L'origine des marseillois ressemble à celle de la plûpart des autres peuples: ce sont à peu près les mêmes nuages qui la couvrent, et les mêmes fables qui la défigurent. Cependant ces ténèbres et ces mensonges impriment à une histoire une espèce de caractère de vénération, et lui donnent le mérite de l'antiquité. Si c'est un avantage, on ne sçauroit le contester à Marseille; sa naissance se perd dans la nuit des siècles; on prétend que les phocéens furent ses fondateurs.
L'époque de leur arrivée dans la Gaule narbonnoise est difficile à établir, graces au fil peu certain qui nous dirige dans le labyrinte de notre chronologie: inconvénient très-réel pour les amateurs du vrai, et qui arrêtera toujours les progrès de l'histoire. Quoi qu'il en soit, on s'accorde assez dans ce choc d'opinions si contrariées à fixer la fondation de Marseille sous le règne de Tarquin l'ancien. C'est ainsi que le mutilateur de Trogue-Pompée, Justin, donne à ces commencements obscurs les couleurs intéressantes de la fiction: les phocéens ne différant point des nations que la nature a placées dans le voisinage de la mer, exerçoient le trafic, et sur-tout la piraterie; le peu d'étendue de leur territoire et un sol ingrat sembloient justifier leur goût pour les incursions et les ravages; ils étoient animés du même esprit qui depuis a poussé les normands jusques dans nos ports, et leur a fait partager une de nos plus riches provinces, et le nom de français. Ceux-là abordèrent avec quelques vaisseaux à l'embouchure du Rhône; invités par la situation et les agréments du lieu, et par l'amour de la nouveauté, ils conçurent le dessein d'édifier une ville; de retour chez eux, ils ne manquèrent pas de faire part à leurs concitoyens de leur découverte; il leur arriva ce qu'éprouvent presque tous les hommes qui ont vû, et qui cherchent à en tirer vanité: l'exagération embellit leurs récits, et elle produisit son effet: on crut aveuglement; une troupe de phocéens se hâta de s'expatrier; ils s'embarquèrent après avoir nommé Furius et Péranus pour chefs de l'entreprise, et s'arrêtèrent à des parages dépendants des saliens; descendus à terre, ils détachèrent leurs conducteurs vers Sénan, roi des ségorégiens, qui faisoit sa résidence à Ségorégium, qu'on croit être la ville d'Arles, ou celle de Riès, pour obtenir de lui la permission de bâtir une ville. Le souverain, précisément en cette circonstance, s'occupoit du projet de faire choix d'un mari pour sa fille, que l'historien romancier nomme Gipris. C'étoit la coutume, lorsqu'on vouloit établir une fille, de donner un festin, où étoient conviés tous ceux qui la recherchoient, et le jeune-homme à qui elle présentoit de l'eau, étoit déclaré son époux. Les chefs phocéens furent appellés à cette fête; Gipris n'eut pas apperçu Péranus, qu'elle en devint subitement amoureuse, et au mépris des prétendants de sa nation, courut offrir de l'eau à l'étranger, qui, en la qualité de gendre du roi, obtint sans peine l'objet de ses sollicitations; la ville fut donc élevée au lieu dont Péranus étoit convenu avec ses compatriotes.
On s'appercevra aisément que cette jolie historiette est calquée sur le dénouement de l'Éneïde: cette Gipris est une froide copie de Lavinie, et ce Sénan nous rappelle les traits du bon roi Latinus.
Il y a encore d'autres romans aussi ingénieusement arrangés sur l'origine de Marseille: les phocéens ayant résolu d'abandonner leur patrie, mirent à la voile, et furent déterminés par leur chef à tenir la route que Diane leur indiqueroit; débarqués à Éphèse, ils s'empressèrent de consulter la déesse: elle eut la complaisance d'apparaître en songe à une certaine dame appellée Aristarque, et dont on a bien soin de nous garantir l'inviolable attachement à la vérité; on la nomme femme d'honneur ; Diane commanda expressément à cette femme d'honneur de prendre une de ses statues, et de suivre ces étrangers; la dame obéit sans hésiter; Marseille bâtie, on y éleva promptement un temple à Diane; on déposa dans cet asyle sacré la statue à qui on laissa le même habillement qu'elle portoit dans le temple d'Éphèse, et cette Aristarque fut créée prêtresse de celui de Marseille. Les phocéens, selon d'autres fabricateurs d'histoires aussi vraisemblables, avoient été obligés de changer de demeure et de climat; Harpage, un des lieutenants de Cyrus, et gouverneur de la Phocée, y exerçoit tous les genres de vexation que fait souffrir à de malheureuses victimes du despotisme un subalterne auquel on a confié quelque portion de l'autorité; ces sous-tyrans sont toujours plus impérieux et plus cruels que le premier tyran: l'Asienous en offre plus d'un exemple. Il est encore des écrivains qui attribuent la cause de cette émigration à Xercès, qui, comme l'on sçait, poussa l'abus de la suprême puissance jusqu'à la férocité et à la folie: on ajoûte que ces infortunés, contraints par de mauvais traitements de s'arracher à leur terre natale, firent un serment solemnel accompagné des plus terribles exécrations: le serment fut de ne jamais retourner dans leur premier pays jusqu'à ce qu'une masse de fer qu'ils avoient jettée dans la mer, vint de son propre mouvement à surnager sur les flots: delà cet adage si connu, phocensium execratio .
L'étymologie du nom de Marseille n'est pas moins difficile à expliquer; ce sont autant d'énigmes dont on laisse le mot à deviner aux oisifs et aux érudits. L'opinion de Plutarque est que Massalias a été le fondateur de Marseille. Si nous nous en tenons à ce sentiment, qui paraît le plus raisonnable, il faudra renoncer à Furius et à Péranus, et je ne pense pas que Marseille perde infiniment à retrancher leurs noms de ses fastes. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette ville eut, dès les premiers temps, le sceau de grandeur imprimé à Romenaissante: elle s'éleva à vûe d'oeil comme cette métropole du monde, et annonça bientôt ce qu'elle devoit être un jour, le modèle des gouvernements pour la sagesse des loix, la régularité des moeurs, la culture des vertus et des arts, et l'étendue des connaissances.
La destinée de Marseille devoit être semblable en tout à celle de Rome: ses murs n'étoient pas sortis de terre, qu'elle excita l'envie et la mauvaise humeur de ses voisins; ils conjurèrent sa perte, prirent les armes, et furent vaincus. Mais, ce qui ne sçauroit trop mériter les éloges d'un historien philosophe, les marseillois connurent un genre de victoire dont on avoit alors peu d'idée, et qui malheureusement pour l'humanité, n'excite guères encore aujourd'hui l'émulation des conquérants: ces vainqueurs d'une espèce rare se montrèrent les bienfaiteurs des peuples qu'ils avoient subjugués; ils civilisèrent leurs vertus féroces, leur firent adopter des moeurs dont la douceur contribue aux agréments de la vie, leur enseignèrent à profiter des dons heureux que leur avoit faits la nature, à tailler la vigne, à planter des oliviers, à jouir en un mot de tous les avantages de la société, ainsi que de ses plaisirs: de sorte qu'on eût dit que la Gaule avoit été transportée dans la Grèce, plutôt que la Grèce dans la Gaule. Les marseillois, au rapport de quelques-uns de nos sçavants, passent pour avoir été les instituteurs des druides, des eubages, des vates, autant de classes différentes de prêtres, de poëtes et de philosophes parmi les gaulois. Ce qu'on peut assurer, c'est que Marseille communiqua de proche en proche aux barbares qui l'entouroient cette politesse et ce goût des arts qu'elle tenoit de sa fondatrice: bienfaits que le ciel sembloit avoir réservés aux belles contrées de la Grèce. L'obscure mysticité qui, dans les Gaules, enveloppoit la religion et les sciences, s'éclaircit; la lumière devint générale, et cette clarté répandue jusqu'aux extrêmités des régions belgiques, une source inépuisable de biens pour l'humanité. Malgré ses succès rapides, Marseille avoit toujours des ennemis à combattre; ils sembloient renaître de leurs défaites, pour être éternellement vaincus. Coman, fils et successeur de Sénan, n'hérita point des sentiments de son père en faveur des marseillois; un petit souverain, dépendant de sa domination, s'avisa de lui faire un apologue dont le sens tendoit à présenter ces étrangers chassant les anciens possesseurs de la Gaule narbonnoise, et s'emparant de leurs terres. Le roi des ségorégiens concerta donc la perte d'un peuple que son prédécesseur avoit protégé; il choisit un jour de fête de la déesse Flore pour l'exécution de son projet; des soldats déguisés trouvèrent le moyen de s'introduire dans Marseille; ils devoient en ouvrir les portes, tandis que les habitants seroient livrés au sommeil; et Coman, qui étoit dans une embuscade à la tête d'une troupe d'élite, eût accouru se rendre maître de la ville, et en auroit égorgé tous les citoyens; ils touchoient au moment de leur destruction: le hasard qui les favorisoit, permit qu'une parente du prince barbare aimât éperduement un de leurs compatriotes; la discrétion tient peu contre les caresses de l'amour; cette femme découvrit le complot à son amant, qui s'empressa de le révéler aux principaux de sa nation. Les émissaires de Coman payèrent de leur vie leurs artifices, et lui-même fut surpris et mis en fuite, après avoir laissé sept ou huit mille des siens sur la place. On veut que cette aventure ait fait naître la coutume de garder Marseille, et d'en fermer les portes les jours de fêtes. On date aussi à peu près de la même époque cet autre usage: un homme chargé par le gouvernement prenoit les armes des mains de ceux qui entroient dans la ville, et les leur rendoit à la sortie. La gloire de Marseille ne demeura point renfermée dans ses murs: elle s'étendit jusqu'à Rome, qui rechercha avec empressement son alliance. Les avantages qu'elle avoit remportés dans plusieurs batailles navales contre les carthaginois, eussent suffi pour unir étroitement les marseillois et les romains; l'Espagne se lia aussi avec les premiers: tout rendoit une espèce d'hommage à leur admirable législation, tant les moeurs et les vertus ont un ascendant plus impérieux peut-être que la force des armes! L'aristocratie étoit le systême d'administration qu'ils avoient adopté. Six cent de leurs plus riches et plus vertueux citoyens composoient leur sénat; de ces six cents, on en choisissoit quinze, auxquels on remettoit la connaissance des affaires qui demandoient une prompte expédition; et de cette dernière classe, se tiroient trois présidents qui, pour les fonctions et les prérogatives, approchoient des consuls romains. Leurs loix tenoient beaucoup de celles des yoniens; gravées sur des tables suspendues dans les places publiques, elles étoient en quelque sorte sous les yeux de tout le monde, et conséquemment personne n'en pouvoit rejetter la transgression sur son ignorance; aussi les châtiments étoient-ils sévères. Une épée dont la rouille attestoit l'antiquité, étoit attachée aux lambris de la salle du conseil: cette espèce de signe emblématique avertissoit les sénateurs d'immoler tout à l'exacte justice. Leur échappoit-il la moindre faute, ces loix, dont ils étoient les organes et les soutiens, déployoient contre eux toute leur rigueur; l'histoire qu'on lira à la suite de ce précis en est un exemple mémorable.
L'austérité du gouvernement avoit proscrit de Marseille et de son territoire les bâteleurs, les bouffons et les comédiens; on avoit craint que l'art ingénieux de représenter les divers effets de l'effervescence des passions, ne fût nuisible à la discipline qui faisoit la base constante de cette république, et ne corrompît la jeunesse livrée aux fougues de l'âge.On usoit de la même sévérité envers ces contemplatifs qui, sous prétexte de perfectionner la nature humaine, la réduisent à une sorte d'abstraction de tous les sens, et se contentent d'une morale métaphysique et inagissante . Il falloit nécessairement, chez les marseillois, qu'on adoptât un genre de travail; c'étoit le premier principe de l'éducation. Les armes, les lettres, les arts et métiers partageoient l'occupation et l'activité de ce peuple; le commerce sur-tout et la navigation attachoient tous leurs soins; ils avoient, à l'exemple des rhodiens, établi sur cet objet, des réglements très-estimés.
Leur sagesse éclatoit jusques dans leurs funérailles: deux cercueils restoient continuellement exposés à l'entrée de la ville; l'un étoit destiné aux personnes de condition libre, et l'autre aux esclaves. Ce spectacle les familiarisoit sans doute avec une image qui devroit être continuellement sous les yeux; ils regardoient la mort comme une suite nécessaire de la vie, et s'interdisoient dans ces occasions la plus légère marque de tristesse: c'étoit, selon eux, le fruit mûr qui doit se détacher de l'arbre; le deuil expiroit le jour même, et se terminoit par un sacrifice et par un repas où assistoient la famille et les amis du défunt.
Si les hommes avoient de la valeur, de la sagesse et des lumières, les femmes possédoient ces vertus, qui, sans avoir autant d'éclat, honorent la vie domestique, et en font le bonheur; compagnes attentives de leurs maris, elles joignoient à la vivacité de l'amour, le zèle constant et délicat de l'amitié; elles remplissoient tous les devoirs de mère; d'une chasteté irréprochable, elles poussoient la bienséance jusqu'à se défendre le vin; et si elles s'écartoient de cette espèce de voeu, leurs époux étoient en droit de leur ôter la vie. Pour ce qui concerne les arts, peu de gouvernements en ont reçu autant de lustre et d'utilité que la république de Marseille; son académie jouissoit d'une réputation brillante; élevée au-dessus de toutes les autres sociétés littéraires, on l'appelloit communément athenopolis massiliorum , la seconde Athenes ; on y accouroit des diverses parties du monde; c'étoit le dépôt universel des connaissances humaines, et le berceau d'une multitude de grands hommes dans tous les genres: législateurs, guerriers, philosophes, poëtes, orateurs, jurisconsultes, médecins, sont sortis en foule du sein de Marseille, et ont porté au loin la gloire de leur patrie. Ces éloges ne peuvent être soupçonnés d'exagération; Cicéron, dans sa harangue pour L Flaccus, a consacré l'estime distinguée que les romains mêmes accordoient aux marseillois; et avant lui, Aristote avoit composé à leur louange un ouvrage qui n'est point parvenu jusqu'à nous. On remarquera qu'ennemis du luxe, ils ne lui laissoient pas la moindre prise sur aucune branche de l'administration; l'économie regnoit dans les habillements, les bijoux, les dots. Une fidélité inviolable rehaussoit tant de belles qualités; non seulement ils en donnèrent des preuves signalées durant la guerre punique; mais, dans les guerres civiles, ils conservèrent aux romains un égal attachement, et le portèrent à un si haut degré d'héroisme, qu'il leur en a coûté, pour ainsi dire, l'existence de leur république.
