L'ILLUSTRE PAISAN OU MEMOIRES ET AVANTURES DE DANIEL MOGINIÉ.

Natif du Village de Chézales, au Canton de Berne, Bailliage de Moudon; mort, à Agra, le 22. de Mai 1749. âgé de 39. ans; Omrah de la Premiere Claſſe, Commandant de la Seconde Garde Mogole, Grand Portier du Palais de l'Empereur, & Gouverneur du Pangéab. Où ſe trouvent pluſieurs Particularités Anecdotes des derniéres Révolutions de la Perſe & de l'Indoſtan, & du Régne de THAMAS-KOULI-KAN. Ecrit & adreſſé par lui-même à ſon Frère François, ſon Légataire & Publiés par Mr. Maubert.

Si fortuna volet, fies de Rhetore Conſul.

Juvenal.

A LAUSANNE, AU DEPENS DE LA COMPAGNIE.

II. DCC. LXI.

AUX >NOBLES SEIGNEURS L'AVOYER GRAND ET PETIT CONSEIL DE L'ETAT EXTERIEUR DE LA VILLE ET REBUBLIQUE DE BERNE.

NOBLES SEIGNEURS, LE ſage Etabiſſement, qui vous donna l'ombre de la Souveraineté, pour vous former de longue main à la Souverarineté réelle, que vous devez un jour partager, vous fait une heureuſe habitude de devoirs de votre état futur. Vous êtes, NOBLES SEIGNEURS, le ſeul Corps de Jeuneſſe Republicaine en Europe, qui faſſe profeſſion expreſſe de mériter par les talens le haut rang, auquel la naiſſance l'appelle. Puis-je faire paroitre ſous de meilleurs auſpices que les votres l'Hiſtoire d'un Homme illuſtre, que ſes talens ont approché du trône, & qui ne demanda d'être cru ſur la nobleſſe de ſes Ayeux, que quand ſes actions en appuïerent les titres?

Je vous la préſente, NOBLES SEIGNEURS, & je vous prie de la recevoir comme un témoignage de la haute eſtime, & du reſpect, avec leſquels j'ai l'honneur d'être .

NOBLES SEIGNEURS, Votre très-humble & très-obéïſſant Serviteur , M. DE G***.

AVIS ESSENTIEL Au Lecteur.
Le 18. Octobre 1750, on vit à Londres cet Article à la ſuite des Nouvelles ordinaires.
AVERTISSEMENT.
Du Colonel Du Perron au Service du Grand Mogol.

CEci eſt pour informer François Moginié, du Canton de Berne, en Suiſſe, s'il eſt en Angleterre, que Daniel Moginié, ſon Frére aîné, appellé Prince Didon & Indus, étoit Chambellan, & Généraliſſime chez le Grand Mogol. Il s'étoit marié avec une riche Princeſſe, qui mourut ſans Enfans, avant ſon Mari. On eſtime que ſa Succeſſion monte à plus de 200000. Louis d'Or. Les deux Fréres quitérent la Suiſſe à l'âge de 16. à 17. ans; deux jours avant que de partir, ils ſongérent qu'ily avoit un Livre de leur Famille, enfermé dans le Mur de leur Maiſon. Ils allérent le matin à l'endroit que le ſonge leur avoit marqué; Ils degradérent avec des Marteaux, & trouverent le Livre, qu'un Savant de Lauſanne, auquel ils le montrérent, leur dit avoir été mille ans dans le Mur, & contenir une Généalogie Indienne, qui remontoit juſqu'à Cinus. De Savans Indiens ont vu, dans ce Livre, qu'Armoniges, Roi des Sarces, Priſonier de Cirus, eſt la Souche de cette Famille; que ſon fils, échapé de la Bataille, avec quelques Troupes, s'empara de la Géorgie, ou il a règné, & après lui ſes Deſcendans, pluſieurs Siécles... Le Prince Didon & Indus a toujours fait profeſſion de la Réligion Chrétienne. Il étoit aimé des Grands & des Petits, & quoique d'une taille peu au deſſus de la médiocre, un des plus beaux Hommes, que j'aie jamais vu. A préſent ſes Biens & ſes Titres tombent à ſon Frére François Moginié, qu'il fait ſon Légataire. J'ai vû le Teſtament. Comme je lui demandai pourquoi il ne faiſoit pas mention de ſes autres Frères, il me répondit que lorſqu'ils ſe quitérent, ils ſe jurérent l'un à l'autre de partager leur fortune, s'ils en faiſoient quelqu'une; que d'ailleurs il croioit devoir la ſienne à ſon Frére François, parceque c'étoit lui qui l'avoit déterminé à l'aller chercher au loin, & ſurtout dans les Pais où un Européen, de mérite médiocre, eſt un grand Homme. J'ai aporté avec moi ſa Montre, que je remettrai à ſon Frére François, & non à d'autres. Je ſerai à Liége à l'Enſeigne de l'Agneau, ou à Francfort ſur le Mein, à la poſte, juſqu'au Mois d'avril prochain. Il n'a qu'à demander le Colonel Du Perron, au Service du Grand Mogol.

L'Avis parvint à François Moginié, qui ténoit alors Cabaret à Londres. Il n'eût rien de plus preſſé que d'écrire au Colonel à Liége & à Franfort. Voici la principale partie de la Réponſe qu'il en reçût, datée de Liege, du 6. Novembre 1750.

J'Ai reçù vos deux Lettres... je vous félicite de l'Héritage que vous faites de feu Mr. Daniel Moginié, votre Frère aîné, appellé Didon & Indus, qui eſt mort au Mois de Mai 1749 Général & Chambellan de ſa Hauteſſe l'Empereur Mogol. Tout ce qu'il vous a laiſſé monte à plus de 200000 Louis d'or-L'Empereur ne le veut donner qu'à vous même; & en vous atendant, il en a pris poſſeſſion. Fu vôtre Frère vous à écrit pluſieurs fois par ordre de l'Empereur, de venir auprès de lui. Vous pouvez compter que l'Empereur vous donnera tout le Bien de vôtre Frère. Tout ce que j'ai pu vous en apporter, l'aiant demandé à l'Empereur, c'eſt ſeulement ſa Montre de chaſſe, ou de Voyage; car ſa meilleure eſt trop précieuſe pour être bazardée dans un Voyage, tel que le mien; elle eſt garnie des plus beaux Diamans. J'ai auſſi apporté l'Ordre du Lion, qui appartient à votre Famille, pour vous le remettre, & le Livre trouvé dans le Mur, qui eſt encore à bord ſur le Vaiſſeau, qui m'a amené, avec partie de mon Bagage...... Si ma ſanté ne me permet pas d'aller à Londres, je vous écrirai ou vous pouvez me joindre. Je compte d'aller à Lille en Flandres. Je vous y remettrai ce que j'ai pour vous. En attendant le plaiſir de vous voir; je ſuis &c. &c. &c.

François Moginié ne balança point à partir pour Liége, où il trouva le Colonel, qui lui remit la Montre d'or de ſon Frére, le Lion d'or maſſif, du poids d'environ une once & demie, avec ſa Boucle d'attache, & un Cachet de topaze à trois faces, monté en Or, où ſont les mêmes Armes, dont l'emprein-te étoit ſur le Livre, ou Rouleau de parchemin, trouvé dans le Mur. François Moginié, aporta ces Bijoux à Moudon, où il vint au commencement de May 1751, pour tirer & faire légaliſer l'Extrait Baptiſtaire de ſon Frére & le ſien. Le 1er eſt de l'an 1710, le 2 me de 1712. Ils furent munis du Sçeau du Baillif, & de celui de la République de Berne. François Moginié ne demeura que cinq jours dans ſa Patrie, & il partit pour Lion, où le Colonel Du Perron l'avoit apointé. Ils ſont partis enſemble, acompagnés de quatre Artiſans, que le Colonel avoit engagés a venir s'établir dans l'Inde. Nôtre Légataire a écrit de Veniſe, de Conſtantinople, & de Surate; & pour écrire d'Agra, il n'attend que d'y voir ſon Sort décidé. M. Tomlinſon a pourvû, depuis ſon départ, à l'entretien de ſa Famille qu'il a laiſſée à Londres, & qui conſiſte en une Femme & deux Fils.

Lettre du Directeur du Comptoir Anglois de Surate, à Mr. Richard Tomlinſon, Négociant, dans le Williamt-Street à Londres. Traduite de l'Anglois.

Surate, le 26. Octobre, V. S.

Ainſi que vous me l'avez demandé, Monſieur, j'ai fait ſuivre à la Cour d'Agra, l'Avanturier Suiſſe, auquel vous vous intèreſſés. Je l'y ai même prévenu, en faiſant faire des Informations ſur le Général Daniel Moginié, qui vous à été donné pour Prince Didon & Indus. J'ai été favoriſé par la Maladie de vôtre Client, que j'ai eu chez moi, pendant onze jours, fort incommodé de la Diſſenterie. Je ne ſuis point étonné, Monſieur, de vous voir douter de la réalité de la fortune, qu'il eſt venu chercher ſi loin. La maniére, dont le Capitaine Du Perron la lui a annoncée, étoit tout à fait propre à mettre les plus crédules en défiance; & il falloit être auſſi généreux que vous, pour avancer de l'Argent ſur des eſpérances auſſi mal préſentées. Le Capitaine Du Perron a mal fagoté ſon Roman. La Principauté du Général Moginié eſt abſolument ignorée ici, où il n'y a de Princes que ceux du Sang du Mogol, & les Rajas Souverains. Ses Titres de Généraliſſime & de Chambellan ſont également chimeriques. L'Empereur eſt ſervi, dans l'intérieur du Palais, par des Femmes & des Eunuques; & il n'a point d'autre Généraliſſime de ſes Armées, que lui même. Tant de puiſſans Rajas, dont le contingent forme plus de la moitié des Forces Mogoles, ne recevroient point les Ordres d'un Homme de fortune. Juſqu'à la mort de Chajehan, ils voulurent ſervir le Prince Aureng-zeb, que comme auxiliaires. Leurs Forces égalent celles des plus puiſſans Electeurs d'Allemagne; & leur Nobleſſe, auſſi précieuſement conſervée ſans mélange, les rend auſſi attentifs ſur les déférences. Ils n'obéiſſent qu'à l'Empereur en perſonne.

Le Capitaine Du Perron a peut être voulu raprocher les Dignités de ce Pais de celles d'Europe; & comme il étoit peu inſtruit, il a fait une Fable groſſiére d'une Hiſtoire véritable. Daniel Moginié paſſa de la Perſe dans l'Indostan, en 1738. Il ſe préſenta cette même année au Nabab, au premier Miniſtre du Mogol, à Delli, où la Cour étoit alors; & il ſe donna pour un Officier de Diſtinction, qui demandoit du ſervice. Il prouva qu'il avoit commandé mille hommes dans les Armées du Schach Nadir, connu en Europe ſous le nom de Thamas Kouli-Kan . Il fut préſenté au Mogol, qui lui donna le même Commandement, dans le ſecond Corps de ſes Gardes. Pendant la Guerre, qui commença l'Anné ſuivante, il ſe conduiſit avec tant de bravoure, & de politique, qu'après le départ du Conquèrant, il fût fait Commandant en Chef de ce Corps, qui eſt de douze mille Hommes. Il le diſciplina à la maniére d'Europe; & cette nouveauté lui aquit une grande conſidération. L'Empereur ſouhaitant que cet Ordre s'établit dans les Milices de l'Empire, Daniel fût envoye dans les Provinces, avec une Commiſſion d'Inſpecteur Géneral. Mais les difficultés lui firent demander d'être révoqué, & l'unique fruit, qu'il retira de ſon Voyage, fut d'avoir plù à une Sœur du Mogol règnant, Veuve du Raja de Dacan. Cette Princeſſe le demanda pour Mari à l'Empereur ſon Frére, qui lui permit cette méſalliance, en donnant au nouvel Epoux le Gouvernement du Royaume de Lahor, Ce fut à l'ocaſion dece Mariage, que Daniel produiſit ſon Livre Généalogique, dont l'obscurité lui a beaucoup ſervi. La Princeſſe s'appelloit Neidoné Begum. Le mot Begum eſt un Titre affecté aux Princeſſes Mogoles, comme celui d'Infante aux Princeſſes d'Eſpagne & de Portugal, ou celui de Madame aux Filles de France. Comme on appelloit le Palais, les Equipages, la Livrée &c. de l'Omrah Daniel, le Palais, les Equipages, la Livrée de Neidoné Begum, Mr. Du Perron, que le titre de Colonel, qu'il a pris, n'empêche pas d'être plus Bourgeois que Courtiſan, aura fait de Neidoné Begum prononcé à l'indiene, & mal entendu, le Dido & Indus. Didon & de l'Inde de ſon Roman. Le Lion d'or maſſif, que l'Empereur lui a permis de porter en Europe, eſt le Signe d'office, ou le Simbole du Grand Portier du Palais. Cette Charge eſt la premiére de la Maiſon extérieure du Mogol; & l'Omrah en fut révétu lors de ſon Mariage, afin de lui donner les Petites Entrées.

Quand au Teſtament, il eſt une autre verité mal exprimée, par le Sieur Du Perron, qui s'eſt expoſé a paſſer pour un Impoſteur, aux yeux de ceux qui ont quelque de connoiſſances de cet Empire, de ſes Loix. Le Particulier n'y peut diſpoſer de ſes Biens, autrement que par une Supplique, dont il ne lui eſt pas permis de garder Copie. Il préſente l'Original cacheté au Nabab, ou premier Miniſtre, qui le remet au même état à l'Empereur, qui n'en ſçait le contenu, qu'autant que le Monarque le lui communique. La Suplique eſt jettée au feu, ſi le Prince la rejette, & ce qu'il veut bien en acorder, reſte ſigné entre les mains du Nabab, qui en donne ſeulement communication verbale au Supliant. L'Omrab Moginié demanda dans la ſienne, que ſon Frère François entrat, après ſa mort, dans ſes Biens, l'Empereur l'acorda, ſous condition que François Moginié viendroit avec ſa Famille, ſe fixer dans l'Indoſtan. Les Meubles de l'Omrah ont été vendus après ſa mort, ainſi que ſon Palais d'Agra, au nom de l'Empereur. La vente a rendu environ 200000 Liv. Sterl. & cette ſomme a été miſe entre les mains des Courtiers de change, qui ſont ici, comme les Orfévres à Londres, les Dépoſitaires & les Banquiers ordinaires. Ils font valoir cet Argent; mettent intérét ſur intèret depuis quatre ans, ſans que rien entre dans les Coffres de l'Empereur, c'eſt la ſeule preuve, qui ſoit publique, de l'aveu que le Monarque à donné à la Supplique du defunt Omrah.

Mr. François Moginié paroit aſſez diſpoſé à la transplantation; L'effort n'eſt pas grand. Mais comme il n'a ni la figure, ni les manieres, ni le génie, ni les talens de ſon Frère, je doute que jamais il ait ou ſes Biens en entier, ou plus que ſes Biens. Il a été bien reçù du Nabab, qui étoit Ami intime du défunt Omrah. En attendant ſon Audience de l'Empereur, il eſt logé dans une des plus belles Maiſons d'Agra, ou le Nabab le défraie, avec un Domeſtique de plus de trente perſonnes. De quelque maniere que ſes affaires tournent, tous ceux qui lui ont fait des avances, ſont certains de n'y rien perdre, car il n'eſt pas ingrat; les préſens qu'il recevra des Omrahs, après ſon Audience, le mettront en ſituation de ſignaler ſa reconnoiſſance. S'il n'eſt pas retenu a Agra, il pourra s'en retourner en Europe, avec plus de cent mille Roupies.

Dès le jour de ſon Audience du Nabab, ce Miniſtre lui remit un gros Cahier, écrit en François, dont le Défunt l'avoit fait Dépoſitaire, ſous parole de le donner a ſon Frère François; & ſi cinq ans après ſa mort publiée en Europe, ce Frère ne donnoit pas de ſes nouvelles, l'Omrah avoit éxigé que le Cahier original ſeroit envoye à l'Ambaſſadeur de France à Conſtantinople, afin que, par celui de Suiſſe, il le fit parvenir à ceux de ſon Nom, qui ſont dans le Païs de Vaud. Ce Cahier n'eſt autre choſe que l'Hiſtoire, ou la Vie de l'Omrah. Comme j'avois têmoigné une grande paſſion de ſavoir par quelle ſuite d'Avantures cet Homme illuſtre étoit arrivé à une ſi haute fortune, M. François Moginié à pris la peine de copier lui même le Manuſcrit; & il m'a envoyé cette Copie, dans une Caſſette de Bois de Sandal, garnie en Argent ſurdoré, qui vaut au moins 150. Roupies, avec la Lettre, dont je vous donne ici Copie. J'y ai joint la Copie de la ſeconde, qu'il m'a écrite, où il me permet de publier la Vie de ſon Frère. Je crois qu'un pareil Livre devant avoir toute ſon autenticité, il ſeroit à propos d'en confier l'Edition à quelque Libraire de Suiſſe, afin que ſe faiſant ſous les yeux, pour ainſi dire, de ceux qui connoiſſent l'Omrah, & ſa Famille, le Public ait une raiſon de plus, pour ne pas confondre cette Hiſtoire avec les Apocriphes. Il faut auſſi la donner à retoucher à quelque bonne Plume. La Vérité ne plait qu'autant qu'elle eſt préſentée avec ſes agrémens. Cependant je recommanderois à l'Editeur de conſerver la naîveté du Stile. Omrah n'a péché que dans l'expreſſion, & le tour. Il avoit beaucoup de feu dans l'Eſprit; & gens qui l'ont connu particuliérement m'ont aſſûré, qu'il y avoit peu de Seigneurs à Agra, qui s'ennonçaſſent avec plus d'élégance que lui en Perſan, qui eſt la Langue de la Cour, & du Palais. J'ai l'honneur d'être &c. &c. &c.

D'Agra le 17. Juillet 1753.

Lettre de François Moginié à Mr. Gogham, Directeur du Comptoir Anglois de Surate.

Monſieur. DEpuis que je ſuis en cette grande Ville, j'ai bien des choſes, qui méritoient mon attention, mais il n'y a rien eu capable de me faire perdre de vue les ſervices, que vous avez eu la bonté de me rendre, depuis mon arrivée à Souali. J'ai crù que je ne pouvois mieux vous marquer ma reconnaiſſance, que de vous envoyer l'Hiſtoire, que mon Frére lui même m'a laiſſée de ſes Avantures. Je viens d'achever de la tranſcrire, & je m'y ſuis mis avant que de l'avoir lue. Il y a bien des choſes que je n'entends pas, & j'aurai apparemment fait bien des quiprocos. Mais vous êtes plus ſavant que moi, vous corrigerés mes bévues. Il faut connoitre ce Paîs, pour en parler bien, & pour bien entendre ce qu'on en dit.

Mon Frére Daniel me croyoit plus de ſcience que je n'en ai. Je vous prie, Monſieur, de me mettre tout cela au net, dans vos momens perdus. Je ſerois bien aiſe de le faire connoître dans mon Pais, ou mes Parens & mes Amis ſe ſont moqués de mon Frère & de moi, lors que je leur racontois ce que je tenois de Mr. Du Perron. Je voudrois bien auſſi que le bon & généreux Mr. Tomlinſon en vit un abrégé. Mr. Robert ſon Fils aîné, qui a toujours eu beaucoup de bonté pour ma Femme, ne refuſera pas d'en faire lecture à elle & à mes deux Fils. Ce ſont les plus intéreſſés: Il faut qu'ils ſachent de quoi il eſt queſtion, & qu'ils trouveront mieux ici, qu'ils n'ont à Londres, ou qu'ils ne peuvent avoir au Pais. Mes baiſemains, s'il vous plaît, a Madame Gogham, & à la jolie Mis Nanci. J'eſpère leur envoyer quelque choſe, qui leur prouvera que je penſe à elles. Je ſuis &c. &c.

Autre Lettre du même au même du 9. Septembre.

La Caſſette ne valoit pas, Monſieur, tant de remercimens. Je voudrois que le Seigneur Nabab, qui me l'envoia avec du Betel dedans, me l'eut donné toute d'Or: Je vous aurois de même prié de l'accepter. Je compte avoir en vous un Ami de Cœur; j'en ai beſoin, car en vérité je ſuis ici, malgré les Leçons de Mr. Du Perron, comme un Homme tombé du Ciel en terre. L'Empereur eſt malade, moi avec lui, mais, ſeulement d'impatience de ſavoir à quoi m'en tenir.

Car après tout, le tems eſt long à qui attend. Le Seigneur Nabab me dit d'avoir bonne eſpérance, & de me tenir gaillard. Je me déſole de ne pas entendre une ſeule de tant de Langues qu'il ſçait, pour pouvoir parler avec lui. J'aimerois bien mieux, qu'au lieu de cette troupe de Statues ambulantes, qu'il a miſes à ma ſuite, il m'eut donné en Argent ce qu'ils dépenſent. Je l'aurois envoyé à ma Femme, & à mes Fils. Cela auroit ſuffi pour leur faire connoitre, que, ſi je les appelle, c'eſt qu'il y a un bon Nid.

Puiſque vous voulez abſolument que l'Ecrit de mon Frére faſſe un Livre, à la bonne heure. Mais je vous demande vôtre parole, qu'on n'en fera pas un Roman. Ce qu'il y a eſt aſſez curieux, & n'a pas beſoin des imaginations des Faiſeurs de Livres. Je vous jure, que ſi on y met des menſonges, j'en donnerai le démenti à qui il appartiendra; quand je devrois envoyer d'ici de quoi payer l'impreſſion des Papiers originaux que je garde. Je vous prie encore de faire mettre à la téte du Livre, que M. le Commiſſaire Chollet & ſes Fils, avec Mr. Tomlinſon & les ſiens, ſont ceux à qui j'adreſſe & préſente l'impreſſion. Je ſuis &c. &c.

L'ILLUSTRE PAYSAN.
PREMIERE PARTIE.

COmblé des Biens de la Fortune, je n'ai jamais été parfaitement heureux: Soit vanité, ſoit tendreſſe pour mes Proches, j'ai toujours ſouhaité d'être riche & puiſſant à leurs yeux, & de les avoir auprès de moi, pour partager avec eux mon opulence. Tant que je'ai luté contre la Fortune, je me ſuis borné à deſirer, que ma Famille connut mon ambition, & ſes ſuccès. Auſſi-tôt que je me ſuis vû fixé à un état infiniment au-deſſus de ce que j'avois jamais oſé eſpérer, cette envie d'avoir mes Parens pour témoins, & pour aſſociés, eſt devenue une paſſion; & il ne m'eſt rien arrivé d'heureux, dont elle n'ait empoiſonné le ſentiment. Je n'oſe décider ſur la ſource de cette affection imimpétueuſe pour des Proches, dont je n'ai jamais reçu aucun bon office. Il eſt fort vraiſemblable, qu'elle ne fait pas honneur à mon cœur. Mais après m'être bien examiné, je crois que c'eſt l'Amitié la plus tendre & la plus ſincére, qui me rend ſi précieuſe la préſence de mon Frére François . Je ne me ſouviens point, ſans m'attendrir, de l'engagement réciproque, que nous primes, de nous faire part l'un à l'autre de nôtre fortune, s'il arrivoit que vous la ſiſſions, & je me ſuis toujours affligé à l'idée que, dans le tems où je jouiſſois de la ſituation la plus gracieuſe, peut être mon cher Frére gémiſſoit ſous le poids de l'indigence, que la mauvaiſe conduite de nos Péres a rendue héréditaire dans nôtre Famille, depuis pluſieurs Siécles. Depuis huit ans, il n'eſt guères venu de Vaiſſeaux Anglois, Hollandois, & François , à Surate , auxquels je n'aye recommandé des recherches. J'ai même écrit à Madras , à Bombai , à Pondicheri , à Gomron , & à Iſpahan . Je n'ai reçu de tous ces endroits aucune réponſe ſatisfaiſante. Comme il n'eſt pas à préſumer que tant de gens, qui avoient intérêt de me rendre ſervice, l'ayent abſolument négligé, j'en ſuis reduit à croire, ou que mon cher Frére eſt mort, ou qu'il vit dans une obſcurité, qui le tient inacceſſible à mes enquêtes. Le Capitaine Durant de Marſeille me promit, il y a deux ans, d'envoyer un Exprès dans le pays de Vaud , ou d'écrire à Mr. l'Ambaſſadeur de France , en Suiſſe . Sans doute qu'on aura regardé comme une Fable, l'Hiſtoire, que je lui donnai, de mon avancement à la Cour de l'Empereur Mogol. Quoiqu'il en ſoit, étant attaqué d'une Phtiſie, qui ne me laiſſe plus eſpérer que quelques Mois d'une vie languiſſante, je vous conſacre, Mon cher Frére , ſi vous vivez encore, mes derniéres heures de loiſir; & après avoir obtenu de l'Empereur mon Souverain, & mon bon Maître, qu'il faſſe tomber ſur vous & votre Famille la bienveillance, dont il m'honore, je vais écrire ma Vie, pour vous faire connoître ce que la Divine Providence a fait en ma faveur. Ce petit Monument, s'il vous parvient, vous rendra préſent un Frére, que vous aurez perdu. Mes ſoins pour vous attirer dans cet heureux Pays ne finiront point avec ma vie. Je laiſſe des Amis qui les continueront; & s'ils ſont aſſez heureux pour vous découvrir, le don de ces Papiers ſera le premier témoignage qu'ils vous donneront de l'amitié qui a été entr'eux & moi. Je ſouhaite que vôtre fortune en Europe , ſoit aſſés conſidérable, pour vous engager à vous refuſer à celle que je vous laiſſe ici. Mais ſi vous n'êtes pas dans une parfaite aiſance, mettés vous au-deſſus de cette Maladie du Pays, qu'on reproche comme une foibleſſe à nos Compatriotes. Le Pays où l'on eſt le mieux, eſt la véritable Patrie; & j'ai peine à croire qu'il y en ait quelqu'un, où vous puiſſiez être mieux que dans celui-ci. La parole de l'Empereur eſt inviolable. Il m'a donné la ſienne, que, ſi vous vous tranſplantiés dans ſes Etats, vous entreriez dans mes Biens. Venez profiter de mes travaux, & recueillir une fortune, qui m'auroit rendu le plus heureux Homme du Monde, ſi j'avois pu me réſigner à en jouir ſeul.

Rapellez-vous, Mon cher Frére , la ſoirée que nôtre Pére nous fit paſſer avec nôtre Oncle d'Oron, nos deux Couſins de Villars-Mendras, Jean Dutoit de Moudon , & le Compére Baptiſte . L'Entretien y fut ſingulier; je l'ai encore préſent à ma mémoire. Un de nos Couſins de Villars avoit été battu par un Noble du voiſinage, qui l'avoit ſurpris chaſſant ſur ſa Terre: Il ſe plaignoit amérement de la diſtance que ce Gentilhomme prétendoit qui fut entr'eux à ſon avantage, & il rapelloit le tems paſſé, où, diſoit-il , la Famille Moginié étoit auſſi conſidérable dans le Pays par ſon opulence, que par ſon ancienneté. Il afirma que la Seigneurie de Villlars-Mendras avoit apartenu à un Moginié , qui étoit ſon Biſaïeul. Nôtre Oncle apuya l'affirmation; & le Compére Baptiſte jura, qu'il n'y avoit point dans Chézales de Maiſon auſſi ancienne, que celle qui appartenoit à nôtre Pére, qu'elle avoit été un Château; & qu'à travers les ruines, on en pouvoit encore voir l'aparence.

Jean Dutoit , qui avoit autrefois étudié pour être Miniſtre, & qui étoit naturellement railleur, badina beaucoup ſur notre Nobleſſe, ſi ancienne, diſoit-il, qu'elle en étoit uſée. Il prédit qu'un jour nous trouverions dans quelque coin de nôtre Maiſon, comme avoient fait les Fils du Compére de Moudon , les Titres de la Seigneurie dont nous portions le nom; que comm'eux nous produirions une Deſcendance de quelque Maiſon Souveraine à la quatorziéme Génération, ou que, comme pour Mr. N.... il ſe trouveroit qu'une Infante de Portugal , dont le Vaiſſeau plongeant dans le Rhône à Seyſſel , auroit abordé à Nion , ſeroit la Grand-Mére de quelqu'un de nous. Le badinage s'anima. Nôtre Pére dit, qu'il pourroit bien y avoir quelque Tréſor caché dans ſa Maiſon, puiſque ſon Pére lui avoit recommandé, ainſi qu'il lui avoit été recommandé par le ſien, au Lit de la mort, de ne jamais la vendre. Je me ſouviens, qu'il finit, en diſant, que tous les Moginiés avoient eu le Cœur aux Armes, & que s'ils venoient avoir de quoi faire les Gentilshommes, on ne pourroit leur reprocher d'avoir dérogé.

Nous fûmes nous mettre au Lit, vous & moi, la tête pleine de ces idées de Nobleſſe, de Titres & de tréſors cachés. Les fumées du Vin les firent travailler pendant la nuit; de ſorte que m'étant éveillé avant qu'il fût jour, je vous dis, que j'avois revé que dans le Mur de la Sale, qui ſervoit de Grenier à bled, il y avoit un Tréſor. Vous me repartites, que vous en aviez revé autant. Nous attendîmes le jour avec impatience. A peine nôtre Pére, qui alors faiſoit commerce de bled, fut il parti, avec ſa Charette, pour le Marché de Vevay , que nous courumes à la Sale, armés d'un Marteau. Nous ſondames les Murs; & à un endroit, que déja nous avions remarqué pluſieurs fois, où étoit une Pierre noire, de 8. pouces environ de large, ſur quatre à cinq d'épaiſſeur, nous ſentimes que la Paroi étoit creuſe. Nous dégradames à l'envi: La Pierre noir fut tirée de ſa chaſſe; & nous vîmes, au fond du trou, une Boëte de fer battu, qui n'avoit qu'environ la moitié de ſa dimenſion. Nous crumes avoir découvert le Tréſor. Nous forçames le Couvercle de la Boëte. Mais au lieu d'Or, ou de Diamans, elle ne contenoit qu'un Rouleau de parchemin, bizarement figuré de caractères, que nous ne pumes déchifrer. Pendant que j'étois à Lauſanne , j'avois ſouvent entendu parler d'un Mr. de Crouzas , comme du plus ſçavant Homme de l' Europe : Je vous invitai à l'aller conſulter ſur nôtre trouvaille. Vous y conſentites; & profitant de l'abſence de nôtre Pére, nous fumes nous préſenter à la porte de ce Sçavant. Il y avoit bien une demi heure que nous attendions nôtre audience, lorſque Mr. le Profeſſeur Ruchat parût. Quoique je ne l'euſſe jamais vû ailleurs qu'au prêche, je m'avançai vers lui d'un air de connoiſſance, en lui parlant Allemand; & je le priai de nous obtenir un quartd'heure de nôtre Oracle. Il voulut voir le Livre, que je lui montrai. Venez, nous dit-il, je vous en dirai plus que Mr. de Crouzas ne peut vous en apprendre; & en mêmetems, nous faiſant ſigne de le ſuivre, il reprit le chemin de ſa Maiſon, où il nous fit donner à déjeuner, tandis que retiré dans ſon Cabinet, il parcouroit notre Livre. Il y employa environ deux heures, après leſquelles étant revenu, il nous fit une infinité de queſtions ſur nôtre trouvaille. Vous me laiſſates le ſoin de répondre; & je les éludai aſſez heureuſement. Comme il eut connu, que nous ne voulions point lui vendre le Livre, il nous le rendit, en nous diſant ces propres mots. Dix Ecus blancs, que je vous offre vous ſeroient plus de profit que ce Parchemin, que vous n'entendrez jamais. Je ne ſouhaite l'avoir que par pure curioſité: Car j'ai grand peine à en entendre quelque choſe. Mais autant que je l'entens, c'eſt une Généalogie écrite en Caractères Arabes, mais d'un Arabe auſſi corrompu, que vôtre Patois par raport aux François. Vous ne trouverez qu'à Leyde, en Hollande, un homme capable de le traduire; & ſi vous ne le trouvez pas là, vous le chercheriez inutilement dans toute l'Europe.

La crainte d'être prévenus par nôtre Pére à Chézales nous empêchant de retourner chez Mr. de Crouzas , nous reprimes le chemin de nôtre Village, en nous entretenant de la découverte que nous tenions de Mr. Ruchat . J'avois le Livre plus à cœur que vous: Deux ans que j'ai davantage me mettoient plus en état d'en ſentir l'importance. Je vous dis réſolument, que je voulois aller en Hollande : Vos remontrances furent inutiles. Au lieu de me laiſſer fléchir, je vous ſéduiſis; & avant que de rentrer a Chézales , nôtre partie fut liée, pour nous mettre en route auſſi-tôt que nous aurions de l'Argent.

L'acquiſition n'étoit pas facile, nôtre Pére nous donnant à peine un Ecu dans toute l'année. Mais ce que j'ai voulu, je l'ai toujours voulu fortement. Dès le ſoir, je déclarai à mon Pére que j'étois las de la Vie tranquile du Village, & que déterminé à aller porter les Armes, je ſouhaitois prendre parti dans le nouveau Régiment Conſtant , au Service de Hollande . Ma déclaration le combla de joye. Il m'embraſſa avec tranſport, en me diſant, que j'étois un brave Garçon, & qu'il me reconnoiſſoit pour ſon Fils, qu'il ne ſeroit content, que quand il verroit tous ſes Enfans ſuivre ſon exemple & le mien; qu'il avoit manqué pluſieurs fois ſa fortune au ſervice, mais qu'il ne diſoit pas qu'il n'y retournat, & qu'il ſçauroit mieux faire ſes affaires. Il finit en jettant ſur la table un Ecu neuf, qu'il me donnoit pour aller m'enrôler à Berne . Il fit venir du vin. Nous bumes tous à mon heureux Voyage; & je reçus ſa bénédiction avant que d'aller au lit.

Nous paſſames une partie de la nuit à délibérer ſur la maniére de nous y prendre, pour lui faire agréer que vous vinſſiez avec moi. J'eus beaucoup de peine à vous réſoudre à quiter furtivement la maiſon paternelle; & ce fut après vous y avoir décidé, que nous fimes le ſerment, qui m'a toûjours été préſent à la mémoire, de partager la fortune que nous allions chercher enſemble. Nous fûmes auſſi-tôt levez que nôtre Pére, dont vous prites congé, ſeulement pour m'accompagner à Berne . Vous alliez entrer dans vôtre ſeiziéme année, & moi j'en avois dix-huit. Je me préſentai à Berne à Mr. Stürler , qui me témoigna, par le don d'un Louis d'Or, combien ma bonne volonté lui faiſoit plaiſir. Je paſſai avec lui mon engagement, ſeulement pour deux ans. Je me ſouviens que c'étoit le 2. Mars 1728. J'en reçus quatre Ducats, que je promis de lui rendre, lorſque je voudrois me retirer, à l'expiration du terme; & ayant été préſenté le même jour au Seigneur Commiſſaire, nous fûmes le même ſoir à Capelle , où nous couchames. La Compagnie de Stürler étoit à Bois-le-Duc . Nous mimes 26. jours à nous y rendre. Nous avions fait nôtre Voyage avec l'argent, que Mr. Stürler m'avoit donné pour ma route; de ſorte que les quatre Ducats & le Louis d'Or étoient encore en nature dans nôtre Bourſe. Comme j'avois connu dans la route, que vôtre inclination n'étoit point pour le Métier des Armes, j'applaudis au deſſein que vous aviez formé d'aller en Angleterre vous mettre au Service de quelque Lord. Après avoir paſſé ſous le Drapeau, & reçu l'Uniforme, je demandai permiſſion de vous accompagner juſqu'à Rotterdam , avec le Congé & la Paye d'un Mois; ce qui me fût accordé. Je vous deſtinois l'argent que j'avois reçu de Mr. Stürler ; mais vous n'en eûtes pas beſoin. Mr. le Chevalier Dillington , que nous rencontrames au Mail à Utrecht, vous ayant retenu à ſon ſervice, vous donna dix Ducats pour vous équiper. Nous prétextames la néceſſité de voir enſemble un Parent, que nous diſions avoir à Leyde , pour obtenir du Chevalier un Congé de quinze jours. Ce généreux Gentilhomme nous l'ayant accordé, nous nous mimes ſur la Barque d'Amſterdam , & nous arrivames dans cette grande Ville au commencement de la nuit. Nous fûmes accueillis à la deſcente de la Barque par un homme de fort mauvaiſe mine, qui nous invita à venir loger chez lui. Nous le ſuivimes; & il nous mena dans un Taudis, qui reſſembloit plutôt à un Chenil, qu'à une Chambre, & où nous trouvames cinq à ſi Déſerteurs François, dont l'habillement ſe ſentoit de la derniére miſére. L'heure & la compagnie nous firent accepter le chétif ſouper, qui nous fut ſervi dans cette pauvre Auberge. Je n'ai point oublié qu'il conſiſtoit en un Brouez à l'orge, qui ne ſe ſentoit de la Cuiſine que par ſa chaleur, & en Tartines de pain noir, doré de beure. Cependant la joye anima les Convives. Bientôt nous connumes leur Vie paſſée, préſente & future Ceux qui avoient encore quelques ſols firent venir du Genèvre; & on but à l'heureux Voyage. Nôtre Hôte étoit un honnête Marchand d'hommes, Courtier de la Compagnie des Indes, au ſervice de laquelle il les engageoit pour ſix ans; & nos Convives étoient d'honêtes gens, qui, ayant dépenſé, les uns le Cheval & les Armes, les autres l'Habillement, qu'ils avoient volé à leur Capitaine, & n'ayant aucune profeſſion, étoient réſolus d'aller chercher en Aſie , le pain, qu'ils ne pouvoient trouver en Europe , ſans mandier, ou s'expoſer à ſe faire pendre. L'Hôte, par charité, les tenoit chez lui en penſion à quatre florins la ſemaine pour chacun, juſqu'au départ de la Flotte. Lorſqu'il faudroit partir, il devoit les habiller, & leur donner un Coffre de Matelots; & la Compagnie des Indes s'engageoit à prélever, & à retenir la paye de ſes Recrues, pendant le tems de leur ſervice, juſqu'à l'entier acquit du Mémoire, qu'il lui préſentoit. Nous quitames de grand Matin cette mauvaiſe compagnie. L'impatience d'avoir la traduction de nôtre Livre nous ayant fait remettre à nôtre retour l'examen des beautés d'Amſterdam , nous n'attendimes point l'heure de la Barque. Arrivez peu après-midi à Leyde, nous ne differames point à conſulter le Proſeſſeur en langues Orientales, qui nous avoit été indiqué comme nôtre Oracle naturel. Je ne ſçai s'il eſt de l'état des Sçavans d'être inabordables; mais jamais ſimple Soldat ne fût plus mal reçu d'un Bourguemaître, que nous de Mr. en Us . Il prit bruſquement le Parchemin de mes mains, il en parcourut quelques lignes d'un œil dédaigneux, & en murmurant entre ſes dents quelques mots que je n'entendis pas: puis, ſans me regarder, Combien , me dit-il, en Hollandois groſſier, veux tu avoir de cette Pancarte? Je lui répondis en Allemand, & avec beaucoup de douceur, que je ne la voulois pas vendre; qu'au contraire bien déterminé à la garder, j'étois venu de Suiſſe en Hollande , exprès pour en demander la traduction à ſon Excellence, qu'un Sçavant de Lauſanne m'avoit dit être ſeule en Europe capable de me la donner. A ce compliment, Mr. Us ſe dérida. Il nous ſit aſſeoir, prit ſes Lunettes, s'aſſit lui-même, & recommença ſa Lecture, qu'il parut faire avec beaucoup d'attention: Il fut plus de demi-heure ſur un ſeul feuillet. Enfin il me rendit le Livre. C'eſt bien là , nous dit-il, une Fable dans le goût Arabe: Mais ce n'eſt point de l'Arabe. Allez à Amſterdam; & adreſſez-vous y à Mr. Kalb , ſur le Reiſſ-gragt, ancien Commandant de Malacca, & Membre du Conſeil de Batavia . C'eſt le ſeul Homme que je connoiſſe capable de vous donner ſatisfaction. Après ces mots, il nous congédia.

L'accueil que nous fit Mr. Kalb fut tout autrement favorable. A peine eut il parcouru la premiere page du Livre, qu'il nous dit, qu'il étoit écrit dans une des Dialectes de la Langue Malai, ou Indienne primitive. C'eſt, ajouta-t'il, une Généalogie d'une Famille originaire de l'Inde, qui ſe retira dans le Taurus, lors de l'Expédition d'Alexandre, s'établit en Perſe dans le dixiéme Siécle, quand le dernier Calife fut détrôné, & les rabes chaſſez par les Arſacides. L'an 1062, lors de l'invaſion de la Perſe par des Barbares, cette famille fût diſſipée. Pluſieurs de ſes membres ſe retirerent dans le Caucaſe. Voila ce que je viens de lire, qui m'a l'air d'une imagination cruſe. Cependant je lirai le reſte avec plaiſir; & ſi vous voulez me laiſſer le Livre quelques jours, je vous en donnerai le précis.

Nous paſſames, à voir Amſterdam , & à nous divertir dans cette belle Ville, les quatre à cinq jours, que Mr. Kalb avoit demandez. Une légére incommodité vous ayant retenu à la chambre, je fùs ſeul chez lui. Une Servante m'annonça à ſon Maître, qui vint avec empreſſement au devant de moi; & je remarquai que la politeſſe, avec laquelle il me recevoit, étoit plus cérémonieuſe que la premiere fois. Il m'invita à déjeuner avec lui. C'étoit du caffé qu'il prenoit, en fumant du tabac. Ce Livret eſt-il à vous? me demanda-t-il. Comme je lui eùs répondu affirmativement, il ſouhaita que je lui diſſe comment il m'étoit venu entre les mains. Je lui fis l'Hiſtoire qu'il écouta avec plaiſir. Je ne ſaurois douter de la vérité de ce que vous me racontez, me dit-il: Votre récit eſt marqué à ſon coin. Souffrez que j'embraſſe en vous un des premiers Gentilshommes du Monde. Je ne ſçai que chez les Juiſs une Nobleſſe auſſi ancienne que la votre. Vos Ancêtres ont été ſur le Trône avant le Règne du premier Cirus, il y a plus de 2000 ans. La Généalogie eſt fort bien ſuivie depuis Amorgines, Roi des Saces, juſqu'à Boghud Amorgines, Gendre de Bojas Arſacides, qui vécût dans l'obſcurité ſur le bord de la Mer Caſpienne, pendant le Règne des Califes. L'an 928 les Bojacides, qui deſcendoient par les ſeconds Rois des Parthes, de Darius Fils d'Hiſtaſpe, formérent un parti, & détrônérent le Calife, dont un d'eux nommé Amarxès, prit la place. Sa Poſtérité règna juſqu'en io6a, que des Bares, qui ne ſont point autnement déſignés, inondérent la Perſe. Sapor Amorgines étoit alors le Chef de votre Famille, qui eſt appellée Famille Royale. Il avoit cinq Fils. Le Livre ne parle que du troiſiéme, qui, après une grande bataille, perdue par Amelkrem, le dernier des Rois Bojacides, s'enfuit dans le Caucaſe, d'où il vint à Conſtantinople. N'ayant pas été reçu à cette Cour, come il l'eſpéroit, il paſſa à Rome, où il ſe maria. Il avoit encore quelques Bijoux, des débris de ſon ancienne ſortune. Il forma le deſſein d'employer ce qu'il retirerait de leur pente à acheter un morceau de terre dans un Pays, où rien ne troublt l'obſcure tranuilité, qui concenoit à ſes malheurs; il choiſit le Pays le plus riant, & le plus écarté de la Savoye. Baptiſé à Rome, il avoit reçu le nom de Pierre. Ce Livre eſt écrit de ſa main, il l'a daté de l'An de Chriſt 1069 le 6 de la Ruine de l'Empire des Bojacides, le 1617. depuis la Bataille contre Cirus. Il nomme Avencum le lieu où il écrivoit.

