AMILEC, OU LA GRAINE D'HOMMES. PAR MONSIEUR TIPHAIGNE, Médecin de la Faculté de Caën M. DCC. LIV.
AUX SÇAVANS.
Messieurs,
Vous ſçavez que j'ai toujours eu pour vous tout le reſpect poſſible: c'eſt dire, trop peu; mes ſentimens à votre égard ont été juſqu'à la plus haute admiration. Toute mon ambition étoit de pouvoir un jour avoir un rang parmi vous; je ne voyois rien au - delà de cet honneur. Que n'ai - je pas fait pour y atteindre? Que de jours enſevelis dans l'ombre du Cabinet, que de nuits conſumées à la lueur d'une lampe, que de Volumes parcourus, que de Syſtèmes mis ſur le métier!
Vains efforts: mès yeux ne s'ouvroient point, ou s'ils s'ouvroient, ce n'étoit que pour voir des obſtacles qui s'oppoſoient invinciblement à mes progrès, ou des lointains où la vûe la plus perçante ſe ſeroit égarée. Enfin pour fruit de tous ces travaux, il m'étoit reſté dans l'eſprit, que vous & moi nous tendions à des connoiſſances, auxquelles il n'eſt pas donné à l'homme de parvenir. Je vous demande pardon, Messieurs, je m'étois trompé par réflexion, je me ſuis déſabuſé par hazard. Mon erreur eſt excuſable; vous ne m'aviez pas initié dans vos myſtères, vous ne m'aviez pas dit votre ſecret, vous ne m'aviez pas indiqué la route qui conduit au ſanctuaire de la Nature.Autrefois je liſois, je réflechiſſois. je combinois, je mettois mon eſprit à une torture qui en fatiguoit les reſſorts, & je n'apprenois rien. Aujourd'hui je me tranquiliſe, je dors, je rêve & je deviens ſçavant.
Que ne l'ai - je ſçu plutôt, que pour faire des Syſtèmes & des Découvertes, il ne s'agiſſoit que de rêver philoſophiquement! Pourquoi, Messieurs, m'avez - vous caché cet important myſtère? La République des Lettres y perd, pour le moins, une demidouzaine d'Hypothèſes, & je ne doute nullement que je n'euſſe déja fait mon petit Monde, comme Epicure, Deſcartes & quelques autres, ont fait chacun le leur.
Mais tout n'eſt pas encore perdu; je ſuis jeune & j'ai tout le tems de dormir. J'eſpére qu'en obſervant le régime que je me ſuis impoſé, je rêverai ſouvent, & que par ce moyen j'enrichirai le genre humain des connoiſſances les plus curieuſes. En attendant, vous voudrez bien, Messieurs, que j'aye l'honneur de vous expoſer le premier ſonge philoſophique que j'aye fait. J'eſpére que vous daignerez l'accueillir favorablement, & le mettre au rang des vôtres.
Qu'il eſt doux, qu'il eſt beau de rêver, quand nos ſonges peuvent éclairer l'Univers & immortaliſer notre nom!
IL y avoit ſept heures que j'étois enferme dans mon Cabinet. J'y étois opiniàtrement colé ſur un Volume aſſez ample, où il eſt parlé de la génération. Je le parcourus avec toute l'avidité dont eſt capable un homme qui ne ſçait rien, & qui brule d'apprendre.
Que me reſta-t-il de cette étude? ce qui reſte de toutes celles de ce genre: des doutes. Rebuté de ce pénible exercice, auſſi ignorant que je l'étois auparavant, je jettai là le volume, & me voilà à invectiver contre tout ce qui s'appelle Phyſicien, Naturaliſte, Médecin, Philoſophe, &c.
O homme, m'écriai - je, que ta raiſon eſt défectueuſe, que ta pénétration eſt peu active, que ta ſcience eſt-bornée! Tu entres par une voie obſcure dans la vie, & tu n'en ſors que pour te plonger dans une nuit encore plus profonde. Tu te trouves ſur la terre, ſans ſçavoir comment on t'y a placé; tu y reſtes, ſans ſçavoir quand tu la quitteras; tu la quittes, ſans ſçavoir où tu vas.
Dans toi tu ne connois rien, hors de toi tu ne connois pas davantage.
Tu te léves pourtant quelque - fois au milieu de nous, comme un Pédant au milieu d'une troupe d'enfansia: "Qu'on ſe taiſe, dis-tu, & qu'on m'écoute: je vais prendre la chaîne des Etres & la parcourir d'un bout à l'autre; je vais dévoiler la Nature, & vous faire voir quelle eſt la fabrique des plantes, des animaux, des hommes, du monde entier". Hé-bien, parle, nous t'écoutons. Mais à peine as-tu fait un pas, que tu te trouves environné de ténébres; tu te donnes pour guide, & tu t'égares à chaque inſtant; tu prétends nous faire voir la vérité, & tu ne nous montres que des chimeres.
La barriére étoit ouverte, le champ étoit vaſte, j'aurois ſans dou-te porté fort loin ces réflexions.
Mais au milieu de ma boutade philoſophique, un ſentiment de laſſitude ſe répandit fubitement ſur toutes les parties de mon corps, mes paupiéres affoiblies ſe fermerent, ma tête appeſantie tomba ſur un tas de volumes in-folio qui étoit à côté de moi, je m'endormis; je fis plus, je rêvai. Je crus voir venir à moi un jeune homme d'une taille extrêmement avantageuſe, & qui avoit dans la phyſionomie quelque choſe au-deſſus de l'humanité. Je m'appelle Amilec, me dit-il, je ſuis le Génie qui préſide à la multiplication de l'eſpéce humaine. J'ai remarqué les embarras où tu viens de te trouver au ſujet de la génération; j'ai eu pitié de ta peine, & j'offre de te donner ſur ce point tous les éclairciſſemens que tu peux ſouhaiter.
Je voulus lui marquer toute la reconnoiſſance que je devois à tant de bonté. Soit étonnement ou maladreſſe, je m'embarquai dans un aſſez mauvais compliment, qu'heuſement il ne me donna pas le tems d'achever. Tréve de cérémonie, reprit - il, puiſque tu veux t'inſtruire, prête ſeulement ton attention.
Il eſt dans la Nature des Phénomènes uniques, continua Amilec, & il en eſt d'autres qui ſe reſſemblent en beaucoup de choſes. Les premiers ont des reſſorts particuliers, les ſeconds ont des cauſes communes, & s'opèrent à peu près de la même manière.
De tous les Etres qui t'environnent l'homme ſeul réflechit; raiſonne, agit conſéquemment. Il y a donc dans lui un reſſort, un principe particulier, qui pour être approfondi, doit être examiné dans lui-même, ſans qu'on en puiſſe trouver aucun exemple ailleurs.
Mais ainſi que l'homme, l'animal a du mouvement; il voit, il entend, il eſt ſain & malade. Voilà autant de phénomènes qui ſe reſſemblent dans l'homme & dans la brute. La cauſe eſt donc générale, le reſſort commun; qui le connoîtra dans l'un, le connoîtra dans l'autre.
De plus comme les hommes & les animaux, les plantes naiſſent, vivent, meurent; comme eux, elles croiſſent & multiplient; tout cela eſt commun aux uns & aux autres, tout cela doit donc ſuivre certaines régles générales, dont les variations ne ſont pas un objet. Ainſi quand on ſçaura comment s'exécute la génération des plantes, on ſçaura à peu de choſes près, comment s'opére celle des hommes & des animaux. En général les plantes viennent de graine, les hommes & les animaux doivent en venir auſſi.
Les graines des végétaux ſe font principalement remarquer dans deux ſortes d'endroits. Dans les fleurs ou les parties de la fructification qui en ſont comme le réſervoir, & dans de petites cavités, de petits vuides qui ſe rencontrent entre le corps de la plante & ſon écorce. Celles qui ſe trouvent dans les fleurs y ſont fécondées, y croiſſent, y mûriſſent & tombent enſuite ou ſont cueillies par les hommes. Celles qui ſe trouvent dans les petites cavités à la ſurface de la plante, font plus de progrès, elles s'y développent & donnent bientôt naiſſance a d'autres petites plantes écuſſonnées en quelque ſorte ſur la première & qu'on appelle rejettons. Autour de ces rejettons & par la même méchanique, il en naîtra pluſieurs autres, & ainſi fucceſſivement.On voit par-là que ce qu'on nomme un arbre, un chêne par exemple, n'eſt pas un chêne unique, mais un amas de pluſieurs chênes entaſſés les uns ſur les autres. Tel eſt le progrès de la végétation, telle eſt dans les plantes la deſtination des graines.
Si les animaux étoient faits pour reſter immobiles, comme les plantes, l'accroiſſement & la multiplication des uns & des autres s'exécuteroient préciſément de la même manière. Mais les animaux doivent ſe mouvoir, doivent agir. Il ne faut donc pas que ſur animal il s'implan-te pluſieurs autres animaux, comme ſur une branche il s'implante pluſieurs autres branches: cela ne pour roit ſe çoncilier avec le mouvement que chacun d'eux doit avoir.
Cependant par une juſte conſéquence de la régle générale, il ſe trouve des germes dans les animaux, comme il s'en trouve dans les végétaux. Ces germes ſe font principalement remarquer ou dans des réſervoirs particuliers, qui ſont aux animaux ce que les fleurs ſont aux plantes, ou vers la peau qui pareillement eſt aux animaux ce que l'écoree eſt aux arbres. Les premiers ſe développent lorſqu'ils ſont fécondés par l'approche des deux genres, il s'en forme d'autres animaux: au lieu que ceux qui ſe rencontrent à l'habitude du corps, bien loin de s'y développer, y prennent ſi peu de volume, que l'œil humain aidé du meilleur microſcope peut à peine les appercevoir. Ils y reſtent quelque tems, tombent enſuite ou ſe répandent dans l'air. Ce que nous diſons en général des animaux doit s'entendre en particulier de l'eſpéce humaine. Il ſe trouve dans le corps humain des germes, des graines, des rudimens d'hommes. Il y en a dans le réſervoir qui leur eſt deſtiné dans les deux ſexes: il y en a d'autres qui s'échappent par les pores de la peau. Mais ces germes, ces graines, ces rudimens échappés aux hommes & aux femmes, auroient - ils pareillement échappé à leur deſtination?
Deviendroient - ils abſolument inutiles, dès l'inſtant qu'ils ſe ſeroient portés à l'extérieur du corps? La Nature eſt trop œconome pour ſouffrir une perte de cette conſéquence.
Nous ſommes une troupe de Génies dont l'emploi eſt de ſauver la plus grande partie de ces ſortes de graines. On m'a confié en particulier celle des hommes & des femmes, & l'on m'a ſubordonné nombre de Génies qui, ſous mes ordres, travaillent à la recueillir.
Nous ſommes à votre égard ce que vous êtes à l'égard des plantes.
Vous autres hommes, vous ſemez, vous cultivez, vous recueillez des fruits; nous autres Génies, nous ſemons, nous cultivons, nous recueillons les graines d'hommes. Et comme un Jardinier ne réſerve en graine que les meilleures & les plus belles plantes de ſon jardin; de même nous ne recueillons de graines humaines que celles qui nous ſont fournies par les hommes & les femmes du méri-te le plus diſtingué.
Au reſte ne t'informe point de la nature de ces germes, non plus que de l'uſage que nous en faiſons; e ne tarderai pas à t'en inſtruire.
Sortons ſeulement de ce cabinet, j'ai eu ſoin d'aiguiſer ta vûe, tu vas voir travailler à la moiſſon des germes humains.
A ces mots Amilec ſortit, & je le ſuivis. A peine avions - nous fait deux pas, que je vis à peu de diſtance de nous, cinq ou ſix Génies occupés à recueillir la graine d'hommes. Imaginez - vous un Phyſicien, qui avec toute l'attention & la ſagacité poſſible, s'occupe à ſonder le duvet qu'il apperçoit ſur l'aîle d'une mouche; telle étoit à peu près l'attitude de chacun de ces Génies moiſſonneurs. Il n'y avoit pas moyen de s'empêcher de rire; j'allois éclater: j'en fus détourné par Amilec. A ta gauche, me dit - il, tu vois un Génie qui recueille la graine d'un Officier, qui après un mûr examen, a cru enfin qu'il n'étoit pas indigne d'un Militaire de penſer; & qui en conſéquence emploie à l'étude ces tems de repos que les autres donnent à la diſſipation, ſouvent à la débauche.Plus loin on recueille précieuſement la graine. d'un homme qui ne va prendre part à la joie de ſes amis, que quand il y eſt invité, & qui court de lui - même partager leur triſteſſe, & leur donner, ſans les offrir, les ſecours dont ils ont beſoin.A ta droite on recueille la graine du Gouverneur d'un grand Seigneur.
Il s'applaudit de ſes foins & des heureuſes diſpoſitions de ſon Eleve; il n'a employé que dix ans à lui apprendre à ſe taire.
Vois-tu ces trois Génies occupés autour de cette jeune perſonne? devinerois - tu bien pourquoi j'en fais cueillir ſi ſoigneuſement la graine?
Cela me paroît ſimple, répondis-je, voilà une des plus belles femmes qu'on puiſſe voir, ce ſeroit dommage d'en perdre un ſeul germe. Si la beauté eſt un tréſor, repliqua Amilec, c'en eſt un que la vertu ſeule apprécie. Ne t'imagine pas que ce ſoit préciſément pour deux beaux yeux que j'occupe trois Génies autour de cette femme. Mais elle eſt mariée depuis cinq ans, elle a de l'eſprit, de la beauté, de la jeuneſſe, enfin elle eſt de Paris, & elle a toujours été fidéle à un Mari qu'elle n'aime pas.
En portant la vûe de côté & d'autre, j'apperçus un Génie moiſſonneur qui s'employoit à cueillir de la graine de Petit-Maître. Eh, quoi!
Seigneur Amilec, dis-je avec étonnement, quel eſt votre but? quelle proviſion faites-vous là? où voulez-vous tranſplanter cette engeance?
nulle part, répondit Amilec: ce n'eſt point dans cette vûe que je fais ramaſſer les graines de Petit - Maître.