Il paraîtra bien surprenant qu'un peuple dont la morale étoit si pure, la politique si éclairée, et la société si douce, eût retenu les superstitions impies et barbares des phocéens ses ancêtres: tant l'esprit humain est sujet à des contrariétés inexplicables! Ils immoloient à Diane d'Éphèse des hommes au lieu d'animaux; ce bois sacré que Lucain nous représente enveloppé d'une nuit religieuse, étoit souillé de semblables sacrifices offerts à des divinités inconnues; cette abominable coutume avoit gagné leurs voisins, et infecté toutes les Gaules. Lorsque Marseille étoit affligée de la peste, un pauvre se présentoit pour être la victime expiatoire qui devoit ramasser sur sa tête les influences du malheur public: la ville le nourrissoit pendant quelque temps des viandes les plus délicates; on le paroit ensuite de riches habits; il faisoit le tour des remparts, et l'on finissoit par le chasser hors des murs, chargé des plus horribles malédictions.
Cette sage république, jalouse de répandre au loin les précieux avantages qu'elle possédoit, donna la naissance à une infinité de colonies qui fleurirent par ses soins; Turin et Nîmessont les principales: la première reçut le nom de taurinum , parce que les marseillois portoient un taureau dans leurs armes; Empurias, située en Espagne, leur eut également obligation de son origine. Leur opulence s'accrut par un événement assez singulier: un tremblement de terre considérable entr'ouvrit les Pirénées, et mit à découvert de fécondes mines d'argent dont les marseillois tirèrent force lingots. La nature sembla n'en point demeurer à cette espèce de prodige opéré en leur faveur: l'embrasement d'une vaste forêt qui couvroit ces montagnes, suivit de près le tremblement de terre; l'incendie dura plusieurs jours, et avec une telle violence, qu'il échauffa ces mines au point qu'il en découla, en quelque sorte, un fleuve d'argent, où les marseillois et les phéniciens puisèrent abondamment de nouvelles sources de richesses. Il falloit que la domination de ces premiers fût bien étendue sur la mer et sur la terre, puisque la Méditerranée porta le nom de mer de Marseille , et que Lyon, du côté du nord, devint une des bornes de sa jurisdiction: les romains l'appelloient leur soeur, leur bonne alliée, très-fidèle et très-généreuse . Elle étoit arrivée au plus haut degré de la puissance légitime et de la gloire véritable. Les secousses du bouleversement qui renversa la république romaine et lui donna une nouvelle forme, se firent ressentir à Marseille, et entraînèrent sa chûte. Les différends de César et de Pompée devoient régler la destinée du monde; on s'attend bien que Marseille attachée à la justice et à l'honneur, se rangea du parti de Caton; la harangue sublime que dans cette occasion ses habitants firent à César, nous a été conservée dans le poëme de la Pharsale. Enfin, après des miracles de fidélité et de bravoure, victimes des trois plus cruels fléaux, de la guerre, de la famine et de la peste, les marseillois suivirent le sort de leurs alliés: ils se soumirent au plus célèbre et au moins odieux peut-être des tyrans; ils perdirent la suprême puissance: le commerce, les vertus, les arts leur restèrent; un long écoulement de siécles et le changement de domination n'ont pu leur ravir ces possessions, les seules qui soient immuables, et sur lesquelles la tyrannie et le temps n'aient point d'empire. Marseille en jouit encore, et dans sa situation présente, elle n'a point à regretter son ancienne splendeur.
Marseille, en fléchissant sous la fortune de César, n'avoit perdu que les apparences du plein pouvoir, et de vains droits de souveraineté: l'autorité véritable lui étoit demeurée, celle qui avoit fondé sa république, qui l'avoit soutenue contre les efforts conjurés des gaulois, la puissance absolue sans tyrannie, qu'un état emprunte d'une constitution sage et éclairée, et qui surmonte quelquefois le choc des temps et des révolutions, et survit aux autres empires. Nous avons vû les chinois subjugués continuellement par les tartares, leur imposer un joug peut-être plus assujettissant, l'esprit inaltérable de leurs loix et de leurs coutumes. Dans cette vaste partie du monde, la destinée constante des vaincus est de se rendre les instituteurs, et en quelque sorte, les maîtres légitimes de leurs sauvages tyrans; les informes habitants de Samarcande deviennent des hommes et des lettrés à Pekin. C'est ainsi que les romains venoient puiser à Marseille des leçons de sagesse et de vertu, et y adoucir cet orgueil féroce et grossier qui se contracte dans le métier des armes, et rarement est séparé de leurs succès. Cette métropole de nos contrées méridionales étoit l'école de l'univers entier: tous les principes des connaissances humaines et des bonnes moeurs s'y trouvoient réunis; son sénat sur-tout sembloit être le sanctuaire même de la justice: il étoit un modèle pour le sénat de ses vainqueurs.
Ménécrate et Zénothémis se distinguoient dans la classe des citoyens respectables que la naissance et le sçavoir plaçoient à la tête du gouvernement. Le premier, déja avancé en âge, jouissoit d'une réputation solidement établie pour son intégrité autant que pour ses lumières dans la jurisprudence: elles lui avoient acquis le surnom du nouveau scaevola .Une fille unique devoit hériter de sa considération et de ses richesses; mais le vertueux sénateur mettoit bien au-dessus des présents de la fortune, l'estime de ses concitoyens et la sienne propre: il sçavoit apprécier cette récompense, la seule qui nous satisfasse pleinement, et que si peu de gens en place connaissent, et sont jaloux de mériter. La tendre amitié de Zénothémis ajoûtoit le dernier degré à son bonheur: ce jeune-homme sorti à peine de l'enfance, s'étoit attaché fortement à Ménécrate; ce penchant s'étoit accrû avec les années, et leur disproportion n'avoit point nui aux douceurs de cette liaison indépendante des sens, qui rapproche, unit les coeurs, et qui les porte à se communiquer leurs goûts, leurs affections, leurs intérêts mutuels. L'amitié, née d'un principe noble et pur, peut s'envisager comme une passion céleste qui élève l'homme au degré de perfection dont sa nature est susceptible. Zénothémis joignoit aux graces de la figure et à la dignité de l'extérieur, une ame sublime et enflammée de l'amour des arts et des vertus; après son ami, le sage auquel il desiroit le plus de ressembler, étoit Aebutius Liberalis, célèbre lyonnois, dont les rares qualités lui méritèrent l'éloge, sans contredit, le plus touchant, le titre du meilleur de tous les hommes . Charmolaeus, un des plus habiles jurisconsultes de son siécle, et qui avoit composé des ouvrages que le temps nous a ravis, étoit père de Zénothémis; il avoit fortifié son fils dans ces excellentes dispositions qui s'annonçoient avec tant de supériorité. Le jeune marseillois donnoit la préférence à la morale sur toutes les autres études; un mérite prématuré lui avoit ouvert le chemin aux honneurs et aux dignités: la loi s'étoit même laissée fléchir en sa faveur: quoiqu'il fût célibataire et d'une extrême jeunesse, par une exception honorable, il étoit entré parmi les timouchos , et l'on ne doutoit point qu'il ne montât bientôt au rang des quinze, et que dans la suite il ne fût un des trois présidents.
Des affaires domestiques appelloient Zénothémis à Nîmes, une des plus florissantes colonies des marseillois, qui avoit consacré sa reconnaissance, en adoptant une partie des armes de ses fondateurs. Ménécrate vit avec regret s'éloigner son ami; il le pressa de hâter son retour. Mon cher Zénothémis, lui dit-il, votre amitié m'est devenue un bien aussi nécessaire qu'il m'est précieux; vous m'avez fait éprouver que l'ame avoit des besoins, et vous sçavez les satisfaire tous. L'amour paternel ne suffit point à mon coeur; vous seul me consolez de cet ennui attaché à la représentation, et aux soins du ministère public. Zénothémis, les hommes sont des créatures ingrates qu'il est impossible d'apprivoiser: leur méchanceté résiste à tous les bienfaits; je les connais, et je les sers. Je conviendrai avec vous que la vertu se récompense par elle-même: mais qu'il y a d'instants où notre ame fatiguée de cette noblesse désintéressée, demande un prix plus à la portée de nos sens! Et c'est dans votre amitié que j'ai trouvé ce prix si flatteur; votre société m'inspire, m'échauffe, me fait supporter le pesant fardeau de mes travaux, de mes devoirs, m'excite à rechercher de nouveaux applaudissements; revenez bien vîte, mon ami. Je ne sçais, mais vous ne m'avez jamais été plus cher: notre séparation produit au fond de mon coeur une tristesse qui me surprend moi-même, puisque je dois vous revoir incessamment. Adieu, ayez un peu plus de fermeté que moi.
Zénothémis, devons-nous ressembler aux autres hommes? Et la faiblesse seroit-elle le partage du sentiment?
Ménécrate tombe dans les bras de son ami; il ne sçauroit s'en séparer. Ils se quittent enfin, après s'être renouvellé plusieurs fois les assurances d'une amitié inviolable.
Le fils d'un marseillois distingué est soupçonné d'un meurtre commis pendant la nuit; l'instruction de l'affaire est confiée à Ménécrate: on ne pouvoit choisir de juge plus sçavant et plus intègre. L'accusé n'étoit que trop coupable, si l'on consultoit sur-tout la sévérité des loix de Marseille; le vrai s'étoit montré dans tout son jour: la fatale sentence alloit être prononcée. Le père et la mère du jeune homme accourent, tombent aux genoux du magistrat, les arrosent de pleurs. Hélas! S'écrie le père infortuné, en découvrant sa tête chauve, et se prosternant plus profondément: bienfaisant Ménécrate, daignez être homme, avant que d'être l'organe de la justice; vous voyez couché dans la poussière un malheureux vieillard qui n'a plus qu'un jour à voir la clarté du soleil; il espéroit revivre dans un fils unique, et ce fils va lui être enlevé! Et par quels coups? Ce n'est pas assez qu'il perde la vie: son châtiment sera perpétué par une mémoire flétrie qui s'étendra sur toute sa famille, qui me poursuivra jusques dans la tombe. Ménécrate, vous êtes père! Oui, mon fils est criminel, je ne vous le cache pas; oui, il a mérité toute votre rigueur: du moins nos loix l'ont ainsi décidé, quoique je pusse l'excuser en vous donnant des preuves que son adversaire l'a insulté vivement, et a succombé sous un premier mouvement de vengeance... la mort de mon malheureux fils ranimera-t-elle celui dont il a percé le flanc? Contemplez une déplorable mère qui n'a point la force de s'exprimer; cette douleur qui se tait, vous peint l'horreur de sa situation.Ame généreuse, ordonnez le trépas de tous trois, s'il faut qu'on arrache de notre sein cet enfant... si vous aviez à juger votre fille, la condamneriez-vous? Pourriez-vous bien laisser tomber le glaive des loix sur sa tête? Ayez compassion de ma vieillesse: c'est l'humanité qui pleure à vos genoux, qui vous adresse sa priere, ses cris: Ménécrate, c'est mon dernier soupir qui vous intercède. En effet le vieillard expiroit aux pieds de Ménécrate. Le juge attendri le relève avec bonté, ainsi que sa femme; la nature se fait entendre à son coeur; la voix de la dure équité est moins forte; l'austère magistrat enfin n'est plus qu'un homme sensible, qu'un père remué par le spectacle le plus déchirant: il cède à ce mouvement si noble dont s'applaudit l'humanité, et que l'on craint d'appeller une faiblesse: il immole son devoir, pour n'obéir qu'à la pitié: le criminel est déclaré innocent. Ménécrate étoit trop estimé et trop heureux pour ne pas exciter l'envie: ses ennemis (en est-il de plus féroces que ceux que la jalousie irrite? ) Se réunissent à la famille du mort; on demande la révision du procès; on propose des informations; le meurtrier, malgré le rapport favorable d'un des premiers sénateurs, est déclaré coupable: il subit le supplice destiné aux homicides. L'esprit de parti, ce sentiment si aveugle et si barbare, n'en reste point à cet acte de justice: il s'acharne à la perte du juge trop humain, exagère sa faute comme un crime capital qui blesse les loix et l'équité. Ménécrate, cité devant le sénat assemblé, comparaît, et ne dissimule point qu'un sentiment de compassion l'a surpris, et s'est rendu le maître de son coeur; il convient de toute l'étendue d'une erreur susceptible peut-être de pardon, si l'on n'écoute que la sensibilité; il avoue qu'il a mérité d'être repris par sa compagnie; il finit son discours par implorer son indulgence. Un accusateur se lève, et prononce les mots de présents et de corruption. Arrêtez, dit Ménécrate avec cette fierté qui sied si bien à une ame innocente, épargnez à ce corps auguste, ainsi qu'à moi, l'horreur d'entendre une imputation d'un nouveau genre pour des hommes tels que nous. Il a pu m'échapper une faute digne sans contredit de punition: j'ai trahi les loix, mon devoir; mais oser me soupçonner d'une bassesse! Une vie irréprochable de soixante ans prendra ma défense; interrogez-la bien cette vie trop longue, hélas! Pour mon bonheur: il n'y a point de jour dans ces soixante années qui ne vous réponde que je suis incapable de commettre... dois-je nommer un crime si honteux, si avilissant? C'en est un, sénateurs, je le répète, de me justifier contre une accusation inouie pour vous et pour moi. Si c'est votre décision, qu'on me donne la mort, sans s'efforcer de souiller mon honneur; je vous abandonne ma fortune, mon existence; en me condamnant, vous ne pouvez m'ôter votre estime: elle me sera toujours dûe; je l'emporterai malgré mes ennemis, malgré vous-même, dans le tombeau, et ma mémoire en jouira encore. Un discours si touchant et si noble n'amollit point ces coeurs dénaturés et jaloux qui se paroient de l'inflexibilité des loix. La brigue a le dessus: Ménécrate est dépouillé de ses dignités; la confiscation de ses biens suit une perte si cruelle: mais ce qu'il y a de plus accablant pour cet infortuné, quoique le sénat n'ait pas prononcé sur ce dernier chef d'accusation, son honneur, graces aux venins de l'infernale calomnie, ne se sauve point des soupçons injurieux: voilà le trait qui le déchire continuellement, et qui reste plongé au fond de son coeur.
