Rome paraît, en quelque sorte, avoir conservé ses droits sur l'admiration et sur les hommages des autres peuples; si elle a perdu l'empire du monde, elle règne encore par les arts. Adelson étoit du nombre des étrangers qui viennent grossir la foule de ses citoyens; la peinture le ramenoit sans cesse aux chefs-d'oeuvres des Raphaël et des Corrège; il prodiguoit aux artistes ces bienfaits si rares que n'accompagnent point l'avilissement et la stupide vanité. Parmi les élèves de l'école romaine, on distinguoit un jeune-homme nommé Salvini; peu favorisé de la fortune, il n'avoit qu'à se louer de la nature: elle sembloit avoir pris plaisir à remettre dans ses mains les pinceaux des plus grands maîtres. Il joignoit à ce talent supérieur tous les avantages d'une éducation cultivée: il avoit fait d'excellentes études; les beautés des fameux poëtes de l'antiquité et de sa nation lui étoient aussi familières que celles des peintres célèbres; il lui échappoit même de très-jolis vers: on eut dit qu'il s'étoit proposé pour modèle Salvator Rosa qui manioit avec un égal succès la plume et la palette. D'ailleurs un tempérament mélancolique et sombre annonçoit dans Salvini un naturel susceptible de l'éffervescence des passions; il cherchoit les solitudes les plus écartées, et passoit les jours entiers, enfoncé dans les catacombes, pour se livrer, disoit-il, à la méditation qui est le germe et l'aliment de toutes les connaissances humaines. En effet ce n'est qu'à la retraite et au soin assidu de descendre en soi-même, et de s'approfondir, que nos plus grands hommes sont redevables du dégré d'élévation où ils sont parvenus. La réputation est le rameau d'or qu'on ne sçauroit cueillir sans l'arracher. De pareilles dispositions décélent ordinairement le génie, mais font craindre aussi les suites d'un caractère farouche, et dominé par des mouvements impérieux que la raison et l'amour de l'ordre ont quelquefois de la peine à réprimer. Dans ces ames de feu, le crime touche presque toujours à la vertu: il ne faut qu'un moment pour allumer l'incendie, et de là l'éruption, le débordement, le ravage de ces passions si dangereuses, si funestes. Tel homme de cette trempe eut été un modèle pour l'humanité, qu'une malheureuse circonstance en a rendu l'horreur et le fléau. La société, en nous poliçant, a, si l'on peut le dire, relâché nos fibres, et retranché de nos traits particuliers pour nous donner le même visage et la même inertie dans la faculté de sentir et d'agir.Sans contredit, la vérité de la nature y a perdu: mais peut-être de l'instant que le genre-humain a fait corps, cette sorte de faiblesse lui a-t-elle été avantageuse; elle a étendu les rapports, et fondé l'intérêt commun.
L'infortune aigrissoit encore l'humeur triste et sauvage de Salvini: victime de l'indigence où étoient tombés ses parents, il s'attendrissoit sur-tout sur le sort malheureux d'une mère à laquelle il étoit extrêmement attaché; et l'adversité apporte nécessairement de l'altération à cette douceur de moeurs, une des premières qualités de l'homme sociable.Le jeune peintre fuyoit le monde avec le même empressement que les autres le recherchent. Cependant il lui avoit été impossible de se refuser aux témoignages d'estime que lui prodiguoit Adelson. Ce lord, qui prévenoit le mérite, n'avoit point été repoussé par la condition inférieure et l'espèce de misantropie de l'italien; il avoit même fait les avances, persuadé que le talent, après la vertu, est la vraie grandeur personnelle, qui est au-dessus de toutes ces dignités arbitraires, chimères créées par la convention, et qui sont encore supérieures à ceux qui s'en croient honorés. Adelson mettoit tous ces brillants accessoires au nombre de ses moindres avantages; il possédoit des qualités plus essentielles: cette noblesse avouée par la nature, et qu'on ne sçauroit contester; une figure extrêmement agréable, un goût exquis pour les arts, et une ame aussi élevée que sensible: les bonnes actions étoient pour son coeur des besoins dominants qu'il brûloit de satisfaire. Une candeur touchante et une sécurité peut-être trop aveugle prêtoient un nouveau charme à ses vertus. Ces sortes de caractères se font adorer. Il ne pouvoit penser qu'il y eût des méchants et des perfides; il croyait à l'amitié, à la reconnaissance, à la franchise, à ces sentiments qui sont autant de voluptés pour un heureux naturel; on eût dit qu'il étoit né dans ces premiers beaux jours du monde où l'innocence guidoit toutes les démarches, où le crime ne s'étoit point encore fait connaître; et comme ses bienfaits, sa belle ame ne demandoit qu'à s'épancher. Salvini fut bientôt l'objet de la générosité délicate d'Adelson, et, ce qui est plus flatteur pour l'orgueil de l'honnête-homme, il inspira au lord le touchant et noble sentiment de l'amitié: il en étoit digne; les bontés de l'anglais l'attachoient moins que cette amitié honorable qui l'aggrandissoit à ses propres yeux. La confiance fait disparaître la puérile et odieuse distinction des rangs; elle rétablit les ames dans cette heureuse égalité qui seule les rapproche, et qui forme ces liaisons que ne corrompent point l'intérêt ou le besoin vague de société. Il y a bien peu de bienfaiteurs qui sçachent être amis: ne cherchons point d'autre raison de l'ingratitude; le lord ne devoit pas appréhender que Salvini fût jamais infecté de ce vice, la plus horrible maladie du coeur humain: celui-ci étoit aussi reconnaissant que l'autre se montroit généreux; ils vivoient dans une union si étroite, qu'on les appelloit les deux frères.
Les talents de Salvini et ses qualités estimables n'avoient pas seuls contribué à cet attachement: la mélancolie où il aimoit à s'ensevelir, en étoit peut-être la première cause.Adelson nourrissoit une douleur secrète dont rien ne pouvoit le distraire; et il sembloit goûter une sorte de plaisir à laisser son ame s'exhaler dans ses sombres vapeurs, en présence de l'italien. Souvent il gardoit des jours entiers, le silence; quelquefois il lui échappoit des gémissements, et ses pleurs étoient prêts à couler; il tournoit au ciel de longs regards qu'il tenoit ensuite long-temps baissés vers la terre. Le jeune homme pensoit que ces indices d'un noir chagrin étoient l'effet de la maladie dont plusieurs anglais sont attaqués: il voyoit dans son ami tous les symptômes de la consomption, et il se contentoit de le plaindre, sans lui montrer la peine qu'il ressentoit: il auroit craint, en lui parlant de son mal, de l'aigrir davantage. Il y avoit près de deux ans que le lord s'arrêtoit à Rome; l'italien le surprend, un jour, une lettre à la main, et laissant tomber des larmes qu'il s'efforçoit de cacher. Mon cher Salvini, dit Adelson, après l'avoir regardé quelque temps, vous sentiriez-vous capable d'un effort d'amitié, qui mettroit le comble à mes sentiments pour vous?Parlez, mylord, répond d'un ton pénétré le jeune-homme: de quoi s'agit-il? Vous ne pouvez douter de mon attachement, de ma reconnaissance.-Mon ami, ce n'est point la reconnaissance que je réclame en ce moment, c'est l'amitié. Je sens que vous êtes devenu nécessaire à mon bonheur; mon ame recherche la vôtre. Malheur à quiconque ne connaît pas cette passion si douce, si délicieuse qui unit deux coeurs sans le secours des sens! L'amitié m'est presqu'aussi chère que l'amour, et... il faut que nous nous séparions.-Des affaires, mylord, vous rappellent à Londres? La fortune...-ah, Salvini! Qu'est-ce que la fortune? Un motif bien au-dessus des richesses, au-dessus de tout, m'arrache de ce séjour, et me force de vous dire un éternel adieu. Oui, j'abandonne Rome... Salvini, pour jamais... je ne reverrois plus mon ami! ... Je vais vous faire une proposition dont je ne me dissimule point l'importance. J'aime mon pays; le vôtre, sans doute, doit vous inspirer la même affection: mais êtes-vous obligé de rester à Rome pour lui conserver l'attachement d'un fidèle patriote?
Salvini avec vivacité se jette en pleurant dans les bras du lord:-par-tout, par-tout où ira mon cher bienfaiteur, j'y vole; mylord, vous avez raison de penser que je suis attaché à l'Italie, quoique j'y traîne une destinée malheureuse; j'y laisserai une mère infortunée, qui m'en est plus chère...-je vous procurerai les moyens de lui donner des secours: Salvini, ces sentiments me lient à vous davantage: un fils insensible ne seroit pas digne d'être mon ami.-Je ne vous dirai point encore que mon art, dont je suis idolâtre, a besoin d'avoir sous les yeux les richesses de Rome, pour s'enflammer et se perfectionner: mais je suis homme avant que d'être artiste; vous m'avez comblé de bienfaits, et je vous dois tous les sacrifices.
Le lord embrasse Salvini:-je sens le prix de ce procédé; c'est moi qui vous devrai une gratitude éternelle. Allons, partons pour Londres... Salvini, vous apprendrez ce qui me rappelle en Angleterre.
Ils ont bientôt quitté l'Italie; ils traversent la France. À peine sont-ils à Douvres, l'anglais reçoit une nouvelle lettre; il crie aux postillons: hâtez-vous, volez, je vous promets deux... trois... quatre guinées; et puis se tournant avec transport vers Salvini:-mon ami... mon ami... mes sens ne peuvent suffire à ma joie... l'excès de mon bonheur... je n'arriverai point assez tôt! Le jeune-homme étoit immobile d'étonnement. Pour Adelson, il ressembloit à quelqu'un qui seroit tombé dans le délire; un saisissement de plaisir lui avoit coupé la parole. Ils ont enfin gagné Londres. Le lord, agité de la plus vive impatience, conduit Salvini à son hôtel, et sans descendre de sa chaise de poste: mon cher, lui dit-il, voilà votre maison; mes domestiques sont les vôtres; disposez de ma fortune comme de mon coeur. Adieu, nous nous reverrons.
Et aussi-tôt il fait de nouvelles instances aux postillons, pour qu'ils redoublent de vîtesse, et il disparaît.
La surprise du peintre ne peut se concevoir; il revoit le lendemain Adelson, qui, toujours plein de cette ivresse de joie, ne reste avec lui qu'un instant. Salvini auroit bien voulu pénétrer le motif de ces fréquents voyages: mais l'amitié se soumet à des circonspections que ne connaît point l'amour; il auroit cru blesser la délicatesse, s'il n'avoit respecté la discrétion de son bienfaiteur: c'étoient de légers inconvénients pour un étranger qui d'ailleurs n'avoit point à regretter son pays; il se livroit tout entier à son talent, et ne s'arrachoit à ses travaux que pour jouir du peu de moments que lui accordoit Adelson.
Celui-ci le regardoit souvent, et ne pouvoit se dissimuler l'embarras qui le trahissoit; il paraissoit comme accablé d'un grand secret, et prêt à le révéler; ensuite il reprenoit une autre physionomie, et se rejettoit sur un entretien bien éloigné de celui qu'il avoit eu dessein d'avoir. Ces agitations augmentèrent. Il entre un matin chez le peintre, et le trouve occupé à finir un tableau dont le sujet étoit Pygmalion animant sa statue: on la voyoit se développer, s'embellir de tous les charmes. Je vous crois, lui dit le lord en souriant, après avoir examiné cette peinture, un talent d'imaginer égal à la beauté de votre pinceau: mais, Salvini, vous auriez beau vous figurer tous les agréments des déesses réunis, ils n'atteindroient point un certain modèle, qui, assurément, surpasse toutes vos brillantes fictions; et en prononçant ces mots, Adelson tenoit les yeux attachés sur le jeune-homme. Il reprend en changeant de ton: Salvini, avez-vous jamais été amoureux?Jamais, mylord; les arts et l'amitié doivent suffire à mon coeur; je veux fuir un sèxe qui prend trop d'empire sur le nôtre: j'ai lû que l'amour étoit la passion la plus redoutable.Oui, la plus redoutable, interrompt l'anglais, mais aussi la plus séduisante; et tout à coup il change de conversation.
Plusieurs jours s'écoulent ainsi, le lord faisant de continuelles absences, et Salvini appréhendant de laisser échapper sa curiosité, quoiqu'elle s'irritât davantage, et qu'il eût de la peine à la combattre.
Adelson propose à Salvini une partie de campagne: ils vont à dix mille de Londres, et s'arrêtent dans un endroit delicieux. Le lord apprend au jeune-homme qu'ils sont dans une de ses terres; celui-ci demeure transporté à l'aspect de ces tapis de verdure qui jouissent d'une fraîcheur riante et inconnue aux autres climats: c'est-là que la vûe s'étend et se repose sur l'abondance, et le luxe nourricier de la liberté; de vastes boulingrins, des prairies artificielles, couvertes de nombreux troupeaux, offrent de tout côté la richesse de la nature. Ce spectacle si attendrissant pour un homme sensible aux beautés vraies, et qui sçait les apprécier, émeut de plus en plus Salvini; il s'abandonne à cette douce réverie qu'inspirent les objets champêtres. Convenez, dit Adelson, que ce n'est qu'à la campagne que le coeur se développe dans toute son étendue; je n'en ai guères recherché la cause: mais les passions prennent dans ces lieux une teinte de mélancolie qui leur prête un charme inexprimable; on n'aime point ainsi à la ville. J'éprouve ce prestige innocent, répond l'italien; le sentiment qui m'attache à vous, mylord, m'est encore plus cher ici qu'à Londres, et je quitterois tous les palais des souverains pour une semblable retraite.-Ah, mon ami! Qu'on doit leur porter peu d'envie! C'est moi qui suis roi de l'Angleterre, de toute la nature. Salvini, je goûte dans ces champs le bonheur suprême; j'ai l'avantage d'y réunir l'amitié et l'amour... Salvini, je vais vous confier enfin mon secret: il y a long-temps qu'il pèse à mon coeur; j'ai trop souffert d'avoir avec vous cette réserve. J'ai tant en horreur la défiance! Il est si doux de verser son ame dans celle d'un ami! C'est vivre, c'est être heureux dans un autre! ... Vous sçaurez, un jour, les raisons qui m'avoient retenu... avez-vous apporté vos crayons? Mylord, répart le peintre en souriant, depuis quand un preux chevalier voyage-t-il sans son épée? Assurément j'ai mes crayons, et je suis impatient de dessiner des objets... un moment, interrompt le lord; j'ai à vous proposer de nous tracer une image bien préférable à toutes ces perspectives... jusqu'à présent vous n'avez représenté que des mortelles, et je veux que vous m'ayez l'obligation d'avoir une idée de la beauté, telle que la fable l'a imaginée sous les noms de Vénus, de Flore... oh! Vous serez de mon sentiment; attendez, je reviens.
Adelson revole près de Salvini; il donnoit la main à une jeune personne de quinze ou seize ans: le peintre reste interdit, dans l'extase; cette charmante créature étoit embarrassée, et son embarras l'embellissoit encore. Ma chère Nelly, n'ayez nulle crainte, dit le lord; je vous présente, continue-t-il, en lui faisant remarquer l'italien, ce que j'aime le plus après vous; et vous, mon ami, vous voyez la maitresse de mon coeur; il vous appartient de juger des graces: décidez si tant de charmes ne méritent pas mon hommage... ne rougissez point, Nelly, ne rougissez point; l'éloge vous est dû. Lorsqu'on a l'ame si supérieure à la beauté, on peut s'entendre dire qu'on est belle. Adelson les conduisit tous deux dans un cabinet de verdure; Nelly paraissoit y régner, comme on nous dépeint la déesse des fleurs, faisant éclore d'un regard toutes les richesses de la nouvelle saison. Salvini ne sortoit point de son enchantement.
Nelly étoit en effet une créature céleste: sa vûe excitoit les transports, le trouble, la langueur, cette espèce de ravissement qui naîtroit de la présence d'une divinité; le feu de l'esprit, la volupté pure et innocence de l'ame se faisoient sentir dans ses regards. Le son de sa voix achevoit le prodige de ses yeux; la moindre de ses paroles alloit porter au fond du coeur une sensation délicieuse qu'on aimoit à conserver; sa taille souple et déliée n'empêchoit point que sa démarche ne fût majestueuse; formoit-elle un pas, un geste: on s'attachoit à ce pas; on suivoit avec vivacité le mouvement de ce geste; c'étoient toujours de nouvelles graces qui se découvroient, et un nouvel intérêt qu'on éprouvoit. Il sembloit que les poëtes avoient imaginé exprès pour Nelly cette comparaison d'une belle fille à la rose naissante.
De quel trait de flamme Salvini est pénétré! Un ravage subit s'est répandu dans tous ses sens; il ne voit plus qu'à peine; ses genoux se dérobent sous lui; il fait des efforts pour se soutenir. En vain cherche-t-il à se remettre de son émotion; il veut faire un compliment à Nelly: des sons inarticulés meurent sur ses lèvres. Comment, dit Adelson, en s'applaudissant du trouble du jeune homme! Mon ami, un joli visage te déconcerte à ce point! Est-ce que les peintres ne doivent pas être familiarisés avec le spectacle de la beauté?Allons, prends tes crayons: vîte, que l'amitié me dessine l'amour.
Salvini s'efforçoit de rétablir sur son visage un calme dont son ame étoit bien éloignée de jouir: il veut se mettre à l'ouvrage; il se trompe dans l'emploi des crayons: ils se brisent, ou s'échappent de sa main. Quand ses yeux venoient à rencontrer ceux de Nelly, son désordre augmentoit; c'étoit précisément la scène d'Apelle peignant Campaspe en présence d'Alexandre. Le trop confiant Adelson continuoit de railler le peintre sur son embarras; enfin après avoir vingt fois recommencé et effacé, il est parvenu à saisir la ressemblance de l'aimable anglaise, avec tant de chaleur et de vérité, que le lord s'écrie: homme admirable! Que je t'ai d'obligation! Tu m'as créé une seconde Nelly; oui, la voilà bien! Voilà ce doux sourire qui me charme, ces yeux qui sont pour moi les cieux ouverts! Tu as fait un miracle, mon cher Salvini... elle est pourtant encore mieux dans mon coeur. L'anglais et l'italien se trouvent seuls. Adelson prend la parole: je suis au comble de la félicité; la dissimulation est si peu faite pour moi! C'étoit l'unique secret que j'eusse pour l'amitié: Nelly et sa mère m'imposoient la loi de me taire. Elles me reprochent incessamment ma confiance et la traitent d'indiscrétion; elles prétendent que cette facilité à ouvrir mon coeur me causera de nouveaux chagrins, car elle m'en a déjà fait essuyer de violents; mais le moyen de vivre et de se livrer à des soupçons qui fatiguent! Resserrer ses sentiments au lieu de les multiplier en les épanchant dans le sein d'autrui, n'est-ce pas s'emprisonner, se garotter de chaînes, quand on peut jouir de la liberté? La franchise et l'éffusion sont les premiers des plaisirs pour une ame sensible. Le croiriez-vous? Depuis que je vous ai fait voir Nelly, mon bonheur en est augmenté; elle en a plus de charmes à mes yeux. Oui, je suis le plus heureux des hommes: je possède une maitresse et un ami! Avouez que cette fille angélique est la beauté, l'enchantement même.
