Anna Rose-Tree histoire angloise Madame de Malarme Veuve Duchesne, Bruxelles & Paris, 1785 Exporté de Wikisource le 23 février 2022 AVERTISSEMENT. En 1780, il a paru deux Ouvrages de moi ; c'étoit mon coup d'essai. Le Public indulgent a bien voulu donner quelques éloges à mes foibles productions, sans doute pour m'encourager. Sensible à ses bontés, j'ai cru n'y pouvoir mieux répondre qu'en travaillant de nouveau à les mériter. J'ai redoublé de zèle, & bientôt deux volumes se sont trouvé en état d'être imprimés. Des évènemens sans nombre m'ayant éloignée de Paris, trois années se sont écoulées, sans qu'il m'ait été possible de les mettre au jour : je n'en suis pas pour cela restée dans l'inaction ; deux autres Ouvrages n'attendent pour aller à la censure que le jugement que prononcera sur celui-ci ce même Public à qui il m'importe de plaire, & à qui je sacrifie volontiers mes veilles, pourvu qu'en échange, il ne me traite pas avec trop de rigueur. Presque tous les Auteurs s'empressent, dans une longue Préface, d'assurer leurs Lecteurs que leurs livres ne sont pas des Romans. Ces exemples multipliés ne me séduiront pas ; je leur dis, moi, avec franchise, voici un Roman que je vous présente ; si les évènemens qu'il renferme ne sont pas vrais, intéresseront-ils moins ? Souvent le vrai n'est pas vraisemblable, & comme c'est ce dernier qui persuade, je me suis attachée à n'en jamais sortir. Je dois aussi une réponse à plusieurs personnes qui m'ont demandé pourquoi l'on trouvoit si peu de morale dans mes ouvrages : voici comme je me justifie. L'on ne persuade pas par des raisons, il faut des exemples, je les offre dans tout le courant de l'histoire : le vice puni, la vertu récompensée, cette morale fait plus de prosélytes que cent pages où l'on dit & redit de dix façons différentes qu'il faut être sage pour arriver au souverain bonheur. Quand un Héros ou une Héroïne de Roman intéresse, on aime à se mettre à leur place & à les imiter ; je peins les miens comme je voudrois que tout le monde fut. PREMIÈRE LETTRE, D'Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree, son Amie ; à Break-of-Day . Vous avez paru, ma chère Amie, avoir plus que du chagrin lorsque nous nous sommes quittées, & l'expression de gaieté déplacée qui vous est échappée, me prouve que vous avez bien mal interprété la mienne. Croyez, mon Amie, que je ressens une véritable affliction de votre absence ; &, surtout, n'accusez pas mon cœur des fautes que fait mon esprit. Depuis plusieurs années que nous vivons ensemble, vous devez connoître la légèreté de mon caractère, &, j'ose ajouter, la sensibilité de mon ame. Convenez qu'il étoit presqu'impossible de ne pas trouver très-plaisant l'équipage ridicule qui nous a ravi la plus aimable des Filles. Le moyen de ne pas rire à l'aspect de cette vieille personne, qui d'un ton nazillard, & en branlant la tête, vous dit avec emphase, Miss, je viens vous chercher, vos Parens vous attendent avec impatience. On m'a préféré pour remplir cette commission ; j'espère que vous n'en aurez aucun regret. Afin de vous désennuyer pendant la route, j'ai appris plusieurs petits contes ; si ma mémoire me le permet, je vous les raconterai. Cet élégant discours se tenoit en descendant d'une vieille voiture menée par des chevaux plus vieux encore : le tout étoit conduit par un cocher borgne & bossu ; la chère Miss Rose-Tree , dont l'humeur contraste parfaitement avec la mienne, n'a point trouvé à tout cela des raisons d'abandonner sa gravité accoutumée. Mais moi, à qui vous reprochez souvent de rire sans savoir pourquoi, j'ai imaginé que de ma vie je ne rencontrerois, peut-être, une meilleure occasion de me livrer à ma gaieté. Il falloit que le sujet en valut réellement la peine, puisque la douleur de quitter l'Amie que mon cœur s'est choisie, n'a pu faire diversion à ma folie ; & ce n'est qu'en perdant de vue le grotesque assemblage, que j'ai senti la grandeur de la perte que je venois de faire, & combien j'étois déraisonnable de vous avoir marqué si peu de regret... J'ai pleuré, ma chère Anna , mais pleuré de toutes mes forces ; & tout en maudissant la vieille & sa suite, je n'ai pu retenir un éclat de rire à leur souvenir... Je vous avoue ma faute, & vous demande grâce. Je ne puis, pourtant, promettre de me corriger, puisque l'instant le plus affreux de ma vie, a été celui où j'en ai commis une, que je ne puis me pardonner. Votre absence vous vengera assez. Demandez à toutes nos compagnes. Depuis votre départ, je n'ai pris part à aucun jeu. Votre nom, que je prononce sans cesse, me fait quelques querelles ; non que toutes ne vous aiment, comme vous le méritez : mais la jalousie, cette fidelle habitante de toutes les pensions, leur souffle continuellement aux oreilles que c'est des absens dont on doit le moins s'occuper ; je ne me le persuaderai jamais, quand il sera question de vous. J'attends de vos nouvelles avec impatience. Je ne sais si votre voyage a été heureux, mais je tremble que vous n'ayez été obligée de faire à pied les trois quarts du chemin. Adieu, ma chère Anna, n'oubliez pas que vous m'avez promis de m'écrire souvent, & de me faire part de vos plaisirs : je serai heureuse par la certitude de votre bonheur. Émilie Ridge. De Rochester, le... 17.. IIme LETTRE. Réponse d'Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Rochester . Oui, ma chère Amie, j'ai été affligée, & même étonnée de votre extrême gaieté à l'instant de mon départ ; mais en réfléchissant sur votre caractère folâtre, je me suis dit que j'aurois tort de vous en vouloir. Je passe à l'article de vos craintes. Calmez-les, ma belle Émilie ; je fuis arrivée à bon port, & beaucoup plus lestement que ne sembloit l'annoncer le délabrement de mon équipage (j'entre, comme vous le voyez, parfaitement dans vos idées). Les contes de la bonne Mistress Turs m'ont, en vérité, divertie : elle a infiniment d'esprit ; vous l'avez mal jugée, en ne lui supposant que du radotage. Elle possède la confiance & l'amitié de ma Grand-maman, & je ne doute pas qu'elle ne les mérite. Je fuis arrivée Jeudi, à six heures du soir, à Break-of-Day , terre de mon Grand-papa. Les environs m'ont paru charmans. Mylady Green a été la première personne qui s'est présentée à ma vue, en entrant dans le Château. Je ne vous peindrai pas, mon Ami, la douceur de cette délicieuse entrevue ; votre cœur doit vous la représenter. Elle m'a conduite à l'appartement de Mylord. --- Je vous amène notre cher enfant, a-t-elle dit en entrant : j'ai volé aux genoux de mon Grand-papa, que des infirmités de vieillesse obligent à ne pas quitter son fauteuil : il m'a pressée dans ses bras, & j'ai senti des larmes qui tomboient sur mon col. Le reste de la soirée s'est passé en preuves réciproques de tendresse. Mylady a eu la bonté de me conduire elle-même à l'appartement qui m'étoit destiné : c'est un des plus beaux du Château. --- Depuis huit jours, ma chère Fille, je me suis occupée à y faire des embellissemens qui puissent te le rendre agréable ; si quelque chose y manque, tu n'auras qu'à le dire à Mistress Turs : elle est l'intendante de la maison, & a ordre de satisfaire, & même de prévenir tes désirs. Je te laisse, a-t-elle continué, avec la Fille de cette Bonne-femme ; elle est à ton service. J'ai cru que tu serois bien-aise d'avoir avec toi une jeune Personne élevée sous mes yeux. Je puis te répondre que c'est un excellent sujet. Elle m'a baisée sur le front, & m'a quittée un instant après. Maria (c'est le nom de ma Femme-de-chambre) est entrée. Sa figure agréable prévient d'abord en sa faveur. Hier, Dimanche, il m'a été bien facile de voir à quel point Mylord & Mylady sont aimés de leurs Vassaux. En sortant du temple, où mon Grand-papa s'étoit fait porter, tous sont venus le complimenter sur mon arrivée. Si j'avois de l'amour propre, il seroit bien satisfait ; mais avec ma façon de penser, je ne vois dans les éloges de ces bonnes gens que l'amour qu'ils portent à leur Seigneur, & qu'ils font rejaillir jusque sur moi. À l'issue du dîner, Mylady a voulu me faire voir les beautés de la maison, que j'ai quittée trop jeune pour en avoir conservé le souvenir. Les appartemens sont vastes & richement meublés : mais rien n'est comparable à la magnificence d'une galerie de superbes tableaux. Mon étonnement a été visible. --- Tu conçois avec peine, ma chère Fille, que l'on puisse employer tant d'argent à des choses aussi inutiles, surtout à la campagne. Mais ton Père avoit la manie des tableaux, & n'épargnoit rien pour se procurer les plus précieux : Je me mis à les considérer ; un seul fixa toute mon attention. Vainement je cherchois à m'en distraire : mes regards y revenoient sans cesse. C'étoit le portrait d'une très-belle Femme. Le fond de sa figure annonçoit de la tristesse. Entraînée par un attrait invincible, je restois en face de ce tableau. Mes yeux ne le quittoient que pour se porter sur Mylady. Les siens étoient remplis de larmes : les miennes sembloient n'attendre que ce signal, & je les sentis couler. --- La nature ne te trompe pas, c'est ma Fille, c'est ta Mère qui excite notre attendrissement. Ne pleure pas sa mort, continua Mylady : La pauvre Élisabeth n'a vécu que pour souffrir. Ma tendresse n'a pu la garantir des peines dont elle a été la victime : mais, ma chère Fille, il faut mettre un frein à ta douleur : je ferai en sorte de remplacer dans ton cœur celle qui me fut infiniment chère. Quelque jour je t'instruirai de l'histoire de ton infortunée Mère : tu verras, par son exemple, combien une imprudence cause souvent de repentir. Mais il est temps d'aller rejoindre mon Mari : Songez, Anna , qu'il doit ignorer ce qui vient de se passer. Dès que j'ai été retirée dans ma chambre, le souvenir de ce que m'avoit dit Mylady dans la journée a rempli mon ame de tristesse. Ma Mère a été malheureuse, me suis-je dit & c'est d'aujourd'hui seulement que l'on m'en a parlé. Vous le savez, ma chère Émilie ; Mylady venoit me voir trois ou quatre fois dans le cours de l'année : mais elle a toujours évité de me répondre, quand je la questionnois sur mon Père & ma Mère. Je n'avois même aucune certitude sur la mort de l'un ou de l'autre. Oh comme il me tarde d'être instruite des particularités de la vie de ces chers Parens. L'amitié qui nous lie me fait une loi de ne vous rien cacher. Vous saurez donc aussi, mon Amie, les raisons du silence que l'on a si long-temps observé avec moi. En déposant mes secrets dans votre sein, je vous prouve combien je compte sur la solidité de votre cœur, bien différent de votre esprit. Mais il seroit trop injuste de vouloir que toutes les perfections fussent réunies dans une seule personne. Adieu, belle Émilie. Je suis pour la vie votre dévouée Anna Rose-Tree. De Break-of-Day. IIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree; à Break-of-Day . Vous rendez justice à mes sentimens, ma chère Anna , en me croyant digne de posséder toute votre confiance ; mais je ne puis applaudir au style sérieux de votre Lettre. Que vous faut-il donc pour vous causer de la joie ? Fille unique Chérie de vos Parens, adorée de vos Domestiques, aimée de vos Amies, dites-moi, belle indolente, quels désirs osez-vous encore former ? Supposez-vous pour quelques instans à ma place, remettez-vous ensuite à la vôtre, & osez dire que vous n'êtes point heureuse. Votre Mère a éprouvé des tribulations ; Mylady Green vous fait entendre qu'elle les avoit en quelque façon méritées. Je ne vois point dans tout cela des raisons d'avoir l'ame triste. Elle est morte : voilà le grand malheur ; encore faut-il s'en consoler, & la chose ne doit pas vous être difficile, puisque vous ne l'avez pas connue ; je veux encore que vous n'ayez aucun souci du silence que l'on a observé avec vous. Pourquoi voulez-vous qu'on vous entretienne d'un être qui n'existe plus ? Vous voyez bien, Anna, que tous vos raisonnemens n'ont pas le sens commun. Pardon : mais la franchise est une de mes qualités, ou, si vous l'aimez mieux, la seule que je possède. J'ai de mon côté des nouvelles à vous apprendre. Samedi, à cinq heures du soir, on est venu avertir Mistress Hemlock , que plusieurs Personnes l'attendoient dans le Parloir. Nous étions ensemble : elle a voulu que je l'accompagnasse. Une Dame de belle apparence est venue l'embrasser. --- Je n'ai pas voulu passer près de chez vous, ma chère Hemlock, sans vous dire un petit bon-jour. Cette jeune Miss & ces Messieurs ont désiré m'accompagner : mais, a-t-elle continué, quelle est cette jolie personne qui est avec vous ? --- C'est une de mes élèves. Elle est charmante ; n'est-ce pas votre avis, Fanny ? Sans doute, Mylady, a-t-elle répondu en minaudant. J'ai prodigieusement rougi : tout le monde s'est assis, & la conversation est devenue générale. Je me suis alors permis d'examiner les différens personnages, & je vais vous les peindre tels que je les ai vus. La Dame est d'un certain âge : elle se nomme Lady Harris . Tout en elle annonce la Femme de qualité ; elle paroît extrêmement aimable, & notre Maîtresse dit que sa figure n'est pas trompeuse. La jeune Miss doit avoir seize ou dix-sept ans. Son visage est d'une grande régularité, sa taille est fort bien, mais son ensemble m'a parfaitement déplu. Ce n'est pas jalousie : vous savez, ma chère Amie, que je ne suis pas tourmentée de ce défaut. Le plus âgé des Messieurs, qu'elle appelle son père, a le maintien sérieux, l'abord froid, mais un air de bonté perce à travers tout ce qu'il dit. Je me sens portée à le trouver aimable, pour peu qu'il voulut faire des frais pour le paroître. Le jeune homme a tout au plus vingt ans. Il est parfaitement bien de son personnel, son esprit est léger, sa répartie est prompte & brillante. Au reste, mes remarques ont été faites trop à la hâte pour les croire infaillibles. Le jeune homme, que j'ai entendu nommer Mylord Clarke , est très-familier avec Miss Fanny, car ils n'ont cessé de jouer ensemble tout le temps de la visite ; enfin on s'est levé : --- Je reviendrai vous voir, a dit Mylady, car vous ne quittez jamais vos élèves pour aller chez vos Amies. --- Ce sont mes Enfans, a répondu Mistress, je ne puis absolument les abandonner. Tout le monde m'a fait la révérence, excepté Miss Fanny. Le jeune Lord étoit resté pour ramasser mon éventail : elle l'a rappelé avec un air d'humeur & un ton très-haut. Je me suis informée à Mistress Hemlock du nom du Monsieur & de sa Fille ; elle n'en est pas plus instruite que moi, c'est la première fois qu'elle voit l'un & l'autre. Rien de plus simple assurément que cette visite : cependant je ne cesse de m'en occuper, & même d'en parler. Cela vient sans doute, de la vie monotone que nous menons ici. Le plus petit événement devient une affaire d'importance pour de pauvres recluses. On me fait appeler, je ne devine pas qui ce peut être. Vous le saurez à mon retour. Au revoir... Il faut crier miracle Une Lettre de ma Mère Et qui m'annonce sa visite pour vendredi Par quel heureux hasard s'avise-t-elle de songer à moi ? Depuis cinq ans elle sembloit m'avoir oubliée. Vous avez été témoin, ma chère Anna, de la peine que me causoit son indifférence, & vous avez été de même témoin que je m'en étois consolée. L'amour qu'elle porte à ma Sœur, que je n'ai jamais vue, ne me donne aucune jalousie. Je n'ai désiré qu'une seule chose dont j'ai toujours été privée. Ma Mère, absolue maîtresse, a défendu expressément à mon Père de se souvenir qu'il a deux enfans. Il ignore même, à ce que dit Mistress Hemlock, la pension où je suis depuis l'âge de six ans, c'est pourtant sa tendresse seule que j'ambitionne ; ma Mère, qui depuis dix ans que je suis ici, n'est venue me voir que trois fois, ne m'a adressé la parole que pour me reprocher mon existence qui enlève à sa chère Fille une partie de sa fortune. Tels sont les agréables discours que cette cruelle Mère n'a pas eu honte de me tenir. Votre sort, mon Amie, est bien différent. Cessez donc de vous affliger. Jouissez du bonheur que l'amour de vos Parens rendra tous les jours plus parfait. Adieu, ma belle Anna, aimez toujours votre fidelle Amie. Émilie Ridge. De Rochester, ce ... 