Le baron D'Almane au vicomte de Limours, le 2 février à trois heures du matin. Quand vous recevrez ce billet, mon cher vicomte, je serai déjà à vingt lieues de Paris. Je pars dans l'instant avec ma femme et mes deux enfans, et je pars pour quatre ans. Je n'ai eu ni la force de vous détailler moi-même mes projets, ni celle de vous dire adieu; et craignant les oppositions et les instances de votre amitié, je vous ai soigneusement caché mon secret et mes desseins. Le parti que je prends aujourd'hui, après une longue et mûre réflexion, n'est que le résultat de
cette tendresse si vive que vous me connoissez pour mes enfans: j'attends d'eux le bonheur de ma vie, et je me consacre entièrement à leur éducation. J'aurai l'air peut-être, aux yeux du monde, de faire un sacrifice éclatant et pénible; on m'accusera aussi sans doute de singularité et de bizarrerie, et je ne suis que conséquent. Je ne puis dans cette lettre vous développer toutes mes idées; elles ont trop d'abondance et d'étendue. Quand je serai arrivé à B je vous écrirai avec le détail que vous êtes en droit d'attendre de ma confiance et de ma tendre amitié. Soyez bien sûr, mon cher vicomte, que je ne perdrai point de vûe le projet si doux que nous avons formé, et qui doit resserrer encore les noeuds qui nous unissent. En dérobant l'enfance de mon fils aux exemples du vice, en devenant son gouverneur et son ami, n'est-ce pas travailler pour vous ainsi que pour moi, puisque la vertu seule peut le rendre digne du bonheur que vous lui destinez? Adieu, mon cher vicomte; donnez-moi de vos nouvelles, ne vous pressez point de me juger, et sur-tout ne me condamnez pas avant de connoître toutes les raisons qui peuvent motiver ma conduite.
Ma femme écrit à la vôtre une longue lettre, mais comme elle connoît la vicomtesse, elle craint sa vivacité, et vous demande en grâce d'en modérer les effets autant qu'il vous sera possible, nous ne redoutons que la première réponse, car nous sommes bien sûrs que les réflexions et le temps ne peuvent que nous justifier.
La baronne D'Almane à la vicomtesse de Limours, le 7 février. Nous sommes arrivés hier à B ma chère amie, tous en bonne santé; mon fils et ma fille ont parfaitement soutenu le voyage; à sept ans et à six, on dort dans une voiture aussi-bien que dans son lit: aussi sont-ils beaucoup moins fatigués que je ne le suis moi-même. Cette terre est charmante, je n'en connois encore ni les promenades ni les environs; mais la vûe délicieuse qu'on découvre du château, suffit pour en donner une idée. Ici, tout est simple; j'ai laissé le faste et la magnificence dans cette grande et désagréable maison que j'occupois à Paris, et qui me déplaisoit tant, et je me trouve enfin logée suivant mon goût et mes desirs. Ma petite Adèleest, ainsi que moi, charmée de ce pays et de notre habitation; elle dit qu'elle aime bien mieux des tableaux instructifs que des tentures de damas, et que le soleil de Languedoc vaut beaucoup mieux que celui de Paris . Comme je suppose que ma
chère amie est un peu fâchée contre moi, toute réflexion faite, je garde mes détails et mes descriptions pour l'heureux instant du raccommodement. Ah! Quand vous aurez lû dans mon coeur, j'ose croire que loin de me condamner, vous m'approuverez sur tous les points. Songez que s'il est permis de bouder son amie, lorsqu'elle peut, dans l'espace de dix minutes, venir chercher son pardon, on n'a plus ce droit quand on est à deux cent lieues d'elle. D'ailleurs, quel est mon tort? Celui de vous avoir caché un secret qui n'étoit pas absolument le mien? M D'Almane m'avoit positivement ôté la liberté de vous le confier; mais souvenez-vous du dernier soupé que nous avons fait ensemble, en vérité vous auriez pu deviner à ma tristesse, à mon attendrissement, ce qu'il m'étoit impossible de vous dire. Adieu, ma chère amie; j'attends de vos nouvelles avec une impatience inexprimable, car je ne puis être heureuse en pensant que peut-être vous êtes mécontente de moi.
J'embrasse Flore et l'aimable petite Constance de toute mon âme, et je prie la première de vous entretenir quelquefois de la meilleure amie que vous ayez au monde.
La comtesse d'Ostalis à la baronne. Le jour même de votre départ, ma chère tante, j'ai été, ainsi que vous me l'aviez ordonné, chez Madame De Limours; elle m'avoit fait fermer sa porte le matin, mais elle me reçut le soir. Je lui trouvai un peu d'humeur et beaucoup de chagrin; elle pleura en me voyant, ensuite se répandit en plaintes contre vous, et me traita avec une froideur dont je pénétrai facilement le motif, et qui ne venoit en effet que d'un mouvement de jalousie causé par l'idée que j'étois depuis long-temps dans la confidence du secret que vous aviez été forcée de lui cacher. J'aurois pu lui dire: ma tante, ma bienfaitrice, ma mère, celle à qui je dois mon éducation, mon établissement, monexistence, pourroit-elle avoir quelque réserve avec son enfant, et pouvoit-elle craindre de sa part les objections et les oppositions qu'elle devoit redouter de la vôtre? Mais je me suis heureusement rappelé une de vos maximes, qui défend d'employer la raison
pour combattre l'humeur, et j'ai pris le parti du silence. J'ai dîné hier chez elle, et je l'ai retrouvée à-peu-près dans la même situation. Elle avoit assez de monde; j'ai vu plusieurs personnes chercher à l'aigrir encore contre vous, ma chère tante, en répétant avec affectation qu'il étoit incroyable, inconcevable que vous ne l'eussiez pas mise dans votre confidence: de manière que, dans cet instant, son amour-propre est trop blessé pour que vos lettres ayent pu produire tout l'effet que vous en attendiez; mais son coeur est si bon, elle vous aime si véritablement, elle a naturellement tant de franchise, et elle est si légère, qu'il est impossible qu'elle puisse conserver long-temps toutes ces fâcheuses impressions.
M D'Ostalis n'ira à son régiment que le premier de juin; et moi je partirai le même jour pour le Languedoc. Quel sera mon bonheur, ma chère tante, de me retrouver dans vos bras, après une absence de quatre mois et demi, de revoir mon oncle, et l'aimable Théodore, et la charmante petite Adèle; et qu'il me sera cruel de me séparer encore de ces objets si chers à mon coeur! Adieu, ma chère tante; n'oubliez pas votre fille aînée, votre enfant d'adoption, qui, dans tous
les instans de sa vie, pense à vous et vous chérit autant qu'elle vous respecte et vous admire. Mes deux petites jumelles sont toujours en parfaite santé; elles commencent à prononcer quelques mots françois et anglois, et elles me procurent déjà les plaisirs les plus doux que je puisse goûter en votre absence.
La vicomtesse à la baronne. Il ne faut pas, dites-vous, bouder son amie, lorsqu'elle est à deux cent lieues; mais faut-il aussi lui pardonner de manquer à tous les devoirs de l'amitié? Si vous savez une maxime qui prescrive cela, vous auriez bien fait de la citer, car celle-là seule pouvoit appuyer votre raisonnement. Il s'agit bien de bouder . Je ne vous boude pas; mais je suis outrée et blessée jusqu'au fond de l'ame. Vous n'avez point de parente plus près, pas même Madame D'Ostalis, puisque je suis votre cousine germaine, et qu'elle n'est que votre nièce au millième degré; vous n'aviez point d'amie plus tendre et plus ancienne; et, dans la seule occasion de votre vie où vous pouviez me donner une véritable preuve de confiance, vous me traitez comme une étrangère! ... En effet, il y a bien de quoi bouder un peu, il faut en convenir. Ce n'étoit pas entièrement votre secret; vous partez pour quatre ans, et c'est le secret d'un autre! Mais, mon dieu,
quelle esclave êtes-vous donc? M D'Almane vous avoit ôté le droit de le confier, c'est-à-dire, défendu . Vous êtes assurément une femme bien soumise, et lui un despote bien impérieux. Pour moi, maintenant je puis aussi recevoir les secrets de M De Limours, sans être seulement tentée de vous en faire part; mais dans le temps où j'étois persuadée que vous m'aimiez, j'aurois trahi pour vous tous les maris du monde; enfin, j'avois tort, vous me le prouvez, et je me corrigerai. Vous prétendez que j'aurois dû deviner ce que vous n'osiez me confier, parce que vous aviez été triste à souper; comme je ne vous ai jamais vu une gaieté bien remarquable, et que la distraction vous rend assez souvent sérieuse, j'avoue que je n'ai pas été frappée de cette prétendue tristesse; au reste, c'étoit la veille de votre départ; et quand j'aurois pénétré quelques heures plus tôt un projet médité depuis deux ans, en vérité, je n'en aurois pas été plus satisfaite de vous. Je sais que vous attachez très-peu de prix à l'opinion publique dans les choses qui n'intéressent point l'honneur, et c'est un bonheur pour vous dans cette circonstance; car vous êtes universellement blâmée. On trouve qu'il est bizarre d'aller élever ses enfans au fond duLanguedoc,
sur-tout quand on possède une terre charmante à six lieues de Paris, où vous auriez pu vivre dans la retraite, sans être forcée d'abandonner vos amis, et sans être privée des maîtres qui vous manqueront où vous êtes. Les uns disent que vous n'avez préféré le parti que vous avez pris, que par amour-propre, afin d'avoir l'air de faire un sacrifice plus éclatant; d'autres assurent, (et c'est le plus grand nombre) que vous êtes ruinés, et que l'arrangement seul de vos affaires vous a fait quitter Paris. On débite encore beaucoup d'autres conjectures, mais si absurdes qu'elles ne méritent pas d'être rapportées. Que puis-je répondre à tout cela, si ce n'est que le soleil de Languedoc est plus beau que celui deParis et de ses environs ? Car voilà jusqu'ici la seule raison que vous m'ayez donnée; si vous en avez d'autres, je vous demande en grace de m'en instruire: il sera toujours cruel pour moi d'être forcée à garder le silence quand je vous entendrai accuser d'inconséquence et de bizarrerie. Adieu... ce n'est pas adieu jusqu'à ce soir, jusqu'à demain, c'est adieu pour quatre ans, pour ma vie peut-être! ... Voilà une pensée qui n'est pas gaie! ... Comment une seule idée mélancolique peut-elle ainsi tout-à-coup
amollir le coeur? ... Mes yeux se remplissent de larmes... je ne suis presque plus en colère contre vous; mais je suis triste à mourir. Écrivez-moi, écrivez-moi promptement et avec détail. Vous voyez de quelle rancune je suis capable. Que je suis foible! Après cet aveu, je puis convenir encore que je vous aime toujours, et qu'il m'est impossible de vivre sans vous le dire et sans vous en voir persuadée.
Réponse de la baronne à la vicomtesse, le 22 février. Que j'ai d'obligation à cette idée noire qui m'a valu quatre lignes si aimables et si tendres! À présent que vous m'avez pardonné avec tant de graces et de générosité, je me trouve moins sûre de n'avoir point de torts avec vous; mais enfin, écoutez tout ce qui peut servir à me justifier. Je n'ai jamais aimé le monde, vous savez avec quelle passion j'ai desiré des enfans, et combien toute ma vie je me suis occupée de tout ce qui pouvoit avoir quelque rapport à l'éducation. Mariée à seize ans, et n'étant pas encore mère à vingt-un, je pensai que je ne jouirois peut-être jamais de ce bonheur que j'avois si vivement souhaité; et pour m'en dédommager autant qu'il m'étoit possible, j'adoptai, pour ainsi dire, Madame D'Ostalis; elle avoit dix ans, un heureux naturel; je l'élevai avec tout le soin dont j'étois capable alors. Tout le monde applaudit à cette éducation; mon élève,
à quinze ans, étoit citée comme la jeune personne la plus distinguée par ses talens, son instruction et son caractère; je sentis seule qu'avec les lumières que j'avois acquises, je pourrois faire encore beaucoup mieux. J J Rousseau dit: "on voudroit que le gouverneur eût déjà fait une éducation;... etc." . L'expérience m'a prouvé que Rousseau combat une opinion très-bien fondée; l'étude la plus approfondie du coeur humain, tous les talens réunis ne pourroient tenir lieu d'un mérite qui paroît frivole, mais qui cependant est absolument nécessaire dans un instituteur, celui d'avoir long-tems étudié les enfans, et de les connoître parfaitement; et cette connoissance ne peut s'acquérir qu'en les élevant. Je ne fis cette découverte qu'avec beaucoup de chagrin, et elle augmenta le desir extrême que j'avois toujours éprouvé d'avoir des enfans; sûre que j'étois en état de leur consacrer des soins véritablement utiles, je ne pouvois me consoler d'être privée d'un bonheur si doux. Le ciel enfin exauça mes voeux, la naissance de Théodore, et celle d'Adèle, un an après, me rendirent la plus heureuse personne de la terre. J'avois déjà commencé et fini quelques ouvrages
relatifs à l'éducation. J'y travaillai de nouveau avec une ardeur qui finit par altérer ma santé; je sentis dès-lors que je ne pourrois suivre mon plan dans toute son étendue, qu'en rompant une partie des liens de société auxquels nous asservit l'usage; et je vis enfin qu'il falloit ou quitter le monde entièrement, ou renoncer aux projets les plus chers à mon coeur. M D'Almane pensoit comme moi; nous nous expliquâmes, et il me déclara qu'il étoit décidé à quitter Paris, lorsque Théodore auroit atteint sa septième année. Mais quelle retraite choisirons-nous? Voulant donner à nos enfans le goût des plaisirs simples, voulant les éloigner de tout ce qui peut leur inspirer celui du faste et de la magnificence, irons-nous habiter une terre qui n'est qu'à six lieues de Paris? Sera-t-il possible de n'y pas recevoir de fréquentes visites? Adèle et Théodore n'y entendront-ils pas, chaque jour, parler de l'opéra, de la pièce nouvelle; et pourra-t-on les empêcher de regretter vivement un séjour où l'on s'amuse tant, et dont on conte de si belles choses? Le résultat de ces réflexions et de beaucoup d'autres, fut qu'on ne peut trouver véritablement la campagne et la liberté qu'au fond d'une province; et c'est ainsi que nous nous décidâmes
pour la terre en Languedoc. De ce moment, M D'Almane commença à en faire arranger le château suivant ses vûes. Si vous êtes curieuse de savoir de quelle manière, je vous en enverrai une description détaillée dans ma première lettre. À présent, ma chère amie, mettez-vous un moment à ma place; jugez moi, non d'après-vous, faite pour la société, et pour vivre et plaire dans le grand monde que vous avez toujours aimé; mais représentez-vous bien ce que vous m'avez vu constamment être dans tous les temps, aimant l'étude et l'occupation, ne pouvant supporter la contrainte quand elle manque d'un but raisonnable, paresseuse au dernier excès pour toutes les petites choses, et n'ayant d'activité que pour celles que je crois utiles, ne concevant pas comment on peut desirer de plaire aux gens qu'on n'aime point, détestant les grands soupers, la parure et le jeu, enfin, attendant de mes enfans toute la félicité de ma vie; n'ai-je pas pris le parti qui convenoit le mieux à mon caractère; et d'après mes goûts et ma façon de penser, pouvez-vous m'accuserd'inconséquence et de bizarrerie ? Mes enfans, il est vrai, comme vous le remarquez, n'auront point de maîtres en Languedoc; mais
M D'Almane et moi, sommes fort en état d'y suppléer, sur-tout dans leur première enfance. J'ai d'ailleurs avec moi deux personnes remplies de talent, et qui ne me quitteront que lorsque l'éducation sera totalement finie. Dans quatre ans j'irai passer tous les hivers à Paris, et j'y donnerai à mes enfans les maîtres que nous jugerons nécessaires alors pour achever de les perfectionner. À présent, ma chère amie, convenez que si je vous eusse communiqué ce projet il y a deux ans, vous m'auriez su très-mauvais gré de ne vous faire part que d'un parti décidément pris; car on n'aime les confidences qu'autant qu'elles ont l'air de consultations . La résolution de M D'Almane étoit inébranlable; en vous confiant notre dessein, nous nous exposions à des contradictions et des discussions qui n'auroient pu servir qu'à nous aigrir, et peut-être à nous refroidir mutuellement. Voilà, ma chère amie, une partie de notre justification: quand vous connoîtrez le plan d'éducation que nous avons formé, vous comprendrez encore mieux combien il étoit indispensable de nous éloigner de Paris. Que le monde me censure et me blâme, le témoignage de ma conscience me consolera facilement de cette injustice, pourvu
que je puisse obtenir le suffrage de mon amie. La personne qui se sacrifie à ses devoirs peut être sûre que le public dénaturera les motifs qui rendent son action louable, et qu'il trouvera des causes imaginaires qui en ôteront tout le mérite. Cette injustice n'est pas toujours un calcul de l'envie, et fut souvent commise de bonne-foi; en effet, le commun des hommes, c'est-à-dire, le grand nombre, ne doit pas croire à la vérité de ce qui lui paroît à peine possible; et dans ce cas, son incrédulité est plus flatteuse que ne pourroit l'être son approbation. Enfin, ma chère amie, si vous approuvez ma conduite, et si vous m'aimez toujours, je serai satisfaite et parfaitement heureuse.
Réponse de la vicomtesse. Dans toutes nos disputes vous avez toujours fini par avoir raison, et moi par avouer mes torts: je vois que nous conserverons cette habitude. Oui, ma chère amie, vous avez encore raison, mais au fond seulement, car je trouve toujours quelque irrégularité dans la forme; voilà pour le moment tout ce que je puis vous accorder, cependant je ne répondrois pas que ce fut-là mon dernier mot. Vous avez agi d'après votre caractère, d'après vos réflexions: quand votre plan ne seroit pas aussi bon que je le suppose, il est certain que vous êtes conséquente (mérite bien rare aujourd'hui); ainsi il ne m'est plus possible de désapprouver votre conduite. Rien n'est plus ressemblant que le portrait que vous faites de vous même; en le lisant, je m'écriois à chaque mot: cela est vrai; et puis je me disois: mais comment puis-je aimer autant une personne qui a si peu de rapport avec moi! En effet, expliquez-moi cela, vous qui savez tant de choses; il faut apparemment que l'amitié ait ses
caprices comme l'amour. Tout ce que vous me dites au sujet de l'éducation de Madame D'Ostalis, m'a vivement frappée: je pense bien sincèrement qu'il n'y a point de mère qui ne dût être orgueilleuse de l'avoir pour fille; cependant je comprends qu'à dispositions égales, Adèle doit la surpasser encore; cela est pourtant triste pour toutes les filles aînées, puisqu'enfin les cadettes seules doivent être parfaitement élevées. Comment donc remédier à cet inconvénient? Il en est peut-être quelque moyen, et vous devriez bien vous occuper de le trouver; pensez-y, je vous en prie. J'ai trente-un ans aujourd'hui, et une fille dans sa quinzième année; il est temps de renoncer à une partie des choses frivoles qui m'ont occupée jusqu'ici, et trop tard peut-être pour réparer les fautes que j'ai pu commettre dans l'éducation de Flore; mais sa soeur n'a que cinq ans, faites-moi part de votre plan pour Adèle, je le suivrai avec Constance, autant qu'il me sera possible dans ma position. J'ai le desir le plus sincere de la rendre digne d'être un jour votre belle-fille; instruisez-moi, guidez-moi, ma chère amie; il me sera doux de vous devoir de nouvelles vertus, et par conséquent une nouvelle source de bonheur.
Vous m'avez vue bien légère, bien étourdie; mais je vous assure que mes défauts viennent moins de mon caractère, que de l'éducation négligée que j'ai reçue. Quand j'entrai dans le monde, je sortois du couvent, et l'on n'en sort qu'avec une seule idée dans la tête, celle de se livrer entièrement à tout ce qui peut amuser, et de se dédommager d'un long et pénible esclavage. On me dit, pour toute instruction, qu'il falloit apprendre à se mettre avec goût, et à bien danser: je ne manquai pas un bal; à la fin de l'hiver j'eus une fluxion de poitrine dont je pensai mourir, et le mémoire de ma marchande de modes se montoit à quinze mille francs. Vous voyez que j'avois de la docilité, et qu'on ne pouvoit guères mieux profiter des conseils que j'avois reçus. Cependant, je puis vous assurer, avec vérité, que la dissipation ne m'a jamais charmée qu'en spéculation; et que j'ai toujours rapporté, des plaisirs bruyans et tumultueux, une lassitude et un dégoût qui devoient me prouver qu'ils n'étoient pas faits pour moi, du moins autant que je l'imaginois. Mais je me laissois entraîner de nouveau par habitude, par complaisance; et c'est ainsi que j'ai passé ma vie à me livrer au monde sans l'aimer, et à faire
des folies de sang froid; que me reste-t-il de tout cela? Pas un souvenir véritablement agréable, une santé délabrée, et des regrets superflus... on parle beaucoup de ma gaieté; je crois, moi, qu'elle est factice, malgré le naturel dont on me loue. Vous qui paroissez assez sérieuse, vous êtes au fond plus gaie que moi; je ne vous vis jamais une seule idée noire ; vous ne savez ce que c'est: pour moi j'en suis poursuivie; tout à coup la pensée la plus sombre vient s'offrir à mon imagination, presque toujours à propos de rien, et souvent au moment même où je fais une plaisanterie. Par exemple, dans cet instant je me trouve si triste et si maussade, que je ne veux pas prolonger cette lettre davantage. Adieu, ma chère amie; envoyez-moi donc et la description de votre château et tous les détails que vous m'avez promis. J'ai reçu hier une lettre de mon frère, il me paroît charmé de son jeune prince, et se félicite tous les jours d'avoir entrepris cette éducation. Il y a, sans doute, beaucoup de gloire à bien élever un prince fait pour regner; mais elle aura coûté cher à mon frère, car c'est un cruel sacrifice que celui de s'expatrier pour douze ans. Il me charge de vous dire que le parti que vous avez pris
ajoute encore à la profonde estime et à l'attachement que vous lui aviez inspirés, et qu'il écrira au baron pour lui témoigner lui-même toute l'admiration dont il est pénétré pour vous deux. Il est certain que vous donnez un grand exemple; mais les plus beaux ne sont pas toujours les plus utiles; car s'il est difficile de ne pas vous louer, il l'est encore plus de vous imiter.
Réponse de la baronne à la vicomtesse. Vous me demandez tant de choses, qu'il n'est pas possible qu'une lettre puisse vous satisfaire sur tout ce que vous desirez savoir; mais puisque vous aimez les détails, soyez sûre que je ne vous les épargnerai pas. Il m'est si doux de vous rendre compte de tout ce qui m'occupe, et d'être instruite de tout ce qui vous intéresse! Est-il si nécessaire de se voir pour s'aimer et pour se le prouver? L'amitié, ce sentiment pur et désintéressé, se nourrit et se fortifie par l'absence, dont les privations ne peuvent servir qu'à faire mieux connoître sa force et sa vérité; le plaisir de s'écrire, ce commerce délicieux de deux ames unies par l'estime et la confiance, est peut-être un de ses plus doux charmes. Alors, n'existent plus toutes ces froides convenances de société qui rapprochent sans réunir; on n'est plus enchaîné que par le choix de l'esprit et du coeur; cette intelligence, cette correspondance intime de pensées, est une
jouissance toujours aussi nouvelle qu'intéressante. D'ailleurs, on trouve encore dans l'absence d'autres avantages; les défauts de caractère, l'humeur, l'inégalité disparoissent; on ne voit dans les lettres de son amie que son esprit, sa tendresse et ses vertus; nulle dispute ne peut s'élever, et nulle contrariété ne peut refroidir. Mais ce n'est pas le détail de mes sentimens que vous me demandez, c'est celui de mon plan d'éducation. Ce ne sera ni dans une lettre, ni dans l'espace de trois mois que je pourrai vous le faire connoître dans toute son étendue; car ce n'est qu'en vous citant des exemples, qu'il me sera possible de vous développer la plupart de mes idées; et l'histoire d'Adèle, pourra seule vous instruire parfaitement de mon systême et de mes opinions. Ainsi, voyez, ma chère amie, si vous aurez le courage de supporter l'ennui des récits minutieux qui ne vous apprendront que les actions d'un enfant de six ans, ses occupations, ses progrès, ses fautes, ses questions et nosconversations. Je dois d'abord vous parler des personnes que nous avons amenées avec nous: je commencerai par Miss Bridget que vous connoissez, et dont vous vous êtes tant moquée, ainsi que tout le monde, quand je la fis venir d'Angleterre pour
apprendre l'anglois à ma fille qui avoit six mois. Je n'ai point oublié toutes les bonnes plaisanteries que vous fîtes alors et sur elle et sur moi, et sur la stupidité de donner une maîtresse à un enfant au maillot. J'eus beau vous répéter que cette manière d'enseigner aux enfans les langues vivantes, est universellement établie en Europe, excepté en France, rien ne put arrêter le cours de vos inépuisables moqueries sur ce sujet; il est vrai que j'ai tort de vous le reprocher, car assurément vous m'en avez bien dédommagée par l'étonnement et l'admiration profonde que vous causèrent les premiers mots anglois prononcés par Adèle et Théodore, qui enfin aujourd'hui, toujours à votre grande surprise, parlent aussi facilement cette langue que le françois. Miss Bridget restera donc avec moi tout le temps de l'éducation; quoique vous ne puissiez la souffrir , quoiqu'elle ait une taille un peu longue, et l'habitude, à quarante-cinq ans, de porter des corps bien baleinés, elle me sera toujours très-utile, car elle a beaucoup de bons sens, un caractère très-sûr, et une parfaite connoissance de la litterature angloise. Dainville, un jeune homme dont vous avez vû, je crois, quelques petits tableaux, est aussi avec nous; il
est italien, dessine parfaitement bien, et vous le trouveriez d'ailleurs plus aimable que Miss Bridget; il a réellement de l'esprit et autant de gaieté que de naturel. À l'égard de nos domestiques, comme le nombre que nous en avions à Paris, nous seroit fort incommode ici, nous avons congédié tous les nouveaux, et nous n'avons gardé que ceux dont nous étions sûrs. Vous pensez bien que Mademoiselle Blondin a voulu me suivre; mais Lucile étoit de trop bon air pour en avoir seulement la pensée; j'ai pris à sa place une jeune personne qui brode à merveille, et qui sait faire d'ailleurs tous les ouvrages imaginables, car je veux qu'Adèle soit adroite, et que les talens et l'instruction ne lui fassent pas dédaigner un genre d'occupation si agréable. Vous savez qu'à Paris Miss Bridget mangeoit dans sa chambre; mais ici, comme nous ne sommes qu'en famille, elle mange avec nous, ainsi que Dainville: vous connoissez sa fierté, et vous imaginez bien que cette circonstance lui fait chérir le Languedoc; aussi vante-t-elle sans cesse les charmes de la campagne et le bonheur qu'on trouve dans la solitude.
Maintenant, ma chère amie, que vous connoissez
notre intérieur, je vais vous rendre compte, à-peu-près, de l'emploi de mes journées. Je me lève à sept heures; ma toilette, le déjeûner, les soins du ménage, tout cela me conduit à neuf; alors je vas à la chapelle entendre la messe; ensuite, si le temps le permet, nous nous promenons jusqu'à onze heures; je rentre dans ma chambre avec Adèle, je la fais lire, et répéter par coeur des petits contes faits pour elle, et puis nous causons jusqu'à midi, l'instant où tout le monde se rassemble pour dîner. En sortant de table, on va dans les jardins passer une heure, ou l'on reste dans le sallon à s'amuser, tantôt à regarder des cartes de geographie, des dessins, tantôt à faire de la musique, et quelquefois à causer. À deux heures, chacun rentre dans sa chambre; moi, toujours avec Adèle qui ne me quitte jamais que pour aller se promener; j'écris jusqu'à quatre heures sans interruption, Adèleallant et venant, ou jouant auprès de mon bureau. À cinq heures, Dainville m'amène mon fils qui vient prendre, avec sa soeur, une leçon de dessin d'une heure; pendant ce temps j'écris toujours: on m'apporte les yeux, les nez et les profils qu'on a faits, je blâme ou j'approuve,
et Théodore va rejoindre son père. Alors je m'occupe encore d'Adèle; nous comptons avec des jetons, et nous faisons la conversation jusqu'à sept heures; ensuite je joue de la harpe ou du clavessin jusqu'à huit et demie, que nous soupons. À neuf heures, les enfans vont se coucher; nous parlons d'eux quelquefois jusqu'à dix; je rentre chez moi, je lis une heure à-peu-près, et je me mets dans mon lit fort satisfaite de l'emploi de mon temps; je puis me dire: "voilà une journée passée, mais elle n'est pas perdue! " Je m'endors en pensant à mes enfans, je ne vois qu'eux dans mes songes, et je me réveille avec le desir de leur consacrer encore des soins si doux. Dans ma première lettre, ma chère amie, je vous donnerai les autres détails que vous m'avez demandés, mais il est temps de terminer celle-ci. Adieu; parlez-moi donc aussi de vos filles: êtes-vous plus contente de Flore?Mon aimable petite Constance est-elle toujours aussi douce, aussi sensible? Ah! Cultivez son charmant naturel; vous avez tant d'esprit, elle vous est si chère, qu'il vous sera bien facile de l'élever aussi parfaitement que je le desire, s'il est vrai, comme je n'en doute pas, que vous ayez pris la résolution de rester
davantage chez vous. Allez moins souvent aux spectacles, renoncez au bal de l'opéra, ne vous couchez pas si tard, et vous serez la meilleure comme la plus tendre des mères.
Réponse de la vicomtesse. Cela vous est bien aisé à dire: n'allez plus aux spectacles, renoncez au bal de l'opéra, etc. Je n'aime plus tout cela, mais que mettrai-je à la place? Songez donc que Flore a quatorze ans, qu'elle ne sait rien, n'a de goût pour aucun talent, excepté celui de la danse; et que ce malheur est maintenant sans reméde, sa soeur n'a que quatre ans, elle ne peut par conséquent m'occuper toute la journée. L'une est trop âgée pour que mes soins puissent lui être utiles; l'autre, trop jeune pour en avoir besoin encore: que prétendez-vous donc que je fasse de tout le temps que vous voulez me donner? ... Je vois d'ici votre indignation, je vous entends: lisez, réfléchissez, en attendant que vous puissiezagir . Fort bien, mais la lecture me fait mal aux yeux, et la réflexion me tue. D'ailleurs vous avez assez lu, assez réfléchi pour nous deux; je vous croirai sans examen, vous me dicterez à mesure ce qu'il faudra dire et faire, j'exécuterai ponctuellement;
ne me demandez ni étude ni méditation, j'en suis incapable; mais je vous promets de la confiance et de la docilité. Plaisanterie à part, je ne puis me décider à un meilleur parti, je me défie de ma raison et je connois la vôtre; il vaut mieux s'en tenir à un guide déjà bien éprouvé, que d'en prendre un dont on n'a jamais fait qu'un très-léger usage.
J'attends avec impatience ces détails minutieux que vous m'annoncez; bien sûre que tous les résultats en seront intéressans, et que vous saurez en tirer des conséquences utiles et véritablement instructives. J'ai trop peu l'habitude de m'appliquer pour qu'il vous fût possible de fixer mon attention, en ne m'offrant que des préceptes et des maximes; il me faut des tableaux et des exemples. Mais je desirerois cependant que vous me donnassiez une idée générale de vos principes d'éducation pour les filles; apprenez-moi quelles sont les qualités qu'on doit le plus cultiver en elles, et les défauts que vous jugez les plus dangereux; quel est enfin le genre d'instruction qui leur convient le mieux. Il est singulier que je ne sois pas parfaitement instruite de toutes vos opinions à cet égard; vous êtes sans cesse occupée de vos enfans,
mais vous n'en parlez jamais; et d'ailleurs je serai bien aise de retrouver encore dans vos lettres, les détails mêmes que j'ai pu obtenir de vous dans la conversation, parce que l'ordre et l'enchaînement des idées les graveront dans ma tête d'une manière ineffaçable.
Oui, ma chère amie, je suis toujours aussi peu satisfaite de Flore; elle sera plus étourdie, plus coquette que ne l'a jamais été sa mère: je ne sais si votre élève vous égalera, pour moi je suis certaine d'être surpassée par la mienne; je plaisante, mais c'est pour m'étourdir; je vous assure qu'au vrai, je ne suis que trop affectée de ne pas voir en ma fille toutes les qualités qui pourroient assurer le bonheur de ma vie. Il est vrai que dans ma jeunesse j'étois comme elle, vive, inconséquente et légère; mais du moins j'étois sensible, je ne manquois ni d'élévation ni de générosité; aussi je n'ai fait que des imprudences; et si j'ai peut-être donné lieu quelquefois à la malignité de noircir ma réputation, j'ai dû conserver l'estime de tous ceux qui m'ont connue. Si j'étois sûre que Flore eût un bon coeur, je me flatterois encore de pouvoir la corriger de ses défauts: il y a des momens où je l'espère, et
dans d'autres je suis absolument découragée. Pour ma petite Constance, elle fait toujours mes délices; elle est d'une bonté et d'une douceur inaltérables, et jamais enfant ne promit davantage.
Enfin, la prude, la droite, la pédante Miss Bridget mange donc à table avec vous; je crois en effet qu'elle est bien orgueilleuse! Dit-elle aussi souvent: je suis surprise! Avec ce visage froid et composé, sur lequel jamais l'étonnement n'a pu se peindre? Au reste, je vous prie de lui faire mes complimens; elle sera sûrement surprise de mon souvenir, mais je veux absolument me raccommoder avec elle, car je voudrois être aimée de tout ce qui vous approche. Je ne puis finir cette lettre sans vous conter une petite histoire qui vous fournira certainement le sujet de plus d'une réflexion. Le chevalier D et le comte de C, il y a environ quinze jours, eurent au jeu une assez légère contestation qui n'eut aucune suite. Je soupai le lendemain chez la belle-mère de Madame D'Ostalis, il y avoit beaucoup de monde; on parla de cette histoire, tous les hommes la trouvèrent fort simple; mais plusieurs femmes témoignèrent de l'étonnement de ce que le chevalier D ne s'étoit pas
battu; entr'autres, Madame De Senange, qui, avec cet air capable et cette voix aigre que vous lui connoissez, s'écria que cela étoit étrange, inoui , et que si le chevalier étoit son frère, ou son ami, assurément elle ne lui cacheroit pas son opinion là-dessus. Ce discours s'adressoit au vicomte de Blezac, qui, n'osant l'approuver ouvertement, se contenta de sourire, en faisant une mine très-équivoque. Alors, on se mit à chuchoter, on reprit l'histoire pour la conter à demi-bas, d'une manière toute différente; chacun y ajouta tous lesoui-dire qu'il avoit pu recueillir; pendant un quart d'heure l'on n'entendit plus dans la chambre que ces exclamations: cela est incroyable, cela n'a pas de nom, etc. Enfin, il est décidé que le chevalier D doit se battre, ou qu'il est un poltron. Le lendemain il apprend cet arrêt, il le trouve ce qu'il est, c'est-à-dire atroce et absurde; mais il n'avoit pas deux partis à prendre, il va trouver le comte de C et part avec lui pour aller se battre sur les frontières. Le pauvre chevalier a reçu trois coups d'épée, dont il a été à la mort; mais enfin il est hors de danger et revient incessamment. Voilà pourtant le fruit du bavardage de trois ou quatre femmes aussi inconsidérées que
méchantes! Elles entendent bien mal leurs intérêts en se permettant de parler aussi légèrement sur la conduite des hommes: car ces derniers peuvent si facilement s'en venger! Il est bien plus aisé d'accuser avec vraisemblance une femme honnête d'avoir un amant, qu'il ne l'est de faire passer un homme brave pour un poltron; et en vérité nous ne devons pas nous étonner d'être aussi souvent calomniées par les hommes, quand nous les traitons nous-mêmes avec si peu de ménagement. Adieu, ma chère amie; il y a déjà deux grands mois que nous sommes séparées; vous dites de fort jolies choses sur l'absence, mais pour moi je ne puis la trouver qu'insupportable, lorsqu'elle me prive de vous.-Envoyez-moi donc la description de votre château.
Réponse de la baronne. Vos réflexions sur l'aventure du chevalier, sont très-justes: ce n'est pas la première de ce genre dont j'aie entendu parler; et comme vous le dites, les femmes qui se permettent de déchirer la réputation des hommes et qui les accusent de manquer de courage, ou de délicatesse au jeu, méritent bien le peu d'égards qu'elles en obtiennent.
Vous voulez donc, ma chère amie, que je vous donne une idée générale de mon plan d'éducation. Mon premier principe est qu'il faut employer tous ses soins à préserver son élève d'un défaut commun presque à toutes les femmes, et qui en entraîne tant d'autres, la coquetterie. Vous dites, ma chère amie, que vous avez été coquette, et c'est une prétention fort mal fondée; les personnes avec lesquelles vous avez vécu, le mauvais exemple, la mode ont pu vous en donner l'apparence; mais vous ne l'étiez que par caprice et par accès, et point par caractère,
puisque vous avez conservé un esprit juste et un bon coeur. Ce vice odieux rétrécit l'esprit, le rend susceptible des misères les plus ridicules, il éteint la sensibilité et conduit aux plus affreux égaremens. Une coquette n'a ni principes, ni vertus; elle se fait un jeu cruel d'inspirer des sentimens qu'elle est décidée à ne partager jamais; troubler l'union fortunée de deux coeurs tendres et paisibles, n'est qu'une de ses moins coupables fantaisies; livrée tour-à-tour au dépit, à la jalousie la plus basse, elle veut tout subjuguer, et sacrifie sans remords à cette prétention absurde les bienséances et l'honnêteté. Cette passion factice, produite par le desséchement du coeur et le dérèglement de l'imagination, quand elle est poussée au dernier excès, n'a point de frein qui puisse l'arrêter. Avec de l'adresse on conduira toujours une coquette au-delà des bornes qu'elle s'est prescrites; il ne s'agit que de piquer, d'irriter son orgueil, et d'être à la mode: froide et stérile victoire qui ne vaut pas les soins qu'elle coûte! Il y a des vices pour lesquels il faut inspirer de l'horreur, il y en a d'autres sur lesquels il ne faut que jeter du ridicule; c'est le moyen le plus certain de préserver de ceux que la corruption
générale et l'usage ont rendu communs. La coquetterie est de ce nombre; persuadez à votre élève qu'on s'amuse d'une coquette, qu'on s'en moque, qu'on la méprise en la louant, et vous aurez tout gagné. Qu'elle ne soit point éblouie des succès apparens du rôle, et elle sentira facilement combien il est odieux. Sur-tout empêchez-la de croire que le premier de tous les avantages est d'être belle; gardez-vous bien d'établir cette vérité par des maximes qui l'ennuiroient sans la convaincre, mais ne vantez jamais avec chaleur devant elle que les charmes de l'esprit et du caractère, et vous la rendrez honnête par systême et par penchant. L'éducation des hommes et celle des femmes a cette ressemblance, qu'il est essentiel de tourner leur vanité sur des objets solides, mais elle diffère d'ailleurs sur presque tous les autres points: on doit éviter avec soin d'enflammer l'imagination des femmes et d'exalter leurs têtes; elles sont nées pour une vie monotone et dépendante. Il leur faut de la raison, de la douceur, de la sensibilité, des ressources contre le désoeuvrement et l'ennui, des goûts modérés et point de passions. Le génie est pour elles un don inutile et dangereux; il les sort de
leur état, ou ne peut servir qu'à leur en faire connoître les désagrémens. L'amour les égare, l'ambition ne les conduit qu'à l'intrigue. Le goût des sciences les singularise, les arrache à la simplicité de leurs devoirs domestiques, et à la société dont elles sont l'ornement. Faites pour conduire une maison, pour élever des enfans, pour dépendre d'un maître qui demandera tour-à-tour des conseils et de l'obéissance, il faut donc qu'elles ayent de l'ordre, de la patience, de la prudence, un esprit juste et sain; qu'elles ne soient étrangères à aucun genre de connoissances, afin qu'elles puissent se mêler avec agrément à toute espèce de conversation; qu'elles possèdent tous les talens agréables; qu'elles ayent du goût pour la lecture; qu'elles réfléchissent sans disserter, et sachent aimer sans emportement. Rousseau veut qu'on ne corrige pas l'esprit de ruse naturel aux femmes , parce qu'elles en auront besoin pour captiver les hommes dont elles dépendent. On en pourroit dire autant de beaucoup d'autres défauts, par exemple de la dissimulation si odieuse par elle-même, et si nécessaire quelquefois; le mensonge même n'a-t'il pas souvent son utilité? Mais pour une occasion où le vice
pourroit servir, dans combien d'autres est-il nuisible! Il n'y a de sûr que l'usage constant de la vertu. D'ailleurs, les vices produits par les passions ne doivent pas inspirer autant de mépris que ceux auxquels nous nous livrons volontairement par une basse combinaison sur nos intérêts personnels; et ces derniers prouvent trop la corruption de l'esprit et l'avilissement de l'âme, pour qu'on les puisse excuser. Enfin, une femme artificieuse saura gouverner un mari foible et borné, dont elle auroit même pu, sans ce défaut, obtenir la confiance d'une manière plus solide; mais jamais elle ne jouira de l'attachement et de l'estime d'un homme de mérite.
Vous me demandez la description de mon château; je suis sûre qu'en vous la faisant, je vais m'exposer à toutes vos moqueries , mais n'importe, vous le voulez, il vous faut satisfaire.Montaigne dit: "comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie,... etc."
Souvenez-vous de ce passage en lisant ma description.
Nous habitons le rez-de-chaussée: on entre d'abord dans un vestibule qui conduit à une salle à manger éclairée par le plafond, et dont les peintures à fresque représentent les métamorphoses d'Ovide. Après cette pièce, on trouve un très-beau sallon de forme carrée donnant sur le jardin; ce sallon a pour tapisserie la chronologie de l'histoire romaine peinte à l'huile sur de grandes toiles montées sur des chassis: on y voit d'abord les médaillons des sept rois de Rome, ensuite les plus grands hommes qui ayent illustré la république, et tous les empereurs jusqu'à Constantin. Le côté qui fait face à celui-ci, contient les dames romaines les plus célèbres du temps des rois et de la république, Lucrèce,Clélie, Cornélie,
Porcie, etc. Et toutes les impératrices jusqu'à Constantin. Les deux autres façades du sallon représentent quelques traits choisis de l'histoire romaine. Le fond de la tapisserie est peint en bleu, les médaillons le sont en grisaille imitant le bas-relief; ce qui produit à la vûe l'effet le plus agréable: on ne voit de chaque figure que le profil; presque tous ont la ressemblance de l'empereur ou de l'impératrice qu'ils représentent, car ils ont été dessinés d'après les médailles qui nous restent d'eux; autour de chaque profil est écrit en grosses lettres le nom du personnage et l'année dans laquelle il mourut. Vous conviendrez que cette tapisserie est plus instructive que du damas, et j'ajouterai avec vérité qu'elle est cent fois plus agréable, qu'elle ne coûte pas plus cher, et qu'elle durera éternellement: les dessus-de-portes représentent aussi des sujets tirés de l'histoire romaine. À droite et à gauche de ce sallon, se trouvent deux aîles qui forment l'appartement de M D'Almane et le mien. J'occupe la droite: en sortant de ce sallon, on entre dans une longue galerie dont la
tapisserie, peinte comme celle de la pièce précédente, représente toujours, suivant l'ordre chronologique, les plus grands hommes de l'histoire des grecs, et quelques traits choisis de la même histoire: au bout de cette galerie, se trouve ma chambre à coucher; une partie de l'histoire sainte y est peinte de la même manière. La chambre de ma fille est à côté de la mienne, elle est tapissée d'un papier bleu anglois, orné de cent vingt petits tableaux peints à la gouache, qui représentent des sujets tirés de l'histoire de France; ces tableaux peuvent se décrocher, et j'ai moi-même écrit, derrière, l'explication de ce qu'ils contiennent. J'ai, outre tout cela, des bains et un cabinet d'étude, dont une moitié, en bibliothèque, contient à-peu-près quatre cent volumes, et l'autre occupée par des armoires, offre quelques minéraux, quelques madrepores, et une très-jolie collection de coquilles. Ce cabinet donne sur un petit jardin de
plantes usuelles classées avec ordre, ayant toutes leurs étiquettes, et dont j'ai seule la clef. L'appartement de M D'Almane est absolument distribué comme le mien, ainsi je ne vous parlerai que de ses tapisseries: celles de sa galerie représentent tous les rois et toutes les reines de France, et plusieurs grands hommes. Chaque ministre auquel la France a dû quelques années de gloire, et sur-tout de bonheur, est placé dans le médaillon de son roi; cette association honore également l'un et l'autre: Henri IV en paroît plus grand, quand il est à côté de Sully; car le mérite d'avoir su choisir un tel ministre, suffiroit seul pour immortaliser un prince. La chambre de M D'Almane et celle de mon fils, sont décorées et remplies par différens objets relatifs à l'art militaire, des dessins de fortifications, des plans en reliefs, etc. Un cabinet contenant des livres, des globes, des sphères, est la dernière pièce de cet appartement. Quand nous voulons faire parcourir à nos enfans tous ces tableaux historiques, suivant un ordre chronologique, nous partons de ma chambre à coucher qui représente l'histoire sainte (la première de toutes, puisqu'elle commence à la création du monde); de-là nous entrons dans ma galerie
où nous trouvons l'histoire ancienne; nous arrivons dans le sallon qui contient l'histoire romaine, et nous finissons par la galerie de M D'Almane où vous avez vu l'histoire deFrance. À l'égard de la mythologie, nous la trouvons dans la salle à manger, et elle fait ordinairement le sujet de la conversation pendant tout le dîner. L'étage au-dessus de celui-ci consiste en cinq ou six petits appartemens à donner; et au dernier étage sont logés la plupart de nos gens. Les murs de l'escalier qui conduit à tout cela, sont entièrement recouverts de grandes cartes de géographie, ainsi que ceux des corridors, ce qui forme un atlas complet; nous supposons le midi au rez-de-chaussée, et le nord au dernier étage, et nous avons posé les cartes en conséquence, petite attention qui ne peut que mieux placer dans la tête des enfans l'idée des positions. Tous les meubles de ma maison sont en toile, toutes les sculptures simples et en blanc de doreur, les lambris de l'escalier et le corridor du premier étage sont revêtus en marbre blanc, et lavés tous les jours ainsi que les marches de l'escalier, et toutes les cheminées qui sont de marbre. Sur la porte d'entrée du vestibule, ces mots sont écrits: true
happiness is of a retired nature,... etc. . Outre toutes les tapisseries historiques dont je viens de vous parler, j'ai encore dans un garde-meuble six grands paravents peints aussi, et qui donnent une idée de la chronologie des histoires d'Angleterre, d'Espagne, de Portugal, d'Allemagne, de Malte et des turcs. J'ai d'ailleurs une très-grande provision de petits écrans de main, tous géographiques, de cartes anciennes et modernes, et sur le revers desquels j'ai fait écrire en anglois ou en italien une claire et courte description historique des pays représentés sur la carte. À l'égard des jardins, ils sont aussi de la plus grande simplicité; nous avons conservé un petit bois et deux grandes allées de maronniers qui forment un majestueux ombrage à cent pas du château; et d'ailleurs toutes les charmilles ont été arrachées, entr'autres un labyrinthe qui faisoit depuis trente ans l'admiration de la province: de grands tapis de gazon, et de jeunes plantations d'arbres étrangers, n'obtiennent pas autant d'éloges de nos voisins, mais offrent des promenades infiniment plus
agréables. Vous m'avez souvent entendu critiquer les montagnes dans les jardins, je les trouve toujours fort désagréables à la vûe quand elles ne sont pas imposantes par la prodigieuse élévation qui peut seule leur donner cette majesté qui frappe l'imagination; cependant j'en ai trois petites dans mon parc, non pour le plaisir de mes yeux, mais pour les faire gravir à mes enfans, car cette espèce d'exercice les amuse, les fortifie et est excellent pour eux.
Je ne vous ai point encore parlé de mes voisins: je ne suis liée particulièrement qu'avec madame la comtesse de Valmont, qui demeure à deux lieues de B. Elle n'a qu'un fils âgé de 12 ans, qu'elle aime avec une tendresse, qui dès le premier moment m'a prévenue en sa faveur; elle est d'ailleurs belle et jeune encore, et elle a dans son maintien et dans sa manière de s'exprimer, une noblesse et en même-temps une simplicité et une négligence qui donnent à ses moindres actions de la grâce et de l'intérêt. Elle a de l'esprit et de l'instruction; elle parle peu, non par timidité, mais par indolence; et elle n'a jamais le desir de briller ou de fixer l'attention. Elle est soeur de Madame D'Olcy, que vous avez sûrement rencontrée
dans le monde, et qui donnoit tant de bals il y a dix ans: elle a encore une autre soeur religieuse. Son père, M D'Aimery, est un savant, à ce que dit M D'Almane. Depuis la mort d'un fils unique qu'il adoroit, il s'est retiré dans cette province; il loge chez Madame De Valmont, celle de ses filles qu'il aime le mieux; il est fort triste et fort distrait, mais sa conversation, toujours sérieuse, est souvent instructive et quelquefois très-agréable. M De Valmont n'a ni l'esprit et les graces de sa femme, ni le mérite de son beau-père; il joue parfaitement au battoir, au billard et au volant; il tire supérieurement et aime la chasse avec passion; il a une gaité un peu bruyante, mais il a un visage si épanoui et si frais et auquel le rire va si bien; il a l'air si content de tout, il a tant de franchise, de naturel et de bonhommie, qu'il est impossible de le trouver importun et de n'avoir pas pour lui de la bienveillance.
Mais je m'apperçois, ma chère amie, trop tard pour vous peut-être, que je viens d'écrire un volume. Adieu; si vous ne me faites pas une réponse de quatre pages au moins, je n'oserai plus vous envoyer des lettres aussi démesurément longues; et sur-tout point de ce petit papier que
vous aimez tant: gardez-le pour vos amies de Paris; pour moi, je suis fort mécontente quand je reconnois votre écriture sur ces jolies petites enveloppes toutes faites, dont votre écritoire est remplie.
Je vous prie de me parler un peu de Madame D'Ostalis; mandez-moi si vous la voyez souvent, et si mon absence ne lui fait pas négliger ses talens.
Réponse de la vicomtesse. Oh quelle peinture vous faites de la coquetterie! Elle me guérit de mes prétentions à cet égard. Non, je ne me vanterai plus d'avoir été coquette, et je me repentirai, toute ma vie, d'en avoir eu quelquefois l'apparence. Vous m'avez réellement fait une profonde impression; mais pourquoi ne me disiez-vous pas tout cela quand j'avois vingt ans? Ma conversion alors vous auroit fait beaucoup plus d'honneur, et m'eût épargné bien des peines. Enfin, je n'étois coquette qu'à demi; vous me le dites, et je l'ai toujours pensé; mais en êtes-vous bien sûre? En vérité vous avez troublé ma conscience: de grace, ne me parlez jamais de coquetterie, oh la vilaine chose! ... Si vous saviez dans quelle disposition j'étois lorsque j'ai reçu votre lettre! ... Si vous saviez ce qui m'arrive! ... J'étois peut-être sur le bord d'un précipice , et vous m'en avez arrachée. Je vois d'ici votre étonnement; je ne puis rien vous cacher, vous ne l'ignorez pas... mais quelle
confidence! ... N'importe, vous êtes si indulgente! Supérieure aux foiblesses de votre sexe, vous savez les excuser toutes: écoutez-moi donc, et jugez, par l'aveu que je vais vous faire, du service que vous m'avez rendu. Je ne vous parlerai point de mes principes, vous les connoissez, et vous êtes bien sûre que si j'ai quelques étourderies à me reprocher, du moins mon coeur est pur; j'ai fait assez de fausses démarches pour qu'on ait pu dire quelquefois que j'avois un amant; mais jamais on ne l'a pensé, et depuis plusieurs années, il est généralement reçu que le fond de ma conduite a toujours été irréprochable; car le monde, juge léger et pourtant impartial, se rétracte avec autant de bonne-foi qu'il condamne facilement. Eh bien, ma chère amie, puisqu'enfin il faut venir au fait, eh bien, je croyois à trente-un ans n'avoir plus rien à craindre, ni de la calomnie, ni de la coquetterie, ni des hommes; je respirois, je me disois: j'ai conservé ma réputation, cela est bien heureux! ... J'ai passé l'âge où elle peut recevoir des atteintes dangereuses, et c'est une bonne chose à retrouver quand on n'est plus de la première jeunesse; me voilà au port, j'en suis charmée... point du tout; c'est que
M De Merville, que vous avez laissé si occupé de Madame De C, M De Merville, tout d'un coup, je ne sais comment, s'avise de devenir amoureux de moi. Je n'ai jamais pu supporter sa tournure; mais il est jeune, à la mode, il me sacrifie une femme de vingt-trois ans... mon coeur reste entièrement libre; cependant je souffre ses soins, je le reçois chez moi, et je me promets de mettre tout en oeuvre pour achever de lui tourner la tête. Ce projet à peine étoit formé, lorsque votre dernière lettre arrive; ma surprise ne peut se peindre, chaque trait du tableau que vous tracez d'une coquette, sembloit fait pour moi; chaque mot me parut un reproche, cette phrase sur-tout: troubler l'union fortunée de deux coeurs tendres et paisibles, n'est qu'une de ses moins coupables fantaisies . M De Merville est libre, Madame De C est veuve! Je me représente cette dernière au désespoir, je vois un mariage rompu, ma réputation détruite... enfin, je me trouve un monstre. Je me hais, je déteste M De Merville, je m'attendris sur le sort de cette pauvre Madame De C, et je n'aime plus dans le monde qu'elle et vous. Il faut vous dire que M De Merville ne m'avoit point encore ouvertement parlé de ses sentimens:
les déclarations sont passées de mode; elles sont si inutiles, on s'entend et l'on se répond si bien sans cela! Il devoit le soir même souper chez moi, ainsi que Madame De C; il arrive, comme vous le croyez bien, avant tout le monde; j'étois seule, il veut saisir cette occasion favorable, et s'explique enfin de la manière la plus positive. Alors, j'affecte une surprise extrême: c'est un mouvement que nous savons si bien imiter, qu'il n'y a pas un homme qui n'en soit la dupe; et pour achever de convaincre M De Merville de ma bonne-foi, je lui parle de ses engagemens avec Madame De C; je fais d'elle le plus pompeux éloge; je crois même que dans mon enthousiasme je vantai son esprit: il falloit pour cela bien de la bonne volonté, vous en conviendrez; mais j'avois tant à réparer! M De Merville véritablement étonné, confondu, en perdant l'espérance, perd au même instant cette prétendue passion qu'il venoit de me dépeindre si vive: nous nous faisons beaucoup de protestations d'estime; quelques personnes arrivent et terminent heureusement un entretien qui commençoit à devenir aussi languissant que froid. Raccommodée enfin avec moi-même, j'éprouvois une satisfaction intérieure,
bien préférable à tout ce fol enivrement que peuvent causer les succès qui ne flattent que l'amour-propre. J'ai eu d'autant plus de mérite dans cette occasion, que jamais, je vous l'avouerai, je n'ai eu d'accès de coquetterie aussi vif et aussi marqué que celui-ci; expliquez-moi cela, si vous pouvez, car pour moi je ne puis le concevoir. Ce qu'il y a de certain, c'est que je sens trop à présent les conséquences de ce vice affreux, pour y retomber jamais; ainsi du moins n'ayez plus d'inquiétudes pour l'avenir, et soyez bien sûre que je suis corrigée pour toujours. La description de votre château m'a fait grand plaisir; celle que vous faites des coquettes m'a ôté, pour long-tems, cette humeur moqueuse que vous semblez craindre; ainsi, pour cette fois, vous ne recevrez que des éloges: d'ailleurs, en vérité, je crois que je ne critiquerai jamais une invention si utile, et qui épargnera à vos enfans l'ennui mortel d'apprendre par coeur, dans des livres, une foule de dates toutes oubliées à vingt ans. Je comprends que cette méthode doit graver la chronologie dans leurs têtes, d'une manière sûre; car l'ordre dans lequel ces médaillons sont placés, et qu'ils ont éternellement devant les
yeux, ne doit jamais s'effacer de leur mémoire. Avec plus de dépense il seroit possible de perfectionner encore cette invention, en rendant tous les meubles utiles: les fauteuils et les tapis faits aux Gobelins, pourroient représenter aussi des choses instructives; enfin, quand une tapisserie seroit sue par coeur, on pourroit la faire disparoître pour quelque tems, et la remplacer par une nouvelle. Il y a beaucoup de particuliers en état de faire cette dépense, mais cette idée devroit être adoptée par tous les princes; et sûrement j'enverrai votre description à mon frère, je suis bien certaine qu'il en fera usage pour son élève.
J'ai quelques doutes à vous proposer sur l'article de votre lettre qui concerne les femmes: il me semble que vous les jugez trop d'après vous, et que vous en exigez une réunion de qualités, d'agrémens et de talens, qui ne peut jamais être le partage que d'un très-petit nombre. Vous voulez qu'une femme ait une raison solide, toutes les vertus essentielles, un esprit orné, une teinture superficielle mais générale des sciences, tous les talens agréables; qu'elle sache plusieurs langues, qu'elle n'ait ni pédanterie, ni prétentions, et qu'enfin elle conduise sa maison comme une bonne
ménagère qui n'auroit pas d'autre mérite. Je crois bien que si votre élève est née avec un esprit supérieur, vous en pourrez faire cet être accompli; mais l'espérez-vous, si elle n'a qu'un esprit commun et une mémoire ordinaire? Il me semble qu'un plan d'éducation ne doit être fait ni pour les prodiges, ni pour les monstres: la stupidité et l'atrocité sont aussi rares que l'héroïsme et le génie; mais c'est pour la médiocrité qu'il faut travailler, car c'est sur elle qu'il faut compter. À l'égard des talens, n'est-il pas nécessaire que des dispositions naturelles secondent vos soins? J'ai eu des maîtres dans tous les genres, j'ai appris dix ans l'arithmétique, la géographie, l'histoire, la musique, j'ai joué du clavessin, j'ai dessiné et je n'ai jamais sû un mot de tout cela. J'avois de la disposition pour la danse, et six mois de leçons m'ont rendue une des meilleures danseuses de la société. D'ailleurs, j'ai peine à croire que le temps prodigieux qu'on est forcé de donner à cette espèce d'étude, ne nuise pas infiniment au développement de qualités plus essentielles; je sais bien qu'on peut vous citer comme un exemple du contraire; mais je ne parle qu'en général. Vous voulez sur-tout cultiver l'esprit et former le coeur
de votre fille; comment le pourrez-vous si elle apprend à broder, à dessiner, à danser, à chanter et à jouer de plusieurs instrumens? Enfin, vous avez le projet de lui apprendre tant de choses que j'en suis effrayée pour sa santé; et je ne puis me persuader qu'une telle application ne soit pas très-dangereuse pour un enfant. Vous desirez que je vous parle de Madame D'Ostalis, je n'ai que du bien à vous en dire; elle se conduit toujours avec autant de prudence que si elle étoit sous vos yeux, et elle est aussi distinguée par sa réputation que par sa figure et ses agrémens. Elle a une égalité et une douceur inaltérables, un naturel charmant, et une certaine sérénité qui fait plaisir à contempler, parce qu'on sent qu'elle vient du calme parfait de ses passions et de la pureté de son ame. Toutes les femmes lui pardonnent ses talens et sa beauté en faveur de sa simplicité et de sa modestie; et les hommes, malgré sa jeunesse, la respectent véritablement, parce qu'elle n'a ni pruderie, ni la moindre apparence de coquetterie. Elle passe sa vie chez moi, sur-tout pour parler de vous; elle vous aime avec une tendresse qui me la rendroit chère, quand elle n'auroit pas d'autre mérite: hier nous
avons soupé en famille; il y eut une grave partie de réversi; les joueurs étoient Madame D'Ostalis, son mari, la marquise Amélie, et ma fille. La partie, comme vous le croyez bien, a été un peu bruyante; les quinolas forcés ont causé des cris, un train dont vous ne pouvez vous former une idée; Madame D'Ostalis, malgré sa tranquillité, a été toute aussi mauvaise joueuse que les autres, et elle a quitté le jeu avec un enrouement qui a duré toute la soirée. Elle est gaie bien franchement et d'une manière bien aimable. Elle est fort inquiète dans ce moment, on croit qu'elle est grosse: il faudroit alors qu'elle renonçât au voyage de Languedoc, ce qui la mettroit au désespoir. M D'Ostalis qui desire passionnément un garçon, ne partage point du tout son chagrin à cet égard, et cette diversité de sentimens a déjà causé plus d'une querelle; mais vous imaginez bien que l'aigreur ne s'y mêle jamais.
Adieu, ma chère amie; j'espère que vous ne vous plaindrez pas de mon petit papier, et que vous trouverez celui-ci suffisamment grand; vous n'aurez plus de ces petites enveloppes toutes faites, qui vous déplaisent; je sais en effet où les placer mieux. Je voulois l'autre jour faire une réponse
à une femme dont je ne me soucie point, qui ne m'aime pas, et je n'avois à lui dire que de ces phrases d'usage que tout le monde fait par coeur; par distraction je cachetai une de ces enveloppes sans rien écrire dedans, et je la lui envoyai; quand j'ai su cette étourderie, j'ai pensé que mon billet valoit au moins le sien, et j'ai desiré qu'on établît l'usage d'envoyer ainsi des billets blancs, comme on se fait écrire, au lieu de rendre soi-même la visite. Il y a tant de billets qui ne disent pas plus de choses que le nom qu'on trouve sur sa liste! Il est vrai qu'il existe quelques femmes qui ont de rares talens pour ce genre d'écrire, et qui possèdent au suprême degré l'éloquence du billet : Madame De F, par exemple, est persuadée que les siens passeront tous à la postérité; cela seroit juste, car ils lui donnent assez de peines pour mériter cet honneur: le sujet le plus simple devient brillant entre ses mains; elle m'a écrit il y a huit jours des choses charmantes pour s'excuser de souper chez moi, parce qu'elle étoit enrhumée; mais hier j'ai reçu encore un billet d'elle, qui surpasse tous les autres: il s'agissoit de me demander ma loge à la comédie italienne; ce fond ne paroît pas devoir fournir des idées
bien neuves et bien saillantes; eh bien, graces, gaieté, sentiment, délicatesse, elle avoit mis de tout cela dans un billet de huit lignes! Je me suis sentie piquée d'une noble émulation, j'ai voulu m'essayer dans ce genre; mais, à ma confusion, j'ai eu beau méditer, beau rêver, il ne m'est jamais venu dans la tête que le fait, c'est-à-dire, "que j'étois bien fâchée d'avoir rendu ma loge, puisqu'elle la desiroit". Et j'ai envoyé, en soupirant, cette plate réponse qui m'a certainement perdue dans son esprit. Adieu donc, ma chère amie; embrassez pour moi bien tendrement la charmante petite Adèle. Constance, qui parle de vous sans cesse, m'a priée de vous écrire un baiser de sa part ; elle devient tous les jours plus aimable et plus jolie; elle a été un peu malade, mais elle se porte à merveille à présent. À propos de cela, je vous demande en grace de me communiquer vos idées sur l'éducation physique des enfans; je ne suis pas contente de la santé de ma fille aînée, je crois qu'elle a été élevée trop délicatement, et trop purgée dans son enfance: quel régime suivez-vous pourAdèle, et que pensez-vous de la méthode de J J Rousseau?
Réponse de la baronne. M De Merville, vous inspirer le mouvement de coquetterie le plus vif que vous ayez jamais éprouvé! Cela peut en effet paroître surprenant. Vous me demandez toujours les raisons de tous vos caprices, c'est me donner, ma chère amie, un peu d'occupation; mais puisque vous l'exigez, voici les réflexions que votre aventure m'a fait faire. Je crois qu'il y a une époque très-dangereuse pour les femmes qui ne sont pas entièrement exemptes de coquetterie; c'est l'instant où, toujours belles, mais n'ayant plus ni l'éclat, ni la fraîcheur de la jeunesse, elles ont cessé d'être citées pour la figure, et ne produisent plus d'effet marqué. Enfin, le moment où l'on dit d'une femme: elle est encore bien jolie! Cet encore gâte bien l'éloge; il commence à votre âge, et finit à trente-cinq ou trente-six ans; car alors on n'est plus regardée, et souvent même ce malheur arrive beaucoup plus tôt. Il me paroît donc assez naturel qu'une femme de trente ans, qui n'est plus suivie
de la foule empressée dont elle étoit environnée quelques années auparavant, attache un plus grand prix aux hommages dont elle est encore l'objet. Jadis elle trouvoit tout simple qu'on fût amoureux d'elle, maintenant elle en est presque reconnoissante; elle sait que ce n'est plus par air qu'elle est recherchée; cet empire brillant que lui donnoit la mode, est anéanti sans retour: c'est une reine détrônée qui n'a plus de courtisans, et qui n'en est que plus touchée des sentimens qu'on lui témoigne. Elle a renoncé à la gloire de tourner vingt têtes à la fois, mais il lui reste l'espoir d'inspirer encore une passion violente; elle ne manquera pas de supposer cette passion au premier homme qui s'avisera de paroître occupé d'elle. Quel que soit cet amant, il flattera plus son amour-propre que tous ceux de sa jeunesse. Combien le rend précieux l'idée fâcheuse qu'il est peut-être le dernier qu'on enchaînera! Quels ménagemens on lui doit! C'est alors que la coquetterie met en oeuvre tout ce qu'elle a d'artifice et d'adresse; c'est alors qu'on ne sauroit s'empêcher de vouloir jouir de son triomphe, et qu'on brûle de l'étaler à tous les yeux; et c'est alors enfin, que cet amant, s'il n'est pas un imbécille, peut,
sans être aimé, ravir à cette femme et sa réputation et tout le repos de sa vie. Ce tableau offre à-peu-près l'histoire de Madame De *, que nous avons vue si jolie, si à la mode, si dédaigneuse pour les amans qu'elle avoit l'art d'attirer sans paroître s'en soucier, et qui, ayant conservé long-temps une assez bonne réputation pour une coquette, la perdit tout-à-coup à trente-deux ans, pour l'homme du monde qui pouvoit le moins justifier un semblable égarement. Voilà, ma chère amie, une partie de mes idées sur ce sujet; comme je ne parle point par expérience, je puis me tromper; jugez-en, vous êtes si bien en état de décider si mes conjectures sont vraies ou fausses, que je m'en rapporte entièrement à vous. Je ne suis pas surprise que vous ayez éprouvé mille fois plus de satisfaction à rendre M De Merville à cette pauvre Madame De C, que vous n'en aviez trouvé à le lui enlever; les jouissances de l'amour-propre, aussi passagères que vaines, ne sauroient laisser de profondes traces; elles ne sont produites que par l'imagination, dont tout le feu s'éteint, si l'attrait de la nouveauté ne le rallume. Les plaisirs du coeur, moins tumultueux, mais plus doux et plus durables,
peuvent seuls assurer notre félicité. Tout ce qui n'a point touché notre ame, ne nous laisse qu'un faible souvenir, qui même, loin de nous charmer, souvent nous importune; croyez-vous qu'une vieille coquette, en se retraçant les plus brillans succès de sa jeunesse, n'éprouve pas plus de regrets que de plaisirs? Regrets d'autant plus amers qu'ils sont honteux et qu'il faut les dissimuler; tandis que le souvenir d'une action vertueuse est à jamais pour nous une source inépuisable de satisfaction!
À présent, ma chère amie, je vais tâcher de répondre aux objections que vous me faites sur mes principes d'éducation; vous ne pouvez concevoir comment il me sera possible de cultiver l'esprit de mon élève, de former son coeur, et en même-temps de lui donner tous les talens agréables; en effet, si vous supposez que mon espérance soit de voir Adèle à douze ans excellente musicienne, jouant de plusieurs instrumens, sachant l'histoire, la géographie, la mythologie, connoissant une partie de nos meilleurs ouvrages, etc. ; Si vous imaginez cela, vos réflexions sont parfaitement justes: mais si tel étoit mon plan, je n'aurois fait qu'adopter celui qui est généralement
suivi, et dont le peu de succès a si bien prouvé, jusqu'ici, qu'il en falloit chercher un autre. Le principal défaut de tous les instituteurs, est, comme l'observe Rousseau, de s'attacher moins à former leurs élèves, qu'à les faire briller; de leur donner, dans cette intention, des connoissances qui ne peuvent convenir à leur âge; enfin, de surcharger leur mémoire, non de choses solides, mais de mots qui n'ont pour la plupart aucun sens pour eux. Adèle, à douze ans, bien loin d'être un prodige, paroîtra peut-être, à de certaines gens, infiniment moins instruite que beaucoup d'autres enfans de son âge; elle ne connoîtra pas un seul des livres que toutes les jeunes personnes savent par coeur; elle n'aura jamais lu les fables de La Fontaine, Télémaque, les lettres de Madame De Sévigné et les théâtres de Corneille, de Racine, de Crébillon et de Voltaire, etc. N'est-il pas absurde de mettre tous ces chef-d'oeuvres entre les mains d'un enfant qui n'y peut rien comprendre, et de le priver par-là du plaisir de les lire un jour avec sa raison, pour la première fois? Adèle, à douze ans, ne sera en état ni de bien faire un extrait, ni d'écrire une jolie lettre, ni de m'aider à faire les honneurs
de ma maison. Elle aura peu d'idées, mais n'en aura pas une fausse; elle déchifrera bien la musique, jouera de plusieurs instrumens et dessinera d'une manière surprenante pour son âge, sans supercherie, et sans que son maître, en retouchant ses ouvrages, lui apprenne à mentir au lieu de lui montrer à dessiner. Elle ne saura d'histoire, de mythologie et de géographie que ce qu'elle en aura pu apprendre par nos tapisseries, la conversation et d'autres moyens encore dont je vous parlerai par la suite; et je crois, qu'à cet égard, elle sera plus instruite que les enfans ne le sont communément. Elle aura beaucoup d'autres connoissances, qu'on ne lui découvrira qu'en vivant avec elle, et qu'elle n'aura acquises qu'en s'amusant. Pour que vous puissiez vous en former une idée, il est nécessaire que j'entre dans quelques détails qui pourront en même-temps vous donner l'intelligence de toute ma méthode. Tous les enfans, en général, sont nés avec assez de mémoire pour retenir une prodigieuse quantité de choses utiles, si jamais on ne leur en apprenoit de superflues, et si toujours on fixoit leur attention: je ne connois que deux moyens pour arriver à ce but, de ne leur dire que ce qu'ils peuvent comprendre, et
de ne jamais négliger une occasion de leur donner un genre d'instruction à leur portée, quel qu'il soit. Par exemple, il est si facile de rendre presque tous leurs jeux utiles! L'idée de mes tapisseries m'a donné celle de lanternes magiques historiques; j'ai fait faire environ quatre ou cinq cent verres qui représentent des sujets tirés de l'histoire; nous avons la récréation de la lanterne magique, quatre fois par semaine; je me charge de la montrer; ce que je fais presque toujours en anglois: je donne ainsi, sans qu'on s'en doute, deux leçons à la fois; et comme les tableaux changent souvent, je vous assure qu'Adèle et Théodore se divertissent infiniment davantage de ma lanterne magique, que les enfans qui ne voyent jamais que m le soleil, madame la lune, l'enfant prodigue se ruinant avec des filles, une servante buvant le vin qu'elle a tiré, et le mitron arrachant la queue du diable. J'ai substitué aussi à l'amusement favori des enfans, celui de faire des châteaux de cartes, un jeu qui leur donne une idée de l'architecture. J'ai fait faire en petit et en carton, deux maisons et deux palais qui se démontent; tous les ornemens possibles d'architecture s'y trouvent, toutes les pièces sont
numérotées, et l'on a écrit sur chacune le nom de l'objet qu'elles représentent: mon fils a d'ailleurs plusieurs châteaux fortifiés; Adèle même s'en amuse quelquefois, ainsi que d'un petit vaisseau charmant, dont M D'Almane nous explique toutes les parties, au moins une fois par semaine. À la promenade, nos enfans ne s'exercent encore qu'à sauter, à courir; dans un an nous les accoutumerons, ainsi que Rousseau le conseille, à mesurer des yeux un espace quelconque, combien telle allée peut avoir d'arbres, combien telle terrasse a de pots de fleurs, etc. C'est aussi là qu'ils apprendront ce que c'est qu'un pied, une toise, un arpent, et qu'ils acquéreront quelques notions d'agriculture. Mathurin, mon jardinier, sera leur premier maître, il a même déjà commencé ses leçons; il nous suit presque toujours dans nos promenades, et nous apprend tous les jours quelque chose de nouveau. Adèle etThéodore ont chacun un petit jardin, et Mathurin veut bien les former dans l'art de les cultiver. Dès-à-présent, nous faisons usage pour eux des jeux de nuit recommandés parRousseau, afin, en les accoutumant aux ténèbres et à l'obscurité, de les préserver à jamais de ces noires
idées qui ont tant de pouvoir sur l'imagination. Adèle et Théodore, comme tous les enfans, aiment particulièrement à jouer à la madame : ce jeu, par mes soins, est devenu un vrai cours de morale; j'invente les plans, et vous imaginez bien que les petits sujets que je leur donne, ne peuvent développer que des sentimens honnêtes, et qu'une bonne action en forme toujours le dénouement. Le fils de Madame De Valmont se mêle à ces jeux, et très-souvent on m'y donne à moi-même un rôle que je joue, je vous assure, aussi bien qu'il m'est possible. La poupée même d'Adèle ne m'est pas inutile. Adèle lui répète les leçons qu'elle reçoit de moi; j'ai toujours une oreille attentive à ces dialogues; si Adèle gronde injustement, je me mêle de la conversation, et je lui prouve qu'elle a tort. Cet amusement sert encore à la rendre adroite; si elle a besoin pour sa poupée d'un tablier, d'un bonnet, d'un ajustement, Mademoiselle Victoire, une de mes femmes, arrive avec des chiffons, et travaille avec Adèle pour la poupée; de même, si mon fils brise un chariot, un tambour, etc. On lui donne du carton, les petits outils nécessaires, et avec l'aide de Brunel, un laquais de M D'Almane,
dont vous connoissez l'adresse, il fait lui-même les choses qu'il desire; ce qui le rend à la fois industrieux et patient. Ainsi, vous voyez que loin de les appliquer, de les fatiguer par des leçons, je ne suis occupée qu'à leur procurer des amusemens et des joujoux. Le mot étude n'est presque jamais prononcé; cependant, il n'y a pas un instant de la journée qui ne leur soit profitable, et certainement il n'existe point d'enfans plus parfaitement heureux.
Adèle commence à lire la musique; je lui ai déjà posé les mains sur une petite harpe. Ces différentes études, avec celles de la lecture et du dessin, lui prennent à-peu-près une heure et demie de la journée, et ne se font jamais de suite. J'ai, pour montrer à jouer des instrumens à deux parties, une méthode que l'expérience m'a démontrée être la plus facile et la plus sûre. La perfection sur la harpe et le clavessin consiste dans l'égalité des mains; la gauche est toujours inférieure, ce qui ne tient qu'à la manière dont tous les maîtres enseignent. Avant de faire mettre un air ensemble , il faudroit exercer les mains séparément pendant un an, quand l'élève est dans la première enfance, et pendant six mois pour une jeune personne: il faudroit faire exécuter à chaque
main, tour-à-tour, tous les agrémens, les roulades et les passages les plus difficiles qui peuvent se rencontrer dans les pièces, en ayant l'attention d'exercer toujours davantage la main gauche, qui, en effet, est naturellement plus lourde et moins forte que la droite. Cette première étude, si utile, ne demande de la part de l'enfant, qu'un si léger degré d'attention, qu'elle ne peut la fatiguer; au lieu que d'exiger d'elle qu'elle apprenne à la fois à déchifrer la musique, la position de la main, le doigté, et à mettre ensemble un dessus et une basse, est une chose aussi appliquante que difficile et ennuyeuse; d'ailleurs, elle est arrêtée par chaque cadence, chaque agrément; elle barbouille, rompt la mesure, se gâte l'oreille et le goût, et prend bien justement en aversion une étude si désagréable et si fatigante. Pas un maître n'adoptera ma méthode, parce qu'ils ne pourroient, en la suivant, produire, au bout de cinq ou six mois, une écolière jouant de routine plusieurs pièces, et qu'il faut convenir aussi, que la plupart des parens seroient fort peu satisfaits de voir leur fille, pendant un an, ne répéter que des passages; mais après cet exercice, faites apprendre des pièces à cette même enfant, et, en moins de trois mois,
elle surpassera celle qui apprend depuis trois ans par la méthode ordinaire. Rien n'est plus absurde aussi que d'enseigner les règles de l'accompagnement à un enfant de dix ans; cette étude est par elle-même très-abstraite, et ne peut convenir qu'à quinze ou seize ans. Toute instruction qu'on ne sauroit acquérir à un âge raisonnable qu'avec une grande application, n'est pas faite pour l'enfance; c'est une vérité si frappante, qu'il seroit superflu de chercher à l'établir par des raisonnemens, et cependant dans toutes les éducations on la perd continuellement de vûe: tous les malheureux enfans ne sont-ils pas accablés, dès l'âge de six ans, de leçons de grammaire, de géométrie, d'astronomie? Etc. On prend bien de la peine pour leur enseigner ce qu'ils ne peuvent comprendre, et l'on ne parvient qu'à détruire leur santé, et à leur donner un invincible dégoût pour l'étude. Peut-on rien voir de plus triste, et en même-temps de plus ridicule, qu'un enfant gravement assis devant un bureau, obligé de résoudre un problême, ou d'expliquer le systême du monde? ... Dans ce cas, tout ce qu'on peut desirer de mieux pour lui, c'est l'effet opposé au but que l'instituteur se propose; c'est-à-dire, qu'il
ne reste à ce pauvre enfant, de toutes ces occupations, que de l'ignorance et de l'ennui; car s'il comprenoit ce qu'on lui fait dire, il en mourroit; sa foible constitution ne pourroit résister à une telle application, et ce développement prématuré le conduiroit bientôt au tombeau.
Mais revenons à mon Adèle, dont ces réflexions m'ont éloignée trop long-temps; elle apprend aussi à dessiner: je desire sur-tout qu'elle possède supérieurement ce talent charmant qui convient à tous les âges, et qui offre tant de ressources contre l'ennui. Rousseau veut qu'Émile apprenne à dessiner sans maître: "je me garderai bien, dit-il, de lui donner un maître à dessiner... etc." . Rousseau parle ici d'une chose qu'il n'entend point, il est absolument impossible d'apprendre à bien dessiner non-seulement sans maître, mais sans un maître excellent; car tout dépend des premiers principes; il ne suffit même pas que le maître en ait de bons, il faut encore qu'il ait un dessin très-pur; car ce n'est qu'en dessinant avec son élève, et non en le conseillant, qu'il peut lui faire faire de rapides progrès. Il est nécessaire de commencer par copier; il est
vrai qu'il ne faut pas trop prolonger ce premier apprentissage, ce seroit perdre son temps; mais au bout d'un an, un bon maître fait toujours dessiner ses élèves d'après la bosse et d'après nature. Voilà, ma chère amie, une partie de mes idées sur la manière dont on doit enseigner les enfans; à l'égard des dispositions naturelles, particulièrement pour les instrumens, je crois que nous en avons tous d'égales, quand la conformation des mains n'a rien d'extraordinaire: il est certain qu'une main très-petite et très-grasse jouera difficilement des instrumens qui demandent de la force et de l'extension, tels que la harpe, le luth et le théorbe, encore avec un peu plus d'étude on pourroit surmonter cet obstacle. Pourquoi donc, me direz-vous, les talens sont-ils si rares? C'est que les enfans sont mal montrés, c'est que les mères ne dirigent point les maîtres, et qu'elles ne donnent à leurs filles que l'exemple de la paresse. Comment voulez-vous qu'une jeune personne prenne le goût de l'occupation et desire acquérir des talens agréables, quand elle voit sa mère passer la moitié de sa vie à sa toilette et aux spectacles, et l'autre à parfiler, jouer et recevoir des visites? Vous n'avez pu apprendre,
dites-vous, ni le dessin, ni la musique, ni la géographie, etc. Mais avez-vous jamais souhaité sincèrement savoir une de ces choses? Non, sûrement: on ne vous avoit inspiré que le desir de briller dans un bal, et vous avez su parfaitement danser en six mois; qu'on eût tourné votre amour-propre sur des objets plus solides, vous auriez réussi de même.
Le résumé de tout ce que j'ai dit, est donc: que le grand point dans l'éducation est de ne point se presser, de n'apprendre aux enfans que ce qu'ils peuvent comprendre; en même-temps, de ne négliger aucune occasion de leur enseigner tout ce qui est à leur portée, et de ne leur donner pour premières leçons de morale, que des exemples, et non des préceptes. Je ne vous ai jusqu'ici parlé que de l'enfance, ainsi vous ne connoissez encore de mon plan d'éducation, que la partie la moins intéressante; mais lorsqu'Adèle aura douze ans, mes lettres, peut-être, vous paroîtront moins minutieuses et moins insipides. Il me reste encore à répondre aux questions que vous me faites sur l'éducation physique des enfans. Rousseau, dans tous les soins qu'il prescrit à cet égard, n'a fait que suivre exactement
le systême de Locke; il est vrai qu'il ne le cite pas, mais il le copie littéralement. Le sage Locke proscrit les maillots, recommande de ne point vêtir les enfans chaudement, de les accoutumer au grand air et à se laver souvent les pieds dans l'eau froide, etc. Cet ouvrage inspiré par l'amour de l'humanité, et d'autant plus estimable, que l'auteur, avec un mérite supérieur, n'y montre jamais le desir de briller et ne paroît occupé que de celui d'être utile; ce livre, traduit dans toutes les langues, quand Émile parut, étoit entre les mains de tout le monde, et n'avoit opéré aucune révolution: la sagesse persuade moins que l'enthousiasme, parce qu'elle est toujours simple dans ses expressions, et qu'elle ne prend presque jamais le ton imposant de l'autorité. Le philosophe anglois sembloit ne donner que des avis, personne en France n'adopta sa méthode; Rousseau répéta les mêmes choses, mais il ne conseilla point, il ordonna, et fut obéi. Voici le régime que j'ai observé pour Adèle, depuis le moment de sa naissance jusqu'à l'âge de trois ans: laver de la tête aux pieds avec de l'eau à peine tiède en hiver, et naturelle en été, en observant de frotter avec une éponge; coucher dans un lit assez dur, sans
rideaux, n'ayant qu'un béguin de toile, une petite camisole, une seule couverture en hiver, et un drap en été; les fenêtres de la chambre presque toujours ouvertes durant le jour, excepté dans les temps humides; un feu très-modéré pendant le jour, et la nuit entièrement éteint; continuellement au grand air; ne point se presser de faire marcher; attendre que les jambes soient assez fortes pour porter le corps sans peine; une extrême attention à préserver de l'humidité, et sur-tout à en garantir les pieds; dès l'instant du sevrage, de l'eau pour toute boisson; jamais de crême ni de bouillie; quelquefois du lait froid, des oeufs, des légumes, de la soupe grasse, du fruit, etc. Point de confitures, de bonbons ni de pâtisserie; point de corps baleinés jusqu'à quatre ans; à cet âge, Adèle a commencé à en porter de très-minces et très-larges, excepté dans l'été; car, alors, elle n'a pour tout vêtement que sa chemise et une lévite de gaze ou de mousseline, et elle ne met des bas et des souliers pendant les grandes chaleurs, que pour se promener. On a beaucoup blâmé les corps; ils sont en effet pernicieux lorsqu'ils gênent; mais quand ils sont bien faits, loin d'être nuisibles, l'usage d'en porter est également
commode et sain. En plaçant bien les épaules, ils ouvrent la poitrine, soutiennent les reins, maintiennent l'estomach dans une situation qui facilite la digestion, et rendent les chûtes moins dangereuses; et ils sont si peu gênans, que tout enfant qui n'est pas trop serré dans son corps, se trouve infiniment plus à son aise que dans un corset. Il n'y a que l'excès du chaud qui puisse les leur rendre incommodes, et alors c'est une vraie barbarie que de les contraindre à en porter. Adieu, ma chère amie; je ne vous parle point de mes sentimens, je crois que la longueur immodérée de mes lettres vous prouve assez et ma confiance et ma tendre et vive amitié.
La même à la comtesse d'Ostalis. Je ne vous écris aujourd'hui, ma chère enfant, que pour vous gronder; j'espère que ce début ne vous effrayera pas, vous savez que mes réprimandes sont aussi douces que vos fautes sont légères. Madame De Limours m'a mandé que vous aviez soupé chez elle en famille, et le détail qu'elle me fait d'une certaine partie de réversi, m'a un peu déplu, je vous l'avoue. Je ne puis me représenter ma charmante fille aînée , naturellement si douce, si noble, si simple, se livrant à toutes ces exagérations d'une fausse gaieté, défigurant son beau visage par des rires aussi forcés que bruyans, et faisant tous les petits cris aigus de Madame De Cerny et de Mademoiselle DeLimours. Pourquoi tout ce train? Étiez-vous réellement au désespoir d'avoir un quinola forcé? Si vous éprouviez un semblable mouvement, il n'en est point que vous dussiez cacher avec plus de soin, car il est honteux et bas d'en être capable, et absurde de le montrer: mais vous n'êtes point
avare; vous ne jouiez d'ailleurs que le plus petit jeu possible; il vous étoit absolument indifférent de perdre ou de gagner: ces cris redoublés, ce dépit apparent n'étoient donc que de l'affectation. Il n'est cependant guères tentant de renoncer aux charmes du naturel, pour n'y gagner que la réputation d'être mauvaise joueuse et de manquer d'esprit. Je suis bien sûre que vous n'avez eu cet instant de mauvais goût, que par complaisance pour les personnes avec lesquelles vous étiez; mais si vous vous laissiez aller à cette foiblesse, elle vous conduiroit plus loin que vous ne pouvez penser. Quand on adopte, par facilité ou par air, des ridicules, on ne tarde guères à se laisser entraîner par des exemples plus dangereux encore et souvent plus séduisans. Je connois la pureté de votre coeur, votre docilité et votre confiance en moi; je sais qu'un avis de votre mère ne peut être négligé par vous, et suis sans inquiétude pour l'avenir. Soyez donc, mon enfant, toujours indulgente pour les femmes qui ont toutes ces petitesses; dans aucun moment de votre vie n'ayez l'air de les trouver ridicules et de les censurer, mais ne les imitez jamais.
J'ai encore à vous parler d'un petit tort: il me
faut du courage pour vous le reprocher, puisqu'il ne vient que de votre affection pour moi; au reste, ne savez-vous pas que mon intérêt ne m'est rien quand il s'agit du vôtre?Vous croyez être grosse et vous en paroissez affligée, parce que cet évènement vous empêcheroit de me voir cette année; mais vous n'ignorez pas à quel point votre mari desire un garçon. À quoi bon lui montrer un chagrin qui le désoblige: quand la plainte est inutile, elle ne montre que de la foiblesse; quand elle peut nuire, elle est absurde. L'humeur que vous témoignez déplaît justement à votre mari, mécontente sa famille, ne vous empêchera pas de rester à Paris, ne peut rien ajouter à l'idée que j'avois de votre tendresse, et affoiblit l'opinion que vous m'aviez donnée de votre raison. Ainsi, mon enfant, réparez donc cette imprudence et n'y retombez plus. Adieu, ma chère fille; écrivez-moi toujours avec la même exactitude et le même détail, et croyez que j'attends, avec autant d'impatience que vous pouvez en éprouver, l'instant qui doit nous réunir.
Réponse de la vicomtesse à la baronne. Vous avez parfaitement éclairci la plus grande partie de mes doutes; toutes vos intentions me paroissent excellentes, et votre manière d'enseigner me semble préférable à toutes les méthodes reçues; mais il est nécessaire à votre plan que les mères soient en état de diriger les maîtres: où les trouverez-vous ces mères? Quelle est la femme, qui, comme vous, a passé sa vie à cultiver ses talens, à s'instruire, afin de pouvoir être utile à ses enfans? D'ailleurs, si toutes les mères pensoient comme vous, il n'y auroit plus de société; renfermées dans leurs cabinets avec des maîtres, ou fuyant dans leurs terres, elles seroient perdues pour le monde, et Paris deviendroit désert; je m'intéresse fort à votre gloire, mais je ne vous desire pas celle de réussir à opérer cette réforme. Plaisanterie à part, j'ai une véritable observation à vous faire: vous retranchez de la première éducation, c'est-à-dire, jusqu'à treize ans, les fables de La Fontaine, Télémaque et tous les bons ouvrages;
cependant vous voulez inspirer à vos enfans le goût de la lecture; quels livres leur donnerez-vous donc? Que mettrez-vous à la place de ce que vous leur ôtez? N'auront-ils jusqu'à quinze ans que des contes de fées et les mille et une nuits? Ne leur ferez-vous rien apprendre par coeur? Je vous ai souvent entendu dire qu'on ne pouvoit jamais sentir la mesure et l'harmonie des vers, si l'oreille n'y étoit accoutumée dès l'enfance. De grâce, répondez-moi là-dessus. Je vous écris à la hâte, car je pars dans l'instant pour la campagne; on m'attend, on me presse. Adieu, ma chère amie. La grossesse de Madame D'Ostalis n'est plus douteuse; j'ai vu hier son mari qui m'a dit qu'elle prenoit enfin son parti de la meilleure grâce du monde; il en est d'autant plus satisfait, qu'il ne s'y attendoit pas. Adieu, mon coeur; vous qui ne faites plus de voyages, ne m'écrivez jamais une vilaine petite lettre aussi courte que celle-ci.
Réponse de la baronne. Je ne donnerai à mes enfans, ni des contes de fées, ni les mille et une nuits; les contes même que Madame D'Aunoy fit pour cet âge, ne leur conviennent pas. Il n'y en a presque pas un dont le sujet soit véritablement moral; l'amour en forme toujours tout l'intérêt; par-tout on y trouve une princesse aimée et persécutée, parce qu'elle est belle; un prince beau comme le jour qui meurt d'amour pour elle, et une rivale bien laide et bien méchante, consumée d'envie et de jalousie. D'ailleurs, quand la morale de ces petits ouvrages seroit bonne, les enfans n'en pourroient profiter, et seulement frappés du merveilleux, ils ne garderoient le souvenir que des jardins enchantés et des palais de diamans; toutes ces imaginations fantastiques ne peuvent donner à des enfans que des idées fausses, retarder les progrès de leur raison, et leur inspirer du dégoût pour des lectures véritablement instructives. Locke se plaint de ce qu'il n'existe pas un seul ouvrage fait pour l'enfance,
je n'en connois pas non plus en françois; cependant cet ouvrage seroit bien utile, car notre caractère et la tournure de notre esprit dépendent en grande partie des premières idées et des premières impressions que nous avons reçues dans notre enfance. Il faudroit donc que ce livre, écrit avec une extrême simplicité, fût également touchant, instructif et varié; la forme de petits contes détachés est la seule qui me paroisse convenable; et je crois, si les sujets étoient bien choisis, que les charmes du naturel et de la naïveté suffiroient pour donner à cet ouvrage un degré d'intérêt dont vous n'avez peut-être pas d'idée. Je vous entends d'ici, ma chère amie, je suis sûre que je vous impatiente, et que vous avez répété dix fois: mais, où est-il cet ouvrage si naïf, si utile? Où le prendre? Eh bien, je vous le donnerai quand vous voudrez; et comme il ne falloit point d'esprit pour le faire, mais seulement du naturel et de la sensibilité, je vous dirai sans détour que j'en suis l'auteur, et qu'il a pour titre, les veillées de château; en voici le sujet: une bonne mère retirée dans un vieux château avec ses trois enfans, dont l'aîné n'a que sept ans, et qui tous les soirs, lorsque les enfans ont été bien sages , leur conte une petite histoire: ces récits sont
souvent interrompus par les questions des enfans qui ne laissent jamais passer un mot au-dessus de l'intelligence de cinq ans, sans en demander l'explication. Vous sentez quelle clarté cette forme doit donner à l'ouvrage qui n'est qu'en un volume, mais d'environ 500 pages. L'effet qu'il a déjà produit sur mes enfans est tel que je puis le desirer: à chaque conte ils ne manquent jamais de me demander: cette histoire est-elle arrivée? Et quand j'affirme qu'elle est vraie, je remarque un redoublement singulier d'attention et d'intérêt, avantage très-précieux qu'on ne pourroit retirer du conte de fées le plus moral; aussi je me promets bien, si jamais je me décide à faire imprimer ce petit ouvrage, d'assurer mes jeunes lecteurs, dans un avertissement fait uniquement pour eux, que l'auteur n'a rien inventé, et qu'il n'est qu'un historien scrupuleusement exact et fidèle; et avec cette précaution, je suis bien certaine que tous mes contes seront lus avec avidité, et qu'ils feront une profonde impression. À l'égard de la poësie, j'ai fait un choix dans différens auteurs, la plupart à peine connus de nom, et j'ai formé de ces divers extraits trois volumes à l'usage de mes enfans, jusqu'à ce qu'ils ayent atteint l'âge de quatorze ou quinze
ans: cette petite collection est véritablement fort agréable, et la plus grande partie des pièces qui la composent est extrêmement morale. Pour en revenir à la prose, Adèle, pour toute lecture, n'aura jusqu'à sept ans, que mes contes; ensuite je lui donnerai les conversations d'Émilie , ouvrage charmant que vous m'avez entendu louer tant de fois, et qui l'occupera jusqu'à huit ans; quand j'en serai à cette époque, je vous ferai connoître le reste de mon plan.
Vous prétendez, ma chère amie, que si toutes les mères suivoient mon exemple, Paris deviendroit désert: premièrement, je ne l'ai quitté qu'à trente-deux ans, et je compte y retourner dans quatre; d'ailleurs on pourroit, sans abandonner le monde un instant, faire pour ses enfans tout ce que j'ai fait de plus utile pour les miens. Quoi que vous en disiez, loin de passer ma vie dans mon cabinet, j'ai été quinze ans dans le monde, et je serois même très-fâchée de n'y avoir pas vécu; car toute personne qui n'aura pas une connoissance approfondie du monde, ne pourra donner à ses enfans qu'une éducation imparfaite. C'est dans le monde que j'ai conçu le plan d'éducation que je mets en exécution maintenant; c'est dans le monde que j'ai fait tous les ouvrages
qui y sont relatifs; et si ce travail est utile, si l'on adopte ma méthode, j'aurai du moins épargné à tous ceux qui la suivront, les réflexions, l'étude et les peines qu'elle m'a coûtées pendant douze ans.
Je ne puis terminer cette lettre sans vous conter une petite aventure assez jolie, qui, j'en suis sûre, vous intéressera, car Adèle en est l'héroïne. Elle me demanda avant-hier la permission d'aller se promener dans les champs avec Miss Bridget; j'y consentis, et elles partirent à huit heures du matin, avec ordre de revenir à dix. Cependant elles ne rentrèrent qu'à onze heures et demie, et j'allois gronder, lorsqu'Adèle, bien rouge et bien essouflée, supplia Miss Bridget de lui laisser conter la charmante histoire , et me fit le récit suivant. À une demi-lieue de B elles rencontrèrent une jeune paysanne assise sur l'herbe et tenant un petit enfant dans ses bras; frappées de la pâleur et de la jolie figure de cette femme, elles s'approchèrent et en apprirent qu'elle venoit d'un village voisin où elle avoit été acheter quelques provisions, et que la fatigue l'avoit contrainte à s'arrêter; elle ajouta, d'un air touchant , poursuivit Adèle, que ce qui lui
faisoit le plus de peine, c'est que sa pauvre mère étoit bien malade, et seroit inquiète de son retard; et en disant cela, la jeune femme pleura et baisa son petit enfant qui crioit . Adèlealors, sans hésiter, conjure Miss Bridget de faire monter dans la voiture qui les suivoit, et la paysanne et l'enfant, et de les conduire chez eux; Miss Bridget y consent, la paysanne indique le chemin, et en moins d'une demi-heure on arrive à la plus jolie chaumière, la plus jolie! ... On y trouve les deux plus charmantes petites filles qui se jettent au cou de la jeune femme! ... Et puis une grand'mère si vieille, si bonne! ... Enfin, maman, il faut que vous voyez cela... . Miss Bridget ajouta encore beaucoup de détails à ce récit, tous à la louange de la sensibilité d'Adèle. Le soir même, le mari de la jeune paysanne vint au château pour remercier Adèle, et le lendemain nous avons tous été voir ces bonnes gens qui sont véritablement intéressans par l'extrême union qui règne entr'eux; ils sont pauvres, mais laborieux, et paroissent satisfaits de leur sort. Après avoir pris toutes les informations possibles sur leur famille, leur conduite et leurs moeurs, nous avons décidé ce matin que nous achetterions pour eux un petit champ de six arpens,
voisin de leur chaumière, et qui est à vendre et que nous leur donnerions en outre des vaches, des poules, des habits, du linge et des meubles. Vous ne pouvez vous former une idée de la joie et des transports d'Adèle à cette décision. J'ai fait venir ce soir deux couturières pour faire les habits de la jeune paysanne et de ses enfans; Adèle veut y travailler aussi; la poupée, les joujoux, tout est oublié; et je vois, avec une satisfaction inexprimable, que dans un coeur que rien n'a pu corrompre encore, le plaisir préféré à tous les autres, est celui de faire du bien et de contribuer à une bonne action. Adieu, ma chère amie; j'espère que votre première lettre me dédommagera de la précision de la dernière, qui, en effet, étoit bien courte.
De la même à la même. Nous avons fait hier une promenade charmante; nous avons porté chez Nicole (cette jeune paysanne dont je vous ai déjà parlé) tous les meubles et tous les habits que nous lui destinions. Adèle s'étoit chargée du paquet des enfans, et malgré un chaud excessif, elle s'est obstinée à le tenir toujours sur ses genoux tout le temps que nous avons été en voiture. Elle est arrivée en nâge à la chaumière; son coeur battoit d'une si étrange force, qu'on en voyoit tous les mouvemens; ses joues étoient colorées d'un rouge éclatant, et la joie la plus vive et la plus pure étinceloit dans ses yeux. Âge heureux et charmant, où chaque geste, chaque action, est une expression aussi fidelle que naïve des sentimens de l'âme! À mesure que nous perdons de cette aimable innocence, le muet et touchant langage du regard et de la physionomie devient moins intelligible; mais il ne devient trompeur que lorsqu'on est parvenu au dernier degré de la corruption, car
il y a une fausseté bien plus profonde et bien plus criminelle à tromper par les expressions de son visage que par des discours étudiés: celui qui ne peut faire un mensonge qu'en rougissant, n'est point encore menteur, et tant que nous conservons quelques traces de ce caractère d'ingénuité, nous ne sommes point encore pervertis. Mais pour revenir à mon Adèle, en descendant de voiture, elle nous quitte tous en courant et traînant derrière elle, dans la poussière, son gros paquet qu'elle n'avoit pas la force de porter; en entrant dans la chaumière, nous la trouvons déshabillant déjà une des petites filles pour lui mettre une robe neuve; et tout en essayant cette robe, elle répétoit à chaque instant:c'est moi qui ai fait cet ourlet, c'est moi qui ai cousu ce ruban, attache cette agraffe, etc. Si ce petit tableau vous eût intéressé, vous auriez éprouvé plus de plaisir encore en voyant la satisfaction de la jeune fermière et de sa famille. Je n'ai jusqu'ici trouvé que dans cette classe obscure, l'espèce de reconnoissance qui seule peut honorer la nature humaine: moins corrompus que nous ne le sommes, un bienfait les touche, mais ne les surprend point; tandis que l'extrême étonnement que nous marquons d'une
bonne action est un aveu tacite que nous serions incapables de la faire. Adieu, ma chère amie; je vous quitte pour lire avec Adèle, qui dans ce moment grimpe sur mon fauteuil, et me presse de lui donner sa leçon.
Ma petite Adèle vient de faire une si jolie action, que je ne puis m'empêcher de vous la conter, et je r'ouvre ma lettre tout exprès. Après sa leçon de lecture, nous avons été promener, et dans l'allée de maronniers nous rencontrons un petit oiseau qui commençoit à voler; nous le prenons, et Adèle, transportée de joie, le rapporte dans ma chambre et le met dans une cage; ensuite elle l'en retire à chaque instant, l'étouffe de caresses, et trois ou quatre fois le pleure comme mort. Ici commence notre dialogue que voici mot pour mot. Adèle.
Maman, mon oiseau a faim. Moi, écrivant à mon bureau . Donnez lui à manger, vous avez ce qu'il vous faut.
Adèle. Maman, il ne veut pas manger...
Moi. C'est qu'il est triste. Adèle.
Pourquoi donc? Moi.
Parce qu'il est malheureux... Adèle.
Malheureux! Ô ciel! Mon charmant petit oiseau, mon doux oiseau! ... Et pourquoi donc est-il malheureux?
Moi. Parce que vous ne savez pas lui donner à manger, ni le soigner, et puis parce qu'il est en prison... Adèle. En prison! ... Moi.
Mais vraiment oui. Écoutez-moi, Adèle; si je vous enfermois dans une petite, petite chambre, sans vous laisser jamais la permission d'en sortir, seriez-vous heureuse? ... Adèle, le coeur gros . Ah! Mon pauvre petit oiseau! ...
Moi. Vous le rendez malheureux. Adèle, avec effroi . Je le rends malheureux! ... Moi.
Mais, je vous le demande: ce petit oiseau étoit dans les champs, dans un beau jardin, en pleine liberté, et vous l'enfermez dans une petite cage où il ne peut voler... tenez, voyez comme il se débat; s'il pouvoit pleurer, il pleureroit, j'en suis sûre.
Adèle, le tirant de sa cage . Pauvre petit! ... Maman, je vais lui donner la liberté, la fenêtre est ouverte... n'est-ce pas? ... Moi.
Comme vous voudrez, ma chère enfant; pour moi, je n'ai jamais voulu avoir d'oiseaux, car je desire que tout ce qui m'entoure, tout ce qui m'approche, soit heureux... Adèle.
Je veux être aussi bonne que ma chère maman... je vais le mettre sur le balcon... n'est-ce pas?
Moi, écrivant toujours . Comme vous voudrez, mon petit coeur.
Adéle. Auparavant je vais lui donner à manger... ah! Maman, ma chère maman, il mange, il mange! ... Moi.
J'en suis bien aise, puisque cela vous fait plaisir.
Adèle. Il mange! ... Je sais lui donner à manger! ... Doux oiseau, charmante petite créature! ... Elle le baise qu'il est joli! ... Ah, il me baise! ... Ah, que je l'aime! ... Elle le remet vîte dans sa cage, et puis elle rêve, elle soupire; après un grand silence, l'oiseau se débat . Moi, regardant l'oiseau d'un oeil de compassion . Pauvre petit infortuné! ... Adèle, les larmes aux yeux . Ô!Maman! ... Elle le tire de la cage je vais le mettre en liberté, n'est-ce pas maman? ... Moi, sans la regarder .
Comme il vous plaira, Adèle. Adèle, s'approchant du balcon . Cher petit! ... Elle revient en pleurant maman, je ne puis! ...
Moi. Eh bien, mon enfant, gardez-le. Cet oiseau, comme tous les animaux, n'a point de raison; il ne réfléchit pas sur l'espèce de cruauté que vous avez de le priver de son bonheur, pour vous procurer un très-médiocre amusement; il ne vous hait pas, mais il souffre; il seroit heureux s'il étoit en liberté! Moi, je ne voudrois pas faire le plus léger mal au plus petit insecte, à moins qu'il ne fût malfaisant... Adèle.
Allons, allons, je vais le poser sur le balcon... Moi.
Vous êtes la maîtresse, ma chère amie, d'en faire tout ce que vous voudrez. Mais ne m'interrompez plus, laissez-moi travailler. Adèle me baisant, et puis se rapprochant de la cage .
Cher, cher oiseau! ... Elle pleure, et après un peu de refléxion, elle va sur le balcon, elle revient avec précipitation, très-rouge, les larmes aux yeux, et dit maman, c'est fait, je lui ai rendu la liberté... Moi, la prenant dans mes bras . Ma charmante Adèle, vous avez fait une bonne action; je vous en aime mille fois davantage.
Adèle. Oh! J'en suis donc bien récompensée! Moi.
Vous le serez toujours, toutes les fois que vous aurez le courage de faire un sacrifice honnête; d'ailleurs, les sacrifices de cette espèce ne sont pénibles qu'en imagination; dès qu'ils sont faits, ils nous rendent si estimables, qu'ils ne laissent au fond de notre coeur que de la satisfaction et de la joie. Par exemple, vous pleuriez en prenant la résolution de mettre votre oiseau en liberté, mais à présent le regrettez-vous? ... Adèle.
Oh non, maman, au contraire, je suis charmée de l'avoir rendu heureux, et sur-tout d'avoir fait une bonne action .
Moi. Eh bien, mon enfant, n'oubliez jamais cela; et quand vous aurez quelque peine à vous décider à faire une bonne action , souvenez-vous de l'histoire du petit oiseau, et dites-vous qu'il n'est point de sacrifices dont l'estime et la tendresse de ce que nous aimons, ne puisse nous dédommager.
Le baron au vicomte. Non, mon cher vicomte, je ne me repentirai point du parti que j'ai pris; je ne regretterai, dans aucun moment, ni les plaisirs de Paris, ni les intrigues de la cour: si vous saviez, à la distance où je suis, de quel oeil on voit tout cela! Comme les choses qui charmoient et qui occupoient vivement, considérées de sang-froid, paroissent frivoles et minutieuses! Je suis bien loin de penser, cependant, que le bonheur ne puisse se trouver que dans une solitude; incompatible avec le crime et le vice, il est d'ailleurs produit par diverses causes contraires: la sagesse et l'enthousiasme le procurent également; et la raison et la vertu auront à jamais le beau droit de le créer dans tous les lieux, dans toutes les situations, au milieu du tumulte des cours, au fond d'un désert et d'un cloître: vieillards, solitaires, hommes du monde, soyez justes, soyez bons, et vous jouirez de ce bien si desiré, que les intrigans et les méchans ne connoîtront jamais. Croyez, mon ami, que les passions ne peuvent le donner; j'ai
senti leur ivresse, j'ai connu toutes les illusions de l'amour; mais dans cet état tumultueux, l'âme est agitée au-delà de sa force; il semble alors qu'elle soit plus épuisée que satisfaite par ce qu'elle éprouve: cette félicité, ces transports qui nous arrachent à nous-mêmes, forment, sans doute, une situation trop active et trop violente pour notre foiblesse; elle devient pénible par son excès.
Quand vous ne m'auriez pas dit mille fois, mon cher vicomte, que vous aviez passé votre vie à embrasser différentes opinions, sans jamais en adopter décidément une, votre dernière lettre auroit pu me le prouver; vous y détaillez parfaitement bien tous les avantages d'une excellente éducation; vous démontrez à merveille qu'on n'a point encore ni assez réfléchi, ni assez médité sur cet important sujet; vous louez mon projet, mes intentions, etc. Et puis tout-à-coup vous finissez par cette question: mais, au vrai, croyez-vous que l'éducation puisse déraciner nos vices, nous donner des vertus... et qu'enfin, elle soit réellement bonne à quelque chose? J'ai témoigné en effet que je le croyois, par tous les sacrifices que j'ai faits pour élever mes enfans; mais d'ailleurs
lisez l'histoire; elle vous prouvera que non-seulement l'éducation peut perfectionner les vertus, mais qu'elle sait encore, sans en trouver le germe dans les coeurs, inspirer à son gré les passions les plus violentes. C'est l'éducation qui fit, des lacédémoniens, des hommes si extraordinaires; c'est elle, dont le pouvoir impérieux parvint à déraciner de leurs âmes les sentimens les plus doux, pour y substituer les passions les moins naturelles; et c'est elle seule enfin, qui peut rendre la patrie plus chère qu'une épouse et que des enfans.Songez à la profondeur des traces que laissent dans notre imagination les impressions que nous recevons dans notre enfance et dans notre première jeunesse: si la raison et le développement entier de l'esprit ne peuvent, par la suite, détruire parfaitement les préjugés les plus absurdes donnés par l'éducation, combien seront solides des principes fondés sur la vérité, et que chaque réflexion doit affermir encore! Le point essentiel est donc de savoir bien positivement quels sont les premiers principes qu'il est le plus important de graver d'abord dans la tête des enfans; et je crois qu'il faut commencer par leur inspirer un profond mépris pour toute personne qui
n'a pas le courage d'exécuter une résolution sérieusement prise. Enseignez-leur que non-seulement il faut être, avec les autres, religieux observateur de sa parole; mais aussi, qu'il est presque également honteux de manquer aux engagemens qu'on a pris avec soi-même. La foiblesse a mille fois plus d'inconvéniens que l'entêtement; on peut estimer l'homme opiniâtre, il est impossible de ne pas mépriser l'homme foible. Si vous ne donnez à votre élève de la force, de l'empire sur lui-même, tout ce que vous ferez d'ailleurs sera superflu; et les premiers six mois qu'il passera loin de vous, vous enlèveront, peut-être sans retour, tout le fruit que vous attendiez de dix-huit ans de soins et de travaux. Mais, me direz-vous, la force peut-elle se donner? Oui, sans doute, et plus facilement que toute autre vertu, car elle ne tient qu'à l'habitude. Accoutumez votre élève à ne jamais rien promettre légèrement, mais à tenir scrupuleusement le moindre engagement; présentez-lui quelques tentations dont peu-à-peu vous augmenterez l'attrait à mesure qu'il se perfectionnera: s'il y succombe et manque à sa parole, montrez autant de surprise que d'indignation; rappelez-lui bien que, s'il n'étoit pas un
enfant, il seroit deshonoré; faites-lui sentir tout le poids du mépris, et ajoutez toujours à ces humiliations des punitions que chaque récidive doit rendre plus graves. Donnez-lui l'exemple de ce que vous exigez; que votre plus légère promesse soit inviolable et sacrée; enfin, lorsqu'il vous prouve qu'il a réellement de l'empire sur lui-même, louez-le, mais modérément; car rien n'est plus dangereux que de trop exalter une action prescrite par le devoir: en témoigner de l'admiration, c'est presque en dispenser pour une autre occasion. Quand Théodore me montre de la fermeté, j'ai l'air de la plus grande satisfaction; pour toutes les autres vertus qu'il annonce, je parois l'aimer davantage; pour celle-ci seulement, j'affecte de croire qu'il ne mérite plus d'être regardé comme un enfant; je le récompense en égards, en considération; je lui confie quelque secret; je l'accoutume à sentir tout le prix de l'estime, et je lui fais comprendre que les droits qu'elle assure sont plus puissans encore que ceux de l'amitié même.
Théodore, comme tous les enfans, est naturellement très-gourmand. Madame D'Alamane donna il y a quelques jours à sa fille une bonbonnière;
Théodore aussi-tôt en desira une. Je lui représentai qu'il n'avoit pas la sobriété de sa soeur, et que je ne pouvois, par cette raison, lui faire le même présent, parce que tous les bonbons seroient mangés en un quart-d'heure.-Mais si je promettois, ainsi qu'Adèle, de les garder plusieurs jours? ...-Réfléchissez mûrement avant de faire cette promesse; et quand vous m'assurerez, après y avoir bien pensé, que vous êtes capable de cet effort, je vous croirai et je vous donnerai la bonbonnière. Le jour même de ce dialogue,Théodore, à dîner, demanda la permission de prendre une praline, un des bonbons qu'il aime le mieux, et au lieu de la manger, il l'enveloppa très-gravement dans du papier et la mit dans sa poche; le soir, après souper, il s'approcha de moi, et avec un orgueil inexprimable me présenta sa praline, en me disant: elle est bien entière! Au même instant, j'ai été chercher une jolie bonbonnière dans laquelle j'ai mis douze pastilles, et je l'ai donnée à Théodore en exigeant sa parole de n'en manger que trois par jour, ce qui a été exécuté avec la plus exacte fidélité. Ce seul exemple vous donnera une idée de la manière qu'on peut prendre pour mettre les enfans aux prises avec leurs passions, et
leur apprendre à en triompher: le succès de ces expériences, souvent répétées, est absolument infaillible.
Vous me demandez si j'enseignerai le latin à mon fils; je crois cette connoissance très-utile, mais non pas indispensable, comme elle l'étoit il y a cent cinquante ans. On ne pouvoit alors avoir une idée du beau dans tous les genres, qu'en apprenant les langues grecque et latine; et aujourd'hui, celui qui sait parfaitement le françois, l'anglois et l'italien, a certainement la connoissance d'une quantité d'ouvrages supérieurs, au moins égale à celle que l'antiquité peut offrir. Milton, Le Tasse, Le Dante et l'Arioste réunis, valent peut-être Homère et Virgile; mais sûrement Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, Shakespear, etc. Ont produit autant de chef-d'oeuvres que Sophocle et Euripide; et Molière a surpassé Plaute et Térence. Les fables de Phèdre sont-elles meilleures que celles de La Fontaine? Les poésies de Boileau, de Jean-Baptiste Rousseau, de Gresset, de Voltaire, de Madame Deshoulières, de Pope, de Swift, de Prior, de Tompson, de Pétrarque sont-elles inférieures à celles d'Horace, de Tibulle, de Catulle et d'Ovide? Les ouvrages philosophiques de Cicéron,
de Sénèque, de Marc-Aurèle, d'Épictète, contiennent en général des principes d'une sublimité qu'on ne sauroit trop admirer; mais les écrits de Fénélon, de Montesquieu, d'Adisson, etc. Sont-ils moins éloquens, ont-ils moins de profondeur? À l'égard des ouvrages de sciences, la comparaison seroit encore plus avantageuse aux modernes; je pourrois parler de plusieurs auteurs vivans, aussi illustres que ceux que j'ai cités; mais cette dissertation n'est déjà que trop longue, et pour en revenir à mon fils, mon intention est assurément de lui apprendre le latin. Il est vrai que je ne commencerai à le lui enseigner que lorsqu'il aura douze ou treize ans; d'ici-là, cette étude ne pourroit servir qu'à l'ennuyer; et quand sa raison sera un peu développée, il saura facilement et sans chagrin, en dix-huit mois, ce qu'on n'auroit pu lui apprendre plus tôt en six ans, qu'à force de menaces et de punitions. Pour le présent, je me borne à lui enseigner, par l'usage seulement, les langues vivantes; il parle déjà parfaitement l'anglois, et sait demander
en allemand toutes les choses nécessaires. Il a un laquais saxon qui ne lui parle jamais françois; ainsi, il saura de l'allemand tout ce qu'il en faut pour un militaire. La littérature allemande n'est véritablement intéressante que depuis quarante ans: les auteurs modernes, Klopstok, Haller, Gesner, Gellert, etc. L'ont enrichie d'ouvrages immortels; mais comme elle a peu d'étendue, et qu'il n'est guères possible de savoir parfaitement plus de deux ou trois langues outre la sienne, j'ai donné la préférence à l'anglois et à l'italien, que mes enfans commenceront à apprendre dans six mois; et dans cinq ans, ils pourront lire les ouvrages de ces deux langues avec autant de facilité que le françois.
Adieu, mon cher vicomte; vous voulez que je vous rende compte de mes occupations; faites-moi part aussi de vos plaisirs et de tout ce qui vous intéresse, et mandez-moi si votre brouillerie avec Madame De Gerville est bien solide ; vous savez que je n'en serois pas fâché, car je ne lui pardonnerai jamais le chagrin qu'elle a causé à votre femme.
Réponse du vicomte. Je vous le répète, mon cher baron, votre plan d'éducation me paroît excellent; et malgré la légèreté que vous me reprochez, je crois que je persisterai dans cette opinion. D'après les détails que vous me faites dans vos premières lettres, je suis bien persuadé que si votre fils a de l'esprit et du génie, vous en ferez un grand homme; cependant, permettez-moi de vous dire que j'ai cru remarquer quelques contrariétés dans vos principes. Vous êtes convaincu que le bonheur consiste dans la paix de l'ame, et que des passions vives, même satisfaites, ne peuvent y conduire; et malgré cette opinion, tous vos soins ne tendent qu'à élever l'ame de votre disciple, qu'à l'échauffer, à exalter sa tête et enflammer son imagination; vous voulez attiser vous-même ce feu qui mène à l'héroïsme, vous y parviendrez; mais, ne vaut-il pas mieux faire un homme heureux, qu'un grand homme? Seroit-ce la vanité qui vous feroit préférer pour lui des qualités éclatantes
et dangereuses, à des vertus obscures et douces qui assureroient le repos et la félicité de sa vie? Je ne le crois pas, et sans doute vous m'expliquerez ce que j'ai mal compris, ou ce que vous ne m'avez point assez détaillé. Votre premier devoir, votre seul but doit être de travailler au bonheur de votre enfant: il a déjà reçu de la nature et de la fortune tous les avantages qu'elles peuvent donner; que vos soins et vos réflexions y ajoutent encore tout ce qu'il a droit d'attendre d'un père qui s'est sacrifié pour lui. Vous voulez donc savoir si je suis bien solidement brouillé avec Madame De Gerville; mais.... je l'espère; cependant, je n'en répondrois pas. Elle m'étoit insupportable; depuis long-temps nous ne nous aimions ni l'un ni l'autre, et nous avions même découvert que nous ne nous étions jamais aimés; mais ses talens pour l'intrigue m'étoient utiles quelquefois; et comme notre rupture a produit un mauvais effet pour elle, et lui a fait perdre l'espèce de considération qu'elle avoit, j'imagine qu'elle desire déjà une réconciliation; et dans ce cas, je sens bien que je ne pourrai me défendre de lui en accorder du moins l'apparence. Je l'ai rencontrée il y a deux jours dans
une maison; en me voyant, elle a joué l'émotion d'une si parfaite manière, que tout le monde en a été la dupe, excepté moi; mais vous conviendrez qu'il faudra bien se rendre à ces avances indirectes, si elle les réitère. Une seule chose cependant me fera balancer; c'est la certitude de causer à Madame De Limours une peine très-vive, si j'en juge par la joie que lui a fait éprouver la nouvelle de cette brouillerie, qu'elle n'a sue qu'avant-hier. Au reste, pourquoi s'avise-t-elle d'être jalouse? En a-t-elle le droit, d'après la manière dont nous avons toujours vécu ensemble? Je suis, ainsi que vous, convaincu de la parfaite honnêteté de Madame De Limours; mais vous savez avec quelle indifférence elle m'a toujours traité: je n'ignore pas que les femmes n'ont pas besoin d'un sentiment bien vif pour se livrer à la jalousie; mais aussi, il nous est permis de ne pas leur passer ce petit caprice.
Adieu, mon cher baron; écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez; et soyez bien sûr que tous les plaisirs que vous avez sacrifiés, et qui me restent, ne valent pas pour moi celui de m'entretenir avec vous.
Réponse du baron. Oui, mon ami, le bonheur de mon fils est mon premier devoir et mon seul but ; cet intérêt cher et sacré est le seul qui m'anime; je vais satisfaire votre amitié, et je me flatte d'éclaircir vos doutes. Je suis persuadé qu'un homme froid ou borné n'est jamais parfaitement heureux; il n'est pas à plaindre, puisqu'il n'a pas d'idée d'un bonheur plus grand; mais il n'en est pas moins vrai que son état n'est qu'une végétation ennuyeuse, uniforme et privée de ces jouissances vives et multipliées, réservées à l'homme que son âme et son esprit lui rendent supérieur. Ce sont bien moins nos sensations qui nous rendent heureux, que nos idées et nos réflexions: durant le sommeil, les songes ont le pouvoir de nous affecter physiquement, autant et souvent davantage que ne le pourroit faire la réalité; mais remarquez que c'est particulièrement la terreur qui, dans les rêves, produit les plus fortes impressions, parce que la stupidité rend sur-tout susceptible
de ce mouvement, tandis que les choses agréables ne l'affectent que médiocrement. Des songes vous ont sûrement représenté mille fois des palais enchantés, des trésors trouvés, etc. Toutes ces choses vous ont-elles ravi, ou vous ont-elles seulement causé le plaisir que vous éprouvez à la première représentation d'un opéra? Non, sûrement. Pourquoi?C'est que, dans votre sommeil, votre imagination étoit sans activité, et que vous n'aviez ni votre esprit ni la faculté de réfléchir. On dit tous les jours: le bonheur est dans l'opinion, ainsi celui qui se croit heureux, l'est donc en effet . Le sauvage, réduit à vivre dans un désert, sans société, sans plaisirs, sans idées, est donc aussi heureux que le sage éclairé, dont la vie est enchantée par l'amitié, la bienfaisance et l'étude? Il seroit absurde de le croire et de le soutenir. Le bonheur, comme je l'ai déjà dit, est offert à toute créature honnête et raisonnable; mais il n'est réservé, aussi parfait qu'il peut l'être, qu'à une très-petite classe d'hommes; et pour cette classe même, il est encore difficile à trouver; c'est qu'un seul chemin y conduit, et que la diversité d'opinions, les préjugés et les faux systèmes font presque toujours prendre la route
opposée. Sans chaleur, sans activité, point de bonheur; le philosophe dans sa retraite, détrompé, désabusé de tout, n'est heureux que par ces deux principes; il réfléchit profondément, il est occupé d'une manière forte; la sagesse a tempéré ses passions, et n'a point affoibli sa sensibilité: mais s'il n'avoit point éprouvé ces passions qu'il a su vaincre, ou si son ame eût été privée de l'énergie qui peut en rendre susceptible, il n'auroit qu'une connoissance imparfaite du coeur humain; il ne goûteroit pas la plus douce de toutes les jouissances, celle que nous offrent la paix et le repos, après un combat glorieux et opiniâtre; enfin, il ne seroit ni philosophe, ni sage, ni parfaitement heureux. Le voilà donc, cet état de bonheur que je conçois, lorsqu'après une jeunesse impétueuse, après avoir connu tous les transports que peuvent inspirer la gloire, l'ambition et l'amour, l'âge et le temps modérant enfin cette ivresse et cet enthousiasme d'un coeur neuf, ardent et sensible, on goûte avec délices la tranquillité qui succède à tant d'agitations. C'est ainsi que le voyageur, emporté loin de sa patrie par l'intérêt et la curiosité, à travers les écueils et les dangers, se fatigue, s'amuse et s'instruit, fortifie son courage,
et parcourt avec plaisir tant de pays nouveaux pour lui; enfin, de retour au port, il bénit le jour qui l'y ramène; il trouve un charme inexprimable à conter ses longs voyages, il en garde un souvenir agréable; mais il ne voudroit pas les recommencer. Il faut une ame vertueuse pour trouver, après le calme des passions, cette paix si précieuse et si chère. Celui qui s'est laissé entraîner à de véritables égaremens, ne doit point l'attendre; son ame épuisée et flétrie ne connoîtra que le remords: inaccessible aux émotions douces, aux tendres sentimens de l'humanité, il gémira vainement de la perte de ses jouissances; rien ne pourra les remplacer; il deviendra misanthrope; sa haine et son fiel s'étendront sur la nature entière; et consumé de regrets, de dégoûts et de désespoir, peut-être avancera-t-il lui-même le terme de sa vie déplorable. Mais, me direz-vous, vous voulez des passions vives, et vous voulez qu'elles n'égarent jamais, cela est-il possible? ... Oui, sans doute; et voilà l'ouvrage d'une excellente éducation, ouvrage qui consiste à savoir donner à son élève de l'empire sur lui-même, et à lui inspirer le desir de se distinguer et l'amour de la gloire. Ces idées, fortement gravées dans
une tête jeune et vive, formeront la base de toute sa conduite; l'amour, loin de l'avilir, ne pourra qu'élever encore son ame et ajouter à sa délicatesse; l'ambition ne lui fera jamais faire de bassesses. Brûlant d'illustrer son nom, il regardera le monde entier comme son juge, il sacrifiera facilement, s'il le faut, ses penchans, ses plaisirs, à ce desir dominant de mériter et d'obtenir une réputation éclatante: peut-être ne sera-t-il d'abord vertueux que par systême et par vanité; mais il le deviendra dans la suite par habitude et par inclination. On confond aujourd'hui toutes les idées: n'avez-vous pas vû, à la cour, donner le nom d'ambitieux à des gens qui n'étoient sûrement conduits que par l'intérêt le plus bas et le plus vil? L'avarice et la cupidité, voilà le mobile secret et honteux d'une partie des courtisans de notre siècle. La véritable ambition fait les héros et les grands hommes; elle méprise l'argent et dédaigne même les honneurs, s'ils ne sont pas la récompense des actions et du mérite; elle travaille pour la gloire, pour la postérité; et dans l'âge où l'on n'aime pas encore la vertu pour elle-même, elle conduit à ces sacrifices étonnans, à ces actions inouies, dont l'histoire consacre à
jamais la mémoire. Ainsi donc, si vous voulez faire de votre élève un homme distingué, exaltez sa tête, échauffez son imagination; mais s'il est absolument borné, ou s'il est né sombre, farouche, s'il annonce de la bizarrerie, de la férocité, gardez-vous bien de suivre cette méthode; vous ne feriez qu'un extravagant ou qu'un monstre. Par exemple, l'éducation du dernier czar, qui ne tendoit qu'à lui inspirer des idées militaires, eût pu faire un conquérant d'un souverain né avec du courage et de l'esprit, et ne servit qu'à rendre ce prince plus ridicule et plus insensé. Il falloit à ce fameux roi de Suède, Charles XII, dont la valeur a rendu les folies si brillantes, une tête moins ardente, ou plus de génie: s'il eût eu moins d'enthousiasme, son nom ne seroit pas aussi célèbre, mais seroit beaucoup plus solidement grand. Il faut donc (si l'on peut parler ainsi) assortir l'éducation au caractère et à l'esprit de son élève; ne songer qu'à adoucir ses moeurs et à refroidir sa tête, s'il est absolument borné, et n'enflammer son imagination qu'en proportion du mérite et des talens qu'on peut lui prévoir: voilà le point délicat et difficile, et qui demande véritablement du discernement et une observation continuelle.
Au reste, on peut devenir un grand homme sans être doué d'un esprit et d'un génie supérieurs, pourvu qu'on ait du courage, de l'élévation, un jugement sain et une tête bien organisée. Comme cette lettre n'est déjà que trop longue, je vous expliquerai dans une autre la manière dont je crois qu'on doit étudier un enfant, et à quel âge on peut commencer à juger de ce qu'il sera par la suite.
Je vois avec peine, mon cher vicomte, que vous allez renouer avec Madame De Gerville; vous savez que votre femme sera véritablement affligée de ce racommodement, et vous ne pouvez lui sacrifier une liaison déjà rompue et qui est si peu nécessaire au bonheur de votre vie! ... Ainsi, l'habitude a sur vous autant d'empire qu'en pourroit avoir la passion la plus violente! Combien il est donc important de n'en prendre que de bonnes! Adieu, mon cher vicomte; je ne veux pas là-dessus me permettre plus de réflexions, car je sens qu'elles seroient toutes à vos dépens.
Du même au même. Votre dernière lettre détruit si bien les craintes que je pouvois avoir de vous ennuyer quelquefois par des détails toujours relatifs à l'éducation, que je ne vous ferai plus d'apologie à cet égard. Je vous ai déjà montré de quelle importance il étoit d'avoir une parfaite connoissance du caractère, des inclinations, et de l'étendue de l'esprit de son élève, afin de corriger les défauts qu'il a reçus de la nature, et afin d'être en état de prévoir, au moins à-peu-près, jusqu'à quel point de mérite il peut parvenir. À présent je vais vous détailler les moyens par lesquels on peut acquérir cette connoissance: il est nécessaire d'abord d'étudier l'enfant aussi-tôt qu'il commence à parler; s'il ne témoignoit aucun attachement aux gens qui le soignent; s'il étoit taciturne, indolent, il offriroit bien peu de motifs d'espérance; mais on doit beaucoup attendre d'un enfant qui montre de la sensibilité, et un goût vif pour les amusemens qu'on lui procure. Suivez-le dans ses jeux;
s'il y porte de l'ardeur, de la constance; s'il ne s'en dégoûte pas facilement; soyez sûr, si vous vous y prenez bien, que vous lui trouverez un jour de l'application, et que vous lui inspirerez aisément le goût de l'étude. Quand il aura cinq ans, faites-le causer souvent, non pour l'instruire, mais pour le connoître; faites-lui des questions; gardez-vous bien qu'il puisse soupçonner votre intention, car il ne vous répondroit pas naïvement; ayez l'air de ne songer qu'à faire la conversation; écoutez négligemment en apparence ce qu'il vous dira, et à travers tout son enfantillage, vous découvrirez sans peine s'il a quelque suite dans les idées, et s'il doit avoir de la justesse dans l'esprit; enfin, comme dit Montaigne, en parlant d'un instituteur: "je ne veux pas qu'il invente et parle seul,... etc." Je n'ai guères vu d'enfant né avec de l'esprit, qui ne se plût à comparer les choses nouvelles qui le frappent, à celles qu'il connoissoit déjà; quelque minutieuses que puissent être ces comparaisons, si elles sont justes, elles annoncent infailliblement
de l'imagination et de l'esprit. Presque tous les enfans sont naturellement bavards; ce défaut, suivant la manière dont il se manifeste, prouve également, ou qu'ils auront de l'esprit, ou qu'ils en manqueront; un enfant que la timidité même ne peut empêcher de parler, qui s'entretient sans choix avec tout le monde, et qui n'écoute jamais, sera vraisemblablement un jour aussi médiocre qu'il est importun; mais celui qui n'aime à parler qu'avec les personnes qui ont sa confiance, celui qui se tait devant les étrangers, qui ne bavarde qu'avec ses parens et ses compagnons, et qui trouve en même-temps un grand plaisir à écouter les autres, cet enfant aura certainement beaucoup d'esprit; et enfin, je crois qu'après avoir fait toutes ces différentes observations, si l'on n'a jamais quitté son élève, et si le développement de la raison de l'enfant n'a pas été retardé par des maladies, ou par la foiblesse de sa constitution, on peut, lorsqu'il a six ou sept ans, commencer à porter un jugement presque certain sur l'esprit et le caractère qu'il aura.
Rousseau a dit fort éloquemment que l'homme naît essentiellement bon, et qu'entièrement livré à lui-même, il le seroit toujours, etc. Je crois cette
idée fausse; l'homme, livré à lui-même, seroit nécessairement vindicatif, et par conséquent il n'auroit ni grandeur d'âme ni générosité. Montaigne est d'un sentiment bien opposé à celui de Rousseau, lorsqu'il dit: "nature a,... etc." Ce n'est point parce que l'homme est cruel, c'est au contraire parce qu'il est pitoyable: il veut être ému, et pour échapper à l'ennui, il recherche des agitations violentes. Voilà ce qui conduit le peuple aux exécutions publiques, et ce qui nous guide à la tragédie; si nous étions insensibles, nous n'irions pas.L'homme naît avec des défauts et des vices, mais il naît sensible; si la nature forme rarement un coeur tendre et passionné, du moins jamais elle n'en produit d'absolument impitoyable. Il n'y a point d'exemple qu'un enfant auquel on a donné une nouvelle nourrice, n'ait pas vivement regretté et pleuré la première; ainsi, dès que ce germe de sensibilité se trouve dans tous les hommes, celui qui, sans avoir un vice particulier d'organisation
ou la tête dérangée, devient dur et cruel, cet infortuné est évidemment corrompu par l'éducation. Enfin, une réflexion bien consolante pour les instituteurs, c'est que tout ce que les enfans annoncent de mauvaises qualités peut n'être d'aucune conséquence pour l'avenir, parce qu'une bonne éducation peut les rectifier, tandis qu'au contraire, par la même raison, on doit entièrement compter sur toutes les vertus qu'ils promettent.
Du même au même. Vous me demandez, mon cher vicomte, comment je m'y prendrai pour donner à mon fils un vrai courage, qualité si nécessaire à tous les hommes, et sur-tout à un militaire! L'habitude familiarise avec les choses les plus effrayantes et les plus dangereuses; si l'usage du feu nous étoit inconnu, si nous en voyions pour la première fois, à quel point ne serions-nous pas épouvantés de ses qualités destructives, en apprenant qu'une seule étincelle suffit pour embrâser et détruire une ville entière; quelles précautions nous prendrions pour en conserver dans nos maisons! Et quelle terreur nous causeroit un tison enflammé roulant sur un plancher, ou une bougie allumée sur une table de bois couverte de papiers! Tout cela cependant n'inspire de frayeur à personne, parce que l'usage en est trop habituel; tandis que nous en éprouvons de très-vives pour mille autres choses infiniment moins dangereuses. Par exemple, presque toutes les femmes ont une
horreur invincible pour les araignées, les crapauds, les couleuvres, etc. Et la vûe de ces insectes ne fait nulle impression sur la paysanne la plus timide, parce qu'elle est accoutumée à les rencontrer souvent. Les pays où l'on a le moins de peur du tonnerre, sont précisément ceux où il cause le plus d'accidens. Je me souviens qu'en allant de Rome à Naples, je couchai dans un couvent où le tonnerre tombe presque régulièrement deux ou trois fois par an; le soir même il y eut un orage affreux, et je remarquai que tous ces moines ne paroissoient pas y faire plus d'attention que s'ils eussent été totalement sourds. J'ai vu tous les environs du Vésuve dépouillés de verdure et couverts de lave, traces effrayantes et mémorables du plus terrible des fléaux; eh bien, sur cette même lave, j'ai vu une infinité de maisons exactement au pied du Vésuve, et touchant cette montagne formidable qui porte la mort dans son sein! Les propriétaires de ces terres foulent aux pieds les cendres des malheureux habitans de Pompeya, ils ont sous les yeux les tristes débris de leur ville détruite et ensevelie, et cependant ils sont encore eux-mêmes plus près du Vésuve! ... D'après toutes ces réflexions, j'ai
donc tâché, autant qu'il est possible, de familiariser mes enfans avec toutes les choses qui peuvent naturellement inspirer du dégoût et de la frayeur. Dans leur première enfance on les accoutumoit à voir et même à toucher des grenouilles, des araignées et des souris; il ne falloit pour cela que leur en donner l'exemple, aussi-tôt ils vouloient en avoir, en élever, et j'ai vu Adèle pleurer la mort de sa grenouille favorite avec autant d'amertume que si elle eût perdu le plus charmant serin du monde. Lorsqu'il tonnoit, tout le monde, autour d'eux, s'écrioit en regardant les nuages et les éclairs: ah! Le beau spectacle! Et les enfans alloient s'asseoir devant les fenêtres pour contempler le beau spectacle, et s'en amusoient véritablement. Depuis que je suis ici, j'ai fait placer dans un corridor, qu'Adèle et Théodore traversent sans cesse, une grande armoire vitrée à travers laquelle on voit un squelette et quelques pièces d'anatomie; mais je n'ai pas voulu que mes enfans vissent cet objet sans quelques préparations que j'ai jugées nécessaires pour empêcher qu'ils n'en fussent frappés, car une première impression fâcheuse est toujours difficile à détruire; voici donc comment je m'y suis pris. Un jour à
dîner j'ai dit tout haut que j'avois mis en ordre les différentes pièces d'anatomie qu'on m'avoit envoyées de Paris; là-dessus M D'Aimeri, auquel nous avions fait sa leçon, prit la parole pour dire que l'étude de l'anatomie étoit bien intéressante et bien curieuse; il ajouta qu'il avoit eu pour cette science une telle passion, que, pendant deux ans, sa chambre à coucher avoit été entièrement remplie de squelettes : alors les enfans demandèrent ce que c'étoit que l'anatomie et des squelettes; après une courte explication, Adèle dit qu'un squelette devoit être une bien vilaine chose: "pas plus laide, reprit Madame D'Almane, que mille autres; par exemple, que le magot de la Chine que vous avez dans votre cabinet."Alors, sans s'appesantir davantage là-dessus, on changea de conversation. Après le dîner, on me demanda à voir mon armoire; nous fûmes dans le corridor; mes enfans y vinrent aussi d'eux-mêmes, et ne témoignèrent, en voyant le squelette, ni surprise, ni dégoût. Depuis ce moment, ils passent continuellement dans ce corridor sans imaginer seulement qu'on puisse avoir la moindre frayeur d'un squelette. Très-souvent, devant eux, je conte des histoires de voyageurs, pour lesquelles les enfans
ont un goût particulier; je fais de superbes descriptions de tempêtes, de manière à exciter beaucoup plus la curiosité que la crainte; j'ajoute que les naufrages mêmes ne sont jamais véritablement dangereux pour ceux qui savent nager, et Théodore dit qu'il veut apprendre à nager, et qu'il seroit bien fâché, quand il fera un voyage sur mer, s'il ne voyoit pas une tempête. Il n'est pas possible de cacher aux enfans les dangers qui environnent l'homme presque à chaque pas de sa carrière; le mensonge ne peut jamais être utile, et si votre élève découvre que vous lui avez déguisé la vérité dans une seule occasion, vous perdrez sa confiance sans retour. Je veux donc que mon fils sache qu'on peut se noyer sur mer, qu'on est tué à la guerre, etc. ; Mais je desire du moins qu'il n'envisage aucune sorte de danger avec l'exagération que donne la crainte et une imagination frappée: quand on ne voit jamais le péril plus grand qu'il ne l'est en effet, on trouve en soi toutes les ressources qui peuvent en tirer. Tout homme que l'éducation n'aura pas gâté, aura cette espèce de courage qu'il reçut avec la vie, comme un instinct nécessaire à sa conservation; le lâche qui perd la tête et la raison dans le danger,
n'est qu'un être dégradé et corrompu; la nature donna donc à votre élève tout le courage et toute la présence d'esprit dont il aura besoin pour se défendre si on l'attaque; eh bien, vous, donnez-lui de la générosité, et il défendra son semblable; donnez-lui de l'honneur, et il défendra sa patrie. Locke a dit, et Rousseau après lui, qu'il ne faut en aucune manière plaindre les enfans quand ils tombent ou se blessent: cette méthode, suivant moi, n'est bonne que jusqu'à trois ou quatre ans; à cette époque elle demande des adoucissemens, sans quoi l'on risqueroit d'endurcir le coeur des enfans et de le fermer pour jamais à la pitié. Ainsi je pense que lorsqu'ils souffrent on doit les plaindre, s'ils ne se plaignent pas, en louant le courage qu'ils témoignent; mais s'ils crient ou s'ils pleurent, paroissez sans pitié, et persuadez-leur que le mépris étouffe en vous la compassion.
Comme dans tout le reste, il faut à cet égard que la leçon soit appuyée par votre exemple; si vous ne pouvez supporter une migraine ou un accès de fièvre sans parler de votre souffrance vingt fois par jour, tout ce que vous direz sur le courage fera peu d'impression
sur votre élève. Madame D'Almane a donné à ses enfans, il y a quatre jours, une leçon sur ce sujet, qui vaut mieux mille fois que tous les sermons du monde. Vous aimez MadameD'Almane et tous les détails qui peignent sa tendresse passionnée pour ses enfans, ainsi dans mon récit, je n'omettrai aucune des circonstances de cette scène qui fut véritablement aussi effrayante que touchante. M D'Aimeri, Madame De Valmont et son fils étoient chez moi depuis quelques jours; après le dîner nous étions tous dans le salon;Madame D'Almane, assise à côté de Madame De Valmont sur un canapé, tenoit Adèle sur ses genoux, lorsque Théodore voulant avoir sa part des caresses de sa mère, se glisse doucement derrière elle, et lui saisit brusquement un bras qu'il tire à lui: au même moment un jet de sang, élancé du bras de Madame D'Almane, couvre le visage et la robe d'Adèle, qui, à cette vûe, pousse un cri affreux et tombe évanouie sur le sein de sa mère. Le pauvre Théodore, baigné de larmes, se précipite à genoux; nous courons tous àMadame D'Almane, qui s'écrioit: Adèle, Adèle, c'est Adèle qu'il faut secourir, et elle refusoit de me donner son bras, en répétant toujours, d'un
air égaré, Adèle, Adèle! Le fait est, que sans en rien dire à personne, elle s'étoit fait saigner le matin, et que Théodore, en lui saisissant et lui étendant le bras, avoit dénoué la ligature et causé cet accident; cependant Madame De Valmont s'empara d'Adèle, et M D'Aimeri et moi nous rattachâmes la bande du bras de Madame D'Almane, non sans peine, car elle avoit perdu la tête: pâle et tremblante, agitée des mouvemens convulsifs les plus effrayans, les yeux fixement attachés sur sa fille, elle ne remarquoit ni les soins que nous lui rendions, ni même Théodore toujours sanglottant à ses pieds et serrant étroitement ses genoux. Enfin, Adèle recouvre l'usage de ses sens, ouvre les yeux et appelle sa mère, qui aussi-tôt vole vers elle, la reprend dans ses bras et l'embrasse mille fois en versant un déluge de pleurs; nous entourons tous la mère et l'enfant, et nous écoutions leur entretien avec autant d'attendrissement que de plaisir, lorsque tout-à-coup remarquant que Théodore n'étoit point dans notre grouppe, je tourne la tête et je le vois seul à la place que sa mère venoit de quitter, non plus à genoux et en pleurs, mais debout, immobile, les yeux secs, et avec un visage sur lequel l'embarras,
la tristesse et le dépit se peignoient également; son coeur, jusqu'alors si pur et si paisible, recevoit dans cet instant les premières et funestes impressions de la jalousie et de l'envie.Ce n'est déjà plus cet enfant plein d'innocence et de candeur, si doux, si ouvert, si sensible; l'injustice, la dissimulation (la haine peut-être! ) Viennent d'entrer à la fois dans son âme, et si elles n'en sont promptement bannies, elles y prendront de profondes racines! ... Sans perdre un moment, je me penchai vers l'oreille de Madame D'Almane, et je lui fis comprendre aisément, en deux mots, le sujet de mes craintes; aussi-tôt elle pria toute la compagnie de la laisser seule, et lorsque tout le monde fut retiré, elle s'approcha deThéodore, et sans paroître remarquer son trouble et sa confusion, elle l'embrassa tendrement et le fit asseoir à côté d'elle; alors mettant les mains de ses deux enfans dans les siennes et s'adressant à moi: n'est-il pas vrai, mon ami, dit-elle, que je suis une heureuse mère, et bien véritablement aimée! ... Mon pauvre Théodore, tout ce qu'il a souffert! ... Mais reprends ta gaieté, cher enfant, ajouta-t-elle en le baisant, ta mère et ta soeur se portent bien maintenant. À ces mots Théodore, triste encore,
mais attendri, se penche sur l'épaule de sa mère, et regarde sa soeur avec des yeux remplis de larmes, qu'il baisse aussi-tôt en soupirant... et toi, ma fille, continue MadameD'Almane, j'espère que lorsque tu seras moins enfant, dans un an, par exemple, tu sauras, comme ton frère, réunir le courage à la sensibilité... ici Théodore lève la tête, et d'un air surpris regarde sa mère, comme cherchant à pénétrer si elle parle sérieusement; ensuite il l'embrasse avec transport, et ses pleurs redoublent... il est vrai, ajoutai-je en riant, qu'on reproche depuis long-tems aux femmes cette facilité qu'elles ont de s'évanouir, et non sans raison, car c'est une preuve de foiblesse... mais, papa, reprit Adèle d'un ton chagrin, c'est parce que j'aime maman... et moi, interrompis-je, j'aime votre maman tout autant que vous pouvez l'aimer, Théodore la chérit ainsi que vous, et cependant nous ne nous sommes évanouis ni l'un ni l'autre. Comme j'achevois ces paroles, Théodore se jeta au col de sa soeur, en s'écriant: ô papa, vous la chagrinez! Dans cet instant, MadameD'Almane me regarda en me tendant une main que je baignai des plus douces larmes que j'aie jamais répandues de ma vie... après
que nous eûmes consolé Adèle que j'avois véritablement affligée, les enfans demandèrent à Madame D'Almane pourquoi elle s'étoit fait saigner; parce que, répondit-elle, j'avois, depuis quinze jours, des maux de tête insupportables.-Depuis quinze jours, maman! Et vous n'en parliez pas! ...-À quoi m'eût servi de répéter sans cesse: j'ai bien mal à la tête?J'aurois montré une foiblesse inexcusable, ennuyé tout le monde, et cette plainte ne m'eût pas guérie.-Mais, maman, vous n'aviez seulement pas l'air de souffrir; vous m'avez donné mes leçons tout comme à l'ordinaire.-Jamais, mon enfant, je ne quitterai, pour si peu de chose, des occupations aussi chères. Vous voyez, mon ami, quelle excellente leçon de courage étoit renfermée dans ce peu de mots! Et celles de ce genre sont seules véritablement profitables. Après cette conversation, Madame D'Almane en eut une avecMadame De Valmont et M D'Aimeri, pour les prier de ne point louer Adèle sur son évanouissement, car en effet ces sortes de louanges peuvent, par le desir d'en obtenir encore, donner dans d'autres occasions de l'affectation et de l'hypocrisie. Il faut louer les enfans, non sur des
démonstrations vives et passagères de sensibilité, mais sur des témoignages habituels et constans, comme la douceur et l'obéissance soutenues. Adieu, mon cher vicomte; il est minuit, c'est une heure indue dans le château de B. Je vous quitte pour me coucher, car il faut que je sois levé demain avec le jour.
La baronne à Madame D'Ostalis. Vous me faites grand plaisir, mon enfant, en me détaillant tous les soins que vous prenez de votre santé; dans l'état où vous êtes, c'est un devoir bien indispensable, et qui malheureusement n'est plus regardé comme tel aujourd'hui. N'oubliez jamais ce que vous avez pensé d'une femme qui, condamnée, par son médecin, à garder sa chambre quatre mois, ou à faire une fausse couche, déclara que de tels ménagemens ne pouvoient s'accorder avec sa vivacité , et tua son enfant par cette aimable vivacité.Vous trouvâtes alors qu'il falloit avoir un bien mauvais coeur, pour être capable d'une semblable légèreté, et bien peu d'esprit pour l'afficher; je suis charmée que vous ayez conservé cette opinion, et que malgré la mode et l'exemple, vous ne vouliez ni veiller, ni vous fatiguer par des visites continuelles, ni faire de longues courses en voiture. À l'égard du desir que vous témoignez de nourrir votre enfant, j'ai quelques observations à vous
soumettre qui demandent un peu de détail. Vous me paroissez très-frappée de toutes les déclamations de Rousseau sur ce sujet; il dit entr'autres choses: "celle qui nourrit l'enfant d'une autre au lieu du sien, est une mauvaise mère; comment sera-t-elle une bonne nourrice? " Cette phrase vous inspire la plus grande répugnance à confier votre enfant aux soins intéressés d'une femme mercenaire , etc. Mais cette femme ne prive son enfant de son lait que pour lui assurer du pain, ou du moins l'aisance dont il manqueroit un jour sans ce sacrifice; ainsi loin d'être une mauvaise mère , elle a au contraire une tendresse très-bien entendue pour ses enfans. La nature nous imposa sans doute la douce obligation d'allaiter nos enfans, et nous ne pouvons nous en dispenser que lorsque nous y sommes forcées par d'autres devoirs plus essentiels encore. Si votre mari ne s'y oppose pas ouvertement; si vous pouvez, sans nuire à ses intérêts, à sa fortune, vous renfermer dans l'intérieur de votre famille pendant un an, dix-huit mois, et peut-être deux ans, vous ne devez pas balancer; vous seriez très-coupable alors de ne pas nourrir votre enfant. Mais, me direz-vous, je vois toutes les femmes qui nourrissent,
aller dans le monde, à Versailles, et sevrer leur enfant au bout de huit ou neuf mois. J'en conviens, et j'en connois même plusieurs qui alloient aux bals d'après dîner, et qui y dansoient; je les rencontrois sans cesse aux spectacles ou faisant des visites, bien parées, avec des paniers, des corps, etc. Croyez-vous que les enfans de ces élégantes nourrices, n'eussent pas été beaucoup plus heureux dans le fond d'une chaumière avec une bonne paysanne assidue à son ménage? Vous connoissez une de mes parentes, Madame D'Ar si vous voulez nourrir, voilà le modèle que vous devez suivre; soyez comme elle retirée, occupée de votre santé, ne sortant que pour vous promener, ne recevant que vos parens ou vos amis intimes, et décidée à ne sevrer votre enfant que lorsque l'état de sa santé, l'avancement de ses dents et sa force pourront vous le permettre. Je me souviens que pendant un hiver je dînois souvent dans une maison où je rencontrois toujours une jeune femme qui nourrissoit son enfant; elle arrivoit coëffée en cheveux, mise à peindre, et à peine étoit-elle assise, qu'elle avoit déjà trouvé le secret de parler deux ou trois fois de son enfant; nous entendions les cris aigus d'un petit maillot
qu'on apportoit dans une barcelonnette bien ornée, et sa mère, devant sept ou huit hommes, lui donnoit à teter; je voyois ces hommes rire entr'eux et parler bas, et tout cela ne me paroissoit qu'indécent et importun. En sortant de-là, j'allois quelquefois chez Madame D'Ar qui remplissoit alors le même devoir, mais avec cette simplicité que la vraie vertu porte toujours dans ses actions les plus sublimes; car on n'est orgueilleux de faire le bien qu'à proportion des efforts qu'il en coûte et du peu de plaisir qu'on y trouve. Je voyoisMadame D'Ar au milieu de sa famille et de ses amis, et j'éprouvois l'émotion la plus douce en la contemplant, tenant son enfant dans ses bras, cet enfant auquel elle sacrifioit sans effort, comme sans vanité, et le monde et tous les plaisirs qu'il peut offrir! Il est certain qu'il n'y a rien de plus respectable et de plus touchant qu'une jeune et jolie personne qui remplit ainsi le premier devoir que la nature lui impose; par ce qu'elle fait déjà pour un enfant qui ne peut même la connoître, elle prouve tout ce qu'elle sera capable de faire un jour pour lui, lorsqu'elle jouira du bonheur d'en être aimée, et elle s'assure un droit de plus à sa tendresse. Mais, ma chère
fille, réfléchissez bien à l'étendue des obligations que vous contracterez en vous décidant à nourrir votre enfant, et songez qu'il vaut infiniment mieux ne pas vous imposer un tel devoir, que de le remplir imparfaitement.
La baronne à la vicomtesse. Non, ma chère amie, je ne vois point approcher l'hiver avec tristesse, avec effroi , tout au contraire, je me dis: grâce au ciel, je ne serai point obligée d'aller me morfondre sur le chemin de Versailles ou dans les rues de Paris; je ne recevrai point une foule de gens aussi ennuyeux que désoeuvrés; je n'entendrai point déchirer alternativement Gluck et Piccini, que j'aime tant l'un et l'autre, etc. , Etc. Au lieu de cela, je ne sortirai que pour mon plaisir et ma santé; je ne porterai qu'un habit commode, et je ne vivrai qu'avec des personnes que j'aime... ah, si vous étiez ici, qu'y pourrois-je desirer encore, et que manqueroit-il à mon bonheur! Je vous assure que depuis huit mois que j'ai quitté Paris, je n'ai point passé de jour sans me féliciter du parti que j'ai pris, et sans penser, avec peine, que je serai forcée, par le même devoir qui m'a conduite ici, à retourner dans trois ans dans le monde. J'ai un service à vous demander, ma chère
amie; je crois vous avoir dit que Madame De Valmont avoit une soeur religieuse; mais avant de vous expliquer ce que je desire de vous, je veux vous conter l'histoire de cette malheureuse religieuse; Madame De Valmont me la confia hier au soir, et je suis sûre que vous partagerez le vif intérêt qu'elle a su m'inspirer. M D'Aimeri a eu trois enfans,Cécile, la plus jeune, n'avoit que trois ans lorsqu'elle perdit sa mère, elle fut élevée dans un couvent de province, et n'en sortit qu'à treize ans pour se trouver au mariage de sa soeur aînée, Madame D'Olcy, qui partit aussi-tôt pour Paris; Cécile resta dans la terre qu'habitoit son père, avec sa seconde soeur plus âgée qu'elle de trois ans, et qui, peu de temps après, épousa M De Valmont. Au bout de deux ans elle fut obligée de se fixer en Languedoc; elle s'étoit vivement attachée à Cécile, également intéressante par son caractère, sa figure, son esprit, et le malheur de n'être point aimée de son père. La veille du départ de Madame De Valmont, les deux soeurs passèrent la nuit ensemble à s'affliger; quand le jour parut, Cécile, baignée de pleurs, se jeta dans les bras de sa soeur, et la pressant contre son sein: "ô mon unique soutien, s'écria-t-elle,
ma seule amie, dans une heure je vais donc vous perdre! Que deviendrai-je sans vous, qui m'excusera auprès de mon père, qui tâchera de vaincre son aversion pour moi! Vous seule au monde aimiez la pauvre Cécile; ô ma soeur, ma soeur, vous m'abandonnez; quelle sera ma destinée! ... "La malheureuse Cécile n'avoit, en effet, que trop de raisons de redouter le sort qu'on lui préparoit! À peine sa soeur fut-elle partie, que son père la renvoya dans le couvent où elle avoit été élevée; elle n'avoit que seize ans lorsqu'elle y rentra, et pour n'en sortir jamais! ... M D'Aimeri, uniquement occupé de l'établissement de son fils unique, partit pour Paris, et quelques mois après on déclare à Cécile qu'elle n'a d'autre parti à prendre que celui de se faire religieuse; trop douce et trop timide pour s'opposer aux volontés d'un père absolu, elle obéit sans résistance et sans murmures.Cependant, déjà son coeur n'étoit plus libre, elle aimoit, elle étoit aimée! ... Elle s'aveugloit encore sur l'espèce de sentiment qu'elle éprouvoit; en renonçant au monde, elle croyoit ne regretter véritablement que sa soeur, elle pensoit n'accorder des pleurs qu'à la seule amitié, et
l'amour sur-tout les faisoit répandre. Un jeune homme nommé le chevalier de Murville, proche parent de M D'Aimeri, étoit l'objet d'un sentiment si malheureux, et il possédoit toutes les vertus et tous les agrémens qui pouvoient le justifier. Sa mère, retirée du monde depuis plusieurs années, vivoit dans une petite terre qui n'étoit qu'à dix lieues du couvent de Cécile. Cependant l'année du noviciat de Cécile est presque écoulée, et bientôt le jour arrive où Cécile va prononcer le voeu terrible qui doit l'engager à jamais! Ce jour même son père inhumain célébroit à Paris les noces de son fils, et se livroit aux transports de la joie, tandis que sa fille infortunée consommoit, à 17 ans, son affreux sacrifice!... Enfin, c'en est fait, Cécile n'existe plus pour le monde, et les tristes murs qui la renferment, sont désormais pour elle les limites de l'univers! ... Le soir même de sa profession, un homme à cheval fit demander à lui parler, de la part de Madame De Murville, pour affaire de la plus grande importance; elle fut au parloir, et cet homme lui présenta une lettre, en lui disant qu'un laquais de Madame De Murville étoit parti la
veille, avec ordre exprès de remettre cette lettre le jour même; mais qu'à deux lieues du couvent ce domestique avoit eu le malheur de se casser la jambe en tombant de cheval; qu'un long évanouissement avoit suivi cet accident; qu'enfin des paysans l'avoient porté chez le fermier qui faisoit ce récit; que le domestique n'avoit recouvré sa tête que le lendemain dans l'après-midi, et qu'alors il avoit remis la lettre au fermier qui s'étoit chargé de l'apporter. En achevant ces mots, le fermier donna la lettre à Cécile, qui, au même moment, fut s'enfermer dans sa chambre pour la lire: elle l'ouvrit avec une extrême émotion, mais qui devint bien plus vive encore, lorsqu'elle apperçut la signature du chevalier de Murville. Cette lettre, que Cécile crut devoir donner à sa soeur, et que Madame De Valmont m'a permis de copier, étoit conçue en ces termes: du château de S ce 15 mai."Quoi, demain! ... C'est demain... je ne puis achever... ma bouche ne peut prononcer ces mots affreux... Cécile, il n'est plus temps de dissimuler; eh quoi, n'auriez-vous jamais lû dans mon coeur? ... Hélas! Dans des temps plus
heureux, j'osai me flatter quelquefois que le vôtre n'étoit point insensible; j'ouvris mon âme au barbare qui vous sacrifie, il m'ôta tout espoir, et je me condamnai moi-même au silence. Ah! Si j'avois pû prévoir l'horrible tyrannie qu'on devoit exercer contre vous, non, Cécile, non, vous n'en auriez point été la victime; malgré le père cruel qui vous proscrit, malgré la famille qui vous abandonne, malgré vous-même enfin, j'aurois sû vous arracher au destin qu'on vous préparoit... mais loin de vous, dans un pays étranger, j'ignorois ce comble d'horreur, et ne pouvois le soupçonner... enfin, une lettre m'annonce que ma mère est dangereusement malade; je quitte aussi-tôt l'Espagne, j'arrive: quels malheurs accablans m'attendoient à mon retour! Je trouve ma mère à l'extrêmité, et j'apprends que Cécile est à la veille de prononcer ses voeux... cet instant seul m'a fait connoître à quel excès je vous aime... ô victime intéressante autant que chère, la nature et l'amitié vous trahissent, mais l'amour vous reste! Seul, je vous tiendrai lieu de père, d'ami, de frère; je serai votre défenseur, votre libérateur, ô ma
Cécile, votre époux... puisque vous êtes libre encore, vous êtes à moi; vos parens ont brisé tous les liens qui vous unissoient, vous n'êtes plus qu'à moi... oui, je fais le serment de vous consacrer ma vie... serment, n'en doutez pas, aussi sacré et plus agréable à l'être suprême que le voeu inhumain que vous prétendiez faire... ah! Plaignez-moi de ne pouvoir voler auprès de vous... si vous saviez ce qu'il en coûte à mon coeur! ... Mais ma mère est expirante; si j'étois capable de l'abandonner, serois-je encore digne de vous? Cependant... si cette lettre ne pouvoit vous persuader, si vous persistiez dans votre affreux dessein! ... Je frémis, cette seule idée déchire mon ame et trouble ma raison. Écoutez-moi, Cécile... je respecte encore le cruel auteur de vos jours, vous êtes libre... mais si vous aviez la foiblesse de lui obéir, de cet instant je ne le reconnois plus pour votre père, je ne vois plus en lui qu'un tyran détestable... et du moins je ne mourrai pas sans vengeance. Pour son intérêt même osez donc lui résister, ou cette main tremblante qui vous écrit, cette main guidée par la haine et par le désespoir, ira percer le coeur du monstre
qui veut vous immoler. Qu'il réserve pour son fils et sa fortune et sa tendresse; qu'il vous déshérite, que m'importe, je ne veux que Cécile, et je serai le plus soumis, le plus reconnoissant et le plus heureux de tous ses enfans. Hélas! Cécile, je vous ai fui, j'ai tenté de vous oublier, et ces vains efforts n'ont servi qu'à me faire mieux connoître que je ne puis vivre sans vous. J'ose croire que vous m'estimez assez pour remettre avec confiance entre mes mains le soin de votre honneur et de votre réputation; je ne vous demande que le courage de déclarer que vous ne pouvez vous résoudre à prononcer vos voeux; je me charge du reste, et je ne vous verrai que pour vous conduire à l'autel, où le noeud le plus saint et le plus doux nous unira pour jamais! ... Je suis sûr de l'homme que je charge de cette lettre, je suis bien certain que vous la recevrez ce soir; je ne puis croire que vous soyez insensible à ce qu'elle contient; cependant, un poids affreux oppresse mon coeur, des larmes amères inondent mon visage... ô Cécile, ma chère Cécile, prenez pitié de l'état où je suis, ne vous préparez point des regrets éternels; songez, hélas!
Que vous n'avez que dix-sept ans. Ah! Conservez votre liberté, dussiez-vous ne jamais vivre pour moi! ... J'attends votre réponse comme l'arrêt qui doit fixer ma destinée." Le chevalier de Murville. Imaginez, s'il est possible, l'état où dut être la malheureuse Cécile, après la lecture de cette lettre. Elle n'apprend qu'elle est aimée, et d'une manière si touchante et si passionnée, elle ne découvre ses propres sentimens que lorsqu'elle est irrévocablement engagée; quelques heures plus tôt cette lettre eût pu changer son sort, et assurer la félicité de sa vie; et maintenant elle met le comble à ses maux! ... La surprise, le saisissement et le désespoir rendent Cécile immobile et stupide, une pâleur affreuse couvre ses traits, un froid mortel semble glacer son coeur; privée de la faculté de réfléchir, elle sent cependant confusément toute l'horreur de sa destinée, elle sent qu'elle n'a plus d'espoir qu'en la mort. Enfin, sortant par degrés de cette espèce de léthargie, elle jette autour d'elle des regards égarés. Hélas! Tout ce qui l'environne ne peut que lui retracer son sacrifice et son malheur; ses yeux tombent sur une table où l'on avoit
posé ses longs cheveux, coupés le matin même. À cette vûe elle frémit, un sentiment inexprimable, mêlé d'effroi, de regret et de fureur, déchire son âme et trouble sa raison; elle se lève impétueusement: eh quoi donc, s'écria-t-elle, n'est-il aucun moyen de sortir de l'abyme affreux où l'on m'a précipitée? ... Ne puis-je m'échapper, ne puis-je fuir? Mais, que dis-je? Grand dieu, quel horrible transport! ... Ô malheureuse Cécile, c'est ici que tu dois mourir! En achevant ces paroles elle retombe sur sa chaise en versant un torrent de larmes; bientôt elle reprend la funeste lettre de son amant, et la relit encore; chaque mot, chaque expression de cet écrit touchant est pour son coeur un trait mortel: comment pourra-t-elle triompher d'une passion dont la reconnoissance la plus juste accroît encore la violence? ... Son imagination lui représente à la fois tout ce qui peut porter au comble ses regrets et son désespoir; elle voit son amant furieux, ne respirant que la vengeance, et ne desirant que la mort; elle voit son père tombant sous ses coups, ou lui
arrachant la vie; ces funestes tableaux la pénètrent d'horreur: moins aimée, elle auroit moins à craindre... cependant elle ne sauroit supporter l'idée que le chevalier de Murvillepourra sans doute se consoler un jour! ... Enfin elle se décide à lui répondre, et elle lui écrivit un billet qui ne contenoit que ce peu de mots: "votre lettre est arrivée trop tard...Cécile déjà n'existoit plus pour vous! ... Oubliez-moi... vivez heureux... et respectez mon père." Le malheureux chevalier de Murville reçut ce billet dans le moment même où sa mère venoit d'expirer; il ne put supporter tant de maux à la fois; une fièvre brûlante, suivie d'un délire affreux, le mit en peu de jours au bord du tombeau; sa maladie fut extrêmement longue; et à peine étoit-il hors de danger, qu'il s'occupa du soin de terminer ses affaires, dans le dessein de partir incessamment, et de quitter pour jamais la France.En passant en Languedoc, il s'arrêta chez Madame De Valmont, qui lui avoit toujours témoigné la plus vive amitié; il demanda à la voir en particulier: on le fit entrer dans un cabinet, où il la trouva seule. Aussi-tôt qu'elle le vit, elle
courut à lui, et l'embrassa en versant un torrent de larmes: il comprit qu'elle étoit instruite de ses sentimens par Cécile même, il ne se trompoit pas; il la conjura avec tant d'instances de lui montrer sa lettre, qu'elle ne put le refuser. Vous allez juger si cette lettre dut augmenter la passion et les regrets du chevalier de Murville. La voici.
De l'abbaye D ce 12 juin. "J'existe encore... mais j'ai cru toucher au terme de mes souffrances. J'ai vu de bien près ce port si desiré! Des cierges funèbres entouroient mon lit, un prêtre m'exhortoit à la mort... hélas, un tel soin étoit peu nécessaire, que ne m'enseignoit-on plutôt à supporter la vie! ... Ô ma soeur, dans quel moment j'ai connu mon coeur! ... Le jour même... je frémis! ... Lisez la lettre que je vous envoie, elle vous instruira de tout... cette lettre, que je remets entre vos mains, est le dernier sacrifice qui me restoit à faire... qu'il est cruel! ... Cette écriture chérie, je ne la reverrai plus! ... Mais chaque mot des sentimens qu'elle exprime est gravé pour jamais dans le fond de mon ame... si vous m'aimez, ma
soeur, conservez toujours cet écrit; puisqu'il ne m'est pas permis de le garder, que du moins je puisse penser qu'il existe... qu'il vous soit cher... songez que sa privation est pour moi ce que seroit pour vous l'absence de l'objet que vous aimez le mieux... si vous saviez combien il m'est douloureux de m'en détacher! ... Hélas, maintenant tout est crime pour votre malheureuse soeur, jusqu'à l'aveu des regrets qui la dévorent! Insupportable contrainte qui ne peut produire que les derniers excès du désespoir! Vous avez connu mon caractère et mon âme, vous savez si j'étois née pour chérir la vertu. Eh bien, vous frissonneriez d'horreur, si je vous détaillois toutes les funestes idées qui, depuis trois semaines, troublent et noircissent mon imagination! Le crime me poursuit et m'environne... je trouve dans les objets les plus communs, dans les actions les plus indifférentes, les sujets des plus affreuses tentations... à la promenade dans nos tristes jardins, mon oeil mesure, en frémissant, la hauteur des murailles, et mille fois mon esprit osa concevoir l'insensé, le coupable projet d'essayer de les franchir! ... Dans les premiers jours de ma
convalescence, à table, pendant ce morne silence qu'on nous prescrit, quelle horrible pensée a souvent égaré ma raison! ... Le couteau posé près de moi... je ne puis achever... ô ciel, est-il possible que ce coeur, jadis si pur, ait pu se livrer à ce délire affreux! ... Ah, croyez que le plus cruel de mes tourmens est le remords qui me déchire! ... Quelquefois baignée de pleurs, j'implore avec confiance la miséricorde et le secours de l'éternel: ne pouvant lui faire le sacrifice du sentiment qui me domine, je lui offre les peines qu'il me cause, et je lui demande la résignation de les supporter sans murmure... j'éprouve alors la seule consolation dont je sois susceptible; une voix céleste semble, au fond de mon coeur, prononcer ces paroles divines: ne renonce point au bonheur, les passions le ravissent ou le troublent, la religion et la vertu peuvent seules l'assurer . Mais dans d'autres momens, je me trouve trop coupable pour espérer le pardon de tant d'offenses... et je retombe dans toutes les angoisses que le découragement et la terreur peuvent causer. Pardonnez, ma soeur, ces tristes plaintes, vous n'en entendrez plus, je vous le promets; je respecterai désormais
le rigoureux devoir qui me condamne au silence; je ne vous entretiendrai plus ni de mes peines, ni de l'objet... vous-même, ma soeur, oh jamais ne me parlez de lui! ... Vous le verrez sans doute, et peut-être le verrez-vous consolé... cependant sa lettre est si passionnée! Pensez-vous que le temps, le monde et la dissipation puissent détruire un sentiment si profond et si vrai? ... Ah, si vous le croyez, ne me le dites point, vous déchireriez mon coeur sans le guérir! ... L'espoir d'occuper quelquefois son souvenir, est le seul bien qui m'attache à la vie... le plus grand de mes maux, vous l'avouerai-je, c'est de penser qu'il ignore à quel excès je l'aime... oui, s'il connoissoit mon coeur, j'en suis sûre, il ne m'oublieroit jamais... peut-être me croit-il insensible, ingrate... ah, cachez-lui la passion qui m'égare! ... Mais, ma soeur, souffrirez-vous qu'il m'accuse d'ingratitude? ... Dieu, qu'entends-je! ... La cloche m'appelle et m'annonce l'agonie d'une de nos compagnes... quelle est heureuse! Elle va mourir... adieu... je joins à ce paquet les cheveux que vous m'aviez demandés, ces cheveux que vos mains jadis ont tressé tant de fois...
vous ne les verrez point sans attendrissement... puisse cette triste dépouille, en vous rappelant mon sort et ma tendre amitié, m'obtenir votre indulgence et votre compassion, les seuls biens qui restent désormais à l'infortunée Cécile." Le chevalier de Murville, après avoir lu cette lettre, se jeta aux pieds de Madame De Valmont, en lui demandant de lui donner les cheveux de Cécile; et pour obtenir cette grâce, il se servit du même moyen qu'il avoit employé déjà pour décider Madame De Valmont à lui communiquer la lettre; il protesta que si elle lui refusoit cette dernière consolation, il ne quitteroit pas la France sans se venger de M D'Aimeri: ses transports et ses menaces effrayèrent tellementMadame De Valmont, qu'elle se décida à lui accorder ce qu'il souhaitoit avec tant d'ardeur, et elle remit entre ses mains la cassette qui renfermoit les cheveux de sa soeur. Le chevalier de Murville la reçut à genoux, il l'ouvrit en tremblant, il desiroit et craignoit également de voir cette longue et belle chevelure qu'il avoit tant de fois admirée sur la tête de la malheureuse Cécile... il pâlit et tressaillit en y jetant les yeux; ensuite, refermant la cassette et la prenant dans ses bras: adieu, madame, dit-il,
adieu pour toujours, je quitte sans retour une patrie que j'abhorre; vous n'entendrez parler de moi que pour recouvrer le précieux trésor que vous me confiez, et je ne m'en détacherai qu'à la mort. Quand je ne serai plus, il vous sera rendu. À ces mots, il sortit précipitamment sans attendre la réponse de Madame De Valmont. Depuis ce temps, on n'a point reçu de ses nouvelles, on ignore absolument sa destinée. Mais comme les cheveux de Cécile n'ont point été renvoyés à Madame De Valmont, il est vraisemblable que le chevalier de Murville existe encore, et vit ignoré dans quelque coin du monde.
À l'égard de M D'Aimeri, le ciel ne tarda point à le punir de sa barbarie; son fils, égaré par la passion du jeu et le goût de la mauvaise compagnie, en peu de temps perdit sa réputation, détruisit sa santé, dérangea ses affaires, et mourut au bout de trois ans de mariage sans laisser d'enfans. M D'Aimeri paya scrupuleusement toutes ses dettes, et se retira en Languedoc auprès de sa seconde fille, avec une fortune jadis considérable, aujourd'hui très-médiocre, et qu'il destine, dit-on, au jeune Charles, fils de Madame DeValmont, qu'il paroît aimer passionnément.
Pour Cécile, le temps et la raison ont insensiblement triomphé d'une passion si fatale; et goûtant aujourd'hui toutes les consolations sublimes que la religion peut offrir, elle recueille enfin les doux fruits d'une piété véritable, la résignation et la paix, et elle est devenue l'exemple et le modèle de toutes ses compagnes. Telle est maintenant sa situation; mais les chagrins violens qui si long-temps, déchirèrent son âme, ont cruellement altéré sa santé; les austérités de son état achevèrent de la détruire, et depuis six mois sur-tout on commence à craindre pour sa vie. Madame De Valmont desire vivement qu'elle puisse faire un voyage à Paris, afin d'y consulter les médecins les plus célèbres. Cette permission n'est pas difficile à obtenir; et voici, ma chère amie, le service que j'attends de vous: c'est que vous alliez voir Madame D'Olcy, et que vous la déterminiez à garder chez elle sa soeur pendant deux ou trois mois. Il vous paroîtra sans doute extraordinaire que Madame D'Olcy, étant soeur de Cécile et de Madame De Valmont, cette dernière vous charge de cette négociation; il est donc nécessaire de vous donner une idée du caractère de Madame D'Olcy: la fortune immense qu'elle possède n'a pu la consoler
encore du chagrin d'être la femme d'un financier; n'ayant point assez d'esprit pour surmonter une semblable foiblesse, elle en souffre d'autant plus, qu'elle ne voit que des gens de la cour, et que sans cesse tout lui rappelle le malheur dont elle gémit en secret: on ne parle jamais du roi, de la reine, de Versailles, d'un grand habit, qu'elle n'éprouve des angoisses intérieures si violentes, qu'elle ne peut souvent les dissimuler qu'en changeant de conversation. Elle a d'ailleurs pour dédommagement toute la considération que peuvent donner beaucoup de faste, une superbe maison, un bon souper, et des loges à tous les spectacles. Au reste, elle n'aime rien, s'ennuie de tout, ne juge jamais que d'après l'opinion des autres, et joint à tous ces travers de grandes prétentions à l'esprit, beaucoup d'humeur et de caprices, et une extrême insipidité. Quoique fort orgueilleuse d'être une fille de qualité, elle n'a pas montré le moindre attachement pour son père, parce qu'il a quitté le service et le monde, et qu'elle n'en attend rien; elle n'aime point Madame DeValmont, qu'elle ne regarde que comme une provinciale, et elle a sans doute oublié qu'elle eût une soeur religieuse. Ainsi, vous voyez bien que votre
secours nous est très-nécessaire. Je vous envoie une lettre de Madame De Valmont, vous la porterez à Madame D'Olcy; vous paroîtrez vous intéresser vivement aux deux soeurs, et je suis certaine que vous obtiendrez de la vanité de Madame D'Olcy, tout ce que nous aurions vainement attendu de son coeur. Adieu, ma chère amie; il est temps de finir ce volume, que vous me pardonnerez sûrement, en faveur de l'histoire de l'intéressante et malheureuse Cécile.
Réponse de la vicomtesse. Ô cette infortunée, cette charmante Cécile, que je la plains, que je l'aime! Et ce pauvre chevalier de Murville, que je l'aime aussi! Je suis fâchée pourtant qu'il ne soit pas mort; il me semble qu'il n'avoit rien de mieux à faire: je m'attendois au renvoi des cheveux , avec une belle lettre écrite en mourant; j'ai trouvé que cela manquoit à l'histoire. Cet amant si désespéré, si passionné, vivre si long-temps! ... Malgré moi, je suis tourmentée de l'idée qu'il vit consolé dans son coin du monde , et peut-être amoureux d'un autre objet... et s'il avoit sacrifié les cheveux? ... Ô le monstre! ... Il ne peut se justifier auprès de moi qu'en les renvoyant sans délai. Mais au vrai, n'avez-vous pas la plus vive curiosité de savoir ce qu'il est devenu? J'ai déjà composé, sur ce sujet, dix romans plus touchans les uns que les autres; Cécile va sortir du couvent pour quelques mois, ils se reverront; évanouissemens, reconnoissance... ou bien c'est elle qui recevra les cheveux avec la
lettre la plus pathétique! ... Moi, je crois qu'il n'a point quitté la France: comment s'arracher du séjour habité par Cécile! Il y vit caché, déguisé; il est peut-être à La Trappe, peut-être hermite! ... Enfin, j'ai le pressentiment que nous découvrirons bientôt quel est son sort. Mais revenons à la commission dont vous m'avez chargée. Le jour même où j'ai reçu votre lettre, j'ai écrit à Madame D'Olcy pour lui demander un entretien particulier, et le lendemain j'ai été chez elle; on m'a fait traverser une longue et superbe enfilade de pièces, au bout de laquelle j'ai trouvé, dans un charmant petit cabinet, Madame D'Olcy nonchalamment assise sur un canapé, et plus nonchalamment encore lisant une brochure qu'elle ne prend, j'imagine, que lorsqu'elle entend un carrosse entrer dans sa cour: elle s'est avancée vers moi avec l'air le plus obligeant; et les premiers complimens finis, j'ai tiré de ma poche la lettre de Madame De Valmont, et je la lui ai donnée en la priant de la lire sur le champ. Vous connoissez ce sourire forcé et cette fausse douceur que la politesse imprime sur le visage; eh bien, au seul nom de sa soeur, Madame D'Olcy a quitté subitement cette expression factice, et la
froideur et l'embarras ont obscurci sa physionomie d'une manière aussi prompte que marquée. Je n'ai pas fait semblant de prendre garde à ce changement, et pendant qu'elle lisoit la lettre de Madame De Valmont, j'ai beaucoup parlé de votre amitié pour elle, et du vif intérêt que nous prenons l'une et l'autre à la malheureuse Cécile. Madame D'Olcym'a répondu: qu'elle connoissoit bien peu ses deux soeurs, qu'elle en avoit été fort négligée, mais qu'elle n'en conservoit pas moins le desir de pouvoir leur être utile; cependant qu'il lui paroissoit infiniment difficile, dans sa position, de garder chez elle une religieuse pendant deux mois; que d'ailleurs elle n'imaginoit pas où elle pourroit la loger... ici j'ai pris la parole.-Mais, madame, cette maison me paroît assez grande pour y pouvoir loger une personne qui, depuis dix ans, se contente d'une cellule.-Madame, je dois loger ma soeur convenablement, ou ne point m'en charger. Elle a pensé que cette réponse étoit si noble et si spirituelle, qu'elle a pris, en la faisant, un air de satisfaction qui a achevé de m'ôter le peu de patience que je conservois.-En vérité, madame, ai-je repris, la chose du monde qui me paroîtroit le moins convenable , ce seroit de laisser
mourir madame votre soeur faute des secours dont elle a besoin. À ces mots, Madame D'Olcy a prodigieusement rougi, cependant elle a cru devoir dissimuler son dépit, elle s'est radoucie, a dit deux ou trois phrases sur sa sensibilité naturelle, son sentiment pour ses soeurs, et elle a fini par m'assurer que, si M D'Olcy n'y mettoit point d'obstacles, elle enverroit chercher Cécile aussi-tôt qu'elle auroit obtenu les permissions nécessaires. Nous nous sommes quittées assez froidement; en sortant de son cabinet, je me suis avisée de demander si M D'Olcy étoit chez lui, il m'a reçue, et j'en ai été parfaitement contente; je lui ai fait part de ma commission, et il m'a témoigné autant de bonne volonté que sa femme m'a montré de sécheresse. Madame D'Olcy a été, je crois, médiocrement satisfaite lorsqu'elle a sû que j'avois pris la précaution de m'assurer du consentement de MD'Olcy; mais enfin elle m'a écrit aujourd'hui, et me mande que Cécile pourra venir au commencement de l'hiver habiter l'appartement qu'on lui prépare. Elle fait bien de se décider de bonne grâce, car, moi, j'étois absolument déterminée, pour peu qu'elle différât encore, à me charger de notre aimable Cécile,
et j'aurois joui du double plaisir d'obliger la plus intéressante personne du monde, et d'humilier l'orgueil d'une femme aussi dure que vaine. Je n'ai d'ailleurs nulle nouvelle à vous mander, sinon que le chevalier d'Herbain revient enfin de ses longs voyages; il sera sûrement bien affligé de ne pas vous trouver à Paris, mais je ne doute pas qu'il n'aille vous faire quelques visites si vous le permettez; car deux cent lieues ne doivent paroître qu'une promenade à un homme qui a fait deux fois le tour du monde.
Adieu, ma chère amie; je vous envoie une lettre de mon frère pour le baron; comme ses lettres passent par Paris pour aller en Languedoc, il trouve plus simple de les mettre dans mon paquet que de les envoyer séparément; et si vous voulez m'adresser les réponses du baron, je m'en chargerai de même.
Du comte de Roseville, frère de la vicomtesse, au baron. Vos lettres, mon cher baron, m'instruisent et m'intéressent également; vous élevez votre fils, j'élève un prince fait pour régner: la passion du bien public pouvoit seule m'engager à me charger de cette noble et pénible entreprise; mais les réflexions d'un bon père, et d'un homme tel que vous, me seront d'une grande utilité; car l'amour paternel doit être le plus éclairé de tous les sentimens.
Oui, mon cher baron, j'ai lu tous les ouvrages qui traitent de l'éducation en général, et de celle des princes en particulier; et puisque vous voulez absolument connoître toutes mes opinions, je vous en ferai part avec la sincérité qui m'est naturelle. Rousseau doit à Sénèque, à Montaigne, à Locke et à M De Fénélon, tout ce qu'il y a de véritablement
utile dans son livre, à l'exception d'un principe bien important, et qu'il a eu la gloire de développer le premier: c'est que la plus grande faute qu'on puisse commettre dans l'éducation, est de trop se presser, et de tout sacrifier au desir de faire briller son élève . Il est fâcheux, qu'après avoir
donné un conseil si utile et si sage, Rousseau n'ait pas senti les inconvéniens qui résultoient de tomber dans l'extrémité contraire. Il veut qu'Émile n'apprenne ni à lire, ni à écrire, etc. Et il propose dans un genre opposé, un plan d'éducation tout aussi défectueux que celui qu'il proscrit. Au reste, son ouvrage, rempli de morceaux d'une éloquence sublime, de déclamations de mauvais goût, et de principes dangereux, manque d'action et d'intérêt, et offre, presque à chaque page, les inconséquences
les plus révoltantes. Mais on devoit, sans doute, en oublier les défauts, en faveur des beautés supérieures qui s'y trouvent. Cependant c'est aux femmes qu'Émile a dû ses plus grands succès; toutes les femmes en général ne louent Rousseau qu'avec enthousiasme, quoiqu'aucun auteur ne les ait traitées avec moins de ménagemens. Il a nié formellement qu'elles pussent avoir du génie, et même des talens supérieurs; il les accuse toutes, sans exception, d'artifice et de coquetterie; enfin, il ne les estimoit pas, mais il les aimoit. Il a, mieux que personne, rendu justice à leurs agrémens; il a parlé d'elles avec mépris, mais avec le ton de la passion, et la passion fait tout excuser. Avant de quitter Rousseau, je ne puis m'empêcher de citer un petit paragraphe d'Émile qui m'a toujours prodigieusement choqué, même avant que j'eusse embrassé l'état que j'ai choisi. Rousseau nous apprend
qu'un prince lui fit proposer d'élever son fils, et qu'il le refusa." Si j'avois accepté son offre, ajoute-t-il, et que j'eusse erré dans ma méthode, c'étoit une éducation manquée. Si j'avois réussi, c'eût été bien pis; son fils auroit renié son titre, il n'eût plus voulu être prince." Et pourquoi auroit-il renoncé à une condition qui donne la possibilité de faire tant de bien, tant d'heureux, et d'offrir de si grands exemples, pour vivre libre et inutile? ... Quelle fausse philosophie!