Mais quoique je me garde bien d'en réſerver aucune, elles ne laiſſent pas de m'être utiles à quelque choſe.
J'ai trouvé un ſecret pour épurer la graine de femme. Je fais jetter dans une boëte pleine de graines féminines huit ou dix germes de PetitMaître: il s'excite auſſi-tôt un mouvement inteſtin des plus violens.
Quand il s'eſt appaiſé, & que tout eſt en repos, on trouve dans la boëte, autant de gros pelotons, qu'on vavoit jetté de germes de PetitMaître. Chaque peloton s'eſt formé par une multitude de graines de femmes qui ſe ſont jettées autour d'un germe de Petit-Maître, & qui s'y ſont accrochées les unes aux autres. Je fais ôter ces pelotons; & je mets en réſerve le peu de graine qui reſte dans la boëte.
Les graines humaines, continua Amilec, ont chacune ſuivant leur eſpéce, des propriétés ſinguliéres, dont toi-même tu auras bientôt lieu d'être ſurpris. Par exemple, la graine de gens de Robe eſt pourvûe d'une qualité corroſive extraordinaire.
Si je n'avois le ſoin de faire jetter dans la boëte où elle eſt renfermée quelques germes de Plaideurs, pour amuſer cette vertu famélique, je n'en pourrois conſerver aucune; elles ſe rongeroient plûtôt les unes les autres, que de ne pas ronger.
Entre autres la graine d'Avocat a encore cela de particulier, qu'étant une fois miſe en mouvement, au lieu de ſe porter comme tous les autres corps naturels, à décrire une ligne droite, elle tend ſans ceſſe à décrire des lignes courbes & paraboliques.Depuis long-tems j'avois obſervé que la graine de Chirurgien préſentée à celle de Médecin prenoit un mouvement d'efferverſcence des plus violens. Auſſi a - t - il reſulté de ce choc (ſuivant les régles de l'art) une graine amphibie , qui, comme tu ſçais, tient & de celle de Médecin & de celle de Chirurgien, mais qui eſt pire que l'une & l'autre.Si j'entrois dans le détail de toutes les propriétés des germes humains, je ne finirois jamais. Je veux te faire voir mon magaſin; partons, chemin faiſant je t'inſtruirai de ma miſſion, de mes travaux, de l'uſage que je fais de la graine d'hommes. En achevant ces mots, Amilec s'élança avec légéreté dans l'air; je me ſentis, non ſans étonnement, tranſporté à ſes côtés; nous ne marchâmes pas, nous volâmes vers le magaſin. Le croiras-tu, reprit Amilec, cet-te multitude innombrable de Tourbillons, de Soleils, de Terres habitables, qui compoſent ce vaſte Univers, tout cela (non tu ne le croiras jamais) tout cela a été autrefois contenu dans un grain dont la groſſeur égaloit à peine celle d'un pois. Le développement s'en eſt fait peu à peu, mais il n'eſt pas encore terminé. Il eſt bien des mondes que l'on peut comparer à de jeunes plantes qui ne commencent, pour ainſi dire, qu'à germer. Ces amas d'Etoiles, ces taches blanchâtres que vous autres habitans de la Terre appercevez dans la voute des Cieux, & que vous appellez voies de Lait, ne ſont autre choſe que des paquets de petits mondes, qui ne ſont ſortis de leur coque, que depuis ſoixante ou quatre-vingt ſiécles. Ils vous paroiſſent fort rapprochés les uns des autres, & ils le ſont en effet, parce qu'ils n'ont pas encore pris beaucoup d'accroiſſement, & qu'en conſéquence ils occupent aſſez peu d'eſpace.
Bien plus, notre monde en particulier, notre tourbillon, quoiqu'entiérement développé, n'a pas encore atteint à ſa dernière perfection.
Les planettes ſont, comme perſonne ne l'ignore, autant de terres habitables; mais il leur faut un certain degré de maturité, pour qu'elles puiſſent être peuplées, & toutes ne ſont pas encore parvenues à ce degré. Ces différentes Terres ſont comme autant de groſſes pommes qui quoiqu'attachées au même arbre, ne mûriſſent pas toutes à la fois.
Mercure étant le plus proche du Soleil, a mûri le premier; enſuite Venus, puis la Terre. Dès que Mercure fut mûr, j'y fus député avec les germes primordiaux des hommes.ParParvenu à cette Planette, je ſemai, je cultivai, je recueillis de nouvelles graines d'hommes. Enſuite je paſſai dans Venus, quand j'eus appris par le moyen de quelques Couriers que j'y avois envoyé pour reconnoître le Pays, que ſa maturité étoit parfaite. Je ſémai de nouveau, je peuplai cette Planette, je fis une nouvelle proviſion de graines. Enfin je partis de Venus il y a environ ſept à huit mille ans, & j'arrivai ſur la Terre où j'ai continué de ſemer & de moiſſonner. Maintenant je ſuis ſur le point de partir pour Mars, dont la maturité s'avance fort; de-là j'irai m'établir dans Jupiter; enfin je finirai ma carriére par Saturne, qui, d'ici à plus de douze mille ans, ne ſera en état d'être habité...
oui, je compte que pour le moins il lui faudra encore ce tems pour mûrir, car comme tu ſçais, il eſt extrêmement éloigné du Soleil.
Pour ces petites Terres qui tournent autour des autres, & que vous appellez Lunes ou Satellites, je ne me donne point la peine de m'y transporter moi-même pour les peupler; j'y envoie mes Lieutenans. Il y a quelques cinq cens ans que j'envoyai le Génie Zâmar à votre Lune avec bonne proviſion de graine d'hommes. Je ne doute pas qu'aujourd'hui la multiplication de l'Eſpece n'y ſoit ſur un bon pied; je ſuis ſurpris de n'en pas recevoir de nouvelles, j'en attends de jour en jour.
Tandis qu'Amilec parloit, nous traverſions les airs avec une extrême rapidité. Notre voiture, de quel-que nature qu'elle fût, étoit trèsdouce; point de cahot, point de ſecouſſes; mais la volubilité d'un pareil Equipage porte toujours un peu à la tête. Enfin nous arrivâmes au magaſin. Repréſentez-vous un appartement fort vaſte; les murs revêtus de tablettes & de boëtes étiquetées; le milieu occupé par une grande table chargée de petits ſacs, de paquets, de cornets de papier; de tous côtés, des Ouvriers actifs qui s'empreſſent à vanner, cribler, tamiſer, embaler; c'eſt l'intérieur du magaſin d'Amilec.
Vous autres hommes, me dit - il, vous croyez que les Génies ne penſent qu'à ſe réjouir, & que leur vie doit être un tiſſu de délices. Juge des autres par mes Officiers & par moi, & rends plus de juſtice aux Puiſſances céleſtes. Tu viens de voir combien de diſcernement, d'attention, de patience il faut pour recueillir la graine d'hommes; tu vois par les mouvemens que ſe donnent des Génies ouvriers qui travaillent dans ce magaſin, quel ſoin il faut apporter à ſéparer le bon grain, des mauvais germes qui ne manquent jamais de l'offuſquer, malgré toute l'attention & la ſagacité des Génies moiſſonneurs. Mais ſi l'on a beaucoup de peine à recueillir & à purifier ces graines, on n'en a pas moins à les conſerver.
La trop grande humidité les corrompt, la trop grande ſéchereſſe les extenue, une chaleur trop violente diſſipe l'eſprit qui doit un jour les vivifier, un froid trop conſidérable les gêle & détruit leur organiſation, le grand air les altère, le défaut d'air les ſuffoque; il faut donc les tenir dans un certain milieu, & ce milieu eſt difficile à ſaiſir. Elles ſont encore ſujettes à un autre inconvénient, les cirons les attaquent. L'autre jour, je ne ſçai par quel hazard, j'ouvris cette boëte qui porte pour étiquette, graine de Conquérans; quelle fut ma ſurpriſe, quand au lieu de trouver des graines en bon état, je ne trouvai preſque que de la pouſſière! Les cirons avoient attaqué la ſource de la grandeur d'ame. Plus des deux tiers de mes Héros ou étoient réduits en poudre, ou avoient ſervi de pâture à ces petits inſectes: c'étoit une déſolation. Tel qui devoit un jour faire la terreur des Rois, n'avoit pu réſiſter à la dent meurtrière d'un ciron. Que de lauriers moiſſonnés avant le tems, que de triomphes manqués, que de révolutions étouffés, quelle perte pour l'Iliſtoire univerſelle de Mars! Les plus grands événemens qui devoient ſe ſuccéder dans cette Planète, étoient enchaînés l'un à l'autre par des liens dont une graine de Conquérant étoit le nœud; un ciron à rongé ce nœud, & dans le même moment tout l'appareil s'eſt écroulé, tout a diſparu, Lequel aimes-tu mieux de rire ou de pleurer de l'énorme petiteſſe, où ſe réduiſent les plus grandes chofes, quand on les rapproche de leur origine. Quoiqu'il en ſoit, dans cette affaire entre les Cirons & les Conquérans, preſque tous mes Alexandre, mes Céſar, mes Charles XII. & beaucoup d'autres ont été détruits, Et en cela je ne ſçai ſi j'ai perdu ou gagné, ſi je dois me plaindre ou m'applaudir. De quoi me plaindroisje en effet? de ce qu'il ne me reſte peut-être pas de quoi détruire dix, Villes par an? de ce qu'il n'y aura peut-être dans Mars, que de ces hommes peu Héros, qui vivent en paix avec leurs voiſins? de ce qu'il ne s'en trouvera peut - être pas un ſeul capable d'aſſembler les uns pour aller égorger les autres? En vérité je penſe que quand on n'a à s'affliger que de pareilles choſes, on ne doit pas être inconſolable.
Je le veux, repris - je, mais il eſt toujours fâcheux que des Puiſſances céleſtes prennent tant de peine à amaſſer une nourriture délicate à de miſérables cirons, & qu'un animal ſl vil & ſi mince puiſſe ſe flatter de détruire en moins d'une ſemaine vingt Alexandres & autant de Céſars, ſans en être plus gras. Au ſurplus, Seigneur Amilec, il me paroît que vous pourriez vous épargner bien des travaux. Prenez ſur la terre deux ou trois graines d'homme ſeulement, choiſiſſez-en de prolifiques & de bon rapport, vous aurez avec le tems de quoi peupler Mars tout entier. Tu es admirable, repartit vivement Amilec; va dire au Laboureur qui ſeme: „Pourquoi vous mettre tant en dépenſe? remportez chez vous cette multitude de graines que vous prodiguez à la terre. Une ſeule vous ſuffira, avec le tems vous en couvrirez toutes vos terres". Combien de ſiécles ne me faudroit-il pas.....
Amilec fut interrompu par un Génie moiſſonneur qui entra bruſquement en diſant: "S'en mêle qui voudra, pour moi j'y renonce. J'aimerois autant chercher la vérité parmi les Philoſophes. Parce que vous me connoiſſez un peu de talent, vous m'accablez de tout ce qu'il y a de plus difficile. Quelle peine n'ai - je pas eue à vous pourvoir de graines de Juges irréprochables? Ne méritois-je pas bien de prendre un peu de repos, après avoir rempli une auſſi pénible miſſion? Au contraire, il faut maintenant vous trouver de la graine d'Eccléſiaſtiques, qui foit de bon aloi. Où voulez-vous que j'en prenne? Il n'en eſt plus: ou s'il en eſt, elle ſe trouve confondue avec une multitude prodigieuſe de faux germes, dont on ne peut la démêler. Vous croyez cueillir une bonne graine d'Eccléſiaſtique, & vous vous trouvez les mains pleines de graines de Moines. Il falloit me donner cette commiſſion il y a dix ou douze ſiécles; je vous aurois pourvu abondamment. Mais alors vous ne vous imaginiez pas pouvoir en manquer, & vous vous amuſiez à faire proviſion de graines de quelques filles modeſtes, de quelques femmes vertueuſes, de quelques chaſtes veuves: vous ne penſiez pas pouvoir jamais en avoir aſſez. Cependant le tems de la moiſſon des germes Eccléſiaſtiques s'eſt paſſé; vous y avez penſé depuis, mais il n'étoit plus tems". Après avoir ainſi harangué, le Moiſſonneur Eccléſiaſtique préſenta à Amilec une très-petite boëte qui n'étoit remplie qu'à moitié, c'étoit tout le fruit de ſa moiſſon.
Amilec la reçut, & lui dit: Allez, faites diligence & ne perdez pas courage. Si vous cherchez bien, vous trouverez encore de ces hommes pleins de Dieu, de ces Savans qui ſe ſont toujours défiés de leur propre raifon, de ces riches Prélats qui ne reçoivent que pour donner, de ces Paſteurs zélés que la moleſſe n'endort point au milieu de leur troupeau.
Les germes des Apôtres ne ſont pas encore épuiſés: vous en trouverez peu, mais vous en trouverez encore. Ayant ainſi congédié le Génie grondeur, Amilec jetta les graines Eccléſiaſtiques qu'il venoit de recevoir dans un tamis qui gardoit le bon & rejettoit le mauvais. Il agita le tamis, & en même tems je vis tomber pls de la moitié des germes qui y étoient contenus. Ceux-là étoient de différentes couleurs, il y en avoit de noirs, de blancs, de gris, de bigarés. Amilec continua de tamiſer, juſqu'à ce qu'enfin il tombât comme une grêle de molécules ſectaires, qui ſe repouſſant l'une l'autre, ſembloient ſe marquer l'averſion mutuelle & le dédain qui devoit un jour les animer. Amilec fit jetter au vent tout ce que le tamis avoit rejetté, & mît le reſte en réſerve.
A peine la graine d'Eccléſiaſtiques fut-elle empaquetée, qu'il entra un autre Génie moiſſonneur. Celui - ci avoit l'air extrêmement las; il plioit ſous le poids d'un fac énorme & rempli exactement. Quel eſt le genre d'homme qui pullule ſi extraordinairement? demandai - je à Amilec. Ce ſac, me répondit - il, eſt rempli de graines d'Auteurs.
