôt les plus rares douceurs.

Pendant ce temps-là Parisatis travaillait à la venger d'une injure qu'elle n'avait point éprouvée, ou [] plutôt à contenter sa propre haine, que les courtisans éguillonnaient sans cesse. Comme ils voyaient qu'elle differait toujours de la faire éclater, que le Roi idolâtre des enfants d'Hidarne ainsi que des siens, n'était imbu de rien, ils avaient fait partir des hommes dont la foi leur avait été vendue, pour épier le moment où Teriteuchme & Roxane pourraient être seuls, dans un lieu retiré & pour les y surprendre. Cette découverte faite, ils s'imaginaient n'avoir plus rien à craindre de parler eux-mêmes, Ils se figuraient dejà la famille d'Hidarne une seconde fois aux pieds de l'échaffaut. Ils se représentaient les cris, les gémissemens des enfants du Roi fesant en vain resonner les airs. Ils avaient contr'eux un ressentiment secret. Sans eux leurs premieres impostures n'eussent point [12] été devoilées, la famille d'Hidarne n'eut point reparu plus brillante à la cour ; & ils brulaient d'en tirer vengeance. D'avance ils en goûtaient les barbares plaisirs ; & ne pussent ils davantage, ils avaient dejà eu celui de troubler le bonheur d'Amestris & de Teriteuchme. Mais tout semblait favoriser leurs infâmes complots.

Depuis le départ d'Amestris, Teriteuchme toujours rempli de son image allait constamment dans le bosquet s'occuper d'elle. C'était un de ses ordres, il goûtait du plaisir à, l'exécuter. Il se plaisait à respirer l'air, les parfums qu'elle avait avec lui si souvent respirés, à se promener dans des lieux où il remarquait encore la trace de ses pas, à se mettre à l'ombre fous des feuillages, qui tant de fois l'avait couverte. Au [] fond de ce bosquet paraissait une grotte qu'elle avait pris soin d'embellir. L'entrée était ombragée par deux myrthes superbes. A leurs côtés taillés avec art, arrondis vers la cime, plusieurs Ifs presentaient une ouverture circulaire d'où s'élevaient de hautes tiges de différentes fleurs odorantes. Mille autres fleurs qui charmaient l'euil par la variété des couleurs les plus riantes, & les mieux dispensées parfumaient leurs pieds. Une source limpide, miroir fréquent d'Amestris, distribuait par cent canaux de légers ruisseaux qui fuyant légèrement sur les fleurs, les rafraichissaient sans cesse, & les empêchaient de se flétrir. Le dedans de la grotte, orné d'un riche plafond offrait par-tout les plus superbes peintures. Ici c'était Amestris aux, pieds des autels. Taxile à ses [] côtés lui présentait la main, elle la rejettait avec dédain, & les bras élevés vers le ciel, elle semblait encore jurer de ne jamais donner son cœur qu'à Teriteuchme. La c'était Teriteuchme sommeillant sur un trône de gazon, la bouche à demi close, mêlant sa douce haleine au soufle des zephirs. Un leger sourire parcourait ses levres vermeilles. Il paraissait se livrer aux prestiges d'un songe flatteur. Amestris guidée par un amour enfantin dont les yeux étincelaient de joye, le couronnait de myrthe & attendait l'instant de son reveil pour lui prodiguer les plus doux embrassemens. ( Tous ces ouvrages étaient dAmestris. ) Lecteurs n'en soyés point surpris. L'amour est de tous les talens. Peintre, Jardinier, fleuriste, il posséde tous les arts.) C'était dans cette grotte, où [] son triomphe s'offrait à ses regards de tous côtés, que Teriteuchme passait les heures qu'il coulait auparavant dans le sein des plaisirs : il se plaisait à la décorer ; & pour surprendre son épouse à son rétour, il y avait formé les treillages les plus beaux. Roxane l'aidait dans ce travail agréable s & était la com pagne de ses promenades. En est-il après l'amour une plus douce que l'amitié !.... Les émissaires des courtisans les y avaient plusieurs fois apperçus. Le rapport en avait été fait à Parisatis. On y avait joint les plus atroces calomnies. On avait supposé de fausses lettres de Roxane à Teriteuchme où le mystere de leur inceste était dévoilé. Cent autres preuves de cette espece avaient été apportées. Enfin rien ne paraissait plus évident à la Reine que l'outrage de [26] sa fille & son deshonneur... La soif de la vengeance, la haine enflammaient son cœur. Elle ne respirait plus que le moment d'en instruire le Roi. Il ne tarda pas à arriver.

Au fond de son palais dans un lieu solitaire, était un cabinet où il avait coutume de se retirer pendant plusieurs heures du jour. Là il méditait l'art de gouverner, de rendre un peuple heureux. Parisatis apprend qu'il y est, entre l'euil ardent de colere; mais quelle surprise ! elle y trouve Amestris ; aux genoux de son pere, elle le con jurait de lui permettre de retourner auprès de son époux. Ce n'est point, disait-elle, que votre présence ne me soit extrêmement chere. .... L'aspect d'un tendre pere a toujours des douceurs... Je ne le fuirais jamais, si Teriteuchme en jouissait ainsi que moi.... [] Que n'est-il ici ! vous verriés combien je suis heureuse. Vous seriés le témoin de notre bonheur ; & il est bien doux d'avoir pour témoin de son bonheur ceux de qui on le tient. Mais Teriteuchme est loin de moi ! il s'afflige de mon absence ! & peuton être cause de l'affliction d'un objet que l'on aime !.... Souffres, mon père, souffrés que j'aille le consoler! que je retourne auprès de lui !... Le Roi attendri versait des larmes, tenait sa fille dans ses bras, & par un doux silence semblait lui promettre de combler ses desirs ; mais Parisatis jettant sur elle un euil de compassion, vous ! ma fille ! lui dit-elle, retourner auprès d'un ingrat ! d'un perfide !... d'un vil incestueux !.. Quelles paroles pour elle & pour le Roi ! Celui-ci pâlit d'horreur, & lançant un regard furieux [] sur la Reine, qu'osés vous dire, lui dit il ? O Reine ! est-ce ainsi qu'on doit nommer le fils d'Hidarne ?... -- le fils d'Hidarne !.. Que ne vous est-il connu comme à moi !... - Ah ! ma mere! poursuivit Amestris, la surprise, la consternation sur le visage, c'est le plus cher, c'est le plus tendre, le plus vertueux des époux ! — Tenés, d'un ton ironique montrant plusieurs lettres, lisés, reconnoissés sa vertu !... Le Roi les saisit avec avidité, lit : à chaque ligue le feu de l'indignation brillait sur son visage, il cessait tout-à-coup, tournait ses yeux sur Amestris, & quelquefois vers le ciel en poussant de profonds soupirs. Il n'eut pas la confiance d'en lire une entiere, il se leva éperdu, hors de lui même ; & dans un transport de colere, lâches courtisans! s'écria-t'il [29] vils envieux ! je reconnais encore votre ouvrage !... Tremblés ; redoutés mon courroux ! je ne serai plus victime de vos noires impostures !... tomber deux fois dans le même piège, c'est s'aveugler volontairement.... Ne craignés rien, ma fille ! La vertu d'Hidarne est un sur garant de celle de son fils -- souffrés donc, mon pere, souffrés que je retourne auprès de lui ! Je ne puis, plus long temps en être séparée ; mon honneur, vous le voyés, ma tendresse y sont également intéresses... -- Non, Amestris, poursuivit Parisatis, vous n'irés point vous mettre en butte à de nouveaux outrages : les crimes du perfide me font connus : soyés sûre qu'il ne desire rien moins que votre retour : s'il vous témoigne quelque ardeur; c'est pour mieux voiler ses forfaits, [30] pour vous mieux outrager.. Amestris gardait un silence profond, des larmes coulaient le long de ses joues ternies par cette pâleur, qu'y répand la douleur d'un refus. Le cœur gonflé de soupirs, elle se retira dans sa chambre. Loin des regards de l'importun, seule, livrée à elle même, elle s'abandonna à toute l'énergie des différens sentimens qui l'affectaient. Que d'idées affligeantes assiégerent son esprit ! quel trouble, quels chagrins, étaient les siens ! Tous les objets pour elle étaient des éguillons de douleur. D'un côté elle voyait son frere heureux, tranquille, nageant dans les délices de l'amour. Chaque jour levait clair & serein pour lui. Chaque instant fesait naitre sous ses pas les roses du bonheur, & présentait à ses yeux les tendres myrthes de Venus. Rien ne l'alarmait, [1] rien n'interrompait le cours de sa douce félicité. La fortune, la nature, l'amour, le ciel, tout lui souriait.... O cher, cher Teriteuchme, s'écriait-elle, tel était notre sort avant la reception de cette funeste lettre!... De l'autre elle voyait un pere pour elle affligé, une mere haissant son époux, s'obstinant à lui refuser son retour auprès de lui, l'accusant, elle même, des forfaits les plus noirs. Quels sujets de tristesse !... Quoi'tu m'aurais trahie, cher époux disait-elle noyée dans l'amertume de ses larmes ! tu m'aurais trahie !... & je l'ignorerais !... tous tes sermens seraient des parjures ! tous ces plaisirs.... Puis-je me les rappeller, desesperer d'en jouir encore sans expirer de regrets !... Tous ces doux plaisirs que nous goûtions ensemble n'auraient été que les [32] voiles des plaisirs infâmes que tu ressentais avec une autre !.... Non.. loin de moi douloureuse & criminelle pensée !... non... Il est impossible de rendre heureuse une amante & de la tromper...

Au moment où ces tristes réflexions l'occupaient, les ennemis de la famille d'Hidarne songeaient à la séduire elle même, ils avaient supposé une lettre que lui écrivait Teriteuchme, remplie d'injures, où chaque ligne offrait un tableau de son indifférence & dont les caracteres étaient avec tant d'art contrefaits, que l'euil le plus perçant s'y ferait trompé. Ils la lui envoyerent par un émissaire affidé. Elle la reçoit, & croyant reconnaître l'écriture de son époux, la presse de sa bouche amoureuse, l'ouvre, lit, ô douleur ! Est-ce lui qui lui écrit ? Sont-ce là ces [35] protestations de tendresse ! Elle la relit encore. Non ce n'est point lui! elle ne pouvait se le persuader. Comment concilier son ardeur, ses, empressemens passés avec le mépris, l'indifférence qui éclataient à chaque mot de ce fatal écrit ? Elle était abymée par le flux & le reflux des sentimens contraires. Que faire pour terminer ces douloureux combats ? Elle courut chercher son frere, lui ouvrit son cœur, lui raconta ce qui s'était passé entre Darius, Parisatis & elle, & lui fit voir l'écrit, l'écrit funeste qui venait d'aggraver le poids de ses maux.

Quelle nouvelle pour Artaxerce ! Il fut pendant long-temps plongé dans une espece d'étourdissement, comme si son oreille eut été frappé1 par le bruit tonnant de la foudre, m les- yeux: éblouis par la rapidité [34] d'un éclair sulphureux. Ses regards étaient attachés sur Amestris, ses bras tendus vers elle, sa voix mourante à travers les soupirs, les sanglots voulait lui adresser des discours, aussi-tôt interrompus que commencés. Sa première parole fut le nom de Statira. Son premier foin celui de son repos, chere sœur, lui dit il, que Statira ignore ce funeste secret : il abrégerait ses jours. Cachés le lui, je vous en conjure, au nom de mon amitié fraternelle, au nom des pleurs que je donne à votre malheur, mais serait-il vrai ! Quoi! Teriteuchme ! Roxane! auraient souillé le sang d'Hidarne !... Non, ma sœur, vous savés combien l'envie les a toujours poursuivis,... Ce commerce incestueux est sans doute encore une de Ces impostures. Non, je ne puis le croire.... Cependant [] il voyait devant Ces yeux un écrit injurieux que lui, que sa sœur croyaient être de Teriteuchme. A quoi se résoudre ? il lui conseilla de partir à l'insçu de la Cour & d'aller le rejoindre pour s'assurer de la réalité de sa perfidie. Son conseil fut mis à profit. La nuit suivante même, elle sortit de Pasagarde. Qu'en toute autre circonstance elle aurait fait ce voyage avec plaisir ! Revoir Teriteuchme confiant eut été son bonheur; mais le revoir dans l'incertitude d'en être aimée quel tourment ne devait-ce point être !... Il est plus douloureux d'être incertaine de la tendresse d'un amant après en avoir reçu des preuves, que de désesperer de l'attendrir. L'ame, éprise des délices d'un mutuel amour, n'en perd la jouissance qu'avec regret: & quand on n'a bu que la moitié de [] la coupe du bonheur, on croit n'en avoir touché que les bords. On la desire sans cesse, & les stériles desirs font toujours déchirants. Telle était la situation d'Amestris. A peine unie à Teriteuchme, à peine flattée des prémices des plaisirs d'un doux himen, elle se voyait sur le point d'en être privée. A mesure qu'elle approchait du gouvernement de Teriteuchme, ses craintes, ses alarmes redoublaient. C'est dans ce court espace de terre, disait-elle en le contemplant , qu'est renfermée ma destinée ! Là je dois trouver ou la source de mon bonheur, ou celle de ma misere! Dieux puissants ! faites que j'y retrouve encore ces jours, ces jours heureux qui n'a guerre y luisaient pour moi ! Cet espoir la séduisait quelquefois ; mais bientôt il était effacé par les chagrins [37] les plus cuisants. Elle arrive enfin, elle est entre le port, ou l'écueil. Qui de la vie, ou de la mort remportera?...

CHAPITRE XV.

AVANT d'entrer dans la ville, Amestris avait fait éloigner tous ses gens, elle s'était déguisée. Son dessein était de surprendre Teriteuchme. C'était sur le soir, & à peu près à l'heure qu'ils allaient autrefois dans le bosquet. Elle y vole, l'y trouve avec Roxane. Elle ne doute plus de son outrage, un sentiment de vengeance nait aussi tôt dans son cœur. Elle apperçoit de loin Roxane s'écarter, & Teriteuchme s'endormir sur ces mêmes gazons qu'il avait si souvent foulés avec son épouse, [3] helas ! il rêvait encore à elle !... Cependant le poignard est dans les mains d'Amestris, elle s'approche de lui, veut frapper, son bras chancelle. Malheureuse ! ah ! que vais-je faire ? Moi !... frapper mon époux !.... Mais il m'a outrage'e dans cet instant même le perfide ri e't ait-il pas avec mon infâme rivale ?.... Sa main se leve encore.... Qu'il est charmant !.. comme un tendre sourire erre sur ses levres !.... Comme son haleine legere se mêle à celle des zephirs !... C'est dans cette attitude ; c'est sous ces traits que ma main autrefois le peignit.... Le perfide !... il m'aimait alors!... Il m aimait!.. Il m aime encore !... Oui il m'aime !... Il ne m'a point trahie ! Tant d'attraits n'ornent point un lâche incestueux. Son poignard tombe de ses mains.... Il sommeille !.. Doux [19] zephirs ! agités vos ailes legeres !... Portés à mon époux les songes les plus flatteurs ! Mais ciel ! des larmes ternissent l'éclat de ses joues !... que ma main les essuye !... quelles grâces brillent sur son visage !... Comme les ris succedent a ses pleurs !.... Ah ! quel sera fin reveil !... Quelle surprise !... Il va me prodiguer les plus tendres caresses !... volons cueillir des fleurs pour parfumer le trône de nos plaisirs !... Elle s'avance vers la grotte dans le fond du bosquet. Les superbes treillages élevés par Teriteuchme se présentent à sa vue. Bien plus : elle voit dans le fond de la grotte le tableau de son départ pour Pasagarde. Que de doux baisers sa bouche y inprima ! Avec quelle rapidité elle revint auprès de son époux, les mains pleines de fleurs, & de branches des myrthe!... [4] Elle les répand tout autour de lui, tisse une couronne, & d'une main guidée par l'amour la place sur son front douce yvresse ! O Amestris! s'écrie Teriteuchme séduit par un songe flatteur.... Il me nomme !... mon image enchante son sommeil !... Elle approche doucement sa bouche de la sienne, & lui donnant un baiser.... joins, dit-elle, cher époux, le prix de la réalité à la douceur des songes. A ces mots, à la douce impression du baiser, Teriteuchme s'éveille : il voit Amestris, il la voit dans ses bras : quel instant !... Lecteurs, rêvés le relie. Peindre les scenes du plaisir, c'est en ravir le charme à l'imagination....

