MÉMOIRES DE MONSIEUR DE BERVAL IMPRIMÉ A AMSTERDAM.
1752.
LE grand loiſir où je me trouve à la Campagne, m'a fait ſouvenir que je vous ai promis d'écrire les Avantures de ma vie, dont vous ſouhaitez de ſçavoir les moindres détails. D'autres occupations m'avoient empêché juſqu'à préſent de ſatisfaire votre curioſité: aujourd'hui rien ne s'y oppoſe; j'ai le bonheur de n'avoir aucune affaire, & je vais remplir mes engagemens.
Vous ſçavez que je ſuis né à Bordeaux. Mon pere, quoique Gentilhomme, exerça quelque tems dans cette Ville la profeſſion de Négociant: mais il faut avouer qu'il n'avoit pas ce qui eſt néceſſaire pour y réuſſir. Il étoit pareſſeux, timide, & d'une probité ſi délicate, qu'elle dégénéroit en ſcrupule. Je ne ſuis diſoit-il, ni habile, ni heureux, ni fripon: il n'eſt pas étonnant que mon bien diminue. En effet, il eſſuya des pertes conſidérables, qu'il ſoutint avec beaucoup d'indifférence. Ses amis le grondoient ſans ceſſe de ſon indolence & de ſa moleſſe: il les écoutoit paiſiblement, les remercioit, convenoit de tout, & ne ſe corrigeoit point.
Inſenſiblement il devint trèspauvre, & la ſérénité de ſon ame n'en fut point altérée; ce qui pouvoit l'inquiéter davantage pour l'avenir, (mais rien ne l'inquiétoit) c'étoit le nombre de ſes enfans. J'avois un frere aîné & quatre ſœurs, dont l'une étoit en âge d'être mariée, & les autres dans la premiere enfance.
Tandis que mon pere étoit tombé par dégrés dans une ſituation fâcheuſe, M. de Saint-Aubin ſon frere, Commerçant comme lui, avoit acquis de grandes richeſſes. Il étoit économe & laborieux, malgré le goût le plus effréné pour les plaiſirs. Jaloux à l'excès de ſon indépendance, il n'avoit jamais voulu ſe marier. Il étoit bruſque, familier, gay, naïf; il inſpiroit la joye: ſans art, ſans rafinement, ſans politeſſe, il avoit pourtant des graces qui lui étoient propres, & qu'il eut été difficile d'imiter.
Il s'étoit mis en poſſeſſion de dire à mon pere tout ce qu'il penſoit: il ne lui épargnoit pas des plaiſanteries médiocrement obligeantes, mais vives, naturelles, qu'on trouvoit mauvaiſes, & dont on rioit beaucoup. Avec tout cela M. de Saint-Aubin aimoit ſincérement mon pere; il avoit déclaré même qu'il ſe chargeroit de l'un de ſes neveux, & ſon choix tomba ſur mon frere, dont le caractere étoit très-doux & la figure charmante: la mienne avoit pour tout mérite quelque choſe de vif & d'éveillé.
Nous étudions enſemble, mon frere & moi: ſes ſuccès l'emportoient infiniment ſur les miens. J'avois alors une légereté que rien ne fixoit. Le travail m'étoit déſagréable, moins par l'exercice de l'eſprit que par le repos du corps. Je courois au lieu de marcher, & paroiſſant incapable de réflexion, & même de ſentiment, j'étois paſſionné pour les jeux & les amuſemens de mon âge.
Il ſemble que cette humeur ne devoit pas déplaire à mon oncle, & cependant il ne m'aimoit point. J'étois une victime qu'il prenoit plaiſir à ſacrifier tous les jours à mon frere. Ce qu'il y a de plaiſant, c'eſt que mon oncle me reprochoit ſes propres défauts, ou prédiſoit que dans la ſuite je ne manquerois pas de les avoir: il étoit perſuadé ſur-tout du libertinage extrême où je devois néceſſairement tomber.
Je n'étois pas éloigné, non plus que mon frere, du tems où nous devions achever nos études, lorſque nous aſſiſtâmes l'un & l'autre à des Exercices de piété, dirigés par un homme tout brulant de zèle, dont l'imagination étoit ardente, la voix terrible, les poulmons infatigables. Les Sermons de ce Miſſionnaire produiſirent ſur mon frere un effet ſi prodigieux, qu'il n'étoit plus reconnoiſſable. Le trouble, l'agitation de ſon ame, la crainte dont elle étoit pénétrée, la triſteſſe & la mélancolie, ſuite naturelle des idées qui l'occupoient, laiſſerent des traces profondes, & le tournerent entiérement du côté de la dévotion la plus auſtere. Bientôt il ne ſongea plus qu'à renoncer pour jamais au monde qu'il ne connoiſſoit pas encore.
M. de Saint-Aubin s'oppoſa de toute ſa force à ce projet. Il employa d'abord & ſans aucun ſuccès des railleries piquantes très-conformes à ſon humeur: il eût enſuite des accès d'une colere effroyable. Mon pere, toujours très-doux & très-moderé, ne ſe fâcha point: il eut pluſieurs converſations avec mon frere, & lui repréſenta de la maniere la plus raiſonnable & la plus tranquille, tous les dangers de ſa réſolution précipitée. Ma mere y joignit ſes larmes; elle embraſſoit tendrement ſon fils en lui demandant s'il vouloit s'obſtiner à la rendre malheureuſe le reſte de ſa vie.
Tout étoit également inutile, & je fus le ſeul qui vînt à bout de gagner quelque choſe ſur l'eſprit de mon frere. Il étoit alors âgé de dix-ſept ans; je n'en avois pas encore quinze, & l'on ne pouvoit être plus diſſipé, plus étourdi, plus enfant que je l'étois. L'idée de quitter mon frere me toucha ſi vivement, que je parlai pour la premiere fois le langage de la raiſon: la mienne ſe développa tout d'un coup, & je me trouvai même une ſorte d'éloquence. Je peignis à mon frere le monde qu'il quittoit, avec une naïveté qui le fit rire (& depuis long-tems il ne rioit plus). Je lui repréſentai toute la douleur qu'il m'alloit cauſer: il s'attendrit avec moi, lui qu'on avoit vû réſiſter à tant d'occaſions de s'attendrir. Pendant que je m'échauffois ainſi pour le détourner de ſon deſſein, mon pere me regardoit avec un air de complaiſance, ma mere attachoit tantôt ſur mon frere & tantôt ſur moi des yeux pleins de larmes. M. de Saint-Aubin, ſur-tout, fut extrêmement touché des marques de bon cœur que j'avois données, & depuis ce moment il m'accabla de careſſes.
Mon frere me promit qu'il attendroit encore quelque tems avant de prendre un dernier parti; mais peu de jours après il tomba dangereuſement malade, & cet accident dérangea toutes nos meſures. En voyant de près la mort, mon frere acheva de ſe détacher tout-à-fait du monde. Il parut depuis ſi inflexible, ſi parfaitement inébranlable dans ſa réſolution, qu'à la fin il fallut y conſentir. Il reçut avec un courage qui reſſembloit à la dureté, les adieux de ſa famille: ils furent ſi touchans que dans la crainte de s'attendrir, il s'enfuit bruſquement & diſparut. Un Rellgieux qui étoit dans ſa plus intime confidence l'attendoit; ils partirent enſemble; tout étoit arrangé entr'eux depuis long-tems, & mon frere ſe retira le jour même chez les Chartreux.
Nous ſçumes depuis que ce Religieux n'avoit rien oublié pour l'engager à choiſir ſon Ordre: mon frere ne le voulut jamais, & ne le trouva ni aſſez auſtere, ni aſſez tranquile.
J'héritai cependant de toute l'amitié que mon oncle avoit eu pour lui. Ma vivacité l'enchantoit; il ne concevoit pas comment je ne lui avois pas toujours paru aimable, & il vouloit (diſoit-il) réparer toutes ſes injuſtices. Selon lui, je ne parlois que par bons mots; j'avois les ſaillies les plus heureuſes. Il me combloit de préſens; il étoit toujours trèsoccupé du ſoin de me procurer toute ſorte de plaiſirs: je n'avois qu'à deſirer, & j'obtenois tout dans l'inſtant.
Mon oncle m'avoit fait habiller d'une façon beaucoup trop magnifique pour mon âge & pour mon état. Il mettoit au nombre de mes perfections, juſqu'à la vanité ridicule que cette parure m'inſpiroit. Souvent il me menoit avec lui aux Spectacles, & tout jeune que j'étois, tant d'objets voluptueux & ſéduiſans faiſoient impreſſion ſur moi. Il le remarquoit avec tranſport; il rioit, il éclatoit, il paroiſſoit charmé de voir naître en moi des penchans dont l'apparence la plus legere l'avoit tant effrayé pour l'avenir. En un mot, on ne pouvoit me gâter plus complettement, m'aimer & me nuire d'avantage.
Mon pere hazardoit quelquefois de repréſenter bien reſpectueuſement à mon oncle, combien il m'élevoit mal, & juſqu'à quel point ſa tendreſſe étoit déraiſonnable: il n'y gagnoit que des épigrammes & des bouffonneries. Faites donc comme vous voudrez, diſoit-il, peut-être avez-vous raiſon.
Une pareille éducation m'eut été certainement bien funeſte, ſi par un très-rare bonheur, je n'avois eu des ſecours égaux aux dangers. On ſçait quel eſt ordinairement un Précepteur. C'eſt un homme qui ſçait mal le Latin, encore moins ſa propre Langue; glorieux de ſon petit collet, difficile, vétilleux, toujours mécontent du Maître de la maiſon, incapable de s'attacher à ſon Eleve, appliquant mal-à-propos les punitions & les récompenſes, & répétant de triſtes cahiers de Théologie, ſcience dont l'objet eſt ſi noble & ſi ſublime, mais la forme trop ſouvent barbare & puérile.
Je devois naturellement avoir un Maître de cette eſpece, puiſqu'elle eſt ſans contredit la plus commune, & j'en avois effectivement eu deux à qui le portrait qu'on vient de lire reſſembloit aſſez. Mon étoile devint heureuſe à cet égard: elle me fit tomber entre les mains d'un homme véritablement vertueux, non pas ſimplement au-deſſus de ſon état, mais dont l'ame auroit honoré les conditions les plus élevées; raiſonnable, courageux & ſenſible, qui m'a toujours aimé comme ſon fils, que j'ai reſpecté, chéri comme un pere. J'ai été dans la plus étroi-te liaiſon avec lui tant qu'il a vécu, & je conſerverai toute ma vie la plus tendre vénération pour ſa mémoire.
Il s'appelloit M. Dumont, & il étoit d'une très-honnête famille, tombée depuis quelque tems dans une grande pauvreté. Dès ſon enfance il embraſſa l'état Eccléſiaſtique, dont il rempliſſoit fort exactement tous les devoirs. Il avoit une piété ſimple & vraie, ſans amertume & ſans ſuperſtition.
Il dût être fort embaraſſé dans les premiers tems, lorſqu'il ſe chargea de mon éducation. On a vû que mon oncle y préſidoit deſpotiquement: mon pere n'oſoit contredire un homme ſi utile à ſa famille, & qui avoit de l'humeur & des caprices. Ma mere occupée de ſa mauvaiſe ſanté, toujours malade, ou craignant de l'être, étoit encore moins à portée de ſeconder M. Dumont: tout rouloit donc entiérement ſur lui. Il ne combattit pas d'abord ouvertement les principes & les vûes de mon oncle: il ſuivit, il étudia mon caractere; il remarqua que la ſévérité me révoltoit, & que l'unique moyen de me conduire étoit de me témoigner de l'amitié. Non-ſeulement il eut ſoin de m'en donner des marques, mais il commença dès-lors à s'attacher véritablement à moi.
Il employoit avec mon oncle beaucoup de tours & de ménagemens: il éludoit, il trouvoit des prétextes, il différoit du moins ce qu'il ne pouvoit empêcher; enfin il ſe prétoit aux plaiſanteries, & quelquefois d'aſſez mauvaiſe grace, car elles lui étoient déſagréables: mais c'étoit un tribut qu'il falloit payer.
Mon oncle avoit fait paſſer à mon ſervice un laquais nommé Bruxelles qui l'avoit ſervi lui-même pendant long-tems. Mon oncle le protégeoit, & s'étoit toujours piqué d'être le plus ardent des protecteurs.
Cet homme déplût dès les premiers jours à M. Dumont; il eut bien voulu le faire congédier; mais ſon autorité n'étoit pas encore ſuffiſamment affermie, & mon oncle prévenu par ſon ancien domeſtique, rendoit impraticable l'exécution d'un pareil projet.
Bruxelles étoit adulateur & inſolent. Tantôt il me flatoit groſſiérement; tantôt il me manquoit de reſpect. Nous nous querellions tous les jours, & nous étions enſuite les meilleurs amis du monde.
M. Dumont me repréſenta de la maniere la plus forte, & cependant avec beaucoup de douceur, l'aviliſſement & le danger de ce mélange de familiarités & de colere, qui produiſoit des ſcénes continuelles. Au bout de quelques jours, il s'apperçut que j'avois abſolument changé de conduite. Il n'étoit plus queſtion de confidences & de petits orages domeſtiques. J'avois un air plus réſervé, plus ſérieux & plus tranquille.
M. Dumont connoiſſoit trop bien le cœur humain, pour ignorer qu'on ſe corrige à la vérité plus ou moins vîte, mais jamais bruſquement & tout d'un coup. Un changement trop prompt lui devint ſuſpect: il crut devoir m'examiner avec un redoublement d'attention, & voici ce qu'il remarqua d'abord.
Il vit que j'étois rêveur, inappliqué, diſtrait. L'objet actuel de mes études me paroiſſoit inſupportable, & quoiqu'on pût faire, j'étudiois très-mal & ſans aucune ſuite. M. Dumont étoit ſur-tout étonné du peu d'ardeur que je marquois pour les amuſemens qui m'avoient juſqu'alors entierement occupé. Le tems étoit un poids qui m'importunoit: je n'aſpirois le jour qu'à me trouver au lendemain. M. Dumont qui couchoit dans la même chambre que moi, s'apperçut auſſi que mon ſommeil étoit moins tranquille. J'avois toujours eu l'habitude de parler en dormant; mais, comme M. Dumont me l'aſſura depuis, en ce tems-là je ne ceſſois point de parler. Il prêtoit l'oreille, & n'entendoit que des mots détachés qui ne formoient aucun ſens. Souvent je me réveillois avec agitation: M. Dumont qui communément ne dormoit pas lui-même, me demandoit ſi je n'étois pas incommodé. Je lui répondois que je n'avois rien, mais je témoignois en même tems beaucoup d'empreſſement de ſçavoir quelle heure il étoit, & je m'affligeois en apprenant que le jour étoit encore éloigné. Enfin il m'échappa de dire dans un moment d'impatience & d'ennui, que ne ſommesnous à la ſemaine prochaine?
M. Dumont ne pouvoit douter que je ne deſiraſſe trèsvivement quelque choſe: mais comment deviner ce que c'étoit? il s'épuiſoit en conjectures.
Il imagina d'abord avec aſſez d'apparence que Bruxelles ne pouvoit ignorer le ſujet de mes inquiétudes. Il le prit en particulier, & le preſſa beaucoup de lui dire ce qu'il devoit vraiſemblablement ſçavoir. L'autre répondit toujours très-laconiquement qu'il ne ſçavoit rien.
M. Dumont plus embaraſſé qu'auparavant, s'adreſſe à moi-même, & n'en tire aucun éclairciſſement. Sa derniere reſſource fut d'épier ſi nous n'avions pas Bruxelles & moi de converſations particulieres. Il ſortit, en répetant pluſieurs fois qu'ayant des affaires conſidérables, il ne rentreroit que long-tems après. Il eut enſuite l'adreſſe de ſe gliſſer dans un cabinet où étoient ſes livres, & qui tenoit à ma chambre par une porte de communication. La maiſon étoit tournée de maniere que ce petit ſtratagême pouvoit aiſément s'executer.
Quand M. Dumont entendoit du bruit, & qu'il jugeoit qu'on étoit entré dans ma chambre, il s'approchoit doucement de la porte avec une extrême lenteur, appliquoit ſon oreille contre la ſerrure de la maniere la plus circonſpecte, & attendoit patiemment dans une attitude fort contrainte. Nous en avons ri ſouvent enſemble depuis.
Toutes les peines de ce pauvre homme furent abſolument perdues le premier jour. Le mauvais ſuccès de ſa tentative ne le découragea point: il ſe remit le lendemain en ſentinelle. Un inſtant après, il m'entendit arriver; Bruxelles vint enſuite. M. Dumont ne perdit pas un mot de notre converſation, & découvrit d'étranges choſes: il eſt juſte de vous les apprendre enfin, & même avec plus de détail que M. Dumont ne les ſçut d'abord.
Quelques jours auparavant, lorſque je marchois dans les rues de Bordeaux, ſuivi de Bruxelles, je remarquai dans une boutique une jeune fille aſſez proprement vêtue, qui me parut très-jolie. Elle avoit quelque choſe de piquant, de délibéré, d'animé dans la phiſionomie, une taille agréable & légere, des yeux pleins de gaieté: ſa figure me plut au dernier point, & ſans m'arrêter tout-à-fait, je rallentiſſois extrêmement mes pas. Elle s'apperçut que je la regardois, & ſe mit à rire en parlant à une vieille ſervante qui étoit auprès d'elle.
Je demandai bien vîte à Bruxelles s'il ne la connoiſſoit pas. Sans doute, me répondit-il, c'eſt Mademoiſelle Vanier, fille d'un Parfumeur, l'une des plus jolies filles de Bordeaux. Je l'accablai d'une foule de queſtions; il ſatisfit à la plûpart, & tout d'un coup me regardant d'un air qu'il croyoit très-fin; il eſt aiſé de voir, me dit-il, que Mademoiſelle Vanier vous occupe fort. Eh bien, ſeriez-vous bien aiſe de la voir un peu plus long-tems & .... Ah! j'en ſerois enchanté, interrompis-je. Cette réponſe partit comme un éclair.
Bruxelles s'y engagea ſur le champ, & ne devoit pas être fort embarraſſé ſur la maniere dont il pourroit me tenir ſa parole. Il exigea ſeulement que j'euſſe beaucoup d'attention à dérober à M. Dumont notre nouvelle intelligence; & en effet, dès ce moment j'évitai de lui parler. Il prit de ſon côté un air plus reſpectueux, & parut même ſurpris de me trouver ſi different de moi-même: en un mot cette petite Comédie fut aſſez bien jouée.
M. Dumont qui me quittoit rarement, fut un jour obligé de ſortir pour une affaire indiſpenſable. On épioit cet inſtant, & bientôt Mademoiſelle Vanier fut introduite chez moi par les ſoins de Bruxelles, ſous prétexte de m'apporter differentes eſpeces d'eaux de ſenteur.
Je rougis dès que je l'apperçus, & je demeurai immobile. Elle étoit plus parée qu'à l'ordinaire; elle me parut cent fois plus jolie que le jour où je l'avois vûe. Elle me regardoit avec des yeux animés qui faiſoient baiſſer les miens. Enſuite, après quelques remercimens d'avoir bien voulu, diſoit-elle, procurer ma pratique à ſon pere, elle étala ſur une table tous les parfums qu'elle avoit apportés. Elle ouvrit une petite bouteille qui répandit auſſi-tôt dans toute la chambre une odeur charmante; elle verſa quelques goutes d'une eau parfumée dans une main qui me ſembla la plus belle que j'euſſe encore jamais vûe; elle me la fit ſentir en ſouriant, & tous mes ſens ſe troublerent lorſque ma bouche rencontra cette jolie main.
J'allois perdre tout-à-fait une timidité dont on cherchoit à me guérir, quand Bruxelles, qui faiſoit le guet dans une chambre voiſine, vint nous dire à la hâte que M. Dumont revenoit. Mademoiſelle Vanier s'enfuit légerement par un petit eſcalier. M. Dumont arriva la minutte après ſans la voir, & me trouva de bien mauvaiſe humeur ſans en pouvoir deviner la cauſe.
Ce ne fut pas là mon dernier malheur. Bruxelles m'apprit le ſoir que Mademoiſelle Vanier avoit été contrainte dès le jour même d'aller paſſer huit jours avec une de ſes tantes à deux lieues de Bordeaux; mais il me promit qu'à ſon retour, je pourrois la voir tout à mon aiſe chez lui. Il étoit marié depuis quelques années, & ſa femme logeoit dans une eſpece de grenier qui devoit être, ſelon ce nouveau plan, le theâtre de mes plaiſirs. Cependant mon imagination s'étoit allumée de plus en plus; je comptois les jours, les heures, les momens; j'étois dévoré de deſirs & d'impatience. Vous n'en ſerez pas étonné; j'étois né très-vif, & la Nature & l'Amour s'éveilloient en moi pour la premiere fois.