Mr. Kalb me rendit le Livre, avec le Papier, où il avoit jetté en forme d'Extrait ce qu'il venoit de me lire. Je lui demandai ce dernier, pour vous le communiquer; & j'avois tant d'impatience de vous faire mon rapport, que m'excuſant de reſter plus long tems avec lui, je le priai de remettre au lendemain les Explications, qu'il me demandoit ſur l'état actuel de nôtre Famille. Nous eumes, vous & moi, une petite altercation ſur le Billet de Mr. Kalb , que vous vouliez avoir, pour le montrer à vôtre nouveau Maître, dont vous eſpériez qu'il vous attireroit de la conſidération. Mals enfin vous me le cèdates, ſans même en vouloir de Copie, par dépit. Nous boudames le reſte du jour. Le lendemain matin, comme je vous invitai à venir avec moi chez Mr. Kalb , vous me ſignifiates que vous alliez vous mettre ſur la Barque d'Utrecht , pour rejoindre le Chevalier vôtre Maître. Piqué du ton dont vous me parliez, je vous quittai bruſquement; & je fus ſeul encore chez Mr. Kalb , que je trouvai qui m'attendoit à déjeuner. Nous entrames d'abord en matiére. Il fit pluſieurs geſtes de pitié, en m'entendant lui détailler le genre & la façon de vivre de mon Pére, & des Parens de nôtre nom; & quand j'eus ceſſé de parler, il m'exhorta vivement à quitter le Métier de Soldat, qui ne me promettoit point d'autre fortune qu'une Halebarde. Tant que vous ſerez dans l'indigence où vos Péres ſont tombés, ajouta-t'il, vôtre Généalogie paſſera pour une Fable, ou quand vous parviendriez à la faire croire vraïe, elle vous ſeroit inutile. Il vous faut du Bien, pour la faire valoir; & ſi vous ſuivez mes Avis, vous ſerez bientôt en chemin d'en gagner. Ce n'eſt point en Europe , que ſe font les fortunes brillantes & rapides. Je n'étois pas plus riche que vous à vôtre âge; & ſi j'étois reſté dans ce Pays, je ſerois peut-être à préſent plus pauvre que mon Pére, qui n'avoit rien. Je m'engageai, il y a trente ans, pour ſimple Matelot au ſervice de la Compagnie. Je fus aux Grandes Indes , j'y ai paſſé par tous les Grades, & après vingt années de travail, je me ſuis trouvé à la tête d'un aſſez beau Bien, pour n'avoir plus à ſouhaiter que d'en jouir. Vous avez de plus que moi un Patron & un Ami, qui hâtera vôtre avancement. Je pars avec la Flotte dans un mois ou ſix ſemaines. Venez avec moi à Batavia : J'aurai ſoin de vous, pendant la traverſée; & je ne vous abandonnerai pas dans l'Iſle, ſi vôtre conduite répond à l'opinion que j'ai de vous.

Je repréſentai à Mr. Kalb , que j'étois engagé pour deux ans avec mon Capitaine, & que tant en Argent, qu'en Habits, j'avois reçû de lui plus de Cent petits Ecus, qu'il me faudroit lui rendre, avant que d'oſer lui demander mon Congé abſolu. Que cela ne vous inquiéte pas, me repartit le généreux Mr. Kalb . Donnez moi votre parole, & je vous prête cette ſomme. Comme il me vit héſiter, il paſſa dans ſon Cabinet, d'où il revint avec un Rouleau de Quarante Ducats, qu'il m'obligea de prendre. Retournez à Bois le Duc , me dit-il. Puiſque votre Capitaine eſt un Mr. Stürler , je ſuis perſuadé qu'il vous accordera ce que vous lui demanderez. J'ai connu à la Haye le Général de ce nom, qui eſt un trop galant Homme, pour avoir dans le ſervice des Parens qui ne lui reſſemblent pas. J'inſiſtai ſur mon ignorance quant à la Langue Hollandoiſe. Hé! me repliqua mon bon Patron, ne m'avez vous pas dit que vôtre Pére vous avoit fait apprendre l'Allemand? Avec cela, il ne vous faut que trois mois, pour parler auſſi bon Hollandois que moi.

J'emportai les Quarante Ducats de Mr. Kalb , ſans pourtant lui avoir donné aucune parole poſitive: Je voulois vous conſulter, Mon cher Frére, & délibérer avec vous. Qu'elle ne fut pas ma ſurpriſe, & ma douleur, en apprenant, à l'Auberge, que vous étiez effectivement parti pour Utrecht , comme vous m'en aviez menacé! Je courus au Canal, j'y attendis avec impatience l'heure de la ſeconde Barque. Arrivé à Utrecht , comme je n'y cherchois que vous, je fûs loger au Château d'Anvers, qui étoit l'Auberge de vôtre Maître. Nous nous y rencontrames. Honteux l'un & l'autre de l'entêtement, qui nous avoit ſéparés, nous évitames également d'en rappeller le ſujet. Je vous fit part des propoſitions de Mr. Kalb , en vous demandant vôtre avis ſur la réponſe, que j'y devois faire. Vous me conſeillates de ſaiſir cette voye d'une fortune, capable de relever nôtre Famille. Je vous preſſai d'en venir partager avec moi les hazards. Mais vôtre goût pour la vie tranquile vous fit me refuſer. Vous m'offrites de me donner une Année de vos Gages; & ce témoignage de vôtre affection me toucha au point, que vous ſerrant dans mes bras, je vous réîterai le ſerment que nous avions fait à Chézales . Nous ſoupames, & nous couchames enſemble: Vous vintes le lendemain m'accompagner juſqu'à une lieue d' Utrecht . Ça été après le de jeuner que nous y ſimes, que je vous ai embraſſé pour la derniére fois, mon cher Frére; le ſerrement de cœur avec lequel-je vous dis adieu me préſageoit que je ne vous reverrois de ma vie.

Mon Capitaine étant attendu dans la huitaine à Boiſte-Duc , je jugeai à propos de lui réſerver mon ſecret; & il m'en ſçut gré. Il fut plus facile que je ne l'avois eſpéré. Egal en généroſité à Mr. Kalb , il refuſa le compte où je voulois entrer avec lui. Puiſque tu veux aller chercher ſortune aux Indes , me dit-il, il te faut des fonds. Je te prête tout ce que tu me dis me devoir. Quand tu ſeras auſſi riche que ton Patron, tu me le rendras. Remets ſeulement au Régiment l'Uniforme que tu en as reçû, & va à la garde de Dieu. Je te ſouhaite bien du bonheur. Le Chevalier Dillington n'étoit plus à Utrecht, quand j'y repaſſai: je ne penſai qu'à me rendre promptement auprès de mon Patron. Le jour du départ de la Flotte étoit fixé au 24 Juin. Il me mena avec lui au Texei , lorſqu'il fit porter ſes Coffres à bord; & il me préſenta au Capitaine du Vaiſſeau, comme un jeune Gentilhomme Allemand, qui devoit être leur Commenſal juſqu'à Batavia . Mon Coffre, & mon Lit furent livrez ſous mon nom: Ma penſion fut payée à forfait. Il ſembloit que mon bon Patron appréhendat de me manquer dans la traverſée.

Les Vents ne nous permirent de mettre à la voile que le 27. Mais leur conſtance nous dédomagea du retardement: Le douziéme jour de nôtre route, nous faiſions de l'eau à Madere . Au paſſage de la Ligne, Mr. Kalb paya pour m'exemter du ridicule Baptême, dont la cérémonie eſt plus inviolable qu'aucune de la Réligion. A l'approche du Cap , mon cher Patron fût malade. Le Chirurgien différa de le ſaigner, dans l'opinion que l'air de la terre ſuffiroit pour ſa guériſon. Mais une Tempête de deux jours nous ayant mis au large, à plus de 60 lieues, la Maladie empira. Une Fiévre violente, accompagnée de tranſports au Cerveau, mit le Malade aux abois. Dans un de ſes bons intervales, cet Homme généreux, s'affligeant ſur mon ſort, voulut m'aider à ſoutenir la perte que j'allois faire. Il écrivit à ſa femme une Lettre, dont il me fit le Porteur. Elle étoit en forme de Teſtament. L'Article qui me concernoit me donnoit ſon Epée & ſa Montre, avec les Hardes, qui étoient dans ſon Coffre de Garderobe, & Cent Ducats en eſpéces. Il me recommanda à elle ſous le tître d'un de ſes Parens, qu'il avoit ſollicité à la tranſplantation. Il lui inſinuoit, que, ſi elle m'éprouvoit Homme de courage & de probité, ſa Fi le étoit aſſez riche, pour qu'il l'autoriſat à ſuivre ce que ſon cœur lui diroit en ma faveur. Depuis que cet honnête Homme eut fait ſa derniére Diſpoſition il fut toûjours plus mal. En vain nous le flations de ſa guériſon à terre: Il expira que nous étions à la vûe de la Montagne de la Table.

Ma douleur eſt au deſſus de l'expreſſion. Le Capitaine, quoique d'un caractère peu compatiſſant, en fût touché, & il crut devoir prendre des précautions contre mon déſeſpoir. Je ne revins à moi qu'au bruit des préparatifs pour les Funerailles de mon généreux Patron. On vouloit inhumer ſon Corps dans le Cimetiére du Fort. Je m'y oppoſai. J'employai la meilleure partie des Cents Ducats, qu'il m'avoit donnés, à le faire embaumer. Je fis mettre le Corps dans un Cercueil de plomb; & le Capitaine refuſant de recevoir à bord ce Dépôt, je gagnai le Pilote, qui n'eut pas honte de me demander Douze Ducats, pour lui donner un coin de ſa Cabine. Pour faire diſtraction à mon chagrin, je fus viſiter la Colonie, qui eſt à huit a dix lieues du Fort, dans les Terres. Elle preſque toute de François , que la révocation de l'Edit expulſa du Royaume. Il y a peu de Pays en Europe , où les Particuliers ſoyent dans une auſſi grande aiſance que dans cette Colonie. Les cinq jours, que j'y paſſai, furent autant de jours de Fête; & ils m'aſſurérent que l'Année étoit uniforme. Ils font travailler leurs Terres par des Eſclaves, qu'ils achêtent de la Compagnie, ou par des Hottentots , dont une demi-aune de Tabac paye une ſemaine. J'y bus le Vin le plus délicieux, & j'y mangeai du Gibier, & de la Volaille de toute eſpèce. J'y trouvai un Compatriote, qui en quatorze ans s'étoit fait un Revenu de cinq mille Florins, Année commune. C'étoit un Bourgeois d' Orbe , nommé Turretaz . Il avoit été Homme d'affaire d'un Général de la Compagnie à Batavia , & ſi honête Homme dans ſon Emploi, qu'à la mort de ſon Maître il avoit eu beſoin de la reconnoiſſance des Héritiers. Ils lui avoient procuré la Commiſſion de l'achat des Vins & du Bétail de la Colonie, pour la Compagnie; & en cinq ans il avoit gagné, avec l'aveu de ſes Supérieurs, deux mille Florins. Dégouté de la Commiſſion, il avoit demandé du Terrain, & s'étoit fait Colon. La Compagnie lui donna 18 Eſclaves pour les deux mille Florins, & dix autres à crédit. Il emprunta, ſur la prémiére Année de ſa Moiſſon, pour faire la ſemaille; & Dieu bénit tellement ſon travail, qu'au bout de l'an, il rembourſa le prêt, paya ſes dix Eſclaves, & ſe trouva de reſte de quoi acheter un Bétail nombreux. Enſin, augmentant chaque Année en richeſſes, il étendit ſa Plantation. L'envie de ſe marier lui étant venue, il avoit fait venir d' Amſterdam une Orpheline, qu'il avoit épouſée. Il étoit Pére de quatre Garçons & d'une Fille, qu'elle lui avoit donnés.

Je n'ai point vû un plus honête Homme, un Homme plus content de ſa fortune, & qui en fit un meilleur uſage. Deux bons Cœurs ſe ſentent, pour ainſi dire, & ne s'approchent point ſans s'unir. Des le prémier entretien que nous eumes, nous fûmes Amis. Il me raconta ſes Avantures; je lui dis ce qui m'étoit arrivé: Il ne tint qu'à moi de faire pour toûjours ma Maiſon de la ſienne. Mais j'étois attaché à mon cher Patron; & l'affection que je lui avois vouée, je voulois l'offrir à ſa Veuve & à ſa Fille. L'honête & judicieux Turretaz , en louant ma façon de penſer, s'efforça de m'ôter des vues & des eſpérances, dont mon défaut d'expérience m'empêchoit de voir le danger. Mais je tins bon. Je me ſerois réproché, comme de l'ingratitude, mon peu de confiance en la Veuve de mon Bienfaiteur.

Je n'eus qu'à m'applaudir de ma reconnoiſſance pendant les trois prémiers Mois de mon ſéjour à Batavia . Mme. Kalb , inſtruîte de l'amitié, que ſon Mari avoit eue pour moi, me reçut comme un Parent chéri. Elle entra dans les ſentimens du Défunt; & me donnant un Apartement dans ſa Maiſon, elle parut accepter l'adoption qu'il faiſoit de moi dans ſa Lettre. Voyant que ſa Fille n'avoit point de répugnance à penſer comme elle ſur le compte de ſon prétendu Couſin, elle me ménagea les occaſions d'être ſeul avec elle, & de préparer ſon cœur à l'amour: Elle fortifia ſon inclination naiſſante pour moi. Enſin elle ſembla prendre plaiſir à nous enflammer l'un pour l'autre; & ne doutant pas qu'elle n'eût réſolu notre union, puiſqu'elle nous réduiſoit à être malheureux ſans elle, nous primes des avances ſur la cérémonie.

Pendant ce tems là, j'avois pris une parfaite connoiſſance des affaires de mon cher Patron. Je devois à ſon amitié celle de l'Arithmetique, dont il m'avoit donné lui même les Elémens à Amſterdam , & ſur le Vaiſſeau. Après ſa mort, je m'en étois fait continuer des Leçons journaliéres par un Maître d'Ecole, ou Domine , qui paſſoit en Aſie ; & je m'étois ſi bien aidé de mon Allemand, pour apprendre le Hollandois , que je poſſédois aſſez bien ce dernier. Je m'étois attaché à Batavia à lier avec les Principaux de la Colonie. Il n'y avoit point de Maiſon conſidérable, où je ne fuſſe reçu avec plaiſir: Le Général lui même m'honoroit d'une conſidération diſtinguée; & il me promettoit de me donner le prémier Poſte avantageux, qui ſeroit à ſa diſpoſition. Je crus être en termes à pouvoir demander à Mme. Kalb de rendre publiques les vues dont elle m'avouoit ſur Mlle. ſa Fille. Elle me donna parole de le faire après les ſix Mois de ſon Deuil; & je me repoſai ſi bien ſur cette promeſſe, que me regardant déja comme le principal intèreſſé à l'Héritage de mon Bienfaiteur, j'entrepris, ſans la moindre inquiétude, le Voyage de Malacca , pour mettre ordre à quelques affaires qu'il y avoit laiſſées à règler avec les Facteurs de la Compagnie. J'avois ſéjourné un Mois dans cette Ville, lorſque les lettres de Mlle. Kalb ceſſérent. Allarmé de ce changement, je redoublai de diligence, pour terminer les affaires, qui m'éloignoient d'elle. Mais de nouvelles commiſſions, que ſa Mére me donna, reculérent mon départ juſqu'au ſecond Mois; & quand je voulus partir, le Commandant me remit le Brévet d'Enſeigne de la prémiére Compagnie de la Garniſon, avec ordre du Général de reſter à mon Poſte. Ce dernier me fût intimé ſous peine de la vie.

Il ne faut qu'avoir aimé pour s'imaginer quel fût mon dépit. J'avois entre les mains une ſomme conſidérable, appartenante à la Succeſſion de mon Patron. Je m'en ſervis pour corrompre un Chinois de Batavia , qui étoit dans le Port de Malacca , avec ſon Jonc. Au riſque de tout ce qui en pouroit avenir, je m'embarquai avec lui; & je vins à Batavia , où m'étant fait mettre à terre ſur le ſoir, habillé à la Chinoiſe , je fus, ſans être reconnu en chemin, me preſenter à la Maiſon de Mme. Kalb . La prémiére perſonne, que j'y rencontrai fût ma Maîtreſſe. Notre joie nous aveugla ſur le péril où j'étois. En nous promenant dans le Jardin, nous nous rendimes compte de ce qui s'étoit braſſé contre nous, pendant notre ſéparation. Mlle. Kalb m'apprit que le Fils unique d'un Conſeiller l'ayant recherchée en Mariage, ſa Mére n'avoit fait que peu d'obſtacle à ſa pourſuite. Je crains, ajouta-t'elle, d'avoir déviné juſte; mais je ſoupçonne que ma Mére eſt, pour vous, dans des diſpoſitions, qui ne lui permettront jamais de vous recevoir pour ſon Gendre. La ſimple amitié ne donne point l'impatience & l'inquiétude, dont je l'ai vue agitée ſur votre retour, depuis votre départ. Je crois que l'abſence l'aura éclairée ſur l'inclination, qu'elle a priſe pour vous dès le moment qu'elle vous vit. Elle vous aime, ou je ſuis fort trompée, & je ne balance point à vous aſſurer, que le Brévet & l'Ordre du Général ont été ſollicités de concert entr'elle & mon Soupirant.

Mlle. Kalb étoit une Blonde de dix ſept ans, qui avoit les paſſions fort vives, ſoutenues de beaucoup de courage dans l'eſprit & dans le cœur. Elle avoit été accoutumée par ſa Mére à ne rien vouloir ſans effet. Toûjours Maîtreſſe de ſes volontés, elle s'étoit formée une habitude d'indépendance, qui la faiſoit ſe roidir contre les obſtacles, qu'on oppoſoit à la ſeule véritable paſſion qu'elle eût encore eue. Quelle que fùt la hardieſſe des différens partis que je lui propoſai, il n'y en eût point, qui lui fit peur. Nous nous aimions également; & nous étions réſolus à tout tenter pour nous conſerver l'un à l'autre. Mme. Kalb nous ſurprit dans le fort de notre délibération. Cet-te Dame, dont juſqu'alors j'avois dù admirer le caractère plein de douceur, devint furieuſe à ma vue. Peut être avoit elle entendu nos derniers propos, où il étoit queſtion de notre ſuite en Europe . Quoiqu'il en ſoit, ſa Fille, qui n'avoit jamais vû en elle qu'une tendre amie, l'éprouva avoir été maltraitée de la parole & de la la Marâtre la plus emportée. Après en main, elle fut contrainte de ſe retirer; & je demeurai avec cette Mére irritée, partagé entre mon reſſentiment contr'elle, & la reconnoiſſance que je lui devois. Dans la colère où elle étoit, il n'étoit pas vraiſemblable qu'aucune autre paſſion ſe fit entendre. Cependant, au lieu du déluge de reproches, auquel je m'attendois, je n'eus à ſoutenir que des larmes & un ſilence obſtiné. Il me fallut parler le prémier; & je le fis avec le reſpect que je devois à la Veuve de mon Bienfaiteur; mais avec la fermeté que me devoit inſpirer l'aveu qu'on avoit donné à mes eſpérances. Mme. Kalb entra en explication avec beaucoup de douceur. Elle me dit que ſes Tuteurs déſaprouvoient mon Mariage avec ſa Fille, & qu'elle avoit été obligée de ſe joindre à eux, parcequ'elle n'avoit rien à leur oppoſer contre un parti, qui faiſoit la fortune de ſa Fille. Comment, lui repartis-je, ce parti peut il faire la fortune de Mlle. Kalb , s'il fait ſon malheur? Ses promeſſes & ſes menaces furent également inutiles, pour m'arracher le renoncement, qu'elle me demandoit, à mes eſpérances. Elle me quitta auſſi irritée qu'à ſon abord.

Tandis que je me promenois ſeul, en revant à la criſe où je me trouvois, mon Rival vint dans le Jardin, accompagné de ſon Père & de pluſieurs des principaux de la Colonie. Je voulus me dérober à leur vûe. Mais il étoit trop tard. Un d'eux ſe détacha, & ſortit, en recommandant aux autres de me garder à vûe. Je m'approchai de ces derniers, que j'abordai avec politeſſe, & qui ne ſe refuſérent point à mon entretien. C'étoit pour m'amuſer, juſqu'au retour de leur Ami, qu'ils ſçavoient être allé informer le Général de mon arrivée. En effet, demi-heure après ſon départ, un Détachement de la Garde du Général parut, & l'Officier vint m'arrêter de ſa part, & m'ordonner de le ſuivre. Je fûs conduit au Fort, & jetté dans un Cachot, ou on me laiſſa paſſer la nuit ſur de mauvaiſe paille de Ris, qui ſervoit de Litiére aux Priſonniers, depuis une Année. Je fus huit jours entiers dans ce Caveau, ſans voir qui que ce fut qu'un Nègre hideux, qui m'apportoit du Ris & de l'Eau deux fois dans la journée. Le neuviéme jour, on m'en tira, pour me conduire en Conſeil, comme un Criminel, les fers aux piez & aux mains. L'évanouiſſement que me cauſa le grand air, & l'éclat de la lumiére, n'inſpira point de pitié à mes Satellites. Ils me portérent juſqu'à la porte de la Salle, où ils me mirent à terre comme un Cadavre. Je ne ſçai point tous les remedes, dont ils ſe ſervirent, pour me faire reprendre mes ſens. Mais je me trouvai, en revenant à moi, dans une Chambre de Cazernes, couché ſur un mauvais Lit, avec une grande douleur aux épaules. C'étoit l'effet des ſacrifications, dont la playe venoit d'être étuvée avec du Sel & du Vinaigre. Au bout de huit autres jours, je me vis enlever comme la prémiére fois, & je parus devant le Conſeil aſſemblé. Le Général, voyant que je ne pouvois me ſoutenir ſur mes genoux, ordonna qu'on m'apportat un Billot, ſur lequel je m'aſſis. Ce que j'avois ſouffert depuis quinze jours, tant dans le corps, que dans l'eſprit, me donnoit un ſi grand dégoût de la Vie, que je ne daignai pas m'excuſer de la déſobéïſſance, qu'on me diſoit mériter la mort. Mais lorſque j'entendis qu'on m'accuſoit d'ingratitude & de ſéduction, d'impoſture ſur mon état, d'inceſte médité; lorſque je vis attaquer la mémoire de mon cher Patron, dont on me diſoit le Bâtard, je recueillis tous mes eſprits, pour répondre à des accuſations ſi atroces. L'honneur, la reconnoiſſance, & l'amour, me rendirent éloquent; & la vérité eût tant de force dans ma bouche, que le Général & ſon Conſeil, muets d'étonnement & de dépit, n'eurent rien à me repliquer. J'apperçûs pluſieurs Conſeillers, qui s'eſſuyoient les yeux de leur mouchoir. Le Général ordonna qu'on me portât à l'Infirmerie du Fort; & j'entendis, en me retirant, qu'il diſoit à quelqu'un, Il y auroit de l'injuſtice.

On me mit dans un bon Lit, ou un Bouillon & la laſſitude faiſant leur effet, je m'endormis profondément. Les principaux points de ma défenſe ayant été ſur l'ingratitude & la ſéduction, dont on m'accuſoit, & ſur l'injure qui m'étoit commune avec mon généreux Patron, qu'on diſoit m'avoir annoncé comme ſon Couſin, afin de cacher que j'étois le fruit de ſon Libertinage; il m'avoit fallu donner toute mon Hiſtoire, depuis mon départ de Chézales , juſqu'à mon évaſion de Malacca . Le Général, qui, n'étant pas né plus riche que moi, devoit ſa fortune à un Patron, qui avoit fait valoir ſes talens & ſes ſervices, s'étoit reconnu à pluſieurs endroits de mon récit; & comme il étoit honnête Homme, il avoit été toujours des expreſſions de ma reconnoiſſance envers Mr. Kalb , du ménagement avec lequel j'avois parlé de ſa Veuve, & de ma diſcrétion ſur les termes où nous en étions ſa Fille & moi. Il ne voulut pas qu'on délibérat ſur ces Articles en Conſeil. Il eſt innocent à tous ces égards, dit-il, ſelon qu'il me fût rapporté enſuite. En approfondiſſant davantage ces griefs, nous trouverions peut-être à rougir de l'avoir traité ſi mal. Laiſſons les comme des affaires domeſtiques, dont il n'appartient qu'à la Famille de connoître. Quant à la déſobéiſſance formelle, que je me ſuis crû obligé de pourſuivre, je crois la lui pouvoir pardonner, puiſque n'ayant pas accepté l'Emploi que je lui donnois, il peut être réputé libre de la ſubordination militaire. Cependant, afin que l'exemple ne ſoit pas contagieux, j'opine à le renvoyer en Europe , par la premiére Flotte, avec ce que feu Mr. Kalb lui légua. L'avis du Général n'eſſuya contradiction que de la part d'un auſſi honnête Homme que lui, qui s'appelloit Mr. Maſter, Vieillard puiſſamment riche, & qui n'avoit point d'Enfans. Il pria le Général de ne point prononcer une Sentence, qui me flêtriroit, mais de ſe réſerver de faire de moi ce qu'il jugeroit à propos; & il l'obtint.

Ce fut de ce digne Conſeiller, que je recus la prémiére Viſite, après mon reveil. Il s'aſſit au chevet de mon Lit, où il débuta, en s'écriant, les mains levées vers le Ciel: Béni ſoit le Seigneur, qui accorde ſes faveurs à qui il lui plait! Je le pris pour un Miniſtre, qui venoit m'exhorter à une mort chrétienne, & je lui répondis en conſéquence, que j'avois ſujet de bénir Dieu, qui me donnoit la réſignation qui m'étoit néceſſaire. Il comprit mon erreur, & en ſourit. Vous n'avez plus beſoin de réſignation, mon Enfant, me dit-il: Vos malheurs ſont finis. C'eſt moi qui dois me réſigner à la Divine Providence, qui n'a pas voulu que j'euſſe un Fils comme vous, qui m'auroit comblé de joïe & de ſatisfaction dans ma Vieilleſſe. Quelle douceur n'eut-ce pas été pour moi, de laiſſer le fruit de mon travail à un Héritier, qui auroit fait chérir ma mémoire, aprés ma mort, & qui l'auroit chérie lui même! Ne penſés plus, mon Fils, aux chagrins que vous venez d'eſſuyer. Vous trouverez des Filles auſſi aimables, que celle de votre premier Patron, qui s'eſtimeront heureuſes d'unir leur ſort au votre. J'interrompis mon Conſolateur, en lui diſant, que j'aimerois Mlle. Kalb toute ma vie; qu'elle étoit mon Epouſe; & que devant Dieu, comme devant les Hommes, je ne pouvois être qu'à elle. Que dites vous là, mon Fils, repartit Mr. Maſter ? Reprenez, pour le garder inviolablement, un ſecret qui mettroit le déſordre dans une Famille. Mlle. Kalb , à qui on a perſuadé que vous étiés ſon Frére naturel, a épouſé votre Rival. Vous la rendez malheureuſe, ſans retour, ſi vous laiſſez entendre, qu'il y a eu entre vous quelque choſe de plus que des paroles. Aidez aux Médécins à vous faire recouvrer vos forces: Abſentez vous de Batavia , pendant quelque tems: Je vous promets de vous y faire un ſort, qui vous empêchera de regretter celui, que l'envie & la calomnie vous ont fait manquer. Je ne vous demande que de voir en moi un ſecond Mr. Kalb . Prenez pour moi l'affection que vous avez eue pour cet honête Homme: Je ne lui cède point dans celle qu'il a eu pour vous. Vous avez en moi un Ami, un Patron, un Pére, plus en état encore que lui de vous faire du bien.

Mr. Maſter entra avec une tendreſſe véritablement paternelle dans mes doléances ſur l'inconſtance de Mlle. Kalb . Il ne me quitta point, qu'il ne m'eût vû entiérement réſigné à ma perte. Je reçus le lendemain un Billet, dont Madame Kalb accompagnoit un préſent, qu'elle m'envoyoit, de Confitures & de Liqueurs. Malgré ce que m'avoit dit ſa Fille, je ne doutai point qu'elle ne fût ſincère dans les proteſtations qu'elle me faiſoit de ſa bonne foi, touchant les accuſations qu'elle avoit appuyées contre moi. Le Capitaine du Vaiſſeau, ſur lequel j'étois venu d'Europe ,les avoit fondées par le rapport qu'il avoit fait de ma qualité de Gentilhomme Allemand, ſous laquelle Mr. Kalb m'avoit préſenté à lui. Celle de Parent, qu'il me donnoit dans ſa Lettre, formoit une ſuſpicion. Enſin l'innocence de ſa Veuve me parut vraiſemblable; & je répondis avec reconnoiſſance à la promeſſe qu'elle me faiſoit de réparer le mal qu'elle m'avoit fait. Il ne ſe paſſa point de jour que je ne reçuſſe Viſite de Mr. Maſter . Avant que d'être parfaitement rétabli, il m'avoit déja annoncé le deſſein, où il étoit, de m'adopter, & de me faire ſon Légataire univerſel; & je jouiſſois d'avance du plaiſir de faire la fortune la plus rapide & la plus innocente. Mais mon nouveau Patron s'ouvrit de ſes vues ſur moi à quelque faux Ami, qui révéla ſon ſecret à ceux qui comptoient ſur ſon Héritage; & cela me valut une perſécution, moins violente, mais mieux conduite, que celle dont je venois d'être délivré. Le ſoir du jour qu'il m'avoit promis de me faire venir ſouper chez lui, afin qu'il y notifiât ſon adoption à ſes Parens, & que je partiſſe le lendemain pour la Chine , où il vouloit que je fiſſe un Voyage, je fùs ſaiſi dans ma Chambre de l'Infirmerie du Fort, par quatre Eſclaves nègres, qui me mirent un baillon à la bouche, & me liérent les piés & les mains. Ils m'enfermérent en cet état dans un Palanquin exactement fermé, qu'ils chargérent ſur leurs épaules; & je me ſentis emporter avec la derniére viteſſe. J'entendis que mes Porteurs entroient dans une Chaloupe; & je ne doutai point qu'ils n'euſſent ordre de me jetter à la Mer. J'eus le tems de faire quelques réflexions; & la prémiére fût que mon enlèvement ne s'étant pû faire ſans l'ordre du Général, je ne devois pas craindre un pareil traitement de ſa part. Cela me tranquiliſa. Mes Porteurs m'avoient mis dans mon Palanquin au milieu de la Chaloupe. Je les entendois ramer, mais ils étoient muets ſur ce qui me regardoit; & ils ne parlérent que pour s'exciter à la rame. Ils hélerent un Vaiſſeau, à bord duquel ils furent bientôt. J'y fus hiſſé avec mon Palanquin, & porté dans la Chambre, où le Capitaine, que je reconnus pour le même ſur le bord duquel j'étois paſſé en Aſie , me tira de ma Cage. Sa vûe ne me fit rien augurer que de ſiniſtre, je le croyois mon Ennemi. Il s'apperçut de mon inquiétude. Ne craignez rien, me dit-il, je n'ai intérêt qu'à vous éloigner de Batavia ; & ſi vous voulez me jurer de n'y jamais revenir, je vous ferai connoître que vous y laiſſés des Perſonnes, qui vous aiment, & vous eſtiment; je vous prouverai que je ſuis moi-même de leur nombre. Je ne me fis pas prier pour le ſerment, que je fis du meilleur cœur, & dans la meilleure forme. Alors le Capitaine m'embraſſa. Allez, me dit-il, chercher fortune ailleurs, vous l'y trouverez aſſurément, c'eſt moi qui vous le prédis. Mais vous êtes trop honnête Garçon pour ce Pays, où vous faites trembler tous les Neveux & Couſins des riches Vieillards, tous les Galans des Veuves opulentes. Mr. le Général vous fait partir, pour vous dérober au mauvais parti, que vous auroient fait tôt au tard les Parens de Mr. Maſter ; & je me ſuis prêté à vôtre enlevement, pour me délivrer d'un Rival dangereux auprès de Mme. Kalb . Mais ni ces Meſſieurs les Neveux, ni moi, nous ne vous voulons point de mal, loin de Batavia . Au contraire ils m'ont chargé de vous remettre, ſur vôtre ſerment de ne jamais revenir, ce Sac, où il y a 300 Piaſtres; & je leur en veux joindre cent autres, que je vous prie d'accepter. Mr. le Général vous a fait revenir les Cent Ducats, que feu Mr. Kalb vous légua: Voilà deux Coffres de vos Hardes, qu'il a retirées de chez Mme. Kalb , & une Chaine d'or avec ſa Médaille, dont il vous fait préſent. Ce n'eſt pas tout. Vôtre Couſine, qui eſt informée de la batterie dreſſée contre vous deux, & de ce que vous avez ſouffert à ſon ſujet, vous donne ce Diamant, qu'elle vous prie de porter pour l'amour d'elle, & pour gage de l'eſtime & de l'amitié qu'elle aura pour vous toute ſa vie. Vous me donnerez des Billets de récépiſſe pour chacun de ces articles, quand je vous aurai mis à terre à Malacca , où vous devez garder les Arrêts dans le Château juſqu'au départ de la Flotte, qui ſera dans deux mois, ou environ. Tachons de noïer le ſouvenir de vos chagrins dans quelques Bouteilles de Vin du Cap, dont je vous ai fait une petite proviſion.

Je fus traité en Officier par le Commandant de Malacca , dont l'amitié me fit paſſer fort agréablement, & non moins utilement pour ma fortune, le tems de mes arrêts. C'étoit un vieux François Réſugié, qui avoit été vingt cinq ans Capitaine d'Artillerie au Service de la République, en Europe. Quoiqu'il dût être content de ſon ſort, il regrettoit de n'avoir pas été offrir ſes ſervices en Perſe , où il s'imaginoit, diſoit-il, qu'il auroit primé, tandis qu'il n'étoit que Subalterne au Service d'une Compagnie de Marchands. Les affaires s'y embrouillent de plus en plus, ajoûta-t'il: Vous avez du courage, je vous conſeillerois d'y aller chercher fortune. Comme je lui repliquai que, ſans expérience, ſans même aucune autre connoiſſance que celle de l'Exercice du Fantaſſin, dans le Militaire, je ne pouvois pas raiſonnablement concevoir les mêmes eſpérances que lui; il s'offrit à m'apprendre aſſez de la Fortification, & des Evolutions, pour paroître un bon Officier aux Perſans , qui ne ſçavoient que ſe battre. J'acceptai l'offre avec empreſſement; & je renonçai au projet, que j'avois formé, d'aller m'établir à la Colonie du Cap . Je parlai au Commandant de ma Généalogie, qui pourroit me faire conſidérer en Perſe ſur un autre pié que celui d'Avanturier Etranger. Il parut ajoûter peu de foi à ce que diſoit mon Livre. Mais je me ſouviens qu'il me répondit qu'à deux mille lieues de l'Allemagne , j'étois auſſi noble que le plus ancien Baron d'Empire. Loin de ſa Patrie, pourſuivi-t'il, un brave Homme eſt tout ce que ſes talens le rendent capable de devenir. Vous êtes en argent: Faites vous un petit Equipage; achetez de belles Armes, avec un Eſclave; & vous vous offrirez, ſous quel titre il vous plaira, au Prince de Perſe , qui ſelon toute apparence meſurera le cas, qu'il doit faire de vous, au beſoin, où il eſt de braves Gens. Il faudra vous donner pour un Marchand, aſn de pouvoir parvenir juſqu'à lui.

De ce moment je ceſſai de me regarder comme le Fils d'un Payſan de nôtre Village. Je m'élevai juſqu'aux Ancêtres, que nôtre Livre nous donne; & je fis réſolution de me rapprocher de leur fortune, ou de périr dans la peine. L'obligeant Mr. d'Imberbault paſſa les journées entiéres à me donner des Lecons, que je concevois avec une facilité, qui l'étonnoit, quoiqu'il n'eût pas de ſon Métier une idée fort relevée. On fait un Monſtre aux jeunes Gens de la ſcience de la Fortification, me diſoit-il un jour: Mais pour être habile Ingenieur, il ne faut que beaucoup de bon ſens, avec de bons principes. La Fortification, dans ſon enfance, n'étoit que l'ouvrage de l'inſtinct; & les Vaubans , les Cœhorns , ſont partis de ces premiéres lignes; ils ſont bâti ſur ces vieux fondemens. Le ſens commun dicte la ſupériorité de l'Angle ſur le Quarré, & celle de la Ligne courbe ſur la Ligne droite, pour la force des Places & des Camps: L'avantage du Foſſé, celui des Epaulemens, & des Banquêtes, ont conduit à l'invention des Tranchées, des Faſcines, des Gabions & des Mantelets. L'inégalité des Surfaces a dirigé la diſpoſition des differentes Batteries: La difficulté des approches a inſpiré les Mines, dont la nature du terrein régle le travail. Enfin l'inégalité des Lieux & des Chemins a marqué la diviſion des Corps d'une Armée, en Brigades, en Bataillons, en Colonnes, en Pelotons: Il n'eſt beſoin que d'avoir bon œil & bonne voix, & d'entendre la Langue de ceux qu'on commande, pour les commander bien: car je ſuppoſe la préſence d'eſprit & l'audace comme des qualités naturelles au Militaire.

Si je n'en crûs pas tout à fait Mr. d'Imberbault ſur ſa parole, du moins pris-je ſur ſes diſcours une confiance & même une préſomption, qui m'a grandement ſervi dans l'occaſion. Tout ce dont il me donna l'idée m'a été utile: Mais rien ne m'a plus aidé, dans le Nouveau Monde, ou je me ſuis trouvé, que les Evolutions du Bataillon de 480. Hommes, ſur toutes les hauteurs, depuis 6. juſqu'à 30. ſur tous les fronts, depuis 80. juſqu'à 16 ſelon le différens Terrains, ou les différens cas d'offenſive, ou de défenſive. C'eſt ce petit ſecret d'Infanterie, qui m'a fait connoître avantageuſement du Schah Nadir , & de Muhammed Chah , mes Maîtres. C'eſt de lui que je ſuis parti pour la découverte des autres Evolutions, qui m'ont fait eſtimer, en Perſe & dans l'Indoſtan , le moins mauvais Homme d'Infanterie de l'Orient. Le vieux Commandant prit tellement à cœur de me l'enſeigner parfaitement, qu'il fit faire une grande Table percée d'autant de trous que le Bataillon a d'Hommes, ſur laquelle furent diſpoſées autant de petites Figures de bois, que des Fils de fer faiſoient mouvoir à l'ordre; & nous paſſions des journées entiéres à leur commander les Evolutions.

Deux Vaiſſeaux de la Flote, qui devoient prendre les Soyes de Perſe à Gomrom , ou Bender Abaſſi , prirent les devants, & partirent le 18. Octobre 1729. Un d'eux acheva ſa charge à Malacca , & eut ordre de me recevoir à bord. La veille du jour de partance, je reçus une réponſe de M. Maſter à qui il m'avoit été permis d'écrire une Lettre, qui me fut dictée. Ce généreux Vieillard me remercioit de l'effort dont j'avois été capable, par généroſité envers ſes Parens, (car il m'avoit fallu lui écrire que j'avois quitté Batavia de mon plein gré) & il joignoit aux ſouhaits, qu'il faiſoit pour ma proſpérité, un magnifique préſent de Proviſions de Mer, avec une paire des plus beaux Piſtolets, que j'aye jamais vûs. Il finiſſoit ſa Lettre, en me diſant que, la reconnoiſſance de ſes Héritiers naturels à mon égard étoit pour eux le meilleur titre à ſa Succeſſion. Je ne me ſéparai point, ſans verſer des larmes, du généreux Mr. d'Imberbault , qui me donna un Fuſil, que j'ai encore, avec une belle Epée à la Suédoiſe, dont j'ai fait préſent au Capitaine Durant de Marſeille , qui m'avoit promis de me procurer des nouvelles de mon cher Frére. J'avois fait acheter de Mme. Kalb un Eſclave Nègre, qui s'étoit pris d'affection pour moi, pendant que j'étois dans ſa Maiſon; de ſorte que je partis, pour chercher fortune, dans l'Equipage ou Mr. d'Imberbault diſoit qu'il falloit que je fuſſe, pour la trouver.

Nous eumes longtemps un calme, qui nous permettoit à peine dix lieues en 24. heures. Mais à la hauteur des Maldives , le Vent d'Eſt devint fort; & nous fimes route avec autant de bonheur que de rapidité.

Nous fumes à la vue de Bender Abaſſi , le 23. de Décembre. Au bruit de nôtre Canon, les Facteurs de la Compagnie ſe mirent dans une Barque, & vinrent à bord, annoncer qu'il n'y auroit point de Soyes cette année, parceque les Awgans chaſſés d'Iſpahan par le Schah Thamas , Fils de Huſſein , s'étoient retirés à Schiras, d'ou, comme ſi ils déſeſpéroient d'être plus long-tems les Maîtres, ils pilloient & maſſacroient tout ce qui approchoit d'eux. Ils dirent encore qu'Azraf ou Eſchref , qui règnoit depuis 1725, étoit à Schiras , après avoir perdu deux grandes Batailles, dont on ne croioit pas qu'il pût ſe relever. Malgré leurs raiſons, pour me détourner de la réſolution, ou j'étois, d'entrer en Perſe , je m'obſtinai à aller à terre avec eux; & le Capitaine, qui avoit ordre de me débarquer où je voudrois, ceſſa de s'y oppoſer, dès qu'il vit, qu'il le faiſoit inutilement. Nous démarames au point du jour. Arrivé à terre, je la baiſai avec tranſport. C'eſt dans ce Pays , m'écrirai-je, qu'il me faut faire fortune, ou périr.

Les Facteurs n'en avoient point impoſé. Bender Abaſſi étoit déſert, les Magazins de la Compagnie vuides; & à peine la Maiſon du Comptoir avoit elle les Meubles néceffaires. Mr. Vanderhine , Directeur, envoya un préſent, que je tirai de mes Coffres, à l'Officier Awgan , qui commandoit dans le Château, & lui fit demander Eſcorte pour moi juſqu'à Schiras , ou je voulois me préſenter à Azraf . Sur ce que Mr. d'Imberbault m'avoit dit, & ſur ce que les Facteurs me racontèrent des Awgans , de leurs exploits, & de leurs forces, je crus à leur Chef aſſez de reſſources pour rétablir ſes affaires; & il me ſembla que la Fortune me ménageoit ce tems pour lui offrir mon Epée, d'une maniére qui me fut avantageuſe. L'Officier demanda deux Tomans , qui font environ 60. Florins de Hollande, pour les dix Hommes qu'il m'accordoit. Je les lui envoyai, & le 26. l'Eſcorte parut devant la Maiſon de la Compagnie. Je croyois qu'il n'y avoit qu'à partir. Mais le Chef des dix Awgans me demanda les deux Tomans promis. Le Commandant avoit gardé pour lui ceux que j'avois envoyés. J'en donnai deux autres, ſans marchander; & mes Gens furent ſatisfaits. L'extérieur de ces Braves n'étoit guères propre à m'inſpirer de la confiance, chacun d'eux avoit plus la mine d'un Voleur que d'un Soldat. Je me fis un point capital de me les concilier par des déférences. Mr. Vanderhine m'avoit vendu un aſſez beau Cheval, que je comptois monter. Je l'offris au Chef de mon Eſcorte, en l'invitant à s'en ſervir. J'invitai ſes gens à mettre le petit ſac, qu'ils avoient ſur l'épaule, & où étoient leurs proviſions, ſur les deux Chameaux qui portoient mon bagage. La politeſſe eſt de tout Pays. La mienne m'en valut une autre de la part de ces Hommes groſſiers, qui me firent entendre qu'ils ne marchoient point juſqu'à ce que je fuſſe ſur mon Cheval. Je montai donc; & nous marchames en bonne intelligence. Je crus à l'Halte devoir offrir mes Proviſions à mes Protecteurs. Mais j'y ſûs pris cette fois. A la vûe de quelques Bouteilles de Vin de Schiras , que les Facteurs m'avoient données, ces ridiges Muſulmans ſe mirent à murmurer entr'eux, en me regardant d'un œil menaçant: J'eus grand peur qu'ils ne fuſſent tentés de me mettre en piéces, comme un Infidéle. Je les appaiſai par un coup de politique. Comme ſi ces Bouteilles ſe fuſſent trouvées dans mes Proviſions, ſans mon aveu, je les fis porter au loin par mon Nègre, en feignant de le gronder, & d'être en colére contre lui, juſqu'à le vouloir frapper. Ce que j'avois prévu arriva. Mes Barbares furent contents de mon ſacrifice; & tandis que je paroiſſois uniquement occupé des Proviſions, que j'avois devant moi, ils ſe détachèrent l'un après l'autre, & furent boire mon Vin.