17 IVme LETTRE. D'Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Break-of-Day . Vous avez bien raison, ma chère Amie ; je devrois me trouver parfaitement heureuse : je le serois, sans doute, si le souvenir des peines de ma Mère ne troubloit le plaisir que Mylady Green s'empresse de me procurer. Il y a deux jours qu'elle a donné au Château une très-belle Fête, où se sont trouvées toutes les Familles des environs. Si j'avois votre esprit, ma belle Émilie , je pourrois vous faire plus d'un portrait, peut-être ridicule ; mais je me contenterai de vous parler seulement des Personnes de qui l'amabilité m'a le plus frappée. Le détail n'en sera pas long, il ne s'agit que de la seule maison de Mylord Stanhope . Sa Terre de Pretty-Lilly n'est éloignée de celle de mon Grand-papa que de six milles. Il est infiniment honnête ; Mylady Stanhope m'a paru très-polie. L'un & l'autre m'ont présenté le Lord Stanhope leur Fils, jeune Homme assez bien, mais d'une excessive fatuité. Une jeune Personne les suivoit : ma Grand-maman l'a prise par la main pour lui donner un baiser, & puis s'adressant à moi : --- Voilà, ma chère Anna , Miss Jenny Stanhope : c'est une Demoiselle parfaitement aimable, & qui mérite les plus grands éloges. La jeune Miss a baissé les yeux, & Mylady Stanhope a dit avec un air sombre : --- Plut à Dieu, Mylady, que ma Fille puisse s'approprier les complimens que vous avez la bonté de lui prodiguer : de nouvelles Personnes qui sont entrées ont interrompu la conversation ; on a voulu que j'ouvrisse le bal avec Lord Stanhope le Fils. Edward sera bien fier, m'a dit sa Mère quand je revins à ma place, d'avoir partagé des applaudissemens que vous méritiez seule : ce Fils ne m'a pas quittée d'un instant, & j'en ai eu beaucoup d'humeur. J'aurois voulu lier une conversation avec Miss Jenny, qui me paroît justifier la bonne opinion que ma Grand-maman a conçue d'elle. Sa figure est charmante, & je crois qu'il est impossible d'avoir plus de grâces ; je ne dirai pas autant, car ma chère Émilie prouve cette possibilité. Après un très-bel Ambigu, tout le monde s'est retiré, à l'exception de Mylord Stanhope & de sa Famille. On leur avoit fait préparer des lits. Hier au matin, tout le monde s'est rassemblé pour déjeûner (mon Grand-papa est de tous les plaisirs : deux Domestiques ont la seule occupation de le porter. Après une courte promenade, on a proposé de faire de la musique. Dans un clin d'œil il s'est formé un concert fort agréable. Le Lord Stanhope Père, joue de la basse, son Fils de la flûte, & sa Fille a la plus jolie voix du monde ; je touche assez bien du clavecin, comme vous savez, & je chante un peu. Un Valet-de-Chambre de Mylord Stanhope donnoit du cor, & le Fils de notre Jardinier, qui joue parfaitement du violon, ne nous laissoit rien à désirer. Dans un instant où Andrew --- (c'est le violon dont je viens de parler), jouoit un concerto, je m'approchai de ma Grand-maman pour lui marquer mon étonnement sur le talent supérieur que possède le Fils du Jardinier. --- " Vous cesserez d'être surprise, ma chère Fille, quand vous saurez que ce jeune Garçon a été élevé à Oxford avec le Fils cadet de Mylord Stanhope ; Frères de lait, ils conçurent dès leur enfance la plus grande amitié. Ce qui engagea Mylord à les laisser ensemble ; Andrew, témoin des leçons que l'on donnoit à son Maître, en profitoit : c'étoit même une émulation pour le jeune Stanhope, que l'on regardoit comme un bon sujet ; il mourut à dix-huit ans ; rien ne peut être comparé à la douleur qu'en ressentit Andrew. --- Il revint alors chez son Père, qui avoit quitté le service de Mylord Stanhope, pour entrer à celui de mon Époux. Les deux Maisons n'étoient point en ce temps liées comme elles le sont aujourd'hui. Mylord Green, qui vit dans Andrew un jeune Homme peu fait, par la façon dont il avoit été élevé, pour cultiver la terre, lui proposa un autre état ; mais ce Garçon, dont le cœur est excellent, préféra d'aider son Père & sa Mère, à qui il est tendrement attaché : Mylord Green aime infiniment la musique, & souvent il le fait venir pour le désennuyer. Au reste tous les gens de la maison ont une espèce de considération pour Andrew, tant il est vrai, qu'une bonne éducation en impose à toutes sortes de Personnes. Je suis charmée, ma chère Anna, a continué ma Grand-maman, que vous trouviez dans les talens de ce Garçon des moyens de dissipation... " On m'appela pour chanter un trio avec Miss Jenny & Andrew. Il a la voix belle, & chante avec goût. Tout le monde applaudit à un air qu'il exécuta seul, excepté cependant le jeune Lord Stanhope, qui lui dit, sans raison, qu'il avoit manqué en plusieurs endroits : --- Vous êtes encore un écolier, mon pauvre Garçon, ajouta-t-il, avec un air de pitié. Andrew ne répondit pas, mais rougit prodigieusement. Je ne puis m'empêcher de blâmer la hauteur déplacée de ce jeune Fat. Ne sait-on pas parfaitement que Mylord Stanhope est beaucoup au-dessus, par sa naissance, d'Andrew ; mais peut-être fort au dessous, quant à la manière de penser ; il est ridicule d'humilier son inférieur, quand il ne marque pas vouloir s'oublier. Vers les cinq heures du soir, Mylord & sa Famille reprirent le chemin de Pretty-Lilly . Nous sommes priées d'aller y passer quelques jours. Le moment n'est pas fixé, mais mon Grand-papa a accepté la proposition. L'amitié que j'ai conçue pour Miss Jenny, me fait désirer que cela soit bientôt, mais je voudrois que son Frère de s'y trouvât pas. Cette Lettre est bien longue, & je me flatte, ma chère Émilie, que vous ne vous plaindrez pas que j'ai épargné des détails. Je suis, comme vous, très-curieuse de connoître les Personnes qui accompagnoient Mylady Harris ; ma Grand-maman, à qui j'en ai parlé, dit qu'elle est très-liée avec Mylady Ridge & son Époux, dont on en dit beaucoup de bien. Il n'en est pas de même de votre Mère, elle ne paroît pas aimée ni approuvée du Public. Sans vouloir m'en rapporter à lui, il ne faut pas rejeter absolument ses avis. Je le compare à un excellent Auteur, qui outre les ridicules pour corriger de légers défauts. Adieu, ma belle Amie, ne négligez pas de m'écrire, c'est le moyen de me faire supporter votre absence. Toute à vous. Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 Vme LETTRE. D'Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Vous vous attendez, Anna , à des remerciemens, & je vais débuter par des reproches. Non, je ne suis point du tout contente de vos détails ; vous me parlez d'une Fête, & ne me citez que quatre Acteurs, il falloit me les nommer & me les peindre tous. Promettez-moi de réparer votre faute, & je n'en parle plus. Cependant je ne puis m'empêcher de vous faire lire dans ma pensée. Jurez que mes remarques ne vous fâcheront pas. Notre amitié est ma caution : je vais donc parler. D'abord, le jeune Lord ne vous plaît point du tout ; il est fat ; il est... Enfin nous ne l'aimons pas. Pour Andrew , c'est autre chose. Mais aussi c'est un jeune Homme plein de talens... Vous faites une petite moue. Eh bien je me tais. Au reste, je trouve votre Miss Jenny une audacieuse créature de vouloir s'emparer de la place que j'occupe dans votre cœur. Je ne veux point de cela, entendez-vous, Miss Rose-Tree . Je vous permets une petite amitié, mais rien de plus : mon attachement ne peut souffrir de partage. L'entrevue avec ma Mère ne m'a pas fait changer d'opinion sur son indifférence. Un gros Monsieur assez laid lui