On peut ſe repréſenter quel fut l'étonnement de M. Dumont, lorſqu'en écoutant ma converſation avec Bruxelles, il apprit que dès le lendemain je devois voir Mademoiſelle Vanier. Il courut ſur le champ en avertir mon oncle, qui d'abord avoit peine à croire que Bruxelles eût pu ſe porter à cet excès de complaiſance. M. Dumont lui répéta pluſieurs fois les mêmes circonſtances, & l'aſſura qu'il avoit tout entendu très-diſtinctement, avant que de le perſuader tout-à-fait. Mon oncle connoiſſoit de réputation Mademoiſelle Vanier, & ſçavoit une partie de ſes avantures. Comment eſt-il poſſible, diſoit-il, qu'on ait expoſé mon neveu à tant de riſques? Il voulut ſçavoir ce que Bruxelles pourroit dire pour ſa juſtification, & il ordonna qu'on le fît venir ſur le champ.
Bruxelles voyant qu'il étoit inutile, & même dangereux de nier, convint de tout. Il ſoutint ſeulement qu'il avoit refuſé d'abord de ſe prêter à ce que j'exigeois de lui, & qu'il n'avoit enfin cedé qu'à regret à mes importunités continuelles. Il eſſaya de toucher mon oncle, qui étoit naturellement un très-bon homme: il lui dit que ſans ſes ordres abſolus, il n'auroit jamais quitté ſon ſervice pour paſſer au mien, & qu'il n'avoit obéi qu'avec une extrême répugnance; que n'étant plus jeune, & manquant tout-à-fait de reſſources, il alloit tomber avec ſa femme, & ſes malheureux enfans dans la derniere miſere, ſi ſon Protecteur & ſon ancien Maître n'avoit au moins la bonté de le reprendre.
M. Dumont l'interrompit, & repréſenta très-fortement qu'il étoit eſſentiel d'éloigner de moi pour jamais un homme de ce caractere, qui n'auroit en rentrant au ſervice de mon oncle que trop d'occaſions de s'attirer ma bienveillance par les moyens les plus honteux. Mais ce fut en vain que M. Dumont s'exprima d'une maniere touchante, pathétique, avec d'autant plus d'éloquence qu'il n'en cherchoit point: tout cela ſe tourna de travers dans la tête de M. de Saint-Aubin. Il avoit de l'amitié pour Bruxelles & de l'averſion pour les Précepteurs en général. Oh! pour le coup c'en eſt trop, dit-il à M. Dumont avec une ſaillie d'humeur extrêmement marquée; pourvû que Bruxelles ne ſoit point à mon neveu, que vous importe le reſte, & quel droit avez-vous de diſpoſer à votre fantaiſie de ſon ſort? Ah! que je reconnois bien les Précepteurs! Toujours du perſonnel; des antipathies; un zele mal reglé: ils ſe reſſemblent tous.
Tout n'alloit que trop bien pour Bruxelles, lorſque ſon inſolence le perdit. Il crut qu'il pouvoit jouir de ſon triomphe, en inſultant M. Dumont. Il s'échappa ſi fort, que M. de S. Aubin indigné le chaſſa de ſa préſence.
M. Dumont ſans colere, & même ſans mépris, vit tranquillement ſortir Bruxelles qui juroit entre ſes dents: il jetta ſur lui un regard de pitié. Voilà, dit-il, un homme qui me croit ſon ennemi, & il a grand tort. Ah! j'ouvre les yeux, s'écria vivement M. de S. Aubin: de grace, Monſieur, oubliez toutes mes injuſtices. Vous êtes l'homme le plus vertueux que je connoiſſe. Quel bonheur pour mon neveu de vous avoir!
M. Dumont n'eut plus à ſe deffendre que d'un torrent de louanges, & parut infiniment ſenſible à la confiance que mon oncle lui témoignoit: il l'augmenta même, & ſçut profiter à merveille d'un moment ſi avantageux pour affermir ſon autorité. M. de S. Aubin convint avec lui qu'il ne me parleroit de rien. M. Dumont ſe chargea de tout. Dès ſoir même on fit diſparoître Bruxelles, qui fut remplacé par un autre Domeſtique.
Je demandai avec dépit quelles pouvoient être les cauſes de ſon départ. M. Dumont me répondit ſimplement qu'on n'avoit eu que de trop bonnes raiſons pour s'en défaire, & qu'il me les diroit quand je ſerois en état de les entendre. Je lui montrai de l'humeur, de la colere, de l'éloignement pour lui: il affecta toujours de ne rien voir, ne me quitta pas un ſeul inſtant pendant quelques jours, me parla peu, & me pardonna mes plaintes, mon chagrin ridicule & toutes mes folies avec une indulgence qui ne reſſembloit ni au dédain ni à la foibleſſe.
Je continuois de bouder, & j'étois toujours d'une extrême mauſſaderie, lorſqu'un matin je vis, avec la derniere ſurpriſe, M. Dumont entrer dans ma chambre ſuivi de Bruxelles. Voilà, dit M. Dumont un homme qui vient vous témoigner le regret qu'il a d'avoir porté trop loin l'envie de vous plaire. Bruxelles d'un air humble & ſoumis confirma ce diſcours, avoua ſes torts, me pria de le protéger, & diſparut promptement.
Tout ce que j'entendois me paroiſſoit une énigme inexplicable. Je ne conçevois pas comment un homme qui s'étoit déchaîné contre M. Dumont avec la derniere fureur, pouvoit tenir quelques jours après un langage ſi different. Voici ce qui s'étoit paſſé.
M. Dumont avoit fait dire à Bruxelles qu'il ſouhaitoit de le voir & de lui parler, dans la ſeule vûe de pouvoir lui être utile. L'autre, dont la colere étoit refroidie, & qui cherchoit à ſe placer dans une autre Maiſon, ſe hâta d'obéir. M. Dumont lui parla avec toute la douceur & la bonté poſſible. Il lui détailla toutes ſes raiſons, & ne dédaigna point de ſe juſtifier, comme s'il eût été vis-à-vis de ſon égal. Il l'aſſura qu'il ſeroit charmé de lui rendre ſervice, lui fit un petit ſermon ſur la maniere dont il devoit ſe conduire avec les Maîtres qu'il auroit dans la ſuite; & ce qui toucha Bruxelles plus que tout le reſte, il crut qu'il pouvoit avoir beſoin d'argent, & lui en donna.
Bruxelles étonné, confondu d'une généroſité dont il n'avoit pas ſeulement l'idée, ſe jetta aux genoux de M. Dumont, qui l'engagea facilement à me rendre le témoin de ſon repentir. Il crut avec raiſon que rien n'étoit plus propre à remettre le calme dans mon eſprit. Le départ de Mademoiſelle Vanier acheva de me tranquilliſer entiérement. Elle alla chercher à Paris une fortune qu'elle n'y trouva pas, & pluſieurs années après, j'eus le plaiſir de la retirer du déſordre & de la miſere. C'étoit la premiere femme pour qui j'avois ſenti du penchant, j'eus pitié de ſes erreurs & de ſa jeuneſſe, & je ſaifis avec beaucoup de joie l'occaſion de lui faire du bien.
Je me ſuis peut-être un peu trop étendu ſur cette avanture de mon enfance, mais on eſt porté naturellement à parler de ſes premieres années. J'ai cru d'ailleurs vous peindre par-là d'une maniere plus vraie mon propre caractere & celui de l'homme reſpectable à qui la Providence avoit confié mon éducation.
Vous ne ſçauriez croire quel empire il acquit ſur moi. Il uſoit d'un peu d'art pour ſe faire craindre & reſpecter autant qu'il étoit néceſſaire; il n'en employoit point pour ſe faire aimer: l'envie de lui plaire me conduiſoit en tout; j'étois puni, j'étois récompenſé par un regard, & pendant cinq ou ſix mois que nous reſtames encore enſemble, mes progrès dans mes études furent beaucoup plus grands qu'ils n'avoient jamais été.
M. Dumont eut bien voulu me communiquer cette piété rare qui lui coutoit ſi peu; mais mon penchant pour la diſſipation & pour les plaiſirs, étoit un obſtacle trop difficile à vaincre. Bientôt M. Dumont n'eſpera plus de me rendre le Chrétien le plus régulier & le plus fervent; mais j'oſe dire qu'il me donna du moins toute ſa probité.
Quand le moment de nous ſéparer fut venu, M. Dumont voulut avoir avec moi un entretien très-long, & qui devoit néceſſairement me paroître bien court. Il m'y rappella toutes les maximes qu'il m'avoit ſouvent répetées. On ne ſçauroit mettre dans ſes diſcours plus de ſentiment & plus de raiſon. Je l'écoutois comme un Oracle, & quoique le plan de conduite qu'il me traçoit fût en certains points d'une exécution un peu difficile, je croyois me ſentir tout le courage dont j'avois beſoin pour le ſuivre.
M. Dumont ne put retenir ſes larmes en me quittant, & il ſe les reprochoit comme une ſorte de foibleſſe. Pour moi, je pleurai beaucoup ſans chercher à me contraindre, & les premiers jours de notre ſéparation j'étois dans un état triſte & languiſſant, ennuyé de tout, & portant la mélancolie dans les yeux.
Une diſpoſition pareille étoit bien oppoſée à mon âge & à mon caractere, auſſi ne durat'elle pas long-tems. La ſociété de quelques jeunes gens qui ne ſongeoient qu'à ſe divertir, diſſipa bientôt mes chagrins. Je ſuivis leur exemple, & je partageai leurs plaiſirs.
Il n'y avoit pas un an que j'étois dans le monde, lorſqu'un évenement ſingulier apporta de grands changemens à la fortune de ma famille.
Ma mere avoit un parent proche appellé M. de Rénant, qui venoit de ſe marier depuis peu: il avoit eu une paſſion trèsconſtante & long-tems traverſée pour la fille qu'il épouſoit. C'étoit un homme ſuſceptible des ſentimens les plus forts & les plus déterminés. Malheureux dès l'enfance, il étoit d'autant plus aimé qu'il avoit toujours été plaint. On l'avoit vû lutter courageuſement contre ſon étoile; il paroiſſoit enfin l'avoir ſurmontée. Que je ſuis étonné d'être heureux, diſoit-il! Le bonheur eſt un état bien étranger pour moi. Dieu veuille qu'il ſoit durable.
M. de Rénant avoit une Terre à quelque diſtance de Bordeaux. Il prétendit que ſa préſence y étoit néceſſaire; mais le véritable objet de ſon voyage étoit de jouir plus tranquillement dans cette ſolitude de ce qu'il aimoit: il y mena ſa femme qui étoit charmée de le ſuivre; elle ne voyoit que lui dans l'univers, il n'y voyoit qu'elle.
Ma mere lui repréſenta inutilement que la ſaiſon étoit avancée, les chemins mauvais & gâtés par des pluies continuelles. M. de Rénant n'abandonnoit pas aiſément les réſolutions qu'il avoit priſes: il partit donc, & ſe retrouva le ſoir ſur les bords de la Garonne qu'il falloit paſſer.
Les eaux de ce fleuve étoient troubles, rapides, agitées par un vent très-violent & répandues dans les plaines, fort au-de-là de leur lit naturel. Le Ciel couvert de nuages menaçoit d'une pluie prochaine, & tout ce ſpectacle avoit quelque choſe d'effrayant.
Les Bateliers ne ſe trouverent pas de même avis. Les uns prétendoient qu'il étoit beaucoup plus ſûr de laiſſer tomber le vent qui régnoit alors: les autres ſoutenoient qu'il n'y avoit pas l'ombre de danger, & ſe mocquoient de la poltronerie de leurs camarades.
M. de Rénant toujours preſſé de tout, ardent même dans les plus petites choſes, adopta fortement l'opinion des derniers, & voulut, à quelque prix que ce fût, paſſer la riviere dans le moment même. Madame de Rénant avoit grand-peur; mais voyant l'impatience de ſon mari, elle n'oſa jamais le témoigner. Ils entrerent tous dans une grande barque, à l'exception d'un Domeſtique qui ſe piquoit de bien ramer, & qui voulant enchérir encore ſur l'intrépidité de ſon Maître, ſauta tout ſeul dans un petit bateau.
L'impétuoſité du vent augmentoit toujours: elle contrarioit la navigation, & repouſſoit la barque, qui d'ailleurs étant chargée d'un poids conſidérable, n'obéiſſoit à la rame qu'avec une péſanteur extrême. Enfin après beaucoup de tems & des efforts infinis, on ſortit du lit de la riviere pour rentrer dans l'inondation, & l'on cotoya quelques arbres preſque entiérement ſubmergés, dont la cime s'élevoit au-deſſus de la ſurface de l'eau.
De groſſes branches dépouillées de feuilles qui s'avançoient du côté de la barque, effrayerent à l'excès un des chevaux de M. de Rénant, dont on avoit eu déja bien de la peine à contenir l'inquiétude. Sa fougue fut ſi terrible, qu'il s'élança dans la riviere, entraînant la barque avec lui. Les Domeſtiques & les chevaux de M. de Rénant ſe noyerent tous auſſi-bien que la plûpart des Bateliers. Ceux qui gagnerent le rivage coururent auſſi-tôt dans la campagne, troublés par la peur, & rempliſſant l'air de leurs cris; ils ſe diſperſerent en un moment & diſparurent enfin tout-à-fait.
Ces mêmes arbres qui avoient été cauſe d'un ſi funeſte accident, ſauverent la vie à M. de Rénant & à ſa femme, qui vinrent à bout de s'attacher avec force à des branches qu'ils ſaiſirent. Ils demeurerent ainſi ſuſpendus à quelque diſtance l'un de l'autre au milieu des débris de leur barque, & entourés de toutes parts de la mort.
Leur unique reſſource conſiſtoit dans cet homme dont j'ai parlé d'abord, & qui avoit paſſé le fleuve ſéparément. C'étoit un nommé le Févre, Valet de chambre de M. de Rénant, extrêmement attaché à ſon Maître auquel il avoit plû par ſon caractere courageux & réſolu. Le Févre rentre dans ſon bateau & commence par s'approcher de M. de Rénant qu'il vouloit d'abord ſecourir. Que faites-vous? lui cria ſon Maître, ſauvez Madame de Rénant, & ne ſongez point à moi.
Le Févre héſitoit; mais cet ordre lui fut répeté d'un ton ſi abſolu, qu'il obéit. Il trouve Madame de Rénant à demi mourante qui n'embraſſoit que par un mouvement machinal cette branche qu'elle avoit heureuſement rencontrée. A peine fut-elle dans le bateau qu'elle s'évanouit.
Le Févre ſe hâte d'aller au ſecours de ſon Maître, il n'étoit plus tems. L'arbre qui ſoutenoit le poids de ſon corps venoit de ſe rompre. M. de Rénant ſe débattit un moment, fut abîmé enſuite dans la profondeur des eaux, & périt ſans pouvoir être ſecouru. On ne trouva même que le lendemain ſon corps embarraſſé dans de vieux troncs d'arbres & enſeveli dans la vaſe.
Madame de Rénant qui étoit toujours ſans connoiſſance, n'eut pas l'horreur de cet effroyable moment. Les cris perçans de le Févre ne la retirerent point de ſa léthargie. Cet homme, la mort dans le cœur, porta ſa Maîtreſſe juſqu'au village le plus voiſin. On lui prépara un lit, on la fit revenir à elle, & dès qu'elle eut recouvré l'uſage de ſes ſens, elle demanda des nouvelles de ſon mari, qu'elle étoit, diſoit-elle, étonnée de ne point voir. Le Févre ne lui répondit rien; mais les larmes qui le ſuffoquoient, & l'horrible altération de ſon viſage lui apprirent tout ſon malheur. Elle retomba dans l'évanouiſſement dont on venoit de la tirer. On lui prodigua de cruels ſecours, qui la rappellant à la vie, lui laiſſerent ſentir toute ſa douleur; elle s'abandonna d'abord aux tranſports les plus violens; on craignoit pour ſa raiſon; on trembloit qu'elle n'attentât ſur elle-même. Elle ſe plaignit enſuite d'une maniere ſi touchante & ſi tendre, que les hommes les plus durs n'auroient pû lui refuſer des marques de compaſſion. Elle reprit ſes premiers emportemens, & paroiſſant ſe calmer enfin, elle tomba dans un ſilence morne qui faiſoit horreur; l'on voyoit que ſon ame étoit déchirée par le plus funeſte déſeſpoir.
Bientôt on s'apperçut qu'elle avoit une fievre très-forte. Le Févre alla chercher le Chirurgien du village, & ne l'eut pas plutôt amené, qu'il écrivit à Madame de Beaulieu, mere de ſa Maîtreſſe, pour la prier de partir ſur le champ avec un Médecin.
Madame de Rénant fut long-tems en danger: ſa tête s'embaraſſa dès le premier jour; mais cet accident qui prouvoit la violence du mal, contribua ſans doute à ſa guériſon, parce qu'il ſuſpendit ſa douleur.
Madame de Rénant étoit plus mal que jamais lorſque ſa mere arriva: elle ne la reconnut point, & le Médecin qu'on lui avoit amené déſeſpéra d'abord de ſa vie. Cependant ſa jeuneſſe & les remédes la ſauverent; mais elle demeura trèsfoible, & ſa convaleſcence fut extrêmement longue. Je ſens que je ne vivrai pas long-tems, diſoit-elle; pourquoi faut-il que je ſois revenue de ma maladie. Souvent ſes premiers tranſports ſe ranimoient, & dans ſes momens les plus tranquilles & les plus doux, elle étoit toujours plongée dans une profonde triſteſſe.
On fut obligé d'attendre pluſieurs jours que le rétabliſſement de ſes forces permît de l'expoſer aux fatigues du voyage; quand on crut qu'elle pourroit les ſoutenir, on lui fit prendre une route plus longue & plus difficile que celle qu'on auroit dû naturellement ſuivre, afin de lui épargner du moins le paſſage de la Garonne, dont la vûe ſeule auroit ſi vivement renouvellé ſes douleurs. Ceux qui la virent à ſon arrivée à Bordeaux la trouverent ſi changée, qu'à peine pouvoientils la reconnoître.
Ma mere fut très-affligée de la mort de M. de Rénant qu'elle aimoit beaucoup: elle n'avoit pas beſoin d'être auſſi ſenſible qu'elle l'étoit en effet, pour être vivement touchée de ce triſte événement.
Comme elle étoit la plus proche parente de M. de Rénant, la Loi lui déféroit ſa ſucceſſion: mais ſi la propriété de ſes biens lui appartenoit inconteſtablement, elle ne crut pas devoir en accepter la jouiſſance. Une idée de généroſité ne fut point le fondement de ſes refus; elle étoit perſuadée qu'elle ne pouvoit agir autrement ſans injuſtice. Et je vais vous rendre compte de ſes raiſons.
M. de Rénant deux jours avant ſon départ alla chez elle, & ils eurent enſemble un entretien particulier. Il avoit eu toute ſa vie la plus tendre amitié pour elle avec une confiance proportionnée. Il lui parla long-tems de l'ordre qu'il ſe propoſoit de mettre dans ſes affaires, & lui lut même un projet de Teſtament qui ne ſe trouva point après ſa mort, & par lequel il donnoit à ſa femme la jouiſſance de tous ſes biens. Ma mere ſoutenoit que l'intention de M. de Rénant lui étant clairement connue, elle étoit obligée de la ſuivre, quoiqu'il n'en reſtât plus aucune trace. C'étoit auſſi le ſentiment de mon pere, qui dans toute autre occaſion, auroit décidé bien plus ſévérement encore contre lui-même.
M. de S. Aubin penſoit au contraire que tous ces prétendus ſcrupules étoient abſolument déraiſonnables; qu'il étoit ridicule de rafiner ſur le déſintéreſſement, quand on étoit pauvre & que l'on avoit ſix enſans; que c'étoit tout ce qu'il pourroit faire avec cinquante mille livres de rente, & n'ayant d'ailleurs aucun engagement: encore aſſuroit-il bien qu'il ne le feroit pas.
Ma mere perſiſta néanmoins dans ſa façon de penſer: mais elle rencontra de la part de Madame de Rénant un obſtacle qu'elle n'avoit pas prévu, ou que du moins elle s'étoit flaté de vaincre facilement. Elles ſe virent pluſieurs fois, & toujours avec un attendriſſement réciproque. Madame de Rénant répandit de nouvelles larmes, & témoigna la plus vive reconnoiſſance à ma mere; mais elle refuſa conſtamment d'accepter, pour en jouir pendant ſa vie, un bien qui ne lui appartenoit pas.