On s'oublie aisément dans le sein de l'yvresse. Quand ils sortirent du bosquet les ombres de la nuit avaient partout répandu leur sombre [41] obscurité. Amestris avait dit à Teriteuchme la maniéré dont elle s'était travestie, le dessein qu'elle avait forme de se venger ; elle lui avait fait voir le poignard, récrit, l'écrit fatal qu'on avait supposé ; elle lui avait raconté sa fuite, le crime affreux dont on l'accusait, dont elle même, elle même encore ! avait osé un moment le croire coupable, le ressentiment de la Reine , la perplexité de son frere, de son pere, enfin toutes les alarmes, les chagrins, les inquiétudes qu'elle avait essuyés. Teriteuchme l'avait rassurée, mais il ne l'était point lui-même, il connaissait le caractere de Parisatis, il savait ce dont elle était capable. Ce n'est point qu'il craignît la mort; mais il craignait qu'on ne lui ravît sa chere Amestris ; & que non content de poursuivre sur lui un crime [42] prétendu, on ne perdit encore ses sœurs. Que ses craintes l'accablaient de soucis ! En vain sous des dehors sereins, il voulait les couvrir. La dissimulation rend les douleurs plus piquantes. Toute la joye que lui causait l'arrivée d'Amestris ne diminuait point l'acreté des siennes. Partagé entre ces deux sentiments, son cœur en était comme déchiré ; & si la nuit qu'il passa fut douce, c'est qu'il la passa dans les bras de son épouse; & qu'au sein des amours, il n'est rien qu'on oublie. Le lit de l'amour est un sanctuaire où n'osent pénétrer les soucis....

Roxane n'avait pas moins été charmée que Teriteuchme de revoir sa belle sœur. Elle lui avait donné les marques du plus vif attachement: Amestris de ion côté avait cherché a expier ses soupçons par l'ardeur [43] de ses embrassemens ; & n'oubliait rien pour lui témoigner combien son amitié lui était chere , combien la sienne était tendre & le devenait encore plus de jour en jour. Un ami dont on avait soupçonné une trahison, & qu'on avait cessé d'aimer devient toujours plus cher, quand on a découvert son innocence. Il semble que l'ame veuille revendiquer les sentimens affectueux dont on l'a voit privée. Celle d'Amestris se livrait toute entiere à son époux & à sa sœur ; ses alarmes étaient dissipées, ses craintes évanouies ; mais elles semblaient avoir passé dans le cœur de Teriteuchme. C'est en vain qu'on dit que l'innocent est à l'abri des frayeurs : s'il est opprimé , peut-il songer à son sort, sans se plaindre ; sur-tout quand celui de plusieurs autres objets qu'il [4] cherit y est enchainé ?... Se justifier auprès de la Reine était une chose fort difficile à Teriteuchme. Mais l'eut-il voulu faire ; cet effort était dejà inutile. Sa perte était résolue. Les courtisans étaient même parvenus jusqu'à éteindre le courroux du Roi & à verser dans son cœur des soupçons. La fuite d'Amestris lui montrait toute la vivacité de sa tendresse pour son époux ; & s'il était vrai qu'il l'eut outragée, redoublait l'horreur de l'outrage. Pour s'en assurer, son dessein était de l'appeller à la cour. Il l'avait communiqué à Parisatis, & l'avait chargée de le lui mander. La cruelle avait feint d'approuver ce ménagement ; mais pour mieux donner carrière à sa haine altérée de sang, au lieu d'exécuter la commission de Darius, elle avait ordonné la mort [45] de Teriteuchme : & les perfides émissaires des courtisans étaient les dépositaires de ce soin. Rien n'avait encore percé jusqu'aux oreilles de Statira & d'Artaxerce, que ce qu'Amestris en avait dit à son frere. Leur félicité n'était point diminuée ; mais la mort de Teriteuchme devait bientôt la troubler entièrement.

CHAPITRE XVI.

LES Emissaires chargés des ordres de la Reine n'attendaient plus que le moment propice pour les exécuter. Il n'avait encore pu le saisir., Amestris ne quittait point Teriteuchme. Ardents à se rendre au bosquet, ils s'y promenaient toujours ensemble. Peut-on ne pas aller constamment où l'on est sur de [46] trouver le plaisir ! Là ils oubliaient la haine des courtisans, leurs intrigues, & leurs complots perfides, & ils étaient bien loin de soupçonner la tristesse de leur sort. Pour arrêter cependant le cours de l'affliction de Darius & de son frere, pour éteindre le ressentiment de sa mere, Amestris leur avait écrit que son époux était plus tendre, plus vertueux que jamais, que jamais elle n'avait plus aimé Roxane, & n'avait jamais été plus cherie d'elle ; que tous les écrits qu'on avait n'étaient point de lui, & avaient sans doute été supposés par y ses ennemis ; mais ses lettres ne leur ; étaient point parvenues. On les avait interceptées, & Darius vivait toujours dans son incertitude, Artaxerce dans sa tristesse, & l'implacable Parisatis dans son ressentiment. De jour en jour cette Reine barbare [47] attendait avec impatience l'heureuse nouvelle de l'exécution de ses ordres. Quelquefois néanmoins la tendresse maternelle se soulevait dans son cœur : la nature agit sur les ames les plus atroces. Les pleurs, les cris, les reproches de sa fille se peignaient à tes yeux. Elle croyait l'entendre sans cesse maudire sa funeste vengeance, lui redemander son époux, lui dire: si je fus outragée, je l'ignorais du moins: je goûtais le bonheur; mere cruelle !... vous me l'avés ravi !... Elle était prête à lui sacrifier sa haine, à laisser son prétendu deshonneur impuni : mais bientôt la langue perfide de l'envié venait effacer ces faibles impressions du sang : elle lui réprésentait Teriteuchme plus criminelle, trouvait mille moyens pour le lui persuader, elle osait même lui dire que sa fille [48] s'aveuglait par trop de tendresse, qu'elle immolait sa gloire à son amour.

Qu'on croit facilement ce dont on desire la réalité ! l'oreille de Parisatis était ouverte à toutes ces noires impostures. Leur venin s'insinuait dans son cœur, y enflammait la soif de la vengeance, y nourrissait une éternelle haine contre la famille d'Hidarne. Pour l'abolir entièrement elle n'attendait que la mort de Teriteuchme pour signal. Helas ! il ne parut que trop-tôt ! Un jour pour s'occuper des affaires de son gouvernement il s'était, avant le soleil, arraché des bras de son amante. Pour s'y livrer avec plus d'ardeur ou plutôt afin d'en adoucir les épines par la vue des fleurs de son amour, il était allé au bosquet, sa retraite favorite ; sûr qu'Amestris viendrait [49] bientôt l'y joindre, dé jà ses affaires étaient terminées,le jour avait paru, les arbres encore couverts d'une douce rosée exhalaient au loin une suave odeur ; & les fleurs qui parfumaient la couche voluptueuse de ces deux époux ouvraient les trésors de leur sein aux rayons de l'aurore, au souffle amoureux du zephire. Teriteuchme d'un euil satisfait contemplait tous ces objets qui lui offraient l'image de ses plaisirs passes. Que tardes-tu, chere Amestris, disait-il, que ne viens-tu dans ces lieux enchantés ! comme ses fleurs renaissent.... comme la nature se reveille !.. ainsi renaîtraient nos plaisirs !... ainsi les sentiments se réveilleraient dans nos cœurs !... Impatient de la revoir il s'assied, un essain de songes séduit son imagination. Dans ce calme enchanteur, il appuye sa tête [50] contre le ttonc d'un myrthe, & s'endort au bruit flatteur des amours. Il dort ! & l'assassin est à ses côtés!...

Un des émissaires de la Reine, Udiaste l'avait apperçu. L'instant était trop propice pour ne pas le saisir. Il avait entendu toutes ses paroles, il avait vu qu'il désirait Amestris. Pour se soustraire à son ressentiment, s'il manquait son coup, afin d'être inconnu, il court chez lui, se revêt d'un habit de femme & d'une couleur dont Amestris avait coutume de se parer, revient, retrouve encore Teriteuchme seul, endormi, s'élance sur lui, le frappe en criant : meurs, perfide, meurs, mon deshonneur est vengé !... jette au loin son poignard & prend la fuite....

Quel reveil pour Teriteuchme !... Il voit son sang ruisseler d'une large [51] blessure, il croit avoir entendu la voix d'Amestris. Ces paroles effrayantes, " mon déshonneur est „ vengé„ retentissent encore dans ses oreilles. "Chere, chere Amestris, „ dit-il, quoi !.. j'expire de ta main !... „ Eh ! que t'avais-je fait que de te „ trop aimer„ !.... Il la cherche encore d'un euil mourant. Rien ne s'offre à ses regards.... „ Aurai-je là douleur de mourir sans te voir !... Viens, „ chere épouse, viens : je te pardonne tout.... que je te serre „ encore dans mes bras ! que „ dans des lieux. où si souvent „ j'ai reçu tes caresses, j'imprime „ encore sur ta bouche un dernier „ baiser !.... Tu ne viens point ! ... tu me refuses cette derniere faveur !.... cruelle !... mon amour, » un moment ! s'est-il interrompu. l'as-tu donc dejà ignoré!... [] „hier, encore hier --- tu me croyais „ innocent !... viens,.. chere épouse, „ viens : que je me justifie ! Il est „ trop dur de mourir coupable aux „ yeux de ce qu'on aime !... tu ne „ veux point m'entendre !... Eh „ bien ! ma main va avec mon sang sur „ le trône de nos plaisirs écrire tous „ mes crimes !.. Il s'y traine avec effort , & d'une main défaillante y trace avec son propre sang ces paroles. Je vecus pour t'aimer: "mon cœur fut à toi seule, chere épouse, & je meurs,... je meurs en t'adorant : puis in primant sa bouche sur leur couche voluptueuse, la teignant de son sang.... „ lieux, s'écrie-t'il, lieux si souvent témoins de mon yvresse ; couche „ de mes voluptés, soyés la couche „ de ma mort : que ce sang dont „ je vous arrose, attelle à mon [] „ épouse.... mon amour.... comme tant de fois les larmes du plaisirs „ qui vous ont inondés le lui ont „ attesté ! & reportant ses yeux fut „ le bosquet.... Retraite délicieuse.... „ asyle des doux mysteres de mon „ himen,... Bocage voluptueux,... „ je vous quitte ;... je vous quitte ! „ helas ! partout vous me retracés les plus tendres, les plus chastes „ amours,... & je puis vous quitter ! „ Myrthes toujours verts, arbres „ consacrés au bonheur des amants.... „ les ombres de la mort vont donc „ vous entourer.... O Amestris ! les „ reverras-tu ces myrthes ?... Où es „ tu ?... je meurs !... Ses yeux s'obscurcissent.... „ Pourquoi.... ne „ recueilles tu pas mon dernier soupir ?... Il est pour toi.... Adieu, „ bocages voluptueux ! adieu, plaisirs ! .. adieu, chere amante !.. [54] „ chere épouse ! adieu ! adieu tout ! „ il expire, & dans l'ignorance de l'auteur de sa mort ! & sans avoir vu son épouse.

Bientôt elle revint le chercher. Son humeur était plus enjouée qu'à son ordinaire : le desir, l'amour, la joye étincelaient dans ses yeux. Une douce rougeur teignait l'albâtre de son tein. Ses longs cheveux bouclés ondoyaient sur son sein. Sa parure était plus simple, mais plus galante que de coutume. Elle voulait lui faire expier par la plus douce yvresse qu'il eut encore ressentie, le temps qu'il avait dérobé à son ardeur ; elle voulait lui procurer une surprise agréable, & tournant de tous côtés ses regards pour l'appercevoir, elle s'avançait d'un pied leger d'arbre en arbre. Elle arrive. Ciel ! quel objet s'est offert à sa vue! est-ce Teriteuchme ? [55] Elle approche d'un pas tremblant. La pâleur a déjà couvert ses joues, l'horreur s'est peinte dans ses yeux. Tout son corps frissonne. Elle a reconnu Teriteuchme ! elle est tombée à ses côtés. Revenue à elle, elle jette ses yeux mouillés de pleurs sur le cadavre sanglant de son époux, elle le tient embrasse, ô cher époux, s'écrie-t'elle, cher époux !... Quelle horreur a succédé aux plaisirs que je m'étais promis ! Je voulais dans mes bras t'enyvrer de délices ! je t'y serre, je t'y presse !... mais helas ! tu es insensible à mes caresses !... Ce lieu devait encore être le théâtre de notre yvresse ! il n'est plus. il n'est plus pour moi qu'un lit de douleur !... Pour toi, cher époux, pour toi qu'un lit de mort !.. Main barbare !... mere cruelle !... que t'avais-je fait pour m'arracher ce que j'avais de [56] plus cher.... O Teriteuchme.... Elle apperçoit les trilles caracteres tracés de sa main mourante,.. lit.... à ces mots, mon cœur fut à toi seule,.. je meurs en t'adorant,... Sa douleur monte a on comble.... tu meurs; tu m'adores en mourant!... je te perds !.... Je vivrais encore!.... oui: je vivrai ; mais pour t'aimer encore ! dussai-je être la victime de mes parents barbares !

Bientôt Roxane attirée par ses cris Vint auprès d'elle. Amestris la vit arriver, elle courut se jetter dans ses bras, noyée de larmes, la voix éteinte, & plus pâle que la mort. O ma sœur lui dit Roxane, ma sœur, qu'avés Vous donc ? Pourquoi ces cris, ces pleurs, ce desespoir ? Elle ne répondait que par de profonds soupirs. Roxane attendrie la pressa de lui découvrir le sujet de ses pleurs. Ses instances ne firent qu'en grossir le [57] torrent. Pénétrée de ce triste silence, surprise de l'état affreux ou elle voyait sa sœur, elle s'avança elle même pour le savoir: elle apperçoit son frere étendu sur le gazon, noyé dans son sang, les yeux fermés a la lumiere, sans chaleur & sans vie.... consternée à cet aspect, ô mon frere! s'écrie-t'elle ! ô mon frere !... malheureuse Amestris !... quoi ! vous n'avés point repoussé les efforts du barbare ?... où étiés-vous ?... qui vous a retenu ?... Ces reproches déchiraient Amestris, plaignés moi, disait elle à Roxane, plaignés moi, ma chere sœur, ... helas ! que n'ai-je vu le perfide !... avant de l'immoler, il m'eut percé le cœur.... Elles s'approchent l'une & l'autre de ce corps malheureux, le tiennent embrassé, le baignent de leurs larmes. Le cœur navré, dévoré de regrets. Cher [58] Teriteuchme, s'écrie Amestris,... je ne -te reverrai donc plus !... Ces lieux ne seront plus témoins de nos plaisirs !... Lieux charmants, bosquet délicieux !... changés vous en deserts !... Myrthes qui les ornés, dessechés vos feuillages... tendres fleurs, expirés sur vos tiges !... zephirs legers, faites place aux aquilons.... que tout ainsi que mon cœur s'attriste.... Un spectacle riant sied mal à la douleur.... & vous, arbres favoris des ombres, lugubres cyprès, naissés, déployés vos feuillages.... C'est sous leur ombre que je viendrai pleurer mon époux. Cette consolation ne lui était pas permise. Parisatis avait commandé de la reconduire à la cour, irritée de ce qu'elle avait pris la fuite pour revenir vivre avec un homme qui, comme on le lui avait persuadé, ne cessait de l'outrager. [] L'assassin avait ponctuellement préparé l'exécution de tous ses ordres, il y avait un char tout prêt. On vint,on les arracha de ce corps sanglant, on les entraina. Amestris fut conduite sur le char preparé. Mais Roxane lui fut ravie, & mise à mort par ordre de la Reine. A cette vue , barbares, dit-elle, à ses guides, retirés vous !... craignés mon désespoir. Elle voulut se précipiter, on la retint, on piqua les chevaux, & malgré ses cris, ses pleurs on partit.