Je ne sais si vous connoissez un petit ouvrage fait avant Émile, et dont Rousseau n'a pas dédaigné de prendre quelques idées. Il est de Moncrif, et il a pour titre: essais sur lanécessité et les moyens de plaire . Cet ouvrage n'est pas très-purement écrit, mais il est plein d'esprit, de raison et de vérité, et l'on y trouve beaucoup d'idées neuves." On remarque, dit l'auteur, que deux idées qui n'ont naturellement aucune liaison entre elles,... etc."
J'ai été particulièrement frappé de cette remarque, et je trouve quelquefois l'occasion de donner une excellente leçon sur ce sujet à mon jeune prince. Nous possédons ici un ministre qui réunit à des talens supérieurs toutes les qualités les plus rares du coeur et de l'esprit; on ne peut mieux louer son génie qu'en le comparant à sa vertu sublime.Méprisant l'intrigue et tous les petits intérêts qui font agir les hommes ordinaires, il ne voit que la gloire, et ne travaille que pour elle; enfin, il ne dut sa place qu'à sa réputation; il ne l'accepta que pour le bien public; il ne s'y maintient que par ses services, son mérite, l'estime de son souverain et celle de la nation. Ce foible éloge ne peut être suspect, il n'est dicté ni par la reconnoissance ni par l'amitié; je ne connois ce grand homme que par ses actions, et j'en parle d'autant plus librement, que je n'aurai jamais rien à lui demander. Il vient rarement faire sa cour au jeune prince, et ne paroît chez lui que des instans. Dans les premiers jours de mon arrivée, il y vint un soir, et trouva le prince jouant aux quilles: ce dernier, après avoir fait un petit sourire, une petite révérence,
et marmoté quelque chose entre ses dents, se remit à sa partie; alors je m'approchai du ministre, et lui dis très-haut: "monsieur, je vous supplie d'excuser monseigneur. Quand il sera moins enfant et mieux élevé, il vous témoignera sûrement le respect qu'il doit avoir pour votre personne." Je ne puis vous exprimer l'étonnement que ce mot de respect causa à tout ce qui étoit dans la chambre: les uns trouvèrent que je manquois essentiellement au prince; les autres crurent que, faute d'usage, ou comme étranger, j'ignorois la valeur des termes; tous me jugèrent incapable de soutenir la dignité de l'emploi dont j'étois honoré. Pour le prince, la surprise lui fit tomber sa boule des mains, et je vis que je n'accoutumerois pas sans quelque peine son oreille délicate à cette rude expression. Lorsque nous fûmes seuls, je crus qu'il m'alloit demander une explication; mais il étoit piqué, et il s'obstina à garder le silence; enfin, je pris la parole: monseigneur, lui dis-je, ayez la bonté de me définir ce que c'est que le respect. Cette question le fit rougir; et après un moment de réflexion, il répondit: le respect est ce qu'on doit à mon papa.-Vous croyez donc qu'on ne
doit du respect qu'aux princes?-Mais...-Apprenez, monseigneur, qu'il est deux sortes de respect; l'un ne consiste que dans des petites choses de convention, des manières extérieures; par exemple, tout ce que prescrit l'étiquette à l'égard des princes: l'autre respect vient du coeur, c'est-à-dire, de l'estime, de l'admiration qu'on éprouve naturellement pour tout homme vertueux. Ce respect, loin d'abaisser celui qui le témoigne, l'ennoblit et l'élève, parce qu'il prouve qu'on sent tout le prix de la vertu, et parce qu'enfin les grandes âmes seules sont susceptibles de ce beau mouvement.-Mais on doit aussi ce respect à mon papa.-Oui, parce qu'il est bon, qu'il aime ses peuples, et les rend heureux, sans quoi l'on n'auroit pour lui que le respect d'étiquette , le seul qu'on doive à la naissance. Ainsi, l'autre espéce de respect n'étant dû qu'à la vertu, les princes eux-mêmes y sont donc assujétis comme le reste des hommes. Et voilà celui que je vous demandois pour M, parce qu'il le mérite, et plus de vous que de tout autre, puisqu'il contribue par ses travaux et ses talens à la gloire et à la prospérité de la nation que vous devez gouverner un jour. Je me flatte, monseigneur, que vous connoîtrez par la suite combien
il est doux d'éprouver cette espèce de sentiment, et combien il est glorieux de l'inspirer...-oh déjà je ne fais plus aucun cas du respect d'étiquette .-Vous avez raison; car il ne tient qu'à votre rang, et point du tout à votre personne: lorsque vous n'aviez qu'un an, vous receviez dans votre barcelonnette la plupart des honneurs qu'on vous rend aujourd'hui; les différens ordres de l'état venoient en corps vous complimenter, vous haranguer, etc. Il faudroit que vous fussiez bien borné pour vous enorgueillir maintenant de toutes ces choses qui ne sont absolument que des formules, et qu'on vous prodiguoit au maillot; mais si vous cultivez votre esprit, si vous acquérez des connoissances solides, si vous devenez vertueux, et si vous savez honorer et récompenser le mérite dans les autres, tous ces hommages cesseront d'être de vaines et de frivoles représentations, et deviendront l'expression fidelle des sentimens qu'on aura pour vous. Cette conversation a produit les meilleurs effets; et elle a détruit tout le charme dangereux attaché à ces démonstrations de respect dont les princes sont accablés dès l'enfance.
Pour revenir aux ouvrages sur l'éducation, je ne vous parlerai point de Télémaque, chef-d'oeuvre
immortel, également au-dessus des éloges et de la critique. Je ne vous dirai rien de Belisaire dont nous avons parlé tant de fois, et dont nous sentons si bien l'un et l'autre le mérite supérieur; mais puisque vous ne connoissez point l'éducation d'un prince, par Chanteresne, et l'institution d'un prince, par l'abbé Duguet , je vous en citerai quelques passages à mesure que j'en trouverai l'occasion. Ce dernier ouvrage eut beaucoup de réputation dans le temps de sa nouveauté; et quoiqu'il soit fort estimable, il est maintenant tombé dans l'oubli, parce qu'il est ennuyeux; si quelqu'un prenoit la peine de le réduire en deux volumes,
on en feroit un livre très-utile. L'auteur a pris beaucoup d'idées de Télémaque; mais il en a souvent de belles qui lui appartiennent, telles que celles-ci, par exemple: "la prudence quand elle est parfaite, connoît l'artifice,... etc." L'abbé Duguet peint les courtisans avec autant de finesse que de vérité; il parle aussi parfaitement bien sur la flatterie: "l'unique moyen, dit-il, de s'en défendre, est de fermer l'oreille à des paroles agréables... etc."
Mon élève a déjà pris l'habitude de ne souffrir aucune espèce de louange; je lui ai si bien persuadé qu'à huit ans l'on ne peut avoir d'autre mérite que celui d'être docile et appliqué; je lui fais si bien remarquer l'exagération et le ridicule des éloges qu'on lui donne; il est enfin si bien convaincu qu'on ne loue les princes qu'avec l'intention de les séduire, que, par orgueil même, il a pour la flatterie toute l'horreur qu'elle mérite, et qu'il se défie du plus simple témoignage d'approbation, si ce n'est pas des personnes qui possèdent sa confiance, qu'il le reçoit. Il y a quelque temps que le prince, son père, fit une action qui montroit une justice et une bienfaisance qu'on pouvoit assurément louer sans flatterie; je fus le seul de ceux qui l'approchent, qui ne lui dis rien sur ce sujet; le jeune prince en fit la remarque, et m'en demanda la raison: c'étoit précisément ce que je desirois. Je n'ai point loué cette action, répondis-je, parce que j'ai une haute idée du prince, votre père, et que je le respecte véritablement.-Comment?-Oui, tout ce qu'il fait de bien ne peut me surprendre; c'est pourquoi vous ne me voyez point cet air d'enthousiasme que vous remarquez dans les autres, et qui n'est
que de l'affectation ou le signe d'un étonnement, au fond très-désobligeant pour le prince, puisque c'est témoigner qu'ils ne s'attendoient pas à le trouver si vertueux: d'ailleurs, quand l'action seroit la plus éclatante qu'on eût jamais faite, le respect m'auroit encore empêché de la louer devant le prince.-Pourquoi donc?-La modestie est une si belle vertu, que sans elle la gloire la plus brillante perd une partie de son éclat: ainsi, je dois supposer que la personne que je respecte, possède une qualité aussi indispensable; et si j'osois la louer en face, c'est comme si je lui disois: "je n'ai nulle espèce de respect pour vous, et je vous le prouve ouvertement, parce que je vous crois le plus orgueilleux et le plus vain de tous les hommes." Il est si vrai que la louange, quelque fondée qu'elle soit, devient une insulte lorsqu'elle est donnée directement, qu'on ne diroit point sans détour à la plus charmante personne, qu'elle est belle, ni au plus sage des hommes, qu'il est vertueux. Si l'on s'exprimoit ainsi crûment, on choqueroit trop visiblement la modestie, et l'on ne seroit que grossier; mais puisque c'est s'avilir que de souffrir des louanges déclarées et sans art, on ne doit pas mieux recevoir celles
qui sont présentées avec finesse; car il n'y a de différence que dans les mots, le fond est toujours le même.
Tels sont les moyens dont je me sers, non-seulement pour armer mon élève contre la flatterie, mais pour la lui faire trouver véritablement injurieuse: il étoit nécessaire de commencer par-là, puisque, sans cela, tout ce que j'aurois pu faire d'ailleurs eût été superflu. Dans ma première lettre, je vous dirai, comme vous le desirez, mon opinion sur les idées principales qu'un instituteur doit graver d'abord dans la tête d'un jeune prince. Adieu, mon cher baron; faites-moi part de vos réflexions avec la franchise que je suis en droit d'attendre de votre amitié, et que je mérite par l'extrême confiance que j'ai en vous.
La vicomtesse à la baronne. Je ne vous apprendrai point, ma chère amie, que Madame D'Ostalis est heureusement accouchée ce matin, 4 janvier, d'un garçon; car je sais qu'avant de se remettre dans son lit, elle a voulu vous écrire un petit billet pour vous mander cette nouvelle; mais du moins vous saurez par moi que notre charmante religieuse Cécile est arrivée hier au soir; et je l'ai vue, et j'ai pleuré, et j'ai passé une heure et demie tête à tête avec elle. À présent, il vous faut des détails: écoutez donc. Je reçois aujourd'hui, en sortant de table, une lettre d'une écriture inconnue; je regarde la signature, et je vois Cécile : aussi-tôt je sonne, je demande mes chevaux, et puis je lis cette lettre qui ne contient que des remerciemens, mais qui est écrite avec autant de noblesse que de politesse et de simplicité. Je me rappelle cette lettre si touchante qu'elle écrivit jadis à sa soeur dans les premiers momens de son désespoir. J'oublie que dix ans se sont écoulés depuis; j'oublie qu'elle est maintenant raisonnable
et consolée; mon coeur s'émeut et se serre; et dans cette disposition, je monte en voiture. Durant le trajet, ma tête s'échauffe tellement, que j'arrive à l'appartement de Cécile, avec l'émotion et l'attendrissement que j'aurois éprouvés si je l'eusse vue le lendemain de sa profession. J'entre précipitamment, et je la trouve seule, assise vis-à-vis d'une petite table, et écrivant: aussi-tôt qu'elle entend prononcer mon nom, elle se lève, vient à moi, je l'embrasse de toute mon âme, et je suis un moment sans pouvoir parler; car j'avois véritablement un saisissement inexprimable. Je trouve que les grands malheurs attirent presque autant le respect et l'admiration, que le peuvent faire les grandes vertus; pour moi, rien ne me paroît plus auguste qu'une personne persécutée par la fortune, et qui se soumet avec courage à sa destinée; et je vous assure que peu de choses dans ma vie m'ont semblé plus imposantes que la première vûe de Cécile. Il est vrai que sa figure est aussi noble qu'intéressante, elle est grande, faite à peindre, et elle a des yeux qu'il est impossible que le chevalier de Murville ait pu oublier; il y a dans ces beaux yeux une mélancolie douce, mais profonde, de l'esprit, du sentiment, de tout enfin: d'ailleurs, ils sont d'un bleu
foncé, et ornés des plus longues paupières noires que j'aie jamais vues: enfin, pour achever de me tourner la tête, elle est d'une pâleur extrême, et elle a un son de voix charmant.Autant que j'en ai pu juger par ses discours, qui sont très-réservés, elle a reçu de Madame D'Olcy un bien froid accueil; mais elle parle de Madame De Valmont avec une tendresse touchante: elle vous aime sans vous connoître, et elle m'a témoigné personnellement beaucoup plus de reconnoissance que mes soins n'en méritent; mais tout cela avec une grâce, une mesure que le seul usage du monde ne pourroit donner; car, sans un bon naturel, on ne sera jamais polie d'une manière véritablement obligeante et distinguée.
Vous voulez donc, ma chère amie, que je vous parle de ma petite Constance; je ne demande pas mieux. Vous n'avez pas d'idée de la passion que j'ai pour cette enfant; elle a une douceur de caractère qui seule suffiroit pour la faire aimer: aussi n'est-il jamais question de punitions , de pénitences , quand elle fait quelques fautes; je me contente de lui dire:vous m'affligez, vous me rendez malade: enfin, je ne cherche qu'à émouvoir sa sensibilité, et je ne veux point exciter sa crainte. Mandez-moi
ce que vous pensez là-dessus, j'ose croire que vous serez de mon avis. Constance est adorée dans la maison, je n'ai pas un domestique qui n'ait pour elle une véritable tendresse, parce qu'elle est accoutumée à les bien traiter tous, et que je lui répète sans cesse ce beau mot d'un ancien, que nous devons regarder nos domestiques comme des amis malheureux .Adieu, mon coeur; d'après vos conseils, j'apprends sérieusement l'anglois; il m'ennuie à la mort, cependant je commence à lire assez joliment la prose.
Réponse de la baronne. Si vous êtes charmée de Cécile, je vous assure qu'elle ne l'est pas moins de vous; elle a écrit à Madame De Valmont une très-longue lettre, et l'éloge de votre grâce, de votre esprit, de votre figure, y tient au moins trois pages. Je vois avec un plaisir extrême, ma chère amie, que vous continuez l'anglois, et sur-tout que vous vous occupez sérieusement de l'éducation de notre chère petite Constance. Vous me demandez mon avis sur la manière dont vous vous y prenez pour la corriger de ses défauts, et sans préambule je vous répondrai avec ma franchise ordinaire. Cette manière de prendre toujours les enfans, comme on dit, par la sensibilité, ne vaut rien, lorsqu'on en abuse, ou, pour mieux dire, il ne faut presque jamais l'employer. En répétant toujours pour toute correction à votre fille, qu'elle vous afflige, qu'elle vous rend malade, vous la familiarisez avec une idée qui devroit lui faire horreur, celle de vous rendre malheureuse; et elle finira par vous entendre
dire cette phrase sans éprouver la moindre émotion: ainsi, loin d'augmenter sa sensibilité, vous l'émoussez et vous la détruirez sans retour, si vous ne changez de méthode.Imposez-lui donc les punitions faites pour son âge, la privation d'un joujou favori pendant quelques jours, celle des choses qu'elle aime à manger, etc. Et pour les grandes fautes, exilez-la de votre chambre, si vous êtes bien sûre que sa gouvernante ne l'amusera pas dans la sienne; car si elle se divertit pendant cette disgrâce, tout seroit perdu. Pour moi, quand je livre Adèle à Miss Bridget, je suis certaine qu'on ne lui dira pas un mot, qu'on daignera à peine lui répondre, et qu'enfin Miss Bridget aura l'air du plus profond mépris pour elle. Au reste, Adèle est bien persuadée que je souffre en la punissant; mais en même-temps elle est convaincue que je suis toujours capable de cet effort, parce que je le regarde comme un devoir, et que rien ne peut m'empêcher de le remplir avec la plus exacte justice. Lorsqu'elle rentre en grâce, je lui montre la plus grande satisfaction; par-là j'excite sa reconnoissance et sa sensibilité, sans diminuer cette crainte salutaire qui me donne sur elle tant d'ascendant. La crainte est l'estime des enfans, s'ils ne craignent pas ceux dont
ils dépendent, ils les méprisent et ne les aiment point véritablement: cette espèce de crainte ne détruit en aucune manière la confiance. Que votre présence n'en impose jamais dans les choses indifférentes ou innocentes; qu'elle ne puisse jeter la plus légère contrainte dans les jeux: elle ne doit réprimer que le mal, et non la gaieté; et alors soyez sûre que la tendresse de l'enfant égalera son respect pour vous. Mais si vous êtes fâcheuse, si vous gênez votre fille dans ses amusemens, dans ses plaisirs, vous lui causerez la crainte qu'inspirent les tyrans, et celle-là ne peut produire que l'aversion. Tout être subordonné par sa nature à un autre, et qui n'a point pour lui le respect qu'il doit avoir, non-seulement ne s'élève pas, mais se rabaisse encore. Nous ne sommes véritablement nobles qu'autant que nous savons rester à notre place; l'insolence, loin de nous rendre plus grands, ne peut que nous avilir, même lorsqu'elle paroît nous réussir le mieux. Cela est si vrai, qu'une femme qui conduit son mari, un fils qui gouverne son père, se rendroient méprisables s'ils ne cachoient pas avec soin l'empire qu'ils exercent, parce que toute usurpation nous est naturellement odieuse, et que
l'amour de l'ordre et de la justice se trouve dans tous les coeurs qui ne sont pas entièrement corrompus. Ainsi, n'anéantissez donc point dans l'âme de votre fille la crainte, telle que je viens de vous la dépeindre; elle doit l'éprouver, vous devez l'entretenir. Respectons, reconnoissons les droits des autres, mais n'ayons jamais la bassesse de renoncer à ceux que la nature nous a donnés, puisque cette lâcheté nous ôteroit tout le mérite de la modération à l'égard de ceux auxquels nous sommes subordonnés, et d'ailleurs renverseroit l'ordre que nous devons maintenir autant qu'il nous est possible.
Locke veut qu'aussi-tôt que les enfans avouent une faute, quelle qu'elle soit, on les loue au lieu de les punir, ce qui ne me paroît pas raisonnable. Lorsque Adèle s'accuse elle-même d'une petite faute, elle en est quitte pour une courte exhortation toujours accompagnée de l'éloge de sa candeur et de sa confiance en moi; si c'est simplement un aveu, c'est-à-dire, une réponse à mes questions, je la punis en proportion de ce qu'elle a fait; si elle vient me confier une faute grave, elle subit une pénitence, mais infiniment plus douce que si j'eusse découvert ce qu'elle a eu la sincérité de
m'apprendre de son propre mouvement. Nous sortons des mains de nos instituteurs avec des idées si fausses, qu'il n'est pas étonnant que nous ayons besoin de l'usage du monde pour nous rectifier. Si l'éducation étoit bonne, l'expérience ne feroit que nous démontrer la vérité des principes qu'elle nous a donnés, et alors nous conserverions ces principes, et nous en ferions la règle de notre conduite: au lieu de cela, en entrant dans le monde, la premiere chose que nous apprenons, c'est que tout ce qu'on nous a enseigné relativement à la morale, étoit ou faux ou exagéré. Cette découverte met fort à l'aise, car elle autorise à ne regarder tous les principes que comme des préjugés, et elle permet de se livrer à toutes ses passions. Lorsqu'un enfant qui avoue son tort reçoit plus d'éloges que s'il n'avoit point fait de fautes, il doit en conclure très-naturellement qu'on peut impunément faire mal, pourvu qu'on ait la bonne-foi d'en convenir. C'est pourquoi nous voyons tant de personnes se glorifier de leurs défauts mêmes, et dire avec une ridicule vanité: j'avoue que j'ai de l'humeur, des caprices, de la violence; comme si ces phrases devoient tout excuser, tout réparer. Persuadez à votre enfant qu'il est bien, qu'il est
noble de savoir reconnoître ses fautes avec franchise et avec grâce; mais qu'il est encore mille fois plus beau de n'en point commettre. Lorsqu'une jeune personne est tout-à-fait sortie de l'enfance, quels contes ne lui fait-on pas, avec la louable intention de lui inspirer l'horreur du vice! On croit faire des merveilles en lui disant " qu'une femme qui n'est pas vertueuse, n'est regardée de personne, qu'elle est bannie de la bonne compagnie, etc." Cependant, quand on voit dans la bonne compagnie tant de femmes si peu vertueuses et si regardées , on en conclut que les mères et les gouvernantes sont menteuses, et qu'il est tout simple d'avoir un amant. Voilà tout ce qu'on gagne à n'être pas vraie. La vertu est si belle, qu'il n'est pas nécessaire d'employer l'artifice pour la faire aimer. Laissons le mensonge et la dissimulation au vice, il en a besoin pour cacher sa difformité; mais si nous voulons instruire, soyons vrais. Passez-moi dans cette seule lettre un peu de pesanteur , parce qu'avant tout il faut être clair. J'entends par principes, des idées justes sur ce qui est bien et sur ce qui est mal; j'entends par vertu, le goût des choses honnêtes, fondé sur les principes, et fortifié par l'habitude de bien faire. Il est
évident que l'éducation peut donner les principes, et je crois vous avoir prouvé dans mes autres lettres, qu'elle peut donner aussi les vertus. Mais vous me direz sans doute que tout cela ne suffit pas pour rendre véritablement vertueux, et qu'il faut encore que l'expérience nous ait appris à connoître toutes nos forces, et à savoir les employer. Avoir de l'expérience, c'est sur-tout avoir éprouvé, dans un certain espace de temps, à-peu-près toutes les tentations dont on est susceptible; c'est savoir que nous ne pouvons être heureux et estimés qu'autant que nous sommes vertueux, et que nous avons le courage de résister à nos passions. Si vous vous contentez de dire cela à votre élève, vous ne lui donnerez qu'une leçon, et non de l'expérience, qui ne peut s'acquérir que par des faits. Produisez donc des événemens, offrez-lui des tentations, multipliez les épreuves, redoublez-en l'attrait à mesure que sa raison se fortifie; quand elle succombe, que la punition naisse de la chose même; par exemple, si elle faisoit un mensonge, imposez-lui une pénitence comme mère, pour la corriger; mais en outre qu'elle sente, long-temps après le pardon, les inconvéniens de ce vice; affectez d'avoir perdu toute confiance en elle, doutez de
tout ce qu'elle vous dira, etc. Enfin, que tout soit en action, en situation, et votre fille à seize ans aura plus d'expérience que la plupart des femmes n'en ont communément à vingt-cinq. Il faut que je vous réponde encore, ma chère amie, sur une chose que je considère comme fort importante; vous dites à votre fille qu'elle doit regarder les domestiques comme des amis malheureux . Je n'ai jamais admiré cette idée, parce qu'elle manque de vérité; nous ne pouvons regarder une personne, sans aucune éducation, comme notre amie; au reste, l'exagération qu'il y a dans cette maxime, est bien excusable, car elle ne vient que d'un bon coeur. Je ne connois rien de plus dangereux pour une jeune personne, que la familiarité avec les domestiques. Il faut lui recommander la politesse avec eux, mais lui défendre expressément toute espèce de conversation, quelque courte qu'elle puisse être, car elle ne prendroit, dans de tels entretiens, que des expressions triviales et ridicules, des sentimens bas, et le goût de la mauvaise compagnie, qui vient principalement de ne pouvoir supporter nulle sorte de contrainte, et de préférer la société des personnes subalternes, à celle où l'on est obligé
d'avoir des déférences et des égards qui paroissent gênans lorsqu'on a pris l'habitude de dominer.
Adieu, ma chère amie; je crains bien que cette lettre ne vous paroisse ennuyeuse à la mort ; mais si vous voulez y réfléchir, vous sentirez qu'elle étoit nécessaire pour achever de vous faire connoître mon plan d'éducation.
Réponse de la vicomtesse. Eh bien, ces idées sur l'éducation que je croyois si lumineuses, ne valent donc rien? Il n'y a même pas moyen de le nier, car l'expérience me l'a déjà prouvé. Il y avoit trois mois que je travaillois à corriger Constance de l'impolitesse de répondre toujours oui, non , sans ce monsieur ou madame , pour lequel les enfans ont tant d'aversion. Toutes mes souffrances et toutes mes maladies n'y faisoient rien; enfin, votre lettre m'a décidée au grand parti de mettre ma pauvre petite Constance en pénitence pour cette même cause, et depuis quatre jours elle n'a pas manqué une seule fois de dire bien distinctement oui monsieur, oui madame , ce qui m'a persuadé qu'en effet votre méthode est préférable à la mienne. J'ai eu hier une très-vive dispute à votre sujet; c'étoit à souper chez Madame De B. On a parlé de vous et de Madame D'Ostalis, et l'on a trouvé fort mauvais que vous ne soyez pas venue aux couches d'une nièce que vous prétendez aimer
comme si elle étoit votre fille; j'ai eu beau dire que Madame D'Ostalis ayant vingt-un ans, la plus brillante santé, et n'accouchant point pour la première fois, il étoit assez simple que vous n'eussiez pas abandonné vos enfans et fait deux cent lieues pour venir être témoin d'un événement qui, raisonnablement, n'avoit pas dû vous causer la plus légère inquiétude; on s'est obstiné à soutenir que vous n'aviez point de sensibilité, et que vous n'aimiez point Madame D'Ostalis; que vous ne l'aviez élevée avec tant de soin, et que vous n'aviez fait tant de sacrifices pour l'établir avantageusement, que par vanité. Dans ce pays-ci on compte pour rien tous les procédés essentiels, et l'on ne donne des éloges qu'aux petites choses; c'est qu'on loue à regret ce qu'on ne voudroit pas imiter, et par cette raison on admire la sensibilité, non quand elle fait de grands sacrifices, mais quand elle se manifeste par des attentions, des visites, des petits soins , parce que toute personne bien minutieuse et bien désoeuvrée, peut en donner de semblables témoignages.
Eh bien, mon coeur, malgré vos prédictions, M De Limours est plus que jamais r'engagé dans ses premiers liens! Madame De Gerville a repris
tout l'empire qu'elle avoit perdu un moment; M De Limours passe sa vie chez elle, et ce dernier raccommodement, par l'humeur qu'il m'a causée, n'a fait que nous éloigner l'un de l'autre infiniment davantage que nous ne l'étions avant la brouillerie. J'ai deux filles, l'aînée sera vraisemblablement établie avant deux ans, puisqu'elle en a quinze, et j'ai la douleur de penser que c'est la femme la plus intrigante et la plus malhonnête qui lui choisira un mari! ... Car M De Limours, méprisant Madame De Gerville autant qu'elle le mérite, est entièrement subjugué par elle; il a d'ailleurs une telle insouciance, et une si grande indolence, qu'il est charmé que quelqu'un ait pris la peine de le gouverner, afin de lui épargner celle de réfléchir et de se décider; cependant il ne manque point d'esprit, il a naturellement de la pénétration, de la finesse, et un bon coeur. Ah! Si j'avois voulu! ... Si j'avois suivi vos conseils! ... Je ne serois pas aussi malheureuse... oui malheureuse, je le suis. Connoissez toute mon inconséquence, toute ma bizarrerie. J'ai passé quatorze ans sans songer un moment à l'avantage qui pouvoit résulter de trouver son ami dans son mari; ce n'est guère que depuis
dix-huit mois que je me suis avisée d'y penser; tout-à-coup j'ai vû M De Limours avec d'autres yeux, ou pour mieux dire, je l'ai regardé, je l'ai écouté, et j'ai connu, avec une surprise inexprimable, que si je ne l'avois pas aimé jusqu'alors, c'étoit uniquement par distraction, et parce que je m'étois occupée de toute autre chose. Quand on a passé trente ans, qu'on a renoncé à la coquetterie, qu'on est fatiguée de la dissipation, on n'a rien de mieux à faire que d'aimer son mari si l'on peut. Tandis que je me livrois à ces sages réflexions, M De Limours se brouille avec Madame De Gerville; j'en ressentis une joie qu'il dût facilement pénétrer, je crus même qu'il en étoit flatté; il dînoit plus souvent chez lui, il n'avoit plus l'air de s'y ennuyer, tout alloit au gré de mes desirs, quand tout-à-coup il revoit Madame De Gerville, se raccommode, et, comme autrefois, abandonne sa maison, de manière que je passe souvent quinze jours sans l'appercevoir. Cette conduite m'a causé un chagrin que j'ai d'abord témoigné naïvement; mais quand j'ai vû que M DeLimours en étoit plus embarrassé que touché, j'ai changé de manière, et je lui ai montré le plus profond mépris; alors l'aigreur a
succédé aux reproches; enfin, nous sommes mille fois plus mal ensemble que vous ne nous avez jamais vus. Combien je sens, dans cet instant surtout, la privation d'une amie telle que vous! ... Adieu, j'ai trop de noir pour m'entretenir davantage avec vous, je ne veux pas troubler la paix dont vous jouissez... quelle différence dans nos situations! ... Vous, vous avez épousé l'homme du caractère le plus décidé, et même le plus impérieux: il méprisoit les femmes; il vous fit éprouver toutes les injustices de la jalousie la plus absurde, en même-temps il prit pour une autre femme la plus violente passion; vous avez trouvé le moyen de le détacher de votre rivale, d'obtenir son estime, sa tendresse et toute sa confiance; et moi, l'on m'a donné pour mari, l'homme le plus facile à gagner, à conduire, et je n'ai jamais eu le moindre pouvoir sur son esprit, et je ne puis parvenir à l'éloigner d'une femme qu'il n'aime point et qu'il méprise. Ah, je ne le vois que trop à présent, nous faisons nous-même notre destinée. À ma place vous eussiez trouvé le bonheur; à la vôtre j'eusse été la plus infortunée de toutes les créatures. Adieu, ma chère amie; du moins plaignez-moi, écrivez-moi; retracez-moi toutes les fautes que j'ai faites,
montrez-moi les conséquences des étourderies qui m'ont causé tant de chagrins; je ne sens tout cela que confusément, je voudrois en avoir des idées plus claires, non pour moi, mon sort est fixé, mais afin de mieux dépeindre à mes filles de si terribles inconvéniens: que du moins la triste expérience que j'ai acquise, puisse leur être utile, et je serai consolée des peines qu'elle me coûte. Le chevalier d'Herbain est enfin arrivé; il est toujours aussi gai et aussi aimable que vous l'avez vu; il prétend qu'en cinq ans nous avons absolument changé de manières, de moeurs, d'usage, et qu'il se trouve aussi étranger ici qu'il pouvoit l'être à Constantinople. Au reste, l'étonnement qu'il affecte pour tout ce qu'il voit, est fort drôle, et lui sied très-bien. Il m'a chargé de le mettre à vos pieds , et il compte écrire au baron la semaine prochaine.
Réponse de la baronne. Que vous m'affligez, ma chère amie, par le détail de votre situation! Et vous voulez que j'aye la cruauté de remettre sous vos yeux toutes les petites fautes qui ont produit de si grands malheurs! Ne m'auriez-vous point demandé des reproches, seulement afin de me toucher, et pour m'ôter la force de vous en faire? Ce ne seroit pas la première fois que vous auriez employé avec moi cette petite ruse; mais, ma chère amie, ne savez-vous pas qu'il m'est impossible de laisser échapper une occasion de vousprêcher ; d'ailleurs, je suis très-persuadée que vous pouvez encore, si vous le voulez sincèrement, changer votre sort et le rendre parfaitement heureux; mais il faut, pour cela, de la persévérance et une volonté ferme et décidée. Votre premier tort fut de croire, jadis, que c'étoit un très-bon air que celui de paroître froide et dédaigneuse pour son mari; il avoit à-peu-près la même
idée, et cette conformité d'opinions ne devoit pas vous rapprocher. À l'égard des chagrins que vous cause sa liaison avec Madame De Gerville, il n'est encore que trop vrai que vous ne devez vous en prendre qu'à vous-même. J'ai conservé toutes vos lettres. J'ai, ce matin, cherché et trouvé celle que vous m'écrivîtes, à ce sujet, il y a douze ans; elle est-là sur ma table, je vais la copier fidèlement; la voici.
"Enfin, ma chère cousine, tous mes voeux sont accomplis, je n'ai plus de craintes, d'inquiétudes pour l'avenir; je suis sûre maintenant d'être à jamais libre et paisible; M De Limoursest amoureux d'une femme de la société, on assure que c'est une passion véritable , qu'elle est partagée, et que l'engagement , de part et d'autre, est pris pour la vie . À présent, si vous voulez savoir le nom de l'objet , c'est Madame De Gerville, et comme vous ne la connoissez point, je vais vous faire son portrait. Elle est plus âgée que moi de quatre ans, par conséquent elle en a vingt-quatre; elle est du nombre de ces personnes qui ne sont jolies que trois ou quatre heures dans la journée, c'est-à-dire, aux lumières et avec de la parure; elle a une
coquetterie de mauvais ton, toute en mines et en fausse gaieté! Sa réputation est au moins équivoque, car on prétend que M De Limours n'est pas son premier engagement pour la vie ; au reste, elle a ce qu'on appelle beaucoup d'amis , ce qui signifie seulement qu'on reçoit beaucoup de monde chez soi. C'est enfin la personne la plus agissante , la plus visitanteet la plus intrigante qu'il y ait au monde. À considérer ceci politiquement , une femme de ce caractère et de cette tournure peut être utile à la fortune de M De Limours, elle intriguera pour lui, et lui donnera l'activité qui lui manque; et enfin, elle m'assure une parfaite liberté. Il est vrai que M De Limours n'a pas été, jusqu'ici, fort gênant; mais ne pouvoit-il pas, d'un moment à l'autre, par désoeuvrement, s'aviser de s'occuper de moi? ... Grâces au ciel, Madame De Gerville me délivre de cette crainte; aussi, par reconnoissance, je lui donne à souper, je lui prête mes loges, et je ne laisse pas échapper une occasion de louer sa figure, sa manière de se mettre, sa grâce et son esprit. Oh, elle n'a pas obligé une ingrate! ... Adieu, mon coeur; quittez donc votre triste Champagne,
revenez bien vîte, car il n'est point de joies parfaites sans vous." Eh bien, ma chère amie, que dites-vous de cette lettre? Quelle étonnante révolution douze ans ont su produire dans vos idées et dans votre coeur! Quand notre bonheur n'est pas fondé sur la raison, qu'il est fragile! Ce qui nous transporte aujourd'hui, demain peut-être fera notre tourment. Vous avez connu cette pauvre comtesse de L qui se rendit, par sa jalousie, si insupportable à son mari; elle avoit tort sans doute, mais ce tort ne pouvoit nuire à sa réputation, et n'étoit même pas fait pour lui ravir, sans retour, l'amitié de son mari; au lieu de cela, ma chère amie, en montrant tant de joie de ce qui devoit naturellement vous affliger en secret, en accueillant, en recherchant votre rivale, vous avez resserré les noeuds que vous voulez en vain rompre aujourd'hui. Cette conduite imprudente blessoit toutes les bienséances, et vous savez quels prétextes elle fournit par la suite à Madame De Gerville même, pour vous noircir et vous calomnier auprès de M De Limours. Mais ne parlons plus du passé, c'est du présent et de l'avenir que nous devons nous occuper; il s'agit d'obtenir de
M De Limours le sacrifice d'une liaison indigne de lui, et dans laquelle il n'a pas même trouvé, pour sa fortune, les avantages que vous en attendiez, car son attachement pour une femme aussi intrigante et aussi dangereuse, n'a servi qu'à lui faire faire beaucoup de fausses démarches, à le rendre suspect, souvent injustement, et enfin, à diminuer de l'estime qu'il méritoit personnellement. Se peut-il, ma chère amie, qu'avec le desir de le ramener, vous ayez pris le parti de lui montrer le plus profond mépris ! On peut excuser l'emportement, l'humeur, l'injustice même, mais le dédain et le mépris ne se pardonnent point. Laissez-lui voir de la tristesse, du chagrin; saisissez la première occasion de vous expliquer, alors avouez vos torts avec franchise, c'est le seul moyen de lui faire sentir les siens; vous ne le rapprocherez pas de vous en un jour; mais en persévérant dans cette conduite, soyez sûre qu'avant un an, il vous accordera toute sa confiance et toute sa tendresse, puisqu'il n'a rien de véritablement essentiel à vous reprocher, et qu'au fond il vous estime. Adieu, ma chère amie; ne me laissez rien ignorer de ce qui vous intéresse, et sur-tout les détails relatifs à M De Limours.
De la même à la même. Je vous envoie, ma chère amie, une lettre d'Adèle; vous serez sûrement contente de l'écriture, et peut-être étonnée d'y trouver plusieurs fautes d'orthographe; mais, en permettant à Adèle de vous écrire une fois par mois, je l'ai prévenue que je ne corrigerois ni son style, ni son orthographe; elle vient de m'apporter sa lettre, je lui en ai fait remarquer les fautes: elle vouloit en écrire une autre, ce que je n'ai pas permis; de manière qu'elle voit partir celle-ci avec beaucoup de chagrin, et elle attend avec impatience le 12 du mois d'avril , dans l'espérance de pouvoir prendre sa revanche, en vous envoyant une lettre parfaite, et c'est justement cette émulation que je veux entretenir. À propos d'écriture, je veux vous dire ici la manière dont j'ai fait enseigner Adèle, et que je vous conseille d'employer pour Constance. J'ai remarqué que la plus fatigante de toutes les leçons, pour les enfans, est celle d'écriture, parce qu'en effet rien n'est plus
ennuyeux que de remplir une grande page, en répétant toujours une ou deux phrases qui forment en tout deux lignes. J'ai donc fait écrire, par un excellent écrivain, la valeur de neuf ou dix volumes d'extraits instructifs et amusans, pour servir d'exemples à mes enfans; les uns en grande et en moyenne écriture, pour la première enfance, et les autres en petit caractère, pour l'âge de douze, treize, quatorze et quinze ans. Tous ces exemples sont sur des feuilles détachées, et lorsqu'un volume est fini, on passe à un autre. De cette manière, Adèle trouve sa leçon agréable, s'instruit en écrivant; et comme elle écrit, dans le même espace de temps, une plus grande quantité de mots différens, que les autres enfans qui ne copient qu'une seule ligne, il est certain qu'elle apprendra l'orthographe beaucoup plus promptement. Non, ma chère amie, Adèle n'est point une petite personne déjà parfaite ; la nature lui a même donné de très-grands défauts, et je n'ai pu encore que les réprimer, et non les détruire entièrement. Elle est violente, étourdie, légère, et par conséquent indiscrette, inconsidérée, et peu capable d'une application suivie. Avec les personnes
qu'elle ne craint pas, elle est impatiente, raisonneuse, emportée; mais, comme tous les enfans, elle sait parfaitement se soumettre à la nécessité, et n'ignorant pas que j'ai également le droit et la volonté de la punir quand elle fait mal, elle est avec moi d'une extrême soumission. Elle s'est échappée deux ou trois fois avec Miss Bridget; mais enfin ayant reconnu que Miss Bridget est tout aussi inflexible que je puis l'être, elle la respecte maintenant, et lui obéit ainsi qu'à moi. Nous la croirions parfaite en effet, si je ne l'examinois pas attentivement, lorsqu'elle croit que je ne prends pas garde à elle. Pendant sa leçon de dessin, j'écris ou je lis, et souvent je la surprends se moquant de Dainville, ou faisant des mines d'impatience, et je vois clairement que si je n'étois pas présente, elle seroit avec lui aussi impertinente qu'indocile. Rien n'est plus facile que d'en imposer à un enfant; mais quand on a su forcer à la soumission un esprit naturellement impérieux, il ne faut plus l'abandonner à lui même un seul instant; car, si vous perdez de vûe l'enfant que vous avez dompté, soyez sûre qu'il se dédommagera, à la première occasion, de la contrainte que vous lui imposez: plus il sera
soumis avec vous, plus il sera intraitable avec les autres; alors, loin de lui ôter un vice, vous ne ferez que lui en donner de nouveaux: la douceur qu'il vous témoignera ne sera que de la souplesse, et deviendra de la fausseté et de l'hypocrisie. Ainsi, ne le quittez donc que pour le remettre en des mains aussi sûres que les vôtres; ayez toujours les yeux sur lui jusqu'à ce que le temps, la raison et l'habitude ayent absolument changé son caractère. Au reste, Adèle a d'excellentes qualités, elle est d'une extrême sensibilité, elle est généreuse, incapable d'envie, elle n'a jamais d'humeur, et elle aura sûrement beaucoup d'esprit.
Il est essentiel d'accoutumer les enfans à traiter tous leurs maîtres, non-seulement avec politesse, mais avec respect, car il faut leur persuader qu'ils doivent de la reconnoissance à toute personne qui leur donne une connoissance utile ou un talent agréable; ce sentiment de reconnoissance rejaillira sur le père et la mère qui dirigent l'éducation, et les leçons en seront prises avec bien plus de fruit. Adèle, hier, croyant que je ne la voyois pas, arracha des mains de Dainville un crayon, qu'il ne tailloit pas assez vîte à
son gré; je l'obligeai à lui faire des excuses que je dictai moi-même dans les termes les plus humbles, ce qui lui coûta beaucoup. Quand nous fumes seules, elle me dit qu'elle ne croyoit pas devoir tant de respect à un jeune homme comme M Dainville . Mais, répondis-je, il veut vous donner un talent charmant, il vous consacre son temps et ses soins; il est un de vos bienfaiteurs.-Bienfaiteur! ... Un maître! ...-Eh bien, ne voulez-vous pas dire qu'il est payé pour cela, et qu'il ne fait que son devoir? Si cette raison vous dispense de la reconnoissance, vous serez ingrate avec tout le monde: par exemple, moi, en vous élevant, en vous corrigeant, en vous récompensant, je ne fais que remplir mon devoir, ainsi vous ne m'en avez donc aucune obligation...-Oh, maman, pouvez-vous comparer...-je sais bien que vous me devez beaucoup plus qu'à M Dainville, mais il est différens degrés de reconnoissance; et si l'on ne sent point du tout les petites obligations, l'on est incapable de ressentir fortement les grandes: enfin, si vous n'avez nulle reconnoissance pour MDainville, vous n'en aurez sûrement qu'une très-foible pour moi. Ce raisonnement a fait une très-vive impression sur Adèle, et je suis bien
certaine qu'elle se piquera de montrer beaucoup de reconnoissance à Dainville, afin de me convaincre qu'elle en a une sans bornes pour moi. Elle a parfaitement compris que toute personne qui ne manque à aucun de ses devoirs relativement à nous, contribue autant qu'il est en elle à notre félicité, et par-là mérite de nous inspirer un sentiment de gratitude proportionné au bonheur qu'elle nous procure, et elle a même senti que si ces devoirs sont remplis avec affection, notre affection seule pouvoit en être le prix.
À présent, ma chère amie, il faut que je vous dise un mot de nos plaisirs, nous en avons eu de très-brillans ce mois-ci: par exemple, nous avons joué la comédie, et mes enfans étoient nos principaux acteurs; je vois d'ici votre surprise. Comment! Adèle a joué un rôle d'amoureuse! Adèle sait déjà ce que c'est que l'amour, un amant, des passions violentes!Rassurez-vous, Adèle ne sait rien de tout cela; nous avons joué deux comédies dans lesquelles il n'y a ni amour, ni passions violentes, ni hommes; il est nécessaire de vous expliquer cette énigme; en voici le mot: j'ai fait un théâtre à l'usage des enfans et des jeunes personnes ; il faut aux enfans, comme nous l'avons déjà dit, des
tableaux, des images vives et naturelles qui puissent frapper leur imagination, toucher leur coeur, et se graver dans leur mémoire. Voilà le principe qui a produit cet ouvrage; toutes ces petites pièces forment un recueil de leçons sur tous les points de la morale; j'ai peint des travers, des défauts, des ridicules; mais, en général, j'ai évité de présenter des personnages véritablement odieux; ce sont des rôles dangereux à faire jouer, les enfans peuvent oublier le dénouement et la morale qu'on en tire; et les traits de malignité restent dans leurs têtes: ils s'approprient, pour ainsi dire, ce qu'ils apprennent par coeur et ce qu'ils représentent. J'ai fait des pièces pour Adèle et pour mon fils. Dans les premières, tous les personnages sont des femmes, et tous ceux des secondes sont des hommes; ce qui m'étoit facile, puisque je bannissois l'amour de mon théâtre; et d'ailleurs, la familiarité que les répétitions établissent nécessairement entre les acteurs, ne peut s'accorder avec l'exacte décence qui convient à de jeunes personnes. Il m'a paru que ce nouveau genre de pièces pouvoit être utile à l'éducation de la jeunesse. De cette manière, un enfant, en s'amusant, exerceroit sa mémoire, formeroit sa prononciation;
il acquéreroit de la grâce, et perdroit l'embarras et la niaiserie de l'enfance: après avoir joué un rôle rempli de bonté, de délicatesse, de générosité, il rougiroit d'être indocile ou insensible; enfin, il chériroit la vertu qu'il verroit aimable et applaudie. Mais, je le répète, il est absolument nécessaire que les pièces soient faites exprès pour ce dessein; car la meilleure de nos pièces de théâtre seroit dangereuse, et en même-temps au-dessus de l'intelligence de l'enfant de dix ans le plus spirituel.
Nous avons joué, le premier de mars, deux pièces; la première ayant pour titre: les flacons; et la seconde, la colombe . Madame De Valmont et moi, avons pris l'emploi de mère et de fées; Adèle joue les grands rôles, et deux jolies petites filles d'une femme-de-chambre de Madame De Valmont forment le reste de notre troupe. Quatre jours après, il y eut une représentation où nous ne fumes que spectatrices; c'étoit le tour des hommes, qui jouèrent le voyageur et le bal d'enfans ; les acteurs étoient M D'Almane, Théodore, M DeValmont et son fils Charles, qui a treize ans, et qui est d'une figure charmante, M D'Aimeri, Dainville, et deux valets-de-chambre. Charles
eut le plus grand succès dans le voyageur, et Théodore joua fort joliment dans la seconde pièce. Il y a beaucoup d'émulation entre nos deux troupes; mais nos acteurs les plus distingués sont Charles et Adèle, qui est véritablement surprenante pour son âge. Nos spectacles ont si bien réussi, que nous donnerons les mêmes représentations encore une fois dans le courant du mois. Nous avons un très-joli théâtre et une salle qui contient deux cent personnes, et qui est parfaitement remplie par nos voisins, nos gens, et des paysans; ce qui forme pour nous un auditoire très-imposant, quoiqu'il nous ait traité jusqu'ici avec beaucoup d'indulgence. Adieu, ma chère amie; si vous desirez des billets pour la première représentation, mandez-le moi... oh, que je voudrois que vous pûssiez voir ce petit spectacle! J'en jouirois doublement si vous y étiez, et peut-être vous intéresseroit-il plus que vous ne l'imaginez, car les grâces touchantes et naïves de l'enfance prêtent un charme inconcevable à ces foibles productions.
Réponse de la vicomtesse. Si je veux des billets pour aller à vos comédies, vous m'en enverrez! Croyez-vous que ce soit-là une jolie plaisanterie, et qu'il soit généreux d'insulter ainsi au chagrin que j'éprouve d'être séparée de vous? Je suis bien sûre que je préférerois vos spectacles d'enfans à la plupart de ceux que je vois ici; par exemple, à celui auquel j'ai été hier. M De Blesac a donné une très-jolie fête à sa maison de campagne; il avoit rassemblé environ quinze femmes de la meilleure compagnie, et excepté cinq ou six, toutes extrêmement jeunes. La fête commença par une illumination charmante dans le jardin, et finit par un spectacle fort différent des vôtres; on joua deux pièces dont vous avez pu entendre parler, parce qu'elles passent pour être fort jolies dans leur genre; mais elles sont si indécentes, que sûrement de notre temps , c'est-à-dire, il y a dix ans, il n'existoit pas une seule femme de bonne compagnie qui eût avoué
les avoir lues. Eh bien, au milieu de cent hommes, nous les avons vu jouer sans aucun embarras, et l'on a même demandé à M De Blesac une seconde représentation de ce spectacle. Pour moi, je vous avoue que je n'avois pas d'idée d'un tel excès de licence, et que j'ai admiré l'intrépidité de toutes ces jeunes personnes pendant tout le temps qu'a duré la comédie, elles qui d'ailleurs paroissent si timides, et quelquefois affectent tant d'embarras en entrant dans une chambre. Si j'avois pu sans pruderie me dispenser d'aller à la seconde représentation, je n'aurois certainement pas pris l'engagement d'y retourner; car, au vrai, je n'ai pas l'esprit et le goût assez corrompus pour préférer de semblables pièces à celles de la comédie françoise. Madame D'Ostalis étoit priée de cette fête, et n'a point voulu y venir, ce que j'ai fort approuvé; et certainement, si j'avois vingt ans, j'aurois fait comme elle, en dépit de la mode et du pouvoir de l'exemple.
Je vous dirai, ma chère amie, que je fais beaucoup de progrès dans la langue angloise, je commence à lire la prose fort joliment. À propos de cela, connoissez-vous un livre anglois sur l'éducation, qui a pour titre: lord Chesterfield's
letters to his son . C'est un impertinent auteur que ce lord Chesterfield! Écoutez, je vous prie, comment il nous traite, et voyez si vous vous reconnoîtrez dans ce galant portrait, que je traduis littéralement: "les femmes sont seulement de grands enfans,... etc." Approuvez-vous, ma chère amie, qu'un père donne à son fils une telle opinion des femmes: outre qu'elle est injuste et fausse, elle me paroît dangereuse; car l'homme
qui méprise les femmes n'est pas plus qu'un autre à l'abri de leurs séductions, et s'avilit en les aimant. Au reste, moi, qui suis plus juste que Milord Chesterfield, je conviendrai qu'il y a beaucoup d'esprit dans ses lettres; mais il me semble qu'en général, il attache trop de prix à ce qu'il appelle les grâces et le bon ton . Quand son fils débute à Paris dans le grand monde, Milord Chesterfield est principalement tourmenté par la crainte qu'il n'y paroisse gauche. Il s'occupe beaucoup moins de son caractère et de son coeur que de ses manières; toutes ses lettres sont remplies des détails les plus minutieux relativement aux usages du monde; il lui enseigne comment on doit se moucher de bon air; il l'exhorte à ne pas répandre de sauce en servant à table, à ne point cracher en parlant, à ne jamais rire aux éclats, etc. Enfin, il a une telle passion de voir son fils à la mode, qu'il sacrifie même les moeurs à cette frivole fantaisie, et qu'il lui conseille de prendre deux maîtresses à la fois. D'ailleurs, cet homme qui se piquoit d'avoir un si bon ton, en avoit un très-mauvais; il y a souvent dans ses lettres des pages entières écrites en françois; je ne vous en citerai qu'un passage; il conte à son fils, qu'une femme
de très-bonne compagnie entreprit de le former, et qu'un jour, dans un cercle, elle dit à plusieurs personnes: "savez-vous que j'ai entrepris ce jeune homme,... etc." Je sais bien qu'on a trouvé quelquefois dans la bonne compagnie, des femmes qui ont entrepris de former des jeunes gens, mais je ne crois pas qu'on en ait jamais vu s'exprimer d'une semblable manière. Ces lettres de Milord Chesterfield sont en quatre volumes, et je les ai finies; vous voyez que je travaille sérieusement. Je commence aussi à donner beaucoup de temps à l'éducation de
Constance, je la fais lire, je lui apprends par coeur les petits contes que vous m'avez envoyés, je la garde presque toute la journée avec moi; enfin, j'imite de mon mieux tout ce que vous faites pour Adèle. Je recueille déjà les fruits de ces soins si doux, ma maison me devient plus agréable, la dissipation m'est moins nécessaire, et ma santé est meilleure.Constance est également sensible, douce et soumise; mais depuis que je la mets en pénitence, elle m'a fait plusieurs mensonges, afin de se soustraire à la demi-correction que je lui fais subir, suivant votre méthode, quand elle m'avoue une faute un peu grave. Comment remédier à cela? Comment empêcher un enfant de mentir, lorsqu'il se croit parfaitement sûr de n'être point découvert? Comment s'y prendre enfin pour lui donner de la conscience ? Répondez-moi là-dessus avec le plus grand détail, car cet article me paroît le plus important de tous. J'ai passé avant-hier toute la matinée avec Cécile, dont la santé est presque entièrement rétablie; elle nous dit, à Madame D'Ostalis et à moi, que ce qu'elle avoit vu du monde ne le lui feroit pas regretter; qu'elle s'en étoit fait dans sa solitude une idée bien différente, et que sa chimère
étoit beaucoup plus séduisante que la réalité. "Je rencontre toujours, dit-elle, l'image de la contrainte et de la dépendance; je cherche vainement celle du bonheur et de la liberté; je ne vois que des chaînes ridicules, des travers et des bizarreries révoltantes." Elle ajouta qu'elle retourneroit dans son couvent sans éprouver d'autre regret que celui de nous quitter, car elle a véritablement une amitié sincère pour Madame D'Ostalis et pour moi, et ce sentiment est bien partagé. Depuis deux mois, Madame D'Olcy se conduit fort bien avec elle, et se pique même de l'aimer beaucoup. Quand elle a vu que nous lui rendions des soins, et que nous allions déjeûner avec elle au moins trois ou quatre fois par semaine, elle a commencé à s'en occuper, et l'a fait connoître à plusieurs personnes de ses amies. Cécile est si intéressante par sa figure, son esprit et ses grâces naturelles, que tout ce qui la voit est charmé d'elle; aussi est-elle à la mode autant qu'on peut l'être dans sa situation; c'est-à-dire, que toutes les femmes qui ne peuvent être jalouses d'une religieuse, veulent la voir, la connoître, et parlent d'elle avec enthousiasme. Tous ces succès ont décidé Madame D'Olcy à
afficher dans le monde un grand sentiment pour elle, qui lui fait beaucoup d'honneur, et qui ne l'a cependant point empêchée de faire entendre à Cécile qu'elle desiroit que son séjour à Paris ne se prolongeât pas davantage. Cécile vouloit partir sur le champ; mais comme les médecins demandent encore cinq semaines, j'ai exigé sa parole qu'elle resteroit ici jusqu'au mois de mai; ce qu'elle m'a promis, quoique avec beaucoup de répugnance.
Adieu, ma chère amie; n'oubliez pas, en rendant ma réponse à la charmante petite Adèle, de l'embrasser de ma part aussi tendrement que si c'étoit pour vous. À propos, (et c'est en effet bien à propos d'Adèle) mandez-moi donc avec un peu plus de détail ce que vous pensez de Charles, fils de Madame De Valmont; je sais déjà qu'il a treize ans, qu'il est d'une figure charmante, qu'il joue la comédie à merveille, ce qui suppose de l'esprit et de la grâce; et d'ailleurs, quel est son caractère? Quel est sa naissance, que sera sa fortune?J'ai la plus vive impatience d'être instruite positivement de tout cela; car je prévois que ce petit Charles, si joli, si près de vous, si souvent avec Adèle, pourroit bien par la suite jouer un
rôle encore plus intéressant que ceux que vous lui donnez. Adieu; songez que si votre réponse à cet égard n'est pas claire et détaillée, je croirai que vous avez des projets que vous voulez me cacher.
Réponse de la baronne. Je ne suis pas surprise, ma chère amie, que Constance, accoutumée à ne jamais recevoir de punitions, ait recours au mensonge pour s'en affranchir. Qui peut nous empêcher de commettre une mauvaise action qui nous est utile et agréable, lorsque nous sommes moralement sûrs qu'elle ne sera jamais découverte, et quand elle ne fait de tort à personne? La conscience! Mais qu'entend-t-on par la conscience ? Un sentiment intérieur, qui, par le remords qu'il nous cause, nous punit de nos fautes. Ce sentiment n'existeroit point, si la vertu n'étoit qu'une chose de convention; c'est-à-dire, si dans une autre vie, des récompenses immortelles ne lui étoient pas préparées; enfin, si tout mouroit avec nous, le héros qui se dévoue au bien public, qui sacrifie ses propres intérêts aux intérêts des autres, ne seroit qu'un insensé; tandis que le plus sage des hommes seroit celui qui se livreroit à toutes les passions qu'il pourroit satisfaire, sans encourir les peines établies par les loix.
La conscience n'est qu'un guide peu sûr sans la religion; donnez donc à votre élève des sentimens religieux, persuadez-lui bien que dans tous les momens de sa vie, Dieu la voit et l'entend; frappez son imagination de cette importante et sublime idée; donnez-lui l'exemple de la piété; qu'elle vous surprenne souvent priant Dieu, qu'elle soit convaincue que vous trouvez dans ce devoir toutes les consolations dont vous avez besoin, et que vous le remplissez avec joie. Faites-lui admirer les ouvrages de Dieu, les cieux, la terre, la verdure, les fleurs; que le fruit qu'elle mange, la rose qu'elle cueille, tout serve à lui rappeler la bonté et la puissance de l'être suprême qui a tout créé. Apprenez-lui des prières courtes, simples et touchantes, qu'elle puisse comprendre et sentir. J'en ai composé exprès pour Adèle, et elle les dit avec un respect et une expression qui m'attendrissent toujours. Je lui parle souvent de son ange tutélaire ; je le lui ai peint beau comme il doit être, couronné de fleurs immortelles, ayant des aîles brillantes, et voltigeant toujours autour d'elle; cette image douce et riante émeut son coeur et séduit son imagination: elle sait que cet être charmant est aussi pur qu'il est beau, qu'il
déteste le mensonge, les détours, la gourmandise, la colère, et que toute bonne action lui plaît et l'enchante; elle craint d'affliger son bon ange ; et lorsqu'elle est bien raisonnable, elle me dit avec une satisfaction inexprimable: "Dieu me protège, et mon bon ange est content de moi." Je lui ai parlé aussi de l'esprit malfaisant, perverti par l'orgueil et par l'ingratitude, et que la céleste justice précipita du ciel au fond des noirs abîmes de l'enfer, gouffre affreux, éternelle demeure des méchans et des impies, et qui reçut, pour premiers habitans, des orgueilleux et des ingrats. Adèle sait que cet esprit infernal n'est occupé qu'à nuire, qu'il causa la chûte du premier homme, et que c'est lui qui, pour nous perdre, nous suggère les criminelles tentations de manquer à nos engagemens, à nos résolutions, ou de nous enorgueillir des dons de la nature que nous tenons de Dieu.Enseignez à Constance toutes ces différentes choses en causant avec elle; cette espèce d'instruction doit précéder celle du catéchisme, que vous ne devez lui apprendre que lorsqu'elle aura six ou sept ans. Prévenez-la bien, en lui lisant le catéchisme, que les mystères qu'il explique sont au-dessus de l'intelligence humaine; que Dieu
nous a faits pour l'aimer, et non pour le comprendre ; que d'ailleurs, nous sommes trop bornés pour oser soutenir que tout ce que nous ne pouvons concevoir est faux, puisque, dans la nature, tout est presque mystère et prodige pour nous, et qu'enfin, comme dit Montaigne, en parlant de l'incrédulité sur les choses indifférentes: "que c'est une hardiesse dangereuse et de conséquence,... etc." Telle est la manière que j'ai employée pour inspirer à Adèle une véritable piété, et lui donner, comme vous dites, de la conscience. J'ai mis en usage aussi, pour le même objet, un autre moyen qui vous paroîtra peut-être frivole, mais dont l'effet est sûr. Il est absurde de dire aux enfans qu'un petit doigt nous avertit de tout ce qu'ils font en secret, parce que c'est un mensonge et une bêtise; mais j'ai dit à ma fille que lorsqu'elle ne me répond pas avec sincérité, je le vois clairement dans ses yeux et sur sa physionomie; et je ne la trompe point, car, lorsqu'on connoît les enfans, il est bien facile de lire sur leur visage tout ce qu'ils pensent: ainsi elle n'a jamais la tentation de me déguiser la vérité, sûre
que je la pénètre toujours. D'ailleurs, à force de lui répéter que je suis certaine qu'elle ne voudroit pas faire une faute grave, quand elle seroit convaincue que je ne pourrois jamais la découvrir, je le lui persuade; et il est très-vrai que depuis quelque temps elle ne commet point de fautes, sans éprouver un pressant desir de m'en instruire: ce qui est tout simple, puisque, sans compter les raisons que je viens de vous détailler, elle croit que cet aveu sera, aux yeux de Dieu, une expiation, et aux miens une preuve de confiance qui m'attachera davantage à elle. Enfin, ma chère amie, que la religion soit la base de tout ce que vous ferez; ou vous ne ferez rien de véritablement solide. Occupez-vous en même-temps de donner à votre élève de l'empire sur elle-même; vous travaillerez alors sur des fondemens inébranlables, et votre ouvrage ne sera détruit ni par les passions, ni par les mauvais exemples.
Je connoissois les lettres de Milord Chesterfield, je trouve tous les reproches que vous lui faites parfaitement fondés; mais s'il n'avoit pas dit tant de mal des femmes, vous auriez loué plusieurs choses de son ouvrage, dont vous n'avez
point parlé. N'est-il pas touchant, par exemple, qu'un homme, dans le ministère et livré aux affaires et à l'ambition, écrive à son fils, âgé de huit ans, des lettres aussi longues et aussi détaillées qu'instructives, puisqu'elles contiennent des abrégés de mythologie et d'histoire fort bien faits, et que cette correspondance, pendant plus de vingt ans, ait toujours été également exacte et suivie? Je conviens qu'il eût été mieux encore d'élever son fils soi-même, et de ne pas s'en séparer si long-temps; mais ce fils n'étoit pas légitime, ce qui ajoute beaucoup à tout ce que Mylord Chesterfield a fait pour lui. D'ailleurs, on trouve dans ces lettres plusieurs principes excellens, une connoissance assez approfondie du coeur humain, de l'érudition, de l'esprit, de la finesse, de la raison; enfin, il me semble qu'elles doivent être regardées comme un ouvrage estimable à beaucoup d'égards, et comme un monument intéressant de la tendresse paternelle. Comment se peut-il, ma chère amie, que vous ayez été à la fête qu'a donnée M De Blésac? Et comment avez-vous pu vous résoudre à voir une seconde représentation d'un semblable spectacle, vous à qui j'ai toujours connu un goût
si vrai pour la décence? Est-il possible que vous ayez sacrifié votre inclination et vos principes à la crainte frivole et ridicule d'être accusée de pruderie par des gens dans la bouche desquels ce reproche est presque toujours un éloge? Vous avez trente-deux ans, et votre réputation est faite: premièrement, vous n'avez point passé l'âge où l'on peut la perdre; et d'ailleurs ne l'avez-vous acquise que pour vous affranchir des bienséances qu'on doit respecter le plus? Croyez au contraire qu'il faut faire, pour la conserver, tout ce qu'on a fait pour l'obtenir. Songez encore que les mauvais exemples donnés par une personne estimable, sont les seuls véritablement dangereux. Si M De Blésac n'eût pu rassembler à cette fête que des femmes d'une réputation équivoque, on n'eût certainement pas vu une seconde représentation de ce spectacle; un cri général se seroit élevé contre une pareille indécence, et elle eût été trouvée ce qu'elle est en effet; mais quand on a su que quelques personnes irréprochables étoient à ces pièces, on a porté un jugement différent: ainsi, vous avez contribué à un très-grand mal, celui de rendre l'indécence moins odieuse et moins révoltante, c'est-à-dire, dans
l'opinion générale; car il existe encore plusieurs bons esprits qui jugent des actions, non par les personnes qui les font, mais par ce qu'elles sont véritablement. Enfin, quel exemple pour votre fille, prête à entrer dans le monde! Quand vous lui recommanderez la circonspection, la décence la plus exacte et la plus scrupuleuse, de quel poids seront vos exhortations à cet égard? ... Pardonnez-moi, ma chère amie, des reproches si peu ménagés; j'envisage avec douleur toutes les conséquences de votre étourderie, et j'en suis trop sincèrement affectée pour songer à mes expressions: l'amitié trahit quand elle flatte dans les choses importantes, et j'aimerois mieux risquer de vous déplaire que de vous déguiser des vérités utiles.
Maintenant, après vous avoir bien prêchée, je vais, au nom de Madame De Valmont et au mien, vous remercier de toutes vos bontés pour Cécile, et vous demander une nouvelle grace. Nous avons lu à M D'Aimeri l'article de votre dernière lettre, où vous parlez de Cécile et de l'impression qu'a produite sur elle ce qu'elle a pu entrevoir du monde. Ce détail a fait le plus grand plaisir à M D'Aimeri, qui, depuis la mort
de son fils, se reproche chaque jour d'avoir sacrifié la malheureuse Cécile; il est si cruellement puni par ses remords, qu'il est impossible de ne pas le plaindre presque autant que sa victime, d'autant plus qu'il parle lui-même à ses amis de cette tache ineffaçable dans sa vie, avec une franchise et des regrets qui le rendent aussi intéressant qu'on peut l'être après une semblable faute. Il est, depuis ses malheurs, dans la plus grande dévotion, et sa piété aussi solide que sincère, en lui faisant connoître toute l'atrocité de son injustice, ajoute encore à ses remords. Il n'ignore point que Cécile aimoit le chevalier De Murville. Il pense sans cesse à elle, il se la représente telle qu'elle étoit lorsqu'il la renvoya dans son couvent, dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Cette image touchante le poursuit, m'a-t-il dit, en tous lieux, à toute heure, et lui inspire une compassion si tendre, qu'il m'a protesté souvent qu'il avoit véritablement pour Cécile une affection aussi vive que celle qu'il ressent pour Madame De Valmont. Cependant il n'a pu se résoudre à la voir depuis sa profession, quoiqu'il en ait mille fois formé le projet; mais il lui écrit, il a doublé sa pension, et lui envoie chaque
année, avec profusion, toutes les petites choses d'agrément qu'une religieuse peut desirer. Cécile, dont le coeur sensible ne demande qu'à s'attacher, a pris pour lui la tendresse la plus vraie, et la lui témoigne de la manière la plus touchante dans des lettres qui ne peuvent qu'aggraver la douleur et le repentir de son malheureux père. Elle lui avoit caché par égard l'altération inquiétante de sa santé, et ne lui manda son voyage à Paris, qu'au moment de partir. Cette nouvelle accabla de douleur M D'Aimeri, d'abord par l'inquiétude que lui causoit la maladie de sa fille, et par la crainte affreuse que la connoissance superficielle qu'elle alloit acquérir du monde, le spectacle de l'opulence, de la magnificence et du bonheur de sa soeur, ne lui fissent sentir davantage le malheur de sa situation. Votre lettre, en détruisant toutes ces craintes, a redoublé sa tendresse et son estime pour Cécile; il n'est plus déchiré de remords depuis qu'il sait que sa fille est enfin satisfaite de son sort, et maintenant il desire avec passion de la voir: ainsi, ma chère amie, si vous pouvez nous obtenir encore pour Cécile cinq ou six mois de liberté, au lieu de retourner dans son couvent, elle
viendra ici passer l'été, et vous ferez le bonheur de son père et de Madame De Valmont. Adieu, ma chère amie; répondez-moi là-dessus le plus tôt qu'il vous sera possible.
Au moment de fermer cette lettre, je me rappelle heureusement les questions que vous me faites au sujet du fils de Madame De Valmont; puisque je ne vous ai point parlé de lui avec détail, vous deviez croire que je ne formois aucun projet pour l'avenir : ma fille doit naturellement prétendre à un meilleur parti, relativement à la fortune; au reste, quoique MDe Valmont n'aille point à la cour, il est en état de produire toutes les preuves qu'on exige pour les présentations; sa famille manque d'illustration, mais elle est très-ancienne, et l'on ne peut lui reprocher de mésalliances, mérite dont bien peu de maisons peuvent se vanter aujourd'hui, et qui prouve du moins que ses ancêtres pensoient noblement. Pour revenir à Charles, il est en effet d'une figure distinguée, et dont je puis vous donner une idée, car on dit qu'il ressemble étonnamment à Cécile; il a d'ailleurs beaucoup d'esprit, une raison au-dessus de son âge, une extrême sensibilité, et une tête très-vive, quoique son
extérieur soit froid et sérieux. Il a reçu de son grand père une très-bonne éducation; mais il a treize ans, il aura des passions violentes, et s'il perdoit M D'Aimeri avant d'entrer dans le monde, il seroit très-possible qu'il ne répondît à aucune des espérances qu'on a conçues de lui. Adieu, ma chère amie; occupez-vous, je vous en prie, de nous envoyerCécile, vous m'obligerez véritablement.
Réponse de la vicomtesse. Ah, ma chère amie, je suis dans un trouble, dans une agitation que je ne puis calmer qu'en vous écrivant; je viens d'avoir une scène affreuse avec M DeLimours... je vous l'avois bien dit que Madame De Gerville marieroit ma fille à son gré... et savez-vous qui l'on me propose? Le fils de son amie, d'une femme encore plus méprisable qu'elle, s'il est possible, enfin de Madame De Valcé, déshonorée par tant d'égaremens. Et voilà cependant la belle-mère qu'on veut donner à ma fille! ... M De Limours a commencé par me vanter le nom de M De Valcé, qui est en effet très-beau, sa fortune, son personnel, etc. Enfin, j'ai pris la parole; mais, monsieur, songez-vous que ma fille a cent fois entendu parler de la conduite abominable de Madame De Valcé...-on n'est pas obligé de prendre sa belle-mère pour modèle, et souvent même on feroit fort bien d'en choisir un autre que sa mère.-Cette réponse impertinente m'a choquée au-delà de l'expression; la conversation
s'est échauffée, j'ai déclaré que je ne donnerois jamais mon consentement, et que telle étoit mon irrévocable résolution; à ces mots M De Limours s'est levé froidement en disant: "je n'étois point décidé sur ce mariage, à présent je vais donner ma parole; j'étois venu pour vous consulter, mais puisque vous avez si parfaitement oublié que je suis le maître de ma fille, je dois vous le prouver, et demain vous en serez convaincue." À ces mots il est sorti, et m'a laissée dans une rage impossible à décrire. Ô quel tyran qu'un homme! Comme le plus foible tout-à-coup peut devenir redoutable à la femme la plus impérieuse! ... Enfin, après avoir fait beaucoup d'imprécations contre les hommes, après avoir pleuré, sonné toutes mes femmes et pris un flacon d'eau de fleur d'orange, je me suis décidée à écrire à M De Limours, pour reconnoître mon tort, et le conjurer de se donner le temps de réfléchir à une affaire aussi importante, et il vient de me faire répondre par mon valet-de-chambre qu'il me verroit demain . Il faut souffrir tout cela; il faudra l'attendre demain avec patience et soumission, et le recevoir avec douceur! ... Je suis humiliée, confondue, et réellement
hors de moi... mais parlons d'une chose plus agréable; j'ai fait votre commission, j'ai obtenu pour Cécile une prolongation de liberté jusqu'au mois de janvier; elle est transportée de joie, elle partira pour le Languedoc le neuf de mai, c'est-à-dire dans douze jours. Adieu, mon coeur; je ne suis pas digne aujourd'hui de m'entretenir plus long-temps avec vous, je vous envoie pour le baron une lettre du chevalier d'Herbain qu'il m'a lue hier et que j'ai trouvée assez drôle, quoiqu'une épigramme de douze pages me paroisse cependant un peu longue. Au reste, on ne peut disconvenir que sa critique ne soit parfaitement fondée, et il est du moins impossible de lui reprocher de l'exagération.
Le chevalier d'Herbain au baron. Mes voyages sont enfin finis, mon cher baron. Après cinq ans de courses et de fatigues, il est doux de se retrouver à Paris: mais je vais peut-être vous surprendre en vous disant que je suis ici tout aussi étranger, tout aussi neuf que je pouvois l'être à Stockolm ou à Pétersbourg; vous en allez juger.
J'avois laissé des hommes uniquement occupés du jeu, de la chasse et de leurs petites maisons . J'avois laissé les femmes ne songeant qu'à leur parure, à l'arrangement de leurs soupers, et je retrouve toutes les femmes savantes et beaux esprits, et tous les hommes auteurs. En cinq ans, ce changement n'est-il pas merveilleux? Je ne m'y attendois pas, je vous l'avoue; pour vous donner une idée de ma première surprise, je vais vous conter l'histoire du lendemain de mon arrivée. C'étoit un lundi; je cours avec empressement chezMadame De Surville, mon ancienne amie, à qui, je ne vous le dissimule pas,
j'avois cru, jusqu'à présent, beaucoup plus de vertus que d'esprit.
Elle me reçoit fort bien, et me dit: vous arrivez à-propos, nous avons une lecture aujourd'hui... une lecture! Repris-je; et de quoi? ...-C'est une comédie...-et de qui?-Du vicomte, répond-elle froidement. Or, mon cher baron, il faut vous dire que ce vicomte, quand je partis pour l'Italie, savoit à peine écrire une lettre, et qu'il avoit 40 ans. Comme je réfléchissois profondément là-dessus, je vis arriver successivement une trentaine de femmes et autant d'hommes; alors je dis en moi-même, certainement si le vicomte avoit eu le malheur de faire une comédie, il pourroit tout au plus risquer de la lire devant cinq ou six personnes de ses amis intimes, mais il n'iroit pas s'exposer à la mocquerie de cette nombreuse assemblée; Madame De Surville est gaie, sûrement c'est une plaisanterie qu'elle m'a faite. On s'est donné le mot pour m'attraper. Je vois bien aux plumes et aux habits de caractère de ces dames, qu'il s'agit d'un bal; mais prêtons-nous au badinage et ne faisons semblant de rien. En effet, toutes les femmes avec leurs panaches,
leurs robes étrangères et leurs longues écharpes, me confirmoient dans cette erreur. On apporte une grande table sur laquelle étoit posé un énorme sac de taffetas vert. Bon, me dis-je, en attendant les violons on va jouer au biribi. Point du tout, c'étoit le sac à parfiler de Madame De Surville.
Bientôt toutes les femmes demandent leurs sacs; voilà les valets-de-chambre en l'air, et un instant après tout le monde parfilant. Enfin, on annonce le vicomte de Blemont, on se lève, on s'empresse, on s'agite, on l'accable de complimens et de caresses; on lui donne un fauteuil, il se place auprès de la table sur laquelle on pose une grande carafe d'eau. On ferme les fenêtres, les volets, on arrête les pendules et l'on fait cercle autour de l'auteur.
L'intrépide vicomte jette un coup d'oeil assuré sur l'assemblée, et d'un air imposant et grave, tire son manuscrit de sa poche et commence. Je croyois rêver, mais mon étonnement devoit augmenter encore: j'écoute avec la plus grande attention, malheureusement les bonnes places étoient prises, et j'étois séparé du lecteur par une demi-douzaine de femmes, dont les exclamations
redoublées et les sanglots m'ôtoient absolument la possibilité d'entendre un seul mot de l'ouvrage; mais je pouvois facilement juger de son effet prodigieux par le murmure confus d'applaudissemens, et par l'admiration qui se peignoit sur tous les visages. Je vis que la pièce étoit du plus grand pathétique, car tout le monde fondoit en larmes, les femmes particulièrement, et sur-tout celles auprès de qui j'étois placé. Elles se renversoient sur leurs chaises en levant les yeux et les mains au ciel, et la plus jeune de toutes fut si vivement affectée au troisième acte, qu'elle se trouva mal tout-à-fait. Madame De Surville, qui étoit elle-même dans un état affreux, la secourut et fut obligée de la délacer. Le vicomte, accoutumé sans doute à produire de pareils effets, ne fit qu'en sourire, et continua sa lecture. Le reste de l'ouvrage eut le même succès; et, moi, n'entendant rien que les éloges qu'on y donnoit, vous imaginez aisément ce que je dûs souffrir. Au désespoir de ne pouvoir partager les transports que je voyois éclater, j'éprouvois véritablement le supplice de Tantale. Lorsque la lecture fut achevée, toutes les femmes se levèrent et entourèrent le vicomte.
Leurs gestes passionnés, le ton perçant de leurs voix, la volubilité de leurs discours, peignoient parfaitement l'enthousiasme dont elles étoient saisies. Pour moi, qui n'avois rien à dire, puisque je n'avois rien entendu, j'étois fort embarrassé de ma contenance; et n'osant me présenter devant le vicomte avec un visage froid et des yeux secs, je m'échappai tout doucement du sallon et j'entrai dans le cabinet de Madame De Surville, avec le projet d'y rester jusqu'à ce que le vicomte fût sorti.
Mais j'étois destiné, comme vous l'allez voir, à ne rencontrer, dans cette journée, que des objets inattendus et surprenans. La première chose qui me frappa en posant le pied dans le cabinet, ce fut un bureau couvert de papiers et de livres. Comment, dis-je, un bureau chez une femme, et chez Madame De Surville! Mais, continuai-je, puisque voilà des livres, je ne m'ennuyerai pas tant seul: lisons. À l'instant j'en prends un, je l'ouvre, c'étoit un traité de chimie : comme je ne suis point chimiste, j'en choisis un autre, c'étoit un traité dephysique : le trouvant encore trop abstrait pour moi, j'en prends un troisième: hélas! Mon cher baron, c'étoit un
dictionnaire d'histoire naturelle . Confus et humilié, je vous l'avoue, de ne pouvoir trouver chez une femme et chez Madame De Surville, un seul livre qui fut à ma portée, je me levai et m'éloignai du bureau avec un peu d'humeur. Mes regards se portèrent sur un petit morceau de sculpture qui se trouvoit à côté de moi. C'étoit un autel élevé à la bienfaisanceet orné de vers sur la bienfaisance , qui me parurent remplis de sentiment.
En me retournant, j'apperçus un autre grouppe en marbre plus intéressant encore, je m'en approchai, c'étoit un autel à l'amitié , et une figure, que je reconnus pour être celle de Madame De Surville, y posoit une couronne. Eh, mon dieu! M'écriai-je, j'appréciais bien mal Madame De Surville; j'étois bien éloigné de la croire aussi savante, aussi sensible, aussi spirituelle... sa modestie lui fait cacher tant d'avantages; car à la voir, à l'entendre, qui se douteroit qu'elle les possède! Comme j'achevois cette exclamation, la porte du cabinet s'ouvrit, et je vis paroître un gros homme vêtu de noir, que j'avois déjà vu à la lecture, et que j'avois même remarqué être le seul, après moi, qui n'eût ni pleuré, ni loué. Il
avoit l'air chagrin et de mauvaise humeur, cependant nous entrâmes en conversation. Ce cabinet est charmant, lui dis-je, et sur-tout par l'idée qu'il donne de celle qui l'occupe. Ici l'homme vêtu de noir haussa les épaules, en me disant: d'où venez-vous donc, monsieur?-De Moscou, monsieur.-De Moscou! Oh bien, vous êtes mon homme; écoutez-moi, je vais vous instruire. Ce cabinet, que vous croyez bonnement un temple consacré à l'amitié, à l'étude et à la méditation , n'est qu'un lieu de parade; tous ces livres étalés-là sur ce bureau, n'y sont que pour l'ornement, comme des porcelaines sur une cheminée. Molière a peint les femmes savantes de son siècle, qui étoient en effet fort ridicules, mais qui du moins savoient quelque chose; au lieu que les nôtres joignent les plus grandes prétentions à la plus profonde ignorance. À ce discours, je me doutai que l'homme auquel j'avois affaire, étoit un original, une espèce de fou caustique et bizarre, et je ne me trompai point dans cette conjecture. Mais, monsieur, répondis-je, les femmes d'aujourd'hui cultivent les sciences, il est vrai; mais on ne peut les accuser de pédanterie, elles n'emploient point d'expressions scientifiques, elles
n'étalent point ce qu'elles savent...-mais, monsieur, encore une fois, elles ne savent rien; l'espèce de pédanterie dont vous parlez, suppose au moins quelques connoissances, tandis qu'il n'en faut aucune pour aller voir des expériences d'électricité, pour dire qu'on fait un cours de chimie, et qu'on s'y amuse infiniment; enfin, pour écouter d'un air capable, et de temps en temps hasarder un petit mot qui découvre bien clairement qu'on ne sait rien. Elles ont presque toutes reçu l'éducation la plus négligée; aussi-tôt qu'elles sont leurs maîtresses, elles ne lisent que de mauvaises brochures et des drames qui achèvent de leur gâter le goût, elles mènent la vie la plus dissipée, et elles prétendent à la science universelle. Elles se connoissent en tableaux, en architecture; elles sont glukistes ou piccinistes , sans savoir un mot de composition; elles font des cours, montent à cheval, jouent au billard, vont à la chasse, conduisent des calèches, passent les nuits au bal et au pharaon, écrivent au moins dix billets par jour, reçoivent cent visites, se montrent par-tout. On les voit successivement, dans l'espace de douze heures, à Versailles, à Paris, chez un marchand, à une audience de ministre, aux promenades,
dans un attelier de sculpteur, à la foire, à l'académie, à l'opéra, aux danseurs de corde, applaudissant et goûtant également Préville et Jeannot , D'Auberval et le petit-diable .Comment voulez-vous, poursuivit-il, qu'en faisant tant de choses, elles puissent jamais réussir à rien? Cependant elles décident despotiquement; et Madame De Surville, par exemple, qui ne sent pas la mesure d'un vers, et qui ne sait ni sa langue ni l'orthographe, n'en juge pas moins les ouvrages de littérature, et s'imagine que les lettres qu'elle écrit à ses amis passeront un jour à la postérité, comme celles de Madame De Sévigné. Pour leur sensibilité; il est vrai qu'elles ont des ajustemens de cheveux, des galeries de portraits, des autels à l'amitié, des hymnes à l'amitié . Il est vrai qu'elles ne brodent plus que des chiffres , qu'elles ne parlent plus que de sentiment, de bienfaisance et des charmes de la solitude , et qu'elles sont toutes esprits-forts .
Mais vivent-elles plus retirées que les femmes d'autrefois? S'occupent-elles davantage de l'éducation de leurs enfans? Sont-elles plus essentielles, plus sensibles, plus aimables que lesDeshoulières, les Sévigné, les Grafigni? Ont-elles moins de
luxe, moins de fantaisies, depuis qu'elles sont devenues si philosophes et si bienfaisantes ? ... On pourroit comparer ces travers à ceux des fausses dévotes, dont toute la religion ne consiste qu'en petites pratiques extérieures; qui ont un oratoire et des reliques, qui prient les saints sans aimer Dieu, qui sermonent sans se corriger, et qui blâment avec autant d'emportement que d'aigreur ceux qui ne les imitent pas.
Pendant tout ce discours, mon cher baron, j'étois resté debout, immobile d'étonnement et d'indignation; enfin, je rompis le silence, et je dis d'un ton railleur: les femmes, monsieur, sont bien à plaindre; elles ont en vous un ennemi bien éloquent et bien dangereux. Moi, leur ennemi! Interrompit-il vivement; ah, que vous me jugez mal!Naturellement je les estime et je les aime.-Vous les aimez, monsieur, je ne m'en serois pas douté.-Oui, je les aime, et beaucoup plus que ceux qui les encensent et qui les flattent... en effet, monsieur, repris-je, elles ne pourront vous accuser ni d'adulation ni de fadeur.-Je ne hais en elles, répliqua-t-il, que ce qui ne leur appartient pas. Au risque de leur déplaire, je voudrois pouvoir les éclairer sur leurs vrais intérêts.
Elles sont faites pour séduire, pour intéresser, pour charmer; elles tiennent de la nature des grâces simples et touchantes; elles lui doivent en général un genre d'esprit plus fin, plus délicat que le nôtre. Quand elles se donneront le temps de réfléchir et de penser, quand elles ne préféreront pas à des qualités précieuses et naturelles, des prétentions vaines et ridicules, leur société sera la plus agréable de toutes, elles pourront juger sainement de tous les ouvrages de goût, et leur suffrage deviendra la récompense des talens.Oserai-je, monsieur, vous faire une question? Vous êtes, dites-vous, partisan zélé des femmes, et vous vous déchaînez contre elles; il me semble que dans votre premier discours, vous avez dit du mal des drames; mais sans doute que vous ne les en aimez pas moins.-Ce n'est pas la même chose, répondit-il, car je suis irréconciliable avec les drames, sur-tout depuis deux ou trois ans; avant ce temps, je prenois patience, et j'en étois quitte pour ne plus aller à la comédie que les petits jours , c'est-à-dire, ceux où l'on ne joue que de bonnes pièces. Mais les drames à présent poursuivent par-tout; je les ai retrouvés dans le monde, dans la société, dans ma famille. Comme
il n'y a personne qui ne soit en état de mettre en dialogue un roman ou quelque anecdote particulière, que ces sortes de productions n'exigent ni talent, ni connoissance du coeur humain, ni étude du théâtre, tout le monde s'est mis à faire des drames; et moi qui vous parle, j'ai deux soeurs qui font des drames avec la même facilité qu'elles faisoient des bourses il y a deux ans.-Je croyois, dis-je, que les drames étoient un peu tombés.-Point du tout, répliqua-t-il; cependant, comme on les a fort ridiculisés, le mot est proscrit; mais le genre étant très-commode, il subsiste toujours. On fait plus que jamais des drames, et on leur donne ce vieux titre de comédie , qui véritablement s'annonce et promet beaucoup mieux.
Quoi, monsieur! Ce qu'on nous a lu aujourd'hui étoit un drame? ... Mais de bonne-foi, répondit-il, pensez-vous qu'un homme du monde qui a les devoirs de son état à remplir, qui, quoique auteur, n'a renoncé ni à la galanterie, ni à l'ambition, ni au jeu, ni aux soupers priés, puisse trouver le temps nécessaire pour faire une pièce passable? Pourquoi, dans le siècle de Molière, les gens du monde n'avoient-ils pas cette
fureur d'écrire? C'est que le drame n'étoit pas né, c'est qu'il faut du génie et une profonde étude pour être en état de faire une bonne comédie, et qu'il ne faut ni l'un ni l'autre pour produire un assemblage informe de petits faits romanesques et rebattus, sans plan, sans caractères, sans vérité: enfin, si Molière lui-même eût été magistrat, militaire ou courtisan, il n'eût point donné d'ouvrages de théâtre; ou si cette carrière l'eût tenté, malgré tout son génie, il n'auroit certainement fait ni le misantrope ni le tartufe. Que produit cette prétention universelle à l'esprit qui nous a gagné tous? La moitié des gens du monde écrit, et lit à l'autre moitié, qui, séduite par cette confiance, approuve aveuglément. Il faut croire que toutes ces productions sont parfaites, car je n'ai pas encore vu tomber un ouvrage de société, les auditeurs sont toujours contens, et le succès de ces lectures est toujours certain. Les gens du monde cependant jugent les vrais auteurs, et n'approuvent guère que ce qu'ils sont capables et susceptibles d'imiter; ce qui conduit insensiblement à la perte du goût: cela est si vrai, que la plupart des ouvrages, fruits heureux du siècle de Louis-Le-Grand, ne sont presque plus appréciés aujourd'hui;
et si Télémaque et les poësies de Madame Deshoulières étoient des productions nouvelles, on les trouveroit insipides. Nous ne pouvons plus sentir les beautés d'un plan simple et profond, d'un style naturel et pur; et des vers pleins de douceur, d'harmonie et de sentiment, mais dénués de trait et de métaphysique , ne nous paroîtroient plus que fades et ennuyeux.
Impatienté, mon cher baron, de toutes ces folles déclamations, j'interrompis encore mon rigide censeur, et je lui dis avec vivacité: il ne s'agit point, monsieur, des idylles et des moutons de Madame Deshoulières; revenons aux nôtres, s'il vous plaît, et dites-moi ce que vous pensez de la pièce du vicomte? ... Je ne puis, dit-il, vous parler que du premier acte, car les quatre autres m'ont livré au plus profond sommeil que j'aurai jamais de ma vie. Monsieur, repris-je avec beaucoup d'ironie, voilà une critique bien neuve et bien piquante.-Hélas! Ce n'est point une critique, je vous assure, c'est la vérité. J'ai beaucoup de confiance en vos lumières, répliquai-je; cependant j'ai vu soixante personnes s'extasier et fondre en larmes, je ne vois que vous de mécontent:
ainsi, monsieur, vous me permettrez d'en conclure que votre jugement pourroit bien n'être pas le bon: d'ailleurs, je me flatte que le vicomte fera bientôt imprimer sa pièce, et alors peut-être que l'opinion du public... se faire imprimer! Interrompit-il; y pensez-vous? Un homme de la société se faire imprimer! Fi donc, ce seroit s'afficher et se donner un ridicule affreux.-Mais, monsieur, quand on lit sa pièce à soixante personnes, on est au-dessus de ces préjugés.-Mais, monsieur, j'ai l'honneur de vous dire qu'il est tout simple de lire ses ouvrages à ses amis, à cent personnes, et non de les faire imprimer.-Mais, monsieur, pourquoi?-Ah! Pourquoi, reprit-il en souriant, c'est que nous avons toujours au fond du coeur un instinct secret, qui, malgré les faux jugemens et les vains éloges, nous avertit quand nous faisons mal; et ce sentiment intérieur d'une mauvaise conscience, empêchera le vicomte de se faire imprimer. Comme il achevoit ces mots, je sentis que je n'étois plus le maître de me contenir davantage; et ne voulant point céder à mon impatience, je le quittai brusquement. Je fus rejoindre Madame De Surville, que je trouvai seule et à sa toilette;
elle me croyoit parti, et fut surprise de me voir; je lui contai ce qui venoit de m'arriver; et, comme vous l'imaginez bien, je n'épargnai pas le censeur impitoyable qui m'avoit excédé si long-temps.-C'est un misantrope, me dit Madame De Surville, ennuyeux à la mort; il est pesant , entêté, rempli d'humeur, et d'ailleurs n'a pas le sens commun . Mais, ajouta-t-elle en se levant, il faut que je sorte; quand vous reverrai-je?-Demain matin, madame, si vous le permettez. Ah! Demain, cela n'est pas possible. Je vais à l'académie entendre le discours de réception de mon frère.-Comment, le marquis de Solanges est reçu à l'académie françoise?-Oui, et je vous assure qu'il n'a pas brigué cet honneur; vous connoissez sa manière d'être ; on ne l'accusera pas d'avoir des prétentions, il est d'une simplicité! ... Je crois que vous serez content de son discours.-Eh bien, madame, repris-je en lui donnant la main, demain dans l'après-dîner... non, répondit-elle, j'aurai mon maître de langue angloise. Mercredi, l'auteur de la pièce nouvelle m'a priée d'aller à une répétition.Jeudi, je vas chez Greuze voir sa Danaé. Vendredi, j'irai voir des expériences sur l'air fixe; mais samedi, je serai
libre... après m'avoir donné cette espérance, Madame De Surville monta dans sa voiture; et moi, confondu, enchanté de tout ce que j'avois remarqué et vu dans cette journée, je rentrai chez moi, afin d'y réfléchir sans distraction. À sept heures, je fus à la comédie françoise, dans la loge de Madame De Semur; je la trouvai prête à sortir au moment où le cinquième acte de Rodogune alloit commencer, et elle me dit qu'elle alloit voir jouer les battus payent l'amende , ainsi que trois ou quatre personnes qui étoient avec elle. Je demandai si cette pièce étoit un drame; à cette question, tout le monde s'écria: comment, vous ne connoissez pas les battus payent l'amende? Venez, venez, vous allez être charmé. À ces mots, on m'emmena, et l'on me conduisit dans une fort vilaine salle, mais dans laquelle nous trouvâmes la meilleure compagnie de Paris. On joua d'abord une petite pièce fort agréable, qui a pour titre, le café des halles; j'avoue que je n'en pus saisir toutes les plaisanteries, parce que le langage en étoit absolument nouveau pour moi.Cependant, je sentis bien que l'actrice qui représentoit la principale poissarde, avoit des inflexions très-naturelles, et jouoit supérieurement; mais
les battus payent l'amende me confondirent véritablement; le pot-de-chambre jeté sur Jeannot, le héros de la pièce, produit un des effets de théâtre des plus piquans que j'aie encore vus; et l'instant où Jeannot sent sa manche, et s'écrie: c'en est, cet instant ne peut se peindre, et il excita des transports et des applaudissemens qui durèrent un quart-d'heure. Aussi, cette pièce a-t-elle eu déjà cent cinquante représentations, et elle est encore aussi suivie que le premier jour. Qu'on dise après cela que les françois sont légers!J'aurois encore bien d'autres choses à vous conter, mon cher baron, mais je me réserve le plaisir de vous les dire moi-même, si vous me permettez d'aller vous voir, et croyez que les détails que j'ai la discrétion de ne pas confier à la poste, ne sont pas les moins intéressans ni les moins curieux.
La baronne à la vicomtesse. Enfin, Cécile est arrivée hier, je l'ai trouvée telle que vous me l'avez dépeinte, agréable et intéressante au-delà de l'expression; et il est très-vrai queCharles, son neveu, lui ressemble d'une manière frappante; toute leur famille est rassemblée chez moi pour huit jours. Je desirois vivement être présente à la première entrevue de Cécile et de son père, et je n'ai jamais rien vu qui m'ait affectée davantage. M D'Aimeri craignoit et desiroit également cet instant; il se leva hier avant le jour; et lorsqu'il entra chez moi, je m'apperçus facilement, à l'altération de son visage, qu'il avoit passé une cruelle nuit. Après le dîner, nous montâmes en voiture, Madame De Valmont, M D'Aimeri et moi, pour aller au-devant de Cécile; M D'Aimeri étoit pâle, tremblant, il avoit l'air de souffrir la plus mortelle contrainte; il évitoit nos regards, et sembloit vouloir cacher le trouble affreux dont il étoit dévoré; je vis qu'il redoutoit au fond de l'ame l'impression que pourroit
produire sur nous la vûe touchante de sa victime, et qu'il pensoit que la présence de Cécile alloit détruire toute la compassion qu'il nous avoit inspirée. Tant qu'on peut se flatter d'intéresser vivement en laissant voir ses remords, on en parle avec franchise; mais on ne cherche plus qu'à les dissimuler, quand on a perdu cet espoir. On se persuade alors qu'en les cachant, on diminue aux yeux des autres une partie de ses fautes. Nous avions à peine fait deux lieues, lorsque tout-à-coup Madame De Valmont, appercevant de loin une voiture, s'écria: voilà ma soeur! M D'Aimeri pâlit et rougit; et voyant que Madame De Valmont pleuroit, il lui dit avec une colère concentrée et une voix tremblante: eh bien, madame, allez-vous faire une scène? Surprise de sa sévérité, et plus encore de son air égaré, sombre et farouche, Madame De Valmont essuya ses pleurs sans pouvoir comprendre la raison d'un semblable caprice. Cependant, la voiture que nous avions vue, s'approche et s'arrête, je tire le cordon de la mienne; M D'Aimeri, pouvant à peine se soutenir, descend; dans ce moment, j'entends un cri touchant, qui sans doute retentit jusqu'au fond de l'âme de M D'Aimeri; et presque au même instant,
Cécile, la charmante Cécile paroît, s'élance vers son père, et tombe évanouie dans ses bras. À ce spectacle, M D'Aimeri ne voit plus dans l'univers que Cécile, il oublie jusqu'à ses remords, la nature reprend tous ses droits dans son coeur, un déluge de larmes inonde son visage; il appelle sa fille par les plus tendres noms, il la presse contre son sein, ses genoux tremblent et fléchissent sous lui, il est prêt à perdre lui-même l'usage de ses sens; Madame De Valmont et moi, nous voulons l'aider à supporter Cécile, il nous repousse, il arrache des mains de Madame De Valmont le flacon qu'elle fait respirer à sa soeur, il veut seul la soigner, il épie l'instant où elle ouvrira les yeux, il écarte tout ce qui s'approche d'elle, il semble craindre enfin qu'on ne lui dérobe le premier regard de Cécile... je n'entreprendrai point de vous dépeindre la scène touchante qui suivit celle-ci, lorsque Cécilereprit sa connoissance: c'est un tableau que vous vous représenterez sûrement mieux que je ne pourrois vous le tracer. Vous concevrez facilement la joie, les transports deCécile, en se trouvant entre son père et sa soeur, le profond et douloureux attendrissement de M D'Aimeri, la sensibilité de
Madame De Valmont, l'intérêt que m'inspiroient ces trois personnes, et la curiosité avec laquelle j'observois tous leurs mouvemens. J'ai sur-tout admiré la délicatesse de notre aimable Cécile; elle lit sans doute au fond du coeur de son malheureux père, et voit aisément les remords dont il est déchiré; et depuis hier elle n'est occupée qu'à le consoler indirectement, en montrant la plus grande gaieté, en parlant de son goût pour la solitude; goût, dit-elle, fortifié encore par tout ce qu'elle a pu entrevoir du monde; enfin, en faisant l'éloge de son couvent et des amies qu'elle y a laissées. M D'Aimeri écoute avidement tous ces discours; on voit qu'il cherche lui-même à se persuader de leur sincérité, et alors il est mille fois plus tendre pour Cécile, comme pour la remercier de le justifier à nos yeux et aux siens. Pour moi, je suis convaincue que Cécile en effet a pris son parti, et qu'elle est entièrement résignée à son sort; cependant, elle n'a que vingt-sept ans: si belle et si jeune encore, avec une âme si passionnée, une imagination si vive, comment espérer qu'elle soit pour jamais à l'abri de toute espèce de regrets! ... Je me suis promenée seule avec elle un moment ce matin; nous parlions
de choses indifférentes, entre-autres, de la beauté du mois où nous sommes; elle a soupiré et m'a dit: aujourd'hui 16 de mai, il y a dix ans que j'ai prononcé mes voeux. Ces paroles ont été accompagnées d'un regard qui m'a pénétrée, sur-tout la manière dont elle a appuyé sur ces mots: seize de mai! Cette manière avoit véritablement quelque chose de frappant et de tragique. Cependant, elle a changé de conversation, et elle m'a semblé reprendre sur le champ sa tranquillité ordinaire. Mais nous avons décidé, Madame DeValmont et moi, qu'il falloit sur-tout aujourd'hui s'occuper de lui procurer quelque amusement, afin de bannir de son imagination, s'il est possible, ce terrible souvenir du 16 de mai . En conséquence, nous irons tous, après le dîner, chez Nicole, cette jeune fermière dont je vous ai déjà parlé tant de fois: c'est une de nos promenades favorites. La maison de Nicole est charmante par sa situation et la propreté singulière qu'on y trouve, et réellement son jardin mérite d'être vu dans cette saison; vous qui aimez les sources naturelles, les fleurs et le gazon, je vous assure que vous le trouveriez cent fois plus agréable que tous les jardins anglois, renfermés dans les murs de Paris.
Mes enfans sont bien fiers l'un et l'autre des éloges que vous donnez à leurs dessins, et vous pouvez être bien sûre qu'en effet ces deux petites têtes n'ont point été retouchées par leur maître. Nous avons établi depuis cinq ou six mois une petite académie de dessin, qui a singulièrement augmenté l'émulation d'Adèle et de Théodore; un de nos voisins, qui ne demeure qu'à une demi-lieue d'ici, m'envoie tous les jours ses trois enfans auxquels Dainville s'est chargé de montrer le dessin; une petite fille d'un de mes gens apprend aussi, et Charles vient à nos leçons au moins trois fois par semaine; tous ces enfans avec les miens travaillent ensemble sous les yeux de Dainville, qui dessine lui-même très-sérieusement; nous avons, depuis cet établissement, consacré une chambre à cet usage; la société a pris le titre d'académie ; j'y préside, et j'en ai composé les statuts, qui recommandent particulièrement l'application, la docilité et le silence . Les séances sont publiques; tout ce qui est dans le château peut venir voir dessiner; mais il est expressément défendu aux académiciens de regarder les personnes qui entrent, et de dire un seul mot. Adèle ne viendra point avec nous chez Nicole,
elle est en pénitence aujourd'hui, et en voici le sujet. Dainville prétend que Miss Bridget ressemble à Vespasien, un des médaillons de la tapisserie de l'histoire romaine. En effet, la ressemblance est assez frappante, mais Miss Bridget n'a pas goûté cette plaisanterie, et s'est même fâchée très-sérieusement contre Dainville, qui, pour se venger, a copié l'empereur Vespasien sur la tête duquel il a seulement posé un grand bonnet de femme; ce qui a produit un portrait de Miss Bridget si singulièrement ressemblant, qu'il a été reconnu de toute la maison. Adèle a demandé ce dessin, et l'a attaché à sa tapisserie. Miss Bridget, en entrant ce matin dans la chambre d'Adèle, a vu ce fatal profil pour lequel elle a tant d'aversion, elle l'a déchiré en mille pièces; et prenant Adèle par la main, elle l'a sur le champ amenée chez moi. Elle étoit si hors d'elle-même, et elle balbutioit d'une si étrange manière, qu'elle n'a pu me faire comprendre, ni en anglois, ni en françois, le sujet de sa colère; je l'ai priée de me laisser seule avec ma fille, et alors Adèle m'a expliqué le fait. Après ce récit, j'ai pris la parole: "étoit-ce par sentiment pour Miss Bridget, ai-je dit, que vous aviez mis ce dessin dans votre
chambre? ... "À cette question, Adèle a rougi, baissé les yeux, en répondant bien bas: non, maman .-Dans ce cas, c'étoit donc par malignité.-Mais pourquoi Miss Bridget est-elle si fâchée de ressembler à Vespasien qui étoit un si bon empereur? Vous m'avez dit, maman, que tout ce qu'on disoit sur notre figure devoit nous être indifférent.-Mais quand il seroit vrai que Miss Bridget eût cette foiblesse, devriez-vous vous en moquer, et la faire remarquer? J'ai blâmé M Dainville d'avoir prolongé une plaisanterie qui étoit désagréable à Miss Bridget, car on a dit avec raison, que la personne que nous attaquons a seule droit de juger si nous plaisantons; dès qu'on la blesse, elle n'est plus raillée, elle est offensée . Nul badinage n'est innocent, dès qu'il offense: ainsi, M Dainville a eu tort; mais ce tort peut-il être comparé au vôtre? Vous qui devez de l'amitié, du respect et de la reconnoissance àMiss Bridget, vous la fâchez de gaieté de coeur, vous riez de ce qui lui déplaît, et vous voulez lui donner un ridicule. Si vous aviez quelques années de plus, cette faute si grave prouveroit à la fois que vous
avez un mauvais coeur, et que vous manquez d'esprit. À ces mots, Adèle a pleuré.-Ah, maman! Comment pourrai-je réparer...-en montrant à Miss Bridget un vrai repentir; cependant, n'espérez pas de la ramener en un jour; elle avoit pour vous une véritable tendresse, mais vous venez de lui donner une si mauvaise opinion de votre caractère, qu'elle est très-fondée à douter de votre affection pour elle, et...-Oh, elle sait bien que je l'aime...-elle ne lit pas dans votre âme, elle ne peut vous juger que d'après vos actions; et votre procédé montre tant d'ingratitude! ...-Mais je ne suis qu'un enfant...-aussi ne vous jugera-t-elle pas sans retour, elle n'aura que des doutes, que des soupçons que vous pourrez facilement détruire avec le temps. Et si vous n'étiez point un enfant, vous auriez perdu aujourd'hui pour jamais sa tendresse et la mienne.-Ô mon dieu! ... Maman, vous avez donc aussi des doutes...-mais je vous avoue que votre action me surprend et m'afflige également; j'avois de vous une opinion si différente! ... Je ne comprends pas que MissBridget ait pu s'offenser des plaisanteries de Dainville, car tout ce qui n'attaque ni l'honneur ni le caractère
ne doit jamais fâcher; mais enfin, quand j'ai vu qu'elle avoit cette foiblesse, j'aurois voulu pouvoir la cacher à tout le monde; j'ai partagé son embarras, quoiqu'il ne fût pas fondé, parce que toute personne qui souffre a le droit d'intéresser un bon coeur. Par exemple, il y a des gens mal élevés, et auxquels leurs parens ont laissé prendre des antipaties ridicules et extravagantes. J'ai connu une femme qui s'évanouissoit en voyant un chat...-un chat! ...-Oui, elle avoit cette foiblesse; eh bien, je la plaignois doublement, d'abord, de souffrir, et secondement, d'avoir eu une mauvaise éducation. Je me disois, si l'on m'eût élevée comme elle, j'aurois cette folie ou quelqu'autre semblable; et je n'avois pas la sottise de m'enorgueillir d'avoir plus de raison: seulement je remerciois Dieu de m'avoir donné des parens vigilans, éclairés et tendres, et je me sentois pour cette femme une compassion pleine d'intérêt et une véritable indulgence. J'ai terminé cet entretien, que je vous abrège extrêmement, en déclarant à Adèle qu'elle ne viendroit point avec nous chez Nicole, et que, pendant trois jours, elle dîneroit et souperoit dans sa chambre. Elle a reçu cette rigoureuse punition avec une
soumission parfaite, car elle sait bien que le plus léger murmure prolongeroit sa pénitence; aussi, les reçoit-elle avec autant de douceur que de chagrin. Je suis convenue avec MissBridget, qu'elle seroit au moins six semaines sans traiter Adèle comme à l'ordinaire; elle lui dira qu'elle n'a nulle espèce de rancune, mais qu'il ne lui est pas possible de compter sur l'affection d'une personne dont elle a été traitée avec si peu d'égards. Et moi, je dirai à la coupable et repentante Adèle: voyez ce qu'une légèreté peut nous coûter; une plaisanterie qui vous a médiocrement amusée une demi-heure, vous fait perdre l'amitié d'une personne qui doit vous être chère, altère l'opinion que j'avois de vous; enfin, vous rend suspecte à tout le monde, et vous attire une pénitence de trois jours.
De la même à la même. J'ai été bien long-temps sans vous écrire, ma chère amie, mais, depuis ma dernière lettre, j'ai été témoin d'une scène si touchante, et dont les suites cruelles m'ont si singulièrement affectée, que, dans ces premiers momens, je n'aurois pas été en état de vous faire les détails que vous desirerez sûrement, quand vous saurez qu'ils sont tous relatifs à la malheureuse Cécile. Oh, c'est maintenant qu'elle est à plaindre! ... Et vous allez juger si jamais dans aucun temps de sa vie, elle fut plus digne d'exciter votre compassion. Je vous mandois, dans ma dernière lettre, le mot échappé à Cécile au sujet de sa profession qui se fit le 16 de mai , (époque à présent doublement funeste pour elle! ) Et que pour la distraire de cette idée, nous avions projeté une promenade jusqu'à la maison de Nicole. En effet, nous partîmes à cinq heures du soir, M D'Aimeri, M etMadame De Valmont, Cécile, M D'Almane, Charles, Théodore et moi, tous ensemble dans
la même calèche. Je crus m'appercevoir en voiture que Cécile prenoit peu de part à la conversation, elle paroissoit vivement occupée du plaisir d'admirer les beautés de la campagne, et les différens points de vûe qui s'offroient sur notre passage; et de temps en temps un soupir échappé malgré elle, sembloit dire: heureux ceux auxquels on n'a point ravi la liberté de contempler toujours un si beau spectacle! ... Enfin, nous approchons de l'habitation de Nicole; n'ayant plus que cinq cent pas à faire pour y arriver, M De Valmontnous proposa d'y aller à pied, afin, dit-il, de surprendre les bonnes gens dans l'intérieur de leur ménage. Nous descendîmes de voiture, et après avoir traversé une grande prairie, nous entrâmes dans une allée de saules qui nous conduisit à la maison de Nicole; cette petite cabane couverte de chaume, est au milieu d'un jardin assez vaste, entouré d'une haie d'épine fleurie; des fruits d'une beauté parfaite, une vûe délicieuse, un air parfumé, des ruisseaux d'une eau pure et transparente qui se croisent sous les pas en serpentant sur un gazon parsemé de violettes et de thim: tous ces différens objets rendent cette habitation champêtre un des plus agréables séjours de l'univers.
Arrivés près de la chaumière, Théodore nous devance, ouvre la porte et nous entrons tous; nous trouvons la jeune fermière assise entre sa mère et son mari, elle tenoit dans ses bras le plus jeune de ses enfans, sa fille aînée, à genoux devant elle, caressoit son petit frère, et la seconde étoit debout, le visage nonchalamment appuyé sur l'épaule de son père.Nous aurions desiré pouvoir contempler quelques instans ce tableau charmant, cette image touchante de l'union et du bonheur, mais aussi-tôt que les paysans nous apperçurent, ils se levèrent. Nicole dit à son mari d'aller cueillir des fleurs, la bonne mère va chercher du lait, de la crême, et dresse une table: pendant ce temps-là nous admirons l'ordre et la propreté de la maison, nous caressons les enfans; et la jeune fermière nous entretient de son bonheur et de sa tendresse pour sa famille. Cependant le mari revient avec une corbeille remplie de bouquets, on nous offre des fruits, des fleurs, du laitage; et tandis que ces bonnes-gens s'empressent et s'agitent autour de nous, M D'Aimeri s'apperçoit queCécile n'est plus auprès de lui: il la voit à l'autre bout de la chambre retirée dans un coin, il s'approche d'elle,
l'infortunée détourne la tête... il la regarde, elle étoit pâle et tremblante, et son visage étoit baigné de pleurs; elle veut parler, ses sanglots la suffoquent... sa soeur accourt, etCécile, confuse et désespérée, lui dit tout bas, d'une voix entrecoupée: arrachez-moi d'ici, je me meurs... Madame De Valmont, aussi surprise qu'affligée, veut en vain chercher un prétexte à l'état de sa malheureuse soeur; son père n'avoit que trop facilement pénétré la vérité: ne pouvant supporter cet affreux spectacle, tout-à-coup il prend le jeuneCharles par la main, et l'entraînant avec lui, il sort impétueusement de la chaumière; M D'Almane et M De Valmont sortent aussi-tôt, dans l'intention de le rejoindre et de retourner au château à pied avec lui. Enfin, nous arrachons Cécile de cette maison si funeste pour elle, et nous remontons en voiture. Pendant tout le chemin elle ne prononça pas une seule parole, elle eut constamment la tête baissée sur sa poitrine et les yeux presque fermés; pénétrée de sa situation, je voulus une fois lui prendre la main et l'embrasser, mais elle roidit son bras avec un air sombre et chagrin, et elle resta immobile sans me regarder: car un des plus funestes effets du
désespoir, est de dessécher l'âme et de rendre insensible à la compassion qu'on inspire. Cependant Cécile est naturellement si tendre, qu'elle ne tarda pas à se repentir de l'espèce de dureté qu'elle venoit de me témoigner; en arrivant au château elle me serra la main et m'embrassa avec l'expression de la plus vive reconnoissance: aussi-tôt que j'eus laissé aux deux soeurs la liberté de s'entretenir sans contrainte, et qu'elles furent seules l'une et l'autre, Cécile prévenant la curiosité de Madame De Valmont, et se jetant dans ses bras en versant un torrent de larmes: "apprenez, lui dit-elle, tout ce qui s'est passé dans mon coeur; connoissez ce coeur déchiré d'un trait que la mort seul peut arracher! ... J'ai trouvé dans cette chaumière l'image d'un bonheur que je n'ai pu me défendre d'envier... dans cet instant un noir sentiment d'amertume et de jalousie a flétri mon ame... je vous ai vue sourire au spectacle si doux d'une félicité dont vous jouissez; mais ce tableau, délicieux pour vous, ne pouvoit que m'éclairer davantage sur l'horreur de mon sort, et m'apprendre à mieux connoître encore toute l'étendue du sacrifice affreux qu'on m'a fait faire. Hélas, cette femme
est au milieu de ses enfans, entre les bras d'une mère tendre et d'un époux chéri! ... Et moi, malheureuse, privée de ma mère presqu'en naissant, proscrite par mon père, arrachée à ce que j'aimois, condamnée à l'oubli, à l'esclavage, il me faut renoncer aux plus doux sentimens de la nature... ô ma soeur! Où m'avez vous conduite, doit-on offrir l'image séduisante du bonheur aux malheureux qui ne peuvent ni le goûter, ni même l'espérer jamais! ... Ah, que ne suis-je née dans la classe obscure de cette femme si heureuse!... Je pourrois aimer! ... Ce coeur infortuné seroit aussi pur qu'il est tendre, le remords, l'affreux remords lui seroit inconnu, et tous les sentimens qui le déchirent contribueroient à ma félicité! " Madame De Valmont ne put répondre que par ses pleurs à des plaintes si justes et si touchantes; cependant lorsque Cécile lui parut un peu plus calme, elle saisit cet instant pour lui dire tout ce que la tendresse et la raison peuvent inspirer; Cécile l'écouta avec douceur, elle témoigna la plus vive crainte d'affliger son père, elle promit de se distraire, d'écarter loin d'elle, s'il étoit possible, des réflexions désespérantes, et
de se soumettre à sa destinée avec ce courage et cette vertu qu'elle avoit montré jusqu'alors. Quand M D'Aimeri arriva, elle fut au-devant de lui, elle eut la force de lui parler presqu'en plaisantant de la scène dont il avoit été témoin, et de l'attribuer à une mauvaise disposition de santé. M D'Aimeri, que M D'Almane avoit ramené véritablement désespéré, commença à respirer et à croire que du moins l'impression qu'elle avoit reçue, n'auroit qu'un effet passager. Le soir elle se mit à table, mangea comme à l'ordinaire, et parla continuellement; elle sut se contraindre d'une manière si extraordinaire, que tout le monde y fut trompé, excepté moi: j'aurois mieux aimé la voir triste et rêveuse, que vive et animée; j'étois bien convaincue qu'elle se faisoit une extrême violence, et d'ailleurs le rouge éclatant qui coloroit ses joues, la vivacité de ses yeux, et une certaine précipitation singulière que je remarquois dans tous ses mouvemens, me persuadoient qu'elle n'étoit pas sans fièvre. Nous fûmes nous coucher presqu'en sortant de table, et il y avoit à peine une heure que j'étois dans mon lit, lorsque j'entendis frapper doucement à ma porte; je me levai précipitamment, et je trouvai
Madame De Valmont fondant en larmes, qui me dit que sa soeur avoit une fièvre violente et un délire affreux; aussi-tôt j'envoyai à Carcassonne chercher un médecin qui n'arriva qu'à cinq heures du matin; alors on fut réveiller M D'Aimeri, dont nous avions jusqu'à ce moment respecté le repos; nous redoutions, avec raison, le saisissement que lui causeroit la vûe de sa fille; car outre le danger de son état, la malheureuse Cécile, toujours privée de sa connoissance, dans les accès multipliés d'un transport effrayant, répétoit sans cesse le nom du chevalier de Murville; elle l'appeloit en pleurant, et vouloit, disoit-elle, le voir encore une fois avant de mourir: dans d'autres momens paroissant moins égarée, elle demandoit à sa soeur ce qu'il étoit devenu, et n'obtenant que des pleurs pour réponse, elle s'écrioit avec effroi: il est mort! Il a été tué, et sans doute par mon père! ... À ces mots, d'horribles convulsions agitant son corps et défigurant son visage, sembloient devoir terminer sa déplorable vie! ... Enfin, dans cet égarement affreux, elle nous faisoit connoître toutes les pensées et tous les sentimens renfermés depuis dix ans dans son âme.
Jugez de l'état de son père en écoutant ces cruels
discours; il étoit si saisi et si profondément consterné, qu'il en paroissoit insensible: la douleur, portée au comble, se manifeste rarement par des signes extérieurs, elle n'agite point, elle accable, elle oppresse, et n'espérant pas de consolations, elle renonce à la plainte. Cependant le médecin déclare que Cécile est dans le plus éminent danger, et qu'il faut saisir le premier moment de connoissance pour lui faire recevoir ses sacremens. À cet arrêt, M D'Aimeri pâlit et s'écrie: la connoissance! ... Et si elle meurt sans la reprendre! ... Je ne puis vous donner une idée de la terreur et du trouble affreux qui se peignirent sur son visage lorsqu'il prononça ces mots... l'infortuné, pénétré des vérités sublimes de la religion, se vit dans cet instant, et l'auteur de la mort de sa fille, et la cause, peut-être, de son éternelle condamnation! ... Éperdu, hors de lui, il envoye chercher un prêtre et le fait tenir dans la chambre voisine... enfin, sur le soir, Cécile, tout-à-coup, devient plus calme et recouvre par degré sa parfaite connoissance. Alors M D'Aimeri s'approche d'elle et l'embrasse; Cécile regarde avec étonnement tout ce qui l'entoure et dit: "j'ai été bien mal... suis-je hors de danger? ... Nous ne
craignons point pour votre vie, répondit M D'Aimeri; mais pour votre propre tranquillité, j'ai fait venir un prêtre.-Un prêtre! ... Ah, suis-je en état! ... Non, je ne le verrai point.-Comment, ma fille, songez-vous à votre situation? ...-Ah, mon père, si vous connoissiez mon coeur! ... Non... j'ai perdu tout espoir de pardon. À ces mots M D'Aimeri frémit, et regardant sa fille avec des yeux qui exprimoient également l'effroi, la surprise et la plus tendre compassion: ô ma fille, s'écria-t-il, vous me percez l'âme! ... Eh qu'avez-vous à craindre? ... Va, sois tranquille, Dieu pardonne toujours une foiblesse involontaire... non, tu n'as rien à te reprocher... tu n'es, hélas, qu'une innocente victime, et voici le coupable!... Oui, continua-t-il, en se jetant à genoux, ton malheureux père devroit seul éprouver ces horribles terreurs; c'est lui qui sera puni pour ces murmures qui t'échappent, et pour ce désespoir où ton coeur déchiré se livre! Toutes tes fautes enfin retomberont sur sa tête criminelle! ... Comme il achevoit ces paroles, Cécile, presque suffoquée par ses pleurs, jeta ses deux bras autour du cou de son père, et laissant tomber son visage sur le sien: oh! Terminez, lui dit-elle,
un si funeste discours. Non, ne gémissez plus sur ma destinée, mon père, mon tendre père! Vous m'aimez... vous avez tout réparé... pardonnez un instant d'égarement... ce coeur rendu à lui-même n'est plus qu'à Dieu... n'est plus qu'à vous... ce prêtre... où est-il? Qu'il vienne... il me trouvera, n'en doutez point, mon père, pleine de confiance et de résignation... c'est sur cette main paternelle, cette main si chère, que je le jure... calmez-vous donc... si l'on peut m'arracher à la mort... je puis encore aimer la vie... c'est pour vous que je vivrai. En achevant ces mots, Cécile s'adressant à Madame De Valmont, demande un confesseur et renvoye tout le monde. Elle reçut ses sacremens le jour même; elle passa une nuit assez tranquille, le lendemain elle étoit absolument hors de danger, et sur la fin de la semaine, elle se trouva en état de retourner chez Madame De Valmont.Depuis quinze jours qu'elle est partie, j'ai été la voir plusieurs fois, elle est d'une maigreur excessive et d'un changement effrayant, cependant elle dit qu'elle ne souffre point; on ne remarque aucune altération dans son humeur, elle est entièrement rendue à la société. Mais je connois son courage et l'empire qu'elle a sur elle-même,
et je crains bien que son état actuel ne soit beaucoup plus dangereux qu'on ne l'imagine. Ce cruel évènement, comme vous le croyez bien, a troublé pour long-temps nos plaisirs, et fait cesser nos spectacles; le seul M De Valmont, au milieu de la tristesse commune, a repris toute sa gaieté depuis la convalescence de Cécile, non qu'il ait un mauvais coeur, mais parce qu'il n'a pas encore compris la véritable cause de la maladie de sa belle-soeur, et de l'affliction de M D'Aimeri. Il n'a jamais attribué l'état où il a vu Cécile dans la chaumière, qu'à un violent mal d'estomach, et il ne concevra de sa vie que la présence de Nicole puisse faire pleurer et donner la fièvre. Avec cette manière simple d'envisager les choses, vous imaginez facilement qu'il y a beaucoup de circonstances où il doit paroître également indiscret et importun; aussi depuis quinze jours M D'Aimeri, M D'Almane et moi, l'avons-nous brusqué cent fois, sans que jamais il en ait pu deviner la raison: pour Madame De Valmont, elle paroît toujours ne remarquer aucune de ses balourdises; j'admire véritablement sa conduite à cet égard, elle prend le seul parti que doive suivre une femme honnête et sensée, avec un semblable
mari, celui de n'avoir jamais l'air d'être embarrassée de ce qu'il fait de déplacé; la dissimulation, dans ce cas, est estimable, et l'aveuglement même intéresseroit et mériteroit les plus grands égards. Nous avons beau être excédés de M De Valmont, il nous est impossible de le lui témoigner devant sa femme; chacun respecte l'opinion qu'elle semble avoir de lui; ainsi elle n'a jamais le chagrin de le voir mal accueilli ou ridiculisé; et certainement si elle paroissoit souffrir de ses inepties, tout le monde seroit à l'aise, on s'en moqueroit ouvertement, on oseroit lui en parler à elle-même, elle entendroit répéter chaque jour qu'il est insupportable, et c'est ainsi qu'une femme ôte à son mari toute considération et perd elle-même une partie de la sienne. Adieu, ma chère amie; mandez-moi s'il est encore question du mariage de votre fille avec M De Valcé; d'après votre dernière lettre, je me flatte que c'est une affaire rompue. Car puisque M De Limours vous a promis d'y réfléchir et vous accorde du temps, je ne doute pas que vous ne l'ameniez facilement à y renoncer.
Le comte de Roseville au baron. Je vous remercie, mon cher baron, des reproches obligeans que vous me faites sur mon silence; je n'ai point été malade, je n'ai point eu d'affaires extraordinaires, mais je voulois vous écrire une lettre détaillée, et je n'ai pu disposer de deux heures, pour mon plaisir, depuis plus de trois mois. Je ne me repose de mes devoirs, ni sur un sous-gouverneur, ni sur un précepteur, je ne quitte point mon élève; il est vrai que je suis levé deux heures avant son réveil, et que je me couche une heure après lui; mais je prépare le matin ses études et l'instruction particulière du jour, et le soir j'ai la coutume d'écrire un journal très-détaillé de tout ce qu'il a fait de mal dans la journée, et je compte dans ce nombre toutes les occasions perdues ou négligées de faire une bonne action, ou de dire une chose obligeante. Comme la plupart de ces fautes se font devant du monde,
je l'en reprends rarement dans le moment même, ce qui fait que très-souvent n'ayant point été grondé dans le cours de la journée, il se flatte, en se couchant, que le journaliste n'aura rien à dire. Je le laisse toujours dans cette incertitude qui lui donne le plus grand desir d'être au lendemain, afin de s'éclaircir; en effet, aussi-tôt qu'il est habillé (et la curiosité l'engage toujours à presser sa toilette), il passe dans son cabinet et me demande mon journal. Je le lui donne, il le lit tout haut, et j'exige que ce soit de suite et sans commentaire, car il est bon de l'accoutumer à prononcer lui-même le détail de ses fautes, ensuite je le lis une seconde fois, et alors nous nous communiquons mutuellement les réflexions que cette lecture nous inspire.
Je le familiarise ainsi, non-seulement à entendre la vérité, mais à la desirer, à l'aimer et à l'écouter paisiblement, dépouillée de toute espèce de fard. Pour vous faire juger de ma manière de la lui présenter, je vais vous transcrire la journée d'avant-hier: la voici. "Monseigneur, à son dîner, a paru distrait, embarrassé avec les personnes qui lui faisoient leur cour; il s'est contenté de faire deux ou trois questions d'un air nonchalant sans écouter les
réponses. Monseigneur s'imagine que dès qu'il a souri, tout le monde doit être enchanté de lui; mais ce sourire affecté, qui n'est à présent qu'une grimace et qu'une habitude, deviendra obligeant et agréable quand monseigneur aura véritablement le desir de plaire et d'être aimé, sans quoi cette expression forcée paroîtra toujours niaise et ridicule.Monseigneur a défendu au jeune Roland, le fils d'un de ses valets-de-chambre, de toucher aux livres qui sont dans notre cabinet, et ce matin, en passant sur la terrasse, nous avons vu Roland qui lisoit fort attentivement un gros volume relié en maroquin rouge, et monseigneur m'a dit: je parie que Roland tient-là ce livre écrit de votre main, que vous m'avez donné hier, je le reconnois, j'en suis sûr. J'ai répondu: ne jugez point légèrement, éclaircissez-vous bien avant d'accuser; songez qu'en perdant votre estime, cet homme perdra sa fortune, et par conséquent, vous seriez aussi cruel qu'injuste si vous le condamniez sur de simples apparences. Monseigneur, en arrivant chez lui, a cherché son livre et ne l'a point trouvé, il a fait venir Roland et l'a questionné; Roland a rougi, pâli,
s'est embarrassé, cependant il a protesté qu'il n'avoit point touché au livre de monseigneur, et que celui qu'il lisoit lui avoit été prêté par un de ses parens auquel il venoit de le rendre au moment même où il partoit pour retourner dans sa province. Toute cette histoire n'a paru à monseigneur qu'un tissu de mensonges; Roland a été traité d'imposteur et banni de l'appartement. J'ai souffert cette condamnation afin de mieux faire sentir à monseigneur les conséquences de sa pétulance et de sa légèreté; à présent je dois lui dire, que le pauvre Roland, chassé, déshonoré, désespéré, est entièrement innocent. Tout ce qu'il a dit est dans l'exacte vérité; c'est moi qui ce matin ai pris le livre pour y ajouter quelques notes. Ainsi, monseigneur a cruellement calomnié le malheureux Roland; il est vrai que les apparences étoient fortes, mais quand il s'agit de perdre un homme, doit-on juger sur des apparences? Avant de rien décider, il falloit demander le nom du parent de Roland, il falloit écrire à ce parent, et même envoyer dans sa province. Enfin, la raison, l'équité, l'humanité auroient dû engager monseigneur à prendre toutes les
informations les plus détaillées et les plus approfondies." Je vous ai promis dans ma dernière lettre, mon cher baron, de vous dire quelles sont (dans mon opinion) les premières idées qu'on doit imprimer dans la tête d'un prince, et les qualités principales qu'il faut s'occuper de lui donner. Je crois donc qu'on ne sauroit trop tôt lui inspirer une piété véritable et solide, la plus tendre humanité
pour le peuple, l'aversion de la flatterie, le goût de la vérité, et qu'il est essentiel de lui faire prendre de bonne heure l'habitude de s'appliquer, et celle de ne jamais juger légèrement ou avec précipitation, soit en bien, soit en mal. Hier, quand le prince eut chassé Roland, il me dit qu'il avoit envie de le remplacer par un autre jeune homme nomméJustin, et il ajouta qu'il étoit certain que celui-là étoit parfaitement sûr, discret et exact." Eh comment, répondis-je, avez-vous acquis cette certitude? Avez-vous étudié le caractère de ce jeune homme? L'avez-vous mis à l'épreuve? ...-Oh non, mais...-mais ne dites donc pas que vous êtes certain , puisque vous n'avez aucune preuve à produire; c'est parler comme un enfant.-Vous ne croyez donc pas que Justin soit honnête?-Moi, je ne dis pas cela, je n'en sais rien, je ne l'ai point observé, j'ignore s'il mérite de la confiance, ou s'il n'est pas digne d'en inspirer, car comme je ne suis ni enfant, ni
imbécille, je ne juge point les gens que je ne connois pas.-Mais tout le monde dit du bien de Justin.-On doit certainement regarder une bonne réputation comme un préjugé très-avantageux pour la personne qui a su l'obtenir; il est même bien fait de commencer par prendre cette information; cependant il seroit absurde de s'en tenir-là, et d'accorder sa confiance sur ce seul témoignage; et tout homme sensé ne donne la sienne que d'après ses observations particulières et son propre examen. Ne dites donc point, monseigneur, je crois ou je ne crois pas telle chose, parce qu'on me l'a dit, ou parce qu'elle est vraisemblable. Voilà le langage des gens superficiels, crédules et bornés; ne croyez qu'après avoir vu par vous-même bien clairement, et jamais d'après les yeux des autres." Il est impossible qu'un prince accoutumé ainsi dès l'enfance à tout approfondir et à ne rien croire légèrement, n'acquierre pas en même-temps un grand fond d'équité, une prudence parfaite, et cet esprit observateur sans lequel on ne parvient jamais à connoître parfaitement les hommes. Ainsi, vous voyez combien ce principe est important; mais il est vrai qu'il ne peut être d'aucun
usage à un prince indolent et inappliqué: la paresse produit plus de faux jugemens que la malignité ou le manque de lumières. Il est donc essentiel de mettre tous ses soins à préserver un jeune prince de ce défaut si commun et si dangereux, en l'accoutumant de bonne heure à s'appliquer et à tout examiner par lui-même; car il vaudroit cent fois mieux qu'il fût défiant et actif, que crédule et paresseux. Je m'attache aussi à le guérir de cette mauvaise honte et de cette timidité qui ne sont que trop ordinaires dans les personnes de son rang, et qu'on ne peut surmonter que par l'habitude de paroître en public et d'y parler souvent, et par un vif desir de gagner tous les coeurs. Il reçoit du monde deux fois par jour; je ne lui prescris jamais ce qu'il doit dire; mais pendant trois quarts d'heure que dure chaque assemblée, je le regarde fixement et je l'examine en silence, afin de le familiariser avec l'idée d'être observé particulièrement. S'il parle sans grâce et en mauvais termes, je l'en reprends doucement quand nous sommes seuls, ou par la voie du journal; mais s'il ne parle point, je me moque de lui devant tout le monde, et je le tourne en ridicule de la manière la plus piquante. Ainsi,
je grave dans sa tête un très-bon principe: c'est qu'il vaut mieux faire une politesse gauchement que de ne la point faire du tout, parce qu'au moins on sait toujours gré de l'intention; et j'ai remarqué que ce qui nuit le plus à l'affabilité des personnes en place, est la crainte de paroître manquer d'aisance ou de grâce, et d'aimer mieux passer pour impoli, distrait et dédaigneux, que d'être accusé de gaucherie : cependant, rien n'est plus gauche que ce calcul; car si l'on faisoit l'effort de surmonter, pendant six mois, cette mauvaise honte, on acquéreroit bien facilement cette aisance à laquelle on attache un si grand prix; l'on auroit la réputation d'être aussi obligeant qu'aimable, et l'on plairoit universellement." Peu de princes, dit l'abbé Duguet, connoissent ce que peut un mot obligeant, un regard, un air de bonté,... etc."
Le même auteur ajoute qu'il seroit bien à desirer qu'un prince fût éloquent: "la vertu et la vérité, continue-t-il, en tireroient un nouvel éclat;... etc." Rien n'est plus vrai; mais cependant si votre élève manque absolument d'esprit, n'aspirez point à lui donner de l'éloquence, car vous ne le rendriez que pédant, bavard et ridicule. Pour le mien, qui montre autant de jugement qu'on en peut avoir à dix ans, je l'exerce déjà à parler de suite et sans préparation. Tous les jours, après son dîner, toutes les personnes attachées à son éducation se rassemblent dans son cabinet, et là chacun est obligé de conter deux histoires, l'une d'invention,
et l'autre tirée de l'histoire ancienne ou moderne; chaque faute de langage ou de prononciation coûte un gage, et entraîne des pénitences qui rendent ce jeu fort amusant pour le prince, d'autant mieux que le sous-gouvernement et moi ne nous épargnons pas; nous ne nous passons rien: s'il m'échappe un mot impropre, ou bien une réflexion qui ne soit pas parfaitement juste, l'impitoyable ous-gouvernement m'interrompt aussi-tôt, et avec beaucoup de politesse me fait remarquer ma faute; quelquefois je ne me rends pas au premier mot; je me défends doucement, je donne des raisons, des éclaircissemens; le prince écoute attentivement cette dispute très-intéressante pour lui, puisqu'il s'agit de savoir si j'aurai une pénitence ou non; et cependant il profite de la discussion, et voit en même-temps un parfait modèle de la manière dont on peut se permettre de disputer, car nous conservons toujours un sang froid admirable, une politesse charmante; enfin, nous soutenons notre opinion tant que nous la croyons bonne, et aussi-tôt que nous sommes persuadés qu'elle ne vaut rien, nous y renonçons avec une douceur et une franchise qui charment tous les spectateurs. Le prince, depuis trois mois,
préfère cette récréation à toute autre, et il en retire tout le fruit que nous en pouvions attendre. Il s'exprime avec beaucoup plus de facilité, et il conte souvent ses deux histoires d'une manière véritablement étonnante pour son âge. À l'égard de l'espèce d'instruction qui convient à un prince, je pense qu'il doit avoir une connoissance générale de l'histoire, et qu'il est nécessaire qu'il sache parfaitement celle de son pays; il faut qu'il ait une idée claire et distincte de la constitution de l'état qu'il doit gouverner; qu'il connoisse l'étendue des droits qui lui seront donnés, afin de s'y maintenir, et de n'en point usurper d'autres. Je desirerois aussi qu'il ne fût absolument étranger à aucun genre d'administration; que son éducation finie, il fût de l'art militaire tout ce que les livres et les maîtres en peuvent apprendre; qu'il eût plus que des notions superficielles sur la navigation et la guerre de mer; et qu'enfin, il connût, avec détail, les ressources, les besoins, les richesses et les forces de son royaume. C'est exiger bien des choses, me direz-vous; je ne trouve pourtant rien de superflu dans tout cela: mais il est vrai que si l'on joint à ces différentes études, celles de la musique, du dessin, et dix ans
de latin, ce que je propose deviendra impossible. J'adopte pour lui, par rapport aux langues, la méthode que vous suivez pour votre fils; il n'apprend les langues vivantes que par l'usage, et on ne lui enseignera le latin qu'à douze ou treize ans, jusqu'à quinze ou seize: il n'apprendra du dessin et de la géométrie que ce qu'il en faut pour les fortifications, et pour être en état de lever un plan, et jamais il ne saura une note de musique. Je veux qu'il ne soit pas sans littérature, car il doit un jour aimer et protéger les lettres; mais les livres d'histoire et de morale formeront, comme vous le croyez bien, nos principales lectures, et deviendront notre plus sérieuse étude.
Je sens comme vous, mon cher baron, combien il est important d'inspirer aux princes des sentimens de bienfaisance et de compassion pour les malheureux: tout ce que vous me dites à ce sujet est aussi vrai que touchant; mais, comme vous le remarquez, on n'apprend point à son élève à être humain par des leçons et des phrases, c'est à cet égard sur-tout qu'il ne faut parler que par des tableaux et par l'exemple. Mon jeune prince n'a point un mauvais coeur; mais il n'est pas naturellement
très-sensible. D'ailleurs, les mots de pauvreté, de malheureux , n'ont presque aucun sens pour lui, parce qu'il est trop léger et trop enfant pour se représenter vivement et pour concevoir fortement des choses si tristes, et qu'il n'a jamais vues: mais il a de l'esprit, de l'amour-propre, un bon naturel et de l'imagination; il ne s'agit que de tourner sa vanité sur des objets dignes de la satisfaire, et de lui faire connoître la pitié qui lui est étrangère, uniquement parce qu'on n'a jamais cherché à la développer dans son coeur, en lui présentant les tableaux touchans qui pouvoient l'exciter. Je lui prépare, depuis long-temps, une scène aussi nouvelle pour lui qu'intéressante, et qui, j'en suis sûr, ne s'effacera jamais de son souvenir. Vous aurez ce détail dans ma première lettre, car je veux vous réserver à vous-même le plaisir de la surprise. Adieu, mon cher baron; je n'avois point ce soir de journal à écrire, mon jeune prince a été presque irréprochable toute la journée; et je jouis doublement de la satisfaction qu'il me donne, puisqu'elle m'a procuré encore le plaisir de m'entretenir avec vous.
La baronne à la vicomtesse. Il est vrai, ma chère amie, comme vous l'avez prévu, que votre lettre m'a causé quelque surprise; le mariage de votre fille avec M De Valcé n'est pas renoué, mais il se fera, je vous le prédis, et le vois clairement. M De Valcé vient d'être titré... et vous consentez à le recevoir chez vous, et vous voulez le connoître, quoique vous sachiez déjà qu'il est joueur et fat, ce qui me paroîtroit à moi une connoissance suffisante; enfin, vous voilà presque raccommodée avec Madame De Gerville, qui, dites-vous, s'est bien conduite dans cette occasion, en engageant M De Limours à vous témoigner des égards et de la déférence... mais ne voyez-vous pas que tous ces prétendus ménagemens ne tiennent qu'au desir et à la certitude de vous gagner. Ce mariage sera désapprouvé, parce que votre fille, avec le nom qu'elle porte et la fortune qu'elle aura, ne doit pas être éblouie d'un titre, et qu'il est affreux de la donner au fils d'une femme déshonorée, qui n'est d'ailleurs
lui-même qu'un très-médiocre sujet. Je sais bien que M De Limours est le maître; mais avec de la sagesse et de la fermeté, vous auriez pu le faire changer de dessein; ou si du moins il eût persisté dans cette résolution, en cédant avec répugnance et chagrin, vous rendiez le rôle de Madame De Gerville véritablement odieux; vous acquériez le droit de ne jamais la recevoir, vous la démasquiez aux yeux du public, et l'on n'eût pu vous reprocher d'avoir sacrifié votre fille par foiblesse et par vanité.
Quoique vous me mandiez que depuis quelque temps, vous êtes infiniment plus contente de Flore, je ne puis vous dissimuler que la peinture que vous me faites de son caractère m'afflige beaucoup. Vous convenez que son éducation pouvoit être meilleure; mais ce qui vous rassure est précisément ce qui me fait le plus de peine. Elle n'annonce pas de grandes qualités, mais elle n'a pas de grands défauts, excepté celui d'une extrême vanité, et vous êtes bien sûre que ses passions ne seront jamais vives. Eh, combien il est facile et commun de s'égarer sans passions violentes! Et c'est sans doute la manière qui avilit le plus. Croyez qu'en général, la vanité des petites âmes cause seule presque tous les
excès et les désordres qu'on attribue communément aux grandes passions. Une femme, prévenue de la ridicule idée que le bonheur de la vie consiste à surpasser toutes les autres en agrémens et en beauté, sacrifie tout à cette chimère extravagante, d'abord les bienséances, et bientôt l'honneur; vous lui verrez toutes les fureurs de la jalousie, les emportemens de la haine; enfin, vous pourrez croire qu'elle est agitée d'une violente passion. Mais ce sont de grands événemens produits par de petites causes; il n'y a rien dans son coeur; tout le mal vient uniquement de cette pensée qui l'occupe sans relâche: la félicité d'une femme est d'être belle et préférée. On retrouve souvent le même principe.Vous connoissez le comte d'Orgeval, il passe dans le monde pour avoir des passions fougueuses et emportées, que l'éducation et sa raison n'ont pu vaincre ni modérer; on le croit encore méchant, dangereux et athée. Il n'est rien de tout cela; il a fort peu d'esprit, quoiqu'il sache s'exprimer avec assez de grâce et d'aisance; il a passé sa jeunesse dans la mauvaise compagnie, entouré de vils flatteurs dont l'intérêt étoit de le corrompre; on le loua sur sa prétendue facilité à dire des bons mots, le voilà méchant;
on vanta ses bonnes fortunes et son penchant à la galanterie, le voilà fat et débauché; on admira la force de son esprit, le voilà impie déclaré; le vrai, c'est qu'il n'est que vain, foible et borné, et que le desir de la célébrité l'a perdu. Ce desir n'est dangereux que pour les sots et les âmes communes; mais heureux le génie, heureux le coeur noble et sensible qu'il peut enflammer! Il change alors de nom comme de motif; ce n'est plus amour-propre ni vanité, c'est passion, enthousiasme pour la gloire, c'est cependant toujours le même principe; mais l'un ne produit que des travers et des vices, et l'autre que de l'héroïsme et des vertus.
Flore touche à sa seizième année; et, si jeune, si peu formée, vous allez la marier, et lui donner, pour vous remplacer, une femme que vous méprisez avec tant de raison! ... Ah, ma chère amie, du moins balancez encore, songez bien que les vertus, le bonheur et la destinée de votre fille dépendent du choix que vous allez faire. Quel jour terrible et touchant à la fois que celui qui conduit une mère à l'autel pour y remettre sa fille entre les mains d'un étranger, et pour lui donner un maître qui peut-être ne connoîtra ses droits que pour en abuser! Enfin, s'il devient un
tyran, au lieu d'un protecteur, d'un ami; ou bien, si négligeant entièrement l'autorité douce et sainte qu'un père, qu'une mère lui ont cédée, il dédaigne, il abandonne à elle-même celle qu'il devoit conduire, conseiller et gouverner, les parens seuls alors sont responsables des malheurs et des égaremens qui peuvent résulter de cette union mal assortie. Mais, direz-vous, avec de semblables craintes, on balanceroit éternellement, on n'établiroit jamais sa fille: ah, ne la mariez ni pour vous en défaire, ni par intérêt, ni par ambition, et soyez sûre que le choix que vous ferez assurera son bonheur.
Réponse de la vicomtesse. Votre lettre m'a vivement frappée, je sens toute la force d'une partie de vos raisons; je retarderai autant qu'il me sera possible l'établissement de Flore, et je me flatte que le choix que je ferai la rendra heureuse. Mais je vous avoue que la manière dont vous peignez le mariage ne me présente pour une femme qu'une chaîne cruelle et pesante. Je craindrois de l'offrir à ma fille sous des traits si sévères, je craindrois même de la tromper en lui traçant ces devoirs rigoureux d'obéissance qui n'existent pas. Pour vous accorder quelque chose, je veux bien qu'elle n'aspire pas à gouverner, mais du moins établissons l'égalité; l'amour, qui sait rapprocher tous les états et toutes les conditions, n'admet point ces différences injurieuses dont vous parlez, et qui le détruiroient. Je desire que l'époux de Flore soit aussi son amant, et alors elle n'éprouvera aucun des chagrins qui ont troublé ma vie, et n'aura point de maître à redouter; je veux enfin que ce mari soit aimable,
puisqu'il faut qu'il soit aimé, et que ma fille suive son devoir en n'écoutant que son coeur. J'ai, depuis deux mois sur-tout, de longues conversations avec elle, et tels sont les tableaux que je lui offre d'une union qui doit être aussi délicieuse que sacrée; son imagination s'y arrête avec complaisance, et je lui répète sans cesse que la félicité la plus pure est de trouver dans son mari l'objet de son amour et de toutes les affections de son âme. Je lui parle aussi du monde, de ses dangers; ce n'est que sur les écueils qu'on y rencontre, que je me permets quelquefois un peu d'exagération, afin qu'en y entrant, elle sache se défier d'elle-même, et que cet effroi salutaire lui donne cette heureuse timidité si utile à une jeune personne pour la préserver de l'imprudence et de l'étourderie qui entraînent dans les fausses démarches. Voilà tout mon systême; il est simple, il est peut-être commun; mais s'il est bon, pourquoi chercher de vains raffinemens? J'ai toujours peine à me persuader que la route la plus frayée ne soit pas la meilleure. Je vous conjure, ma chère amie, de lire cette lettre attentivement, et de me répondre avec le plus grand détail. Je vous fais des objections, je vous propose des doutes,
mais ma confiance en vos lumières n'en est pas moins entière et moins parfaite. Madame D'Ostalis s'est enfin décidée à prendre la place que son mari desiroit si vivement qu'elle acceptât, et j'imagine que c'est vous qui avez su la déterminer. Elle a été d'autant plus effrayée de s'attacher à une princesse, qu'elle ne prendra point une chaîne pour la porter de mauvaise grâce, et qu'elle ne s'imposera point un devoir pour ne le pas remplir. Adieu, ma chère amie; donnez-moi des nouvelles de Cécile; elle m'écrit assez régulièrement, mais elle ne me parle jamais de sa santé, et j'en suis bien vivement inquiette.
Réponse de la baronne. Si je ne vous présente pas la vérité que vous cherchez, du moins je vais remplir le devoir d'une amie tendre et sincère, en ne vous dissimulant rien de ce que je pense. Peut-être, en m'écartant de la route frayée , n'ai-je pas pris la meilleure, mais je suis de bonne-foi; et si je m'égare, si je m'éloigne du but, c'est que j'ai cru y arriver plus sûrement. L'amour égalise tout, dites-vous; oui, cet emportement d'un moment que la raison désapprouve et détruit; mais un sentiment réfléchi, né de l'estime et de la confiance, se conforme aux loix de la société, prises dans la nature telle que celle qui donne à l'homme le pouvoir et l'autorité. Vous avez offert à votre fille un tableau également infidèle et dangereux; vous lui avez dépeint l'amour, à présent elle veut un amant, ou, pour mieux dire, elle veut régner, et elle ne verra qu'un tyran dans celui qui ne sera pas son esclave; et si elle n'a pas pour l'époux que vous lui choisirez cet attrait dont vous lui avez donné l'idée, si elle
ne l'éprouve pas elle-même, croyez-vous qu'après des chimères si séduisantes, elle puisse se contenter d'un ami? Quand une femme suivra ses devoirs et connoîtra sa dépendance, l'homme le moins délicat, même sans amour, n'aura jamais la révoltante et basse dureté de la lui faire sentir; nous ne sommes jaloux que des droits qu'on nous dispute; plus on nous accorde, plus nous sommes généreux. Eh, quel est le coeur qui n'a pas l'expérience de cette vérité! Je vous avouerai avec la même franchise, que je n'approuve pas davantage tout ce que vous dites à votre fille sur les écueils du monde; je sais que la première chose qu'on apprend aux jeunes personnes, c'est qu'il y a des dangers presque inévitables dans le monde; à force de l'entendre répéter, elles se le persuadent; et quand elles y débutent, elles sont sans défense contre ces prétendus dangers qu'on leur a dépeints si terribles, qu'il faudroit une vertu plus qu'humaine pour en triompher.
Je suppose une jeune personne sans expérience, sans conseil, aimable et belle, et paroissant dans le monde pour la première fois; je veux qu'elle soit à la cour, et mariée à un homme qu'elle n'aime point. Voilà à-peu-près tous les écueils réunis; je
ne demande pour l'en préserver que du bon sens, un peu de pénétration et de réflexion. Avec ce caractère, elle commencera par observer, elle verra avec quels égards et quel respect on traite les femmes d'une réputation sans tache; elle verra le vice même rendre hommage à la vertu, ou du moins ne s'en moquer qu'en feignant de la croire fausse et en la calomniant; elle verra les coquettes, au milieu de leurs succès, essuyer les mépris qu'elles méritent; elle sera révoltée du rôle humiliant d'une femme de quarante ans sans moeurs; elle entendra raconter les égaremens de sa jeunesse avec les couleurs de l'opprobre et de l'infamie; elle pourra voir le contraste de ce tableau dégoûtant, et de ce moment son choix est fait. Vous me répondrez peut-être qu'en débutant dans le monde, il est presque impossible, enivré de la dissipation, de pouvoir observer et réfléchir; mais cependant il me paroît tout simple de regarder autour de soi des choses qu'on n'a jamais vues, de les observer avec curiosité, et de porter un jugement d'après cette observation.Le monde ne charme point au premier abord, on y est trop étranger pour s'y amuser; la défiance, la timidité qu'on y porte ne peuvent s'accorder avec le
plaisir; aussi la première année qu'on y passe est-elle toujours ennuyeuse, fatigante et désagréable; et voilà le temps que je demande. Qu'il peut être utilement employé pendant que la tête est encore froide, les goûts simples et le coeur pur! Malheur à celui qui laisse échapper ce moment précieux sans en retirer de fruit! Mais vous sentez bien, ma chère amie, que si votre élève n'a reçu qu'une éducation frivole, si toutes ses idées ne roulent que sur une partie de bal ou sur le choix d'une parure, si vous la mariez à quinze ans, ou si, avant de l'établir, vous l'avez de trop bonne heure accoutumée au monde; si enfin elle a déjà tout vu avec les yeux de l'enfance, ceux de la raison ne lui feront rien découvrir de nouveau, rien ne l'étonnera, ne la frappera, et elle sera nécessairement entraînée par le torrent. Adieu, ma chère amie; je suis bien affligée de vous offrir de si tristes réflexions sur l'éducation d'un enfant, qui, je vous assure, m'est aussi chère qu'à vous-même; mon tendre intérêt m'exagère peut-être les dangers que j'y trouve, mais mon coeur tout entier s'ouvre à vous, et rien de ce qui s'y passe ne peut vous être caché. Cécile est toujours dans le même état, mais sa
tranquillité paroît inaltérable, et jamais elle n'a montré plus de douceur et d'égalité. Le médecin de Carcassonne (qui est réellement à tous égards un homme de mérite) est venu hier, il a passé une heure avec elle, il est sorti de sa chambre avec un visage qui nous a tous effrayés, il avoit même l'air d'avoir pleuré; cependant il a dit à M D'Aimeri, devant moi, que Cécile étoit bien pour le moment, et qu'il n'avoit pas d'inquiétudes sérieuses; mais pour moi j'en ai beaucoup, et je ne serai rassurée que lorsqu'elle aura passé cet automne.
La même à la même. Il vous reste encore quelques doutes, ma chère amie; vous ne croyez pas qu'il soit inutile, par exemple, de prévenir une jeune et jolie personne sur cette foule d'amans dont vous supposez qu'elle sera entourée à son début dans le monde. Ce ne sont ni les grâces ni la beauté qui attirent cette foule dont vous parlez, c'est la coquetterie seule qui la rassemble; souvenez-vous de Madame De Clarcy, la plus belle personne de notre temps, et sans doute une des plus vertueuses; avez-vous jamais entendu dire que quelqu'un fût amoureux d'elle? On la regardoit avec admiration, mais on ne la suivoit pas, parce qu'elle étoit véritablement honnête, modeste et réservée; tandis que sa cousine Madame De Clervaux, avec une figure si médiocre, étoit toujours environnée de tous les jeunes gens à la mode. L'amour ne peut naître sans l'espérance; et quand une femme, quelque charmante qu'elle soit, inspire une grande passion, on doit être certain qu'au fond
du coeur elle l'a bien voulu, et qu'elle n'a pas été exempte de coquetterie. Un homme sensible veut être aimé, et n'aime passionnément que lorsqu'il a reçu cet espoir; l'homme qui n'est que vain, ne compromettra point son amour-propre avec des dédains qui l'humilieroient; il ne cherche que des succès. Pourquoi voudroit-il s'exposer à des mépris certains? Examinez bien votre conscience, ma chère amie, peut-être trouverez-vous que j'ai quelque raison. Rappelez-vous l'histoire du pauvre chevalier d'Herbain, à qui vous aviez si bien tourné la tête, en lui disant toujours, à la vérité, que vous ne partageriez jamais ses sentimens, que vous finiriez par ne plus le recevoir, etc. Mais vous le receviez, mais vous souffriez qu'il vous entretînt de sa passion de mille manières, qu'il vous suivît par-tout, qu'il ne parût occupé que de vous; n'étoit-ce pas lui donner des espérances? ... Vous savez le tort que cette conduite fit à votre réputation; vous savez que lorsque je vous en parlai avec tant de vivacité, et que vous me répondîtes, mais je ne puis le guérir de cette fantaisie , je me chargeai de sa guérison, si vous vouliez me seconder, et qu'en effet, dans une seule conversation, nous lui fîmes comprendre
facilement qu'il n'avoit pas le sens commun en vous aimant si sérieusement. Vous n'avez pas oublié peut-être qu'il vous dit avec un peu d'humeur: cette explication vient un peu tard; si vous m'eussiez parlé de cette manière, il y a six mois, je vous assure que jamais je n'aurois été amoureux de vous. Il avoit raison, et vous auriez bien mieux senti votre tort, si, au lieu d'être honnête et rempli de vertus, il eût été fat et méchant, car alors il auroit pu se venger bien aisément en vous calomniant; et assurément, d'après votre conduite (quoique innocente au fond) il eût trouvé peu d'incrédules.
Venons à ce que vous me dites sur l'amour; vous prétendez qu'une femme qui n'aura pas d'amour pour son mari, ne pourra guères se dispenser de prendre un amant; si ce ne sont pas là vos expressions, en voilà du moins le sens; vous répétez, le coeur est fait pour aimer, j'en conviens, il lui faut un sentiment qui l'agite et l'occupe; mais est-il nécessaire que ce soit de l'amour? C'est une chose presque reçue, qu'on doit, dans le cours de sa vie, éprouver une grande passion; il n'y a point de jeunes personnes qui n'aient entendu parler de cette fatalité chimérique: autrefois on
amusoit la jeunesse par des contes ridicules souvent faits de bonne-foi, et toujours écoutés avec une crédule simplicité; aujourd'hui l'esprit est plus éclairé, ce n'est plus lui, mais c'est le coeur qu'on abuse. À force de disserter sur le sentiment, on n'a trouvé qu'une définition fausse, aussi loin de la nature, qu'elle est contraire à la raison. C'est une contradiction bien singulière d'entendre là-dessus le langage des femmes et celui des hommes: les unes s'épuisent en dissertations sur la force d'une passion, dont les autres, lorsqu'ils sont entr'eux, nient décidément l'existence: d'un côté, c'est la plus sublime métaphysique; et de l'autre, exactement tout l'opposé. On peut conclure de-là qu'il faut également se défier d'un pompeux étalage de sentimens outrés, et de l'affectation d'une vaine bravade. Dans les nouveaux principes d'éducation, une mère croit faire des merveilles en permettant à sa fille de lire ce qu'on appelle des romans moraux , comme, par exemple, la princesse de Clèves, où l'on trouve, dit-on, de si beaux exemples de vertu, où l'héroïne résiste avec tant de force et de courage à la plus violente passion. En voyant l'excès du sentiment qui la domine, et les combats affreux que le devoir
excite en elle, si l'on peut croire que c'est-là une peinture fidelle du coeur, il faut croire aussi que l'amour est absolument indépendant de notre volonté, qu'il est inutile de s'opposer à ses progrès, et qu'alors la vertu n'est qu'un tourment de plus. Voilà un but moral bien satisfaisant. Une jeune personne, nourrie d'une telle lecture, se marie sans goût pour celui qu'on lui donne, elle sait cependant qu'elle doit avoir un jour une grande passion, elle attend l'instant fatal avec inquiétude, il arrive bientôt; le premier qui lui parle d'amour est précisément celui que le ciel a fait naître pour lui inspirer un sentiment qui doit faire le tourment de sa vie ; plus de repos, de sommeil, la douce liberté est perdue sans retour; une sombre mélancolie succède à la gaieté: enfin, c'est la princesse de Clèves elle-même; et puis l'on vient à penser que l'on aime encore mieux que la princesse, ou que l'auteur a peut-être exagéré sa résistance; on s'en étoit toujours un peu douté... un amant tendre et pressant arrache enfin l'aveu qu'il sollicite; on n'est pas sans remords dans les premiers instans d'une foiblesse nouvelle; on s'en afflige, on en gémit, et l'on s'en prend à la destinée; mais bientôt le voile tombe, les idées romanesques
s'affoiblissent, l'héroïne s'apperçoit avec surprise qu'elle n'aime plus, ou, pour mieux dire, qu'elle n'a jamais aimé; elle voit qu'elle s'est trompée, et qu'elle n'a point trouvé cet objet chimérique qui devoit la rendre sensible; d'abord elle l'avoit attendu, cette fois-ci elle le cherche sans être plus heureuse, mais elle ne se rebute point, et, d'erreurs en erreurs, les beaux jours de sa jeunesse s'évanouissent comme un songe fatigant qui ne laisse après lui que des idées confuses et un souvenir vague de mille folies aussi étranges qu'absurdes. Alors elle fait d'amères réflexions, le passé l'humilie, l'avenir l'épouvante, l'illusion est détruite: abandonnée de cette cour flatteuse qui l'environnoit, elle se trouve étrangère, isolée au milieu de sa famille et de ses enfans; elle lit sur leurs fronts l'arrêt affreux qui la condamne; le mépris la poursuit, le regret et l'ennui la consument, et pour comble de maux, elle n'est encore qu'à la moitié de sa carrière. Je crois qu'il est infiniment plus aisé de trouver une femme qui n'ait point eu d'amant, que d'en trouver qui n'en ait eu qu'un: le premier pas est le plus difficile; quand il est franchi, le reste du chemin est bien glissant: cependant,
je sais qu'il y en a des exemples; mais ils sont si rares, qu'on ne doit les regarder que comme des exceptions. L'amour, à sa naissance, n'est jamais bien vif, il n'est d'abord qu'un simple mouvement de préférence dont il est facile d'arrêter les progrès en cessant de voir l'objet qui l'inspire: c'est le moyen le plus sûr, et bientôt le souvenir se perd et s'efface sans beaucoup de peine; mais si l'on balance, si l'on veut s'aveugler sur le sentiment qu'on éprouve, ou s'en exagérer la vivacité, la résistance deviendra plus pénible, et la victoire plus douloureuse. Il n'y a point de femme sensible qui se soit rendue sans avoir depuis long-temps prévu sa défaite; celle qui combat de bonne foi ne sera jamais vaincue. Les résolutions d'une vertu ferme et solide ne peuvent être détruites dans un moment, ou la vertu ne seroit qu'une chimère vaine et désespérante; c'est ici qu'il faut descendre au fond de son coeur: interrogeons-le, sa réponse vaudra mieux qu'un traité de morale. Il me vient une réflexion assez singulière. Paris est le centre du tumulte et de la dissipation; la distraction qui naît de tant d'objets divers, devroit mal s'accorder avec l'amour qu'on peint toujours chérissant
le mystère et la solitude, et cependant il y paroît continuellement sous toutes les formes; et dans les provinces, loin du bruit et du tourbillon, on ne voit point les femmes, retirées dans leurs châteaux, se prendre de grandes passions pour leurs voisins; elles aiment communément leurs maris, et la vie champêtre ne leur inspire point d'idées romanesques: en se rapprochant plus encore de la nature, les paysans n'éprouvent point d'autre amour qu'un sentiment très-passager qui ne mérite assurément pas le nom de passion, quoiqu'ils soient cependant capables de beaucoup d'attachement pour leurs pères, leurs femmes et leurs enfans. Faudroit-il croire que notre imagination exaltée produit seule des effets si contraires, au lieu d'en chercher la source dans le coeur?
Adieu, ma chère amie; Cécile, à qui j'ai remis moi-même votre dernière lettre, m'a chargée de la réponse que je vous envoie; elle est touchée jusqu'au fond de l'âme de toutes les preuves d'amitié que vous lui donnez; nous parlons sans cesse de vous; et quand elle n'auroit d'autre mérite que celui de savoir vous apprécier si bien, je sens qu'il me seroit impossible de ne pas l'aimer encore à la folie.
La même à la même. Enfin, dites-vous, le coeur de votre fille a parlé, elle aime M De Valcé, elle le préfère à tout autre, et vous avez donné votre parole. Vous avez tort, ma chère amie, de craindre à présent ma censure . Il est simple d'offrir des réflexions qu'on peut croire utiles, il est absurde de s'obstiner à condamner une chose faite; c'est alors montrer de l'humeur, et non prouver de l'amitié. Ainsi, soyez donc bien sûre que maintenant je m'intéresse véritablement à M De Valcé, et que je ne veux plus voir dans ce mariage que les avantages qui s'y trouvent. Votre fille ne vous quittera point, elle logera chez vous, c'est un grand point. Vous pourrez veiller sur sa conduite, gagner la confiance et l'amitié de son mari, et la préserver des conseils de sa belle-mère. Enfin, elle vous reste, voilà l'essentiel, je n'ai plus d'inquiétudes sur son sort. Tout ce que je vous ai dit dans ma dernière lettre, sur la lecture des romans, vous paroît
trop sévère; vous pensez que la défense absolue ne feroit qu'inspirer un desir plus vif d'en lire, je suis de votre avis; d'ailleurs, aussi-tôt qu'une jeune personne seroit sa maîtresse, elle se dédommageroit de cette contrainte, et les liroit tous avec avidité. Je ne condamne donc que la méthode de les permettre précisément à l'âge où ils peuvent faire le plus d'impression, c'est-à-dire, à seize ou dix-sept ans. Je ne connois que trois romans véritablement moraux; Clarisse, le plus beau de tous; Grandisson et Pamela; ma fille les lira en anglois, lorsqu'elle aura dix-huit ans. Pour tous les autres, je les lui ferai connoître quand elle commencera à sortir de l'enfance; à treize ans, elle lira le très-petit nombre d'ouvrages véritablement distingués dans ce genre, et cette lecture, à cette époque, et faite avec moi, non-seulement ne sera point dangereuse pour elle, mais au contraire lui formera l'esprit et le jugement, en lui faisant sentir les défauts, les inconséquences, l'exagération et le peu de vérité qui se trouvent dans le roman qui a le plus de réputation. D'ici là, elle ne m'en verra point lire, elle n'en trouvera point dans ma bibliothèque, et elle ne m'en entendra jamais parler sans mépris; avec ces préventions,
je suis bien sûre qu'à vingt ans elle n'aura pas ce goût frivole, également fait pour gâter l'esprit et le coeur.
Vous me demandez des détails sur Adèle, elle dessine une tête fort joliment, elle sait par coeur la chronologie de toutes nos tapisseries historiques; ses exemples d'écriture lui ont appris, et avec détail, l'histoire sainte; elle parle anglois comme Miss Bridget; elle commence à le lire assez bien; elle déchiffre passablement la musique vocale, et exécute sur la harpe à-peu-près tous les agrémens les plus difficiles; elle ne sait encore que la première règle de l'arithmétique, mais elle calcule singulièrement bien; pour son écriture et son orthographe, vous en pouvez juger, et je crois qu'à cet égard il n'y a point d'enfant de son âge qui lui soit supérieure. Comme elle aura huit ans le dix d'octobre prochain, c'est-à-dire, dans trois semaines, je vais lui faire lire un ouvrage sur l'histoire, que j'ai fait pour elle; il est en six volumes, et il a pour titre: les annales de la vertu . Il contient le détail des belles actions et des traits singuliers et mémorables tirés de l'histoire générale et particulière de tous les peuples de la terre, depuis la création du monde jusqu'à nos jours inclusivement,
suivant un ordre chronologique, et renferme encore un précis des plus belles loix de différens législateurs, un extrait de la morale et des sentimens des philosophes les plus célèbres, et un abrégé qui donne une connoissance assez détaillée des moeurs et des coutumes des anciens. J'ai placé chaque histoire suivant son degré d'ancienneté, ou quelquefois d'après la liaison que quelques-unes ont entre-elles, comme, par exemple, la Chine et le Japon, la France et l'Angleterre, etc. Chaque histoire commence par un abrégé chronologique qui précède toujours tous les traits détachés; j'ai joint à cet abrégé une courte description géographique des pays, situation, étendue, etc. Comme j'ai fait cet ouvrage pour l'enfance, j'ai sur-tout desiré qu'il pût former le jugement et le coeur; un enfant, depuis l'âge de huit ans jusqu'à douze, n'est pas en état de réfléchir, s'il n'est aidé; et même, durant cet espace, je crois qu'il est très-dangereux de leur faire lire des historiens que nous regardons avec raison comme excellens; ces ouvrages, bons pour nous, parce que nous savons penser, ne valent rien pour eux: les enfans se laissent trop facilement éblouir par tout ce qui a quelque air de grandeur,
et l'injustice ne peut leur paroître odieuse quand il en résulte une action brillante, et quand elle est couronnée par le succès. À combien de jeunes princes, la vie d'Alexandre LeGrand n'a-t-elle pas tourné la tête! On sait à quel excès cette lecture enflamma l'imagination de Charles XII, encore enfant. Je me suis donc principalement attaché dans mon ouvrage à ne juger des hommes et des choses que par leur prix réel, à ne louer que ce qui mérite d'être loué; et enfin, à offrir sur chaque caractère et sur chaque événement des réflexions qui puissent mettre Adèle en état un jour de juger, d'après elle, d'une manière juste, quand elle lira nos bons historiens.
La vicomtesse à la baronne. Oh, ma chère amie, quel jour que celui qui vient de s'écouler! ... C'en est fait, Flore est mariée... enfin, elle a prononcé le serment redoutable qui l'engage à jamais... son sort, désormais indépendant de moi, est fixé... et c'est sans retour? ... Il y a des circonstances sans lesquelles on ne connoîtroit jamais toute la sensibilité dont on est susceptible; celle qui n'a jamais vu sa fille dangereusement malade, ou qui ne l'a point encore mariée, ne peut savoir parfaitement ce que c'est qu'être mère ... je ne puis vous dépeindre tout ce qui s'est passé dans mon âme depuis hier; certainement j'ai un autre coeur, d'autres yeux, une autre manière de penser; je ne suis plus la même... tout-à-coup j'ai trouvé que ma fille est au vrai ce que j'aime le mieux au monde, et que tout mon bonheur est attaché à sa destinée; je n'ai pu concevoir que le soin de son éducation n'ait pas toujours été l'affaire principale de ma vie... je me reproche cruellement
et de l'avoir négligée, et de la marier si jeune, et d'avoir fait un choix dont je ne vois plus maintenant que les inconvéniens. La conduite de Madame De Valcé se retrace à ma mémoire sous les plus odieuses couleurs; je rougis en entendant ma fille l'appeler sa mère... si j'en eusse été la maîtresse ce matin, si j'eusse pu tout rompre, ma fille seroit libre, elle seroit encore à moi... M De Valcé ne me paroît plus qu'un fat sans esprit et sans caractère... ajoutez à toutes ces peines la vûe de Madame De Gerville, qui a passé ici toute la journée, et qui triomphe et de son pouvoir et de tous les chagrins qu'elle me cause... ah, c'est à présent que je sens jusqu'au fond de l'âme combien je serois heureuse si j'avois suivi vos conseils! ... Je posséderois la confiance de M De Limours, ma fille auroit une éducation parfaite, la foiblesse et la vanité ne m'auroient jamais fait faire d'imprudences, et je ne serois pas en proie à d'inutiles regrets! ... Je n'ai pas eu depuis vingt-quatre heures un moment de joie ni de consolation! ... Il est une heure du matin, tout le monde est encore dans le sallon, on joue, et moi, à minuit, je me suis échappée pour venir m'enfermer dans ma chambre avec vous...
avec vous! ... Je vous parle en effet, mais vous êtes à deux cent lieues de moi... ma chère amie, vous m'avez abandonnée... j'ai bien encore quelques amis qui voient ce que je souffre, et qui me plaignent, mais leur compassion m'humilie plus qu'elle ne me console; elle ne me paroît qu'un reproche indirect de ma conduite, puisqu'enfin je ne suis malheureuse que par ma faute: cette espèce de pitié est toujours mêlée d'une sorte de mépris qui la rend insupportable, je ne veux que la vôtre; quelle qu'elle soit, elle m'est précieuse, elle m'est nécessaire; ah, ne me la refusez pas! ... Je pleure en vous écrivant... jamais, jamais je n'ai été si profondément affectée..., si triste, si découragée! ... Et le jour où j'ai marié ma fille, le jour qui devroit être le plus beau de ma vie! ... Mais il semble que je ne sois dans ma propre maison qu'une étrangère! ... Imaginez que M De Limours, depuis deux jours, n'a pas desiré me voir seule un instant pour me parler de sa fille... ce soir il a été question de la présentation de ma fille; Madame De Valcé, sa belle-mère, l'a proposée pour après demain, ou d'aujourd'hui en huit, en laissant à M De Limours la liberté du choix; j'ai fait sentir que j'aimerois
mieux le terme le plus éloigné; M De Limours n'a pas eu l'air de m'entendre, et s'est décidé pour le plus prochain. Mille autres petites choses de ce genre m'ont contrariée et affligée à un point sans doute déraisonnable; mais vous connoissez ma tête, vous le savez, je suis extrême en tout, je n'ai ni mesure ni modération, je ne suis pas susceptible d'inquiétudes, ce que je crains est certain à mes yeux, je ne sais point m'affliger à demi, je ne connois que le désespoir. Adieu, ma chère amie, adieu. Plaignez-moi, aimez-moi, écrivez-moi, et songez que vous pouvez seule me consoler ou du moins adoucir mes peines. Adieu; j'ai un mal de tête affreux, je voudrois presque avoir une vraie maladie bien inquiétante, j'espère qu'alors vous reviendriez me soigner. Au reste, je vous assure que je quitterois la vie de fort bonne grâce, car elle ne m'est guère agréable.
Madame D'Ostalis à la baronne. Rassurez-vous, ma chère tante, sur la situation de Madame De Limours; je ne suis pas surprise que vous ayant écrit le jour du mariage de sa fille, elle vous ait vivement inquiétée, car elle étoit dans un état affreux; mais heureusement qu'elle est aussi facile à calmer qu'à émouvoir. Le lendemain de la noce, je fus la voir le matin, et je la trouvai dans un abattement inexprimable; en sortant de sa chambre, sachant que M De Limours étoit seul dans la sienne, j'y allai avec M D'Ostalis; nous lui parlâmes l'un et l'autre très-naturellement sur sa conduite avec Madame De Limours, il sourit, et me demanda si vous m'aviez donné votre procuration pour le prêcher; je convins sans peine que je n'aurois jamais assez d'esprit pour vous remplacer, et que j'étois beaucoup trop jeune pour oser donner des conseils, si l'attachement le plus tendre n'autorisoit une semblable liberté. À ces mots, il a quitté le ton de la moquerie, et nous sommes entrés
en explication sérieuse. Il s'est plaint avec quelque raison de l'humeur et des caprices de Madame De Limours, mais il a rendu justice aux qualités si aimables qu'elle possède d'ailleurs; et lorsque je lui ai dit qu'elle étoit réellement malade, il a paru disposé à faire tout ce que je jugerois nécessaire pour lui remettre la tête; et il m'a priée de revenir dîner, afin, m'a-t-il dit, de juger sa conduite. En effet, il a été rempli de grâces pour elle; ce qui a fait d'autant plus d'impression à Madame De Limours, qu'il y avoit quarante personnes à dîner; peu-à-peu elle s'est animée, elle a oublié sa migraine et ses maux de nerfs, et de sa vie elle n'a été aussi aimable. Vous savez, ma chère tante, combien elle est charmante quand elle éprouve un vrai desir de plaire; aussi a-t-elle fixé l'attention de tout le monde comme une personne qu'on verroit pour la première fois; et le chevalier d'Herbain a raison de dire que lorsqu'elle est dans ses bons jours, il n'y a pas moyen d'être occupé d'autre chose que d'elle , quoiqu'une partie de ses grâces tienne cependant à ne jamais parler d'elle, et à ne songer qu'à faire valoir les autres. Madame De Gerville étoit à ce dîner, et elle y faisoit une triste mine, car tout son
aprêt et ses petites phrases étudiées paroissoient bien insipides en comparaison des agrémens naturels de Madame De Limours; et cette dernière, qui n'est jamais plus généreuse que lorsqu'elle triomphe, faisoit de vains efforts pour la consoler et la mettre à son aise; mais Madame De Gerville, absolument dominée par le dépit et par l'humeur, reçut toutes ces attentions avec une sécheresse si ridicule, que M De Limours lui-même en fut choqué, et le témoigna à Madame De Gerville, en employant ce persiflage piquant que vous lui connoissez. Madame De Gerville, outrée, déconcertée, alloit, je crois, faire une scène, si Madame De Limours ne se fût jointe à elle, et avec une grâce, une gaieté et un art impossibles à dépeindre, n'eût tourné en plaisanterie tout ce qui s'étoit dit. Quel dommage qu'avec tant de générosité, d'agrémens et d'esprit, Madame De Limours n'ait pas plus de suite dans les idées, et un peu plus de fermeté dans le caractère! Enfin, elle est à présent parfaitement contente, enchantée de M De Limours, charmée de sa fille, de son gendre, et même de Madame De Valcé.
Vous me demandez, ma chère tante, des détails sur Flore, ou, pour mieux dire, mme la marquise
De Valcé, et je vous dirai franchement tout ce que je pense. Elle est fort grandie depuis votre départ, on trouve sa taille belle, parce qu'elle est excessivement serrée dans son corps, ce qui la fait paroître en effet assez mince; elle est fort brune, elle a des yeux presque aussi beaux que ceux de Madame De Limours, mais elle n'a ni sa charmante physionomie, ni ses grâces; la crainte de se décoëffer ou de chiffonner sa robe, donne à tous ses mouvemens une roideur extrêmement désagréable; pour ses talens et son instruction, une seule phrase les exprime, elle danse parfaitement bien: enfin, je crois qu'elle a très-peu d'esprit; et, ce qui est pis que tout cela, je doute qu'elle ait un bon coeur, et elle a sûrement beaucoup d'artifice. Par exemple, elle joue l'ingénuité et l'innocence avec un art qui me paroît grossier, parce que je la connois depuis l'enfance, mais qui trompe beaucoup de gens, entr'autres, le chevalier d'Herbain, qui a un recueil de ses prétendues naïvetés, qu'il débite avec une bonne foi qui m'impatiente toujours. Au reste, on la trouve jolie, sa jeunesse intéresse, et elle plaît généralement. Pour M De Valcé, il n'est absolument rien; il a beaucoup d'airs, et pas une idée; il a
la prétention d'être étourdi et distrait; sa conversation consiste à répéter d'un air capable ce que les autres viennent de dire; il n'a pas une opinion à lui, et il est également importun, bavard et familier. D'ailleurs, personne, je crois, n'a poussé plus loin l'anglo-manie ; il a malheureusement passé quatorze jours à Londres, il parle sans cesse de ce voyage, il vante continuellement le génie et la profondeur des anglois, il méprise les françois de toute son ame, il n'a que des chevaux anglois, il lit les papiers anglois, il fait ses visites du matin en bottes avec des éperons, il prend du thé deux fois par jour, et il se croit le mérite de Locke ou de Newton.
À présent, ma chère tante, souffrez que je vous parle un peu de moi. J'ai laissé mes deux petites jumelles à ma belle-mère, mais seulement pour un an; aussi-tôt qu'elles auront cinq ans, je les prendrai avec moi: on trouve que ce projet n'a pas le sens commun, et qu'étant attachée à une princesse, il me sera impossible d'élever mes deux filles; il est vrai que les petits voyages d'été m'éloigneront de Paris environ deux mois dans cette saison; mais pendant ce temps, mes filles, dans leur enfance, seront confiées aux soins d'une
gouvernante sûre; et lorsqu'elles seront plus âgées, je les mettrai dans un couvent pour ce seul moment de l'année; enfin, je ferai moins de visites, je n'irai au bal et aux spectacles que pour y suivre la princesse , et je suis sûre que je trouverai tout le temps nécessaire pour remplir tous mes devoirs envers elle, et pour élever mes enfans. La seule privation que je sente vivement est celle de ne pouvoir aller en Languedoc; et quand je pense que je serai encore au moins dix-huit mois sans vous voir, j'éprouve alors que la raison même ne console pas toujours des sacrifices qu'elle exige. Adieu, ma chère tante; daignez donc m'envoyer et les petits contes, et tous les papiers relatifs à l'éducation, que vous m'avez promis: car, que puis-je faire sans vous? ...
Réponse de la baronne à Madame D'Ostalis. Je suis bien de votre avis, ma chère enfant; lorsque nos devoirs nous sont chers, il n'y a point de situation où nous ne puissions les remplir; quand la volonté est bien décidée, le temps ne manque jamais.
On m'a dit que, depuis votre dernière couche, vous aviez appris à monter à cheval; j'avoue que je n'ai guères le droit de condamner cet exercice, car je l'ai beaucoup aimé: mais cependant vous savez que j'y renonçai entièrement lorsque mes soins vous devinrent véritablement utiles. Je ne connois point, pour une femme, d'amusement plus dangereux à tous égards, et qui entraîne une plus grande perte de temps. L'on rencontre aux promenades où l'on peut aller, tous les jeunes gens de Paris, et vous n'ignorez pas combien souvent ces rencontres ont passé pour des rendez-vous, et que c'est ainsi que Madame De Tervure perdit sa réputation. D'ailleurs, comment pourriez-vous vous occuper de vos enfans, cultiver
vos talens, remplir les devoirs de votre place, en montant à cheval deux ou trois fois par semaine, c'est-à-dire, en passant ces trois jours au bois de Boulogne, et à vous habiller et vous déshabiller?
Je ne puis terminer cette lettre sans vous offrir encore quelques réflexions sur la manière dont vous devez vous conduire dans votre nouvel état. Premièrement, n'oubliez jamais que votre famille a desiré et sollicité pour vous cette place, et ce souvenir vous préservera du ridicule si commun de vous plaindre sans cesse des devoirs qu'elle impose. C'est une affectation fort à la mode que celle de paroître excédé de la société des princes, et de gémir de l'obligation d'aller à Versailles, quoique, par une inconséquence aussi frappante qu'absurde, on fût au désespoir de quitter ces prétendues entraves si gênantes, pour cette liberté dont on vante les charmes avec tant d'emphase. D'ailleurs, songez que toute chaîne qu'on peut rompre devient avilissante dès qu'on la garde en paroissant la porter à regret; car c'est dire alors je sacrifie à l'intérêt et à l'ambition mes plaisirs, mes goûts et le bonheur de ma vie. Pour vous, ma chère fille, j'espère que vous avez trop d'élévation pour vous laisser entraîner par de pareils
exemples: ne vous permettez donc jamais le plus léger murmure à cet égard; et comme le sentiment seul suffiroit pour tout ennoblir, aimez véritablement la princesse à laquelle vous êtes attachée, puisqu'elle mérite d'être aimée par ses qualités personnelles. Je suis sûre qu'elle vous distinguera bientôt, quand elle connoîtra la sûreté de votre caractère et la bonté de votre coeur; alors vous serez d'autant plus enviée que vous êtes jeune, belle, naturelle, et que vous avez une réputation sans tache. Beaucoup d'efforts se réuniront, sans doute, pour vous perdre auprès de la princesse; chacun lui dira du mal de vous, les uns ouvertement, les autres avec plus d'art et d'adresse: à tout cela, n'opposez que de l'innocence et de la générosité; soyez toujours noble, vraie, désintéressée; ne cherchez jamais à profiter de votre crédit pour nuire à vos ennemis; ayez l'air de les connoître, mais en même-temps rendez justice à ce qu'ils ont d'estimable; ne vous plaignez point d'eux: au contraire, si la princesse est irritée par leur méchanceté envers vous, mettez tous vos soins à l'adoucir; et s'ils sollicitent auprès d'elle quelque grâce qu'elle n'ait nulle envie d'accorder, demandez-la vivement, et jouissez
du noble plaisir de l'obtenir pour eux. Voilà, ma chère fille, l'art supérieur à l'intrigue, l'art ignoré des âmes communes, qui pourra vous venger de vos ennemis les plus dangereux, et vous faire triompher de l'envie. Adieu, mon enfant; je vous envoie tout ce que vous desirez, et j'attends avec impatience les miniatures que vous m'avez promises. On me mande que, depuis mon départ, vous avez encore fait des progrès étonnans, et qu'à présent vous peignez véritablement en maître. Adieu, cultivez toujours vos talens, et songez que vos succès, dans tous les genres, font la gloire et le bonheur de ma vie.
La baronne à la vicomtesse. Enfin, ma chère amie, il n'y a plus d'espoir pour notre aimable Cécile; elle touche au terme de ses longues souffrances, et dans quelques jours peut-être elle n'existera plus: il y a plus de deux mois qu'elle connoît son état, et qu'elle a forcé M Lambert (le médecin de Carcassonne) de lui parler sans détour, en lui défendant expressément d'éclairer sa famille sur le danger pressant de sa situation. Hier matin je reçus un billet écrit de sa main, par lequel elle me prioit de l'aller voir, s'il m'étoit possible, sur le champ. Je partis au moment même; M D'Aimeri et Madame De Valmont étoient allés faire une visite dans le voisinage, et je trouvai Cécile seule dans le château: elle étoit dans un fauteuil, car elle n'a pas encore gardé le lit un seul jour; je fus frappée de son abattement et de sa pâleur. Cependant, elle parut se ranimer à ma vûe, et me faisant asseoir à côté d'elle: je connois, me dit-elle, votre sensibilité; ainsi, madame, souffrez qu'avant de m'expliquer,
je vous assure qu'il est impossible d'être plus parfaitement heureuse que je le suis à présent... ce début ne me prépara que trop à ce qu'elle vouloit m'annoncer. Eh quoi! M'écriai-je, M Lambert vous auroit-il dit...-je l'ai vu ce matin...-eh bien? ...-Eh bien! Madame, je dois vous dire un éternel adieu... à ces mots, quelques pleurs mouillèrent ses paupières; pour moi, je fondois en larmes... nous fûmes un moment sans parler... enfin, Cécile reprenant la parole: eh quoi, madame, me dit-elle, mon bonheur vous afflige! ... Ah! Cécile, interrompis-je, vous nous trompiez donc quand vous nous assuriez que vous pourriez aimer la vie? ... Non, répondit-elle, je ne vous trompois pas; si Dieu vouloit prolonger mon exil, je me soumettrois à sa volonté, non-seulement sans murmure, mais sans chagrin; depuis ma dernière maladie, il a changé mon coeur, ce coeur jadis si foible! ... C'est dans la cabane de Nicole que j'ai reçu le coup qui me prive de la vie... ce que je souffris alors ne peut ni s'exprimer, ni se concevoir! ... J'abhorrois mon existence, et cependant je n'envisageai la mort qu'avec effroi, qu'avec horreur; et j'éprouvai que dans ces terribles momens,
sans l'innocence et la pureté de l'âme, il n'est point de vrai courage: enfin, lorsqu'on me crut hors de danger, je sentis bien que je n'étois arrachée du tombeau que pour quelques instans; je profitai du délai qui m'étoit accordé, je reconnus mes fautes et la coupable illusion de toutes les passions humaines; j'osai m'adresser avec confiance à Dieu; il exauça mes prières, il me rendit la paix et la tranquillité; il éleva mon âme jusqu'à lui, et devint seul l'objet de toutes mes affections et de mes plus chères espérances. À mesure queCécile parloit, je voyois sa pâleur se dissiper, ses yeux s'animer, et sa physionomie s'embellir par l'expression la plus touchante et la plus noble; le ton ferme de sa voix, la douceur de ses regards, l'auguste sérénité répandue sur son visage, me faisoient passer insensiblement de l'attendrissement à l'admiration; je croyois voir, je croyois entendre un ange; je la regardois avec avidité, je l'écoutois avec respect; et lorsqu'elle eut cessé de parler, je la contemplois toujours avec ravissement, et j'étois affectée d'une manière trop extraordinaire pour pouvoir rompre le silence. Enfin, elle m'expliqua les raisons qui lui avoient fait souhaiter de me voir en particulier; elle desiroit
que je préparasse doucement son père et sa soeur à l'événement , ajouta-t-elle, qu'elle sentoit devoir être infiniment prochain ... vous jugez avec quelle répugnance je me chargeai d'une semblable commission, et avec quel chagrin je m'en acquittai. Monsieur D'Aimeri et Madame De Valmont ne voyoient dans la situation de Cécile, que cette langueur peu dangereuse qui suit si souvent les grandes maladies; ils étoient rassurés par sa jeunesse et son air de sécurité, et ils ignoroient absolument les symptômes et les accidens qui rendoient son état mortel. Cependant, comme un vif intérêt nous fait aisément passer en un moment d'une extrêmité à l'autre, M D'Aimeri, dès les premiers mots que je prononçai, pressentit son malheur; mais, comme s'il eût voulu nourrir encore un foible rayon d'espoir, il cessa tout-à-coup de me questionner, et un instant après il me quitta et fut s'enfermer dans sa chambre. Pour Madame De Valmont, elle eut tant de peine à me comprendre, qu'elle me força de lui répéter presque tout ce que m'avoit dit Cécile. Je restai avec elle jusqu'au soir. Il y a trois jours que je ne l'ai vue: elle m'écrit que sa soeur est toujours dans le même
état; que M D'Aimeri est accablé de la plus profonde douleur; mais que cependant la parfaite résignation et l'angélique piété de Cécile lui procurent les seules consolations qu'il soit susceptible de recevoir. Adieu, ma chère amie; tout ceci m'a tellement troublée et touchée, que j'en ai été malade. J'irai après demain passer la journée chez Madame DeValmont, et je vous écrirai le soir même avant de me coucher.