Cependant ſa ſanté s'altéroit de jour en jour. Elle avoit une toux fréquente, une maigreur extraordinaire, & l'on commençoit à craindre beaucoup pour ſa poitrine, lorſque l'indiſcrétion d'une vieille femme qui avoit été ſa Gouvernante, acheva d'abréger ſa vie.
Jamais elle n'avoit ſçu que M. de Rénant ne s'étoit noyé que parce qu'il n'avoit pas voulu ſouffrir qu'on le ſecourût avant elle. Cette femme eut l'imprudence de le lui dire, croyant peut-être qu'elle le ſçavoit déja. On ne peut exprimer à quelle point elle fut pénétrée de cette derniere marque de tendreſſe qu'elle avoit reçue de ſon mari. Elle paſſa pluſieurs jours dans un état terrible, preſque ſans dormir, & ne prenant qu'à regret un peu de nourriture. Bientôt elle fut attaquée d'une fiévre lente qui augmenta par degrés, & peu à peu la conduiſit au tombeau. Dans les derniers jours de ſa maladie, elle tâcha d'écarter juſqu'à l'idée de ce mari qu'elle adoroit, pour s'occuper uniquement des objets de la Religion, & ce ſacrifice lui couta bien d'avantage que celui d'une vie devenue ſi malheureuſe & ſi amere.
La mort de Madame de Rénant termina l'eſpece ſinguliere de conteſtation qu'elle avoit avec ma mere. Ainſi ma famille ſe trouva pour la premiere fois dans une abondance qu'elle n'avoit jamais connue. On ſongea dès-lors à marier ma ſœur, qui étoit âgée d'environ vingt ans. Sa figure étoit agréable, ſon humeur très douce. Elle ne fut pas fâchée d'apprendre qu'on alloit travailler à ſon mariage, quoiqu'elle n'eût jamais attendu cet événement avec la moindre impatience.
On propoſa pluſieurs Partis; on agita très-ſérieuſement le pour & le contre. Mon pere qui n'agiſſoit pas volontiers, raiſonnoit avec beaucoup de juſteſſe: on tenoit chez lui tous les jours un petit conſeil, où malgré ma jeuneſſe on me faiſoit quelquefois l'honneur de m'admettre. Mais ſi l'on avoit attention de me demander mon avis, on n'avoit pas toujours la complaiſance de le ſuivre.
Depuis que j'étois dans le monde, le hazard m'avoit fait rencontrer aſſez ſouvent M. de Réziers, Conſeiller au Parlement de Bordeaux. Il étoit jeune, bien fait, plein de raiſon, œconome ſans avarice, poſſédant au ſouverain degré l'eſprit de conduite, & le talent des affaires, ſans paſſions, ſans travers apparens, fait tout exprès pour acquérir de la conſidération, & pour augmenter ſa fortune: mais il avoit de la ſéchereſſe & du dédain dans les maniéres, un caractere impérieux, & l'on remarquoit dans tous ſes propos, une nuance de pédanterie qui repouſſoit beaucoup. Je ne m'étois pas donné la peine d'approfondir le mérite de M. de Réziers. Le deſagrément de l'extérieur me déplaiſoit fort, & perſonne ne m'avoit inſpiré plus d'éloignement naturel.
Je m'apperçus avec regret, qu'après de longues délibérations, on penchoit de ſon côté. Je combattis ce ſentiment de toutes mes forces, mais je ne perſuadai point. Mon oncle lui-même, qui, parcequ'il m'aimoit beaucoup, avoit quelquefois la duperie de m'admirer, trouva que je ſoutenois une mauvaiſe cauſe, uniquement par humeur, & je n'oſai même inſiſter davantage.
M. de Réziers avoit perdu ſon pere dès ſon enfance, & ſa mere étoit morte depuis deux ans. Il n'avoit qu'une ſœur, qui dans la crainte de retourner en Couvent, vint à bout d'engager une de ſes tantes à demeurer avec ſon frere & avec elle. Cette Dame déja fort âgée, ſe nommoit Madame du Breuil. Elle vivoit dans une grande retraite, & il n'y avoit jamais eu de liaiſon entr'elle & ma famille; mais il ſe trouva qu'elle étoit fort de la connoiſſance de M. Dumont, dont elle reſpectoit la piété, & qu'elle avoit employé pluſieurs fois à la diſtribution de ſes aumônes.
M. Dumont après avoir achevé mon éducation, avoit loué dans une des extrémités de la Ville, une maiſon, petite à la vérité, mais commode. Il y logeoit avec un de ſes neveux, dans lequel il avoit remarqué de la diſpoſition pour les Sciences. Il formoit le cœur & l'eſprit de cet enfant; il lui donnoit d'excellentes leçons, & de meilleurs exemples. Il s'amuſoit de ſes Livre & d'un jardin d'une étendue médiocre, qu'il cultivoit de ſes propres mains. Il ne deſiroit rien, & c'eſt avoir tout. Il jouiſſoit de ſa propre vertu ſans la connoître, & ne ſe croyoit ni plus heureux ni plus ſage que les autres hommes: ſans vivre avec eux il les aimoit, & dès qu'il en trouvoit l'occaſion il leur faiſoit du bien.
M. Dumont fut charmé d'être à portée de rendre ſervice à ma famille. Je n'en eſpérois pas tant, me dit-il, & j'avois peur de mourir ſans vous être jamais bon à rien. Il ſe chargea de parler à Madame du Breuil, & lui fit deſirer ce mariage. En un mot, il conduiſit l'affaire avec autant de prudence que de zéle, & le ſuccès répondit à ſes ſoins.
M. de S. Aubin fit préſent à ma ſœur de très-beaux diamans. Perſonne ne donnoit avec plus de plaiſir, & ne paroiſſoit dépenſer davantage. Il avoit en même-tems le rare de s'enrichir toujours de plus en plus.
Les Noces ſe paſſerent trèsbien. Bal, illumination, muſique & torrent de plaiſanteries de la part de mon oncle; ſatisfaction réciproque dans les deux familles, & les nouveaux Mariés très-contens l'un de l'autre. L'envie que M. de Réziers avoit de nous plaire, le rendit plus aimable: il me parut tel à moi-même, & je me reprochai mes anciennes préventions.
Au milieu des fêtes & de la gayeté, nous nous appercevions avec douleur que mon frere nous manquoit, & ma mere ſur-tout s'en rappelloit triſtement le ſouvenir.
Il n'étoit point encore engagé par des vœux irrévocables; mais d'ailleurs il portoit l'habit de Chartreux, il pratiquoit toutes les auſtérités où leur Regle les ſoumet; il habitoit comme eux une petite cellule embellie par ſa ſeule propreté. Son unique délaſſement étoit la culture des fleurs les plus belles & les plus rares dont il avoit paré ſon hermitage. Abſorbé dans une dévotion véritablement céleſte, il avoit même refuſé conſtamment de me voir depuis qu'il s'étoit retiré du Monde.
J'avois pluſieurs fois demandé cette grace ſans l'obtenir; je renouvellai mes tentatives dans le tems du mariage de ma ſœur: enfin j'eus le bonheur de réuſſir. Il conſentit à recevoir ma viſite, & ma mere qui mouroit d'envie de le voir, me chargea de négocier cette affaire auprès de lui.
Nous nous étions toujours beaucoup aimés, & depuis long-tems nous vivions ſéparés l'un de l'autre. Il me ſeroit difficile de vous exprimer avec quel ſaiſiſſement nous nous embraſſames. Je trouvai mon frere conſidérablement grandi: l'agrément de ſa figure étoit encore augmenté par le calme de ſon ame. Il avoit une ingénuité tendre dans ſes regards, dans ſa phiſionomie, dans ſes moindres paroles. Son innocence & ſa candeur répondoient à la ſimplicité de ſon habit, qui paroiſſoit être celui du bonheur & de la vertu. La ſanté, la fraîcheur, la ſérénité la plus inaltérable brilloient ſur ſon viſage. Je ſentis à la fois de l'attendriſſement & du reſpect. Je ne pouvois le regarder comme un autre homme. Je baiſſois les yeux en rencontrant les ſiens, & je gardois le ſilence.
Mon frere ſourit de mon étonnement, & m'aſſura qu'il étoit l'homme du monde le plus heureux. Après m'avoir demandé avec empreſſement des nouvelles de ſa famille, il me parla du repos & de la douceur de ſa Solitude avec cette éloquence du ſentiment, la ſeule qui touche & qui perſuade. Je l'admirois & je croyois avoir envie de l'imiter.
Mon frere me mena dans le jardin de ſa cellule, & j'en fus enchanté. Nous étions dans les plus beaux jours du printems; l'air étoit ſi temperé qu'on ne pouvoit ni ſe plaindre de la chaleur, ni en deſirer davantage. Un vent doux agitoit légerement de jeunes arbres couverts d'une verdure naiſſante, & le ſoleil ne nous envoyoit ſes rayons qu'à travers des nuages dorés qui nous aidoient à ſoutenir ſa lumiere. Je fus ébloui de l'éclat & de la variété d'une forêt de fleurs differentes, dont les unes ſe cachoient à demi dans le gazon, & les autres s'élevoient avec graces, étaloient à nos yeux leurs couleurs brillantes, & nous embaumoient de leurs parfums; tout ce peuple innombrable étoit rangé dans l'ordre le plus parfait. Une vigne ſouple & docile tapiſſoit les murs de cette jolie Chartreuſe. On avoit auſſi ménagé dans un très-petit eſpace un bois compoſé de quelques tilleuls toujours habités par une foule d'oiſeaux dont les chants confus égayoient encore tout ce tableau délicieux du Printems & de la Nature.
J'eus lieu de me confirmer dans une réflexion que j'avois déja faite ſouvent. C'eſt qu'il faut abſolument à notre cœur des goûts & des plaiſirs. Mon frere au milieu des mortifications & des pénitences qui m'effrayoient, avoit eu beſoin de quelques idées riantes. Il regardoit ſes fleurs avec complaiſance: il ſçavoit faire entr'elles des diſtinctions délicates, & démêloit juſqu'à leurs moindres beautés. Rien n'égaloit ſon attention à les mettre à l'abri du froid picquant, ou d'une chaleur trop brulante, à leur procurer en les arroſant une pluie fine & déliée, à redreſſer leurs tiges foibles & languiſſantes, à les délivrer des inſectes importuns qui les fatiguoient. C'étoit une occupation dont il ne pouvoit ſe laſſer.
Les hommes ſont faits ainſi. Ils naiſſent tous avec deux ſortes de penchans, l'un pour la vertu, l'autre pour la volupté. Les cœurs les plus corrompus conſervent le premier malgré eux, & les Anachoretes mêmes ne triomphent pas du ſecond.
J'inſtruiſis mon frere du deſir extrême que ma mere avoit de le voir, & il m'aſſura qu'il en ſeroit charmé lui-même: enſuite il m'accorda plus que je ne lui demandois; il conſentit à voir ſa famille entiere, & quelques jours après nous primes nos arrangemens pour nous rendre tous dans une ſale extérieure où les femmes pouvoient entrer.
M. de Réziers & ſa femme y vinrent tous deux. Nous amenâmes auſſi Mademoiſelle de Réziers qui s'étoit extrêmement liée d'amitié avec ma ſœur, & qui par une curioſité naturelle à ſon âge, ſouhaita de nous accompagner.
Mademoiſelle de Réziers poſſedoit tous les charmes de la premiere jeuneſſe. Mon frere n'avoit point de fleurs qui eût un air plus frais & plus brillant qu'elle. Repréſentez-vous ces Nymphes qui couroient ſur des épics ſans les faire plier. Figurez-vous une roſe qui n'attend pour s'épanouir qu'un regard du Soleil. C'étoit Mademoiſelle de Réziers. Elle avoit cet enjouement naïf, cet-te diſpoſition à s'amuſer de tout, agrément moins durable encore que la beauté. Sa figure étoit du nombre de celles où l'on trouve moins de régularité que de graces, & qui enchantent les hommes, tandis que les femmes démontrent géométriquement que tous les traits en ſont défectueux.
Mademoiſelle de Réziers plaiſoit fort à mon oncle. Je crois même qu'il en ſeroit devenu un peu amoureux, ſi la longue habitude de ſuccomber à la tentation n'avoit enfin rendu les ſiennes moins vives & moins fréquentes. Il étoit ſûr que ſes plaiſanteries réuſſiſſoient toujours auprès de Mademoiſelle de Réziers, même quand elles échouoient auprès des autres, & il lui en ſçavoit le meilleur gré du monde. Elle aimoit à rire, & ſa gayeté ne la rendoit pas difficile ſur la fineſſe & ſur le bon ton.
Mon oncle avoit le bonheur de mettre tout le feu poſſible à des bagatelles, & de les concerter ſérieuſement avec des précautions infinies. Il imagina, par exemple, de perſuader à mon frere que Mademoiſelle de Réziers étoit ſa ſœur; & rien n'étoit plus facile. Lorſque mon frere embraſſa la vie Religieuſe, Madame de Réziers étoit encore en Couvent: en un mot il ne l'avoit pas vû depuis ſix ans, & il ne s'en ſouvenoit point du tout. M. de S. Aubin ſe faiſoit d'avance un plaiſir extrême de ſa mépriſe. Il s'amuſoit ainſi des moindres choſes, & en uſant ſon tempérament, il n'avoit point uſé ſa gayeté.
Cependant on nous introduiſit dans la ſale où mon frere devoit ſe rendre, & en effet il y arriva un moment après.
Mon pére lui témoigna beaucoup de tendreſſe, mais on ne peut rien comparer à ſon entrevûe avec ma mere. Jamais ſcêne ne fut plus touchante: nous avions tous les larmes aux yeux.
Elle tint long-tems mon frere ſerré dans ſes bras avec des mouvemens mêlés de triſteſſe & de joie. C'étoit celui de tous ſes enfans qui lui reſſembloit d'avantage & qu'elle aimoit le mieux. Je vous revois donc enfin, mon cher fils, lui dit-elle; mais ſous quelle étrange forme. Vous faites le malheur de ma vie. Puiſſiez-vous du moins être heureux!
Mon oncle qui s'étoit, diſoit-il, chargé de la petite piece, fit avancer Mademoiſelle de Réziers, & demanda à mon frere s'il ne la connoiſſoit pas: il avoua que non. Quoi! vous avez entiérement perdu le ſouvenir de votre ſœur, pourſuivit mon oncle. Enſuite il les obligea de s'embraſſer; ils héſitoient tous deux par l'effet d'une pudeur & d'une modeſtie mutuelle, qui divertit mon oncle infiniment. Ses éclats de rire redoublerent quand nous vîmes paroître Madame de Réziers qui s'étoit retirée dans un coin, & lorſqu'on déſabuſa mon frere de ſon erreur.
Les bouffonneries de M. de S. Aubin continuerent; il l'aſſura qu'il étoit le plus joli Chartreux de l'Europe; mais j'ai peur, ajouta-t-il, que cet avantage ne ſoit pas fort utile.
J'allai voir mon frere quelques jours après, & je crus m'appercevoir qu'il étoit un peu changé. Nous nous aſſimes tous deux, & la converſation languit bientôt. Je lui demandai ſi ſa ſanté n'avoit point été dérangée, il me répondit qu'il ſe portoit à merveille. Ses réponſes étoient laconiques, ſon air diſtrait & embarraſſé. J'imaginai que ma préſence l'importunoit, & je voulus me retirer. Quoi! vous me quittez déja, mon frere, me dit-il d'un ton fort triſte: je vous ennuye, je le vois bien, mais ennuyez-vous encore un peu par amitié pour moi. Je ne vous dirai peut-être pas grand-choſe; mais ſoyez ſûr que je ſuis toujours charmé de vous voir.
Ce diſcours me ſurprit & me toucha. Je ne voulois ſortir, dis-je à mon frere, que dans la crainte d'avoir choiſi une heure qui vous fût incommode, & je reſterai tant qu'il vous plaira; mais trouvez bon que je m'informe auprès de vous du ſujet de vos chagrins: vous n'avez pû me les dérober; je vois dans vos yeux de l'abbattement & de la langueur. Enfin vous n'êtes plus le même. Qu'avezvous? ne me cachez pas ce qui vous afflige. Je ſerai peut-être à portée de vous conſoler.
Je n'ai rien, reprit-il, & auſſi-tôt il ſoupira, & ſe tut. Je lui fis de nouvelles queſtions; mais je remarquai qu'elles lui déplaiſoient, & je m'arrêtai. Je lui propoſai de ſe promener avec moi dans ſon jardin qu'il avoit ſi fort embelli. Qu'y ferezvous, me dit-il, ne ſommes-nous pas bien ici. J'inſiſtai, parce que j'étois bien aiſe de revoir un lieu dont il me reſtoit une idée agréable. Allons-y donc, répliqua mon frere, puiſque vous le voulez.
Je ne trouvai pas ſon jardin plus reconnoiſſable que lui. Les gazons étoient arrides. Toutes ces fleurs qui formoient un coup d'œil charmant, ne paroiſſoient plus que des ſquelettes brulés. Tout languiſſoit, tout étoit ſans vie. Voilà peut-être, dis-je à mon frere, la cauſe de votre triſteſſe; vous avez perdu votre amuſement ordinaire. J'en aurois pû jouir plus long-tems, répondit-il, mais j'ai négligé les ſoins que j'avois coûtume de prendre. Et n'étoient-ce pas ces mêmes ſoins, interrompis-je, qui faiſoient une grande partie de votre plaiſir. Vous avez raiſon, reprit-il; mais tout cela ne m'amuſe plus. Que m'apprenezvous, m'écriai-je, Ah! puis-je être aſſez heureux pour ne pas me tromper. Seriez-vous en effet dégouté de votre état? Ah! mon frere, ouvrez-moi votre cœur; cette Solitude vous ennuyetelle? S'il eſt ainſi, rentrez vîte dans le ſein d'une famille qui vous aime tendrement. Quelle joye pour moi d'annoncer à ma mere une auſſi bonne nouvelle! Vous avez une idée bien étrange, me répliqua-t-il d'un air trèsſérieux, & ma vocation vous paroît donc bien peu décidée. Non, c'eſt ici que Dieu m'appelle; c'eſt ici que je veux vivre & mourir. Pourquoi m'allarmaije de quelques dégoûts paſſagers. Dieu m'éprouve, il ſçaura bien me donner le courage dont j'ai beſoin. Peut-être ai-je été trop diſtrait par ces plaiſirs innocens qui m'occupoient; peut-être avoient-ils répandu trop de douceur ſur une vie qui doit être une mortification continuelle. Je ne les ſens plus; le goût m'en eſt ôté.Dieu veuille que d'autres objets ne me détournent jamais des ſeuls qui doivent remplir mon ame.
Mon frere exigea de moi de la maniere la plus preſſante, une promeſſe poſitive de ne rien dire à perſonne de la mélancolie qui le tourmentoit, & de la cacher ſur-tout à ma mere: vous lui donneriez, dit-il, une fauſſe joie. Elle pourroit eſperer de me voir quitter cette Maiſon; j'y reſterai pourtant, quoiqu'il m'en coûte.
Je voulus repréſenter à mon frere qu'il alloit s'obſtiner à ſe rendre malheureux. Un mouvement involontaire, lui dis-je, vous a conduit dans ce Monaſtere. Vous aviez alors une piété vive qui vous ſoutenoit, c'étoit une vraie paſſion. Elle a eu ſon cours, elle eſt maintenant rallentie; l'ennui vous gagne. Sortez promptement de ce triſte lieu tandis qu'il en eſt tems encore; c'eſt le ſeul conſeil qu'on peut vous donner.
Mon frere ne me permit pas de continuer ſur le même ton. Il m'aſſura qu'il me voyoit avec la plus grande ſatisfaction; mais, ajouta-t-il, je ne vous le diſſimule pas, je me priverai d'un plaiſir qui m'eſt auſſi cher, & je ne vous reverrai plus ſi vous ne ceſſez point de me tenir un pareil langage.
J'obéis avec douleur, & je le quittai, convaincu qu'il auroit été dangereux de pourſuivre, & que ſes propres réflexions produiroient plus d'effet que tous mes diſcours.
Je retournai bientôt chez lui; & j'y aurois été dès le lendemain, ſi je n'avois imaginé qu'il étoit à propos de le laiſſer quelque tems livré à la noirceur de ſes penſées, pour le trouver enſuite diſpoſé plus favorablement à m'entendre.