CHAPITRE XVII.

QUEL triste retour pour Amestris! Elle ne songeait qu'avec horreur qu'elle allait revoir la cour de son pere, & vivre dans des lieux d'où partait l'arrêt du trépas de son [] époux ; qu'elle s'éloignait de ceux où gémissaient ses mânes > où Peut-être on laisserait son corps en proye aux oi féaux dévorants. Si elle lui eut donné la sépulture, si ses mains lui avaient dressé un tombeau, derniere preuve de sa tendresse ; ses regrets seraient moins cuisants ; mais le perdre, l'avoir vu tout sanglant, l'abandonner sans lui avoir rendu les derniers devoirs, était-il rien de plus horrible? son désespoir était extrême. Tout servait encore à l'augmenter. Ses guides cruels refusaient de lui obéir. Voulait-elle s'arrêter, pour donner un libre cours à ses regrets ; on précipitait sa course. Elle se voyait maitrisée par ses sujets. Mais qu'on blessât sa fierté ; c'était pour elle peu de chose ; si son époux eut encore vécu. L'avoir perdu, était la seule cause de sa douleur amere. [61] Souvent dans ses transports, elle se frappait le sein d'une main désesperée, voulait se précipiter & maudissait le funeste secours de ceux qui l'en avaient empêchée. D'autrefois dans un delyre d'imagination, elle appellait Teriteuchme à grands cris, ou fesait d'affreuses imprécations contre les auteurs de ses maux. Arrivée à Pasagarde elle apprend encore des événemens qui augmentent la source de ses larmes.

Parisatis n'avait pas borné sa vengeance à la mort de Teriteuchme & de Roxane. Toute la famille d'Hidarne devait en être victime. Elle voulait effacer dans son sang jusques à son nom. Le Roi qu'on avait enfin séduit, à force d'impostures, y avait consenti : & ce jour là même Statira devait perdre la vie. En vain Artaxerce pour la sauver avait arrosé [6] de ses larmes les genoux de sa mere. Il n'avait rien pu sur son cœur. Elle était inflexible ; & les larmes de son fils étaient de faibles armes pour la flechir. Elle n'avait jamais eu pour lui, quoiqu'il fut l'ainé de ses enfants, une tendresse trop vive. Elle voyait avec regret qu'il fut l'héritier du trône, dont elle aurait voulu rendre possesseur Cyrus que son ame idolâtrait. Aussi ressentait-elle une secrete joye de l'humilier: & hatait le moment funeste qui devait l'arracher à l'objet de ses feux.

Combien ces tristes nouvelles durent aigrir les maux d'Amestris ! elle savait qu'elle était le pretexte de tous ces accidens tragiques ; & croyait déjà entendre Artaxerce lui demander compte de son bonheur. Elle redoutait sa présence ; & la [63] désirait ; elle était même surprise que l'amitié ne l'eut pas fait voler au devant de ses pas. Son cœur tendait sans cesse vers le sien : dans les violentes secousses le cœur cherche à se confondre avec un autre qui soit aussi fortement agité. Le calme profond lui est contraire, il le fuit : il semble qu'il veuille s'épuiser à force de vives agitations, pour revivre, pour ainsi dire, & devenir ensuite plus susceptible de consolation. De consolation ! Amestris en désirait-elle ?... Quand rien ne peut plus nous plaire ; quand tout pour nous doit être un objet de douleur, ou d'indifference ; qu'on ne doit plus tenir à rien, que de nouveaux malheurs ouvrent encore dans nous de nouvelles sources de regrets : le desespoir a des charmes, & desirer alors de se consoler est d'une personne [4] trop sensible, ou qui ne l'est point du tout. Amestris était bien loin de ces deux extrémités; & la perte de son époux, de Roxane, la mort prochaine de Statira, lui causaient d'autant plus de peines. Une espace de fureur troublait sa raison. Ses sens dans des instans comme anéantis, à force de sentir, retrouvaient après l'abbattement une vigueur nouvelle, qui donnait plus de prise à ses chagrins dévorants: de même que les feux de l'amour s'éteignent dans l'yvresse, & se rallument après avec plus de violence, ainsi la douleur est étouffée par ses excès & redevient ensuite plus aigue ; ainsi Amestris était dans ses abbattemens sans sensations douloureuses, & en était après accablée.

Telle était sa situation. Voyons à présent celle [d'Artaxerce ] & de Statira.

[65]

Pour se représenter celle de Statira, qu'on se rappelle quels étaient ses sujets de douleur. Elle avait perdu son pere : son frere, sa sœur venaient de tomber innocemment sous le fer des bourreaux: elle même dans quelques heures devait leur être livrée : elle devait quitter un amant à qui son sort n'avait été, qu'après les plus grands malheurs, réuni; avec qui jusqu'alors tranquille, animée de la plus tendre ardeur, elle avait ressenti les plus douces yvresses de la félicité. Ce même amant abymé de tristesse, desespéré venait encore sans cesse la fatiguer de Ces pleurs, de ses gémissemens. Quelle position déchirante que la sienne ! Renfermée par ordre de Parisatis, dans une chambre où nul autre qu'Artaxerce n'avait accès, elle s'abandonnait entiérement aux afflictions de son ame.

[66]

Il n'est point de lieu où l'on ressente plus vivement la joye ou la douleur que dans la solitude. Au milieu d'une assemblée, la variété, le tumulte des objets dissipent l'une & l'autre; mais loin du monde, elles seules, elles seules assiégent l'ame. Tout la perce d'un trait déchirant, ou l'affecte d'une sensation voluptueuses tout l'enyvre, ou l'accable. Quel tumulte confus était élevé dans celle de Statira ! Elle ne savait sur qui verser des pleurs. Ses parents, son époux, sa belle sœur, elle même en exigeaient également. Le sort de tous était également funeste & déplorable. Etrange incertitude ! est il pour un cœur tendre un état plus douloureux ! Comme un homme dans un vaisseau suspendu sur la cime des flots ramassés en montagne par l'orage, il ignore s'il respirera [67] encore, ou s'il fera plongé dans les abymes du trépas ; il gémit, il fatigue le ciel de plaintes impuissantes : de plaintes !... combien Statira en exhalait !... fragile, écriait-elle, rapide bonheur acquis par tant de maux, te voila donc évanoui !... tu n'as, comme un éclair, fait qu'éblouir mes yeux !... Je n'ai bu tes douceurs, que pour les regretter avec plus d'amertume !... Artaxerce ! cher amant ! cher époux ! Il n'est donc plus pour nous d'instants délicieux !... Statira va te fuir ! & te fuir pour jamais !... O mon pere!... ô mon frere !... ô ma sœur !... famille déplorable,.. je vole vous rejoindre dans la nuit du tombeau !... Un moment ! encore un moment, & nous serons réunis!... Je ne vous ai sur-vêcu que pour mourir avec plus de douleur !... La mort vous [68] a frappés avant que de la voir.... & moi ! moi, fille infortunée !... avant de la subir, j'en sens toutes les horreurs.... Je vois un époux désespéré ! l'envie triomphante ! votre innocence fletrie !... Un Roi, une Reine après l'avoir reconnue, vous croire criminels !... Cette réflexion lui coupait la parole. Des flots de soupirs, de larmes lui étouffaient la voix ; & sa douleur ne s'évaporant plus au-dehors, rassemblait tous ses traits & les plongeait avec plus de fureur dans le fond de son ame.

Quel spectacle pour Artaxerce ! Une épouse éplorée, gémissante, prête à mourir !... Il était hors de lui même, & ne sentait son existence que par les atteintes du chagrin. Le tein pâle, livide, baigné de pleurs, il ne faisait que retourner de Parisatis à Darius, de Darius à Statira, & [] partout il ne trouvait que des sujets de désespoir. Son pere, sa mere étaient inflexibles, Statira & lui inconsolables. Un moment il s'était dérobé à tant d'amertumes, pour aller voir Amestris ; & chez elle en avait trouvé d'autres. Ses regrets, son désespoir lui avaient autant prouvé sa tendresse pour Teriteuchme,que l'innocence de celui-ci. Mais que lui aurait servi de tenter de se justifier ? Ainsi que les pleurs de sa sœur, ses discours auraient été traités comme des effets d'un amour aveuglé ; & Statira, sa chere Statira en aurait elle été moins livrée à la mort ? Comment l'y arracher ? Ce cruel embarras était un nouveau surcroit à ses peines. Si elle mourait, son parti était pris, il voulait la suivre de près. Peut-on survivre à ce qu'on aime? Survivre à son bonheur !... [70] Un amant n'est point un de ces Stoiques mysantropes à qui vivre dans le sein de la félicité ou du malheur, est une chose indifférente. Si sa vie n'est heureuse ; s'il ne la coule avec l'objet de ses feux, il l'abhorre, & jure de la trancher ; & s'il ne le fait pas ; c'est moins defaut de courage, que par ce que l'éternel lui en impose le joug. Dans le desespoir il n'est personne [qui ] n'ait le courage de mourir.

Déjà l'instant fatal de la mort de Statira s'approchait, tout était préparé pour son supplice. Le peuple frappé de ce terrible appareil, s'assemblait de toutes parts. Chacun se rappellant encore l'appareil bien différent de son himen, la joye qu'il avait alors ressentie, le ferment qu'il avait fait, & les paroles du Roi [] dans cet instant, laissait couler des larmes ; les courtisans en répandaient de joye, épris de la réussite de leur entreprise. Parisatis jouissait du plaisir qu'inspire la vengeance. Le Roi au contraire enfoncé dans son cabinet, le cœur serré de douleur ; mais persuadé du crime de Teriteuchme, fuyait les pleurs, les cris de son fils ; de crainte que dans son attendrissement il ne lui accordât la grâce de son épouse, dont il lui croyait la mort utile. Il repassait dans son esprit les différentes vicissitudes du sort de la famille d'Hidarne, il se peignait le premier arrêt de mort qu'il avait porté contr'elle, son exil, son rappel, sa splendeur & enfin cette derniere disgrace. Tous ces événemens lui arrachaient des larmes, que les choses humaines , disait-il, ont peu de stabilité ! Un [72] moment défait, ce que l'autre avait fait ; l'instant suivant le rétablit encore ; c'est une révolution continuelle ; le bonheur n'est qu'un vain prestige qui fascine les yeux, assoupit les facultés de l'ame, lui cause l'oubli de soi-même, s'évanouit au moindre soufle, & laisse après lui les regrets.... Après un moment de reflexion ; mais faut-il, poursuivait-il, en pleurant, que ce soit moi qui fasse évanouir ce prestige qui rendait heureux mon fils ? Pere cruel !... Roi barbare !... Oter le bonheur à qui tu donnas le jour, n'est-ce point détacher le nœud de la tendresse qui l'enchainait à toi !... comme il te va maudire !... quel desespoir sera le sien !... Où fuiras tu ses cris, que tu fuis à présent ?... Je l'entends déjà frapper sans cesse mes oreilles du nom de Statira.... mais quoi !... [] est-elle coupable ? Le forfait de fou frere & de sa sœur doit-il être puni sur elle ?... n'est-ce point assez de leur trépas ?... Poursuis, poursuis, barbare !... souille le terme d'un regne heureux du sang de tes sujets? du sang d'une famille que tu as adoptée.... A ces mots indigné contre lui même, il tombait absorbé dans une profonde mélancholie, il déplorait le triste sort des Rois, & se livrait au transport de la douleur la plus amere.

Pendant ce temps, Artaxerce était auprès de Statira. De crainte qu'en son absence on ne vint pour la conduire au supplice, il ne la quittait point. Assis à côté l'un de l'autre, confondant leurs soupirs, leurs larmes, la pâleur de la mort sur le visage, le désespoir dans le cœur, ils épanchaient mutuellement dans [74] leur sein les sentimens dont ils étaient affectés : cher époux, disait Statira, les yeux fondant en larmes, nous allons donc être séparés!... le sort jaloux n'a point voulu plus long-temps prolonger notre union !... Mais au moins; la mort seule nous sépare.... Non, répondait Artaxerce, non elle ne nous séparera point : & nous mourrons ensemble, nous mourrons dans les bras l'un de l'autre. Notre sang en s'épuisant, nos derniers soupirs en s'exhalant, se confondront encore & la glace de la mort n'éteindra point l'ardeur de nos embrassemens....