De la même à la même. Hélas! ... Elle n'est plus! ... Ô de quel spectacle j'ai été témoin! ... Cet infortuné M D'Aimeri, c'est lui seul qu'il faut plaindre maintenant! ... Ah! Si pour une faute, irréparable à la vérité, mais expiée par dix ans de repentir, le ciel le punit avec autant de sévérité, que doivent donc craindre les pères dénaturés qui cherchent à s'aveugler sur l'atrocité de leur injustice! ... J'ai l'imagination si remplie de tout ce que j'ai vu aujourd'hui, mon coeur en est si affecté, que je ne puis parler d'autre chose. Écoutez donc ce triste récit; il sera fidèle et vrai, et il me semble que je suis trop vivement frappée pour ne pas vous communiquer une partie des profondes impressions que j'ai reçues. J'arrivai ce matin chez Madame De Valmont, à l'heure du dîner; je trouvai toute la maison consternée, et l'on me dit que Cécile avoit été si mal dans la nuit, qu'on avoit envoyé chercher le médecin; qu'elle avoit reçu tous ses sacremens, mais que cependant elle étoit mieux,
et que même elle venoit de se lever. J'entrai dans sa chambre; elle étoit couchée sur une chaise longue; son père et sa soeur étoient assis à ses côtés, et le médecin lui faisoit boire une potion. Aussi-tôt que je parus, Madame De Valmont vint à moi, et me dit avec un air de satisfaction, qui me confondit: "elle a eu une crise affreuse; mais elle est bien, elle est étonnamment bien à présent." À ces mots, je jetai les yeux sur le médecin, comme pour l'interroger, et il me répondit par un regard qui me fit frémir... je me sentis un tel battement de coeur que je fus contrainte de m'asseoir... dans ce moment, M De Valmont prenant la parole: "certainement, dit-il, dès qu'elle a eu la force de supporter la crise de cette nuit, on a tout lieu de croire qu'elle est absolument hors d'affaire." En effet, ajouta Madame De Valmont, en regardant le médecin, il faut voir bien en noir pour penser autrement... ah! Ma soeur, ma soeur, interrompit Cécile, que vous avez peu de raison! ... M D'Aimeri, qui jusqu'alors avoit gardé le plus profond silence, leva dans cet instant, surCécile, des yeux remplis de larmes, et saisissant une de ses mains: eh pourquoi, lui
dit-il d'une voix étouffée, pourquoi vouloir nous ravir l'espérance? ... Pour toute réponse, Cécile jeta ses deux bras autour du cou de son père et le tint embrassé quelque temps, sans parler; ensuite, s'adressant à Madame De Valmont, elle demanda où étoit le jeune Charles, et parut desirer de le voir: on fut le chercher, il vint; Cécile le fit asseoir sur le pied de sa chaise longue, et remarquant qu'il avoit les yeux rouges: Charles, lui dit-elle en souriant, vous avez donc aussi pleuré? Charles, à ces mots, lui baisa la main, et resta la tête appuyée sur les genoux de sa tante, n'osant plus montrer son visage, parce qu'il pleuroit encore. Cécile, sentant sa main mouillée de larmes: Charles, ajouta-t-elle, si vous étiez moins jeune, vous comprendriez que, lorsqu'on a bien vécu, le moment où vous me voyez est le plus beau de la vie, même la plus heureuse... mon corps est bien foible et bien languissant, mais mon âme est calme et satisfaite... j'emporte de si douces idées! Je suis sûre, Charles, que vous ferez toujours le bonheur de mon père, et que vous l'aimez autant que je l'aime... comme elle achevoit ces paroles, Charles, baigné de pleurs, se leva impétueusement, et fut se jeter
dans les bras de son grand-père... je ne puis vous exprimer le sentiment et la grâce qu'il mit à cette action. M D'Aimeri le pressa contre son sein avec la tendresse la plus passionnée, et le prenant par la main, il sortit avec lui de la chambre de sa fille, pour aller, sans doute, se livrer sans contrainte à tout l'attendrissement dont il étoit pénétré. Un moment après, Cécile nous conjura tous d'aller nous mettre à table. Vous jugez bien que le dîner ne fut pas long. Madame De Valmont s'obstinoit toujours à conserver de l'espérance; pour moi, je n'en avois aucune, car le médecin m'avoit dit positivement que Cécile n'avoit pas vingt-quatre heures à vivre. En sortant de table, nous retournâmes chez elle; nous la trouvâmes très-calme, et le curé, qui ne l'avoit point quittée, nous dit qu'elle lui paroissoit beaucoup mieux que la veille. Nous nous assîmes autour de sa chaise longue, et au bout d'un moment, Cécile dit qu'elle avoit envie d'essayer si elle pourroit marcher; son père et le médecin l'aidèrent à se lever, et la soutinrent sous les bras; mais à peine avoit-elle fait cinq ou six pas, que s'arrêtant brusquement, elle s'écria: ô mon père! ... À ce cri plaintif et déchirant, M D'Aimeri,
hors de lui, la prit dans ses bras; elle s'y pencha doucement, les yeux à moitié fermés... le médecin saisit sa main, et après lui avoir tâté le pouls, fit un signe au curé, qui, au moment même, prit un crucifix, s'approcha de Cécile, et lui dit d'une voix forte, ces terribles paroles: recommandez votre âme à Dieu! À ces mots, Cécile r'ouvrant les yeux, les éleva vers le ciel, en pressant le crucifix contre sa poitrine; et dans cette attitude, son visage et toute sa personne avoient une expression et une noblesse qui donnoient à sa beauté quelque chose de véritablement céleste. Après avoir fait sa prière, tout-à-coup elle se jette à genoux, en disant: mon père, donnez-moi votre bénédiction. M D'Aimeri se précipite à côté d'elle; ses bras tremblans s'ouvrent pour recevoir encore une fois cette fille chérie... Cécile tombe sur le sein de son malheureux père... et c'en est fait... elle expire! ... Après ce triste récit, vous n'attendez pas de moi d'autres détails; il vous suffira de savoir que la douleur de M D'Aimeri est au-dessus de tout ce que peuvent imaginer ceux qui n'ont jamais eu d'enfans... je l'ai forcé de venir avec moi à B le soir même, avec Madame De Valmont et
le jeune Charles, et quand il sera en état de recevoir les conseils de l'amitié, nous l'engagerons à voyager avec son petit-fils; car cette espèce de distraction est la seule qu'on puisse supporter dans sa situation. Adieu, ma chère amie; écrivez-moi, je suis bien triste; vous savez que je ne m'affecte pas foiblement; vous savez à quel point me deviennent chers mes amis lorsque je les vois souffrans et malheureux, ainsi jugez combien je suis pénétrée, et combien vos lettres me sont nécessaires!
Le comte de Roseville au baron. Je vous ai promis, mon cher baron, de vous donner le détail d'une scène réellement intéressante que je préparois à mon élève. Je n'ai pu satisfaire plus tôt votre curiosité à cet égard, parce que je voulois un tableau auquel rien ne manquât, et il m'a fallu six mois de recherches pour le trouver tel que je le desirois.
Je vous ai déjà dit que mon jeune prince annonce des qualités brillantes; il a de l'esprit, de l'imagination, un bon naturel; mais je remarquois en lui une certaine sécheresse qui m'affligeoit, quoique je ne l'attribuasse cependant qu'à son peu d'expérience. Si l'on n'a jamais été malheureux, ou si l'on n'a jamais vu de près le spectacle terrible de l'infortune et de la misère, il n'est pas possible d'être véritablement compâtissant. Ce ne sont pas des récits qui peuvent graver au fond du coeur des sentimens qui seront combattus par toutes les passions factices, mais contagieuses, que la corruption enfante. Il faut, pour ce grand ouvrage, non
des paroles, mais des exemples, et sur-tout de vives images qui laissent à jamais dans une âme flexible, neuve et pure encore, un souvenir ineffaçable. Pénétré de ces idées, je me décidai donc à chercher dans la ville même et aux environs, une malheureuse famille prête à succomber sous le poids affreux de la misère. Pour être plus sûrement éclairé dans cette recherche, je m'adressai à un homme bienfaisant qui consacre aux infortunés plus des trois quarts d'une fortune considérable acquise par ses travaux et des entreprises de commerce. Cet homme est étranger, s'appelle M D'Anglures, et l'on ignore quelle est sa naissance et sa patrie; il parle également bien plusieurs langues. Il y a environ dix ans qu'il vint s'établir ici dans une petite maison sur les bords du lac *; la singularité de son genre de vie piqua la curiosité du prince, qui voulut le voir. On suppose que M D'Anglures lui conta une histoire digne de l'intéresser, car le prince, de ce moment, lui témoigna une estime particulière, peu de temps après l'employa dans différentes négociations, et par la suite l'honora de sa confiance et le combla de bienfaits. Depuis deux ans, M D'Anglures s'est retiré de la cour, et vit paisible et solitaire sur les
bords du lac *, dans sa première habitation, qu'il a rendu une des plus charmantes maisons des environs de cette capitale. J'ai été le trouver il y a plus de trois mois pour lui faire part de mon projet. Il me donna tous les renseignemens que je pouvois desirer, mais j'étois trop difficile sur le choix, pour me décider légèrement; je sentois que tout étoit perdu si je ne produisois qu'une foible impression; et lorsque j'eus enfin trouvé ce que je cherchois, je pensai qu'il étoit encore nécessaire d'employer toutes les préparations dont vous allez voir le détail. Le jeune prince, comme tous les enfans, est excessivement curieux; j'affectai plusieurs fois devant lui de parler bas avec un grand air de mystère à M De Sulback, son sous-gouverneur; le prince ne manqua pas de me questionner, je lui répondis que j'étois occupé d'une affaire qui m'intéressoit au-delà de l'expression, et j'ajoutai: "si vous aviez quelques années de plus, je vous la confierois, mais vous êtes trop enfant... "à ces mots je fus pressé, comme vous pouvez l'imaginer, je tins bon, et le prince ne put arracher de moi que des réponses vagues qui ne firent qu'augmenter et enflammer sa curiosité. Le soir il fut encore bien plus mécontent,
lorsqu'il apprit que le fils de M De Sulback étoit dans notre secret; il m'en fit des plaintes amères, je me contentai de lui répondre simplement: le jeune Sulback n'est plus un enfant, il a treize ans, d'ailleurs il est singulièrement raisonnable pour son âge, et je parlai d'autre chose. Le prince prit de l'humeur et me bouda, je lui fis observer que ce n'étoit pas le moyen d'obtenir une confidence; ce n'est point par méfiance, ajoutai-je, que j'ai refusé de vous faire le détail de l'affaire qui nous occupe, c'étoit uniquement parce que je vous croyois trop enfant pour y prendre part, cependant il seroit très-possible qu'à dix ans et demi vous fussiez en état de comprendre et de sentir des choses si touchantes par elles-mêmes... j'ai vu plusieurs exemples d'enfans de votre âge, assez avancés pour cela. Si vous ne m'eussiez pas montré une curiosité si indiscrette, tant d'humeur, et si peu d'empire sur vous-même, j'aurois certainement fini par vous dire ce que vous desirez savoir, mais à présent il vous sera bien difficile d'obtenir cette grâce, et je vous préviens que si vous ne réparez pas votre tort par une douceur extrême et une conduite prudente et réservée, et si enfin vous faites
encore la plus légère question, vous n'aurez jamais ma confiance. Lorsqu'on promet pour récompense à un enfant la chose précisément qu'il desire avec ardeur, on peut exiger de lui tout ce qu'on veut. Le prince, dans le moment même, dérida son visage, vint à moi d'un air timide et caressant, et me promit qu'il me prouveroit qu'il avoit de l'empire sur lui-même , et en effet il me tint parole. Le lendemain, après le dîner, nous étions ensemble dans son cabinet, lorsque M De Sulback et son fils entrèrent tout-à-coup avec précipitation, et le premier venant à moi, enfin: s'écria-t-il, je l'ai trouvé ... à ces mots, j'affectai la plus grande joie, et je dis, allons-y sur le champ. Quoi, me demanda le prince, d'un air également inquiet et curieux, vous allez sortir? Oui, répondis-je, pour deux ou trois heures... emmenerons-nous mon fils, reprit M De Sulback; ah; je vous en conjure, interrompit le jeune homme, je serois inconsolable si vous me priviez de ce bonheur. Pendant tout ce dialogue, le prince nous regardoit tour-à-tour et se faisoit une extrême violence pour cacher l'excès de son dépit et de son chagrin. Je prends mon chapeau, mon épée, je m'apprête à sortir, le prince s'avance vers moi,
j'envoie chercher les personnes qui doivent rester avec lui dans mon absence, et je l'embrasse et lui dis adieu; alors il n'y peut plus tenir, et n'osant parler, il fond en larmes... je parois ému, touché, je le questionne; il m'avoue qu'il est au désespoir; M De Sulback me presse de lui conter l'intéressante histoire ... le prince m'en conjure... j'hésite encore, enfin je me rends. Je prends le prince sur mes genoux, tout le monde s'assied, et m'adressant au prince, dont j'étois bien sûr alors de fixer l'attention: M De Sulback et moi, lui dis-je, nous sommes dans l'usage de mettre tous les mois à part une portion de notre revenu pour le soulagement des infortunés que la misère accable, et nous faisons l'un et l'autre beaucoup de recherches, afin de bien placer cet argent, et de ne le donner qu'à des gens aussi honnêtes que malheureux. Il y a six semaines que nous mîmes ensemble à la loterie, et nous gagnâmes trente mille francs; nous formâmes aussi-tôt le projet de faire, avec la moitié de cette somme, le bonheur d'une famille entière; en conséquence nous achetâmes à trois lieues d'ici une jolie petite ferme, pourvue avec abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie, et nous la fîmes meubler avec
une extrême propreté; pendant ce temps nous cherchions une famille bien pauvre et bien vertueuse, enfin nous l'avons trouvée; elle existe dans un des fauxbourgs de cette ville, et nous voulons l'aller chercher et la conduire à la charmante petite ferme. Ici, M De Sulback prenant la parole: quelle sera votre joie, me dit-il, en voyant ce malheureux AlexisStezen et sa famille, en rendant la vie et donnant le bonheur à quatre jolis enfans, un père, une mère et un vieillard, tout cela prêt à expirer de faim, lorsque notre messager est arrivé chez eux ce matin. À ces mots le jeune prince saisissant une de mes mains, et jetant son autre bras autour de mon cou: ah, mon ami, s'écria-t-il, emmenez-moi avec vous, que je voye cela! ... Et en disant ces paroles, il avoit les larmes aux yeux; je l'embrassai tendrement et je lui dis: puisque vous êtes sensible, je ne vous regarde plus comme un enfant, vous viendrez chez Alexis Stezen; oui, vous êtes digne en effet de voir un tel spectacle. Les transports et la joie du prince, à ce discours, furent inexprimables; il m'accabloit de remercimens, de caresses; il nous embrassoit tous, il pressoit notre départ, et en attendant, il se promenoit dans la chambre avec le jeune Sulback,
qu'il tenoit affectueusement sous le bras; son air triomphant sembloit dire: si je n'ai pas treize ans que m'importe? On ne me traite plus en enfant .
Enfin, nous sortons par des escaliers dérobés, nous montons dans une voiture de louage, et, suivis seulement de deux valets-de-pied, vêtus d'habits gris, nous partons, le prince, MDe Sulback, son fils et moi. Il n'étoit que cinq heures après-midi; mais comme nous sommes dans le coeur de l'hiver, le jour étoit absolument fini, et le froid excessif nous faisoit d'autant plus souffrir, que notre voiture fermoit très-mal, et que nous n'avions ni peaux d'ours ni tapis. Le prince, sans se plaindre, le remarqua: jugez, monseigneur, dit M DeSulback, par cette légère épreuve, du mal que peut causer le froid; jugez des souffrances que doit avoir endurées cette malheureuse famille que nous allons secourir, car elle a passé tout l'hiver dans un grenier, sans poële, sans habits! ... Et vous, monseigneur, couvert d'un habit chaud, d'une longue pelisse de fourure, et d'un gros manchon, vous trouvez le froid insupportable! ... Le jeune prince, pour toute réponse, fit un profond soupir plein d'expression et de sentiment, son coeur enfin s'ouvroit à l'humanité; je jouissois
délicieusement de mon ouvrage, et j'éprouvois une émotion si douce et si vive, qu'il m'étoit impossible de proférer une seule parole. Cependant, au bout d'une demi-heure, nous entrons dans une petite rue bien étroite, et notre voiture s'arrête. Le prince s'écrie: "c'est ici, sans doute, nous sommes arrivés... "et dans son empressement, il se précipitoit pour ouvrir la portière et pour descendre; je le retins et je lui dis: je parie que le coeur vous bat? ... Oui, répondit-il, et bien fort! ... On apporte un flambeau, nous entrons dans une maison délabrée, nous montons cent vingt marches, ensuite nous grimpons, avec beaucoup de peine, une mauvaise échelle de bois qui nous conduit au grenier habité par l'infortunée famille... nous trouvons dans un galetas, éclairé par une triste lampe, un homme de trente et quelques années, couché sur de la paille, il étoit évanoui; une femme jeune, belle et baignée de larmes, le soutenoit dans ses bras, tandis qu'un vieillard vénérable lui faisoit respirer un peu de vinaigre; trois petits garçons étoient à ses pieds, et une jeune fille, d'une figure ravissante, âgée de neuf ou dix ans, ayant pour tout vêtement une chemise déchirée, étoit à genoux
devant lui, et prioit Dieu en versant un déluge de pleurs! ... Ce spectacle, auquel je ne m'attendois pas, me surprit et me toucha également; mais, au même moment, le malade reprit sa connoissance, et nous apprîmes que cet accident n'avoit été causé que par la nourriture que nous lui avions envoyée, et qu'il avoit prise dans la journée pour la première fois depuis trois jours; car cet infortuné, afin de laisser un peu plus de pain à son père, à sa femme et à ses enfans, s'étoit obstiné à ne vouloir pas manger... je lui fis boire un peu d'eau des Carmes, et il se trouva parfaitement soulagé; alors nous lui donnâmes une bourse qui contenoit cinquante louis. À cette vûe, il s'écria: ô mes enfans, remerciez ces généreux inconnus, et vous, ma femme, mon père, tombez à leurs pieds! ... Toute la famille nous entoure, en nous prodiguant les plus touchans témoignages de la plus vive reconnoissance, excepté la jeune fille, qui, honteuse de paroître à nos yeux, presque nue, se tenoit retirée dans un coin et n'osoit approcher... au milieu de toute cette scène, vous croyez bien que rien ne pouvoit me distraire de mon élève; il considéroit ce tableau, si nouveau pour lui, avec autant de
curiosité que d'attendrissement; il écoutoit et regardoit avec une si profonde attention, qu'il pleuroit, pour ainsi dire, sans s'en appercevoir. Pendu à mon bras, respirant à peine, observant avidement tout ce qui se passoit, il remarqua, le premier, l'embarras naïf et modeste de la charmante petite fille; aussi-tôt il quitte mon bras, il s'avance vers elle, il détache sa pelisse, la jette sur les épaules de la jeune fille, en disant, d'une voix entrecoupée: je vous donne cela, venez à présent ... comment vous exprimerai-je la surprise et la joie délicieuse que me causa cette action? ... Je m'élance vers le prince, et le prenant dans mes bras: ô cher enfant, m'écriai-je, me voilà payé de ma tendresse et de mes soins! ... Je n'en pus dire davantage, les pleurs me coupèrent la parole... dans cet instant, un de nos gens entra avec un gros paquet qui contenoit plusieurs pelisses de fourrures communes que j'avois fait faire pour la malheureuse famille. Le prince ayant donné la sienne, il s'en trouva une de trop; je la lui présentai: gardez-la toujours, lui dis-je, elle est moins chaude et moins belle que celle que vous avez donnée, mais avec quel plaisir vous la porterez, puisqu'elle vous rappellera le doux
souvenir d'une action qui vous rend digne d'être aimé! ... Le prince s'en revêtit au moment même, et jamais la plus brillante parure n'inspira plus de satisfaction et de joie qu'il en éprouva en se voyant enveloppé de cette lourde et grossière pelisse. Cependant nous faisons transporter Alexis Stezen au premier étage de la même maison, dans une chambre commode; son père, sa femme et ses enfans l'y suivent; et quand nous les eûmes établis dans ce nouveau domicile, nous les quittâmes, en leur disant qu'aussi-tôt que le malade seroit en état de se lever, nous les conduirions à la ferme que nous leur destinions. Nous ne rentrâmes au palais qu'à huit heures passées, nous retrouvâmes du feu avec un plaisir qui nous fit mieux sentir encore le bonheur que nous avions procuré aux infortunés dont nous venions de changer le sort; nous veillâmes ce soir-là beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire, le prince ne se sentoit nulle envie de dormir; il se plaisoit à se rappeler jusqu'aux plus minutieuses circonstances d'une journée si intéressante, et je suis bien certain que le souvenir de ce tableau frappant des misères humaines, ne s'effacera jamais de son coeur. Cependant je n'approuverois pas que des
scènes semblables fussent renouvelées trop souvent: le plus grand de tous les dangers seroit d'accoutumer à ces objets pathétiques et terribles: il s'agit de frapper l'imagination, de lui laisser un point de vûe sur lequel à jamais elle puisse se fixer; il faut développer la sensibilité, mais sur-tout craindre de l'affoiblir et de l'épuiser par trop d'épreuves; et c'est ainsi, mon cher baron, que l'écueil est sans cesse à côté du bien! Quel est l'esprit assez délicat pour s'arrêter toujours au point juste qu'il est dangereux de franchir! Voilà du moins ce qu'il est utile de savoir pour n'agir qu'avec précaution et prudence.
Mais revenons à mon élève; le soir avant de nous coucher, nous le priâmes, M De Sulback et moi, de ne parler de notre aventure à personne, parce que nous ne voulions pas avoir l'air de nous glorifier d'un acte d'humanité aussi simple, et auquel d'ailleurs la vanité n'avoit eu nulle part . Le jeune prince convint qu'il n'en parleroit qu'au prince, son père, qui, vous le croyez bien, étoit déjà dans notre confidence, et nous avoit fourni les moyens de donner une leçon de bienfaisance si magnifique, car elle a coûté plus de vingt mille francs; mais c'est de l'argent bien placé, et qu'un
grand souverain et un bon père ne regrettera sûrement jamais. Le lendemain, le jeune prince, qui brûloit de voir Alexis Stezen établi dans sa ferme, envoya de bonne heure savoir de ses nouvelles, et nous apprîmes avec une extrême satisfaction qu'il étoit levé, et en parfaite santé: aussi-tôt il fut décidé que nous leur enverrions une voiture le jour même pour les conduire à la ferme, et que nous nous y rendrions de notre côté. En effet, nous partîmes après le dîner, et nous arrivâmes à leur habitation un peu avant eux. Le prince, de lui-même, leur avoit porté plusieurs présens, et les attendoit avec une impatience inexprimable. Lorsqu'il entendit le bruit de leur voiture, il courut précipitamment au-devant d'eux, ensuite les suivit par-tout, jouissant de leur surprise, de leur bonheur, avec une joie qui alloit jusqu'au transport. Avant de partir, le prince s'approcha de moi, et me sautant au col: "ô, mon ami, s'écria-t-il, que je vous remercie de m'avoir fait voir cela! ... Et que vous devez être heureux en contemplant la satisfaction de ces honnêtes gens! ... "Oui, je le suis en effet, répondis-je, et au-delà de l'expression; voilà le vrai bonheur, je vous l'ai fait connoître, et quand
je vous en verrai jouir, rien ne manquera plus à ma félicité. Huit jours après, un matin que nous étions seuls avec le prince, M De Sulback et moi, l'on vint me dire qu'un artiste fort distingué par ses talens, et que nous connoissions de réputation, demandoit à me parler; je sortis et je rentrai un moment après, en tenant un grand dessin fait à la mine de plomb, et superbement encadré; ah, m'écriai-je de la porte, notre secret est divulgué; nous voilà tous représentés chez Alexis Stezen... regardez... à ces mots, le prince surpris considère le tableau, et ne voit pas sans émotion qu'on a justement choisi le moment où il avoit jeté sa pelisse sur les épaules de la jeune fille... il rougit et me dit: je vous assure que l'indiscrétion ne vient pas de moi... je n'en doute pas, repris-je, et je suis certain aussi qu'aucun de nous n'a parlé de cette histoire, mais je ne suis cependant point étonné qu'elle ait été sue...-Pourquoi donc?-Parce que vous étiez avec nous.-Eh bien!-Eh bien, les démarches des princes ne peuvent jamais être cachées, trop de gens les éclairent et les épient; je ne puis être fâché que le secret soit découvert: vous avez fait une bonne action; mais soyez sûr que si vous en eussiez fait
une mauvaise, on le sauroit de même. Ce discours a paru le frapper. Du reste, je vis facilement qu'il étoit au fond très-flatté que le peintre eût choisi la pelisse donnée pour le sujet principal du tableau; il le regardoit avec une extrême complaisance, et il me sut fort bon gré de le destiner au prince, son père, certain alors que toute la cour le verroit. Je lui pardonnai d'autant plus volontiers cette petite vanité, que depuis l'aventure d'Alexis Stezen, c'étoit à cet égard le premier mouvement d'orgueil que je remarquois en lui. Voilà, mon cher baron, l'histoire que je vous avois promise; je ne vous fais point d'apologie pour la longueur démesurée de cette lettre, car ce que vous faites pour vos enfans doit me convaincre que tout ce qui a rapport à l'éducation est fait pour vous intéresser.
J'ai appris avec un sensible chagrin le mariage de ma nièce: quelle belle-mère on lui donne! ... Vous savez si je la connois, et vous jugez combien je dois être affligé en me rappelant tout ce qui la rend si dangereuse et si méprisable! ... Mais j'ose me flatter, mon cher baron, que ma soeur jouira du bonheur de marier du moins sa seconde fille suivant son coeur, et que je ne retournerai
dans ma patrie que pour me trouver aux noces de Théodore et de Constance: ah, si je puis voir cette union si desirée, et si mon jeune prince confirme les espérances que je conçois de lui, quel mortel sur la terre pourra comparer sa félicité à la mienne?
Le baron au vicomte. Oui, mon cher vicomte, vous ne reconnoîtriez pas Théodore, il n'a plus en effet ce teint blanc et délicat des enfans élevés à Paris; il est grandi de la tête, et fortifié à proportion; et cette métamorphose est dûe, non-seulement à l'air pur qu'il respire ici, mais aussi à la vie active qu'il y mène. Il est également accoutumé à supporter, sans en être incommodé, le chaud, le froid, le soleil et la pluie; je ne lui ai fait prendre ces différentes habitudes que peu-à-peu, sans précipitation comme sans excès; car, pour fortifier son corps, je n'ai pas eu la cruauté de le faire souffrir, ou l'imprudence d'exposer sa vie. Rousseau veut qu'on ne prenne aucune précaution pour les enfans, qu'on les laisse tomber, se blesser, qu'on les expose sans cesse aux plus grandes rigueurs des saisons: en prescrivant toutes ces choses, il tombe dans l'inconvénient qu'il recommande tant d'éviter, celui de rendre les enfans malheureux; ensuite il dit: "que faut-il donc penser de cette
éducation barbare... etc." Cette imitation n'est pas si facile. Pour moi, j'avoue que je n'imiterai point Théodore, si, au mois de janvier, il se promène dans mon parc sans bas et sans souliers. Rousseau, toujours pour armer son élève contre les accidens imprévus , trouble son repos, interrompt son sommeil, le réveille brusquement, et le fait lever au milieu de la nuit; enfin, je ne vois point d'enfant plus tourmenté et plus malheureux que ce pauvre Émile. Une autre idée de Rousseau me paroît encore plus dangereuse: "accoutumez l'élève,... etc."
Tout cela afin de rendre l'enfant compatissant; mais pour cet objet, prenons une autre méthode, car celle-là ne le rendroit que poltron. En lui apprenant à ne compter ni sur la santé ni sur les richesses, montrez-lui toutes les ressources, qui, dans les plus affreux revers, restent toujours à l'homme courageux et vertueux; peignez-le cet homme, noble, patient, supérieur à sa destinée, il n'en sera que plus intéressant, votre élève ne l'en plaindra que davantage; mais cette compassion, loin d'amollir son âme, ne fera que lui donner plus d'élévation et de grandeur: la pitié devient sublime quand elle est unie à l'admiration. Enfin, de cette manière, l'enfant sera profondément touché de la situation de votre héros, mais il ne sera point épouvanté de son sort, et il se promettra de supporter une semblable destinée avec la même vertu, si jamais elle doit être son partage. Adieu, mon cher vicomte; je vous assure que malgré tout le bonheur dont je jouis ici, je pense avec un grand plaisir que j'en partirai dans un an, puisque cet instant doit nous réunir.
M D'Aimeri est parti hier avec son petit-fils; il commence ses voyages par le nord, qu'il ne
connoît point, et va directement en *. Je lui ai donné une lettre pour le comte de Roseville, qui sûrement prendra de l'amitié pour lui, car ces deux hommes ont trop de mérite pour ne pas se convenir mutuellement.
La baronne à la vicomtesse. Adèle et Théodore, depuis quinze jours, ont été mis à de rudes épreuves; mais enfin, ils s'en sont tirés à ma satisfaction. Ils sentent depuis long-temps l'un et l'autre combien il est important d'avoir de l'empire sur soi-même, et combien l'on est méprisable quand on est capable de manquer à sa parole. Comme Adèle a neuf ans, et son frère dix, nous avons pensé qu'après beaucoup de petites épreuves, qui presque toutes ont réussi, nous en pouvions risquer une véritablement séduisante, et qu'il étoit temps (pour me servir de l'expression de M D'Almane) de leur faire commencer sérieusement leur cours de vertu expérimentale . Il faut vous dire d'abord que depuis deux ou trois mois, l'espèce d'antipathie qui existoit entre Miss Bridget et Dainville, paroît fort diminuée; Dainville a fait les premières avances, Miss Bridget les a reçues avec dignité, mais sans humeur, et les anciennes querelles sont presque entièrement oubliées. Enfin, Dainville dit hautement
que Miss Bridget est une personne d'un vrai mérite , et Miss Bridget convient que M Dainville est au fond un très-bon garçon. C'est d'après toutes ces circonstances, que nous avons formé notre plan. Vous n'avez point oublié qu'Adèle, il y a environ dix-huit mois, se moqua cruellement de Miss Bridget, en plaçant dans sa chambre ce fatal profil de l'empereurVespasien, et que ce procédé diminua beaucoup en apparence la tendresse de Miss Bridget pour Adèle, et sur-tout sa confiance: enfin, il faut que vous sachiez encore que mon fils, de son côté, donna vers le même temps plusieurs sujets de plaintes à Dainville; ressouvenez-vous de tout cela; maintenant je commence mon récit. Adèle remarque un matin queMiss Bridget est excessivement rêveuse et distraite, elle lui en demande la raison; Miss Bridget soupire, rougit, pâlit, se confond, et garde le silence; les questions redoublent d'un côté, le trouble augmente de l'autre: alors Adèle éprouve le mouvement de curiosité le plus vif qu'elle ait jamais ressenti; elle presse, prie, conjure; Miss Bridget hésite, et lui dit: ah, si je pouvois compter sur votre amitié, sur votre discrétion! ...-Eh quoi, vous doutez
de moi! ... Je suis bien jeune, mais j'aimerois mieux mourir que de trahir un secret. Ma chère Miss Bridget, me croyez-vous donc un monstre?-Eh bien, je vous dirai tout ce soir, si nous nous promenons seules...-pourquoi pas à présent?-Je ne le puis; ce que j'ai à vous confier est d'un trop long détail.-Ô, ciel, attendre jusqu'à ce soir! ...-Il le faut, et je vous préviens même que si, d'ici-là, vous faites la plus légère indiscrétion, c'est-à-dire, si vous paroissez desirer vivement de vous trouver seule avec moi, si vous me faites le moindre signe d'intelligence, je ne vous dirai rien...-un seul mot; maman sait-elle? ...-Non, personne au monde. Mon projet est bien de le déclarer un jour à madame votre mère, mais ce ne sera que dans quelques mois; ainsi, vous voyez que vous ne pourrez même pas lui en parler. Vous savez qu'elle vous a dit cent fois que vous ne devez pas lui dire le secret d'un autre; il est vrai qu'elle vous a bien répété que toute confidence qu'on ne veut pas lui faire, doit vous être suspecte, et...-mais de vous, qu'elle estime tant! ...-Il est certain que c'est un cas différent; d'ailleurs, je vous jure qu'elle le saura un jour...-de tout autre, je refuserois d'apprendre un
secret qu'on me défendroit de lui dire, mais...-Vous acceptez le mien, n'est-ce pas? ...-Je crois que je le puis sans scrupule.-Eh bien, vous me donnez donc votre parole d'honneur de le garder fidèlement? ...-Je vous la donne.-Il suffit... dans ce moment, la conversation fut interrompue au grand regret de la curieuse Adèle; un domestique lui vint dire que je la demandois, et elle quitta Miss Bridget avec une émotion qui paroissoit encore sur son visage lorsqu'elle entra dans ma chambre. Pendant ce temps, Dainville avoit avec mon fils exactement le même entretien, et en reçut la même promesse. Vous jugez bien qu'Adèle et Théodore attendirent impatiemment l'heure de la promenade, mais ils furent trompés dans leur espérance; nous ne les quittâmes pas un instant, et l'on fut se coucher sans savoir le secret. Adèle, en se déshabillant, pria Mlle Victoire d'aller chercherMiss Bridget pour un moment seulement . Miss Bridget fit répondre qu'elle ne pouvoit venir, et la pauvre Adèle se coucha fort tristement. Le lendemain, Miss Bridget l'accabla de reproches: "vous avez fait, lui dit-elle, dix indiscrétions ; vous m'avez fait demander hier au soir; vous qui paroissez ordinairement si
contente lorsque vous êtes avec madame votre mère, vous aviez l'air distrait, inquiet; vous me regardiez fixement, vous n'étiez occupée que de moi: enfin, tout le monde a remarqué que vous n'étiez point dans votre état ordinaire; et d'après cela, je suis décidée à vous éprouver encore avant de vous confier mon secret; ainsi, vous ne le saurez que d'aujourd'hui en huit, si, à cette époque, je n'ai rien à vous reprocher." Vous jugez combien cet arrêt parut cruel, mais il fallut s'y soumettre; et Théodore, de son côté, subit la même loi: enfin, au bout de ces huit mortels jours, Adèle et Théodore reçoivent le prix de leur patience et de leur parfaite discrétion; le grand secret leur est révelé, et ils apprennent que Miss Bridget et Dainville sont mariés secrètement depuis deux mois. Vous concevez sans peine à quel excès cette nouvelle dut paroître surprenante; on ne sentit d'abord que la joie que devoit inspirer l'honneur d'être jugé digne d'une confidence si importante; mais on connut bientôt qu'un secret peut quelquefois être pesant et difficile à garder. Le soir même, me trouvant seule avec Adèle, je veux, lui dis-je, vous faire part d'une chose qui vous
intéressera, c'est que je m'occupe d'un établissement avantageux pour Dainville, d'un mariage qui feroit sa fortune... à ce mot de mariage, Adèle changea de visage, je feignis de ne pas remarquer son trouble; et poursuivant mon discours, je veux, ajoutai-je, le marier à une veuve fort riche qui demeure à Carcassonne; je suis sûre de son consentement; et pour lui réserver le plaisir de la surprise, je ne l'instruirai de cette affaire que lorsqu'elle sera tout-à-fait arrangée; ainsi, je vous défends d'en parler à qui que ce soit, pas même àMiss Bridget... pourquoi rougissez-vous, Adèle? ...-Moi, maman? ...-Oui, vous avez rougi quand j'ai prononcé le nom de Miss Bridget...-c'est que...-vous imaginez peut-être que MissBridget a toujours la même aversion pour Dainville...-oh non, maman, au contraire...-comment au contraire, que voulez-vous dire? ...-Rien, maman...-sauriez-vous quelque chose de particulier là-dessus? ...-Mais...-pour moi, je suis persuadée que Miss Bridget en effet conserve encore quelque rancune contre Dainville; quoi qu'il en soit, je vous le répète, je vous défends absolument de lui dire un mot de ce mariage projeté.
Après ces mots, je changeai d'entretien. Adèle tomba dans la plus profonde rêverie, et, sous je ne sais quel prétexte, je l'envoyai à Miss Bridget. Elle ne lui parla point de notre conversation, mais elle la conjura avec instance de me tout avouer, et s'offrit même à me préparer à cette nouvelle, ce que Miss Bridget refusa positivement. Le lendemain, seule à la promenade avec Adèle, je lui témoignai de l'inquiétude sur sa santé; vous êtes triste, mon enfant, qu'avez-vous?-Rien, maman...-vous paroissez rêveuse, préoccupée; à quoi pensez-vous? ...-Maman! ...-Comment, cette question vous embarrasse? Vous m'avez assuré si tendrement, il n'y a pas encore quinze jours, (et c'étoit dans ce même jardin) que dans aucun moment vous n'hésiteriez à me dire votre plus secrète pensée, quelle qu'elle fût, si je vous la demandois... sans une parfaite confiance, il n'est point de tendresse véritable...-Aussi, maman, je vous dirai toujours tous mes secrets.-Eh bien, à quoi pensiez-vous tout-à-l'heure? ... Répondez donc? ... Mais que vois-je! Vous pleurez! ...-C'est de ne pouvoir vous dire... pourtant... je ne vous mentirai sûrement pas...-qu'avez-vous donc?-Maman, dois-je vous dire
le secret d'un autre quand vous me le demandez? ...-Le secret d'un autre! Vous savez un secret que j'ignore?-Oui, maman, et un bien grand secret...-apparemment que le hasard vous l'a fait découvrir?-Non, maman, on me l'a confié, et l'on m'a fait donner ma parole d'honneur que je ne vous le dirois pas.-Et vous avez pu prendre un semblable engagement! ... Vous n'avez pas senti que vous vous exposiez, ou à manquer à votre parole, ou à me tromper en ne répondant point à mes questions avec vérité? Voyez combien la curiosité peut être dangereuse! ...-Maman, j'espérois que vous ne me questionneriez pas.-Au moins falloit-il, avec ce desir, avoir plus d'empire sur vous-même, et ne pas paroître si distraite et si préoccupée; mais quand vous auriez eu à cet égard toute la prudence imaginable, pouviez-vous échapper à cette question si simple que je vous fais si souvent? Adèle, à quoi pensez-vous? Il eût toujours fallu alors me mentir, (mentir à votre mère, à votre seule, votre véritable amie) ou manquer à votre parole, et découvrir le secret.-J'ai pensé, maman, que j'en serois quitte pour avouer que je savois un secret, et que lorsque vous sauriez
que j'avois promis de le garder, vous ne m'ordonneriez point de vous le dire.-Mais seulement avouer qu'on sait un secret, c'est toujours le trahir à moitié, et souvent le découvrir tout-à-fait. Par exemple, dans votre situation, de qui pouvez-vous tenir un secret important? De votre père? Il n'en a point pour moi. D'une femme-de-chambre? Je vous ai défendu toute espèce de conversation avec elles. Il n'est pas possible que ce soit d'un homme; il est donc facile de deviner que ce secret n'a pu vous être confié que parMiss Bridget; et c'est en savoir assez pour pénétrer le reste avant la fin du jour: ainsi, vous n'avez pas tenu l'engagement que vous aviez pris de n'avoir jamais rien de caché pour moi; vous avez donné légèrement votre parole d'honneur, vous avez fait depuis quelques jours cent indiscrétions indirectes, et vous découvrez enfin le secret dont vous étiez dépositaire; voyez combien de torts réunis! Tout cela faute de réflexion, et pour n'avoir pu résister aux mouvemens d'une curiosité frivole. Cette exhortation finit par l'ordre positif de ne point parler à Miss Bridget de ce dernier entretien. Je la laissai pendant huit jours dans une incertitude cruelle pour un caractère aussi impatient
et aussi curieux que le sien; elle ignoroit si je m'étois expliquée avec Miss Bridget, si cette dernière étoit instruite de l'aveu que j'avois arraché, et si moi-même je l'étois, ou non, du mariage secret. N'osant faire de questions, ne pouvant rien pénétrer par notre conduite, elle étoit dans un doute qui ne fut pas pour elle l'épreuve la plus facile à supporter; mais instruite déjà par l'expérience de ses premières fautes, elle eut assez de pouvoir sur elle-même pour se taire constamment, et pour montrer un visage serein et tranquille.L'instant fixé pour le dénouement étant arrivé, Miss Bridget m'amène un matin Adèle, et lui dit en l'embrassant: le secret que je vous ai confié n'en est plus un, et maintenant je vais vous apprendre la vérité. Comme vous m'aviez donné lieu de douter de votre amitié pour moi, j'ai voulu vous éprouver avant de vous rendre toute la mienne: en conséquence, je vous ai confié un secret imaginaire, vous l'avez gardé assez fidèlement à certains égards, vous n'en avez point parlé à m votre frère, vous n'avez point laissé soupçonner à M Dainville que vous le sussiez, vous avez évité l'occasion de le révéler à madame votre mère; en même-temps
vous m'avez soigneusement caché ce qu'elle vous avoit défendu de me dire, et vous avez témoigné que vous preniez un intérêt véritable à mon sort; tout cela sans doute est beaucoup pour votre âge, puisque vous n'avez que neuf ans et demi; je vois que vous avez un bon coeur, et que vous serez discrète quand vous serez moins dominée par la curiosité, et que vous aurez plus de force et plus de pouvoir sur vous-même. Quoi, s'écrie Adèle, vous n'êtes point mariée à M Dainville? ... Mais pouviez-vous penser, réponditMiss Bridget, que si la chose eût été véritable, je vous l'aurois confiée de préférence à madame votre mère? ... Je vous l'avois dit, Adèle, ajoutai-je, que vous deviez regarder comme suspecte toute confidence qu'on vous recommanderoit de me cacher; et avec un peu plus de raison, n'auriez-vous pas dû deviner que Miss Bridget ne vouloit que vous éprouver, et qu'elle connoît trop combien vos devoirs envers moi sont sacrés, pour vous proposer sérieusement de vous y faire manquer? Ces réflexions si simples ne se sont point présentées à votre esprit. Pourquoi? Parce que vous n'étiez occupée que du desir de savoir ce secret important, parce que vous vous laissiez maîtriser par
une ardente curiosité, et que toute passion, lorsqu'on s'y livre, ôte le jugement et rend aveugle.
J'espère, ma chère amie, que vous me pardonnerez ce détail si long et si minutieux en apparence, mais qui ne vous sera pas inutile, si vous voulez réellement adopter ma méthode; cette manière de donner des leçons est la seule profitable, et c'est ainsi que je ferai passer mon élève par toutes les épreuves qui pourront former son caractère et fortifier ses principes. Quand elle débutera dans le monde, elle connoîtra parfaitement par sa propre expérience, et sans que ce soit aux dépens de sa réputation et de son bonheur, tous les inconvéniens de la légèreté, de la précipitation, de l'indiscrétion, de la curiosité, de la foiblesse, etc. , Elle saura enfin combattre ses passions et en triompher.Théodore recevra la même éducation; il a supporté l'épreuve que je viens de vous détailler mieux encore qu'Adèle, car il a été irréprochable dans son maintien, et n'a pas fait une mine qui pût donner lieu de soupçonner qu'il fût dépositaire d'un grand secret; mais il est plus âgé que sa soeur, d'un an; et quand l'éducation est véritablement bonne, une année de plus est beaucoup.
Madame D'Ostalis à la baronne. J'ai aujourd'hui vingt-trois ans, ma chère tante, et je ne puis mieux célébrer le jour de ma naissance qu'en m'entretenant avec vous; mais quand je pense qu'il y a trois mortelles années que je suis séparée de vous, et que je serai encore privée du bonheur de vous voir au moins un an, mon coeur est bien triste... du moins j'éprouve une grande consolation, c'est de m'être conduite loin de vos yeux, comme j'aurois pu le faire si vous eussiez toujours daigné me servir de guide; d'avoir enfin suivi avec la plus scrupuleuse exactitude le plan que vous m'aviez tracé, et tous les conseils que vous m'avez donnés dans vos lettres, ces lettres si précieuses où je trouve avec tant de détail tout ce qui peut me dédommager de l'éloignement qui nous sépare. On ne vous dira sûrement point à votre retour que votre fille a de la coquetterie , ce vice odieux pour lequel vous m'avez inspiré une si juste et si profonde aversion: aussi n'ai-je tourné la tête de personne, et je puis
même me vanter qu'il n'a jamais été possible de dire qu'aucun homme fût amoureux de moi; il est vrai, comme vous me l'aviez recommandé, que j'ai conservé ce maintien simple, naturel et tranquille que vous m'aviez donné; que je ne fais point de mines; que je ne vas seule , c'est-à-dire, sans ma belle-mère, que depuis deux ans, et presque toujours avec MD'Ostalis; que je ne reçois du monde chez moi que de l'année passée; que ma société n'est composée que de gens raisonnables; que je ne vas point au bal de l'opéra; que je ne monte point à cheval, et qu'ainsi il n'est pas étonnant que j'aie eu le bonheur d'obtenir une réputation sans tache. Je jouis bien de ce bonheur, et j'en sens trop tout le prix pour ne pas le conserver.
Je n'ai toujours rien de satisfaisant à vous dire de Madame De Valcé; Madame De Limours, aveuglée sur elle à tous égards, est persuadée qu'elle aime son mari avec passion, mais je n'en crois rien; elle a déjà une excessive coquetterie; et quand elle n'est pas sous les yeux de sa mère, elle s'en vante, et elle a assez peu d'esprit et d'élévation pour penser que cet aveu a beaucoup de grâces , et qu'il montre une franchise très-aimable.
J'imagine, ma chère tante, que vous ne trouverez pas cette espèce d'ingénuité de bien bon goût; pour moi, elle me paroît aussi ridicule qu'indécente. Au reste, elle s'est bien corrigée de cet air empesé qu'elle avoit dans les commencemens de son mariage; vous n'avez jamais rien vu de plus sémillant ; elle est toujours en l'air, et sa tête sur-tout est dans un mouvement perpétuel. Il me semble que si j'étois coquette, je chercherois à plaire par ma conversation et par mes talens autant que par ma figure; mais Madame De Valcéprend des moyens tout-à-fait différens; pour vous en donner une idée, je vais vous rendre compte d'un déjeûner qu'il y eut hier chez Madame De Limours. Il n'y avoit en femmes que Madame De Limours, Madame De Valcé et madame la comtesse de Germeuil, jeune personne de mon âge, mariée depuis quatre ans, qui n'est ni jolie ni aimable, mais qui a de l'élégance, assez bonne grâce, et beaucoup d'étourderie et d'affectation, et avec laquelle Madame De Valcé est intimement liée depuis six mois. Le déjeûner étoit médiocrement gai, lorsque Madame De Limours reçut une lettre qui l'obligeoit de sortir dans l'instant même; elle nous quitta
en me disant qu'elle me chargeoit d'être le chaperon de sa fille; un moment après son départ, on annonça le chevalier de Creni et le marquis de L. On dit que le premier est amoureux de Madame De Valcé, et que le second a les mêmes sentimens pour Madame De Germeuil. J'étois placée entre ces deux dames, et dans le moment je remarquai dans leur maintien et (comme elles disent) dans leur manière d'être , un changement surprenant, Madame De Valcé devint tout-à-coup d'une tendresse extrême pour moi, elle m'embrassoit, se penchoit sans cesse à mon oreille pour me dire en secret la chose la plus commune, et puis ensuite elle faisoit des éclats de rire aussi forcés qu'immodérés, tout cela accompagné de tournoyemens de tête impossibles à dépeindre, mais dont je souffrois extrêmement, car, à toute minute, je me trouvois ses plumes et ses nattes sur le visage: enfin, voyant que j'étois très-froide, et que je la secondois mal, elle se leva, ainsi que Madame De Germeuil, et toutes deux se promenèrent dans la chambre; elles se tenoient de manière que leurs bras étoient entrelacés autour de leurs tailles; et après avoir marché ainsi nonchalamment un demi-quart d'heure, elles furent ensemble s'asseoir
sur un canapé, s'y placèrent en attitude, et n'y restèrent que le temps nécessaire pour nous laisser remarquer qu'elles formoient dans cette position le plus joli tableau du monde.
Enfin, je revins chez moi sans pouvoir comprendre qu'on soit assez stupide pour avoir le projet et l'espérance de tourner les têtes avec de semblables moyens. J'aime bien mieux l'espèce de coquetterie d'une angloise que le chevalier d'Herbain a connue dans ses voyages; elle étoit fort belle; mais par un caprice assez nouveau, elle dédaignoit une conquête qui n'étoit dûe qu'aux charmes de sa figure; lorsqu'elle vouloit tourner une tête , elle renonçoit à toute parure, cachoit ses beaux cheveux et la moitié de son visage sous un grand chapeau; et enveloppée d'un manteau, elle déroboit aux yeux la plus élégante taille du monde, mais elle déployoit tous les agrémens de son esprit; et par les grâces séduisantes d'une conversation aussi piquante qu'intéressante, elle l'emportoit toujours sur ses rivales les plus jolies, les mieux coëffées et les mieux mises. Aussi, avec de tels moyens, cette dangereuse coquette, ajoute le chevalier d'Herbain, n'a point fait naître de fantaisies, et n'a jamais inspiré que de grandes
passions. Adieu, ma chère tante; je pars dans l'instant pour Versailles, j'en reviendrai après demain, et je vous écrirai encore en vous envoyant la petite caisse de musique que vous m'avez demandée... on m'envoie chercher, on m'attend; adieu; votre fille vous embrasse aussi tendrement qu'elle vous aime.
La vicomtesse à la baronne. Je suis tous les jours plus contente de ma situation, ma chère amie, c'est-à-dire, de ma fille, car mon bonheur dépend de sa conduite et de sa tendresse pour moi. Je vous ai fait part de tous les petits sujets de mécontentement qu'elle m'a donnés dans les commencemens de son mariage; mais enfin ces légers nuages se dissipent, et je commence à croire qu'en doutant de sa sensibilité, la mienne me rend souvent injuste; elle aime son mari avec passion: en général, tous les mouvemens de son âme sont violens; et quoiqu'il y ait plus de dangers pour de tels caractères que pour les autres, vous conviendrez cependant que ce sont les seuls attachans. Je dois bien m'applaudir de lui avoir donné l'objet qu'elle avoit choisi: impétueuse, franche et sensible comme elle l'est, comment auroit-elle supporté un engagement contraire à son inclination, elle qui ne peut souffrir l'ombre de la contrariété dans les choses qui lui sont les plus indifférentes? Elle a de grands
défauts, je l'avoue, mais ils tiennent presque tous à sa vivacité et au peu de dissimulation dont elle est capable; vous m'avez vu la soupçonner de fausseté en quelques occasions, cette idée m'affligeoit mortellement; grâce au ciel, j'en suis bien désabusée; comme elle le dit elle-même, ce qu'on seroit tenté d'attribuer à l'artifice, n'est que de l'inconséquence et de l'étourderie, et voilà ses deux défauts dominans. D'ailleurs, son âme est susceptible de tous les sentimens honnêtes, et veut s'y livrer; elle a fait choix d'une amie, et elle l'aime avec excès; c'est une jeune personne plus âgée qu'elle de quelques années, mariée depuis quatre ans, et également distinguée par sa naissance, sa conduite et l'existence agréable qu'elle a dans la société; et je vois avec plaisir ma fille se livrer à ces transports, à cet enthousiasme qu'inspire à la jeunesse vive et sensible les charmes d'une première amitié. Parlons à présent d'un objet plus intéressant pour vous, puisque vous devez l'adopter un jour. Constance n'annonce aucun des agrémens piquans de sa soeur, mais sa beauté régulière et touchante, sa douceur, son ingénuité, la parfaite égalité de son caractère, attirent déjà tous les coeurs vers
elle; sa raison est au-dessus de l'âge de sept ans. Sensible, mais timide et peu démonstrative, toujours la même, toujours sérieuse, craintive et soumise, malgré les charmes de sa figure, elle paroît plus faite pour être aimée que pour plaire; je crois que son caractère et le genre de son esprit vous conviendront également, et que vous trouverez en elle une femme simple, raisonnable et réfléchie, ce qui me paroît être l'objet de tous nos voeux. Puisse-t-elle faire le bonheur de notre aimable Théoodore, de cet enfant si précieux et si cher! Et puissions-nous alors, réunies l'une et l'autre, nous applaudir et jouir ensemble de leur félicité commune! Ô ma chère amie, que ces temps heureux sont encore éloignés!... En attendant, quels sacrifices vous faites! Je les admire, mais j'en gémis chaque jour davantage, et je n'ai pour les supporter ni votre courage, ni votre enthousiasme, ni votre philosophie. Adieu, pardonnez-moi cette foiblesse, en songeant au sentiment si tendre qui la produit.
Réponse de la baronne. Je vous félicite, ma chère amie, du bonheur dont vous jouissez à présent: sûre du coeur de votre fille, je pense comme vous, que vous devez en effet supporter et tolérer ses défauts; qu'elle vous aime, c'est assez: l'âge et le temps, n'en doutez pas, réformeront insensiblement son caractère. Vous me dites que déjà elle a fait choix d'une amie, permettez-moi de vous communiquer là-dessus quelques réflexions que j'ai faites autrefois dans le monde, lorsque j'étois observatrice et témoin des événemens de la société; cette partie de votre lettre me les rappelle, et peut-être ne vous seront-elles pas inutiles. C'est en prodiguant à des goûts passagers et frivoles les noms sacrés de confiance et d'amitié, qu'on est parvenu à faire presque douter de l'existence du sentiment qu'on a méconnu. Cette succession rapide de mouvemens vifs et tumultueux épuise et dessèche le coeur sans l'avoir jamais pu remplir. L'inconstance naît du besoin d'aimer; on veut s'attacher, on change
par le desir ou l'espoir de se fixer enfin, et la vie se passe à chercher ce qu'on finit par croire une chimère, parce qu'on ne l'a point trouvé. Toutes ces erreurs viennent des préjugés qu'on nous donne, et qui se multiplient tous les jours. Un seul sentiment bien vrai suffiroit au coeur, et l'on nous persuade que pour être parfaitement heureux, il faut les éprouver tous en même-temps. Comme pour rendre le bonheur une chose moins commune, on établit des différences qui n'existent point, on donne au même sentiment une infinité de noms, on le partage ainsi en plusieurs branches, et l'on assure que la félicité parfaite consiste à trouver les objets qui doivent remplir cette liste nombreuse: je vais vous en faire le calcul suivant les idées reçues. Une jeune femme instruite de cette manière, si elle n'aime point son mari, sait qu'il lui faut de l'amour, et elle cherche un amant; elle sait de même qu'elle doit avoir de la tendresse pour ses parens, ce qui forme un sentiment à part qui n'a rien de commun avec l'amitié; elle leur rend des soins , leur fait des visites, voilà cette espèce de sentiment établi, et tout ce qu'il exige; elle a des frères, des soeurs, autres sentimens auxquels
elle applique des noms particuliers: tout cela ne suffit pas, elle a besoin d'une amie; la sympathie vient à son secours, et lui découvre au bout de six mois l'objet digne de posséder toute sa confiance; outre cela, il faut encore ce qu'on appelle des amis , car il est nécessaire de pouvoir dire, mon amie intime, et mes amis , ce qui est fort différent. Ces amis ont pour leur partage les demi-confidences, les secrets du moment, et sont toujours sur la petite liste: d'ailleurs, s'ils sont malades, on court s'enfermer avec eux, on les garde, on les soigne, on les voit tous les jours; ils doivent être au nombre de cinq ou six, ont tous le même rang et les mêmes privilèges, et ne sont subordonnés qu'à l'amie intime: voilà donc déjà, sans compter les sentimens de la nature et l'amour, deux espèces d'amitié très-différentes. Pour l'amie intime, c'est une passion qui doit durer toute la vie; on a son portrait, de ses cheveux; l'on a toujours deux ou trois secrets à lui dire à l'oreille quand on la rencontre, ne l'eût-on perdue de vûe que depuis un quart-d'heure; et l'on n'est jamais priée à souper qu'avec elle: au lieu que pour les amis , on n'éprouve qu'un sentiment tendre, mais tranquille, fondé sur l'estime
et la convenance , et qui n'a rien de violent. Si l'on est doué d'un peu de délicatesse, il y a encore un cinquième sentiment qu'on appelle de l'intérêt ; il tombe sur une douzaine de personnes de la société générale, qu'on choisit communément parmi celles qui ont le plus de considération par leur rang ou par leur fortune: ce sentiment exige dans l'absence une lettre tous les mois; dans les maladies, on est obligé d'envoyer savoir des nouvelles trois ou quatre fois par jour; et dans les cas de mort, on doit s'abstenir des spectacles au moins le reste de la semaine.
Toutes ces choses sont marquées d'une manière si précise, et suivies si exactement, qu'il est aisé de voir qu'elles ont été apprises par coeur dès l'enfance, et que l'éducation et l'exemple les ont gravées de bonne heure dans la tête. N'est-il pas aussi plaisant que ridicule qu'une jeune personne qui trouve si naturellement dans sa famille les objets qui doivent remplir son coeur, aille former au-dehors et parmi des étrangers ces noeuds frivoles, qui, sans l'attacher, l'éloigneront insensiblement pour jamais de tout ce qu'elle doit aimer? ... Croyez-moi, ce n'est point une amie qu'on cherche à dix-huit ans; ce n'est point un guide, un conseil qu'on
desire, puisqu'on le trouve dans sa mère, dans son mari, et qu'on néglige l'une et l'autre. On ne songe d'abord qu'à former une liaison brillante; c'est toujours pour la personne qu'on croit de meilleur air et le plus à la mode, que la sympathie se déclare. D'ailleurs, on veut aussi une confidente complaisante et facile, et presque toujours l'intimité de deux jeunes personnes peut faire soupçonner entre-elles quelque intrigue imprudente ou dangereuse. On commence par dire des secrets innocens, peu-à-peu les têtes s'échauffent; pour remplir l'engagement d'une confiance entière, on rend un compte plus détaillé qu'exact de tous ses sentimens, on disserte, on parle sur-tout de l'amour, on s'en communique mutuellement une idée fausse et exagérée, ensuite on se vante de ses conquêtes, des passions qu'on inspire. Dans ces petites histoires, l'amour-propre altère presque toujours les faits, et déguise souvent la vérité; on prend le goût de l'intrigue, l'habitude du mensonge, et l'on s'accoutume à la fausseté en prodiguant à cette amie, qu'on n'aime que pour être écoutée, tous les témoignages de la tendresse la plus vive et la plus passionnée. Voilà ce que j'ai observé, voilà ce qu'il faudroit faire
remarquer aux jeunes personnes, en causant, en plaisantant, et en tâchant de jeter du ridicule sur des choses qui en sont si susceptibles. Adieu, ma chère amie; l'on m'apporte une lettre de vous, et de cette manière je termine la mienne sans regret, puisque ce ne sera pas pour vous quitter.
Réponse de la même à la même. Quelle attention il faut avoir avec les enfans jusques dans les plus petites choses! ... Adèle est naturellement vraie, l'éducation n'a fait que fortifier en elle cette vertu; jamais elle n'aura recours au plus léger déguisement pour tâcher de s'excuser d'une faute, et cependant je me suis apperçue que, depuis quelques jours, elle mentoit de gaieté de coeur et pour s'amuser; voici comment. Dainville, la semaine passée, a fait un rêve très-plaisant qu'il a conté, et dont on a beaucoup ri. Le lendemain Adèle a rêvé aussi, et m'a fait part de son rêve, auquel j'ai donné peu d'attention. Deux jours après, autre songe, et enfin aujourd'hui elle m'en a conté un si joli, que j'ai vu clairement qu'elle l'avoit composé à loisir; elle en est convenue en avouant aussi que tous les autres étoient pareillement de son invention; je n'ai pas eu de peine à lui faire comprendre que s'il est affreux de mentir pour son intérêt, il est encore plus inexcusable de mentir
sans motif: je vous ai fait connoître, ai-je ajouté, combien le mensonge est un vice odieux et bas; vous savez à quel point un menteur est digne de mépris; je dois vous apprendre encore qu'il ne peut jamais être véritablement aimable. Il y a beaucoup de gens qui se plaisent à composer des histoires qu'ils donnent pour vraies sans crupule, parce qu'elles ne font tort à personne; ils n'ont d'autre projet, en exagérant et en mentant, que celui d'amuser et de se rendre agréables à la société; mais ils manquent absolument leur but, et seulement choisissent, pour se déshonorer, la manière la plus frivole et la plus absurde. Un homme qui ment ainsi pour son plaisir, n'est cru sur rien; ses récits, quelque agréables qu'ils puissent être, n'intéressent jamais, parce qu'ils ne peuvent inspirer ni curiosité ni confiance, et il est à peine écouté; tandis qu'une personne bien vraie, en supposant même qu'elle n'eût point d'esprit, si elle a une chose extraordinaire à conter, est toujours sûre de captiver l'attention, et d'être écoutée avec plaisir: outre l'estime qu'elle mérite, l'idée qu'on doit croire tout ce qu'elle dit, rend sa conversation intéressante, et sa société pleine d'agrémens; et n'eût-elle enfin que
cette précieuse vertu, elle seroit aimable et recherchée. Après ces réflexions, j'ai prié Adèle de ne plus conter ses rêves à l'avenir. Je viens de recevoir une lettre de MadameD'Ostalis, qui ne me parle que de notre charmante Constance; elle me dit que je la trouverai embellie à un point surprenant, et qu'elle est véritablement jolie comme un ange; j'en suis presque fâchée: la laideur révoltante est sans doute un malheur très-réel; mais une beauté parfaite est un don de la nature, toujours dangereux et souvent nuisible et funeste; une belle personne, en attirant tous les regards, n'en est jugée qu'avec plus de sévérité, même sans que la jalousie s'en mêle; la curiosité qui nous est naturelle, cherche à pénétrer si cet objet, dont les charmes nous intéressent, possède encore les autres qualités que nous lui desirerions. Une âme honnête et douce éprouvera ce sentiment; la vûe de ce qui plaît inspire l'envie de le connoître davantage, ce mouvement désintéressé ne cause point de défiance: on ne réfléchit pas que la haine et l'amour s'aveuglent; que l'indifférence n'examine rien, et que la bienveillance est seule clairvoyante et juste; et voilà le sentiment général. C'est ainsi
qu'un avantage, si précieux en apparence, n'est en effet qu'un danger de plus. Telle est à-peu-près, dans un autre genre, la situation d'un homme médiocre, élevé à d'éclatans emplois; tous les yeux fixés sur lui découvrent facilement jusqu'à ses moindres défauts; pendant que la flatterie l'encense, la haine le noircit, la calomnie le déshonore, et la vérité même le démasque et l'accuse. Toutes ses fautes sont observées, comptées, exagérées; ôtez-lui ce titre brillant qui le décore et l'expose, la moitié de ses ridicules sera ignorée; personne ne se donnera la peine nécessaire pour dévoiler ses vices, ils resteront secrets au fond de son âme, et l'on ne portera point le jour sur les actions qu'il veut cacher.
Il est rare qu'une femme parfaitement belle soit aimable; elle croit communément que la nature a tout fait pour elle, qu'il lui suffit de se montrer pour enchanter et pour séduire, et que ce moyen les vaut tous: voilà les idées qu'elle apporte dans la société; aussi tous ses succès se bornent à la frivole admiration qu'excite sa première vûe; ce mouvement passager, en se dissipant, ne laisse après lui que l'ennui, l'insipidité et même le dégoût. Près d'elle, l'esprit est
oisif, le coeur est froid, et c'est une remarque très-vraie, que les passions les plus vives ne sont pas inspirées par les plus belles personnes. Un extérieur qui n'offre rien de choquant, une physionomie caractérisée, d'une expression intéressante ou spirituelle, voilà les avantages desirables; ajoutez à ce portrait, des grâces simples et naïves, de la douceur, de l'esprit sans affectation, et vous verrez si la beauté seule pourra lui disputer le prix. Ainsi, ma chère amie, redoublez donc vos soins pour Constance; persuadez-lui bien que, dans la société, la beauté ne peut suppléer aux autres agrémens, qu'elle expose à toutes les noirceurs de l'envie des femmes et de la fatuité des hommes; qu'en attirant l'attention générale, elle ne sert souvent qu'à faire observer des défauts et des foiblesses qu'on ne remarqueroit pas sans elle; mais que c'est elle aussi qui rend la modestie plus intéressante, et qui donne à la vertu l'éclat le plus brillant. Ne cherchez point à lui dissimuler qu'elle est belle, c'est une chose impossible à cacher; dites-le lui simplement, froidement, sans paroître attacher de prix à cet avantage; en même-temps, répétez-lui que si elle conserve sa figure jusqu'à vingt-cinq ans, ce qui
est fort incertain, elle se verra successivement préférer, dans cet espace, cent femmes qui n'auront ni sa régularité, ni sa beauté, mais que la mode et la fantaisie feront trouver charmantes. N'avons-nous pas vu Madame De Gerville passer un moment pour la plus jolie personne de Paris, malgré la chanson qui critiquoit si cruellement, mais si justement, sa taille, ses dents, son teint, sa bouche et son nez? Comme nulle figure n'est absolument parfaite, en ne cachant point à votre fille qu'elle est belle, dites-lui aussi naturellement les défauts qui peuvent se trouver dans sa personne, afin qu'elle ne se croye pas un chef-d'oeuvre de la nature, et qu'elle s'accoutume à s'entendre critiquer à cet égard, sans éprouver du dépit ou du chagrin; et pour cela, faites-lui remarquer ses petites imperfections, non avec l'air d'en être affligée, mais avec le ton qu'on prend en parlant de choses indifférentes.
Adèle est véritablement jolie, elle le sait, et n'y pense jamais. J'ai donné un grand dîner, il y a quelques jours; j'avois rassemblé presque tous mes voisins, l'assemblée étoit fort brillante, Adèle très-bien mise, et singulièrement en beauté: toute la compagnie se récria sur sa figure, et chacun répéta qu'on n'avoit jamais
rien vu de si charmant et de si agréable. Le soir, quand nous fûmes en famille, Miss Bridget me demanda le nom d'un grand homme qui s'étoit mis à table à côté de moi, et dont la conversation avoit paru m'intéresser; je répondis qu'il s'appeloit M De L'Orme, qu'il avoit beaucoup voyagé, qu'il étoit fort instruit et très-aimable; mais un peu caustique, répondit Miss Bridget, et il m'est arrivé avec lui, poursuivit-elle, une petite aventure assez drôle, et que je conterai sans crainte devant Mademoiselle Adèle, parce que je suis bien sûre qu'elle en rira toute la première. Je parie, interrompit M D'Almane, que vous lui aurez entendu dire qu'il ne trouvoit point Adèle jolie? Oh! Cela, reprit Miss Bridget, ne vaudroit pas la peine d'être conté, car enfin chacun a son goût; et quand mademoiselle seroit belle comme le jour, elle ne pourroit pas plaire à tout le monde; mais c'est que MDe L'Orme m'a choisie pour sa confidente à ce sujet, ce qui est assez singulier; voici comment: il a cru que j'étois une dame des environs; et une demi-heure avant le dîner, pendant que tout le monde étoit dans le sallon, je me promenois sur la terrasse; il est venu m'y joindre; et pour entrer en conversation, je
lui ai demandé comment il trouvoit que Mademoiselle Adèle expliquoit les tapisseries historiques; à merveille, a-t-il répondu; et ce que j'ai sur-tout admiré, c'est qu'elle les explique sans pédanterie, et n'en parle que lorsqu'on la questionne; elle fera bien de conserver cette simplicité et cette modestie, car sans ces deux qualités, toute l'instruction du monde, loin d'être agréable aux autres, ne sert qu'à rendre celui qui la possède importun, ennuyeux et même ridicule: voilà, continua-t-il, ce que j'aurois desiré qu'on eût loué dans cette jeune personne, au lieu de s'extasier, comme on fait, sur sa figure qui est infiniment médiocre. En effet, ai-je dit, on lui donne-là des louanges bien frivoles; il est vrai qu'elle est jolie, mais... jolie! A-t-il interrompu, voilà ce que je ne trouve point du tout, elle a une petite figure sans aucune régularité, un minois de fantaisie extrêmement commun, et je vous assure que la plupart des personnes qui disent là-dedans qu'elle est charmante, n'en pensent pas un mot. Cette sotte flatterie m'indigne, je vous l'avoue, et je voudrois que cette enfant, qui m'intéresse réellement par son éducation, pût savoir combien tous ces complimens sont faux et
même injurieux pour l'objet auquel ils s'adressent, car on ne les fait qu'en supposant une personne assez stupide et assez vaine pour les prendre au pied de la lettre, et pour en être enchantée. Ce discours, continua Miss Bridget, me parut de très-bon sens, et j'aurois fort desiré prolonger cet entretien, lorsque Mademoiselle Adèle vint me trouver pour me dire qu'on alloit se mettre à table; à la manière dont elle me parla, M De L'Orme vit bien que j'étois une personne du château, et Mademoiselle Adèle peut se rappeler qu'il parut très-embarrassé, et que je lui parlai bas, parce qu'il me pria de ne point le compromettre, ce que je lui promis. Ainsi, interrompit Adèle en rougissant un peu, il a cru que si j'apprenois qu'il m'a trouvée laide , je serois au désespoir; je voudrois bien qu'il fût désabusé d'une idée semblable... elle a raison, ajoutai-je; mais comment faire? Il ne reviendra plus ici, et il part dans deux jours. Il faut, dit M D'Almane, que Miss Bridget lui écrive; et comme c'est un homme de mérite, et qui d'ailleurs a 50 ans, Adèle, si sa mère le permet, pourroit ajouter quelques lignes dans la lettre de Miss Bridget. J'approuvai fort cette idée: Adèle eut quelque peine à se décider
par la crainte de faire quelques fautes d'orthographe, mais enfin Miss Bridget la détermina; et lorsque cette dernière eut écrit une lettre par laquelle elle apprenoit à M DeL'Orme qu'elle avoit trouvé ses réflexions si sensées, qu'elle n'avoit pu se défendre d'en faire part à sa jeune amie, Adèle s'enferma dans un cabinet pour écrire ses quatre lignes; elle y resta fort long-temps, en sortit extrêmement rouge, et nous donna un billet écrit à main posée , parfaitement bien, et conçu dans ces termes: "oui, monsieur, je ne suis ni surprise ni fâchée que vous m'ayez trouvée si laide, cela est tout simple; et lorsqu'on me dit que je suis jolie, je me doute souvent qu'on se moque de moi, et j'aime bien mieux être louée sur le peu que je sais et sur mon caractère, parce que ces louanges-là sont pour maman comme pour moi; je vous prie, monsieur, de ne me pas croire une jeune personne absurde et frivole ; avec la mère que j'ai, je ne serai jamais ni l'un ni l'autre." J'approuvai fort ce billet, nous le donnâmes sur le champ à un postillon, avec ordre de le porter à M De L'Orme, qui devoit passer encore
trois jours chez un de nos voisins qui n'est qu'à deux lieues d'ici. Adèle vit monter le postillon à cheval, qui revint à neuf heures avec les réponses de M De L'Orme. Voici celle qui s'adressoit à Adèle.
Mademoiselle, "je ne puis croire que Madame De Bridget vous ait dit que je vous trouvois laide ; je ne me suis certainement point servi de cette expression, je hais trop l'exagération pour l'employer jamais, sur-tout quand elle est désobligeante et malhonnête. Je conçois même que l'on peut trouver votre figure très-agréable, car les opinions et les goûts n'ont rien de fixe et d'arrêté relativement à la beauté ou à la laideur, chacun en juge diversement, et très-souvent le visage le plus médiocre est préféré au plus parfait; voilà pourquoi celles qui veulent plaire universellement par ce petit moyen, sont en effet aussi absurdes que frivoles . Mais vous, mademoiselle, vous n'aurez certainement pas cette plate et ridicule prétention; c'est par les charmes de votre caractère, par votre douceur, votre égalité, votre esprit et vos talens, que vous desirerez plaire; et si vous profitez de l'éducation
que vous recevrez, vous aurez dans la société le rang le plus distingué comme le plus agréable; alors, quand le hasard, dans huit ou dix ans, me procurera l'honneur de vous rencontrer, ce sera avec un grand plaisir que je verrai ma prédiction accomplie." Adèle parut assez contente de cette lettre, elle dit même qu'elle la conserveroit et la liroit de temps en temps; elle ajouta que ce M De L'Orme n'étoit pas d'une politesse bien parfaite , mais qu'il avoit beaucoup de raison et de bon sens. Vous ne sauriez croire, ma chère amie, combien cette manière de donner des leçons est amusante; au lieu de ces froids sermons si ennuyeux à répéter et à entendre, et qui fatiguent également les instituteurs et les élèves, nous avons le plaisir d'inventer de jolis plans, que nous mettons en action, et de faire jouer les principaux acteurs, sans qu'ils aient la peine d'apprendre leurs rôles; et je vous assure que ces petites comédies, qui durent souvent dix ou douze jours, ont pour nous un intérêt, et nous procurent un plaisir dont vous ne pouvez vous faire une idée.
Le comte de Roseville au baron. J'ai à vous mander un événement si extraordinaire, mon cher baron, que je ne veux pas perdre un moment à vous en instruire, d'autant plus que MD'Aimeri est le héros principal de cette histoire singulière. Les sentimens que vous avez pour lui, suffiroient pour m'inspirer en sa faveur le plus vif intérêt; mais d'ailleurs son mérite et l'excès de son malheur lui ont acquis pour jamais toute mon amitié. Je conçois quelle doit être votre curiosité, je vais la satisfaire. M D'Aimeri est arrivé ici, il y a environ huit ou dix jours; d'après tout ce que vous m'aviez écrit à son sujet, j'avois engagé un de mes amis à le loger, et le soir même je fus le voir; une légère indisposition lui fit garder sa chambre quelques jours, au bout desquels il parcourut la ville, et vit ce qu'elle offre de plus curieux: on lui vanta la maison de M D'Anglures (cet homme singulier et bienfaisant dont je vous ai déjà parlé); il me témoigna le desir d'y aller, et comme je suis présentement
fort lié avec M D'Anglures, je promis à M D'Aimeri de l'y mener. Le lendemain, en effet, nous partîmes aussi-tôt après le dîner, M D'Aimeri, le jeune Charles et moi, dans la même voiture; en arrivant, on nous dit que M D'Anglures étoit sorti pour se promener dans la campagne, mais que sûrement il rentreroit bientôt, et l'on nous ouvrit tous les appartemens. Au bout d'une demi-heure, voyant que M D'Aimeri ne pouvoit s'arracher du cabinet d'histoire naturelle, je lui offris de conduire son petit-fils dans les jardins qui méritent d'être vus, et dont je vous ferai la description dans ma première lettre. À peine étions-nous sortis de la maison, qu'un domestique vint nous dire que M D'Angluresrevenoit de sa promenade et me cherchoit; au même moment il parut au bout d'une allée, et nous le joignîmes: aussi-tôt qu'il eut jeté les yeux sur le jeune Charles, je remarquai sur son visage une altération singulière, il le regardoit d'un air étonné, attendri; et après un moment de silence, il s'écria: grand dieu! Quelle ressemblance! ... Et détournant la tête, il essuya ses yeux remplis de larmes; ensuite se rapprochant de Charles, et le prenant par la main: pardonnez, lui dit-il, ma curiosité, mais...
quel âge avez-vous? ... Quinze ans et demi, répondit Charles... ô ciel! Reprit M D'Anglures, jusqu'au son de sa voix! ... Ah! Monsieur, continua-t-il, en m'adressant la parole, quel est ce jeune homme, quel est son nom? ...-Le chevalier de Valmont... à peine eus-je prononcé ces mots, que M D'Anglures, saisissant Charles dans ses bras, le serra contre son sein, avec un transport qui m'auroit dans l'instant fait deviner la vérité, si j'eusse été mieux instruit de l'histoire de M D'Aimeri; mais n'en sachant aucun détail, je contemplois cette scène avec une surprise inexprimable, lorsque M D'Anglures se retournant vers moi: vous saurez aujourd'hui même, me dit-il, le motif de l'état où vous me voyez; vous me connoîtrez, vous me plaindrez, j'en suis sûr... mais avec qui cet aimable enfant voyage-t-il? Est-ce avec un gouverneur? Non? Répondis-je, avec son grand-père... son grand-père!Reprit M D'Anglures, d'un air égaré.-Oui, M D'Aimeri... que dites-vous, interrompit-il encore, M D'Aimeri est ici, il est dans ma maison! ... Il prononça ces paroles d'une voix si forte, et en même-temps si tremblante, une colère si vive se peignit dans ses yeux encore
remplis de pleurs, que je compris facilement que s'il voyoit en Charles un objet intéressant et cher, il retrouvoit dans M D'Aimeri un ennemi détesté. Je crois, lui dis-je, que vous connoissez tous les droits de l'hospitalité, et que vous ne ferez rien qui ne justifie la haute idée que j'ai de votre sagesse et de votre vertu. Ah, si vous saviez, s'écria-t-il... il s'arrêta, parut rêver un moment, et tournant les yeux sur le chevalier de Valmont, sa colère, loin de se dissiper, sembla se ranimer encore; et Charles, jusqu'alors immobile d'étonnement, rompant enfin le silence: mais, monsieur, lui dit-il, connoissez-vous mon grand-père? Auriez-vous à vous plaindre de lui? Dans ce cas, je suis prêt à vous offrir pour lui toutes les satisfactions que vous pouvez desirer...-généreux enfant, interrompit M D'Anglures, en l'embrassant...-encore une fois, reprit Charles, connoissez-vous mon grand-père? ... M D'Anglures hésita un moment à répondre; ensuite prenant un air plus doux et plus calme: il ne me connoît pas, dit-il, vous devez le savoir; par un hasard singulier, son nom me rappelle de douloureux événemens, je desire même de le voir un instant; attendez-nous dans ce jardin... non,
non, interrompit vivement Charles, vous ne le verrez qu'en ma présence...-jeune-homme, reprit M D'Anglures, avec un peu de sévérité, je pardonne l'outrageante défiance que vous me montrez, à la cause respectable qui vous l'inspire; mais songez que je consens à prendre le comte de Roseville pour témoin de cet entretien; songez que je suis chez moi, et que quand il seroit vrai que votre père fût mon ennemi, il seroit ici dans un asyle sacré. M D'Anglures a raison, ajoutai-je, et croyez que M D'Aimeri lui-même blâmeroit beaucoup le mot qui vient de vous échapper; restez-donc ici, dans un quart-d'heure nous reviendrons vous rejoindre. À ces mots, nous nous éloignâmes du jeune Charles, que nous ne laissâmes pas entièrement exempt d'inquiétudes. Pour moi, surpris, confondu de tout ce que je venois d'entendre, j'attendois avec quelque crainte et une extrême curiosité, le dénouement de cette aventure extraordinaire, et je n'osois questionner M D'Anglures, qui me dit en entrant dans la maison: allez, mon cher comte, retrouver MD'Aimeri, je vous demande votre parole de ne lui rien dire de tout ce que vous avez vu; je vous la donne, répondis-je. Eh bien, reprit-il,
attendez que je vous envoie chercher: en disant ces paroles, il me quitta sans me laisser le temps de lui répondre. Je trouvai encore M D'Aimeri dans la galerie d'histoire naturelle, et il étoit si profondément occupé, qu'il ne s'apperçut même pas que je revenois sans son petit-fils. Au bout de dix minutes, un valet-de-chambre vint nous avertir que MD'Anglures nous attendoit dans son cabinet. Cette invitation me causa un trouble que M D'Aimeri, toujours en distraction, ne pouvoit remarquer; je le pris sous le bras, et nous suivîmes le valet-de-chambre, qui, après nous avoir fait traverser plusieurs appartemens, nous montra une porte, nous en donna la clef, et s'en alla. À l'instant même, j'ouvris cette porte mystérieuse, et je passai le premier. Je croyois connoître toute la maison que j'avois parcourue cent fois, et je vis avec surprise que ce cabinet, aussi singulier que magnifique, m'étoit absolument inconnu; les murs et le plancher en sont revêtus d'un marbre blanc d'un éclat éblouissant; et dans le fond, vis-à-vis de la porte, quatre superbes colonnes de porphyre soutiennent un élégant baldaquin de drap d'argent orné de franges brillantes, auquel sont attachés
des rideaux de gaze, qui, tirés alors entièrement, nous cachoient l'intérieur du pavillon; mais au moment où M D'Aimeri parut dans le cabinet, ces rideaux s'ouvrirent tout-à-coup, et nous découvrîmes M D'Anglures, qui, s'adressant à M D'Aimeri, lui dit d'une voix terrible: lève les yeux, barbare, et contemple ton ouvrage! ... M D'Aimeri tressaille, et porte ses regards sur le touchant objet qui devoit r'ouvrir toutes les plaies de son coeur... il voit sur un piédestal une statue de marbre blanc représentant la fidélité éplorée; cette figure tenoit d'une main une longue chevelure blonde; et de l'autre, pressoit contre son coeur une lettre à moitié ployée, dont on ne pouvoit lire que ce seul nom tracé en grosses lettres d'or: Cécile . À cette vûe, votre malheureux ami, glacé d'étonnement et pénétré de douleur, reste un instant immobile; ensuite, jetant un oeil égaré sur MD'Anglures, il frémit, il chancelle; et s'appuyant contre une colonne: quoi, dit-il, le chevalier de Murville! ... Oui, lui-même, interrompit M D'Anglures; oui, je suis cet infortuné... le chevalier de Murville, ton plus implacable ennemi... ô ma fille! ... S'écria M D'Aimeri; il n'en put dire davantage, ses
sanglots lui coupèrent la parole. Cruel, reprit M D'Anglures, de quel bonheur ton exécrable ambition m'a privé! Il est juste qu'enfin cette même ambition serve aujourd'hui à redoubler ta confusion et tes remords; songe à la fortune que je possède, à ces richesses que je méprise, et dont je ne pouvois sentir le prix qu'en les partageant avec l'objet que j'adorois, cette innocente victime de ta barbarie, aussi sensible, hélas! Que malheureuse; car, si tu l'ignores, apprends que j'étois aimé! ... Oui, barbare! Cécile m'aimoit; et malgré ton atroce cruauté, c'est elle qui m'ordonna de respecter ta vie; c'est elle seule qui pouvoit retenir ce bras désespéré... j'abandonnai ma patrie, je vins au fond du nord chercher en vain le repos que tu m'as ravi pour toujours... un ami fidèle, le seul que j'aie conservé en France, me donne tous les ans des nouvelles de Cécile, je sais qu'elle existe encore... rends-en grâce au ciel... tant qu'elle vivra, tu n'as rien à redouter de mon ressentiment; mais... eh bien, interrompit enfin M D'Aimeri, satisfaites donc votre rage... votre ami vous abuse... Cécile n'est plus! ... Elle n'est plus! S'écria le chevalier de Murville, Cécile n'est plus, et tu
respires encore! ... À ces mots, éperdu, hors de lui, il s'avança impétueusement vers M D'Aimeri... je m'élançai entre-eux; dans cet instant, le jeune Charles, guidé par son inquiétude, entra précipitamment, et voyant que je retenois le chevalier de Murville: quoi! Lui dit-il, me trompiez-vous? Que signifie ce transport furieux? ... Si mon père en est l'objet, c'est moi qui vous en demande raison... ces paroles rendirent enfin le chevalier de Murville à lui-même, le visage de Charles et le son de sa voix avoient pour lui un charme irrésistible: à la fureur succéda l'attendrissement, ses yeux se remplirent de larmes; et se tournant vers M D'Aimeri: ah, s'écria-t-il, donnez-moi cet enfant, et je pourrai vous pardonner les maux dont vous avez empoisonné ma vie! ... M D'Aimeri, loin de pouvoir lui répondre, ne l'entendoit même pas; plongé dans la plus profonde rêverie, les yeux fixement attachés sur les cheveux de sa malheureuse fille, il n'étoit occupé que de ce triste objet; je m'approchai de lui, et le prenant par le bras: venez, lui dis-je, laissons M DeMurville livré à ses réflexions, il se reprochera sans doute bientôt d'avoir aggravé des peines mille fois plus vives que
les siennes; oui, monsieur, continuai-je, en m'approchant du chevalier de Murville, j'ignorois et votre nom et votre passion pour l'infortunée Cécile, mais je savois que c'est dans les bras de son père qu'elle a rendu le dernier soupir, et que ce père malheureux, inconsolable de sa perte, accablé de regrets, de douleur, ne supportoit la vie que pour ce jeune homme... le neveu de Cécile, et l'unique fils que le ciel lui ait laissé... quoi, reprit le chevalier de Murville, son fils est mort! ... Et il regrette Cécile! ... Ah, s'il est malheureux, je suis maintenant le seul coupable! ... Va, s'écria M D'Aimeri, cesse de te reprocher un emportement qui n'est à mes yeux que l'effet du courroux céleste qui me poursuit... s'il est vrai qu'un vif ressentiment puisse durer toujours dans un coeur généreux, vous ne devez jamais me pardonner, et moi je dois tout excuser de vous. À ces mots, M D'Aimeri s'appuya sur le bras de Charles, je le soutins de l'autre côté, et nous sortîmes tous les trois. Vous concevrez facilement la cruelle et profonde impression que produisit cette scène sur MD'Aimeri; je le ramenai à * dans un état digne de pitié; je passai la soirée avec lui; il me conta, devant le chevalier
de Valmont, toute son histoire, et la termina par cette exhortation qu'il adressa à son petit-fils: "tu seras père un jour, lui dit-il, garde-toi d'oser choisir parmi tes enfans un objet de prédilection; défends-toi d'un mouvement de préférence, qui, devenant bientôt un sentiment exclusif, te plongeroit dans un funeste aveuglement sur les défauts et les vices de cet enfant chéri, et te rendroit injuste et barbare envers les autres." Le lendemain matin je retournai seul chez le chevalier de Murville, que je trouvai dans le plus grand abattement, et se reprochant vivement son emportement de la veille; je portai ses regrets au comble, en l'instruisant de tout ce que m'avoit dit M D'Aimeri; il fondit en larmes au récit de la scène qui se passa chez la jeune fermière où Cécile reçut l'impression fatale qui lui coûta la vie, et vous jugez de ce qu'il dût éprouver pendant le détail de sa maladie et de sa mort. Après avoir répondu à toutes ses questions, je lui en fis à mon tour: il me dit qu'il avoit changé de nom et qu'il s'étoit expatrié, afin que Cécile n'entendît plus parler de lui, et afin de ne jamais rencontrer M D'Aimeri; qu'il avoit conservé une correspondance
en France avec une seule personne, mais qu'en même-temps il l'avoit priée de ne jamais lui prononcer le nom de M D'Aimeri; que le temps et la raison, en calmant les transports de son désespoir, n'avoient pu détruire sa passion, et que Cécile vivroit toujours au fond de son coeur. Qu'enfin le desir de justifier les bontés et la confiance d'un grand prince, avoient fait naître dans son âme quelques mouvemens d'ambition, mais qu'il n'avoit trouvé de véritables consolations que dans la retraite, l'étude et le plaisir de faire du bien.Avant de nous séparer, il écrivit à M D'Aimeri la lettre d'excuses la plus touchante, et me pria de la lui remettre. M D'Aimeri la reçut avec sensibilité; le soir même nous apprîmes que le chevalier de Murville avoit envoyé chercher un médecin, et qu'il étoit sérieusement malade; il est beaucoup mieux aujourd'hui: quand il sera parfaitement rétabli et en état de nous recevoir, je menerai chez lui mon jeune prince, qui ne connoît ni sa maison, ni son jardin; et M D'Aimeri m'a demandé d'y conduire en même-temps le chevalier deValmont; ainsi je me flatte que toute animosité de part et d'autre sera totalement détruite avant le départ de M D'Aimeri,
qui, sachant que je vous rends compte de tous ces détails, me charge de vous dire qu'il vous écrira par le prochain courier, et vous enverra tous les mois, suivant sa promesse, une copie de son journal. Je ne puis finir cette lettre sans vous parler encore du chevalier de Valmont: je n'ai jamais vu de jeune homme de son âge, plus formé, plus instruit, et en même-temps plus simple et plus intéressant; il me parle sans cesse de vous et de votre aimable famille, et il assure qu'il n'existe point d'enfant dans le monde qu'on puisse comparer à la charmante petite Adèle: le jeune prince a pris pour lui la plus vive amitié, et je profiterai de cette liaison que j'approuve, pour établir entr'eux, par la suite, une correspondance suivie qui contribuera sûrement beaucoup à former mon élève.
La vicomtesse à la baronne. Je suis triste, mécontente, ma chère amie; depuis quelques jours, des tracasseries, des chagrins domestiques m'ont vivement occupée, et je vais soulager mon coeur en vous les détaillant. M De Valcé jusqu'ici s'étoit conduit de manière à me satisfaire sur tous les points; il paroissoit aimer sa femme, mais en même-temps il lui laissoit une entière liberté, et jamais personne n'a semblé plus éloigné que lui de toute jalousie, et plus ennemi de toute contrainte. Lundi dernier, ma fille devoit aller à un bal paré;Madame De Valcé, sa belle-mère, est venue la prendre; Flore étoit dans son lit, elle a prétexté une migraine; la partie de bal n'a point eu lieu. Informée de ce caprice, j'ai passé dans son appartement; avant d'entrer, j'ai entendu de grands éclats de rire qui m'ont un peu rassurée sur l'état de la malade; je suis entrée, je l'ai trouvée tête à tête avec la comtesse de Germeuil, cette amie dont je vous ai parlé; en me voyant elles ont pris l'une et
l'autre un air composé, et il y a eu entre-nous un moment de silence causé par leur embarras: enfin, j'ai fait des questions; ma fille m'a répondu qu'elle se portoit à merveille, qu'elle étoit au désespoir de ne point aller au bal, et que c'étoit une fantaisie de M De Valcé, qui l'avoit obligée à ce sacrifice: j'ai demandé pourquoi. Eh, mon dieu! M'a-t-elle dit en riant, ne connoissez-vous pas son humeur bizarre, et ignorez-vous son extravagante jalousie? ... Je l'ai cachée autant que je l'ai pu, a-t-elle continué d'un air plus sérieux, mais les scènes deviennent si ridicules et si multipliées, qu'il n'est plus possible de n'en pas convenir. Pendant ce discours, j'étois restée debout, immobile de surprise. Quoi, dis-je enfin,M De Valcé est jaloux, et vous l'avouez avec cette légèreté! C'est ainsi que vous parlez du plus grand malheur que puisse éprouver une femme honnête et sensible! Pourquoi, reprit Flore, s'affliger d'une folie? Je l'excuse, je la plains, je cède aux caprices qu'elle inspire, mais je ne croyois pas qu'il fût de mon devoir de m'en désespérer. Cette réponse, qui vouloit donner un tour ridicule à ce que je venois de dire, m'a choquée, j'ai pris un ton sévère: alors Flore a mis en usage tant de grâce et de douceur
pour m'appaiser, qu'elle y a réussi. Elle m'a conté que son mari devoit aller au bal avant qu'elle en fut priée, et que depuis il avoit témoigné beaucoup d'humeur, et avoit déclaré qu'il n'iroit point; que toute cette journée il l'avoit traitée de la manière la plus dure, ce que Madame De Germeuil affirma comme en ayant été témoin, en ajoutant beaucoup d'autres circonstances dont le détail seroit trop long. J'ai fait là-dessus les réflexions, et donné les leçons que je croyois nécessaires, et j'ai été me coucher. Le lendemain matin, j'ai fait venir M De Valcé, et je lui ai parlé de sa jalousie; il s'est mis à rire: c'est la folie de Madame De Valcé, m'a-t-il dit, de vouloir absolument que je sois jaloux; en vérité, je n'y comprends rien, elle m'en fait chaque jour des reproches, elle le persuade à ses amis, et m'en paroît elle-même convaincue; mais je vous proteste que rien n'est plus faux: je fais ce que je peux pour lui ôter cette idée; elle a liberté entière de recevoir toutes les personnes qui lui plaisent; je ne l'observe ni ne la suis jamais, et je n'ai d'humeur que lorsqu'elle s'obstine à m'accuser d'un tort que je n'ai dans aucun moment de ma vie. Cependant, ai-je repris, elle n'a point été
hier au bal, dans la crainte de vous déplaire, et c'est un grand sacrifice pour elle. Oui, m'a-t-il répondu; et si j'étois jaloux comme elle le prétend, je n'en serois pas plus tranquille, car elle a passé la nuit au bal de l'opéra, où j'étois masqué, et où le hasard me l'a fait rencontrer et reconnoître. Mais, ajouta M De Valcé, en voyant, à ces mots, l'étonnement peint sur mon visage, je ne la désapprouve nullement; elle est jeune, elle a trouvé plus amusant d'aller au bal de l'opéra avec son amie, que de suivre à un bal paré ma mère qui l'ennuie; cela me paroît tout simple: et vous ne devez pas être plus sévère que moi. Mettez-vous un moment à ma place, ma chère amie, et représentez-vous, s'il se peut, la douleur que dut me causer cette explication qui me prouvoit la sincérité et l'indulgence de M De Valcé, et qui me découvroit dans la conduite de sa femme un tissu de fausseté, d'artifices et d'intrigues. Au désespoir, et furieuse, j'ai été la trouver, et nous avons eu ensemble la scène la plus vive et la plus violente; elle a beaucoup pleuré, m'a protesté que lorsqu'elle m'avoit vue le soir, elle ne songeoit point au bal de l'opéra; que cette idée étoit venue depuis à Madame De Germeuil,
qui l'avoit persécutée pour y aller, et qu'enfin elle avoit eu la foiblesse de céder à ses instances; elle m'a toujours soutenu que son mari étoit jaloux, et que la vanité seule l'empêchoit d'en convenir, en lui inspirant la crainte de se donner un ridicule. J'ai tracé à ma fille un plan de conduite qu'elle m'a promis de suivre avec exactitude; ensuite elle m'a fait des protestations si touchantes de tendresse et de confiance, elle est convenue de ses torts avec tant d'ingénuité et de regrets, que, soit justice, soit peut-être foiblesse, elle a fini par me calmer; mais j'ai remarqué avec chagrin qu'elle avoit peine à se défendre d'une humeur qui perçoit, malgré elle, contre son mari: cependant, depuis deux jours, elle paroît être entièrement dissipée, et la bonne intelligence est rétablie entr'eux. Ce qui me fâche, c'est que cette histoire a fait du bruit, qu'on la conte d'une manière fort infidelle, et toute au désavantage de M De Valcé, qu'on prétend injuste, jaloux et tyrannique. On croit ma fille fort malheureuse, on la plaint, on s'attendrit sur son sort, et je ne puis me dissimuler que ces idées fausses, répandues dans le monde, viennent directement d'elle et de sa société. Tout cela, ma
chère amie, m'afflige au dernier point; je me flatte encore que ma fille s'abuse elle-même, et qu'elle connoît mal son mari, ce qui cependant paroît incroyable, avec l'esprit qu'elle a; mais si elle n'étoit pas de bonne foi, si c'étoit une comédie, afin de se rendre intéressante, et pour se fournir un prétexte en apparence légitime de cesser d'aimer celui qu'elle a choisi de préférence à tous... cette idée m'accable, elle est affreuse, et remplit mon âme d'amertume: elle supposeroit une combinaison, un sang-froid, un artifice dont une jeune personne de dix-neuf ans ne peut-être capable. Adieu, ma chère amie; j'ai grand besoin de vos réflexions, de votre sagesse, de votre amitié; conseillez-moi, éclairez-moi, voilà ce que j'attends de vous seule. Adieu; répondez-moi le plus promptement qu'il vous sera possible.
La baronne à Madame D'Ostalis. Je me flatte, ma chère fille, que vous recevrez cette lettre avec plaisir, puisqu'elle vous annoncera que votre mère aura enfin le bonheur de vous embrasser dans quelques jours. Je pars vendredi prochain; et malgré toute votre tendresse pour moi, souffrez que je vous dise qu'il n'est pas possible que vous puissiez vous former une juste idée de l'excès de joie que j'éprouverai en vous revoyant. Non, mon enfant, nul sentiment humain ne peut se comparer aux sentimens d'une mère tendre. Si la nature ne vous a pas fait naître ma fille, n'êtes-vous pas l'enfant de mon choix? Et croyez-vous que je puisse jamais aimer davantage ceux que le hasard m'a donnés? Enfin, je vais donc recevoir le prix du courage et de la raison qui m'ont fait résister pendant si long-temps aux instances que vous me renouvelliez tous les trois mois de vous permettre de venir en Languedoc. Il étoit trop nécessaire aux intérêts de votre mari et à votre bonheur, pour la suite de votre vie
que vous restassiez à Paris, pour que je cédasse au desir passionné que j'avois de vous voir: c'est ainsi, ma chère fille, qu'il faut aimer. Enfin, je puis vous dire à présent que, depuis un an sur-tout, je brûlois de retourner à Paris, et qu'il m'a fallu bien de la force pour consentir de bonne grâce à rester ici six mois de plus que les quatre ans convenus; mais MD'Almane a pensé, avec beaucoup de raison, qu'il falloit ne quitter la campagne qu'au mois d'août, temps des vendanges et d'un grand amusement pour mes enfans, afin de leur donner un sujet de plus de regretter la vie simple et champêtre, et le séjour où ils doivent être élevés. Adieu, ma chère fille; voilà, depuis notre séparation, le premier adieu que je vous dis sans peine; vous me trouverez sans doute, comme le prétend la vicomtesse, bien vieillie et bien brûlée de notre beau soleil de Languedoc, pour lequel elle a tant d'aversion: pour vous, mon enfant, je suis bien sûre que quatre ans et demi n'auront fait qu'ajouter aux charmes de cette figure si noble et si intéressante que j'aime tant. Adieu, ma chère enfant; mon coeur palpite en songeant que dans quinze jours je serai dans vos bras.
La baronne à Madame De Valmont. De Paris.
Je suis arrivée, madame, hier à midi; je trouvai sur le grand chemin, à vingt-cinq lieues de Paris, Madame D'Ostalis et Madame De Limours; ainsi, vous croirez facilement que, malgré ma lassitude et mon aversion pour la voiture, les vingt-cinq lieues qui me restoient à faire m'ont paru bien courtes. En arrivant à Paris et en entrant dans ma maison,Madame D'Ostalis m'a conduite dans un petit cabinet que j'aimois particulièrement: j'ai vu avec surprise qu'il étoit orné d'une manière toute différente; j'ai voulu vous prouver, me dit Madame D'Ostalis, que je n'ai pas été oisive en votre absence; tout cela est mon ouvrage; j'ai brodé ce meuble, j'ai dessiné ces paysages, et j'ai peint ces fleurs, ces fruits, ces oiseaux et ces miniatures. Cette attention si charmante a d'autant plus de prix, que Madame D'Ostalis cultive encore beaucoup d'autres talens, qu'elle s'occupe infiniment de ses enfans, et remplit, avec
la plus scrupuleuse exactitude, tous les devoirs de sa place. Mais on n'a pas d'idée de tout ce qu'on peut faire quand on a le goût de l'occupation, et qu'on ne perd jamais un moment. Au reste, elle est belle comme le jour; son âme est aussi paisible que pure; elle ne veille point, n'intrigue point; elle ne prend ni thé, ni café à la crême; ainsi, elle conservera long-temps sa brillante santé, sa beauté et sa fraîcheur. Adèle et Théodore ont déjà regretté le Languedoc; ils ont été se promener aujourd'hui au palais royal, et m'ont fait de grandes plaintes de la poussière et de la foule; ils me trouvent aussi bien malheureuse de n'avoir à Paris qu'un petit jardin dont on fait le tour en dix minutes: MissBridget les entretiendra parfaitement dans ces dégoûts; car le chagrin de manger seule dans sa chambre, lui rend le séjour de Paris extrêmement désagréable.
M D'Almane vient de recevoir une lettre de M D'Aimeri, qui lui mande qu'il compte rester en * jusqu'au mois de novembre, qu'alors il ira en Russie, et viendra au mois de juin àParis; il y passera trois mois, et delà conduira Charles à sa garnison. Adieu, madame; donnez-moi de
vos nouvelles: vous devez juger, par mon empressement à vous écrire, du prix infini que j'attacherai à votre exactitude. Billet de la vicomtesse à la baronne. Ah! Ma chère amie, si vous pouvez disposer d'un moment, venez me voir... venez... je suis affligée... bien cruellement affligée... l'aventure du jardin n'est que trop vraie... elle se perd! ... Venez, de grâce, il faut absolument que je vous parle.
Billet de la marquise de Valcé à la comtesse de Germeuil. Notre promenade nocturne n'est plus un secret... et vous imaginez le train, les cris, les sermons qu'il faudra essuyer... je ne puis sortir; mais allez sur le champ conter notre désastre à Madame De Gerville; dites-lui bien qu'on veut donner le tour le plus noir à ce qui n'est au fond qu'une étourderie... elle intriguera pour nous... adieu... car je crains une surprise.
La baronne à Madame D'Ostalis. Je ne sais, ma chère enfant, si l'on parle, à Fontainebleau, de l'aventure de Madame De Valcé; la voici dans l'exacte vérité. Lundi dernier, 20 octobre, Madame De Valcé dit à sa mère qu'elle iroit souper au palais royal; en effet, le soir elle sortit à neuf heures et demie, avec la comtesse de Germeuil qui la vint prendre, et elle ne rentra qu'à trois heures et demie après minuit. Le lendemain elle dit à sa mère qu'elle avoit soupé en effet au palais royal; qu'à minuit on avoit entendu, du sallon, une musique charmante; que Madame De Germeuil l'ayant persécutée pour l'engager à descendre un moment dans le jardin, elle y avoit consenti, et qu'au bout d'un quart-d'heure, elle avoit reconduit Madame De Germeuil chez elle, s'y étoit déshabillée pour y prendre du thé tête-à-tête avec elle, et qu'enfin elle s'y étoit oubliée jusqu'à trois heures. Le soir, le chevalier d'Herbain avertit Madame De Limours qu'on prétendoit avoir vu
sa fille et Madame De Germeuil, se promener avec M De Créni et M De L, depuis une heure jusqu'à trois. Madame De Limours n'en voulut rien croire; mais le lendemain, un des gens qui avoient suivis Madame De Valcé, vivement pressé par Madame De Limours, lui avoua que sa maîtresse étoit sortie à onze heures du palais royal, avoit été se déshabiller chez Madame De Germeuil, étoit ensuite revenue au palais royal, et avoit passé trois heures dans le jardin. Toute cette intrigue a été sue dans le monde par M De B, amoureux de Madame De Valcé depuis six mois; il soupoit aussi au palais royal, et prétend avoir entendu Madame De Valcé donner rendez-vous à M De Créni. M De B est descendu dans le jardin avec deux de ses amis; et là, ils ont vu M De Créni et M De L attendre une demi-heure, rejoindre ensuite Madame De Valcé et Madame De Germeuil, et se promener avec elles le temps que je vous ai dit.
M De B, pour se venger de la coquetterie de Madame De Valcé, et des fausses espérances qu'elle lui a données, a été lui-même assez malhonnête pour divulguer toute cette histoire, et
malheureusement avec des circonstances qui ne permettent pas d'en douter. Madame De Valcé a supporté les reproches de sa mère, et voit sa douleur avec un sang-froid et une indifférence qui m'ôtent tout espoir de la ramener de ses égaremens. Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que son père lui donne presque raison, et traite tout cecid'enfantillages ; il a même eu, à ce sujet, une scène très-vive avec Madame De Limours. Malheureuse mère! ... Que je la plains... elle est désabusée, elle connoît enfin sa fille, elle voit qu'il n'y a pas de ressources, elle est véritablement au désespoir... l'on vous parlera sans doute de cette cruelle aventure; évitez autant qu'il vous sera possible ce triste sujet d'entretien, puisque vous ne pourriez défendre Mme De Valcé qu'en trahissant la vérité. Ah! Conservez, ma chère fille, cette sincérité parfaite, cette horreur du mensonge, qui vous rendent si estimable, et qui donnent tant de poids à votre témoignage! ... Songez d'ailleurs que les mensonges officieux (quoiqu'excusables, puisqu'ils sont produits par un bon coeur,) nuisent toujours à la réputation de celui qui les emploie, et qu'en même-temps, ils nous ôtent la possibilité de servir véritablement nos amis, quand
nous pourrions les défendre sans blesser la vérité. Adieu, chere enfant; revenez le plus promptement que vous pourrez.
Je r'ouvre ma lettre pour vous dire que j'apprends dans l'instant que M De Créni et M De B se sont battus ce matin; le dernier se porte à merveille, et le premier en est quitte pour une égratignure à la main. Au reste, si le résultat du combat n'est pas tragique, les détails en sont superbes, et les témoins en racontent les plus belles choses du monde... générosité, présence d'esprit, délicatesse, de tout enfin, excepté des coups d'épée donnés et du sang répandu. En un mot, les deux rivaux, charmés de leur bravoure mutuelle, se sont embrassés, raccommodés; et ce qui me paroît encore plus sûr que le rapport des témoins, c'est que voilà cette pauvre Madame De Valcé plus affichée que jamais. Billet de Madame De Valcé à M De Créni. Ne songez plus à venir chez moi, cela est impossible; mais puisque Madame De Gerville a envoyé savoir de vos nouvelles, saisissez ce prétexte, allez la voir, liez-vous avec elle et avec ma belle-mère, à quelque prix que ce puisse être;
c'est le seul moyen qui nous reste, pour nous voir aussi souvent qu'autrefois. Louez Madame De Gerville sur ses agrémens, son air de jeunesse, et parlez-lui de Versailles; jouez au quinze avec ma belle-mère, et tout ira bien. Je ne vous parle point de mon sentiment , vous ne le connoissez que trop; que du moins le vôtre me dédommage de tout ce que j'ai sacrifié pour vous convaincre de sa vérité.
Madame De Valcé à Madame De Germeuil. Réellement, ma chère amie, vous n'avez pas le sens commun: vous êtes, dites-vous, au désespoir; vous ne vous consolerez jamais d'unégarement qui n'est excusé par rien: l'illusion est détruite, etc, etc... enfin tous les grands mots! ... Quelles expressions, quel style romanesque! Et tout cela pour dire que vous avez un amant, et que vous n'éprouvez pas pour lui ces sentimens exagérés ou chimériques qui n'existent que dans l'imagination! Vous le préférez, vous l'aimez mieux qu'un autre: eh bien, voilà l'amour, non pas tel que nous l'admirions jadis dans Cléveland ou dans Zaïde, mais tel qu'il est véritablement. Eh! Comptez-vous pour rien le charme d'être aimée, d'être obéie, de commander? ... Vous serez toujours malheureuse, parce que vous avez une excessive délicatesse, et une tête froide; c'est ce qu'il y a de pis: l'on n'est jamais contente, et l'on n'a pas la ressource de pouvoir s'abuser. Pour moi, je possède assez l'art heureux de monter ma
tête à mon gré, du moins pour quelque temps; et lorsqu'une illusion se dissipe, j'en répare la perte par une autre: c'est ainsi qu'on me voit tour-à-tour indifférente, sensible, coquette, passionnée, et jamais fausse, car je me pénètre de mon rôle; mon imagination s'échauffe, je crois agir naturellement; voilà tout mon artifice: vous conviendrez qu'il est excusable, puisqu'avant d'abuser les autres, je commence par me tromper moi-même.
Je pense bien, comme vous, que si l'on pouvoit lire dans l'avenir, on n'auroit jamais d'amant, si l'on savoit que ce trouble, ces émotions si vives qu'on éprouve avant l'aveu fatal , sont les plus grands charmes de l'amour, et que l'instant où l'on s'égare, détruit sans retour un si doux enchantement. J'étois mille fois plus heureuse il y a six mois, que je ne le suis à présent, remords et préjugés à part. Un moment d'entretien, un mot dit à la dérobée, un regard, une rencontre dans la rue ou à l'opéra, tout cela m'enchantoit; l'habitude et la certitude d'être aimée m'ont infiniment blâsée sur ces petits détails; mon imagination n'a plus rien à faire, elle est oisive et froide; je reste avec mon coeur, et je vous avouerai naïvement
que la vanité l'occupe beaucoup plus que l'amour. La vanité! ... Oui, c'est elle seule qui règle la destinée d'une femme. Sans une petite rivalité, causée par la jalousie la plus frivole, je n'aurois point d'amant, ou j'aurois fait peut-être un autre choix. Une cosaque décida de mon sort; Madame De * dansa mieux que moi, mais on me trouva plus jolie qu'elle; cette nuit célèbre nous rendit ennemies: vous savez comme je me suis vengée depuis: elle pleure l'amant que je lui ai enlevé, et moi je regrette la tranquillité que j'ai perdue: voyez un peu l'influence d'une cosaque sur la destinée de trois personnes! Mais, puisque la vanité nous égare, du moins qu'elle serve à nous consoler; ne cherchons point à lire dans l'avenir, il est trop incertain pour être effrayant. Plaire, réussir, être à la mode, s'amuser, voilà ce qui doit étouffer de vains remords et de tristes préjugés. Vous me demandez des conseils, ma chère amie, et je vous donne celui de renoncer à la folie de prétendre cacher un secret qui n'en peut être un, lorsqu'on est répandu dans le grand monde: l'afficher seroit indécent; mais en convenir avec quelques personnes sûres, est un des plus grands moyens de s'attacher des amis et de
se rendre intéressante. Vous me paroissez regretter amèrement ce que vous appelez votre ancienne réputation ; on vous citoit, dites-vous, pour n'avoir jamais eu d'amant, cela est vrai: si vous aviez trente ans, je trouverois ce regret assez simple; mais enfin l'on ne vous accordoit point une réputation parfaitement établie, et l'on disoit seulement: elle n'a point encore d'amant . D'ailleurs, on peut vous citer à présent pour n'en avoir eu qu'un; cette gloire-là n'est pas si brillante que l'autre, cependant elle est aussi rare; et au fond, je n'en suis pas surprise, car un premier amant, c'est presque un mari: communément on est si jeune quand on le prend, que c'est moins un choix du coeur qu'un engagement formé par la vanité et l'étourderie; et le moyen que cela dure? ... Adieu; revenez donc de la campagne, j'ai besoin de vous voir et de causer avec vous. Votre lettre, vos complaintes, vos délicatesses, tout cela me trouble malgré moi, et me donne de l'humeur. Justement je soupe ce soir avec une femme qui aime son mari, qui n'a jamais eu d'amant, qui est belle, et qui a plus de trente ans; vous savez bien de qui je veux parler: en vérité, dans la disposition où je suis, sa présence me déplaira plus que jamais.
À propos de femmes à grande réputation, je dois vous dire que j'ai fort à me louer de Madame D'Ostalis; elle m'a défendue dans le monde avec une extrême chaleur, comme vous savez: depuis, elle a réussi à me raccommoder entièrement avec ma mère, et tout-à-l'heure elle a encore eu plusieurs procédés très-honnêtes pour moi; je vous ferai ce détail quand je vous verrai. En vérité, je me reproche beaucoup à présent toute l'aversion que j'ai eue pour elle. Adieu; revenez promptement, vous m'êtes plus nécessaire que jamais; je vous attends lundi à souper.
La baronne à Madame De Valmont. Vous desiriez savoir, madame, l'impression que produiroit sur Adèle un bal d'après-midi, et je puis à présent satisfaire votre curiosité. Je l'ai menée hier au bal avec son frère pour la première fois; vous savez que je lui ai donné un maître à danser en arrivant ici, et six mois de leçons l'ont mise en état d'aller au bal, et d'y danser comme toutes les jeunes personnes de son âge, d'autant plus facilement qu'elle a sur elles l'avantage de courir et de sauter à merveille, ce qui la rend infiniment plus légère. Adèle, prévenue par la petite comédie de la colombe , n'avoit qu'une médiocre envie d'aller au bal, et la toque , la coëffure haute, la considération, et l'habit garni de fleurs, lui parurent en effet un attirail fort incommode pour danser. Quand elle fut habillée, je la menai dans un sallon, où nous trouvâmes Madame D'Ostalis et quelques personnes qui
avoient dîné chez moi. Chacun loua son habit, mais sans dire un mot de sa figure, et Madame D'Ostalis prenant la parole: Adèle est, dit-elle, ce qu'on appelle très-bien mise ; mais ne trouvez-vous pas que le lévite blanc qu'elle porte tous les jours, lui sied mille fois mieux que toute cette parure? Tout le monde fut de cet avis, et convint qu'une élégante simplicité est toujours ce qui a le plus de grâce. Cette dissertation rendit Adèle encore plus mécontente de son habillement; elle ajouta que les fils d'archal de ses guirlandes de fleurs lui écorchoient les bras, qu'elle ne pouvoit se remuer avec son panier, et que sa coëffure lui donnoit un mal de tête affreux: au milieu de toutes ces complaintes, cinq heures sonnèrent, et nous partîmes. En traversant l'anti-chambre, Brunel nous arrêta un moment, parce qu'il s'approcha pour voir Adèle dans sa parure; mais à peine eut-il jeté les yeux sur elle, qu'il se tourna en éclatant de rire. Adèle un peu déconcertée, lui demanda raison de cette incartade. Excusez-moi, mademoiselle, reprit Brunel, mais, c'est que ce rouge et tout cet équipage-là donnent à mademoiselle une si drôle de figure... à ces mots, les rires de Brunel recommencèrent; alors nous
continuâmes notre chemin, assez attristées par l'impertinente gaîté de Brunel, et nous montâmes en voiture en fort mauvaise disposition pour aller au bal. Quand nous fûmes arrivées dans la salle, à peine Adèle étoit posée sur sa banquette, qu'elle me pria de lui ôter une petite fourmi qui couroit sur sa joue; vous devez souffrir cela, dis-je en riant, sans quoi vous barbouillerez tout votre rouge, et vous serez hideuse. Adèle murmura fort contre le rouge; et un moment après, ne pouvant résister à la démangeaison, elle passa sa main sur son visage deux ou trois fois, se dessina plusieurs raies sur la joue, et se couvrit de rouge et les yeux et le nez; je l'engageai à se retourner vers une glace, elle s'y regarda, et ne s'y vit pas avec satisfaction: cependant, prenant son parti d'assez bonne grâce, je ne crois pas, me dit-elle, qu'en cet état j'aie ici beaucoup de succès, et qu'aucun danseur veuille se charger d'une semblable figure. Eh bien, repris-je, si vous ne dansez pas, nous pourrons causer. Par exemple, dites-moi ce que vous pensez de cette petite demoiselle qui danse-là avec Théodore?-Ah, il y a déjà long-temps que je la remarque.-Eh bien, comment la trouvez-vous?
-Mais elle a l'air d'une folle; regardez donc, maman, dans les repos de la contredanse, comme elle s'agite, avec quel air familier elle parle à tous ces jeunes gens, quelles mines elle fait! ... Réellement c'est une girouette que sa tête... ah, elle danse à présent... mon dieu, comme elle saute et comme elle tourne, cela est fort drôle, mais cela est fort laid; n'est-ce pas, maman?-Oui, elle a la prétention d'être excessivement leste, et elle ignore apparemment qu'il faut, avant tout, qu'une jeune personne ait l'air noble et modeste: d'ailleurs, on peut danser très-légèrement, et sûrement avec beaucoup plus de grâce, sans faire toutes ces contorsions et tous ces sauts ridicules...-mais, maman, je m'apperçois que ce genre de danse est très-à-la mode; tenez, voyez-vous ces deux jeunes personnes, l'une en couleur de rose, et l'autre en blanc... c'est la même chose...-Oui, en effet, c'est le goût dominant, et cela est fort simple; tout ce qui est bien est toujours rare, le nombre des gens raisonnables et de bon goût est très-borné, et c'est ce qui fait aussi que chaque personne de cette petite classe est si admirée; car si la vertu, l'esprit, les talens et les grâces étoient des avantages très-communs, une personne honnête
et aimable trouveroit sûrement dans la société infiniment plus d'agrément et de bonheur; mais confondue dans la foule, elle ne pourroit s'y distinguer, et n'auroit que bien peu de moyens d'y acquérir de la gloire, et de s'y faire admirer.-Oui, j'entends cela, maman, tout ce qui est bien est toujours rare: et voilà pourquoi il y a un si grand nombre de coquettes, de personnes oisives, paresseuses, ignorantes, étourdies, et de petites demoiselles qui ont des airs évaporés, et qui font tant de pirouettes et de bonds pour se donner l'air leste.Il faut pourtant être bien bête pour aller se placer dans cette foule-là, au lieu de choisir la petite classe qui est si charmante,... où l'on sera distinguée, admirée! ... Adèle en étoit-là de son discours, lorsqu'enfin un jeune homme vint la prier à danser; elle quittoit une conversation qui l'amusoit, elle savoit qu'elle étoit mise à son désavantage: d'ailleurs, n'ayant jamais été parée, elle étoit fort gênée et par sa coëffure et par son habit, de manière qu'elle dansa mal, et vit bien qu'on la critiquoit et qu'on ne la trouvoit point du tout jolie; aussi revint-elle sur sa banquette, avec le ferme projet de ne plus danser. De temps en temps, on passoit devant
nous de grandes corbeilles remplies de rafraîchissemens et de tartelettes, qui tentoient beaucoup Adèle: accoutumée à ne manger que du pain ou du fruit à son goûter, elle ne touchoit à rien; mais je m'apperçus que les corbeilles lui arrachoient quelques soupirs, et la faisoient tomber dans la rêverie. Adèle, lui dis-je, vous commencez à n'être plus une enfant, vous avez onze ans; ainsi, mangez, si vous avez faim, et de tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit sans excès: au reste, je m'en rapporte entièrement à vous. Adèleprofita de cette permission avec grand plaisir; et moi, toutes les fois que je voyois arriver les corbeilles, je tournois la tête d'un autre côté, je parlois à mes voisins; et croyant que je ne l'observois pas le moins du monde, Adèle mangeoit toutes les tartelettes qu'on lui présentoit. J'allois quitter le bal, lorsque Théodore, fort ému, accourut à ma banquette, et me dit tout bas: "il vient de m'arriver un malheur en jouant tout seul dans un petit cabinet, j'ai cassé une belle glace, et je vous prie, maman, d'en instruire la maîtresse de la maison, afin que personne n'en soit soupçonné injustement."
Vous concevez, madame, le plaisir que me causa cette candeur et cette délicatesse: j'embrassai Théodore, et après avoir fait l'aveu de sa faute à la maîtresse de la maison, je l'emmenai avec sa soeur, et nous partîmes. Adèle étoit triste et silencieuse, je lui en demandai la raison; elle me répondit qu'elle avoit un peu mal à la tête: c'est, repris-je, parce que vous avez une indigestion.-Moi, maman?-Oui, vous avez mangé dix tartelettes, six meringues, et pris deux tasses de glaces à la crême, ainsi il n'est pas étonnant que vous soyez malade.-Je ne croyois pas avoir autant mangé.-Ni que je vous eusse si bien observée. Ceci doit vous apprendre deux choses: premièrement, que la sobriété est une vertu aussi utile qu'elle est estimable; et secondement, que rien ne peut me distraire de vous, et que même, en ne paroissant pas vous regarder, je vous vois parfaitement. D'ailleurs,Adèle, quand on a de la générosité, on n'abuse jamais de la confiance que les autres nous témoignent...-Oh, maman! Je sens mon tort, je le réparerai.-Je l'espère; mais faut-il, mon enfant, que vous ayez toujours besoin d'une fâcheuse expérience pour vous persuader de ce que vous pourriez
apprendre parfaitement, si vous ajoutiez plus de foi à mes discours? ...-Ah, maman, je crois tout ce que vous dites...-pourquoi donc ne me le prouvez-vous pas dans l'occasion? Par exemple (sans parler des tartelettes), pour votre habit de bal, je vous avois conseillé d'en préférer un bien simple: ma petite comédie de la colombe avoit paru vous inspirer même de l'aversion pour une parure si recherchée, et cependant, quand vous avez vu, chez Mademoiselle Hubert, un habit garni de fleurs, vous avez desiré d'en avoir un semblable; vous voyez le succès qu'il vous a procuré, ainsi que l'énorme quantité de rouge que vous avez mise...-oh, c'en est fait, je n'aurai jamais d'habit garni de fleurs, et je ne mettrai jamais de rouge.-Ne soyez extrême en rien, il faut suivre les modes, mais toujours avec modération: je desire seulement que vous ayez assez bon goût pour préférer en général une noble simplicité, à la fois modeste, élégante et commode, à la vaine affectation d'une parure éclatante et surchargée d'ornemens. Comme j'achevois ces mots, la voiture s'arrêta; la pauvre Adèle ne pouvant se soutenir, descendit avec beaucoup de peine: arrivée dans sa chambre, elle se trouva
mal, vomit prodigieusement, et n'éprouva pas même la consolation d'inspirer la plus légère compassion à tout ce qui l'entouroit: au contraire, elle entendoit chacun s'étonner qu'elle eût eu si peu de sobriété, et témoigner un extrême dégoût pour l'espèce de mal qui la faisoit souffrir; et enfin, ne prononcer le mot indigestion qu'avec un grand air de mépris, excepté moi cependant, car je me taisois, et seule je soignois Adèle avec l'air de l'intérêt et de la pitié; aussi me témoignoit-elle une reconnoissance, une tendresse et un repentir qui me touchoient véritablement, et qui m'assuroient qu'elle n'auroit jamais d'indigestion par sa faute.
Tout ceci m'a fait faire une réflexion qui prouve bien la bonté de notre plan d'éducation; c'est que l'enfant le mieux né ne supportera jamais parfaitement une épreuve absolument nouvelle. Par exemple, vous avez vu Adèle dans une chambre remplie de bonbons et de confitures, et se croyant seule, sans être tentée d'y toucher, parce qu'elle avoit donné sa parole de n'en point manger; vous avez vu aussi combien il a fallu de punitions et d'épreuves pour l'amener à ce point de probité, elle y est parvenue; mais comme
jusqu'ici elle n'avoit été sobre que par obéissance et par un sentiment d'honneur, aussi-tôt qu'elle a été livrée à elle-même à cet égard, elle a oublié tous les éloges qu'elle a entendu faire de la tempérance, et elle a mangé avec excès. Mais si l'on oublie facilement des discours, on se souvient éternellement des faits, sur-tout lorsqu'ils ont été accompagnés de circonstances fâcheuses: il est donc nécessaire, il est donc indispensable d'instruire les enfans sur tous les points, non par des raisonnemens, mais par l'expérience même: je n'exclus assurément pas le raisonnement, mais il faut toujours, je le répète, que l'expérience en démontre la solidité.
Pour revenir à Adèle, elle avoit encore mal à la tête ce matin, et elle étoit très-fatiguée: Madame D'Ostalis l'a beaucoup sermonée; enfin, a-t-elle ajouté, vous me trouvez de belles dents et de la fraîcheur, Madame De Germeuil ne vous paroît pas jolie, parce qu'elle n'a plus ces avantages, elle est cependant plus jeune que moi de deux ans...-mais jamais elle n'a eu votre teint et vos dents? ...-Pardonnez-moi, quand elle s'est mariée, elle étoit d'une fraîcheur parfaite; mais elle est gourmande, elle mange beaucoup de tartelettes , elle a souvent des indigestions, et
vous voyez comme elle est couperosée. Adèle a paru très-frappée de ce discours, et deux jours entiers d'une diette bien austère donneront encore plus de profondeur aux réflexions qu'elle pourra faire sur ce sujet. Adieu, madame; vous voyez avec quelle exactitude je vous obéis, et il faut en effet que je compte bien sur votre bonté particulière, et même sur votre prévention pour Adèle, pour oser me livrer avec tant de confiance au plaisir de vous parler d'elle.
La baronne à Madame D'Ostalis. Je conçois bien, ma chère fille, que vous ayez eu un peu d'humeur d'être obligée de rester deux jours de plus à Versailles, uniquement pour des affaires fort ennuyeuses; mais votre mari est absent, et vous devez sur-tout alors vous occuper de ses intérêts: d'ailleurs, souvenez-vous de cet excellent conseil de Madame DeLambert. "Pendant que vous êtes jeune, formez votre réputation, augmentez votre crédit, arrangez vos affaires; dans un autre âge, vous aurez plus de peine. Dans la jeunesse, tout vous aide, tout s'offre à vous, les jeunes personnes dominent sans y penser; dans un âge plus avancé, vous n'êtes secourue de rien, vous n'avez plus en vous ce charme séduisant qui se répand sur tout, vous n'avez plus pour vous que la raison et la vérité, qui ordinairement ne gouvernent pas le monde."
J'ai passé hier une délicieuse soirée chez Madame De Limours; l'ambassadeur de que je ne connoissois pas, y est arrivé, et, presque en entrant, a demandé si vous étiez revenue de Versailles; alors vous êtes devenue le sujet de la conversation générale; chacun a vanté avec enthousiasme votre conduite, vos talens, votre figure, votre douceur, et cette gaité franche et naturelle qui vous sied si bien et vous rend si aimable. Ô, qu'il est doux pour le coeur, et satisfaisant pour l'amour-propre, d'entendre louer sa fille, son ouvrage, celle qui vous doit ses principes, ses vertus, ses agrémens et sa réputation! Et l'on n'est pas obligé de dissimuler cette espèce d'orgueil; au contraire, on peut l'avouer, et même se glorifier ouvertement d'en être susceptible. De tous les éloges qu'on vous a donnés, il n'en est point qui m'ayent autant flattée que ceux de l'ambassadeur de parce qu'il ne me connoissoit pas, et ne pouvoit soupçonner l'intérêt extrême que je prenois à cette conversation.
Oui, ma chère fille, je vois arriver avec un grand plaisir le moment de retourner en Languedoc. Que pourrois-je regretter à Paris, puisque pour cette fois je vous emmène avec moi? ... Je
crois que nous n'irons pas directement à B. Notre projet est d'aller d'abord passer un mois en Bretagne, je vous dirai pourquoi; c'est une longue histoire, et qui sûrement vous intéressera. Adieu, ma chère enfant, je compte sur vous pour samedi.
Madame De Valcé à M De Créni. Vous me demandez une explication, vous voyez bien que je suis mécontente; en vain vous en cherchez le sujet;... puisque vous n'êtes ni assez pénétrant ni assez délicat pour le deviner, je vais donc vous l'apprendre. Vous m'aimez, je n'en doute pas, mais c'est d'une manière qui ne me convient nullement: incapable de feindre, détestant l'art et la contrainte, je n'ai pu déguiser ni cacher le penchant qui m'entraînoit vers vous; personne ne l'ignore; vous devriez du moins, par votre conduite, tâcher de justifier la préférence que vous avez obtenue, mais vous suivez une route absolument opposée. Quand nous sommes seuls, vous ne me parlez que de votre amour, de l'excès de votre passion, ce qui forme un entretien fort peu varié, et qui, au bout d'un an, pourroit conduire à l'ennui la femme la plus sensible: sûre de votre coeur, toutes ces protestations sont inutiles, et leur monotonie m'importune. Le sentiment vous porte à la tristesse; quand vous
me peignez votre bonheur, c'est avec un ton si lamentable, que véritablement à votre air, et aux inflexions de votre voix, on vous croiroit désespéré: de grâce, variez-vous davantage, car je n'y puis plus tenir. Mais en revanche, quand nous sommes dans le monde, vous prenez de petites manières dégagées qui me sont encore plus insupportables; à peine me regardez-vous; alors tout vous occupe, tout paroît vous plaire, excepté moi: dans les conversations générales, selon vous, l'amour n'est qu'une illusion, qu'une folie, vous en parlez avec une légèreté qui doit convaincre que vous n'y croyez pas, et vous appelez cette ridicule affectation, de la discrétion, de la prudence, et moi je la trouve intolérable.On sait que je vous aime, et l'on se persuade, d'après vos discours, que je n'ai cédé qu'à une fantaisie; ainsi, vous m'ôtez la seule excuse que je puisse avoir, celle de partager une passion violente et véritable. Je vous déclare que je ne puis supporter cette opinion; mon coeur et mon orgueil en sont également blessés: je veux qu'à tous les yeux vous ayez l'air de m'aimer, de me préférer à tout; en même-temps, je vous défends à jamais tout ce qui peut porter l'empreinte de l'aisance ou de la
familiarité, et ces petits soins qui n'appartiennent qu'à la galanterie, et dont je dédaigne d'être l'objet. Soyez occupé de moi, respectueux et réservé, voilà votre rôle en public; tête-à-tête, soyez, si vous pouvez, léger, inconséquent, et sur-tout un peu plus gai; vous ne m'alarmerez point, et vous m'en conviendrez beaucoup mieux. Adieu: je vous fais connoître mes sentimens et mon caractère; d'après cela, vous voyez qu'il faut suivre exactement le plan que je vous trace, si vous voulez me conserver.
La baronne à Madame De Valmont. Il est vrai, madame, que nous sommes décidés à aller en Bretagne avant de retourner en Languedoc; et ce qui nous y détermine, est le desir de voir deux personnes aussi intéressantes qu'extraordinaires, M et Madame De Lagaraye; voici leur histoire. M le marquis de Lagaraye passoit pour l'homme le plus heureux de la bretagne; chéri d'une femme aimable, considéré dans sa province par son mérite personnel, sa naissance et sa fortune, il rassembloit dans son château toute la bonne compagnie des environs; on y jouoit la comédie, on y donnoit des bals, et chaque jour amenoit une fête nouvelle. Madame De Lagaraye partageoit les goûts de son mari, et
tous les deux croyoient avoir fixé le bonheur, quand tout-à-coup, au milieu d'une fête, la mort subite et extraordinaire de la fille unique de M et de Madame De Lagarayeproduisit dans le coeur du malheureux père une révolution aussi singulière qu'imprévue. Le dégoût du monde, le détachement de ses biens frivoles le conduisirent bientôt à la dévotion la plus sublime, et en même-temps lui inspirèrent un dessein qui n'a peut-être jamais eu d'exemple. M De Lagaraye communique à sa femme et ses idées et ses projets, et rien n'en retarde l'exécution. Ils partent pour Montpellier, ils y passent deux ans; uniquement occupés à s'instruire de tout ce qui peut avoir rapport à la chirurgie, ils font plusieurs cours d'anatomie, de chimie, apprennent à saigner, à panser
des playes; et réunissant, pour ce genre d'étude, toute l'application que peuvent donner de grands motifs et un véritable enthousiasme, ils font l'un et l'autre les plus étonnans progrès. Pendant ce temps, on travaille par leur ordre au château de Lagaraye, qu'on transforme en un vaste hôpital contenant deux corps-de-logis, l'un pour les hommes, et l'autre pour les femmes; et ce séjour, où régnoient jadis les plaisirs, le faste et la mollesse, est devenu le temple le plus auguste de la religion et de l'humanité. Cependant, M etMadame De Lagaraye partent de Montpellier, et arrivent dans leur terre; M De Lagaraye, âgé alors de quarante-cinq ans, se met à la tête de l'hôpital des hommes, et consacre sa vie et sa fortune à servir les pauvres dont sa maison est l'asyle.
Madame De Lagaraye, plus jeune que son mari de dix ans, s'impose les mêmes devoirs dans l'hôpital des femmes; belle et jeune encore, elle quitte avec transport les riches parures de la vanité pour prendre le modeste vêtement d'une humble hospitalière. Cet établissement, cet exemple de toutes les vertus, au-dessus peut-être de tout ce qu'on a jamais vu de digne d'être admiré, subsiste encore et dure depuis dix ans. Voilà, madame,
ce que nous voulons voir. Adèle et Théodore doivent faire leur première communion dans six mois, et je ne puis les y préparer mieux qu'en leur faisant faire le voyage deLagaraye. Il est si doux d'admirer de près la vertu! L'hommage qu'on lui rend est un premier pas vers elle. Madame D'Ostalis part avec nous pour la Bretagne, et viendra même en Languedoc passer trois mois: ainsi, je ne laisserai à Paris que Madame De Limours, que j'y puisse regretter. Vous me demandez quelques détails sur l'aimable enfant qui doit être un jour ma belle-fille (si son coeur n'y met point d'obstacle); elle est en effet charmante par sa figure et son caractère; Théodore la trouve bien douce et bien jolie , et Adèlel'aime passionnément. Constance n'aura pas autant de talens qu'Adèle, mais elle est raisonnable, sensible, égale et obligeante. Madame De Limours l'élève bien et ne lui a donné que d'excellens principes: cependant, cette enfant a un excès de sensibilité et une disposition à la mélancolie, qui, par la suite, si l'on n'y prend garde, pourroient faire son malheur.Adieu, madame; nous partons demain pour Lagaraye, nous y resterons trois semaines, ensuite nous reviendrons
passer quelques jours à Paris: ainsi, dans six semaines à-peu-près, j'aurai le bonheur de vous revoir, et je me flatte que vous ne doutez pas de l'impatience avec laquelle j'attends l'instant qui doit nous réunir.
Le comte de Roseville au baron. Vous n'imaginez pas, mon cher baron, le plaisir que votre lettre m'a causé; ce que vous mande M D'Aimeri, au sujet de mon jeune prince, me flatte véritablement; car les éloges indirects sont les seuls qui puissent faire quelqu'impression. M D'Aimeri s'étonne sur-tout de la facilité avec laquelle il s'exprime, et de l'application qu'il met à tout ce qu'il fait. Vous avez vu comment j'ai su lui apprendre à bien parler; il a pris cette habitude en jouant et en s'amusant. À
l'égard de son activité, il la doit principalement à une petite attention de ma part: quand je suis arrivé ici, il avoit sept ans et demi; je le trouvai indolent, paresseux, ne se divertissant de rien; et remarquant d'ailleurs en lui de la vivacité naturelle et de l'esprit, je compris que ces défauts ne venoient que de quelque vice particulier d'éducation, et je le découvris bientôt. La chambre du prince étoit remplie de tous les joujoux imaginables; et l'enfant, au milieu de ces trésors, ne sachant sur quel objet fixer son choix, voulant jouir du tout, ne jouissoit de rien, et s'accoutumoit à l'inconstance, qui ne peut que fatiguer et ne satisfait jamais: d'ailleurs, cinq ou six personnes subalternes entouroient le jeune prince, et n'avoient d'autre occupation que celle de lui inventer des amusemens, et de lui épargner la peine d'aller chercher le joujou dont il avoit envie, ou de ramasser son volant, sa boule, etc. Aussi le prince étoit-il si bien accoutumé à tous ces soins serviles, que si la chose qu'il tenoit tomboit à terre, il ne faisoit pas le plus léger mouvement pour la ramasser, certain que six personnes alloient se précipiter à la fois pour lui rendre ce service. J'ai banni de chez lui tous ces
esclaves, que j'ai remplacés par un seul enfant de son âge; en même-temps j'ai renvoyé toutes les boutiques de joujoux, et je n'ai gardé que ce qui étoit réellement nécessaire à son amusement. Il a d'abord trouvé cette réforme fort rigoureuse, mais en peu de temps il a perdu sa paresse et son indolence, et il a pris toute l'activité qu'il étoit fait pour avoir.
Nous avons eu ensemble, avant-hier, une scène très-sérieuse. Je suis entré chez lui à huit heures du matin, j'ai renvoyé ses valets-de-chambre, alors je me suis approché de lui, et l'embrassant: vous avez aujourd'hui treize ans, lui ai-je dit, votre éducation n'est pas finie, votre caractère et votre esprit ne sont point encore formés et ne peuvent l'être, mais cependant vous n'êtes plus un enfant; et dans le rang où vous êtes, maintenant toutes vos actions deviennent intéressantes... tenez, monseigneur, continuai-je, voici huit volumes de mon écriture qui contiennent le journal de votre enfance; vous y trouverez quelques réflexions qui ne vous seront pas inutiles, même dans ce moment: recevez ce présent, qui d'ailleurs vous prouvera à quel point je me suis occupé de vous... ah, sûrement il
m'est cher, interrompit le prince, je le relirai avec intérêt, et je le conserverai toute ma vie... mais, poursuivit-il, vous ne ferez donc plus de journal? ... Pardonnez-moi, répondis-je, et je l'écrirai même avec plus de correction et d'attention, car celui-là sera pour la postérité...-Comment!-Monseigneur, je vous le répète, vous n'êtes plus un enfant, le journal de votre vie devient une histoire: ainsi, comme l'historien sera exact et fidèle, prenez garde à vous, et songez enfin que vous ferez mon bonheur toutes les fois que vous me procurerez l'occasion de vous louer.-Mais, ce journal ne sera jamais imprimé?-Il le sera certainement: on sait que je l'écris, et sûrement, après ma mort, ce manuscrit sera rendu public, n'en doutez pas.-Et si j'avois le malheur de faire quelque chose de véritablement blâmable, vous l'écririez? ...-Non, le journal finiroit-là, mais je vous quitterois...-ah, vous le continuerez, je vous le promets; je vous croirai toujours; ainsi, je ne ferai jamais de grandes fautes. À ces mots, nous nous sommes attendris l'un et l'autre, le prince m'a fait promettre que je ne me séparerois jamais de lui, et je sens qu'en effet, s'il répond à mes espérances,
il aura le droit de disposer de ma destinée, et pourra me tenir lieu de tout ce que je lui sacrifie, malgré l'attachement si tendre que je conserve à ma famille, à mes amis et à ma patrie. J'approche, mon cher baron, d'un moment bien critique et bien important, celui où les passions de mon élève vont tout-à-coup se développer, et certainement il en aura de très-vives: il a le plus grand desir de se distinguer, il est actif, appliqué, sensible, reconnoissant; il ne juge jamais en mal légèrement, il lui faut des preuves évidentes pour condamner, mais il se prévient trop facilement en bien: c'est un défaut très-dangereux dans un prince, et dont je ne cherche cependant à corriger le mien qu'avec de grandes précautions, dans la crainte d'altérer la bonté de son coeur. Tout ce qu'il trouve aimable lui paroît parfait; il juge les personnes qui lui sont indifférentes avec un discernement extraordinaire pour son âge, mais il devient aveugle pour celles qui lui plaisent; et dès que son coeur est touché, il n'examine plus rien, ou, pour mieux dire, il perd une partie de sa pénétration naturelle. Comme il a du goût et de la délicatesse, il est plus sensible qu'un autre aux grâces; et des manières nobles et agréables,
une conversation fine et spirituelle, le séduisent aisément. L'abbé Duguet dit avec raison: "les princes ont ordinairement un goût exquis,... etc." Le prince a été élevé avec le jeuneSulback, le fils de son sous-gouverneur, qui, à l'âge de seize ans, annonce déjà toutes les vertus de son père (un des plus honnêtes hommes que je connoisse); mais le prince a pour lui beaucoup plus d'estime que de penchant, parce que ce jeune homme manque de grâces, et n'a rien de brillant, quoiqu'il ait beaucoup d'esprit et de raison. Au contraire, le prince a la plus vive inclination pour le comte de Stralzi, l'unique héritier de la plus grande maison de ce pays-ci, qui a dix-sept ans,
une très-belle figure, un esprit superficiel, mais beaucoup de finesse, de souplesse et de grâces; sa naissance et le rang de son père lui donnent le droit de faire souvent sa cour au prince, dont il est mieux accueilli que je ne le voudrois au fond du coeur, car je crois cette liaison très-dangereuse; cependant je me garde bien de le témoigner, mes remontrances ne détacheroient point le prince, et me rendroient suspect, auprès de lui, d'une prévention injuste, ce qui m'ôteroit la possibilité d'exécuter les desseins que je médite pour lui ouvrir les yeux peu-à-peu. L'arrivée du chevalier De Valmont a produit une très-grande diversion dans les sentimens du prince pour le comte de Stralzi: le chevalier a plus d'agrémens encore, et son esprit, son instruction, sa modestie, suffiroient seuls pour gagner tous les coeurs; s'il devoit se fixer ici, je suis bien sûr que, même sans le vouloir et sans y penser, il supplanteroit facilement le jeune favori; mais malheureusement il part dans un mois. Je n'ai point oublié, mon cher baron, la promesse que je vous ai faite de vous envoyer une description du jardin de M De Murville; je n'y ai point encore mené le chevalier De Valmont, parce
que la maladie de M De Murville a été très-longue, et que, pendant sa convalescence, M D'Aimeri et son petit-fils étoient en Russie. Mais enfin, nous y allons d'aujourd'hui en quinze, et je vous écrirai en revenant de cette promenade. Je vous prierai de communiquer cette lettre à ma soeur, car vous savez combien elle est curieuse de tous les détails qui ont quelque rapport au chevalier De Murville; elle m'a écrit à ce sujet six pages de questions, et voudroit que je lui rendisse compte de tout ce que le chevalier De Murville a fait et pensé depuis l'instant qu'il a été forcé de renoncer à Cécile et à sa patrie. Si vous êtes encore à Paris, dites-lui de grâce qu'il a quitté le nom d'Anglures, et repris celui deMurville; qu'il a quarante ans, qu'il n'a point de cheveux blancs , qu'il est encore beau , qu'il a l'air mélancolique , que sa santé est très-mauvaise , et qu'il n'a jamais rien aimé que Cécile .Entre mille questions que me fait ma soeur, voilà les principales; elle ajoute qu'elle n'aura de repos que lorsque j'y aurai répondu, et que si c'est d'une manière satisfaisante, elle n'aura plus qu'un desir à former, qui sera d'avoir un portrait bien ressemblant de cet homme rare, le héros et le martyr de l'amour et
de la fidélité . Adieu, mon cher baron; songez, lorsque vous serez à Lagaraye, que vous m'avez promis une copie de la relation que vous enverrez à mon beau-frère.
La baronne à la vicomtesse. Oui, ma chère amie, nous sommes arrivés à Lagaraye avant-hier au soir; M D'Almane, Dainville et mon fils ont fait une grande partie du chemin à cheval; aussi le pauvre Théodore étoit-il cruellement fatigué en arrivant. Vous allez être bien étonnée, en apprenant que nous n'avons point encore vu M De Lagaraye; mais tout ce que nous en avons appris a bien augmenté le desir que nous éprouvions de connoître cet homme véritablement incomparable. Comme vous m'avez recommandé de mettre beaucoup d'ordre dans mes récits, et de n'omettre aucune circonstance, je commencerai ma narration de samedi, le jour de notre arrivée. En descendant de voiture, nous fûmes nous établir dans une assez bonne auberge; mais au bout d'une demi-heure, nous vîmes entrer dans notre chambre un vieillard vénérable, de la figure la plus intéressante, qui nous pria instamment d'aller dîner chez lui le lendemain. Nous acceptâmes sa proposition, et le vieillard reprenant la
parole: vous venez voir deux anges, nous dit-il, oui, deux anges que le ciel nous a donnés pour le bonheur de tout le pays... non-seulement ils soignent les malades, mais ils donnent de quoi vivre aux vieillards et aux infirmes; ils font travailler la jeunesse; et tout le monde ici est heureux. Si vous le permettez, continua-t-il, je vous servirai demain de guide, et je suis sûr que tout ce que vous verrez vous fera révérer mille fois davantage un homme que la seule renommée ne peut peindre qu'imparfaitement. Ce n'est qu'en l'approchant, en l'écoutant, en voyant tout ce qu'il a fait, qu'on peut lui accorder le degré d'admiration qu'il mérite. Pendant ce discours, qui portoit au comble notre curiosité, je considérois avec autant d'attention que d'étonnement celui qui nous parloit, et je trouvois sa manière de s'exprimer bien extraordinaire pour un homme dont l'extérieur n'annonçoit qu'un paysan: je ne pus m'empêcher de lui témoigner la surprise extrême qu'il me causoit; il sourit, et me répondit: mon histoire est en effet assez singulière, et si elle peut exciter votre curiosité, je vous la raconterai demain, avec d'autant plus de plaisir, que ce détail sera, pour M et Madame De Lagaraye, un
hommage de ma reconnoissance. Je vis, je suis heureux, et c'est par leurs bienfaits... en achevant ces mots, ses yeux se remplirent de larmes, nous nous regardâmes tous, et un sentiment d'une douceur inexprimable fit aussi couler les nôtres... je demandai au vieillard si nous pourrions voir M De La Lagaraye le lendemain; il nous répondit qu'il étoit allé consoler et secourir les habitans d'une ferme brûlée, à six lieues de Lagaraye, mais que nous le verrions aussi-tôt qu'il seroit de retour.
Le lendemain, nous étions tous levés et habillés au jour naissant; notre bon vieillard vint déjeûner avec nous, ensuite il nous dit: si vous voulez me suivre, je vais à présent vous conduire aux manufactures; vous n'avez entendu parler que des hôpitaux, et vous allez voir que M De Lagaraye a formé des établissemens dans tous les genres. À ces mots, nous nous sommes tous mis en marche, et notre guide nous a d'abord conduits dans la grande rue du village; là, s'arrêtant: vous voyez, nous a-t-il dit, ces maisons simples et champêtres, elles sont remplies d'un peuple immense, la plupart de ces cabanes sont neuves. Les étrangers, les malheureux, attirés et accueillis par
M De Lagaraye, depuis dix ans, viennent en foule habiter ce séjour de paix et de bonheur; tout être infortuné trouve ici une patrie bienfaisante qui lui offre l'honorable ressource du travail, et les moyens d'y subsister ou de pouvoir s'établir ailleurs. On trouve à Lagaraye des gens de tous les pays, c'est le refuge assuré de la misère laborieuse; l'homme oisif ou vicieux y est seul rebuté et traité en étranger. Le ciel, qui bénit cette terre, accorde à ses heureux habitans la santé, la force, l'industrie; et, dans aucun lieu du monde, la population n'est aussi extraordinaire qu'ici. En effet, le coup-d'oeil de cette rue offre le tableau le plus intéressant et le plus agréable; on y rencontre à chaque pas une multitude de petits enfans; toutes les maisons ouvertes laissent voir un intérieur d'une propreté charmante; on y découvre une quantité de femmes de tout âge et de jeunes filles, qui filent en chantant, l'une à côté de son mari, charpentier, chapelier, charron, etc. L'autre auprès de son père, occupé aussi de son métier. Tout enfin y respire la gaieté, et tout y peint l'abondance et le bonheur. En sortant de cette rue, nous entrâmes dans une autre un peu moins grande, nous y vîmes beaucoup
de femmes, mais nous fûmes surpris de n'y pas trouver un seul homme; j'en demandai la raison à notre guide, qui me répondit: la rue d'où vous sortez est celle des artisans; une partie de ses habitans, comme je vous l'ai dit, consiste en étrangers, en ouvriers malheureux, sans pain et sans ressource, qui sont venus s'y établir; les autres habitans sont des élèves des manufactures, qui, au lieu de porter leurs talens ailleurs, ont préféré de se fixer ici: cette rue, composée d'artisans, est la seule qui renferme une classe d'hommes sédentaires; celle où nous sommes, et toutes les autres sont occupées par des ouvriers qui travaillent en bâtimens, aux grands chemins, ou qui cultivent la terre. Le soir, quand leurs travaux sont finis, on les voit tous accourir en foule; ils n'ont point travaillé par corvées, mais pour assurer la subsistance de leurs femmes, de leurs enfans; ils reviennent gaiement, et ne paroissent point fatigués.
Comme le vieillard achevoit de parler, nous apperçûmes un grand bâtiment en briques d'une forme longue et irrégulière, c'étoit les manufactures; nous y entrâmes, on nous conduisit dans une salle basse, où nous vîmes vingt-six jeunes filles
occupées à faire de la dentelle, quatre femmes âgées présidoient à leurs ouvrages. Voyez-vous, me dit le vieillard, ces quatre jeunes personnes au bout de cette petite table, ce sont mes filles; j'ai encore là-haut trois garçons; et tout cela, le charme et l'appui de ma vieillesse, ne vit et ne jouit d'une heureuse existence que par la généreuse compassion deM De Lagaraye. Après ce discours, qui en amena d'autres plus intéressans encore, le vieillard nous mena dans une petite galerie, où nous trouvâmes douze fileuses; de-là, notre guide nous fit monter un escalier qui nous conduisit aux salles des hommes. Vous imaginez bien que nous commençâmes par celle dans laquelle ses enfans sont employés; nous y vîmes vingt-six tisserands, et nous passâmes dans la dernière salle où l'on trouve une manufacture de draps, dans laquelle travaillent quarante ouvriers, sans compter les personnes qui conduisent les ouvrages. À présent, nous dit le vieillard, si vous n'êtes pas fatigués, je vais vous conduire aux plantations; nous y consentîmes, il nous fit traverser le village, et lorsque nous fûmes en pleine campagne, notre guide s'arrêtant: voyez, dit-il, vis-à-vis de vous cette longue et belle avenue de jeunes arbres,
ces champs fertiles, ces prairies, ces riches moissons: eh bien, cette terre, autrefois inculte et abandonnée, n'offroit aux regards que de vastes marais dont les vapeurs malfaisantes répandoient aux environs les maladies et la mort. Admirez cette heureuse métamorphose, et reconnoissez-en l'auteur, toujours M De Lagaraye; on ne peut faire un pas ici qui ne retrace et ne prouve sa bienfaisance. Nous lui devons tout, jusqu'à l'air pur et sain que nous respirons. Pour de tels travaux, vous devez concevoir ce qu'il a fallu employer de bras; il a formé des agriculteurs en les payant bien, en les exerçant sans relâche; et la terre rendue féconde, en augmentant ses richesses, lui donne la possibilité d'entretenir et d'étendre ces ouvrages immenses. Pendant que le bon vieillard nous parloit, je contemplois avec attendrissement cette terre heureuse et vivante, et je me disois: la volonté d'un seul homme peut faire naître tant de biens, peut produire tant de choses utiles! Est-il possible qu'un tel modèle soit si rare! Ah, si la vûe du mal est dangereuse, si ses exemples sont contagieux, que ceux de la vertu sont touchans et persuasifs! Le vice a beau prendre, pour se montrer, la forme la plus séduisante, il
a toujours quelque côté qui le décèle et qui répugne à celui même qu'il entraîne, tandis que les charmes attachés à la vertu sont sans mêlange et purs comme elle.
Mais revenons à Lagaraye. Après nous être promenés jusqu'à midi, il fallut rentrer; nous dînâmes chez le vieillard qui, suivant sa promesse, nous conta ses aventures; et cette histoire me parut si touchante et si singulière, que je revins sur le champ dans ma maison, afin de l'écrire au moment même où j'en étois profondément affectée. Je remis Adèledans les mains de Madame D'Ostalis et de Miss Bridget, et je passai le reste de la journée à écrire l'énorme cahier que je vous envoie. Ce matin on nous annonce que nous ne verrons point encore M De Lagaraye aujourd'hui, parce qu'il ne reviendra que ce soir; ainsi, nous ne jouirons que demain d'un bonheur si vivement desiré, et c'est M D'Almanequi s'est chargé d'écrire au vicomte le détail de cette intéressante entrevûe: au reste, nous avons tous la tête tournée de tout ce que nous avons vu. Adèle et Théodore ont versé bien des larmes pendant la narration du bon vieillard: d'ailleurs, ils ne parlent que de M De Lagaraye, ne pensent qu'à lui; ils ont
véritablement un desir passionné de le voir: enfin, je vois avec délices que leurs jeunes coeurs sont susceptibles d'enthousiasme pour la vertu, et que par conséquent ils retireront de ce voyage tout le fruit que nous en pouvions espérer. Adieu, ma chère amie; ne perdez point l'histoire de notre vieillard, c'est Adèle qui vous prête ce petit manuscrit, car j'ai promis de ne vous l'envoyer que sous la condition que vous me le rendriez pour elle, quand nous repasserons à Paris.
Histoire de saint-André. Le père de notre bon vieillard se nommoit M De Vilmore, homme d'une basse extraction, mais qui fit une fortune singulière et rapide, et dont vous devez vous ressouvenir d'avoir beaucoup entendu parler dans notre jeunesse à votre beau-père, qui étoit né dans la même province. M De Vilmore eut plusieurs enfans, et notre vieillard, appelé Saint-André, fut le dernier de tous. M De Vilmore, voulant marier ses filles à la cour, pour s'illustrer par de grandes alliances, et desirant procurer à son fils aîné un état et un sort brillant, sacrifia le jeune S André à ces projets ambitieux. Il le fit élever loin de lui, dans une pension obscure, où son éducation fut entièrement négligée; mais ses dispositions et son esprit naturel le firent surpasser l'attente de ses maîtres. Il atteignoit sa seizième année, et on lui déclara qu'il n'avoit d'autre parti à prendre que celui de l'église. Une tête vive, des passions ardentes, les richesses de ses parens, tout lui donnoit pour cet état un dégoût insurmontable. Il demande à voir son père, à lui parler, dans
l'espoir de le faire changer de dessein; M De Vilmore, ignorant encore ses projets, voulut bien lui accorder cette grâce; ainsi, exilé depuis l'âge de cinq ans, il revit son père et sa famille à seize pour la première fois. Il arriva dans la maison paternelle au moment où l'on marioit sa soeur au marquis de C; il vit son frère et ses soeurs, au sein du faste et de l'opulence, le traiter en étranger, et son père même ne lui témoigner que de l'indifférence et du dédain. Il sentit alors à quels malheurs un tel accueil devoit le préparer; cependant il parla, et ce fut avec autant de fermeté que de respect. Que la médiocrité, dit-il, soit mon partage, je saurai m'en contenter, mais n'attentez point à ma liberté, et ne me forcez point à prendre un état pour lequel mon aversion est invincible. M De Vilmore, furieux de sa résistance, l'accabla des traitemens les plus durs: votre obstination, lui dit-il, vous perdra; par bonté, je veux bien vous laisser encore le temps de la réflexion; je vais vous envoyer en Flandre chez une de vos tantes, vous y passerez six mois; si, au bout de ce temps, vous n'êtes pas résigné à mes volontés, j'employerai les moyens les plus violens pour vous faire rentrer
dans votre devoir. Le malheureux S André partit pour Lille, accablé, désespéré, mais ferme dans ses résolutions. Une figure intéressante, un caractère aimable, des manières douces et nobles, le firent bientôt rechercher dans son exil, et les charmes de la société lui en adoucirent les rigueurs: facile et sans expérience, il se laissa entraîner par tous ceux qui l'accueillirent. Il y avoit alors à Lille le régiment de * on y jouoit très-gros jeu, on savoit que M De Vilmore étoit d'une richesse immense; on engagea son fils dans des parties dangereuses; il commença, comme il arrive presque toujours, par gagner; et ce qui est plus inévitable encore, il finit par perdre; l'espoir de recouvrer son argent l'emporta plus avant: enfin, il perdit sur sa parole vingt-quatre mille francs. Réduit au désespoir, il écrivit à son père, dans les termes les plus touchans, l'aveu de sa faute; pour toute réponse, on le fit arrêter, et on l'enferma au château de Saumur. Il se soumit à cette punition avec une douceur qu'on ne devoit pas attendre d'un caractère naturellement violent; sachant que toutes ses dettes étoient payées, sa reconnoissance lui fit supporter patiemment d'abord un traitement qu'il n'imaginoit pas
devoir durer long-temps: cependant, contre son attente, on le retint prisonnier deux ans entiers; cette sévérité barbare l'aigrit, le révolta, et lui fit perdre une partie des sentimens modérés qu'il avoit conservés jusqu'alors: enfin, les portes de sa prison s'ouvrirent, et voici l'arrêt qui lui fut prononcé: il faut donner votre parole d'honneur d'entrer dans l'état ecclésiastique, ou bien vous décider à passer aux Indes en qualité de volontaire . Mon choix est fait, reprit S André; heureux de pouvoir abandonner une patrie étrangère pour moi, puisque je n'y ai ni père, ni parens, ni amis. Cette réponse décida de son sort, il fut envoyé à Brest, et deux jours après il s'embarqua. C'est ainsi qu'un père dénaturé envoyoit au-delà des mers un jeune homme de dix-huit ans, de la plus grande espérance, sans secours, sans argent, sans grade, sans état, et peut-être avec l'espoir qu'entouré de périls, de dangers, accablé de misère et de douleur, il y termineroit sa vie infortunée.
Cependant, sa jeunesse lui fit supporter des fatigues excessives, et son courage le rendit supérieur à sa fortune. Il se distingua, parvint à des emplois moins subalternes, et bientôt fut tiré de la misère et de l'oubli. Ces premiers succès
en amenèrent d'autres plus avantageux encore; s'étant fait de la réputation et des amis, on l'associa à des entreprises de commerce, qui, dans un pays, fertile alors en ressources, lui assurèrent en moins de cinq ans un sort indépendant et heureux. Content d'une fortune médiocre, mais honnête, revêtu d'un grade honorable, il commença à tourner ses regards vers sa patrie; jeune encore, il ne fut pas insensible au vain desir d'étaler aux yeux de sa famille le fruit rapide de ses travaux, se promettant cependant de revenir dans lesIndes, mais d'y retourner conduit par l'ambition et la gloire, et non par la nécessité. Son père, instruit de son bonheur, depuis deux ans daignoit enfin le reconnoître pour son fils; il lui écrivoit et paroissoit entièrement revenu de ses préventions. S André se décide, il s'embarque avec sa fortune entière, qui consistoit en papiers; une trêve, conclue pour un an, lui promettoit pour son voyage une sûreté qui ne lui permit pas de le différer: cette imprudence fut la source de toutes ses infortunes. À peine est-il en mer, que la trêve est rompue, son vaisseau est attaqué, pris par les anglois, et il est conduit à Lanceston, province méridionale d'Angleterre.
Il perd à la fois sa liberté, sa fortune; et tous ses projets se trouvent anéantis. Il écrit à son père; pour comble de maux, il n'en reçoit qu'une lettre remplie de reproches. Au bout de six mois, on lui rend la liberté, il touche enfin aux côtes de France, il en revoit les rives fatales, et il arrive à Brest à-peu-près dans le même état où il étoit lorsqu'il en partit six ans auparavant. Sans ressources, sans argent, dénué de tout, il se ressouvint d'un homme nommé Bertrand, chirurgien, chez lequel il avoit logé jadis, et dont il avoit reçu plusieurs marques d'attachement; il fut trouver cet honnête homme, qui lui offrit sa maison, sa bourse et tous les services qui dépendoient de lui. S André ne rougit point d'accepter les bienfaits de l'amitié; il écrivit à son père: n'ayant jamais touché sa légitime, l'ayant même oubliée dans des temps plus heureux, il se vit alors forcé de la demander. M De Vilmorelui répondit qu'il ne lui donneroit d'argent qu'à condition qu'il se rembarqueroit et retourneroit aux Indes sans délai, sur un vaisseau prêt à partir, et qui devoit mettre à la voile sous peu de jours. Cette dureté inconcevable acheva d'aliéner un coeur aigri déjà depuis si long-temps;
le ressentiment, le désespoir, abbatirent son courage, il tomba dangereusement malade, et fut bientôt réduit à la dernière extrêmité. Bertrand ne le quitta plus, il passoit auprès de lui les nuits entières, et lui prodiguoit tous les soins généreux de la plus vive amitié. Bertrand avoit une fille âgée de dix-huit ans. Cette jeune personne, croyant ne suivre que le simple mouvement d'une juste compassion, attachée au chevet du malheureux S André, partageoit avec son père l'emploi de garde. Bertrand lui contoit les aventures de cet infortuné, ses succès dans l'Inde, dont plusieurs témoins existoient à Brest; il vantoit sa constance, son courage, ses agrémens, et l'un et l'autre pleuroient sur un sort si funeste et si peu mérité. S André, depuis le commencement de sa maladie, agité d'un transport furieux, ne pouvoit jouir de ces soins touchans; avant ce temps, accablé des plus mortels chagrins, toujours renfermé dans sa chambre, à peine avoit-il vu ou remarqué Blanche: c'étoit le nom de la fille de Bertrand. Cependant cette jeune personne étoit distinguée et célèbre dans Brest, malgré l'obscurité de son état, par une éducation au-dessus de sa naissance, par un maintien rempli de douceur et
de modestie, et sur-tout par une figure charmante. Une nuit qu'on désesperoit de la vie de S André, Blanche, tristement assise dans la ruelle de son lit, considéroit avec plus d'attendrissement qu'à l'ordinaire ce malheureux objet de tant d'inquiétudes et de peines. La pâleur de la mort sembloit couvrir ses traits, la jeunesse s'y peignoit encore, et les rendoit plus touchans; ses yeux fermés paroissoient l'être pour toujours, une de ses mains étoit étendue sur le lit... Blanche, emportée par un mouvement surnaturel, laissa tomber sur cette main une des siennes, et la trouvant immobile et glacée, elle le crut mort. Ô ciel! S'écria-t-elle, c'en est donc fait, infortuné jeune homme! ... L'effroi, la pitié, un sentiment plus vif encore, l'empêchèrent d'en dire davantage, et elle tomba sur le bord du lit sans connoissance et sans mouvement. Dans cet instant, S André revient de sa léthargie, il ouvre les yeux, et le premier objet qui le frappe, c'est Blanche évanouie près de lui, c'est la jeunesse et la beauté environnée des ombres de la mort... il fait un cri perçant, on arrive, Blanche est secourue; cette scène singulière est expliquée, et S André ne revient à la vie que pour ouvrir son âme aux
mouvemens de la reconnoissance la plus passionnée. C'est ainsi qu'au milieu des horreurs de l'agonie, sur les bords de la tombe, l'amour unit à jamais deux coeurs infortunés; c'est ainsi qu'il sut s'y graver sous une forme si terrible et si touchante, et que ces traits profonds y laissèrent une empreinte éternellement durable. S André, bientôt convalescent, se livra tout entier à l'impression dangereuse d'un sentiment qu'il éprouvoit pour la première fois; il obtint facilement l'aveu nécessaire à son bonheur; Blanche s'étoit trahie même avant d'être aimée, et l'amour heureux et tranquille confirma, par les transports de sa joie, ce que son désespoir avoit déjà fait éclater. Bertrand lui-même, séduit, entraîné par la pitié, la tendresse, et peut-être par l'ambition, après une foible résistance, consentit aux instances réunies de S André et de sa fille. Il approuva le projet d'une union secrète; et SAndré, six mois après sa maladie, âgé de vingt-cinq ans, épousa Blanche, et se vit au comble de ses voeux. Ne voulant, n'attendant rien de son père, il résolut de cacher son mariage, et se décida à saisir la première occasion favorable de repasser aux Indes, suivi de son beau-père et de
sa femme... il fit des démarches, et à l'aide de sa réputation et de ses amis, il entrevit la possibilité d'être incessamment employé d'une manière avantageuse. Dans ces entrefaites,Blanche devint grosse; il en pressa plus vivement ses sollicitations, dans l'espoir de partir et de l'emmener avant qu'elle fût accouchée; mais ses affaires traînant en longueur, il connut enfin qu'il ne pouvoit éviter l'éclat fatal qui bientôt alloit rendre son secret public. Déjà ce n'étoit plus un mystère dans la ville, et S André prit le parti d'en instruire lui-même son père. Voici la lettre qu'il lui écrivit. Monsieur, "vous rappellerez-vous le nom et l'existence d'un malheureux, oublié depuis si long-temps? Je dois croire que vous avez renoncé pour jamais aux droits que la nature vous donnoit sur mon sort; je sais quelles furent mes premières erreurs; si ma jeunesse alors ne put les rendre excusables à vos yeux, j'ai dû quelquefois me flatter depuis, que six ans d'exil, passés dans des travaux utiles, et, j'ose dire, glorieux, pourroient en faire perdre le souvenir: cependant,
cruellement abandonné dans mes derniers malheurs, je n'ai trouvé que dans un étranger, la compassion, les secours et la tendresse d'un père. Sans renoncer à celui qui me rejetoit, j'ai cru pouvoir adopter celui que sa bienfaisance et sa vertu rendent digne d'un titre si sacré. Obscur, pauvre, sans naissance et sans fortune, mais honnête et sensible, voilà le père que j'ai choisi. En acceptant ses bienfaits, en entrant dans sa famille, en épousant sa fille, je suis devenu son fils, et le bonheur qu'il m'a procuré surpasse, s'il est possible, tous les maux que j'ai soufferts. Je respecte les distinctions établies dans la société; si je fusse né d'un sang qu'une telle alliance eût déshonoré, j'aurois eu le courage de sacrifier et ma passion et la félicité de ma vie, à la gloire de ma famille. Mais, grâce au ciel, cet obstacle n'existoit point, la naissance de ma femme est égale à la mienne, nos fortunes sont à-peu-près semblables. Son père est pauvre... voilà l'unique différence de son sort et du mien; ainsi, nulle raison n'a pu ni n'a dû m'arrêter. Engagé par un lien que l'honneur et l'amour me rendent également cher et sacré, je vous supplie de
croire qu'en vain l'ambition, l'autorité, et les loix mêmes, s'armeroient ensemble pour le briser. Je vais dans les Indes recommencer une nouvelle carrière; je vous conjure de ne point troubler ma destinée par des éclats qui ne pourroient la changer, je ne demande rien que la paix et que l'oubli profond d'une patrie que j'abandonne peut-être pour jamais; c'est l'unique grâce que j'ose implorer, je dois l'espérer, et je l'attends de votre justice.
J'ai l'honneur d'être, etc." Cette lettre produisit sur M De Vilmore les effets les plus terribles; elle choquoit trop sa vanité, pour ne pas enflammer vivement sa colère. Cette comparaison de la famille de Bertrand à la sienne, lui parut le comble de l'outrage; il obtint à la fois deux lettres de cachet: on arrache S André des bras de sa femme éperdue; on le précipite, chargé de fers, dans un cachot; et Blanche, malgré sa jeunesse et son état, subit un sort semblable. Ce fut-là que l'infortunée mit au jour le fruit malheureux d'un amour si déplorable; on voulut l'arracher de ses bras, mais sa résistance, ses gémissemens et ses
larmes touchèrent des coeurs sensibles à la pitié pour la première fois; on lui laissa son enfant, et Blanche, pour lui conserver la vie, prit soin de la sienne. Cependant S André, au comble du désespoir, égaré, furieux, invoquoit la vengeance, demandoit Blanche ou la mort; trois mois s'écoulèrent dans cette situation affreuse; enfin, on vient lui dire qu'un homme demande à lui parler de la part de son père... mon père! S'écrie-t-il, je n'en ai plus... dans cet instant, il voit paroître un homme qu'il reconnoît pour l'intendant de M DeVilmore: ah, lui dit S André, le barbare qui vous envoie exaucera-t-il enfin mes voeux! Venez-vous m'apporter la mort? Voilà le seul bienfait que je puisse attendre de lui... calmez-vous, monsieur, reprit l'intendant, calmez-vous, je viens vous annoncer un destin où vous n'osiez prétendre; tandis que vous accusiez la fortune, elle travailloit pour vous; votre frère est mort, et vous devenez l'héritier naturel d'un père qui vous tend les bras, et qui peut encore pardonner. Que dites-vous, interrompit S André, mon frère ne vit plus! Le ciel est juste, il ravit à mon persécuteur l'objet que son orgueil lui rendoit si cher; et moi, victime immolée à sa
cruelle ambition, je n'aurai point en vain appelé la vengeance... écoutez-moi, dit l'intendant, et plutôt méritez par votre repentir les grâces qu'on vous offre. M De Vilmore, artisan de sa fortune, en peut disposer; il a deux filles que sa tendresse pourroit enrichir à vos dépens; mais n'ayant point de petits enfans de son nom, et plaignant vos erreurs et vos infortunes, il vous appelle à la destinée que la mort vient de ravir à votre frère; sa charge et ses biens vous attendent... vous devez concevoir par quelle aveugle soumission il faut acheter de tels bienfaits. Parlez, monsieur, reprit froidement S André; un père qui veut me reconnoître, et qui choisit ma main pour essuyer ses pleurs, est sans doute incapable de m'imposer des conditions déshonorantes; ainsi, parlez, je vous écoute sans le craindre. Il faut, répondit l'intendant, abjurer à jamais une union avilissante autant qu'illégitime, un sort honnête consolera Blanche de votre commun égarement; et pour dissoudre des liens honteux, on n'exige que votre consentement, toutes les autres mesures sont déjà prises, et ce n'est enfin qu'à ce prix que vous pouvez prétendre... c'est assez, interrompit S André; j'ai prévu, dès le commencement de
votre discours, cette odieuse proposition; j'ai eu la patience de vous entendre: écoutez à votre tour ma réponse. On peut me persécuter, m'opprimer, m'arracher ma femme, mon enfant et la vie, toutes ces cruautés sont possibles à la tyrannie armée du pouvoir; mais l'honneur est un bien qu'on ne peut me ravir, je le conserverai pur et sans tache, heureux de tout souffrir pour les objets que j'estime et que j'aime. Voilà ma dernière et irrévocable résolution; la violence, les tourmens, les apprêts de ma mort, rien dans l'univers ne peut la faire changer. L'intendant voulut répliquer; mais S André refusant de l'entendre davantage, il sortit avec le regret et l'humiliation d'avoir cherché vainement à séduire un homme incorruptible. Blanche dans sa prison, éprouve une persécution plus odieuse et plus injuste encore. On la presse de renoncer à ses droits, à son titre d'épouse de S André; on lui propose, à ce prix, un sort avantageux pour elle et pour son enfant; on emploie tour-à-tour les prières et les menaces. Blanche répondit constamment qu'elle attendoit de S André l'exemple qu'elle devoit suivre; qu'elle en espéroit celui du courage et de la fidélité, et qu'en tout elle étoit décidée à
modeler sa conduite sur la sienne. M De Vilmore, désespérant de vaincre une résistance si ferme et si déclarée, se livra à toutes les fureurs que l'orgueil et le ressentiment peuvent inspirer à l'âme la plus dure et la plus implacable: on arrache des bras d'une mère éplorée cet enfant chéri, le seul soutien, la seule consolation de sa vie; on resserre les liens des deux malheureux époux; on rend leur captivité plus affreuse et plus cruelle encore; et pour comble de barbarie, on leur annonce qu'un tel traitement doit être à jamais leur partage.
Quatre ans s'écoulèrent dans cette horrible situation: cependant S André, soutenu par l'amour, se faisoit un devoir de vivre et de souffrir pour lui... à force de soins, d'intrigues et de persévérance, il parvint à séduire un des geoliers commis à sa garde: n'en pouvant obtenir la liberté, il l'engagea du moins à lui procurer des plumes, du papier et de l'encre; alors il traça dans un mémoire détaillé l'histoire intéressante de sa vie; il finissoit par demander pour toute grâce sa liberté, sa femme et son enfant; ne prétendant d'ailleurs ni aux biens de son père, ni même à sa légitime. Ce mémoire avoit pour inscription ces
mots: à ma patrie . Il commençoit ainsi: "j'ai versé mon sang pour elle, je suis un citoyen obscur, mais innocent et persécuté; ma cause est celle de tous les coeurs sensibles et vertueux: chargé de fers, mourant et désespéré dans le fond d'un infâme cachot, père, époux, fils également infortuné, je me jette dans les bras du premier de mes compatriotes qui lira ce mémoire, et je le conjure d'avoir la généreuse compassion de protéger, de défendre un malheureux enchaîné depuis près de cinq ans par la violence et la tyrannie.Puisse une main bienfaisante et vertueuse déposer cet écrit au pied du tribunal auguste, protecteur de l'innocence! Et puissé-je un jour, en embrassant et ma femme et mon fils, oublier à jamais dans leurs bras tous les tourmens que j'ai soufferts! " L'homme gagné par S André, fit secrètement imprimer ce mémoire, et en distribua dans le public plusieurs exemplaires. Un avocat, célèbre par ses talens et sa vertu, touché d'une telle lecture, voulut avoir la gloire de soutenir une cause si singulière et si intéressante. Malgré le crédit et les oppositions de M De Vilmore, bientôt il fit retentir tous les tribunaux des cris
du malheureux S André. Il s'informa du sort de Bertrand; il apprit que le chagrin avoit terminé sa vie depuis six mois; il se fit remettre entre les mains le jeune enfant de S André; et enfin, il obtint sa liberté et celle de sa femme. Alors il se rendit à la prison de Blanche; elle ignoroit tous ces détails; et au comble du désespoir, elle n'attendoit que de la mort la fin des peines cruelles qui déchiroient son coeur. Le généreux avocat, conduit par l'humanité, pénètre dans le séjour ténébreux où la jeunesse, la beauté et la vertu gémissante, offrirent à ses regards le spectacle le plus touchant: il tenoit le fils de S André dans ses bras; il entre à la lueur d'une lampe lugubre; il voit, dans le plus affreux cachot, Blanchecouchée sur de la paille, les cheveux épars, couverte de lambeaux déchirés, le visage inondé de pleurs, et levant au ciel ses mains chargées de chaînes; il s'arrête et contemple avec une pitié mêlée d'admiration, ses charmes, sa jeunesse et les horreurs qui l'environnent. Blanche, croyant entendre son geolier, soulève sa tête appesantie, et demande d'une voix foible et mourante ce qu'on lui veut. Je viens, s'écrie l'avocat, rendre hommage à la vertu malheureuse, et terminer ses peines. En achevant ces mots, il se
prosterne aux pieds de Blanche, et lui présente son enfant; Blanche le reconnoît, lui tend les bras en s'écriant: ah! S'il m'est rendu, je pourrai supporter la vie... elle veut l'embrasser; mais la joie, le saisissement, achevant d'épuiser ses forces, elle tombe évanouie dans les bras de son libérateur. Qui pourroit exprimer la surprise, le ravissement, les transports de cette âme sensible et passionnée, lorsqu'en reprenant l'usage de ses sens, elle apprit qu'elle alloit revoir son époux, et que, recouvrant la liberté l'un et l'autre, la bienfaisance d'un inconnu, d'un étranger, les réunissoit pour jamais. Venez, lui dit l'avocat, quittez cette demeure affreuse qui n'a que trop long-temps retenti des gémissemens de l'innocence; venez, que je dépose entre les bras d'un père et d'un époux deux objets si chers et si touchans; mais continua-t-il, vous ne pouvez sortir en cet indigne état; j'ai tout prévu, vous trouverez dans ce paquet tout ce qui peut vous être nécessaire; habillez-vous pendant que j'irai chez le concierge pour lui montrer mon ordre, et dans un quart d'heure je reviendrai vous chercher. À ces mots, il sort sans attendre de réponse: cependant Blanche ouvre le paquet, elle y trouve du linge et un
habillement complet, dans lequel rien n'étoit oublié; elle mouille de ses larmes ces gages précieux d'une bonté si délicate et si attentive; et son âme r'ouverte au bonheur, s'enivre avec délices des charmes de la reconnoissance. L'avocat revient; aussi heureux, aussi ému que Blanche, il lui présente une main tremblante; et l'aidant à porter son fils, il l'arrache avec transport de ce lieu d'amertume et d'horreur; une voiture les attendoit, et bientôt les conduit à la prison de S André. On les introduit; Blanche serrant son fils dans ses bras, court se précipiter dans ceux de son époux; ils éprouvèrent dans cet instant tout ce que l'amour et la joie peuvent inspirer de transports à deux coeurs passionnés qui passent subitement de l'excès du désespoir, au comble du bonheur... l'avocat, debout vis-à-vis d'eux, contemploit avec ravissement un spectacle si doux: il se disoit, voilà mon ouvrage; et sans doute il n'étoit pas le moins heureux des trois. Tout-à-coup Blanche s'arrache des bras de S André, et vient tomber aux pieds de son généreux libérateur. Voilà, dit-elle, l'ange tutélaire, le dieu bienfaisant, qui te rend ta femme, ton fils et la liberté... elle ne peut poursuivre, ses
sanglots lui coupent la parole. S André s'élance et se prosterne à genoux à côté de Blanche: ah! S'écria-t-il, mon coeur, depuis cinq ans envenimé par la haine, abjure en cet instant et la colère et la vengeance, la reconnoissance et l'amour vont désormais l'occuper tout entier; oui, j'oublie mes infortunes et mes persécuteurs, je renonce au tourment de haïr, et je consacre à jamais tous les sentimens de mon âme aux chers objets qui me sont rendus, et au plus généreux de tous les hommes. Depuis cette scène touchante, le reste de la vie de S André n'offre plus qu'un long enchaînement de malheurs, dont je ne détaillerai que les faits les plus intéressans. L'avocat, son bienfaiteur, le reçoit chez lui, l'établit avec sa femme dans une maison de campagne: là, S André vécut paisible l'espace de deux ans; occupé de l'agriculture, ses soins et son industrie doublèrent presque les revenus de la terre, et lui procurèrent le plaisir de pouvoir être utile à son généreux ami. Il fit plusieurs tentatives pour rentrer dans le service; mais toujours traversé par la haine active et constante de M De Vilmore, il n'y put réussir: il eut le malheur de perdre son fils, et peu de
temps après, son bienfaiteur, son unique et seul appui. Accablé de douleur, il s'éloigna de Paris avec sa femme, et porta sa misère et ses chagrins au fond d'une province reculée, résolu d'y vivre, inconnu, du travail de ses mains: ce fut en Auvergne qu'il fixa sa destinée malheureuse; ses talens pour l'agriculture, son courage et celui de sa femme, leur procurèrent les moyens de subsister; ils se mirent l'un et l'autre au service d'un riche fermier; S André cultivoit la terre, tandis que Blanche, employée aux travaux de la maison, surmontoit, pour ces emplois grossiers, et son dégoût et sa délicatesse. Six ans s'écoulèrent de la sorte, S André eut plusieurs enfans, il leur donna une éducation conforme à leur état, et s'accoutuma lui-même à ce genre de vie laborieux, mais tranquille: enfin, il parvint à se rendre possesseur d'un petit champ, qui pouvoit suffire, en le cultivant, à la subsistance de sa famille; il s'y retira, et pendant dix ans il y goûta tous les charmes de la paix et du bonheur. Content de sa fortune, il oublia, dans les bras de sa femme et de ses enfans, le sort si différent pour lequel il sembloit né. Un événement inattendu vint détruire l'ouvrage du temps et de la raison, et le replonger dans un
abîme affreux de peines et de malheurs. M De Vilmore, attaqué depuis un an d'une maladie lente, mais mortelle, sentit quelques remords de sa conduite dénaturée envers son fils: sur le bord du tombeau, sa conscience troublée lui fait envisager avec horreur l'instant redoutable d'une destruction prochaine; la religion, si consolante lorsqu'on a bien vécu, ne peut qu'ajouter encore à la terreur secrète qui l'accable; en vain il veut s'affranchir du remords déchirant qui le poursuit, il touche au terme où l'homme le plus pervers n'a plus la pernicieuse faculté de pouvoir s'abuser lui-même; la vérité, si terrible aux coupables, vient malgré lui l'éblouir et le confondre... enfin, il se décide à prendre des informations sur le sort de son fils, il en parle à son intendant; et cet homme, plein de probité et d'intérêt pour le malheureux S André, après beaucoup de recherches inutiles, parvient à découvrir le lieu de sa retraite, et lui écrit cette lettre.