Zénothémis est informé de l'horrible catastrophe que vient d'essuyer son ami; il accourt, vole dans ses bras, sans avoir la force de s'exprimer. Les premières paroles deMénécrate sont: vous ne le croyez pas? C'est moi que l'on a accusé... Zénothémis, votre ami est toujours digne de vous et de lui-même.
Il est impossible de peindre les divers transports de Zénothémis, sa douleur, son désespoir, tout l'excès de son amitié: il pleuroit sur les mains de Ménécrate, les portoit à sa bouche, les serroit contre son coeur:-non, mon cher Ménécrate, vous n'êtes point coupable: vous n'avez été que faible, que trop sensible; c'est à ceux qui vous ont condamné à éprouver des remords. Qui! Vous! Vous être souillé! ... En a-t-on seulement pu concevoir l'idée? Eh! Il ne l'a point cru le perfide qui vous a accusé; personne ne le croira. Que votre innocence ne peut-elle éclater à tous les regards, comme elle frappe les miens, comme elle remplit mon coeur!Ranimez-vous: tôt ou tard le ciel venge la vertu; la vôtre brillera dans toute sa splendeur.-Zénothémis, mon sort est décidé; je connais le remède qui me délivreroit de mes maux; deux objets m'ont retenu à la vie, le plaisir de te revoir, de t'embrasser encore, d'épancher dans ton sein les larmes de l'homme le plus malheureux, et l'espérance de conduire bientôt ma fille à l'autel; tu sçais qu'Eudimaque, de l'aveu de Mysias son père, a sollicité la main de Cydipe; l'époque du mariage étoit fixée, quand tous les malheurs sont venus fondre sur ma tête...-vous croyez que Mysias...-il tiendra sa parole; mon infortune ne l'aura point réfroidi: il est persuadé, si l'on peut me reprocher une faiblesse, et assurément c'est une faute énorme que j'ai commise; mais quel homme à ma place ne se fût pas laissé toucher: il est convaincu, dis-je, que mon honneur est dans toute sa pureté. Je vais donc hâter cette union; ces noeuds formés, il m'est permis de disposer de ma destinée; je profite de la liberté qu'une loi sage nous accorde: je me présente devant ce sénat qui s'est armé contre moi d'une justice inexorable; auroit-il le front de m'interroger sur les motifs qui me pressent de quitter la vie? Mon ami, tu es fait pour m'obliger: ce sera de tes mains courageuses que je recevrai le vase de ciguë...-que dites-vous, Ménécrate? Êtes-vous si peu jaloux de votre véritable existence, de votre mémoire, que vous serviez la rage de vos ennemis par une action aussi insensée et aussi indigne du grand homme et du vrai sage? Vous parlez d'attenter à vos jours! Laissez de telles ressources au crime; c'est alors qu'on vous jugeroit coupable, que la calomnie et la méchanceté triompheroient. Osez vivre pour faire éclater votre innocence; osez supporter le malheur: c'est bien plus que de recourir au trépas. Quand tout l'univers vous accableroit, quand moi-même j'aurois la lâcheté de vous abandonner, n'avez-vous point votre coeur, la vérité qui vous reste, qui vous soutient? Leur aveu doit vous suffire. Que mon amitié n'est-elle de quelque prix à vos regards! Vous sçavez avec quelle ardeur j'aime la vertu, Ménécrate, c'est vous exprimer combien vous m'êtes cher; oui, vous possédez un ami. Si vous aviez le moindre reproche à vous faire sur l'accusation... dont l'idée seule est inconcevable, je serois le premier à vous échauffer dans le projet courageux de mourir; peut-être aurois-je assez de force pour conduire le poignard dans votre sein, et... je ne vous survivrois pas. Mais vous êtes innocent: il faut que Marseille contemple en vous le monument de sa barbarie. L'extrême justice est un outrage à la nature. Vous vivrez pour couvrir votre pays de confusion. L'honnête-homme malheureux est un reproche imposant à ses concitoyens, au monde entier... je vole au sénat: il révoquera la sentence qui vous a perdu.
Zénothémis court rassembler les six cent ; il veut élever la voix en faveur de son ami: on lui répond que l'équité défend de revenir sur le jugement, et que la condamnation deMénécrate a été prononcée par les loix. Vous parlez toujours de loix, dit Zénothémis, eh! Parlez d'humanité; examinez la faute de votre collègue; c'est un excès de compassion, qui, s'il fait tort à son intégrité, honore son coeur; il s'en remet à votre clémence.
Les représentations de Zénothémis, ses efforts, ses prières sont inutiles, et il est obligé de céder à la multitude qui prétend avoir jugé légalement .
Eh bien! Crie à Zénothémis, son ami du plus loin qu'il le voit, la rage de l'envie est-elle rassasiée?-Elle est plus animée que jamais; votre condamnation est irrévocable: mais mon amitié se roidit et s'augmente avec votre infortune; venez, daignez me suivre.
Ménécrate accompagne Zénothémis qui le conduit à sa maison; le vieillard ne peut s'empêcher de soupirer, en considérant cette demeure et les richesses qu'elle renferme; cette image lui rappelle sa première situation; il veut se retirer. Nous ne nous quitterons plus, lui dit le jeune homme en le retenant avec transport, et en le serrant dans ses bras; vous voyez votre azyle, votre fortune; du moins nous partagerons l'un et l'autre. Que me proposez-vous, interrompt Ménécrate? Je sens tout le prix de cette offre: mais votre dessein ne seroit pas d'ajoûter à mes peines?-Qu'entends-je?-Mon ami, les bienfaits, quelque soit la main qui les dispense, traînent toujours l'humiliation après eux; notre existence perd de sa dignité, quand nous la devons au secours d'autrui.-L'amitié...-est moins pure dès l'instant que la reconnaissance vient mêler son tribut à des sentiments libres; je veux vous aimer sans intérêt.-Quoi! L'indigence...-pensez-vous que je n'aye pas appris à la supporter? Tous les hommes naissent indigents: la richesse leur est une situation étrangère; l'adversité n'est point le malheur véritable. Conservez-moi cet honneur qu'on veut m'enlever; imposez silence à la calomnie: voilà les maux auxquels le courage le plus ferme a de la peine à résister. Encore une fois, que m'importent des biens, des palais? Jeune-homme, je n'ai besoin que de mourir; c'est un cercueil qu'il me faut; c'est l'unique présent qu'il me soit permis d'accepter de votre amitié généreuse; je vous le redis: tout autre me blesseroit. Je vais chez Mysias: vous me détournez en vain d'un projet... je n'aspire qu'à marier ma fille, et je suivrai après ce que m'ordonnent mon coeur et ma destinée.
Zénothémis, accablé de douleur, porte ses pas chez Hermogène dont il devoit épouser la niéce; leur mariage avoit été préparé, en quelque sorte, dès le moment même de leur naissance; les deux familles s'étoient engagées réciproquement à cette union qui devoit resserrer leur intimité. La jeune personne méritoit tous les voeux de Zénothémis; il ressentoit le pouvoir de ses charmes, et en effet c'étoit la vertu même sous les traits de la beauté. Zénothémis, quelque fût son ardeur, aimoit peut-être encore moins qu'il n'étoit aimé; Agathée, c'est le nom de la niéce d'Hermogène, s'attachoit tous les jours davantage à son amant; les rares qualités de Zénothémis, son ame sensible et sublime fortifioient l'amour dont cette femme, l'honneur de son sèxe, s'applaudissoit; elle n'hésitoit point à faire l'aveu de sa passion: un sentiment noble et pur ne connait pas ces déguisements que le vice a imaginés, et qu'il a décorés du nom imposant de bienséances. Agathée voyoit d'un oeil satisfait s'approcher le terme prescrit pour son hymen; loin de s'offenser des larmes que Zénothémis donnoit au sort de Ménécrate, elle le pleuroit avec lui. Zénothémis, disoit-elle, quels témoignages flatteurs je reçois de votre tendresse! Vous m'estimez assez pour me montrer tout l'intérêt qui vous lie à un illustre infortuné; ne craignez point que l'amour soit jaloux de l'amitié. Laissez-les couler ces pleurs qui vous honorent tant à mes yeux; vous me plairiez bien moins, si aujourd'hui vous ne vous occupiez que d'Agathée. Réunissons-nous pour nous remplir de la cruelle situation d'un homme qui est digne d'être votre ami; efforçons-nous d'adoucir ses chagrins: ils sont affreux! Ah! Zénothémis, qu'est-ce qu'un coeur qui ne sçait point partager les peines d'autrui? Le premier des plaisirs, sans doute, est d'être utile aux malheureux.
De pareils sentimens, et dans un âge si peu fait pour les éprouver, paraîtront peut-être extraordinaires. Qu'on se transporte du milieu d'un siècle de corruption, où la vertu est si avilie, l'éducation si négligée; qu'on remonte aux beaux jours d'une république, le modèle des gouvernements qui l'entouroient, et l'on n'aura point de peine à concevoir qu'Agathée, instruite par des leçons et des exemples, eût cette justesse d'esprit et cette élévation d'ame, heureuses dispositions que l'amour étoit venu encore perfectionner. La nièce d'Hermogène avoit une rivale qu'elle ne soupçonnoit point, et qui cherchoit à se cacher à elle-même des impressions que le temps ne faisoit qu'approfondir: c'étoit la malheureuse fille de Ménécrate, Cydipe qui nourrissoit dans son sein une passion d'autant plus violente, qu'elle étoit contrainte à l'étouffer; Zénothémis étoit l'objet de ce penchant insurmontable; une langueur secréte consumoit la jeunesse de cette infortunée. Du moins, s'écrioit-elle, lorsqu'elle se trouvoit seule, s'il m'étoit permis de refuser ma main, de garder ma liberté, de ne vivre que pour un amour, qui, hélas! Me conduira au tombeau, je goûterois encore quelque douceur à verser des larmes; je me dirois: c'est Zénothémis qui les fait couler. Mais dépendre d'un époux, d'un tyran; manquer à son devoir, quand on aime la vertu autant que je la chéris; former des voeux inutiles et coupables; trembler de s'avouer un sentiment qui auroit fait le charme de ma vie: ah! Cydipe, Cydipe, précipite une mort qui ne sçauroit venir assez tôt... et mon père, qui le consolera dans les revers qui l'accablent? Il n'a d'appui que moi et Zénothémis. Fatale amitié, que vous me coûtez cher! Je revois tous les jours l'auteur de ce trouble que j'ai tant de peine à déguiser; tous les jours... je deviens plus criminelle... cédons à la nécessité: marchons à l'autel; n'envisageons qu'un père, qui mérite bien ce sacrifice; il m'aime; il est malheureux, ne vivons que pour lui... Zénothémis n'est-il pas épris d'Agathée? Ils vont être unis; ils vont être unis! Que cette image reste sous mes yeux. On ne m'aime point; on en aime une autre... j'épouserai Eudimaque; je triompherai de ma faiblesse; j'oublierai mon ennemi: ma vertu aura la victoire.
Zénothémis revoit Ménécrate:-ah! Mon ami, Mysias ressemble aux autres hommes! Il n'y a donc que toi seul qui auras le courage d'aimer un malheureux! Expliquez-vous, interrompt le jeune sénateur.
Ménécrate lui apprend que Mysias l'a reçu avec froideur, qu'il a même détourné l'entretien au sujet du mariage projetté, qu'en un mot il a prétexté une affaire pour se dérober à une conversation qui pesoit à sa perfidie. Oui, Zénothémis, continue Ménécrate, le malheur ne m'a que trop éclairé: Mysias n'est plus mon ami; ma fille ne sera point l'épouse d'Eudimaque; je ne verrai point former ces noeuds, la seule espérance, l'unique consolation qui pussent m'attacher à la vie; je mourrai; et qui est-ce qui restera à ma fille? Mon infortune, le souvenir de ce qu'elle a été, le tableau effrayant de ce qu'elle sera; mon nom, ma race s'éteindront avec Cydipe. Mon ami, l'homme demande des successeurs, et l'on ne s'accoutume point à l'idée affligeante qu'on ne revivra point dans une posterité qui semble tromper la mort, et perpétuer notre existence; Ménécrate sera détruit tout entier. Et qui aujourd'hui voudroit être l'époux de ma fille? Tout me trahit, m'abandonne... peut-être suivrez-vous l'exemple de Mysias... ah! Pardonnez, mon cher Zénothémis, pardonnez.
Voilà où conduit la disgrace! On offense l'ami le plus cher.