L'heure funeste est arrivée. On vient chercher Statira. A l'aspect des gardes, elle se jette dans les bras de son époux : adieu, dit-elle, cher objet de la plus tendre ardeur ;... adieu, delices de ma vie;... cher [] amant !... cher époux,... adieu,... adieu:... la mort,... sa voix expire à ces mots.. Le Prince noyé dans tes larmes la presse contre son sein: on veut l'éloigner : il se tourne du côté des gardes, son épée est dans ses mains... Barbares, ( d'un euil étincelant ) n avancés pas, ou craignés mon courroux ! Les gardes pâlissent, demeurent immobiles... Leur chef, un des ennemis de la famille d'Hidarne les excite: ils désarment le Prince, l'entrainent : il se dérobe à leurs efforts, s'élance au-devant de Statira qu'on emmenait, l'embrasse de toutes ses forces, & la pressant contre son sein, marchés, traitres, dit-il, trainés au supplice avec sa femme le fils de votre Roi !... On veut la dégager de ses embrassemens, il la retient avec plus de fureur.... frappes, barbares,... frappés: de [76] mes bras tout sanglants, il vous faut l'arracher !... Les gardes l'abandonnent. En vain leur chef commande. Ils ne veulent plus obéir... On court chercher Darius ; il vient, voit son fils noyé de larmes, voit Statira presqu'évanouie dans tes bras. Attendri, pénétré jusqu'au fond de l'ame, retenant avec peine ses soupirs mal étouffés, il cherche vainement la fermeté d'un Roi, il ne trouve que la tendresse d'un pere. Il veut ordonner & ne fait que pleurer. Leve t'il les yeux sur lui ; tous tes sens sont émus ; & ses joues aussi-tôt sont baignées de ses larmes. Il n'a pas la force de dire aux gardes de se retirer ; seulement il leur en fait signe, & tous se retirent. Artaxerce aussi-tôt se précipite aux pieds de son pere, l'éloquence du sentiment coule de tes levres: he ! [7] l'amant prêt à perdre l'objet de ses feux en manque t'il jamais l C'est alors qu'il fait émouvoir. Tout ce qui part du cœur fait bien le pénétrer. Cher pere, disait-il, cher pere, vous avés le cœur tendre, généreux,.... vous m'aimés.... vous aimâtes Statira.... Elle vous chérit !... voyés comme sa tendresse pour vous est peinte dans ses yeux! Comme la vertu brille sur son visage ?... Voudriés vous m'ôter ce bien reçu de vous ?... Pourriés vous envoyer à la mort ce qu'après vous votre fils a de plus cher ?... Ce qui fait son bonheur ?... Ah !... si quelques moments après votre himen, d'infâmes bourreaux fussent venus vous ravir l'objet de vos feux, ( en lui montrant Statira ) qu'eussiés vous fait mon pere ? qu'eussiés vous voulu qu'on vous fit ?... Auriés-vous [78] voulu qu'on l'arrachât de vos bras pour la conduire au supplice ?.... Ah ! mon pere !... souffrirés vous qu'on y mene Statira ?... Elle est si digne de vivre !... C'est le seul de vos dons qui puisse m'attacher.... Le trône, vous le savés, est le siege des soucis ;.. mais le sein de mon épouse, est la source du bonheur.... Vous ne voulés point me rendre malheureux!... Non : un tendre pere ne veut que la félicité de tes enfants Statira fait la mienne ; je l'ai reçue de vous,.., donnés la moi, donnés la moi une secondé fois:... Donner deux fois le bonheur, c'est captiver doublement la reconnaissance.... Artaxerce accompagnait chaque mot de ses larmes.... Chaque mot découvrait tout entier son cœur ; & portait un trait de flamme dans celui de son pere.... [] Vivement pénétré, versant des larmes qu'il confondait avec celles de son fils, il se laisse tomber sur lui. Artaxerce le ferre entre ses bras, lui donne les plus tendres embrassemens ; & approchant Statira, il appuyé lui-même le visage de son pere, sur celui de son épouse. Statira le couvre de baisers, & à travers les soupirs, les sanglots, mon bienfaiteur! Mon pere !... s'écrie-t'elle:.. à ces doux noms un traie vainqueur a passé dans l'ame de Darius ! Ah !... ma fille! ma chere fille !... répondit-il,... en l'embrassant,... il allait céder, l'arrêt de sa grace allait être prononcé; mais la barbare Parisatis réclamait sa victime. Etonnée qu'on différât si long-temps de l'immoler, elle vint elle même suivie des Ministres de la mort la redemander. Elle entre ; [] ciel ! dit-elle, en voyant l'attendrissement du Roi, est-ce ainsi que vous vous oubliés ?... Ne vous souvient-il plus de l'outrage de votre fille ? voila comme vous la vengés !... Amestris au bruit du peuple, aux cris de son frere était sortie de sa chambre, elle arriva dans cet instant, entendit ces derniers mots, & se rappellant tout-à-la-fois la mort de son cher Teriteuchme, de Roxane, & celle qu'allait subir Statira., furieuse, me venger !... dit-elle, mere dénaturée !... me venger !... de qui ?.. d'un mortel qui m'adorait ?... qui fesait mon bonheur ? — N'est-ce point assez, barbare mere d'Amestris, n'est-ce point assez d'avoir ravi ce que j'avais de plus cher,... vous voulés encore l'ôter à mon frere !... vous voulés à tous deux nous arracher le jour ? Puissiés-vous, [81] cruelle, puissiés-vous voir nos cercueils devant vos yeux !... satisfaite alors, vous dires dans l'ardeur de votre joye, voila mes enfants : ma haine les rendit mes victimes : la rage, le désespoir l'animaient en parlant. Le Roi s'en approcha avec un air de douceur, & la detournant de sa mere, ma fille, ma chere fille, retirés vous : il la fit reconduire dans sa chambre.... Incertain de ce qu'il ferait pour son fils, il se promenait à grands pas. La Reine le pressait toujours d'envoyer à la mort Statira, Artaxerce de la sauver. Statira était auprès de lui, & le fixant de temps en temps d'un euil mouillé de pleurs, cessés, cher époux, disait-elle, cessés de supplier !... Le sort veut que nous soyons séparés !... je lui cède.... On doit mourir content aimé de ce qu'on aime. Vos regrets, cher [] époux, adouciront l'horreur de mon trépas. Artaxerce courait dans ses bras, l'embrassait, se jettait tantôt aux pieds du roi, tantôt aux pieds de Parisatis ; ma mere, lui disait-il, pourquoi vouloir mon malheur ?... Pouvés vous me hair ?... malgré vos rigueurs, je ne vous hais point, ma tendresse pour vous est extrême. Peut-on ne pas aimer ceux dont on tient le jour !.. mais cédés à mes vœux.... Il n'est rien que pour remplir les votres je ne fasse.... tout mon sang est à vous, c'est vous qui l'avés transmis dans mes veines.... ah , ma mere ! faites en me rendant Statira que je puisse dire : qui m'a donné le jour, ma donné le bonheur !

La Reine feignit d'être attendrie de ce discours. Elle dit au Roi qu'elle consentait qu'on sauvât Statira, à [6] condition qu'Artaxerce céderait le trône à Cyrus son fiere. Artaxerce embrassant son pere lui dit que le trône n'était rien pour lui, pourvû qu'il obtint Statira. Si le trône fait le bonheur de mon frère, disait-il, qu'il le posséde, j'y consens.... son bonheur ne fera qu'augmenter le mien : que mon épouse, que Statira seule peut faire.. -- Vous cédés le trône pour Statira, mon fils ? -- oui, mon pere, je le cede. - — Eh bien ! Statira est à vous : c'est un prix dû à la constance de vos feux.... & votre tendresse pour moi mérite encore l'autre.... Regnés après moi.... en jettant sur la Reine un coup deuil dédaigneux, & sur son fils un de tendresse. Jusqu'alors apprenés par votre bonheur à faire celui de vos peuples....

Quelle réponse imprévue ! comme [] es paroles de son pere firent couler la joye dans le cœur d'Artaxerce !... La reconnaissance, la piété filiale enflammèrent tous ses sens ; il s'élança à son cou, & l'embrassant tendrement, ah, mon pere !... mon pere !... Son cœur éprouvait ces douces palpitations que cause le sentiment, & sa voix expirait sur le bord de ses levres enflammées.... comment, ... comment payer tant de bienfaits ?... — Mon fils, par votre bonheur & votre tendresse. — Combien je vais donc être heureux !... combien vous aimer !... la reconnaissance est un leger far de au. Des bras de son pere il se précipita dans ceux de Parisatis.... Ma mere, dit-il, ma mere !... pour être heureux, vous ne me hairés point !... Non... votre cœur me chérit.,.. La Reine dissimula, embrassa son fils, & même [] Statira ; Se chacun se retira dans son appartement avec des sentimens bien différens, la Reine avec de la haine pour l'épouse de son fils ; le Roi satisfait de leur bon heur, & plein de soupçons contre Parisatis & les courtisans : presque dans la certitude même de l'innocence de Teriteuchme; & Artaxerce comment ,.. mon cœur me le dit.... Mais ma plume ne peut l'écrire. Artaxerce lui-même n'aurait pu l'exprimer ? & le moyen de peindre ce que ceux qui l'éprouvent ne peuvent exprimer !...

CHAPITRE XVIII.

QUON se peigne la joye, les transports, l'ivresse d'Artaxerce, quand il fut seul avec son épouse. Ce rapide passage de l'alarme, du [86] désespoir, à la douce assurance, au plaisir enyvrant de posséder ce qu'on aime, accablait son ame. Il était agité de continuels élans, il tenait dans les bras Statira, la pressait contre son sein , & l'arrosant des larmes de joye qui coulaient de ses yeux ; a travers mille soupirs enflammés, mille baisers ardents.... Chere, o chere Statira !... quel bonheur !... nous pourrons donc encore les goûter ces instans !... Ils seront plus doux !... nous en sentirons mieux le prix !... notre amour sera plus tendre.... La crainte de te perdre a ranimé le crainte de te perdre a ranimé le mien !... Jours heureux, renaissés !... Le bonheur doit-être l'ouvrage du chaste & tendre amour.... Statira se livrait avec crainte aux ardeurs d'Artaxerce. L'image sanglante de son frere, de sa sœur venait troubler le plaisir qu'elle ressentait de n'avoir [87] point été ravie aux embrassemens de son époux. Une douce langueur inspirée à la fois par la douleur & la joye était peinte dans tes beaux yeux & la rendait plus belle à ceux d'Artaxerce. Il n'est point de moments où une beauté soit plus séduisante que dans ceux où l'amour & la tristesse se disputent son cœur. Cet embarras, cette timidité, ses combats dont on la voit agitée, semblent demander qu'on la plaigne; & il est bien facile d'obtenir de la pitié, quand on est jolie. On s'interesse à son sort, on sent son cœur pénétré, ému voler au-devant du sien. Un sentiment voluptueux nous attache à elle.... On voudrait tout donner, tout faire pour la consoler.... Cela arrive tous les jours aux hommes les plus indifférents, pour des femmes d'une figure fort commune, [] Que devait donc sentir, faire Artaxerce, pour son épouse, pour la femme la plus charmante que possédât la Perse !... Il la conjurait de se consoler, il se jettait à ses genoux, les embrassait, les arrosait de ses larmes.... chere, Statira, disait-il, consoles toi :... ta famille entiere t'est ravie, mais il te reste un amant, un époux qui t'adore :... l'amour, il est vrai, doit céder à la nature.... On doit pleurer la mort de ses parens... Mais ces pleurs doivent-ils toujours couler ?... doit-on toujours être en proye à la tristesse?... Une tristesse continuelle est insensée &prouve moins la bonté du caractere que la faiblesse de lame.... bannis donc la tienne.... Artaxerce, ton époux t'en conjure.... Que tes pleurs disparaissent, soient séchés par l'excès de mes feux.... [9] Tous les sentimens, dès qu'ils sont stériles & insensés, doivent être effacés par ceux de l'amour....

Un amant, un époux suppliant, est un puissant vainqueur. Statira se laissait persuader par le sien, & tombait dans ses bras.... De quelle yvresse alors il ressentait les douceurs ! Il faut avoir aimé aussi passionément que lui, avoir trouvé les mêmes obstacles, les mêmes alarmes dans le cours de son amour pour la sentir....

Amestris apprit bientôt le triomphe de son frere. Elle vint prendre part à sa joye. On eut dit que son bonheur la dédommageait dans cet instant de la perte du sien.... Un rayon de gaité brilla sur son visage, de pénétra son cœur.... Un trésaillement délicieux parcourut ses membres affaiblis. Cet air languissant, [90] sombre, désespéré, empreint sur tous ses traits disparut. Comme une fleur flétrie par l'abondance de la pluye & baissée tristement vers la terre à l'aspect d'un beau jour, se releve, se ranime, ouvre encore les trésors de son sein aux rayons du soleil ; ainsi Amestris ranimée, sortie de sa noire mélancolie, parut ouvrir son âme aux charmes des plaisirs que goutait son frere. Fût-elle éloignée de sa présence ; le souvenir de Teriteuchme vint bientôt la déchirer. Sa douleur semblait ne lui avoir accordé un moment de relâche que pour éguiser ses traits & la percer ensuite avec plus de fureur. Si la félicité de son frere se retraça alors à son esprit, ce ne fut que pour augmenter son désespoir. Quand on voit les autres jouir d'un bien qui nous est refusé, ou on [91] l'envie, ou l'on accuse le ciel d'injustice.... De prétendus Philosophes disent en vain le contraire.... Pour être content de son sort, il faut y trouver des sujets de consolation ; & la félicité d'autrui, fut-ce même celle de la personne qui nous est la plus chere ; si on ne la partage, en est un bien faible. Il est vrai qu'à sa vue, on parait plus tranquille, plus satisfait ; c'est un éclair qui éblouit ; mais est-on loin d'elle, la réflexion vient bientôt ôter cette legere satisfaction. Aussi Amestris suspendait souvent sa douleur à la vue du bonheur de son frere; mais loin de lui ; cette pensée l'accablait, & lui fesait maudire la cruauté de son destin. La nuit venait encore a jouter à l'horreur de son chagrin.... Elle s'approchait de son lit, lit où elle avait coulé les premières nuits [91] de son himen, elle l'embrassait, & l'inondant de pleurs.... Couche, disait-elle, couche du plus pur, du plus tendre amour,... ces doux, ces sacrés plaisirs auxquels tu servais d'asyle, que sont ils devenus ?... Qu'est devenu ce temps où la nuit disputait au jour qui me rendrait la plus heureuse ?... Helas ! ... le bonheur loin de moi, dans la tombe de mon époux s'est enséveli pour jamais !... pour jamais !... cher Teriteuchme !... je ne te verrai donc plus !... Je ne me livrerai plus au feu de tes caresses !... Malheureuse Amestris !... tout est perdu pour toi !... Pour toi le jour, la nuit sont une chaîne éternelle de soucis.... Accablée, déchirée par ces réflexions, elle mettait un pied tremblant dans son lit, le trempait de ses larmes, surprise de n'y plus trouver [] son tendre, son cher époux. Rarement le sommeil abbaissait sa paupiere. Comme des gardes impitoyables, le chagrin & le désespoir veillaient dans son cœur ; & l'ombre ensanglantée de Teriteuchme offerte à son esprit le remplissait d'agitations & de troubles affreux. Si épuisée, abbattue, elle se livrait quelquefois au repos, mille songes flatteurs lui présentaient l'image de son époux, elle lui disait d'approcher, le sentait, le serrait dans ses bras, était heureuse;... Yvre de son bonheur, elle se réveillait, cherchait en vain Teriteuchme, elle n'embrassait qu'un vain lit.... helas ! où il n'était plus.... le prestige s'évanouissait, son bonheur fuyait avec lui, & ses regrets en était plus dévorants. C'était dans la solitude qu'elle passait ses tristes journées. Eile se plaisait [94] à se promener dans ce bosquet où elle avait avoué ses feux à Statira, où elle était tant de fois allée pleurer Teriteuchme pendant son exil. Là elle lui avait de ses mains dressé un tombeau. Tout autour on voyait des jeunes cyprès sur l'écorce desquels on lisait ces mots: ARBRES INFORTUNE'S,... croissés, éternisés les regrets d'une épouse !.. Combien de fois assise sous leur noir ombrage, tourmentée d'un amour malheureux, fit-elle retentir ces lieux de ses gémissements !... combien de fois les arrosa-t'elle de ses larmes ! Seule, accablée de soucis, rongée de chagrins, elle vous redemandait, cher Teriteuchme. Au coucher du soleil, au retour de l'aurore, elle vous redemandait encore ; les échos répétaient ses plaintes,les échos aiment a redire les accents des amantes malheureuses. [95] Bientôt le poids de tes maux affaissa son corps, les regrets la consumerent. Livide , pâle, défigurée, les yeux éteints, creusés par les larmes, elle tomba dans une langueur mortelle. Une maladie violente survint, & la mort la suivit de près. Sur le point d'expirer, elle demanda Darius & Parisatis, Artaxerce & Statira. Ils vinrent & se rangèrent autour d'elle. Sa chambre était éclairée d'une lumiere qui ne répandait que des lueurs sombres & pâtissantes. Tout offrait autour de son lit les ténébres de la mort ; elle tenait dans les mains le portrait de Teriteuchme, sur lequel elle tournait les regards expirants. Elle pria son pere de s'approcher, & le lui montrant ; voila, dit elle, l'objet qui alluma mes feux !... Je lui livrai mon cœur.... il me donna le sien.... [96] Elle dit alors à Parisatis de s'approcher,... Il ne cessa jamais de m'aimer ;... pousuivit-elle, ,... & vous m'avés voulu venger de son peu d'amour !... Cruelle!... vous voyés à présent l'état.... le trisse état où ma plongée votre vengeance.... Considerés, ma mere, voyés votre victime: Darius répandait des torrents de larmes dont il couvrait sa fille mourante.... Cessés, trop tendre pere, étanchés vos larmes! je ne vous impute point ma mort.... le ciel en est témoin!... Vous m'aimâtes toujours.... au milieu même de vos rigueurs !... & moi je vous aime encore au milieu des horreurs de la mort.... Pour prix de ma tendresse je vous demande une grace.... me la refuserés vous ?... c'est la derniere.... C'est de vous persuader l'innocence de Teriteuchme.... & de mêler mes cendres avec les siennes.... [97] Je n'ai pu être unie pendant toute ma carriere avec lui.... que nous le [oyons au moins dans le tombeau.... Et vous, mon cher Artaxerce, ma chere Statira ( en fesant un effort pour les embrasser)... vivez soyez heureux. Puisse le Ciel ajouter à vos jours ceux qu'il m enlève... Puissent, quand la mort vous moissonnera, nos cendres être toutes réunies ! & que passant près de notre tombe commune, on dise : „ La mort n'a pas même séparé cette famille„.. Adieu... je... me sens mourir..... adieu.... ad...... Elle ne put achever. L'effort qu'elle avait fait pour parler l'avait entièrement épuisée; & elle expira en jettant encore ses yeux mourants sur le portrait de son époux.