Salvini répondoit par des mots entrecoupés, et en balbutiant; il auroit été aisé de s'appercevoir que son ame éprouvoit un bouleversement affreux: mais Adelson étoit loin de saisir ce trouble; il eût rejetté comme un crime la moindre défiance: incapable de former le plus faible doute sur la vertu de Nelly et sur celle de l'italien. La jalousie n'est-elle pas, en effet, un transport offensant pour l'objet qu'on aime? Si elle peut ajoûter à l'amour, elle ôte nécessairement à l'estime; et ce sentiment affaibli, la tendresse y perd de sa pureté et de sa délicatesse.
Le lord poursuit: il faut que je vous fasse la confidence entière, et que j'entre dans les détails de tout ce qui a pu contribuer à mon bonheur: car je me flatte d'avoir surmonté les obstacles qui m'ont jusqu'ici combattu. Allons nous asseoir près de cette allée de pommiers; Salvini, ils me sont précieux: c'est-là que j'ai vu pour la première fois la souveraine de mon coeur.
Ils vont se rendre auprès de ces arbres dont l'ombrage agréable couronnoit un joli côteau, d'où l'on découvroit plusieurs petits villages situés à peu de distance les uns des autres,Adelson reprend ainsi: je suis né à Londres. À peine fus-je sorti de l'enfance qu'une maladie de peu de jours m'enleva ma mère. Mon père qui occupoit alors un des principaux emplois du gouvernement, quoiqu'il m'aimât beaucoup, abandonna mon éducation à des maîtres dont la complaisance mercénaire flatta mes passions plutôt que de les détruire; elles m'emportèrent dans les égarements qui rarement en sont séparés. Le dégoût ne tarda point à suivre de fausses jouissances. Je cherchai les plaisirs véritables: je croyois les avoir trouvés dans la retraite, dans l'étude et la culture des arts. Mon coeur n'étoit pas pleinement satisfait: il me demandoit un attachement plus décidé; il saisit bientôt ce qui devoit être l'objet de tous ses voeux. Je me dérobois souvent au tumulte de la capitale, pour venir ici m'interroger en secret sur les moyens d'arriver à ce bonheur dont je ne démêlois guères la cause. Une profonde rêverie m'avoit entraîné vers ces pommiers. Des voix de femmes me retirent de cette espèce de méditation; je lève les yeux: Salvini, j'apperçois une jeune personne... un ange de beauté; il n'est pas possible d'exprimer les transports qui vinrent me saisir. Une dame d'un certain âge, et qui me parut être sa mère, s'entretenoit avec elle; le sujet de la conversation étoit les plaisirs innocents que l'on goûte à la campagne, la douceur de moeurs et d'affections qu'on y semble respirer avec l'air; on convenoit que la simplicité de ce séjour étoit préférable au luxe des villes, et que la vraie félicité ne pouvoit se rencontrer que dans cette portion du peuple qui s'est vouée aux travaux de l'agriculture.
J'abordai les deux étrangères, et je n'eus pas besoin de m'informer de leur condition pour leur témoigner un respect que la présence de la jeune personne m'avoit déjà inspiré. Il faudra nécessairement, mon cher Salvini, vous résoudre à me passer une infinité de circonstances qui vous paraîtront peut-être minutieuses: mais vous l'ignorez, tout prend la flamme de l'intérêt pour un amant qui parle de ce qu'il aime, et ce qui se rapporte à Nelly ne sçauroit être de peu d'importance. Je fus promptement instruit de leurs noms, de leurs qualités; la charmante miss se taisoit: mais que son silence étoit expressif! Elle me regardoit, rougissoit, et devenoit toujours plus séduisante. La dame, qui en effet étoit sa mère, voulut bien entrer avec moi dans des explications relatives à sa famille et à son état; le mari, gentilhomme écossais, avoit ruiné sa fortune, en s'opposant avec une opiniâtreté invincible au parti de la cour; il venoit de mourir; sa veuve et Nelly ne vivoient que d'un bien très-médiocre; elles possédoient une petite métairie distante environ d'un mille; la beauté de la promenade les avoit conduites insensiblement vers cette allée de pommiers.Ah! Mon cher Salvini, quel étoit mon trouble ou plutôt mon ravissement! Je demandai à Madame Rivers, c'est ainsi qu'on l'appelloit, la permission de les ramener chez elles; nous arrivâmes à leur maison: mon ami, c'étoit le temple de la vertu et de l'innocence; tout y respiroit cette pureté d'ame qui embellit et fait aimer les plus simples demeures. Que j'eus de peine à m'arracher de cet azyle enchanté! La mère et la fille ne me quittèrent qu'à la porte. J'entendis nommer la jeune personne, Nelly; et aussi-tôt ce nom si cher retentit et se grava dans mon coeur: lorsque j'étois seul, ma bouche le répétoit sans cesse. J'avois obtenu la liberté de leur faire quelques visites; il est inutile de vous dire que j'aurois voulu passer ma vie dans cette maison où mon ame restoit attachée. Mes yeux s'étoient tout à coup ouverts; je ressemblois à un homme qui enveloppé de nuages, et entouré de rochers inaccessibles, se seroit vû, dans un clin d'oeil, transporté sous un ciel serein, au milieu d'une vaste campagne, où tout porteroit le charme à ses sens. Je reconnus qu'un seul regard de Nelly pouvoit faire mon bonheur suprême, et je sentis combien l'amour est une passion satisfaisante, lorsqu'il est accompagné de la vertu et de l'honnêteté: car je ne desirois point séduire l'adorable Nelly; ma tendresse étoit une sorte de culte religieux; je respectois ce que j'aimois; et il est si doux de regarder sa maitresse comme l'objet d'un pur hommage! Vous ne serez pas surpris que, malgré son peu d'opulence, j'eusse déjà conçu le dessein de l'épouser: n'a-t-elle pas tout? Elle est belle, elle est vertueuse, et elle est sensible: quelle volupté pour mon coeur de pouvoir déposer à ses pieds des richesses que je tiens du hazard! C'est elle qui posséde les vrais trésors. Ah! Nelly, Nelly! Que n'ai-je l'empire du monde à vous offrir, et que ce présent seroit encore bien au-dessous de ce que vous méritez! J'étois le plus heureux des amants; j'avois sçu vaincre toutes les raisons qui m'étoient opposées par MadameRivers; elle prétendoit que nos fortunes trop disproportionnées mettroient un empêchement insurmontable à mon mariage avec sa fille. Je la rassurai, je la persuadai: la vérité et le sentiment ont tant d'empire! Enfin, du consentement de sa mère, Nelly daigna m'écouter; il me fut permis de lui parler de mon amour. Oh, mon ami! À quelle ivresse délicieuse je m'abandonnai, quand elle m'avoua, en rougissant, que ma tendresse ne lui étoit pas indifférente! Je lus dans ses regards que l'aimable pudeur l'empêchoit de me dire tout ce qu'elle ressentoit; je tombai à ses pieds; je les arrosai de ces larmes si douces, si précieuses que le sentiment fait couler. Adorable Nelly, m'écriai-je, régnez à jamais sur mon ame; je prends le ciel à témoin que je n'aurai point d'autre femme que vous; et je vais presser l'instant qui formera ces noeuds où j'attache ma vie. Eh! Me seroit-il possible d'exister sans vous posséder, sans vous idolâtrer, sans vous le répéter mille fois... ma chère Nelly, un si violent amour ne sçauroit s'exprimer; oui, je fais serment à vos genoux de vous adorer toujours davantage. Que vous dirai-je? Nelly troublée me laissa saisir sa main; j'y imprimai un baiser de feu; je pensai expirer du plaisir que me fit goûter cette simple faveur.
Ma famille vaincue par mes sollicitations, et par celles de ses amis, avoit consenti à cette alliance si desirée; elle convenoit que les charmes et la vertu de Nelly, ainsi que son extraction, devoient faire oublier l'inégalité des biens; je touchois au moment d'être son époux. Mon père même m'avoit accordé la permission de lui présenter Madame Rivers et sa fille.
Plein des plus flatteuses images, je cours à leur azyle; mon ame se précipitoit au-devant d'elles; je m'enivrois du plaisir d'annoncer à Nelly que j'allois à la face de l'univers la proclamer ma souveraine: un domestique en pleurs frappe ma vûe.-Nelly? ... Elle seroit morte? Ah, mylord, répart ce garçon, en jettant des cris, je doute qu'elle vive encore...-comment?-Deux hommes masqués, suivis d'une troupe de satellites, sont descendus ici; ils se sont rendus maîtres de la maison, malgré notre résistance, et ont emmené dans un carrosse Madame Rivers et sa fille. Nous avons observé que miss pleuroit beaucoup. Les ravisseurs ont bientôt disparu, et nous ignorons quelle route ils ont prise. Pendant ce peu de mots, mon ame étoit restée suspendue; je m'abandonne à tous les transports; je pousse avec impétuosité mon cheval sur le premier chemin qui s'offre à ma vûe; je reviens avec la même vîtesse; j'ordonne à mes domestiques de se partager en différents endroits; je leur crie; je me meurs; du secours! On m'enlève Nelly: qu'on me la retrouve! Qu'on me la ramène! Je succombe sous tant d'agitation; je perds la connaissance: je la reprends pour devenir furieux; je me laisse aller à la course de mon cheval. J'apperçois un carrosse: je ne doute point qu'il ne renferme Nelly; j'y vole; j'aurois voulu avoir les ailes de la foudre; j'atteignois la voiture; un jeune homme qui avoit mis la tête à la portière, fait signe au cocher d'arrêter; il s'élance l'épée à la main, commande au postillon de poursuivre sa route, et fond sur moi, en me disant: tu n'iras pas plus loin; tu cherches Nelly; il faut que l'un de nous deux meure; c'est tout ce que je puis t'apprendre. Aussi-tôt je mets pied à terre; je me précipite avec rage sur l'inconnu; j'ai affaire à un rival, m'écriai-je, je n'en suis que trop assuré: il va éprouver si l'on m'offense impunément. Nous mesurons nos armes; je porte un coup à mon adversaire; il tombe; j'accours le secourir. Eh bien! Lui dis-je en lui tendant la main, cruel! Je
sçaurai pour quelle raison tu m'arraches tout ce que j'aime. Pour quelle raison, répond le perfide? Tu ne sçauras rien. Tu m'as donné la mort, mais je goûte, en mourant, le plaisir de causer tes malheurs. Sois certain que Nelly ne te sera point rendue, et tu ignoreras le nom de ta victime. À peine achevoit-il ces paroles, qu'il poussoit le dernier soupir.
J'étois immobile de désespoir; j'hésitois si je m'ôterois la vie de cette épée teinte du sang de mon ennemi, ou si je redoublerois mes efforts pour atteindre le carrosse; j'embrassai ce dernier parti; les vents ne sont pas plus prompts; mon cheval expira sous moi; toutes mes perquisitions furent sans effet; mes domestiques n'eurent pas plus de succès. Quelle situation horrible! Perdre Nelly à l'instant où je recevois sa main! N'avoir pas la moindre lumière sur sa destinée! Il y avoit des moments où repoussant ma confiance, mon amour, j'allois jusqu'à me figurer Nelly coupable, voulant me fuir, aimant un autre... je ne tardois pas à lui demander pardon de ces idées si offensantes pour sa vertu et pour ma tendresse. Non, me disois-je, non, cette charmante fille n'est point capable de m'en avoir imposé; et j'en dois croire ses larmes; c'étoit moi qu'elle pleuroit! Qu'est-elle devenue? Je ne découvrirai point la trace des monstres qui me l'ont ravie, les lieux où, sans doute, ils la retiennent! ... Peut-être a-t-elle succombé à sa douleur! Barbare que j'ai immolé, tu as bien eu raison de t'applaudir de ma peine! C'est toi qui m'as percé le coeur, qui me le déchires tous les jours; c'est moi qui meurs mille fois, quand un seul coup t'a privé de l'existence.
J'éprouvois cependant que l'espérance est la dernière des illusions qui cessent de nous abuser; malgré moi, je me livrois à des pressentiments favorables; je revoyois Nelly rendue à mon amour, et marchant à l'autel pour consacrer une foi qui ne s'étoit point démentie.
La réalité ne favorisoit pas une idée si flatteuse: tout me refusoit des éclaircissements sur une destinée à laquelle étoit liée la mienne; mon ame flottoit dans une incertitude continuelle.
De quels nouveaux coups je suis accablé! On me remet une lettre dont le caractère m'étoit inconnu; on m'apprenoit par cet écrit que Madame Rivers et sa fille avoient cessé de vivre. Je tombe à la renverse; je me trouve, après trois jours de léthargie, dans mon lit, entouré de médecins, et de mon père pleurant à mes côtés; je n'ai que la force de dire: elle est morte, mon père! Il m'embrasse, me presse d'accepter les remèdes qu'on me présentoit. Non, non, il est inutile de me rappeller à la vie. Vous m'aimez! Desirez ma fin, mon anéantissement... ma chère Nelly! Elle m'est enlevée... pour jamais... pour jamais! Je demeurai près d'un an dans une situation plus cruelle sans doute que le trépas, qui est le terme de nos maux. On craignoit même que je ne perdisse la raison; hélas! Je ne l'avois que trop conservée!
Je n'envisageois que trop l'étendue de ma perte, et le sort affreux qui m'étoit préparé, si je soutenois plus long-temps le fardeau de l'existence.
Les soins constants de mon père, mes sociétés, les arts qui sont nos premiers amis, nos consolateurs, s'il en peut être, me ranimèrent assez pour que mon dernier soupir s'arrêtât. Mon père me redisoit sans cesse que sa vie dépendoit de la mienne; je vécus donc pour m'abreuver continuellement de mes larmes, pour adorer le souvenir de ma chère Nelly; je croyois l'entendre, la voir; je lui parlois; je lui jurois un amour éternel. Les disgraces se multiplient: la mort vint m'enlever mon père; ses dernières paroles furent de nouvelles sollicitations, des ordres, en quelque sorte, de ne me pas refuser aux soulagements qui me seroient offerts. Rien ne m'attachoit plus à l'Angleterre; que dis-je, ma patrie m'étoit devenue odieuse; je n'y contemplois qu'un tombeau qui dévoroit les restes inanimés de l'auteur de mes jours, de Nelly. L'homme croit changer de coeur, en changeant de climat: l'insensé! Il s'imagine que ce fantôme fugitif, que le bonheur l'attend sous d'autres cieux, qu'il va le saisir, et il ne fait que déplacer ses inquiétudes et ses ennuis. J'aurois volé au bout du monde, que j'y eusse emporté une image dont les traits m'étoient toujours plus chers. Je parcours l'Europe; je viens à Rome: les merveilles de la peinture m'y retiennent. J'embrassois avidement tout ce qui avoit l'apparence d'apporter quelqu'adoucissement à ma sombre mélancolie. On ne trompe point de pareils chagrins: je vous recherchai, soit que je fusse entraîné par une conformité d'humeur, soit que nous ayons besoin d'aimer, et que j'eusse reconnu en vous quelques unes de ces qualités qui produisent l'amitié. Malgré une prévention qui vous étoit favorable, et que votre conduite justifioit, je m'étois imposé la loi de ne vous parler jamais de Nelly; il faut avoir éprouvé les disgraces attachées aux passions, pour plaindre ceux qui en sont les victimes. Il n'entroit pas dans vos entretiens le moindre mot des plaisirs, des peines de l'amour; et puis, je cherchois à effacer un tableau qui n'étoit que trop empreint au fond de mon ame.
Un de mes compatriotes m'écrit de Naples qu'il se répandoit à Londres un bruit sourd que Madame Rivers et sa fille étoient vivantes; vous me surprenez, cette lettre à la main: je l'arrosois de mes larmes. J'ajoûtois peu de croyance à cette nouvelle; le sort m'avoit trop maltraité pour que je pusse me flatter qu'il y auroit un terme à mes souffrances.Cependant mon coeur, malgré moi, s'ouvrit à des rayons confus: je formai la résolution de retourner en Angleterre, et de tenter encore des recherches. On n'est jamais assuré de son malheur; on ne sçauroit s'accoutumer à croire qu'un objet que l'on a vû, sous ses yeux, jouir de la faculté de penser, de sentir, d'agir, qu'un objet que l'on a adoré, ait cessé d'exister, et ne soit plus rien, qu'un souvenir vague dont chaque jour emporte des traits. Je cédai aux faibles lueurs d'une espérance peu fondée: je vous proposai de me suivre dans ma patrie; vous me fites le sacrifice de la vôtre, et cette marque d'amitié acheva de vous donner sur mon coeur des droits que le temps affermit.
Concevez-vous, mon cher Salvini, le changement de ma situation, quand je reçois à Douvres une lettre de la main même de Madame Rivers, qui, instruite de mon retour enAngleterre, me prévenoit que sa fille vivoit, qu'elle m'aimoit toujours, et qu'elles avoient repris possession de leur ancienne demeure? Elle se réservoit, ajoûtoit-elle, quand nous nous verrions, de m'informer des particularités d'une aventure aussi extraordinaire; elle finissoit par me conjurer, au nom de Nelly, de garder le silence, elle me rappelloit des désagréments que ma sincérité et ma franchise m'avoient causés. Vous fûtes témoin de mes transports; je ne sçais comment j'ai résisté à une nouvelle aussi peu attendue; tous mes sens étoient remplis d'une ivresse délicieuse. Je vous conduis, comme vous devez vous en ressouvenir, dans ma maison à Londres, et je vole chez Madame Rivers. J'apperçois sa fille plus belle, plus adorable qu'elle n'avoit jamais été; je veux parler: je ne puis que former des sons inarticulés, et je vais tomber à leurs pieds, sans connaissance. Je ne sors de mon évanouissement que pour goûter tout le charme de l'amour; Nelly avec sa mère s'empressoit de me secourir; je voyois sur ce visage enchanteur, la crainte, le trouble, l'effroi de la tendresse: une de ses mains me soutenoit; ses beaux yeux noirs s'ouvroient sur les miens avec cette douce langueur, cet intérêt si puissant qui porte et fait couler dans l'ame un torrent de pure volupté. Quel spectacle, mon ami! Dans quel ravissement tous mes sens sont absorbés! Faut-il que l'expression soit si fort au-dessous du sentiment! Je m'écrie: je vous revois, ange du ciel! Vous m'êtes rendue! ... Vous m'aimeriez toujours! ... Madame Rivers! Ma tendre mère! Laissez-moi mourir, laissez-moi mourir de joie à vos genoux: est-il bien vrai? Vous respirez! ... Nelly! Ma chère Nelly! J'ai retrouvé mon adorable amante, mon épouse! Ah! Je brûle de serrer ces noeuds... et qui m'osoit disputer votre coeur? Par quelle horrible catastrophe vous avois-je perdue?