servoit d'Écuyer --- Je suis harrassée, a-t-elle dit, en entrant (vous remarquerez, Anna, qu'elle a fait le chemin dans une grande berline extraordinairement commode, & qu'il n'y a que six milles d'ici à Raimbow , nom de la Terre qu'elle habite). Je crains bien que ce voyage ne me cause une maladie : --- Reposez-vous, Mylady , a dit avec empressement & gaucherie le Monsieur qui l'accompagnoit. Si vous preniez quelques sirops : --- Sans doute, a dit Mistress Hemlock ; Mylady n'a qu'à parler. --- Ah vous voilà, Mistress, a repris ma Mère, je ne vous avois pas encore apperçue. Où est Miss Émilie ? --- Me voici, dis-je, alors en m'approchant. --- Vous me témoignez bien peu d'empressement. --- Mais elle n'est point aussi jolie que vous me l'aviez marqué (En s'adressant à notre Maîtresse) : --- Je trouve Miss Ridge à ravir. Ce compliment ne valut pas un remerciement au présent personnage qui l'avoit fait. --- Elle se nomme Émilie, repliqua Mylady : Mais je ne suis point de votre avis, mon cher Spittle ; elle ne ressemble en aucune façon à sa Sœur : j'étois restée debout par respect. --- Ne sait-elle pas parler ? Asseyez-vous donc... Vous avez bien peu d'usage, mon Enfant ?... Vous ne lui avez donné aucun Maître, je pense. --- Vous m'excuserez, Mylady, dis-je aussitôt : Mistress m'a fait apprendre tout ce qui convient à une Demoiselle. La Danse, le Dessin, la Musique, le François & l'Italien : --- Et vous ne savez pas un mot de toutes ces choses ? --- Miss Émilie, reprit Mistress Hemlock, est de toutes mes Élèves celle qui apprend & profite le mieux : --- J'en suis fort aise ; mais je ne m'en serois pas douté... Il se fait tard, (& prenant sa montre) : Juste ciel Il est cinq heures. Voilà au moins trois quarts d'heure que je suis ici. Adieu, Mistress ; adieu, Miss. Monsieur Spittle, vous savez le chemin. Mistress, vous pourrez souffrir les visites que Monsieur fera à Émilie. Je les approuve, entendez-vous. Et dans l'instant elle remonte en carrosse & disparoît à nos yeux étonnés. --- Quelle Mère s'est écrié la respectable Hemlock ; & me prenant dans ses bras, elle ne mérite pas une telle Fille : les preuves de tendresse de notre Maîtresse m'ont vivement émue, la conduite de Mylady Ridge ne m'a fait aucune impression. Mon cœur est entiérement cicatrisé. Mais à quel propos permettre à ce Malotru de venir me voir ? Auroit-on des vues ?... Je me flatte que non ; cependant cela m'inquiète, & m'ôte une partie de ma gaieté. Adieu, mon Anna : je vous embrasse comme je vous aime. Émilie Ridge. De Rochester, ce ... 17 VIme LETTRE. De la même à la même ; à Break-of-Day . Je n'attends pas votre réponse, ma chère Amie, pour vous faire part de l'évènement le plus étrange. Ce matin Lady Harris est venu voir notre Maîtresse, & m'a fait prier de l'accompagner. --- Venez, venez, s'est-elle écriée du plus loin qu'elle nous a vues. Je viens d'apprendre des choses fort extraordinaires. Ah vous êtes donc Miss Ridge ? (en s'adressant à moi) j'ai fait l'autre jour une belle étourderie. Vous ne savez pas quelles sont les personnes avec qui j'étois ? votre Père, votre Sœur & le prétendu de cette dernière. Mais le plaisant de l'aventure, c'est que Mylord ne sait pas que vous êtes sa Fille. Jamais Mylady n'a voulu lui dire dans quelle Pension elle vous avoit mise. --- Voilà bien de nouvelles, a dit Mistress Hemlock . --- " En voici une qui vous étonnera davantage, a repris Mylady, c'est que les beaux yeux de la charmante Émilie (& je n'en suis point surprise) ont absolument dérangé la tête du pauvre Mylord Clarck , il ne pense & ne parle que de vous. Je fais un joli rôle, n'est-ce pas, chère Enfant ? Car je viens pour vous prier d'avoir pitié de mon petit Cousin, il est chez moi qui m'attend avec bien de l'impatience, c'est lui qui m'a conté tout ce que je viens de vous dire, & il le tient de Miss Fanny Ridge . Elle vous a parfaitement reconnue, quoiqu'elle ne vous ait vue que cette seule fois. Il est vrai que vous ressemblez beaucoup à Mylord votre Père. Que voulez-vous que je dise à mon pauvre Parent ? Il espère que vous lui permettrez de m'accompagner la première fois que je viendrai ". --- Mais Mylady a dit, je crois que Mylord Clarck étoit le prétendu de ma Sœur. Je suis sûre qu'elle ne me conseilleroit pas. --- Émilie a raison, a repris Mistress Hemlock, elle ne doit pas être la Rivale de Miss Ridge : --- Écoutez, reprit Mylady, mon Parent est peu riche : " Je le suis beaucoup, & comme je n'ai ni Mari ni Enfant, j'en fais mon unique héritier (c'est aussi le meilleur, & j'ose dire, le plus aimable Garçon du monde). Je débute par lui donner en se mariant trente mille livres sterlings. Je n'approuvois pas trop son union avec Miss Fanny, son caractère altier ne m'a jamais plu : mais Clarck croyoit en être amoureux, & comme je l'aime beaucoup, je consentois à tout ; son changement en votre faveur, ma belle Miss, me cause de la joie. L'amitié que Mistress Hemlock a pour vous, fait assez votre éloge... Mais, mes Amies, je n'oublie pas que mon Cousin compte les minutes, que me permettez-vous de lui dire " ? --- Souffrez que je réponde pour Émilie. Elle ne peut qu'être reconnoissante de tout ce que vous pensez de favorable sur son compte ; mais, Mylady, je vois des obstacles presqu'invincibles à l'accomplissement de vos bonnes intentions. Ma jeune Élève n'est point aimée de ses Parens. Le changement inopiné de Mylord Clarck la rendra pour sa Sœur un objet odieux. Mylady Ridge qui n'a des yeux que pour sa Fille aînée, approuvera la haine de Fanny. Je ne parle pas de Mylord. Il est le premier sujet de sa femme & de sa Fille, & il seroit, je crois, imprudent d'espérer que Mylady voulut jamais donner les mains au mariage de votre Parent avec Émilie. Ainsi, Mylady, il me semble qu'il faudroit laisser les choses dans leur premier état. Fanny une fois établie, le sort de mon Élève deviendra, peut-être, moins rigoureux. --- Vos raisons, ma chère Hemlock, me paroissent bonnes ; mais ni Clarck, ni moi ne pouvons suivre vos conseils. Cette belle Enfant a dérangé tous nos projets, & je ne vois pas de possibilité à ramener nos esprits. Le sort en est jeté, Miss Fanny ne sera jamais ma Cousine. Je vous quitte ; mais je vous préviens que vous nous verrez l'un & l'autre avant peu de jours. Si vous ne voulez pas recevoir mon parent, il faudra aussi me faire fermer la porte. --- Mylady sait bien, a repris Mistress, qu'elle sera toujours reçue chez moi à bras ouverts. Après le départ de Mylady, il est venu du monde : j'ai laissé Mistress Hemlock dans le Parloir, & je suis montée pour vous écrire tout cela, qui ne vous causera sûrement pas moins d'étonnement qu'à moi. La poste arrive demain ; j'espère, ma chère Anna , qu'elle m'apportera une Lettre de vous. J'aurai autant de plaisir à vous lire, qu'à vous assurer de ma vive & sincère amitié. Émilie Ridge. De Rochester, ce ... VIIme LETTRE. D'Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Rochester . Quelqu'idée que j'aye conçue du caractère de Mylady Ridge , il ne m'a pas été possible de lire sans une véritable douleur l'affreuse conduite qu'elle observe avec vous ; il est bien horrible que des parens ayent parmi leurs enfans des objets de préférence Je ne vous dirai pas à quel point votre Sœur mérite peu celle que lui accorde sa Mère. Vos craintes sur le gros Monsieur me paroissent fondées. Il est certain qu'il ne s'est pas trouvé là sans raison ; les ordres qu'on vous a donnés de le recevoir, sont des preuves assez claires qu'on a des projets sur lui ; mais, ma chère Émilie , gardez-vous de les approuver Ce Spittle est un Homme abominable : c'est ce qu'on appelle dans le monde un gueux revêtu. Né dans la classe la plus basse, il n'est parvenu à acquérir une grosse fortune qu'aux dépens de plusieurs Infortunés qu'il a ruinés par ses usures énormes, &, j'ose même dire, des