Que leur quantité prodigieuſe ne t'étonne pas; il y a peu de bons germes, beaucoup de mauvais; ſéparer les uns des autres, eſt un de nos plus pénibles emplois: tu vas être témoin. Il fit d'abord ouvrir une fenêtre qui donnoit du côté du Midi, & une autre qui répondoit au Nord Cependant quatre des plus vigoureux Génies qui ſe trouverent là, ſe ſaiſirent du fond du ſac, comme s'ils euſſent voulu le vuider, & l'éleverent le plus haut qu'il leur fut poſſible. Alors Amilec s'approcha & lâcha le cordon qui tenoit le ſac fermé. La graine en tomba tumultueuſement; & je vis ſe former dans l'inſtant, comme un torrent de pouſſière, que le vent qui entroit par la fenêtre ouverte du côte du Midi emportoit au Nord. Ce nuage qu'entraîne le vent, me dit Amilec, eſt compoſé pour la plus grande partie de graines d'Auteurs de Romans, de Poëtes manqués, de Diſſertateurs frivoles, de faiſeurs de ces petits morceaux qu'on écrit ſans y penſer, qu'on publie avec confiance, & qui prennent on ne ſçait pourquoi. Le vent, comme tu vois, a emporté preſque tout ce qui étoit contenu dans le ſac; à peine en eſt-il reſté une milliéme partie, qui par ſon poids a réſiſté à l'impreſſion de l'air. Mais de ce petit reſte même, il y en a encore beaucoup à retrancher. En achevant ces mots, il reçut des mains d'un Génie qui étoit à côté de lui, une petite boule, qui me parut d'or.
Il plaça cette boule au milieu des graines qui étoient reſtées ſur l'aire; & j'en vis environ la moitié s'approcher fort rapidement du petit globe, & l'autre moitié s'en écarter avec autant de rapidité. J'appris qu'au centre de ce globe il y avoit un germe de Sage, qui par des raiſons de ſimpathie & d'antipathie avoit la vertu d'attirer a lui la graine d'Auteurs ſenſés & d'écarter celle de ces Ecrivains téméraires, inquiets, ſéduiſans, dont le dangereux talent eſt de rendre le vice aimable aux yeux des foibles, d'obſcurcir ce qui paroiſſoit clair, & de porter les ſemences du trouble au ſein même du repos. Après que les graines ſe furent ainſi partagées, un Génie ramaſſa celles qui s'étoient approchées du globe, un autre balaya celles qui s'en étoient écartées, un troiſiéme apporta une boëte quarrée dont le couvercle étoit une lame de métal très-mince. Voici, dit Amilec, la dernière épreuve où nous mettons la graine d'Auteur.
Lorſque la boëte fut placée ſur une table, on répandit ſur le couvercle le peu de graine qui avoit réſiſté aux épreuves précédentes. Quelle fut ma ſurpriſe, quand j'en vis tout-à-coup diſparoître plus des trois quarts! Il ne vous en reſtera pas, dis-je d'un ton ému. Il en reſtera peu, reprit froidement Amilec, mais elle ſera bien conditionnée. Cette boëte contient un germe de chaque Auteur original qui a paru depuis qu'on ſe mêle d'écrire. Celles des graines répandues ſur le couvercle, qui s'évanouiſſent & diſparoiſſent ont été tirées des Auteurs Plagiaires, Compilateurs, Commentateurs & autres Ecrivains de ce genre.
Leur ſubſtance ne leur appartient pas en propre, mais aux germes originaux contenus dans la boëte; chacun attire la ſienne, il n'en reſte plus aux germes Plagiaires, ils s'anéantiſſent.Qu'il ſeroit à ſouhaiter, ajouta Amilec, que les hommes euſſent le ſecret de reſaſſer les Ouvrages des différens Auteurs, comme nous avons celui d'éplucher leurs graines! Que de peines épargnées aux ſtudieux!
Que ces vaſtes Bibliothéques dont l'étendue vous effraye, ſe trouveroient retrécies! Que les Sciences humaines ſe réduiroient à peu de choſes! La mémoire la plus médiocre n'en ſeroit pas ſurchargée.
Pendant qu'on empaquetoit la graine d'Auteurs qui avoit réſiſté à toutes les épreuves dont je viens de parler, il entra un Génie qui fixa toute mon attention. Je ne crus pas d'abord que ce fût un moiſſonneur, je ne le voyois pourvû d'aucun ſac, ni d'aucune boëte. Il s'approcha d'Amilec, & lui préſenta un très-petit cornet de papier. Nous „ſommes fort heureux, dit - il, „d'être à peu près pourvus de ce „qu'il nous faut de graines d'A„mans; je vous avoue qu'il ne s'en „trouve preſque plus ſur la terre'.
Rien ne me ſurprit tant que d'entendre parler ainſi ce moiſſonneur.
Je l'interrompis, hé! d'où venezvous, mon bon Génie, où avez-vous vendangé? lui dis-je d'un air un peu moqueur (car je commençois à me familiariſer avec les Puiſſances céleſtes.) "J'ai vendangé dans „ton Pays, me repliqua - t - il d'un „ton bruſque, je t'y ai vu & je „ne me ſuis pas aviſé de recueil„lir de ta graine''. A ces paroles, Amilec fit un éclat de rire, ſes Officiers l'imiterent, je perdis contenance. Cela ne m'empêcha pourtant pas d'approcher le plus près que je pus d'Amilec, & de lui dire tout bas, vous avez là un mauvais Ouvrier, il vient du pays du monde où l'Amour regne le plus ſouverainement. Autant d'hommes que vous y rencontrez, c'eſt autant d'Amans.
Qu'un Génie tende la main, la graine d'Amans va y tomber par milliers.
Je ne ſçai à quoi s'amuſent vos moiſſonneurs quand ils perdent leur tems, mais je ſuis très-ſûr que celui-ci s'eſt amuſé. Encore une fois, vous avez là un très - mauvais Ouvrier. Pas tant que tu l'imagines, repartit Amilec. Il n'a pas trouvé dans ton pays un auſſi grand nombre d'Amans, que tu le penſes. C'eſt l'endroit du monde où l'on parle le mieux d'amour, & où l'on aime le moins. Connois-tu l'amour? Il en eſt de deux ſortes. Il en eſt un empreſſé, pétillant, impétueux, qui parle beaucoup, & dit toujours au-delà de ce qu'il ſent. C'eſt un feu qui tient de l'étincelle, il en a la vivacité, l'éclat & le peu de durée.
Il en eſt un autre tendre, timide, réſervé, moins brillant, mais plus ſolide, moins parleur, mais plus ſincère, moins vif, mais plus durable.
Il naît de la nature & non du caprice, croît avec meſure, s'engage avec choix, & une fois uni à ſon objet, rien ne peut l'en détacher.
Le premier ne mérite guère le nom d'amour, c'eſt celui de ton pays; le ſecond n'y eſt preſque point connu.
Ce Génie que tu accuſes de pareſſe, n'eſt point entré ici depuis plus de cinquante ans. Il a employé ce tems au autour de tout ce qu'il y a d'Amans les plus tendres. Tu vois combien la graine en eſt rare; à peine a-t-il pû remplir ce cornet. Mais de ce petit nombre même, je ne doute pas que je ne ſois encore obligé d'en mettre beaucoup à l'écart.
Tandis qu'Amilec parloit, on lui préſenta un vaſe de criſtal, rempli d'une liqueur très-limpide & qui répandoit une odeur des plus ſuaves: Il ouvrit le cornet qu'il avoit entre les mains, & répandit dans le vaſe les graines d'Amans, qui d'abord ſurnagerent toutes. Cette liqueur, reprit-il, eſt l'Eau probatique des Amans. Quoique extrêmement volatile, elle conſerve ſa vertu fort long - tems; & je ne la renouvelle que de trois mille ans en trois mille ans. Pour compoſer celle - ci, j'ai pris de la Matière éthérée, quatre onces; de l'influence de la planette appellée Vénus, quatre gros; de la Matière ſympathique ou tranſpirante de Léandre & de celle de Héro, de chacune une demilivre. J'ai rapproché les principes de ces trois fluides, & il en a reſulté cette Eau probatique. Vois - tu ces germes qui tombent les uns après les autres au fond du vaſe? ce ſont les graines des vrais Amans.
Elles ont beaucoup de rapport avec l'Eau probatique, elles s'en imbibent & enſuite ſe précipitent; ſemblables à des feuilles de Thé, qui ſe portent au fond de la théyere, quand elles ont été imbibées de l'eau dans laquelle on les infuſe.
Pour les autres, elles reſteroient éternellement ſur la ſurface de l'Eau probatique, ſans s'en impregner, fans ſe précipiter. Dans un quartd'heure on ôtera & on mettra au rebut celles qui ſurnageront, il y en aura plus de la moitié; on fera ſécher les autres, & on les mettra enréſerve.J'étois tout étonné de ce que j'entendois & de ce que je voyois.
J'aurois juré que mon pays auroit fourni, en graine d'Amans, vingt magaſins tels que celui d'Amilec.
J'étois bien dans l'erreur. Ce qui ſe paſſoit ſous mes yeux m'engagea à faire une petite ſupputation, & tout bien combiné je trouvai que fur mille Soupirans de ma chere Patrie, il y en auroit à-peu-près cinq ou ſix, dont la graine pourroit ſe précipiter dans l'Eau probatique; le reſte ſurnageroit.
Tandis que je faiſois mon calcul, j'apperçus un Génie qui agitoit & ſécouoit avec violence des graines renfermées dans un bocal de verre.
Je m'approchai, & lui demandai à quel deſſein il les ballotoit ainſi. Il nous vient quelquefois, me répondit-il, des germes pourvus d'une qualité qui les diſtingue des autres, mais qui ſont ſi extenués, que nous craignons avec raiſon qu'ils ne puiſſent pas ſe conſerver. Pour obvier à cet inconvénient, nous les amalgamons, comme tu vois, avec de la graine de Financier. Celle-ci à la vérité manque de qualité diſtinctive, mais elle eſt bien nourrie & regorge de ſuc. Dans l'amalgame, les germes s'entre - communiquent ce qui leur manque. Le malheur eſt que la graine diſtinguée perd de ſa qualité en prenant de la conſiſtence, & que la graine de Financier perd de ſa conſiſtence en prenant de la qualité.A peine le Génie Amalgameur avoit achevé, qu'Amilec, qui avoit mis la tête à la fenêtre, s'écria toutàcoup: Enfin nous aurons des nouvelles de la Lune. Je vois venir un Courier que mon Lieutenant Zamar a ſans doute député vers moi.
Un éclair ne fend pas les airs avec plus de rapidité: en un inſtant le Génie Courier fut aux pieds d'Amilec, & lui remît une Lettre de la part de Zamar.
A peine la Lettre fut-elle rendue, que les Génies qui ſe trouverent alors dans le magaſin entourerent le Courier; & chacun s'intéreſſant pour le travail auquel il s'étoit occupé, ils lui firent tout à la fois mille queſtions plus ſingulières les unes que les autres. Quelles nouvelles des Logiciens Lunaires? Que j'ai eu de peine à en recueillir la graine dans ce pays - ci: je trouvois aſſez de Logiciens ſubtils, je n'en trouvois preſque point de raiſonnables.... La Phyſique, comment va-t-elle à la Lune; ce doit être un charmant pays, pour faire des Syſtêmes à per-te de vûe.... Et les protecteurs des gens de Lettres, les Mecénes ont-ils bien pris; j'en ai recueilli tant de graines ſur la terre, que l'eſpéce en a manqué.... Ils parloient tous en même tems, on ne s'entendoit pas. Amilec les appella, ils s'approcherent & firent un cercle autour de lui. Alors il ouvrit la Lettre qu'il venoit de recevoir, & lut tout haut ce qui ſuit.
ILUSTRE AMILEC, „IL y a, comme vous fçavez, cinq cens ans, que par votre ordre je partis de la Terre, pour aller peupler la Lune. Le trajet fut de courte durée & des plus heureux. J'avois fait embaler avec tant de ſoin les graines d'homme que vous aviez bien voulu me confier, que ſur toute la route je n'en perdis pas une ſeule.
„Mais quel fut mon étonnement, quand à mon arrivée dans la Lune, je trouvai cette Plahette beaucoup plus peuplée à proportion, que ne l'étoit la Terre d'où je partois! Surpris d'un évenement ſi ſingulier, je m'appliquai très-ſérieuſement à en reconnoître la cauſe. Après bien des recherches je penſe l'avoir trouvée; je vous en fais part.
„Vous avez remarqué ſur la Terre, que la graine d'Etourdi a peu de conſiſtence, qu'elle eſt volatile & plus légère qu'un égal volume d'air. Dès qu'un grain ſe détache du corps d'un homme de çette eſpéce, au lieu de tomber à terre comme les autres, ou de reſter ſuſpendu à peu de diſtance, il s'éleve dans l'air, ſemblable à ces exhalaiſons que la chaleur volatiliſe & emporte dans l'Atmoſphère. A meſure que la graine d'Etourdi s'éleve, à meſure elle ſe deſſéche; & plus elle ſe deſſéche, plus ſon poids diminue, plus elle a de diſpoſition à continuer de monter; enfin quand elle eſt parvenue à la plus haute région de l'air, elle entre dans la matière ſubtile, où elle reſte & eſt emportée, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, par les différens courans de ce fluide.
„Outre cela vous ſçaurez, Illustre Amilec, que l'air qui environne la Lune eſt fort tenu, fort léger, fort vif, & qu'il a beaucoup de rapport avec la graine d'Etourdi. En roulant autour de la Terre, la Lune a rencontré ſur ſa route quelques-unes de ces-graines diſperſées çà & là dans la matière ſubtile; ces graines par leur analogie avec l'air de la Lune, s'y ſont fécondées, s'y ſont unies, s'y ſont accumulées & ont formé différens amas ſur la ſurface de cette Planette. Un coup de ſoleil favorable à l'incubation, eſt ſans doute ſurvenu, & voilà des germes qui s'ouvrent, des hommes qui ſe développent, des habitans qui ſe répandent de toute part, & les régions Lunaires qui ſe peuplent.