Ménécrate, en achevant ces mots, étoit tombé dans le sein du jeune-homme, et pleuroit amérement. Mon père, lui dit Zénothémis, comme revenu d'une profonde rêverie, calmez cette douleur qui m'accable; vos larmes portent la mort dans mon ame. Oui, l'adversité nous rend soupçonneux, défiants, injustes; Mysias vous aura paru différent de ce qu'il peut être; vous me disiez qu'il vous aimoit: le coeur change-t-il en si peu de temps? Je vous quitte pour vous rejoindre bientôt. Ménécrate, le comble du malheur est de perdre l'espérance. Zénothémis impatient d'exécuter son dessein, se rend chez Mysias. À peine l'a-t-il apperçu:-Mysias, je vous demande une conversation particulière; ordonnez que vos domestiques se retirent. On les laisse seuls; Zénothémis prend le premier la parole:-il y a long-tems que votre réputation m'est connue; c'est ce qui m'a déterminé à vous voir, et à vous entretenir la franchise qu'elle inspire. Je voudrois mériter que l'univers fût, comme Marseille, instruit de l'amitié qui me lie à Ménécrate. Quand le penchant ne me conduiroit point, j'attacherois de l'orgueil à me déclarer l'ami d'un homme que tout semble abandonner. Qui est-ce qui élève plus l'ame, et lui donne plus de satisfaction que d'embrasser le parti de l'infortune, et de paraître lutter contre les dieux mêmes? C'est-là que la nature humaine puise la véritable grandeur; c'est ainsi que Caton s'est montré supérieur à César; et lorsque cette infortune est tombée sur l'innocence, lorsque la vertu souffre, pouvons-nous sans crime lui dérober notre pitié, notre appui? ...-Vous prétendez parler deMénécrate?-De lui-même.-Et vous le peignez innocent, lui que le sénat...-vous ne le croyez pas coupable. Quelle est sa faute? Car on ne peut donner d'autre nom à son erreur, un excès, si j'ose le dire, de cet attendrissement, le mouvement le plus doux de l'ame, et qui décèle davantage notre origine céleste...-Ménécrate a manqué à la justice.-Il a cédé à l'humanité; elle est au-dessus des loix, des conventions; l'humanité nous vient du ciel; les loix sont notre ouvrage, et que de traits de notre faiblesse et de notre barbarie nous y avons imprimés! Ah! Mysias, écoutons notre coeur: voilà le premier juge; c'est à lui de prononcer sur Ménécrate. Que le sénat le soumette à la sévérité d'un systême de législation établi par nos prédécesseurs, consacré par l'habitude, par ce respect que nous portons aux anciens usages: nos magistrats peut-être ont fait leur devoir. Mais ici, dans l'épanchement de la vérité, nous devons être des hommes, dépouiller la robe et l'esprit de sénateur, prendre l'ame du dernier des humains en faveur deMénécrate. Encore une fois, qu'avons-nous à lui reprocher? Un sentiment rapide de compassion envers un vieillard expirant, prosterné à ses pieds, qui implore la grace de son fils; ce fils insulté, outragé, s'est abandonné aux transports invincibles de la nature qu'enchaîne et que punit l'inflexibilité de nos loix: c'est un malheur plutôt qu'un crime, et Ménécrate s'est laissé émouvoir. Telle est donc la source de tous les revers qui ont foudroyé un de nos plus illustres citoyens!Suivrez-vous l'exemple de la multitude? ... Oublierez-vous qu'il fut votre ami, que vous fûtes le sien? Votre fils...-n'épousera point la fille de Ménécrate; il a dû s'y attendre.-Ô ciel! Pourriez-vous? ...-Vous voudriez...-que dès cet instant Eudimaque conduisit Cydipe à l'autel.-Mais, Zénothémis, y pensez-vous? Ménécrate ne seroit point coupable, il suffiroit que le sénat eût prononcé contre lui, que le bruit public le condamnât; l'honneur...-est de se montrer hautement l'ami d'un malheureux, de rendre hommage à la vérité; elle est cette vérité au-dessus de toutes les opinions; vous ne pouvez la corrompre, l'étouffer, quand tout le monde éleveroit la voix pour lui imposer silence. Vous osez vous parer de l'honneur! Je vous le demande à la face du ciel qui nous écoute, qui lit dans nos ames: un homme que l'univers entier jugeroit criminel, s'il ne l'étoit point en effet, le croiriez-vous réellement deshonoré? Ah! Quiconque le connaîtroit assez pour lui rendre la justice qui lui seroit dûe, auroit de l'honneur et de ses devoirs une idée véritable. C'est ce que Ménécrate me fait éprouver; je suis pleinement convaincu de son innocence; je lui dois mon estime, mon soutien, mon amitié, et ces sentimens, tout m'ordonne de les faire éclater jusqu'au dernier soupir: je ne me démentirai point. Mysias, qui ne sçait pas avoir son opinion, est indigne du nom d'homme. Et de quoi nous servira ce présent des cieux, la raison, si nous asservissons notre façon de penser à celle d'autrui? La sagesse et la vérité ont leurs principes invariables.Parce que l'injustice et la calomnie ont accablé Ménécrate, vous trahiriez votre promesse! ... Je vous le redis: hâtez-vous de la remplir; que votre fils s'empresse d'offrir sa main à Cydipe; qu'ils aillent au temple...-Zénothémis, vous ne sçavez donc pas? ...-Malheureuse faiblesse humaine! Funeste contagion qui corrompt toutes les vertus! Vous balancez à donner le nom de votre beau-père à l'homme qui vous a été le plus cher, pour lequel vous êtes en secret pénétré de vénération! Et c'est l'exemple qui vous entraîne! ... Où est votre fils? ...-Zénothémis, vous refusez de m'entendre; ce n'est pas assez que Ménécrate paraisse coupable, que son honneur soit attaqué, celui de sa fille...-que dites-vous? La fille de Ménécrate, Cydipe...-Est soupçonnée; on sème un bruit sourd... sa sagesse...-arrêtez, Mysias, arrêtez; pensez que vous parlez à l'ami de Ménécrate, à l'homme qui chérit le plus la vertu... gardez-vous de flétrir celle de Cydipe... Mysias, c'est encore de ces mensonges absurdes qui ne vous en imposent point; non, ils ne vous font point illusion... ayez assez de fermeté pour ne pas dissimuler: il y a une sorte de noblesse à se montrer sans déguisement; dites que vous craignez de déplaire au sénat, que Ménécrate est malheureux, que son alliance ne flatte plus votre vanité, qu'il est pauvre: mais étendre vos procédés odieux jusques sur sa fille, former des soupçons, les publier... c'est le comble de l'inhumanité, et... voilà les actions qui deshonorent!
La colère étinceloit dans les yeux de Zénothémis; il quitte brusquement Mysias, et va retrouver Ménécrate qu'il embrasse avec transport:-mon respectable ami, oublions la terre, les hommes; efforçons-nous de nous suffire à nous-mêmes: que Zénothémis vous tienne lieu de tout.
Un torrent de pleurs accompagne ces expressions articulées avec peine.-Zénothémis, quel est donc le nouveau chagrin que vous avez à m'annoncer? C'est envain que vous me le cachez; je lis dans vos regards un trouble qui vous trahit. Ah! Ne craignez pas de déchirer mon coeur; il n'a plus de blessures à recevoir: tous les coups lui ont été portés.-Non, il ne les a point tous ressentis. Vous aviez bien raison d'appréhender que Mysias ne suivît le torrent de l'exemple... il n'est plus votre ami... il faut renoncer à ce mariage.
Zénothémis rend un compte fidèle à Ménécrate de la conversation qu'il vient d'avoir avec Mysias. Le vieillard ne peut que lui dire: ma fille ne sera donc point unie à Eudimaque!Elle n'aura point d'époux! Ce revers manquoit à mon affreuse destinée! À ces mots, il baisse la tête, et tombe dans une douleur profonde. Zénothémis avoit pris la sage précaution d'observer le secret sur ce qui regardoit Cydipe; il ne doutoit pas que Mysias n'eût la même discrétion, et que ces soupçons aussi injustes qu'outrageans ne restassent ensevelis dans le silence.
Ménécrate crut avoir besoin de ménagements pour apprendre à sa fille la rupture de son mariage; il étoit bien éloigné de prévoir que cette nouvelle lui causeroit une joie secréte; Cydipe, seule, en déploye tous les transports:-je pourrai donc ne m'occuper que de mon amour! Je ne serai ni infidèle, ni parjure; Zénothémis sera la divinité à qui j'adresserai tous mes voeux; il sera permis à mon coeur de se répéter qu'il n'aime que Zénothémis; ce penchant si doux, si invincible, les remords ne l'empoisonneront pas! Et y auroit-il du crime à brûler pour un objet que tout le monde doit adorer? Il est le consolateur, le seul consolateur de mon père; il cherche à nous soulager sous le poids de tant d'infortune; Zénothémis a pour nous l'amitié la plus vive... ah!L'amitié n'est point l'amour; Zénothémis ne m'aime point... eh bien, ce sera moi qui l'aimerai, qui l'aimerai... sans retour; je ne vivrai que pour ce sentiment; il fera tous mes plaisirs, il suffira à mon bonheur. Le tendre, le pur amour n'est-il pas récompensé par lui-même? C'est alors qu'il cesse d'être une faiblesse, qu'il devient une vertu.
La fille de Ménécrate trouvoit ainsi dans ce qui augmentoit la douleur de son père, un motif de consolation et même de contentement.
Zénothémis partageoit tous ses moments entre Agathée et Ménécrate. Quel spectacle vient un jour le frapper! Il accouroit auprès de son ami: il le voit étendu sur la terre, baigné de larmes, appellant la mort à grands cris:-et de quels nouveaux coups de foudre auriez-vous été frappé? La fortune auroit-elle pu augmenter vos disgraces? Parlez, mon ami, mon père... le vieillard hausse la tête, et s'écrie au milieu des sanglots: Zénothémis, je ne connaissois pas encore tout mon malheur...-expliquez-vous.-Eh? Pourquoi ai-je hésité à me débarrasser du fardeau de la vie? Ô mon unique bienfaiteur! Approchez; venez percer ce coeur qui ne peut plus résister aux douleurs accumulées qui l'oppressent. Mon ame est impatiente de quitter ce séjour de crimes: venez la recevoir dans un sein, le seul qui soit ouvert à mes larmes.-Ménécrate, je vous en conjure au nom de cette amitié dont vous ne doutez pas, instruisez-moi... pourquoi cette agitation?-Mon ami, il n'est que trop vrai, je suis deshonoré.-Comment?-Ma fille... des bruits se répandent... ma fille n'est plus digne de moi... Eudimaque... son honneur... elle l'a perdu... Zénothémis, hâtez l'instant de ma destruction.
Le jeune-homme comprit aisément d'où partoit cette nouvelle si accablante. Les soupçons que Mysias avoit laissé entrevoir, et qui devoient mourir dans le secret, étoient divulgués, et parvenus enfin aux oreilles du malheureux père. Zénothémis lui avoue que dans son entretien avec Mysias, cet ami infidèle n'avoit pu contenir quelques propos injurieux à Cydipe, et qu'il avoit cru devoir les taire, et en quelque sorte, les oublier lui-même. Je connais votre fille, poursuit Zénothémis d'une voix assurée, je vous connais, elle ne sçauroit avoir démenti le sang dont elle sort, l'éducation qu'elle a reçue, vos exemples. D'ailleurs je me flattois que Mysias étoufferoit des soupçons honteux pour sa propre réputation, et qui, selon les apparences, ne doivent leur origine qu'à sa perfidie. Quoi! Eudimaque... son père auroit poussé le crime à ce point! Et que peuvent leurs discours? Ah!Répond Ménécrate, si tous les hommes vous ressembloient! Mais voilà le trait mortel que me préparoit la fureur de mes ennemis; j'y succomberai. Je veux voir Cydipe, je veux voir Cydipe; (elle venoit en ce moment auprès de son père. ) Entrez, ma fille... mérites-tu encore ce nom? Ose rendre hommage à la vérité; c'est la seule vertu qui reste aux coupables. (Cydipe demeure interdite).L'amour t'auroit-il égarée? Eudimaque...-mon père, je ne l'ai jamais aimé; je respectois vos volontés, mais mon coeur... Eudimaque n'auroit eu que ma main. Et en prononçant ces mots, elle ne peut s'empêcher de lever les yeux sur Zénothémis.-Tu n'as nul reproche à te faire? Ne me dissimule rien, parle en présence de mon ami; qu'il n'ignore point le comble de mes revers... le bruit se répand... tu m'as deshonoré.
Ménécrate fait part à sa fille des détails injurieux que la méchanceté prend plaisir à publier. Cydipe tombe évanouie, comme si elle eût été atteinte de la foudre. Revenue par les soins de Ménécrate et de Zénothémis, cette fille courageuse suspend ses larmes: on diroit qu'une divinité l'inspire, et la soutient:-mon père, mon père, daignez m'écouter: votre fille est digne de vous, et vous, dont l'estime m'est plus chère que vous ne pensez, ami généreux de deux infortunés, soyez convaincu de mon innocence. Jamais je n'ai offensé la vertu; j'aurois regardé comme un crime impardonnable, une idée seule qui auroit été contraire aux principes de cette vertu dont je suivrai les loix jusqu'à mon dernier soupir. Le ciel connaît mes sentiments: c'est ce ciel que j'implore contre la calomnie. Ce dernier trait nous étoit réservé! Si j'eusse été capable de céder à un moment de faiblesse, si j'en avois eu seulement la pensée, une mort prompte eût suivi ce honteux égarement... ce n'est pas à Ménécrate à douter de sa fille.
Ces paroles sont exprimées avec ce ton de l'ame qui caractérise la vérité. Zénothémis l'interrompt vivement: non, Cydipe n'a rien à se reprocher; je suis prêt à défendre son innocence contre tout ce qui se présentera pour l'attaquer. C'est vous, s'écrie Cydipe, qui me rendez justice! Ah! Zénothémis!
