PARTIE 1
Lettre première. de Ladi Sidley, au comte de Mirbelle.

de à une lieue de Paris. Vous me demandiez hier d'où venoit ma tristesse, et si j'avois à me plaindre de vous. Est-ce vous qui m'avez fait cette question? Est-ce à moi que vous deviez la faire? Vous le savez, je suis naturellement sérieuse. L'habitude du malheur, contractée dès ma plus tendre enfance, a donné à mes traits cette expression involontaire, qui ne signifie rien, et qu'il ne vous est pas permis de mal interpréter. Moi! De la tristesse quand je suis avec toi, quand je jouis de ta présence, et que je lis mon sort dans tes yeux! Ai-je un autre bien que celui-là, d'autres plaisirs, d'autres liens qui m'attachentà la vie? Je l'ai soufferte; c'est te dire à quel excès tu m'es cher. Ta passion est plus foible, si tu doutes de la mienne. Ai-je à me plaindre de toi, me dis-tu? Peux-tu le craindre? Dois-tu le penser? As-tu donc mérité que je m'en plaigne? écoute. Le ciel semble m'avoir fait naître pour les chagrins les plus sensibles; et s'il me donna le courage, ce fut pour l'exercer par l'infortune. J'ai perdu, après six mois de l'union la plus douce, un époux tendrement aimé. J'ai vu mon vertueux pere en bute aux persécutions de sa patrie; je l'ai vu mourir entre mes bras défaillans, tandis que ses bourreaux frémissoient autour de sa prison. Mes premieres larmes ont coulé dans un cachot, sur un vieillard qui méritoit un trône. Ma mere me restoit, une mere adorée, et qui mêloit ses pleurs aux miens; je l'ai perdue. Tu en as été le témoin; c'est elle qui nous a unis à son dernier soupir: je n'ai plus que toi au monde. C'est sur une tombe que le flambeau de l'hymen s'est allumé pour nous; hymen sacré, quoiqu'il n'ait point la sanction des loix, et que l'appareil des autels ne l'ait pas confirmé! Vas, je suis loin de rougir de ma foiblesse, et des droits que je t'ai donnés sur mon coeur. Je ne sais point me soumettre à ces petites bienséances qui n'enchaînent que les ames ordinaires; et dans tes bras même, où je m'enivre d' amour, j'oserois prendre l'être suprême à témoin de mon innocence, et lui offrir ton bonheur,comme le garant de ma vertu. Ne crains donc pas que je t'importune par des impatiences et des craintes qui nous humilieroient tous deux. Je suis à toi, je t'appartiens jusqu'à mon dernier souffle; je chéris mon sentiment, je m'y attache, et je desire que tu ne sois lié que par le tien. Tu dépends de ta famille; tu as des devoirs à remplir; remplis-les tous. Je veux que mon souvenir se mêle à tout, et ne soit obstacle à rien. Connois l'ame d'une angloise. La sécurité est dans mon coeur; elle est le fruit de l'estime. Si je pouvois te soupçonner un instant, cet instant seul empoisonneroit tout le cours de ma vie. Le calme dont je jouis n'est que le recueillement d'une sensibilité profonde; si l'orage y succédoit, il seroit affreux. O mon ami! Quel barbare peut travailler lui-même à détruire le charme de ses bienfaits? Tu as créé pour moi un nouvel univers. Tu m'as placée où tu as voulu; j'y demeure, et n'y regrette rien. Ce jardin, ces fleurs que je cultive, ces bosquets dont l'ombre nous cache à tous les yeux, voilà mes trésors; je foule les autres aux pieds; je dédaigne tout ce qui n'est pas toi. Ma solitude m'enchante; quand tu parois, j'y trouve tous les plaisirs; dans ton absence, ton image les remplace. Je me pénetre de ton idée; elle amene sur mes levres le sourire du bonheur; elle consacre tous les instans du jour, se mêle aux songes de la nuit, et fait le charme de mon réveil. Je me félicite de t'avoir connu, de t'aimer, de n' exister que pourtoi, d'habiter aux portes de Paris, et de vivre insensible à son tumulte. Voudrois-tu changer en deuil éternel la félicité que je te dois? Voudrois-tu noyer de larmes, des yeux que tu remplis d'amour? Non, je n'ai point, je n'aurai jamais de reproches à te faire: j' ai l'orgueil de ne point craindre de rivales. Eh! Quelle femme me ressemble? Adieu: je t'attends, à ton retour de . Je relis Clarice pour la troisieme fois. La malheureuse! ... mais pourquoi donc ton absence a-t-elle été plus longue cette fois-ci? Je ne puis te quitter. Adieu.

Lettre II.

du duc , à la marquise de Syrcé. depuis quinze jours, madame la marquise, j'ai fait de profondes réflexions. Votre conduite avec moi, les rigueurs soutenues, dont vous avez payé la passion la plus décidée et une constance à toute épreuve, auroient pu laisser dans mon coeur quelque secret dépit, et faire succéder le ressentiment à la surprise. Rien de tout cela. Vous avez, dans le caractere, je ne sais quoi qui désarme le mien. Ma résolution est prise; elle est violente, mais stable. Je m'immole à votre caprice, à votre raison, si vous l' aimez mieux; et, puisque l'amour vous estantipathique, je consens à me réduire pour vous aux langueurs de l'amitié. C'est la premiere fois que j'accepte un partage si modeste avec une femme de votre âge et de votre tournure. Le sacrifice est pénible, je le sais; n'importe, je m'y soumets; et ce nouvel hommage doit vous paroître d'autant plus délicat, que je suis l'homme du monde qui sens le plus vivement l'amertume des privations. Me voilà donc votre ami! Le singulier titre! Vous me trouverez un peu gauche les premiers jours. Un rôle qu'on n'a jamais joué effarouche d'abord: mais on s'y accoutume avec le tems; et nous n'aurons pas exercé dix ou douze ans, que c'en sera fait pour la vie. Convenez donc que vous en êtes quitte à bon marché. Je ne suis pas si dangereux que bien des femmes voudroient le faire accroire. Elles n'ont qu'à vous interroger; vous les désabuserez, n'est-ce pas? Et vous aurez grand soin de m'enlever une réputation que je mérite si peu? Eh bien, avez-vous encore mauvaise opinion de moi? Me refuserez-vous inhumainement la confiance que je réclame? Je la paie assez cher pour en être jaloux. J'ai dans la tête, qu'un homme un peu intelligent, pour ressembler à quelque chose auprès d'une femme, doit avoir ses bonnes graces, son coeur ou son secret; et je ne crains point qu'on me taxe de présomption, quand je ne demande que le simple aveu du vôtre. Vous sentez à merveille que la malignité pourroitprêter des motifs à votre résistance. Les femmes (tout ceci n'est que philosophique et général) ne sont guere capables de cet héroïsme désintéressé, de ce courage triste qui repousse les soins, et se courrouce contre les intentions. Ces efforts gigantesques sont trop loin d'elles. Elles ne sont rien moins que dupes. Quand la raison nous trompe, l'instinct les dirige, et j'imagine qu'il leur faut des vertus d'un usage facile. Ainsi, toutes les fois qu'elles se défendent contre un homme qui sait attaquer, ne seroit-ce pas qu'elles sont occupées d'une foiblesse qui leur donne la force de vaincre, et leur prête les armes dont on fait honneur à leurs principes? N' est-ce pas toujours par l'attrait d'une jouissance, qu'elles se privent d'un triomphe? Au reste, ce sont mes doutes que je propose. Je crois excessivement à la vertu: mais il est des incrédules (on voit des monstres), et ceux-là, par exemple, ne verroient dans mon désastre que le sûr garant de la félicité d'un autre. Cependant, madame, si vous aviez fait un choix (car tout est possible), qui pourroit contraindre l'union vraiment céleste de nos ames, et l'innocence de leurs épanchemens? Qu'on dissimule avec un amant, cela se peut, cela se doit même; les femmes ont, sur cet article, une politique aussi ancienne que respectable: mais l'ami, j'aime à le croire, regne sur un coeur ouvert de toutes parts. Il est admis dans le secret des arriere-pensées; il se fait jour à travers la complication des motifs, la dignitédes dehors, et les réserves de la coquetterie. Tel est l'emploi auquel je me borne. Il est juste de m'en laisser jouir; et plus vous êtes avare de faveurs, plus vous devez être prodigue de confidences. Comptez sur ma discrétion. Toute celle que j'aurois eue comme amant préféré, je vous l'offre à un autre titre, malgré la sécheresse du rôle, et la différence des honoraires. Qu'il seroit digne d'envie le mortel que vous distingueriez! Plus je parcours votre cercle, moins je vois sur qui je pourrois arrêter mes soupçons. Ce n'est sûrement point le grand colonel. Auriez-vous été touchée par hasard de sa taille chevaleresque, de sa prodigalité bête, de son dégingandage odieux, de son importance burlesque, et de sa profonde érudition sur l'époque des étiquettes? Pour le petit prince de , il a de la jeunesse, de la fraîcheur, et cette ineptie naïve qui, dans les hommes, dégénere quelquefois en sentiment. Il est doué d'ailleurs d'un bégaiement tout-à-fait gracieux; et quelquefois il n'en faut pas davantage pour déterminer. Un homme qui balbutie, a toujours l'air du désordre de l'amour; et le petit prince, quoiqu'il soit une heure à expédier une phrase, peut avoir une éloquence de situation qui ne laisseroit pas que d'être un dédommagement. Je ne vous parle point du comte de Mirbelle. J'ai même refusé dans le tems, de le présenter chez vous. Je ne me charge point de pareilles commissions. Je sais tout ce qu'on s'attire de plaintes et de reproches, quand on se mêle deces jeunes gens-là; et si vous en êtes mécontente, je n'aurai pas du moins le remords de vous en avoir embarrassée. Ce n'est point qu'il n'ait des avantages, infiniment de graces, et même des qualités: mais, malgré tout cela, je doute qu'il réussisse à vous plaire. Il est trop couru, trop fêté; l'homme de toutes les femmes n'est pas l'être qu'il faut à votre coeur. Je vous connois mieux que vous ne pensez, et j'applaudis sincérement à de si louables dispositions. Adieu, madame la marquise. Je compte aller vous faire ma cour, et commencer avec vous les graves fonctions d'un ami. Si vous m'honorez d'un mot de réponse, cela me disposera au style de l'amitié, et m'ôtera l'embarras que doit avoir un malheureux qui n'est pas initié dans les mysteres de cet auguste sentiment. Je suis avec respect, etc.

Lettre III.

de la marquise de Syrcé, au duc de . je vous avoue, monsieur le duc, que votre lettre m'a beaucoup amusée. Mais pourquoi donc n'est-elle pas de votre écriture? Sans votre coureur, j'étois tout-à-fait dépaysée; je n'aurois pu vous reconnoître qu'à la légéreté de votre persifflage, sur-tout à votre prudence. Oh! Oui, vous auriez craint, en m'écrivant vous-même,de laisser dans mes mains un titre qui déposât contre vous en faveur de ma conduite: mais, dieu merci, vous ne connoissez pas plus mon coeur que mon caractere. Mon honnêteté me suffit; je n'ai pas besoin d'armes étrangeres pour la défendre. Faites, dites tout ce qu'il vous plaira; je vous le pardonne d'avance, et n'ayez pas peur que je me justifie. Revenons au genre de votre style. Encore une fois, c'est sur ce ton là que je vous aime. Vous ne valez rien quand vous parlez d'amour. Vous y êtes gauche à force d'adresse; et je vous ai trouvé beaucoup trop savant pour moi. La vraie science d' un homme qui aime, c'est d'être pénétré de ce qu'il dit, de ne rien chercher, de ne rien feindre, de s'abandonner, et de peindre sans art le sentiment qui l'occupe. Le faste des mots ne supplée pas à la sécheresse du coeur; et tant que l'émotion ne nous gagne pas, nous sommes toujours armées contre le projet. Un soupir, une larme, un silence expressif doit être plus puissant sur nous que ce vain étalage de galanterie avec lequel on n'a séduit que des femmes qui ne valoient pas la peine de l'être. Toutes vos phrases amoureuses n'étoient que les réminiscences d'un esprit très-cultivé; et je suis ravie de vous voir rendu à votre naturel. Vous êtes sublime dans l'ironie. Il faut bien que cela soit, puisqu'étant l'objet de la vôtre, je n'en conviens pas moins de votre supériorité dans ce genre intéressant. Je ne vous reproche qu'une chose; c'est den'avoir pas enveloppé, sous des expressions plus adroites encore, le dépit qui vous tourmente. Sérieusement, vous voilà donc furieux, parce que j'ai eu l'esprit de ne pas croire à un amour que vous ne sentiez pas? Je vous enleve le plaisir de me tromper; cela crie vengeance, et je ne conçois pas comment, après un pareil tour, vous avez la bonhommie de m'offrir votre amitié. Vous, mon ami! Vous, l' ami d'une femme qui a vingt ans, et dont on cite la figure! Réfléchissez donc, monsieur le duc, aux suites de cette humble résignation. D' ailleurs, je suis assez malheureuse pour n'avoir aucun secret à confier. Prenez-y garde: après avoir été un amant sans conséquence, vous courez le risque d'être un ami sans exercice; ce seroient trop de disgraces à la fois. Vous finiriez par me haïr à la mort; le moyen de s'en consoler? Je m'attends bien à votre incrédulité. On ne vous fera jamais convenir qu'une femme à mon âge, emportée dans le tourbillon où je vis, n'ait pas besoin de reposer son coeur dans le sein de la confiance intime et de l'indulgente amitié. Vous n'avez rencontré jusqu'ici que des femmes à secrets. Ces dames en ont beaucoup à dire, et plus encore à cacher: mais permettez-moi de vous représenter qu'il ne faudroit pas juger tout mon sexe d'après quelques idées générales. Vous êtes étranges, vous autres hommes à brillantes aventures (c' est ainsi que vous les appellez): parce qu'une demi-douzaine de folles, sans retenue, sans décence, tendrespar instinct, libertines par habitude; parce que ces femmes-là, dis-je, vous prennent et vous quittent, et vous reprennent pour vous quitter encore; parce que la publicité de vos perfidies et de leurs désordres les enchaîne à l'opprobre qu'elles osent braver, vous ne manquez pas de nous comprendre toutes dans ces flétrissantes exceptions. Apprenez de moi, monsieur le duc, et retenez si vous pouvez, qu'il est encore des femmes estimables, dont les charmes méritent vos hommages; et les moeurs, vos respects. Les unes combattent leur penchant, et en triomphent; les autres, moins courageuses et plus sensibles, savent honorer jusqu'à leur foiblesse, parviennent à faire de l'amour un sentiment sacré, et ne perdent jamais cette pudeur secrete de l'ame, cette honte délicate qui, même dans leurs écarts, semble toujours les rendre à la vertu. Ah mon dieu! Pardon. Ne voilà-t-il pas que je raisonne? Vous ne vous y attendiez sûrement point, et je vous proteste que je n'en avois pas le projet. Adieu, monsieur le duc. Vous êtes vraiment plus susceptible d'amitié qu'on ne pense; mais je ne veux qu'une preuve de la vôtre. Ménagez les personnes qui composent ma société. Entre nous, l'esprit satyrique ne fait jamais d'honneur. Quoiqu'étourdie en apparence, je n'en suis pas moins très-bonne amie; et je vous pardonnerai vos jolis sarcasmes, pourvu qu'ils ne tombent que sur moi. J'ai la vanité de me croire en fonds pour y répondre.Je n'en pouvois dire autant de votre amour. Ps. Bien des femmes à ma place ne vous auroient point écrit, je le sais: mais que voulez-vous? C'est une fantaisie, et je ne la crois pas dangereuse. Billet. du duc de , au Sieur Le Blanc. eh bien, Mons Le Blanc, que devient l'expédition dont je vous ai chargé? Vos grisons sont-ils en campagne? Viendrons-nous à bout de la charmante angloise? Tâchez de vous ménager des intelligences au dehors, au dedans. Apostez vos argus, payez des espions, débauchez les valets. Employez auprès des femmes-de-chambre, cette séduction que vous possédez si bien. Semez l'or à pleines mains, il ne vous manquera pas. Voilà les circonstances où il faut être prodigue; et vous savez que je suis reconnoissant des bontés qu'on a pour moi. Sur-tout ne me compromettez pas. Si l'intrigue échoue, je ne veux point avoir la honte du revers. Ne nommez ni Mirbelle, ni moi. Vous vieillissez, monsieur le coquin. Vous n'avez plus cette légéreté, cette effronterie active, qui ont signalé vos beaux ans. Vous vous reposez sur vos lauriers; et l'on m'a dit hier un mal horrible de vous. On prétend que vous avez des remords. De quoi diablevous avisez-vous? Terminez mon affaire; vous serez honnête après tant qu'il vous plaira. J'ai besoin de votre intrépidité; et je la paie assez cher, pour que vous remettiez à un autre tems vos retours à la vertu. J'attends de vos nouvelles. Servez-moi un peu mieux qu'auprès de la petite chanteuse. Sans vos odieuses lenteurs, je l'aurois eue quinze jours plus tôt. Du zele, monsieur, du zele. Cette aventure-ci peut vous faire un honneur infini. Adieu, Mons Le Blanc. Nous verrons si vous êtes encore sensible à la gloire, et capable d'émulation.

Lettre IV.

du duc de , au comte de Mirbelle. mon petit cousin, je vous ai cherché hier inutilement dans plus de vingt maisons. Je suis retombé au spectacle; vous n'étiez nulle part. Je n'ai pas apperçu non plus la marquise, et cela me fait croire que vous pourriez bien être tous deux dans la crise des préliminaires. Tâchez de les abréger, s'il vous plaît, et de ne pas vous en tenir une éternité à la monotonie d'une même attitude: elle a beau être heureuse, il faut de la diversité. C'est la devise des femmes; ce doit être la nôtre. Voilà, monsieur, ce que je vous ai dit cent fois, et ce qu'il ne faudroit jamais perdre de vue. On doit brusquer lesconquêtes tardives, et ne temporiser qu' avec celles qui sont trop brusques. Un peu d'emportement sied à votre âge. De la délicatesse dans le propos, de la promptitude dans l'action, tel est l'art d'intéresser quand on a vingt ans. J'ai réfléchi à votre angloise. Je le vois, cette passion-là n'est plus qu'un lien d'habitude. Il doit vous peser, et je vous conseillerois de prendre un parti sérieux. Une intrigue de cette nature peut nuire à votre avancement, contrarier vos fantaisies, vous croiser dans vingt aventures toutes plus saillantes les unes que les autres, et vous donner auprès des femmes un vernis de fidélité qui vous feroit prendre en aversion. Si vous ne voulez pas la quitter durement (et c'est ce qui s'appelle une bonne foiblesse), commencez du moins à éloigner vos visites. Préparez-la, puisque vous n'osez la surprendre, et défaites-vous de cette beauté britannique, ne fût-ce que par un zele national, et un mouvement de patriotisme. De quelle espece peuvent donc être vos engagemens avec elle? Je ne connois avec les femmes d'autre lien que le plaisir. On cesse d'être engagés, dès qu'on cesse de se plaire. Tâchez de vous pénétrer de ces principes. Je pars demain pour S Hubert. Si vous me faites réponse, donnez ordre à vos gens qu'on me l'apporte de bonne heure: tranquillisez-moi sur les inquiétudes que vous me causez. J'ai rompu avec mon lutin lyrique. Je l'ai cédé au prince de , qui a gagné ces jours-cideux mille louis au vingt-un . Je me débarrasse, et leur rends service à tous deux. Laissez là votre angloise, et fiez-vous à mon amitié.

Lettre V.

du Sieur Le Blanc, au duc de . monseigneur, je n'ose me présenter devant vous. J'ai déjà épuisé toutes les ressources de l'art, sans que vos affaires soient en meilleure posture. Le logis de l'angloise est une espece de fort inaccessible à toutes nos ruses de guerre. Les domestiques n'entendent pas le françois; les femmes-de-chambre sont sages; tout est vertueux dans cette maison-là; il n'y a pas de l'eau à boire. Pour comble de malheur, elle est gardée par un gros dogue anglois, qui a pris mes émissaires en déplaisance. Il a pensé ces jours-ci en dévisager un qui s'étoit déguisé en porte-balle. On croiroit que ce vilain animal a deviné vos intentions. J'ai pourtant déjà bien écorné les fonds que monseigneur m'a confiés. Tout cela se dissipe en menus frais, et je vois avec douleur que nous serons contraints de renoncer à cette grande entreprise. Je me flatte, monseigneur, que vous ne m'accuserez pas de négligence. Quant aux remords dont on vous a parlé, soyez tranquille; je suis trop philosophepour m'y abandonner. Avec l'aide du ciel, j'espere finir comme j'ai commencé. Mon siecle m' a trop bien traité, pour que je sois ingrat envers lui; et si Dieu me prête vie, je blanchirai dans une profession qui enrichit celui qui l' exerce, et assure les plaisirs de tant d'honnêtes citoyens. Je suis dans ces sentimens, et avec le plus profond respect, monseigneur, etc.

Lettre VI.

du duc de , au vicomte de . eh bien, mon cher vicomte, comment vous trouvez-vous du beau ciel de l'Italie? Au milieu des chefs-d' oeuvre dont ce sol précieux est semé, parmi ces monumens antiques qu'un homme aimable voit souvent mieux qu'un lourd voyageur de profession, regrettez-vous notre Paris, nos spectacles, nos soupés qui ne sont gais qu'à force de bouffons, notre corruption si perfectionnée, notre galanterie si commode, nos scandaleuses historiettes, l'étourderie de nos honnêtes femmes, et la pruderie de nos catins? Quoique fort jeune encore, je le suis moins que vous. J'ai de l'expérience, je vous aime; et avant les grandes confidences que j'ai à vous faire, je vais me hasarder à vous donner quelques conseils.Je suis entré dans le monde presqu'enfant; mais j'y apportois une organisation ardente, des sens actifs, une envie démesurée de plaire, et tous les moyens d'y parvenir. Grace à ces heureuses dispositions, j'ai tout vu, tout dévoré, tout approfondi (le mot n'est pas trop fort); et par la multiplicité même de mes sensations, j'ai acquis une foule de connoissances qui sont à moi, qui tiennent à moi, et ne ressemblent point à ces pesantes excursions que des pédans font sur l'esprit des autres. La finesse du tact s'émousse par l'étude oisive du cabinet. Ces prétendus savans sont toujours un peu plus bêtes le lendemain qu'ils ne l'étoient la veille. à mesure que la mémoire se charge, la pensée se ralentit, le feu du talent s'éteint. On se noircit la tête de dates, de faits, de graves balivernes; on attrape par hasard quelques vérités que mille erreurs étouffent; en se jetant sur le passé, on laisse échapper le présent; on analyse le gouvernement de Licurgue, les loix de Solon, le code antique de Confutzée, et l'on est inepte dans la politique de son tems; en un mot, on converse familiérement dans le sallon des Léontium, des Flora, des Aspasie, et l'on entre gauchement dans le boudoir d'une jolie femme du dix-huitieme siecle. Vivent les contemporains! C'est avec eux, c'est relativement à eux, qu'il faut s' instruire. Tout le reste n'est que chimere, incertitude et sottise. J'ai pesé sur ce préambule, afin de ne vous point trop surprendre par la morale qui va suivre. Frivole créature que vousêtes, je ne vous invite pas à vous abymer dans la méditation; elle n'est faite ni pour votre état, ni pour votre âge; mais je vous exhorte à voir beaucoup et à voir bien. Il ne vous en coûtera que quelques regards attentifs, et chacun de ces regards enrichira votre raison, sans enlever rien à la dissipation de votre caractere. Puisque vous voilà en Italie, faites-y légérement les moissons utiles que peut fournir cette terre brillante, qui fut la patrie des héros, devint le berceau des arts, et est encore le siege de la politique. Ne baisez point la mule du pape, je ne vous le pardonnerois pas: mais informez-vous des détails de sa puissance. Connoissez les moeurs du peuple, sur-tout celles de la bonne compagnie. Chaque pays a la sienne, et c'est là que les gens de notre ordre apprennent tout ce qu'ils doivent savoir. Moquez-vous des monsignors, et tâchez de séduire leurs femmes. Trompez-en le plus que vous pourrez. Il n'est pas question de les aimer, mais de les connoître. C'est une étude plus essentielle qu'on ne l'imagine. Toute la fleur de l'esprit d'une nation est en quelque sorte répandue sur ce sexe charmant, qui en est toujours la moitié la plus intéressante. Celles qui sont passionnées vous disent leur secret; celles qui ne le sont pas vous accoutument à le deviner. En un mot, quel que soit leur caractere, il y a toujours à profiter beaucoup dans leur commerce; et à tout prendre, les femmes sont les vrais précepteurs du genre humain. Tout consiste à ne leur pas demanderplus qu'elles ne peuvent. Quelques sots qui les adorent en exigent de la constance. Un homme instruit, qui sait trop bien ce qu'elles sont pour s'y attacher à un certain point, les abandonne à leur pente naturelle, ne s'apperçoit de leurs caprices que pour en rire, et les enchaîne souvent par l'affectation même de ne point attenter à leur liberté. Ce sont des êtres que l'on gouverne en dédaignant l'empire. Ne jamais se concentrer dans une, est l'art d'être toujours bien avec toutes. Insupportables dans la monotonie d'une passion, elles sont divines pendant l'éclair d'une fantaisie. Les délices, le charme, la féerie de l'amour sont dans les tourmens de l'espérance, dans les premiers jours du bonheur, et les projets de la rupture. Voilà, je crois, les trois points fondamentaux sur lesquels s'appuient volontiers ces philosophes aimables qui entendent trop bien leurs intérêts, ceux des femmes même, pour les fatiguer d'un amour tenace, pour ne laisser à l'avidité des aspirans que les ruines d'une vieille intrigue, et des goûts affadis par l'habitude. Vous vous tromperiez fort, mon cher vicomte, si dans ce moment-ci vous vous avisiez de me croire léger. Cette frivolité apparente n'est en effet que l'expérience déguisée sous des formes qui en ôtent la rudesse et l'ennui. Il faut fuir le monde, ou s'en moquer. J'ai pris le second parti comme le plus amusant, et je me voue de bonne grace aux conjectures malignes qu'on pourra former sur mon caractere. Par exemple, je metrouve actuellement dans une position délicate, mais dont je veux tirer tous les avantages que l'esprit d'ordre et de conduite peut arracher à la bizarrerie des circonstances. Croiriez-vous bien qu'à l'instant où j'écris, j'échappe à peine au ridicule d'une passion sérieuse? J'en ai eu les symptomes les plus effrayans. Mon étoile étoit à bout, mon ascendant vaincu. J'étois la dupe du moindre manege, le martyr de la coquetterie la plus manifeste; je redevenois un homme ordinaire, et je ne dois ma guérison qu'à l'un de ces coups de maître, qui changent les disgraces du coeur en triomphes pour la vanité. Comme je ne vous crois pas excessivement occupé, et que la tête calculante de votre oncle éternel n'a pas encore amené la vôtre aux jouissances diplomatiques, vous aurez le tems de me lire. Envoyez-moi votre journal, et faites votre profit du mien. La femme qui m'a mis à deux doigts de ma perte, est la jolie Madame De Syrcé. Cette épithete de jolie, que l'on prodigue tant, et qu'on applique si mal, semble avoir été imaginée pour elle. On ne l'est pas davantage, et l'on n'a point l'art de l'être plus constamment. Sa séduction est prompte et durable; j'en ai fait la cruelle expérience. Je l'ai aimée trois mois avec un acharnement qui n'a pas d'exemple. Figurez-vous une bouche qui ne fait que de naître, et des yeux qui ne finissent point, presque bleus, quoiqu'elle soit brune, et armés de longues paupieres noires, servantcomme de voiles aux rayons qui s'en échappent; un teint d'une blancheur éblouissante et qui lui appartient, des bras arrondis par les graces, un pied que la Chine envieroit, une taille au-dessus de tout, légere, élégante, pleine de mollesse, et majestueuse en cas de besoin. à ce physique victorieux, joignez un moral céleste, l'esprit de tout dire, de tout appercevoir, de tout orner; cette folie qui n'ôte rien à la décence, une coquetterie qui désespere et qui plaît, des bouffées d'humeur, de ravissantes petites bouderies, des lueurs de sentiment, quelques nuances de mélancolie, d'autant plus piquantes qu'on n'en devine pas la cause; une ame généreuse, bienfaisante et noble, une imagination ardente, vagabonde et magique, qui lui crée des plaisirs où les autres en cherchent, et la promene toujours dans un monde enchanté. Elle n'avoit que treize ans quand elle a épousé Syrcé. Au bout de deux années d'une constance assez équivoque, pendant lesquelles il s'est fait deux héritiers, il s'est livré à son goût pour ces beautés faciles qu'on paie, qu'on idolâtre et qu'on méprise; citoyennes, précieuses et utiles, qui vont de mains en mains, amusent la tête, n'entreprennent point sur les coeurs, et reçoivent dans leurs bras complaisans les jeunes gens oisifs, les époux transfuges, et les étrangers crédules qu'elles sont en conscience obligées de ruiner pour se faire un nom, et encourager leurs successeurs. Syrcé est libertin; cela est tout simple.Malheur aux imbécilles qui se passionnent pour le lien conjugal, s'assoupissent dans les langueurs de cette crapule domestique, et deviennent les tyrans des beautés malheureuses dont ils ne sont tout au plus que les dépositaires! Les mariages aujourd'hui ne doivent être et ne sont que des especes d'échanges, des reviremens de parties qui facilitent la circulation, et tournent au profit de la communauté. Syrcé s'est convaincu de ce principe, et sa conduite en est la conséquence. Mais s'il a le bon esprit de n'être point fidele à sa femme, ce qui seroit atroce dans un siecle de lumieres, il a de plus le mérite des meilleurs procédés avec elle. Il n'est ni jaloux, ni tyrannique; il vit avec la marquise comme un ami qui cherche à plaire. Il a même quelques-unes de ces prévenances que nos moeurs n' exigent point, mais qu'elles tolerent; et après ses chevaux, ses chiens et ses maîtresses, Madame De Syrcé est assurément ce qu'il affectionne le plus. D'ailleurs son grade militaire l'oblige à des voyages fréquens, qui le rendent un des plus adorables maris que le ciel ait fait naître pour la commodité des amans. Aussi emporte-t-il toutes les fois qu'il part, non pas des regrets (cela seroit trop touchant), mais une foule de bénédictions. C'est alors que se raniment les prétentions, les projets, les espérances de tous ceux qui disputent le coeur de la marquise. Cette cour déplaît un peu à sa bonne femme de mere, chez qui elle loge depuis qu'elle est mariée, qui est, dit-on, la plus vénérablepersonne du monde, et qu'aussi je respecte au-delà de toute expression, pour rendre à ma maniere hommage à la vertu: mais elles ont leurs appartemens séparés, et l'on apperçoit rarement cette longue figure édifiante, qui me donne des vapeurs pour quinze jours, quand j'ai le malheur de la rencontrer. Vous voyez d'ici que Madame De Syrcé est aussi indépendante qu'une jolie femme puisse l'être, et je vous assure qu' elle en profite. Elle court de fêtes en fêtes, de plaisirs en plaisirs. On la voit aux spectacles, aux bals, dans les cercles, aux soupés. Elle se multiplie, est par-tout à la fois, et par-tout adorée par les hommes, enviée par les femmes, attirant les uns, se moquant des autres, et jouissant de la jalousie de son sexe, bien plus que de l'amour du nôtre. D'après ces qualités sympathiques à moi, pouvois-je m'attendre qu' elle fût l'écueil où devoit échouer l'orgueil de mes premiers succès? Voilà pourtant ce qui m'arrive. J'ai dressé toutes mes batteries; j' ai fait pour cette attaque les dispositions les plus savantes; rien ne m'a réussi. On m'accordoit quelques attentions particulieres; et le moyen qu'on fît autrement! Mais avec les femmes, je n'aime point à m'en tenir aux surfaces, et je me dépêche de les approfondir, afin d'en être plus vîte débarrassé. Madame De Syrcé ne m'a pas laissé le tems d'en venir là. Les fats subalternes se vantent des conquêtes qu'ils n' ont jamais eues. Les hommes supérieurs trouvent une sorte de dédommagement dans l'aveu mêmede leurs revers; ils se rejettent sur leurs anciens trophées; la gloire du passé leur garantit l'avenir et les console du présent. Je ne suis donc pas très-mécontent de moi, et je pardonnerois volontiers à la marquise, sans la nécessité de faire un exemple. Il seroit dangereux, vicomte, d'accoutumer les femmes à de pareilles défenses, et à ne pas distinguer des agresseurs d'un certain genre. Autre raison de sévir. Quelques personnes prétendent que sous des dehors évaporés elle cache des principes solides, une sagesse de réserve, et une vertu sournoise qui la possede à l'heure qu'on y pense le moins. Il est essentiel pour elle-même de ne pas l'exposer plus long-tems aux soupçons d'un pareil travers. Qu'elle ait résisté par caprice, très-bien; mais que la vertu en soit, je ne le souffrirai point, et c'est par un excès d'estime pour elle que je travaille à la convaincre d'une foiblesse. Je n'ai pu la déterminer en ma faveur, je veux la séduire par procuration. Ne l'ayant point eue, il est de toute décence que je la fasse avoir. Par-là je me tranquillise, je sauve ses moeurs de l'affront d'être suspectées, et rends à mon siecle une femme qui doit en être à la fois le modele et l'ornement. Le projet est beau, je me charge de l'exécution; le succès n'est pas équivoque. Notre jolie révoltée ne se doute pas de l'embuscade, et elle sera trop heureuse d'y tomber. Je lui ai détaché depuis deux mois le comte de Mirbelle. Il a de la jeunesse, une taille parfaite, une de ces physionomies douces, sensibles, romanesques, quitrompent les femmes, leur persuadent ce qu'on leur dit, même ce qu'on ne leur dit pas, allument leur imagination, les disposent enfin à tout entendre, à tout croire et à tout accorder. à ces avantages il réunit une foule de talens. Il excelle dans tous les exercices qui occupent son âge. Pour son caractere, il est sublime, divin, puisqu'il quadre à mes vues. Facile, un peu foible, confiant sur-tout, et souple à la main qui le gouverne, le comte est justement ce qu'il me faut. Sa naissance est illustre, nous sommes même un peu parens; mais depuis quelques années sa famille étoit privée des graces de la cour: j'ai profité de la faveur où je suis, pour le présenter, et le mener chez les femmes qui donnent le ton. Il prend très-bien; ces dames lui trouvent de la gaîté dans l'esprit, de l'expression dans les yeux; elles se flattent d'en faire quelque chose. Il vient d'avoir une affaire d'honneur, dont il s'est tiré avec la plus grande distinction. Mirbelle en un mot m'écoute, me croit, est reconnoissant de ce qu'on fait pour lui; il doit aller très-loin. Vous conviendrez que c'est punir bien doucement la marquise, que de lui susciter un pareil adorateur, adorateur comme nous l'entendons. Elle a, quoi qu'on en dise, mis plus d'une aventure à fin, mais décemment, à petit bruit. Ce n'est point là mon compte. Il est important que celle-ci l'affiche. Le succès n'est rien; c'est la publicité que je veux, c'est l'éclatqui me venge. J'ai introduit mon vengeur dans toutes les maisons où elle soupe. La vieille présidente de , qui est toujours aussi vicieuse qui si elle avoit toujours le droit de l'être, l'a présenté chez elle à ma priere; et ce qu'il y a de charmant, c'est que la petite de Syrcé est déjà sur la défensive. Elle affecte de l'humeur; elle n'a pas l'air de prendre garde à lui, le boude sans motif, ou rit aux éclats avec le premier imbécille qui lui tombe sous la main, croyant masquer ainsi sa tendre préoccupation. Elle ne voit point qu'avec ces manieres-là elle va directement à mon but. J' avois besoin de ses froideurs apparentes, pour aiguillonner Mirbelle anéanti depuis dix-huit mois dans les langueurs d'un autre sentiment. La marquise, qui ne parle point à son coeur, irrite son amour-propre; et les illusions de ce dernier me serviront mieux peut-être que les mouvemens naïfs d'un véritable amour. Eh bien, à travers tant de fils compliqués, commencez-vous à entrevoir la pureté de mes intentions? La chere marquise raffolera d'un homme à peu près indifférent, et elle sera punie du ridicule de m'avoir combattu, par l'obligation de me regretter. Ce n'est pas tout. En embarquant Mirbelle avec la femme qu'il n'aime pas, je me facilite les moyens de lui enlever celle qu'il aime, et vraiment elle vaut les frais de l'entreprise. C'est un roman personnifié que cette femme-là. Elle est jeune, svelte, blonde, veuve etangloise. Je l'ai quelquefois apperçue à la sortie du spectacle, où elle ne va qu'en loge grillée. D'autres fois j'ai rodé le matin autour de sa maison située à une lieue de Paris, et je me suis enivré du plaisir de la voir. Elle ressemble pour la taille, à ces jeunes grecques que le pinceau de Vien nous représente. Sa physionomie est sérieuse, mais noble; son regard est imposant, mais on entrevoit qu'il peut devenir tendre. Il regne dans tous ses traits une certaine fierté qui imprime le respect, et une mélancolie qui invite à l'amour. Elle a dans sa personne quelques détails qui dépaysent; mais son ensemble est voluptueux, et il seroit possible d'avoir avec elle un commerce très-attachant. Ce qui me paroît encore très-piquant chez elle, c'est une sorte d'énergie qui contraste merveilleusement, dit-on, avec les graces touchantes et la mollesse de son extérieur. En bonne foi, je ne suis pas trop surpris que l'honnête Mirbelle ait quelque peine à la tromper. J'ai cru que je ne parviendrois jamais à le tirer de là, pour lui faire prendre un certain vol. On a beau lui représenter qu'aimer une angloise à une lieue de Paris, c'est s'expatrier cruellement; il me répond par des soupirs, et c'est une réponse d'enfant, qui ne laisse pas que d'embarrasser mon éloquence. Il prétend que tout lui convient dans cette maîtresse, figure, esprit, caractere; qu'elle se livre à lui avec un abandon dont il seroit horrible d'abuser; qu'elle n'a plus au mondede consolateur que lui. Que sais-je enfin? Il ne finit plus, quand il s'agit de justifier la constance de son attachement. Tout le fixe, dit-il, jusqu'au mystere répandu sur cette intrigue. Son angloise, demeurant hors de Paris, n' est point en bute aux regards de sa famille. Elle lui laisse d'ailleurs la plus grande liberté; fruit de la confiance qu'elle a dans son amour. Il va, vient, sans qu'elle s'en plaigne, et voilà sur-tout ce qui m'a tenté. J'abhorre les femmes inquietes et plaintives. Ces tourterelles-là sont excédentes. Quelqu'amoureux qu'on soit, on est bien-aise de n'être pas si curieusement recherché sur l'article des perfidies. Enfin, vicomte, vous voyez d'ici quel est le genre d'intrigue que j'ai à conduire. Vengeance d'une part, séduction de l'autre. Pardonnez la longueur de ma lettre, en faveur de la gravité de son objet. Une légere indisposition m'a forcé depuis deux jours de rester chez moi, et je ne puis mieux occuper cette inaction qu'en causant avec vous. Mandez-moi ce que vous faites, et rendez-moi confidence pour confidence. Vos aventures ne peuvent avoir la même consistance que les miennes; elles suivent les inégalités de votre marche. N'importe: un vrai françois fait des conquêtes en courant. Moi qui suis à poste fixe, je trompe avec plus de méthode, et mes mémoires doivent se ressentir nécessairement du séjour où je les écris. Répondez-moi, aimez-moi. Des détails degrace sur vos beautés romaines. On les dit voluptueuses; les nôtres ne le sont guere; mais elles sont fausses, coquettes et crédules: tout est compensé. Bonjour.

Lettre VII.