Son abbattement étoit encore augmenté. Je lui parlai avec la plus grande force; je ne ménageai point les termes, parce que je voulois l'ébranler. Il m'avoit interdit ce ſujet; mais il ne ſongea point à ſe plaindre de ce que je lui manquois de parole. Il eut même envie de me témoigner plus de confiance: il bégaya quelques mots qui expirerent ſur ſa bouche; il détourna la converſation; il y revint de lui-même. Ses yeux s'allumoient un moment & retomboient enſuite dans leur langueur ordinaire. Le tumulte de ſes idées, l'irréſolution, les remords ſe peignoient ſur ſon viſage. Je remarquois auſſi que ſon ame étoit agitée par je ne ſçai quel ſentiment inconnu qu'il m'étoit impoſſible d'expliquer. Je me rappellai tout d'un coup le ſort de pluſieurs Solitaires dont la raiſon s'étoit altérée. Je frémis auſſi-tôt, je regardai triſtement mon frere, & je ſentis mes yeux ſe remplir de larmes. Je le conjurai de nouveau avec une tendreſſe infinie de ne me point cacher ce qui m'affligeoit. Il étoit fort ému. Je le vis prêt à tout dire, mais il eut encore la cruauté de ſe taire. Il faut donc que je vous quitte, lui dis-je, & vous me refuſez durement de m'inſtruire de vos peines. Je vais retrouver ma ſœur que j'ai laiſſé fort inquiéte. Qu'a-t-elle donc, me dit-il: vous ſçavez, lui répondis-je, qu'elle aime fort Mademoiſelle de Réziers. Eh bien, pourſuivit mon frere. Mademoiſelle de Réziers, continuaije, eſt dangereuſement malade. Ah! mon frere, s'écria-t-il, en me ſerrant la main avec tranſport! mon frere, je ſuis perdu.
J'avoue que mon étonnement fut extrême, & je demeurai ſans réponſe. Revenu de ce premier mouvement de ſurpriſe, j'allois parler; mais mon frere ne m'en laiſſa pas le tems. Il s'enfuit ſans oſer ſeulement me regarder, & me cria de ſortir ſur le champ, & de ne revenir que lorſqu'il m'auroit fait avertir auparavant.
Je ne crus pas devoir l'abandonner à lui-même; je m'avançai vers lui; je le trouvai à demi couché ſur ſon lit plongé dans la douleur la plus amere, le viſage couvert de pleurs. Je voulus l'embraſſer. Il s'y oppoſa d'abord. Il me répéta pluſieurs fois qu'il exigeoit que je le quitaſſe. Non, mon cher frere, lui répondis-je, je reſterai malgré vous; vous êtes dans un état qui m'effraye. Eh! pourquoi ma préſence vous eſt elle importune? Vous repentez-vous de m'avoir appris le ſecret qui vous eſt échappé? Mademoiſelle de Réziers eſt aimable, & quoique vous ne l'ayez vû qu'un moment, je ne ſuis point ſurpris qu'elle vous ait touché. Votre caractere eſt paſſionné, votre imagination ſe frappe aiſément. C'eſt ce qui vous a fait renoncer au Monde, & c'eſt ce qui va vous y rappeller. En un mot, vos ſentimens ſont naturels & raiſonnables. Quoique Mademoiſelle de Réziers ait une maladie ſérieuſe, nous avons néanmoins tout lieu d'eſpérer ſa guériſon. Rien ne vous empêchera de l'épouſer. C'eſt un parti convenable & digne de vous. Vous vivrez avec elle dans l'union la plus délicieuſe, je ſerai de mon côté très-heureux de votre bonheur. Que me dites-vous, répliqua mon frere, & par quelles illuſions prétendez-vous me ſéduire? Hélas! je n'ai pas été maître de moi même, je me ſuis trahi. Vous voyez mon égarement & ma honte. C'eſt dans la Retraite la plus ſainte que je nourris une paſſion criminelle. Cet habit dont je ſuis trop indigne, ces murs, cette Cellule, tous les objets qui m'environnent me reprochent ma foibleſſe & la puniſſent en me donnant des remords. Qui l'auroit pû prévoir? Que j'étois heureux il n'y a pas quinze jours! quelle paix régnoit dans mon ame! & je ſuis maintenant dans un trouble affreux; je ſuis tourmenté, je ſuis déchiré. Eh quoi! tout cela eſt l'ouvrage d'un moment! Ah! mon frere, qu'elle étoit charmante! quels yeux! quel air enchanteur! mais dites-moi, ajouta-t-il, ne me trompez-vous pas; n'y a-t-il plus d'eſpérance? En eſt-ce fait? ne la reverrai-je plus?
Je l'aſſurai de nouveau qu'elle étoit, il eſt vrai, dans quel-que danger, mais que nous n'étions pas menacés de la perdre. Mon frere ſe proſterna tout d'un coup devant un tableau, principal ornement de ſa Cellule. Il demanda à Dieu qu'il lui plût de rendre la ſanté à Mademoiſelle de Réziers, & ſa priere fut ſi pathétique, j'y voyois une ivreſſe de paſſion ſi impétueuſe & ſi vraie, que j'en étois attendri & pénétré preſqu'autant que lui-même.
Mon frere ſe calma peu à peu, après m'avoir fait encore pluſieurs queſtions ſans ordre & ſans ſuite ſur la maladie de Mademoiſelle de Réziers, & ſur mille détails qui excitoient ſa curioſité, parce qu'ils avoient rapport à elle.
Il crut enfin avoir l'eſprit aſſez tranquille pour me faire le récit de tout ce qui s'étoit paſſé dans ſon ame depuis qu'il avoit vû Mademoiſelle de Réziers. Vous ſçavez, me dit-il, combien j'étois content de mon état. Les auſtérités ne me coutoient rien. J'enviſageois uniquement le prix qui m'étoit réſervé, toute autre conſidération diſparoiſſoit. Je ne regrettois point le Monde, & d'ailleurs je ne le connoiſſois pas. La vûe de ma mere, ſa tendreſſe, ſa joye, ſa douleur m'émurent beaucoup plus que je ne m'y attendois. J'étois dans cet-te diſpoſition, lorſque j'apperçus Mademoiſelle de Réziers. Je ne vous dirai point ce que j'éprouvai alors, parce que je ne ſçaurois l'exprimer. Je n'avois aucune idée diſtincte, & je ne puis vous rendre compte du ſentiment étranger qui s'éleva dans mon cœur. Je ſentis auſſitôt une triſteſſe dont j'ignorois la cauſe. On nous fit embraſſer. Quoique prévenu que Mademoiſelle de Réziers étoit ma ſœur, un trouble nouveau, un feu ſecret ſe répandit dans tout mon corps. Les traits de ma ſœur étoient preſqu'effacés de ma mémoire, il me ſembloit pourtant que je ne les reconnoiſſois pas. Je cherchois à douter qu'en effet elle fût devant mes yeux. Lorſqu'on m'eut appris que ce n'étoit point elle, je trouvai qu'on m'ôtoit un fardeau pénible qui m'accabloit. Depuis cet inſtant l'image de Mademoiſelle de Réziers me pourſuit par-tout. Je ſuis entraîné par un penchant invincible qui me porte à la rêverie. En tout tems, en tous lieux Mademoiſelle de Réziers s'offre à moi. Quand je me leve au milieu de la nuit pour chanter les louanges de Dieu, je crois la voir en traverſant un Cloître ſombre & ténébreux. Elle m'attend aux pieds des Autels; elle eſt dans mon cœur lorſque le nom du Seigneur eſt dans ma bouche. Ces Religieux que je rencontre ſans ceſſe, & dont la vûe m'édifioit & me conſoloit, ne me paroiſſent plus que des ombres errantes qui m'inſpirent de l'effroi. Ce Monaſtere eſt à mes yeux un tombeau. Mes fleurs mêmes que j'aimois tant,ne me touchent plus. Je paſſe les journées entieres à réver auprès d'elles ſans avoir la force de les arroſer. Quelquefois je m'arme de courage, je m'excite à repouſſer cette idée qui ne m'abandonne pas; je l'écarte un moment, elle rentre dans mon cœur avec plus de violence, elle en chaſſe tout le reſte, elle y regne malgré moi.
Je reſtai encore long-tems avec mon frere, l'heure des Offices me chaſſa. Il me parut toujours dans la réſolution fixe de combattre ſa paſſion, mais j'eſperois qu'elle demeureroit la plus forte.
Le lendemain Mademoiſelle de Réziers ſe trouva beaucoup mieux; on jugea même qu'elle étoit abſolument hors de danger. Je courrus aux Chartreux pour en informer mon frere: on me dit qu'il étoit impoſſible de le voir. J'inſiſtai beaucoup, & je n'eus que la même réponſe. Je me réduiſis à prier qu'on l'avertît du moins que je ſouhaitois de lui parler. On me repliqua qu'il l'avoit expreſſément défendu, & qu'il ne vouloit pas même être inſtruit des viſites qu'on pourroit lui rendre. J'aſſurai que j'avois les choſes les plus importantes à lui communiquer, on refuſa toujours de m'obéir, & je m'en retournai avec un vrai chagrin.
Je ne me rebutai point, & ne réuſſis pas mieux. J'écrivis à mon frere qui ne me fit aucune réponſe. Après m'être encore donné bien des mouvemens qui n'eurent pas plus de ſuccès, j'avois pris le parti de demeurer tranquille, lorſqu'on me rendit une Lettre de mon frere dans le tems que je m'y attendois le moins. Je reconnus ſon écriture avec bien de la joye. Je me hâtai de lire, & je vis qu'il ſouhaitoit de me voir dès le jour même. Je volai chez lui: dès qu'il m'apperçut il s'avança vers moi à grand pas. Pardonnez-moi, me dit-il, toutes mes bizarreries. J'ai tout mis en uſage pour éteindre une paſſion dont je rougiſſois, & j'ai cru qu'il étoit néceſſaire pour y parvenir d'interrompre tout commerce avec vous. Mon incertitude ſur le ſort de Mademoiſelle de Réziers me déſeſpéroit. J'avois ſongé d'abord à m'informer de ſon état par le moyen d'un Domeſtique qui nous apporte à manger; mais de peur qu'il ne remarquât mon trouble, & ſur-tout dans la crainte que Mademoiſelle de Réziers n'étoit plus, j'ai retenu ma curioſité; je n'ai pû la modérer en recevant une de vos Lettres. J'ai penſé que vous ne m'auriez pas écrit ſi vous n'aviez eu que de fâcheuſes nouvelles à m'annoncer. Enfin après avoir été vingt fois ſur le point de décacheter la Lettre, après avoir formé auſſi ſouvent le projet de ne la pas lire, je l'ai effectivement lûe. J'ai vû avec tranſport que la ſanté de Mademoiſelle de Réziers étoit rétablie.
Elle vivra du moins, me ſuis-je écrié: je ne ſuis pas auſſi malheureux que je pouvois l'être. L'eſpérance s'eſt auſſi-tôt ranimée dans mon cœur. J'ai voulu m'opiniâtrer contre moi-même. J'ai redoublé d'efforts pour vaincre un penchant qui m'emporte avec violence. Que vous dirai-je? J'ai ſouffert des tourmens inconcevables qu'il m'eſt impoſſible de ſupporter plus long-tems. En un mot, c'en eſt fait; ma réſolution eſt priſe. Il faut que je quitte un ſéjour où je ne ſçaurois vivre. Il faut même que j'en ſorte ſur le champ.
Ah! que me voilà bien conſolé, lui répondis-je, de toutes les inquiétudes que vous m'avez cauſées. Vous avez raiſon, ſortez vîte, il n'y a pas un moment à perdre.
Quoique mon frere fût un peu plus grand que moi, nos tailles avoient aſſez de rapport. Je lui fis apporter un de mes habits. J'avois un Laquais qui m'attendoit à la porte, & que je chargeai de cette commiſſion, en lui recommandant le ſecret. Je lui donnai à ſon retour le ſoin de la toilette de mon frere. Elle me divertit beaucoup.
Mon frere fit des adieux très-courts au Prieur du Monaſtere qui n'étoit pas trop content d'une révolution ſi prompte; & enfin nous voilà hors de cette triſte & ſainte priſon.
Je ſentois la ſatisfaction la plus pure; mais celle de mon frere étoit accompagnée de quelqu'agitation d'eſprit. A peine étions-nous ſortis de l'enceinte du Monaſtere, qu'il ſe retourna bruſquement du côté de cette porte fatale que je me propoſois bien de ne jamais revoir. Hélas! dit-il, c'étoit peut-être là que Dieu m'appelloit. Avec quelle précipitation me ſuis-je déterminé ſur une démarche qui va décider du reſte de ma vie. Ah! de grace, mon frere, lui répliquai-je, laiſſezlà vos ſcrupules, & ne vous repentez point d'être raiſonnable.
Nous arrivâmes cependant tous deux chez mon pere, & nous ne le trouvâmes pas; mais on nous dit que ma mere étoit ſeule dans ſa chambre. Je crus qu'il falloit la prévenir pour lui épargner une ſurpriſe délicieuſe, il eſt vrai, mais qui pouvoit nuire à ſa ſanté. Ceux que nous rencontrâmes d'abord n'avoient jamais vû mon frere, & par conſéquent n'étoient pas dans le cas de témoigner aucun étonnement; mais un vieux Domeſtique qui nous avoit ſervi tous deux dans notre enfance, l'ayant apperçu, fit éclater ſa joye d'une maniere ſi bruyante, que ſes exclamations attirerent auſſi-tôt ma mere dont l'appartement n'étoit pas éloigné.
Dès que mon frere l'eut entrevûe, il courut à elle, & ſe jettant à ſes genoux: daignerezvous, lui dit-il, recevoir avec quelque bonté un fils qui vous a donné malgré lui bien des chagrins. Quoi! c'eſt vous, mon fils, lui répondit ma mere d'une voix foible & altérée; elle n'eut pas la force de continuer. Le ſaiſiſſement qu'elle éprouvoit la fit trouver mal. Elle eut de la peine à reprendreſes eſprits, & quand elle en eut recouvré l'uſage, elle pleura d'attendriſſement & de joye; elle combla mon frere de careſſes; elle ne ſe laſſoit point de lui parler, s'interrompant ſans ceſſe elle-même avec tout le déſordre & tout l'égarement imaginable. On voyoit en elle ces mouvemens ſimples & touchans de la nature, dont le ſpectacle eſt ſi doux. Mon pere arriva deux heures après, & ſans être auſſi ému qu'elle l'avoit été, il parut charmé de revoir mon frere rendu pour jamais au monde & à ſa famille.
Le reſte du jour ſe paſſa en reconnoiſſances. M. de S. Aubin éclata de rire en voyant à mon frere un habit trop court, & qui l'embarraſſoit beaucoup. M. & Madame de Réziers avoient été dîner à la campagne. Ils revinrent aſſez tard avec Mademoiſelle de Réziers qui les avoit accompagné dans ce petit voyage. Quand ils furent arrivés chez eux, on leur apprit ce qui venoit de ſe paſſer, & M. de Réziers n'en eut certainement au fond qu'une ſatisfaction très-médiocre. Ils ſe rendirent tous chez ma mere, qui les avoit envoyé prier à ſouper.
Je cauſois ſeul avec mon frere: il s'impatientoit depuis long-tems de ne point voir Mademoiſelle de Réziers; & quand on l'avertit qu'elle entroit dans l'appartement de ma mere, il eut d'abord envie de ne ſe pas montrer. J'eus quel-que peine à le déterminer à paroître. Il marchoit lentement, toujours prêt à s'arrêter; il rougiſſoit; il paliſſoit; il trembloit: je n'ai jamais vû perſonne plus agité. Pour être auſſi amoureux qu'il l'étoit, il ne ſuffit pas d'être auſſi jeune & même auſſi ſenſible, il faut encore avoir vécu dans la même innocence, dans le même oubli des plaiſirs & du Monde.
Mon frere avoit une façon particuliere de regarder Mademoiſelle de Réziers, il épioit le moment où ſes yeux ne ſe tournoient pas de ſon côté; il riſquoit alors de lever les ſiens juſqu'à elle, & les baiſſoit bien vîte quand il rencontroit ceux de Mademoiſelle de Réziers. Il voulut lui parler & n'en put venir à bout. Elle lui adreſſa deux ou trois fois la parole, & il s'embarraſſa dans ſes réponſes: il eut été facile dès ce jour-là même de s'appercevoir de ſa paſſion.
M. de Réziers d'un air ſec & empeſé lui fit quelques complimens auſquels il eut moins de peine à répondre. J'avois cru remarquer d'abord que M. de Réziers étoit plus aimable. Il avoit effectivement contraint ſon caractere ſans le corriger. Bientôt il s'ennuya d'une fatigue qui lui coutoit, & recommença de nouveau à me déplaire d'autant plus, que j'en avois été content par intervalle. La honte d'avoir été dupe augmenta mon averſion pour lui, & j'enrageois d'être forcé d'eſtimer un homme que j'aimois ſi peu.
Ma mere naturellement aſſez ſérieuſe, fut pendant tout le ſouper, d'une gayeté charmante. Elle badinoit ſur-tout avec une ſorte d'enfance fort aimable. Elle faiſoit des arrangemens ſur la chambre où devoit loger mon frere, ſur les habits qu'il auroit, ſur les plaiſirs qu'on pouvoit lui procurer; en un mot ſur cent mille bagatelles qui n'avoient de rapport qu'à lui. Elle décida qu'on l'appelleroit M. de Clerieux, du nom d'une petite Terre qu'elle avoit eu en ſe mariant. Un rien ſuffiſoit pour la divertir, & quelquefois auſſi ſon attendriſſement ſe renouvelloit. Mon oncle étoit tout-à-fait éclipſé. Je ne tiens point, diſoit-il, contre ceux dont les enfans ſont ſortis des Chartreux le même jour. Il faut les laiſſer parler, rire, pleurer, & déraiſonner tout à leur aiſe. Ma mere dont la ſanté étoit fort délicate, mangea beaucoup plus qu'à ſon ordinaire, & elle en fut incommodée. Nous tremblions, mon frere & moi, qu'elle ne tombât malade, mais heureuſement ſon indiſpoſition n'eut point de ſuite.
J'étois dans l'habitude de voir M. Dumont au moins toutes les ſemaines; l'amitié me conduiſoit chez lui beaucoup plus encore que la reconnoiſſance. J'allai l'inſtruire du parti que mon frere venoit de prendre, ſans lui découvrir néanmoins ſes véritables motifs. Je le priai en même-tems de s'informer adroitement auprès de Madame du Breuil des vûes de M. de Réziers par rapport au mariage de ſa ſœur. Je ſouhaite fort, ajoutai-je, qu'il conſente à la donner à mon frere; cette affaire me paroît en tout très-deſirable.
M. Dumont me rendit réponſe peu de jours après; mais il ne me donna que de fâcheuſes nouvelles. M. de Réziers avoit une liaiſon intime avec M. de Flavieres, Officier de Marine, & qui étoit alors à la Martinique. C'étoit à lui que M. de Réziers avoit toujours deſtiné ſa ſœur. La naiſſance & la fortune de M. de Flavieres étoient ſupérieures à celles de mon frere, & l'on ne pouvoit s'empêcher de convenir qu'en tout c'étoit un meilleur parti.
Il fallut rendre compte à mon frere de ce que je venois d'apprendre, en l'adouciſſant néanmoins beaucoup; mais malgré les ménagemens que j'employai, je ne laiſſai pas de lui cauſer une vive affliction.
Il voyoit tous les jours Mademoiſelle de Réziers chez ma ſœur. Il ne lui déclaroit point ſon amour; mais ſon aſſiduité, ſon embarras, la tendreſſe & le feu de ſes regards, l'air paſſionné qu'il mettoit aux moindres attentions, devoient ſuppléer à ſon ſilence. Il s'expliqua plus clairement enſuite, & il eut le bonheur de plaire. Comment Mademoiſelle de Réziers dont le cœur n'étoit diſtrait par aucun autre ſentiment, auroit-elle pû réſiſter à un jeune homme de la figure la plus ſéduiſante, amoureux à l'excès, & qui lui peignoit ſa paſſion avec toute la grace & la naïveté poſſible.
En devenant plus tendre, Mademoiſelle de Réziers devint moins gaye. Pour mon frere, dès qu'il ſçût qu'il étoit aimé, ce qui lui reſtoit de ſcrupules & de crainte s'évanouit tout-à-fait. Il n'appréhendoit plus rien; il nâgeoit dans la joye; il n'enviſageoit aucun moyen de vaincre l'obſtination de M. de Réziers; il n'en cherchoit pas, & il étoit convaincu qu'il en trouveroit. Dans une ſituation comme la ſienne, on voit dans l'avenir ce qu'on deſire, on croit commander aux évenemens.
Son amour qu'il prétendoit cacher à merveille éclata bientôt. Jamais on ne fut auſſi indiſcret avec auſſi peu d'envie de l'être.
Son premier ſyſtême que nous avions concerté enſemble, avoit été de laiſſer ignorer ſes ſentimens à M. de Réziers, de ſe donner le loiſir de plaire, s'il étoit poſſible, à cet homme difficile, de s'inſinuer dans ſon eſprit, d'entrer adroitement dans ſa façon de penſer, & de ne lui demander ſa ſœur que lorſqu'il ſeroit preſque ſûr de l'obtenir.