friponneries manifestes. Tel est le Personnage que Mylady Ridge vous destine pour Époux. Il a dans le Pays de Galles plusieurs Parens qui languissent dans la plus profonde misère. Vainement s'adressent-ils à ce monstre ; il leur refuse jusqu'au plus petit secours. Je me hâte de vous instruire de toutes ces particularités. Il faut couper le mal dans sa racine. Je passe à ce qui me regarde. La plaisanterie du commencement de votre Lettre ne m'a point fâchée, je connois votre gaieté ; il faut bien souffrir ses Amies avec leurs défauts. D'ailleurs vous avez fort bien deviné, quant à mon antipathie pour Edward Stanhope : je m'en veux réellement de cette prévention ; car en lui ôtant sa fatuité, c'est un jeune Homme fort aimable. Mais, ma belle Amie, vous aurez, s'il vous plaît, la bonté de me passer mon attachement pour Miss Jenny . C'est une si charmante Personne Je puis pourtant vous promettre qu'elle n'occupera que la seconde place dans mon amitié. Êtes-vous satisfaite ? Je dois répondre à l'article qui concerne Andrew . Ne peut-on rendre justice à un être quelconque, sans qu'on vous soupçonne d'y prendre un intérêt particulier ? Vous êtes folle, mon Émilie, mais vous ne m'avez jamais paru méchante : si je vous connoissois moins, je pourrois prendre votre observation pour une Épigramme. Nous ne sommes de retour de Pretty-Lilly que d'hier au soir. On nous y a comblés d'honnêtetés, les fêtes s'y sont multipliées pendant les cinq jours que nous y sommes restés. La Noblesse des environs a assisté à deux bals champêtres que l'on a donnés dans une superbe prairie attenante au parc. Nous étions tous dans le costume villageois. Ces amusemens simples me plaisent infiniment, & je les préfère aux brillantes assemblées où j'ai assisté plusieurs fois depuis mon arrivée ici. Nous avons des raisons de nous réjouir ; mon Grand-papa, qui étoit impotent depuis deux années, a recouvré l'usage de ses jambes ; il marche, à la vérité, avec un peu de peine, mais il marche. Il en est d'un contentement qui ne le cède qu'au nôtre. Ma Grand-maman en a pleuré de joie. Les Fermiers se sont réunis pour tirer un feu d'artifice, en vérité, très-beau, en signe de réjouissance ; qu'il est doux de recevoir des preuves aussi touchantes d'un attachement général Adieu, ma chère Émilie. J'oublie, en vous écrivant, que Mylady Green m'a dit de ne m'absenter qu'une heure. Pour toutes ses bontés, je lui dois de l'obéissance. Croyez à l'amitié d'Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17. VIIIme LETTRE. De la même, à la même ; à Rochester . Je reçois votre seconde Lettre, ma chère Amie, & je vous avoue que je suis moins étonnée que vous ne le pensiez de ce qu'elle renferme. La charmante Émilie Ridge est bien faite pour rendre inconstant celui qui sait apprécier ses aimables qualités. Le Lord Clarck jouit d'une très-bonne réputation, (je m'informe avec soin de tout ce qui peut vous intéresser) & je verrois avec joie votre union avec lui. Mais je pense comme Mistress Hemlock . Il est presqu'impossible qu'elle puisse jamais avoir lieu. Votre Mère, votre Sœur sont d'un caractère dur & vindicatif. Je frémis des suites que peut avoir la découverte de la nouvelle inclination de Mylord Clarck. Votre Lettre ne m'apprend pas si vous y êtes sensible, je ne le souhaite pas pour votre tranquillité. C'est un grand malheur, ma chère Émilie, d'aimer celui qui ne peut jamais nous appartenir. S'il en est temps encore, fuyez le danger. Je sens trop combien il est affreux... Hélas Mon secret est prêt à m'échapper... Non, non, vous ne saurez pas à quel point je suis foible... Que penseriez-vous de moi, si vous saviez... Ô ma chère Amie je vous le répète, si vous ne voulez pas aimer, fuyez celui que votre cœur semblera préférer. Depuis deux mois que je suis chez mes Parens, il ne s'est pas passé un jour sans qu'ils n'ayent cherché à me procurer de nouveaux amusemens. Nous avons visité presque toutes les Villes & les Châteaux voisins de Break-of-Day . Par-tout on nous a donné des fêtes : cette vie errante ne convient guère au sérieux qui fait la base de mon caractère. Une des choses qui me fait le plus de peine, c'est qu' Edward est toujours de nos parties. Ses empressemens paroissent approuvés de mes Parens. J'ai bien peur qu'ils n'ayent des projets que mon cœur ne pourroit jamais ratifier. Malgré mes efforts, il ne m'a pas été possible de renouer la conversation que j'ai eue avec ma Grand-maman le lendemain de mon arrivée. Elle semble fuir toutes les occasions de se trouver seule avec moi. Sans cesse obsédée par ses femmes, je n'ose parler de ma Mère, ni faire la moindre question qui y ait rapport. J'espère cependant que le hasard me procurera l'instant que je désire si ardemment. Il est affreux à moi d'avoir négligé de vous prier de me rappeler au souvenir de Mistress Hemlock & de nos aimables compagnes. Assurez-les, je vous prie, ma belle Émilie , que je leur suis toujours tendrement attachée. Vous êtes trop juste pour douter des sentimens d'Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 IXme LETTRE. Charles Clarck , à William Fisher, son Ami , à Londres . Depuis ma dernière Lettre, mon cher William , les choses ont bien changé de face Tu me crois sans doute l'époux de Fanny Ridge . Il n'en est & n'en sera jamais rien. Te voilà bien surpris : la suite augmentera sûrement ton étonnement. Pour satisfaire pleinement ta curiosité, il faut que je reprenne les choses de plus haut. C'est à l'Opéra, comme tu fais, que je suis tombé amoureux de Fanny. Il est vrai qu'elle est extrêmement jolie. Par le moyen de ma bonne Cousine, il ne m'a pas été difficile d'avoir accès dans la maison de Mylord Ridge . Bientôt j'y fus assez familier pour connoître à fond le caractère des habitans. Celui de Fanny ne me parut pas très-bon. Cependant les charmes de sa personne m'attachoient tous les jours de plus en plus, l'extrême bonté de Mylord l'avoit rendu l'esclave soumis de l'impérieuse Lady. Je vis donc que c'étoit à cette dernière à qui je devois faire ma cour. Mes assiduités ne lui déplurent pas. Mylady Harris s'apperçut de mon amour : elle m'en parla. Je convins qu'elle avoit deviné. Ainsi que moi, elle avoit remarqué les défauts de Miss Ridge ; mais tu connois son amitié pour moi ; jamais elle n'a désapprouvé ma conduite. Elle eut même la complaisance de faire à Mylady Ridge l'aveu de mes sentimens pour sa fille, & du désir que j'avois de pouvoir obtenir sa main. --- Ils sont bien jeunes tous deux, répondit-elle ; cependant j'accepte avec joie les propositions que vous me faites, & si vous y consentez l'un & l'autre, nous remettrons le mariage à cet été. Vous passez cette saison pour l'ordinaire à Rochester ; j'ai une terre voisine de ce lieu, & ce sera là où on célébrera l'Hymen de nos Enfans. La tendresse que vous marquez à Mylord Clarck , m'engage à le nommer ainsi. --- Oh vous avez bien raison, ma chère Mylady. Je chéris mon Cousin comme s'il étoit mon Fils, & il en a les sentimens. Je vous jure que je souhaite son bonheur avec la plus vive ardeur. Cette conversation, que ma respectable Parente me rendit, me combla de joie. J'aimois véritablement Miss Fanny, & elle m'avoit dit que je ne lui étois point indifférent. La frivolité de ton esprit ne me permit pas de te faire part alors de mon projet d'établissement. Ce fut à mon arrivée ici que je t'écrivis que j'étois à la veille de me marier : cependant l'instant n'en étoit point encore fixé. Un jour que Mylord Ridge & sa fille avoient dîné chez ma Cousine, elle proposa d'aller à l'issue du dîner faire une visite à une de ses Amies, femme très-aimable, & que nous ne serions pas fâchés de connoître. En traversant une rue, Mylady s'écria, à la vue d'une très-belle maison : --- Ah voilà la maison de ma chère Hemlock . Voulez-vous permettre que j'y entre un instant ? C'est une