du comte de Mirbelle, au duc de . vous vous trompez fort, monsieur le duc. Non seulement je n'en suis pas aux préliminaires , comme vous avez l'air de le croire; mais je vous avoue franchement que je suis découragé, et par les difficultés que je trouve auprès de la marquise, et par les obstacles secrets que mon coeur m'oppose. Je ne suis point encore aguerri contre les dégoûts d'une intrigue malheureuse, ou les repentirs inséparables d'une perfidie. Je ne me suis que trop apperçu de tous les agrémens de Madame De Syrcé. C'est une enchanteresse. Elle ne dit pas un mot qui ne soit un trait à retenir; elle n'a pas un mouvement qui ne soit une grace, et ne jette pas un regard qui ne donne à rêver. Les heures, si longues par-tout ailleurs, volent auprès d'elle. On ne les compte plus, on les regrette. Mais plus elle me paroît intéressante, moins je la trouve faite pour être sacrifiée à la fantaisie du moment. Dans une effussion de coeur, dont je senstout le prix, vous m'avez avoué que sa conquête vous étoit échappée. Je vous en fais juge, irois-je attaquer une femme qui s'est défendue contre vous? Et si elle a déconcerté votre expérience, puis-je m'attendre, moi qui débute, à un succès plus heureux? Non; il vaut mieux faire une retraite honorable que de constater ma disgrace. Encore une fois, plus la marquise est dangereuse, plus elle m'avertit de n'être pas inconsidéré. Elle n'a pas même avec moi cette coquetterie vague qu'elle se permet avec beaucoup d'autres. Elle me boude souvent, me brusque quelquefois, et me contrarie toujours. C'est moi qu'elle destine apparemment à être victime de son caprice. Je conviens avec vous que pendant quelques jours la tête a pensé m'en tourner. L'amour-propre, le dépit, la honte d'être maltraité, tout cela peut-être m'auroit tenu lieu d'amour, et m'auroit exposé à bien des peines, si la voix du sentiment, celle de l'honnêteté, si la probité même ne m'eût tout-à-fait r'engagé dans les liens que j'aime, et ramené vers un objet qui doit me devenir d'autant plus cher que j'ai été sur le point de le trahir. Madame De Syrcé est charmante. Son souvenir plaira toujours à mon imagination. Il ne sera pas même indifférent à mon coeur. Mais quelle femme que Ladi Sidley! Quoiqu'elle n'ait rien perdu de ses attraits, je l'avouerai pourtant, je n'éprouve plus auprès d' elle ce tumulte des sens, cette fievre dévorante, cette ardeur inconcevable et presquedouloureuse par son excès, qui accompagne les premiers transports de l'amour. Ce qu'elle m'inspire est moins vif et plus recueilli. C'est un attendrissement intérieur, une émotion douce, un je ne sais quoi qui me fait un besoin des larmes toutes les fois que je me trouve ingrat, ou moins résolu à lui rester fidele. L'amour peut s' affoiblir dans une ame honnête; mais qu'il s'y éteint difficilement! Il est trop pénible de briser l'idole qu'on s'est faite, de changer en froideurs humiliantes les adorations d'un coeur bien épris, et de dépouiller soi-même de tous les charmes qu'on lui prêtoit, l'être qu'on avoit choisi pour le rendre heureux. On lui enleve tout, en le privant d'un seul des hommages auxquels on l'avoit accoutumé. Je vous ouvre mon ame, et ne crois pas pouvoir mieux placer ma confiance. La légéreté de votre ton ne prouve point sans doute celle de votre caractere. Les services que vous m'avez rendus, ainsi qu'à ma famille, les marques d'amitié que j'ai reçues de vous, tout m'assure de votre discrétion. Vous avez trop d'usage du monde et du coeur humain, pour ne pas saisir d'un coup-d' oeil les inconvéniens de ma situation. Mon extrême jeunesse, la facilité de mon caractere, une tête vive, un coeur honnête, les illusions de l'amour-propre, l'ascendant des principes, l'amour vrai des procédés, tout cela m'agite, se combat en moi, et finira par me rendre malheureux...non; j'écouterai la voix du sentiment. C'est lui, lui seul que je veux suivre. Je me fixe à cette idée: elle m'est douce, elle ne laisse point de remords. Je préfere des peines même cruelles, à ces plaisirs tristes qui empoisonnent le coeur, et n'ont rien de durable que les regrets qu'ils traînent après eux. Vous me demandez quelles raisons si fortes m'attachent ladi. Eh bien, apprenez donc tous mes secrets. Vous m'arrachez un aveu que je n'ai jamais fait qu'à vous. Je consens à le déposer dans votre sein, persuadé qu'il n'en sortira pas. Ladi est d'une famille distinguée en Angleterre, et connue sur-tout par un caractere d'inflexibilité et de hauteur républicaine. Milord Sidley en fut la victime. Dans un de ces momens orageux, si fréquens chez les anglois, il fut opprimé par la cour, sans être protégé par la nation. On le mena à la tour, où il mourut en héros dans les bras de sa fille et de son épouse, qu'il avoit suppliées de ne point s'avilir jusqu'à demander sa grace à ses persécuteurs. Après avoir recueilli les derniers soupirs de son pere, ladi, pour honorer sa mémoire, jura une haine immortelle à la patrie injuste qui l'avoit abandonné. Cette ame faite pour l'amour, sut haïr avec cette énergie courageuse que les grands coeurs impriment à toutes leurs affections. Sa mere partagea ce sentiment, et toutes deux résolurent de quitter l'Angleterre. Elles ramasserent les débris d'une fortune que de longs désastres avoient endommagée. Quoiquemédiocre, elle suffisoit pour les mettre à l'abri des secours intéressés des soi-disant bienfaiteurs, especes d' assassins qui dégradent en obligeant, et versent à la fois l'opprobre et l'or. Contentes de ce qui leur restoit, rejetant toutes les ressources étrangeres à elles, ladi et sa mere sortirent de Londres, et vinrent s'établir près de Poitiers. Mon régiment n'en étoit pas loin. Dans les momens que me laissoient mes exercices militaires, j'allois souvent chez le vieux commandeur de S Brisson, qui rassembloit chez lui la bonne compagnie. C'est là que je rencontrai Sidley pour la premiere fois; elle étoit veuve, et n'avoit pas vingt ans. Jusques-là je n'avois éprouvé que l'ivresse du desir; je la vis, et je connus l'amour. De quels touchans caracteres la nature se plaît à marquer les premieres impressions d'une ame sensible! Tous les objets me parurent changés autour de moi. Le jour avoit plus d'éclat, la nuit plus de volupté. Aussi jamais femme ne fut mieux faite pour réaliser les chimeres d'une imagination ardente, et justifier tous les délires du coeur. Figurez-vous ce que les graces ont d'attraits, et la beauté d'imposant. Une modestie noble, une décence naturelle, cette fierté intéressante dont peu de femmes ont le secret, un esprit sage et pénétrant, susceptible à la fois et des finesses du goût, et de la sévérité des réflexions, voilà Sidley. Tels sont les charmes qui m'enlevent à moi. Mes regards s'échappoient furtivement vers elle; et lorsquepar hasard je rencontrois les siens, mon front se couvroit d'une rougeur involontaire. Elle s'apperçut bientôt du souverain empire qu'elle exerçoit sur moi, et sentit elle-même quelques étincelles du feu qu'elle avoit allumé. Elle ne me regardoit plus: mais ses yeux, quoique baissés, me laissoient encore deviner leur expression. Il se répandit sur tous ses traits une mélancolie qui en relevoit la beauté. Ce n'étoit point ce sérieux austere qui effarouche le sentiment, et qui décele la sécheresse de l'ame; c'étoit cette douce tristesse qui ne va jamais sans quelques dispositions à l' amour, et qu'il nourrit après l'avoir produite. Au bout de six mois de langueur, de contrainte, d'efforts, de combats et de tourmens, n' osant avouer ma passion à ladi elle-même, je me jetai devant elle aux pieds de sa mere. Je lui parlai avec cette éloquence de l'ame qui vaut les discours les plus étudiés. Je ne dis pas un mot qui ne fût profondément senti. D'abord elle voulut s'armer de courroux; mes yeux se remplirent de larmes, je lui montrai ladi, et elle n'eut plus la force de me trouver coupable. Me croyant à demi pardonné, je me livrai à l' égarement, aux transports, à cette joie effrenée qu'autorisoient mon âge, mes espérances, la vivacité de mes feux, et la présence de Sidley. Témoin de cette agitation qu'elle partageoit en secret, et que sa modestie augmentoit encore, elle ne put retenir quelques pleurs; j'étois trop attentif à tous ses mouvemenspour les laisser échapper, je m'élançai vers elle. Dans l'excès de mon trouble, je la serrai dans mes bras; et comme inspiré par l'amour, par la force du moment, Sidley, m'écrirai-je, adorable Sidley, si votre ame est libre, et qu'elle ne dédaigne pas l'hommage de la mienne, je jure ici par l'honneur, votre mere et le ciel, de contracter avec vous des engagemens que rien ne pourra rompre. Je n'ai pas encore atteint l'âge heureux où l'on est maître de soi; mais un sentiment légitime et vrai ne connoît ni les degrés de l'âge, ni les entraves de la loi, ni les caprices de l'autorité. Ma famille peut suspendre mon bonheur, non me le ravir. Je vous garderai cette foi dont en vain elle voudroit disposer pour une autre. C'est dans votre coeur, dans ce coeur qui palpite sous ma main tremblante, que j'en dépose le serment. Si je le viole, que l'infortune s'attache à mes jours, ou qu'une mort soudaine les termine! ... cet élan d'une ame pénétrée, la flamme qui étinceloit dans mes yeux, la vérité de mon émotion, la candeur de mes discours, et plus que tout cela, les dispositions favorables de Sidley tournerent à mon avantage l'indiscrétion d'un sentiment qui n'avoit pu se commander. Elle soupira, rougit, serra ma main dans la sienne, et accepta mon serment. Sa mere y consentit; et j'eus, pour consacrer mon amour, un soupir de la beauté, et l'aveu même de la nature. Deux mois s'écoulerent. Chacune de mesheures durant ce rapide intervalle étoit marquée par un plaisir. Satisfait de celui d'aimer, à peine osois-je en souhaiter un autre; ou du moins mes desirs étoient si bien voilés par le sentiment, que je les confondois avec lui, et que je n'en remarquois plus la différence. Pour qu'une femme honnête puisse se croire adorée, il faut, je crois, qu'elle puisse se dissimuler qu'on la desire. J'assujettissois mes sens à ces sacrifices d'une ame délicate; j'apprenois de Sidley à jouir même de mes privations. Je n'avois eu jusques-là qu'un bonheur sans mêlange. Mais quel sort humain est à l'abri des peines? Voici l'époque où les miennes commencent. Ma famille me rappella; il fallut apprendre cette nouvelle à ladi; il fallut m'en séparer. Avant de partir j'obtins d'elle à force de larmes, de prieres et d'instances réitérées, qu'elle viendroit bientôt s'établir à Paris. Sa mere y consentit enfin, et me chargea de lui chercher un logement, à condition qu'il seroit à quelque distance de la ville. Mon premier soin à mon retour ici fut d'exécuter les ordres que j'avois reçus. Je fis arranger cette maison que Sidley occupe aujourd'hui. Sa mere m'avoit forcé de prendre des lettres de change pour subvenir à tous les frais de l'ameublement. J'eus soin d'orner l'asyle qu'elle devoit embellir, de tout ce que je savois lui être agréable. Le jardin sur-tout fut l' objet particulier de mes attentions. Je l'enrichis des fleurs les plus rares. Pouvoient-elles être trop précieuses? Sa main devoit lescultiver ou les cueillir. Quand je fus à peu près content, je leur écrivis que tout étoit prêt pour les recevoir. Elles arriverent, et Sidley me parut entrer avec une joie bien vraie dans le temple champêtre dont son amant avoit été l'architecte. Jugez de mon enchantement! Sans être en bute aux regards, ni aux propos, je voyois tous les jours ma belle maîtresse. Le nuage répandu sur mon amour sembloit lui donner un nouveau prix. Je jouissois à la fois et de l'attrait du mystere et des charmes de la liberté. Je croyois, hélas! Que ma félicité ne pouvoit plus finir. L' événement le plus cruel me détrompa. La mere de ladi, depuis la mort de son époux, n'avoit pas eu un jour serein, et l'espece de langueur dont elle étoit consumée nous fit bientôt craindre pour sa vie. Son terme approchoit. Une fievre lente s'attacha au corps affoibli de cette infortunée; elle fut en moins d'un mois aux portes du tombeau. C'est alors que je vis l'ame entiere de Sidley. Tout ce que la piété filiale offre de consolant, tout ce que la tendresse a d'héroïque, fut prodigué dans ces instans douloureux. Après avoir épuisé les soins, elle s' affligeoit de n'en pouvoir rendre davantage. Elle veilloit chaque nuit auprès de sa malheureuse mere qui se ranimoit en vain pour l'inviter à prendre du repos. Quelquefois elle imprimoit sa bouche sur les yeux éteints de cette femme expirante, et ne s'en détachoit qu'avec des torrens de larmes. Quel tableau! D'un côté, un fantôme à peine animé; de l'autre, lesgraces et la jeunesse luttant contre la mort même, et tâchant de lui enlever sa proie! Avec quels transports je partageois le zele infatigable de ma chere Sidley! De quelles inquiétudes j'étois déchiré! Parmi ces objets lugubres, enseveli dans le deuil, frappé sans cesse de l'image du trépas, combien je regrettois peu les plaisirs de la dissipation! Je ne souffrois que quand j'étois absent; et j'avois besoin, pour me croire heureux, d'être de moitié dans l'infortune de mon amante. Voici l'instant fatal et redouté; toute espérance est évanouie. La mere courageuse de ladi rassemblant ses forces, et retenant son dernier soupir, nous fait approcher tous deux. Nous tombons à genoux auprès de son lit. Ma Sidley, dit-elle à sa fille, dont le visage étoit collé sur sa main, ma chere Sidley, le sort nous sépare; mais si ton amant est vertueux, il peut réparer ma perte. Il n'oubliera point ses sermens, il n'oubliera point la voix mourante d'une mere qui les lui rappelle. Le ciel en fut le témoin; son honnêteté m'en est le garant. Il t'aimera, il t'aimera toujours; tu seras heureuse, tu le seras par lui, et sans moi. ô mes enfans, venez que je vous unisse! Que ce lit de mort soit pour vous l' autel de l'hymen! Mon cher Mirbelle... jurez-moi... je meurs. à ces mots ses yeux se ferment; sa fille jette un cri, elle veut se précipiter sur elle, et retombe dans mes bras: elle y resta près d'un quart-d' heure sans connoissance; et moi-même j'étoistrop troublé pour la secourir. Muet, immobile, les yeux noyés de pleurs, je soutenois ce fardeau précieux près du lit funebre, dont je n'avois point la force de m'arracher. Enfin, reprenant par degrés l'usage de ses sens, ô mon ami! Me dit Sidley avec un profond sanglot, vous me restez seul dans l'univers. Ces mots sacrés sont toujours au fond de mon coeur; il est impossible qu'ils s'en effacent. Dès que les distractions m'emportent plus loin que je ne veux, je revois Sidley dans ce moment cruel, j'entends les dernieres paroles de sa mere, elles retentissent à mon oreille, effraient mon imagination, et jettent dans mon ame un attendrissement dont rien ne peut triompher. Voilà, monsieur le duc, sous quels auspices s'est affermie ma liaison avec ladi. Quel homme peut oublier une pareille scene, et sacrifier à des séductions passageres un amour appuyé sur des motifs si respectables? Celui qui le voudroit seroit un monstre... et combien je plaindrois le malheureux qui s'y verroit entraîné! La force d'un attachement dépend, sans doute, des circonstances qui l'ont vu naître. Autant que je puis m'en fier à ma foible expérience, la sensibilité se nourrit plus encore dans l'agitation des peines, que dans le calme du bonheur. Les plaisirs ne laissent dans l'ame qu'une foible trace, les sensations déchirantes s'y approfondissent. On aime à se rappeller les chagrins dont le coeur s'est applaudi, et l'on songe avec une sorte de charme aux larmes ameres qu'ils ont coûté.Pardon, monsieur le duc, pardon mille fois! Quoique vos réflexions vous aient armé contre ce que vous appellez les foiblesses du sentiment, il est impossible que vous ne soyez pas touché du récit que je viens de vous faire. Je ne me repens pas de ma confiance. D'ailleurs j'avois besoin, j'en conviens, de revenir sur tous les événemens qui peuvent me ramener à ladi. Le monde que vous m'avez fait connoître et que je fuyois, le manege des femmes coquettes, l'orgueil de les rendre sensibles, la variété des amusemens, tout cela n'avoit point changé mon coeur, mais commençoit à inquiéter ma tête. L'envie de plaire à mille êtres à la fois me rendoit moins attentif au bonheur d'un seul, et insensiblement me désaccoutumoit d'aimer. Autrefois le jardin de Sidley étoit pour moi l'univers. Sous le berceau où je lui parlois de mon amour, où je recevois des gages du sien, je n'eusse point souhaité l'empire du monde. Depuis quelque tems je n'éprouvois plus cet oubli de tout, et cette préoccupation charmante qui tient lieu de tout. Auprès de Sidley, je me surprenois rêvant à ce qui n'étoit pas elle. Dans mon coeur entr'ouvert à mille idées que je craignois de m'expliquer à moi-même, il se glissoit d'autres images que la sienne, et je ne les repoussois pas. J'étois toujours tendre et fidele; mais je n'étois plus heureux. Tel fut l'état de mon coeur, dès que j'eus connu Madame De Syrcé. Ce qu'elle m'inspira n'étoit point de l'amour, sans doute; mais c'étoit, après l'amour,l' impression la plus vive que l'on puisse éprouver. J'osai la comparer à Sidley; j'osai entrevoir les avantages qu'elle pouvoit avoir sur elle. Pendant quelques jours elle m'a séduit au point de me familiariser avec le crime... ou le malheur d'être inconstant. Que dis-je! Moi, j'abandonnerois ladi! J'affligerois le coeur qui ne s'ouvre qu'à moi, qui n'a que moi pour confident et pour appui! Je trahirois mes sermens, ces sermens que la probité fit à l'innocence! Non, non, toutes les jouissances de la vanité ne compensent pas le tourment de désespérer ce qu'on aimoit... ce qu'on aime encore. Affermissez-moi dans ma résolution, au lieu de m'en distraire. Le roi, dit-on, revient demain à Choisy. Je tâcherai de vous y voir. Je vous ai tout dit, mon coeur s'est épanché. Ma lettre est longue; mais elle contient mon sort; à ce titre, j'espere que vous aurez la patience de la lire. Adieu, monsieur le duc! Madame De Syrcé... n'est que jolie. Mon angloise est belle et sensible. L'une jusqu'ici n'a parlé qu'à mon amour-propre, l'autre a tous ses droits dans mon ame. Je rougirois de balancer. Ne me persifflez point trop, je vous prie, et pardonnez-moi d'être fidele.

Lettre VIII.

de la marquise De Syrcé, à Madame De Lacé. votre mari est cruel avec sa jalousie. Apparemment qu'il vous fait celer même pour les femmes. Vous avez dû me trouver bien des fois écrite à votre porte. Mon amie, je voulois causer. Hélas! Presque toujours ce besoin qu'on nous reproche prend sa source dans notre ame. Que la mienne est fatiguée des riens qu'il faut dire! Je ne m'en dédommage qu'avec vous, et l'on ne vous trouve point! Mais je suis sûre, bien sûre que vous partagez mes regrets. élevées dans le même couvent, nées à peu près avec les mêmes goûts, liées par toutes les circonstances qui invitent les coeurs honnêtes à se rapprocher, nous nous sommes promis, vous le savez, de n'avoir jamais rien de caché l'une pour l'autre, et d'adoucir ainsi nos peines. Les sermens du premier âge sont ordinairement frivoles; le nôtre ne l'a pas été. Tout ce qui désunit les femmes n'a point eu de prise sur nous deux, et le lien de l'enfance s'est fortifié par la raison. Je vous ai pardonné d'être jolie; vous n'avez pas souhaité que je fusse plus laide; enfin, nous avons fait de part et d'autre nos preuves de générosité. Mon amie, avec les apparences de la légéreté, nous valons mieux que les pédantes qui nousjugent. L'évaporation de l' esprit est souvent la sauve-garde du coeur, et l'effroi d'un sentiment ne jette que dans des écarts de simple étourderie qui valent mieux que des foiblesses. Malheureuse! J'élude malgré moi l'objet de ma lettre; j'éloigne ce que j'ai à vous dire. Je tremble... ah, que l'on me juge mal! Que je suis peu connue! J'étois encore enfant quand j'ai épousé M De Syrcé. Pendant les premieres années de notre union, vous en fûtes témoin, je l'adorois en dépit de nos moeurs, des folies de mon âge, et de la vanité des conquêtes. Ma sensibilité étoit alors recueillie sur un seul objet. Je fus mere deux fois dans l'espace de deux ans; ces nouveaux liens ne firent que resserrer l'autre; et mon ivresse auroit duré, si M De Syrcé n'avoit cherché bientôt à la détruire. Ah, sans doute, il m'auroit moins ôté en m'arrachant la vie. Tant que je le pus, je m' abusai sur ses torts, et m'attribuai le crime de son changement. L'éclat et le scandale de ses désordres dissiperent mon erreur. Je sus qu'il me sacrifioit à ces viles créatures qui se jouent de la santé, de l'honneur, et de la fortune de leurs amans. Ce fut le tems alors des reproches timides, des larmes secretes, de tous les tourmens que l'hymen apprête aux épouses abandonnées. Sous les yeux d'une mere respectable, et qui joint aux principes les plus séveres l'ame la plus tendre, je cultivois les fruits d'un amour si mal récompensé; je veillois moi-même à l'éducation de mes enfans,et j'espérois par cette maniere de vivre, ramener M De Syrcé. Espoir inutile! Plus on le trompoit ailleurs, plus il eût trouvé ignoble d'être heureux chez lui. La tranquillité d'un bonheur domestique l'auroit rendu trop étranger à son siecle. D'ailleurs je n'avois point à me plaindre de ses procédés. Jamais un nuage sur son front, jamais de défiance dans son coeur! Toujours serein, toujours tranquille, pourvu que je ne m'avisasse point de contrarier sa conduite, il me laissoit absolument maîtresse de la mienne. Je n'abusois point de cette liberté; mais insensiblement l'ennui me gagna, l'humeur me prit, mon ame ardente et vive s'échauffa par la contrainte, et s'indigna d'aimer sans retour. Fatiguée de souffrir, effrayée de l'abandon, ne trouvant autour d'elle qu'un vuide affreux, elle chercha au-dehors toutes ces illusions qui ne dédommagent point de la perte des vrais plaisirs. Je volai vers un monde que j' avois fui; ne pouvant prétendre à la félicité, j'avois besoin d'ivresse; j'avois besoin (il faut bien tenir à quelque chose) des adorations de ces mêmes hommes que je me promettois de ne jamais aimer. Je lus des romans pour amuser mon coeur, j'écoutai les hommages pour étourdir ma tête, et j'appellai la coquetterie à mon secours, pour tromper ma sensibilité. Je voulois être fidele à mes devoirs; mais je voulois en même tems profiter de tous les droits de mon âge, de ma figure et de mon caractere. Avec de pareilles dispositions, j'eus bientôt une cour brillante et nombreuse. Lorsqu'onne les effarouche pas trop, les hommes arrivent en foule, et on les garde tant qu'on ne leur accorde rien. Ce fut là tout mon art; les femmes toujours bien intentionnées m'en soupçonnerent un autre. Il est vrai que j'eus quelques apparences contre moi. Plus je me fiois à ma sagesse, moins je m'observois sur les indiscrétions: ce sont elles qui nous perdent. Le désordre décent s'attire le respect, et l'on se croit toute accusation permise contre celles qui tiennent plus à la vertu qu'aux bienséances. J'avois vingt adorateurs; on me donna vingt amans. Personne n'excita plus que moi cette sorte de déchaînement qui flatte les unes, afflige les autres, en aigrit quelques-unes, et que toutes devroient éviter. Je respirois l'encens; je marchois sur les fleurs, tout prenoit à mes yeux un air de fête, et cet enchantement naissoit de mon indépendance. Que ne l'ai-je conservée! Que ne puis-je la reprendre! Hélas! Hélas! Combien elle est loin de moi! Voilà ce qui oppresse mon coeur, ce que je veux vous avouer, ce que je crains de vous dire, ce que peut-être vous saviez déjà. ô mon amie, je pleure dans votre sein; et mes larmes sont un aveu. J'aime! ... oui, j'aime, mais j'aurai la force de le cacher. D'où vient que je frémis? Je ne sais quel présage intérieur m'annonce que ce sentiment aura pour moi des suites funestes! Il troublera mes jours; il les abrégera sans doute. N'importe; je m'y livre d'autant plus qu'il m'alarme davantage. Je n'ai pas besoin de vous nommer l'objet de mon idolatrie. Il me semble que tout le monde doit le deviner; que lui seul dans la foule de nos jeunes gens peut attirer les regards, et, s'il est possible, justifier une foiblesse. Une foiblesse! Ah, dieu! Ne le craignez pas. Félicitez-moi plutôt de mon courage; il est égal à mon amour. Du moment que j'ai vu le comte De Mirbelle (son nom m'échappe, il est toujours sur mes levres), de ce moment j'ai senti ce désordre involontaire, avant-coureur des grandes passions. Il s'est accru de jour en jour, il est à son comble; mais j'ai su le renfermer. Plus mon ame est agitée, et plus je lui montre de froideur. Je cours plus que jamais; je porte avec effort dans le tourbillon d'un monde indifférent la blessure d'un coeur enflammé; je n'y cherche que le comte De Mirbelle, et j'ai l'air de ne l'y pas appercevoir. à peine reçois-je ses visites. J'aime mieux le rencontrer, et même le fuir, que de l'attendre. En un mot, il me croit injuste pour lui, lorsque lui seul m'occupe. Telle est ma situation, il ne la saura jamais. Vous êtes la seule dans l'univers à qui j'osasse la confier. Jugez de ce que je souffre, et de ce que je vais souffrir! Aimer et se taire! Aimer, et ne savoir pas même si l'on obtiendra du retour! Craindre cent rivales, et n'avoir le droit de se plaindre d' aucune; aimer pour son tourment, et s'y complaire; dévorer ses larmes, ses inquiétudes, ses jalousies, et mourir lentement d'un feu dont on ne veut pas guérir! Telle est pourtant la résolutionde cette femme si légere, si frivole, qu'on a jugée si cruellement, et que la nature, sous des dehors superficiels, a rendue susceptible des plus profondes impressions. Dans l'état de contrainte où je suis, je n'entrevois qu'une lueur de consolation. Le comte jusqu'ici n'a rendu à aucune femme des soins suivis. Il les voit toutes sans préférence décidée. Je ne puis vous exprimer à quel point cette idée adoucit mes maux. Soulagement passager! Il faudra bien qu'il aime... et ce seroit une autre que moi! Une autre jouiroit du bonheur dont je me prive! Une autre recevroit dans ses bras l'être adoré que le devoir écarte à jamais des miens! ... ma tendre amie, unique confidente de mes peines, je sacrifierai tout, pourvu que je sois innocente à mes yeux, que ma gloire soit entiere, et qu'il se mêle de l'héroïsme au seul attachement qui m'ait jamais préoccupée. Je vous instruirai du succès de mes efforts; je ne parlerai qu'à vous de ma tendresse, de mes combats. Le comte De Mirbelle les ignorera toujours. J'affecterai d'être encore plus dissipée, de peur qu'il ne soupçonne combien je suis sensible; et si je l'éloigne, je m'applaudirai en le pleurant, d'un triomphe... dont il faudra mourir. Vous allez vous récrier sur l'extravagance de mon projet. Que voulez-vous? Les extrêmes en tout, voilà mon élément. Ah! Laissez-moi rêver; laissez-moi me repaître de chimeres. Ma prétendue folie cache peut-être un fonds de raison, quin'attend que des circonstances pour se développer. Je ne puis vous rendre compte de tout ce qui se passe en moi. Si je lutte contre mon penchant avec tant de vivacité, c'est parce que l'instant où je lui céderois seroit pour moi l'époque de tous les malheurs... peut-être des plus grands écarts. Il n'est rien que je n'immolasse à l'amant auquel je me serois donnée. Quel sentiment que l'amour! Sous quels traits il se peint à mon imagination! C'est là que son pouvoir est absolu, qu'il jouit de lui-même, et s'épure par la délicatesse; c'est là qu'il est vraiment un dieu. Insensée! Que fais-je? Que dis-je? Ah! Je ne me repens de rien; je suis sûre d'augmenter votre estime, par la peinture vraie de ce que j'éprouve. La passion, au degré où je la ressens, ne dégrade point, elle éleve. L'énergie des femmes est toute dans l'amour. Ne me conseillez rien... je vous dirai tout; je n'ai que vous qui puissiez lire dans mon ame. Mon délire, tout violent qu'il est, n'affoiblira jamais l'éternelle amitié que je vous dois; et si mes pressentimens se réalisent, elle partagera mes derniers soupirs, entre vous et le mortel que j'aime.

Lettre IX.

du duc, au comte De Mirbelle. en vérité, mon pauvre comte, vous êtes d'un pathétique auquel on ne s'attend pas.Votre lettre est une tragédie toute entiere. Quoique je ne sois pas fait aux romans lugubres, le vôtre m'a profondément touché; et si par hasard vous aviez encore quelques histoires dans ce genre dramatique, je vous prierois de m'en faire grace, et d'épargner mon extrême sensibilité. Vous avez raison; mon extérieur trompe. Quoique je plaisante assez volontiers de tout, je n'ai pas trouvé le mot pour rire dans le détail que vous m'avez fait de votre intrigue avec l'angloise. J'en ai encore l'ame toute obscurcie. Je ne savois pas, monsieur, que la vieille mere ladi vous eût donné en mourant la bénédiction nuptiale. Assurément la chose n'est pas gaie; mais elle est édifiante, et cela vaut bien mieux. C'en est donc fait; vous voilà réduit à votre merveille de Londres. Je vous vois avec un pareil amour percer bien avant dans les siecles. Je veux croire qu'on n'a point trompé votre inexpérience, et qu'on ne s'est point arrangé exprès une pompeuse infortune pour amorcer votre compatissante jeunesse. Je suis bon homme; j'ai la foi d'un enfant. Le vieillard, la tour, les persécuteurs, les bourreaux, je laisse tout passer. Je n'examinerai pas non plus si cette passion peut nuire à votre avancement, et vous couvrir d'un ridicule ineffaçable. Qu'est-ce que le ridicule, quand on s'en dédommage par les plaisirs du coeur? Que vous font les biens de la fortune, pourvu que vous possédiez à une lieue de Paris une belle étrangere qui n'a ni parens, ni amis, ets'oublie avec vous dans un nouvel éden que vos mains ont planté? Cette vie est vraiment attendrissante; c'est l'âge d'or ressuscité. étois-je assez fou de vouloir détourner votre attention sur la petite marquise? En conscience, elle n'est point de force pour lutter contre Sidley. Une femme frivole, dont tout le monde parle, qu'on cite par-tout, bien venue à la cour, fêtée à la ville, courue de nos jeunes gens les plus à la mode, brillante enfin de tout l'éclat de la jeunesse, de la réputation des entours ! Quelle horreur! Le moyen de se charger d'une pareille maîtresse! Aussi ne vous pressé-je plus de lui rendre vos hommages. Il faut vous enterrer avec votre angloise, ne voir qu'elle, ne priser qu'elle, filer la pastorale, et mépriser bien fort tout ce qu'on en pourra dire. Votre famille criera un peu; mais qu'importe? On se sauve dans son jardin, on s'y barricade avec son ange, et l'on se moque de l'univers. Il vaudroit mieux que les parens se mêlassent de contrarier nos goûts, et d'enlever à l'innocence d' une vie champêtre, de jeunes coeurs qui semblent nés pour elle! Je suis sûr, par exemple, que le chevalier De Gérac vous entretient de toute sa force dans ces louables dispositions. C'est bien le petit pédant le plus austere que j'aie encore rencontré; et je ne sais quel mauvais vent nous apporte ici ces minces gentillâtres qui, du fond de leurs châteaux gothiques, viennent nous affliger par des vertus plus gothiques encore. C'est une véritable irruption que la nuée de ces gens-là. Jeles compare à ces coups d'air qui nous arrivent du nord pour attrister notre horizon. Vous me trouverez sans doute bien osé de vous dire mon sentiment sur le Monsieur De Gérac; mais, ne vous contestant rien sur vos amours, j'ai cru qu'il m'étoit permis de critiquer un peu vos liaisons d'amitié: celles-là n'ont point d'excuses. Il a des vertus, me direz-vous? Des vertus! Dites des préjugés bourgeois, qui tiennent à la rouille de la province, et au défaut d'éducation. Ces vertus-là ne datent de rien, ne prouvent rien, ne menent à rien. Avec cela on recule, au lieu d'avancer. Elles font des pédagogues de garnison, et à la longue de vieux capitaines mutilés, qui, après s'être fait casser bras et jambes sans que la cour s'en doute, s'en vont dans leur chaumiere natale guerroyer, s'ils le peuvent, contre un pauvre diable de curé qui les maudit de leur vivant, et les enterre avec délice. En voilà trop sur cet article. Au reste, monsieur le comte, vous êtes bien le maître de votre conduite. Le zele ne doit point être une tyrannie. Le mien se plie aux circonstances. J'avois cru entrevoir en vous les plus heureuses dispositions pour aller au grand, marquer dans votre siecle, et faire adroitement servir la frivolité au succès des plus hautes prétentions. J'imaginois sur-tout que vous auriez la sorte d'esprit qui subjugue les femmes, les pique, les désole, les ramene tour à tour, les assujettit au plan général qu'on s'est tracé, tourne au profit de l'ambition la mobilité des intrigues,et fixe le sort par la variété des plaisirs. Le commandeur de vous a mieux jugé que moi. L'autre jour, dans l'oeil de boeuf , il me soutint que vous ne prendriez jamais un certain essor. Je lui dis que je vous avois presqu'arrangé avec Madame De Syrcé: il voulut parier contre le succès. J'acceptai la gageure; elle est perdue pour moi, et je ne regrette que mon opinion. Madame De Syrcé, dites-vous, m'est échappée; donc vous ne devez pas l'entreprendre. Excellente logique! Si vous étiez d'humeur d' entendre, je vous répondrois que le moment est d'autant plus favorable pour vous qu'il ne l'a pas été pour moi. Les femmes, monsieur le comte, n'ont point des forces de reste; et quand elles viennent d'être fatiguées par une résistance douloureuse, c'est une raison de plus, je crois, pour qu'elles ne tiennent pas à une seconde attaque. D'ailleurs, que prouve un caprice? Ne diroit-on pas qu'avec elles les rigueurs de la veille signifient quelque chose pour le lendemain? Si j'avois eu deux jours de plus à perdre, vous n'auriez pas à me faire une pareille objection. Croyez-vous de bonne foi à la sagesse de la marquise? J'ai fait une faute, je l'avoue. J'ai trop affiché mes intentions; ma célébrité lui a fait peur, et c'est le public qu'elle a craint. ôtez le scandale, il n'y aura plus de cruelles, et les femmes seront tout aussi complaisantes qu'on voudra. Elles ne sont jamais sages par sentiment. Encore une fois, les inconvéniens qui m'ont nui n'existoient plus pour vous; et vous auriezfait taire la médisance, ou plutôt la calomnie qui vous limite aux intrigues subalternes. Il ne faut plus penser à tout cela. La mere de ladi, du creux de sa tombe, vous crie d'être fidele; et les mânes de mylord s'éleveroient contre vous, si vous cessiez de l' être. Adieu, mon cher comte. Je serai toujours fort aise de vous voir, malgré vos lamentables amours, et la vénération que je serai forcé d' avoir pour vous.

Lettre X.

du comte De Mirbelle, au duc. que vous êtes cruel! Que vous entrez mal dans tous les embarras de ma situation! Le persifflage n'est bon qu'avec ceux qui sont assez tranquilles pour y répondre: il aigrit les coeurs blessés. Permettez-moi de vous le dire, le ton que vous prenez n'est celui, ni de la supériorité, ni de la raison. L'une cherche des moyens, l'autre en fournit: vous ne faites ni l'un ni l'autre, et je n'eus jamais plus besoin de ressources ou de consolations. Je vous en veux, je ne puis le taire. Vous m'avez conduit dans le piege, et vous m'y laissez; et c'est du bord même de l'abyme que vous raillez le malheureux que vous y avez précipité! Sans vous, je n' aurois point connu Madame De Syrcé. Doucementenchaîné par mes premiers noeuds, je n'en aurois point desiré d'autres. C'est vous qui m'avez peint cette conquête sous des traits dont la plupart ont séduit ma vanité, et dont quelques-uns peut-être sont arrivés jusqu'à mon coeur. Vous n'êtes pas à vous en appercevoir. Toute ma lettre décele les combats d'un homme honnête qui lutte contre lui-même, prend ses repentirs pour des résolutions, se dissimule sa foiblesse, pese exprès sur les motifs qui la rendroient coupable, et s'applaudit du moins d'en méditer le sacrifice. Oui, oui, si je me suis reposé avec complaisance sur les détails qui font paroître Ladi Sidley plus intéressante encore, c'étoit pour vous appeller à son secours, ouvrir votre ame à son infortune, lui acquérir un défenseur; et vous, au lieu de m'interpréter comme je le voulois, vous cherchez à me remplir de défiances injurieuses, vous outragez la candeur même! Ah! Le mensonge n'approcha jamais de l'ame de Sidley. Tout ce que je vous ai dit m'a été confirmé par les personnages les plus respectables. Mais c'est elle seule que je veux croire: son coeur est le sanctuaire de la vérité. ô caprice inexcusable de l'homme! On rend justice à l'objet, on sent la force du lien, et l'on auroit le triste courage de le briser! Quel est donc ce vuide éternel du coeur? Quelle est cette inquiétude que rien ne peut fixer? Attrait du changement, tu promets le bonheur! Hélas, que d'amertume te suit! Que de regrets t'empoisonnent! Je les préviendrai... je m'accoutumeraià voir la marquise d'un oeil indifférent, à ne plus sentir ses dédains, à rire de ses absences simulées, à vaincre en un mot une fantaisie qu'on pourroit changer en passion par l'adresse des obstacles, le jeu des caprices, et le savant emploi de la coquetterie. Avec la sagacité que je vous connois, comment ne voyez-vous pas qu'on n'a nulle idée sur moi, et qu'on se moqueroit de mon amour, supposé que j'eusse la folie d'en prendre? Sur quatre visites on me reçoit une; et pendant une froide conversation qui expire à chaque instant, on a des yeux distraits qui semblent m'éviter. S'il entre un autre homme tandis que je suis là, vîte la gaîté renaît, les regards s'animent, il semble qu'on soit soulagé d'un fardeau; et j'afflige au point que tous ceux qui surviennent ont l'air d'être autant de consolateurs. Voilà pourtant où j'en suis, et je m'en félicite. J'en sens mieux le charme de ladi, de cette ame ouverte et franche, que le manege n'a jamais déshonorée. Peut-être aussi que je suis injuste; peut-être n'entre-t-il point d'art dans la conduite de la marquise. Je ne lui inspire rien, et elle ne sait point feindre; je la crois étudiée, elle n'est que naturelle... voilà tout le secret de sa contrainte avec moi, de la réserve de ses discours, et des especes de querelles que souvent elle me fait sans que je les aie méritées. Heureusement je n'ai pour elle qu'un goût très-équivoque, et qu' il me sera facile d'éteindre. Le petit dépit qu'elle me cause m'épargnera des peines cruelles; et dans cemoment-ci, sa cruauté est un bienfait! Que devenois-je, si ma tête s'étoit allumée, et qu'un penchant invincible... je ne puis m'arrêter à cette idée. Que seroit devenue Sidley, à qui j'ai fait quitter son premier asyle, que j'ai entraînée ici, qui n'y connoît que moi, n'y veut connoître que moi, et qui s' accuseroit d'un crime, si elle osoit former un soupçon? Sa situation n'auroit pu être qu'affreuse; la mienne l'eût été davantage. C'en est fait: malgré l'amertume de vos ironies, la malignité de vos représentations, et toute la souplesse de votre éloquence, je m'applaudis de mon entier retour vers l'objet dont il est impossible que je me détache, sans la plus noire ingratitude. Vous ne vous êtes point trompé. Le chevalier De Gérac m'affermit dans mes sentimens. Censeur inflexible de tout ce qui n'est pas honnête, il s'enflamme pour tout ce qui l'est; et le titre seul de mon ami auroit dû le mettre à l'abri, monsieur le duc, du portrait cruel que vous m'en faites. Je ne m'amuserai point à défendre sa naissance. Sans être illustre, elle est ancienne: elle a fourni de tout tems à l'état, de braves gentilshommes qui ont versé leur sang pour lui. Tant pis pour la cour, si de tels services sont restés sans récompense: mais ce qu'il m'importe de défendre, c'est son ame, son caractere, et mon choix: il m'honore, et le justifie. Si Gérac dédaigne les honneurs, c'est par amour pour la gloire; et s'il n'est pas né pour être un courtisan, il a sûrement les qualités qui forment lecitoyen. Pour peu que vous le connoissiez mieux un jour, vous rougirez de l' avoir jugé si mal, et d'avoir employé des expressions de mépris en parlant d'un homme qui mérite vos égards, les miens, et que son noble désintéressement met au-dessus des protecteurs. Pardonnez la chaleur de mes expressions au mouvement d'un coeur que vous avez affligé, en cherchant à dégrader ce qu'il aime. Malheur au lâche qui ne sent pas l'outrage qu'on fait à son ami!

Lettre XI.

du chevalier De Gérac, au comte De Mirbelle. j'ai été désespéré, mon cher colonel, de ne m'être pas trouvé chez moi quand vous y avez passé. J'étois occupé de visites fort ennuyeuses. à mon retour on m'a remis votre lettre; je l'ai lue avec le plus vif intérêt. Vous voilà donc ce que vous devez être! Vous voilà rendu à vous-même, aux principes qui sont en vous, et dont un mouvement étranger peut seul vous distraire. J'étois bien affligé de vous voir hésiter entre deux sentimens, dont l'un étoit si peu fait pour balancer l'autre. Je ne connois ni Madame De Syrcé, ni votre charmante angloise; mais, vous le savez, j'ai toujours plaidé en faveur de celle qui vous a donné son coeur, et qui a des droits sur le vôtre.Je sais qu'ici les hommes ne se font point un scrupule de séduire les femmes sans les aimer, de leur prodiguer les hommages tant qu'elles résistent, les affronts dès qu'elles succombent, et de les enivrer pour les avilir. Cette cruauté est trop étrangere à votre ame pour que je vous en soupçonne jamais. Ce sexe que nous opprimons mérite nos égards à proportion même de sa foiblesse. Voyez, mon cher comte, quel est le pouvoir de la contagion. Sans penser comme les autres, vous étiez près d'agir comme eux. Les malheureux! Ils prétendent à la félicité, et commencent par en empoisonner la source. Qu'ils essaient d'estimer les femmes: ils verront si elles ne deviendront pas estimables. Ont-ils le droit de mépriser les moeurs qu'ils inspirent, et de punir ce qu'ils conseillent? Quand nos maîtresses nous trompent et se dégradent, l'opprobre en est à nous. Elles devinent, et leur inconstance n'est que le pressentiment de notre perfidie. J'ai toujours détesté nos soi-disans hommes à bonnes fortunes . L'aspect d'un seul me rappelle malgré moi l'image de vingt infortunées. Sous l'aménité des dehors, ces êtres-là cachent une ame féroce. Ils ressemblent aux conquérans: comme eux, ils se repaissent de pleurs, et verseroient le sang comme eux, s'ils n'étoient pour l'ordinaire plus lâches encore que vains. Leur ame est glacée, leur esprit aride; et sans le mouvement de leurs petites intrigues, ils ne seroient plus que des automates accablésde honte, de ridicule et d'ennui. Peut-être, mon cher comte, le tableau est-il un peu chargé; mais il est bon d'exagérer quelquefois, pour arriver au but qu'on se propose. Quand l'écueil est marqué, on ne va pas se briser contre. Vous allez me trouver bien moralisant pour mon âge; et cette circonstance auprès de tout autre, ôteroit peut-être un peu de crédit à mes conseils: mais vous avez trop d'esprit pour que cet inconvénient soit à craindre avec vous. Un mentor de vingt-cinq ans, quand il est bien né, peut être aussi utile qu'un pédagogue de soixante. La raison qui ne se soutient que sur des ruines, effarouche; et le sentiment de ce qui est bien, vaut quelquefois mieux que les lenteurs de l'expérience. D'ailleurs, quand la vieillesse instruit, on lui suppose toujours le chagrin des privations. Elle défend ce qu'elle ne peut plus faire, et dès-lors sa rigueur paroît intéressée: mais que l'instruction acquiert de force, quand elle part d'un esprit susceptible de toutes les illusions, et d'un coeur en proie à tous les sentimens! Alors plus de subterfuges pour l'éluder; il faut en croire son ami, ou s'accuser soi-même. Je n'ai jamais conçu, mon cher comte, pourquoi l'on refusoit à notre âge le droit des avis et des leçons même, s'il le faut. Dans l'effervescence de la jeunesse, si l'on n'est point honnête par raisonnement, on l'est par instinct; les traces de l'innocence sont plus fraîches; on n'a point encore avancé dans la vie, on ne s'estpoint endurci par sa propre infortune; l'ame n'est point ouverte aux calculs qui la sechent; moins limitée à soi, elle a plus besoin de se répandre; elle aime davantage, parce qu'elle croit au retour, et les fruits empoisonnés que les ans amenent ne mêlent aucune amertume à la pureté des impressions. Les années forment des sages: la jeunesse est la saison des vertus; vous en êtes la preuve. Pardonnez-moi cette digression. Elle est arrivée sous ma plume, et je ne rejette jamais rien de ce qui m'est inspiré par le sentiment. Oui, mon cher comte, à tout âge nous portons en nous-mêmes une regle invariable: c'est d'après elle que vous revenez à vos premiers liens, et que je vous affermis dans ce projet. En agissant autrement, nous serions injustes tous deux. La femme qui doit vous être la plus chere, est celle qui vous a le plus sacrifié, dont le coeur est rpouvé par le tems, et qui, n'ayant rien perdu de ses charmes, ne doit rien perdre de son bonheur. Quand le desir a sa source dans l'ame, il est éternel; et l'espece de calme où Ladi Sidley vous a laissé quelque tems, étoit votre tort beaucoup plus que le sien. Combien elle me paroît intéressante! Pour juger à quel point elle vous aime, rappellez-vous la confiance qu'elle vous montroit dans le tems que vous étiez à la veille de la trahir. C'est de vous-même que je l'ai su: elle se refugioit avec sécurité dans des bras qui étoient prêts à s'ouvrir pour une autre. Vous lui teniez lieu de l'univers; nulle alarme, nulsoupçon: elle croit qu'auprès de vous rien n'est à craindre pour elle. ô mon cher comte, récompensez l'amour par l'amour, l'estime par l'estime. Ne soyons jamais inhumains avec un sexe foible, avide de bonheur, et si bien fait pour le sentir. Arracher une femme à l'enchantement d'une passion tranquille, c'est plonger le poignard dans le sein d'un enfant qu'amuse un songe agréable. Je ne nuis point à Madame De Syrcé en défendant sa rivale. La premiere n'agit que sur votre imagination: elle n'a aucuns droits à votre reconnoissance. Vous l'avez rencontrée, vous avez même été chez elle; elle vous a paru jolie, votre tête s'est allumée, son amour-propre en a joui, son coeur s'en est moqué: voilà ce qu'elle vouloit; elle n'a plus rien à vous demander, et elle doit être fort contente de vous. Le seul article que je n'ai pas aimé dans votre lettre, c'est celui où vous m'en parlez. Vous ne tarissez point sur son éloge. Dans la crainte que je ne la visse pas telle que vous la voyez, vous m'avez fait son portrait vingt fois. Je ne me conduis guere par l'opinion publique; mais, vous le savez, elle n'est pas très-favorable à la marquise. Elle est, dit-on, étourdie, dissipée, se montrant par-tout, ivre de conquêtes, vouée aux imprudences. Je n'en sais rien; il est possible qu'on la calomnie. Aussi ne sont-ce point tous ces défauts que je vous opposerois si vous étiez libre, et résolu à lui rendre des soins. J'aurois alors des raisons au moins aussifortes pour contrarier votre amour. Mon cher comte, si la marquise n'y prend garde, son regne ne sera pas long; sa figure passera, ses torts (supposé qu'elle en ait) n'auront plus de voile, et son esprit lui restera pour la punir. Ces sortes de femmes sont des éclairs. Leur éclat est trop vif pour être durable; et quand il cesse, la trace même en disparoît... je ne finis pas, je vous imite; il faut que Madame De Syrcé ait un charme pour faire parler d'elle. Je vous remercie de vos offres obligeantes. Songez à votre bonheur; ce sera ne point négliger le mien. Vous me connoissez, je sers depuis quatre ans sous vos ordres; et pendant ce tems, je ne crois pas que vous ayez découvert en moi la moindre avidité pour les récompenses. Je me partage entre les soins de mon métier, et ceux que je dois à mon pere, vieillard respectable, qui vit dans ses terres, chargé de blessures, au-dessus des honneurs, ignoré de la cour, et adoré de ses vassaux. Je me suis nourri de ses principes. Tant que les actions ne parleront pas pour moi, je ne veux pas que les distinctions déposent contre. Je préfere la patience laborieuse de l'homme courageux à l'oisive activité du courtisan: l'un a de la honte à couvrir, il lui faut des titres; l'autre ne veut que de la gloire, et il attend les occasions. Adieu, monsieur le comte: encore une fois, songez à vous; parlez un peu moins de Madame De Syrcé, soyez fidele à votre angloise, et faitessi bien que je ne sois jamais obligé de la défendre.

Lettre XII.

du vicomte de , au duc. cela vous plaît à dire, mon cher duc: mais quand on s'ennuie, on n'a la force de rien. Avec ses indulgences et ses cérémonies éternelles, Rome est bien le plus maussade séjour que je connoisse. Mon oncle, qui est très-chaud politique, est encore amateur plus zélé des rites religieux; de sorte que je suis obligé, trois ou quatre fois par semaine, d'être dévot à mon corps défendant. Je suis philosophe moi; je généralise mes idées, et j'envisage les choses sous un certain rapport dont mon oncle ne s'est jamais douté. Quant aux monumens, vous m'avouerez que c'est une vue bien froide pour un homme de mon âge, qui n'est pas fou de toiles peintes, et qui n'aime pas plus les femmes de marbre, qu'un c... n'aimeroit des pages de bronze. Que m'importent les allégories de Paul Véronese, la transfiguration de Luc, et la chûte des anges de Raphaël? Je crois que je confonds... n'importe, il faut toujours citer. Je voudrois bien, vous qui parlez, vous voir réduit à admirer la noce Allobrandine, et les statues de Bernin, ou de Bandinelli.Je saute à pieds joints sur les ruines et les tombeaux. Je ne vous entretiendrai pas non plus des spectacles mesquins de cette auguste ville. J'aime mieux nos petits intermedes, nos ballets élégans, et notre opéra, tel qu'il est, que les longues représentations qu'on nous donne ici. Je vais un peu vous surprendre; mais, je vous le dis confidemment, ce que j'y trouve de mieux, ce sont les filles de joie et les arlequins. Voilà, mon cher duc, le fruit de mes observations. Ne croyez pas cependant que j'aie manqué d'aventures, même dans la bonne compagnie. Les italiennes sont accommodantes; elles me goûtent infiniment, et me trouvent sur-tout très-sensé. On dit que leurs maris sont dangereux, sur-tout pour les indiscrets. J'ai échappé jusqu'à présent à leur vigilance. Je n'ai rien eu à démêler avec eux, et n'ai traité qu'avec leurs femmes. Elles sont fausses, comme de raison; mais elles ont la peau douce, l'humeur caressante, et je leur ai trouvé beaucoup de candeur dans le physique. à propos, il faut que je vous conte ce qui m'est arrivé avec la femme chez qui nous logeons, et qui, comme vous en jugerez vous-même, a une façon charmante d'exercer l'hospitalité. Cette dame, dont l'époux est l'ami de mon oncle, est d'une famille distinguée dans Naples: aussi se conduit-elle avec toute la distinction imaginable. Elle a dans l'extérieur une nonchalance que je n'ai encore vue qu'à elle: elle laisse tomber toutes ses paroles, et n'enprononce pas une. Sa gorge, qui est ravissante, n'est jamais contenue que par quelques rubans noués avec négligence, et toujours prêts à se détacher en cas de besoin. Son oeil est mourant, et n'a qu'une expression de langueur qui invite à tout, sans promettre grand'chose. Le moindre voile semble lui peser; et tout le jour anéantie sur les carreaux d'un sopha, elle s'y abandonne aux plus séduisantes attitudes. Cette maniere d'être commença par allumer en moi de violens desirs; mais il sembloit qu'elle n'eût ni la force de s'en appercevoir, ni la volonté de les satisfaire. Je désespérois de cette conquête, et ne voyois dans les yeux de l'idole aucun indice de succès: une circonstance hâta mon bonheur. Le mari, jaloux comme les italiens l'étoient autrefois, aime sa femme avec fureur; mais il aime encore plus les tableaux que sa femme. On vendoit à côté de lui le cabinet d'un curieux, et il avoit acheté plusieurs morceaux du plus grand prix, qu'il vouloit transporter lui-même. à peine, ce qui lui arrive rarement, fut-il sorti pour le premier transport, que j'entendis des mules de femme sur l'escalier qui conduit à mon appartement. On montoit avec une légéreté incroyable. Dans ce moment je ne songeois à rien moins qu'à ma belle indolente; quelle fut ma surprise quand je la vis entrer chez moi, dans le déshabillé le plus commode, le sein découvert, les cheveux flottans jusqu'à la ceinture, et que, se jetant sur une espece de canapé, elle me dit, avec uneingénuité tout-à-fait touchante, eccomi; il mio marito è fuori di casa ! Vous jugez, mon cher duc, que je mis autant de célérité dans l'action, qu'elle avoit mis de naïveté dans le propos. Jamais je n'avois rencontré une femme plus déliée, plus ardente, plus vive dans le tête-à-tête. Nous entendîmes quelque bruit, et j'eus bien de la peine à m'arracher de ses bras. Ce qui me charma, ce fut la promptitude avec laquelle elle reprit son air de langueur et de calme; l'italien le plus intelligent en eût été la dupe. Vivent les femmes pour ces changemens de décoration! Elles ont des visages qui se montent ou se démontent à volonté, et c'est pour cela sur-tout que je les respecte. Je me rendois compte de mon bonheur; je me recueillois dans mon ivresse, et ne pouvois concevoir ce phénomene. Notre paisible amateur qui étoit revenu arrangeoit ses tableaux, cherchoit leurs vrais jours, et les disposoit à plaisir sous les yeux de ma napolitaine, qui, dans ce moment, ressembloit à une vierge du Guide, par son air d'innocence. Il part pour un second voyage; vîte elle se remet en course, m'arrive une seconde fois, et l'invitant eccomi n'est point oublié. Je n'eus garde de me plaindre de la récidive, et me conduisis de maniere à en être quitte, au moins pour la journée. Point du tout, le mari fit un troisieme voyage, et l'on me fit une troisieme visite. Je commençai à sortir de mon enchantement. Je souhaitois de la modération dans mon aimablemaîtresse, et je la priai de me faire grace des eccomi , dût son mari s'absenter encore. Elle eut de la peine de comprendre le sens de mon discours, et tomba dans une rêverie qui ne m'inquiéta pas autrement. J'étois sûr de n'avoir manqué à aucun des procédés convenables: enfin, elle me quitta pour aller faire cent caresses à son mari, qui se félicita vingt fois devant moi d'avoir une femme aussi fidelle. Eh bien, mon cher duc, que dites-vous de cette bonne fortune? Depuis la chaleur des premieres apparitions, les eccomi ont été rares, parce que les absences du mari sont peu fréquentes; mais de tems en tems ils recommencent, et je me résigne. à présent je suis fait aux allures de la femme; ce n'est plus que la confiance du mari qui m'amuse. Je trouve plus de plaisir à tromper l'un, qu'à jouir de tous les charmes de l'autre. Vous voyez que je n'ai point oublié vos principes, et que j'étends, autant qu'il est en moi, la gloire du nom françois. Je suis édifié de tout ce que vous me dites. La vengeance que vous exercez contre Madame De Syrcé est d'un genre neuf et saillant. C'est un trait qui manque au caractere de lovelace, dont on ne dit point assez de bien, et qui m'a toujours vivement intéressé. Quant à l'angloise, je sens comme vous qu'il est essentiel de l'avoir, à quelque prix que ce soit. Si l'on n'y mettoit la main, les fauxbourgs de Paris se peupleroient de femmes vertueuses, et la contagion gagneroitbientôt le centre de la ville. Qu'est-ce donc que le comte De Mirbelle? Il faut bien qu'il ait quelques dispositions à la scélératesse aimable, puisque vous le choisissez pour vengeur; et si j'étois à sa place, il me semble que je punirois cruellement Madame De Syrcé. D'après le portrait que vous m'en faites, elle mérite les traitemens les plus rigoureux. Que je vous envie! Vous êtes au courant des vrais plaisirs; pour moi je suis tristement exilé dans la terre sainte, et au milieu d'une autre Palestine, où je n'ai pas même la ressource de tuer des sarrazins. Vous ne vous attendiez pas à ce trait d'érudition. C'est mon oncle qui m'en avise; il me parle toujours du voyage d'outremer , du roi Artus, et des beaux massacres qui se faisoient alors pour le bonheur du monde. Le bon homme est toujours le même. Le matin il se brouille dans ses calculs diplomatiques; il dîne le plus long-tems qu'il peut; après son dîner, suivi d'un léger assoupissement, il joue gravement aux échecs; il perd toujours, et toujours il soutient que ce n'est pas faute de combinaisons. Le jeu fini, et la digestion faite, il songe à son salut, et va visiter les églises. Malheur à moi, s'il me rencontre lorsqu'il est dans ces erventes dispositions! L'autre jour il vouloit que j'assistasse à son sommeil de l'après-dînée. Il prétend qu'il lui échappe alors des choses très-utiles au gouvernement, dont il me conseilloit de faire des notes qu'on pourroit intituler: rêves politiques d'un gentilhomme françois . Ce livre seroit d'un grand usage, dit-il, pour tous les rêveurs qui culbutent l'administration. Mais voilà que, sans m' en douter, je radote presqu'aussi bien que mon oncle; et vous avez autre chose à faire que de lire mes folies. Adieu, monsieur le duc... je brûle de me ranger sous vos drapeaux.