Ce plan dérangé, nous crûmes qu'il étoit à propos de ſe déclarer entiérement, & Madame de Réziers fut chargée d'informer ſon mari des vûes de mon frere, dont il n'étoit déja que trop inſtruit.
M. de Réziers lui répondit ſi ſechement, elle avoit une ſi grande peur de lui, l'aimoit ſi fort en même-tems, & pour tout dire, avoit tant d'indifference pour tout le reſte, qu'elle n'oſa pourſuivre, & nous avertit qu'elle n'en parleroit pas davantage.
M. Dumont ſçut auſſi par Madame du Breuil que M. de Réziers étoit exceſſivement prévenu contre mon frere. Il le regardoit comme une très-mauvaiſe tête, comme un eſprit foible, inquiet & léger, qui s'étoit laſſé du Cloître, & qui bientôt peut-être ſe dégoûteroit du Monde. C'eſt ainſi qu'il décrioit le caractere d'un homme qui réuniſſoit deux qualités ſi aimables, l'imagination & le ſentiment.
M. de Réziers alla plus loin. Il défendit expreſſément à ſa ſœur de ſe trouver chez Madame de Réziers quand mon frere y ſeroit, & il le fit avertir qu'il la deſtinoit à M. de Flavieres. Mademoiſelle de Réziers pleura, mais obéit; mon frere n'eut que la reſſource de lui écrire, & c'étoit ſa principale & ſa plus douce occupation.
Cependant ma mere extrêmement piquée contre M. de Réziers, parce qu'elle aimoit mon frere avec la derniere tendreſſe, eut pour ſon gendre la froideur la plus glacée. M. de Réziers ne parut pas s'en appercevoir; mais ſa femme ſe plaignit & ne témoigna plus aucune amitié à mon frere. Je voyois avec regret la diviſion d'une famille juſqu'alors étroitement unie; mais la douleur de mon frere m'affligea plus que tout le reſte. Il tomba dans une mélancolie profonde qui augmentoit tous les jours. Enfin il me déclara qu'il étoit prêt à retourner dans ſa Solitude. Son ame s'étoit r'ouverte à ſes anciennes terreurs; les remords le déchiroient, ſa paſſion le tiranniſoit en même-tems; il étoit dans un état qui me faiſoit pitié. Je paſſai une ſemaine entiere preſque toujours ſeul avec lui: je mis en uſage les larmes, les prieres les plus tendres, les menaces, la colere; je ne le quittois point, je lui parlois ſans ceſſe, & ma ſituation étoit preſque auſſi violen-te que la ſienne. Enfin après des efforts incroyables, je vins à bout de le conſoler, de le ſoutenir, & je me trouvai le plus heureux des hommes.
L'éloignement que ma mere marquoit à M. de Réziers, ne pouvoit que nuire à nos projets. La contradiction l'irritoit naturellement, & ne ſervoit qu'à le rendre plus opiniâtre. Il fallut engager ma mere (& ce ne fut pas ſans peine) à le traiter mieux qu'auparavant. Comment voulez-vous, nous diſoit-elle, que je me contraigne avec un homme qui en uſe auſſi mal. Nous l'aſſurâmes qu'il nous déplaiſoit au moins autant qu'à elle-même, & que cependant nous tâchions de diſſimuler. Au vrai nous n'étions guéres moins mal-adroits qu'elle. Nés tous deux avec une candeur extrême, la fauſſeté nous coûtoit trop pour nous réuſſir, & notre averſion pour M. de Réziers perçoit au travers tout notre petit ſyſtême de louanges & d'attentions préparées. On n'en devoit pas attendre davantage d'une politique de dix-huit ans.
La paſſion de mon frere pour Mademoiſelle de Réziers décida du choix de ſon état. Il avoit eu d'abord quelqu'envie de prendre le parti du Service; mais il ſe détermina pour la Robe, imaginant que c'étoit un moyen de ſe raprocher davantage de M. de Réziers. Il commença ſon Droit, & l'on ne pouvoit s'appliquer avec plus d'ardeur à ce genre d'étude, qui pourtant l'ennuyoit beaucoup. L'amour diſpoſoit ſouverainement de ſes goûts, de ſes occupations, de ſon être tout entier. Il l'avoit empêché de paſſer ſa vie chez les Chartreux, & il le rendoit Juriſconſulte malgré lui. Mon frere qui ſe propoſoit pour objet de faire revenir peu-à-peu M. de Réziers de ſes préventions, avoit ſoin de lui parler ſouvent de Juriſprudence; quelquefois le charme de la matiere entraînoit M. de Réziers par une ſorte de ſurpriſe; quelquefois auſſi l'humeur l'emportoit; il répondoit dédaigneuſement en quatre paroles. Mon frere en étoit furieux; il venoit me conter tout, & nous nous conſolions un peu en nous mocquant enſemble de M. de Réziers.
Notre principale reſſource étoit Madame du Breuil. Elle aimoit beaucoup mon frere, & convenoit de bonne foi que l'agrément de ſa figure y entroit pour quelque choſe. Madame du Breuil avoit un caractere plein de douceur & de bonté. Il ne lui manquoit qu'un peu de force & de courage pour être véritablement bienfaiſante. Elle ſouhaitoit du bien à tout le monde, & n'en faiſoit qu'aſſez rarement. Sa pareſſe & ſon incapacité pour les affaires la livroient à M. de Réziers qui lui épargnoit abſolument juſqu'aux moindres ſoins. Le joug de M. de Réziers étoit dur, & Madame du Breuil accoutumée à ne voir que par les yeux de ſon neveu, n'eut pas été ſi favorable à mon frere ſans les inſinuations de M. Dumont. Elle parla donc à M. de Réziers, & même avec plus de force que nous ne l'avions eſperé. En devenant plus utile à mon frere, elle s'y attacha davantage. Nous crûmes remarquer enfin que nous pouvions tout-à-fait compter ſur elle.
M. de Réziers toujours inébranlable dans ſes idées, n'avoit été, comme je l'ai déja dit, nullement ſenſible aux froideurs de ma mere. Il ne fut pas plus touché de l'accueil aſſez flatteur qu'elle lui fit enſuite par notre conſeil: ſon flegme fut inaltérable, & ſa conduite uniforme. La douleur & les larmes de ſa ſœur, & toutes les ſollicitations de Madame du Breuil, ne produiſirent pas plus d'effet.
Il réſolut même de détacher Madame du Breuil des intérêts de mon frere, & voici de quelle maniere il s'y prit.
Madame du Breuil avoit une Terre conſidérable près de Bordeaux, qui étoit pour elle une ſource intariſſable de Procès. Toujours eſclave des moindres commodités de la vie, & plongée dans toutes les voluptés permiſes & tranquilles, elle craignoit ſi fort de ſe déplacer, qu'elle n'avoit été qu'une ſeule fois dans ſa maiſon de Campagne, qui cependant étoit agréable & bien ſituée. M. de Réiers au contraire y faiſoit de fréquens voyages, & il devoit encore y aller en dernier lieu. Il s'en défendit ſur differens prétextes; il affecta de montrer à Madame du Breuil une grande indifference ſur l'évenement de ſes Procès; enfin il lui fit entendre aſſez clairement qu'elle ne devoit pas attendre de lui les mêmes ſecours, ſi elle s'obſtinoit à favoriſer les vûes de mon frere en contrariant les ſiennes.
Rien n'étoit plus capable d'effrayer Madame du Breuil: elle frémit de la ſeule idée qu'elle alloit être réduite au malheur de gouverner ellemême ſes propres affaires. M. de Réziers lui faiſoit ſentir à tout moment qu'elle ne pouvoit ſe paſſer de lui: il humilioit ſon amour propre, mais il flattoit ſon indolence. En un mot, Madame du Breuil, qui depuis long-tems avoit perdu l'habitude d'agir, & qui redoutoit même la fatigue de penſer, ſouſcrivit à tout, & ſacrifia mon frere à ſa pareſſe. M. de Réziers conſentit à ce prix de ſe rendre promptement à Terſac, c'étoit le nom de la Terre de Madame du Breuil. Il étoit à la veille de ſon départ, lorſqu'il tomba malade, & ſa maladie, ſans être dangereuſe, fut aſſez longue.
Nous ſongeâmes mon frere & moi à profiter de la circonſtance. Il étoit queſtion de rendre, s'il étoit poſſible, M. de Réziers moins néceſſaire à Madame du Breuil. Pour y parvenir, mon frere offrit d'aller lui-même à Terſac, & Madame du Breuil fut extrêmement touchée de cette démarche; mais elle étoit arrêtée par la crainte de déplaire à M. de Réziers. Il fallut que M. Dumont ſe mêlât de cette affaire. Il employa ſi heureuſement le crédit qu'il avoit ſur l'eſprit de Madame du Breuil, qu'il la détermina, quoiqu'avec peine, à profiter des offres de mon frere.
Il partit la joie dans le cœur. Il étoit trop amoureux pour n'être pas bientôt parfaitement au fait de toutes les ſubtilités de la chicane. Il ſe donna des mouvemens infinis à Terſac, feuilleta de vieux Titres, y fit des découvertes admirables, ſe démêla des panneaux que des Plaideurs conſommés tendoient à Madame du Breuil, s'attira leur admiration qu'ils ne purent lui refuſer, malgré leur dépit, & réuſſit à merveille à tous égards.
On me propoſa pendant ſon abſence une partie de chaſſe que j'acceptai. J'eſpérois de m'y amuſer beaucoup, parceque j'aimois naturellement cet exercice; mais j'étois trop occupé des craintes & des eſpérances de mon frere pour ſentir vivement aucun plaiſir. Mes rêveries me conduiſirent loin des Chaſſeurs: je me trouvai dans un pays que je ne connoiſſois pas. Je voulus revenir ſur mes pas, & je m'égarai davantage. J'entrai dans une vallée étroite & profonde, obſcurcie par des montagnes ſauvages, hériſſées de rochers dont quelques-uns s'avançoient ſur ma tête en forme de voute, paroiſſant menacer d'une chûte prochaine, & d'autres me préſentoient de vaſtes cavernes creuſées par la nature, d'où ſortoient des fontaines d'une eau claire & rapide qui s'enfuyoit en murmurant. Mon cheval ſe ſoutenoit à peine au milieu des cailloux dans un ſentier inégal & difficile ſur les bords d'un torrent que l'œil ne pouvoit ſuivre, & qui tomboit en fureur au travers des précipices avec beaucoup de bruit & d'écume. La vûe de ces triſtes déſerts me rempliſſoit l'imagination d'idées ſombres, entretenues par mon inquiétude. Mais j'étois bien éloigné de prévoir l'eſpece de danger qui ſe préparoit pour moi. Je touchois au moment dont le reſte de ma vie devoit dépendre. Je n'avois ſenti juſqu'alors que les peines ou les plaiſirs des autres; j'allois être agité par mes propres paſſions: en un mot, l'Amour m'attendoit dans cette Solitude affreuſe.
J'apperçus de loin une femme aſſiſe ſur le gazon près de ce torrent dont j'ai parlé. En m'approchant davantage, je remarquai qu'elle étoit miſe avec propreté, quoique ſimplement. Je m'avançai vers elle en la priant de m'indiquer le meilleur chemin. Elle ſe retourna de mon côté, & je ne ſçaurois vous exprimer à quel point ſa vûe m'éblouit & m'enchanta. Repréſentez-vous toutes les fleurs de la jeuneſſe, des traits charmans qui ſe diſputoient des regards, des yeux divins où brilloit le feu le plus doux & le plus tendre, une phiſionomie qui annonçoit à la fois la plus belle ame & l'eſprit le plus aimable. L'horreur d'un lieu ſi ſauvage relevoit encore cette beauté unique, & toute cette avanture avoit l'air d'un enchantement.
Cette jeune perſonne à qui je me nommai, m'apprit à quelle diſtance j'étois de Bordeaux, & comme il ne reſtoit plus aſſez de jour pour m'y rendre avant la nuit, elle m'offrit de me conduire dans le Château que ſon pere habitoit, & dont nous étions très-proche. J'acceptai cette propoſition avec la joie la plus vive; je deſcendis de cheval; nous ſuivîmes enſemble un petit chemin dont la pente étoit fort roide, & nous découvrimes bientôt le Château le plus triſte, environné d'anciennes fortifications, offuſqué de toutes parts par des pointes de montagnes arrides & incultes.
C'étoit-là le ſéjour de M. de Serville, vieil Officier aſſez pauvre, & depuis long-tems retiré du Service. Il y vivoit tranquillement avec ſa femme qui avoit eu autrefois de la beauté, & ſa fille, qui de tous points étoit un véritable chef-d'œuvre de la nature. Il me reçut poliment, & me demanda des nouvelles de M. de Réziers qu'il connoiſſoit un peu. Enſuite il s'engagea dans de longs récits & me parla des Campagnes qu'il avoit faites. Je feignois de l'écouter, je lui répondois au haſard & ne penſois qu'à ſa fille. Je m'ennivrois du plaiſir de la regarder. Je ſentois un trouble mêlé d'un charme ſecret qui m'avoit été juſqu'alors inconnu. Il ſembloit qu'il ſortit des yeux de Mademoiſelle de Serville une flamme qui pénétroit mon cœur. J'étois ému par le ſon de ſa voix le plus agréable & le plus ſéduiſant qu'on puiſſe imaginer. Chaque moment m'apportoit un ſentiment nouveau, je n'avois pas l'eſprit aſſez libre pour réfléchir ſur un état qui m'étoit ſi étranger, & pour m'étonner de ne plus me reconnoître. Il étoit naturel que les charmes inexprimables de Mademoiſelle de Serville produiſiſſent cette for-te & prompte impreſſion. Pouvoitelle en effet allumer des paſſions communes?
Tandis qu'elle m'occupoit tout entier, & que M. de Serville continuoit ſes hiſtoires ſans ſe plaindre de n'être pas écouté, nous entendimes un grand bruit de chevaux, des fouets, des bottes, des voix qui crioient c'eſt lui, & nous allions tous deſcendre pour ſçavoir ce que c'étoit, quand nous vîmes arriver un jeune homme en habit de voyage, d'une très-grande taille, d'une jolie figure, quoiqu'il eût le viſage noirci par le ſoleil, & qui avoit cet air militaire plein d'aſſurance & de gayeté à qui l'on trouve tant d'agrémens. Perſonne ne l'attendoit, & la ſurpriſe générale augmenta la joie de le voir. Avec quelle attention ne le regardai-je pas, quand j'appris que c'étoit M. de Flavieres.
L'Eſcadre ſur laquelle il ſervoit & qu'on avoit envoyé dans nos Colonies d'Amérique, venoit de rentrer dans nos Ports, où des raiſons particulieres & imprévûes avoient hâté ſon retour. M. de Flavieres parent très-proche de M. de Serville, & lié de la maniere la plus intime avec toute ſa famille, avoit été bien-aiſe de le voir avant d'arriver à Bordeaux. M. de Serville fut très-ſenſible à cette marque d'amitié, & il lui prodigua les éloges & les careſſes.
Il n'y avoit qu'un ſeul appartement à donner dans tout le Château de Serville. Ce n'eſt pas qu'il ne fût aſſez grand, mais on travailloit aux réparations de l'une des aîles qui menaçoit ruine, & par conſéquent perſonne n'y pouvoit loger. Nous couchâmes donc M. de Flavieres & moi dans la même chambre. L'idée de Mademoiſelle de Serville rempliſſoit ſi entiérement mon ame, que je ne pouvois parler d'autre choſe. Je n'eus point d'autre entretien avec M. de Flavieres, & ce qu'il m'apprit ajouta beaucoup encore à ma paſſion naiſſante.
Il y a plus d'un an, me dit-il, que je ne ſuis venu dans cette maiſon, & j'ai trouvé Mademoiſelle de Serville extrêmement embellie. Je n'ai jamais vû de caractere plus parfait. Depuis qu'elle eſt au monde, elle n'a eu que des ſentimens nobles & honnêtes. Avant que ſa raiſon fût développée, elle avoit je ne ſçai quel inſtinct toujours ſûr qui la portoit à tout ce qui étoit bien. On ne peut pas dire qu'elle ait une vertu plutôt qu'une autre. Toutes lui paroiſſent également naturelles.
Les louanges que M. de Flavieres donnoit à Mademoiſelle de Serville m'enflammerent encore plus pour elle, & commencerent en même-tems de m'attacher à lui. Je lui ſçavois bon gré de rendre ſi bien juſtice à ce que j'aimois éperdument, & je lui pardonnois preſque d'être le Rival de mon frere. Il avoit d'ailleurs un extérieur très-aimable, le ton du monde, & cette politeſſe adroi-te qui n'eſt ni froide ni chargée. Il avoit l'air de venir de Verſailles plutôt que des Antilles.
Mon deſſein étoit d'abord de retourner à Bordeaux dès le lendemain. Il me fut impoſſible de quitter ſitôt Mademoiſelle de Serville. Je feignis une incommodité légere; j'exagerai les fatigues que j'avois ſouffertes, & je pris bien vîte au mot M. de Serville qui me prioit aſſez foiblement de reſter chez lui quelques jours. J'écrivis ſeulement à ma mere pour la raſſurer ſur mon abſence, & je lui mandai comment le hazard m'avoit fait rencontrer M. de Flavieres.
Il ne m'avoit point trompé en me parlant de Mademoiſelle de Serville d'une maniere ſi avantageuſe. Je crus en voir cent fois plus qu'il ne m'en avoit dit. Bientôt l'admirable beauté de Mademoiſelle de Serville me parut ſa moindre perfection. Elle avoit des graces auſſi ſimples que ſes vertus; elle étoit douce, égale, ſenſible ſans inquiétude & ſans triſteſſe. Elle ne diſoit rien qui ne plût & qui n'intéreſſât. Son ſilence étoit attentif, modeſte & obligeant. Ses regards avoient un charme au-deſſus des expreſſions mêmes d'un Amant: on y voyoit ſon ame toute entiere. Le plus audacieux petit Maître eut été reſpectueux devant elle, & l'homme le plus timide n'auroit point eu d'embarras & de contrainte. Elle impoſoit ſans le vouloir; elle raſſuroit ſans y penſer. Elle étoit généralement adorée de tous ceux qui l'approchoient. Les Domeſtiques de ſon pere, les Payſans du village la louoient avec cette naïveté groſſiere, quelquefois plus ſatisfaiſante pour l'amour propre, que les éloges les plus rafinés. Elle alloit ſouvent diſtribuer de ſa propre main des remedes à des Malades dont la vûe l'attendriſſoit.
Dès qu'elle ſe montroit, on n'avoit des yeux que pour elle. On accouroit avec empreſſement; on s'atroupoit pour lui parler; on vouloit au moins l'avoir vûe. Elle n'étoit point flattée d'être trouvée belle, elle ne ſentoit que le plaiſir d'être aimée. Quand elle recevoit des marques de cette bienveillance univerſelle, elle eut ſouhaité tous les tréſors de la terre, pour les répandre autour d'elle, & rendre heureux ce qui l'environnoit. Soyez mon juge! avois-je tort de l'adorer?
Ses amuſemens étoient pleins d'innocence. Paſſez-moi tous ces détails que l'amour me rend ſi chers. Elle aimoit les animaux parce qu'ils nous reſſemblent, quoique d'une maniere imparfaite, & qu'ils ſont capables d'attachement comme les hommes. Elle avoit un chien le plus beau peut-être de ſon eſpece, qui ne pouvoit la quitter; des chats dont elle avoit adouci la férocité naturelle; des oiſeaux familiers qui voloient ſur ſa tête en chantant. Quelle différence des careſſes douces & naïves qu'elle leur faiſoit, & de cette ridicule tendreſſe que tant de femmes, qui n'aiment rien, affectent avec tant de faſte pour des chiens à qui bientôt elles communiquent leur orgueil, & qui deviennent dédaigneux comme elles.
J'aimois déja trop Mademoiſelle de Serville, pour ne pas adopter promptement tous ſes goûts. J'écoutois avec attention le chant des oiſeaux, & j'obſervois les beautés de leurs plumages. Lorſqu'un d'eux venoit ſe poſer ſur ma tê-te ou ſur ma main, j'étois enchanté. Les égratignures mêmes de ſes chats m'auroient fait plaiſir. Vous ſçavez qu'Ageſillas Roi de Sparte jouoit avec ſes enfans dans l'équipage le plus ridicule, & les foibleſſes des Amans vont bien au-delà de celles des peres.
Un ſerin plus heureux que tous les pigeons & les cygnes de Vénus étoit particuliérement aimé de Mademoiſelle de Serville. Il tomba malade, & tous les ſoins de ſa Maîtreſſe ne purent lui ſauver la vie. Elle pleura ſa mort, & parut me ſçavoir gré de partager ſes regrets.