Plus nous approchions de Schiras , & plus les horreurs de la Guerre étoient viſibles. Les Campagnes étoient brûlées, & ſemées de Cadavres à demi corrompus. On voyoit de loin les ruines des Villages, dont pluſieurs fumoient encore. Nous fumes reconnus par pluſieurs pelotons d'Awgans , au Chef deſquels il me fallut faire un préſent. J'obſervai que le ſecond peloton avoit un Homme de moins que le prémier, & ainſi des autres qui ſe préſentérent: cela me fit ſoupçonner ces Meſſieurs d'être des Maraudeurs de la Garniſon de Bender Abaſſi . J'eus l'œil ſur mon Eſcorte; & je m'apperçus qu'aux derniéres rencontres de peloton il y avoit parmi mes dix Awgans un nouveau viſage. Que faire, après ma remarque, autre choſe que prendre patience? Sur le ſoir je fus joint par un Homme à cheval, que je reconnus pour le Principal Domeſtique de la Factorie de Gomrom . Mon Eſcorte le voulut arrêter. Mais tout en leur diſant de bonnes paroles, il heurta celui-ci de la botte, celui-là de ſon cheval; & vint ſe mettre à mon côté. Ces Gens là, me dit-il, ont quelque mauvais deſſein: Il vous ont écarté de la route de Schiras : Je ne vous ſerai pas un Compagnon inutile. Votre réſolution de tenter fortune en Pere m'en a inſpiré une pareille. Il y a quinze ans que je ſers la Compagnie à Gomrom ; & je vois que mes ſervices ſont une raiſon pour ne pas m'avancer. Je ſuis le ſeul du Comptoir qui ſache bien le Perſan & le Baniane . Les Directeurs ſe font honneur de mon ſavoir, & je croupis dans la ſervitude. Il m'eſt dû deux années de mes Gages: Je m'en ſuis bien voulu tenir pour paye par ce Cheval & ſon Harnois: Nos Meſſieurs ne doivent pas ſe plaindre. Je m'attache a vous. Si vous faites fortune, j'eſpére, que je m'en ſentirai, & que vous me ferez part du bien, comme je vous promets de partager le mal qui vous arrivera.

J'embraſſai mon nouveau Camarade: Sa Compagnie étoit pour moi le bienfait le plus ſignalé de la Providence. C'étoit un Garçon de trente ans, qu'un Directeur de Gomrom avoit tiré d'un Vaiſſeau, où il étoit Mouſſe, pour l'élever dans la Factorie, & lui faire apprendre le Perſan . Il avoit ſurpaſſé l'attente de ſon Maître: Le Perſan & le Baniane (c'est un Jargon Indien, que les Marchands de l'Indoſtan parlent comme les Marchands Turcs la Langue franque) lui étoient auſſi familiéres que ſa Langue maternelle. Il étoit d'ailleurs plein d'eſprit & de cœur, fort bien fait, & d'une force peu commune. Si vous m'en voulez croire, me dit-il, vous ferez monter votre Nègre ſur un des Chameaux; & nous piquerons des deux, en laiſſant votre Eſcorte, qui m'a l'air d'une troupe de coupe-jarrets. Je ſai le chemin d'Iſpahan , pour l'avoir fait cent fois; & je crains plus ces Conducteurs, que les plus mauvaiſes rencontres. Pourquoi vous ont ils tiré de la grande route? Pourquoi m'ont ils voulu empêcher de vous joindre? Pourquoi une Troupe de même nombre que la leur, que je viens de rencontrer, il y a une heure, a-t'elle tiré ſur moi? Laiſſez moi congédier ces Coquins.

Je l'avouerai a ma honte. Cet empreſſement de Fréderic à me ſéparer de mon Eſcorte me fut ſuſpect. Je m'imaginai qu'il avoit convoité ma dépouille, & qu'il viſoit à m'aſſaſſiner ſans témoins. Dans cette idée, je lui répondis, qu'il ſeroit tems de faire ce qu'il me diſoit le lendemain au matin, quand nous aurions tout le jour devant nous. Soit, me repartit-il, puiſque vous le voulez. Vous ne connoiſſez pas ces Gens là comme je les connois. Mais du moins ſuivez mon ſecond avis. Soyez alerte toute la nuit, & faites tenir à l'écart votre Nègre avec ſes Chameaux. Pour moi, ſi je dors, ce ſera les yeux ouverts, mon Fuſil & mon Piſtolet en état, & la bride de mon Cheval paſſée à mon bras. Faiſons mieux, repliquai-je. Si ces Gens là ont un mauvais deſſein, ils l'exécuteront dès qu'ils en croiront voir l'opportunité. Dès que nous aurons repû, faiſons ſemblant de dormir; ronflons à l'envi: & au prémier mouvement qu'ils feront, nous nous ſéparerons d'eux. J'ai peine à croire, repartit Fréderic , que nous nous en ſéparions ſans donner ou recevoir des coups. Cependant la feinte eſt bonne, quand elle ne feroit autre choſe qu'abréger le tems de notre inquiétude.

Ce fût ſous un Palmier que nos gens choiſirent leur Camp. Je prétextai la mauvaiſe odeur & le ronflement des Chameaux, pour les faire mettre à l'écart avec le Nègre, qui eût ordre de ne les point décharger; & Fréderic fit gouter mes raiſons aux Awgans . Mais quoiqu'il leur pût dire pour les faire conſentir à nous laiſſer à quartier avec nos Chevaux, il ne vint point à bout de leur entêtement. Je commençai à croire que j'étois véritablement en péril. Nous nous adoſſames au Palmier, autour duquel nos dix Awgans s'acroupirent en cercle. Au bout de demi-heure, feignant de dormir profondément nous ronflames fort haut. Ce fût un ſignal pour nos Scélerats, qui prirent leurs Armes, & ſe mirent ſans bruit ſur leurs pieds. Je n'en voulus pas voir davantage. Criant à Fréderic de ſe tenir ſur ſes gardes, je me jettai au côté de mon Cheval, qui me faiſoit un rempart; & ayant tiré un de mes Piſtolets, je profitai de la ſurpriſe des Voleurs, pour me jetter en Selle. Fréderic , ſans tirer, fut à cheval auſſitôt que moi; & nous piquames vers nos Chameaux, que le Nègre avoit tenu prêts à partir au prémier ſignal. Les Awgans n'oſérent nous ſuivre: Nous en fumes quittes pour la peur. Sur la ſin du jour ſuivant, nous vimes au Nord une troupe nombreuſe de Cavalerie, qui marchoit droit à Schiras ; & un moment après un Courier paſſa près de nous; courant à toute bride vers Bender Abaſſi . Fréderic jugea qu'il devoit y avoir à Schiras quelque choſe d'extraordinaire, ces ſortes de Couriers n'étant dépêchés que pour des affaires de la derniére importance; & il voulut que nous marchaſſions au Corps de Cavalerie, que nous voyons dans la Plaine. Je le laiſſai le maître de notre route. Au bout d'une heure nous vimes les Cavaliers camper. Nous voila bientôt hors de péril, me dit Fréderic . Le Commandant de cette Troupe eſt ſans doute un Officier conſidérable, ſous la ſauve garde du quel nous irons ſurement à Schiras . A peine avoit il achevé de parler, que nous entendimes galoper derriére nous. Nous tournames la tête, & nous vimes quatre Cavaliers, qui tenoient en main leur Sabre nud, qu'ils faiſoient paſſer & repaſſer ſur leur tête. Fréderic les reconnut pour Perſans , & il m'aſſura que leur deſſein étoit de nous ſabrer, en caracolant. Quand ils nous auront tués, ajouta-t'il, ils ſe le feront bien pardonner, en diſant, qu'ils nous ont pris pour des Eſpions. Attendons les de pié ſerme; & s'ils continuent de venir a nous après que je les aurai avertis, tirons ſur eux, ſans les marchander. C'eſt un bien pour nous qu'ils ſoient Perſans . Il fit comme il le dit, & je l'imitai. Nos deux coups tuérent un homme, & en bleſſérent un autre. Les deux qui reſtoient tournérent bride, & s'enfuirent, tandis que nous doublames le pas vers le Camp. Nous arrivames ſans encombre à la Garde avancée, où Fréderic demanda que nous fuſſions menés au Commandant. Pendant que l'Officier tiroit le Détachement qui nous devoit conduire, nos Chameaux furent déchargés, & leur charge pillée: Ce fût l'affaire d'un moment. Fréderic eût beau crier, on nous rit au nez. Cependant ſes menaces intimidérent l'Officier, qui frapa de ſon Sabre un Soldat, qui ſe diſpoſoit à me jetter à bas de mon cheval. L'ordre fût poſitif de nous préſenter à Zeberdeſt-Kan . C'étoit le Général de la Cavalerie Awgane, & le ſeul Homme que les Conquèrans de la Perſe eſtimaſſent digne de les commander, depuis la mort de Nazir-Ulla , auquel Maghmud avoit été redevable de ſes Victoires. Neahmed Zeberdeſt étoit Perſan d'origine. Il étoit tombé fort jeune entre les mains des Awgans , qui pillérent la Caravanne, où il étoit avec ſon Pére. Un d'entr'eux l'avoit adopté, lui avoit donné l'Education Awgane, & s'en étoit fait ſuivre à la Guerre. Le jeune Homme avoit pris goût au Métier. Il étoit paſſé au Service du Mogol , ou il avoit aquis quelque connoiſſance du Militaire d'Europe, & ſur tout de l'Artillerie, par le moyen des Canoniers Portugais avec leſquels il avoit vêcu. C'étoit un grand Homme & un bon Officier pour l'Aſie .

Il avoit défendu Casbin l'année précédente contre le Prince Thamas & ſon Général avec beaucoup d'opiniâtreté & de gloire; & il abandonnoit Tesd , pour venir commander dans Schiras , que Thamas Kouli-Kan à la tête de toutes les forces du Fils de Huſſein venoit aſſiéger. Zeberdeſt aimoit les Européens . Il parloit fort bien le Portugais . Il apprenoit tous les jours du François avec un Fondeur de Nomeny en Lorraine , dans la Compagnie duquel il paſſoit la meilleure partie du tems qu'il pouvoit dérober aux affaires. Comme ils étoient enſemble, lorſqu'on lui demanda nôtre audience, il l'envoya s'informer de nous qui nous étions, & ce que nous voulions de lui. Le Lorrain fut tranſporté de joye par ma réponſe. Il rentra après m'avoir embraſſé; & dans la minute, il revint nous introduire auprès du Général, qui daigna ſe lever de deſſus les Carreaux, ſur leſquels il étoit aſſis, les jambes croiſées, à nôtre approche. Docile aux inſtructions de Mr. d'Imberbault , je me donnai pour un Gentilhomme François , que la curioſité & l'amour de la gloire conduiſoient en Perſe . Je me dis Homme d'Artillerie & d'Infanterie; & malgré ma jeuneſſe je trouvai créance auprès de Neahmed , qui me fit en mauvais François la réponſe la plus obligeante. Le Fondeur, avec qui Fréderic avoit déjà lié amitié, lui ayant porté nos plaintes ſur le Vol de nôtre Equipage, il fit appeller l'Oficier qui nous avoit amenez de la Grande Garde; & il lui donna l'ordre, ſous peine de la baſtonnade, pour ſon Commandant, de nous faire retrouver tout ce qui nous avoit été pillé. En attendant le ſouper, auquel il nous invita, il nous dit que l'iſſue du Siége de Schiras décideroit de la fortune des Awgans . J'entrevis par la propoſition, qu'il me fit, de paſſer avec lui au Service du Mogol , en cas que la Ville fut priſe, qu'il n'avoit pas bonne opinion de la défenſe, qu'il en entreprenoit. Mais je crus ne pouvoir reculer avec honneur; & je remis au tems à me ménager l'occaſion de paſſer ſans honte du côté le plus fort. Après le ſouper, qui conſiſta en quelques Fruits ſecs, & une grande Cruche de Vin de Schiras , voyant nôtre Général en humeur de cauſer, je le priai de me donner des Awgans & de leur Conquête une idée moins confuſe que celle qu'on en avoit en Europe . L'air & le ton dont je lui fis cette demande le firent ſourire. Nous ne nous connoiſſons pas encore aſſez, me dit-il, pour une pareille Converſation. Je parle mal François, & j'ai beſoin de repos, pour faire lever le Camp de grand matin. En même-tems il ordonna au Fondeur de nous faire paſſer la nuit ſous ſa Tente. Chomel lui ayant réïteré la priére de nous faire reſtituer nôtre Bagage, nous fit ſigne de le ſuivre, & ſortit.

Tubleu! me dit-il, quand nous fumes dans ſa Tente, que vous êtes familier! Il n'y a pas deux heures, que vous avez vû pour la premiére fois le premier Seigneur Awgan , que la Nation reſpecte & craint plus que le Schah Azraff ; & vous le traitez en vieille connoiſſance. Vous êtes bien un François. Ne craignez pourtant pas que vôtre liberté ait indiſpoſé contre vous le Général: Il ſera le premier à vous la rappeller, pour en rire, lorſqu'il vous aura admis dans ſa familiarité. En attendant, puiſque vous ſouhaités de connoître les Awgans , je vais vous donner ſatisfaction. Il eſt peu d'Hommes en Perſe mieux inſtruits que moi. Le Prince de Geogie m'amena à Iſpahan , il ya 13. ans J'en ai paſſé ſept entiers dans les Ateliers du Palais. J'ai vû Schah Huſſein , j'ai été Ami d'un des principaux Eunuques blancs du Haram, & d'un Officier Georgien, qui a été à la Guerre contre les Awgans , & leur priſonnier. Je vis au milieu de cette Nation depuis cinq ans; & j'y ſuis conſideré ſur un autre pié que celui d'Artiſan. Je veux vous mettre en état de n'avoir plus de queſtions à faire à Neahmed . Comme je n'ai pas ſes occupations, je puis me paſſer une nuit de dormir.

Avant que d'entamer ſon récit, Chomel voulut que nous goutaſſions ſon Vin; & il nous fit oublier inſenſiblement que nous avions promis de ne point nous endormir. A nôtre premier ſommmeil, une douzaine de Soldats entrez dans la Tente nous réveilla bruſquement. Ils y dépoſérent les débris de mon Bagage, qu'ils aſſûrérent être là tout entier. Quoiqu'il n'y en eût pas le tiers, Chomel me conſeilla de paroître ſatisfait; & Fréderic en donna la déclaration à l'Officier. Le jour étant venu plûtôt que nous ne l'attendions, il nous fallut penſer à partir: nous remimes l'Hiſtoire des Awgans au tems de nôtre ſéjour dans Schiras . Neahmed m'y préſenta à Azraff , qui m'honora de la Calaate . C'eſt un Habit complet de Brocard à la Perſienne, que les Rois de Perſe ont coutume de donner, comme une récompenſe, ou comme un témoignage de leur eſtime, à ceux auxquels ils accordent l'audience. Zeberdeſt , ayant été déclare Gouverneur de Schiras, me donna le Commandement de l'Artillerie des Remparts, & fit Fréderic mon adjudant. Je fus plus ſurpris qu'épouventé de me voir avec auſſi peu de capacité dans un Poſte auſſi conſidérable: Il ne m'étoit pas impoſſible de paroître ſavoir quelque choſe aux yeux de plus ignorans que moi. Ce qui m'inquiétoit le plus, c'étoit la Langue. Celle des Awgans étant un jargon mi-parti du Tartare & du Perſan ; je ne me ſouciai pas de l'apprendre, vû que, ſelon toute apparence, je ne ſerois pas long-tems avec eux. Lorſque je ſçus que le Perſan étoit la Langue de la Cour d'Agra comme de celle d'Iſpahan , je fus animé à ſon étude; & avec le ſecours de Fréderic & de Chomel j'en appris aſſez pendant le Siége, pour n'avoir plus beſoin de Truchement.

Je m'apperçois, mon cher Frére, qu'il y a déja quelque tems, que je vous parle des Awgans , qui ſans doute vous ſont un Peuple inconnu, ſans vous en avoir donné aucune notion. Je ſai bien, que pour vous intéreſſer à mon récit, il ſuffit qu'il ſoit d'Evénemens, auxquels j'ai eu part. Mais un éclairciſſement ſur les Conquèrans de la Perſe , vous rendra moins pénible l'attention, que vôtre amitié me donne. Je vais tacher de vous raconter en abrégé l'Hiſtoire de l'incroyable ſortune de ce Peuple, devenu ſi fameux, après avoir été dans la plus profonde obſcurité. Je vous en dirai ce que j'en ai appris des principaux d'entr'eux, & des Perſans les mieux inſtruits. Leur décadence & leur ruine étant arrivées ſous mes yeux; je vous en parlerai en témoins oculaire.

Les Awgans , ou Afgans ſont originaires du Caucaſe , d'où ils furent tranſplantés en Perſe par Temurlenk ou Tamerlan . Cette Nation étoit dès lors partagée en pluſieurs branches, entre leſquelles la diverſité d'opinion ſur la Religion mettoit une grande animoſité, que les Rois de Perſe ont entretenue avec ſoin, quand ils ont ſçû règner. Les Awgans Abdalis furent fixés dans le Choraſſan , les Awgans Rafis , ou de la Secte d'Ali, dans le Hazerai ; & les Awgans Sunnis , ou de la Secte d'Omar , dans le Candehar . Je n'ai bien connu que les Sunnis & les Rafis , qui ont eù la principale part à la Conquête de la Perſe .

La ſobrieté, la continence, l'endurciſſement à la fatigue, le mépris des commodités de la Vie, celui de la Vie même, tout cela étoit particulier à ces deux Peuples d'Awgans , auparavant leur incroïable fortune. Ils aimoient la Guerre; & n'ayant pas de Chefs qui oſaſſent la faire, ſous leurs propres Drapeaux, au Roi de Perſe , ou au Mogol ; ils exerçoient le brigandage, & pilloient les Caravanes. Leurs Armes étoient le Bouclier, la Lance, le Sabre, & le Poignard. Ils eurent les Armes à feu après leur conquête; mais ils n'apprirent, ni n'aimérent à s'en ſervir. Lorſqu'ils combattoient, ils étoient ſûrs de vaincre, ou de perir. Leurs Trouppes étoient diviſées en deux Corps, outre la Cavalerie, nommés Nazachésis & Pekelhuvans , (autant qu'il eſt poſſible de rendre ces mots en François, le prémier ſignifie Bouchers , & le ſecond Athletes .) Les Bouchers étoient l'élite de la Nation. Ils formoient les prémiers rangs de l'Armée; & c'étoit à eux qu'ils appartenoit d'engager le combat.

Ils fondoient impétueuſement ſur l'Ennemi, qu'ils mettoient en déſordre. N'étant aucunement effrayés du nombre des leurs qui tomboient, parce qu'ils ne les voyoient point, ils ne pouvoient être arrêtés: Ils enfonçoient l'Ennemi, & ouvroient les Bataillons aux Athlètes, qui les ſuivoient. Alors ils avoient fait leur ſervice; & ſe coulant le long des ailes, ils alloient former l'Arriére garde (il faut obſerver que les Orientaux combattoient pour l'ordinaire ſur une ſeule ligne) là ils n'étoient point deſtinez à être d'aucun ſecours. Seulement ils veilloient à arrêter les Fuïards, qu'ils forçoient de retourner à l'Ennemi, ou qu'ils tuoient,s'ils continuoient de fuir. Une bleſſure au bras n'étoit point un motif ſuffiſant pour ſe retirer du Combat. Le Bleſſé devoit changer ſon Epée de main, & combattre juſqu'à la Victoire, ou l'entier épuiſement de ſes forces. Après le Combat; ils penſoient leurs Bleſſés avec ſoin, pourvû qu'ils le fuſſent en lieu honorable; car s'ils voyoient que le coup eût été reçu en fuyant, ils achevoient le Malheureux.

Cette ferme réſolution de vaincre, ou de mourir, ne venoit point de leur férocité. L'uſage moderé qu'ils faiſoient de leur Victoire ſeroit honorable au Peuple le mieux policé. Leurs Priſonniers n'étoient point Eſclaves. J'ai connu pluſieurs Officiers Georgiens & Perſans , tombez en leur pouvoir par cette voye, & qui en ont été traités fort humainement. Un entr'autres fût obligé de ſe rendre à un Awgan , qu'il avoit dangereuſement bleſſé; & celui-ci lui demanda d'abord s'il pouvoit s'échanger contre un Officier Awgan . Comme le Georgien eût répondu qu'il ne croyoit pas le pouvoir obtenir de la Cour: Hé bien, lui repartit l'Awgan, reſte chez moi pendant un an; rend moi les Services qui dépendront de toi; & ce tems expiré, je te renverrai dans ta Maiſon. Il mourut dans le cours de l'Année; & le Georgien crût avoir perdu, avec ſon Patron, tout eſpoir de recouvrer ſa liberté. Mais il ſe trompoit. Les Enfans du mort l'ayant vu, qui pleuroit ſur le Cercueil, le conduiſirent chez le Cadis, devant lequel ils lui firent déclarer quel il étoit, & depuis quand il étoit dans la Maiſon de leur Pére. Il répondit à tout, & ſe hazarda de dire la promeſſe, que le Défunt lui avoit faite. Les Enfans lui en firent affirmer la vérité par ſerment: après quoi, l'aîné des Fils lui dit: En l'honneur de nôtre Pére, que tu as dû aimer, puiſqu'il étoit honnête Homme, nous te rendons à toi même: Tiens, voilà douze Abaſſis, retourne en ta Maiſon .

A la tête d'un Peuple de ce caractére, Mir-Weis, ſous un Gouvernement auſſi foible que celui de Huſſein , auroit fait la Conquête de la Perſe , s'il avoit oſé l'entreprendre. Mais avec la plupart des qualités d'un Chef de parti, il manquoit d'audace. Il n'eût un plan formé, que quand il fût ſur le point de mourir: Son Eſprit ne s'éleva que par degrés au projet d'une Révolution. Remuant d'abord pour le plaiſir de remuer, il déploya ſur de petits objets la plus profonde politique, & comme un Général d'un cerveau trop étroit, pour recevoir les grandes manœuvres, il fit briller ſa fécondité & ſon adreſſe dans des ruſes & des fineſſes ſuperflues. Cet Homme fameux ſeroit demeuré dans l'obſcurité, s'il ne s'étoit vû plus redouté, qu'il ne croyoit être redoutable.

Schah Soleiman , Pére du Huſſein , s'étoit rendu également odieux & mépriſable aux Perſans par ſon yvrognerie. Lorſque les fumées du Vin lui avoient ôté l'uſage de la raiſon (ce qui arrivoit toutes les fois qu'il en buvoit, & il en buvoit tous les jours) il ſe ruoit comme une bête féroce ſur ceux qu'il contraignoit à être de ſes parties; & ni l'âge, ni le rang ne mettoit à l'abri de la manie, qu'il avoit, de prouver ſa force par ſon adreſſe à couper des Têtes. Il mourût âgé de 50 ans, plûtôt que ſon tempérament ne ſembloit le promettre, plus tard que ne le demandoit le bien de ſes Peuples. Peu content d'avoir fait leur malheur pendant ſon Règne, il voulut emporter au tombeau le barbare plaiſir de laiſſer un Succeſſeur qui le fit regretter. Il avoit fait poignarder l'ainé de ſes Fils; & le ſecond, qui lui avoit reproché en face le ſang qu'il verſoit continuellement, étoit diſparu du Haram , ſans qu'on ſeût ce qu'il étoit devenu. Il lui en reſtoit encore deux, en âge de régner, quand il mourut. L'un, nommé Abas , étoit un Prince de belle taille, & de beaucoup d'eſprit: L'autre, appellé Huſſein , étoit contrefait, & bigot. Le droit d'aineſſe n'étant point reçu en Perſe, on preſſa Soleiman de nommer ſon Héritier. Mais il s'en tint à dire qu' Abas ſeroit un Roi Ennemi du repos, & Huſſein Ennemi des affaires.

Le peu d'application de Soleiman avoit rendu les Eunuques tout puiſſans. Tout avoit paſſé par leurs mains ſous ce Règne; & les principaux emplois du Royaume étoient remplis par leurs Créatures. Perſonne ne leur diſputa le droit de choiſir le Roi; & ils choiſirent celui des deux Princes, dont l'imbécillité leur promettoit l'accroiſſement de leur influence ſur les affaires. Huſſein ne trompa point leurs eſpérances. Après ſon couronnement, les ayant fait aſſembler, blancs & noirs, dans le Salon des Chevaux, il leur fit un ſermon ſur l'excellence de l'Alcoran , dont telle fut la concluſion. J'ai accepté la Couronne, leur dit-il, parcequ'elle me délivre du péril ordinaire aux Fréres des Rois de Perſes. Mais ne croyez pas que pour ſervir les Hommes je m'expoſe à la colère du Prophète. Vous m'avez fait Roi, je vous en laiſſe les fonctions: Rempliſſés les de votre mieux. Pour moi, je me retire dans mon Apartement, où je défends qu'on me trouble dans la ſainte étude, à laquelle je veux m'appliquer.

Les Eunuques eurent aſſez de peine à ſe faire donner leurs Départemens, & à obtenir qu'il leur accordat chaque jour une heure pour l'expédition des ordres, qu'il devoit autoriſer de ſon nom. Depuis ce jour cet imbécile Prince fût une machine que les Eunuques firent agir à leur volonté. Il ne leur réſiſta jamais que ſur la mort de ſon Frére, qu'ils le preſſoient d'ordonner. Mais ce fût par foibleſſe qu'il tint bon contre leurs inſtances. Il étoit ſi éloigné de faire couler du ſang, qu'il ſe reprocha d'avoir tué un Canard dans un Baſſin des Jardins d' Amandabat . C'eſt un fait vrai.

De tout tems les Eunuques ont formé deux Factions dans le Haram. Le Grand Abas augmenta cette animoſité entre les couleurs: Il prétendoit en être mieux ſervi. Quoiqu'il en ſoit, cette animoſité fut à ſon comble, quand les Noirs, mettant à profit les momens ou Huſſein avoit beſoin de leur Miniſtère, en eurent obtenu d'entrer de moitié dans le maniement des affaires générales avec les Blancs, qui juſqu'alors en avoient eu l'entiére diſpoſition. L'avarice de ces Monſtre ſe joignant à leur haine, on vit les Blancs caſſer les Gouverneurs nommés par les Noirs, & ceux-ci faire le même traitement, lorſqu'il le pouvoient, aux Créatures de leurs Antagoniſtes. Comme ces Poſtes s'achetoient fort cher, on abandonnoit le Peuple aux vexations des inſtalés; qui ſe croyant chaque jour à la veille de leur dépoſition, employent merveilleuſement le tems.

Par une Ordonnance d'Abas le Grand , ſoigneuſement maintenu ſous ſes Succeſſeurs, les Gouverneurs de Province étoient comptables de Vols faits dans leur Gouvernement. Les Eunuques, ſous Huſſein , abolirent cette Loi, qui faiſoit la ſureté des routes, & du commerce. L'impunité, qu'ils aſſuroient, ayant fait hauſſer le prix des Gouvernemens, les Gouverneurs s'aſſociérent eux-mêmes aux Brigands; & faiſant porter les fraix de la recherche, & de la pourſuite des Voleurs, à ceux qui avoient été volés; au lieu de les venger, ils achevoient de les ruiner.

L'envoi de la Calaate fût une autre ſource de concuſſions. Celui qui reçoit cette faveur étoit obligé de faire à celui qui la lui remettoit un préſent, ſur la valeur duquel on jugeoit de l'eſtime qu'il faiſoit de celui de ſon Souverain; &, ſi c'étoit un Gouverneur, les Peuples de ſon Gouvernement contribuoient à former ſon préſent. Les Eunuques envoyérent juſqu'à trois fois dans une année la Calaate au même Gouverneur; & celui-ci, ſous le prétexte de fournir à la reconnoiſſance, levoit autant de fois une Capitation arbitraire des Vaſſeaux. Toutes ces vexations tirérent, en quatre ou cinq ans, l'Argent qui cireuloit dans le Royaume. Les riches Marchands étant épuiſés eux mêmes, par la Calaate , qu'on n'avoit pas honte de leur envoyer, le Commerce ne ſe fit plus que par échange dans la plus part des Provinces; & les Perſans , accablés ſous le joug de fer des Eunuques, firent des priéres publiques, pour le changement du Gouvernement.

Les Eunuques; informés du mécontentement général, craignirent qu'il ne ſe ſit un ſoulevement en faveur du Prince Abas: Ils preſſérent Huſſein , de ſe défaire de ſon Frére. Mais ils ne purent forcer ſa bénignité naturelle; & ils en furent réduits à tenir dans l'éloignement, ou l'obſcurité, ceux qu'ils croïoient capables de former un patti. Le Gouverneur d'Abas s'étant rétiré auprès du Prince de Georgie, lui fit embraſſer la Cauſe de ſon Elève. Georgi-Can ayant aſſemblé une Armée, marcha vers Iſpahan . Les Eunuques ne lui oppoſérent point de Troupes: Ils gagnérent à force d'argent ſes principaux Officiers, qui cabalérent dans ſon Armée, & l'abandonnérent, après l'avoir rendu ſuſpect aux autres de vouloir envahir le Trône de Perſe pour lui-même. Les Soldats ſuivirent l'exemple de leurs Officiers: Le Prince n'ayant près de lui que ſes Domeſtiques, fut contraint de revenir à Tiflis , en proïe à ſon dépit, & à la crainte de perdre ſa Vice-Royauté. Il avoit ſon Frére, qui étoit Souverain de la Juſtice à Iſpahan ; par ſon crédit, & celui de la faction des Blancs, dont il étoit l'Are boutant, Georgi obtint ſon pardon. Mais on le changea de Gouvernement. Kaſtrow-Can , ſon autre Frére fut envoyé en Georgie ; & Georgi fut fait Gouverneur du Candehar . Comme on croyoit que le Mogol avoit deſſein ſur la Capitale de cette Province, Georgi eſpéra, que les préparatifs, que ce ſoupçon l'autoriſeroit à faire, lui ſerviroient pour ſon premier projet, dans lequel le mauvais ſucces, qu'il attribuoit à ſa précipitation, n'avoit fait que l'affermir. Mais il crût devoir commencer par ſe remettre bien en Cour; & ce fût cette envie de faire oublier aux Eunuques, par quel-que ſervice éclatant; ce qu'il avoit tenté à leur préjudice, qui fit la fortune de Mir-Weis .

Ce fameux Awgan étoit Chef d'une des premiéres Familles de ſa Nation. La charge de Receveur-Général des Domaines, dont il étoit revêtu, en lui donnant les moyens d'obliger bien du monde, lui avoit acquis un grand crédit parmi ſes Compatriotes. Il étoit doux, affable, officieux, & extrêmement populaire. Georgi-Can le diſtingua bientôt de la foule de ceux qui lui faiſoient leur Cour. Il le fit épier, & ſçût que ſe meſurant dans ſes diſcours ſuivant ceux avec leſquels il ſe trouvoit, il louoit, ou blamoit le Gouvernement, ſelon qu'il voyoit qu'on étoit diſpoſé à l'écouter. Avec ſes Awgans , c'étoient des Eloges perpêtuels de la Liberté. Il gémiſſoit ſur la perte qu'on en avoit fait, & ſembloit vouloir inſpirer le deſir de la recouvrer. Le Prince s'imagina qu'avec les qualités militaires, naturelles aux Awgans , un tel Chef les pouvoit mener loin. Il écrivit en Cour, & y propoſa de ſe défaire de cet Homme dangereux.

Le Gouvernement n'étant rien moins que ſévére, on envoya ordre au Gouverneur de Candahar de faire conduire Mir-Weis à Iſpahan , ſous prétexte d'y rendre ſes comptes. L'ordre fût exécuté; & Mir-Weis arrivé dans la Capitale, y fut mis au nombre des gens ſuſpects. Mais bientôt il ſçût lever cette note. Quelques Viſites aux Miniſtres lui ſuffirent pour connoître le pitoyable état de la Cour. Il diſcerna les partiſans de chaque Faction: il en connut les Chefs & les Membres, les intérêts & les vûes; & bien orienté ſur le Pays où il ſe trouvoit, il reprit ſa conduite de Candehar .

Il étoit le Panegiriſte perpétuel du Prince Georgi , en préſence de ceux qui étoient ſes Amis, ou ſes Patrons; & quand il ſe trouvoit avec ceux de la Faction oppoſée, il inſinuoit que ce Prince avoit des vûes auſſi grandes que ſes talens, & qu'il n'étoit pas moins bon Polique; que Capitaine. Ces inſinuations firent leur effet. Le premier Miniſtre dévoué aux Noirs, dont il étoit la Créature, ſe ſervit de ces ſoupçons, pour nuire à la Faction oppoſée, qui portoit le Prince; & on envoya des gens aſſidés à Candehar , pour épier ſa conduite. Mir-Weis eut avec eux un entretien, qui les lui gagna. Les préſens, qu'il leur fit, les mit entiérement dans ſes intérêts; & il ſe tint aſſuré d'être le Maître du ſort de ſon Ennemi.

Ce fût alors que ce ruſé Politique conçut le deſſein d'affranchir ſa Nation du joug Perſan. Il étoit devenu l'Homme de confiance des Noirs; & il avoit ſi bien réuſſi à ſe cacher aux Blancs, que le Souverain de la Juſtice avoit tancé aigrement Georgi ſon Frére, d'avoir rendu ſuſpect au Gouvernement un Homme qu'il devoit regarder comme ſon meilleur Ami. Il voulut laiſſer meurir ce qu'il avoit ſemé, & pour cet effet il projetta de s'abſenter de la Perſé . Trop prudent pour entreprendre des Voyages de plaiſir, on le vit demander avec inſtance la permiſſion d'aller en pélérinage à la Mecque , réſolu, diſoit-il, d'y paſſer le reſte de ſes jours dans l'étude de l'Alcoran. Dans l'état où étoient les affaires, la Cour ne vouloit point ſe faire d'Ennemis; & ce Pélérinage étant regardé par tous les Perſans , mais plus encore par les Sunnis , comme le plus grand acte de Réligion, ç'auroit été indiſpoſer ces Peuples, & s'attirer ſur les bras les Awgans , ſi on en avoit refuſé la permiſſion.

Ce voyage étoit le plus grand coup de politique de Mir-Weis ; quand même il n'auroit pas eu un but plus particulier que de devenir Agi . La conſidération ou ce titre le devoit mettre auprès des Awgans le rendoit capable de tout. Mais il ne ſe bornoit pas la. Arrivé à la Mecque , il s'attira l'attention des Imaïens par les riches préſens, qu'il fit au Kiaabé : Sa ferveur dans ſes priéres édifia les Pélerins; on le regarda comme un prédeſtiné du prémier ordre.

Quand il vit les Docteurs prévenus en ſa ſaveur, il demanda à leur propoſer en ſecret quelques queſtions. L'Aſſemblée lui ayant été accordée, il y parut avec cette timide modeſtie, ſi propre à ſe concilier les Hommes, orgueilleux de leur ſçavoir. Naturellement éloquent, il fit valoir ſa confiance en la capacité des Docteurs, en leur aſſurant que c'étoit autant pour voir réſoudre ſes doutes, que pour viſiter la Maiſon du Prophète, qu'il avoit entrepris ſon pénible Voyage. Les louanges qu'il ſçût prodiguer aux Docteurs, les préparèrent à une réponſe favorable.

Ses doutes regardoient les affaires préſentes de la Perſe , & l'état des Awgans . Il demandoit s'il étoit permis de ſe ſouſtraire à la Domination de ſes tirans, ſurtout quand ils étoient infidèles . Les Docteurs de la Secte d' Omar répondirent affirmativement. Nos Prédêceſſeurs, dirent ils, ont décidé qu'il étoit plus méritoire devant Dieu de tuer un Rafi , que quarante Chrétiens. Tu peux en inférer, non-ſeulement qu'il eſt permis de s'affranchir du joug de ces Infidèles, mais qu'on doit encore tenter, au péril de ſa vie, de les mettre eux-mêmes ſous le joug. L'humble Pélerin demanda que cet Oracle lui fût donné par écrit; & les Docteurs le firent, en joignant à la déciſion du cas, un exhortation aux Sunnis ; & l'une & l'autre furent authentiquées par l'application du ſçeau du Prophète.

Muni de cette importante piéce, Mir-Weis revient à Iſpahan , où il demeura un Kan, qu'il employa à renouveller les impreſſions qu'il avoit jetté avant ſon Voyage. Il trouva tout diſpoſé à ſeconder ſes vues. Sur un bruit qui avoit couru que le Czar de Moſcovie alloit travailler à remettre l' Arménie en ſon ancien état, la Cour avoit pris ridiculement l'allarme. L' Awgan l'augmenta, en ſemant que les vues du Czar alloient plûtôt ſur la Georgie , à laquelle la Religion lui faiſoit prendre beaucoup plus d'intérêt. C'étoit principalement Georgi-Can qu'il attaquoit par cette ſuppoſition.

On ſavoit en Perſe qu'un Parent du Prince étoit depuis long-tems à la Cour de Moſcou ; & il eût toute créance auprès de l' Ichtemadeulet , quand il lui dit que Georgi-Can ne s'occupoit à Candehar , qu'à amaſſer de l'Argent, & à augmenter le Corps de Troupes Georgiennes, qu'il avoit levé, ſous prétexte de ſe tenir ſur la défenſive contre le Mogol . L' Ichtemadeulet qui ſe crût redevable à la pénétration de l' Awgan de cette importante découverte, le chargea de rompre les projet du Prince ambitieux; & il lui fit délivrer un Ordre ſecret du Schah de faire prendre les Armes aux Awgans , lorſqu'il le jugeroit utile au bien de ſon ſervice. Qu'on ſe peigne le triomphe de ce Fourbe illuſtre, lorſqu'il rentra dans ſa Ville, comblé d'honneurs & de biens, ſepts ans après en avoir été enlevé en criminel. Il reprit les fonctions de ſa Charge; & loin d'abuſer du Brévet public, qui l'exemptoit de la Juriſdiction du Gouverneur, il affecta d'être plus aſſidu à lui faire ſa Cour, & plus complaiſant pour ſes volontés. Le Prince à qui ſes Amis & ſes Patrons avoient écrit en faveur de Mir-Weis , ſe repentit ſincérement de lui avoir rendu de mauvais offices: Il crût s'être trompé; & rapportant ſon erreur aux grandes qualités de l' Awgan , qu'il ne croïoit pas compatibles avec la ſervitude, il s'efforça de ſignaler ſon parfait retour par toutes ſortes de careſſes. Mir-Weis reçut les avances du Prince avec ces maniéres reſpectueuſes, dont les Grands ſont toujours les dupes: Il gagna ſa confiance, & ne tarda pas à être ſon Ami. Mais pendant qu'il l'éblouiſſoit par de grandes démonſtrations d'attachement, il braſſoit ſa perte. Un jour que le Prince avoit invité les principaux Awgan à un Feſtin, qu'il leur donnoit dans ſon Palais, Mir-Weis à un ſignal dont il étoit convenu avec ſes Complices, le frapa d'un poignard. Les autres Convives en firent autant aux Georgiens invités, & ſortant auſſitôt du Palais, en faiſant rétentir l'air du mot de Liberté, ils furent rejoindre les Troupes Awganes, à la tête deſquelles ils tombèrent ſur les Georgiens . Ceux-ci ſurpris ne firent point de réſiſtance; & ils furent tous maſſacrés.

Le lendemain, Mir-Weis convoqua les Chefs des Familles, auxquels il fit voir le Feſta , ou Décret des Docteurs de la Mecque . Tout alors ſe firent un devoir de ſoutenir ce qu'il avoit ſi heureuſement commencé; & ils le proclamèrent Prince de Candehar . Si la Cour à cette nouvelle, ne ſortit point de ſon inaction, ce ne fut point un effet de l'adreſſe de Mir-Weis . Le prémier Miniſtre & les Noirs s'attachèrent à déguiſer la vérité, en partie pour qu'on ne leur imputat pas de s'être laiſſé tromper par Mir-Weis , & moitié parce que la perte des Georgiens affoibliſſoit le parti des Blancs. Ils préſentérent à Huſſein des Lettres du nouveau Prince de Candehar , qu'ils avoient ſollicités eux-mêmes. Comme il y proteſtoit qu'il n'avoit paru ſe laiſſer emporter au torrent, que parce qu'il étoit impoſſible de l'arrêter dans ſa prémiére impétuoſité; le foible Schah & ſon Conſeil ſe repoſerent ſur lui, ainſi qu'il le demandoit de la pacification de ces troubles, dont il rejettoit la cauſe ſur la tirannie des Georgiens, qui n'avoit rien reſpecté.

Après les Ordres expédiés en conſequence de ce réſultat, La Cour de Perſe fût, pendant deux ans, auſſi tranquile ſur les affaires du Candehar , que ſi la Lettre de Mir-Weis n'eut rien contenu que de véritable. Mais enfin les fuïards, qui vinrent annoncer à Iſpahan les dégats que les Awgans commettoient ſur les Terres voiſines du Candehar , ne permirent plus de déguiſer. L' Ichtemadeulet feignit d'être plus ardent qu'aucun autre à la perte de Mir-Weis ; & il repréſenta au Schah , que le danger preſſoit. Huſſein lui ordonna de tenir la main à la prompte réduction des Rebelles. C'eſt tout ce qu'on tira de ce lâche Prince. Le Miniſtre, que ſa haine aveugloit, ſe ſervit de ſes pleins pouvoirs, pour achever d'écraſer les Georgiens. Il ordonna des levées en Georgie; & remit au Prince Koſtrow le ſoin de venger ſon Frére. Mais n'ayant pas aſſez de confiance dans les forces de Mir-Weis , pour en eſpérer la défaite de cette Armée, il donna au Prince un Officier Perſan, pour Ajoint dans le Commandement; & il joignit aux Georgiens un Corps de Troupes Perſannes, dont le Général avoit ordre ſecret de contrecarrer le Prince en tout. Outre cela, il ne fit délivrer qu'une partie de ce qui avoit été décrété dans le Conſeil pour la ſubſiſtance des Troupes. Tout ſe conduiſit ſelon ſes deſirs. L'Armée à demi-ruinée, avant que d'avoir vu l'Ennemi, ſe préſenta devant Candehar, diminuée de plus de la moitié, par les morts & les deſerteurs. MirWeis la trouva encore trop forte, pour commettre ſa fortune dans une Bataille. Il attendit paiſiblement derriére ſes Murs, que la fatigue & la diſete euſſent achevé de la réduire; & alors, certain d'en avoir bon marché, il ſortit pour la combattre.

Sa Victoire fût complette. Koſtrow-Kan fût tué avec preſque tous les Georgiens; & il échapa peu de Perſans .

Tant d'ardeur contre les Georgiens dans l' Ichtemadeulet étoit fomentée par Mir-Weis . Le prémier Miniſtre devoit craindre que les Awgans enorgueillis de leurs avantages ne lui fiſſent la loi; & il l'auroit effectivement appréhendé, ſi leur habile Chef ne lui avoit écrit pluſieurs fois, qu'il ne prenoit les Armes, que pour le ſervir contre ſes Ennemis; & qu'au prémier Ordre de ſa main, il déſarmeroit. Ces belles paroles trouvérent créance; & avant que les Noirs en euſſent connu le peu de ſincèrité, l'Awgan fût aſſez fort pour braver leur reſſentiment. Pluſieurs Armées, qu'ils envoyérent contre lui, furent battues, ou ſe retirérent, ſans avoir rien fait. Il pouſſa ſes courſes juſques dans le Kirman; & le peu de réſiſtance, qu'il rencontra dans cette Province du cœur du Royaume, lui fit concevoir l'eſpérance de ſe faire un puiſſant Etat de ſes Conquêtes. Il fut ſourd à la propoſition que la Cour lui fit faire de lui donner en Mariage une Fille de Huſſein , avec la ViceRoyauté héréditaire du Candehar . Il eſt tems, dit-il aux Envoyez, que les Awgans ayent leur tour. Depuis pluſieurs Siécles; ils portent le Joug Perſan. C'eſt à eux prèſentement de devenir les Maîtres.

La mort le ſurprit, lors qu'il començoit à ſentir ſes forces, & à vouloir en tirer tout l'avantage. Il mourut à Candehar , au milieu de 1717. La Nation déja accoutumée à ſon Prince, choiſit pour Succeſſeur ſon Frére Mir-Taki , & ſe flata que, ſuivant les projets du Défunt, il la rendroit Maîtreſſe de la Perſe. Mais c'étoit un génie d'une autre trempe. Amateur du repos, il penſa à jouir tranquilement de ſa fortune; & il ſçut tellement menager les Eſprits, qu'on l'avoua des propoſitions, qu'il fit porter aux Miniſtres de Huſſein .

Mir-Weis avoit laiſſé pluſieurs Fils, dont l'aîné appellé Maghmud , elevé au milieu des Soldats, s'étoit acquis leur affection. Ce jeune Homme, qui joignoit à pluſieurs des grandes qualités de ſon Pére, l'audace, qui lui avoit manqué, ſouffroit impatiemment que ſon Oncle lui enlevat la principauté de Candehar . Il prit occaſion de cette négociation, que les troupes déſaprouvoient, pour ſe placer à un rang, dont il ſe croyoit digne. Après avoir poignardé ſon Oncle, dans ſon Lit, il produiſit aux Soldats le Teſtament de ſon Pére, & les conjura, par l'amour qu'ils portoient à la mémoire de ce Liberateur de la Nation, d'applaudir au châtiment de celui qui en avoit violé les clauſes principales. Ce Teſtament eſt le dernier trait du tableau de la Vie de Mir-Weis . En voici les deux prémiers Articles.