Lettre XIII.

du duc, au comte De Mirbelle. en mille ans je n'aurois pas deviné, mon cher comte, le degré d'intérêt que vous prenez au chevalier De Gérac. Il falloit, pour m'ouvrir les yeux, toute la chaleur de votre apologie. Je vous demande sincérement pardon de la sortie indiscrete que je me suis permise contre lui, et j'espere que vous me ferez grace de la réparation. Vous avez raison, cet homme là peut devenir un excellent citoyen: mais, comme vous dites vous-même, je ne crois pas qu'il vise à un certain point au titre de courtisan. Au reste, nous sommes dans le siecle des prodiges. Laissons là votre pilade , et parlons d'autre chose. Vous verrez par ma lettre, que je ne suis pas si entêté de mon opinion que je vous l'ai paru. Autant je vous invitois à poursuivre laconquête de Madame De Syrcé, autant je vous presse aujourd'hui de n'en rien faire. L'oeil le plus exercé se trompe. Les finesses de l'expérience, ni les ressources de l' usage ne peuvent parer à la bizarrerie des événemens. J'avois cru entrevoir que la marquise n'étoit pas éloignée de prendre un goût léger pour vous, et voilà tout ce qu'il nous falloit, on ne lui en demandoit pas davantage; ce goût là l'eût menée aussi loin que nous aurions voulu; mais vous auriez tort de vous en flatter; et puis définissez les femmes: voici le fait. Dans une maison qu'il est inutile de vous nommer, la conversation tomba sur les jeunes gens qu'on cite. On vous nomma. Quelques femmes (et ce sont des connoisseuses) soutinrent que vous aviez tout ce qu'il faut pour plaire. Madame De Syrcé les contraria cruellement. à chaque éloge qu'on vous donnoit, elle s'armoit de la négative. Elle critiqua votre figure, votre caractere, jusqu'à votre contenance. Une d'entre elles insinua modestement, qu'elle vous croyoit de l'adresse et de la séduction. Alors votre impitoyable antagoniste partit d'un éclat de rire, qui déconcerta tout l'aréopage. Il n'a pas tenu à elle qu' il ne vous soit rien resté; en un mot, elle commença, dit-on, par le dédain, et finit par l'amertume. C'est une antipathie marquée. Les voilà, ce sont souvent les hommes les plus aimables qu'elles prennent en exécration. J'ai cru devoir vous avertir d'une scene où vous êtes intéressé, et même compromis. Ce quivous reste à faire, c'est de ne plus voir Madame De Syrcé, de l'oublier, et de la punir par un silence noble, de l'indécence de ses emportemens. Il est vrai qu'elle est jolie, autant qu'il soit possible de l'être; mais cela ne suffit pas, il faut être honnête, et ne point accuser un homme de gaucherie , quand on n'en a pas la certitude. Adieu, monsieur le comte.

Lettre XIV.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. j'ai passé chez vous ce matin, mon cher chevalier. Où étiez-vous donc? Mon dieu, que vous êtes matinal! J'avois besoin de vous trouver; vous m'auriez vu dans une belle colere! Je vous défie de deviner ce qui m' arrive. Madame De Syrcé... vous savez ce que j'en pense, ce que je vous en ai dit; vous savez avec quelle chaleur j'en parle toujours, en jurant toujours de l'oublier: eh bien, Madame De Syrcé... elle est ma plus mortelle ennemie; elle déclame contre moi avec un acharnement qui n' a pas d'exemple. C'est peu d'avoir été quelque tems le jouet de sa coquetterie; je suis l'objet de sa dérision. Cette femme me hait; la raison? Je l'ignore. Qu'ai-je fait que vanter ses charmes, et me livrer pour elle à des distractions dont vous avez été le censeur et le témoin? Elle me hait,quand peut-être... ce n'est point ici une conjecture vague, c'est un fait. Dans un cercle assez nombreux, elle a pris parti contre moi, a démenti le bien qu'on en disoit, et s'est livrée à toute la fougue de son aversion. Je n'y voulois pas croire: mais ce récit, qui m'eût paru au moins exagéré, acquiert de l'évidence, quand je me rappelle son air glacé, la gêne de nos entretiens, et l'espece de contrainte qu'elle n'a qu'avec moi... je suis bien tenté d'avoir raison d'un tel caprice, et d'armer contre elle tout ce que le manege d' un homme adroit peut opposer à l'orgueil d'une femme coquette... non, il faut savoir se commander, et jouir de sa modération. La conduite de la marquise, je l'avoue, m'a courroucé d'abord; la réflexion me calme. Me voilà bien tranquille, bien guéri; j'avois besoin qu'elle m' arrachât elle-même le bandeau... que sais-je! Sans ce petit événement, il eût été possible qu'il restât dans mon ame je ne sais quel intérêt qui eût altéré mon bonheur. Il est détruit cet intérêt; j'entendrai sans trouble prononcer son nom. Sidley régnera dans un coeur tout à elle; une autre image ne s'y mêlera plus à la sienne, et je ne m'éveillerai plus avec le remords d'hésiter entre deux impressions, et de ravir ma premiere pensée au seul objet qui la mérite... ainsi donc Madame De Syrcé triomphera; sa haine aura un libre cours, j'en serai la victime, et je me tairai, et je lui sacrifierai jusqu'à ma vengeance! Chevalier, seroit-ce un si grandcrime de lui prouver que je n'ai point autant de mal-adresse qu'elle se l'imagine, de l'amener par degrés à la nécessité d'un désaveu, et d'acquérir le droit d'être indiscret, pour donner ensuite plus d'éclat à ma discrétion? Seroit-ce être infidele à Sidley que de punir sa rivale, et de lui prouver qu'on peut être heureux avec elle, sans cesser d'être amoureux d'une autre? Cette combinaison me plaît; je la crois innocente. Qu'en dites-vous? Laissez vos principes; jugez ma position. J'ai la tête perdue, mille idées l'agitent, je ne sais à laquelle me fixer; tout ce que je vois distinctement, c'est que je n'aime plus Madame De Syrcé. Je serois bien surpris qu'on me prouvât le contraire. Que dis-je! Je ne l'ai jamais aimée; je me trompois moi-même, toutes mes illusions s'évanouissent. Adieu! Je me contredis, je déraisonne. Venez me voir, ou écrivez-moi. Je ne conçois point la conduite de Madame De Syrcé, elle est vraiment étrange! ... hélas! Quelle sera la mienne?

Lettre XV.

du chevalier De Gérac, au comte De Mirbelle. y songez-vous? Quoi, les propos d'une femme frivole, ou du moins que l'on croit telle, vous tournent la tête, excitent votre ressentiment, et piquent votre sensibilité! D'abord, est-ilbien sûr qu'elle les ait tenus? Ne les a-t-on point altérés en les rapportant? Et puis, vous croyez-vous à l'abri, mon cher comte, de ces petites mortifications? Les femmes ont leur franc-parler , elles disent ce qu'elles veulent, c'est à nous d'apprécier ce qu'elles disent. Il ne tiendroit qu'à moi, d'après votre lettre, de croire que vous adorez la marquise; mais j'aime bien mieux ne rien attribuer à l'émotion d'un coeur malade, et mettre tout sur le compte d'un amour-propre effarouché. Vous avez eu une fantaisie, elle n'a point réussi; à notre âge ces petits dégoûts sont sensibles; la passion s'éveille aux mouvemens du dépit, et ce dépit est un second trophée pour la femme qui n'a point voulu de notre amour. Prenez-y garde, on s'est pris souvent dans le piege qu'on tendoit pour un autre. Vous me demandez si ce seroit un crime de vous contrefaire pour usurper des droits, et vous rendre le maître des conditions? Oui, mon cher comte, oui, c'en seroit un, pour vous sur-tout, pour un homme délicat, qui rougiroit d'obtenir par fraude le prix qui n'est dû qu'au sentiment. Interrogez-vous de bonne foi, vous verrez ce que votre coeur vous répondra. Je retrouve le duc dans ce projet, je ne vous y reconnois point. Croyez-moi, toutes les fois que l'on veut feindre ce qu'on ne ressent pas, on ne se venge point, on se punit. Eh! Quand on est heureux comme vous l'êtes, pourquoi se livrer à ces petites intrigues qui fatiguent l'ame, la flétrissent, et lui ôtent cette délicatesse,ce charme intérieur, sans lequel nos jouissances ne sont plus des plaisirs? Possédez tranquillement ce que l'amour vous prodigue; ne vous passionnez point pour ce qu'il vous refuse. Ne faites point d'éclat. Voyez la marquise, à de longs intervalles; ne lui marquez ni regrets, ni courroux, et conduisez-vous si bien, qu'elle rougisse en vous comparant à ceux qu'elle aura préférés. Voilà le seul triomphe qui soit digne de vous. Je ne crains point de vous ennuyer, parce que je connois le fond de votre caractere. Ami du bien, si votre facilité vous en écarte, l'attrait vous y reporte à la moindre image qu'on vous en présente, et voilà mon rôle, à moi; qu'il m'est doux de m'en acquitter!

Lettre XVI.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. je ne conçois pas Madame De Syrcé. Cette femme est désespérante; elle excite en moi des especes de fureurs... et je ferois bien, je crois, d'en perdre absolument le souvenir. Oh! Oui, ce seroit le plus sûr; mais il faut que je vous en parle pour la derniere fois... il faut que vous sachiez l'incroyable réception qu'elle me fit hier. D'après vos conseils, j'avois étouffé tous mes ressentimens. Mon front étoit calme, mon coeurl'étoit davantage. Dans ces paisibles dispositions j'allai la chercher, bien résolu à ne point lui laisser soupçonner que j'eusse à me plaindre d'elle. On me dit qu'elle étoit à sa toilette, et qu'on ne la voyoit point, mais qu'elle alloit passer chez sa mere qui recevoit du monde. Je monte, je trouve Madame De Sancerre seule, et travaillant à la tapisserie. Cette dame a le ton de la vieille cour, une politesse aisée, une familiarité noble, et beaucoup d'esprit; mais elle possede un visage qui, malgré mon respect pour elle, me parut un peu triste. Elle me fit beaucoup de questions, me trouva intéressant, et se mit en conséquence à me prêcher. Tout ce qu'elle me disoit étoit bien pensé, bien senti; malgré tout cela, jamais sermon ne fut plus impatiemment écouté. J'attendois une jolie femme, et elle n'arrivoit pas... enfin, au bout d'une heure éternelle, Madame De Syrcé descend, accompagnée de toutes les graces, et mise avec la plus grande élégance. Elle me fait des excuses pleines de trouble, ou plutôt d'embarras, m'adresse quelques mots avec inquiétude, se leve un instant après, me dit qu'il est horrible de m'avoir fait attendre, qu'il est affreux de me quitter, me salue froidement, et s'échappe. Dites, à ma place seriez-vous tranquille? Je ne l'avois jamais vue si belle; son image ne m'a point quitté depuis ce moment. Je voulois l'oublier, j'en avois pris la résolution... le moyen que je le puisse? Il vaut mieux que je me venge; il vaut mieux tâcher de lui plaire à quelque prixque ce soit... me laisser deux heures avec sa mere, et ne m'en pas dédommager, du moins par quelques instans d'entretien! Elle alloit à l'opéra, disoit-elle. à l'opéra! Le beau prétexte! J'y courus; et, pour comble de malheur, je ne l'apperçus point. Je ne sais dans quelle loge elle étoit mystérieusement placée; mais je fatiguai en vain mes regards à la chercher. Vous voyez que tout cela est décisif. Croiriez-vous bien que ma présence la fait rougir? C'est de colere apparemment. Elle m'abhorre; et pourquoi? Encore un coup, je n'en sais rien; je le saurai. Vous allez me trouver bien extravagant. Je le suis, oui, je le suis; heureusement cette folie n'est point dangereuse. Je suis piqué, j'en conviens. Mais... il est clair que je ne suis point amoureux; je serois au désespoir de l'être, et c'est dans la peur de le devenir que je tiens à mon projet, et que je veux être scélérat à mon tour. Les consciences timorées ne réussissent point auprès des femmes. Voyez le duc, il les trompe, elles en raffolent. à propos, qu'est-ce donc que vous lui avez fait? Est-ce que vous n'êtes pas bien avec lui? Non qu'il m'ait tenu aucuns propos; mais son air quand on parle de vous, ne m'a point contenté. Si vous pouvez venir me voir demain dans la matinée, je resterai pour vous attendre, ou bien écrivez-moi. Sur-tout plus de conseils; le tems en est passé. Je suivrai ma fantaisie. Cet écart me préservera d'un plus grand; j'ai besoin d'être coupable à demi, pour ne pas le devenir tout-à-fait... l'étrange femme que Madame De Syrcé!

Lettre XVII.

du chevalier De Gérac, au comte De Mirbelle. plus de conseils, dites-vous. Eh! Mon cher comte, vous n'en eûtes jamais plus de besoin. Avec quelle facilité votre tête s'allume! Car, ne vous y trompez pas, c'est elle seule qui agit, et c'est sur votre coeur qu'en tombera la peine. Vous voulez donc séduire, tromper, corrompre d'avance vos plaisirs, en leur donnant la fausseté pour principe? Quand on se fait un jeu de l'infortune de deux êtres à la fois, on risque d'être soi-même très-malheureux, et l'on mérite de l'être. On ne se croit que léger, on devient barbare; les circonstances entraînent, la sensibilité s'altere, et la jouissance d'un instant fait le supplice de toute la vie. Quelle jouissance encore! Voyez couler des larmes éternelles: voyez Sidley, Sidley si fidelle et si tendre, seule dans la nature, sans parens, sans appuis, faisant retentir sa retraite de sanglots auxquels personne ne répondra, pleurant le jour où elle vous a connu, celui où elle a scellé de sa foiblesse sa confiance à vos sermens, se rappellant toutes ses pertes, n'ayant que d'horribles souvenirs, et pas une consolation. Fixez un instant vos yeux sur cette image, et vous frémirez, et vous remercîrez l'ami qui vous la présente. Ne rejetez point cette lumiere, toute affreuse qu'elle est; qu'ellepénetre dans votre ame, et la réchauffe en l'éclairant. Je n'ose, je ne puis, je ne veux pas croire que vous aimiez Madame De Syrcé; l'amour-propre seul vous fait desirer sa conquête: et c'est à ce motif passager que vous immolez tout! Où donc est la gloire de subjuguer une coquette, et de filer avec complaisance une trahison dont il faut rougir quand elle est consommée? Si Madame De Syrcé n'est que ce que nous la croyons, elle ne vaut pas le remords d'une perfidie: si son extérieur nous trompe, et cache une ame sensible, ce qui pourroit très-bien arriver, jugez de votre embarras, de vos repentirs, de vos tourmens! L'ame humaine ne peut avoir deux impressions égales: laquelle sacrifierez-vous? Toutes deux vous seront cheres: l'une des deux l'emportera, et l'autre sera toujours assez forte pour déchirer un coeur où elle ne régnera plus. Alors plus de véritable ivresse: quand l'ame a cessé d'être pure, les jouissances cessent de l'être, l'amertume se répand sur les plaisirs les plus doux, le regret du passé jette un voile sur le présent; et dans les bras même de l'objet que l'on préfere, on retrouve encore la trace du sentiment qu'on a perdu. Mon cher comte, ces malheurs sont éloignés, vous êtes maître de les prévenir. Que mon amitié ne vous pese point: elle peut vous être utile, mais elle est bien loin d'être sévere; elle n'en a pas le droit; et dans l'instant où elle s'éleve contre des écarts qui peuvent vous nuire,elle est prête à pleurer sur vos foiblesses. Ma raison est toute dans mon ame, elle ne doit point effrayer la vôtre. Craignez, craignez ceux qui vous parlent un autre langage que le mien; ceux qui abusent d'une dignité extérieure, d'une sorte d'usage, et d'un malheureux jargon, pour fasciner des yeux déjà éblouis, tourner en ridicule des conventions respectables, et détruire insensiblement dans les coeurs les plus honnêtes l'instinct précieux de la nature. Je vous plains, si vous vous trompez au modele de ce portrait; il faut connoître ses ennemis. Vous me demandez ce que j'ai fait au duc? ... je l'ai pénétré. à travers les vaines décorations et la triste élégance du courtisan, mon regard a fixé l'homme. ô mon cher comte, malheur à ceux qu' on punit en les devinant! Le duc est de ce nombre. Dès que je l'apperçois, tous les traits de mon visage prennent d'eux-mêmes l'expression du dédain; c'est une arme secrete et sûre, qui le désole et me venge. Son persifflage ne m'en impose point; il n'est pour moi que le masque de la nullité. La premiere fois que je le rencontrai, il m'accabla de ces politesses superbes qui semblent vous marquer au coin de la subordination: mais je devins si froid, que je regagnai sur lui l'avantage qu'il croyoit prendre, et que je le fis redescendre au niveau qu' il cherchoit à détruire. Plus j'aime à rendre aux autres, moins je veux qu'on exige de moi, et il me paroît exigeant. Il est si peu accoutumé à l'estime, qu'il est avide d'hommages; moi je n'ai garde d'en être prodigue. Imitez mon exemple; défiez-vous d'un homme qui se dégrade à jamais pour obtenir l'existence du moment, qui traîne un grand nom dans l'obscurité des petites intrigues, qui se croit un personnage, parce qu'il est cité dans les aventures de femmes, qu'il pique leur goût bien moins que leur curiosité, qu'il influe sur les brouilleries, qu'on le consulte pour les noirceurs, qu'on le prend sans l'aimer, qu'on le quitte sans conséquence, et qu'il donne le ton des modes, quand il doit l'exemple des vertus. Quels services a-t-il rendus à l'état? Qu'a-t-il fait pour son pays? Est-il pere, époux, citoyen? Connoît-il l' amitié? Tous ces noeuds lui sont étrangers. Il promene dans la société son ennui inquiet, qu'il prend pour de la dissipation; il se fuit parce qu'il se craint... pardonnez si j'appuie le pinceau; c'est l'amitié qui le dirige. Je vois avec douleur que cet homme peut vous égarer et vous perdre. Souvenez-vous de la lettre que vous m'écrivîtes il y a un mois; vous vous y abandonniez à votre mouvement naturel. Que votre style est changé! ... il est impossible que votre coeur le soit; c'est à lui que je m'adresse. Il est une autre gloire que celle de séduire quelques êtres foibles. Vous avez une maîtresse estimable; conservez-la. Vous convenez qu'à toutes les qualités elle unit tous les charmes, et vous n' êtes pas heureux! Eh bien, s'il manque quelque chose à votre sensibilité, réveillez-la par de bellesactions; fortifiez l'amour par cet héroïsme dont il doit être et la source et le prix. Ne limitez point vos succès au petit cercle de la capitale; soyez l'homme de la nation. Laissez-lui présager ce que vous devez être; distinguez-vous de cette foule d'infortunés, dont la jeunesse caduque offre des ruines précoces, et trompe l'espoir de la patrie. Mon cher colonel, unissons-nous pour le bien. La flamme de l'enthousiasme s'éteint; on n'aime presque plus la gloire. Jurons-nous de ne rien faire que pour elle, de résister au torrent, et de consoler les gens honnêtes par le spectacle et le succès de notre émulation. De quels prodiges ne sont point capables deux amis vertueux, échauffés par un grand objet? Leurs forces doublent par l'union; si l'un des deux a une foiblesse, le courage de l'autre en triomphe, ou son ame l'ensevelit. Adieu. Je vous écris de la campagne, où l'on m' a renvoyé votre lettre; j'y suis encore pour deux jours: j'irai vous chercher en arrivant.

Lettre XVIII.

du duc, au comte De Mirbelle. j'étois hier si pressé de partir quand vous êtes venu chez moi, que je n'ai pu raisonner comme je le voulois, sur tous les articles devotre confidence; mais j'y ai réfléchi, et le zele a plus de force, quand il est aidé par la méditation. Enfin, monsieur, vous voilà donc piqué! Vous avez encore du vif dans l'ame, et je vous en félicite. Je n'examine point si vous aimez la marquise, ou non; cette clause n'est point essentielle pour ce que nous voulons faire; il s'agit de l'avoir, d'en tirer un parti agréable, et de la rendre ensuite au flot qui vous l'aura portée. N'est-ce pas là ce dont nous sommes convenus? Commencez donc par prendre de Madame De Syrcé l'idée qu'il faut qu'on en ait. N'allez pas vous mettre à l'estimer, elle s'en appercevroit, et peut-être (il n'y a rien dont les femmes ne s'avisent) peut-être, dis-je, voudroit-elle justifier ce sentiment. L'orgueil alors croisera l'étourderie; elle vous tiendra en haleine des années entieres, ne finira rien, et toujours temporisant, ne se rendra qu'avec les simagrées désolantes d'une pudeur... que vous aurez à vous reprocher. Regle générale; eût-on d'une femme une certaine opinion, ce qui est rare, il faudroit la cacher avec soin. Voit-elle qu'on n'a de ses forces qu'une idée fort légere? On la met à son aise, on la tranquillise sur les suites; on ne l'oblige point à faire une belle défense, quand l'instant décisif approche, et qu'elle-même est en train de terminer. Voici son calcul: en cédant je ne perdrai rien, et je gagnerai du tems; plutôt heureuse, je serai plutôt infidelle. Il ne faut pas non plus multiplier les égards. C'est bien mal connoître ces dames que d'imaginerqu' on les attache par les langueurs d'une soumission monotone, et les fadeurs du madrigal. Tout cela les ennuie. La contrariété les éveille, les étonne, les met en valeur en les désespérant. Elles savent gré à l'homme qui anime leurs regards du feu de l'impatience, aiguillonne leur esprit par la dispute, et se rend odieux exprès, pour qu'on se souvienne de lui: mais j'anticipe; allons par ordre. Commençons d'abord par vous tirer du découragement; une noble confiance est le gage des succès. J'ai bien cru comme vous, que la marquise ne vous goûtoit pas à un certain point: après un mûr examen, je m'en suis voulu de cette maniere de voir. Ce qui nous paroissoit indifférence, antipathie même, n'est autre chose qu'un goût qui se masque, une passion qui dort, un amour tout prêt d'éclater. Je l'ai rencontrée plusieurs fois depuis que vous vous plaignez d'elle. Elle a l'air préoccupé; je l'ai surprise dans des momens de rêverie qui ne lui sont pas naturels; et à son âge, à quoi rêve-t-on? Ses yeux, qui n'étoient que vifs, sont devenus plus tendres; elle regarde presque fixement. Vous êtes à coup sûr l'auteur de la métamorphose. En effet, pourquoi vous fuiroit-elle? Pourquoi cette contrainte, cet embarras, quand elle est avec vous? Elle n'en parle si mal, que parce qu'elle en pense trop bien. Je me souviens d'une objection que vous m'avez faite, et qui a réellement quelque chose de spécieux. Si elle est si légere, si facile, siexercée dans l'intrigue, me disiez-vous, pourquoi se conduit-elle avec moi avec tant de réserve, de prudence, et de sévérité? Ah! C'est qu'elle vous aime davantage; elle veut y mettre plus d' adresse. Vous êtes fort jeune, très-fêté; vous pouvez lui être enlevé d'un moment à l'autre; il faut vous lier par la coquetterie. Vous croyez peut-être qu'elle en est à sa premiere aventure? Par exemple je rirois bien de cette ingénuité. Enfant que vous êtes! Dormez tranquille, et que sa vertu ne vous désespere pas. Elle ne vous fera languir, ni dans l'attente de la jouissance, ni dans l'insipidité du bonheur. Encore une fois, si je ne l'ai point eue, ce n'est que partie remise. C'est une gaîté convenue entre nous. Dix autres déposent en sa faveur contre vos craintes ridicules. Laissez-la faire: vous n'aurez pas plutôt conclu, qu'elle-même aspirera au plaisir de rompre. La marquise veut jouir, elle vous prendra à condition de ne vous pas garder. Il faudra seulement que cela marque dans le monde, qu'on en parle, qu'on s'en occupe; et quand la chose aura fait son effet, vous irez, elle de son côté, vous du vôtre; vous l'inscrirez sur votre liste, vos successeurs vous demanderont des instructions, vous direz tout ce que vous savez, et vous aurez satisfait aux bienséances. Vous pourrez alors retourner à votre angloise, puisque c'est un parti pris, et que vous ne voulez absolument pas vous en défaire. Je vous ai un peu sermonné à son sujet; mais jecommence à être sérieusement attendri de tout ce que vous m'en avez conté; et il faut que je sois ému jusqu'au fond de l'ame, pour approuver une constance si extraordinaire. Vous retournerez donc à elle, puisque la fatalité le veut; et votre coeur, éveillé par un petit remords d'inconstance, en sentira tout le piquant de la fidélité. L'embarras, je le sens bien, est de la tromper adroitement, de vous épargner le fracas des reproches, l'inconvénient des larmes, ces désespoirs touchans qui ne laissent pas que de distraire, de retarder, et d'être en tout fort incommodes. J'ai trouvé un moyen, il est violent pour moi; mais je m'immole, rien ne doit coûter à l'amitié. Vous n'avez, mon cher comte, qu'à me présenter à Sidley, je réponds du reste. Je remettrai mes affaires, pour être entiérement à la vôtre. L'envie de vous obliger, de vous servir, me suggérera tous les jours des ressources nouvelles pour détourner les soupçons de votre maîtresse, amuser sa tête, rassurer son coeur, et la contenir pendant l'exécution. C'en est fait, je vais me livrer au calme de la vie champêtre; je me fais berger, pour être utile à mon ami. Réfléchissez, et vous verrez combien il est essentiel dans ce moment-ci qu'il y ait quelqu'un auprès de Sidley, qui ait l' intelligence du coeur des femmes, et le long usage de leur en faire accroire. Ce sera tantôt une commission particuliere dont vous aurez été chargé par la cour,tantôt un voyage dont elle vous aura nommé, aujourd'hui une chasse, demain un soupé dans les cabinets. D'ailleurs, si j'ai quelques graces dans l'esprit, je les emploierai toutes à distraire le sien; et le lendemain de votre rupture avec la marquise, je remets dans vos bras sa belle rivale, qui n'aura rien perdu de sa sécurité. Vous, allez en avant, voyez Madame De Syrcé; ne la flattez point trop, fâchez-la quelquefois. La brusquerie de la veille fera mieux ressortir l'hommage et l'attention du lendemain. Soyez gai, étourdi; ayez toujours l'air d'échapper, faites des visites courtes, ne dites pas un mot qui n'ait une intention. Paroissez bien libre, vous l'enchaînerez plus vîte. Ce seroit une bonne chose encore de connoître une femme jolie qu'elle n'aimât guere, et de lui rendre des soins assidus. Ces secrets sont à tout le monde; mais ils réussissent quelquefois. Il faut réserver ceux qui sont moins communs pour les grandes occasions. Pourquoi livrer une bataille, quand il ne faut qu'une escarmouche? Adieu, comte. De la méthode et du sang-froid, s'il vous plaît.

Lettre XIX.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. j'étois hier chez moi, mon cher chevalier,quand vous y êtes venu. J' ai craint de vous voir, je vous ai fui... ah, mon coeur est donc coupable! Je me suis dit, au sujet de Sidley, mille fois plus que vous ne m'en dites, et mon désespoir est de tenir encore à elle, quoique je sois entraîné vers une autre. Mon goût pour Madame De Syrcé passera sans doute; mais, faut-il vous l'avouer! Il me tyrannise: le sommeil ne me sauve point des impressions qu'elle me cause; mes songes sont brûlans de son idée. Sidley fait couler mes larmes; la marquise allume mes desirs. Malheureux de trahir l'une, je me verrois avec transport dans les bras de l'autre. Même en allant chez ladi, c'est Syrcé que je cherche; et cette fantaisie est d'autant plus impérieuse, qu'elle est combattue et gênée par un autre sentiment. Que voulez-vous? Sidley est bien tendre; mais sa rivale... je ne trouve point d'expressions pour la peindre... d' ailleurs, on la dit inconstante, et, le croiriez-vous? Cette accusation me décide. La marquise, en comblant mes voeux, n'exigeroit point de sacrifice; elle-même hélas! Sauroit me rendre à mes premiers liens... c'en est fait, elle seule peut me sauver d'elle. Il faudroit me plaindre, si elle étoit susceptible d'un véritable attachement: mais, avec les traits de l'amour, elle en a la légéreté; cette réflexion me tranquillise; et si je change un moment, c'est dans le dessein d'être constant pour toujours. Mon ami, il n'est plus tems de me vaincre... j' ai eu l'imprudencede lui écrire hier ce que je n'avois plus la force de lui cacher; je n'en ai reçu aucune réponse; je meurs d'inquiétude... n'importe: plus elle me traite mal, plus elle augmente l'obstination de ma poursuite; l'amour-propre va quelquefois aussi loin que l' amour... je ne sais ce que je veux; mais je sais que mon agitation est affreuse; je suis tourmenté par deux sentimens, j'ignore lequel domine... ne pouvoit-elle pas me répondre un mot, un seul mot? Sa réponse m'auroit peut-être désolé... son silence me tue. Adieu, chevalier! Nous sommes tous deux dans l'âge des passions... ménagez la mienne, que dis-je! Je n'ai de véritable attachement que pour Sidley. Quel charme a donc la marquise pour m'en distraire? Je ne m'explique rien; je suis mécontent de tout... je suis bien malheureux. ô Sidley! ... que vous avez une dangereuse rivale!

Lettre XX.

du duc, au comte De Mirbelle. voilà vraiment une jolie conduite! On ne peut vous perdre un instant de vue, que vous ne vous égariez. êtes-vous fou avec votre déclaration? Il y a de quoi vous perdre, ouvous reculer pour des siecles. Il faut tout hasarder avec les femmes; mais on ne leur déclare rien, si ce n'est une rupture, ou une infidélité: alors la déclaration devient piquante; et placée à propos, elle peut réjouir un moment. Félicitez-vous bien. La marquise triomphe, je vous en réponds; eh! C'est tout ce qu'elle demandoit. Elle vous a dans son porte-feuille, vous n'irez pas plus loin; vous voilà au rang des morts. Sachez donc une bonne fois qu'il faut tout obtenir d' une femme, avant qu'elle se soit doutée qu'on a de l'amour. On lui rend quelques soins, on choisit les heures où la foule s'éloigne, on met dans ses yeux l'expression d'un desir décidé; elle s'en apperçoit, elle rêve, et on la tire de sa rêverie par un de ces coups d'éclat qui ne donnent pas même le tems de figurer la défensive. Je ne dis pas qu'il faille tout-à-fait débuter par-là; cette pétulance auroit quelque chose d'ignoble. Il est des délais de bienséance qu'on doit accorder à la vertu des femmes d'une certaine espece, ou plutôt aux imitations de la vertu; car elles sont excellentes comédiennes, et très-jalouses du cérémonial des premiers jours: mais personne ne se conduit comme vous. On ne vous a point fait de réponse? Eh! Quelle réponse vouliez-vous qu'on vous fît? Vous cessez d'être intéressant, vous n'inquiétez plus l' amour-propre, et le coeur n'a rien à vous dire. Voilà ce que c'est que de marcher sans son guide, et d'agir sans consulter!Je n'imagine qu' un moyen de réparer le mal, si toutefois il est réparable. Gardez-vous d'écrire; renfermez de grace tous vos beaux sentimens. L'ambassadeur de donne un bal samedi prochain: Madame De Syrcé n'y manquera pas (elle n'en manque pas un). Madame De Thémines est priée, sans doute elle y viendra: il faut qu'elle vous soit utile. Quand on n'a pas l'une, il est juste qu'elle serve au moins à faire avoir l'autre. Madame De Thémines balance la marquise pour la figure; et elle a de plus une réputation de sagesse, qui dans ce moment aura son utilité. C'est un de ces êtres factices et guindés qui ont la manie des décences , et jouissent voluptueusement du petit orgueil de paroître insensibles. On voudroit bien qu'elle fût coquette: elle le sait, en est vaine, joue le désintéressement; voilà sa coquetterie. Une telle femme attire les respects, et se forme bien vîte une cour: vous serez de la sienne, laissez vous conduire. Soyez magnifique ce jour-là, tâchez d'être aimable: nous ferons événement, et Madame De Syrcé n'y sera pour rien. Nous la rendrons furieuse, rapportez-vous-en à moi: j'ai passé ma vie à courroucer des amours-propres de femmes. Il faut corriger celle-ci, n'est-ce pas? Et lui apprendre à ne pas répondre.

Lettre XXI.

de la marquise, à son amie. il m'a écrit, il m'a fait l'aveu de ses sentimens; et j'éprouvois, en lisant sa lettre, une joie mêlée de terreur. L'amour le plus délicat ne peut jouir de rien, que l'honnêteté n'ait tout à craindre. Jusqu'ici j'ai combattu mon penchant. Enseveli dans le fond de mon coeur, il n'avoit point encore paru aux yeux qui l'ont fait naître. Incertaine d'être aimée, je n'avois que moi à vaincre; mais aujourd'hui... hélas, aujourd'hui, il me faut triompher d'un ennemi bien plus redoutable! On a le courage de souffrir: a-t-on celui d'affliger ce qu'on aime? Tant que je l'ai cru indifférent, j'affectois à sa vue une froideur qui me mettoit à l'abri de sa pénétration. à présent que je sais qu'il est sensible, je ne réponds plus de pouvoir composer mon extérieur: il me trahira. Si je suis maîtresse de mes discours, le serai-je de commander à mes regards? Tout, quand on aime, tout est passionné, jusqu'au silence. Aussi, pourquoi m'a-t-il écrit? Il connoît mes liens, il n'ignore pas quels sont mes devoirs; il m'outrage, s'il doute un moment que je les remplisse. Oui, oui, je les remplirai, je verserai des pleurs qu'il ne verra point, il n'entendra pas mes soupirs: je ne veux point qu'il me console. Un amant aiméest un consolateur trop dangereux. Il guérit d'une main, il blesse de l'autre; et chaque secours qu'on implore enfonce plus avant dans le coeur le trait douloureux et charmant qu'il faudroit en arracher. Mon amie, ma chere amie, ce qui m' inquiete, ce qui m'occupe sans cesse, c'est l'opinion qu'il peut avoir de moi. Je trouve dans sa lettre plus d'ardeur que de sensibilité; elle est plus vive que touchante: c'est plutôt l'élan d'une imagination embrasée, que le mouvement doux d'un coeur qui a besoin de se répandre. Le cruel! S'il n'avoit point de moi l'idée qu'il en doit avoir! S'il croyoit aux propos que la jalousie des femmes a semés, et qu'a répétés la complaisance de quelques hommes! Cette réflexion me désole. Si je n'ai pas son estime, qu'ai-je besoin de son amour? Je veux que celui qui m'est cher, me venge des injustices de la société. Seroit-il possible qu'il me jugeât comme un monde indifférent, et n'eût entrepris de me plaire, que parce qu'il a compté sur la facilité du succès? ... je le sens, il faut le fuir! Est-ce que je le veux? Est-ce que je le pourrai? Suis-je capable de cet effort, après ce que m'ont déjà coûté mes combats, ma dissimulation, ma contrainte avec lui? Peut-être il m'a cru coquette... ah, dieu, qu'à présent je suis loin de l'être! Combien de fois, enchantée de le voir, insensible à tout le reste, et n' ayant pas d'autre plaisir, je lui ai marqué de l'humeur et presque du dédain! Souvent je le quittois, et c'étoit pour cacher meslarmes: je le désespérois, et j'étois moi-même désespérée: son image restoit au fond de mon coeur, pour être en même tems le charme et le supplice de ma vie... mais, dites-moi donc, que vais-je devenir? La premiere fois que je le verrai, quelle expression donner à mes yeux? S'il me parle de son amour, où me cacher? Que répondre? La voilà pourtant cette femme qui a eu des intrigues, dit-on, et à qui l'on forge des aventures! La vue de ce qu'elle aime la fait trembler, son idée l'effraie: elle appelle l'amitié au secours de sa raison, et elle se reproche comme un crime une passion dont elle ne veut connoître que les tourmens. J'atteste ici le ciel, et vous, mon amie, que cette passion dont je vous montre toute la violence, est la seule qui ait occupé mon coeur. Je l'avois donné à M De Syrcé; et jamais il ne l'eût perdu, s'il n'avoit rebuté ma tendresse par des désordres qu'il ne se donnoit pas même la peine de me cacher. Je suis mere tendre, j'eusse été épouse fidelle... je le serai toujours... pourquoi le comte n'a-t-il pas respecté ces titres sacrés? A-t-il cru que mon coeur les abjurât? Je m'en veux déjà comme si j' étois coupable... aurois-je envie de l'être? Oh! Non, j'ai le desir du contraire; j'en aurai la force. Pour commencer cette lutte douloureuse de l'amour contre l'amour, je n'ai point répondu à la lettre du comte. Peut-être aussi est-ce le traiter avec trop de rigueur. Une réponse n' engage à rien; c'est une honnêteté. Si mon silencel'afflige! Qu'en pensez-vous? Que dois-je faire? Non, je ne vous demande rien; ne me répondez pas sur cet article. Adieu, je vous embrasse.

Lettre XXII.

de la marquise De Syrcé, à Madame De Lacé. quelle nuit! Je n'en puis plus; j'ai encore tout ce tumulte-là dans la tête, et mon coeur n'a jamais été plus agité. Accablée de fatigue, je ne puis me résoudre à me coucher; il faut que je vous écrive. Je ne vous dirai point si le bal étoit beau; je n'en ai rien vu, je ne pouvois rien voir, excepté une femme qu'on a beaucoup suivie, et qui a ridiculement occupé. Je vous défie de la deviner. On ne s'attend point à ces événemens-là; je n'en reviendrai de long-tems. Ce n'est pas qu' elle n'ait de la beauté, des graces, de l'esprit... tout ce qu'on voudra; mais il sembloit que son caractere dût l'éloigner de ces folles rumeurs... dont personne ne se soucie. Madame De Thémines, comme vous savez, est une prude à vingt ans; elle affiche de la sévérité dans les moeurs, de la méthode dans la conduite. Eh bien, mon amie, il ne faut qu'une nuit brillante pour lui faire oubliertous ses principes. Elle n'y étoit plus, sa petite gloire nocturne l'avoit enivrée. Elle en jouissoit avec insolence... cela me donne de sa tête une idée fort médiocre. Tant qu'a duré le bal, le duc De ne l'a point quittée; et le comte De Mirbelle, le croirez-vous après son aveu? Oui, le comte lui-même étoit un de ses courtisans les plus assidus; il lui a donné le bras, l'a promenée, a dansé avec elle; on les a même applaudis avec une indécence qui n'a pas d'exemple! Se faire applaudir, se donner en spectacle, se mettre en quelque sorte sous la dépendance du public! Que dites-vous de cette extravagance? Au reste, vous serez moins surprise de la conduite du comte, quand vous saurez qu'il aime Madame De Thémines, et qu'il en est aimé. Je ne conjecture point; je vous redis les propos qu'on m'a tenus, les cruelles confidences qu'on m'a faites; c'étoit le bruit de tout le bal. Concevez ce que j'ai souffert! Et cet homme m'écrit qu'il m'adore! Quelle fausseté! Quelle noirceur! Que vouloit-il? Quelle idée a-t-il donc de moi? ô ciel! Suis-je assez heureuse d'avoir étouffé mon amour dans sa naissance, du moins de l'avoir combattu, de n'avoir pas répondu à sa lettre? Où en serois-je? Il eût abusé sans doute du moindre avantage que je lui aurois donné... lui! Mon amie, croyez-vous qu' il en soit capable? Lui, dont la physionomie charmante annonce tant de candeur! Quels dehors séduisans, et qu'ils sont bien faits pour inspirerla confiance! à l'instant même que j'accuse le comte, il s'éleve du fond de mon coeur une voix secrete qui le justifie. Peut-être a-t-il suivi dans tout ceci les impulsions de ce malheureux duc, le plus scélérat de tous les hommes, et que tant de femmes ont la bonté de trouver aimable. S'il se doute que j'aie le moindre goût pour M De Mirbelle, il lui aura suggéré ce joli manege; il est homme à ameuter un bal entier contre moi, le tout pour se réjouir, et donner du piquant à sa nuit. à quoi vais-je penser! Il est impossible que le duc me soupçonne d' aimer le comte; rien ne m'a trahie. Que lui importe? Il soupçonne toujours, et dans une tête comme la sienne, les soupçons se tournent bientôt en certitude. Je ne sais que croire, que faire... le plus sûr sans doute est d'oublier jusqu'au nom du comte, de ne le plus recevoir, d' éviter de le rencontrer, de m'interdire les maisons où il va, et de laisser le champ libre à tous les charmes de Madame De Thémines. Elle est si belle, n'est-ce pas? ... elle doit l'emporter. Ce qui me désole, c'est l'étalage de sa raison, et le bruit qu'on en a fait. Quelle raison! Si vous l'aviez vue cette nuit courir après l'encens, provoquer les hommages! Mon dieu, qu'elle m'a déplu! Moi, qui ne haïs personne, j'étois tentée de la haïr. Et pourquoi? Peut-être elle n'est point coupable; c'est moi seule qui le suis! Je rougis de l'être! ... il me vient une idée. Si dans cette circonstance j'écrivois aucomte? Si je lui faisois sentir ses torts? Moi, lui écrire! Moi! ... sa conduite m'éclaire, et pourra me rendre à moi-même... je n'aurois jamais cru qu'il aimât cette femme-là. Pourquoi me tromper? ... pardon! Je me laisse aller à mon trouble. Je ne m'en repens pas; je suis sûre qu'il vous attendrit. Adieu, mon amie! Je suis d'un abattement extrême; mes larmes coulent, et ce n'est pas le dépit qui les fait couler. Ps. J'ai reçu vos deux dernieres lettres; je les aime bien, elles vous peignent. Votre mari ne veut donc pas même que vous m'écriviez? Ah! Je le vois; notre sort à nous autres femmes est d'être malheureuses. Billet. du comte, au duc. ah! Mon cher duc, qu'est-ce donc que vous m'avez fait faire? Madame De Syrcé ne me le pardonnera jamais. Qu'elle étoit belle cette nuit! Quelle dignité sans orgueil! Que de graces sans affectation! Madame De Thémines est bien: mais quelle différence! On approuve l'une, l'autre enivre. Et je ne lui ai point parlé! Vous avez retenu des hommages qu'elle méritoit seule; vous les avez détournés vers sa prétendue rivale! Que va-t-elle en penser? Jene vous conçois pas. J'ai envie, je brûle de me justifier. Sans vous, quelque noeud qui le retînt ailleurs, mon coeur étoit à elle. L'événement du bal m'aura nui sans doute; j'en tremble. J'ai écrit à Sidley; je lui demande la permission de vous présenter; elle ne m'a point encore répondu. Je vais me reposer, si pourtant le repos est compatible avec tout ce qui m'agite.