"M De Vilmore se meurt, il vous desire, et son coeur oppressé peut se r'ouvrir encore à la tendresse; n'hésitez pas, volez dans les bras d'un père qui se reproche chaque jour toutes les infortunes dont vous avez gémi; venez, il
en est temps encore; profitez des momens où les vains desirs de l'orgueil et de l'ambition s'anéantissent... il voudroit vous voir, mais n'a pas le courage de vous demander; il est entouré de vos ennemis qui dévorent déjà sa dépouille et la vôtre. Je vous avertis de ses dispositions secrètes; paroissez, conduisez à ses pieds votre famille malheureuse, et vous retrouverez tous vos droits; mais hâtez-vous, tout dépend de votre activité et de votre diligence." S André n'hésite pas, l'intérêt de ses enfans l'emporte sur ses pressentimens et ses réflexions; il vend à VIL prix son petit enclos, et part avec sa famille. En quittant ce lieu chéri, un mouvement confus le force à répandre des larmes, il regrette son humble chaumière, et ne peut s'en arracher qu'avec un sentiment inexprimable de trouble et de douleur. Pour arriver plus promptement, il est obligé d'acheter une voiture, de prendre la poste, et les frais du voyage consumèrent presque entièrement le fruit de seize ans de travaux. Enfin, il découvre les murs de Paris, et bientôt l'hôtel somptueux de son père. À cette vûe, Blanche se jette dans ses bras:
voilà donc, lui dit-elle, le séjour où vous auriez vécu sans moi, et vous pouviez regretter celui que nous quittons! ... Saint-André pleure et l'embrasse, et ce moment qui retraçoit, aux yeux mêmes d'un objet qui savoit si bien en connoître le prix, des sacrifices qu'il n'avoit jamais reprochés, ce moment si touchant et si flatteur, fut peut-être un des plus doux de sa vie. Mais, hélas, quelle accablante nouvelle les attendoit! ... L'officieux intendant de M De Vilmore courut au-devant d'eux, et leur apprit que la veille il avoit instruit son maître de leur prochaine arrivée, mais que cette nouvelle n'avoit pu terminer sur le champ ses incertitudes; qu'il avoit passé une nuit affreuse; que le matin se sentant à l'extrêmité, il avoit enfin demandé un confesseur, et qu'après deux longues conférences, il s'étoit déterminé à faire un autre testament." Tout jusques-là vous étoit favorable, continua l'intendant; le digne curé auquel il a donné sa confiance, lui a parlé avec tant de force sur ses procédés avec vous, que M De Vilmore, pénétré de crainte et d'effroi, n'a plus balancé à envoyer chercher son notaire; mais un instant après, votre courier étant arrivé, et annonçant que vous alliez paroître
dans deux heures, M De Vilmore éprouva un saisissement qui produisit en lui la plus funeste révolution; il a perdu au même moment l'usage de la parole, état d'autant plus terrible pour lui, qu'il a conservé toute sa tête et toute sa connoissance: enfin, continua l'intendant, il sait que vous êtes ici, il témoigne le plus grand desir de vous voir; le médecin dit que votre présence peut opérer encore une nouvelle révolution, et lui rendre la faculté dont il est privé; venez, monsieur, ne perdons plus de temps." À ces mots, S André, suivi de sa famille, vole à l'appartement de son père. M De Vilmore, en le voyant entrer, leva les yeux au ciel, et lui tendit les bras. S André courut se précipiter à genoux devant son lit; MDe Vilmore le regarde avec l'expression la plus pathétique, et le nom de S André échappe de sa bouche; son confesseur accourt: "faites un effort, lui crie-t-il, votre notaire est-là; encore un mot, un seul mot pourroit assurer le sort d'un infortuné que votre silence et votre mort vont condamner pour jamais à la misère la plus affreuse; demandez à Dieu la grâce de pouvoir réparer, dans ce dernier moment qui vous reste, les peines qu'a
souffertes l'innocence... il exaucera cette prière si juste et si touchante... "à ces terribles paroles, M De Vilmore joint les mains, les élève vers le ciel, il ouvre la bouche, paroît vouloir parler; mais ne pouvant articuler que des sons entrecoupés et confus, la douleur, l'effroi, le remords se peignent sur son visage; ses bras se roidissent, la pâleur de la mort couvre son front; le confesseur veut lui donner un crucifix, le malheureux, mourant, égaré par la rage et par le désespoir, jette un affreux regard sur son fils; et considérant d'un air sinistre et farouche le crucifix qu'on lui présente, il le repousse en frémissant, et dans ce moment même la plus effrayante convulsion termine enfin sa vie. Mort terrible, épouvantable, dont la seule image fait frissonner d'horreur; leçon à jamais utile et mémorable, s'il en est, pour les pères capables de haïr et d'abandonner leurs enfans. Il mourut sans avoir fait aucune disposition en faveur de S André; on ne trouva que le testament que sa haine avoit dicté: ainsi, ses irrésolutions et ses remords trop tardifs ne servirent qu'à rendre sa fin plus douloureuse et plus funeste, et ne purent changer le sort de son malheureux fils.
Cependant S André, mille fois plus à plaindre que jamais, connoît, en frémissant, toute l'étendue des maux cruels où ce dernier revers le livre. Il lui restoit encore quelque argent, il loue une chambre dans un fauxbourg éloigné, et s'y retire avec sa famille pour y réfléchir, au moins durant la nuit, au parti qu'il pourra prendre. Ses enfans fatigués du voyage, et trop jeunes encore pour ressentir les tourmens de l'inquiétude, bientôt s'endorment et jouissent paisiblement du plus profond repos. Une triste lampe éclairoit ce sombre réduit;S André, muet, immobile, l'oeil égaré, la démarche incertaine, se promenoit à grands pas, et tous ses mouvemens déceloient la violente agitation de son âme. Blanche, jusqu'alors absorbée dans sa douleur, le regarde, frémit, et courant se jeter à ses pieds: ah, malheureux, lui dit-elle, dans quel abîme vous ai-je entraîné! Sans moi, sans ce fatal amour qui cause aujourd'hui votre ruine, vous seriez heureux, et cette vie déplorable seroit aussi fortunée qu'elle est affreuse et funeste... mais si tu m'aimes encore, ton courage ne t'abandonnera pas; qu'il se ranime à la voix de ta femme, à la vûe de tes enfans... mes enfans, reprit S André, mes enfans... j'ai
pu supporter ta misère et la mienne, mais ces infortunés ont-ils ta raison et ta force? ... Les voir gémir et se plaindre! Non, non, il vaut mieux... à ces mots, il s'arrête, il va tomber sur une chaise à l'autre bout de la chambre. Ô ciel, s'écrie Blanche épouvantée, que me faites-vous entrevoir, et quel affreux dessein! ... Elle n'en peut dire davantage, ses sanglots lui coupent la parole; S André se rapproche d'elle; et d'un air sombre et farouche: crois-moi, Blanche, lui dit-il, sèche tes pleurs, nous avons assez supporté la vie; notre tâche est remplie, un moment peut nous soustraire à tant d'horreurs, et mon courage t'en donnera l'exemple. À ce discours terrible, Blanche ranime et rassemble toutes ses forces; et d'une voix ferme: qui! Moi, s'écria-t-elle, j'outragerois ainsi et le ciel et la nature! J'abandonnerois mes enfans! Je serois à la fois impie et barbare! Ah, je ne suis qu'infortunée, l'innocence me reste, je puis tout supporter... oui, si tu me condamnes à l'horreur de te survivre, j'aurai le courage d'essayer du moins de prolonger encore une si déplorable existence... je vivrai pour tes enfans... ces enfans malheureux que tu veux trahir et livrer sans ressource à des maux que tu n'as plus toi-même
la force d'endurer... à ces mots, quelques larmes s'échappèrent des yeux de S André, et sa femme le voyant attendri, saisit cet instant favorable pour achever de le toucher et de le ramener à la vertu. S André, rendu à lui-même, reconnoît son égarement, le déteste et l'abjure; il convient enfin que la religion, l'honneur et la nature lui prescrivent également de vivre; mais son corps succombe à tant d'agitations, une fièvre violente s'allume dans ses veines, et bientôt le conduit aux portes du trépas. Blanche se trouve alors réduite aux derniers excès du malheur; d'un côté, son époux mourant; de l'autre, ses enfans infortunés souffrant toutes les horreurs du froid et de la faim. Dans cet état, elle invoque le ciel, et lui demande de terminer enfin, par un même coup, l'existence douloureuse de tant d'innocentes victimes. Un matin, auprès du lit de S André, elle considéroit son visage défiguré par les ombres de la mort, et se rappeloit ce temps de sa jeunesse, où, dans une situation à-peu-près semblable, elle avoit éprouvé les premières impressions d'une passion depuis si fatale à tous deux; ce souvenir ranimant sa tendresse plus vivement que jamais, elle saisit une des mains de S André, et l'arrosant
de larmes: ô cher époux, lui dit-elle en se jetant à genoux, peux-tu me pardonner les tourmens dont mon funeste amour empoisonna ta vie? ... Ah, reprit S André, mes derniers momens sont affreux sans doute; je te laisse, avec mes enfans, au comble de la misère; mais s'il falloit recommencer une carrière si triste et si pénible, je ferois encore pour toi tous les sacrifices... comme il achevoit ces mots, la porte de la chambre s'ouvrit tout-à-coup, et le spectacle le plus inattendu va fixer les yeux et l'attention des deux malheureux époux. Une jeune femme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, d'une figure charmante, paroît, s'avance d'un air attendri, et s'arrête auprès du lit de S André; une petite fille de sept ans la tient par la main. La dame renvoie ses gens et fait fermer la porte; alors elle s'adresse à Blanche, et, d'une voix douce, lui demande son nom: Blanche, interdite et confuse, hésite et se trouble; S André, malgré sa
foiblesse, fait un effort, se soulève, et explique en peu de mots sa situation. Je vois, dit la dame, qu'on ne m'a point trompée; fasse le ciel que je ne sois pas venue trop tard! Et vous, ma fille, dit elle en se tournant vers son enfant qui pleuroit, regardez bien cette chambre et les touchans objets qui la remplissent, qu'un tel souvenir ne sorte jamais de votre mémoire; tenez, continua-t-elle, allez déposer cette bourse sur le pied de ce lit; approchez-en avec respect, on en doit au malheur; ne l'oubliez jamais, et rendez-vous digne un jour de l'emploi sacré dont je vous honore. Vous desirez sûrement savoir quelle étoit cette charmante et généreuse inconnue? Elle vous intéressera bien davantage, lorsque vous apprendrez que c'étoit Madame De Lagaraye, dans l'éclat de sa première jeunesse, avec cette même enfant qu'elle perdit depuis; cette fille unique qui mourut à quinze ans, et que de tels exemples et une semblable éducation dûrent rendre justement les délices d'une mère si vertueuse! Pour revenir à S André, M De Lagaraye, en apprenant son histoire, fut si sensiblement touché de ses malheurs, qu'il lui offrit un asyle dans sa terre; et par la suite il le plaça à la tête de ses nouveaux établissemens,
que S André a dirigés pendant six ans entiers. M De Lagaraye se chargea du sort de tous ses enfans, et enfin il a couronné tant de bienfaits par le don d'une charmante maison entourée d'un potager immense. C'est dans cette agréable retraite que S André voit couler dans un doux repos une vie jusqu'alors si traversée; c'est-là que les louanges de M et de Madame De Lagaraye retentissent à toute heure, et que leurs noms respectables, tracés sur toutes les murailles, sont célébrés à chaque instant du jour par la voix du sentiment et de la reconnoissance.
Le baron au vicomte de Limours. Enfin, j'ai joui ce matin du bonheur d'admirer de près l'objet le plus respectable et le plus intéressant qui soit peut-être sur la terre. Depuis trois jours à Lagaraye, j'ai eu le temps de m'instruire d'une manière bien approfondie de tout ce qu'il a fait: je desirois, avant de le voir, le connoître parfaitement par ses actions; je voulois sur-tout que mon fils, avant ce moment, qu'il souhaitoit passionnément, apprît avec détail à quel point M De Lagaraye méritoit son admiration, afin d'examiner ensuite, à la première entrevûe, l'impression que produiroit sur Théodore la présence d'un homme si extraordinaire: ce n'étoit point assez pour moi qu'il vît M De Lagaraye avec attendrissement, je desirois qu'il ne pût en approcher sans transport, et je me disois: "si Théodore n'est pas hors de lui en appercevant le bienfaiteur de S André, et l'auteur de tous les établissemens que nous avons vus, je m'abusois,
mon plan d'éducation ne vaut rien, et je n'ai rien fait dont je doive m'applaudir." Ce matin, mon fils, éveillé par son impatience, s'est levé avant le jour; et tous habillés et rassemblés à six heures, et guidés par S André, nous avons pris le chemin du lieu qu'on appelle encore ici, par habitude, le château: il est à un quart de lieue du village, et une superbe avenue de vieux ormes y conduit. Adèle et Théodore, qui sont naturellement d'une extrême vivacité, se tenoient paisiblement près de nous en gardant un profond silence, au lieu de s'agiter et de parler sans interruption, comme ils font toujours quand ils sont animés par quelque chose d'intéressant; c'est qu'ils étoient véritablement pénétrés: un sentiment ordinaire s'exprime par des mouvemens vifs et turbulens, mais une impression profonde produit toujours une espèce de saisissement et un recueillement qui rendent également sérieux, attentif et réfléchi. Nous étions tous à pied, et, au bout d'un demi-quart d'heure de marche, nous appercevons au bout de l'avenue un château dont l'architecture élégante et noble annonce la grandeur et la magnificence. Ici, S André nous fait arrêter un moment: cet édifice
somptueux, nous dit-il, fut l'ouvrage du père de M De Lagaraye; la vanité en posa les premiers fondemens, et ne dut pas prévoir à quel usage il serviroit un jour: comme le logement en étoit immense, M De Lagaraye n'a fait qu'en changer la distribution suivant ses desseins; c'est-là qu'il réside, et c'est-là l'hôpital des hommes: tournez les yeux à droite, et vous verrez un grand bâtiment neuf, simple et dépourvu d'ornemens, c'est l'hôpital des femmes; il fut construit par les ordres de M De Lagaraye. Comme S Andréachevoit ces paroles, nous précipitons nos pas, et bientôt nous touchons enfin aux portes du château. Il étoit sept heures du matin; un portier, vêtu de gris, nous demande nos noms, et nous laisse entrer. Nous traversons deux grandes cours immenses, et nous arrivons au corps de logis. On nous dit que M De Lagaraye est dans la chapelle où l'on va dire la messe, et l'on nous y conduit. S André nous prévient qu'il ne nous présentera à M De Lagaraye que lorsqu'il sortira de la chapelle. Nous entrons, on nous place près de la porte sur un banc qui se trouva vuide. Vous imaginez bien avec quelle avidité je promenai mes regards pour rencontrer et tâcher de reconnoître
M De Lagaraye. S André me dit tout bas: nulle place, nulle distinction ne vous le fera remarquer; mais vous pouvez le voir, cherchez et devinez. Dans cet instant, je jette les yeux sur mon fils, et, je l'avoue, lui seul fixe mon attention. Il étoit debout sur la pointe des pieds, le col allongé, la bouche entr'ouverte, sa respiration paroissoit difficile et précipitée; et dans cette attitude, ses regards, sa rougeur, les mouvemens de sa tête, tout peignoit sa curiosité et la plus vive émotion. Il y avoit dans la chapelle, sans nous compter, environ cinquante personnes; les uns, des malades convalescens, et les autres, des domestiques ou des ouvriers, mais tous vêtus uniformément d'une bure grise, propre et grossière; il étoit assez difficile de démêler M De Lagaraye, habillé comme tout le monde, et placé au hasard. Tout-à-coup mon fils me saisit le bras avec transport, en s'écriant: regardez, le voilà, c'est lui sûrement... il me montre un homme d'une figure noble et touchante; quoique son âge ne parût pas avancé, de longs cheveux blancs couvroient ses épaules, et donnoient à son visage un air vénérable qui imprimoit le respect; son recueillement et sa piété le distinguoient, et tous les yeux étoient tournés
vers lui... oui, c'est lui, me répétoit mon fils, voyez comme il fixe tous les regards! ... En effet, Théodore ne se trompoit pas, et voilà sans doute à quels traits M De Lagarayeméritoit d'être reconnu. La messe finie, tout le monde se lève, on fait place à M De Lagaraye, et il sort, suivi de la foule qui le bénit. Alors S André l'aborde, lui parle bas, l'instruit du sujet de notre voyage, et nous présente; il nous reçoit avec une politesse remplie de douceur et d'aisance, il nous embrasse Dainville et moi, et se disposoit à accorder le même honneur à mon fils; mais Théodore, emporté par un mouvement qui me pénétra de joie, met un genouil en terre, et lui baise la main qu'il arrose des plus douces larmes qu'il répandra peut-être jamais... M De Lagaraye, surpris et touché, le relève, le prend dans ses bras, et lui demande le motif d'une action que sa modestie et sa simplicité l'empêchent de comprendre. Madame D'Almane, prenant la parole, se charge de l'explication. M De Lagaraye l'écoute avec un air serein et doux, il embrasse mon fils, et lui dit: "je ne mérite pas d'être admiré, je me satisfais, le genre de vie que j'ai choisi fait mon bonheur, et vous ne voyez en moi qu'un
homme heureux." À ces mots, il se tourne vers nous, et nous propose de nous faire voir sa maison; il nous guide lui-même, et nous conduit d'abord à l'infirmerie; c'est une pièce immense, et qui contient soixante-deux lits; l'arrangement en est d'une propreté et même d'une recherche qui surpasse tout ce qu'on peut en imaginer. Ce fut pour nous le spectacle le plus touchant de voir M De Lagaraye parler à tous ses malades d'une manière affectueuse et consolante, et de les entendre le bénir et le remercier avec les expressions de la plus vive et de la plus tendre reconnoissance. Au son de sa voix, nous vîmes tous les rideaux s'entr'ouvrir, et toutes les têtes, dans toute l'étendue de la salle, se soulever et s'avancer pour jouir du bonheur de le voir. Il me parut alors une divinité qui daigne descendre dans le temple où on l'implore pour venir y répandre les grâces et les bienfaits. Il y a dans cette salle quatre fenêtres en verre de Bohême, deux grandes portes et deux cheminées. Comme j'admirois sa grandeur et sa régularité, M De Lagaraye me dit: ce n'est point mon ouvrage, je l'ai employée telle qu'elle étoit. Je lui témoignai là-dessus ma surprise, n'imaginant pas à quel usage elle avoit
pu servir autrefois. Il me répondit simplement: c'étoit une salle de comédie; je l'ai choisie pour mes malades, comme le lieu le plus spacieux, le moins humide et le plus sain. Ces mots, mon cher vicomte, c'étoit une salle de comédie! Quelle foule de réflexions ne me firent-ils pas naître! Une salle de comédie changée en un hôpital, quelle étonnante métamorphose! ... Cet homme qui me parloit, vêtu d'un sarreau de toile, entouré d'objets tristes et dégoûtans, je me le représentois tel qu'il étoit jadis dans ce même lieu, occupé des plaisirs les plus délicats et les plus doux, au milieu d'une société brillante et nombreuse, et je me disois: ce n'est vraisemblablement que l'enthousiasme d'une tête ardente, ou la passion démesurée de se faire un nom célèbre, qui purent le décider d'abord à tant de sacrifices; mais sa simplicité, son air calme, modeste et paisible, n'annoncent ni le fanatisme ni l'orgueil; je ne vois en lui qu'un sage heureux et bienfaisant. Se pourroit-il que des vertus si douces eussent seules produit des desseins si vastes et une conduite si extraordinaire! Ces idées m'occupoient profondément, et je desirois avec passion qu'une conversation particulière pût me faire connoître, s'il étoit possible,
et son systême et ses sentimens secrets. Cependant nous sortons de l'infirmerie; M De Lagaraye nous conduit au logement de l'apothicaire, qu'il nous présente comme un homme distingué par son mérite et son instruction; on trouve-là une pharmacie complète et disposée, comme tout le reste, avec ordre et même élégance: de-là, M De Lagarayenous mena à l'autre extrêmité de la maison, dans une pièce très-vaste, autrefois un superbe sallon; on y voit encore une boiserie peinte en blanc de doreur, et parfaitement bien sculptée; cette salle est remplie de petites tables et de banquettes placées les unes contre les autres, autour d'une espèce de chaire assez élevée et posée dans le milieu de la pièce. C'est ici ma salle d'école, nous dit M De Lagaraye; on y enseigne à lire et à écrire à tous les petits garçons du voisinage, depuis dix heures du matin jusqu'à midi; et dans l'après-dîner, depuis trois jusqu'à quatre. En outre, j'y viens chaque soir, à sept heures, lire à tous ces enfans une instruction morale que j'ai composée et fait imprimer pour eux.Cet ouvrage est en deux parties; la première, pour l'enfance, la seconde, pour la jeunesse; et Madame De Lagaraye, de son côté, a formé un établissement
absolument semblable pour toutes les jeunes filles du village.
Après cette intéressante explication, M De Lagaraye nous propose de nous faire voir son appartement, qui consiste en une chambre à coucher assez petite, un cabinet charmant, une bibliothèque et un laboratoire. Vous voyez, nous dit-il, quelles sont mes occupations: de la lecture, de la chimie, l'étude de la médecine et de la botanique: voilà mes délassemens; et je puis vous protester que, depuis douze ans, je n'ai pas éprouvé un seul instant de vuide et d'ennui. S André s'approcha de moi, et me dit tout bas: vous faisiez-vous une idée de tout ce que vous voyez? Non assurément, lui répondis-je: pour le bien juger, il faut le voir et l'entendre; il parle de tout ce qu'il a fait, avec une simplicité qui semble en ôter le merveilleux; on est tenté de croire, en l'écoutant, qu'il seroit facile et doux de l'imiter; je ne vois en lui qu'un sage, qu'un philosophe; mais cependant je vous avoue que je ne puis accorder les sacrifices inouis qu'il a faits avec une tête froide et une imagination si peu exaltée. J'avois prévu votre étonnement, reprit S André, j'ai voulu vous laisser le plaisir d'apprendre de sa bouche, par quelle chaîne d'idées il fut conduit
à ce point de perfection auquel en effet il seroit impossible d'arriver sans une piété véritablement sublime; et quand vous serez instruit de cette intéressante partie de son histoire, je ne doute pas qu'une telle connoissance n'accroisse encore votre admiration, en faisant cesser votre surprise. Comme il achevoit ces mots, M De Lagaraye s'avança vers nous: il est neuf heures, me dit-il, voici le moment où nous nous rassemblons pour déjeûner; voudriez-vous être de la partie? ... Dans cet instant, une femme vêtue de l'uniforme de Lagaraye, entre dans la chambre et nous salue; M De Lagaraye va au-devant d'elle, l'embrasse; vous devinez bien que c'étoit Madame De Lagaraye; on nous présente, elle nous reçoit avec cet air de politesse et d'aisance qui les caractérise l'un et l'autre; et déjà prévenue par la femme de S André, elle témoigna, dès ce premier moment, une amitié singulière à Madame D'Almane et à Madame D'Ostalis. Elle est encore d'une beauté régulière et frappante, et sur-tout d'une fraîcheur extraordinaire à quarante-sept ans; sa physionomie est également douce et gaie; elle a dans sa personne quelque chose de si noble et de si distingué, que son habillement grossier n'a l'air
que d'un déguisement; elle est vive, franche, démonstrative, parle bien, et avec une action et une chaleur qui attirent l'intérêt, fixent l'attention, et donnent à sa manière de s'exprimer un tour singulier, qui, dans toute autre personne, paroîtroit de l'emphase et de l'affectation, mais qui tenant à son caractère, n'a rien que de naturel, et rend sa conversation également animée, agréable et attachante. Elle admire son mari, et elle l'aime avec une passion qui va jusqu'à l'enthousiasme; elle écoute avec avidité et transport tous les éloges qu'on lui donne. Au bout d'une demi-heure, je jugeai tout cela, et je compris facilement qu'aimant autant M De Lagaraye, avec une tête vive, elle s'étoit laissée entraîner sans peine à tout ce qu'il avoit pu lui proposer; mais M De Lagaraye étoit encore une énigme pour moi, et chaque instant ajoutoit à ma curiosité. Cependant on vient nous dire que le déjeûner est servi; l'appartement de M De Lagaraye est au rez-de-chaussée; il nous fait passer dans un petit bosquet de plain-pied à son cabinet, où nous trouvons une table chargée de fruits et de laitage, dans ce moment arrive sa société, composée de ses deux chirurgiens, du curé de Lagaraye, de
Blanche, femme de S André, et du chimiste que nous avions déja vu. Voilà, nous dit M De Lagaraye, les compagnons de notre solitude; leur esprit, leur instruction, et sur-tout leur amitié, font, depuis dix ans, le charme et la douceur de notre intérieur. On se mit à table, la conversation devint générale, et fut également agréable et gaie. Le déjeûner fini, on nous proposa une promenade dans les jardins, qui sont tous en potager, à l'exception d'une grande allée de maroniers. Madame De Lagaraye prit la parole, et nous faisant remarquer la beauté des arbres et des fruits: tout ce que vous voyez, nous dit-elle, ces utiles productions sont l'ouvrage de M De Lagaraye, ces quinconces d'arbres fruitiers étoient jadis des bosquets de roses et de myrtes; ces riches espaliers étoient de jasmin et de chèvre-feuille; ces vastes champs de légumes formoient des parterres émaillés de mille fleurs; ici, l'on s'égaroit dans les détours d'un labyrinthe; là, d'énormes charmilles s'élevoient jusqu'aux nues; par-tout la nature inutile et contrainte ne présentoit aux yeux que les vains chef-d'oeuvres de l'art. Une main sage et bienfaisante a détruit ces frivoles monumens du luxe, faits pour la mollesse et l'oisiveté. Les jardins
d'Armide ont disparu, ils ont fait place au séjour de la paix, de l'ordre, de l'abondance et du bonheur, séjour enfin digne du maître qui l'habite. Pendant que Madame De Lagarayeparloit, j'admirois le feu de ses regards, et les mouvemens expressifs et variés de toute sa physionomie. Il faut convenir, mon cher vicomte, que les femmes, lorsqu'elles sont véritablement sensibles, l'emportent sur nous par une délicatesse dont nous ne sommes pas susceptibles; elles ont une certaine finesse qui les fait jouir vivement de mille petits détails qui nous échappent; leurs organes plus flexibles les rendent capables d'éprouver, à la vûe d'objets qui ne font sur nous aucune impression, des mouvemens passionnés que nous avons peine à comprendre; elles ont une manière d'aimer qui n'appartient qu'à elles; et celle qui proposoit à son amant prêt à s'éloigner, de regarder toutes les nuits la lune à la même heure, se faisoit sûrement de cette convention une idée délicieuse; et je suis persuadé que cette heure fortunée la consoloit de toutes les peines du jour... les talismans, les chiffres, les bracelets de cheveux, toutes ces imaginations délicates viennent d'elles, tandis que nous, capables de leur sacrifier
notre existence, et même trop souvent notre gloire, nous attachons peu de prix à ces petites choses qui les charment. Nos passions ont peut-être plus d'énergie et de profondeur; mais leur sensibilité plus facile à émouvoir, plus détaillée, plus continue, leur procure sûrement des jouissances qui nous sont inconnues, et un bonheur préférable à celui que nous pouvons goûter. Je ne vous fais point d'apologie, mon cher vicomte, pour cette petite digression; vous aimez assez les femmes pour me la pardonner. Maintenant retournons à Lagaraye. S André se promenant à côté de M De Lagaraye, lui faisoit part de mon étonnement et de la difficulté que je trouvois à fixer mon opinion sur lui; M DeLagaraye s'approcha de moi, et me dit: si vous avez le temps de m'écouter un instant, je pourrai peut-être satisfaire votre curiosité; Madame De Lagaraye se mêle à notre entretien, et le conjure de nous apprendre avec un peu de détail, non l'histoire de sa vie, mais celle de ses sentimens: il y consent, nous l'entourons tous; il se place sur un banc de gazon ombragé de quelques arbres, entre Madame D'Almane et moi; tout le reste de la compagnie forme un cercle autour de lui; nos enfans s'arrangent
de manière qu'ils puissent le voir en face; nous gardons tous un profond silence, et M De Lagaraye, dont chaque parole s'est à jamais gravée dans ma mémoire, nous adresse ce discours: j'ai passé la plus grande partie de ma vie dans le tumulte et la dissipation; à vingt-cinq ans, maître de ma liberté et d'une fortune considérable, ayant reçu l'éducation la plus négligée, ne sachant ni m'occuper ni me suffire à moi-même, je cherchai le bonheur dans des choses qui m'étoient étrangères, dans des amusemens vains et frivoles; mon coeur demeura froid, ou, pour mieux dire, sa sensibilité naturelle fut bientôt étouffée par le genre de vie auquel je me livrois; mais ma tête s'échauffa, et je m'égarai davantage, je voulois être heureux: n'ayant nulle idée d'un bonheur pur et tranquille, le seul durable et solide, je méconnus les avantages que je possédois pour en chercher de chimériques; enfin mes yeux commencèrent à s'ouvrir; lassé, dégoûté de tout, n'ayant joui de rien, connoissant la satiété, sans avoir même éprouvé ces transports tumultueux qui la précèdent ordinairement, il ne me resta de tant d'illusions qu'un souvenir importun et qu'une incertitude cruelle. Je descendis
au fond de mon coeur, je l'interrogeai, je le trouvai sensible, et je vis enfin que pour goûter le bonheur, c'étoit lui seul qu'il falloit consulter. Un nouvel univers parut se découvrir à mes regards; jusqu'alors malheureux et personnel, je passai rapidement d'une extrêmité à l'autre: aimer, ne vivre que pour les objets qui devoient m'être chers, tel fut le plan de la félicité nouvelle que je me promettois... j'étois père, je me livrai tout entier au sentiment le plus doux et le plus naturel... j'aimai ma fille avec passion; alors enfin je connus le bonheur, mais j'éprouvai en même-temps des agitations et des peines dont, jusqu'à ce moment, je n'avois jamais eu d'idée... dans les instans même où ma fille, par ses vertus et sa tendresse, remplissoit mon âme de la plus douce satisfaction, une affreuse pensée (quoique vague et confuse) corrompoit toute ma joie... l'idée qu'une félicité si pure pouvoit m'être ravie, qu'un accident, une maladie, qu'un moment enfin pouvoit détruire et mon bonheur présent et toutes mes espèrances pour l'avenir... cette déchirante réflexion m'arrachoit l'âme, et s'offroit sur-tout à mon imagination dans les momens où je me trouvois le plus heureux. Ici, M De Lagaraye
s'arrêta, remarquant sans doute que Madame D'Almane, les yeux fixés sur Adèle, ne pouvoit retenir ses pleurs... après un moment de silence, il reprit ainsi son récit. Cependant, peu-à-peu mes idées se développèrent et s'aggrandirent encore, je desirai le bonheur de tout ce qui m'entouroit, je connus la bienfaisance; d'abord, je n'y trouvai que des charmes, mais bientôt l'impossibilité de la satisfaire et de l'étendre au gré de mes desirs, me fit faire d'amères réflexions sur le luxe et sur la vanité, qui dérobent à l'humanité gémissante des secours implorés en vain. J'étois dans cette situation, lorsque l'événement le plus affreux et le plus imprévu, en m'arrachant une partie de mon bonheur, hâta la révolution totale de mes idées. Ma fille, si digne, par ses qualités, son esprit et ses charmes, de la tendresse passionnée que nous avions pour elle, cette fille chérie, aimable et touchant objet de nos soins et de nos espérances, tout-à-coup, au milieu d'une brillante fête ordonnée pour elle, tombe dans nos bras, et, comme frappée de la foudre, expire à l'instant sous nos yeux... figurez-vous, s'il est possible, l'effroi, l'épouvante et la consternation que cette horrible catastrophe
dut répandre dans ce château! ... Nous étions rassemblés autour de l'innocente victime, et nous entendions encore les chants et les cris d'alégresse de la foule éloignée qui célébroit la fête... contraste affreux, qui, faisant paroître cet événement plus extraordinaire, nous le rendit encore plus frappant et plus terrible.
Revenu de la première stupidité que donne un violent désespoir, je m'abandonnai à de nouvelles réflexions: quoi, disois-je, voilà donc où m'a conduit cette sensibilité qui m'étoit si chère, et que je croyois si précieuse? Un instant peut anéantir tout le bonheur qu'elle a formé! ... Mais sans elle, la vie n'est qu'une ennuyeuse et froide végétation; il n'y a de biens réels que ceux que le coeur fait goûter: cependant, s'attacher passionnément à un objet, en faire dépendre tout son bonheur, c'est s'exposer à des chagrins, à des tourmens dont la seule idée fait frémir... il faut aimer, il faut faire le bien; mais pourquoi réunir toute sa sensibilité sur un ou deux êtres fragiles et périssables? L'amour de l'humanité, voilà le sentiment vertueux qui reste au sage; en fortifiant et conservant dans son coeur cette passion sublime, il se prépare des consolations qui lui
feront supporter toutes les peines qu'il éprouvera dans ses affections particulières; il gémira de la perte de ses amis, mais il ne succombera point au désespoir, il ne se trouvera point isolé sur la terre tant qu'il y reste des infortunés, et qu'il peut les secourir. Quoi! Je puis tendre une main protectrice à l'orphelin abandonné; je puis relever le courage abattu de la vertu qu'on opprime; je puis arracher à la misère, au vice, à la mort, des coeurs désespérés, sans appui, sans ressources; je puis changer d'affreuses destinées en des jours purs et sereins, et la vie me sembleroit un fardeau! Et pouvant remplir une utile et glorieuse carrière, mon coeur flétri par de vains regrets, consumeroit, dans la tristesse et le découragement, les restes d'une sensibilité frivole et condamnable! ... Ô ma fille, tu n'es plus! ... Je n'entendrai plus ta voix chérie me donner le doux nom de père! ... Mes yeux ne jouiront plus du charme de te voir! ... Je ne te presserai plus contre ce sein... ce sein déchiré qui reçut ton dernier soupir! ... Tu m'es ravie pour toujours! ... Mais mon coeur me reste, je puis être encore heureux par lui... j'entendrai des infortunés me bénir, ma main essuyera leurs pleurs... en tarira
la source... et je jouirai délicieusement de leur reconnoissance et de leur joie. C'étoit ainsi que mon âme, ranimée par de salutaires réflexions, sortoit de son engourdissement fatal, et reprenoit sa première énergie. Ma tête s'échauffant peu-à-peu, l'enthousiasme bientôt se joignit à la raison, mon imagination s'enflamma, et je formai enfin le projet de me dévouer tout entier aux devoirs sacrés, qui depuis ont partagé ma vie. Pour exécuter le plan que je méditois, ce n'étoit point assez de renoncer au monde, au luxe, à la vanité, il falloit encore s'oublier soi-même, se compter pour rien dans l'emploi d'une grande fortune, afin d'en disposer au gré de mes nouveaux desirs. Je voulois consacrer mes soins, mon étude, mes veilles à l'humanité souffrante, et je voulois être législateur d'une république heureuse formée par mes bienfaits. Enorgueilli d'un projet si nouveau, je ne fus pas d'abord insensible à la gloire qu'il me présentoit, je crus faire de grands sacrifices; et peut-être un peu d'orgueil, se mêlant à mon enthousiasme, m'affermit dans mes résolutions.Sûr du coeur de Madame De Lagaraye, connoissant sa vertu et sa passion pour tout ce qui en porte l'empreinte, je lui fis part de mes idées, et son
âme forte et sensible répondit à la mienne avec transport. D'accord l'un et l'autre, nous partons pour Montpellier, après avoir écrit à notre famille et à nos amis, pour les instruire de notre irrévocable résolution. Le reste vous est connu, continua M De Lagaraye, je n'ai plus à vous apprendre à présent que la situation actuelle de mon esprit et de mon coeur.
Les projets que j'ai exécutés m'offroient, dans la spéculation, des sacrifices rigoureux et pénibles, et sans doute cet orgueil dont je vous ai parlé ne m'étoit pas inutile pour m'en faire supporter l'idée; je ne crains point de l'avouer, je me promettois plus de gloire que de bonheur: il est dans le bien une source intarissable et pure de félicité, que la seule imagination ne pourra jamais se représenter; insensiblement je l'éprouvai. Profondément occupé des soins relatifs à l'agriculture, de mes manufactures, de mes habitans, de mes malades, tous ces objets m'attachèrent avec passion, et remplirent uniquement mon coeur; j'oubliai le monde et l'ambition frivole d'en être admiré; je tournai mes regards vers ce juge suprême, qui seul sait apprécier les actions des hommes; j'osai croire qu'une partie de celles de ma vie étoit un hommage digne de lui. Cette
pensée arrachant, pour ainsi dire, mon esprit de la terre, me rendit insensible aux amorces trompeuses d'une inquiète vanité, et je connus que la religion seule pouvoit me donner le courage de persévérer avec joie dans l'entreprise que j'avois formée. Comment vous dépeindre le bonheur presque sans mêlange dont je jouis depuis dix ans! Je ne pourrai jamais vous en donner qu'une imparfaite idée; jugez-en, s'il est possible, par l'énumération de tout ce que j'ai fait. Je vais commencer par les manufactures; il ne faut pas plus de trois ans pour apprendre tel métier que ce puisse être; j'ai déjà vu près de quatre fois les ouvriers de mes manufactures se renouveller; il y a en tout cent ouvriers d'employés; en triplant seulement ce nombre, vous aurez celui de trois cent. Les ouvrages des manufactures, ou s'employent au service de mes hôpitaux, ou se vendent à mon profit, ce qui se joint à la masse de mes revenus: j'ai employé, soit à l'agriculture de terres qui m'ont prodigieusement rapporté, soit en bâtimens, environ deux cent quatre-vingt ouvriers; joignez ce nombre à celui de trois cent, vous aurez cinq cent quatre-vingt; ajoutez-y à-peu-près soixante personnes étrangères reçues et
établies à Lagaraye depuis onze ans; les intendans, gardes et domestiques de mes hôpitaux, montent à soixante-dix personnes; j'ai le compte exact de tous les malades qui se sont renouvelés jusqu'à ce jour; il y en a eu à-peu-près neuf mille, en comptant ceux d'un hôpital pour l'inoculation, dont je ne vous ai point parlé, et qui est à un quart de lieue d'ici.Tous ces nombres réunis forment en tout celui de neuf mille sept cent dix. Dans les commencemens de mes établissemens, j'ai eu de très-fortes dépenses à faire; mais la vente totale de tous nos meubles, argenterie, diamans, bijoux, garderobe, etc. Nous a fourni l'argent nécessaire pour tous les frais; et, depuis dix ans, j'ai su augmenter mes revenus de plus d'un tiers. J'ai cinquante-sept ans, je puis espérer de vivre encore dix ans, et alors il faudroit presque doubler le calcul que je viens de faire, et qui est fort loin de l'exagération; si je parviens jusqu'à l'âge de soixante-dix-sept ans, il sera triplé. Que cette idée me rend la vie précieuse et chère! J'ai multiplié les liens qui m'y attachent; je n'envisage qu'avec attendrissement l'instant fatal où tant d'hommes perdront en moi leur unique appui. Je dois rendre compte à mes héritiers du bien que
j'ai reçu de mes pères; je ne puis disposer que de l'augmentation que j'ai faite dans ma fortune, et elle n'est pas assez considérable pour soutenir après moi les établissemens que j'ai formés: d'ailleurs, remettre des hôpitaux entre les mains de gens intéressés, c'est souvent moins travailler pour les pauvres que pour les administrateurs. J'ordonne simplement, par mon testament, que tous les malades établis dans les hôpitaux au jour de ma mort, soient soignés jusqu'à leur guérison, et qu'on leur distribue une certaine somme d'argent; j'ajoute, à l'égard des ouvriers des manufactures, qu'on leur laisse finir leur apprentissage; j'assure le sort de quelques personnes qui m'ont bien servi, et j'abandonne le reste à la providence.
Je n'ai plus à vous entretenir maintenant que de quelques détails sur mes habitans: en leur procurant l'aisance et le bonheur, j'exige d'eux l'amour du travail, de l'ordre et de la paix; j'accommode les différends qui surviennent nécessairement dans toute société nombreuse; et mes décisions ont toujours été respectées et suivies. Je réprime sévèrement toute espèce de désordre, et je ne tolère jamais l'oisiveté; je veux même que les amusemens soient actifs et laborieux. Il y a dans Lagaraye
des marchands de vin et quelques auberges, mais il n'y a point de cabarets, c'est-à-dire, des maisons ouvertes à la paresse et à l'intempérance; on reçoit, on loge les étrangers, mais les assemblées sont rigoureusement défendues; et celui qui enfreindroit cette loi, en recevant chez lui des habitans, en leur vendant du vin, seroit chassé pour toujours. Les dimanches et fêtes, la jeunesse s'amuse à divers jeux, tels que le battoir, la fronde, le mail, etc. Mais sous la condition expresse de ne point jouer d'argent; je me charge de fournir du vin, du cidre; et souvent placé parmi les vieillards hors d'état de participer à ces jeux, j'en suis témoin et j'en jouis. Tirer de l'arc est encore un exercice que j'ai mis à la mode, et tous les ans je donne un prix pour le plus adroit. Il y a dans le village deux grandes places publiques destinées à ces usages; on y trouve des bancs ombragés d'arbres et disposés en amphithéâtre pour les spectateurs; les vieillards occupent le premier rang, les femmes, les jeunes filles et les enfans sont placés derrière. J'ai proscrit les danses et les ménétriers, et cette sévérité, qui paroît peut-être outrée, a beaucoup contribué à la pureté des moeurs que
je voulois sur-tout perfectionner. Les hommes vivent séparés des filles, leurs amusemens ne les rapprochent point, et jamais une indécente familiarité ne peut s'introduire entr'eux; quelquefois les jeunes filles dansent en rond au son de leurs voix, elles chantent des romances, elles sont témoins des jeux publics, voilà leur plaisir; et n'en connoissant point d'autres, elles n'imaginent pas qu'il en puisse exister de plus piquans. J'ai eu beaucoup de peine à amener les choses à ce point d'innocence et de simplicité; il falloit réformer les moeurs de paysans grossiers, abrutis par la paresse, la misère et la débauche; à force de patience, de fermeté, d'exhortations et de bienfaits, je parvenois insensiblement à mon but, lorsque Madame De Lagaraye imagina un moyen plus prompt et plus efficace, celui de l'émulation, qui n'est autre chose que le desir de se distinguer, sentiment qui se trouve dans tous les coeurs, dans toutes les conditions, et qui conduisant à la vertu, y peut quelquefois suppléer. Madame De Lagaraye, persuadée avec raison que les moeurs seront toujours pures, lorsque l'union régnera dans les familles, me proposa, il y a six ou sept ans, de fonder un prix pour les bonnes mères et
les bons pères de famille: c'est une femme qui mérita le premier prix, qui consiste en une médaille d'argent et 300 livres une fois payées; l'année d'ensuite un homme le reçut, et toujours ainsi alternativement; cette cérémonie se fait avec beaucoup de pompe et d'appareil; et vous ne sauriez imaginer, continua M De Lagaraye, quelle révolution subite et miraculeuse cet établissement produisit dans les moeurs. De cet instant, les cabarets ne furent plus regrettés, les maris et les femmes devinrent assidus à leurs ménages, ils s'occupèrent de leurs enfans, s'y attachèrent avec passion, s'appliquèrent à leur donner de bons exemples, se réformèrent eux-mêmes en les instruisant, s'en firent respecter et chérir; et en formant une génération vertueuse, en remplissant les devoirs les plus sacrés et les plus doux, ils trouvèrent enfin le bonheur chez eux. C'est ainsi, mon cher vicomte, que M De Lagaraye nous ouvroit son âme enivrée de l'amour du bien. J'avois encore quelques questions à lui faire: sans doute, lui dis-je, votre sensibilité, votre bienfaisance, vous procurent une félicité
qui rend votre sort digne d'envie; mais enfin elle ne peut être sans mélange, chaque état a ses peines: par exemple, dans le devoir auquel vous vous consacrez particulièrement de soigner des malades, le spectacle douloureux de leurs souffrances ou de leur mort doit vous faire éprouver de cruels déchiremens? Voilà en effet, reprit M De Lagaraye, les seules peines de ma vie; cependant elles ne sont pas aussi vives que vous vous le figurez; l'espoir de les guérir ou de soulager leurs souffrances m'occupe et me soutient; une pitié contemplative déchire l'âme; mais lorsqu'elle est active, et qu'on se flatte d'être utile, c'est un sentiment qui redouble la force et ranime le courage. Je tâche autant qu'il est possible de leur adoucir les horreurs de la mort; je proscris tout ce lugubre appareil qui la précède ordinairement; jamais ma bouche, à moins d'une absolue nécessité, ne leur en prononce l'arrêt fatal: sans qu'ils soient en danger, je les engage à remplir tous les devoirs de la religion; mais je n'ai point la barbarie de jeter l'effroi, la consternation dans des coeurs foibles que je remplirois d'amertume; je les entretiens de Dieu, de sa bonté, de sa puissance; je les dispose à l'aimer,
et non à le craindre; je ne leur offre que des idées douces et consolantes; et du moins l'espoir, la paix et la sécurité les suivent au tombeau. Comment se persuader qu'un homme sans éducation, sans philosophie, énervé par les souffrances, puisse entendre patiemment les dures exhortations d'un prêtre qui vient effrayer son imagination, et troubler sa conscience! Comment croire qu'il supportera sans terreur et sans désespoir ces funestes apprêts de la mort, ces cierges lugubres dont son lit est entouré, et ces prières de l'agonie qui retentissent à ses oreilles! Sa tête s'égare, son coeur succombe aux noires idées enfantées par la crainte; on empoisonne ses derniers momens, on les rend affreux et terribles; que dis-je, on les avance. Est-il possible qu'une religion,
dont la morale est aussi douce qu'elle est pure et sublime, puisse inspirer un délire et une cruauté si absurdes! ... Mais, poursuivit M De Lagaraye, pour achever de répondre à votre question, vous devez comprendre, par ce que je viens de dire, que le spectacle de la mort est ici moins frappant et moins terrible que dans tout autre lieu, et que par conséquent j'en dois être moins ému et moins touché que vous ne l'imaginiez: d'ailleurs, ma sensibilité pour tous ces êtres malheureux et souffrans, est vague, universelle, et comprend la masse entière; nul choix, nulle préférence ne m'attache à l'un plus qu'à l'autre; je les aime, je les soigne, parce qu'ils souffrent, et cette même raison me console de leur mort; lorsque j'ai le bonheur d'en sauver un, et de lui rendre une santé parfaite, cette jouissance me donne mille fois plus de satisfaction que la perte des autres ne peut me causer de douleur. Après cette réponse de M De Lagaraye, je n'avois plus rien à désirer, tous mes doutes étoient éclaircis; je connoissois aussi parfaitement que lui-même ses sentimens et sa situation, et le résultat de cette connoissance me conduisit à le juger l'homme le plus étonnant, le plus digne d'être admiré, et le
plus heureux qui fût sur la terre. Pourquoi faut-il qu'un tel homme, né dans une condition ordinaire, ne puisse donner qu'en abrégé, et en petit, le modèle de toutes les qualités morales et législatives? Il auroit fallu qu'un Alexandre, après avoir ravagé et soumis le monde, l'eût laissé en d'aussi dignes mains. Quels beaux jours de paix et de félicité nous seroient transmis par l'histoire! Du moins ils nous présenteroient l'idée de la perfection, et nous laisseroient la certitude de sa réalité. Mais un autre état, d'autres circonstances eussent fait peut-être de M De Lagaraye un autre homme; il lui falloit, pour s'élever à ce point de perfection, les événemens qui produisirent en lui cette foule d'idées enchaînées les unes aux autres, dont il nous a rendu compte. Quoique son âme soit forte et passionnée, il paroît qu'il n'a jamais connu l'amour; des égaremens, une extrême dissipation, l'empêchèrent de s'y livrer dans cet âge où les impressions en sont si vives: ce temps passé, d'autres sentimens remplirent son coeur; mais supposons qu'il eût aimé passionnément sa femme, que cette union n'eût été troublée par aucun malheur, et que sa fille vécût encore; il eût été sans doute un époux tendre et fidèle, un père sensible et vertueux,
occupé de sa famille, de sa fortune, de son avancement, cultivant ses amis et la société, un homme estimable et chéri, mais ce n'étoit plus M De Lagaraye. D'après ces réflexions, faut-il s'étonner que les grands hommes soient si rares? Du génie, des vûes justes et profondes, un esprit vaste et cultivé, l'accord heureux de toutes les vertus réunies, tout cela ne produit rien de véritablement utile, sans le concours des circonstances, et le hasard fortuné d'un rang éclatant.
Voilà, mon cher vicomte, le détail que je vous ai promis; je suis persuadé qu'il laissera de profondes traces dans votre souvenir: pour moi, je sens bien qu'à jamais Lagaraye sera présent à ma pensée, et que rien de ce que j'y ai vu ne s'effacera de ma mémoire. Nous verrons demain M et Madame De Lagaraye dans leur école, instruisant les enfans du village. Je vous écrirai encore vendredi; nous partirons samedi pour Brest, nous y passerons quelques jours, mais je serai sûrement à Paris vers la fin du mois; et comme ce ne sera que pour bien peu de temps, j'espère, mon cher vicomte, que je vous y trouverai avec toute votre famille, et que vous ne commencerez vos petits voyages qu'après mon départ pour le Languedoc.
Du même au même. J'ai vu hier et avant-hier M et Madame De Lagaraye occupés d'un devoir qui n'est pas le moins intéressant et le moins utile de ceux qu'ils remplissent; j'ai vu enfin M De Lagaraye au milieu d'une troupe d'enfans, leur lisant des instructions morales sur les devoirs de l'homme en général, et sur ceux de leur état en particulier. Ce cours de morale, qui forme un petit volume, est écrit avec autant de précision que de clarté et de simplicité; il est divisé par chapitres: M De Lagaraye, à chaque séance, n'en lit jamais qu'un chapitre tout au plus, parce qu'il s'arrête très-souvent pour questionner quelques-uns des auditeurs, ou pour leur expliquer ce qu'il juge au-dessus de leur intelligence. C'est une chose véritablement touchante que de voir la bonté avec laquelle il leur répond et les interroge, et comment il sait descendre jusqu'à eux, en se servant des expressions et des comparaisons qui leur sont familières, afin de s'en faire mieux entendre:
aussi tous ces enfans l'écoutent avec une attention dont rien ne peut les distraire. M et Madame De Lagaraye m'ont donné chacun un exemplaire de leur ouvrage, l'un pour les garçons, et l'autre pour les jeunes filles: j'ai passé une nuit à lire ces deux petits volumes; on y trouve de la vérité, et un ton de sentiment qui attache; et cet ouvrage, qui, dans son extrême simplicité, me paroît aussi intéressant qu'utile, est d'autant plus estimable qu'il n'est fait que pour une classe obscure, oubliée, ou dédaignée jusqu'ici par tous les écrivains.Les enfans ne sont admis à l'école de M De Lagaraye qu'à l'âge de onze ou douze ans jusqu'à quinze; et avant ce temps, le curé leur apprend le catéchisme: ainsi, l'école se renouvelle tous les trois ans; et les disciples de douze remplacent ceux de quinze. M De Lagaraye leur lit son ouvrage pendant les six premiers mois; à cette lecture succède celle de l'évangile, qui dure dix-huit mois, ensuite on reprend l'ouvrage de M De Lagaraye; et Madame De Lagaraye, de son côté, avec les jeunes filles, suit exactement la même marche.J'ai été curieux de savoir si dans ce grand nombre d'enfans, depuis douze ans, M De Lagaraye n'avoit pas trouvé quelque
sujet distingué. J'en ai vu plusieurs, m'a-t-il répondu, qui annonçoient de l'esprit et de l'intelligence; mais décidé à les laisser tous dans leur état, à moins d'une supériorité marquée, je n'en ai trouvé que deux qui fussent dans ce cas. Comme il y a beaucoup d'hommes auxquels la simplicité de mon école conviendroit infiniment mieux que celle où l'on apprend à sentir les beautés d'Homère et de Virgile, de même les deux jeunes gens dont je vous parle étoient véritablement déplacés parmi leurs compagnons, et je leur ai procuré une éducation plus distinguée. L'un, né avec un génie singulier pour les mathématiques, est devenu un grand géomètre, et s'est fixé dans les pays étrangers; l'autre, nommé Porphire, fils d'un laboureur des environs, fut un de mes premiers disciples; la douceur et la sensibilité de cet enfant m'y attachèrent, et bientôt je découvris en lui une mémoire étonnante et une intelligence qui me surprit; je lui donnai quelques soins particuliers; il en profita si bien, que je me déterminai à l'envoyer à Paris faire ses études; il a vingt-deux ans maintenant; j'ai pour lui la tendresse d'un père, et il la mérite par la sagesse de sa conduite, ses vertus et sa reconnoissance: d'ailleurs, il a autant
d'esprit que d'instruction; il aime la poésie, et, en général, les lettres avec passion; je suis sûr qu'il les cultivera un jour avec succès. Vous imaginez bien, mon cher vicomte, que j'ai demandé avec empressement l'adresse de ce jeune homme, qui passe tous les hivers à Paris; je le verrai sûrement en retournant en Languedoc, car je veux connoître l'élève et le disciple chéri de M De Lagaraye. Nous partons dans une heure, et nous allons coucher à *; nos enfans sont au désespoir de quitter Lagaraye. Mon fils me témoignant ce matin son chagrin à ce sujet: "conservez, lui ai-je dit, cette admiration qui vous honore, n'oubliez jamais ce grand homme; et en vous rappelant sa vertu sublime, songez bien que la religion et la piété peuvent seules conduire à ce parfait oubli de soi-même: un noble orgueil, l'amour de la gloire, produiront souvent de grandes choses; la bienfaisance et la pitié feront faire de bonnes actions, mais jamais les passions et des motifs humains n'éleveront à ce degré d'héroïsme et de perfection. Il est dans la nature d'exposer sa vie pour sauver celle de son semblable; il est au-dessus de l'humanité de se dévouer pour jamais aux devoirs
que s'est imposés M De Lagaraye. L'homme est né bon, son premier mouvement est toujours généreux, mais aussi la réflexion le refroidit, le change et le rend personnel; il est inconséquent, parce qu'il n'est qu'un être imparfait et borné, et c'est la religion seule qui lui peut donner le goût constant de la vertu, et la persévérance dans le bien. Enfin, mon fils, si vous entendez jamais parler légèrement de cette religion si sainte, rappelez-vous M De Lagaraye et tout ce que vous avez vu ici." Nous avons tous dîné chez M De Lagaraye; et en prenant congé de lui, Adèle et Théodore n'ont pu retenir leurs larmes; pour moi, je vous avoue que je le quitte avec un sentiment de regret que je ne puis exprimer; je m'éloigne avec peine de ce séjour heureux où le génie bienfaisant d'un seul homme a fait renaître l'âge d'or, où l'on trouve à chaque pas l'empreinte de la bonté, de la vertu, et l'image de l'innocence et de la paix. Je ne saurois vous dire à quel point je me suis senti ému, lorsqu'en embrassant M De Lagaraye, j'ai pensé que vraisemblablement je ne le reverrois jamais; l'admiration qu'il inspire a quelque chose de tendre; c'est qu'il est bon, indulgent, sensible,
qu'il est sans orgueil, comme sans préjugés, et que sa vertu touche encore plus qu'elle n'éblouit. Adieu, mon cher vicomte; mes compagnons de voyage m'attendent pour partir; adieu.
La baronne à la vicomtesse. Oui sans doute, ma chère amie, je me retrouve en Languedoc avec plaisir; j'ai été charmée de revoir Madame De Valmont; il m'est doux de mepromener dans mon parc, entre Adèle et Madame D'Ostalis ; mais cependant mon coeur n'est point pleinement satisfait , je ne suis point parfaitement heureuse , et je le serois encore moins, si je croyois que vous ayez pu vous persuader un moment tout ce que vous me dites là-dessus. Je ne suis pas sujette à l'humeur; mais j'avoue que votre lettre m'en a donné; ainsi, vous n'aurez pour cette fois aucun des détails que vous avez la politesse de me demander; vous saurez seulement que nous sommes tous en parfaite santé, qu'Adèle a pleuré de joie, en appercevant les tours du château; qu'elle a dit que le vrai bonheur n'étoit qu'ici ou à Lagaraye ; que Madame D'Ostalis s'est levée avec le jour pour dessiner le paysage qu'elle découvre de sa fenêtre; que Théodore, impatient de revoir toutes ses anciennes promenades, a ce
matin fait trois lieues à pied avec Dainville; que Miss Bridget a laissé le spléen à Paris, et qu'enfin je suis très-sérieusement fâchée contre vous. Adieu, ma chère amie; si vous desirez plus de détails, écrivez-moi une lettre assez aimable pour me faire oublier celle que je viens de recevoir.
Réponse de la vicomtesse. Non, vous ne connoissez pas tous les droits de l'amitié; elle a même celui d'être injuste quelquefois, et c'est alors qu'elle prouve le mieux sa vivacité: eh, si elle étoit toujours raisonnable, seroit-elle une passion? ... Elle est bien froide quand elle n'a jamais tort... ma lettre, dites-vous, vous a donné de l'humeur ; vous vous vantez, ma chère amie: depuis que je vous aime, depuis tant d'années, je n'ai point encore pu parvenir à exciter en vous un mouvement de dépit ou d'humeur; ne prenez point ceci pour un éloge, ce n'est qu'un reproche très-sérieux et très-fondé; car, lorsqu'on est véritablement sensible, on ne peut conserver, dans tous les momens de sa vie, cette égalité et cette supériorité de raison qu'on doit admirer sans doute en vous, mais dont l'amitié cependant a souvent le droit d'être blessée. Au reste, si j'ai des caprices, je suis assez malheureuse pour que vous m'accordiez toute votre indulgence; vous vous éloignez encore de moi; et
que me reste-t-il quand je vous perds? ... Vous savez tous les chagrins que me donne ma fille, et ceux que me cause M De Limours; je ne vous ai plus pour les partager, et je les sens plus vivement. Ma petite Constance me reste, mais elle est encore si enfant! ... À propos d'elle, j'ai plusieurs questions à vous faire; je vous prie de me dire quels sont les livres d'heures que vous donnez à Adèle, et le nom du confesseur qu'elle avoit à Paris; je suis mécontente de celui de Constance, et je veux le changer. Mandez-moi donc aussi de quelle manière vous préparez Adèle à faire sa première communion. Vous m'avez si bien fait sentir à quel point il est important de donner aux enfans une piété véritable, que c'est maintenant le soin qui m'occupe le plus. J'envoie Constance à la messe régulièrement tous les jours, et elle suit avec exactitude tous les offices des dimanches et fêtes; enfin, elle se confesse tous les trois mois, et passe le carême entier en retraite, c'est-à-dire, sans dîner à table avec nous, quand nous avons du monde, et sans venir dans ma chambre à l'heure des visites. Adieu, ma chère amie; je vais passer deux jours à la campagne chez une femme bien apprêtée, bien froide, bien exactement
polie chez elle, et bien dédaigneuse par-tout ailleurs, qui croit qu'on ne peut avoir ni un bon ton , ni le sens commun, lorsqu'on n'a pas l'avantage d'être admis dans sa société particulière; enfin, une femme aussi ennuyeuse que sèche, vaine et dénigrante; je crois qu'il est inutile de vous la nommer, ce portrait vous la fera reconnoître aisément.
Avant de finir cette lettre, il faut que je vous dise un mot de Porphire; je vous remercie de me l'avoir fait connoître; il est réellement aussi aimable qu'intéressant, et digne, à tous égards, de la tendresse de M De Lagaraye. Il passe sa vie chez Madame De M qui a tant d'esprit et voit tant de gens de lettres: Porphire m'en a fait un éloge si charmant, qu'il m'a donné le desir d'aller chez elle: d'ailleurs, je m'ennuie, j'ai envie d'avoir de l'esprit aussi, j'en trouverai-là; je vois toujours qu'on en prend quand on veut, et je suis justement dans l'âge où cette fantaisie vient communément aux femmes: ainsi, attendez-vous à me trouver, à votre retour, bel esprit, et peut-être auteur. Adieu, ma chère amie; quelque forme que je puisse prendre, mon coeur sera toujours le même pour vous.
Réponse de la baronne. Eh bien, je ne suis donc pas véritablement sensible , parce que j'ai de l'égalité , de la raison , jamais d'humeur , de dépit , que je compte entièrement sur vous, et que cette confiance me donne une sécurité que rien ne peut troubler? Et vous, ma chère amie, parce que vous boudez sans sujet, et grondez sans raison, vous seule savez aimer? Voilà une belle définition de l'amitié! Mais puisque le caprice est en vous une preuve de sentiment, je ne dois pas me flatter d'être votre unique amie, car assurément vous prodiguez ce témoignage à plus d'une personne... c'est ainsi que souvent nous attribuons, à la force de nos sentimens et de nos passions, des défauts qui ne viennent que de notre caractère: je n'ai point vu d'amant, toujours jaloux injustement, qui ne fût naturellement défiant et soupçonneux dans la société. L'amitié ne donne point de caprices, mais il est vrai que vous prouvez qu'elle n'en guérit pas. Laissons-là cette querelle, croyez-moi;
aimons-nous telles que nous sommes, et perdons l'espoir de nous réformer mutuellement; nous sommes nées pour ne nous ressembler jamais, et pour nous convenir toujours.
Enfin, vous allez donc vous lier avec Madame De M. Je suis très-curieuse de savoir l'impression que produira sur vous une société si différente de toutes celles où vous avez vécu jusqu'ici; mais je vous prie de ne m'en rendre compte qu'après trois ou quatre visites, afin que votre opinion soit bien arrêtée à cet égard.
Parlons à présent de Constance: ah! Sans doute, en lui donnant de la piété, vous assurerez son bonheur et le vôtre; mais il me semble que les moyens que vous employez pour ce grand objet, sont absolument contraires au but que vous vous proposez. Dans toute éducation, songeons d'abord à quel genre de vie est destiné l'enfant que nous élevons; votre fille est faite pour vivre dans le plus grand monde, à Paris, à la cour; quand elle sera sa maîtresse, à dix-huit ans, croyez-vous qu'il lui soit possible d'aller à la messe tous les jours, à confesse tous les trois mois, et de se mettre en retraite un carême entier? Non sans doute; mais accoutumée dès l'enfance à regarder
toutes ces pratiques comme des devoirs essentiels, elle n'y renoncera qu'en perdant toute sa piété. Avez-vous remarqué que les jeunes personnes élevées de cette manière dans tous les couvens, conservassent plus de religion que les autres? ... Revenons toujours à notre principe le plus utile, celui de ne jamais donner à notre élève une idée fausse: ne souffrons donc pas qu'il puisse confondre la perfection avec le simple devoir. D'ailleurs, est-il raisonnable d'exiger d'un enfant de neuf ans le point de la perfection en quelque chose que ce soit? Pensez-vous que Constance, obligée si souvent de passer des heures entières à l'église, y soit toujours avec recueillement et sans distraction? Je suis sûre que, plus d'une fois, elle y a bien envié le sort de sa maman, qui, pendant ce temps, reste dans son lit, ou fait des visites. Il faudroit au contraire que vous donnassiez à votre fille l'exemple des pratiques que vous lui faites observer, et qu'en même-temps vous n'exigeassiez d'elle que les devoirs véritablement essentiels de la religion: je comprends bien que cette manière est moins commode, car il est beaucoup plus aisé d'envoyer tous les jours sa fille à la messe, que d'y aller soi-même, sur-tout quand on ne se
couche jamais avant deux heures du matin. Je ne vous conseille que ce que j'ai constamment suivi avec Adèle. Elle sait qu'elle ne peut jamais rien retrancher de ce qu'elle pratique, sans manquer à son devoir, et sans donner mauvaise opinion d'elle; enfin, la dissipation et les amusemens du grand monde ne l'empêcheront point de remplir des obligations véritablement indispensables, et qui ne prennent pas assez de temps pour être incompatibles avec quelque genre de vie que ce puisse être. Vous avez bien raison de vous occuper sérieusement du choix d'un confesseur pour Constance; c'est un point trop souvent négligé, et cependant bien important, car un confesseur sans esprit et sans lumières, peut aisément gâter l'ouvrage de l'instituteur. Je vous envoie l'adresse du mien, mais je vous conseille d'avoir quelques conversations avec lui avant de remettre Constance entre ses mains, et de lui faire connoître parfaitement et les petits défauts et le caractère de votre enfant. À l'égard des livres de dévotion que vous me demandez, je ne puis vous satisfaire; je vais vous causer encore l'étonnement et l'espèce de colère que vous me montrez toujours à chaque ouvrage d'éducation dont je m'avoue l'auteur;
il faut cependant bien vous répondre, et vous dire qu'après avoir lu tous les livres de ce genre, j'ai vu avec surprise qu'il n'en existoit point à l'usage des jeunes personnes ; vous conviendrez, par exemple, qu'il y a beaucoup de livres d'heures que, non-seulement vous ne donneriez point à votre fille, mais que vous seriez très-fâchée qu'elle connût, particulièrement ceux dans lesquels les examens de conscience sont un peu détaillés. Je vous ai déjà parlé de quelques prières que j'ai composées pour l'enfance d'Adèle; mais en outre, j'ai fait un livre d'heures pour sa jeunesse; il contient la messe, les pseaumes et les prières prescrites par l'église: d'ailleurs, celles du matin, du soir, pour la confession, pour la communion, l'examen de conscience, etc. Sont de moi. Je ne connois pas un seul livre de dévotion où l'on puisse lire ces espèces de prières, sans être choqué à chaque instant par les fautes de langage et les expressions ridicules qui s'y trouvent. Si vous le souhaitez, je vous enverrai une copie de mon ouvrage, vous y trouverez aussi ce que je vous ai vu desirer souvent, c'est-à-dire, des prières pour toutes les situations intéressantes de la vie, et je suis sûre que vous ne lirez point sans attendrissement
celle d'une mère qui implore les grâces de Dieu pour ses enfans. Vous ne pourrez avoir, avant mon retour à Paris, que la moitié du volume qui contient toutes les prières, l'autre moitié renferme des sentences et des maximes détachées tirées des écrits des pères de l'église. Il y a deux ans qu'Adèle est en possession de cet ouvrage, je lui ai donné en même-temps l'évangile et l'imitation de Jesus-Christ; et jusqu'à l'âge de quinze ans, elle n'aura pas d'autres livres de piété. Vous me demandez comment je la prépare à faire sa première communion; vous savez que la première préparation a été de la mener à Lagaraye; elle en est revenue avec une admiration si profonde pour M De Lagaraye, et un redoublement de piété si sincère, que j'ai cru ne pouvoir jamais saisir un moment plus favorable pour graver dans sa tête tout ce que j'avois à lui dire. Le lendemain de notre arrivée à Brest, je passai, dans la matinée, deux heures seule avec elle. Après avoir beaucoup parlé de Lagaraye, elle me demanda quand elle feroit sa première communion; le jour où vous aurez douze ans, répondis-je; dans six mois, si vous vous conduisez, d'ici-là, de manière à me faire penser que véritablement vous n'êtes plus
un enfant... car enfin, aussi-tôt que vous aurez fait votre première communion, vous prendrez votre rang dans la société, je commencerai à vous regarder réellement comme mon amie, je n'aurai plus rien de caché pour vous; mais vous savez que je ne suis pas précipitée dans mes jugemens, et que pour obtenir un semblable bonheur, il faudra le mériter...-oh, maman, je m'en rendrai digne, j'ose l'espérer, j'en suis sûre, je le desire tant! ...-Je vous préviens qu'il ne vous sera point accordé légèrement; et pour que vous receviez le plus saint et le plus auguste de tous les sacremens, il faut que je sois bien convaincue que vous ne m'obligerez jamais à vous traiter encore comme un enfant. Si, pendant les six mois qui vont s'écouler, vous faites une seule faute assez grave pour me forcer à vous punir, à vous imposer une pénitence, je penserai que vous ne sentez point l'importance et le prix de la récompense qui vous est promise, et je la retarderai d'un an.-D'un an! Ô ciel... et pour une seule faute, ma chère maman! ...-Oui, une faute grave.-Cela est juste. Oh, je m'observerai si bien, que je suis certaine de ne jamais faire désormais une faute grave. En effet,
depuis cette conversation, je remarque en elle un changement très-visible en bien; et je suis persuadée qu'il n'y a pas un instant dans la journée où la crainte de faire une faute grave ne l'occupe et ne soit présente à sa pensée. C'est un grand art que celui de promettre aux enfans des récompenses qui puissent les engager à s'observer avec ce soin et cette attention continuelle; c'est leur donner à la fois de l'empire sur eux-mêmes et de la persévérance, les deux vrais moyens de parvenir aux grandes choses: d'ailleurs, on ne peut obtenir d'un enfant six mois d'une conduite exempte de reproches essentiels, sans le corriger en même-temps de tous ses défauts. Mais il est vrai que le choix des récompenses promises n'est pas indifférent; n'en proposez jamais que d'intéressantes, de nobles ou d'utiles, telles qu'une marque de confiance, votre portrait, un livre instructif, un nouveau maître, etc. Ne faites desirer enfin à votre élève que ce qu'elle doit aimer, ou ce qui mérite d'être estimé.
Le baron au vicomte. Je courus hier un assez grand danger, mon cher vicomte; c'est une petite aventure dont le récit vous fera sûrement plaisir, car vous allez voir si le dénouement a été satisfaisant pour moi. Vous savez que la rivière d'Aude forme un canal en face de ma maison; j'ai fait faire une grande tente, de temps en temps nous allons nous baigner; mon fils apprend à nager, il y réussit à merveille, et c'est un de ses grands plaisirs.
Hier, la chaleur étant excessive, nous fûmes à la rivière, mon fils, Dainville et moi, suivis de mon chien barbet, ce fidèle Mouche que vous me connoissez. J'ai nagé comme à mon ordinaire; au bout de quelque temps, j'ai dit à Dainville et à mon fils de regagner la tente, d'aller se r'habiller, et que je les rejoindrois bientôt. Ils m'ont quitté; je m'amusois avec mon chien, quand tout-à-coup, le sang me portant à la tête d'une maniere aussi subite que violente, j'ai senti que j'étois prêt à m'évanouir. J'ai voulu regagner
promptement la tente; mais la force m'abandonnant entièrement, je n'ai eu que le temps de crier à moi, Mouche , et j'ai perdu connoissance. En reprenant l'usage de mes sens, je me trouve sur le rivage et dans les bras de mon fils; il étoit à moitié habillé, tout couvert d'eau, le visage égaré, pâle, défiguré; et dans le moment où j'ouvre les yeux, il saisit mes deux mains avec un transport impossible à dépeindre, et les pressant contre son sein, il pleure, il crie, il m'embrasse, et me fait cent questions à la fois. Il étoit si saisi, si tremblant, que j'ai craint pour lui l'effet d'une émotion si violente, et que je n'ai joui qu'imparfaitement, dans ces premiers momens, de la joie que devoit me causer sa sensibilité. Cependant on nous r'habille, et nous montons en voiture; alors je demande quelques détails." À peine, me dit Dainville, avez-vous fait ce terrible cri: à moi, Mouche, que M Théodore, qui s'habilloit, s'échappe des mains de Brunel, s'élance dans la rivière, en s'écriant: eh, que ne dit-il: à moi, mon fils ! Ce furent ses propres mots. Je me suis précipité après lui, je l'ai saisi dans mes bras, malgré ses cris et sa violence; au même instant, un batelier, par mon ordre, vole à votre secours;
nous vous voyons sur l'eau, votre chien vous tenant par les cheveux, et vous traînant vers notre côté; le batelier vous atteint et vous ramène, tout cela en moins d'une minute... "remarquez, interrompis-je, comme le courage et la générosité sont des vertus naturelles, et, pour ainsi dire, d'instinct; jugez, d'après l'intrépidité de mon chien, si l'on a eu tort d'attacher le déshonneur et l'infamie à la lâcheté, et si celui qui craint d'exposer sa vie pour sauver celle de son semblable, ne se rabaisse pas mille fois au-dessous de l'état deMouche. Et vous, mon cher Théodore, continuai-je, vous avez fait une action que je me rappellerai toujours avec plaisir... celle de Mouche, reprit-il, mérite seule d'être admirée; pour moi, je n'ai fait que mon devoir. J'ai senti que cette idée blessoit un peu son coeur, je n'ai pas fait semblant de m'en appercevoir; et reprenant la parole: si vous étiez dans la force de l'âge, lui dis-je, si vous saviez aussi bien nager que Mouche, votre réflexion seroit vraie; au lieu de cela, vous n'avez pas treize ans, vous n'apprenez à nager que depuis six semaines; ainsi, je dois être véritablement reconnoissant et touché de ce que vous avez fait pour moi.
Je me fis saigner hier, je me porte à merveille aujourd'hui; j'ai été me baigner ce matin et nager avec mon fils, qui, pour cette fois, n'a pas voulu me quitter un instant, dans la crainte que je ne me trouvasse mal encore. Qu'il est doux d'être aimé ainsi d'un enfant dont on attend tout le bonheur de sa vie! Mais il n'y a point de père qui ne puisse goûter une satisfaction semblable, s'il veut remplir tous les devoirs sacrés qui lui sont imposés par la nature.
Oui assurément, mon cher vicomte, mon fils apprend déjà les mathématiques; à douze ans, il a commencé le premier volume de M Bezout, qui traite de l'arithmétique; dans quelques mois, nous passerons au second; à quinze ans, il étudiera le troisième; et à dix-sept ans, le quatrième, qui traite de la méchanique: comme je veux qu'on emploie six ans à l'étude des mathématiques, il suffit d'y consacrer trois heures par semaine. En suivant cette méthode, on peut être sûr de ne point fatiguer les enfans; et quel que soit le degré de leur intelligence, il est presque impossible qu'ils n'apprennent pas des mathématiques tout ce qui peut être nécessaire un jour, à quelque état qu'on les destine. Je compte aussi apprendre à
ma fille ce qu'il est indispensable de savoir de la géométrie, pour être en état de lever un plan et de dessiner avec régularité un paysage d'après nature, et dans lequel la perspective soit bien observée. À l'égard du latin, mon fils commencera à l'apprendre cette automne; je me servirai du cours de latinité de Vanière , qui me paroît un très-bon ouvrage dans ce genre, car il a le mérite qui manque à tous les rudimens, celui d'être toujours intelligible; et je suis bien certain que mon fils, à dix-sept ans, saura le latin beaucoup mieux que la plus grande partie des gens du monde, même de ceux qui passent pour avoir fait de bonnes études. Je trouve encore dans ma méthode un avantage très-grand selon moi, celui de ne point blaser mon élève sur des ouvrages véritablement dignes d'être admirés: si un enfant qui apprend le latin depuis l'âge de six ans, n'est pas en état à douze de lire Virgile, il a perdu son temps; s'il lit Virgile à douze ans, il est impossible qu'il en puisse saisir les beautés; cependant il l'apprend par coeur; et quand il aura dix-huit ans, il comprendra bien que l'énéïde est un chef-d'oeuvre, mais il ne le sentira que foiblement, ou du moins il le sentira sans transport.
J'ai fait une remarque assez singulière, c'est que tous les gens qui, dans l'opinion commune, ont reçu la meilleure éducation, sont, en général, précisément ceux qui ont le moins de goût pour la lecture, et cela doit être: ces personnes si bien élevées ont lu à quatorze ans tous les ouvrages supérieurs de notre langue; comme elles étoient hors d'état d'en sentir le mérite, elles n'en peuvent conserver qu'un souvenir fort ennuyeux, elles en concluent très-naturellement qu'elles n'aiment point la lecture, elles y renoncent; ou si elles se décident à lire encore, croyant connoître tous les bons livres, parce qu'elles les ont su par coeur dans leur enfance, elles ne lisent plus que des ouvrages médiocres, mais qui du moins ont pour elles l'attrait si piquant de la nouveauté. Je me souviens d'avoir vu autrefois dans mes voyages un jeune prince âgé de huit ans, qui me parla pendant une heure deTélémaque; son gouverneur m'assura que monseigneur aimoit passionnément cet ouvrage, qu'il l'avoit extrait d'un bout à l'autre . Hélas, tant pis, répondis-je, le pauvre enfant n'aura jamais lu Télémaque! Théodore, il est vrai, ne fait que commencer les mathématiques, et n'a pas encore pris une leçon de
latin, mais il sait les principes généraux de sa langue, qu'il n'a point eu l'ennui d'apprendre dans une grammaire, et que je me suis contenté de lui enseigner verbalement en corrigeant son orthographe; il parle et lit parfaitement l'anglois et l'italien; il entend un peu l'allemand; il a une idée générale de la géographie, et sait déjà de la chronologie tout ce qu'il est desirable qu'il en sache jamais: d'ailleurs, les lanternes magiques et plusieurs autres jeux de sa première enfance, et les abrégés de Madame D'Almane, ont gravé dans sa tête une prodigieuse quantité de faits historiques; et, ce qui vaut mieux que tout cela, son esprit est aussi juste que son coeur est pur; il a sur tous les points principaux de la morale, des idées nettes et précises; il sait par sa propre expérience que le parti le plus honnête et le plus vertueux est toujours le plus sage; que nos penchans nous égarent, que la raison seule doit nous guider, et qu'on ne peut être estimé, chéri, heureux enfin, que par elle. Quand on se contentera de dire toutes ces vérités, on ne fera que répéter des lieux communs qui ne produiront nulle impression; mais qu'on les prouve, et le grand but de l'éducation sera rempli, on gravera dans le coeur des principes ineffaçables.
Quant aux talens de pur agrément, je ne donnerai à Théodore que celui du dessin, pour lequel il a beaucoup de goût; il commence à dessiner très-joliment d'après nature, ainsi que sa soeur; Madame D'Ostalis rend, dans ce moment, notre petite académie fort brillante; elle y est très-assidue, et Dainville, comme vous le croyez bien, lui a cédé l'honneur d'y présider. Adieu, mon cher vicomte; mandez-moi, je vous prie, si M D'Aimeri est enfin arrivé à Paris; vous le trouverez bien triste, mais c'est un homme d'un grand mérite, et que vous serez sûrement charmé de connoître. Parlez-moi aussi du chevalier De Valmont; il y a près de deux ans que je ne l'ai vu, et cet espace de temps peut produire de bien grands changemens à son âge; j'ai pour ses parens une amitié trop vraie, pour ne pas m'intéresser vivement à lui.
Le comte de Roseville au baron. Enfin, mon cher baron, je vais vous faire la description du jardin du chevalier De Murville; j'ai été si occupé depuis trois mois, que je n'ai pu m'acquitter plus tôt de ma promesse; mais vous n'y perdrez aucun détail, car ils sont tous présens à ma mémoire. Trois semaines avant le départ de M D'Aimeri, je menai le prince chez M De Murville, le chevalier De Valmont y vint avec nous, et vous imaginez bien que M De Murville ne revit pas sans une vive émotion le neveu de Cécile. Nous parcourûmes d'abord la maison, ensuite M De Murville nous conduisit dans les jardins, où il a rassemblé une représentation exacte de ce qu'il a vu de plus intéressant dans ses voyages. En sortant de sa maison, on entre dans une grande place irrégulière, jadis un parterre immense, et maintenant remplie de statues et de monumens antiques fidèlement copiés (mais
dans de moins grandes proportions) d'après les plus belles ruines d'Italie. On y voit, entr'autres, les superbes temples de Serapis, de minerve Medica, la colonne trajanne, etc.Beaucoup d'arbres étrangers, de diverses formes et de différent vert, sont dispersés avec art parmi ces ruines. Le saule et le cyprès ombragent les tombeaux, les pins majestueux, les palmiers environnent les temples, le laurier croît aux pieds de l'apollon du belvéder, et des buissons de myrte et de roses entourent la vénus de Médicis. À droite de cette espèce de musaeum, on trouve la grotte de Pausilipe, une longue galerie bâtie en briques, mais recouverte de rochers et de verdure, et qui paroît taillée dans le roc, comme la voûte qu'elle représente; on découvre, du fond de cette grotte, une perspective ravissante, et elle conduit au lac d'Agnano , un des plus charmans paysages qui soit aux environs deNaples, et qu'il est très-facile d'imiter dans un jardin, puisqu'il est absolument environné d'arbres qui cachent
la vue des environs; de l'autre côté du parc, on voyage en Espagne. Après avoir vu toutes les ruines gothiques dont cette partie est ornée, nous arrivâmes sur le bord d'une prairie partagée par un torrent qui la traverse, et sur lequel on a bâti un pont d'une architecture simple, mais élégante. Ici, le chevalier De Murville nous fit arrêter: considérez ce pont, nous dit-il, il n'est point de monument dans ce jardin qui mérite mieux de fixer votre attention, ou du moins d'occuper une place dans votre souvenir. Il s'appelle le pont dela veuve . Une femme ayant perdu son fils dans les eaux du torrent, fit bâtir ce pont sur ce même torrent si funeste pour elle, afin qu'au moins à l'avenir aucune mère n'eût à gémir d'un semblable malheur: et c'est ainsi que par un sentiment véritablement angélique, elle ne trouva de consolation qu'en élevant un édifice dont la vûe seule eût redoublé la douleur de toute autre. Il y a beaucoup d'actions qui paroissent plus brillantes
que celle-ci, il n'en est point de plus généreuse. Enfin, monseigneur, poursuivit le chevalier De Murville, quand vous lirez cette maxime: dans l'adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas; quand vous entendrez calomnier la nature humaine, souvenez-vous du pont de la veuve . Après ce discours, le chevalier DeMurville nous conduisit au bout du jardin occupé par un village bâti à l'imitation de celui de Brock. Vous imaginez bien qu'il n'a pas l'étendue du véritable, c'est une petite rue qui n'est composée que de quatorze maisons; on trouve dans les deux premières un charmant hermitage et une laiterie, quatre autres sont occupées par les jardiniers, et le reste par d'anciens domestiques retirés, et quelques pauvres familles que M De Murville a tirées de la misère, en leur donnant un asyle dans cette agréable retraite. Le prince et le chevalierDe Valmont ne quittèrent qu'à regret cette délicieuse demeure où le goût a rassemblé tant d'objets intéressans et instructifs. M De Murville
s'attendrit en recevant les adieux du jeune Charles; il demanda au prince la permission de l'embrasser, et le serrant dans ses bras avec une tendresse inexprimable: ô Charles, s'écria-t-il, soyez heureux, aimez toujours la vertu, et, s'il est possible, préservez votre coeur d'une passion dangereuse qui peut coûter tout le repos de la vie! Le soleil étoit couché lorsque nous quittâmes le chevalier De Murville; comme nous étions fort près de la maison d'Alexis Stezen (ce malheureux père de famille que nous avons établi sur les bords du lac *), le prince me pria instamment d'y aller, afin, dit-il, de voir par lui-même si ces bonnes gens se trouvoient toujours aussi heureux. Depuis la scène touchante que je vous ai détaillée, mon cher baron, c'est-à-dire, depuis trois ans, mes occupations ne m'ont pas permis de retourner une seule fois chez Alexis Stezen: la curiosité du prince me parut fort naturelle, et je consentis à la satisfaire. Nous arrivâmes chez Alexis à la nuit presque fermée, nous trouvâmes la famille rassemblée dans une salle au rez-de-chaussée; ils étoient tous assis en rond, n'ayant point encore de lumière, et s'amusant à chanter des romances. Avant d'entrer dans la chambre, nous nous arrêtâmes
un moment pour écouter une voix aussi jeune que mélodieuse, qui finissoit un couplet: enfin, nous ouvrons la porte, l'obscurité nous empêche de distinguer les objets; une servante nous annonce, et au nom du prince, tout le monde se lève, s'agite: Alexis demande de la lumière; ses enfans, sa femme en vont chercher, et un moment après, nous voyons paroître un objet qui fixe tous nos regards. C'est une jeune personne de treize ans, accourant avec précipitation, en tenant une lumière qu'elle pose sur une table: imaginez toutes les grâces ingénues de l'enfance, réunies aux charmes, à la fraîcheur et à l'éclat de la jeunesse, une taille noble et légère, un visage également délicat et régulier, une physionomie aussi touchante qu'expressive, un sourire plein de candeur et d'innocence: représentez-vous cet assemblage séduisant, et vous n'aurez encore qu'une imparfaite idée de cette figure ravissante. Alexis s'approche d'elle, la prend par la main, et la présente au prince, en lui disant que c'est sa fille aînée Stoline, cette même enfant à laquelle le prince donna sa pelisse... à ces mots, le prince et la jeune fille rougirent également... et le prince, prenant la parole, demanda si nous
n'avions pas entendu la voix de Stoline au moment où nous étions entrés. En effet, c'étoit la sienne; le chevalier De Valmont la conjura de chanter encore, et Stoline, avec un tremblement et un trouble qui ne faisoient qu'ajouter à sa grâce, chanta deux couplets qui furent trouvés bien courts par le prince et le chevalier De Valmont. Je crois que si mon élève avoit deux ou trois ans de plus, cette visite n'eût pas été sans danger pour lui: quoi qu'il en soit, je suis sorti de la maison d'Alexis Stezen, en me promettant bien de n'y plus ramener mon jeune prince, qui, toute la soirée, n'a parlé que de Stoline, et le lendemain fut distrait et rêveur d'une manière très-extraordinaire pour un enfant de treize ans et demi; mais heureusement qu'à cet âge, une impression semblable ne peut être ni profonde ni durable.
Adieu, mon cher baron; j'approuve fort les raisons qui vous déterminent à faire voyager vos enfans, et la préférence que vous donnez dans ce moment à l'Italie sur tout autre pays; mais j'espère que j'aurai le plaisir de vous voir un jour dans celui que j'habite: quand il ne seroit pas par lui-même intéressant et curieux à connoître, vous y trouverez un grand souverain, régnant avec gloire
sur une nation vertueuse: un tel spectacle vaut mieux encore que la vûe des temples et des ruines de Rome.
La vicomtesse à la baronne. Ô la charmante créature! ... Une figure si intéressante! ... Un air si réservé! Un maintien si doux! ... Je parie que vous avez déjà deviné de qui je veux parler; eh bien oui, c'est du chevalier De Valmont: à présent vous me nieriez en vain que vous avez des projets sur lui, il sera le mari d'Adèle: j'ai vu cela clairement dès la première visite. Je l'ai beaucoup questionné sur son voyage, toutes ses réponses ont été courtes, simples et modestes; et puis il rougit avec une grâce! ... Sans être déconcerté de rougir, il est timide et jamais embarrassé. D'ailleurs, il ressemble tant à notre aimable Cécile! ... Enfin, la tête m'en tourne. Pour M D'Aimeri, quoi que vous en disiez, ma chère amie, je sens que je ne l'aimerai jamais, cette pauvre Cécile est trop présente à mon souvenir: il a beau la pleurer, il n'en est pas moins la cause de sa mort; sa tristesse me fait de la peine, mais ne peut m'intéresser: au reste, je l'ai prié de regarder à jamais ma maison comme
la sienne, et je crois qu'il a été content de la manière dont je l'ai reçu. Il part dans un mois pour conduire son petit-fils à sa garnison, ils seront de retour ici sur la fin de décembre; ainsi, vous les verrez cet hiver. Je veux être présente à la première entrevue d'Adèle et du chevalier De Valmont, je suis certaine que la sympathie se déclarera sur le champ; ils sont faits l'un pour l'autre, ils s'aimeront passionnément: souvenez-vous de cette prédiction.
Eh bien, ma chère amie, j'ai fait connoissance avec Mde De M. J'ai déjà été trois fois chez elle, et je puis maintenant satisfaire votre curiosité. Vous voulez des détails, de l'ordre et de la sincérité, écoutez donc; voici le récit de la première visite: j'arrive chez Madame De M à huit heures et demie du soir; j'entre dans un sallon assez triste et fort mal éclairé, où je trouve un cercle très-grave; la maîtresse de la maison me fait placer à côté d'elle, je jette les yeux sur toute la compagnie, je n'y vois que deux femmes et dix ou douze hommes; et dans tout cela, je n'apperçois pas un seul visage de ma connoissance, excepté Porphire, que j'appelle pour me mettre au fait: il me dit à l'oreille les noms des principaux
personnages, et, entr'autres, de trois ou quatre également connus et dignes de l'être par leurs ouvrages. Alors je regardai ces personnes célèbres avec une admiration qui m'inspira un mouvement d'amour-propre si extraordinaire, qu'il suspendit ma curiosité; car, au lieu d'écouter la conversation, je n'éprouvai que le desir de me faire écouter moi-même, et d'attirer l'attention de ceux qui naturellement auroient dû fixer toute la mienne. Me voilà donc uniquement occupée à chercher une occasion de dire quelque chose de spirituel, je cherche long-temps; enfin, je hasarde une phrase bien entortillée, et puis une autre encore plus recherchée; je m'enhardis, je m'échauffe, je tombe dans la dissertation, je m'appesantis, et tout-à-coup je m'apperçois que je n'ai pas le sens commun, et que je suis complettement ridicule: très-déconcertée de cette découverte, je ne trouve rien de mieux à faire que de m'en aller, et je sors avec le double regret d'avoir été absurde, et de n'avoir pas entendu un mot de tout ce qui s'étoit dit. Je réfléchis sur cet accident, et j'en conclus que la prétention à l'esprit, et le desir de briller, ne me vaudroient jamais de succès. Je me promis donc d'être à l'avenir toujours
simple et naturelle, et je retournai chez Madame De M avec cette intention. Point du tout: à peine suis-je assise, que la démangeaison de montrer de l'esprit, de l'instruction, me reprend de nouveau plus vivement que jamais; d'abord, je résiste courageusement à cette tentation; enfin, j'y cède et je ne réussis pas mieux que la première fois. Je sortis de chezMadame De M véritablement en colère contre moi-même, et formant la ferme résolution d'y garder le plus profond silence quand j'y retournerois, puisqu'il m'étoit absolument impossible d'y parler comme par-tout ailleurs. Me voici donc à la troisième visite; pour cette fois, je sus me taire, j'observai, j'écoutai avec une extrême attention; j'entendis parler avec esprit, je remarquai plusieurs traits qui méritoient d'être retenus et cités; cependant je trouvai, en général, la conversation languissante et pesante; et lorsqu'elle s'animoit par la discussion, il me parut qu'elle dégénéroit en dispute; enfin, elle m'étonnoit souvent, mais ne me charmoit jamais, et je me disois: tous ces gens-là ont plus d'esprit que je n'en ai, cependant je suis certainement plus aimable qu'eux; quelle est donc la mal-adresse qui les prive de l'avantage
qu'ils devroient avoir sur moi? ... Après avoir réfléchi sur cette singularité, je découvris avec surprise qu'ils avoient précisément la manie qu'ils m'avoient inspirée pendant deux jours; qu'ils ne savoient point écouter, et qu'ils n'éprouvoient que le desir de se faire admirer, et non celui de plaire. D'ailleurs, je remarquai qu'on pouvoit leur reprocher encore quelquefois plusieurs petits manques d'égards et de politesse produits par un amour-propre mal-entendu, ou par le défaut d'usage du monde, qui seul peut apprendre à s'occuper des autres, à ne jamais se fâcher, et à soutenir son opinion sans aigreur et sans pédanterie. D'après ces observations, je trouve que les gens de lettres devroient aller davantage dans le monde: ils ne vont que dans trois ou quatre maisons dans lesquelles ils forment le fond principal de la société; la douceur, la complaisance, les égards délicats, les grâces enfin, ne s'acquièrent point où l'on domine; et voilà pourquoi l'on peut reprocher aux gens de lettres un ton tranchant et de la susceptibilité. S'ils étoient plus répandus,
ils perdroient bientôt ces petits défauts; alors on les rencontreroit avec plaisir, et on les rechercheroit avec empressement: loin de porter la contrainte et la gêne dans la société, ils en feroient les délices; connoissant véritablement le monde, ils pourroient le peindre, ils nous offriroient des tableaux piquans et fidèles de nos travers, de nos ridicules, de nos moeurs, et nous aurions enfin des ouvrages où l'on trouveroit également et de l'esprit et le ton du monde. Je ne m'appesantirai pas davantage sur ces réflexions. Porphire a reçu une lettre de M De Lagaraye, où ce sujet est traité beaucoup mieux que je ne le pourrois faire. J'ai eu la permission de vous en envoyer une copie, et je crois que vous la lirez avec plaisir.
Adieu, mon coeur; embrassez pour moi Madame D'Ostalis: dites-lui que je ne suis plus jalouse d'elle; mais je le suis de Madame De Valmont... oui, sur-tout depuis que j'ai vu son fils... la belle-mère d'Adèle, comme vous l'aimerez! ... Au moins avouez-moi la vérité; je suis certaine que vous n'êtes pas sincère à cet égard. Ah! Vous n'avez pas en moi la confiance que j'ai en vous. Je ne sais pas pourquoi je vous aime autant, je ne devrois que vous estimer... avec
votre air franc, simple et doux, vous êtes au fond très-orgueilleuse et très-dissimulée... dissimulée sur-tout... oh! Vous l'êtes... et vous en tirez même vanité; vous appelez cela de la prudence, de la discrétion! ... Enfin, si vous ne m'avouez pas qu'au fond de votre coeur, vous destinez Adèle au chevalier De Valmont, je croirai que vous ne m'avez jamais aimée, et que vous n'avez pour moi que l'espèce de sentiment qu'on a pour un enfant qui nous amuse.
Copie de la lettre de M De Lagaraye à Porphire. Eh bien, mon cher Porphire, vous allez donc devenir homme de lettres! Non, certainement je ne m'oppose point à ce projet; la fausse dévotion et la bigoterie pourroient seules le condamner. Vous avez de l'esprit, une âme sensible, vous avez beaucoup lu; maintenant laissez-là tous les livres, quittez votre cabinet, étudiez les hommes; si vous n'acquérez pas une connoissance approfondie du coeur humain, vous ne ferez rien que de médiocre ou d'imparfait. Voyez donc des hommes de tous les états, examinez-les dans les différentes classes de la société, depuis le simple laboureur jusqu'au courtisan; connoissez-les tous avec détail, ne dédaignez point l'aimable enfance. Comme peintre, faites usage des tableaux touchans et naïfs qu'elle vous offrira; comme philosophe, observez en elle le germe naissant des vertus et des passions de l'homme; cherchez sur-tout à démêler, parmi cette foule de travers et de
vices que nous donne l'éducation, quels sont véritablement les penchans et les défauts que nous tenons de la nature. Un savant doit rester dans son cabinet; un homme de lettres doit vivre dans le plus grand monde: qu'il consacre à la société quatre heures du jour, il lui restera assez de temps pour travailler et méditer sur ce qu'il aura vu. Mais tout cela ne suffit pas, mon cher Porphire; il faut encore conserver vos principes et votre sensibilité: si votre coeur et vos moeurs se corrompent, vous ne ferez jamais un ouvrage de génie; l'esprit ne produit que de jolies choses, ces ouvrages du moment faits pour éblouir, et non pour durer, reçus d'abord avec empressement, prônés, cités pendant trois mois, ensuite oubliés pour toujours. Ce ne fut point à son esprit que Pierre Corneille dut sa gloire; c'est par sa grande âme, qu'il sut mériter son surnom, et l'admiration de son siècle et de la postérité. Ô Porphire, sois honnête, indulgent, bienfaisant, et tes écrits inspireront le goût de la vertu; on n'y trouvera point d'exagération, d'inconséquences: celui qui n'est inspiré que par l'amour du bien et de la vérité, ne peut jamais se contredire; si tu veux offrir d'utiles leçons de morale, commence par te
réformer toi-même, combats tes passions, ferme ton coeur à la haine, au ressentiment, apprends à pardonner; tu sauras alors louer avec éloquence et la grandeur d'âme et la générosité. Quelle belle carrière tu vas parcourir, à quelle noble vocation ton goût et ton génie t'appellent, si tu peux en connoître toute la dignité! Mais hélas, si tu t'égarois; si, trop foible pour résister au vain desir d'obtenir une célébrité passagère, tu renonçois à la vérité, à tes principes; si tu te laissois entraîner à l'esprit de parti, de cabale! ... Ah, mon fils, ces talens que tu possèdes, ils te furent donnés par le ciel, ils ont été cultivés par moi, non pour flatter le vice, pour amuser des gens sans moeurs, et séduire des esprits superficiels, mais pour obtenir le suffrage de l'homme de goût et du citoyen vertueux. Enfin, songez, mon cher Porphire, qu'il n'est qu'un temps de la vie pour écrire et pour travailler, et que ce temps s'écoule avec une extrême rapidité: lorsqu'il sera passé, quel charme vous éprouverez, si vous pouvez vous dire: je n'ai rien écrit qui ne fût conforme à la raison, à la vérité, inspiré par l'humanité, par l'amour de l'ordre et de la vertu. je ne recherchai jamais qu'une gloire pure et sans tache; et du
moins, en descendant au tombeau, dans cet instant terrible où le souvenir d'une bonne action satisfait mille fois plus que celui d'un succès brillant, qu'il me sera doux de penser que mesouvrages ne pourront jamais produire d'impressions dangereuses, que le jeune homme qui débute dans le monde ne les lira point sans quelque fruit, et que la mère vigilante et tendre s'empressera de les donner à sa fille ! Voilà, mon cher Porphire, quelle doit être votre ambition, si vous voulez répondre à mon attente, et justifier ma tendresse. Adieu; je vous attends sur la fin du mois.
La baronne à la vicomtesse. Je vous remercie, ma chère amie, de tous les détails que vous me donnez sur notre petite Constance; je suis fâchée qu'elle ne soit pas soigneuse: c'est un défaut auquel on fait trop peu d'attention, cependant il entraîne une grande perte de temps, et souvent occasionne plus de dépense que la prodigalité même. J'ai corrigé Adèlede ce défaut naturel à tous les enfans, en la mettant en pénitence lorsqu'il falloit absolument remplacer la chose qu'elle avoit perdue; ou bien si c'étoit un joujou, au lieu d'un meuble utile, en le lui laissant desirer fort long-temps avant de lui en rendre un semblable; et enfin, en lui donnant une grande armoire dans laquelle elle pût serrer et mettre en ordre tout ce qui lui appartient. Au reste, lisez l'éducation des filles de M De Fénélon, vous y trouverez tous les conseils qu'on peut desirer à cet égard.
J'ai fait voir à mes enfans aujourd'hui un triste spectacle, et je vous expliquerai tout-à-l'heure les raisons qui m'y ont déterminée. La fille de mon jardinier est morte cette nuit; elle avoit vingt ans, et elle étoit jolie: à mon réveil, Mademoiselle Victoire m'a conté cette nouvelle, en ajoutant qu'elle venoit de jeter de l'eau bénite à la défunte , qu'elle l'avoit vue à visage découvert, et qu'elle n'étoit pas défigurée le moins du monde. Cette particularité m'ayant été confirmée par plusieurs personnes, j'ai formé le projet d'y conduire mes enfans: lorsque nous avons tous été assemblés pour le déjeûner, on a parlé de la fille du jardinier, et Miss Bridget a dit qu'elle n'avoit jamais vu une personne morte; Adèle etThéodore
ont répété la même chose; alors je leur ai proposé de les mener chez le jardinier; et le déjeûner fini, nous y avons été. En entrant dans la chambre de la jardinière, j'ai remarqué un peu d'altération dans la physionomie d'Adèle; nous nous sommes mises à genoux, et nos prières faites, je me suis approchée du lit, j'ai levé le drap, et découvert entièrement le visage de la morte; je n'ai pu la regarder sans éprouver un serrement de coeur inexprimable, en songeant qu'elle étoit fille unique, et que son père et sa mère lui survivoient... et prenant Adèle par la main: voyez, mon enfant, lui ai-je dit, quel touchant objet; il ne peut inspirer que l'attendrissement. En effet, a repris Adèle, il n'a rien de hideux, je m'en faisois une autre idée, mais je vois à présent que souvent une simple maladie défigure plus que la mort même. Après quelques réflexions sur ce sujet, nous sommes rentrés au château, j'ai défendu qu'on parlât davantage de la morte devant mes enfans, et j'ai eu l'attention de les entretenir toute la journée dans la plus grande gaieté. Je me souviens que dans mon enfance, ayant entendu conter beaucoup d'histoires de revenans, j'avois la tête absolument tournée par cette espèce de
frayeur la plus absurde de toutes, mais celle qui a le plus de pouvoir sur l'imagination. À treize ou quatorze ans, je me décidai à voir un mort pour la première fois de ma vie, malheureusement c'étoit un vieillard horriblement défiguré; cet objet hideux me fit une telle impression, que pendant plus d'un mois j'en gardai le souvenir: l'âge et la raison ont su me guérir enfin de ces extravagantes frayeurs, qui n'ont que trop influé sur ma santé, et qui m'ont causé des maux de nerfs dont je me ressens encore. Adèle, grâce à mes soins, n'a jamais eu l'idée de ces vaines terreurs; mais comme elle n'avoit point vu encore une personne morte, et que j'ai craint que son imagination ne lui représentât cet objet beaucoup plus frappant qu'il ne l'est souvent, je me suis décidée à lui faire voir cette jeune fille, et je m'en applaudis d'autant plus, qu'en effet Adèle, avant de la regarder, étoit émue et tremblante, et qu'elle l'a considérée sans frayeur, parce qu'elle l'a trouvée infiniment moins effrayante qu'elle ne l'avoit imaginé. Nous nous promenons souvent aux environs du château, Adèle et moi, tête à tête, et communément, en revenant le soir à la nuit fermée, nous traversons un cimetière, et quelquefois
nous nous y reposons, et nous y causons (du moins Adèle) avec autant de tranquillité que si nous étions dans une prairie. Il faut beaucoup d'adresse, et en même-temps de simplicité apparente, pour accoutumer un enfant à toutes ces choses, car il aura peur chaque fois qu'il vous supposera le projet de l'enhardir; ainsi, n'agissez qu'avec une extrême précaution, et sur-tout que tout ce que vous ferez paroisse absolument l'effet du hasard. Adieu, ma chère amie; Adèle fait sa première communion dans quinze jours. MadameD'Ostalis partira sur la fin du mois, et je la suivrai de près, car je serai sûrement à Paris dans les premiers jours de novembre au plus tard.
Madame D'Ostalis à Madame De Limours. Oui assurément, madame, je m'instruis ici autant que je m'y plais; j'apprends de la meilleure des mères à chérir des devoirs qu'elle remplit avec tant de joie. En vivant avec elle, en la contemplant au milieu de sa famille, on la trouve si parfaitement heureuse, qu'on n'est plus étonné des sacrifices qu'elle a faits pour obtenir un semblable bonheur. Tel est le pouvoir de la vraie vertu; de loin, elle ne peut frapper que par son éclat, elle n'excite que l'étonnement et l'admiration; de près, elle est si belle, si touchante et si persuasive, que tout ce qu'elle prescrit cesse de paroître pénible ou difficile; elle fait mieux alors qu'éblouir, elle pénètre, elle charme, elle entraîne.Adèle et Théodore ont fait aujourd'hui leur première communion; en revenant de l'église, ma tante s'est enfermée dans son cabinet avec Adèle et moi, et nous faisant asseoir à ses côtés, elle a pris une des mains de sa fille, qu'elle a mise
dans les miennes: maintenant, a-t-elle dit, en m'adressant la parole, je me flatte que vous regarderez Adèle comme votre amie; elle n'a ni votre expérience ni votre raison, mais vous croyez bien qu'elle n'auroit pas fait sa première communion, si je n'eusse pas été parfaitement sûre qu'elle n'est plus un enfant; ainsi, désormais, nous pouvons parler sans contrainte devant elle, et l'admettre en tiers dans nos entretiens les plus secrets. À ces mots, Adèle attendrie s'est appuyée doucement sur l'épaule de sa mère, en serrant tendrement ma main qu'elle tenoit toujours; et ma tante continuant son discours: enfin, poursuivit-elle, je vais à présent, ma chère Adèle, commencer à recueillir le fruit des soins que je vous ai consacrés; je ne serai plus obligée de vous imposer des pénitences, des punitions humiliantes, vous allez devenir pour moi une société charmante, et la plus tendre de mes amies... en prononçant ces paroles, ma tante ne put retenir ses larmes; Adèle se jette à ses pieds, et avec une expression, une sensibilité aussi passionnées que naturelles et touchantes, elle dit à son heureuse mère tout ce que la reconnoissance la mieux fondée peut inspirer de plus tendre. Quoique vous m'accusiez,
madame, d'envier un peu le destin d'Adèle, cette espèce de jalousie ne m'empêchera point de convenir qu'il n'y a point d'enfant de son âge qu'on puisse lui comparer; et, depuis six mois sur-tout, elle a fait, à tous égards, des progrès surprenans, ce qu'on doit particulièrement attribuer au desir extrême qu'elle avoit de faire sa première communion. Une chose que je ne puis me lasser d'admirer, c'est la manière dont ma tante a su gagner toute son affection, en ne lui passant rien, en la punissant avec sévérité, en la reprenant devant tout le monde; et cependant, malgré cette rigueur apparente, elle est passionnément aimée de sa fille, elle possède toute sa confiance; Adèle n'est parfaitement heureuse qu'auprès de sa mère, et je la vois sans cesse préférer le bonheur de s'entretenir avec elle, à tous les plaisirs faits pour son âge. Voilà sans doute le chef-d'oeuvre de l'éducation, et ce qu'on n'obtiendra sûrement jamais en gâtant un enfant, et en lui passant toutes ses fantaisies. Comme Adèle est maintenant admise au rang des personnes raisonnables , il est décidé qu'elle aidera désormais ma tante à régler les comptes de sa maison, et que le maître-d'hôtel et le cuisinier lui apporteront tous les matins
leurs livres de dépense, ce qui l'accoutumera à ne point dédaigner des soins très-utiles, quelque fortune qu'on puisse avoir, et que la plupart des femmes ne négligent que par paresse et par incapacité. L'ignorance est communément envieuse et dénigrante; elle voudroit qu'il lui fût possible d'avilir tout ce qui lui fait sentir son infériorité; elle cherche à cacher sa honte sous l'apparence de l'insouciance, et souvent même du mépris: c'est ainsi que nous voyons si souvent des gens instruits et raisonnables persifflés par des sots, et c'est pourquoi Madame De G (qui n'a jamais su faire une addition) se moque si impitoyablement des femmes assez désoeuvrées pour s'amuser à vérifier les mémoires de leurs gens.Adieu, madame; je pars dans huit jours, j'imagine que je ne vous trouverai point à Paris; mais je me flatte que vous êtes bien sûre que mon premier soin, en arrivant, sera d'aller vous chercher pour m'informer moi-même de vos nouvelles, et vous donner de celles de ma tante.
La baronne à la vicomtesse. Non, ma chère amie, Adèle ne lit point encore les ouvrages dont vous me parlez; quoiqu'elle ait de l'esprit et toute la raison qu'on peut avoir à son âge, il s'en faut bien qu'elle soit en état de sentir le mérite des bons auteurs du siècle de Louis XIV. Elle n'a presque lu jusqu'ici que les ouvrages que j'ai composés pour elle; maintenant nous allons faire des lectures plus instructives et plus longues. Elle a commencé l'histoire ancienne de Rollin, à laquelle succédera l'histoire romaine et celle de France; ensuite elle lira le siècle de Louis XIV et quelques historiens anglois, ce qui terminera notre cours d'histoire, et formera en tout une cinquantaine de volumes. En ouvrages d'agrémens, nous lisons à-présent quelques théâtres, et dans trois ans nous aurons lu Campistron, Lagrange-Chancel, Lachaussée, Destouches, Marivaux, les poësies de Fontenelle, de Pavillon, de Desmahis, etc. Tous ces auteurs agréables,
mais du second ordre, l'amuseront jusqu'à l'âge où son goût sera assez formé pour qu'elle puisse lire avec transport des ouvrages de génie. Nous avons achevé ce soir la tragédie d'Andronic, et malgré mes commentaires et mes critiques, Adèle
fondoit en larmes. Est-il possible, me disoit-elle, qu'on puisse faire une pièce plus intéressante et plus touchante que celle-là? Oui sans doute, ai-je dit, et vous en verrez la preuve un jour quand vous lirez ces auteurs immortels que vous ne connoissez que de nom, Corneille, Racine, Voltaire, Crébillon, etc.-Mais, maman, puisque une pièce médiocre me fait tant d'impression, quel plaisir me causeroit une tragédie de Corneille! Pourquoi m'en priver? ...-C'est précisément l'admiration, les transports que vous inspire Andronic, qui me prouvent que vous n'êtes pas digne de lire Cinna. Si vous pouviez sentir les défauts d'Andronic, vous seriez à peine attendrie par tout ce qui vous a fait répandre tant de pleurs; et de même Cinna ne vous toucheroit point, parce que vous n'en sentiriez pas les beautés sublimes.-Mais les horaces, maman, je suis sûre que j'en sentirois les beautés.-Comment? ...-La veille de notre départ de Paris, Madame * vint vous voir avec sa fille qui est justement de mon âge...-Eh bien?-Eh bien, maman, cette jeune personne me fit une visite dans ma chambre, elle me dit qu'elle venoit de la comédie, qu'elle avoit vu jouer les horaces,
et elle m'en parla avec ravissement.-Tant pis pour elle, car cela prouve seulement qu'elle joignoit l'affectation à l'ignorance.-À quel âge pourrai-je donc lire Corneille et Racine?...-Quand vous serez assez formée pour remarquer vous-même les défauts des pièces que nous lisons maintenant.-Je comprends parfaitement ceux d'Andronic...-Oui, parce que je vous les ai détaillés; cela ne suffit pas, il faut que vous les connoissiez, que vous en soyez frappée, sans que je sois obligée de vous les expliquer.-Oh, que j'ai d'impatience de lire tous ces beaux ouvrages dont j'entends parler avec tant d'admiration! Mais, maman, vous les avez sûrement, tous ces livres; j'en ai lu les titres sur votre catalogue, et je ne les vois point dans votre bibliothèque; où sont-ils donc?-Dans les deux armoires de mon cabinet; je les ai ôtés de ma bibliothèque depuis que je vous en ai donné la clef.-Ne suffisoit-il pas de me défendre de les lire?-Assurément, vous savez si je compte sur votre obéissance et sur votre fidélité; si j'en doutois, Adèle, pourrois-je vous aimer? ... Je n'ai voulu que vous épargner le chagrin d'avoir tous les jours devant les yeux un si juste sujet de regret et de curiosité.
-Mais, maman, vous m'avez promis de me mener quelquefois cet hiver à la comédie françoise, j'y verrai jouer des pièces de Racine, de Voltaire...-Point du tout, je n'irai pas ces jours-là.-Vous choisirez ceux où l'on ne donnera que des pièces médiocres?-Oui, toutes celles qui sont sur votre catalogue actuel.-Que cela est triste! Et nous n'irons donc pas aux pièces nouvelles, je ne verrai point de première représentation?-Rassurez-vous, je pourrai sans inconvéniens vous y mener quelquefois. Vous voyez, ma chère amie, d'après cette conversation, quel desir éprouve Adèle de connoître tous les ouvrages qu'il est intéressant qu'elle lise un jour avec attention; jugez si, après les avoir desirés si long-temps, elle les lira avec avidité, et comme je jouirai alors du plaisir et de la surprise que lui causera une telle lecture.
Tout ce que vous me dites sur la sensibilité de Constance ne m'étonne point, j'ai vu par moi-même combien elle est susceptible d'attachement; mais permettez-moi de vous répéter, ma chère amie, que, loin de mettre tous vos soins à rendre cette sensibilité plus vive et plus passionnée, vous devriez chercher à la réprimer souvent. Vous avez
passé deux jours sans voir Constance, parce que vous aviez un accès de fièvre, et Constance étoit désespérée, elle a pleuré, n'a point voulu manger, il a fallu vous l'amener, elle a été malade de chagrin, et vous avez la cruauté de vous applaudir d'inspirer une tendresse si déraisonnable, et qui pourroit avoir pour cette charmante enfant des conséquences si funestes! ... Et si vous aviez une maladie longue et dangereuse, que deviendroit-elle? Si vous étiez obligée de vous en séparer pour quelques mois, comment supporteroit-elle votre absence? Cette foiblesse peut faire le tourment de sa vie, et vous négligeriez de l'en corriger, parce qu'au fond de votre âme, une telle folie flatte votre amour-propre!Est-ce ainsi qu'une mère doit aimer! ... Ah! C'est aux vertus d'Adèle, c'est à sa félicité, que j'attache mon bonheur. Le sentiment maternel doit être le plus désintéressé de tous, puisqu'il ne peut espérer un retour égal: il falloit par cette même raison qu'il fût aussi plus vif que l'amitié, plus impérieux que l'amour; lui seul enfin sait tout accorder, tout sacrifier avec la certitude de n'être partagé qu'à moitié. Des frères, des amis, des amans, peuvent s'aimer d'une manière réciproque; mais la fille la mieux
née aimera-t-elle jamais une mère tendre autant qu'elle en sera chérie? ... Quelle différence prodigieuse doit établir, entre ces deux sentimens, la seule disproportion de l'âge, et l'idée qu'une fille doit nécessairement survivre de beaucoup à sa mère! ... N'exigeons donc point de nos enfans une tendresse aussi passionnée que celle que nous avons pour eux: je suis l'objet des premiers sentimens d'Adèle, mais n'aura-t-elle pas un jour un époux, des enfans, une fille! ... Alors, quelle seroit ma folie, si je prétendois encore dominer dans son coeur! ... Dès-à-présent je veux qu'elle ne soit pour moi que ce que je puis raisonnablement desirer qu'elle soit toujours; qu'elle me quitte avec peine, mais sans répandre des pleurs; qu'elle puisse me voir un accès de fièvre sans tomber elle-même malade de chagrin; enfin, que sa tendresse pour moi, fondée sur la reconnoissance, soit profonde, inaltérable, mais que la raison en règle tous les mouvemens. D'ailleurs, ma chère amie, en autorisant votre fille à vous aimer sans mesure et jusqu'à la foiblesse, vous amollissez son âme, et vous la disposez vous-même à se livrer un jour aveuglément aux passions dangereuses contre lesquelles vous devriez l'armer.
Vous lui donnez d'excellens principes; mais à quoi lui serviront-ils, si elle n'acquiert en même-temps un absolu pouvoir sur elle-même? Ne sommes-nous pas convenues qu'une femme passionnée ne peut jamais être heureuse? Des passions violentes l'égareront ou feront le tourment de sa vie; il faut qu'elle en soit l'esclave ou la victime. Apprenez donc à votre fille, non-seulement à résister aux siennes, mais à les vaincre. Elle n'en aura, dites-vous, que de légitimes; eh, qui peut vous en répondre? ... Cependant je l'espère, je le crois: elle aimera passionnément son mari; et qui vous assure qu'elle en sera passionnément aimée? Quand elle le seroit, n'éprouvera-t-elle pas toujours toutes les craintes, tous les tourmens d'une jalousie justifiée tôt ou tard par un changement qui la réduira au comble du désespoir? Rappelez-vous donc tout ce que nous avons déjà dit sur ce sujet; je vous le répète avec vérité, Constance m'est chère au-delà de l'expression, son caractère est aussi attachant que sa figure est charmante; mais si vous ne modérez l'excès de sa sensibilité, ses vertus dépendront du hasard et des circonstances, et jamais elle ne jouira d'un bonheur pur et durable.
La vicomtesse à la baronne. Que j'ai besoin de vous, ma chère amie! Ma situation devient tous les jours plus pénible. Ma fille! ... Vous saurez ces tristes détails quand je vous verrai, il m'est impossible de les écrire. D'un autre côté, M De Valcé me cause tous les chagrins qu'il peut me donner. Je ne le vois presque plus, mais je sais qu'il se ruine au jeu et en folles dépenses: enfin, il est, dit-on, passionnément amoureux d'une danseuse qui vient de débuter à l'opéra; vous sentez à quel point de désordre de semblables goûts doivent naturellement le conduire, et quel avenir j'envisage pour ma fille! Ce qui met le comble à ma peine, c'est qu'elle est absolument insensible à la conduite de son mari et à la perte de sa propre réputation. Il est vrai que tout semble se réunir pour prolonger ses erreurs et son aveuglement. Malgré l'éclat de ses imprudences, elle est toujours aussi bien accueillie, aussi recherchée; on la déchire sans doute, mais elle n'en est pas moins à la mode, et elle doit croire qu'avec des agrémens et de la
naissance, on peut tout se permettre impunément. Il faut convenir d'une chose, c'est que de notre temps, c'est-à-dire, il y a quinze ans, le monde étoit infiniment moins dangereux pour une jeune personne, qu'il ne l'est maintenant; il falloit avoir une bonne conduite pour y vivre avec agrément. Ce qui eût perdu sans retour alors, est à peine remarqué aujourd'hui; les jeunes femmes vont seules à vingt ans, et reçoivent chez elles tous les jeunes gens de cet âge: elles ont des petites loges, et s'y trouvent seules avec des hommes, ou du moins elles y vont sans chaperon , ainsi qu'au bal de l'opéra; et même là, quelquefois, elles ne sont accompagnées que par une femme-de-chambre. Toutes ces choses, jadis, eussent affiché et, pour ainsi dire, déshonoré une jeune personne; aujourd'hui elles ont passé en usage: enfin, autrefois, pour avoir un amant, il falloit surmonter de grands obstacles et s'exposer à mille dangers; il étoit impossible de le recevoir chez soi, et très-difficile de le rencontrer; on étoit donc obligée de recourir à des moyens qui demandoient une audace dont peu de femmes sont capables; ainsi, la crainte et la timidité arrêtoient souvent celles que la vertu seule n'auroit pu retenir: présentement
on ne peut plus ni s'afficher ni se perdre, et il me semble également difficile de se déshonorer ou de conserver une réputation sans tache. Cette liberté, dégénérée en licence, se manifeste en tout, dans les actions, dans les discours; le ton se corrompt comme les moeurs; on voit les jeunes personnes (qui sont dans le monde depuis six ou sept ans) se piquer ouvertement d'irréligion, croyant que l'impiété tient lieu d'esprit, et qu'être athée, c'est être philosophe; la modestie n'est plus qu'un maintien de cérémonie, qu'unegrimace de cercle à laquelle on renonce entièrement dès qu'on ne se trouve plus avec cinquante personnes; en un mot, cette révolution se fait remarquer jusques dans l'habillement des femmes. Je ne puis m'accoutumer à les voir aux spectacles, aux promenades, sans collier, sans poudre, avec ces robes à la fois si négligées et si recherchées, avec ces cheveux en désordre et traînant sur les épaules, après une toilette de trois heures; enfin, il me semble que cette affectation de négligence et cet air d'abandon doivent moins en imposer aux hommes, que la parure et l'habillement décent et noble que nous étions obligées de porter dans notre jeunesse, toutes les fois
que nous paroissions en public. Ah, ma chère amie, qu'il est cruel de penser qu'Adèle et Constance seront bientôt à la veille de débuter dans un monde si rempli d'écueils!Comment les armer contre tant de dangers? Comment, sur-tout, les empêcher de profiter de l'extrême facilité qu'elles trouveront à s'égarer, à se perdre? ... Il s'en faut bien maintenant que je sois spectatrice indifférente des évènemens de la société: tout ce que j'y vois, tout ce que j'y remarque, m'affecte et m'intéresse, puisqu'enfin c'est-là le théâtre où Constance doit passer sa vie. Les ridicules, les travers, les folies que j'observe, ne me fournissent plus à présent des sujets de moqueries et de plaisanteries; je m'afflige véritablement de ce qui m'eût amusée jadis; aussi j'ai perdu toute cette gaieté que l'on m'a tant enviée. La raison ne me vaut rien, car elle m'a ôté tout ce que j'avois d'agrémens, elle ne sied qu'à ceux qui l'ont toujours consultée; c'est pourquoi elle vous va si bien et me rend si maussade. Adieu, mon coeur. Madame D'Ostalis est arrivée lundi dernier en parfaite santé, elle m'assure que vous serez ici vers la fin de novembre, mais je n'ose pas encore m'en flatter. Je ne vous attends toujours qu'au mois de décembre.
Réponse de la baronne. Toutes vos observations sont parfaitement justes, ma chère amie. Il est bien vrai que le monde est infiniment plus dangereux qu'il ne l'étoit de notre temps, mais je crois qu'une jeune personne bien née et bien élevée pourra facilement éviter les écueils qu'on y rencontre. Le plus grand de tous est certainement, comme vous le remarquez, l'excessive liberté que l'usage, depuis quelques années, accorde à toutes les jeunes femmes: mais quand ma fille entrera dans la société, elle aura sûrement de la raison, des principes bien affermis, un coeur pur, un esprit juste, des sentimens nobles, et un grand desir de se distinguer par sa conduite et ses vertus. Alors je lui présenterai le tableau du monde que vous m'avez tracé si fidèlement, et je lui dirai: "songez que cette liberté, dont les jeunes femmes jouissent aujourd'hui, nuit beaucoup plus à leur réputation qu'elle ne peut servir à leurs plaisirs; n'en profitez donc point si vous voulez passer pour être irréprochable."
Mais, me direz-vous, êtes-vous bien sûre que malgré la mode et l'exemple, votre fille aura le courage de suivre ce conseil? Oui, sans doute, elle le suivra, ou tout ce que je fais pour elle seroit inutile et perdu. Je dirai plus, elle le suivra, ce conseil, sans aucun effort, et même avec plaisir: quand on est honnête, quand on a le ferme projet de l'être toujours, quand on est enfin bien véritablement exempte de toute coquetterie, on respecte toutes les bienséances, parce qu'aucune alors ne peut paroître gênante. Vîtes-vous jamais la beauté redouter l'éclat brillant du grand jour? De même, la tranquille innocence n'évite point les témoins, et ne craint point d'être observée. Ainsi, ma fille n'ira pas au bal de l'opéra en secret avec sa femme-de-chambre; elle n'aura point à vingt ans de petite loge; elle n'ira jamais sans y être accompagnée d'une femme plus âgée qu'elle; on ne la rencontrera point montant à cheval, et suivie seulement d'un palefrenier, etc. Lorsqu'on n'a point d'intrigues, il est bien facile de faire à sa réputation d'aussi légers sacrifices.D'ailleurs, comptez-vous pour rien le plaisir si noble et si satisfaisant de se distinguer et de n'être jamais confondue dans la
foule insensée des étourdies et des coquettes? Au reste, la contagion n'est pas si générale, qu'on ne puisse citer encore beaucoup d'exemples et de modèles dignes d'être imités.J'ose dire que Madame D'Ostalis en est un. Madame De L plus âgée, mais jeune encore, a-t-elle jamais fait une démarche imprudente ou légère? Avec une figure si noble, si intéressante, avec tant d'éclat et de fraîcheur, a-t-elle seulement donné lieu de dire qu'aucun homme fût amoureux d'elle? Sa modestie a tant de charmes, que nous avons vu un moment toutes les jeunes femmes chercher à paroître timides comme elle. Mais malheureusement ne rougit pas qui veut ; aussi cette mode a-t-elle peu duré. Il existe encore plusieurs autres jeunes personnes aussi distinguées par leur conduite que par leurs agrémens; entr'autres, Madame De P qui, avec l'esprit le plus séduisant, le plus charmant visage et toute la gaieté de la jeunesse, a su cependant obtenir une réputation que l'envie même n'osa jamais essayer d'attaquer. Ces exemples doivent vous prouver, ma chère amie, qu'il est très-possible qu'un bon naturel puisse préserver de tous les dangers que vous craignez tant pour Constance. Élevez-la bien, occupez-vous toujours autant d'elle, et soyez sans inquiétude pour l'avenir.
Madame D'Ostalis à la baronne. Je vous ai déjà dit, ma chère tante, que j'avois vu le chevalier De Valmont, et combien il m'avoit paru aimable; mais je puis à présent vous en parler avec plus de détail, car j'ai soupé hier avec lui chez Madame De Limours. Madame De Valcé y étoit, et je ne l'ai jamais vue plus parée, plus gaie et plus brillante. Tout cela n'étoit point sans dessein, et peut-être sans succès... le chevalier De Valmont est bien jeune, il a bien peu d'expérience... cependant j'ai cru remarquer que la coquetterie de Mde DeValcé l'étonne encore plus qu'elle ne le séduit... ah, s'il pouvoit lire dans l'avenir, et prévoir le bonheur qu'on lui destine s'il sait le mériter! ... Il échapperoit, j'en suis sûre, à tous les pièges qu'on va lui tendre! ... Après le souper, il s'est approché de moi, et m'a demandé de vos nouvelles avec un air d'intérêt qui m'a touchée: il a fait deux ou trois questions sur Adèle; et quand j'ai dit qu'elle étoit prodigieusement grandie, embellie, je crois
en vérité qu'il a rougi, mais je suis certaine qu'il a soupiré. Madame De Valcé est venue nous interrompre en lui présentant une carte de Wisk, et il m'a quittée pour aller jouer avec elle tout le reste de la soirée. Je n'ai pu pénétrer si Madame De Limours s'apperçoit des projets de Madame De Valcé: elle a de la pénétration naturelle, mais elle ne voit bien que lorsqu'elle est de sang-froid, et le plus léger degré d'intérêt suffit pour l'aveugler. Il y a des momens où elle se persuade encore que sa fille n'a que des imprudences à se reprocher, et, par exemple, elle croit de très-bonne-foi que l'existence de Madame De Valcé dans le monde est tout aussi agréable qu'elle le fut jamais. Quand on a un beau nom, de la jeunesse et un mari que rien ne peut fâcher, on n'est point bannie de la société. Madame De Valcé est jolie, elle est bien mise, elle danse à merveille, elle orne une fête, elle est priée à tous les bals et à tous les soupers, ce qui durera jusqu'au moment où elle sera forcée de quitter les plumes, les fleurs et la danse. Voilà en quoi consiste toute sa considération actuelle. Du reste, elle éprouve continuellement toutes les humiliations auxquelles expose inévitablement la mauvaise conduite. Il n'y a pas une jeune personne
nouvellement mariée qui voulût paroître en public avec elle; les femmes même qui la voyent chez elle, évitent avec soin tout ce qui pourroit afficher une intimité véritable: enfin, toutes les belles-mères et toutes les mères qui craignent pour leurs filles une semblable liaison, la traitent avec un dédain qui va très-souvent jusqu'à l'impolitesse la plus marquée.On la voit sans cesse faire des avances ou froidement reçues, ou rejetées ouvertement; essuyer tous ces dégoûts sans oser s'en plaindre, et chercher à s'en venger en déchirant toutes les femmes qui jouissent d'une bonne réputation. Elle vient de perdre, du moins pour quelque temps, son amie Madame De Germeuil: le mari de cette dernière, moins insouciant que M De Valcé, a pris de l'humeur; et après beaucoup de scènes et d'éclat, il a emmené Madame De Germeuil dans une terre à soixante lieues de Paris. On dit qu'il reviendra sur la fin de l'hiver, mais qu'il laissera sa femme dans cet exil, au moins pendant deux ans. Adieu, ma chère tante; j'ai commencé le portrait de mes deux filles, et sûrement vous le trouverez à votre retour dans votre cabinet. J'ai trouvé Séraphine un peu gâtée par ma belle-mère, qui
s'est trop amusée de son espiéglerie naturelle, ce qui l'a fort augmentée; mais Diane est toujours aussi douce et aussi bonne. Je leur enseigne moi-même la musique et le dessin.Étant l'une et l'autre de même âge, et apprenant ensemble, elles ont beaucoup d'émulation, sentiment que j'entretiendrai autant qu'il me sera possible, car il peut être infiniment utile quand on sait en profiter adroitement.
Réponse de la baronne. Je serai dans trois semaines au plus tard à Paris, ma chère fille, et j'écris par ce même courier à la vicomtesse, pour l'instruire enfin de mon projet de voyager en Italie le printemps prochain. Je vous prie d'aller la voir, et de lui faire comprendre mes raisons, car il est impossible qu'une lettre puisse les expliquer toutes.
Parlons à présent de vos filles: mettez tous vos soins à corriger Séraphine de cette espiéglerie et de cette mutinerie qui pourroient si facilement dégénérer en véritable malignité.Montaigne a dit: "et tel père est si sot de prendre à bon augure... etc." Ainsi, punissez
sévèrement Séraphine à la première malice, et sur-tout ne riez point de ses espiégleries, et ne les contez jamais devant elle en plaisantant; car l'amour-propre est plus puissant que la crainte des châtimens; et le plaisir d'amuser les autres, et d'être citée, lui feroit braver toutes les pénitences du monde. Il est bien important qu'un enfant soit convaincu que tout ce qui est mal est haïssable, et ne peut inspirer que le mépris: mais lorsque vous le punissez en riant de sa faute, il doit en conclure qu'il y a des vices séduisans, et qui peuvent même contribuer à rendre plus aimable: cette pernicieuse idée a gâté plus d'un caractère. Vous connoissez Madame De Clarence, elle ne doit tous ses défauts qu'au desir de paroître piquante, parce qu'elle est persuadée qu'une personne douce est toujours insipide. Il faut être bien peu capable de réflexion, pour croire que les charmes de la douceur et de la complaisance nuisent aux autres agrémens, et pour penser que
la brusquerie, les caprices et la contrariété puissent donner de la grâce et tenir lieu d'esprit. Je vous recommande aussi, ma chère enfant, de n'employer qu'avec une extrême précaution le dangereux moyen de l'émulation; prenez bien garde de les rendre envieuses l'une de l'autre; si jamais elles se livroient à cet affreux sentiment, leurs coeurs se corromproient sans ressource. Pour les en préserver, soyez toujours invariablement juste. Un éloge mérité n'excite l'envie et la haine que de ceux qui sont entièrement pervertis, excepté dans tout ce qui touche directement le coeur: par exemple, si Diane pénétroit que vous pensez qu'elle ne vous aime pas avec la tendresse que Séraphine a pour vous, elle éprouveroit certainement un chagrin jaloux qui lui feroit prendre sa soeur en aversion. Il n'y a point d'enfant auquel cette idée, fondée ou non, ne donne une excessive jalousie, même celui qui, sans aucune envie, entendroit louer son frère ou sa soeur sur les qualités dont il seroit dépourvu. L'équité naturelle nous persuade qu'on ne nous accorde que le degré d'affection qu'on nous croit nous-mêmes susceptibles d'éprouver; et dans l'âge où rien n'a pu corrompre encore, on préfère le bonheur
d'être aimé au vain plaisir d'être applaudi: et voilà pourquoi la même enfant qui verroit avec joie les succès de sa soeur, ne pourroit cependant supporter l'idée d'être moins aimée qu'elle. Que vos filles soient persuadées qu'au fond vous n'aimez pas mieux l'une que l'autre, et que vous comptez également sur la tendresse de toutes deux. Louez-les, ou blâmez-les sans aucune partialité, et vos jugemens ne produiront jamais d'aigreur entre-elles. Mais si vous aviez la foiblesse de témoigner à l'une ou à l'autre la plus légère préférence sur des choses frivoles, sur des avantages personnels; si, par exemple, vous caressiez Diane plus que sa soeur, parce qu'elle est plus jolie, ou si vous paroissiez préférer l'entretien de Séraphine, parce qu'elle est plus spirituelle, vous les rendriez bientôt jalouses l'une de l'autre, et vous leur raviriez toutes les qualités qu'elles doivent à la nature et à vos soins. Je vois très-clairement, par le détail que vous me faites, que le chevalier De Valmont va devenir amoureux de Madame De Valcé; d'après l'opinion que je m'étois formée de son caractère et de son coeur, je n'aurois pas cru qu'une coquette dût lui tourner la tête si promptement. Ah! S'il est vain,
s'il est foible, tout est dit... je vous avoue cependant que je renoncerois avec peine à une idée qui, malgré moi, m'occupe depuis que je le connois; je l'ai bien étudié dans son enfance, il promettoit tant! ... Les lettres de son grand-père et celles du comte de Roseville en font tant d'éloges! Il a un extérieur si agréable! ... Enfin, je le verrai, je l'observerai moi-même, et sûrement je saurai à quoi m'en tenir avant de partir pour l'Italie. Au reste, prenez-bien garde que Madame De Limours ne puisse s'appercevoir de l'intérêt que vous prenez à lui, car elle en devineroit facilement le motif, et c'est un secret que je ne lui confierai jamais. Si le chevalier De Valmont justifie l'idée que j'ai de lui, si j'emporte enItalie les espérances que j'ai conçues, je veux que ma fille n'ait pas le plus léger soupçon de mes desseins. Il faut que non-seulement une jeune personne ne soit dans aucun moment occupée de l'idée de se marier, mais qu'elle puisse penser qu'il est très-possible qu'on ne la marie jamais. On n'aime point son état quand on sait qu'on doit le quitter bientôt. D'ailleurs, faire connoître à sa fille l'époux qu'on lui destine, c'est l'autoriser à placer son bonheur dans des projets que mille événemens peuvent
renverser; et même, en supposant qu'ils se réalisassent, une pareille confidence seroit toujours imprudente: elle doit naturellement enflammer l'imagination d'une jeune personne, exalter sa tête, et la livrer aux illusions séduisantes de la plus dangereuse de toutes les passions. Vous connoissez Madame De Limours, elle est dans la société d'une extrême sûreté, mais elle ne peut garder fidèlement que les secrets qui ne l'intéressent point, et il est impossible qu'elle ne trahisse pas tous ceux qui la touchent. Sa sensibilité est trop vraie pour ne pas attacher fortement, et trop imprudente pour inspirer la confiance. Quand son coeur ne prend que peu de part aux confidences qu'on lui fait, elle montre une discrétion, une réserve à toute épreuve, elle est alors impénétrable; mais quand le secret lui cause du chagrin ou de la joie, il est écrit dans ses yeux, sur son visage, et les moins clairvoyans peuvent le deviner. Ainsi, par une bizarrerie peu commune, de toutes les personnes de sa société, son amie intime est précisément la seule qui doive se défier d'elle.A-t-elle pu garder le secret du mariage projeté entre Constance et Théodore? Je suis certaine que sa fille même en est instruite: grâces à toutes mes
précautions, Théodore l'ignore encore, mais je ne pourrai peut-être pas le lui cacher aussi long-temps que je l'aurois voulu: au reste, cette découverte a bien moins d'inconvéniens pour un homme que pour une jeune personne. Adieu, ma chère fille; je vous écrirai encore avant mon départ.
La baronne à la vicomtesse. J'ai, ma chère amie, une confidence à vous faire qui me pèse beaucoup, je l'avoue, et je sens même que je n'aurois pas la force de vous dire moi-même une chose qui, soyez-en bien sûre, coûtera à mon coeur autant qu'au vôtre. Je suis forcée de me séparer encore de vous et pour long-temps: je vais passer l'hiver à Paris, mais nous partirons ce printemps pour l'Italie, et nous y resterons dix-huit mois. Vous trouverez sans doute que mes enfans sont bien jeunes pour les faire voyager, cependant il faut observer qu'ils sont plus raisonnables qu'on ne l'est communément à leur âge: d'ailleurs, ce ne sont ni les hommes ni les loix qu'on doit étudier en Italie, mes enfans y prendront le goût des arts, y perfectionneront le talent du dessin; et en s'amusant, en admirant les monumens et les débris de la grandeur romaine, ils acquéreront une connoissance approfondie de cette intéressante histoire: enfin, mon fils, guidé par un père aussi tendre
qu'éclairé, apprendra à bien faire un journal, à n'écrire que ce qui mérite d'être retenu; en un mot, à voyager avec fruit. Je ramenerai Adèle à quatorze ans, excellente musicienne, dessinant parfaitement, parlant et chantant l'italien comme une italienne même, et ayant perdu pour toujours toutes les petites délicatesses de femme dont on ne se guérit entièrement qu'en voyageant; elle ne craindra ni la mer ni les mauvais chemins, elle saura dormir dans un cabaret aussi-bien que dans sa chambre; elle apprendra à se contenter d'un mauvais souper, et à se passer de mille choses qu'elle regarde à présent comme absolument nécessaires. Je trouve encore dans ce projet beaucoup d'autres avantages que je ne puis détailler dans une seule lettre, mais que vous connoîtrez par la suite, et dont vous sentirez sûrement toute l'importance.
N'ajoutez point, ma chère amie, à la douleur que j'éprouverai en me séparant de vous, le chagrin de vous voir injuste et déraisonnable. Pensez-vous que je n'aie pas besoin de tout mon courage pour me résoudre à m'éloigner de vous et de Madame D'Ostalis? Mais est-il un sacrifice que je puisse refuser à mes enfans? ... Adieu, ma chère et véritable amie. Au nom du ciel, ne me répondez
point dans votre premier mouvement; épargnez-moi des reproches qui affligeroient mon coeur sans soulager le vôtre. Adieu; je pars dans quelques jours, ne m'écrivez plus, je vous en conjure; attendez mon retour, écoutez-moi encore avant de vous plaindre et de me condamner.
Le chevalier D'Herbain à la baronne. Il faut absolument, madame, que je vous demande raison des procédés et de la conduite de Madame D'Ostalis. Il n'y a plus moyen d'y tenir, et réellement elle devient tout-à-fait insociable. Je conviens qu'elle a toujours plusieurs bonnes qualités, elle a du naturel, de la douceur, elle ne dit du mal de personne, elle paroît ne rien blâmer de ce qu'elle voit; mais il y a bien de l'hypocrisie dans cette indulgence apparente, ou, pour mieux dire, elle a une manière de critique infiniment plus mordante que ne pourroit l'être la médisance; car ce n'est point par ses discours qu'elle censure nos actions, mais par sa conduite. Je vais entrer dans quelques détails qui vous feront connoître à quel point elle pousse à cet égard la dissimulation et la noirceur.
J'ai fait un petit voyage à la campagne, il y a trois semaines, chez Madame De R; il y avoit beaucoup de monde, Madame D'Ostalis y vint, et y réussit assez bien pendant vingt-quatre heures.
Après le dîner, en sortant de table, les hommes alloient jouer au billard, et les dames se retiroient et s'enfermoient dans un petit cabinet pour parfiler à tête reposée. MadameD'Ostalis eut la complaisance de leur sacrifier sa broderie et sa tapisserie, et de leur lire tout haut, sans en être écoutée, de mauvais romans qui sûrement l'ennuyoient beaucoup.Un jour, avant la promenade, nous étions tous rassemblés dans le sallon, quand tout-à-coup Madame De R remarqua que les franges d'or de mon habit seroient excellentes à parfiler; au même instant, un mouvement de gaieté la porte à couper une de mes franges: aussi-tôt je suis entouré de dix femmes, qui, avec une grâce et une vivacité charmantes, me déshabillent, m'arrachent mon habit, et mettent toutes mes franges et tous mes galons dans leurs sacs. La seule Madame D'Ostalis ne daigna pas me prendre un brin d'or, sous prétexte qu'elle ne parfiloit pas, mais elle rit beaucoup de la plaisanterie, et elle eut l'air de la trouver fort simple. Outré, je vous l'avoue, de sa fausseté, je résolus de la démasquer: j'envoie sur le champ mon valet-de-chambre à Paris, il m'en rapporte le lendemain un grand manteau de femme entièrement bordé de
superbes franges d'or: alors j'arrive dans le sallon. À la vûe du manteau, toutes les femmes se lèvent, je les écarte, je m'approche de Madame D'Ostalis, et je lui tiens ce discours: madame, comme vous êtes la seule qui ne m'ayez point volé, et qui n'ayez point voulu tremper dans la conjuration des franges , je vous donne cet or pour vous récompenser de votre probité. À ces mots, je lui présente le manteau; Madame D'Ostalis trouvant la plaisanterie assez mauvaise pour les autres femmes, rougit, et me dit en riant qu'elle ne parfile point, et que mon présent lui est inutile... mais, madame, répondis-je, je vous ai vu parfiler cent fois des épaulettes de M D'Ostalis et vos garnitures de robes. À cette dernière replique, Madame D'Ostalis s'embarrasse davantage, et voit clairement que je veux prouver publiquement qu'elle n'a point adopté, même dans les plus petites choses, la façon de penser générale. Sa situation étoit pénible; elle a la bizarrerie de ne vouloir accepter, sur-tout d'un homme, ni or ni argent, sous quelque forme qu'on les lui présente, et cependant elle ne vouloit point afficher une délicatesse qui eût offensé dix femmes; enfin, se remettant de son trouble, et reprenant son air ouvert
et gai: encore une fois, dit-elle, je ne parfile plus, la broderie m'a fait absolument abandonner le parfilage; ainsi, je ne veux point accepter une très-jolie chose qui ne me feroit qu'un médiocre plaisir; mais vendez-le nous, c'est-à-dire, faisons-en une loterie. Je fus confondu de la proposition, qui prit fort bien dans l'assemblée. Madame D'Ostalis, sans vouloir m'écouter, estime la valeur du manteau, fait faire les billets, en prend un, distribue les autres, en met l'argent dans mon chapeau, et tire la loterie. Le sort donne le manteau à Madame De R, qui fut parfaitement satisfaite de ce dénouement, et qui trouva cette plaisanterie tout aussi bonne que celle de la veille. Le lendemain, j'eus une explication avec Madame D'Ostalis: pourquoi, lui dis-je, refusez-vous un présent de parfilage, quand toutes les femmes en reçoivent et en demandent? Madame De L, que vous voyez sans cesse, ne se fait-elle pas donner par tous les hommes de sa connoissance des poupées d'or, des chiens d'or, des galons et même des bobines? Mesdames De G, De C,De R, etc. N'ont-elles pas toutes la même manie? ...-Fort bien, mais ce n'est pas la mienne.-Mais vous blâmez donc ces dames? ...
-Moi! Point du tout, j'ai même très-bonne opinion de toutes celles que vous venez de nommer, sur-tout de Madame De R, que j'estime particulièrement, et à qui je crois des sentimens fort nobles...-et trouvez-vous aussi fort noble cette manière de demander continuellement des présens qu'elle ne desire que pour les vendre? Par exemple, hier, au lieu de me dégalonner mon habit, n'eût-il pas été plus simple, plus naturel, plus franc, de me demander dix louis? ...-Croyez que si Madame De R eût fait quelques réflexions sur ce sujet, elle seroit exempte du petit ridicule que vous lui reprochez; et moi, je l'aurois peut-être, si j'eusse reçu une éducation différente. J'avoue que cette dernière réponse me toucha, car je dois convenir qu'en excusant dans les autres les torts qu'elle est incapable d'avoir, Madame D'Ostalis montre une sincérité qui persuade qu'elle pense en effet tout ce qu'elle dit, et que l'indulgence qu'elle témoigne est aussi vraie qu'estimable. Mais mon projet n'est point du tout de la louer; ainsi, reprenons le récit de mes sujets de plainte.De retour à Paris, je me trouve avec Madame D'Ostalis à souper chez Mme De Limours. Mme De Valcé
et deux autres femmes arrivent à dix heures, et nous apprennent qu'elles ont été aux variétés amusantes , et qu'elles ont vu Jérôme Pointu, Eustache Pointu , et le fou raisonnable .Tout le monde se récrie sur le mérite de ces pièces; chacun les vante avec enthousiasme, excepté Madame D'Ostalis, qui garde un profond silence: enfin, nous la questionnons, et elle est obligée de convenir qu'elle ne connoît ni le fou raisonnable , ni Eustache Pointu , ni Jérôme Pointu . Quoique ces comédies soient nouvelles, tout Paris les sait déjà par coeur, et il est aussi honteux de n'y avoir point été, qu'il seroit extraordinaire de n'avoir jamais vu jouer Phèdre ou Cinna. En effet, Madame D'Ostalis fut huée par tout ce qui étoit dans la chambre; nous la pressâmes unanimement d'aller le plus promptement qu'elle le pourroit aux variétés amusantes: deux ou trois femmes l'engagent à fixer le jour, se chargent de faire louer une loge, et Madame D'Ostalis, pour se débarrasser de leurs persécutions, promet d'y aller le surlendemain, si elle n'est pas obligée de partir pour Versailles . Le surlendemain elle part pour Versailles, et au moment où je vous écris, madame, elle ne connoît encore de Jérôme Pointu et du
fou raisonnable que ce qu'elle en a pu apprendre par la renommée, ce qui n'en peut donner qu'une idée très-imparfaite; car les traits les plus saillans de ces deux pièces sont justement ceux qu'il est absolument impossible de pouvoir citer dans la conversation. Je me crus obligé de lui parler encore à ce sujet: convenez, lui dis-je, que vous ne voulez point aller aux variétés amusantes, parce qu'on vous a dit que ce spectacle n'est pas d'une décence bien exacte; mais vous aimez la comédie françoise, et vous y voyez jouer souvent des pièces très-libres: toutes celles de Dancourt, par exemple? ...-Si l'on n'y jouoit que celles-là, je n'irois point, car alors ce spectacle seroit avili, et l'on ne pourroit s'y montrer sans afficher le mépris des bienséances qu'une femme doit respecter le plus. D'ailleurs, pensez-vous que la pièce la plus libre de la comédie françoise le soit autant que lechef-d'oeuvre des variétés amusantes?-Oh, non certainement; mais enfin tout le monde y va...-je pourrois vous citer plusieurs femmes que l'exemple n'a point entraînées,Mesdames De S, De Cr, et sans doute beaucoup d'autres que je ne connois pas: au reste, quand la mode dont vous parlez seroit absolument universelle,
il ne m'en paroîtroit que plus tentant de ne pas l'adopter, puisque je me distinguerois mieux encore en ne la suivant pas.
Comment trouvez-vous, madame, cet excès de vanité dans une jeune personne si simple et si modeste en apparence? Cet orgueil révolte d'autant plus, qu'assurément aujourd'hui toutes les femmes, en général, en sont bien incapables: on peut même dire, sans les flatter, qu'excepté la petite prétention de se faire remarquer par leur parure, elles sont d'une humilité singulière, car elles n'ont pas le plus léger desir de se distinguer; elles font toutes les mêmes choses, parlent et agissent de même, et sûrement (si l'on en juge par leur conduite) elles ne prétendent à l'admiration de personne. Pour Madame D'Ostalis, elle parvient, il est vrai, à son but; elle se distingue, elle jouit d'une très-grande considération dans la société; elle est si douce, si égale et si obligeante, que ses envieux même ne peuvent la haïr; elle a des amis sincères, elle est adorée de sa famille et de son mari; mais, malgré tous ces avantages apparens, la singularité de sa conduite l'expose à tous les traits les plus cruels dont la médisance et la calomnie puissent accabler une jeune femme. Par
exemple, on dit qu'elle n'est point piquante , parce qu'elle n'est jamais ni dédaigneuse, ni coquette, ni capricieuse; on compte pour rien l'attachement qu'elle a pour vous, madame, pour son mari et pour ses enfans; et l'on prétend qu'elle n'a point d'amant, uniquement parce qu'elle manque de sensibilité. Le déchaînement va plus loin; quoique les hommes la trouvent à la fois belle et jolie, les femmes disent seulement qu'elle a de la beauté , expression inventée malignement par elles, et qui signifie de la régularité sans grâces et sansagrément ; d'autres soutiennent qu'elle n'a point d'aisance dans la taille , etc. Enfin, madame, vous n'imaginez pas tous les ridicules qu'on lui donne; et voilà ce qu'elle s'attire elle-même, vous en conviendrez, par des manières qui deviennent tous les jours plus étranges et moins supportables. Mon attachement pour vous, et mon penchant pour elle, m'engagent à vous parler avec cette franchise qui, j'ose m'en flatter, ne vous déplaira point. Adieu, madame; mandez-nous donc s'il est vrai que votre retour ici soit différé, ou si nous pouvons espérer de vous voir arriver sur la fin du mois.
Madame D'Ostalis à la baronne. Cette lettre, ma chère tante, ne vous parviendra peut-être point, car je vous suppose en route à présent; mais dans le doute, je ne puis m'empêcher de vous écrire quelques détails qui sont faits pour vous intéresser. Madame De Valcé a rompu entièrement avec M De Creny, elle a tout-à-coup fait connoissance avec la tante du chevalier De Valmont, Madame D'Olcy; elle soupe chez elle trois fois par semaine, et tout le monde dit que c'est uniquement pour y rencontrer le chevalier DeValmont; enfin, son penchant pour lui n'est plus ignoré que de Madame De Limours. M D'Aimeri s'en est apperçu, et il a parlé de sa coquetterie à M D'Ostalis. Le chevalier DeValmont jusqu'ici se conduit à merveille; je crois qu'il trouve Madame De Valcé fort jolie, mais il est certainement révolté de ses avances, et n'y répond point du tout. Madame DeValcé commence à prendre une autre tournure avec lui; elle a quitté le ton de la plaisanterie et l'air de
la gaieté; elle affecte la tristesse, et joue la distraction; cette manière est plus dangereuse, et il ne seroit pas étonnant qu'elle séduisît un jeune homme sensible et sans expérience.Mais vous arrivez, ma chère tante, et mon oncle pourra donner d'utiles conseils au chevalier De Valmont; ainsi, j'espère que ce dernier ne sera point la dupe de tous les artifices qu'on va mettre en oeuvre pour lui ravir sa liberté. Vous ne le trouverez point ici à votre arrivée; M D'Aimeri l'arrache de Paris, peut-être à dessein; il part demain, et va passer quinze jours dans un château de Picardie, chez une parente de son grand-père. Je ne puis vous dissimuler qu'il paroît quitter Paris avec beaucoup de peine; il a dîné aujourd'hui chez ma belle-mère; on a parlé de son départ, et j'ai remarqué avec chagrin que cet entretien l'attristoit infiniment.
J'ai été avant-hier, pour la première fois de ma vie, à un colin-maillard , chez Madame De Clarence; car il faut que vous sachiez, ma chère tante, que depuis six mois, on donne, au lieu de soupers dansans, des soupers où l'on joue au colin-maillard, à traîne-ballet , etc. Vous croyez sans doute que ces divertissemens
enfantins ne sont point prémédités, et que la seule gaieté les fait naître au sein d'une société peu nombreuse et bien choisie, point du tout; vous recevez tout-à-coup une invitation de traîne-ballet quinze jours d'avance, et souvent de la part d'une personne avec laquelle vous n'avez aucune liaison particulière, comme moi, par exemple, avec Madame De Clarence. J'arrivai donc hier chez elle à neuf heures et demie, et en habit de colin-maillard, c'est-à-dire, en lévite; je trouve huit ou dix jeunes personnes, autant d'hommes de leur âge, et cinq ou six belles-mères, toute cette compagnie tristement rangée en cercle, et paroissant attendre sans aucune impatience l'heure indiquée pour les jeux, qui ne commencent qu'après souper, car on ne peut se résoudre à se décoëffer et à déranger sa parure avant onze heures ou minuit, disposition qui s'accorde mal avec la gaieté que semblent exiger de semblables parties. Madame De Valcé et le chevalier De Valmont étoient à ce souper, la première affectant de ne prendre part à rien, et plongée dans une profonde rêverie, cependant, de temps en temps, cherchant des yeux le chevalier De Valmont, et fixant sur lui un regard
aussi doux que trompeur... enfin, onze heures sonnent, les belles-mères s'établissent à une partie de wisk, et le colin-maillard commence; alors se manifestent très-clairement plusieurs sentimens ignorés ou seulement soupçonnés: on voit le colin-maillard ne s'attacher qu'à saisir celle dont il est occupé; l'embarras feint ou vrai, d'un côté, l'empressement, de l'autre, la coquetterie, la fatuité, tous ces différens mouvemens en activité, décèlent aux yeux les moins pénétrans les petites intrigues de la société. Le jeu étoit fort animé; à l'exception de deux ou trois personnes indifférentes, tout le monde couroit et crioit, mais la gaieté innocente est la seule véritable et la seule communicative; en faisant beaucoup de bruit, de folies, on la contrefait, mais on ne l'inspire point: aussi M D'Ostalis, Mesdames De S et moi, étions-nous d'une tristesse mortelle, et traîne-ballet même, auquel vous nous avez vu jouer de si bon coeur à la campagne, ne put nous égayer un moment. J'avoue que j'éprouvois un embarras insurmontable toutes les fois que j'étois obligée de poursuivre cinq ou six jeunes gens que je connois à peine, et certainement je leur donnois très-gauchement les coups de mouchoirs que
je recevois d'eux, moi-même, avec encore plus de répugnance. Une polissonnerie générale termina cette charmante soirée, on renversa les tables, les meubles, on jeta dans la chambre vingt carafes d'eau; enfin, je me retirai à une heure et demie, excédée de fatigue, assommée de coups, et laissant Madame De Clarence avec une extinction de voix, une robe déchirée en mille morceaux, une écorchure au bras, une contusion à la tête, mais s'applaudissant d'avoir donné un souper d'une semblable gaieté, et se flattant qu'il feroit la nouvelle du lendemain. Je crois que vous êtes bien sûre, ma chère tante, qu'on ne me verra plus à ces bruyantes assemblées, et que je n'y aurois même pas été du tout, si j'avois trois ou quatre ans de moins. Adieu, ma chère tante; envoyez-moi de grâce le fidèle Brunel, pour m'instruire du jour de votre arrivée, afin que je puisse aller au-devant de vous.
La baronne à Madame De Valmont. De Paris.
Je suis arrivée, madame, avant-hier, et je ne puis vous parler encore de M D'Aimeri et du chevalier De Valmont; ils sont toujours en Picardie; mais j'ai reçu aujourd'hui une lettre de M D'Aimeri, qui m'annonce que j'aurai le plaisir de le voir dans quatre ou cinq jours au plus tard: au reste, tout ce qui connoît ici le chevalier De Valmont est enchanté de lui, et l'on vante également ses agrémens, son esprit, sa douceur et sa conduite. Il est bien à desirer que M D'Aimeri ne le livre à lui-même que dans deux ou trois ans, c'est-à-dire, qu'il le suive par-tout jusqu'à cette époque, comme il a fait jusqu'ici. M D'Aimeri n'aime pas le monde, mais il n'est permis de suivre ses goûts qu'après avoir rempli ses devoirs, et l'on ne peut songer à vivre pour soi, que lorsqu'on n'est plus utile à ses enfans.
J'ai reçu hier la visite de Madame D'Olcy; le chevalier De Valmont réussit trop bien dans le
monde, pour qu'elle n'ait pas pour lui, non-seulement les sentimens d'une tante, mais ceux d'une mère ; ce sont ses expressions. Elle m'a fait entendre qu'elle avoit déjà des vûes pour son établissement, il me semble que c'est s'en occuper de bien bonne heure; et j'avoue que ce ne seroit pas Madame D'Olcy qui me détermineroit dans mon choix, car j'imagine qu'elle compte pour peu de chose le mérite personnel, et pour rien l'avantage d'une bonne éducation: dans une affaire d'où dépend le bonheur de la vie, je crois qu'il ne faut jamais consulter les personnes que la vanité seule conduit et détermine.
Je vous envoie, madame, les livres que vous desiriez, et j'y joins un livre nouveau qui fait assez de bruit. C'est le coup d'essai de Porphire, ce jeune homme, élève de M DeLagaraye, dont vous m'avez entendu parler si souvent. Cet ouvrage me paroît digne de vous intéresser; quoiqu'il soit moderne, vous le lirez plus d'une fois avec plaisir; le style en est pur et naturel; on n'y trouve point de phrases obscures, recherchées, amphibologiques, et de ces disparates choquantes qui décèlent tout-à-coup le mauvais goût d'un écrivain; on sait bien que le meilleur ouvrage
a ses défauts et ses morceaux foibles, mais un auteur qui sait écrire aura toujours de la clarté, de la vérité, et le ton qui convient au sujet qu'il traite.
La même à Madame D'Ostalis. Eh bien, ma chère fille, malgré tout le desir que nous en avions l'une et l'autre, vous n'aurez point été témoin de la première entrevûe d'Adèle et du chevalier De Valmont! M D'Aimeri, qui ne devoit partir de S que le vingt, est arrivé hier au soir, et j'ai reçu sa visite ce matin; Adèle venoit de me quitter pour aller écrire. J'étois seule dans mon cabinet, quand tout-à-coup on m'annonce M D'Aimeri et le chevalier De Valmont; ce dernier nom m'a causé une espèce de saisissement qui certainement auroit trahi mon secret aux yeux de Madame De Limours, si elle eût été présente. Nous ne devons pas tirer vanité de notre prudence, car il y a des momens où la femme la moins étourdie est bien indiscrète... pour revenir au chevalier De Valmont, il a un maintien, une physionomie, et des manières qui me plaisent également. Au bout d'un quart-d'heure de conversation, M D'Aimeri m'a demandé à
voir Adèle; je sonne aussi-tôt, je fais appeler Adèle, et un moment après, elle entre en courant; mais appercevant M D'Aimeri et son petit-fils, elle s'arrête tout-à-coup avec un air embarrassé, et elle fait une grande révérence bien niaise, en rougissant de la manière la plus marquée... quel mouvement l'a fait rougir? Étoit-ce timidité, surprise, instinct, pressentiment ? Voilà ce que nous ne saurons peut-être jamais. Vous imaginez bien que, dans cet instant, j'ai regardé le chevalier De Valmont, et j'ai été très-satisfaite de l'impression que j'ai vue sur son visage; il considéroit Adèle avec autant de plaisir que de curiosité, et je suis bien sûre qu'il l'a trouvée charmante. M D'Almane est entré dans mon cabinet, et il a retenu M D'Aimeri à dîner avec nous. En sortant de table, M D'Aimeri s'approche d'Adèle, et lui dit que le chevalier De Valmont se ressouvenant du goût qu'elle témoignoit dans son enfance pour l'histoire naturelle, s'est occupé, pendant ses voyages, du soin de rassembler plusieurs échantillons de cailloux assez rares, et mon fils, continuaM D'Aimeri " n'osant prendre la liberté de vous les offrir lui-même, m'a prié de vous les présenter." À ces mots, M D'Aimeri
prend des mains du chevalier De Valmont une grande boîte contenant la plus charmante collection de cailloux, et il supplie Adèle de vouloir bien l'accepter; Adèle interdite me regarde pour me consulter, je l'autorise par un signe, et la boîte est reçue avec un peu d'embarras et beaucoup de reconnoissance.
Je vous le répète, je suis enchantée du chevalier De Valmont; il est impossible, à dix-huit ans, d'être plus formé, plus aimable, en même-temps d'avoir plus de réserve et de simplicité; mais son coeur n'est plus à lui, j'en suis certaine; il a de la mélancolie, de la distraction, il est rêveur, il soupire; enfin, il est amoureux et passionnément, j'en répondrois d'après tout ce que vous m'avez dit, et d'après ce que j'ai vu moi-même: ce ne peut être que de Madame De Valcé; j'avoue que le choix m'afflige encore plus que le sentiment! ... Ah, s'il a réellement une passion pour Madame De Valcé, il n'aimera jamais Adèle! ... Et je suis très-sûre qu'en effet Madame De Valcé lui tourne la tête. Je mourois d'envie de lui parler d'elle, et j'en ai trouvé une occasion très-simple. Vous savez qu'une des plus jolies miniatures que vous m'ayez données, est celle qui représente Madame De Limours
avec ses deux filles; on a parlé de peinture, et j'ai dit que le portrait le plus ressemblant que j'eusse jamais vu, étoit celui que vous aviez fait de Madame De Valcé: à cette phrase, le chevalier De Valmont a rougi jusqu'à perdre contenance. J'ai eu l'air de ne pas m'en appercevoir, il s'est un peu remis de son trouble, et moi j'ai envoyé chercher le tableau; MD'Aimeri l'a beaucoup loué; pour le chevalier De Valmont, il étoit si hors de lui, qu'il en perdoit jusqu'à la crainte de se trahir; il contemploit l'image de Madame De Valcé avec un ravissement qui, je ne vous le cache pas, m'a causé autant de surprise que d'humeur. Je ne conçois pas qu'une coquette aussi déclarée, avec un ton si léger, un esprit si médiocre, une femme enfin qui n'a pour tout mérite qu'une figure de fantaisie, puisse inspirer des sentimens qui paroissent si passionnés! Un jeune homme, en général, décèle son caractère et ses principes par son premier attachement. Que doit-on penser de sa délicatesse et de son coeur, s'il fait un choix véritablement méprisable? D'ailleurs, un homme juge toutes les femmes d'après une seule, c'est-à-dire, celle qu'il a le plus aimée; communément c'est l'objet de ses premiers sentimens
qui, à cet égard, détermine et fixe son opinion. Je veux sur-tout que le mari de ma fille ne méprise point les femmes en général; ainsi, vous voyez que si le chevalier s'attache réellement à Madame De Valcé, il cessera de me convenir. Je le regretterois beaucoup, j'en conviens; mais enfin nous verrons, je ne veux point renoncer à une espérance qui me devient encore plus chère depuis que j'ai revu le chevalier De Valmont. Adieu, mon enfant; M D'Ostalis m'a dit ce soir que vous resteriez peut-être à Versailles jusqu'à jeudi; je vous prie de me mander positivement quel jour vous reviendrez.
Monsieur D'Aimeri à Madame De Valmont. Enfin, ma chère fille, je connois les sentimens de Charles; son secret n'en est plus un pour moi, et sûrement je vais vous causer autant de surprise que j'en ai moi-même éprouvé en recevant cette confidence inattendue. Vous savez quel fut le véritable motif de mon voyage en Picardie; je voulois pour un moment éloigner Charles de Madame De Valcé, j'espérois que le besoin de parlr d'elle l'engageroit bientôt à m'ouvrir son coeur, mais je fus trompé dans mon attente; Charles, triste et rêveur, cherchoit la solitude, me fuyoit, et, pour la première fois de sa vie, paroissoit craindre de se trouver tête à tête avec moi. Enfin, un jour me promenant seul avec lui, je fis tomber la conversation sur Madame De Valcé, je parlai d'elle avec mépris, et Charles ne témoigna pas la plus légère émotion; une dissimulation si profonde m'affligea autant qu'elle me surprit; mais voulant voir jusqu'à quel point elle pourroit aller, je ne le poussai pas davantage,
et je revins à Paris sans avoir pu obtenir la confidence que je desirois si vivement. Le lendemain de mon arrivée, lundi dernier, je fus chez Madame D'Almane, et c'est-là queCharles se trahit entièrement. Madame D'Almane nous montra un portrait de Madame De Valcé, fait par Madame D'Ostalis; le trouble de Charles, en considérant ce tableau, fut si visible, qu'il n'échappa sûrement pas aux yeux pénétrans de Madame D'Almane; alors je sentis qu'une prompte explication étoit absolument nécessaire: le lendemain j'entrai dans la chambre de Charles au moment où il alloit se lever, je renvoyai ses gens; et m'asseyant près de son lit: "Charles, lui dis-je, il est temps de rompre un silence qui m'afflige et me blesse. Votre gouverneur, votre père, vient vous demander un secret que votre ami n'a pu obtenir: ce n'est plus de la confiance que j'exige, vous avez perdu l'occasion de me la témoigner; j'ai lu malgré vous dans votre coeur, mais du moins j'attends encore de vous de la sincérité, et songez que dans cet instant, la plus légère dissimulation de votre part me prouveroit une ingratitude qui me raviroit sans retour la seule espérance de bonheur que
le ciel m'ait laissée." À ces mots, Charles trop attendri pour pouvoir me répondre, saisit ma main et la serra fortement dans les siennes; il trembloit, j'étois moi-même vivement ému... nous fûmes un moment sans parler; enfin, Charles prenant la parole... j'ai pu craindre, dit-il, de vous avouer une folie... mais pourriez-vous me croire capable de dissimuler avec vous? ...-Cependant j'ai dû vous en accuser plus d'une fois... mais, quoi qu'il en soit, vous aimez, vous avez livré votre âme à la passion la plus criminelle; et quels combats avez-vous rendus pour vous en garantir ou pour en triompher? ...-En ne cherchant jamais l'objet qui l'a fait naître, en l'évitant même...-mais vous la rencontrez par-tout... il est vrai, que jusqu'ici, vous avez reçu ses avances avec assez de réserve...-ses avances! ... Que dites-vous? De qui donc voulez-vous parler? ...-Mais, de Madame De Valcé... à ces mots, l'étonnement et le dédain se peignirent également sur le visage de Charles. Madame De Valcé! S'écria-t-il; qui, moi, j'aimerois une personne si méprisable! ... Ah, cessez de vous abuser; le sentiment que j'éprouve est plus excusable, mais il n'en est que plus dangereux...
-eh, quel est donc l'objet qui l'inspire? ... Quoi! Seroit-ce Madame D'Ostalis? ... À cette question, il rougit en baissant les yeux; et par cet aveu tacite, il me causa un étonnement que vous partagerez sans doute: j'éprouvai en même-temps une joie secrette que j'eus de la peine à cacher. Après un assez long silence: enfin, repris-je, quelle est votre espérance? ...-Je n'en ai aucune.-Si vous croyez cela, mon fils, vous vous abusez vous-même; on n'aime point sans espérance. Je conçois bien que la réputation de MadameD'Ostalis vous effraye un peu, mais vous vous flattez confusément qu'une passion véritable, une constance à toute épreuve, ne trouvent point de rigueur éternelle, surtout lorsqu'on possède les agrémens que vous avez...-Non, non, j'estime trop Madame D'Ostalis...-Eh bien, êtes-vous fermement décidé à ne jamais lui parler de votre passion?Formez-vous de bonne-foi le projet de la lui laisser ignorer toujours? ... Non sans doute; au contraire, dans le fond de votre âme, vous avez peut-être fixé le moment où vous lui ferez connoître vos sentimens, et vous pensez qu'elle vous tiendra compte de la discrétion qui vous les aura fait cacher si long-temps; mais cette
tendue discrétion n'est qu'une politique adroite, qu'un piège de plus que vous lui préparez pour la mieux surprendre un jour: voilà quelles sont les chimères qui vous séduisent.Ah, Charles! Seriez-vous assez malheureux pour ne pas croire à la vertu? ...-Ah, je crois celle de Madame D'Ostalis aussi solide que sincère...-pourquoi voulez-vous donc essayer de la corrompre? ...-Je voudrois seulement qu'elle me plaignît...-Vaine erreur! ... Vous vous déguisez à vous-même vos propres intentions: descendez au fond de votre coeur, examinez-le bien, vous serez effrayé de sa situation... je n'ai plus qu'une réflexion à vous offrir; si Madame D'Ostalis, comme je n'en doute pas, est véritablement vertueuse, le fol espoir que vous nourrissez ne pourra que vous rendre malheureux: si au contraire elle doit sa réputation plutôt aux circonstances qu'à ses principes, vous parviendrez peut-être à la lui ravir; mais dans cette supposition, pouvez-vous envisager, sans frémir, l'abîme affreux dans lequel vous l'entraîneriez? Songez combien elle est heureuse, admirée de tout ce qui la connoît, chérie d'un mari vertueux et d'une famille dont elle fait la gloire et le bonheur... pouvez-vous concevoir
le cruel dessein de lui enlever à jamais une félicité si pure? ... Vous l'aimez éperduement; eh bien, s'il est vrai, respectez donc ses devoirs, sa réputation, son bonheur; triomphez d'une passion insensée, qui ne pourroit que vous rendre ridicule si elle étoit connue.-Ridicule! ... Peut-on l'être en aimant la personne la plus digne d'être adorée! ...-En osant paroître amoureux d'elle, vous laisseriez voir une témérité qu'aucun homme encore n'a montrée... d'ailleurs, réfléchissez-donc à la disproportion d'âge qui se trouve entre vous et Madame D'Ostalis; elle a vingt-six ans, et vous n'êtes que dans votre dix-neuvième année; elle est mère de famille, et je ne puis encore songer à vous marier: cette idée seule devroit vous faire sentir l'extravagance d'un attachement dont la raison vous guérira bientôt, si vous le voulez sincèrement. Cette conversation finit par des protestations réitérées de la part de Charles, de suivre tous mes conseils avec une exactitude scrupuleuse.
À ne vous rien cacher, ma chère fille, je ne puis être sérieusement effrayé d'un penchant dont l'objet est si estimable; la disproportion d'âge s'oppose nécessairement à sa durée.Madame D'Ostalis est encore dans tout l'éclat de sa beauté;
mais dans quatre ou cinq ans, elle ne sera plus comptée parmi les jeunes personnes. Ah! Si nous ne nous abusions point dans nos espérances, avant ce temps un sentiment plus heureux pourroit remplir le coeur de Charles... en effet, d'après la connoissance que j'ai du caractère de Madame D'Almane, je ne doute pas qu'elle n'ait pensé plus d'une fois àCharles, et je suis bien sûr que l'éducation, la conduite et les qualités personnelles seront les principales considérations qui détermineront son choix. S'il est vrai qu'elle ait déjà quelques vûes, je suis persuadé qu'une des choses qui pourroit le plus nous nuire, seroit l'idée que votre fils éprouve une passion véritable pour une femme de la tournure de Madame De Valcé; ainsi, je crois qu'il est essentiel de la tirer d'erreur à cet égard, et, à l'insu de Charles, de lui avouer la vérité. Si la charmante Adèle avoit seulement deux ans de plus, Charles connoîtroit bientôt l'inconstance; il a été très-frappé de la figure et de la grâce d'Adèle, et il me seroit bien facile de disposer son coeur à l'aimer... ah! Si mes yeux, avant de se fermer pour jamais, pouvoient voir cette union si desirée, malgré tous les maux que j'ai soufferts, je descendrois
au tombeau satisfait de ma destinée. Adieu, ma chère fille; je parlerai demain à Madame D'Almane, et je vous rendrai compte de cet entretien.
Le comte de Roseville au baron. Je souscrirai sans peine, mon cher baron, à tout ce que vous dites en faveur des femmes: je crois qu'on pourroit citer plus d'une mère en état d'élever son fils aussi-bien et peut-être mieux que le meilleur père ou le plus habile instituteur. Qui de nous peut se flatter de les égaler en délicatesse, en finesse, tandis qu'elles peuvent s'élever aux qualités qui doivent nous caractériser, le courage et la grandeur d'âme? Je pense, comme vous, que l'éducation qu'elles n'auront pas ou dirigée ou perfectionnée, ne sera point entièrement finie, mais ce principe n'est rigoureusement vrai qu'à l'égard des particuliers; et voici sans doute une des différences des plus frappantes qu'on puisse remarquer dans les deux plans d'éducation, d'un particulier (quelle que soit l'élévation de son rang), et d'un prince fait pour régner. Il est important au bonheur de votre fils qu'il ait, en général, une opinion avantageuse des femmes; c'est sur-tout le desir de leur plaire qui le fera paroître
aimable; ce sont leurs suffrages qui rendront son existence véritablement agréable dans la société, et qui le retiendront dans la bonne compagnie. La femme que vous lui choisirez sera certainement digne de sa tendresse; il faut donc qu'il ait pour elle un sentiment profond d'estime et une confiance entière; mais un prince, fait pour régner, n'est pas né pour vivre dans ce qu'on appelle le grand monde: les femmes ne peuvent contribuer aux succès qu'il doit desirer; sa gloire et sa félicité dépendent uniquement de l'estime du guerrier, du magistrat, du citoyen vertueux, des suffrages de la nation et de l'amour du peuple. L'épouse qu'on lui donnera ne sera point choisie pour son mérite personnel, c'est la politique seule qui la fera préférer: peut-être sera-t-elle dure, implacable, impérieuse; peut-être joindra-t-elle à beaucoup d'incapacité le vain desir de dominer. Il est donc important que le prince soit décidé d'avance à ne point se laisser gouverner par elle. Au reste, je ne prétends point inspirer à mon élève du mépris pour les femmes en général, mais je veux qu'il sache s'en défier, et qu'il soit convaincu d'une vérité dont je suis persuadé moi-même, c'est qu'on doit toujours les tenir éloignées des grandes
affaires: elles peuvent nous égaler par la raison, mais bien rarement par la prudence. Moins sensibles qu'elles, lorsque nous avons passé la première jeunesse, nous sommes à l'abri de ces émotions subites et violentes que les femmes éprouvent si facilement, et qui, manifestées trop souvent par des évanouissemens, d'affreuses convulsions, peuvent découvrir en un instant le plus important secret. La foiblesse de leur constitution, la mobilité de leurs traits, l'expression de leurs yeux, la rougeur involontaire que la moindre surprise excite en elles, la délicatesse même de leur teint qui rend cette rougeur plus visible et plus marquée, tout enfin concourt à rendre leurs premiers mouvemens indiscrets. En un mot, il me semble que la nature ne les a pas mieux formées pour être dépositaires d'un secret d'état, que pour commander des armées. Je sais qu'on a vu des femmes gagner des batailles, et régner avec autant d'éclat que les plus grands rois; mais aussi je ne parle qu'en général, et j'admets volontiers des exceptions, dont l'histoire même de nos jours pourra fournir plus d'un exemple. L'abbé Duguet, dans son institution d'un prince , porte, des femmes, un jugement infiniment
plus sévère que le mien, et je trouve même que le portrait qu'il fait d'elles n'est qu'une satire injurieuse, beaucoup moins fondée sur la vérité, qu'inspirée par l'humeur. Ce portrait, aussi long que peu galant, finit ainsi: "insensiblement la cour où elles ont du pouvoir dégénère en une cour pleine d'amusemens,... etc." Vous me demanderez sans doute comment je m'y prendrai pour préserver mon élève de leur séduction. Je ne me flatte pas de le garantir des
traits de l'amour; mais si cette passion dangereuse peut l'égarer quelquefois, du moins je suis bien sûr qu'elle ne le maîtrisera jamais. Il est, ainsi que moi, bien persuadé que les femmes ne peuvent avoir la prudence des hommes: il conservera, toute sa vie, cette idée que j'ai gravée dans sa tête, non-seulement par des raisonnemens, mais par toutes les preuves que j'ai pu rassembler. J'ai su lui inspirer deux sujets de défiance, au lieu d'un; je ne me suis pas contenté de lui dire que les femmes, en général, sont légères, indiscrètes, qu'elles aiment à parler, à se vanter de la confiance qu'on leur témoigne; j'ai ajouté: il en est cependant auxquelles on ne peut reprocher ces défauts, mais elles sont femmes, et par conséquent sujettes à toutes les émotions indiscrètes que produisent toujours en elles l'étonnement, la frayeur, la douleur et la joie; elles ne divulguent point les secrets qu'on leur confie, mais elles les trahissent involontairement: ainsi, quoique la cause soit différente, l'effet est toujours le même. De semblables discours répétés, depuis la plus tendre enfance, ne peuvent manquer de produire de profondes impressions, sur-tout lorsqu'ils sont appuyés par des exemples, et ceux de ce genre ne sont pas rares à
la cour. Il vient d'arriver ici un événement qui nous a fourni plus d'une utile réflexion sur ce sujet. Une femme de la cour, également distinguée par sa conduite et par sa beauté, dînoit chez le comte de * avec cinquante personnes; son mari arrive au moment où l'on alloit se mettre à table, et conte tout haut que le baron de L vient de se casser la jambe en tombant de cheval: comme il achevoit ce récit, il jette les yeux sur sa femme, il la voit pâlir, changer de visage, et enfin s'évanouir. Cette fatale imprudence d'un coeur trop sensible, ravit à cette malheureuse femme sa réputation, l'estime et l'amitié de son mari, et toute la tranquillité de sa vie. Plusieurs personnes prétendent qu'elle est innocente, et que le secret qu'elle a trahi étoit ignoré de l'objet même d'une si violente passion. Cette aventure a vivement frappé le prince, et l'a confirmé plus que jamais dans l'opinion que je lui ai donnée des femmes.
Nous avons eu à cette occasion une longue conversation sur l'amour. C'est une bien dangereuse passion, me dit le prince: oui, répondis-je, pour les caractères foibles; c'est pourquoi elle a plus d'empire sur les femmes.-Elle a plus d'empire
sur les femmes?-Certainement, car elles lui sacrifient souvent l'honneur; et l'homme le moins délicat ne balancera point à sacrifier l'amour à son honneur.-Mais pour nous, cette alternative est bien rare?-Pas autant que vous le croyez; moi, par exemple, je me suis trouvé dans cette situation...-ah! Contez-moi cela...-j'étois amoureux d'une jeune personne charmante...-étoit-elle blonde ou brune? ...-Elle avoit des cheveux châtain clair...-un beau teint, une belle taille? ...-Oui; elle étoit parfaitement belle. Nous étions libres tous deux, nous nous aimions: nos parens approuvent nos sentimens mutuels, et fixent le jour qui doit nous unir pour jamais. Je servois alors dans la marine; la guerre se déclare: au même moment je vole à Versailles, je sollicite un commandement, on me l'accorde, mais à condition que je partirai sans délai, c'est-à-dire, le lendemain. C'étoit me demander un cruel sacrifice; il falloit différer de quatre ou cinq mois un mariage auquel j'attachois le bonheur de ma vie; il falloit partir, m'embarquer, et laisser celle que j'aimois, livrée aux plus mortelles alarmes... cependant je ne balançai point, j'acceptai le
commandement, et je promis de partir à la pointe du jour.-Et vîtes-vous votre maîtresse?-Il fallut bien lui annoncer cette terrible nouvelle. Elle employa vainement, pour me retenir, les prières, les pleurs, les convulsions, les évanouissemens; je la quittai, je partis, et je m'embarquai.-Et que devint-elle après votre départ?-Elle se consola, et à mon retour je la trouvai mariée.-Je ne m'attendois pas à ce dénouement.-Si vous étiez plus âgé, il vous surprendroit moins.-Au reste, votre action ne m'étonne point.-Elle est en effet très-simple...-je suis bien sûr que je ne balancerai jamais entre l'amour et mon devoir...-D'ailleurs, l'amour n'est pas un sentiment fait pour vous...-comment?-À moins d'être insensé, on ne s'y livre que lorsqu'on peut se flatter d'obtenir un retour sincère...-eh bien? ...-Eh bien, dans le rang où vous êtes, qui vous assurera que l'ambition ne sera pas le motif secret des préférences qu'on vous témoignera?-Cette idée seroit bien cruelle. Je dois donc renoncer aussi à l'espoir d'avoir des amis?-Oh! Cela est tout différent: c'est par des actions vertueuses, par des services réels, qu'un homme vous témoignera son attachement. De telles preuves
doivent obtenir votre confiance et votre estime; tandis qu'une femme, excepté celle qui sera votre épouse, ne pourra vous montrer sa tendresse qu'en se rendant méprisable, même à vos propres yeux. Si quelqu'un, dépositaire d'un secret, vous le révéloit en vous disant qu'il ne peut vous rien cacher, qu'il ne fait cette trahison que par tendresse pour vous, cette prétendue preuve d'affection vous toucheroit-elle? Vous persuaderoit-elle que vous êtes véritablement aimé? Non sans doute, parce que la personne qui se déshonore ne mérite nulle confiance: l'action même qu'elle regarde comme un témoignage de son amitié, ne sert qu'à la rendre suspecte...-Cependant il y a des hommes qui se croyent réellement aimés par des femmes qui ne sont point estimables... .-Assurément. Quand une femme renonce à sa réputation, au repos, à l'honneur, pour un particulier, on doit croire en effet que c'est la passion seule qui l'égare; mais vous, monseigneur, pourrez-vous avoir cette certitude? ...-Et si un prince étoit aimé d'une femme désintéressée qui parût dédaigner la fortune, les honneurs? ...-Et qui lui répondra que cette femme ne soit pas, au fond du coeur, aussi ambitieuse qu'elle semble
modérée? En supposant même qu'elle persévérât dans cette conduite, le prince pourroit toujours douter de sa tendresse, car on a vu quelquefois des personnes capables de mépriser l'argent et de dédaigner des places, quoiqu'en même-temps elles fussent cependant très-sensibles à l'espèce de considération que peuvent donner le crédit et la faveur.Je vous dirai bien plus: très-souvent le même prince qui n'a jamais inspiré de passion, s'il eût été particulier, auroit peut-être eu beaucoup de succès dans ce genre...-mais pourquoi cela, car enfin le rang où je suis ne fait rien à ma personne?-Oui, mais il fait beaucoup sur l'imagination, et l'imagination seule produit et nourrit l'amour. Ce sentiment impérieux et fragile veut de l'égalité; il ne peut s'accorder avec l'ambition, et l'amant de qui l'on attend, ou de qui l'on reçoit une grande fortune, ne doit jamais se flatter d'inspirer une grande passion.-Tout cela est vrai, je le sens. Mais pourtant nous avons vu dans l'histoire, que beaucoup de princes d'un grand mérite ont aimé passionnément...-ils eussent été plus grands, s'ils avoient su se garantir des séductions de l'amour; mais vous avez dû voir aussi que rarement les maîtresses de ces princes
ont pu parvenir à les gouverner, et même à obtenir d'eux les secrets de l'état...-oh, les secrets de l'état! Il faudroit qu'un prince fût insensé pour les confier à une femme...-sans doute, car une femme, outre le peu de prudence dont elle est capable, n'entend rien aux affaires: un prince ne donne sa confiance à un homme qu'après avoir éprouvé sa capacité, son intelligence; et comment connoître celles d'une femme, puisqu'on ne peut l'employer ni dans les conseils, ni dans les négociations? ...-Est-il possible qu'il y ait eu des princes assez dépourvus de réflexion pour consulter des femmes sur des affaires importantes? ...-Tel est l'excès d'aveuglement où peut conduire l'amour, lorsqu'on a la foiblesse de s'y livrer; jugez donc s'il est nécessaire qu'un prince sache y résister toujours!
Cette conversation, mon cher baron, doit satisfaire votre curiosité, et répond mieux à vos questions que tous les détails que je pourrois vous faire: enfin, elle vous fait connoître parfaitement quelles sont les idées et les opinions que je veux donner à mon jeune prince, et sur les femmes et sur l'amour.