Je me déterminai enfin à quitter le Château de Serville; mon retour à Bordeaux n'avoit été déja que trop differé. Je me ſouviendrai toujours que la veille de mon départ j'étois vis-à-vis d'une fenêtre près de laquelle Mademoiſelle de Serville environnée de laines de toutes couleurs, travailloit à un ouvrage de tapiſſerie. Il avoit plû une partie de la journée, & M. de Serville avec une politeſſe languiſſante & vague, me diſoit que je ferois mieux d'attendre le beau-tems. Je répondis d'un air aſſez inattentif qu'effectivement il feroit beau le lendemain.
Madame de Serville qui n'aimoit pas les nouvelles connoiſſances, & qui étoit charmée de me voir partir, dit, Monſieur a raiſon; la pluie ne durera pas, c'eſt un nuage qui paſſe. M. de Serville ſe piquoit d'être l'homme de France qui ſe connoiſſoit le mieux aux préſages de la pluie & du beau-tems: il contredit l'opinion de ſa femme. Comme il étoit très-profond ſur cette matiere, il fut auſſi très-diffus. Quand il eut parlé long-tems, ſa femme répliqua: il reprit la parole à ſon tour, & la queſtion fut très-ſolidement diſcutée de part & d'autre. Enfin M. de Serville embarraſſé par quelques objections preſſantes, demanda à ſa fille ce qu'elle en penſoit. Elle ſe leva un moment, & regarda le Ciel obſcurci d'un côté par des nuées fort noires, & de l'autre éclairé foiblement par les rayons pâles du Soleil prêt à ſe coucher. Elle décida pour ſon pere.
Rien n'eſt indifferent pour un homme bien amoureux. Les moindres choſes l'allarment ou l'encouragent. Je me flattai que Mademoiſelle de Serville ne ſouhaitoit point mon départ. Comment aurai-je pû réſiſter à la tentation de le differer encore? Je dis que s'il faiſoit beau le lendemain, je partirois ſelon mon premier projet, & que s'il pleuvoit au contraire, je prierois M. de Serville de me garder un jour de plus.
Mademoiſelle de Serville occupée à nuer une fleur, ne parut pas m'avoir entendu. Je continuai de gouter à mon aiſe le plaiſir d'attacher ma vûe ſur elle ſans la contraindre & l'importuner par mes regards, parce que les ſiens étoient baiſſés ſur ſon ouvrage. Nous ſoupâmes bientôt après. L'eſprit amuſant de M. de Flavieres, l'agrément & la variété de ſa converſation, tranſportoient toujours M. de Serville, & me plaiſoient à moi-même autant que tout ce qui n'étoit pas Mademoiſelle de Serville pouvoit me plaire.
Le ſouper fini, je m'apperçus que Madame de Serville n'avoit eu que trop raiſon: le tems étoit extrêmement ſerein, je n'avois plus de prétexte pour differer plus long-tems mon départ. J'allai regarder triſtement le Ciel ſemé de mille étoiles, & ſans écouter d'aſſez mauvaiſes plaiſanteries que Madame de Serville fiere de ſon triomphe, faiſoit à ſon mari, je tombai bientôt dans une grande rêverie. Elle étoit à ſon plus haut point, lorſque j'entendis tout d'un coup Mademoiſelle de Serville qui ſe plaignoit d'un mal de tête violent, & qui ſe levoit pour ſe retirer.
Je revins à moi comme un homme qui ſe réveille en ſurſaut: je m'avançai vers elle d'un air inquiet; je voulois lui parler, & je ne pus que bégayer quelques paroles étouffées, qui à peine avoient un ſens raiſonnable. Elle y répondit en deux mots, me fit une profonde révérence & ſortit. J'allai me remettre dans la même place que j'avois quittée, mais je me ſentis une triſteſſe ſi exceſſive, & tant d'agitation d'eſprit qu'il me fut impoſſible de reſter plus long-tems avec M. & Madame de Serville: je pris congé d'eux, & ſuppoſant que le ſommeil me gagnoit, je montai promptement dans ma chambre.
Je deſirois vivement d'être ſeul: la ſolitude me ſoulagea d'abord un moment, & renouvella bientôt toutes mes peines. J'adorois Mademoiſelle de Serville; je n'avois oſé lui déclarer mon amour, & le lendemain je me ſéparois d'elle. Je me reprochois d'avoir été trop timide; je croyois former le projet de lui découvrir mes ſentimens, & je m'effrayois auſſi-tôt d'y avoir ſeulement penſé. Je l'avois vû ſortir plutôt qu'à l'ordinaire, vous ne ſçauriez croire combien cette circonſtance aigriſſoit ma douleur. Hélas! me diſois-je à moi-même, je me flattois d'avoir encore quelques heures à paſſer avec elle. Que ces momens m'étoient chers, & qu'ils lui étoient indifferens! Se peut-il qu'elle n'ait pas apperçu ma paſſion, Comment en eſt-elle ſi peu touchée? Mais elle l'a remarquée ſans doute; elle a même affecté de me faire voir combien elle eſt peu ſenſible à cette ſéparation qui me déſeſpere. Elle ſe plaît à l'avancer; elle m'enleve ces derniers inſtans qui me reſtoient encore. Je me trompe peut-être. Elle s'eſt plaint d'être incommodée; & ſi c'étoit le commencement d'une maladie ſérieuſe, comment la quitter dans cette incertitude? Que dis-je! elle n'étoit point changée. Jamais ſa beauté ne m'a paru plus admirable. Elle me fuyoit, je n'en puis douter. Après tout: pourquoi me fuiroit-elle? Elle ignore juſqu'au nom de l'amour. Elle ne doit pas aiſément démêler dans les autres un ſentiment qu'elle n'a jamais connu. Hélas! elle le connoîtra ſans doute. Cette ame ſi pure & ſi tendre eſt faite pour un amour vertueux comme elle. Mais quel eſt le mortel heureux qu'elle doit aimer? Mes larmes couloient ſans que je m'en apperçuſſe, & je ne ſçais quel charme ſe mêloit au trouble & à la douleur dont mon ame étoit remplie.
M. de Flavieres en rentrant me trouva tellement abſorbé dans mes réflexions, que je ne l'entendis point arriver. Il me dit à l'occaſion de mon départ des choſes obligeantes & flateuſes, & j'y répondis aſſurément très-mal. Je me couchai promptement, & je n'eus pas un quart d'heure de ſommeil. Fatigué de la confuſion de mes penſées, je me levai dès la pointe du jour avec une légere eſpérance que la pluie m'empêcheroit de partir. Mon ſort fut bientôt décidé. Je vis les triſtes rochers qui environnoient le Château de Serville, éclairés des premiers rayons du Soleil. Je pris mon parti ſur le champ, & laiſſant M. de Flavieres plongé dans un profond ſommeil, je deſcendis, je trouvai mon cheval prêt. Je regardai quelque tems les fenêtres de l'appertement de Mademoiſelle de Serville: au moment de partir, j'allai les revoir encore. Il n'étoit pas raiſonnable d'imaginer quelles puſſent s'ouvrir; je l'eſpérois pourtant, & j'étois attentif au moindre bruit: tout demeura calme & tranquille. Enfin je m'éloignai d'un lieu que l'amour me rendoit ſi charmant, & qui ſans lui m'auroit ſemblé le plus affreux de la nature.
M. de Serville m'avoit donné un Domeſtique pour m'accompagner. Cet homme au lieu du chemin ordinaire, me fit prendre un ſentier plus court, mais ſi impraticable & ſi terrible, qu'au bout d'environ une lieue mon cheval s'abbattit. Comme il étoit tout-à-fait ſur le bord du précipice, il fut entraîné par une pente rapide, & roula juſqu'au fond d'une vallée ſombre qui avoit l'air d'un abîme. Il ſe tua & j'aurois péri moi même ſans un buiſſon plein d'épines qui m'arrêta; mais j'étois tellement froiſſé par ma chûte, & je me fis tant de contuſions, qu'il fallut me reporter à Serville avec le ſecours de quelques Payſans qui ſe rencontrerent dans le voiſinage.
Je ſouffrois des douleurs aigues, & je ne pouvois cependant me plaindre de la fortune. J'allois revoir Mademoiſelle de Serville. Elle étoit dans l'uſage de ſe promener dès le matin aux environs du Château: elle en ſortoit lorſqu'elle m'y vit arriver ſoutenu par deux hommes, la tête panchée, le viſage pâle, mes habits couverts de pouſſiere, & déchirés en mille endroits. Elle fit un grand cri, recula de ſurpriſe, & ſe rapprochant enſuite, elle me demanda d'une voix qui me parut troublée, ſi je n'étois point bleſſé. L'air de ſenſibilité dont je croyois voir l'impreſſion dans ſa phiſionomie, me donnoit la joye la plus douce. Je lui racontai mon accident: elle daigna me plaindre, & fit avertir ſon pere de ſe lever. On me ſaigna ſur le champ, & je paſſai deux jours au lit le corps briſé & rompu, mais l'eſprit occupé des idées les plus agréables, & le cœur pénétré des ſentimens les plus tendres.
M. & Madame de Serville, leur fille & M. de Flavieres avoient la bonté de paſſer une grande partie de la journée dans la chambre ou j'étois. On y cauſoit; on y jouoit. M. de Flavieres qui poſſédoit éminemment le talent de conter, nous amuſoit par ſes récits. Il me témoignoit auſſi de l'intérêt & de l'amitié; mais je crus m'appercevoir qu'il en ſentoit un peu moins; je commençois à démêler un peu d'art dans ces graces que j'avois d'abord trouvées ſi naturelles.
Dans un moment où la converſation languiſſoit & où Mademoiſelle de Serville étoit un peu rêveuſe, je lui propoſai de faire apporter ſon ouvrage de tapiſſerie: j'étois bien-aiſe qu'elle eût une raiſon de ne me pas quitter ſitôt, & d'être long-tems dans la même place. Je pouvois alors la regarder plus commodément: il me ſembloit auſſi que c'étoit m'accorder une eſpece de faveur que de prendre de cette maniere un établiſſement fixe auprès de moi. Mademoiſelle de Serville trouva quelqu'inconvénient à ce que j'avois imaginé. Vous êtes la maîtreſſe, lui dis-je d'une voix baſſe, mais j'avoue que vous m'auriez fait un plaiſir extrême.. Mademoiſelle de Serville ne répondit rien, mais un quart-d'heure après elle ſe plaignit de ne pouvoir plus ſouffrir l'ennui de ſon oiſiveté. Quoiqu'il y ait, ajouta-t-elle, quelque péril dans le voyage de mon métier, il faut pourtant que je m'y expoſe. Elle ſe le fit apporter ſur le champ, & commença d'y travailler.
Je la regardois avec une attention infinie: je ſuivois de l'œil le mouvement de ſon aiguille & de ſa main. Tout ce que l'eſpérance a de ſéduiſant s'étoit répandu dans mon ame, & mon imagination me préſentoit dans un déſordre agréable les plus délicieuſes chimeres.
Cet état ſi doux ne fut pas long. M. de Serville alla voir des Ouvriers qu'il employoit aux réparations de ſon Château. M. de Flavieres qui ſe connoiſſoit à tout, l'accompagna pour examiner s'ils étoient aſſidus & intelligens dans leur travail. Quelques petits détails domeſtiques obligerent auſſi Madame de Serville à deſcendre dans ſon appartement: ſa fille ne voulant pas demeurer ſeule avec moi, ſe leva pour la ſuivre. Son chien qui étoit d'une petiteſſe & d'une beauté rare m'avoit pris extrêmement en amitié. Il étoit alors couché ſur mon lit, & dormoit paiſiblement la tête appuyée ſur une de mes mains. Mademoiſelle de Serville s'approcha de moi pour le reprendre & l'emmener avec elle. Ne pourriezvous pas, lui dis-je, me le confier un moment, vous le retrouverez ici quand vous y reviendrez. En diſant ces mots, je fixois ſur elle des regards où ſe peignoit la paſſion la plus ardente. J'y conſentirois volontiers, reprit-elle d'un air doux & timide; mais il ne le voudra pas. Il eſt étonnant comme il m'aime. Et vous êtes étonnée d'être aimée interrompis-je avec précipitation, Ah! ſi ... je m'arrêtai comme un homme à qui la raiſon revient, & je ſoupirai triſtement. Mademoiſelle de Serville rougit, baiſſa les yeux & ſortit. Son chien m'échappa ainſi qu'elle l'avoit prévû, & s'enfuit comme un trait ſur les pas de ſa maîtreſſe.
Jamais l'amour ne m'avoit cauſé plus de tranſports. Le feu le plus vif couloit dans mes veines & allumoit tous mes ſens. J'étois incapable de raiſonnement & de réflexion: à force de ſentir il ne m'étoit plus poſſible de penſer. Tout d'un coup il me prit envie de conſidérer de plus près l'ouvrage de Mademoiſelle de Serville. Je m'enveloppai à la hâte d'une robe de chambre, & je me traînai avec peine juſqu'au métier. Ce fut un plaiſir pour moi de m'aſſeoir à la même place que Mademoiſe de Serville avoit occupée, & de manier les laines dont elle avoit fait uſage. Je voulus m'en ſervir moi-même, & je travaillai quelque tems avec beaucoup d'application & peu d'adreſſe. M. de Flavieres rentra & fut très-ſurpris de me trouver dans une pareille occupation. Je me recouchai bien vîte, nous cauſâmes plus d'une heure enſemble. Il me parut qu'il ne s'appercevoit en aucune façon de mes ſentimens pour Mademoiſelle de Serville.
Quand elle revint elle voulut continuer ſon ouvrage, & vit avec étonnement qu'on y avoit travaillé pendant ſon abſence. Ses ſoupçons ne pouvoient naturellement tomber que ſur M. de Flavieres. Elle lui dit en riant qu'on ne réuniſſoit pas tous les talens, & lui demanda la permiſſion de défaire ce qu'il avoit fait.
M. de Flavieres l'aſſura qu'elle n'avoit à ſe plaindre que de moi, me ſomma de l'avouer, & j'en convins effectivement. Mademoiſelle de Serville prit auſſi-tôt un air plus ſérieux & changea de converſation. Elle devint ſilentieuſe, diſtraite; & ſans toucher à mon ouvrage, elle nous quitta bientôt après. Je ne la revis point du reſte de la journée.
Le jour ſuivant j'obtins la permiſſion de me lever, & je me diſpoſois à me promener lentement avec les ſecours d'une canne aux environs du Château, lorſque j'entendis du bruit dans la Cour: je diſtinguai la groſſe voix de M. de Serville qui diſoit, ce n'eſt rien, mais nous avons eu grand'peur. M. de Flavieres avec qui j'étois, ſortit pour s'informer de ce que ce pouvoit être; un moment après il revint accompagné de mon frere qui étoit arrivé la veille de Terſac, & qui ayant appris à Bordeaux mon accident, avoit voulu partir le lendemain pour m'aller trouver. Son amitié me toucha beaucoup. M. de Flavieres nous laiſſa ſeuls, & nous nous entretînmes long-tems enſemble. Mon frere m'apprit que Madame du Breuil l'avoit reçu à merveille, mais que M. de Réziers étoit extrêmement piqué du voyage de Terſac; il me mépriſe un peu moins, ajouta-t-il, mais il me hait d'avantage: il attend avec impatience M. de Flavieres. Je l'ai donc enfin vû, ce Rival ſi redoutable: il n'eſt que trop digne de plaire, mais la conſtance de Mademoiſelle de Réziers me raſſure; & d'ailleurs où trouvera-t-elle un homme qui l'aime auſſi tendrement que moi?
Je ne parlai point à mon frere de Mademoiſelle de Serville; je voulois voir quelle impreſſion elle feroit ſur lui. J'eſpérois qu'il en ſeroit ébloui, & j'étois bien-aiſe de me juſtifier à moi-même l'excès de ma paſſion. Mes ſentimens étoient bien peu d'accord. Je craignois auſſi que mon frere ne fût trop frappé de tant de charmes. Je trouvois Mademoiſelle de Réziers ſi prodigieuſement inférieure à Mademoiſelle de Serville, qu'il ne me paroiſſoit que trop naturel d'oublier l'une en voyant l'autre. J'avois encore un nouveau genre d'inquiétude: je craignois que Mademoiſelle de Serville ne fût trop ſenſible à la ſupériorité que mon frere avoit ſur moi du côté de la figure, & j'eus regret pour la premiere fois de ne pouvoir lui diſputer cet avantage.
Quand Mademoiſelle de Serville ſe montra, j'obſervai tour à tour mon frere & elle avec cette attention pénétrante que donne l'amour. Je ne remarquai rien qui pût m'allarmer. Mon frere me dit enſuite qu'il admiroit la beauté de Mademoiſelle de Serville; mais il m'en parla tranquillement, & il ne me raſſura que trop en oſant lui comparer Mademoiſelle de Réziers, & donner à cette derniere la préférence en quelque choſe. Je m'indignai de ſon mauvais goût, & je commençai l'éloge de Mademoiſelle de Serville avec tant d'enthouſiaſme, que mon frere me regarda en ſouriant & me dit, tout ce que je vois de prouvé clairement à tout cela, c'eſt que vous êtes amoureux de Mademoiſelle de Serville. Je fus obligé d'en convenir, tout me trahiſſoit. D'ailleurs je ne pouvois rien cacher à mon frere. J'étois le confident de ſa paſſion, il étoit juſte qu'il le fût de la mienne à ſon tour. Nous avions mutuellement l'un pour l'autre un goût naturel & vif, indépendant de l'étroite liaiſon du ſang. Je vous plains, me répondit mon frere, perſonne ne ſçait mieux que moi combien il eſt dangereux d'aimer. Ah! mon frere, interrompis-je, votre ſort eſt digne d'envie. Vous avez du moins l'aſſurance de plaire, & ce n'eſt pas de Mademoiſelle de Réziers que viennent les obſtacles qui vous affligent.
Nous convînmes avec beaucoup de regret de ma part, de retourner à Bordeaux deux jours après. Il y eut enſuite quelque embarras ſur la maniere dont on logeroit mon frere. M. de Serville ne pouvoit diſpoſer que de la chambre où nous étions déja M. de Flavieres & moi. J'offris à mon frere la moitié de mon lit; mais M. de Flavieres repréſenta qu'étant encore incommodé, je devois néceſſairement coucher ſeul. Il eut été plaiſant que les deux Rivaux qui ne s'étoient jamais vûs euſſent couché enſemble comme le Prince de Condé & le Duc de Guiſe après la bataille de Dreux. Enfin on fit préparer à mon frere un petit lit, & ce ne fut pas ſans peine.Pour y parvenir, Madame de Serville monta dans ſon grenier avec une humeur incroyable, gronda ſes Gens & vint à bout de retrouver mille choſes qu'on croyoit perdues ſans reſſource. Nous lui paroiſſions les gens du monde les plus inſupportables. Souvent des haines violentes n'ont qu'un fondement puérile & ridicule: il eſt certain que Madame de Serville n'eut jamais de meilleures raiſons pour nous haïr mon frere & moi, & elle nous prit dans une ſinguliere averſion.
Je me levai le lendemain lorſque tout le monde dormoit encore: mon frere en fit autant. C'eſt aux Amans favoriſés à ſe plonger dans toute la molleſſe & la douceur du ſommeil: ceux qui n'éprouvent que des peines, ou qui ne ſont heureux qu'en eſpérance, s'éveillent ſouvent avec l'aurore. Après avoir cauſé très-long-tems avec mon frere, je deſcendis ſeul & ſans tenir de route certaine, je fus conduit par le hazard préciſément au même endroit où j'avois vû pour la premiere fois Mademoiſelle de Serville. Quelle fut ma ſurpriſe & ma joie de l'y rencontrer. Je m'approchai d'elle avec empreſſement, mais elle ſe leva tout de ſuite pour rentrer dans le Château. Elle lut dans mes yeux toute la triſteſſe que me cauſoit une retrai-te auſſi bruſque. Elle s'arrêta un moment, ſe retourna même du côté d'un arbre dont elle avoit cherché l'ombre & la fraîcheur, parut en ſuſpens; mais ſe déterminant toutàfait, elle prit la réſolution de revenir chez elle. Je l'accompagnai preſque ſans lui rien dire, le cœur ſerré de douleur: quelques larmes m'échapperent, & je les dérobai le mieux qu'il me fût poſſible à Mademoiſelle de Serville qui gardoit à mon exemple un profond ſilence. J'avois une ſorte d'impatience de la quitter. J'entrai dans une petite chambre à moitié démeublée, qui n'appartenoit à perſonne. J'eus du moins la conſolation d'y pleurer en repos & en liberté. L'affectation avec laquelle Mademoiſelle de Serville m'évitoit, me perſuadoit que je lui étois odieux, & je ne pouvois ſoutenir cette idée.