Madame Rivers me développa toutes les horreurs du complot tramé pour leur ruine et pour la mienne. Un parent de son mari, nommé sir Henri Struley, prétendoit avoir été traversé par mon père dans la sollicitation d'une place; ils s'étoient même battus, et mon père l'avoit blessé et désarmé; de-là étoit née une haine implacable, et impatiente d'éclater; il avoit cru trouver l'occasion de la satisfaire, en m'empêchant d'épouser sa parente. Il étoit venu plusieurs fois chez Madame Rivers pour l'engager à me fermer sa maison; et cette dame, dans la crainte de m'affliger, ou d'exciter un éclat désagréable, m'avoit fait mystère des visites et de la demande de Struley; il ne s'étoit pas borné à exiger que Madame Rivers me renvoyât: il lui avoit amené un riche gallois qui bientôt étoit devenu éperduement amoureux de sa fille. Nelly avoit déclaré à sa mère que mon rival lui étoit odieux, et qu'elle n'en aimeroit jamais d'autre que moi; Madame Rivers, loin de la contraindre, avoit été la première à la confirmer dans ces sentiments, et dans sa résolution de n'accepter que ma main: mais le titre de parent sembloit donner des droits à mon ennemi, et les obliger l'une et l'autre à supporter sa présence. Struley et le gallois, convaincus du mauvais succès de leurs manoeuvres, n'écoutant plus que la violence, s'étoient décidés à se servir de la force; masqués tous deux, et escortés d'une troupe de scélérats à leurs gages, ils étoient venus enlever la mère et la fille, les avoient entraînées dans un carrosse, malgré leur résistance et leurs cris. Le jeune-homme étoit précisément celui qui est tombé depuis sous mes coups. Un des satellites de Struley, qui s'étoit arrêté pour voir l'issue du combat, avoit rendu un fidèle compte à son maître: le perfide plus furieux alors à cette nouvelle, avoit redoublé d'activité dans sa vengeance. Madame Rivers et Nelly, au bout de trois jours de marche, s'étoient vû renfermer dans un amas de vieilles tours qui ressembloient moins à un château qu'à une prison, situées au milieu de trois montagnes escarpées, et qu'on eût dit être séparées du reste de la terre. C'est là que ces deux infortunées avoient vécu dans les larmes et dans le désespoir; Nelly ne pouvoit m'oublier; la femme et la fille de ce barbare parent, aussi cruelles que lui, gardoient à vûe leurs misérables prisonnières. Enfin, par une espèce de miracle, à l'aide d'un honnête domestique attendri sur leur sort, elles s'étoient échappées et sauvées à Londres, et y vivoient cachées dans la foule obscure des habitants de la cité . C'est de ce même domestique leur libérateur, qu'elles apprirent que son maître m'avoit adressé une lettre anonyme où il les faisoit passer pour mortes. Leur premier soin avoit été de s'informer de moi; on sçavoit bien dans ma patrie que je voyageois: mais on ignoroit précisément où devoient se fixer mes voyages. La nouvelle que Struley étoit passé dans les pays étrangers, avoit rendu à MadameRivers et à sa fille la liberté de se montrer, et de retourner à leur métairie. À peine y sont-elles rentrées, qu'un de mes oncles leur fait part de mon arrivée en Angleterre: aussi-tôt elles m'écrivent à mon passage à Douvres... Salvini, j'ai revû la maitresse de mon coeur: nos chagrins sont dissipés. Nelly étoit mourante; on ne lui a pas plutôt annoncé mon retour, que sa beauté, ses charmes sont revenus, avec la vie, et l'espoir de nous réunir. Madame Rivers est tombée malade; je l'ai engagée à prendre avec sa fille un appartement dans mon château. D'ailleurs cette précaution les met à couvert des perfidies de ce misérable parent qui pourroit leur causer de nouvelles inquiétudes. Mon oncle, mylord Bermond, qui me tient lieu de père, se fait une fête de présider à notre mariage; il viendra dans trois mois; une affaire importante, et relative au gouvernement, le retient à Londres, et je formerai aussi-tôt cette union trop différée...-dans trois mois vous l'épouserez, demande Salvini d'un air réveur?-Dès l'arrivée de mon oncle, je posséderai la plus charmante, la plus vertueuse des femmes... vous remplissez-vous bien de ma félicité? L'italien, sans répondre à la question, répète seulement: dans trois mois! ...-J'avoue que le terme est bien éloigné pour un coeur aussi enflammé que le mien: mais il faut me soumettre à ce qu'exigent mon devoir et ma tendresse pour mon parent. Pardon, mon ami, si j'ai pu hésiter à vous confier mon secret; n'accusez point mon amitié: elle se livre à vous sans réserve. C'étoient Nelly et sa mère qui vouloient absolument qu'un mystère profond enveloppât cet amour jusqu'au moment que nous serons unis; je ne les avois point prévenues sur une confidence que je vous devois; elles m'ont fait même la guerre de vous avoir amené ici. Lorsqu'elles vous connaîtront, n'en doutez point, elles seront empressées à vous rendre la justice que vous méritez, et je suis bien assuré qu'elles s'applaudiront de notre liaison; oui, elles prendront mes sentiments pour vous. Que je vais être heureux! L'amour, l'amitié, tous les plaisirs, toutes les vertus répandront leurs charmes sur ma vie!
Un domestique entre: il venoit de la part de Madame Rivers inviter le lord à passer dans son appartement; le peintre demeure abandonné à lui-même.
Son premier mouvement est de jetter un long soupir, et de s'appuyer la tête et les deux mains sur une table; il reste près d'un quart d'heure dans cet anéantissement: il en sort pour se promener à grands pas, levant les yeux au ciel, gémissant, et se frappant la poitrine, comme s'il eût voulu frapper son coeur. Sans cesse il revenoit auprès de Nelly, et sans cesse il s'en éloignoit; il passoit tout à coup de la gaieté la plus vive au plus sombre accablement; une inquiétude éternelle l'agitoit; quelquefois il couroit s'enfoncer dans le parc; il choisissoit les endroits les plus sauvages; on l'y trouvoit plongé dans une morne réverie, bien différente de cette douce impression si chère aux ames sensibles, qui nous ramenant à nous mêmes, nous porte à réfléchir sur les beautés de la nature, et nous fait goûter les plaisirs tranquilles de la campagne et de la retraite.
Adelson, par ses caresses et ses propos agréables, étoit bien éloigné de chasser cette mélancolie qui, tous les jours, devenoit plus forte. En vain il en faisoit à l'italien des reproches continuels:-auriez-vous des chagrins que vous cachiez à votre ami? Vous sçavez combien je vous aime! Ah! Mylord, répondoit Salvini d'une voix étouffée, je ne mérite point ces sentiments... je ne suis digne que de votre compassion.-Dites, mon cher Salvini, de l'amitié la plus tendre. L'anglais couroit embrasser le jeune-homme qui paraissoit le repousser, qui gémissoit.-Vous gémissez! Vous semblez vous refuser aux épanchements de mon coeur! Salvini, encore une fois, parlez-moi avec franchise: auriez-vous à vous plaindre...-de moi-même, mylord; oui, c'est moi qui suis mon ennemi, qui devrois me punir! Je ne sçais... une langueur que je ne puis vaincre, se répand sur mes jours; la vie m'est à charge; la société m'importune, et je la recherche... laissez-moi, mylord, retourner à Rome, fuir l'univers entier... hélas! Ne puis-je m'arracher à moi-même? Je voudrois être enseveli dans le désert le plus sombre, dans la caverne la plus ténébreuse...-mais, Salvini, quel trouble vous égare? Mon attachement pour vous...-oh! Je ressens vos bontés vivement... peut-être, mylord... le desir de revoir ma patrie... ma mère...-Salvini, si c'est la tendresse filiale qui vous force à nous quitter, je me rends à ces raisons, quelques peines que mon amitié ait à souffrir.-Non, je ne partirai point, mylord, je ne partirai point... je resterai près de vous... il ne peut achever; un torrent de larmes lui coupe la parole.Adelson, frappé d'étonnement, ne sçauroit concevoir d'où naît ce désordre subit dans l'ame et dans les expressions de l'italien; plus il se répandoit en protestations d'amitié, plus les transports chagrins de Salvini s'irritoient.
Le lord va trouver Nelly:-vous n'ignorez point qu'après vous, Salvini est ce qui m'intéresse le plus; daignez joindre vos efforts aux miens pour l'arrêter ici; il est naturellement mélancolique: je ne sçais ce qui a pu aigrir cette humeur farouche; loin d'avoir rien à me reprocher, j'ai redoublé mes attentions, mes égards; il m'est plus cher que jamais, et il parle de retourner en Italie. Je vous l'avouerai, son départ m'affligeroit beaucoup, et je desirerois que rien n'altérât le bonheur que bientôt je vous devrai... Nelly, il versoit des pleurs, et je ne puis pénétrer la cause de cette tristesse si profonde! ... Le desir de revoir sa patrie peut-il être aussi dominant? ... Sa mère... il y a quelqu'autre motif... saisissez l'instant commode pour avoir une conversation avec Salvini; dites-lui qu'il s'ouvre avec moi sur cet objet, que je suis son ami; en un mot, sçachez pourquoi il veut nous quitter: votre sèxe a tant d'empire sur le nôtre! D'ailleurs, ma chère Nelly, qui résisteroit à vos charmes? Il sera impossible à Salvini de ne vous pas découvrir la source de cette inquiétude qui le tourmente; faites-lui valoir mon amitié, les avantages qu'il en pourra recueillir; pressez-le de rester avec nous; je le vois, il médite d'abandonner l'Angleterre. Vous réussirez, un mot de votre bouche suffira; oh! J'en suis sûr, vous le retiendrez. Salvini reportoit incessamment ses regards sur le calendrier; il devenoit plus recherché dans son habillement; il avoit ébauché à plusieurs reprises un dessin; il le déchiroit, en ramassoit les morceaux, les rejettoit encore; il en faisoit de même à l'égard de quelques lettres qu'il avoit commencées, où il revenoit vingt fois, et qu'il finissoit par effacer: étoit-il seul, il ne lui échappoit que ces mots: le temps est bien rapide!
En effet, les jours s'écouloient; chaque moment rapprochoit du terme où étoit fixée l'arrivée de l'oncle d'Adelson. L'italien, enfoncé dans son appartement, fuyant la lumière, dans un recueillement ténébreux, s'écrie enfin: j'aime! Est-il vrai? J'aime! Et qui aimé-je? Grand Dieu! Il s'arrête à ces paroles qui sortoient du fond de son coeur. Il reprend: ah! Salvini, ne te l'avoue point; garde-toi de prononcer ce nom... et ce crime, c'est moi qui en suis souillé! J'outrage l'honnêteté, la confiance, la confiance d'un bienfaiteur, d'un ami... je cesserai de l'outrager; je partirai. Eh!En aurai-je la force? ... Du moins j'aurai celle de mourir; ce n'est que la mort qui puisse me rendre le repos, m'empêcher de me flétrir d'un forfait... du comble des attentats. Il n'y auroit point d'exemple d'une perfidie semblable; je serois ingrat à ce point... j'ai encore assez de vertu pour contempler l'abyme où je me précipite: arrêtons-nous sur les bords; arrachons-nous à l'affreuse nécessité de trahir le plus confiant, le plus adorable, le meilleur de tous les hommes... ah! Malheureux! Tu connais donc l'amour!
Salvini versoit un torrent de larmes; il a résolu de sortir au moment même de la maison, sans prendre congé du lord.-Hâtons-nous, fuyons, fuyons un séjour où je m'expose à devenir le plus coupable des scélérats... mais que pensera Adelson de mon procédé? Il m'accusera de bisarrerie, d'ingratitude; eh! Plaise au ciel qu'il n'ait pas à m'imputer un crime plus noir encore! Ne serai-je pas justifié à mes yeux? Je sçaurai que j'ai fait mon devoir. Peut-être, dans la suite, instruirai-je mon ami de la raison qui m'a fait renoncer à sa société; il m'en estimera davantage; du moins il me plaindra... précipitons mon départ; je n'ai pas encore manqué ouvertement à la vertu.
Salvini s'occupoit des préparatifs de son voyage. Quelquefois sa vivacité se rallentissoit. Enfin il s'est déterminé: tout est prêt; il va quitter à l'instant Adelson, sans le voir; il lui a écrit une lettre où il l'assure d'une reconnaissance éternelle, où il se contente de lui dire que des motifs qu'il lui apprendra un jour, l'ont forcé de partir aussi brusquement; il finissoit par lui indiquer un endroit où le lord lui feroit remettre ses effets, et lui donneroit de ses nouvelles. Cet infortuné jeune-homme luttoit ainsi contre lui-même; il conservoit sa vertu, sa propre estime: il n'étoit point encore coupable. Il veut sortir de sa chambre dans laquelle il ne rentrera plus; il ne reverra plus un objet, qu'il redoutoit de nommer. Il fait quelques pas; ses regards, sa main tremblante se portent sur un dessin... ses forces l'abandonnent, et il va tomber sur un siége, en s'écriant du fond du coeur: le voilà donc ce tyran de mon ame, dont j'ai vingt fois repoussé, anéanti l'image, dont, malgré mes résolutions, j'ai renouvellé les traits! Eh! Je les détruisois en vain! N'étoient-ils pas imprimés, gravés au fond de mon coeur? ... (Tous ses yeux sont attachés sur ce dessin) je ne puis la quitter. Il est décidé... ce fatal penchant me rentraînera toujours! Salvini s'efforce de se relever, il s'avance, et il retombe encore. Alors des sanglots le suffoquent:-Nelly, tu l'emportes! Il m'est enfin échappé ce nom que je tremblois de prononcer, l'arrêt de ma destinée! Comment ai-je pu concevoir une passion dont la pensée seule doit m'être interdite? Quel délire! Quel égarement insensé, criminel! Adelson a prévenu tous mes desirs; il m'a comblé de bienfaits; il m'honore de sa confiance; et pour prix d'une amitié si généreuse, je serai son rival! Que sçai-je où me conduira un amour... qu'il ne m'est plus possible de vaincre! Si je demeure ici plus long-temps, je ne réponds point de moi; l'avenir me présente une destinée effroyable... qu'il faut prévenir. Aussi-tôt il court à son épée; elle étoit sur son sein: Nelly paraît; le bras de Salvini reste suspendu. La jeune personne vole à lui, et lui arrachant l'épée:-que prétendiez-vous faire, malheureux?-Percer mon sein de mille coups, m'ôter une vie qui m'est odieuse... étoit-ce à vous à me secourir?
Nelly n'avoit jamais été plus séduisante; ses graces ne tenoient rien de l'art; on jugeoit à la fraîcheur de son teint, qu'elle sortoit des bras du sommeil, et ce moment est le triomphe de la beauté. Le peintre éprouvoit un trouble inconcevable. Nelly le prend avec bonté par la main: elle la sent trembler dans la sienne; elle le fait asseoir à ses côtés; le frémissement s'étoit répandu dans tous ses membres. Monsieur, lui dit-elle d'une voix enchanteresse, daignez vous calmer, et m'instruire d'où peut naître un désespoir qui n'a point d'exemple. Vous sçavez combien mylord vous aime: c'est lui qui m'a engagée à vous voir, et je bénis le ciel d'être venue en ce moment. Vous paraissez être attaché au plus sensible des hommes, et... qu'apperçois-je? ... Vous partiez!-Je ne partirai point, miss; je mourrai... aux pieds d'Adelson... je ne sçais...-remettez-vous, monsieur. Encore une fois, quels sont vos chagrins? Un départ si brusque... confiez-vous à mylord: il n'est point de peines que l'amitié ne puisse soulager. Il va vous épouser, interrompt Salvini? ... Je ne me connais plus, poursuit-il en changeant de ton, le spectacle de la felicité irrite mes maux. Telle est la bisarrerie, ou plutôt l'ascendant infernal d'un caractère qu'il n'est pas en mon pouvoir de dompter, et même d'adoucir... personne ne m'aime sur la terre! ...-Oubliez-vous qu'Adelson est votre ami? Salvini, vos plaintes sont injustes; vous nous êtes cher à tous deux.-Je vous serois cher, miss? Quoi! Vous vous intéresseriez au sort d'un infortuné, qui expire? ...-Vivez pour partager notre satisfaction.-Miss, et vous serez donc contente?-En doutez-vous? Adelson fait tout pour moi; il a ma reconnaissance, mon estime, ma tendresse... ôDieu! Qu'avez-vous? ... La paleur... Nelly n'achève point. Salvini avoit perdu l'usage des sens; il revient à la vie; il se lève avec impétuosité:-je ne suis pas fait pour être le témoin d'une fête si attendue... je ne dois me livrer qu'à la douleur, fuir Adelson... vous fuir pour toujours.
-Salvini, expliquez-vous.-Il faut que j'abandonne ces lieux; l'Angleterre m'est odieuse! Un sentiment que je ne puis détruire, me rappelle dans mon pays, me force d'y retourner... j'y ai une mère... ayez pitié de ma situation, elle est affreuse!-J'annoncerai donc à mylord que vous avez résolu absolument de nous quitter?-Non, miss, n'allez point... je resterai; je vous verrai... il n'est pas possible de se séparer... d'un ami... je vous prie d'assurer mylord que jamais je n'eus plus d'attachement, plus de reconnaissance.
Des sanglots, des torrents de pleurs étouffent la voix de Salvini. Nelly, persuadée que ces diverses agitations ne sont que les accès d'une noire mélancolie, lui parle encore, et elle est toujours plus belle. L'italien croyoit entendre et voir une divinité; chaque mot que prononçoit cette fille charmante répandoit dans son ame un calme consolateur; elle termine la conversation par le presser de retarder du moins son départ. Salvini, ajoûte-t-elle avec cette grace si touchante, et dont l'empire est si absolu, c'est une prière que je vous fais. Une prière, miss, répond le peintre transporté! J'ai entendu l'ordre du ciel même. Vous serez obéie: je demeure pour jamais en ces lieux. Mylord est sûr de la victoire, lorsqu'il commande par votre bouche.
Nelly va informer le lord du succès de sa visite. Elle lui apprend dans quelle situation elle avoit trouvé le peintre, prêt d'attenter à ses jours, emporté d'idées en idées, déterminé cependant à ne plus se séparer d'Adelson. Ils ne doutent point que cette humeur attrabilaire ne soit l'effet d'un desir violent qu'a le peintre de revoir sa patrie; on sçait que ce desir a produit quelquefois des maladies dangereuses. Les suisses, cette nation si estimable, sont tellement attachés à leur pays, qu'on en a vu mourir de douleur lorsqu'ils en étoient éloignés. J'aurai, dit le lord, un entretien avec Salvini. C'est un malade avec lequel nous devons user de ménagement; quoiqu'il n'ait aucune raison de s'affliger. Je compâtis à son état; la tristesse est peut-être le plus cruel de tous les maux: Nelly, je l'ai éprouvé!
À peine Nelly a-t-elle disparu, Salvini revient à s'interroger.-Me voilà donc coupable! Je ne m'arracherai point de ce séjour! Nelly est donc la maitresse de mon coeur! Elle me donne des loix! Elle m'enchaîne ici! Et quelle sera l'issue de cette lâche complaisance pour un penchant qui m'entraîne nécessairement au crime? Comment supporter désormais les regards de mylord? Qu'un coeur coupable éprouve de difficultés à se cacher! Et je ne sçaurois m'en imposer à moi-même... Adelson, t'offenserois-je en me bornant à voir Nelly, à l'adorer en secret, à mourir en l'idolâtrant? Je me renfermerai dans cette unique satisfaction; ma tendresse n'éclatera point... où vais-je m'égarer? Ah! Je suis perdu! Je n'ai plus la force de me sauver d'un péril inévitable... je vois, je vois l'abyme... j'y tomberai!