1. Si la liberté eſt précieuſe aux Awgans , qu'ils ſe cherchent des Alliés; & qu'ils ſacrifient juſqu'à l'extérieur de leur Réligion pour s'en acquerir: Le Prophète le leur permet. Mais qu'ils ſe gardent bien de les choiſir plus forts qu'eux, & en état de leur faire la loi, tels que feroient le Mogol , & les Tartares Eusbeks .

2. Si les Perſans ne ſe laſſent point d'envoyer des Armées contre Candehar , qu'on faſſe la paix avec eux, à quelque prix que ce ſoit. Mais ſi la Cour reſte dans l'aſſoupiſſement, où je la laiſſe, qu'on marche droit à Iſpahan ; mon Succeſſeur peut être Roi de Perſe.

Mir-Maghmud joignit les promeſſes à ſes priéres, pour toucher les Soldats, & il réuſſit à leur faire approuver le meurtre de ſon Oncle. Les Chefs de Famille aſſemblés l'ayant proclamé, quelques jours après, leur Prince & leur Général, il travailla à leur prouver qu'il méritoit ſon élevation. Pour ſon coup d'eſſai, il entreprit l'exécution du prémier article du Teſtament, à laquelle Mir-Weis avoit travaillé inutilement. Moitié par force, moitié par douceur, il amena les Awgans du Hazerai à s'unir à ceux du Candehar , & doubla ainſi ſes forces. Après avoir battu & diſſipé l'Armée que la Cour de Perſe envoya contre lui, ſous les Ordres de Sephi-Kouli-Kan , qui y périt avec ſon Fils, il prit ſes quartiers dans le Kirman , d'ou il fit des Courſes dans le Farhrſiſtan , juſqu'aux portes de Schiras .

L' Ichtemadeulet ne trouvant aucun bon Officier pour commander une nouvelle Armée, à cauſe de la honte & du danger que la haine des deux Factions rendoit preſque inévitables, réſolut de marcher lui-même contre les Awgans . Son parti, qu'il venoit de fortifier par une Alliance avec la Maiſon de Georgie, qui abandonnoit la Faction des Blancs, lui ſembloit avoir une ſupériorité décidée; & l'affection des Lesghis pour le Sang de leurs anciens Rois, dont il deſcendoit, lui aſſûroit de puiſſans ſecours de cet-te nombreuſe Nation. Mais les Eunuques blancs eurent leur révanche. Ils mirent en œuvre le Médecin de Huſſein , qui choiſit ſi bien ſon tems, pour répréſenter à cet imbécile, le danger qu'il courroit, en donnant le Commandement des Armées à ſon Miniſtre, que l'ordre pour aſſembler les Troupes fût révoqué. Il falloit pourtant envoyer des forces contre les Rebelles, & leur donner un Général. L' Ichtemadeulet , à qui le foible Schah avoit révélé la cauſe de ſon contr'ordre, ne s'obſtina point à le faire révoquer. Il propoſa ſeulement Luſt-Ali-Can , ſon Frére pour Général; & il en fit ſigner ſur le champ la Patente.

Quoique les Blancs ne trouvaſſent pas moins d'inconvéniens à cette nomination, ils n'oſérent toutefois, tenter de la faire caſſer. La ſageſſe & la bravoure de ce Seigneur étant connues, les Peuples auroient trop murmuré de ſa révocation. Mais on empêcha qu'il ne joignit des Lesghis aux Troupes Perſanes qu'on lui donnoit. Cependant il n'en fut pas moins heureux contre les Awgans , qu'il rechaſſa du Kirman dans le Candehar , & qu'il renferma dans leur Capitale, où il vint mettre le Siége. L' Ichtemadeulet ſon Frére le renforçoit perpétuellement, par des pelotons de Georgiens & de Lesghis , qu'il faiſoit marcher éparpillés juſques à Kirman , où ils ſe raſſembloient: Il ne laiſſoit manquer l'Armée de rien; & Luſt-Ali s'étoit affectionné ſes Soldats par le pillage, qu'il leur avoit permis, dans les Maiſons des Seigneurs attachés aux Blancs. C'en étoit fait de Maghmud & des Awgans , ſi une nouvelle intrigue du Haram ne les eût délivrés de leur Vainqueur. Les Blancs corrompirent les Aſtrologues du Schah (l'influence de ces Impoſteurs a toûjours été très-grande à la Cour de Perſe) & ils les engagérent à prédire à Huſſein , que le 16 d'Octobre il courroit péril d'être détrôné. Auſſi-tôt voilà Huſſein allarmé. Son Médécin, auquel ſeul il voulut permettre de l'entretenir juſqu'à ce jour terrible, profita du tems pour diſpoſer ſon Eſprit aux impreſſions qu'il lui vouloit donner; & le 15. au ſoir, entrant tout effraïé dans l'Appartement du Monarque; avec des papiers à la main, il lui annonça l'heureuſe découverte d'une Conſpiration braſſée contre ſa perſonne par l' Ichtemadeulet , dont le Frére devoit ſe trouver le lendemain devant Iſpahan avec ſon Armée. Heureuſement, ajouta ce Fourbe, Luſt-Ali , retenu par les Awgans plus long-tems, qu'il ne l'eſpéroit, ne peut venir que dans un Mois. Il a fallu remettre l'entrepriſe; & elle vient d'être découverte. En même tems il fit voir au Schach un Traité que le Miniſtre avoit fait avec les Lesghis , auquel étoit appoſé le Sçeau de l'Empire, & donna ce Traité pour la maîtreſſe piéce de la Conjuration. Huſſein lût le Traité, où il étoit parlé ouvertement de ſa dépoſition & de ſa mort. Il examina le Sçeau; & il fût convaincu, que ſon Miniſtre avoit conjuré ſa perte. L' Ichtemadeulet étoit ſeul Dépoſitaire du Cachet Royal: Il devoit l'avoir toûjours pendu à ſon col. Il demeuroit donc conſtant, qu'il avoit paſſé ce Traité. Mais on pouvoit avoir fait faire un faux Cachet; & c'eſt a quoi Huſſein ne penſa pas. Pour la prémiére fois de ſa Vie, il entra en colère. L'Ordre fut donné de créver les yeux du Traitre dans le moment; & ſe réſervant de lui reprocher ſon attentat quand il en ſeroit puni, le credule Schah voulut qu'on l'amenat devant lui, après l'exécution. Des Gens affidés furent dépêchés a l'Armée, avec commiſſion de s'aſſurer de Luſt-Ali , ou de l'aſſaſſiner, ſi l'affection des Troupes rendoit le prémier impoſſible. Le Schah n'ayant point nommé celui qui devoit lui ſuccèder, les Soldats ſans Chef, qui eût crédit ou autorité ſur eux, ſe débandérent après la mort de leur Général; & Maghmud ſe mit à la pourſuite du petit nombre, qui ſe retiroit en ordre. Il entra avec eux dans le Kirman , ou il fit ſa Place d'armes de la Capitale. La Campagne ſuivante, il pouſſa juſqu'à deux journées d' Iſpahan , couvrant tout le Farhiſtan de ſes Troupes, & interceptant par ſes Détachemens tous les Vivres qui ſe portoient à la Capitale. La diſette y fut extrême pendant l'Hiver; & la Cour ne s'enhardit point à un nouvel effort pour rechaſſer les Awgans , à la vue de la crainte ou leur Cheſ paroiſſoit être du Peuple nombreux d' Iſpahan . Huſſein fit demander une conférence à Mir-Maghmud , qui l'indiqua dans le Palais d' Amandabat , à trois lieues de la Ville. L' Awgan y vint avec l'élite de ſes Troupes, qu'il fit ſuivre de toute ſon Armée; & Huſſein s'y rendit, ſans autre ſuite que ſa Maiſon ordinaire. Il n'avoit pas beſoin de plus grandes forces pour l'exécution du projet, qu'il avoit formé.

Ce lâche Prince abdiqua la couronne en faveur de l' Awgan , & finit cette honteuſe cérémonie par la priére qu'il lui fit d'épouſer une de ſes Filles, & de le laiſſer vivre tranquilement dans un des Appartemens reculés du Haram, avec trois Femmes. Mirza-Thamas , ſecond Fils de Huſſein , s'étoit retiré dans le Choraſſan , dès le commencement du blocus. Tout ce que la Perſe avoit de braves gens fût ſe joindre à lui; & il auroit pû beaucoup embaraſſer l'Uſurpateur, s'il avoit eu de la tête & du courage. Mais il étoit digne Fils de Huſſein : Le déſeſpoir de conſerver ſa Vie ſous la puiſſance de Maghmud lui avoit ſeul inſpiré le deſſein de fuïr: Il auroit laiſſé les Awgans jouïr tranquilement de leur Conquête, s'ils l'avoient laiſſé vivre en paix à Casbin . Juſqu'à ce qu'il ſe fût donné Nadir pour Général, il fût toûjours ſur la défenſive. Loin de profiter de la mort de Maghmud , il vit, ſans faire aucun mouvement, ſon Succeſſeur affermir la Révolution par les Règlemens les plus capables de faire oublier le Règne des Sophis, & d'anéantir le nom Perſan. Maghmud le craignit aſſez pour eſſayer de le perdre, & trop peu, pour croire que ſa perte fût néceſſaire à ſa ſureté.

Cet Uſurpateur prit beaucoup plus d'ombrage des Seigneurs Alliez de la Maiſon Royale, & des Princes du Sang des Sophis, qui vivoient dans l'obſcurité du Haram , juſqu'au nombre de ſoixante & ſept. Le Maſſacre qu'il fit faire des prémiers parût aux Awgans une cruauté néceſſaire; mais il ne virent que la plus affreuſe barbarie, dans celui qu'il fit lui même à coups de Sabre, dans la Grand Sale du Haram, des malheureux reſtes d'une Maiſon illuſtre. Cette exécution le perdit dans l'eſprit de ſa Nation, plus encore par la maniére dont elle avoit été faite, que par la cruauté qu'elle renfermoit en elle même. Déja quelqu'alteration dans ſon Cerveau avoit aliené de lui les principaux Chefs; des reproches, qui lui étoient échapés ſur le Siége d' Yesd , où ils avoient échoué, avoient aigri les Officiers & indiſpoſé les Soldats: Enfin la brigue ſe fit pour le dépoſer; & ce fut Mir-Eſchref ou Azraff , ſon Couſin, Fils de Mir-Taki , qu'il avoit poignardé à Candehar , qu'on réſolut de mettre en ſa place. Ce Capitaine Awgan avoit tout le bon de Maghmud , & au deſſus de lui une politique auſſi fine, & plus hardie que celle de Mir-Weis . Déja il avoit tenté de ſe faire une fortune, ſur les débris de celle de ſon Couſin. Mais celui-ci, actif & vigilant au ſuprême degré, avoit découvert l'intrigue; & il avoit puni ſon ambitieux Parent, par une priſon perpétuelle, à laquelle il l'avoit condamné. C'eſt tout ce que l'affection, que la Nation portoit à Azraff , lui avoit permis de faire; & même, pour ne pas les ſoulever, en ſaveur du Coupable, il avoit été obligé de fermer les yeux à des nouvelles pratiques, qu'il avoit éventées.

Les Awgans déterminés à détrôner Maghmud , tirérent Azraff de ſa priſon, & le portérent ſur le Meïdan à la grande Place, où ils lui rendirent leurs hommages, & le reconnurent pour Roi de Perſe. Il feignit de refuſer ce dernier titre; il dit qu'il falloit le rendre à celui auquel la Naiſſance l'avoit donné. Il prononça même une entiére renonciation, qui ne fit qu'animer davantage la Nation à ſe le donner pour Chef. L'imbécile Huſſein , qu'on avoit fait venir, pour qu'il réïterat ſon abdication, joignit ſes inſtances aux acclamations des Awgans , & mit lui-même ſur la tête d' Azraff le Turban Royal, en lui faiſant la même priére qu'à Maghmud, de recevoir pour Epouſe une de ſes Filles, & de le laiſſer vivre dans ſon obſcurité.

Le nouveau Roi ne tarda pas à découvrir combien il y avoit peu de ſincérité dans ſa modération. Par les honneurs funébres qu'il fit rendre avec la derniére magnificence aux Princes & aux Grands maſſacrés par Maghmud , il avoit donné une grande idée de ſa douceur & de ſa généroſité. Il jugea ſa réputation à cet égard parfaitement établie; & en gardant l'extérieur de la bonté, il fit ſucceſſivement deux actes de la plus grande cruauté, que ſa politique lui ſuggera. Dans l'opinion que les Cheſs de la Brigue, qui l'avoit placé ſur le Trône, d'Amis auxquels il devoit trop, deviendroient des Ennemis auxquels il paroitroit un ingrat, & dont le reſſentiment lui pourroit être auſſi funeſte qu'à Maghmud , il ſe défit d'eux ſous différens prétextes, & de différentes maniéres; & comme ils avoient entre les mains les principales richeſſes d' Iſpahan , que Maghmud leur avoit abandonnées à la priſe de cette grande Ville, la confiſcation de leurs biens augmenta ſa puiſſance en même-tems que leur mort l'affermiſſoit. Sa politique fût la même envers les Seigneurs Perſans, par le moyen deſquels il avoit entretenu intelligence avec le Fils de Huſſein , durant ſa priſon. Comme il avoit connu leur zéle pour les intérêts de ce Prince, il les donna aux Awgans pour des Ennemis domeſtiques & des Traitres, & ſe fit autoriſer à s'en défaire.

Pendant cette Révolution le Prince Thamas étoit à Casbin , peu ſenſible aux inſtances que lui faiſoit Aſlan-Can ſon Général, de s'avancer vers Iſpahan avant que ce qui y reſtoit de Perſans fut accoûtumé au joug. Content d'avoir battu deux fois Sydei , Général Awgan, que Maghmud & Azraff avoient envoyé ſucceſſivement contre lui, il oſa eſpérer de ce dernier un accommodement, qui partageroit la Perſe entr'eux; & il n'en perdit l'eſpérance qu'après avoir touché, pour ainſi dire, au doigt & à l'œil qu' Azraff ne lui avoit indiqué le lieu d'une Conférence, qu'afin de l'y ſurprendre & de s'aſſurer de ſa perſonne.

Ce fût dans ce tems-là, que Nadir-Coul , ſi fameux depuis, ſous le nom de Thamas-Kouli-Kan, entra au Service du Prince Thamas . Ce Conquerant eſt Perſan de Naiſſance, & d'Origine Turcomane. Il naquit dans le Choraſſan , ou ſa Famille avoit le Gouvernement Héréditaire du Pays de Kielat . Ainſi que Mir-Maghmud il vit ſon Oncle lui enlever la Succeſſion de ſon Pére; mais moins heureux que l' Awgan , il ne fit que des efforts inutiles pour la recouvrer. Guidé par ſon dépit, & par le deſir de faire fortune, il fût offrir ſes Services à la tête de cent hommes, des Soldats de ſon Pére, qui s'attacherent à lui, au Gouverneur du Choraſſan , qui étoit alors fort incommodé des courſes des Tartares Eusbeks . Sa Troupe groſſit en peu de tems par l'apas du butin qu'il avoit fait dans ſes prémiéres Courſes: Elle vint juſqu'à mille. Après un accommodement avec les Eusbeks , le Gouverneur lui ordonna de licencier ſon monde. Mais loin de lui obéir, il reçut toutes les Recrues qui s'offrirent à lui, & fit vivre ſes gens ſur le Pays. Les Awgans s'étant emparés du Choraſſan , il leur courut ſus, & eut d'abord de grands avantages ſur eux. Mais ayant trouvé la partie trop forte, il leur offrit ſes Services en demandant le Gouvernement de Herat. Refuſé avec moquerie, il ſe tint dans l'indépendance, pillant Perſans , Awgans & Tartares , lorſque l'occaſion s'en préſentoit. Il s'approcha de Casbin , dans l'intention de ſe préſenter au Fils de Huſſein . A la vue d'une partie des Equipage de ce Prince, ſes gens ne tinrent point contre l'envie de piller; & il fût obligé de faire comme eux. Les Valets s'enfuïrent à Casbin , où ils donnèrent l'allarme. Il en ſortit des Troupes, qui pourſuivirent l'Aventurier, l'atteignirent, le battirent, & le firent priſonnier. Ayant été conduit devant Thamas , ce Prince refuſa de le voir, & ordonna qu'on le tint ſous la baſtonnade juſqu'à la mort. Auſſitôt l'exécution de la ſentence fut commencée; & ce brave homme alloit périr de ce honteux ſupplice, ſi Aſlan-Can , Généraliſſime de Thamas , n'avoit demandé ſa grace. Le Fils de Huſſein conſentit de le voir, après qu'il fut guéri de ſes contuſions. La fierté de ſa mine & la nobleſſe de ſon diſcours pleurent au Prince, qui l'honora de la Calaate , & lui commanda de s'appeller deſormais Thamas-Kauli , c'eſt-à-dire, ſerviteur de Thamas. Il raſſembla ſes Soldats, leur en joignit de nouveaux qu'il fût recruter dans le Choraſſan , la plus part Tartares. Aſlan-Can , ſon Bienfaiteur, étant mort, il demanda & obtint d'être indépendant du Généraliſſime, & de commander en Chef ſa Troupe, qui étoit de quatre à cinq mille hommes, toute Cavalerie. Il chercha les Awgans , qu'il battit par-tout, où il les rencontra. Après avoir ſervi utilement au Siége de Herat , il prit d'aſſaut, avec ſa ſeule Troupe, l'importante Ville de Meſchahad ou Meſched , où il fit un butin immenſe, qui le mit de niveau avec les prémiers Seigneurs de la ſuite du Prince. Le titre de Kan, & le Généralat de toute la Cavalerie furent ſa récompenſe. Daoud Kan , Généraliſſime des Troupes de Thamas , vit de mauvais œil un Avanturier placé à côté de lui, & il lui fit à la tête du Camp l'inſulte, atroce chez les Perſans, de lui ôter ſon Turban de la tête, & de le jetter à terre, Kouli-Kan l'en punit ſur le moment d'un coup de Sabre, qui lui abattit un bras. Le Prince accourut calmer ſes Troupes, qui étoient prêtes d'en venir aux mains avec celles de Kouli-Kan . Il loua ce dernier; & applaudiſſant à ſa vengeance, il le nomma ſucceſſeur de Daöud , auquel il défendit de paroître jamais devant lui. Cette marque de prédilection anima Kouli-Kan d'un nouveau zéle. Il encouragea Thamas , devenu Schah par la mort de Huſſein , à marcher vers Iſpahan . L'Armée étoit d'environ trente mille hommes, les deux tiers de Cavalerie. Tout ce qui étoit d' Awgans dans le Choraſſan ſe replia ſur l' Irak Augeni , ou Azraff , leur ayant joint le reſte de ſes forces, attendit ſon Ennemi, à la tête d'une Armée de cinquante à ſoixante mille hommes. Mais ce n'étoient plus ces Awgans invincibles, Conquérans de la Perſe. Le politique Azraff s'étoit défait de ces braves gens, autant qu'il avoit pu. Il vouloit regner avec le Deſpotiſme des anciens Rois; & il ne trouvoit pas dans ſes Compatriotes la docilité & la ſoumiſſion qu'il en auroit exigées. Son Armée étoit compoſée de dix a douze mille Awgans Abdalis , qu'il avoit à ſa Solde, de cinq à ſix mille Awgans de Candehar & de Hazerai . Le reſte étoit d' Arméniens , de Dergeſins , de Gaures , qu'il avoit intéreſſés au maintien de la Révolution, par le rang, qu'il leur avoit donné ſur les Perſans .

La Bataille ſe donna le 13 Octobre 1729 dans les Plaines de Damgan , à ſept farſanges, ou Lieues Perſanes, de Com . Au prémier choc, l'Armée d' Azraff plia: Ce ne fût qu'une déroute: Il ne reſta pas deux mille morts, ſur le champ, Azraff ayant ſavoriſé les Fuiards, en faiſant ferme avec ſes Awgans , à la tête deſquels il fit le devoir d'un bon Capitaine. Thamas ne put l'entamer dans ſa retraite, qu'il fit juſqu'à deux journées d' Iſpahan . L'Armée Awgane ſe fortifia dans des lignes, qu'elle ſe fit avec ſes Chariots, & ſes Bagages. Ses derriéres étant libres, elle y demeura juſqu'au 22. d'Octobre, qu'ayant été augmentée de tous ſes renforts, elle ſemit en marche vers Ferhabad , où le Schah avoit ſon quartier. Kouli-Kan n'attendit pas l'Ennemi. S'étant mis en marche, au prémier avis qu'il eut de ſon décampement, il vint en préſence à Murtsſchah-Kor , petit Bourg de l' Irak . Le Combat commença au lever du Soleil, & ſe maintint juſqu'à deux heures après midi. Il n'y avoit que le centre des deux Armées qui donnat; & Azraff avoit fait combattre les ſiens à l'Awgane, ayant formé une ſeconde Ligne, qui n'avoit point d'autre Ordre que de tuer ceux qui reculeroient hors leurs rangs. Kouli-Kan , la Bataille engagée, fit faire un circuit à ſa Cavalerie de la droite, & vint prendre en flanc la gauche ennemie: Ce fût ce qui décida la fortune. Le carnage fût affreux. Azraff s'enfuit lui cinquiéme à Iſpahan , où il ne reſta qu'un jour & demi.

Sa perte étoit de 22000. Hommes à cette ſeconde Bataille. Zeberdeſt-Can , qui commandoit la droite, ſe retira avec ſa Cavalerie à Yesd, d'où il recueillit les débris de la défaite. Azraff employa le jour & demi qu'il paſſa à Iſpahan à faire emporter du Haram, & des Maiſons de ſes Amis, l'Or & les Effets de prix, qui y étoient amoncelés; & à ramaſſer les Familles Awganes, avec leſquelles il étoit venu à Schiras . Les nouvelles qu'il recevoit d' Iſpahan ne lui annonçoient que de plus grandes diſgraces. Le jeune Schah avoit été reçu dans la Capitale, le lendemain de ſon départ, avec les plus grandes acclamations. Kouli Kan n'avoit eu rien de plus preſſé que de faire tirer de l'Arſenal l'Artillerie, les Armes & les Munitions qu'il y avoit laiſſées; & il n'avoit été retenu de venir l'aſſiéger dans Schiras, que par le Couronnement du jeune Schah, & le Traité du Prince de Candehar .

Mir-Maghmud avoit laiſſé pluſieurs Fréres, dont l'aîné, qui ne l'avoit ſuivi que juſques à Kirman , s'étoit fait reconnoître Prince de Candehar & du Hazerai par ceux qui étoient reſtés dans le Pays; & Maghmud , ſur le Trône de Perſe, ne lui avoit demandé que l'homage, qu'il avoit prêté.

Après la dépoſtion, & la mort de Maghmud , Mir-Abi , ainſi ſe nommoit ce Frére, avoit prétendu lui ſuccéder. Mais ſes forces n'égalant pas celles d' Azraff , il s'en étoit tenu à reſter indépendant dans ſa Principauté, & à ménacer de loin celui qu'il appelloit Uſurpateur. Ce petit Prince, qui conſervoi ttoujours le déſir de ſe venger, n'eût pas plûtôt appris l'heureux tour que prenoient les affaires du Fils de Huſſein , que pour achever la ruine de ſon Couſin, autant que pour ſe mettre à l'abri du reſſentiment qu'il craignoit que le Schah n'étendit ſur tout ce qui étoit Awgan, il entama une négociation avec Thamas . Après les deux Victoires, ſes Envoyés preſſérent la concluſion de ce Traité; & Kouli-Kan , qui vouloit porter la Guerre chez le Turc, fit valoir, contre l'opiniâtreté du Schah, à vouloir détruire la Famille de Mir-Weis , la force de Candehar , ſon voiſinage du Mogol , & les reſſources qu'une Nation guerriére pouvoit tirer de ſon déſeſpoir. Le Traité fût fait & conclu. Mir-Abi conſentit au Vaſſellage de la Couronne de Perſe . Il promettoit de fournir huit mille hommes d'Infanterie en cas de Guerre contre les Tartares & le Mogol, & à payer annuellement Cent Tomans pour la Calaate, qui lui ſeroit envoyée au commencement de chaque année. Il juroit de fermer le Candehar à Azraff , & de n'y ſouffrir aucun de ſes Partiſans, qu'il n'accédat à ce Traité.

Cet Article avoit été ménagé par Zeberdeſt-Can & ſes Amis, qui, prévoyant la ruine d' Azraff avoient pris ſecrettement les devants aupres de Mir-Abi . Ils avoient fait ſentir à ce Prince, que l'unique moyen de ſe faire conſidérer à la Cour de Perſe étoit de conſerver aſſez de forces à la Nation Awgane, pour la rendre utile & redoutable; & que les Troupes qu'on lui demanderoit de fournir l'auroient bientôt épuiſée, s'il ne rappelloit dans le Candehar & le Hazerai ce qui reſtoit encore de ceux qui en étoient ſortis avec Mir-Maghmud . Ce qu'il y a d'étonnant dans la conduite de Zeberdeſt , c'eſt que tandis que déſeſpérant des affaires d' Azraff , il ſe menageoit un azile; au lieu de penſer à traiter avec le Schah, ainſi qu'il l'auroit pû faire avantageuſement, il étoit diſpoſé à ſacrifier pour l'Awgan ſa vie & ſes biens dans la défenſe de Schiras .

Kouli-Kan partit d' Iſpahan le 17 de janvier 1730, & prit la route de Schiras , avec une Armée de 40000. hommes, tandis que le Schah marchoit avec la ſienne, d'un tiers plus forte, vers l' Aderbeïdzan , dont les Turcs étoient en poſſeſſion. A la nouvelle de la marche du premier, Azraff ſortit de Schiras , ſuivi d'environ dix mille hommes, pour aller au-devant de Seydal, qui lui amenoit du Kirman ce qu'il avoit ſauvé des débris de la Bataille de Marſchahkor , ou il commandoit la gauche, & ce qu'il avoit ramaſſé d' Awgans épars dans les Provinces de l'Eſt. On comptoit que ce Corps d'Armée de Seydal alloit à douze à quinze mille hommes; & la réſolution étoit priſe de venir, après la jonction, attaquer Kouli-Kan dans ſes Lignes. Azraff ſût ſe poſter derriére le Mont Jarron, ſix journées à l'Orient de Schiras .

Après le départ du Prince, Zeberdeſt , Maitre abſolu dans la Ville, fit ſes diſpoſitions pour ſa défenſe. Il n'avoit que 6000. Awgans , tant Abdalis, que Rafis & Sunnis. Mais les Habitans de Schiras, auxquels Azraff avoit promis de faire ſa Capitale de leur Ville, avoient été armés; & ils promettoient de concourir à la défenſe avec le Gouverneur. Ils étoient au nombre de plus de vingt mille. Les Ramparts étoient garnis de 80 Piéces de Canon, & les Magazins remplis de Munitions. Zeberdeſt , de concert avec Azraff , avoit reſſerré l'enceinte de la Ville; & pour en rendre l'abord plus difficile, il avoit fait ruiner la chauſſée du Corremdherré , dans l'eſpérance d'inonder. Mais cette derniére précaution fût rendue inutile par la ſéchereſſe du Canal de cette Riviére. Son nouveau Rampart avoit ſept toiſes d'épaiſſeur. Il étoit formé de platanes tous entiers, qu'il avoit fait mettre en terre, comme des paliſades, en rempliſſant, de Sable mouillé & battu leurs intervales. Mais il comptoit moins ſur ce Rampart Aſiatique, que ſur un Retranchement, qu'il s'étoit fait des ruines & des décombres des Maiſons abandonnées, qu'il avoit couvertes d'abatis. Au pié de ces ruines il avoit fait planter de fortes paliſſades, défendues d'un foſſé; & il ſe promettoit d'y placer ſes Arbalêtiers avec l'élite de ſes Armes à feu.

Kouli-Kan parut devant la Place le 26 de Janvier, vers le midi. Il prit ſes quartiers ſans être troublé. Son Camp étoit formé avant la nuit. Zeberdeſt le voyant ſitôt prêt à commencer les attaques, eût regret de ne lui avoir pas donné d'inquiétude; & au commencement de la nuit, il commanda Udal , ſon principal Lieutenant, pour tomber avec deux mille hommes ſur le Pont, que le Général Perſan faiſoit conſtruire ſur le Corremdherré. J'eus ordre d'accompagner Udal , avec 800 Habitans, & le Pont détruit, de me rétirer dans un Couvent de Derviches, qui faiſoit une tête du Retranchement de Décombres. Udal alla plus loin que ſes Ordres. Les Perſans, qui étoient au Pont, ayant lâché pié, il les pourſuivit juſques dans leur Camp, où il mit le feu; & il ſe retira aſſez à tems pour ruiner encore le Pont, après l'avoir repaſſé. J'avois pris ſix petits Canons, qui étoient à la tête du Pont. L'idée me vint de les mettre en batterie dans mon Poſte; & dès le point du jour j'en foudroïai le Pont, ſur lequel ils plongeoient. Comme le Couvent joignoit au Retranchement, d'où je pouvois être raffraichi, ſon attaque, peu difficile par elle-même, pouvoit devenir une affaire conſidérable, & propre à me faire une réputation, ſi je la ſoûtenois bien. Je fourni à mes gens de la poudre & des bales à diſcrétion: Je tirai du Retranchement 400. Gaures, que j'armai de Pertuiſanes; & ayant fait charger me ſix Canons à mitraille, j'attendis paiſiblement que les Troupes, que je voyois venir à moi, fuſſent arrivées aux Ponts: car Kouli-Kan en avoit fait dreſſer un ſecond.

Les Perſans avoient élevé une Batterie de huit piéces contre le Couvent. Mais n'en voyant pas grand effet, tandis que la mienne leur enlevoit des files entiéres, ils doublérent le pas, & vinrent réſolument à l'aſſaut, le Sabre à la main. Le Combat s'engagea avec la derniére fureur. J'eus le bonheur de repouſſer deux fois les Aſſaillans. Mais de nouvelles Troupes s'étant avancées pour les ſoutenir; comme elles ne purent ſe placer ſur le front, elles ſe jetérent ſur les flancs, grimpérent ſur le Retranchement, qui fut mal défendu, parceque toute l'attention des Officiers étoit ſur le Couvent, & vinrent former une attaque au derriére de mon enceinte. Mes gens effrayés de ſe voir coupés, abandonnérent leur poſte, & ſe rétirérent en déſordre dans le grand Retranchement. Je les y ſuivis, & les raliai aſſez promptement pour les ramener & border les Decombres. Ce qui obligea les Perſans, qui avoient paſſé, à ſe jetter dans le Couvent, ou ils prirent poſte. L'Action dura une heure & demi environ. Zeberdeſt étant venu au Retranchement, me donna de grands éloges, qui me piquérent d'émulation. Je lui demandai la permiſſion de chaſſer les Ennemis de mon prémier poſte; & mes inſtances furent ſi preſſantes, que malgré l'avis de ſes Officiers, qui vouloient remettre cette attaque à la nuit, il me laiſſa Maître d'en faire ce que je voudrois, & comme je le voudrois. Un Bataillon Awgan s'étant offert de ſe joindre à celui, que je formois, de ceux qui m'avoient aidé à la défenſe, je me mis à ſa tête; & faiſant demi tour à droite, comme pour rentrer dans la Ville, je tournai le Couvent, & le vins prendre par le côté du Nord, qui m'avoit paru le foible. C'étoit dans la plus grande ardeur du jour. Kouli-Kan avoit fait rentrer ſes Troupes dans ſon Camp; & n'avoit laiſſé qu'une Garde de cinq à ſix cent hommes à ſes Ponts. Je fûs dans l'enceinte du Couvent, avant que ceux qui le devoient défendre fuſſent raſſemblés. Tout fut paſſé au fil de l'Epée, ou précipité en fuyant, ſans qu'il m'en coutât plus de vingt des miens. Mais un Officier Perſan, que je voulois faire mon Priſonnier, s'étant retourné ſur moi, lorſque j'allois le ſaiſir, m'allongea un coup de ſon cimeterre, qui m'ouvrit le ventre, & me fit ſortir les inteſtins, que je reçûs dans mes mains. Je fus emporté dans la Ville, où je n'eus plus d'autre ſoin, pendant un Mois, que celui de me guèrir.

Ma bleſſure me valut les plus grandes marques d'amitié de la part de Zeberdeſt , & des principaux Awgans, qui me rendirent de fréquentes viſites. Udal ſe prit pour moi d'une tendre affection; & le prémier témoignage qu'il m'en donna fût de me faire tomber les riches Equipages d'un Chef de Dergefins , que le Conſeil de Guerre avoit condamné à mort, pour une lâcheté. Je commençois à marcher, lorſque nous eûmes avis que le Général Perſan, ayant laiſſé la Garde de ſes Lignes à Taïfilé-Can , étoit allé, avec l'élite de ſes Troupes, au devant d' Azraff , qui venoit après ſa jonction avec Seydal , tenter de lui faire lever le Siége. On me fit l'honneur de m'admettre dans le Conſeil. Tout le Retranchement des décombres avoit été enlevé par l'Ennemi. La Ville n'avoit plus d'autre défenſe, que ſon Rampart; & les Gaures , dont Zeberdeſt avoit fait ſes Mineurs, rapportoient que Kouli-Kan faiſoit travailler ſous terre. On opina à abandonner le Rampart, au cas qu'on ne réuſſit pas à éventer les Mines, & à en élever un ſecond, dans le Foſſé duquel on attireroit l'eau des anciens Foſſés; & je fûs chargé de la conduite de ce travail. C'étoit moins pour la défenſe de la Place que Zeberdeſt avoit porté cet avis, que pour ſe conſerver Maître de ſa capitulation, en ſe donnant une raiſon, pour ne recevoir ni Azraff , ni Seydal & leurs gens, quel que fût le ſuccès de la Bataille que leur devoit livrer le Général Perſan. Udal , qui étoit le Confident du Gouverneur, me mit de ſon ſecret. Les Perſans n'ayant point de Mortiers, & manquant de gros Canon qu' Azraff avoit encloué, avant que de ſortir d' Iſpahan , Schiras ne pouvoit être pris que d'aſſaut; & l'Armée ennemie n'étoit pas aſſez ſorte, pour ôſer en venir à ce grand coup. Je fis une retirade, où je mis en pratique, autant bien que je pus, les notions que Mr. d' Imberbault m'avoit données. C'étoit une multitude d'Angles, tantôt rentrans, tantôt ſaillans, avec des Fers àcheval, par-cipar-là, & de doubles Banquetes, qui règnoient tout le long. Une grande ſorti en'ayant pas réuſſi, Zeberdeſt ſe borna à miner le vieux Rampart, après avoir tranſporté ſon Artillerie ſur le nouveau. La ſaignée fût faite de l'un à l'autre Foſſé; & nous fumes aſſurez de mettre l'eau dans le dernier quand nous le voudrions.

Le neuviéme jour depuis le départ de Kouli-Kan , il nous vint des Fuïards de l'Armée d' Azraff , qui nous annoncérent ſon entiére défaite, & le prochain retour du Vainqueur. La Bataille s'étoit donnée dans la Plaine de Phurk , ſous le Mont Jarron . Le Général Perſan avoit détaché quel-que Cavalerie à la pour ſuite des Vaincus; & il revenoit en diligence achever, par la priſe de Schiras la ruine du Parti Awgan. Zeberdeſt fit mourir ceux qui lui avoient apporté ces facheuſes nouvelles; déja il avoit projetté un coup de tête, qui devoit ou réparer la diſgrace d' Azraff , ou anéantir ſon Parti. Cet Homme, auſſi ambitieux que brave; ne ſe propoſoit pas moins que deprendre la place d' Azraff ,ſi la fortune ſécondoit ſa hardieſſe. Le 13. de Mars, au commencement de la nuit, il ſortit de la Ville, avec environ quatre mille Awgans, & 8000 Habitans de bonne volonté, auxquels, il dit, qu'il alloit prendre Kouli-Kan par derriére, tandis qu' Azraff & Seydal lui faiſoient face. Il laiſſa le Commandement de Schiras à Udal , en lui recommandant de redoubler le feu de l'Artillerie, & de faire de fréquentes ſorties avec peu de monde, pour amuſer l'Ennemi. Je trouverai, nous dit-il, le victorieux Perſan dans le déſordre d'une marche, où il ſe croit ſans péril; & je ne doute point de le battre. Nous ne pouvons nous ſauver que par là.

Taïfilé-Kan nous rechaſſa dans la Ville, avec perte aux deux ſorties que nous ſimes cette même nuit; & le lendemain ayant fait jouer ſes mines, qu'il avoit pouſſées ſous le vieux Rampart, il fit ſauter avec un fracas effroyable ces Arbres énormes, qui le compoſoient. Mais par le peu d'habileté de ſes Mineurs, tous ces Matériaux tombèrent de ſon côté; & tout l'avantage qu'il en tira ſe borna au comblement du vieux Foſſé. Il y eût des platanes qui volèrent juſques dans ſon Camp. L'effet de la Mine lui fit périr plus de mille des ſiens, qu'il avoit diſpoſés pour l'aſſaut ſur le bord du Foſſé. La vue de nôtre retirade lui apprénant qu'il n'avoit rien gagné, il attendit le retour de Kouli-Kan , pour en faire l'attaque. Le 19. ſur le midi, on vit de deſſus le Rampart la Campagne à l'Orient ſe couvrit de gens à cheval, qui accouroient à toute bride vers la Ville. C'étoient des Cavaliers de la Troupe de Zeberdeſt , aux-quels Udal refuſa d'abord l'entrée. Mais comme ils annonçoient la défaite & la Mort du gouverneur, avec l'approche du Victorieux Kouli-Kan ; en faveur de leur nombre, il leur fit ouvrir la porte. Taïfilé-Kan avoit ſans doute déja reçu la nouvelle de ce dernier avantage. A peine avions-nous reçu les premiers fuïards, que nous apperçumes dans ſes Lignes tous les préparatifs d'un Aſſaut; & ce qui nous jetta dans une grande conſternation, nous vimes l'eau de nôtre Foſſé baiſſer ſenſiblement, & s'engoufrer dans le large trou d'une Tranchée, qui la rendoit au vieux Foſſé. Une multitude de Soldats Perſans rouloit des Faſcines, trainoit des Ponts, & conduiſoit des Mantelets: Nous nous crumes à nôtre derniére heure. Udal donna l'ordre de garnir le Rampart. Je fis ſervir l'Artillerie, avec la derniére vivacité. Tous les Officiers exhortèrent le Soldat & l'Habitant à un dernier effort, pour mériter une Capitulation qu'ils leur promettoient de faire, après avoir repouſſé l'Aſſaut. Avant la nuit, le Foſſé fût à ſec; & auſſitôt les Perſans travaillèrent à ſon comblement. Nous les incommodames fort de nos bouches à feu. Mais ils en eſſuïérent le ravage avec une intrépidité admirable. Nous les vimes ſerrer leurs rangs au pié de l'Eſcarpe; & avec une bravoure, qui tenoit de la fureur, ſe prêter en pluſieurs endroits les épaules, pour l'Eſcalade. Le courage des Aſſiégés répondit à celui des Aſſiégeans. On ſe battit main à main, corps à corps, ſur l'épaiſſeur du Rampart. Ceux-ci fermes à ne point céder de leur terrain, ceux la s'opiniatrant à ne point quitter celui qu'ils avoient gagné, ce fut un carnage affreux pendant plus de demi-heure. Enfin le feu des Angles, qui prenoit les Perſans en flanc tout le long de leur attaque, ayant empêché d'avancer les Troupes qui étoient commandées pour ſoutenir les premiéres, Taïfilé-Kan fit retirer ſon monde; & nous n'oſames le troubler dans ſa retraite.

Kouli-Kan ne lui pardonna jamais cet Aſſaut, qu'il n'avoit donné qu'afin d'avoir ſeul l'honneur du Siége. Le Général ne fut pas plûtôt dans le Camp, qu'il envoya ſignifier aux Habitans de Schiras, que s'ils continuoient à porter les Armes contre les Perſans, il n'y avoit plus de quartier à eſpérer pour eux. Udal retint dans ſon Palais l'Officier Perſan, qu'il s'étoit fait amener les yeux bandés, ſans le laiſſer parler en chemin. Le Conſeil ſe tint; & on lui en donna le réſultat, qui fût qu'on remettroit la Ville avec ſes Magazins, ſes Armes, & ſes Munitions, les Femmes & le Tréſor d' Azraff & de Zeberdeſt , ſous deux conditions: La premiére étoit un pardon général pour les Habitans de Schiras , & pour ceux de la Garniſon, qui voudroient reſter en Perſe. La ſeconde fût la liberté pour tous les Awgans , & leurs Partiſans alors dans Schiras , de ſe retirer à Candehar , avec Armes & Bagages. Nous reçumes réponſe une heure après. Le Généraliſſime refuſoit abſolument la premiére condition; & ſe fiant ſur le Traité de Mir-Abi , il accordoit la ſeconde, ſauf les Meubles & Effets du tréſor Royal d' Iſpahan , qui ſe trouveroient parmi les bagages. La Capitulation fût paſſée à l'inſtant ſur la parole, que Kouli-Kan fit donner à Udal de ſe contenter de punir les Habitans par une rançon. Nous eûmes juſques au lendemain à diſpoſer nos Bagages. Pluſieurs Officiers Perſans obtinrent d'entrer dans la Ville, pour engager au Service du Schah ceux des nôtres, qui voudroient y paſſer. J'avois inſinué à l'Officier Perſan qui nous apportoit la Capitulation qu'il pouvoit faire une belle recrue, vû l'eſtime que nous avions pour le Général; & Udal , à qui je m'étois ouvert de l'envie que j'avois de reſter en Perſe, avoit bien voulu m'en faciliter le moyen. Je ſollicitai moi-même ce qui nous reſtoit de Gaures & de Dergeſins ; & quelques-uns des plus braves Habitans qui appréhendoient le reſſentiment du Vainqueur, s'étant joints à eux, je paſſai au Quartier de Kouli-Kan , à la tête de 200 Hommes avec leſquels je lui offris mes Services. Sa fierté lui fit refuſer de me voir; cependant il m'aſſigna un Quartier, où je me retirai fort inquiet de ce que j'allois devenir. Il ſe paſſa trois jours avant qu'on répondit à la demande, que je faiſois d'une audience. La ſeule choſe qui me donnoit de l'eſpérance, c'eſt qu'on n'avoit point touché à mes Bagages, & qu'on ne chagrinoit point mon monde, qui alloit librement dans le Camp. Le 24. l'Armée ſe mit ſous les Armes, pour recevoir la diſtribution de la rançon, moyennant laquelle la Ville s'étoit rachetée du pillage. Je fus bien embarraſſé comment me conduire. Après avoir reçu l'ordre comme les autres Officiers, il me convenoit de mettre ma Troupe en parade. Mais il ne me convenoit point de me préſenter à la diſtribution. Dans cette perplexité, je conſultai, un Min-Bachi , ou Colonel, avec lequel j'avois déja lié amitié. Le Kan veut vous éprouver, me dit-il, payez de hardieſſe; & mettez-vous en ligne près de moi. Lorſque la diſtribution viendra à vous, ne la refuſez pas. Dites ſeulement que vous la jugez dûe au déſir que vous avez de la mériter. Réſolu de me conformer à l'avis, je ſortis mon monde de ſes lentes, & je le mis ſous les Armes ſur la ligne, où le Colonel mon voiſin avoit rangé ſes mille Soldats. La diſparate étoit grande entre les deux Troupes. Les Perſans ſembloient des Milices, tandis qu'on eût pris le moindre des miens pour un Officier. La plûpart étoient armés de beaux Fuſils; & je plaçai ſi bien ceux qui n'avoient que la Pertuiſane, avec le ſabre, qu'on eût dit que ç'étoit à deſſein qu'ils n'étoient pas armés comme les autres. Kouli-Kan couroit à cheval le long des rangs, en diſant quelque choſe de gracieux à chaque Troupe. Il ne parut pas diſtinguer la mienne des autres, juſqu'à ce que chaque Homme eût reçu les cinquante Abaſſis qui ſe donnoient par tête. Mais comme il avoit entendu ce que j'avois dit aux Diſtributeurs, il y répondit, en recommandant à mes gens de ſe montrer dans l'occaſion tels que je les promettois. Il reçût avec un ſourire d'applaudiſſement le ſalut que je lui fis de ma Pertuiſane, comme on fait en Europe celui du Sponton, & m'ordonna de venir à ſon Quartier après la revûe. Il avoit donné la même aſſignation à tous les Colonels. Cela m'étoit d'un bon augure.