M D'Aimeri à Madame De Valmont. Enfin, j'ai eu un entretien particulier avec Madame D'Almane, je lui ai tout avoué, et je m'en applaudis: elle m'a dit sans détour qu'elle étoit enchantée que Charles se montrât plus sensible aux charmes de la modestie et des talens, qu'aux séductions de la coquetterie: elle m'a parlé de lui avec un air d'intérêt et même d'amitié qui me confirme dans mes espérances: elle étoit d'avis que j'exigeasse de Charles le sacrifice absolu de sa passion, c'est-à-dire, qu'il partît sur le champ avec moi sans revoir Madame D'Ostalis, et que nous ne revinssions à Paris que dans un an. Mais ce parti m'ayant semblé trop rigoureux, nous sommes convenus que je parlerois fortement àCharles, et que je l'engagerois à éviter Madame D'Ostalis autant qu'il seroit possible. Le jour même de cette conversation, j'ai mené Charles à un bal d'après dîner, Adèle y étoit; mon petit-fils ne l'avoit jamais vu danser, et il m'a paru charmé de sa grâce; il l'a entendu chanter aujourd'hui, il l'a
vu dessiner, et il m'a dit ce soir qu'il étoit persuadé qu'Adèle auroit un jour tous les talens, tous les agrémens et toutes les vertus de Madame D'Ostalis. Au reste, Madame DeValcé persévère toujours dans ses projets, elle se conduit même à cet égard d'une manière si imprudente, que tout le monde est convaincu que Charles a remplacé M De Creni, car on ne suppose pas qu'un jeune homme de dix-huit ans puisse résister à de semblables avances. Dimanche dernier, nous soupâmes chez Madame D'Almane, où nous rencontrâmes, pour la première fois depuis trois semaines, Madame D'Ostalis. Charles ne put cacher son trouble, et trouva le moyen de se placer à table à côté d'elle; j'étois trop loin de Charles pour pouvoir l'observer; mais après le souper, je remarquai sur son visage une impression de tristesse qui m'alarma: je lui en demandai la cause, il me serra la main sans pouvoir me répondre, et je vis que ses yeux étoient remplis de larmes. Inquiet autant que surpris, je cherchai un prétexte pour m'en aller, et je l'emmenai sur le champ.Quand nous fûmes seuls, il cessa de se contraindre, et donna un libre cours à ses pleurs; je le pressois vainement de m'expliquer le sujet d'un chagrin si
violent, je n'en pouvois arracher que des mots entrecoupés; enfin, s'étant un peu calmé: je suis, me dit-il, le plus malheureux de tous les hommes, j'ai manqué à mes résolutions, à mes promesses... Madame D'Ostalis me méprise, et je suis indigne de vos bontés... mais, que vous est-il donc arrivé? ...-J'ai parlé, j'ai déclaré, ou du moins j'ai fait connoître des sentimens que j'avois promis de cacher toujours... quoi! Vous avez osé déclarer à Madame D'Ostalis? ...-Enivré du plaisir de la revoir, de me trouver à côté d'elle, j'ai tout oublié, jusqu'à la crainte de lui déplaire; je ne sais moi-même ce que je lui ai dit, mais je ne me rappelle que trop le regard qu'elle a jeté sur moi... ce regard qui montroit un mépris si froid, une fierté si dédaigneuse! ... Et qui m'imposoit un silence si absolu! ... Cet aveu de Charles m'affligea beaucoup, je sentis que Madame D'Ostalis ne manqueroit pas d'instruireMadame D'Almane de tout ce détail, et je résolus d'aller lui en parler moi-même. En effet, le lendemain j'eus à ce sujet une conversation avec elle. Ma confiance parut la toucher; et après m'en avoir remercié: vous voyez, me dit-elle, que j'avois quelque raison en vous conseillant de partir sans délai, les grands partis
sont toujours les plus sûrs; vous eussiez déterminé le chevalier De Valmont au sacrifice entier de sa passion; vous n'avez point exigé de lui ce que vous étiez en droit d'en attendre, et vous n'en avez rien obtenu; vous avez augmenté sa foiblesse en la ménageant, vous auriez accrû sa force en paroissant y compter. Ces réflexions de MadameD'Almane m'ont fait beaucoup d'impression; mais à présent il n'est plus temps de partir, Charles n'y consentiroit qu'avec désespoir: d'ailleurs, l'amour l'occupe bien moins maintenant que le desir de regagner l'estime de Madame D'Ostalis; il sent qu'il n'y peut parvenir qu'en la fuyant de bonne-foi, et en lui persuadant qu'il veut sincèrement se guérir d'un sentiment qu'elle condamne et qui l'offense. Ainsi, je ne vois nul inconvénient à rester à Paris jusqu'au mois de mai: au reste, ma chère fille, si je change de dessein, vous en serez instruite aussi-tôt, et je ne quitterai Paris que pour vous aller retrouver.
Madame D'Almane à Madame De Valmont. Se peut-il, madame, que vous me demandiez sérieusement si Adèle se trouve chez moi les soirs, à l'heure où je reçois des visites?Pouvez-vous vous figurer ma petite Adèle au milieu d'un cercle, assise tristement sur le bord de sa chaise, écoutant une conversation bien décousue, bien frivole, et faisant elle-même tous les petits complimens d'usage? ... Non, non, madame, Adèle est une charmante enfant, mais elle n'est encore qu'une enfant, et elle ne verra le monde que lorsqu'elle sera en état d'observer par ses yeux, et de réfléchir d'elle-même. J'ai une nouvelle histoire à vous fournir, madame, qui peut entrer dans le recueil que vous faites de toutes les épreuves subies par Adèle . Ce cours d'expérience artificielle ne finira que dans deux ans; lorsqu'Adèle aura quatorze ans et demi, les événemens commenceront à naître naturellement, je ne serai plus obligée de les créer . Mais revenons au récit de mon épreuve d'avant-hier:
il faut vous dire que depuis quatre mois, Adèle reçoit chaque mois deux louis pour ses menus plaisirs , et sur lesquels elle est aussi obligée de s'entretenir d'épingles, de poudre, de pommade, de souliers, de gants et de papier à écrire. Le premier mois, les deux louis ont été dépensés en trois jours en superfluités, et Adèle fut obligée de porter des souliers percés et des gants sales; elle a senti qu'il étoit nécessaire d'avoir plus d'ordre et d'économie, elle écrit exactement sa dépense, et elle a déjà appris à la régler sur son revenu.Avant-hier à midi, j'étois prête à sortir pour aller chez un ébéniste acheter quelques meubles dont j'avois besoin, lorsqu'Adèle, entrant dans mon cabinet, me demanda en grâce de la mener chez le marchand; j'ai, me dit-elle, un peu d'argent de reste de mon mois, et je voudrois faire emplette d'une petite table; j'y consens, répondis-je, d'autant mieux que je desire que vous commenciez à connoître le prix de toutes les choses que vous serez obligée d'acheter un jour, ce qui ne peut s'apprendre qu'en allant quelquefois chez des marchands. Nous partons, nous arrivons dans une belle boutique; Adèle demande des tables, et on lui en présente une charmante
renfermant un pupitre, une écritoire, mais malheureusement elle coûte vingt-sept francs, et Adèle n'en possède que douze: cela est fâcheux, lui dis-je tout bas; si vous n'aviez pas dépensé dix-huit francs, le mois passé, en découpures, en coffres de paille, étuis de bergamotes, enfin, en babioles que vous avez déjà perdues ou cassées, vous auriez pu acheter cette jolie table. Adèle soupire, je la laisse réfléchir à cet accident, je fais mes emplettes, ensuite je l'appelle, et nous partons. Quand nous sommes en voiture, je m'apperçois qu'Adèle tient sous son bras une grosse cassette de bois de rose: comment, dis-je, vous avez acheté cela? ...-Oui, maman.-Et combien?-Mes douze francs.-Mais c'étoit une table que vous desiriez?-Oui, mais je n'en ai point trouvé de jolies pour le prix que j'y pouvois mettre.-Et à cause de cela, vous achetez une chose dont vous ne vous souciez pas, et dont vous n'avez nul besoin? ... N'eût-il pas été plus sage de garder vos douze francs pour vous aider à completter la somme qu'il vous faut pour avoir une table pareille à celle que vous venez de voir?-Cela est vrai, j'ai eu tort.-D'ailleurs, on ne doit jamais, pour satisfaire une fantaisie, se dépouiller
entièrement de son argent, il peut survenir une circonstance qui le fasse regretter.-Mais je toucherai mon mois dans trois jours...-il seroit très-possible que d'ici-là, vous desirassiez avoir de l'argent. Le lendemain de cette conversation, un laquais entre dans la chambre d'Adèle, et lui remet une lettre à son adresse, en lui disant qu'une pauvre femme bien pâle et bien mal vêtue vient de l'apporter. Adèle surprise donne cette lettre à Miss Bridget, qui l'ouvre au même instant, et lit tout haut ce qui suit: mademoiselle, "j'implore votre compassion, j'ai sept enfans que je viens de laisser dans un grenier prêts à expirer de misère; sachant combien madame votre mère est charitable, je venois lui demander un secours; mais en apprenant qu'elle n'étoit point encore éveillée, je m'adresse à vous, je vous écris dans votre cuisine où je vois du feu pour la première fois depuis huit jours. Mais, hélas! Mes pauvres enfans périssent peut-être en cet instant de froid et de faim! ... Au nom du ciel, prenez pitié d'eux! " Marianne, femme Durand.
Ah, grand dieu! S'écrie Adèle, fondant en larmes, que ferai-je? ... Comment! Mademoiselle, reprit Miss Bridget, pouvez-vous hésiter à donner à cette malheureuse femme l'argent nécessaire pour lui avoir du pain? Envoyez-lui un écu, ce secours lui suffira pour aujourd'hui, et certainement vous ne doutez pas que madame votre mère ne la tire entièrement d'un état si digne de compassion... un écu, répondit Adèle en sanglotant, un écu! Je ne l'ai pas! ... Ah, mes douze francs, si je les avois! ... Maudite cassette! ... Oh, Miss Bridget! Je vous en conjure, ma chère Miss Bridget, prêtez-moi douze francs! ...-Que dites-vous, mademoiselle? Quoi! Vous n'avez rien gardé de votre mois? ...-Ah, prêtez-moi douze francs!...-Je ne le puis, madame votre mère m'a défendu expressément de vous jamais prêter d'argent...-oh, dieu, dieu! Et cette pauvre femme! ...-Soyez tranquille, elle sera secourue... moi, je ne dépense point tout mon argent en bagatelles, je n'ai pas besoin de voir les infortunés pour songer à eux, et pour les plaindre: en achevant ces mots, Miss Bridget sort précipitamment, et laisse Adèle pénétrée de confusion et de remords. Un instant
après, Mademoiselle Victoire entre dans la chambre d'Adèle: oh, mademoiselle, s'écrie-t'elle, ne pleurez plus sur le malheur de cette pauvre femme, elle est maintenant bien heureuse; le louis que Miss Bridget lui a donné vient de la rendre à la vie. Oh, combien vous seriez attendrie, si vous pouviez voir sa joie! ... Elle s'est jetée aux genoux de MissBridget! ... Elle est d'une reconnoissance! ... Ah, mademoiselle, quelle bonne action vous venez de faire! ...-Moi! ... Que voulez-vous dire? ...-Ce louis que vous avez chargé MissBridget de lui donner...-Miss Bridget a dit? ...-Que c'étoit de votre part. Ô ciel, reprit Adèle, je ne dois pas souffrir... suivez-moi, Mademoiselle Victoire. En achevant ces paroles,Adèle se lève, prend sa cassette de bois de rose, et prie Mademoiselle Victoire de la conduire auprès de la pauvre femme. Adèle arrive dans la cuisine, elle y trouve tous les domestiques, et voit au milieu d'eux Miss Bridget à côté de la pauvre femme: cette dernière, en entendant nommer Adèle, s'avance et se précipite à ses pieds en pleurant. Adèle, baignée de larmes, la relève et lui dit: "je n'ai point été assez heureuse pour pouvoir vous donner le secours que
vous avez reçu; vous le devez entièrement à Miss Bridget; mais acceptez cette cassette, vendez la demain, afin qu'au moins je puisse me flatter de vous avoir été utile en quelque chose." La femme refusant de prendre la cassette: oh, débarrassez-m'en, ajouta Adèle, c'est elle qui est cause que je n'ai pu vous secourir; que je ne la voie jamais. Après cette action, Adèle remonta chez elle, beaucoup moins mécontente d'elle-même: un moment après, Miss Bridget vint la retrouver, et lui dit que la femme étoit partie dans un fiacre avec Brunel, qui s'étoit chargé de la reconduire. Adèle demanda pourquoi Brunel l'avoit suivie. C'est que je veux savoir, répondit Miss Bridget, si tout ce qu'elle a dit est conforme à la vérité. Je n'ai pu refuser ce secours à une personne qui paroissoit aussi infortunée; mais en général, je ne donne l'aumône qu'après avoir pris les informations qu'exigent la prudence et même l'humanité bien entendue; car, pour être en état de soulager, autant qu'on le peut, les vrais pauvres, il faut tâcher de n'être pas la dupe des paresseux et des fripons. À mon réveil, Adèle et Miss Bridget descendent chez moi, et la première, les larmes aux yeux, me conte cette histoire:
comme son coeur lui faisoit faire toutes les réflexions qu'une semblable aventure peut inspirer, je ne m'en permis pas une seule; une remontrance inutile est aussi révoltante qu'ennuyeuse, et souvent elle sèche tout-à-coup les pleurs du repentir le plus sincère. Je me contentai de plaindre Adèle: que vous avez dû souffrir, lui dis-je, pauvre petite, quelle cruelle matinée! ... Ah, reprit Adèle, cette peine si sensible, je ne l'éprouverai jamais, je suis guérie pour la vie des fantaisies qui peuvent causer de semblables chagrins, et priver du bonheur dont Miss Bridget a joui ce matin...-écoutez-moi, Adèle; je veux qu'en rien vous ne soyez extrême; avant de former un projet, consultez toujours la raison; et la raison n'exige pas le sacrifice total de vos fantaisies, elle se borne à vous demander que vous ne les satisfassiez pas toutes: la modération, cette vertu si belle, est bonne et même nécessaire en toutes choses; nous abusons de nos facultés dès que nous en jouissons dans toute leur étendue. Si vous marchez autant que vous pouvez marcher, vous serez excédée de lassitude; de même, si vous employez en superfluités tout le superflu que la fortune vous donne, vous manquez de modération,
et vous perdez la satisfaction, le bonheur qu'on ne peut goûter sans elle. Ainsi, vous devez donc d'abord par humanité, et pour l'intérêt même de vos plaisirs, ne pas céder à toutes vos fantaisies, et donner du moins aux malheureux la moitié de votre superflu.-Mais comment savoir précisément quelle est la somme qui forme son superflu?-Rien n'est plus aisé. Vous recevez deux louis le premier de chaque mois, n'achetez que ce qui vous est absolument nécessaire; et à moins d'une occasion semblable à celle de ce matin, gardez le reste de votre argent jusqu'au dernier jour du mois; alors cette somme qui sera votre superflu, vous la partagerez en deux parties égales; l'une pour les pauvres, et l'autre pour vos fantaisies.-Mais vous, maman, vous donnez tout votre superflu aux pauvres, je ne me rappelle pas de vous avoir vu une fantaisie.-Dans quelques années, vous en aurez moins; à mon âge, vous n'en aurez plus. Vous avez quitté les joujoux de
l'enfance, vous vous amusez maintenant de ceux de la jeunesse, vous ne vous soucierez plus un jour des porcelaines, des magots, des jolies petites tables, comme vous ne vous souciez plus des poupées; on se dégoûte d'une belle maison, d'un beau jardin, d'une parure de diamans, des grandeurs, d'un trône, de tout enfin, excepté du plaisir de faire du bien...-Oui, les rois, les reines, les empereurs, dans tous les temps, ont abdiqué, et M De Lagaraye, par exemple, se trouve tous les jours plus heureux dans l'état qu'il a embrassé.-Sans doute, car il y a une telle douceur à faire le bonheur des autres, que l'homme qui, seulement pendant six mois, seroit véritablement bienfaisant, le seroit pour le reste de sa vie.-Quoique je ne sois qu'un enfant, je sens cela... ah, maman, dès-à-présent je veux donner aux pauvres tout mon superflu.-Non, vous n'en êtes point encore digne, bornez-vous à ce que nous avons dit; je desire au contraire que, pendant quelques années encore, vous vous amusiez à faire un amas de toutes ces jolies bagatelles qui vous tentent, afin que vous connoissiez plus tôt combien facilement on s'en dégoûte...-mais sûrement; par exemple, je
n'achetterai jamais de cassette de bois de rose, je les ai prises dans une aversion...-et les petites tables de vingt-sept francs? ...-Vingt-sept francs! Ah, si je les avois de superflu, je les enverrois à la pauvre bonne femme! Le soir même, Adèle en se couchant, vit auprès de son lit la charmante table qu'elle avoit marchandée chez l'ébéniste; après avoir témoigné sa joie: ceci, dit-elle, doit m'interdire les fantaisies pour trois mois; ainsi, pendant ce temps, je ne partagerai point mon superflu en deux parties égales ; il sera tout entier pour les pauvres. Vous concevez, madame, si une semblable résolution, formée de premier mouvement, et qui, j'en suis sûre, sera fidèlement exécutée, doit me payer de mon attention. Je ne vous parle point du chevalier De Valmont, car il m'a dit hier qu'il vous écriroit ce matin; ainsi, je me contenterai de vous dire qu'il passe sa vie chez moi, qu'il ne paroît pas s'y ennuyer, et que je l'aime à présent, non pour vous, madame, mais bien véritablement pour lui-même.
Madame De Germeuil à Madame De Valcé. Ah, ma chère amie, quel triste hiver je viens de passer! Et quand je pense que mon exil durera peut-être encore un an, je vous avoue que la tête me tourne... vivre à soixante lieues de Paris, est-ce vivre? ... Enfermée dans un vieux château avec une belle-mère qui me déteste, et qui est aussi ennuyeuse que dévote, sourde, aigre et grondeuse; ajoutez à cela le supplice des voisins ; des hommes d'une tournure! ... Des femmes mises! ... Et un ton, des manières! ... La plus supportable de toutes appelle son mari, mon ami, devant tout le monde; jugez des autres: d'ailleurs, les divertissemens à la mode ici, sont la promenade à pied , la pêche, la lecture et le loto ; vous voyez comme ils me conviennent, et si je dois m'amuser: aussi je suis d'un changement, d'une maigreur... si l'on veut me forcer à passer encore ici l'hiver prochain, je vous déclare qu'il n'y a point d'extrêmités auxquelles je ne sois prête à me porter... j'ai fait, il est vrai, quarante mille francs
de dettes en deux ans; mais n'ai-je pas apporté cinquante mille livres de rentes à M De Germeuil; et lui-même n'a-t-il pas perdu au jeu plus de cinq cens mille francs? Croit-il avoir seul le droit de se ruiner? ... Il vient d'avoir tout-à-l'heure un procédé avec moi qui met le comble à mon ressentiment. Je me suis avisée de lui écrire pour lui mander que je desirois qu'il retirât ma fille du couvent, et qu'il me l'envoyât; il m'a répondu sans détour que je devois renoncer à cette fantaisie; que sa fille étoit beaucoup mieux élevée dans un couvent qu'elle ne pourroit l'être sous mes yeux; en un mot, il m'a refusée nettement. Vous savez que naturellement je n'aime pas les enfans; d'ailleurs, une petite fille de six ans ne pourroit pas m'être d'une grande ressource; ainsi, ce refus me touche foiblement quant à l'objet: mais vous conviendrez que le motif en est bien choquant... je vois d'après cela, que non-seulement je ne disposerai jamais de ma fille, mais qu'il ne me sera même pas permis de présider à son éducation; aussi, je parie qu'à quinze ans, elle ne saura ni entrer dans une chambre, ni s'habiller de bonne grâce, ni poser une fleur dans sa tête, car il est impossible qu'un homme puisse
élever une jeune personne, et lui tenir lieu de mère. Croiriez-vous, mon coeur, qu'il y a plus de trois mois que je n'ai entendu parler d'une certaine personne ; il est cependant cause, en grande partie, de l'esclavage où l'on me retient... ah, si j'avois pu prévoir! ... Vous me défendez de revenir sur le passé... à quoi donc penserai-je? Le présent m'est insupportable, je n'ose envisager l'avenir, je n'ai même jamais conçu quel plaisir on trouvoit à s'y transporter; il renferme deux maux dont la seule idée me glace: la vieillesse et la mort... la vieillesse surtout, quelle horrible chose! ... Figurez-vous seulement ce que c'est que d'avoir quarante ans, et d'être grand'mère! ... Vous voyez, ma chère amie, les jolies pensées que m'inspire la solitude; je vous assure que si cela dure, je mourrai de la consomption. Adieu, mon coeur; mandez-moi de grâce si les lévites sont toujours à la mode, et si l'on porte encore des culs ; dans ce cas, je vous prierois de m'en envoyer deux.
Madame De Valcé à Madame De Germeuil. Que je vous plains, ma chère amie, et que je suis vivement affectée de votre situation! ... Mais, imaginer que vous passerez peut-être encore l'hiver prochain à soixante lieues de moi... c'est une idée que je ne puis fixer. Vous me manquez à chaque instant du jour; et surtout depuis trois mois, j'éprouve une succession de contrariétés, à laquelle je sens qu'il ne m'est plus possible de résister. Madame D'Almane est ici, c'est tout vous dire; vous croyez bien qu'elle dicte à ma mère au moins cinq ou six sermons par jour, qu'il faut avoir la patience d'écouter, le tout pour m'engager à prendre les manières et la tournure de Madame D'Ostalis. Si l'on trouve ce modèle si parfait, que ne m'élevoit-on comme elle? ... Madame D'Ostalis et moi, nous sommes ce qu'on nous a faites ; elle est bien prudente, bien raisonnable; je suis bien étourdie, bien légère; elle sait s'occuper, peindre, jouer de la harpe; je sais danser; nous avons également profité l'une et l'autre de l'exemple, des soins, et
de l'éducation qu'on nous a donnés. Malgré mon aversion pour les sermons, je pourrois me soumettre à les recevoir avec douceur, si l'on avoit le droit d'en faire... mais je veux qu'on soit juste et conséquent, et tout prédicateur qui n'aura pas ces deux qualités, ne me convertira jamais. Par exemple, l'autre jour ma mère vient dans ma chambre, elle trouve sur ma table deux volumes de comédies un peu gaies ; et là-dessus, petite remontrance d'une demi-heure, éloge très-éloquent de la décence , de la modestie , du goût desbienséances , etc. Etc. Enfin, ce discours ne seroit peut-être pas encore fini, si, tout-à-coup, je n'eusse dit très-naïvement: "il est vrai que ces comédies sont assez libres, mais j'ai cru qu'il n'y avoit pas plus de mal à les lire qu'à les voir jouer." Or, il faut que vous sachiez, pour sentir tout le sel de cette réponse, que ces mêmes pièces ont été jouées plusieurs fois chez M De Blézac, il y a quelques années, et que ma mère fut à toutes les représentations de ce spectacle. Je tiens cette petite anecdote de Madame De Gerville, et je ne puis douter de sa vérité, car ma mère me comprit dans l'instant; elle rougit à l'excès, se mit en colère, et me quitta furieuse:
enfin, elle prendra sa revanche avec ma soeur, elle en fera un prodige ; en attendant, c'est bien la plus insipide petite créature que vous ayez jamais vue.
À propos de prodige et de perfection , il nous est arrivé ici un jeune homme qui tourne la tête à tout le monde, il s'appelle le chevalier De Valmont: Madame D'Almane le protège beaucoup; et, s'il avoit plus de fortune, je croirois qu'elle a des vûes sur lui relativement à sa fille: au reste, il est véritablement d'une fort jolie tournure, mais il a le plus triste grand-père, le plus ennuyeux! ... D'ailleurs, un pédant, un savant, un dévôt, un philosophe, enfin un personnage aussi déplacé dans le monde, qu'il est gênant pour son petit-fils qu'il veille, qu'il obsède, et dont il est l'ombre. Pour revenir au chevalier De Valmont, on prétend qu'il est amoureux de moi; j'en serois fâchée, il m'intéresse, et je ne voudrois pas lui inspirer un sentiment dont mon coeur n'est plus susceptible... je ne perdrai plus cette paix si douce que j'ai su retrouver enfin après tant d'agitations... il est vrai que s'il faut éprouver une fois dans sa vie une grande passion, mon tribut n'est pas encore payé, car vous savez combien je m'abusai moi-même... ah, si j'aimois
véritablement, ce seroit avec excès, je le sens... mais je ne veux point aimer; au moindre mouvement de préférence, je fuirai, j'irai vous trouver, vous confier ma foiblesse, vous m'en ferez triompher... s'il est des préservatifs contre l'amour, l'amitié seule peut les donner. Adieu, mon coeur. Ah, que n'êtes-vous ici! Que votre absence peut-être me coûtera cher!
Madame D'Almane à Madame De Valmont. Oui, madame, l'aventure de la pauvre femme a eu des suites, nous avons appris son histoire, et nous savons qu'elle avoit dit l'exacte vérité; qu'elle a sept enfans; qu'elle est dans la plus grande misère; qu'elle étoit autrefois marchande de modes ; que les crédits immenses qu'elle faisoit à un nombre infini de jeunes personnes , l'ont forcée à faire banqueroute; qu'enfin elle s'est dépouillée de tout ce qu'elle possédoit pour faire honneur à ses affaires, etc. Ce récit, fait par Miss Bridget, qui venoit de chez la femme, a vivement ému Adèle; mais, a-t-elle dit, toutes ces jeunes personnes qui prenoient à crédit ont fini par payer... point du tout, répondit Miss Bridget, la plus grande partie se trouva dans l'impossibilité de s'acquitter...-mais comment cela? ...-Un marchand qui vend à crédit fait avec raison payer plus cher, parce qu'il veut retirer l'intérêt de l'argent qu'on lui retient; une femme qui achette de cette manière n'a pas le droit de marchander, et communément
même elle prend la marchandise sans s'informer du prix; ce qui fait qu'au bout d'un an ou deux, n'ayant souvent que six ou sept mille francs de pension, elle se trouve pour quinze ou vingt de mémoires... par conséquent elle ne peut payer...-Le marchand la fait assigner?-Le mari de la femme est obligé de payer les mémoires, mais il les fait réduire, il obtient de longs termes; et pendant tout ce temps, le pauvre marchand, pressé par ses propres créanciers, et ne pouvant rassembler ses fonds, se trouve bientôt ruiné...-il est cependant affreux pour une femme d'être la cause d'un semblable événement! ...-Tenez, vous connoissiez Madame De Germeuil? ...-Oui, elle est en province? ... Et pourtant son mari est ici, cela m'a paru singulier...-c'est qu'elle est brouillée avec ce mari, et pour avoir fait des dettes énormes, parce qu'elle ne payoit rien.-Mais comment peut-on être extravagante à cet excès? ...-Quand on manque de justice et de réflexion, quand on s'accoutume à céder follement à toutes ses fantaisies, quand on a la sotte et ridicule prétention d'effacer toutes les femmes par la recherche et l'élégance de sa parure: avec une telle manière
de penser, on a des mémoires extravagans chez sa marchande de modes, on est fripponnée, volée, on se ruine, on se déshonore; et pour quelques pièces d'étoffes, des plumes, des fleurs, de la gaze et des rubans, on perd la confiance de son mari, la douceur de son intérieur, et l'estime du public.-Ah, juste ciel, quel effrayant tableau! Et, comment peut-on être tentée, pour des choses si frivoles, de s'engager dans de tels malheurs? ... Pour moi, la seule crainte de contribuer à la banqueroute d'un pauvre marchand, suffiroit pour m'en préserver. Ainsi, le danger des mémoires, l'obligation d'apprendre à résister à ses fantaisies, la nécessité d'être économe, si l'on veut être bienfaisante; voilà des idées à jamais gravées dans l'esprit et dans le coeur d'Adèle.
M D'Aimeri vous a mandé, madame, que le mariage projeté entre la petite Constance et Théodore, n'est plus un mystère dans la société de Madame De Limours. En effet, malgré toutes ses résolutions à cet égard, Madame De Limours en parle ouvertement. La manière seule dont elle caresse Théodore, et dont elle le regarde, pourroit faire pénétrer facilement ce secret qu'elle
m'avoit tant promis de garder. Ce qui me fait le plus de peine, c'est qu'elle a eu l'indiscrétion de le confier à sa fille même, un enfant de onze ans... Madame De Limours, honteuse de cette foiblesse, veut en vain me la nier, je ne la pénètre que trop par le penchant extraordinaire que Constance témoigne déjà pour Théodore: elle ne le voit jamais paroître sans rougir à l'excès; elle ne lui parle qu'avec une voix basse, et presque toujours tremblante; et s'il s'éloigne, ou s'il est absent, elle est triste, distraite et rêveuse. C'est ainsi que son jeune coeur est déjà troublé par un sentiment dangereux dont elle devroit ignorer jusqu'au nom! Si, par une confidence imprudente, l'on n'eût pas exalté sa tête et enflammé son imagination, elle jouiroit de l'aimable et douce tranquillité faite surtout pour son âge, et elle verroit Théodore sans le remarquer plus qu'un autre. Hélas! Qui sait jusqu'à quel excès cette indiscrétion de Madame De Limours peut la rendre malheureuse! ... Adieu, madame; dans un mois j'aurai le plaisir de vous revoir; mais malheureusement je ne resterai que bien peu de temps avec vous, car M D'Almane veut absolument que nous soyons rendus à Toulon vers les derniers jours d'avril.
M De Lagaraye à Porphire. Quoi! Porphire, après un grand succès, vous êtes étonné de vous trouver des ennemis, et d'avoir perdu l'ami sur lequel vous comptiez le plus? ... Mais cette surprise fait honneur à ton âme; va, conserve toujours les nobles sentimens qui la produisent. Ô, puissent les années et la triste expérience de l'âge mûr, ne te ravir jamais entièrement cet étonnement profond que t'inspirent l'envie, la mauvaise foi, l'injustice et la méchanceté! ... Sois, s'il le faut, victime de la haine; qu'importe, si, même lorsqu'elle t'accablera, tu ne peux concevoir les fureurs qu'elle cause? ... Si jamais tu vois en noir l'espèce humaine, cesse d'écrire, laisse-là tes travaux, il faut aimer les hommes pour être capable de les instruire et de les éclairer, et ce sentiment sublime donne aux ouvrages qu'il produit un droit certain à l'immortalité. Pourquoi mépriserois-tu les rivaux qui t'envient, les ennemis qui te persécutent? Parce qu'ils sont méchans? ... Orgueilleux! Es-tu bien
sûr d'être né plus vertueux qu'eux? ... Et si l'éducation les a corrompus, s'ils n'ont jamais entendu la voix persuasive de l'amitié fidelle; dis-moi, faut-il les haïr ou les plaindre? ... Et toi, penses-tu ne devoir qu'à la nature les qualités que tu possèdes? ... Ingrat jeune homme, aurois-tu déjà perdu le souvenir des jours heureux de ton enfance? ... Ah, mon fils, rappelle-toi l'école de Lagaraye, et tu seras plus modeste et plus indulgent! Dix brochures anonymes déchirent votre ouvrage, et cherchent à ridiculiser votre personne; quelques journalistes s'amusent et s'égayent en vous persifflant bien lourdement, semblables à certains conteurs de profession, qui seuls peuvent rire des histoires insipides, usées et rebattues qu'ils répandent dans la société. Eh, quoi donc! Prétendez-vous à l'empire universel? C'est trop de vouloir à la fois plaire aux gens d'esprit et aux sots; choisissez, car vous ne réunirez jamais en votre faveur ces différens suffrages... si vous ne méprisez pas toutes ces petites attaques, vous les multiplierez, vous leur donnerez de l'importance, et vous montrerez une foiblesse indigne de votre caractère. Imitez M *; il donna au public un ouvrage utile, et par conséquent estimable; M De V fit
de cet ouvrage une critique très-injuste et très-mal fondée, mais également spirituelle et plaisante: un ami de l'auteur critiqué, allant le voir un matin, l'entendit rire tout seul dans son cabinet; l'ami surpris s'arrêta à la porte, il vit M * lisant une brochure, et de temps en temps s'écriant, en éclatant de rire: ah, le drôle de corps! Mon dieu, qu'il est gai! ... Etc.Cette brochure si plaisante, c'étoit la satyre faite par M De V. L'homme qui rit d'aussi bonne-foi de la critique de son propre ouvrage, n'a certainement pas une âme commune; il est vrai qu'il est difficile que les critiques d'aujourd'hui puissent produire de semblables effets. Du moins ne répondez jamais à celles qu'on fera contre vous, excepté cependant si l'on attaquoit les principes moraux de vos ouvrages, alors seulement vous devez vous défendre simplement, avec noblesse, sans ironie et sans aigreur. Mais gardez-vous bien, mon cher Porphire, de confondre parmi des satires remplies de partialité, les critiques véritablement fondées; celles-là n'ont jamais le ton insultant du persifflage et de la moquerie.Dictées par la raison, le goût et la vérité, elles vous éclaireront, vous enseigneront les moyens de perfectionner
vos ouvrages, et vous devez les lire, non-seulement sans humeur, mais avec reconnoissance. Comme on se trompe facilement dans sa propre cause, envoyez-moi toutes les critiques qu'on a faites de votre ouvrage, je les lirai avec attention, et je vous dirai sincèrement ce que j'en pense: quand un ami ne seroit bon qu'à rendre un tel service, un homme de lettres feroit bien de s'en attacher un; heureux celui que l'orgueil n'empêcha jamais de consulter l'amitié, et de suivre les conseils salutaires qu'elle seule peut avoir le courage de donner!
La baronne à Madame De Valmont. Je pars demain, madame, je m'arrêterai à D jusqu'au sept, mais j'aurai certainement le plaisir de vous embrasser avant dix jours. Madame DeLimours est moins affectée de mon départ que vous ne l'imaginez, parce qu'elle part elle-même pour quatre mois, elle suit M De Limours qui commande cette année en *; et faisant un voyage à quatre vingt lieues de Paris, pour la première fois de sa vie, elle est si occupée des préparatifs de son départ, qu'elle n'a guère le temps de songer au mien. Le chevalier De Valmont est venu me faire ses adieux cet après-midi. Il a serré bien fortement la main qu'il m'a baisée, et il s'est sauvé de ma chambre sans pouvoir dire une seule parole. C'est un charmant enfant; quel dommage s'il se gâtoit! ... Vous n'imaginez sûrement pas à quel point j'en serois affligée. Adieu, madame; j'espère que vous voudrez bien me donner à dîner le quatorze ou le quinze.
La même à la vicomtesse. D'Antibes, ce premier mai. Nous sommes arrivés à Antibes hier, ma chère amie, et peut-être n'en partirons-nous pas demain, car les vents sont absolument contraires. Adèle a commencé hier à s'apprivoiser avec les précipices; nous avons été sept heures et demie en route pour faire les douze lieues de Fréjus à Antibes, parce que les chemins sont également mauvais et dangereux; la montagne d'Estrel, entr'autres est véritablement effrayante par les précipices qui la bordent. J'ai vu plusieurs foisAdèle s'étonner et pâlir, et me regarder fixement, comme pour m'interroger sur le danger; elle auroit bien voulu que j'eusse découvert sa frayeur, mais elle n'osoit me l'avouer; j'ai toujours feint de ne remarquer aucun de ces mouvemens, et même, par quelques discours indirects, j'ai su
(sans qu'elle pût m'en supposer le dessein) lui inspirer le desir de dissimuler la peur qu'elle éprouvoit; le soin de la cacher cause une distraction qui en diminue l'excès; aussi peu-à-peu Adèle s'est-elle remise, et elle a fini par avoir un assez bon maintien. Au reste, elle est toujours enchantée de voyager; tout ce qu'elle voit l'étonne et la charme, et rien, pour elle, n'est comparable au plaisir d'écrire son journal; si elle n'acquiert pas un peu plus de précision, ce journal aura au moins trente ou quarante volumes. Elle a déjà écrit huit pages sur Antibes, il est vrai qu'il y en a quatre qui ne contiennent qu'une nomenclature des fleurs et des plantes qui se trouvent aux environs d'Antibes, car nous avons fait ce matin une longue promenade, et Adèle a été bien frappée de voir des champs remplis de fleurs, de romarin, de thim, de marjolaine, de buissons d'althaea, de myrte, de jasmin jaune, de chèvrefeuille, etc.
Vous me demandez la manière dont nous voyageons, la voici: nous sommes dans cette grande voiture que vous me connoissez, M D'Almane, Miss Bridget, Dainville, mes enfans et moi; nous avons une voiture de suite dans laquelle sont mes
femmes et Brunel; nous nous arrêtons toujours quatre heures pour dîner et donner à nos enfans plusieurs leçons. Adèle écrit et dessine; pendant ce temps j'accorde sa harpe, ensuite elle en joue une heure. En voiture, nous tâchons que la conversation ne soit pas sans fruit pour eux: cet art d'instruire les jeunes gens, sans qu'ils s'en doutent, en causant familièrement avec eux, ce grand moyen si négligé dans les éducations communes, est peut-être le plus efficace et le plus utile de tous. Pourquoi voyons-nous tant de gens qui, nés avec de l'esprit, ne savent cependant ni causer , ni écouter les autres? C'est qu'on les a mis de trop bonne heure dans le monde. Une jeune personne de quatorze ou quinze ans n'entend parler dans un cercle que de choses frivoles qui ne laissent rien dans sa tête, ou qui n'y peuvent faire naître que des idées fausses et dangereuses. Si la conversation tombe sur des sujets intéressans et solides, on la traitera d'une manière à laquelle l'intelligence de quatorze ans ne peut atteindre; alors cette jeune personne s'ennuyera mortellement, elle prendra et conservera l'habitude de ne point écouter, et toute conversation suivie lui paroîtra toujours une froide et lourde dissertation;
elle les évitera soigneusement, ou, pour mieux dire, la distraction et l'indolence qu'elle y porteroit, suffiroient pour l'empêcher de s'y mêler ou même de la comprendre. Faites lire à une jeune personne des livres au-dessus de son intelligence, et elle n'aimera jamais la lecture; faites-lui écouter souvent des entretiens de gens raisonnables qui causeront pour leur propre plaisir, et non pour elle, et jamais elle n'aimera la conversation; et voilà cependant la route que suivent les mères les plus spirituelles et les instituteurs les plus habiles! Pour revenir à nos occupations en voiture, nous contons beaucoup d'histoires, quelquefois nous récitons des vers, nous faisons quelques réflexions sur la poésie, nous critiquons les vers que nous avons déclamés, nous parlons alternativement anglois, italien, françois, et puis nous avons chacun un livre, nous lisons tous à différentes reprises deux ou trois heures par jour; nous nous rendons compte mutuellement de ce que nous avons lu, ce qui produit de nouveaux sujets de conversation. À présent, ma chère amie, que j'ai répondu à toutes vos questions, parlons de Madame De Valcé, et parlons-en avec détail. Tout ce que
vous me dites relativement à elle, m'afflige, et, je vous l'avoue, m'indigne au dernier point. Elle est au désespoir de quitter Paris pour quatre mois, parce qu'elle y laisse ses amis et sasociété ; elle a vingt ans, elle part avec son mari, et pour suivre son père et sa mère; elle pleure, et elle est au désespoir de quitter ses amis et sa société ! Eh, devroit-elle avoir une autre société que la vôtre? ... Tout le mal vient de Madame De Germeuil, de cette première amie contre laquelle je me déclarai si vivement dès le commencement de cette liaison. Madame De Valcé ne manqua pas d'adopter les amis et la société de son amie intime, et tout-à-coup dix ou douze étrangers s'introduisirent chez vous, et vous enlevèrent les préférences, la confiance et le coeur de votre fille! Je vois sans cesse Madame De Valcé recevoir sans vous ses amies à déjeûner, et aller seule souper chez elles; figurez-vous ce qui se passe dans ces comités dangereux: soyez bien sûre qu'on y cherche tous les moyens d'éloigner Madame Valcé de ses plus importans devoirs, celui d'aimer son mari et de révérer sa mère; là, elle se plaît, parce qu'elle est approuvée, louée et admirée; on y tourne en ridicule toute autre société, et certainement
on n'y épargne pas la vôtre, composée en général de gens sages et d'un âge mûr. Ces plaisanteries, cette liberté, s'établissent sous le nom de la confiance et de l'amitié qui permettent de tout dire, et de cette manière on en vient facilement au point de traiter de préjugés les choses les plus respectables, et quelquefois même les plus sacrées. Je crois qu'il vaut mieux s'adresser à l'esprit de Madame De Valcé qu'à son coeur; je vous conseille de l'observer avec soin, et à la première occasion de mécontentement qu'elle vous fournira, de lui parler avec la plus grande fermeté, et, quand vous partirez de *, de l'emmener pour six mois dans votre terre en Anjou, où vous savez bien que M De Limoursdesire depuis long-temps d'aller passer une automne; d'ailleurs, ce voyage peut servir aussi à vous rapprocher de votre mari; et certainement il sera très-utile à Madame De Valcé.Vous la verrez d'abord triste, abattue, elle se croira malheureuse, traitera avec dédain les provinciaux qui s'efforceront de lui plaire, elle les regardera comme une espèce particulière, indigne de juger de ses agrémens et de les apprécier; elle trouvera qu'elle est bien à plaindre d'être obligée de vivre avec des femmes mises de mauvais
goût et des hommes qui n'ont pas le ton et les manières de la cour; mais peu-à-peu ces idées s'affoibliront, elle deviendra plus traitable, plus juste, plus obligeante; elle pourra connoître enfin que l'esprit et le bon coeur sont de tous les pays; que les formes, toujours variées suivant les lieux, sont aussi toujours frivoles et indifférentes aux yeux de la raison. Rien n'est plus fatigant à la longue, que le dédain pour celle qui l'éprouve; on finit bientôt par s'en lasser; l'orgueil qui le donne en devroit aussi corriger, car on n'est pas toujours mécontent sans déplaire, et cette réflexion en peut guérir. Enfin, Madame De Valcé, dans cette solitude, éloignée de tous ses amis , livrée entièrement à vous, auroit le temps de faire quelques réflexions utiles, vous la rameneriez à Paris, corrigée d'une partie de ses travers; elle auroit sûrement moins de caprices, moins d'humeur; elle se feroit moins d'ennemis; elle auroit plus de réserve et de prudence; et si elle a réellement de l'esprit, elle sentiroit combien il importeroit à son bonheur de conserver votre amitié, et de regagner celle de son mari.
Voilà, ma chère amie, le parti que je prendrois à votre place: aussi-tôt que vous vous serez arrêtée à
une décision à cet égard, je vous prie de me le mander. Adieu, je vous écrirai de Nice. Adressez-moi toujours vos lettres à Gènes.
La même à la même. De Nice.
Nous cheminons lentement, car depuis ma dernière lettre nous n'avons fait que quatre lieues. Nous avons tous été horriblement malades sur mer, excepté M D'Almane etDainville. Adèle et Théodore souffroient cruellement, mais, ainsi que moi, vomissoient sans se plaindre; on avoit mis dans la felouque des matelats sur lesquels les malades s'étoient couchés. Au bout d'une demi-heure, M D'Almane a dit à son fils que cette délicatesse étoit ridicule dans un homme, et qu'il vomiroit aussi-bien étant assis que couché; Théodore, au même moment, s'est levé; alors j'en ai fait autant, en disant que le courage étoit aussi nécessaire à une femme qu'à un homme, et que d'ailleurs, quand il nous seroit moins utile, il suffiroit qu'il fût une vertu, pour qu'on dût rougir de paroître en manquer un moment. À ces mots, la triste Adèle s'est traînée vers moi, et s'est assise à mes côtés. Cette action a piqué d'émulation
Théodore, qui, voulant absolument surpasser des femmes en courage, s'est mis à causer de l'air du monde le plus dégagé; il s'interrompoit souvent pour vomir, ensuite il reprenoit la conversation comme s'il eût été en parfaite santé. M D'Almane triomphoit, la joie pétilloit dans ses yeux qui sembloient me dire: on n'obtiendroit pas cela d'une femme . Je me suis penchée vers l'oreille d'Adèle: voulez-vous, lui dis-je, prouver à votre père que vous avez tout autant de force que Théodore? Chantons un duo. Adèle m'a serré la main, et dans l'instant nous avons commencé un duo que nous avons chanté un peu faux, mais à tue-tête, et avec une mine extrêmement gaie. M D'Almane est venu embrasser sa fille: conservez, mes enfans, a-t-il dit, ce louable desir de vous égaler mutuellement en vertus; une semblable émulation ne peut établir de rivalité entre vous, car, en vous perfectionnant mutuellement, elle vous rend tous deux plus dignes de notre affection et de la tendresse que vous avez l'un pour l'autre. Comme M D'Almane finissoit ces paroles,Théodore est venu se mettre à genoux devant moi; il a pris une main de sa soeur et une des miennes, et les unissant ensemble,
il les a baisées avec cet air ouvert et sensible que vous lui connoissez, et qui rend tous ses mouvemens si obligeans et si agréables. Nous sommes toujours décidés à aller à Gènespar la corniche , c'est-à-dire, par terre, dans des espèces de litières portées par des hommes. Ce petit voyage sera de quatre ou cinq jours. M D'Almane dit qu'il est très-intéressant, très-peu connu, et qu'enfin il achevera entièrement d'aguerrir nos enfans sur les précipices et les mauvais gîtes. Nous partons après demain à six heures du matin.Nice est une très-jolie ville, et l'air en est si pur et si bon pour les nerfs, que des malades viennent de fort loin le respirer sans faire d'autres remèdes; les montagnes qui environnent Nice produisent beaucoup de plantes et de simples. Nous avons herborisé hier et aujourd'hui une partie de la journée; Adèle a dessiné et peint plusieurs plantes, entr'autres, l'asperge sauvage, arbuste dont le feuillage épineux d'un vert d'émeraude, est charmant par ses formes et sa délicatesse. Elle vous destine ce petit tableau, que je vous enverrai quand nous serons à Gènes.
Le baron à M D'Aimeri. De Nice.
Oui, monsieur, la confiance que vous me témoignez m'honore et me touche également, votre franchise doit exciter la mienne, et je vais vous répondre sans détour. Le mariage que Madame D'Olcy vous propose pour le chevalier De Valmont, est trop avantageux (relativement à la fortune) pour que je vous laisse le moindre doute sur ma façon de penser; ainsi, je vous avouerai que vous ne vous abusiez point dans vos conjectures, et qu'il est très-vrai que si le chevalier De Valmont répond à vos soins et aux espérances qu'il donne, Madame D'Almane et moi, nous le préférerons à tout autre. Mais je dois vous prévenir en même-temps que nous voulons que ce projet (qui ne peut être que bien vague encore) soit absolument ignoré de ma fille; ainsi, je vous demande votre parole, de ne confier à personne, pas même à Madame De Valmont, l'aveu que je vous fais; je connois votre prudence et votre parfaite discrétion,
et je suis sans inquiétude sur un secret auquel j'attache la plus grande importance. Vous sentez qu'un semblable projet, quelque cher qu'il puisse nous être, dépend entièrement de la conduite du chevalier De Valmont. Adèle n'a que douze ans et demi; Madame D'Almane est décidée à ne la marier que lorsqu'elle en aura dix-huit: d'ici-là, nous pourrons juger avec certitude du caractère et des principes du chevalier De Valmont; et si, pendant cet espace, il ne fait rien qui puisse détruire l'opinion que nous avons de lui, je suis bien certain que Madame D'Almane lui donnera sa fille avec transport; je dis Madame D'Almane , car elle seule disposera du destin d'Adèle, c'est un droit que la justice et ma tendresse lui assurent également; sa conduite avec moi, les soins qu'elle a consacrés à ses enfans, méritent en effet cette preuve de mon estime et de ma reconnoissance: d'ailleurs, puis-je mieux travailler au bonheur de ma fille, qu'en remettant son sort entre les mains d'une mère si tendre et si éclairée? Voyez, monsieur, si cet engagement conditionnel doit vous faire rejeter la proposition de Madame D'Olcy. Mademoiselle De V, il est vrai, n'est point une fille de qualité, mais elle est
beaucoup plus riche qu'Adèle ne le sera jamais. Ne la refusez donc qu'après une mûre réflexion, et, de grâce, ne vous pressez point de me répondre. Je sens, comme vous, toutes les inquiétudes que doivent vous causer pour le chevalier De Valmont les deux années qui vont s'écouler; car elles décideront peut-être sans retour de ce qu'il sera tout le reste de sa vie. Vous ne devez pas juger de l'année prochaine par l'expérience de l'hiver passé. Le chevalier n'avoit que dix-huit ans; il trouvoit fort simple d'être encore dans une entière dépendance; il débutoit dans le monde, son défaut d'usage et sa timidité lui faisoient sentir à chaque instant combien il avoit besoin d'un mentor et d'un guide; enfin, il étoit amoureux d'une femme aussi vertueuse qu'elle est charmante: ainsi, il devoit être insensible à tout le manège que la coquetterie employoit pour le séduire. Mais l'hiver prochain, il aura un an de plus, il sera familiarisé avec le monde, il y verra tous les jeunes gens de son âge aller seuls et livrés à eux-mêmes, il sera guéri de sa passion pour Madame D'Ostalis, car l'amour s'éteint bientôt avec l'espérance: alors, à combien de dangers ne sera-t-il pas exposé? Si vous le quittez, il y succombera;
si vous le suivez malgré lui, vous ne l'en préserverez pas mieux; il faut que ce soit lui qui vous retienne, qui vous desire, qui ne puisse se passer de vous; et voilà ce qu'on ne peut obtenir que d'une confiance sans bornes, et de l'habitude de ne s'être jamais quittés. Vous n'avez pas élevé le chevalier De Valmont dès sa plus tendre enfance; depuis même qu'il a l'âge de raison, vous vous en êtes séparé quelquefois pour plusieurs mois; vous ne l'avez point accoutumé à penser qu'à moins de circonstances extraordinaires, vous étiez nés l'un et l'autre pour être à jamais inséparables; il ne seroit donc pas étonnant (quelque bien né qu'il puisse être) qu'il desirât bientôt une dangereuse indépendance; il faut même s'y attendre, il vous échappera; mais si son coeur est bon, il reviendra vous chercher, vous le regagnerez facilement, et du moins vous le préserverez de ces égaremens que le repentir même ne peut ni réparer ni expier. Passons-lui donc quelques écarts, pourvu qu'il conserve de la décence, le goût des moeurs, une âme sensible, et des principes.
Vous me demandez comment vous le garantirez de la passion du jeu; il a de l'esprit, des connoissances, de l'instruction; du moins le désoeuvrement
et l'oisiveté ne lui feront pas faire de folies, c'est beaucoup; mais vous devez toujours redouter l'occasion et l'exemple: pour l'arracher à ce danger, je n'ose vous conseiller le moyen que j'emploierai avec mon fils, parce qu'il peut avoir les plus grands inconvéniens, si votre élève n'a pas de l'empire sur lui-même, et si vous n'êtes pas certain qu'il est incapable de manquer à une résolution raisonnable sérieusement prise. Pour moi, quand Théodore entrera dans le monde, je lui demanderai sa parole d'honneur de ne jamais jouer aux jeux de hasard, et je serai sûr qu'en effet il n'y jouera de sa vie. Je compterois beaucoup moins sur sa raison, si j'en exigeois moins, c'est-à-dire, si je me bornois à lui demander de ne jamais jouer gros jeu. Un sacrifice absolu est plus facile à obtenir qu'un demi-sacrifice, qui ne soustrait ni aux tentations, ni aux dangers de l'occasion; car il est plus aisé de renoncer aux choses qui plaisent, que d'en user modérément. Mais si vous n'êtes pas parfaitement sûr que le chevalier De Valmont ait assez de force pour tenir une semblable promesse, ne l'exigez pas de lui, laissez-le plutôt s'instruire et se corriger à ses dépens par l'expérience, que de l'exposer à manquer à sa parole.
Quand j'aurai reçu votre réponse à cette lettre, je vous ferai part d'un autre moyen que vous pourriez sans inconvénient employer comme un excellent préservatif contre tous les dangers qui vont environner le chevalier De Valmont. Adieu, monsieur; permettez-moi de vous recommander encore de ne me répondre qu'après avoir bien mûrement réfléchi à la proposition de Madame D'Olcy.
La vicomtesse à la baronne. Tandis que vous courez les chemins et les grandes aventures, que vous traversez les mers, que vous étendez vos idées, que vous acquérez de nouvelles connoissances; tandis que vous couchez dans de mauvais lits, que vous mangez des côtelettes bien dures et des soupes à l'oignon, moi je végète tristement tous les jours au milieu de cinquante personnes, ne pensant à rien, ne disant que des lieux communs, faisant des noeuds, ou jouant au loto , et passant trois heures à table. Vous savez que j'ai desiré suivreM De Limours, je m'étois fait de ce voyage une idée délicieuse; premièrement j'imaginois que je représenterois en * d'assez bonne grâce, et la représentation ne me déplaît pas; et puis je me flattois que quatre mois passés à quatre-vingt lieues de Paris et de Madame De Gerville, pourroient apporter un grand changement dans mon sort et dans les sentimens de M De Limours. D'ailleurs, emmenant avec moi Madame De Valcé, j'espérois
encore reprendre dans son coeur des droits auxquels je n'ai pu renoncer sans une extrême douleur; mais ces espérances si douces sont absolument anéanties. J'ai été fort heureuse les quinze premiers jours que j'ai passés ici; j'avois le plus grand desir d'y plaire et d'y réussir; tous les militaires, tous les gentilshommes des environs, toutes les dames de la ville, exaltoient à l'envi ma grâce , ma politesse et mon égalité ; et M De Limours lui-même daigna plusieurs fois me louer sur la manière dont je faisois les honneurs de sa maison.J'étois dans cette situation, lorsqu'un beau matin Madame De Gerville arrive de Paris, sous prétexte de voir une de ses tantes établie ici depuis vingt ans, et à laquelle, dans tout cet espace de temps, elle n'a peut-être pas écrit quatre lettres. Cette subite arrivée m'a d'autant plus déconcertée, que j'ai appris en même-temps que Madame De Gervillecomptoit ne retourner à Paris que dans deux mois. Elle vient régulièrement dîner chez moi tous les jours; elle donne des bals, des fêtes, elle fait les délices de la ville. M DeLimours affiche publiquement ses sentimens pour elle, et Madame De Valcé elle-même lui témoigne la plus vive amitié. Tout ce redoublement d'intimité
vient surtout de ce que Madame De Gerville a su persuader à M De Limours qu'il lui doit le commandement qu'il a obtenu; et il est juste de payer, de son estime et de sa tendresse, de si rares talens pour l'intrigue. Vous imaginez bien que tout ceci a nui beaucoup à mon égalité , à mes grâces , et même à ma politesse : d'abord, j'ai pris de l'humeur, ensuite j'ai eu l'ambition de me former un parti: je commençois à y réussir; un assez grand nombre de personnes préféroient ma maison et ma société à celle de Madame DeGerville, quand tout-à-coup je me suis ennuyée de mes partisans, et j'ai fait tout ce qu'il falloit pour m'en débarrasser. Je suis maintenant entièrement délaissée, je ne vois du monde qu'à dîner et à souper, et je passe le reste du jour avec ma petite Constance, mon unique ressource et ma seule consolation. Après avoir éprouvé beaucoup de dépit, de chagrin et d'humeur, je me trouve enfin dans une situation d'esprit assez tranquille; j'ai pris mon parti philosophiquement; une parfaite indifférence m'a rendu le repos et même une sorte de gaieté; je suis enchantée de moi-même, de ma résignation, de ma douceur; je devrois être fort à plaindre, et je suis calme et
raisonnable! ... C'est une bonne chose que le dépit, du moins pour moi; il m'agite d'abord, mais ensuite il me guérit... car je ne puis ni haïr ni me désespérer long-temps... ah!Certainement, si j'étois capable de haîne, je haïrois, non Madame De Gerville, (je ne lui ferois pas cet honneur) mais M De Limours... n'en parlons plus, le dépit pourroit bien me reprendre si je m'arrêtois à cette idée. Je vous avoue que je m'ennuie ici mortellement, je brûle de retourner à Paris, et certainement je n'aurai de long-temps la fantaisie de voyager.
Adieu, ma chère amie; écrivez-moi, parlez-moi avec détail de tout ce qui vous intéresse, de vos aimables enfans, des lieux que vous parcourez, des gens que vous voyez; pensez à moi, aimez-moi toujours: ah! Votre amitié m'est si nécessaire... croyez qu'au vrai je suis plus malheureuse que je ne parois l'être et que vous ne pouvez l'imaginer. Le fond de mon coeur est bien triste et bien blessé! ... Adieu; je vous envoie une lettre de mon frère pour le baron; et d'après votre itinéraire, j'adresse mon paquet à Nice; mandez-moi toujours votre marche avec la plus grande exactitude.
Le comte de Roseville au baron. Oui, mon cher baron, mon jeune prince a conservé pour le comte de Stralzi, ce penchant dont je vous ai parlé, et même, depuis le départ du chevalier De Valmont, cette amitié paroît fort augmentée. Le comte de Stralzi a été malade, le prince envoyoit savoir de ses nouvelles dix fois par jour, et témoignoit la plus grande inquiétude. Un soir qu'il m'en parloit avec le ton de l'intérêt le plus tendre: je ne croyois pas, lui dis-je, que vous l'aimassiez à cet excès...-il est aimable, je crois qu'il a beaucoup d'attachement pour moi, et ainsi il est tout simple que j'aie de l'amitié pour lui...-Et quelles preuves vous a-t-il données de son attachement?-Il vient me voir souvent, il ne me flatte jamais...-êtes-vous bien sûr de cela? ...-Oh, très-sûr...-il a de l'esprit, il sait que vous en avez, que vous êtes bien élevé; ainsi, il ne vous louera pas ouvertement, mais il a une manière de vous écouter, et un certain sourire d'approbation dont, à votre place, je
me défierois quelquefois; et puis, je me défierois aussi des éloges généraux qu'il donne à toutes les qualités que vous annoncez.-Il faut donc qu'un prince ait une défiance continuelle? ...-Il faut qu'il craigne d'être trompé, parce qu'une nation entière seroit la victime de son aveuglement. Il doit donc n'accorder sa confiance et son amitié qu'à l'homme dont il connoîtra parfaitement le caractère.-J'ai bonne opinion du comte de Stralzi, j'ai de l'inclination pour lui; cependant, si j'avois des secrets, je ne les lui dirois pas, et je n'aurois de confiance en lui que lorsque le temps et les circonstances m'auroient fait connoître qu'il en est véritablement digne.-Pourquoi attendre du temps et du hasard ce que vous pouvez découvrir par vous-même beaucoup plus sûrement?-Comment?-Je vous en fournirai les moyens, si vous le desirez, et je vous les détaillerai dans quelques mois. Depuis long-temps j'ai fait sentir au prince combien il étoit important qu'il acquît une exacte connoissance de l'état du royaume en général, des provinces en particulier, et même des personnes de mérite qui s'y trouvent. J'ai conseillé au prince d'envoyer le jeune Sulback voyager secrètement
dans toutes les provinces, avec ordre de faire les mémoires les plus détaillés sur l'état de ces provinces. Le jeune Sulback doit partir dans huit jours, il voyagera sous un nom supposé, et dira, en prenant publiquement congé du prince, qu'il va passer six mois en France; quand il reviendra, j'engagerai le prince à proposer le même voyage au comte deStralzi, qui certainement acceptera cette commission avec d'autant plus de plaisir, qu'il ignorera que le baron de Sulback en avoit été chargé avant lui. Vous imaginez bien qu'au retour du comte, nous confronterons ses mémoires avec ceux du baron de Sulback, nous trouverons sûrement peu de rapport dans les relations des deux voyageurs; alors, pour connoître quel est celui des deux qui a le mieux vu, et qui a dit la vérité avec le plus d'exactitude, nous ferons, le prince et moi, ce même voyage, et le prince verra par ses propres yeux auquel de ces deux hommes il doit donner son estime et sa confiance. Vous croyez avec raison, mon cher baron, que je n'ai rien épargné pour inspirer à mon élève l'aversion des impôts ; j'ai commencé par émouvoir sa sensibilité en faveur des pauvres; et après lui avoir donné l'humanité et la compassion,
je lui donne maintenant les lumières sans lesquelles des vertus si précieuses ne pourroient ni contribuer à sa gloire, ni à la félicité de ses peuples. Les circonstances présentes viennent de forcer le ministre à établir un nouvel impôt, mais qui ne tombe en aucune manière sur le peuple; cependant ce mot impôt a produit une fâcheuse impression sur le jeune prince; il m'en a fait part; je lui ai facilement prouvé que le ministre ne démentoit point dans cette occasion sa sagesse et sa modération ordinaires: enfin, ai-je ajouté, il est des cas où le meilleur des princes est absolument forcé d'établir des impositions nouvelles, et alors il ne peut rien faire de plus équitable que de les mettre sur les gens riches, car il vaut mieux prendre une légère portion du superflu de quelques particuliers, qu'une partie du nécessaire d'une multitude de malheureux... et cependant on a vu souvent le dernier parti préféré au premier...-ô ciel! Et par quelle raison? ...-C'est que les murmures des gens riches font du bruit, et que les gémissemens du pauvre ne peuvent être entendus.-Et comment un prince peut-il se résoudre à priver ses sujets de leur subsistance? ...-Son ignorance seule cause un si grand mal. On
lui dit que l'impôt qu'on lui propose, non-seulement ne ravira point au laboureur, à l'artisan, l'absolu nécessaire, mais qu'il lui laissera même de l'aisance; il le croit, et il est trompé.-Il faudroit donc qu'un jeune prince sût positivement jusqu'à quel point on peut taxer le peuple sans le fouler et le rendre malheureux; et, de cet instant, voilà ce que je brûle d'apprendre.-Je ne puis rien vous enseigner de plus véritablement utile: pour acquérir cette connoissance, il faudra que vous entriez dans beaucoup de petits détails très-minutieux, mais le motif qui vous anime saura vous les rendre tous intéressans. Deux jours après cette conversation, nous causions un soir, le prince et moi, sur ce même objet, quand tout-à-coup, jetant les yeux sur sa pendule, il s'écria: "il est onze heures, j'ai dans cet instant quinze ans; embrassez-moi, et souvenez-vous de votre promesse."-Que voulez-vous dire? ...-Vous m'avez toujours dit que lorsque j'aurois quinze ans, si vous étiez content de ma raison, vous me donneriez ce livre que je desire depuis si long-temps... êtes-vous satisfait de moi? ...-Oui, beaucoup.-Eh bien, donnez-moi donc Télémaque...-Télémaque! Quoi! Déjà... si vous vouliez attendre encore un an, vous me feriez
plaisir...-un an! Ô ciel!-Allons, ne vous fâchez pas, demain, à votre réveil, vous aurez Télémaque. Le lendemain le prince étoit éveillé avant sept heures: j'entrai dans sa chambre avec Télémaque sous mon bras, et m'approchant du prince: tenez, monseigneur, lui dis-je, voici le livre immortel dans lequel vous trouverez tous vos devoirs tracés par un homme qui, vivant à la cour, osa dire la vérité, et ne craignit point de dévoiler les artifices les plus profonds de l'intrigue et de la flatterie. Si vous lisez cet ouvrage, aussi touchant que sublime, sans être ému, sans être attendri à chaque page, ah! Rendez-le moi, ne l'achevez pas, vous ne seriez pas encore digne de le lire...-ah! Reprit le prince, donnez-le moi; s'il ne faut qu'être sensible pour l'apprécier, que craignez-vous? ... Un coeur que vous avez formé pourroit-il n'en pas connoître tout le prix? ... Vous devinez bien, mon cher baron, qu'à ces mots je donnai enfin Télémaque, qui fut reçu avec autant de joie qu'il avoit été desiré vivement. J'attends avec impatience les détails que vous m'avez promis sur votre voyage. Adieu, mon cher baron; n'oubliez pas le petit journal de la corniche , car je n'ai nulle connoissance de cette partie de l'Italie.
La baronne à la vicomtesse. De L'Hospitaletta. Nous sommes partis de Nice ce matin à cinq heures, Adèle, une de mes femmes et moi, en chaises portées par des hommes, et MD'Almane, Dainville, mon fils et Brunel, sur des mulets. Miss Bridget a préféré d'aller à Gènes par mer, dans les felouques, avec le reste de mes gens. En sortant de Nice, on trouve le vieux château de Montalban, pris par les françois en 1744. À deux lieues de Nice, Dainville me pria d'arrêter à la vûe de la tour d'Èze, dominant sur la mer, et dont la situation est admirable. Dainville, Adèle et Théodore ont dessiné ce point de vûe. Pendant ce temps, M D'Almane et moi, nous lisions et nous causions alternativement; et au bout d'une heure, nous avons repris notre marche. Cette route est parfaitement bien nommée corniche : c'est en effet presque toujours une vraie corniche, en beaucoup d'endroits si étroite, qu'une seule personne y peut à peine passer: d'un côté,
d'énormes rochers forment une espèce de muraille qui paroît s'élever jusqu'aux cieux; et de l'autre, on se trouve exactement sur le bord de précipices de cinq cens pieds, au fond desquels la mer se brisant contre des rochers, produit un bruit aussi triste qu'effrayant. Dans tous les passages véritablement dangereux, M D'Almane nous a fait mettre pied à terre, et nous les a fait passer en nous donnant le bras. Depuis Monaco jusqu'à Manton, l'on respire, le chemin est très-beau; cette dernière ville est agréable, elle est située sur le bord de la mer, et l'on y trouve une quantité de citronniers et d'orangers dont l'air est embaumé. Après Manton, le chemin redevient effroyable; cependant nous commencions à nous y accoutumer, et la vûe d'une prodigieuse quantité de jolies cascades naturelles charmoit tellement Adèle, qu'elle en oublioit presque les précipices. Arrivés à laBourdeguierre, petite ville où l'on trouve de superbes palmiers dispersés parmi des ruines d'un très-bel effet, il a fallu s'arrêter encore pour dessiner le plus ravissant point de vûe que nous ayons rencontré. Enfin, à sept heures, la nuit tombante nous a forcé de nous arrêter et de coucher à L'Hospitaletta, le plus affreux gîte où
l'on ait jamais donné l'hospitalité, et qui n'est qu'à dix lieues de Nice; les pauvres gens chez lesquels nous sommes ne logent point ordinairement; aussi n'avons-nous trouvé ni souper ni lits. Adèle et son frère mouroient de faim. Après beaucoup de peine, Brunel est parvenu à obtenir des oeufs et du beurre fort dont il a fait une omelette qu'il nous a apportée d'un air triomphant dans notre grenier, où j'écris depuis que nous y sommes; l'odeur de l'omelette, qu'on pouvoit sentir de très-loin, a transporté de joie Adèle etThéodore; mais la vûe de ce mets si desiré les a fort attristés, non parce qu'il étoit bien noir et bien brûlé, la faim n'est pas délicate, et les passions sont aveugles, mais parce que l'omelette n'étoit que de cinq ou six oeufs. J'ai remarqué leur inquiétude; et quoique j'eusse aussi quelque envie de l'omelette, j'ai dit que je ne voulois pas souper. M D'Almane, par l'effet du même sentiment, a dit la même chose: alors Adèle et Théodore se sont jetés sur l'omelette, et l'ont mangée avec une avidité qui m'a causé un des plus singuliers mouvemens que j'aie éprouvé de ma vie. Je regardois mes enfans mangeant d'un air affamé dans ce triste grenier, éclairé seulement
par une lampe, et je me disois: "combien de mères infortunées sur la surface de la terre, dans ce même moment, subissent le sort affreux dont la seule image me fait frémir! ... Et voyent leurs malheureux enfans partageant un foible repas qui ne peut suffire à leur subsistance! ... De telles calamités existent, et l'on y peut être insensible! ... "Ces réflexions remplissoient mon âme d'une amertume inexprimable; les yeux fixement attachés sur Adèle et sur Théodore, j'éprouvois un attendrissement, une pitié qui déchiroient mon coeur; mes larmes couloient, et je ne m'en appercevois pas, tant j'étois profondément absorbée dans cette triste rêverie: enfin, Adèle tourne la tête de mon côté, me regarde, tressaille et vole à moi; Théodore la suit, je les serre l'un et l'autre dans mes bras; jamais je n'ai senti, comme dans cet instant, à quel point ils me sont chers! Je veux répondre à leurs questions, je ne le puis, mes larmes redoublent, ils pleurent aussi tous deux. M D'Almane, confondu de cette scène, demande en vain une explication: ce n'est qu'au bout d'un quart d'heure que je suis en état de la donner. Après une conversation qui nous conduisit jusqu'à neuf heures,
M D'Almane s'est retiré avec son fils et Dainville dans une chambre à côté de la nôtre; alors on apporte de la paille dont on forme trois lits pour Adèle, Mademoiselle Victoire et moi; je fais étendre des draps sur cette paille; Adèle s'y couche très-gaiment, et s'y endort bientôt aussi profondément que si elle étoit dans le meilleur lit du monde. Tandis qu'elle dort, j'écris ce journal; il est près d'onze heures, il est temps de me reposer aussi...
continuation du journal de la baronne. De Saint-Maurice.
Cette journée a été très-fatigante, quoique nous n'ayons fait que cinq lieues et demie; mais nous avons trouvé de si mauvais chemins, que nous avons fait presque toute la route à pied, toujours, comme hier, côtoyant la mer, tantôt au haut d'un précipice, tantôt sur un rivage fort étroit, et marchant sur de gros cailloux pointus; d'ailleurs, tout le pays que nous avons parcouru est aride et affreux: nos porteurs sont les plus vilaines gens du monde, ils n'entendent ni le françois ni l'italien; ils parlent un jargon inintelligible; ils s'enivrent, jurent, et se querellent sans cesse; il est difficile de ne pas s'intéresser à leurs disputes, quand, porté par eux, on les voit sur le bord d'un précipice, tout-à-coup trembler de colère, s'agiter, chanceler, et ne porter la litière que d'une main, afin d'avoir la liberté de faire des gestes menaçans de l'autre. Ces litières
ne ressemblent nullement à des chaises-à-porteurs ordinaires, ce sont des espèces de chaises longues , étroites et peu allongées: l'endroit sur lequel on est assis est couvert d'un petit berceau en toile cirée, fait pour garantir de la pluie. On a les jambes étendues, sans avoir la liberté de les plier, et moi, comme je suis grande, mes pieds passent la chaise.Nous sommes assez bien logés à Saint-Maurice, petit port de mer, et nous irons demain coucher à Piétra.
Continuation du journal. D'Albenga, ce mardi. Enfin mon journal devient intéressant, et sûrement, ma chère amie, tout ce que je pourrai vous mander de Venise et de Rome, ne vous causera pas autant de plaisir que la relation que je vais vous faire. Je ne veux point vous prévenir, afin qu'en lisant ce journal vous ayiez une partie de la surprise que j'ai éprouvée moi-même. Le chemin de Saint-Maurice à Albenga est rempli de passages très-effrayans; mais cette route offre des points de vûe admirables, entr'autres celui qu'on trouve au haut de la montagne qui domine la ville de Languella; la descente de cette montagne est très-escarpée et fort dangereuse. Nous l'avons descendue à pied, et nous pouvons même dire à pieds nuds, car les rochers que nous gravissons depuis trois jours, ont tellement usé et percé nos souliers, que les semelles en sont presqu'entièrement emportées; et ne prévoyant pas que nous dussions autant marcher, nous n'avons pas eu la précaution d'en
prendre plusieurs paires. À dix heures du matin, nous faisons arrêter nos porteurs sur le sommet d'une montagne de laquelle nous découvrons la ville d'Albenga, au milieu d'une plaine délicieuse, ce qui est une singularité très-remarquable sur cette côte; toutes les autres villes étant situées sur des rochers. Nous descendons la montagne, et nous nous trouvons dans une plaine immense et fertile, entourée de rochers et de montagnes majestueuses, dont quelques-unes sont couvertes de glaces. L'aridité des rochers, l'aspect imposant des montagnes, forment un contraste singulier avec la beauté riante et la fertilité de la plaine; les prés y sont émaillés de pensées et de lys; le laurier-rose y croît sans culture; on y voit tous les champs entourés de longs berceaux de vigne, et à travers ces charmantes galeries à jour, on découvre la verdure, les fleurs et les fruits renfermés dans l'enceinte de ces légers treillages, dont toutes les arcades sont ornées de guirlandes de pampres élégantes et flexibles, et que le moindre vent fait mouvoir; il semble, dans ce délicieux séjour, que la terre y soit cultivée, non pour les besoins de l'homme, mais seulement pour ses plaisirs. Tous les objets qu'on y rencontre
sont agréables; c'est-là, ma chère amie, que vous verriez de véritables bergères , au lieu de ces paysannes dont les bonnets de nuit vous font tant de peine. Toutes les jeunes filles sont coëffées en cheveux avec un bouquet de fleurs naturelles, placé sur la tête, du côté gauche: elles sont presque toutes jolies, et surtout remarquables par l'élégance de leurs tailles. Figurez-vous les transports d'Adèle et de Théodore, en voyant des objets si charmans et si nouveaux pour eux. Ils nous demandèrent la permission de courir dans la plaine, et d'aller se promener sous les berceaux; et presque au même instant ils se trouvèrent à deux cens pas de nous. Théodore s'arrêta pour cueillir un bouquet, et sa soeur continuant sa course, entra dans un petit sentier où je la perdis de vûe; je l'appelai deux ou trois fois, elle étoit trop éloignée pour m'entendre; j'envoyai Dainville la chercher, il revint un moment après et sans elle; mais en me criant qu'il l'avoit trouvée, et qu'elle alloit revenir. Je doublai le pas, et Dainville s'approchant de moi, me dit en riant que nous ne partirions
point d'Albenga sans pouvoir écrire sur notre journal une charmante aventure. Mais où est ma fille, interrompis-je? À deux pas d'ici, reprit-il, avec une dame belle comme le jour... comme Dainville achevoit ces mots, Adèle parut en courant, elle nous rejoignit; mais elle étoit si émue, si essouflée, si transportée de son aventure , qu'elle ne pouvoit répondre qu'en bégayant et par monosyllabes. Enfin, quand elle fut remise de son trouble, nous nous assîmes sur l'herbe, et elle nous conta qu'aussi-tôt après nous avoir perdus de vûe, elle avoit apperçu de loin, dans une espèce de bosquet sur la gauche du chemin où elle étoit, une femme seule couchée sur le gazon: la curiosité ayant fait approcher Adèle, elle vit distinctement une belle femme lisant avec beaucoup d'attention, elle étoit vêtue d'une robe de gaze blanche; elle avoit l'air triste, mais une physionomie pleine de douceur et de majesté; une jeune personne, qui paroissoit une femme-de-chambre, étoit assise à dix pas d'elle. L'héroine , au bruit que fit Adèle, leva les yeux, et parut très-surprise en la regardant: Adèle lui fait une profonde révérence , et reste debout à sa place sans oser avancer. L'inconnue la regarde toujours, et
lui sourit; alors Adèle enhardie s'approche; l'inconnue lui dit en italien qu'elle la trouve charmante, en ajoutant: vous ne m'entendez sûrement pas . Adèle lui répond en italien.Nouvelle surprise de l'inconnue, qui fait à Adèle quelques questions, l'embrasse tendrement plusieurs fois, ensuite se lève, appelle sa femme-de-chambre, et s'en va. Adèle ajouta que l'inconnue n'étoit pas de la première jeunesse , mais qu'elle étoit d'une beauté parfaite; et Dainville dit que, quoiqu'il ne l'eût vue que de loin, sa figure l'avoit en effet singulièrement frappé. Après ce récit, Adèle me conjura de coucher à Albenga, au lieu d'aller à Pietra, comme nous en avions le projet, et M D'Almane y consentit. Nous sommes établis dans une assez jolie maison, nous avons pris des informations sur notre inconnue; et d'après le portrait qu'en fait Adèle, on assure que ce ne peut être que la duchesse deC, une personne aussi distinguée et aussi extraordinaire par ses vertus et ses malheurs, que par sa naissance et sa beauté. Elle est depuis quatre ans à Albenga, retirée dans une maison qu'elle a fait bâtir dans la partie la plus solitaire de la plaine; elle vit dans la plus grande retraite, et l'on ajoute que
sa bienfaisance et sa piété la rendent l'objet de l'admiration de tout le pays. Quant à son histoire, on ne la sait que très-confusément, et les détails que j'ai pu recueillir sont si extraordinaires et si peu vraisemblables, que je ne les écrirai point encore. Vous croyez facilement que nous avons quelque curiosité de connoître plus particulièrement la duchesse de C. Adèle surtout le desire avec passion. Ne sachant comment engager la duchesse à nous recevoir, nous avons enfin suivi le conseil de M D'Almane, qui étoit d'avis qu'Adèle lui écrivît à ce sujet; nous espérons quelques succès de la grâce enfantine et de la naïveté du billet d'Adèle; il y a environ une heure qu'il est parti, et nous n'avons point encore de reponse. Bonne nouvelle et grande joie. La réponse arrive dans l'instant, la duchesse de C consent à nous recevoir, et nous invite à souper. Comme elle mande à Adèlequ'elle soupe à sept heures, et qu'il en est près de six, nous allons partir dans l'instant. Ah! Dainville avoit bien raison de nous annoncer une charmante aventure... nous ne savons
plus quand nous partirons d'Albenga, nous y resterons jusqu'à ce que nous ayons pu obtenir une connoissance un peu approfondie de l'histoire de la plus intéressante personne que j'aie jamais vue... jugez vous-même, par le détail de notre première entrevûe, si notre curiosité est fondée et doit être vive. Nous sommes arrivés ce soir chez elle à six heures un quart; sa maison est de la simplicité la plus élégante: après avoir traversé deux antichambres et une assez longue galerie, nous entrons dans un petit cabinet. Adèleappercevant la duchesse, me quitte et court à elle; la duchesse la prend dans ses bras, l'embrasse deux ou trois fois; je m'approche, je prie Adèle de me présenter , et Madame DeC nous reçoit tous avec la grâce la plus obligeante. Nous nous asseyons; et pendant que M D'Almane parle de notre voyage, et répond aux questions de la duchesse, j'examine cette dernière avec autant de plaisir que d'étonnement. Elle a trente-huit ou quarante ans, mais elle est en effet d'une beauté aussi régulière que frappante; elle a des yeux noirs qui, par leur grandeur et leur forme, ressembleroient aux vôtres, si le regard en étoit moins languissant; sa taille est de la plus belle proportion;
quoique loin d'avoir la tête haute, elle ait au contraire l'habitude de la tenir un peu penchée en avant; elle a cependant l'air infiniment noble, et elle paroît véritablement majestueuse, quand, par hasard, elle tourne ou relève sa tête: elle n'a rien de la vivacité italienne, tous ses mouvemens sont lents; elle parle doucement, et s'exprime même avec quelque difficulté. On s'apperçoit au bout d'un quart-d'heure qu'elle est d'une extrême distraction; tout-à-coup elle tombe dans une rêverie qui a quelque chose de sombre et de frappant; et lorsqu'elle en sort, elle regarde avec un étonnement stupide tout ce qui l'entoure... sa physionomie est également douce, intéressante et triste; elle a habituellement l'air souffrant, ses manières sont affectueuses et caressantes; et autant qu'une visite de deux heures peut en faire juger, je crois qu'elle est d'une excessive sensibilité, que son imagination est très-vive, et qu'elle a beaucoup d'esprit. Pendant le souper, elle m'a fait plusieurs questions sur ma fille, elle m'a dit qu'elle en avoit une aussi qui faisoit son bonheur, et que je la verrois à Rome. Je lui ai témoigné ma surprise de la distance qui l'en séparoit; elle m'a répondu que sa fille venoit tous
les ans passer deux ou trois mois avec elle; et après cette réponse, elle a soupiré et changé de conversation. En sortant de table, j'ai remarqué que sa maison étoit plutôt illuminée qu'éclairée, car tous les appartemens sont remplis de lustres, de torchères et de girandoles. Ah, madame, m'a dit la duchesse, si vous saviez combien je dois apprécier la clarté, et à quel point je dois haïr l'obscurité et les ténèbres! ... En prononçant ces mots, ses yeux se sont remplis de larmes, et au même instant elle est tombée dans la plus profonde rêverie. Nous avons pris congé d'elle à neuf heures. Quand je l'ai quittée, elle m'a dit qu'elle pensoit avec peine que je partirois le lendemain; alors j'ai répondu que si elle vouloit me recevoir encore, je resterois; elle m'a serré la main, et m'embrassant: Albenga, dit-elle, attire peu de voyageurs; cependant, depuis quatre ans, j'ai su que plusieurs étrangers s'y sont arrêtés; j'ai refusé de les voir, mais je voudrois, madame, pouvoir vous fixer ici: ainsi, du moins promettez-moi donc de venir demain dîner chez moi. Vous jugez bien que j'ai accepté avec plaisir, et que je serai exacte à me trouver au rendez-vous. Oh, si je
pouvois obtenir d'elle quelques détails sur son histoire! ... Ce qu'il y a de certain, c'est que je ne quitterai point Albenga, sans avoir fait à cet égard toutes les tentatives imaginables.Continuation du journal de la baronne. D'Albenga, ce mercredi au soir. Je la possède enfin cette histoire si desirée, si intéressante, si extraordinaire! ... Ce précieux manuscrit, écrit de la main même de la duchesse de C il m'est confié pour vingt-quatre heures, et j'ai la permission de le traduire et d'en prendre une copie! ... Je l'ai lu... et je ne quitterai sûrement pas, sans un regret inexprimable, l'héroïne d'une semblable histoire! ... Cette femme aussi vertueuse, aussi touchante, qu'elle fut infortunée! ... Oh, quelle destinée que la sienne! ... Mais reprenons le fil de mon récit. Pendant que M D'Almane et Dainville sont enfermés et traduisent en françois l'histoire de la duchesse de C, je vais vous rendre compte de la journée qui nous a valu cet inestimable présent. Nous sommes arrivés ce matin chez la duchesse à onze heures, elle nous a proposé un tour de promenade avant le dîner, et nous a conduits à un petit belvedère duquel on découvre un point de vûe si charmant, que mes enfans et Dainville
ont eu envie de le dessiner; ils en ont fait une légère ébauche, et la duchesse desirant voir des ouvrages d'Adèle, j'ai envoyé chercher son portefeuille. La duchesse étonnée qu'un enfant de douze ans et demi sût plusieurs langues et dessinât d'après nature aussi bien, j'ajoutai qu'elle chantoit et jouoit de la harpe, il fallut faire venir sa harpe. Adèle avoit grande envie de plaire, elle y réussit, et réellement la duchesse parut enchantée d'elle. Après le dîner, elle me proposa une nouvelle promenade, c'est-à-dire, de sortir hors de la maison, car elle ne peut marcher ni long-temps ni vîte. Nous nous assîmes toutes deux seules sur un banc de gazon, et elle me parla encore d'Adèle. Elle me paroît bien sensible, me dit-elle; oui, répondis-je, elle l'est extrêmement. Ah! Madame; reprit la duchesse, mettez tous vos soins à garantir son coeur des funestes impressions de l'amour; qu'elle ne connoisse jamais cette passion fatale qui peut produire tant de malheurs et tant de crimes! ... Elle prononça ces paroles d'un ton qui me fit frémir; elle s'en apperçut, et prenant affectueusement ma main: je ne sais, dit-elle, si l'on vous a parlé de mon histoire... ah, repris-je vivement,
quel seroit mon bonheur si je la tenois de votre bouche! ... De ma bouche, s'écria-t-elle: ah! Madame, elle est si terrible, qu'il me seroit impossible d'avoir le courage de la conter, mais j'ai eu celui de l'écrire; j'ai desiré laisser à mes petites filles, encore dans la plus tendre enfance, un détail qui peut leur être utile un jour, une leçon frappante qui leur apprendra deux importantes vérités: la première, que les passions peuvent nous précipiter dans le plus profond abîme des misères humaines; et la seconde, qu'il n'est point de maux que la religion ne puisse faire supporter. Ô ciel, interrompis-je, ce précieux manuscrit existe, et jamais Adèle ne le lira! ... Non, madame, reprit la duchesse, ce n'est point à une mère telle que vous, que je pourrois le refuser; restez encore deux jours ici, et je vous le confierai... à ces mots, j'éprouvai un mouvement si vif de reconnoissance et de joie, qu'il me fut impossible de l'exprimer autrement qu'en embrassant la duchesse avec un transport qui dut lui faire connoître tout le prix que j'attachois à une semblable grâce. Ce n'est point, reprit-elle, une marque de confiance que je vous donne, ce n'est qu'une preuve d'amitié; mon histoire n'est ignorée de personne, on pourra
vous en dire à Rome toutes les particularités, mais je pouvois seule vous instruire de mes sentimens et de mes réflexions, et sans doute ce détail ne sera pas pour vous le moins intéréssant. Après cet entretien, nous rentrâmes dans la maison; la duchesse me conduisit dans son cabinet, elle ouvrit une petite armoire, et en tirant deux gros cahiers d'une écriture très fine: tenez, me dit-elle, emportez ce manuscrit; si vous l'en jugez digne, faites-le copier, et offrez-le de ma part à la charmante Adèle; elle ne le lira point, j'en suis sûre, sans répandre quelques larmes. Puisse-t-il offrir à sa jeunesse une utile leçon, et fortifier encore, s'il est possible, tous les principes qu'elle tient de vous!
Enfin, à cinq heures je m'arrache d'auprès de la duchesse pour aller lire le trésor qu'elle m'a confié; je ne vous parlerai point de l'impression qu'a produite sur moi cette lecture, vous en jugerez vous-même; depuis que je vous écris, M D'Almane et Dainville ont traduit plus de la moitié de l'histoire de la duchesse, ils auront fini demain; alors Brunel en fera deux copies, l'une pour Adèle, et l'autre pour vous, et je vous enverrai la vôtre, avec mon journal de la corniche, aussi-tôt que je serai à Gènes.
D'Albenga, ce jeudi. Nous soupâmes hier chez la duchesse. Avec quel profond attendrissement nous avons revu cette personne si intéressante. Elle nous avoit priés de ne point lui parler de ses aventures, parce qu'elle ne peut supporter cet entretien; mais Adèle, en l'embrassant, a fondu en larmes, et toute la soirée la duchesse a seule fait les frais de la conversation, car nous ne pouvions que la regarder et penser à ses malheurs. Elle nous a fait promettre ce matin de passer encore demain toute la journée avec elle; ainsi, nous ne partirons que samedi après dîner. Je lui ai rendu son manuscrit, et Brunel m'apporte dans l'instant la copie que je vous destine, et que je place à la suite de ce cahier de mon journal.
Histoire de la duchesse de C écrite par elle-même .
Comment aurai-je la force de me rappeler avec détail des malheurs dont, pendant si long-temps, le seul souvenir excitoit en moi de si terribles révolutions! ... Comment pourrai-je l'écrire, cette déplorable histoire? ... Ô mes filles, vous la lirez, elle pourra vous offrir d'utiles et de frappantes leçons; cette idée soutiendra mon courage.
Et toi, qu'un lien funeste, mais sacré, rendit l'arbitre de mon sort, toi, dont je vais à regret troubler la cendre, et retracer les fureurs et les crimes, pardonne! ... Tes forfaits et mes malheurs ne sont que trop connus; s'ils étoient ignorés, j'aurois su respecter ta mémoire et m'imposer un silence éternel... si cet écrit en renouvelle le
souvenir, du moins n'y dissimulerai-je pas les imprudences et les fautes qui me précipitèrent dans ce gouffre de maux, et m'attirèrent de si cruels châtimens.
Je naquis à Rome, unique héritière d'une fortune immense, et d'une des plus illustres maisons d'Italie; je reçus une éducation distinguée: élevée par la meilleure des mères, chérie d'un père tendre et d'une famille dont j'étois la seule espérance, la fortune et la nature sembloient avoir tout fait pour moi... j'atteignis ma quinzième année sans avoir, jusqu'à cette époque, éprouvé un seul chagrin, sans avoir eu de maladie, sans avoir versé d'autres larmes que celles que l'attendrissement ou la joie font répandre: j'aimois à me rappeler le passé, je jouissois avec transport du présent, et je ne voyois dans l'avenir qu'un sort aussi brillant qu'heureux. J'avois eu pour compagne de mon enfance une jeune personne, fille d'une amie de ma mère; je pris pour elle une amitié passionnée; elle étoit honnête, sensible, mais elle n'avoit point d'expérience; elle ne pouvoit ni me conseiller, ni me guider; cependant j'avois en elle une confiance sans bornes; je
chérissois, je respectois ma mère, mais je ne la regardois point comme mon amie, parce qu'elle m'en avoit laissé prendre une autre; elle s'étoit même plu à former une liaison si dangereuse. Cette imprudence me coûta cher; elle fut la principale cause de tous mes malheurs. Mon amie se maria, elle épousa le marquis de Venuzi, qu'elle aimoit depuis un an; je savois ce secret, et cette confidence n'avoit que trop exalté mon imagination et séduit mon coeur. Mon amie, deux jours après son mariage, partit pour la campagne; le marquis de Venuzi l'emmena dans une maison charmante, à trente milles de Rome. Ma mère fut de ce voyage, et me mena avec elle. La marquise de Venuzi étoit plus âgée que moi de trois ans, elle paroissoit également réfléchie et raisonnable; ainsi, quoiqu'elle ne fût que dans sa dix-neuvième année, ma mère nous laissa une entière liberté de nous voir seules à toute heure. Un soir la marquise, après souper, me proposa d'aller nous promener dans le parc; nous y fûmes tête à tête, nous entrâmes dans un petit labyrinthe, et au détour d'une allée, nous vîmes très-distinctement un jeune homme, assis sur un banc;
il se leva en nous appercevant, et la surprise qu'il témoigna en nous voyant, nous en causa une très-grande. La lune donnoit sur son visage, nous étions fort près de lui, et nous fûmes également frappées de la beauté de sa figure, et de l'air de noblesse répandu sur toute sa personne. Après un moment de silence, comme il ne s'éloignoit pas, la marquise lui demanda qui il étoit; il lui répondit avec autant de respect que de galanterie, mais il refusa de se nommer, et s'éloigna au même instant. Fort étonnées de cette aventure, nous rentrâmes aussi-tôt, et nous la confiâmes au marquis de Venuzi; il sourit, et nous laissa pénétrer que ce jeune homme ne lui étoit pas inconnu; et comme je lui montrois un vif desir d'en savoir davantage: tout ce que je puis vous dire, répondit-il, c'est que ce jeune homme est libre, qu'il est d'une naissance distinguée, que depuis long-temps il souhaitoit passionnément de vous voir, et que s'il y consent, je vous dirai demain son nom. Le lendemain je renouvelai mes questions, et je n'obtins que des réponses vagues. Le soir, lorsque ma mère fut couchée, je descendis chez mon amie, et je m'enfermai avec elle dans son cabinet; nous parlions de l'aventure
de la veille, quand tout-à-coup la porte s'ouvrit, et je vis entrer le marquis de Venuzi, tenant d'une main une lanterne sourde, et conduisant de l'autre ce même jeune homme que j'avois tant d'envie de connoître. Je restai immobile de surprise; et le marquis s'approchant de moi: je vous présente, me dit-il, mon prisonnier, auquel je crois, continua-t-il en riant, qu'il ne me sera plus possible maintenant de rendre la liberté, puisqu'il a eu l'imprudence de vouloir vous voir une seconde fois. À ces mots, je rougis et j'éprouvai le plus mortel embarras; malgré mon extrême jeunesse, je sentois confusément les conséquences d'une semblable aventure; je fus un moment tentée de sortir, d'aller trouver ma mère, de lui tout avouer, mais la curiosité me retint et me fit oublier mon devoir. Le marquis prenant un air plus sérieux, nous dit qu'il alloit nous confier un secret important: je connois, ajouta-t-il, votre discrétion à l'une et à l'autre, et je suis bien sûr que vous justifierez la confiance que vous savez inspirer. Après ce préambule, le marquis me fit promettre un secret inviolable, et le jeune homme prenant la parole, nous apprit qu'il s'appeloit le comte de Belmire; que son père, le marquis de Belmire,
étoit frère du duc de C, un des plus grands seigneurs de Naples; que ce dernier, l'aîné de sa maison, brouillé avec son frère, trouva le moyen de le perdre à la cour, et le persécuta avec tant d'acharnement, qu'il le força de s'expatrier et d'aller s'établir en France, où le marquis de Belmire, au bout de quatre ans, eut une affaire malheureuse qui l'obligea à chercher encore une autre retraite; que le marquis de Venuzi, son ami intime, alors en France, et sur le point de repasser en Italie, le décida à revenir secrètement aux environs de Rome, en lui offrant un asyle dans sa maison de campagne; qu'il étoit caché depuis trois mois dans cette même maison que nous habitions; que le jeune comte deBelmire, ayant entendu parler de moi, n'avoit pu résister au desir de me voir; qu'après m'avoir entrevu la nuit au clair de lune, il avoit conjuré le marquis de Venuzi de lui procurer une entrevûe à laquelle il attachoit un si grand prix, et qu'enfin il partoit le lendemain pour Venise avec son père.
Après avoir écouté ce récit, je me levai, et, malgré les instances du marquis, je me retirai. Je remontai dans ma chambre, accablée de tristesse; je n'osois réfléchir à tout ce qui venoit de se
passer; je craignois d'interroger mon coeur, et d'examiner ma conduite; je ne pouvois concevoir que j'eusse été capable d'écouter, à l'insu de ma mère, au milieu de la nuit, un jeune homme, un inconnu qui avoit osé m'entretenir de sa passion; j'entrevoyois clairement que je devois me défier des conseils du marquis de Venuzi, et même que sa femme n'étoit pas en état de me guider; je frémissois du danger de ma situation. Un pressentiment affreux sembloit m'avertir que j'allois perdre sans retour ma réputation, mon repos, enfin, tout le bonheur dont jusqu'alors j'avois joui. La marquise de Venuzi reprit bientôt sur moi son ascendant ordinaire; elle me parloit sans cesse du comte de Belmire. Ces dangereux entretiens achevèrent d'égarer ma raison, sans pouvoir cependant dissiper ma tristesse. Nous restâmes trois mois à la campagne, au bout desquels nous retournâmes àRome. Vers la fin de l'hiver, il y eut beaucoup de fêtes. Le marquis de Venuzi donna un bal masqué, et j'y fus avec ma mère. Sur les deux heures après minuit, la marquise me proposa d'aller changer d'habit dans sa chambre; nous sortîmes de la salle, et en traversant une petite galerie assez obscure, je
remarquai qu'un masque nous suivoit. Quelle fut ma surprise, lorsque ce masque s'approchant de moi, et tombant à mes genoux, nous fit reconnoître le comte de Belmire lui-même! Malgré mon saisissement et la joie secrète que j'éprouvois en le revoyant, mon premier mouvement fut de chercher à m'échapper; il me retint par ma robe, en me suppliant de lui accorder un moment d'entretien; il conjura la marquise de m'engager à l'écouter, elle s'unit à lui, et j'eus la foiblesse d'y consentir enfin. Le comte me dit que l'affaire de son père étoit heureusement arrangée, que depuis six semaines il étoit à Naples, qu'il y avoit revu le duc de C son frère, avec lequel il s'étoit sincèrement raccommodé." Mon père, continua-t-il, part dans un mois pour la France; quelques intérêts relatifs à sa fortune l'y rappellent, mais il est absolument décidé à revenir dans sa patrie; et moi, avant de le suivre dans ce dernier voyage, j'ai voulu savoir mon sort, je me suis échappé de Naples uniquement pour apprendre si les voeux que j'ose former ne sont point entièrement rejetés! ... Parlez, mademoiselle; si vous me haïssez; je vais vous dire un éternel adieu... méprisé par vous, c'en est fait, je renonce à
l'Italie, l'on ne m'y reverra jamais, parlez... votre réponse me rappellera dans ma patrie, ou m'en exilera pour toujours". Comme le comte prononçoit ces dernières paroles, je ne pus retenir mes larmes; cette réponse ne fut que trop bien entendue. Le comte n'en demanda pas d'autres; il me répéta mille fois l'assurance d'un amour éternel; certain d'être aimé, et de revenir à Rome dans six mois, fait pour prétendre à ma main, quoique sa fortune ne fût pas aussi considérable que la mienne, tout sembloit justifier ses espérances; et cependant, malgré moi, mon coeur ne pouvoit les partager.
Deux mois après cette entrevûe, qui me ravit à jamais toute la tranquillité de ma vie, le duc de C vint à Rome, et je le vis à une conversation chez l'ambassadeur de France. Quand on me le nomma, j'éprouvai une espèce de saisissement très-extraordinaire, mais qui cependant pouvoit venir de tout le mal que j'avois entendu dire de lui au marquis de Venuzi, qui, en me parlant de ses procédés avec le marquis de Belmire, m'avoit dépeint le duc comme un homme d'un caractère
également vindicatif et dissimulé. Le duc de C, âgé alors de trente-six ans, étoit parfaitement beau; cependant on remarquoit dans ses yeux et dans ses sourcils je ne sais quoi de sombre et de sinistre qui frappoit au premier abord beaucoup plus que la noblesse et la régularité de sa figure; il avoit un regard perçant, dur et farouche; et quand il vouloit l'adoucir, il le rendoit équivoque et faux; ses manières étoient en général dédaigneuses; et quoiqu'il ne manquât pas de politesse à certains égards, son ton étoit aussi tranchant qu'impérieux. Enorgueilli de sa naissance, de ses emplois, de sa fortune, de son crédit à la cour, et de ses succès auprès des femmes, il ne pensoit pas que rien dût jamais s'opposer à ses volontés, ou résister à ses desirs; emporté, violent, corrompu par l'orgueil et par la prospérité, il ne savoit ni vaincre ses passions, ni surmonter ses ressentimens; implacable par foiblesse et par vanité, il mettoit sa gloire à ne pardonner jamais, il haïssoit avec fureur, et sacrifioit tout à l'affreux plaisir qu'il trouvoit à se venger.
Tel étoit le duc de C. Je me sentis pour lui une antipathie invincible dès la première fois que je le vis, et, pour mon malheur, je produisis
sur lui une impression bien différente; il se fit présenter chez ma mère, et quinze jours après mon père me déclara que le duc avoit demandé ma main, et que je devois me décider à l'épouser dans un mois. Mon père ajouta: j'ai donné ma parole sans vous demander votre consentement, car je n'ai pas douté que vous n'acceptassiez avec plaisir le plus grand parti de l'Italie, un homme qui vous adore, et dont le personnel est si agréable.
Je reçus cette déclaration (qui me parut l'arrêt de ma mort) sans pouvoir proférer une seule parole; mon père m'aimoit, mais il étoit absolu: d'ailleurs, que pouvois-je dire! Avois-je même la ressource de m'adresser à ma mère! De quel front avouer mes fautes! Comment oser lui déclarer enfin que j'avois disposé de mon coeur sans son aveu! ... Ce fut alors que je connus dans toute son étendue la fatale imprudence de ma conduite, et que je sentis que le plus grand malheur qui puisse arriver à une jeune personne, c'est de n'avoir pas toujours regardé sa mère comme sa confidente et sa véritable amie. Ne pouvant ni me plaindre, ni parler, renfermant au fond de mon âme et mes chagrins et mes regrets, j'évitai la marquise de Venuzi, dont je craignois les dangereux
conseils; je pensai que l'obéissance pouvoit seule expier mes fautes; je me soumis à ma destinée, et je sacrifiai mon bonheur au respect que je devois à la volonté de mes parens.J'épousai le duc de C, et je partis presque aussi-tôt avec lui pour Naples. En arrivant dans cette ville, en entrant dans le palais où je devois passer ma vie, séparée de ma mère, de mes amis, de ma famille, j'éprouvai un mouvement de désespoir dont je ne puis dépeindre l'amertume. Le duc, n'attribuant ma profonde tristesse qu'à mon affection pour mes parens, s'efforçoit de m'en distraire par les protestations d'un sentiment qu'il n'étoit plus en mon pouvoir de partager. Je parus à la cour, et je m'apperçus bientôt que le duc étoit excessivement jaloux; je m'en affligeai peu, j'aurois préféré la retraite au grand monde, mais la vanité du duc me retenoit à la cour malgré mon goût et sa jalousie. J'étois mariée depuis sept mois, lorsque j'appris que le marquis de Belmire étoit mort en France, qu'il avoit nommé par son testament le duc de C, tuteur de son fils, âgé seulement de dix-huit ans, et que ce dernier, en revenant en Italie, étoit tombé malade à Turin. Quinze jours après, le duc
entrant dans ma chambre, me dit qu'il venoit de recevoir des nouvelles de son neveu, dont la santé étoit rétablie: il ne veut point venir à Naples, ajouta le duc, et il vous écrit pour vous prier de m'engager à lui accorder la permission de voyager pendant deux ans; voici sa lettre. À ces mots, le duc me donne une lettre sous un cachet volant; je la prends en tremblant, et je lis tout haut, d'une voix mal assurée, ce qui suit: madame, "quoique je n'aie pas l'avantage d'être connu de vous, il me semble que je suis assez malheureux pour pouvoir espérer de vous inspirer quelque compassion! ... J'ai perdu le plus tendre, le meilleur des pères! ... La douleur, le désespoir m'ont conduit sur le bord du tombeau! ... Des secours inhumains, des amis cruels m'ont rappelé à la vie... mais quelle existence m'est rendue! ... J'ai perdu tout ce qui pouvoit me la faire chérir... pardonnez-moi, madame, de vous entretenir d'une douleur qui vous est étrangère, mon coeur en est si plein! ... Ah, daignerez-vous du moins m'excuser et me plaindre! ... Les dernières
volontés de mon père me mettent dans l'entière dépendance de mon oncle, mais je ne puis obéir à l'ordre de revenir à Naples! ... Mon père y reçut le jour, il y vécut vingt ans... tout m'y rappelleroit des souvenirs déchirans! ... Non, je n'irai point! ... Je suis sûr, madame, que vous approuverez cette délicatesse, et que vous engagerez mon oncle à révoquer un ordre qu'il est au-dessus de mes forces d'exécuter. Obtenez-moi, madame, la permission de voyager... de fuir... de m'éloigner de Naples... enfin, la liberté de porter loin de l'Italie une douleur et des regrets que je conserverai jusqu'à mon dernier soupir. Je suis avec respect, etc." Le comte de Belmire. Je ne puis donner une idée du trouble affreux et de l'effroi que j'éprouvai en lisant cette lettre: il me sembloit qu'il étoit impossible de n'en pas pénétrer le double sens... d'ailleurs, le duc étoit le plus défiant et le plus soupçonneux de tous les hommes; mais cependant, ignorant que son neveu eût été à Rome, convaincu que je n'avois jamais pu le voir, il n'eut pas le plus
léger soupçon de la vérité. Pour moi, ne pouvant plus renfermer au fond de mon coeur des sentimens qui le déchiroient, j'écrivis le lendemain à la marquise de Venuzi une lettre dans laquelle j'osois enfin me plaindre de mon sort, et gémir sur la funeste passion dont je ne pouvois triompher. La marquise, dans sa réponse, me questionnoit sur la conduite du duc; je lui répondis avec franchise, et je ne lui cachai pas que je découvrois chaque jour, dans le duc, des défauts, des vices, et une certaine férocité de caractère qui ne justifioit que trop l'antipathie que j'avois pour lui. C'est ainsi que, par de nouvelles imprudences, j'achevois de creuser l'abîme entr'ouvert sous mes pas... vers ce temps, je jouis du bonheur de revoir mon père et ma mère, j'étois au moment d'accoucher, ils vinrent à Naples pour mes couches; je donnai le jour à une fille, je demandai et j'obtins la permission de la nourrir: cette douce occupation, tout le temps qu'elle dura, suspendit mes chagrins et me rendit insensible aux mauvais traitemens du duc, qui, depuis long-temps, cessoit de se contraindre, et me laissoit voir toute la violence et l'inégalité de son caractère. Le lendemain du jour où j'eus sevré ma fille, le duc entra chez
moi, et me dit qu'il falloit partir dans l'instant pour une terre qu'il avoit à douze lieues de Naples; ma fille étoit auprès de moi, je la pris dans mes bras, et, sans dire une seule parole, je me levai et je suivis le duc; nous montâmes en voiture, je tenois ma fille sur mes genoux, je la carressois; le duc gardoit le silence, et, pendant toute la route, il parut plongé dans la plus profonde rêverie. En arrivant à son château, nous passâmes sur un pont-levis, le bruit des chaînes du pont me fit tressaillir; dans ce moment, je regardai le duc.Qu'avez-vous, me dit-il, l'aspect antique de ce château paroît vous surprendre? Quoi donc! Croyez-vous entrer dans une prison? Il prononça ces paroles avec un sourire aussi forcé qu'amer, et je remarquai dans ses yeux une joie si cruelle, que j'en fus épouvantée... voulant cacher mon effroi, je penchai ma tête sur celle de ma fille, et je ne pus retenir mes larmes; ma fille les sentant couler sur son visage, se mit à crier, ses cris me pénétrèrent jusqu'au fond de l'âme, je la serrai contre mon sein avec le mouvement de tendresse le plus passionné, et mes sanglots redoublèrent. Dans cet état, je descendis de voiture; le duc arrachant, pour ainsi dire, ma
fille de mes bras, la donna à un de ses gens, et saisissant une de mes mains, il me conduisit, ou plutôt m'entraîna vers le château, me fit monter un escalier au haut duquel nous trouvâmes une longue galerie: le jour commençoit à tomber, la galerie que nous traversions étoit excessivement vaste et sombre; le duc marchoit d'une vîtesse extrême, lorsque, s'arrêtant tout-à-coup: vous tremblez, me dit-il, d'où peut venir cette frayeur? N'êtes-vous pas avec un époux que vous aimez, qui doit vous chérir? ... Ô ciel, m'écriai-je, que signifie cet air sombre, égaré, ce son de voix terrible! ... Venez, venez, reprit-il, nous allons achever cette explication. À ces mots, me portant presque dans ses bras, car je ne pouvois ni le suivre ni marcher, il me traîna hors de la galerie, et me conduisit dans une grande chambre à coucher: je me jetai sur une chaise, et je donnai un libre cours à mes larmes. Il sortit et revint presque aussi-tôt, en tenant une lumière qu'il posa sur une table vis-à-vis de moi, et auprès de laquelle il s'assit. Je n'osois le regarder, respirant à peine, pénétrée de terreur, les yeux baissés, j'attendois, en tremblant, qu'il rompît le silence... toutes mes fautes se retraçoient à la fois à ma
mémoire; je craignois confusément que le fatal secret de mon coeur n'eût été pénétré: ce coeur rempli d'une passion criminelle palpitoit d'effroi, et frémissoit devant un juge irrité... oh combien l'innocence m'eût donné de courage! ... Mais je me sentois coupable, et je n'avois pas la force de supporter des pressentimens affreux, causés surtout par mes remords. Enfin, le duc prenant la parole: c'est assez jouir, dit-il, du trouble secret de votre conscience,... il est temps de porter au comble la confusion qui vous accable... lisez ces lettres que j'ai copiées moi-même... alors il me donne un paquet de papiers, et voyant que j'hésitois à le prendre, il en tire une feuille, et lit tout haut. Dès les premiers mots, je reconnus une des lettres que j'avois écrites à la marquise de Venuzi, et dans laquelle je lui parlois sans déguisement et du sentiment qui remplissoit mon âme, et de mon invincible aversion pour le duc. Ah, je suis perdue! M'écriai-je... perfide, reprit le duc, je n'ai pu faire votre bonheur! ... Je vous avois choisie, préférée, je vous adorois, et vous me haïssiez, et vous vous trouviez infortunée; je vous inspire une invincible aversion! ... . Ah, je justifierai votre haîne... vous
aurez désormais le droit de me haïr! ... Trahi, déshonoré par vous, croyez-vous que je puisse souffrir impunément tant d'outrages? ... Arrêtez, interrompis-je, vous pouvez m'accuser, et me punir sans me calomnier; je suis coupable en effet, mais si je n'ai pu triompher d'une passion malheureuse, du moins votre honneur et le mien sont sans tache, et je n'ai à me reprocher que les imprudens aveux que l'amitié sut m'arracher. Parjure, reprit le duc avec fureur, en reprenant une des lettres, écoutez votre condamnation, alors il lut la phrase suivante: "cet objet, que rien ne peut arracher de mon coeur, hélas! Il est aussi à plaindre que je le suis moi-même! Ne sait-il pas à quel excès il est aimé! ... Ne sait-il pas à quel excès je me reproche un aveu qui me rend aujourd'hui si coupable et si malheureuse! ... " Je ne me rappelai que trop ce passage d'une de mes lettres; je me rappelai parfaitement aussi que, dans aucune de mes lettres, non-seulement je n'avois nommé le comte de Belmire, mais que même je n'avois parlé de lui que d'une manière si vague, qu'il étoit impossible de savoir par ces lettres dans quel temps ou à quelle époque la
passion que j'avouois avoit pris naissance; et le duc, violemment jaloux, dès le commencement de mon mariage, de deux hommes de la cour de Naples, dont les sentimens pour moi avoient éclaté, ne doutoit pas que l'un des deux ne fût l'objet que j'aimois. Cette supposition me rendoit véritablement criminelle à ses yeux; car, d'après la phrase qu'il venoit de me citer, il sembloit prouvé que j'eusse avoué mes sentimens depuis mon mariage: il falloit, pour me justifier, lui déclarer qu'en lui donnant ma main, mon coeur déjà n'étoit plus à moi; mais je n'ignorois pas combien il méprisoit les femmes, et combien il étoit susceptible de former les plus odieux soupçons; et d'après cette connoissance, l'intérêt même de ma fille me fermoit la bouche; je n'avois quitté Rome que six semaines après mon mariage, le duc, en apprenant que j'aimois avant de le connoître, n'étoit que trop capable de concevoir d'injurieuses défiances sur la naissance de sa fille... d'ailleurs, cet aveu pouvoit aussi le conduire à pénétrer l'entière vérité; il pouvoit tout-à-coup se rappeler mille circonstances faites pour l'éclairer, la lettre que j'avois reçue de son neveu, mon trouble en la lisant, ma rougeur toutes les fois
qu'il m'avoit prononcé son nom; il pouvoit enfin découvrir les liaisons du marquis de Venuzi avec le père du comte de Belmire: en un mot, lui ôter la préoccupation qui fixoit tous ses soupçons à Naples, c'étoit risquer un secret qu'il m'étoit impossible de trahir sans exposer ce que j'aimois à toutes les fureurs de son ressentiment, d'autant plus redoutable, que le comte de Belmire dépendoit absolument de lui, puisqu'il n'avoit pas dix neuf ans, et que le duc étoit son oncle et son tuteur. Toutes ces réflexions se présentèrent à la fois à mon imagination, et me plongèrent dans le plus mortel embarras: ne pouvant me justifier, je n'osois répondre. Le duc prit mon silence pour l'aveu tacite qui confirmoit son déshonneur et ma honte; alors son emportement n'eut plus de bornes, il se leva, et s'approchant de moi avec un visage enflammé de fureur, et des yeux étincelans: ainsi donc, dit-il, vous ne pouvez plus rien alléguer pour votre défense? ... Hélas! Répondis-je, êtes-vous en état de m'entendre? ... Je suis innocente, j'en atteste le ciel... vous, innocente!Interrompit-il; osez-vous le soutenir? ... N'avez-vous pas écrit vous-même que votre amant sait à quel excès il est aimé? ... . Et cependant,
repris-je, en versant un torrent de larmes, je suis innocente, oui, je le suis... ô monstre d'imposture, s'écria le duc, frémis de la vengeance prête à tomber sur toi! ... À ces mots, prononcés d'une voix menaçante et terrible, je crus entendre l'arrêt irrévocable de ma perte, je me jetai à genoux; et levant les bras au ciel: ô Dieu, m'écriai-je, Dieu, mon seul recours, protégez-moi! Levez-vous, me dit alors le duc avec un ton plus calme, asseyez-vous, et écoutez-moi. J'obéis, en le regardant d'un air timide et suppliant; il fut quelques instans sans parler; ensuite, poussant un profond soupir: vous devez comprendre, dit-il, à quel point je suis offensé! ... Vous, qui m'accusiez d'être féroce et vindicatif ; vous, ingrate, à qui, jusqu'ici, je n'ai donné que des preuves d'amour, vous êtes en droit maintenant de craindre les effets d'un ressentiment si fondé... cependant... il m'est possible encore de vous pardonner... mais votre sincérité seule peut désarmer ma colère, songez-y; désormais le moindre déguisement vous perdroit sans retour... je puis me contenter d'une victime... mais il m'en faut une... nommez-moi, sans hésiter, le VIL séducteur qui vous a fait trahir et
vos sermens et vos devoirs les plus sacrés... non, interrompis-je, non, je n'ai trahi ni mes sermens, ni mes devoirs... je veux, reprit le duc en élevant la voix, je veux savoir le nom de votre amant; je vous ordonne de me le dire. Dans cet instant, je pressentis toute l'horreur de mon sort; mais, avec mon danger, je sentis mes forces s'accroître; et préférant la mort même à la lâcheté qu'on me proposoit: s'il vous faut une victime, répondis-je, immolez celle que vous tenez en votre pouvoir; faites tomber sur moi tout le poids de votre vengeance, car ce nom que vous me demandez, vous ne le saurez jamais. Étonné, confondu de ma hardiesse et de ma fermeté, le duc reste un moment immobile, il ne trouve point d'expression qui puisse rendre sa rage et son indignation; enfin, éclatant impétueusement: malheureuse, dit-il, je ne le saurai-jamais! ... Ah! Je le vois, vous n'avez point d'idée des excès où je puis me porter, vous ne me connoissez point encore! ...-Je m'attends à tout, et je suis assez infortunée pour savoir braver la mort.-La mort! ... Cesse de te flatter; va, ce n'est pas la mort que je te destine... depuis un an, je renferme au fond
de mon âme et ma haine et ma fureur; depuis un an, je médite le châtiment de ton infidélité, et tu crois que la vengeance d'un instant pourroit me satisfaire! ... Non, tu ne mourras point... ta tombe en effet est préparée, mais c'est vivante qu'il y faudra descendre, et tu n'y trouveras point la mort que tu desires... à cet affreux discours, je sentis tout mon sang se glacer, mes yeux se fermèrent, et je perdis entièrement l'usage de mes sens. En reprenant ma connoissance, je me trouvai dans les bras de mes femmes, je demandai avec empressement celle qui m'étoit le plus attachée, et la seule que j'eusse amenée de Rome; on me répondit qu'elle étoit restée à Naples; je compris que c'étoit par les ordres du duc, qui sans doute avoit craint un témoin importun et vigilant, et cette circonstance mit le comble à ma terreur.
Je passai la nuit entourée de mes femmes, gênée par leur présence, et redoutant de me trouver seule, n'osant ni me plaindre devant elles, ni les renvoyer, et souffrant intérieurement tous les tourmens que peuvent causer le repentir, l'effroi et l'attente d'une affreuse catastrophe. Sur les six heures du matin, je demandai qu'on me conduisît dans l'appartement
de ma fille; elle dormoit encore; je renvoyai ses femmes, et je m'assis auprès de son berceau: sa vûe, loin d'adoucir mes peines, les accrut encore. Hélas, chère enfant, disois-je, tu dors paisiblement, tu goûtes les douceurs du repos, tu ne peux ni sentir, ni partager les chagrins déchirans de ta malheureuse mère! ... Je te vois peut-être pour la dernière fois... ô, reçois mes plus tendres bénédictions! ... Ô Dieu, poursuivis-je en me jetant à genoux, je me résigne à mon affreuse destinée, mais que ma fille soit heureuse! ... Qu'elle vive innocente et paisible! ... S'il est vrai qu'on ait la barbarie de me l'arracher, grand Dieu, protégez-la, tenez-lui lieu de sa mère! ... À ces mots, des sanglots redoublés me coupèrent la parole; dans cet instant, la porte de la chambre s'ouvrit brusquement, et le duc parut. Je frémis en le voyant, mes larmes s'arrêtèrent, je me levai, et ne pouvant me tenir sur mes jambes, je retombai dans le fauteuil. Eh bien, dit le duc, la réflexion vous a-t-elle rendue plus raisonnable? Sentez-vous enfin tout ce que vous risquez en résistant à mes volontés? ... Un profond soupir fut toute ma réponse... ce nom que je vous ai demandé, reprit-il, êtes-vous encore
décidée à ne jamais me le dire? ... Je levai les yeux au ciel, et je continuai toujours à garder le silence... je veux une réponse positive, dit le duc, me le nommerez-vous ou non? ... . Je ne le puis, répondis-je... ah, s'écria le duc, c'est ta sentence que tu prononces! ... Regarde cet enfant, et dis-lui un éternel adieu... non, interrompis-je, vous n'aurez point la barbarie de m'en séparer... ah, laissez-moi ma fille! Que du moins je puisse la voir quelquefois, et je supporterai sans murmure tout ce que votre haine voudra m'imposer... eh quoi donc!Votre coeur est-il en effet inaccessible à la pitié? ... Ah, s'il étoit vrai, quel que soit le sort que vous me prépariez, vous seriez encore plus à plaindre que moi! ... Mais je ne puis le croire... non, vous ne m'arracherez point ma fille pour toujours! ... Dans ce moment, ma fille se réveilla, elle ouvrit les yeux, et, regardant son père, elle sourit, et leva vers lui ses deux petites mains presque jointes. Hélas, dis-je, elle semble vous implorer pour moi. Ô ma fille, ma chère fille, que ne sais-tu parler, tu fléchirois ton père! ... Alors je voulus la prendre dans mes bras; mais le duc la saisissant: laissez-la, dit-il, elle n'est plus
à vous... ah, m'écriai-je, arrachez-moi la vie ou rendez-moi ma fille! ... Faut-il, pour vous fléchir, tomber à vos genoux? ... Vous m'y voyez... en disant ces paroles, je me précipitai à ses pieds, je les arrosai de larmes, j'embrassai ses genoux... rien ne coûtoit à mon orgueil, je demandois ma fille... le barbare parut jouir de mon abaissement, il me contempla un instant dans cette situation, ensuite il me repoussa avec fureur, et fit quelques pas vers la porte; je me traînai toujours sur mes genoux, en criant: ma fille, ma fille! ... . L'enfant, d'un air effrayé, fit un cri plaintif en me tendant les bras... elle sembloit me dire un douloureux adieu... hélas! Au même instant, je la perdis de vûe; le duc sortit impétueusement de la chambre, et me laissa au comble du désespoir.
Au bout d'un moment, il revint et me força d'aller dans mon appartement; alors, composant son visage: vous me croyez, dit-il, un coeur impitoyable, et cependant... il s'arrêta et baissa les yeux, ces yeux dont le regard sinistre et farouche auroit pu découvrir son horrible artifice... j'étois en son pouvoir, j'ignorois ses affreux projets, je ne lui voyois aucun intérêt à dissimuler;
je n'avois que dix-huit ans, je crus qu'en effet il se reprochoit l'excès de sa cruauté, et que du moins il adouciroit la vengeance qu'il avoit méditée d'abord; un rayon d'espoir vint ranimer mon coeur: je reparlai de ma fille, le duc m'écouta d'un air sombre, mais sans témoigner de colère; il feignit même d'éprouver un attendrissement qu'il vouloit cacher; il me fit entendre que sa passion pour moi causoit seule les fureurs auxquelles il s'étoit livré, et il finit par me dire que si je prenois soin de ma santé, je pourrois revoir ma fille. Une espérance si chère me fit oublier tout ce que j'avois souffert. Voyant le duc moins cruel, je me trouvai plus coupable, je sentis qu'en effet il devoit me haïr, et que, d'après mes lettres, il pouvoit me croire véritablement criminelle; enfin, j'excusai ses fureurs, je fus profondément touchée de la compassion qu'il me laissoit entrevoir; et tandis que le repentir le plus sincère faisoit couler mes larmes, le cruel auteur de mes maux s'applaudissoit en secret du succès de ses noirs artifices, et préparoit tout pour ma perte.
Cependant une fièvre assez considérable, causée par des chagrins si violens, me força de me mettre
au lit. Le duc parut alors éprouver la plus vive inquiétude, il dépêcha un courier à Naples, et en fit venir deux médecins; il ne quitta plus le chevet de mon lit; il me donna, devant mes femmes, les plus grands témoignages de tendresse, me dit en particulier tout ce qui pouvoit me persuader que sa passion l'emportoit sur son ressentiment, et il m'assura positivement que je reverrois ma fille aussi-tôt que je serois sans fièvre. À cette promesse, j'oubliai tout ce qu'il m'avoit fait souffrir, je saisis une de ses mains, je la serrai dans les miennes, et j'arrosai des larmes de la reconnoissance cette main barbare qui devoit, dans quelques heures, m'entraîner et me précipiter au fond d'un horrible cachot. Les médecins assurèrent que ma maladie n'étoit point dangereuse, et pressés de retourner à Naples, ils partirent au bout de deux jours. Le matin même de leur départ, le duc affecta un redoublement d'inquiétude sur mon état; et quoique je n'eusse plus de fièvre, il me força de rester dans mon lit. Comme il avoit obligé toutes mes femmes à me veiller les trois jours précédens, elles étoient accablées de lassitude, il les envoya se reposer pour la journée entière, déclarant qu'il me garderoit, avec un de ses valets-de-chambre
et une vieille femme, concierge du château. Ces deux témoins n'étoient pas choisis sans dessein; il leur donna la préférence sur tous les autres, parce qu'il les connoissoit pour être l'un et l'autre aussi crédules que bornés. Les rideaux de mon lit étoient tirés; je me croyois toujours gardée par mes femmes, lorsqu'à midi je m'apperçus que je n'avois dans ma chambre que les deux personnes dont je viens de parler; j'en témoignai ma surprise: le duc s'approcha de mon lit, en me disant que je n'en serois pas moins bien servie, et qu'il ne me quitteroit point. Eh pourquoi donc, repris-je avec émotion? ... Je ne suis pas plus mal... à cette question, pour toute réponse, il me pria de ne point parler et de tâcher de me tranquilliser, et il s'assit au chevet de mon lit. Sans savoir pourquoi, je me sentis troublée, et mes yeux se remplirent de pleurs: le duc parut inquiet, agité, et je remarquai sur son visage une altération extraordinaire. Vers les trois heures après midi, il me demanda mon bras, je le lui donnai en tremblant, il me tâta le pouls, et tout-à-coup il fut vers mes deux gardes, et tout haut il dit au valet-de-chambre de courir aux écuries, d'envoyer un courier à Naples chercher
un médecin, et à la vieille femme, d'aller chercher le chapelain et de l'amener. Après avoir donné ces ordres, il ajouta d'un ton désespéré: elle se meurt! Elle se meurt! ... . Qu'on se figure, s'il est possible, l'excès de ma surprise et de mon effroi... mon premier mouvement fut de me lever, de fuir, mais je retombai sans force sur mon lit, avec un battement de coeur qui m'ôtoit la respiration, et une terreur qui me glaçoit et me rendoit immobile. Mes deux gardes, après avoir reçu chacun une commission qui les éloignoit au moins pour trois quarts d'heure, partent, et je me trouve seule avec le duc. Alors il s'approche de moi, et me présentant une tasse: tenez, dit-il d'une voix étouffée, prenez cette boisson... à ces paroles, mes cheveux se dressèrent sur ma tête, une sueur froide inonda mon visage; je crus être aux derniers instans de ma vie, car je ne doutois point qu'il ne m'offrît du poison... buvez donc, reprit-il... ah, répondis-je, que me donnez-vous? ...-Ce qu'il faut que vous preniez...-Laissez-moi donc le temps d'implorer la miséricorde éternelle...-qu'osez-vous soupçonner? M'accusez-vous d'un crime? ...-Hélas! J'accuse surtout mon imprudence
et ma destinée... ô mon Dieu, continuai-je en joignant les mains, pardonne-moi, pardonne à mon persécuteur, console ma mère, mon père, et protège mon enfant! Après cette courte prière, je sentis tout mon courage se ranimer, j'osai croire que ma résignation me rendoit digne de paroître devant Dieu; je jetai sur le duc un oeil assuré: il étoit pâle, interdit et tremblant; il balbutia quelques mots entrecoupés, et d'une main soulevant ma tête, de l'autre il approcha le vase de mes lèvres; alors, sans résistance, je bus toute la liqueur qu'il me présentoit, et, croyant avoir reçu la mort, je retombai sur mon oreiller, ayant fait entièrement le sacrifice de ma vie.
Quelques minutes après, mes yeux appesantis se fermèrent, un engourdissement total m'ôta jusqu'à la faculté de parler et de penser, et je tombai dans le sommeil léthargique le plus profond. Au bout d'une demi-heure, la vieille femme et le valet-de-chambre revinrent. Le duc, les cheveux en désordre, le visage baigné de larmes, courut au-devant d'eux, et leur dit que je venois d'expirer; il les ramena dans ma chambre, afin, ajouta-t-il, d'acquérir la confirmation de son malheur, ou de me secourir si j'avois encore
quelques restes de vie. Il s'approcha de mon lit; ayant eu le soin d'en fermer les rideaux, et de rendre ma chambre extrêmement obscure, il feignit de me donner tous les secours imaginables; ensuite il parut se livrer au plus violent désespoir. Le chapelain arriva, il lui ordonna de réciter les prières pour les morts: pendant ce temps, mes femmes réveillées et tous les domestiques accoururent; le duc étoit à genoux à mon chevet; mes deux gardes contoient à toute la maison rassemblée tout ce qu'on avoit tenté pour essayer de me rappeler à la vie. Après ce récit, le duc entr'ouvrit un instant mes rideaux, on me vit pâle et sans mouvement, et personne ne douta de ma mort. Le duc fit retirer tout le monde dans la chambre prochaine, il resta dans la mienne, et garda avec lui le chapelain, vieillard âgé de quatre-vingt ans; il fit continuer les prières des morts jusqu'à minuit; alors il envoya tous ses gens se reposer; il déclara qu'il ne me feroit ensevelir que le lendemain au soir, et que ne pouvant s'arracher d'auprès de moi, il y passeroit le reste de la nuit; il ferma toutes les portes de mon appartement; il établit le chapelain et mes deux gardes dans une anti-chambre séparée de ma
chambre par trois grandes pièces; il leur dit qu'il ne me quitteroit qu'à sept heures du matin, et qu'il vouloit rester seul chez moi, afin, ajouta-t-il, de n'être distrait ni dans sa douleur ni dans ses prières. Toute la maison, excédée de fatigue et de veilles, profita avec empressement de la permission d'aller se reposer; tout le monde dormoit profondément à quatre heures après minuit, lorsque, sortant par degrés de ma léthargie, je me réveillai. En ouvrant les yeux, et reprenant l'usage de mes sens, j'apperçus le duc debout à côté de mon lit; sa vûe me fit tressaillir, quoique cependant je n'eusse aucun souvenir de tout ce qui m'étoit arrivé; ensuite, le regardant fixement, je me rappelai confusément qu'il étoit irrité contre moi, j'éprouvai un mouvement de frayeur, je détournai la tête, et voulant me recueillir, afin de rappeler les idées du passé, mille images vagues et fantastiques s'offrirent à mon imagination, et je tombai dans une rêverie stupide qui fut suivie d'une espèce d'assoupissement; alors le duc me fit respirer une eau spiritueuse, et avaler quelques gouttes d'une liqueur qui me ranima entièrement. Je me soulevai, je regardai autour de moi avec surprise; mes idées se débrouillant peu-à-peu, je
me rappelai que j'avois cru prendre du poison, et je doutois presque de mon existence... ô quel miracle me rend à la vie, m'écriai-je enfin! Vous n'avez éprouvé qu'une vaine terreur, dit le duc, calmez-vous, et bannissez ces craintes outrageantes. Je n'osai répondre, j'entr'ouvris mon rideau, je regardai dans la chambre, et voyant que j'étois seule avec le duc, je fus d'autant plus effrayée, que j'avois repris toute ma connoissance. Pourquoi donc, lui demandai-je, me veillez-vous? Vous le saurez, répondit-il; levez-vous maintenant. À ces mots, il me présente une robe, il m'aide à la passer, et me soutenant dans ses bras, il me conduit ou plutôt me porte dans un fauteuil. Comme il me vit également foible et tremblante, il me fit prendre encore de la liqueur dont j'avois déjà bu; et après un moment de silence: je ne vous cacherai rien à présent, me dit-il; la boisson que vous prîtes hier étoit un breuvage assoupissant...-et pourquoi? ...-Écoutez-moi sans m'interrompre. Vous m'avez trahi, déshonoré; je vous offrois votre pardon, vous l'avez refusé; convaincue d'infidélité, vous nourrissez toujours au fond de l'âme une passion criminelle; ma colère et mes menaces n'ont pu
vous décider à me déclarer le nom de votre amant; vous avez cru peut-être que ma considération pour votre famille m'empêcheroit de vous arracher votre fille, et de vous priver de la liberté; vous pensiez sans doute (car il n'est point de crime dont votre haine ne me juge capable), vous pensiez que le seul moyen que j'eusse de me venger de vous, étoit d'attenter en secret à votre vie, et cette invincible aversion que vous avez pour moi vous déterminoit facilement à mourir! ... Mais sachez enfin que vous vivrez, et que vous serez pour jamais soustraite à vos parens, à vos amis, à vos domestiques, au monde entier! ... Ô ciel! M'écriai-je; et croyez-vous, cruel, que je ne sois redemandée ni par un père tendre ni par la meilleure des mères? ... Ils recevront demain, reprit le duc, la fausse nouvelle de votre mort...-grand dieu! ... Et comment pourrez-vous? ...-J'ai déjà annoncé votre mort dans ce château; durant votre assoupissement, tous mes gens vous ont vue... hélas, interrompis-je en fondant en larmes, je n'existe donc plus que pour vous? ... Ah, je vois à présent toute l'horreur de ma destinée! ... Vous ne savez pas tout encore, dit le duc; apprenez que j'ai dans ce château de
vastes souterrains inconnus à tout le monde, le jour ni pénétra jamais... ô dieu, m'écriai-je, c'en est donc fait, je suis perdue sans ressource! ... Non, reprit le duc, votre sort est encore dans vos mains; je puis aller dans un moment réveiller mes gens, et déclarer que vous n'étiez qu'en léthargie; je n'ai point fait partir ma lettre pour votre père, je puis encore vous faire reparoître et vous pardonner... je n'exige de vous qu'un mot, un seul mot... il me faut une victime, je vous l'ai dit... nommez-moi votre amant, et vous rentrez dans tous vos droits, et je vous rends au monde, à la vie! ... Que me proposez-vous, interrompis-je? ... De livrer à votre ressentiment un objet, je vous le répète, qui ne vous a point outragé... ah, je serois indigne de vivre si j'avois la lâcheté d'y consentir! ... Pensez-y bien, dit le duc, en me lançant un affreux regard; encore un refus, et je vous traîne dans la demeure ténébreuse d'où rien ne pourra vous arracher. Il faut que demain votre père, votre mère se désespèrent de votre perte, ou se réjouissent de votre convalescence; demain vous reverrez votre fille et le jour, ou vous serez à jamais privée de la lumière, et gémissante au fond d'un horrible cachot; demain
enfin l'on vous verra dans ce château, jouissant d'une santé parfaite, ou l'on fera vos funérailles... songez-y; ce moment passé, plus d'espoir de pardon; en vain votre repentir l'imploreroit, je n'aurois plus la possibilité de vous l'accorder. À ce discours pressant et terrible, je me lève éperdue, je tourne avec effroi mes yeux du côté de la porte, et poussant un cri lamentable: eh quoi, m'écriai-je, suis-je donc abandonnée de l'univers entier! ... Ma fille! Je vivrois, et je ne la reverrois plus! ... Mon père, ma mère, demain vous pleureriez ma mort! ... Ma fille! ... Ah, laissez-moi voir ma fille encore une fois! ... Dites un mot, répondit le duc, et dans un quart d'heure votre fille sera dans vos bras... à ces mots, je sentis mon coeur se déchirer, je gardai le silence un moment, je pensai que le comte de Belmire étoit absent, qu'il ne devoit revenir que dans un an; que, pendant cet espace, il me seroit facile de le faire prévenir; que d'ailleurs, un aveu naïf feroit connoître mon innocence; mais tout-à-coup, songeant à la cruauté de mon persécuteur, je rejetai promptement cette légère tentation. Qui m'assuroit qu'un tel aveu pût me rendre et ma
fille et ma liberté? Ne devois-je pas croire au contraire que le duc, certain de ma haine, ne renonceroit point à la vengeance qu'il avoit méditée, ou que du moins il se contenteroit d'en adoucir l'inhumaine rigueur? Et dans ce doute, pouvois-je être tentée de livrer à sa fureur l'objet que j'aimois? ... Toutes ces réflexions se présentèrent à mon esprit avec une extrême rapidité; le duc crut que je balançois, il me pressa de nouveau, en ajoutant: le jour bientôt va paroître, il est temps de vous décider; je vais réveiller mes gens, et leur annoncer que vous vivez, ou je vais vous conduire dans votre tombe. Parlez... voulez-vous me nommer l'auteur de vos maux et des miens? À cette question, je levai les yeux au ciel, et rassemblant toutes mes forces: je ne le puis, répondis-je... que dites-vous, malheureuse! ... Interrompit le duc. Non, repris-je, perdez cette espérance, je ne le nommerai jamais. Perfide, s'écria le duc, ainsi donc tu préfères ton amant à ta fille, à la liberté, à la vie! ... À l'univers! Tremble maintenant... l'instant de la vengeance est arrivé enfin! ... Comme il achevoit ces mots, il voulut me saisir par le bras; pénétrée d'épouvante et d'horreur, je m'échappai, je courus à l'autre bout de
la chambre, et passant mes deux bras autour d'une des colonnes de mon lit, je m'y attachai fortement; en faisant ce mouvement, ma coëffure de nuit se détacha, et mes cheveux tombèrent sur mes épaules. Le duc, qui venoit à moi, s'arrêta; il parut surpris, frappé, et me regarda un instant en silence; ensuite, m'arrachant de la colonne, il me porta vis-à-vis d'une glace: infortunée, dit-il, contemple pour la dernière fois cette beauté que d'affreuses ténèbres vont cacher pour toujours! ... Lève les yeux, regarde-toi... ne sois pas plus barbare que je ne le suis moi-même... songe à ta jeunesse, à tes charmes, prends pitié de ton sort... tu pourrois encore le changer! ... Alors je ne pus me défendre de jeter sur la glace un regard craintif et languissant. Je fermai les yeux aussi-tôt, et je sentis quelques larmes s'échapper à travers mes paupières... eh bien, reprit le duc, êtes-vous toujours inébranlable? ... Ah! Répondis-je, ne m'avez-vous pas vainement offert de revoir ma fille! ... À peine eus-je prononcé ces paroles, que le duc, transporté de rage, m'enleva dans ses bras, et m'emporta hors de la chambre... je n'opposai nulle résistance, l'excès de ma terreur
me rendoit immobile et muette; après avoir traversé deux ou trois pièces, il me fit descendre un petit escalier dérobé, et je me trouvai dans une grande cour, au bout de laquelle étoit une porte que le duc ouvrit; nous sortîmes, et je vis que nous étions dans le jardin; dans cet instant, le duc s'appercevant que le jour paroissoit: cette aurore, dit-il, est la dernière que tes yeux verront jamais! ... Je me jetai à genoux, et levant la tête vers le ciel: ô Dieu, m'écriai-je, Dieu qui connoissez mon innocence, souffrirez-vous que je sois enterrée vivante, et privée pour jamais de la clarté des cieux? ... Comme je disois ces mots, le duc m'entraîna vers un rocher à vingt pas de nous, et posant une clef derrière une énorme pierre, tout-à-coup une espèce de trape s'abbatit... je frémis... le duc s'arrêta: ce moment vous reste encore, me dit-il, voici votre tombe, elle n'est qu'entr'ouverte... repentez-vous enfin, montrez-moi vos remords par un aveu sincère, et je suis prêt à vous pardonner. Vous croyez peut-être, continua-t-il, qu'à l'instant de consommer ma juste vengeance, j'en crains les suites pour moi-même, mais je la médite depuis long-temps; tout est prévu, et rien ne peut m'arrêter.
Alors il entra dans l'affreux détail de toutes les précautions qu'il avoit prises; il m'apprit qu'il avoit fait faire une figure de cire pâle et livide qu'il placeroit dans mon lit, et que, sous le prétexte de vouloir remplir un acte de piété, il l'enseveliroit, avec l'aide de la vieille femme dont j'ai déjà parlé, sans être obligé de mettre cette femme dans sa confidence, qui ne seroit que spectatrice et témoin de cette action. Enfin, ajouta-t-il, acceptez-vous le pardon que je daigne vous offrir encore pour la dernière fois? Parlez, sacrifiez votre amant à mon ressentiment, apprenez-moi son nom, ou renoncez pour jamais à la liberté, au monde, à la lumière. À ces mots, je tendis les bras vers le soleil naissant, comme pour lui dire un éternel adieu; le ciel, chargé de nuages brillans et majestueux, offroit l'aspect le plus imposant; cette contemplation éleva mon âme, et me rendit tout mon courage; je jetai avec mépris mes regards sur la terre, et me tournant vers le duc: prenez votre victime, lui dis-je d'un ton ferme... au même instant il m'entraîne, mon coeur palpite avec violence, je tourne la tête pour voir encore une fois le jour que j'abandonne pour jamais; nous descendons dans une
obscure caverne, mes jambes tremblantes ne peuvent me soutenir; agitée par d'affreuses convulsions, je me débats dans les bras de mon cruel persécuteur, et je tombe à ses pieds sans mouvement et sans connoissance. J'ignore combien de temps je restai dans cet état. Hélas, je ne devois revenir à la vie que pour abhorrer une si funeste existence!Comment dépeindre l'horreur dont je fus saisie, lorsqu'en ouvrant les yeux, je me trouvai seule dans ces vastes souterrains, environnée d'épaisses ténèbres, et couchée sur des nattes de paille! ... Je pousse un cri plaintif, et du fond de la caverne, l'écho, en le répétant, me fait tressaillir et redouble encore l'épouvante et la terreur qui m'oppressent! Ô dieu, m'écriai-je, voilà donc désormais la seule voix qui me répondra, le seul son que j'entendrai! ... Cette idée me fit répandre un déluge de larmes... dans ce moment, j'entendis ouvrir la porte de ma prison, et le duc parut, une lanterne à la main; il posa à côté de moi une cruche remplie d'eau et un pain: voici, dit-il, quelle sera désormais votre nourriture, vous la trouverez chaque jour dans le tour que vous voyez vis-à-vis de vous; je vous l'apporterai moi-même, je la mettrai dans ce tour,
et je ne rentrerai plus dans cet affreux cachot. À ces mots, je regardai autour de moi, je vis une caverne immense dont l'oeil ne pouvoit embrasser toute l'étendue; la partie que j'occupois étoit tapissée de grosses nattes de paille, afin de préserver du froid et de l'humidité, car la barbarie qui me précipita dans cette horrible demeure, avoit pris aussi toutes les précautions qui pouvoient m'y conserver la vie... après avoir considéré, en frémissant, tout ce qui m'entouroit, je me retournai vers mon cruel geolier; et faisant éclater enfin une haine si long-temps cachée et si fondée dans ce moment, j'osai lui reprocher l'excès de sa barbarie, et lui peindre toute l'horreur et tout le mépris qu'il m'inspiroit. Il m'écouta quelque temps avec une fureur concentrée; ensuite, ne pouvant plus se contenir, il se livra à l'emportement le plus terrible, et tout-à-coup il me quitta brusquement.Depuis ce jour, il n'entra plus dans ma prison; lorsqu'il venoit m'apporter ma nourriture, il frappoit au tour jusqu'à ce que j'eusse répondu,
et il s'en alloit sans proférer une seule parole. Je me repentis bientôt d'avoir, par mes reproches, augmenté encore, s'il étoit possible, sa haine et son ressentiment: je me ressouvins qu'il étoit le père de ma fille, que cet enfant si cher étoit entre ses mains; d'ailleurs, malgré l'horreur de ma situation, l'espérance n'étoit point encore absolument anéantie dans mon coeur; plus j'y réfléchissois, moins il me sembloit vraisemblable qu'il eût en effet le projet de me retenir à jamais dans cette affreuse captivité; je me flattois même qu'il n'avoit annoncé ma prétendue mort ni dans sa maison ni à ma famille, qu'il avoit trouvé quelqu'autre moyen de me soustraire à leurs recherches, et qu'il s'étoit réservé la possibilité de me faire reparoître quand il le voudroit. Comment pouvois-je imaginer enfin qu'il eût pu s'imposer à lui-même la pénible nécessité de m'apporter tous les deux jours les choses nécessaires à la vie, et par conséquent qu'il se fût réduit au triste esclavage de ne pas s'absenter de son château plus de deux ou trois jours, puisqu'il étoit mon seul geolier, et qu'il n'avoit mis personne dans sa confidence? ... Hélas, je ne croyois pas que la haine, pour se satisfaire, fût capable de s'imposer
des chaînes que l'amour le plus passionné porteroit à regret! ... D'après mes réflexions, je parvins à me persuader qu'il mettroit un terme à sa vengeance; et remplie de cette idée, toutes les fois qu'il frappoit au tour, je lui parlois; et quoiqu'il ne me répondît point, j'implorois sa compassion, et je l'assurois de mon innocence. Comme j'étois absolument privée de la lumière, je ne puis dire combien de mois, combien de temps je conservai l'espérance, mais enfin je la perdis; alors la raison m'abandonnant entièrement, j'accusai la providence, je murmurai contre ses décrets éternels; mon âme abattue, flétrie par la douleur, perdit sa force et ses principes, et je tombai dans le plus sombre et le plus funeste désespoir. J'osai croire que l'excès de mon malheur me donnoit le droit de disposer de ma vie, comme si l'on pouvoit rompre un lien sacré, parce qu'il cesse d'être agréable! ... Décidée à mourir, je fus près de deux jours sans prendre de nourriture et sans l'aller chercher au tour; en vain le duc frappoit et m'appeloit, je m'obstinois à ne lui pas répondre; enfin, il entra dans ma prison: quand il parut, sa lanterne à la main, malgré l'horreur que m'inspiroit sa présence, je sentis un mouvement
de joie en revoyant de la lumière, mais je ne lui parlai point; il m'offrit d'adoucir ma captivité, de me donner de la lumière, des livres, une meilleure nourriture, si je voulois enfin lui dire ce nom si souvent demandé. À cette proposition, je le regardai fixement avec le plus profond mépris: maintenant, lui dis-je, que vous avez rompu tous les liens funestes qui nous unissoient, mon coeur est libre, il se livre sans remords aux sentimens qu'il a jadis vainement combattus... cet objet, dont vous ne me demandez le nom que pour l'immoler à votre ressentiment, je l'aime plus que jamais, mon dernier soupir sera pour lui... jugez à-présent si je vous le dénoncerai! ... Ainsi donc, reprit le duc, tout sentiment de religion est éteint dans votre âme? ... Vous nourrissez au fond du coeur une flamme adultère, et vous renoncez à la vie? ... Barbare, interrompis-je, suis-je encore votre femme? Osez-vous le dire, vous qui m'avez précipitée dans cet abîme, vous qui portez mon deuil? ... Il est vrai, je n'ai plus le courage de supporter la vie, mais ce dieu qui nous entend et qui nous juge, ne punira que vous du désespoir où vous me réduisez... dans l'état où je suis, si je commets un crime, vous seul en
serez responsable... nul être vivant ne peut entendre mes plaintes et mes cris! ... Mais quel antre profond, quelles épaisses voûtes peuvent dérober à l'éternel les gémissemens du foible injustement opprimé? ... Tremblez, il nous voit, il m'excuse, il est prêt à me pardonner! ... Et son bras vengeur est levé sur vous... à ces mots, le duc frémit et me regarda d'un air égaré; je jouis un moment du plaisir d'avoir rempli d'épouvante et de remords son âme aussi foible que féroce. Pâle, interdit, troublé, les yeux baissés, il garda quelques instans un farouche silence; enfin, prenant la parole: n'imputez, dit-il, qu'à vous-même les maux dont vous gémissez;... vous étiez criminelle, j'en ai les preuves certaines, vous n'avez pu les désavouer, et cependant je ne vous ai puni qu'après vous avoir cent fois offert votre grâce; je vous propose encore d'adoucir votre châtiment, et vous me refusez! Oui, si vous l'eussiez voulu, malgré votre infidélité, malgré votre haine pour moi, vous seriez encore dans mon palais, vous y verriez votre fille! ... Ô ma fille, interrompis-je, hélas! Vit-elle encore? Qu'est-elle devenue? ...-Elle est avec votre mère.-Elle n'est plus dans vos mains, est-il bien
vrai? ... Alors le duc, voyant que cette idée me ranimoit, tira de sa poche une lettre de ma mère, et me permit de la lire. Cette lettre, que j'arrosai de larmes, étoit conçue dans ces termes: "ma petite-fille est arrivée hier au soir... oh, comment vous dépeindre tous les sentimens qui ont déchiré mon coeur en l'embrassant! ... Vous me la donnez, elle est à moi, je sens que déjà je l'aime avec excès, elle pourra m'attacher à la vie, mais non me consoler! ... Hélas! Maintenant puis-je, sans éprouver d'affreuses inquiétudes, jouir du bonheur d'être mère encore? Après la perte que j'ai faite, est-il sur la terre un bien sur lequel j'ose compter? ... J'irai vous voir et vous mener votre fille l'été prochain, nous passerons deux mois avec vous; puisque vous ne pouvez vous arracher du triste séjour que votre douleur vous rend si cher, j'aurai le courage d'aller vous y chercher... je verrai ce superbe monument que votre amour élève à la mémoire d'un objet si digne de nos regrets! ... Peut-être trouverai-je auprès de vous le terme de mes peines! ... Eh quoi donc, seroit-il possible qu'une mère, sans mourir, pût embrasser le tombeau de sa fille? ... Cependant
je veux vivre;... la religion me l'ordonne, la nature même m'en impose la loi; je vivrai pour l'enfant que vous daignez me confier. Ah, comment reconnoîtrai-je jamais un tel bienfait, un tel sacrifice! À quel point vous devez la chérir cette enfant! Hélas, elle a tous les traits de sa mère, elle en a tous les charmes; c'est me rendre ma fille dans son enfance! ... Ô trop flatteuse illusion! ... Malheureuse mère, tu n'as plus de fille, et l'excès de ta douleur ne peut te délivrer de la vie! ... " À peine eus-je achevé cette lettre, que me jetant à genoux: Dieu, m'écriai-je, ma fille est dans les bras de ma mère! Cette tendre mère consent à vivre pour ma fille! Ô Dieu, je te bénis, tu n'as frappé que moi! ... Eh bien, je me soumets enfin à mon sort, pardonne-moi des murmures insensés, rends heureux tout ce que j'aime, et prolonge à ton gré ma pénible existence... en achevant ces mots, je retombai sur ma paille, car j'étois si foible, que je ne pouvois me soutenir; le duc saisit cet instant pour m'offrir quelques alimens que je pris au moment même, ensuite il me quitta; et, depuis cette époque, je ne l'ai jamais revu. Cependant, fidelle au voeu que
j'avois formé, je pris soin de ma vie; l'idée que mes prières et ma résignation attireroient sur ma mère et sur ma fille toutes les bénédictions du ciel, cette idée consolante eut le pouvoir de ranimer et de soutenir mon courage: le souvenir de mes fautes devint ma peine la plus réelle. Hélas, disois-je, tous mes malheurs sont mon ouvrage; j'ai manqué de confiance en ma mère; en cessant de la consulter, je me suis égarée: fille ingrate et coupable! Le ciel, pour me punir, aveugla mes parens dans leur choix; l'époux qu'ils me donnèrent ne pouvoit faire mon bonheur; cependant, sans de nouvelles fautes, les sentimens de la nature auroient pu me rendre heureuse; mais loin de chercher à triompher d'une passion criminelle, je la nourrissois en secret, et j'osai même, dans les lettres imprudentes qui m'ont perdue, en parler, en peindre toute la violence, et me plaindre en même-temps de l'époux que j'outrageois! ... Ces réflexions me faisoient répandre des torrens de larmes, cependant je trouvois une sorte de douceur à pleurer sur mes fautes, j'aimois à les sentir aussi vivement: en gémir, c'est les expier. Le remords d'un crime doit flétrir l'âme, mais le repentir d'une foiblesse involontaire
n'a rien de déchirant ni d'amer; ce sentiment vertueux nous console de nos fautes, et nous raccommode avec nous-mêmes. Dénuée de tout, séparée de l'univers, mon coeur fait pour aimer se livra bientôt tout entier à la passion sublime qui pouvoit seule me rendre la vie supportable; la religion me fit connoître et goûter toutes les consolations inépuisables qu'elle peut offrir; insensiblement elle bannit de mon âme cet amour infortuné, le plus grand de mes maux; elle sut enfin me donner tout ce que la sagesse humaine et la seule philosophie ne pourroient procurer, le courage de supporter, sans désespoir et sans murmures, neuf ans de captivité dans un cachot impénétrable au jour! ... J'avouerai cependant que j'éprouvai, dans les deux ou trois premières années, des peines dont le seul souvenir me fait frémir encore. Le temps où je supposai (d'après le calcul que j'en avois pu faire) que ma mère et ma fille devoient être arrivées dans ce même château où j'étois prisonnière, ce temps s'écoula pour moi d'une manière bien douloureuse, et forme l'époque la plus cruelle de ma captivité. Mon coeur se déchiroit en pensant que ma mère et ma fille étoient si près de moi, sans qu'il me fût possible
de conserver l'espoir de les revoir jamais! ... Ô ma mère! M'écriois-je, vous gémissez de ma mort, et j'existe! ... Et quelle main, grand dieu, choisissez-vous pour essuyer vos larmes! C'est dans le sein de mon persécuteur, de mon bourreau, que vous les répandez! ... Ah, ce n'est point où l'on vous conduit qu'est ma tombe! Hélas, vous la foulerez aux pieds sans la connoître, vous verrez d'un oeil sec ces rochers qui la cachent! ... Peut-être, dans le silence de la nuit, ne pouvant goûter les charmes du sommeil, viendrez-vous errer autour de ma caverne! Peut-être en cet instant même, êtes-vous assise près de cette trappe affreuse qui ne s'ouvrira plus pour moi! ... Ah, s'il est vrai, sans doute vous pensez à votre malheureuse fille, vous la pleurez, et vous ne pouvez entendre ses cris et sa voix qui vous appelle! ... Ces idées déchirantes m'arrachoient l'âme, et souvent troubloient ma raison: à ces cruels accès de douleur, succédoit une espèce d'anéantissement stupide, plus affreux peut-être que le désespoir même; mais à mesure que la piété se fortifia dans mon coeur, ces violens transports s'affoiblirent, je trouvai dans la prière des consolations inexprimables; toutes les méditations,
qui communément attristent les hommes, étoient pour moi les plus agréables sujets de rêverie. Avec quel plaisir je réfléchissois à la briéveté de la vie! Avec quelle sérénité j'envisageois la mort! ... L'être le plus heureux, me disois-je, est-il jamais pleinement satisfait de ce bonheur foible et fragile qu'on peut goûter sur la terre? Il est moins occupé des biens qu'il possède que de ceux qu'il attend; au sein de sa félicité trompeuse, son imagination se plaît à s'égarer dans l'avenir. Mais qu'importe que sa destinée soit fortunée ou malheureuse! Qu'importe que ses espérances soient satisfaites ou trompées! Ne formera-t-il pas toujours de nouveaux desirs? Sait-il jouir du présent, sait-il s'en contenter? ... Pourquoi donc regretterois-je avec tant d'amertume tous les biens dont je suis privée, puisqu'enfin ils ne peuvent procurer le bonheur! ... Je dois, il est vrai, passer ma vie dans ces affreuses ténèbres; l'avenir n'offre à mon imagination glacée qu'une longue et triste nuit! ... Eh bien, ne songeons qu'au réveil! ... Oublions cette vie périssable, ne voyons que l'éternité! ... Méprisons cette douleur d'un moment à laquelle doit succéder une immortelle félicité! ... Portons tous nos desirs, toutes nos espérances vers le seul objet
digne de fixer et de remplir le coeur humain! C'est ainsi que, par de salutaires réflexions, je m'élevois au-dessus de mon sort, et que je parvins enfin à m'y résigner entièrement.Rendue à la raison, à moi-même, non-seulement mes peines s'adoucirent, mais je m'accoutumai aux ténèbres, à ma captivité; je me formai des occupations.
Ma prison étoit spacieuse; je me promenois une grande partie de la journée (ou de la nuit); je faisois des vers que je récitois tout haut; j'avois une belle voix; je savois parfaitement la musique; je composois des espèces d'hymnes, et un de mes grands plaisirs étoit de les chanter et d'écouter l'écho qui me répondoit. Mon sommeil devint paisible, des songes agréables me représentoient mon père, ma mère, ma fille; je voyois ces objets si chers toujours satisfaits et heureux. Quelquefois je me trouvois transportée dans de brillans palais, ou dans de charmans jardins; je revoyois les cieux, des arbres, des fleurs; enfin, ces douces illusions me rendoient tous les biens que j'avois perdus. Je me réveillois en soupirant, il est vrai, mais je m'endormois avec plaisir; même éveillée, la joie cessa d'être étrangère à mon coeur, mon imagination s'exalta: sous les yeux de l'être
suprême, j'osois me flatter que ma patience et ma résignation n'offroient point à ses regards un spectacle indigne de lui. Témoin de toutes mes actions il m'entendoit, il parloit à mon coeur, il le ranimoit, l'élevoit jusqu'à lui, et je ne me trouvois plus seule dans ma caverne. Après la privation des objets que j'aimois, la seule chose que je regrettasse encore malgré moi, c'étoit la lumière et la vûe du ciel: je ne comprenois plus comment on pouvoit se livrer au désespoir dans le plus triste esclavage, si l'on jouissoit d'une fenêtre donnant sur la campagne. Enfin, je m'accoutumai tellement à ma situation, que, loin de desirer la mort, je connus plus d'une fois que je la craignois encore... souvent je manquai de nourriture: le duc m'en apportoit quelquefois pour trois ou quatre jours; je comprenois alors qu'il alloit faire un petit voyage; et quand ma provision approchoit de sa fin, j'éprouvois de l'inquiétude; la mort de mon tyran entraînoit la mienne, et cette cruelle idée me forçoit à former des voeux pour sa santé. Il est vrai que je n'avois plus d'aversion pour lui, la religion m'avoit fait aisément renoncer à la haine; ce foible effort pouvoit-il me coûter! N'avois-je pas déjà triomphé de l'amour! ...
Je plaignois mon persécuteur, je me représentois l'état horrible de son âme, ses fureurs, ses craintes, ses remords, et je ne me trouvois que trop vengée. Dans les premiers temps de ma captivité, je ne l'entendois jamais arriver sans être au moment de m'évanouir de terreur; peu-à-peu ces mouvemens violens s'affoiblirent; il m'inspiroit toujours une sorte d'émotion mêlée de quelque effroi, cependant je desirois qu'il vînt, non-seulement pour l'intérêt de ma vie, mais aussi parce qu'il interrompoit le silence effrayant et profond de ma solitude; il me faisoit entendre du mouvement, du bruit; enfin, il me procuroit une espèce de distraction qui ne me fut jamais agréable, mais qui me devint nécessaire. Je ne puis exprimer combien étoit vif en moi ce desir singulier d'entendre quelque bruit: quand le tonnerre étoit excessif, je l'entendois; il m'est impossible de rendre ce que j'éprouvois alors; il me sembloit que j'étois moins seule; j'écoutois ce bruit majestueux avec autant de ravissement que d'attention; et lorsqu'il cessoit entièrement, je tombois dans l'abattement et dans la tristesse la plus profonde.
Telle fut à-peu-près ma situation pendant six ou sept ans; durant cet espace, je ne fus
véritablement affectée que du chagrin d'ignorer absolument tout ce qui étoit relatif à la destinée de ma mère et de ma fille. En vain, à travers mon tour, je questionnois le duc à cet égard; je n'en pus obtenir un seul mot de réponse, car, depuis sa dernière apparition dans mon souterrain, il ne me parla jamais. J'avois besoin de tout mon courage pour supporter cette cruelle incertitude sur un point aussi intéressant; souvent, quand j'invoquois le ciel pour ma fille, pour ma mère, tout-à-coup mon coeur se serroit, mes larmes couloient: hélas! M'écriois-je, existent-elles encore? Je fais des voeux pour leur bonheur, et peut-être ai-je le malheur affreux de leur survivre! ... Dans d'autres momens, l'espérance dans mon coeur étoit si forte à cet égard, que je n'éprouvois même pas la plus légère inquiétude; et dans cette heureuse disposition d'esprit, je me flattois encore qu'il n'étoit pas impossible qu'un événement extraordinaire pût m'arracher de ma prison; cette idée s'imprima tellement dans ma tête, surtout la dernière année de ma captivité, que je promis à Dieu, si jamais je recouvrois ma liberté, de lui consacrer ma vie dans une solitude éloignée de Rome, et de m'y fixer jusqu'à la fin de mes jours, aussi
tôt que ma fille n'auroit plus besoin de mes soins. Cependant, je touchois à l'époque la plus intéressante de ma vie, j'approchois du moment de ma délivrance, et bientôt la bonté divine alloit me dédommager amplement de neuf ans de souffrance et de douleur. Depuis quelque temps, je jugeois que le duc habitoit constamment son château, parce qu'il m'apportoit régulièrement ma nourriture; mais un jour me trouvant au moment d'en manquer, je l'attendois avec impatience, il ne vint point, et j'achevai entièrement ma foible provision. Je m'endormis assez paisiblement; le lendemain j'attendis en vain les secours que chaque instant me rendoit plus nécessaires; il fallut m'en passer; l'inquiétude, autant que la soif et la faim, me priva du sommeil, et je restai dans cette situation encore près d'un jour: alors, absolument épuisée, je crus toucher enfin au terme de ma vie; j'envisageai la mort avec tranquillité; cependant le souvenir de tout ce qui m'étoit cher vint me troubler et m'attendrir... fille et mère infortunée, m'écriois-je, dans quel funeste abandon s'écoulent mes derniers momens! ... Chers auteurs de mes jours, il faut donc mourir sans recevoir vos bénédictions! ...
Ô, ma fille! Je ne puis te donner la mienne, je ne jouirai pas de la douceur d'expirer dans tes bras... ma fille! Tu ne peux même me regretter... dans cet instant où ta malheureuse mère est prête à rendre son dernier soupir, tu te livres sans doute aux amusemens, aux plaisirs faits pour ton âge! ... Affreuse pensée! ... Je meurs, et tout ce que j'aime est depuis long-temps consolé de ma mort! ... Mais que dis-je, insensée, je me plains, je murmure lorsque tous mes maux vont finir! ... Grand Dieu, pardonne-moi cette criminelle foiblesse!... Mon coeur l'abjure et la désavoue. Ô mon juge et mon père, daigne enfin m'appeler à toi! ... Pleine d'espoir et de confiance, sûre de jouir d'un bonheur immortel, j'attends la mort avec sécurité, je l'invoquerois même si tu ne me défendois de la desirer! ... En achevant ces mots, je retombai presque expirante sur la paille qui me servoit de lit... je sentois au fond de mon âme un calme, une tranquillité dont jamais, jusqu'à cet instant, je n'avois goûté les charmes; il me sembloit qu'un baume salutaire guérissoit subitement toutes les blessures de mon coeur. L'excès de ma foiblesse confondant bientôt mes idées, je tombai doucement dans une
rêverie vague et délicieuse, une espèce de sommeil durant lequel les images les plus ravissantes s'offrirent successivement à mon imagination: je croyois voir autour de mon lit des anges brillans de lumière, des figures célestes; j'entendois de loin des voix harmonieuses, des concerts divins; je voyois le ciel entr'ouvert, et l'éternel, sur un trône éclatant, m'appelant et me tendant les bras... il veilloit en effet sur moi, sa main paternelle alloit briser ma chaîne... tout-à-coup je me réveille en tressaillant, je crois avoir entendu frapper au tour, j'écoute... on frappe encore... mon coeur palpite... mais, ô surprise, ô transport inoui, transport impossible à dépeindre! ... J'entends une voix, et cette voix n'est plus celle de mon tyran, c'est une voix nouvelle! ... Elle me parut celle d'un ange descendu du ciel pour me délivrer! ... Hors de moi, éperdue, je joignis les mains, avec le mouvement le plus passionné de la plus vive reconnoissance: ô Dieu, m'écriai-je, c'est un libérateur que tu m'envoies! ... Ah, j'acceptois avec joie la mort, et tu me rends la vie! ... La vie est un de tes bienfaits, il m'est permis de la chérir! ... En disant ces paroles, je veux me lever, m'approcher du tour, je ne puis,
la force m'abandonne, et je retombe sur mon lit... dans ce moment, ma porte s'ouvre et j'apperçois de la lumière; on entre, je me soulève, je veux regarder, je ne distingue rien; mes yeux, depuis si long-temps privés du jour, ne peuvent soutenir la foible clarté d'une lampe, et se ferment malgré moi... cependant on approche... ô, qui êtes-vous, m'écriai-je d'une voix entrecoupée! À ces mots, je r'ouvre avec peine mes yeux éblouis encore, je vois un homme à genoux devant moi, il passe son bras sous ma tête, il la soutient, et me présente des alimens: alors, consumée d'une faim dévorante, je n'ai plus qu'une idée, celle de satisfaire ce besoin impérieux; toutes mes autres pensées sont pour ainsi dire suspendues... et je me jette avec avidité sur la nourriture qui m'est offerte. Enfin, sentant ma force renaître, je me tournai tout-à-coup vers mon libérateur; son visage étoit dans l'ombre, je ne pus distinguer ses traits: ô, parlez-moi, lui dis-je, êtes-vous le complice de mon persécuteur, ou venez-vous pour me délivrer? ... Ô ciel, interrompit l'inconnu, quelle voix! ... Où suis-je, ô dieu! ... En achevant ces paroles, il se lève brusquement, et prenant la lumière, il revient à moi, il me regarde avec une attention
mêlée d'attendrissement et d'horreur; je fixe un instant mes yeux sur son visage éclairé par la lampe, ses cheveux paroissoient hérissés sur sa tête, il étoit pâle et tremblant... mais je ne pus le méconnoître... je veux parler, mes pleurs me coupent la parole, je ne puis prononcer que le nom du comte de Belmire... . C'étoit lui-même en effet... il tombe à mes pieds, il les arrose de larmes, il me regarde encore... il bégaye des mots entrecoupés... il accuse et bénit le ciel... l'excès de sa compassion donne à sa joie l'apparence de la fureur et du désespoir... nous parlons tous les deux à la fois, sans nous entendre, sans nous répondre... la caverne retentit de nos cris... enfin, le comte se relevant impétueusement: ô le plus barbare des hommes, s'écria-t-il, monstre exécrable, est-il un supplice assez affreux pour te punir de ton forfait? Et vous, continua-t-il, en m'aidant à me relever, vous, victime infortunée des fureurs d'un tygre impitoyable, venez, vous êtes libre... à ces mots, mon premier mouvement fut de m'élancer vers la porte; mais m'arrêtant aussi-tôt... ah, dis-je au comte, vous êtes mon libérateur, je vous dois la vie, la liberté! ... Mais ces biens que vous me rendez...
peuvent-ils encore faire mon bonheur? ... Hélas, je n'ose vous interroger... ma mère... mon père? ...-Ils vivent...-ciel! ... Et ma fille? ...-Elle est à Rome, elle sera bientôt dans vos bras. Ô Dieu, m'écriai-je en me prosternant, quelle reconnoissance pourra jamais m'acquitter envers toi! Ce moment seul m'a déjà payée de toutes mes souffrances! ... Ô vous, mon généreux protecteur, poursuivis-je en m'adressant au comte, maintenant, pour votre récompense, apprenez que je suis innocente; mais avant de vous instruire des tristes détails de mon histoire, souffrez que je vous fasse une question... sans doute le duc est malade? ...-Attaqué d'une maladie mortelle, il est sur le bord de la tombe, et ne peut vivre plus de deux jours... venez, sortez de cet horrible cachot... que le barbare, avant d'expirer, apprenne que la liberté vous est rendue... non, interrompis-je, c'est mon père, ma mère, qui doivent m'arracher de ma prison, ce n'est que guidée par eux que j'en puis sortir. Alors je conjurai le comte d'envoyer un courrier à mon père au moment même, il me le promit; et me donnant un crayon et du papier, j'écrivis sur le champ un billet qui contenoit ces mots:
"mon père, ma mère, j'existe, je suis innocente! ... Venez, par votre présence, me rendre véritablement à la vie;... venez me tirer d'un affreux souterrain, et me faire oublier tous les maux que j'ai soufferts." Ce billet étoit à peine lisible, je fus près d'un quart d'heure à l'écrire, car je ne savois plus former une lettre, et j'avois totalement oublié l'orthographe. Le comte, voyant que j'étois irrévocablement décidée à rester dans ma prison jusqu'à l'arrivée de ma mère, me remit les clefs de toutes les portes, et me quitta avec un regret inexprimable, après m'avoir donné sa parole de dissimuler avec le duc s'il vivoit encore, et de revenir le lendemain, aussi-tôt que la nuit seroit tombée. Quand je me retrouvai seule, je me sentis saisie d'une terreur presque aussi forte que celle que j'éprouvois jadis dans les commencemens de ma captivité. Cependant j'avois de la lumière, le comte m'avoit laissé une lampe et une lanterne sourde; je lui avois demandé encore une montre, afin de pouvoir compter toutes les heures, car je n'espérois pas qu'il me fût possible de m'endormir un instant. Immobile à la place où le comte de Belmire m'avoit laissée, je respirois à peine, je
n'osois lever les yeux, et cependant je ne pouvois m'empêcher de jeter à la dérobée, quelques regards autour de moi. La lumière, loin de me rassurer, ajoutoit à ma frayeur, parce qu'elle me faisoit distinguer ma triste et lugubre habitation; enfin, ne pouvant supporter cet état, je me levai, je pris ma lumière, j'ouvris ma première porte, je sortis et j'entrai dans une espèce de long corridor et l'endroit du souterrain où le tour étoit placé. Je sentis déjà un grand soulagement, en me voyant dans un lieu nouveau, et qui me rapprochoit de la dernière porte de ma prison; je précipitai mes pas jusqu'au bout du corridor, j'ouvris encore sa porte d'entrée: alors je me trouvai au bas de l'escalier du souterrain, et n'étant plus enfermée que par la double porte qui donnoit sur le jardin, je fermai celle du corridor, comme pour me séparer de mon affreuse caverne; ensuite, montant rapidement l'escalier, je m'assis sur la dernière marche, et je commençai enfin à respirer. Il semble qu'après un événement aussi heureux qu'inattendu, j'aurois dû ressentir la joie la plus vive et la plus pure; mais j'avois souffert trop long-temps, j'avois été trop malheureuse, pour que mon coeur osât se livrer aux charmes
séduisans des plus douces espérances. Je pensois, il est vrai, avec transport, que tout ce que j'aimois existoit; cependant quand je réfléchissois au bonheur inexprimable que je goûterois en me retrouvant dans les bras de ma mère, en embrassant et mon père et ma fille, je ne pouvois me flatter qu'une félicité semblable dût jamais être mon partage!Mille idées funestes venoient troubler et noircir mon imagination, et dans cet état d'abattement et de mélancolie, je prenois pour des pressentimens toutes les craintes les plus chimériques. Cette époque intéressante de ma vie, le jour où le comte de Belmire entra dans ma prison, fut le 3 de juin 17..; il me quitta à minuit, et jusqu'à six heures du matin je fus dans la situation que je viens de décrire, quand tout-à-coup je crus entendre un léger bruit, j'appuyai l'oreille la plus attentive sur la porte de ma prison, et malgré son épaisseur et celle du rocher qui la couvroit, j'entendis assez distinctement le ramage des oiseaux éveillés par le jour naissant. Le mouvement de joie que j'éprouvai dans cet instant ne peut ni se peindre ni se concevoir, toute ma mélancolie s'évanouit, mon coeur se r'ouvrit à l'espérance, au bonheur; les plus douces larmes couloient
de mes yeux, quoique j'eusse cependant une extrême confusion d'idées, et que je ne fusse pas en état de réfléchir au changement inespéré de ma situation, car j'étois uniquement occupée du desir d'entendre ce qui se passoit dans le jardin; l'oreille collée sur ma porte, retenant ma respiration, j'écoutois avec une attention dont nulle autre pensée ne pouvoit me distraire. J'entendis des chiens aboyer, des hommes marcher, et même parler confusément, et tous ces différens bruits me causoient un plaisir inexprimable.Cependant, vers la fin du jour, je desirai vivement la nuit, afin de revoir le comte de Belmire, et de le questionner sur mille choses dont je brûlois d'être instruite, et qui se presentoient successivement à ma mémoire à mesure que mes idées se débrouilloient: par exemple, je souhaitois apprendre combien de temps j'avois passé dans ma prison; avant d'avoir vu le comte, je croyois avoir près de cinquante ans; l'air de jeunesse du comte de Belmire me prouvoit que la douleur et l'ennui savent mal mesurer le temps, mais je ne pouvois savoir encore, à quatre ou cinq ans près, quel étoit mon âge. Le comte vint à minuit précis; je connus aisément, par l'excès de sa
pâleur, par son trouble et son attendrissement, combien il étoit profondément affecté de l'événement qui changeoit mon sort. Respectant ma situation qui me forçoit à le recevoir seule au milieu de la nuit, respectant le noeud fatal, prêt à se rompre, mais qui me lioit encore, il ne me parla ni des sentimens dont j'osai faire l'aveu dans des temps plus heureux, ni de ceux qu'il me conservoit toujours. Après qu'il m'eut appris qu'il avoit écrit à mon père, en lui envoyant mon billet, et que le duc étoit toujours à l'extrêmité, je le priai de m'instruire des raisons qui avoient déterminé le duc à lui confier un secret si important pour lui; et le comte, prenant la parole, satisfit ainsi ma curiosité.
"Je voyageois depuis un an, lorsque je reçus la nouvelle de votre mort; j'appris en même-temps que le duc étoit inconsolable de votre perte; cette circonstance affoiblit beaucoup l'antipathie naturelle que j'avois pour lui... je voyageai deux ans encore, et rappelé par des affaires, je revins enfin en Italie. Obligé de voir le duc, il fallut venir dans ce château, car il ne s'en absentoit que très-rarement, et seulement pour aller à Naples passer deux ou
trois jours. Je vis ici votre tombeau, j'y vis votre portrait placé dans presque tous les appartemens, je m'attachai à cette habitation, je m'attachai même au monstre inhumain dont vous étiez la victime. Il montroit une douleur si vive, une tristesse si profonde, que bientôt préférant sa société à toute autre, je vins tous les ans passer cinq à six mois dans ce château. Depuis un an, le duc, attaqué d'une maladie mortelle, s'aveugloit sur son état, et faisoit encore quelques voyages à Naples. L'hiver dernier il cessa entièrement d'aller à la cour, et m'écrivit à Rome pour m'engager à venir le voir. J'arrivai sur la fin de janvier, et je le trouvai mourant, quoiqu'il ne gardât point son lit, et qu'il marchât toujours; je crus même m'appercevoir que dans de certains momens il n'avoit pas entièrement sa tête: dévoré de remords, la vie, depuis neuf ans, n'étoit pour lui qu'un fardeau insupportable, et cependant il ne pouvoit en envisager le terme qu'avec horreur. Enfin, s'affoiblissant chaque jour, il tomba tout-à-coup dans des convulsions qui l'obligèrent de se mettre au lit; il y resta trois jours, au bout desquels un de ses valets-de-chambre
vint me dire, à neuf heures du soir, qu'il demandoit à me parler: cet homme ajouta que le duc, cette nuit même et la précédente, avoit renvoyé ses gens pour essayer de se lever seul; mais que ne pouvant se soutenir, il les avoit sonnés, et qu'on l'avoit trouvé hors de son lit et à moitié habillé. Je fus au même instant dans sa chambre, il renvoya son médecin et ses gens, et m'annonçant qu'il alloit me confier un important secret, il me fit jurer de le garder avec fidélité; ensuite, me regardant d'un air égaré... des raisons de famille, me dit-il, m'obligent à garder prisonnière dans ce château une femme criminelle, et qui méritoit la mort... elle doit manquer de nourriture, allez-lui en porter: frappez au tour qui sert à cet usage; si elle ne vous répond pas, entrez dans sa prison et secourez-la; mais je vous préviens que cette femme est en démence, ne l'écoutez point; donnez-lui de la nourriture, revenez sur le champ; je vous promets de vous dire un jour et son histoire et son nom. Alors le duc m'apprit encore le secret de ses souterrains, et tirant de dessous son chevet un paquet de clefs, il me le donna en me recommandant
d'exécuter sa commission sans délai. Le barbare, croyant que je ne vous avois jamais vue, pensoit ne pouvoir mieux placer sa confiance, et remit ainsi dans mes mains votre destinée et la mienne." Lorsque le comte de Belmire eut fini ce récit, il me conjura de lui apprendre mon histoire; mais comme je ne pouvois la conter sans parler des sentimens que j'avois eu pour lui, je lui déclarai que je ne l'en instruirois qu'en présence de mon père et de ma mère. D'après le calcul du comte de Belmire, mon père devoit arriver sous deux jours au plus tard. Moins agitée, et plus en état de réfléchir, je goûtai pendant vingt-quatre heures tout le bonheur qu'une attente si chère devoit me procurer; ensuite mon impatience augmentant à mesure que l'instant de ma délivrance approchoit, bientôt elle n'eut plus de bornes, et devint un tourment insupportable. Je n'ai jamais rien senti que je puisse comparer aux mouvemens violens que j'éprouvai dans la nuit qui précéda le plus beau jour de ma vie. Les yeux fixement attachés sur ma montre, je considérois tristement le mouvement si lent, à mon gré, de ses aiguilles: à chaque instant je croyois entendre
du bruit, je tressaillois, je sentois mon sang bouillonner dans mes veines, et toutes mes artères battre avec violence: ces vives agitations s'accrurent encore quand le chant des oiseaux m'annonça la naissance du jour, de ce jour fortuné où j'allois renaître en reprenant le titre et les droits chers et sacrés de fille et de mère! ... Ce moment fait pour dédommager d'un siècle de souffrances, ce moment si passionnément desiré! ... Il approche! ... J'y touche enfin! ... Des cris redoublés, des voix tumultueuses se font entendre... bientôt je distingue un bruit confus de voitures, de chevaux, de gens armés... ce bruit redouble et se rapproche... je tremble, je frisonne. Dieu! ... Quelle voix frappe mon oreille et retentit jusqu'au fond de mon âme! ... Ô ma mère! ... Elle appelle sa fille! ... Mon coeur s'élance vers elle! ... Dieu, qui me donna la force de supporter mes malheurs, ah! Ne permets pas que je succombe à cet excès de joie! ... Je sens que je me meurs, faudra-t-il expirer aux pieds de ma mère? ... Comme j'achevois ces mots, ma porte s'ouvrit, je me précipite hors de ma caverne. Malgré l'éclat brillant du jour qui frappe et blesse mes yeux éblouis, je vois, je reconnois ma mère, mon
père, je pousse un cri perçant, je me jette dans leurs bras, et j'y tombe évanouie... ô, qui pourroit décrire le ravissement, les transports que j'éprouvai en reprenant ma connoissance! Je me trouvois sur le sein de la mère la plus chérie, je sentois mon visage inondé de ses pleurs; mon père, à genoux devant moi, pressoit mes deux mains dans les siennes... je revoyois le jour, le soleil... j'étois sûre enfin de revoir bientôt ma fille... cet instant réalisoit toutes mes espérances les plus chères, et satisfaisoit tous les desirs de mon coeur. Je ne rendrai point compte de mes idées dans ces premiers momens, je sentois trop pour qu'il me fût possible de penser et d'exprimer l'excès de ma joie autrement que par mes sanglots et mes larmes. Enfin, mon père me soulevant dans ses bras: venez, ma chère fille, me dit-il, quittez cet affreux séjour où le crime a si long-temps opprimé l'innocence, venez... à ces mots, je me levai, je regardai autour de moi, et je vis avec surprise que nous étions entourés d'une troupe nombreuse de gens armés, parmi lesquels je reconnus beaucoup de parens et quelques anciens amis de mon père, qui m'apprit que les ayant tous rassemblés avant de quitter Rome, il les
avoit conduits directement à Naples, et que là, mon père s'étant jeté aux genoux du roi, et lui montrant mon billet, en avoit obtenu, non-seulement la permission de venir m'enlever à main armée, si la force étoit nécessaire, mais encore des troupes pour le seconder. En arrivant ici, continua mon père, j'ai appris que votre infâme persécuteur venoit d'expirer: ainsi, ce jour heureux vous rend à tout ce qui vous chérit, vous délivre d'un tyran exécrable, et vous assure une parfaite liberté.
À ce discours, pour toute réponse, j'embrassai mon père en pleurant. Au comble du bonheur, n'ayant plus rien à craindre, je ne pus m'empêcher de plaindre au fond de mon âme le sort du malheureux duc de C. Hélas, me disois-je, si je l'eusse aimé, il n'auroit point souillé sa vie par des fureurs si criminelles, il vivroit et seroit heureux! ... Cette réflexion, en excitant ma compassion, la rendit pénible et douloureuse, et pendant quelques instans, elle porta dans mon coeur une cruelle impression de tristesse, et corrompit ma joie. Enfin, nous partimes, et le lendemain, mère aussi fortunée qu'heureuse fille, je retrouvai cette enfant si passionnément aimée, je la serrai dans mes bras, je vis couler ses larmes,
et je l'entendis m'appeler sa mère! ... Je fus dans une espèce d'ivresse les deux premiers jours de mon arrivée à Rome, étourdie du bruit, étonnée de tout, et ne jouissant véritablement que du bonheur de revoir ma fille, et de me trouver entre mon père et ma mère. Ensuite, mon coeur étant pleinement satisfait, je commençai à sentir le prix de tous les biens qui m'étoient rendus; je trouvai, dans les choses les plus communes de la vie, des jouissances aussi agréables que nouvelles: tout étoit spectacle pour moi. La première fois que je me promenai au clair de la lune, j'éprouvai une admiration et un saisissement inexprimables en revoyant cette clarté si douce et si pure, et les cieux parsemés d'étoiles. Je ne pouvois me promener dans la campagne ou dans un jardin sans m'arrêter à chaque pas pour examiner avec détail les objets qui s'offroient à ma vûe; je ne me lassois point de contempler les fleurs, les fruits, les arbres, la verdure, les nuages, le coucher du soleil et l'aurore, ce spectacle ravissant et sublime! ... Ô Dieu, m'écriois-je, que de merveilles ta bonté créa pour nous, que de trésors elle nous prodigue, et l'homme ingrat pourroit les dédaigner! Et lorsqu'il jouit de tant de biens, il
pourroit se croire malheureux! ... C'est ainsi que mon coeur se livroit avec transport à la félicité qui lui fut si long-temps ravie. Je goûtai aussi un plaisir extrême, en me retrouvant dans le palais où j'étois née, et dans lequel s'écoulèrent les heureuses années de mon enfance et de ma première jeunesse; mais j'avoue que je ne revis pas sans quelque peine la marquise de Venuzi, cette ancienne amie, et la première cause de tous mes malheurs. Le comte de Belmire me suivit de près à Rome; et en présence de mon père, de ma mère, de la marquise de Venuzi et de quelques parens, je lui contai mon histoire. À peine l'eus-je finie, que se précipitant à mes genoux, il m'exprima, dans les termes les plus passionnés, l'excès de son attendrissement et de sa reconnoissance. Eh quoi, s'écria-t-il, vous pouviez, en me nommant, vous soustraire à cette horrible destinée! ... C'est moi qui vous ai plongée dans cet abîme, et tandis que vous y gémissiez, je vivois, je voyois le jour dont vous étiez privée pour moi! ... M'est-il permis de me flatter encore que l'amour pourra vous dédommager des maux affreux qu'il vous causa? ... Ce coeur si noble et si tendre pourroit-il n'être pas fidèle? ... Vos
malheurs vous auroient-ils fait abjurer des sentimens sans lesquels je ne puis vivre? ... À ce discours, mon père embrassa affectueusement le comte de Belmire, et me fit connoître par cette action qu'il approuvoit ses sentimens; mais pour moi, ayant perdu jusqu'à l'idée d'une passion qui jadis eut tant d'ascendant sur mon coeur, je ne concevois même plus qu'on pût s'y livrer, et encore moins la possibilité que j'en fusse l'objet. Après un moment de silence, je pris la parole, et m'adressant au comte, je lui peignis si naturellement la situation de mon âme, qu'il perdit au moment même toutes ses espérances. Il s'éloigna de Rome pendant quelque-temps; mais le sentiment qui le faisoit fuir l'y ramena bientôt; et consolé par l'amitié que je lui témoignois, il s'y fixa entièrement. Cependant, loin de me blaser sur le bonheur que je goûtois, chaque jour sembloit m'en faire mieux sentir le prix.Toutes les fois que je me réveillois, combien ma première pensée avoit de charmes! ... J'éprouvois une joie si pure en jetant les yeux autour de moi, en voyant le lit de ma fille à côté du mien, en me retrouvant dans la demeure paternelle! ... Je ne comprenois plus
comment j'avois pu supporter la privation de la félicité dont je jouissois, et même celle des choses d'agrément et de commodité que l'habitude commençoit à me faire paroître absolument nécessaires à la vie. Ces idées m'inspiroient la plus tendre compassion pour tous les infortunés; j'avois couché neuf ans sur de la paille, j'avois souffert la faim, la soif, le froid... je devois du moins à mes malheurs le sentiment qui nous rapproche le plus de la divinité! ... Je n'écoutois point avec distraction les gémissemens du pauvre, implorant ma pitié, son sort me rappeloit le mien, je voyois en lui mon semblable, et je trouvois la satisfaction la plus pure à le consoler, à le soulager! Ce n'étoit point assez pour moi de le recevoir, de l'accueillir, j'allois le chercher... eh! Qui mérite d'être prévenu, si ce n'est le malheureux qui souffre, et qui souvent n'ose demander le foible secours qui lui sauveroit la vie! ... Ce desir de trouver des infortunés afin de changer leur sort, n'étoit point en moi une vertu, c'étoit le besoin le plus pressant de mon coeur, et le plus doux de mes plaisirs; mais plus je m'accoutumois moi-même à l'aisance qui m'étoit rendue, plus le souvenir de ma captivité
me faisoit d'impression, et bientôt il ne me fut plus possible ni de parler de mes malheurs, ni même d'écouter avec tranquillité les récits et les discours qui pouvoient me les rappeler ou m'en retracer l'image. Cette foiblesse m'en donna beaucoup d'autres; je ne pouvois supporter les ténèbres, ou bien une solitude absolue, ne fût-ce que pour un moment. Je me souviens qu'une nuit ma lumière s'éteignit; j'ouvris les yeux, et en me voyant dans une obscurité profonde, j'éprouvai un effroi que ma raison ne put ni vaincre, ni modérer; je fis un cri perçant: on accourut et l'on me trouva pâle, défigurée, presque sans connoissance et agitée des plus effrayantes convulsions. Ces vaines terreurs, ces foiblesses involontaires, tristes fruits de mes malheurs et de ma captivité, ne furent pas pour moi les peines les plus sensibles; je me trouvai absolument hors d'état de présider à l'éducation de ma fille, il me fallut apprendre de nouveau à lire, à écrire et à compter; mais, par une singularité assez remarquable, je n'avois presque rien oublié de tout ce que j'avois lu dans ma jeunesse, car n'ayant eu, durant neuf ans, aucune espèce de distraction, j'en avois cherché dans le passé, en me
rappelant souvent, et avec détail, ce que les livres et la conversation avoient pu m'apprendre; ainsi toutes ces choses étoient restées gravées dans ma mémoire, mieux peut-être que si je n'eusse jamais quitté le monde. J'étois âgée de vingt-sept ans lorsque je sortis de ma prison, et alors ma fille en avoit dix. Uniquement occupée d'elle, vivant dans la plus profonde retraite, toujours enfermée dans mon appartement, n'y voyant que mon père, ma mère et quelquefois le comte de Belmire, je vécus ainsi cinq ans. Ma fille atteignant enfin sa quinzième année, et se trouvant le plus grand parti de l'Italie, me fut demandée par tout ce qu'il y avoit de plus distingué dans Rome. Depuis long-temps mon choix étoit fait au fond de mon coeur; je consultai ma fille, elle m'avoua que ses sentimens étoient d'accord avec mes desirs; mon père et ma mère approuvoient mon dessein, j'en pressai l'exécution. Le comte de Belmire, jeune encore, d'une figure charmante, aussi vertueux qu'aimable, possesseur d'une fortune considérable, avoit constamment refusé les établissemens les plus avantageux et les plus brillans: c'est à cet amant trop fidèle, cet ami si cher, mon libérateur enfin, que j'offris ma fille.