Salvini retiré bientôt de ces réflexions, s'enivroit par tous les sens d'un poison trop funeste: il recherchoit avec empressement les occasions de voir, d'entendre Nelly, de lui parler, et le désordre de sa raison augmentoit.
Le lord, depuis quelques semaines, avoit parmi ses domestiques un sicilien qu'on appelloit Géronio; ce garçon étoit chargé de tout ce qui concernoit le service du peintre; il montroit de la pénétration et de la souplesse; il n'avoit pas tardé à s'appercevoir du trouble qui dévoroit son maître; souvent il l'entendoit soupirer; il l'avoit surpris plusieurs fois couvrant une espèce de petit portrait de ses baisers et de ses larmes. Salvini, un jour, oublia de cacher cet indice de sa malheureuse passion; Géronio le trouve, et il ne lui est pas difficile de reconnaître l'objet que ce dessin représentoit. Alors le domestique est confirmé dans des soupçons qu'il avoit d'abord conçus assez légèrement; et d'après cette connaissance, il arrange un projet dont on verra bientôt la suite.
Un soir que l'italien étoit plus triste qu'à l'ordinaire, Géronio parut le plaindre. Pardonnez moi, monsieur, lui dit-il, cette liberté: mais, quoique domestique, je suis sensible, et votre situation me touche vivement. Salvini se contenta de témoigner sa reconnaissance au sicilien, qui n'en resta point à cette première démarche. Il étudia tous les moyens de gagner la confiance du peintre; il employa les plus adroites flatteries, piége dont il est si difficile de se garantir! Il le pressa, si l'on peut le dire, de son génie infernal, et sçut enfin, par degrés, l'amener jusqu'à l'indiscret aveu de sa passion. De ce moment, Salvini s'avance vers sa perte. Rien ne contribue tant à nous égarer, qu'un perfide confident qui applaudit à nos faiblesses. Alors le mal redouble d'activité, et nos yeux qui pouvoient se r'ouvrir encore, se ferment pour toujours. Le bandeau s'étendoit de plus en plus sur ceux de Salvini; Géronio s'attachoit à détruire ses remords, et tous les jours ils s'affaiblissoient; Nelly plus que jamais régnoit dans son ame.
Adelson vient le trouver; il est embarrassé à sa vûe. C'en étoit fait, Salvini ne devoit plus connaître cette sécurité qu'il n'appartient qu'à la vertu de goûter; le coeur se trahit malgré lui-même, et l'agitation d'une conscience qui s'accuse, se peint presque toujours sur le visage. Mon ami, dit le lord, je veux avoir une conversation avec vous. Miss Rivers m'a fait part de l'affreuse extrémité où elle vous a surpris. Comment! Porter à ce dégré la mélancolie qui vous consume! Salvini, vous m'êtes cher; vous n'en doutez point; après Nelly, vous êtes ce que j'aime davantage! Mais je ne puis être heureux, si mes amis ne le sont pas. Seriez-vous dominé par un desir violent de retourner à Rome, et le séjour de votre patrie seroit-il absolument nécessaire à votre santé, à votre repos? Séparons-nous; il m'en coûtera beaucoup; je vous le redis: mais j'oublie mes intérêts et mes plaisirs pour les vôtres; du moins vous vous souviendrez que vous avez laissé à Londres un ami... vous pleurez! Quel trouble vous agite?-Non, mylord, non, je ne vous quitterai point; je ne le puis... je le devrois.-Votre mère auroit-elle besoin de quelqu'adoucissement dans son infortune? Parlez librement: ma bourse vous est ouverte comme mon coeur; je me suis tû sur ce sujet avec Nelly; je connais trop la réserve qui doit accompagner un service, quel qu'il soit; ce sont-là de ces secrets que l'on cache même à l'amour.
Salvini tombe à ses genoux; ses pleurs redoublent:-ô le plus généreux des hommes! ... Sur qui répandez-vous vos bienfaits? Mylord, je ne puis soutenir vos regards... si vous sçaviez combien je souffre... ah! ... Ma mère est comblée de vos bontés, et moi... Adelson... quelle est ma reconnaissance? ... Ô ciel!-Mon dessein est d'achever ce que j'ai à peine commencé, d'assurer votre bonheur, et de vous mettre en situation de jouir dans votre pays d'un sort à l'abri des caprices de la fortune: Salvini, attendez tout de mon amitié.-De votre amitié, mylord! ... Eh bien! Mon coeur est à vous! ... Non, vous n'aurez jamais à vous plaindre...-allons, mon ami, bannissez cette humeur sombre, et reprenez votre tranquillité.
Adelson se retire. L'italien demeuré seul apperçoit Géronio:-ne me parle plus d'une faiblesse trop criminelle. J'ai vû Adelson; je suis pénétré de ses bienfaits; je cède à mes remords; je ne sens que l'amitié, que mon devoir; quelle ame généreuse! Et j'abuserois de sa confiance! Je le trahirois! ?... Géronio, je me vaincrai; je n'entretiendrai plus une passion... qui me conduira au tombeau. Et il se replongeoit dans son accablement, tandis que le perfide domestique déployoit tout l'art de sa scélératesse pour écarter son repentir, et le rendre à un égarement trop funeste.
Le lord tentoit tous les moyens d'amuser Nelly, jusqu'à l'arrivée de mylord Bermond, qui étoit l'époque du mariage; il lui donnoit les divertissements de la chasse, de la pêche; il crut qu'un plaisir plus recherché, et plus digne d'une ame sensible, l'attacheroit davantage: il fait construire un petit théâtre dans son château, et il invite plusieurs sociétés des environs à se réunir pour l'exécution de son projet. On proposa de représenter la célèbre tragédie de Roméo et Juliette. Nelly fut chargée du rôle de l'héroïne de la piéce; et par un effet imprévu du hazard, Adelson voulut que le peintre, qui sçavoit très-bien l'anglais, remplit celui de Roméo.Jamais on n'avoit vû l'amant mieux rendu; toute l'assemblée applaudissoit avec fureur; l'italien ajoûtoit à son personnage; souvent ce n'étoit point Roméo qui parloit: c'étoit Salvini lui-même avec tous ses transports. Nelly ne sçavoit que penser de ces additions; en vain lui rappelloit-elle son rôle, il n'écoutoit que l'amour qui l'enflammoit; Adelson et les spectateurs attribuoient au talent du jeune-homme ce qui partoit de l'excès de sa passion; enfin il joua avec tant de chaleur et de vérité, qu'il se blessa dangereusement dans la scène, où Roméo se donne la mort; on l'emporta au bruit des acclamations, baigné dans son sang; son ami vole à son secours. Eh! S'écrioit Salvini, laissez-moi mourir, puisqu'elle m'est enlevée, puisque je ne puis la posséder. Adelson imaginant que le blessé étoit dans le délire, et qu'il avoit la tête encore pleine de son rôle, tâchoit de dissiper ce qu'il appelloit une illusion, et ce qui n'étoit qu'un sentiment trop réel et trop approfondi. La blessure de Salvini étoit guérie; celle de son coeur devenoit tous les jours plus incurable. De quelle ivresse délicieuse étois-je pénétré, disoit-il à son domestique, lorsqu'il m'a été permis de lire dans les yeux de l'adorable Nelly, d'y fixer mon ame entière! Avec quels transports, quelle flamme, Roméo lui parloit de sa tendresse! Qu'elle me ravissoit, quand elle m'assuroit d'une ardeur mutuelle! Ah! Géronio, je n'entendois point Juliette: c'étoit Nelly elle-même; je lui ai fait répéter vingt fois que j'étois aimé; j'ai pensé mourir à ses pieds de l'excès du plaisir que j'y goûtois; malheureux!Et c'étoit ainsi que je trompois ma passion! Qu'elle est belle, lorsque sa bouche prononce le mot d'amour!
Adelson, tu seras le plus heureux des mortels! ... Mon rôle ne m'avoit que trop égaré; j'étois Roméo brûlant de tous les feux, impatient de s'arracher la vie... hélas! Pourquoi traîner encore une existence qui m'est trop odieuse? Pourquoi ne pas terminer par un seul coup un enchaînement de tant de chagrins, de douleurs, d'inutiles repentirs? Puis-je me dissimuler que j'offense mon ami, quoique j'aie tenu jusqu'ici ce secret renfermé? Il n'est sçu, Géronio, que du ciel et de toi! Mais, moi! Ignoré-je que j'aime, que je me nourris de cette fatale tendresse, que je suis coupable? Il ne m'échappe point de soupir qui ne soit un crime! Et je n'ai pas le pouvoir de me soustraire au destin effrayant qui m'emporte!Géronio... je me sens capable de tous les excès.
L'adroit sicilien recueille ces derniers mots; il juge du degré d'égarement où il lui sera facile d'amener le malheureux Salvini; il cherche à l'enflammer encore. Tout-à-coup le peintre s'écrie: je vais trouver mylord, me jetter à ses pieds, lui tout déclarer.-Ô ciel! Monsieur, qu'allez-vous faire? Attendez...-non, je n'attends plus rien... je n'espère plus rien que la mort. Qu'Adelson se venge et me la donne; qu'il déchire ce coeur entraîné au crime, malgré ses combats, tous ses efforts... c'est trop balancer.
Géronio appelloit vainement son maître; il étoit prêt de parler au lord, lorsqu'Adelson lui apprend que dans cinq jours mylord Bermond arrive, et qu'on célébrera son mariage.
Cette nouvelle a foudroyé le peintre; il revient avec précipitation, tombe sur un siége:-Géronio, je suis perdu! Dans cinq jours... Nelly épouse mylord! Dans cinq jours, répond le scélérat! Le terme est bien court! Il regarde attentivement Salvini; il continue: quel parti prendrez-vous?-Quel parti? ... Celui de me percer le coeur... je ne sçaurois assez-tôt m'anéantir... non, je ne serai pas témoin du bonheur d'Adelson; je ne le serai pas; je ne puis l'être... et c'est au moment où le repentir me conduisoit à ses genoux... ah! Lord cruel, quels sont tes bienfaits? ... Géronio, tu es mon ami, mon seul ami... c'est de toi seul que j'attends du secours: conseille-moi, guide-moi, dispose de moi à ton gré; je me remets entiérement entre tes mains.-Vous sentez-vous le courage de vivre pour être heureux? Le perfide domestique prononce ces paroles d'un air réfléchi.-Tu sçaurois quelque moyen... Géronio? ...-Vous voudriez mettre obstacle à ce mariage?-Y mettre obstacle! Ah! L'empêcher... pour jamais, en détruire jusqu'à l'idée... parle, parle, te seroit-il possible?-Livrez-vous à l'espérance, monsieur; vous sçaurez, quand il sera temps, les ressorts que j'emploie.-Ces noeuds cruels ne se formeront donc pas! ... Mais, en cédant à tes projets, j'offenserai l'amitié...-eh? Qu'entendez-vous, je vous prie, par amitié? Adelson, monsieur, ne vous rend-il pas le plus infortuné des hommes? Il vous a fait connaître Nelly: ne devoit-il point prévoir que vous en deviendriez amoureux, puisque lui-même il n'a pu résister à ses charmes? Mais il se plaît à vous déchirer le coeur, n'en doutez-pas, n'en doutez-pas: il jouit de votre trouble; l'image de votre peine augmente son bonheur; oui, il seroit moins heureux, s'il ne vous voyoit pas souffrir: avez-vous pu imaginer que votre amour lui échappât? Je le surprends fort souvent qui vous regarde, et parle ensuite bas à Nelly; soyez persuadé que vous êtes l'objet de ces confidences, et que loin de plaindre votre situation, il en rit avec sa maitresse... il en rit, interrompt le peintre en courant au domestique! ... Que veux-tu malheureux? Verser dans mon ame des poisons... que je rejette. Non, je ne me plongerai point dans le crime, dans l'oubli de mes devoirs, dans l'ingratitude la plus abominable... qu'Adelson épouse Nelly, qu'il soit heureux, et que je meure... cruel! C'est la mort qu'il me faut; c'est la mort que je te demande, le fer, le poison, ce qui m'ôtera plutôt la vie; dépêche-toi; voilà le service que j'exige de ta fidélité; je n'en veux point d'autre. Et pensez-vous, reprend Géronio, que votre mort touchera beaucoup Adelson? C'en est assez, s'écrie Salvini, en laissant échapper un torrent de larmes; misérable! Tu te joues de ma faiblesse! Ne me tiens plus de semblables discours, ou je vais tout révéler à mon ami. Sors de ma présence.
Géronio se retire, en levant les yeux au ciel, et comme attendri sur l'état de son maître. Salvini le rappelle:-il est donc vrai que mylord Bermond arrive?-Oh! Il n'y a pas à en douter, une joie universelle est répandue dans le château.-Une joie universelle! Tout le monde est content, quand je suis dans un abîme de douleur!-Eh! Monsieur, il ne tiendroit qu'à vous de vous en retirer, et vous voulez absolument être la victime de l'infortune? ... Allez rapporter à mylord que je vous suis trop attaché, que vos intérêts me sont aussi chers que les miens propres; dites-lui bien... que je donnerois ma vie pour vous... il est juste que j'en sois puni.
Et l'artificieux Géronio, en prononçant ces paroles, feignoit de verser des pleurs. Salvini, la tête penchée sur les mains, étoit enfoncé dans une rêverie profonde; il sort de cette léthargie, et tout à coup:-Décide de mon sort; que faut-il que je fasse?-Je vous l'ai déjà dit, monsieur: que vous cédiez à mes conseils; ils ne tendent qu'à votre bonheur; écoutez-moi: vous avez jusqu'à minuit à réfléchir, si vous voulez finir vos jours dans le désespoir, ou reculer, empêcher ce mariage, et peut-être...-achève.-Que sçait-on... vous-même...-parle, explique-toi...-je suis forcé de me taire; je vous le répète: interrogez-vous bien sur l'état de votre coeur; déterminez-vous, et choisissez promptement, ou d'une mort que vous ne sçauriez trop hâter, ou... de l'espérance la plus flatteuse.-Que veux-tu dire? De l'espérance... parle donc... Géronio, mon unique ami!-Il est inutile, monsieur, de me faire des questions; je ne sçaurois céder à votre curiosité; tout ce qu'il m'est permis de vous confier, c'est qu'à minuit vous serez libre de mettre obstacle au bonheur d'Adelson... que le vôtre... souffrez que je vous quitte; vous me reverrez à l'heure convenue. Le peintre fait de nouvelles instances; Géronio persiste avec fermeté dans sa discrétion, et laisse son maître absorbé dans une foule d'idées contraires. Il est des moments rapides où les illusions les plus séduisantes lui prodiguent tous leurs prestiges; d'autres instants apportent dans son coeur l'irrésolution, le remords. L'heure arrêtée est venue; Salvini revoit Géronio.-Eh bien! Vos réflexions sont-elles faites?-De quoi me parles-tu? Je ne sçais ce que je veux, à quel sentiment obéir, ce que je suis... mon ame est battue d'une tempête... mais... ne m'as-tu pas dit... que je pourrois espérer? ...-Venez, monsieur, suivez-moi; tout est dans un profond sommeil.
Salvini égaré, hors de lui-même, tous les sens soulevés, s'abandonne à la conduite de son domestique. Les ténèbres étoient épaisses; ils traversent les cours du château, et se rendent sous les murs du parc. L'infortuné jeune-homme étoit traîné, en quelque sorte, par le perfide Géronio, sans sçavoir le but de cette démarche, et prêt à succomber sous les divers assauts qui l'agitoient.
Un homme enveloppé d'un manteau, s'adresse à l'italien:-asseyez-vous, monsieur, à mes côtés.
Géronio, qui vous est extrêmement attaché, m'a rapporté, monsieur, que vous étiez épris d'une violente passion pour la fille de Madame Rivers; sur tous les détails que m'a confiés cet honnête domestique, j'ai conçu pour vous un sentiment qui me fait prendre un vif intérêt à vos peines. J'ai donc résolu de vous obliger, d'empêcher ce mariage, et... ne convenez-vous point que Nelly vous est chère?-Oh! Plus que je ne sçaurois l'exprimer! Voilà ce qui me rend en horreur à moi-même! Je n'ai plus de raison! Je ne sens... je ne brûle que du plus violent amour! Je ne sçaurois cependant me cacher que je cours au crime; j'offense mon bienfaiteur, mon ami.-Adelson votre ami! Vous n'avez pas d'ennemi plus cruel.-Que dites-vous?-Sans lui... Nelly vous aimeroit... vous l'épouseriez.-Nelly m'aimeroit! Je serois son époux... comment! ... Je ne puis résister... je ne puis résister... ah! Laissez-moi... laissez-moi. Oui, poursuit l'inconnu, je pourrois l'amener à vous donner la main; j'ai des droits auprès d'elle et de sa mère; quand vous me connaîtrez, vous verrez que je suis en état de vous tenir ma parole.-Arrêtez... vous portez à mon coeur les coups les plus inattendus, les plus terribles... Nelly seroit à moi, sans Adelson! ... Son amant, son mari! ... Il n'est pas possible! ... Ô Dieu! Un moment; que je respire; je ne soutiens pas cette image... cruels, retirez-vous, je suis encore vertueux.
L'italien tombe à terre au pied d'un arbre; il est en proie aux orages de différentes passions:-posséder Nelly! C'est tout ce qu'il peut dire, ce qui l'accable. Son ame, sous tant de combats, est prête à s'exhaler. Le perfide Géronio est à ses côtés:-monsieur, il faut vous décider; le temps presse; consentez à ce qu'on va exiger de vous, et vous êtes au comble de vos voeux. Eh bien... eh bien, répond Salvini d'une voix embarrassée, je promets... je ferai... je ne puis trahir l'amitié, l'honneur... adieu, monsieur, dit l'inconnu; vous refusez de m'entendre? Nelly a bientôt perdu ses charmes à vos yeux; elle étoit votre femme; elle va être celle d'Adelson.-Barbare... monsieur, qui êtes-vous? Nelly vous est donc soumise!-Je n'ai pas besoin de me découvrir, puisque mes services vous sont inutiles; vous auriez sçu mon nom, si vous les eussiez acceptés. C'est trop demeurer ici: je me retire; n'espérez pas me rappeller. L'inconnu est déjà à quelque distance du malheureux Salvini qui étoit terrassé sous la violence de sa situation:-Géronio... Géronio... courez à lui; qu'il revienne; que je lui parle... (le sicilien a ramené le séducteur. ) Je suis déterminé, monsieur, à tout faire, tout... mais gardez-vous de me proposer... songez... percez mon coeur, s'il faut qu'Adelson...-ne craignez rien pour ses jours: ils sont en sûreté: on n'en veut point à sa vie; on ne veut que l'empêcher d'être l'époux de Nelly, et vous favoriser dans votre amour. Voici de quoi il s'agit: écoutez-moi bien, et pesez tout ce que je vais vous dire; votre destinée est dans vos mains; vous avez deux jours pour remplir mon projet; passé ce terme, votre malheur est irréparable.