L'heure du dîner vint. Il me fut également impoſſible & de manger & de prendre aucune part à la converſation. On me crut malade. Madame de Serville qui trembloit que ſon mari ne me propoſât de nouveau de reſter chez lui, me dit que l'air de Serville étoit trèsmauvais, qu'elle avoit eu beaucoup de peine à s'y accoutumer, & que les Etrangers s'en étoient toujours plaint.
Je trouvai quelque ſoulagement à m'entretenir de mes peines avec mon frere. Enſuite je cherchai la ſolitude; & ſans ſçavoir où j'allois, je m'engageai dans tous les détours du Château de Serville, qui étoit un vrai labyrinthe. Le jour baiſſoit & l'on ne diſtinguoit plus les objets qu'avec peine. J'avois d'ailleurs la diſtraction que produiſent la triſteſſe & la rêverie. J'errois depuis long-tems dans des corridors obſcurs, dans de vaſtes ſales ſans meubles & ſans vîtres. Après avoir deſcendu quelques marches d'un eſcalier tournant fort étroit, j'ouvris ſans y penſer une porte qu'il ſuffiſoit de pouſſer & qui ſe trouvoit ſur mon paſſage. Je n'eſſayerai point de vous peindre le ſaiſiſſement que j'éprouvai. Je vis Mademoiſelle de Serville aſſiſe près d'une table ſur laquelle elle étoit appuyée, le viſage à demi caché par ſes mains, fondant en larmes, abîmée dans la plus vive douleur.
Mon trouble me donna plus de hardieſſe que je n'en avois jamais eue. Je courrus à Mademoiſelle de Serville avec une promptitude étonnante. J'étois à ſes genoux avant qu'elle eût eu le loiſir de m'éviter. Qu'avez-vous, lui dis-je? qui peut être la cauſe de l'état où je vous vois. De grace, répondez à un homme qui vous aime, qui vous adore, qui mourroit cent fois pour vous. Ma paſſion m'emporte. Je n'ai plus de raiſon. Hélas! je vous offenſe peut-être, mais pardonnez à un homme qui ne ſe connoît plus: pardonnez à l'amour le plus violent & le plus tendre. Regardez-moi du moins, regardez un Malheureux qui depuis qu'il vous a vû, ne penſe, ne ſent, n'exiſte que par vous. Quel eſt le ſujet de vos chagrins? puis-je vous conſoler? puis-je vous ſervir; parlez, donnez moi des ordres tels qu'ils ſoient: que j'aye la douceur de vous obéir.
Mademoiſelle de Serville confuſe, immobile, le viſage couvert d'une rougeur qui l'embelliſſoit encore, voulut parler, & demeura dans le ſilence: elle fit un effort pour ſurmonter l'embarras & le trouble qu'elle reſſentoit, elle ſe leva même à moitié pour ſortir. Ah! lui dis-je avec un emportement extraordinaire, arrachez-moi ſur le champ la vie, ou daignez encore m'écouter. Mademoiſelle de Serville étonnée de l'impétuoſité de mes mouvemens, me dit, en me regardant avec douceur, qui pouvoit imaginer que vous me ſurprendriez ici?
Quand je vis ces yeux ſi touchans, noyés dans les pleurs, & que j'entendis cette voix dont le ſon quoiqu'altéré par la douleur, avoit des charmes inexprimables, & pénétroit juſqu'au fond de mon ame, je fus tout d'un coup ſaiſi d'un tel excès d'attendriſſement que je me trouvai dans un inſtant tout baigné de larmes. Ah! s'écria Mademoiſelle de Serville, émue au dernier point ellemême: devrois-je vous dire ce qui m'afflige. Vous m'aimez, vous partez demain, ne m'en demandez pas davantage.
Je me précipitai ſur une main de Mademoiſelle de Serville, je la baiſai mille fois avec les tranſports les plus ardens. Je demeurai pendant quelques momens dans la même ſituation, accablé de mon bonheur, perdu dans une ivreſſe délicieuſe qui épuiſoit mon ame toute occupée d'en jouir.
Revenu de cet égarement, de cet oubli de moi-même, j'oſai demander à Mademoiſelle de Serville un nouvel aveu de ſes ſentimens. Vous avez fait, me dit-elle, une prompte impreſſion ſur moi. J'ai d'abord aimé en vous cette complaiſance naïve qui vous faiſoit partager mes amuſemens & mes goûts. J'ai cru remarquer que je vous plaiſois, & cette idée m'a donné malgré moi une joye ſecrette. La veille de votre départ, je me trouvai ſi triſte & ſi languiſſante, que dans la crainte qu'on ne pénétrât la cauſe de cette inégalité d'humeur, je me retirai plutôt qu'à l'ordinaire. Je vous vis, comme vous ſçavez, après l'accident de votre chûte, & je fus ſi troublée que j'eus bien de la peine à m'en remettre. Eclairée ſur mes ſentimens par l'extrême douleur que j'avois ſentie dans ce moment affreux, je n'eſpérai pas de les vaincre, mais je réſolus de les cacher; vous voyez que je n'en ai pas eu la force. Il me ſembloit que vos yeux avoient toujours une expreſſion tendre & paſſionnée. J'avois peur également de deviner trop bien, & de me tromper. Mon penchant pour vous m'effrayoit. Je remarquois tous les jours les progrès que vous faiſiez ſur mon cœur. Quand vous parlez, je ne perds pas une ſeule de vos paroles; elles ſe gravent dans ma mémoire, & ne s'effacent plus. Vos regards m'embarraſſent & me déconcertent; mais ſi vous êtes quelque-tems ſans les tourner ſur moi j'en ſuis inquiete. Lorſque vous m'avez rencontrée dans cette promenade ſolitaire où je vais ſi ſouvent, je me fis la derniere violence pour vous éviter: je m'en repentis enſuite, & votre triſteſſe me pénétra. Je craignis de vous perdre pour jamais. Etonnée du déſordre & de l'agitation de mon ame, je me ſuis retirée dans cet endroit écarté du Château pour me livrer tranquillement à ma douleur. Le hazard vient de vous y conduire. Le moment étoit trop dangereux pour moi. Je vous ai tout avoué; j'en ai honte, mais je ſens que vous m'en êtes plus cher encore. Me voilà donc ſûre d'une tendreſſe que je croyois ſeulement entrevoir. Vous connoiſſez la mienne, vous la méritez; je cede au plaiſir de vous le dire pour la derniere fois peut-être. Je ne ſçais ſi nous ſommes deſtinés l'un à l'autre; c'eſt à mon pere à décider mon ſort. Il peut nous unir, il peut nous ſéparer. Je ne lui déſobéirai jamais, & je vous aimerai toujours. Adieu, me dit-elle, ne me parlez plus de votre amour avant qu'il ſoit approuvé de ceux qui peuvent ſeuls autoriſer mes ſentimens. Pour moi je rentre dans le ſilence dont je ne devois pas ſortir, & je m'en impoſe la Loi dès le moment. A ces mots Mlle de Serville me pria de la laiſſer ſeule avec un air qui n'avoit rien d'impérieux, mais auquel il étoit impoſſible de réſiſter.
Je ne dis point à mon frere que j'avois eu le bonheur de plaire à Mademoiſelle de Serville, mais il crut le remarquer à la joye qui brilloit dans mes yeux & qui ſe répandoit dans mes moindres propos. J'éludai ſes queſtions le plus adroitement que je pus, & il étoit lui-même trop occupé de ſa propre paſſion pour avoir ſur la mienne une curioſité ſuivie.
Je deſirois vivement d'avoir un dernier entretien avec Mademoiſelle de Serville avant mon départ, & je n'en vins pas à bout: elle me tint exactement parole, & parut encore plus réſervée avec moi qu'elle ne l'avoit été juſques-là.
Nous partîmes de grand matin mon frere & moi, & nous arrivâmes à Bordeaux de bonne heure. M. de Flavieres s'y rendit de ſon côté quelques jours après. M. de Réziers affecta de lui faire l'accueil le plus obligeant: il étoit bien-aiſe de piquer mon frere qu'il déteſtoit, ſur-tout depuis le voyage de Terſac. D'ailleurs malgré la différence des humeurs il aimoit ſincérement M. de Flavieres: cette amitié avoit commencé dès leur enfance & ne s'étoit jamais démentie. M. de Flavieres ſe faiſoit un jeu de gouverner à ſon gré cet eſprit dur & inflexible. Il le flattoit à propos & le railloit quelquefois aſſez vivement ſans jamais le bleſſer: M. de Réziers étoit toujours dans l'admiration.
Déja la nouvelle du mariage de M. de Flavieres & de Mademoiſelle de Réziers ſe débitoit publiquement dans la Ville. Ma mere laſſe de ſe contraindre témoignoit comme auparavant toute l'averſion poſſible à ſon gendre. Nous étions conſternés. Mon frere au déſeſpoir me dit qu'il étoit réſolu de ſe battre avec M. de Flavieres. Je lui répondis que c'étoit le moyen de ſe rendre M. de Réziers tout-à-fait irréconciliable. J'étois de plus trèsperſuadé que M. de Flavieres, grand, robuſte, adroit à tous les exercices du corps, tueroit infailliblement mon frere qui n'avoit pas appris à ſe battre chez les Chartreux. Nous étions tous dans l'embarras dans la triſteſſe, délibérant toujours ſans prendre de parti, lorſque M. de Flavieres me fit demander un rendez-vous.
Je me hâtai d'en informer mon frere, & nous raiſonnâmes à perte de vûe ſur les projets que pouvoit avoir ſon Rival. Enfin le moment arriva: M. de Flavieres ſe rendit chez moi à l'heure dont nous étions convenus. Il me dit qu'il avoit ſouhaité long-tems d'épouſer Mademoiſelle de Réziers qu'il trouvoit aimable, quoiqu'il n'eût jamais été amoureux d'elle, & que ce mariage avoit été comme arrangé entre M. de Réziers & lui. Mais, ajouta-t-il, il ne m'eſt plus poſſible d'y penſer à préſent. M. votre frere a la paſſion la plus vive pour Mademoiſelle de Réziers, & je ſçais qu'elle en eſt touchée. Il faudroit être fou pour faire ſon malheur & le mien en l'épouſant malgré elle. Si elle m'avoit inſpiré de l'amour, peut-être ſerois-je capable de cette conduite imprudente & en même-tems odieuſe & injuſte. Qui peut répondre d'un homme amoureux? Mais heureuſement mon cœur eſt tranquille, ou du moins ce n'eſt pas Mademoiſelle de Réziers qui l'a rendu ſenſible. Il ne me reſte plus qu'à remercier mon ami de ſa bonne volonté: j'irai plus loin. Juſqu'à préſent vous ne me devez point de reconnoiſſance: je ne travaille que pour mon repos, & je ne ſçaurois agir autrement ſans avoir perdu la raiſon. Mais je ſuis flatté d'être à portée de ſeconder vos vûes, & je vais employer tout mon crédit ſur M. de Réziers pour le déterminer en faveur de M. votre frere.
J'embraſſai M. de Flavieres avec tranſport. Je lui dis qu'il étoit le plus eſtimable & le plus généreux de tous les hommes, & je courrus dans la premiere chaleur de ma joye annonçer à mon frere une auſſi bonne nouvelle. Il ne ſçavoit s'il devoit me croire: il étoit hors de lui. J'aurois peine à vous repréſenter le trouble, le délire de ſon ame, & le feu qu'il mit dans ſes remercimens à M. de Flavieres, qui les reçut avec nobleſſe & avec grace. Peut-être des yeux plus attentifs & plus indifferens que les nôtres, auroient démêlé que M. de Flavieres en diſant tout ce qu'il devoit dire, en s'exprimant dans les meilleures termes, avoit une contenance préparée, un langage meſuré, une préſence d'eſprit ſuſpecte. Ce plaiſir ſi pur qui ſuit & qui récompenſe une action vertueuſe, ne ſe peignoit point ſur ſon viſage. Sa tête paroiſſoit travailler, & ſon ame ne ſe montroit pas. Il choiſiſſoit ſes mots tandis que nous parlions au hazard; il repréſentoit tandis que nous étions émus. Il étoit l'auteur de notre joye, il nous en félicitoit & ne la partageoit pas. Toutes ces circonſtances nous échapperent, & devoient nous échapper. Tant de pénétration auroit ſuppoſé de l'ingratitude; mais il eſt vrai que nous nous ſommes étonnés depuis de n'avoir pas fait ces mêmes remarques.
Cependant tous les obſtacles n'étoient pas ſurmontés, comme mon frere l'avoit eſperé d'abord. M. de Réziers réſiſta pour la premiere fois à M. de Flavieres. Ce maudit voyage de Terſac ſur lequel nous avions tant compté, n'avoit ſervi qu'à lui inſpirer pour mon frere un éloignement preſque invincible. L'amour propre de M. de Flavieres étoit bleſſé de cette eſpece de rébellion d'un homme qu'il avoit toujours gouverné. Il s'opiniâtroit à continuer ſa négociation qui n'avançoit point, il nous dit enfin qu'il déſeſpéroit de réuſſir. Nous étions retombés dans nos anciennes allarmes, & nous allions nous livrer au découragement, lorſque l'intérêt l'emporta ſur la haine.
M. de Réziers aſſiégé de toutes parts, qui avoit à combattre les larmes de ſa ſœur, les remontrances de ſa tante, les attaques toujours adroites & toujours variées de M. de Flavieres, conſentit au mariage de Mademoiſelle de Réziers, à condition de ne lui donner que très-peu de choſe, & il eut ſoin de prendre toutes les précautions néceſſaires pour empêcher les Procès qu'il auroit pû craindre à cette occaſion. Il porta plus loin ſes vûes, & appréhendant que Madame du Breuil entraînée par ſon goût pour Mademoiſelle de Réziers, ne le traitât pas aſſez favorablement, il exigea qu'elle lui céderoit la propriété de preſque tous ſes biens, deſorte qu'elle ne pouvoit plus en laiſſer à ſa niece qu'une très-petite partie. En un mot, M. de Réziers donna ſa ſœur à mon frere, comme un Conquérant accorde la paix à ſon Ennemi vaincu dont il garde les plus belles Provinces.
Toute ma famille étoit indignée de cette conduite odieuſe & baſſe de M. de Réziers. Mon pere & ma mere mirent tout en uſage pour guérir mon frere de ſa paſſion; ils étoient très-fâchés qu'il fît un mariage qui devenoit ſi deſavantageux. Je ſuis bien deſtiné, leur dit-il, à vous donner des chagrins: diſpoſez de mon ſort, il dépend de vous; mais ſoyez ſûrs que non-ſeulement je ne puis être heureux, mais que je ne ſçaurois vivre ſans Mademoiſelle de Réziers. Mon oncle avoit une colere plaiſante qui nous auroit diverti, s'il nous eût été poſſible de rire. Voilà, dit-il, en parlant de mon frere, un homme qui n'eſt modéré ſur rien. Il a commencé par être un Saint, il eſt devenu enſuite un Héros de Roman; Dieu veuille qu'il finiſſe un jour par être raiſonnable. Toutes ces grandes paſſions ſont un fleau pour les familles: je me ſuis bien trouvé d'être un peu libertin, & de n'être ni amoureux ni dévot.
Mon frere ne changea point d'avis. On lui avoit donné quelque-tems pour faire de nouvelles réflexions: il ne l'employa qu'à penſer à ce qu'il aimoit. On fut touché de ſon amour & de ſa triſteſſe. Les nôces ſe firent, & il ne ſentit que le bonheur de poſſéder Mademoiſelle de Réziers. Elle avoit de ſon côté beaucoup de joye d'être unie à ſon Amant; mais elle étoit embarraſſée, craintive, honteuſe des procédés de ſon frere. M. de Flavieres paroiſſoit au contraire gai & triomphant, tandis que M. de Réziers étoit ſilentieux & morne. Nous étions tous aſſez triſtes, excepté mon frere, & mon oncle lui-même ne ſe permit pas la moindre plaiſanterie.
Peu de tems après le mariage, M. de Flavieres eut envie de retourner à Serville, il ne m'en parla point; mais je le ſçus par hazard, & je lui dis que je l'accompagnerois avec plaiſir. Je ſerois fort aiſe auſſi, répondit-il, de faire ce voyage avec vous; mais je crains que vous ne vous amuſiez pas. Nous ſerons preſque toujours occupés M. de Serville & moi, d'affaires qui ne regardent que nous. Le deſir extrême que j'avois de revoir Mademoiſelle de Serville me fit inſiſter. Je vais vous parler, répliqua M. de Flavieres, avec la confiance qui doit être une ſuite de notre amitié. M. de Serville m'a recommandé trèsexpreſſément de n'amener perſonne. Cette précaution eſt ſans dou-te l'ouvrage de ſa femme: vous connoiſſez ſon caractere ſauvage, elle craint à l'excès tout ce qui n'eſt pas de ſon intime familiarité. Ce ſont les meilleures gens du monde, mais à moins que d'être leur parent & leur ami comme moi, je ne comprends pas qu'on puiſſe ſentir autant d'impatience de les revoir que vous en témoignez.
M. de Flavieres devoit effectivement avoir cette idée en ſuppoſant qu'il ignorât ma paſſion pour Mademoiſelle de Serville. Ainſi comme j'étois bien éloigné de lui faire une pareille confidence,je le laiſſai partir. Il m'avoit aſſuré que ſon voyage ne ſeroit que de cinq à ſix jours tout au plus. Il s'en paſſa plus de quinze ſans qu'il revînt. L'impatience me prit, & je partis bruſquement pour Serville.
Quand j'arrivai le cœur me battoit, & mon cœur étoit partagé par tant de ſentimens, que je ne ſçavois auquel m'arrêter. Je trouvai M. de Serville & M. de Flavieres enſemble. Le premier me reçut trèsfroidement, & me dit qu'il étoit fâché de ne pouvoir profiter de l'honneur que je lui faiſois, mais que des raiſons de la derniere importance l'obligeoient d'aller à Bordeaux le lendemain. Je demandai avec empreſſement des nouvelles de Madame de Serville & de ſa fille. Elles ne ſont pas ici, répliquatil, ma femme eſt allé mener ſa fille dans un Couvent de Bayonne, dont elle ſortira quand nous la marierons.
Ah! grands Dieux! quelle nouvelle? m'écriai-je tout tranſporté. M. de Serville ne releva point mon exclamation. Nous gardâmes tous trois le ſilence qui n'étoit interrompu que par quelques mots froids & ſecs. Au bout d'un quart-d'heure, M. de Serville me demanda la permiſſion de parler en particulier à M. de Flavieres ſur des affaires eſſentielles. Il me laiſſa ſeul, & jugez dans quel état.
Une foule d'idées ſe préſentoient à mon eſprit, & je formois preſqu'en même-tems vingt projets qui ſe détruiſoient tous. Je réſolus néanmoins de queſtionner M. de Flavieres, qui me parut étonné comme moi du départ de Madame de Serville. Ses réponſes obſcures & courtes redoubloient mon inquiétude & allumoient mon impatience. Enfin ne me poſſedant plus, je lui avouai que j'étois éperdument amoureux de Mademoiſelle de Serville, & je le priai avec inſtance d'en faire de ma part la demande au pere. Je ne m'étois pas apperçu de votre paſſion, me répondit M. de Flavieres d'un air tranquille, & je prévois de grands obſtacles dans vos deſſeins; mais je n'ai rien à vous refuſer. Il parla en effet, & vint me redire que M. de Serville ne comptoit pas marier ſitôt ſa fille. Je ne ſçaurois vous cacher, continuatil, avec une candeur apparente qu'ils ſont un peu prévenus contre vous, & je n'en puis découvrir la raiſon.
Je paſſai la nuit la plus cruelle, & ſans attendre le jour je ſortis de ce déteſtable Château, dont la vûe ſeule portoit la triſteſſe dans mon ame depuis que Mademoiſelle de Serville ne l'habitoit plus. Mes chagrins me ſuivirent à Bordeaux. Je ne pouvois ſupporter l'affreuſe incertitude où j'étois. Je feignis d'aller à la campagne chez un de mes amis, & je pris le chemin de Bayonne ſans vouloir être accompagné par aucun Domeſtique. Je courrus au Couvent de Mademoiſelle de Serville, & je demandai la permiſſion de la voir, qu'on me refuſa. Une Tourriere ſéduite par mes préſens ſe laiſſa gagner. Elle rendit à Mademoiſelle de Serville une de mes Lettres, & m'apporta ſa réponſe.