Lettre XXIII.

de Ladi Sidley, au comte De Mirbelle. j'ai reçu hier une lettre de vous; mais qu'est-ce qu'une lettre pour me dédommager de votre absence? C'est vous que je veux, que je desire, que j'attends... combien de siecles écoulés depuis que tu n'es venu enchanter mon asyle! Je ne t'accuse point; je te regrette. Le soleil n'a point paru ici après ton départ; l'obscurité est affreuse, le froid insupportable; je m'enferme dans ma chambre... seule avec tes lettres et ton portrait. Mon clavessin, l'ouvrage et la lecture partagent les momens de ma journée: mais ton image adorée se mêle à toutes mes occupations; et dans le désordre de la nature, heureuse de t'aimer, de penser à toi, je goûte cette satisfaction intérieure qui suffità l'ame quand elle est toute entiere à l'amour. Il me semble que je t'entends, que je te parle; ta voix si douce domine sur les élémens, et arrive à mon coeur. Dès que je t'apperçois, les frimats disparoissent: le bonheur ou la peine font pour moi la variété des saisons. Ah! Viens, viens, réalise les rêves de ma pensée, rends-moi tout ce que m'enleve ton absence. Quel est donc ce duc que tu dois me présenter? Qu'ai-je affaire de lui? Que me veut-il? Dans l'univers un seul être m'intéresse: cet être sacré, c'est toi; c'est toi, mon ami, je ne vois pas le reste. Tu sais d'ailleurs que les titres ne m'en imposent pas. Je mesure l'homme, et non son piédestal; je ne connois qu'un orgueil, celui d'être aimée de toi. Je crois t'avoir entendu parler de ce duc; autant que j'en puis juger, même par tes éloges, c'est un homme frivole et froid. Loin de nous les infortunés de ce genre! Ils n'ont rien de commun avec moi, ils n'auroient point d'organes pour me parler, je n'en trouverois pas pour leur répondre. De grace, dispense-moi de le recevoir... ô ciel, quelle réflexion vient soudain m'agiter! Si tu commençois auprès de ton amante à t'appercevoir de la solitude! Si ma société te paroissoit plus languissante! Si je n'étois pas tout pour ton coeur, comme tu l'es pour le mien! ... j'en frémis; tu vois l'excès de mon amour, de ma confiance. Lis jusqu'au fond de cette ame tendre et profonde, crains d'y porter la mort, en y laissant pénétrerla lumiere affreuse du soupçon; tu ne peux rien m'ôter, que tu ne me ravisses tout. Si le seul desir d'une infidélité pouvoit naître en toi, c'en seroit fait du repos de ma vie. Une barriere éternelle s'éleveroit entre nous; il n'y auroit point de retraite assez sombre pour cacher mes pleurs; je m'en nourrirois jusqu'au tombeau. Je méprise les femmes qui changent, encore plus celles qui pardonnent. Tel est mon caractere; je ne te cache rien. Qu' aurois-je à te cacher? Plus tu me connois, plus tu dois être heureux. Sais-tu d'où vient l'inquiétude à laquelle j'ai pu m'arrêter, et qu' il ne tient qu'à toi de détruire? De quelques instans de tristesse où je t'ai surpris. Ne sois jamais triste; jouis de tous les plaisirs de ton âge: mais sois, de tems en tems, ramené à cette félicité tranquille qui s'affoiblit dès qu'elle a des confidens ou des témoins. Toi, pour qui je respire, toi, l'ame de mon ame, que ne puis-je passer ma vie à tes pieds, dans tes bras, ou à tes côtés, oubliée du monde entier, m' oubliant moi-même, et ne sentant le prix de l'existence, qu'en la prodiguant pour toi! Aime ton angloise: aime-la jusqu'à ton dernier soupir: tu ne la remplaceras jamais.Billet. du duc, au comte. vous n'y entendez rien. Je ne prétends pas non plus que Madame De Syrcé vous pardonne; je veux qu'elle soit furieuse, jalouse, désespérée, et que vous profitiez de son dépit, pour placer votre amour. Apprenez donc à tourmenter une femme, à lui troubler la vue par toutes les vapeurs de l'amour-propre, et à vous glisser sous le nuage que vous aurez formé vous-même. Dans ce pays-ci, où le tempérament est rare, et la coquetterie universelle, les femmes ne cedent que quand elles ont des furies dans la tête... ces furies-là sont à mes ordres. Soyez sûr que la marquise aura dormi fort légérement. La Thémines d'un côté, vous de l' autre, aurez les honneurs de l'insomnie. Elle vous croira du dernier bien avec cette prude dont j'ai fait une coquette; et pour peu qu'on ait d'ame, on s'en vengera en nous prenant. L'autre a brillé cette nuit, on en parlera demain; voila de ces horreurs qu'on n'oublie point! Gardez-vous d'écrire; vous perdriez tout le fruit de mes combinaisons. Ma conduite dans cette circonstance est une de mes belles manoeuvres. Presque tout le bal étoit dans le complot; et Madame De Syrcé s'attendoità un triomphe que je lui ai enlevé le plus adroitement du monde. Pressez votre angloise; il est de toute nécessité que je sois là, afin de conjurer l'orage, et de vous ménager la douce tranquillité dont vous avez besoin pour être infidele sans contradiction. Cela m'ennuiera un peu; mais, encore un coup, je m' exécute.

Lettre XXIV.

de la marquise, au comte. je n'ai point répondu à votre lettre, monsieur le comte, parce que je n'avois rien du tout à y répondre; mais j'apprends que Madame De Thémines trouve vos visites chez moi beaucoup trop fréquentes, et je me détermine enfin à rompre le silence pour vous servir tous deux. N'en doutez nullement, je sacrifie sans qu'il m'en coûte, le plaisir de vous voir à la tranquillité de celle qui vous est chere: vous voyez que je suis généreuse. Je vous pardonne même, et l'aveu que vous m'avez fait, et la fausseté de cet aveu: il m'offenseroit cruellement, si ce que vous pensez de moi pouvoit m'intéresser encore; mais je trouve au fond de mon ame de quoi me passer de l'opinion des autres. Oui, monsieur, après ce que je sais, ce que j'ai vu, ce qu'on m'a ditau bal, détrompée, charmée de l'être, et n'ayant à regretter qu'une prévention qui vous étoit trop avantageuse, je ne puis plaindre que vous; j'espere que vous en êtes bien sûr. Au reste, croyez-moi, pour rendre votre passion plus touchante, offrez-la moins au public. Votre constance infatigable à suivre cette femme, vos yeux uniquement attachés sur elle, l'expression des siens, tout, en un mot, tout annonce ce qu'il faudroit renfermer un peu plus, pour l'intérêt de sa gloire et même de la vôtre. C'est depuis fort peu de tems, ce me semble, qu'on parle de cette belle passion. Il est vrai que, n'examinant les actions de personne, je puis très-bien me tromper sur la date de votre bonheur: pour peu qu'elle soit ancienne (ce que je ne me soucie pas de savoir), on ne peut qu'applaudir à la chaleur de votre amour; il a tout le feu de la nouveauté. Aimez Madame De Thémines, aimez-la toujours; il me paroît tout simple que vous l'aimiez, que vous l'adoriez, que vous soyez assidu auprès d' elle. On lui trouve de l'esprit, des graces; on m'a dit qu'elle avoit des qualités, et j'y crois: mais comment se peut-il que le mortel heureux qu'elle a choisi, se permette une seule distraction; qu'occupé d'un objet qui mérite tous ses soins, il attente à la liberté d'une femme qui ne le cherchoit pas, qui ne lui avoit laissé entrevoir aucune disposition favorable, et dont la prétendue coquetterie n'avoit fait aucuns frais pour l'attirer?Il vous seroit difficile de vous justifier; et puis, quelque plaisir que mon amour-propre y trouvât, je vous dispense de cette justification; elle vous mettroit dans la nécessité d'être faux une seconde fois, et je ne veux point m'exposer au chagrin de perdre pour vous toute estime. Adieu, monsieur.

Lettre XXV.

de la marquise, à son amie. les bruits du bal viennent de m'être confirmés. Un homme que j'ai vu hier, m'a dit toutes les particularités de cette intrigue. Il n'est que trop vrai, le comte adore Madame De Thémines: mais ce qui va vous paroître incroyable, cette femme est jalouse de moi, jalouse à la fureur! Elle tient les plus mauvais propos; elle n'en tiendra plus. J'ai écrit à M De Mirbelle, et vous ne me désapprouverez point. Je lui défends de me voir; je l'ai dû. Je ne ferai jamais obstacle au bonheur de personne. Qu' ils s'aiment, qu'ils soient heureux! ... moi, je verserai des larmes dans votre sein... M De Mirbelle est donc le plus faux des hommes! Hélas! En rejetant son hommage, hommage adoré... qu'aujourd'hui je déteste, mourant de cet effort, ce n'étoit pas moi que je plaignois. Mon amie, le coeur qu'il déchire méritoit d'être mieux apprécié... que je haïs celui qui a détruit mes incertitudes! Tout ce que peut avoir d'affreux une douleur qu'on renferme, il me l'a fait sentir; et cet homme paroissoit appuyer avec un plaisir cruel sur des détails indiscrets ou désespérans. Je ne lui en demandois pas: d'où vient cette effusion, cette confiance, cette joie maligne? ... si c'étoit un emissaire du duc! Si l'on m'avoit trompée! Ah! N'importe; j'adopte, j'embrasse tout ce qui peut fortifier ma raison, et me donner des armes contre un objet trop séduisant. S'il se peut, aggravez ses torts, inspirez-moi de l'horreur pour les miens: j'ai besoin de le croire coupable... je tremble qu'il ne le soit. Je ne démêle plus ce qui se passe dans mon ame. L'effroi, l'indignation, la violence de mes combats, leur inutilité, une sorte d'espoir, le remord même de cet espoir, le courage de mes projets, l'inconséquence de mes voeux, et le malheur de n'être pas aimée, et la crainte qu'il ne soit pas digne de l'être; ô mon amie, tous ces tourmens sont au fond de mon coeur! Je ne le verrai donc plus! Ma lettre est bien froide... elle est presque dure... je voudrois qu'elle ne fût pas partie... j'aurois mieux fait de ne pas écrire. C'est une démarche impardonnable: s'il alloit l'interpréter à mon désavantage! Je suis une insensée; je m'abhorre... que je suis à plaindre! Et Madame De Thémines est jalouse! ... et j'excite l'envie!

Lettre XXVI.

du comte, à la marquise. qu'ai-je lu! Est-ce vous, madame, est-ce bien vous qui l'avez écrite cette lettre qui contient mon sort, qui le rend horrible, et dans laquelle vous prononcez mon arrêt sur des apparences que vous n'auriez pas dû si cruellement interpréter! Vous venez de me faire éprouver dans toute sa violence le tourment d'aimer malgré oi, d'aimer sans espoir, d'être condamné au malheur, et de n'inspirer que le mépris: il ne me reste rien que le supplice de vous adorer. Non, madame, celui que vous accusez, à qui vous défendez de vous voir, qui vous fut toujours odieux, n'est pas indigne de votre estime. Ah! Par égard du moins pour la douleur la plus vraie, daignez m'entendre. Je n'aime point madame De Thémines, je ne l'ai jamais aimée, je ne suis pas assez heureux pour vous en offrir le sacrifice. Si je l'ai suivie au bal, c'est de ma part un délire, une inconséquence que je ne puis vous expliquer. C'est vous seule, hélas! Vous seule que j'idolâtre. Quand je vous en fis l'aveu, j'y fus entraîné; et peut-être il vous toucheroit, si vous pouviez lire au fond de mon ame, si vous pouviez savoir combien elle est agitée. Depuis la lettre que j'ai osé vous écrire, jen'ai pas eu un moment de repos. L'amour qui me dévore ne peut me rendre que malheureux; mais, encore une fois, je n'ai pas été maître de le vaincre. La séduction est sur vos levres, dans vos yeux; vos gestes, vos discours, votre silence la respirent; vous agissez avec la même force sur l'ame et sur l'imagination; on a beau se défendre, il est impossible qu'on vous échappe: une grace indéfinissable vous suit, vous accompagne, se mêle à tous vos mouvemens, et vous ne faites rien qui ne soit un piege tendu à la liberté de ceux qui vous approchent. Rêvez vous? On aime votre rêverie. Redevenez-vous gaie? Vous donnez de l'intérêt à la gaîté; vous avez mille moyens de plaire, tous infaillibles, tous différens... ah! Cessez de me croire faux: accablez-moi de vos rigueurs, mais plaignez-moi, vous le devez, je le mérite. Il est des positions où l'honnêteté même est le tourment du coeur qui la chérit. Rappellez-vous, madame, daignez-vous rappeller l'empressement avec lequel je vous ai cherchée. En vous ressouvenant de mes hommages, vous vous souviendrez peut-être de vos froideurs... que dis-je! De l'animosité avec laquelle vous déclamiez contre moi dans un cercle qui recevoit vos impressions. Vous jouirez de ce souvenir... c'est une vengeance de plus que je vous procure. Qu'ai-je fait pour mériter votre haine? ... permettez du moins que je détruise les idées outrageantes que vous avez prises de moi; puisquevotre présence m'est interdite, par pitié souffrez que je vous écrive. Je n'ose m'attendre à des réponses; mais du moins je vous dirai, je vous répéterai cent fois à quel point je vous suis asservi. Non, non, croyez-en le serment de l'amour, non, Madame De Thémines n'eut jamais de droits sur mon ame; et il me suffit de vous connoître, pour assurer qu'elle n'en aura jamais.

Lettre XXVII.

de la marquise, à son amie. que l'univers entier soit aux pieds de Madame De Thémines: le seul objet qui m' interesse n'y est point, il n'y sera jamais... il n'est point coupable. Que nous étions injustes! C'étoit avec une sorte d'acharnement que vous l'accusiez. Plus timide que le duc, me disiez-vous, il en a tous les principes. Ce soupçon est trop cruel: que vous a-t-il fait? Vous m' avez désespérée... pardon, mille fois pardon; je vous dois de la reconnoissance, et je vous fais des reproches! J'ai cherché moi-même les secours de votre amitié, et je m'en plains! Je ne sais plus ni ce que je dis, ni ce que je veux; je suis bien digne de pitié... vous m' excuserez, mon amie; vous ne m'abandonnerez point au désordre d'une tête perdue, sur-tout aux mouvemensd'un coeur que je crains plus encore. C'est là c'est là qu'est l'ennemi; c'est là qu'il est gravé en traits ineffaçables... ah! Je le sens, je suis née pour l'adorer toujours. Vous voyez mon égarement; vous estimerez mon courage. Si vous en avez la force, dites-moi du mal de M De Mirbelle, mais gardez-vous d'en penser... il n'aime point Madame De Thémines. Aussi je ne concevois pas son triomphe; elle n'est point jolie au point de tourner les têtes; je trouve moi qu'elle l'est... avec modération. Soyez-en sûre, il ne l'aime point, il me l'a juré. Il est si honnête, il a l'air d'être si vrai! Le ton de sa derniere lettre m'a vivement affectée; elle peint le trouble de son ame, il a passé tout entier dans la mienne. Mon amie, qu'il est dangereux pour moi, depuis que je n'ai plus rien à lui reprocher! Il me demande la permission de m'écrire. Après mes injustes soupçons, dois-je encore l'accabler par un refus qui le mettroit au désespoir? Qu'en pensera-t-il? Je ne puis me déterminer à rien. Qu'il en coûte pour concilier la prudence et l'amour! Que j'aurai de peine à cacher le mien! Il augmente à tous les instans; il se rend maître de ma raison. Que dis-je, hélas! Je n'en ai plus, je ne vois plus qu'à travers un nuage les devoirs formidables qui me lient. Vous avez aimé, vous retrouvez votre situation dans la peinture de la mienne. Eh! Comment n'aimerions-nous pas? Malheureuses! Ceux à qui nos parens nous livrent, nous tyrannisent, ou nous abandonnent.D' abord on se soulage par des pleurs; peu à peu ils deviennent plus rares, les mauvais procédés les sechent, le coeur fatigué se forme de riantes chimeres, il cherche un être qui les réalise; l'objet redoutable se présente, le trouble de l' ame l'annonce; on le craint, on le fuit, et en le fuyant on le trouve encore: on se reproche moins de jour en jour un tort voilé par la séduction, et près de l'abyme on n'apperçoit que les fleurs qui le couvrent. Hélas! Que devenir au milieu des périls qui nous environnent, et des chagrins qui nous accablent? Nous sommes toujours plus à plaindre que criminelles; nos fautes à nous ne sont jamais que nos malheurs. Adieu: j'accepte tous les maux que l'amour voudra me faire; ils me seront chers par leur cause. Ps. Je fais une réflexion. Me voilà forcée de répondre à M De Mirbelle! On lui a persuadé que j'avois dit des horreurs de lui. Il y a d'odieuses gens dans le monde! Il seroit affreux de lui laisser une opinion si fausse. Il croit que je le déteste! ... il le croit! Ah, dieu! Il ne lira jamais dans mon coeur; je l'espere du moins: ... mais il n'est point de loi qui puisse me contraindre à lui marquer de la haine.

Lettre XXVIII.

de la marquise, au comte. il faut bien, monsieur, que je vous réponde. J'ai à me justifier d'un tort, c' est-à-dire à repousser un mensonge. On pourroit être plus modeste, mais il est difficile d'être plus franche. Non, assurément, il n'est pas vrai que dans un cercle je me sois déchaînée contre vous. On vous en a imposé; vous avez été crédule, et sur-tout injuste pour vous-même, voilà ce que je ne vous pardonne pas... je serai plus indulgente pour ce qui m'est personnel. Je le vois, vous êtes fort loin de connoître mon caractere. On vous en aura donné une idée fausse; peut-être ne deviez-vous pas la prendre: enfin votre suffrage ne m'est pas indifférent, et je suis bien aise de vous dire que j'ai la méchanceté en horreur, et les méchans en pitié. La persécution ne m'a point aigrie. Tenez, monsieur le comte, je ménage toute personne absente, m'eût-elle offensée: je la louerois si elle avoit des vertus, je la louerois... sans lui pardonner. J' excuse tant que je peux, même les jolies femmes; je donne avec plaisir des éloges à ceux qui en sont dignes, et ce n'étoit pas à vous à douter des miens. J'oubliois de vous parler de Madame De Thémines... une explication ne finit pas.Que voulez-vous? J'ai ajouté foi aux propos du public, et peut-être ferois-je bien de m'en tenir là. Vous ne l'aimez donc pas? Vous m'en assurez, que faire! Comme on se trompe! On ne peut donc plus croire à rien! Mais que signifioit votre empressement? Au reste, je ne pourrois conserver sur cela aucun soupçon qu'il n'attaquât votre honnêteté. N'en parlons plus... la demande que vous me faites de m'écrire m'embarrasse; si je vous refuse dans cette circonstance, vous persisterez à me mettre au rang de vos ennemis, vous penserez que ma haine est implacable, vous direz beaucoup de mal de moi... eh bien, monsieur, je veux vous donner une preuve d'estime, et le style de vos lettres m'apprendra si vous la méritez.

Lettre XXIX.

du comte, au chevalier. vos lettres me contrarioient, mon cher chevalier, votre silence m'afflige. C'en est fait, me voilà engagé: j'ai écrit, on m'a répondu: mais hélas! Avec des remords, de quoi jouit-on? Les miens sont horribles. J'aspire à un bonheur que je redoute, je crains d'être heureux, je frémis de ne pas l'être. J'ai reçu de Sidley la lettre la plus touchante, je l'ai couverte de larmes... c'est en pleurant que je la trahis! Elle repousse lesoupçon, elle baise la main qui l'immole, elle est loin de me croire barbare... l'infortunée! Ah, je le suis plus qu'elle! Cependant si mon amour n'est qu'un goût, une fantaisie, une préoccupation du moment! ... Madame De Syrcé est telle sans doute qu'on me l'a peinte; et dans ce cas, comme vous le disiez vous-même, son regne sera court: une fois fini, celui de ma Sidley recommence... que la marquise étoit belle au dernier bal! Comme elle éclipsoit toutes les autres femmes! Et j'en suis réduit à desirer qu'une femme charmante manque d'honnêteté, de principes, et se dégrade par une de ces foiblesses passageres que le sentiment ne justifie pas! Pour que je sois fidele à la vertu de l'une, il faut que l'autre en manque! Je rougis de moi-même, je rougis et persiste... ô délire du coeur humain! égarement inconcevable! Plaignez votre ami. Que dis-je! Je m'exagere mes torts; qui ne les a pas eus? Vous-même dans ma position vous feriez comme moi. Nous sommes trop séveres, le plaisir est le dieu de mon âge, c'est à lui qu'il faut sacrifier, la froide raison n'est point la vertu. Billet. du chevalier, au comte. vous pleurez, vous rougissez, votre ame est triste, et vos résolutions sont les mêmes! àquoi servent donc ces avertissemens secrets d'une ame délicate? Si ce frein est inutile, quel est celui qu'il vous faut? Mais la saison des conseils est passée; voici celle de l'amitié: elle doit consoler les coeurs qu'elle n'a pu guérir. Je donnerois bien des jours de ma vie pour vous épargner les jours affreux qui vous attendent. Un écart d'un moment a fait quelquefois couler des larmes que le tems n'a pu tarir. Puissé-je me tromper! Puissiez-vous être heureux!

Lettre XXX.

du duc, au comte. eh bien, me suis-je abusé? Le bal a-t-il manqué son effet? J'étois sûr qu'on vous écriroit. Tout est applani, vous voilà aux prises; c'est à vous à mener cela lestement, et à ne pas vous ennuyer tous deux par l'éternité des premieres façons. De grace, n'allez point prodiguer les lettres; sur quatre fois qu'on vous écrira, répondez au plus une, et point trop d'étalage de sentimens! Grondez, boudez, faites des reproches, et ne manquez jamais d'exiger qu'on se justifie. Les femmes en écrivant se laissent aller, donnent des armes contre elles, se familiarisent avec les passions tendres, et sont presque toujours foibles la plume à la main. Tout est saisi, interprété; on prend date, et l'on conclut à l'heure qu'elles y pensent le moins.Le roi part pour huit jours, il va à... je le suis, je resterai tout le voyage, et j'espere qu'à mon retour vous aurez fini. Dieu merci, vous avez du tems; voilà une mortelle huitaine que je vous laisse pour faire les choses dans toutes les regles de la plus exacte décence. Après cela nous n'aurons à songer qu'à l'article de la publicité, qui est plus essentiel qu'on ne croit. Je me chargerai de tout; je vous donnerai seulement le secret de ces silences savamment indiscrets qui déshonorent vingt femmes, en nous laissant le mérite des procédés. Votre angloise ne veut donc pas de moi? C'est une barbare que cette femme-là! ... adieu.

Lettre XXXI.

de la marquise, au comte. de quoi vous plaignez-vous? Je permets que vous m'écriviez, j'ai enfin promis de vous répondre; c'est peut-être plus que je ne dois, et sûrement tout ce que je peux vous accorder: mais vous êtes injuste; vous l'êtes beaucoup, et l'injustice est révoltante. Bon! Je ne me souvenois plus d'un autre sujet de colere, et toujours contre vous! Comment ne se souvient-on pas de ces choses-là? ... c'est donc par orgueil autant que par raison que je crains d'aimer? La belle idée! Qu'elle m'est avantageuse! Passons légérement sur ce reproche. Un dîner, une toilette(et c'est une affaire grave qu'une toilette) m'occupent essentiellement. Sachez en général, que j'ai des principes qu'on ne ne connoît pas, et un extérieur... dont il faut se défier. Sur-tout ne me dites jamais que l'amour embellit, qu'il met dans les yeux un intérêt, un charme, une expression: ... malgré cette rare découverte, mon coeur restera libre; et si j'étois assez malheureuse pour qu'un jour il cessât de l'être, d'aussi foibles avantages ne me consoleroient point. Vous me demandez si je serai chez moi ce soir? Mon dieu! Oui; j'ai un mal de tête affreux, je ne sortirai pas. D'ailleurs j'ai à vous gronder, je ne suis point contente de vos lettres: quoiqu'elles soient charmantes, je leur en veux... ah, que vous êtes déjà loin de ce que vous m'aviez promis!

Lettre XXXII.

de la marquise, au comte. quelle visite vous m'avez faite hier! Quelle légéreté! Quels propos! Non, monsieur, n' espérez pas que je les oublie. Vous osez dire que vous m'aimez! Ah! Si j'avois eu de la disposition à le croire (et vous savez le contraire), il ne m'en resteroit que la honte. Vous ne m'avez entretenue pendant quatre heures que de mescharmes, des desirs qu'ils font naître, du piquant de l'infidélité et des plaisirs de l'inconstance; tout cela avec une chaleur aussi déplacée que vos discours. Eh! Qu'avez-vous apperçu, s'il vous plaît, dans ma conduite qui puisse les autoriser? J'ai reçu l'aveu de votre amour sans colere, mais, ce me semble, avec beaucoup de froideur. On peut être fidele à ses devoirs, sans faste, sans aigreur, sans nulle ostentation. Je m'y connois mal, ou la vertu est douce, sa jouissance intérieure, et son plaisir secret. J'ai répondu, il est vrai, à quelques-unes de vos lettres, j'ai cru le pouvoir, cette marque de mon estime devoit augmenter la vôtre. On me juge mal, je le sais, je m'en console. Votre sexe est vain, le nôtre envieux; vous ne pardonnez point les refus; nous voulons plaire exclusivement; et quand ces deux motifs de haine se réunissent, cela fait un bruit... qui en impose aux têtes foibles, c'est le grand nombre: mais il est quelques ames courageuses qui suivent leur attrait, non le torrent, qui se donnent la peine d'examiner, ne croient qu'aux faits, et tiennent à leur opinion: voilà ce que j'attendois de vous. J'avois donc tort! Adieu, monsieur. Combien de remercîmens je vous devrois, si j'avois eu besoin d'être affermie contre votre singulier amour! Heureusement je n'en étois pas là: je dis heureusement, parce que cela met des bornes à ma reconnoissance.

Lettre XXXIII.

du comte, à la marquise. n'accablez point un malheureux, dont le sort est plus horrible que vous ne pensez. Il vous a déplu, son supplice est dans son coeur. Ah! Madame, si vous aviez pu y lire dans l'instant même de l'entretien d'hier, de cet entretien qui vous a courroucée contre moi, vous auriez vu combien j'étois loin de vouloir vous offenser. Je ne me connoissois plus: le charme de votre conversation, ceux de votre figure embrasoient mes sens, m'ôtoient l'usage de la raison, et m'avoient jeté dans un ravissement que je n' avois pas encore éprouvé. Oui, je me disois alors que la maîtresse la plus adorée auroit tout à craindre si elle vous avoit pour rivale, et que le changement qui est toujours un crime en amour, cesseroit d'en être un, si vous en étiez et la cause et l'objet. Que voulez-vous? Mon destin est de vous idolâtrer... vos injustices ne pourront lasser mon sentiment. Si vous saviez tout ce que j'ai fait pour vaincre l'ascendant que vous avez sur moi, vous me plaindriez; je vous inspirerois plus d'indulgence que de colere, vous frémiriez de l'état où je suis... quelle lettre vous m'avez écrite! Votre mépris manquoit à mon infortune. Votre mépris! ô ciel! Eh bien, madame, tout accablant qu'il est,je le préfere au doute où vous êtes de mon estime. Moi, ne pas vous estimer! Moi, qui découvre tous les jours en vous des qualités qui redoublent mon ivresse, mon désespoir, et mettent le comble à mes maux! Je voudrois ne vous avoir jamais vue; je voudrois... ah! Pardonnez aux emportemens de l'amour, de la douleur et du remord. Mon trouble est extrême... daignez mêler quelques larmes aux miennes, cachez-les moi sur-tout: si la compassion vous en arrachoit une seule à mes yeux, je ne répondrois plus de moi. Oui, madame, sachez que ce n'est pas assez de votre indifférence; sachez que j'ai besoin de votre haine pour vous obéir, pour renfermer le penchant indomptable, les voeux ardens dont vous avez dédaigné l'hommage, et dont l'expression vous révolte. Souffrez que je vous voie ce soir, daignez être témoin de mes regrets: il vous attendriront, si vous n'êtes pas tout-à-fait insensible. Ne craignez pas, ne craignez jamais que je vous parle de mon amour; j'aurai le courage de souffrir, de me taire, de me soumettre à vous comme à ces intelligences célestes qu'on adore par la pensée... au nom de cet effort, ne me refusez pas.Billet. de la marquise, au comte. j'ai répondu à votre derniere lettre, j'ai cru à votre repentir, et vous avez du chagrin! Ah! N'en ayez point; n'en ayez jamais. Je suis bien loin d'être insensible à ceux de mes amis. Vous prétendez que je ne leur passe rien; mais ne leur doit-on pas la vérité? Si j'ai le courage de leur déplaire, j'ai la force de les défendre. Par exemple, je soutiens à tout le monde que vous avez beaucoup de raison, et cependant il ne tiendroit qu'à moi de dire le contraire. Qu'aviez-vous donc hier? Vous étiez d'une tristesse... que je ne m'attribue point: je serois bien affligée d'en être l'objet... sans doute il ne seroit pas en mon pouvoir de la détruire. Je vous en conjure, n'ayez... que de l'amitié pour moi; je sentirois vivement la douleur de vous causer la moindre peine. Je n'ai pourtant pas été hier au spectacle, d'après vos sollicitations! Ce procédé est-il assez beau? Billet. du comte, au chevalier de Gérac. j'ai été hier au soir chez Madame De Syrcé, malgré tout ce que vous m'aviez dit le matin; mais notre conversation, la plus vive que nous ayons eue depuis cette malheureuse intrigue, étoit toute entiere sur mon coeur. J'étois d'un sombre... dont on s'est apperçu, que l'on me reproche dans un billet d'aujourd'hui, et ces reproches même ne servent qu'à l'augmenter. Mon ami, mon seul ami, que l'amitié est puissante, qu'elle est persuasive, quand elle prend le langage de la vertu, sans en avoir la sévérité! C'en est fait... dussé-je en mourir (et je ne suis pas loin de le souhaiter) je me condamne au plus douloureux, au plus cruel des sacrifices. Mon ame, toute courageuse qu'elle est, est effrayée de l'effort qu'elle s'impose... n'importe, il faut être homme, savoir souffrir, épargner des larmes à Sidley; il faut enfin être honnête, et contenter son ami. Je vais essayer le combat, je pleure d'avance le triomphe... adieu.

Lettre XXXIV.

de la marquise, à son amie. voila huit jours que ne l'ai vu, je suis d'un abattement, d'une tristesse inexprimable; tout m'importune et m'afflige, je sors pour le chercher, je reste pour l'attendre; je lui écris à chaque instant, je brûle aussi-tôt ce que je viens d'écrire. Quelle amertume il répand sur ma vie!Il me fait sentir tous les degrés de la douleur. Loin de me trouver heureuse de n'avoir plus à le combattre, son abandon me tue. Je le redoutois... il me fuit, et je n'en suis que plus foible! Ah, mon amie, s' il m'avoit trompée! S'il aimoit Madame De Thémines! ... je ne puis soutenir cette idée; plus ma jalousie est secrete, plus elle est déchirante elle se tourne toute entiere contre moi. ô ciel! Il est donc vrai, mon sort est décidé! Eh, comment pourrois-je en douter! Depuis ces huit jours éternels que j'ai passés sans le voir, j'ai été dans vingt maisons où je ne les ai rencontrés ni l'un ni l'autre: ils s'aiment, ils se suffisent, et se dérobent à la foule pour aimer mieux. Le comte a cru sans doute qu'il pouvoit se livrer à une fantaisie pour moi; et voyant que j'attachois à son perfide aveu plus d'importance qu'il n'en mettoit lui-même, il aura repris ses premieres chaînes; je suis peut-être l'objet de son dédain... le cruel! Que lui ai-je fait, qu'opposer toujours à son ardeur les scrupules vrais d'un coeur honnête, et jamais le manege de la coquetterie? Il ne sait pas combien il va me rendre malheureuse. Mon coeur se ferme à tout, excepté à son image; mes plus beaux jours s'évanouiront dans les langueurs d'une passion qui concentre mes idées, absorbe mes voeux, et réchauffera mon dernier soupir. C'est ainsi que j'aime, c'est ainsi qu'il faut aimer. Ah! Si l'excès nous excuse, je n'ai point à rougir. Je renonce à l'univers, l'amitié seule me reste, je me jette dans son sein, j'y dépose mes larmes, mes foiblesses, tous les secrets d'un coeur... qu'on ne connoît pas. Adieu; écrivez moi, vos lettres sont tendres, elles me consolent; me guériront-elles? Ah! Jamais... je ne les aimerois pas tant, si elles pouvoient m' arracher... hélas! à mon malheur.

Lettre XXXV.

du comte, au chevalier. sachez ce que j'ai fait, applaudissez-moi de l'intention, de l'effort, et mettez le reste sur le compte de la fatalité: la mienne est d'être infidele... en pleurant l'objet, le vertueux objet que je sacrifie. Je vous ai instruit de l'aveu que j'ai risqué auprès de la marquise, aveu que je devois m'interdire. Enhardi par cette premiere démarche, peut-être par quelques dispositions favorables que j'ai cru appercevoir, j'ai mis dans mes soins l'ardeur, l'activité, la précipitation peu flatteuse qu'exige une fantaisie qui enivre, et qu'on veut satisfaire aux dépens même de la délicatesse. Qu'ai-je vu! Nos conjectures étoient vraies, Madame De Syrcé n'est sûrement pas ce qu'on imagine; ses lettres, ses discours respirent l'honnêteté; je la crois sensible; toute sa folie est dans sa tête, sa morale est dans son coeur; c'est de lui, de luiseul qu'elle emprunte cette éloquence douce, cette innocente séduction qui la fait aimer. Jugez de ma surprise, de mes remords, de ma honte! ... oui, oui, je rougissois de moi-même; et plus je trouvois de perfections dans cette femme inexplicable, plus je m'encourageois à m'en détacher: enfin, après bien des combats, tous horribles, j'ai pris sur moi de ne plus aller chez elle, de ne lui point écrire; je voulois l'oublier, je croyois le pouvoir. J'ai redoublé pendant tout ce tems mes assiduités auprès de ladi; elle n'a jamais été si calme; jamais elle ne m'a montré tant d'amour. Hélas! Le bandeau est encore sur ses yeux; elle sourit au perfide qui la trompe. Elle sourit! ... et je l'assasine! Mille fois j'ai été sur le point de lui avouer ma faute; j'ai été retenu mille fois par la crainte de la déséspérer. Qu'il est dur d'arracher des pleurs à des yeux où brille la joie, de mettre une vérité affreuse à la place d'une illusion douce, et d'éclairer un coeur que son ignorance rend heureux! Je n'en ai pas eu la force. Cependant l'image de Madame De Syrcé ne me quittoit pas. Je la voyois plus intéressante et plus belle; je relisois ses lettres, ses charmantes lettres; et dans le même instant, indigné contre moi-même, j'allois tomber aux genoux de Sidley, j'y répandois ces larmes cruelles que fait couler la perte d'un sentiment qu'on a chéri... eh bien! Ces larmes qui auroient dû l'effrayer, ne lui paroissoient que des preuvesde mon amour. Après ces mouvemens d'une ame en désordre, je me croyois presque sûr de mon triomphe, je m'affermissois de bonne foi dans mes résolutions, je me rappellois vos conseils; je consultois mon coeur, tout m'y parloit pour Sidley: mais hier, mon ami (ce moment est l'époque décisive de son malheur) hier j'allai souper chez Madame De , où je rencontrai sa rivale. Je ne l'y attendois point: sa présence me causa un frémissement, un trouble que je n'avois jamais senti. Ses yeux se tournerent sur moi sans courroux, mais avec une mélancolie qui me pénétra; je ne pus me défendre contre la langueur et le charme de leur expression. Pendant le souper je tâchai de la distraire; hélas! Ce fut en vain. Quand on se retira, je la conduisis jusqu'à sa voiture, hasardant quelques excuses, et de ces demi-mots qui partent du coeur; elle ne me répondit rien... j'ose interpréter son silence: je viens de lui écrire la lettre la plus vive, la plus passionnée, la plus remplie de douleur, de regrets, et des transports d'un amour effréné. Tel est celui qu'elle m'inspire... il est trop excessif pour être durable. L'attendrissement que me cause Sidley, est une habitude de l'ame qui sans doute le sera davantage; c'est le plus ardent de mes voeux. Que ma situation est horrible! C'en est fait, il faut subir mon sort. Puissé-je en être seul la victime! Adieu: si vous blâmez ma conduite, ma franchise au moins a des droits à votre amitié.Billet. de la marquise, au comte. la chaleur des expressions n'en prouve pas toujours la vérité. Non, monsieur, non, je ne crois rien de ce que vous me dites. Mais pourquoi vous justifier? Vous ne me devez ni regrets ni excuses; votre conduite m'a paru toute naturelle; vous m'aviez promis d'être plus calme, vous m'avez tenu parole... ah, je ne m'en plains pas! Peut-être aussi que vous obéissiez à Madame De Thémines, et je ne désapprouve que votre retour vers moi. Ne la trompez point, ne la trompez jamais; il est affreux de tromper. Je ne vous recevrai point; je serois bien fâchée de lui causer de l'inquiétude. Vous n'êtes pas si délicat; et si j'avois eu le malheur d'être sensible, il me semble que vous n'auriez pas eu beaucoup d'égard à la mienne. Soyez de meilleure foi avec les autres femmes. Il faut bien connoître le coeur qu'on attaque; sans cette précaution, on est plus qu'indiscret, on risque d'être cruel. Autre billet. de la marquise, au comte. je ne sais pourquoi votre lettre de ce matin m'a plus convaincue que celle d'hier; elle estmoins emportée, et me paroît plus vraie. Je suis lasse de vous parler de Madame De Thémines. Décidément, ce n'est donc point elle qui vous éloigne de vos amis? Vous me le jurez, vous me suppliez de le croire! ... mais à quoi cela vous servira-t-il? Vous me demandez de vous recevoir, vous me le demandez avec tant d'instance... eh bien, monsieur le comte, je serai visible à sept heures: vous aurez le tems de faire toutes vos visites... car je vous crois fort occupé.

Lettre XXXVI.

de la marquise, au comte. toutes mes lettres, dites-vous, n'ont jamais que quatre lignes; consolez-vous, celle-ci en aura quelques-unes de plus. Je ne vous ai point répondu ce matin, et tôt ou tard il faut répondre. J'avois mille embarras; je n'avois pas assez de tems pour écrire à ma fantaisie, et peut-être qu'il m'en faut pour cela plus que vous ne pensez. Vous vous plaignez de moi, de ma sévérité, de ma raison. Oh! Oui, j'en ai, je m'applaudis d'en avoir, et je voudrois sur-tout que vous pussiez perdre l'habitude de vous en désespérer: mais, que la mienne soit l'ouvrage de la froideur, ou le fruit de la réflexion; contente de l'effet, je ne disputerai point sur la cause. Jedemande grace seulement pour mon sexe. Ne lui contestez pas le pouvoir de combattre ce qui l'enchante, de vaincre ce qu'il sent, ou de renfermer ce qu'il souffre. Les hommes, ces injustes créatures qui ne connoissent point la peine, ces cruels hommes qui jugent si mal, qui trompent si bien, à qui tout est permis, pour qui ce n'est pas un tort d'aimer, ils sont si accoutumés à exagérer leurs sentimens, qu'ils ne peuvent rien concevoir à la violence que nous faisons aux nôtres. Quelques femmes cependant versent des larmes qu'on ne voit point couler, cachent sous des dehors paisibles un trouble affreux, et s'en imposent la loi, malgré le soulevement, malgré le déchirement d'un coeur... qu' on ne soumet point. Et puis venez encore nous disputer le courage! Cela m'indigne. Je suis, au reste, très-désintéressée sur tout ceci; et vous vous tromperiez fort, si vous en faisiez la moindre application: c'est le résultat de notre entretien d'hier, et des idées vagues que votre lettre m'a fait naître. Ah, mon dieu! Parlons d'autre chose; ce texte là me donne de l'humeur. Je ne sais pas pourquoi je m'y suis arrêtée; il me déplaît... en vérité, il me déplaît presqu'autant que le grandmonsieur avec qui nous avons soupé hier: c'est un mauvais singe du duc De; il tranche, prononce, décide, dit du bien de lui, persiffle les autres. Vous croyez peut-être qu'il a une ame! Une ame! Lui! Comme il parle des femmes! Je l'entendois vous raconter qu'être infidele, c'étoitune chose délicieuse . En effet, montrer la sécurité de l'innocence à celle que l'on vient de trahir, porter la perfidie au sein de l'amour, désespérer le coeur qui est à soi, ce plaisir horrible doit avoir des charmes pour lui. Et vous, pendant que d'un ton d'oracle il débitoit ces belles maximes, pendant que je bâillois, moi, et que personne ne l'écoutoit, vous pouviez sourire! ... vous ne l'avez pas contrarié une seule fois, et votre silence avoit l'air de l' approbation! ... tous les hommes se ressemblent: ardens à nous séduire, trop froids pour nous apprécier, ils croient en être quittes pour quelques hommages faux ou intéressés, qu'ils enlevent aussi facilement qu'ils les prodiguent. Ils nous trouvent jolies, leur indulgence va jusques-là, ils tombent à nos pieds. à nos pieds! Pourquoi? Comment y sont-ils? Comme ces incrédules qui ne croient à la divinité que lorsqu' ils ont besoin d'elle. Leur adoration est momentanée, leur ingratitude extrême, et leur injustice n'est jamais que suspendue. Il faut les fuir... adieu, monsieur le comte. Ps. Je suis effrayée de la longueur de ma lettre, et sur-tout des méchancetés que j'ai dites. Savez-vous que vous avez des connoissances qui me donnent une idée médiocre de votre sensibilité?

Lettre XXXVII.

du duc, au comte. le voyage a été plus long qu'on ne l'imaginoit; mais enfin me voilà, et mon premier soin est de m'informer de vos progrès, ou plutôt de votre triomphe. Qu'est-ce donc que cela veut dire? Pas la moindre rumeur! Paris est-il devenu muet? J' ai été par-tout, et par-tout un silence morne! Est-ce que votre aventure n'est pas encore terminée? Comment n'a-t-elle point transpiré? J'ai donné l'éveille , j'ai mis sur les voies, et, très-heureusement pour vous, je suis arrivé à tems pour les indiscrétions. Par hasard, fileriez-vous le sentiment? J'en meurs de peur. Oh! Oui, Madame De Syrcé a saisi le foible de votre caractere; elle vous aura fait accroire tout ce qu'elle aura voulu; peut-être même a-t-elle poussé la séduction jusqu'à vous convaincre de sa vertu. Elle en est capable, et vous l'êtes d'ajouter foi à tout ce qu'il lui plaît de vous dire. Cette femme en fera tant, qu'elle vous donnera de l' amour... la belle avance! Encore une fois, brusquez cette affaire là; vous vous perdez avec vos délicatesses et vos lenteurs ridicules. Faut-il trancher le mot? Madame De Syrcé a eu tout le monde... excepté vous. Je la ménageois, j'étois circonspect; mais votre danger m'intéresse, et son manege merévolte. Songez donc à l'importance de tout ceci; votre réputation doit vous être plus chere que la sienne, et j'immolerois vingt honneurs de femmes, pour sauver celui d'un honnête homme. Je deviens pressant, parce que vous êtes compromis, cruellement vexé , et prêt à devenir la fable d'un monde qui ne pardonne pas... votre angloise persiste donc à m'exclure? J'en suis vraiment affecté, toujours pour vous; mais je me console de ne la pas connoître, par le plaisir de vous voir infidele. Soyez-le bien vîte pour votre satisfaction et pour la mienne: sur-tout n'oubliez pas de m'apprendre votre bonheur. Il est essentiel que je sois instruit, je veux l'être à la minute. En cas que je fusse absent, dépêchez-moi un courier. Quand il s'agit d'ébruiter la foiblesse d' une femme, on ne sauroit faire trop de diligence.

Lettre XXXVIII.

de la marquise, à son amie. vous savez que ma mere est partie pour ses terres. C'est la premiere fois que je ne l' accompagne pas; j'ai résisté à ses instances, j'ai prétexté des affaires; elle a consenti, parce qu'elle est bonne, et ne s'est point doutée de mes véritables motifs, parce que, bien loin de croire le mal, elle n'oseroit même le soupçonner. Unlien charmant m'a retenue; mais plus il enchante mon coeur, plus il effraie ma raison. Me voilà seule ici, seule avec ma foiblesse et mon amour! Le retour de la belle saison, la secrete influence qu'elle a... sur les ames peut-être, tout cela me jette dans une rêverie qui m'inquiete. Je n'ai plus l'exemple de la vertu d'une mere respectable, et tendrement aimée; je me trouve sans appui au monde. C'est à l'instant même de son départ que j'ai vu dans toute sa force le péril qui me menace. Je pleurois dans ses bras, je ne pouvois m'en détacher; je pleurois de la quitter... ah! Je sentois tout le besoin que j'avois d'elle. Depuis son absence les visites du comte sont plus fréquentes. Je le vois souvent tête à tête; il a l'air d' être vrai... et je l'adore. ô mon amie, il faut le fuir, il faut rompre le charme qui m'environne! Puis-je espérer de vaincre ce que j'aime, quand je ne sens plus que la lassitude de le combattre? Ma résolution est prise. Le maréchal De qui est toujours languissant, est à sa charmante maison de: il y est presque seul; j'irai lui tenir compagnie; je rêverai à mon amant avec plus de plaisir encore, n'ayant plus à le craindre. Le maréchal me mande qu'il n'a de femmes chez lui que la duchesse De: elle ne le quitte pas; je serai libre, je vous écrirai; et dans le sein de la solitude, je trouverai peut-être des armes contre l'amour. Je compte partir après-demain, et je tremble de le dire à M De Mirbelle; je ferai ensorte qu'il n'en soupçonnerien. Il tomberoit à mes pieds; j'entendrois ses soupirs, je verrois ses pleurs... et je ne partirois pas.

Lettre XXXIX.

du comte, à la marquise. ô ciel! Je vous ai vue hier; votre départ étoit résolu, et vous ne m'en avez rien dit! Quel réveil! Que vous ai-je fait, madame? Pourquoi me fuir? Vous avez besoin, dites-vous, du calme de la campagne, et vous comptez pour rien l' agitation où vous me laissez! ... pardon... dois-je vous interroger? Ai-je le droit de me plaindre? Que puis-je vous reprocher... que votre indifférence? Mais vous, quels reproches avez-vous à me faire? Vous m'accusez d'être grondeur, emporté, peu maître de moi: eh! Le moyen de ne pas gronder avec vous? Rien ne vous persuade, rien ne vous fixe, vous courez sans cesse; quoique douce vous êtes entêtée, et avec l'air de vouloir comme les autres, vous ne faites que ce que vous voulez. N'importe, je vous adore; telle est ma destinée, votre ascendant... mon malheur. J'idolâtre jusqu'à vos défauts, et je demanderois grace pour eux, si vous vouliez vous en défaire... je ne reviens point du mystere que vousm'avez fait de votre voyage: voilà donc la cause de cette gêne qui régnoit hier dans tous vos discours? Que je le déteste cet embarras qui vous retient quand nous sommes ensemble, qui arrête sur vos levres timides des aveux que votre coeur peut-être ne condamneroit pas! Que je haïs ces oppositions secretes d'une ame qui se donne et se retire dans le même moment! Ah! Croyez-moi, les préjugés sont nos ennemis, nos tyrans; ils empoisonnent le bonheur, ils détruisent tous nos plaisirs; je les brave, je les foule aux pieds, je les abhorre; je m'abandonne à cette ivresse brûlante comme l'amour, aveugle comme lui, et qui repousse d'une main passionnée le triste voile de la raison. ô vous, qui vous êtes emparée de toutes les facultés de mon ame; vous, que je ne devrois pas aimer... que j'aime éperdument, employez à sentir, la force que vous mettez à combattre. Est-ce à vous à douter de mon amour? Soyez sûre, bien sûre, qu'en vous adorant j'obéis à l'attrait le plus invincible; je sens tout, je ne me commande rien. Quand revenez-vous? Dans quelle circonstance vous m'abandonnez! ... votre absence peut-être... par pitié ne la prolongez pas; et pour m'accorder ce que je vous demande, oubliez un moment que c'est moi qui vous en prie. Adieu, cruelle.