Il faut que dans la soirée de demain ou d'après demain, vous engagiez Adelson à venir se promener sous ces murs; vous le retiendrez jusqu'au moment que je paraîtrai avec quelques amis; nous nous saisirons de lui, sans lui faire aucun mal, et nous l'entraînerons à une barque que nous aurons préparée, et qui le transportera hors de notre isle. Il est inutile de vous faire part des moyens que j'employerai; qu'il vous suffise de sçavoir que nous lui rendrons la liberté, lorsque vous serez maître de Nelly,
c'est-à-dire, lorsque vous l'aurez épousée. Je vous répète qu'elle sera forcée de m'obéir, et que vous apprendrez qui je suis, quand vous aurez satisfait à ma demande. Le peintre veut répondre; son coeur est soulevé, déchiré. Je vous ai tout dit, poursuit l'inconnu; adieu; moins vous différerez, et plutôt vous serez heureux. Salvini demeure immobile; il a perdu la voix; il ressemble à un homme qui verroit un rocher penchant sur sa tête, et prêt à l'écraser; il reste près d'une heure dans cet accablement, et se tournant vers le traître Géronio, il s'écrie d'un ton douloureux: j'épouserois Nelly! ... Je trahirois Adelson! Ah dieu!
Géronio le traîne mourant à sa chambre; c'en est fait, le sommeil a fui pour jamais des paupières de cet infortuné. Le retour de la lumière ne sert qu'à aigrir son désespoir. Les heures s'écoulent; la nuit approche; il n'a encore rien déterminé; il ne peut s'arrêter à l'affreuse résolution qui causera tant de chagrin à son bienfaiteur, et peut-être sa perte. Cependant mylord Bermond va arriver; Salvini ne peut se résoudre; à peine a-t-il la force de marcher. Un bruit géneral s'élève dans le château, et annonce la présence de l'oncle d'Adelson; le lord vient chercher lui-même l'italien dans son appartement pour le présenter à son parent. Quels objets pour les yeux de Salvini! Mylord Bermond prodiguant à son neveu les caresses d'un père, Madame Rivers ne pouvant contenir sa joie, et Nelly plus belle qu'elle n'avoit encore été; on lisoit dans les regards des deux amants, l'ivresse de leur bonheur prochain. Mylord Bermond donne ses ordres, afin que le lendemain même le mariage soit célébré. Quel coup de foudre pour le coeur d'un homme dévoré de la plus forte passion! Il court à Géronio, en découvrant avec fureur son estomach:-tiens, voilà mon coeur, perce le de mille coups; hâte-toi de m'arracher la vie, de m'épargner un crime. Je sens... je sens que je ne puis résister à mon ascendant: il me subjugue... tu penses que, ce soir, on nous attend sous les murailles du parc?-J'ai reçu des nouvelles; quoique l'on soit irrité contre vous, on veut bien avoir encore cette complaisance; demain, monsieur, l'occasion est perdue pour toujours.-Quelle heure est-il?-Environ cinq heures et demi.-Dans deux heures, j'aurai perdu le fruit de vingt-six années! Je serai le plus cruel des hommes, un monstre d'ingratitude! ... Et il ne sera plus temps de retourner sur mes pas!
Salvini s'arrêtoit, tomboit sur une chaise, plongé dans le désespoir, se relevoit avec impétuosité, tournoit les yeux au ciel, les rabaissoit ensuite vers la terre, murmuroit des paroles: les plus fortes convulsions paraissoient l'agiter.
Le sicilien ne profère que ce peu de mots: monsieur, le temps presse. Allons, répond le peintre après un long silence, et en poussant un profond gémissement: tout est décidé.
Il vole près du lord qu'il trouve avec son oncle, Madame Rivers, et miss Nelly, dont la satisfaction et la tendresse éclatoient; cette image enflamme de fureur l'italien, et le desir de se venger lui inspire l'adresse d'arracher Adelson à la société, et de l'entraîner à la promenade. D'une voix tombante, il le sollicite de sortir de l'enceinte du parc. Ils ont gagné la campagne; ils ont atteint l'endroit où l'on va attaquer Adelson, s'en saisir, à l'instant même qu'il ouvroit ses bras à un homme comblé de ses bienfaits. Salvini, lui dit-il avec bonté, assurément je me regarde comme le plus fortuné des mortels; c'est demain qu'un ange de beauté et d'innocence est dans mon sein; mon oncle est pour moi le père le plus tendre; Madame Rivers me témoigne tous les sentiments d'une mère; cependant je ne jouis pas d'une félicité parfaite! ... C'est vous, cruel ami, qui m'empêchez de la goûter! Le trouble du peintre augmente:-comment, mylord! Ma présence empoisonneroit vos plaisirs?-Elle ne pourroit que les augmenter; vous devez en être persuadé: mais ce dégoût du monde et de la vie, où vous aimez à vous plonger, me cause un violent chagrin. Enseignez moi le remède qu'on y peut apporter.-Le remède, mylord... le remède est la fin la plus prompte d'une existence que j'abhorre, je vous l'ai dit.-Mon cher Salvini, au nom de l'amitié, abandonnez-vous à mes soins; confiez-moi vos peines... vous pleurez! Vous paraissez hors de vous-même!Rappellez-vous notre amitié; encore une fois: est-ce le sort de votre mère qui vous inquiète? Elle sera heureuse; vous le serez; je partagerai ma fortune avec vous deux...-arrêtez, mylord... arrêtez.-D'ailleurs ne vous ai-je pas prévenu que Nelly ignoreroit les faibles services que j'aurois la satisfaction de vous rendre? ... Vous ne revenez point de votre égarement! ...-Ah! Mylord!-Embrassez votre ami, soulagez-vous dans son sein du fardeau qui vous pèse... et toujours vous refuser à mes épanchements!-Fuyez, mylord... laissez... je suis un misérable, indigne de tant de bienfaits.-Qu'entends-je? Que voulez-vous dire?-Ne voyez-vous pas que je n'ai plus de raison... que je me meurs... je succombe sous le mal qui m'accable.
Salvini entend sonner les trois quarts de huit heures, et c'étoit à neuf que devoit s'exécuter le fatal projet; le désordre de ses sens augmente; il ne prononce plus que des paroles entrecoupées; il est dans le délire; il finit par s'écrier: mylord, mon cher bienfaiteur, je ne sçais... les forces me manquent... retournons... retournons vite au château.
Adelson, étonné, interdit, lui prête son bras pour s'appuyer. Salvini arrivé à son appartement, presse le lord de se retirer, en l'assurant que sa santé étoit meilleure, et que le repos achèveroit de le rétablir. À peine il est seul, que ces mots s'échappent avec un cri du fond de son coeur: tu triomphes, Adelson? C'est à moi d'être en proie à tous les tourments: il en coûte donc bien d'être criminel! ... Je ne le serai point; je ne le serai jamais; sois heureux avec Nelly... avec Nelly! Pensée horrible! Que devenir?
Géronio accourt: on s'impatiente; monsieur, de vous attendre; on voudroit sçavoir pourquoi vous ne vous êtes pas rendu avec Adelson, à l'heure marquée.-Pourquoi, Géronio?... Allons, conduis-moi. Salvini balbutioit ces paroles d'un air égaré; le sicilien l'emmène, ou plutôt l'entraîne sur ses pas. Tout étoit livré au sommeil; les ténèbres de la nuit redoubloient encore aux yeux de l'italien; on ne l'a pas plutôt apperçu qu'on lui crie: qu'avez-vous fait de mylord? Où est-il? Il y a plus de trois heures que je suis ici.-Mylord...Adelson... il est venu...-expliquez-vous.-J'ai eu la force de l'amener en ces lieux... que vous dirai-je?-Et vous n'avez pu le retenir jusqu'à mon arrivée?-Je n'ai point été le maître... j'ai voulu... je n'ai pu trahir la confiance... c'est moi qui l'ai pressé de s'en retourner; c'est moi qu'il faut punir, qui suis le plus malheureux des hommes! Ajoûtez le plus lâche, reprend l'inconnu transporté de fureur.-Craignez... gardez-vous d'irriter un coeur qui n'est déjà que trop enflammé!-Sans la pitié...-la pitié! ... La pitié d'un traître!-Tu m'oses insulter! L'épée à la main.-Ah! Je vole au-devant de tes coups... déchire mon sein, hâte-toi d'y porter la mort!
Ils tombent l'un sur l'autre comme deux forcenés. Géronio s'efforçoit en vain de les séparer, Salvini ne cherchoit qu'à mourir. C'est l'inconnu cependant qui succombe. L'italien poursuivi par cette agitation qui accompagne le meurtre, incertain si son adversaire a perdu la vie, est empressé de se retirer; il ne retrouve point son domestique; il passe la nuit tourmenté par l'image de ses malheurs: la mort d'un homme, le mariage d'Adelson et de Nelly qui se prépare sous ses yeux, que de traits qui l'assassinent!
Le jour paraît; une rumeur soudaine se fait entendre; des paysans ont trouvé un cadavre dans la campagne; ils l'apportent au château: le peintre frappé de terreur reconnaît sa victime. Mais quelle surprise pour Adelson, pour Nelly et sa mère, lorsqu'ils démêlent dans les traits du mort ceux d'un persécuteur implacable! Struley, s'écrie Madame Rivers! Il revenoit sans doute pour tramer contre nous de nouveaux complots.
On auroit bien voulu pénétrer les raisons de cette catastrophe; Salvini garda un profond silence. La fuite de Géronio qui ne se remontra plus, fit croire que ce domestique pouvoit être complice de ce meurtre. Madame Rivers ainsi que sa fille ne purent s'empêcher de plaindre la destinée de leur parent.
Quel nouveau sujet de réflexions pour le peintre, quand il est instruit que c'étoit Struley qui s'intéressoit en sa faveur! Il ne peut bannir de son esprit l'image si séduisante que cet homme altéré de vengeance avoit eu l'adresse de lui présenter. Il y a des moments où il embrasse cette chimère insensée, où, d'après le mensonge de Struley, il s'imagine que sans Adelson, il auroit pu plaire à Nelly et l'épouser. Cette erreur grossière de l'italien ne paraîtra point naturelle: mais un coeur plein de sa passion n'est frappé que de ce qui la flatte, et l'amour sur-tout est la plus facile à s'abuser. Les amants ressemblent assez aux ambitieux: ils n'envisagent que le bout de la carrière, et ne voient point tous les pas qui leur restent à faire pour y arriver. On s'occupoit des préparatifs de la cérémonie qui devoit sceller le bonheur d'Adelson; son oncle étoit le premier à demander qu'on hâtât cette union si desirée; on approchoit du terme; quelle attente pour le malheureux Salvini!
Mylord Bermond reçoit une lettre: c'étoit mylord-duc * qui lui écrivoit, et qui le prioit de venir le trouver à sa terre, distante environ de vingt-cinq mille de celle d'Adelson; il lui demandoit comme une grace de suspendre le mariage de son neveu jusqu'à leur entrevûe. Mylord-duc remplissoit la place de premier ministre, et ses vertus personnelles faisoient aimer sa grandeur. Mylord Bermond ne pouvoit se refuser à ses desirs. Que Salvini, dans le fond du coeur, rend de graces au ciel de cet événement inattendu! C'est un mourant qui revient à la vie. Pour Adelson et son amante, ils sont dans l'accablement. Mylord Bermond console son neveu, lui promet de précipiter son retour, l'embrasse avec tendresse, et monte à cheval, suivi de deux domestiques. Madame Rivers et sa fille partageoient avec le lord le chagrin que lui causoit ce retardement; il n'est point de courts délais pour des coeurs vivement épris. Adelson reçoit des nouvelles de son oncle, qui le presse aussi-tôt son billet reçu, de se rendre à la terre de mylord-duc; il n'entroit d'ailleurs dans aucune explication, ne disoit pas un seul mot sur Nelly, ni sur le mariage projetté. Nouvelles allarmes de la part de Madame Rivers, et de sa fille. Eh bien! S'écrie la dernière, Adelson, en croirez-vous mes pressentiments?-Je ne vois rien, ma chère, qui doive nous allarmer. Mon oncle est ami de mylord-duc; ils auront eu quelque conversation au sujet de mon avancement.-Je crains tout, mylord: vous me quittez, vous partez.
-Je reviens à vos genoux; vous douteriez...-Je n'ai aucun doute, mylord, mais je passerai des moments, des heures, des jours sans vous voir!-Ne craignez point, ma divine amie: mon absence ne sera pas longue.-Adelson, vous n'aimez donc pas? Le lord veut avoir un entretien secret avec le peintre. Fermez la porte, lui dit Adelson, et soyons seuls:-Salvini, je puis déposer mes peines dans votre sein: qu'il a fallu me contraindre aux yeux de ma chère Nelly! Je me suis prévalu d'une fermeté que je suis bien éloigné d'avoir; la faiblesse, la crainte seroient-elles le partage de l'amour? C'est donc aux regards de l'amitié que je montre mon ame entière. Je me sépare de tout ce que j'aime; le silence de mon oncle à son égard est affreux! Je ne sçais... mais je pars le coeur serré d'une tristesse mortelle, et accablé des plus noirs pressentiments. Que me veut mylord Bermond? Pourquoi ne me parle-t-il pas de Nelly, de notre mariage? ... Salvini, je remets ce dépôt sacré dans vos mains; c'est mon coeur même que je vous confie... vous pâlissez! Vous paraissez interdit! ... Apprenez-moi donc d'où naît en vous ce trouble qui augmente tous les jours. Encore à notre dernière promenade, vous souvient-il de cette espèce d'égarement dont vous avez été frappé?-Mylord, que j'abandonne l'Angleterre; que je retourne en Italie... épargnez-moi...-eh quoi! Toujours le dessein de vous séparer d'un ami!-D'un ami! Ah! Mylord... Adelson!-Vous ne m'aimeriez plus?-Mon coeur est à vous plus que jamais, et c'est cette reconnaissance, cette amitié... souffrez que je m'éloigne, que je parte, que je fuye...-Salvini, je vous l'ai dit, si vous persistez absolument dans cette résolution, attendez que mon mariage...-votre mariage!-Selon les apparences, je ne resterai chez mylord-duc que le temps de sçavoir ce que me veut mon oncle, et nous accourons sceller cette union où ma vie même est attachée.Vous demeurerez avec Madame Rivers et sa fille, vous les consolerez... (Nelly entre) ma divine amie, unissez-vous à moi pour engager Salvini à différer son départ, du moins jusqu'à mon retour. Le peintre a jetté un regard sur Nelly, et il n'a plus la force de demander ni même de souhaiter son éloignement. Adelson va se séparer de Nelly; sa douleur se réveille; ses larmes recommencent à couler:-Adelson, nous ne nous reverrons plus! C'est pour la dernière fois que je vous parle... non, je ne puis repousser un secret effroi qui m'accable. Le lord combat encore ces craintes qu'il traite d'allarmes chimériques, et quitte enfin Madame Rivers et sa fille, en les recommandant à Salvini. De retour dans sa chambre, le peintre se rend compte de tout ce qu'il a éprouvé; il s'applaudissoit d'abord de sa vertu; il avoit renouvellé ses instances auprès du lord pour s'arracher d'un séjour si funeste; il avoit voulu fuir Nelly. S'examinoit-il avec moins de complaisance, il s'accusoit de faiblesse, il se retrouvoit coupable. Pouvoit-il se dissimuler le peu de chaleur qu'il avoit mis dans ses efforts et dans ses sollicitations?
Que n'avoit-il eu la fermeté d'avouer à son ami le motif qui exigeoit son départ! Il s'éclairoit enfin sur cette joie cachée qu'il ressentoit à la vue des inconvénients qui retardoient le mariage d'Adelson. Les lueurs qui pouvoient conduire l'italien au repentir, n'ont pas tardé à se dissiper: il est sorti de sa mélancolie; il recherche la société de Madame Rivers et de sa fille; il est empressé d'aborder Nelly, lorsqu'elle se trouve seule; il lui échappe des soupirs; il s'abandonne au plaisir de la regarder et de l'entendre. Quelle douce volupté pour son coeur, quand il voit couler ses larmes! La tristesse ajoûte à l'empire de la beauté, et les pleurs lui prêtent un nouvel éclat. L'italien présente au nom du lord les charmes d'un amour heureux; il animoit de tous ses transports des entretiens qu'il auroit dû éviter: mais il n'étoit plus temps qu'il luttât contre sa destinée: elle l'emportoit; les premiers pas étoient tracés; il alloit d'imprudence en imprudence, d'erreur en erreur, se jetter dans le précipice: il ne trembloit plus à son approche. C'est dans leur naissance qu'on détruit les passions: ont-elles fait quelques progrès, la vertu, la raison deviennent inutiles. Salvini ne s'écarte point de Nelly; le malheureux jeune-homme se familiarisoit avec cet amour qui devoit causer sa perte. Adelson fait tenir cette lettre à Madame Rivers.
"Ma chère et honorée mère. Ce nom, madame, vous est bien dû, et je brûle de le consacrer par les sentiments du fils le plus tendre. Je vous eusse écrit dès mon arrivée, si je n'avois voulu vous donner, à vous et à ma chère Nelly, des nouvelles satisfaisantes; et je n'en avois que de cruelles à vous communiquer. Ne vous allarmez pas de ce début: l'orage est disssipé; il ne m'en reste que la frayeur, et graces à Dieu, je n'envisage que le plus heureux avenir. Vous n'ignorez point que mylord-duc aime beaucoup mon oncle; il l'avoit engagé de venir chez lui, pour lui faire une proposition... l'idée seule m'est insupportable! Il lui offroit pour moi une de ses niéces en mariage". Il l'épousera, s'écrie Nelly! Cette infortunée perd connaissance; Salvini vole à son secours. Tandis que Madame Rivers appelle les domestiques, Nelly reprend un peu l'usage des sens; elle s'apperçoit que Salvini l'a serrée dans ses bras, contre son coeur, qu'il a même approché une joue brûlante de la sienne; elle croit s'être trompée: cependant elle repousse doucement le peintre, en le remerciant de son zèle; la mère entre, elle cherche à calmer la douleur de sa fille, et achève la lecture de la lettre.
"Mylord Bermond (continuoit Adelson) auroit eu peut-être la faiblesse de céder; son ami s'est joint à lui pour me tenter par la perspective d'un état brillant. Vous vous attendez bien à ma résistance, et je ne prétends pas m'en faire un mérite. Quels sacrifices seroient dignes de votre charmante fille? " Il prodiguoit dans cet écrit de nouvelles assurances d'un amour éternel pour Nelly: il prenoit le ciel à témoin qu'il n'auroit pas d'autre épouse; il ajoûtoit encore qu'il partoit à l'instant, et qu'elles devoient être persuadées de son impatience à conclure un mariage, qu'il regardoit comme l'époque de sa félicité; il parloit aussi du plaisir qu'il auroit de revoir son ami.
Nelly ne revient pas du coup que lui ont porté les premières lignes de cette lettre. Adelson va paraître, elle touche à l'autel, et son coeur est absorbé dans la crainte et dans la douleur.