“Vous êtes trop bon Phyſicien, Ilustre Amilec, pour ne pas être ſatisfait de ces raiſons.
“Les graines d'hommes ne paroiſſent pas être les ſeules qui parviennent à la Lune; il s'y en éleve de toute ſorte de plantes & d'animaux, de façon qu'on ne voit rien ſur la terre, dont on ne retrouve une image à la Lune.
„Toutes ces graines ſe ſont fort épuiſées par le deſſéchement qu'elles ont ſouffert dans le trajet: „auſſi leurs produits ont peu de conſiſtence & ſubſiſtent peu de tems.
„La vie des hommes, entre autres, eſt ici de très - courte durée; on eſt à la fleur de l'âge à dix ans, on commence à vieillir à vingt, à trente on eſt au dernier période de la décrépitude. Mais cela n'eſt pas ſurprenant: rien, dit-on, n'eſt aujourd'hui plus commun ſur la Terre que des vieillards de trente ans.
„Il y a plus, & ceci vous ſurprendra ſans doute, Illustre Amilec, il ſe trouve dans l'air de la Lune certains corpuſcules contagieux qui attaquant les végétaux & les animaux, étouffent en eux toute vertu prolifique. De ſorte que dans ce pays-ci, plantes, animaux, hommes, femmes, tout eſt ſtérile, aucun être ne ſe reproduit par ſoi-même.
„Ne croyez pas pour cela que rien puiſſe manquer à la Lune; la Terre y pourvoit & fourniroit en graines de toute eſpéce, ſurtout en graine d'Etourdi, dix Lunes & plus, ſi elle les avoit dans ſa ſphère. Au reſte les enfans écloſent de côté & d'autre ſur la ſurface de la Lune; & on va les chercher & les cueillir dans certaines ſaiſons, comme ſur la terre on va dans les champs chercher & cueillir des champignons.
„On diſtribue ces enfans trouvés à différens Particuliers, aux uns plus, aux autres moins, ſuivant leurs facultés & l'abondance de la recolte. Il eſt ſingulier de voir le tendre attachement que ces peres de famille ont pour des enfans qui ne ſont pas à eux, & qui leur viennent ils ne ſçavent d'où. Mais c'eſt un trait de la Providence, dont vous avez aſſez d'exemples ſur la Terre.
„Sitôt que je me crus ſuffiſamment inſtruit ſur la manière dont la Lune s'étoit peuplée & continuoit de l'être, je fus curieux de connoître le génie & les mœurs de ſes habitans. Avec un peu de réflexion j'aurois pû le deviner, ſans en faire aucune autre recherche.
„Ces peuples tirent leur origine des graines d'Etourdi, & pareille origine doit beaucoup influer ſur eux.
“Outre cela ils habitent une Planet te qui tourne ſur ſon centre, qui tourne autour de la Terre, qui tourne autour du Soleil; il n'eſt pas poſſible que cette multiplicité de tournoyemens n'affecte le cerveau, il n'eſt point de têtes qui tiennent, il faut qu'elles tournent comme tout le reſte: auſſi s'en acquittentelles bien. Rien de moins ſage que les habitans de la Lune.
“Ils pouſſent l'extravagance juſqu'à croire qu'on ne peut être heureux ſans être fou; & ils regardent l'étourderie comme la plus utile qualité dont un homme puiſſe être pourvû. En conſéquence on a établi dans la Lune des Ecoles de Folie ou d'Etourderie, où l'on profite beaucoup; comme on a établi ſur la Terre des Ecoles de Philoſophie & de Sageſſe, où l'on ne profite guères.
„Où vous êtes, IlLustre Amilec, on trouve l'eſprit humain trop borné, & l'on s'efforce de l'étendre: ici on le trouve trop étendu, & l'on tâche de le rétrecir. Les habitans de la Terre ſe plaignent & diſent: Le plus grand génie n'a qu'une petite ſphère; s'il s'y renferme, il reſte dans l'ignorance, s'il en ſort, il extravague. Les Lunaires ſe plaignent auſſi, & diſent: L'eſprit le plus mouſſe eſt encore trop pénétrant, il voit trop de choſes, cela le diſtrait l'inquiéte; nous ne ſommes pas faits pour connoître, nous ſommes faits pour jouir.
„Sur la Terre on exhorte les hommes à mépriſer tout, & à ne ſe plaire à rien de ce qui les environne: à la Lune on les exhorte à eſtimer tout, & à s'amuſer de tout.
„Mais on a beau exhorter, il y a bien des choſes ſur la Terre qu'on mépriſe & qui plaiſent; à la Lune il y en a beaucoup qu'on eſtime & qui n'amuſent pas.
„On s'égare ſur la Terre, parce qu'on veut trop approfondir les choſes; on s'égare à la Lune, parce qu'on ne les approfondit pas aſſez. On eſt malheureux ſur la Terre, parce qu'on n'eſt pas aſſez ſage: on eſt malheureux à la Lune, (car la félicité ne ſe trouve nulle part) parce qu'on n'eſt pas aſſez fou. On l'eſt beaucoup, mais il reſte encore un peu de réflexion, & un peu de réflexion n'eſt propre qu'à tourmenter. Pour être heureux, il en faut beaucoup, ou il n'en faut point du tout.
„Cependant les Lunaires courent après la félicité, aufſi-bien que les habitans de la Terre, mais par d'autres routes. Leurs maximes tendent à émouſſer la ſenſibilité pour les peines & à aiguiſer le goût pour les plaiſirs: au lieu que la Philoſophie des habitans de la Terre n'eſſaye de les rendre heureux, qu'en tâchant de les engourdir au point qu'ils deviennent inſenſibles aux peines, aux plaiſirs, à toute choſe.
„Ici comme ſur la Terre on crie contre l'Amour, mais pour des raiſons bien différentes. Sur la Terre on dit que l'Amour eſt l'écueil de la ſageſſe: à la Lune on dit que c'eſt l'écueil de l'étourderie. En effet dès qu'un Etourdi aime, ſon imagination ſe fixe, & il commence à penſer, peut-être pour la première fois. A peine, diſent les Lunaires, eſt-il donné aux Dieux d'être amoureux & étourdis en même tems.
„Au reſte on vieillit beaucoup moins ici, que ſur la Terre, quoiqu'il n'y ait point de Médecins; la juſtice s'y rend aſſez mal, comme ailleurs, quoiqu'il n'y ait ni Avocats ni Commentaires ſur les Loix; on y voit peu de gens chaſtes, quoique perſonne ne faſſe vœu de l'être.
„Les Sciences n'y ſont ni fort eſtimées, ni fort cultivées. Il s'y rencontre pourtant un aſſez grand nombre de Phyſiciens; mais ils n'oſent ſe donner pour gens de Lettres, ils s'affichent comme Commerçans, & s'appellent Marchands de Phyſique. Or de ces Marchands, les uns le ſont en gros, les autres en détail. Les Marchands de Phyſique en gros ſont des faiſeurs de ſyſtêmes. Ils partent de quelques principes ſimples, mais féconds, & de raiſonnement en raiſonnement ils vous conduiſent à des connoiſſances qu'ils donnent pour merveilleuſes. Je vous dirai a leur ſujet, Illustre Amilec, qu'ils pouſſent extrêmement loin l'idée de la pluralité des Mondes.
„Ils ſçavent que Mercure, Venus, toutes les autres Planettes & leurs Satellites, ſont autant de Terres habitées ou habitables. Ils ſçavent encore que chaque Etoile fixe eſt un Soleil qui éclaire ſes Terres, comme le nôtre éclaire les ſiennes. Mais outre cela ils prétendent que chaque globule d'eau ayant, comme perſonne n'en doute, un mouvement de tourbillon, doit être un petit monde, au centre duquel il ſe trouve un fort petit ſoleil, qui éclaire des terres encore plus petites, placées à ſa circonférence; de manière que quand un Philoſophe Lunaire avale un verre d'eau, il ſe regarde comme un animal monſtrueux qui engloutit une multitude prodigieuſe de Soleils, de Terres, de Lunes,nes, de Mondes. Bien plus, ce qu'un globule d'eau, ce qu'un monde aqueux, diſent-ils, eſt à l'égard du nôtre, le nôtre peut l'être à l'égard d'un troiſième. Il ſe peut faire que notre Soleil, nos Etoiles fixes, nos Tourbillons, ne faſſent tous enſemble qu'une goûte de liqueur, que quelqu'animal énorme & habitant d'une Planette beaucoup plus immenſe que nous ne pouvons l'imaginer avalera peut-être au premier jour.
„Les Marchands de Phyſique en détail quittent, comme on dit, le tronc de l'arbre pour s'attacher aux branches. Ils négligent le général, & donnent toute leur attention aux particularités. Une pierre, un ſel, un inſecte, un rien, c'eſt de quoi les occuper toute leur vie. Donnez à quelqu'un d'entre eux un moucheron & un microſcope, voilà mon homme à lorgner, à décrire, à faire nombre d'obſervations. Trois volumes ſeront bientôt le fruit de ſon travail: le premier traitera de la tête du moucheron; le ſecond, du tronc; le troiſiéme, des pates & des aîles. Il pourra même, pour ne rien laiſſer à deſirer au Public, donner un Supplément où il diſſertera fort au long ſur la manière de diſtinguer le mâle d'avec la femelle.
“En deux mots voici l'hiſtoire de la Phyſique Lunaire. On a commencé par raiſonner, & l'on ne s'en eſt pas bien trouvé; on a enſuite fait des Expériences, & l'on ne s'en eſt pas trouvé mieux.
„Quelques-uns ont voulu & raiſoner & faire des Expériences en même tems, mais ils ont été bientôt dégoutés par la lenteur de leurs ſuccès.
„Ces gens qui aſſurent que le tout eſt plus grand que ſa partie, & que trois, moins un, égalent deux, ſe ſont préſentés aux Phyſiciens, & leur ont dit, vous ne ferez jamais que de fauſſes marches, ſi vous ne nous prenez pour guides; voilà un compas & des jettons, meſurez & calculez, ſans quoi point de ſuccès. On les a cru, on a bâti ſur leurs fondemens, on a imaginé des régles fort claires, fort exactes, fort ſûres; mais quand on eſt venu à en faire uſage, on s'eſt apperçû qu'à-peuprès elles n'étoient applicables à rien. Les Phyſiciens Lunaires ont tenté une autre voie. L'ouvrage du Créateur leur paroiſſant trop étendu, ils l'ont diviſé, comme une troupe d'héritiers diviſent l'héritage qui leur eſt échû. Les lots faits ont été diſtribués entre eux; on s'eſt retiré, on a travaillé. Mais quand ils ſe ſont raſſemblés, ils ont vû avec ſurpriſe, que chacun parloit un langage particulier, & qu'on ne s'entendoit pas. „Outre cela ils n'ont rien gagné à diviſer & ſubdiviſer l'appanage de la Phyſique. Chaque partie, quelque retrécie qu'elle parût, devint imenſe ſous les yeux de celui qui s'en étoit chargé. La Nature eſt l'Hydre de la Fable, on lui coupe une tête, & il en renaît ſept autres.
„Un autre inconvénient, c'eſt que tous les Phénomènes imaginables ſont liés & forment une chaîne qu'on ne peut partager ſans la détruire. Un Phyſicien qui n'étudie que ſa partie, ne peut l'approfondir. Elle tient à tout le reſte, & il ignore ces rapports.
„Pour faire un vrai progrès, il faut être univerſel.
„Au milieu de toutes ces difficultés, la derniere réſolution des Phyſiciens Lunaires a été de continuer à faire des Expériences.
Aſſemblons, ont-ils dit, des matériaux, quelqu'un viendra qui les mettra en œuvre, & bâtira le grand ſyſtême de la Nature. On a donc préparé les voies à cet homme, mais il n'a point encore paru. Cependant les faſtes groſſiſſent, les faits ſe multiplient, les expériences s'accumulent, l'eſprit s'en étonne & s'y perd, tout eſt déſeſpéré, à moins qu'il ne ſurvienne quelqu'Amphion qui au ſon de ſa lyre anime ces aſſemblages informes de matériaux, & conſtruiſe, par enchantement cet édifice tant attendu. „On trouve encore ici, SeigneuR Amilec, des Littérateurs en différens genres; & actuellement il court par la Lune trois Ouvrages qui font beaucoup de bruit.
„Le premier a pour titre: Le Théatre de la vie humaine, ou Recueil de riens. L'Ouvrage eſt d'un Auteur badin qui décompoſe en riant les choſes dont les hommes ont la plus haute opinion, & les réduit à rien. A peine ce Livre eut-il vu le jour, qu'il parut ſuſpect & fut mis à l'index. On aſſembla les Fous les plus renommés, (c'eſt comme qui diroit ſur la terre, les Philoſophes les plus célébres.) L'Ouvrage fut examiné étourdîment & jugé de même. On enferma l'Auteur, & le Livre fut condamné comme pernicieux, diamétralement oppoſé à la ſaine doctrine, & totalement contraire au bien de l'humanité.
„La cenſure porte en tête ces belles maximes: Nous connoiſſons aſſez la caducité de ce qui aſt le mieux affermi, la petiteſſe des plus grands bommes, le néant de toutes choſes.
„Ces ſortes de réflexions qui naiſſent malgré nous dans nous-mêmes, ne nous dégoûtent que trop de vie.
„Nous en fournir de nouvelles, c'eſt achever de nous perdre, c'eſt rompre les foibles liens qui nous attachent à la ſociété, c'eſt avilir à nos yeux nos amis, nos femmes, nos enfans, nos concitoyens, le monde entier, c'eſt nous rendre lnſupportables à nousmêmes. Heureux qui ne voit que le bon des choſes! Il a la douceur de s'attacher aux bommes, ſans que leur méchanceté l'effraye, il adore dans ſa femme une vertu dont la fragilité ne l'inquiéte point, il jouit des biens ſans que leur peu de ſolidité l'e dégoute, &c.