Elle reprend avec attendrissement, en se tournant vers lui: ils veulent m'enlever votre estime! ... Ménécrate la tient dans ses bras:-j'en crois tes larmes, le sang dont tu es née; oui, c'est la calomnie qui ne se lasse point de nous poursuivre. Te voilà donc, ma fille, sans appui, sans espoir, en proie à des discours outrageants! Ô dieux! Dieux! Quand serez-vous rassasiés de nos maux?
Ménécrate est plongé dans l'accablement. Quoi! Se dit Cydipe, lorsqu'elle est retirée, Zénothémis aura cru... il n'est pas possible; mon coeur, mes regards, tout l'aura instruit de mon amour pour mes devoirs; pour mes devoirs! Eh! Ce n'est pas la vertu seule qui me les rend sacrés; ce n'est point Eudimaque qui occupe mon ame, qui y règne en tyran absolu... il n'y a que la mort qui puisse m'affranchir de tant de liens qui me pèsent; faut-il éxister après des épreuves si cruelles? Si je n'étois point nécessaire à la conservation d'une vie qui me fait oublier la mienne! ... Sommes-nous assez malheureux? Mon père aux bords de la tombe, sans secours, privé de tout, entouré de perfides, d'ingrats; et sa fille, lorsqu'elle aime, lorsqu'elle brûle en secret, forcée d'étouffer son penchant, n'ayant d'autre bien que l'honneur, et soupçonnée, et accusée d'un crime, en présence... de qui? Du seul objet qui m'intéresse après Ménécrate, et dont je sois jalouse de mériter l'estime: c'est l'unique sentiment qu'il me soit permis de solliciter, d'attendre de Zénothémis; tout autre desir m'est interdit, quand mon coeur... infortunée Cydipe, tu en mourras! Du moins que Zénothémis l'ignore; n'avois-je pas assez de tous nos revers? Emportons ma folle erreur dans le cercueil; est-ce à moi qu'il appartient d'aimer?
Ménécrate voyoit tous les jours s'approfondir l'abîme où le sort l'avoit précipité.
Ces besoins humilians, qu'entraîne l'indigence, le menaçoient, et son orgueil sembloit s'aggrandir avec son infortune; toute l'industrie de l'amitié ne pouvoit imaginer les moyens d'être utile à ce vieillard, sans blesser cet amour-propre qui est peut-être la seule consolation des malheureux. Mais ce qui perçoit d'un trait plus cruel que tous ceux de sa propre adversité, l'ame sensible de Ménécrate, c'étoit la situation de Cydipe; il exposoit sans cesse cette image aux yeux de Zénothémis: sa fille poursuivie par la calomnie, sans époux, sans nulle espérance d'en avoir. La fille et le père, disoit-il, n'ont plus d'autre ressource à choisir qu'une mort précipitée.
Quel tableau pour un ami! Qu'il étoit gravé profondément dans l'ame de Zénothémis! Il expiroit avec ces deux infortunés; il alloit chez Agathée donner un libre cours aux larmes que la présence de Ménécrate et de Cydipe avoit retenus; quelquefois le malheur s'irrite par les marques de compassion que lui prodigue la sensibilité.
Zénothémis, transporté de fureur, avoit couru chez Mysias, qui, craignant des reproches trop mérités, s'étoit dérobé à sa vûe. Il demande à parler à Eudimaque: on lui apprend que ce jeune-homme a quitté Marseille, et l'on ajoûte qu'on ignore le lieu de sa retraite. Zénothémis croit avoir découvert la vérité: il ne doute point qu'Eudimaque ne soit l'auteur des bruits injurieux qui blessent la réputation de Cydipe, et que Mysias ne l'ait soustrait aux effets d'un juste ressentiment.
Agathée partageoit le désespoir de Zénothémis; elle l'entendoit souvent répéter: l'infortuné Ménécrate n'a donc plus de consolation à attendre sur la terre! Les flambeaux de l'hymen ne s'allumeront jamais pour Cydipe! Sa malheureuse destinée est décidée! Une honte éternelle sera imprimée sur ses jours, sur ceux d'un misérable vieillard qui meurt dans l'assurance que tout a rejetté sa fille, qu'elle ne tardera point à le suivre au tombeau! Encore s'il avoit un gendre dont il pût, sans rougir, accepter les secours généreux, qui le consolât à ses derniers moments, qui fermât ses yeux éteints dans les larmes, qui la flattât de l'espoir que son nom se perpetueroit! Mais Ménécratene voit sous ses pas qu'un vaste tombeau qui l'engloutit lui, et ses espérances: perspective plus cruelle que la mort! C'est toute l'horreur du néant qu'il envisage! Et l'indigence se joint à des revers si accablants! Il refuse... ce seroit moi qu'il auroit servi! Ah! Les bienfaits de l'amitié n'humilient point: ils ne font que resserrer ses noeuds. Ménécrate... sa fille, sa fille... quel sort effrayant!
Il y avoit déjà long-tems qu'Agathée écoutoit ces discours avec un air de réflexion qui décèle une ame profondément occupée; le désordre de ses sens se peint sur son front; des pleurs, qu'elle s'efforce de repousser, la trahissent et viennent en abondance sur les bords de sa paupière; elle regardoit Zénothémis par intervalle, et de sombres accents lui échappoient. Zénothémis allarmé interroge Agathée, la presse de lui apprendre d'où nait ce trouble subit.-Zénothémis, il n'est pas temps encore de parler... je conçois un dessein... vous le sçaurez... vous le sçaurez.
Quelques jours s'écoulèrent: Hermogène est frappé lui-même de l'état où se trouve sa nièce: il avoit pour elle toute la tendresse d'un père; son frère au lit de mort lui avoit recommandé cette enfant, qu'il avoit, pour ainsi dire, adoptée. Agathée prétextoit une indisposition; renfermée dans son appartement, elle se livroit à cette agitation qu'elle avoit tant de peine à contenir; elle avoit essayé vingt fois de tracer les diverses pensées qui la tourmentoient, et vingt fois la plume avoit fui de ses mains; ses genoux fléchissoient sous elle, et elle retomboit souvent sur son siège, en laissant échapper un torrent de larmes: il étoit aisé d'appercevoir que son ame étoit déchirée par de violents combats. Enfin, dit-elle, un jour, à Zénothémis, vous serez satisfait. Il faut que vous ameniez ici Ménécrate, sa fille et quelques-uns de vos meilleurs amis; mon oncle, à ma sollicitation, les prie d'assister à un festin qu'il prépare en l'honneur des dieux domestiques. Sans doute les conviés ne se refuseront point à l'invitation.
En prononçant ces mots, elle regardoit avec attention Zénothémis qui promet de suivre ses volontés.
Le jour est arrivé. L'aspect de Cydipe avoit produit chez Agathée une émotion qu'elle parvient à surmonter. On entre dans la salle du festin: tout y présentoit les apprêts d'une fête somptueuse. L'assemblée cède aux mouvements d'une gaieté décente. Hermogène, sa niéce et Zénothémis étoient seuls plongés dans une rêverie dont on cherchoit vainement à deviner la cause. La fin du repas approchoit; Zénothémis qui, durant tout le festin, avoit parlé bas à Agathée et à Hermogène, et avoit donné des marques d'une agitation extraordinaire, quitte brusquement la table comme égaré et hors de lui-même, se précipite dans une chambre voisine: le maître de la maison et sa nièce se hâtent de l'y suivre. Les convives restent interdits; ils se demandent le sujet de cette absence inattendue. La surprise deMénécrate et de Cydipe est encore plus grande. Agathée rentre avec son oncle et Zénothémis; celui-ci paraissoit accablé; la jeune personne avoit les yeux chargés de larmes; elle affecte de reprendre un air serein. Hermogène ordonne qu'on apporte une coupe destinée aux libations sacrées. Les esclaves obéissent. À peine la coupe a-t-elle paru,Zénothémis ne peut retenir un geste qui décèle son trouble; Agathée lui parle encore à voix basse; des impressions de curiosité sont sur tous les visages. La nièce d'Hermogène fait un signe à Zénothémis, comme si elle le pressoit d'exécuter sa volonté; elle se saisit elle-même de la coupe, la remet dans les mains de son amant qui se lève, porte la coupe au ciel, et profère d'une voix entre-coupée ces paroles qu'Agathée, qui étoit près de lui, sembloit lui dicter: je prends à témoin cette assemblée, et j'en jure sur cette coupe, par les dieux immortels que je prie en ce moment de m'entendre: je choisis pour mon épouse Cydipe, la fille de Ménécrate. Ma fille, s'écrie le vieillard!Zénothémis me donneroit sa main, dit à son tour Cydipe! Oui, vous serez sa femme, réplique Agathée, et moi... elle n'achève pas, et tombe évanouie; on vole à son secours; cette héroïne sort du sein même du trépas, pour devenir une créature au-dessus de l'espèce humaine, qui va déployer toute la grandeur de son ame. Non, dit Ménécrate, en courant vers elle, fille sublime, je ne reçois point les serments de Zénothémis; je ne souffrirai pas qu'il vous soit parjure; c'est vous qui devez être son épouse; il a donné sa parole, il vous aime, il vous est cher; ma fille et moi, ne sommes pas faits pour un semblable sacrifice; marchez à l'autel, et nous à la mort.
Vous serez le père de Zénothémis, répond Agathée, en s'armant de courage; je veux présider à ces liens... je le veux. Ce que je viens d'éprouver est un reste de faiblesse dont je triompherai. Sans doute j'attachois tout mon bonheur à me voir la femme de Zénothémis; j'adore la vertu, c'est dire combien j'adorerois l'époux que le ciel et ma famille m'avoient destiné; oui, je l'aimois, et j'ose en convenir en sa présence, en présence de mon parent, et de cette assemblée. Mais quel plaisir je goûte à m'immoler pour cette même vertu qui m'est si chère! Ménécrate, je fais mon devoir; je remplis les obligations d'une ame sensible. Zénothémis est votre ami; la calomnie cherchoit à flétrir la réputation de Cydipe; tout l'opprimoit; après l'injure que lui ont faite Mysias et son fils, elle n'avoit plus d'hyménée à espérer; il n'y avoit que Zénothémis seul qui pût lui offrir sa main, et il la lui présente, de mon aveu; je souscris à cette union; j'en hâte le moment... ne regardez point mon trouble, mes larmes... elles s'arrêteront... Cydipe sera mon amie. Cydipe étoit prosternée aux pieds d'Agathée, saisie d'admiration et de reconniissance, ainsi que Ménécrate qui ne cessoit de redire: ce mariage ne s'accomplira point; nous mourrons plutôt Cydipe et moi; non, généreuse Agathée, je ne souffrirai point que vous nous immoliez votre bonheur, une tendresse si vive et si légitime. Ma nièce, dit Hermogène, a exigé mon consentement pour cette action qui doit l'honorer à tous les yeux; puisse-t-elle n'en être pas la victime malheureuse! Elle ne la sera point, interrompt Ménécrate. Je connais ce qu'ordonne mon devoir: je lui obéirai. Ma fille, suivez-moi; Zénothémis, héros de l'amitié, pensez-vous que mes sentiments doivent le céder aux vôtres? Allez, Zénothémis, je suis digne d'être votre égal. Ménécrate entraîne Cydipe; Zénothémis vouloit les accompagner: mais le spectacle d'Agathée dont on concevra aisément l'horrible situation sous cette magnanimité apparente, Hermogène lui-même expirant de douleur, ces objets forcent le jeune sénateur à s'occuper, en cet instant, de ce qu'il devoit à la vertu, à l'honneur, à l'amour; jamais Agathée n'avoit eu plus de charmes à ses regards; il accompagne l'oncle et la nièce dans leur appartement, tandis que l'assemblée se sépare, frappée de tant de coups à la fois.
Zénothémis se trouve seul avec son amante:-Divine Agathée, qu'avez-vous fait?-Mon devoir, une action... qui me coûtera peut-être la vie; hélas! Il me sera impossible de n'y pas succomber. Mais, Zénothémis, je me suis élevée au-dessus de mon sèxe, au-dessus de la nature humaine; parlez-moi de mon triomphe, et non de mes faiblesses: elles éclateront encore à votre vûe. Je vous aime, Zénothémis, oui, je goûte un plaisir inexprimable à vous l'avouer, je vous aime... et je vous mets dans les bras de Cydipe; je venge le malheur, la vérité, la vertu; nous nous donnons mutuellement un exemple suprême d'honnêteté, de grandeur d'ame, d'un courage qui étonnera peut-être la postérité, qui nous surprend nous-mêmes. Ne nous démentons point, Zénothémis. La fortune se plaisoit à persécuter Ménécrate; il ressentoit les épreuves cruelles de l'adversité; sa fille étoit deshonorée: je lui rends son honneur; Ménécrate ne pourra rejetter les bienfaits de son gendre; mon amant... sera mon ami, et je n'en aurai point de plus cher, de plus respectable. Au milieu des tourments qui me déchirent le coeur (car je ne veux pas vous paraître plus vertueuse que je ne le suis) une satisfaction pure vient me dédommager du plus grand sacrifice; celui de mes jours ne lui seroit pas assurément comparable. Au moment que vous aviez mes voeux, toute ma tendresse,Zénothémis... ah! Ne tournons plus nos regards sur cette image: ne voyons que notre gloire; livrons notre ame au noble orgueil...-nous ne lui immolerons point notre amour; cette action à laquelle vous m'avez contraint, je ne la ferai point; je ne la ferai point; Ménécrate est mon ami, il est malheureux, tout l'accable; je lui reste seul dans le monde entier: mais n'êtes-vous pas aussi l'objet de tous mes sentiments? Ne vous les dois-je pas ces sentiments qui augmentent avec vos attraits, avec vos vertus? Et mon ardeur...-elle doit vous toucher moins que la félicité attachée à la bienfaisance: Ménécrate et Cydipe revivent, sont vengés de l'injustice du sort, sont heureux par vous... par moi... personne n'aura ma main ni mon coeur; vous seul regnerez toujours dans cette ame dont votre image ne sortira point. Oui, vous aurez toujours ma tendresse, mais une tendresse pure qui ne nous offenseral'un ni l'autre, dont même je n'aurai point à rougir en secret; je vous aimerai, comme les dieux, sans doute, aiment, sans intérêt, sans espérance, pour vous-même; votre vertu sera la mienne; je remporterai la victoire avec vous; je partagerai votre gloire, votre bonheur; et n'y en a-t-il pas un bien doux à remplir ses devoirs, à donner à la nature humaine, la plus belle leçon de sensibilité qu'elle puisse recevoir? Mon ami! ... Un autre mot ne m'échappera point: non, je ne le prononcerai plus ce mot qui est gravé dans mon coeur, et qu'il faut bien que j'en efface; hâtez-vous, d'affermir notre triomphe; ne me revoyez qu'avec le nom du mari de Cydipe; éloignez-vous de ces lieux; quittez-moi, quittez-moi, Zénothémis: c'est à vous à m'encourager.Adieu, ne voyez point couler mes larmes; n'en versez point vous-même; j'expierai les miennes... songez que vous êtes déja lié par un serment...-je le trahirai, je le romprai ce serment inconcevable que vous m'avez arraché, que tout mon coeur dément; il n'est pas possible... tous les dieux...-N'achevez point. Est-ce là le langage de l'ami de Ménécrate, d'un homme qui a mérité ma tendresse? Encore une fois, Zénothémis, séparons-nous; nous deviendrions faibles, au niveau de ces ames vulgaires que nous ne devons point imiter; je me bannirai de votre vûe, jusqu'au moment... il le faut... Zénothémis, soyez l'époux de Cydipe.