Je vous la donne, lui dis-je; elle est à vous: elle vous aime, elle a quinze ans, c'est l'âge où je vous vis pour la première fois; elle vous retrace tout ce que j'étois alors, et par sa figure et par ses sentimens. Le sort vous rend aujourd'hui ce qu'il vous ravit autrefois; et moi, n'étant pas née pour faire votre bonheur, je ne puis m'en consoler qu'en vous voyant heureux par ma fille. À ces mots, le comte de Belmire saisit une de mes mains, et la baigna de larmes; et comme je le pressois de me répondre, ah! Dit-il enfin, n'avez-vous pas le droit de disposer de ma destinée! ... Le soir même de cet entretien, les articles du mariage furent signés; et huit jours après, le comte de Belmire épousa ma fille.
Je restai encore un an à Rome; ensuite voyant ma fille établie et parfaitement heureuse, je ne songeai plus qu'à me retirer dans une solitude, suivant le voeu que j'en avois fait dans ma prison: d'ailleurs l'air de Rome étant très-nuisible à ma santé, les médecins m'avoient ordonné d'aller respirer celui de Nice pendant quelque tems. J'entrepris ce voyage par la corniche; la situation d'Albenga me charma tellement, que je résolus de me fixer dans cet agréable séjour; j'y fis bâtir une maison
simple et commode, et en revenant de Nice, je m'y établis pour toujours. C'est ici que, depuis quatre ans, j'ai retrouvé une santé parfaite, et que ma vie s'écoule dans le plus délicieux repos. C'est ici que j'ai eu le courage d'écrire cette histoire, que je destine à mes petites-filles, lorsqu'elles seront en âge de la lire avec fruit. En abandonnant le monde, je n'ai pu renoncer aux objets qui me sont chers; depuis que je suis à Albenga, j'ai déjà fait deux voyages à Rome pour y voir mon père et ma mère, et tous les ans ma fille et mon gendre viennent passer trois mois dans ma retraite. Enfin, je suis aussi parfaitement heureuse qu'on peut l'être; chaque jour je bénis le ciel et du bonheur que je goûte, et même des maux que j'ai soufferts, puisqu'ils ont expié mes fautes, épuré mon coeur, et me font connoître tout le prix de la félicité qui m'est rendue.
Continuation du journal de la baronne. Ce dimanche, de Pietra.
Quand vous aurez lu l'histoire de la duchesse de C, vous comprendrez facilement la peine que nous avons eue à quitter Albenga; nous n'avons pu nous en arracher qu'aujourd'hui après dîner. Nous avons fait beaucoup de chemin à pied, et la conversation a toujours eu pour objet cette belle et touchante duchesse de C; nous remarquions que tous ses malheurs venoient uniquement d'avoir manqué de confiance en sa mère; et que sans la religion, son souterrain eût été son tombeau, ou qu'elle n'en seroit sortie que stupide et folle. Ainsi Adèle et Théodore ont maintenant une juste idée de la religion; ils ont vu à Lagaraye tout ce qu'elle peut produire de grand, de bienfaisant et d'héroïque, et ils viennent d'apprendre encore qu'il n'est point de revers, d'infortunes, qu'elle ne fasse supporter avec courage et résignation; ils n'oublieront jamais qu'elle est aussi consolante que sublime, qu'elle
imprime au fond du coeur des vertus que nous ne pouvons tenir de la nature, et qu'enfin elle nous inspire un courage que la seule raison ne pourroit donner.
De Savone, ce lundi. Pour éviter une montagne horriblement dangereuse, nous nous sommes embarqués ce matin à Piétra, nous avons fait par mer trois lieues et demie; à Novi, nous avons repris nos chaises. Du haut de la montagne qui domine les villes d'Anvaye et de Savone, on découvre la plus belle vûe de l'univers; voilà ce que nous avons rencontré de plus remarquable depuis notre départ d'Albenga. Savone est une belle ville, très-agréablement située, et seulement à douze lieues de Gènes. Nous avons déjà parcouru la ville et même les environs; c'est un grand plaisir quand on a fini le voyage de la corniche, de se retrouver en voiture et de revoir des chevaux. Nous revenons d'Abbissola, village à une petite lieue de Savone; on voit là les palais de Rovère et de Durazzo , tous deux d'une grande magnificence; les jardins sont vastes, mais de mauvais
goût. J'y ai remarqué une chose assez singulière, c'est qu'on n'y voit aucune des fleurs charmantes qui croissent naturellement dans les champs (à l'exception de l'oranger), mais le buis y est cultivé avec le plus grand soin, et des vases superbes qui ornent les terrasses en sont remplis. Adèle me témoigna sa surprise à ce sujet; le maître de ce palais, me dit-elle, a bien peu de goût; et sans doute, repris-je, une vanité d'un genre bien frivole, s'il s'occupe de son jardin, et s'il ne l'abandonne pas aux soins de son jardinier; car ce vilain buis est mis dans ces beaux vases, uniquement parce qu'il est ici plus cher et plus rare que le myrte, le jasmin et le laurier-rose.-Cependant, maman, une chose agréable cesse-t-elle de l'être parce qu'elle est commune?-Non, sûrement, pour les gens raisonnables et de bon goût; tandis qu'un homme riche, bien vain et bien borné, ne songe qu'à prouver aux autres qu'il a beaucoup d'argent: il fait de la dépense, non pour se procurer ce qu'il aime le mieux, mais ce qui brille le plus; non pour être estimé des personnes honnêtes, mais pour être envié des sots; victime de cette absurde
vanité, il renonce aux plaisirs les plus doux, il ne jouit de rien; et croyant éblouir tous les yeux par sa magnificence, il ne se fait remarquer que par sa folie et les ridicules dont il se couvre.
De la même à la même. De Gènes.
Nous sommes arrivés à Gènes avant-hier matin, ma chère amie; j'ai trouvé aujourd'hui une voie sûre dont j'ai profité pour vous envoyer mon petit journal de la corniche et l'histoire de la duchesse de C. Maintenant je vais faire un vrai journal que vous ne verrez qu'à mon retour; je l'écrirai avec soin, puisqu'il doit servir de modèle, car ma fille écrira de son côté, et moi du mien, et tous les soirs elle me communiquera ses observations et ses réflexions, que je rectifierai par les miennes; comme nous écrirons sur le même sujet, et que je ne lui lirai jamais mon journal qu'après avoir vu le sien, cette manière doit former également son style, son jugement et son esprit. Au reste, pour que mes lettres vous paroissent moins insipides, je les ornerai de temps en temps de quelques détails relatifs seulement aux moeurs et aux usages; par exemple, je vous dirai déjà que tout ce qu'on raconte des
sigisbés est exactement vrai, il faut absolument en avoir un au bout d'un an de mariage; c'est le mari et les parens qui le choisissent; ainsi, vous jugez bien qu'on ne s'en tient pas toujours à celui-là: il doit suivre en tous lieux sa sigisbea , jouer avec elle aux assemblées, être à côté de sa chaise à porteurs, l'ouvrir, la refermer, porter le manteau, l'éventail, etc.
Excepté la rue balbi et la rue neuve, qui sont très-larges, toutes les rues sont ici fort étroites, aussi n'y a-t-il presque point de voitures à Gènes, et tout le monde y va en chaises.Toutes les femmes du peuple paroissent jolies, elles ont des espèces de robes à l'angloise, avec de longues queues qu'elles laissent traîner dans les rues, de grands tabliers de mousseline et des mantes de Perse dont elles s'enveloppent la tête, de façon qu'on ne découvre presque jamais leur visage en entier; on ne voit leurs traits que les uns après les autres, tantôt la bouche, tantôt les yeux, le nez, et cette manière de se montrer en détail et de se laisser voir en se cachant, leur sied fort bien et me paroît très-piquante.
Nous avons été hier à une grande assemblée que l'on nomme veilla delle quarante , parce que ce sont quarante nobles génoises, qui, tour-à-tour, donnent pendant trois jours ces assemblées. Adèle, n'ayant pas trouvé que les nobles génoises fussent mises de bon goût, a fait à Miss Bridget une description assez drôle de leur habillement, mais remplie de moqueries. Après ce récit, je me suis retournée froidement vers Miss Bridget, et haussant les épaules: sûrement miss, lui dis-je, vous aviez meilleure opinion de l'esprit et du caractère d'Adèle...-en effet, madame, je suis surprise... .-Comment donc, maman? ...-Adèle, je ne croyois pas que vous eussiez déjà oublié tout ce que je vous ai dit sur ce même sujet, quand vous critiquiez la parure des dames de Languedoc! ...-Mais, maman, les nobles génoises sont milles fois plus ridicules; il est impossible au moins de n'être pas étonné de leurs coëffures si basses, si frisées, si poudrées, de leurs énormes paniers...-votre étonnement est bien absurde, et seroit beaucoup mieux fondé, si les dames génoises étoient absolument mises comme celles de Paris et de Versailles, car il seroit en effet surprenant que, pour des choses aussi frivoles,
il y eût une convention générale, et suivie exactement dans tous les pays. Après cette courte leçon, j'ai changé d'entretien. Ce matin nous sommes sorties, Adèle et moi, pour aller chez des marchands; et comme nous parlons bien l'italien, on nous a conseillé de ne point dire que nous étions étrangères, afin d'avoir nos emplettes à meilleur marché; ainsi, nous avons pris à-peu-près le costume du matin des dames génoises. En sortant de chez une marchande de fleurs, et prêtes à remonter en chaises, notre laquais de louage nous proposa d'entrer chez un marchand d'estampes dont la maison étoit à deux pas; je fis quelques difficultés; mais cédant aux instances d'Adèle, j'entre dans la boutique. Le marchand, gros homme de très-bonne humeur, nous présente quelques gravures, et nous demande en riant si nous connoissons la bambolina francese, la petite poupée française . Qu'est-ce que c'est, dit Adèle? Un dessin colorié, reprend le marchand, qu'un jeune peintre fit hier à la veillée des quarante?-Et que représente-t-il? ...-Il faut d'abord, mesdames, que vous sachiez qu'il est arrivé à Gènes deux françaises, la mère et la fille... ici, nous nous regardons, Adèle et moi, avec
quelque émotion; et le marchand poursuivant son discours: la mère, continue-t-il, n'a rien d'extraordinaire, mais la petite fille est une des bonnes caricatures! ... Eh, Laurent! ... Où donc as-tu mis ces petits dessins? ... À ces mots, Laurent répond qu'ils sont tous vendus, à l'exception d'un seul qu'il nous apporte. Eh bien, dit le marchand, le peintre n'a pas perdu sa peine, il a passé la nuit à faire, avec l'aide de deux ou trois amis, une trentaine de ces petites gouaches, et cela vient d'être enlevé... tenez, regardez, mesdames, si cela n'est pas plaisant... alors Adèle, bien rouge et bien confuse, jette les yeux sur le dessin, et détourne aussi-tôt la tête, en faisant un sourire aussi forcé qu'amer: convenez, continue le marchand, que voilà une excellente figure; remarquez ce gros chignon flottant sur les épaules, ces énormes boucles tombant sur la gorge et cachant le cou, cette corbeille de fleurs dans la tête. Oh, la bonne caricature, la bonne caricature! ... Et le peintre vous a-t-il dit, demandai-je, que cette figure fût ressemblante?-Oh, il ne s'est pas attaché à la ressemblance; cependant deux dames de la veillée des quarante, qui sont venues ce matin, ont reconnu ce profil dans
l'instant, elles en ont fait des rires...-dit-on qu'elle soit jolie, cette jeune françoise? ...-Mais le peintre prétend qu'elle ne seroit pas mal si elle n'étoit pas fagotée d'une manière aussi extraordinaire. Comme le marchand finissoit ces paroles, je me levai, j'achetai la petite poupée française, et je m'en allai.
De retour chez moi: eh bien, dis-je, ma chère Adèle, que pensez-vous de cette aventure? Mais, maman, je vois que quand nous nous moquons de minuties, on peut toujours nous le rendre; je n'avois pas le sens commun, et je vois aussi que les dames de la veillée des quarante sont aussi frivoles que moi, puisqu'elles se sont moquées de mon habillement; et elles sont moins excusables, car elles ont plus de treize ans.-Aussi soyez persuadée qu'il y en a eu plus d'une assez sensée pour ne point s'étonner qu'une françoise ne fût pas mise comme on l'est à Gènes.-Maman! ... Vous avez acheté ce vilain petit dessin, qu'en comptez-vous faire? ...-Mais, ce que vous voudrez.-Cela n'est bon qu'à brûler.-Pourquoi? Cette petite figure est assez drôle; d'ailleurs, elle vous ressemble...-Oh maman! ... Je n'ai pas ce nez-là, j'espère...-On ne vous a pas flattée
dans ce portrait, cependant il vous ressemble; c'est ainsi que ceux qui ne nous aiment pas, nous peignent; mais malheureusement, en nous enlaidissant, ils ne nous défigurent pas tout-à-fait, et nous laissent malicieusement quelque trait qui puisse nous faire reconnoître. Revenons à votre caricature, pourquoi voulez-vous la brûler? ...-Maman...-savez-vous le vrai moyen de faire tomber une moquerie de ce genre, c'est de n'en paroître ni choquée ni embarrassée; si la méchanceté cherchoit à vous donner un tort, à vous noircir, vous auriez raison de vous affliger, mais cette plaisanterie n'attaque point votre caractère; et si vous avez le bon esprit d'en rire la première, loin de vous donner un ridicule, elle tournera même à votre avantage, en faisant connoître que vous êtes au-dessus des petits dépits causés par une vanité puérile, et que vous n'attachez point d'importance aux choses qui ne valent pas la peine d'occuper une personne raisonnable.-Eh bien, maman, voilà le parti que je vais prendre.-Cette résolution me fait grand plaisir, elle me prouve que vous avez réellement de l'esprit.-Ah, voilà qui est dit, je ne me fâcherai jamais de toutes les méchancetés qui n'attaqueront
point mon caractère... .-Méchancetés! ... Vous trouvez donc encore que cette plaisanterie en est une? ...-Mais oui, puisqu'elle a pu me faire de la peine un moment.-Cette raison est assez bonne; cependant ce que vous appelez une méchanceté, (parce que vous en êtes l'objet) n'est pourtant au fond qu'une petite malice, qu'une moquerie beaucoup plus douce que celle que vous fîtes jadis de Miss Bridget, quand vous attachâtes dans votre chambre le profil de l'empereur Vespasien, car le ridicule tomboit uniquement sur la figure de Miss Bridget, et non sur son habillement...-Oh, maman, quelle vieille histoire vous rappelez! ...-Si elle vous avoit entièrement corrigée, je n'en parlerois plus; elle vous apprit, il est vrai, à savoir respecter vos amis, mais vous a-t-elle ôté votre humeur moqueuse? Encore hier, cette description ridicule que vous fîtes à Miss Bridget des dames génoises...-maman, je vous proteste que maintenant j'abhorre la moquerie, et que jamais vous ne me verrez retomber dans ce vilain défaut si plat et si méprisable.-Allons, je vous crois, n'en parlons plus. J'ai quelques personnes à dîner, venez dans le sallon...-maman, j'y vais porter mon portrait , je le montrerai
à tout le monde...-vous ferez à merveille, venez. En effet, Adèle entre fièrement dans le sallon, en tenant la bambolina francese , et conte d'assez bonne grâce notre aventure du matin et notre conversation avec le marchand. Toute la compagnie, prévenue par M D'Almane, la loue beaucoup de la manière dont elle prend cette plaisanterie; et Adèle, charmée de ce succès, a fait encâdrer le petit dessin pour le placer dans le sallon. Ainsi, à présent je suis sûre de deux choses; qu'elle ne se fâchera jamais d'une moquerie, et que jamais elle n'en fera de piquante.
Adieu, ma chère amie; déjà je suis à deux cent quatre-vingt-quatorze lieues de vous et de Madame D'Ostalis, et je vais m'en éloigner bien davantage encore. Que ce calcul est triste! ... J'avoue que, trois mois avant mon départ, je ne pensois à mon voyage qu'avec ravissement, et maintenant j'ai le coeur bien serré quand je songe à la distance qui nous sépare! Combien l'imagination nous séduit et nous trompe! Ah, c'est de l'âme que viennent les vrais, les solides plaisirs, par exemple, ceux que je goûterai à mon retour!
Du baron à M D'Aimeri. De Gènes.
Enfin, monsieur, vous avez décidément rompu le mariage proposé par Madame D'Olcy; je ne puis dire que j'en sois fâché, car je tiens beaucoup au projet que je vous ai communiqué. À présent parlons avec détail du chevalier De Valmont, et voyons comment nous pourrons le préserver d'une partie des dangers qui vont l'entourer cet hiver. Je vous l'ai déjà dit; s'il vous quitte, il s'égare; si vous le suivez de force, vous ne le garantirez de rien. Vous ne pouvez donc le retenir que par la confiance. Un jeune homme bien né doit naturellement éprouver ce sentiment pour une personne dont il connoît la sagesse, l'expérience; dont il se croit aimé, et qu'il a depuis l'enfance l'habitude de consulter.Cependant bien peu de pères, bien peu de gouverneurs, savent inspirer de la confiance à leurs fils et à leurs élèves; j'en ai cherché la raison, je crois l'avoir trouvée. Il est deux sortes de confiance; l'une est
fondée sur la seule estime et sur la nécessité de consulter quelquefois, dans des affaires importantes, une personne plus instruite et plus éclairée que soi; l'autre vient du coeur et de la conformité d'opinions, de sentimens; elle se donne sans intérêt, sans avoir besoin d'un conseil utile; elle nous fait trouver un plaisir inexprimable à parler de ce qui nous occupe, de ce qui nous amuse, à dire tous les petits secrets du moment, et à nous montrer tels que nous sommes. La première espèce de confiance est plus flatteuse; la seconde est plus touchante; l'une, sans l'autre, laisse toujours l'amitié foible ou bien imparfaite; mais toutes deux réunies forment ces attachemens profonds et durables, que rien ne peut détruire, et dont on voit si peu d'exemples. On n'aime à parler souvent de ses sentimens, de ses plaisirs, de ses occupations, qu'à la personne que ce détail paroît intéresser véritablement. Si vous n'écoutez votre fils avec l'air de l'attention, que lorsqu'il vous demande un conseil, il n'aura pour vous qu'une confiance à peu-près semblable à celle que nous avons dans l'homme-d'affaires, l'avocat que nous allons consulter. Persuadez donc à votre fils que sa conversation vous attache toujours, et il préférera
votre société à toute autre: la disproportion des âges doit nécessairement établir une grande différence dans les goûts et dans la manière de voir; mais voilà précisément ce qu'il faut dissimuler.
Quand Théodore, même dans sa première enfance, me parloit, pendant des heures entières, de son chariot, de ses joujoux, ou de son jardin, il étoit convaincu que cet entretien m'intéressoit infiniment; et ne trouvant que moi qui pût l'écouter aussi long-temps sans paroître ennuyé, sa plus agréable récréation, son plus grand plaisir étoit de s'entretenir avec moi tête-à-tête; si quelqu'un survenoit, cette conversation si charmante étoit aussi-tôt interrompue, car nous savions l'un et l'autre que les choses dont nous aimions tant à parler ne pouvoient intéresser que nous deux; mais quand on venoit nous troubler, je ne manquois jamais de faire connoître à Théodore, par un signe d'intelligence, ou par un mot dit à l'oreille, combien le tiers m'étoit importun et désagréable.
J'ai jusqu'à présent constamment suivi cette méthode, et le fruit que j'en retire, la confiance intime que Théodore a pour moi, me dédommage bien de l'ennui qu'elle m'a pu causer quelquefois. Je suis certain que jamais mon fils
n'aura plus de confiance en un autre qu'en moi. Accoutumé dès l'enfance à ne me rien cacher, à me tout dire, ce sentiment est devenu pour lui un besoin véritable; élevé par moi dès le berceau, il n'a que les opinions et les principes que je lui ai donnés; par conséquent nous aurons toujours une grande conformité de caractères, et une manière à-peu-près semblable d'envisager et de juger les choses. Nos goûts seuls seront donc différens, mais Théodore ne s'en appercevra pas: j'aime la solitude, il me verra le suivre dans le monde et paroître m'y amuser; j'irai avec lui aux courses de chevaux, et j'aurai l'air de m'intéresser vivement pour Glow-Worm ou pour King-Pepin ; enfin, je lui persuaderai toujours que je partage ou que je conçois tous ses goûts, tant qu'ils seront innocens et raisonnables. Voilà la route que je vous conseille de suivre avec le chevalier De Valmont; songez d'ailleurs que l'austérité éloigne, effarouche la jeunesse; que nous ne pouvons la rapprocher de nous qu'en paroissant la trouver aimable, et que nous lui devenons justement insupportables, lorsque nous censurons ses actions innocentes.
Dans ma première lettre, je suis entré dans
le détail relatif à la manière dont je crois qu'on doit s'y prendre pour le garantir de la passion épidémique du jeu; il me reste à parler d'un danger plus grand peut-être encore que celui du jeu; l'hiver prochain le coeur du chevalier De Valmont sera libre: que fera-t-il de ce coeur naturellement si sensible? ... Il aime les talens, les spectacles; vous voyez où ce goût conduit la plupart des jeunes gens. Le chevalier De Valmont est honnête et délicat; cette espèce d'égarement ne seroit en lui que bien passager, mais quelque rapide qu'il puisse être, il laisse toujours de funestes impressions: si votre fils échappe à cet écueil, comment se défendra-t-il d'un sentiment dont il n'a senti que les peines, et dont il voudra connoître enfin les charmes? Je ne vois qu'un moyen de l'en préserver, c'est d'offrir à son imagination un but vers lequel il puisse diriger ses voeux, ses desirs et ses espérances. Il trouve Adèle aimable, il paroît convaincu qu'elle fera le bonheur du mari qu'on lui choisira; elle est trop jeune encore pour inspirer une passion, mais une imagination de dix-neuf ans peut aisément se représenter ce qu'elle sera dans deux ans... d'ailleurs, le chevalier
De Valmont aime véritablement Madame D'Almane, il ne seroit sûrement pas insensible à l'idée de lui appartenir d'aussi près, et de se voir adopté par une famille qu'il connoît depuis l'enfance; enfin, relativement même à l'intérêt, il ne peut jamais faire un mariage plus avantageux; puisqu'il veut épouser une fille de qualité, il n'en trouvera point qui réunisse autant d'avantages: ainsi, je ne doute pas que ce projet d'établissement ne soit entièrement conforme à son inclination. Cachez-lui les promesses conditionnelles que nous nous sommes faites l'un à l'autre, mais découvrez-lui une partie de la vérité; dites-lui qu'après la connoissance que vous avez de mon caractère, vous êtes certain que si sa conduite étoit irréprochable, je le préférerois à tout autre. Pour son intérêt même, qu'il ne sache de long-temps qu'au fond du coeur je lui destine ma fille; on cesse bientôt de voir en beau le bien qu'on est sûr d'obtenir: la certitude le refroidiroit, l'espérance lui fera tout entreprendre, et supporter, s'il le faut, les épreuves les plus difficiles. Si son imagination s'enflamme, si ce sentiment nourri par vous devient une passion, ne craignez plus que le chevalier De Valmont s'égare et s'éloigne de vous, vous serez
son ami, son confident; tous vos conseils seront écoutés et suivis; enfin, vous ne risquez rien en lui inspirant un attachement passionné pour ma fille; s'il l'aime véritablement, il l'épousera, car il saura la mériter. Adieu, monsieur; je reste encore six semaines ici, ensuite je partirai pour Venise, où je compte passer l'hiver.
De la baronne à la vicomtesse. De Gènes.
Demain nous quittons Gènes, et nous en sommes charmés, car nous avons tous un grand desir d'aller à Venise: Gènes est une belle ville, on la voit avec admiration, et on la quitte sans regret, parce que les charmes de la société n'y peuvent attacher. Ici le luxe ne produit aucune jouissance agréable, il ne paroît que pour briller, il n'est qu'extérieur, et seulement pour étonner les étrangers, et pour attirer les regards des passans. On trouve à Gènes de somptueux palais, de superbes colonnades de marbre, d'immenses galeries de tableaux; mais ces vastes maisons sont distribuées de la manière la plus incommode, il faut monter un escalier excessivement roide, et toujours soixante-dix ou quatre-vingt marches au moins, pour arriver au bel appartement. Les jours d'assemblées, ces palais sont éclairés avec une extrême magnificence: par exemple, un lustre de sallon porte communément cent vingt ou cent
trente bougies; les génois, quatre ou cinq fois dans l'année, rassemblent chez eux deux cent personnes; ils donnent des fêtes, mais ne donnent point de petits soupers. La curiosité m'a conduite hier à un bal masqué, je n'ai rien vu de plus triste et de plus silencieux; les danseuses sont obligées de danser altrnativement une demi-heure de suite des menuets; et puis, une demi-heure des angloises ; et enfin, une autre demi-heure des génoises , danse aussi lente que monotone; après les génoises , on reprend les menuets, et toujours ainsi dans cet ordre. Je suis persuadée qu'il n'y a que les françois qui sachent s'amuser. Au reste, Adèle et Théodore sont fort satisfaits de leur séjour à Gènes, ils en remportent un superbe carton de dessins, et chacun un très-joli journal. Adèle a voulu déchirer quelques pages du sien, dont je me suis un peu moquée, mais je ne l'ai pas permis, et, suivant ma promesse, vous le verrez sans correction ni retranchement. Adieu, ma chère amie; j'espère trouver une lettre de vous à Venise, et pour moi, mon premier soin, en y arrivant, sera sûrement de vous écrire.
De la vicomtesse à la baronne. De Paris.
Croirez-vous, ma chère amie, que je n'ai reçu qu'avant-hier, c'est-à-dire, à quatre mois de date, votre journal de la corniche et l'histoire de la duchesse de C? L'homme que vous aviez chargé de ce paquet a été malade en route, et n'est arrivé à Paris que jeudi dernier.
Je me suis enfermée avec Madame D'Ostalis et le chevalier D'Herbain dans ce petit cabinet que vous connoissez; et là, nous avons lu avec un plaisir inexprimable cette terrible et touchante histoire. Le chevalier D'Herbain prétend que le duc de C ressemble beaucoup à la barbe-bleue ; mais malgré cette moquerie, le chevalier a pleuré tout autant que nous, il a trouvé que la duchesse de C peignoit avec une vérité très-attachante les différens mouvemens qu'elle a éprouvés dans des situations si extraordinaires. Oh quel monstre affreux que ce mari! ... Plaignons-nous
des nôtres à présent! ... Osons nous plaindre aussi des petites contrariétés qui nous surviennent, après un tel exemple de patience, de résignation et de courage! ... Je me sens humiliée en songeant combien je suis loin de ce degré de perfection humaine. Oh, sûrement je serois devenue folle dans le souterrain, j'y serois morte, ou, pour mieux dire, je n'y serois point entrée, car j'aurois tout dit, tout déclaré... du moins j'en ai bien peur. Je ne suis pas trop contente du comte de Belmire; je comprends bien que la duchesse, en sortant de sa caverne, ne pouvoit plus l'aimer; neuf ans d'une semblable captivité doivent en effet refroidir la tête; mais son amant devoit toujours l'adorer, lui qui n'avoit ni jeûné ni couché sur de la paille! Il a tort de n'être plus amoureux d'elle. Se trouver tout-à-coup le gendre de sa maîtresse, est une étrange chose, cependant je pourrai l'excuser, si la comtesse de Belmire ressemble parfaitement à sa mère: vous me manderez cela quand vous serez à Rome, et, je vous en prie, avec détail. Je n'ai rien à vous dire de nouveau sur ma situation; tour-à-tour je m'ennuie, je m'amuse, je m'afflige, je me console, je me plains, je me moque, c'est toujours la
même chose. Pour passer le temps en votre absence, j'ai pris un médecin, il ne me guérit ni de la migraine, ni de mes maux de nerfs; mais je l'aime à la folie, ce qui m'a paru si singulier, que je me suis donnée la peine de réfléchir là-dessus, et j'ai découvert que lorsqu'on n'est pas malade, et qu'on a cette affection pour un médecin, cette espèce de sentiment vient de la même cause qui très-communément fait prendre un amant. M De La Rochefoucault a dit: ce qui fait que les amans et les maîtresses ne s'ennuyent point d'êtreensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'eux-mêmes . Un médecin est encore bien plus amusant et bien plus aimable qu'un amant, car il ne parle jamais de lui, et il écoute toujours et avec l'air de l'intérêt et de la plus grande attention; voilà sans doute pourquoi j'aime tant le mien; je le garderai jusqu'à votre retour; quand vous serez ici je n'aurai plus besoin de lui; je sens que je préférerai toujours de bien bonne foi le seul plaisir de vous entendre, au vain plaisir d'être écoutée. Enfin, le fils de M De Blezac va se marier, il épouse la plus charmante petite personne que vous ayez jamais vue, Mademoiselle De R.
Elle a été élevée par une vieille tante au fond d'un vieux château de province; elle ne sait rien, pas même faire la révérence; elle n'a jamais rien vu, mais elle a autant d'esprit naturel qu'on en peut avoir à quinze ans et demi; sa gaucherie est remplie de grâces, et elle est jolie comme le jour. Depuis trois mois que sa vieille tante est morte, elle est ici dans un couvent, et elle en sortira demain pour se marier. Comme sa belle-mère ne va plus à la cour, et que M De Limours est parent assez près de M De Blezac, c'est moi qui la présnterai; j'ai déjà été la voir plusieurs fois, elle me tourne la tête, elle a une candeur, un naturel et une naïveté qui la rendent également intéressante et piquante; elle a d'ailleurs un coeur excellent, elle pleure toujours sa vieille tante, quoiqu'elle m'ait avoué qu'elle étoit un peu grondeuse , et elle est au désespoir de quitter son couvent, parce qu'elle a déjà pris le plus grand attachement pour une religieuse à laquelle son tuteur l'avoit particulièrement recommandée. Elle est sensible, ingénue; elle n'a d'idée de rien, elle n'a pas seize ans, et elle va débuter dans le monde! ... La pauvre petite! ... À propos d'innocence : Constance l'autre jour tout-à-coup s'est avisée de
me demander ce que c'étoit qu'un amant; cette question m'a embarrassée, et je crois que j'y ai mal répondu. Que faut-il dire en pareil cas? Une bêtise, ou bien à-peu-près la vérité? Je n'en sais rien, éclairez-moi encore là-dessus. Adieu, ma chère amie. Le chevalier D'Herbain, à qui je montre toute la journée votre itinéraire, dit que vous trouverez encore des chemins très-dangereux de Venise à Rome: à présent qu'Adèle est familiarisée avec les précipices, si vous pouviez les éviter, vous me feriez plaisir: moi qui ai peur en voiture sur le chemin de Versailles, jugez des inquiétudes que vous me causez. Votre journal de la corniche m'a fait dresser les cheveux à la tête, et votre passage par mer d'Antibes à Nice, et votre barbarie de faire chanter Adèle dans le moment d'une semblable souffrance... tout cela m'a paru aussi cruel, aussi terrible que l'histoire de la duchesse de C. Adieu, mon coeur; je tâcherai toujours de vous imiter autant qu'il me sera possible; mais je vous déclare que ma seule navigation avec Constance sera sur la Seine, et que je ne lui ferai jamais gravir d'autre montagne que celle des Bons-Hommes .
De la baronne à la vicomtesse. De Venise.
Oh, la singulière, la triste chose que Venise! On est saisi d'étonnement en y arrivant: on ne peut se faire une idée de ce coup d'oeil. Une grande ville au milieu de la mer, toutes les murailles baignées d'eau, des canaux formant les rues, rien n'est en effet plus extraordinaire; mais la plupart des rues n'ont point de trottoirs, par exemple, celle dans laquelle est ma maison: ainsi, point de gens de pied, point de cris de rues, pas le plus léger bruit, les gondoliers n'en font aucun, de manière qu'on croit être dans un désert ou dans la caverne de la duchesse de C. Si l'on se met à sa fenêtre, on ne voit passer que des gondoles noires qui ressemblent à des tombeaux, et l'on n'a sous les yeux que de l'eau qui paroît sale, et de vieilles maisons d'une architecture gothique, dont les murs, noircis par le temps, offrent l'aspect le plus désagréable et le plus triste. Ajoutez à tout cela que si l'on sort de la ville
pour s'aller promener, on n'est pas sûr d'y pouvoir rentrer, car il est très-possible qu'une tempête en empêche; c'est ce qui nous est arrivé. Nous avons été forcés de coucher àFussina, un horrible cabaret à une petite lieue de Venise, parce que le mauvais temps ne nous a pas permis d'aller plus loin: cependant cette ville est bien digne d'exciter la curiosité, elle est unique dans le monde, et on y trouve de très-beaux monumens et de superbes tableaux.
Je suis forcée, ma chère amie, de vous avouer encore un nouvel ouvrage d'éducation. Il est sur la mythologie; c'est une histoire poétique, mais que j'ai tâché de rendre plus agréable, et surtout plus décente que celles qui existent. Adèle n'avoit qu'une idée générale de la fable; et comme, pour l'intelligence des tableaux et des monumens dont l'Italie est remplie, il est nécessaire de la savoir aussi parfaitement que l'histoire romaine, j'ai fait cet ouvrage pour elle, je le lui ai donné en arrivant à Gènes, et elle le relit ici pour la seconde fois.
Comment, ma chère amie, Constance demande déjà ce que c'est qu'un amant? C'est de bonne heure! ... Pour moi, mon avis est qu'on
ne doit jamais répondre une bêtise ; vous pouvez mieux qu'une autre suivre ce conseil; ainsi, dites donc toujours à-peu-près la vérité. L'innocence et l'ignorance sont deux choses très-différentes, et que l'on confond presque toujours: l'une est un des plus touchans attraits qui puisse embellir une jeune personne; l'autre n'embellit point, et ne peut être que pernicieuse. Ne laissons donc de l'ignorance que ce qu'il en faut pour conserver l'innocence. Il est certain qu'il y a telle question à laquelle on ne pourroit répondre d'une manièreà-peu-près vraie, sans altérer ou même détruire l'innocence. Je ne veux pas que l'on mente, ni qu'on dise une bêtise. Comment donc faire? Il y a long-temps que j'ai pensé à cette difficulté, et que j'ai trouvé le moyen de n'en jamais être embarrassée. Adèle n'a point pris l'habitude de croire que je sois toujours obligée de répondre à toutes ses questions; au contraire, j'ai su l'accoutumer à voir sa curiosité souvent déçue par cette réponse: ce que vous me demandez-là n'est point assez intéressant pour me donner la peine de vous l'expliquer; ou bien celle-ci: il n'est pas nécessaire que vous sachiez cela; cette explication seroit très-ennuyeuse pour vous et pour moi . Vous voyez qu'en refusant
de satisfaire sa curiosité, j'ai soin en même-temps de la diminuer autant qu'il est possible, en l'assurant que ce qu'elle desire savoir n'a rien d'intéressant ; aussi jamais elle n'insiste ni ne paroît fâchée de mon refus, et j'ai l'attention de faire très-souvent cette réponse aux questions les plus indifférentes, ce qui me donne le droit de la placer d'une manière fort simple quand je ne pourrois véritablement donner une explication. Ainsi, Adèle n'est jamais surprise lorsque je ne veux pas lui répondre; elle croit seulement que je lui épargne un détail ennuyeux, et elle n'y pense plus: elle est d'ailleurs si occupée, sa vie est si active, tous ses momens sont tellement remplis, qu'elle n'a guères la possibilité de réfléchir sur des objets dangereux. Quand la raison l'éclairera davantage, elle connoîtra sans doute qu'il y a des choses qui sont des mystères pour elle, mais elle sentira en même-temps qu'elle doit les ignorer, elle n'aura nulle envie de les apprendre, car je suis bien sûre que la pureté de son âme et sa modestie lui conserveront son innocence. Adieu, ma chère amie; ont vient me chercher pour aller à la place saint-Marc; après demain je vous écrirai encore, car cette lettre-ci est trop courte pour moi.
De Madame D'Ostalis à la baronne. De Paris.
Madame De Limours est bien malheureuse dans ce moment, ma chère tante; sa fille et son gendre lui donnent de cruels chagrins. M De Valcé a perdu avant-hier huit mille louis. À cette nouvelle, ses créanciers et ceux de Madame De Valcé ont été trouver M De Limours, et enfin, on a découvert quatre cent mille livres de dettes à-peu-près faites en cinq ou six ans. On envoie M De Valcé à son régiment pour un an, on vend une terre, et M De Limours paye entièrement les dettes qui regardent sa fille, et qui se montent à soixante-douze mille francs. Madame De Valcé montre la plus grande reconnoissance à son père, elle paroît l'aimer passionnément; mais elle se conduit avec sa mère de manière à faire douter de la vérité des sentimens honnêtes qu'elle affiche. Elle s'est entièrement éloignée de Madame
De Limours; logeant chez elle, à peine la voit-elle un demi-quart d'heure par jour, et enfin elle n'a plus à présent d'autre société que celle de Madame De Gerville. Vous savez sans doute qu'elle est grosse de quatre mois; elle ne paroît pas partager la joie que cet événement si desiré cause à son père et à la famille de son mari; il faut une autre âme que la sienne pour sentir le bonheur d'avoir des enfans. M D'Aimeri n'est revenu ici que sur la fin du mois dernier, parce qu'il a été en Languedoc passer six semaines. Depuis que le chevalier De Valmont est de retour, Madame De Valcé a soupé plusieurs fois chez sa mère, ce qui a été remarqué... je m'y suis trouvée un soir, et j'ai observé de mon mieux...Madame De Valcé me paroît toujours dans les mêmes dispositions; tant de persévérance mérite bien quelques succès; aussi je crois que la vertu du chevalier est bien chancelante... je trouve que M D'Aimeri le suit avec trop d'affectation, et il a un air de sévérité qui me fait de la peine; la crainte est quelquefois un frein puissant, mais toujours fragile; c'est le despotisme qui produit les grandes révolutions,
et j'ai bien peur qu'en effet une révolution très-prochaine ne ravisse à M D'Aimeri (du moins pour un temps) le pouvoir dont il abuse. Vous savez le mariage du comte Anatole, le fils de M De Blesac; sa femme est réellement charmante à tous égards. Madame De Valcé dit qu'elle ressemble à Ninette à la cour , ce qui est assez bien trouvé, car elle en a l'ingénuité, l'ignorance, la grâce et la gaucherie; mais en même-temps il est impossible d'avoir plus d'esprit à seize ans, d'être moins occupée de la plus jolie figure du monde, et d'annoncer un meilleur naturel. Ses parens ne me paroissent pas sentir tout ce qu'elle vaut; son beau-père se moque d'elle, Madame De Blesac souffre de très-bonne foi de son manque d'usage, et la gronde sans cesse; son mari ne la regarde que comme un enfant, et lui montre une indifférence qui va jusqu'au dédain; tout cela doit tourner mal... quel dommage!
Adieu, ma chère tante, voilà déjà huit mois d'écoulés; mais encore dix, que cela est long! ... Vous ne voyagerez plus, vous me l'avez promis. Ah! Si, comme vous le dites, je n'ai plus besoin
de guide, n'ai-je pas toujours besoin d'une amie que rien ne peut jamais remplacer dans mon coeur?
De M D'Aimeri au baron. De Paris.
Je vous ai promis de la sincérité, je tiendrai ma parole; mais souvenez-vous, monsieur, que vous m'avez promis aussi d'excuser quelques égaremens passagers... . Vous saurez tout, comptez toujours sur ma franchise; vous le devez, puisque l'amitié, la reconnoissance et la probité m'imposent également l'obligation de ne vous rien déguiser. Comme vous l'aviez prévu, quatre mois d'absence ont absolument détruit les sentimens de mon petit-fils pour Madame D'Ostalis; il ne l'a pas revue sans trouble et sans plaisir, mais n'ayant plus d'espérance, il n'a plus de passion. Alors je me suis apperçu que son attention et ses regards se tournoient vers Madame De Valcé; et cette dernière, faisant sans doute la même remarque, a mis en oeuvre, pour achever de lui tourner la tête, tout ce que la coquetterie peut imaginer de plus séduisant. Un soir que nous avions soupé avec Madame DeValcé, le chevalier me dit en
rentrant chez moi, qu'il mouroit d'envie d'aller au bal de l'opéra; je répondis que je l'y mènerois une autre fois; il n'insista point, et je me couchai. Sa chambre est à côté de la mienne, et n'en est séparée que par une antichambre qui donne sur l'escalier. Il y avoit à-peu-près une heure et demie que j'étois dans mon lit, lorsqu'entendant marcher dans sa chambre, j'appelai ce vieux laquais que vous lui connoissez. Placide vint, je lui demandai si le chevalier étoit couché. Eh, bon dieu, reprit Placide, il n'est pas avec vous? Qu'est-il donc devenu? Ces mots me firent tressaillir, et Placide m'apprit que mon petit-fils étoit sorti de sa chambre, en lui disant qu'il alloit dans la mienne, et qu'il lui conseilloit de dormir en l'attendant, parce qu'il avoit beaucoup de choses à me dire, et que la conversation seroit longue. Pendant que Placide faisoit ce récit, je me levai précipitamment, et je courus à l'antichambre; la porte sur l'escalier étoit fermée, mais je trouvai la fenêtre ouverte, et je vis qu'au péril de sa vie, mon petit-fils s'étoit sauvé par les plombs (qui sont excessivement étroits, et dans quelques endroits sans rebords), et que de cette manière il avoit vraisemblablement gagné la
maison voisine, où sans doute il s'étoit ménagé quelque intelligence, et je ne me trompai dans aucune de ces conjectures; je réveillai tous mes gens, je fis parcourir les plombs, je fus moi-même dans la rue; et après m'être assuré qu'au moins il s'étoit évadé sans accident, je rentrai dans ma chambre pour réfléchir au parti que j'avois à prendre. Après beaucoup d'incertitudes, je me décidai à l'attendre: je m'établis dans un fauteuil; et je passai de la sorte une nuit entière, qui, vous le croyez bien, dut me paroître longue. Quand le jour parut, j'ouvris la fenêtre, et je considérai, en frémissant, ces plombs sur lesquels mon petit-fils avoit passé sans doute avec précipitation et durant une nuit obscure... enfin, à sept heures un savoyard m'apporte une lettre; je reconnois l'écriture de mon petit-fils, et je lis ce qui suit: "je n'ose paroître devant les yeux d'un père que je respecte, et que je chéris; je suis obligé de le fuir, de me cacher; je crains tout le poids de sa colère, et cependant quel est mon crime? ... D'avoir été seul (à dix-neuf ans) au bal de l'opéra! ... Mon père, souffrez que je le dise; si vous eussiez daigné me laisser la moitié de cette liberté dont je vois jouir tous
les hommes de mon âge, jamais je n'aurois cherché à vous cacher une de mes démarches.
Me permettez-vous d'aller chercher mon pardon? ... Il n'est rien que je ne sois prêt à faire pour l'obtenir." Lorsque j'eus lu ce billet, j'écrivis à mon tour, et j'envoyai cette réponse: "tandis que vous alliez au bal, votre père, âgé de soixante-dix ans, étoit dans la rue et couvert de neige, à moitié nud, agité de la plus horrible inquiétude; il s'assuroit si son fils, sa seule espérance, ne s'étoit pas tué en s'évadant de la maison paternelle! ... Tandis que vous étiez au bal, votre père veilloit seul dans sa chambre, comptoit toutes les heures, gémissoit dans l'abandon, et ne pensoit qu'à l'ingrat qui le délaisse et qui l'oublie! ... Vous demandez quels sont vos crimes, les voilà... ô Charles, tu connois le mien et le remords qui m'accable, tu sais si la malheureuse Cécile n'est pas toujours présente à ma pensée! ... Ne seras-tu pour moi qu'un fatal instrument de la colère divine? ... Ah! Mon fils, je me soumettrois à cette affreuse destinée, si tu pouvois me punir sans te perdre! "
Un quart d'heure après avoir envoyé cette réponse, ma porte s'ouvre brusquement, et Charles paroît, pâle, hors d'haleine, le visage baigné de pleurs; il s'élance vers moi, et se précipite à mes pieds. Après un long silence causé par son attendrissement et le mien, il prit la parole, et me fit les protestations les plus touchantes de repentir et de tendresse, qu'il mêla cependant de quelques plaintes adroites et ménagées sur le peu de liberté dont je l'avois laissé jouir jusqu'alors. Il est vrai, repris-je, j'ai pu me flatter que vous ayant consacré les restes de ma vie, vous vous laisseriez encore guider par moi la seconde année où vous paroissez dans le monde! ... Tous les jeunes gens de votre âge, dites-vous, jouissent d'une entière indépendance, mais voyez ce qu'ils sont! ... Je vous desirois une autre existence... je vous préparois une autre destinée? ... Ah, Charles, si vous m'eussiez secondé, à quel bonheur vous auriez pu prétendre! ... À ces mots, je m'arrêtai; et voyant dans les yeux de mon petit-fils une vive curiosité: j'ai toujours différé, continuai-je, de vous faire part du projet le plus cher à mon coeur; j'attendois, pour vous en instruire, que vous desirassiez, comme jadis, de vous entretenir
avec moi sans témoin; mais depuis trois mois, vous en évitez toutes les occasions; les soirs, quand nous rentrons, vous paroissez endormi, vous ne m'écoutez qu'avec distraction, et vous ne me parlez plus que de choses indifférentes.
-Et ce secret... ne puis-je le savoir à présent? ... Alors, sans hésiter davantage, j'entrai dans le détail que vous m'avez conseillé de lui faire. Au seul nom d'Adèle, il rougit; et quand j'eus fini de parler, je remarquai sur son visage une émotion très-visible; il me demanda quel étoit précisément l'âge d'Adèle: elle a treize ans maintenant, répondis-je; quand elle reviendra d'Italie, elle en aura quatorze, elle ne sera plus un enfant, ses talens seront perfectionnés, sa figure effacera sûrement celle qui vous paroît à-présent la plus charmante: elle vous tournera la tête alors,... et peut-être ne sera-t-il plus temps, car si vous n'êtes pas digne d'elle, c'est en vain que vous l'aimeriez. Enfin, parlez, quels sont vos sentimens à cet égard? Desirez-vous que ce projet puisse se réaliser? ...-Oui, vivement... et je vous avouerai même qu'en pensant que Mademoiselle D'Almane aura les charmes, les talens et les vertus de Madame D'Ostalis, cette idée s'est présentée
plus d'une fois à mon esprit. D'ailleurs, même en Languedoc, dans ma première jeunesse, je me sentois pour la charmante petite Adèle un intérêt extraordinaire, surtout depuis le jour que nous la vîmes s'évanouir, quand Théodore, sans le savoir, dénoua la ligature du bras de Madame D'Almane... ce tableau ne s'effacera jamais de ma mémoire! ...-Ainsi, je vois que vos sentimens s'accordent avec les miens; mais croyez-vous que Madame D'Almane choisisse pour son gendre un jeune homme étourdi, inconséquent, sans moeurs, ou même un sujet médiocre?-Jusqu'ici ma conduite ne doit pas m'ôter l'espérance...-écoutez, Charles, nous pouvons faire l'aveu de notre foiblesse, et non divulguer celle d'un autre; un honnête homme doit respecter la femme même qui se respecte le moins: ainsi, je ne vous demande pas votre secret, je vous ai dit le mien, réfléchissez-y: un égarement de quelques heures peut s'excuser; mais si vous renonciez entièrement aux principes que je vous ai donnés, si vous étiez capable de former une liaison suivie avec une femme méprisable, dont les avances indécentes n'auroient dû vous inspirer que du dégoût, dans la crainte que Madame D'Almane, prévenue
en votre faveur, ne s'abusât sur votre caractère, et ne persistât dans les desseins que je lui suppose, je serois le premier à l'avertir de vos désordres; mais elle est trop éclairée, pour que je fusse obligé de vous accuser moi-même: si elle a des vûes, comme je le crois, ne doutez pas qu'elle ne soit instruite en Italie de votre conduite, et que, de Rome et deNaples, elle n'ait l'oeil sur vous. Soyez conséquent, c'est tout ce que je vous demande; et s'il est vrai que vous sentiez tous les avantages d'un établissement si desirable, conduisez-vous donc de manière à pouvoir y prétendre. Cet entretien a produit des merveilles; Charles, repentant, reconnoissant et docile, s'est de lui-même entièrement remis entre mes mains, il a consenti à partir le lendemain même pour la Picardie, où nous avons passé huit jours; nous sommes revenus avant-hier, nous avons appris que Madame De Valcé a fait une fausse couche, et l'on prétend que c'est par sa faute, et pour avoir été au bal de l'opéra une nuit où la foule étoit excessive. Mon petit-fils a reçu deux ou trois billets qu'il ne m'a pas montrés; je crois que j'y suis mal traité, et que de son côté, Charles, dans ses réponses, m'accuse sans scrupule de tyrannie,
et rejette tout sur moi; mais au vrai, son coeur n'étoit pour rien dans cette intrigue; il parle d'Adèle avec un plaisir extrême, l'espoir de vous appartenir un jour lui tourne la tête, et je suis bien sûr que cette idée produira tous les effets salutaires que nous en attendions. Adieu, monsieur; répondez-moi sur tout ceci, conseillez-moi toujours, et adressez vos lettres à Paris jusqu'au printemps, car je n'en partirai que vers la fin de mai.
Du comte de Roseville au baron. Me voici arrivé à cette époque dangereuse où l'instituteur doit redoubler de soins et de vigilance, s'il ne veut pas risquer de perdre tout le fruit de ses travaux! Mon élève n'a que quinze ans et demi, et il est amoureux. J'ai prévu depuis long-temps que ses passions seroient vives et se développeroient de bonne heure; mais il a de l'empire sur lui-même, il a pour moi l'amitié la plus vraie, et son jeune coeur est déjà rempli d'amour pour la gloire. Vous n'avez sûrement pas oublié Alexis Stezen et sa fille, cette jeune et charmante Stoline à laquelle le prince donna jadis sa pelisse; nous la revîmes il y a deux ans, et je la trouvai si belle, que je me promis bien de ne plus faire de visites à Alexis Stezen. Mais malgré sa retraite et son obscurité, Stoline n'est déjà que trop connue par ses charmes. Sa mère, il y a trois mois, étant venue à la ville pour y consulter un médecin, amena Stoline avec elle. Le gendre du médecin est un
excellent peintre; il vit cette jeune personne et la peignit à la dérobée, sans que la mère ni la fille pussent se douter de cette supercherie; et quinze jours après, le portrait deStoline se vendoit chez tous les bijoutiers. Le prince l'apprit bientôt, et dès ce moment fut très-curieux de voir toutes les boîtes des personnes qui viennent lui faire leur cour.Enfin, il rencontra ce qu'il cherchoit; il trouva le portrait de Stoline, le reconnut dans l'instant, et l'examina avec autant de trouble que d'attention. Le lendemain le prince, en passant dans une galerie qui conduit à l'appartement de la princesse sa mère, s'arrêta devant la boutique d'un bijoutier, en me disant que la montre qu'il avoit sur lui étoit dérangée, et qu'il en vouloit prendre une autre. Je crus simplement qu'il desiroit voir si le portrait de Stoline étoit dans cette boutique, et je tâchai de l'engager à poursuivre son chemin, en lui offrant ma montre; il répondit qu'il en vouloit acheter une; et en même-temps, sans regarder les boîtes, il demande des montres: le marchand en présente une, le prince la prend précipitamment, et se remet aussi-tôt en marche. Cependant, il me fait regarder cette montre; je l'examine de
tous côtés, et je la lui rends, sans pouvoir comprendre quel avoit été son dessein, mais ne doutant pas que ce desir subit d'avoir une montre nouvelle ne vint de quelque cause secrète que j'ignorois. Le soir je vois que le prince met la nouvelle montre à son chevet, j'avois bien envie de la lui prendre, pour un quart-d'heure, lorsqu'il seroit endormi, mais la crainte qu'il ne se réveillât, m'en empêcha. Le lendemain et les jours suivans, le prince porta toujours cette même montre, et je crus remarquer entre le comte de Stralzi et lui quelques légers signes d'intelligence. Voulant m'éclaircir davantage, je me conduisis de manière à lui persuader que je n'avois nulle espèce de soupçon, comptant bien qu'une sécurité parfaite le rendroit plus indiscret. En effet, sous peu de jours je ne doutai plus de ce que j'avois vaguement soupçonné d'abord. Je desirois vivement une explication, mais je sentois tout ce que je risquois en me pressant et prenant mal mon moment. Si je n'obtenois pas un aveu sincère, si le prince, dissimulant déjà avec moi, pouvoit se résoudre à me mentir avec assurance, tout étoit perdu: je résolus donc d'attendre une occasion favorable; le hasard me l'offrit bientôt telle que je pouvois la souhaiter.
Un des plus grands seigneurs de cette cour vient de mourir; les places qu'il possédoit ont été demandées (même pendant sa maladie). Toute sa dépouille est déjà dispersée et donnée, à l'exception d'une dignité dont il étoit revêtu, et que le prince m'a destinée, quoique je ne l'eusse sollicitée en aucune manière. Nous étions un matin le jeune priwe et moi tête-à-tête; le prince me communiquoit ses réflexions sur Télémaque, qu'il lit à présent pour la seconde fois; je l'arrêtai au milieu de sa lecture: pourquoi donc, lui dis-je, ne parlez-vous pas de l'isle de Calipso, et de la passion naissante de Télémaque pour Eucharis? ... À cette question, le prince rougit et baissa les yeux: je vous avoue, reprit-il, que cet épisode n'est pas ce que j'aime le mieux de l'ouvrage.-Cependant, à la première lecture, il vous fit le plus grand plaisir; vous admirâtes la pénétration et la fermeté de Mentor...-Avec plus de réflexion, j'ai trouvé dans sa conduite trop de rigueur et d'autorité...-je le vois; vous n'approuvez pas qu'il ait précipité Télémaque dans la mer? ...-Mais, il me semble que l'élève de la sagesse doit être persuadé par la raison, et non subjugué par la force... comme
le prince achevoit ces mots, on vint lui apporter un billet du prince son père: il l'ouvrit avec empressement, et après l'avoir lu, il m'embrassa et m'annonça que le prince m'accordoit cette grâce dont je viens de vous parler. Je gardai un moment le silence, et prenant la parole: je suis touché, lui dis-je, de la joie que cette nouvelle paroît vous causer; mais je ne desirois point cette faveur, elle peut rendre un autre heureux, ainsi je ne l'accepterai point.-Et par quelle raison?-Gardez-vous de jamais croire que de l'argent, des places, des honneurs, puissent payer les soins que je vous ai consacrés. Ni l'état, ni le prince votre père ne peuvent me récompenser; vous êtes seul chargé de cette dette... vous l'avez acquitée déjà autant qu'il vous étoit possible; je suis satisfait, je dois l'être... si vous n'annonciez qu'une âme commune, je rechercherois peut-être ces vains honneurs que je dédaigne; mais comment une si frivole ambition pourroit-elle me séduire, quand vos vertus me promettent une gloire si brillante et si solide? ... Ô, mon ami, interrompit le prince, en saisissant une de mes mains et la serrant affectueusement dans les siennes, mon ami! ... Comment reconnoîtrai-je un
attachement si vrai, si désintéressé? ... En vous conduisant, répondis-je, comme vous avez fait jusqu'ici, en m'aimant, en me laissant toujours lire dans ce coeur noble et reconnoissant qui n'eut jamais rien de caché pour moi... voilà ma véritable récompense, et, je l'oserai dire, un de vos devoirs le plus sacré...-ah! C'en est trop, s'écria le prince en fondant en larmes; je ne puis résister davantage au remords qui me presse... à ces mots, j'affectai la plus grande surprise... le prince se jette dans mes bras, je le serre contre mon sein... ah! Me dit-il, c'est à vos pieds que je devrois être... vous, mon ami, mon guide, mon père... je vous ai trompé! ... Je suis un insensé, mais je ne suis point un ingrat... vous saurez tout... je suis prêt à vous obéir... à vous tout sacrifier. Mettez-vous un moment à ma place, mon cher baron, et figurez-vous la joie, les transports que dûrent me causer tant de candeur et de générosité! Ô, m'écriai-je, dans cet instant rien ne manque à mon bonheur que de vous voir sentir, comme moi, le prix de l'action que vous faites! ... Ah! Je vous permets de vous en énorgueillir, puisqu'elle met le comble à ma félicité,
en justifiant toute la tendresse que j'ai pour vous! ... Ces paroles firent succéder dans l'âme du prince la satisfaction la plus pure à la douleur et aux remords; il s'assit auprès de moi, et après un moment de silence, il tira sa montre nouvelle, et me la donnant en rougissant: connoissez donc, me dit-il, mes fautes et ma folie;... cette montre renferme un portrait...-un portrait! ... Alors le prince m'indique le secret et j'ouvre la montre; eh bien, reprit-il, reconnoissez-vous cette figure? ...-C'est Eucharis... .-Ah, la comparaison ne vaut rien;... Télémaque ne l'aimoit pas dès l'enfance! ...-Mais, dites-moi, ümonseigneur, comment se peut-il qu'ayant eu l'air de prendre une montre au hasard, celle-là justement vous soit tombée sous la main? ... Certainement le marchand étoit prévenu, et par conséquent vous aviez mis quelqu'un dans votre confidence?-Cela est vrai; j'ai avoué àquelqu'un que je mourois d'envie d'avoir ce portrait, et que je n'osois vous le demander; deux jours après on me dit que je le trouverois dans cette boutique devant laquelle je me suis arrêté, et qu'il seroit renfermé dans la montre que le marchand tiendroit dans sa main.-Et quelle opinion
avez-vous de la personne qui vous a rendu un semblable service? ...-Ne me demandez point son nom, c'est la seule chose qu'il me seroit impossible de vous dire.-Vous me donnerez donc votre parole d'honneur que ce n'est point un de vos gens, car je ne suppose pas qu'une des personnes attachées à votre éducation, fut capable d'une telle bassesse.-C'est une personne qui ne m'est rien...-et qui, j'en suis sûr maintenant, ne sera jamais votre ami; mais n'en parlons plus, je n'ai point d'inquiétude sur votre conduite à l'avenir; vous ne m'avez pas rendu votre confiance pour rejeter mes conseils...-hélas! Que faut-il faire? ...-Me promettre de renoncer à une fantaisie qui vous déshonoreroit si vous aviez la foiblesse de vous y livrer...-qui me déshonoreroit! ...-Oui, monseigneur. Je sais bien qu'il y a eu beaucoup deprinces dont les actions éclatantes firent excuser de semblables égaremens; mais vous, qu'avez-vous fait pour qu'on puisse vous pardonner de n'avoir point de moeurs, et de céder lâchement à la passion dont un prince doit le plus se défendre?D'ailleurs, quel objet vous inspire un sentiment si criminel? ... Une jeune personne tirée par vous de la misère, qui vous doit tout! ...
Eh quoi! De bienfaiteur, de protecteur de l'innocence, voulez-vous devenir un VIL et lâche séducteur? ... Voulez-vous perdre tout le mérite de la première bonne action que vous ayez faite, de cette action qui vous causa tant de satisfaction, et qui me rendit si heureux? ... Non, monseigneur, je suis bien certain que la plus légère réflexion vous guérira bientôt d'une fantaisie qui vous aviliroit.-Je vous promets du moins de ne vous rien cacher...-je n'en demande pas davantage; je suis satisfait...-Que ferez-vous de cette montre?...-J'imagine que vous voulez bien me la donner...-j'y consens, mais à une condition, c'est que vous laisserez Alexis Stezen et sa famille dans la maison qu'ils occupent sur les bords du lac .-Eh, que vous importe? ...-Cette habitation sans doute leur est chère, je ne veux pas que leur tranquillité soit troublée par moi; d'ailleurs, Stoline ignore les sentimens que j'ai pour elle... je le répète, je vous donne ma parole de ne faire aucune démarche sans vous en instruire;... ainsi...-il suffit, André Stezen restera sur les bords du lac .
Je sentis facilement que la véritable crainte du prince, étoit qu'on ne reléguât Stoline au fond de
quelque province éloignée; mais cependant, après l'aveu naïf qu'il venoit de faire, je ne pouvois refuser de lui promettre ce qu'il me demandoit; je ne voulois pas lui montrer mes craintes, car tout ce qui peut ressembler à la défiance blesse mortellement un coeur généreux. Mais vous imaginez bien qu'avant un an, Stoline sera dotée et avantageusement mariée. À l'égard du comte de Stralzi, j'ai trouvé le moyen de l'éloigner, du moins pour quelque-temps. Le jeune Sulback est revenu du voyage qu'il a fait secrètement, par ordre du prince, dans toutes les provinces de ce pays: il nous a rapporté des mémoires fort bien faits, et que je crois très-fidèles. Le prince, par mon conseil, vient de donner la même commission au comte de Stralzi, qui, s'en croyant chargé le premier, l'a acceptée avec grand plaisir. Il est parti hier, et reviendra dans six mois; je vous instruirai alors du parti que je compte tiàr de tout ceci. Adieu, mon cher baron; mandez-moi toujours exactement votre marche, puisque mon jeune prince vous intéresse assez pour vous faire desirer si vivement d'être instruit de tous les détails qui lui sont relatifs.
La baronne à la vicomtesse. De Rome! ... Vous qui supposiez que je datois avec tant d'orgueil, de Venise , j'imagine que vous me croyez bien plus fière de pouvoir écrire de Rome ; mais heureux ceux qui, comme vous, ma chère amie, datent toujours d'Auteuil et de Pantin . Vous n'imaginez pas à quel point on aime son pays, lorsqu'on en est à la distance où je suis du mien. Je ne rencontre pas un françois qui ne me paroisse aimable: j'en voyois deux à Venise dont la société m'étoit devenue nécessaire, et qui vraisemblablement m'ennuyeroient beaucoup à Paris; enfin, tout ce qui peut me rappeler la France est véritablement intéressant pour moi. Mais revenons à Rome, puisque j'y suis arrivée hier au soir. Vous jugez bien que mon premier soin a été d'envoyer chez la fille de la duchesse de C cette comtesse de Belmire, que j'avois tant d'envie de connoître; prévenue par sa mère, elle est arrivée chez moi, le soir même, avec son mari, et j'ai retrouvé en elle toute la politesse
et toutes les grâces de la duchesse de C. Elle lui ressemble d'ailleurs autant que vous pouvez le desirer, quoiqu'elle ne soit pas aussi régulièrement belle. Je suis fâchée de vous dire que le comte de Belmire paroît l'aimer de manière à faire craindre que le souvenir d'Albenga ne soit pas toujours bien présent à sa pensée; cependant il a l'air mélancolique, et quand on parle de la duchesse de C, il soupire et devient rêveur. Au reste, j'étois si excédée de lassitude, que je n'ai pu l'observer et l'examiner avec l'attention nécessaire pour pouvoir vous en rendre un compte bien détaillé; mais je dîne aujourd'hui chez lui, et dans ma première lettre je satisferai pleinement votre curiosité. Il est bien vrai que le voyage de Venise à Rome, par Boulogne et par Lorette, est très-fatigant; le Colfiorito est une corniche extrêmement dangereuse, étant aussi étroite pour une berline, que la corniche deGènes l'est pour une chaise à porteurs; la montagne connue sous le nom de Cartière De Foligno , est
encore un passage bien effrayant par les précipices à pic de cinq cent pieds de profondeur, qui la bornent continuellement dans sa longue étendue. Nous avons été obligées de nous passer de nos femmes pendant presque toute la route, et de nous contenter souvent de n'avoir à dîner et à souper que du pain et quelques mauvais oeufs. Aussi Adèle se félicitoit à chaque instant d'être sobre, de n'avoir aucune délicatesse, aucune frayeur, et d'avoir pris l'habitude, depuis un an, de se déshabiller et de se coucher seule sans le secours d'une femme-de-chambre. Oui sans doute, ma chère amie, je ne suis point entrée froidement et sans émotion dans Rome, cette ville si fameuse, la patrie de tant d'illustres personnages, et pendant si long-temps la souveraine de l'univers! Mais je suis occupée d'un sentiment trop profond, d'une pensée trop habituelle, pour qu'il me soit possible de recevoir d'ailleurs des impressions bien vives. Ne songeant qu'à pénétrer, qu'à lire dans le fond du coeur d'Adèle et de Théodore, cette préoccupation m'absorbe entièrement, de manière qu'il ne me reste qu'une idée vague et confuse de mes propres sensations, tandis que je pourrois dire avec détail tout ce
qu'Adèle a éprouvé en entrant à Gènes, à Venise, à Rome, et ce qu'elle a senti et pensé en admirant les différens tableaux que nous avons vus jusqu'ici.
Je ne puis finir cette lettre sans vous faire part d'une idée que je vous dois: vous savez qu'en parlant d'éducation, nous sommes convenues, il y a bien long-temps, que l'expérience est absolument nécessaire à l'instituteur, à la mère de famille; qu'il faut avoir étudié les enfans, pour les bien élever, et par conséquent avoir fait plus d'une éducation. J'ai une vieille lettre de vous, dans laquelle vous me mandiez, à ce sujet, que, d'après ce principe, les filles cadettes devoient être en général les mieux élevées; vous ajoutiez que cela étoit bien triste pour les aînées , et vous m'exhortiez à chercher un moyen qui pût remédier à cet inconvénient. J'ai cherché long-temps sans succès, car souvent les idées les plus simples (presque toujours les meilleures), sont les dernières qui se présentent, parce qu'on les rejette, et qu'on dédaigne de s'y arrêter; mais enfin, il a fallu y revenir, et j'ai trouvé ce que vous me demandiez. Alors j'ai arrangé mon plan dans ma tête, et je vais maintenant le mettre en exécution.
Ce matin, devant Adèle, j'ai prié Dainville (qui se retrouve ici dans sa patrie) de me chercher une famille bien pauvre, en ajoutant que je me chargerois d'un des enfans auquel je ferois apprendre un métier. Dainville me rendra réponse dans une quinzaine de jours; vous voudrez bien attendre jusques-là, ma chère amie, l'entière explication de mon projet, je ne pourrai qu'alors vous faire parfaitement comprendre tous les avantages que j'en attends.
Adieu, ma chère amie; Madame D'Ostalis me mande que vous êtes étonnamment maigrie. Parlez-moi donc de votre santé. Pouvez-vous m'entretenir d'un détail plus intéressant pour moi?
La baronne à la vicomtesse. De Rome.
Il y a deux jours qu'étant seule dans ma chambre avec Adèle, Miss Bridget entra précipitamment, en me criant de la porte, que je serois sûrement satisfaite de la manière dontDainville avoit fait ma commission: au même instant, Dainville arrive en tenant par la main la plus charmante enfant que j'aie jamais vue; c'est une petite fille de six ans et demi, jolie comme le jour, et qui, en m'appercevant, courut à moi en me tendant les bras. Je la pris sur mes genoux, en demandant à
Dainville qui elle étoit: c'est, répondit-il, une petite orpheline, elle a perdu son père il y a quelques années, et sa mère vient de mourir. Ah, maman, dit Adèle, vous en prendrez soin! ... Ce sera une bonne action, reprit Dainville, car elle est à la charge d'une vieille femme qui n'est pas en état de la garder plus long-temps... assurément, interrompis-je, c'est avec un extrême plaisir que je m'en chargerai... mais où la mettrons-nous, en attendant que nous ayons trouvé une maison où l'on puisse la placer? ...-Oh, maman, gardons-la, elle est si jolie, elle a l'air si doux! ...-Oh, la garder, cela est impossible! ...-Mais du moins pendant quelques jours...-allons, j'y consens, et je vous charge, Adèle, d'avoir l'oeil sur elle... car moi j'ai tant d'occupations...-ah, de tout mon coeur! ... Maman, je la ferai coucher dans ma chambre? ...-À la bonne heure...-oh, cette charmante petite, je serai sa gouvernante! ... Il faut que je lui dise cela en italien. En effet, comme tout ce dialogue avoit été en françois, l'enfant n'en avoit pas entendu un mot. Adèle, l'embrassant tendrement: je vais être votre maman, lui dit-elle; le voulez-vous bien? ... À ce mot de maman ,
la pauvre petite se mit à pleurer amèrement, en disant: je n'en ai plus! ... Adèle, fondant en larmes, se jette à son col, et la serrant dans ses bras: maman sera la tienne, chère enfant, s'écria-t-elle... alors la petite me regardant avec des yeux remplis de pleurs: est-il vrai, me dit-elle, resterai-je toujours avec vous? ... Elle fit cette question avec une ingénuité si touchante, un air si tendre, un son de voix si doux, que je me sentis émue jusqu'au fond de l'âme... oui, répondis-je, vous ne nous quitterez plus. Ces paroles causèrent au moins autant de joie à Adèle qu'à l'enfant; d'autant mieux que j'ajoutai que je me décidois en effet à la garder pour toujours, puisqu'elle paroissoit être aussi sensible qu'elle étoit jolie. Mais, maman, dit Adèle, vous m'avez promis aussi que je serois sa gouvernante? ... Nous verrons cela, répondis-je, nous en causerons ce soir. En effet, à huit heures et demie, lorsque l'enfant fut couchée, j'eus à son sujet une longue conversation avec Adèle. Étoit-ce sérieusement, lui dis-je, que vous me demandiez d'être chargée de cette petite fille? ...-Oui, en vérité, maman... j'aime les enfans à la folie, et...-Mais vous-même, à peine êtes-vous sortie de
l'enfance! Vous n'avez que treize ans et demi...-Ma chère maman me dit quelquefois que j'ai de la raison pour mon âge...-cela est vrai; cependant croyez-vous, Adèle, que vous soyez en état de bien élever un enfant? ...-Non, maman, je n'ai pas cette présomption; mais, avec vos conseils, il me semble qu'il n'y a rien qu'on ne puisse faire... si j'avois une petite soeur de cet âge, sûrement je pourrois lui être de quelque utilité; à mes récréations, je m'amuserois à lui enseigner différentes choses, je la ferois lire, je lui apprendrois de petits contes, et puis je la reprendrois doucement si elle ne s'appliquoit pas...-Par exemple, si elle étoit curieuse, moqueuse?-Ah, je sais par coeur tout ce qu'il faudroit lui dire!... Je lui conterois tout ce qui m'est arrivé, et la veillée des quarante, et la bambolina francese...-et tout cela ne serviroit à rien, si vous ne lui donniez pas d'excellens exemples... comment lui prouverez-vous qu'on doit être appliquée, si elle vous voit dessiner sans attention, jouer de la harpe sans regarder votre musique? ...-Maman, en général, je m'applique...-oui, en général, j'en conviens, mais les bons exemples ne sont utiles qu'autant qu'ils sont donnés constamment...
-je sens que la crainte de gâter un enfant, en lui donnant de mauvais exemples, seroit pour moi une raison de plus de me bien conduire...-Cela peut être, et je vous avoue que je suis tentée d'en faire l'essai...-oh, maman, je vous en conjure! ...-Il est vraisemblable que vous serez mariée un jour, et par conséquent mère de famille: si cela arrive, vous vous trouveriez alors une expérience qui seroit très-utile à vos enfans: vous avez un bon coeur et de la générosité, je suis donc très-sûre que, malgré votre extrême jeunesse, vous sentez parfaitement l'importance des devoirs d'une gouvernante; je vous le répète, ils se réduisent tous à ce seul point, de donner toujours l'exemple des vertus qu'on exige...-oh, j'aurai une attention sur moi-même! ...-Avec raison, car est-il rien de plus horrible que de gâter et de corrompre un enfant né avec un bon naturel? ...-Cette seule idée fait frémir...-Dieu vous demanderoit compte un jour de cet enfant malheureux, il diroit: je l'avois crée bon, et tu l'as rendu méchant: à la fois barbare, impie et sacrilège, tu as gâté et défiguré mon ouvrage! ... Il n'est point de châtiment trop rigoureux pour toi! ...-Ô ciel! ... Mais aussi il n'est point de récompenses
qu'une mère comme la mienne ne soit en droit d'attendre! ... En disant ces mots, Adèle laissa tomber doucement son visage sur le mien, et je sentis ses larmes couler sur mes joues! ... Vous m'effrayez, maman, me dit-elle; maintenant je n'ose plus desirer de me mêler de l'éducation de cette charmante petite fille! ...-Vous sentez trop combien ce devoir est sacré pour ne le pas remplir...-maman! ... Vous pensez! ... Quelle joie vous me causez!-D'ailleurs, si cette enfant vous devient chère...-oh, je l'aimerai passionnément! ...-Eh bien, rien ne vous coûtera; dans l'espoir de la rendre parfaite, vous vous corrigerez sans effort de tous vos défauts...-et le desir de justifier votre confiance, et de faire votre bonheur...-voilà qui est dit, je veillerai sur votre conduite, je vous donnerai des avis, et je consens que vous soyez entièrement chargée de cette enfant...-entièrement! Ah, dieu! ...-Oui, c'est-à-dire, elle couchera toujours dans votre chambre, elle ne vous quittera pas, elle jouera dans le cabinet où vous faites vos études; à vos heures de récréation, vous lui enseignerez les petites choses que son âge la rend susceptible d'apprendre;
vous lui donnerez par la suite les maîtres que vous jugerez nécessaires, et vous serez enfin sa maîtresse, sa gouvernante et sa mère...-sa mère! Pauvre petite! ... Puis-je m'en faire appeler maman? ...-Oui sans doute, puisque vous lui en tiendrez lieu.-Elle m'appellera maman ! ... Oh, que je voudrois être à demain pour lui dire cela! ... Maman, vous lui direz qu'elle doit m'obéir... qu'elle doit m'appeler maman, car peut-être ne me croira-t-elle pas... je suis fâchée d'être si petite pour mon âge: si vous me permettiez de porter des talons, je parie qu'elle me respecteroit davantage.-Il est vrai que vous n'avez pas une figure bien imposante, mais de la raison, de l'application et de la douceur vous feront bien autant respecter que des talons. Après cet entretien, Adèle alla se coucher; son premier soin, en entrant dans sa chambre, fut d'aller regarder sa fille qui dormoit profondément: au risque de l'éveiller, elle l'embrassa plusieurs fois, et sûrement, durant la nuit, ne vit qu'elle dans ses rêves. Le lendemain, aussi-tôt que je fus éveillée, Adèle entra chez moi en tenant son enfant par la main, et en me disant qu'elle lui avoit donné un nouveau nom, ne
trouvant pas le sien joli; elle l'appelle Hermine , parce qu'elle est d'une blancheur éblouissante, et qu'elle a l'air extrêmement doux. Au reste, Hermine est déjà accoutumée à sapetite maman , et lui obéit ponctuellement. Adèle, de son côté, ne songe qu'à lui donner de bons exemples , elle la fait lire, elle traduit mes petits contes en italien pour les lui apprendre, et elle a prié Dainville de la faire dessiner. Ainsi, ma chère amie, le voilà ce moyen si simple que j'ai trouvé pour mettre Adèle en état de bien élever un jour sa première fille. Elle fera sous mes yeux cet important apprentissage qui ne la distraira point de ses occupations, puisqu'il se borne à garder auprès d'elle une enfant dont l'âge ne demande d'autre soin que celui de la reprendre si elle parle mal, si elle manque de douceur ou de docilité, etc. Hermine dessinera à côté d'Adèle, qui ne souffrira pas qu'elle soit sans application, et qui se piquera de lui en donner l'exemple. Du reste, nous sommes convenues qu'Hermine n'apprendroit point la musique; nous voulons qu'elle sache faire tous les petits ouvrages de femme, qu'elle écrive et compte bien, qu'elle sache également l'italien et le françois, et parfaitement l'histoire: ainsi, ne
jouant d'aucun instrument, elle peut toujours étudier dans la chambre d'Adèle sans la troubler et la distraire. Adèle, en l'observant avec intérêt, apprendra à connoître les enfans, leurs inclinations, leurs petites ruses; en présidant à ses études, elle s'accoutumera à la vigilance, elle deviendra plus attentive, plus pénétrante, plus patiente; enfin, le desir d'obtenir la considération, l'estime et la tendresse de son élève, la corrigera de plusieurs petits défauts, et hâtera le développement entier de sa raison. Non, ma chère amie, les dames romaines ne sont en général ni jolies, ni bien mises; elles ne mettent point de rouge; mais elles n'ont pas, comme on me l'avoit dit, du blanc et de la poudre jaune; elles craignent singulièrement les odeurs, et n'en portent jamais; et comme elles trouvent les françoises excessivement parfumées, quand elles savent qu'elles doivent nous rencontrer, elles se remplissent le nez de petites feuilles vertes, afin de ne rien sentir: j'avoue que j'ai été un peu surprise en voyant, pour la première fois, cette verdure sortant à moitié de tous ces nez de femmes: Adèle n'a pas témoigné le moindre étonnement de cet usage, car depuis la
veillée des quarante, rien ne paroît plus la surprendre.
La grande finesse (c'est ainsi qu'on appelle à Rome une politesse) consiste à faire placer en voiture la personne considérable à la droite du fond. Vous seriez malheureuse ici, car il n'est pas permis d'aller vîte en voiture; on trouve qu'un train un peu leste n'a aucune dignité, et on ne s'arrête jamais dans les rues; de manière que si l'on donne une commission à son laquais, on ne l'attend point, seulement on marche plus lentement. Lorsque les moeurs sont corrompues, le ton doit nécessairement s'en ressentir; aussi je ne pourrois vous donner une idée ni de ce qu'on appelle ici de la galanterie , ni de la manière générale de s'exprimer: par exemple, l'homme le mieux élevé, en parlant d'une femme, la désigne par son nom tout court, et dit la Marescotti, la Palestrine, la Barberini , etc. L'esprit est peut-être ici plus commun qu'en France; mais dans aucun pays policé, l'éducation n'est aussi négligée, et l'ignorance aussi profonde. D'ailleurs, comme dans le reste de l'Italie, tous ces grands seigneurs dont les palais sont si somptueux, vivent comme s'ils étoient des bourgeois mal à l'aise: il est vrai
qu'ils ont beaucoup d'ostentation, et que dans les grandes occasions, ils étalent une grande magnificence; mais du reste, ils n'ont ni dîner ni souper, point d'état de maison, et journellement ils se trouvent fort bien éclairés avec une chandelle, et parfaitement nourris pour un petit écu par jour.
À l'égard de la jalousie, on prétend qu'elle n'existe plus que parmi le peuple, qui est d'une férocité à faire frémir, car il donne ici des coups de coûteaux, comme à Paris il donne des coups de poings. On ne peut imaginer combien les meurtres sont communs à Rome. Quand un homme en assassine un autre, l'assassin est toujours favorisé par le peuple; toutes les boutiques, les maisons lui sont ouvertes; de-là, il se sauve dans les églises, où il trouve un asyle aussi sûr que sacré. Est-ce là ce peuple romain si célèbre dans l'histoire?
Que produit le climat sur les moeurs? C'est la forme du gouvernement qui fait tout. Adieu, ma chère amie; embrassez Constance de ma part, et dites-lui que par le premier courier, je répondrai sûrement à sa jolie petite lettre.
La vicomtesse à la baronne. Je vais voyager aussi, je pars lundi pour les eaux de Spa: mon médecin vouloit m'envoyer à Plombières, je lui ai représenté que je m'y ennuyerois à la mort, que je desirerois aller à Spa, et non-seulement il y consent, mais il me l'ordonne, et j'obéis. J'emmène avec moi Madame De Valcé, dont la santé est véritablement dérangée depuis sa fausse couche; sans cette raison, je n'aurois sûrement pas cédé au desir extrême qu'elle a de faire ce voyage, car ses procédés ont enfin absolument détruit le sentiment aveugle que j'avois pour elle. Je trouverai à Spa beaucoup de gens de ma connoissance, entr'autres, le chevalier D'Herbain, qui est parti hier avec Porphire qu'il y mène, et dont il ne peut plus se séparer; Madame De Blesac et sa belle-fille, la petite comtesse Anatolle, M D'Ostalis, et Madame De Germeuil revenue à Paris depuis trois mois, et qui ne va, dit-elle, à Spa que par sentiment pour Madame De Valcé, et pour la suivre, car cette ancienne
amitié s'est renouée avec une extrême vivacité. Au reste, jamais la divine amitié n'a été plus à la mode que dans ce moment; les femmes se chérissent toutes, elles ne peuvent plus se quitter; à souper, elles fuyent, elles évitent les hommes, et se placent ensemble à côté les unes des autres, elles sont inséparables; si quelque importun se glisse indiscrètement parmi elles, toute la troupe entière le maudit, se désole, et marque son chagrin par les mines les plus expressives... cependant malgré tout cela, les méchans soutiennent qu'elles s'envient et se déchirent tout comme de notre temps, et qu'au fond, les hommes ne sont pas plus essentiellement maltraités qu'ils ne l'étoient il y a dix-huit ans. À propos, mon coeur, savez-vous que la belle, la sérieuse, l'insipide Madame De N a pris un amant? Vous serez sans doute surprise de m'entendre accuser aussi positivement une personne qui jouissoit d'une bonne réputation; je n'ai jamais pu souffrir qu'une femme se permît d'attaquer ainsi l'honneur d'une autre femme, même lorsqu'elle parle à son amie intime; mais je puis dire sans scrupule que Madame De N a un amant, puisqu'elle en fait gloire, et le dit elle-même à qui veut l'entendre:
cette franchise lui fait un honneur infini, et l'a rendue très-intéressante; tout le monde loue sa candeur ; on répète qu'elle est d'une vérité, d'une bonne-foi qui doit tout faire excuser; et enfin, cet amant lui procure des éloges et des amis sans nombre.
Voilà une indulgence qui met fort à l'aise, et qui sûrement établira dans la société une franchise universelle; on avouera naïvement ses fautes, ses foiblesses, et j'espère qu'avant peu l'horreur du mensonge deviendra telle, que les poltrons et les gens sans probité ne chercheront à cacher ni leur lâcheté ni leurs friponneries; j'ose même dire que tout nous promet cette heureuse révolution dans les moeurs. J'ai entendu l'autre jour un homme que vous connoissez beaucoup, se vanter avec orgueil d'avoir caponné au billard deux autres hommes; il n'a pas dit: j'ai volé; mais comme caponner est à-peu-près le synonyme de friponner , il y a tout lieu de croire que les hommes égaleront bientôt les femmes en sincérité. Adieu, mon coeur; ma santé est déjà meilleure; le seul projet d'aller à Spa me ranime; jugez du bien que me feront les eaux.
Réponse de la baronne. De Rome.
Ainsi donc à présent on convient simplement qu'on a un amant, et cette effronterie passe pour de la franchise , de la bonne-foi ! Autrefois la décence faisoit tolérer une foiblesse, et maintenant l'impudence fait excuser le vice! ... "Pourquoi dites-vous (dit Jean-Jacques Rousseau) que la pudeur rend les femmes fausses;... etc."
Qui pourroit n'être pas frappé de la solidité de raisonnement de ce beau passage d'Émile! Adèle devient chaque jour plus raisonnable; Hermine contribue infiniment plus que moi à la former. L'autre jour Adèle, pour la première fois, depuis qu'Hermine est ici, n'a pas bien dessiné, et, tout le temps de l'académie, a paru distraite et inappliquée. Quand la leçon fut finie, je lui dit tout bas: vous vous relâchez, et vous venez de donner à votre enfant un pernicieux exemple. À ces mots, elle leva les yeux au ciel, et tomba dans la rêverie; un instant après, elle vint à moi, et me dit bien haut: maman, voici l'heure de ma récréation, je vous supplie de me permettre de l'employer à dessiner.-Pourquoi donc?Vous avez dessiné vos deux heures...-oui, ma chère maman, mais j'ai eu le malheur de manquer d'application aujourd'hui, je vous en demande mille pardons, et je veux réparer
ma faute... entendez-vous, Hermine, interrompis-je, quel charmant exemple vous donne votre petite maman? Adèle est trop jeune encore pour ne pas faire des fautes quelquefois; mais vous voyez comme elle les répare, et sûrement bientôt elle n'en fera plus du tout. Pendant ce discours, la joie pétilloit dans les yeux d'Adèle, et au moment même elle fut chercher son porte-feuille, et dessina une heure entière avec une application parfaite. Jugez, ma chère amie, si je m'applaudis d'avoir trouvé un moyen si simple et si doux de la perfectionner: d'ailleurs, je goûte encore le plaisir de faire une bonne action, en tirant de la misère une pauvre petite orpheline dont, sans moi, la destinée eût été si malheureuse. Comme elle a été choisie parmi cent autres, elle est réellement charmante de caractère et de figure; sa première éducation a été très-bonne, elle n'étoit même pas née pour l'état où je l'ai trouvée. Différens événemens ruinèrent sa famille, et la mort de sa mère, qui ne subsistoit que d'une petite pension viagère, mit le comble à son infortune. J'ai préféré une enfant italienne, afin qu'elle entretînt Adèle dans l'habitude de parler italien. La seule personne dans la
maison qui n'aime pas Hermine à la folie, est Miss Bridget, parce qu'elle a le plus grand mépris pour la langue italienne, et ne conçoit pas qu'on puisse desirer de la parler, quand on a la gloire de savoir l'anglois; aussi n'en dit-elle pas un seul mot; ce qui lui rend le voyage d'Italie peu agréable; elle se fâche constamment contre toutes les servantes, uniquement à cause de leur baragouin ridicule : enfin, son aversion naturelle pour Dainville a redoublé depuis que nous parlons tous italien; mais il faut bien lui passer tous ces petits travers, en faveur de ses excellentes qualités et de la manière parfaite dont elle me seconde.
Adieu, ma chère amie; j'attends avec impatience de vos nouvelles de Spa; je suis sûre que vous y retrouverez la santé, et que vous serez charmée de la vie qu'on y mène.
Le baron au vicomte. De Naples.
Une espèce de maladie épidémique nous a chassés de Rome un peu plus tôt que nous ne comptions en partir, et je passerai ici deux mois, août et septembre.
Vous me demandez des détails sur les femmes; je suis étonné que vous n'ayez pas reçu déjà une lettre que je vous écrivois de Rome, et dans laquelle je ne vous parlois que des dames romaines. On dit que les moeurs sont encore plus corrompues à Naples, cependant j'allai hier à un bal, et j'en suis revenu édifié de la constance des dames napolitaines; elles choisissent un danseur pour toute l'année, et, durant ce temps, ne dansent jamais avec un autre; il est vrai qu'on prétend qu'elles réservent toute leur fidélité pour cette espèce d'engagement. Il y a, entr'autres, ici une femme dont on conte des aventures qui paroîtroient incroyables, si ces détails n'étoient certifiés par des gens très-dignes de foi: elle étoit
hier au bal, elle a parlé plusieurs fois à mon fils, et j'ai remarqué que Théodore ne lui répondoit pas avec une politesse bien exacte. Aujourd'hui je le lui ai reproché; mais, a-t-il répondu, Madame De D est si méprisable! ...-Et parce qu'elle est méprisable, faut-il que vous ayez l'air d'avoir reçu une mauvaise éducation? D'ailleurs, en traitant Madame De Davec autant de légèreté, vous avez manqué d'égards pour les femmes auxquelles vous devez un véritable respect...-comment? ...-Sans doute; puisque Madame De D est reçue dans la société, vous ne pouvez être impoli avec elle, sans l'être aussi pour toutes les femmes qui se trouvent dans la même assemblée. Souvenez-vous toujours qu'un homme honnête et délicat doit l'apparence du respect à toutes les femmes, et qu'il n'aura jamais l'air noble et distingué, s'il prend avec la moins estimable des manières familières: qu'il ne recherche point celle qu'il croit digne de mépris, mais qu'il la traite toujours en public avec égards et déférence, et cette conduite lui vaudra l'estime et l'intérêt de toutes celles dont il doit apprécier et desirer le suffrage: enfin, croyez que le plus mauvais air qu'un jeune homme puisse avoir, est
de paroître mépriser les femmes. Par exemple, que pensez-vous de ce jeune françois que nous avons vu à Rome, et qui nous a suivis à Naples? ...-Le marquis d'Hernay? ...-Oui; vous paroît-il aimable? ...-Mais je ne voudrois pas lui ressembler.-Cependant il a de l'esprit, de l'instruction, et il se conduit bien...-mais il est ridicule...-infiniment, cela est vrai, parce qu'il a toujours avec les femmes un ton léger ou méprisant; il pense que la familiarité donne l'air de l'aisance, et que le dédain montre la supériorité; il s'abuse, et prouve seulement qu'il est un fat mal élevé.-Et il a de l'esprit! Cela est bien surprenant...-une mauvaise éducation gâte l'esprit ainsi qu'elle corrompt le coeur...-il a du bon sens, sa conversation même est solide; les artistes à Rome nous ont dit qu'il se connoissoit en tableaux, en statues, que du moins il en raisonnoit très-bien; il paroît savoir l'histoire, pourquoi donc sa société est-elle si peu agréable? ...-C'est qu'il est plein de suffisance, et qu'il gâte tout ce qu'il dit de plus sensé par un ton tranchant, un air capable, qu'on ne pourroit tolérer dans personne, et qui rendent surtout un jeune homme de vingt ans complétement absurde, impertinent et ridicule.
Vous voyez, mon cher vicomte, combien je m'attache à donner à Théodore un véritable dégoût pour la pédanterie. Comme vous dites fort bien, plus une éducation est soignée, plus cette attention est nécessaire, et soyez sûr que Théodore, à vingt ans, sera aussi modeste, aussi simple qu'instruit. En général, tous nos jeunes gens aujourd'hui sont d'une ignorance honteuse, ou d'une pédanterie insupportable, beaux-esprits et philosophes , ou ne sachant rien, et livrés aux plus affreux désordres; c'est la faute des parens, qui ne leur donnent point de principes, ou qui leur inspirent une folle prétention à l'esprit. J'ai vu un père, estimable d'ailleurs, répandre des copies d'une lettre que son fils, âgé de dix-huit ans, lui écrivoit de sa garnison sur un ouvrage de morale qui venoit de paroître. Le pauvre jeune homme sut cela, et, comme de raison, la tête lui tourna. De même, on envoie à seize ans son fils dans les pays étrangers, on lui dit: allez-vous instruire, allez étudier les hommes. Il part, il revient, il dit: je suis instruit, je connois les hommes. On le croit dans sa famille, il débite avec orgueil et confiance tous les lieux communs qu'il a pu apprendre de son gouverneur;
il assure que les anglois sont profonds, les italiens ignorans et superstitieux, les espagnols dans la barbarie; il vante la liberté angloise, et déclame contre l'inquisition ; ses parens l'écoutent avec étonnement, on l'admire, on le cite, on le prône, et l'on en fait pour la vie un sot aussi ridicule qu'ennuyeux. Ne réfléchira-t-on jamais davantage sur l'éducation, et faut-il, qu'en dépit du plus heureux naturel, elle nous donne éternellement des vices ou des travers!
Le même au même. De Naples.
Théodore vient d'avoir aujourd'hui un petit succès très-flatteur: nous dînions lui et moi chez l'ambassadeur de France, où se rassemble tous les jours la meilleure compagnie deNaples; il y avoit sept ou huit personnes, entr'autres, trois ou quatre véritablement distinguées par leurs connoissances et leur esprit; de ce nombre étoient deux anglois. J'avois à parler à l'ambassadeur, qui, en sortant de table, m'a mené dans son cabinet, et j'ai laissé Théodore dans le sallon, environ trois quarts-d'heure. En rentrant nous avons trouvé la conversation fort animée, on parloit littérature, et les anglois soutenoient, contre le marquis D'Hernay, qui prétend savoir l'anglois, et contre deux italiens qui le savent réellement, que le paradis perdu est le plus beau poëme qui existe dans aucune langue vivante: ils nous contèrent que, pour appuyer leur opinion, ils avoient voulu citer plusieurs passages, entr'autres, quelques
vers du livre premier et quatrième, mais qu'ils n'avoient pu se les rappeler qu'imparfaitement, et ils demandèrent à l'ambassadeur s'il avoit Milton. Non, répondit-il, mais j'ai vu jadis M D'Almane savoir Milton par coeur, et peut-être pourra-t-il encore vous satisfaire. Ma mémoire, repris-je, est fort diminuée, Théodore me suppléera. À ces mots, l'étonnement fut général, tous les yeux se fixèrent sur Théodore, qui, jusqu'alors, avoit écouté en silence la conversation, parce que personne ne l'avoit interrogé. Quoi! S'écria-t-on, m votre fils sait l'anglois! Depuis sa plus tendre enfance, répondis-je; et comme les vers que vous citiez sont très-remarquables, je suis sûr qu'ils sont tous présens à sa mémoire. Essayez de les dire, Théodore. Alors Théodore, en rougissant, débita de suite environ deux cents vers sans faire une faute, et prononçant véritablement comme un anglois même. On donna les plus grands éloges à sa mémoire, et surtout à sa modestie; et quand nous fûmes seuls, je l'embrassai tendrement: vous venez, lui dis-je, de me procurer un très-grand plaisir; je ne puis être flatté de vous avoir entendu dire des vers de Milton, on vous les a fait apprendre; quand vous seriez un sot, vous les
sauriez de même; mais vous êtes réservé, modeste, voilà ce qui doit me causer une véritable satisfaction. Conservez ces précieuses qualités, elles ajoutent aux succès et désarment l'envie: le mérite dont on s'enorgueillit nous est toujours contesté, tandis qu'on ne manque jamais de vanter celui qu'on nous découvre; ainsi, par amour-propre même, nous devrions triompher du vain desir d'étaler nos talens et notre instruction, bien sûrs que mille occasions ne peuvent manquer de les faire connoître, sans que nous nous en mêlions. Théodore a trouvé ce raisonnement très-juste, et n'a point cherché à me dissimuler combien il étoit flatté de l'éloge que je venois de donner à sa conduite. La modestie est peut-être la seule vertu qu'on puisse sans inconvénient louer avec excès dans un jeune homme, toute autre louange peut l'enorgueillir et lui donner de l'affectation. Combien de personnes qui sont imprudentes, brusques ou pédantes et apprêtées, uniquement parce qu'on a vanté sans mesure leur franchise, leur naturel ou leur savoir et leur politesse!... Mais la modestie n'est pas une qualité qu'on soit jamais tenté de pousser trop loin; d'ailleurs, le pourroit-on, puisqu'elle est si
belle, que même, portée à l'excès, elle ne sauroit dégénérer en vice? Ainsi, faites-la donc aimer à votre élève, tâchez de le rendre véritablement modeste, vous ne pouvez craindre qu'il le devienne trop.
Je me suis décidé, mon cher vicomte, à prolonger de six mois mon séjour en Italie; je ne retournerai point en France cet automne, je passerai l'hiver à Rome, j'en partirai sur la fin de février, je séjournerai un mois à Florence, autant à-peu-près à Turin, et je serai en Languedoc dans le courant d'avril; j'y resterai sept ou huit mois; si vous le pouvez, venez m'y voir et remplir enfin cet ancien engagement, sinon j'irai vous chercher à Paris, car après deux ans d'absence, je ne pourrai résister au desir de vous revoir et de vous présenter Théodore, grandi, formé, aimable autant qu'on peut l'être aussi jeune,... ce fils si cher! ... Et qui, je l'espère, sera le vôtre un jour.
La vicomtesse à la baronne. De Spa.
Le charmant, le délicieux séjour que Spa! Oh, je serai malade tous les ans pour y revenir! ... On y trouve tout, du monde, du jeu, des fêtes, de la dissipation, de la solitude, de la liberté... que n'y êtes-vous! Rien n'y manqueroit. Cependant j'ai fait une amie nouvelle , car, comment revenir des eaux sans cela? C'est une amie que j'ai rencontrée pendant quinze ans, sans me douter jamais qu'il fût possible de l'aimer. C'est enfin Madame De L; je lui passe toutes ses prétentions, qui, au reste, ne se trouvent point en rivalité avec les miennes; elle se plaît à déconcerter les personnes timides ou qui débutent dans le monde; elle est charmée d'avoir un gros son de voix qui, véritablement, est fait pour en imposer aux plus intrépides; elle a pris, par goût, des manières brusques et un air boudeur et refrogné; elle est comblée de joie lorsqu'elle peut penser qu'elle embarrasse et qu'on la craint; moi, j'aimerois
mieux plaire que de produire tous ces grands effets, ainsi je ne lui dispute aucun de ses avantages, et nous nous accordons fort bien ensemble; au vrai, malgré des travers si singuliers, elle a des qualités très-attachantes, une âme noble et sensible, une extrême franchise et beaucoup d'esprit; elle repousse lorsqu'on ne la voit qu'en passant, mais elleretient quand on la connoît.
Nous avons encore ici une autre françoise, Madame De Rainville, que je ne connoissois point du tout; celle-là n'attire ni ne retient, elle n'est jamais naturelle un moment: elle étoit faite pour être insipide, commune et froide; mais elle a sûrement entendu dire que les personnes ennuyées sont toujours ennuyeuses , et, frappée de cette maxime, elle veut paroître éternellement amusée; en conséquence elle aime tout avec passion , la musique, la danse, les spectacles, la promenade, la conversation; toutes ces choses la transportent; elle se pique d'être gourmande, de n'avoir pas un goût modéré, d'avoir du feu , de l'enthousiasme , et de disputer avec chaleur et véhémence; elle parle toujours, n'écoute point, ne sent rien, se met vainement à la torture pour persuader qu'elle a de l'énergie , de l'activité, et ne parvient qu'à se
rendre importune, ridicule et véritablement insupportable: elle me refroidit, me glace, et me fait presque prendre en aversion les choses que j'aime le mieux. L'autre jour, nous avons été dîner à la cascade de Coo; Madame De Rainville fut dans un tel ravissement, elle loua avec tant d'emphase l'eau, la verdure, le paysage et même le soleil qui nous brûloit, tout cela étoit accompagné de gestes si expressifs , si animés , qu'elle m'a donné un dégoût, qui ne me passera peut-être jamais, pour les rivières, les cascades et les dîners sur la pelouse.
M D'Ostalis est arrivé à Spa la semaine dernière, il dîne presque tous les jours chez moi, et je passe aussi ma vie avec Madame De Blesac, la petite comtesse Anatolle, le chevalier d'Herbain et Madame De L, ma nouvelle amie; je vais souvent au Wauxhall, j'y mène danser Constance; nous allons nous promener sur la montagne d'Annette et Lubin ; nous nous affligeons un peu qu'Annette soit si laide, et que Lubin
vende de la bière, ce qui nuit beaucoup aux idées pastorales et champêtres; je rentre dans ma maison à neuf heures, ma petite société s'y rassemble, et nous causons jusqu'à minuit, car je n'ai pas la simplicité de me coucher à dix heures, de me lever avec le jour pour aller boire des eaux que je peux prendre dans mon lit: on dit qu'elles sont meilleures à la fontaine, mais il n'y a de bon pour moi que ce qui ne me contrarie pas. Je suis moins mécontente de Madame De Valcé depuis que je suis ici, c'est-à-dire, de son extérieur et de ses manières; pour ses sentimens..., je n'y dois plus compter... mais cependant elle n'a que vingt-deux ans, elle est encore bien jeune! ... Ah, le coeur d'une mère est toujours prêt à pardonner!
Adieu, ma chère amie; vous serez également heureuse par Adèle et par Théodore, vous le méritez! ... J'envie votre félicité; mais croyez qu'en même-temps elle me console de mes peines. Oui, je jouis de votre bonheur, autant que je m'enorgueillis de vos vertus et de votre amitié.
Le vicomte au baron. Vous allez être satisfait, mon cher baron; je suis enfin brouillé sans retour avec Madame De Gerville: elle m'a joué dans une affaire où elle paroissoit vouloir me servir, et m'a sacrifié de la manière la plus noire et la moins adroite. Me voici un peu isolé, car, depuis sept ans sur-tout, je n'avois exactement d'autre société que la sienne. Je vous entends d'ici: rentrez dans votre famille, rapprochez-vous de votre femme. Je sais que Madame De Limours est très-aimable; mais je suis retenu par l'embarras de faire connoissance avec elle : au vrai, nous sommes devenus absolument étrangers l'un à l'autre; enfin j'essayerai, je vous le promets.
Tout le monde est revenu de Spa. On prétend que M D'Ostalis en rapporte un goût très-vif pour la jeune comtesse Anatolle; on ne dit point encore que cette dernière y réponde. Elle est bien jeune pour se décider si promptement, elle n'a que dix-sept ans; mais on assure qu'une partie de
sa société approuveroit fort cet arrangement, et se charge de la disposer à un choix qui, au reste, seroit le meilleur qu'elle pût faire dans ce genre. Elle aime son mari; mais elle en est traitée de manière à ne pas conserver long-temps les sentimens qu'elle a pour lui. Le comte Anatolle dédaigne toutes les françoises, il n'aime que les étrangères, et il faut absolument, pour lui plaire, être russe, angloise ou polonoise. Mon charmant petit Théodore n'aura, grâce au ciel, aucun de ces travers; combien j'ai d'impatience de le revoir! Il touche à sa quinzième année... à cet âge, j'étois déjà amoureux, à perdre la tête, d'une des femmes de ma mère, Mademoiselle Adrienne, que j'élevai depuis au grade de chanteuse dans les choeurs de l'opéra. À quinze ans j'avois déjà escaladé dix fois les murs du jardin de mon père, pour aller voir une petite paysanne que j'aimois presque autant queMademoiselle Adrienne. J'avois pourtant un gouverneur très-sévère, mais heureusement il étoit sourd et distrait; je m'échappois sans qu'il pût m'entendre, et je le trompois sans qu'il y prît garde. Au reste, quelques précautions qu'il eût employées, je suis bien sûr que j'aurois trouvé les
moyens de me soustraire à sa vigilance. Comment faites-vous donc avec Théodore, cet enfant si éveillé, si vif, si spirituel? Comment a-t-il impunément quinze ans? Comment enfin vous y prenez-vous pour vous rendre maître de son imagination, et pour le surveiller toujours sans lui devenir importun?
Le baron au vicomte. De Rome.
Premièrement, Madame D'Almane n'a point de jolies femmes-de-chambre, et je ne suis ni sourd, ni distrait. On n'est véritablement amoureux ni à quatorze ans et demi, ni à quinze, ni même à seize. Vous l'étiez, dites-vous, à cet âge; mais vous aimiez également Mademoiselle Adrienne et votre petite paysanne; ainsi vous n'aviez de penchant ni pour l'une ni pour l'autre. Comme l'amour doit presque tout son pouvoir à l'imagination, l'idée que nous nous formons de cette passion, l'opinion que nous en avons, décident de l'empire qu'elle prendra sur nous, et de l'influence qu'elle aura sur notre destinée. Si nous croyons que l'amour n'est qu'un égarement passager, une sorte d'enivrement, qui, même en tournant la tête, peut laisser le coeur froid, nous serons séduits par la seule beauté, nous n'aurons que des fantaisies. Telle étoit l'opinion que vous aviez de l'amour;
votre imagination s'enflamma avant que votre coeur put aimer: cette première expérience vous persuada que trouver une femme plus jolie qu'une autre, c'est être amoureux; il en est résulté que vous vous êtes livré successivement à mille fantaisies passagères, que vous avez formé beaucoup d'intrigues et jamais un attachement véritable. Je veux au contraire que mon élève soit persuadé que cette passion peut faire le charme, la félicité de la vie, quand l'objet qui l'inspire réunit à la fois les grâces, les talens, l'esprit et les vertus; qu'il croye qu'alors elle doit durer toujours, ou que du moins, si le temps l'affoiblit, elle laisse dans le fond du coeur une amitié si tendre, des souvenirs si doux, qu'on ne peut ni regretter l'amour, ni desirer de l'éprouver encore. Avec cette opinion, non-seulement mon élève n'aimera pas deux objets à la fois, mais il n'aimera pas deux fois dans sa vie; il sera difficile et délicat sur le choix, et s'attachera pour ne jamais changer. Puisque l'amour est pour nous une illusion nécessaire durant notre jeunesse, l'instituteur doit donc chercher à faire servir ce sentiment au bonheur et à la gloire de son élève. Une fantaisie peut être assez vive pour nous égarer, nous avilir,
nous perdre; une passion peut nous porter aux grandes choses: l'une fera faire des extravagances, des sacrifices de premier mouvement; l'autre peut seule engager aux actions qui demandent de la persévérance. Celle qui dit à son amant: soyez deux ans sans parler, et qui fut obéie, cette femme pouvoit se flatter d'inspirer une passion, et non une fantaisie. Et en effet, que ne doit-on pas attendre d'un sentiment dont nous ne sommes susceptibles que dans la force de l'âge; d'un sentiment produit par une imagination exaltée, et que l'estime et l'amitié doivent rendre aussi doux, aussi solide que violent? Je sais bien qu'on peut aimer passionnément un objet méprisable; mais ce malheur n'arrive qu'aux gens foibles, bornés ou méprisables eux-mêmes, ou qui enfin s'abusent sur leur choix.
Il est donc important qu'un jeune homme ne commence pas par une fantaisie qui lui raviroit à la fois et ses principes et sa délicatesse. C'est une passion vertueuse qui doit l'arracher à son indifférence; mais, avant l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, il n'en seroit pas susceptible. Comment donc le préserver jusqu'à cette époque, des égaremens où le coeur n'a point de part? Soyez vigilant, attentif,
conservez-lui son innocence, occupez-le sans relâche, ne le laissez jamais un seul instant oisif, ou désoeuvré, et croyez que son imagination ne l'éclairera sur rien de ce que vous voulez lui cacher. Mais, me direz-vous, est-il possible qu'un jeune homme puisse conserver de l'innocence jusqu'à dix-sept ou dix-huit ans? Je n'ignore pas qu'en effet ce n'est plus la mode aujourd'hui; mais elle existoit jadis, et nous voyons encore les enfans des princes, mieux surveillés que les nôtres, sortir des mains de leurs gouverneurs sans connoître l'amour ni ce qui peut y ressembler.
Vous me demandez comment je puis être aussi vigilant sans me rendre importun à mon fils; c'est qu'il n'est pas plus surveillé maintenant qu'il ne l'étoit à six ans, du moins en apparence. Il a toujours couché dans un cabinet à côté de ma chambre, et dans ma chambre même lorsque nous voyageons, même en séjournant long-temps dans le même lieu; cette habitude n'est point une sujétion pour lui, au contraire, j'ai su la lui rendre agréable. Il est naturellement communicatif, il aime à causer, il n'a de confiance sans réserve que pour moi; mais il a tant d'occupations, depuis deux ans sur-tout, que nous avons rarement dans la journée la possibilité
de nous entretenir un peu de suite: j'ai donc pris le parti de lui promettre que tous les soirs nous aurions ensemble une petite conversation quand nous serions dans nos lits.Théodore, ayant toujours mille choses à me dire, attend ce moment avec impatience, d'autant mieux que souvent, dans la journée, je lui annonce que j'ai quelques petits secrets à lui dire, et je ne manque jamais d'ajouter: ce détail est trop long, je n'ai pas le temps de vous en instruire à présent, mais vous le saurez ce soir. Enfin, quand le soir arrive, Théodore est enchanté d'aller se coucher; tout en se déshabillant, il s'approche de mon oreille et me questionne; je refuse de l'entendre, la prudence ne me permettant pas de parler devant mon valet-de-chambre, de choses aussi importantes: Théodore, d'un air grave et capable, me fait signe qu'il approuve ma discrétion; mais il me presse de me coucher, et quand nous sommes dans nos lits, éclairés seulement par une lampe de nuit qui ne donne qu'une foible clarté, semblable à cette espèce de jour qu'on appelle entre chien et loup , c'est alors que les confidences commencent; c'est alors qu'emportés par le plaisir de nous entretenir sans contrainte, nous parlons souvent
tous les deux à la fois, ou bien que nous nous interrogeons mutuellement avec un intérêt et une curiosité réciproques. Ces conversations sont d'autant plus agréables, que nous n'avons jamais la crainte d'être troublés ou interrompus; d'ailleurs, j'ai le soin de paroître toujours, à cette heure, plus gai, plus facile, plus affectueux que dans aucun autre moment de la journée. Si Théodore a quelque aveu à me faire, il choisit cet instant de préférence: enfin, ces entretiens nocturnes ont pour lui tant de charmes, qu'il m'a témoigné plus d'une fois le vif chagrin qu'il éprouvoit en pensant qu'à notre retour en France il ne coucheroit plus dans ma chambre; hier encore il m'en parla. Je regretterai beaucoup aussi, lui dis-je, nos conversations d'après souper; mais il faudra bien trouver le moyen de nous parler dans la journée...-dans la journée; ah! Papa, quelle différence! ...-Tu ne me trouves pas de si bonne humeur dans le jour, n'est-ce pas? ...-Oh! Papa, j'en conviens, vous êtes toujours bien aimable; mais le soir! ... Et puis je crois aussi que vous m'aimez mieux à cette heure: par exemple, jamais vous ne me tutoyez quand nous sommes levés...-mais sûrement; quand
tu te conduis bien, je t'aime mieux à la fin de la journée qu'au commencement ou au milieu, puisque je te dois douze heures entières de satisfaction...-mon cher papa, laissez-moi coucher dans votre chambre à B et à Paris...-Vous me faites-là une petite proposition tout-à-fait discrette; c'est-à-dire, qu'il faut vous promettre de me coucher tous les soirs à votre heure...-bon, vous avez bien fait d'autres choses pour moi! D'ailleurs, papa, je vais avoir quinze ans; en partant d'Italie, nous allons en Languedoc, nous y passerons six mois; à la campagne, ainsi qu'en voyage, vous vous êtes toujours couché en même-temps que moi...-fort bien, mais à Paris?-Oh, quand j'arriverai à Paris, j'aurai quinze ans et demi passés, vous me permettrez-bien de me coucher un peu plus tard...-oui, à dix heures et demie...-onze heures? ...-Et la conversation nocturne qui dure toujours au moins une heure, et vos maîtres le matin? ...-Ah! Cela est vrai; vous serez obligé de vous coucher à dix heures et demie...-comment donc, je serai obligé! ...-Oui, mon cher papa, vous ne me refuserez pas une grâce qui fait mon bonheur...-songe
donc qu'il est inoui de se coucher à dix heures à Paris, il faudra donc renoncer à toute société...-Vous serez charmé d'en avoir un prétexte, vous n'aimez pas le monde...-je ne le regrette pas quand je te le sacrifie, mais je l'aime quand je m'y trouve... il est vrai que j'y rentrerai pour t'y mener, et ce temps n'est pas fort éloigné...-quand j'aurai dix-sept ans?Par exemple, alors vous n'aurez pas de raisons pour m'empêcher de coucher dans votre chambre?-Oh, cela, je l'avoue! ...-Eh bien, papa, vous qui êtes si généreux, voulez-vous disputer pour dix-huit mois, sur lesquels il n'y en a que six de grâce, puisque nous passerons le reste à la campagne et au régiment où je vais entrer?-Allons, allons, raisonneur, taisez-vous et dormez; je vous promets de réfléchir à cela.
Vous jugez bien, mon cher vicomte, que ce n'est pas sans raison que je me fais autant prier d'une chose que je desire: si Théodore pouvoit soupçonner que je ne souhaite l'avoir dans ma chambre qu'afin de veiller sur sa conduite, il seroit bientôt éclairé sur mes motifs secrets, il ne regarderoit plus ma chambre que comme une prison, et je ne serois plus à ses yeux qu'un
geolier, qu'un tyran. C'est ainsi que les mêmes précautions, prises inconsidérément ou avec prudence, deviennent véritablement utiles ou ne peuvent produire que de pernicieux effets. Je ne m'abuse pas; je sais bien qu'un jour Théodore sentira tout-à-coup que l'engagement de coucher dans ma chambre peut devenir gênant; je m'appercevrai facilement de cette révolution dans ses idées, par sa distraction et son refroidissement; j'aurai prévu ce moment, et j'aurai alors des moyens tous prêts et infaillibles pour retenir Théodoreaussi fortement que jamais; je vous les ferai connoître quand nous serons à cette époque. Je savois déjà votre rupture avec Madame De Gerville, et vous devez avoir reçu une lettre où je vous mandois que la trahison de Madame De Gerville ne m'étonnoit pas; car depuis que je suis dans le monde, je n'ai jamais vu une seule personne intrigante, sur l'amitié de laquelle on dût raisonnablement compter.
Madame D'Ostalis à la baronne. Rassurez-vous, ma chère tante; M D'Ostalis ne s'éloignera point de moi , la fantaisie qui l'occupoit ne deviendra point une passion ;... j'ai suivi vos conseils, et j'ai retrouvé tout mon bonheur. Je vous mandois dans ma lettre, datée de Versailles, que je n'avois que des soupçons, mais bientôt je ne doutai plus des sentimens deM D'Ostalis; il semble que son attachement pour moi, si solide et si soutenu, ait ennuyé tous ceux qui nous connoissoient, car son changement a paru causer une joie universelle; j'ai vu cette joie maligne percer même à travers des témoignages d'intérêt, que plusieurs personnes ont voulu me donner dans cette occasion: on vouloit paroître me plaindre, on feignoit de s'attendrir sur mon sort, et l'on n'avoit au vrai d'autre motif que celui de m'instruire d'un événement dont on croyoit peut-être que mon amour-propre seroit encore plus blessé que mon coeur; mais les envieux et les méchans ont été trompés dans leur attente; j'ai
eu l'air de ne pas comprendre les avis indirects, et de ne pas croire les avertissemens positifs. Les uns se sont moqués de ma crédulité, d'autres ont pensé que je l'affectois par égards pour M D'Ostalis; en général, cette conduite a été fort approuvée; cependant je n'étois pas sans chagrin et sans inquiétude, je voyois M D'Ostalis véritablement amoureux, et de la plus charmante personne qui ait paru dans le monde depuis dix ans; il est vrai que je ne remarquois rien dans la comtesse Anatolle qui dût encourager la passion qu'elle inspiroit; mais elle n'a que dix-sept ans, elle est fort aigrie contre son mari, elle est naturellement très-sensible, et toute la société de sa belle-mère protégeoit visiblement MD'Ostalis. Madame De Blesac, aussi bornée que peu clairvoyante, et remplie de la plus ridicule vanité, ne croit pas possible qu'une personne qui a l'honneur d'être sa belle-fille, puisse jamais prendre un amant, et pensoit de très-bonne-foi que M D'Ostalis n'alloit chez elle tous les jours que pour avoir l'avantage de faire sa partie de piquet: charmée de son assiduité et de sa complaisance, elle faisoit à chaque instant son éloge, de manière que la comtesse Anatolle entendoit éternellement louer
un homme dont sans doute elle connoissoit les sentimens, et qui d'ailleurs peut paroître aimable sans que personne soit occupé du soin de le faire valoir.
Après beaucoup de réflexions, je me décidai à ne rien changer à ma conduite; je montrai à M D'Ostalis la même égalité, la même douceur, le même desir de lui plaire et de l'attirer; seulement j'allai beaucoup moins chez Madame De Blesac, et je cessai absolument de parler de la comtesse Anatolle. Comme sa belle-mère me la confioit souvent avant le voyage de Spa, et qu'elle venoit déjeûner chez moi deux ou trois fois par semaine, il étoit impossible que je cessasse de la recevoir, mais je n'en recherchai plus les occasions, et je les éloignai même autant que je le pouvois, sans avoir l'air de l'affectation. Du reste, quand je me trouvois avec elle, je la traitois toujours avec la même amitié, démonstration qui ne me coûtoit rien, car j'ai naturellement beaucoup de penchant pour elle. M D'Ostalis comprit bien que j'avois lu dans son coeur; son embarras avec moi redoubla, il vit enfin que j'étois également déterminée à ne point me plaindre et à ne point le questionner; il commença à sentir vivement ses torts: sa passion
combattoit son repentir, et, pour un moment, étouffa sa générosité naturelle; il crut peut-être que je m'enorgueillissois en secret de ma modération, il voulut chercher à en diminuer le mérite, il eut l'air de penser que ma douceur n'étoit que l'effet de l'indifférence; alors je lui témoignai de la sensibilité. Ce n'étoit ni ce qu'il attendoit, ni ce qu'il desiroit; en le mettant davantage dans son tort, j'augmentois son dépit; les combats qui se passoient dans son âme étoient trop violens pour ne pas causer une extrême altération dans son caractère. Il devint absolument différent de lui-même, il vit couler mes larmes sans en être attendri, il me laissa entrevoir qu'il me soupçonnoit d'artifice, de fausseté; je demandai enfin une explication, et il me refusa. Ô combien j'ai senti vivement, dans cette situation cruelle, le malheur d'être éloignée, privée de vous! J'ai des amis sur lesquels je puis compter, mais ce n'est que dans le sein de ma mère, de ma bienfaitrice, que je puis déposer de semblables chagrins! Avec quelle autre sur la terre me seroit-il permis d'avouer l'égarement et les torts d'un objet qui m'est si cher! Mes sentimens sont si bien connus à cet égard, que les personnes qui ont le plus d'amitié
pour moi, Madame De Limours, Mesdames De S, le chevalier d'Herbain, n'ont jamais osé me dire un seul mot de la conduite de M D'Ostalis, bien certains que, sur ce point, ils ne pourroient obtenir ma confiance. Telle étoit ma position, ma chère tante, lorsque je reçus votre lettre qui me ranima et m'offrit tous les conseils dont j'avois besoin. Je compris qu'il étoit également dangereux d'affecter de l'indifférence, de montrer trop de sensibilité, ou de céder au dépit et à l'humeur. Je pris le parti d'écrire à M D'Ostalis un billet dont voici la copie: "vous me fuyez, vous paroissez embarrassé avec moi, et pourquoi? Quels reproches craignez-vous d'une personne qui vous doit dix ans de bonheur, et qui, pendant tout cet espace, n'a cessé d'être parfaitement heureuse que depuis trois mois? Il faudroit que je fusse bien ingrate pour me croire généreuse en ce moment! ... Ah! Je n'ai ni le droit ni l'envie de me plaindre avec amertume; c'est une amie qui veut vous parler, vous ouvrir son coeur... ne me refusez pas cette explication; je vous promets de ne vous point questionner, je ne vous demande que de m'entendre."
Ce billet, en dissipant un peu de l'embarras de M D'Ostalis, lui rendit une partie de sa générosité, il me fit une réponse pleine de tendresse, sans cependant me promettre l'entretien que je sollicitois. Le soir même, nous soupâmes ensemble chez l'ambassadeur d'Espagne; la comtesse Anatolle y étoit, et je remarquai que M D'Ostalis n'osa se placer à table à côté d'elle. Je m'en allai avant minuit, et je laissai M D'Ostalis, car depuis son retour de Spa, nous n'allions plus ensemble dans la même voiture. M De P me donna la main jusqu'au bas de l'escalier, et sortit en même-temps que moi. En tournant dans la rue Traversière, une des grandes roues de ma voiture se brise, et la voiture verse; la secousse fut si violente, que mes deux glaces furent cassées en mille morceaux, et un des éclats me fit une écorchure assez considérable au front. M De P, qui m'avoit suivie jusqu'alors (car il loge dans mon quartier), s'arrêta au moment même, descendit précipitamment, et, avec l'aide de ses gens et des miens, il parvint à me tirer de mon carrosse, il m'offrit le sien pour me conduire chez moi, je le refusai, et comme je n'étois qu'à deux pas de la maison de Madame De S, j'y fus à pied, et je me débarrassai
ainsi de Monsieur De P. Madame De S n'étoit pas rentrée, et ne trouvant chez elle ni chevaux, ni voiture, j'écrivis à M D'Ostalis pour le prier de m'envoyer la sienne; et pour ne pas l'inquiéter, ou lui donner lieu de croire que je desirois qu'il vînt lui-même, je lui mandai simplement que j'en avois été quitte pour un peu de peur, et j'envoyai mon billet par un des gens de Madame De S, qui ne m'avoit point vue, et qui ne savoit aucun détail. Au bout d'un quart-d'heure, j'entendis une voiture entrer dans la cour, et, un instant après, la porte du cabinet où j'étois s'ouvrit précipitamment, et je vis paroître M D'Ostalis; je me levai, mais ayant à peine la force de me soutenir sur mes jambes, je retombai dans mon fauteuil. Figurez-vous, ma chère tante, l'étonnement, l'effroi de M D'Ostalis, en me voyant couverte de sang, pâle, échevelée, et une large blessure au front; il s'élance vers moi, me serre dans ses bras en fondant en larmes, il me fait cent questions à la fois, n'écoute point mes réponses, tire les cordons de toutes les sonnettes, assemble toute la maison, et envoie chercher un chirurgien et un médecin. Au milieu de tout ce mouvement, Madame De
S rentre avec un chirurgien qu'elle m'amenoit, car un de ses gens ayant été l'avertir de mon accident, elle avoit été au même moment me chercher le secours dont je pouvois avoir besoin; le chirurgien me trouva de la fièvre, et décida que la saignée étoit indispensable, mais qu'il falloit la différer de quelques heures; Madame De S me conjura vainement de rester chez elle, je la quittai à deux heures après minuit. Quand nous fûmes en voiture, M D'Ostalis et moi, tout-à-coup il se mit à genoux devant moi, et saisissant une de mes mains: ah, s'écria-t-il, cette explication que vous me demandiez, que n'êtes-vous en état de la desirer encore! ...-Eh quoi, interrompis-je, quand vous m'aimez toujours avec la même tendresse, quand vous venez de me le prouver d'une manière si touchante, pensez-vous ne m'avoir pas déjà rendu tout mon bonheur?-Cependant, reprit-il d'une voix basse, que je suis coupable, si j'ai pu vous affliger un moment! Ah, du moins croyez que je sens mes torts, et que je brûle du desir de les réparer! ... Il prononça ces paroles avec une expression qui me pénétra, je ne pouvois lui répondre! ... Je penchai mon visage sur le sien, et je l'embrassai; il me
serra la main, et la baisant avec transport: vous pleurez, s'écria-t-il, ces larmes si douces et si pures m'annoncent un pardon sans lequel je ne pourrois vivre, et qui doit m'inspirer autant de reconnoissance que de joie! Comme il disoit ces mots, la voiture s'arrêta; quoique je fusse brisée et d'une foiblesse extrême, je ne voulois pas me plaindre, dans la crainte d'inquiéter M D'Ostalis; mais il s'apperçut que je souffrois beaucoup, et, me prenant dans ses bras, il me porta dans ma chambre. Je fus saignée le lendemain à six heures du matin. Mon accès de fièvre n'eut aucune suite, je me sentis la tête absolument dégagée, et je n'eus plus d'autre mal qu'une courbature qui me força de garder mon lit vingt-quatre heures. Le soir même, j'eus enfin une longue explication avec M D'Ostalis... je sais bien, lui dis-je, que l'amour n'est pas un sentiment durable; ce n'est point d'une passion aussi fragile que, dans aucun temps, j'ai fait dépendre la félicité de ma vie; il m'étoit doux sans doute d'occuper votre coeur uniquement, mais je n'ai compté que sur votre confiance et sur votre amitié; je me suis flattée que je serois à jamais votre seule et véritable amie, et voilà le bonheur que j'ai craint de perdre. En effet, si
vous étiez parvenu à séduire une jeune personne innocente et sensible, si elle vous eût sacrifié son repos et sa réputation, vous auriez voulu la rendre heureuse. Son âme est naturellement honnête; eh, quel coeur délicat peut se contenter de l'amour! Elle vous eût demandé de la confiance, de l'estime même; elle vous eût dit: "vous m'avez perdue, vous m'avez arrachée à la vertu que j'aimois et que je regrette, vous avez donné à tout ce qui m'entoure, à tout ce qui me connoît, le droit affreux de me mépriser; si vous ne devenez pas mon ami, que deviendrai-je quand vous cesserez d'être mon amant? " Qu'auriez-vous pu répondre? Continuai-je: vous eussiez promis tout ce qu'elle exigeoit: elle est aimable, elle a de l'esprit, elle auroit bientôt obtenu ces sentimens dont je suis si jalouse, et que ma tendresse me rend digne de posséder sans partage! Eh bien, s'écria MD'Ostalis, soyez donc tranquille, vous ne me verrez jamais un attachement qui puisse vous alarmer! ... Ce sacrifice que vous me demandez, il est déjà fait, et ne me coûte rien.Oui, je m'abusois en croyant vous préférer un autre objet; je ne connoissois pas mon coeur... ah, quand c'est vous qu'on aime, l'inconstance n'est qu'une illusion!
Vous savez, ma chère tante, si l'on peut compter sur la sincérité et sur la parole de M D'Ostalis; ainsi, vous jugez bien que toutes mes inquiétudes sont entièrement dissipées. Huit jours se sont écoulés depuis cette conversation; je n'ai pas voulu vous écrire plus tôt, afin de pouvoir vous rassurer entièrement sur ma santé: ma blessure au front est presque guérie, et ne laissera aucune marque, et je me porte mieux que jamais. Je ne vous avois écrit, depuis ma longue lettre de Versailles, que d'une manière très-vague, parce qu'à la distance où nous sommes l'une de l'autre, je ne voulois pas vous affliger par de tristes détails; en vous faisant partager mes peines, au moins faut-il que je sois près de vous pour vous en consoler. Maintenant que je suis heureuse, je ne jouis qu'imparfaitement de mon bonheur, parce que vous l'ignorez, et cependant ce bonheur est votre ouvrage; je le dois à l'éducation que j'ai reçue de vous, à l'époux que vous m'avez choisi, aux conseils que vous m'avez donnés. Ô ma chère et tendre bienfaitrice! Dans tous les momens de ma vie, vous êtes présente à mon souvenir, chaque instant de satisfaction que je goûte est un de vos bienfaits,
et cette idée me rend ma félicité plus précieuse encore... mes larmes coulent, vous en verrez la trace sur ce papier, et peut-être y mêlerez-vous les vôtres... adieu, ma chère tante; mon coeur est trop plein... je ne puis écrire davantage... adieu; j'attends votre réponse avec une impatience inexprimable.
La même à la même. Jamais M D'Ostalis ne s'est conduit avec moi d'une manière plus charmante: il ne me quitte plus, nous sortons ensemble, nous n'avons plus qu'une même voiture; enfin, nous sommes exactement comme nous étions avant le voyage de Spa, à l'exception que M D'Ostalis me témoigne encore plus d'égards et d'affection, s'il est possible. J'ai oublié de vous conter une petite scène qui se passa entre nous le lendemain de mon accident, et qui parut lui faire quelque impression. Madame De S et le chevalier d'Herbain étoient chez moi; la première conta que M De P, qui avoit aidé à relever ma voiture, et qui m'avoit offert la sienne, étoit dans son lit avec la fièvre. Cela est tout simple, dit le chevalier d'Herbain, il est malade de l'inquiétude que lui cause l'état de Madame D'Ostalis, parce qu'il est amoureux d'elle. Ah, reprit Madame De S, j'en suis charmée,Madame D'Ostalis ne pourra plus se vanter que jamais personne n'a été occupé d'elle un moment.
Alors je voulus soutenir que M De P ne pensoit point à moi, mais le chevalier d'Herbain m'interrompant: il est inutile de vous en défendre, me dit-il, M De P vous aime, ce n'est pas votre faute, mais rien n'est plus vrai. Il se leva en riant, et tirant M D'Ostalis dans une embrâsure de fenêtre, ils parlèrent tout bas un moment, et sortirent ensemble. Un demi-quart d'heure après, ils rentrèrent, ils paroissoient attendris l'un et l'autre; le chevalier d'Herbain s'approcha de mon lit, et me baisa la main avec un air de satisfaction qui me fit comprendre que M D'Ostalis venoit de lui faire part de ce qui s'étoit passé entre nous, et je ne pouvois deviner le sujet qui avoit donné lieu à cette explication. Lorsque nous fûmes seuls, M D'Ostalis et moi, il tira un papier de sa poche: le chevalier d'Herbain, me dit-il, qui n'étoit pas fâché de me faire une petite leçon, m'a donné cette lettre qu'il a reçue ce matin de Madame De Limours. Ce billet, que M D'Ostalis me pria de lire, contenoit ce qui suit: "je n'ai vu Madame D'Ostalis qu'un moment ce matin, je comptois aller dîner avec elle, mais je ne pourrai sortir que ce soir à six
heures. Savez-vous que M De P est malade; il a dit à quelqu'un de ma connoissance qui le quitte dans l'instant, que la scène d'hier lui avoit fait un mal affreux, qu'il avoit craintvéritablement pour la vie de Madame D'Ostalis , etc. Il n'a cependant avoué aucun sentiment particulier , mais la personne qui m'a fait ce récit prétend qu'il est amoureux. Amoureux de Madame D'Ostalis, me suis-je écriée! Il est donc bien extravagant! ...-Oh! Madame D'Ostalis à présent tournera bien d'autres têtes, elle a perdu ce qui en impose le plus aux amans...-quoi donc? ...-La tendresse d'un mari.
Ce mot m'a frappée, faites-en l'usage qu'il vous plaira. Quelle femme osera se flatter de conserver la tendresse de son mari , s'il est vrai que Madame D'Ostalis n'ait pu y parvenir! " Il m'a paru que le mot qui frappoit tant Madame De Limours, produisoit aussi quelque impression sur M D'Ostalis.
Enfin, ma chère tante, l'hiver s'avance, et pour cette fois je suis bien sûre d'avoir le bonheur de vous revoir dans quatre ou cinq mois, puisque vous m'avez donné votre parole que vous ne prolongeriez
plus votre séjour en Italie. M D'Aimeri et le chevalier de Valmont vous attendent avec une vive impatience; le chevalier se conduit toujours parfaitement; vous le trouverez formé, parlant un peu davantage, mais avec cette même modestie que vous aimiez tant; il est moins timide et paroît toujours aussi réservé; Madame De Valcé n'est plus occupée de lui, sa coquetterie s'est tournée vers un nouvel objet, une connoissance faite aux eaux, un anglois, qui passe ici tout l'hiver, une grande figure bien blonde, bien fade, et qui me semble réunir beaucoup de suffrages, quoiqu'il ait des manières impolies et brusques, qui, je crois, réussiroient fort mal dans un françois. Enfin, Madame De Valcé apprend l'anglois, et l'on prétend qu'elle a déjà dit: I love you; cela est possible, car elle n'attache pas une grande valeur à cette phrase. Au reste, sa figure est bien changée, elle est d'une maigreur excessive, son teint se couperose, elle n'est presque plus jolie, elle n'a cependant que vingt-un ans! Madame De S en a vingt-neuf, et elle est toujours aussi fraîche, aussi belle qu'elle l'étoit à dix-huit; c'est que sa vie est innocente, et son âme pure et tranquille; je vois que rien ne conserve mieux la beauté
qu'une bonne conduite. Adieu, ma chère tante; j'espère que maintenant chaque pas que vous faites, vous rapproche de nous, et que votre première lettre sera datée de Florence.
La baronne à la vicomtesse. Nous partons demain pour Florence, ma chère amie; il m'est impossible de regretter l'Italie quand je retourne en France; cependant je ne quitterai pasRome sans attendrissement. Vous connoissez mon attachement pour M Le C de *: je ne puis m'accoutumer à l'idée que vraisemblablement je ne le reverrai jamais. Il jouit ici de toute la considération que peuvent procurer un rang élevé, un esprit supérieur, une grande expérience, une parfaite connoissance des affaires et des hommes, et la probité la plus délicate et la mieux reconnue. Il possède également les qualités auxquelles nous devons notre estime et les vertus qui gagnent les coeurs. Il sait joindre à la représentation d'un homme en place les manières naturelles et faciles, et le ton simple d'un particulier. Il n'a ni morgue ni pédanterie (la vraie dignité vient de l'âme, et ne doit rien à l'affectation); sa physionomie, sa conversation, son
maintien, peignent son caractère; on le connoît presque en le regardant; enfin, on trouve en lui l'assemblage heureux et si rare de la prudence et de la franchise, de la noblesse et de la bonhommie.
Je laisse encore à Rome deux personnes (le comte et la comtesse de Belmire) dont je conserverai toujours le souvenir. Adèle aime véritablement la comtesse, elle pleure depuis hier; Miss Bridget la gronde d'une sensibilité qu'elle ne peut concevoir, car elle brûle de retourner en France; et nous, malgré nos regrets, nous faisons nos paquets de bon coeur, et nous tressaillons de joie en pensant que nous serons à B dans trois mois au plus tard. Vous m'avez promis, ma chère amie, de vous y trouver, de m'y recevoir , et d'y passer deux mois; mais vous ne me parlez point de Madame De Valcé. S'il vous est agréable de la mener avec vous, je me flatte que vous êtes bien sûre de tout le plaisir que j'aurai à la recevoir. Je compte aussi sur M De Limours; M et Madame D'Ostalis y viendront sûrement, et le chevalier d'Herbain me mande qu'il n'avoit pas besoin de ma permission pour venir me voir après deux ans d'absence. Qu'il me sera doux de réunir ainsi
chez moi toutes les personnes que j'aime, et après en avoir été séparée si long-temps! Eh bien, ma chère amie, j'ai fait encore un ouvrage d'éducation! ... Ne vous fâchez pas, c'est le dernier. En vérité, ce n'est pas pour mon plaisir que je passe les nuits à écrire toujours sur le même sujet; une tête vive et une imagination de femme ne se fixent pas ainsi sans quelque peine! Mais j'avois un besoin indispensable de ces ouvrages, ils n'existoient pas, je les ai faits. Pour revenir à celui que je vous annonce, il est nécessaire qu'avant de vous en détailler le plan, je vous fasse connoître les réflexions qui m'en ont fait sentir l'utilité. Je me représentois ma fille se mariant à dix-neuf ans, et sortant de mes mains parfaitement bien élevée; je la voyois avec d'excellens principes, des idées justes, un esprit cultivé, un coeur pur, un caractère formé, et plus d'expérience qu'on n'en a communément à vingt-cinq ans; j'étois certaine qu'elle chériroit la vertu, qu'elle auroit de l'empire sur elle-même; je ne redoutois pour elle ni les mauvais exemples ni le pouvoir des
passions; cependant je ne prévoyois pas sans crainte qu'elle entendroit souvent, dans le monde, soutenir des opinions dangereuses d'une manière subtile et quelquefois séduisante, même par des gens sans esprit, mais remplis de tous les pernicieux principes qu'ils ont appris par coeur dans les méprisables ouvrages qui, depuis vingt ans sur-tout, ont perverti tant d'esprits médiocres; je voyois Adèle étonnée, n'imaginant pas qu'on pût répondre à des argumens aussi forts, et forcée d'admirer des raisonnemens dont son âme et sa conscience lui attestoient la fausseté, et que son esprit cependant cherchoit en vain à réfuter. Sûre qu'elle ne seroit jamais tentée de lire les livres infâmes dans lesquels la religion et les moeurs sont ouvertement outragées, comment espérer qu'elle n'auroit pas le desir de connoître quelques ouvrages malheureusement célèbres, et qui, renfermant les mêmes principes, sont d'autant plus dangereux, qu'on peut les lire sans rougir? J'osois croire que l'amour de la vertu seroit assez profondément gravé dans le coeur d'Adèle pour la guider toujours, même sans le secours de la raison; mais je m'affligeois en pensant qu'elle éprouveroit peut-être le chagrin de douter
quelquefois des vérités les plus douces et les plus consolantes! ... Comment prévenir ces dangers? Lui ferai-je lire à quatorze ou quinze ans ces mêmes livres dont je viens de parler, afin de lui démontrer la fausseté et la vaine subtilité des raisonnemens qu'ils contiennent? Mais cette réfutation est trop importante, et demande trop de réflexions, pour que je puisse la faire aussi bien qu'il me seroit possible, en lisant rapidement avec elle; et d'ailleurs, cette lecture seroit bien longue et nous prendroit un temps bien précieux... après avoir pensé long-temps à cette difficulté, je vis que je pouvois la résoudre en m'imposant un travail délicat et pénible, mais qui ne demandoit que de la patience, de la méditation et de la raison. Je lus tous les ouvrages que je jugeois dangereux, faisant sur chacun deux extraits; l'un des mauvais principes, et l'autre des contradictions qui, dans le même auteur, détruisoient ces principes: ce travail fait, je commençai mon ouvrage, qui n'est qu'une espèce de roman en lettres, dont voici le plan: un jeune homme né avec de l'esprit et un bon naturel, mais avec des passions très-vives, quitte sa province, entre dans le régiment des gardes,
et vient se fixer à Paris; il forme des liaisons dangereuses, et lit avec enthousiasme des livres qui achèvent d'ébranler ses principes; cependant il a laissé dans sa province une soeur plus âgée que lui de sept ou huit ans, et qu'il aime depuis son enfance; il lui écrit avec exactitude, et lui rend un compte détaillé de ses aventures, de ses pensées et de ses lectures.Sa soeur lui répond, lui donne des conseils, et combat d'une manière toujours simple et solide ses opinions et ses erreurs. J'ai placé dans les lettres du jeune homme tous mes extraits de principes faux et dangereux; ces passages sont marqués par des guillemets, une note indique le titre, le volume et la page de l'ouvrage d'où je les ai pris; j'ai mis aussi en notes, dans ces lettres du jeune homme, les contradictions et les inconséquences tirées du même auteur cité. Après chaque lettre du jeune homme, on trouve la réponse de sa soeur, et jamais cet ordre n'est changé. Quoique j'aie tâché de jeter quelque intérêt dans l'ouvrage, cette régularité de réponses respectives lui donne de la monotonie, et lui ôte du naturel, mais aussi ne l'ai-je pas fait pour être lu. Il contient quatre-vingt lettres, quarante du frère, et quarante de la soeur.
Il y a quinze jours que j'ai fait copier sur une feuille volante la première de toutes, qui est du jeune homme; et me trouvant seule avec Adèle: vous avez quatorze ans et demi, lui dis-je, il est temps de songer à former votre esprit; vous faites assez bien des extraits, je suis très-contente des derniers six mois de votre journal; à présent il faut tâcher d'apprendre à écrire avec précision, élégance, et sur-tout à raisonner solidement, voulant vous rendre cette étude agréable et même amusante, j'ai composé un roman dont vous ferez la moitié...-oh, que cela m'amusera! ...-Tous les huit jours je vous donnerai une lettre, vous la lirez avec une profonde attention, et vous y ferez une réponse; nous allons commencer aujourd'hui. Supposez que vous êtes une femme mariée depuis dix ans, que vous habitez la province, que vous avez un frère à Paris qui vous écrit régulièrement, que ce frère se laisse entraîner par de pernicieux exemples, et corrompre par de mauvaises lectures...-ce frère-là n'est pas Théodore...-non, car il a été mal élevé, et il a le malheur de débuter seul et sans guide dans le monde; c'est à vous à le ramener...-a-t-il de la confiance en moi? ...
-La plus grande...-oh bien, je le remettrai dans la bonne route! ...-Tenez, voici sa première lettre...-ah, donnez, maman! ...-Auparavant, écoutez-moi. Cette lettre est d'un homme dont l'esprit est déjà gâté, et dont le coeur commence à se corrompre. Je vous préviens qu'elle ne contient, ainsi que toutes celles que vous recevrez, que de mauvais principes et de fausses opinions; en la lisant, répétez-vous bien que vous ne devez vous attacher qu'à combattre toutes les idées qui s'y trouvent, cherchez avec soin toutes les raisons qu'on peut opposer aux siennes, il en est de victorieuses; si vous ne renversez pas son systême, ce sera votre faute. Les passages marqués avec des guillemets sont tirés de différens auteurs, comme les notes vous l'expliqueront, et vous verrez dans d'autres notes ces auteurs se contredire eux-mêmes de la manière la plus absurde...-maman, puis-jecombattre aussi les auteurs? ...-Assurément, et même avec succès, car ils repoussoient la vérité, et vous la cherchez, et vous la trouverez au fond de votre coeur.-Maman, je vais lire cette lettre que vous me donnez, et j'y répondrai cet après midi? ...-Non, je veux que vous y réfléchissiez davantage;
vous ne me rendrez la réponse que dans huit jours.
Au bout du temps prescrit, Adèle me rendit ma lettre, et m'apporta sa réponse dont je lui fis remarquer tous les défauts. Vos raisons, lui dis-je, n'ont point assez de force; il n'y a ni ordre ni suite dans vos idées, votre style manque d'élégance, et quelquefois de correction et de clarté; à présent je vais vous montrer comment vous auriez dû répondre. Alors je lui lus deux fois la seconde lettre de mon ouvrage, elle en parut enchantée, et trouva qu'en effet la sienne ne valoit rien. Je lui donnerai ainsi successivement toutes les lettres du jeune homme, et quand elle m'apportera ses réponses, je ne manquerai jamais de lui lire celles que j'ai faites. Cette étude durera un an, et la conduira à quinze ans et demi; à seize ans et demi, elle la recommencera, et comme alors elle écrira plus facilement, elle fera ses quarante réponses en six mois. De cette manière, je formerai à la fois son style, son esprit et sa raison; je l'armerai contre toutes les impressions dangereuses qu'on voudra lui donner par la suite; je la mettrai en état de raisonner sensément sur toutes sortes de sujets; je lui donnerai
ce que les femmes possèdent si rarement, une excellente logique; et en même-temps je connoîtrai positivement si son esprit est médiocre ou supérieur; et sûrement, quel qu'il soit, cette méthode lui donnera de la profondeur et de la solidité. M D'Almane, de son côté, fait écrire Théodore de la même manière sur mon ouvrage; sa première lettre avoit beaucoup de ressemblance avec celle d'Adèle, cependant elle étoit meilleure, et la petite supériorité d'âge s'y faisoit sentir.
Adèle s'attache chaque jour davantage à son élève; rien n'est plus drôle et en même-temps plus intéressant que de la voir toujours accompagnée de sa fille , la reprenant, la grondant quelquefois avec une petite mine grave et sévère, ou la caressant et jouant avec elle, en affectant un certain air de complaisance et de supériorité qui me fait rire et en même-temps m'attendrit. Pauvre petite! Comme elle aimera ses enfans: son coeur s'ouvre déjà à ce sentiment si doux et si pur... ô, puisse-t-elle goûter un jour tout le bonheur qu'elle me procure!
Elle commence à jouir d'avance des plaisirs d'une bonne mère; à mesure qu'elle les connoît,
elle devient moins sensible à ceux qui la touchoient auparavant; elle donne avec plus de satisfaction la moitié de son superflu aux pauvres, parce qu'elle le donne toujours à des mères de famille; elle s'informe, avec un tendre intérêt, des pauvres femmes qui ont des petites filles de cinq ou six ans; et l'autre jour, rencontrant dans la rue une petite fille qui demandoit l'aumône, elle fut émue jusqu'au fond de l'âme, parce que cette enfant avoit quelque ressemblance avec Hermine. Adèle la fit habiller, et, à sa prière, j'ai payé son apprentissage chez une lingère. Adèle consacre l'autre moitié de son superflu, non à ses fantaisies, mais à celles d'Hermine; et au lieu d'acheter pour elle des chiffons, elle achette des poupées et des joujoux pour son enfant.
Adieu, ma chère amie; je pense avec un plaisir inexprimable que je vous reverrai bientôt, et que je vous retrouverai plus heureuse, puisque Madame De Valcé se conduit mieux, et que M De Limours, brouillé sans retour avec Madame De Gerville, s'est enfin rapproché de vous. Votre bonheur fait partie du mien, et, quel que soit mon sort, je ne puis me louer de la destinée quand vous n'êtes pas tranquille et satisfaite.
M D'Aimeri au baron. Vous aviez bien raison, monsieur, il est plus facile de renoncer à ce qui nous plaît, que d'en user modérément. J'ai permis à mon petit-fils de jouer quelquefois aux jeux de hasard, pourvu que ce fût avec sagesse; il m'avoit bien assuré que, n'aimant point le jeu, il seroit toujours, sans aucun effort, maître de lui à cet égard, et, dans une seule séance, il a perdu avant-hier deux mille louis! Mardi dernier, nous devions aller souper ensemble chez l'ambassadeur de *, il y avoit une fête; une violente migraine m'empêcha d'y aller; mais voyant que Charles regrettoit beaucoup la fête, et, je l'avoue, le croyant infiniment plus raisonnable qu'il ne l'est, je lui permis d'aller seul souper chez l'ambassadeur. Le lendemain, à mon réveil, je reçus ce billet: "l'honneur me force à vous déclarer moi-même une faute inexcusable à mes propres yeux. Je vous ai caché que je devois à M
De , depuis huit jours, cent louis perdus au trente et quarante en différentes fois; l'espoir de me racquitter m'a fait jouer encore contre lui la nuit passée; je n'ai pas gagné un seul coup, l'excès de mon malheur m'a fait perdre la tête; je jouois toujours, et j'avouerai même que si M De n'avoit pas quitté la partie, mon extravagance n'auroit point eu de bornes; enfin, j'ai perdu deux mille louis! ... Je me jette à vos pieds pour vous conjurer d'acquitter ma dette; d'ailleurs, je recevrai avec autant de soumission que de respect toutes les punitions qu'il vous plaira m'imposer. Si j'osois encore vous demander une grâce, ce seroit de m'envoyer pour quatre ou cinq ans à mon régiment... je quitterai sans peine le monde et Paris, et je le quitterois avec joie, s'il m'étoit permis de me flatter que mon père daignât encore me pardonner, me guider et me suivre." Après avoir lu ce billet, je fis appeler mon petit-fils; il vint, il étoit pâle et tremblant, et s'approchant de mon lit, il se tint debout à mon chevet, sans oser ni parler ni lever les yeux: Charles, lui dis-je, de quelle inquiétude ne
devez-vous pas être agité, car vous connoissez la fortune bornée de M De Valmont... il possède en tout quinze mille livres de rentes, et moi je n'en ai que vingt-cinq; vous pourriez même, d'après toutes les dépenses que j'ai faites pour votre éducation, me supposer des dettes, mais rassurez-vous; loin d'en avoir, des économies de douze ans m'ont procuré la somme de vingt-quatre mille francs, c'est la moitié de votre dette; j'emprunterai le reste à mon notaire, et demain vous aurez deux mille louis. Ô ciel! S'écria Charles, j'ai donc follement dissipé en quelques heures le double de la somme qu'il vous fallut douze ans pour amasser! ...-Cette somme étoit à vous, je comptois l'augmenter, et je la destinois aux frais de votre mariage...-mon mariage! ... Ah, je ne me marierai jamais! ... Toutes mes espérances de bonheur sont détruites! ... Et ces vingt-quatre mille francs que vous allez emprunter vont vous coûter toute l'aisance de votre vie! ...-Non, j'ai pour huit ou dix mille francs de bijoux, je les vendrai, et je me déferai aussi de mon petit cabinet de tableaux, qui vaut bien six cent louis; ainsi...-Ah, dieu! Vos tableaux, le seul goût que vous
ayez! ... Ah, mon père, que vous me rendez coupable! ...-Vous l'êtes en effet! Vous ne me coûtez que des sacrifices, mais vous pouviez perdre l'honneur, et par conséquent me coûter la vie. Si M De n'eût pas quitté la partie, s'il vous eût gagné une somme que j'eusse été dans l'impossibilité de payer...-ah, quelle affreuse supposition! ... Mais, il est vrai, j'avois perdu la tête! ...-Et c'est ce qui arrive toujours quand on joue un jeu au-dessus de ses facultés; ainsi, l'on perd en dupe, et l'on ne gagne pas d'une manière légitime, puisqu'en général le joueur qui gagne a, sur celui qui perd, l'extrême avantage de se posséder, et d'avoir parfaitement sa tête. Par exemple, croyez-vous que les quarante-huit mille francs que M De recevra demain, soient un argent bien acquis? Non sûrement, car si vous eussiez conservé votre sang-froid, vous
ne les auriez point perdus...-cette seule réflexion suffit pour faire abhorrer les jeux de hasard...-on en peut faire beaucoup d'autres sur ce sujet, mais je vous les épargnerai; je suis certain que vous sentez toute l'étendue de votre faute, je la pardonne, et ne vous en parlerai jamais...-ô ciel, quel excès d'indulgence! ...-Cependant, Charles, cette indulgence doit vous effrayer; songez qu'elle vous rendroit entièrement inexcusable si vous retombiez jamais dans un égarement de ce genre...-ah, mon père, ne le craignez pas, je vous donne ma parole d'honneur la plus sacrée de ne jouer de ma vie aux jeux de hasard.-Je la reçois et j'y dois compter, car vous seriez le plus ingrat et le plus méprisable des hommes si vous y manquiez. Après cette explication, Charles m'exprima sa reconnoissance de la manière la plus touchante, ensuite il me laissa voir toutes les inquiétudes qu'il éprouvoit que cette perte au jeu ne nuisît à sa réputation, et ne fît tort au projet si cher que nous avons formé; je ne l'ai rassuré que jusqu'à un certain point, en lui disant qu'Adèle ne se marieroit sûrement pas avant deux ou trois ans; qu'ainsi, dans cet espace, il pourroit prouver
qu'il étoit entièrement exempt du vice dont cette aventure alloit le faire accuser pendant quelque-temps.
En effet, ou je le connois bien mal, ou cette folie sera la dernière de ce genre qu'il fera jamais; il a de l'honneur, de la délicatesse, de l'esprit, il sait s'occuper, ainsi je suis persuadé que la leçon d'avant-hier l'a corrigé pour la vie, et d'autant plus sûrement, qu'il n'a au fond nulle passion pour le jeu. Puissiez-vous, monsieur, d'après ce récit, avoir la même opinion! Du moins, songez que mon petit-fils n'a que vingt ans, et que plusieurs années s'écouleront encore avant que Madame D'Almane s'occupe sérieusement du soin de choisir un époux à la charmante Adèle; ainsi ne précipitez point votre jugement, et ne m'arrachez pas entièrement une espérance qui fait tout le bonheur de ma vie.
Le baron à M D'Aimeri. De Florence.
Assurément, monsieur, mon opinion se rapporte à la vôtre, n'en doutez pas; je crois, comme vous, que le chevalier de Valmont ne jouera jamais aux jeux de hasard: la meilleure leçon qu'il ait reçue n'est pas d'avoir perdu deux mille louis, mais de vous enlever, en un moment, le fruit d'une économie de douze ans, et d'une économie dont il étoit l'objet; de vous voir vendre, pour payer sa folie, et vos bijoux et vos tableaux: voilà ce qui doit corriger, pour la vie, un jeune homme sensible et généreux. D'ailleurs, je pense absolument, comme vous, que le chevalier de Valmont n'est pas fait pour avoir la passion du jeu; si vous ne l'aviez pas élevé de manière à l'en préserver, envain aujourd'hui vous essayeriez de l'en garantir. Un jeune homme élevé comme ils le sont presque tous en général, n'ayant ni ordre, ni principes, ni moeurs, et depuis l'enfance accoutumé à penser que les
richesses peuvent procurer de la considération, parce qu'il a vu ses parens faire des dettes pour étaler du faste, et des bassesses pour avoir de l'argent; ce jeune homme à dix-huit ans sera rempli de la vanité la plus puérile: quelle que soit sa fortune, il voudra avoir des bijoux, des habits magnifiques, de superbes chevaux, les voitures les plus élégantes, une petite maison bien recherchée, etc. Ne pouvant suffire à toutes ces dépenses, il cherchera dans le jeu les ressources dont il a besoin. Peu lui importe que la réputation de joueur nuise à son établissement, à son avancement: ce n'est pas un mariage convenable qu'il veut faire, ce ne sont pas des places, des honneurs qu'il desire; il est décidé à ne point se marier, ou à ne se marier que pour de l'argent; et si jamais il montroit de l'ambition, il ne deviendroit courtisan que par l'espoir de s'enrichir. Malheureux père d'un tel fils, n'accusez que vous-même de ses déréglemens et de sa cupidité! Si vous l'avez élevé, c'est votre faute; si vous dédaignâtes de présider à son éducation, c'est votre faute encore.Pourquoi chargeâtes-vous un étranger de votre emploi le plus sacré, le plus important, pour travailler à la fortune de ce même
fils? Vous deviez plutôt vous occuper de son bonheur: il vaudroit mieux qu'il fût vertueux et modéré, que riche, vicieux et dissipateur. Qu'avez-vous gagné en obtenant quelques grâces lucratives, un gouvernement, des pensions, quand votre fils vous déshonore et vous force à vendre vos terres? ... Mais écartons cet horrible tableau, et pour en perdre le souvenir, tournons nos regards sur nous-mêmes, parlons de nos enfans; parlons de Théodore et du chevalier de Valmont. Soyez tranquille sur l'avenir; vous avez donné à votre fils des principes de religion, le goût des bienséances et des moeurs, le mépris du faste, et la noble ambition de se distinguer par les qualités réunies de l'esprit et du coeur. Avant même de penser à ma fille, il a prouvé qu'il étoit incapable de se laisser tenter par un intérêt sordide, en refusant d'épouser une personne très-riche, mais dont la naissance n'étoit pas assortie à la sienne. Il va revoir Adèle... l'amour achèvera ce que vos soins et votre exemple ont commencé. Telles sont mes espérances, puissent-elles se réaliser pour notre bonheur commun!
Permettez-moi, monsieur, de vous recommander
une chose que je regarde comme très-importante, c'est d'exiger du chevalier de Valmont qu'il se rende le compte le plus exact de sa dépense; s'il n'a point d'ordre, il fera des dettes; et l'embarras de les payer pourroit, par la suite, lui faire naître la tentation de jouer encore. Sous prétexte de vous débarrasser d'un soin importun, engagez-le à se charger aussi d'une partie de votre dépense journalière. C'est ce que je pratique avec Théodore depuis six mois; c'est lui qui arrête et qui paye toutes les semaines les mémoires de mon valet-de-chambre; et si j'ai besoin d'un habit, c'est lui qui me l'achette.
Adieu, monsieur; si la petite folie du chevalier cause le moindre embarras dans vos affaires, j'ai chez M Girard, rue saint-Nicaise, quinze mille francs dont je vous supplie de disposer; j'écris en conséquence à M Girard par ce même courier. Vous ne me parlez point de ma nouvelle maison, je me flatte cependant que vous avez été la voir. Le vicomte de Limours, qui s'est chargé de me la faire bâtir en mon absence, sur des plans que j'ai laissés, me mande qu'elle est commode et gaie, et que les appartemens de mes enfans, de mon gendre et de ma belle-fille sont très-agréables.
Je vous prie d'y mener le chevalier de Valmont, et de ne pas négliger de lui faire voir le logement destiné à mon gendre . Adieu, monsieur; ayez la bonté de m'adresser votre réponse à Turin.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Turin.
Je partirai d'ici le 25, ma chère fille, et j'espère que, lorsque vous recevrez cette lettre, vous serez prête à vous mettre en route pour aller m'attendre à B. La vicomtesse me mande que les affaires de M De Limours la retiendront à Paris jusques vers la fin de mai; ainsi, nous nous retrouverons seules à B, au moins pendant six semaines; et malgré ma vive amitié pour la vicomtesse je n'en puis être fâchée, car, après une absence aussi longue, j'ai tant de questions à vous faire, tant de choses à vous dire! ... J'approuve fort le desir que témoigne M D'Ostalis d'entrer dans les négociations; il a de la prudence, de l'instruction, il parle avec facilité plusieurs langues; il a d'ailleurs une figure ouverte, agréable et noble, et ce dernier avantage, quoique frivole, n'est cependant pas inutile dans un homme en place, et sur-tout un ambassadeur, qui doit attirer, gagner, concilier ; ce qu'on ne peut
faire que bien difficilement avec un extérieur ignoble, repoussant, et des manières empesées et gauches.
Je crois, ma chère fille, que vous serez contente du présent que vous rapporte Adèle; c'est un charmant porte-feuille de dessins, une jolie collection d'ariettes italiennes, et un assortiment de soufres, où vous trouverez les empreintes de tous les plus beaux antiques dont les cabinets d'Italie soient ornés. Adèle possède une collection semblable, et s'est amusée à la ranger suivant un ordre chronologique, de manière qu'elle s'est formé, en douze tiroirs, plusieurs suites très-complettes de mythologie et d'histoire grecque et romaine. Cet assortiment complet, mais rangé sans ordre, coûte douze ou quinze louis. Il me semble qu'on devroit faire ce présent à toutes les jeunes personnes qui dessinent, en exigeant qu'elles classassent tous ces soufres, ainsi qu'a fait Adèle; en s'amusant, elles acquerreroient un goût de dessin également pur, élégant et correct; elles prendroient une idée juste du costume antique, et elles retraceroient à leur mémoire tous les traits
les plus intéressans de la mythologie et de l'histoire ancienne.
Non, ma chère fille, je ne suis enchantée ni des opéras italiens, ni des salles de spectacles, que j'imaginois infiniment plus belles; elles sont spacieuses, mais leur forme manque d'élégance: à l'égard des décorations, il me semble qu'en général, la perspective est mieux entendue dans les nôtres. Les italiens font un grand usage des transparents ; ce genre de décorations est éblouissant, mais il ne représente rien de vrai, rien qui soit dans la nature, et ne peut convenir qu'à des sujets de féeries. J'ai vu des théâtres assez grands pour pouvoir contenir une troupe nombreuse de guerriers montés sur de véritables chevaux; mais ces pauvres chevaux marchoient avec tant de peine sur des planches, ils jouoient si mal leurs rôles, les cavaliers les conduisoient si gauchement, et ces héros paroissoient avoir une telle peur de tomber, que j'ai trouvé ce spectacle beaucoup plus ridicule qu'étonnant. J'ai entendu plusieurs opéras dont la musique m'a paru excellente, quoiqu'en général la scène soit négligée et monotone. Les acteurs jouent mal, sans cependant jouer ridiculement; les princesses sont mises
comme les nobles génoises ; elles ont d'énormes paniers qui leur donnent beaucoup de disgrâces. L'amant ou la maîtresse, dans la scène la plus passionnée, ne manquent jamais, au moment du point d'orgue , de se tourner brusquement le dos, apparemment pour n'avoir point de distraction, et le public fait recommencer les morceaux qui lui plaisent, ce qui détruit toute illusion. Je crois qu'on peut assurer que le goût du chant est porté à son plus haut degré de perfection en Italie; toutes les voix de femmes paroissent charmantes, parce qu'elles sont toujours naturelles; on les exerce à la légèreté et non à forcer le son, ou à le donner de la gorge, défaut de presque toutes les chanteuses françoises. Les italiennes au contraire ne dénaturent jamais leur voix, et elles l'adoucissent dans les hauts, ce qui produit des sons d'une justesse et d'une pureté ravissantes. J'ai vû en Italieplusieurs ballets pantomimes dans le genre noble, parfaitement composés et bien exécutés, entr'autres celui d'Orphée, qui m'a fait le plus grand plaisir; mais les ballets bouffons sont d'une platitude et d'une indécence que nous ne trouverions pas tolérables aux spectacles de la foire. Pour leur musique concertante,
je vous assure qu'elle n'est pas, dans son exécution, supérieure à la nôtre, et que nous sommes plus délicats sur l'ensemble et l'à-plomb , que les italiens mêmes.
Adieu, ma chère fille; quand je vous verrai, je vous dirai quels sont les compositeurs italiens que j'aime le mieux, car un jugement de cette importance ne peut se confier à la poste. Adieu, mon enfant: dans six semaines je vous embrasserai; vous verrez Adèle; je vous entendrai dire: qu'elle est grandie! Qu'elle est jolie! qu'elle est aimable! ... Dans six semaines je serai en France, à B avec vous! ... Mais en attendant, ce vilain mont-Cenis nous sépare, et je suis à Turin! Et j'y dois rester encore un siècle, un grand mois! ... Ô quel bonheur de se retrouver dans sa patrie après deux ans d'absence! Voilà le plus grand plaisir que les voyages puissent procurer.
De la même à la même. J'ai lû avec un plaisir extrême, mon enfant, les détails que vous me faites sur vos filles; j'ai seulement blâmé une chose qui me paroît mériter une explication un peu approfondie. Vous donnez à vos filles de l'argent pour leurs menus plaisirs ; vos filles n'ont que dix ans, elles sont trop jeunes pour faire de bonnes actions. Duclos a dit: "tout ce que les loix exigent,... etc."
On peut donner de la probité à un enfant, parce que la probité est fondée sur une justice qui se trouve dans tous les coeurs, et dont l'esprit le plus borné pourra concevoir les principes; mais on ne rendra point un enfant vertueux , parce qu'il n'est pas fait pour atteindre la perfection, ou même pour en approcher. Si vous voulez qu'un enfant, à dix ans, soit un savant, un bel-esprit, qu'il sache le grec, qu'il disserte sur les beautés de l'iliade, et qu'il sente les grâces, le charme de La Fontaine, et la sublimité de Corneille, il ne sera jamais qu'un pédant et qu'un sot. De même, si vous exigez de lui de la bienfaisance, si vous prétendez qu'il soit un sage , un héros , un saint , toutes les bonnes actions que vous lui ferez faire ne lui paroîtront que pénibles; il oubliera le but et l'objet, il ne se rappellera que le sacrifice, et il trouvera la vertu trop austère et trop exigeante pour pouvoir l'aimer jamais.
Un autre inconvénient de cette pernicieuse méthode, est de donner à un enfant des idées fausses qui lui feront confondre le devoir et la perfection ,
la probité et la vertu ; de manière qu'il n'aura de sa vie des principes solides et inébranlables; il se reprochera comme des crimes des actions innocentes; deviendra superstitieux, intolérant; il sera tourmenté par les plus vains scrupules; ou bien (ce qui est beaucoup plus probable) rebuté de tant de pratiques qu'il regarde comme indispensables, il les abandonnera toutes, et tombera dans les plus grands égaremens. Bornez-vous donc à donner à vos filles une exacte probité; formez, assurez bien leurs principes; n'exigez d'elles que ce que les loix et la religion nous prescrivent comme des devoirs indispensables : celui qui se pénétreroit véritablement de l'esprit de l'évangile, seroit sans doute le plus humain et le plus parfait des hommes; la bonté divine, en nous montrant la vertu dans toute sa sublimité, nous la fait admirer et chérir, nous exhorte à la suivre, mais ne nous l'ordonne pas, ne nous prescrit point la perfection, et n'exige rigoureusement de nous que la foi, unie à des moeurs pures et à la probité. Il est cependant nécessaire que les enfans ayent une idée de la vertu, et qu'ils soient accoutumés de bonne heure à l'admirer: offrez-leur-en l'image
auguste et sacrée; qu'ils en trouvent l'empreinte et le modèle dans vos actions et dans votre conduite; prouvez-leur à la fois, et qu'elle existe, et qu'elle rend heureux, et soyez sûre qu'ils la chériront un jour. Insensiblement le desir d'obtenir la considération dont vous jouissez, les éloges qu'on vous donne, les portera à vous imiter; bientôt la pitié se développant dans leurs âmes, leur fera comprendre une partie des charmes attachés à la bienfaisance: un enfant sensible (comme Adèle, par exemple,) peut même éprouver ce mouvement bien long-temps avant l'âge de dix ans. Adèle, à six ou sept ans, trouvoit un plaisir inexprimable à donner pour obliger, ou pour soulager la misère de quelque infortuné; n'ayant point d'argent, elle donnoit avec une extrême satisfaction (lorsqu'on le lui permettoit) ou une de ses robes à une petite-fille qu'elle voyoit presque nue, ou un de ses joujoux à son frère; mais ces différentes actions n'étoient ni prescrites ni même conseillées. Si elles n'eussent pas été volontaires, Adèle les auroit fait à regret; d'ailleurs, ces dons ne pouvoient s'appeler des sacrifices; elle avoit peu de mérite à donner une vieille robe ou un
joujou dont elle étoit lasse, car jamais elle n'offroit le plus nouveau; ainsi, elle étoit ce qu'on peut être de mieux dans l'enfance: obligeante, mais elle n'étoit pas bienfaisante . À dix ans, elle commençoit à être profondément touchée des grands exemples de vertu; cependant je crois que si je lui eusse donné alors de l'argent pour ses menus plaisirs, tout l'argent eût été employé en chiffons: aussi n'en a-t-elle eu qu'à douze ans et demi; et à cette époque, je ne lui ai point dit: je veux que vous soyez charitable , mais j'ai produit des scènes, des événemens qui lui ont fait sentir qu'elle l'étoit: c'est son coeur et sa raison qui l'ont rendue bienfaisante. Ensuite elle m'a demandé, à cet égard, des conseils, et j'ai fortifié sa vertu naissante par des raisonnemens, par mon approbation et des preuves d'estime. Attendez-donc avec patience le développement du coeur et de l'esprit de vos élèves, et songez qu'en vous pressant, loin de perfectionner l'un ou l'autre, vous ne feriez que gâter l'ouvrage de la nature. Le jardinier, avec beaucoup de soins et d'art, parvient bien à faire mûrir quelques fruits avant la saison qui les donne, mais ces fruits ne valent jamais rien.
Adieu, ma chère fille; nous partons, grâces au ciel, dans six jours; nous sommes dans des transports de joie qui ressemblent à de la folie. Adieu, chère enfant; je vous écrirai encore samedi; embrassez pour moi Diane et Séraphine.
Le comte de Roseville au baron. Dans ma dernière lettre, que vous avez dû recevoir à Naples, mon cher baron, je vous mandois que le mariage de Stoline étoit arrêté avec un riche négociant, et que mon jeune prince, entièrement guéri d'une fantaisie, qui m'a causé tant d'inquiétudes, avoit appris cette nouvelle avec une très-légère émotion; mais tout a bien changé depuis, et vous allez juger si j'ai dû ressentir de vives alarmes!
Il y a environ quatre mois que le comte de Stralzi est revenu des provinces qu'il a parcourues par ordre du prince; nous avons confronté ses mémoires avec ceux du baron deSulback, et nous avons trouvé que les deux voyageurs se contredisoient presque sur tous les points. Le prince, estimant véritablement le baron de Sulback, penchoit beaucoup à le croire de préférence: je pense, lui dis-je, comme vous; j'ai la meilleure opinion du caractère et de l'esprit de M De Sulback, mais je ne l'ai point vu à
l'épreuve; ainsi, je puis me tromper: d'ailleurs, il est possible qu'avec de bonnes intentions, il ait mal jugé; c'est une chose qui mérite d'être approfondie, d'autant mieux qu'il est absolument nécessaire que vous connoissiez au vrai l'état des provinces que vous gouvernerez peut-être un jour.-Comment donc faire pour m'éclaircir? ...-Aller vérifier vous-même le rapport qu'on vous a fait...-je serois charmé de voyager... et je vois qu'en effet un prince doit tout examiner par lui-même, s'il veut connoître la vérité...-oui sans doute, mais souvenez-vous aussi qu'il ne doit prendre une telle peine que pour les choses réellement importantes; il est impossible qu'il puisse tout éclaircir par lui-même; les petits détails ne sont pas faits pour lui, il ne pourroit y entrer sans se rétrécir l'esprit, et sans perdre de vûe les grands objets dignes de l'occuper...-il me semble qu'il faut surtout qu'un prince connoisse parfaitement ses ministres, et que s'il n'a pu trouver les occasions d'éprouver leur probité, leur intelligence, il ne les choisisse du moins que sur une réputation sans tache et solidement établie.-Assurément, et dans ce cas, il doit non-seulement consulter la voix publique, mais faire
encore des recherches particulières; il faut qu'il sache, ainsi que le recommande l'abbé Duguet: "comment ils se sont conduits jusques-là,... etc." Mais, reprit le prince, comment s'y prendre pour être informé avec exactitude de tous ces détails?-Il faut charger secrétement plusieurs personnes de prendre ces informations, et confronter ensuite les témoignages; d'ailleurs, on peut facilement acquérir des éclaircissemens qui ne roulent que sur des faits, il suffit de questionner et de ne croire ni les amis ni les ennemis des gens qu'on veut connoître, ni ceux qui pourroient avoir des prétentions à ces mêmes emplois.-C'est alors qu'un
ami peut être bien utile au prince qui desire et qui cherche la vérité! ...-Vous mériterez d'être aimé pour vous-même, vous le serez, j'ai l'orgueil de le croire, et je suis sûr aussi que vos amis seront assez estimables pour mériter d'être consultés par un grand prince; cependant gardez-vous d'accorder jamais une confiance aveugle; desirez, recherchez les conseils de l'amitié, mais pesez-les, et ne les suivez qu'après une profonde réflexion; songez que le plus vertueux et le plus éclairé des hommes peut se tromper: ainsi, ne formez point de résolutions sans consulter, ne recevez point d'avis sans les examiner mûrement; et quel que puisse être le mérite de votre ami, ne vous laissez jamais décider par lui seul dans le choix des personnes que vous voudrez employer; il est possible qu'il soit prévenu, mal disposé; il est homme; enfin... il peut être injuste un moment.
Quelque-temps après cette conversation, le chevalier de Murville m'apprit que Mirandel, ce jeune négociant qui devoit épouser Stoline, venoit de retirer sa parole sans vouloir expliquer les raisons d'un procédé qui nous parut très-extraordinaire d'après la passion que ce jeune
homme avoit montrée pour Stoline. J'engageai le chevalier de Murville à se charger encore de chercher un autre mari; il me répondit qu'il avoit déjà pensé à un homme absent alors de *, mais qui reviendroit sûrement avant deux mois. Le surlendemain le chevalier m'écrivit que Mirandel se promenoit toujours aux environs du lac * et de l'habitation deStoline, et qu'il croyoit qu'on pourroit renouer cette affaire; je l'autorisai à faire quelques tentatives qui n'eurent aucun succès, et nous renonçâmes entièrement à ce projet de mariage.
Le 6 du mois dernier, le prince vit le comte de Stralzi un moment le matin, et lui proposa de le suivre à la chasse; le comte s'en excusa sous je ne sais quel prétexte, et sortit avec un air de préoccupation qui me frappa. À l'instant où nous allions partir, on vint dire au prince qu'un vieil officier, auquel il avoit donné rendez-vous, arrivoit et attendoit ses ordres. Oh, dit le prince, il vient trop tard, l'heure que j'avois indiquée est passée, dites que je pars pour la chasse. Ce pauvre homme, repris-je, se flattoit que vous écouteriez aujourd'hui le récit de ses infortunes, il va s'en aller désespéré...-mais c'est sa faute, pourquoi manque-t'il
l'heure que je lui ai fait donner? ...-Il n'est pas-là pour vous expliquer les raisons de ce retard, peut-être en a-t-il de bonnes. Eh bien, dit le prince avec un peu d'humeur, qu'on le fasse entrer. Un moment après, nous vîmes paroître un vieillard vénérable avec un visage pâle et abattu, et un bras en écharpe. Monsieur, lui dit le prince, M De Sulback ne vous avoit donc pas prié de ma part de vous trouver ici à dix heures? ...-Pardonnez-moi, monseigneur, répondit l'officier, d'un ton interdit et tremblant. Cependant, reprit le prince, il est près de midi. Ces paroles, prononcées d'un ton impérieux et de reproche, intimidèrent tellement ce malheureux vieillard qui n'avoit jamais paru à la cour, et qui voyoit pour la première fois le fils de son souverain, qu'il ne put répondre. Il balbutia quelques mots entrecoupés, et baissa les yeux. Je vis qu'il étoit hors d'état de parler de son affaire, et voulant lui donner le temps de se remettre de son trouble, je m'approchai de lui: vous demeurez peut être loin du palais, lui dis-je...-oh, ce n'est pas cela, j'ai été retardé... par unpetit accident ...-quel accident, demanda le prince d'un ton plus humain? ...-Un accident... qui
ne mérite pas... c'est... que... je me suis cassé le bras ce matin. Ô ciel, s'écria le prince, ce matin! Et vous êtes venu... et vous restez debout, pouvant à peine vous soutenir sur vos jambes! ... En achevant ces paroles, le prince tire précipitamment un fauteuil, et prenant affectueusement le vieillard par la main, l'invite à s'asseoir. Qui, moi, dit l'officier, se peut-il que monseigneur fasse attention! ... Reposez-vous, interrompit le prince, en le faisant asseoir, et lui tenant toujours la main...-ah, monseigneur, quelle bonté! ... Quelle bonté! ... L'officier n'en put dire davantage, ses pleurs lui coupèrent la parole... eh quoi donc, reprit le prince, vous étonnez-vous de me trouver de l'humanité?-Ah, monseigneur, vous me dédommagez dans ce moment de quarante ans de malheurs! ... Ici le prince essuya ses yeux remplis de larmes, et après un instant de silence: il est impossible, dit-il, que vous puissiez m'expliquer votre affaire aujourd'hui, vous êtes trop souffrant, je suis même au désespoir que vous soyez venu...-monseigneur, je venois vous implorer pour mon fils! ...-Donnez-moi votre mémoire, et comptez sur mon activité et mon plus tendre intérêt... alors le vieillard, trop
pénétré pour pouvoir répondre, tira son mémoire de sa poche, le présenta au prince, et se leva pour sortir. Le prince, voyant qu'il trembloit et marchoit avec peine, le soutint sous le bras, et le conduisit ainsi jusqu'à la porte, quoique le vieillard, aussi confus que touché de la bonté du prince, n'acceptât pas sans quelque résistance le secours qu'il lui offroit, et qu'il se débattît doucement en pleurant de joie, et en témoignant sa surprise et sa reconnoissance par des exclamations redoublées. Quand il fut parti: et bien, dis-je, monseigneur, pensez-vous qu'il fût excusable de ne pas se trouver à l'heure précise que vous aviez indiquée? Vous repentez-vous maintenant d'avoir différé votre chasse? ...-Ah dieu, ce malheureux qui venoit, malgré la souffrance qu'il éprouve... si j'avois refusé de l'entendre, quel eût été son désespoir! ...-Ne balancez donc jamais à sacrifier vos plaisirs à l'humanité, ou, pour mieux dire, qu'aucun plaisir ne vous attache assez pour que le sacrifice vous en parût véritablement pénible. Vous ne devez rien aimer avec passion que la vertu et la gloire.-Combien je me repens aussi d'avoir reçu d'abord ce pauvre vieillard avec une sécheresse qui a paru
lui faire tant de peine! ...-En effet, vous l'avez cruellement intimidé! Cet homme qui, pendant quarante ans, a servi l'état avec valeur, cet homme couvert d'honorables blessures, et qui vit toujours de sang-froid les ennemis et le danger, ce brave et vénérable vieillard trembloit devant vous, devant un enfant de seize ans! ... Dites-moi, monseigneur, vous enorgueillissez-vous d'inspirer un semblable mouvement? ...-Au contraire, j'en suis humilié, et surtout affligé. Je vois que cet homme me croyoit insensible, dur, impérieux, puisqu'il se troubloit et se déconcertoit si facilement...-il vous supposoit l'orgueil insensé qui caractérise les tyrans... il n'imaginoit pas qu'un bras cassé pût vous faire excuser son retard; il n'osoit même en parler, et n'appeloit ce malheur qu'un petit accident ... il pensoit que vous ne considériez les hommes d'un état obscur que comme des êtres d'une espèce inférieure à la vôtre; il connoissoit toute l'absurdité d'une semblable opinion, mais il avoit besoin de vous, il trembloit! ... Beaucoup de princes sont assez bornés pour s'applaudir en secret d'inspirer cette espèce de crainte servile; ils ne savent pas qu'elle est toujours accompagnée de
mépris et d'aversion; la hauteur, le dédain, le caprice et l'humeur, unies à la force, peuvent se rendre redoutables, et faire des esclaves qui se vengeront de leur abaissement par la haine, mais la vertu seule imprime le respect et peut obtenir des hommages sincères. Souvenez-vous, monseigneur, de votre plus beau titre, de votre première dignité; n'oubliez point que vous êtes homme, et que vous ne pourriez avilir un autre homme sans vous dégrader vous-même. Le prince convint de la vérité de ce raisonnement, ensuite il parla encore du vieillard, et il ajouta: que son affaire réussisse ou non, ce pauvre homme ne sera pas venu inutilement chez moi avec son bras cassé, car il touchera demain matin le premier quartier d'une pension que je lui assurerai pour toute sa vie; ensuite je lui demanderai pourquoi il avoit de moi une opinion si étrange, car enfin je n'ai rien fait qui dût me donner la réputation d'être absurde... cela est vrai, repris-je; mais cet homme n'est jamais venu à la cour que pour y solliciter des commis, souvent insolens, et des ministres quelquefois remplis de morgue et d'humeur. Peut-être rebuté, maltraité des uns et des autres, il en aura conclu que le pouvoir et l'autorité rendoient
dur, injuste et méprisant, et que les maîtres de tous ces gens-là devoient être encore bien plus intraitables et beaucoup moins humains.-Il est triste pourtant qu'un prince perde l'amour d'une partie de ses sujets, parce que ses ministres ont de l'humeur, de la rudesse et de la pédanterie! ...-Heureusement, répondis-je, que ce mal n'est pas sans remède... dans cet instant on vint demander au prince si son intention étoit toujours d'aller à la chasse; quoiqu'il fût tard, il parut le desirer, et j'y consentis en l'assurant que nous y resterions même jusqu'à la nuit, s'il en avoit envie. Le prince profita de la permission; car, à la nuit tombante, nous étions encore à six lieues de *. Je proposai alors au prince d'aller regagner ses voitures, et au moment où nous entrions dans un petit bois fort touffu, le cheval d'un des écuyers du prince s'emporta et s'abattit. Le prince et moi nous mîmes pied à terre, nous trouvâmes le jeune homme engagé sous son cheval; on vint nous aider à le relever, et nous vîmes qu'il étoit couvert de sang et grièvement blessé, sur-tout à la tête. Le prince étoit d'autant plus affecté, qu'il a pour ce jeune homme des bontés particulières. On envoya un piqueur
chercher les voitures; mais le blessé ne pouvant se résoudre à faire six lieues dans l'état où il étoit, se ressouvint que le comte de Stralzi possédoit un château dont nous ne devions pas être éloignés, et il supplia le prince de l'y faire conduire. Un des piqueurs dit qu'il savoit le chemin de ce château, qui n'étoit pas à un quart de lieue du bois où nous étions, et il ajouta que le château n'étant qu'à deux lieues de la petite ville *, le blessé ne manqueroit ni de médecin, ni de chirurgien. Le prince, par un mouvement de compassion que j'approuvai, voulut escorter le blessé jusqu'au château, afin de le recommander lui-même aux gens du comte de Stralzi. Nous y arrivâmes à six heures, et la nuit étoit déjà fort obscure. Quelques gens du comte nous dirent que leur maître étoit chez lui; ce qui nous surprit, car il avoit assuré le matin que des affaires importantes le retiendroient à * le jour entier. Cependant tout le château est en rumeur, plusieurs domestiques courent chercher leur maître, d'autres paroissent embarrassés de nos questions et nous répondent d'une manière équivoque. Notre nombreuse troupe remplissoit les appartemens, nous avions déjà établi le malade dans une chambre
commode, et nous le quittions pour aller regagner les voitures, ne sachant point encore si le comte de Stralzi étoit absent, ou s'il se cachoit dans son château, lorsqu'en traversant un grand salon, nous le vîmes enfin paroître. Il s'avança avec un air si déconcerté, on voyoit sur sa physionomie quelque chose de si sombre, et une émotion si extraordinaire, que le prince et moi, également surpris et frappés, nous nous regardâmes avec une espèce d'effroi. Le comte bégaya quelques excuses que je n'entendis point: le prince, les yeux attachés sur lui, le regardoit fixement sans l'écouter, et lui dit enfin en souriant: si je reviens jamais vous voir, je tâcherai de mieux choisir mon moment. Le comte rougit et voulut envain dissimuler l'excès de son embarras; le prince changea de discours, et lui recommanda son écuyer; ensuite il fit quelques pas pour sortir. Dans cet instant, un cri perçant se fait entendre, nous tressaillons tous; le prince s'arrête; le comte frémit et s'avance éperdu vers la porte qui s'ouvre impétueusement... un ange, une figure céleste, angélique,Stoline enfin paroît, s'élance dans la chambre, et courant se précipiter aux genoux du prince, en élevant vers lui ses deux bras
fortement tendus: ô monseigneur, s'écrie-t-elle, vous qui jadis tirâtes ma famille du sein de la misère et de la mort, daignez me conserver le plus précieux de tous les biens! ... Sauvez-moi l'honneur! ...-Ah! Rassurez-vous, interrompit le prince; croyez que l'innocence et la beauté n'auront point envain imploré mon secours... en disant ces mots, il saisit avec transport les deux bras de Stoline, il la relève, et la prenant par la main, comme s'il craignoit qu'elle ne voulût s'éloigner, ou qu'on osât la lui ravir, il se retourne avec fureur, il cherche des yeux le comte de Stralzi; mais il le cherche en vain, j'avois moi-même favorisé sa fuite... je fis signe à toute la suite qui nous entouroit, de me laisser seul avec le prince; et quand nous fûmes sans témoin: eh bien, monseigneur, lui dis-je, à quel parti vous arrêtez-vous? ... Mais, reprit-il, vous le devinez sûrement; je veux conduire Stoline où elle desirera que je la mène. Il prononça ces mots avec un ton qu'il n'avoit jamais pris avec moi. Je vis qu'un pouvoir supérieur au mien m'arrachoit dans cet instant toute mon autorité, et que le prince affectoit même cet air d'indépendance, afin de m'ôter l'envie de m'opposer à ses desseins.