Pour l'italien, le voilà, si l'on peut le dire, retombé dans un abîme, du faîte de l'espérance. Il ne voit plus que ce moment terrible où le lord est l'époux de tout ce qu'il adore; il s'étoit livré à des songes caressants: un reveil plein d'horreur les a fait tous évanouir. Il va donc, se disoit-il, être l'heureux possesseur de tant de charmes! Quelle étoit belle dans cette situation où sa sensibilité éclatoit! Quels parfums enchanteurs j'ai respirés dans son haleine! N'auroit-elle pas surpris un sentiment auquel je ne puis plus résister? Non, mon amour, mon idolâtrie ne lui sont point échappés; et je contribuerai à augmenter les plaisirs d'un rival! Nelly,Nelly brûle pour un autre... lui, mon ami! ... Il est mon bourreau; c'est lui qui m'a ravi repos, raison, vertu. Ah! Que ne m'arrachoit-il la vie, au lieu de m'entraîner dans cette fatale contrée! ... Femme divine, pourquoi t'ai-je vûe? Règne donc sur mon ame en tyran, qui m'est trop cher; détermine tous mes transports, toutes mes fureurs; plus d'amitié, plus de reconnaissance: oublions tout, immolons tout, et ne voyons que mon amour! Je veux mourir aux pieds de Nelly; que mes derniers regards s'attachent sur les siens... quel est mon projet? Adelson! Adelson, pourquoi m'avez-vous laissé en ces lieux, à moi-même, à ce vautour qui me déchire? Je ne me connais plus, je ne sçais que résoudre, que faire... tout m'abandonne... il ne m'est plus possible de soutenir ces combats.
Le lord ne paraissoit point. Nelly s'écarte de sa mère, pour aller pleurer en liberté dans l'endroit le plus retiré du parc. C'est là qu'elle se livre à sa douleur comme à son amour; elle goûte une sorte de satisfaction à se remplir de son chagrin. Les peines, celles du coeur sur-tout, auroient-elles quelque douceur pour les ames sensibles? Et y auroit-il du plaisir à s'enivrer de ses larmes? C'est dans cette situation que Salvini surprend la jeune personne. Jamais elle ne s'étoit montrée plus aimable, plus séduisante: on diroit que la campagne est le séjour propre à la beauté; elle y paraît se rapprocher davantage de la nature; tout ce qui l'environne tient plus à ses charmes. Les beaux yeux de Nelly, couverts de pleurs, étoient un spectacle bien dangereux pour Salvini: il l'aborde en tremblant; il sent un frisson rapide courir de veines en veines; ses yeux sont couverts d'un nuage qui s'épaissit; ses genoux chancellent; sa voix ne sçauroit s'ouvrir un passage; ces mots enfin lui échappent: miss, pourquoi cette mélancolie? Ce poison du coeur n'est pas fait pour vous.-Ah! Salvini, la sensibilité entraîne toujours la tristesse, et cet état ne doit point vous être étranger; je ne vois point Adelson!-Vous le verrez... vous le verrez... c'est à moi de ressentir toute la violence du chagrin, de haïr, de détester la vie.-Salvini, vous n'aimez point...-je n'aime point! ... Si vous sçaviez lire dans le coeur, vous saisiriez... je suis le plus à plaindre des hommes.-L'amitié...-l'amitié, miss... n'est point l'amour!-Aimeriez-vous? ...-Oui, j'aime, j'aime avec fureur, j'aime à l'idolâtrie; je brûle... je meurs; tout mon sang est une flamme qui me dévore...-et quel est l'objet de cette passion insurmontable?
Salvini fixe sur Nelly un regard, où peut-être elle crut appercevoir ce qu'il ne pouvoit plus cacher: elle a une sorte d'effroi, et veut se lever; il se précipite à ses pieds, la force de se rasseoir:-vous m'entendrez; c'est ici que j'expirerai. Ah! Il y a trop long-temps que je combats... il faut céder, il faut éclater; oui, je meurs d'amour pour la femme la plus adorable, la plus charmante, et qui est destinée...-qu'entends-je, Salvini, est-il vrai? ...-Je sçais que je manque à tout, à l'amitié, à la probité, à l'honneur; je sçais qu'Adelson est mon bienfaiteur, mon ami, qu'il va vous épouser, qu'il vous aime, que vous l'aimez; je le vois, je n'en puis plus douter: mais il m'est impossible de renfermer une passion qui maîtrise tous mes sens; elle m'entraîne à vous redire ici, à vos genoux, que je vous adore, que vous n'êtes pas sortie de mon coeur, depuis l'instant fatal qui vous a présentée à mes regards, que vous êtes ma divinité suprême, que cet amour furieux ne s'éteindra qu'avec moi; non, il n'y a que le tombeau qui puisse triompher de ce malheureux penchant.-Salvini... ô ciel! Vous me voyez interdite! Est-ce vous qui parlez? Vous, comblé des bienfaits d'un homme qui a fait plus encore en votre faveur! Il vous a prodigué son estime, sa tendresse, sa confiance, et c'est lui que vous offensez si indignement! Quel est donc votre espoir?-Que vous m'enfonciez un poignard dans le sein, que vous déchiriez ma blessure! Et pensez-vous que je ne voye pas, que je ne sente pas tout l'excès de mon crime? Il n'y a plus de retour, de repentir pour moi; je suis tout à ma passion; mylord n'est plus mon ami; non, il n'est plus mon ami; tout m'est odieux. Ce n'est pas à vous à me faire connaître mes torts, mon forfait, ma monstrueuse ingratitude; je sçais... que vous en aimez un autre, qu'il sera heureux, qu'il le doit être... mais je vous aurai parlé de mon amour; je le nourrirai dans le secret de mon coeur; je me répéterai incessamment que je vous aime, que je vous adorerai jusqu'au dernier soupir... et ma cruelle situation a-t-elle pu vous échapper? Quand ces jours passés, vous avez perdu l'usage des sens, comment votre coeur n'a-t-il pas ressenti l'agitation, la flamme du mien? Je vous ai pressée dans mes bras; quels étoient mes transports! Cette noire mélancolie qui me consume, ce dégoût affreux de mon existence, le soin que je prenois de fuir la société, Adelson, vous-même: tout ne devoit-il pas vous instruire des tourments que vous me causez!
Nelly se lève avec précipitation:-c'en est assez, Salvini; je vois trop que vous êtes ingrat envers mylord; s'il en étoit informé, il en mourroit de douleur: mais je veux lui épargner ces coups. Vous entendrez la voix des remords, ils vous déchireront, ils doivent dès ce moment vous déchirer: songez que vous avez outragé votre ami et une femme qui l'adore et qui doit être son épouse.
Nelly, en achevant ces paroles, tournoit ses pas vers le château; le peintre ne la quittoit point:-qui l'adore! Il est donc vrai que vous l'aimez, que je m'abusois! ... Écoutez-moi au nom de l'humanité. Eh bien, miss, ce sera la première et la dernière fois qu'aura éclaté cet amour criminel: non, mes yeux ne chercheront plus les vôtres; je me défendrai jusqu'au moindre soupir; je me contenterai d'aimer, de souffrir, de brûler en secret... qu'ai-je dit? Je voulois me taire, je n'ai pu me contraindre; révélez à mylord tous mes crimes; peignez-moi comme le plus lâche, le plus coupable, le plus malheureux des hommes... s'il vous échappe un mot, je m'immole, en présence d'Adelson, à vos pieds... c'est malgré moi, miss, c'est malgré moi que j'ai parlé. Oui, j'ai offensé, j'ai trahi l'amitié, je ne le sens que trop... mes remords vous vengeront; ce sont des furies que vous avez lancées dans mon coeur; ah! Je n'ai pas besoin d'un autre supplice. Nelly étoit rentrée auprès de Madame Rivers, et l'italien avoit couru se renfermer dans sa chambre.
La jeune personne ne sortoit point de son étonnement; elle étoit incertaine si elle feroit part de cette aventure au lord, ou si elle se borneroit à la confier seulement à sa mère: elle prit la résolution de n'en rien découvrir à l'un ni à l'autre; elle espéroit que Salvini rendu à la réflexion, se jugeroit lui-même sur l'énormité de sa faute, et qu'il parviendroit à détruire des sentiments que son mariage avec Adelson feroit bientôt évanouir. D'ailleurs elle craignoit de causer du chagrin à son amant, en lui ouvrant les yeux sur la perfidie de l'italien, et elle pensoit qu'il étoit de la prudence de ménager un furieux qui couroit en quelque sorte au-devant de sa fin. Deux jours entiers s'écoulent sans que Nelly ait vû le peintre; elle ne doute pas qu'il n'ait quitté le château; elle passoit près de son appartement; elle est tentée d'y entrer.Elle trouve dans l'antichambre une lettre posée sur une table: un mouvement de curiosité la presse d'y porter la main; elle voit avec surprise qu'elle lui est adressée; elle l'ouvre, et lit ces mots: "j'ai donc révélé ce que je devois me cacher à moi-même, un amour aussi coupable qu'infructueux, une horrible trahison qu'il ne m'étoit pas possible d'expier! Je me suis souillé de tous les forfaits, de toutes les bassesses: j'ai été ingrat. La vie étoit pour moi un supplice continuel: tourmenté par une passion invincible, par des remords inutiles; sentant tout le prix de la vertu, et ne pouvant plus la recouvrer; me complaisant dans mon crime, quoique j'en visse toute l'horreur; chérissant Adelson, et l'outrageant, quelquefois même le détestant, lui qui m'a comblé de tant de biens, qui m'honoroit du nom de son ami, qui versoit son ame dans la mienne; brûlant enfin, vous adorant, vous en ayant fait l'aveu, quand je devois m'interdire jusqu'à la pensée de vous aimer, et prêt à tout sacrifier à cet amour effréné, oui, prêt à m'abandonner aux plus affreux excès: telle étoit ma situation. Il n'y avoit qu'un seul moyen de me dérober à l'ascendant qui me dominoit: je l'ai saisi avec joie; la terre n'a point d'abîmes où je puisse m'ensevelir assez profondément: non, je ne sçaurois assez tôt m'anéantir; et dans ce moment où je médite ma destruction, vous régnez encore avec plus de tyrannie sur tous mes sens. Je ne vous demande qu'une grace, que j'attends de votre compassion. Votre amour, qu'ai-je dit? Votre amour pour Adelson vous empêcheroit-il de m'accorder le sentiment de la pitié? Il est bien faible au prix des miens. Que la cause de ma fin soit un secret éternel entre vous et moi; que sur-tout mylord ignore à jamais jusqu'à quel point j'étois indigne de ses bontés. Ah! Quelle idée j'emporte dans le tombeau? Que ma mémoire du moins se sauve de la flétrissure de ma vie! Me refuseriez-vous ce bienfait? Lorsque vous lirez ces mots, je ne mériterai plus votre colère; je n'existerai plus: le poison... " ô dieu, s'écrie Nelly! Elle laisse tomber de ses mains la lettre. Elle entend du bruit dans l'appartement voisin; elle y court: quel objet la frappe? Le malheureux Salvini jettant les derniers soupirs, et se débattant contre la mort. Nelly pousse des cris, elle vole aux domestiques:-au secours, au secours! Salvini se meurt; il s'est empoisonné; Madame Rivers, sa fille, toute la maison environnent l'infortuné jeune-homme; un puissant antidote lui est administré par un chirurgien que le hazard avoit amené au château; il donne quelque signe qu'il respire encore; il reprend connaissance; ses yeux se r'ouvrent; la première personne qu'il apperçoit est Nelly; il lui dit d'une voix basse: miss, c'est vous qui me rappellez au jour!
Madame Rivers fut curieuse, dans la suite, de sçavoir comment sa fille avoit découvert que le peintre s'étoit empoisonné: Nelly ne lui fit que la moitié de la confidence; elle avoua qu'elle avoit trouvé un billet où Salvini rendoit compte du genre de mort qui terminoit ses jours, se plaignant d'une mélancolie à laquelle il ne pouvoit résister; elle ajoûta qu'elle avoit déchiré cet écrit, et elle se garda bien de révéler le motif véritable qui entraînoit cet infortuné au tombeau; elle épia l'occasion de parler à l'italien, lorsqu'ils se trouveroient seuls; elle saisit l'instant. Salvini, lui dit Nelly, vous voyez que je sçais me taire. Ce n'est pas là ce que vous m'aviez promis. J'ai fait tout ce que l'humanité, je dirai même la compassion m'ordonnoient. Voilà votre santé rétablie. Reprenez cette lettre qui éclairciroit un mystère qu'on ne sçauroit tenir trop caché; je vous la rends, mais à une condition à laquelle il faut absolument vous soumettre: partez; allez trouver mylord; il ne vient point! Obtenez de lui qu'il vous laisse retourner en Italie: ne nous revoyons jamais, et puissiez-vous oublier vos fautes, comme je veux les oublier! Je vous donne ma parole qu'Adelson ni personne ne seront instruits des raisons qui m'ont fait exiger votre départ: mais je vous le répète: hâtez-vous de quitter l'Angleterre; j'épargne une affreuse découverte à mylord, et à vous la honte de soutenir la présence d'un bienfaiteur qui douteroit qu'on pût être assez ingrat...-je le sçais, miss; je sçais que je suis le plus criminel des hommes, un monstre à vos yeux, à mes propres regards, que la terre, le ciel, tout me condamne... eh! Pourquoi m'avez-vous rappellé à la vie?-Pour connaître le repentir, Salvini; pour rougir d'avoir abusé de la confiance de mylord; pour pleurer éternellement votre faute. Je vous l'ai promis: j'observerai le secret. Encore une fois, j'abandonne aux remords le soin de votre punition...-cruelle! Et c'est ainsi que vous m'arrachez du sein de la mort! Je ne sentois plus mes tourments: votre image avoit fui de mon coeur... ah! Pardonnez à mon trouble; je fais serment à vos pieds de ne plus vous entretenir d'une malheureuse passion... je la subjuguerai, je la subjuguerai. Souffrez du moins que je jouisse de votre vûe; ne m'enviez pas la douceur de vivre aux lieux que vous habitez, de respirer l'air que vous respirez...-non, Salvini, non, vous ne resterez point dans ce séjour. Les sentiments qui m'attachent à mylord, le titre de son épouse que bientôt je vais porter, la raison, la bienséance, ce que je dois à mon mari futur, à moi-même, tout vous impose la nécessité de partir promptement, de fuir: si vous vous obstinez à demeurer, craignez...-Achevez, miss, je vous entends... ce ne sera pas vous qui découvrirez à mylord un crime dont je ne suis que trop puni: femme barbare, ce sera moi, et j'y cours. Je ne lui cacherai rien: il sçaura à quel point je vous adore, que je meurs de cet amour si malheureux; il lira dans mon coeur, je l'offrirai à ses coups: je me précipiterai au devant de son épée; qu'il le déchire ce coeur misérable, ce coeur qui ne peut... ah! Miss, vous m'ordonnez de vous fuir! Eh! La mort me paraît cent fois moins cruelle que d'être privé de votre présence... je vous l'ai déjà dit: je vous idolâtrerai en secret; vous serez la divinité inconnue à qui j'adresserai tous mes voeux; je garderai le silence, oui, je le garderai...-et ce silence même est offensant pour Adelson et pour moi. Vous me promettez de contraindre un penchant dont nous sommes tous trois blessés, et vous osez m'en parler encore! Il est inutile de nous abuser l'un et l'autre; vous m'obéirez; vous obéirez à la raison, à l'honneur, nous nous séparerons. Nelly retournoit vers Madame Rivers qui se promenoit dans le parc.-Je resterai attaché à vos pas; c'est à vos pieds que je veux perdre la vie; c'en est fait, mon sort est d'être le plus criminel des hommes, et je me jette dans le précipice; la raison, la vertu, l'amitié, la reconnaissance... je ne les connais plus. Vous me réduisez aux plus affreuses extrémités; vous voulez que je meure loin de vos yeux: eh bien! Tremblez: rien ne me sera sacré; je cours à ma destinée; je veux être un monstre d'ingratitude, de perfidie; je veux détester Adelson... je lui percerois le sein...-malheureux! Qu'avez-vous dit? Sortez; vous me faites horreur!-Et je n'implore que votre pitié; voyez-moi dans les larmes, dans l'égarement du désespoir.-Vous pourriez attenter aux jours de mylord, de votre ami!-Qui! Moi! Être son assassin! J'aurois proféré un pareil blasphême! Jamais, miss, jamais je n'en ai eu la pensée: ah! Qu'Adelson soit récompensé par vous de ses vertus!
Qu'il soit votre époux... et que l'enfer soit dans mon coeur!
Salvini se retire avec précipitation: il trouve le moyen de faire parvenir à Nelly une lettre, où il employoit les expressions les plus fortes, pour l'assurer qu'il dompteroit cette passion si impérieuse; il ajoûtoit qu'avec le temps et la réflexion, il répareroit ses fautes, et qu'il ne se rempliroit que de la reconnaissance dûe à mylord. Nelly, quoique sans expérience, avoit compris que l'italien n'étoit pas en état de s'acquitter de sa promesse; elle le regardoit comme un malade dans le délire, incapable de former la moindre volonté, et de suivre le moindre raisonnement; et elle étoit déterminée à tout révéler au lord, lorsqu'ils se reverroient; elle évitoit même de se rencontrer avec Salvini, quoiqu'il vint tous les jours leur rendre visite. Seroit-il des mouvements que notre coeur ne sçauroit maîtriser? Quiconque lira cette histoire, doit se dire qu'une fois emporté par le débordement des passions, le plus vertueux des hommes commettroit une indiscrétion peu excusable d'oser répondre de ses forces. Eh! Qu'est-ce que cette malheureuse sagesse humaine sur laquelle nous nous appuyons? Et que sommes-nous, quand une puissance supérieure nous abandonne à notre propre faiblesse?
On me pardonnera aisément cette courte digression, quand on se remplira de la situation de l'infortuné Salvini. Voyons-le se débattre sous le penchant qui l'accabloit, comme une faible proie qui se débattroit sous les serres du vautour. Il concevoit mille projets qui se détruisoient tous; il sortoit du château pour jamais, et il y rentroit à l'instant. Son ame s'épuisoit sous tant d'assauts multipliés; elle étoit battue d'agitations en agitations, d'orages en orages; il s'écrioit au milieu des nuits; il voyoit des fantômes menaçants, des spectres qui l'entraînoient au fond des abîmes; tous les crimes dans leur difformité s'élevoient contre lui. Tantôt il se prosternoit aux genoux d'Adelson, et avec des torrents de larmes, il lui révéloit ses égarements, et lui demandoit pardon de son ingratitude; tantôt c'étoit aux pieds de Nelly qu'il couroit jurer un éternel amour; il éprouvoit un frémissement continuel; le moindre bruit l'épouvantoit; il ne goûtoit plus le repos. Quelle étoit la source des coupables transports et des malheurs de Salvini? On ne sçauroit trop le répéter: sa complaisance pour les premières impressions qu'il avoit ressenties à la vûe de la jeune anglaise. S'il eût sçu combattre ces mouvements dans leur naissance, il auroit triomphé; il eut été peut-être le plus estimable des hommes: mais il ne lui étoit plus possible de retourner en arrière, et il se précipitoit, tête baissée, contre l'écueil qui l'attendoit. Tous les regards, le coeur même de Nelly étoient fixés sur l'avenue du château. Adelson devoit arriver par ce chemin; elle craignoit toujours que mylord-duc ne l'eût emporté; son ame étoit en suspens. La situation de Salvini étoit encore plus violente; on eût dit que le désordre de ses sens se répandoit sur toute la nature: un tonnerre affreux gronde; la foudre sillonne la nue, et tombe en un long tourbillon enflammé. Ce spectacle ne contribua pas peu à échauffer encore davantage l'effervescence des noirs transports qui agitoient l'italien. On ne sçauroit révoquer en doute l'empire du physique sur le moral. Combien de scélérats ont commis de sang froid des crimes atroces dans l'horreur des nuits, qui, le jour, auroient hésité, et peut-être cédé aux remords! Deux carrosses et des domestiques à cheval entrent dans la cour du château; plusieurs femmes descendent des voitures avec des corbeilles à la main; un des domestiques les précède, monte précipitamment, et remet ce billet à Nelly.