Agathée aussi-tôt sort de son appartement, va auprès d'Hermogène, et laisse Zénothémis vivant à peine, et ne sçachant à quel sacrifice s'arrêter. Ménécrate avoit à peine regagné sa retraite:-Ma fille, tu vois le parti qui nous reste à prendre: il n'en est point d'autre que d'abandonner promptement Marseille, et de nous livrer à toute la fatalité de notre malheureuse étoile. Où irons-nous? Quel sera notre azyle? Dans l'extrême indigence, privé de tout secours, nous n'avions d'appui que Zénothémis, et nous devons le fuir pour jamais! Vivrions-nous au prix des jours mêmes d'Agathée? Car tu l'as pu observer, elle aime trop Zénothémis pour le céder, sans perdre la vie; et nous nous souillerions d'un pareil forfait! ... Tu pleures! Tu ne me réponds point! Tu ne me témoignes pas cette décision qui doit être notre partage! Allons, hâtons-nous de quitter notre patrie; tu me prêteras ton bras; Antigone ne fut-elle pas la compagne et le soutien d'Oedipe, lorsqu'il déroboit sa vieillesse à la fureur de ses enfans dénaturés, et qu'il se sauvoit à Colone?
Cydipe mettoit de la lenteur dans les préparatifs de leur départ. Ils sont prêts à sortir; elle n'a plus la force de marcher; elle tombe, baignée dans les larmes. Ô ciel! Dit le vieillard! Pourquoi ces pleurs, cette désolation? Cydipe, vous semblez refuser de suivre un père infortuné, qui cessera bientôt de vous être à charge! ... Jusqu'à ma fille qui me rejette, qui me trahit! ...-Vous trahir! Ah! Mon père, le ciel m'est témoin que vous ne me fûtes jamais plus cher... mais quitter mon pays... Zénothémis... nous ne le reverrons donc plus! ... Mon père... mon père, il est inutile de vous cacher plus long-tems un secret qui devoit expirer avec moi; apprenez que j'aime, que j'adore Zénothémis depuis le premier instant qui l'offrit à mes regards; j'épousois Eudimaque pour obéir à votre volonté, à mon devoir, pour adoucir votre cruelle destinée; et j'allois m'unir à tout ce qui a sçu me plaire, à tout ce que je dois estimer, chérir! Et votre vertu... laissez-moi recueillir un moment mes forces; je m'immolerai à cette vertu si fort au-dessus de ma faiblesse; je vous suivrai, mon père, je renoncerai à la main, à la présence... je ne le nommerai plus... je cesserai de vivre... ah! Je mourrai ici: mon ame est prête à s'exhaler!
Elle n'achevoit pas ces mots, que Zénothémis entre avec impétuosité; il trouve Cydipe étendue sur la terre, s'abandonnant au plus vif désespoir, Ménécrate accablé de sa situation; il apperçoit les apprêts de leur fuite:-vous me quittiez, Ménécrate! Oui! S'écrie Cydipe, mon père et moi nous nous arrachions de ces lieux; nous nous dérobions aux regards du seul ami qui nous reste. Zénothémis s'empresse de relever Cydipe:-venez, suivez mes pas; et vous, mon père, car, Ménécrate, désormais vous n'aurez plus d'autre nom, accompagnez-moi à l'autel où je vais former ces noeuds qui m'attacheront davantage au plus respectable des mortels.
Le vieillard se jette aux pieds de Zénothémis; il veut s'opposer à ce mariage, qui sera, dit-il, le malheur d'Agathée, et de son ami:-je ne le souffrirai point cet himen qui mettroit le comble à mes maux... laissez-nous fuir; laissez nous expirer. Voulez-vous que je sois votre assassin, celui de la nièce d'Hermogène?
Ces paroles sembloient exciter quelque incertitude dans l'ame de Zénothémis; il regardoit Ménécrate, en versant des larmes; un billet, qu'à l'instant il reçoit d'Agathée, le détermine tout à coup: il se précipite vers le temple, et malgré les efforts de son ami, présente sa main à Cydipe qui paraissoit vouloir ne pas donner la sienne; mais que ses efforts étoient faibles! Enfin ces noeuds sont formés; l'autel a reçu leurs serments, et Zénothémis est l'époux de Cydipe.
Tandis que la fille de Ménécrate, par une révolution inattendue, voyoit changer sa destinée, Agathée ressentoit toute l'horreur de la sienne:-c'en est donc fait! Il faut bannir de mon coeur un amour... que la vertu même y consacroit... plus d'espoir! Plus de tendresse! Vivre pour souffrir une mort continuelle! Zénothémis ne sera jamais à moi! Jamais je ne serai à Zénothémis! ... Et il est à une autre! En ce moment, ces liens... ils sont tissus! Je ne reverrai tout ce que j'aimois, qu'avec le nom de l'époux de Cydipe! ... Cette union ne s'achevera point; il est encore temps: courons au temple... y montrer ma faiblesse, mon deshonneur! Et n'est-ce pas moi qui ai envoyé Zénothémis aux autels, qui l'ai pressé de conclure cet engagement, qui m'assassine? Ne lui ai-je pas écrit? N'ai-je pas prévenu par un ordre exprès ces retours... dont j'ai à rougir? Quoi! Sitôt me repentir d'avoir donné un exemple de générosité, dont si peu de coeurs sont capables! Et n'est-ce rien que d'être supérieure à ces ames impuissantes qui n'ont pas la force de vaincre leurs passions? Soyons la victime de nous-même... malheureuse Agathée! L'orgueil, quelque soit son éclat, ne dédommage point de l'amour! Je le dompterai, je l'étoufferai cet amour si puissant! Jouissons de ma victoire: je me suis immolée; j'ai fait le bonheur d'un infortuné, que l'injustice poursuivoit; je rends à sa fille l'honneur qu'on vouloit lui enlever. Que j'ai lieu de m'applaudir de ma fermeté! Quand je rentre en mon coeur, n'y vois-je pas un effort de magnanimité qui m'élève à mes propres regards? ... Eh! Que je paye cher cette action dont la postérité peut-être s'entretiendra avec quelques éloges! ... J'expire de mille coups! Tant de vertu est au-dessus de moi!
La situation de son amant n'étoit pas moins violente: le coeur plein d'amour pour la nièce d'Hermogène, il est dans le sein de Cydipe; elle saisit sa douleur à travers les sentimens généreux qu'il s'efforce de faire éclater; elle tombe à ses genoux, en fondant en larmes:-ô mon bienfaiteur suprême, laissez-moi vous adorer comme l'image des dieux protecteurs; ne me déguisez point les horribles combats que vous coûte ce sacrifice; il est affreux, je le sens. Vous aimiez Agathée; je n'ai ni ses vertus ni ses charmes: je n'ai qu'une ame pénétrée de la plus vive reconnaissance... de la reconnaissance! Ah! Cette faible expression est bien loin de vous peindre mes sentiments; sçachez, Zénothémis... ce n'est pas le seul desir d'être utile à mon malheureux père, d'adoucir ses peines qui m'a fait en secret aspirer à cette union; je ne prétends point surprendre votre estime; l'amour le plus tendre, le plus passionné m'enflammoit; mon premier soupir a été pour vous; auriez-vous pu croire qu'Eudimaque... mon amour seul eût suffi pour vous répondre de mon attachement à mes devoirs, et... vous aviez toutes mes pensées, tous mes transports. Je m'enchaînois au fils de Mysias pour obéir à mon père, pour le secourir; j'aurois dû avoir son courage, fuir avec lui de ces lieux; Zénothémis, je n'ai pu quitter un séjour que vous habitiez; tout m'imposoit l'obligation d'épargner un supplice le plus cruel, à la nièce d'Hermogène, de mourir plutôt que d'accepter votre main... encore une fois, je n'ai pas le dessein de vous abuser: non, ne m'estimez point assez pour imaginer que la tendresse que je devois à un père, m'ait conduite; je le répète: c'étoit un amour... je me reprocherai toujours d'avoir porté de tels coups à la femme la plus aimable, la plus respectable... elle est malheureuse par moi, lorsque c'est elle qui me tire de l'abîme de l'infortune! Ce qui doit vous consoler: vous rappellez un ami des portes du tombeau; envisagez bien la grandeur de votre action généreuse; vous faites plus: vous vengez sa fille des flétrissures de la calomnie; elle étoit abandonnée et rejettée de tout l'univers: vous descendez jusqu'à cet objet d'humiliation: vous lui donnez le nom de votre épouse. J'expirerai donc avec ce nom qui m'est si cher; dussé-je ne vivre qu'un seul jour, j'aurai vécu, ce jour, honorée du titre de la femme de Zénothémis. Agathée pardonnera à ma mémoire; elle reprendra tous ses droits; vous lui reporterez ce coeur... qui lui est dû, et que la mort seule pourra me contraindre à lui céder.
Zénothémis ne répondoit à Cydipe que par des larmes, qu'il eût bien voulu lui cacher; cependant il goûtoit le plaisir d'essuyer celles de son ami; il avoit soulagé son infortune: ce vieillard demeuroit avec lui, et le beau-père de Zénothémis marquoit moins de répugnance à recevoir ses bienfaits. Ce n'est pas que Ménécrate ne ressentît toujours vivement l'état affreux d'Agathée: il ne se livroit qu'à regret à sa nouvelle situation, lorsqu'il venoit à jetter les yeux sur la malheureuse nièce d'Hermogène. Il la voyoit souvent. Ô fille divine, lui disoit-il, je ne vous dissimulerai point que j'ai partagé la félicité de Cydipe; je serois aujourd'hui le plus heureux des hommes, si notre bonheur n'étoit pas acheté aux dépens du vôtre; vous n'ignorez point que j'ai mis à ce mariage tous les obstacles qu'il m'étoit permis d'opposer; encore à présent, cette image me poursuit, et empoisonne les douceurs d'une société qui devroit me faire oublier toutes nos disgraces; c'est vous, sublime Agathée, c'est votre générosité sans exemple, qui a décidé, qui a pressé cet engagement si fatal aux coeurs les plus sensibles! Digne Ménécrate, répliquoit la nièce d'Hermogène, en affectant de repousser le trouble qui l'agitoit, ne me parlez point de quelques mouvements auxquels j'imposerai la loi; je n'ai senti, je ne veux sentir que votre bonheur; il est le mien, oui, il est le mien; dites, répétez-moi que j'ai adouci vos disgraces, que votre fille... Ménécrate, je me suis sacrifiée pour elle, pour le plaisir de vous rendre tous deux heureux... Cydipe l'est sans doute: elle est aimée de Zénothémis... Ménécrate, il n'y a point d'autre félicité.
Quels combats cette fille héroïque eut à soutenir quand elle revit Zénothémis et Cydipe! Et ce fut elle qui chercha leur présence; elle étoit la première à consoler l'un et l'autre des chagrins que son état leur causoit; elle évitoit cependant de se trouver seule avec le gendre de Ménécrate; elle le craignoit; elle se craignoit elle-même. La véritable vertu, sans faste, se défie de ses forces; une timidité prudente la sauve de sa chûte. La nature humaine est toujours si près de la faiblesse! Et tel qui eût fourni une longue carrière exemte de reproches, pour avoir manqué un seul instant de précaution, a perdu le fruit de trente ou quarante années d'une vie exemplaire.
Cydipe devint mère: elle donna le jour à un fils dont la beauté attiroit tous les regards; la nièce d'Hermogène engagea Zénothémis à lui laisser prendre soin de cet enfant.Étranges contrariétés du coeur humain! Comment Agathée pouvoit-elle désirer d'avoir sous les yeux ce qui lui offroit, si l'on peut le dire, l'image de son malheur! Quelquefois elle pressoit cet enfant dans son sein, et le couvroit de baisers et de larmes; d'autres fois elle l'écartoit loin d'elle: c'étoit Cydipe, sa rivale, qu'elle envisageoit, qu'elle repoussoit dans cette innocente créature; bientôt après elle le reprenoit: elle y revoyoit, elle y adoroit Zénothémis.