Le Roi désolé, Artaxerce & Statira attendris couvraient son lit de leurs pleurs. La seule Parisatis, [] immobile, morne, rêveuse, jettait dessus des regards sombres ; elle croyait encore entendre sa fille, lui dire : voyez votre victime. Ces mots retentissaient dans ses oreilles, au fond de son cœur. Elle se sentait déchirer les entrailles. Ne pouvant plus long-tems souffrir ce spectacle elle se retira. Mais bien loin de croire innocent Teriteuchme, d'éteindre sa haine, elle jurait toujours la perte de la dernière de Ces sœurs.

Le Roi ne fut point si obstiné qu'elle. Il n'avait jamais, à la vérité, haï la famille d'Hidarne ; mais il avait réellement cru son fils coupable: la priere d'Amestris le désabusa ; il sentit qu'il était impossible que sa fille eût plongé son honneur dans un tel oubli, qu'elle n'eût pu appercevoir les infidélités de son époux ; il vit clairement que c'étaient autant d'impostures [2] inventées par ses ennemis, par de vils envieux. Il en eut les regrets les plus amers ; & pour avouer à l'Univers la faute que lui avait fait commettre son trop de crédulité, il fit dresser un superbe tombeau, où il enferma les cendres d'Hidarne, de ses deux enfants, & d'Amestris, sur lequel on mit cette suscription :

Princes, veillez, sur vous ! craignez la calomnie!
Darius fut séduit par ses discours trompeurs;
Son erreur nous coûta la perte de la vie ;
Et notre mort, helas !... lui coûta bien des pleurs.

Il ne crut point encore réparer sa faute par un vain tombeau, par un aveu stérile, par des pleurs, des gémissements inutiles. Ce fut par sa tendresse pour Statira, par fort amour pour Artaxerce, qu'il voulut [] l'expier ; ce fut par une espéce d'indifférence pour la Reine, qui avait été l'auteur de sa séduction ; mais il n'en fut pas moins déchiré de remords, de regrets. Il se reprochait sans cesse son aveuglement ; & loin de s'en excuser sur autrui, il tourna contre lui tout son ressentiment. Chose fort rare ! car on cherche toujours à s'excuser de ses fautes. L'amour-propre ne veut pas nous laisser convenir de notre foiblesse : & ce tyran agit encore bien plus puissamment sur les Grands, que sur les hommes qui font moins élevés. Avouer, selon eux , sa foiblesse, c'est s'avilir, c'est ne se point respecter ; & sans doute, l'aveu de Darius a bien peu d'exemples ; mais s'il lui coûta beaucoup, il en fut plus glorieux. La difficulté de l'aveu en augmente le prix, Darius, quoiqu'accablé [3] du souvenir de sa faiblesse, quoiqu'irrité contre lui-même, avait cependant des sujets de consolation. En manque-t-on jamais, quand on est grand, quand on est généreux & tendre !

CHAPITRE XIX.

ARTAXERCE voyait son bonheur s'accroître de jour en jour. Il n'avait plus rien à craindre de la douleur, de la trop grande sensibilité de son épouse. Il était parvenu à la consoler. Si de temps en temps il s'élevait quelques nuages sur son front, lorsqu'on lui parlait du triste fort de sa famille, l'ardeur de son amour les avait bientôt dissipés. Il est vrai, que comme auparavant, elle n'aimait plus le tumulte, les brillantes [] fêtes, les plaisirs étourdissants de la Cour ; elle avait trop, à Tes périls, appris à connaître les amertumes qui les suivent. Elle savait que leurs douceurs font comme ces fruits qui exhalent une suave odeur, flattent l'odorat, qui éblouissent les yeux par leur beauté, & qui portent un poison mortel dans le corps. Une solitude riante, où elle pouvait vivre avec son époux, où toute entière à son amour, elle lui donnait le bonheur & le recevait de lui, était bien plus de son goût. Quand on est dégoûté des plaisirs bruyants, ceux que fournit la nature sont bien plus vifs, & nous attachent bien plus fortement. Avant qu'on les connût, on les desirait sans cesse, on y fesait consister son bonheur : ne met-on pas toujours son bonheur dans ce qu'il est difficile de posséder !... On [105] se déchirait rame, le corps, pour parvenir à les avoir ; les a-t-on ressentis, la jouissance n'en est pas long-temps délicieuse. C'est le propre de ce qui nous enivre, si l'ivresse n'est pas l'effet du sentiment, d'inspirer bientôt le dégoût ; & tout ce qui nous éloigne le plus de la nature, nous y ramené toujours le plus promptement.

La verdure d'un mirte, l'argent d'un ruisseau, le coloris d'une tendre fleur, le chant d'un oiseau, une grotte où elle pouvait se retirer avec son époux, étaient devenus pour Statira des objets infiniment plus chers, plus précieux, que ces superbes festins, ces bals étourdissants, ces spectacles, ces assemblées magnifiques qu'elle avait tant chéris. Jusqu'alors elle avait pensé que plus la félicité d'une personne est connue, [104] plus elle est douce. ( Je crois que cette maxime a été inventée par un petit maître, ce n'est point être heureux, de goûter un bonheur ignoré. ) Statira éprouvait bien le contraire. Elle sentait que le bonheur caché est toujours le moins interrompu & le plus tranquille ; ses malheurs lui avaient appris combien il est dangereux de paraître heureux en public. Si l'envieux eût ignoré l'amour d'Artaxerce pour elle, celui d'Amestris pour son frere, il ne se fut point acharné à la perte de sa famille, & elle ne l'aurait point vue livrée innocemment à la mort. Elle fesait souvent ces réflexions, & elles l'affermiraient dans la résolution de vivre satisfaite, loin du tumulte de la Cour, au près de son époux. Combien cette façon de penser plaisait à Artaxerce ! Combien il l'en [105] aimait davantage !... Empresse à prévenir ses moindres desirs, à régler ses volontés, ses goûts, ses sentimens sur les siens, il se faisait une loi de ne jamais la contredire. Les chaînes de leur amour se resserraient par cette complaisance assez facile ; & leurs cœurs, plus étroitement unis, goûtaient des plaisirs plus purs & plus vifs.

Souvent quand la Cour était encore plongée dans les langueurs d'un pénible sommeil, quand l'aurore commençait à répandre les premiers raïons du jour, ils allaient ensemble errer dans les jardins, y respirer la fraîcheur des riantes matinées. Pleins de cette douce joie qui coule dans les veines de deux tendres époux, à l'aspect du rajeunissement de la nature, ils tombaient l'un & l'autre sur le gazon : combien alors, combien [106] de tendres caresses ils se prodiguaient ! Tout ce qu'une félicité tranquille, une ardeur mutuelle, une union voluptueuse ont de charmes, se réunissait pour eux. Leur, cœur, leurs yeux, leur visage, tout portait en eux l'empreinte du vrai contentement..... Dans ces moments ; si doux, Artaxerce ne cessait de vanter son bonheur, Statira de redire le sien ; & tous deux appuyés l'un sur l'autre : Quels mortels plus heureux, disaient-ils, que deux jeunes époux unis par le penchant !.... Ils n'ont besoin ni de richesses, ni de trône pour être satisfaits.... ils les trouvent dans leurs cœurs ;.. leur union est pour eux une source intarissable de délices... ; ils ne comptent point les années qu'ils ont déjà coulées ensemble.... On ne compte le tems que quand on n'en a pas joui... [107] Et leur vie est une perpétuelle jouissance. La nuit, le jour, pour eux, n'est qu'une succession de plaisirs.... L'un des deux s'éveille-t-il, il trouve à ses côtés le seul objet qui puisse remplir ses desirs : va-t-il se reposer, il l'y retrouve encore. A mesure que l'ivresse éteint les desirs, l'amour, le tendre amour prend soin de les rallumer... Ils arrivent ainsi au bout de la carriere que leur a tracée la nature, sans s'en être jamais rappellé le commencement, sans en avoir apperçu le terme. Que la mort frappe alors, ils recevront ses coups sans se plaindre... Qui n'a point celle d'être heureux pendant sa vie, à son dernier instant connaîtrait il la plainte ?... Tel sera notre sort, en se lançant mutuellement de vifs & tendres regards, ainsi coulera le reste fortuné de nos jours !... Si de [] grands malheurs les ont troublés, nous avons appris à mieux connaître le prix du bonheur... Aimons-nous ; aimons-nous toujours.... L'amour causa nos malheurs, à la vérité, mais l'amour maintenant répare bien les maux qu'il nous a faits.

Une félicité si paisible ne pouvait demeurer long-temps sans fruit. Bientôt Statira goûta les douceurs d'être mere. Le fils qu'elle mit au jour fut un nouveau gage de sa tendresse pour Artaxerce, & un nouveau nœud qui lui affura la sienne. Darius qui se vit revivre dans cet enfant, les en aima plus tendrement. On eût dit qu'il ne vivait plus que pour être témoin de leur heureuse union. Mais Parisatis toujours implacable, les Courtisans toujours jaloux, brûlaient encore de la troubler, & en cherchaient les moyens.

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CHAPITRE XX.

LA douleur qu'avaient causée à Darius tous les tragiques événemens qu'on a rapportés, les incommodités de la vieillesse avaient extrêmement altéré son corps. Sa santé était faible. Toujours languissant, abattu, il semblait de jour en jour approcher de sa tombe.... On le voyait insensiblement dépérir. Parisatis qui n'avait jamais désespéré de lui persuader de ravir la couronne à Artaxerce pour la faire palier à Cyrus son favori, cherchait à profiter de ses derniers moments, pour obtenir de lui qu'il nommât ce Prince son successeur. Intrigues, artifices, prieres, elle mettait tout en usage. Aisément Artaxerce s'en appercevait. Quoiqu'il [] fût content de son sort, quoiqu'il dédaignât le trône, il était néanmoins charmé d'en être l'héritier, moins pour lui que pour sa chère Statira. C'était un don qu'il voulait ajouter à celui de son cœur & de sa main. Son pere le lui avait deux fois promis. Il comptait sur sa parole, encore plus sur sa tendresse, dont il cherchait sans cène par son respect, par sa bonne conduite , par la culture de ses talents & de ses vertus, à se rendre digne. Il ne laissait pas cependant que de craindre l'influence des discours de sa mere ; il savait le fier ascendant qu'elle avait autrefois eu sur lui, & il se disait souvent : „ Qui a pu, étant trompé, „ arracher à mon pere le consentement de la mort de Teriteuchme & de Roxane ? pourra bien, voulant séduire, m'enlever la couronne „. [] Ces réflexions, à la vérité, ne lui causaient pas beaucoup de peines. On perd sans regret ce dont la jouissance est indifférente. Ce n'est que le prix que l'opinion ajoute aux choses, qui nous les fait ou desirer, quand nous ne les possédons point, ou regretter quand on les a perdues. Artaxerce avait bien dequoi se consoler de la perte du trône, dans l'amour, dans la possession de Statira. Est-il rien qu'une amante, une épouse, ne puisse faire oublier ! L'amour heureux peut, seul, remplir le cœur : s'il fait place à quelques autres desirs, ils lui sont tous rapportés ; & certainement le desir le plus incompatible avec l'amour, c'est l'ambition d'un trône qui ne serait point pour l'objet que l'on aime. Un ambitieux ne fut jamais ni un tendre, ni un véritable amant, [] Sans doute qu'Artaxerce fortuné n'eût jamais formé des vœux pour la toute-puissance, si ce n'eût été pour la partager avec son épouse & pour continuer d'y vivre heureux avec elle. Si, par les insinuations de Parisatis, Cyrus son frere l'obtenait, il était à craindre pour lui que cette Reine, qui avait en horreur le reste du sang d'Hidarne, ne lui persuadât de le verser. Qu'aurait-il pu alors lui opposer? Il eût fallu qu'il se laissât enlever son bonheur sans murmure, ou redouter lui-même la mort s'il avait osé se révolter. C'étaient de tels sujets de crainte qui l'engageaient à faire ses efforts pour rendre inutiles ceux de sa mere.

Darius jusques-là avait toujours rejette tout ce que Parisatis avait imaginé pour le faire pencher du côté de Cyrus. Envain elle lui représentait [] que ce Prince étant le premier-né depuis son avènement à la couronne, rien ne paraissait plus juste, plus raisonnable, que de la lui remettre. Il l'avait promise à Artaxerce, elle lui appartenait de droit ; il l'aimait, & il lui répondait qu'elle ne serait jamais à d'autre qu'à lui.

Pendant que la Reine s'épuisait à chercher des raisons plus convaincantes pour le forcer à se rendre à ses desirs, une maladie violente attaqua Darius. Artaxerce & Statira s'en affligerent. Presque toujours a côté de son lit, ils employaient les plus tendres soins pour conserver ses jours. Parisatis imputait leurs assiduités à un autre objet, & ne négligeait rien pour les en éloigner autant qu'il lui était possible. Etaient-ils partis, elle fatiguait sans cesse le Roi [] par ses prieres pour Cyrus. Quelquefois il semblait y être sensible ; comme la joie brillait alors dans ses yeux ! Le Roi le remarquait, & s'il avait eu la moindre intention d'acquiescer à sa demande, elle s'évanouissait bientôt. Sa faiblesse à chaque instant s'accroissait. Souvent même il avait de longs évanouissements, pendant lesquels on le croyait expiré ; & Parisatis se désespérait de n'avoir rien obtenu ; nos deux jeunes époux, d'avoir perdu un si tendre, si généreux pere. Quand il reprenait ses sens, qu'il les voyait près de lui en pleurs ; il les fixait tendrement, prenait la main de Statira, & la couvrant de les lévres mourantes, Consolez-vous, ma fille, (disait-il) chacun doit payer ce tribut a la nature... Les Rois rien sont pas plus exempts que le dernier berger.... La [115] mort, comme l'amour, ne connait point de rang... Tout est égal a ses yeux : & ce n'est plus gueres que dans fin empire qu'existe cette égalité.... Je ne crains point de mourir: J'ai été Souverain, j'ai fait mes efforts pour rendre mon peuple heureux : J'ai plus d'une fois... hélas ! il n'est que trop vrai pour vous ! ( & il versait des larmes ) J'ai plus d'une fois commis des injustices, trompé par des imposteurs!.... Mais le repentir doit effacer le crime... & le mien, vous le savez ! Grands Dieux ! vous le savez ! le mien a été sincere !.. Infortuné Hidarne ! Vertueux Teriteuchme !.... Misérable Roxane!... Combien votre triste fin m'a coûté de pleurs & de regrets ! Hélas ! elle a avancé la mienne !.. Des jours tissus de regrets, de tristesse, ne peuvent long-temps durer... Je m'en console.... [] Ma mort, du moins, ma mort est séreine ! Je ne regrette ni mes grandeurs y ni mon trône. si les laisse, ( en embrassant Artaxerce ) je les laisse a un successeur digne de moi... Puissiez-vous, mon fils, achever l'ouvrage commencé par mes soins !... J'ai fait briller l'aurore du bonheur aux yeux de mon peuple: puissiez-vous leur en faire goûter le midi le plus beau!....