„Le ſecond des Ouvrages Lunaires qui actuellement font le plus de bruit, eſt le grand Dictionnaire Univserſel, oû l'on apprend à parler de tout & à ne raiſonner ſur rien; Ouvrage très-utile aux fainéans, & dont aucun demi-ſçavant ne fe peut paſſer.
„Le troiſiéme eſt intituſé: Coup d'oeil ſur l'Univers & tout ce qu'il contient, où l'on démontre l'imbécillité de la Nature; par la bizarrerie; la défectuoſité & le peu de conſiſténee de ſes Ouvrages: par Ataman, Marchand de Phyſique en gros & en détail. “Cet Ataman eſt un home célébre à la Lune. Il a un cabinet de curioſités naturelles oû ſe trouvent mille choſes ſinguſièrès, & entr'autres, Le corps d'un homme manque & pétrifié dès l'origine du concours des atômes.
„Un fragment aſſez conſidérable de matière penſante.
“Une petite cage faite avec des fibres cervicales, où ſont encloſes une douzaine & demi d'idées innées. „Une phiole de cryſtal qu'Ataman aſſure être pleine d'Eſprits animaux. On ne les voit pas; mais il vaut autant les croire là, que dans le cerveau & les nerfs...
„Sept pintes de Monades, meſure d'Allemagne.
„Une Eſclabouſſure du Soleil, qui en ſaillit dans le tems qu'une Comête vint mal-adroitement fondre ſur cet Aſtre.
„Cinq Maſques compoſés de Natures plaſtiques.
„Une Verge de fer très-pointue, qu'on oppoſe aux orages & qui preſerve du Tonnerre.
„Le précieux Beaume. C'eſt une liqueur extraordinairement-ſubtile, quoique très fixe. On prétend qu'elle a de l'analogie avec l'ame par ſa ſubtilité, & avec le corps par ſa fixité; & qu'elle peut, en ſervant de lien à l'un & à l'autre, empêcher leur déſunion, c'eſt-à-dire, rendre l'homme immortel.
„Une petite Boëte très-jolie & très-riche, qui renferme les Principes des trois Regnes & la Pierre Philoſophale. Cette boëte n'eſt viſible que de loin: plus on s'en approche, plus elle devient diaphane, & enfin elle diſparoît entiérement, dans l'inſtant même qu'on ſe croit à portée de la ſaiſir.
„Un piége où l'on à ſurpris & arrêté des Eſprits élémentaires, des Gas, des Archées, des Ames végétatives ſenſitives..
„Une Bougie magique au moyen de laquelle on voit clair dans tout ce qu'il y a de plus inintelligible, même dans le plein l'Atraction, les Affinités des Chymiſtes, les Qualités occultes de la matière, les Controverſes des Méthaphyſiciens, &c.
„Je n'en finirois pas, ſi j'entreprenois de détailler toutes les raretés qul ſe trouvent dans le Cabinet d'Ataman. J'en reviens à ce qui concerne ma miſſion. J'ai été long-tems, Illustre Amilec, à me réſoudre ſur un point, ſçavoir ſi je m'employerois à augmenter le nombre des habitans d'un Pays auſſi peuplé que celuici. Tout bien réfléchi, je réſolus de montrer à ces têtes légères des hommes de poids & de toute autre eſpéce que la leur.
„Dans cette idée, me voilà à répandre de côté & d'autre des germes de différente nature. Pluſieurs ſiécles ſe ſont écoulés dans ce travail, & j'ai remarqué qu'en général la graine de femmes prend dans ce pays-ci tout au mieux.
„La graine d'hommes n'y fait pas ſi bien à beaucoup près; cependant celle de la plûpart des Poëtes s'y ſoutient. Pour ma graine de Sages, autant valoit-il la jetter au feu, il ne m'eſt pas venu un ſeul homme qui penſe; en ſorte que les choſes ſont à peu-près aujourd'hui ſur le même pied où elles étoient, quand je ſuis arrivé.
„Par tout ce que je viens de vous dire, Illustre Amilec, vous voyez que ma préſence n'eſt pas fort néceſſaire à la Lune. Dès qu'il vous plaira me donner vos ordres, je me rendrai auprès de vous; & je remettrai au magaſin le peu de graines qui me reſte, & que je n'oſe plus confier à un terroir auſſi ingrat. Je ſuis avec un entier dévouement, ILLUSTRE AMILEC,
Votre très-zélé premier quartier de Lieutenant Lune de Mars, l'an Zamar.
A la pointe gauche du cinq cens un de ma tranſmigration dans les Terres Lunaires.
PEndant qu'on liſoit la Lettre de Zamar, j'avois remarqué que le Courier Lunaire me fixoit de tems en tems avec une attention qui à la fin m'inquiéta. La Lettre lue, il ſe tourna du côté des Génies qui étoient à côté de lui; Quel eſt cet homme, leur dit - il, que je retrouveparmi vous, & que j'ai vu il n'y a pas long-tems à la Lune? C'eſt un habitant de la Terre, lui réponditon, & vous ne l'avez aſſurement point vu là - haut. J'entends, repartit le Courier, apparemment qu'il eſt du nombre de ces gens dont la graine légère s'éleve & va ſe développer à la Lune. J'y ai connu un de ſes enfans qui lui reſſemble ſi fort, qu'en voyant le pere, j'ai cru voir le fils. Juſqu'alors j'avois ignoré quelle eſpéce de graine je fourniſſois, Amilec ne m'en avoit rien dit; je l'appris en ce moment & je fus humilié. Mais j'apprenois en même tems que j'avois un fils, cela me toucha, & la tendreſſe paternelle l'emportant ſur l'amour propre, je m'approchai du Génie Lunaire; Seigneur Courier, lui dis - je, de grace dites - moi quelques nouvelles de cet enfant dont vous aſſurez que je ſuis le pere. Quel eſt ſon âge? Quelles ſont ſes occupations? Quelle eſt ſa fortune?Il eſt à la fleur de l'âge des Lunaires, répondit-il, mais il en jouit peu: il s'eſt toujours appliqué à l'étude de la Nature, & il commence à en ſçavoir aſſez pour être convaincu qu'il- ne ſçait rien: la fortune ne lui eſt pas favorable, mais il eſt aſſez étourdi pour ne pas s'en mettre beaucoup en peine. En vérité, reprisje, voilà un fils qui reſſemble bien à ſon pere. Le pauvre enfant!
Je ſouhaiterois pourtant bien, Seigneur Courier, que ſon étourderie fût au moins quelquefois tempérée par un grain de prudence.
De la prudence, repliqua-t-il, de la prudence... Le Courier de Zamar rioit ſi fort, qu'il ne pouvoit s'expliquer. Voilà, diſois-je en moi-même, un Génie dont la tête a ſans doute un peu ſouffert à la Lune; il faut que la folie ſoit bien contagieuſe dans ce pays-là. Enfin après avoir ri tout à ſon aiſe, il reprit; à quoi bon de la prudence à la Lune, crois-tu qu'en réglant la conduite de ton fils, elle le meneroit fort loin parmi les Lunaires? tu te trompes. La prudence porte ſur cette ſuppoſition, que les hommes ſe comportent ſuivant les régles du bon ſens. Un eſprit prudent & clairvoyant combine ces régles avec les différentes circonſtances des choſes, examine quelle doit être la détermination des hommes, prévoit les événemens & ſe met en état d'en profiter. A la Lune on ſe conduit le plus irréguliérement du monde, le bon ſens n'y a aucun lieu, on auroit beau méditer, on ne prévoiroit rien. Voilà pourquoi la prudence ſeroit inutile à la Lune & l'eſt ſi ſouvent ſur la Terre. Puiſque la ſageſſe n'eſt bonne à rien, repris-je, que mon fils ſoit fou comme les autres; mais puiſſe ſon genre de folie, le rendre heureux.
Tandis que je m'entretenois avec le Courier de Zamar, Amilec s'étoit retiré un peu à l'écart, apparemment pour réfléchir ſur ce qu'il avoit à faire. Il ne tarda pas à prendre ſon parti: il donna ſes ordres pour le retour de ſon Lieutenant. Enſuite il entama des réflexions phyſiques fur l'idée de Zamar au ſujet de la manière dont la Lune s'étoit peuplée: il y ajouta des réflexions morales ſur le génie, les maximes, les mœurs des hommes Lunaires, & des obſervations politiques ſur le mauvais Gouvernement qui devoit ſe trouver dans un pareil Pays. Je l'écoutai, je m'ennuyai, je bâillai.Si la Lune eſt ſi mal pourvûe en habitans, dis-je, dans le deſſein de détourner la converſation, en récompenſe Mars ſera habité par des hommes uniques. Vous y porterez des graines cueillies avec tant de diſcernement, épluchées avec tant d'attention, conſervées avec tant de ſoin, en un mot des graines d'une ſi bonne nature, que je ne doute nullement que la Fable du Siécle d'Or ne ſe réaliſe dans cette Planette.
On le diroit, reprit Amilec, mais des meilleures ſouches il ſort ſouvent de mauvais rejettons. Tu ne peux croire, par exemple, combien la graine de femmes eſt ſujette à dégénérer & à faire dégénérer celle d'hommes. Je fis cette remarque dans Venus. Dès-lors je donnai les ordres les plus exprès à ce qu'il ne me fût apporté de graine feminine, que celle qui auroit été recueillie ſur les femmes les plus vertueuſes. Pour plus grande ſûreté, je recommandai à ceux de mes Officiers que je deſtinois à cette partie de ma moiſſon, d'en recueillir peu dans les grandes Villes, & de s'occuper rarement autour des femmes de Qualité, mais de ſe répandre dans les campagnes & & de moiſſonner parmi les femmes d'un état médiocre. Mes ordres furent éxécutés de point en point; de manière que quand je paſſai ſur la Terre, j'étois pourvu de la meilleure graine de femmes qui fût au monde. Tu vois le peu de ſuccès qu'ont eu mes ſoins. J'ai ſemé de la tendreſſe, & il -m'eſt venu de la galanterie; j'ai ſemé de la conſtance, & il m'eſt venu de l'opiniâtreté; j'ai ſemé de l'économie, & il m'eſt venu de l'avarice; j'ai ſemé du bon ſens, & il m'eſt venu de l'eſprit, ſouvent quelque choſe de pire. Il ne faut compter ſur rien, encore moins ſur la graine humaine, que ſur toute autre choſe. Actuellement que je te parle, j'ai du Philoſophe parfait, du Métaphyſicien admirable, du Théologien à l'épreuve, de l'Orateur aſſez pour peupler des régions entières; je ſemerai tout cela, & il ne me viendra peut-être que des gens à Syſtêmes, des Eſprits forts, des Sectaires & de beaux Diſeurs. On diroit que la Nature s'épuiſe: s'il ſort encore quelque grand homme de ſes mains, c'eſt une fleur que le hazard fait naître, malgré la rigueur des hyvers.Il en ſera des habitans de Mars, comme de ceux de la Terre; il s'y trouvera du mauvais en abondance, du paſſable en aſſez petite quantité, du bon preſque point. D'ailleurs ne te perſuade pas que les graines que nous y devons porter, ſoient d'une telle nature qu'on n'ait rien à y deſirer. Les perſonnes ſur leſquelles on les a cueillies, pouvoient, pour une bonne qualité, en avoir trois ou quatre mauvaiſes. Je vais t'en donner une preuve ſenſible.
Un Génie qui par le diſcours d'Amilec prévoyoit ce qu'il avoit intention de faire, ouvrit une caiſſe qui étoit ſous la grande table du magaſin, en tira une baſſe de viole, la mit d'accord, & la préſenta au GrandMaître. Enſuite il plaça ſur la table pluſieurs boëtes remplies de germes, & dont il avoit ôté le couvercle.
Cet inſtrument, reprit Amilec, eſt monté ſur le ton des paſſions, chaque ton répond à chaque paſſion; de manière que ſi quelque principe de paſſion met un germe a l'uniſſon d'un de ces tons, ce germe, par une néceſſité phyſique, trémouſſera quand ce ton ſe fera entendre.Voici, continua - t - il, en pinçant une corde, le ton de l'avarice. A peine un ſon obſcur eut-il frappé mes oreilles, que je vis trémouſſer des graines que je n'aurois jamais cru à cet uniſſon; c'étoit les germes de gens qui par leur état ſembloient avoir renoncé à toutes les choſes de la Terre. Voici, continua encore Amilec, le ton de la jalouſie. Le ſon en étoit encore plus bas & plus obſcur que le précédent; & en même tems, le diraije, je vis trémouſſer la plus grande partie des graines de gens de Lettres.Un troiſiéme ton ſe fit entendre, c'étoit celui dé l'orgueil. Beaucoup dé graines du nombre de celles qui étoient dans les boëtes ſe trémouſſerent; mais ce qui m'amuſa le plus, ce fut les ſauts merveilleux que je vis faire à quelques autres miſes au rebut, & qui ſe trouverent dans les balayures au coin du magaſin: je reconnus en même tems que c'étoit de ces germes blancs, noirs, & bigarés, dont j'ai déja parle.
Enfin Amilec parcourut deux octaves & demie, tant en vices qu'en vertus; il n'y eut pas une graine qui n'entrât au jeu; & ſi chacune ſautoit une fois pour quelque vertu, elle ſautoit trois fois pour certains vices.
Je joue un peu de la baſſe de viole, dis-je à Amilec, voulez-vous bien me permettre de faire trémouſſer en meſure tous ces petits ſauteurs? Amilec y conſentit, je pris l'inſtrument, je jouai une contredanſe. La baſſe étoit toujours montée ſur le ton des paſſions, de manière que ſuivant que je parcourois les différens tons de l'air que je jouois, différentes graines entroient en danſe & bondiſſoient, chaque claſſe à ſon tour; le tout en meſure & ſans confuſion.
Ainſi je donnai le bal aux habitans futurs de Mars. Rois & Bergers, Philoſophes & Ignorans, Grands & Petits, tout danſoit, tout voltigeoit, c'étoit une merveille.