Mademoiſelle de Serville me mandoit qu'elle avoit perdu l'eſpérance d'unir ſon ſort au mien, & que ſes ſentimens étoient déſapprouvés de ſon pere. Peut-être devrois-je vous oublier, diſoit-elle, mais je n'ai pas même la force de le ſouhaiter. Il me ſemble que ma tendreſſe eſt raiſonnable; on me la reproche, & je ne ſçaurois en rougir. Je me connois bien, & ſi j'étois coupable j'aurois ſûrement des remords. Mais ſi je ne puis renoncer à mon penchant pour vous, je dois craindre de l'augmenter encore; je dois éviter avec ſoin d'entretenir votre paſſion. Ne cherchez point à me voir, vous m'attendririez trop; peut-être ſeriez-vous trop ému vous-même. Soyez heureux, c'eſt tout ce que je deſire, duſſiez-vous ne me plus aimer.
Je récrivis à Mademoiſelle de Serville que je mourrois de douleur ſi je ne la voyois pas. Vous m'expoſez d'ailleurs, ajoutai-je, au comble de l'extravagance. Je trouverai moyen de m'introduire dans le Couvent: je paroîtrai devant vous quand vous y penſerez le moins. En un mot, vous m'allez réduire au dernier déſeſpoir, & je ne réponds plus du peu de raiſon qui me reſte.
Mademoiſelle de Serville effrayée de ces menaces, touchée de l'amour qui en étoit la ſource, conſentit à l'entretien que je lui demandois. Il y avoit des ordres ſéveres pour l'empêcher d'être vûe d'aucun homme & de leur parler. Je fus contraint de prendre des habits de femme. Ma jeuneſſe rendoit ce déguiſement vraiſemblable. La fidele Tourriere me fit entrer dans le Parloir, & toutes mes peines ceſſerent quand Mademoiſelle de Serville ſe montra.
J'oubliai d'abord tout ce que j'avois à lui dire. Je lui parlai ſans ordre & ſans ſuite; elle me répondit de même. Quand nous fûmes revenus tous deux de notre premier ſaiſiſſement, je la priai de m'inſtruire de ce qui s'étoit paſſé depuis que je ne l'avois vûe. Je remarquai, me dit-elle, de la part de M. de Flavieres un empreſſement qu'il ne m'avoit point encore témoigné. Il cherchoit à me plaire. Il vous reſſembloit trop peu pour y réuſſir, & quand votre caractere à tous deux, votre eſprit, votre figure euſſent eu plus de rapport, cette conformité n'auroit ſervi qu'à me rappeller votre idée, & jamais à l'effacer. Je ſentois bien qu'une autre auroit pû trouver M. de Flavieres aimable: il a beaucoup d'eſprit ſans doute, je l'admire; mais il ne me touche point. Pour vous au contraire vous ne m'avez point éblouie, mais tout ce que vous me difiez m'intéreſſoit.
Je m'apperçus avec chagrin que tout ce brillant de M. de Flavieres, qui faiſoit ſi peu d'impreſſion ſur moi, tranſportoit mon pere & ma mere. Tous les jours j'avois à eſſuyer les louanges continuelles qu'ils lui donnoient; j'avois des inquiétudes & des craintes ſans objet déterminé. Enfin on s'eſt expliqué clairement. Mon pere m'a dit qu'il étoit réſolu de me marier avec M. de Flavieres; il m'a répété ſon éloge, & me félicitant de mon bonheur, il m'a inſtruit des ſentimens que M. de Flavieres avoit pour moi. Dans le trouble où j'étois, je n'ai eu que la force de demander du tems pour prendre tout-à-fait mon parti. On a été ſurpris de ma triſteſſe & de mon ſilence. Ma mere ſur-tout en a marqué du mécontentement. On m'a preſſé de donner une réponſe déciſive. J'ai dit en pleurant que je n'avois aucun goût pour M. de Flavieres, & que je ne pouvois l'épouſer ſans être malheureuſe. Je n'entrerai point dans le détail de tout ce que j'ai ſouffert. On ne m'a pas épargné les traits les plus piquans; mais après tout mes parens croyent leurs vûes raiſonnables. Je réſiſte pour la premiere fois à leur volonté. Eſt-ce à moi de me plaindre d'eux! je les reſpecte, je les aime, & je ſuis bien éloignée de leur faire aucun reproche. On m'a déclaré qu'on m'alloit conduire dans un Couvent dont je ne ſortirois que pour épouſer M. de Flavieres: cette menace qui n'étoit gueres capable de m'effrayer vient d'être executée. Me voilà dans cette priſon où je paſſerai peut-être le reſte de ma vie. Les Religieuſes que je vois ici me vantent triſtement le bonheur dont elles jouiſſent. Fut-il auſſi réel qu'elles le prétendent, je ſens qu'il n'eſt pas fait pour moi. Je ne puis renoncer à vous. Qu'il m'en coû-te de déſobéir à ceux que je devrois préférer à tout! Je leur aurois donné ma vie de bon cœur, je n'ai pas le courage de leur ſacrifier mon amour.
Quelle joye douce & tendre, quel ſentiment délicieux trouvoient place dans mon ame au milieu de toute ma triſteſſe! J'aſſurai Mademoiſelle de Serville que je l'adorerois toujours: j'avois cette éloquence de la paſſion qu'on n'imite point, & dont on ne peut donner qu'une foible idée. Mademoiſelle de Serville avec une candeur & une ingénuité charmante, ne ſe laſſoit point de me redire combien je lui étois cher. Elle prit enſuite cet air noble & plein d'autorité qui me ſoumettoit dans l'inſtant. Elle me repréſenta les dangers que de nouvelles converſations avec moi pouvoient avoir pour elle. Elle m'ordonna de partir le lendemain, & ſe ſentant attendrie plus que jamais, elle jetta ſur moi le regard le plus doux, mais elle eut le courage de me quitter ſur le champ ſans attendre ma réponſe.
Je ne pus d'abord me réſoudre à obéir. Je voulus la revoir encore, mais elle refuſa de ſe montrer, & je partis quand il ne me reſtât plus d'eſpérance de lui faire changer de réſolution. Ma famille & mes amis s'apperçurent bientôt que j'étois dans une profonde triſteſſe: on m'en demanda ſouvent la cauſe, & je la laiſſai toujours ignorer. Je ne parlai qu'à mon frere qui s'intéreſſoit à mes peines avec toute la ſenſibilité poſſible.
En rentrant un ſoir aſſez tard je rencontrai dans une rue détournée un homme que je ne reconnus point. Il mit l'épée à la main, me criant de me deffendre, & me preſſa d'une maniere ſi vive qu'il m'avoit déja fait deux bleſſures, tandis qu'appuyé contre une muraille je parois d'une main mal aſſurée les coups qu'il me portoit comme un furieux. La colere me ſaiſit à mon tour: mes forces ſe ranimerent; je me précipitai ſur mon ennemi avec autant d'impétuoſité qu'il en avoit lui-même, & je lui plongeai mon épée dans le ſein. Il tomba noyé dans ſon ſang. Preſqu'à l'inſtant de ſa chûte, quelqu'un paſſoit avec un flambeau à l'extrémité de la rue. Si j'avois eu de la ſurpriſe & de la crainte en me voyant attaqué au milieu de la nuit, je fus ſaiſi tout d'un coup d'étonnement & d'horreur en reconnoiſſant M. de Flavieres. Il voulut parler, & cet effort achevant d'épuiſer ce qui lui reſtoit de vie, il expira. J'arrivai chez moi dans un trouble affreux, égaré, tremblant, baigné d'une ſueur froide, & ſi changé que l'homme qui m'ouvrit la porte ſe récria d'abord ſur mon extrême pâleur. Remarquant enſuite que j'étois couvert de ſang, il fit des cris qui réveillerent toute la maiſon. Je fus obligé d'inſtruire ma famille des circonſtances du combat & de la mort de M. de Flavieres. Ils étoient tous dans la conſternation, & je ne ſçaurois me rappeller ſans frémir cette ſcéne triſte & lugubre.
Un Chirurgien qu'on fit venir ſur le champ ne trouva pas mes bleſſures dangereuſes. Je paſſai la nuit dans la plus horrible agitation, mais j'eus bientôt tous les éclairciſſemens que je pouvois deſirer, & je vais vous en rendre compte.
M. Dallain étoit un parent commun de M. de Serville & de M. de Flavieres. Il n'avoit pas encore paſſé la premiere jeuneſſe, lorſqu'il ſoutint contre M. de Serville & le pere de M. de Flavieres, mort depuis quelques années un Procès d'où dépendoit ſa fortune. L'importance de l'objet & la vivacité de ſon tempéramment ſe réuniſſoient pour l'aigrir à l'excès contre ſes Adverſaires. Il leur prodigua les traits les plus ſanglans, il en eſſuya de pareils, & toute la Guienne fut innondée des monumens de leur haine réciproque. M. Dallain eut le malheur de perdre ſon Procès: ſes Vainqueurs partagerent ſes dépouilles en lui inſultant avec amertume. Plein de reſſentiment & réduit d'ailleurs à la derniere indigence, il s'exila de ſa Patrie, & s'établit dans nos Colonies de l'Amérique. La Fortune y ſeconda ſon induſtrie; & tandis que la paſſion du jeu dérangeoit les affaires de M. de Serville, qui fut enfin obligé de ſe retirer à la Campagne, M. Dallain acquit en peu d'années des biens conſidérables. Il vieillit au milieu de ces tréſors qu'il entaſſoit; & ſe voyant à la fin de ſa carriere, il ſe tourna, comme la plûpart des hommes, du côté de la dévotion. Un Jacobin qui avoit un extérieur auſtere & un eſprit adroit, gagna ſa confiance, & ne pouvant calmer la haine de M. Dallain pour ceux qui avoient plaidé avec lui, il ſe contentoit de la lui juſtifier à lui-même par les raiſons les plus ſpécieuſes. Il eſt toujours charitable d'appaiſer les remords, quand on ne peut guérir les vices.
Lorſque M. de Flavieres fut arrivé à la Martinique, il fit demander à M. Dallain ſon oncle la permiſſion de le voir. L'autre, à qui le nom ſeul de Flavieres étoit odieux, le refuſa ſéchement. Un jour ils ſe rencontrerent tous deux dans une maiſon: M. de Flavieres n'étoit point connu de M. Dallain, mais il le connoiſſoit & l'avoit vû pluſieurs fois ſans en être remarqué. M. de Flavieres ſortit le premier, & M. Dallain ne put s'empêcher de louer l'eſprit, la figure, la politeſſe & l'agrément de ce jeune homme dont il ignoroit le nom. Quand il l'eut appris, ſon premier mouvement fut de rétracter ſes louanges. L'homme chez qui il ſe trouvoit & qui étoit un de ſes meilleurs amis, rit avec lui de l'injuſtice de la prévention. Il en badina lui-même, ſe deffendit avec douceur, & convint qu'en effet M. de Flavieres étoit aimable. Il retourna ſouvent dans cette maiſon où M. de Flavieres avoit ſoin de ſe trouver. Il y déployoit tout ce que le deſir de plaire peut ajouter aux graces de l'eſprit. M. Habert (c'eſt ainſi que ſe nommoit l'ami de M. Dallain) ménagea entre eux une reconnoiſſance où l'oncle mit de la bruſquerie & du ſentiment, maudiſſant le pere, tandis qu'il embraſſoit le fils; le neveu au contraire toujours tranquille & toujours maître de lui-même fut éloquent, flatteur, ne ſentant rien, mais penſant à tout. Bientôt il vint à bout de gagner le Jacobin dont il étoit important de s'aſſurer, & peu à peu il ſe rendit entiérement le maître de l'eſprit de M. Dallain. Il lui étoit très-facile d'avoir la totalité des biens de ſon oncle; mais ſi l'intérêt avoit toujours été ſa plus forte paſſion, ce n'étoit pas la ſeule. M. de Flavieres aimoit l'argent & les louanges; il n'étoit occupé que de lui-même, & tout dévoré d'amour propre, il vouloit cependant paroître ſonger aux autres. Son but étoit d'acquerir de grandes richeſſes, & de conſerver la réputation d'un homme qui les mépriſoit. D'ailleurs, quoiqu'incapable d'une vraie paſſion, les charmes extraordinaires de Mademoiſelle de Serville avoient fait impreſſion ſur lui. Il fit le Héros, & joua les grands ſentimens. Enfin il détermina M. Dallain à partager ſa ſucceſſion entre Mademoiſelle de Serville & lui. Elle n'en devoit jouir néanmoins qu'en épouſant M. de Flavieres; & ſi le mariage n'avoit pas lieu, elle demeuroit privée des bienfaits de ſon oncle.
M. de Flavieres eut l'adreſſe de ſuggérer cette clauſe & de la combattre quelque tems lui-même pour ſe faire honneur de ſon déſintéreſſemeut. A peine fut-il arrivé à Serville qu'il s'apperçut de ma paſſion; mais il ne parut pas la remarquer, il ne s'occupa que du ſoin de plaire à M. & à Madame de Serville, me fit quelques feintes careſſes, & ne perdit pas de tems à me donner des ridicules, comme je l'ai ſçu depuis.
Après ſon retour à Bordeaux, il céda Mademoiſelle de Réziers à mon frere avec un grand faſte de héroïſme & de généroſité. Vous ſçavez qu'en ſuite il partit bruſquement pour Serville, après avoir éludé la propoſition que je lui avois faite de l'y accompagner. Il apprit à M. de Serville le Teſtament de M. Dallain, en tournant toute cette affaire de la maniere la plus favorable pour lui, & leur demanda leur fille, qu'ils lui accorderent avec une joye & une reconnoiſſance infinies. Quand il vit qu'elle refuſoit de l'épouſer, & qu'elle avouoit naïvement ſa tendreſſe pour moi, dont ſa mere s'étoit déja apperçu, il donna le conſeil de la mettre dans un Couvent, & en même-tems il alla ſe vanter auprès d'elle de s'être oppoſé fortement à ce projet. Pour n'être pas convaincu de fauſſeté, il avoit eu ſoin de prévenir Madame de Serville, qui le laiſſa le maître de dire à ſa fille ce qu'il jugeroit à propos.
Il n'oublia rien de tout ce qui pouvoit me décrier & me perdre dans l'eſprit de M. de Serville & de ſa femme. Il leur rendit quelques plaiſanteries légeres qui m'étoient échappées ſur leur compte, parce qu'il m'avoit tendu le panneau de m'en donner l'exemple.
Il les groſſit & les envenima. Enfin il attaqua mon eſprit, mes talens, mes mœurs, ma naiſſance. Il y avoit à Bordeaux un homme qui portoit le même nom que moi, mais qui n'étoit pas mon parent, & que je connoiſſois à peine. C'étoit une eſpece d'Avanturier qui ſe faiſoit appeller le Chevalier de Berval, & dont on ſçavoit un grand nombre d'avantures également ridicules & deshonnorantes. M. de Flavieres m'en attribua quelques-unes, ſe ménageant pour l'avenir la reſſource de dire que la reſſemblance de nom l'avoit trompé. Il revint ſatisfait du ſuccès de ſes trahiſons & bien perſuadé que Mademoiſelle de Serville ennuyée du Couvent, l'épouſeroit enfin pour ſe tirer d'eſclavage.
Il ne pouvoit ſçavoir alors que M. Dallain étoit ſur le point de retourner en France. Depuis le départ de ſon neveu il étoit tombé dans une maladie de langueur qui réſiſtoit à tous les remedes; les Médecins las d'en imaginer ſans ceſſe de nouveaux, lui conſeillerent unanimement l'air natal.
M. Dallain réſolut de retourner en Guienne, & même d'y finir ſes jours. Il reçut les adieux de ſes amis, vendit les fonds qu'il poſſedoit en Amérique, & s'embarqua avec toutes ſes richeſſes ſur un vaiſſeau Marchand. Il eut le malheur d'être pris par les Anglois avec leſquels nous étions alors en Guerre. Un moment le fit paſſer d'une grande opulence à la derniere pauvreté. On le relâcha ſur ſa parole; & M. de Flavieres ignoroit ſa maladie, ſon voyage & ſa derniere infortune, lorſqu'il le vit tout d'un coup paroître devant lui dans l'état le plus déplorable.
M. de Flavieres outré de dépit, perdant toutes ſes eſpérances, ne fut pas le maître de lui-même. Il ne put ni préparer ſes diſcours, ni compoſer ſon viſage. Rien n'eſt ſi imprudent qu'une paſſion violente que l'événement vient de confondre. M. de Flavieres ſe plaignit amérement lui-même, ſans plaindre ſon oncle; il lui reprocha le peu de précautions qu'il avoit priſes, lorſqu'il pouvoit attendre le départ de l'Eſcadre Françoiſe qui auroit aſſuré ſon retour. Il l'humilia au lieu de le conſoler, & ſe promenant à grands pas avec des yeux inquiets & toute l'agitation poſſible, il répéta cent fois qu'il étoit le plus malheureux de tous les hommes.
Il voulut enſuite réparer ſa faute; mais il n'en étoit plus tems. M. Dallain plein de la plus vive indignation, rejetta ſes froides offres de ſervice, & ſe retira chez un de ſes anciens amis qui lui témoigna la ſenſibilité la plus généreuſe & la plus tendre.
Deux jours après il reçut la nouvelle que la Frégate Angloiſe qui l'avoit dépouillé de tout, venoit d'être priſe à ſon tour par nos Armateurs, & que tout ce qui lui appartenoit lui ſeroit exactement rendu.
M. de Flavieres entreprit inutilement de regagner l'eſprit de ſon oncle: il lui écrivit de longues Lettres où il crut mettre du ſentiment, mais où il n'y avoit que de l'eſprit & de la baſſeſſe. Plein de rage & de déſeſpoir, il voulut au moins m'enlever le bonheur dont je devois jouir: il m'attataqua comme un furieux & périt ſans avoir pû ſe venger.
M. Dallain m'aida lui-même à éviter les ſuites que pouvoit occaſionner cette malheureuſe avanture, & nous y réuſſimes d'autant plus aiſément, qu'elle n'avoit fait aucun éclat.
L'averſion que Madame de Serville avoit pour moi, & que M. de Flavieres avoit fortifiée de ſon mieux, étoit le principal obſtacle qui me reſtoit à combattre. Sa mort m'ôta toutes les inquiétudes qui pouvoient me reſter encore. J'en fus pourtant affligé: elle me haiſſoit, & aſſurément n'étoit point aimable, mais c'étoit la mere de Mademoiſelle de Serville.
M. de Serville avoit auſſi des préventions contre moi; mais comme il étoit au fond très-bon homme, on l'en fit aiſément revenir. M. Dallain y contribua beaucoup. Il ſe réconcilia ſincérement avec lui, & regarda dès-lors Mademoiſelle de Serville comme ſon unique héritiere.
Elle étoit toujours plongée dans la douleur que lui cauſoit la mort de ſa mere. Le tems modéra peu à peu ſa triſteſſe & ſes regrets. Elle conſentit à faire le bonheur d'un Amant qui l'adoroit. Je touchois à ce moment ſi ardemment ſouhaité, lorſqu'il fallut differer encore notre mariage. M. de Réziers conſumé de travail & deſſeché par ſon tempéramment plein de feu, mourut en peu de jours d'une fievre violente, ſans laiſſer d'enfans. Il emporta dans le tombeau le chagrin d'abandonner à mon frere des biens qu'il avoit cru lui ôter.
Enfin il arriva cet heureux jour, ce jour que je n'oublierai jamais, qui unit irrévocablement ma deſtinée à celle de Mademoiſelle de Serville. Dix années de ma vie ſe ſont écoulées depuis que je poſſede la femme la plus vertueuſe & la plus aimable. Nous nous aimons comme le premier jour: nous ne nous quittons point, & nous n'avons peut-être jamais paſſé deux jours de ſuite ſans nous voir. Notre tendreſſe mutuelle n'a pas l'inquiétude & l'emportement de l'amour. Elle en a tous les délices & tous les charmes. L'humeur ne trouble point notre union. Madame de Berval n'en marque à perſonne, & moi qui n'en ſuis pas ſi exempt, je n'en ai du moins jamais eu pour elle. Nous avons les mêmes goûts, les mêmes ſentimens, je n'oſerois dire les mêmes vertus; il me paroît pourtant que l'amour m'a donné celles que Madame de Berval tient de la nature. A force de l'aimer, je lui reſſemble, autant du moins qu'on peut lui reſſembler. Je n'ai ni ambition, ni haine, ni envie. On eſt doux, on eſt tranquille quand on eſt heureux. Je retrouve dans mes enfans les traits de leur mere: c'eſt elle que j'aime en eux, c'eſt elle que j'embraſſe en les embraſſant. Je m'occuppe de leur éducation dont je ne me chargerois pas ſi M. Dumont vivoit encore. Cette ame céleſte a demeuré quelque tems parmi nous; il étoit juſte qu'elle retournât dans ſa Patrie. Je vis dans une paix profonde au milieu de ma famille & de mes amis, content des autres & de moi-même, ne ſouhaitant que de vivre, & craignant un peu de mourir, parce que je ſens combien je ſuis heureux.