Je montai à cheval, dès qu'il fût hors de ma vûe. Maſcheid-Bachi , mon nouvel Ami, m'admit dans la compagnie de pluſieurs Officiers du même grade que lui; & nous fûmes enſemble au Quartier-général, où nous trouvames tous les Grands Officiers de l'Armée, qui attendoient le Kan devant ſa Tente. Les Colonels s'étant mis en haïe, je pris encore rang avec eux. Le Kan gracieuſa fort ceux qui étoient au-deſſus de moi. En les appellant par leur nom, il leur diſoit qu'il les alloit mener contre un Ennemi plus digne d'eux, que ces miſérables Awgans , qu'ils avoient rechaſſés dans leur Repaire. Quand il fût à moi, il reſta un moment à me conſidérer. Je crois que je changeai bien des fois de couleur; & que mon air décontenancé dût lui donner grande opinion de l'impreſſion de ſes regards. Hé! me dit-il, qu'ès-tu venu faire avec nous? Séigneur, lui répondis-je d'un ton reſpectueux, mais ferme, j'avois quitté l'Europe, pour venir acquérir de l'honneur au Service du Schah, en faiſant la Guerre ſous tes ordres. Il y a quatre mois que j'abordai à Bender-Abaſſi , dont les Awgans étoient Maîtres; & j'ai mieux aimé être Officier qu'Eſclave parmi eux. Entré dans Schiras , avec Zeberdeſt , qui m'y a donné le Commandement de ſon Artillerie, j'ai fait le devoir d'un Homme de cœur pendant le Siége, parce-que tu ne m'aurois pas reçu dans ton Armée, ſi j'étois venu me préſenter à toi comme Déſerteur. Mais auſſi-tôt que tu as montré par la Capitulation, que tu as accordée à Udal , que tu eſtimois ceux qui lui ont aidé dans ſa défenſe, je n'ai pas balancé à renoncer à la fortune qu'il m'invitoit à venir chercher avec lui chez le Mogol. Si tu daignes me recevoir dans ton Armée, avec deux cents hommes, que j'ai amenés dans ton Camp, je m'attache dès ce moment à ta fortune; & je vivrai, ou mourrai digne de ton eſtime. Sui-moi, me repartit-il, je te dirai ce que je puis faire pour toi.

Après avoir fait donner un Mare d'Or à chaque Min-Bachi , il pouſſa ſon cheval vers la Ville, accompagné d'un vieux Seigneur Perſan, & me faiſant ſigne de le ſuivre. Lorsque nous fûmes au vieux Foſſé.

Eſt-ce toi, me dit-il en me montrant la retirade, qui as conſtruit ce nouveau Rampart? Comme je lui eus répondu affirmativement, il me demanda, ſi nous y aurions attendu l'aſſaut, au cas qu'il eût refuſé la Capitulation. Oui, Seigneur, lui dis-je, d'un ton de Militaire; & nous aurions repouſſé le ſecond comme le premier. N'eſt-ce pas toi, reprit-il, qui a ſervi l'Artillerie, pendant le Siége? Puis, ſans me donner le tems de répondre, il me demanda ſi on parloit Perſan dans mon Pays. Si on l'y parle, ajouta-t'il, en riant, on l'y parle bien mauvais. Mais qu'es-tu venu faire en Perſe? Comme je lui eûs répondu naïvement, que j'étois venu y chercher fortune: Pourquoi, reprit-il, as-tu eſpéré la faire plûtôt ici qu'en Europe ? C'eſt, répondis-je, qu'en Europe tout eſt en paix, & quand il y auroit Guerre, il y a trop de gens qui ſçavent ce que je ſçai, & audelà. Tu as donc crû trouver plus d'ignorans dans ce Pays? Seigneur repartis-je, en Perſe, où les coùtumes & les mœurs ſont tout a fait différentes de celles d' Europe , je dois trouver bien des gens qui ignorent ce que je ſçai, & bien plus encore qui ſçavent ce que je ne ſçai pas. Mais ce que je ſçai, qui leur eſt nouveau, peut leur être utile; & cela eſt vrai ſur-tout pour le Militaire. Le vieux Seigneur me fit répéter ma réponſe en Hollandois, & il la rendit au Kan, qui m'en parut ſatisfait. Eſt-ce ainſi, reprit-il, qu'on fortiſie en Europe ? Ceci a été fait en ſix jours, répondis-je. Tout Schiras y a travaillé, juſqu'aux Femmes & aux Enfans. Un pareil Ouvrage ne peut avoir, ni la beauté, ni la ſolidité d'une Fortiſication réguliére. Avec du tems, & de bons Matériaux j'aurois fait des Fortins, des Oreillons, des Fauſſes-braïes, un Chemin couvert ... Je ramaſſai tous les termes de Fortification que Mr. d' Imberbault m'avoit donné; & je les citai avec autant de hardieſſe, que ſi j'avois été en état d'éxécuter comme un Vauban , ou un Cœhorn . Tu ſçais bâtir, reprit le Kan; tu ſçais défendre auſſi; car c'eſt toi qui as défendu la Maiſon des Derviches. Sçais tu auſſi attaquer? Seigneur, répondis-je, c'eſt moi auſſi qui repris la Maiſon des Derviches, après en avoir été délogé. Quelle eſt ta Religion, me demandat'il. Ayant entendu que j'étois Chrétien, tant pis, dit-il, il n'y a pas d'apparence que les Muſulmans obéiſſoit volontiers à un Infidéle. Eh ne peux tu pas devenir Muſulman, ou faire comme ſi tu l'étois? Seigneur, répondis-je, je me défierois de moi-même, ſi je me croyois capable d'être infidéle à ma Religion. Daigne faire comme les Awgans . Ils m'ont vu les bien ſervir; & ils n'ont voulu voir que cela. Je veux, me dit-il, que tu voyes Candehar , & que tu me rapportes fidelement ce que c'eſt que ſa Citadelle. Il ne te ſera pas difficile de t'y introduire, parce que tu peux laiſſer ignorer à tes connoiſſances que tu ès paſſé de nôtre côté. J'ai déja ordonné de diſperſer parmi les Perſans les Soldats que tu m'as amenés. Tu feindras d'en être outré. Tu iras chez Hamed-Kan , que voici, qui te donnera tes inſtructions; & tu te retireras de chez lui mécontent. Sers bien le Schah ; je te ferai trouver la fortune, que tu ès venu chercher.

De retour à mon Quartier, je ne trouvai plus aucun des miens. Fréderic même étoit diſparu comme les autres. Je fis grand bruit; & je m'emportai au point de faire craindre à Muſcheid-Bachi , mon Ami, que le Kan ne me fit chatier. Apres avoir paſſé une heure avec lui à me plaindre de l'injuſtice qui m'étoit faite, je le quittai, en lui diſant que j'allois en demander raiſon à Hamed-Kan , qui me pareſſoit avoir l'oreille du Général. Et en effet j'entrai chez ce Seigneur, qui me dit que la Guerre contre les Turcs obligeant de remettre à un autre tems l'entiére réduction du Candehar , le Général ſouhaitoit d'être inſtruit non-ſeulement de l'état de la Place, mais encore des forces & des diſpoſitions de la Nation Awgane, des intelligences de Mir-Abi avec les Turcs & le Mogol , de l'eſtime que la Nation faiſoit de lui, ſur-tout s'il n'y auroit pas moyen de remettre l'ancienne diviſion entre les Awgans de Candehar , & ceux du Hazerai , & s'il n'y avoit pas quelqu'Ambitieux, qui enviât à Mir-Abi ſa Principauté. Voila ce que j'ai charge de vous recommander, me dit le vieux Hamed . Kouli-Kan n'a pas ceſſé d'avoir l'œil ſur vous depuis la reddition de Schiras ; & ſur la fermeté avec laquelle vous avez ſoutenu le mépris, qu'il ſembloit faire de vous, il vous à jugé Homme de tête. Ne regrettez point le Commandement que vous perdés de vos deux cents hommes. Le rang de Min-Bachi vous eſt deſtiné à vôtre retour, avec un Emploi conſidérable dans l'Artillerie. J'ai ordre de vous donner Vingt Marcs d'Or pour votre Voyage, avec un Eſclave de confiance. Voici l'un & l'autre.

Je reçus les Vingt Marcs d'Or. Mais je refuſai l'Eſclave, & je priai le vieux Kan de me faire retrouver Fréderic. Je lui demandai auſſi de permettre que je miſſe en dépôt entre les mains du Min-Bachi Mus'heïd ce que j'avois tiré de Schiras à titre de Bagage, en quoi conſiſtoit tout mon bien. Je vais, me dit-il, pourvoir au premier le plus ſecretement que je pourrai. Pour le ſecond, il faut qu'il s'exécute avec bruit, autrement que vous ne le dites. Je vais faire enlever & retenir, de la part du Général, tout vôtre Bagage, à l'exception de vos Habits, & de vôtre Nègre. Vos Eſclaves, & vos Chevaux ſeront vendus publiquement. Je me charge de vous les faire retrouver à votre retour. Vous en ſerez crû, quand vous vous me direz mécontent de nous.

Tout ſe paſſa comme Hamed-Kan me l'avoit dit. Féderic me joignit avant la nuit; & je me trouvai ſi entiérement dépouillé par ordre du Général, qu'il me fallut aller avec mon Ami & mon Nègre paſſer la nuit dans la Ville. Muſcheïd , témoin de l'enlevement de mon Bagage, me crût un homme perdu.

Lorſque je voulus lui dire un dernier Adieu, il m'évita, comme s'il eût craint la contagion de ma diſgrace: J'appréciai ſon amitié ce qu'elle valoit. Ca été la premiere leçon que j'ai reçu ſûr l'amitié des Courtiſans & la confiance qu'on y doit avoir. Je n'en ai pas eu beſoin d'une ſeconde. Sur mes gardes avec Fréderic , malgré les preuves qu'il m'avoit données de la ſincérité de ſon attachement, je lui fis un ſecret de ma Commiſſion, dont l'importance étoit capable de le tenter de me trahir, ou dont le péril pouvoit m'en faire abandonner.

Fin de la prémiere Partie.

L'ILLUSTRE PAYSAN.
SECONDE PARTIE.

Lorſque le malheureux Azraff me fit préſent de la Calaate, je fûs averti par Chomel de me bien garder de porter le Turban blanc, qui en faiſoit partie. Si je l'avois mis imprudemment ſur ma tête, c'en étoit fait de ma vie; ou bien il m'auroit fallu eſſuyer l'opération, qui eſt le ſçeau du Mahometiſme. J'avois pris un Doliman, ou Bonnet à l'Arménienne. Pour paſſer plus ſûrement juſqu'à Candehar , je me couvris du reſte de l'Habillement Arménien. J'achetai deux Chameaux, ſur l'un deſquels je mis des Proviſions; & je chargeai l'autre de Marchandiſes de peu de prix. Dans cet équipage, j'avançai heureuſement juſqu'à Rabel Emir , dans le Sabluſtan , ſur la Frontiére du Candehar . Mais à peine eûmes nous mis le pié ſur les Terres de ce petit Royaume, que nous ſumes attaqués par une Troupe d' Awgans ,contre leſquels notre réſiſtance auroit été inutile. Notre docilité ne nous auroit point ſauvé la vie, ſi je ne m'étois aviſé de me donner à ces Voleurs pour un Envoyé d' Udal à Mir-Abi .

Fréderic s'étant joint à moi, pour leur remontrer que le mal, qu'ils nous ſeroient, retomberoit ſur les reſtes de leurs Compatriotes échapés de Schiras , dont nous allions ménager les intérêts, & préparer la réception; ils ſe contentérent de piller la charge de nos Chameaux. Fréderic , étant dans l'opinion que j'allois attendre Udal à Candehar , pour paſſer avec lui dans l' Indoſtan , conſerva toute la liberté d'eſprit néceſſaire, que peut être l'idée du danger, où me mettoit ma qualité d'Eſpion, lui auroit ôtée, s'il avoit été dans ma confidence. Par ſa hardieſſe à ſoutenir notre prémier menſonge, il nous tira heureuſement d'avec pluſieurs autres Troupes de Voleurs Awgans. Nous arrivames à Candehar , avec nos Montures & notre Argent.

La conſternation étoit générale dans cette grande Ville, où Mir-Abi ne ſe repoſoit pas tellement ſur ſon Traité, qu'il n'appréhendât que Kouli-Kan , qui n'avoit plus rien à craindre du parti d' Azraff ,tué dans les déſilés du Mont Kafas avec ceux qui l'accompagnoient dans ſa ſuite, ne vint reclamer contre les conditions que les circonſtances lui avoient fait obtenir du Schah.

Comme les Awgans de Schiras avoient marché en corps, il n'en étoit encore arrivé aucun à Candehar . Mir-Abi ne fût pas plûtôt inſtruit, qu'il y avoit dans ſa Ville un Homme, qui s'étoit trouvé à ce Siége, qu'il m'envoya l'ordre de venir loger dans la Citadelle, dont il avoit fait ſon Palais. On n'uſa envers moi d'aucunes des précautions d'uſage avec un Etranger, dans une Fortereſſe. Mon audience ayant été remiſe au lendemain, je paſſai la ſoirée à me promener par toute la Citadelle, dont j'aurois pù dès lors même tracer le Plan le plus exact, ſi j'avois ſu deſſiner. Les Domeſtiques du Prince, qui étoient au nombre de 5. à 600. compoſoient la Garniſon. Une trentaine de Canons de bronze ſans affuts étoient diſpoſés le long de la Courtine, & environ autant étoient partagés dans les Ouvrages. Ces derniers étoient réguliers. Un Ingénieur Portugais conduiſit l'exécution du Plan, qu'il en avoit préſenté au Mogol. Mais on avoit extrèmement négligé leur entretien; de ſorte que la Place n'auroit pas dû, ſelon les Loix de la Guerre, tenir contre une Armée Royale. Rentré dans la Cazerne, où mon Logement m'avoit été aſſigné, je mis par écrit la deſcription de cette Place, d'après laquelle je traçai de mon mieux, avec la plume; la forme de chacun de ſes Ouvrages; me réſervant d'en faire tirer un Plan régulier par quelque Deſſinateur d' Iſpahan , ſi je ne trouvois pas à apprendre aſſez du Deſſein, pendant mon Voyage, pour l'exécuter moi-même. Ca été à mon avidité d'apprendre ce que je voyois me manquer, que j'ai été redevable de ma fortune.

Mir-Abi me fit appeller le lendemain, après la troiſiéme priéres. Je le trouvai aſſis ſur une pile de Carreaux de peaux de Chèvres, qui me durent donner petite idée de ſon opulence. Il étoit habillé en Homme qui prend ſa Garderobe à la Juiverie. Son Turban étoit ſale, mais attaché d'un beau Nœud de Diamans, qui ſeroit une Aigrette de plumes de Héron, qui n'avoient plus guères que le tuïau. Son Caffetan étoit de Taffetas couleur de roſe ſéche, & ſa Veſte de Brocard. Au lieu de Pabouches, il avoit des Botines à la Tartare. Sa taille étoit haute & bien proportionnée, ſon viſage fort brun, les yeux à fleur de tête, le regard doux, & la mine riante. Il avoit à ſes côtés, un peu derriére lui & debout, quatre hommes vêtus en Janniſſaires, qui tenoient leur Sabre ſur l'épaule, le foureau tombant de gauche à droite ſur la cuiſſe, à la Tartare. Fréderic étoit avec moi, tous deux vêtus à l'Arménienne, avec une propreté, qui alloit juſqu'à la magnificence. Cet extérieur nous valut une réception diſtinguée. Le Prince ſe leva de deſſus ſes Carreaux, à nôtre approche: Il nous préſenta ſa main, & paſſa avec nous dans une autre Chambre, dont le pavé étoit couvert de magnifiques Tapis de Perſe, que la pouſſiére dévoroit. Il fit retirer ſes quatre Gardes à la porte en dehors; & nous fit mettre à ſes côtés ſur un Sopha.

L'entretien commença par ſes regrets ſur la mort de Zeberdeſt , qu'il avoit aimé tendrement, & ſur les avis duquel il nous dit qu'il avoit compté de ſe conduire, dans la poſition critique où il ſe trouvoit; & tout de ſuite il nous parla, avec une effuſion de cœur qui ne ſentoit pas ſon habile Politique, de l'embarras ou le jettoit la mort d' Azraff ,& la diſſipation de ſon Parti. Il adreſſoit la parole à Fréderic , ma jeuneſſe ne lui laiſſant pas croire qu'il n'eût ſervi qu'en ſecond ſous moi au Siége de Schiras .Je me plûs à le laiſſer dans ſon erreur; & Fréderic ſe prêta de bonne grace à l'y entretenir. Il ne falloit pas être plus ſçavans que nous ne l'étions l'un & l'autre, pour lui paroître de grands Hommes. Lorſque nous lui eûmes donné un récit abregé du Siége de Schiras , il nous demanda de lui dire ce que nous penſions des deſſeins de Kouli-Kan & du Schah Thamas , qu'il gouvernoit

Je ſentis alors une confuſion inexprimable du rôle que j'allois faire devant cet homme ſimple, dont il me faiſoit payer la franchiſe par une duplicité, qui tenoit de la perfidie. Si j'avois trouvé qu'il eut pu ſe ſoûtenir dans ſa Principauté contre les forces de la Perſe, je crois que j'aurois cherché près de lui la fortune, que je ne pouvois faire auprès du Schah & de ſon Général, ſans me rendre coupable de la mauvaiſe foi la plus criante.

Je profitai de l'empreſſement de Fréderic à lui répondre, pour me mettre d'accord avec moi-même ſur le perſonnage dont je m'étois chargé. Il me ſembla, après y avoir réfléchi, que je diminuois ce qu'il avoit d'odieux, en ne cachant que ma commiſſion. J'en fûs tranquiliſé, de maniére à me donner toute la liberté d'eſprit, dont j'avois beſoin. J'eûs mon tour à répondre au Prince, quand Fréderic eût donné ſes conjecturés.

Je lui dis affirmativement, que le deſſein du Schah & l'avis de ſon Conſeil devoient être de réduire le Candehar , à moins de liberté qu'il n'en avoit eû ſous les Régnes précédens; parce-que la précédente Révolution ayant fait voir de quoi la Nation Awgane étoit capable ſous un Chef ambitieux, on ne pouvoit lui laiſſer ſon Prince particulier, ſans s'expoſer à de nouvelles entrepriſes, quand la Nation auroit recouvré ſes forces. Mir-Abi m'interrompit, en diſant, que tant qu'il vivroit les Awgans ne ſeroient point ſujets de, mais qu'il donneroit au Schah telles aſſurances qu'il voudroit exiger, de les en conſerver Amis & Vaſſaux fidéles.

Le Schah, ajoûta-t'il, pourroit bien ſe mettre dans l'embarras, en me manquant de foi. J'ai en main un Traité d' Azraff , avec le Mogol , qui ſeroit mon modéle. Je ſuis plus conſidérable que ne l'étoit l'Uſurpateur, après la perte d' Iſpahan ; & j'obtiendrois bien une autre Armée que celle qui lui étoit promiſe.

Le Prince ayant fait apporter des Pipes & du Caſſé, reprit l'entretien par l'Hiſtoire du Vol, qui avoit été fait, de l'Original du Traité par une Troupe d'Awgans, qui avoient pillé & maſſacré les Envoyés du Mogol, ſur la Frontiére de Kiabliſtan . Il ajouta que la découverte de ce Traité lui avoit fait preſſer le ſien avec le Schah. Je tâchai de l'amener à nous faire voir ce curieux papier, que je comptois devoir être une découverte, dont je me ferois un mérite auprès de Kouli-Kan . Mais il n'étois pas aſſez pénétrant pour entendre à demi mot. Après une audience de trois heures, il nous congédia, en nous ordonnant de revenir le lendemain à la même heure.

Lorſque nous nous préſentames aux Portiers, ſuivant l'ordre, on nous demanda un préſent pour le Prince. Nous avions manqué la Veille à l'étiquette; & on nous l'avoit paſſé, parce-que l'Audience nous avoit été offerte. Cette fois que nous étions cenſés la demander, il fallut la payer. Fréderic donna ſa Montre, qui étoit d'argent: On la fût porter au Prince, qui en étant ſatisfait, nous fit introduire comme la veille. Il fit venir d'abord le Caſſé & les Pipes; après quoi il nous accabla de queſtions ſur le Schah & ſon Général. Inſenſiblement nous en revinmes au Traité d' Azraff . Si ce Traité, lui dis-je, ne te ſçauroit ſervir, pourquoi, Seigneur,ne te fais tu pas un mérite auprès du Schah de le lui communiquer? Ce ſeroit une marque de ton affection, dont il ne ſçauroit gré. Si au contraire tu en peux tirer avantage, pour te donner un Allié Puiſſant, tu dois le tenir ſecret, & faire négocier à Dilly , pourtoi & ta Nation, le parti qu'on y vouloit faire à Azraff . Mon diſcours fit l'impreſſion que je ſouhaitois. Mir-Abi, qui ſe défioit trop de ſes lumiéres, pour opter de lui-même, fit venir celui qui avoit ſes papiers en garde; & s'en étant fait donner le Traité, il nous invita à l'examiner avec lui. Voici la Traduction que j'en ai fait ſur l'Original.

Au Non de Dieu Eternel et Tout-Puissant.

Le très-grand & invincible Muhammed, Fils d 'Alam-Guir, d' Oreng-Zeb, de Schah-Gehan, de Zeam-Guir, d' Akebar, d' Amaïom, de Babar le Porte Epée du Prophéte, de Scheik-Omar, d' Abouchaïd, de Temur-Lenk, le Pére du Favoris du Très-Haut; Souverain de Royaumes auſſi grands que la Terre, Maître de Dilly, de Lahor, de Candehar, Villes renomées, Roi de Candehar & d'infinis autres Royaumes, où ſont des Cités, Villes fortes & Châteaux, avec des Hommes, des Armes, & des Tréſors, que le Grand Envoyé de Dieu peut ſeul compter. Au très-glorieux & puiſſant Schah Azraff. Dont la renommée eſt élevée juſqu'au Ciel de la Lune, très-grand parmi ſes pareils, Amateur du bien, très-profond en ſageſſe, & célébre par ſa Valeur, Salut de nôtre Ville Impériale de Lahor, le 12 de la Lune de Regiab, l'An de l'Hegire 1142. (Décembre 1729.)

Ayant appris de ceux que vous envoyez à nôtre Impériale Porte, que les Têtes-Rouges, que vous avec rendus vos Sujets par la force de vos Armes, ſe ſont révoltés contre vous, nous vous accordons avec une cordiale fraternelle affection, de vous aider de nos Armées invincibles à les réduire à l'obéiſſance, qu'ils vous doivent, comme à leur Roi, puiſque nous vous avons reconnu en cette qualité. Suivant le précepte du Prophéte, qui nous recommande de ſécourir les Malheureux, nous deſtinons à vôtre ſécours l'élite de nos vaillans Soldats, ſous les Ordres du très ſage & très valeureux Omrah Mammelouk, dont l'Epée tranche comme le feu, ſans exiger de vous autre choſe, ſinon que vous vous remettiez dans les Loi de la Juſtice, en nous reſtituant la Ville & le Royaume de Candehar, que les Rois de Perſe vos Prédeceſſeurs nous ont détenus injuſtement, après nous les voir enlevez par fraude. Nôtre fidèle Sujet l' Omrah Mammelouk ſera à vos ordres, ſur la Frontiére de Candehar, à la tête de cent mille Enfans du Prophète, avant la June de Safer prochaine. Nous vous ſouhaitons une proſpérité ſans borne.

Après la Lecture de ce Traité, je dis à Mir-Abi , qu'il ne devoit pas balancer à l'envoyer au Schah, auquel il perſuaderoit aiſément qu'il étoit peu diſpoſé à jamais entrer en liaiſon avec le Mogol, puiſque ce Prince n'en voudroit prendre que pour recouvrer le Candehar . Comme il m'eût répondu qu'il vouloit conſulter ſur ce parti Udal , & les principaux Awgans échapés de Schiras , je lui repréſentai qu'en différant il s'enlevoit le mérite de cette apparente fidélité, parcequ'il n'étoit pas vraiſemblable, que de tant de Banianes, que les affaires de leur commerce faiſoient aller de l'Indoſtan en Peſe , aucun ne fût inſtruit du traité d' Azraff , & du ſort des Envoyez du Mogol ; qu'ils ne manqueroient pas d'en informer le Schah & ſon Général, pour capter leur faveur; & que la défiance de ces derniers trouveroit à ſe fonder ſur le miſtere qu'il leur auroit fait d'une choſe qui les touchoit ſi eſſentiellement. Je m'avançai juſqu'à lui offrir de faire moi-même ſa commiſſion à Iſpahan . Peut-être, ajoutai-je, que ce Service me rendra agréable au Schah; & s'il me procure un établiſſement en Perſe , tu auras en moi un Serviteur plein de zéle & de diſcrétion, à portée de te donner avis de tout ce qui ſe pourra braſſer à ton préjudice. Cette derniere partie de mon diſcours le frappa. Le voyant ébranlé, je le décidai par la récapitulation des perils auxquels je m'étois expoſé pour la Cauſe Awgane, ſans autre motif que mon eſtime & mon affection pour la Nation. Je lui fis comprendre, que ſi j'étois capable de lui être infidéle, mon infidélité ne lui pouvoit préjudicier; que la communication de ce Traité pouvoit me frayer le chemin de ma fortune en Perſe , & qu'il ne me demandoit pas autre choſe que de le communiquer. Enfin je le perſuadai: Il me promit que je ſerois ſon Agent ſecret à Iſpahan , & il ne me donna que quatre jours, pour me diſpoſer à partir. Je lui en demandois huit, que je lui diſois néceſſaires pour éloigner le ſoupçon d'une trop étroi-te liaiſon avec lui, dont les Chefs de Famille de Candehar pouvoient prendre ombrage; mais je ne les lui demandois que pour avoir le tems de voir la Ville, & d'examiner la diſpoſition des Eſprits & les forces de la Nation. Pendant les quatre qu'il m'accorda, je connus aſſez Candehar , pour faire à Kouli-Kan un rapport capable de le ſatisfaire. Je partis avec un Paſſeport tel que je le ſouhaitai. Fréderic , étonné de me voir réſolu à rentrer en Perſe, ſoupçonna que je manquois de confiance en lui; & il voulut s'en facher. Mais il s'appaiſa, lorſqu'en lui diſant qu'il étoit de la derniére importance, pour ma fortune, que je remiſſe juſqu'à nôtre retour à Iſpahan à lui faire part de mon ſecret, je lui réïterai la promeſſe de partager avec lui celle que je ferois.

Nous apprimes, dans le Segeſtan , que Kouli-Kan étoit avec ſon Armée dans le Choraſſan, où il faiſoit une Guerre ſans quartier aux Awgans Abdalis , dont il aſſiégeoit le gros dans Herat. Je me rendis près de lui, à travers les Pays de Gor & de Gaſna ; & j'arrivai peu après la reddition de la Ville, où tout ce qui étoit Awgan avoit été paſſé au fil de l'épée. Je fis mon rapport, qui me valut des louanges. Mais à la vue du Traité, dont je fis l'Hiſtoire, le Kan m'embraſſant avec tranſport, tu m'as rendu, me dit-il, un Service ſignalé, que je ne laiſſerai pas ſans récompenſe. Je te promets de faire pour toi au-delà de tes eſpérances. Il faut que tu partes ce jour même pour Iſpahan , que tu y voyes Hamed , auſſitôt après ſon arrivée; & que tu reviennes m'apporter ce qu'il t'aura confié.

J'étois, ſans le ſçavoir, porteur du diſpoſitif d'une nouvelle Révolution. Pendant le peu de tems que je fûs au Camp, je pûs bien conjecturer, qu'il ſe tramoit quelque choſe au déſavantage du Schach , par la maniére peu reſpectueuſe, dont les Officiers parloient de lui, & plus encore par un bruit ſourd, dont chacun ſe faiſoit part à l'oreille, de la Naiſſance du Kan, qu'on diſoit être ce ſecond Fils de Schach Soleima , qui diſparut du Haram . Mais obligé de partir, avant que ces bruits fuſſent devenus publies, je n'emportai que des idées fort conſuſes, dont je ne pouvois tirer autre choſe ſinon que l'ambitieux Kouli-Kan intriguoit pour s'élever plus haut qu'il n'étoit monté, quoiqu'il fût, après le Schah, la prémiére perſonne de la Perſe, quoiqu'entre lui, & la troiſiéme, la diſtance fût plus grande qu'entre la premiére & lui.

J'arrivai à Iſpahan le 26. de Juillet, 1732; & je fus droit chez Hamed-Can , qui étoit Souverain de la Juſtice. La lecture de mes dépêches l'intrigua fort. Tu as été longtems, me dit-il, a venir d' Herat à Iſpahan . Le Schah va être ici dans peu de jours, & il y ſera le plus fort. Je ferai tout pour le Kan. Mais s'il ne m'aide pas j'aurai fait un éclat, qui nous perdra avec tous nos Amis. J'ouvrois de grands yeux au diſcours du Vieillard. Je ne ſçavois que lui répondre, parceque je n'étois pas du ſecret comme il croyoit. Il reconnut ſon indiſcrétion; & pour la réparer, il feignit de ne pas l'avoir commiſe. Au contraire affectant une grande confiance en moi, comme s'il n'eût entendu me parler que de l'obſtacle que le Général vouloit mettre à la paix avec les Turcs. Le Schah, continuat'il, a ſigné le Traité; & la Lettre d'avis eſt venue au Kan, lorſque tout étoit conclù. Aurois tu ſoupçonné qu'après une grande Victoire, qui ouvroit à nos Armes les Pays du Turc, le Schah auroit jugé devoir acheter la paix, par la ceſſion de pluſieurs belles Provinces de Perſe? C'eſt un malheur ſans remède. Je vais faire réponſe au Kan.

Je ne fûs point dupe du vieux Miniſtre. Mais voyant qu'il pouroit bien être tenté de ſe défaire de moi, ſi je paroiſſois avoir pénétré ce qu'on ne jugeoit pas à propos de me communiquer, je me retirai, ſans laiſſer apercevoir que je dévinaſſe. Le Schah étoit alors à Ferabath de Huſſein , Maiſon forte à deux lieues d' Iſpahan , où il s'étoit fait ſuivre d'un petit nombre d'Eunuques & de Femmes, bien éloigné de penſer au péril qui le menaçoit. Il avoit envoyé ordre au Kan de licencier ſon Armée; & il ne doutoit pas d'être obéï. La dépêche, dont j'avois été le porteur, ſollicitoit Hamed-Can de s'aſſûrer du Peuple de la Capitale, & de le diſpoſer à recevoir le Général, qui avoit formé déja le hardi projet, qu'on lui a vû exécuter, de détrôner le Fils de Huſſein , & de ſe mettre à ſa place. Le bruit de ſa prétendue deſcendance des Sophis avoit été jetté par ſes Emiſſaires, pour en tirer profit, s'il s'accréditoit, & pour connoitre par la maniére dont il ſeroit reçu combien & juſqu'où il pouvoit compter ſur l'affection des Troupes. L'Anecdote ne prit point; & il l'abandonna, ſans renoncer à ſon projet. Hamed m'ayant fait attendre ſa réponſe deux jours, j'eûs le loiſir de faire mes obſervations ſur ſa conduite. Sous différens prétextes il aſſembla, dans ſon Palais, à différentes heures, tout ce qu'il y avoit dans la Capitale d'Officiers Perſans de l'Armée que le Schah avoit congédiée ſous Tauris , après la paix faite. La plupart devoient leur avancement au Général, qui les avoit fait honorer des titres, & promouvoir aux grades deſtinés auparavant à la Nobleſſe. Au défaut de celle-ci, que les Awgans avoient détruite, il avoit fallu n'avoir égard qu'au mérite; & tirer, du milieu du Peuple, des gens, dont l'Emploi fit toute la richeſſe. Dépouillés de leurs Charges militaires, ils retomboient dans leurs premiére pauvreté. Ils n'avoient de reſſource, que dans une Révolution. Hamed-Kan les trouva prêts à tout entreprendre pour Kouli-Kan , dont ils connoiſſoient le goût pour la Guerre. La conſpiration ſe trama, dans la Capitale, ſur le pié qu'elle ſe braſſoit dans le Camp du Général. J'en portai les nouvelles à cet Homme audacieux, que je rencontrai en pleine marche vers Iſpahan , à douze Journées de cet-te Capitale, à la tête de 40000. Hommes. J'en fûs reçû avec tout l'empreſſement imaginable. Je l'attendois à l'entrée de ſa Tente, pendant qu'il liſoit mes Dépêches. Il me prit par la main, lorſqu'il en ſortit, & me tirant à quartier, il me demanda ſi je n'avois rien remarqué d'extraordinaire dans la Capitale. Seigneur, lui répondis-je, je n'ai point cherché à pénétrer un ſecret que tu ne m'as pas jugé capable de recevoir. Mais ſi tu veux te faire remettre la Couronne, que ton Epée a poſée ſur la tête du fils de Huſſein , tu n'as qu'à dire que tu le veux.

Il y a dans Iſpahan plus de mille Officiers, & dix fois autant de Soldats mécontents, qui t'y recevront avec joïe. Il me regarda fixement en ſilence; puis quittant ma main, il m'ordonna de monter à cheval & de le ſuivre. Je me ſouviens, me dit-il, que je t'ai promis de l'Emploi, & que Hamed t'a fait eſpérer le grade de Min-Bachi . Je vais te le donner à la tête de l'Armée. Tu iras à Iſpahan avec Aradik-Kan , & ton Ami Muſcheid . Vous y raſſemblerés ces Officiers & ces Soldats dont tu me parles. Formes parmi eux, à ton choix, la Troupe de mille hommes. A mon arrivée je pourvoirai au reſte de ce qui te regarde. En attendant tu logeras chez ton Patron Hamed-Kan , qui t'aime comme ſon Fils. Sois ſecret & diligent, il ne te manquera rien pour être des nôtres.

L'Armée fût miſe ſous les Armes. Le Kan harangua à la tête; & y annonça l'Ordre du Schah, pour le licenciement. Les Officiers mènagés de longue main, avoient prévenu leurs Soldats: Ce fût un cri unanime d'imprécation contre le Fils de Huſſein , & d'acclamation ſur le Général. Il parcourut les rangs, en demandant, ſi on vouloit le ſuivre contre les Turcs , dont il parloit avec mépris. Sur le cri d'approbation, il dit qu'il falloit un autre Schah; & que Thamas avoit un Fils. Le nom de l'Enfant rétentit dans tous les rangs, où on proclama Schah Abas . Le tumulte s'appaiſa par une diſtribution d'argent; & la marche fût ordonnée en Bataille juſqu'à la Capitale. Ce fut après cet ordre que je fûs nommé Min-Bachi. Le Kan m'aſſigna une de ſes Tentes, pour y recevoir mes nouveaux Compagnons. J'y paſſai la nuit avec eux à boire & à fumer. Au point du jour je fus chez Aradik-Kan , où je trouvai Muſcheid . Nous levames le piquet une heure après; & nous primes les devants à la tête d'un Corps de Cavalerie de 3000. Hommes. Nous fumes à la vue d' Iſpahan , le 6. de Septembre. Aradik-Kan mit ſon monde en cantonnement dans les environs de Ferabath de Huſſein , où le Schah étoit encore. Muſcheid , trois autres Min-Bachis , & moi, nous entrames dans la Capitale. Chacun d'eux fût au Logement, qui lui avoit été aſſigné. Pour moi, je me rendis chez Hamed-Kan , auquel je donnai une Lettre du Général.

Juſqu'au 15 je fûs en conférences perpétuelles avec les Officiers réformés, que le Souverain de la Juſtice me fit connoître. J'eûs ma Troupe complète dans cet intervale. Hamed me donna trente Marcs d'Or, pour l'armer, & autant pour la ſoudoïer. Le 21. Kouli-Kan vint camper à demijournée de Ferabath , & donna avis de ſa venue au Schah, auquel il faiſoit dire, que tant de braves gens, qui l'avoient ſi bien ſervi, ne pouvant être congédiés qu'après une gratiſication, il les lui avoit amenés, afin qu'il ſignalât lui même ſur eux ſa libéralité; & par ce même Exprès il l'invitoit à venir paſſer l'Armée en revue, accompagné de ſes Tréſoriers. Le Schah ſembla ſe réveiller de ſon aſſoupiſſement, & pénétrer les deſſeins de ſon Général. Aſſez Maître de ſoi-même, pour diſſimuler dans une auſſi grande ſurpriſe, il répondit au Kan qu'il approuvoit ſa conduite; & il l'invita à venir à Iſpahan conférer avec lui ſur les récompenſes qu'il convenoit de diſtribuer à l'Armée. En même tems il partit de Ferabath , & vint dans la Capitale. Mais tout y étoit diſpoſé pour ſa perte. Muſcheid , & ſes Compagnons avoient formé leur Troupe, comme moi la mienne. Deux autres Min-Bachis réformez avoient raſſemblé chacun la leur. Nombre de grands Officiers s'étoient attaché des Bataillons entiers; & tous ces Gens de guerre bien armés, étoient ſi habilement répandus dans les quartiers de la Ville, par les ordres du vieux Hamed , qu'en moins d'une heure ils étoient en état d'occuper tous les poſtes.

Le 23. au matin j'eûs ordre de Hamed d'aller me poſter ſur les avenues du Meidan , au midi, juſqu'à la Moſquée de Méhedi; de m'avancer dans la Place auſſitôt qu'un Détachement de Cavalerie y entreroit, & de m'emparer des vingt Piéces de Canon, qui ſont devant la porte du Palais. J'exécutai l'ordre ponctuellement. Aradik-Kan , qui commandoit le Détachement de Cavalerie, d'environ 300. hommes, ſe fit introduire dans le Haram, ſans que perſonne remuat. Il y parla au Schah, qu'il ſût intimider, ou tromper, de façon qu'il en tira parole de ſon Voyage à l'Armée, qui ſouhaitoit de le voir. Ce malheureux Prince ne s'en dédit point après que le Kan l'eut quitté. Il partit ſur les dix heures avant midi, ſuivi de ſes tréſoriers, & de quantité de Chameaux chargés d'Or, & de riches Meubles. Peut-être eſpéroit il ſatisfaire les Troupes par ſes préſens. Quoiqu'il en ſoit, il quitta ſa Capitale, pour n'y jamais revenir. L'ambitieux Kouli-Kan fit ſuivre de ſa dépoſition le Feſtin qu'il lui donna; & le lendemain, tandis qu'on le conduiſoit à Sebzevar dans le Choraſſan , le Général ayant fait tirer du Haram ſon Fils, encore au Berceau, le fit proclamer Schah à la tête de l'Armée. Il ramena lui même le jeune Monarque dans ſon Palais. La Dignité d'Ichtemadeulet, que Thamas lui avoit conferée, ne lui ſemblant pas l'autoriſer ſuffiſamment dans l'adminiſtration des affaires, il ſe fit déferer la Tutelle du jeune Schah par tous les Grands Officiers de la Cour & de l'Armée, aſſemblés dans le Meïdan, & il prit en main les Rènes du Gouvernement, ſous le nom de Kauſoli-Kan, Prince Libérateur . On lui avoit donné dans les acclamations celui de Feli-Nimed, Bienfaiteur des Peuples . Mais il lui préféra le prémier.

Les prémiers ſoins du Tuteur ſe portérent ſur l'adminiſtration intérieure. Le Schah Thamas ayant renverſé l'ordre, établi par Azraff entre les différens Peuples qui habitent la Perſe ; les Perſans que l'Uſurpateur avoit ſoumis aux ſept autres Claſſes, avoient recouvré leur primauté. Mais ce déplacement étoit dangereux pour la ſuite. Les Perſans, qu'il rendoit dominans, étoient en petit nombre; & il y avoit lieu de craindre, que leur foibleſſe, miſe au grand jour, n'invitât les autres Claſſes à ſe réunir contr'eux. On pouvoit craindre encore, que ces Maîtres rétablis n'apeſantiſſent le joug ſur les inférieurs, qui leur étoient rendus. L'Edit du Kauſoli portoit, que tous ceux, qui contribuoient au bien & à la gloire de l'Etat, étant également chers au Souverain, il n'y auroit déſormais aucune diſtinction extérieure entre les Habitans de la Perſe . Le grand objet du Kauſoli étant la Guerre contre les Turcs , il s'appliqua à mettre l'intérieur de la Perſe dans une ſituation, où toutes les forces de la Monarchie pûſſent être portées ſur la Frontiére, ſans que ſon autorité en ſouffrit. Sa politique, tout à fait oppoſée à celle d' Abas le Grand , ne vouloit point de la diviſion qui avoit toujours règné dans les Villes & les Campagnes. Il n'y avoit point de Bourg, point de Village, qui n'eût été partagé en deux l'actions. Tant que les Rois avoient veillé ſur leur équilibre, il n'en étoit réſulté que de l'émulation. Mais Schah Soleiman & Huſſein ſon Fils ayant négligé ce ſoin, la moitié d'une Ville, ou d'un Village tenoit l'autre en ſervitude, ou en guerre. Les animoſités étoient nourries par les Imauns & les Mollas ; & la dévotion de préférence pour tel ou tel Saint Mahometan étoit leur plus fort aliment. Le Kauſoli ſignifia au Clergé Raſi de dreſſer une eſpèce de Calendrier des Saints, dont il approuvoit le Culte; & afin d'obliger les Députés à donner promptement cette déciſion, il les fit enfermer dans le Palais du Grand Cêdre, ou Pontiſe, ſans Femmes & ſans Domeſtiques, avec des Vivres pour quinze jours, ſous ſerment de ne leur en point laiſſer parvenir d'autres, ſi leur Légende n'étoit pas faite dans ce terme.

Le Concile, ou Sinode Mahometan, n'attendit pas que les quinze jours fûſſent expirés, pour préſenter ſon Calendrier. La publication s'en fit dans toute la Perſe , & il fût fait défenſe, ſous peine d'avoir le ventre ouvert, de rendre un Culte public aux Saints, qui avoient été biffés, & d'inquiéter celui qu'on rendroit à ceux qui étoient avoués.

Cependant l'intentions du Kauſoli n'étant que d'extirper les Factions, & non pas de gèner les Conſciences, il permit toute eſpéce de Culte dans l'intérieur des Maiſons. Afin d'attirer les Européens, il confirma la Conceſſion des Egliſes Catholiques, & en donna une générale pour la conſtruction de celles que les Chrétiens des autres Sectes voudroient bâtir. Cette tolérance lui avoit été inſpirée par un Renégat Flamand, qui étoit paſſé du Camp des Turcs dans le ſien, ſous Tauris , l'année précédente. Son véritable nom eſt Vandren , il a pris en Aſie celui de Soliman . >Il eſt bon Ingénieur; & c'eſt à la connoiſſance que le Kauſoli eût de ſa ſupériorité infinie ſur moi, que je fûs redevable d'être tiré du ſervice de l'Artillerie, auquel il me deſtinoit.

Vandren a fait venir en Perſe tous les Hommes d'Artillerie, que le Kauſoli y a eu, dès l'an r3, en nombre ſuffiſant pour un Pare de cent Piéces, qu'il avoit dans ſes deux derniéres Campagnes contres les Turcs, & dans la Guerre contre les Awgans & le Mogol . Il y entr'autres un Hambourgeois nommé Roth , dont j'ai été l'Ami particulier, qui eſt un excellent Bombardier, & un François qui ſe fait appeller Bonal , qui entend bien la méchanique, pour le Militaire. Il vint au Camp de Tiflis , en 1735. C'eſt lui a conſtruit les Ponts ſur l' Indus . Tous deux étoient puiſſamment riches, & fort avant dans la faveur du Kauſoli , lors de ma fuite de Perſe . J'ai revu Vandren à Dilly . Il étoit revêtu de la Charge de Grand Maître de l'Artillerie de Perſe, craint & eſtimé de toute l'Armée, mais mal voulu des Courtiſans, qu'il avoit fait aſſujettir aux fonctions militaires, comme les moindres Officiers.