Lettre XL.

de la marquise, à son amie. qu'ai-je fait! Qu'est-ce que l'absence de quelques jours contre une impression chere et vainement combattue? Est-ce qu'on fuit son amant? On le trouve par-tout, et son image est aussi dangereuse que sa présence. Mon amie, je lis ses lettres, je me rapelle tout ce qu'il m'a dit; je prononce en tremblant son nom... mais si bas qu'on ne peut m'entendre. Je ne le prononce qu'avec un trouble qui seroit apperçu. Que ce lieu est séduisant! Que la nature y est fraîche et animée! Eh bien, malgré tous les charmes que j'y trouve, mon coeur revole vers Paris; tout me manque, et je ne sais trop ce que je desire. Je suis bien heureuse que le comte ne connoisse point le maréchal... ce séjour embelli par mon amant, seroit trop à craindre pour moi. Pourrai-je, hélas! Lui résister toujours? Je frémis de ce qui se passe dans mon coeur. Que mon sentiment est tyrannique! Quelle puissance il exerce sur mon ame! Avec quelle force il la maîtrise! Je cherche en vain le repos: la retraite nourrit mon agitation, le sommeil l'augmente. Mon amie, ma tendre amie, je ressens une langueur, un ennui de tout... une inquiétude qui m'alarme. Quels sont donc ces élans secrets versun bonheur qu'on redoute, et qu'on expie d' avance par les pleurs qui le précedent? Je me sauve dans votre sein pour y rougir de cet aveu: je trouverai grace devant l'amitié! ... quelles lettres il m'écrit, et combien les miennes m'embarrassent! Je les recommence dix fois, j'en suis toujours mécontente. La crainte de me trahir, celle de l'affliger, tout me désespere, tout jusqu'à l'excès de son amour; et je me sens bien foible, hélas! Quand je pense que peut-être il est malheureux.

Lettre XLI.

de Madame De Syrcé, au comte De Mirbelle. je ne m'arrêterai point, monsieur, sur les motifs de mon départ; je ne sens pas la nécessité de vous en instruire. Je vous répete ce que je vous ai déjà dit; j'avois un desir de repos qui me tourmentoit depuis quelques jours... chacun sait ses besoins. Vos lettres au reste m'occupent bien agréablement, à l'amour près, que je n'ai garde d'approuver; je les lis avec plaisir, et ce plaisir du moins n'est point mêlé d'effroi: ici tout me plaît, rien ne me fait peur. Je jouis de la plus grande liberté. Le maréchal a été bien-aise de me voir: il n'a chez lui que quelques hommes qui lui viennent des campagnes voisines, et la duchesse De . Malgré son asthme qui la rend la plus aigrepersonne du monde, elle me contrarie toute la journée avec ce qui lui reste de respiration; elle fait toujours l'éloge des femmes de son tems, et cet éloge est une satyre amere de celles du nôtre: mais je suis douce, trop peut-être... je la laisse dire, je joue le soir à la comete, elle y est d'un bonheur inoui, je ne gagne jamais, et cette attention la désarme; elle me trouve délicieuse... à la comete. J'habite le plus beau lieu du monde. La peinture qu'on en feroit auroit l'air d'une féerie. Tantôt c'est la nature parée de la main des hommes, et embellie des richesses de l'art; tantôt c'est cette même nature abandonnée à ses caprices. Les eaux, comme dans la plupart de nos parcs, n'y sont point enchaînées dans des bassins étroits; c'est une riviere qui traverse les jardins, et sur laquelle des gondoles nous promenent. J'oubliois un labyrinthe presque magique; il faut ma prudence pour ne pas s'y égarer. Toutes les fleurs du printems sont là, et tous les oiseaux qui chantent bien s'y rassemblent. Les routes en sont bordées d'un double rang de rocailles, où serpente une eau vive sur un sable coloré. Les statues n'y représentent que des fictions; car ce sont des femmes qui cedent, et je n'aime point cela. On consacre nos foiblesses; où sont les monumens érigés à nos vertus? C'est le tort des hommes, non le nôtre. Où en étois-je? Je n' en sais rien... Dieu me préserve de mettre de l'ordre dans ce que j'écris! Je me dépêche d'arriver à la grottecharmante qui termine le labyrinthe. Quand on y est, il semble qu'on soit séparé de l'univers; on y marche sur les roses, et on en est couronné. J'y vais souvent, sur-tout quand le soleil se couche. L'attrait y mene, l'enchantement y retient; on y rêve... à ce qu'on veut. à propos de rêves, il faut que je vous raconte celui que j'ai fait cette nuit; je l'attribue aux idées volatiles qui m'occupent le jour. Je rêvois donc que j'étois dans un bosquet sombre; j'y pensois à bien des choses, j'y faisois des réflexions; elles m'amenerent à souhaiter un silphe... mais un vrai silphe. Soudain il m'en apparut un: il sortoit d'un nuage d'or, il avoit un vêtement bleu céleste, et une figure... que je n'ai point oubliée. Ses regards étoient pleins de tendresse, et non d'une ardeur inquiétante; le son de sa voix pénétroit jusqu'au coeur; il ne demandoit rien, il ne vouloit qu'aimer. Il commençoit à m'entretenir des moeurs des silphes, de la pureté de leurs feux, je crois même qu'il me disoit du mal des hommes; je l'écoutois, j'avois du plaisir à l'entendre... quand une de mes femmes vint m'éveiller. Adieu mon silphe, et vraiment je le regrette. Ps. Vous me demandez le tems de mon retour à Paris. Je ne le sais pas moi-même... j'attends que vous ayez de la raison.

Lettre XLII.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. il m'est venu l'idée la plus singuliere, la plus hardie. Je veux l' exécuter. Je ne puis vivre sans voir la marquise: ma démarche est indiscrete; l'excès de mon trouble la justifie. Il est impossible que Madame De Syrcé soit ce qu'elle me paroît; elle seroit trop adorable, et moi je ne puis être plus long-tems en proie au sentiment qui me déchire. J' aime mieux lui déplaire... je vais tout risquer. Vous connoissez mon coeur; il est foible et ardent, emporté dans ses goûts, bouillant dans ses desirs. Il faut que je me satisfasse, quitte après à me repentir, à pleurer mon erreur, et à me rendre aux remontrances d'un ami. Je pars.

Lettre XLIII.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. ne m'en dites jamais de mal... je l'adore, je l'idolâtre; mon enthousiasme survit à un bonheur dont je n'avois point d'idée. Où suis-je! Comment vous peindre mon trouble, mes transports! Partagez le délire, l'ivresse, l'enchantement de votre ami.Mon voyage d'hier étoit au château de * où elle est présentement. Elle m'avoit mandé la veille qu'elle venoit de faire un rêve, dans lequel elle avoit cru voir un de ces êtres fantastiques, enfantés par la délicate imagination des femmes; c'est à ce songe que je dois un bien! ... ô mon cher chevalier! Ce n'est point une mortelle! ... par où commencer! Quels souvenirs! Ils m'enlevent à moi-même. Je pars, j'arrive vers six heures: le jour avoit été brûlant, la soirée étoit charmante. Je demande l'intendant des jardins. J'avois laissé ma voiture à une lieue de là; rien ne pouvoit me trahir. Je m'informai de cet homme s'il étoit possible de voir Madame De Syrcé; il me dit qu'elle se promenoit le soir dans le labyrinthe, et que sûrement je l'y trouverois; je le priai de m'y conduire. Sur les difficultés qu'il me fit, je lui représentai que j'avois à lui remettre des papiers de la derniere importance, et qu'on ne pouvoit confier qu'à elle. Rien n'ébranloit sa fidélité; une bourse de vingt-cinq louis le désarma, tout fut applani: il me suivit à l'entrée du lieu qu'il m'avoit indiqué, m'en donna la clef, et me quitta. Jugez de mon ravissement: je me crus transporté sous un autre ciel; je n'étois plus à moi. Mes yeux ne distinguoient rien... ils cherchoient Madame De Syrcé. à mesure que j'avançois dans ce voluptueux dédale, j'éprouvois un tremblement involontaire: enfin, après bien des détours j'entends quelque bruit, je respire àpeine... quel objet! Quel moment! à travers une charmille, je l'apperçois lisant une lettre, et cette lettre étoit une des miennes! La marquise, qui se croyoit seule, avoit dans son ajustement ce désordre, cette négligence qu'on peut se permettre quand on est sûre de n'avoir pas de témoins. Je ne sais quelle volupté étoit répandue sur toute sa personne, son sein n'avoit d'autre voile qu'une gaze légere, que le zéphyr dérangeoit. J'étois en extase, je la dévorois des yeux; enivré de ce que je voyois, j'aurois craint de perdre quelque chose en osant davantage. Je m'enhardis, la porte du sanctuaire s'ouvre, je parois aux regards de la déesse: elle jette un cri, sa main tremblante abandonne la lettre qu'elle tenoit, et sa frayeur est si grande qu'elle reste immobile, sans songer même à réparer le désordre de sa parure... oubli charmant, dont je remerciai l' amour! Ne craignez rien, m'écriai-je, en me précipitant à ses pieds, je suis l'amant que vous avez rêvé, mais l'amant le plus soumis, le plus respectueux, le plus tendre. Je vous adore, je viens vous le dire, vous le répéter cent fois. ô dieu! Dit-elle d'une voix presqu'éteinte, est-ce une illusion? Veillé-je? Est-ce mon rêve qui se prolonge? Oui, oui, reconnoissez un silphe à mon respect; les desirs se taisent, votre beauté les allume, la délicatesse les enchaîne. à ces mots elle se leve, m'échappe, et me défend de la suivre. Je n'écoute rien, je l' arrête... eh, pouvois-je obéir! Malheureuse! Dit-elle,où suis-je? ... fuyez, comte, fuyez. Qui vous amene ici? Quel mortel a pu vous y introduire? Cruel! Voulez-vous que je vous haïsse? ... elle retombe sans force et sans couleur sur le lit de gazon près duquel je l'avois ramenée; ses regards peignoient l'effroi, mais non la haine. Alors, saisissant une de ses mains que je couvre de baisers, calmez-vous, lui dis-je, ce n'est point un ennemi qui vient vous surprendre, c'est un amant qui veut mourir à vos genoux. Elle trembloit, soupiroit, ses yeux étoient baissés, le mouvement de son sein devenoit plus rapide, un léger frisson sembloit errer sur ses levres; je les réchauffai à la flamme de mon haleine. Tout me favorisoit; l'ombre commençoit à descendre sur ce berceau mystérieux; j'étois passionné, je fus bientôt plus pressant. Sa terreur étoit mêlée d'une émotion pleine de charmes, et jusqu'à ses prieres touchantes, tout redoubloit mes transports. Je ne voyois qu'elle, je n'entendois que la voix de l'amour... l'occasion, le lieu, sa surprise, son saisissement, l'obscurité même assuroit mon triomphe. J'osai profiter de tant d'avantages réunis; j'osai (peut-être son coeur me le pardonne) j'osai tout: un voile de verdure enveloppa la pudeur; le silphe devint homme, et l'homme devint un dieu... il fallut trop tôt m'en séparer: malgré mes efforts pour la retenir, malgré les soumissions de l'amour heureux, qui, brûlant de le devenir davantage, s'accusoit de l'avoir été, malgré l'instant de repentir qu'au sein de la félicitésuprême sa douleur m'avoit surpris, elle s'arracha de mes bras, muette, éperdue, baignée de larmes: et, jugez de son pouvoir, sa volonté une fois l'emporta sur la violence de mes feux! Je la suivis long-tems à travers l'obscurité, et ne distinguant plus les objets, je croyois encore la voir. Je ne vous recommande point le secret; je ne me confierai qu'à vous, à vous seul dans l'univers. Ah! Mon bonheur est trop vif, trop bien senti, pour que j'aie besoin du froid plaisir de m'en vanter. Adieu.

PARTIE 2
Lettre premiere. du comte, à la marquise.

ce n'est plus un mortel qui vous écrit. Vous m'avez créé une ame nouvelle... vous m'avez transmis la vôtre. Je franchis l'intervalle qui me sépare de vous... je vous vois, vous parle, vous entends; je vous presse dans mes bras; je meurs sur votre sein; tous mes sens frémissent; tous mes souvenirs sont brûlans... mais c'est mon coeur seul qui jouit. C'est là que le bonheur survit à l'ivresse, que les desirs se cachent, et que la délicatesse renferme tous les motifs de mon pardon. Ah! Je ne m'excuse point, je suis trop heureux pour avoir été coupable. ô délices non encore goûtés, réunion de tous les plaisirs... de tous les sentimens, résistance de l'honnêteté vaincue par la passion, larmes de la pudeur essuyées par l'amour, extasesqui ouvrez les cieux, retracez-vous à moi, occupez, embrasez ma nuit, fixez sous mes yeux les traits enchanteurs de ce que j'aime, tels qu'ils sont gravés dans mon ame! ... vous que rien n'éclipse, que rien n'égale, vous que l'on juge si mal, que l'on connoît si peu, honorez de vos regards l'expression vraie d'un coeur pénétré de reconnoissance et d'amour... de quelle foule de charmes, de quels trésors je me suis vu le maître! ... que de beautés! Quelle modestie! ... ah! Qu'elle ne craigne rien; le sentiment jouit, se rend compte et se tait: il s'enveloppe du voile qu'ose écarter le desir, connoît tout le prix d'une voluptueuse réserve, et tranquillise la pudeur au sein même de l'abandon. En ce moment, que faites-vous? Un sommeil paisible ferme-t-il ces yeux charmans, où mes destinées sont écrites? Un rêve favorable me peint-il à vos pieds ardent à la fois et soumis? Quand je vous ai quittée... que dis-je! Quand je me suis arraché à vous, quand vous m'avez ordonné de vous fuir, votre main n'a point serré la mienne; vous étiez tremblante, vous abandonniez le lieu de mon triomphe! ... l'azyle de mon bonheur, plutôt en victime timide qu'en amante idolâtrée... quelques soupirs vous échappoient; j'ai senti couler vos pleurs! ... des pleurs! Vous! Ah! N'en répandez point, gardez-vous d'en répandre... reposez sans inquiétude, reposez dans le sein des illusions douces, et d'une sécurité profonde: moi, je veille pour penser à vous; je ne m'en fie point à des songes du soin de me retracer votre image. Ps. Je dépêche un courier vers vous; demain dans la matinée vous recevrez ma lettre. Ne pouvant charmer près de vous les heures solitaires de la nuit, je veux m'emparer au moins des premiers instans du réveil.

Lettre ii.

de la marquise, au comte. malheureuse! Où suis-je! Comment pourrai-je échapper aux reproches de mon coeur? Ils sont affreux. De quel droit avez-vous forcé l'asyle où je m'étois sauvée? Je vous fuyois; c'étoit assez m'expliquer, c'étoit assez vous dire combien je tenois encore à des devoirs respectables, et que j'ai violés tous! Avec quelle force ils se retracent à mon esprit! Je ne puis songer sans effroi à l'époux que je trahis; j'oublie ses torts, je ne vois que les miens. J'ai brisé tous les noeuds qui me lioient à la société; j'y deviens étrangere, et c'est vous, hélas! C'est vous qui m'avez conduite dans ce piege épouvantable! Quels sont vos titres? Vous avois-je dit que je vous aimois? Et quand je vous l'aurois dit, moins coupable que vous n'êtes, vous le seriez encore... avant d'obtenir l' aveu de l'amour, vous en arrachez la preuve. Quel dieu m'a livrée à vous? Hélas! Il sembloit que la natureentiere eût médité mon malheur. Je vous abhorre, je me déteste, je tremble en prononçant votre nom; fuyez-moi, fuyez-moi pour jamais... que dis-je, ô ciel! J'en frémis, je ne me connois plus, mes soupits me trahissent, mes larmes coulent, un crime en attire un autre. Oui, je vous aimois... c'est du sein des remords, de la plus horrible agitation, que part le cri d'un coeur qui n'a plus rien à taire ni à cacher; je vous aimois, et quand je dois vous haïr... qu'entends-je? On entre chez moi, on m'apporte une lettre... elle est de vous; je frissonne! ... qu'ai-je lu? Cesserois-je de me repentir? Quel trouble! Qu'est devenue ma colere! Un nuage que je crains d'écarter m'a presque dérobé votre crime; je n'ai plus le courage de vous le reprocher... ah! Connoissez tout l'excès de ma foiblesse; ce n'est plus que par cet excès même que je puis me relever à mes yeux, aux vôtres, à ceux de l'univers. M'aimerez-vous toujours? M'estimerez-vous encore? Rien ne peut rassurer mon coeur; rien n'égale le désordre, le déchirement, l'état où je suis. Je n'oserai plus vous regarder, je crains de vous revoir, et je ne peux plus vivre sans vous voir... vous que j'adore, et qui n'en êtes plus digne, est-ce vous qui avez abusé de ma tendresse, trahi vos sermens, résisté à mes prieres? Est-ce bien vous? Pardon, mille fois pardon! Je n'accuse que moi; j'ai tort, je l'ai seule. J'avois compté sur mes forces... elles m'ont abandonnée. Quels malheurs j'envisage!De quels abymes suis-je entourée! ... vous êtes parti, je suis seule, votre absence me livre à mes réflexions; le silence de la nuit les rend plus sombres encore; la paix que mon coeur a perdue, et que j'envie à tout ce qui m'environne, le repos dont ils jouissent, tandis que l'amour et le repentir veillent, tout me fait sentir ce que je ne faisois qu'entrevoir quand vous étiez près de moi; je me cachois dans vos bras, j'y étois moins malheureuse. Je suis à vous, je suis à vous pour jamais, et je pleure! ... j'ai donc tout sacrifié, honneur, préjugé, gloire, tout ce qui me fut, tout ce qui devoit m'être sacré! Hélas! Tout... jusqu'aux droits que j'avois à votre estime! Vous m'avez tout ravi, et je sens encore plus votre bonheur que mes torts, et mes craintes et mes pertes... vous l'avez voulu, cruel, vous avez pu vouloir ce qu'il m'étoit défendu de vous accorder, ce que j'espérois n'accorder jamais? Contente de vous aimer, de vous voir, de passer tous les momens de ma vie à vous souhaiter, à vous attendre, à m'occuper de vous, l'orgueil de n'avoir point de reproches à me faire, m'adoucissoit la douleur de mes refus; je pouvois lever les yeux sur vous, et descendre dans mon intérieur sans rougir; votre coeur suffisoit au mien, et la pureté de mes sentimens en étoit l'excuse: aujourd'hui... dieu! Aujourd'hui! ... que je suis coupable! Je souffre, et je l'ai mérité. Vous qui me coûtez bien des larmes, et qui me les rendez cheres, vous qui êtes à présent lemaître de ma réputation, de ma vie, de mon sort; vous à qui j'appartiens toute entiere, dussent un jour tant de sacrifices diminuer de prix à vos yeux, vous ne m'ôterez jamais le bonheur d'avoir fait le vôtre. Ne comptez pas sur ma légéreté apparente; oui, oui, ma foiblesse elle-même est le gage de ma constance. Vous pouvez me rendre bien malheureuse; mais rien, rien à présent ne pourroit me détacher de vous... pas même votre ingratitude. Ps. Il est huit heures du matin! Je ne me suis point couchée. Je suis d'un accablement! ... que je suis loin de vous! Je viens de relire votre lettre... je vais la relire encore, elle m'attendrit... me console; mais hélas! Votre ivresse est-elle vraiment de l'amour?

Lettre iii.

du comte, à la marquise. quelle lettre! Elle prolonge mon ravissement, elle ajoute à mon délire, et vous pleurez! ... vous pleurez! C'est moi qui fais couler vos larmes! Ah! Je tombe à vos pieds, et j'y implore mon pardon, sans cesser d'adorer mon crime... je n'étois plus le maître de mes transports; égaré, éperdu d'amour, je ne voyois plus, je n'entendois plus; la foudre auroit tombé, ses éclats ne seroient point venus jusqu'àmoi; sans arrêter mon audace, elle eût éclairé mon bonheur: ne le troublez point, vos inquiétudes me désesperent. Vous, étrangere à la société! Vous qui en êtes l'ornement, qui en serez toujours le charme! Dites, dites, cruelle, quels sont les liens que vous avez brisés? Seroient-ce ceux qui vous unissent à un époux dont l'indifférence vous outrage? Devez-vous le sacrifice de votre coeur à qui vous a ravi le sien? Les femmes n'ont-elles que la triste vertu d'être fidelles à de perfides époux, et le ciel qui les forma, ordonne-t-il que dans leurs plus belles années elles se traînent aux pieds des autels pour y sceller leur esclavage, et jurer elles-mêmes leur infortune? Ce préjugé m'indigne, il est barbare, il n'est pas fait pour vous. Femme céleste, mais injuste, séchez vos pleurs, dissipez vos regrets, livrez-vous sans crainte aux impressions d'une ame sensible; celles qui sont les plus vives, celles qui sont les plus cheres, doivent être les plus sacrées. Ne craignez point d'avoir perdu quelque chose à mes yeux. Que ne puis-je vous ouvrir mon coeur, ce coeur où vous êtes souveraine! Que ne pouvez-vous y voir les progrès que vous y faites! Je serai vrai; je vous connoissois mal. J'en rougis... cette erreur est affreuse, plus affreuse que je ne puis vous l'exprimer: votre derniere lettre est un trait de lumiere qui m'a pénétré. Oui, oui, mon bonheur vous embellit, il vous rend dans toute sa pureté l'estime que vous craignez d'avoir perdue. Une foiblessetelle que la vôtre n'enleve rien, et l'ame qui se donne ainsi, doit s'enorgueillir de s'être donnée. Je vous aimois avant mon triomphe; depuis, je vous adore. Que le monde est cruel! Qu'il est aveugle! Vous êtes vengée. Cessez de vous croire coupable: c'est moi qui l'ai été, qui le suis... qui ne veux plus l' être... mon désordre est extrême... et vous restez où vous êtes! Et vous n'êtes point entraînée vers moi! Qui vous arrête? Pourquoi n' êtes-vous pas ici? La solitude nourrit votre chagrin... revenez, je vous en conjure; n'évitez point mes yeux, ils ne vous offriront que le plus tendre amour... je suis plus agité que vous... mon ame est oppressée, elle attend la vôtre; je ne respire point dans votre absence.

Lettre iv.

de la marquise, au comte. il est donc vrai, vous aviez des préventions contre moi, et peut-être hélas! N'aviez-vous point d'amour? Qu'ai-je dit! ... malheureuse! Quoi, je me serois donnée à un parjure dont je ne serois pas aimée! ... non, il n'est pas possible, non, je vous rends justice. Si vous n'aviez eu pour moi qu'un goût passager, vous n'auriez pas cherché à m'inspirer un sentiment; vous en êtes incapable. Je vous adore. Laissezdire un monde perfide et cruel; il me juge sans me connoître, il est injuste sans me fâcher: mais vous, mais vous, si vous osiez, si vous pouviez l'être! ... votre opinion est tout pour moi, le reste ne m'est rien; j'y renonce. Eh! Que sont les suffrages de la multitude au coeur qu'un seul objet occupe, et dans lequel la vanité ne peut entrer? Dites-moi, où se placeroit-elle, quand je ne suis plus qu'à vous, quand je vous ai consacré ma vie? Puis-je attacher quelque prix à ce que disent de moi, à ce qu'en pensent les autres? Idolâtre de mon amant, insensible à tout ce qui n'est pas lui, il éteint en moi jusqu'au plaisir que je trouvois à plaire. Cette émulation que l'on appelle coquetterie, je ne l'ai plus; il est, ce changement, il est votre ouvrage, et peut-être cet abandon de mon coeur en justifie les écarts. Que vous êtes heureux de n'avoir point de remords! Vous l'êtes bien plus que moi... je me trompe, vous ne l'êtes pas tant, je vous ai plus sacrifié. Vous desirez donc mon retour? Mais moi, combien je le redoute! ... je ne sais cependant, cet asyle qui me sembloit si riant a pour moi changé d'aspect; tous les objets m'y retracent ma foiblesse. J'ai voulu revoir ce bosquet, ce fatal bosquet, tombeau de mon innocence; je n'ai pu à son approche me défendre d'une frayeur secrete: son ombre, où j'allois cacher les soupirs de l'amour, s'est changée en ténebres formidables, depuis que j'y ai succombé; et j'ai cru en y entrant, me sentir repousser par une voix effrayante quime reprochoit ma faute, et m'en annonçoit la peine. Hélas! D'où naissent mes pressentimens? Ils m'épouvantent. Il me semble que tout se détache de moi. Je n'aurai donc plus de jours sereins... c'est à vous d'écarter ces présages; je remets à vous seul tout le soin de ma destinée... que dis-je! à vous qui m'avez perdue, qui avez voulu mon déshonneur, à vous qui peut-être me méprisiez, quand je vous adorois! ... c'en est fait; je ne quitterai point ces lieux, je vous éviterai toujours; jamais hélas! Jamais je ne vous oublierai. Mes efforts pour vous arracher de mon coeur seroient inutiles, je n'en ferai point... mais comment souhaiter votre présence? Je vous reprocherois mes torts, j'en aurois de nouveaux... ah! Je vous aime trop pour m'exposer au danger, à la honte... au bonheur de vous revoir.

Lettre v.

du duc, au comte. heureusement je suis désintéressé; le plaisir d'avoir bien fait est le prix le plus doux pour une ame délicate, et l'ingratitude ne refroidit point ma générosité. Il y a des siecles que tout est conclu entre la marquise et vous. Grace à moi, vous voilà en pleine béatitude : vous devez même voir déjà se former de loin les orages de la rupture,et je n'entends parler de rien! Vous ne me voyez point, ne m'instruisez point, je suis obligé de deviner tout; et quand vous êtes abymé dans le calme de la jouissance, il faut que devant le public je sois pour vous en représentation! N'importe, j'y ai mis un orgueil personnel, mon ouvrage ne restera point imparfait. Soyez tranquille, l'aventure est à peu près connue dans toutes les sociétés où il est à propos qu'elle se répande: elle a très-bien pris à la cour. Hier dans un souper de trente personnes, j'en ai instruit plusieurs; on a même désigné les femmes que vous deviez avoir après la marquise; je vous en donnerai la liste. Eh bien, sont-ce là des soins assez recherchés, des attentions assez délicates? D' après cela, monsieur le comte, je ne vous crois point assez barbare pour sevrer mon zele des confidences intéressantes qu'on a nécessairement à faire quand on est un peu avant dans l'intimité d'une femme qui prête aux détails, et peut souffrir l'analyse. J'espere que vous me satisferez sur cet article: d'ailleurs, il est indispensable que je vous voie, pour régler avec vous la durée de votre intrigue, et le goût dans lequel il faudra la terminer. Tâchons d'éviter les tournures communes. La duchesse De , qui doit naturellement vous écheoir après la marquise, est présentement aux eaux; ainsi je vous conseille de garder l'une, jusqu'à ce que l'autre soit de retour; à moins que vous ne preniez en attendant, une fille de spectacle: ce qui seroit d'un délicieux scandale, et causeroit un déchaînementqu' il est quelquefois bon d'exciter. Nous en raisonnerons à notre premiere entrevue. Adieu, monsieur le comte; vous voilà dans une position brillante, et vous seriez impardonnable de n'en pas profiter. Billet. du comte, au duc. vous m'avez trompé plus cruellement que vous ne pouvez le croire, et que je n'ose vous le dire. Madame De Syrcé est loin de ressembler au portrait que vous m'en avez fait. Malgré vos préventions et vos efforts, elle a trouvé le secret d'arracher mon estime; et chaque indiscrétion de votre part sera suivie d'un désaveu de la mienne. Je ne suis que son ami, mais j'en remplirai hautement le titre, et je serai forcé de vous démentir toutes les fois qu'il vous arrivera de l'accuser. Je regarde votre derniere lettre comme une plaisanterie; mais si par hasard ce n'en est point une, je vous prie d'y faire attention, et de respecter désormais une femme dont je me déclare le défenseur. J'ai été à la veille de manquer à tout, et j'ai d' autant plus de zele, que j'ai plus à réparer. Adieu, monsieur le duc: encore une fois... vous m'avez trompé.

Lettre vi.

du duc De , à Ladi Sidley. c'est de tous les hommes le plus dissipé, le plus frivole en apparence, qui met à vos pieds, madame, cette légéreté qui a fait long-tems ses plaisirs, son orgueil et ses succès. Plus mon coeur fut indépendant, plus il est flatteur peut-être de le fixer. Ses voeux s'épurent depuis qu'ils s'adressent à vous; il semble que j'aie pris dans vos yeux une étincelle de votre ame. Oui, belle Sidley, vous venez de faire un prodige, que toutes nos femmes ensemble se seroient en vain promis: elles sont vengées, je brûle d'un feu respectueux; et mon coeur est trop occupé, trop assujetti, trop digne de vous, pour que le desir y profane le sentiment. Après cet aveu que la crainte a suspendu, mais qui échappe à la passion, oserai-je vous demander, charmante ladi, quels sont les motifs de votre retraite et de l'exil que vous vous imposez? ô ciel! à la fleur de votre âge, quelle tyrannie, ou quel caprice vous condamne à vivre dans la solitude? Orgueilleuse dans votre désert des flammes secretes que vous allumez, vous nous reléguez dans notre tourbillon, et vous éteignez de vos mains l' encens que vous gardoit l'amour. Dites un mot, une carriere brillante s'ouvre devant vous. Si la cour vous séduit, les plaisirsen foule vous y attendent; vous y jouirez de l'ivresse des hommes, de la jalousie des femmes; vous embellirez tout; et, s'il est possible, le bonheur vous embellira. Que savez-vous? Quelle prétention est interdite à la beauté? Ses droits n'ont point de limites. Aimez-vous mieux le séjour de la ville? Tous les coeurs y sont à vous. Combien vous êtes préférable à ces minois monotones dont nos cercles s'enorgueillissent! Avec leurs graces de convention, leur esprit copié, et leur fausseté profonde, comment nos femmes tiendront-elles contre la fraîcheur, la noblesse vraie, et tous les dons de la nature? Le comte De Mirbelle vous aura sans doute parlé de moi; il sait combien je l'aime, il sait tout ce que j'ai fait pour son bonheur; et, si vous l'interrogez, il ne pourra que me rendre justice. Jugez de mon amour, puisque je vous immole jusqu'à mon ami. Je ne me repens de rien; mais je suis sûr d'avance que, si ma démarche vous déplaît, vous serez assez forte pour la taire. Une ame comme la vôtre est au-dessus des jouissances de la vanité. Enfin, si vous rejetez mon amour, peut-être, madame, ne rebuterez-vous pas les soins de l' amitié. J'ai quelques entours; daignez en disposer. Mes ressources dans tous les genres vous sont offertes, et toutes sont ennoblies par la délicatesse des intentions. Je suis avec respect, le duc De .Billet. de Ladi Sidley, au duc. à travers le pompeux arrangement de vos phrases, j'ai entrevu la fausseté de votre coeur, et votre signature m'a convaincue de tout ce que je soupçonnois. De quel droit, monsieur le duc, risquez-vous près de moi une tentative injurieuse, et qu'avec de l'usage seul vous auriez dû vous défendre? Je suis votre égale par le rang, et j'ai par-dessus vous les prérogatives de mon sexe, qui devroient être le frein du vôtre. Je vous pardonne votre lettre et votre démarche en faveur du dédain qu'elles m'inspirent, et du plaisir que je vais avoir à les oublier. Ne craignez point que je me vante d'un triomphe, quand je n'ai qu'à rougir de votre audace. Je tairai ce qu'il faudra taire; et si je parle au comte De Mirbelle, ce ne sera que pour le garantir de votre amitié, non pour m'enorgueillir de votre amour.

Lettre vii.

du comte, à la marquise. bien, cruelle, très-bien! Je ne puis qu'applaudir à votre conduite, à votre obstination, à votre barbarie. Voici la quatrieme lettre que je vous écris pour presser votre retour; elle aura l'effet des autres. Et vous aimez! Vous aimez! Vous! Ah! Quand on aime, on agit autrement; on n'est point inflexible aux instances, sur-tout à la douleur de l'amant qui nous est cher... hier, par exemple, le rendez-vous de la chasse du roi étoit dans l'endroit de la forêt de qui touche au château du maréchal. L'univers étoit là, vous seule n'y étiez point: vous deviniez apparemment que l'espérance de vous y voir m'y attireroit! ... et voilà pourquoi vous avez effecté de n'y pas paroître. Il n'y a point d'extravagances qu'un tel caprice ne m'ait faire. J'avois perdu la tête. Figurez-vous un homme en délire sur un cheval fougueux; j'aurois voulu qu'il fût par-tout à la fois, et j'allois indiscrétement regarder dans toutes les caleches. Je me suis fait trente ennemies par mon air d'humeur, par le dépit de ne vous pas trouver, et mon dédain marqué pour tout ce qui n'étoit pas vous... à un détour du bois j'apperçus un carrosse à la livrée du maréchal; je crus que vous y seriez, j'y courus. Dans mon empressement je m' élançai à travers la portiere; jugez de ma surprise, quand, au lieu de l'amour même que je cherchois, je ne vis que la vieille figure de la duchesse... je pensai tomber à la renverse; elle me parut furieuse, s'agita comme la sibylle sur son trépied, murmura quelques mots, et m' auroit étranglé si elle avoit pu. Je parie qu'elle n'est point encore revenue de mon escapade, et vous avez dû la trouver le soir deux fois plus asthmatiquequ'à son ordinaire. Voilà pourtant, madame, à quoi vous m'exposez. Que faisiez-vous donc dans votre délicieuse retraite, pendant que tout le monde en étoit dehors? Je ne vous conçois pas: quelle tranquillité! Quelle indifférence! Vous êtes donc bien sûre de mon coeur! Que dis-je! Peut-être ne vous souciez-vous point qu'il vous échappe. Si vous saviez cependant, si vous sçaviez! ... quelles sont mes inquiétudes, mes craintes, vous ne dédaigneriez pas de les calmer. La chasse finie, j'ai pendant plus de quatre heures erré autour de ce maudit château que vous ne voulez pas quitter. J'avois les yeux fixés sur le sallon où l'on se rassemble, je vous y cherchois: mes regards, mon ame, mon imagination, tout mon être y étoit attaché. Voilà comme j'aime; voilà, voilà, madame, comme on doit aimer. Vous ne connoissez pas mon coeur, vous ne pouvez pas concevoir les excès dont il est capable; tremblez de le pousser à bout. ô vous que j' adore, et qui m'affligez, ne me privez pas plus long-tems des charmes de votre présence... elle seule peut adoucir les tourmens de ma situation, et des chagrins dont je ne vous dis que la moitié... ne m'avez-vous fait entrevoir le bonheur, que pour me l'arracher soudain? Je suis au désespoir, et vous m'y laissez! Ah, dieu! Ne me répondez point; ce ne sont plus vos lettres, c'est vous, vous seule que je veux; et si vous résistez à mes prieres... je ne menace point, je pleure... revenez, revenez, ô mon adorable maîtresse! Je tombe à vosgenoux pour vous en prier: tous mes emportemens ne sont plus que de l'amour... je vous attends, je vous aime, plus qu'on n'a jamais aimé.

Lettre viii.

du duc De , au vicomte De . voyageant dans l'Italie. Je boude l'univers, et je me suis arraché de Paris pour venir respirer ici. M est une ville charmante; le commandant de la province, chez qui je suis, est un homme aimable, c'est lui qui m'a formé; il pleure de joie quand il songe aux succès de son disciple, et notre réunion a quelque chose de très-attendrissant. Revenons au sujet de ma tristesse, car chacun a ses chagrins. Vous vous rappellez peut-être le beau plan que je vous développai il y a six mois dans une de mes lettres, l'une des plus instructives que j'aie écrites. Il s'agissoit d'avoir une femme, d'humilier l'autre, et d'ôter à un jeune écervelé la maîtresse qui l'aimoit, pour lui faire prendre celle que, dans mes décrets, il devoit ne pas aimer. Eh bien, vicomte, rien de tout cela n'a réussi. Je suis confus, découragé, presque malheureux; un second dégoût tel que celui-ci me feroit prendre le monde en haine. On a eu beau bloquer l'insulaire; elle a toutéludé: la françoise a donné de meilleure grace dans les pieges différens qu'on lui a dressés; le comte s'y est pris d'abord, et puis tout est resté là. Ce maudit comte! Croiriez-vous bien qu'il est devenu plus consciencieux à mesure que Madame De Syrcé est devenue plus foible? Et, ce qu'il y a de piquant, c'est que ce monstre là, avec tous ses remords, garde deux femmes pour le consoler. Je suis en regle, comme vous sentez bien; j'ai vîte ébruité l'aventure, et je me suis mis d'autant plus à mon aise sur les indiscrétions, qu'on étoit plus circonspect sur les confidences. Voilà toujours, à bon compte, la vertueuse marquise au rang des femmes courantes, qu'on a, qu'on peut avoir, qu'on prend et quitte à volonté. Le comte nie, moi j'insiste; cela fait compensation; il est l'apôtre de la vertu, je suis l'historien des foiblesses; le moyen qu'il soit cru, et que je ne le sois pas? On rit de ses fables, on dévore mes récits. Mais concevez-vous qu'il s'avise d'être délicat à son âge! Dans le monde qu'il voit! Dans le siecle où il vit! à portée des bons conseils! ... Mirbelle étoit lancé ; cette aventure le portoit aux nues; il pouvoit couler à fond Madame De Syrcé aussi facilement que j'en avois eu le projet. Tout étoit disposé pour cela; il en avoit les honneurs, et les autres femmes lui en auroient su le meilleur gré; aujourd'hui ce n'est plus qu'un homme comme cent mille autres, un étourdi qui manque l'occasion, a des scrupules d'enfant, et ne sait pas qu'en immoler une, c'est le secret de plaire à toutes. J'ai fait ce que j'ai pu, et je n'aisûrement rien à me reprocher. Je ne m'attendois pas à me voir barré par une conscience timide, et les oppositions d'un génie du second ordre. Au reste le voilà entre deux femmes, et c'est bien quelque chose. Ce n'est point la situation où je le voulois, mais il faut s'en contenter. J'ai déjà déchaîné l'angloise par des avis clandestins qui doivent faire un bon effet. J'ai mis le flambeau dans la main d'une de ses furies; et l'autre, aigrie par le partage et les négligences inséparables d'une double intrigue, ne tardera point à jeter les hauts cris. Ce pauvre comte! Je jouirai un peu sensuellement, je l'avoue, de sa petite infortune; il l'a bien méritée. On dit que je suis méchant; que vous en semble? Voilà pourtant comme on est jugé! ... je puis m'ouvrir à vous, mon cher vicomte. Vous êtes digne de m'apprécier, et je suis bien-aise que ma morale ne soit pas perdue. En entrant dans le monde, j'en ai, d'un coup-d' oeil rapide, embrassé la superficie; j'ai vu d'un côté une poignée de pédans tristes, platement honnêtes, et vertueux avec confusion, végéter sans titres, sans récompense, et placés dans la société comme des especes d' épouvantails. Ces gens là ont de l'humeur, s'emportent contre ceux qui n'en ont pas, crient au scandale, à la décadence, et attristent sans corriger. D'une autre part, j'ai distingué ces hommes brillans, et que l'on croit superficiels, qui arrivent à tout, en se jouant de tout, persifflent des moralistes qui les ennuient, les femmes qui les adorent, et jusqu'auministere qui les récompense. Ils savent que les moeurs ne sont point à la mode, et ils n'ont point de moeurs; ils brisent tous les liens qui retardent, se dispensent des devoirs qui préoccupent, et se glissent à la fortune et à la faveur à travers les distractions du plaisir: tels ont été mes modeles. à quoi bon se hérisser d'une morale infructueuse, quand tous les agrémens de la vie sont le résultat d'une utile frivolité? Qu'a-t-on à faire dans une monarchie? Le gouvernement se charge de tout. Les loix veillent, la machine va, les politiques se rengorgent; notre sagesse à nous est de rire de leurs calculs, et d'en profiter. La province, comme vous voyez, m'invite à réfléchir. J'avois besoin de son calme, j'étois anéanti; et, pour ne pas mourir tout-à-fait, il a fallu déserter. Tandis que je menois l'intrigue De Mirbelle, j'en avois cinq ou six pour mon compte, qui m'ont cruellement exercé. La Terville d'abord est venue fondre sur moi, sous prétexte que je lui semblois un homme à sentimens. Notez que cette femme est bien le tempérament le plus inexorable qui me soit encore tombé sous la main; mais je n'ai point été la dupe de ses mines, de ses nerfs obéissans, de son crédit acheté, de ses petites intrigues dont tous les ressorts se rouillent, et je l'ai plantée là aussi brusquement qu'elle m'avoit pris. Après elle, est venue Madame De Sanci, coquette éternelle, s'étayant de la société des vieux seigneurs, et s'érigeant en oracle des jeunes femmes, qui ne demandent pas mieux que dela consulter, parce qu'elle conseille aujourd'hui comme elle agissoit autrefois. Celle-là je l'ai eue par régime; mon médecin me l'avoit ordonnée, et je lui en voudrai toute ma vie. J'ai en horreur les remedes violens. Pour Madame De Melleville, je ne regrette pas autrement les huit jours que je lui ai sacrifiés. C'est un petit sapajou assez agaçant; elle fait des affaires, des perfidies, de l'esprit quelquefois, des noirceurs toujours; je ne connois personne sur-tout qui mette plus de gaîté dans une rupture. Tout le monde aimera cette femme là. Mais de tout ce que je viens de vous citer, rien n'a été sérieux que mon aventure avec Madame De , délicieuse créature! Caprice, étourderie, indécence, elle a tout ce qu'il faut pour intéresser; je ne connois pas une conduite plus désordonnée, des moeurs d'une meilleure composition. Son mari est une espece de hollandois francisé, un bourguemestre refugié, qui raffole de jardinage. Cet original a la manie des belles plantations, et des fleurs les plus rares. Elle ne s'abaisse point à jouir de tout cela pendant le jour. Après une toilette rapide, on apparoît au spectacle; ensuite un grand cercle, un jeu d'enfer, un soupé des dieux, et, le soupé fini, la promenade aux flambeaux dans les jardins; jugez du dégât qui s'y fait! J'avouerai que cette lutinerie aimable m'a retenu plus que je ne voulois dans les chaînes de Madame De , à qui d'ailleurs il ne resteroit rien, si on lui ôtoit sa déraison. Quoi qu'il en soit, me voilà libre; je meneici une vie douce. Le commandant y tient le plus grand état; nous causons sur nos exploits de tous les genres; et, quoique je ne sois pas à mon apprentissage, je trouve encore de quoi m'instruire dans son entretien; il m'a donné des notes savantes et détaillées sur toutes les femmes de sa souverainté. Celle-ci, me disoit-il il y a quelque tems, se défend assez volontiers quatre jours de suite; celle-là peut tenir quinze; en voici une qui a résisté quelquefois des mois entiers; c'est l'exemple de la province. J'ai voulu vérifier, et j'ai trouvé ses mémoires de la plus grande exactitude. Je bavarde en franc provincial. Adieu, vicomte: quittez donc votre Italie, et revenez parmi nous. Je ne puis suffire à la foule de mes occupations; j'ai besoin d'un second un peu délié, c'est vous que je choisis. J'ai pour l'hiver prochain des idées toutes neuves; et en vous cédant le quart de mes affaires, vous aurez encore un très-joli département.

Lettre ix.

du comte, à la marquise. craignez mon amour, mon désespoir... craignez-en la violence. Il faut que je meure, ou que je vous voie. Je suis capable de tout; je vous suivrai au bout de l'univers; j'ai desdroits sur vous, je les réclame: ils sont au fond de votre coeur; ils ne sortiront jamais du mien; je n'en connois point de plus sacrés. Le prince De est pour quelque tems chez le maréchal. J'ai su de lui-même il y a peu de jours qu'il partoit, parce qu'il venoit d'apprendre que vous y étiez; et c'est à moi qu'il s'adresse! C'est moi qu'il choisit pour ses confidences! ... il vous adore; je l'ai vu dans ses yeux, dans ses discours, dans son trouble... il vous adore, et vous restez! Vous restez madame, vous avez la force de me fuir! ... encore une fois, si vous saviez ce que je souffre... ce que j'ai à combattre! Si vous pouviez connoître et le genre de mes inquiétudes, et l'excès de mon agitation, et toute l'horreur de mes tourmens! Mais tout cela vous toucheroit peu sans doute... le prince De vous paroît-il aussi aimable que je le trouve heureux? Est-il bien tendre? Vous accompagne-t-il sous ces ombrages charmans, où... je ne me connois plus: arrachez-vous du lieu où vous êtes... fuyez cet homme qui m'est odieux... qui doit vous l'être; fuyez-le, madame, ou je ne réponds point de mes transports. J'imaginerai plus d'un moyen d'arriver jusqu'à vous, de troubler les momens paisibles que vous passez avec lui, de vous rendre le témoin, et lui la victime peut-être de mon affreux désespoir. Il n'est point de formes que l'amour ne prenne, il n'est point d'obstacles qu'il ne surmonte, point de ressentimens où il ne s'emporte, quand il est dédaigné... malheureux, qu'ai-je dit! Je m'égare... je tombe à vospieds; je reconnois mon crime, je l'abjure, je le déteste; mais gardez-vous de m'en punir. Rendez-vous à mes prieres, à mes instances, aux voeux enflammés de mon coeur; ne craignez point l'amant que vous enivrez... ne l'affligez pas plus long-tems... son idolatrie est votre excuse. Le prince De pourroit-il vous retenir, me faire oublier? Ah, dieu! Je vous outrage, ma tête se perd; mais je ne suis pas maître des mouvemens de mon coeur. Que je suis agité! Que vous me rendez malheureux! Cruelle, quel moment vous avez choisi pour notre séparation! ... je n'en puis plus... et j'exige... oui, oui, j'exige votre retour, s'il est vrai que je sois aimé.

Lettre x.

de la marquise, au comte. eh bien, oui, je reste ici, et (vous ne vous y êtes pas trompé) c'est pour le prince De , c'est pour le voir à chaque instant; oui, monsieur, c'est pour lui que je reste. Vous devinez tout; votre sagacité m'enchante, elle m' éclaire, et je vous en remercie... ah, dieu! Si vous pouviez le croire! Si vous aviez assez mauvaise opinion de moi! ... mais vous ne l'avez pas pensé: je pourrois au reste, je devrois sur-tout préférer sa societé à la vôtre. Il n'apoint détruit la paix de mon coeur; sa vue ne me fait point rougir. Eh! D'où vient le uirois-je? Je n'ai jamais craint, je ne redoute, je n'évite dans l'univers entier qu'un seul mortel, hélas! Le plus aimable de tous, s'il n'étoit pas injuste, exigeant, tyrannique, s'il ne doutoit pas de son pouvoir... dont il abuse. Il m'a perdue, me soupçonne, se fait injure, m'outrage, nous offense tous deux... ah! N'importe, je l'adore, telle est ma destinée, je l'adore jusques dans ses injustices. Connoissez, ingrat, connoissez tous les secrets d'une ame que votre haine, votre inconstance, votre mépris même ne pourroient changer: sachez qu'en vous voyant, je fus entraînée vers vous; que, vous connoissant davantage, je vous aimai plus; que l'aveu de votre sentiment fit le désespoir et le bonheur de ma vie, et que l'amour vous l'auroit donnée, eût-elle été plus heureuse, dans le tems que l'honneur vous disputoit tout. Non, vous ne comprendrez jamais, vous ne pouvez comprendre ce que m'ont coûté mes dédains, mes refus, tous les tourmens, tous les combats d'une femme attachée à des devoirs qu'elle frémit de violer, se reprochant une passion qu'elle ne peut vaincre, résistant à l'objet qui l'enivre, se condamnant au supplice insupportable de le voir malheureux, et dont toutes les démarches sont suivies du désaveu de son coeur, ou de celui de sa raison. Sachez plus, sachez, qu'accablée de remords, ne pouvant soutenir votre présence, ma contrainte, sur-tout votre douleur,ne pouvant ni vous oublier, ni vous fuir, ni le vouloir, j'éprouvois le déchirement affreux d'une jalousie qu'on n'a pas le droit de montrer, que rien ne rassure, que le silence irrite, et dont le trait envenimé assure à l'ennemi la victime dont les bras lui sont ouverts. Après cela osez douter de moi; osez, malgré ma foiblesse, osez me refuser votre estime; mais quand je ne l'aurois pas, quand je ne la mériterois plus, dites, dites, cruel, quel homme peut être dangereux pour celle qui vous aime? à quels emportemens votre ame se livre! Gardez-vous d'imaginer que je les craigne: si je cédois... ce seroit à vos prieres; ce ne sont point vos fureurs que j'appréhende. Vous ne paroîtrez point dans ces lieux, dussé-je n'en point sortir; vous n'y viendrez point, vous ne ferez nulle tentative qui puisse me compromettre; vous respecterez ma volonté, et c'est par mon pouvoir sur vous que je jugerai de votre amour. Ma gloire est aujourd'hui votre depôt; et si vous étiez capable... avez-vous donc besoin de m'effrayer pour m'asservir? Barbare! Moi, le témoin! Une autre la victime! une autre; si vos jours étoient en danger! ... une autre que moi! ... j'expirerois à vos yeux; j'expirerois couverte d'infamie, et je vous haïrois... de m'avoir fait trembler pour vous. Je veux, je dois vous fuir; le pourrai-je, hélas! Je ne promets rien, j'ignore ce que je ferai. Mais mon absence vous afflige... eh bien, sans le prince De , je partirois demain: c'est lui, luiseul qui m'arrête, et je suis ici pour des siecles... adieu. Billet. de la marquise, au comte. j'arrive dans le moment. Venez, mon cher comte, venez; je crains votre présence, mais je la desire encore plus que je ne la redoute. Je vous attends; je tremble... et cependant je suis heureuse.