Ce ſpectacle me réjouiſſoit infiniment; & je ne puis vous dire avec quel plaiſir je voyois que d'un coup d'archet, je mettois en branle des Nations entières. Cependant Amilec qui voyoit tout cela comme moi, voyoit encore quelque choſe de plus.
Tu as ſous les yeux, me dit-il, une image de la ſociété humaine. L'harmonie de l'air que tu joues, ſe ſoutient par les rapports des tons qui le compoſent: de même la ſocieté qui eſt repréſentée par la danſe méthodique des graines, ſe ſoutient par les différentes paſſions qui agitent les hommes. Las de faire danſer les germes humains, je remis la baſſe de viole entre les mains d'un Génie qui étoit à côté de moi; on ferma les boëtes, on les remit à leur place.
Je me levai, je fis un tour dans le magaſin, & jettant les yeux de côté & d'autre, je conſidérois les proviſions du Grand-Maître de la Manufacture des hommes. Voîlà donc, diſois-je en moi-même, le réſultat de toutes les générations qui nous ont précédé, voilà le principe de tous les peuples deſtinés à habiter-les nouveaux Mondes. Précieux dépôt de la Nature, j'ai l'avantage de vous contempler. Le voile eſt déchiré, j'ai remonté à la ſource des Etres, & je les vois dans leur eſſence. Générations paſſées que vous vous êtes terminées à peu de choſe! Races futures, que vous tirerez votre origine d'un principe léger! Microſcôme, abrégé des merveilles de l'Univers, ô homme, que tu es petit à mes yeux!
Un germe échappé du néant entre des millions d'autres qui y retombent, ſe développe & tu prends naiſſance. Qu'il s'en eſt peu fallu que tu n'ayes jamais exiſté! Mais à peiné as-tu paru ſur la ſurface de la Terre, que tu en es effacé. Naître par hazard, ſouffrir par état, mourir par néceſſité, voilà la carrière brillante que le plus ſuperbe des Etres doit parcourir.Amilec interrompit mes réflexions; ſortons, me dit-il, allons nous aſſéoir ſur ce nuage qui ſemble former un canapé du côté du Nord; là nous prendrons le frais, & je te ferai part des éclairciſſemens qui me reſtent à te donner ſur la nature des germes humains & ſur la manière dont ils ſe multiplient. Amilec ſortit, je le ſuivis, nous allâmes du Nord, nous nous aſſîmes ſur le nuage; jamais je ne fus plus à mon aiſe. Je gardois un profond ſilence: Amilec après s'être un peu recueilli, jetta les yeux ſur moi: „On va aſſez ſouvent; „me dit-il, chercher fort loin, ce qui eſt fort près, & plus que perſonne, le Philoſophe tombe dans cet inconvénient. Pour l'ordinaire la vérité eſt ſous ſes yeux, il n'auroit qu'à ſe baiſſer & la ſaiſir. Mais l'imagineroit-il là? Non ſans doute, il la croit bien plus éloignée, ſon génie actif s'éleve & ſa Philoſophie s'égare.
„Combien d'écarts de cette eſpéce n'a-t-on pas fait au ſujet du fyſtême de la propagation? Que d'opinions, que d'écrits, que d'erreurs entaſſées les unes fur les autres! Rien n'eſt pourtant plus ſimple que la marche de la Nature dans la régénération des êtres vivans: je vais en un moment t'en donner l'idée la plus claire.
„Figure-toi d'abord une eſpéce de cylindre creux, un très-petit tuyau dont la partie ſupérieure eſt latéralement percée en quelques endroits. Imagine que ce cylindre eſt un moule dans lequel il s'en forme ſucceſſivement pluſieurs autres de la même figure & percés de la même manière. Imagine de plus que chacun de ceux-ci enfile chaque ouverture latérale du moule, & y demeure attaché par ſon extrémité inférieure. Imagine enfin qu'ils deviennent eux-mêmes autant de moules, où il ſe forme de nouveaux cylindres qui ſe gliſſent à l'ordinaire par les ouvertures latérales & s'y fixent.
„Tu vois déja que le premier cylindre doit être en quelque ſorte aux ſeconds, comme le tronc d'un arbre eſt aux branches, & que les ſeconds ſont aux troiſiémes, comme les branches ſont aux rameaux.
„Suppoſons encore que de nouveaux cylindres continuent de ſe mouler, de s'engrainer les uns dans les autres, & de ſe fixer au moyen d'une petite éminence qui ſe trouvant à la partie inférieure de chaque cylindre, s'engage dans une échancrure pratiquée à certain point de la circonférence de chaque ouverture latérale. Suis auſſi loin qu'il te ſera poſſible, la formation, le développement, l'arrangement ſucceſſif & continuel de ces cylindres: que penſes-tu qu'il doive arriver dans le progrès? De deux choſes l'une, répondis-je, ou les cylindres en ſortant les uns des autres s'ajuſteront entre eux de manière que dans la progreſſion ils ne ſe forment jamais d'obſtacles, & pour lors l'accroiſſement continuera toujours de ſe faire & n'aura point de bornes; ou bien ces mêmes cylindres ſe rencontreront & ſe formeront des obſtacles mutuels; pour lors leur jeu & l'accroiſſement finiront, quand la réſiſtance ſera égale à la force qui les pouſſe & les emboëte les uns dans les autres; & de ces cylindres ainſi embarraſſés & arrêtés dans leur progreſſion, il réſultera des maſſes de différentes formes, ſuivant les différentes manières dont ils ſe ſeront rencontrés. Mais de grace, Seigneur Amilec, où en voulez-vous venir avec ces moules cylindriques?
„Le voici, reprit-il; les germes des plantes, des arbres, des animaux, des hommes même, ne font ou n'ont d'abord été chacun-autre choſe qu'un petit cylindre tel que ceux dont je viens de te parler. Les Philoſophes les ont vûs, mais ils n'ont reconnu ni leur configuration, ni la manière dont ils ſe développent quand le principe de la fécondation vient à s'y appliquer. Tu as déja une idée de l'une & de l'autre.
„Tantôt on a pris ces cylindres pour des rudimens de plantes & d'animaux, tantôt pour des vers, tout récemment on les a pris pour des molécules organiques. Mais au vrai ce ne ſont que des tubules végétables, & c'eſt le ſeul nom que je leur donnerai dans la ſuite, ſoit que nous les conſidérions dans les plantes, foit que nous les conſidérions dans les animaux.
“Les tubules végétables différent principalement par leur figure, par le nombre des ouvertures latérales, par les diſtances proportionnelles qui ſe trouvent entre ces ouvertures. Cette figure, ces ouvertures, ces diſtances proportionnelles ſont tellement diſpoſées dans les tubules des plantes, qu'il ne s'offre nulle part aucun obſtacle capable d'empêcher le développement & l'accroiſſement continuel. S'il ne ſurvenoit point de corruption interne, un germe placé ſur un point quelconque de votre globe, pourroit ſe développer, s'élever, s'étendre, & enfin former un arbre capable de mettre à l'ombre la moitié de la terre. Mais cela n'arrive point, parce que tandis que de nouveaux tubules ſe forment & s'arrangent, les tubules primitifs vieilliſſent, ſe gâtent, ſe corrompent, le tranſport des liqueurs eſt intercepté, l'arbre périt. A peine a-t-il eu le tems de pouſſer languiſſamment quelques rameaux.
„Si l'on ſéparoit les nouveaux produits de la végétation des anciens, & qu'on fournît à ceux-là un ſuc convenable, l'accroiſſement continueroit & fourniroit de nouveaux arbres, qui eux-mêmes, & de la même manière, pourroient en produire une multitude d'autres, & ainſi à l'infini. C'eſt ce qui arrive dans les greffes, les entes, les boutures, &c.
„Il n'en eſt pas ainſi des tubules végétables des animaux. Leur figure, les ouvertures latérales, les diſtances proportionnelles ſont tellement diſpoſées, que dans le progrès du développement, les produits ſe forment des obſtacles mutuels, qui augmentant de plus en plus, mettent enfin des bornes à l'accroiſſement. Une preuve de cela, c'eſt que ſi ces obſtacles ceſſent dans quelque partié, (comme il arrive dans les plaies) le jeu des tubules ſe rétablit, l'accroiſſement ſe renouvelle, les chairs ſe régénerent; & tout cela ſe termine, quand la plaie ſe deſſéche, c'eſt-à-dire, quand les tubules ſe rapprochent, & s'oppoſent à leurs progrès réciproques. „Mais ſi l'on coupe un membre entier, une main, par exemple, à un homme, il renaîtra de nouvelles chairs, mais il ne renaîtra pas une nouvelle main. Cela vient de ce que les tubules végétables, ſans ſoutien, tombent les uns ſur les autres, & par-là ſe formant des obſtacles irréguliers, donneront lieu à la génération d'une maſſe charnue pareillement irréguliere & informe. Si au contraire ces tubules ſe ſoutenoient par quelque cauſe que ce fût, & gardoient dans leur progreſſion un ordre régulier, la partie ſe régénéreroit en entier, par les mêmes cauſes & de la même manière qu'elle s'étoit engendrée dans la premiere conformation: c'eſt ce qui arrive dans beaucoup d'animaux. Qu'on prive, par exemple, une Ecreviſſe de l'une de ſes pates, il ne tardera pas à en reparoître une autre. La coquille dont cet animal eſt revêtu, maintient l'ordre dans les tubules végétables, & empêche leur affaiſſement.
„Bien plus, ſi dans pareille circonſtance la partie tronquée (la pate d'Ecreviſſe par exemple) conſervoit le principe de vie, elle ſe fourniroit à elle-même & par la même raiſon tout ce qui lui manqueroit pour faire un animal complet. La régénération des polypes découpés eſt une preuve manifeſte de ce que j'avance.
„Je vous entends, repris-je; on m'aſſuroit il y a quelques jours, que dans le polype, le cerveau & le cœur s'étendent tout le long du corps de cet animal. Si l'on coupe le polype en deux, chaque portion ayant partie du cœur & du cerveau, conſerve le principe de vie. L'eau ſoutient les tubules végétables dans un ordre régulier; chacune de ces portions doit donc ſe completer; le polype ſe régénere, au lieu d'un on en a deux.
„Quoique les tubules végétables des plantes, pourſuivit Amilec, ne ſe faſſent jamais d'obſtacles capables d'arrêter le progrès de la végétation & de l'accroiſſement, ils s'en forment pourtant d'aſſez conſidérables pour s'obliger les uns les autres à s'étendre à droite ou à gauche, à s'avancer en haut ou en bas, en un mot à s'arranger de telle façon qu'il en réſulte certaine forme dans la plante & chacune de ſes parties. La même choſe arrive dans les tubules végétables des animaux, mais les obſtaclescles vont plus loin, ils vont juſqu'à mettre des bornes à l'accroiſſement.„La figure des tubules végétables, le nombre & la ſituation de leurs ouvertures latérales font varier les obſtacles; les obſtacles font varier les formes; quelle ſource de variétés! Suivons-les de degré en degré, commençons par les principales, & déduiſons nos idées avec le plus de méthode qu'il ſera poſſible.
“Premiérement les tubules végétables ſe reſſemblent, aſſez pour produire chacun un être vivant; mais ils different aſſez pour produire, les uns des plantes, les autres des animaux.
“Secondement les tubules dont chacun doit donner l'être à un végétal, ſe reſſemblent aſſez pour produire tous des plantes; mais ils different aſſez pour produire, les uns des plantes de telle famille, les autres des plantes de telle autre. „Troiſiémement les tubules dont chacun doit donner l'être a un animal, ſe reſſemblent aſſez pour produire tous des animaux; mais ils different aſſez pour produire, les uns des animaux de telle eſpéce, les autres des animaux de telle autre.
„Enfin parmi les tubules des animaux, ceux qi fourmſſent la même eſpéce, pourront encore différer aſſez pour cauſer de légeres variations dans leurs produits. De-là dans les hommes, par exemple, la diverſité des tailles, des traits, des phyſionomies, des tempéramens, des inclinations, &c. “C'eſt apparémment, repris-je, de quelqu'autre légère différence qui ſe trouve encore entre les tubules végétables de chaque éſpéce d'animal, que vient la différence des genres & des ſexes.
„Sans doute, repartit Amilec; & tu rémarqueras à cet égard que l'individu mâle fournit ſeul des tubules ou des germes mâles, & que l'individu femelle fournit ſeul les tubules femelles. Mais ni les uns ni les autres de ces germes ne ſe développeront jamais, que la communication des deux genres, de quelque nature qu'elle ſoit, n'ait précédé. La raiſon en eſt claire, mais pour te l'offrir dans un plus grand jour, je reprendrai les choſes de plus loin.....
Amilec fut interrompu par trois ou quatre Génies qui étoient venus vers lui avec beaucoup d'empreſſement.
Seigneur, dit l'un d'entre eux, Iſmel le Moiſſonneur Royal vient d'arriver au magaſin; il eſt pourvu de tout ce qui eſt néceſſaire pour l'Election des Rois, & il nous a envoyé vers vous pour apprendre quel jour il vous plaira qu'on faſſe l'épreuve de la graine de Souverain. Dès aujourd'hui, repondit Amilec: voyez-vous ces nuages qui s'avancent du côté de l'Orient, qu'on fixe leur mouvement, & qu'on les prépare à l'ordinaire, je m'y rendrai dans un moment: partez. Je ſuis charmé, continua-t-il, en m'adreſſant la parole, qu'il ſe préſente une occaſion auſſi favorable de te faire voir ce qui ſe paſſe de plus curieux & de plus intéreſſant, mais en même tems de plus long & de plus pénible dans la récol-te des graines d'homme; c'eſt l'Election des Rois & l'épreuve où nous mettons la graine de Souverain.
Les Génies qu'Amilec venoit de congédier, ne tarderent pas à porter ſes ordres. Bientôt tous ceux qui ſe trouverent dans le magaſin, ſe rendirent aux nuages, arrêterent leur cours & mirent la main à l'œuvre.