Le Kauſoli ſe ſervit de la dépoſition de Schah Thamas , pour ſe défaire de différentes maniéres des Seigneurs Perſans, qui reſtoient encore. Il fit tuer les uns, il bannit les autres, il fit brûler les yeux à pluſieurs, & enrichit ſes Amis de la Confiſcation de leurs Biens. Taïfilé-Can , auquel il n'avoit point pardonné l'aſſaut de Schiras , fût du nombre des derniers; & j'eûs la meilleure partie de ſa dépouille. J'étois toujours dans la Maiſon de Hamed-Kan , qui m'y retenoit d'autant plus volontiers, qu'il avoit ſur moi des vûes de Mariage avec une de ſes Filles. Juſqu'alors j'avois ſemblé ignorer que les Femmes de Perſe ſont les plus belles de l' Aſie . Uniquement occupé du ſoin de ma fortune, & plein de ma Réligion, qui ne me permettoit point d'uſer des priviléges du Pays, je n'avois point été tenté de faire de ces Mariages du ſecond rang, d'uſage en Perſe, qui ne durent qu'autant que le gout pour celle qu'on épouſe; & dont on rompt le nœud, en donnant à l'Epouſe la Dot qu'on lui a promis, en l'épouſant. Hamed ayant obtenu, ſans que je m'en mêlaſſe, que je ne partiſſe pour l'Armée, que quand le Kauſoli iroit en prendre le Commandement, voulut éprouver, ſi c'étoit par froideur de tempéramment, ou par timidité, que je n'avois fait aucune paſſion. Il contracta en mon nom, ſans mon aveu, avec une Georgienne d'une figure charmante, un de ces Mariages, dont je viens de parler; & je fus tout étonné, un ſoir que je rentrois dans mon Appartement; de voir une de mes Chambres gardée par un Eunuque noir. Le Monſtre ſe proſterna à mon aſpect, en me félicitant du bonheur auquel j'étois deſtiné. La curioſité me fit entrer dans la Chambre, ſans réflexion ſur les ſuites qu'elle pouvoit entrainer après elle. Je vis l'aimable Janna , couverte d'un Caffetan, ou Robbe d'une mouſſeline fort déliée, qui laiſſoit entrevoir la blancheur & la juſte proportion d'un Corps formé à plaiſir par la Nature. Elle étoit négligemment couchée ſur un Soſa, la tête ſur une de ſes mains, dans l'attitude d'une perſonne qui réve profondément. Je m'approchai de cette belle innocente. L'Education Georgienne ne connoit point les bienſéances de celle d' Europe . Janna avoit été élevée en Georgie ; & elle ſentoit plus vivement qu'elle étoit Fille, qu'elle ne ſentoit qu'elle étoit Chrétienne. Auſſi ne parlames nous pas de cette derniére qualité. Il nous parut que nous étions nés l'un pour l'autre. J'oubliai que pour un bon Mariage, il falloit l'intervention d'un Miniſtre.Je fus foible, & je me crûs heureux. Mon vieux Patron s'applaudit de me mieux connoître. Bientôt il me fit les premiéres ouvertures de l'Alliance dont il vouloit m'honorer.

J'ouvris les yeux ſur le précipice au bord duquel j'étois. Après avoir pris les mœurs d'un Perſan, il ne me falloit qu'un autre moment de foibleſſe pour m'en faire prendre la Réligion: L'idée m'en fit horreur; & je répondis à mon Patron en Homme qui, regrettant d'avoir ſuccombé, étoit réſolu de ſe relever de ſa chûte. Je ne voyois que deux partis: L'un de quitter abſolument Janna , pour épouſer Fatmé , ſelon que me le permettoit ma Réligion; l'autre de m'en tenir à Janna , avec laquelle un Prêtre pouvoit légitimer mon union. L'intérêt de ma fortune m'ordonnoit d'opter pour le premier. Mais j'aimois la Georgienne: Je m'en croyois tendrement aimé; & je ne ſoûtenois point l'idée d'une ſéparation, qui me ſembloit devoir faire ſon malheur & le mien. Le vieux Kan ne fit que rire de ma perpléxité: Il me dit qu'il me donnoit un mois à me confulter ſur l'option. Si je conſiderois plus les plaiſirs de ma Fille que les tiens, ajoûta-t'il, je me féliciterois des diſpoſitions où je te vois. Mais reçoi un avis, que mon expérience me fait te donner. Garde-toi bien de promettre à celle que tu épouſeras ce qu'elle ne s'attend point que tu faſſes en ſa faveur; car tu t'y engagerois par ta promeſſe. Ce ſeroit un droit que tu lui donnerois, dans lequel elle voudroit ſe maintenir, lorſque tu ne ſerois plus en goût de le lui conſerver. Tu ferois de ta Maiſon un lieu de ſuplice pour toi. Fais entrer cet avis dans tes méditations.

Le vieux Kan avoit un Fils, âgé de dix-huit ans environ. C'étoit un jeune Seigneur fort aimable, & nouvellement ſorti des mains des Eunuques, ſes Gouverneurs, auquel je prenois plaiſir d'apprendre le peu que je ſçavois. Pour me donner un agrément de ſociété, inconnu chez les Orientaux, je m'aviſai de l'admettre en tiers avec Janna , comme j'aurois fait en Europe un Parent, ou un Ami, avec ma Femme. Nous mangions enſemble, nous paſſions les ſoirées à jouer, à cauſer, à fumer du tabac enſemble. Le jeune Mehédi étoit plus ſouvent dans mon Apartement que chez ſon Pére. Janna ne lui témoignoit que des égards de politeſſe; tandis que ſes attentions & ſes prévenances augmentoient pour moi de jour en jour. J'étois ſi content dans mon Ménage, que le terme donné à la réflexion m'alloit trouver plus éloigné, que le prémier jour, de me ſéparer de ma tendre Georgienne. Un ſoir que j'avois été invité par les Hollandois du Comptoir d' Iſpahan à un ſouper qu'ils donnoient au nouveau Directeur de Gomrom , comme je me ſentis incommodé, je quittai la table, & me retirai chez moi longtems avant l'heure à laquelle j'avois dit que je comptois revenir. Entré, par un un petit jardin, que Hamed avoit ſéparé du ſien pour ma commodité, j'apperçus la fenêtre de ma tendre Janna ouverte. Le Démon de la jalouſie me ſoufla dans l'imagination, qu'il ſe braſſoit quelque choſe de terrible pour ſon réligieux Epoux; & il m'inſpira de me tapir contre le mur, afin de voir ſi c'étoit uniquement pour dormir au frais que cette chére Innocente s'expoſoit à être enrhumée. J'eus la patience de reſter plus de deux heures ainſi en faction, malgré l'envie qui me vint cent fois d'aller m'inſtruire du fait dans ſa Chambre. Enfin je fûs relevé de ſentinelle, lorſque la laſſitude & l'ennui m'alloient faire quitter mon poſte. Je vis Janna elle même, qui attachoit à la croiſée des crampons d'une Echelle de Soye, & un moment après; je vis des mêmes yeux, que j'avois peine à en croire, le jeune Méhédi , qui, après avoir reçu de la Georgienne un tendre baiſer, deſcendit l'Echelle, & s'enfuit avec la derniére viteſſe par la porte du petit jardin, qu'il parut un peu ſurpris de trouver fermée en dedans. Selon le Précepte du Poëte Perſan, qui recommanda à un Homme offenſé de dormir ſur le projet de ſa vengeance, je fûs me mettre au lit, ſans voir ma fidèle Janna , qui parut fort inquiété ſur ma ſanté, que je lui fis dire un peu dérangée.

La nuit me donna conſeil. De la réſolution, où j'étois le ſoir, de faire à l'infidèle toute la honte de ſon infidèlité, & de l'accabler de reproches, je paſſai à celle de la mépriſer ſouverainement, de rire même de la tromperie qu'elle m'avoit faite, & d'aller au devant des railleries du vieux Kan, en paroiſſant m'en être plus dit qu'il ne m'en pouvoit rappeller. Apres mon parti pris, je n'eus plus d'impatience que ſur la Viſite que je devois à mon Patron.

Je l'abordai, avec une contenance d'autant plus gènée, que j'affectois davantage de la rendre libre & dégagée. Janna étoit a toi, Seigneur, lui dis-je; après l'avoir dotée, tu m'en as fait un prêt: Je te la rends, avec mille actions de graces. Je recevrai quand il te plaira l'honneur de ton Alliance; & je te donne ma parole de ne rien promettre à ma Femme que ſous condition. A la maniére dont il me répondit, je ſoupçonnai qu'il avoit excité ſon Fils à aller ſur mes briſées. Mais je me ſouciai peu d'approfondir un fait, qui auroit mortifié ma vanité. Mes vues de fortune avoient repris le deſſus; & j'avois autant d'impatience de venir ſon Gendre, que ſi j'avois eù caution, que les Femmes Perſanes fuſſent d'une autre trempe que les Georgiennes. Le vieux Kan fit d'amples Commentaires ſur mon Avanture. Tu ſeras ſouvent trompé, me dit-il, ſi tu te conduis avec les Femmes d' Aſie comme tu ferois avec celles d' Europe . La multitude de paſſions, que ces derniéres peuvent avoir, rend chez elles la paſſion de l'amour moins vive. Mais les Perſanes, perpétuellement renfermées, n'ont rien qui faſſe diverſion à la ſeule paſſion, dont elles ayent l'idée, Leurs deſirs portent uniquement ſur les plaiſirs amoureux; & ils doivent être violents. Vouloir être aimée, & faire ſçavoir qu'elle le veut, ce ſont deux inſtans qui ſe ſuivent pour une Femme de Haram . Juge de quoi ſa paſſion la rend capable, par le ſacrifice qu'elle lui fait faire de ſa haine & de ſon mépris pour les Monſtres, qu'on lui donne pour ſurveillans. J'en ai vû deſcendre ſa répugnance aux derniéres complaiſances pour leurs Eunuques noirs, les plus hideuſes Créatures du monde, & ſe prêter aux efforts impuiſſans de leur lubricité, pour obtenir leur entremiſe dans leurs amours cladeſtins.

Le fruit que je retirai des réflexions du vieux Kan fût de me former un plan de Mariage, que je crus n'être point contraire à ma Réligion; en même tems qu'il me ſauvoit de l'opprobre & de la rage inévitables dans une union, dont la foi violée ne rompt pas le nœud. Dans un Pays, où je n'avois ni Miniſtres à conſulter, ni Conſiſtoire à implorer, je penſai que je devois être moi même mon Conſeil & mon Juge. Je me promis donc d'être tout entier à celle que je prendrois pour Epouſe, ſans jamais lui donner ni Rivales ni Compagnes: Mais de ne me tenir pour marié avec elle, qu'autant de tems qu'elle ſeroit uniquement à moi; & vù l'éducation & le tempéramment que le vieux Kan me diſoit ſi funeſtes à la foi conjugale, je réſolus de tenir le Divorce pour bien & duement mérité, par le moindre pas que feroit ma Femme hors des Loix ſévéres du Haram. Ma grande délicateſſe ſur l'article venoit de la même ſource que la violence des deſirs des Femmes Orientales. Ma Réligion me retenant de partager mon affection, elle ſe portoit avec une jalouſie ſans bornes ſur ſon unique objet. Quoiqu'il en ſoit, j'épouſai ſur ce pié la jeune Fatmé ; & malgré des idées ſi peu compatibles avec le bonheur en amour, j'ai été heureux dans mon Mariage avec elle. Soit ſageſſe, ou reconnoiſſance, ſoit adreſſe chez les deux Epouſes que j'ai eues, ſoit attention de ma part à leur ôter l'occaſion d'être inconſtantes, je n'ai point eu ſujet de recourrir au Divorce. Il ne m'a manqué, pour être parfaitement heureux dans ma Maiſon, que d'avoir un Fils. Croiroit-on que les Médecins de l'Indoſtan m'ont dit de ne m'en prendre qu'à moi même? Il eſt néanmoins vrai, qu'ils m'ont aſſuré que leur Climat, & le tempéramment des Femmes Aſiatiques rendoient la Polygamie néceſſaire à la propagation.

Le Kauſoli partit pour l'Armée le 6. de Mars 1733. Déja la Perſe voyoit renaître ſon Commerce & ſon Opulence, par les ſages Réglemens publiés depuis la dépoſition de Thamas . L'établiſſement d'un grand Voïeur, & d'un grand Prévôt pour tout le Royaume, s'étoit fait par le Conſeil de Vandren . Le prémier devoit veiller à la réparation des Caravanſeras, & des Routes; & le ſecond devoit procurer leur ſûreté, par ſon attention à faire rigoureuſement obſerver la Loi d' Abas le Grand ſur les Vols. L'ancienne Nobleſſe Perſane, détruite par Maghmud , Azraff , & le Kauſoli lui même, étoit remplacée par la création d'une nouvelle Nobleſſe, qui devoit ſe tirer des Armées. L'Edit portoit, que dans un Royaume acquis & recouvré par les Armes, il ne devoit y avoir de Nobleſſe, que celle qui ſe forme dans les Armées. Ce n'eſt point, y diſoit le Kauſoli , ſur le nombre des années, mais ſur la conduite, que le Prétendant ſera examiné. S'il ne doit ſon avancement qu'à la mort de ſes Camarades, & à la bonté de ſon temperamment, il n'a point de droit à un rang, qui doit être la récompenſe du ſang répandu & des périls eſſuyés, pour le ſervice de l'Etat. Il ſera jugé ſur le témoignage de ceux auxquels il aura obéi, & de ceux à qui il aura commandé.

Mahmud , nouveau Sultan des Turcs , avoit envoyé à Iſpahan un Chiaoux, qui menaçoit de ſa colère ceux qui avoient eû part à la dépoſition du Fils de Huſſein . La Porte ne croyoit pas que le Kauſoli fût en état de ſoutenir une Guerre étrangére, vû la criſe où devoient être les affaires intérieures. Le Régent ſe plût à la laiſſer dans cette erreur. Ayant fait enfermer dans le Palais de Zaroutaki le Courier Ottoman, il fit écrire, comme par cet Agent, au Divan de Conſtantinople , & entama une eſpèce de Négociation, ſur laquelle les Turcs s'endormirent. Ce ne fût qu'au jour de ſon départ pour l'Armée, qu'il leva le maſque, en faiſant relacher le Chiaoux, qu'il fit porteur de ſa Déclaration de Guerre. Cette ſurpriſe nous donnoit eſpérance de ne trouver que ſur la défenſive le Seraskier Topal Oſman , vieux Général, qui joignit à une grande capacité, une vigilance & une activité infatigables. On lui comptoit cent vingt mille hommes, répandus dans les Conquêtes, avec tant d'art, qu'en huit jours il les pouvoit raſſembler.

Le projet de la Campagne étoit de s'établir ſur le Tigre, afin de ſe replier ſur Bagdad , après avoir repris ce qui avoit appartenu à la Perſe, dans le Curdiſtan . Topal Oſman informé de notre départ de Tauris envoya ordre à Achmet , Bacha de Bagdad , de reculer toùjours devant nous, en brulant & ravageant le Pays qu'il nous abandonneroit. Cette manœuvre nous auroit jettés dans un grand embarras, par la difficulté de ſubſiſter. Le Kauſoli réſolut de la prévenir, en marchant droit au Pacha , avec l'élite de ſa Cavalerie, qui faiſoit un Corps de 16000. hommes, & 4000. Fantaſſins, dont les Bagages furent mis ſur des Chameaux. Cette marche fût de ſept jours. Le Pacha ne put, ou ne voulut pas éviter la Bataille, qu'il perdit totalement. Le Kauſoli ſe mit à ſa pourſuite vers Bagdad, ou toute l'Armée ſe trouva le 2 Avril. Le Siége fût entreprit, & pouſſé avec d'autant plus de vivacité qu'il nous falloit prendre la Ville avant que le Seraskier fût venu devant nos Lignes, qu'il n'y avoit pas à eſpérer de pouvoir défendre contre lui avec ſuccès. Mais le Pacha, qui avoit une nombreuſe Garniſon, s'en ſervit ſi bien, qu'au bout de trois ſemaines nous n'étions guères plus redoutables à ſa Place, que le prémier jour. Topal Oſman fût à deux journées de notre Camp le 16. de Mai. Le Kauſoli leva le Siége le lendemain; & feignant de marcher au Seraskier, pour le combattre, il eſquiva ſa rencontre par une marche forcée, qui nous ouvrit le Curdiſtan . Il conduiſoit en perſonne l'Arriére garde, qui fût attaquée, & totalement défaîte le 23. La retraite du reſte de l'Armée reſſembla aſſez à une fuite, qui auroit abouti à une entiére défaite, ſi le Seraskier avoit trouvé dans ſes Janiſſaires l'ardeur de ſes Spahis. Mais cette Infanterie ſe rebuta de la pourſuite; & il n'oſa s'engager ſans elle à une Bataille, qui auroit été inévitable. Nous campames le 8 de Juin à Alback , dans la Turcomannie , à l'Orient de la Ville de Beltis .

Juſqu'au 23, le Kauſoli s'attacha à rendre aux Troupes leur ancienne confiance. Il fit la revue de l'Armée, qui ſe trouva de 45000. Hommes d'Infanterie, & de 22000.

Cavaliers. Il fit des préſens aux Officiers, & une diſtributions d'argent aux Soldats: L'impatience de combattre fut générale. Topal Oſman ayant renforcé ſon Armée de tout ce qu'il avoit pù tirer des Garniſons & de la Campagne, étoit à la tête de 80000. Hommes, ſans compter les Tartares. Le Beglierbeg d'Aſie commandoit ſous lui. Il vint camper à ſix lieues de nous, au pié des Montagnes de Kiousbeg , le 24. Le Kauſoli étoit réſolu à la Bataille, mais le Seraskier, qui comptoit nous forcer à décamper, ne la vouloit point riſquer. Juſqu'au 3 de Juillet, il y eut tous les jours de groſſes Eſcarmouches, dont on lui laiſſa pluſieurs fois avoir le deſſus, afin qu'en pouſſant ſon avantage, il engageât une Action générale. Nous en fumes pour notre perte, ſans pouvoir amener ce prudent Vieillard où nous le voulions. Le 4. de Juillet, le Kauſoli ſe mit en marche avec toute ſa Cavalerie, comme s'il avoit eû deſſein d'aller inveſtir Kours . Aſlan-Kan , Fils de celui auquel il devoit le commencement de ſa fortune, commandoit l'Infanterie; & il eut ordre de faire une marche vers Beltis . Cette manœuvre étoit hardie juſqu'à la témérité. Le projet étoit de préſenter ſi beau jeu au Seraskier, qu'il ne réſiſtat point à la tentation de combattre. En effet le Général Turc, qui entretenoit de bons Eſpions, fût averti de la diviſion de l'Armée; & charmé de voir toute notre Infanterie, qui venoit ſe jetter entre ſon petit Camp des Montagnes de Zerk , & le grand de Kiousbeg , il crut la tenir entre deux feux, & être aſſuré de la défaire.

Auſſitôt après que le Kauſoli fût en marche, Aslan-Kan chagrina à deſſein un petit Prince Curde, que ſon reſſentiment ne manqua pas de faire paſſer le jour même du côté d' Oſman , avec 400. Hommes, qu'il nous avoit amenés. On avoit compté ſur ſa déſertion; & le Kauſoli ceſſa ſa fauſſe marche vers les Montagnes de Vaſteng , ſur l'avis qui lui en fut donné. Il rebrouſſa pendant toute la nuit; & le lendemain au ſoir il ſe trouva à dos du Seraskier, qui ayant levé ſon Camp de Kiousbeg , étoit venu couper Aslan . Par un mouvement de la gauche; il ſe porta ſur Kiousbeg , où tombant à l'improviſte ſur les Equipages & l'Arriére garde de l'Ennemi, il prit une pleine revanche de l'échec du 23. de Mai. Le Seraskier n'en eſpéra pas moins la défaite d' Aſlan , qu'il tenoit enfermé à ne pouvoir ni avancer, ni reculer. Celui-ci, en Homme ſurpris, ſe retrancha à la vue du Général Turc; & pour l'amuſer il feignit de vouloir capituler. Oſman rejetta avec hauteur la Négociation; mais par un excès de ménagement pour ſes Troupes, au lieu de tomber ſur nous ſur le champ, il s'en tint à nous obſerver, perſuadé ſans doute, qu'il nous auroit ſans combattre. Le 9. de Juillet, au milieu de la nuit, le Kauſoli ayant donné les Signaux, dont on étoit convenu, Aslan ſortit tout ſon monde de ſes Retranchemens, devant leſquels nous attendimes en Bataille le point du jour. Alors notre Canon tirant devant les rangs, nous fondimes ſur l'Infanterie Turque, qui s'ébranloit pour nous charger. Chaque Min-Bachi étoit à la tête de ſa Troupe, qu'il avoit rangée à ſa volonté, mais d'après l'ordre de lui donner plus de profondeur que de front. J'avois partagé la mienne en deux Bataillons, chacun de 500. Hommes, le rang de 20, la file de 25.

La plupart étoient armés d'une longue DemiPique Awgane. Nous fumes reçus des Janiſſaires avec toute la fermeté imaginable: Leur Mouſqueterie bien ſervie nous tuoit beaucoup de Monde; & nôtre Général nous ralliant à ſa portée, après la prémiére charge, nous expoſoit à être abſolument battus, ſi l'attention du vieux Seraskier n'avoit pas été partagée par le ſuccès de l'attaque du Kauſoli , qui pouſſoit le Beglierbeg d'Aſie, avec la derniére vivacité. Cogia Neſſur , Bachi-Can, voyent nôtre Général, qui, pour vouloir trop bien diſpoſer ſa ſeconde Charge, nous tenoit dans le danger d'être tués en détail, n'attendit point l'Ordre, pour donner avec la gauche qu'il commandoit. S'étant mis à pié, le ſabre à la main, à la tête de ſa Troupe, il marcha fiérement à l'Ennemi, en nous faiſant inviter à faire comme lui. Dans ce même tems, le Beglierberg d'Aſie ſe replioit en déſordre ſur le Seraskier. Nous reconnumes au flottement des Bataillons de Janiſſaires, que le déſordre gagnoit: Un cri de joye & de victoire anima tout nôtre monde. Nous culbutames ce que nous avions en tête; & les rangs des Ennemis étant ouvert, nous en fimes un carnage effroyable. Le Seraskier ne paroiſſoit plus: Perſonne ne ſe préſentoit pour faire ſes fonctions: L'épouvante ſe mit dans ſon Armée: Ce ne fût plus qu'une boucherie, juſqu'au ſoir. La Victoire étoit complette. Toute l'Artillerie Turque nous demeura, avec les Bagages, qui fûrent pillés. Le Kauſoli ſe mit lui même à la pourſuite des Fuiards; & nous ne le revimes que le 12, trainant un nombre de priſonniers égal à celui de ſes gens, qu'il ramenoit.

On ne tira pas de cette grande Victoire tout le fruit qu'on en pouvoit attendre, parceque le Kauſoli croyant qu'il y alloit de la réputation de ſes Armes que Bagdad , dont il avoit tenté le Siége, ne reſtât pas au Turc, il voulut retourner devant cette Place. Beltis cependant ouvrit ſes portes, & chemin faiſant nous primes Van & Kours. La nombreuſe Garniſon d' Irivan nous en imprima. Après avoir ravagé le Pays juſqu'a Ziſuloa d'Arménie, nous marchames vers Bagdad , où le Kauſoli fit ſervir ſes Priſonniers de Pionniers. La Place étoit ſerrée, & les travaux fort avancés, lorſqu'on reçût avis de Hamed-Can , que le Kauſoli avoit laiſſé Chef du Conſeil de Régence, que Muhammed-Kan , Homme de fortune, auquel le Kauſoli avoit confié la garde du Schah dépoſé, s'étoit mis à la tête de ce qui reſtoit de Gens de Guerre, & d' Awgans Abdalis dans le Choraſſan , & marchoit vers Iſpahan avec Thamas , qu'il traitoit en Schah regnant. Le Siége fût levé avec une précipitation qui faiſoit au Rebelle plus d'honneur qu'il ne méritoit. Toute l'Armée rentra en Perſe, à l'exception de 6000. Hommes d'Infanterie, dont je fûs, avec ma Troupe reçrutée de Priſonniers volontaires, & de 4000. Cavaliers, les uns & les autres, ſous les Ordres du Prince de Georgie Nerou-Kan . Nous eûmes commiſſion d'eſcorter la groſſe Artillerie à Tauris, & de conduire en Perſe plus de 20000. Priſonniers, Soldats & Payſans, que le Kauſoli vouloit diſperſer dans le Royaume. L'éxécution de ce dernier ordre me retint juſqu'au milieu de l'Année ſuivante, parce que le Conſeil de Régence me commit pour l'établiſſement de ces Familles tranſplantées, auxquelles plus de 6000 de Tauris & des environs avoient été jointes, moitié de gré, moitié de force.

Les priſonniers furent diſtribués comme Domeſtiques dans les Maiſons des Payſans Perſans d'origine du Mazanderan & du Ghilan , où il y avoit une grande diſete du Cultivateur. Leur condition fût fort adoucie par un Edit, qui ôtoit à leurs Maîtres droit de vie & de mort ſur eux, & ne leur permettoit point d'infliger de punition corporelle au-delà de vingt coups de bâton. On établit des Juges, pour connoître de leurs fautes, & les en chatier. Les Véterans bleſſés furent mis dans ces poſtes. Mais pour prévenir l'abus, que ces nouveaux Eſclaves pouvoient faire, de l'indulgence qu'on avoit pour eux, il y eût peine d'être empalé, décernée contre quiconque, afin de ſe faciliter la fuite, attenteroit aux jours d'un Perſan, & l'Eſclavage ſans bornes, pour celui qui tenteroit de ſe dérober à ſon Maître. Les Familles paſſérent dans le Choraſſan , où elles furent miſes d'abord en poſſeſſion des Maiſons de ceux qui avoient ſuivi Muhammed-Kan , & des Awgans Abdalis , qui furent exterminés.

Je paſſai le reſte de l'Année dans la Capitale autour de laquelle mon Beau-Pére m'obtint que ma Troupe cantonnât. J'étois au comble du bonheur. Au milieu d'une Famille illuſtre, qui m'adoptoit ſincérement; Ami de cœur d'un Homme, qui avoit toute la confiance du Kauſoli ; eſtimé à l'Armée où j'avois réputation de quelque capacité; chéri de ma Troupe, chez laquelle le Kauſoli avoit pris pluſieurs Officiers pour ſa Garde, & pluſieurs Nobles de nouvelle création; admis par mon Beau-Pére à la diſcuſſion des affaires, dont le Kauſoli lui renvoyoit l'examen; inſtruit des vaſtes Projets de ce Grand Homme, & Confident des meſures qu'il prenoit pour leur éxécution; je me voyois poſſeſſeur d'une fortune conſidérable, & en chemin d'une infiniment plus brillante. La Providence permit que je n'eûſſe que le tems de goûter ma proſpérité, & que dans le calme de ma bonne fortune, je jettaſſe les ſemences de ma diſgrace.

Un Hollandois, nommé Sarau , mécontent de la Compagnie, au Service de laquelle il avoit été dans les Comptoirs de la Côte du Malabar , s'aviſa de ſe donner au Kauſoli pour un Homme capable d'ouvrir à la Perſe un nouveau Commerce; & il lui préſenta le Plan le plus chimérique, qui poſoit pour baze une Marine ſupérieure à celle des Hollandois , dans les Mers d'Aſie. Il prétendoit que l'Iſle d' Ormus, Bender-Abaſſi, Maſcate, & Baſſora devinſſent l'Entrepôt & le Magazin du Commerce entre l' Europe & la Haute-Aſie ; que par des Canaux tirez à côté du Tigre & de l'Euphrate, dans les endroits ou ces deux Fleuves ont des chûtes & des caſcades, les marchandiſes ſeroient tranſportées juſqu'à Alep , & de cette Ville à la Méditerranée; que de l'autre côté, en les prtant ſur des Chameaux à travers la Perſe , on les rendroit à la Mer Caſpienne, ſur laquelle elles paſſeroient dans les vaſtes Etats du Czar. Ce Fou diſoit, que, de gré ou de force, on feroit goûter aux Puiſſances de l'Europe cette nouvelle route. La proximité, diſoit-il, aſſure aux Vaiſſeaux Perſans, qu'ils préviendront les Européens dans la retraite des Marchandiſes de l'Indoſtan, & on pourra obliger le Mogol à donner à la Perſe un Commerce excluſif dans ſes Etats. Les fraix du Négociant Perſan ſe trouvans moindres, puiſque la route lui eſt plus courte, il pourra augmenter le profit de l'Indien, & avoir la préférence. Les Anglois porteront volontiers leurs Forces de Mer dans le Levant, lorſqu'il ira pour eux d'enlever aux Hollandois la meilleure portion du Commerce de l'Aſie; & les ſuccès de la Guerre contre le Turc mettront la Perſe en état de lui preſcrire telles Conditions de Paix, que le projet exige; & entr'autres on l'obligera à prendre ſur ſes Vaiſſeaux un nombre de Perſans, pour les former à la Marine pendant deux ou trois ans....

Ce ridicule Projet frappa le Kauſoli , à qui beaucoup de hardiſſe & d'élévation dans l'eſprit ne fit ſaiſir que ce qu'il avoit de brillant. Les chiméres de Sarau flatoient le deſſein ſecret, qu'il avoit formé, de faire la Guerre au Mogol; & la Campagne paſſée lui donnoit un ſi grand mépris du Turc, qu'il ne doutoit point de l'amener à tout ce qu'il en voudroit obtenir. Il donna le Cahier de Sarau à examiner à Hamed-Can , chez qui il ſe tint Conſeil tous les jours à ce ſujet. Vandren , meilleur Courtiſan que moi, feignit d'approuver le Projet, dont il ſentoit l'abſurdité. Il ſçavoit que le Kauſoli étoit prévenu de ſa bonté; & il ne craignit point qu'il lui arrivât mal, lorſque le Kauſoli ſeroit déſabuſé, parce-qu'il n'y avoit pas d'apparence qu'il lui fit un crime de n'avoir pas eù plus de diſcernement que lui. Pour moi, je ne pus trahir la confiance de mon Bienfaiteur, juſqu'à applaudir à ce que je prevoïois qu'il mépriſerois un jour. Mais tout ce que je gagnai, par cette cendeur déplacée, c'eſt que le Projet paſſa, malgré mes remontrances; & le Kauſoli demeura prévenu, que ne l'approuvant pas, je ne ſerois pas faché qu'il échouat.

La Campagne de 1735. s'ouvrit par le Siége d' Irivan , que le Kauſoli entreprit avec une Armée de 80000. Hommes, tandis que Aslan-Can , & le Prince Nerow entrérent en Georgie , où ils bloquérent Tiflis . Ibrahim Pacha commandoit dans Irivan une Garniſon de neuf mille Hommes; & Abdullah , qui avoit ſuccèdé à Topal-Oſman , dans la Charge de Seraskier, venoit à ſon ſecours, avec toutes les Forces Ottomanes. Le Kauſoli , qui vouloit prendre la Ville avant la venue du Seraskier, ne s'amuſa point à ouvrir une Tranchée. Il avoit fait conſtruire à Tauris de petits Ponts, pour jetter ſur un Foſſé. Auſſitôt que l'Armée eut prit ſes Quartiers, il les fit jetter ſur la petite Riviére de Kours , qui ſert de Foſſé à la Place, du côté de l'Orient; & à l'inſtant conduiſant lui-même ſon Infanterie à la Muraille, où il y avoit brêche, il en délogea la Garniſon, qui ſe retira dans le Château, ſans preſque rendre aucun combat.

Les Batteries fûrent diſpoſées contre le Rocher, ſur lequel eſt le Château. Pendant ſix jours, ce fut un feu continuel de ſoixante groſſes Piéces, qui foudroiérent les Logemens des Aſſiégés. Ibrahim ayant rejetté la ſommation qui lui fût faite, le Kauſoli lui-même commanda l'aſſaut, qui fût donné & ſoutenu avec une égale intrépidité. Le Pacha fût tué ſur la Brêche, & la Place emportée l'Epée à la main. J'y fûs bleſſé de deux coups de feu, mais legérement.

Après huit jours de repos, le Kauſoli réſolut de marcher à Erzerum . Aſſein-Pacha , qui y commandoit, ramaſſa les Milices du Pays, auxquelles il fit occuper les Montagnes d' Arain , dont nous devions paſſer les défilés. Le Bachi-Kan détaché pour le prévenir, ayant été ſurpris & battu, nous nous engageames dans ces Gorges, avant que de ſçavoir ſa défaite; & toute l'Armée ſe trouva dans le plus grand péril. A peine avions nous notre Arriére garde, dans les défilés, qu'une grêle de pierres & de mouſquetades tomba ſur l'Armée de la queue à la tête, dans un eſpace de plus de deux lieues. Nous voyons bien d'où elle venoit; mais à une diſtance ſi grande, & au ſommet de Rochers ſi eſcarpés, que perſonne n'oſoit ſeulement concevoir l'idée d'aller à ceux qui nous y attendoient. Dans cette terrible circonſtance, je demandai à Aſlan-Kan , qui conduiſoit l'Arriére garde, où j'étoit, de me permettre de tenter d'eſcalader quelqu'un de ces Rochers, & il me l'accorda. Un autre Min-Bachi, piqué d'émulation, ſollicita, & obtint la permiſſion de ſe joindre à moi. Nous grimpames avec des difficultés incroyables juſqu'au ſommet, malgré les Pierres énormes qu'on faiſoit rouler ſur nous. Mon Compagnon fût tué d'une, qui le fit rouler au bas de la Montagne. Je perdis cent hommes environ de ma troupe, & autant de la ſienne; mais une fois Maître des hauteurs, je diſſipai le prémier Corps de ces Milices, que je prenois à dos; & la frayeur ſe communiquant de l'un à l'autre, l'Armée paſſa la nuit tranquilement dans les défilés. Je reçus ordre du Kauſoli de me tenir ſur les Montagnes, juſqu'à ce qu'elle eut repris la Plaine. Ce qu'elle fit en colonne renverſée, pour retourner ver Irivan , au devant du Seraskier. Je fûs accueilli du Kauſoli en Homme qui venoit de lui rendre un ſervice ſignalé. Non content d'une gratification de Mille Tomans , qu'il me donna à partager par moitié avec ma Troupe, il me nomma Bachi-Kan à la tête de l'Armée; & m'ayant fait préſent d'un de ſes plus beaux Chevaux tout équipé, il voulut que j'entraſſe le même jour en fonction de mon nouveau grade, en commandant la tête de l'Avantgarde.

On avoit reçu avis de Conſtantinople , que le Sultan diſpoſé à la Guerre contre les Moſcovites , avoit donné au Seraskier Abdullah plein pouvoir de faire la Paix avec nous. Le Kauſoli toujours prêt à coudre la peau du Renard à celle du Lion, voulut tirer avantage de ces diſpoſitions de la Porte. Ayant fait ſonder le Seraskier, il convint avec lui d'entamer des Conférences. Elmiazin , petite Ville de l'autre côté de la Riviére de Giakuni , fût aſſignée. Le Seraskier y envoya Moulouk Caſenadar , ou Tréſorier de ſon Armée, avec le Pacha de Bagdad , & le Kauſoli me joignit à Abdul-Bachi-Kan , après nous avoir donné en quatre Articles le ſeul Traité auquel il vouloit entendre. Le prémier & le quatriéme étoient ſecrets. Dans celui-là, le Kauſoli , ſous le nom de Nadir Mirza , devoit être reconnu pour légitime Succeſſeur du Fils de Thamas , & après lui ſes Fils, ſi ce jeune Prince, le dernier du Sang des Sophis, venoit à mourir. Dans celui-ci il n'y avoit qu'un ſerment que le Sultan Mahmoud devoit prêter, pour lui & ſes Succeſſeurs, d'anéantir les Diſputes de Réligion, qui fomentoient la haine & l'antipathie des deux Nations; & d'aider de tout ſon pouvoir, Mirza Nadir Régent, ou Schah , a établir le Commerce d' Aſie & d' Europe à travers la Perſe & la Sirie , pour le bien des deux Empires. Le Sultan devoit recevoir trois mille Perſans ſur ſes Vaiſſeaux, pour être formés à la Marine, répondre de ces Hommes pendant deux ans, & au cas qu'il en mourut, les remplacer par des Eſclaves Européens. Le ſecond article portoit le rétabliſſement des Frontiéres des deux Empires, dans l'état où elles étoient ſous Abas le Grand , avec le renouvellement du Traité fait entre ce Prince & Amura IV. Il étoit ſtipulé dans le troiſiéme, que les Perſans, Priſonniers & Eſclaves ſur les Terres Ottomanes, ſeroient rendus; qu'il n'en ſeroit gardé déſormais aucun, ſous quelque prétexte que ce fût, à l'exception des Filles, pour le Serrail de ſa Hauteſſe, & celui des Grands de ſon Empire, ſans qu'on pût reclamer les Familles & les Priſonniers tranſplantés en Perſe pendant la Guerre. En faveur de ces quatres articles, le Kauſoli s'engageoit d'aſſiſter le Sultan de toutes ſes forces contre les Moſcovites , & de 20000. hommes de Cavalerie dans ſes Guerres, contre l'Empereur d'Allemagne, mais ſurtout de l'aider à réduire les Arabes, qui s'étoient ſoulevés de nouveau.

Pendant les Conférences, les Armées avoient toujours la liberté d'agir, pourvû que ce fut à une journée d' Elmiazin . Abdullah ne quitta point ſon Camp de Kars; mais le Kauſoli fit avancer ſon Armée vers Gengea , Capitale du pays de ce nom, & paſſant ſous ſes Murs prit la gauche du Lac de Giakuni . Là elle ſe partagea en deux Corps, dont l'un, le Kauſoli à ſa tête, fit le tour du Lac, pour ſe replier à gauche dans la vaſte Plaine, qui eſt frontiére de cette Partie de l' Arménie ; & l'autre, commandé par Aſlan , prit la droite, paſſa ſur les PontsPortatifs la Riviére, & vint ſe réunir dans la Plaine. Toute cette marche avoit pour objet d'attirer le Seraskier.

Ce fut dans ce Camp que le Kauſoli reçût nôtre Exprès, par lequel nous lui mandions qu' Abdullah s'imaginant que la crain-te nous rendoit ſi diſpoſés à la paix, vouloit, qu'avant d'entrer en matiére, on reconnut le Traité fait avec le Schah dépoſé à Tauris . Il entra dans une colère extrême à cette nouvelle. Quoi, dit-il, nous ſommes Maîtres de leurs Pays; & ils oſent demander que nous leur cédions le nôtre! Et auſſitôt, il nous envoya l'ordre de rompre bruſquement les Conférences. Le Pacha d' Alep , Homme violent & ſuperſtitieux, nous reprocha de n'avoir pas voulu traiter de bonne foi, & fit faire, par un Santon qu'il eſtimoit un Saint; mille imprécations contre nôtre Armée, que nous n'en fûmes pas joindre avec moins de confiance. Nous la trouvames, qui paſſoit la Riviére de Kars , un peu au-deſſus de ſon confluens avec l' Aras . Elle occupa le Pays ſitué entre ces deux Riviéres, dont les ſources, éloignées l'une de l'autre de ſept à huit lieues, ſont parallelles, & enferment un Pays de ſeize à dix-huit lieues de long, terminé par la Fortereſſe de Kans , ſous laquelle le Seraskier étoit toujours campé.

Abdullah avoit éminemment la cunctation de Topal-Oſman . Ferme dans ſon Poſte, qui étoit inattaquable, il s'y vit inſulter de toutes les maniéres, ſans repouſſer autrement qu'à coups de Canon, ceux des nôtres, qui pourſuivoient ſes Detachemens juſqu'au bord de ſes Lignes. Comme il n'étoit pas poſſible de lui couper ſes derriéres, d'où il tiroit ſes Vivres, il en fallut revenir à la prémiére manœuvre, & réprendre le Chemin d' Erzerum , afin de l'allarmer pour les Provinces de l'Empire. Nous pouſſames juſqu'à la vue de cette Place, devant laquelle nous apprimes la reddition de Tiflis , & le décampement d' Abdullah . Nôtre Armée ſe replia à gauche, ayant l'Euphrate à ſa droite; & au bout du cinquiéme jour de marche, nous fumes atteints par les Tartares d' Abdullah . Nous primes nôtre Camp à Karputh , trois lieues au-deſſus de l'Euphrate. L'Ennemi plaça le ſien à Mirjas , le Fleuve à ſa droite. A l'entrée de la nuit, Cogia Neſſur & moi, nous reçûmes ordre de tourner le Mont Ermen , afin de tomber au matin ſur le flanc gauche des Ennemis, nous mettant à dos les Montagnes d' Arménie . Nous Exécutames l'ordre ponctuellement. En ſix heures nous fimes cinq grandes lieues ſans Halte, avec ſix Piéces de Campagne & huit mille Hommes, par des Chemins fort rudes. Nous fimes repaitre nôtre monde, après avoir placé des Sentinelles perdues au-delà du rideau, qui nous déroboit à la vue de l'Ennemi. Quoique nous ne viſſions point le Kauſoli eſſectuer la parole, qu'il nous avoit donnée, de commencer l'attaque de ſon côté au lever du Soleil, Cogia Neſſur voulut que nous nous en tinſſions à l'ordre poſitif que nous avions de faire connoître alors au Seraskier, par une Décharge de nos ſix Canons, qu'il nous avoit ſi près de lui. J'y conſentis à regret; mais un accident ſurvenu au Kauſoli l'ayant empêché d'attaquer, nous demeurames expoſés à être accablés par toute la gauche ennemie, qu'il étoit à préſumer que le Seraſquier enverroit contre nous. Nous fimes néanmoins bonne contenance, en nous tenant en Bataille juſques à 4. heures du ſoir ſur un grand front, & faiſant bruire nos ſix Piéces.

Le Seraskier employa ce tems à faire ſes diſpoſitions. Comme il jugea que les Troupes, qu'il ſe voyoit au flanc, devoient être les meilleures de nôtre Armée, puiſqu'après une marche pénible, pendant la nuit, on les expoſoit à combattre, il y tourna ſes principales forces; & formant de ſa nombreuſe Armée une Equerre écornée, il nous en oppoſa la ligne la plus courte. Son Infanterie étoit ſur tout ſon front, ſa Cavalerie formoit ſeule deux réſerves, aux deux extrêmités de l'Equerre, dans l'intérieur de laquelle il avoit placé le reſte de ſon Infanterie, partagée en petits Bataillons, pour ſoutenir ſon unique Ligne. Il ne pouvoit pas faire un pas dans cet ordre: auſſi ne vouloit-il que repouſſer l'attaque. C'eſt ce qu'il fit juſqu'à deux fois avec une tuerie effroyable des nôtres, que 80. Piéces de Canon avec leſquelles il les recevoit, & reconduiſoit, déſola juſqu'à la nuit, qui fit ceſſer le combat. Nous y laiſſames trois mille hommes des huit que nous avions. Le Kauſoli perdit plus encore à proportion. C'en étoit fait de toute nôtre Armée, ſi le Seraſquier, dont la per-te étoit moins conſidérable fut venu nous attaquer au point du jour. Mais ſoit que ſes Troupes ſe refuſaſſent à une nouvelle Action, ſoit que lui-même n'oſat la hazarder, il employa toute la nuit à mettre l'Euphrate entre nous & lui. Avec une diligence incroyable, il fit des Radeaux, ſur leſquels ils paſſa ſon Artillerie, avec la plus grande partie de ſes Munitions & de ſes Equipages; & tandis qu'ils ſoutenoient la rapidité du cours du Fleuve, les Tartares & les Spahis traverſèrent à la nage, les Janiſſaires & toute l'Infanterie ſe tenant à la queue des Chevaux. Au lever du Soleil, nous vimes faire cette étonnante manœuvre, ſans la pouvoir empêcher, à plus de vingt-cinq mille Hommes, que le jour avoit ſurpris attendans leur tour. Un coup de Fuſil dans le corps, & un autre au bras, ne me permirent point d'avoir part à la pourſuite, qui dura neuf jours, & fût ſignalée par trois groſſes Eſcarmouches, qu'on pourroit nommer des Batailles. Quoique le >Kauſoli en eût tout l'avantage, il n'empêcha point Abdullah de marcher toujours vers ſon ancien Camp de Kars . Ce fut à la vue de ſes Lignes que le malheureux Seraskier fut enfin engagé à une Action générale, où il périt glorieuſement, avec cinq Pachas, & l'élite des Janiſſaires. Des courſes dans le Diarbekir & l'enlevement de plus de 10000. Familles pour la Perſe fûrent le moindre fruit de cette Victoire. La Saiſon étant trop avancée pour commencer le Siége de Kars , l'Armée fut partagée en pluſieurs Corps, qui retournant, les uns à Tauris , les autres en Perſe , les autres en Georgie, par différentes routes, recouvrérent tout ce que le Turc occupoit encore des anciens Domaines de Perſe .

Le mauvais état de ma ſanté ne me laiſſant prendre aucune part aux préparatifs de la Campagne ſuivante, qu'il n'y avoit pas d'apparence que je fuſſe en état de faire; j'entrai dans le ſecret des meſures que le Kauſoli prenoit pour avoir le titre, comme il avoit le pouvoir de Schah. Le jeune Prince ſembloit menacé d'une Vie infirme & courte: En attendant qu'il fût mort, il y avoit danger de laiſſer ſe former le ſoupçon d'un attentat, qui auroit rendu l'Uſurpation plus odieuſe. Le Kauſoli compta aſſez ſur l'affection des Troupes, pour ne point appréhender celle que le Peuple portoit au Sang des Sophis. L'Armée, qui devoit entrer en Campagne, devenant inutile pour cet objet, par le Traité conclu, le 27. de Février à Malatia , par les deux Plénipotentiaires Achmet nouveau Seraskier, & Abdul-Bachi-Can , le Kauſoli lui aſſigna ſon rendez-vous dans le grand Déſert de l' Irak-Adgemi , près du ſeul Bourg qui y ſoit, nommé Schoul-Mogan , où il fit faire des Magazins de Vivres. Il indiqua dans ce lieu l'aſſemblée des Mollas , Députés & Répréſentans du Clergé Mahometan, & des Patriarches Arméniens, Géorgiens, &c. des Gouverneurs des Provinces & des grandes Villes, des Chefs de Tribus, & des Chefs de Juſtice, répandus dans toute la Perſe. Ce fût une véritable Convocation des Etats de la Perſe, dont l'idée lui fut donnée par Bonat . L'intimation fut faite ſous peine de la Vie, & obéie ſans difficulté.