Lettre xi.

de la marquise, au comte. que ne peut un amant aimé! Depuis huit jours que je suis près de vous je ne me reconnois plus. Mes torts disparoissent à mes yeux; l'ivresse leur succede. Je ne vois plus le déshonneur; vous êtes entre lui et moi; je suis toute à l' amour: j'aime jusqu'à mes remords passés; j'ai cela de plus à vous offrir. Quel changement! C'est à vous que je le dois. Tous les regards me confondoient: lorsqu'on me fixoit, j'eusse voulu que la terre s'entr' ouvrît pour me cacher; je vous ai revu: je suis fiere de mon sentiment. Il est impossible d'aimer ainsi, et jepasserois ma vie à m'en étonner, si je pouvois faire autre chose que de m'en applaudir. Le matin, le soir, le jour, la nuit, sans cesse je pense à vous; vos lettres, sur-tout celles que vous m'avez écrites depuis mon retour, je les baise avec une ardeur que je n'ose vous montrer toute entiere. Je n'ouvre mes yeux que pour les lire; je ne me pare que pour vous plaire; je ne veux de suffrages que pour mériter le vôtre. Je fus coquette, et je n'en disconviens pas; on me voyoit par-tout, excepté chez moi, et je me trouve heureuse même de vous y attendre. Je hais la foule, les hommages, tout ce que j'ai aimé, tout ce qui me sauvoit d'un attachement: j'étois contente de ma figure; je me croyois jolie, je voudrois l'être mille fois davantage; vous m'en avez fait connoître le desir. Fixer l' attention de la multitude, me paroissoit un triomphe; aujourd'hui il me seroit odieux. Je n'apperçois que vos regards; je ne souhaite des charmes que pour les attirer. Au milieu d'un cercle où vous n'êtes pas, je suis seule avec vous, je vole vers vous; mes sens, mon coeur mon ame, tout m'y reporte, m'éloigne du reste. Le monde, tout ce qui le compose, ne m'est rien, ne m'inspire rien; on ne peut prononcer votre nom sans que j'éprouve une émotion extrême; vous êtes à mes yeux le seul homme aimable, le seul que l'on doive remarquer: voilà le tableau de mon coeur. Après cela soyez ingrat, soyez infidele, j'en mourrai sans vous haïr: ma vie vous appartient, je la donnerois pourvotre bonheur, je la perdrois si vous cessiez un instant de m'aimer. Moi, rougir, quand c'est vous qui êtes l'objet de mon idolatrie! Vous me haïriez... que je la croirois justifiée. Je vous aime, oui, je vous aime, je le dirois à l'univers, et je jouirois de ses reproches. Vous m'avez grondée dans votre derniere lettre de ce que je vous témoignois quelques craintes sur la durée de votre attachement. Eh! Mon ami, j'aime trop pour être tranquille. Portée à vous croire, je vous aiderois peut-être à me tromper; mais, même en vous croyant, je tremblerois encore. Ne me parlez point d'amour-propre; est-ce qu'il n'est pas absorbé par le sentiment? Ne croyez pas que l'habitude de plaire à la foule rassure contre la crainte d'intéresser moins l'amant auquel on a cédé. Telle qui se croyoit parfaite avant d'être sensible, à qui on le disoit sans cesse, perd cette confiance avec sa liberté. Celle dont on a toujours porté les chaînes, est bien étonnée lorsqu'il lui arrive d'en porter à son tour; quand on devient esclave après avoir régné, quand, pour la premiere fois, on connoît un maître, on sent d'autant plus d'alarmes de tout genre, qu' elles sont plus nouvelles. J'ose vous en faire l'aveu, (et vous devez me connoître assez pour que je n'appréhende point de vous paroître vaine) avant que je vous connusse, personne n'étoit entourée comme moi; non que j'eusse des titres pour justifier la préférence vague qu'on me donnoit sur les autres femmes; je ne le pense point; je ne l'ai jamais cru; c'étoitune manie... on étoit plus faux avec moi qu'avec beaucoup d'autres; on s'obstinoit à m'offrir des hommages qui n'arrivoient point à mon coeur; j'avois mille amans, et pas un; tous avoient de l'espoir; je n'écoutois personne; j'étois calme, confiante, pleine de sécurité, d'orgueil peut-être... vous parûtes, ma fierté expira; je connus le trouble; je me défiai de moi; j'eus tous les torts, toutes les craintes, plus de repos, plus de coquetterie, plus rien... que le plus tendre amour, qui vaut tout, qui me tient lieu de tout, que je préfere à tout ce que j'ai perdu. Quel est donc le projet dont vous me parlez pour demain? Vous redoutez un refus! Ah! Cruel, vous vous défiez de votre coeur, puisque vous doutez de tout votre pouvoir sur le mien. J' accepte... eh! Quand je le voudrois, pourrois-je, cher amant, m'opposer à un voeu que vous avez formé?

Lettre xii.

de la marquise, au comte. cette femme qui nous a reconnus, qui nous a salués à cette promenade fatale, dans cet asyle écarté où nous croyions être seuls au monde; ô mon ami, que dira-t-elle? Que va-t-elle penser? ... ce cruel public! Il ne pardonne pas un sentiment vrai qu'on a combatu,qu' on n'a pu vaincre; il est inexorable, et moi, je suis entraînée: susceptible de remords, je ne le suis pas de réflexions. Dans le moment où j'ai le plus de torts, dans le moment où je les sens avec le plus d'amertume, si vous vouliez j'en aurois de plus grands. Hier, quel oubli des autres, de l'univers, de ma réputation, de tout! Les plus horribles malheurs m'attendroient, la perte soudaine de ma vie devroit expier les preuves de mon amour, que je volerois dans vos bras... sûre d'y trouver le bonheur. Ah! Combien il est dangereux d'aimer, quand on aime à un tel excès! Je me craignois; cette crainte fit long-tems ma sûreté; mais je n'avois point d'idées de ce que j'éprouve. Mon ame est enivrée; l'amour fait un exemple de moi; je l'ai fui, je l'ai bravé, il se venge. Je fais des imprudences affreuses; je ne vois plus rien... cher amant, je ne me plains pas, je m'accuse; hélas! De quoi? Vous êtes coupable de mes fautes; cruel, ce sont les vôtres. Vous vous faites trop aimer, et j'adore votre ouvrage; j'adore mon délire, mon égarement; j'en adorerois les suites, fussent-elles le courroux, le mépris, le déchaînement de toute la nature... va, il me seroit doux de l'endurer pour toi... prenez pitié d'une femme qui ne se connoît plus; empêchez-la de se perdre, faites-lui faire pour vous ce qu'elle ne feroit pas pour elle; vous avez détruit sa raison, vous lui devez votre secours. Je m'abandonne à vous, et ne vous implore que pour en être plus digne.Ps. Madame De ne soupoit pas chez elle; il étoit trop tard pour aller à la campagne. J'ai été à l'hôtel de , j'ai soupé avec des femmes vertueuses; je soupirois en les regardant, et mes soupirs alloient jusqu'à vous. ô vous qui m'êtes devenu plus cher que ma vertu même, vous sans qui je l'aurois conservée, vous pouvez me rendre plus que vous ne m'avez ravi. Votre amour est tout à mes yeux; qu'il soit égal au mien, je n'aurai rien à regretter.

Lettre xiii.

de Madame De Sancerre, à la marquise sa fille. je m'en veux de ne vous avoir pas encore écrit: mais vous savez que quand j'arrive ici, j'ai mes deux mille tours à faire, des comptes éternels à régler; c'est à ne pas finir. J'ai trouvé tout dans le meilleur état; je commence à me reconnoître; ma tendresse saisit ce moment de calme, et je me hâte de causer avec vous. J'aurois bien envie de vous gronder; vous n'avez pas voulu me suivre. Que fait-on à Paris dans la saison où nous sommes? Vous sur-tout qui êtes si dissipée l'hiver, vous auriez besoin l'été du repos de la campagne: l'air qu'on y respire rafraîchit le sang, rétablit la santé, et donne des forces au moins pour être folle un peu plus impunément; pardonnez-moi l'épithete. Vosbals, vos veilles, vos soupers, tout cela me désole et m'alarme. Quand je sais que vous veillez, moi je ne dors pas bien, et nos insomnies ont deux causes bien différentes; la vôtre a l'amusement pour motif, l' inquiétude produit la mienne. Vous avez les plus jolis yeux du monde, ils sont quelquefois battus à faire peur; je ne les aime point comme cela: les miens ont beau me dire que vous êtes charmante; mon coeur, oui, mon coeur vous trouve laide. Mon curé m'a demandé de vos nouvelles; il a une grande envie de vous convertir, et m'a paru bien fâché de votre absence; mais il prétend que vous n'échapperez point; il veut vous sauver, en dépit que vous en ayez, et vous prouver que vos plaisirs de Paris ne sont rien moins que des plaisirs. Il aura de l'ouvrage, n'est-ce pas? Et l'habitude qui plaide pour eux, vaudra bien l'éloquence qui s'élevera contre? Il nous fit ces jours-ci un excellent discours sur les dangers des passions, sur les maux qu'elles entraînent, et la fausseté du bonheur qu'elles promettent. Réellement il a très-bien parlé; c'est un digne homme, animé d'un zele vrai: il met autant de façon pour diriger ses bonnes consciences de village, que s'il avoit d'illustres pécheurs à conduire. Vos prédicateurs de Paris parlent pour briller; celui-ci n'ouvre la bouche que pour être utile: les vôtres ne sont que des orateurs; le mien est un apôtre. à propos, Ombert mon fermier m'est venu voir: il m'a amené sa fille, cette petite Claudineque vous appelliez votre bonne amie : elle étoit parée, et n'en avoit pas besoin. Figurez-vous une taille un peu forte, mais bien prise, des yeux brillans du feu de la santé, des joues fortement colorées, et des levres qui font envie. Elle a un amoureux qui feroit d'elle un portrait plus détaillé; mais moi, j'aime mieux la doter que de la peindre. Elle a un air de sagesse qui m'a séduite, et l'on m'assure que sa conduite y répond; on la propose pour modele aux filles de son âge. Sous des habits villageois, elle s'attire les hommages et les respects de tous ceux qui l'approchent. Je compte la marier incessamment avec celui qu'elle aime; c'est le fils d'un laboureur estimé, qui a déjà succédé aux travaux de son pere, et qui, dit-on, héritera de ses vertus. Leur union m'attendrit d'avance; la noce se fera dans mon château, je serai ravie que leur bonheur commence sous mes auspices. Tels sont, ma chere fille, les soins qui m'occupent, et les innocentes distractions de la vie paisible que je mene ici. Les vôtres sont plus bruyantes; mais laissent-elles dans l'ame des impressions aussi douces? Que je le hais ce mouvement continuel et fatigant qui vous emporte, vous promene de chimeres en chimeres, et ne laisse après lui que l'étourdissement, le dégoût et le vuide! Dans la perspective, le monde est un séjour charmant; de près, c'est un abyme où chaque séduction masque un péril, et chaque plaisir une infortune. Il est certains écueils que je n'ai garde de craindre pour vous: sil'imagination y pousse, la fierté de l'ame en préserve. Avec une tête vive, vous avez un coeur honnête; l'une peut vous égarer, l'autre vous ramenera toujours; je le sais, je le crois, j' aime à le croire, et je mourrois de chagrin, si vous me forciez de penser autrement: mais, ma fille, ma chere fille, souvent les apparences ont perdu celles que leur intérieur n'accusoit point. La coquetterie est un appas empoisonné, auquel on se laisse prendre trop aisément. On ne veut que les hommages, et l'on ne sait guere ce que l'on veut. L'orgueil des hommes et la jalousie des femmes les font payer bien cher; les unes calomnient, les autres se vantent: on crie à l'injustice, on pleure, on se révolte; tout ce qui amusoit l'esprit vient s'envenimer dans l' ame; les principes ont à lutter contre le dépit, et s'affoiblissent par le combat: à la fin on se décourage, les ressentimens s'aigrissent, l'imprudence s'y joint, et la vertu même alors devient le supplice du coeur, au lieu d'en être la consolation. Croyez-en mon expérience; je chéris ce trésor de mon âge, s'il peut vous garantir des périls du vôtre. J'ai vécu dans le monde de très-bonne heure. Grace à M De Sancerre que je regretterai toute ma vie, j'y ai toujours été heureuse et tranquille; j'ai eu le tems d'observer, de réfléchir, et de plaindre les femmes moins heureuses que moi. Je ne parle point de celles qui franchissent les bornes de cette pudeur, le premier charme d'un sexe chargé, en quelque sorte, du dépôt des moeurs publiques:ces infortunées là méritent leurs maux; et les rigueurs de la société ne sont plus condamnables, quand elles vengent la décence, punissent l'oubli des devoirs, et maintiennent l'honneur par la flétrissure de celles qui s'en écartent. Il n'est question ici que de ces caracteres ardens et foibles qui obéissent volontiers aux impulsions qu'on leur donne, qu'on séduit sans les corrompre, qu'on entraîne sans les précipiter. Susceptibles d'écarts, ils ne le sont point de fautes graves; mais ce sont ces écarts qu'il ne faut pas multiplier; ce sont eux, je l'avouerai, que je crains pour vous: si l'honnêteté y survit, le repos en souffre, et je voudrois bien que le vôtre ne fût pas troublé. Ma chere enfant, ne t'effarouche point de ma morale, elle n'est pas sévere. Va, je suis loin d'être une pédante qui censure les plaisirs que l'âge lui défend; jouis de tous tes avantages. Tes graces appartiennent à la société, et je vois avec orgueil qu'elle en est embellie. Amuse-toi, mais que tes amusemens ne nuisent pas à ton bonheur; vois peu de jeunes gens; ils sont vains, inconsidérés, présomptueux, presque tous sans délicatesse; leur ton te va si peu, que je ne te demande pas un grand sacrifice. Au reste, de pareils hommes ne sont pas dangereux; on peut les recevoir sans conséquence; il n'en reste rien. Ce sont les liaisons de femmes qui sont importantes. On te jugera par elles; voilà ce qui marque, et ce qu'il ne faut point négliger. Songe à te montrer quelquefois avec celles qui donnent le ton, etqui compensent par une raison aimable ce que les années leur enlevent d'agrémens. En te couvrant de leur considération, et intéressant la société à tes succès, tu pourras te permettre beaucoup de choses qui te feroient tort sans ce politique abri, qu'il est bon de se ménager contre la malignité attentive, et les petites indiscrétions inséparables de ta jeunesse. Sous la sauvegarde que je t'indique, tu donneras même à tes plaisirs un caractere de décence qui ne doit jamais t'abandonner. Tu ne seras point confondue dans la foule de ces femmes décriées, que la dissipation rapproche, que les rivalités brouillent, qui s'adorent aujourd'hui, se détestent demain, et donnent au public des scenes continuelles d'amour-propre qui finissent par leur ôter jusqu'au droit d'en avoir. Lie-toi plutôt avec des femmes très-jeunes, et dociles encore à l'instinct de l'honnêteté naturelle, qu'avec ces coquettes endurcies, que rendent furieuses le déclin de leurs charmes, la diminution des hommages, la perspective de l'abandon. Ces dames abhorrent par état toutes celles dont la fraîcheur insulte à leur masque, et met les hommes les moins clair-voyans dans le cas d'une comparaison qui les humilie. C'est leur arracher l'ame que de leur offrir des attraits naissans et des graces naïves: elles se débattent contre le tems; n'ayant plus d'adorateurs, elles cherchent des victimes, et veulent se faire craindre, ne pouvant plus se faire aimer. Fuis-les, si tu ne veux pas être en butte aux noirceurs, aux proposde tout genre. Rien n'est si terrible que la prétention aigrie qui n'a plus les droits pour excuses. Je ne te recommande point de fermer ton coeur à des goûts, ou, si tu veux, à des passions toujours déshonorantes, quand elles attaquent une union respectable, que des circonstances peuvent traverser, mais que rien ne doit détruire. Encore une fois, l'élévation de tes sentimens me tranquillise sur cet article. Je connois tous les torts de M De Syrcé, je n'y songe pas sans attendrissement pour toi, et sans colere contre lui. Tout le monde s'intéresse à ton sort, ne le rends pas plus cruel: que ton mari rougisse de sa conduite, et rende hommage à la tienne. Il vient un tems où les liens légitimes reprennent toute leur force, où tous les intérêts réunis rapprochent les époux les plus froids: alors, combien tu jouiras de tes sacrifices! Combien tu t'applaudiras de n'avoir porté nulle atteinte à tes sermens! Malheur à la femme qui se dégrade, oublie ses devoirs, se met dans la dépendance d'un être qui n'est heureux que par sa honte, et autorise le mépris de l'homme qui l'anéantit en lui ôtant son estime, la ressource de tous les tems! Et qu'est-ce, bon dieu! Que les adorations passageres de quelques étourdis qui ne tiennent à vous que par le plaisir, et que le plaisir emporte ailleurs dès que l' occasion se présente? Qui les retiendroit? Sont-ce leurs promesses? Ils s'en moquent; vos pleurs? Ils en triomphent; et l'infortunée qu'ils attaquent, éclipse bientôt à leurs yeux la malheureusequ'ils ont déshonorée. Je m'échauffe gratuitement; tu n'as pas besoin qu'on t' effraie. Donne-moi des nouvelles de tes enfans; si leur pere te néglige, ils n'en sont pas coupables: aime ces innocentes créatures, inspire-leur de bonne heure l'amour de la vertu. Les leçons d'une mere sont persuasives; c'est le coeur qui les donne. Veille toi-même à leur éducation; c'est un devoir où tu trouveras mille douceurs. Oui, ma chere fille, je voudrois te ramener à ces fonctions primitives et touchantes, que la délicate oisiveté de nos femmes abandonne. Sans doute on doit appeller à son secours ceux que l'étude familiarise avec les connoissances qu'on nous interdit: il faut des maîtres pour l'esprit; mais nous devons réserver à nous seuls le soin de former l'ame de nos enfans. Adieu: lis ma lettre un peu attentivement; songe que tu n'as point de meilleure amie que moi; je ne puis être inspirée que par le desir de te voir aussi heureuse que tu mérites de l'être.

Lettre xiv.

de la marquise, à son amie. vous connoissez ma foiblesse, mon repentir, mes regrets, et mon amour plus fort qu'eux; vous avez vu quel fardeau pesoit sur mon ame, quel amour l'enivre, quelles terreurs la remplissent, sur-tout ma fatale résolution d'aimer jusqu'au dernier soupir l'amant qui m'a perdue, et pour qui je voudrois avoir plus fait. Eh bien, c'est au milieu de mes alarmes, de mes craintes, des reproches dont je m'accable, et de toutes les horreurs de ma situation, que je reçois de ma mere une lettre qui vient d'y mettre le comble. Elle ne soupçonne rien, le bandeau est encore sur ses yeux. Si elle étoit instruite, je serois moins malheureuse; c'est sa sécurité qui me tue, qui m'arrache des pleurs, et joint au remord de ma faute celui d'usurper une opinion dont je ne suis plus digne. Hélas! Cette respectable amie, elle est loin de penser que j'aie étouffé tous les principes qu'elle me retrace aujourd'hui; elle ignore que je ressemble aux femmes qu'elle méprise; elle ignore que je suis tombée dans l'abyme dont elle cherche à me sauver; que ses conseils sont inutiles; que je les ai bravés d'avance: chaque éloge qu'elle me donne enfonce le poignard dans mon coeur, et la lettre la plus tendre devient pour moi la plus douloureuse des punitions. ô mon amie! Qu'il est affreux de se sentir coupable, et de surprendre l'estime qui est le prix de la vertu! Ce tourment est horrible, et cependant je m'y plais; il est celui d'une ame honnête. Oui je le suis, je le suis encore. Ne sommes-nous donc nées que pour les combats, les privations et les sacrifices? L'être le plus foibledoit-il l'exemple de la force? Notre coeur, quand on le rebute, n'a-t-il pas le droit de se reposer sur quelque objet qui le console? Ne serions-nous donc que les jouets de la société, et les victimes de la nature? Ah! La honte ne peut être où vit la flamme du sentiment. Les fortes passions ont leur excuse dans leur violence, et l'orgueil d'aimer un objet charmant vaut bien celui d'être fidelle à un époux qui ne l'a pas mérité. Si mon amant est vrai, je ne me reproche rien; ce n'est que son ingratitude qui peut me désenchanter; son inconstance seule peut m'avilir. Je l'idolâtre plus que jamais; dans le moment où je cause avec vous, son portrait est d'un côté, la lettre de Madame De Sancerre est de l'autre; je baigne l'une de pleurs, et couvre l'autre de baisers; je le presse contre mon sein; il s'élance au-devant de la trop foible image du mortel adoré qui m'a rendu coupable... combien je me sens soulagée de vous avoir écrit! Je craignois que la lettre de Madame De Sancerre n'eût fait sur moi une impression funeste à mon amour; j' appréhendois de ne plus aimer autant. Eh, voilà donc tout ce qu'obtiennent de moi les conseils de l'amie la plus faite pour être écoutée! Je ne pourrai soutenir ses regards, les miens l'instruiront, et j'en suis réduite à desirer qu'elle m'accable de son indignation plutôt que de sa douleur... que dis-je! Pourquoi l'affligerois-je? Le sentiment est le seul bienfait que nous ayons reçu des cieux: non, mon amie, non, le mien ne merend point indigne de la mere qu'ils m'ont donnée. Ps. Je vous attends ce soir; le comte est à; sans vous je serois seule dans l' univers.

Lettre xv.

de Ladi Sidley, au comte. une lettre anonyme! ... ô ciel! Qu'ai-je lu! Vous me trahissez, vous! ... une autre femme vous enleve à moi! Et je trouve des forces pour écrire! ... non, c'est un piege qu'on tend à mon amour, un outrage qu'on fait au vôtre. Mon coeur n'est point convaincu, le mensonge est avéré. Ces menées obscures sont d'un lâche, quel qu'il soit: celle-ci me rappelle les avis mystérieux que depuis quelques jours on donne à mes gens, afin sans doute qu'ils me parviennent. Je serois injuste d'y croire, et foible de m' en affliger; je ne veux croire que vous. Cependant depuis quelques mois je vous trouve triste et contraint avec moi; vos lettres n'ont plus cette simplicité touchante, la marque d'un coeur pénétré; vos absences se renouvellent plus vîte, et durent plus long-tems. Fuyez, soupçons honteux, je vous abjure à jamais. Si le ciel, ce ciel impitoyable qui apoursuivi ma jeunesse; si le ciel lui-même vouloit que tu fusses ingrat un jour, je le défie de te rendre vil. Tu m'apprendrois mon malheur; tu serois inhumain plutôt que d'être perfide, et je t'en remercierois. J'aime mieux périr d'un coup de foudre, que d'un poison lent. Une fois blessée, je veux qu'on arrache ma blessure. éclairée par toi-même, il me resteroit au moins une consolation: je ne pourrois te haïr; et victime de la sincérité qui est une vertu, je trouverois encore quelque chose à louer dans mon amant. être abandonnée de ce qu'on aime est un supplice affreux; mais il en est un plus horrible, celui de le mépriser. Combien le trépas lui est préférable! Est-ce un malheur si grand d'être anéantie quand on n'est plus aimée? écoute: si je ne suis plus tout pour toi; si je n'ai plus à ton réveil ta premiere pensée; quand tu ouvres les yeux, quand tu vois la lumiere du jour, si tu ne te dis pas: que me seroit-il sans elle? Si tes songes ne te retracent plus mon image; si tu es absent de ta maîtresse sans inquiétude et sans chagrin: ouvre-moi ton coeur, que j'y lise mon arrêt, la mort et la vérité. Oui, la mort, ou ta froideur, plutôt qu'une caresse involontaire, plutôt que l' expression parjure de ce que ton ame ne sent pas. Ne crains point de ma part les mollesses d'une ame commune, ces soupçons importuns, ces vains reproches dont la foiblesse accable l'ingratitude. Je suis née dans l'infortune; j'y ai traîné mon enfance; j'y suis exercée; et sentantavec énergie le charme d'être aimée, je supporterai avec courage l'horreur de ne plus l'être: de ne plus l'être! Ah, dieu! ... tu vois mon trouble: eh bien, un soupir, un mot, un regard de toi vont me rendre le calme profond où me laissoit l'amour. Tranquillise mon coeur; sois tout entier à l'objet qui t'adore; songe qu'un doute me déchire, qu'une certitude me tueroit; songe à ma conduite depuis que je t'aime, à mes chagrins, à mon courage. On est l'amant de beaucoup de femmes; on n'est le dieu que d'une seule, sois le mien... que dis-je! N'obéis qu'à l'attrait, ne te commande rien. S'il t'en coûte pour m'être fidele, n'écoute point l'amante qui t'invite à l'être. Malheur à celle qui demande d'être aimée, qui implore un sentiment qu'on lui refuse, et devient lâchement suppliante dans le moment de l'orgueil et du silence! Je veux que tout vienne de vous: c'est, parce que l'amour est libre, qu'il est le plus flatteur des sentimens; il seroit le plus vil de tous, s'il n'avoit que la froideur du bienfait.

Lettre xvi.

du comte, au chevalier De Gérac. lorsque, malgré vos conseils, mes remords, malgré tout, je me suis livré à l'ascendant funeste que vous avez combattu, j'étois loin de prévoir les tourmens de ma situation. Que les retours de l'honnêteté sont cruels, quand le coeur s'obstine à demeurer coupable! Mon bonheur est empoisonné; il coûtera des larmes... ô ciel! Je n'ai qu'à vous détailler ce que je souffre; vous oublierez que je le mérite, et vous me plaindrez. Malheureux! Je traîne dans l'abyme deux femmes également belles, intéressantes et estimables; je tiens à l'une par le procédé, la probité, l'honneur et mes sermens; je conviens de ses droits, je me désespere, je pleure, et je la trahis! ... l'autre m'enchaîne, me séduit, m'attache par ses graces, par ses vertus que je ne soupçonnois pas, enfin par le contraste inoui de ce qu'elle est avec ce qu'elle me sembloit être. Elle me croit libre, se livre à moi; et quand je l'adore, quand je voudrois ne vivre que pour elle, l'honnêteté m'en éloigne... je lutte contre moi-même; je me dissimule la vivacité de mes impressions; et jusques dans les bras de ma maîtresse, je crois entendre les cris de ma victime. Je ne sais que devenir, que faire; je prends un parti, je ne peux l'exécuter. ô mon cher chevalier! Quel barbare résisteroit à l'amour de Madame De Syrcé? Elle est unique; elle ne doit point avoir de rivale. Pouvois-je, sous des dehors frivoles, m'attendre à trouver une ame tendre, délicate, la finesse de l'esprit, la chaleur de l' imagination, et la profondeur du sentiment? Je lui dois moins qu'à Sidley; mais elle m'inspiremille fois davantage. Eh bien, je la désole, je la contrarie, je la néglige. Quelquefois je voudrois qu'elle renonçât à moi, et je suis sûr que je n'y survivrois pas. Je lui cache l'ardeur de mon sentiment, afin de refroidir le sien; et si elle paroissoit distinguer quelqu'un, je sens que je me livrerois à tous les emportemens de la jalousie; je mourrois de la perdre, et j'affecte d'avoir des torts, pour la détacher! ... Sidley, oui, Sidley elle-même me plaindroit, si j'osois, si je pouvois lui confier ce que j'éprouve. ô Sidley! Ne pouvant éteindre mon amour, au moins je te l'immole; jamais sacrifice n'a été plus pénible, plus déchirant; il est au-dessus de mes forces. Hier j'allai chez elle, je la trouvai triste, je la surpris deux ou trois fois attachant sur moi des yeux pleins de langueur et de mélancolie; les miens, malgré moi, se mouillerent de larmes, et je sortis pour les cacher. Quand je rentrai, je me contraignis, je voulus la distraire; mais hélas! Ma gaîté n'étoit point vraie, elle ne put la partager; je lui arrachai seulement ce sourire involontaire et vague qui échappe à la douleur même, et n'en impose point au perfide qui l'a causée. Concevez-vous mon désordre, mon agitation, mon embarras? Madame De Syrcé ne verra donc en moi qu'un vil séducteur, tandis que je suis en effet le plus passionné, le plus tendre, le plus enivré des amans. Je suis inhumain si je l'éclaire, méprisable si je l'abuse; et voilà le fruit des conseils d'un homme que je croyois mon ami! Lui! ...son masque est tombé; son nom seul excite mon courroux; je déteste jusqu'aux services qu' il m'a rendus. Tout cela sans doute ne lui paroît qu'un jeu: quel jeu barbare! Il s'arme d'un poignard, et l'enfonce dans trois coeurs à la fois. J'ai su par les gens qu'il a fait auprès de Sidley d'injurieuses démarches; il a gagé des émissaires pour tromper la marquise; il m'a persuadé qu'elle se déchaînoit contre moi; il lui a fait accroire que j'aimois Madame De Thémines... j'ai tout su: le monstre! Ah! Je ne lui dois rien, j'aime à le penser, j'aime à me trouver ingrat; que dis-je! Est-il possible qu'un pareil homme soit jamais l'auteur d'un bienfait? Il ne tient pas à lui que je n'étouffe tout sentiment... non, je ne lui pardonnerai jamais les pleurs que je vais coûter. J'étois honnête, je l'eusse été toujours; j'aurois eu le bonheur suprême de rendre heureux l'être confiant que mon coeur avoit choisi. Je n'aurois point vu le dangereux objet qui m'a perdu, que je préfere, que j'idolâtre, que j'offense, qui m'a sacrifié tous ses devoirs, le repos, le charme de sa vie, et pour lequel mon sang est prêt à se répandre. Oui, mon ami, c'est Madame De Syrcé, c'est elle seule que j'adore; et, le croiriez-vous? Je suis encore entraîné par je ne sais quel douloureux attrait vers celle pour qui je n'ai plus d'amour! ... cette inconséquence ne suffit pas; la fausseté s'y joint; je me défie de mes regards, de mes discours; je m'avilis par le mensonge, mon ame y répugne, ma position l'exige,et je rougis tant de moi-même, que je n'ose me montrer tel que je suis à celles qui me croient toutes les vertus. On peut éprouver des revers plus éclatans; mais il n'est point de malheurs plus sensibles. Que j'envie votre sort, votre heureuse tranquillité! Est-ce que vous partez bientôt? Ah! Demeurez: je prends cela sur moi; le régiment peut se passer de vous; mais moi, mais moi, puis-je me passer d'un ami?

Lettre xvii.

de la marquise, au comte. eh bien, désespérez-moi, oubliez ce que vous m'aviez promis. Voulez-vous que je renonce à tout? Voulez-vous ma vie? Prenez-la, elle est à vous; mais, si vous n'avez pas résolu de me faire mourir mille fois, moins d'aigreur et plus d'indulgence. Ne pouvez-vous donc rien pour moi? N'ai-je rien mérité? Les cruels! Ils promettent tout, tant qu'ils desirent! Esclaves alors, combien ils s'en vengent après! De l'humeur! De l'humeur contre moi! Hélas! Mon injustice même devroit vous être chere, et vous vous emportez au moindre reproche! Pensez-vous me corriger ainsi? Quand on a tort on se fâche, et on se répand en excuses qui ne prouvent rien; on ne dit qu' un mot; ce mot est tendre, et il persuade, quand il exprime un sentiment! ... le connoissent-ils? Sentent-ils nos sacrifices, nos dangers, nos remords, tout ce qu'on fait... tout ce qu'on risque, tout ce qu'on voudroit en leur faveur? Hier au soir, étiez-vous assez contrariant? Votre conversation m'a déplu. La raison, disiez-vous, est la base de toutes les vertus. La raison! Quelle morale! Elle me glace; je ne la puis souffrir. Je veux qu'on soit humain, compatissant, libéral, juste, vrai, indulgent, sans avoir l'ombre de raison. Je veux, je prétends que l' amour du bien, que son seul attrait nous porte à le pratiquer, et que nous soyons entraînés vers lui sans calcul, sans réflexion; j'aime qu'on juge, qu'on agisse, qu'on pardonne, et qu'on oblige par sentiment, non par principes; et je rejeterois les dons de l'homme froid qui me serviroit, parce qu'il le doit. Je lui dirois: quand tu sauras sentir mes maux, je te croirai digne de les soulager. Ah, mon ami! Si la divinité descendoit jusqu'aux humains, c'est sous les traits de la sensibilité qu'elle daigneroit se montrer à nous; et le mortel privilégié qui ne connut jamais que son enthousiasme, est à mes yeux bien au-dessus d'un raisonneur qui n'est vertueux que par honte, par crainte, ou par systême, ou par orgueil. L'un est un champ aride qui ne produit qu'à force de culture; l'autre, un terrein que la main de l'homme n'a point soigné, mais qui, bon par lui-même, ne peut jamais cesser de l'être. J'adore les chosesde pur mouvement. Quant à celles que la seule raison dirige, elles ne m'en imposent pas plus que les rois; et la pompe des mots, comme celle du trône, n'est pas faite pour m'éblouir. Un homme droit, faisant le bien par instinct, seulement étonné qu'on l'admire, sans témoins de ses actions, sans espoir de récompense, sans étude, sans ostentation, philosophes de tous les siecles, voilà mon héros. Les dieux et les grands hommes dans tous les genres, sont l'ouvrage de la nature. La raison n'en forme que les simulacres. Voilà comme je pense. Je suis bien aise d'avoir soulagé mon coeur aux dépens de tout votre bel esprit; vous parliez d'un air distrait, et vous ne parliez pas à ma fantaisie. Qu'avez-vous donc? Osez me le dire; moi, je n'ose le demander. Pardonnez-moi ma mortelle dissertation; venez me voir de bonne heure. Adieu: aimez votre maîtresse, votre amie; elle ne vit que pour vous.

Lettre xviii.

de la marquise, au comte. des torts trop sentis pour n'être pas réels, mon coeur vous les a pardonnés. J'étois à votre arrivée dans l'accablement le plus profond, et vous avez suspendu ma douleur; un charme inconcevable en adoucissoit l'amertume, et moname en volant vers vous devenoit moins triste à mesure qu'elle étoit plus agitée. Ah! Si un sentiment vrai vous parle en ma faveur, si l' amour le plus tendre a des droits sur vous, épargnez-moi des chagrins que je ne pourrois supporter. La moindre négligence me désespere. Que vous me ressemblez peu! Songez donc, cruel, songez que tout disparoît à mes yeux. Il n'est pour moi dans la nature que mon amant, et je cesserois de m'y compter pour quelque chose, si j'étois peu pour lui. Vous qui me tenez lieu de tout, vous qui avez dans vos mains (plus que vous ne croyez peut-être) et mes jours et leur destinée, ménagez ma sensibilité; craignez de déchirer le coeur qui est à vous. Ma tête (quoi que vous disiez dans une de vos lettres) n'est point la source de mes peines; elles partent toutes de mon coeur. Mon imagination m'a pu quelquefois entraîner à des étourderies dangereuses; mais, quand je m'afflige, c'est lui qui est blessé, c'est là qu'est tout mon mal. Seule à présent, retirée dans mon appartement, loin des autres, près de vous, je ne sais si mes chagrins (que je ne vous confie pas tous), si leur trait douloureux n' ajoute pas à mon amour... puisse-t-il, hélas, n'être funeste qu'à moi! être suprême, pardonnez au trouble d'une femme éperdue qui vous offense malgré elle, qui révere votre bonté, qui en aura besoin... qui vous adore dans un de vos plus dignes ouvrages... ah! Si c'est un crime, laissez-moimes inquiétudes, laissez-moi mes doutes: mon enfer commence. Cher amant, puisque l'amour ne fait pas le bonheur de la vie, sur quoi compter encore? Je suis d'un noir horrible; je vous ennuierai; que voulez-vous? Je suis vraie; j'épanche mon ame; je la mets dans la vôtre; j'y trouve une douceur extrême... d'où vient ne puis-je suivre mon coeur? D'où vient n'est-on pas toujours avec ce qu'on aime? Sentez-vous comme moi et les tourmens de la contrainte, et l'ennui de l'absence, et l'impatience du retour, et cette émotion que le bonheur change en ivresse, et la langueur plus douce, s'il se peut, qui lui succede? Va, désespere-moi si tu veux; je trouverai des charmes à en mourir. Que dis-je! Toi! Tu pourrois me tromper! Tu pourrois adopter le barbare systême de ces hommes qui ne sont pas faits pour t'approcher, de ces hommes méprisables, insensibles à l'amour comme aux procédés, assez heureux pour s'estimer, assez aveugles pour le pouvoir, et trop vicieux pour se repentir? Vous savez qui je veux peindre: les malheureux! De quoi jouissent-ils? Ces douces impressions si cheres aux coeurs sensibles, l'union pleine de volupté de deux ames bien tendres qui se croient seules dans l'univers, ce charme intérieur qui les pénetre, ils ignorent tout cela; ils promenent par-tout indifféremment des voeux glacés, et ne sentent rien que la dégradation de leur être, et les maux qui résultent de leurs affreux plaisirs. Laissez, ô mon ami, laissez ces petites ames à l'ennui d'elles-mêmes,et ne perdez rien de la dignité de la vôtre. Les femmes sont une portion de la société; que la bassesse et l'orgueil à la fois se fassent gloire de les abuser; voyez d'en haut l'inhumanité de cet usage, et ne descendez pas jusqu'à lui.

Lettre xix.

du chevalier, au comte. dès que j'ai vu, mon cher comte, l'inutilité de mes conseils, je me suis tû: et que vous aurois-je dit? Est-ce que la passion écoute? Combien j'ai souffert en secret des peines que vous vous prépariez! Les maux de votre situation étoient sentis par moi lors même que vous étiez loin de les prévoir: ils sont horribles, mais il ne faut jamais se dispenser du courage; en voici le moment. Vous avez été foible, vous êtes malheureux; l'énergie de l'ame doit ennoblir votre infortune. Vous êtes susceptible d'héroïsme; oui, vous l'êtes. J'ai lu dans votre coeur; je connois ses forces, et voici l'occasion de les exercer. Vous m'entendez, l'idée d' une belle action doit être saisie aussi-tôt qu'apperçue. Je sais tout ce qu'il vous en coûtera; je vois votre coeur se déchirer; j'entends vos soupirs: mais qu'est-ce qu'un sacrifice qui ne met pas en presse le coeur qui s'y résout? Peut-être n'y a-t-il point de malheurs dont l' estime de soi ne dédommage. Comptez-vous pour rien de perdre des remords?Vous avez promis à Sidley d'être à elle; ce serment a été libre de votre part, personne ne vous l'a arraché; et s'il fut indiscret, le parjure seroit coupable. Je vais plus loin: plus votre promesse a été secrete, plus elle doit être inviolable; moins Sidley peut réclamer ses titres, plus vous devez les respecter. En y portant atteinte, ce n'est pas elle, c'est vous que vous déshonorez. Je plains bien celui qui, pour remplir ses devoirs, a besoin du frein de la loi, et de l'aiguillon des regards publics. Notre frein, mon cher comte, c'est l'honneur; notre loi, le sentiment. La crainte des témoins ne lie que les ames communes. Au lieu de rompre un noeud que vous avez formé vous-même, voici l'instant de le serrer davantage. Sauvez-vous dans le sein de Sidley, et prenez-y, s'il se peut, de plus forts engagemens; enchaînez-vous d'un côté pour être libre de l'autre; mettez-vous enfin dans l' impossibilité de refuser toute justice à celle qui a tous les droits: voilà ce que je vous demande, ce que je vous conseille, ce que j'attends de vous. Je vous juge comme je me jugerois moi-même, et la contradiction de tous les hommes rassemblés ne me forceroit pas de penser autrement. Si le port que je vous ouvre n'a rien qui vous attire, si votre coeur tremble de s'y reposer, il ne vous reste qu'un parti, celui de détromper Sidley, de lui enlever encore le peu d'illusion qu'elle conserve; la feinte n'est pas faite pour vous, et la dureté vaut mieux que la perfidie. Osez, cruel, osez lui plonger un poignard dans le sein, et n'en retirer le trait sanglant,que pour le porter aux pieds de sa rivale! ... devoit-elle jamais l'être? Si elle est honnête, comme vous le dites et comme je le crois, à quels dangers ne l'exposez-vous pas? C'est sur l'infraction de tous ses devoirs que vous fondez votre bonheur; vous ne pouvez trahir l'une sans dégrader l'autre. Quelles jouissances empoisonnées! ... voudriez-vous les connoître? Je ne sais, mais il me semble que la félicité vraie est inséparable des moeurs; tous ceux qui en affichent l'oubli, n'ont que des plaisirs faux et inquiets; ils ne tiennent à rien, leur inutilité leur pese: je les compare à l' étincelle qui se détache du feu, et va mourir sous la cendre. Ils perdent la sensation douce et délicieuse du beau, du bon, de l'honnête, et n' ont plus d'organes pour sentir le bonheur. Mon cher comte, ce n'est qu'en se livrant de bonne foi au charme d'un amour exclusif, qu'en se donnant tout entier à un objet qui peut accepter le don, qu'on trouve en lui sa félicité, et qu'on fait la sienne; on n'a sans cela que des jours d'ennui et de langueur, au sein même du tumulte. Une femme négligée, je dis la plus tendre, est d'abord désespérée, ensuite aigrie, indifférente après, et puis on la regrette lorsqu'on l'a perdue, parce qu'on perd tout en perdant l'être rare qui sait aimer. Encore une fois, faites un effort, tirez-vous du chaos où vous êtes. Je n'approuve point votre ressentiment contre le duc: est-ce qu'un tel homme mérite de la colere? S'il n'étoit qu'un sot, il faudroit peut-être en avoir pitié; mais il est à la fois frivole et méchant; c'est le mépris qu'il lui faut, et le mépris est tranquille: c'est la vengeance de la supériorité. L'arme de la haine est à tout le monde: pourquoi haïr, quand on peut se venger mieux, et souffrir moins? Vous appréciez le duc, il est puni. Je ne craignois pour vous que son masque ; il tombe... le misérable est sans défense. Adieu, mon cher comte. Puisse la voix de l'amitié parvenir jusqu'à votre coeur, et y réveiller tous les sentimens qui sont dignes de lui! Je vous embrasse. Billet. du comte, au chevalier. d'après ce que vous m'avez dit, j'ai voulu écrire à Sidley... je n'ai pu m'y résoudre... ma main trembloit, mes larmes ont coulé, et j'ai laissé tomber la plume. Je suis à la fois foible et perfide; je rougis de l'un, l'autre me fait frémir, et ma honte, et mes frémissemens, et tout ce que je souffre ne change point mon coeur. Je suis bien digne de pitié! Plus j'adore Madame De Syrcé, plus je m'indigne contre moi, et elle est loin de soupçonner le motif de mon humeur; je ne lui écris plus, je ne veux plus lui écrire, je tâcherai de la voir moins... vains projets! Je ne sais ce que je veux, ce que je ferai, ce que je deviendrai... hélas! Je prévois tous les malheurs, et je les aurai tous mérités.

Lettre xx.

de la marquise, au comte. j'ai toujours le besoin de vous écrire, et vous ne l'avez pas, vous! D'où vient donc cela? Ah! Le bonheur est dans l'excès du sentiment... les amans raisonnables ne sont que des amis. Je vous adore, et je vous fuirois au bout du monde, si vous ne me donniez que des voeux distraits; si vous n'aviez pour moi qu'un attachement réfléchi, ou de l'emportement au lieu d' amour. Pardonnez si dans notre conversation d'hier mon désespoir a éclaté; je le renfermois depuis plusieurs jours; vous me paroissiez froid; j'étois au supplice. Plaignez-moi d'avoir reçu du ciel une ame qui me dévore; ne vous offensez plus de mes craintes... leur motif doit-il vous déplaire? Me fais-tu un crime de t'adorer? ... daignez rassurer plus tendrement votre amante; vous n'avez d'autre reproche à lui faire que de s'alarmer trop aisément. Hélas! D'où naissent ses alarmes? Vous le savez, gloire, réputation, grandeur, et les biens, et même la vie, elle dédaigne tout cela; elle ne tient qu'à vous, et ne demande au ciel que de l'anéantir avant que vous cessiez de l'aimer. Je ne suis point exigeante; je suis loin de vouloir prendre sur vous d'autre empire que celui de l'amour; je ne calcule rien, je n'obéis qu'à mon coeur, et je vous plairois peut-être davantage, si je mettois plus d'adresse dans ma conduite. Vous connoissez tous mes défauts, je ne vous en ai point caché un seul; mais jamais l'orgueil n'arrêtera mes larmes, jamais il ne les fit couler. Je supporterois avec fierté, avec courage, avec insolence peut-être, un renversement de fortune, d'autres malheurs encore plus sensibles. Les peines du coeur me sont affreuses, je n'en connois point d'autres... quelle est donc cette féerie que vous inventeriez, s'il falloit, dites-vous, renoncer au bonheur d'être à moi? En est-il d'autre que l'amour? Et croyez-vous que je puisse vivre un seul instant sans le vôtre? Cette phrase de votre billet m'a fait frémir... écrivez-moi que vous m'aimez, que vous m'aimerez toujours; écrivez-le moi sans cesse. Cher amant, tes lettres représentent pour toi en ton absence; je les mets sur mon coeur, je les gronde quelquefois, je les adore toujours. Celles qui sont froides me font soupirer, et non pas regretter d'être à toi: même quand tu m'affliges, c'est moi que j'accuse; je me reproche de ne savoir pas plaire assez: je ne me repens plus de rien, et je voudrois te donner tous les jours de nouvelles preuves de ce que je sens tous les jours davantage... épargnez-moi donc ces inquiétudes qui font qu'on pleure la nuit, qu'on est méchante à son réveil, qu'on reçoit la réponsela plus seche, qu'on l'approche du feu, et qu'on tremble qu'il n'y prenne, et puis qu'on se raccommode avec elle, et puis qu'elle n'est pas baisée, mais relue, mais serrée tout aussi soigneusement que si elle en valoit la peine... je suis folle, n'est-ce pas? On l'est toujours quand on aime; on l'est à proportion de ce qu'on aime. N'oubliez pas que nous soupons ensemble: je détesterois le monde sans vous; je ne suis bien qu'où vous êtes. La voilà trouvée la chimere de mon imagination; je n'ai plus de desirs vagues, d'inquiétudes secretes, vous avez tout fixé.