La diſtance étoit grande, je ne pouvois diſcerner ce qui ſe paſſoit, mais je n'ai jamais vu travailler avec tant d'activité. Les uns rouloient à force de bras des amas de nuages qui me paroiſſoient auſſi gros que de petites colines. Les autres paroiſſoient s'employer à les applanir. J'en voyois ſortir tout-à-coup du ſein d'une nuée entr'ouverte, & s'y replonger auſſitôt. Quelques - uns alloient & venoient de côté & d'autre, avec une célérité que je ne puis vous exprimer; tout étoit en mouvement.
Et comme la nouvelle s'étoit répandue qu'on alloit procéder à l'Election des Rois, il arrivoit par pelotons de toutes les parties du monde, une quantité prodigieuſe de Génies que leurs fonctions y appelloient, ou que la curioſité attiroit.
Les abeilles ne viennent pas en ſi grand nombre ſe réfugier dans leurs ruches, quand le ſoleil obſcurci leur annonce une pluie prochaine.
Cependant Amilec avoit repris le fil de ſon diſcours.„Dans le progrès de la végétation, diſoit-il, il ſe trouve des tubules qui ſe détachent des autres, & ſont entraînés par le courant des humeurs qui circulent dans tous les corps organiſés. Là par des preſſions reïtérées, par des frottemens ſucceſſifs, par des lavages continuels, ils ſont amincis, aſſouplis, perfectionnés & enſuite dépoſés dans des réſervoirs particuliers, pour donner l'être à de nouveaux germes, & pour ſervir un jour à de nouvelles végétations.
„Il ne faut donc pas t'étonner ſi les Obſervateurs ont apperçû des corpuſcules mouvans, dans un ſi grand nombre de matières différentes. Ils en ont remarqué dans des infuſions de plantes, de feuilles, de fleurs, de ſemences, auſſi-bien que dans celles des matières animales; c'eſt que ces différens corps ſont compoſés de tubules dont une partie a paſſé dans la liqueur de l'infuſion. Ils en ont vu dans l'humeur ſeminale des femelles, auſſi-bien que dans celle des mâles; la femelle fournit des cubules de ſon genre, comme le mâle en fournit du ſien. Ils en ont trouvé dans le chyle; auſſi-bien que dans la ſemence; le chyle n'eſt autre choſe qu'un débris de végétaux & d'animaux. Ils en ont découvent qui reſſembloient à des filamens arrangés en forme de ramifications; il s'étoit détaché du végétal ou de l'animal, des branches entières de tubules encore emboëtés les uns dans les autres. Ils ont obſervé que ces rameaux fourniffoient dans la ſuite une multitude de petits corps mouvans; ces branches ſe décompoſoient & les tubules ſe ſéparoient & s'éparpilloient ſous leurs yeux.
„Peut-on avoir vu tout cela, & n'avoir pas reconnu les tubules végétables?
“Mais il ne ſuffit pas d'un tubule pour opérer une végétation, il faut une matière propre à ſe jetter en moule & à en former de nouveaux. Les plantes reçoivent cette matière de la terre, & les ſucs qu'elle leur fournit étant par eux.
„mêmes trop groſſiérs, il faut qu'ils ſoient préparés par une eſpecé de fermentation qu'il ne faut pas confondre avec celles des Chymiſtes.
„Ils la ſubiſſent à l'approche d'un certain levain prolifique contenu dans les tubules végétables.
„Beaucoup de raiſons prouvent l'exiſtence de ces levains, une ſeule peut en convaincre. Les ſaveurs, les odeurs, les émanations, principes qu'on retire des plantes qui ont été cultivées dans le même terroir, annoncent par leurs différences, qu'il s'eſt fait dans chaque eſpéce de végétal, une élaboration particulière qui a diverſifié les ſucs qui ont été pompés; & l'on ne conçoit pas que cette élaboration ait pû ſe faire autrement qu'au moyen d'un principe, d'un ferment, d'un levain particulier à chaque plante, & qui varie comme les plantes mêmes.
„Conſidérons ce ferment dans une plante quelconque. Le germe en a d'abord été pourvû, mais dans le progrès de la végétation, à force de s'étendre dans la ſéve & dans la plante, il change de nature & varie par nuances, à meſure que la quantité des ſucs augmente, & que les tubules ſe multiplient. De-là vient que l'élaboration varie auſſi dans les différentes parties de la plante qui fourniſſent chacune des ſaveurs, des odeurs, des principes particuliers.
„Par-là il eſt aiſé de concevoir que le levain prolifique du germe s'altérant de tubule en tubule, n'eſt plus reconnoiſſable dans ceux qui à la ſuite d'une longue progreſſion & d'une végétation complette, ſe détachent des autres, pour former de nouveaux germes. Cependant il eſt néceſſaire qu'il s'y en trouve un préciſément de la même nature, ſans quoi leurs futures productions ne pourroient être exactement ſemblables à la plante mere.
„Ainſi tandis que d'un côté la Nature prépare les tubules qui doivent devenir germes, il faut que d'un autre côté elle prépare un levain prolifique nouveau. C'eſt ce qu'elle fait par le moyen de la chaleur, du mouvement inteſtin, de la filtration de certaines liqueurs, de leurs ſéjours dans certains organes. C'eſt ainſi que dans les rudimens de chaque bourgeon, il ſe trouve toujours un couloir particulier qui ſournit le principe végétatif au germe qui s'y développe, & donne naiſſance à la nouvelle plante ou au rejetton. Mais il n'eſt ici queſtion que du levain dont les graines doivent être pourvûes.
„Les tubules végétables étant ſuffiſamment travaillés, le ferment étant tout préparé, il ne reſte plus qu'à unir l'un à l'autre, & c'eſt ce qui ſe paſſe dans la fécondation: mais il faut un lieu favorable, & ce lieu, de quelque nature qu'il ſoit, nous le nommerons en général matrice. Tubule, levain, matrice, trois choſes néceſſaires au grand œuvre de la progation. „La Nature ſe joue, à ſon ordinaire, dans leur diſtribution. Tantôt elle les rapproche comme dans la tulipe. La colonne qui s'éleve au milieu de cette fleur, contient & les tubules & les matrices; les filets dont cette colonne eſt entourée ſont les filtres qui ont préparé le levain prolifique. Quand le tems eſt venu, les filets diſperſent leur levain ſous la forme d'une pouſſière, le principe végétatif s'inſére dans la colonne, les tubules en ſont pénêtrés, la fécondation ſe conſomme. Quelquefois la Nature a placé ſur le même individu, mais fur différentes fleurs, les inſtrumens de la fructification, comme dans le melon & ſa famille; d'autrefois elle les a placés ſur différens individus, comme dans le chanvre; pour lors il y a plante mâle & plante femelle.
„Tout ce que nous venons de dire des végétaux doit pareillement s'entendre des animaux. Pour que leur génération s'opére, il faut des tubules, des levains, des matrices; & toutes ces choſes ſont diſtribuées dans le régne animal, avec autant de variété que dans le végétal. Tantôt cet appareil ſe trouve dans le même individu, & l'arrangement eſt tel que le jeu de la fécondation peut avoir lieu: pour lors cet animal a l'avantage de ſe réproduire lui ſeul, tel eſt le polype, peut-être le puceron & ſa famille. Tantôt ces inſtrumens ſe trouvent ſur le même individu, mais hors de portée d'agir les uns ſur les autres; il faut à cet animal une communication avec un autre tout ſemblable à lui; chacun d'eux donne & reçoit, féconde & eſt fécondé; tel eſt le limaçon. Ces ſortes d'animaux & les précédens n'ont point de ſexe; ils ne ſont ni mâles ni femelles, ou plutôt ils ſont l'un & l'autre.
„Pour l'ordinaire la Nature a tranſpoſé les matériaux de la génération, & cela arrive dans toutes les eſpéces qui ont deux ſexes.
„Le mâle fournit des tubules mâles, mais le levain qui doit les féconder, ne ſe trouve que dans la femelle. Réciproquement la femelle fournit les tubules femelles, mais le levain qui doit les vivifier eſt contenu dans le mâle. Pour la matrice, de quelque nature qu'elle ſoit, elle ne ſe trouve jamais que dans la femelle. De-là vient que la fécondation ne peut avoir lieu, que par l'approche des deux ſexes, & que la femelle reſte toujours dépoſitaire des germes. „Tu vois par-là qu'un homme n'eſt pere de ſa fille, qu'en tant qu'il lui a communiqué le principe du mouvement végétatif. Une femme n'eſt mere de ſon fils, qu'en tant qu'elle lui a transféré le même principe. Mais un fils eſt une vraie production de ſon pere, une fille eſt une vraie production de ſa mere, comme une branche d'arbre eſt une vraie production du tronc.
„Tes yeux ſont-ils ouverts, continua Amilec, reconnois-tu la Nature? Admires-tu cette noble ſimplicité, cette variété ſans bornes, ces richeſſes immenſes?
„Eſt-il un appareil plus ſimple & qui annonce moins que celui des tubules végétables? En eſt-il un dont il réſulte de plus grandes choſes? Ils ſe moulent, s'avancent, ſe rencontrent, s'arrêtent, la main de la Nature les guide, & il en procéde ces vaiſſeaux diſtribués avec une ſi belle œconomie, ces viſcères fabriqués avec tant d'intelligence, ces muſcles dont le jeu étonne le Médecin & échappe à ſa pénétration. Ce ſont eux qui s'arrangeant ſur un plan fortement deſſiné, donnent la majeſté à l'homme, & qui ſe prêtant & ſe pliant avec douceur, forment les graçes & la beauté de la femme. Le Lion leur doit ſa force, le Cerſ ſa légéreté, & ils compoſent également les anneaux de l'inſecte qui rampe ſur la terre, & l'aîle du moucheron qui s'éleve dans l'air.
„Qui pourroit ſuivre leurs différences nuancées preſque imperceptiblement & les variations qu'elles opérent dans les êtres vivans, à les prendre depuis le Ciron juſqu'à l'Eléphant, depuis la mouſſe la plus humble juſqu'au chêne le- plus élevé?
„Qui oſera nombrer ces inſtrumens de la propagation, & porter le calcul ſur les thréſors de la Nature? Une plante, un arbre, un anîmal, un homme n'eſt autre choſe qu'un amas immenſe de tubules, dont chacun peut reproduire un végétal ou un animal complet.
„O ſimplicité, ô variété, ô richeſſes de la Nature! ô ſageſſe éternelle du Créateur!
Je finis, ce petit éclairciſſement doit te ſuffire. J'ai tiré la vérité du nuage qui l'enveloppoit, je l'ai expoſée à ton aiſe. Médite, examine, approfondis, s'il te ſurvient quelque doute, tu m'en feras part & je l'éclaircirai. Allons; tout doit être prêt pour l'Election des Rois, ſans doute on ne fait que nous attendre. Nous partîmens, & nous arrivâmes bientôt. Les Génies avoient conſtruit avec les nuages qui leur avoient été aſſignés, une eſpéce d'amphithéâtre. L'aire en étoit fort unie, fort vaſte & de figure circulaire. Tout autour elle ſe terminoit par de groſſes nuès qui formoient comme une chaîne de colines. Sur ces colines on avoit diſtribué par groupes de côté & d'autre une multitude innombrable de Génies de toute eſpéce. Jamais coup d'œil ne fut plus beau; je crus voir les Cieux ouverts & tous les Dieux de l'Antiquité raſſembles.Sur le penchant de l'une des colines, j'apperçus quinze ou vingt grands grands ſacs qu'on me dît être pleins de graine de peuple. Auprès de chacun des ſacs étoit un Génie, & le Moiſſonneur Royal paroiſſoit au milieu d'eux, tenant en main une boëte d'or enrichie de diamans & qui étoit de la grandeur d'une aſſez petite tabatiere.
A quelques pas de-là on avoit préparé pour Amilec un fauteuil élevé ſur trois gradins, auprès duquel étoit un tabouret. Le tout étoit compoſé de vapeurs fines rapprochées & condenſées avec beaucoup d'art. Le Grand-Maître de la Manufacture des hommes prit ſéance, & me fit ſigne de me placer à côté de lui ſur le tabouret.En même tems Iſmel vint à Amilec, & lui préſenta la boëte qu'il avoit entre les mains. Amilec la prit & l'ouvrit: je vis leurs Alteſſes, leurs Hauteſſes, leurs Majeſtés, toutes les Grandeurs du Monde réunies & retrécies au point de ne pouvoir remplir tout - à - fait une très - petite tabatière. Cependant (il faut que je ſois bien foible, ou que le caractère de Souveraineté ſoit bien impoſant) je me ſentis frappé de reſpect à la vûe de cette pincée de corpuſcules preſque imperceptibles. Je vous félicite, dit Amilec, en remettant la boëte au Moiſſonneur Royal, vous avez fait là une très-abondante recolte, elle ſuffira ſans doute pour completter notre proviſion de graines de Souverains. Satisfait de cet éloge, Iſmel ſe retira, & fit place à un autre Génie qui vint préſenter à Amilec environ un demi - boiſſeau de graine de peuple. Amilec la regarda, le peuple eſt toujours peuple, dit-il, change quelque-fois en pire, mais jamais en mieux. Jette un coup d'œil ſur ce tas de graines, continua-t-il, en m'adreſſant la parole, tu jouiras d'un ſpectacle auſſi varié que ſi tu voyois d'un coup d'œil une Nation entière. Diſcernes-tu la graine d'incredule, qui n'a ni couleur marquée, ni figure diſtincte, ni poids fixe?