Combien ces paroles, ces vœux attendrirent Artaxerce ! étendu sur le lit de son pere, le tenant embrassé, il l'inondait de ses larmes. Ah ! mon pere, disait-il, que je voudrais acheter une vie si chere aux dépens de la mienne !.. Faut-il, grands Dieux ! faut-il qu'un pere si tendre, un Roi si juste éprouve le sort funeste des autres hommes ! Ne devriez-vous pas, pour un Prince vertueux, [117] changer les loix de la nature !.... C'est votre image sur la terre.... Vous rendez les mortels heureux après leur mort, lui, les rend fortunés pendant leur triste vie... Ah! mon pere, ah! que ce soin va pour moi être un pésant fardeau !... Qu'il est difficile de s'en acquitter!... Mais vous l'avez rempli ; vous pouvez me l'apprendre. Consacrez vos derniers moments à m'enseigner les sentiers que je dois suivre, pour vous imiter...Dites-moi, mon pere, enseignez-moi comment vous avez pu régner si long-temps, & rendre votre régne si doux & si paisible......

Darius, à cette demande, sentit ses forces se ranimer ; une douce lumiere brilla dans ses yeux. Tous ses sens trésaillirent de joie; il leva ses regards vers le Ciel, & fesant un pénible effort pour se soulever, [] il jetta ses bras autour du corps de son fils ;... ah ! mon fils, mon fils ! sans doute il est difficile de rendre un peuple heureux... Un Prince a beau être juste, sensible... la plus pure justice a ses moments d'iniquité, & la tendresse la plus vive des instants d'insensibilité.. J'en ai moi-même, hélas ! fait uns triste épreuve.... Malheureuse famille d'Hidarne, le souvenir de ton sort est encore présent à ma mémoire !.... La flatterie , l'imposture, l'envie, veillent toujours autour d'un Souverain... Epanche-t-il ses faveurs sur la vertu ; leur langue est toujours prête à la noircir...Trompé, séduit par leurs discours, mon fils,il substitue a ses bienfaits les disgrâces les plus affreuses.... La vertu n'en gémit point : la vertu sait mépriser la fortune... Mais, mon fils, combien, quand il connaîi son erreur, combien [9] de regrets consument le Souverain!... Il a beau tâcher de la réparer... Un cœur tendre & vertueux croit toujours n'avoir point assez, réparé les outrages qu'il a faits.... O mon fils ! que d'écueils, que d'écueils vous avez à éviter ! Affaibli par cette pensée, il retomba sur son lit, noyé dans ses larmes, & Artaxerce y mêlant les siennes, tomba sur lui, en le tenant toujours embrassé. Statira à côté de lui, ressentait les atteintes de la douleur la plus vive. Tous ceux qui étaient présents, se sentaient involontairement attendris. La seule Parisatis frémissait de rage de n'avoir pu réussir dans son entreprise. On n'entendait dans la chambre que, soupirs, que sanglots ; on ne voyait couler que des pleurs. Impatient d'apprendre ces écueils qu'il avait à éviter, ô mon pere ! disait Artaxerce, [120] ô mon pere ! ranimez-vous encore un moment ! achevez d'instruire un fils qui brûle de marcher sur vos traces !.. achevez de montrer a ce fils la voie que doit suivre un Prince vertueux!.... Mon fils, je sens la mort qui s'approche... ses coups sont suspendus sur moi. Je ne vis plus pour ce monde. Je sens, je sens que je ne puis plus vous instruire davantage.... Mais, dans le rang où vous êtes, voici la maxime que vous devez, suivre... ( ça toujours été la mienne ) Gravez-la bien, mon fils, dans votre mémoire.... UN BON PRINCE DOIT FAIRE TOUT CE QUE LA JUSTICE ET LA RELIGION EXIGENT DE LUI.... Ne l'oubliez point, mon fils,... elle sera votre guide.... Approchez, Statira; approchez, Parisatis.... Embrassez-moi tous.... pour la derniere fois..... Adieu... je [] meurs.... mes.... enfants.... adieu.... il expira en prononçant ces mots.

Que de cris furent poussés, que de pleurs répandus dans ce fatal moment! Pénétrés de douleur, déchirés de regrets, à la tête de ce lit de mort, Artaxerce & Statira pressaient encore dans leurs bras ce cadavre inanimé, l'arrosaient de leurs larmes. On fut obligé de les en arracher & de les conduire dans leur appartement.

Bientôt vint l'heure de l'ensevelissement. L'un & l'autre voulurent accompagner la pompe funebre! La sincérité du regret était peinte sur leur front. Le peuple n'était pas moins affligé qu'eux. Un bon Roi est toujours pleuré de ses sujets. De tous côtés on entendait dire : il est donc mort, ce bon Prince !... L'air ne retentissait que de gémissemens. [122] La ville entiere semblait enveloppée de deuil. Tout était attendri, tout était attristé. Tout le monde avait les yeux fixés sur Artaxerce & semblait lui dire de marcher sur les traces de son pere. Ce langage muet n'était point inintelligible au Prince, il voyait ce qu'on exigeait de lui, & se rappellant la maxime de Darius, il fesait dans son cœur un ferment secret de ne point s'en écarter ; ses cendres furent mises dans le même tombeau que celles d'Amestris, d'Hidarne, de Roxane & de Teriteuchme. Quand elles y furent renfermées Artaxerce s'approcha du tombeau, & le baignant de pleurs, marbres sacrés, s'écria t'il, monumens qui couvrés ce que j'avais de plus cher!... puissiés vous durer à jamais ! votre sein est l'asyle de ce qui peut naître de plus grand chez [2] les faibles mortels.... de deux cœurs sensibles, d'un citoyen zelé & d'un Prince vertueux.... A ces mots le peuple répondit par des cris lamentables.... Ne pouvant plus contenir sa douleur mortelle , voyant celle de son épouse, Artaxerce se retira avec elle.

CHAPITRE XXI.

ARTAXERCE était au comble du bonheur. Uni a Statira, élevé sur le trône qu'avait il encore a désirer? Il ne lui manquait que le couronnement, cérémonie plus pompeuse qu'utile.... Cependant lui & son épouse versaient encore des larmes. Le brillant héritage que laissait Darius par sa mort ne les eblouissait point : & ne suspendait pas le cours [1] de leur regrets. L'ambition se tait devant la nature, & la fortune la plus riche n'est pas capable d'empêcher deux cœurs tendres & vertueux de lui payer le tribut qu'elle exige. Un pere tendre est un trésor plus prétieux que tous ceux qu'on peut hériter de lui. Tel était le sentiment de ces deux époux. Ils avaient, en perdant Darius, perdu la seule personne qu'ils pussent souhaiter pour témoin de leur félicité. Ils avaient perdu le bienfaiteur dont ils la tenaient ; & pour les ames reconnaissantes, ne pas goûter le bonheur sous les yeux de celui qui l'a donné, c'est être privé de la plus délicieuse moitié de ses douceurs. Combien le trône s'avilissait à leurs yeux , quand il le comparait à la perte qu'ils avaient faite ! Ils le regardaient comme un bien stérile, qui ne peut [3] verser dans l'ame aucune sensation voluptueuse. Un bon pere au contraire leur semblait une source d'où s'écoulent, comme un intarissable torrent, mille sentimens délicieux. Cette source helas!... était tarie pour eux. La mort, l'impitoyable mort l'avait dessechée. Il ne leur restait plus que leur amour. Du côté de leurs parents, la nature était devenue pour eux sans douceurs. Etait-ce Cyrus, était-ce Parisatis qui auraient pu les leur procurer ? Ils ne leur pouvaient être que des sujets de douleur. Qu'ils auraient desiré pouvoir éteindre leur haine !... Pour faire a Parisatis reprendre des entrailles de mere, à Cyrus des sentimens de frere, que n'auraient ils pas donné !... Il n'est rien de plus insupportable pour des ames sensibles, que d'être haïes des personnes [126] dont naturellement elles devraient être aimées.

Parisatis était bien loin de remplir leurs vœux. L'avortement de son entreprise avait redoublé son ressentiment. Voir Cyrus, voir son favori, se voir elle même sujette de Statira, était une chose que son esprit ne pouvait considérer sans horreur. Le nom seul de Statira la fesait frémir. Malgré le trépas d'Amestris, malgré l'aveu que le Roi avait fait de son erreur, toujours persuadée du crime de Teriteuchme, sans cesse elle jurait la perte de la feule sœur qui lui restât, & la ruine de son époux. L'or, l'espoir des grandeurs, les discours flatteurs, tout était par elle employé pour se faire des partisans. Les courtisans qui craignaient que la nouvelle Reine ne tirât vengeance des désastres qu'ils avaient causés [127] dans sa famille, se rangeaient tous de son parti, bien aises de s'en faire un appui dans le besoin & d'unir leurs dangers aux siens. Telle est de toutes les cours la maxime. Quand on desespere de fléchir le Prince, on doit s'unir à son plus puissant ennemi. S'il tombe, tôt ou tard il se releve, & l'on se releve avec lui.

Cyrus de son côté avait aussi ses sujets de haine.... en est il de plus forts que l'envie & l'ambition ! Il se voyait avec regret frustré de la couronne; & il en était d'autant plus irrité, que toujours la Reine l'avait bercé de l'espoir de commander. Il est vrai, qu'elle n'avait rien négligé pour le remplir, qu'elle tentait tout encore pour le faire ; mais des efforts stériles satisfont-ils un jeune ambitieux ! tout ou rien absolument obtenir, est le caractere [113] d'une ambition ardente, comme l'était celle de Cyrus.

L'ambition n'était pas le seul sujet de ressentiment qu'il avait contre son frere. Les beaux yeux de Statira avaient allumé de l'amour dans son cœur. Ce secret n'était encore connu que de lui. Sa mère même à qui il avait coutume de s'ouvrir entièrement l'ignorait. Auprès de Statira, il s'était toujours reservé ; si quelquefois il avait involontairement lancé de tendres regards ; leur langage n'avait point été compris. L'amour cependant ne peut long-temps être renfermé dans une ame. Un cœur enflammé cherche à communiquer ses feux. Cyrus sentait le besoin consumant de faire connaitre les siens. Soit crainte, soit respect, soit orgueil, sa bouche n'avait encore rien découvert, mais [129] il ne pouvait plus long-temps se taire.

Depuis la mort de Darius, il n'avait point été voir Statira, la seule Parisatis avait reçu de ses visites. Y aller après un si long intervalle devait selon lui paraitre une chose surprenante ; mais il pouvait pretexter qu'il avait craint d'irriter ses douleurs par sa présence ; manque t'il jamais de pretexte à ceux qui veulent en chercher, surtout aux hommes qui ressentent de l'amour ! Il y fut. Statira quittait peu son époux, à moins qu'il ne fut occupé aux affaires de son état. Cyrus la trouva avec lui. Qu'Artaxerce fut charmé de revoir son frere ! Aussi-tôt qu'il le vit entrer, il vola au-devant, lui donna les plus grands témoignages de tendresse & par son empressement lui épargna [110] le triste soin de chercher des excuses pour voiler sa diuturne absence. Cyrus qui n'avait point cru le trouver, parut embarrasse, contraint, & eut ardemment desiré ne point être venu. Statira néanmoins sembla plus belle a ses yeux qu'il ne l'avait jusqu'alors vue. Il reçut d'elle ces marques d'affection qui sieyent si bien à la beauté, qui a rendent plus piquante, & font trop souvent!... naitre de tendres flammes dans des: cœurs qui n'avaient encore connu que l'insensibilite. Il eut la témérité de s'imaginer qu'il ne lui était pas indifférent, & fit dire à ses regards mille choies qu'elle prit pour des signes d'amitié. Il sortit dans l'espérance de ne pas déformais soupirer en vain....

Combien cette visite fit de plaisir aux deux époux ! Ils se félicitaient [131] déjà d'avoir retrouvé un frere, d'avoir renouvellé une amitié que leur élévation au trône parassait avoir éteinte. A l'exemple de Cyrus, ils se persuadaient que bientôt Parisatis calmerait son ressentiment, & leur rendrait sa tendresse. Flattés de cet espoir séducteur, ils sentaient dans leur cœur s'élever une secrete joye, & savouraient déjà d'avance les délices d'une réunion si inesperée. Oui, chere Statira, disait Artaxerce à son épouse, le ciel comblera nos vœux. --- La tendreté va rentrer dans l'âme de ma mere. Quand Cyrus cesse de nous hair, pourquoi ne l'imiterait-elle pas. ? N'est-ce pas lui seul qui allumait sa haine ? S'il n'eut jamais pensé au trône, si Parisatis ne lui en avait point promis la possession, serions nous désunis ? Puisqu'il cesse d'y prétendre, ma [] mere est degagée de ses promesses. La cause de notre désunion est anéantie.... Oui, elle l'est. Ciel! daigne remplir mon espoir !... fais que bientôt je puisse en liberté épancher mon cœur dans le sein de ma mere.... Le fils & celle qui le fit naître font ils faits pour Ce craindre ?. La confiance est la plus délicieuse douceur de la nature,... chere Statira,nous allons la goûter !.... ah !.. Sa voix sur ses levres expirait de joye. Son épouse la partageait, & se laissait, ainsi que lui, séduire par ces présages trompeurs d'une prochaine réunion. Pour l'accélérer, pour épargner une certaine délicatesse que Parisatis, selon lui, croirait blesser, si elle fesait les premiers pas, Artaxerce resolut de la prévenir. Statira approuva son dessein & rappuya même de plusieurs [135] raisons. Elle lui représenta que Parisatis ne pourrait se refuser à cette marque de tendresse, qu'une mere a toujours l'ame sensible, qu'elle a beau dissimuler, elle souffre toujours d'être obligée de ne point vivre dans une douce intelligence avec ses enfants. Elle le pria de tout tenter pour la toucher ; jettés vous, disait-elle, à ses pieds, arrosés les de vos larmes, qu'une fausse honte ne vous abuse point. Il n'est jamais honteux de fléchir devant les auteurs de ses jours. Artaxerce l'assûra qu'il ne negligerait rien, qu'il faudrait que sa mere fut insensible, si elle resistait aux tendres déférences qu'il lui marquerait & qu'il était déterminé à avoir pour elle & pour son frere. Sa visite ne fut differée que jusqu'au lendemain. Il était sur le point d'aller la faire, quand il vît venir Cyrus. [134] Après l'avoir tendrement embrassé il lui dit de tenir compagnie à Statira jusqu'a ce qu'il revint & sortit plein de la douce espérance de fléchir sa mere.

En attendant le retour d'Artaxerce, Cyrus & Statira allèrent faire une partie de promenade au bosquet où elle avait coutume d'aller avec son époux. Que de marques d'amitié elle lui donna ! Ses yeux, ses gestes, ses discours, tout disait à Cyrus combien était vif le sentiment dont sa vue affectait son cœur. Trésaillant de joye, brulant d'amour, il lui serrait la main avec transport, elle en fesait de même, il lui jettait un regard enflammé, il en recevait un autre, enfin ne pouvant plus contenir sa flamme, le plaisir qu'il éprouvait, ah ! Statira, dit-il, ah pourrais-je me flatter,.. pourrais-je esperer [115] d'être aimé de vous ? —- Si vous en êtes aimé ! ( la joye brilla sur son visage. ) Pourrais-je ne pas chérir le frere de mon époux ?... Un doux baiser en fut la preuve. Cyrus confondus par ces derniers mots, ne le reçut qu'en détournant les yeux. Il connut qu'il s'était mépris sur la nature de l'affection que lui montrait sa belle sœur ; qu'il avait pris pour des effets d'amour, les effets de la simple amitié. Le dépit, la colere éclataient dans tous ses traits, il serrait avec effort ses levres, comme pour retenir ses paroles, & dissimuler ce qui se passait dans son ame, Statira n'y fit pas attention & ne cessait de lui prodiguer les plus douces, les plus tendres caresses, cher Cyrus, lui disait-elle, non vous ne sauriés croire combien je vous aime.... La plus vive, la plus pure amitié est le [116] nœud qui m'attache à vous. Vous êtes également cher a mon époux.... Ses sentimens pour vous ne sont pas moins tendres que les miens.... Combien nous gémissions l'un & l'autre de ce que vous paraiffiés nous hair !... & quelle joye votre abord versa hier dans nos cœurs !... vous en futes témoin.... Ah ! si Parisatis pouvait mettre aussi fin à sa haine !... j'attens avec impatience l'issue de l'entrevue qu'Artaxerce a actuellement avec elle. Puisse le ciel la rendre heureuse !... Combien de pleurs nous seront épargnés !... Sentés vous, cher Cyrus, combien il est dur d'être sans cesse en guerre avec ceux que l'on aime & qui devrait nous aimer ?... Mais elle nous rendra sa tendresse, oui: j'ose l'espérer !... Puisque nous avons la votre, pourrait elle nous refuser la sienne !...