J'étois sûr qu'il se révolteroit contre la force, et qu'il abuseroit de la douceur et de l'indulgence; je pris donc le parti de paroître ignorer absolument tout ce qui se passoit dans son âme, et avec un air de simplicité et de bonhommie qui le confondit: certainement, dis-je, il est digne de vous, monseigneur, de conduire Stoline dans un lieu honorable et sûr; mais auparavant sachons d'elle son histoire. À ces paroles la jeune fille rougit et répandit quelques larmes: elle nous conta " que le comte de Stralzi, en revenant un jour du jardin du chevalier de Murville, l'avoit rencontrée avec sa mère, se promenant dans la campagne, qu'il lui avoit écrit plusieurs lettres, qu'elle n'avoit lu que la première, ayant renvoyé toutes les autres sans les ouvrir; qu'enfin il avoit cessé totalement cette vaine poursuite. Ce matin, continua-t-elle, j'étois, comme à mon ordinaire, levée avec le jour: à peine sortois-je de mon lit, lorsqu'une vieille servante entre dans ma chambre, et me dit qu'une de nos voisines, que j'aime particulièrement, venoit de m'envoyer prier d'aller sur le champ chez elle: je sortis avec la servante, ce qui m'arrivoit quelquefois, ma mère ayant la plus
grande confiance en cette malheureuse; nous traversâmes un immense verger, et nous nous trouvâmes dans une allée d'ormes, au bout de laquelle j'apperçus une voiture arrêtée, ce qui m'étonna, car cet endroit est fort désert; je voulus prendre un autre chemin, mais la servante me dit que cette voiture appartenoit au prince, qui se promenoit sur les bords du lac... "(ici Stoline s'arrêta en rougissant à l'excès; il y eut un moment de silence. ) Eh bien, reprit le prince, avec une voix tremblante, vous crûtes donc que cette voiture étoit à moi?-Oui, monseigneur, et... je ne changeai point de chemin...-ah, Stoline! ... Si j'eusse été là! ... Je vous aurois préservée de l'indigne outrage... enfin, interrompis-je, c'étoit le comte de Stralzi? ...-" Non, monsieur, c'étoit ses lâches émissaires; ils me saisirent et me mirent dans la voiture avec l'infâme servante, qui m'enveloppa la tête dans un mouchoir, de manière que je ne pouvois ni voir, ni faire entendre mes cris. On m'a amenée dans ce château, on m'a enfermée dans une chambre, et une heure à-peu-près avant l'arrivée du prince, j'ai vu tout-à-coup paroître le comte de Stralzi. Après avoir
vainement mis en usage pour me séduire, les promesses, les protestations, les prières, il alloit employer la violence, lorsqu'il a entendu un grand bruit de chevaux et de voitures: au même moment on est venu frapper à la porte, et l'avertir de l'arrivée du prince... il s'est apperçu sans doute de la joie que cette nouvelle me causoit, sa fureur en a redoublé; après beaucoup d'irrésolutions il m'a quittée et m'a enfermée dans la chambre où j'étois. À peine a-t-il été parti que je me suis approchée de la fenêtre, je l'ai ouverte et l'ai franchie sans balancer; je suis tombée sur l'herbe, et me suis trouvée dans un petit jardin; la porte en étoit ouverte, je suis sortie et suis entrée dans la cour du château; j'ai rencontré quelques piqueurs du prince, je les ai priés de me conduire, et ils m'ont guidée jusqu'aux portes de cet appartement." Quand la dangereuse Stoline eut fini ce récit,... ô ciel! M'écriai-je, à quels horribles excès les passions peuvent conduire! ... Quel bonheur pour vous, monseigneur, de pouvoir soustraire l'innocence aux attentats du vice! ... Mais il est sept heures, ne perdons plus de temps, Stoline sans doute brûle du desir de se retrouver dans les bras de sa mère et de
son père... à ces mots, la jeune fille, en pleurant, joignit les mains, et supplia le prince de la faire conduire le soir même chez ses parens. Je vous y conduirai moi-même, reprit vivement le prince. Je conçois, interrompis-je, que vous soyez tenté de rendre vous-même à ces honnêtes gens une fille qui doit leur être si chère; mais cette histoire va faire du bruit... on saura que Stoline a été enlevée. Le public n'est que trop porté à dénaturer les faits et les actions les plus simples; si l'on sait que vous avez vous-même reconduit Stolinechez son père, croyez que plus d'une personne, par sottise ou par malignité, confondra le libérateur avec le ravisseur; ainsi, je vous conseille d'envoyer Stoline sous la garde du jeune Sulback. Mon air de simplicité, de confiance et de bonhommie, en désarmant le prince, lui avoit absolument ôté toute envie de me braver, de manière qu'il m'écouta avec douceur. Il me représenta cependant que la maison d'Alexis Stezen n'étoit qu'à trois lieues du château, et qu'en conduisant Stoline, nous ne retarderions notre arrivée à * que d'une heure tout au plus. Je remarquai que cette circonstance ne faisoit rien à mon observation, et le prince se rendit. Enfin, nous donnâmes
une voiture à Stoline, avec M De Sulback pour l'escorter, et nous partîmes, et n'arrivâmes à * qu'à neuf heures et demie du soir. Je prévins le prince que j'allois, au moment même, rendre un compte exact au prince, son père, de notre aventure. Je revins au bout d'une demi-heure. Eh bien, me dit le prince, que pense mon père de la conduite du comte de Stralzi? Il étoit instruit de tout, répondis-je: ce malheureux jeune homme, en s'évadant du château, est venu sur le champ tout avouer à son oncle. Ce dernier a été se jeter aux pieds du prince, votre père, pour implorer sa clémence...-et qu'a répondu mon père? ...-Qu'il vous donnoit le droit, monseigneur, de décider de la punition du coupable...-à moi! ...-Oui, monseigneur, parce qu'étant mieux que personne informé de toutes les circonstances de cette action, vous étiez en état de prononcer à ce sujet un jugement équitable. Vous imaginez bien, monseigneur, continuai-je, que le prince, votre père, veut éprouver, dans cette occasion, votre raison et votre justice, et que si vous prononciez un jugement trop sévère...-cependant, le comte de Stralzi mérite une punition...-oui sans doute, mais
souvenez-vous d'une maxime que vous avez tant admirée quand vous l'avez lue: "il y a une bassesse dans la haîne, que la grandeur d'âme ne peut souffrir... etc." Enfin, monseigneur, continuai-je, réfléchissez-y, et dans deux jours vous rendrez une réponse. Ce terme expiré: j'ai pensé, dit le prince, que la jeunesse du comte de Stralzi devoit porter à l'indulgence; il me semble qu'il faut, non le perdre, mais chercher à le corriger: ainsi, mon avis seroit de l'exiler seulement de la cour pendant un an, et je desirerois que mon père eût la bonté de le voir, de lui prononcer lui-même cet arrêt, en ajoutant que, s'il réforme véritablement ses moeurs, le souvenir de sa faute
ne l'empêchera de parvenir à aucun des honneurs dont sa naissance le rend susceptible, si sa conduite n'y met pas d'obstacle. Croyez-vous, ajouta le prince, en rougissant, qu'il entre dans ce jugement de l'aigreur ou quelque esprit de vengeance ? Non, répondis-je, on pourroit même dire que vous poussez trop loin la douceur et l'indulgence; mais le motif vous fait honneur, et prouve une délicatesse qui sûrement engagera le prince, votre père, à ratifier ce jugement... je pouvois avec d'autant plus de raison louer le prince sur sa modération, qu'il m'avoit avoué, dès le lendemain de son aventure, qu'il étoit passionnément amoureux; à seize ans et demi, ce sentiment devenoit inquiétant. J'hésitois sur le parti que j'avois à prendre, lorsque j'appris que Mirandel, ce jeune négociant qui avoit dû épouser Stoline, renouveloit sa demande; il convenoit que le comte de Stralzi l'avoit détourné de ce dessein, en lui rendant suspectes les bontés du prince pour la famille d'Alexis Stezen: l'aventure de l'enlèvement, en dissuadant Mirandel, lui avoit rendu toute sa passion; je voulus en profiter pour presser le mariage, mais Stoline elle-même y mit obstacle; malgré les prières de son père, elle refusa positivement
de pardonner à l'amant que l'amour et le repentir lui ramenoient. Je ne savois que penser d'une semblable résistance, quand le prince, un matin, entrant dans mon cabinet, m'expliqua lui-même ce que je soupçonnois confusément; il tenoit une lettre ouverte, il avoit l'air ému, et la colère et l'indignation étoient peintes sur son visage. Je vous ai promis, me dit-il, de ne vous rien cacher; je viens de recevoir une lettre, la voici, lisez-la. Je pris le papier, c'étoit une lettre de Stoline, qui n'étoit que trop touchante; elle y conjuroit le prince, son protecteur, son libérateur, son seul appui sur la terre, de la défendre des persécutions d'un homme aussi tyrannique que léger, qui, après l'avoir refusée, calomniée, vouloit enfin l'épouser malgré la juste aversion qu'elle avoit pour lui... eh bien, monseigneur, dis-je après avoir lu cette lettre, je vois que c'est Stoline qu'on doit accuser de légéreté, car elle avoit consenti de fort bonne grâce, il y a quelques mois, au mariage qu'elle refuse aujourd'hui...-quoi qu'il en soit, interrompit le prince, je ne souffrirai point qu'on lui fasse de violence...-eh! Qui croyez-vous capable d'user de violence? ...-Mais... ses parens.-Oui,
Stoline veut vous le persuader, mais elle vous trompe...-elle! ... Tromper! ...-La croirez-vous de préférence à moi? ...-Mais quel intérêt pourroit l'engager? ...-Elle a vu l'impression qu'elle produisoit sur vous; cette découverte lui a tourné la tête, et lui fait dédaigner l'amant qu'elle aimoit jadis...-quelle folie! ... Vous croyez...-je ne vous apprends rien de nouveau. Sa lettre vous fait entendre assez clairement qu'elle ne peut aimer que son libérateur, son seul appui sur la terre... . Ah, monseigneur, vous avez condamné le comte deStralzi à l'exil, parce qu'il avoit voulu corrompre l'innocence! ... Quelle peine vous imposerez-vous à vous-même? ...-Comment? ...-Cette jeune fille, vous l'avez séduite en lui laissant voir le sentiment qui vous égare! Vous lui avez ravi et sa raison et sa vertu... elle ose vous écrire à l'insu de ses parens! ... Que dis-je, afin d'avoir un prétexte pour vous implorer, elle emploie le mensonge le plus criminel; elle calomnie son père, elle le représente sans scrupule comme un tyran, afin de s'offrir à vous sous la forme intéressante d'une victime! ... Cette âme, autrefois si pure, est maintenant remplie d'artifices, et voilà votre ouvrage!-Mais êtes-vous
bien sûr qu'on ne veuille pas en effet la contraindre à épouser cet homme? ...-Vous pouvez bien facilement vous en convaincre vous-même: envoyez chez Mirandel, il loge près du palais, on vous dira qu'il est parti cette nuit pour la France, sa patrie. De plus, Alexis Stezen n'a nul intérêt à forcer dans cette occasion l'inclination de sa fille; avec la dot que lui donne le prince, votre père, il est bien sûr de la marier honorablement. À ces mots, le prince interdit baissa les yeux en soupirant... vous sentez, repris-je, les conséquences de votre égarement, mais ce n'est point assez de connoître ses fautes, il faut les réparer... que dois-je donc faire, interrompit-il avec inquiétude? ...-Vous guérir d'une folie avilissante...-ah, j'en puis gémir, mais en guérir! ...-Est-ce vous qui parlez? Vous, le fils d'un grand prince; vous, fait pour commander aux hommes, vous ne sauriez triompher du plus fragile de tous les sentimens! ... D'ailleurs, pouvez-vous même avoir ce qu'on appelle une passion pour une personne que vous n'avez vue que deux ou trois fois dans votre vie? ...-C'en est assez pour l'aimer... et depuis l'enfance, son idée m'occupe...-eh bien, quel est votre espoir? Voulez-vous achever de la séduire, de la
perdre? ...-Cette pensée me fait horreur! ...-Cherchez donc à vous distraire...-je ne le puis...-je vais vous en offrir un moyen; nous devions voyager dans quelques mois, partons sans différer. À ces mots, le prince rêva un moment; ensuite, me tendant la main: j'y consens, me dit-il; la seule consolation que je puisse goûter, c'est de vous prouver que, malgré ma foiblesse, je ne suis pas indigne de votre estime... ah, m'écriai-je, vous me charmez sans me surprendre! Tout sentiment qui combattra votre devoir ne pourra m'inquiéter, je suis bien sûr que vous saurez toujours le vaincre; mais, poursuivis-je, il faut que vous répondiez à Stoline pour l'assurer de votre protection, et lui promettre que jamais, pour quelque établissement que ce puisse être, on ne fera de violence à son coeur. Le prince, enchanté de la permission que je lui donnois, me serra la main, et se mit à écrire au moment même. J'étois bien-aise qu'il répondît sur le champ, parce que, dans la disposition où je le voyois, j'étois certain que sa lettre seroit telle que je pouvois la desirer; en effet, il me pria de la lire, et je la trouvai aussi simple que j'aurois pu la dicter. Le lendemain, le départ du
prince fut annoncé publiquement; nous partons dans deux jours, nous allons dans ces mêmes provinces que M De Sulback et le comte de Stralzi ont parcourues par ordre du prince; nous vérifierons nous-mêmes tous les faits contenus dans les mémoires; nous voyagerons incognito , et avec très-peu de suite: le prince compte revenir à * dans trois mois; mais notre absence sera beaucoup plus longue. Dans ma première lettre je vous expliquerai le reste de mon projet.
Vous voyez, mon cher baron, que si j'écris moins souvent que vous, du moins je m'en dédommage par la longueur de mes lettres. Vous et ma soeur êtes mes seules correspondances; mais il n'y a que vous au monde à qui je puisse confier de semblables détails: pour ma soeur, je ne lui parle presque que du chevalier De Murville, qu'elle aime bien davantage encore depuis que je lui ai mandé qu'il se mouroit de consomption . J'ai un peu exagéré, pour faire ma cour à la vicomtesse, cependant le pauvre chevalier est réellement dans un état de langueur qui n'est pas, je crois, sans danger. Adieu, mon cher baron; adressez toujours vos lettres à *, sous l'enveloppe de m le comte de Ziller, qui me les fera parvenir.
M D'Aimeri au baron. Vous n'avez pas d'idée, monsieur, de la joie qu'a éprouvée mon petit-fils, lorsque je lui ai montré votre lettre, datée du château de B. Adèle est donc en France!S'est-il écrié. Ce mouvement a été d'autant plus vif, qu'avant-hier à souper chez l'intendant, nous avons vû un homme, M D qui revenoit de Turin, et qui n'a parlé que de MadameD'Almane et de la charmante Adèle; Charles l'a beaucoup questionné, et sait que Mademoiselle D'Almane est la plus jolie personne qui existe, la plus aimable, la plus naturelle; qu'elle a la candeur et la naïveté de l'enfance, et toutes les grâces de la jeunesse; qu'elle chante l'italien et joue de la harpe comme un ange; qu'elle dessine supérieurement; qu'elle élève une petite orpheline, et qu'elle est la meilleure comme la plus jeune et la plus charmante des mères . M D a cité mille traits de la tendresse mutuelle d'Adèle et d'Hermine; cette singulière adoption a intéressé les gens mêmes qui ne vous connoissent pas;
Charles en étoit attendri jusqu'aux larmes; il sait par coeur toutes les petites histoires que nous a contées M D et il ne me parle plus d'autre chose. Ô comme une imagination de vingt ans s'enflamme facilement! ... Il desire avec ardeur que le temps de son service soit écoulé, afin de voler en Languedoc; mais, malgré toute son impatience, il est impossible que nous puissions partir d'ici avant le 25 juillet. Adieu, monsieur; j'espère qu'ayant à présent moins d'occupations, vous m'écrirez un peu plus souvent, et je pense avec un grand plaisir que je ne recevrai plus de lettre de vous à 15 jours de date.
Le baron au vicomte. De B.
Le château de B est aujourd'hui fort brillant, mon cher vicomte; nous célébrons de bon coeur l'événement qui intéresse toute la France, et quoiqu'à deux cent lieues de Versailles, j'ai illuminé mes quatre tours et mon portail. Mes paysans boivent, mangent et dansent dans mes jardins, et j'ai, ainsi que vous, le plaisir d'entendre crier: vive le roi! Cri touchant, qu'un françois n'entendit jamais sans émotion, sur-tout à la distance où je suis de la cour; car au fond d'une province éloignée, ces acclamations ne peuvent venir que du coeur; elles expriment alors véritablement le bonheur et la reconnoissance. Vous ne verrez point le détail de ma fête dans la gazette , c'est un citoyen qui la donne, et non un courtisan: on traite aujourd'hui de préjugés les sentimens les plus vertueux, les sentimens qui, dans tous les temps, ont produit les actions les plus éclatantes; l'insensibilité et la licence sous
les beaux noms de la raison et de la philosophie , rompent avec audace les liens sacrés, et mettent leur gloire à mépriser toutes les bienséances. On parle sur le gouvernement avec une légéreté que trop souvent la présence des domestiques ou des enfans ne peut réprimer. Pour moi, livré à l'éducation des miens, je ne puis aller que bien rarement àVersailles; mais je veux que Théodore aime son roi, puisqu'il est fait pour le servir et pour en recevoir des grâces; je veux qu'il aime sa patrie, puisque son devoir est de la défendre, et de verser son sang pour elle. Dans ceci comme dans tout le reste, j'appuie le précepte par l'exemple, et je me conduis de manière à prouver à Théodore que je m'intéresse également au bonheur et à la gloire de la France et du souverain qui nous gouverne. Enfin, à chaque événement heureux pour la patrie, je ne manque jamais de montrer ma satisfaction, en donnant une petite fête dans l'intérieur de ma maison, qui, en amusant mes enfans, leur fait prendre une véritable part au bonheur public.
Je suis bien fâché, mon cher vicomte, que vous ne puissiez venir nous voir que dans six semaines; par cet arrangement je ne passerai que quinze jours avec vous, puisque mon fils entrant au service, m'obligera à vous quitter dans les premiers jours de juin, au plus tard. Nous irons à Strasbourg, et nous n'en reviendrons qu'au mois de janvier; car je veux queThéodore commence un cours de droit qu'il continuera l'été d'ensuite. Je vous envoie une lettre pour Porphire, je l'engage à venir avec vous en Languedoc; j'ai un bien vif desir de le revoir, et d'entendre la lecture d'un certain ouvrage dont Madame D'Ostalis fait tant d'éloges. Adieu, mon cher vicomte; mandez-moi positivement s'il faut renoncer à l'espérance de vous voir avant le 20 de mai.
La baronne à la vicomtesse. Arrivez-donc, ma chere amie: nous vous préparons des spectacles, des fêtes, des surprises charmantes... un petit théâtre de chambre, où l'on ne voit les acteurs qu'à travers une gaze, imitation en grand du tableau magique de Zémire et Azor; des pantomimes exécutées par nos enfans, Diane, Séraphine, Adèle, Hermine;... d'autres scènes où vous verrez paroître Théodore, M D'Almane et Dainville; un orchestre composé de deux harpes, Madame D'Ostalis et moi... et puis des bals, et puis des courses à pied, de bergers et de nymphes , et puis des concerts, des trios, des quatuors... enfin toutes nos répétitions sont faites, et nous aspirons après le jour heureux où doivent commencer les représentations. J'ai eu à ce sujet l'occasion de faire à ma fille une leçon très-importante. Nous avons fait avant-hier une répétition devant M et Madame De Valmont, et quelques autres personnes. Séraphine a mal joué, sa mère l'a grondée, et l'a tellement déconcertée,
que la pauvre enfant, au milieu d'une scène très-gaie, s'est mise à fondre en larmes, et Madame D'Ostalis l'a renvoyée honteusement dans sa chambre: nous sommes tous rentrés dans le salon. Adèle, au désespoir de cet événement, a dit à Madame De Valmont, qu'il n'étoit pas étonnant que Séraphine eût mal joué, et qu'elle eût montré tant de susceptibilité, parce qu'elle étoit fort malade, qu'elle avoit un mal de tête affreux, et même un peu de fièvre. J'ai entendu cela, j'ai demandé tout haut à Adèle si Séraphine en effet lui avoit dit qu'elle fût souffrante. Oui, maman, a répondu Adèle, mais d'un ton foible et en rougissant. Je n'ai fait semblant de rien, je suis sortie, et je suis rentrée au bout d'un demi-quart-d'heure. Un moment après Madame D'Ostalis arrive d'un air très-ému, elle me dit tout bas qu'elle veut me parler, et fait signe à ma fille qu'elle peut nous suivre.Nous allons dans un petit cabinet, et Madame D'Ostalis nous dit: je suis furieuse: Séraphine vient de me faire un mensonge, et de le soutenir de la manière la plus assurée.-Comment donc?-Oui, ma tante, elle m'a nié positivement qu'elle eût dit à Adèle qu'elle avoit mal à la tête... eh quoi, interrompit Adèle,
vous lui avez dit? ... Oui, reprit Madame D'Ostalis; ma tante m'a appris que vous assuriez qu'elle étoit malade, que vous le teniez de sa bouche, et voilà ce qu'elle nie; mais vous jugez bien que je n'hésite pas à vous croire, et je l'ai traitée... ô ciel! S'écria Adèle, la pauvre petite a raison: dans l'intention de l'excuser, j'ai cru pouvoir me permettre un mensonge innocent, et je n'ai fait qu'une tracasserie... allez donc, dis-je à Madame D'Ostalis, lui faire réparation, et, pour la dédommager, lui pardonner tout-à-fait, et lui permettre de souper avec nous. Quand nous fûmes seules: comment, dis-je, Adèle, vous aviez fait cette histoire, et non-seulement à Madame De Valmont, mais à moi? ...-Il est vrai, maman: vous savez si je hais le mensonge, mais j'ai pensé que lorsqu'il ne faisoit tort à personne, et qu'il pouvoit excuser quelqu'un qui nous intéresse, il étoit permis de l'employer.-En effet, on pense communément qu'il est permis de l'employer dans cette circonstance, quand il s'agit d'excuser un tort véritable, une faute grave, ou pour cacher le secret qui nous est confié; voilà les seuls cas où le mensonge puisse être toléré: la faute qu'a faite Séraphine ne pouvoit donner
mauvaise opinion de son coeur ni de son caractère; elle n'étoit donc pas grave ; votre mensonge étoit donc absolument inexcusable. Toutes les fois que l'on fait un mensonge (même innocent) sans un grand intérêt, on se rend méprisable, et en même-temps l'on commet une imprudence; car en multipliant ainsi ces petits mensonges officieux, on perd le droit d'être crue en défendant ses amis. Par exemple, tout le monde ici saura ce soir que Séraphine n'avoit point mal à la tête; une autre fois quand vous voudrez l'excuser de quelques petits torts, en disant même la vérité, votre témoignage à cet égard sera toujours suspect; et si vous n'étiez pas aussi jeune et aussi bien connue ici, on pourroit croire, d'après ce trait, que vous êtes naturellement menteuse, puisque vous avez menti pour une cause si frivole. Nous devons tout à nos amis, excepté d'exposer notre réputation pour eux; l'honneur est un bien que nous ne pouvons jamais sacrifier à quelqu'intérêt que ce puisse être. Si vous mentez pour rendre un léger service à votre amie, celui qui découvre le mensonge aura le droit de vous juger menteuse; voilà donc un mensonge que l'honneur vous interdit
positivement. Si vous déguisez, si vous niez la vérité dans une chose qui intéresse le bonheur de votre amie, ce mensonge, s'il est découvert, ne flétrira point votre réputation; il a son excuse dans une sorte de nécessité, celui-là seul peut-être toléré...-toléré! Maman, eh! Quoi, n'est-il pas alors permis, légitime?-Non, nul mensonge n'est permis. Les motifs peuvent bien préserver du déshonneur, mais non pas du blâme...-quoi, je serois blâmable de mentir pour rendre un important service à mon amie, ou pour garder son secret?-Je vous le répète, le monde dans ce cas, c'est-à-dire, la multitude, vous excuseroit, et même vous approuveroit; mais le petit nombre des gens strictement vertueux trouveroit que vous manquez à l'exacte probité.-Et c'est précisément le suffrage de ce petit nombre qu'il est flatteur d'obtenir! ...-Dites-moi, Adèle, quand nous voulons prendre un parti, que devons-nous consulter? Est-ce notre coeur et notre goût, ou bien notre devoir et notre conscience?-Si l'on ne consultoit que son coeur et son goût, on seroit souvent injuste.-Eh bien, quand on ne peut obliger que par un mensonge, le devoir et la conscience nous défendent certainement de rendre un tel service. Croyez-vous,
Adèle, qu'un homme vicieux n'ait pas eu quelque peine à surmonter les remords, et à étouffer le cri de sa conscience?-Non, sûrement, il n'a pû parvenir que par dégrés à cet affreux état.-Sans doute; il a commencé par des fautes légères; il n'a pas eu des principes constans et invariables; il ne s'est pas dit: rien ne me fera faire ce qui est vicieux en soi . Il a consulté uniquement son goût et son coeur . Son coeur l'a trompé et lui a fait croire que les motifs peuvent changer la nature des choses, jusqu'à rendre louable ce qui est criminel.Alors il s'est persuadé qu'on pouvoit légitimement mentir et tromper pour servir ses amis; un premier pas en entraîne souvent bien d'autres; quand on croit qu'il est beau de tromper pour obliger un ami, on feroit encore de plus grands sacrifices pour des enfans: pour des objets plus chers, les idées se brouillent, on n'a plus ni frein ni guide, et dans cette situation, si l'on manque d'expérience, de mauvais conseils et des circonstances bizarres et délicates suffisent pour entraîner dans les plus affreux égaremens.-Je sens cela.Cependant, maman, il est bien cruel de se voir forcée de trahir le secret de son amie.-Mais c'est une supposition chimérique; avec de la prudence on peut, sans jamais
mentir, ne jamais découvrir les secrets qui nous sont confiés. Il ne faut pour cela que ne point se vanter que l'on est dépositaire d'un secret, et savoir refuser nettement et sèchement de répondre aux questionneurs.-Mais je ne pourrai pas défendre mes amis? ...-Votre amie n'aura jamais de torts déshonorans, ou bien elle cesseroit de vous êtrechère . Ainsi, quand vous l'entendrez condamner justement, il faudra vous taire...-que cela est pénible!-Mais aussi quand elle sera accusée injustement, songez au poids qu'aura votre défense! D'un seul mot vous pourrez la justifier; votre caractère étant bien connu, il vous suffira de dire: je suis sûre que cela n'est pas vrai... j'y étois, je l'ai entendu . Votre seul témoignage la garantira des atteintes funestes de la calomnie, et tous les mensonges officieux les plus adroits, n'ont jamais préservé des traits de la médisance.-Ah maman, voilà une réflexion bien frappante! ... Qu'il est beau de pouvoir avec un seul mot justifier l'innocence calomniée! ... Ainsi donc, non-seulement par amour pour la vertu, mais pour notre intérêt, nous devrions toujours être parfaitement vrais? ...-Il n'est point de vertu, point d'action vertueuse dont on ne puisse en dire autant.
D'ailleurs, reprit Adèle, je vois que le plus innocent mensonge n'est jamais sans inconvénient; je voulois servir Séraphine, et je n'ai réussi qu'à la faire gronder, et à m'ôter pour long-temps la possibilité de la défendre et de l'excuser... souvenez-vous donc, repris-je, qu'il ne faut jamais s'écarter de ses principes. Le contraire pourroit mener loin; ce n'est point assez de faire une bonne action , il faut encore qu'elle s'accorde avec la justice et la probité...-seroit-il possible qu'on pût s'écarter de la probité en faisant une bonne action?...-Supposons que vous ayez deux voisins, l'un, pauvre, vertueux, et père d'une famille nombreuse; l'autre, immensement riche, vicieux et méchant, et n'ayant acquis sa fortune que par des vols et des friponneries reconnues. Votre pauvre voisin vient vous apprendre que sa famille est prête à expirer de faim, et vous, n'ayant point d'argent, vous ne pouvez le secourir; il vous quitte désespéré: un moment après, le mur qui vous sépare du voisin méchant et riche s'écroule, tombe, et vous découvre une vaste chambre entièrement remplie d'or. Vous savez que le possesseur de cet argent en ignore le compte, que vous en pourriez prendre sans qu'il
le sût, par conséquent sans exposer votre réputation; vous vous rappelez, vous croyez entendre encore les plaintes déchirantes du vertueux père de famille; vous pouvez sauver sa vie, ainsi que celle de sa femme et de ses enfans; cent louis feroient sa fortune, son bonheur; cet argent acquis par le crime passeroit des mains du vice dans celles de la vertu; le méchant non-seulement peut s'en passer, mais ne s'appercevra même pas qu'il lui manque, tandis que cette somme peut arracher à la mort une famille entière! ... Ô, maman, s'écria douloureusement Adèle, ne me tentez pas davantage...-enfin, répondez, dans cette situation que feriez-vous? ...-Ah, cet infortuné père de famille! ...-Vous voleriez! Vous feriez un crime qui mérite la mort! ...-Un crime! Ô ciel! J'aimerois mieux mourir moi-même... cependant une si juste compassion ne pourroit-t-elle faire pardonner? ...-La compassion, quand l'honneur et la probité la combattent, n'est plus qu'une foiblesse dont il faut triompher.-Je le sens... en effet, rien ne peut faire excuser un vol... mais convenez du moins, maman, que cette situation seroit bien embarrassante...-oui, pour une personne qui suivroit
aveuglément les mouvemens de son coeur, sans consulter la justice et la raison; mais pour Adèle, à dix-huit ans , cette situation ne seroit que douloureuse et non embarrassante.Quand vous aurez cet âge, vous comprendrez parfaitement qu'on ne peut être constamment vertueux qu'en agissant toujours d'après ses principes et un plan fixe et arrêté: ne faites jamais ce que la religion et les lois vous défendent . Voilà le précepte sacré qui doit vous guider dans toutes vos actions, et que nul prétexte, nulle situation extraordinaire ne peuvent nous dispenser de suivre. S'il est une circonstance qui puisse rendre le vol excusable à vos yeux, vous en trouverez peut-être une autre qui vous fera paroître le meurtre légitime...-Le meurtre! Grand dieu! ...-Oui, le meurtre, le parricide même! ... L'histoire, vous le savez, fournit plus d'un exemple de ces horribles actions produites par les motifs qui font faire aussi les actions vertueuses, l'amour de la patrie et le desir de la servir. C'est ainsi que nos inclinations les plus louables, nos sentimens les plus nobles, nos vertus même, peuvent nous égarer, si nous renonçons à nos principes; c'est ainsi que la pitié, l'humanité, vous inspiroient tout-à-l'heure la tentation de voler...
un crime est toujours un crime, quelque utile qu'il puisse être, quelque bien qu'il produise; et dût-il assurer la félicité d'une nation entière, celui qui le commet se souille, se déshonore et devient un scélérat.-Allons, maman, je ne perdrai jamais de vûe ce précepte si facile à retenir: ne faites jamais ce que la religion et les lois vous défendent . Je ne mentirai plus, pour quelque intérêt que ce puisse être, puisque la religion et la conscience défendent le mensonge; et je ne volerai jamais pour faire une bonne action. Mais, maman, continua Adèle, encore un mot sur le mensonge, car vous venez de me rendre véritablement scrupuleuse à cet égard. Il n'y a pas de jours où nous ne fassions mille petits mensonges; quand vous faites fermer votre porte, que vous restez chez vous, et que vous dites après aux personnes qui sont venues vous voir, que vous étiez sortie? ...-Ce seroit une puérilité d'appeler cela un mensonge; tous ceux que la politesse fait faire ne sont que des complimens d'usage d'autant plus innocens, qu'ils ne trompent personne.-Oui, maman, quand vous les faites, car vous ne les affirmez point, et vous ne les appuyez point par des détails; mais j'ai vu plusieurs
personnes faire ces mêmes complimens d'un air si vrai, si touché, que j'y aurois été attrapée, si je n'avois découvert ensuite qu'elles avoient menti.-Ah, cela est différent; quand on dit toutes ces choses avec emphase et un ton de sentiment, cela s'appelle, non de la politesse, mais de la fausseté.-Et puis, maman, pour être polie, il n'est pas nécessaire, je crois, de dire toujours: je suis bien affligée ...-oh, point du tout. Cependant autrefois on étoit encore plus exagéré, car on étoit au désespoir pour toutes les choses qui ne fontqu'affliger aujourd'hui: au reste, dans ce genre, les expressions les plus simples sont toujours les meilleures; et, en général, il est difficile d'avoir un ton noble en se permettant toutes ces exagérations.-Je me souviens que vous m'avez interdit ces manières de parler: cela est incroyable, inoui, je suis outrée... et puis: cela est ravissant,... charmant, charmant; et puis encore: véritablement,... infiniment, et bien d'autres encore dont j'ai fait une liste, afin de ne jamais m'en servir quand je serai dans le monde.-Je ne les ai pas proscrites entièrement, seulement je vous ai recommandé de ne les pas répéter sans cesse, et de ne les employer qu'à propos.
Rien n'est plus froid et plus insipide que cette éternelle exagération: en prodiguant ainsi les épithètes fortes, on s'ôte la possibilité d'exprimer son étonnement, son attendrissement, sa joie, lorsqu'on éprouve réellement ces différens mouvemens; ainsi, l'on a les expressions de la passion quand l'enthousiasme est ridicule, et l'on paroît froid quand il faudroit avoir l'air de sentir vivement... Adèle, après cette conversation, est allée dans sa chambre pour écrire une partie des conseils que je venois de lui donner; c'est une habitude qu'elle a prise d'elle-même depuis quelque-temps; elle fait une espèce de journal de tous nos entretiens, et elle y écrit avec assez de détail les idées et les principes dont elle a été le plus frappée. J'exige seulement qu'elle soumette ce petit ouvrage à ma censure, afin de m'assurer qu'elle m'a bien comprise, et pour la rectifier si par hasard elle se trompoit. Mais l'ouvrage auquel elle travaille avec le plus de goût, c'est le roman en lettres dont je vous ai parlé; elle voit avec plaisir que déjà ses dernières réponses sont très-supérieures aux premières; elle jouit elle-même de ses progrès; elle sent ses idées naître et se développer; elle n'a nulle confusion dans la tête,
et a l'esprit parfaitement juste, parce qu'elle n'a jamais rien appris, rien écouté dans la conversation, rien lu qui fût au-dessus de son intelligence; elle a toujours le plus grand desir d'arriver au moment où je lui permettrai de lire les chef-d'oeuvres des trois langues qu'elle sait; mais sa confiance en moi modère son impatience, car elle est bien sûre que je ne lui refuse ce plaisir qu'afin de la mettre en état de le mieux goûter; et nous sommes convenues que nous ne commencerions cette intéressante lecture que lorsqu'elle auroit écrit toutes les réponses de mes lettres, c'est-à-dire, dans neuf ou dix mois. Adieu, ma chère amie; venez par votre présence achever de rendre le château de B le plus délicieux séjour de l'univers, et mettre le comble au bonheur de votre heureuse amie.
Madame De Valcé à Madame De Germeuil. Du château de B.
Vous voulez donc des détails sur la vie qu'on mène ici, et sur les plaisirs piquans qui s'y trouvent. Il faut vous satisfaire. Nous avons eu beaucoup de fêtes très-brillantes , des comédies morales et sans amour, des pantomimes jouées par des enfans, des bals de paysans et de femmes-de-chambre, des promenades sur l'eau, et nous soupons à neuf heures, et tout le monde est couché à onze; vous jugez combien tout cela me convient. Au reste, je suis la seule qui ne soit pas charmée de cette vie pastorale; ma mère est dans un ravissement continuel; Madame D'Ostalis, toujours en admiration devant sa tante, et louant tout ce qui lui plaît; mon père ne regrettant ni l'opéra, ni Mademoiselle Hortense ; le chevalier D'Herbain renonçant au persiflage, et devenu aussi fade qu'il est naturellement moqueur et caustique; et enfin Porphyre ne faisant plus que des idylles et des églogues, dans lesquelles il dépeint
et célèbre les vertus de Madame D'Almane, les talens et les charmes d'Adèle, et la félicité si pure qu'on goûte en ces beaux lieux ! ... Afin de vous rendre compte de tous les personnages, il y a encore ici le père et la mère du chevalier De Valmont; le premier, un campagnard du plus mauvais ton, riant toujours, appelant sa femme mon coeur et mon chat; importun, bavard, et ne pouvant se taire que lorsque madame la baronne d'Almane se dispose à parler. Madame De Valmont, quoique d'une insipidité peu commune, seroit assez bien, elle auroit même une tournure assez noble, si elle ne faisoit pas tant de filet, et si elle ne portoit pas constamment une palatine de souci d'hanneton.
Figurez-vous toutes ces personnes entourant Madame D'Almane, ne voyant qu'elle, ne s'occupant que d'elle; ajoutez à ce tableau une troupe d'enfans, Adèle, Hermine, Théodore,Constance, Séraphine, Diane, ennuyeuses petites créatures, qui suivent tous les pas de Madame D'Almane, et l'écoutent comme un oracle; figurez-vous cette société rassemblée dans un vaste château dont l'ameublement seul vous donneroit des vapeurs; car on n'y voit que des profils sévères,
avec de grands nés à la romaine, d'une tristesse mortelle; représentez-vous toutes ces choses, et imaginez-vous, je vous prie, quelle mine je dois faire dans ce paisible asyle des vertus et du bonheur !
Vous voulez un fidèle portrait d'Adèle, cette petite merveille, ce chef-d'oeuvre de la nature et de l'éducation; je vais contenter votre curiosité et avec détail. Adèle n'est pas grande pour son âge, elle est excessivement mince. Elle a un petit visage absolument rond, des traits délicats, une mine très-enfantine; on ne remarque au premier abord que ses yeux, qui sont réellement d'une beauté frappante et d'une expression singulière; sa physionomie est naturellement douce et spirituelle; elle a un sourire agréable et fin; son teint, sans être éclatant, est joli; elle a peu de couleurs, mais elle rougit à chaque instant, et ses joues seulement rougissent; elle s'embellit en parlant, en chantant; elle a une bouche et des dents charmantes, et de jolies mains. Elle n'est pas belle comme ma soeur, mais elle l'efface, ou, pour mieux dire, on oublie de regarder Constance quand elle est auprès d'Adèle. Cette petite figure fera du bruit, et je vous assure que lorsqu'elle
débutera dans le monde, on ne parlera plus de la comtesse Anatolle.
À l'égard de son éducation si vantée, si prônée, je n'en vois pas le merveilleux; il me semble qu'elle ne doit rien qu'à la nature; elle est si obligeante et si bonne enfant, qu'il est impossible, non-seulement de la prendre en aversion, mais même de n'avoir pas une sorte de penchant pour elle; du reste elle est très-timide, parle peu, ne dit que des choses simples et communes, et elle me paroît être plus enfant qu'on ne l'est communément à son âge, car elle joue avec Diane, Séraphine et sa petite Hermine, point du tout par complaisance, mais pour son compte et pour son plaisir.
On dit qu'elle a de l'instruction: la conversation roule ici souvent sur l'histoire, les arts et la littérature ; Adèle alors écoute avec une attention qui ne montre que de la curiosité; elle n'a point cet air capable qu'on a toujours en écoutant ce qu'on sait déjà, et jamais elle ne se mêle à ces entretiens. Il faut bien que ce soit par ignorance, car comment se persuader qu'une jeune personne de quatorze ans fût assez modeste pour se taire ainsi toujours, quand elle pourroit surprendre et se faire admirer en parlant?
Elle a une voix charmante; je ne puis juger de son talent pour la harpe et pour le dessin, vous connoissez mon peu de goût pour la musique et pour les arts . Je vois qu'elle parle avec une égale facilité l'anglois et l'italien, et qu'elle a d'ailleurs une infinité de petits talens agréables, qu'elle ne doit qu'à elle-même: par exemple, c'est elle qui sable ici tous les surtouts de table pour le fruit; elle fait les plus jolies découpures du monde; elle fait aussi des chiffres de cheveux pour des bagues, des paysages et des fleurs en paille, et elle a appris ces différentes choses à ses récréations.
Théodore, cet autre prodige , n'est pas aussi joli que sa soeur; il n'a pas, comme le chevalier De Valmont, la figure intéressante d'un héros de roman ; cependant il est grand, fait à peindre, il a une tournure également leste et noble, un visage agréable, et une physionomie très-piquante. Il est aussi timide qu'Adèle, et pas plus instruit... je le parierois, quoiqu'il ait quinze ans et demi passés! ... Il ne manque ni de grâces ni de politesse, mais il ne sait encore ni louer une femme, ni la regarder... ma mère s'entend mieux à former ses élèves, car (sans parler de moi, ni me vanter) Constance
est déjà fort avancée pour son âge; elle a une passion , oui une passion très-vive, et qui sans doute fera le destin de sa vie ... elle aime Théodore à la folie; ce sont des émotions... desrougeurs... des rêveries... enfin rien n'est plus drôle et plus visible. À treize ans je n'étois encore que coquette, et Constance est passionnée. La différence qui semble exister dans ces deux éducations n'est qu'apparente; la coquetterie et la passion font faire à-peu-près le même chemin: eh, qu'importe la cause, quand les effets sont semblables! ... Adieu, mon coeur; vous avez été durant votre exil l'objet de ma plus tendre compassion, maintenant vous pouvez me le rendre; je vous assure que vous n'étiez pas plus déplacée parmi vos campagnards que je ne le suis ici.
ETTRE 21
La baronne à Madame D'Ostalis. Du château de B.
Ne regrettez pas tant le château de B, ma chere fille; vous l'avez quitté, il n'est plus le même, et la société a perdu un de ses plus grands charmes. Depuis votre départ, nous avons un chaud si excessif qu'il est impossible, sur-tout à des dames de Paris , de sortir avant huit heures du soir. La vicomtesse a établi une petite lecture où personne n'est obligé de rester, et où tout le monde assiste; cette occupation ne dure que trois quarts-d'heure, et c'est Adèle qui lit tout haut le théâtre de la chaussée. Comme elle joue bien la comédie, qu'elle a un joli son de voix, et qu'elle récite parfaitement des vers, elle lit avec un charme qui
attache jusqu'à Madame De Valcé, qui d'ailleurs se pique toujours d'avoir un goût très-vif pour Adèle: ce suffrage me prouve qu'il est impossible de ne pas plaire, même à la personne la plus envieuse et la plus dénigrante, lorsqu'on a de la simplicité, du naturel et de la douceur. Dans trois semaines je me retrouverai dans la solitude; je ne resterai qu'un mois ici après le départ de la vicomtesse, ainsi je serai sûrement à Paris au commencement de novembre. J'attends tous les jours M D'Aimeri et le chevalier De Valmont; le premier a eu une attaque de goutte qui a retardé son départ de *; il a été un mois dans son lit, mais il est guéri, et sa dernière lettre annonce un prochain retour. Je vous avoue que je ne serois pas fâchée que la vicomtesse
fut partie avant son arrivée, car pour cette fois l'entrevûe d'Adèle et du chevalier De Valmont sera réellement intéressante, et je crains la pénétration de la vicomtesse, et la malignité de Madame De Valcé. Adèle a quinze ans moins deux mois... je suis bien sûre que le chevalier ne la reverra pas sans surprise et sans émotion; les témoins dans ce moment me seroient bien importuns. Adieu, ma chère enfant; je vous écrirai aussitôt que M D'Aimeri sera ici, et avec tous les détails que votre amitié peut desirer. J'ai reçu aujourd'hui deux lettres de Strasbourg, M D'Almane et Théodore sont en parfaite santé, et, à ce qu'ils me mandent, aussi tristes qu'étonnés de se lever et de se coucher sans m'avoir embrassée une seule fois dans la journée . Vous savez si je partage de tels sentimens! ... Adieu, ma chère fille; combien le mois de janvier me rendra heureuse, puisque je serai alors réunie à tout ce que j'aime.
La baronne à la même. Du château de B. Enfin, ils sont arrivés avant-hier, ma chère fille, et justement le lendemain du départ de la vicomtesse! Nous étions dans mon cabinet,Madame De Valmont, Adèle, Hermine et moi, et nous lisions, lorsqu'un courier est venu nous annoncer qu'il avoit laissé M D'Aimeri et le chevalier De Valmont à quatre lieues deB. À cette nouvelle les deux joues d'Adèle sont devenues très-rouges; mais comme la moindre surprise produit toujours en elle cet effet, sa rougeur est la chose du monde la moins significative. J'ai donné une voiture à Madame De Valmont; elle a été au-devant de son père et de son fils, et Adèle a été jouer de la harpe dans sa chambre, je l'ai suivie, et je n'ai pas remarqué qu'elle eût la plus légère distraction. À sept heures j'ai entendu le bruit d'une voiture, j'ai quitté Adèle, je suis descendue, et j'ai trouvé dans le grand vestibuleM D'Aimeri et le chevalier De Valmont: je les ai embrassés
l'un et l'autre, et nous sommes entrés dans le salon: M D'Aimeri m'a demandé des nouvelles d'Adèle, le chevalier m'a beaucoup questionnée sur Théodore, ensuite il est devenu très-distrait, et n'a plus regardé que la porte... enfin, à huit heures, cette porte s'ouvre doucement, et nous voyons paroître Adèle tenant gravement Hermine par la main. Dans cet instant, j'avois les yeux attachés sur ceux du chevalier De Valmont, et je vis dans les siens du trouble, de la joie, de l'attendrissement... tout ce que je pouvois y desirer. Après les premiers complimens, le chevalier, tout-à-coup adressant la parole à la petite Hermine, lui parla en italien, ce qui nous surprit, car il ne savoit pas cette langue quand nous partîmes: il dit à ce sujet, avec beaucoup de grâce, qu'il l'avoit appris, afin de pouvoir s'entretenir avec Mademoiselle Hermine , parce qu'il savoit qu'elle ne parloit pas le françois.Adèle n'a point été insensible à cette galanterie, et m'a paru très-flattée que le chevalier connût déjà Hermine de réputation.
Le lendemain Adèle étoit mise avec sa simplicité ordinaire, ses cheveux noués avec le même ruban qui les attachoit la veille, rien de recherché, ni de nouveau; mais Hermine étoit
très-parée, et j'ai vu qu'Adèle desiroit que le chevalier la trouvât jolie; pour lui, n'osant louer la mère , il répète à chaque instant qu'Hermine est charmante, il s'en occupe, il joue avec elle, mais avec un certain air de sentiment et même de respect, qui est véritablement touchant. Adèle lui sait gré de cette complaisance; cependant je suis très-sûre qu'elle n'en connoît ni le mérite ni le motif. Madame De Valmont retourne demain chez elle avec son père et son fils, ils viendront encore me faire quelques visites, et passer avec moi les deux derniers jours que je resterai ici. Adieu, ma chère fille; le chevalier De Valmont est réellement bien aimable, et il a une douceur et une délicatesse qui pourroient lui tenir lieu de tous les agrémens qu'il possède d'ailleurs. Je vous prie, mon enfant, d'ordonner chez moi qu'on fasse dès-à-présent du feu dans tous les appartemens; je sais bien que la maison étant bâtie depuis plus de dix-huit mois, les plâtres doivent être secs, mais ce n'est pas pour moi que je les crains; et si je devois l'habiter seule, je ne prendrois pas toutes ces précautions.
La vicomtesse à la baronne. De Paris.
Je dois vous avouer, ma chère amie, que j'ai eu avant-hier un petit retour de jeunesse. Il y eut lundi un bal masqué chez l'ambassadeur de *, j'y ai mené la comtesse Anatolle; il y avoit bien long-temps qu'on ne m'avoit vue au bal, et en vérité, je ne crois pas que j'y retourne jamais. Ô l'insipide chose quand on n'est plus coquette! ... Ne jouant aucun rôle, j'étois seulement spectatrice, et je ne pouvois concevoir qu'un semblable plaisir eût eu tant d'attrait pour moi; je trouvois ridicule tout ce qui jadis me paroissoit charmant. J'ai reconnu Madame De G, elle a toujours au même degré de perfection l'esprit du bal ; et bien loin de m'amuser comme autrefois, elle n'a été à mes yeux qu'une bavarde insupportable, folle de sang-froid, étourdie par air, bruyante sans gaieté, méchante sans finesse, et pendant quatre heures entières débitant de suite des extravagances ou des platitudes avec une voix glapissante
et un ton de comérage, qui dépareroient et rendroient importune la personne la plus aimable et la plus spirituelle.
Une des choses qui m'a le plus frappée à ce bal, c'est le ridicule dont les hommes démasqués y sont; presque tous affectent l'air de l'indifférence et de l'ennui, et reçoivent en général tous les masques avec beaucoup de dédain; ils forment dans la salle plusieurs grouppes arrêtés, et ne paroissent fixés-là que par le désoeuvrement et la paresse de sortir pour aller se coucher. J'aime mieux ceux qui n'y sont que pour afficher une intrigue seulement soupçonnée, et pour faire reconnoître à tout le monde la femme masquée jusqu'aux dents , qui croit son secret ignoré de l'univers entier. D'autres, plus amusans encore, prennent l'air du mystère par fatuité, et passent une partie de la nuit à promener quelques tristes capotes bien ennuyeuses, et qu'ils ne connoissent pas, uniquement afin de persuader qu'ils sont occupés d'une manière très-intéressante... comme les yeux changent avec l'âge! J'avois été deux cent fois au bal de l'opéra, et jamais je n'avois vu tout cela; c'est qu'on ne peut être à la fois acteur et spectateur: voilà pourquoi nous vivons quelquefois vingt ans dans le monde sans le connoître;
tant que nous conservons ces passions frivoles qui nous y font jouer de petits rôles , nous y sommes aveugles.
Vous allez revenir, il faut vous mettre au courant de la société . M De Mérange et Madame De Clemis sont maintenant ennemis déclarés, ce qui est d'autant plus étonnant, qu'ils n'ont jamais été ni amans ni amis; cette aversion vient uniquement de rivalité de prétentions: il est bien rare qu'un homme et une femme se haïssent seulement parce qu'ils s'envient; mais quand cela arrive, cette espèce d'inimitié est la plus cruelle et la plus profonde de toutes. Pourquoi cela? C'est peut-être parce qu'un homme et une femme sont naturellement faits pour s'aimer; comme les haines sont, dit-on, plus vives entre les plus proches parens.
Vous trouverez Madame De Lurcy dans l'affliction; le meilleur de ses amis, le plus cher de ses confidens , M De C, vient de mourir d'une fièvre maligne. Les femmes, comme je vous l'ai déjà mandé, s'aiment toutes avec une tendresse extrême; cependant, depuis quelque temps, elles ne confient leurs vrais secrets qu'à des hommes; il me semble qu'il est bien plus naturel d'avouer ses
foiblesses à une personne de son sexe; aussi je suis persuadée que les femmes ne choisissent pour confidens des hommes, qu'afin de ménager des successeurs à leurs amans. C'est une précaution prudente, il n'y a rien de plus sensé que de se préparer plusieurs ressources toutes prêtes en cas de malheur.
Vous verrez chez moi, ma chère amie, Madame De Fervaques, avec laquelle le hasard m'a fait renouveler connoissance; elle m'a eu jadis de très-grandes obligations; ces obligations ont été ignorées du public, elle les a oubliées, m'a négligée, et, enfin, abandonnée sans sujet et sans brouillerie. Je viens tout-à-l'heure de trouver l'occasion de lui rendre un petit service, mais qui a été su, dont on a beaucoup parlé, et Madame De Fervaques a montré la plus vive reconnoissance. Elle est venue chez moi, elle m'accable de démonstrations d'amitié, qui me prouvent seulement qu'elle est aussi fausse qu'inconséquente. Comme vous n'avez fait que la rencontrer, vous ne serez pas fâchée de trouver ici son portrait.Madame De Fervaques est une personne sans caractère, sans passions, sans vertus, et ayant tous les grands défauts qu'une petite vanité peut donner. Elle a
une connoissance parfaite des usages, et ce qu'on appelle un ton excellent ; mais elle attache un si grand prix à cette science, qu'elle en est esclave, et qu'elle n'a de véritable estime que pour les personnes qui la possèdent. Sa politesse est exacte, jamais obligeante, et souvent déplacée, car elle est polie dans l'intérieur de sa famille comme dans un cercle, polieavec son amie intime, polie enfin dans tous les instans de sa vie; elle aimeroit mieux cent fois avoir un mauvais procédé que de manquer de politesse; elle est très-capable d'oublier un service essentiel, mais elle n'a jamais oublié de rendre une visite. On peut conclure de ce portrait, qu'on doit avoir des égards pour Madame De Fervaques, qu'elle mérite mieux que personne qu'on envoie savoir de ses nouvelles, qu'on se fasse écrire chez elle, qu'on aille la voir quand sa porte est ouverte , mais qu'en même temps on est absolument dispensé de l'aimer. Pour achever de vous instruire, il faut vous dire encore une chose dont j'ai oublié de vous parler, c'est que vous serez obligée de réformer votre langage, car la langue françoise a subi beaucoup de changemens en votre absence. Quand vous êtes partie, on étoit déjà convenu de retrancher
absolument toutes les liaisons, et de prononcer comme aux champs, ste, vot', not', au lieu de cette, votre, notre , etc. S'exprimer exactement étoit dès-lors une pédanterie du plus mauvais ton; de sorte que le langage d'un villageois approche beaucoup plus de la manière de parler d'un homme de la cour, que celui d'un académicien. Nous avons précieusement conservé cette habitude, et nous y avons ajouté de corrompre encore la prononciation d'une grande quantité de mots qu'on prononçoit correctement de votre temps. Par exemple, maintenant nous disons segret pour secret, inmense pour immense , etc. J'ai fait un petit recueil de ces changemens, il faudra que vous l'appreniez par coeur avant de recevoir du monde, sans quoi vous auriez l'air d'une provinciale et d'une précieuse ridicule. Au reste, vous êtes bien la maîtresse de mettre de la pédanterie dans vos phrases , de vous écouter en parlant; s'il vous échappe une répétition, de vous arrêter pour chercher le synonyme du mot que vous aurez eu le malheur de dire deux fois de suite, enfin, de prétendre à l'éloquence dans la conversation familière; tout cela vous est permis, et vous fera même passer pour une personne très-spirituelle;
car, pourvu que vous prononciez comme votre femme-de-chambre, on ne vous accusera jamais d'avoir de l'affectation, et quelque apprêtée que vous puissiez être, on vous trouvera toujours de l'aisance et du naturel.
Adieu, ma chère amie; vous êtes attendue avec impatience; je suis chargée d'un million de choses tendres pour vous, entr'autres, de la part de Madame D'Ircé, qui brûle d'envie de parler d'éducation avec vous, et qui se croit des talens supérieurs en ce genre, parce qu'elle habille en matelot sa fille, âgée de six ans; vous trouverez cette mode établie ici, mais je n'imagine pas cependant qu'Adèle l'adopte pour Hermine.
M De Lagaraye à Porphire. J'ai lû deux fois votre manuscrit, mon cher Porphire, et je ne connois point d'ouvrage qui peigne aussi fidèlement les moeurs et le monde; vous critiquez avec courage les ridicules, les travers et les vices; hardiesse beaucoup plus grande que celle dont s'énorgueillissent les insensés qui attaquent la religion, les rois et le gouvernement. Au milieu de la corruption générale, l'insolence et l'impiété ne peuvent manquer de trouver des admirateurs, mais vous osez vous moquer du vice; vous osez dire, sans ménagement, toutes les vérités que vous croyez utiles; rien de ce qui mérite d'être frondé n'échappe à votre censure; en même-temps vous rendez un hommage sincère à la religion, vous louez la vertu sans emphase, mais du fond du coeur, et vous voulez prouver qu'on ne peut être heureux que par elle ! ... Croyez-moi, l'ouvrage moderne qui passe pour être le plus hardi, ne l'est pas de moitié autant que le vôtre. Vos motifs sont louables, vous faites un noble et digne usage de vos talens; cependant ne vous abusez point, mon cher Porphire,
si vous ne desirez qu'un succès de plus et que des admirateurs, vous serez trompé dans votre attente: on n'est pas loué de ceux qu'on démasque. Quel courtisan, du temps deFénélon, eût vanté Télémaque? Ainsi, quand vous auriez fait un chef-d'oeuvre, la partie la plus nombreuse du public seroit contre vous, vous auriez toujours pour détracteurs, les athées, les ambitieux, les coquettes, les pédans, les mauvais pères, les personnes sans moeurs et sans principes, et tous les gens du monde en général. Va, mon fils, travaille pour la gloire, et non pour la réputation! Fais mieux encore, ne cherche qu'au fond de ton âme le prix de tes travaux; serois-tu digne de peindre la vertu, d'en tracer tous les charmes, si la vertu seule ne pouvoit te récompenser? ... Ah! Si jamais l'injustice te révolte, si la calomnie te noircit; enfin, si la haine te persécute, songe alors que ton ouvrage peut garantir, des piéges affreux du vice, la jeunesse innocente et sans expérience, qu'il peut ramener vers le bien des coeurs égarés et séduits, et que si tes ennemis le déchirent, il n'est point lu sans attendrissement et sans quelque reconnoissance par les pères vertueux et les tendres mères de famille.
La vicomtesse à la baronne. De Paris.
Je suis si agitée, si à plaindre dans cet instant, ma chère amie, qu'il faut absolument que je vous écrive, quoique je sois sûre de vous voir demain; mais je ne pourrai vous voir seule dans ces premiers momens, et je prends le parti d'envoyer Renaud à *; il vous y attendra, et, à votre passage, vous remettra ma lettre. Je sentirai moins le poids de mes maux quand je vous les aurai confiés. Madame De Valcé! ... Ah! Maintenant il ne m'est plus possible de me flatter de la ramener jamais! ... Son coeur est corrompu sans ressource! ...Corrompu! ... Juste ciel, puis-je prononcer ce mot affreux sans mourir de douleur... c'est de ma fille dont je parle! ... Mon âme est déchirée! ... Écoutez ce triste récit, et jugez de ma situation.
Madame De Valcé et Madame De Germeuil viennent tout-à-coup de se brouiller; et la dernière, pour se venger, a eu la noirceur de m'envoyer plusieurs lettres de Madame DeValcé, dans lesquelles je suis traitée avec indignité. Je
vais copier celle dont la date est la plus nouvelle, et qui fut écrite il y a trois semaines. La voici: "encore une fois, rien ne peut m'empêcher de louer cette petite maison à Saint-Mandé, et sous mon nom, puisque cette vieille femme ne veut point de Duplessis . Vous me proposez un bel expédient: que le marquis de *, dites-vous, fasse le marché comme pour lui . Fort bien, mais alors il y établiroit un de ses gens pour concierge; et si je veux y aller sans lui, et même sans qu'il le sache... vous riez, j'en suis sûre, ou vous êtes indignée. Lesentiment , l'amour... . Je répondrai, moi: et le réfroidissement , l'inconstance... . Il faut tout prévoir. Enfin, je desire pouvoir disposer à mon gré de cette jolie petite maison; ainsi, je vous le répète, concluez le marché en mon nom; je prendrai des précautions pour que cela soit ignoré; mais quand on le découvriroit, le grand mal! Est-il défendu d'aimer la campagne , la solitude, l'agriculture, de faire ses délices d'un charmant jardin? ... Vous prétendez que ma mère éclateroit ! ... Eh, ne la croyez donc pas si revêche , vous lui faites tort.Son amie lui dicte bien quelques phrases un peu sévères, mais son ami lui inspire des sentimens très-humains... . Au pis aller, si elle se fâche,
nous ferons quelques coquetteries au chevalier D'Herbain, et il rétablira la paix; il ne souffrira pas qu'on ait l'inconséquence de gronder pour si peu de chose. Adieu, chère petite; terminez donc avec votre vieille dévote, et, pour votre récompense, vous pourrez, tant que vous voudrez, aller rêver et méditer dans mon hermitage." Peut-on pousser plus loin la dépravation et la méchanceté? Avouer sans nécessité qu'on n'aime point son amant, annoncer légèrement qu'on le quittera, calomnier sa mère de gaieté de coeur! ... Renoncer à tout principe, à toute pudeur, sans être emportée ni par la passion ni par une imagination ardente! ... Se déshonorer de sang-froid! ... Je suis plus épouvantée qu'irritée de sa noirceur et de ses vices! ... Quand je songe à l'éducation qu'elle a reçue, je n'accuse que moi de ses désordres; la colère et l'indignation ne me sont point permises, je ne dois éprouver que des remords... livrée pendant douze ans à la dissipation, aux amusemens les plus frivoles, j'oubliai que j'étois mère, j'abandonnai ma fille: le ciel me punit aujourd'hui d'un égarement si criminel! ... Je ne puis me le dissimuler, c'est un vice donné par l'éducation, qui seul a corrompu son âme; c'est la coquetterie seule qui l'a perdue! ... L'infortunée,
avec une mère telle que vous, elle eût été raisonnable, honnête, elle seroit estimée, heureuse! ... Elle me calomnie, elle me hait... ah! Je ne puis que la plaindre, et je dois lui pardonner. Je renfermerai au fond de mon âme un si cruel chagrin, je n'en parlerai ni à M De Limours, que je ne veux point aigrir, ni à Madame De Valcé... mais c'en est fait, j'ai perdu tout le repos de ma vie; j'envisage dans l'avenir des peines dont je ne puis supporter l'idée! ... Elle achevra de se perdre, de se déshonorer par quelque scène d'éclat... ah!Ma chère amie, si je n'étois pas sûre de vous voir demain, et de pleurer en liberté avec vous, la tête me tourneroit. Ô vous, mère si tendre et si vertueuse, vous obtiendrez du ciel, pour votre malheureuse amie, le pardon de ses fautes; vous obtiendrez qu'il me conserve le seul bien qui puisse me dédommager! ... Ma chère Constance! ... Hélas! Je me trouve si coupable, que tout ce qui pourroit me rendre heureuse encore me paroît à peine possible! ... Chaque réflexion diminue l'espérance dans mon coeur. Ah! Venez rendre à ce coeur déchiré la force qui l'abandonne; venez, vous seule au monde pouvez me tirer de l'état affreux où je suis!
M D'Aimeri au baron. Madame D'Almane est partie hier pour Paris, et nous la cherchons encore où elle n'est plus. Le chevalier, ce matin, m'a proposé de venir me promener avec lui au château de B; nous y avons été à cheval, nous nous sommes arrêtés sur le bord de la rivière. C'est ici, me dit le chevalier, que j'ai vu Mademoiselle D'Almane pour la première fois. Ma mère vint faire une visite à Madame D'Almane; tout le monde étoit à la promenade, on nous conduisit sur cette pelouse; en y arrivant, nous rencontrâmes, à cent pas de la compagnie, une charmante enfant, qui s'amusoit à courir; je fus frappé de sa figure, ses cheveux noirs, rabattus sur son front, cachoient la moitié de son visage, mais ils laissoient voir deux grands yeux! ... Les plus beaux qui existent! ... Comme Charles achevoit ces mots, nous nous trouvâmes près des portes du château; là, Charles s'arrêta, et me montrant un grand sorbier: vers le temps dont nous parlons, dit-il, je montai sur cet arbre, et
j'en tombai; Adèle desiroit une branche de sorbier...-et vous fûtes plus empressé qu'adroit...-Je tombai sur la tête, je me fis une blessure assez considérable; mais Adèle pleura, elle arracha le mouchoir qui couvroit son sein, et le mit sur mon front! ... En disant ces paroles, les yeux de Charles se remplirent de larmes, il tomba dans la rêverie. Nous sommes entrés dans le jardin, où nous avons trouvé bien d'autres souvenirs... ici, Charles fit la découverte d'un nid d'oiseau, qui fut offert à Adèle, et reçu avec une vive reconnoissance; là, Théodore, Adèle et Charles jouoient les soirs à différens petits jeux... c'est dans ce bosquet de chèvre-feuille que Charles fit ses adieux à Adèle, lorsque nous partîmes pour aller voyager dans le nord... enfin, chaque objet nous retrace un souvenir intéressant; Charles se rappelle avec attendrissement ce temps de bonheur et d'innocence, ce temps où la charmante Adèle témoignoit un extrême plaisir en le voyant, et lui disoit, lorsqu'il s'en alloit: si vous revenez bientôt, je vous aimerai bien . Vous pouvez juger, monsieur, par ce détail, si le chevalier est amoureux! Il a la tête absolument tournée, et je n'en suis pas surpris,
rien ne peut être comparé à Mademoiselle D'Almane; elle a dans sa figure, dans son maintien, dans ses manières, un charme inexprimable qui n'appartient qu'à elle; plus on la voit, plus on la trouve aimable; elle réunit à une instruction étonnante pour son âge, à des talens charmans, une modestie, une simplicité, qui désarmeroient l'envie même; elle est toujours également douce, bonne, obligeante; on voit que toutes les qualités qu'elle montre sont vraies; elle n'a jamais un moment de prétention ou d'affectation; rien de ce qu'elle fait d'honnête ne paroît lui coûter: elle a tellement pris l'habitude et le pli du bien, qu'on seroit tenté de croire qu'elle est exactement née ce qu'elle est, et qu'elle ne doit absolument rien à l'éducation; elle est si naturelle, on voit en elle si peu d'art, qu'on a peine à se persuader qu'elle ne soit pas entièrement l'ouvrage de la nature. Adieu, monsieur; nous n'irons à Paris que dans trois semaines; mandez-moi, je vous prie, si vous comptez toujours ne revenir de Strasbourg que sur la fin de décembre.
Le comte de Roseville au baron. De *.
La gazette a dû vous apprendre que nous voyageons encore, mon cher baron; ainsi, la date de cette lettre ne vous surprendra point. Nous avons enfin vérifié tous les faits contenus dans les mémoires du baron de Sulback et du comte de Stralzi, et nous avons trouvé vrai tout ce qu'a dit le premier, et par conséquent le rapport du comte de Stralzientièrement faux. Il y avoit à peine trois semaines que nous étions partis de la cour, lorsque le jeune prince reçut une lettre du prince, son père, dont voici la copie: "j'apprends avec un plaisir inexprimable, mon cher fils, l'effet que produit votre présence dans tous les lieux où vous passez; méritez ces preuves d'attachement par votre sensibilité, par votre reconnoissance; promettez-vous de rendre heureux un jour ce peuple qui vous aime, parce qu'il espère que vous ferez son bonheur; gardez-vous de recevoir jamais avec l'air de l'indifférence les témoignages de son affection: non-seulement il attend de vous sa félicité, mais il
veut encore votre amour, le sien n'est qu'à ce prix; si vous n'êtes que juste, il n'aura pour vous que du respect; il vous devra de la fidélité, fussiez-vous un tyran: les marques de sa tendresse peuvent donc seules vous mettre au rang des grands souverains. Oui, en vous chérissant, il immortalisera votre nom! ... Son bonheur dépendra de vous, mais aussi votre renommée, votre véritable gloire, ne dépendront que de lui seul. D'ailleurs, en gagnant les coeurs de tous mes sujets, vous augmenterez encore leur affection pour moi; ils jugeront de mes sentimens pour eux, par les soins que j'ai pris de votre éducation; ils me béniront en vous voyant digne de régner. Voyagez encore six semaines dans mes états, rapportez-moi des mémoires détaillés et fidèles: si, dans quelques provinces éloignées de la cour, le mérite et la vertu languissent ignorés, opprimés peut-être, arrachez-les à l'obscurité: enfin, tandis que les soins du gouvernement me retiennent au milieu d'une cour trompeuse, où je ne puis entendre les cris du peuple et les plaintes des infortunés, vous, mon fils, libre encore, remplissez le devoir sacré d'un sujet fidèle, d'un ami tendre; instruisez-vous pour m'éclairer.
Quand vous aurez parcouru toutes mes provinces, je desire que vous acquériez encore une connoissance qui vous sera très-utile. Voyagez pendant sept ou huit mois dans les états voisins des miens; il est bien nécessaire que vous connoissiez les forces et les ressources de nos voisins; examinez avec attention chez les étrangers les établissemens publics, les manufactures, etc. Allez, mon cher fils, vous instruire, perfectionner votre raison, et vous rendre digne de régner un jour sur une nation capable de tout entreprendre pour son souverain et pour la gloire." Le jeune prince lut cette lettre en soupirant, et ne reçut pas sans quelque peine cet ordre positif, de ne retourner à * que dans dix mois; cependant il obéit sans murmure, car il n'a pas pour le prince, son père, un respect de forme et seulement extérieur, mais il a pour lui cette vénération profonde, cet attachement passionné, qu'inspirent aux grandes âmes l'admiration et la reconnoissance. Il y a maintenant quatre mois que nous sommes dans les pays étrangers. Dans toutes les villes où nous séjournons, nous formons des liaisons de société; le prince est aimable, obligeant, poli; il a de l'aisance et des grâces,
il ne sort jamais un instant de l'incognito qu'on nous a prescrit; il est toujours dans la société le comte de Gemrid , de manière qu'il n'y porte ni gêne ni contrainte. Nous entendons parler de la cour et du gouvernement; nous entendons louer ou blâmer sans fard. Plus d'une fois, le prince en secret, choqué de la liberté des critiques, m'en a témoigné sa surprise. Cette licence, me dit-il, est bien extraordinaire et bien imprudente...-Elle est sans doute condamnable, mais elle n'est point extraordinaire, car elle existe par-tout...-Par-tout! Comment, vous croyez que dans les états de mon père? ...-Il y a par-tout des mécontens et des frondeurs: un prince doit excuser tout ce que l'humeur peut faire dire contre lui; il abuse du droit qu'il a de punir, s'il s'en sert pour se venger.-Cependant si l'on attaque son honneur? ...-L'honneur d'un souverain dépend du jugement de la nation entière, de l'opinion générale, et non des discours de quelques insensés. Je suppose que vous calomnyez un homme de votre cour, vous flétrissez sa réputation, et l'infortuné ne peut se venger; tandis que lui, s'il étoit coupable de cette faute envers vous, il risqueroit de se perdre, et ne pourroit vous faire aucun tort. Dans ce cas la justice même vous prescrit donc l'indulgence.
Si la méchanceté peut vous offenser, du moins elle ne peut vous nuire; vous devez donc vous borner à la mépriser.-Mais faut-il qu'un prince laisse impuni l'auteur d'un libelle qui le déchire?-Non sûrement, puisqu'il doit punir les scélérats. Je ne parlois que des discours qui se tiennent dans la société. Vous trouverez peut-être des gens assez bas pour venir vous dénoncer les personnes qui oseront parler de vous avec légèreté; alors, monseigneur, que votre indignation ne tombe que sur le délateur.-Cependant m'avertir de ce qui se dit contre moi, n'est-ce pas me rendre un service?-C'est selon; si ce qu'on dit est fondé, l'amitié doit vous en avertir dans l'espoir de vous réformer, mais elle ne doit pas vous nommer la personne qui vous accuse. Un honnête-homme considère les imprudences dont il est témoin, comme des secrets qui lui sont confiés; si l'on parle sans feinte devant moi, c'est qu'on m'estime assez pour ne pas craindre mon indiscrétion; cette confiance m'honorera davantage, si je ne la dois point aux préventions de l'amitié, et si ma seule réputation l'inspire; l'étranger, l'inconnu, l'ennemi même qui me la témoigne, s'assure de ma foi, et je ne pourrois le trahir, sans me déshonorer.-Mais si une personne dont je me croirois aimé disoit du
mal de moi? ...-Si cette personne parloit dans un premier mouvement de mécontentement et d'humeur, je ne vous en informerois point.-Si c'étoit de sang-froid, et par une méchanceté réfléchie, m'en avertiriez-vous? ...-Oui, mais en sa présence. Souvenez-vous, monseigneur, qu'il y a toujours dans une accusation secrette de la noirceur ou de la lâcheté, et ne regardez jamais que comme un délateur celui qui vous découvre une perfidie, et qui craint d'être nommé. Nous partons demain, mon cher baron, pour *. Le prince laisse ici des regrets, et une réputation dont je dois être satisfait, et il retirera de ses voyages une véritable instruction, parce qu'il n'a nulle envie d'étaler celle qu'il a déjà; il parle peu, questionne beaucoup, écoute avec une extrême attention, et chaque soir il écrit tout ce qu'il a vu et entendu de remarquable dans la journée. Êtes-vous encore àStrasbourg, mon cher baron, ou jouissez-vous enfin du bonheur de vous retrouver à Paris, au milieu de vos amis et de votre charmante famille? Parlez-moi de vous, de MadameD'Almane, de vos enfans et du chevalier De Valmont, pour lequel j'ai conservé le plus tendre intérêt.
La baronne à Madame De Valmont. De Paris.
C'est bien d'elle-même, madame, qu'Adèle a voulu vous écrire le lendemain de notre arrivée. Puisqu'elle vous a fait la description de ma nouvelle maison, je ne vous parlerai que de son appartement et de celui de son frère, parce qu'elle ne connoît ni l'un ni l'autre: ceci vous surprend, sans doute, il faut vous l'expliquer. M D'Almane loge au rez-de-chaussée, et moi au premier; à côté de ma chambre, est un assez grand cabinet où couche Adèle maintenant; à l'extrémité de ce cabinet, se trouve une porte qui est condamnée:Adèle m'a demandé ce qu'il y avoit au-delà de cette porte, et j'ai répondu que c'étoient de grands galetas que je ferois arranger par la suite pour lui composer un appartement dans le cas où elle se marieroit, et en supposant que son mari voulût vivre avec moi. Au vrai, ce prétendu galetas est un charmant appartement composé de six pièces, et tout arrangé. On n'y voit point de dorures, il est meublé avec une extrême simplicité,
mais il n'en conviendra que mieux à ma fille, car elle a assez bon goût pour préférer l'élégance et la commodité à la magnificence. Je n'attendrai certainement pas qu'elle soit mariée, pour lui procurer le plaisir si agréable d'être bien logée; elle a quinze ans passés; dans un an j'ouvrirai la porte condamnée, et je l'établirai dans son nouvel appartement.Théodore, de son côté, éprouvera la même surprise; et nous n'annonçons point cette nouvelle, parce que M D'Almane desirant garder encore un an son fils dans sa chambre, ne veut pas qu'il puisse avoir le desir d'occuper un autre appartement.
M D'Almane est arrivé sur la fin de la semaine dernière, ainsi nous voilà tous réunis et bien parfaitement heureux. Mes enfans ne sont point encore dans le monde; cependant comme nous soupons à neuf heures et demie, Théodore soupe à table, mais il se couche avant onze heures; son père le suit toujours: moi, je reste avec la société jusqu'à minuit trois quarts. Adèle soupe à huit heures, dans sa chambre, avec Miss Bridget et la petite Hermine, ainsi elle se lève toujours deux ou trois heures avant moi; et quoique, pendant cet espace, Miss Bridget préside à ses études, j'ai la précaution de les
diriger de manière qu'elle puisse me prouver à mon réveil qu'elle a bien employé son temps; par exemple, je ne veux point qu'elle fasse de musique, mais je veux qu'elle peigne, qu'elle écrive et qu'elle calcule. Elle fait à présent tous ses extraits d'histoire, en anglois et en italien, ce qui l'entretient dans l'habitude d'écrire ces deux langues, sans être obligée d'y consacrer une étude particulière. Elle écrit en françois les extraits de pièces de théâtre et les lettres de mon ouvrage. Quand je suis levée, je corrige ses fautes de style et de langage, ensuite je la fais chanter et jouer de la harpe jusqu'à midi; alors elle va se promener, si le temps le permet, ou elle lit. À une heure, nous dînons tous ensemble; après le dîner, elle brode ou fait de la tapisserie pendant une demi-heure. À trois heures, elle a deux maîtres; l'un, de danse, l'autre, de chant; ce qui l'occupe jusqu'à cinq, que nous nous enfermons dans mon cabinet: nous lisons une heure, à six, l'académie ; elle dessine à la lampe et d'après nature, jusqu'à son souper. Vous voyez, madame, par ce détail, qu'Adèles'occupe d'une nouvelle étude, elle commence à peindre en miniature: elle gardera ce maître jusqu'à dix-huit ans; et pendant cet espace, elle dessinera toujours deux heures par
jour. Accoutumée par gradation à s'occuper, à ne jamais perdre un moment, cette application continuelle ne peut être fatiguante pour elle; le changement d'occupation la délasse: d'ailleurs, ayant surmonté toutes les difficultés, l'étude lui paroît en général beaucoup plus agréable que pénible, et l'habitude du travail lui rendroit l'oisiveté insupportable. Je lui procure trois fois par semaine, une récréation aussi instructive qu'amusante: aussi-tôt après le dîner nous montons en voiture, Adèle, Théodore et moi, et nous allons voir des cabinets de tableaux, ou de pierres gravées, de médailles, ou des monumens intéressans, ou enfin des manufactures. Si ce sont des manufactures, nous ne manquons jamais, avant de sortir, de lire dans l'encyclopédie, l'explication de la chose que nous allons voir; de manière qu'après cette lecture nous comprenons parfaitement tout ce que nous voyons faire, et nous continuerons cette espèce de cours jusqu'au mois de mai. Je vous obéis, madame; je ne vous parle que d'Adèle, votre bonté pour elle vous rendra tous mes détails intéressans, et vous voyez avec quelle confiance j'emploie un moyen si doux pour moi de vous amuser et de vous plaire.
De la même à la même. M D'Aimeri et le chevalier De Valmont sont arrivés hier en parfaite santé; le dernier, en revoyant Théodore, lui a montré une amitié dont mon fils est touché jusqu'au fond de l'âme. Avant mon départ pour l'Italie, Théodore étoit trop enfant pour pouvoir être regardé et traité comme un ami , maintenant il est assez raisonnable pour sentir le prix de l'amitié: la petite différence d'âge qui se trouve entre lui et le chevalier De Valmont est à peine sensible à présent, et ne le sera plus du tout dans un an.
Oui, madame, j'ai fait connoissance avec cette charmante comtesse Anatolle dont la vicomtesse nous a tant parlé; je la trouve en effet infiniment jolie et très-aimable, mais je vois avec peine qu'on lui laisse former des liaisons bien dangereuses; elle commence à jouir de sa liberté, elle va seule, parce qu'elle vient d'accoucher; on devroit être raisonnable dès qu'on est mère; cependant à dix-huit ans, il est impossible de pouvoir se passer de guide, surtout lorsqu'on a reçu l'éducation la plus négligée.
Adieu, madame; je ne vous rends point compte de vos commissions, Adèle a voulu s'en charger; elle s'en occupe avec l'activité que vous lui connoissez, et qui redouble encore quand vous en êtes l'objet.
La baronne à Madame D'Ostalis. Il est certain qu'on n'eut jamais plus de délicatesse et d'honnêteté qu'il en a! ... C'est maintenant une véritable passion, mais d'autant plus touchante, qu'il la renferme au fond de son coeur avec un soin extrême: à peine ose-t-il regarder Adèle; il semble même éviter les occasions de lui adresser la parole, et jamais encore il n'a pris la liberté de la louer; tous ses éloges s'adressent à la petite Hermine, tous ses témoignages de tendresse à Théodore, aussi mon fils l'aime-t-il réellement à la folie.
Aujourd'hui le chevalier a dîné chez moi; en sortant de table, Théodore parloit de lui à Porphire, et disoit: je l'aime comme s'il étoit mon frère ! À ce mot de frère , Charles s'est précipité vers Théodore, et lui a saisi la main avec une expression et un attendrissement impossibles à dépeindre!
Au même moment il a craint sans doute d'avoir fait une indiscrétion, (car lorsque nous sommes pénétrés d'un sentiment profond, nous croyons que tout le décèle,) il s'est embarrassé, et il a rougi et baissé les yeux. Adèle brodoit à côté de moi; je l'ai regardée dans cet instant, mais je n'ai pu voir son visage; elle venoit de perdre son aiguille, et elle la cherchoit avec beaucoup d'attention, en penchant la tête vers le parquet... elle est restée dans cette attitude un temps assez considérable pour rendre cette action un peu suspecte... . Elle s'est relevée excessivement rouge; étoit-ce embarras, ou bien simplement l'effet du sang porté à la tête? Je l'ignore. À l'égard de ses sentimens, je suis bien sûre qu'elle n'en a point de décidés , et je le suis aussi que la raison les réglera toujours. J'ai cru remarquer qu'elle parle de Madame De Valmont avec plus d'intérêt encore depuis qu'elle a vu son fils, et qu'elle trouve une sorte de plaisir à prononcer ce nom de Valmont . Elle a sorti de la boëte qui les renfermoit, la jolie petite collection de cailloux que le chevalier lui donna avant notre départ pour l'Italie; ces cailloux, oubliés pendant trois ans et demi, sont maintenant rangés avec
beaucoup d'ordre dans la chambre d'Adèle, sur de jolies tablettes de bois d'acajou, achetées exprès pour ce seul usage. Voilà tous les indices que j'ai pu rassembler jusqu'ici; du reste Adèle n'est ni rêveuse ni distraite , elle est tout aussi gaie que de coutume; les jours où le chevalier n'est point admis, c'est-à-dire, cinq jours au moins de la semaine, je n'apperçois pas la plus légère altération dans son humeur; enfin je vous assure que s'il y a un sentiment de préférence, il ne l'occupe que bien foiblement, et ne trouble en rien sa tranquillité.
Le marquis d'Hernay, ce jeune homme que nous avons vu en Italie, est de retour; le chevalier l'a rencontré un soir chez moi; il sait qu'il n'est point marié, qu'il est très-riche, qu'il jouit d'une bonne réputation, et j'ai cru remarquer qu'il ne le voyoit pas, sans quelque inquiétude, aussi bien traité de M D'Almane. La comtesse Anatolle a soupé hier chez moi; MDe Saint-Phar, qu'on dit être amoureux d'elle, est resté jusqu'à huit heures trois quarts, dans l'espoir que je le prierois à souper; mais comme je n'ai point adopté cette manière si à la mode d'attirer du monde chez soi, je ne l'ai point retenu;
la comtesse Anatolle a été assez triste toute la soirée, elle s'est plainte de la migraine ; après souper, il y a eu un chuchotage d'une demi-heure entr'elle, Madame De Valcé etMadame De Clairfonds, ensuite elle a été se coucher. On n'a point encore de reproche essentiel à lui faire, mais elle prend de la coquetterie, elle se livre à Madame De Valcé... vous verrez que tout cela tournera mal. C'est bien dommage, car elle a certainement un excellent naturel et une âme charmante.
Adieu, ma chère fille; mandez-moi des nouvelles de Madame De S; je sais déjà que l'inoculation a bien pris, et qu'elle a un peu de fièvre; j'espère que vous reviendrez au bout des trois semaines; je ne m'accoutume pas à vous savoir à une lieue de moi, et à passer si long-temps sans vous voir; mais j'approuve fort que vous ne reveniez point avant le temps prescrit. Beaucoup de gens ne se font nul scrupule de tromper le public à cet égard, et d'apporter à Paris la petite vérole. Cependant cette supercherie est bien cruelle, et blesse également l'humanité et la probité.
La baronne à Madame De Valmont. Ce 25 avril.
Il est enfin décidé que nous partirons pour la Hollande dans huit jours, M D'Almane, mes enfans, Dainville et moi. Vous imaginez bien, madame, qu'Hermine sera du voyage, car elle est toujours inséparable de sa mère. Nous serons sûrement de retour dans un mois. Le chevalier De Valmont avoit bien envie de voir la Hollande, et de venir avec nous; mais au lieu de cela, il part demain pour sa garnison. M D'Aimeri, comme vous savez sans doute, madame, ne l'y suivra point; il est temps en effet de le laisser sur sa bonne-foi , afin de connoître quel usage il est capable de faire d'une entière liberté. Il va dans une ville où l'on joue beaucoup, il y sera sans mentor, et entouré d'une foule de jeunes gens dont il ne recevra que de mauvais conseils; il aura certainement du mérite à se bien conduire. Il nous a fait ses adieux aujourd'hui, et s'est véritablement attendri en embrassant Théodore;
ils se sont promis de s'écrire, car ils ne se reverront que l'hiver prochain. Adieu, madame; adressez-moi votre première lettre à La Haye. Je connois votre goût pour les fleurs, ainsi vous pouvez compter sur une petite boîte des plus beaux oignons de jacinthes qui soient à Harlem.
La baronne à Madame D'Ostalis. D'Amsterdam.
Je reviens de Broëk dans l'instant, ma chère fille; on ne peut dépeindre ce village sans être accusé d'embellir la vérité; cependant tout ce que je dirai de ce lieu charmant sera encore mille fois au-dessous de la réalité. Tous ses habitans, quoique de simples paysans, sont très-riches; les rues sont pavées de briques posées sur champ, mais de différentes couleurs, formant des espèces de mozaïques, et de la propreté qu'on peut desirer dans une chambre; les maisons sont peintes et propres comme le lambris d'un appartement bien soigné; tout, jusqu'aux toits, est reluisant, brillant, et paroît neuf; chaque maison a un jardin et une terrasse, l'un et l'autre fermés seulement par de jolies barrières basses et à jour qui laissent voir tout l'intérieur; la terrasse est communément devant la maison, le jardin est après, et la sépare
de la maison voisine; ce même ordre se trouve toujours, et des deux côtés des rues; les jardins sont ornés de vases de porcelaines, de grottes de coquillages, de fleurs, d'arbres, et de plates-bandes formées par des grains de verre de diverses couleurs, d'un éclat éblouissant, et rangés artistement en différens dessins. Il y a d'autres plates-bandes en petites coquilles placées avec autant d'art et de soin que celles que nous arrangeons dans des tiroirs. Derrière les maisons et les jardins, on apperçoit d'immenses et fertiles prairies remplies de troupeaux: les étables et les écuries sont aussi sur les derrières, de sorte que les voitures et les bestiaux ne passant jamais dans ces rues si propres, rien ne peut les salir. L'intérieur des maisons est aussi étonnant que l'extérieur; le pavé en est de pierres luisantes, communément jaunes et noires en carreaux égaux. Les principales pièces sont boisées; cette boiserie n'est ni peinte ni vernie, elle a sa couleur naturelle, et elle est ornée des plus jolies sculptures. Dans la belle pièce, il y a toujours une grande armoire avec des battans en glaces, au travers desquelles on voit de charmantes porcelaines et une nombreuse argenterie, si brillante, qu'elle semble sortir des mains de
l'ouvrier. Nous sommes entrés dans plusieurs maisons, nous avons trouvé par-tout le même ordre et la même élégance. Ils ne peuvent s'envier mutuellement; on croiroit, à l'uniformité de leurs habitations, que leurs fortunes sont parfaitement égales, car qui voit une des maisons de Broëk, les connoît toutes. À chaque maison, il y a deux portes; dont l'une qui s'appelle la porte de cérémonie , ne s'ouvre jamais que pour deux événemens, le mariage et la mort; c'est par cette porte qu'entrent les nouveaux mariés, ils ne la repassent que pour être conduits au tombeau; dans l'intervalle, cette porte reste condamnée. Les paysans de Broëk ont aussi une chambre qui n'est jamais habitée que le jour du mariage, et qu'ils regardent ensuite comme un temple qu'on profaneroit en y demeurant; cette chambre est plus ornée qu'aucune autre, le lit en est excessivement paré et couvert de dentelles; on y voit sur une table une jolie corbeille qui contient les ajustemens qu'avoit la mariée le jour de sa noce; et du reste, on n'entre dans ce réduit mystérieux et sacré que pour le nétoyer, l'embellir, le décorer de vases de fleurs, ou pour le montrer aux étrangers. À l'égard de leur habillement, il répond à tout
le reste; celui des hommes est fort simple, celui des femmes est très-recherché; elles sont vêtues de belles perses, elles ont le plus beau linge et beaucoup de petits bijoux d'or et de perles fines; un béguin de toile blanche cache leurs cheveux, et est attaché des deux côtés avec de grandes épingles d'or ornées de perles fines. J'ai vu plusieurs servantes arrangées ainsi; leurs maîtresses ont de plus de beaux colliers, des bagues, et des justes d'une plus belle toile.
Leurs moeurs sont d'une pureté irréprochable, ils sont très-unis entr'eux, ils ont pour leurs enfans la plus vive et la plus tendre affection; aussi les petits enfans sont si accoutumés à être caressés, qu'ils sont eux-mêmes caressans au dernier point. Je me suis arrêtée devant tous ceux que j'ai rencontrés, et ils venoient de leur propre mouvement me baiser avec une petite manière charmante. Les habitans de Broëk sont très-sauvages; quand ils voyent arriver des étrangers, ils courent tous se renfermer dans leurs maisons, et refusent d'ouvrir la porte; mais ils ont une galanterie naturelle, ou, pour mieux dire, un certain respect pour les femmes, qui les rend tout différens à leur égard; aussi-tôt qu'ils en voyent, ils s'empressent,
s'assemblent, les suivent, les conduisent, les mènent chez eux (fussent-elles avec des hommes), et leur font tout voir avec l'air le plus honnête et le plus obligeant. C'est ainsi qu'ils nous ont traitées pendant trois heures que nous avons passées avec eux. Leurs femmes ne sortent jamais de Broëk; une fille trouveroit difficilement à se marier, si elle alloit dans un autre village un peu éloigné. Amsterdam leur est aussi peu connu que Londres ou Constantinople; elles se trouvent heureuses chez elles, Broëk est pour elles l'univers; et c'est ainsi qu'elles conservent leurs moeurs et leurs vertus. Ils se marient toujours entr'eux. Plusieurs nobles de ce pays ont voulu épouser des filles de Broëk à cause de leurs richesses, mais aucun n'a pu y parvenir. Les habitans de Broëk font grand cas de leur simplicité et de leur état de paysans; ils mènent une vie très-frugale: embellir leur habitation, est le plus grand plaisir qu'ils connoissent; vivre unis et paisibles, est le seul bonheur qu'ils apprécient. Le sang, si beau dans toute la Hollande, l'est particulièrement à Broëk; tous les enfans sont charmans, les hommes ont l'air robuste, les femmes sont grandes, bien faites, communément jolies, et elles ont toutes
le teint d'une fraîcheur surprenante. Enfin, ce village offre un tableau unique dans son genre; tout y charme le coeur et les yeux; nul objet malheureux ou désagréable ne le gâte; non-seulement on n'y rencontre pas un pauvre, mais on n'y voit pas une personne qui paroisse être dans un état peu aisé, pas un estropié, pas un vieillard infirme, pas une maison négligée; la santé, toutes les recherches de l'aisance, toute l'élégance de l'industrie et de la propreté, la simplicité, la bonhommie, la vertu, le bonheur, voilà les biens inestimables et les images charmantes qu'on y trouve, et qui, jointes à la singularité piquante des habillemens, des maisons et des coutumes, en font un lieu d'autant plus extraordinaire, qu'il n'est qu'à cent lieues de nous.
J'allai hier à Sardam, autre village plus étendu, plus riche encore que Broëk, où l'on retrouve à-peu-près les mêmes moeurs et les mêmes coutumes, mais infiniment moins joli, moins propre et moins singulier que Broëk. Nous achevons ici notre cours de manufactures , nous avons déjà vu faire du papier, des cordes,
des câbles, etc. Nous avons vu à Harlem une fonderie de caractères pour imprimer, nous avons vu aussi tailler des diamans. Nos enfans sont enchantés de la Hollande, la manière dont on y voyage est en effet bien agréable. Nous sommes dans un beau yacht, c'est-à-dire, dans un charmant sallon; nous côtoyons des rives délicieuses, nous pouvons lire, écrire, et même faire de la musique tout aussi commodément que dans une maison.
Les deux pays qui me paroissent contraster le plus entr'eux, sont l'Italie et la Hollande: en Italie, la nature est majestueuse et variée, elle présente par-tout de grands effets, d'énormes rochers, de hautes montagnes, des précipices, des cascades; en Hollande, le pays est toujours plat, uniforme, des canaux, de la verdure, de petites plantations, c'est toujours la même chose. En Italie, on trouve à chaque pas d'antiques monumens qui retracent les faits les plus anciens de l'histoire; l'architecture moderne y est grande, noble, imposante, tout y frappe l'imagination, tout y demande du détail, de l'attention et de l'examen; les tableaux, comme le reste, y sont toujours d'un genre héroïque et sublime; enHollande, aucun vestige
de monumens, tout paroît neuf, rien n'a l'air antique ou vieux; il ne faut considérer que l'ensemble; dans le détail, chaque chose perd de son prix, et devient mesquine et de mauvais goût; chaque objet en particulier n'est qu'un colifichet: l'architecture, les arts, y paroissent ignorés. Tout est agréable, mais petit et sans aucune noblesse. Les tableaux qu'on y trouve sont d'un fini précieux, mais ils sont presque toujours petits, et toujours d'un petit genre, ils n'offrent que des objets ignobles; en Italie, ils représentent des héros, des demi-dieux; ici, ce sont des matelots ivres, des vendeuses de choux, des marchandes de poisson; en Italie, les hommes sont vains, artificieux, paresseux; en Hollande, ils sont bons, simples, industrieux, laborieux, ils méprisent le faste et la magnificence.
Adèle a fini d'écrire les réponses des lettres de mon ouvrage; et, d'après ma promesse, nous avons commencé le plan de lecture de tous les chef-d'oeuvres que nous desirons connoître depuis si long-temps. Le jour où nous nous sommes embarqués au Moerdik, j'ai donné à ma fille les lettres de Madame De Sévigné, et Clarisse en anglois. Adèle a lu dans le yacht ces deux ouvrages
alternativement, et avec un plaisir et un intérêt dont je jouissois véritablement; elle est assez formée pour sentir les grâces du style de Madame De Sévigné, et pour être profondément touchée des beautés sublimes de Clarisse; elle a été aussi très-frappée du caractère atroce de Lovelace, et réellement épouvantée de son artifice et de son hypocrisie: c'est ce que je desirois; il est important d'apprendre de bonne heure à une jeune personne à se défier des hommes en général, nul livre au monde ne peut mieux queClarisse inspirer cette utile et sage défiance.
Adieu, mon enfant, nous partons demain pour Utrecht, et dans quinze jours au plus tard, j'aurai le plaisir de vous embrasser. Depuis que nous sommes en Hollande, Théodore a reçu trois lettres du chevalier De Valmont; il me les a montrées; elles sont d'une tendresse! ... Sûrement jamais l'amitié ne s'est exprimée d'une manière aussi passionnée.
La vicomtesse à la baronne. J'ai une nouvelle à vous mander, ma chère amie, qui m'eût autrefois causé une peine bien sensible, mais qui ne peut m'affecter aujourd'hui. Madame DeValcé prend une maison; elle me quitte, et comme on quitte une auberge... sa belle-mère vient de mourir, et laisse une succession très-considérable, puisqu'elle avoit hérité de son frère, il y a deux ans.
Cet événement, qui rend M De Valcé immensément riche, le rend aussi digne de toute la tendresse de sa femme; je crois qu'il n'attache pas un grand prix à ces démonstrations; cependant il est facile, foible et borné: il n'est pas séduit, mais il se laisse subjuguer. Il prend un état de maison extravagant. M De Limours et moi n'avons été consultés sur rien; nous ne nous plaindrons point; car c'est avoir un grand tort que d'apprendre au public ceux de sa fille. Madame De Valcé est dans un enivrement qui m'humilie et me fait pitié; qu'on est à plaindre,
quand l'argent peut causer de semblables émotions, puisqu'on est incapable d'éprouver jamais celles qui viennent du coeur! Adieu, ma chère amie; je vous attends avec une extrême impatience: j'ai mille choses à vous dire qui me pèsent cruellement, et qu'il est impossible d'écrire.
M De Lagaraye à Porphyre. Il vient de m'arriver une petite aventure qui me paroît faite pour intéresser un jeune philosophe, et qui peut faire naître des idées utiles et neuves. Vous savez qu'un de mes voisins, M De Valincourt, élève un de ses neveux, enfant infortuné, sourd et muet de naissance; vous avez pu voir chez moi ce jeune-homme, qui s'appelleHippolyte, et dont la physionomie pleine d'expression est très-remarquable; cependant, comme il y a deux ans que vous n'êtes venu à Lagaraye, il est vraisemblable que vous n'en aurez conservé qu'une idée confuse; il n'est pas inutile de vous le faire connoître. Hippolyte n'est point joli, mais il a un visage si gai, un sourire si fin, un regard si pénétrant, qu'il est impossible de n'être pas frappé de sa figure; ses prunelles ont un mouvement rapide et continuel, qui rend sa physionomie aussi animée que spirituelle; c'est par les yeux qu'il écoute, qu'il entend et qu'il s'exprime; on y voit une curiosité habituelle et constante, et l'on
y découvre avec facilité ses idées, ses sensations et tous les sentimens de son âme. Il y a environ deux ans, que son oncle partant pour Paris, et comptant n'y rester que six semaines, ne voulut point le mener avec lui; je m'en chargeai pour cet espace de temps, et le jeune Hippolyte, alors âgé de quatorze ans, vint avec joie s'établir à Lagaraye.Comme il est naturellement sensible et bon, et que son malheur ajoute à l'intérêt qu'il inspire, il est aimé de tout ce qui le connoît; il a été élevé par un oncle vertueux; il a toujours été traité avec indulgence et tendresse; il n'a jamais reçu que d'excellens exemples, et son coeur est aussi tendre que pur et reconnoissant. Huit jours après le départ de son oncle, tout-à-coup il tomba malade d'une fièvre maligne; il fut vingt-neuf jours dans le plus grand danger; je le soignai avec une véritable affection; je le veillai plusieurs nuits; il me prouva que la reconnoissance n'a pas besoin, pour se faire entendre, du secours de la parole; ses yeux me parloient avec une expression moins trompeuse et plus touchante que les plus éloquens discours. J'eus le bonheur de lui rendre la santé. Il étoit en pleine convalescence, lorsque je reçus une lettre de M
De Valincourt, qui me mandoit que des affaires importantes le retiendroient à Paris au moins sept ou huit mois encore, qu'il me prioit de lui envoyer Hippolyte, et de le confier à son homme d'affaires, prêt à partir pour l'aller rejoindre. Hippolyte ne me quitta point sans répandre beaucoup de pleurs; je priai son conducteur de me donner de ses nouvelles aussi-tôt qu'il seroit arrivé à Paris; M De Valincourt m'écrivit pour me remercier et m'apprendre que son neveu jouissoit d'une santé parfaite, ensuite j'ai été pendant plus de dix-huit mois sans en entendre parler. Hier on m'apporte une lettre de la poste: je l'ouvre; je vois une écriture assez mal-formée, et qui m'est inconnue; je regarde la signature: quelle est ma surprise, en lisant le nom d'Hippolyte De Valincourt! ... Alors je lis, avec autant d'émotion que de curiosité, une lettre conçue en ces termes: "ô quels transports peuvent égaler les miens! ... Je suis donc assuré maintenant que toute ma reconnoissance vous sera connue! Je puis donc vous remercier dans votre langage... mon père! Ô laisse-moi te donner ce nom; puisque tu m'as sauvé la vie, puisque j'ai pour toi les
sentimens du fils le plus tendre! ... Mon père, quel est mon bonheur! Un homme aussi bon, aussi bienfaisant que toi, me procure le plaisir inexprimable de te parler, de t'entendre si tu daignes m'écrire, de te faire lire dans mon coeur! ... Je n'avois que des idées, je pense à présent, et je réfléchis, je sens dans toute son étendue tous les charmes, toute la félicité attachée à l'état de l'homme... que de vérités sublimes mon nouveau bienfaiteur m'a fait connoître! Avant d'être instruit je ne doutois point de l'existence d'un être suprême, créateur de l'homme et de l'univers, mais j'ignorois sa loi; sans mon respectable et cher instituteur, je n'aurois jamais lû l'évangile... ah! Faut-il s'étonner que l'homme soit si bon, si vertueux, quand il trouve dans ce livre divin la connoissance de ses devoirs, et tout ce qui peut lui
faire chérir la vertu! ... Mille fois au fond de l'âme, je l'avouerai, l'excès de votre bienfaisance étonna, confondit ma foible raison; l'humanité m'étoit chère sans doute, la compassion avoit des droits puissans sur mon coeur, mais je ne pouvois concevoir comment on se dévouoit ainsi tout entier à des soins si tristes et si pénibles! Hélas, je ne connoissois que la loi naturelle, je n'étois pas fait pour comprendre la perfection; aujourd'hui que la religion m'éclaire, j'admire, sans étonnement, vos vertus sublimes, et celles du sage à qui je dois une nouvelle existence; je conçois facilement que l'homme soit un être si parfait, puisque la religion, les loix, l'honneur et la nature se réunissent pour le porter au bien! Auroit-il même besoin de la crainte des châtimens pour s'interdire le mal? ... Ne lui suffit-il pas de savoir qu'il est haï s'il est méchant! ... Des méchans! ... Seroit-il vrai qu'il en existât! ... Ce doute me trouble et m'afflige... mais enfin s'il en est, ces monstres insensés sont sûrement trop rares pour que l'on puisse redouter d'en rencontrer jamais. Je dois donc me flatter de ne voir que des hommes sensibles et bienfaisans... depuis mon
séjour ici, j'ai eu l'occasion d'en observer de différens états, et je n'en ai connu que de vertueux à l'école où je m'instruis, avec une foule d'enfans et de jeunes gens de mon âge; j'ai vu souvent des étrangers assister à nos leçons, j'y ai vû entr'autres un grand souverain, qui m'a prouvé par les témoignages d'estime et de vénération qu'il donnoit à mon maître, que les rois savent distinguer, honorer et récompenser le mérite et la vertu. Enfin, chaque objet nouveau que je vois, chaque connoissance que j'acquiers, ajoute à mon affection pour les hommes. Ô mon père! Quand je pourrai retourner en Bretagne, me permettras-tu de t'aider quelquefois dans l'emploi sacré que tu t'imposes? Je ne puis être heureux qu'en partageant ma vie entre mon oncle et toi." Eh bien, mon cher Porphire, n'enviez-vous pas le destin d'Hippolyte? Il n'a jamais vécu que dans la solitude et avec des gens vertueux; il n'a jamais entendu parler; l'indiscrétion, la médisance, la calomnie sont des vices dont il n'a point d'idée; il ne juge des hommes que par des démonstrations
trompeuses; il les voit se sourire, s'embrasser, se traiter mutuellement avec autant d'amitié que d'égards; il prend la fausseté pour de la tendresse, et la politesse pour de la sensibilité; il croit habiter un paradis terrestre; il regarde tous les hommes comme ses amis, comme ses frères! ... Douces et charmantes illusions que la lecture seule détruira bientôt! Hélas! Que deviendra-t-il en parcourant les fastes sanglans de l'histoire! Avec quel douloureux étonnement, et quelle profonde indignation ne lira-t-il pas l'éloge des conquérans barbares qui ont désolé l'univers! ... Ô Porphire, pour avoir bonne opinion des hommes, faut-il donc être sourd et muet de naissance?
La baronne à Madame De Valmont. De Paris.
M D'Almane et Théodore sont partis hier pour Strasbourg; et moi, au lieu de rester dans ma maison, je suis entrée ce matin avec Adèle dans un petit appartement que j'ai loué dans l'intérieur du couvent de *, et nous y passerons l'été et l'automne. Je dis à ma fille que des raisons d'économie m'ont décidée à ce parti; mais au vrai, comme elle commencera à entrer dans la société l'hiver prochain, j'ai desiré que ce premier début dans le monde fût précédé de six mois de retraite absolue; d'ailleurs, je ne suis pas fâchée qu'elle voye des pensionnaires ; en connoissant l'éducation du couvent, elle appréciera davantage celle qu'elle a reçue.
Cet après midi, nous nous sommes promenées dans le jardin, nous avons rencontré beaucoup de jeunes personnes de l'âge d'Adèle, qui, en nous voyant, se sont mises à courir de toute leur force pour nous éviter, et en faisant de grands éclats
de rire. Adèle m'a demandé raison de cet étrange procédé. Pourquoi donc ces fuites et ces rires, m'a-t-elle dit? Ce sont nos figures, ai-je répondu, qui excitent cette frayeur et cette gaieté.-Mais qu'avons-nous donc de formidable et de risible?-Rien en effet; aussi tout simplement on ne fait que se moquer de nous.-S'en moquer! Et pourquoi? ...-La malignité saisit un ridicule et s'en moque, la sotise se moque sans aucune raison.-Ainsi donc toutes ces jeunes personnes sont imbécilles? ...-Peut-être ont elles beaucoup d'esprit naturel, mais elles ont toute la sotise que peut donner une mauvaise éducation, c'est-à-dire, de la niaiserie, de la sauvagerie , de l'impolitesse, de la grossièreté...-quoi, personne ne les reprend donc de ces défauts?-Abandonnées de leurs mères, elles sont livrées à des gouvernantes incapables de les bien élever, et qui d'ailleurs les laissent à elles-mêmes toute la journée, sans se donner la peine de les observer et de les suivre.-Oh, les pauvres petites, on ne doit que les plaindre, ce n'est pas leur faute si elles sont ridicules! ... Si j'eusse été mise dans un couvent, si je n'avois pas la plus tendre des mères, j'aurois tous ces défauts.-Oui,
sans doute, ma chère Adèle, et cette douce indulgence que vous montrez, n'est, au fond, que de la justice: conservez-la précieusement; si vous la perdiez, vous terniriez l'éclat de toutes vos vertus, et vous deviendriez ingrate envers moi; car vous ne pouvez vous enorgueillir des qualités et des talens que vous possédez, sans oublier que c'est à moi que vous les devez.
Ne vous attristez point, madame, en vous représentant la petite mine d'Adèle à travers une grille; nous ne recevons point de visites, excepté Madame D'Ostalis et Madame DeLimours, qui entrent dans le couvent; ainsi, nous n'allons point au parloir, à moins que ce ne soit pour prendre une leçon de peinture ou de danse, et alors ce n'est point à travers la grille, nous allons dans le parloir extérieur.
Au reste, nous menons une vie charmante, la lecture fait nos délices; nous lisons présentement Télémaque le matin, et les fables de La Fontaine dans l'après-midi. À chaque page,Adèle transportée me remercie de lui avoir refusé ces ouvrages admirables lorsqu'elle étoit trop peu formée pour en connoître le prix, et elle ne peut concevoir qu'on ait la folie de les faire lire à des enfans. La lecture a pour elle tant d'attrait, qu'elle
nuiroit à ses autres occupations, si je n'y prenois garde; enfin, cette méthode si simple me paroît si bonne, qu'il me semble impossible qu'elle ne soit pas un jour universellement adoptée.
La même à la même. La pauvre Adèle vient d'éprouver plusieurs chagrins dont je vais d'abord, madame, vous expliquer les causes. Parmi douze ou quinze pensionnaires en chambre qui sont ici, il y en a une qu'on appelle Mademoiselle De Céligni; cette jeune personne, âgée de dix-sept ans, est d'une très-jolie figure; au reste, aussi mal élevée que les autres, mais née avec assez d'esprit pour savoir, quand elle le veut, dissimuler ses défauts, sur-tout à des yeux de quinze ans et demi . Elle a fait plusieurs avances à ma fille, qui, naturellement reconnoissante et sensible, en a été très-touchée. J'ai bien vu que cette liaison ne convenoit nullement à Adèle, mais j'ai voulu qu'elle lui servît de leçon, et je la lui ai laissé former. En conséquence, j'ai permis qu'Adèle attirât Mademoiselle De Céligni, qu'elle lui donnât à déjeûner quelquefois, et qu'elle l'engageât à venir dîner avec nous.Comme je ne quitte jamais Adèle un moment, j'ai toujours été en tiers entre elle et sa nouvelle amie. J'ai bientôt
remarqué que cette dernière trouvoit ma présence infiniment gênante. Un jour, à la promenade, j'ai feint d'être fatiguée, je me suis assise, et j'ai dit à ma fille de se promener avec Mademoiselle De Céligni; au bout d'une demi-heure, elles sont revenues me trouver, et je me suis apperçue qu'Adèle avoit l'air mécontent, et qu'elle traitoit MademoiselleDe Céligni avec assez de froideur. Je me suis doutée de la vérité, mais je n'ai point questionné Adèle, et nous nous sommes couchées sans nous expliquer à cet égard. Le lendemain, pendant qu'Adèle écrivoit des extraits, j'ai été faire une visite à la soeur sainte Hélène , une religieuse de mes amies, qui sait toujours la première toutes les nouvelles du couvent; je lui ai confié ma curiosité, et le desir que j'éprouvois de savoir ce que Mademoiselle De Céligni avoit dit à ma fille; alors la soeur sainte Hélène (qui déjà en secret m'avoit avertie de me défier du caractère de Mademoiselle De Céligni) m'a conté que cette jeune personne prétendoit qu'Adèle s'étoit plainte de l'esclavage où je la retenois, en la suivant toujours comme son ombre . Après ce récit, j'ai été rejoindre Adèle, et je lui ai rendu fidèlement le rapport de la soeur sainte
Hélène, Adèle m'a écoutée avec la tranquillité que devoit lui donner la certitude que je ne croyois pas un mot de cette histoire. Est-il possible, a-t-elle dit, qu'on puisse pousser à cet excès la fausseté, la méchanceté! ... À présent, maman, je vais vous dire la vérité... Mademoiselle De Céligni, mécontente de ma froideur, m'impute tout ce qu'elle-même m'a dit hier...-vous ne m'apprenez rien de nouveau, hier je devinai à votre air ce que vous m'avouez aujourd'hui: j'étois bien sûre aussi que les détails de votre conversation seroient contés d'une manière infidelle, et je n'ai questionné la soeur sainte Hélène qu'afin d'être en état de démasquer à vos yeux Mademoiselle De Céligny.-Quoi, maman, vous saviez donc qu'elle étoit méchante?-Je voyois qu'elle n'a point de principes, qu'elle est très-bavarde, et par conséquent je ne doutois pas qu'elle ne fût très-capable de mentir, et de faire des tracasseries.-Eh! Pourquoi ma chère maman n'a-t-elle pas daigné m'éclairer? ...-J'ai desiré que l'expérience même vous détrompât.-Maman, vous me soulagez d'un grand fardeau, il m'en coûtoit de vous avouer qu'elle avoit voulu me donner de pernicieux
conseils; cependant j'étois décidée à vous en parler, puisque je l'étois à ne jamais la revoir, même avant que vous m'eussiez appris qu'elle m'a calomniée...-à ne jamais la revoir!Voilà ce que je ne souffrirai point...-comment donc, maman! ...-Il faut éviter de se brouiller; une rupture fait du bruit et nuit toujours à la réputation des deux personnes qui se désunissent; on peut s'éloigner insensiblement et par degrés, ce qui ne produit point de scènes, point d'histoire dont le public puisse s'amuser; enfin, souvenez-vous qu'il est plus prudent de délier que de rompre .-Quoi! Maman, nous verrons toujours Mademoiselle De Céligny? ...-Vous ne l'attirerez plus, mais vous la recevrez avec politesse; vous ne lui direz plus que vous l'aimez, mais vous lui témoignerez les mêmes égards...-il est dur pourtant de vivre avec une personne que l'on méprise! ...-Il faut apprendre à vivre avec des gens dangereux, bavards, indiscrets, parce qu'on en rencontre dans le monde; on doit les éviter quand on le peut, mais il faut les supporter patiemment quand on en trouve, ou lorsqu'on a eu l'imprudence de se lier avec eux.-Ah, cette imprudence, je n'y retomberai plus! Avant de former
une liaison, j'étudierai long-temps le caractère de la personne pour laquelle je me sentirai quelque penchant.-Vous ferez bien aussi de vous informer de sa réputation, et même de celle des gens qui lui sont attachés, car on peut ordinairement juger de la délicatesse d'une personne par le choix de ses amis, ce qui est une raison de plus pour nous porter à n'en choisir que d'estimables. D'après cet entretien, Adèle s'est décidée à revoir Mademoiselle De Céligni, et à la traiter de la manière que j'ai prescrite; mais cette obéissance lui coûte beaucoup: dans une défiance continuelle de Mademoiselle De Céligni, elle ne lui parle exactement que de la pluie et du beau temps , craignant toujours, de sa part, une interprétation maligne; et pour éviter qu'elle ne fasse sur elle une nouvelle histoire, elle a la précaution de ne lui jamais dire un mot à demi-bas, et de ne jamais se trouver seule avec elle un moment. Cette contrainte continuelle l'accoutume à la circonspection, à la prudence, et en même-temps entretient le repentir amer qu'elle éprouve d'avoir formé si légèrement une liaison si peu faite pour elle.
Adieu, madame; j'ai reçu hier une lettre de *, dans laquelle on me mande que le chevalier De Valmont n'est ni embarrassé ni ébranlé par toutes les moqueries que tous ses camarades font de sa sagesse; on ajoute que ceux même qui lui ressemblent le moins, lui pardonnent ses principes en faveur de ses grâces et de sa simplicité. Je partage bien sincèrement, madame, la joie que doivent vous causer ses succès et sa conduite.
Le comte de Roseville au baron. Nous sommes enfin de retour à *, mon cher baron, j'y ai ramené mon élève dans sa dix-neuvième année, et heureusement assez fortifié dans ses principes, assez formé pour être en état de résister aux séductions que l'amour lui préparoit. Nous avons retrouvé Stoline encore libre, encore sur les bords du lac *, dans la maison de son père; sous différens prétextes, et enfin sous celui d'une santé languissante et délabrée, elle a trouvé le secret d'éluder et d'éloigner toutes les propositions de mariage qui lui furent faites en notre absence. Le lendemain de l'arrivée du prince, il reçut un billet qui contenoit ces mots: "je me meurs... hélas! Avant d'expirer, ne puis-je me flatter de voir un instant mon bienfaiteur, mon libérateur! ... Ah! S'il refuse à mes voeux cette grâce, mes derniers momens seront aussi douloureux, que ma vie fut infortunée.Stoline."
Le prince, les yeux remplis de larmes, m'apporta ce billet, et sans me donner le temps de parler: il seroit inutile, me dit-il, de vous opposer au dessein que j'ai d'aller, dans ce moment même, chez Alexis Stezen... moi, interrompis-je, chercher à vous empêcher de faire un acte d'humanité! Pouvez-vous le croire? ... Ah, mon ami! S'écria le prince en m'embrassant avec l'expression de la plus vive reconnoissance... je n'exige qu'une chose, repris-je, c'est que nous menions avec nous un médecin, afin que vous sachiez au vrai quel est l'état de Stoline; désignez vous-même le médecin qui vous inspire le plus de confiance. Le prince, après un moment de réflexion, nomma le docteur Walter; je l'envoyai chercher sur le champ, et nous partîmes aussi-tôt qu'il fut arrivé; nous trouvâmes Stoline dans un grand fauteuil, avec tout le costume d'une malade, un air très-languissant, un visage un peu pâle, mais plus touchant et plus charmant que jamais. Son émotion et sa joie, à la vûe du prince, ne furent que trop visibles... elle rougit, elle pâlit, et ses yeux se remplirent de larmes; elle fit un mouvement pour se lever, et retomba dans son fauteuil. Le prince, au moins aussi troublé
qu'elle, s'assit en balbutiant quelques mots que je ne pus entendre; ensuite, s'adressant à la mère de Stoline, il lui dit qu'il avoit amené un médecin, il ordonna qu'on le fit entrer.Pendant ce discours, je regardois fixement Stoline, et je remarquai que la visite du médecin lui déplaisoit beaucoup. Le docteur Walter parut, nous le laissâmes seul avec la malade, et nous passâmes, le prince et moi, dans une autre chambre. Au bout d'un demi-quart d'heure, le docteur vint nous retrouver, et nous assura positivement que non-seulement l'état de Stoline n'avoit rien de dangereux, mais qu'elle se portoit si bien, qu'il n'étoit même pas possible qu'elle se crût malade; et ma conscience m'oblige, continua le docteur, à déclarer qu'il y a certainement quelque artifice là-dessous.
Ce témoignage d'un homme aussi honnête qu'habile, et que personne n'avoit pu prévenir, me parut faire une profonde impression sur l'esprit du prince, il se promena à grands pas dans la chambre avec beaucoup d'agitation; ensuite, se tournant vers moi: partons, me dit-il; rien ne me retient plus. À ces mots, il sortit précipitamment, je le suivis, charmé de sa fermeté et de le voir s'arracher de ce
dangereux séjour sans dire adieu à Stoline. À peine fut-il en voiture, qu'il se reprocha cette action comme une cruauté; il se représenta Stoline dans les pleurs, il excusa ses artifices en faveur du sentiment qui les produisoit; et comme s'il eût voulu se venger de la satisfaction que me causoit la victoire qu'il avoit remportée sur lui-même, il me laissa voir sans aucun ménagement et ses regrets et sa foiblesse.
Je l'écoutai sans montrer la plus légère émotion; ma tranquillité l'irrita, il auroit mille fois mieux aimé des sermons que cet air de sécurité; outre le plaisir de m'inquiéter, des reproches de ma part eussent établi une discussion en règle, et prolongé un entretien si intéressant pour lui, au lieu que la conversation tomboit nécessairement. Cependant, quand je vis que le prince alloit réellement se mettre en colère, je pris enfin la parole: vous ne réussirez point, lui dis-je, à m'alarmer, je sais que l'humeur peut bien quelquefois vous faire dire des extravagances, mais vous m'avez toujours prouvé que dans toutes les occasions essentielles, vous ne consultiez jamais que l'honneur et la raison; que m'importe vos discours, quand je ne puis avoir d'inquiétude sur votre conduite! ... Ces paroles flattèrent d'autant plus
le prince, qu'elles furent prononcées d'un ton brusque, et comme si la vérité seule me les eût arrachées. Le prince s'adoucit; le desir de justifier l'estime qu'il m'inspiroit le rendit à lui-même, il me tendit la main, et poussant un profond soupir: oui, dit-il, vous me connoissez mieux que je ne me connois moi-même! ... Votre confiance me fortifie, et m'élève trop à mes propres yeux, pour ne pas me flatter de la mériter toujours.
Quelques jours après, le chevalier De Murville, à ma prière, fut trouver Stoline; il lui parla de manière à lui faire sentir les conséquences de sa conduite; et cette jeune personne, après quelques incertitudes, s'est enfin décidée à combler tous les voeux du fidèle Mirandel; elle vient de l'épouser et de partir avec lui pour la province de *. Maintenant qu'elle est à cent lieues de la cour, je suis délivré d'une bien vive inquiétude. Le prince a reçu cette nouvelle avec courage; il est triste, mais il cherche à se distraire, et se livre à l'étude avec plus d'ardeur que jamais. Il y a quelques jours que j'eus à son sujet une longue conversation avec le prince son père, qui desire le marier cette année, ce que j'approuve
fort; mais la princesse qu'on vouloit lui donner, est extrêmement laide, et plus âgée que lui de six ans; s'il faut, dans une circonstance semblable, consulter sur-tout la politique, doit-on encore lui sacrifier les intérêts les plus chers? D'ailleurs, il me semble que les alliances entre les souverains ne sont utiles que par les avantages présens qu'elles procurent, malheureusement on ne peut guères compter sur l'union qu'elles cimentent; l'ambition brise bientôt ces liens sacrés; ce sont, non les alliances, mais la modération du prince, les forces de l'état, la sagesse du gouvernement, qui préviennent les guerres, et qui font fleurir la paix. D'après ces réflexions, j'ai proposé une jeune princesse d'une figure aimable, d'une éducation distinguée, et qui, par sa douceur, ses talens et son caractère, fera sûrement le bonheur du prince et l'ornement de la cour. Aussi-tôt que j'aurai vû former une union si bien assortie, il ne me restera plus qu'un desir, celui d'assister aux noces de Théodore et de Constance! Il est bien doux, après douze ans d'expatriation , de se retrouver dans son pays, au milieu de sa famille et de ses amis; mais je ne quitterai point *, sans un cruel déchirement
de coeur, ou, pour mieux dire, il me seroit impossible de la quitter sans la certitude d'y revenir. J'y laisserai l'objet de toutes les pensées qui m'ont occupé depuis douze ans! ... Vous concevrez mieux qu'un autre, mon cher baron, tout ce que cette séparation aura de douloureux pour moi.
Je reçois dans l'instant votre lettre, datée du 25, et je vois que ma dernière ne vous est point encore parvenue. Soyez tranquille sur l'affaire de m le comte d'Ostalis, toutes les démarches sont faites, agissez en assurance de votre côté. Quel plaisir pour moi de renouveler connoissance avec M D'Ostalis à *, lui seul peut m'empêcher de regretter l'ambassadeur que nous perdons.
La baronne à Madame De Valmont. Oui, madame, le premier de novembre fut un grand jour pour Adèle et Théodore. Nous étions toujours au couvent, lorsqu'à huit heures du matin on nous annonce que M D'Almane et Théodore nous attendent au parloir. Adèle prend Hermine par la main, et nous descendons avec l'empressement que donne le desir de voir deux personnes si chères, après six mois d'absence; nous passons la grille, nous volons au parloir du dehors; Adèle se précipite dans les bras de son père; je reçois mon cher Théodore dans les miens; Adèle en pleurant, l'embrasse à son tour; ensuite nous sortons du couvent, et nous montons tous en voiture. Arrivés chez moi nous entrons dans mon appartement, où nous trouvons Madame D'Ostalis et Madame De Limours. Adèle, en mettant le pied dans ma chambre, s'apperçoit aussi-tôt que toutes les porcelaines qui l'ornoient n'y sont plus, ainsi que la garniture de cheminée et la table à thé; à cette remarque, Madame D'Ostalis lui donnant
le bras, la conduit dans mon cabinet, et lui fait voir qu'il est presqu'entièrement dépouillé des estampes, des miniatures, des dessins qui couvroient la boiserie l'hiver passé. Adèleétonnée de ce déménagement, en demandoit en vain la raison; tout le monde sourioit, et personne ne lui répondoit; enfin, Madame De Limours s'approchant de moi: Adèle, me dit-elle, nous donnera à déjeûner ce matin, si vous le permettez; elle a du thé excellent qui nous attend dans sa chambre, venez. Alors nous suivons Madame De Limours, nous entrons dans le cabinet de ma fille, nous n'y voyons rien de nouveau, sinon que le lit d'Adèle n'y est plus. Adèle surprise m'interrogeoit, quand tout-à-coup la porte des prétendus galetas, cette porte condamnée, s'ouvre brusquement, et nous découvre un appartement charmant; la petite Hermine s'y élance, en faisant un cri de joie: Adèle attendrie se jette à mon cou, en me disant: ô maman, je reconnois votre bonté, mais vous m'éloignez de vous, j'en étois plus près dans ce cabinet! ... Comme elle achevoit ces mots, Madame DeLimours la prit par le bras et la fit entrer dans une très-belle chambre à coucher; là ma fille, regardant de tous côtés, voit et reconnoît
une partie des choses qu'elle a trouvées de moins dans mon appartement, elle devine aisément que le reste est dans les autres pièces du sien. Madame D'Ostalis ouvre une commode et en tire un petit écrain, dans lequel Adèle trouve le peu de diamans et tous les bijoux que je possédois. Bien loin de montrer de la joie, Adèle considère tristement toutes ses richesses: ah maman, me dit-elle, je ne puis voir avec plaisir que vous vous dépouilliez ainsi pour
moi; croyez-vous qu'il me soit possible de jouir des choses dont vous vous privez? ... Rassurez-vous, ma fille, repris-je, amusez-vous sans scrupule de ces colifichets faits pour votre âge; si j'en achetois quelquefois, s'ils m'étoient agréables, c'étoit uniquement parce que je vous les destinois. Payez-moi donc de mon attention, en me témoignant qu'ils vous font plaisir. À ces mots, Adèle m'embrassa, et me serra dans ses bras sans pouvoir me répondre; Madame De Limours vint nous séparer de force pour faire voir à Adèle le reste de son appartement; ensuite nous rentrâmes dans sa chambre pour y prendre du thé, et après le déjeûner, nous conduisîmes Théodore chez lui; il se doutoit bien que la porte condamnée seroit ouverte aussi pour lui, il n'eut pas le plaisir de la surprise, mais il fut enchanté de sa nouvelle habitation. Quand nous nous retrouvâmes seules, Adèle et moi, elle m'exprima sa reconnoissance dans les termes les plus touchans. Vous m'avez donné, me dit-elle, à la fois, et dans un instant, de quoi satisfaire toutes les fantaisies d'une jeune personne qui n'auroit pas eu le bonheur d'être élevée par vous; ainsi, vos dons sont bien au-delà de mes desirs, ils ne sont véritablement précieux
à mes yeux que parce qu'ils viennent de vous.-Vous devez donc concevoir, ma chère Adèle, le plaisir extrême que j'ai goûté en vous donnant tous ces chiffons?-Ah! Sûrement; mais cependant je vois toujours avec peine vos cheminées, vos tablettes dégarnies, et ce vilain petit cabaret de terre de pipe, qui seul remplace toutes vos porcelaines.-Écoutez-moi, mon enfant, et je cesserai de vous faire pitié. N'est-il pas vrai que du café ou du thé est aussi bon dans une tasse de terre de pipe que dans une tasse de porcelaine?-Oui; mais pour le plaisir des yeux...-je vous assure que je ne trouvois aucun plaisir à regarder mes porcelaines; en supposant que cette vûe puisse en procurer, vous conviendrez que cela n'est possible que dans les premiers momens de la nouveauté: d'ailleurs, rien n'est plus incommode que d'avoir sa chambre remplie de vases, de magots, de porcelaines; cela est si vrai, que si l'on se réservoit une pièce où l'on ne voulût jamais laisser entrer personne, on n'y mettroit sûrement aucun de ces ornemens. On n'a donc toutes ces choses que pour le plaisir de les faire voir, c'est-à-dire, par vanité, pour montrer qu'on a du goût et de l'argent? Eh bien, moi, j'ai une autre espèce de
vanité, celle de prouver que je ne fais cas de toutes ces superfluités que pour les donner à ma fille. J'aurai beaucoup plus d'orgueil quand on verra chez moi avec étonnement ce vilain petit cabaret de fayence, que lorsqu'on y louoit le bon goût de ma table à thé. Je n'ai pas besoin de vous assurer que cette manière de penser ne contribue en rien à ce que je fais pour vous; elle peut bien quelquefois, je l'avoue, ajouter à la récompense des sacrifices dont vous êtes l'objet; mais pour me déterminer aux choses qui peuvent vous être agréables, il me suffit de consulter mon coeur.-Maman, vous pénétrez, vous élevez le mien par votre tendresse et par vos exemples, à présent je ne conçois plus comment on peut placer sa vanité dans des choses frivoles; il me semble qu'il ne faudroit que du bon sens et un amour-propre bien entendu pour se conduire toujours d'une manière estimable. Se peut-il qu'une personne riche et vaine n'imagine rien de mieux, pour se distinguer, que d'avoir une belle maison, une superbe argenterie, et beaucoup de diamans?Car enfin, à chaque pas, elle trouvera des gens qui l'égaleront en magnificence, et qui même la surpasseront; au lieu que si elle vouloit se distinguer par la modération
et la bienfaisance, elle rencontreroit peu de rivaux, et les louanges qu'elle obtiendroit seroient véritablement satisfaisantes.-Vous parlez avec beaucoup de raison; mais, quelque sage que soit ce calcul, un mauvais coeur ne le fera jamais.-Maman, je vous promets de détester toujours cette ridicule ostentation...-avoir une maison bien distribuée, commode, élégante dans sa simplicité, des habits de bon goût, mais sans recherche ni magnificence, des loges aux spectacles qu'on aime le mieux, un excellent souper, voilà tout ce que les richesses peuvent procurer d'agrémens; les diamans, une vaisselle magnifique, des bijoux, de superbes ameublemens, etc. Ne sont absolument que des choses de pure ostentation,
toujours condamnables dans des particuliers, et véritablement indécentes et ridicules dans tous les gens qui, par leur naissance et leur état, sont si naturellement dispensés de toute espèce de représentation. Souvenez-vous donc toujours que le faste dérobe à l'humanité souffrante les secours qui lui sont dûs, et qu'on ne peut l'aimer sans avoir une âme commune et la vanité la plus puérile. Enfin, madame, maintenant Adèle jouit à-peu-près de l'état et des privilèges d'une nouvelle mariée; elle a une femme-de-chambre à elle, MissSara, que j'ai fait venir d'Angleterre, jeune personne de vingt-quatre ans, très-bien élevée, et qui ne sait pas un mot de françois; Adèle a une pension dont une femme mariée pourroit se contenter, et je ne suis plus chargée que de ses maîtres, et de ceux d'Hermine. J'ai expressément
exigé d'Adèle qu'elle ne laissât point faire de mémoire à sa femme-de-chambre; tous les soirs Miss Sara lui donne la petite note de la dépense du jour; Adèle la paye sur le champ, et au même moment elle écrit cet emploi d'argent sur un grand livre consacré à cet usage. Ce livre me sera communiqué tous les quinze jours, afin que je puisse juger si cette règle que j'ai prescrite a été exactement observée, et si la dépense faite est raisonnable. En outre, Adèle a un autre livre sur lequel elle fait écrire toutes les quittances des marchands qui la fournissent. Elle est toujours chargée de voir chaque matin le livre de la dépense de ma maison, et d'en arrêter le compte. Tous ces petits soins ne lui prennent pas plus d'un quart-d'heure par jour, et lui apprennent le prix de tous les comestibles, ainsi que celui de toutes les marchandises qu'on peut acheter: d'ailleurs, accoutumée à l'ordre dès l'enfance, ces soins ne lui paroissent point assujettissans, ils ne lui sont même pas étrangers en grande partie, elle se trouve seulement chargée d'un détail plus considérable; mais comme elle y a été conduite insensiblement et par degrés, elle n'en est point du tout embarrassée.
Adèle commence à paroître dans le monde; à seize ans, il est temps d'y débuter; elle soupe avec nous, elle vient dans le sallon une demi-heure avant le souper, et elle va se coucher en sortant de table, car il faut toujours se lever de bonne heure, ce qui durera tant qu'elle aura des maîtres, c'est-à-dire, deux ans encore. Je compte aussi la mener, à-peu-près tous les quinze jours, faire des visites avec moi; mais le plaisir le plus sensible que son âge puisse lui procurer, c'est celui de continuer le nouveau plan de lecture que nous avons commencé en Hollande, et d'aller assez souvent à la comédie françoise voir jouer tous les chef-d'oeuvres de nos auteurs dramatiques. Avant-hier, elle a vu jouer Phèdrequ'elle n'avoit point encore lue; il est impossible de dépeindre l'impression que cette pièce a faite sur elle, plaisir qui se renouvellera souvent et pendant bien long-temps.Imaginez, madame, quel doit être le bonheur d'une personne instruite, sensible et spirituelle, qui voit, dans le cours d'un hiver, les premières représentations de Cinna, des Horaces, de Rodogune, d'Athalie, d'Andromaque, de Zaïre, du Misantrope, du Tartuffe, des femmes savantes, etc. Etc. Et qui peut se dire au printemps:
ce plaisir si vif est loin d'être épuisé; je verrai encore bien d'autres premières représentations de pièces toutes aussi parfaites . Pour vous rendre compte, madame, de toutes mes occupations, nous avons commencé un cours de physique, nous sommes environ quinze personnes à le suivre, nous prenons deux leçons par semaine; ce cours durera deux mois; nous ferons ensuite, pendant le même temps, celui de chimie, et nous finirons par un cours d'histoire naturelle qui nous conduira au mois de mai; nous recommencerons l'hiver prochain ces trois mêmes cours; c'est la seule manière dont ils puissent être profitables, car il est impossible d'en retirer le moindre fruit en ne les faisant chacun qu'une fois.Adèle et Théodore ne sont point étrangers au cours d'histoire naturelle; ils ont déjà acquis, en s'amusant, quelques connoissances sur la minéralogie; ils connoissent assez bien les plantes et les coquilles; ils ont lû dans leur enfance, et savent par coeur le spectacle de la nature , et une histoire des insectes , en deux volumes, assez bien faite et très-curieuse; et, dans quatre mois, ils liront l'ouvrage immortel qu'il faut (même sans goût pour l'histoire naturelle) relire toute sa vie.
Ne croyez pas, je vous prie, madame, que mon projet soit de rendre Adèle savante ; vous connoissez ma manière de penser à cet égard, elle n'est point changée; je ne prétends que lui donner une connoissance très-superficielle de toutes ces choses, qui puisse servir quelquefois à son amusement, la mettre en état d'écouter sans ennui son père, son frère ou son mari, s'ils ont le goût de ces sciences, et la préserver d'une infinité de petits préjugés que donne nécessairement l'ignorance.
Le baron au vicomte. Puisque vous ne reviendrez de Gand que le mois prochain, je ne puis me dispenser, mon cher vicomte, de vous mander des nouvelles de nos enfans. Depuis quelque temps, je remarquois en Théodore un changement assez visible, il devenoit distrait, rêveur; tantôt ses regards se portoient sur la comtesse Anatolle, qui soupe très-souvent ici; tantôt il considéroit avec émotion la figure si charmante de l'aimable Constance; j'ai vu enfin qu'il étoit temps de parler. Un jour que nous avions dîné chez Madame DeLimours, et qu'il avoit entendu, pour la première fois, chanter Constance: je m'apperçois avec plaisir, lui dis-je, de l'impression que votre cousine fait sur vous. À ces motsThéodore rougit, et la surprise et la joie se peignirent sur son visage. Oui, mon fils, repris-je, Constance est parfaitement élevée, elle est charmante à tous égards, et tous mes desirs seroient remplis si elle devenoit un jour ma belle-fille. Je vous avoue, dit Théodore, que
j'ai soupçonné plus d'une fois que vous aviez formé ce dessein; mais comme vous ne m'en aviez jamais parlé, j'ai toujours rejeté cette pensée.-Vous étiez trop jeune pour être instruit d'un projet en l'air, et qui maintenant même n'a rien de certain encore.-Cependant les noeuds de parenté, et l'amitié qui vous unissent à M De Limours...-Sûrement ce mariage seroit fort sortable; mais il faut avant tout que vous le desiriez vivement...-Ah! Vous n'en doutez pas...-il faut aussi que le coeur de Constance n'y mette point d'obstacle, et que vous ayez mérité par votre conduite que ses parens vous choisissent de préférence à tant d'autres qui rechercheront cette alliance. Constance n'a que quatorze ans; on ne la mariera sûrement point avant qu'elle ait atteint sa dix-septième année; et si, jusqu'à ce temps, vous ne vous conduisiez pas de manière à justifier les espérances que l'on conçoit de vous, ou si vous paroissiez prendre un autre attachement, soyez bien sûr que M De Limours ne vous donneroit pas sa fille. Ah! Mon père, reprit Théodore, je serai toujours avec vous, je ne chercherai jamais à vous cacher mes plus secrettes pensées, je suivrai aveuglément tous vos conseils; puis-je avoir la crainte
de m'égarer un instant? ...-Non, sans doute, si vous persistez dans cette manière de penser...-Si j'y persisterai! Ô ciel, en douteriez-vous? Ne m'avez-vous pas appris deux importantes vérités: que la vertu seule peut assurer le bonheur de la vie, et qu'à mon âge on ne peut se passer d'un guide; quand la reconnoissance la mieux fondée, et la plus vive affection ne m'attacheroient pas inviolablement à vous, la raison et mon propre intérêt me feroient rechercher vos conseils et préférer votre société à toute autre. Pour vous consulter et vous obéir, il me suffiroit de connoître votre sagesse et vos lumières; jugez donc de l'empire absolu que vous avez sur moi, vous, en qui je trouve à la fois, un bienfaiteur, un père aussi tendre qu'éclairé, et l'ami le plus indulgent et le plus aimable! ... Théodore prononça ces paroles avec ce ton animé, cet air sensible et vrai, qui donnent tant de prix aux témoignages de son amitié: charmant enfant, comme il me récompense de tout ce que j'ai fait pour lui! ... Il m'a promis de ne jamais laisser connoître à Constancel'espoir qu'il a de l'épouser, et de n'en parler à personne, excepté à Madame D'Almane, et je suis bien certain qu'il tiendra fidèlement sa
parole. Depuis cet entretien, il regarde Constance avec un intérêt beaucoup plus vif, et il est infiniment moins frappé des charmes de la comtesse Anatolle. Cette dernière ne voit plus M De Saint-Phar; les uns disent qu'il n'y a jamais eu de véritable engagement ; les autres prétendent que M De Saint-Phar a sacrifié la comtesse Anatolle à Madame De R; quoi qu'il en soit, la comtesse Anatolle a perdu sa réputation, on lui fait d'autant moins de grâce, qu'elle est plus jolie et plus aimable; on la déchire cruellement, et elle est sûrement très à plaindre, s'il est vrai qu'elle n'ait en effet que de la coquetterie à se reprocher.
La baronne à Madame De Valmont. On a raison de dire, madame, qu'une mère est bien fière la première fois qu'on lui demande sa fille en mariage; je viens d'éprouver cette satisfaction. Le marquis d'Hernay, un jeune homme que j'ai vu en Italie, desire vivement épouser Adèle; il m'a fait pressentir à ce sujet il y a environ trois semaines; j'ai répondu très-vaguement, et j'en ai parlé à ma fille le même jour. Au seul mot d'établissement , avant que j'eusse nommé le marquis d'Hernay, elle a changé de visage. Eh quoi, maman, s'est-elle écriée, songeriez-vous déjà à me marier? ... Non pas dans ce moment, répondis-je, puisque vous avez une fortune honnête et un sort assuré, rien ne pourra me décider à vous marier que votre éducation ne soit entièrement finie; mais je pourrois dès-à-présent, si vous y consentiez, prendre des engagemens conditionnels; enfin, celui qui se propose... c'est le marquis d'Hernay...-m le marquis d'Hernay! ...-Un très-bon sujet, un homme
dont la fortune et la naissance... oh, maman, interrompit Adèle en souriant, eût-il encore une naissance plus distinguée, une fortune plus considérable... il est impossible que cet homme-là soit destiné à vous appeler maman... .-Mais, Adèle, vous êtes bien dénigrante...-je trouve qu'il me fait beaucoup d'honneur... mais j'avoue qu'il ne me paroît pas fait pour devoir prétendre à devenir votre fils... .-Et votre mari, convenez-en? ...-Maman, convenez vous-même que vous pensez comme moi? ...-Parlons raison: pourquoi avez-vous tant d'éloignement pour lui? ...-Maman, parce que vous le trouvez ridicule.-Je ne vous ai point dit cela.-Mais je l'ai vu, et toujours votre opinion décidera la mienne.-Eh bien, quand il seroit vrai qu'il fût ridicule , s'il est estimable?-Ma chère maman me trouvera un mari estimable, et qui ne sera point ridicule...-prenez garde, Adèle, de vous former des chimères et de pousser trop loin la délicatesse...-je ne le puis; je vous assure que depuis que j'existe, je n'ai jamais réfléchi à la tournure que je desirerois dans un mari; je sais que je n'aurois pas assez de lumières et d'expérience pour bien choisir moi-même, et que je
serois aussi insensée qu'ingrate, si je ne me reposois pas entièrement sur vous du soin de mon bonheur...-Ainsi donc, vous accepterez avec joie le mari que je vous proposerai sérieusement?-Oui, maman, n'en doutez pas, quel qu'il soit.-Je mérite cette confiance en effet, mais combien ce choix est important! Si vous saviez, ma fille, combien les hommes sont difficiles à connoître! ...-Des moeurs si différentes des nôtres, et puis sachant se contrefaire quand ils veulent! ... Comme Richardson a peint cela! Cet horribleLovelace! ... Quel hypocrite! Quel monstre...-Il est vrai qu'ils ne sont occupés qu'à nous tromper, à feindre des sentimens qu'ils n'éprouvent pas, afin de nous séduire, et de pouvoir s'en vanter après...-cela fait frémir! Mais comment une femme est-elle assez extravagante pour sacrifier à un homme son repos et sa réputation?-Voilà l'abîme où conduit une imagination déréglée: on se persuade qu'on a une passion invincible , on ne fait plus d'efforts pour y résister, l'on y cède, et l'on n'est désabusée qu'après avoir perdu l'honneur. Toute personne raisonnable, quelque sensible qu'elle puisse être, n'aura jamais de passion . Aussi avez-vous vu que Richardson
(qui sûrement connoissoit profondément le coeur humain) s'est bien gardé de faire Clarisse passionnée ; même, durant le temps qu'elle s'abuse sur Lovelace, elle n'a pour lui qu'un très-léger mouvement de préférence, et jamais un moment de l'amour . Elle a cependant le coeur le plus tendre, mais elle a des principes solides, une raison supérieure, une imagination sage, et par conséquent il est impossible qu'elle soit susceptible d'un sentiment qui ne peut remplir le coeur qu'après avoir tourné la tête, et dont la raison préservera toujours facilement une personne réfléchie et qui a de l'empire sur elle-même. D'après cette conversation, madame, il est inutile de vous dire que je n'ai point accepté l'offre de m le marquis d'Hernay; il a desiré une réponse positive, et depuis ce moment, il a cessé entièrement de venir chez moi.
Vous êtes curieuse de savoir, madame, quelle impression le monde fait sur Adèle: comme elle le voit avec toute sa raison, elle est singulièrement frappée des ridicules qu'elle y découvre. Je l'ai menée l'autre jour chez Madame De B, il y avoit beaucoup de monde, et nous y sommes restées assez long-temps; elle y a fait plusieurs
remarques qu'elle m'a communiquées quand nous nous sommes retrouvées seules. Peut-on être, m'a-t-elle dit, plus aimable que ne l'est Madame De B? Non sûrement, ai-je répondu, et vous trouverez bien peu de personnes qu'on puisse lui comparer; elle possède la vraie politesse, celle qui oblige toujours et ne fatigue jamais; elle a le mérite infiniment rare de bien parler, de s'exprimer avec élégance et pureté, sans qu'il soit possible de l'accuser un moment de pédanterie; on peut dire de sa conversation ce qu'on a dit de la manière d'écrire de Madame De Sévigné: qu'elle n'est jamais recherchée et jamais commune . Elle a tant de naturel, qu'on est plus charmé que surpris de ce qu'on lui entend dire de plus saillant; ce n'est que la réflexion qui peut faire sentir toute sa supériorité.-Avec quel feu vous faites son éloge, maman; elle n'est cependant pas votre amie? ...-Fût-elle mon ennemie, je la louerois de même; il est si doux de rendre hommage à la vérité!-Maman, comment se nomme cette jeune personne qui étoit assise à côté de Madame De B, qui avoit une cravate si bouffante, et tant de fleurs remuantes dans la tête? ...-Madame De *; comment la trouvez-vous?-Point
du tout jolie, et puis elle a des manières bien désagréables, une façon de tourner la tête à droite, à gauche, et à toute minute... en faisant des mines! ... Quel grouppe d'hommes elle avoit autour d'elle! ...-Dès qu'elle est dans une chambre, tous les hommes qui s'y trouvent viennent l'entourer ainsi.-À cause de toutes les mines qu'elle fait, je parie; en effet, cela est drôle à voir de près...-oui, voilà ce qu'on appelle de la coquetterie; voilà ce que méprisent les hommes, et ce qui les attire.-Maman, avez-vous remarqué quand Madame De B a fait l'éloge de Madame De C, avec quelle froideur Madame De * a répondu? ...-Oui, elle n'a pu dissimuler son chagrin, car l'envie est un vice que nul art ne sauroit cacher; vous en voyez la preuve, puisque vous, si jeune, si peu pénétrante encore, vous avez découvert dans l'instant que Madame De * étoit envieuse.-Et comment peut-on l'être?Comment du moins peut-on être insensible au plaisir si noble de paroître équitable? Vous voyez, madame, combien Adèle trouve la coquetterie ridicule, et l'envie révoltante. Si, depuis l'âge de huit ans, elle eût vu du monde chez moi, elle seroit accoutumée à toutes ces
choses, elle ne les remarqueroit pas, ou du moins elle n'en seroit pas choquée; et comment m'y prendrois-je alors pour l'en préserver elle-même? Au contraire, je n'ai pas besoin de lui dire à quel point le vice est haïssable; elle ouvre les yeux, le voit et le déteste.
Oui, madame, le chevalier De Valmont se conduit toujours aussi parfaitement que votre tendresse peut le desirer; ses liaisons ne sont pas étendues, parce qu'il a voulu les bien choisir; il s'est lié particulièrement cet hiver avec le marquis de *, ce jeune homme si distingué par ses vertus, ses talens et ses qualités brillantes, et dont la conduite a procuré à tous les pères de famille la satisfaction de pouvoir offrir à leurs fils un modèle digne d'être imité. Le chevalier De Valmont témoigne toujours à Théodore la plus vive amitié; ils ont l'un et l'autre les mêmes principes, les mêmes sentimens, ils sont faits pour s'aimer toute leur vie.
La baronne à Madame D'Ostalis. Eh bien, mon enfant, votre affaire avance-t'elle? M D'Ostalis espère-t-il réellement obtenir cette ambassade? ... Envoyez-moi un courier pour leoui , et même pour le non ; ce non vous feroit rester! ... Je souhaite, de préférence à tout, l'avancement de votre mari, et tout ce qui peut contribuer à sa gloire et augmenter sa fortune... mais je suis dans la situation la plus pénible, celle où les desirs du coeur se trouvent en contradiction avec les voeux formés par la raison! ... Moi, former le voeu de vous voir partir pour la *! Non, ne le croyez pas! ... Ah, ma fille! ... Combien je me reproche maintenant mon voyage d'Italie! Ces deux ans écoulés loin de vous, et que j'aurois pu passer avec vous! ... Enfin, n'en parlons plus, attendons l'événement avec résignation, et préparons-nous à le supporter avec courage. J'ai soupé hier chez Madame De Valcé pour la première fois de l'hiver; la vicomtesse l'a si positivement exigé, que je n'ai pu m'en défendre. Il y
avoit environ 40 personnes, et de la meilleure compagnie.
Nous avons vu Madame De Valcé fort mal accueillie dans la société, mais aujourd'hui elle a cent mille livres de rente, et tout le monde va chez elle avec empressement. Elle en est d'une fierté inconcevable, elle ignore apparemment qu'elle n'en a pas plus de considération réelle: les gens qui ont une excellente maison sont comme les rois, ils ne savent jamais ce qu'on dit d'eux; un bon souper fait faire souvent autant de faussetés et de bassesses que l'ambition en peut produire. Au reste, Duclos dit avec beaucoup de raison: les hommes ne peuvent juger que sur l'extérieur... etc. . Il est vrai aussi qu'à moins d'être aveuglé par un amour-propre démesuré, il suffit d'avoir un peu d'expérience pour savoir qu'on peut toujours, quand on le veut, attirer du monde chez soi, même sans donner à souper; il n'est pas nécessaire pour cela d'être aimable, il faut seulement le desirer, garder sa chambre, et ouvrir sa porte. Voilà ce qu'il n'est pas inutile d'apprendre à une
jeune personne pour la préserver de la vanité ridicule d'attacher un grand prix à des liaisons étendues. Cette fureur d'attirer tout Paris chez soi, occasionne une perte de temps qui n'est rachetée par aucun plaisir réel. Au milieu d'un semblable tourbillon, il est impossible de cultiver ses talens, d'orner son esprit de nouvelles connoissances, et de conserver le goût de l'étude et de l'occupation. Mon intention n'est pas assurément que ma fille vive dans la solitude, je veux bien qu'elle se trouve quelquefois avec soixante personnes, pourvu qu'elle ne les rassemble pas chez elle. Je desire enfin qu'elle ne reçoive que ses amis et les gens qui lui paroîtront vraiment aimables, et alors elle n'aura jamais quarante personnes à souper. Au reste, M et Madame De Valcé se ruinent, c'est acheter bien cher la gloire d'être cité pour avoir une des meilleures maisons de Paris. Adieu, ma chère fille; je ne vous presserai point de m'écrire; vous devez juger, par ma tendresse pour vous, de l'impatience avec laquelle j'attends de vos nouvelles.
La baronne à Madame De Valmont. M D'Ostalis est nommé ambassadeur en *, il partira dans deux mois, et sa femme le suivra. Loin d'exiger ce sacrifice, il a pressé MadameD'Ostalis de rester en France, mais sans doute il étoit bien sûr qu'elle n'écouteroit que son devoir! ... Oui, tel est le devoir d'une femme! Pour suivre son mari, il faut qu'elle abandonne, sans balancer, ses amis, sa famille, sa mère! ... Adèle peut-être un jour fera ces mêmes sacrifices! ... Cette cruelle idée me ravit ma seule consolation... MadameD'Ostalis m'arrache le coeur quand elle me dit: Adèle vous reste! ... . Hélas, qui me répondra qu'elle me restera toujours! Quel triste été je vais passer! M D'Almane et Théodorepartent dans six semaines, et moi... quinze jours après, j'irai m'établir à S *, cette petite terre que nous avons à six lieues de Paris, j'y resterai jusqu'à la st Martin. Adieu, madame; plaignez-moi... vous savez mieux qu'une autre tout ce que je dois souffrir en ce moment.
La même à la même. Ah sans doute, madame, l'intérêt de ce qui nous est cher peut nous faire supporter avec courage les privations les plus cruelles! N'ai-je pas fait moi-même toutes les démarches qui pouvoient, dans cette occasion, être utiles à M D'Ostalis? ... Eh, si l'on me prouvoit qu'Adèle, à deux mille lieues de moi, dût trouver le bonheur, croyez-vous que j'hésitasse un moment à me séparer d'elle? Je ne lui sacrifierois même pas alors toute ma félicité; en assurant la sienne, je ne pourrois me croire malheureuse.
Oui, madame, je ne recevrai ici que mes amis particuliers; j'ai amené avec moi un peintre en miniature, le seul maître dont Adèle ait besoin à présent, car je puis suppléer tous les autres. M Leblanc, un homme-d'affaires de M D'Almane, passera aussi avec nous six mois, et il donnera à ma fille quelques connoissances générales sur les affaires dont une femme peut se trouver chargée, ainsi que le recommande le plus
sage comme le meilleur des instituteurs." Il seroit bon, dit M De Fénelon,... etc." Nous avons tous les matins une conversation de trois-quarts d'heure, avec M Leblanc, sur cette matière. L'après-midi, Adèle écrit ce qu'elle a pu retenir: le lendemain, M Leblanc rectifie son extrait, et ajoute à la marge les omissions importantes. Adèle gardera ces cahiers pour ne jamais oublier les choses qu'ils contiennent; il suffira qu'elle les relise seulement tous les trois mois. Je ne la fais point écrire à la leçon, parce qu'elle n'écouteroit pas avec autant d'attention, si elle n'étoit pas obligée de rendre compte de l'entretien quatre ou cinq heures après, et je ne lui fais pas donner des cahiers par son maître, parce que l'explication la plus claire, et qu'on n'oublie jamais, est toujours celle qu'on fait soi-même.
Adèle trouve que la campagne où nous sommes ne vaut pas notre habitation en Languedoc; elle est aussi surprise qu'attendrie en découvrant la misère affreuse des paysans des environs de cette petite terre. Quoi! Tant d'infortunés, me dit-elle, si près de Paris, si près de cette multitude de gens riches! ...-Devez-vous vous en étonner, lui dis-je, quand cette misère existe à Paris même? Ce n'est pas où règnent le faste et l'ostentation que vous trouverez de la bienfaisance dans les riches, et de l'aisance parmi le peuple. Le luxe, dit-on, soutient les manufactures, fait vivre une multitude d'ouvriers; oui, quand il est modéré; mais quand il est excessif, il ruine également les particuliers et les ouvriers. Les premiers alors ne payent point, les derniers meurent de faim, et les marchands font banqueroute. Enfin, comment voulez-vous, lorsqu'on a cinquante mille livres de rentes, et qu'on en dépense quatre-vingt, qu'on puisse faire de bonnes actions? ...-Maman, moi qui ne ferai point de dettes, et qui me trouverai toujours de l'argent de reste, je voudrois que vous eussiez la bonté de me guider dans l'emploi de la somme que je destine aux pauvres...-et quelle est
cette somme? ...-Cinq cens francs par an de fixe , et mon frère donnera autant, ce qui fait mille francs; mais nous desirerions consacrer cet argent à un objet déterminé, et qui ne changeât pas tous les ans.-Je vous promets d'y penser, ai-je répondu, et même de vous seconder dans ce projet.-Maman, reprit Adèle, ne pourrions-nous pas former une petite association avec quelques personnes? ...-Cela est possible; mais il ne faut jamais faire des propositions de ce genre qu'à ses amis particuliers.-Vous n'approuvez donc pas ces quêtes que l'on fait quelquefois dans la société? ...-Nullement. Donnons autant que nous pouvons, c'est tout ce que la religion et l'humanité nous prescrivent. Elles ne nous ordonnent point de demander l'aumône pour la faire. Pour moi, j'aimerois mille fois mieux vendre un de mes meubles pour soulager l'infortuné qui m'implore, que de me résoudre à demander de l'argent à trente personnes que je ne connoîtrois point, et qui me le donneroient avec autant de regret que de mauvaise grâce. Moi-même, je ne me suis jamais soumise à cette contribution que par politesse. Suis-je sûre que l'objet de la charité soit réellement digne de ma
compassion? Je ne le connois point. J'ai mes pauvres que j'affectionne; cet argent qu'on m'oblige à donner leur appartient: la dame quêteuse le leur ravit, et m'ôte à moi le mérite et le plaisir si doux de le donner; elle jouira seule aussi de la petite portion de reconnoissance qui m'est dûe; ainsi j'aurois bien le droit de lui dire, si j'étois moins polie: refusez-vous une ou deux fantaisies, et vous completterez la somme que vous desirez, d'une manière infiniment plus noble, et beaucoup plus méritoire. Il seroit possible que ce discours fît peu d'impression, car je conçois bien qu'il est plus facile en général d'être indiscrète et importune, que charitable et bienfaisante.-Cependant, maman, je vous ai entendu louer souvent Madame De * sur sa bienfaisance, et c'est une dame quêteuse .-Si la bienfaisance de toutes les dames quêteuses étoit aussi vraie et aussi universellement reconnue, je ne condamnerois plus cet usage; il me paroîtroit respectable, quoique, même alors, je fusse encore décidée à ne point l'adopter. Je vous le répète, revenons toujours à nos premiers principes, et ne nous en écartons jamais. Avant tout, il faut être strictement juste ; et ce n'est pas l'être que d'abuser
des égards et de la politesse des gens qu'on rencontre, pour en obtenir de l'argent qu'ils donnent à regret. Ainsi, cette seule raison m'inspireroit de l'aversion pour les quêtes de société . Le jour même de cette conversation, j'ai parlé à Madame De Limours et à Madame De S qui sont ici, du projet d'Adèle, et il est décidé qu'en effet nous nous associerons avec quelques autres personnes encore, pour former un petit établissement à deux lieues de Paris, afin que chaque associé puisse y présider tour-à-tour. Nos calculs ne sont point encore faits; nous sommes seulement déterminés à former une école de six jeunes filles bien pauvres, que nous choisirons d'une bonne santé, d'une figure agréable, et toutes âgées de dix ans, et auxquelles nous ferons apprendre à lire, à écrire, à compter, et à travailler en linge. Nous louerons une petite maison pour elles, et nous les y établirons avec une bonne ouvrière, et un homme, qui sera à la fois l'éconôme de la maison, et maître d'école des jeunes filles: nous leur donnerons en outre une cuisinière et une servante. Nous prévoyons que cet établissement coûtera, par impossible, six mille francs par an. Notre projet est de ne garder ces jeunes filles
que sept ans; les deux dernières années elles travailleront à leur profit; elles auront pour pratiques les associés et les amis des associés; ainsi elles sortiront à dix-sept ans de l'école, avec une petite somme d'argent, sachant bien travailler, lire, écrire, compter, etc. Un associé sera le maître de donner un talent de plus à celle des jeunes filles qu'il aimera le mieux, comme de lui faire apprendre à broder, à coëffer, faire de la tapisserie, etc. Ces jeunes filles ayant reçu une excellente éducation pour leur état, seront très-faciles à placer, soit à Paris, soit en province, d'autant plus qu'elles auront pour protecteurs tous les associés. Le jour où elles quitteront l'école, elles seront toutes remplacées par six autres jeunes filles de dix ans; celles-ci passeront à l'école le même temps, et seront remplacées de même le jour de leur sortie, succession qui durera tant que vivront les associés, qui se lieront entre-eux par des engagemens respectifs, renouvelés tous les sept ans. Adèle est chargée de faire les réglemens de l'école, et l'instruction chrétienne et morale à l'usage des jeunes filles; les associés seront les censeurs de cet ouvrage, et y feront les corrections qu'ils jugeront nécessaires. Vous, madame,
qui trouvez tant de plaisir à faire le bien, vous imaginerez facilement combien ce projet nous occupe; nous ne parlons plus d'autre chose, et Adèle a déjà fait une partie de l'instruction destinée aux jeunes filles.
Je reçois fort exactement des nouvelles du chevalier De Valmont par mon fils, qui sent bien vivement le plaisir de se trouver cette année dans la même garnison; et l'éloge du chevalier occupe toujours une grande page de chaque lettre que je reçois de Théodore.
La même à la même. De Saint *.
J'ai fait connoissance, madame, avec une personne que vous avez beaucoup vue autrefois à Narbonne pendant un hiver que vous y avez passé: c'est m le comte de Retel. Il me procure le plaisir de parler de vous, madame; ce qui me suffiroit pour le trouver aimable: il a d'ailleurs autant d'esprit que d'instruction, un peu de causticité et de singularité, mais une excellente réputation et un air de franchise qui me convient beaucoup. Il a une maison charmante à trois-quarts de lieue de la mienne, il nous a donné la permission d'aller nous promener dans son jardin, et c'est-là que s'est formée notre liaison. Il ajoute peu de foi à l'instruction et aux talens des femmes; il a souri en voyant dans mon cabinet le plan de mon jardin levé par Adèle, ainsi que des paysages, des fleurs et des miniatures de son ouvrage. Je me suis doutée qu'il avoit été plus d'une fois attrapé dans ce genre, et que l'expérience l'avoit
rendu incrédule." À Paris, le riche sait tout, dit Rousseau;... etc." Pour moi, je dirai au contraire que je connois à ceci deux exceptions , Madame D'Ostalis et Adèle; ainsi, je puis croire qu'il y en peut avoir davantage , quoique je n'en aie pas la certitude, car je n'ai jamais vu d'autres amatrices dessiner des vûes d'après nature, et faire des portraits ressemblans et corrects. Mais enfin, M De Retel a vu dessiner Adèle dans un jardin; il l'a vue peindre d'après nature, il a suivi toutes les séances, et il est bien sûr à présent qu'il n'y a pas desupercherie . Cette découverte l'a fait passer subitement d'une extrêmité à l'autre, car Adèle maintenant n'a point d'admirateur plus sincère. L'autre jour nous avons joué par hasard (car ces
jeux d'esprit sont peu de mon goût) à ce jeu, où chacun est obligé d'écrire un vers tour-à-tour. La plus jolie écriture du monde a fait reconnoître tous ceux qui étoient d'Adèle. MDe Retel, après avoir loué l'écriture, a examiné les vers avec attention. Comment donc, s'est-il écrié, non-seulement pas une faute d'orthographe, mais pas une faute de vérsification! ... Ainsi donc, mademoiselle, a-t-il ajouté d'un ton un peu moqueur, vous avez appris à faire des vers; et par conséquent nous pouvons nous flatter de l'espérance de voir un jour de vos productions . Il est vrai, répondit Adèle, que maman, pour me mettre en état de mieux sentir la mesure des vers, m'en a fait faire quelquefois, mais elle a su m'apprendre en même-temps à quel point ce talent, lorsqu'il n'est pas supérieur, peut rendre une femme ridicule... eh bien, mademoiselle, interrompit M De Retel, pourquoi n'auriez-vous pas l'espoir d'égaler un jour les femmes qui se sont distinguées dans ce genre? ... Parce que l'amour-propre, reprit Adèle, ne peut m'empêcher de connoître que tous les vers que j'ai faits ne valent rien. Le papier que je tiens, dit M De Retel, prouve que la modestie seule vous abuse. Voilà de
la galanterie, dis-je à mon tour, mais Adèle sait bien qu'avec beaucoup de peine, elle ne pourroit parvenir qu'à faire des vers très-médiocres; alors il vaut mieux écrire en prose.Le nom de Madame De Sévigné est immortel, et très-peu de personnes savent que Mademoiselle Barbier ait existé, quoiqu'elle ne soit morte qu'en 1742, et qu'elle ait fait plusieurs opéras et beaucoup de tragédies qui eurent du succès dans le temps. Pourquoi cela? C'est que les tragédies de Mademoiselle Barbier sont médiocres, et que les lettres de Madame De Sévigné ont le degré de perfection dont ce genre d'écrire est susceptible. C'est qu'enfin il y auroit plus de mérite et de gloire à faire une chanson parfaite, qu'un mauvais poëme épique; quatre vers ont fait passer à la postérité M De Saint-Aulaire, et Chapelain seroit oublié depuis long-temps, si quelques auteurs célèbres n'eussent pris la peine de le critiquer. Ainsi, puisque Adèle écrit bien une lettre, et qu'elle fait mal des vers, je lui conseille de s'en tenir toujours à la prose. Mais, dit Madame De Limours, si, née avec de l'esprit, et élevée avec autant de soin, elle veut
par la suite se distinguer, devenir auteur , par exemple, l'en détourneriez-vous?-Non, parce que si je n'ai pas encore la certitude qu'elle puisse faire un jour un excellent ouvrage , je suis sûre du moins qu'elle n'en feroit pas un mauvais, quand son esprit sera entièrement formé.-Mais vous dites qu'un excellent ouvrage peut seul passer à la postérité? ...-Oui, un ouvrage de pur agrément; mais un ouvrage qui auroit un but moral, pourroit se passer de génie et de supériorité, pourvu qu'il fût purement écrit. L'auteur qui ne veut que briller n'a nul droit à l'indulgence; s'il ne plaît pas, il a tort, et n'est plus bon à rien, mais je pardonne de grands défauts et de la médiocrité à celui qui m'instruit et m'éclaire; je ne pourrois sans ingratitude le juger avec sévérité; son livre, fût-il dénué de tout agrément, fût-il même ennuyeux, s'il est utile, mérite de l'estime, et sera toujours lû. C'est ainsi que plusieurs ouvrages de sciences, faits sans génie, et quelques ouvrages de morale médiocrement écrits, sont parvenus à la postérité, uniquement parce qu'ils sont utiles; et voilà pourquoi je détournerai toujours une jeune personne de la manie des vers: on ne peut rien faire de véritablement
utile dans ce genre, qui, par conséquent, exige nécessairement des talens supérieurs; ainsi, il est beaucoup plus sensé de choisir celui dans lequel on est sûr de se distinguer avec seulement de l'instruction et du bon sens, et qui peut, si l'on a du génie, élever au rang glorieux de ces grands écrivains, également dignes de l'admiration des hommes par leurs talens sublimes et par l'usage qu'ils en ont fait.
Cette dissertation a détruit la crainte qu'éprouvoit M De Retel, qu'Adèle ne fît des vers avec prétention. Madame De Limours est persuadée qu'il finira par devenir amoureux d'Adèle; cet établissement seroit fort au-dessus des espérances
que je dois naturellement concevoir pour ma fille; cependant il ne me tente point. M De Retel a cent mille livres de rentes et un très-beau nom, mais il a trente-sept ans, et un personnel qui peut déplaire à une jeune personne: si la laideur n'est pas absolument révoltante à des yeux indifférens, il seroit très possible qu'elle l'empêchât d'être aimé de sa femme. Je suis loin de desirer qu'Adèle ait de la passion pour son mari, mais je veux qu'elle puisse l'aimer, et que par conséquent il n'ait rien de désagréable. Je n'ignore pas que cette considération n'est en général d'aucun poids, et qu'avec de la naissance et de la fortune, un homme est rarement refusé pour sa figure, quelque choquante qu'elle puisse être; moi, j'ai des principes différens, et quand le bonheur de ma fille me seroit moins cher, la religion seule m'empêcheroit encore de la sacrifier à l'ambition, et de lui donner un mari qui pourroit inspirer du dégoût; et même si, de son propre mouvement, elle faisoit un choix semblable, je m'y opposerois à moins qu'elle n'eût vingt-cinq ans; je m'y croirois obligée, car je n'attribuerois qu'à son innocence cette prétendue preuve de raison.
Le baron au vicomte. De Strasbourg. Il faut absolument, mon cher vicomte, changer quelque chose à notre plan; ou, pour mieux dire, remédier aux inconvéniens causés par l'indiscrétion de Madame De Limours. Théodore me parle avec plaisir de Constance, mais il est trop sûr qu'il aura le bonheur de vous appartenir, pour s'occuper vivement de cette idée; il y compte, c'en est assez pour n'y plus réfléchir. J'essayerois envain d'affoiblir ses espérances, les derniers adieux de Madame De Limours sont trop présens à sa pensée! ... Cependant la comtesse Anatolle vient d'arriver ici, (car vous savez que la grand'mère de son mari habite Strasbourg); chaque jour elle est l'objet d'une fête nouvelle, elle distingue Théodore, et Théodore la retrouvera cet hiver à Paris... tout ceci m'inquiète; après beaucoup de réflexions là-dessus, je crois que nous n'avons d'autre parti à prendre que celui de nous brouiller vous et moi, non pas ouvertement, car il ne
faut pas négliger entièrement les vraisemblances; l'affaire de Désormeaux peut nous servir de prétexte; nous nous sommes trouvés en concurrence de sollicitations, je viens de l'emporter; vous prenez de l'humeur, vous m'écrivez une lettre très-sèche , je la montre à Théodore; d'un autre côté, vous vous plaindrez de moi à la vicomtesse; de retour àParis, nous retrouverons cette dernière inquiète, alarmée: voilà tout ce que je desire, je me charge du reste. Adieu, mon cher vicomte; en attendant que nous soyons brouillés , croyez qu'il n'y a rien au monde qui pût affoiblir mon amitié pour vous.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Saint *.
Oui, ma chère fille, depuis que vous êtes à *, j'ai reçu deux lettres du comte de Roseville, car il est vrai que je desirois avoir de vos nouvelles de plus d'une manière . Il répond avec détail à toutes mes questions sur vous et vos enfans; il me mande que non-seulement vous êtes belle comme le jour , mais que vous n'avez l'air ni triste ni abattu , et qu'en arrivant, vous n'étiez pas fatiguée le moins du monde de votre long voyage; enfin, sa relation est entièrement conforme à la vôtre, et cette confirmation m'étoit bien nécessaire. Je ne doute point de votre raison, je compte sur vos promesses; mais vous savez qu'il n'est point d'inconséquences et de craintes chimériques qu'une tendresse véritable ne doive faire excuser. Enfin, ma chère fille, le comte de Retel a justifié la prédiction de Madame De Limours. Voici la copie de la lettre que j'ai reçue de lui hier au soir: "vous savez, madame, que pour être en
état de parler d'une affaire importante, il faut avoir toute sa raison, la tête froide et le coeur libre ; je suis encore dans cette situation, mais je n'ai pas un moment à perdre si je veux en profiter. Depuis près de six mois que j'ai l'avantage de vous connoître, je suis devenu beaucoup moins incrédule; par exemple, je ne croyois pas que l'éducation d'une jeune personne pût contribuer à son établissement; il est vrai que je n'avois guères vu jusqu'ici d'éducations qui méritassent d'être comptées pour quelque chose. Mais à présent je conçois qu'on puisse avoir la tête tournée par une personne qui réuniroit à des talens enchanteurs, à l'esprit le plus orné, une figure charmante et le caractère le plus aimable; une personne semblable pourroit séduire également les gens frivoles et les sages; en se montrant, elle attireroit tous les coeurs, elle les fixeroit en se faisant connoître. Pourquoi, lorsqu'on veut se marier, ne demande-t-on que de l'argent ? C'est qu'on demanderoit presque toujours envain une éducation distinguée; nous ne desirons point les choses qui nous paroissent chimériques, et souvent l'on ne cherche qu'une
femme riche, parce qu'on désespère d'en trouver une à la fois jolie, aimable, instruite et spirituelle. Enfin, madame, j'ai trente-sept ans, et Mademoiselle D'Almane (car il faut bien trancher le mot) n'en a que dix-sept. Elle est charmante à tous égards, et je ne pourrois faire valoir en ma faveur que le desir que j'aurois de la rendre heureuse, et mon attachement pour vous, madame... je n'ignore pas que vous ne croirez son éducation finie que lorsqu'elle aura dix-huit ans et demi; j'admire trop votre ouvrage, madame, pour ne pas desirer vivement que rien ne puisse manquer à sa perfection. Si vous aviez d'autres vûes, je n'ai pas le droit de vous demander votre secret, mais j'ai celui d'attendre d'un caractère tel que le vôtre, une franchise qui puisse me préserver du malheur de nourrir des espérances chimériques. Je vous le répète, Madame, je ne suis point encore amoureux;mais si votre réponse ne m'est pas favorable, dépêchez-vous de me l'envoyer, et de m'ôter tout espoir." Après avoir lû cette lettre, je fis appeler Adèle, et je la lui montrai. Que pensez-vous de cette nouvelle proposition, lui dis-je?-Mais, répondit
Adèle, j'épouserois M De Retel sans chagrin...-Sans chagrin! Ce n'est point assez.-Je ne pense pas que je puisse jamais me marier avec joie, mon état est si heureux! ...-M DeRetel est un honnête-homme, il a de l'esprit; en demandant votre main, il prouve qu'il vous aime, puisqu'il a cent mille livres de rentes, un beau nom, et qu'il est titré.-L'ambition et la vanité ne décideront jamais un choix fait par votre fille, votre élève! ... Cependant je sentirois peut-être mieux qu'une autre personne de mon âge le prix d'une fortune considérable: vous m'avez appris combien les richesses peuvent ajouter au bonheur, quand on en sait faire un digne emploi; mais j'avoue que j'éprouverois une sorte de répugnance à m'unir à un homme pour lequel je ne serois qu'un mauvais parti, sur-tout si, comme M De Retel, il étoit absolument dépourvu de tout agrément extérieur, car je craindrois qu'il pût me soupçonner d'avoir moins consulté la raison et l'estime, que l'intérêt et l'ambition. J'entends, dis-je en souriant, vous aimeriez mieux que M De Retel eût une figure agréable, et quelques années de moins: on peut concevoir cette délicatesse. Plaisanterie à part, reprit Adèle, si M De Retel,
tel qu'il est, n'avoit qu'une fortune assortie à la mienne, et que vous m'assurassiez, maman, qu'il possède en effet toutes les bonnes qualités qu'il paroît avoir, je me déciderois à l'épouser sans aucune peine, et je suis très-sûre que je serois heureuse avec lui, car alors le motif qui me le feroit choisir ne pourroit être douteux: en le préférant à un jeune-homme, je prouverois une raison supérieure à mon âge, je mériterois son affection et l'estime du public.-J'approuve, ma chère Adèle, cette manière de penser, elle est entièrement conforme à la mienne, et je vais remercier M De Retel.-J'en suis bien-aise, maman, je vous l'avoue; cependant, je vous le répète, ne croyez pas que ce soit l'âge deM De Retel qui me donne de l'éloignement pour lui, je sais très-bien qu'un homme n'est point vieux à trente-sept ans; il me semble même que je serois flattée d'avoir un mari qui eût de l'expérience et de la considération; je n'ai fait encore qu'entrevoir le monde, mais j'ai déjà vu combien tous les jeunes gens rendent leurs femmes malheureuses; le comteAnatolle, par exemple, et tant d'autres! ... Je vous proteste, maman, que j'aimerois beaucoup mieux épouser un homme de trente-sept
ans qui seroit aimable, qu'un jeune homme de vingt-trois ans.
À peine Adèle eut-elle prononcé ces mots de vingt-trois ans , qu'elle rougit à l'excès, comme si elle eût nommé le chevalier De Valmont; c'étoit en effet la même chose, car c'étoit bien-là sa pensée. Je fus charmée qu'elle me fournit elle-même un prétexte naturel de lui parler du chevalier De Valmont; je me gardai bien d'augmenter son embarras en paroissant attacher de l'importance à la naïveté qui venoit de lui échapper. En vérité, dis-je en riant, il y a bien là de quoi rougir; parce que vous pensez au seul jeune homme à marier que vous connoissiez, pouvez-vous craindre de ma part une ridicule interprétation?-Ah, maman, reprit Adèle en m'embrassant avec un reste d'émotion, je ne craindrai jamais que vous lisiez au fond de mon âme.-J'en suis bien certaine, et croyez que tous vos sentimens me sont parfaitement connus.-Eh bien, maman, je me flatte que je n'en ai point que vous puissiez désapprouver? L'air d'inquiétude d'Adèle, en disant ces paroles, et l'ingénuité de la question même, me firent sourire. Quoi donc, repris-je, n'en êtes-vous pas sûre? ...-Mais je vous crois mieux que moi-même.-Soyez donc
tranquille, car vous êtes parfaitement raisonnable.-Je le pensois en effet...-le chevalier De Valmont est le fils d'une personne que vous aimez depuis votre enfance; il est l'ami de votre frère, il a beaucoup d'agrémens, il annonce des vertus, il doit vous inspirer plus d'intérêt qu'aucun autre jeune homme de son âge; mais vous m'avez entendu dire souvent que Madame D'Olcy, sa tante, avoit depuis long-temps des vûes pour son établissement; et d'ailleurs, vous savez bien vous-même que vous pouvez prétendre à un mariage infiniment plus avantageux; vous savez mieux encore qu'il ne vous est pas permis de disposer de votre coeur, et que nous sommes toujours maîtres d'en régler tous les mouvemens.-Aussi, maman, soyez bien sûre que je n'ai jamais pensé deux minutes de suite à la personne dont vous parlez; il est vrai qu'il m'intéresse plus qu'aucun autre jeune homme ; mais quoique je l'aie vu souvent, il est trop jeune pour que j'aie jamais pu m'entretenir avec lui; je ne puis juger ni de son esprit ni de son caractère, je connois beaucoup mieux M De Retel que lui: ainsi, à moins que je n'eusse la tête absolument tournée par de mauvais romans où l'on voit tant d'exemples de ces prétendues
passions invincibles qui naissent subitement à la première vûe , comment pourrois-je seulement me persuader que ce que j'éprouve pour lui soit un véritable mouvement de préférence? Mon frère l'aime beaucoup, mais il sait combien il seroit peu convenable qu'il m'entretînt d'un jeune homme de cet âge; et de sa vie il ne m'a prononcé son nom. Je n'entends jamais parler de lui, j'ignore absolument quelle est au fond sa conduite, j'en ai vaguement bonne opinion, puisque mon père souffre sa liaison avec mon frère, mais je ne puis savoir s'il n'a pas quelque attachement particulier, ou quelque défaut essentiel dans le caractère; en un mot, je lui trouve une figure agréable; il me paroît simple, poli, réservé, c'en est assez pour inspirer de la bienveillance, et non pour faire naître l'amitié. Voilà comme on pensera toujours, repris-je, quand on n'aura pas une imagination exaltée, enfin, quand on possédera la raison, l'esprit et la pureté de coeur de Clarisse , de Miss Biron ou d'Adèle . Je vois avec plaisir que vous avez la tête trop bonne et trop froide pour vous exagérer à vous-même vos propres sentimens, illusion qui a perdu tant de jeunes personnes; cependant il suffit que vous ayez démêlé au fond
de votre âme cette préférence dont vous venez de parler, pour éviter avec soin l'objet qui l'a fait naître, et pour écarter de votre imagination tout ce qui pourroit vous en rappeler le souvenir. C'est un devoir que la modestie et la prudence vous imposent également. Il est bon de vous accoutumer déjà à le remplir avec scrupule, ce devoir, indispensable dès-à-présent, et qui, par la suite, deviendra sacré quand vous serez mariée. Par exemple, votre mari sera sûrement un honnête-homme, puisque je vous le choisirai; mais je m'attacherai trop aux qualités essentielles, pour vous pouvoir répondre qu'il ait beaucoup d'agrémens; ainsi, il sera possible que vous rencontriez quelques personnes plus aimables, alors le plus léger mouvement de préférence ne vous seroit pas permis, et aussi-tôt que vous l'éprouveriez, il faudroit le combattre et l'anéantir, effort qui ne sera jamais pénible pour vous. Au reste, il est bien rare qu'une personne parfaitement honnête ne soit pas à l'abri de ces petites surprises, quelque légères et quelque passagères qu'elles puissent être. Le devoir, l'habitude, l'estime et la reconnoissance forment les vrais attachemens; ainsi, l'époux que je vous donnerai vous deviendra sûrement trop
cher, pour que vous puissiez seulement apprécier dans les autres les agrémens qu'il n'auroit pas. Vous savez bien que le chevalier De Valmont n'est pas, à la rigueur, un parti sortable pour vous; cependant il est libre, vous n'êtes point mariée; ainsi cette sorte de préférence qu'il vous inspire ne m'étonne pas; mais si demain je vous déclarois que mon choix est fait, si je vous présentois l'homme qui sera votre mari, je suis certaine que, dès cet instant, le chevalier De Valmont seroit absolument banni de votre souvenir. Oh oui, maman, s'écria Adèle, n'en doutez pas, tout naturellement je n'y penserois plus. Au reste, je n'y pense guère dès-à-présent, mais je sens combien tout ce que vous venez de dire est juste et raisonnable, et je vous promets d'anéantir entièrement ce petit mouvement de bienveillance . Quand il seroit plus vif, je le pourrois encore sans peine, j'ai des occupations qui me plaisent tant! ... Des objets qui me sont si chers! ... Seulement ma petite Hermine suffiroit pour me distraire d'un sentiment mille fois plus sérieux.-Ah! Je n'en doute pas.-Nous allons retourner à Paris, il va revenir de Strasbourg, quelle doit être ma conduite?-Je le prierai à souper plus rarement,
et toujours avec beaucoup de monde; ces jours-là j'aurai soin d'avoir Madame De Limours qui ne se met point à table, vous resterez avec elle dans le sallon, et quand nous y rentrerons, vous irez vous coucher. Du reste, n'y pensez jamais, et ne m'en parlez plus, car cette espèce de conversation est désormais inutile, puisque celle-ci ne peut me laisser la plus légère inquiétude. À ces mots, j'embrassai Adèle, et je changeai d'entretien. Vous pouvez juger par ce détail, ma chère fille, si je dois être contente de la tête et de la raison d'Adèle . Elle est cependant dans la situation la plus dangereuse où puisse se trouver une jeune personne; elle connoît depuis son enfance un jeune homme charmant, l'ami de son frère, et le fils d'une femme avec laquelle je suis intimement liée; elle sait d'ailleurs que si elle ne faisoit pas un mariage brillant en épousant le chevalier De Valmont, du moins elle n'en feroit pas un qu'on pût blâmer; enfin, elle est naturellement d'une extrême sensibilité, et cependant elle n'a point de passion ! C'est précisément parce qu'elle est véritablement sensible, parce que son coeur est rempli des plus doux sentimens. Le besoin d'aimer ne la tourmente pas, puisqu'il est
satisfait; elle ne passe point les nuits à lire Zaïde, la princesse de Clèves, le siège de Calais, Cleveland, etc. Elle a lû ces romans à treize ans, et avec moi; elle pourroit les relire à présent sans danger, la première impression est faite; elle ne verra jamais dans des écrits semblables que le délire d'une imagination exaltée; elle lit Clarisse, Pamela, Grandisson , elle y voit combien l'amour a peu de pouvoir sur le coeur d'une femme raisonnable; elle doit se dire: ces trois ouvrages sont universellement regardés comme ce qu'il y a de plus beau dans ce genre, ils n'ont rien perdu de leur réputation, ils offrent donc une fidelle peinture du coeur humain, car quel mérite peut exister sans la vérité? Si les héroïnes deRichardson ne sont pas des êtres imaginaires, si cette angélique et sublime Clarisse, cette vertueuse Pamela, n'ont pas des caractères forcés, si elles sont également touchantes et intéressantes, ces romans sont des chef-d'oeuvres; alors il faut mépriser tous les autres; il faut croire nécessairement que c'est au déréglement de l'imagination, et non à la sensibilité de l'âme que l'amour doit sa plus grande force, et qu'une femme modeste, raisonnable et vertueuse sera toujours à l'abri des emportemens
de cette passion, même quand elle pourroit s'y livrer légitimement. Bon soir, ma chère fille; le courier ne part que lundi, Adèle m'apportera demain sa depêche pour vous, et je vous écrirai encore dans sa lettre.