Hermogène persistoit inutilement à demander que sa nièce fit choix d'un époux; insensible à ses plaintes comme à ses prières, elle ne vivoit que pour offrir en secret sa douleur à Zénothémis. Y auroit-il du plaisir à se dire qu'on souffre pour ce qu'on aime? L'orgueil se mêle à cette satisfaction intérieure, et c'est une sorte de dédommagement des peines que cause une tendresse malheureuse. Agathée cherchoit la solitude; alors cette passion qui la tyrannisoit, et qu'aux yeux du public elle affectoit de vaincre, éclatoit dans toute sa violence. Que cette infortunée reconnaissoit sa faiblesse! Qu'elle éprouvoit qu'une ame vertueuse, soumise à son propre jugement, se trouve inférieure au dégré de perfection qu'elle occupe dans l'estime d'autrui! Sollicitant les visites de Cydipe dont la vûe irritoit le sombre ennui qui la consumoit, aimant plus que jamais cet homme qu'elle ne devoit qu'estimer, et redoutant de lui montrer le moindre des sentimens qu'elle se déguisoit à elle-même, jalouse de ne laisser paraître que sa générosité, sa grandeur d'ame, un courage inébranlable: telle étoit la triste situation d'une femme qui devoit être pour les siécles à venir un objet d'admiration.
Sa santé s'affaiblissoit; elle envoye prier Zénothémis de se rendre chez-elle avec sa femme et son beau-père; l'inquiétude les saisit: ils accourent, et trouvent Hermogène assis près de sa nièce, et plongé dans la plus profonde douleur: ce spectacle les frappe d'effroi. Approchez, leur dit Agathée, d'une voix qu'elle s'essayoit de rassurer, venez consoler mon oncle. Que dites-vous, s'écrient-ils tous à la fois? Mes amis, continue-t-elle, il n'est plus tems de vous cacher mon état: je n'ai que quelques heures à vivre, peu d'instants peut-être; nos plus habiles médecins ont prononcé mon arrêt... point de larmes! Point de gémissements! Daignez m'écouter; c'est pour la dernière fois qu'Agathée va vous entretenir; que ses paroles restent dans votre coeur! Zénothémis, arrivée au terme où je touche, on se fait gloire d'exposer la vérité dans tout son jour; je vais donc vous l'offrir telle qu'elle a toujours été dans mon ame. Zénothémis, l'hommage de mon coeur vous fut consacré dès le premier instant que le sentiment est venu l'agiter, et je m'applaudissois de ma passion; vous étiez mon ami, mon amant: vous alliez être mon époux: mais la vertu nous étoit aussi chère à tous deux que notre tendresse. La femme qui aimoit Zénothémis, et qui en étoit aimée, devoit aspirer à mériter un attachement si pur, si noble, si digne de la divinité, qui sans doute s'étoit plue à créer nos ames, et à y imprimer tous les traits de sa grandeur; j'ai cédé au transport courageux qu'il faut croire que cette divinité avoit allumé dans mon sein: j'ai dompté mon amour pour ne me remplir que de l'ardeur sublime de changer la destinée d'un malheureux qui faisoit respecter son infortune; j'ai voulu le venger de sa patrie, du sort qui le persécutoit; j'ai rendu à sa fille l'honneur que vouloit lui ravir la calomnie; Ménécrate, et Cydipe me doivent un soulagement dans leurs peines; Zénothémis me doit le triomphe de l'amitié, ce qu'il y a de plus flatteur pour l'homme sensible, l'avantage d'avoir embrassé le parti de l'adversité, d'avoir donné un état à la fille de son ami, quand une imposture barbare la flétrissoit: laissez mes yeux expirants se fermer sur cette image. Puisque je fais profession de présenter aujourd'hui la vérité, il faut vous découvrir la cause du mal qui me précipite au tombeau: deux natures se sont combattues en moi, l'une supérieure à mon sèxe, à l'humanité, m'a fait repousser un trop cher ascendant, et entreprendre une action digne peut-être de quelque estime; l'autre nature m'a ramenée toujours à mes premières impressions, à ce penchant... dont la mort seule me rendra maîtresse... la vertu coûte donc bien des efforts! ... Vous voulez m'interrompre, Zénothémis? N'envisagez que ma victoire, que la douceur que je goûte en cet instant d'avoir pu céder à un mouvement généreux; vantez-moi la noblesse du sacrifice; j'ai subjugué mon coeur. Madame, (s'adressant à Cydipe) j'ai volé au-devant de ma rivale; votre enfant est devenu le mien; (Agathée prend dans ses bras le fils de Zénothémis) qu'on ne l'ôte point de mon sein! Qu'il recueille mon ame!Mon oncle m'aime assez pour me permettre de nommer mon héritier cet enfant qui m'est si cher. (Zénothémis et Cydipe veulent s'opposer à ce nouveau témoignage de l'héroïsme d'Agathée. ) Eh! Me refuseriez-vous cette faible marque de votre amitié? Zénothémis, je crois la mériter cette amitié pour laquelle j'ai tout fait... mais oublions mes faiblesses; craignons sur-tout de nous attendrir. Je ne sçais si l'orgueil m'égare, ou si les dieux m'élèvent jusqu'à eux en ce moment: j'éprouve qu'il y a une satisfaction inexprimable à mourir pour la vertu; oui, j'expire pour elle... ne troublez point un plaisir si pur, si doux; cachez-moi vos douleurs. Adieu, Zénothémis, adieu respectable Ménécrate, et vous... qui devez m'aimer... je sens la mort s'approcher; je revivrai parmi vous. Parlez souvent ensemble de la malheureuse Agathée; jamais coeur humain n'a été plus sensible, n'a plus aimé... et bientôt il sera anéanti... non, il ne cessera point d'exister: les dieux sont trop justes, trop bienfaisants pour ne pas rendre mes sentimens éternels; ils transportent mon ame au séjour céleste; je vais les contempler, ces dieux, dans toute leur splendeur; ils récompensent nos combats; la vertu obtient son prix. Zénothémis, mes yeux ne vous voyent plus... Hermogène, mes amis, mettez la main sur mon coeur, il palpite encore pour vous... Zénothémis... recevez mon dernier soupir. Cette femme sublime n'avoit pu résister aux divers orages qui bouleversoient son ame; elle s'étoit long-tems efforcée de cacher son extrême agitation aux regards même de son parent, et lorsqu'on recourut aux secours de l'art, ils ne produisirent plus d'effet: le mal étoit trop avancé. On ne sçauroit donner une idée du désespoir qu'excita la mort d'Agathée; son oncle la pleuroit comme si elle eût été sa propre fille. Pour Zénothémis, il resta dans cet accablement qui caractérise les grandes douleurs; Cydipe tomboit souvent à ses genoux: c'est moi, lui disoit-elle, qui vous enlève Agathée, Agathée notre bienfaitrice! Ah! C'étoit à moi d'expirer; mon enfant auroit retrouvé une mère, et Agathée eût oublié qu'une autre avoit porté le nom de votre épouse; Agathée vivroit, vous aimeroit... vous m'auriez pardonné. Zénothémis relevoit sa femme en l'embrassant, et ne s'exprimoit que par des gémissements et des sanglots; il engagea Hermogène à demeurer avec eux; ils ne composoient plus qu'une même famille occupée de sa douleur.
Le gendre de Ménécrate avoit renfermé les cendres d'Agathée dans une urne de porphire, que tous les jours il couronnoit de fleurs, et arrosoit de larmes; il la serroit contre son sein, l'élevoit au ciel, lui donnoit des baisers religieux; il conduisoit son enfant avec lui, et lui faisoit appliquer ses lèvres caressantes sur ce monument funéraire; l'appartement qui contenoit ce dépôt sacré, étoit une espèce de temple où la nièce d'Hermogène recevoit les mêmes honneurs que l'on rend aux dieux; ce culte étoit la principale occupation de Zénothémis.
Quoique leur tristesse ne se calmât point, ils couloient des jours tranquiles; ils chérissoient leur affliction. L'image des malheurs de Ménécrate sembloit fuir de son souvenir; il étoit prêt à quitter la terre avec ce repos de l'ame qui est le bonheur véritable; il avoit apprécié le songe de la vie: graces aux bienfaits de son ami devenu son gendre, il ne regrettoit plus sa fortune passée, et laissoit ses enfants à l'abri des caprices du sort, et des injustices de leurs concitoyens.
De nouveaux coups attendoient ce vieillard aux bords de la tombe; il n'avoit pas épuisé la mesure des disgraces qui lui étoient réservées: la fureur de ses persécuteurs se réveille.Quelle nouvelle foudroyante pour l'infortuné Ménécrate! Il apprend que le sénat a repris l'instruction de son procès, qu'en un mot, le dernier trait alloit lui être porté, qu'il étoit sur le point d'être déclaré prevaricateur et infâme . Ménécrate avoit soutenu les privations les plus cruelles: mais être exposé à l'opprobre, et le voir consacrer par la sanction des loix: ce tableau ne laisse à cet illustre malheureux que la force de se saisir d'une épée qui s'offre à ses mains; le fer étoit sur sa poitrine. Arrêtez, s'écrie Zénothémis, que le hazard amenoit dans l'appartement de son beau-père, et qui détourne aussi-tôt l'épée menaçante: Ménécrate, que faites-vous? Et pourquoi ce nouvel emportement de désespoir?-Mon ami, ne vous opposez point au seul remède qui reste à mes maux; sçachez que la rage de mes calomniateurs s'est ranimée, qu'ils ont juré ma perte. Le sénat est assemblé; ils ne sont pas satisfaits de m'avoir arraché mes emplois, ma fortune: ils vont, Zénothémis, rendre un arrêt qui me flétrira.... et vous pouvez d'un instant reculer ma mort! Ah! Je ne puis expirer assez-tôt!-Qu'ai-je entendu, mon père? Écoutez, écoutez, promettez-moi de différer jusqu'à mon retour, à terminer une vie que moi-même je vous presse de quitter, si mes espérances sont trompées. Je ne vous demande qu'un seul moment, et je reviens.
Zénothémis n'a pas achevé ces mots, qu'égaré, furieux, il vole à la salle où les magistrats s'étoient rassemblés, il s'y précipite:-non, cruels, vous ne le prononcerez point cet arrêt inique; ce seroit vous qu'il couvriroit d'infamie, d'un opprobre ineffaçable. Il ne vous suffit donc point d'avoir plongé dans la disgrace un malheureux... eh! Quel est son crime? Je m'en rapporte à la décision même de ces loix inéxorables, écrites en caractères de sang: que l'examen de son erreur soit soumis à toute leur équité barbare. Vaincu par les larmes d'une famille mourante qui embrassoit ses genoux, subjugué par cet ascendant si impérieux, et dont notre nature doit s'enorgueillir, qui nous parle, nous sollicite, qui nous presse en faveur de notre semblable que le malheur opprime, Ménécrate trop humain, un instant seul, s'émeut, s'attendrit, veut conserver la vie à un jeune-homme qui, sans doute, n'étoit pas innocent. Quiconque a donné la mort, doit recevoir la mort; ce jugement est la sentence de toutes les législations, de tous les pays, de tous les âges; nous le sçavons: l'humanité même demande que celui qui a détruit, soit détruit; cette loi immuable et éternelle est gravée sur tous les tribunaux, dans tous les coeurs. Mais examinons, je vous en conjure, la nature du meurtre dont Ménécrate détournoit le glaive de la justice: c'est un premier transport de vengeance qu'enflammoient la fougue de la jeunesse, la vive impatience de repousser l'insulte, tout le ressentiment de l'orgueil humilié et outragé; et à quelles extrémités nous porte ce tyran de la faiblesse humaine? Combien d'esprits sages n'a-t-il point égarés? Nous en trouverions des exemples frappants chez les grecs nos ancêtres, chez les romains, chez les gaulois qui nous entourent, dans cette république, parmi nos plus respectables compatriotes: voilà sur quels objets Ménécrate s'étoit arrêté; voilà ce qui a pu un moment faire pencher la balance dans ces mains qui l'ont soutenue plus de quarante années avec une fermeté inébranlable que nous admirions. Ne sommes-nous que magistrats: Ménécrate est répréhensible; son ami n'hésite point à le dire; lui-même a le courage de s'accuser hautement par ma bouche: il y a une sorte d'expiation honorable de sa faute à en découvrir toute l'étendue: Ménécrate avoue, et sent qu'il a manqué aux fonctions de sa place, aux loix dont il étoit l'organe et le ministre vengeur, et cette idée le tourmente plus que la perte de son rang et de sa fortune; le plus cruel des supplices pour une ame attachée à ses devoirs, est de s'être démentie, ne fut-ce qu'un instant, dans le long cours d'une vie éxempte d'ailleurs de reproches. Mais, sénateurs, soyons hommes, et ne rougissons point de l'être: c'est le premier titre, la première dignité: alors nous ne verrons dans notre concitoyen qu'une faiblesse que vous auriez dû oublier; du moins la justice devroit être satisfaite de la punition; et loin de s'adoucir, votre équité, ou plutôt, j'oserai le dire, votre courroux implacable se réveille: il n'est pas assouvi par la situation déplorable où languit Ménécrate; il veut le bannir du sein d'une patrie qui lui est chère encore, lui ravir le seul bien qui lui reste, et qu'il soit jaloux de conserver, lui ôter l'honneur... je sauverai le vôtre, et malgré vous-même, de la flétrissure qui l'attend; je vous l'ai dit: cet arrêt infamant ne sortira point de vos bouches, il n'en sortira point... que votre inhumanité insatiable s'acharne sur les jours d'un vieillard; il a le pied dans la tombe, il y descend; réunissez-vous; disputez-vous la gloire de l'y précipiter; teignez le tribunal de ce sang glacé par l'âge et par la misère; souillez-en vos mains cruelles... mais que votre malheureuse victime n'expire point deshonorée; Ménécrate n'a pas mérité ce châtiment, ce supplice plus affreux que toutes les tortures. Qu'est-ce que la mort comparée au deshonneur? Voilà le trépas véritable, l'éternelle destruction; et quelle aveugle furie peut vous ramener sur un jugement aussi odieux?