[137]

Cyrus ne répondit rien à tous ces discours. Un nuage épais couvrait son front. La dissimulation, la contrainte enchaînaient tous ses sens. Cependant il tournait involontairement ses yeux sur Statira : son cœur était combattu par la haine & l'amour. Tantôt persuadé que Statira n'avait point compris la nature des feux qui le dévoraient, il voulait la lui découvrir, lui inspirer au moins de la pitié, tantôt indigné de sa faiblesse, se rappellant qu'il était son sujet, qu'il pouvait devenir son maître, il voulait mépriser une femme dont il ne pouvait recevoir que des refus, si jamais, il avait assez peu de courage pour lui avouer sa flamme. Quelquefois il rougissait d'avoir si long-temps tardé de faire éclater une révolte contre son frere, & d'être revenu dans un lieu où tout [138] était pour lui un sujet d'amertume & de douleur. Une autre chose le tourmentait encore. Il ne pouvait rien sans Parisatis ; & si elle se laissait fléchir par son frere, si elle se réunissait à lui que deviendrait-il ? Forcé d'étouffer son ardeur pour la couronne, de renfermer sa haine ; son amour, de rendre à Artaxerce un hommage qu'il croyait devoir obtenir de lui, gémirait il dans une éternelle contrainte ? Quoi ! voir une personne qu'il adorait, un trône qu'il brûlait de posséder au pouvoir d'un autre, & n'oser pousser le moindre murmure !... toutes ces pensées venaient à la fois assiéger son esprit & l'accablaient. L'embarras d'être seul auprès de Statira ajoutait encore à l'horreur de son chagrin. Ses épanchemens, ses témoignages d'amitié étaient une [] vaine consolation pour lui. Souvent il est plus dur d'être flatté par l'objet de ses feux que d'en être rebuté. Il ne désirait pas moins qu'elle, le retour d'Artaxerce, afin de pouvoir se retirer. Il parut enfin. Sa démarche, son empressement, ses yeux, son air, tout annonçait à Statira que son entrevue avait eu un prospere succès, elle courut au-devant de lui. Ils s'embrasserent sans pouvoir proférer un seul mot. Revenu de cet excès de joye, ma chere Statira !... ah !... ma mere ne nous hait plus !... mes prieres, mes pleurs l'ont flechie. J'ai reçu d'elle les marques de la plus vive tendresse.... S'approchant de Cyrus & l'embrassant avec transport : enfin, mon frere, nous voila tous réunis !... quel bonheur inattendu !... que déformais, mon frere, rien ne puisse nous séparer.... Je [14] veux vous attacher à moi par les plus doux liens.... Vous avés desiré la toute puissance.... daignés, mon frere, daignés la partager avec moi. Cyrus ne pouvait paraitre insensible à cette offre gênéreuse, il voyait qu'elle partait du fond de son cœur, mais il savait que l'autorité souveraine ne peut se diviser, & si un autre y avait part, elle était à ses yeux sans attraits. Il fit un effort sur lui pour se contraindre, l'en remercia, & le désespoir dans le cœur s'en retourna à son appartement pour donner carriere à ses réflexions sur l'état où le plongeaient son amour, son ambition impuissante, & la réunion que son frere lui avait annoncée de Parisatis avec lui.

Parisatis n'avait à rien moins pensé qu'a se reconcilier avec le nouveau Roi. La haine & la cruauté sont [] capables de toute dissimulation ; & dans l'instant, ou tenant son fils dans ses bras, l'arrosant de ses larmes, elle lui avait montré la plus vive tendresse maternelle, elle jurait sa ruine dans le fond de son ame, & riait de son aveugle crédulité. Cyrus désespéré, fut plusieurs jours sans aller la voir. Elle, qui l'idolatrait, qui désirait autant que lui son élévation, était surprise de son absence, filait toujours ses intrigues ; & pour les cacher affectait l'amour le plus tendre pour les deux jeunes époux. Sans cesse elle leur peignait combien elle était pénétrée de douleur d'avoir immolé Teriteuchme & Roxane. La sincérité du repentir se montrait dans toutes ses actions. Elle avait même proposé à Artaxerce le châtiment des courtisans qui l'avaient séduite. Ne voulant point signaler le [] commencement de son regne par des actes de vengeance & de rigueur, le Prince avait eu la générosité de leur pardonner. Parisatis l'avait bien prévu : autrement eut elle proposé la punition de Tes propres partisans?

Les deux jeunes époux flattés des preuves qu'elle leur donnait de sa sensibilité, éprouvait la joye la plus vive de se voir, après tant de haines, réunis aux seuls parents qui leur restaient encore. Ils benissaient le ciel d'avoir daigné mettre le comble à leurs vœux les plus doux. Rien ne leur paraissait à craindre. La défiance n'avait point d'entrée dans leur ame, Les ames vertueuses connaissent elles la défiance ! S'aimer, cherir un frere, une mere, être heureux, rendre heureux leur peuple était l'unique objet de leurs occupations. En est-il de plus douces que de travailler à [141] son bonheur & à celui des autres ?

Quelques jours s'écoulerent dans cette situation délicieuse. La cérémonie de leur couronnement n'avait point encore été faite. Artaxerce n'ignorait pas qu'aucun de ses ayeux ne l'avait négligée , qu'elle en imposait aux yeux du vulgaire, & rendait plus respectable la majesté des Princes. Il resolut de ne pas plus long-temps différer. Les préparatifs furent ordonnés & la cérémonie fixée au jour suivant.

Artaxerce prit soin de l'annoncer à Cyrus, Il le conjura de s'y trouver & lui proposa encore plusieurs fois de partager avec lui le souverain pouvoir. Tant que son frere fut présent, Cyrus contint la douleur dont son ame était en secret déchirée : fut il sorti ; il se livra au plus cruel désespoir. Son amour, son [] ambition se reveillerent à la fois. Let yeux brûlants de rage, le visage pâle, ridé; dévoré de jalousie, il se promenait à pas précipités dans son appartement, portait quelquefois sa main sur son front, levait les yeux au ciel, & noyé de pleurs, les baissait aussi-tôt vers la terre. Enfin, l'esprit oppressé par le tumulte des idées qui l'assiegeaient, il se laissa tomber sur un sopha, & appuyant sa tête fatiguée sur son coude, malheureux Cyrus ! s'écria t'il, quel est ton triste sort ! tout est perdu pour toi ! que te reste t'il ?... ton frere posséde tout ce qui pouvait remplir tes desirs! le trône est dans ses mains.... l'objet de tes feux dans son lit ;... & tu le souffrirais ?... Lâche ?... comme un esclave gémis dans la contrainte.... non: je n'y gémirai point.... tentons tout.... qui ne fait nul effort pour [145] sortir de l'abyme, mérite d'y rester.... & il retomba enséveli dans une profonde reverie. Mille projets s'offrirent à sa pensée ; s'était-il arrêté à un ; un autre qui lui paraissait plus sur l'en détournait soudain. Toujours incertain, toujours désespéré, il errait d'objets en objets & ne se fixait à aucun. Quelquefois il se déterminait à n'écouter que la voix de son ambition, à immoler d'un même coup Artaxerce & son épouse. Bientôt l'amour détruisait sa résolution. Quelle position !... Flotter entre l'amour de la grandeur suprême & l'amour d'une jolie femme est la plus cruelle incertitude. L'ame est comme suspendue entre ces deux passions également violentes : elle se sent déchirer par l'une & l'autre. Cyrus éprouvait des tourmens inexprimables. Pour les adoucir tantôt il [14] voulait aller trouver Parisatis sa mere, lui reprocher la faiblesse qu'elle avait eue de céder à Artaxerce & la forcer de rembrasser son parti ; tantôt songeant qu'il pourrait en recevoir un refus, il préférait l'affreuse rigueur de son destin à la honte de voir ses demandes rejettées, & voulait sans elle, avec le secours des partisans qu'il s'était faits, bannir son frere du trône, le sacrifier à sa jalousie, & s'unir à Statira sur son corps sanglant, ou si son entreprise avortait, s'arracher la vie. Cette derniere résolution lui parut la plus sûre, & il s'occupait des moyens de la rendre fructueuse, quand il reçut un billet de Parisatis par lequel elle lui reprochait de ne point être, depuis si long-temps, allé la voir, & le suppliait de passer chez elle, aussi-tôt [147] qu'il l'aurait reçu.... Cyrus le lut, & sentit dans son aine renaître une nouvelle incertitude. Pourquoi peut-elle me mander ? Que me veut-elle dire ? quel est son dessein, disait-il ? Sa réunion avec mon rival ne serait-elle que feinte ? mais tous les jours on la voit lui donner des preuves de sa tendresse. Mon frere pourrait il être victime de sa dissimulation ; ne l'eut-il pas découverte. Le desir de s'affermir sur le trône est rarement aveugle, & mon frere en est épris, autrement à quoi bon se ferait-il couronner? On ne s'occupe gueres du dessein d'avoir son front ceint d'une couronne, quand ses charmes sont sans pouvoir sur le cœur, ou que l'on ne desire pas la conserver. Me voudrait-elle prier d'assister a cette horrible cérémonie, de ne la point troubler ?... Tels étaient ses discours. [148] Long-temps il fut incertain s'il se rendrait chez Parisatis, mais l'incertitude ne peut toujours durer. Pour mettre fin à la sienne il se décida enfin à céder à ses prieres, & à se transporter chez elle.

Parisatis était seule. Aussi-tôt qu'elle le vît entrer, elle courut au-devant de lui , l'embrassa, & le pria de s'asseoir. Cyrus avait l'air sombre, agité. Parisatis le remarqua, en devina la cause, & voulant s'en assurer, eh bien, mon fils, lui dit-elle, demain se fait le couronnement de votre frere. Verrés vous sans regret cette fête? --- Quand ma mere la verra avec plaisir, pourrais-je la voir avec regret ? — Oui, mon fils, je la verrai avec plaisir, mais parce qu'au lieu d'Artaxerce, Cyrus y sera couronné. — Comment ! êtes vous une secondé fois desunie d'avec [149] mon frere ?... Mon fils je n'ai jamais été unie avec lui: si j'ai paru l'être, c'était pour voiler mes desseins ; & le mieux conduire dans le piege où il est prêt à tomber. Mes partisans sont tous sur le point d'éclater : vous seul, pour les animer, manqués à leur tête. La joye brilla sur le front de Cyrus, transporté hors de lui même, il se jetta dans les bras de sa mère & lui prodiguant les plus doux embrassemens il la remercia de ne le point avoir oublié, de conserver encore pour lui cet amour qui était si cher à son cœur. Parisatis fut très sensible aux témoignages d'amour que lui donnait son favori. Elle lui raconta le projet qu'elle avait formé : au moment, lui dit-elle, qu'Artaxerce & Statira seront au temple , que le palais abandonné ne sera plus gardé que [150] par un faible nombre de soldats, nos partisans s'en rendront maîtres, semeront l'horreur, la confusion, l'épouvante dans toute la ville & vous proclameront Roi. On se saisira du Roi, de son épouse, la mort leut sera donnée, tandis que vous paraissant indigné de cette noire action, pour éblouir le peuple, vous feindrés de vous opposer aux rebelles. Jusques là, mon fils, montrés, ainsi que moi, montrés la plus tendre amitié à votre frere, & qu'il tombe dans l'abime sans l'avoir apperçu. Le fil de cette intrigue parut admirable aux yeux de Cyrus. Une seule chose lui fesait de la peine & il n'osait la découvrir à sa mere, il voulait que Statira fut épargnée. Supposons, disait-il, en lui même que je sois élevé sur le trône, quels charmes aura-t il pour moi, si l'objet de mes [151] feux ne le partage ? Devoré d'un inutile amour pour des cendres éteintes, la vie ne sera pour moi qu'un tissu d'amertume. Mon cœur sans cesse me reprochera la mort de Statira. Cette pensée le remplirait d'horreur & lui déchirait l'ame, vingt fois il fut sur le point de la devoiler à Parisatis. Vingt fois la crainte le retint. L'esprit plein du tableau de sa maîtresse expirante, agité de soucis, d'amour, d'inquiétudes, il sortit & prit involontairement le chemin de l'appartement de Statira.

Au milieu de ses femmes, elle était occupée à broder pour son fils une robe de poupre, tandis que dans les bras de sa nourrice, l'enfant folatrait, souriait à sa mere, lui tendait quelquefois ses faibles mains, pour l'embrasser, & semblait lui [] rendre graces du soin qu'elle prenait de sa parure. A la vue de Cyrus elle fit éloigner tout le monde. Cyrus, comme s'il eut été étonné de se trouver seul auprès d'elle, fut pendant quelque temps plongé dans un morne silence, dans une espece de stupidité. La joye, la tristesse, la jalousie, l'amour, la crainte, tous les différens sentimens que son ame éprouvait se peignaient tour à tour sur son visage. En vain pour lui parler, il cherchait sa voix ; sa voix était glacée dans le fond de son cœur. Parvenait il à murmurer quelques mots ; des torrents de soupirs, les fesaient aussi-tôt expirer sur le bord de ses levres. Ses yeux où, brillaient une douce langueur, une vive tendresse étaient fixés sur Statira, & remblaient exiger de la pitié. Statira surprise de son embarras, [] attendrie de la triste situation où elle le voyait, se jetta à son cou, & par les plus tendres caresses l'invitait à lui confier ses peines. Qu'avés vous donc, cher Cyrus, lui disait elle ? quel chagrin vous dévore ? vous est-il arrivé quelque malheur ? — Le plus grand qui me puisse arriver ? — Quel est-il ? épanchés votre cœur au sein de l'amitié. Vos maux sont également les miens. Je les partage tous: parlés : quel est ce malheur ? -- helas !... en poussant un profond soupir,... j'éprouve.... j'éprouve, le plus vif amour... & je suis sans espoir.... Un objet.... il ne put achever, lança sur Statira un regard tout de flamme & voulut se retirer. Elle le retint, & le serrant dans ses bras, achevés, non vous n'êtes point sans espoir, mon frere, achevés.... quel est cet objet ?.... — Ah ! si je [154] n'étais point sans espoir!... il voulut encore s'éloigner, Statira le retint encore, le pressa de lui découvrir, de lui nommer cet objet pour qui son cœur était embrasé d'une ardeur si violente, -.- Eh bien ! dit-il enfin, en fesant un effort pour parler, cet objet. il s'arrêta encore, comme pour réfléchir s'il le nommerait.... cet objet est devant mes yeux, je le vois, je l'entends, je le serre, il me serre dans ses bras.... L'étonnement, l'indignation se peignirent sur le front de Statira, elle gardait le silence, & baissée vers la terre, elle songeait au parti qu'elle avait à prendre dans une circonstance aussi critique. Combien elle se repentait de l'avoir tant pressé !...Elle ne savait que faire, que répondre. Si elle le rebutait, si elle lui montrait la juste horreur que lui inspirait son [6] amour illégitime, que n'avait elle pas à craindre ? Elle désesperait un frere, rallumait la haine entre lui & son époux, & causait les malheurs de l'un & de l'autre : si elle le flattait d'une vaine espérance, si elle fournissait une nourriture à son amour, elle trahissait son cœur, ternissait sa vertu, & donnait à un autre des sentimens qu'elle avait juré de n'avoir que pour Artaxerce, pour Artaxerce qui l'aimait, qu'elle adorait & avec qui elle goutait toutes les délices qu'une mutuelle tendresse peut procurer. Quel milieu choisir ? il ne lui restait que la seule ressource de combattre la flammé ; de Cyrus qu'elle plaignait, & qu'à tout autre prix que celui de son [honneur ] , elle eut voulu pouvoir rendre heureux. Ce fut le parti qu'elle embrassa. Pour ne point l'effaroucher, pour [156] ne point l'irriter, elle fit paraitre sur son visage cet air de douceur, d'attendrissement, de pitié qui communique tant de force, tant de graces à tous les discours qui sortent de la bouche d'une jolie femme & capable de persuader, de satisfaire un homme qui n'éprouverait d'autres sentiments que celui d'un malheureux amour. Vous m'aimés, cher Cyrus, lui dit elle !... je vous aime aussi.... Si la plus vive amitié peut suffire à votre cœur,... soyés sûr que le mien la ressent pour vous.... Mais voyés.... puis-je répondre à votre ardeur ?.... l'himen m'engage.... l'himen me défend de bruler d'autres feux, que de ceux que long-temps avant de connaitre les vôtres, j'ai consacrés à votre frere? Voudriés Vous que je devinsse une infâme adultere? De quel front oserais-je [157] alors me presenter aux yeux de mon époux ?... Non, cher Cyrus, non vous ne le voulés pas.... Quand on cherit la vertu, on voit avec horreur les autres souiller la leur.... de grace, cher Cyrus, rendés plus de justice à la mienne.... étouffés cette ardeur dont vous êtes épris.... Je sais que cet effort est pénible.... L'amour est un terrible ennemi. Comme ce n'est point nous qui l'allumons dans nos cœurs, souvent il nous en coute beaucoup pour l'éteindre.... Mais dans les grands cœurs, tous les sentimens doivent être soumis au joug de la raison... Cher Cyrus, remportés sur vous même cette [victoire ] . Il est honteux qu'un Prince fait pour enflammer les cœurs les plus inaccessibles à l'amour, ne puisse défendre le sien d'un amour illégitime.... Aimés moi toujours, je [] vous en prie, mais de cette amitié que j'éprouve pour vous.... Une ardente amitié peut être substituée aux feux bouillants de l'amour....