Le 24 de Mars l'Armée fût ſous les Armées, pour la Revûe, que le Kauſoli en fit. La diſtribution d'Argent fût de 200000. Tomans ; & la reconnoiſſance du Soldat garantit au Général la récompenſe qu'il ſouhaitoit de ſa libéralité. L'acclamation fût unanime: Nous avons beſoin d'un Schah, qui nous commande en perſonne; Nul ne mérite de l'être que Nadir. Dieu & le Prophéte nous conſervent Nadir Schah . Les Officiers avoient ménagé ces expreſſions, qui étoient nouvelle pour les Répréſentans des autres Ordres du Royaume.

Le Kauſoli feignit d'être mécontent de la proclamation tumultueuſe. Il dit en parcourant les rangs, qu'il ne vouloit régner, que du conſentement de l'Aſſemblée, qu'il avoit convoquée; & il obtint que l'Armée ſe repoſat du choix d'un Roi, ſur les Etats. Mais quelque part qu'un des Membres de cette Aſſemblée ſe trouvât, il rencontroit des Soldats, qui le menaçoient de le tuer, s'il ne promettoit de confirmer le choix de l'Armée.

Auſſi-tôt après la proclamation unanime, qui ſe fit le 29. le nouveau Schah fit partir Abdul-Bachi-Can , pour Conſtantinople , où il l'envoyoit en Ambaſſade, pour la Ratification de la Paix: Mais il lui donna ordre de s'arrêter à Erzerum juſqu'à ce que je l'euſſe joint. Il vouloit voir comment l'Ambaſſadeur du Sultan en agiroit avec lui, afin de régler là deſſus les Inſtructions du ſien. Achmet , nouveau Seraskier arriva en cette qualité à Iſpahan le 2. de Juin. Par une fantaiſie particuliére, le Schah ne voulut point qu'on parat la Sale d'Audience des Meubles de la Couronne. Il en fit même enlever l'Ameublement ordinaire, & lui ſubſtitua des Armes de toute eſpéce, qui tapiſſoient les Murs, & ornoient le Plat-fond. Des Tambours, des Timbales & des Trompettes remplaçoient la ſimphonie ordinaire. Enfin c'étoit plûtôt dans un Arſenal, que dans un Apartement du Palais, que l'Ambaſſadeur reçût ſon Audience. Je ſçûs de mon Beau-Pére le motif de cette conduite. Comme le Schah avoit de vaſtes deſſeins, dont le ſuccès demandoit que le Turc fût fidéle au Traité, il vouloit éprouver ſa patience, ſur laquelle il jugeroit du beſoin qu'il avoit de la paix, & de la crainte où il ſeroit d'une rupture avec un Prince d'un genie tout à fait guerrier.

Achmet , quoique fort ſurpris de cet appareil, avança avec fierté juſqu'a la diſtance du Trône, où ſelon l'uſage Perſan, il devoit faire les inclinations. Comme on vit qu'il ne s'y diſpoſoit pas, le Chef des Noirs, qui, dans ces occaſions d'éclat, fait les fonctions de Maître de Cérémonies, lui barra le paſſage. Il lui fallut faire les trois révérences; & arrivé au pié du Trône, il s'y agenouilla, pour remettre la Lettre de ſon Maître au Schah. Puis s'étant relevé, il fit ſa Harangue, dans laquelle, ainſi que dans ſa Lettre, tous les titres demandés furent ſpécifiés. Après l'Audience, le Schah ſe dépouilla, pour ainſi dire, de ſa Dignité, & converſa familiérement avec l'Ambaſſadeur, en marchant vers la Sale, où étoit dreſſé le Feſtin. On l'avoit dreſſé exprès à l'autre extrêmité du Haram, afin de faire voir à l'Ambaſſadeur que l'intérieur du Palais n'étoit plus le même que ſous les Sophis. Au lieu des Eunuques, qui auroient été en Haïe, ſous le Sophi, c'étoient quatre mille des plus beaux Hommes de Georgie & de Perſe , parfaitement armés à l'Européene, excepté l'Habit.

Achmet les loua en Connoiſſeur; & le Schah lui en ſçût gré. Le jour même de l'Audience du Seraskier, je reçûs la mienne de congé. Ma derniére inſtruction fût de travailler, de concert avec Abdul , mais en ſecond, & ſeulement pour le quatriéme Article, qui avoit été remis aux Conférences de Malatia , pour être traité à la Porte par l'Ambaſſadeur; de recommander à Abdul de tenir le rang de ſon Maître, en ne faiſant pas les inclinations qu' Achmet avoit faites à regret. L'objet particulier de ma Miſſion étoit d'engager tout ce que je trouverois d'Européens à Conſtaninople en état de perfectionner en Perſe, les Arts, en général, & ſur tout ceux qui concernent le Militaire.

Comme j'étois ſans titre, & ſans caractére à la ſuite de l'Ambaſſade, j'eûs l'agrément de voir Conſtantinople en curieux, & d'en prendre une connoiſſance détaillée, dont je comptois me faire un mérite auprès du Schah. Abdul reçût tous les honneurs imaginables. Il ne fit que des révérences de Salam Eilek , & il paſſa à la ratification du Traité malgré mes remontrances, quoi qu'on ne lui donnât que des paroles ſur le dernier Article. Je me repoſai de ma juſtification ſur mon Beau-Pére, auquel j'en écrivis. Mais ce Protecteur puiſſant étoit mort avant la Ratiſication; & Abdul qui étoit de concert avec Vandren , pour rejetter ſur moi la conduite du projet chimérique de Sarau, détourna ceux qui me portoient cette nouvelle de me l'annoncer, ſous couleur de m'épargner un ſi grand chagrin dans un tems, où j'avois beſoin de toute ma liberté d'eſprit. L'Ordre lui étant venu de retourner en Perſe , le 17. d'Octobre, il prit ſon Audience de congé le 22. avec la réſolution de partir immédiatement après. Dans la néceſſité de laiſſer quelqu'un pour pourſuivre la fin des explications, que les Plénipotentiaires Turcs vouloient donner au quatriéme Article, il m'offrit cette commiſſion, que je refuſai. Nous rompimes abſolument enſemble, en nous menaçant d'écrire à Iſpahan l'un contre l'autre. Ses Lettres parvinrent au Schah, tandis que les miennes fûrent retenues. Je reçûs le 5. de Décembre une Dépêche fulminante, dans laquelle le Schah, me reprochant d'avoir fait obſtacle à Abdul ſur la concluſion du quatriéme Article, par les explications perpétuelles que j'y demandois, il m'ordonnoit de reſter ſans autre titre que celui d'Agent à la Porte, pour traiter cette affaire, en m'annonçant ſon indignation, ſi elle n'étoit pas terminée avant deux Mois.

Ma douleur fût extrême à cette lecture. Il m'étoit aiſé de préſager ma perte. Abdul laiſſant de moi au Grand Viſir, & aux autres Miniſtres de la Porte, auxquels j'étois inconnu, l'opinion que ſa haine lui faiſoit ſouhaiter qu'ils en euſſent, je devois m'attendre d'être leur jouet; & l'accès, qu'il alloit avoir près du Schah, lui fourniſſant l'occaſion de me rendre de mauvais offices, il m'étoit inévitable de porter tout le poids de la colère d'un Prince entier dans ſes volontés, & ne connoiſſant d'autres Loix qu'elles. Reſigné d'avance à ma diſgrace, je me hâtai de ſauver quelques débris de ma fortune. Je ne pouvois compter pour Amis que Mehédi mon Beau-Frére, & Fréderic .

Le prémier étant nourri dans les principes d'une obéïſſance aveugle au Souverain, & l'autre fixé avantageuſement à Iſpahan , où il avoit une Famille nombreuſe; je devois appréhender que la crainte de la diſgrace du Schah ne les retint tous deux de m'aider dans le projet de me dérober à ſa colère; & je me dis qu'autant pour moi que pour eux, je ne devois pas mettre leur amitié à une épreuve, qu'elle n'auroit peut être pas ſoutenue. Je crus qu'ils m'auroient abandonné à regret; & c'eût été pour moi un ſurcroit de douleur de m'en voir abandonné: J'aimai mieux demeurer dans l'incertitude ſur leur compte, & pouvoir douter de leur attachement. Feignant d'avoir eù beſoin d'emprunter à Conſtantinople , je donnai au Directeur de la Factorie Hollandoiſe d' Iſpahan un Ordre de faire payer chez moi Mille Tomans , & en écrivant à mon Beau-Frére de vendre pour acquiter cette Lettre de change, ce que j'avois de Vaiſſelle d'Or & d'Argent, j'ajoutai, qu'il eût à m'envoyer à Conſtantinople , par Lettre de change du Directeur ſuſdit, ce qu'il pourroit tirer de la Vente de mes autres effets les plus liquides. Ce n'eſt qu'à force de préſens, lui diſoisje, que je puis me rendre favorables les Miniſtres de la Porte, avec leſquels j'ai à traiter; & la converſation de ma fortune dépend du ſuccès de ma Négociation. J'écrivis en même tems à Fréderic , de retirer des mains d'un Marchand Arméniens de Zioulfa 1500. Tomans, que je lui avois donnés à faire valoir, au retour de ma Commiſſion, par la diſperſion des Eſclaves, & des Familles tranſplantées. Mon deſſein étoit de paſſer en Europe avec ces Sommes, qui me devoient mettre en état d'y ſuivre le plan de fortune, que mon ambition ne me permettoit pas de tenir pour exécuté.

Au lieu de m'envoyer ce que je leur demandois, Fréderic & Mehédi m'annoncérent l'ordre de mon retour à Iſpahan , avec la diſgrace d' Abdul , ſur lequel le Schah vouloit que je lui vinſſe donner des éclairciſſemens. Mehédi avoit payé les mille Tomans de ſa propre Bourſe a Mr. Norpéen ; & Fréderic m'envoyoit de la ſienne cent Sultanins: Tous deux refuſoient de réaliſer mes effets, de peur de faire ſoupçonner que j'appréhendaſſe les ſuites de la malheureuſe affaire, où j'étois impliqué avec Abdul . Muſcheid , Bachi-Kan, avec lequel je n'avois eû que des liaiſons de politeſſe, depuis que je l'avois vû me tourner le dos ſur l'apparence d'une diſgrace, m'écrivit par l'exprès qui m'apportoit l'ordre du Schah, que j'étois perdu ſi je revenois à Iſpahan ; & je trouvai dans ſa Lettre un Billet de Roth , qui me diſoit que le bruit étant public à Iſpahan , que je m'étois laiſſé corrompre, ainſi que Abdul , par les Préſens du Grand Viſir, j'avois d'autant plus à craindre du reſſentiment du Schah, que ce Prince irrité évitoit avec ſoin de s'ouvrir ſur le traitement, qu'il me deſtinoit. Il m'apprenoit qu' Abdul relègué au grand Ferabath après avoir été chaſſé ignominieuſement de la préſence du Souverain, employoit tous ſes Amis pour ſe juſtifier à mes dépens; enfin que le nouveau Schah ayant déja donné quelques exemples du rigoureux Deſpotiſme des anciens, il ne me croyoit pas à l'abri de quelqu'un de ces Supplice ſi communs ſous les Régnes précédens, ſi je revenois.

Comme j'étois perſuadé que Roth n'avoit point d'intérêt à ma fuite, j'en reçus le Conſeil comme venant d'un Ami; & je déliberai ſur le pour & le contre. J'avois l'imagination frappée de ces anciens Supplices; dont les moindres étoient d'avoir le Nez, & les Oreilles coupées, les yeux arrachés, ou le Ventre ouvert. L'idée d'en courir le riſque me faiſoit frémir d'horreur. Mais d'un autre côté ſix ans, paſſez dans un rang & une fortune conſidérables, me faiſoient enviſager avec une égale horreur l'état obſcur dans lequel ma fuite me remettroit. J'étois aſſuré des Mille Tomans remis à Mr. Norpéen, pourvu que je me préſentaſſe à lui, pour les retirer. Mais à la premiére nouvelle de ma fuite, on ſoupçonneroit de la colluſion entre lui & moi: on répéteroit cette ſomme; & je me retrouverois; après huit ans de périls & de travaux, dans la pauvreté où j'étois né. Tout ce que j'avois avec moi pouvoit me rendre cinq à ſix cens Tomans. C'étoit quelque choſe. Mais qui m'aſſuroit qu'il n'y eût point quelque Perſan appointé à Conſtantinople pour avoir l'œil ſur ma conduite, & me faire arrêter ſur la vente de mon Equipage? Que je payai bien par les inquiétudes, dont je fus dévoré depuis ce moment, les ſix années de proſpérité, dont j'avois joui ſans mélange! Je me déterminai enfin. Partagé également entre la crain-te des ſupplices & celle de l'indigence, je partis de Stamboul le 4. de Mars 1737, pour la Perſe; & je fus par la route ordinaire juſqu'à Erzerum , avec vingt Eſclaves, & ſix Perſans de ſuite. Là je m'arrêtai, ſous le prétexte de maladie. Je congédiai les Perſans, qui avoient une merveilleuſe impatience de revoir Iſpahan ; & je mis à leur ſuite Abdala, le fidéle Négre que j'avois acheté de Mme. Kalb , avec ordre d'éxaminer ce qu'on leur diroit à Tauris , & de me joindre dans le Couvent des Capucins de cette Ville. J'avois lieu d'eſpérer que ces bons Péres ſeroient reconnoiſſans de l'amitié que j'avois toujours témoignée à leurs Confréres d' Iſpahan . Le lendemain du depart de mes Perſans, ayant remis la conduite de mon Equipage a un Arménien, qui me ſervoit d'Intendant, en lui recommandant d'aller à petites journées, pour ménager deux beaux Chevaux Turcs, dont on m'avoit fait préſent, lors de l'Audience d' Abdul ; je pris les devans habillé en Arménien du Grand Cloitre, monté ſur un Dromadaire de route, qu'un Chamelier de louage, monté ſur un autre, conduiſoit. J'entrai ainſi dans Tauris , ſans être interrogé par la Garde; & je fus droit au Couvent des Capucins. J'y trouvai un Pére Damaze , que j'avois connu particuliérement à Iſpahan , qu'il n'avoit quitté que depuis mon départ. Sa ſurpriſe fut égale à ſa joye. Il me fit une réception ſi cordiale, que je ne balançai pas à m'ouvrir à lui du ſujet de mon déguiſement. Il ne penſoit pas comme moi ſur ma diſgrace, & il penſoit juſte. Déja intime avec le Gouverneur de Tauris , il en avoit appris que le mécontentement du Schah contre Abdul étoit un effet de ſa politique, qui ſe propoſoit de connoître la foibleſſe des Turcs, ou leur intention de demeurer en paix avec lui, par les démarches qu'ils feroient pour vaincre la répugnance qu'il affectoit à ratifier le Traité. Mais je n'étois pas en état de ſaiſir la vérité de ce rafinement. Abdala étant arrivé, ſon rapport me jetta dans de nouvelles frayeurs. Le Gouverneur avoit interrogé ſéparément les ſix Perſans ſur mon compte; & en leur ordonnant de continuer leur route en droiture, il leur avoit donné une Dépêche pour Aſlan-Can , dont je n'étois pas bien voulu.

Je preſſai le Pére Damaze de me donner un Habit de Capucin, pour entrer plus ſurement dans Iſpahan . Mais ce bon Moine, qui me diſoit qu'il auroit volontiers expoſé ſa Vie pour moi, ne voulut pas profaner le Saint Froc, en l'endoſſant à un Hérétique, & je me trouvai trop heureux, que ſon humeur officieux fut juſqu'à me garder le ſecret. Abdala m'ayant procuré l'achat de deux Dromadaires de mon Chamelier, je pris le parti d'aller incognito à Iſpahan , ſous mon même Habit d'Arménien. Après avoir évité heureuſement la rencontre des ſix Perſans dans le déſert de l' Irak-Adgemi , j'arrivai ſans méſavanture dans la Capitale, ou je fus deſcendre chez Mr. Norpéen , le 9. de Mai. Je conſultai avec lui; & je ne trouvai point dans ſes idées la confirmation de celles du Pére Damaze . Au contraire m'ayant dit que c'étoit un malheur pour moi, qu'il n'y eut pas de Vaiſſeaux Hollandois à Bender-Abaſſi , il me conſeilla de faire retraite, pendant qu'il en étoit encore tems. Vous pouvez, me dit-il, gagner la Frontiére de l'Indoſtan ſous cet Habit. Ne différez pas à le faire.

Je vais négocier vos Mille Tomans avec une Baniane, en anti-datant ſa Lettre; & vous retirerez cette ſomme des Courtiers de Lahor , ou de Dilly , ou de Surate , à votre choix. Je ne vous conſeille point de vous montrer à votre Beau-Frére, ni à aucun de vos Amis; c'eſt vous expoſer à perdre le Moule, pour ſauver le Pourpoint; c'eſt mettre vos Amis eux-mêmes en péril.

Si quelqu'autre que moi vous ſait a Iſpahan , votre venue, & votre déguiſement ne ſeront un ſecret que pour peu de tems; & peut être que le Miſtere étant découvert trop tôt, ceux qui l'auront ſçu ſeront punis de ne l'avoir pas révélé.

Ainſi qu'il arrive dans une grande détreſſe, je demandois conſeil plutôt par indiſcrétion, que par motif de confiance. De ſorte que regardant mon entretien avec Mr. Norpéen comme une premiére information, qui exigeoit d'être approfondie, je me propoſai de voir encore Fréderic & mon BeauFrère.

Il m'en coutoit trop de renoncer à mon Etabliſſement; & je me flatois de tems en tems que j'avois pris une fauſſe allarme.

J'aſſignai à Fréderic un Rendez-vous dans ſon Jardin de Zioulfa , en ne le lui demandant que pour un Homme qui avoit à lui parler de ma part. Pour connoitre combien ma fortune étoit déſeſpérée, je n'eûs beſoin que d'obſerver ſon peu d'empreſſement à ſe rendre à l'heure indiquée, & l'accueil froid dont il paya mon embraſſement.

Vous voulez apparemment me perdre avec vous, me dit cet Homme autrefois ſi zèlé pour mes intérêts. Ignorez vous qu'il y a ordre au Gouverneur de Tauris de vous jetter dans une Priſon? Que venez vous faire ici? Je vous ai écrit de fuïr. Votre Beau-Frére eſt un de vos Ennemis. Il vient d'être fait Min-Bachi; & Aslan-Can , dont il doit épouſer la Fille, lui promet le Commandement de votre Troupe. Il doit marier ſa Sœur avec Muſcheid-Bachi-Can , votre Ami commun, pour lui aſſurer votre Confiſcation. Je lui ai donné parole de le payer ſur ce que vous avez entre les mains de l'Arménien Iſſuf , des Mille Tomans qu'il vous a prêtés. Si vous paſſez le jour à Iſpahan , vous ſerez découvert; & moi même je ſuis déja répréhenſible de ne pas vous décéler. Abdul a été puni, & vous dit ſeul coupable. C'eſt aſſez, dis-je à mon timide, ou infidele Ami. Je pars d' Iſpahan dès ce ſoir, pour n'y revenir de ma vie. Je m'en retourne à Conſtantinople . Vous avez ma Procuration pour retirer mes 1500. Tomans des mains d' Iſſuf . Je vous en dois vingt que vous m'avez envoyez. Je vous en donne 180, en reconnoiſſance des ſervices que vous m'avez rendus. Faites moi payer en Bijoux les 1300. reſtans. Mon Homme fronça le ſourcil à cette concluſion. Mais, me repartit-il, ſi votre Beau-Frére me demande compte de ces 1500. Tomans, dont il ſçait qu' Iſſuf eſt Dépoſitaire; comment me tireraije de ſa pourſuite? Je n'y penſois pas, repliquai-je, en dévorant ma colère, & mon mépris. Il ne me reſte plus que la liberté de fuïr, que je dois à votre généroſité.

Adieu, mon cher Fréderic , je vous ſouhai-te plus de bonheur que je n'en ai maintenant.

Je me retirai chez Mr. Norpéen , en prenant mille fauſſes routes pour m'y rendre, dans la crainte d'être ſuivi par Fréderic . Je n'étois pas ſi prévenu par mes fraïeurs, que je ne viſſe bien que la partie étoit liée entre mes Amis pour me perdre, & que c'étoit l'ambition de mon Beau-Frére, & leur cupidité, ou leur jalouſie qui les liguoit contre moi. Plus d'une fois, je formai le deſſein de m'aller préſenter au Schah, pour tromper leur malignité. Je me juſtifierai, me diſois-je; & ma ſeule hardieſſe convaincra le Prince de mon innocence. Mais quand je deſcendois au détail de mon projet, je me ſentois arrêté par les difficultés. Comment demander, comment obtenir Audience, ſi ceux qui approchent du Souverain ſavent qu'il a donné l'ordre de ne pas me laiſſer paroître devant lui? Je ſerai arrêté; & ceux qui ont intérêt; de me perdre ſeront Maîtres de ma Perſonne. Roth a été gagné, Muſcheid & Mehédi me trahiſſent; & Fréderic n'a été retenu de me livrer à mon ambitieux Beau-Frére, que par l'envie d'avoir ſeul mes 1500. Tomans .

Ma défiance s'étendit juſques ſur le généreux & obligeant Mr. Norpéen . Je m'imaginai qu'il me donneroit une fauſſe Lettre de Baniane , ou qu'il ſauroit empêcher ſon payement. Un Malheureux, trahi par des Amis croit voir des traitres dans tous les Hommes. Les ſoins de Mr. Norpéen , & ſes efforts pour calmer le déſordre de mon Eſprit ne furent point infructueux. Je vis qu'il étoit honnête Homme; & j'eſpérai, qu'avec ſon ſecours je pourois aller chercher, dans l' Inde , la fortune, qui ſe retiroit de moi en Perſe . Non content de m'ôter ma défiance ſur la Lettre de Baniane, en s'offrant à me donner ma Somme en Or, il voulut bien ne pas paroitre avoir connu cette injureuſe défiance. Il m'invita à attendre le départ d'une Caravane, enfermé dans un Apartement de ſa Maiſon, d'ou je verrois l'effet que produiroit la nouvelle de ma fuite, & d'où je ſaurois ſi Fréderic auroit pouſſé la trahiſon juſqu'à indiquer ma piſte. En peu de jours, ma haine pour la Perſe fut ſans le regret de la fortune que j'y perdois; & je n'eus plus de paſſion que l'impatience d'être ſur les Terres du Mogol.

La Guerre déclarée aux Awgans de Candehar fermant la route ordinaire par cette Ville; les Marchands, qui vouloient paſſer dans l' Inde , étoient obligés de prendre une Eſcorte, depuis l'entrée dans le Pays d' Herat , juſqu'à Samarcand ; & pour en rendre les fraix plus ſupportables, ils attendirent que la Caravane fût plus nombreuſe; ce qui différa le départ juſqu'au 13. de Juillet. J'avois paſſé ce tems avec Mr. Norpéen , ſans entendre plus parler de moi & de ma diſgrace, que ſi je n'euſſe jamais exiſté. Le Schah avoit ratifié le Traité, Abdul étoit revenu à Iſpahan , ma Femme avoit épouſé Muſcheid, Mehédi avoit ma troupe, & Fréderic mes 1500. Tomans; & ces trois derniers interrogés ſur mon ſort par Mr. Norpéen , lui avoient dit que j'avois été volé & tué par des Curdes à mon retour.

Je fûs plus ſenſible à cet oubli qu'aux autres circonſtances de ma diſgrace. Mais la réflexion m'en conſola, en m'inſpirant une envie extraordinaire de faire parler de moi.

Je pris en moi même la réſolution téméraire d'aller me jetter dans Candehar .

Sans penſer que je duſſe jamais avoir beſoin de Mir-Abi , je n'avois négligé aucune occaſion de lui donner de mes nouvelles, en lui envoyant de petits préſens.

Il avoit répondu pluſieurs fois à mes offres de ſervices, par des témoignages d'amitié; & rien ne m'étoit plus aiſé que de lui perſuader qu'il avoit toujours eu en moi un Agent fidéle. Je tablai là-deſſus.

Je joignis la Caravane hors du Fauxbourg d' Iſpahan ,ſous l'Habit Européen, qui me rendoit méconnoiſſable à Mr. Norpéen lui-même. Comme j'avois emporté d' Erzerum ce que j'avois de plus précieux dans mon Equipage, je chargeai un Chameau, ſans faire de nouvelles emplêtes.Je mis,dans un des Coffres de mes Vivres, mes Mille Tomans en Or, & faiſant monter ce ſecond Chameau à Abdala , je me guindai ſur le premier, en Marchand œconome. Il eſt de la prudence, quand on marche en Caravane, de mettre ſes meilleurs Effets avec ce qu'on paroit eſtimer le moins. Ferme dans le deſſein de me jetter dans Candehar , je quittai la Caravane à l'entrée du Pays de Gaſna ; & jefus ſur Terre Awgane le 28. d'Août. J'y quittai mon Habit Européen, pour en prendre un à la Perſienne, avec le Turban blanc, au hazard de paſſer pour bon Muſulman Sunni : Cette qualité, qui faiſoit ma ſureté, ne me devoit demeurer que juſqu'aux Portes de Candehar . A la vûe des pitoyables Fortiflcations que Mir-Abi avoit faité lever, je ſentis une joie incroyable. Je me flatai que le Schah me rapporteroit la durée d'un Siége qu'il avoit fort à cœur; & l'eſpérance de me venger l'emporta ſur le danger qu'il y avoit de l'entreprendre. Je trouvai Udal , mon ancien Commandant, qui étoit avec Mir-Abi , lorſque je fûs admis à l'Audience. Il ne contribua pas peu à la réception diſtinguée que je reçûs du Prince. Je ſoutins à ce dernier le plus grand menſonge, avec une égale effronterie. Je lui dis que je lui avois écrit deux fois ſur le deſſein, que le Schah avoit formé, d'anéantir les Awgans , & qu'il falloit que les porteurs de mes Dépêches euſſent été tuez en chemin par des Voleurs. Je le perſuadai ſi bien de mon zèle pour ſon ſervice, avec le ſecours d' Udal , qui lui aſſura qu'il m'avoit vû dans l'occaſion expoſer ma vie pour le ſervice de la Nation Awgane; qu'il me donna dans ſa Place le même Emploi, que Zeberdeſt m'avoit donné à Schiras . J'en étendis bien plus loin les fonctions. Comme je critiquai en Connoiſſeur les Fortifications nouvelles, & les réparations de celles de la Citadelle, Udal , qui ſe reſſouvint de la retirade de Schiras , me fit donner l'inſpection des unes & des autres; & auſſi-tôt je fis travailler, juſqu'aux Femmes & aux Enfans, ſur le Plan qu'il me plût de donner. Pendant quatre Mois, plus de ſoixante mille bras furent occupés à retrécir l'enceinte de la Ville; à y élever un Rampart de l'eſpéce de celui de Schiras ; à creuſer un Foſſé profond, avec la Cuvette; à faire des Galeries ſous l'épaiſſeur du Rampart, pour ſervir de Contremines; à élever des Fortins le long de la Contreſcarpe; à les prolonger par des Redoutes & des Epaulemens de toute figure, défendus d'un Avant-Foſſé, devant lequel étoient creuſés cinq rangs de petits Puits, de huit Piés de profondeur, ſur deux environ de diamêtre, dont les intervales étoient garnis de fortes Paliſſades, qui ne ſortoient que d'un pié & demi de terre. La Citadelle fût reparée avec des Briques, cuites au Soleil. Son Artillerie qui étoit augmentée juſqu'a 80. Piéces, fût miſe en état. Il y avoit dans la Ville un plus grand nombre de piéces, qui furent partagées ſur les Ouvrages, dont les communications n'étoient que par des Ponts, mais aſſez ſolides pour ſoûtenir le poids du Canon, lorſqu'on voudroit le ramener ſur le Rampart. Ce fût tout ce travail qui fit morfondre le Schah en perſonne pendant huit Mois devant une Villace, qu'avant mon arrivée il auroit priſe d'inſulte. L'Artillerie nombreuſe, que Mir-Abi avoit tirée du Mogol , pendant ſix années de paix, auroit été inutile, vù le mauvais état où elle étoit, ſi je ne l'avois engagé à demander des Canoniers au Gouverneur de Kiabul , qui lui en envoya huit, dont il fut parfaitement ſervi pendant le Siége. Mais ce qu'il y a de plus flateur pour moi, dans cette époque de ma Vie, c'eſt que le Schah, qui connoiſſoit Candehar , ſur le rapport des Eſpions les plus exacts, ne pût douter que cette Ville avoit ainſi changé en quatre mois, & par la venue d'un ſeul Homme. On lui laiſſa ignorer quel il étoit; & à la reddition de la Ville, il regretta de ne le pas avoir à ſon Service.

J'épargnerai à vôtre amitié, Mon cher Frére , le détail des périls que je courus pendant ce Siége, un des plus meurtriers, qui ſe ſoient faits en Aſie . Il n'y eût point de Fortin, où l'aſſaut ne fût ſoutenu & repouſſé pluſieurs fois. Les Bombes du Schah firent un amas de ruines des Maiſons de la Ville. La Citadelle n'ayant point été environnée dans les prémiers Mois du Siége, il ſe fit par ce côté les plus furieuſes ſorties, de ſix juſqu'à douze mille Hommes. On ſe battit ſous terre dans les Mines, que le Schah eſſaya inutilement de pouſſer juſqu'au Rampart. Les Boulets des Aſſiégeans ne faiſant que leur trou dans ces Terraſſes, ils ſe laſſérent d'en conſumer. Ils vinrent au Foſſé, d'abord à découvert; enſuite ils ſe mirent derriére de grands Mantelets, ſemblables à des Rideaux, de treillis, de crin & de laine, attachez ſur une poutrelle, ſoutenue à ſes deux extrêmités par deux autres, auxquelles le Rideau ne tenoit que par des Cordes peu tendues.

Ils pouſſoient ce cadre devant eux, au moyen des roulêtes, qui étoient ſous chaque poutrelle montante, & de pluſieurs longs timons, qui portans de la traverſante inférieure, avoient leur ſaillie en dedans.

De deux piés en deux piés, chaque timon étoit traverſé d'une forte barre de bois, longue d'une toiſe. Deux Hommes ſe mettoient de chaque côté. De ſorte que la largeur du cadre étant de ſix toiſes, & chaque timon étant éloigné de l'autre de neuf piés, avec trois toiſes de long, un de ces Mantelets amenoit à couvert 144. Hommes, qui pouſſant le Mantelêt à bas, les timons, & les barres ôtées, pareſſoient en petit Bataillon de 16. de front ſur une profondeur de neuf. Les Awgans donnèrent des preuves de la derniére intrépidité contre ces Machines, qui rendoient inutiles leurs petites Armes de jet, dans les approches. Malgré le feu des Batteries, dont les Aſſiégeans favoriſoient l'approche de ces Mantelets, malgré le feu de Mouſqueterie, qui partoit de derriére les Rideaux, ils alloient, la torche à la main, y mettre le feu; & à moins que de tuer juſqu'au dernier, le Mantelet attaqué bruloit. C'eſt dans ce Siége que j'ai connu les Awgans , tels que je les ai pints. S'il étoit poſſible que les Conquerans d'un vaſte Empire gardaſſent leurs mœurs, les Awgans auroient été pour les Perſans des Maîtres éternels. Je n'avois point d'idée d'un mépris de la mort auſſi entier, que je le vis en eux. Inſenſibles aux commodités de la Vie, ils paſſoient auſſi bien la nuit dans la boue, à la belle étoile, & en butte au Canon ennemi, que s'ils euſſent été dans leur Maiſons. Je les vis toujours combattre à l'Awgane, périr ou vaincre. Le Schah fit interrompre le travail de la tranchée, parceque dans une nuit ils en combloient plus qu'il n'en faiſoit faire en deux jours. Leurs Bouchers couroient en Andabates juſqu'à ce qu'ils tombaſſent morts, ou qu'ils ne trouvaſſent plus d'Ennemis; & ils revenoient après avoir percé juſqu'à la queue de la tranchée, ſe remettre au pié du Rampart, d'où ils ſe tenoient prêts à tuer ſans miſéricorde quiconque reculoit en déſordre. Le Schah en ayant fait empaler quelques uns qui tombèrent vifs entre ſes mains, la Guerre s'établit ſans quartier, & dura ainſi juſqu'à la ſin du Siége. Autant qu'il tomboit de Perſans en leurs mains, & il en tomboit beaucoup; autant on en abandonnoit au Peuple, qui leur faiſoit ſouffrir mille maux avant que de leur ôter la Vie. J'aurois ſouvent ſouhaité d'en ſauver pluſieurs. Mais la malheureuſe politique des Chefs m'en auroit fait un Crime Capital. Toutes leurs reſſources étoient dans la haine du Peuple Awgan contre le Schah; & ces Meurtres de ſens froid lui rendoient le Prince irréconciliable, en même tems qu'ils entretenoient ſon animoſité.

Sur la ſin de Mars, le Schah ayant reçu un renfort d'environ quarante mille Hommes, ramaſſés du Tabriſtan , & du Choraſſan , où il les avoit répandus, pour la ſureté de ſon Couronnement à Kasbin , il rendit ſon Siége régulier, en environnant la Citadelle. Mir-Abi voulut l'interrompre dans l'aſſiéte de ſes quartiers, par une ſortie générale, dont le mauvais ſuccès cauſa & préſagea la perte de la Place. Il y fût tué avec l'élite de ſa Nation; & auſſitôt après cet avantage, le Schah pouſſa les travaux devant la Citadelle, en réduiſant au Blocus le Siége de la Ville. Cette diſpoſition, coupant abſolument la retraite, jetta le découragement dans l'Ame des plus aſſurés; & ceux qui s'étoient flatés de pouvoir ſe retirer ſur les Terres du Mogol , quand les affaires ſeroient déſeſpérées, penſèrent dès lors à ſe mettre en lieu de ſureté. Ils tirèrent de la Citadelle des Effets qu'ils y avoient mis en dépôt; & afin de ſe dérober avec eux à la fureur du Peuple, qui les auroit maſſacrés au moindre ſoupçon du projet de leur retraite, ils propoſerent, les uns d'aller dans le Hazerai , ramaſſer ce qu'il y avoit d'Hommes en état de porter les Armes, les autres d'aller hâter le ſecours du Mogol . Comme la Citadelle avoit été bâtie par un Empereur de l' Indoſtan , elle étoit au côté de la Ville, qui regardoit ſes Etats, c'eſt-à-dire à l'Orient. Elle découvroit toute la Ville, qu'elle pouvoit réduire en poudre de ſon Artillerie. Après la priſe, il n'y avoit plus moyen de tenir dans les Ramparts. Udal , auquel j'étois uni par une forte amitié, me fit part de ſes deſſeins de retraite, en m'invitant à y entrer. Je n'avois pas beſoin d'être beaucoup preſſé. Depuis long-tems j'étois revenu de mes idées de vengeance; & je ne me cachois pas qu'il n'y avoit point de quartier pour moi, ſi j'étois dans Candehar à ſa priſe. J'entrai donc avidement dans l'ouverture que me fit l'Awgan; & dans le tems où j'expoſois ma Vie avec le moins de ménagement pour la défenſe de la Citadelle, je ne penſois qu'à m'attirer la confiance du Peuple Awgan, au point que rien ne pût me rendre ſuſpect à lui de le vouloir abandonner. Au commencement du ſixiéme Mois du Siége, les Vivres devinrent rares. Les Perſans, Maîtres de la Campagne intimidoient tellement, par le ſupplice de ceux qui tomboient entre leurs mains, ceux qui nous en pouvoient fournir, qu'il n'y eut plus que l'eſpérance d'un gain immenſe capable de leur faire affronter le péril. L'Or & l'Argent furent alors ce qu'il y eut de plus précieux, & je profitai de ce tems, pour échanger contre des Bijoux de toute eſpéce les Mille Tomans de Mr. Norpéen , & plus de deux mille autres, que j'avois gagnés dans Candehar , ſoit en recompenſe de mon travail, ſoit en legs, qui m'avoient été faits par les Officiers morts dans la défenſe. Udal n'avoit point beſoin de cette manœuvre. Comme il lui avoit fallu rendre à Schiras les Equipages d' Azraff & de Zeberdeſt , & laiſſer viſiter les ſiens, dont il avoit du appréhender que la richeſſe ne fit venir au Vainqueur l'envie de les piller, ainſi qu'il arriva; il avoit caché dans ſes Habits, & ſur-tout dans ſon Turban, une quantité prodigieuſe de Perles & de Pierreries dérobées du tréſor de Perſe par Azraff . C'étoit là tout ce qu'il vouloit emporter de Candehar ; & de ſa Famille il ne vouloit emmener avec lui que ſon Fils, jeune Homme de quinze ans, dont une éducation groſſiére avoit captivé les talens naturels, & réduit les qualités à une intrépidité féroce, que ſon Pére honoroit du nom de Valeur.

Ayant pris pour le moment de notre évaſion celui d'après l'Aſſaut, que le Schah préparoit au Baſtion du Nord, ou déja nous l'avions ſoutenu, après l'effet d'une Mine; nous mimes le jeune Nehamet (ainſi s'appelloit le Fils d'Udal) en faction à la Barriére du Rampart, au midi. Abdala , mon fidèle Nègre, fut à une portée de fuſil du Corps de Garde avancé, ſe tapir dans une tranchée abandonnée par les Perſans, ayant avec lui mon Tréſor & celui d' Udal , dans les Habits Banianes qu'il nous gardoit. Malgré notre réſolution de fuïr, nous payames de notre perſonne avec diſtinction à l'Aſſaut, qui fut bravement repouſſé, à deux repriſes, avec une tuerie effroïable. Udal ſe retira bleſſé au bras, mais il n'en perſiſta pas moins à vouloir partir. Nous gagnames la porte, où étoit Néhamed . Nous parlames aux Officiers de ce Corps de Garde; & du ſuivant, en gens qui avoient un deſſein ſecret, dont le ſuccès devoit ſauver la Place. Comme il nous virent ſous l'Habit ordinaire, loin de rien ſoupçonner, ils firent des vœux pour notre heureux retour. Nous arrivames heureuſement tous trois au lieu où étoit Abdala . Nous y primes les Habits, qu'il gardoit; & avant le lever du Soleil, nous fûmes hors du Quartier des Perſans. Près de leurs Lignes de contrevallation dans un ſentier étroit, où il nous falloit entrer, nous vimes venir à nous deux Eſclaves, qui conduiſoient un Chameau chargé de bois. L'idée me vint d'acheter cet Animal, afin que le Nègre le chaſſant, un de nous monté deſſus, nous reſſemblaſſions mieux à des Marchands. Mais Udal me fit obſerver que les Eſclaves ne vendroient pas le Chameau, qui étoit ſans dou-te à leur Maître; & qu'il y auroit du péril à les laiſſer aller, après le leur avoir marchandé. La néceſſité me fit commettre le crime, que je me ſuis le plus réproché. Je choiſis mon Homme, & Udal prit le ſien; nous tuames de ſens froid ces deux miſérables, avant qu'ils euſſent le tems de crier.

Après cette exécution barbare, dont le ſouvenir me fait horreur, nous montames Néhamed ſur le Chameau, que le Nêgre conduiſit: & ſans aucune mauvaiſe rencontre, nous gagnames, au milieu de la nuit, l'entrée des Gorges du Zabliſtan . Nous paſſames auſſi heureuſement le Déſilé de Gourbent , où nous vécûmes de fruits ſauvages pendant deux jours. Enfin nous arrivames à Kasnin , premiére Ville du Zabliſtan , où Kiabouliſtan . Udal y tomba malade dès le ſoir du jour de notre arrivée. La bleſſure de ſon bras l'avoit été mal panſée à Candehar , & il avoit jugée lui même ſi peu de choſe, que dans la route il n'avoit pas daigné la viſiter. Lorſqu'il la voulut panſer dans le Caravenſera, où nous étions; il s'apperçût qu'elle étoit d'un rouge noir; & que les chairs étoient ſans ſentiment. Il avoit aſſez vù de bleſſés pour connoitre la gangrène. C'en eſt fait, mon Ami, me dit-il, je vais mourir. Je meurs content, puiſque j'ai ſauvé mon Fils de la boucherie, qui va ſe faire des malheureux Awgans. Je compte que tu lui ſerviras de Pére. Ce fut en vain que j'eſſaïai de l'amener à ſe laiſſer faire des inciſions, & ſi elles n'operoient rien, à ſe laiſſer couper le bras, opération que j'eûſſe été obligé, & que je m'offrois de faire moi même: Il ne voulut entendre à aucuns remédes. La Fiévre le ſaiſit dans la nuit; & le troiſiéme jour il mourut. Nehamed avoit aſſez de jugement pour connoitre toute la perte qu'il faiſoit. Mais il n'avoit pas aſſez de docilité, pour ſaiſir les moyens de la réparer. Avant que de mourir, ſon Pére lui avoit remis ſes Pierreries, en lui en enſeignant l'uſage, & à peu près la valeur. Le jeune Homme crût qu'avec d'auſſi grandes Richeſſes il n'avoit beſoin de rien, pas même de conſeil. Au premier que je lui voulus donner, de nous rendre promptement à Dilly , où le Mogol étoit alors, il répondit, qu'il avoit aſſez de bien, pour ſe faire des Amis où il lui plairoit, & aſſez de courage, pour braver partout ſes Ennemis; & au même tems il me quitta, pour aller prendre un logement dans l'intérieur de la Ville. Quoique j'eûſſe formé déja quelques eſpérances ſur la communauté de biens qui m'étoit vraiſemblable avec ce jeune Homme, je l'abandonnai ſans regret à ſa mauvaiſe conduite.

Le Siége de Candehar m'avoit merveilleuſement élevé le cœur & l'eſprit. Il m'avoit convaincu, que je valois quelque choſe en Aſie , dans le Métier de la Guerre; & m'y étant familiariſé avec les plus affreux périls, je me ſentois une ſupériorité infinie ſur la plûpart des Hommes, que je ne dégradois pas, en jugeant d'eux ſur ce que j'étois moi-même avant le Siége. J'entrai dans Dilly , avec autant de Joye, que ſi j'euſſe été certain d'y percer juſqu'à l'Empereur; & j'approchai des Grands de ſa Cour avec toute la hardieſſe d'un Homme, qui s'eſtimoit leur égal.

Sans indiſpoſer les Omrahs du ſecond Ordre, par aucun air de hauteur, je tins avec eux celui de dignité. Nul ne ſçût, ni n'oſa me demander qui j'étois, juſqu'après mon Audience de l'Empereur. Je fus aſſidu au Palais du Sultan Noradh , ancien Régent & Oncle de l'Empereur; mais je ne m'y confondis point avec ceux qui lui faiſoient leur cour. Lorſqu'il m'admit à lui parler, je ne lui demandai point ſa faveur, je lui dis ſeulement que j'attendois qu'il me dit ſi l'Empereur me vouloit recevoir à ſon Service. Au lieu d'un Homme, qui cherche fortune, je lui parus un Homme qui l'avoit faite, & que ſon goût fixeroit dans l'Indoſtan, s'il trouvoit à s'y établir d'une maniére convenable. Je lui mis en main la Lettre du Schah, qui me créoit Bachi-Kan , & le Brévet de mon Emploi de Min-Bachi , avec les Lettres, & les Ordres que j'avois reçus du Grand Sçeau à Conſtatinople , & dans ma Commiſſion pour l'établiſſement des Familles tranſplantées dans les Provinces de Perſe . J'avois celles de Mir-Abi pour la Charge de Grand Maître de l'Artillerie de Candehar . Mais je ne voulois plus de ce Service; & d'ailleurs je ne ſçavois pas ſur quel pié la Nation Awgane étoit regardée à cette Cour. C'eſt pourquoi je n'en fis point mention. J'aurois craint en outre, que n'ayant pas le détail de mes Avantures, le Prince apprenant que j'avois porté les Armes contre le Schah, mon ancien Maître, ne prit un préjugé déſavantageux de ma fidélité. J'eus grand ſoin de lui dire que j'étois né en Europe , qu'il n'y avoit eu que mon goût qui m'eût attaché au Schah Nadir , & qu'étant né dans un Pays libre, je n'avois, hors de ma Patrie, d'autres Maîtres, que ceux que mon choix me donnoit.