La chaleur avec laquelle Zénothémis s'énonçoit, le desordre de ses expressions, la noblesse de sa figure, cet intérêt si puissant qui l'enflammoit pour un ami malheureux, tout excitoit la curiosité de l'assemblée; les regards, les esprits sont en suspens; les coeurs commencent à s'attendrir. Un des sénateurs répond avec une gravité froide et séche, qu'il est prouvé que Ménécrate a cédé à la corruption, que de l'argent... Zénothémis ne le laisse pas achever, et en poussant un cri:-une telle accusation! ... La majesté du lieu! ... J'ai besoin de me le rappeller pour enchaîner une vengeance... où sont les preuves? Où sont les preuves? Qu'elles soient présentées, et mises sous tous les yeux; que l'imposture soit confondue; que la vérité éclate; que l'innocence triomphe.
Le magistrat déconcerté balbutie quelques paroles qu'on n'entend point. Mysias entroit dans la salle du conseil; voici, dit l'accusateur, celui qui nous donnera des lumières. Mysias, s'écrie Zénothémis! Il court à lui:-c'est vous qui vous élevez contre Ménécrate, qui l'accusez, qui produisez ces témoignages! ... Sçachons... voyons... (Mysias vouloit se retirer) vous ne nous quitterez pas: il faut étouffer l'amitié, la nature, la vérité, consommer le crime, prêter au mensonge toute l'audace dont la perfidie est susceptible, assassiner, deshonorer... ton ami; il le fut, ô le plus détestable des hommes! Et tu ne t'en souviens que pour le perdre. Achève, achève, ose essayer de noircir Ménécrate; fais-nous voir qu'il s'est souillé d'une bassesse... que toi seul pourrois commettre.
Mysias pâle et agité, tire d'une main tremblante des lettres qu'il dit avoir été écrites à Ménécrate par Eumène, le père du jeune-homme qu'on avoit essayé de soustraire à la rigueur des loix; ces lettres renfermoient la proposition d'une somme considérable, et il paraissoit que Ménécrate en avoit exigé encore davantage. Tous les regards se tournent vers Zénothémis:-cela ne peut être. La terre et le ciel s'uniroient pour m'assurer que Ménécrate a pu seulement concevoir la pensée d'une action aussi honteuse, aussi avilissante: je démentirois la terre et le ciel. Une vertu soumise à tant d'épreuves, ne sçauroit se dégrader à ce point; la nature se bouleverseroit, l'ame de l'honnête homme conserveroit sa pureté. Mysias, tu es un imposteur; la vérité va t'accabler; tu prétends que ces caractères sont de la main d'Eumène; il est dans le tombeau; qu'on aille chez quelques-uns de ses parents ou de ses amis: ils auront de ses lettres; qu'on les apporte; qu'on les confronte; que la fourberie abominable soit dévoilée.
Un esclave vole à la voix de Zénothémis, et revient avec plusieurs écrits tracés de la main d'Eumène; on les rapproche des lettres produites par Mysias. Sénateurs, reprend Zénothémis avec vivacité, examinez bien ces traits... malgré la ressemblance apparente... saisissez-vous... la différence ne peut échapper; elle est visible pour tous les yeux... ces lettres... sont l'ouvrage de la fausseté. Ose, infame calomniateur, soutenir qu'elles sont d'Eumène; que ne sort-il de la tombe pour te confondre! Son ombre menaçante... elle s'élève, elle t'environne, elle te presse, te parle par ma voix; dis, dis, auras-tu bien le front de persister dans ton crime, de consacrer le mensonge par une audace inouie? Songe que cette assemblée, qu'Eumène, la terre, le ciel t'écoutent, que la foudre ne demeurera point oisive dans la main des dieux, qu'ils la tiennent suspendue sur ta tête; elle gronde cette foudre vengeresse, l'entends-tu? Elle va fondre en éclats... il est donc bien vrai qu'Eumène est l'auteur des lettres que tu viens de nous montrer, qu'il les a écrites, que Ménécrate s'est laissé corrompre? Répons; mes yeux sont attachés sur tes yeux, et ne perdent pas un de tes regards; toute mon ame est appliquée à surprendre les mouvements de ton ame criminelle; je cherche jusques dans ton coeur ce que tu vas dire... tu baisses la vûe! Tu ne profères pas une parole! Tu restes interdit! Le trouble t'égare! Il t'accable! Tu te soutiens à peine! ... Tu me fuis! ... Demeure. Mysias prétexte une indisposition, et par un geste demande au sénat la permission de se retirer: il sort, la tête enveloppée dans sa robe. Zénothémis avec transport:-la vertu triomphe, sénateurs; qu'exigez-vous de plus? Le silence, l'accablement, la retraite du perfide, en voilà assez pour vous convaincre de l'innocence de Ménécrate. Non, Ménécrate n'est point coupable; Eumène n'a point écrit ces lettres; mon ami ne s'est point dégradé jusqu'à ajoûter le crime à la faiblesse. Mysias est un imposteur digne des plus rigoureux supplices.
Zénothémis parle bas à l'esclave qu'il avoit déjà employé; au même instant que celui-ci quittoit la salle du conseil, entre un autre esclave chargé de remettre au sénat une lettre deMysias; on s'empresse de l'ouvrir, et on lit ces mots à haute voix: "il est tems, sénateurs, de rendre hommage à la vérité: j'ai éprouvé qu'il étoit impossible de lui résister, et je succombe sous son pouvoir.Zénothémis, tu l'emportes. Ménécrate n'a point commis le crime dont je l'accusois. La lettre attribuée à Eumène est de moi; c'est moi qui ai tout fait, qui ai soulevé plusieurs de nos concitoyens contre un malheureux que j'aurois dû servir; c'est moi qui avois médité sa ruine, qui voulois perdre jusqu'à sa mémoire. Connaissez toute la perversité du coeur humain: Ménécrate fut mon ami; la honteuse jalousie vint empoisonner mes sentiments; ses talents, ses vertus, sa réputation, son bonheur me devinrent insupportables; je cherchai à le punir du supplice secret qu'il me faisoit souffrir; je saisis l'occasion que me présentoit la faute où il étoit tombé; j'eus l'adresse de prêter à cette faute toutes les couleurs d'un crime impardonnable; j'échauffai les esprits; j'armai des persécuteurs; je à des soupçons, à des discours calomnieux; je poursuivis Ménécrate jusques dans sa fille dont j'essayai de flétrir l'honneur; j'abusai de l'autorité paternelle pour engager mon fils même à jetter des nuages sur la vertu de Cydipe. Ma haine infatigable ne se borna point à ces atrocités: je conçus le projet d'anéantir le monument de ma perfidie; je résolus d'achever mon ouvrage, en vous obligeant de bannir Ménécrate, et de le diffamer par un arrêt irrévocable. Mon coeur se révoltoit contre une action si noire; j'en étois plus ardent à repousser mes remords, et j'esperois les étouffer, en détruisant ma victime. Après cet aveu, vous ne devez pas douter qu'il ne me soit resté le courage de vous prévenir: toutes vos tortures n'égaleroient point ce que je souffre. Au moment que cet écrit tombera dans vos mains, j'aurai cessé de vivre, assuré que je serai l'objet d'une éternelle exécration pour les hommes, et que les dieux ne me pardonneront jamais".
Il est donc des dieux, s'écrie Zénothémis, qui punissent le crime! Le monstre est son propre boureau; il s'est fait justice. Vous le voyez, sénateurs: Ménécrate alloit succomber sous l'imposture et l'iniquité; son innocence est reconnue; non, jamais il ne se fût souillé de la fange de la corruption. Vous n'avez à lui reprocher qu'une erreur, qu'un moment d'oubli involontaire de ses devoirs. S'il a manqué à cette intégrité austère qui nous distingue des autres nations, hélas! Sa peine n'est-elle pas assez rigoureuse? Et le glaive vengeur ne tombera-t-il point de vos mains? Que faut-il de plus pour la satisfaction des loix? Privé de ses charges, sans nulle ressource, n'ayant d'appui que sa fille, que son gendre qui tous les jours ressent plus vivement son infortune, prêt d'expirer, accablé de tous les coups, et par qui? ... J'imiterai son silence; je ne me permettrai aucun murmure; ne craignez point que son châtiment ait diminué son attachement pour vous; tous ses voeux se tournent incessamment vers cette place qu'il a occupée avec tant de gloire; il vous est toujours associé par une ame remplie de vos intérêts; il lève au ciel ses mains défaillantes, et lui demande de vous prodiguer tous ses bienfaits; ses derniers soupirs seront encore pour ce sénat... souvenez-vous que vous êtes les pères de la patrie, que l'indulgence est le premier sentiment de l'amour paternel, que Ménécrate entre dans le tombeau. Y descendra-t-il sans avoir la consolation d'obtenir sa grace, sans pouvoir se dire: enfin, j'ai retrouvé mes compatriotes, mes amis; mes derniers regards s'arrêtent sur leur bienfaisance; je meurs content, puisqu'ils ont oublié ma faute, puisqu'ils daignent me r'ouvrir leurs bras, m'assurer qu'ils me pardonnent... sénateurs, vous vous attendrissez... ah! Ne repoussez point, ne repoussez point un mouvement que doit vous accorder l'équité: elle a ses bornes, et la nature n'en a point; laissez-la triompher cette maitresse des coeurs; la véritable vertu bannit la dureté. Si Dieu n'étoit que juste, il ne pardonneroit pas, il ne seroit pas Dieu; sa clémence, sa bonté, voilà son plus bel attribut, le premier rayon de son essence immortelle; vous êtes ses images sur la terre. (Il se prosterne devant les juges. ) L'humanité avec moi embrasse vos genoux, elle y apporte les larmes deMénécrate, et... le voici lui-même: approchez, ô mon ami, approchez, venez désarmer la justice; que la pitié l'emporte!
Ce vieillard, en effet, paraît, suivi de Cydipe, qui tenoit dans ses bras son enfant couronné d'un rameau de cyprès, et couvert d'une robe de deuil. La beauté de cet enfant, celle de sa mère, que la douleur rendoit encore plus touchante, ce spectacle détermine l'intérêt qu'avoit produit le discours de Zénothémis; il prend avec transport son fils d'entre les bras de son épouse, le présente aux juges:-sénateurs, jettez les yeux sur cette innocente créature: ses premiers accents sollicitent votre compassion en faveur de son malheureux ayeul; ses premières larmes coulent pour lui, et intercèdent sa grace... la lui refuserez-vous? On auroit dit que le fils de Zénothémis étoit inspiré par son père; il agitoit ses bras caressants, sembloit les tendre aux magistrats; il leur sourioit avec ce charme ingénu auquel la nature a prêté tant de pouvoir; Cydipe versoit des larmes; tout cède à cet heureux artifice employé par Zénothémis. Ménécrate alloit parler: on se lève; on n'entend qu'un cri qui s'échappe du milieu des pleurs, et dont retentit la salle: grace! Grace! Que Ménécrate reprenne sa place au sénat! On court à lui; on s'empresse de l'amener comme en triomphe; on le porte sur le siège qu'il avoit occupé. Plusieurs de l'assemblée se précipitent à ses pieds, en s'écriant: c'est à vous de nous pardonner; nous avons eu la lâcheté d'être les organes de la calomnie; Mysias nous avoit infectés de ses poisons; nous detestons hautement notre crime; décidez la punition que nous devons subir. Ménécrate les embrasse, les presse contre son sein: il ne peut que pleurer à son tour, et proférer ces mots attendrissants: j'emporterai donc au tombeau les bontés de ma patrie! Les sénateurs le proclament un des trois présidents; il succomboit sous l'excès de la reconnaissance, et étoit penché sur sa fille, et sur Zénothémis qui l'arrosoient de leurs larmes, et élevoient leur enfant jusqu'à lui pour le caresser. Jamais l'empire du sentiment ne s'étoit plus manifesté; c'étoit un jour de victoire pour l'amitié, et pour la nature. On apprit que Mysias s'étoit tué, et qu'on l'avoit trouvé baigné dans son sang; son fils se bannit lui-même de Marseille, en déclarant que tous ses discours sur Cydipe étoient l'ouvrage de la calomnie. Tout reconnut et attesta la vérité: Ménécrate vécut assez pour goûter la douceur qui suit le triomphe de la vertu; il eut la consolation d'expirer dans les bras de ses enfants. Pour Zénothémis, il acquit une gloire aussi pure qu'éclatante: on le citoit comme le modèle de l'amitié et de la bienfaisance: on le nomma le plus sensible des hommes . Que les titres sont flateurs quand c'est le sentiment qui les donne, et non l'intérêt et l'adulation! L'orgueil et l'oubli des bienfaits ne corrompirent point le bonheur de Zénothémis; il conserva sa reconnaissance et son attachement à la mémoire de la nièce d'Hermogène; il obtint de la république qu'elle lui élevât à ses frais une statue près de celle d'Hémithée; il prononça même en son honneur un panégyrique que l'on admira comme l'ouvrage du sentiment; le nom d'Agathée fut par ses soins inscrit au rang des noms célèbres dont se glorifioit Marseille. Zénothémis jouit long-tems du bonheur d'être l'homme le plus vertueux et le plus estimé; sa mort fut celle du sage, la fin d'une vie remplie de belles actions, dont le souvenir est, en quelque sorte, une nouvelle existence bien plus durable et bien plus précieuse que la première; son ame se développa toute entière dans ses dernières paroles à son fils: souvenez-vous, ô mon cher enfant, lui dit-il, qu'il n'y a point d'autres plaisirs que ceux que procure la vertu. Il demanda par son testament que ses cendres fussent réunies à celles de la nièce d'Hermogène: le sénat remplit fidélement ses volontés, et le peuple crut observer que l'urne tressaillit quand on y déposa les cendres de Zénothémis.