Elle n'eſt ſuſceptible que d'un genre de mouvement, c'eſt celui de vacillation. Elle ne viſe à rien, ne tient à rien, ne porte ſur rien. As-tu remarqué la ſecouſſe qui vient de ſe faire ſentir dans l'intérieur & à la ſurface de ces molécules? Elle a été cauſée par un germe de Fanatique. Cet-te ſorte de graine eſt toujours dans un état violent, elle a ſans ceſſe un mouvement ſucceſſif & rapide de contraction & de dilatation. Cela va quelquefois au point qu'elle s'électriſe, & pour lors la commotion ſe communique à la ronde à toute la menue graine qui ſe trouve à ſa portée. Apperçois-tu la graine de Religieuſe dont l'enveloppe eſt liſſe, douce & polie? L'extérieur en paroît paiſible, mais intérieurement elle renferme un principe de feu qui la mine ſourdement; en ſorte qu'après un certain tems on la trouve conſumée en dedans & hors d'état de ſe reproduire. Et cette graine de couleur changeante, devinerois-tu quelle elle eſt? Ce ſont des germes de Coquetes: ceux-ci ont des coulours vives & paroiſſent ſcintiller, ils nous viennent des ſpectacles; ceux-là ont des couleurs plus douces & l'air moins animé, ils ont été cueillis ſur les Co quetes qui ſe réſervent à jouer les beaux ſentimens: les uns & les autres prennent de l'embonpoint à proportion que les graines de Dupes que tu vois à côté, perdent du leur.
Tu peux encore voir la graine d'Ambitieux qui s'éleve avec lenteur & retombe avec précipitation, la graine d'Orgueilleux qui placée ſous le recipient de la machine pneumatique a la vertu d'empêcher le vuide, la graine d'Hypocrites qui jette de l'éclat en plein jour, celle d'hommes pieux qui ne brille que dans les ténébres, celle de Mediſans qui eſt aigue & tranchante, celle d'Envieux qui ſe créve d'elle - même. Voilà auſſi de la graine peſante d'Importans, de la graine légère de Courtiſans, de la graine precieuſe de petits Abbés, enfin voilà des graines de toute eſpéce. Mais ne perdons pas de tems, ajouta Amilec; nous devrions avoir déja commencé l'épreuve des germes de Souverains.
Le ſignal donné, le Moiſſonneur Royal plongea la main dans un ſac qui étoit à côté de lui, & en retira une poignée de graine populaire au milieu de laquelle il plaça un germe de Souverain. Enſuite il s'avança vers le centre de l'Amphithéatre, ſuivi de pluſieurs autres Génies qui tous portoient dans leurs mains de la graine de peuple, mais dans laquelle il n'y avoit aucun germe Royal.
Parvenu au milieu de l'Ampithéatre, Iſmel jetta en l'air de toute ſa force la poignée de graine qu'il portoit. Il ſe forma d'abord comme un jet de pouſſière, les germes les plus peſans s'étant portés fort haut, & les plus légers ne s'étant élevés que trèspeu. Mais bientôt après les deux extrémités du jet ſe rapprocherent, & je vis avec ſurpriſe que les graines formoient un petit tourbillon, circuloient autour d'un centre commun & reſtoient ainſi ſuſpendues dans l'air.
Tels on voit quelquefois voltiger dans un aſſez petit eſpace, une multitude innombrable d'atômes, lorſque les rayons du ſoleil les éclairent aſſez pour les rendre ſenſibles.
Toute graine de Souverain qui n'a pas dégénéré, me dit Amilec, attire & fait circuler autour d'elle la graine de peuple. Mais les germes Royaux ont plus ou moins de cette vertu. Ceux qui en ſont le mieux pourvus, forment des tourbillons plus étendus. Il s'en trouve tel qui emporte autour de lui plus de cinquante poignées de graine populaire.
Nous les éprouvons de la façon que tu vois, quand tous les tourbillons ſont formés, on les laiſſe circuler les uns avec les autres. Il s'en trouve quelquefois qui ſe détruiſent & diſparoiſſent, & d'autres qui s'aggrandiſſent & prennent de l'étendue, ſuivant que la graine dont l'influence les ſoutient, augmente ou diminue en vertu. Quelque tems après, quand l'équilibre eſt bien établi, nous cueillons au centre de chaque ſphére les germes de Souverain qui ont ſoutenu ces épreuves, & nous les conſervons avec ſoin.
Tandis qu'Amilec parloit, on continuoit de jetter de la graine de peuple au germe Royal dont la vertu travailloit dans l'air. Il en retint huit poignées, la moitié de la neuviéme retomba, le principe dominant étoit épuiſé. On paſſa à un ſecond germe de Souverain, qu'on lança en l'air comme le premier.
Mais celui-ci ne forma point de tourbillon; la force attractive lui manquoit, il retomba ſur l'aire de l'Amphithéatre. Le troiſiéme ſe ſoutint mieux; à peine vingt-cinq poignées de graine de peuple ſuffirent pour le porter au point de ſaturation.
On contiua ainſi de jetter en l'air des germes de Souverain. Le nombre des tourbillons devint bientôt conſidérable. A peine l'étendue de l'Amphithéatre ſuffiſoit-elle pour les contenir. Vois-tu, me dit Amilec, ces graines qui ſe détachent, quittent les autres & tombent comme une pluie menue? Ce ſont des germes Républicains. On diroit qu'ils voudroient s'affranchir de la néceſſité de circuler, mais il n'y a pas moyen: ils s'arrangent bientôt entre eux & forment des ſphères qui ne paroiſſent pas différer des autres, & qui en effet n'en différent qu'en ce que les autres n'ont à leur centre qu'un germe unique; celles-ci en ont pluſieurs. Reconnoistu le tourbillon d'Eſpagne, à la marche grave & ferme des germes Eſpagnols; celui d'Angleterre, à la marche oblique & inquiéte des Anglois; celui de France, à la marche légère, mais aſſurée des François?Fixons un peu nos yeux ſur ce dernier. Les germes des Princes ſe ſont arrangés, comme tu vois, à la file les uns des autres ſur l'axe du tourbillon; les germes de Miniſtres ſe ſont réunis vers l'un des poles; ceux de Sénateurs ſe ſont réunis vers l'autre pole; ceux de Guerriers ſe ſont portés à la ſurface de la ſphère; la graine de peuple circule intérieurement au milieu. Heureuſe diſtribution qui enchaîne les graines entre elles, tempere leur influence réciproque, maintient l'ordre dans la circulation, & affermit inébranlablement le germe Royal au centre du tourbillon. Voici un genre de mouvement tout différent. Vois-tu cette multitude de petites ſphères qui tournent toutes avec lenteur ſur un centre commun? C'eſt le tourbillon de l'Empire. Les graines qui le compoſent, ont, comme tu le remarques, deux mouvemens, un particulier qui les emporte autour du centre de chaque petite ſphère, l'autre général qui emporte les petites ſphères autour d'un centre commun. Ces deux mouvemens s'affoibliſſent réciproquement, de là vient la lenteur de la circulation générale. Sans cela ce vaſte tourbillon ſeroit à craindre, mais loin de rien envahir ſur les autres, à peine ſe ſoutient-il lui-même.
Mais quelle eſt, repris-je, cette lumière qui perce au Nord de toutes ces ſphères mouvantes, & qui a l'éclat & la douceur des rayons qui précédent le lever du Soleil dans les plus beaux jours du Printems? Cette lumière, répondit Amilec, vient du tourbillon de Pruſſe. Tu la compares avec juſteſſe à l'Aurore, elle croît de moment en moment, bientôt tu la verras jaillir au loin & ſe communiquer aux tourbillons les plus reculés.
Conſidére maintenant, pourſuivit Amilec, les mouvemens reſpectifs de ces différens corps. Remarques - tu à droite le tourbillon des Perſes qui ſe délabre? Il tombe en lambeaux ſur la ſurface du tourbillon Ottoman, & ce qu'il y a de ſingulier, celui - ci n'en abſorbe aucune portion. Regarde plus haut & à gauche le tourbillon de l'ancienne République d'Hollande, qui maintenant a pour centre une graine unique. Il ſemble chanceler, on diroit qu'il va ſe plonger dans le tourbillon voiſin & prendre un nouveau mouvement qui l'emportera autour d'un germe étranger.
Vois-tu un peu plus loin la ſphère Apoſtolique, admires un peu comment, toute petite qu'elle eſt, elle donne le branle aux vaſtes tourbillons qui l'environnent.
J'écoutois, je regardois, je donnois toute mon attention à ce qui ſe paſſoit; lorſque tout - à - coup je fus pris d'un éternûment auſſi violent que ſi j'avois reſpiré le plus fort Ellebore, & qui ne ceſſa qu'après m'avoir agité ſans interruption, l'eſpace de cinq à ſix minutes. Cela s'accordoit peu avec le reſpect que je devois à la majeſtueuſe aſſemblée où Je me trouvois alors. Mais ce qui me fâchoit le plus, c'eſt que la commotion que j'occaſionnois dans l'air, alloit porter le trouble dans le mouvement des tourbillons. Tantôt un Duché heurtoit contre un Electorat, & tantôt une République contre un Royaume. Peu s'en fallut même que mon dernier éternûment ne culbutât totalement l'Empire de la Sublime Porte, qui par lui - même avoit déja un mouvement trèsralenti & très-irrégulier.
Que l'accident qui t'eſt ſurvenu, ne t'étonne pas, me dit Amilec en ſouriant: l'impétuoſité du cours des tourbillons a lancé hors leurs ſphères d'activité, différentes ſortes de germes qui errent de toute part autour de nous: une graine de Flateur voltigeoit à peu de diſtance de toi, tu l'as attirée avec l'air que tu reſpires, elle t'a cauſé l'agitation que tu viens d'éprouver. Hé, quoi! repliquaije, la graine de Flateur eſt-elle pourvûe d'une qualité ſi irritante?
Cela dépend des circonſtances, répondit Amilec: ſur un organe peu délicat, elle ne produira qu'un ſentiment voluptueux de titillation; mais ſur un organe ſenſible, elle produira une irritation des plus fortes. Les germes humains peuvent faire & du bien & du mal, ſuivant le naturel des perſonnes dont ils ſont échappés, & la diſpoſition de celles ſur leſquelles ils ſe trouvent à portée d'agir. D'où vient, par exemple, la plûpart de ces maladies ſingulières dont les gens de l'Art ſentent tous les jours (ſans toutefois en convenir) qu'ils ignorent la cauſe? De graines d'hommes. D'où vient la plûpart de ces guériſons inattendues dont le Médecin a ſoin de ſe faire honneur, ſans y avoir en rien contribué? De graines d'hommes. Que ne s'applique-t-on à faire des microſcopes aſſez bons pour les appercevoir à la ſurface des corps, & des outils aſſez déliés pour les y recueillir. On y trouveroit des reſſources ſûres contre les maladies les plus opiniâtres. Il eſt des germes de toute vertu; il en eſt de calmans, comme la graine d'Ami; d'adouciſſans, comme la graine d'Epouſe vertueuſe; d'agaçans, comme la graine de Critique; de ſudorifiques, comme la graine de Petit - Maître manqué.....Amilec alloit pourſuivre, il en fut empêché par un bruit confus qui s'étoit élevé dans l'aſſemblée. Tous les Génies me parurent dans un étonnement qui tenoit de l'extaſe. Ils étoient immobiles & avoient les yeux fixés ſur les tourbillons.
Il étoit ſurvenu dans les graines circulantes un mouvement tumultueux, qui d'abord y avoit porté la confuſion au point qu'on ne pouvoit plus diſtinguer les tourbillons les uns des autres. Mais ce mouvement s'étant calmé peu - à - peu, les ſphères commencerent à reparoître plus diſtinctes; & en même tems on en apperçut une qu'on n'avoit point encore vûe, ou plutôt qu'on ne reconnoiſſoit pas. Elle avoit plus d'étendue qu'aucune autre, & ſon cours étoit beaucoup plus rapide. D'inſtant en inſtant elle s'aggrandiſſoit, & les tourbillons qui l'environnoient, diminuoient à proportion, & quelquefois diſparoiſſoient entiérement.
Tout cédoit, tout étoit entraîné autour du germe dont la vertu ſe développoit avec majeſté au centre de cette ſphère.
Le Moiſſonneur Royal ne tarda pas à venir trouver Amilec: Seigneur, lui dit-il, je ne ſçai quel eſt le germe dont la grandeur ſe caractériſe avec tant d'énergie, mais ſi on l'abandonne encore quelque tems à lui-même, ſon tourbillon ne manquera pas de détruire & d'abſorber tout ce qui l'environne: les autres germes de Rois ſe trouveront confondus avec la graine de peuple autour de celui-ci, nous ne pourrons en reconnoître aucun, nous les perdrons tous. Quel principe de domination, s'écria Amilec! Ne ſeroit-ce point quelque germe d'Auguſte que vous auriez oublié, & qui juſqu'à préſent auroit reſté par inadvertence dans votre boëte? Ne différons pas davantage, cueillons un germe ſi précieux; mais ne perdons pas les autres. En diſant ces paroles, Amilec courut aux tourbillons, & ſe plongea au milieu.
Cependant les clameurs ceſſerent, un ſilence profond ſuccéda; tous les Génies étoient en ſuſpens, tous attendoient avec impatience qu'Amilec revînt & leur annonçât quelle étoit l'origine du germe qui faiſoit leur admiration. Il ne tarda pas à paroître, il ſortit du ſein des tourbillons auſſi légérement qu'un habile Plongeur ſort du ſein des eaux. Cet auguſte germe, dit - il, nous vient de l'illuſtre Famille des Bourbons. Priverons-nous les Habitans de la Terre d'un tréſor ſi rare? Rendons aux Francois ce germe précieux, que leurs vœux ſoient accomplis, qu'il naiſſe un Duc de Bourgogne.
A ces mots mille applaudiſſemens ſe firent entendre de toutes parts, & en mon particulier je reſſentis une joie ſi vive, que je m'éveillai.Mais quel chagrin ſuccéda à cet-te joie, quand je me retrouvai ſeul dans mon cabinet au milieu de mes triſtes volumes, & privé peut - être pour toujours de la compagnie d'Amilec! Une jeune Femme que d'impitoyables Corſaires enlevent d'entre les bras d'un Epoux chéri, n'eſt pas atteinte d'une plus vive douleur.
Amilec, m'écriai-je, ſçavant Génie, généreux Amilec, pourquoi m'abandonnezvous? Mais je l'appellois en en vain; les Génies Moiſſonneurs, les Génies Eplucheurs, le Grand-Maître Amilec, tout avoit diſparu, tout étoit perdu pour moi.