Muhammed Schah , Empereur de l' Indoſtan , avoit alors tous les défauts d'un Princé ſans expérience. Elevé dans l'intérieur de ſon Palais, au milieu des Eunuques & des Femmes, qui lui avoient fait paſſer le tems de ſa Jeuneſſe dans les jeux & les plaiſirs, il étoit également ennemi & ignorant des affaires. L'ancien Régent, Prince de petit génie, & d'une timidité ſans bornes, étoit mené par tous les Omrahs, qui ſçavoient, s'en faire craindre. L'Etat ſe gouvernoit pour ainſi dire de lui-même; & chaque Gouverneur une fois établi dans ſa Province n'avoit plus conſervé de correſpondance avec la Cour, que pour y brouiller, & ſe mettre dans une indépendance, qui approchoit de la Souveraineté. Les Rajas n'étoient demeurés Vaſſaux, que parce-que ſe haïſſant entr'eux, & étant jaloux les uns des autres, ils ont beſoin contre leurs pareils de l'entremiſe d'un Supérieur. Enfin, pour obtenir de l'Emploi, il ne me falloit que trouver un Général qui voulut m'en donner ſous lui. Après mon Audience du Prince Nabab , ou Premier Miniſtre, je fus en demander une à l' Omrah Neſſur-Alli , Gouverneur de Dilly , & Commandant de la Seconde Garde de l'Empereur. C'étoit le Seigneur de l' Indoſtan le plus eſtimé du Nabab , & le plus haï des deux Claſſes d'Omrahs. Mais douze mille Mahométans qu'il commandoit, & qui lui étoient affectionnés, le mettoient à l'abri des effets de cet haine. L'Aquiſition d'un Homme de cœur, & de quelque capacité, devoit le tenter; auſſi me préſentai-je à lui ſous ces deux faces; & en lui diſant que je ſouhaitois entrer au Service de l'Empereur, je lui fis entendre que je ne ſervirois ce Monarque que ſur les Ordres que je recevrois du Commandant de ſa Garde, auquel je me donnois. L'Omrah ſaiſit ce qu'il y avoit d'avantageux pour lui dans mon diſcours. Il fut le jour même chez le Prince Nabab ; & le lendemain au ſoir, m'ayant fait venir en ſon Palais, il me donna le Brevet de Capitaine de mille Hommes, (Min-Souba) dans le Corps qu'il commandoit. Je n'en devois avoir que le titre, avec le rang & les appointemens, juſqu'à une vacance; & il y avoit à craindre que celui qui étoit de rang à être promû ne briguat parmi les Officiers, pour empêcher qu'on ne lui préférat un Etranger. L'Omrah prévint cet obſtacle, en faiſant créer une Charge de Sous-Commandant de tout le Corps, dont il me fit revêtir, en me donnant, après ſa démiſſion expreſſe, le Commandement de ſa Troupe.

Ainſi que j'ai fait pour les Awgans , je veux, Mon cher Frére , vous donner une idée du Mogol , & de ſon Empire. Avant que Babar , deſcendu de Temur-Lenk , ou Tamerlan, établit cette vaſte Monarchie, connue en Europe ſous le nom d' Indoſtan , ou Mogoliſtan , cette partie des Indes étoit habitée par des Peuples venus de l' Egipte . Les Mœurs, les Coutumes, la Réligion, les Caractères Héroglifiques de l'ancienne Egipte , qu'on trouve chez les Idolatres de ce vaſte Empire, ne permettent point de douter de cette origine. Dans quelques endroits des plus recules, où il n'y a point de Prêtres, la Réligion eſt, je crois, la Réligion primitive. On y adore un Dieu Créateur, & Conſervateur de toutes choſes; & on lui rend un homage pur & ſimple; ſans lui élever ni Temples, ni Autels: Tout le Culte conſiſte à bruler en ſon honneur les prémices de tous les Fruits. On ne lui fait point de Sacriſices ſanglans, parceque les Bêtes y ſont conſiderées comme des Créatures auſſi directement dépendantes de lui que les Hommes, & dont il n'appartient qu'à lui de régler & de terminer la Vie. On n'y vit que de grain, de fruits, & de légumes. Dans le reſte du Pays, l'Erreur & la Superſtition compoſent la Religion. Les Peuples croyent ſur la foi de leurs Pretres, un Principe du mal, un Dieu méchant, dont l'exiſtence eſt éternelle, comme celle du Dieu bon. Ils croyent que ce n'eſt qu'à force de Préſens & de Sacriſices, que ce Dieu malfaiſant & jaloux peut être apaiſé. Ils lui bâtiſſent des Temples, ils brulent des parfums ſur ſes Autels, ils lui entretiennent des Prêtres. Enſin la crainte leur fait faire ce que l'amour & le reſpect inſpirent aux Nations plus éclairées. Ils ſont cependant d'accord avec elles, en ce qu'ils croyent que le Dieu bon a aſſé de ſoin des affaires de ce Monde, pour n'y rien laiſſer que ſa Providence n'embraſſe. Le Culte de Brama , ou Wiſtnow , eſt aûſſi établi dans l' Indoſtan ; & c'eſt le plus univerſel. La Religion de Mahomet eſt celle des Mogols . On appelle de ce nom tous les Deſcendans des Conquèrans, qui s'emparérent de ce Pays, ayant Babar pour Chef. Ils étoient Tartares. On comprend auſſi, ſous le nom de Mogols , tous les Mahométans, qui depuis deux Siécles ſont venus s'établir dans l' Indoſtan . Ils ſont confondus avec la Poſtérité des Conquèrans, & on ne les en diſtingue point.

Brama peut-être comparé aux plus grands Légiſlateurs. Sa Morale eſt ſaine, ſes Dogmes ſont un précis de ceux qu'il trouva établis aux Indes . La Police qu'il a miſe parmi ſes Sectateurs eſt ce qu'il y a de plus admirable dans ſa Miſſion: Il partagea les Peuples en quatre Claſſes. Celle des Magiſtrats & des Docteurs eſt la premiére. Comme il étoit Homme d'étude, il étoit naturel qu'il donnat la prééminence à ceux qui ſuivroient ſon genre de vie. La ſeconde Claſſe eſt compoſée des Rajeputes , dont la profeſſion eſt celle des Armes. Les Banianes forment la troiſiéme, & ſont tous Négocians. La quatriéme eſt remplie par les Artiſans. Pour prévenir les déſordres de l'ambition, il voulut que jamais il ne fût permis à une Claſſe de s'allier dans une autre, ni de prendre ſa profeſſion. C'eſt cette Police, qui rend le Commerce ſi floriſſant, & l'induſtrie ſi générale, dans l'Inde. Un Négociant, puiſſamment riche, laiſſe un Fils qui continue de s'enrichir dans le Négoce; & ſon Petit Fils fait le même métier que lui. Brama fit acheter cher à la premiére Claſſe l'honneur de primer ſur les autres. La Vie y eſt d'une auſtérité, & d'une régularité qui l'emporte ſur celle des Couvens les plus rigides. Le Beau Sèxe ne doit guères aimer ce Légiſlateur. Lorſqu'il vint dans l' Inde , il y trouva enraciné un déſordre étrange, que la ſévérité des Princes ne pouvoit réprimer. Le Climat tourne le tempéramment des Femmes à l'amour. Mais comme une paſſion, qui vient du tempéramment eſt peu règlée, & peu délicate; les Femmes, qui après quelques Mois de Mariage, ne trouvoient plus dans leurs Maris les mêmes reſſources qu'elles y avoient trouvées la premiére quinzaine après les Nôces, ſe défaiſoient d'eux par le poiſon, & ſe facilitoient par un crime de nouveaux plaiſirs avec de nouveaux Maris. Brama , pour réprimer ces horreurs, attacha de l'honneur à la fidélité conjugale; & à l'aide de la Réligion, il ſût ſi bien manier les Eſprits, que la créance s'établit d'une Félicité éternelle pour les Femmes, qui ne ſurvivroient pas à leurs Maris. L'Autorité ſéculiére appuya le Docteur; & il fut décreté que les Veuves ſeroient réputées infames, & inaptes à la Société, pour le reſte de leur Vie. De là ce Fanatiſme, qui porte les Veuves à ſe jetter vivantes dans le Bucher, qui conſomme le Cadavre de leur Epoux. Il faut maintenant que l'Autorité du Prince faſſe Digue à cette étrange Dévotion. Comme Brama avoit fait acheter à la premiére Claſſe ſa primauté, il voulût, par le même principe d'équité, dédomager la ſeconde, des fatigues & des périls de la profeſſion, à laquelle il la vouoit. Il dègagea les Rajeputes de toute pratique onereuſe de Religion: Il leur permit d'uſer de toutes les Viandes; & il leur accorda la pluralité des Femmes, refuſée à ceux de la premiére (qu'on nomme Bramines.) Dans les autres Claſſes, il proportionna la rigueur des Exercices réligieux à celle des Métiers & des Arts; de ſorte qu'il eſt le ſeul Légiſlateur au Monde, qui n'ait point propoſé à ſes Sectateurs un chemin unique pour l'une & l'autre Vie. Il penſoit que, de même qu'il eſt des Hommes d'eſprit & de caractère differens, il en eſt auſſi de differente condition, auxquels il devoit fraïer des routes qui leur fuſſent praticables. L'Hoſpitalité eſt fort recommandée par Brama ; & ſes Sectateurs l'exercent d'une maniére bien édifiante, mais ſeulement entr'eux; à cauſe de la pollution qu'ils contractent de l'attouchement d'un Homme qui uſe de toutes les Viandes.

Tel étoit l'état de l' Inde , quand Babar , chaſſé de ſes Etats par les Yusbeks , vint s'y former un Royaume. Plus heureux à envahir le bien d'autrui, qu'a garder le ſien propre, il établit le Siége de ſon Empire à Lahor , puis à Dilly . A peine y fut-il affermi par les Tartares, qui vinrent en foule ſe donner à lui, qu'ils publia de nouvelles Loix, & un nouveau genre de Gouvernement. Il ſe fit propriétaire de toutes les Terres de ſon Empire, & s'en réſerva tous les revenus, pour en payer & récompenſer ceux, dont les Services lui ſeroient agréables. Les Peuples, qui voyoient un million de Tartares prêt, à les maſſacrer, ſe contentèrent d'être Fermiers du Souverain; l'ordre s'établit, & ſubſiſte encore. Les Enfans des Conquèrans poſſedent toutes les Charges, tant du Civil, que de la Finance & de la Guerre. Les derniéres ſe donnent au rang, les autres à la faveur. Mais c'eſt ordinairement par les Armes qu'on parvient à toutes. Il y a deux Ordres de Nobleſſe parmi les Mogols ; & la Nobleſſe n'eſt point héréditaire par la Loi. Rarement pourtant un Omrah manque à laiſſer ſon Fils en paſſe d'obtenir ſon rang. On nomma Omrah du prémier, Omrah du ſecond rang, le Noble des deux Ordres. Celui-là n'a que l'Empereur & les grands Officiers au-deſſus de lui: Celui-ci n'a point de Noble qui lui ſoit inférieur. Mais il y a bien des Officiers Généraux, qui ne ſont pas Omrahs . Les anciens Seigneurs des Provinces, réunies à l'Empire par les Succeſſeurs de Babar , ont été conſervés dans la Souveraineté de leur Pays, ſous Vaſſelage, dont l'onereux ſe borne à fournir leur contingent dans les Armées de l'Empereur, & à lui entretenir en commun dans la Ville de ſa réſidence un Corps de Troupes, qu'on appelle improprement ſa Garde , & qui eſt d'ordinaire de 30000. Hommes de Cavalerie, & de cent mille d'Infanterie. Ce Corps fournit chaque jour une Garde de ſon quart, qui eſt relevé au bout de vingt-quatre heures. Ces petits Princes ſe nomme Rajas , & ne ſont de petits Princes, qu'en égard à celui dont ils relèvent. Les Rajas de Rantor , d' Uſepour , & d' Amber , mettent ſur pié ſoixante mille Hommes d'Infanterie, & autant de Cavalerie, chacun. Dans le Rajat, l'Empereur n'hérite point des Particuliers. L'Hérédité & la propriété y ſont inviolables. Le nombre des Royaumes, que l'Empereur fait entrer dans ſes titres eſt de 53. & il n'y en à point dont l'étendue n'égale, & dont la richeſſe ne ſurpaſſe la plus grande & la plus riche Province de France .

On ne trouve que des richeſſes, que par le peu de Diſſipline qui règne dans ſes nombreuſes Armées, & par le peu d'attention à fortifier les Places. Des idées outrées de grandeur & de fierté font mépriſer aux Empereurs les Ennemis, qui peuvent venir contr'eux; & tandis que leurs forces, réduites au quart, mais en ordre, ſufiroient pour écraſer tous leurs Voiſins, ils n'ont jamais été en état, avec leurs Armées immenſes & leur appareil prodigieux, de tenir contre un Guerrier, qui les eût attaqués avec quarante mille bons Soldats. Les Citadelles ſont des Palais, peuplés de Femmes & d'Eunuques, quand le Prince y eſt, & déſertes lorſqu'il n'y eſt pas. Tout y fût fait pour l'ornement; on n'a point penſé à la défenſe. L'Empereur a une Garde intérieure; c'eſt celle qui eſt dans le Palais. Elle eſt compoſées de Femmes, éxercées à tirer de l'Arc & à lancer le Javelot, & diſtribuées en Compagnies, avec les Capitaines du même Sexe. La Milice de l' Indoſtan ſe raporte à trois Ordres. Le prémier eſt de cette Armée, que l'Empereur fait entretenir perpétuellement par les Rajas, dans la Ville de ſa réſidence. Le ſecond eſt des Troupes répandues dans les Provinces de l'Empire, & ſur la Frontiére, à la Solde de l'Empereur & toutes de Mogols : On conjecture plûtôt qu'on ne ſçait leur nombre, parce que les Gouverneurs ne les tiennent ſouvent que ſur le papier. Là il eſt de 400000. hommes de pié, & de 200000. Cavaliers. Le troiſiéme Ordre eſt formé par les Contingens des Rajas, dont on peut préſumer le nombre par celui des Rajeputes, qui ſont plus du tiers du Peuple de l' Indoſtan , la pluralité des Femmes les faiſant multiplier plus que toutes les autres Claſſes de Brama enſemble. Toute cette multitude d'Hommes armez n'a que le nom & la figure de Soldats. Elle ne tiendroit pas contre les deux Corps de la Garde particuliére de l'Empereur, bien conduits. Chacune de ces deux Troupes eſt de l'inſtitution d' Oreng-Zeb ; & elle eſt compoſée de douze mille hommes, choiſis ſur plus de ſix cens mille Mogols, pendant plus de vingt ans. C'eſt d'entre ces Gardes du Corps que ſe prennent les Officiers. Chaque Soldat des Gardes eſt marqué au front du Chiffre de l'Empereur, comme un Serviteur dévoué à lui. Les Omrahs des deux ordres ſont obligés de faire faire à leurs Fils leurs premiéres campagnes dans l'un ou l'autre de ces Corps. Les Eléphans font une partie des Forces Mogoles aux yeux des Indiens. Il y en a environ 500, dreſſés également pour la Chaſſe & le Combat. Les Harnois de ces Animaux ſont d'une magniſicence étonnante. L'Or, l'Argent, & les Pierreries ſont prodigués ſur ces Maſſes énormes. Mais elles ſont plûtôt une amorce, qu'un épouventail pour un Ennemi.

Il n'auroit fallu que deux ans à une vingtaine d'Hommes, dans mes diſpoſitions, pour former au Mogol une Armée capable de rechaſſer Nadir-Schah en Perſe . Malheureuſement j'étois ſeul en état de ſaiſir la différence qu'il y avoit entre l'Armée Perſane & les Troupes Mogoles. Déjà le Schah étoit Maître de Kiaboul , avant qu'on voulût croire à Dilly qu'on eût quelque choſe à craindre de ſa part. Lorſque la nouvelle de la priſe de cette importante Ville vint, on regarda le Prince du génie le plus hardi, & le plus vaſte, comme un Brigand, qui ſe retireroit de lui-même, après avoir pillé quelques lieues de Pays. Juſques à Lahor , il n'eut en tête que des Gouverneurs de Province, avec les forces de leur Gouvernement. Son Armée arriva devant cette Capitale en auſſi peu de temps qu'une Caravane; & elle y entra auſſi aiſément. Je connoiſſois trop bien ce Prince, pour croire qu'il s'en tint la. Dans le Conſeil qui ſe tint chez le Prince Nabab , où on me fit l'honneur, de m'admettre, j'ouvris deux avis. Le premier étoit de céder promptement, dans la meilleure forme poſſible, tout le Pays d'au delà le Sind , d'y joindre de magnifiques préſens, & toutes les déférences, qui ne comprometteroient point la perſonne de l'Empereur, & de reconduire en pompe l'ambitieux Schah juſqu'à la Frontiére: C'eſt, dis-je, un Sacrifice fait au temps, dont la ſurpriſe diminue, efface même la honte. Je vis pluſieurs Omrahs, qui avoient leurs Parens, leurs Amis, ou leurs Créatures dans les Royaumes de Bacar , d' Atok , de Multan , & dans le Zabliſtan , prêts à s'élever contre moi, comme contre un Traitre. Je feignis de ne rien voir, & je propoſai tout de ſuite ma ſeconde opinion, qui étoit de ſe retrancher dedans & dehors Dilly , d'où, pendant qu'on en tranſporteroit les Habitans & les richeſſes à Agra , on feroit de gros Détachemens qui iroient ruiner le Pays d'entre Lahor & cette Capitale; qu'à l'approche, du Schah, s'il continuoit d'avancer, l'Empereur ſe retireroit avec ſon Armée vers Agra , en ruinant & brulant les Villes, les Bourgs & les Campagnes. Les Perſans, dis-je, y penſeront à deux fois avant que de s'enfoncer dans des Pays, qu'on leur paroitra déterminé à ruiner pour leur enlever leurs Subſiſtances. S'ils pouſſent juſqu'à Agra , on ſera alors plus en état qu'à préſent d'aller leur livrer Bataille. Mais on leur en ôtera l'envie, en détachant dès aujourd'hui quelque bon Officier à la tête des deux Corps de la Garde particuliére, qui ira par un circuit tomber ſur leurs derriéres, & rompre leurs Ponts ſur le Sind . Le Conquèrant ſera réduit, à ſe retirer prudemment, ou à riſquer de ſe perdre en déſeſpéré. L'un ou l'autre parti nous ſera également utile & glorieux.

Le Conſeil, après que j'eus ceſſe de parler, fût une cohue, ou tout le monde vouloit ſe faire entendre. Il ſe ſépara, ſans avoir rien réſolu; & pendant les trois jours ſuivans la Cour ne parût pas plus inquiéte, que ſi l'Ennemi eût été ſur la Frontiére. Chaque Raja du Couchant ſe tenoit paiſible dans ſon petit Etat, fort indifférent ſur la perſonne du Prince, auquel il lui faudroit rendre hommage. De quatorze de ces Princes qui ſont entre le Sind & le Gange , il n'y en eût qu'un, nommé Jaſink , Raja d' Aſmir , qui ſe rendit ſous Dilly avec vingt-cinq à trente mille Rajeputes de ſon Rajat. Ce renfort, quelque peu d'accroiſſement qu'il donnat aux forces de l'Empereur, anima tous les Omrahs à marcher au-devant de l'Ennemi. On fit la revûe de l'Armée ſous les murs de Dilly , le 8. de Février: & plus de 200000 hommes, dont elle étoit compoſée, inſpirérent tant de confiance, qu'on ne daigna pas prendre la précaution de tranſporter à Agra les Tréſors amaſſés dans le Palais par Schah-Gehan . Tout reſta comme ſi nous avions été ſurs de revenir triomphans. L'Armée avança juſqu'a ſix Journées, ſans avoir d'autres nouvelles des Perſans, que ce que des Fuyards en donnoient. A la ſeptiéme, on joignit les Coureurs Ennemis; & on en fût bien battu. On avança encore une journée, en eſcarmouchant avec la Cavalerie Perſane. Enfin la neuviéme, on poſa le Camp à Kyernal , dans le Jenupar ; & on y commença des Retranchemens. Il ſembloit qu'on eut oublié qu'on étoit venu pour livrer Bataille. Le 19. au matin, on vit le Schah faire ſes diſpoſitions pour l'attaque de ces Retranchemens imparfaits; & dans l'embarras d'une foule d'avis contradictoires, on prit le plus mauvais parti, qui étoit de ſe tenir ſur la défenſive. L'Armée fut rangée à l'Indienne, ſur le front du Retranchement; les Corps d'Infanterie tous enſemble, ſans intervalles, ſans Cavalerie pour les ſoutenir. L'Empereur étoit au milieu de ſes deux Troupes de Gardes, monté ſur ſon Eléphant. La Cavalerie ſe mit hors des lignes, ſur les ailes, diviſée en Eſcadrons, ſi gros, qu'elle ne pouvoit faire bien aucun mouvement. Le Raja Jaſink , qui n'étoit point d'avis qu'on ſe tint derriére le Retranchement, fut s'apuier à la Cavalerie de la droite. Il fut le premier attaqué; & il ſoutint bravement le choc. Sa mort fit lâcher pié à ſes Rajeputes, qui ſe croyent dégagés du Serment de combattre, quand leur Raja ſemble, en les quittant, renoncer à l'engagement qu'ils ont avec lui. Les Généraux prirent ce premier échec pour un préſage de la perte entiére de la Bataille, s'ils l'engageoient; & malgré l'impoſſibilité de faire bien une retraite en préſence d'un Ennemi en bataille, ils la firent ſonner en donnant l'ordre aux deux Commandans des Gardes de la favoriſer avec leur Troupe. C'étoit à Neſſur-Ali de commander. Je voulus bien lui ſervir d'Aide de Camp, & porter des ordres, qu'il ne me donnoit pas. Les deux Troupes, partagées en quatre Corps à peu près égaux, ſur un même front furent s'appuyer à la Cavalerie de la gauche, comme le Raja avoit fait à celle de la droite; & celle-ci, ralliée dans le Retranchement, vint les ſoutenir à leur droite. Dans cet ordre nous fimes une charge, qui arrêta tout court le centre ennemi, qui venoit au Retranchement. Au moyen de demi tour à droit, nous revinmes nous appuyer au Retranchement, devant lequel nous reçûmes, le renfort d'un gros Bataillon, de Rajeputes, que l'eſpoir des récompenſes ramenoit au Combat. L'Ennemi, qui ne comprenoit rien à la manœuvre des Généraux de l'Empereur, il crût qu'il y avoit quelque piége tendu dans les Retranchemens. La vue de pluſieurs Eléphans, que leurs Conducteurs ne pouvoient faire rebrouſſer, le confirma dans cette idée. Extrêmement ſurpris de ne le pas voir tomber ſur nous, je commandai, au nom de Neſſur , de marcher vers le Bourg de Kiernal , qui faiſoit le centre du Retranchement; & & où des Arbres, des Haies, & des Maiſons me permettoient d'eſpérer de tenir ferme quelque tems. Les Généraux Perſans furent hors de route, en voyant ces cinq gros Bataillons, avec de la Cavalerie en ſeconde ligne, leur préſenter le flanc à découvert, & faire, pour ainſi dire, la ronde de long d'un Retranchement, qui n'étoit bordé que d'une nombreuſe Artillerie, ſans que perſonne parût pour la ſervir. Nôtre contenance ne leur permettoit point de déviner une retraite, encore moins l'abandon des Retranchemens en déſordre. Je reconnus Bederned-Kan , un de mes anciens Emules, qui ſe détachoit avec un gros de Cavalerie, pour nous venir tâter, & éxaminer les dedans du Retranchement; & auſſi-tôt faiſant doubler le pas à l'Infanterie, je me mis à la tête de nôtre gauche de Cavalerie, & je fondis ſur lui. On ſe mêla, & nous nous retirames en déſordre. Mais Neſſur ayant fait avancer le reſte de la Cavalerie, le Kan n'oſa pouſſer ſa pointe; & nous rejoignimes nôtre Infanterie, qui nous favoriſa de ſon feu. L'Ennemi connût alors que nous n'étions pas ſoutenus. Il fondit ſur nous avec impétuoſité, & fût reçu de pié ferme. Nous n'avions pas 500. pas à faire pour entrer dans les avenues du Bourg; nôtre nombre étoit ſupérieur à celui de la Troupe, qui nous chargeoit: L'eſpérance de ſe retirer avec gloire, après un dernier effort anima tellement les Officiers & les Soldats, que ſerrant nos rangs, nôtre Cavalerie ſur les ailes, & en diſpoſition d'enveloper celle de l'Ennemi, nous tombames ſur les Perſans. Neſſur-Ali étoit à pié au prémier rang: Il tenoit ma place, tandis que je faiſois ſes fonctions. Il y fut tué; & moi, ſans aucune bleſſure; je me vis aſſurer par ſa mort, la récompenſe qu'il auroit reçue. Le Schah avoit tourné le Retranchement à la gauche, où une Colline nous déroboit à ſa vue. C'étoit à ce coup inutile de l'art que nous dûmes nôtre ſalut. La nuit étant ſurvenue peu après notre entrée dans le Bourg, les Perſans, qui apprirent que le Schah étoit dans les Retranchemens, qu'il leur diſoit abandonnés, ne ſe ſouciérent point de nous attaquer dans le Bourg, & l'ordre de leur Maître, qui leur défendoit de ſe débander à la pourſuite, nous laiſſa la liberté de nous retirer. Il nous fut facile de reconnoître la route de l'Armée aux Bagages & aux Traineurs, qu'elle avoit abandonnés. Elle s'étoit retirée au pié des Montagnes, qui ſéparent le Jenupar du Dilly , à la Source de la Ghenna . Nous la joignimes le 21. à midi. C'étoit un Spectacle hideux de voir cette multitude d'Hommes, la plûpart ſans Bagages, éparpillés ça & là, ſans ordre, ſans vivres, & la crain-te de la mort peinte ſur le viſage. Sjahl Omrah Commandant de la Premiére Garde, fut chez l'Empereur, où il fit le récit de notre retraite, avec une ſincérité & une envie de m'obliger, qui m'attachèrent dès lors à lui de l'amitié la plus tendre. Au riſque de ſe mettres à dos tous les Grands Officiers, il dit que l'Armée avoit fui, & que nous avions ſeuls livré la Bataille. L'Empereur me fit appeller. Il me fallut lui donner un nouveau récit, où je rendis juſtice aux Vivans & aux Morts, en affectant de ne jamais parler de moi en particulier. Le Monarque me dit pluſieurs fois, que je m'oubliois; mais je liſois dans ſes yeux, & ſur le viſage de tous ceux qui étoient près de ſa perſonne, que cet oubli volontaire m'aqueroit leur eſtime; & j'y perſiſtai. Tu as ſauvé l'Armée, me dit l'Empereur. L'Omrah Neſſur , qui eſt maintenant dans le ſein de l'Envoyé de Dieu, m'inſpire de t'en récompenſer, en te donnant ſes Biens, & ſa Charge. Va prendre ſa place dans le Conſeil. L'Omrah Sjahl t'y préſentera de ma part. En même-tems il détacha de ſon côté une Cimeterre, qu'il me mit en main. C'eſt la marque de l'inveſtiture du Commandement des Gardes. Je me retirai, en me proſternant ſelon l'uſage; & juſqu'à la Tente du Prince Nabab , je fus accompagné des plus grands Officiers, qui affectoient la plus grande joye de mon élévation, dont le ſujet les devoit couvrir de honte.

L'ordre du Conſeil fut renverſé. Le Nabab opina le premier, & opina pour demander la paix au Schah. Il fut ſuivi des Généraux, & des Grands Officiers; & la réſolution fut priſe avant que mon tour fut venu de parler. Je reſtai auprès du Nabab , après le Conſeil levé. Dans une Audience particuliére, que je lui demandai, j'oſai fronder, avec toute la hardieſſe d'un Homme de cœur, un arrêté qui en marquoit ſi peu. Pour avoir la paix, lui dis-je, il faut paroître en état de faire la Guerre. Les affaires ne ſont plus où elles en étoient, lorſque j'opinai pour renvoyer le Schah en Perſe , à force de préſens, & de ceſſions. Si on s'obſtine à lui faire face avec l'Armée délabrée qui eſt ici, il la croira l'unique reſſource de l'Empire; & certain comme il doit être, qu'elle ne ſoutiendra pas la vûe de la ſienne, il ſera fondé à croire qu'il donnera à l'Empereur tout ce qu'il ne lui voudra point enlever. Enfin nous recevrons la paix de lui comme des Eſclaves reçoivent leur grace d'un Maître qu'ils ont offenſé. Mais ſi l'Empereur, ordonnant à cette multitude, maintenant ſans cœur & ſans défenſe, de ſe retirer comme elle pourra dans l'intérieur de l'Empire, ſe retire lui-même avec ſa meilleure Cavalerie vers Agra , en ruinant tout le Dilly , ſans excepter la Capitale; alors le Schah connoîtra qu'il n'a rien fait juſqu'ici. Je m'offre d'aller avec trente mille hommes attaquer ſa Garde aux Ponts qu'il a jettés ſur l' Indus ; & je répons ſur ma tête de lui couper ſa retraite, ou de l'obliger à rebrouſſer plus vîte qu'il n'eſt venu.

Le Nabab m'écouta attentivement. Mais il étoit incapable de prendre de lui même une réſolution; & je n'étois pas aſſés accrédité, pour faire valoir celle que je lui voulois inſpirer. La Politique du Schah agiſſoit parmi les Omrahs. Il avoit fait des Traitres des plus puiſſans d'entr'eux; & la promeſſe de faire autant de Rajas Souverains, de ceux qui avoient des Gouvernemens, les avoit aveuglés au point de leur faire négliger juſqu'aux moindres précautions contre ſon manque de parole. Je fus mandé ſur le ſoir chez l'Empereur, où tous les Grands étoient aſſemblés. Le Monarque lui même étoit placé en lieu à entendre, ſans être vû, tout ce qui ſe diſoit dans ſa Tente. A peine parus-je que Darnivéen , Grand Portier du Palais, m'adreſſant la parole me demanda, s'il n'étoit pas vrai que j'euſſe conſeillé de traiter avec le Schah. Pourquoi, ajouta-t'il, blâmes tu aujourd'hui ce que tu voulois hier? Je vis qu'on me vouloit faire une chicane: J'ignorois que l'Empereur nous écoutat: Je ne voyois que mon égal dans cet Officier: Je le tançai avec toute la force imaginable. Eh ignores-tu, lui répondis-je vivement, qu'il y a quinze jours que je propoſois cet avis; & qu'il ne fût pas le ſeul que je propoſai? Il étoit praticable alors, que l'Armée Impériale n'avoit pas reçu un Affront. Préſentement il eſt ruineux, & il couvrira de honte quiconque le voudra faire valoir. Je répétai ce que j'avois dit au Nabab. Tout eſt perdu, continuai-je, ſi l'Empereur reſte encore deux heures dans ce Camp. Un jour viendra qu'ils vous demandera compte de votre négligence à le lever. Ce fût un bonheur pour moi que le Monarque fût ſi près. J'aurois payé de ma Vie cette inſulte. Mais un ſignal qu'il donna, le Nabab me congédia; & je me hatai de me retirer au milieu des Gardes, dont l'affection pour moi étoit déja égale à celle qu'ils avoient portée à Neſſur-Ali .

Les traitres l'emportérent. Dans la nuit même on députa au Schah, qui pour toute réponſe indiqua une conſérence entre l'Empereur & lui pour le troiſiéme jour, entre les deux Armées. L'infortuné Muhammed , trahit par ceux qui avoient ſa confiance, ſe livra à la diſcrétion de ſon Ennemi, qui n'ayant pas engagé ſa parole, prit avantage de cette imprudente franchiſe, & retint priſonnier comme vaincu un Prince qui avoit encore toutes les forces de 40. Royaumes intactes. Auſſi-tôt que la nouvelle de cet étrange Evénement fut venue au Camp, tout ſe débanda. N'ayant plus rien à faire au voiſinage d'un Vainqueur, dont je ne pouvois être reconnu, ſans qu'il m'en coutat la vie, je pris la fuite avec mes Domeſtiques, & environ ſoixante Officiers des Gardes, qui voulurent courir ma fortune. Je traverſai Dilly , avant que la triſte nouvelle y fût venue. J'y pris quatre Eléphans & des Chevaux de l'Ecurie Impériale; & après avoir chargé les quatre Coloſſes de ce qu'il y avoit de plus précieux dans le Palais de Neſſur-Ali , devenu le mien, je marchai vers Agra avec la plus grande diligence. Je ne me crus pas encore aſſés loin du Schah dans cette Ville, quoique diſtante de Dilly de 12. Journées. Ma ſuite avoit groſſi juſqu'au nombre de plus de 1500. tous Omrahs du ſecond ordre, & Officiers, qui me reconnoiſſoient pour leur Commandant. Je me repliai avec eux au midi, dans l'intention de me cantonner dans quelqu'une des Provinces maritimes, ſi le Schah entreprenoit la Conquête de l'Indoſtan, ainſi qu'on devoit l'attendre de l'ambition d'un Prince ſi ſupérieur en génie & en talens à ceux que les Peuples de ce vaſte Empire avoient reconnus pour Maîtres. Il n'eſt rien de ſi relevé a quoi je n'oſaſſe prétendre, cette révolution ſuppoſée. L'idée de mes Ancêtres m'échauffoit le cœur & l'imagination. J'avois pris langue ſur le Royaume de Golconde . Il a des Places, des Arſenaux, un Peuple inombrable. Son Gouverneur étoit un Vieillard avare & cruel, haï des Mogols mêmes. Je me figurois Maître de ſon Tréſor, reçû dans ſes Places, obéi de ſes Troupes que je formois, à l'ordre que je tenois de Mr. d' Imberbault . Il me ſembloit qu'il y avoit de la modération de ma part, de m'en tenir à faire revivre les anciens Rois de ce bel Etat.

Peut-être ces projets étoient ils chimériques. Quoiqu'il en ſoit, en trois mois, je m'étois mis à la tête d'un Corps de Mogols de 4000. Hommes de pié, & de plus de 1800. Chevaux. Je campois, j'avois mon Artillerie, mes Bagages: mes Gens recevoient leur paye; je les exerçois à ma maniére. Une Compagnie de Canonniers Portugais, de 40. Hommes, conduiſoit mon Parc: J'étois en état d'attirer ſur moi une partie des Forces du Conquérant. Je fus informé de celui des affaires à la mi Juillet par pluſieurs des Couriers, que l'Empereur dépêchoit dans les Provinces, pour y porter ſes Ordres. Le Schah avoit préferé, au brillant d'une Conquête incertaine, le ſolide Etabliſſement, qu'il s'étoit fait en Perſe . On diſoit que touché de généroſité envers l'Empereur, qu'il voyoit trahi & livré par ceux qui devoient périr pour ſon ſervice, il s'étoit contenté de prendre pour les fraix de ſon Armement les Tréſors du Palais de Dilly , qu'il avoit vengé lui-même Muhammed de l'infidélité des Omrahs, en les rançonnant, après les avoir traités avec le dernier mépris; que ſous prétexte d'une Conſpiration qu'ils avoient braſſée avec les Habitans de Dilly , il en avoit fait mourir un grand nombre; qu'enfin traitant l'Empereur en Frére, dont les intérêts lui étoient chers, il avoit fait ligue avec lui pour réduire, ou contenir déſormais ſa Nobleſſe dans la ſoumiſſion & le devoir. C'eſt là ce que les Couriers étoient chargés d'annoncer aux Peuple: Ce que les Lettres de l'Empereur aux Gouverneurs rendoient public. Mon amour & ma reconnoiſſance pour un Maître, qui m'a approché de ſa perſonne & de ſon rang, autant que jamais aucun Sujet Mogol l'ait été de ſon Empereur, ne me permettent point d'entrer dans le détail des excès auquels le Schah ſe porta dans ſa proſpérité. Il maſqua d'une fauſſe généroſité une retraite, à laquelle la paix du Turc avec l'Empereur d'Allemagne l'obligeoit; après être entré dans l' Indoſtan en Héros, après s'être rendu Maître de la Capitale de cet Empire, en Politique, qui ſçavoit profiter de tous ſes avantages, il en ſortit en Voleur, en Brigand, qui ne connoit rien au deſſus du Butin. Sa cruauté a laiſſé ſa mémoire en horreur au Peuple immenſe de l'Indoſtan. Il punit les Traitres, après avoir profité de la trahiſon. Mais il envelopa les Innocens dans la punition des Coupables.

Ainſi qu'il le dit lui-même, il fût un Fléau envoyé de Dieu. L'aveuglement de l'Empereur & de ſa Cour eſt un prodige.

Muhammed ſut profiter des terribles leçons de l'Adverſité. Remonté ſur ſon Trône, il y voulut régner; & ſon Caractére plein de douceur & de bonté, en le rendant attentif à faire jouïr ſes Peuples de la Paix, ne l'empêcha point de penſer à la Guerre. J'en fus reçù, à mon retour, en Serviteur utile. Il me confirma dans la Charge de Commandant de ſa Seconde Garde, & me donna plus d'autorité que n'en avoient eu mes Prédéceſſeurs. Il tira de ſon Tréſor de quoi me tenir lieu des grands Biens de Neſſur-Ali , qui avoient été diſſipés dans le pillage de ſon Palais, qu'il voulut rebâtir de ſes derniers. Enfin je reçus la récompenſe des Conſeils que j'avois donnés ſans fruit, & des Services, que j'avois eu intention de rendre. Ces bienfaits m'animérent d'un nouveau zéle. J'entrepris de former tout le Corps des Gardes à l'exercice que je croyois le meilleur. Je réduiſis les Compagnies à 960. hommes: J'en pris les hauts & bas Officiers, que j'éxerçai tous les jours, avec ce qui étoit dans le Corps de Jeunes-Gens de naiſſance. En quatre Mois, ils furent auſſi fermes dans leurs Marches; auſſi prompts dans leurs Evolutions, que la Troupe d' Europe la mieux dreſſée. La Compagnie fut un Bataillon, qui ſe préſentoit en plaine à 6. de file, en rangs de 160. Au ſon du Cor, elle ſe formoit en préſence de l'Ennemi à telle hauteur, ſur tel front, que le lieu & la circonſtance le demandoient; ſans que l'Ennemi put voir cette manœuvre. Les rangs ſe doubloient, triploient, quadruploient &c. derriére le prémier qui les maſquoit. Au ſon de la Marche, le prémier rang ſe plioit comme une Biſeau qui ſerre ſes ailes, ſans faire le moindre mouvement, que de concert avec tout le Corps; & le Bataillon ſe trouvoit formé en quarré, plus ou moins long, en coin plus ou moins large, ſelon que le Commandant l'ordonnoit. Toute cette manœuvre avoit pour baze la diſtribution des hauts & des bas Officiers. C'étoit d'elle que dépendoit la juſteſſe du Bataillon à ſe couper, à ſe fendre, à ſe rejoindre, à ſe tourner, ſoit en partie, ſoit en entier. J'ai vû des Européens dans l'admiration de la viteſſe, & de la régularité de ces mouvemens. Les hauts & bas Officiers, bien inſtruits, eurent peu de peine à inſtruire les Soldats. A la Fête de l'Empereur, le 24. Septembre 1740. treize Mois après mon retour à Agra , je donnai, à ce Monarque & à ſa Cour, le Spectable de ces nouvelles Evolutions. Il me paya la ſatisfaction, qu'il lui donna, par le plus haut rang, où j'oſaſſe alors aſpirer. Je fus fait Omrah du prémier Ordre; & je reçus un préſent de quatre Lags, ou 400000 Roupies, pour m'aider à ſoutenir cette Dignité. Quinze jours après, l'Empereur demanda une répétition dans la grande Place du Mahal , ou Palais d' Agra . Ayant ſaiſi combien ſes forces ſeroient augmentées, ſi une ſemblable Diſcipline étoit introduite dans toutes les Troupes répandues dans les Provinces, il me fit expédier la Commiſſion de Lieutenant-Général des Armées de l' Indoſtan , avec des Ordres aux Gouverneurs de ſe remettre ſur moi de leur inſpection ſur le Militaire. Je reçus avec reconnoiſſance ce nouveau témoignage de l'eſtime de mon Prince. Mais je prévis que l'exécution du projet me ſeroit impoſſible, vû l'entêtement des vieux Généraux, & la prévention des Officiers pour les anciens uſages; vu la pareſſe du Soldat, & le relâchement de toute fonction militaire, dans lequel on le laiſſoit vivre; vu enfin la poſſeſſion, dans laquelle étoient les Gouverneurs, de n'avoir des Soldats que les jours de revûe. J'entamai cependant ma Viſite, ayant une ſuite de 2000. Gardes du Corps, que je devois répartir dans les Provinces, avec le Brévet & la paye de Min-Souba . Je fus juſques dans le Décan . Là je reçus réponſe favorable à la demande que je faiſois de mon rappel. Elle étoit accompagnée des Pleins-pouvoirs de l'Empereur, pour aller recevoir le Comte, que les Régens de Daca devoient rendre à leur Raja Majeur, de leur Adminiſtration pendant ſa Minorité. Les affaires étant réglées, le jeune Raja & ſa Mére voulurent que j'euſſe l'honneur de les conduire à Agra . La Princeſſe, Sœur de l'Empereur, étoit dans le deſſein de ſe confiner dans le Mahal , pour le reſte de ſa vie; le Raja venoit rendre homage à ſon Souverain, & ſes reſpects à ſon Oncle.

J'eus le bonheur d'affoiblir le goût de la Princeſſe pour la retraite. Je n'oſois porter mes vœux juſqu'à la Sœur de mon Empereur. Cependant, après l'avoir vûe, après avoir eu pluſieurs fois l'honneur de ſon entretien, je ſentis que j'étois malheureux, ſi elle ſe tenoit à la diſtance ou ſa naiſſance la mettoit de moi. Mon inquiétude & mon chagrin percérent; elle en devina la cauſe. Oh! mon cher Frére! Quelle ſatisfaction, quelle joye pour moi, de l'entendre m'interroger ſur ma Naiſſance! Ma mémoire me fut fidèle ſur l'Extrait de notre Livre. Je la vis, cette Princeſſe charmante, douter, craindre, demander d'être convaincue. Je n'avois point le Livre avec moi. Elle m'ordonna de le lui envoyer, dès que je ſerois à Agra . Avec quel empreſſement ne fût elle pas obéïe? Je lui fis parvenir l'Original, & la Traduction, que j'en avois fait faire en Perſan, à Iſpahan . L'Empereur vit ce Monument précieux de l'ancienne ſortune de nos Péres, ce témoin irréprochable de notre grandeur perdue. Il ſe fit honneur de corriger le caprice du ſort. Le Deſcendant des anciens Rois d'une Contrée de l' Aſie , ne lui parut point indigne d'être ſon Beau-frére. Ce Monarque me rapprocha de la Princeſſe ſa Sœur, par les Dignités qu'il me conféra. Gouverneur du Pangëab & de Lahor , Grand Portier du Palais (SurIntendant de la Maiſon de l'Empereur) je conſervai par goût le Commandement de la Seconde-Garde. C'eſt dans cette brillante Fortune que j'ai vécu depuis le Mois de Février 1742. Après la perte de mon Illuſtre Epouſe, la troiſiéme année de notre union, le deſir d'avoir mon cher Frére près de moi s'eſt accrù à meſure que mon ambition a manqué d'aliment. Depuis quatre ans, j'ai toujours eſpéré que la Fortune feroit encore ce coup en ma faveur. Maintenant que ma ſanté, de jour en jour plus mauvaiſe, me dit de me diſpoſer à quitter cette Vie, je ne ſouhaite plus que de vous faire ſçavoir, Mon cher Jean François , ſi vous vivez encore, que je vous ai eu dans mon Cœur & dans ma mémoire juſqu'à mon dernier moment.

ADIEU.

Appendix A

Note: (*) C'eſt le Port de Surate, qui en eſt éloigné de deux ou trois lieues.
Note: (**) Je n'ai rien voulu changer aux expreſſions de ces deux Lettres de François.
Note: (*) Ce ſont les Feuilles d'un Arbriſſeau, dont les Indiens font leur machicatoire.
Note: (*)Il diſoit vrai. Mr. Conſtant d'Hermanches, Colonel (*) Colonel au Service de Hollande & premier Capitaine aux Gardes du Prince Stadt-houder, ayant acquis cette Terre en 1753, a fait faire la renovation des Actes; & il a trouvé, que les Moginiés, dont il reſte encore deux dans le Village, ont été le plus anciens Seigneurs.
Note: (*)Il n'y a point manqué.
Note: (*)Eau de vie de grain, dont il ſe fait une conſommation incroyable en Hollande.
Note: (*) Le Pays de Vaud étoit alors une Portion de la Savoye.