Lettre xxi.

de la marquise, au comte. je hais et l'amour et le jour où il est entré dans mon coeur, et moi plus que tout le reste. Pourquoi, quand vous cherchiez à me plaire, ne vous montriez-vous pas à moi tel que vous êtes? J'aurois moins de reproches à vous faire: c'est à votre sentiment seul que j'ai cru céder; et si vous m'aviez donné des armes contre vous, j'aurois trouvé des forces contre moi-même. Cruel amant! Dont j'avois fait mon dieu, mon coeur me trompoit; je renonce à vous, je ne dois plus... je ne veux plus vous aimer; je veux, s' il est possible, je veux vous oublier...ah! Que plutôt, malheureuse par vous, et plus malheureuse que vous ne pouvez le croire, votre amante ne connoisse d'autre plaisir que celui de pleurer dans vos bras; qu'elle pleure le reste de sa vie la perte de son repos, son erreur, mais jamais votre absence. Eh! Que deviendrois-je loin de vous? Vous ne me connoissez pas; vous me ménageriez davantage; vous ne passeriez point trois jours sans me voir; vous ne souperiez point avec Madame De Thémines, et sur-tout vous ne m'en feriez pas un mystere. Craignez ma tête, craignez l' excès de ma sensibilité; mais ne craignez que pour moi. Vous pouvez rendre mes jours affreux; vous ne pouvez m'empêcher de veiller à la tranquillité des vôtres. Quelle lettre! Vous l'enverrai-je? Oui, sans doute; d'où vient vous cacherois-je ce que j'éprouve? J'aime mieux être accusée d'injustice que de fausseté. Lisez, répondez, dites que j'ai tort, sur-tout persuadez-le moi bien; mon bonheur dépend de cette opinion. Oui, oui, prouvez-moi que je me trompe: l'un de nous deux est coupable; mon coeur me dit que ce n'est pas moi; et puisque je pleure, c'est vous qui l'êtes.

Lettre xxii.

de la marquise, au comte. je rentre, et ne vous trouve pas! Votre nom n'est pas même écrit sur ma liste. Je suis à moitiémorte, je voudrois l'être tout-à-fait. Vous, monsieur, soyez heureux, soyez-le toujours, vous pour qui j'aurois donné mille fois ma vie... la mienne ne sera pas longue: eh! Qu'en ferois-je? ... je ne suis plus aimée. Le seul espoir d'une fin prochaine adoucit mes maux... ils sont au comble; je vous les pardonne; je ne vous souhaiterai jamais que du bonheur... venez demain... pour la derniere fois. Rapportez-moi mon portrait, mes lettres... non, gardez-les, gardez-les toujours. Revoyez quelquefois l'expression de ma tendresse... ne haïssez point mon image... je ne vous ferai point de reproches; je n'ai point le droit de vous en faire. Mon sentiment ne vous lie point; vous n'êtes à moi que par le vôtre; s'il est éteint, il est juste que je ne vous sois plus rien. La foi des amans est volontaire; on le sait, les sermens de l'amour n'ont aucune valeur; les réclamer seroit une injustice; ils ne sont sacrés qu'autant qu'ils sont sentis; et l'insensé qui promet, et l' infortunée qui croit, s'abusent tous deux. Je n'en puis douter, une autre vous occupe, une autre vous arrache à moi... une autre! ô ciel! Et dans quel tems! ... il suffit. Sans consolation de votre part, sans espoir de la mienne, mon ame est préparée; heureuse encore que rien ne touche la vôtre! Vos chagrins m'eussent accablée; et dans l'abyme profond où je suis, je ne craignois que votre sensibilité. Je vous demande une seule grace, c'est de me confirmer par unelettre ce que votre conduite m'annonce. Dieu! Si vous étiez encore ce que je vous ai cru toujours! Hélas! Non; je n'ose, je ne puis l'espérer. Vous n'avez point ces épanchemens doux, dont la source est dans l'ame, qui survivent au desir et divinisent le bonheur. Ces soupirs d'un amant enivré de son amour, ce je vous aime , qu'il est si charmant de dire et d'entendre; le recueillement du silence, son expression, lorsqu'on se regarde et qu'on s'adore; vous n'avez rien de tout cela, et votre contrainte arrête en moi ce que vous y trouveriez, si vous pouviez, si vous saviez aimer. Que ce soit votre faute ou la mienne, je n'ai à me plaindre que du sort, et je n'exige que de la bonne foi. Peut-être dans les bras d'une autre regretterez-vous, et ma tendresse que vous ne partagez pas, et les foibles avantages que j'ai reçus de la nature, et jusqu'à mes défauts... quoi qu'il en soit, ne craignez point de déchirer mon coeur; ne craignez que de le tromper, ou de vous abuser sur les mouvemens du vôtre. Consultez-vous bien; ne me cachez pas la moindre chose. N'ai-je plus sur vous que les droits de la reconnoissance? Ouvrez-moi votre ame; l'excessive sensibilité de la mienne fait toute ma pénétration; rien ne m'échappe. Il se peut que l'impatience d'obtenir, en vous prévenant trop sur mon compte, m'ait prêté ce que ma foiblesse m'enleve. Votre coeur, ou votre imagination fermée alors, soit à mes imperfections, soit aux graces des autres, a pu malgré vous s'y r'ouvrir. Votre honnêteté, votreraison peut-être vous disent encore du bien de moi; mais je suis perdue, si vous avez recours à elles. Que sais-je enfin, que sais-je, si vous n'avez pas des regrets? Ah! Plutôt vous perdre pour jamais... à l'instant, que de vous en coûter un! ... malheureux! Qui t'aimera comme je t'aimois? Mais du moins, si vous m'abandonnez après tous mes sacrifices, et malgré mes terreurs... que vous ne connoissez pas toutes, souvenez-vous quelquefois de la passion la plus tendre, et dont les suites funestes... adieu, adieu; demain je vous en dirai un éternel... on me trouve de la fievre... ah! Tant mieux.

Lettre xxiii.

de la marquise, à son amie. ouvrez-moi les bras de l'amitié, que je me cache dans son sein; je n'ose lever les yeux sur moi, je n'ose envisager la lumiere du jour, et je rougis d'avance de l'horrible secret qui va m'échapper. Hélas! Mon amie, en vain je m'abusois, je m'étourdissois en vain sur le motif de mes frayeurs; je viens de sentir l'indication secrete de ce que je redoutois plus que la mort. Voilà trois mois que mes craintes durent, l'affreuse vérité les remplace. Je frémis; où fuir? Qui me recevra? Il me semble que mon crimeest écrit dans tous les yeux. Malheureuse! Les sanglots me suffoquent, mes larmes coulent, je ne vois plus ce que j'écris... vous m' entendez... vous me devinez... je suis perdue. Oui, mon amie, ma confidente unique, ma seule consolation, voilà le sujet de cette tristesse profonde dont vous vouliez connoître la cause. Fixez si vous l'osez l'abyme où je suis, et concevez mon infortune. Devoir, préjugé, repos, décence, j'ai tout bravé, tout sacrifié, tout oublié. Je brûle d'un feu sans retour; mes soupirs rentrent dans mon sein oppressé, sans que mon amant y réponde. Mes yeux sont noyés dans les pleurs, et sa main ne les essuie pas; il me néglige, m'abandonne, me trahit sans doute, me hait peut-être; et dans l'instant même de sa perfidie, de sa froideur, de sa cruauté, je renferme, je porte dans mon sein le gage malheureux de ma faute, de ma crédulité, de ma foiblesse, hélas! Et de mon idolatrie. Que deviendrai-je? Vous-même vous me repousserez, vous ne voudrez plus me voir; je serai le rebut de la société. à charge à l'amitié, à ma famille, à moi-même, comment soutenir les regards d'un époux, d'une mere respectable, les vôtres, les miens? ... ma tête se trouble; un nuage m'environne; il ne s'offre à moi qu'un chaos épouvantable, et je vois tout confusément... excepté le déshonneur. N'importe, je m'y soumets, et tous les désastres fondront sur moi avant que je cherche à lui échapper par le renversement de toutes les loix de la nature. J'aimemieux être un objet de mépris pour un monde injuste, que d'effroipour mon propre coeur, et déclarer une foiblesse, que de cacher un assassinat. Qu'est-ce que la honte auprès du crime? J'embrasse l'une pour me sauver de l'autre; et dans la situation où je suis, il est honorable peut-être d'accepter l'infamie. Je vous dirai plus: quand depuis deux ans la conduite de M De Syrcé ne m'auroit pas fait prendre le parti de rompre avec lui toute liaison intime, je n'aurois point la bassesse de couvrir ma faute aux dépens de mes enfans; je ne donnerois point leur nom à celui qui va me perdre, déposer contre moi, et constater ma foiblesse, sans me rendre plus criminelle. être infortuné, proscrit dès ton premier souffle, et condamné dans le sein même de ta mere, du moins tu resteras dans ce sein malheureux: elle ne t'ôtera point le jour, le seul bienfait que tu puisses en attendre! Mon amie, je subirai la honte; elle est mon partage; mais dites-moi que j'aurai toujours des droits à votre pitié: c'est le seul sentiment que vous ne devez pas me refuser. C'en est fait, je m'abandonne à la providence; je supporterai ses coups avec courage; rien n'est effrayant pour moi que de les mériter. Vous ne savez pas encore jusqu'où va mon égarement. Au comble du malheur, je pardonne à celui qui l'a causé. Son excuse est dans mon coeur, sur mes levres; je m'abhorre sans lui reprocher rien; et parmi tous les chagrins qui m'accablent, je pleure avant tout son inconstance. Mon sang se glace,mon coeur s'est ouvert... je sens le dernier trait de l'infortune. Le cruel! C'est cet instant qu'il choisit pour me laisser à moi-même! Que dis-je, ô mon amie! Gardez-vous de le juger avec une rigueur... qu'il ne mérite pas. Je lui ai tû mes maux, il les ignore, et cette circonstance le rend un peu moins coupable. Je me forcerai même, si je puis, à un silence éternel; je ne veux point de sa commisération. Je déteste d'avance tous les soins que l'humanité me rendroit, et dont je ne pourrois pas rendre grace à l'amour; mais ce qui me décide plus que tout le reste au parti douloureux que je prends, c'est la satisfaction de garder un motif secret pour justifier ce que j'aime, et d'avoir à me dire: s'il eût connu mon état, peut-être il m'eût rapporté son coeur, et ne se seroit pas fait un plaisir barbare de déchirer le mien. Voilà mon sort: le passé m'accable, l'avenir m'épouvante, le présent me fait rougir. Je passe les nuits à pleurer, les jours à me contraindre, à dévorer mes larmes; vous seule, mon amie, vous seule recevez les épanchemens de mon coeur. Quand il succombe à ses souffrances à chaque instant renouvellées, il ne peut dans l'univers entier se reposer sur un seul mortel, pas même sur celui qui en est l'auteur. Nul être n'est touché de mes maux; il faut en gémir en silence, les renfermer avec effort, montrer un visage serein lorsqu'on a la mort dans l'ame, n' oser jouir même de sa douleur, et craindre un public qui auroit la barbarie d'y insulter! ...je ne puis finir ma lettre... je crains de vous l'envoyer... Sophie, ma fidelle Sophie vous la portera; cette fille m'aime tendrement, et tout, jusqu'à son affection, ajoute à mon supplice. Je frémis chaque fois qu'elle me regarde; je n'ai pas osé l'instruire, et c'est encore une consolation dont je me prive; il n'en est pas pour moi: le ciel est juste... billet. de la marquise, à son amie. ah, que viens-je de lire! ... tous mes sens sont émus: mon amie, ma tendre amie, votre lettre est un bienfait; elle est trempée de vos larmes; je l'ai couverte des miennes. Tous les coeurs ne me sont donc pas fermés... un rayon de joie peut donc luire au fond de l'ame la plus infortunée! J'irai vous voir... oui, oui, je vous verrai... vous aurez pitié de moi, et malgré toute l'horreur de mon sort, je serai heureuse dans vos bras. Que je vous remercie! Que je vous aime!

Lettre xxiv.

du comte, à la marquise. vous avez la fievre, dites-vous? Ah, qu'elle s'attache à moi! ... c'est moi, moi seul qu'elle doit consumer. Votre agitation, votre douleur est mon crime; je le déteste, je le pleure; les jours que je ne vous ai point vus, je les ai passés dans l'amertume, dans les remords, sur-tout dans le regret d'être éloigné de vous. Plus je vous aime, hélas! Et plus je suis coupable. De grace, ne m'interrogez pas sur ce que je vous écris; il n'est pas tems encore; vous saurez tout. Ne me suivez point dans l' abyme; cet abyme est mon coeur; quand j'y rentre, tout s'obscurcit pour moi... mais c'est vous seule que j'y trouve. Je n'aime... oui, je n'aime, je n'adore que vous, et je le dis avec un trouble extrême; mais je vous le dis, je vous en fais le serment. Je le jure par l'honneur... qui m'est encore sacré. à dieu ne plaise que je prenne jamais d'autre chaîne! Si l'on me donnoit à choisir d'un poignard, ou d' un nouvel amour, je me jeterois sur le poignard, et me croirois heureux. Je renonce... je voudrois renoncer à tout, excepté à vous. Pardonnez aux horreurs de mon style; elles sont toutes dans mon ame. Le comble de mes tourmens est d'être accablé de vos reproches, et de ne pouvoirles trouver injustes. Ah, mon amie, mon unique... que dis-je, ma plus chere amie, que je suis malheureux! ... vous l'êtes. Voilà donc l'amour! Voilà donc ses abominables effets! Voilà ce que produit le plus beau présent de la divinité... les pleurs, le désespoir, je dirois presque la barbarie! On est barbare, quand on coûte une seule larme à ce qu'on aime. Oui, je vous aime, oui, je le jure à vos pieds... ah! Si je vous aimois moins, je serois moins à plaindre. Encore une fois, ne me pressez pas d'expliquer ce mystere; contentez-vous, ô la plus charmante des femmes, de régner seule et pour toujours sur un coeur qui, tout criminel qu'il est, n'en est peut-être que plus digne de vous. Billet. de la marquise, au comte. votre lettre m'a fait fondre en larmes. Dieu! Quel est donc ce mystere que vous me cachez, sur lequel vous ne voulez pas que je vous interroge? Cruel! Vous me glacez d'effroi! Je ne sais que penser... qu'ai-je encore à craindre! Dites-moi, dites-moi tout; je le mérite: je meurs d'inquiétude. J'attends votre réponse, elle va décider mon sort... il est horrible...

lettre xxv.

de la marquise, au comte. qu'elle est tendre, qu'elle est consolante la lettre que vous venez de m'écrire! Je l' ai baisée mille fois. Cependant vous ne me dites point ce que je vous demandois hier avec tant d'instance, et ce que vous vous obstinez à me taire. Qu'est-ce donc? Que l'incertitude est cruelle quand on craint tout, quand l'imagination se crée des monstres, et que le coeur les adopte! Eh bien, étois-je mal inspirée? Oui, oui; il est au fond de mon ame un avertissement secret qui ne me trompe point, qui me rend ou qui détruit ma confiance; et quand je vous fais du chagrin, quand j'en ai, je suis d'autant plus malheureuse, que c'est votre ouvrage. Hélas! Je crois, j'aime à croire tout ce que vous m'écrivez; mais je détesterois et vos sermens et vos soins, si l'amour le plus vif ne vous les rendoit pas nécessaires, s'ils étoient la suite d'un sentiment plus honnête, plus réfléchi qu'impérieux. Agissez pour vous, ou ne comptez pas sur ma reconnoissance. Je ne puis être touchée des marques de votre tendresse, que lorsque votre bonheur en sera l'objet... il est donc vrai, vous m'aimez? ... vous n'aimez que moi? Ce n'est point le procédé qui vous arrache cet aveu; il part de votre ame! Je défie le cielde m' accabler. Que l'homme qui trompe est à plaindre! Et comment ne le seroit-il pas? Il afflige, il se condamne à la fausseté, au mensonge; on le dévoile tôt ou tard: il est persécuté par celles qu'il associe à son malheur; entraîné vers l'une, retenu par l'autre, grondé ici, subjugué là, soupçonné par-tout, il n'est content ni estimé nulle part; il donne de l'humeur, il en prend, et finit par n'intéresser personne. De la bonne foi, mon ami, de la candeur. Sans cela, on fait des infortunées, on l'est soi-même; ce qu'on inspire est un fardeau; on n'a que des jouissances imparfaites, on perd son empire sur les coeurs les plus tendres. Va, le bonheur est de rendre heureuse celle dont on est aimé, de se dire: sa félicité est mon ouvrage; je suis à l'objet qui m'a tout sacrifié; je regne sur une ame sensible; elle ne sera ni déchirée, ni refroidie par moi. Voilà, voilà les seuls plaisirs dignes de vous: le moindre partage désespere et tue l'amour. Adieu. Mais ce secret, cet inquiétant secret! Je me fie à votre promesse, et j'en attends l'exécution. Hélas! Tous les miens ne vous sont pas encore révélés... adieu.

Lettre xxvi.

de la marquise, à son amie. il n'est point coupable; non, mon amie, il ne l'est point, je ne suis plus à plaindre...et vous avez pu le haïr, le mépriser! Lui! Ah dieu! ... c'est moi, hélas! C'est moi seule qu'il faut priver de votre estime; je n'y ai plus de droits, mon amant les a tous... il est fidele; je ne vois, je n'appréhende plus rien... qu'ai-je à craindre? Son coeur m' appartient, et le mien plus enivré que jamais ne sent le remord même qu'avec joie. Je vous effraie: accablez-moi de vos reproches; je les mérite, je ne m'en fais plus. Concevez, s'il est possible, quel empire a sur mon ame le mortel charmant que j'ai cru ingrat sans cesser de l' idolâtrer. Jugez de mon délire, en dissipant mes soupçons, en détruisant mes craintes, mes doutes insupportables. C'est peu d'avoir suspendu mes maux, d'avoir charmé, adouci jusqu'aux horreurs de ma situation; il me la fait oublier; et cet oubli ne vous étonneroit pas, si vous pouviez descendre dans mon coeur, si je pouvois vous peindre l'excès de mon amour. J'ai osé me croire heureuse, lui mander que je l'étois; en m'assurant de sa tendresse, il a fermé mes yeux à tout. Je frémis de l'instruire, je ne lui dévoilerai ce mystere affreux qu'à la derniere extrêmité... je tremble de l'affliger... le croiriez-vous, mon amie, c'est pour lui que je tremble! En répondant à ses dernieres lettres, je pensois n'avoir à l'entretenir que de ma félicité; j'ai pu me faire cette illusion. Je me trompois moi-même, pour mieux l'abuser sur les dangers qui me menacent, qu'il m'a rendus chers, où je trouve de la douceur, qui m'attachent plus fortement à lui... monétat, tout horrible qu'il est, eh bien, je l'adore comme le gage de notre union, de notre ivresse et de nos sentimens. Je ne suis plus à moi, je rougis de m'en trouver si loin... quel est donc cet ascendant impérieux, quel est ce pouvoir étrange de l'amour, cette magie inexplicable qui change les peines en plaisirs, entretient le courage au sein de la foiblesse, place l'énergie à côté du malheur, ennoblit la défaite, l'abandon de soi, l'oubli du reste, et fait une jouissance encore des périls, des peines, de la honte et des larmes! Oui, oui, sous le poids de l'infortune, sous le poids plus accablant du crime, je connois le bonheur... je suis aimée.

Lettre xxvii.

de la marquise, au comte. eh bien, reprenons-la donc cette agitation de l'amour, qui fait le malheur, l' inquiétude, et le charme de la vie; reprenons et son trouble, et son désordre, et ses foiblesses, et ses alarmes, et même ses injustices. Ne vous plaignez point des miennes: plus un sentiment est profond, plus on doit être blessé de ne pas trouver dans l'objet préféré à l'univers, le retour qu'on mérite, le prix de sa tendresse, de ses sacrifices, une consolation à ses torts, un abandon égal au sien. Je l'avoue, j'ai tremblé, j'ai craint (etvous y avez donné lieu) de ne vous être pas aussi nécessaire que vous me l'êtes. Je ne vous ai point dit tout ce que cette idée avoit d'affreux pour moi, ni la violence de mes tourmens. Les réflexions qui en ont été la suite me parurent du calme, et j'osai m' en applaudir. Va, ce calme n'étoit que de l'abattement; le désespoir étoit au fond de mon coeur. Je ne me suis parée ni d'un vain courage, ni d'une fausse tranquillité. Je ne t'ai point trompé; je m'abusois. L'amour reprend ses droits; je te rends tous les tiens; et puissé-je ne m' en jamais repentir! Ah, prenez pitié de votre folle maîtresse! Oui, je le suis, je le serai davantage. Je n'entends rien au sentiment paisible; je vous aime avec excès; et je conserverois de la raison! Je n'en ai point, je n'en veux point avoir; j'en détesterois le retour. Nous y perdrions tous deux; vous ne retrouveriez nulle part la vérité de mon amour; vous regretteriez mes injustices, mes extravagances, le délire de ma tête, la profonde sensibilité de mon ame; vous seriez languissamment aimé; on vous passeroit tout; on ne sentiroit rien, vous ne seriez pas heureux, je serois vengée, et rien alors ne manqueroit à mon infortune. Songez-y bien, mon repos, ma félicité, ma vie sont entre vos mains; vous les pouvez anéantir; et si vous saviez combien je m'abhorre quand j'ai à me plaindre de vous, si vous le saviez, cruel, vous en seriez effrayé. Ménagez ma délicatesse, si je vous suis chere; et si vous m'aimez foiblement, rendez-moi le service dem'accabler sans nul égard. Je ne crains point de cesser d'être, je ne crains que de souffrir; et ne tenant qu'à vous, je ne connois de perte que la vôtre. Mais écartons ces sombres images; tu m'aimes, tu me rends mon existence précieuse: (quels que soient les malheurs qui la menacent) va, je n'ai à présent que celle que tu me donnes. Je compte sur ton honnêteté, sur tes sermens, sur ton coeur: ah! Tout m'assure de lui, et s'il étoit possible... ma tendresse en augmenteroit. Quel pouvoir vous avez sur moi! Non, vous n'imaginez pas à quel point il m'étonne. Je n'ai jamais été absolue; mais j'étois indépendante, bien attachée à mes fantaisies, et je n'ai plus que le desir de vous plaire: vous me faites sentir qu'il y a une douceur extrême à soumettre sa volonté à celle de ce qu'on aime que les plus grands sacrifices sont les plus délicieuses jouissances, et que la liberté que j'adorai, ne vaut pas la chaîne que j'adore. Adieu.

Lettre xxviii.

de Madame De Sancerre, à la marquise. ma chere enfant, c'est avant-hier que j'ai marié la fille de mon fermier. C' est moi-même qui l'ai parée; elle étoit jolie comme l'amour, et belle comme l'innocence. La noce s'est faite dans mon château. Imagine-toi tout le tumultede la gaîté rustique, des tonnes couronnées de fleurs, le vin ruisselant par-tout, les danses des jeunes filles et des jeunes garçons, l'embarras des mariés, la timidité de leur amour, et la naïveté de leur expression; et moi au milieu de tout cela, fêtée, caressée, ensevelie sous les bouquets, chantée, célébrée, causant avec les meres, embrassée par les vieillards, et ouvrant le bal champêtre... j'en suis encore toute réjouie; cette petite fête m'aura rajeunie pour dix ans. Il est si doux de contribuer à la félicité des autres, et d'en être le témoin! Claudine s'appelle à présent Madame Louis; elle est toute fiere de son nouveau nom, et elle sera digne, je crois, du titre d'épouse. Je l'ai bien prêchée. M Louis est déjà très-aimé; on me paroît toute familiarisée avec ses manieres un peu brusques, mais qui peuvent fort bien n'en être pas moins tendres. Il est gai, jeune, robuste; il y a là de quoi faire un bon laboureur, et un excellent mari. Je souhaite ardemment leur bonheur, et je leur ai répété bien des fois qu'ils ne le trouveroient que dans l'accomplissement de tous leurs devoirs. Tant pis pour eux s'ils l'oublient: mais ils ne l'oublieront pas. Les gages de leur union viendront bientôt en augmenter les charmes. Loin des séductions, au sein des plaisirs tranquilles, fideles à l'hymen, soumis à la nature, sensibles à l'honneur, ils seront l'exemple de mon village, auront mes regards pour encouragement, et l'estime générale pour récompense. Que la vertu me plaît! Je l'honore par-tout où je la trouve.Ma chere fille, vous ne voulez donc point venir me voir? Je ne sais, mais vos lettres sont tristes, embarrassées; je n'y retrouve point cette liberté d'esprit, ces saillies qui me charmoient. Si tu as des chagrins, mon enfant, quelle autre que moi a plus acquis le droit de les connoître, de les partager? Eh, quelle peut en être la cause? Fêtée, brillante, chérie de la société, adorée par ta mere, que manque-t-il à ton bonheur? Je le devine: tu es avertie par le vuide de ton ame, de la futilité de ses distractions; sa pénible inquiétude en est à la fois l'éloge et le tourment. On se lasse de l'évaporation, mais souvent on la remplace par quelque chose de pis. Prends-y garde; il vaut mieux fixer le mal dans la tête, que de le laisser descendre dans l'ame; c'est là qu'il fait de cruels ravages; et la sensibilité qui est presque toujours une peine, devient un fléau quand le devoir la contrarie. Ma chere fille, voi par mes yeux ce monde qui éblouit les tiens. J'écarterai les illusions qui t'en voilent les écueils, et tu seras effrayée des précipices auprès desquels tu as joué si long-tems. Ta mélancolie même est un trait de lumiere dont tu dois profiter. Va, on n'est heureux qu'en respectant ses liens; l'hymen, l'amitié, les attachemens légitimes, voilà les sources du peu de bonheur que le ciel nous accorde. Hors de là tout est prestige; on n'embrasse que des ombres; la vérité repose dans le sein de la nature. Viens, tu la trouveras ici dans toute sa fraîcheur, et avec tous ses charmes. C'est ici que les nuits sontcalmes et les jours sereins; viens, tu m'aideras à découvrir les malheureux qui se cachent, et nous serons payées de notre recherche par la joie de les soulager. On sort toujours plus heureux de la cabane où l'on a surpris le pauvre par des secours inattendus. Je te l'ai entendu dire bien des fois, la douceur de plaire ne vaut pas le plaisir d'être utile. Eh bien, qui t'empêche de le goûter? Il te détacheroit de tous les autres. Les bénédictions des habitans des campagnes ont un charme que ne peuvent avoir les froids hommages de la ville. Ton âge a besoin d'amusemens, je le sais: eh! Mon amie, quand l'ame est pure, on en trouve par-tout. Le désordre naïf de mes danses pastorales me réjouit cent fois plus que la symmétrie des vôtres. Mon parc, mon potager, mes étangs, le bois que j'ai planté, tout cela m'occupe et m'enchante. Ces jeunes arbres que tu as vu naître, et que j'ai tant soignés, ils commencent déjà à me couvrir de leur ombre, et j'aimerois bien à te voir respirer le frais sous leurs feuillages. à propos, j'ai reçu des nouvelles de M De Syrcé, que ses inspections ont amené à quelques lieues de chez lui. Il m'a écrit, je suis très-contente de ce qu'il me mande; il vous rend justice, et rougit d'autant plus de ses torts, que vous n'en avez point avec lui... adieu: sur-tout écrivez-moi plus gaîment. Le style de vos dernieres lettres ne va point à votre âge, à votre position, à vos espérances,en un mot, à tout ce que vous êtes. Quand le coeur est tranquille, l'esprit est enjoué; et à tout prendre, je me défiois moins de ta folie, que je ne crains ta tristesse. Je t'embrasse bien tendrement. Mon dieu, que j'aurois de joie du retour de M De Syrcé! Il n'est qu'étourdi; j'en augure des merveilles; il changera sûrement; et alors, n'est-ce pas? Il faudra bien lui pardonner.

Lettre xxix.

du comte, au chevalier. dois-je remercier le sort? Dois-je l'accuser? Dans ce moment peut-être la malheureuse Sidley est instruite de tout, sans que j'aie osé rompre le silence. Voici, mon cher chevalier, sur quoi je fonde... dirai-je mon espoir, ou ma crainte? Il y a deux jours que j'allai chez elle; elle n'étoit point visible. En l'attendant, je me promenai dans son jardin, dans ce jardin qui fut si long-tems mon univers. C'est là que, près de Sidley, je m'occupois de sa rivale: je parcourois une des premieres lettres que Madame De Syrcé m'a écrites, et qui contient les expressions les plus vives de l'amour heureux. Tout-à-coup Sidley, l'air abattu, l'oeil sombre, les cheveux en désordre, paroît à la croisée de sa chambre. Je me hâte de cacher le gage de ma trahison: je cours précipitamment; la frayeur,la surprise, le trouble me rendirent inattentif, et la fatale lettre, que je croyois en sûreté, me sera sans doute échappée. En rentrant chez moi, je l'ai cherchée vainement. Depuis, je n'ai osé retourner chez Sidley; elle ne m'a point écrit; je seche dans les tourmens de l'incertitude: jamais on n'a senti une agitation plus cruelle. Dans ce flux et reflux de sentimens contraires, je me suis déterminé à révéler tout à Madame De Syrcé. Eh quoi, mon ami, c'est dans ce moment que vous m'allez quitter! Votre pere est malade, et vous rappelle. Je ne sais, mais votre départ est pour moi le présage de quelque grand malheur. Adieu, mon ami.

Lettre xxx.

de Fani, jeune personne au service de Sidley, au comte. monsieur le comte, je vous écris en fondant en larmes; ma maîtresse, ma chere maîtresse, cette femme adorable, pour qui je donnerois ma vie, pour qui je la donnerois avec joie, eh bien, depuis quelques jours elle est tombée dans une mélancolie si profonde, qu'elle ne me parle plus et n'attache sur moi que des yeux distraits, où roulent des pleurs qu'elle veut cacher. Je ne puis devinerla cause de cet état; mais vous, monsieur le comte, mais vous... est-il possible que vous ne la connoissiez pas? Ce n'est que par vous que ladi peut avoir du chagrin ou du bonheur. Vous êtes tout pour elle, et elle mourroit de désespoir, si elle n'étoit pas tout pour vous. Il faut que je soulage mon coeur: je ne puis rien dissimuler, et j'ai besoin de vous dire tout ce qui l' oppresse. Cette nuit, une heure après qu'elle s'étoit couchée, elle s'est levée sans m'appeller, est descendue seule dans le jardin, et s'y est promenée à grands pas jusqu'à la pointe du jour. Je l'ai suivie des yeux à la clarté de la lune, qui me laissoit distinguer ses mouvemens: elle étoit pâle, échevelée; il lui échappoit des soupirs entrecoupés de quelques mots: elle prononçoit votre nom, et son trouble augmentoit. Enfin, elle a rentré; elle a tiré de son secretaire vos lettres et votre portrait: ses larmes alors ont coulé en abondance. Elle s'est penchée sur son lit, et est restée dans cette attitude jusqu'à l'heure à laquelle j'ai coutume d'entrer dans son appartement. Mes yeux étoient rouges et gonflés... j'avois tant pleuré! ... elle s'en apperçut, sourit, et voulut me dire quelques paroles qui expirerent sur ses levres. Elle me fixa avec bonté, me prit la main, et me pria de me retirer. Ah! Monsieur le comte, qu'avez-vous fait? Quelle femme vous affligez! Venez tomber à ses genoux, venez essuyer ses pleurs, venez rendre la vie au coeur que vous désespérez; consolez ladi, ou je vous croirai le plus barbare des hommes.

Lettre xxxi.

du comte, à la marquise. c'est trop me taire: c'est trop dévorer mes remords, mes inquiétudes, mes alarmes, sur-tout les vôtres. Connoissez mon crime, ou plutôt mon malheur: sachez tout. Je vous adore; je vous aime plus que je ne vous ai jamais aimée. Je vous adore, et je vous trompe! Voilà mon supplice de toutes les heures, de tous les instans. Je meurs de honte, de repentir, de douleur. écoutez-moi, et gardez-vous de prononcer mon arrêt, avant d'avoir lu mille fois ma justification. Avant de vous connoître, j'aimois un objet... (j' oserai en faire l'éloge à vous-même). J'aimois, dis-je, un objet charmant, sensible, honnête, plein de graces, de qualités et de vertus. J'étois heureux; je ne desirois rien que d'aimer, s'il étoit possible, encore plus ce que j'aimois avec excès. Je vous vis, ce premier regard emporta vers vous mon ame toute entiere. Je me dissimulai cette impression; je luttai contre elle. Je retournai à Sidley (c' est le nom de la femme que je vous sacrifie), mais j'y retournai avec votre image dans le coeur; elle m'intéressoit: vous seule m'occupiez. Enfin, je me peignis mon ingratitude, et Sidley l'emporta pour un moment. Que ce triomphe fut court! Vos froideurs apparentes, en piquant monamour-propre, réveillerent ma sensibilité. Je me crus haï; je vous en aimai davantage. Je me persuadai alors que ma passion n'étoit qu'un simple goût; je m'étourdis sur tous les droits de Sidley: je me promis de lui être fidele, et il me sembla que je cessois d'être coupable. C' est alors que le plus odieux des hommes, que je ne nomme pas, mais que vous devinerez, vint s'emparer de moi, m'empoisonna de ses conseils, de ses principes détestables, m'associa malgré moi aux viles manoeuvres qu'il coloroit avec cet art que suggerent l'esprit méchant et l'habitude des intrigues. Il vouloit m'enlever ma maîtresse, se venger de vous, me dégrader, vous perdre. Que fit-il? Il se moqua de mon amour, et intéressa ma vanité. Il me proposa votre conquête, comme si elle eût été en son pouvoir, mais à condition qu'il seroit le maître de divulguer mon bonheur. Je frémis de ce projet. Il arma contre mes scrupules toute la séduction de sa malheureuse éloquence, vous peignit sous les traits les plus étrangers à vous, vous confondit dans la foule de ces femmes que chacun obtient à son tour, qu'on prend sans amour, qu'on laisse avec mépris. Le monstre enfin m'enveloppa si bien de ses ruses multipliées, qu'il affoiblit ma passion, qu'il lui fit changer de nature, et qu'en m'attachant à vous, je songeai plutôt à contenter un desir vif, qu'à satisfaire la délicatesse d'un sentiment. Je serai vrai: Sidley, je l'avoue, se fortifia dans mon coeur de tout ce qu'on vous avoit ôté, et je neregardai mon aventure avec vous que comme une infidélité passagere qui me laisseroit bientôt libre, et n'attenteroit point à mon premier attachement. Combien vous êtes vengée! Combien vous méritez de l'être! Concevez quel fut mon trouble, mon déchirement, ma confusion, et mon ressentiment contre le traître qui m'a trompé, quand je vous connus mieux; quand votre ame se déploya devant moi; quand, du sein même de votre foiblesse, je vis éclorre toutes les vertus qu'on admire, et toutes celles qui se font aimer. Dès ce moment, je jurai d'être à vous, de n'être qu'à vous, de vous consacrer mes jours, d'abandonner Sidley; Sidley si honnête, si confiante, si digne de mes hommages: mais, vous le dirai-je? La vue de cette femme, le souvenir de son bonheur, du mien; la force de mes engagemens, le reproche secret d'y manquer, vinrent ressaisir mon coeur, et l'enleverent quelque tems à l'amour, pour l'enchaîner au procédé plus je vous idolâtrois, plus il me sembloit généreux de lui sacrifier ma passion même. Cette action se peignoit à moi sous les traits de l'héroïsme, et je me vouois aux malheurs pour lui en épargner. L'ame humaine n'est point capable d'un tel effort; la mienne, après bien des combats, s'arrache à tout pour revoler dans les liens qu'elle aime, qu'elle préfere, qu'elle veut garder jusqu'au dernier soupir. Le coeur que je vous rapporte, que je vous livre à jamais, sera d'autant plus fidele qu'il a rencontré plus d' obstacles. L'honnêteté qui m'a fait tenir à mes premierssermens, vous garantit ceux que je vous fais. Pardonnez-moi mes absences, mes froideurs apparentes. J'ai été trop à plaindre pour être encore puni. Jouet d'un homme abominable, je ne puis vous rendre heureuse, sans vous immoler une victime; eh, quelle victime encore! Une femme tendre, fidelle, et dont je vanterois les charmes, si les vôtres ne me faisoient pas tout oublier! Eh bien, c'en est fait... larmes, prieres, reproches, je braverai tout; si cet effort me coûte quelques soupirs, n'en soyez point jalouse; plus il sera douloureux, plus je sentirai le bonheur d'avoir souffert pour vous. Sidley est instruite... elle ne m'a point écrit; je ne la verrai point. Je vous aime avec excès, mon sacrifice en est la preuve; ne le rejetez point, soyez généreuse à votre tour; plaignez-moi, aimez-moi, et que le souvenir de mes torts s'éteigne dans l'ivresse de notre amour!

Lettre xxxii.

de la marquise, au comte. que m'avez-vous dit! Vous avez porté la mort dans mon coeur. à peine suis-je revenue du long évanouissement qui a suivi la lecture de votre lettre, de cette lettre fatale, où mon arrêt est écrit de votre main! J'estime votre franchise, mais je mourrai de ce qu'elle m'apprend.Vous avez aimé une autre que moi! Vous l'aimiez quand vous m'avez fait l'aveu de votre amour; vous ne me regardiez que comme l'objet d'une fantaisie! Moi, j'ai pu être un seul instant méprisée par vous! Moi, je me suis jetée dans des bras qui étoient ouverts pour une autre! Sans doute vous l'aimez encore! ... oui, vous l'aimez, vous m'abusez: aujourd'hui, qui me répondra de vos sermens, quand c'est sur leur foi que je me suis attiré mes maux? ô ciel! Il est donc vrai, à l'instant même que je croyois me donner à l'amour le plus tendre, j'avois une rivale... une rivale adorée! Avant que d'être conquise, j'étois déjà sacrifiée! Tous mes sens se soulevent. Vous allez l'oublier, dites-vous, vous me le jurez... vous le voulez peut-être; moi, je ne le veux pas; j'en mourrai, je le sens; mais j'aime mieux la mort qu'un bonheur acheté par les larmes d'une autre. C'est moi qu'il faut bannir de votre coeur, c'est moi qu' il faut accabler. Rentrez dans vos premiers liens; je vous rends votre liberté, je vous implore contre moi; et dans quel moment! ... celle à qui je vous cede, ou plutôt à qui vous appartenez, a sans doute plus de charmes que moi; mais je lui défie d'être plus infortunée... n'importe, allez tomber à ses pieds, essuyez ses larmes, laissez couler les miennes... c'est moi qui vous en presse, qui vous crie à genoux, laissez-moi mourir, et sauvez l'être sensible que vous avez promis d'aimer. Je suis loin de réclamer mes droits... si vous les connoissiez, si vous saviez dans quelabyme de maux vous m'avez conduite, et à quel point vous êtes coupable! ... je vous pardonne. Puissiez-vous ignorer toujours combien mon ame est courageuse; combien, malgré ma foiblesse, je méritois d'égards, et de quels efforts je suis capable! Vivez heureux, ne me voyez plus. Je vous sers, cruel, et vous m'obéirez... je frissonne; elle va donc jouir de mon sacrifice, et s'applaudir d'un triomphe, quand je n' aurai plus d'espoir que le tombeau! ... est-il vrai que vous vouliez renoncer à elle, que vous me préfériez, que je vous sois plus chere que je ne l'ai jamais été? De quoi vais-je m'informer! Votre perfidie... que votre aveu cependant rend moins horrible, cette perfidie dont je suis la victime, rompt tous les noeuds qui m'attachoient à vous. J'y renonce... je les déteste... je pleure en les déchirant, je pleure... je frémis... je ne vois plus que le crime et la honte; plus d'illusion consolante, plus de motifs de courage; le mien succombe, je voudrois parler et je n'ose... l'affreuse vérité rentre au fond de mon coeur... pour n'en jamais sortir... ah! Ma situation exciteroit la pitié même de ma rivale. Billet. du comte, à la marquise. qu'annoncent le mystere, le trouble de votre style, et ces réticences... que je n'oseinterpréter? J'irai tomber à vos genoux, je vous arracherai un secret qui semble peser à votre coeur... je ne croyois pas qu'il me fût possible d'être plus à plaindre: dieu! Si je l'étois davantage! ... tout ce que j'imagine m'effraie; je cours m'éclaircir. Puissé-je n' être pas encore plus criminel!

Lettre xxxiii.

de Ladi Sidley, à Fani. quand tu recevras ma lettre, je serai déjà loin du lieu que j'habitois. ô toi, qui m'as rendu les services d'une amie, toi qui connois mon coeur, toi qui m'aimois et que je regrette, j'ai craint de te l'ouvrir, ce coeur cruellement blessé, ce coeur fait pour sentir l'amour, digne de l'amitié, digne sur-tout d'un autre sort. Tu as vu naître ma passion pour le comte de Mirbelle. Jamais on n'eut un sentiment plus vrai, on n'éprouva jamais une plus noire trahison. Il aime ailleurs! Tout est fini pour moi. L'univers disparoît avec mon amant. Qu'est-ce que l'univers, quand on n'est plus aimée? Le barbare! ô ma chere Fani, ce n'est point une conjecture, ce n'est point un soupçon; je suis confiante, tu le sais. Mais hélas! J'ai vu... j'ai lu... je frémis! ... que cet homme est méprisable, après tant de sermens de sa part, et de crédulité de lamienne! Il ne m'amenoit ici que pour m'y abandonner. Garde-toi de croire que je l'aime encore; je le fuis, je m'applaudis de le fuir, je n'en serai jamais assez loin. Vaines illusions de ma douleur! Mon ressentiment me trompe. Fani! ... je l'aime plus que jamais. J'emporte ses lettres, son image; les unes auront mon dernier regard, l'autre mon dernier baiser. Que dis-je! La retraite m'armera contre un souvenir trop cher; j'oublierai le perfide... je l'oublierai! ... heureuse de n'avoir de commun avec lui que les principes d'une religion qui m'ouvre un asyle! ... asyle épouvantable, mais qui me sera doux, puisqu'il nous sépare à jamais. Que ne puis-je au moins y apporter le zele d'une ame désabusée de tout! Détachée des erreurs pénibles, que ne puis-je embrasser quelque vérité consolante! Que ne puis-je m'absorber dans le sein d'un dieu! Un dieu! En est-il d'autre? ... tu vois mon trouble, je renonce à lui, non à mon sentiment; j'en nourrirai le charme funeste, je me plairai dans son amertume; et souffrant par lui, je ne souhaiterai point le terme de mes jours. Le néant n'est à desirer que pour ceux qui ne jouissent pas des peines du coeur. Ma chere Fani, reçois les derniers épanchemens d'une ame où le souvenir de tes soins ne s'éteindra jamais! ... combien je suis agitée! ... il change, il me trahit, il veut mon trépas! Je dois l'abhorrer, et je le pleure! ... oui, je le pleure. ô toi, que j'aime, que j'aime encore, ne crains pas que je veuille, que je puisse meconsoler. Aucun regard humain ne profanera les traits malheureux qui n'ont fait qu'un infidele; ils n'auront brillé que pour toi, ces charmes que tu vantois. En cessant de te plaire, j'aurai cessé d'être belle, et ma douleur m'aura servie. Fani, j'épuise avec toi ma sensibilité; c'est pour lui, c'est contre lui que je réserve mon courage. Ensevelis dans ton coeur les restes de ma foiblesse. Qu' il l'ignore à jamais. Mon amie (je puis te donner ce nom), reçois pour récompense tout ce qui m'appartient; je joins à cette lettre le papier qui t'en garantit la possession. Tu es le seul coeur qui me reste, je te dois tout; et si tu es heureuse, je jouirai jusqu'à mon dernier soupir de la douceur de mon bienfait. J'ai récompensé Sudmer, et je te le recommande. Adieu. Brûle ma lettre, anéantis le gage d'un amour qui me déshonore. Tu remettras au comte, ou aux gens qui viendront de sa part, celle que je laisse pour lui... le malheureux! Il n'a plus d' amie... mais sa victime ne lui échappera point, j'aurai la force de vivre.

Lettre xxxiv.

de Ladi Sidley, au comte De Mirbelle. ce n'est pas l'instant des reproches, c'est celui du courage. J'ai lu la preuve de ta perfidie, que le hasard ou ton adresse a fait tomber entremes mains. Tu m'as trompée... tu ne me verras plus. Une barriere éternelle s'éleve entre nous, et tu ne sauras point le lieu de ma retraite. Ne donne jamais un regret à mon sort. Je ne regrette rien dans un monde où la sensibilité est en proie à l'ingratitude et à la trahison. La femme qui t'aimoit et qui t'oublie, s'ensevelit volontairement en des lieux où elle trouvera la paix... où elle attendra la destruction de son être... adieu... ne crois pas cependant que j'attente à mes jours. Si tu avois perdu la vie avant mon estime, je t'aurois suivi; mais tu es vil à mes yeux, tu ne m'es plus rien, et je vivrai, non pour la haine (l' objet de mon mépris ne peut la mériter), mais pour effacer à mes propres yeux la honte de t'avoir aimé.

Lettre xxxv.

de Ladi Sidley, au comte De Mirbelle. avant que Sudmer s'éloigne, que l'univers me quitte, et que je retombe sur moi dans cette solitude, je ne sais quel mouvement involontaire me force à t'écrire. Ce n'est point la haine, c'est encore moins l'amour: qu'est-ce donc? Le besoin de t'accabler de tout le mépris que tu m'inspires. Si tu n'étois coupable envers moi que du crime d'avoir changé, je pleurerois ton malheur, le mien peut-être; ... mais àl' inconstance tu joins encore la perfidie; ta bassesse me console de ton ingratitude. Rappelle-toi la mort de ma mere, ses derniers voeux, les dernieres paroles de sa voix défaillante: rappelle-toi tes promesses que je déteste, tes sermens que j'oublie, ma confiance, ma sécurité, mon amour, l'aveugle amour dont je brûlois pour toi: vois-moi livrée à toi seul, n'ayant point d'autre appui, d'autre objet, d'autre idée, solitaire et heureuse de l'être, m'enivrant de mon erreur que tu avois la cruauté d' entretenir: vois-moi dans la retraite où tu m'avois mise, et dans le désert où je m'ensevelis: enfin, contemple mon sort, et juge-toi... je me croirai trop vengée. Je ne m'emporterai point contre l'infortunée qui m'enleve ton coeur: je ne la hais pas, je ne l'envie pas, je la plains. Peut-être tu l'enverras mourir où je suis. L'être que je n'ai pu toucher, ne sera point sensible à un autre amour; l'être qui m' abandonne ne peut jamais être fidele. Non, tu ne le seras point, et ton inconstance te servira de supplice. Du creux de la tombe où je descends vivante, mon souvenir ira persécuter ton coeur. Tu me verras pâle, défigurée, meurtrie sous la haire, déchirée par le cilice, errer autour de toi; et ma sombre image, après mon heure suprême, viendra t'arracher tes plaisirs. Ne crois pas cependant que je sois malheureuse par toi. Non, je ne le suis pas... non... cruel! J'entre dans l'asyle du repos et de la paix. Puissent la force de l'exemple, le recueillement et le silence élever enfin moncoeur vers des objets qui le fixent et le remplissent! La nuit tombe. Sudmer, le respectable Sudmer vient prendre mes derniers ordres. Il pleure... et moi... et moi je ne pleure que lui et ma fidelle Fani... tous deux m'ont aimée. Quelle solitude! Quelles ténebres! Sudmer embrasse mes genoux... il me quitte: il part; les portes se referment sur moi. Ne me plains pas, barbare! Je me jette dans le sein d'un dieu... je ne suis point ta victime.