Maîtresse de pension. Mais elle est du meilleur ton possible. Tout en disant cela, elle fit arrêter. Mylord & Fanny voulurent aussi entrer ; effectivement cette femme a la plus honnête tenue : elle s'étoit fait accompagner par une des Grâces. Non jamais je ne vis rien d'aussi joli. J'avois le plus grand plaisir à la contempler. Fanny qui s'en apperçut, eut une attention particulière à m'occuper. Elle ne cessoit de me parler : la politesse exigeoit des réponses, & l'on se leva pour sortir avant que j'eusse pu adresser un seul mot à la belle Élève de Madame Hemlock. Mais, mon cher William, son image s'est profondément gravée dans mon cœur. Après la visite que Mylady Harris désiroit faire, nous nous rendîmes à Raimbow , terre de Mylord Ridge , qui n'est qu'à six milles de Rochester . Mylady étoit au Jardin ; nous fûmes la joindre. Mylord donnoit le bras à ma Cousine, & j'avois celui de Fanny. --- Je ne conçois pas dit-elle, comment Mylady Harris peut trouver jolie la jeune personne que nous avons vue à cette Pension : elle n'est point mal, mais ce n'est pas une de ces figures qui frappent. Craignant de laisser deviner l'impression qu'elle m'avoit faite, je ne répondis rien. Fanny continua : --- Vous ne devineriez jamais, Mylord, quelle est cette fille. --- Je pense, dis-je, que vous n'en êtes pas plus instruite. --- Eh bien vous pensez mal. --- N'est-ce pas la première fois que vous la voyez ? --- Je ne me rappelle pas de l'avoir jamais vue avant aujourd'hui, & pourtant je sais qui elle est, & je suis sûre de ne pas m'être trompée. Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble à mon Père ? --- Ah Mylord...... oui vraiment, & beaucoup. --- Cela n'est pas extraordinaire, c'est sa Fille. --- Comment dites-vous, Miss ? --- Eh oui, c'est ma Sœur. --- Vous avez donc une Sœur ? --- Sans doute ; puisque mon Père a deux Filles. Alors elle me dit que Mylady sa Mère avoit pour la plus jeune de ses Filles une haine invincible, que dès l'âge le plus tendre, elle l'avoit mise dans une Pension qui n'étoit connue que d'elle seule ; que vainement Mylord avoit pressé plusieurs fois sa Femme de lui dire où étoit Émilie , que jamais elle n'avoit voulu consentir qu'il la visitat. --- Ma Mère est la maîtresse, ajouta-t-elle, & je trouve qu'elle a bien raison de ne pas aimer cette petite personne ; je l'ai reconnue à sa ressemblance avec Mylord, & je me suis souvenue d'avoir lu au bas d'une Lettre que Mylady venoit de recevoir, le nom de Mistress Hemlock. Toutes ces conjectures rassemblées forment une certitude. Nous arrivâmes en ce moment dans une allée détournée où Mylady étoit en grande conférence avec un Monsieur, dont la figure est, sans contredit, la plus ridicule qu'on puisse jamais voir. Au bout d'une heure, ma Cousine remonta en voiture, & nous revînmes à Rochester . Pendant le chemin, je fus très-pensif. Mylady inquiète de mon silence, s'informa des raisons qui le causoient. --- Avez-vous eu une petite querelle avec Fanny ? Vous êtes bien loin, ma chère Cousine, de deviner le sujet de mes réflexions. Ne puis-je donc le savoir ? Je suis votre Amie, Clarck , vous n'en pouvez douter sans ingratitude. --- Rendez plus de justice à ma reconnoissance, Mylady. Je connois votre cœur ; mon secret va vous être découvert. Cette jolie Pensionnaire de Mistress Hemlock... --- Eh bien qu'a-t-elle de commun avec vous ? --- Chère Cousine, vous ne devinez pas que c'est elle qui m'occupe. --- Quoi vous l'aimez ? --- Hélas oui. --- Quelle folie une personne que vous ne connoissez pas Je crus qu'il étoit nécessaire de lui rendre la conversation que j'avois eue avec Fanny. --- Je vous l'ai toujours dit, que votre Fanny avoit un mauvais cœur. Approuver la conduite affreuse de Mylady Ridge dire du mal de cette belle Fille Vous avez raison, mon Enfant Il faut la préférer à sa Sœur ; son sort m'intéresse. Je l'aime bien mieux que l'Aînée. Elle a la figure douce, modeste. Cette femme charmante eut la bonté de me promettre d'aller le lendemain chez Mistress Hemlock ; une légère incommodité la retint six jours dans sa chambre. Le septiéme elle céda à mes instances & fut à la Pension. Je n'eus pas la patience d'attendre son retour à la maison, je courus me poster à un coin de rue peu éloignée de la demeure de Mistress Hemlock, & quand ma Cousine passa pour s'en retourner chez elle, je fis arrêter son carrosse & y montai. --- Je n'ai pas grand'chose à vous apprendre, mon Ami, on n'ose accepter votre recherche. On craint la haine de la Mère & de la Sœur, Je n'ai pu découvrir si vous aviez plu, la modeste Émilie est trop bien élevée pour avouer un penchant qui peut être désapprouvé par ses Parens ; mais comme un Amant est clairvoyant, dans quatre jours nous y irons ensemble : Êtes-vous content ? --- Je baisai avec transport la main de ma bonne Parente. Dans deux jours donc je verrai ce que le Ciel a formé de plus parfait. Tu ris, tu te moques de mon enthousiasme. Sois donc indulgent pour tes Amis ; parce que tu te voues au célibat, voudrois-tu que tout le monde suivit ton exemple ? Donne-moi des nouvelles de Watteley , dis-lui que je ne l'oublie pas ; mais garde-toi de lui montrer ma Lettre. Il en plaisanteroit avec Buckingham , celui-ci avec d'autres, & je deviendrois le sujet d'une multitude de bons mots & de calembourgs. Adieu, mon Ami. Écris-moi plus souvent. Rappelle-toi que tu as promis à Mylady Harris de venir passer quelques jours ici. J'ai mon intérêt particulier pour te presser de tenir parole. Tout à toi. Charles Clarck. De Rochester, ce ... 17 Xme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Voilà donc l'instant des tourmens arrivé pour moi. Ô ma chère Anna combien j'ai de sujets de m'affliger, nos conjectures n'étoient que trop véritables. M. Spittle , à qui j'ai refusé de me montrer toutes les fois qu'il s'est présenté, a eu recours à ma Mère, & elle est venue elle-même pour m'en marquer son mécontentement. --- Pardon, Mylady, lui ai-je répondu avec respect ; mais je ne vois pas pourquoi Monsieur Spittle (il étoit avec elle) auroit le droit de me faire des visites. Ma réponse la mit fort en colère. --- Vous ne voyez pas cela est excellent vous ne voyez pas il faudra donc vous rendre compte de ma conduite : vraiment, je vous trouve plaisante ; apprenez, Miss, que vous êtes une sotte, mes volontés doivent être des lois pour vous : mais puisqu'il faut vous donner des raisons, en voici que je vous prie de trouver bonnes : Monsieur vous est destiné pour Époux : voilà ses droits pour avoir ses entrées ici ; & s'adressant à Mistress Hemlock : j'ai cru, Mistress, vous avoir dit que je prétendois que M. Spittle fut reçu de Miss Émilie . Si l'on a si peu d'égard à mes ordres, on me forcera à user de moyens qui pourroient ne pas plaire à tout le monde. En finissant cette belle tirade, elle s'étoit levée pour sortir. Je me suis mise à son passage, & tombant à genoux : --- Non, Mylady, me suis-je écriée, non, vous n'aurez pas la barbarie d'exécuter cet affreux projet. --- Miss n'est pas prévenue en ma faveur, dit alors le monstre. --- Je ne prétends pas vous le dissimuler, Monsieur, j'ai pour vous une haine invincible. --- Le temps, Miss, vous ramenera à des sentimens plus doux. --- Le temps ne fera qu'accroître mon antipathie. Telle est, & telle sera toujours ma façon de penser. --- C'est ce que nous verrons, dit ma Mère, en me poussant. Je tombai le visage contre terre, & elle eut l'inhumanité de passer dessus mon corps pour sortir. Mistress Hemlock outrée, ne la reconduisit pas, & se hâta de me relever. Mon visage couvert de sang, l'effraya beaucoup. Je la tranquillisai en l'assurant que je ne me sentois que mal au nez, le coup n'avoit porté que là. Dans le moment où l'on me faisoit respirer de l'eau, Mylady Harris entra avec son Cousin. --- Juste Ciel s'écrièrent-ils l'un & l'autre en m'appercevant : votre Mère sort d'ici, & vous voilà couverte de sang. --- C'est peu de chose, repliqua Mistress Hemlock : mais il n'a pas tenu à Mylady Ridge que le mal ne fut plus considérable ; & elle raconta la scène qui venoit de se passer. --- Sans ma tendresse pour cette chère enfant, ajouta-t-elle, Mylady Ridge m'auroit dispensée à l'avenir de ses visites --- Pauvre petite dit alors la Cousine de Mylord Clark , & lui-même versoit des larmes d'attendrissement. Un Être sensible a bien des droits sur mon cœur. Pour la première fois je le fixai avec intérêt. Qu'il me parut séduisant dans la touchante attitude qu'il avoit prise Il étoit à genoux tenant une des mains de Mylady dans les siennes : ses yeux me contemploient avec une douleur si naturelle, que l'on ne pouvoit pas la supposer factice : s'il m'eut dans ce moment demandé : --- M'aimez-vous ? Je crois que je lui aurois répondu : --- De tout mon cœur... Nous passâmes tous les quatre plusieurs heures ensemble, sans avoir rien décidé, sinon que je continuerois à refuser les visites de Spittle, & que Mylord Clarck iroit demain dîner à Raimbow , pour voir si Fanny est instruite des intentions de Mylady. Adieu ma gaieté, ma chère Anna, je suis sûre que vous ne me reconnoîtriez pas. --- Je m'afflige sans cesse : n'en ai-je pas des sujets bien légitimes ? Je vous ai avoué, ma belle Amie, mon penchant pour Mylord Clarck : vous ne devez plus hésiter à me confier le secret que vous avez si mal à propos retenu. Ne suis-je plus votre Amie ? n'ai-je plus droit à vos peines comme à vos plaisirs, point de restriction à votre confiance, que je n'ai pas déméritée. Adieu. Sans rancune pourtant, mais corrigez-vous d'une réserve déplacée. Émilie Ridge. De Rochester, ce ... 17 XIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Rochester . Vous connoissez mon amitié pour vous, ma chère Émilie , jugez donc de l'effet qu'a dû produire sur moi votre dernière Lettre. Oui, sans doute, vous êtes bien à plaindre ; mais, mon Amie, mes chagrins, pour être différens des vôtres, n'en sont pas moindres. Vous voulez, vous exigez que je vous dise mon secret. Ah quand vous le saurez, combien vous concevrez de mépris pour moi. Votre amitié sera-t-elle assez forte pour voir avec indulgence ma foiblesse impardonnable ? Promettez-moi que, quelle que soit ma confidence, vous ne haïrez pas celle qui vous l'aura faite. Vous aimez, vous êtes adorée de Mylord Clarck , je suis aimée aussi ; mais par qui son nom va vous remplir d'épouvante : Andrew ... Le voilà donc tracé, ce nom que ma plume refusoit d'écrire... C'est lui ; oui, c'est le fils du Jardinier qui est l'objet de la passion la plus forte qui ait jamais existé ; il m'aime, j'en ai des preuves certaines. Mais, ma chère Émilie, ne croyez pas qu'il sache que je connois ses sentimens. Ô Dieu si vous alliez penser... Je vous jure qu'il ignorera toujours qu'il m'a rendu sensible, je dois pourtant justifier mon inclination. Si l'objet le plus charmant pouvoit me servir d'excuse, je ne serois pas coupable. Ce jeune homme, mon Amie, joint aux charmes du corps, tous les agrémens de l'esprit. C'est bien le meilleur cœur, la plus belle ame Pourquoi Edward ne lui ressemble-t-il pas ? Voici comment ce funeste amour a pris naissance. Dans l'intervalle de deux fêtes, nous nous sommes trouvés seuls à Break-of-Day , pendant quelques jours ; mon Grand-papa n'a pas voulu que notre solitude interrompit les plaisirs, & nous avons continué à faire de la musique, Andrew & moi. En chantant des duo , nos yeux se fixoient : je voyois dans les siens un feu qui passoit jusqu'à moi ; tout en lui est un sujet d'admiration. La beauté est bien séduisante, quand elle est accompagnée du mérite. Je m'enivrois du plaisir de le regarder. Le second jour, j'allai, à mon lever & en attendant celui de Mylady, dans la bibliothèque. Andrew y étoit (c'étoit un Dimanche) ; il tenoit les Nuits d'Young . Je parus surprise du choix qu'il avoit fait, ce qui occasionna une conversation entre nous. Je reconnus dans la sienne un esprit profond & une science parfaite sur tous les objets possibles (Mistress Hemlock nous a mis dans le cas de pouvoir juger avec connoissance de cause). Dans le courant de la journée, nous fîmes, comme à l'ordinaire, notre musique, & je le trouvai ce jour-là plus aimable que jamais. Tourmentée par des réflexions pénibles, je dormis peu & me levai plus matin que je n'avois coutume. Je descendis dans le jardin pour dissiper un mal de tête assez fort. Arrivée dans un bosquet, je surpris Andrew qui paroissoit si occupé d'une petite boîte qu'il tenoit dans ses mains, & à laquelle il sembloit travailler, qu'il ne m'apperçut que quand je fus à dix pas de lui. Il se leva, & se hâta de remettre dans sa poche la boîte qu'il avoit. Le trop de précipitation trompa son attente, & elle tomba sur le gazon sans qu'il s'en apperçut. Je lui témoignai le désir d'être seule. Il s'éloigna en soupirant. Dès qu'il fut hors de ma portée, je ramassai la boîte. Jugez de ma surprise, elle contenoit mon portrait, mais si ressemblant, que j'aurois défié le plus habile Peintre d'en faire un semblable. J'étois incertaine sur ce que je devois faire, lorsque je vis Andrew qui accouroit vers moi. Devinant le sujet de son prompt retour, & ne voulant pas qu'il sut que j'avois vu mon portrait, je laissai couler la boîte, & je fus à sa rencontre. --- Quelle raison, lui dis-je, vous fait aller si vîte ? --- C'est que j'ai perdu... ô Miss l'auriez-vous trouvée ? par pitié ne me l'ôtez pas : c'est mon unique consolation --- Vous avez perdu quelque chose ? dis-je en l'interrompant : je fuis fâchée de ne l'avoir pas trouvé. Mais c'est donc un objet précieux ? --- Oh oui, Miss, extrêmement précieux. --- Mais encore qu'est-ce ? --- C'est... c'est une boîte que je tiens de monsieur Stanhope ; Je la garde avec soin, comme la seule chose qui me reste de lui. --- Voyez donc si vous la retrouverez. Il n'eut pas grand'peine : Un instant après, il repassa à côté de moi, & me dit d'un air de contentement : --- Je la tiens c'est un grand bonheur pour le pauvre Andrew. Rentrée dans ma chambre, je me livrai d'abord au plaisir d'être aimée ; mais ma joie échoua contre mes réflexions. Je sentis combien il étoit imprudent à moi de me livrer à un penchant si contraire à mon devoir. Mylady Green vint me chercher ; elle me fit des reproches sur ma paresse : Que n'a-t-elle deviné juste j'ignorerois encore ce qui fait mon tourment... Vous connoissez à présent la faute de votre Amie. Vous savez mon secret ; mais, ma chère Émilie, ne me méprisez pas. C'est malgré moi que je suis coupable : écrivez-moi bien vîte, je désire & crains votre réponse. Ne me jugez pas avec trop de sévérité, & croyez au repentir comme à l'amitié d'Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 XIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Vous craignez mes reproches Vous êtes bien injuste, ma chère Anna ayez meilleure opinion de mon amitié. Je vous plains, oui, sûrement, c'est un grand malheur d'aimer & d'être forcée de le cacher avec soin. Telle doit être votre résolution. Fuyez, ma chère Anna, le dangereux Andrew . Revenez parmi nous : l'absence guérira votre pauvre cœur. Si vous restez avec l'ennemi de votre repos, craignez tout. Il est bien difficile de cacher une inclination aussi forte que la vôtre. Si Andrew s'en apperçoit, vous êtes une Fille perdue. Quelque bonne opinion que j'aye de ses sentimens & de toutes ses qualités, il est certain, & vous le savez aussi bien que moi, que ce jeune-homme ne peut vous convenir en aucune façon. Faites bien toutes ces réflexions. Je me hâte de vous envoyer cette Lettre. Demain je vous écrirai plus longuement ; & je vous parlerai de votre fidelle Amie, Émilie Ridge. De Rochester, ce ... 