"Enfin, ma divine Nelly, nous avons vaincu tous les obstacles. De moment en moment, je comptois voler près de ma charmante épouse. Une maladie subite dont a été frappé mylord-duc, nous a forcés mon oncle et moi de rester auprès de lui: il est actuellement hors de danger, et il exige que notre mariage se célèbre dans son château avec sa convalescence. Nous y passerons trois jours; je vous envoie des parures que vous embellirez. Hâtez-vous de venir faire le bonheur d'un homme dont l'ame n'est remplie que de vous; le moindre délai me fait mourir. Mille tendresses à notre adorable mère qui voudra bien vous accompagner. Songez encore une fois que nous vous attendons, que les minutes sont pour moi des siécles de tourments.
P s. Vous amenerez notre ami; il faut que la fête soit complette." Nelly sortoit de l'anéantissement, pour se pénétrer d'un bonheur aussi vif qu'inattendu: car l'espérance même l'avoit abandonnée; tout ne lui présentoit que des obstacles insurmontables; elle n'envisageoit d'autre terme de ses inquiétudes que le tombeau, et c'est en ce moment qu'un coup de lumière la frappe, et lui fait voir sa nouvelle destinée, le lord plein d'impatience et d'amour, brûlant de serrer des noeuds dont leurs coeurs étoient déjà si étroitement enchaînés: quelle révolution inexprimable pour une ame sensible!
Aussi-tôt ces femmes entourent Nelly, la revêtent des plus riches habillements; le château retentissoit de transports de joie et de bénédictions sans nombre pour les deux époux.Cette jeune personne étoit adorée: jamais on n'avoit vû plus de graces réunies à plus de modestie et de douceur; les serviteurs de mylord l'appelloient déjà leur chère maitresse.Pour Madame Rivers, elle ne pouvoit se contraindre: à chaque instant elle remercioit à haute voix le ciel d'une protection si visible. Enfin, disoit-elle, je vais mourir contente, puisque je vois marier ma fille, ma chère Nelly! L'une et l'autre se tenoient embrassées, en versant ces douces larmes qui sont l'expression du plaisir pur; les carrosses étoient avancés dans la cour, prêts à les recevoir. Madame Rivers étoit descendue avec les femmes qui devoient suivre sa fille, et elle s'occupoit de quelques détails relatifs au mariage.
Salvini n'avoit point paru; il s'élance dans la chambre de Nelly qui étoit seule: elle est intimidée à la vûe d'un homme pâle, égaré, agité d'un tremblement affreux, ne parlant que d'une voix étouffée:-vous allez donc l'épouser!-Oui, je pars; mylord me chargeoit de vous amener, mais, ajoûte-t-elle, en affectant une fermeté qu'elle n'avoit pas, je crois que vous ferez mieux de rester ici.
Nelly s'avançoit vers la porte de l'appartement; le peintre a l'audace de la retenir par le bras.-Salvini, cette témérité... il tombe à ses genoux, les embrasse avec transport.-Écoutez-moi... pour la dernière fois... différez... d'un jour... d'un jour... Nelly l'épouse... dans les bras d'un autre! ... Arrétez...-cet égarement, Salvini... laissez-moi, ou... il se relève furieux:-non, vous n'irez point... mes pleurs, mon désespoir, rien ne vous touche; je vous suis à l'autel. Nelly est prête à sortir: il s'oppose à son passage, et tirant son épée:-prenez; déchirez mon coeur, ce coeur qui vous idolâtre; donnez-moi mille morts... Nelly épouvantée veut fuir; il court à la malheureuse anglaise, la rend immobile en attachant sur elle un oeil étincelant de rage, et lui plonge l'épée dans le sein.
Nelly tombe en s'écriant: Adelson! Ô mon Dieu! Des domestiques accourent au bruit de la chûte; Salvini, comme possédé des furies, leur dit: oui, je viens d'immoler ce que j'avois de plus cher; et il veut ramasser son épée et s'en frapper; on se jette sur lui, et on le traîne sans connaissance dans un autre appartement.
Madame Rivers qui ne voyoit point arriver sa fille, s'impatiente, remonte, et court à sa chambre: elle la voit sans vie, et nâgeant dans des flots de sang.-Ma fille! C'est la seule parole que puisse prononcer cette misérable mère; elle court l'embrasser, lui prodigue tous les secours, ne peut plus douter qu'ils sont inutiles; elle l'inonde d'un torrent de larmes, se meurtrit la poitrine, pousse des cris affreux; sa voix s'ouvre un passage à travers l'abondance des sanglots, pour demander de quelle main part cet assassinat: on lui nomme Salvini.-Salvini! Grand dieu! On lui apprend qu'il n'est plus au château, qu'on a voulu lui épargner la présence du meurtrier, et qu'il est transporté à Londres sous une garde sûre; que d'ailleurs il est dans un accablement qui ne lui a pas permis de dire un seul mot, et qu'on ignore pourquoi il s'est souillé d'un meurtre aussi abominable. Cette malheureuse femme, égarée de désespoir, tenoit toujours le cadavre de Nelly serré contre son sein, l'appelloit sans cesse sa fille, sa chère fille; elle n'a que la force d'ordonner que personne ne sorte du château, se chargeant, ajoûte-t-elle, du soin de faire part à mylord d'une nouvelle si terrible.Adelson attendoit Nelly avec tous les transports de l'amour; il tiroit à chaque instant sa montre:-oh! Si elle m'aimoit comme je l'adore! Elle auroit volé ici; qui peut la retenir? Il retournoit vingt fois sur le chemin où elle devoit passer; il demandoit à tous ceux qu'il rencontroit, s'ils n'avoient point vû deux carrosses escortés de domestiques: on ne lui rendoit aucune réponse satisfaisante; ensuite il revenoit au château de mylord-duc, présidoit encore à de nouveaux arrangements pour la fête; il s'étoit réservé le plaisir d'offrir un bouquet de diamants à sa chère épouse; c'est le nom qu'il lui donnoit déjà.
La nuit approche, elle arrive. Adelson ne pouvant plus résister à son impatience, s'échappe en secret, sans avertir les deux lords, monte à cheval, suivi d'un seul postillon, et se rend à toute bride jusqu'aux murs de son château. Il donne ordre au postillon de l'attendre; il avoit la clef d'une des portes de son parc; il va sans bruit à l'appartement de Nelly, et ouvre avec la même précaution, dans le dessein de se procurer ainsi qu'à Nelly une surprise agréable.
Quel spectacle, quel spectacle pour l'infortuné lord! Plusieurs personnes dans différentes attitudes de douleur, un flambeau qui éclairoit à peine; une femme échevelée, mourante dans le désespoir, étendue sur un cadavre dont le sang ruisseloit à gros bouillons par une large blessure! Il recule de terreur; il reconnaît... s'écrie: Nelly! Et il va se précipiter sur ce corps ensanglanté.
On accourt auprès de mylord; Madame Rivers sort de son accablement, et haussant un peu la tête, à la vûe d'Adelson qu'elle n'avoit point apperçu, elle redouble ses sanglots. Le lord a la bouche collée sur la blessure de sa malheureuse maitresse: il veut retenir son sang; il pense la rappeller au jour.-Nelly! Ma chère Nelly! Quel est le monstre qui me la ravit? Au nom du peintre, la foudre a renversé Adelson sur la terre:-Salvini! Mon ami! Salvini!
Il se lève, enflammé de rage:-où est-il? Où est-il? Où est cet homme infernal? Que je lui déchire... que je lui dévore le coeur! Madame Rivers court en pleurant au-devant du lord:-le misérable est sur le chemin de Londres; c'est à la justice à l'accabler de ses tourments. Adelson se rejettant sur le corps, le presse dans ses bras:-Que lui avoit fait cette adorable, cette innocente créature? Et voilà le prix de tant d'amitié, de tant confiance! On lui répond qu'on ne sçait point quel motif a pu porter l'italien à cette attrocité.-Salvini... quoi! Nelly! Nelly! Tu m'es enlevée! Et par quels coups! Adelson est replongé auprès de Madame Rivers dans son sommeil de douleur; tous les deux passent la nuit dans cette horrible situation; de temps en temps, le lord poussoit des rugissements.
Mylord-duc et mylord Bermond ont été instruits de cette effrayante catastrophe; ils accourent; on veut éloigner cet infortuné de ces objets affreux; c'est alors qu'éclate toute la violence de ses transports:-Vous ne m'arracherez point à ces restes inanimés! Je les embrasserai; je les baignerai de mes larmes; j'y attacherai mon ame jusqu'au dernier soupir; qu'on m'ensevelisse avec elle; que le tombeau nous réunisse: je l'ai perdue... quand elle étoit dans mes bras!
Son oncle verse des pleurs avec lui, et tente de le consoler; il le repousse, il n'entend rien:-qu'on ne me parle point de consolation; je n'en veux point; je n'en voudrai jamais; plus de parents, plus d'amis... ah! C'est un ami! ... Il s'arrête à ce mot, et cherche à se percer de son épée. On trouve moyen de s'en saisir; on emploie la force pour lui dérober l'appareil funéraire: il combat tous les efforts, il s'élance au cercueil qui renfermoit la malheureuse Nelly, la presse encore contre son sein, jette des cris douloureux, veut se précipiter dans la fosse; mylord Bermond et Madame Rivers le ramènent malgré lui dans son appartement, où il est gardé avec soin; le délire s'en empare, et l'on craint même que sa raison ne soit altérée.
Salvini étoit à Londres, dans le fond d'un noir cachot, couché sur une pierre, écrasé sous le fardeau des chaînes, tourmenté par les images de Nelly et d'Adelson, ne respirant que sa fin, et ne pouvant se la procurer, s'efforçant de tromper les précautions qu'on avoit prises, et de se briser la tête; il ne parloit point, et se tenoit toujours penché vers la terre.
Appellé devant les juges, l'italien n'affaiblit point l'horreur de son crime; il ne déguise aucune circonstance, et se reconnaît le plus coupable des hommes. La seule grace qu'il intercède de la pitié humaine, est la prompte exécution de sa sentence, avouant que toutes les tortures que la justice étoit en droit de lui faire souffrir, ne seroient point comparables aux supplices qui lui déchiroient le coeur.
Le temps ne diminuoit rien de l'extrême douleur d'Adelson; son oncle l'instruit enfin du motif qui avoit armé la rage du peintre contre les jours de Nelly. À cette découverte, la fureur du lord se porte à de nouvelles violences; il ressemble à un homme qui ayant eu un bandeau sur les yeux, se le verroit tout à coup enlever, et seroit frappé d'un jour affreux; il accuse son horrible aveuglement; il se rappelle, en détestant une amitié trop crédule, une infinité de circonstances qui auroient dû l'éclairer; il parle de courir à Londres, pour aller épuiser sa vengeance sur l'assassin, et le percer de mille coups: mylord Bermond continue de le retenir.
Adelson adresse une lettre détaillée aux juges qui devoient prononcer contre Salvini. Il y traçoit une vive peinture de tous les bienfaits dont il avoit comblé ce malheureux: "j'ai fait plus encore, ajoûtoit-il dans cet écrit: je l'ai aimé. Malheureux! Je m'applaudissois d'avoir trouvé un ami! Je lui ai accordé une confiance sans réserve; et il a osé insulter à mon aveugle sécurité, me trahir quand je lui ouvrois mon sein, concevoir des desirs, avoir une passion effrenée pour une femme! ... Elle n'est plus! Et c'est lui qui me l'enlève, qui lui donne la mort! Il a pu sans pitié enfoncer l'épée dans ce coeur... qu'il périsse, qu'il périsse! Il faut imaginer des peines... l'Angleterre, l'univers entier n'en ont point d'assez cruelles.Oh! S'il pouvoit renaître pour mourir cent fois! C'est sur son coeur, son traitre coeur, qu'il faut attacher la violence des tortures. Que le fer, la flamme! ... Il ne souffrira point assez.
Sur-tout prenez bien garde qu'il n'expire trop tôt. Ah! Le barbare! Fut-il déchiré par mille supplices, sentira-t-il mes tourments? " C'est ainsi que l'infortuné lord entretenoit une douleur furieuse; c'étoit une flamme dévorante qui demandoit à se répandre. Il saisit un moment de négligence de ses surveillants, prend le chemin de Londres, et vole à la prison de Salvini.
Il entre, précédé d'un geolier:-l'assassin de Nelly! Et aussi-tôt il se précipite, son épée nue, sur le peintre. Salvini lève la tête, et s'écrie, en secouant ses chaînes, et reculant de terreur contre la muraille: Adelson! Adelson! Je ne puis me cacher dans les entrailles de la terre! ... Ah! Dit-il au geolier qui arrête le bras prêt à frapper, laissez-le m'arracher la vie... ce sera le comble de ses bienfaits.
Et il rabaisse son front ténébreux, et se replonge dans son accablement.
Quoi! Répond le lord écumant de rage, on m'empêchera de déchirer son coeur! ... Monstre! Misérable! Scélérat qu'a vomi l'enfer! Tu as pu être mon rival, percer un sein! ... Trahir à ce point ma confiance! ... Que je me baigne dans son sang! ... Que je m'en abreuve! Toute mon ame en a soif! Le geolier fait de nouveaux efforts pour retenir l'anglais qui se débattoit entre ses mains, toujours impatient de fondre sur Salvini:-ah! Mylord, mylord, où vous emporte la vivacité? Cette action ne seroit pas digne de vous; abandonnez à la justice la punition de ce criminel.
Adelson garde quelques moments le silence; sa fureur se réveille:-il ne me sera point permis de me venger, quand il a pu trancher des jours... ô l'ame la plus détestable! ... Que ne m'immolois-tu? J'aurois pu en mourant te pardonner... mais tuer Nelly! Tuer Nelly! ... Il tombe sur un banc de pierre, accablé de son désespoir; son épée lui échappe; deux ruisseaux de pleurs coulent le long de ses joues:-dis-moi donc, misérable! Dis: parle; quel démon t'a enflammé? Qui te portoit à un meurtre aussi exécrable, aussi inoui? Réponds, réponds.-L'amour: voilà la source de mes égarements, de mes horribles égarements...-L'amour, barbare! Et depuis quand l'amour fait-il commettre des assassinats? ... Sçais-tu de quel crime tu t'es souillé?-De tous. Je suis un monstre de perfidie, d'inhumanité... d'ingratitude, le plus abominable des scélérats, au-dessous des bêtes les plus féroces; ne venez point me montrer mes forfaits: mon coeur vous a prévenu; il a prévenu mes bourreaux... Adelson... vous êtes bien malheureux! ... Vous n'avez pas une idée de mes tourments.-Tu as donné la mort à tout ce que j'adorois! ... Peux-tu souffrir assez?-Non, je le sçais; quelque violents même que soient mes remords, ils seront toujours au-dessous de mon crime... il est affreux! ... Ah! Laissez-moi: fuyez, fuyez; votre présence ajoûte encore au supplice qui me déchire. Le lord est suffoqué par les larmes:-cruel, es-tu bien pénétré de toute l'horreur de mes maux? ... J'en vois l'auteur!-Oui, je sens ce que c'est que d'avoir perdu Nelly... je vous ai rendu le plus infortuné des hommes, et j'en suis le plus criminel. Je pourrois chercher à vous paraître moins coupable, en vous peignant tous les combats que j'ai éprouvés, les révoltes d'une ame... qui n'étoit pas née pour le crime; mais loin de l'adoucir, je veux irriter votre indignation; votre pitié me puniroit trop; je ne la mérite point; je ne mérite que votre haine, votre vengeance, les tortures les plus cruelles... j'ai manqué à la terre, au ciel, à tout: je suis le bourreau de mon bienfaiteur, de mon ami... de Nelly!
Et à ce mot la voix de l'italien se perd dans une abondance de sanglots; il reprend: qui vous amène en ces lieux? Vous voulez m'ôter la vie! Ah! Cette mort eût été trop douce pour moi... mylord, c'est un trépas infâme, c'est l'échaffaut qui m'attend, et j'irai m'y couvrir aux yeux de Londres de toute l'ignominie qui doit me punir.
Il ajoûte en pleurant avec plus d'amertume: mais, Adelson... sçachez que vous m'avez toujours été cher.-Je t'ai toujours été cher, perfide! Et c'est par tes coups que je perds ce que j'aimois mille fois plus que moi-même! Rends-moi, rends-moi Nelly, tu me l'as ravie, et c'est pour jamais! Et pourquoi l'immoler à ta rage?-J'aimois, je n'étois point aimé, et vous l'étiez; vous alliez posséder tous ces charmes... que vous dirai-je! Le premier moment où j'ai vû Nelly, m'a enlevé mon repos, ma raison, ma vertu... j'ai tout oublié. Mon amour a été plus fort que ma reconnaissance; j'ai combattu vainement: je n'ai pu vaincre l'ascendant qui me subjuguoit. Apprenez que j'ai tenté deux fois de finir des jours qui m'étoient en horreur; j'ai voulu employer le fer, le poison; et Nelly, services cruels! M'a deux fois sauvé la vie. J'ai souvent tenté de vous écrire, de vous apprendre la véritable cause de la mélancolie qui me dévoroit, et la plume m'échappoit des mains. Souvenez-vous de l'aventure de la promenade sous les murs du parc; le domestique que vous aviez chargé de mon service, étoit un scélérat guidé, selon les apparences, par Struley; ce dernier que je ne connaissois point, me proposoit, pour servir mon amour, de mettre obstacle à votre mariage; il avoit concerté le projet de vous enlever. À quelque degré d'aveuglement et de fureur que fût ma passion, l'amitié cependant l'emporta: je ne pus me résoudre à recueillir le fruit de mes perfidies; je n'eus pas la force de vous trahir, vous devez vous le rappeller: jugez quel empire vous conserviez sur mon coeur, tandis que j'aurois bouleversé la nature entière, si j'en eusse été le maître, pour obtenir un seul regard de Nelly! Struley irrité de ne me pas trouver encore aussi coupable qu'il pouvoit l'espérer, se battit avec moi, et c'est sous mes coups qu'il a succombé, tandis que je n'aspirois qu'à mourir sous les siens: hélas! Cette fin n'eut pas satisfait la vengeance céleste. Songez que, lorsque mylord Bermond vous fit venir chez mylord-duc, je vous pressai de m'emmener avec vous... il m'a été impossible de me dérober à mon horrible destinée; il la faut subir. Je servirai d'exemple éternel de la faiblesse, ou plutôt de la perversité humaine. Oui, vous m'avez comblé de bienfaits; oui, vous m'avez aimé; vous avez épanché votre ame dans mon sein: pour vous récompenser, j'ai été un ingrat; j'ai poignardé la plus adorable des femmes... tout ce que vous aimiez... tout ce que j'aimois! Concevez la violence, l'excès monstrueux d'un sentiment qui m'enflamme encore, qui ne s'éteindra qu'avec moi; et frémissez d'horreur: au milieu des douleurs, des remords, des tiraillements de coeur où je suis en proie, je doute, oui, je doute que j'agisse autrement, si je me trouvois dans la même situation. Qu'on me prépare les plus effroyables supplices: mais qu'on se hâte de me délivrer de l'existence; c'est tout ce que j'ose solliciter de votre commisération, de votre générosité... Adelson, je vous adorois comme l'image de Dieu sur la terre; j'eusse mille fois donné ma vie pour vous; une passion... notre ame est immortelle: il faudra donc qu'éternellement la mienne soit déchirée du regret inutile d'avoir manqué au meilleur des hommes!