Madame D'Ostalis à la baronne. Je puis à présent, ma chère tante, vous donner tous les détails que vous desirez sur ce pays-ci; tout ce qu'on vous a dit du jeune prince, élève du comte de Roseville, est encore au-dessous des éloges qu'il mérite: il est impossible d'être plus poli, plus aimable, et d'avoir plus de dignité; il m'a rappelé cette définition deLabruyere: "la fausse grandeur est farouche et inaccessible; ... etc." Le prince a autant d'instruction que de grâces, et il est également simple, bon, naturel et spirituel.
Il a sans effort cette variété de tons qui montre à la fois une excellente éducation, de l'esprit et de la délicatesse; il ne parle point à un vieillard du ton et avec l'air dont il parleroit à un jeune homme; s'il adresse la parole à une femme, c'est toujours avec cette espèce de son de voix bas et radouci qui donne aux complimens les plus communs l'expression de la déférence et du respect. Il s'exprime d'une manière simple, mais correcte; tout ce qu'il dit paroît obligeant, parce qu'il écoute les réponses qu'on lui fait, et qu'il n'interroge jamais avec distraction. Il a le sourire le plus aimable, il ne le prodigue pas, mais il a toujours l'air ouvert et serein, et je ne connois point de regard qui exprime mieux que le sien la bienveillance et la bonté. Il protège, il encourage les sciences, les lettres et les arts, mais avec discernement. Il vient de fonder deux prix; l'un pour les gens de lettres et les savans, l'autre pour les peintres et les sculpteurs. L'académie de * est chargée par lui de donner tous les ans une médaille d'or à l'homme de lettres ou au savant qui a fait le meilleur ouvrage dans le cours de l'année, sous la condition expresse que le sujet nommé jouira d'une bonne réputation.
Et n'aura précédemment rien écrit contre la religion, le gouvernement et les moeurs. Le choix de l'académie est jugé en dernier ressort par le prince, de manière qu'il est doublement glorieux d'obtenir la médaille, puisqu'elle est à la fois le prix des vertus ainsi que des talens, et le gage assuré de l'estime et de la protection particulière du prince.L'académie de peinture donne, aux mêmes conditions, une médaille d'or alternativement au sculpteur et au peintre le plus distingué, pourvu, comme vous le croyez bien, qu'on ne puisse lui reprocher d'avoir avili son talent par une seule production indécente. Le prince, depuis son mariage, a formé plusieurs établissemens de bienfaisance; il ne s'est pas contenté de donner de l'argent, il a fait lui-même le choix des administrateurs, et il a donné le plan général de l'administration qu'il juge la meilleure. Enfin, il est chéri de tout ce qui l'approche, il est adoré du peuple et de la nation, il fait les délices du père le plus tendre, et la gloire et le bonheur du gouverneur heureux qui a su former un tel prince. J'ai vu la semaine passée, pour la première fois, cet intéressant et malheureux chevalier De
Murville; j'ai été chez lui, car il est dans un état de langueur qui ne lui permet plus de venir à *; il savoit, par le comte de Roseville, que j'ai connu Cécile, il m'en a parlé. Le temps et la raison, m'a-t-il dit, m'avoient rendu quelque tranquillité, mais je vous avoue que la rencontre inopinée de M D'Aimeri, la vûe de ce jeune Charles... la nouvelle de la mort deCécile, les détails de cette mort... tous ces évènemens m'ont porté un coup mortel. La vie m'est devenue, sinon insupportable, du moins à charge; j'en vois approcher le terme avec joie! En parlant ainsi, ses yeux se remplissoient de larmes. Je le plains, il est sensible, il est souffrant, mais je suis bien loin de l'admirer; s'il n'eût pas pris plaisir à nourrir lui-même sa douleur, il n'y succomberoit pas aujourd'hui; avec autant de sensibilité, mais avec une tête moins romanesque et plus de force d'âme, il auroit triomphé de la passion dont il est la victime. Il a regardé sa foiblesse comme une vertu, et sa douleur comme un devoir; il ignoroit que le premier devoir de l'homme est de conserver sa raison, qui lui fut donnée pour guérir les blessures les plus profondes de son coeur, et pour lui faire supporter avec un noble courage tous les revers de la fortune.
Adieu, ma chère tante; il m'est permis de parler de courage quand vous êtes à Paris, et moi à *, et quand personne ne remarque la plus légère altération dans mon caractère et dans mon humeur.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Paris.
Ce matin, à peine étions-nous arrivées, qu'Adèle a couru précipitamment dans sa chambre, et au bout d'un quart d'heure, elle est revenue en tenant une grande boîte que j'ai reconnue dans l'instant. Tenez, maman, m'a-t-elle dit en rougissant, je veux écarter tout ce qui pourroit me rappeler le moindre souvenir... . Ainsi, je vous donne cette petite collection de cailloux.-Et la jolie tablette de bois d'acajou? ...-Elle est garnie de tous les joujoux d'Hermine. À ces mots, j'ai pris la boîte; en la recevant, j'ai cru entendre un léger soupir... j'ai serré la collection avec soin, car je ne la regarde que comme un dépôt, et je compte bien la rendre un jour.
Madame De * est morte hier, elle n'a pu survivre à sa fille. S'il est une perte dont il soit permis d'être inconsolable, s'il est une douleur que la raison ne puisse faire supporter, c'est sans doute celle qui vient de coûter la vie à Madame
De*. Si elle a succombé à son sort, elle n'a été la victime que du sentiment le plus pur et le plus naturel, et de la plus vertueuse de toutes les passions. Eh bien, cette femme que le chagrin a conduite au tombeau, cette femme qui donnoit la moitié de sa pension aux pauvres, cette femme enfin si sensible, paroissoit froide à bien des gens; elle ne vantoit ni sa tendresse pour sa fille, ni les charmes attachés à la bienfaisance; elle ne s'amusoit pas à disserter, elle agissoit; elle ne s'énorgueillissoit point d'être bonne mère, d'être charitable; elle étoit l'une et l'autre sans effort, et ne pensoit pas mériter des éloges en remplissant des devoirs qu'elle chérissoit. Quand Madame De * perdit sa fille, on n'a cité d'elle ni motstouchans , ni scènes d'éclat ; elle ne peignoit pas son désespoir avec éloquence : la douleur qui consume n'éclate pas! ... Dans le même-temps, Madame De Blinville devint veuve; on ne parla, pendant six semaines, que de l'excès de son affliction; on en contoit les traits les plus intéressans, les plus pathétiques; elle devoit renoncer à la dissipation, à la société , etconsacrer le reste de ses jours à l'amitié, à la solitude... . Aujourd'hui, c'est-à-dire, huit mois après, Madame De * n'existe plus, et
Madame De Blinville vient de reparoître dans le monde, plus aimable, plus brillante et plus intrigante que jamais. Il ne faut pas se consoler si vîte quand on a pris l'engagement de s'affliger toujours. Lorsque, dans un semblable malheur, c'est la raison qui nous soutient, on est résigné, et non consolé, on supporte ses maux avec force, mais on les sent; le temps les affoiblit, et ne sauroit les guérir entièrement; la seule insensibilité les peut faire oublier. Une vraie douleur laisse une trace ineffaçable, même après l'avoir su vaincre; on ne se retrouve plus ce qu'on étoit avant de l'avoir éprouvée. Quand on a perdu l'objet qu'on aimoit le mieux, si, au bout d'un an, au bout de dix ans, on a la même humeur, le même maintien, la même physionomie, les mêmes goûts qu'on avoit avant cette perte, on n'a jamais véritablement aimé.
Madame De Limours est au désespoir: elle croit de très-bonne-foi que le vicomte et M D'Almane sont presque brouillés au sujet de l'affaire de Désormeaux. Le marquis d'Hernay, qui veut absolument se marier, desireroit fort épouser Constance; il va beaucoup chez M De Limours, qui le traite à merveille: la vicomtesse voit tout
en noir, et, comme à son ordinaire, regarde comme assuré tout ce qu'elle craint; il est affreux pour moi d'être la confidente de son chagrin, et de ne pouvoir la tirer d'erreur; mais si je lui disois la vérité, Constance en seroit instruite un quart d'heure après, toute la maison le sauroit le jour même, et M D'Almane ne me le pardonneroit pas. La pauvre vicomtesse s'afflige d'un malheur imaginaire, son amie intime n'ose la désabuser, voilà pourtant à quoi l'indiscrétion expose! Au reste, quand elle me parle de ses craintes, je lui répète toujours qu'elle s'alarme sans raison; que pour moi, au fond, je suis parfaitement tranquille, mais elle ne m'écoute point; et rien ne peut la rassurer. D'un autre côté, la petite Constance se désole. Depuis l'enfance, ayant l'idée qu'elle doit être un jour la femme de Théodore, elle a pris pour lui un sentiment qui fait son malheur à présent, et qui est devenu trop vif pour qu'il puisse jamais la rendre heureuse! Et si réellement M D'Almane et le vicomte se brouilloient, si l'on donnoit à Constance un autre mari, que deviendroit-elle? ... Elle n'a que quinze ans, et déjà son coeur n'est plus à elle! Aussi elle est triste, indolente, nul plaisir ne la distrait,
nulle occupation n'a d'attrait pour elle, l'amitié même ne la touche que foiblement; elle aime Adèle, non comme elle en est aimée, mais parce qu'Adèle est la soeur de Théodore; enfin, son imagination n'est fixée que sur un objet, son coeur est rempli d'une passion qui absorbe tous les autres sentimens. Ce n'est point-là, je vous l'avoue, la belle-fille que j'aurois desirée! Cependant elle a d'excellentes qualités, elle est d'une extrême douceur, elle se doute à peine qu'elle est belle, elle a quelques talens agréables, et ne manque pas d'instruction; elle a trop de timidité et de paresse pour paroître jamais bien aimable; elle éprouvera un sentiment trop exclusif pour pouvoir s'attacher des amis tendres, mais elle intéressera généralement, et ne se fera point d'ennemis. Adieu, ma chère fille; j'ai répondu à toutes vos questions, et votre dernière lettre ne répond pas à toutes les miennes.Par exemple, vous ne me parlez point des gens avec lesquels vous vivez intimement: je ne les connois pas, qu'importe? Sont-ils des étrangers pour moi, s'ils vous plaisent, s'ils deviennent vos amis? Je veux savoir leurs noms, je veux des détails sur leurs caractères, et même leur figure. Je veux enfin pouvoir me représenter
les personnes qui vous entourent. Adieu, ma chère enfant; je soupe ce soir chez Madame De Limours avec Madame De S, la comtesse Anatolle et le chevalier D'Herbain; vous croyez bien que nous parlerons un peu de la *; cependant la vicomtesse est fâchée contre vous, parce que vous n'admirez pas son héros, le chevalier De Murville; elle ne vous trouve pas digne d'être témoin du grand exemple qu'il donne . Adieu, ma chère et charmante amie; parlez-moi davantage de vous et de tout ce qui vous environne, ou je vous parlerai moins de moi et de Paris.
La même à la même. De Paris.
Enfin, Théodore est réellement amoureux de Constance, l'inquiétude a développé sa passion, et il aime d'autant plus vivement dans ce moment, qu'il s'apperçoit qu'il est aimé. J'ai fait une découverte que je ne puis confier qu'à vous seule, c'est que la comtesse Anatolle se laisse persuader qu'elle a du penchant pour Théodore. Madame De Valcé n'a jamais eu de goût plus vif que celui qu'elle affiche pour M De Remicourt; ce dernier est fort peu aimable, mais avec l'air le plus capable et le plus discret, il a déjà perdu trois ou quatre femmes, par conséquent il est à la mode; voilà de bonnes raisons pour attacher et même pour fixer Madame De Valcé; jugez donc de ses craintes en voyant M De Remicourtinfiniment occupé de la comtesse Anatolle! ... Dans cette extrêmité, elle n'imagine rien de mieux que de persuader à la comtesse qu'elle a un sentiment secret pour Théodore, entreprise assez facile avec une jeune
personne qui n'a que dix-neuf ans, et dont l'imagination est aussi vive. Si la comtesse Anatolle croit aimer Théodore, elle ôtera toute espérance à M De Remicourt; d'ailleurs,Madame De Valcé déteste sa soeur, elle n'a que trop pénétré ses sentimens; si Théodore pouvoit s'attacher sérieusement à la comtesse Anatolle, Constance perdroit un amant aimé, un époux qui lui est destiné depuis l'enfance, tout cela seroit bien agréable. Voilà, ma chère fille, ce que j'ai pénétré et vu clairement, après avoir passé deux ou trois soirées avec Madame De Valcé, la comtesse Anatolle et M De Remicourt. Quand on a découvert de semblables desseins, je crois qu'il n'est pas fort difficile de les empêcher de réussir.Oui, ma chère fille, je suis parfaitement contente de l'impression que le monde fait sur Adèle; plus elle apprend à le connoître, et plus elle s'affermit dans les principes que je lui ai donnés. Le monde achève de gâter une mauvaise tête, mais il perfectionne encore un esprit sain et juste, suivant (comme le dit M Dumarsais) cet axiome: que tout ce qui est reçu, est reçu suivant la disposition et l'état de ce qui reçoit; c'est ainsi que les rayons du soleil durcissent la terre glaise, et
amollissent la cire . Le monde, répète-t-on toujours, est bien dangereux pour une jeune personne ! C'est votre faute, élevez bien votre fille, et le monde ne sera pour elle qu'une école très-utile.
Madame De Narton est revenue d'Angleterre, Adèle l'a vue l'autre jour chez moi pour la première fois, et le lendemain elle a dîné avec elle. Le jour même, Adèle m'a fait quelques questions sur Madame De Narton; elle m'a demandé s'il étoit vrai qu'elle eût été belle? Oui, ai-je répondu, il y a quinze ans qu'elle avoit encore une figure charmante.-Elle réunissoit donc alors tous les agrémens?-Oh, point du tout, car, dans ce temps, elle n'étoit point du tout aimable... elle a reçu l'éducation la plus négligée; dans sa jeunesse, elle étoit d'une ignorance honteuse, son caractère étoit aussi peu formé que son esprit, elle avoit mille défauts insupportables, de l'humeur, des caprices, de la contrariété, on ne pouvoit vivre avec elle. Ayant réellement de l'esprit, elle a fini par connoître ses propres travers, insensiblement elle s'est corrigée de ses défauts, elle est devenue douce, égale, obligeante; ensuite, rougissant
de son ignorance, elle a prodigieusement lu; en un mot, elle s'est élevée elle même .-Quel dommage que ses parens n'ayent pas pris cette peine! Car, sans compter tout ce qu'elle a dû souffrir en se réformant ainsi, elle n'a pas eu le plaisir de paroître dans le monde avec tous ses avantages à la fois, et les plus précieux sont précisément ceux qu'elle a possédés le plus tard; au lieu qu'avec une bonne éducation, elle eût été en même-temps aimable, spirituelle, instruite, jeune et jolie. Après cette réflexion, Adèle en a fait beaucoup d'autres sur le bonheur d'avoir une mère tendre et éclairée; elle me récompense de mes soins, non-seulement par ses succès, mais par une tendresse et une reconnoissance qui semblent s'accroître chaque jour.
Vous savez, ma chère fille, que M De Résan a épousé Mademoiselle De Sévanne; et comme il est parent et ami de M De Limours, la vicomtesse a fait connoissance avec MesdamesDe Sévanne. La belle-soeur de la nouvelle mariée est une des plus ennuyeuses personnes que j'aye rencontrées; elle est jeune encore et assez jolie, mais elle joint au malheur de n'avoir pas le sens commun, le ridicule de se croire tout l'esprit du monde,
la folie de parler toujours, et le tort encore plus grand de toujours parler d'elle. Personne n'a plus qu'elle l'insipide habitude de répondre à tout ce qu'on dit: et moi aussi... moi, je suis comme cela... moi, cela m'est arrivé; ce moi, sans cesse répété, forme presque toute sa conversation. Hier on parloit des lettres persannes, le chevalier D'Herbain cita cette charmante réflexion: heureux celui qui a assez de vanité... etc. ! Là-dessus Madame De Sévanne se récria sur la beauté de la pensée, elle ajouta que les gens qui parloient toujours d'eux étoient insupportables , et la force de l'habitude lui fit dire au moment même: moi, je ne parle jamais de moi... . Un rire général s'éleva dans la chambre, et Madame De Sévannedemanda très-sérieusement de quoi l'on rioit. Elle a beaucoup d'autres travers; la moindre chose qui lui arrive est à ses yeux surprenante, merveilleuse, et digne d'être contée avec détail; elle a des antipathies singulières qui sont invincibles et nées avec elle; on l'a vue tomber évanouie pour avoir mangé
de la gelée de groseille dans laquelle on avoit mis une seule framboise ! Elle n'a que des maladies extraordinaires, elle a été pendant deux ans dans un état auquel les plus habiles médecins n'ont jamais pu rien comprendre, et il faut écouter le détail de cet état jour par jour! ... Enfin, dans aucun moment elle ne jouit d'une santé parfaite, et jamais on ne la voit sans l'entendre se plaindre à chaque instant ou de la migraine ou de ses nerfs , ou du temps qu'il fait, du froid, de l'humidité, de la chaleur de la chambre; toutes ces choses, dit-elle, l'affectant physiquement, et la faisant souffrir plus que personne au monde . Adèle l'écoute et la considère avec le plus grand étonnement, et elle voit par sa propre observation, à quel point le bavardage et l'habitude de parler de soi, peuvent rendre ennuyeuse, fatigante et ridicule. Notre petite école d'éducation est établie; nous avons trouvé six jeunes filles de dix ans, que nous avons tirées de la plus affreuse misère; elles sont toutes d'une jolie figure, ce que nous desirions, parce qu'il y a plus de danger pour celles-là que pour les laides. Notre économe étoit jadis maître écrivain; il écrit et compte bien, il est parfaitement honnête, et il étoit dans le comble
du malheur, ainsi que la femme lingère que nous avons choisie pour apprendre à travailler aux jeunes filles. J'ai déposé chez M Browne, notre notaire, la somme que vous m'avez envoyée pour cet usage; nous sommes en tout quinze associés: M et Madame De Limours, Constance, Mesdames De S, la comtesse Anatolle, le chevalier D'Herbain, Porphire, MD'Aimeri, le chevalier De Valmont, le comte de Retel, M D'Almane, mes enfans et moi. Chacun s'est taxé soi-même suivant ses facultés; quelques-uns ne se sont engagés que pour deux cent livres par an, personne ne donne au-dessus de cinq cent francs, excepté M De Retel, qui, comme le plus riche puisqu'il n'est pas marié, donne vingt cinq louis, et s'est chargé en outre des premiers frais de l'établissement, du linge, des meubles, du trousseau des petites filles, etc. Ce qui se monte à-peu-près à cent pistoles. L'établissement coûtera en tout chaque année six mille francs, par impossible, et cette somme assure le sort de dix personnes (en comptant la servante et la cuisinière): comme les jeunes filles se renouvelleront tous les sept ans, sans donner plus d'argent, le bien produit par cet établissement ne se
bornera point à faire le bonheur de dix personnes seulement.
Adieu, ma chère fille; je n'ai point de nouvelles à vous mander, sinon que Madame De Germeuil est séparée de son mari, et absolument bannie de la société; car le monde sitolérant , depuis quelques années surtout, ne pardonne pas encore les séparations; il faut avoir des droits bien fondés à l'estime du public, et en même-temps les plus fortes raisons de se séparer de son mari, pour qu'un tel éclat ne ravisse pas toute espèce de considération, même celle qui n'est qu'apparente.
Madame De Valcé à la comtesse Anatolle. Quoi donc au milieu de l'hiver, quitter tout-à-coup Paris pour aller passer six semaines avec la tante d'un mari qu'on n'aime plus! ... Que signifie ce caprice, ma chère petite? ... Vous voulez me cacher votre secret, et moi, malgré votre peu de confiance, je ne puis m'empêcher de vous éclairer et de vous donner les conseils dont vous avez besoin. Vous fuyez pour vous guérir... . Le remède est plus douloureux que le mal, il est donc absurde; d'ailleurs, l'habitude forme et fortifie l'amitié, et détruit l'amour: n'espérez donc rien de l'absence, elle fait oublier une amie, elle rend plus cher un amant, parce qu'alors l'imagination le représente toujours plus aimable qu'il n'est en effet. Voyez souvent celui que vous aimez, vous finirez par l'aimer moins. Mais vous ne me croirez pas, vous avez des idées si romanesques! ... Vous prétendez triompher d'une passion! ... Vous vous flattez d'une chimère; comptez davantage sur votre vertu, et moins sur votre raison; ne craignez
point que le sentiment que vous éprouvez vous fasse renoncer à vos principes, et n'espérez pas que vous puissiez l'arracher de votre coeur. Eh, quoi, ne sauroit-on aimer passionnément sans s'égarer, sans s'avilir! ... Je n'ignore pas qu'en général on ne croit guère à cette espèce de sentiment; mais il existe, n'en doutez pas, il est fait pour vous.Cessez donc de faire votre tourment en vous reprochant une sensibilité moins dangereuse pour vous que pour toute autre. Je sais ce qui se passe au fond de votre ame... vous croyez qu'on a pris des engagemens sacrés... c'est une erreur, il n'y a jamais eu de parole donnée, et dans ce moment on vient de renoncer formellement aux projets vagues formés jadis. Vous pensez bien que je dois être instruite, et vous pouvez compter sur la vérité de ce détail. Je me trouverois heureuse si je pouvois parvenir à vous remettre la tête, et à vous rendre un peu de calme; car je suis sûre que vous êtes dans une cruelle agitation, et je ne puis vous exprimer à quel point je vous plains; si vous n'aviez qu'un sentiment ordinaire, je vous exhorterois à le combattre;
mais vous avez trop d'énergie dans l'âme pour aimer foiblement: rappelez-vous tous vos principes, promettez-vous de ne vous en écarter jamais; cachez votre penchant à l'objet qui l'inspire; qu'un aveu positif n'échappe jamais de votre bouche; soyez assez généreuse pour n'exiger que de l'amitié en aimant passionnément; voilà maintenant les seuls conseils qu'on puisse vous donner, et tout ce qu'on doit attendre d'un coeur aussi sensible, aussi noble, aussi pur que le vôtre. Adieu, ma chère amie; écrivez-moi exactement, et soyez plus sincère avec une personne que votre bonheur et votre gloire intéressent également.
Le baron au vicomte. De Versailles. Notre affaire est sûre, mon cher vicomte, nous partirons pour L le premier avril; je ne vous recommande pas la discrétion, vous connoissez toutes les raisons qui doivent me faire desirer que ce secret soit fidèlement gardé. Je l'ai confié à mon fils, et voici à quelle occasion. Lundi nous soupâmes chez Madame De G, nous y trouvâmes la comtesse Anatolle, que nous n'avions pas encore vue depuis son retour; elle voulut jouer au trictrac, et ne trouvant pour arranger sa partie qu'une femme qui sait à peine ce jeu, elle pria Théodore de faire la chouette, et l'emmena dans un cabinet à côté du salon, où le trictrac est établi, de manière que je perdis de vûe Théodoretoute la soirée. À souper je remarquai qu'il étoit rêveur, et que ses yeux et ceux de la comtesse Anatolle se rencontroient souvent. En sortant de table, nous allâmes tous à la petite maison de M De G, dans l'avenue de
Versailles; il y avoit un spectacle charmant, et Théodore s'y trouva placé à côté de la comtesse Anatolle: pour moi je l'étois de manière à pouvoir les observer tous les deux sans en être vû. Mon fils parloit peu; mais il ne voyoit et n'écoutoit que la comtesse Anatolle. Cette dernière paroissoit ne dire à Théodore que des mots à la dérobée; si près de lui, elle n'osoit le regarder: elle se tenoit droite à sa place, sans jamais se retourner de son côté; et cependant à chaque instant elle jetoit un regard sur lui, en levant doucement et languissamment les yeux, et les baissant aussi-tôt avec précipitation: regard très-connu, et qui dit bien des choses! ... La comtesse, après un moment de rêverie, adressoit la parole à sa voisine, et, pendant quelques minutes, sembloit oublier Théodore, qui, durant ce temps, contemploit les deux plus longues nattes, et les plus beaux cheveux du monde, et n'attendoit pas sans impatience que la conversation de la comtesse Anatolle fût finie.
Après le spectacle, Théodore donna la main à la comtesse, et la conduisit jusqu'à son carosse. Quand nous fûmes en voiture mon fils et moi, nous ne parlâmes que du spectacle et de choses
indifférentes, et nous nous séparâmes pour nous coucher, sans que le nom de la comtesse Anatole eût été prononcé. Le lendemain, aussi-tôt que je fus éveillé, Théodore entra dans ma chambre; il renvoya mes gens, et s'asséyant le dos tourné contre la fenêtre, (afin que le jour éclairât moins son visage) il prit une de mes mains, et la serra fortement dans les siennes, il étoit également ému et embarrassé, et fut un moment sans pouvoir parler; je l'embrassai, et le regardant en souriant: savez-vous bien, dis-je, que vous m'inquiéteriez si je vous connoissois moins? Je vois bien que le coeur de mon Théodore a besoin de s'ouvrir, et qu'il va confier quelque secret à son ami... mais je ne puis croire que cette confidence soit embarrassante pour vous, et affligeante pour moi...-grâce au ciel, je n'ai rien encore d'essentiel à me reprocher... mais je me trouve dans la situation la plus singulière! ...-Singulière! ... Point du tout. Vous aimez une personne digne en effet de vous attacher solidement, et cependant la coquetterie d'une femme aussi légère qu'imprudente, vous flatte et vous attire... cette situation n'est pas neuve...-comment avez-vous pu pénétrer? ...-Le manège de la
comtesse Anatolle n'est pas une chose nouvelle pour moi...-mon père, je vous avoue que je ne la croyois pas coquette.-Il est plus flatteur de croire qu'elle est sensible, je le conçois; si notre amour-propre ne produisoit pas souvent de semblables illusions, les coquettes ne nous séduiroient jamais; au reste, votre défaut d'expérience rend votre erreur très-excusable; d'ailleurs la comtesse Anatolle est du nombre des coquettes qui s'abusent elles-mêmes; elle a véritablement une tête vive, elle croit vous aimer...-Et comment voyez-vous qu'elle s'abuse?-Parce qu'elle a déjà cru aimer M De Saint-Phar, et parce que vous êtes trop jeune pour pouvoir inspirer une passion à une femme qui est dans le monde depuis quatre ans.-Enfin me voilà soulagé, vous avez lû dans mon ame. Mais que dois-je faire? ...-Éviter la comtesse Anatolle, ne jamais vous placer à côté d'elle, ne plus la regarder... vous avez de l'empire sur vous-même, cet effort vous coûtera peu, surtout s'il est vrai que vous aimiez Constance.-Si je l'aime! Vous le savez, mon père; il n'est point de sacrifices que je ne fisse avec transport pour elle; son idée seule m'occupe, je ne pense qu'à elle; cependant je me défie de moi-même,
et je crains, je vous l'avoue, la comtesse Anatolle: son souvenir ne me trouble jamais; quand elle est à côté de Constance je ne la vois pas, mais...-quand vous jouez au tric-trac avec elle dans un petit cabinet, vous la trouvez bien jolie et bien séduisante? Surtout si elle vous fait entendre qu'elle n'a fait ce voyage de quinze jours (qui devoit être de six semaines) que pour s'arracher au danger de vous voir... à ces mots Théodore rougit excessivement, et la plus grande surprise se peignit sur son visage. Vous me croyez sorcier, repris-je en riant; en effet, je n'ai pas entendu un seul mot de votre entretien avec la comtesse Anatolle, mais je sais par coeur depuis environ vingt-cinq ans, tout ce qu'elle vous a dit hier.-Les coquettes sont peu dangereuses, puisqu'il est possible de les deviner ainsi. Je vous promets, mon père, d'éviter avec le plus grand soin la comtesse Anatolle; cependant la politesse m'empêchera souvent de la fuir autant que je le voudrois.-Eh bien il faut vous éloigner assez de temps pour lui laisser celui de vous oublier, un an, par exemple...-un an!Et Constance?-Vous quitterez Constance sans peine, si je vous offre un moyen de vous rendre plus digne d'elle.
La guerre est allumée en *...-ah partons... vous n'ignorez pas, mon père, que le chevalier De Valmont et moi, nous avions eu déjà cette idée l'été dernier...-je me suis vivement occupé depuis de ce projet, j'ai maintenant l'espérance d'être employé, et si cela est, je vous emmenerai avec votre ami. À ces paroles, Théodore transporté, me sauta au col; dans ce moment il ne vit que la gloire, tous les sacrifices furent oubliés! ... Hier je lui ai annoncé qu'on m'avoit accordé ma demande, et que nous partirions vers la fin de mars. Il m'a donné sa parole de cacher avec soin ce secret à sa mère. Je connois la raison et le courage de Madame D'Almane, je suis bien sûr qu'elle ne peut manquer d'approuver un parti qu'elle seroit capable de conseiller; mais en même-temps, je n'imagine que trop tout ce que son coeur souffrira! Je ne puis me résoudre à l'affliger sans nécessité; ainsi je ne lui déclarerai cette nouvelle que quinze jours avant notre départ. Adieu, mon ami; je serai sûrement à Paris mardi au soir, et j'irai sur le champ vous trouver dans votre loge à l'opéra.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Paris.
Je viens d'éprouver un plaisir bien vif, ma chère fille; on a joué aujourd'hui, pour la première fois, une tragédie de Porphire; cette piéce a eu le succès le plus brillant, et, ce qui vaut mieux encore, elle le méritoit: elle ne doit rien à l'illusion du théâtre et au jeu des acteurs; on pourra la lire et conserver l'opinion que cette première représentation en a donné. Porphire, dans cette occasion a senti plus vivement que jamais combien une excellente réputation peut être utile à un auteur. Il étoit sûr d'avance de toute la bienveillance du public, et qu'il n'auroit contre lui nulle espèce de cabale; il n'a fait que des ouvrages estimables; il n'a jamais répondu à toutes les critiques dictées par l'envie, la mauvaise foi et la méchanceté, et il ne s'est point enorgueilli de cette modération si rare. On suppose assez généralement un grand mérite aux personnes qui ont un grand nombre d'ennemis, c'est pourquoi nous voyons tant de gens se vanter d'être détestés, et répéter si
souvent avec emphase: mes ennemis, ce qui au fond signifie mes envieux . Porphire s'affligeoit trop en secret d'exciter la haine, pour se glorifier d'avoir des ennemis; il ne s'est jamais plaint d'eux, il les a ramenés tous; incapable d'envie et de ressentiment, il sait pardonner une injustice, et trouve un noble plaisir à louer ses rivaux. On l'a toujours vu intimement lié avec les gens de lettres les plus distingués; il a, dans tous les temps, desiré leur amitié, profité de leurs conseils, et saisi avec empressement toutes les occasions de les obliger. Il pense comme La Bruyère, il dit, ainsi que lui: entrez, toutes les portes vous sont ouvertes... etc. . Avec ce caractère obligeant, connoissez-vous personne qui soit plus que lui susceptible de reconnoissance? Sollicitez une grâce pour lui; si vous réussissez, il en sera plus satisfait; si vous
échouez, il n'en sera pas moins reconnoissant. Aussi il est impossible de réunir plus de suffrages, et d'avoir dans la société une existence plus agréable; on reconnoît avec plaisir sa supériorité, parce qu'il ne la fait jamais sentir: au fond, sa douceur, sa modestie et sa simplicité m'étonnent moins en lui qu'en tout autre. Les gens du monde ne peuvent faire connoître leur esprit que dans la conversation; il ne faut donc pas s'étonner s'ils y portent quelquefois de la prétention et le desir d'y briller: mais un homme de lettres, dont tout le monde connoît le mérite, ne devroit pas être susceptible de cette ambition frivole; il a fait ses preuves, que peut-il lui en coûter d'être simple et modeste? S'il n'est pas au-dessus d'une petite vanité, il ne sent pas tout ce que vaut la gloire. D'ailleurs, en ne s'occupant dans la société que du soin de faire valoir les autres, il y paroîtra toujours le plus aimable: on s'y rend insupportable quand on y veut dominer; on n'y obtient les succès les plus flatteurs, que par les égards, la douceur, la modestie et le desir de plaire et d'être aimé.
J'ai vu, à l'occasion de cette première représentation de la tragédie de Porphire, combien
en général les gens du monde osent peu juger d'après eux-mêmes. J'ai soupé le soir avec cinquante personnes; Porphire est universellement aimé; sa pièce venoit d'avoir le plus grand succès, cependant on ne la louoit qu'avec précaution ; avant de prononcer on tâchoit de recueillir les voix, on cherchoit à pénétrer l'opinion des gens qui passent pour avoir le plus d'esprit, et l'on se gardoit bien de montrer de l'admiration; on se contentoit de dire: cette pièce m'a fait grand plaisir; il y a de beaux vers... il y a de belles scènes... . Car avant que le public ait jugé en dernier ressort, on n'a pas le courage de dire: c'est une excellente pièce, un ouvrage de génie . À tout événement, on aime mieux passer pour être trop difficile, que pour n'être point assez délicat. Ces mêmes personnes, si réservées dans leurs jugemens et leurs éloges à l'égard des gens de lettres, se dédommagent de cette prudente contrainte, en jugeant hardiment les ouvrages de société, elles osent alors décider, trancher avec assurance; elles ne craignent pas d'être démenties par le public. Adieu, ma chère fille; je vois approcher le printemps avec peine, depuis que Théodore est entré au service; ce moment est toujours triste
pour moi, puisque c'est celui d'une séparation de plusieurs mois. Mon fils me montra hier, à ce sujet, une sensibilité qui me toucha jusqu'au fond de l'ame. J'étois seule avec lui et sa soeur; Théodore, lui dis-je en l'embrassant, vous me devenez tous les jours plus cher, aussi je sens que je vous verrai partir cette année avec plus de peine encore que je n'en éprouvai jamais! ... À ces mots Théodore me regarda d'une maniere qui me pénétra, ensuite il se leva et fut à la cheminée; il me tournoit le dos, mais Adèle qui voyoit son visage dans la glace, s'élança vers lui et se jeta à son cou en s'écriant: cher Théodore! ... Ô maman, regardez-le! ... . Je me levai, Théodore baigné de larmes se précipita dans mes bras... il ne pouvoit ni parler, ni retenir ses pleurs, et ce mouvement de sensibilité fut si vif et si extraordinaire qu'il ressembloit à de la douleur, et qu'il me causa autant de saisissement que d'attendrissement. Adieu, ma chère fille; il y aura un an le vingt de ce mois, que je suis séparée de vous; dans un mois M D'Almane et Théodore partiront! ... Je suis bien triste! ... Ah! Quand vous reverrai-je? Quand serons-nous donc tous réunis?
Le comte de Roseville au baron. Oui, mon cher baron, dans un an au plus tard j'aurai le plaisir de vous revoir, et de me retrouver dans ma patrie. Je n'attends pour partir qu'un événement qui peut mettre le comble à la félicité de mon élève. La grossesse de la jeune princesse est déclarée; et dans l'espoir qu'elle accouchera d'un garçon, le prince s'occupe déjà du choix d'un gouverneur. Je lui ai fait lire à cette occasion un ouvrage peu connu, mais qui mériteroit bien de l'être, et dans lequel on trouve, relativement au choix d'un gouverneur, des détails très-intéressans, entr'autres ceux-ci: "le roi lui choisit, pour gouverneur,... etc."
Tout cela ne suffit pas, dis-je au prince; votre fils sera d'abord entre les mains des femmes, le choix de la gouvernante est beaucoup plus essentiel que vous ne l'imaginez. C'est elle qui donnera les premières impressions; et d'ailleurs, le prince lui devra, par la suite, de la reconnoissance et de la tendresse: il faut donc qu'elle soit estimable autant qu'éclairée. Et songez encore, monseigneur, qu'en vous conduisant d'après tous ces principes, vous ne rempliriez vos devoirs que bien imparfaitement, si vous ne veilliez pas vous-même à l'éducation du prince votre fils. Quelle plus importante affaire pourra jamais vous occuper, même quand vous régnerez! Tout ce que vous pourrez faire de plus utile, de plus glorieux,
n'aura qu'un effet passager, si votre successeur n'est qu'un prince médiocre. C'est lui qui doit perfectionner ou détruire votre ouvrage. Sans lui vous pouvez être grand; mais vous ne pouvez, sans lui, faire passer vos bienfaits à la génération qui va naître. Veillez donc sur lui, sur son gouverneur, sur tout ce qui l'entoure; étudiez son caractère, connoissez ses inclinations, ses défauts, ses vertus; et souvenez-vous qu'Auguste, maître du monde, trouvoit encore assez de temps pour présider lui-même à l'éducation de ses petits-fils.
À la suite de cet entretien, j'ai donné au prince la petite liste des personnes que je jugeois les plus dignes de prétendre à la place de gouverneur. Vous trouverez, lui dis-je, quatre noms dans ce papier, et c'est beaucoup sans doute. Heureux le prince qui peut compter dans sa cour quatre hommes d'un mérite véritablement distingué! Voilà, suivant mes lumières, les personnes entre lesquelles vous devez choisir un gouverneur; mais je vous conseille de les étudier, de les observer avec soin, et de ne vous décider entr'eux que deux ou trois ans après la naissance du prince; car un choix si important demande
toute la prudence et toute la réflexion dont vous êtes capable. À ces mots, le prince ouvrit le papier, il lut les trois premiers noms sans surprise, il savoit que la voix publique les avoit déjà désignés; mais il se récria au dernier: quoi, dit-il, M *! Avez-vous songé qu'il n'est pas fait, par sa naissance, pour prétendre à cette place? ...-Sa naissance, il est vrai, n'est point illustre, sa maison peut-être n'est pas ancienne; mais enfin il est à la cour; qu'importe, du reste, que son nom soit moins beau que celui d'un autre, s'il a réellement un mérite supérieur? Dans toutes les autres places, qui demandent véritablement de grands talens, on n'a jamais eu d'égard à la naissance: on ne cherche, avec raison, que du mérite dans les gens qu'on veut élever au ministère; le mérite est-il moins nécessaire dans un gouverneur, et ce choix est-il moins important? ... Vous vous étonnez, monseigneur, de voir sur ma liste le nom de M *; vous eussiez donc été bien surpris, si vous y eussiez lû celui de M D'Elford? ...-Comment! Un homme qui ne peut venir à la cour? ...-Oui; mais un homme rempli de vertus et de génie. Ce n'est point l'obscurité de
sa naissance qui m'a empêché de vous le proposer car outre les raisons que je viens de vous dire, je trouvois, dans ce choix, un avantage de plus: quelle leçon pour un jeune prince, de voir, dans son propre gouverneur, un exemple frappant de l'utilité dont peut être la vertu? Combien il l'eût respecté davantage, ce gouverneur, en apprenant qu'il ne devoit sa place qu'à ses qualités personnelles et à la supériorité de ses lumières! ...-Mais je pourrai, sans choquer tous les préjugés reçus, profiter des talens de M D'Elford, en l'attachant à l'éducation sous un autre titre...-s'il n'est pas le maître, s'il n'a pas le titre de gouverneur, il ne fera rien que de médiocre. Les places secondaires dont vous parlez, monseigneur, quoique très-honorables pour les personnes de l'état de M D'Elford, seront rarement acceptées par des gens de génie; ils ne peuvent faire le bien qu'à demi, ou si le gouverneur adoptoit toutes leurs idées, ils ne pourroient recueillir le plus doux fruit de leurs travaux, la gloire, et la reconnoissance de la patrie...-eh bien, croyez-vous que la réflexion et l'intérêt le plus cher ne puissent me mettre au-dessus d'un préjugé? ...-Non, sans
doute.-Pourquoi donc ne m'avez-vous pas proposé M D'Elford? ...-Parce qu'il n'a jamais vécu à la cour, ni dans le grand monde, et qu'il me paroît absolument nécessaire que le gouverneur d'un prince connoisse l'un et l'autre.-Vous n'approuveriez donc pas qu'on élevât un jeune prince loin de la cour, et qu'afin de le rendre plus digne de régner, on lui cachât sa naissance...-on ne soustrait point ainsi l'héritier d'un grand état, ce plan d'éducation est absolument chimérique; par conséquent, j'ai dû peu réfléchir aux avantages qu'on pourroit retirer en le suivant.-Mais sans cacher au prince sa naissance, il seroit possible du moins de l'élever loin de la cour? ...-Il n'est point d'avantage qui puisse dédommager un jeune prince du malheur d'être élevé loin des yeux de son père et de sa mère; son devoir est de les chérir, son bonheur d'en être aimé; il faut donc qu'il les connoisse, et qu'il vive toujours avec eux. Cependant, j'approuverois fort qu'on fît bâtir une maison d'éducation à sept ou huit lieues de la cour, et que le jeune prince y fût passer trois ou quatre mois tous les ans; à cette distance il pourroit jouir du bonheur de voir souvent son
père et sa mère pendant ces trois mois, et cette retraite, en fortifiant sa santé, avanceroit ses progrès dans l'ètude.-Cette idée me plaît beaucoup. Certainement je ferai bâtir une maison d'éducation; et je conçois que ce n'est pas un architecte seul qui doit faire le plan de cette maison. Il faut qu'on puisse s'y instruire, non-seulement en regardant les tapisseries, les tapis et les meubles des appartemens, mais aussi en se promenant dans les cours et dans les jardins: les dorures, les glaces, la magnificence en seront bannies; mais je veux que tout y présente, à chaque pas, des objets d'instruction, ou qui puissent inspirer à l'enfant des sentimens vertueux. Vous croyez bien, mon cher baron, que j'engagerai le prince à réfléchir mûrement sur le plan de cette maison, avant de la faire bâtir, et à consulter des personnes en état de lui donner
de bons conseils à cet égard. Adieu, mon cher baron; j'écris par ce courier à Madame D'Almane, ainsi je ne vous parle ni de M ni de Madame D'Ostalis: Madame D'Almane vous communiquera sûrement ma lettre; et les détails qu'elle contient vous intéresseront d'autant plus que vous savez bien que je ne me permettrois pas la plus légère exagération, même pour vous procurer un grand plaisir.
La baronne à Madame De Valmont. De Paris.
Ah, madame, vous seule pouvez concevoir l'état où je suis, et la douleur qui m'accable! ... Cette douleur, dont je renferme la plus grande partie au fond de mon âme, je puis vous la laisser voir; vous la partagez, vous l'éprouvez vous-même! ... Hélas, ils partent demain à la pointe du jour! ... Ils ont voulu nous tromper et nous persuader qu'ils ne partiroient que lundi ou mardi. J'ai feint de le croire, mais je sais la vérité depuis ce matin... quel souper que celui de ce soir! ... Le chevalier De Valmont et M D'Aimeri avoient dîné ici, ils ne m'ont quittée qu'à cinq heures; et à sept, M D'Almane et Théodore sont revenus avec eux; cet empressement auroit pu seul me donner des soupçons; nous avons soupé ensemble; la manière dont M D'Almane nous a fait placer à table a eu quelque chose d'assez remarquable... j'étois entre M D'Almane et Théodore; le premier avoit Adèle à sa droite, et dit au chevalier
De Valmont de se placer à l'autre côté d'Adèle. Le chevalier s'est fait répéter deux fois cette invitation, il craignoit d'avoir mal entendu... la conversation a été bien triste et bien languissante; vous savez combien il est difficile de s'empêcher de pleurer en parlant, Adèle et moi nous gardions le silence... en sortant de table, j'ai senti que j'étois si peu maîtresse de moi-même, que j'ai pris le parti de passer un instant dans mon cabinet... à onze heures, M D'Aimeri a regardé à sa montre, et j'ai vu qu'il faisoit un signe à MD'Almane. Au bout de quelques minutes, ils se sont tous levés; M D'Almane et mon fils se sont approchés de moi, en me disant bon soir d'une voix mal assurée; en les embrassant, je n'ai pu retenir mes larmes, j'ai senti couler celles de mon fils, mon visage en étoit baigné... Adèle éperdue, ne comprenant que trop que cet embrassement étoit un adieu, est venue se jeter entre son père et son frère... enfin, M D'Almane, s'arrachant de nos bras, a fait quelques pas pour sortir. Adèle, pâle et tremblante, en le voyant s'éloigner, a voulu le suivre; mais ne pouvant se soutenir sur ses jambes, elle seroit tombée si le chevalier De Valmont n'eût volé vers elle, et,
après avoir prévenu sa chûte, ne l'eût portée dans un fauteuil... M D'Almane est revenu pour assurer sa fille qu'il ne partiroit point cette nuit; ensuite, remarquant que Théodoreet le chevalier De Valmont ne pouvoient plus cacher l'excès de leur attendrissement, il les a pris l'un et l'autre par la main, et il est sorti brusquement. Alors Adèle s'est précipitée dans mes bras, et nous avons donné un libre cours à nos larmes... nous avons passé plus de deux heures ensemble sans nous parler, ne pouvant que pleurer... d'ailleurs, l'inquiétude et la douleur inspirent quelquefois des idées si noires, qu'il seroit impossible d'en faire part... on n'auroit pas le courage de les exprimer; quand on craint pour les objets qu'on aime, on éprouve une espèce de superstition qui nous empêche toujours de détailler nos pensées les plus déchirantes; dans ce cas, il y a des mots si terribles , qu'on ne peut se résoudre à les prononcer. Je me souviens qu'à l'âge de quatre ans, Adèle se donna un coup à la tête; dans ce même temps, elle fut malade, elle eut de la fièvre, je consultai, je parlai du coup qu'elle avoit reçu, je demandai si son état n'en étoit pas une suite , il m'eût été impossible de
dire: croyez-vous qu'elle ait un dépôt dans la tête ? J'y pensois à chaque instant du jour et de la nuit, mais ce mot affreux de dépôt , ma bouche ne pouvoit le proférer! ... Telle est aujourd'hui ma situation! ... Il seroit au-dessus de mes forces de communiquer toutes mes idées à la personne qui m'inspire le plus de confiance! ... Ah, madame, quand je pense (eh, dans quel instant n'y pensai-je pas) à quel point je suis heureuse, je suis effrayée de mon bonheur! Est-il possible qu'une félicité si parfaite puisse durer toujours! ... Il est quatre heures du matin, ils partiront dans deux heures! Je ne sais si je pourrai résister au desir de les revoir encore un moment, de les embrasser! ... Mon pauvre Théodore, comme il étoit profondément attendri! Comme il est bon, sensible, à quel excès je l'aime! ... Et le chevalier De Valmont! ... Croyez, madame, qu'il m'est bien cher aussi... enfin, dans huit ou dix mois, nous les reverrons, et ils auront fait une campagne glorieuse... ils se distingueront, j'en suis bien sûre... ô quelle joie, quels transports, en lisant la lettre qui nous annoncera leur retour... quand nous les saurons débarqués! ... Hélas, combien de peines et de craintes mortelles il
faudra supporter avant de goûter un semblable bonheur! Mais aussi peut-on l'acheter trop cher? Adieu, madame; M D'Aimeri veut bien venir passer trois semaines à St *, ensuite il ira vous rejoindre, et vous aurez sûrement la satisfaction de le voir vers les derniers jours d'avril.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Saint *.
Je suis ici depuis deux jours, ma chère fille... les deux jours les plus cruels et les plus pénibles de ma vie! ... Naturellement je pleure difficilement, mais, depuis quarante-huit heures, j'ai eu continuellement les larmes aux yeux, et j'ai toujours été au moment d'éclater. Le lundi au soir, j'ai voulu essayer de faire de la musique, j'ai joué sur la harpe des pièces que je ne sais point, afin d'être forcée de m'appliquer, dans l'espoir de me distraire mieux; et machinalement, tout en jouant, je pleurois au point que mes yeux obscurcis de larmes ne pouvoient lire ma musique... on peut bien écarter les réflexions, mais on ne peut se soustraire au sentiment de ses maux, un poids affreux reste toujours au fond du coeur! ... Je n'ai trouvé jusqu'ici de véritable consolation que dans la religion, qu'en m'adressant à Dieu, en le priant, en plaçant en lui seul toutes mes espérances; c'est avec une confiance entière que
j'ose l'implorer, et il a déjà daigné me ranimer et me fortifier. Puissé-je me rendre digne d'être, dans tous les événemens de ma vie, ou guidée, ou soutenue, ou consolée par lui!La vicomtesse et Constance sont ici; la dernière est dans un état d'abattement qui prouve toute la vivacité de ses sentimens pour Théodore. Adèle a lû facilement dans son coeur, elle la plaint, mais ne la conçoit pas. Comme je ne veux pas que ma fille reçoive des confidences de ce genre, j'ai le plus grand soin d'empêcher qu'elle ne se trouve seule avecConstance, et je lui ai défendu de lui jamais parler de Théodore. Afin de calmer les agitations de la vicomtesse, aussi tourmentée que Constance, le vicomte, quinze jours avant le départ de M D'Almane, a refusé positivement le marquis d'Hernay, et en même temps il a dit à Madame De Limours qu'au fond du coeur, il préféroit Théodore à tout autre parti. La vicomtesse l'a conjuré de prendre des engagemens formels avec M D'Almane, mais elle n'a pu obtenir cette demande, ce qui lui laisse encore beaucoup de craintes et d'inquiétudes.
Adèle est bien affligée, mais son courage égale sa sensibilité, elle s'occupe sans relâche, et n'a rien perdu de son activité.
Porphire, qui est venu ici avec moi, me quitte demain; il a reçu une lettre qui lui apprend que M De Lagaraye est dangereusement malade, et il part aussi-tôt pour aller retrouver et soigner son bienfaiteur. Adieu, ma chère fille... ah, pourquoi faut-il que dans la circonstance la plus cruelle de ma vie, je sois encore privée de la consolation de vous confier mes peines! ... Je vous écris, mais quand lirez-vous cette lettre? ... Quand recevrai-je votre réponse? ... Adieu, mon enfant; je vous écrirai encore jeudi, et avec plus de détail.
La vicomtesse à la baronne. De Paris.
J'ai beaucoup de nouvelles à vous mander, ma chère amie; Madame De Blemur vient de se venger d'une manière bien éclatante de Madame De Serville: cette dernière sollicitoit, comme vous savez, une place que mille circonstances réunies lui faisoient souhaiter passionnément; elle se croyoit sûre de l'obtenir, quand Madame De Blemur est revenue des eaux; alors tout a changé de face, Madame De Blemur a formé une intrigue si profondément combinée, qu'elle est parvenue à faire manquer l'affaire; ensuite elle a écrit àMadame De Serville pour se vanter de cet exploit. Ce billet, dont tout le monde a des copies, contenoit ces mots: "vous avez éprouvé jadis, madame, que je savois servir mes amis, il est juste que vous appreniez aujourd'hui que je sais me venger de l'ingratitude et de la noirceur... j'ai fait échouer vos desseins, ce n'est pas vous rendre tout le mal que vous m'avez fait, mais cependant je suis satisfaite de pouvoir vous prouver du moins qu'on ne peut impunément me tromper et me trahir." Cette manière extraordinaire de faire parade de sa haine, et de se glorifier de sa vengeance, a réussi auprès de plusieurs personnes; on a trouvé dans ce procédé une sorte de franchise imposante; on répète à ce sujet tous les lieux communs, dangereux et faux que vous connoissez; on dit que les gens les plus sensibles sont ceux qui savent le mieux haïr, et que les coeurs les plus reconnoissans sont aussi les plus vindicatifs . De semblables maximes sont passées en proverbes, non parce qu'elles sont vraies, mais parce qu'elles excusent bien des noirceurs. Un coeur sensible et reconnoissant est toujours noble et généreux, il doit avoir horreur de la haine, et dédaigner la vengeance: qui se venge cède honteusement à une passion furieuse, et sacrifie l'honneur et l'humanité au plus affreux de tous les mouvemens. Quoi, s'occuper sans cesse du noir projet de nuire et de rendre l'objet de sa haine à jamais infortuné, trouver du charme dans les détails de cet horrible tableau,... consommer ce dessein détestable, n'est-ce pas là le fond de l'âme d'une furie à qui tout sentiment doux et tendre doit être à jamais inconnu? ... Les partisans de Madame De Blemur disent, pour l'excuser, qu'elle ne s'est pas donné le temps de réfléchir à cette action, qu'elle ne l'a point préméditée, etc. Mais on ne fait pas manquer une affaire de ce genre en vingt-quatre heures, et il est très-prouvé que cette horreur est le fruit d'une intrigue qui a duré plus de deux mois. D'ailleurs, jamais l'effet impétueux du premier mouvement et la plus ardente colère ne feront faire une atrocité à une âme noble et sensible; quand nous nous livrons à nos passions, la raison nous abandonne, nous nous égarons, mais alors même l'instinct d'un heureux naturel nous reste et nous guide encore. Une autre nouvelle, c'est que M De Somires vient de gagner son procès; on s'attendoit de sa part aux plus généreux procédés en faveur d'un parent chargé d'une famille nombreuse, et presque réduit à l'aumône par cet événement; depuis trois ans que le procès dure, vous n'ignorez pas tout ce que M DeSomires et ses amis ont dit à ce sujet: eh bien, après tout cet étalage de sentimens héroïques, M De Somires garde tout ! ... Il le peut, il est dans son droit, mais je ne puis souffrir que la conduite ne s'accorde pas avec les discours. Pourquoi dire: je suis plus noble qu'un autre, pour prouver ensuite qu'on n'est qu'un imposteur? Au reste, ce calcul n'est pas trop mauvais; on se rend méprisable, il est vrai, aux yeux des gens raisonnables, mais on obtient l'estime et l'admiration des sots qui sont toujours plus persuadés par des phrases que par des actions. Si Madame D'Inselin ne parloit pas sans cesse de noblesse et d'élévation , si elle ne prononçoit pas ces deux mots avec tant d'emphase, si elle ne paroissoit pas aussi révoltée de tout ce qui peut ressembler à la bassesse , diroit-on qu'elle a de la noblesse et de l'élévation? Elle aime beaucoup l'argent, elle est très-avare, elle n'a nulle bienfaisance, elle recherche, cultive et flatte tous les gens qui peuvent lui être utiles, elle a passé sa vie à demander et solliciter des grâces; mais elle assure qu'elle a les sentimens les plus nobles, et on la croit. On dit toujours que le monde est méchant; pour moi, plus j'y vis, et plus je vois qu'il est également simple et crédule; et en vérité, pour lui en imposer, il ne faut même pas beaucoup de finesse ou d'esprit, il faut seulement de l'intrigue et de l'audace.
Ma dernière nouvelle est que Madame De Gerville s'est jetée dans la dévotion , elle a pris pour prétexte la mort d'un frère qu'elle n'a jamais aimé, la cause a rendu sa conversion très-intéressante; ainsi, la voilà réhabilitée ; ce qui ne lui coûtera que le sacrifice de sa loge à la comédie italienne, car aujourd'hui l'affiche de la dévotion n'est pas aussi rigoureuse qu'autrefois; on ne quitte plus le rouge et les pompons, il suffit de renoncer aux spectacles, et de confier à ses amis qu'on est dévote: aussi, depuis mon retour ici, je n'entends louer que la sensibilité de Madame De Gerville! ... Tout principe à part, je ne puis haïr: la personne qui m'a fait le plus de mal, (Madame De Gerville, par exemple) ne m'inspire aucun mouvement violent; je serois susceptible de pitié pour elle, si je la voyois souffrir, comme je le suis à l'égard de tout objet qui m'est indifférent; quand tout lui prospère, je ne lui desire pas de mal, mais, je vous l'avoue, la vûe de son bonheur ne m'est pas agréable; je ne trouve pas juste qu'elle soit heureuse, parce que je ne l'estime pas, car je ne conçois pas l'aversion sans le mépris. Je ne haïrai jamais ce que j'estimerai; une personne se trouvera en rivalité avec moi, elle obtiendra par des moyens honnêtes ce que je desirois; s'il n'y a dans sa conduite ni fausseté ni artifice, si je lui connois un caractère noble et droit, m'eût-elle ravi le bonheur de ma vie, je ne la haïrai point. Je puis aussi très-facilement me passer de divulguer le mal que je sais des gens qui ne m'aiment point, et même, si on les accusoit injustement devant moi, je prendrois sans effort leur défense; mais ce qui me fait beaucoup souffrir, j'en conviens, c'est de les entendre louer des vertus qu'ils n'ont pas; voilà ce qui me coûte le plus. Je ne nierai point que, dans ce cas, j'ai quelque peine à me contenir; cependant, le premier mouvement passé, la réflexion me rend bientôt et ma tranquillité et mon indifférence. Adieu, ma chère amie; j'irai jeudi passer trois jours avec vous, je cherche à m'étourdir et à distraire ma petite Constance, mais nous sommes toujours bien tristes; et quand nous nous retrouvons seules, nous ne pouvons parler que de vous, de M D'Almane et de Théodore.
Depuis deux mois que Porphire est parti, je n'ai reçu de lui qu'une seule lettre: il me paroît que M De Lagaraye est absolument sans espérance; quelle perte pour l'humanité! ... Avec quel regret cet homme si bienfaisant doit quitter la vie, en songeant à tous les malheureux qu'il va laisser sans appui! Ses derniers momens doivent être affreux! Quel spectacle pour notre ami! ... Si vous avez reçu de ses nouvelles depuis le quinze, mandez-le-moi, je vous prie.
Porphire à la baronne. De Lagaraye.
Oui, madame, j'ai perdu mon bienfaiteur, mon père, mon guide! ... Sa mort a été digne de sa vie! ... Ce triste récit, en déchirant mon coeur, peut seul cependant le soulager et lui procurer l'unique consolation dont il soit susceptible dans cet affreux moment! ... Eh, puis-je mieux honorer sa mémoire qu'en détaillant avec fidélité et ses actions et ses discours, et qu'en augmentant encore votre admiration pour lui! Je vous mandois, madame, dans ma dernière lettre, que je conservois encore quelque espérance, mais deux jours après je la perdis entièrement. Lundi dernier, M De Lagaraye ne voulut pas souffrir que je passasse la nuit auprès de lui, et je me couchai dans un cabinet à côté de sa chambre; vers les quatre heures du matin, on vint me réveiller en m'apprenant qu'il étoit beaucoup plus mal. En effet, je le trouvai sans connoissance dans les bras de Madame De Lagaraye; cet évanouissement fut très-long, mais enfin M De Lagaraye reprit l'usage de ses sens, son pouls redevint assez bon, et l'on crut même que cette crise pourroit être salutaire. À six heures, il nous renvoya, et ne retint auprès de lui que le curé; nous étions tous dans son antichambre, lorsqu'au bout d'une heure les deux battans de sa porte s'ouvrirent, et jugez, madame, de notre surprise en le voyant dans un fauteuil porté par ses gens; il s'arrêta un moment avec nous, et nous dit qu'il alloit voir ses malades! ... À ces mots, la même idée nous frappa tous, nous ne sentîmes que trop qu'il regardoit lui-même cette visite comme un dernier adieu... cette pensée arracha des larmes à tout ce qui étoit dans la chambre! ... M De Lagaraye me chargea d'aller annoncer sa visite à l'infirmerie, afin que sa présence ne pût causer de saisissement à ses malades; précaution nécessaire en effet, car cette seule nouvelle inspira des transports inexprimables! Ils crurent que M De Lagaraye étoit hors de tout danger. Plusieurs s'écrièrent: maintenant nous pouvons desirer deguérir ! ... D'autres levoient les mains au ciel, et, par les prières les plus touchantes, exprimoient à la fois l'excès de leur reconnoissance et de leur joie... tous renouveloient à Dieu la promesse d'accomplir les différens voeux qu'ils avoient formés pour le rétablissement de leur bienfaiteur... au moment où M De Lagaraye parut dans la salle, tous les malades se soutenant d'une main à leurs rideaux, se penchèrent en avant hors de leurs lits, afin de voir entrer M De Lagaraye; on entendit un murmure confus de pleurs et de sanglots... les maux sont oubliés, les souffrances sont suspendues, la seule reconnoissance occupe et remplit tous les coeurs! ... M De Lagaraye, porté dans son fauteuil, fit le tour de la salle, il laissa croire à ses malades que son état n'avoit plus rien de dangereux; en même temps il les exhorta à la résignation, dans le cas où Dieu disposeroit de lui; il leur apprit que, même dans cette supposition, ils seroient tous soignés et gardés jusqu'à leur entière guérison; il leur fit part de l'article de son testament qui les concernoit; ensuite il les prévint qu'étant encore très-foible, il passeroit au moins dix ou douze jours sans venir les voir . Après cette explication, comblé de remercimens et de bénédictions, il sortit de la salle. Je le suivois, et je remarquai que lorsqu'il fut hors de l'infirmerie, il retourna la tête du côté de la porte, et fit un profond soupir en levant les yeux au ciel... quand il fut dans son lit, il se trouva tant d'abattement, qu'il demanda quelques gouttes d'éther; aprés les avoir prises, il éloigna Madame De Lagaraye, sous je ne sais quel prétexte; il me retint auprès de lui, il renvoya ses gens, et pria Lemire, son chirurgien, et St André, de se retirer; alors me tendant la main: les momens nous sont chers, me dit-il, n'en perdons point; Lemire vous a-t-il parlé vrai? ... Comment! Interrompis-je, avec un trouble inexprimable, que voulez-vous dire? ... Oui, reprit-il, sur mon état? ... Ces mots me causèrent un tel battement de coeur, qu'il me fut impossible de répondre. Jusques-là je m'étois flatté... mais, dans ce moment, toute espérance m'abandonna; je vis que M De Lagaraye étoit condamné, et qu'il le savoit... je penchai ma tête sur sa main, et il sentit que je la baignois de larmes... il fut un moment sans parler; ensuite, reprenant la parole: regrette-moi, dit-il, tu le dois! ... Mais ne me plains point, songe à ma vie, songe au prix qui m'attend, et ne sois pas assez personnel pour être inconsolable de ma mort! ... Non, m'écriai-je, vous ne mourrez point; non, il n'est pas possible! ... Cessez, interrompit-il, cessez, mon cher Porphire, de vous abuser, je n'ai pas vingt-quatre heures à vivre...-vous! Grand dieu! ...-C'est pourquoi j'ai voulu voir aujourd'hui ces malheureux qui vont me perdre, je leur devois cette dernière consolation...-vous, mon père! ... À soixante-trois ans, votre carrière seroit finie! ...-Eh bien, de quoi murmurez-vous? Si j'eusse vécu quinze ans de plus, j'aurois été récompensé plus tard...-mais cependant cette foule d'infortunés auxquels votre existence est si nécessaire! ...-Je les remets avec confiance entre les mains de celui qui m'inspira la résolution de leur consacrer ma vie... vous pensez peut-être que je regrette amèrement tout le bien que j'aurois pu faire en vivant encore dix ans? Si je n'eusse, il est vrai, travaillé que pour la gloire, je mourrois désespéré. Depuis deux ans, j'avois conçu de nouveaux plans, j'étois au moment d'exécuter de grandes choses; quelques années de plus, et je laissois des établissemens qui eussent pu me survivre; la mort vient et détruit toutes ces espérances! Mais que m'importe! Dieu, qui lit au fond de mon coeur, me tiendra compte de mes projets, ainsi que de mes actions; tous mes desseins sont renversés, mais je les ai formés, c'est assez pour en obtenir la récompense. Va, je meurs pleinement satisfait, et vingt ans de plus n'auroient pu rendre mes derniers momens plus doux et plus tranquilles! ... Ô triomphe admirable de la religion, m'écriai-je! Ô mon père, que vous me faites chérir cette piété sublime! Elle seule, en inspirant des actions héroïques, peut élever une grande âme au-dessus de la gloire même! Eh, qu'importent en effet les jugemens des hommes et la vaine renommée d'un moment, quand on est sous les yeux du juge suprême qui pénètre les motifs, qui connoît les desirs, auprès duquel les intentions vertueuses ne sont jamais perdues, et de qui l'on peut attendre des récompenses immortelles pour le bien qu'on a fait et pour le bien qu'on a voulu faire! À ces mots, M De Lagaraye me regardant avec des yeux qui exprimoient la plus douce satisfaction: promets-moi donc, me dit-il, de conserver à jamais ces sentimens religieux, dans un siècle où tant de gens regardent l'impiété comme une preuve de la force et de la supériorité de l'esprit. Souviens-toi, mon cher Porphire, que Corneille, Racine, Fénélon, Boileau, Bossuet et Paschal, furent aussi distingués par leur éminente piété que par la supériorité de leurs talens...-votre exemple seul me suffit, je comparerai la vie des détracteurs de la religion à la vôtre, et je conserverai jusqu'à mon dernier soupir les principes que vous m'avez donnés. En prononçant ces paroles, je tombai à genoux devant le lit de mon bienfaiteur, il me serra dans ses bras, et fut quelque temps sans pouvoir parler; ensuite, me relevant et me faisant asseoir, il me chargea d'une pénible commission, celle d'éclairer sur son état Madame De Lagaraye, et en même temps il m'ordonna de prendre toutes les mesures nécessaires pour cacher sa mort à ses malades jusqu'à l'instant de leur rétablissement s'il étoit possible; ce qui sera d'autant plus facile, ajouta-t-il, que j'ai eu la précaution de leur annoncer qu'ils ne me verroient que dans douze jours; il finit par me recommander un jeune homme de son école qu'il aime particulièrement, et qui, vous le croyez bien, madame, deviendra mon plus cher ami. Après ce cruel et touchant entretien, je fus chercher Madame De Lagaraye, mon seul abord ne la prépara que trop à la funeste nouvelle que j'étois chargé de lui annoncer; elle me questionna en tremblant, et pénétra bientôt toute l'étendue de son malheur; elle joignit les mains, et levant vers le ciel des yeux remplis de larmes, elle resta dans cette attitude quelques minutes, sans proférer une seule parole... mais l'expression sublime et touchante de son visage faisoit assez connoître et ses pensées et ses sentimens! ... Elle offroit à Dieu le sacrifice du bonheur de sa vie! ... Cependant sa douleur n'avoit rien d'impétueux et de violent, elle paroissoit plus profonde que vive, une parfaite résignation en modéroit l'éclat, en adoucissoit l'amertume, et loin de me causer une pitié déchirante, je trouvois une sorte de douceur à la contempler; elle m'inspiroit autant d'admiration que d'attendrissement... enfin, Madame De Lagarayeessuya ses pleurs, se leva, et s'appuyant sur mon bras: allons chez lui, me dit-elle, ne craignez point que sa vûe ajoute à ma foiblesse; au contraire, elle me fortifiera; seroit-il possible de manquer de résignation et de courage en sa présence? ... Je conduisis Madame De Lagaraye jusqu'à la porte de la chambre de M De Lagaraye, et je restai dans la pièce à côté, où je trouvai St André et Blanche, sa femme; le premier étoit débout, appuyé contre une cheminée; il ne pleuroit pas, mais la douleur et la consternation étoient peintes sur son visage pâle et défiguré. Il vous a conté son histoire, madame, vous avez dû connoître à quel point ses passions sont naturellement violentes, et combien son enthousiasme pour M De Lagaraye est ardent et sincère... je m'approchai de lui, il me serra la main, et voyant couler mes pleurs: vous êtes jeune, me dit-il, ce malheur étoit inévitable pour vous... mais moi, plus âgé que lui , devois-je m'attendre à lui survivre! ... Moi, inutile fardeau sur la terre! ... Comme St André achevoit ces paroles, nous entendîmes un cri douloureux, c'étoit la voix de Madame De Lagaraye! ... Tremblans, éperdus, nous nous précipitons vers la porte, nous entrons dans la chambre, quel spectacle frappe nos regards! ... Nous voyons M De Lagaraye prêt à rendre le dernier soupir, la pâleur effrayante de la mort couvroit déjà son front; sa malheureuse femme, assise sur son lit, le soutenoit dans ses bras, et le curé, placé dans sa ruelle, tenoit une de ses mains! ... En nous appercevant, il nous fit signe d'approcher; alors, tournant la tête de notre côté, et jetant sur nous un regard plein de douceur et de sérénité: Porphire, ô mon fils, dit-il, souviens-toi de tes promesses! ... Et vous, mon cher St André, continua-t-il, ne quittez jamais ma femme, suivez-la avec votre famille dans la retraite qu'elle choisira... et que l'amitié... que la religion surtout vous consolent! ... En disant ces mots, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, ses yeux appesantis et presque éteints se fermèrent; le chirurgien s'avança pour lui tâter le pouls, et fit signe qu'il respiroit encore... un instant après, le chirurgien dit tout haut: son pouls se ranime ! ... (Hélas, comme le coeur humain s'ouvre aisément à l'espérance! ...) Ces seuls mots causèrent un transport universel, chacun les répétoit, chacun attendoit un miracle! ... Je m'approche, je regarde fixement M De Lagaraye, je vois en effet sa pâleur se dissiper; son visage se colore, ses yeux se r'ouvrent, une expression surnaturelle rend encore plus auguste et plus touchante sa figure vénérable! ... Tout-à-coup il élève ses bras vers le ciel avec le mouvement le plus passionné... ô mon dieu, s'écrie-t-il, tu m'appelles... je vole à toi! ... Ce furent ses dernières paroles... frappés d'étonnement, saisis d'une émotion qu'un tel spectacle ne produisit peut-être jamais, nous tombons tous à genoux... nous regardons sans effroi ce lit funèbre, nous considérons sans terreur le touchant objet de nos regrets, nous sommes sûrs qu'il est heureux! ... Nous n'avons point vu la mort l'approcher et le frapper, nous ne vîmes que l'éternel descendant des cieux pour l'appeler et le recevoir! Cependant, après avoir entraîné Madame DeLagaraye à son appartement, je me rappelai les derniers ordres de M De Lagaraye concernant ses malades, je volai à l'infirmerie... mais j'arrivois trop tard, les cris des domestiques, les pleurs, les gémissemens des gardes-malades, n'avoient que trop divulgué la funeste nouvelle que j'étois chargé de cacher... je ne restai qu'un instant dans la salle, et j'en sortis pénétré d'attendrissement et d'horreur... je devois être témoin d'une scène encore plus pathétique et plus terrible!
Avant-hier, jour désigné pour la cérémonie du convoi, je me rendis à l'heure indiquée dans la salle d'école où l'on avoit déposé le cercueil, je traversai la cour, elle étoit remplie d'une partie des habitans du village et de tous les ouvriers des manufactures, et toute cette multitude fondoit en larmes... en entrant dans la salle d'école, je vis environ soixante jeunes enfans tous à genoux et rangés autour du cercueil; St André, vêtu d'un long habit de deuil, étoit au haut de la chambre, immobile et plongé dans la plus sombre méditation; les yeux fixement attachés sur le cercueil, il considéroit ce lugubre objet avec un air également morne et sinistre; ses trois fils étoient placés derrière lui... nous attendions les prêtres, quand tout-à-coup nous vîmes paroître six hommes de l'aspect le plus effrayant; ils étoient pâles, livides, décharnés, ils avoient pour tout vêtement un grand drap qui les enveloppoit depuis la tête jusqu'aux pieds, ils pouvoient à peine se soutenir sur leurs jambes, et ressembloient à des fantômes, à des spectres sortant de la tombe! ... Ils se trainèrent vers le cercueil, et se prosternant, ils firent retentir la chambre des plus lugubres gémissemens... ces infortunés, échappés de l'infirmerie, venoient rendre un dernier hommage à la mémoire de leur bienfaiteur... abandonnés de leurs gardes pendant quelques minutes, ils avoient profité, pour s'évader, de cet instant de trouble et de confusion... deux de ces malheureux s'évanouirent en tombant près du cercueil... je les fis emporter, et je les reconduisis moi-même à l'infirmerie, où je leur laissai tous les secours dont ils pouvoient avoir besoin, et je revins dans la salle d'école au moment où les prêtres arrivoient; nous nous mîmes aussi tôt en marche. À mesure que nous approchons de la cour, nous entendons plus distinctement les gémissemens lamentables de la foule qui nous attend pour suivre la pompe funèbre; mais dans l'instant où l'on voit paroître le cercueil, un saisissement universel, un saint respect, font cesser les plaintes et suspendent les pleurs! ... Aux cris, aux transports violens du désespoir, succède le silence profond de la consternation immobile et muette... au bout d'une demi-heure de marche, notre nombreux cortège arrive à l'église... hélas, dans mon enfance, j'ai vu M De Lagaraye lui-même poser la première pierre de cet édifice sacré! ... Cependant nous approchons de la tombe auguste qui va renfermer les précieuses dépouilles du plus vertueux et du meilleur des hommes! ... La fosse est entr'ouverte... on y place le cercueil! ... Mon coeur se déchire... je détourne les yeux en frémissant... dans cet instant, j'entends un cri plaintif... je me lève, et je vois le malheureux St André chanceler sur le bord de la fosse, ses fils veulent en vain l'entraîner... éperdu, égaré, il se débat dans leurs bras, il s'écrie: ô mon maître! Ô mon ami! ... À ces mots, il tombe dans la fosse, et, noble et touchante victime de la reconnoissance et de l'amitié, il expire sur le cercueil de son bienfaiteur!
Je ne puis vous rendre compte, madame, des suites de cette scène terrible, je perdis l'usage de mes sens, on m'emporta sur le champ; en reprenant ma connoissance, je me trouvai dans ma chambre, on me saigna au moment même; et comme j'avois beaucoup de fièvre, on me força à garder mon lit tout le jour. Hier, me sentant un peu mieux, je me levai afin d'aller chez Madame De Lagaraye. Elle m'a fait part de tous ses arrangemens, elle partira quand tous les malades seront rétablis; elle ira se fixer en Anjou, province où elle est née; elle y établira un hospice de charité et une petite école de jeunes filles, et elle consacrera à cet usage les trente mille livres de rente qui lui restent. Elle emmène avec elle la malheureuse famille de St André; ce dernier a été enterré ce matin, et l'on a justement immortalisé sa mort et sa mémoire, en plaçant son corps dans le propre tombeau de M De Lagaraye.
Les héritiers de M De Lagaraye sont tous ici, ils traitent Madame De Lagaraye avec les égards et le respect qu'on ne peut refuser à ses vertus, mais on sait déjà qu'on ne laissera subsister aucun des établissemens de M De Lagaraye; pour moi, madame, j'ignore quand je pourrai jouir du bonheur de vous voir, je resterai avec Madame De Lagaraye tant que j'aurai l'espoir de lui être utile; ainsi, je ne retournerai vraisemblablement à Paris que vers le commencement de l'hiver.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Saint *.
Il est décidé, ma chère fille, que je passerai tout l'hiver ici, que ferois-je à Paris? Dans la situation où je suis, pourrois-je aller aux spectacles et dans le grand monde? Quand toute dissipation ne me seroit pas insupportable dans ce moment, la seule bienséance m'obligeroit à renoncer aux plaisirs qu'elle peut offrir. Comment une femme ose-t-elle se montrer à l'opéra, au bal, lorsque son mari ou son fils sont exposés à tous les dangers de la guerre? Madame De Limours vient me voir très-souvent, mais vous savez qu'il lui fautun peu de Paris , comme elle l'avoue elle-même; aussi ne passe-t-elle jamais plus de huit ou dix jours de suite avec nous.
Le comte Anatolle est mort hier d'une fluxion de poitrine, ou, pour mieux dire, des excès en tout genre auxquels il s'est livré, surtout depuis deux ans; il laisse une riche et charmante veuve, et qui, je crois, ne sera pas inconsolable . Une chose assez plaisante, c'est que la petite Constance est jalouse de la comtesse anatolle, car elle a fort bien pénétré ses sentimens pour Théodore; aussi ne prononce-t-elle jamais le nom de la comtesse, et quand, par hasard, elle l'entend louer sur ses agrémens, elle rougit et paroît souffrir. Si jeune, éprouver déjà des passions si violentes! ... M De Valcévient de vendre la plus belle de ses terres, on dit qu'il est presque entièrement ruiné. Vous ne reconnoîtriez pas sa femme, elle est maintenant aussi couperosée, aussi laide et aussi vieille, qu'elle étoit jeune et jolie il y a cinq ans; elle paroît encore plus sensible à ce malheur qu'à la ruine de son mari. Adèle devient tous les jours plus charmante, elle est bien véritablement à présent mon amie , son esprit est aussi formé que son caractère, nulle conversation ne peut m'être plus agréable que la sienne, nous avons une telle conformité d'opinions et de sentimens! ... Nous sommes souvent tête à tête, et ces jours-là passent pour nous plus vîte encore que les autres; nous savons nous occuper; nous avons une égale activité, les mêmes goûts, la même manière de sentir; pouvons nous jamais nous lasser d'être ensemble? Quand je n'aimerois pas autant ma fille, sa franchise et son extrême candeur me feroient toujours préférer sa société à toute autre; non-seulement elle est incapable d'employer jamais un détour, mais l'exagération lui est aussi étrangère que le mensonge; elle est, dans tous les momens de sa vie, aussi sincère et aussi vraie que la prudence et la politesse peuvent le permettre. Cette charmante qualité donne un prix inestimable à tout ce qu'elle fait, à tout ce qu'elle dit; on est sûr que l'intérêt ou la flatterie ne lui dictent jamais un éloge, ses attentions sont obligeantes, les témoignages de son amitié touchent véritablement le coeur; on l'écoute avec intérêt, avec attention, parce que la vérité même s'exprime par sa bouche; son regard, sa gaieté, son sourire, tout en elle est franc, naturel et sans art. Fût-elle laide, n'eût-elle ni talens ni grâces, elle plairoit, elle attacheroit, elle auroit encore ce charme inexprimable que donneront toujours la candeur et la sincérité. On n'a point cette précieuse vertu sans en posséder mille autres; on ne peut être parfaitement vrai, sans être en même temps noble, équitable et généreux; on rend justice à ses ennemis, on convient franchement de leurs bonnes qualités, on rejette un éloge dont on n'est pas digne, on avoue qu'il n'est pas fondé; enfin, l'on ne sera jamais intrigant ni flatteur, puisqu'on ne sauroit être l'un ou l'autre, sans avoir beaucoup d'artifice et de fausseté. Adèle n'a pas encore dix-huit ans, et elle est déjà corrigée de tous les défauts naturels à son sexe; depuis la veillée des quarante , elle n'a pas eu un moment la tentation de se moquer de personne, surtout pour des choses absolument indifférentes et frivoles, comme l'habillement, la coëffure, etc.En même temps elle ne se fâche jamais d'une plaisanterie; fût-elle amère et mordante (si elle n'attaquoit point son caractère), elle la prendroit gaiement, ou du moins avec douceur, car elle méprise tellement ce petit genre de méchanceté, qu'elle ne peut être ni embarrassée ni piquée d'une moquerie. Elle me fait part de toutes ses observations, et me confie ses jugemens particuliers sur les gens que nous voyons; mais jamais, devant le tiers le moins suspect, elle ne se permettroit une légère critique même indirecte. Comme elle a l'esprit solide, elle est absolument exempte de cette curiosité frivole qu'on reproche si justement en général aux femmes, et qui n'est produite que par le désoeuvrement et la malignité. Adèle n'attache aucune importance aux petites choses, elle ne conçoit pas qu'on puisse s'agiter, se tourmenter pour une bagatelle, ou desirer d'apprendre un secret qui n'intéresse point. Quand elle vivra dans le monde, elle sera toujours instruite la dernière de l'histoire scandaleuse du moment, et des ruptures, des raccommodemens, etc. Elle sera témoin de beaucoup de tracasseries, sans jamais y prendre part, et très-souvent sans les remarquer. On se moquera de sa stupidité à cet égard, on lui dira mille fois: mais vous ne savez rien, d'où venez-vous donc ? ... Il est vrai qu'elle ignorera toutes ces choses, mais elle saura parfaitement démêler le fond du caractère des gens avec lesquels elle vivra; la méchanceté, l'oisiveté et le comérage font découvrir toutes les petites intrigues de la société, mais la raison et l'esprit peuvent seuls donner la pénétration. Adèle bien rarement sera duppe en amitié (car qui ne l'est pas quelquefois avec un bon coeur); on pourra lui inspirer un intérêt peu fondé, l'on n'obtiendra jamais sa confiance sans la mériter; voilà l'essentiel: ne pouvant éviter de rencontrer de l'ingratitude, du moins que la prudence nous préserve des trahisons. Adèle n'a point oublié notre petite retraite au couvent de *, et Mademoiselle De Céligni; elle ne juge plus d'après l'extérieur, les phrases et les démonstrations, elle est guérie de l'engouement . Personne n'a poussé ce défaut aussi loin que Madame De Limours dans sa jeunesse; pour être à ses yeux douce, intéressante et sensible , il suffisoit d'avoir un visage long, des cheveux blonds et un nez aquilin, tandis qu'au contraire toutes les brunes d'une jolie figure étoient vives, piquantes et spirituelles , et toutes les laides,acariatres et méchantes . Cependant, comme il est très-possible d'avoir des yeux noirs et de la douceur, ou bien une figure fade et un caractère aigre, la vicomtesse se trompoit souvent dans ses jugemens, mais l'expérience pouvoit seule la désabuser; Madame De Bernière, une blonde intéressante , devint son amie intime en huit jours, et se brouilla avec elle au bout de trois mois, après lui avoir fait dix scènes plus folles et plus violentes les unes que les autres. À cette liaison, succéda Madame De Semire, une brune remplie d'esprit et de gaieté . Pour cette fois, la vicomtesse rompit tout-à-coup, excédée de l'insupportable ineptie de cette même personne qu'elle avoit jugée si drôle et si piquante . Elle a eu vingt histoires dans ce genre; on la voyoit, pendant six mois, inséparable d'une femme qu'elle appeloit mon coeur, mon amour, mon enfant , et qui, l'hiver d'en suite, n'étoit plus pour elle qu'une étrangère. Ce travers nuisit beaucoup à sa réputation; toutes ces amies brouillées déchiroient sans ménagement son caractère, et divulguoient tous les petits secrets confiés durant l'intimité; la grande jeunesse de la vicomtesse, et l'éducation négligée qu'elle avoit reçue, pouvoient seules faire excuser un semblable défaut, et elle avoit trop d'esprit pour ne pas s'en corriger.
Non, ma chère fille, la tendresse d'Adèle pour Hermine ne s'affoiblit point; au contraire, elle devient chaque jour plus vive. Hermine a dix ans maintenant, et elle est réellement aussi intéressante par son caractère que par sa figure; elle a déjà toute la candeur de sa petite maman , vertu qu'elle lui doit en effet, car elle avoit naturellement beaucoup de disposition à mentir. La pauvre petite a éprouvé aujourd'hui un grand chagrin, elle avoit un petit chat blanc qui faisoit ses délices. Ce matin, le malheureux Azolin est tombé d'une fenêtre dans une cour pavée, et deux heures après, il est mort sur les genoux de sa maîtresse: à cet affreux spectacle, Hermine est devenue pâle comme la mort, ensuite elle s'est mise à fondre en larmes, en se jetant dans les bras d'Adèle, qui ne la reçut pas sans émotion! ... Ce tableau m'a rappelé celui de Greuze, qui représente une petite fille pleurant la mort de son serin... les pleurs d'Hermine, dans cette occasion, m'inspiroient je ne sais quel sentiment doux qui m'étoit agréable... ces douleurs enfantines font plaisir à contempler, parce qu'elles prouvent l'innocence et le bonheur de cet âge; ces larmes pures qui coulent pour la perte d'un chat, démontrent que jamais le coeur n'a senti l'atteinte d'une douleur véritable; heureux âge! ... Adèle a donné ce soir un joli petit écureuil à Hermine; s'il arrive dans trois ou quatre ans quelque accident à l'écureuil, puisse-t-il être pleuré aussi sincèrement qu'Azolin! Adèle et moi, nous avons veillé ce soir jusqu'à minuit, uniquement pour parler d'Hermine; Adèle, ainsi qu'une véritable mère, se plaît à former pour son enfant mille châteaux en Espagne , elle se transporte dans l'avenir, elle se représente Hermine à vingt ans, elle voudroit être à cette époque; mais songez-vous, lui ai-je dit, que vous aurez alors vingt-huit ans, et que vous commencerez à n'être plus de la première jeunesse? ...-Mais Hermine sera dans tout l'éclat de la sienne! ...-Voilà le sentiment qui non-seulement console une bonne mère de la perte de ses agrémens, mais qui lui fait desirer passionnément que sa jeunesse soit écoulée, afin de jouir des beaux jours destinés à ses enfans; elle ne peut s'affliger du changement de sa figure, en voyant sa fille et croître et s'embellir. Comment pourroit-elle regretter les grâces et les charmes que les années lui enlèvent? Le temps les lui ravit, mais il les donne à sa fille.
Adieu, ma chère enfant; j'enverrai jeudi chez votre banquier un petit tableau peint par Adèle, et qui la représente faisant une lecture avec Hermine; j'espère que vous serez aussi contente de l'exécution que des ressemblances.
La baronne à Madame De Valmont. De Saint *.
Que nous sommes heureuses, madame! ... Quelle sera votre joie, l'excès de votre bonheur! Ah, qui peut le savoir, le sentir mieux que moi! ... Nos enfans se sont également distingués, ils se portent bien! ... Nous les reverrons dans trois mois... je vous envoie tous les détails, et non-seulement la lettre que vous écrit M D'Almane, mais celle que j'en ai reçu moi-même, car j'imagine qu'elle vous fera plus de plaisir encore, et maintenant! ... Je n'ai plus rien de caché pour vous! ... Quand ce précieux paquet m'est arrivé, et c'est le chevalier D'Herbain qui me l'apportoit, j'étois avec Madame De Limours, Constance et ma fille... j'étois si tremblante, si troublée, que je ne pouvois ni décacheter le paquet, ni parler... enfin, je trouve la lettre de M D'Almane... je l'ouvre... que devins-je en lisant ces premiers mots qui la commencent: gloire et bonheur, ma chère amie ! ... Mes sanglots me coupent la parole... je me jette à genoux... ma chère Adèle vient se précipiter à mon col... tous mes amis m'entourent, leur attendrissement, leur joie ajoute à mon bonheur... que n'étiez-vous là, madame, qu'il m'eût été doux de vous embrasser, surtout dans cet instant! ... Que ne donnerois-je pas pour jouir de la satisfaction inexprimable de vous voir, et de vous donner moi-même les lettres que je vous envoie! ... La pauvre petite Constance a été bien touchante dans ce premier moment; malgré elle, le nom de Théodore est échappé de sa bouche! ... Et elle versoit un ruisseau de larmes! ... Cependant, quand j'ai lu tout haut le détail de l'action, j'ai remarqué qu'Adèle éprouvoit une émotion et des transports que sa cousine ne partageoit pas. Les âmes fortes sont les seules qui puissent être véritablement sensibles à la gloire! ... Après avoir appris que Théodore n'avoit point été blessé, Constance ne desiroit plus rien, tout autre détail ne pouvoit l'intéresser que foiblement. Adieu, madame; parlez de moi, je vous supplie, à M D'Aimeri et à M De Valmont: ah, que n'êtes-vous tous ici! ... Adèle vous écrit, madame, une fort jolie lettre, qu'elle vient de me montrer; cependant je vous assure qu'elle ne vous exprime pas toute la part qu'elle prend à votre joie...
La vicomtesse à la baronne. De Paris.
J'ai mené hier, pour la première fois, Constance à un bal paré de nuit, nous y sommes restées jusqu'à la fin, et devinez à quelle heure nous étions dans nos lits? ... À trois heures et demie du matin! ... Cependant le bal étoit superbe, un monde énorme, les plus jolies personnes de Paris, toutes mises à peindre... mais tout cela ne venant au bal que pour montrer des habits charmans, arrivant à deux heures, et s'en allant à trois! ... Aussi-tôt qu'on a été vue de toute la salle, que le rouge se raye... que la coëffure se dérange, on bâille, on se plaint du chaud, et l'on va se coucher. Oh, de notre temps l'on avoit plus de gaieté que cela! ... Je ne trouve rien d'aussi triste et d'aussi mauvais goût que la coquetterie d'aujourd'hui; elle consiste uniquement en mines et en recherches de parure. J'ai soupé l'autre jour avec une coquette de ce genre, Madame De Blomar; elle est laide, mais elle se croit et piquante et charmante ; elle a des manières libres, un ricanement perpétuel qu'elle donne pour de la gaieté, un ton décidé et une conversation aussi insipide que commune; et quand elle a de grands desseins , on s'en apperçoit dans l'instant, parce qu'alors elle s'agite dans la chambre, elle change de place, elle marche d'un pas leste et dégagé , elle saute même, elle s'admire devant une glace, elle trouve mille manières qui lui procurent l'occasion de montrer un très-joli pied, elle rit aux éclats... voilà tous les artifices que lui inspire la coquetterie; ils me paroissent innocens, car ils ne doivent troubler le repos de personne. Ce soir-là, Constance étoit avec moi, et tout le monde se récria sur sa figure. En effet, je ne l'ai jamais vue si belle. Madame De Blomar n'eut pas assez d'esprit pour sentir qu'il faut au moins dissimuler un peu l'envie, elle ne put se résoudre à convenir que Constance fût jolie; d'abord, elle voulut l'effacer par ses agrémens et toutes les grâces que je viens de vous dépeindre; ensuite, voyant qu'on s'obstinoit à regarder Constance, elle tomba dans le découragement, et ne prit plus la peine de cacher son mécontentement et son humeur. À quel point une ridicule et sotte vanité peut avilir, humilier! ... Je me souviens qu'étant jeune, je craignois tellement d'être soupçonnée d'un mouvement si bas, que non-seulement je rendois justice à toutes les jolies figures, mais que je trouvois un grand plaisir à les louer, afin de bien persuader ceux qui m'écoutoient, que j'étois absolument exempte du vice le plus méprisable qu'on puisse avoir.
Pour revenir à Madame De Blomar, ce qui a achevé de me la faire prendre en aversion, c'est que ce même soir on parla de Madame De *, et qu'elle s'en moqua de la manière la plus indécente à mon avis. Elle voulut tourner en ridicule la tendresse de Madame De * pour son mari, elle en conta plusieurs traits qui ne produisirent pas l'impression qu'elle desiroit; tout le monde loua le caractère, l'esprit et la conduite de Madame De *. Madame De Blomar convint que Madame De * étoit une personne parfaite (en appuyant sur ce dernier mot avec dénigrement), mais elle ajouta que Madame De * étoit ennuyeuse à la mort, et romanesque à l'excès . J'avois bien envie de répondre: on n'est point ennuyeuse à la mort, avec de l'esprit, de la douceur et de l'instruction, et j'aimerois mieux être romanesque que malhonnête; car enfin, si Madame De * affichoit pour un amant la tendresse qu'elle montre pour son mari, Madame De Blomar la trouveroit très-intéressante , elle s'attendriroit sur sa sensibilité . Quand on n'a point de principes, on a beaucoup d'aversion pour une personne parfaite , et l'on cherche à jeter du ridicule sur la vertu, effort impuissant qui ne peut servir qu'à faire connoître et le défaut d'esprit et la dépravation du coeur... j'ai fait hier cent visites avec Constance, nous avons été chez Madame De *; Constance est revenue enchantée de Mademoiselle De *. En effet, il est impossible d'être mieux élevée et plus aimable; elle n'est ni timide ni embarrassée, et elle a cependant toute la réserve qui convient à son âge, et ce certain air de déférence et même de respect pour les femmes mariées, qui sied si bien à une jeune personne; ses manières sont douces, obligeantes, naturelles; sa figure est aussi agréable que spirituelle, et je sais qu'elle a autant d'instruction que d'esprit et de grâces; mais avec une mère comme la sienne, pouvoit-elle n'être pas charmante à tous égards? Adieu, ma chère amie; j'irai vous voir jeudi ou vendredi. Il n'est question ni de vous ni de moi dans les infâmes couplets dont on vous a parlé, c'est tout ce que j'en sais, car je n'ai pas voulu les voir. De tout temps, on a rencontré des personnes (quelquefois estimables d'ailleurs) curieuses de connoître ces abominables productions, les apprenant par coeur, et souvent les répandant dans la société; mais lire et répéter de semblables horreurs, n'est-ce pas participer à la méchanceté atroce de l'auteur de ces calomnies? Je ne conçois pas comment, avec quelques principes, on peut se permettre de lire un libelle, et je conçois encore moins qu'on puisse assez mépriser les bienséances, pour en parler et en citer des traits.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Saint *.
J'ai été bien inquiète pendant deux jours, ma chère fille; ma pauvre Miss Bridget a été très-sérieusement malade d'une esquinancie; avant-hier matin elle fut saignée pour la troisième fois, et le soir Adèle, les larmes aux yeux, entra dans ma chambre, en me disant que Miss Bridget étoit plus mal. Je vous conjure, maman, ajouta Adèle, de me permettre de la veiller cette nuit, car il est important qu'elle prenne d'heure en heure une potion que le médecin vient d'ordonner, et il est impossible de se reposer sur les soins d'une garde ou d'une femme-de-chambre... eh bien, interrompis-je, passez-y cette nuit, j'y consens, demain je la veillerai à mon tour. Adèle sortit, et je restai seule avec Madame DeLimours. Quoi, me dit cette dernière, vous souffrez qu'Adèle passe une nuit entière! ...-À son âge, toutes les jeunes personnes vont au bal de nuit; ainsi...-mais Miss Bridget a de la fièvre...-Miss Bridget n'a point une maladie contagieuse; d'ailleurs, pour sauver à ma fille un peu de fatigue et même un accès de fièvre, je ne l'empêcherois pas de remplir un devoir...-Cependant, que feroit-elle de plus pour vous?-Je l'ignore, et je me flatte qu'elle ne le sait pas elle-même; mais plus je lui verrai de reconnoissance et d'attachement pour sa gouvernante, et plus je compterai sur sa tendresse pour moi. D'après cette manière de penser, j'ai dû être satisfaite, car Miss Bridget a reçu d'Adèle les preuves de la plus touchante affection. Elle ne voulut pas souffrir que ma fille passât la nuit entière auprès d'elle; Adèle, pour la satisfaire, feignit de la quitter à trois heures du matin, mais elle se cacha derrière son lit, afin de veiller sur l'exactitude de sa garde; elle ne s'assoupit pas un instant, d'heure en heure elle arrangeoit elle-même la potion ordonnée, et elle la donnoit à la garde qu'elle fut obligée de réveiller plusieurs fois. Quand le médecin arriva à neuf heures du matin, Adèle étoit encore dans la chambre de Miss Bridget; elle rendit le compte le plus détaillé de la nuit. Le médecin, l'assurant alors que Miss Bridget étoit absolument hors de tout danger, elle fondit en larmes, et la joie lui fit tellement oublier sa fatigue, qu'elle ne voulut jamais consentir à s'aller coucher; elle passa toute la journée dans la chambre de Miss Bridget; le soir elle étoit changée, mais point abattue (un bon coeur donne des forces inépuisables); elle a dormi douze heures cette nuit, elle se porte à merveille aujourd'hui, et Miss Bridget est en pleine convalescence. Il y a eu ce soir une petite scène entre Adèle et Constance, dont le détail vous fera sûrement plaisir. Ce matin, la vicomtesse avoit un peu d'humeur, et après le dîner, elle gronda Constance assez injustement. Je suis rentrée dans ma chambre comme à mon ordinaire, à cinq heures; Adèle fait ses études dans un cabinet voisin, et elle laisse sa porte ouverte, de manière que je l'entends chanter, parler, jouer des instrumens, comme si j'étois à côté d'elle. Vous savez que le bruit ne m'empêche pas d'écrire, et que j'ai composé tous mes ouvrages au son de la harpe et du clavecin, et en m'interrompant à chaque minute pour dire: cela est faux, vous pressez le mouvement, etc. Je m'établis donc à mon bureau, et ma fille à sa harpe. Au bout d'une demi-heure, on vient m'avertir que Madame De P, que j'attendois en effet, arrive dans l'instant, et que sa voiture entre dans l'avenue; je dis à ma fille que je suis forcée de descendre, et de rester dans le sallon jusqu'au souper. En sortant de ma chambre, je rencontre Constance, et je lui dis la même chose; mais un moment après, j'apprends qu'on s'est trompé, et que Madame De P n'est point arrivée; alors je remonte chez moi: comme il y a un tapis dans ma chambre, j'entre sans faire le moindre bruit; j'avois laissé une lumière sur mon bureau, je me remets dans mon fauteuil, je reprends ma plume, j'entends causer Adèle et Constance, il me paroît assez plaisant d'écrire leur conversation, j'écoute et j'écris à mesure le dialogue suivant: Constance.
... Un quart d'heure seulement? Adèle.
Eh, mon dieu, je causerois de tout mon coeur avec vous, si maman le savoit; mais elle croit que j'étudie dans cet instant; cette idée me fait de la peine... il me semble que je la trompe...
Constance. À l'âge que vous avez, ma tante n'exige pas que vous étudiez sans relâche... Adèle.
Elle sait combien j'aime l'occupation; j'aurois bien mal profité de son exemple et de ses soins, si le désoeuvrement pouvoit être un délassement pour moi. Mais, je vous le répète, ce qui fait que j'aimerois mieux m'entretenir avec vous dans un autre moment, c'est que j'ai dit à ma mère, quand elle est descendue, que j'allois bien travailler .
Constance. Eh bien, je m'en vas... cela est cruel pourtant... Adèle.
Constance? ... Constance. Quoi? ... Adèle. Si cela vous fâche, restez... Constance.
Réellement, vous ne m'aimez pas...
Adèle. Vous croyez? ... Constance. Mais... Adèle. Eh bien, causons donc... Constance.
Si vous saviez combien je suis malheureuse aujourd'hui! ... Adèle.
Comment? ... Constance. Vous avez vu de quelle manière maman m'a traitée cet après dîner... on peut parler devant Hermine, elle ne répétera pas ce que nous dirons? ...Hermine. Oh, je lis avec tant d'attention, que je n'entendrai même pas... eh bien, quand maman est rentrée dans sa chambre, je l'ai suivie; j'ai voulu lui parler, elle m'a reçue avec une dureté... cependant je
n'avois aucun tort, vous en avez été témoin... Adèle.
Aucun tort, ma chère Constance! ... Songez-vous à ce que vous dites? ... Vous accusez votre mère d'injustice! ... Constance.
Je ne m'en plaindrois pas à toute autre... mais quoi! Ne le puis-je avec vous? Adèle.
Non, car il ne vous est même pas permis de penser que votre mère est injuste; si cette idée s'offre à votre imagination, vous devez la rejeter, vous devez croire que vous vous abusez. Diriez-vous à ma tante que vous n'avez eu aucun tort? Non sûrement; au contraire, vous avez eu l'air avec elle de sentir qu'elle avoit raison; ce murmure qui vous échappe ensuite, vous ôte tout le mérite de la douceur que vous avez montrée, et devient une espèce de trahison... d'ailleurs, quand il seroit vrai que ma tante eût eu un moment d'humeur, qui l'excusera, qui cherchera à cacher ce petit tort, si ce n'est vous? C'est la seule preuve de reconnoissance que vous puissiez lui donner. Avez-vous le droit d'exiger qu'elle soit
parfaite? ... Pardonnez ma franchise, ma chère cousine; il m'en coûte de vous affliger, mais je vous aime trop pour vous déguiser la vérité... Constance, pleurant. Cependant je me flatte que vous ne doutez pas de ma tendresse pour maman... Adèle.
C'est parce que je connois l'extrême bonté de votre coeur, que je vous parle avec autant de sincérité... Constance, pleurant toujours. Vous avez raison, je le sens... Adèle.
Aimable candeur! ... Embrassez-moi, ma charmante amie... Constance. Ma chère cousine! ... Ah, que je voudrois vous ressembler! ... Adèle.
Ah, vous n'avez rien à desirer, nulle vertu ne vous manque! ... Je suis plus âgée que vous, il ne seroit pas étonnant que je fusse susceptible d'un peu plus de réflexion...
Constance. Je suis au désespoir... vous venez de me faire comprendre combien ma faute est inexcusable... Adèle.
Eh bien, ma chère Constance, réparez-la, vous le pouvez... Constance.
Comment? ... Dans cet endroit de la conversation, je me levai doucement et je sortis. Je fus chez la vicomtesse, je ne lui rendis pas un compte exact de ce que je venois d'entendre, je me contentai de lui dire que Constance étoit au désespoir de lui avoir déplu, et je la priai de cacher que j'eusse entendu la conversation. Comme nous causions, la vicomtesse et moi, sa porte s'ouvrit, et nous vîmes paroître Constance avec des yeux bien enflés et bien rouges! ... En m'appercevant, elle eut l'air un peu embarrassée; je lui appris que Madame De P n'étoit point arrivée, et je lui laissai croire que j'avois passé tout ce temps avec la vicomtesse... après un moment de réflexion, Constance s'approcha de sa mère en pleurant; la vicomtesse l'embrassa, et Constance, se jetant à
genoux, lui avoue franchement qu'elle s'est plaint d'elle, et qu'Adèle lui a fait sentir toute l'étendue de cette faute. À ces mots, la vicomtesse attendrie la relève et la loue sur sa sincérité. Hélas, maman, reprit Constance, c'est Adèle encore qui m'a conseillé de venir faire cet aveu, je n'ai pas eu le mérite de m'y décider de moi-même! ... À ce dernier trait de sincérité, la vicomtesse et moi, nous embrassâmes Constance en même temps, et il nous fut impossible de retenir nos pleurs... ô qui pourroit n'être pas touché des charmes séduisans de la candeur et de l'ingénuité? Je louai cette action avec enthousiasme, car elle est charmante en effet, mais la vicomtesse prétendit que je ne l'aurois peut-être pas sentie si vivement si elle n'eût pas autant fait valoir Adèle. À propos de cette petite aventure, la vicomtesse voulut absolument me faire avouer le défaut secret d'Adèle. Je conviens, ajouta-t-elle, que je ne lui en connois point, mais sûrement elle en a un au moins, quelque léger qu'il puisse être...-ce seroit ma faute, puisque nous sommes convenues qu'il n'est point de défauts ni même de vices que l'éducation ne puisse détruire...-de bonne-foi, vous ne lui connoissez pas un seul petit défaut?
-D'abord, il faut nous entendre: définissez-moi ce que c'est qu'avoir un défaut ?-C'est un penchant plus ou moins dangereux qui nous domine constamment...-qui nous domineconstamment! ... Quelle terrible définition! ...-Je la crois juste.-Et moi aussi, c'est pourquoi j'ai toujours pensé qu'il est impossible d'être parfaitement heureux si l'on a un seul défaut.-Et vous pensez que l'éducation peut les déraciner tous?-Si elle en corrige un, pourquoi n'en corrigeroit-elle pas deux, trois, quatre?-Oh, parce que nous ne pouvons être parfaits.-Parfaits! Non certainement. Mais songez qu'il est fort différent de faire une faute ou d'avoir un défaut. Je vous proteste qu'Adèle n'a pas un seul défaut, c'est-à-dire, une mauvaise habitude enracinée; ou bien, comme vous dites, un penchant dangereux qui domine constamment . Cependant elle n'est point parfaite, puisque nul mortel ne peut l'être! Elle est douce, mais il est possible que de certaines circonstances puissent lui inspirer un mouvement d'impatience et même de colère; elle peut se tromper, elle peut avoir un moment d'injustice ou d'humeur; mais du moins, quand on n'a point de défauts habituels, les torts sont toujours
aussi légers que rares, et ne peuvent jamais ni nuire à la réputation, ni faire le malheur de la vie.-Ainsi, vous croyez donc que si j'eusse été bien élevée, j'aurois une parfaite égalitéd'humeur ? ...-Je n'en doute pas.-Dans ce cas, reprit la vicomtesse, c'est une bonne chose qu'une excellente éducation.
Adieu, ma chère fille; vous me demandez bien des détails et des conversations entières , j'espère que vous serez contente de cette lettre; mais elle ne me satisferoit point si je n'avois pas écrit en même temps à Séraphine trois grandes pages pour ne parler que de vous. Embrassez-la de ma part, ainsi que sa soeur, à laquelle je ferai réponse jeudi.
Je r'ouvre ma lettre pour vous apprendre une nouvelle que Madame De P s'étoit chargée d'annoncer à la vicomtesse. M De Valcé vient de quitter le service, il est totalement ruiné; de toute cette grande fortune, il ne lui reste que cinquante mille livres de rentes viagères; Madame De Valcé, de son côté, a mangé tout son bien, car ses dettes excèdent de beaucoup la dot qu'elle a reçue; son mari est parti la nuit dernière; il compte, dit-on, voyager deux ou trois ans.
Madame De Valcé reste sans secours, sans conseil, sans ressource, abandonnée de tous ses amis, et même de M De Remicourt; elle est très-malade et dans son lit; dans cet instant, la vicomtesse ne voit que son malheur, elle en oublie les causes, et elle vient de partir pour voler à son secours.
Le baron à M D'Aimeri. Oui, monsieur, je serai sûrement à Paris dans les premiers jours d'avril; je ramène nos deux enfans plus dignes encore de notre affection et du bonheur qui les attend. Pouvoient-ils se conduire autrement, ils sont françois! Ils ont montré autant d'intelligence et d'activité que de valeur; mais en les louant, on ne peut dire qu'ils se soientdistingués , car, au milieu de tous ces jeunes françois qui sont ici, l'on ne peut se distinguer par la bravoure seulement.
J'espère, monsieur, que je vous trouverai à Paris, ainsi que M et Madame De Valmont. Je réserve à notre aimable Charles tout le plaisir de la surprise: il a, je crois, beaucoup d'espérances; il voit bien que je l'aime comme mon propre fils; mais je me plais quelquefois à le dérouter , et du moins je le maintiens dans l'incertitude. Oui, vous allez voir former cette union si desirée; cette union, l'objet de vos voeux et des miens! ... Chassez donc les noires idées qui vous
obsèdent; perdez, s'il est possible, un souvenir douloureux qui n'a que trop long-temps empoisonné votre vie; osez vous croire digne d'être heureux, vous en avez acquis le droit.Adieu, monsieur; je vous prie d'engager M et Madame De Valmont à garder fidélement le secret, jusqu'à ce que Madame D'Almane en ait fait part au vicomte et à la vicomtesse de Limours.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Paris.
Figurez-vous mon bonheur, ma chère fille; ils arrivent! ... Nous les verrons dans deux jours! ... Demain nous partons, nous allons au-devant d'eux; nous les rencontrerons vraisemblablement à trente ou quarante lieues de Paris! ... Ah! Que manqueroit-il à ma félicité, si vous étiez ici? ... Vous ne pouvez concevoir tout ce qui se passe dans mon coeur, non; quoique vous le connoissiez bien, ce coeur, vous ne l'imaginez pas! ... Je ne suis revenue de Saint-* que ce matin. Le courier que m'a envoyé M D'Almane, a passé par Paris; il m'a donné une lettre qui m'apprenoit que Madame De Valmont venoit d'arriver, et qu'elle m'attendoit chez moi. J'ai caché cette dernière nouvelle à ma fille; j'ai demandé des chevaux, et nous sommes parties au moment même, Adèle n'ayant encore aucun soupçon de l'événement qui doit fixer sa destinée... en descendant de voiture, nous appercevonsMadame De Valmont sur le perron; Adèle
fait un cri de joie, et court se jeter à son cou: pour moi, je ne puis exprimer à quel point j'étois émue, attendrie, en serrant Madame De Valmont dans mes bras! ... Nous pleurions toutes trois sans pouvoir proférer une seule parole! ... Cependant, nous entrons dans ma chambre; alors, prenant Adèle par la main: embrassez encore Madame DeValmont, lui dis-je; embrassez-la, ma chère Adèle, avec la tendresse d'une fille, car vous allez devenir la sienne... à ces mots, Adèle tressaille et rougit, un déluge de pleurs inonde son visage; dans ce premier moment elle ne voit que sa mère... elle n'éprouve qu'un mouvement de tristesse et d'effroi en apprenant que je ne serai plus l'arbitre de son sort! ...Madame De Valmont et moi nous la prenons dans nos bras; Adèle appuie et cache son visage contre ma poitrine, elle ne nous répond que par des soupirs et des sanglots, elle reçoit avec indifférence les caresses de Madame De Valmont; il semble qu'elle veuille me faire sentir qu'elle ne peut aimer que moi... enfin, Madame De Valmont nous quitte; et lorsque nous fûmes seules Adèle et moi, elle m'ouvrit son ame toute entière, elle m'avoua qu'elle préféroit cet établissement
à tout autre, d'autant plus qu'elle étoit sûre que le chevalier De Valmont ne la sépareroit jamais de moi; mais elle ajouta qu'elle craignoit la jeunesse du chevalier, et qu'elle auroit desiré qu'il eût eu quelques années de plus. Je la rassurai en lui disant que je connoissois parfaitement le caractère du chevalier, et qu'à vingt-quatre ans, lorsqu'on avoit reçu une excellente éducation, on n'étoit plus assez jeune pour se démentir et se corrompre.
M et Madame De Valmont et M D'Aimeri ont soupé ce soir avec nous; Adèle, quoique toujours un peu rêveuse, a été charmante pour eux. J'ai eu aujourd'hui même une scène très-vive avec la vicomtesse. Il a bien fallu lui déclarer enfin qu'Adèle sera mariée dans six semaines. Cet aveu, qui en effet n'est pas une confidence, ne pouvoit manquer d'exciter sa colère; elle m'a dit que je n'avois nulle confiance en elle: j'ai été forcée de lui reprocher son indiscrétion. Je ne devois pas à l'amitié, ai-je ajouté, d'exposer le repos et le bonheur de ma fille, en vous confiant un secret que j'étois sûre que vous ne pourriez garder. Ne m'aviez-vous pas donné votre parole d'honneur de cacher toujours à Constance
que vous la destiniez à Théodore? L'avez-vous pu? ... À ces mots, la vicomtesse n'ayant rien à répondre, s'est levée avec un mouvement de fureur qui m'a véritablement épouvantée. J'ai voulu l'arrêter; mais elle est sortie impétueusement en me criant qu'elle ne me reverroit de sa vie . Une heure après j'ai été chez elle; je l'ai trouvée tête-à-tête avec sa fille: cette dernière étoit dans un état affreux, car elle me croyoit brouillée sans retour avec sa mère, qui, dans cet instant, dominée par le ressentiment et l'humeur, étoit beaucoup plus irritée que touchée de ses pleurs et de son désespoir. Quand je parus, elle la renvoya; ensuite, s'avançant vers moi, elle me demanda, avec une colère concentrée,ce que je voulois . J'étois si sincèrement affectée de sa situation, que je tremblois comme si j'eusse été coupable. Je viens, lui dis-je, essayer de vous rendre la tranquillité que vous avez perdue et que vous m'ôtez. Il est vrai que je vous ai caché le secret le plus important de ma vie; ce n'est pas ma faute, c'est la vôtre... je n'ai pas dû compter sur votre discrétion; mais je compterai toujours sur votre justice et sur votre amitié... comme j'achevois ces paroles, la vicomtesse, baignée de larmes, vint
se jeter dans mes bras, et avec cette charmante franchise qui accompagne toutes ses actions... je reçus ce retour comme un pardon, il me rendit tout mon bonheur, car il me seroit impossible d'être heureuse sans son amitié. Nos coeurs étoient faits l'un pour l'autre; pourquoi faut-il qu'il y ait si peu de rapport entre nos caractères? La comtesseAnatolle, plus jolie que jamais, est venue me voir cet après-dîner; elle m'a parlé pendant une heure du retour de M D'Almane, et m'a fait mille questions sur Théodore. La pauvreMadame De Valcé se meurt de la poitrine, et n'a sûrement pas trois mois à vivre. Adieu, ma chère fille; il est deux heures après minuit, et je me lève demain avant sept. Adieu; puisque la poste ne part que jeudi, je vous écrirai tous les jours d'ici-là. Ah! Comptez sur un journal exact et détaillé ; je n'ai plus que ce moyen pour vous instruire de mes pensées et de mes sentimens!
La même à la même. De Paris, ce mardi. Ah! Ma fille, ils sont ici! ... Je viens de les voir, de les embrasser! ... Ils sont ici! ... On ne meurt ni de saisissement ni de joie! ... À peine étois-je levée ce matin, que j'entends une voiture entrer dans la cour; je crois que c'est la mienne: j'acheve de m'habiller, quand tout-à-coup ma porte s'ouvre, et je vois paroître MD'Almane et Théodore... au même instant Adèle éperdue accourt et vient tomber dans les bras de son père... quel moment! ... Quel bonheur après un an d'absence, après avoir éprouvé tant d'inquiétudes et de peines! ... Ô vous, ma fille, qui connoissez si bien mon coeur, vous seule pouvez imaginer à quel point je suis heureuse! ... L'entrevûe d'Adèle et du chevalier De Valmont s'est faite à midi! Le chevalier est si pénétré, si transporté de son bonheur qu'il en a perdu la faculté de s'exprimer; il ne peut que regarder Adèle, soupirer, embrasser sa mère et me baiser
les mains. Adèle rougit beaucoup plus qu'à l'ordinaire, elle est mille fois plus tendre pour moi; souvent en me regardant ses yeux se remplissent de larmes: mais elle n'évite point le chevalier De Valmont, et ne laisse même pas échapper une occasion de lui montrer de l'intérêt, ou de lui dire un mot obligeant. Théodore partage vivement le bonheur de son ami, et demain au soir il apprendra le sien; car on n'attend pour déclarer aussi le mariage de Constance, que le retour du vicomte qui est absent depuis huit jours, mais auquel MD'Almane vient d'envoyer un courier. Vous ne pouvez vous faire une idée de l'attendrissement et de la joie de M D'Aimeri. Cependant au milieu de ses transports, le souvenir ineffaçable de la malheureuse Cécile, vient encore le troubler. Ai-je mérité tant de bonheur! Me disoit-il ce soir; je crains toujours qu'il ne m'échappe! ... Il a prononcé ces paroles d'un ton qui m'a pénétrée. Un seul remords suffit pour corrompre la félicité la plus pure... pour goûter le bonheur, il faut avoir mérité d'être heureux. Adieu, ma chère fille; je continuerai demain cette lettre, puisqu'elle ne doit partir que jeudi.
Mercredi au soir. Je reçois dans l'instant la lettre où vous m'annoncez la mort du malheureux chevalier De Murville. Je desire que M D'Aimeri n'apprenne cet événement qu'après le mariage de nos enfans, car, dans la disposition où il est, je suis sûre qu'il en seroit vivement affecté. Je n'en ai parlé qu'à Madame De Valmont, qui pense comme moi, qu'il faut dans ce moment cacher cette nouvelle à son père; et si quelque paquet arrivoit de *, nous avons pris toutes les précautions nécessaires pour que Madame De Valmont ne reçût pas cette triste restitution en présence de son père. La vicomtesse est transportée de joie, le vicomte est arrivé, et il est décidé que Constance et Théodore, Adèle et le chevalier De Valmont se marieront le même jour. Quel jour pour moi! ... Nous attendons à chaque instant le comte de Roseville, sa dernière lettre étoit datée de *; le retour d'un frère chéri, et si digne de l'être, mettra le comble au bonheur de la vicomtesse... hélas! Pour moi, ma félicité ne sera point parfaite, vous n'en serez pas témoin! ... Et quelle distance nous sépare! ... Tous ces détails que vous
attendez avec tant d'impatience, vous ne les lirez que dans un mois! ... La comtesse Anatolle est venue me voir aujourd'hui, je lui ai fait part du mariage de mon fils: elle a rougi, pâli et baissé les yeux; je n'ai pas fait semblant de remarquer son trouble, et j'ai changé d'entretien: au bout d'un moment, elle m'a dit qu'elle partoit demain pour deux mois, et un moment après, elle m'a quittée; elle m'intéresse vivement, je l'avoue. Quelle mère n'excuse pas au fond du coeur une foiblesse dont son fils est l'objet?
Dans le moment où je vous écris, ma chère enfant, j'ai dix personnes dans ma chambre, des tailleurs, des couturières, des marchandes de modes; mon bureau est couvert de pièces d'étoffes, de fleurs, de chiffons, de dentelles. Adèle ne veut rien choisir, et s'en rapporte à mon goût, c'est me charger d'une affaire que je ne traite point du tout légèrement; il s'agit de parer et d'embellir Adèle! Je vous assure qu'il n'y a point de coquette plus occupée de sa parure, que je le suis de celle d'Adèle. Pendant ce temps, ma fille lit, étudie, fait de la musique, tout comme à son ordinaire. Hermine ne sait que d'aujourd'hui
que sa maman va se marier. En apprenant cette nouvelle, elle a montré le plus grand étonnement, et regardant Adèle en pleurant: maman, dit-elle, serai-je toujours votre enfant?... À ces mots, Adèle ne put retenir ses larmes, et prenant Hermine dans ses bras, elle l'embrassa mille fois, en l'assurant qu'elle l'aimeroit passionnément toute sa vie. AlorsHermine reprit sa gaieté, et me dit qu'elle étoit bien-aise que j'eusse choisi le chevalier De Valmont, parce qu'il étoit presque aussi aimable que sa petite maman . Ce qu'on vous a mandé de Madame De Gerville étoit vrai alors, et ne l'est plus maintenant; elle a quitté la dévotion, et perdu la considération qu'elle avoit usurpée, et tout cela en faveur d'un jeune homme qui vient d'entrer dans le monde, et qu'elle s'est chargée de former et de produire. Cette espèce d'égarement, si avilissant à son âge, lui manquoit, et achève de la rendre aussi ridicule que méprisable. Madame De Valcé est toujours dans le même état, on dit que le chagrin seul la conduit au tombeau; la vicomtesse a pour elle des procédés qui doivent augmenter ses remords, s'il est vrai qu'elle puisse éprouver quelques mouvemens de reconnoissance et de repentir.
Ce jeudi. Le comte de Roseville arrive ce soir, ainsi nous signerons sûrement les articles lundi prochain... ô quel jour! ... En vérité, je n'ai pas ma tête... je suis toujours attendrie, toujours au moment de fondre en larmes, je ne dors point, je ne mange point, je ne puis parler, j'ai l'air égaré, stupide, je n'ai qu'une idée, qu'une pensée... j'ai oublié de vous parler de Madame D'Olcy, elle se conduit parfaitement dans cette occasion; le chevalier De Valmont fait un mariage qui flatte sa vanité, elle est dans ce moment la plus tendre et la meilleure soeur du monde; elle a voulu loger Madame De Valmont, elle ne la quitte pas, et elle passe sa vie chez moi, ce qui excède la vicomtesse qui ne la peut souffrir. Adieu, ma chère fille: ah, si vous étiez ici, quelle félicité pourroit égaler la mienne!
Le comte de Roseville au prince. Ah, monseigneur, quel mot vous est échappé! ... Vous louez, il est vrai, la modération du prince, votre père, cette modération si vertueuse qui lui fait préférer la paix à des conquêtes presque certaines, mais vous ajoutez: cette guerre sans doute étoit injuste, cependant elle m'eût offert l'occasion de me distinguer ! ... Ainsi donc, vous la regrettez? ... Malheur au prince qui entreprend une guerre injuste, s'écrie l'estimable auteur de l'institution d'un prince." C'est lui seul alors qui égorge tous ceux qu'il sacrifie à son ambition ou à ses autres passions;... etc."
Quelle effrayante et terrible peinture des maux irréparables produits par l'ambition! ... Pourriez-vous, monseigneur, n'en être pas profondément touché! ... Si vous ne desirez que de la célébrité, il n'est pas nécessaire en effet que vous soyez constamment vertueux; cependant le courage et l'ambition ne vous suffiront pas; il vous faut encore du bonheur: ce n'est que dans la prospérité que l'injustice peut éblouir un moment les yeux du vulgaire; pour obtenir ce triomphe vain et passager, il lui faut des succès éclatans; si la fortune l'abandonne, elle ne trouve dans les revers que la honte, le mépris et l'infamie. Mais si vous aimez la véritable gloire, votre renommée ne dépendra ni du hasard ni des caprices de la fortune; soyez juste, soyez humain, et vous paroîtrez aussi grand dans l'adversité que
dans le sein de la prospérité la plus constante. Monseigneur me permettra d'entrer aussi dans quelques détails relativement à cette question: si un prince doit s'interdire absolument la lecture des écrits satyriques anonymes contre sa propre personne, les ministres, les gens en place, et ceux qui l'approchent le plus . Monseigneur me paroit disposé à croire qu'un prince peut souvent acquérir, par de semblables lectures, des lumières sur ses fautes, et sur le caractère et la conduite des personnes qui l'entourent. Je suppose avec vous, monseigneur, qu'il y ait quelquefois des vérités utiles répandues dans ces méprisables productions; mais celles qui vous regarderoient personnellement vous révolteroient sans vous éclairer, car les reproches dictés par la méchanceté nous aigrissent et ne peuvent nous corriger. À l'égard des accusations qui tombent sur les ministres et sur les gens en place, si, dans un ouvrage de ce genre, il s'en trouvoit par hasard une seule véritablement fondée, comment la démêleriez-vous au milieu d'un tissu d'impostures et de calomnies atroces? Est-ce dans un libelle qu'un prince doit chercher la vérité? Est-ce d'un lâche et d'un scélérat qu'il doit l'attendre? Quoi! Vous,
monseigneur, qui détestez un délateur, vous, qui refuseriez de l'écouter, vous liriez sans scrupule un libelle? Quoi! Vous ne sacrifieriez point cette vaine et coupable curiosité à la reconnoissance que vous devez au ministre, à l'homme en place qui vous sert avec zèle, avec attachement! Comment, tandis qu'il vous consacre ses veilles, qu'il travaille pour vous, pour votre gloire; tandis que votre estime est à ses yeux sa plus douce récompense, vous lisez en secret l'écrit infâme où la haine et la calomnie cherchent à le noircir, à le déshonorer! ... Ah, tremblez! Si vous ne rougissez point d'être ingrat, craignez du moins de devenir injuste! ... Si l'imposture alloit vous séduire, vous abuser, vous livrer à de funestes préventions! ... Devez-vous vous exposer à cet affreux danger? ... Tout homme scrupuleusement honnête ne lira jamais un libelle: un souverain doit être encore, s'il est possible, plus délicat à cet égard, et il doit enfin traiter comme un délateur l'homme qui oseroit lui citer un seul trait d'un ouvrage semblable. J'ai oui dire qu'un grand prince, voulant donner à tous ses sujets un moyen facile de lui offrir la vérité, a fait établir dans un de ses cabinets une espèce de tronc qui donne dans un
passage public; chacun peut, en passant, y jeter un papier, et le prince a seul la clef de cette cassette intéressante et mystérieuse. Un tel usage peut être d'une grande utilité, si, en l'établissant, le prince a déclaré qu'il brûleroit, sans les lire, tous les papiers anonymes. Si vous étiez jamais tenté, monseigneur, d'employer ce moyen de communiquer avec un nombre infini de personnes qui ne peuvent ni vous approcher ni vous écrire directement, je vous conseillerois d'exiger que chaque particulier mît son adresse à côté de son nom, et je vous exhorterois à vous imposer irrévocablement la loi, de ne lire ces différens papiers qu'après vous être assuré que les adresses et les noms ne sont point imaginaires. Au reste, monseigneur, sans recourir à ce moyen, vous reconnoîtrez toujours la vérité si vous la chérissez, et si vous avez des amis fidèles. Je vois avec plaisir que le baron de Sulbackvous devient chaque jour plus cher; vous connoissez sa droiture et son esprit, consultez-le toujours; mais, je vous le répète, monseigneur, dans les affaires véritablement importantes, écoutez plus d'un conseil, et n'en suivez aucun légèrement. Enfin, malgré mon estime particulière pour le baron de Sulback,
je dois vous faire observer qu'il est beaucoup trop jeune encore pour pouvoir mériter toute votre confiance; il est plein d'instruction, de raison et de vertus, mais il n'a que vingt-quatre ans; à cet âge, on peut encore à la cour se démentir et se corrompre. S'il renonce à ses principes, vous vous en appercevrez facilement; il deviendra plus souple, plus complaisant, il aura moins de sincérité: la crainte de vous déplaire ou de se faire des ennemis, ou même de plus légères considérations, l'empêcheront de vous dire franchement la vérité. Insensiblement vous lui verrez perdre et son désintéressement et sa modération; il attachera plus de prix à votre faveur qu'à votre estime, il cherchera à se former un parti, il ne sera occupé que du soin d'établir sa fortune, d'éloigner de vous ses ennemis, et de vous entourer de ses partisans; il craindra toutes les personnes d'un mérite véritablement distingué, et il tâchera de vous prévenir contre elles; en l'observant avec attention, vous remarquerez bien facilement tous ces différens artifices, et sûrement alors vous n'en serez pas la duppe. Je ne répète point à monseigneur combien le témoignage de son souvenir et de ses bontés me
rend heureux, il connoît mon coeur; il sait que j'ai placé tout le bonheur de ma vie dans ses succès, sa gloire et son amitié. Je supplie monseigneur de ne pas oublier qu'il m'a promis de relire souvent Télémaque et les pensées de Marc-Aurèle.
La baronne à Madame D'Ostalis. Ô ma fille, quel événement...! Ce malheureux M D'Aimeri! ... Je crois cependant que son état n'est pas mortel... les médecins l'assurent, mais il a de si funestes pressentimens, il a éprouvé un saisissement si cruel! ... Hier, lundi, jour désigné pour la signature des articles, nous nous assemblâmes tous chez la vicomtesse; MD'Aimeri avoit un peu de goutte depuis la veille; un quart d'heure après la signature, un valet-de-chambre vient dire tout bas à Madame De Valmont qu'un homme demande à lui parler pour une affaire très-importante. À ces mots, elle pâlit, et dit qu'on fasse entrer cet homme dans le cabinet de la vicomtesse; alors elle se lève, s'approche de moi, et me fait part de ses soupçons; je lui recommande de s'enfermer dans le cabinet, et elle sort au moment même. M D'Aimeri ayant remarqué son trouble et son agitation, me questionnoit avec inquiétude, quand tout-à-coup nous entendons une voix inconnue crier avec force: du secours, du secours . Envain je veux retenir M D'Aimeri, il m'échappe; la vicomtesse, M De
Valmont et moi, nous le suivons, nous rencontrons un homme vêtu de noir, qui nous dit que Madame De Valmont est évanouie, qu'elle a d'affreuses convulsions... M D'Aimeriprécipite ses pas, nous entrons dans le cabinet, je me jette devant M D'Aimeri, en lui disant: au nom du ciel, au nom de l'amitié, sortez, éloignez-vous un instant... je veux l'entraîner, mais il me repousse, il s'avance, il voit Madame De Valmont évanouie auprès d'une table sur laquelle est posée une cassette entr'ouverte... il vole à sa fille, il veut la prendre dans ses bras, il la soulève; dans cet instant, un paquet, caché sous la robe de Madame De Valmont, glisse à terre... M D'Aimeri fait un faux pas, il chancelle; prêt à tomber, il se recule, il jette les yeux sur le plancher... dieu! Quel objet frappe sa vûe! Le malheureux, il foule aux pieds les cheveux de l'infortunée Cécile! ... Cette dépouille chère et sacrée, il ne peut la méconnoître... l'état de Madame De Valmont, cette cassette, cet homme inconnu, tout l'éclaire... il frémit, il devient pâle et tremblant, il semble recevoir un coup mortel! ... Je m'approche, j'éloigne de ses yeux le triste objet qui vient de réveiller tous ses remords, et
M D'Almane s'avançant en même-temps vers lui, le prend dans ses bras, et l'entraîne dans une chambre voisine. À peine étoient-ils sortis l'un et l'autre, que Madame De Valmontreprit sa connoissance; il n'y avoit alors dans le cabinet que la vicomtesse, M De Valmont, l'inconnu vêtu de noir et moi. La scène que je viens de vous décrire s'étoit passée en moins de trois minutes; en quittant le sallon, j'avois pris la précaution de défendre à nos enfans de nous suivre, et ils étoient restés avec Madame D'Olcy, Mesdames De S, et toutes les autres personnes que nous avions priées de se trouver à la signature. Cependant Madame De Valmont soupire, se ranime, et quelques pleurs s'échappent de ses yeux à moitié fermés! ... Ô ma soeur, dit-elle! En prononçant ces paroles, elle se soulève doucement, elle ouvre les yeux, elle voit l'inconnu, elle tressaille, elle reprend toutes ses idées, elle se retourne, m'apperçoit, et me tendant les bras avec l'expression de la joie la plus vive: ah, s'écrie-t-elle, savez-vous? ... Mon fils! ... Le chevalier De Murville! ... Oui, madame, interrompit l'inconnu en s'adressant à moi, j'étois chargé de remettre cette cassette à madame, et en même temps de l'engager à
l'ouvrir sur le champ, car madame devoit y trouver une copie du testament de M De Murville, qui laisse à m le chevalier De Valmont toute sa fortune, c'est-à-dire, soixante-dix mille livres de rentes, argent de France. Comme l'inconnu achevoit ces paroles, Madame De Valmont et la vicomtesse m'embrassèrent en me disant tout ce que l'amitié peut inspirer de plus tendre et de plus touchant. M De Valmont, jusqu'à ce moment spectateur, plus surpris que touché de tout ce qui venoit de se passer, prit alors une véritable part à notre émotion; il vouloit aller dans le sallon pour apprendre cette nouvelle à son fils et à toute la compagnie, mais nous lui fîmes comprendre qu'il falloit d'abord en instruire MD'Aimeri. L'homme vêtu de noir (qui se nomme M D'Arnal, ancien ami du chevalier de Murville) nous apprit que le testament étoit déposé chez M *, notaire; et après nous avoir donné à cet égard tous les éclaircissemens nécessaires, il nous quitta en nous promettant de revenir le lendemain matin à sept heures. Nous rendîmes compte à Madame DeValmont de l'état où étoit M D'Aimeri; elle fut le trouver au moment même, et lui porter la copie du testament du
chevalier De Murville; M D'Aimeri parut très-sensible à cet événement, mais il n'en conserva pas moins sa profonde et morne tristesse. Le chevalier De Valmont a reçu cette nouvelle d'une manière charmante pour Adèle et pour moi, et il a montré dans cette occasion toute la délicatesse de l'amant le plus tendre et le plus passionné; il aime véritablement, et pour la vie. Théodore est éperduement amoureux de Constance, mais la passion du chevalier De Valmont est aussi vive et bien plus profonde. Le soir MD'Aimeri ne se mit point à table, et fut se coucher à dix heures; cependant il nous rassura lui-même sur sa santé, et ne se plaignit que d'un peu de lassitude. Ce matin Adèle est entrée dans ma chambre avant que je fusse levée, elle avoit l'air agité, ému; elle s'assit dans la ruelle de mon lit, je la regardai avec inquiétude. Qu'avez-vous, mon enfant, lui dis-je, il semble que vous ayez pleuré? ...-Maman, j'ai un aveu à vous faire qui me coûte un peu...-Qui vous coûte! ... À quel point vous me surprenez! ...-Daignez m'entendre. Hier, dans un premier mouvement, j'écrivis une lettre avant de me coucher... mon projet étoit d'envoyer cette lettre ce matin sans vous la montrer, dans la
crainte que vous ne l'approuvassiez point, quoique ma tendresse pour vous l'ait seule dictée... mais je me suis rappelée qu'il ne faut jamais s'écarter de ses principes, même pour faire une action honnête. Je vous dois une confiance sans bornes, nul motif ne peut m'autoriser à vous cacher une démarche importante; ainsi, je viens vous avouer, maman, que j'ai écrit à m le chevalier De Valmont... et voici ma lettre. À ces mots, j'embrassai Adèle, et prenant la lettre qu'elle me présentoit, je l'ouvris, et je lus ce qui suit: "une inquiétude cruelle oppresse et déchire mon coeur, vous pouvez d'un mot la dissiper entièrement, et je ne puis résister au desir de vous la confier. Le testament de M De Murville produit dans votre situation un changement qui m'effraie; possesseur maintenant d'une fortune considérable, ne formez-vous pas de nouveaux projets? ... Vous contenterez-vous toujours de cet appartement si simple, si peu étendu... mais, hier encore, si charmant à vos yeux! ... Songez, monsieur, qu'en vous choisissant, ma mère a dû compter que jamais vous ne la sépareriez de sa fille; et moi, qu'elle a daigné consulter, pensez-vous qu'une idée
si chère n'ait pas contribué à me décider aussi promptement? ... Cette préférence que vous m'avez inspirée, vous la devez sur-tout à la tendresse que mes parens ont pour vous, à l'attachement que je vous crois pour eux, enfin, à la persuasion où j'étois que vous vous trouveriez parfaitement heureux au sein de ma famille. Eh quoi! Seriez-vous capable de sacrifier un bonheur si réel et si doux, au vain plaisir d'avoir une maison, et d'étaler du faste? La vanité la plus frivole pourroit-elle vous faire oublier les droits sacrés de l'amitié, de la reconnoissance? ... Oui, la reconnoissance, vous en devez à ma mère, elle vous chérit? ... Elle et mon père vous avoient adopté dans le fond de leurs coeurs avant même que votre conduite eût justifié leur choix; et vous auriez la barbarie de leur arracher leur fille, vous pourriez dédaigner ce logement qui vous est destiné depuis cinq ans, ce logement que ma mère elle-même a fait distribuer, et qu'elle se plût à décorer avec tant de soin et de plaisir! ... Ah, s'il est vrai que vous ayez ce cruel dessein, ne me le cachez point, il en est temps! ... Mon devoir est encore de vous préferer ma mère, et de vous déclarer que
je n'hésite pas. Si je pensois autrement, serois-je digne des sentimens que vous avez pour moi? Que pourriez-vous attendre de mon coeur, si j'étois assez ingrate pour balancer dans ce moment entre ma mère et vous? Sans elle, sans tous les sacrifices qu'elle m'a faits, et les soins qu'elle m'a consacrés, que serois-je maintenant? Et que deviendrois-je, si j'étois privée de ses conseils et de ses exemples? ... Je lui dois tout ce qui pouvoit assurer le bonheur de ma vie; je lui dois un coeur reconnoissant, l'amour de la vertu, les talens qui vous plaisent, et les sentimens que je vous inspire! ... Ah, si vous m'aimez en effet, combien vous devez la chérir! ... Promettez-moi donc de ne jamais me séparer d'elle! ... Sans doute vous êtes vertueux, vous êtes bienfaisant, puisque ma mère vous a choisi! ... À quel digne et satisfaisant usage vous pouvez consacrer cette fortune inattendue que le ciel vous accorde! Ah, pour l'employer au gré de mes desirs, ne consultez que votre coeur et la raison! Je vous le répète, monsieur, un seul mot de vous pourra me rassurer, une simple promesse détruira mes craintes, et dissipera toutes mes inquiétudes." Adèle.
Vous concevrez facilement, ma chère fille, de quel profond attendrissement cette lettre dut me pénétrer. Adèle, voyant couler mes larmes, se jeta dans mes bras. Ô mon enfant, lui dis-je, que vous me rendez heureuse! ... Non-seulement en me donnant une preuve de tendresse aussi touchante, mais en me montrant à quel point vos principes vous sont chers, puisque vous n'avez pas cru pouvoir envoyer une semblable lettre sans ma participation. Ah, conservez toujours cette manière de penser, n'oubliez jamais qu'une personne qui n'a pas des principes inébranlables, peut bien avoir des vertus, mais qu'elle ne peut être vertueuse? ...-Maman! ... Me permettrez-vous d'envoyer cette lettre? ...-Ma chèreAdèle, songez que (dans l'opinion générale) vous demandez au chevalier De Valmont un très-grand sacrifice; avec cent mille livres de rente, se contenter d'un appartement chez son beau-père, s'engager à y rester toujours, n'avoir point de maison, point de cuisinier à soi, ne pouvoir donner à souper! ...-Il en sera plus riche, et pourra satisfaire d'autres goûts beaucoup plus raisonnables; loin que votre société lui soit étrangère, il n'a de liaisons et d'amis que les vôtres...
-cependant aucun jeune homme de l'âge du chevalier De Valmont, avec une fortune semblable, ne consentiroit à ce que vous exigez; ainsi, vous ne devez pas espérer...-s'il n'a qu'une manière de penser commune, je ne le regretterai pas...-Vous êtes donc décidée à ne pas l'épouser s'il ne vous promet pas ce que vous desirez? ...-Oui, maman, si vous daignez m'en laisser la maîtresse...-mais si M De Retel avoit eu un personnel plus agréable, vous l'auriez épousé, cependant il n'auroit pas voulu loger chez moi.-Vous m'avez appris, maman, qu'il faut savoir sacrifier sa satisfaction à la raison et à la justice. M De Retel ne vous devoit pas de reconnoissance, je ne pouvois exiger de lui une grâce que je suis si justement en droit d'attendre de M De Valmont.-Ce dernier est certainement incapable de vous tromper, et s'il vous refuse...-s'il balance seulement, il n'est pas digne de moi...-songez-vous à l'éclat d'une telle rupture, après la signature des articles... après un engagement encore plus sacré, puisqu'enfin vous avez fait l'aveu de la préférence qu'il vous inspire...-cet aveu m'engage, je le sens, à ne jamais en épouser un autre... s'il me force de renoncer à lui, je ne serai plus
qu'à vous, ma vie vous sera consacrée... ah, n'en doutez pas, un sort si doux comblera tous mes voeux! ... En prononçant ces paroles, Adèle ne put retenir ses larmes; je voulus encore essayer de la détourner de son dessein, mais elle m'interrompit, et me conjura si vivement de lui permettre d'envoyer sa lettre, qu'il me fut impossible de résister à ses instances; elle n'attendit pas la réponse sans quelque inquiétude; enfin, à dix heures, on lui apporte une lettre qu'elle reçoit d'une main tremblante! ... Elle me la donne, et j'ouvre un billet qui contenoit ces mots: "qui, moi, vous séparer d'une mère si chérie, si digne de l'être! Ah! Mademoiselle, puisqu'elle a daigné me choisir, ne deviez-vous pas du moins m'estimer! ... Vous ne connoissez pas l'amour, vous ne pouvez concevoir l'étendue des droits qu'il assure! ... Mais, qui sait mieux que vous combien ceux de la reconnoissance et de l'amitié sont sacrés? ... C'est aux pieds de Madame D'Almane, (hélas! Je n'ai pas encore le droit de tomber aux vôtres) c'est aux pieds de la meilleure des mères que j'irai renouveller le serment si cher à mon coeur, qui doit, en dissipant vos craintes, me
rendre tout le bonheur que votre injuste défiance vient de troubler et de corrompre." Adèle, après avoir lu ce billet, ne m'a point dissimulé sa joie; nous descendîmes ensemble chez M D'Almane, pour lui montrer la réponse du chevalier De Valmont. Adèle, dans ce premier moment, a laissé voir une sensibilité qu'elle n'a jamais témoignée; et Théodore, au milieu de cette conversation, nous a quittés tout-à-coup, en disant qu'il alloit trouver son ami, et l'assurer qu'Adèle n'étoit plus injuste . Adèle a couru après son frère afin de l'empêcher de sortir; mais je crois bien que, pour le retenir, elle n'a pas employé toute sa force. Au bout d'une heure Théodore est revenu, et il nous a appris que M D'Aimerisouffroit prodigieusement de la goutte, et qu'il avoit même de la fièvre. Nous avons été le voir sur le champ, M D'Almane et moi. Son médecin et son chirurgien ne paroissent pas très-inquiets de son état; mais la scène d'hier l'a si violemment affecté, il est si frappé de l'idée que le ciel lui refusera la consolation de voir, avant de mourir, son petit-fils marié, qu'il regarde sa maladie comme mortelle; il s'est confessé à midi, et il a reçu ses sacremens. Le chevalier De Valmont est
véritablement au désespoir; il a pour son grand-père l'attachement le plus tendre: et d'ailleurs cette maladie, dans la supposition la plus heureuse, retarde au moins de trois semaines son mariage et celui de Théodore, qui, comme vous le croyez bien, partage sincèrement son chagrin. M D'Almane et mon fils ont passé toute la soirée chez M D'Aimeri; nous avons soupé tête-à-tête Adèle et moi, et le plaisir de causer ensemble nous a fait veiller jusqu'à minuit. Je ne puis douter à présent, m'a-t-elle dit, de la vérité des sentimens de M De Valmont, mais ces sentimens qu'il éprouve aujourd'hui, les conservera-t-il?-Vous ne parlez point sans doute de l'amour, vous savez bien que cette passion ne peut durer qu'un moment; dans un an peut-être, dans trois ans sûrement le chevalier De Valmont ne sera plus amoureux de vous; mais si vous vous conduisez bien, il n'aura jamais d'autre passion, et vous serez toujours l'objet qu'il aimera le mieux. Si vous savez lui inspirer cet attachement profond, inaltérable, vous jouirez de tout le bonheur qu'on peut goûter sur la terre, vous obtiendrez la seule considération qui doive être desirée, celle qu'on n'acquiert que par la conduite et les vertus;
vous ne sentirez jamais que vous aurez un maître, le titre sacré de mère ne sera point un vain titre pour vous, vous serez consultée sur l'établissement de vos enfans, vous présiderez à leur éducation, et vous seule marierez votre fille. Vous deviendrez la confidente et l'amie de votre mari, vous le préserverez des égaremens de la jeunesse, vous fortifierez ses principes et son goût pour la vertu, vous partagerez toute la considération qu'il pourra mériter, car ce n'est qu'en le rendant heureux, qu'en obtenant sa tendresse, que vous pourrez vous associer à ses succès et à sa gloire. Vous occuperez dans la société le rang le plus distingué; enfin, vos talens, votre esprit et vos charmes, rendront plus brillant et plus séduisant encore l'exemple vertueux que vous offrirez; mais pour obtenir une félicité semblable, la seule vertu ne suffit pas, il faut encore que la raison et la prudence règlent et dirigent toutes vos actions, et que vous vous formiez un plan invariable de conduite. Par exemple, vous devez dès-à-présent réfléchir à la manière dont il faut vous conduire avec votre mari dans les commencemens de votre mariage. Ne lui laissez voir que les sentimens qui peuvent durer toujours; si vous êtes trop démonstrative
d'abord, vous aurez dans la suite l'air du refroidissement; en montrant de la passion, vous augmenterez pour un temps celle que vous inspirez; pendant quelques mois vous serez aimée plus vivement, mais vous le serez d'une manière moins solide et moins durable. L'amour n'est pas un sentiment fait pour vous, cependant votre coeur est si tendre, que vous devez toujours vous occuper du soin de modérer votre extrême sensibilité; et si quelquefois elle est trop vive, du moins sachez en dissimuler l'excès: feindre des sentimens qu'on n'a pas, c'est de la fausseté; ne point laisser pénétrer tous ceux qu'on éprouve, c'est de la prudence. Non-seulement ne témoignez que de la confiance et de l'amitié, mais jamais n'exigez les attentions, les soins qui tiennent à la passion, recevez-les avec grâce, avec plaisir, en même temps n'y comptez point, et paroissez plus touchée d'une marque d'estime que d'une preuve d'amour. Au reste, que votre mari soit bien convaincu que, dans tous les instans, sa présence vous est agréable; le plus sûr, le seul moyen de le fixer près de vous, c'est de montrer toujours un égal plaisir à le voir. Sûrement, reprit Adèle, je remplirai sans effort ce devoir; d'ailleurs, l'intérêt
de ma réputation suffiroit seul pour m'y engager; il est impossible de calomnier une femme qui, loin de fuir et d'éviter son mari, le desire pour témoin de toutes ses actions; et quand on est absolument exempte de coquetterie, la présence du mari le moins aimable ne peut être gênante. Vous avez raison, répondis-je, mais peu de personnes ont assez d'élévation et d'esprit pour penser comme vous; une jeune femme qui n'a jamais, dans sa vie, fait une réflexion, ne desire, en se mariant, que deux choses: d'attirer les regards, etd'aller seule , c'est-à-dire, sans sa belle-mère et son mari, car un mari est regardé communément comme le chaperon le plus incommode et le plus ennuyeux. Si, par hasard ce mari s'avise d'être amoureux, et de vouloir souper souvent avec sa femme, cette dernière ne manque pas de se plaindre en secret d'une semblable tyrannie; elle en gémit dans le sein de l'amitié , les amies se déchaînent contre l'insupportable mari, qui passe bientôt en effet pour un tyran jaloux , pour un monstre ; tous les jeunes gens l'accablent de moqueries, le couvrent de ridicules; chacun se ligue contre lui, chacun voudroit pouvoir le bannir de la société, et tout le monde s'attendrit
sur le sort infortuné de sa victime ; il est vrai que cette femme, si intéressante aux yeux de tant de sots, perd en même temps le repos et le bonheur, sa réputation, et l'estime de tous les gens sensés. Cependant, maman, dit Adèle, on a vu des femmes vertueuses véritablement tourmentées par la jalousie de leurs maris?-Oui sans doute, aussi je ne parle qu'en général; en toutes choses, j'admets toujours des exceptions; mais ce qui n'en souffre point, c'est qu'une femme vertueuse ne doit jamais convenir de la jalousie de son mari; et si elle évite toutes les occasions qui peuvent la faire naître, si elle la cache avec soin, elle le guérira sûrement, et sans que le public en ait eu connoissance.-Mais si un mari est accusé de jalousie par tous les jeunes gens, uniquement parce qu'on le voit toujours avec sa femme; comment éviter cela? ...-C'est ce qui n'arrive point; un mari aimé, quelque assidu qu'il puisse être auprès de sa femme, n'est jamais accusé de jalousie; voyez le baron de T et M D ils sont l'un et l'autre inséparables de leurs femmes; a-t-on jamais dit qu'ils fussent jaloux? Cependant la baronne de T et Madame D sont aimables, jeunes, jolies, mais elles sont aussi
distinguées par leur conduite que par leurs agrémens, et elles ne pensent pas que la présence d'un mari puisse importuner ou contraindre. Dans cet endroit de notre conversation, j'ai entendu sonner onze heures, et j'ai envoyé Adèle se coucher, en lui promettant que demain nous reprendrions cet entretien. Adieu, ma chère fille; il est trois heures après minuit; je n'ai pas voulu me mettre au lit avant d'écrire tous ces détails, puisque le courier part demain. Je sais combien mes entretiens avec Adèle ont d'intérêt pour vous, et comme mon amie , et comme mère ; je vous assure que je vous les détaille scrupuleusement, et que je ne crois pas y changer un mot; vous connoissez la sûreté de ma mémoire, ainsi vous pouvez bien croire en effet que c'est comme si vous étiez cachée pour nous écouter , car vous savez exactement tout ce que nous disons. Enfin, la seule idée que Diane et Séraphine liront un jour toutes ces lettres, me donneroit l'exactitude minutieuse que vous me recommandez avec tant d'instance. Adieu, ma chère enfant; je recommencerai un journal demain, que je continuerai jusqu'à la convalescence de M D'Aimeri.
Le comte de Roseville s'est chargé de vous
envoyer vos étoffes par une voie sûre et prompte; il vient presque tous les jours déjeûner avec moi, non-seulement pour me voir, mais pour parler de vous des heures entières.Jugez combien sa société m'est agréable! D'ailleurs, il est bien véritablement intéressant par son esprit, sa manière de penser, et cette extrême simplicité qui le caractérise; certainement personne n'a jamais eu plus de mérite et d'instruction avec un ton moins tranchant. Notre ami La Bruyère dit avec raison, "que c'est la profonde ignorance qui inspire le ton dogmatique... etc."
La même à la même. Ce mercredi.
M D'Aimeri est toujours à-peu-près dans le même état, on dit cependant qu'il a moins de fièvre, mais je le trouve encore plus abattu, plus affaissé qu'il ne l'étoit hier; il a été enfermé ce soir une heure avec deux notaires; enfin, il prend toutes les précautions d'un homme qui se croit à la dernière extrêmité; en même temps j'ai observé aujourd'hui en lui un changement qui m'a beaucoup frappée, il m'a semblé qu'il cherchoit lui-même à se flatter, ou, pour mieux dire, à nous en imposer sur son état; il m'a dit, par exemple, qu'il avoit assez bien dormi cette nuit, ce qui n'est pas vrai, et il a ajouté qu'il étoit moins souffrant qu'hier: du reste, il ne parle plus de ses funestes pressentimens , il n'a pas un instant d'attendrissement, et il montre une insensibilité qui s'étend jusques sur son petit-fils. Je crois que ses remords, et son imagination naturellement ardente, le livrent dans cet instant à des terreurs si
cruelles, à des craintes si terribles, qu'il ne peut s'occuper que de lui-même: rien ne rend personnel comme un danger pressant... et quel affreux danger n'envisage-t-il pas! ... Son âme bourrelée est fermée à la confiance, elle est dans ce moment inaccessible aux doux sentimens de l'amitié et à toute espèce de consolation. J'ai passé trois heures chez lui, j'ai remarqué aussi qu'il ne peut, sans une peine extrême, entendre parler du testament du chevalier De Murville; mais malheureusement M De Valmont est bien loin encore d'avoir épuisé ce sujet de conversation, et il est absolument impossible de lui faire comprendre que cet entretien déplaît à M D'Aimeri; il nous répond que sûrement son beau-père est enchanté de voir cent mille livres de rentes à Charles , et en conséquence il ne parle d'autre chose, et ne tarit point sur l'éloge de ce bon chevalier De Murville, qu'il a vu jadis un pauvre gentilhomme de Picardie, mais avec une figure qui méritoit de faire fortune, car il étoit beau comme un ange . Vous connoissez M De Valmont; ainsi, vous l'entendez et vous le voyez; si, au milieu de ce bavardage, quelqu'un, pour l'engager à se taire, s'avise de lui faire un signe, il ne manque
jamais d'en demander tout haut l'explication. Quoi donc, s'écrie-t-il, que voulez-vous dire ? ... Enfin, il désole tous les gardes-malades de M D'Aimeri, excepté cependant la vicomtesse, car on est toujours sûr de fixer son attention en parlant du chevalier De Murville, et je l'ai même surprise deux ou trois fois questionnant tout bas M De Valmont à ce sujet, afin de savoir positivement quel genre de figure le chevalier De Murville avoit dans sa jeunesse.
Théodore se conduit d'une manière bien charmante; au lieu de venir dîner et souper chez moi avec la vicomtesse et Constance, il reste avec son ami, qu'il ne quitte qu'une demi-heure dans la journée pour venir nous voir un moment avant le dîner, et sûrement il ne peut faire à l'amitié un plus grand sacrifice. Le chevalier De Valmont est encore plus malheureux, car, depuis avant-hier, il n'a pas apperçu Adèle, qui reçoit tous les jours de sa part le plus beau bouquet du monde, et une charmante corbeille de fleurs pourHermine. Ce soir, avant le souper, nous avons repris, Adèle et moi, suivant ma promesse, la conversation de la veille, elle m'a questionnée avec détail sur le caractère du chevalierDe Valmont.
Je suis certaine, ai-je répondu, qu'il possède toutes les vertus essentielles, et qu'il a d'excellens principes, cependant je ne vous assurerai pas qu'il n'ait aucun défaut; il est naturellement porté à la mélancolie, il seroit possible qu'il eût quelquefois de l'humeur; il sera certainement passionnément amoureux de vous la première année de votre mariage; profitez de l'empire passager, mais sans bornes, que l'amour vous donnera sur lui pour acquérir le droit de lui parler avec franchise de ses défauts; que ce soit toujours avec le ton de l'intérêt et de la tendre amitié; en même temps demandez-lui des avis; si vous voulez qu'il reçoive bien vos conseils, ayez l'air de desirer les siens. Quel intérêt n'avez-vous pas à le corriger de ses défauts, et à former autant qu'il vous sera possible et son caractère et son esprit! Songez que ses vertus seront votre bonheur, que la fortune, l'établissement de vos enfans, votre considération, votre gloire, dépendront de sa conduite; enfin, si vous le rendez meilleur, il vous en deviendra plus cher, et vous l'attacherez à vous par les sentimens les plus solides, l'estime et la reconnoissance. Engagez-le donc à cultiver son esprit, à s'occuper, et surtout à faire un
digne usage de sa fortune; qu'il soit bien persuadé que chaque action de bienfaisance le rendra plus cher à vos yeux. Quel amant ne brûle pas du desir de se distinguer et d'acquérir de la gloire quand ses vertus enorgueillissent l'objet qu'il aime! Mais une femme vertueuse peut seule inspirer ce noble enthousiasme; si vous n'êtes pas vous-même véritablement estimable sur tous les points, votre mari n'attachera jamais un grand prix à votre estime. Ah, pour mériter toute la sienne, soyez toujours ce que vous êtes maintenant, et surtout conservez cette piété sincère qui vous distingue; elle assurera votre bonheur, elle vous garantira de toutes les atteintes de la calomnie, et elle préservera sûrement votre mari des outrageants soupçons de la jalousie. Ainsi, il faut, dès la première année de votre mariage, que votre mari connoisse vos principes et vos vertus; il faut que vous vous occupiez du soin d'étudier son caractère, et que vous l'accoutumiez doucement à vous entendre lui dire la vérité.-Il est bien essentiel aussi que je sache obtenir sa confiance...-vous en aurez un moyen bien facile; donnez-lui la vôtre, il ne vous refusera pas la sienne. Quand nous sommes bien nés, nous avons au fond de l'âme une équité
naturelle, qui, sans le secours de la réflexion, nous fait éprouver et partager tous les sentimens raisonnables que nous inspirons. Voulez-vous être aimé, laissez-là l'artifice, il subjugue quelquefois, mais n'attache jamais; aimez de bonne-foi, et vous serez aimé. On attire, on obtient la confiance ainsi que l'amitié; si vous m'avez montré de la prudence et de la discrétion, et si vous avez le desir de lire dans mon coeur, confiez-moi votre secret le plus intime... le mien va m'échapper. D'ailleurs, ma chère Adèle, l'instruction que vous avez, vous donne le droit de prétendre à la confiance de votre mari sur tous les points; quand il auroit pour vous la plus parfaite estime, si vous n'aviez aucune connoissance des affaires, il ne pourroit vous parler des siennes, mais les conversations de M Leblanc vous ont mise en état de raisonner solidement sur toute espèce d'affaire de quelque genre qu'elle puisse être. Enfin, pour conserver la confiance qu'il vous accordera, ne vous vantez jamais de la posséder sans réserve. S'il croit que vous voulez persuader aux autres qu'il vous consulte toujours, il vous pardonnera
d'autant moins cette petite vanité, que son orgueil en sera blessé; et même, indépendamment de cette raison, s'il sait que vous convenez qu'il n'a rien de caché pour vous, la seule prudence doit l'engager à mettre des bornes à sa confiance. J'ai connu jadis l'ami d'un ministre, que cette espèce de vanité si puérile rendit extrêmement ridicule; il étoit sans cesse occupé du soin de faire connoître à tout le monde l'étendue de la confiance qu'on avoit en lui: il est impossible que cette manie ne fasse pas faire beaucoup d'indiscrétions, aussi l'homme dont je vous parle étoit-il le plus dangereux confident qu'un homme en place pût choisir. Un petit secret ministériel lui échappoit naturellement sans qu'il s'en apperçût lui-même; son air mystérieux et capable, ou seulement son silence, eût suffi pour le découvrir. Je me souviens que dans ce temps mon beau-père sollicitoit une grâce de la plus grande importance; l'ami du ministre, qui n'avoit aucune liaison avec lui, vint le trouver et lui annoncer en secret que cette grâce étoit accordée; cette attention, qui ne pouvoit venir de l'amitié, n'étoit absolument qu'une indiscrétion causée par la vanité; on vouloit seulement prouver qu'on étoit instruit avant
tout le monde, et même avant celui que la grâce intéressoit personnellement, conduite très-faite pour compromettre le ministre qui plaçoit aussi mal sa confiance intime. Pour vous, ne songez qu'à mériter celle de votre mari; tout le monde supposera que vous la possédez, et cette opinion ne nuira ni à sa considération ni à sa fortune, quand, loin d'être établie par votre indiscrétion, elle ne sera fondée que sur votre mérite et vos vertus.
J'ai encore un conseil à vous donner, ma chère Adèle; vous avez une douceur inaltérable et une parfaite égalité de caractère, cependant vous ne devez pas vous flatter de n'avoir jamais de disputes avec votre mari; dans toutes les petites contestations que vous aurez ensemble, je vous recommande d'avoir toujours l'air et le ton de la plus grande déférence, et en même temps de ne jamais souffrir de sa part, sans en paroître vivement affligée, un mot, une expression qui pût blesser votre délicatesse; enfin, soyez certaine que dans toutes les circonstances de votre vie, plus vous lui montrerez d'égards, et plus il en aura pour vous.
Après cette conversation, j'ai été chercher la
cassette qui contient toutes vos lettres, et j'ai lu à Adèle celle que vous m'écrivîtes, il y a quelques années, au sujet de la passion naissante de M D'Ostalis pour la comtesseAnatolle. Pendant cette lecture, Adèle étoit dans une agitation à la fois touchante et comique; sa colère contre M D'Ostalis égaloit au moins l'admiration que vous lui inspiriez, et je ne sais même pas si, malgré le dénouement, Adèle n'a pas encore un peu de rancune au fond du coeur contre M D'Ostalis. Mais elle a été bien vivement frappée de la sagesse de votre conduite, et elle a dit en soupirant: je vous promets, maman, de me conduire ainsi quand je me trouverai dans une semblable situation .
Ce jeudi au soir. M D'Aimeri est beaucoup plus mal, je sors de chez lui, et j'en reviens pénétrée de tristesse, d'attendrissement et de compassion. Sur les six heures du soir, sa tête s'est embarrassée, et insensiblement il est tombé dans le délire le plus effrayant, il prononçoit à chaque instant le nom de Cécile; ce nom dans sa bouche me faisoit frissonner! ... Dans d'autres momens, il s'écrioit avec une voix étouffée, un accent déchirant: ôtez ces cheveux, ôtez ces cheveux... . Il croyoit les voir sur son lit, il repoussoit son drap avec force, en détournant la tête; et la douleur et l'effroi se peignoient dans ses yeux de la manière la plus frappante! ... À sept heures, cette affreuse agitation parut se calmer, il reprit sa connoissance, il demanda son confesseur, et nous sortîmes tous de la chambre; au bout d'une demi-heure, il me fit demander; je le trouvai si ému, si attendri, qu'il ne pouvoit parler; je m'assis auprès de son lit, il essuya ses yeux remplis de pleurs, et après un moment de silence: je viens, me dit-il, d'apprendre une chose qui me procure une grande consolation... vous savez, madame,
que M *, notaire, a chez lui vingt mille écus d'argent comptant qui appartiennent à mon petit-fils; le premier jour de ma maladie, Charles s'est fait donner dix mille francs sur cette somme, avec lesquels il a délivré trente prisonniers détenus au fort-l'évêque pour dettes de mois de nourrices; non-seulement il ne s'est pas vanté de cette action, mais il a pris beaucoup de précautions pour qu'on ne sût pas qu'il en étoit l'auteur; cependant le hasard l'a fait découvrir aujourd'hui à l'abbé Moreau, qui vient de m'en instruire. Ce n'est pas tout, continua M D'Aimeri, il a chargé mon homme-d'affaires d'acheter un enclos qui touche au jardin de notre petite école de charité, il compte y faire bâtir une maison qui pourra contenir dix jeunes filles, et il se charge à jamais de fournir seul à tous les frais de cette seconde école qui sera établie sur le modèle de la nôtre. Quelle doit être en effet votre satisfaction, interrompis je, le chevalier De Valmont est votre ouvrage, il doit tant de vertus à l'éducation qu'il a reçue de vous! ... À ces mots, M D'Aimeri leva les yeux au ciel en poussant un profond soupir, et se retournant vers moi: daignez, madame, me dit-il, daignez aller chercher M D'Almane,
M et Madame De Valmont et mon petit-fils, et revenir avec eux! Je sortis sur le champ. Quand j'entrai dans le sallon, tout le monde m'entoura pour me demander des nouvelles de M D'Aimeri; j'étois si attendrie, que je ne pouvois répondre: d'ailleurs, dans cet instant, je ne voyois que le chevalier De Valmont, je courus à lui, et je l'embrassai avec toute l'affection d'une véritable mère! ... Ensuite je m'acquittai de ma commission, et nous rentrâmes chez M D'Aimeri. Aussi-tôt qu'il apperçut son petit-fils, il lui tendit les bras avec l'expression la plus touchante; le chevalier fut s'y précipiter, M D'Aimeri le serra étroitement contre sa poitrine. Ô Charles, s'écria-t-il, vous avez rétabli le calme et la tranquillité dans mon âme... oui, le ciel me pardonnera en faveur de tes vertus! ... Songe, mon fils, que chaque bonne action de ta vie sera une expiation de mes fautes... le chevalier ne put répondre à ce discours que par des pleurs et des sanglots, et M D'Aimeri fut lui-même si vivement affecté, que, sentant ses forces s'affoiblir et l'abandonner, il nous fit signe d'emmener son petit-fils dans la chambre voisine. Avant de le quitter, j'ai questionné son médecin qui ne m'a pas paru être absolument
sans espérance. Vous imaginez facilement à quel point tous ces détails ont dû toucher Adèle; la petite école de jeunes filles surtout lui a causé un plaisir inexprimable; elle croit bien au fond de l'âme que l'amour a quelque part à cette bonne action, et ce n'est pas à ses yeux que ce motif en peut diminuer le mérite.
Adieu, ma chère fille; puisque la poste part demain, je vais fermer cette lettre; mais soyez bien sûre que le journal sera exactement continué jusqu'au jour du mariage.
La même à la même. Ce vendredi.
Ce malheureux M D'Aimeri! ... Hélas, ses pressentimens ne sont que trop justifiés! Le ciel n'a pas permis qu'il eût le bonheur de conduire son petit-fils à l'autel! Il est mort à six heures du matin, avec toute sa connoissance, après avoir positivement exigé la parole d'honneur de M De Valmont et de M D'Almane, que son petit-fils se marieroit le 18, c'est-à-dire, dans quatre jours. Le chevalier est dans un état affreux, il est venu ce soir chez moi, pour la première fois, depuis la signature des articles; son entrevûe avec Adèle a été véritablement touchante, il a joui de la plus pure de toutes les consolations; celle de voir l'objet qu'on aime partager sa douleur; il a vu pleurer Adèle, et ses larmes couloient pour lui! ... Suivant les dernières volontés de M D'Aimeri il est décidé que les deux mariages se célébreront mardi prochain à neuf heures du matin, sans
aucune cérémonie, et qu'en sortant de l'église, nous partirons aussi-tôt pour St *... mardi, 18 avril, quel jour pour moi! Quelle époque dans ma vie! ... Samedi 15. La vicomtesse a fait la découverte d'un secret que j'ignorois entièrement, quoiqu'il regardât Théodore: le lendemain de son arrivée, la comtesse Anatolle lui écrivit une lettre qui contenoit l'aveu le plus positif de ses sentimens et l'offre de sa main; elle ajoutoit que les succès et la conduite de Théodore en avoient achevé de développer dans son coeur un sentiment qu'elle avoit long-temps combattu, etc . Il faut avoir une bien mauvaise tête et bien peu d'élévation dans l'âme pour faire de semblables avances à un jeune homme de dix-neuf ans et demi! Il est vrai que la comtesse n'avoit pas calculé sur la possibilité d'un refus, elle ignoroit nos engagemens avec M De Limours; elle a une grande fortune, vingt-un ans, une figure charmante; elle ne doutoit pas du succès de cette démarche, et elle la confia même à une de ses amies, qui l'a dit depuis à une autre; et, d'amies en amies, ce
secret est arrivé à la vicomtesse, qui m'a conté tout ce détail ce matin. M D'Almane m'a dit que Théodore, lorsqu'il reçut la lettre de la comtesse, n'avoit pas encore la certitude d'épouser Constance; cependant, comme vous le croyez bien, il ne balança point, et de premier mouvement, il fit sur le champ une réponse pleine de respect et de reconnoissance, mais dans laquelle il déclaroit sans détour que son coeur n'étoit plus à lui. La vicomtesse, dans l'intention de faire valoir Théodore aux yeux de Constance, a fait part à cette dernière de toute cette histoire, ce que j'ai fort désapprouvé. Constance est naturellement portée à la jalousie; il est impossible qu'elle ne rencontre pas souvent chez ses parens et dans le monde la comtesse Anatolle, et certainement elle ne la verra jamais avec tranquillité. J'ai reçu aujourd'hui une lettre de Porphire, qui m'annonce enfin son retour; il a passé près d'un an avec Madame De Lagaraye: cette conduite ajoute encore à l'estime et à l'amitié si tendre que j'avois déjà pour lui; il me mande qu'il revient uniquement pour jouir un moment de la vûe de mon bonheur , et qu'il retournera ensuite en Anjou, auprès de la veuve de son bienfaiteur, dont les
affaires ne sont point encore totalement arrangées. Bon soir, ma chère fille... encore deux jours jusqu'à mardi! ... Ce dimanche 16. Quelle délicieuse matinée j'ai passé aujourd'hui!J'étois levée à sept heures, quoique je me fusse couchée à deux heures après minuit; car comment dormir un instant la surveille du jour le plus intéressant de la vie! ... J'ai été déjeûner chez M D'Almane avec mes deux enfans; Adèle étoit assise entre son père et moi, et Théodore étoit à genoux sur un tabouret placé devant nous; il nous parloit, avec autant d'attendrissement que de feu, de l'excès de son bonheur et de sa reconnoissance pour nous. Vous m'unissez à celle que j'aime, disoit-il; après demain tous les voeux de mon coeur seront exaucés! J'aurai reçu la foi de Constance, je verrai ma soeur parfaitement heureuse, j'appellerai du doux nom de frère l'ami qui m'est si cher! ... Dans trois jours, Constance et Charles seront au nombre de vos enfans, ils seront là! ... Nous ne ferons plus de déjeûners sans eux... Adèle et Constance seront placées
entre mon père et ma mère; Charles et moi nous serons à leurs pieds! ... Pendant ce discours, Adèle, doucement appuyée sur mon épaule, regardoit tendrement son frère avec des yeux remplis de larmes, et de temps en temps serroit une de mes mains qu'elle tenoit dans les siennes... à neuf heures, Théodore est sorti pour aller chez Madame DeValmont, et Adèle a été écrire quelques lettres; nous sommes restés tête à tête M D'Almane et moi, et le plaisir de parler de nos enfans nous a retenus ensemble jusqu'au dîner.Non-seulement nous goûtons avec transport notre bonheur présent, mais nous jouissons encore de toute la félicité que nous découvrons dans l'avenir! ... Je vous vois de retour àParis; vos enfans et les miens, élevés dans les mêmes principes, ne formeront qu'une même famille, trop nombreuse et trop unie pour ne pas se suffire à elle-même; leurs vertus, leur tendresse, leur conduite, feront la gloire et le bonheur de notre vie! ... De si douces espérances ne peuvent être chimériques; on a l'heureux droit d'y compter quand on a mérité de les voir se réaliser. Vous n'avez pas d'idée de la joie qui règne dans la maison; Adèle et Théodore y sont adorés, et ils reçoivent dans
cet instant les plus touchans témoignages de l'affection de tous les domestiques pour eux. Mais il y a deux personnes qui partagent véritablement presque tous les sentimens que j'éprouve, Dainville et Miss Bridget. Le premier a déjà fait dix tableaux allégoriques sur le mariage de Théodore et sur celui d'Adèle; d'ailleurs, il manifeste sa satisfaction par un redoublement de gaieté qui lui donne réellement l'air de la folie. Pour Miss Bridget, elle est affectée beaucoup plus profondément; elle dit qu'elle est saisie ; en effet, elle n'a la possibilité ni de parler ni de pleurer, elle n'a jamais été démonstrative; mais, dans ce moment, elle ne répond même pas aux complimens qu'on lui fait sur le mariage d'Adèle, elle ne peut que faire un signe de tête, ou répéter qu'elle est saisie . Théodore a donné ce matin à Dainville un contrat de quinze cent livres de rentes, et Adèle a fait le même présent à sa chère Miss Bridget. Au reste, ces deux personnes qui ont été si utiles à l'éducation de mes enfans, passeront leur vie avec nous; ils resteront toujours dans les logemens qu'ils occupent chez moi, et ils comptent bien l'un et l'autre consacrer encore leurs talens à l'éducation de mes petits enfans. Mes petits enfans! ...
Dans un an vraisemblablement je serai grand'mère! Oh combien j'aimerai les enfans d'Adèle et ceux de Théodore! À quel point la fille d'Adèle me sera chère! ... Moi qui ne l'entends jamais, sans émotion, appeler Hermine mon enfant !
Le chevalier D'Herbain à la même. Ce lundi 17.
Je suis chargé, madame, de continuer le journal , car le comte de Roseville veut absolument avoir le paquet ce soir avant neuf heures. Madame D'Almane, entourée de quinze personnes qui ne la quitteront qu'à minuit, n'auroit pu vous écrire qu'après souper; ainsi, madame, il faut vous contenter pour ce jour d'une relation faite par moi. Au reste (sentiment à part), vous n'y perdrez rien, car en vérité je suis peut-être aujourd'hui, dans cette maison, la seule personne en état d'écrire une lettre. La joie, le bonheur ont tourné toutes les têtes. L'événement du jour, c'est la réception de la corbeille de mariage envoyée par le chevalier De Valmont. Il faut d'abord que vous sachiez, si vous ne vous en doutez pas, que Mademoiselle D'Almane avoit positivement
déclaré qu'elle ne vouloit ni diamans ni bijoux. En effet, les dons de Madame D'Almane, et les présens de noce des oncles et tantes, auroient pu satisfaire à cet égard les desirs d'une personne encore moins raisonnable et moins modérée que ne l'est notre charmante Adèle. À cinq heures, on nous annonce que la corbeille est arrivée, nous nous levons pour l'aller voir, et Madame D'Olcy, qui m'honore de quelque confiance, me dit tout bas qu'elle n'a point été consultée, et qu'elle est persuadée que cette corbeille sera d'un goûtaffreux . Nous passons dans le cabinet de Mademoiselle D'Almane, nous voyons une corbeille en effet assez mesquine; Madame D'Olcy la considère avec un sourire moqueur; je lui fais un petit signe d'intelligence, et j'ouvre la corbeille; Madame D'Olcy, qui a le coup-d'oeil très-juste, vit dans l'instant qu'il n'y avoit pas pour quatre mille francs de chiffons; jugez, madame, de son indignation. Tandis qu'elle accabloit sa soeur et son neveu de mauvaises plaisanteries, Madame De Limours, achevant de vuider la corbeille, trouve au fond un très-joli porte-feuille sur lequel le nom d'Hermine étoit écrit; la petite Hermine enchantée s'approche. Madame De Limours remet le porte-feuille
à Mademoiselle D'Almane; cette dernière l'ouvre, elle y trouve un papier, et lit ces mots: présent de noce de Madame De Valmont à sa fille . Adèle rougit et regarde sa mère qui déploie le papier, et ce papier renfermoit un contrat de quatre mille livres de rentes viagères en faveur de Mademoiselle Hermine. Madame D'Almane et Madame De Limourssautent au col du chevalier De Valmont; Madame D'Olcy, d'un air froid et contraint, dit: cela est charmant, charmant; et Mademoiselle D'Almane, avec sa grâce enchanteresse, prend Hermine par la main en lui disant: vous pouvez, ma fille, accepter ses bienfaits; il sera demain votre père . À ces mots, elle s'avance vers le chevalier, et elle dit à Hermine de l'embrasser. Le chevalier prend Hermine dans ses bras, et la presse avec transport contre son sein! ... Pendant ce temps, Théodore, à qui nul secret n'est caché, et qui brûloit d'impatience que tous les trésors de la corbeille fussent découverts, se rapproche de la table, lève un grand compartiment posé sur un des côtés de la corbeille, et tire un morceau de carton: ceci, dit-il, est le plan de l'école de charité qui contiendra dix jeunes filles; c'est vous, ma soeur, qui serez la
fondatrice de cet établissement, et voilà le présent qu'on a cru qui vous seroit le plus agréable. Ici, Madame D'Olcy a répété, charmant, charmant, parce qu'elle est remplie de politesse, car je suis bien sûr que, tout simplement, une corbeille faite par Mademoiselle Bertin lui paroîtroit beaucoup plus desirable que celle-là. Vous conviendrez, madame, que ces présens de noce font encore plus d'honneur à celle qui les reçoit qu'à celui qui les donne. Pour moi, ce que j'ai presque autant admiré, c'est que de soixante personnes qui, depuis six heures jusqu'à huit, sont venues successivement voir Madame D'Almane, il n'y en ait pas une qui soit sortie d'ici sachant l'histoire de la corbeille; il est vrai que MadameDe Limours étoit retournée chez elle, elle seule auroit pu la conter; mais M et Madame D'Almane ne parlent jamais aux indifférens de ce qui se passe dans l'intérieur de leur famille. D'ailleurs, dans cette maison, les actions honnêtes, délicates et vertueuses ne peuvent faire événement; elles causent de la satisfaction, de l'attendrissement, mais jamais cette surprise extrême qui les fait regarder comme merveilleuses et dignes d'être contées pendant huit jours à tout ce qu'on rencontre.
Par exemple, après l'examen de la corbeille, nous sommes sortis du cabinet, nous n'étions encore qu'en famille, et Madame D'Almane, en entrant dans le sallon, a changé de conversation; il n'a plus été question de la corbeille. Il y a dans cette simplicité je ne sais quoi de sublime qu'on ne peut se défendre d'admirer du fond de l'âme.
Porphire est arrivé ce matin, justement pour faire les deux épithalames dont nous avons besoin. Je vous écris, madame, dans un cabinet à côté du sallon de Madame D'Almane, et à chaque instant on vient me troubler et m'interrompre pour me donner mille commissions pour vous; entr'autres, Porphire, qui se plaint de votre silence, Madame De Puisigni, la douairière, parente de Madame De Valmont, qui vous a beaucoup vue jadis, en Champagne, chez madame votre belle-mère; cette Madame De Puisigni est une des plus charmantes personnes que j'aie encore rencontrées; elle est piquante et naturelle sans être capricieuse; elle sait disputer sans aigreur, et contredire sans déplaire; elle a prodigieusement lu; elle a vu beaucoup de choses, et sa conversation est aussi instructive qu'amusante; enfin, quand Madame De Puisigni auroit moins d'esprit et moins d'agrémens, les qualités précieuses de son coeur suffiroient encore pour lui attacher des amis tendres et solides.Elle m'a chargé de la rappeler à votre souvenir; je pense avec peine que vous n'aviez que dix-huit ans quand vous l'avez connue, et que par conséquent elle est peut-être entièrement effacée de votre mémoire, d'autant mieux qu'elle vous en imposoit trop alors par son âge, pour qu'il vous fût possible de l'apprécier tout ce qu'elle vaut. Adieu, madame; recevez avec votre bonté ordinaire l'assurance de cet attachement si vrai que je vous ai voué pour ma vie! ... La seule personne au monde qui puisse vous aimer davantage, vient dans cet instant me demander ma plume, il faut bien la lui céder.
Ô ma fille, ma chère fille, c'est demain! ... C'est dans douze heures! ... Jugez de mon agitation, de mon trouble! ... Je ne puis écrire, ma main est si tremblante... mon coeur si rempli! ... Adieu, mon enfant... je suis heureuse... et je vous aime au-delà de toute expression.
La baronne à Madame D'Ostalis. De Saint *. Mardi 18. Elle est mariée! ... Ô Dieu, faites que ce soit pour son bonheur! ... Ce seul espoir m'a guidée; l'intérêt, l'ambition ne m'ont point décidée dans mon choix; il m'est permis d'attendre de cette union toute la félicité de ma vie. Vous croyez bien que je n'ai pas fermé l'oeil un instant cette nuit; aussi-tôt que j'ai apperçu les premiers rayons du jour, j'ai sonné, je me suis levée précipitamment, et j'allois descendre chez M D'Almane quand ma fille est entrée dans ma chambre: elle s'est jetée dans mes bras; ensuite, baignée de pleurs, elle tombe à mes pieds, et serrant étroitement mes genoux... ô maman, s'écrie-t-elle, vous allez me donner un nouveau maître, mais en lui cédant les droits sacrés que vous avez sur votre fille, promettez-moi du moins de les conserver aussi, et de les exercer toujours dans toute leur étendue; et moi, je vous jure la même soumission, la même obéissance que vous m'avez vue jusqu'ici. Vous prendre pour modèle, vous imiter, s'il est possible, suivre tous vos conseils, vous consacrer ma vie, voilà les plus chers desirs de mon coeur; tout votre bonheur, je le sais, dépend de ma conduite; ah, je justifierai vos espérances! ... Ô vous qui m'avez tenu lieu de gouvernante, d'institutrice; vous, ma chère bienfaitrice, ma tendre mère, quand je chérirois moins mes devoirs, je les suivrois tous encore pour vous rendre heureuse! ... À ces mots, Adèle élève ses deux bras vers moi, et me regarde avec ces yeux touchans qui peignent si bien la tendresse et la pureté de son âme! ... Je la relevai, je l'embrassai mille fois; je ne pouvois parler, mais elle lisoit dans mon coeur! ... Au bout d'une demi-heure, M D'Almane et Théodore sont venus nous trouver; Théodore, déjà tout habillé, nous a pressées de nous mettre à notre toilette; la mienne n'a pas été longue; je voulois coëffer, habiller Adèle... quel plaisir j'avois à la parer, à lui poser sur la tête ce petit bouquet de fleur d'orange! ... À lui passer sa robe de noce ! ... Adèle, qui n'est ordinairement que jolie, étoit belle aujourd'hui: une douce mélancolie répandue sur tous ses traits ajoutoit encore aux charmes et à la noblesse de sa figure, et rendoit sa modestie plus touchante.
Je n'essayerai point de vous dépeindre ce que j'ai senti en la conduisant à l'église, en la voyant à l'autel! ... Vous marierez votre fille un jour, vous ne saurez qu'alors tout ce qui s'est passé dans mon coeur... aussi-tôt après la cérémonie, nous sommes tous partis pour St *, j'y passerai tout l'été et l'automne; mon gendre, ou, pour mieux dire, mon second filset Théodore y resteront jusqu'au mois de juin, temps où commencera leur service. La pauvre vicomtesse est obligée de nous quitter demain pour aller retrouver et soignerMadame De Valcé, qui n'a pas huit jours à vivre. Il est décidé que Théodore et Constance logeront chez M D'Almane quatre ans seulement, et qu'au bout de ce temps, ils iront occuper l'appartement qui leur est destiné dans la maison que le vicomte fait bâtir; il est bien juste que ce dernier jouisse du bonheur de vivre avec la seule fille qui lui reste, et pour laquelle il a pris depuis deux ans la tendresse la plus vive. Dans quatre ans, Théodore en aura vingt-quatre, il pourra sans inconvénient quitter la demeure paternelle; d'ailleurs, la maison du vicomte sera trop voisine de la nôtre, pour que cette séparation puisse nous être véritablement sensible.
Maintenant, ma chère fille, je vais vous parler du présent de noce que j'ai fait à mes enfans. Après le dîner, j'ai conduit Adèle et Théodore dans mon cabinet; et là, tirant d'une armoire deux exemplaires d'un ouvrage en trois gros volumes: voilà, mes enfans, ai-je dit, tout ce qui me reste à vous donner, c'est un ouvrage fait pour vous; il a pour titre:lettres sur l'éducation... . Vous y trouverez une peinture fidelle et des moeurs et du monde. Dans ce tableau de la vie humaine, j'ai voulu vous indiquer la route qui conduit au bonheur, les écueils qu'il faut éviter, les travers et les égaremens dont vous devez vous préserver; cette entreprise demandoit du courage! ... Je le savois, je n'ignorois pas à combien de périls on s'expose en frondant sans ménagement la folie et le vice! ... Mais j'écrivois pour vous, nulle crainte, nulle considération n'ont pu m'arrêter; j'ai dit la vérité sans effort et même sans mérite, je voulois vous éclairer! ... C'étoit travailler pour votre bonheur et pour le mien. Je suis assez jeune pour pouvoir me flatter de présider à l'éducation de vos enfans; mais enfin, si la mort vous enlevoit votre mère, vous trouveriez dans cet ouvrage tous les conseils qu'elle auroit pu vous donner. Ce livre est fait pour la jeunesse, et non pour l'enfance; il révèle tous les secrets de l'éducation; si vous adoptez ma méthode, ne le donnez donc à vos enfans que le jour de leur mariage. Au reste, vous pouvez seuls prouver aux autres, et savoir parfaitement vous-mêmes si cette méthode que je vous propose mérite en effet d'être préférée. Si vous ne vous écartez jamais de vos devoirs, si vous conservez tous vos principes, si vous êtes toujours vertueux, indulgens, si votre instruction, vos talens vous procurent chaque jour de nouveaux plaisirs; enfin, si vous trouvez une source inépuisable de félicité dans l'exercice constant de la bienfaisance et dans la pratique de toutes les vertus... ma méthode est bonne, mon systême n'est point chimérique, et mon ouvrage n'est point un roman.
Ô mes chers enfans, je n'en doute pas, vous prouverez que ce livre peut être utile; on approuvera le plan que j'ai suivi quand on connoîtra votre caractère et vos coeurs.