Lettre xxxvi.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. mes malheurs sont au comble, la vie m'est à charge, et pour surcroît de maux, je ne puis me soulager par des larmes; elles s'amassent sur mon coeur, l'oppressent, et n'en sortent pas. C'en est fait! ... Sidley, l'infortunée! ... elle a disparu... on ne sait où elle est... j'ai interrogé Sudmer, Fani... ils ne m'ont répondu que par des cris. Voilà mon ouvrage. Quelle lettre elle m'a écrite! Elle me méprise, m'abhorre! Je le mérite! ... que ne mérité-je point! Mon ami, je suis si malheureux, que ce chagrin même, tout accablant qu'il est, est le moindre de ceux dont je suis dévoré. Sidley ne peut me reprocher que mon inconstance, ma perfidie: mais, hélas! Envers Madame De Syrcéje suis coupable de tous les crimes. Je suis un monstre, un assassin: oui, je le suis. La plus sensible, la plus estimable, la plus charmante des femmes, eh bien,... elle est perdue; elle l'est par moi... je la déshonore; je borne sa carriere peut-être; et voilà le prix du plus tendre amour! Je n'ose en dire davantage; je n'ose confier au papier... vous m' entendez... tous les coups me frappent à la fois: et vous me quittez! ... quel présent! Quel avenir! Un mouvement de rage succede à mon accablement. Vil artisan de mes maux, tu en recevras le prix: j'en irai chercher la source jusqu'au fond de ton infame coeur. Le misérable! Et je le croyois mon ami! Excusez le désordre de mes sens. Vous me quittez donc! Vous me quittez! Vous partez demain! ... que deviendrai-je? ... je vous embrasse... soyez heureux. Billet. du chevalier De Gérac, au comte De Mirbelle. oui, je pars, et je pars malheureux; je vous plains, je pleure vos deux victimes, et vous plus qu'elles encore... vous êtes coupable. La maladie d'un pere adoré pouvoit seule, dans ce moment, me faire quitter mon ami. écrivez-moi; j'implore ma part de toutes vosinfortunes; et si tout vous abandonne, comptez sur un coeur que rien ne vous enlevera jamais.

Lettre xxxvii.

du comte De Mirbelle, à Madame De Syrcé. après mon crime, après l'aveu terrible que vous m'avez fait, quoi, vous me pardonnez! Vous souffrez que je pleure dans votre sein; vous plaignez les malheurs d'une femme qui a causé une partie des vôtres! Et c'est ainsi que vous savez vous venger! Ah! Votre pitié même est un tourment de plus pour moi: je suis trop infortuné pour que l'on me console. Accablez-moi de vos reproches, de votre indignation: peignez-moi votre état dans toute son horreur; empoisonnez mes blessures; servez mon désespoir; joignez-vous à mes remords pour déchirer ce coeur coupable; c'est la seule grace que je veux, que j'implore, que mes prieres doivent obtenir. Je ne puis envisager le gouffre épouvantable où je vous ai plongée; et plus vous m'excusez, plus je me trouve criminel. Quoi, mon emportement vous a sacrifiée! J'ai cédé au barbare délire des sens, quand vous étiez toute entiere à l'amour; et l'instant fatal de mon ivresse... et vous renfermez dans votre sein le gage éternel de l'infortune et du déshonneur!Je ne me connois plus: je me déteste: je suis pour moi-même un objet d'épouvante! C'est donc moi qui vous forcerai de baisser les yeux, de redouter ceux d'un époux, ceux d'une mere, ceux du public; et je vis! Et vous m'aimez! Vous me cachiez vos peines! Privée du sommeil, abreuvée de larmes, en proie à toutes les terreurs, vous ménagiez mon repos: vous vous priviez du seul consolateur qui soit pour vous dans l'univers! Que de grandeur, de courage et de vertu! Quelle ame! Vous qui me devenez sacrée; vous que j'idolâtre, que je respecte, ma maîtresse, mon amie; vous enfin à qui mon coeur donne en secret un titre encore plus cher, unissons-nous pour tromper tous les yeux, pour ne pas laisser à un monde inexorable le droit de vous flétrir. Vous! Grand dieu! écoutez. M De Syrcé est absent, Madame De Sancerre n'est pas prête à revenir: enveloppons-nous des ombres du mystere. L'amour est ingénieux, il peut voiler ses crimes. Le mien, n'en doutez pas, créera des moyens. Enfant infortuné que j'adore d'avance, tu vivras: ta naissance ne sera point fatale à ta mere; je te cacherai dans mon sein; on n'y entendra point tes cris; et quand ton oeil commencera à s' ouvrir aux horreurs de la vie, ma tendresse courageuse et mon éternelle assistance te vengeront des outrages de la société. Ah! S'il est possible, reprenez quelque repos: fiez-vous aux soins du malheureux qui n'a plus que vous au monde, et qui ne seroit déjà plus, si vous n' aviez besoinde son appui. Chef-d' oeuvre de l'amour, combien je vous admire! Combien je vous applaudis d'être restée fidelle à la nature! Le préjugé tient au sol; les forfaits sont forfaits par-tout; et il vaut mieux rougir, que de s'épargner la honte par un crime. Adieu, ma vie, mon ame, mon tout! Tâchons d'en imposer à l'univers, et puissé-je, hélas, être le seul puni!

Lettre xxxviii.

de Madame De Sancerre, à Madame De Syrcé. ma chere fille, unique objet de mes plus tendres affections; on me mande de Paris que vous changez tous les jours, que vos traits s'alterent; la tristesse de vos lettres me confirme ce qu'on m'écrit. Je pars: je vais vous porter mes soins, si vous êtes malade; et si vous êtes chagrine, mes consolations. M De Syrcé m'accompagnera peut-être: il est, comme moi, très-inquiet de votre santé, et me charge de vous communiquer ses inquiétudes: s'il peut s'absenter quelques jours, et interrompre ses occupations, vous le reverrez avec moi. Adieu, mon enfant. Je suis impatiente de t'embrasser.Billet. de Madame De Syrcé, au comte De Mirbelle. venez me voir; je suis perdue: j'ai reçu une lettre de ma mere, et sa lettre est la mort; elle revient, M De Syrcé l' accompagne: je ne vous en dis pas davantage. Je suis pénétrée de terreur. Adieu. Billet. de Madame De Syrcé, au comte De Mirbelle. il est deux heures après minuit; elle est arrivée à dix... mon ami, je respire; M De Syrcé n'est point avec elle, ses occupations l'ont retenu. Ma mere m'a accablée de caresses, et ce sont autant de coups de poignard qu'elle me donne. J'en suis réduite à frémir de ses bontés. Il me semble qu'elles me rendent plus criminelle. Que je crains ses regards! Je crains tout; mais si vous m'aimez, je supporterai tout. Ne venez point demain, je vous instruirai des événemens de ma journée. Adieu. Je suis profondément triste... que demain sera long! Je ne vous verrai pas.

Lettre xxxix.

de la marquise De Syrcé, au comte De Mirbelle. ayez pitié de moi; ne m'accusez pas; je vous ai trahi, je me suis trahie moi-même, je suis la plus malheureuse des femmes; je vous écris en sanglottant, et je ne sais si j'aurai la force de vous raconter une scene à laquelle je ne devois pas survivre: ah! Je n'y survivrai pas long-tems. Après le soupé, j'ai passé dans le sallon avec ma mere. Pendant tout le jour, elle avoit attaché sur moi des regards plus attentifs, et dans ce moment elle avoit un air froid, ne m'adressoit presque point la parole, ou ce n'étoit pas du moins avec ce ton affectueux qu'elle a toujours. Elle étoit à son métier, moi j'avois pris un livre sur la cheminée par contenance seulement; il m'étoit impossible d'y distinguer la moindre chose. Le silence régnoit, je n'osois le rompre: je n' osois lever les yeux; et quelque effort que je fisse, je laissai tomber quelques larmes; elles m'ont perdue; ma mere qui les vit couler, quitta son ouvrage, me fixa; et ce coup-d' oeil foudroyant, quoiqu'il ne fût point dur, m'avoit anéantie. Ma fille, me dit-elle, qu'avez-vous? à ce seul mot, les soupirs se presserent dans mon sein, mon coeur palpita; je versai un torrent de pleurs. Ma mere effrayée,vint à moi: ma fille, que signifie ce trouble, cette douleur? Vous me faites trembler. J'allai me cacher dans son sein, et j'y restai sans lui répondre... ma confusion, mon déchirement, la honte de mon état écrite malgré moi dans mes yeux, éclairerent les siens... je vous entends, me dit-elle en me repoussant, et allant tomber sur un siege qui étoit à l'autre bout de la chambre; opprobre de ta famille, malheureuse enfant! Oui, m'écriai-je, en me prosternant à ses pieds que je baignai de larmes, je suis une malheureuse, une femme déshonorée; ne m'ouvrez point votre sein, rejetez-moi; je bénis la main qui me frappe, cette main est la vôtre; votre rigueur est un bienfait. La seule grace que je vous demande encore, c'est de me laisser fuir avec l'être infortuné, formé de votre sang, et nourri de mes larmes. Je ne veux que le tems de lui donner le jour, ensuite je subirai ma peine par un trépas que j'implore. Mes yeux s'éteindront à la lumiere dans l'antre que j'aurai choisi pour cacher ma honte, et mon dernier soupir n'arrivera point jusqu'à vous. Vous n'entendrez point les cris de ma douleur; je me juge, je me condamne, ouvrez-moi vos bras pour la derniere fois... insensible époux, toi que j'aimai, que j'adorai, contemple les fruits de ta conduite: mon opprobre est le tien. Rougis, cruel, rougis, tu es la cause de mes malheurs, de mon ignominie; sans toi le coeur d'une mere ne frémiroit point à ma vue, elle ne m' auroit point repoussée de ses bras. J'avois à peineachevé ces paroles, que ma mere étoit dans les miens; elle y fut long-tems muette, éplorée: ma chere fille, me dit-elle enfin d'une voix entrecoupée de soupirs, tu m'as attendrie. La nature a parlé, et je ne puis résister à sa voix. Calme-toi, console-toi, je couvrirai ton crime... ta foiblesse. L'être suprême pardonne. L'honneur, la nature et la religion même ne doivent pas être plus inexorables que lui. Mais, ô malheureuse enfant, il faut que tu me jures de ne plus revoir l'auteur de tes maux. Cher amant, juge de mon effroi, et de tout ce qui se passoit en moi à cette proposition! J'ai pleuré, j'ai tremblé, j'ai jeté sur ma mere le regard le plus expressif, le plus douloureux. J'ai de nouveau embrassé ses genoux; mais je n'ai rien promis... hélas! Il est plus aisé de mourir, que d' arracher de son coeur le trait qui l'enchante et le déshonore. Oui, dans ce moment, sous les regards d'une mere, d'un dieu que j'ai offensé pour vous, qui m'en punit, dont mes maux présens ne désarmeront peut-être pas la rigueur, dans ce moment épouvantable, c'est pour vous que je crains; et noyée dans les pleurs, je tremble de vous en coûter... adieu. Ma main défaillante refuse de tenir ma plume... mes lumieres sont éteintes; me voilà dans les ténebres. Je n'ose sonner mes femmes; je ne sais quelles images funebres se présentent à moi; tout mon corps brûle et frissonne; je souleve à peine ma tête appesantie, je ne puis plus former une idée; je me meurs... adieu.

Lettre xl.

du comte De Mirbelle, à la marquise. hélas! Hélas! Qu'avez-vous dit? Votre indiscrétion me désespere; elle fait trois malheureux. Il falloit m'en croire, il falloit vous reposer de tout sur moi. Jamais, non, jamais vous ne deviez souffrir un tiers, quel qu'il fût, entre vous et votre amant. Que deviendrai-je, si l'on m'interdit votre présence? Vous-même, que deviendrez-vous? Je périrai mille fois avant qu'on nous désunisse. Votre beauté, vos vertus suffisoient pour m'attacher à vous; votre situation m'y enchaîne, jusqu'à ce que le froid du trépas vienne glacer mon coeur plein d'admiration et d'amour. J'ai baigné votre lettre de larmes. Les caracteres en sont effacés; mais mon ame les a retenus: ils y sont gravés en traits profonds que les tems accumulés ne pourront détruire. Croyez-moi, ne nous bornons pas à gémir, à attendre notre arrêt. Prévenons l'infamie arbitraire dont on tâchera de vous couvrir. Oui, oui, puisons dans notre amour une force qui le mette hors des atteintes de la société. Si votre mere, votre respectable mere, une seule fois cruelle, persiste à vouloir notre séparation: ô vous, sur qui j'ai des droits illégitimes dans nos moeurs, mais sacrés pour nous deux, vous,sans qui je ne peux plus vivre, vous que nul autre que moi ne peut consoler, fuyons ensemble, fuyons des hommes cruels, tyranniques, qui ont des conventions au lieu de sentimens, des bienséances au lieu de vertus, et des préjugés féroces au lieu des douces lumieres de la raison. N'hésitons pas, éloignons-nous d'un monde, où la loi même encourage au crime, où sur mille attentats cachés, s'éleve le fantôme de l'honneur, pour insulter à la nature. C'est elle seule qu'il faut suivre, qu'il faut écouter. Avec vous, avec le trésor caché dans votre sein, j'aurai tout, je n'envierai rien. Abandonnez vos parens, je quitterai les miens; renoncez aux vaines chimeres du rang, je renonce à mes espérances. Suivez-moi: allons chercher des lieux où l'on ait de la commisération par instinct, et non de l'humanité par principe. Il est des peuples que nous appellons sauvages: ils nous recevront, ils nous plaindront; ils admireront notre fermeté, notre amour, notre dévouement courageux aux loix saintes dont l'infraction sacrilege, en vous épargnant le supplice de rougir, nous auroit laissé des remords plus horribles que lui. Aux extrêmités de la terre, sous quelque climat que nous habitions, nous trouverons une bonté naturelle qui nous fera grace, qui soulagera nos maux. Nous trouverons, non des loix établies par des hommes aveugles et barbares, mais la sensibilité vraie, mobile universel de tout être que nos politiques institutions n'ont point dégradé. L' opprobre nevous suivra point; il restera, chere amante, à ceux qui vouloient vous en accabler. Ma femme, oui, ma femme à mes côtés, mon enfant dans mes bras, je ne serai nulle part étranger. Les lieux où l'on s'attendrit sur l'infortune, voilà notre patrie. Vous direz à l'univers: j'avois un époux que je croyois honnête et fidele; mon ame entiere lui fut asservie; je cultivai avec une tendresse inquiete les fruits de notre union; le cruel m'a abandonnée, méprisée, pour les plus viles créatures: jeune et sensible, j'ai connu le besoin d'aimer, et je me suis donnée à celui que j'ai cru le plus digne de moi. C'est là mon crime, la cause de tous mes malheurs, des persécutions que j'éprouve, et de l' exil volontaire que nous nous sommes imposé tous deux. Mon amie, voilà ce que tu diras, et tous les coeurs seront émus. Ose adopter ce que je te conseille, osons l'exécuter. J'irai ce soir vous embraser de mon idée. Gardez-vous de condamner ce délire de ma tête; il a sa source dans mon ame; l'image de votre déshonneur me rend furieux. Je n'y survivrois pas; votre billet de ce matin m'apprend que vous souffrez, que vous n' avez pas eu la force de vous lever. ô ciel! Peut-être à l'instant que je vous écris... dieu! Si votre porte m'alloit être fermée! Désobéissez, ou je ne réponds pas de la violence de mon désespoir. Adieu! Je ne me connois plus... daignez seconder mon courage, et je suis prêt à tout entreprendrepour vous arracher au mépris d'un monde qui ne mérite pas de vous posséder.

Lettre xli.

du comte De Mirbelle, à Madame De Syrcé. le voilà donc arrivé le malheur que j'ai craint, que j'avois prévu! Votre porte m'est fermée; j'y passe à tous les instans; toujours les mêmes ordres. Les gens sont consternés... j'ai entrevu Sophie, elle étoit en pleurs; elle parloit de transport... de redoublement... je ne respire plus. Toutes les nuits j'erre autour de votre maison; dès le matin j' épie ceux qui en sortent, et je cherche sur leurs visages les cruels indices de ce que j'appréhende. Ce supplice est horrible; ayez pitié de votre amant, il meurt d'inquiétude, de douleur et d'effroi...

lettre xlii.

du comte De Mirbelle, à Sophie, l'une des femmes de la marquise. elle est mourante, et je ne puis la voir! Elle est mourante, et je vis... ma Sophie, ma Sophie, au nom de l'humanité, du malheur, de tout ce qui est sacré, tâchez de m'introduire chez elle. Dans son transport, vous dites qu'elle m'a nommé. Peut-être ma présence! ... n'en doutez pas... ma chere Sophie, ne me refusez point; choisissez un moment où Madame De Sancerre sera chez elle. Sauvez la vie à votre maîtresse, à moi; venez à mon secours. Quoi, Madame De Lacé a passé quatre nuits auprès d'elle, et moi j'en suis banni! Que cette dame est heureuse! Que j'envie son sort! On accepte les soins de l' amitié, et l'on rebute ceux de l'amour, de l'amour désespéré! Grand dieu, s'il falloit la perdre, je jure de ne lui pas survivre! Puisse-t-elle entendre mon serment! Je compte sur vos soins... je ne quitterai point les environs de l'hôtel; j'y serai à toutes les heures du jour et de la nuit: si vous pouvez me ménager une entrevue, faites-moi des signes à travers les croisées de l'appartement. J'y attacherai mes regards: ne m'oubliez pas, respectez mon désespoir.

Lettre xliii.

de la marquise, au comte. revenue à moi, je peux donc vous écrire! Il me reste un souffle, il est à vous. Ne vous alarmez point. Au nom de l'amour le plus tendre, ayez du courage. Je crois que je suis mieux: pardonnez-moi si je ne vous ai point vu... ce sont les ordres de ma mere qu'on exécute. Que ma situation est cruelle! Une lettre de M De Syrcé m'a porté le dernier coup. Il a écrit à Madame De Sancerre; il la presse, il la supplie de me donner ses soins; il voudroit les partager: il s'accuse, sent ses torts, aggrave les miens, m'accable de son estime... ah, dieu! Je n'étois donc pas assez punie. Hélas, combien je souffre! Si vous m'aimez, si vous m'en aimez mieux, je me trouve heureuse... je suis charmée et fatiguée d'écrire; il me seroit douloureux de quitter un univers que vous habitez. La mort seule peut me soustraire à la honte... et vous m'attachez à la vie! ...

lettre xliv.

du chevalier De Gérac, à la marquise. votre lettre, madame, m'a pénétré d'admiration et de douleur; et l'effet étonnant qu'elle a produit sur moi, me prouve que je ne suis pas indigne de la confiance dont vous m'honorez. Combien votre ame est sublime! Combien votre conduite actuelle vous venge de mon injustice passée! Non que je me repente d'avoir conseillé M De Mirbelle comme vous l'eussiez fait à ma place. J'ai consulté mon coeur, j'ai parlé comme j'aurois agi; mais je ne me consolerai jamais de n'avoir pas démêlé assez vîte, du sein même de votre foiblesse, toutes les qualités auxquelles je rends hommage. Que de générosité, d'héroïsme et de force! M De Mirbelle vous a dit avec quelle chaleur je m'opposois à sa passion pour vous, et c'est à moi que vous vous adressez! Vous me chargez du soin cruel de le consoler, de veiller sur ses jours: et dans quel moment! Lorsque vous êtes la seule qui ne trembliez pas pour les vôtres... ah! Madame, il n' aura point le malheur de vous perdre, vous vivrez. Le ciel vous doit à la terre, non pour rougir d'une faute trop expiée, la honte n'est faite que pour le crime; mais pour vous en relever avec éclat, et donner l'exemple des vertus. Votredémarche m'éclaire. Souffrez, madame, souffrez que je partage l'enthousiasme trop juste... et sur-tout l'espoir de mon ami. Je vous fais le serment d'obéir aux ordres que vous me donnez; mais c'est avec la certitude de n'être jamais dans la triste nécessité de les remplir. Il m'eût été bien doux de vous assurer, dans une circonstance moins douloureuse, de mon profond respect, et, daignez me le permettre, de mon attachement. Billet. du chevalier, au comte. ah! Rassurez-moi, mon cher comte. Donnez-moi de vos nouvelles; donnez-m' en de Madame De Syrcé. Lui seroit-il arrivé de nouveaux malheurs? L'état de mon pere, celui où je vous ai laissé, et le regret de ne pas être auprès de vous, et la raison qui m'en éloigne, tout m'accable. Votre silence m'effraie, votre position m'attendrit. Vous souffrez, je suis loin de vous; un mot, un seul mot. Je crains tout, j'ai besoin de consolation, j'en ai besoin, vous êtes malheureux.

Lettre xlv.

de la marquise, au comte. je voudrois pouvoir vous cacher mon état. Il n'est plus tems, il faut se soumettre, il faut nous séparer. Vivez, je vous en conjure; c'est du sein de la mort que je trouve des forces pour vous l'ordonner. Vivez, si je vous fus chere. Je ne puis croire qu'en cessant d'être, je cesse de vous adorer... quelque chose nous survit. C'en est fait! ... c'est un adieu... un adieu éternel que je vous dis. Ma main tremble... je ne puis achever... mon arrêt est prononcé, je ne vous verrai plus; mes yeux qui ne s' ouvroient qu'à vous, qui, noyés de larmes, vous cherchent encore, vont se couvrir de ténebres. Mais, j'en atteste le ciel, je ne regrette en moi que le sentiment profond dont vous fûtes l'objet unique, et qui va s'anéantir dans ma tombe. Que dis-je, malheureuse! Le maître de l' univers me rappelle, et j'ai un dieu sur la terre! Dans ce moment d'épouvante, dans ce moment horrible, en proie à toutes les douleurs, à tous les maux, aux remords; trop punie pour n'être pas coupable, c'est pour vous que je frémis. Hélas, il ne verra donc point la lumiere cet enfant malheureux, né de l'amour, et condamné à subir la peine du crime! Je vais, en m'éteignant, lereplonger avec moi dans la nuit effrayante... où l'on n'entend point la voix de ce qu'on aime. J'aurois, pour conserver ses jours, supporté l'ignominie. J'adore tes décrets, ô ciel! Je ne murmure point d'en être la victime: mais souffre qu'au milieu de mes tourmens, si tu ne frappes que moi, je te rende grace de ta bonté. J'ai quitté dix fois ma lettre... je ne saurois écrire, ni m'arracher à vous... ne vous reprochez rien; c'est du fond de mon coeur que je vous pardonne. Adieu, adieu... que disparue de l'univers, je vive dans votre mémoire! N'oubliez jamais que mes derniers soupirs ont encore été pour vous.

Lettre xlvi.

du comte, à Madame De Sancerre. par la hardiesse de ma démarche, vous jugerez, madame, de l'excès de mon trouble. Le désespoir ne connoît aucun frein; il doit intéresser par sa violence même; et si les infortunés ont quelques droits sur votre ame, vous m' écouterez avec bonté; vous oublierez que je suis coupable, en voyant combien je suis malheureux. Votre fille est mourante; votre fille... la plus charmante des femmes, et, j'ose dire, la plus respectable. Elle est mourante, j'en suis lacause, et c'est à vous, oui, madame, à vous-même que je m'adresse pour obtenir une grace... dont ses jours dépendent peut-être. Je ne vous parle point des miens, ils me pesent; c' est pour elle que je vous implore. Il est des momens où les bienséances doivent être comptées pour rien, où la nature doit parler seule, où les ames sensibles, les ames telles que la vôtre, jettent un cri qu'il est horrible d'étouffer. Quels que soient mes torts, mes forfaits, j'ai des titres. Pour être affreux, ils n'en sont pas moins sacrés; je les réclame. Madame De Syrcé m'a cru digne de son attachement. Il m' appartient ce coeur sublime et tendre; ses derniers battemens seront pour moi, je le sais, et vous lui enlevez une de ses plus cheres consolations! Dans cet instant, madame, défiez-vous de vos principes; la sensibilité est la premiere vertu. Tremblez... vos ménagemens vous coûteront des pleurs; tremblez d'être vous-même complice d'un malheur... ah! Je tombe à vos pieds, je les embrasse. Vous m'avez compris... me refuserez-vous? Permettez, souffrez que je la voie un instant, un seul instant. Mon image est au fond de son ame; elle y entretient la douleur, elle accroît son mal, mon souvenir la tue, ma présence la calmeroit. C'est mon espoir, n'allez pas le trahir. Qu'elle lise au moins dans mes yeux noyés de pleurs le prix de son amour; et s'il faut la perdre, m'arracher à tout, que je recueille un de ses soupirs pour y joindre le dernier des miens. La perdre! Non, non: le ciel n'est point, impitoyable; il feroit trop de malheureux. Dieu juste, toi qui pardonnes aux foiblesses, ô mon dieu! Si ton bras est levé, suspends le coup terrible; en frappant, tu enleverois aux mortels ta plus parfaite image. Te faut-il une victime? Frappe, me voilà prêt; ou, si tu veux être plus cruel, remplis mes jours d'amertume, traîne-moi de douleur en douleur à la plus affreuse vieillesse, et fais-moi acheter la mort au prix de l'infortune; mais sauve, sauve ce que j'aime. Puissé-je m'emparer de tous ses maux, en être accablé, les sentir tous, et jouir! ... vous voyez mon égarement; y serez-vous insensible? Au nom de mes larmes, de mes tourmens, de mes crimes même, oui, de mes crimes, écoutez-moi; ils me rapprochent de vous... où suis-je? Qu'ai-je dit? Je ne me connois plus... frémissez... mais ne m'accablez pas; frémissez de pitié. Je suis trop à plaindre pour exciter votre colere. Songez à ma situation; est-elle assez épouvantable? Je plonge au cercueil la femme que j'idolâtre; elle expire par moi, et pour moi, et je ne puis m'offrir à ses yeux, me prosterner devant elle, serrer sa main défaillante, lui montrer le malheureux qui doit la suivre! ... mes esprits s'égarent, je ne sens plus, ne vois plus... vous seule! ... la force me manque... j'attends votre réponse ou la mort.

Lettre xlvii.

du comte De Mirbelle, à Madame De Syrcé. votre arrêt est prononcé! Qu'ai-je lu! Qui vous l'a dit? Gardez-vous de le croire. Non, il ne l'est pas; n'écoutez point des barbares qui vous trompent; n'ajoutez foi qu'à l'amant qui vous rassure. Vous, me quitter! Vous! Je ne reçois point votre adieu, votre adieu cruel... au nom de mon amour, de l'amour le plus tendre, le plus malheureux, le plus désespéré, reprenez votre courage. S'il est un être juste, il veille sur vos jours, il vous protege, il vous aime; mes pleurs l'attendriront; et s'il déchiroit nos noeuds, son bonheur, quel qu'il soit, seroit troublé par l'excès de mon infortune. Ne craignez rien, il me semble que, tant que je respire, le ciel même n'a point de pouvoir sur vos jours; cette illusion suspend mes terreurs. Quoi, c'est vous, c'est bien vous qui m'avez écrit? Je la mets sur mon coeur cette lettre, cette précieuse lettre, cher monument d'une sensibilité dont il n'y eut jamais d' exemple. Votre ame y est toute entiere, cette ame à la fois douce, courageuse et profonde, et qui est vraiment un rayon de la divinité. Quoi, cette ame de feu s'éteindroit! Elle ne sentiroit plus l'amour! La tombe dévoreroit... mes yeux se couvrent de larmes. Qui,moi! Moi, malheureux, je vous aurois connue, pour être votre bourreau! Sous la riante image du bonheur, le sort implacable nous auroit caché un avenir aussi funebre! J'aurois porté la mort dans votre sein, le gage de notre union s'y anéantiroit, et je perdrois à la fois deux êtres sacrés pour mon coeur! Je ne puis envisager cet abyme. ô toi, sans qui je ne saurois vivre un seul instant, que tes craintes s'évanouissent; ne partage que mon espoir. Il sera rempli, si Madame De Sancerre n'a point une ame cruelle. Je lui ai écrit; j'implore de sa bonté la grace de te voir, de te parler; sans doute elle me l'accordera. Sophie te remettra ma lettre; les caracteres en sont presqu'effacés par mes pleurs; mais si tes yeux peuvent s'ouvrir, ils m'y reconnoîtront encore. Je lui ai bien recommandé de choisir un moment où tu serois moins foible, pour te la laisser lire; tu y verras l'amour que tu inspires, les craintes qui m'accablent, les espérances qui me consolent. Ma chere maîtresse, que Madame De Sancerre tarde à me répondre! Va, je souffre tous les maux ensemble. Te savoir mourante, et vivre loin de toi, vivre dans des transes éternelles; pleurer le jour, pleurer la nuit, rejeter toute consolation, relire sans cesse tes lettres, couvrir ton portrait de baisers et de larmes, lui parler comme s'il pouvoit m'entendre et me répondre, imprimer ma bouche et mon ame sur les moindres gages de ta tendresse, voilà l'emploi de tous mes instans, mes occupations douloureuses et cheres; voilà ce que jefais sans cesse, et je n'y suis arraché que par un abattement qui ressembleroit à la mort, s'il n'étoit encore plus horrible qu'elle. Je ne puis finir ma lettre. En ce moment ou je m' entretiens avec toi... les sanglots m'oppressent... adieu, mon amie, ma maîtresse! Adieu, toi, l'épouse de mon coeur! ... on ne m'apporte point de réponse. Je frémis, je tremble... quel état! ... je me meurs! Je t'adore! ... tu vivras; oui, tu vivras... et ton amant, ton amant fidele! ... je te quitte malgré moi... adieu... il faut que je te voie; il le faut! ... les barbares! Ils ne me priveront pas plus long-tems de ta présence. Billet. du comte, à Sophie. ô ma Sophie, je me trouverai à l'heure indiquée à la porte de l'hôtel; je serai déguisé, les gens ne pourront me reconnoître. Ma Sophie! ... tous les coeurs sont féroces. Madame De Sancerre... ah, dieu! ... ma Sophie, je te dois tout; tu as remis ma lettre. Ta maîtresse en a lu quelques lignes! ... son front étoit serein, mais une foiblesse l'a empêchée de poursuivre. Une foiblesse! ... elle est plus mal, et c'est à moi qu'il faut le reprocher! Le ciel m'a donc fait naître pour son tourment. Elle expire,et je hâte peut-être... moi! Qu'ai-je dit! C'en est trop, je succombe; si mes cris alloient être entendus! Je sors de chez mon pere, je vais errer jusqu'à l'heure du fatal rendez-vous. Quel jour, quel jour funebre! S'il m'enleve ce que j'aime, puisse-t-il être le dernier pour toute la nature! Adieu; je te remercie, et dans ces instans où mon ame n'est ouverte qu'à la douleur, j'ai encore la force de sentir ton bienfait.

Lettre xlviii.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. quelle scene! Quelle scene à la fois attendrissante et affreuse! Je n' aurois jamais pu vous en faire le récit. J'étois stupide, sans connoissance, sans mouvement; mes yeux fixes et mornes ne distinguoient plus les objets. Mon état étoit une mort anticipée; mais ce matin Madame De Syrcé est moins mal, j'en reçois la nouvelle; je respire, et je peux vous faire part de tout ce qui m'agite encore. Hélas! On n'espéroit plus rien de cette femme charmante; elle avoit eu dans la journée plusieurs foiblesses; on redoutoit la nuit. à force d'instances, de prieres, de larmes, je détermine Sophie à me laisser entrer dans sa chambre, et à me ménager un instant pour voir sa maîtresse. Comment résisteraux emportemens de l'amour et de la douleur! Sophie n'en eut pas le courage. Il étoit sept heures du soir. Madame De Sancerre ne pouvant cacher ses larmes, monta dans son appartement pour pleurer en liberté, et sans craindre d'être apperçue de sa fille mourante. Ce fut alors qu'on m'introduisit chez elle; je crus entrer dans le tombeau, et je me trouvois heureux d'y être. Muet et tremblant, je me jette aux pieds de son lit; il lui restoit à peine un reste de souffle et d'existence. Je prends une de ses mains, je la couvre de baisers, je la presse sur mon coeur. Aux pleurs dont je l'arrose, aux sons étouffés de ma voix, Madame De Syrcé entr' ouvre des yeux expirans, et attache sur moi un regard, dont l'expression m'est toujours présente. Quel Dieu me rend à la vie? Ah, c'est vous, me dit-elle, c'est vous que je vois! J'aurai donc encore un instant de bonheur; je pourrai vous dire à vous-même avec quel plaisir je vous pardonne. J'ai vécu coupable, et je mourrai contente, le ciel ne me hait pas. Adieu... fuyez... la force m'abandonne; mais avant de me quitter, jurez-moi de vivre. Je le veux, je vous l'ordonne... je vous en conjure. Il faut renoncer à tout, il le faut, donnez-moi votre main... c'en est fait... emportez mes derniers voeux. à ces mots, elle tomba dans une nouvelle foiblesse. Accablé, anéanti, desirant de l'être tout-à-fait, je n'avois pas eu la force de proférer une parole. Soudain on entendit Madame De Sancerrequi descendoit; je fus obligé de fuir, de m'arracher de ce lieu. Ne sachant ce que je faisois, où j'allois, voulant sortir, me trompant, ne voyant plus rien, j'entre dans la chambre des enfans de Madame De Syrcé; je les trouve à genoux, remplissant l'air de leurs cris, et priant le ciel de leur conserver une mere adorée. à la vue de ces innocentes créatures, à qui j'enlevois leur appui, je ne pus me contenir. Je me penchai sur eux, je les serrai dans mes bras, je les inondai de larmes, et les effrayai de l'excès de ma douleur. Je voulois leur parler, ma voix expiroit sur mes levres; enfin je m'élançai hors de cette maison où j'aurois dû mourir. L'image du duc alors vint se présenter à moi. Je vis en lui le bourreau de Madame De Syrcé, de Sidley, le mien. Je cours, l'oeil ardent de courroux, respirant la vengeance. Hélas! Mes genoux se déroberent sous moi; je ne pouvois me soutenir, et il fallut me ramener chez mon pere, où j'ai passé la nuit la plus horrible, mais sans abandonner un seul instant l'idée de percer le coeur du perfide qui m'a perdu. Je suis plus calme dans ce moment; on a une lueur d'espérance... aimez-moi, plaignez-moi; je suis le plus coupable des hommes; mais il n'en est point de plus puni.

Lettre xlix.

de Madame De Sancerre, au marquis De Syrcé. ne partez point, je vous en conjure, ne partez point. Hélas! Que viendriez-vous faire? Il n'y a plus d'espoir. En vain j'ai compté sur sa jeunesse, sur son courage, il faut se résoudre à la plus horrible séparation. Voici le huitieme jour que je ne me suis couchée; je veille à côté d'elle, les yeux attachés sur les siens: je ne la quitte que pour pleurer. Quelle femme! Que de qualités que nous ne connoissions pas! ô dieu, tu lui pardonneras ses fautes en faveur de ses vertus! Hier, elle a fait venir ses enfans; elle les a tenus long-tems embrassés. Souvenez-vous de moi, leur a-t-elle dit, aimez votre pere, respectez-le toujours, et méritez ses bontés. Je sanglottois, je fondois en larmes, et c'est elle, c'est elle qui me consoloit! Je lui ai montré votre lettre; elle en est bien reconnoissante. Voici sa réponse, qu'elle m'a remise toute cachetée, et qu'elle me recommande de vous faire tenir. L'infortunée! Avec quelle joie je racheterois ses jours de tous ceux qui me sont réservés! Moi, lui survivre, moi! Mon coeur se serre, je ne puis retenir mes pleurs, ils inondent mon papier. Madame De Lacé entre; cette digne amie!Elle ne quitte point ma chere fille. Tout le monde l' aime: et il faudroit la perdre! ... je me meurs... je vous écrirai demain... demain! ô ciel! ... je n'en puis plus... adieu.

Lettre l.

de la marquise, à M. De Syrcé. je vais paroître devant un juge que je ne puis croire inexorable. Avant de lui rendre compte, je vous dois la vérité. Je n'aurois pu soutenir votre présence: je ne mérite plus vos regrets; je ne veux pas les emporter. Je ne vous parle point des horreurs de mon repentir; une ame telle que la vôtre n'a pas besoin de vengeance. La mort seule pouvoit m'arracher au crime, au malheur, à la honte, et j'en bénirois les approches, si je ne coûtois pas des larmes qui me la rendent affreuse. Pardonnez... bientôt je ne vous offenserai plus. Mon coeur va se fermer même au remord... bientôt il ne restera de moi que des cendres froides et inanimées... daignez ne point haïr ma mémoire... vivez heureux. L'instant redoutable s'apprête... le tombeau s'ouvre pour me recevoir... j'y vais descendre... il faut tout quitter, et pour jamais! Consolez la mere la plus tendre... que vos enfans vous soient chers: ne me pleurez point... je meurs coupable.

Lettre li.

du comte De Mirbelle, au chevalier De Gérac. où suis-je! Que vois-je! ... un cercueil! ... j'ai peine à retenir mes cris... est-il vrai? Laissez-moi me plonger, me cacher dans le sein de l'amitié... j'ai tout perdu; et dans la solitude immense où je me trouve, déchiré de remords, poursuivi par des ombres, c'est sur vous que je me jette. Elle étoit mieux, je le croyois... je vous l'avois mandé... je respirois! ... mieux perfide! Lueur formidable, qui brilloit sur un sépulcre! Elle est morte! ... qui? Madame De Syrcé! ... oui, c' en est fait... rien n'a pu la sauver; elle est morte et vengée. Aurai-je la force de poursuivre? Je l'aurai... c'est mon dernier effort, il est affreux, je me l'impose. J'aime à me pénétrer de mes maux, à m'en nourrir, à m'y concentrer. Ma douleur me plaît; et si quelque bien me reste au monde, c'est l'excès de mon désespoir... il finira... tout va finir pour moi. Frémissez. La nuit du jour même où je vous confiois mes espérances, j'errois, comme j'ai toujours fait durant cette fatale maladie, j'errois autour de l'hôtel de Madame De Sancerre. Quelle nuit! Quelles ténebres! Jamais elles ne m'avoient paru si profondes. Je les voyois teintes de sang, et j'y marchois au hasard,abymé dans mes réflexions. Tout-à-coup j'en suis distrait par des sons lugubres. Je cours, je m'élance; il se fait du mouvement, la porte s'ouvre, des domestiques sortent, je me précipite sans ête apperçu. J'avance, je m'enhardis, je monte, j'entre, poussé par un attrait funeste, j'entre, ô ciel! Dans la chambre du malheureux objet dont j'ai causé la perte. Quel spectacle! Madame De Sancerre évanouie; Sophie au milieu des secours qu'elle lui donne, poussant des cris lamentables; Madame De Lacé qui fuit, effrayée de mon aspect! Les restes de quelques lumieres éclairoient cette scene funebre. J'approche, j'ouvre les rideaux d'une main tremblante, malgré les instances, les larmes, et les oppositions de l' inconsolable Sophie. Dieu! ... ô dieu! ... mon ami, toutes les graces, toutes les vertus, tout ce que j'adorois, immobile, enseveli dans un sommeil éternel! ... attendu au sein de la terre! ... et j'ai pu y survivre! ... Madame De Syrcé... elle n'étoit plus, elle venoit d' expirer... elle n'étoit plus; mais la pâleur du trépas n'étoit point encore sur son front, et la mort même n'avoit pu la défigurer. Elle vit encore, m'écriai-je! à l'instant, je saisis ses mains, ses mains glacées, que je réchauffe dans les miennes. Je cherche à ranimer de mon souffle quelque souffle égaré d'une vie, hélas! Qui étoit disparue. Je lui parlois comme si ma voix avoit pu arriver jusqu'à elle; c'est ton amant, c'est lui, c'est lui qui veille à tes côtés; renaîs, ô la plus tendre des femmes, la plushonnête, la moins connue; renais aux cris de la douleur, à la voix de l'amour: mais, quand des signes trop certains m'eurent assuré du malheur horrible dont je doutois toujours, je ne fus plus maître de mes transports. Je m'attachois à ces restes inanimés, je les couvrois de pleurs, je les pressois dans mes bras, je ne pouvois m' en séparer. C'étoit un trésor que je disputois, que j'enviois à la tombe. En vain Sophie éplorée me conjuroit de sortir avant que Madame De Sancerre revînt à elle. Laisse-moi, lui dis-je; je veux que les yeux de cette malheureuse mere me voient en s'ouvrant expirer à côté de sa fille, de sa fille que j'ai perdue, de sa fille dont je suis l'assassin. Je veux que tout mon sang coule sur ce lit de mort, et rejaillisse sur ma victime. Fais monter les domestiques, qu'ils me déchirent, qu'ils m'immolent à leur maîtresse, qu'ils la vengent... ce dernier mot m' éclaira. Au milieu de tant d'objets cruels, l'idée, l'affreuse idée de l'auteur de tous mes maux vint se remontrer à moi. Je sortis, je volai chez lui, tous mes mouvemens étoient convulsifs; j'étois poussé par les furies. Je trouve le duc qui rentroit: me reconnoissez-vous, lui dis-je? Vous voyez le plus malheureux des hommes, et le plus malheureux par vous. Ma pâleur, mon effroi, mon trouble, vous annoncent que j'ai tout perdu. Il ne me reste que la vie; elle me pese; venez me l'arracher, ou périr de ma main. Suivez-moi. Il y consentit... et cet homme avoit du courage!Pendant que nous marchions, le monstre plaisantoit, et je frémissois de colere. Arrivé sur le lieu, il se mit en garde avec un sourire ironique qui redoubla ma fureur. Je fondis sur lui, son sang-froid ne put le sauver, et je défendis de rage une misérable vie que mon désespoir auroit sans doute abandonnée; j'atteignis, je perçai le coeur, l'infame coeur qui avoit flétri, corrompu, déchiré le mien. Le duc se débat, tombe, chancele et meurt. Mais, vous l'avouerai-je? Je ne pus le voir expirer, sans une pitié que le barbare ne méritoit pas. Après ces horribles secousses je sentis ma foiblesse, et j'eus bien de la peine à me traîner chez mon pere. C'est de ma chambre que je vous écris, les yeux rouges de larmes, me détestant moi-même, abhorrant la lumiere... ah! Bientôt... adieu, le plus vertueux des hommes; dans l'univers je ne puis plus regretter que mon pere et vous... mon heure est venue... adieu.

Lettre lii.

du chevalier De Gérac, au comte De Mirbelle. mon pere est à l'extrêmité... je ne puis le quitter, je ne puis voler à vous. Que m'avez vous écrit? votre heure est venue, je frissonne... je dépêche un courier, j'espere qu'il arrivera assez tôt, et que vous serez sensible au désespoir, aux craintes, aux instances de l'amitié. La douleur ne rend point barbare. Hélas! Mes larmes coulent, et je ne prétends pas vous consoler. Pleurez, malheureux, pleurez; mais vivez, vivez pour votre pere, votre famille, votre ami; c'est le dernier voeu de celle que vous aimâtes, et c'est moi qu'elle en a rendu le dépositaire. Je vous offre une retraite; venez, vous y serez libre, inconnu, si vous voulez l'être. Nous avons des rochers, des forêts, tout ce que cherche une ame inconsolable. Si vous le desirez, je ne vous y suivrai pas; si mes pleurs ne vous sont point à charge, je les confondrai avec les vôtres. Mais peut-être en cet instant... infortuné, prenez pitié de vous-même, de moi. Je tremble pour les jours de mon pere; hélas! S'il m'est ravi, me laisserez-vous seul au monde? Je n'en puis dire davantage... les momens me sont chers... un seul... je ne respire point... je frémis... adieu: gardez-vous... adieu, cruel ami.

Lettre liii.

du comte, au chevalier. pour comble de malheur, je vis encore. à peine j'avois écrit ma lettre, à peine je l'avois remise à mon valet-de-chambre, que mon pere parut à mes yeux; son aspect me terrassa. Mes gens, effrayés de mon désespoir, l'en avoient averti. Il étoit pâle, tremblant; il recula d'effroi, lorsqu'il apperçut entre mes mains l'arme qui m'alloit délivrer d'une existence que j'ai en horreur... malheureux! Me dit-il... fils dénaturé! ... mon fils, mon cher fils! ... elle est morte, m'écriai-je... j'en suis la cause... elle est morte! ... laissez-moi mourir. à ces mots, je tombe évanoui... une fievre violente, le transport, des accès de rage succéderent à cet état d'anéantissement... hélas! Je revins à moi. Que vis-je, ô mon ami! ... mon pere me pressant contre son sein, m'arrosant de ses larmes, me conjurant de vivre! Veux-tu désespérer ma vieillesse? Veux-tu que je la traîne dans le deuil, l'amertume, les regrets, sans appui, sans consolation, sans toi? ... veux-tu enfoncer le poignard dans le coeur d'un pere? N'es-tu pas assez coupable? Mon fils, jurez-moi de ne point attenter à vos jours: à ce prix je vous pardonne. J'ai appris votre combat avec le duc, j'en ais les suites... ne craignez rien, vous êtestrop malheureux pour que je vous accable. Fuyez pour quelque tems, j'obtiendrai votre grace: mais faites-moi le serment que j'exige. Je vous l' ordonne... mon fils, mon cher fils! ... je voulus me précipiter à ses genoux. La nature commandoit; qu'elle a de pouvoir! J'ai promis de souffrir. En obéissant à mon pere, j'aurai le triste plaisir de satisfaire à des ordres encore plus puissans sur moi que les siens, aux ordres cruels et touchans qui développent si bien l'ame sensible, l'ame adorable, à laquelle enfin vous rendez justice... j'eusse été trop heureux de la suivre. Ma lettre écrite, je pars, je vais m'ensevelir dans une des terres de mon pere, à deux cents lieues d'ici. La vôtre, mon cher chevalier, est trop voisine de Paris, de ce séjour odieux pour moi; je vais dans une solitude profonde et qui me plaira, être tout entier à mes ennuis, y chercher l'ombre des bois les plus épais, m'attacher à toutes les images du tombeau, faire retentir mon désert des noms sacrés de deux objets charmans que j'ai perdus, que je regretterai toujours. Je suis trop infortuné pour m'offrir même à vos yeux. J'ai besoin d'être seul, de me nourrir de mes larmes, et je ne mérite pas qu'elles soient essuyées de la main d'un ami; c'est une consolation trop douce, je n'en veux pas. Moi, me consoler! Moi! Ah! Jamais... j'aurai le courage de tenir ma parole, je n'attenterai point à mes jours, mais les chagrins les termineront. Je mourrai jeune; je vis dans cetespoir; et jusqu'à ce terme souhaité, je jure par la tombe où Madame De Syrcé repose, de ne former aucun lien, de vivre isolé, d'exister pour la douleur, et de porter au cercueil un coeur fidele à l'ombre chere et plaintive d'une femme idolâtrée. Est-il un mortel plus à plaindre que votre ami? Je prive l'humanité de deux femmes qui l'honoroient: l'une est morte... l' autre s'est ensevelie dans un cloître. Elle est aux carmélites de . Je suis obligé de fuir, de m'arracher du sein d'un pere, et je reste seul dans la nature... pour avoir écouté les conseils d'un homme frivole ! Puisse au moins mon exemple effrayer tous ceux qui se font un jeu de l'inconstance et de la perfidie! Qu'ils me contemplent, ils frémiront, et peut-être ils seront corrigés.