Adelson court au prisonnier, le presse dans ses bras, en fremissant de tous ses membres:-ah, malheureux! Tu fus mon ami! Et avec la même précipitation, il le quitte, et sort de ce séjour de crime. Le lendemain, Salvini entend au milieu de la nuit ouvrir la porte de son cachot; il ne doute pas que ce ne soit l'arrêt de sa condamnation qu'on vient lui annoncer: il reconnaît à la faveur d'une faible clarté, un de ses geoliers, qui lui remet une lettre avec une bourse pleine d'or; le premier mouvement du peintre le porte à ouvrir la lettre; il lit: "ta sentence est prononcée; dans deux jours, on te traîne à Tyburn, pour y subir la fin de tes pareils. Je n'ai point cherché à fléchir la rigueur des loix; elles ont dû s'armer contre toi de toute leur sévérité: tes mains sont teintes encore du sang de Nelly: quelle image! Horrible meurtrier! Tu as commis tous les crimes; c'est moi, c'est ton bienfaiteur que tu as assassiné, dont tu as déchiré le sein... profite d'un moment de compassion: l'homme qui te rendra cette lettre avec de l'argent, est chargé de briser tes chaînes. Va, fuis; hâte-toi d'abandonner cette contrée dont tu ne devois jamais approcher: va trahir d'autres amis; va immoler ce qu'ils auront de plus cher; ose vivre, si tu le peux. Pour moi, je vais expirer dans ces tourments du coeur qui devoient faire ton supplice." Ma liberté dépend donc de vous, dit Salvini au geolier, après avoir lû attentivement le billet, et en poussant un profond soupir!-À l'instant même, je vous ôte vos fers; vous sortez de la prison, et nous passons enFrance; on ne s'appercevra de notre fuite, que lorsque nous n'aurons plus rien à craindre. Il faut répondre à mylord, interrompt le peintre; je n'implore de vous qu'une grace: débarrassez mes mains de ces chaînes que j'ai trop mérité de porter; vous me procurerez ensuite de l'encre et du papier.
La commission est exécutée; le geolier demeure interdit: il ne comprend pas d'où peut naître l'indifférence avec laquelle son prisonnier a paru recevoir une nouvelle si inespérée; il auroit dû se livrer aux plus vifs transports, et il ne lui étoit pas échappé le moindre signe de joie. Il écrit, à la sombre lueur d'une lampe, une très-longue lettre, et la remet au geolier avec la bourse.-Comment! Que faites-vous?-Mylord sçaura mes intentions; qu'il ait promptement, je vous supplie, l'une et l'autre.-Vous ne voulez donc pas? ...-Hâtez-vous, je vous en conjure; courez chez lui... n'est-ce pas dans deux jours que je subirai mon supplice... que finiront tous mes tourments?-Oui, votre arrêt est prononcé.-Il suffit. J'attends une réponse de mylord.-Et vous garderez vos chaînes?-Allez, accordez-moi seulement ce que je vous demande. Adelson est étonné de revoir le geolier qu'il croyoit déjà loin de Londres avec le malheureux italien. Sa surprise augmente, quand il jette les yeux sur l'argent; il s'empresse de lire la lettre qui l'accompagnoit. "N'ajoûtez pas à mes crimes, en ajoûtant à vos bienfaits, si cependant c'étoit une nouvelle preuve de votre générosité de vouloir me sauver la vie. Il faut que je la perde cette vie si odieuse, si criminelle, que je venge la nature, l'amitié, l'amour, le ciel, qui pour me punir sans doute, m'a abandonné à l'ivresse d'une passion dont la violence ne pourra jamais se concevoir. J'ai tout offensé, et j'ai tout à réparer; ce ne peut être qu'en subissant la mort la plus ignominieuse: l'ignominie est le premier des supplices pour une ame qui, au milieu des excès dont elle vient de se souiller, a conservé encore quelque sentiment d'honneur. Hélas, mylord! Vous m'avez connu vertueux, sensible, reconnaissant, et je me trouve devenu le plus atroce et le plus VIL des scélérats! Quel changement! Quelle chûte! Vous devez être persuadé que j'ai appris à mourir: mais le sacrifice de mes jours ne seroit pas une expiation suffisante. Si j'imaginois une fin plus affreuse que celle qui m'est réservée, je l'implorerois de votre bienfaisance: voilà le service que je voudrois encore vous devoir. Ne pensez pas que je vous prie de faire passer dans mes mains ce qui pourroit me délivrer d'une existence que j'abhorre, et qui me pèse bien plus que mes chaînes; je vous le répète: la réparation seroit trop au-dessous du forfait; d'ailleurs je manquerois à cette religion dont j'entrevois enfin les terribles vérités. Mylord, c'est à Tyburn qu'il faut que l'on me voye finir, couvert de la fange de l'infamie, et laissant une mémoire à jamais proscrite et deshonorée... une éternité de tourments ne me rendroit pas mon innocence; je l'ai perdue: je dois sentir toutes les horreurs de la mort. Je ne vous écris donc point pour me soustraire à cette mort qui est mon unique espérance: je réclame de votre coeur généreux un effort bien plus sublime, bien plus éclatant; et il n'y a qu'un anglais, qu'un seul homme, il n'y a qu'Adelson qui soit capable de ce prodige de grandeur d'ame. Je suis un monstre souillé de tous les crimes; j'ai commis le plus horrible des meurtres: j'ai plongé le poignard dans le sein d'une femme... c'est vous, c'est vous-même que j'ai assassiné: hélas! C'est plus que vous encore; je n'ai pas de peine à le concevoir. Eh bien! Malgré l'énormité, la multitude de tous mes attentats, sçachez ce que j'ose attendre de votre bonté, de votre vertu: j'attends que vous me pardonniez... Adelson, que j'emporte cette consolation dans le tombeau! Encore une fois, je sens combien je demande: mais c'est au mortel le plus sensible, c'est à Adelson que je fais cette prière, et il ne peut me la refuser." "P s. On vous remettra l'argent qu'autrefois je me serois fait gloire d'accepter; ces marques de bonté ne me sont plus nécessaires; c'est mon pardon qu'intercède mon dernier soupir: mon cher bienfaiteur, au nom de l'humanité! " Ô ciel, s'écrie le lord! Le barbare! Exiger que je lui pardonne! Moi! Lui pardonner! ... Qu'il se dérobe au supplice, qu'il vive... sa mort ne me rendra pas Nelly.
À ce mot, il fond en larmes, et il reste quelque temps sans parler. Mylord, que voulez-vous que je lui dise, demande le geolier?-Qu'il saisisse un mouvement de commisération... qu'il mérite peu; qu'il fuie avec toi, et qu'il me laisse mourir. C'est lui qui me ravit tout ce qui pouvoit m'attacher au monde; il est tout couvert de son sang, et il ose... va, sors, que je n'entende plus parler de ce misérable; reprends cette bourse; qu'il en dispose à son gré... c'en est assez.
Le geolier se retire; mylord court à lui:-Qu'il se sauve à l'instant... je suis bien à plaindre! Il ne me manquoit plus que de sentir de la pitié pour mon bourreau! Eh bien! S'écrie Salvini, en revoyant le geolier, quelle réponse?-Que je brise vos fers, et que nous quittions promptement l'Angleterre; mylord m'a rendu la bourse. Ah! Reprend l'italien en pleurant sur ses chaînes, j'aurois cru Adelson plus généreux... non, je ne fuirai point; il faut que je meure, et du supplice des scélérats: que ne puis-je expier mon crime par mille morts encore plus affreuses! Mylord me renvoye cet argent: je vous le donne; je voudrois pouvoir faire davantage; je n'exige de vous qu'un service, qu'il vous sera facile de me rendre... mon ami, je n'ai pas toujours été criminel; c'est l'amour qui m'a plongé dans ce cachot. Je ne verrai donc plus Adelson! ... Je vous en conjure au nom de cette compassion qu'on accorderoit au dernier des êtres souffrants, lorsque je ne serai plus, allez trouver mylord; dites-lui que mon ame a toujours été remplie de ses bienfaits, que je l'ai toujours tendrement aimé, que dans l'égarement d'une funeste passion dont je n'ai point été le maître, il n'est jamais sorti de mon coeur, qu'il daigne pardonner à ma mémoire, puisqu'il n'a pas voulu... il ne me l'accordera point! ... Que veux tu, barbare? C'est tout ce que peut dire Adelson, entrant avec impétuosité dans le cachot, et agité des plus violents transports. Salvini jette un cri:-mylord! Je vous revois! Pars, répond le lord, dont le trouble augmente; les moments sont précieux... fuis avec cet homme. Il s'adresse au geolier: ôtez-lui ses chaînes, et que je ne le voye jamais.-Non, qu'on me laisse ces fers; ils ne sont point encore assez pesants. Mylord, je vous l'ai écrit: je veux... la fin la plus prompte; et ce qui est plus cruel cent fois que la mort, je veux que le deshonneur et l'opprobre soient imprimés éternellement sur mon nom. Je serai un exemple mémorable de la reconnaissance, de l'amitié la plus vive, de l'ingratitude la plus noire, de la passion la plus effrénée, et du repentir le plus déchirant... ah! Adelson, j'ai offensé l'ami le plus tendre! ... Il n'achève pas, il fond en larmes. Adelson, plus agité encore, prend la parole:-Eh! Après tous ces coups, que prétens-tu sur mon coeur? Votre pitié, répart Salvini, en lui tendant ses deux mains chargées de chaînes, votre compassion; qu'elle succède à cette amitié...-c'est toi qui parles de l'amitié! ... Va, encore une fois, sois libre; le remords, si tu peux le ressentir, n'a-t-il pas des traits assez perçants? ... Va, je n'en exige pas davantage.-Cette punition ne suffit point.-Tu veux donc mourir!-Et mourir dans l'opprobre, à Tyburn, repaître les regards avides d'un peuple entier. Le lord reprend d'un ton concentré, et en fixant sur le prisonnier un oeil sombre et farouche: je suis anglais; je sçais comment on peut terminer ses jours; il me seroit facile de trouver les moyens de te dérober à l'infamie d'un trépas, que tu dois subir... la religion m'arrête.-Mylord, je vous avois prévenu; je n'ai que trop irrité le ciel: mais quand les loix divines n'enchaîneroient point mon bras, c'est aux yeux de l'Angleterre, sur un échaffaut, que pour expier, s'il se peut, mon crime, tout m'ordonne de périr, et j'y périrai. Que me demandes-tu donc, dit le lord avec une sorte de fureur?-Pouvez-vous l'ignorer? Vous avez lu ma lettre.-Tu voudrois...-je conçois que j'exige un miracle de générosité, une vertu qui passe les forces de la nature humaine... je m'adresse à Adelson.-Que je te pardonne! Qui! Moi! Je pourrois... va mourir, puisque tu refuses de te sauver: mais n'attends pas...-J'attends tout de vous.-Et ce n'est point assez d'avoir supporté ta présence une seconde fois... d'être revenu... toutes mes blessures se r'ouvrent; je vois Nelly... l'épée dans le sein! ...-Nelly elle-même, si elle pouvoit renaître, imploreroit cette grace en ma faveur; elle seroit assez généreuse...-laisse-moi, tu ne m'attendriras point; tu ne m'attendriras point... non, je ne te pardonnerai pas... jamais. Jusques dans le tombeau... je serai inexorable... je veux être barbare comme toi... va périr, malheureux.
Et aussi-tôt le lord se retire brusquement. Mylord, lui crie Salvini, vous me refusez... il ne m'entend point! ... Il n'y a plus rien à espérer de la part des hommes! Ayons recours au suprême consolateur: rejetteroit-il aussi mes larmes? Le geolier, touché de l'état du peintre, lui amène un ministre qui réunissoit toutes les vertus de la vraie piété: sensible, indulgent, plein de cette onction qui prête tant de charmes aux plus simples discours, père tendre, toujours empressé d'ouvrir ses bras à ses enfants malheureux, de recevoir l'épanchement de leurs peines, il pleure et gémit avec l'italien qui lui redisoit sans cesse: ce n'est pas, monsieur, ma mort prochaine qui me cause le désespoir où vous me voyez; c'est le regret, le regret déchirant de m'être souillé d'un meurtre abominable, d'avoir été ingrat envers un homme qui est l'honneur de l'humanité... et moi! Que suis-je aux yeux de cette humanité, à mes propres yeux?
Il reprenoit: du moins, s'il m'avoit pardonné! ... Dieu! Voilà un coup plus sensible encore que la fin ignominieuse qu'on me prépare!
Salvini retombe sur ses chaînes en pleurant amèrement; le charitable ministre lui déployoit toute l'étendue des secours consolants d'une religion, la religion des infortunés, qui, tandis que la terre les abandonne et les repousse, leur montre le ciel s'ouvrant pour recevoir leurs larmes et leur repentir.
Adelson livré à lui-même éprouvoit des combats bien différents. Quelquefois la pitié, ce sentiment si honorable pour le coeur humain, venoit solliciter le lord, et soudain il s'écrioit comme indigné à la seule idée de compassion: pardonner à l'assassin de Nelly! Je serois assez faible, assez lâche... au lieu d'augmenter l'horreur de son supplice... c'est en vain qu'un murmure secret... je voudrois me venger, oui, je le poursuivrois jusqu'aux enfers.
Un baronet de la connaissance du lord lui apprend qu'on vient d'arrêter un misérable chargé de plusieurs crimes, qu'entr'autres il a révélé toutes les circonstances d'un complot tramé contre Adelson: ce scélérat, ajoûte le baronet, est un sicilien qu'on nomme Géronio; il s'étoit lié avec Struley qui avoit sçu l'attacher à votre service, en qualité de domestique, quoiqu'il ne fût pas né pour cet emploi. Leur dessein étoit de vous attirer sous les murs de votre parc par le moyen de Salvini à qui ils en avoient imposé, en lui faisant accroire qu'ils vouloient seulement vous enlever. Selon la confession du coupable, le peintre n'avoit jamais pu se résoudre à cette trahison, quoiqu'il ignorât que leur projet étoit de vous assassiner.
Le prisonnier est arrivé à Tyburn. Il profite de la liberté que les anglais accordent à leurs criminels; il implore un moment de silence: on demeure attentif; il raconte en peu de mots sa déplorable aventure, et fait voir à quel excès les passions peuvent nous égarer. Quand il rappelle ses premières années où il goûtoit la conscience d'une ame pure, quand il vient à ce qui concerne sa famille, aux espérances qu'il lui avoit données, au préjugé aussi absurde que barbare de son pays, qui va faire réjaillir sur cette famille innocente la honte dont lui seul doit être flétri, alors l'assemblée semble partager sa douleur: mais qu'on s'attendrit encore davantage, lorsque le peintre parle de sa mère, de cette mère si tendre, qui lui étoit si chère, qui ne lui avoit mis devant les yeux que des exemples de bonté, de vertu, et qui alloit, privée de son fils et de tout secours, succomber sous l'indigence! La voix de Salvini s'éteint dans les sanglots; on n'entend que des gémissements, on ne voit que des larmes.
Un mouvement subit agite la foule; elle fait place à un homme impatient qui court tout en pleurs vers le criminel, et qui crie à haute voix, en le serrant contre sa poitrine: va...Dieu pardonne, je te pardonne aussi. Adelson, dit avec transport Salvini, en se prosternant à ses pieds!-Et j'assure à ta mère une pension de trois cent guinées.-Vous me pardonnez! Et les jours de ma malheureuse mère seront conservés par vous! Voilà, poursuit le peintre, en s'adressant à l'assemblée, le bienfaiteur envers qui je suis coupable! ... Qu'on me donne la mort.
L'infortuné récite, avec une ferveur touchante, une courte prière, et se livre ensuite aux mains de l'exécuteur.
Soit que le triomphe de la générosité sur la nature coûte trop au coeur humain, ou soit que la pitié nous remue avec violence en faveur d'un de nos semblables dont nous allons voir la destruction, le lord avoit perdu l'usage des sens; on l'avoit transporté dans une maison voisine; il ouvre les yeux, et apperçoit Salvini qui n'étoit plus; il laisse échaper un sourd gémissement:-il a donc cessé de vivre! Ah! Salvini! Ah! Nelly! Nelly!
Ces paroles sont suivies d'un nouvel anéantissement; il y reste plongé quelques heures, et sort de cette sombre léthargie, pour se rendre précipitamment à sa terre.
Adelson court s'ensevelir dans la chambre où Nelly avoit été assassinée; il ordonne qu'on en ferme avec soin les fenêtres, que les murs soient couverts d'une tenture noire, et que personne n'approche de sa solitude. C'est-là qu'il s'enfonce dans la profondeur de son chagrin, qu'il s'en pénètre, qu'il s'en nourrit. Un flambeau lugubre éclairoit cette retraite où ne perçoit jamais le jour; un seul domestique avoit la permission d'y entrer. Le lord avoit fait déployer devant lui les différents habits que portoit sa malheureuse amante; ses regards se repaissoient de ce spectacle; il alloit souvent y imprimer
des baisers mêlés de larmes: mais il attachoit sa douleur, son ame entière sur l'endroit de l'appartement qui étoit teint encore du sang de Nelly; sans cesse il y revenoit coller ses lèvres, l'arroser de ses pleurs.
Mylord Bermond veut arracher son neveu à cette affreuse situation: il ne sçauroit pénétrer jusqu'à lui; Adelson insensible à ses sollicitations, à ses prières, refusoit obstinément de le voir. Il se rend enfin; son oncle parvenu à cette espèce de tombeau, va se jetter dans les bras de son infortuné parent, tente tous les moyens divers de consolation, rappelle les charmes, les vertus de Nelly, pleure sur sa mémoire, s'arme des droits d'une religion sublime et bienfaisante, qui, accourant toujours au secours de la nature, lui défend de se nuire, et lui fait même un devoir sacré de sa propre conservation: tous les efforts sont inutiles. Pendant trois mois que vécut le lord, il ne proféra que ces paroles: "laissez, laissez-moi: je veux mourir de ma douleur."
Il y succomba en effet, nommant son héritière Madame Rivers, et demandant que son corps fût déposé dans le cercueil de Nelly. Il n'avoit pas oublié de confirmer dans son testament la pension de la mère du malheureux italien. Mylord Bermond remplit exactement ses volontés: il le pleura le reste de ses jours, et Madame Rivers ne tarda point à suivre sa fille et Adelson dans le tombeau.