Cyrus n'osait, tandis qu'elle lui parlait, faire tomber sur elle ses regards. Un attendrissement mêlé de rage, de désespoir était peint dans ses yeux baissés tristement vers la terre. Son silence était celui que cause le tumulte confus des sens. Immobile, rêveur, il repassait dans son esprit la scene sanglante qu'il préparait à son frere, il se le représentait aux pieds des autels abbattu, défiguré, noyé dans son sang, expirant par des mains vendues à sa mere. Il se figurait à ses côtés Statira, la mort dans tous les traits, maudissant le ciel qui l'avait trahie, l'appellant à son secours, & mourant de douleur sur le corps de son [159] époux. Ces peintures tour à tour le révoltaient, & versaient le plaine dans son cœur. Quelquefois il était tenté de découvrir son dessein à Statira, croyant par la la rendre sensible à ses feux, mais tout-à-coup entendant les discours qu'elle lui tenait pour les combattre, il reprimait ce desir, & détournant l'oreille jurait en secret de la perdre sans pitié, elle & son époux. Tout ce qu'elle put lui dire, toutes les marques d'amitié qu'elle lui donna ne purent arracher une seule parole de sa bouche. Quelle devait être sa tristesse ! quels pleurs ne dut elle pas verser !... Voir un ami, un frere abymé de douleur, incertain s'il étouffera son amour, est pour un cœur sensible un tableau bien douloureux. Bientôt Artaxerce vint y en substituer un autre....

[160]

Un courtisan de ses amis à qui Parisatis avait déclaré son projet, qu'elle avait voulut séduire, lui avait appris la révolte qui devait éclater au moment où il serait au temple, & le trisse sort qu'on réservait à lui & à son épouse. Il était allé chez Cyrus pour lui reprocher sa perfidie, mais ayant su qu'il était dans l'appartement de sa mère, il s'était empressé de revenir raconter à Statira la nouvelle affreuse dont il venait d'être instruit, afin de concerter avec elle les moyens de prévenir le destin, l'horrible destin dont on les menaçait. Quelle surprise fut la sienne de trouver Cyrus auprès d'elle !... Il ne put retenir le premier éclat de la juste horreur que lui inspirait sa personne. Perfide, traitre, lui dit-il, osés vous bien encore vous montrer dans des lieux d'où vous [161] pretendés demain me bannir, si je ne préviens vos horribles complots ? Je les connais, j'en connais les artisans.... Songés que je suis Roi, & que d'un seul mot je puis vous arracher cette vie dont vous voulés me priver, ainsi que mon épouse.... Mais, ingrat, si je suis Roi, je n'oublie point comme vous, que Cyrus est mon frere & Parisatis l'auteur de mes jours.... Cyrus sorti de la profonde revêrie où l'avait plongé la scene qu'il venait d'avoir avec Statira, aux propos de son frere, affecta un air étonné & dédaigneux. Statira était concernée & croyait être occupée d'un songe. Mais helas ! ses yeux l'assurant trop de la réalité de ce qu'elle avait entendu, malgré l'indigne ingratitude du jeune Prince, elle resolut cependant de cacher à son époux l'amour qu'il avait osé [162] concevoir pour elle & fesait même ses efforts pour le justifier. Artaxerce connaissait trop la sincerité de son ami pour le croire capable de lui en imposer & de vouloir le désunir d'avec ses parents. Il fut sourd aux raisons que son épouse put lui apporter en faveur de Cyrus. La pâleur qui couvrait les joues de celui-ci, lui annonçait assez qu'il ne se croyait pas innocent, & qu'il était saisi d'un secret effroi: pour le rassurer, il prit un air de douceur, & le priant de s'asseoir,... mon frere, lui dit-il, soyons toujours amis. Si vous êtes coupable, avoués le moi : tout vous est pardonné: mais dites moi, mon frere, que vous ai-je fait qui puisse vous forcer à arracher la vie à moi, & à mon épouse ? Quel fruit pensiés-vous retirer de notre mort ? Le trône !... je vous en ai offert la [161] moitié ; vous l'avés refusée.... Le voulés vous posséder seul ?... je suis prêt à vous le céder.... Helas ! il ne m'est que trop funeste ! voyés l'avantage que je retire de la toute puissance.... Je n'avais qu'un frere, qu'une mere.... elle me les ravit. O cher Darius, ô mon pere ! je croyais avoir reçu de toi un don flatteur, & je n'ai reçu.... helas ! qu'un bien qui me prive de ceux qui m'étaient les plus chers !...

Cyrus était confondu par ses discours ; les sens étaient troublés ; il ne savait où porter ses regards, tout son corps décélait son embarras. Artaxerce ne voulut pas plus long-temps jouir de sa confusion, il l'embrassa tendrement, & l'arrosant de larmes de tendresse, voyés, lui dit-il, a qui vous voulés ravir le jour : je vous laisse, je vous offre encore la moitié du trône. [154] Pesés à loisir mes offres. C'est demain, vous le savés, que je me fais couronner: soyés, de la cérémonie, adieu, & il se retira. Cyrus troublé, confus, hors de lui même regarda Statira & partit sans rien dire. Il retourna chez Parisatis pour lui annoncer qu'on avait découvert leur dessein, elle l'avait déjà appris, tout lui était connu. Elle savait qu'Artaxerce avait dejà pris des mesures pour le rendre inutile, & ils se séparerent l'un & l'autre le désespoir dans le cœur....

Quand Cyrus fut seul, quand il fut livré à lui-même, il vît l'abyme où il s'était plongé. Son imagination ajouta encore à sa crainte & à ses tourmens. Il croyait entendre Statira redire à son époux l'aveu de la flamme, qu'il avait eu l'audace de lui faire : à ce récit il croyait le voir [165] s'irriter, s'indigner & jurer de venger son outrage. De moments en moments il attendait qu'on vint lui apporter la mort. Que la nuit fut triste pour lui ! l'insomnie,les songes, tout servit à l'effrayer ou à accroitre le degré de son désespoir. L'heure de la cérémonie fut elle venue ; entendit-il les cris du peuple, le bruit des instruments; il sentit tout son sang bouillonner de fureur, -- grands dieux ! s'écria-t'il, c'en est fait ?... Mon amante, la couronne, tout m'est ravi !... & pour comble d'horreurs, il me faut être témoin du triomphe de mon rival !... Oui : je le serai !... Partons, il prend un poignard, vole au temple. Le grand Prêtre était prêt à ceindre le front de deux époux, il perce avec fureur la foule, s'approche du Roi, & le fer à la main, veut le frapper. Statira le [] voit. O mon cher Artaxerce ! ô Cyrus ! ô mon frere ! barbare ! qu'allés vous faire ? elle s'élance sur le fer, & d'une main affermie par l'amour, le lui arrache. On saisit, on arrête Cyrus. Artaxerce conferve un visage serein ; & prenant la couronne des mains du grand prêtre, il s'approche de son frere, ordonne qu'on le mette en liberté, & le fixant avec l'euil de l'amitié, tenés, dit-il, voilà le sujet de votre haine !... soyés mon Roi !.... — Cyrus confus regardant ces paroles comme une piquante ironie, sort du temple, ordonne tout pour son départ & fuit Pasagarde pour aller préparer la guerre à son frere.

La cérémonie fut achevée : Artaxerce fut mettre ordre à tout, & les festins qui devaient suivre n'en furent ni moins brillants, ni moins magnifiques. Seulement les deux époux montrèrent moins de gaité [] qu'ils n'en auraient eu, s'ils avaient joui du bonheur d'être reconciliés au triste reste de leur famille.

CHAPITRE XXII.

PARISATIS fut bientôt instruite de l'aventure de Cyrus. Elle craignit pour ses jours, & vit que le seul moyen de se mettre à l'abri des poursuites du Roi était de tenter une seconde réconciliation avec lui, bien décidée à la lui rendre funeste. Il lui fut fort facile de le faire. Artaxerce ne désirait rien tant que de se voir en paix avec sa mere. Qu'il est dur, répétait-il souvent à Statira, qu'il est dur de craindre sans cesse, de hair toujours ceux qu'on voudrait aimer!... Le plus affreux tourment de l'ame est d'être forcée d'éprouver des sentimens qu'elle rejette.... Ah ! chere Statira, malgré tout le bonheur [168] que nous trouvons a nous aimer ; non : jamais je ne serai tranquille que je ne sois réuni à ma mere. Quant à mon frere, je vois qu'il m'est impossible ; j'en gémis : j'en verse continuellement de pleurs. Grands dieux ! qu'est-ce donc que l'envie ?... elle ne se plait qu'aux ravages. Tous les maux que nous avons l'un & l'autre éprouvés ont été son ouvrage.... Je m'en consolerais, si la tendresse de ma mere m'était entièrement rendue.... Son desir fut bientôt rempli, en apparence....

Parisatis toujours craintive, toujours ennemie implacable de Statira, avait juré dès long-temps d'en tirer vengeance ; tout ce qu'elle avait jusqu'alors fait dans ce dessein, avait été presqu'infructueux. Enfin pour la faire tomber dans le piege qu'elle [169] lui tendait de loin, elle renoua amitié avec elle. Il est aisé de réduite un cœur tendre & docile aux impressions du sentiment. Statira lui rendit sa tendresse & crut avoir regagné la sienne. Quand on est réconcilié avec l'épouse, on ne tarde pas à l'être avec le mari, surtout lorsqu'il cherit sa femme. Parisatis rentra dans les bonnes graces d'Artaxerce & reçut de lui tout ce que peut attendre une mere d'un tendre fils.

Que sa joye alors fut extrême ! Qu'elle vit avec plaisir que la crédulité de ces deux époux lui fournissait le moyen de se venger de l'un & de l'autre. Elle ne chercha plus à se faire des partisans. Confier les projets aux autres, disait-elle, c'est vouloir être trahi. Quand on n'a d'autre confident que soi-même, [170] rarement on n'échoue. Moi seule, je dois porter le dernier coup à la famille d'Hidarne, venger Cyrus & moi. Dans ce dessein elle fit un jour préparer un superbe festin. Statira y fut seule invitée. Artaxerce en conçut quelque défiance, pourquoi ne me fait on pas le même honneur? Mon épouse doit-elle aller où je ne suis point ? Ce fut avec peine qu'il y consentît. Il fallut que Statira l'en conjurât : ne craignés rien, Artaxerce, lui dit-elle, devés vous, vous défier d'une mere ?... Quiconque se mefie invite à le tromper. — J'obéis, chere épouse, refuserais je quelque chose à qui ne m'a jamais rien refusé ? allés : mais si vous m'en croyés, vous n'irés point sans moi. Il l'embrassa & elle se rendit chez Parisatis.

La table était servie. On voyait [171] sur un plat d'or un oiseau délicatement apprêté, & inconnu dans la Perse. Parisatis le montra à Statira, & la pressant de s'asseoir, voila, dit-elle, le sceau de notre réunion. La gaité, la joye brillaient sur le front des deux Reines. Sur la fin du repas, Parisatis se fit apporter un couteau qu'elle avait empoisonné d'un côté. L'oiseau fut tranché de sa main & le côté du poison tourné avec dexterité du côté de Statira. A peine en eut elle goûté, ses beaux yeux s'obscurcissent, son visage, son sein, tout son corps s'enfle, des convulsions affreuses l'agitent, elle tombe expirante sur son sopha. Parisatis, s'écrie, affecte l'empressée autour d'elle. Tout est en mouvement. Le bruit parvient à Artaxerce, il arrive désespéré, & voit son épouse ravie à la lumiere.... O chere Statira! voila [] mes pressentimens réalisés !.... Mere barbare !... barbare, égorge ton fils, ton Roi sur le corps de son épouse.... ô Statira!... chere amante !... malheureux Artaxerce !... L'envie, la haine ont mis le comble à tes maux. on n'a plus rien à t'ôter.... Il jettait tantôt sur Parisatis frissonnante des yeux enflammés de fureur, tantôt sur son épousé des yeux baignés de pleurs, on l'arracha à cet affreux spectacle, le corps de son épouse fut enlevé , mis dans le tombeau de sa famille & Parisatis réléguée à Babylone.... Ainsi l'envie & la haine firent perir la malheureuse famille d'Hidarne. Ainsi celle de Darius fut par elle plongée dans l'abime des douleurs. L'envie est un monstre qui n'est dompté que par la mort.

FIN
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Appendix A

Note: (a) Gouverneur de Province.
Note: (a) Lu raisins de Perse sont fort délicats & fort gros.
Note: (a) Les Ioniens avaient porté la danse au plus haut degré de perfection. v. hor. Odes.
Note: (a) Elle était sort habile à tirer de l'arc. v. Rollin.
Note: (*) Je suis sûr qu'il n'y a pas un petit maître en France qui ne desirât être Pontife de ce Dieu. Ses fonctions étaient bien douces. Mais vous, Coquettes charmantes, voudriés-vous être ses Prêtresses?...
Note: * On aurait mis ici quelques fragmens de son histoire ; mais à quoi eussent ils servi qu'à grossir le volume & à faire languir l'intérêt?
Note: (*) Plusieurs Historiens paraissent assurer la réalité de ce commerce incestueux. En assurant ici le contraire, je ne pretends point les contredire. Dans un roman n'est-il pas permis de forger des événemens, des caracteres à son gré ?