17 XIIIme LETTRE. D'Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Rochester . Ne me nommez plus votre Amie : non, je ne suis plus digne de l'être. Tout ce que vous avez craint, tout ce que j'ai craint moi-même, est arrivé. Mon secret n'en est plus un pour celui à qui je devois éternellement le cacher ; c'est par vous, ma chère Émilie , qu'il a tout découvert. Avant de m'accuser, daignez m'entendre : J'ai reçu, hier au soir, votre Lettre ; le tendre intérêt que vous prenez à moi, perce à travers chaque expression. Je sentois la solidité de vos raisonnemens, & j'applaudissois à vos conseils. J'avois laissé Mylord & Mylady faire une partie de piquet, & j'étois descendue dans le jardin pour y rêver à mon aise ; je pris, sans m'en appercevoir, le chemin du bosquet où j'avois un jour trouvé Andrew . Le souvenir de mon portrait m'agita extraordinairement. Espérant que la lecture de votre Lettre chasseroit toute autre idée, je la mis sous mes yeux ; le remède fut efficace. Je ne pensois plus qu'à vous. La nuit me força à rentrer ; l'heure de se retirer arrivée, je monte dans ma chambre : l'image chérie de celui que je n'ose nommer, vint encore m'occuper. Il faut, dis-je, opposer à cette pensée la Lettre de mon Émilie. Je la cherche vainement, & je m'apperçois avec douleur qu'elle est perdue. J'aurois volontiers volé au jardin pour la chercher : mais toutes les portes se ferment à onze heures ; & il étoit minuit. J'attendis le jour sans me coucher, dans des inquiétudes affreuses. À sept heures, je courus au jardin. Andrew s'y promenoit déjà : mes perquisitions furent vaines ; la Lettre n'étoit dans aucun des endroits que j'avois parcourus la veille. Andrew m'aborda. --- Miss n'auroit-elle pas perdu une Lettre. --- Justement c'est elle que je cherche : donnez-la-moi. --- La voilà, me dit-il, en me la présentant. --- Je me flatte que vous n'en avez pas lu le contenu ? --- Vous m'excuserez, Miss, & il rougit beaucoup. --- Téméraire vous êtes bien osé --- Ô Miss, pardonnez mon indiscrétion. --- Vous l'avez lue...... vous savez. --- Que je suis le plus heureux des hommes, dit-il, en tombant à mes genoux. --- Levez-vous, Monsieur Andrew, & ne paroissez jamais devant mes yeux. Il obéit à l'instant ; oui, mon Amie, il s'éloignoit. Pour mon malheur, je fixai mes yeux sur les siens ; je vis des larmes. --- Vous vous en allez donc ? --- Dites un mot, & je vole à vos pieds. --- Il est dit, ce mot : il ne se le fit pas répéter. --- Enfin, vous connoissez toute ma foiblesse mais si jamais vous aviez l'indiscrétion... --- Ah, Miss connoissez mieux celui dont vous faites le bonheur. Je vous ai adorée dans le silence ; j'aimois sans espoir ; & aujourd'hui je pourrois... Non, Miss, vous ne le croyez pas : ce secret charmant sera éternellement renfermé là (il me montroit son cœur). --- Dites-moi par quel hasard ma Lettre est tombée entre vos mains ? --- Tous les jours à mon lever, & avant de commencer mon ouvrage, je viens dans ce bosquet pour y contempler & multiplier votre image. --- Vous savez donc peindre ? --- Oui, Miss. --- Continua-t-il. --- C'est dans l'allée qui y conduit que j'ai trouvé cette bienheureuse Lettre ; elle vous étoit adressée, pouvois-je me défendre d'un mouvement de curiosité ? --- Vous connoissez donc toute ma foiblesse Ah Andrew, combien ce moment-ci me causera de regrets --- Des regrets & pourquoi, adorable Miss ? n'êtes-vous pas certaine que mon respect égalera toujours mon amour ? Quel changement un seul jour apporte dans mon sort Hier, le plus infortuné, aujourd'hui, le plus heureux des hommes. Cependant il me reste encore une incertitude. --- Et quelle est-elle, après ce que vous avez lu ? --- Cette Lettre n'est point de vous, craindriez-vous de me dire... --- Cruel Andrew & n'en savez-vous pas beaucoup plus que je ne dois... --- Je me suis flatté en vain d'avoir touché votre cœur ; si vous n'étiez pas indifférente, que vous coûteroit-il de m'avouer... Il me seroit si doux de vous entendre prononcer ce que je vous dis avec transport... Je vous aime ... Ah si vous vouliez répéter... --- Qu'exigez-vous ? Ne suffit-il pas que je le pense. --- Je ne demande plus rien, belle Anna ce mot suffit à mon bonheur. Il est donc vrai que je suis aimé de la divine Rose-Tree : tous mes vœux sont remplis. Il étoit toujours à mes genoux ; une de mes mains que je lui avois abandonnée, étoit couverte de baisers & de larmes que le plaisir faisoit couler ; moi-même, dans un ravissement que je n'avois jamais éprouvé, j'étois loin de lui savoir mauvais gré des preuves touchantes qu'il me donnoit de sa tendresse. Un léger bruit rompit le charme. Andrew se leva avec précipitation, & fut voir ce qui l'occasionnoit. --- C'est mon Père, Miss, qui vaque à ses occupations. Afin d'éviter le plus petit soupçon, je vais à mon devoir. Il baisa ma main, & s'éloigna, non sans retourner plusieurs fois la tête. Je ne songeai à quitter la place, que quand je le perdis de vue. C'est en ce moment que je sentis l'énormité de la faute que je venois de commettre. Je suis rentrée dans ma chambre pour vous écrire ; daignerez-vous lire la Lettre de la malheureuse Anna ? Daignerez-vous la plaindre ? Ô mon Amie qu'est devenu ce temps heureux où je ne désirois que le plaisir de causer avec vous en liberté. Depuis mon départ de Rochester , je n'ai fait que courir de faute en faute. Adieu, ma chère Émilie. Dites, oh dites que vous aimez toujours l'infortunée Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 XIVme LETTRE. D'Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Rochester . Est-ce donc lorsque son Amie est malheureuse qu'il faut l'abandonner ? & vous avez pu me soupçonner capable d'une aussi vilaine action Non, ma chère Anna , je ne puis vous pardonner de rendre si peu de justice à mon amitié. Comment voulez-vous que je vous blâme, quand j'ai moi-même besoin de votre indulgence ? Ce n'est pourtant pas à cette raison que vous devez les consolations que je voudrois vous donner : je vous juge d'après mon cœur, & je trouve qu'étant prévenue comme vous l'étiez en faveur à d' Andrew ,il étoit impossible de lui cacher votre amour dans l'instant dangereux que vous m'avez peint. C'estpourquoi je vous engageois à fuir. Vous ne l'avez pas pu, le mal est fait : il s'agit d'y remédier,ou d'éviter qu'il ne s'augmente. Le moyen le plus sûr, est, je crois, d'éviter les occasions de voirAndrew ; & bien plus encore, de lui parler. Si vous pouviez obtenir de vos parens de vousabsenter pendant quelques mois, soit pour venir ici, ou pour aller à Pretty-Lilly , chez Mylord Stanhope , je me figure qu'en cessant de voir l'objet qui cause votre peine, la raison vous rendroit bientôt la tranquillité que vous avez perdue. Au reste, ma chère Anna, vous êtes trop sage pour craindre de vous plus que de légères fautes. Mon sort devient tous les jours plus affreux. Ma Mère me menace de me changer de Pension si je continue à marquer de l'aversion pour M. Spittle . C'est la chose que je redoute le plus, & cependant, il m'est impossible de cacher à quel point cet Homme m'est odieux. Ma Sœur s'est jointe à Mylady pour me persécuter. --- Je ne conçois pas, Émilie , a-t-elle dit, un jour qu'elle avoit accompagné ma Mère, les raisons qui peuvent vous engager à refuser un parti aussi avantageux que Monsieur Spittle. C'est un Homme très-riche, & qui jouit ... --- Du mépris général, dis-je, en l'interrompant. Mais, ajoutai-je, si vous le trouvez si bon, ce parti, que ne le prenez-vous pour vous-même ? --- Taisez-vous, impudente, dit alors Mylady, je veux pourtant bien vous dire que le mariage de ma Fille est arrêté avec Mylord Clarck , que je trouve bien osé à vous de le recevoir sans ma permission. --- Moi, Mylady, je vous assure que Mylord Clarck ne vient point ici pour moi ; Mylady Harris est fort liée avec Mistress Hemlock , elle vient souvent la voir, & son Cousin lui donne la main. --- Lady Harris liée avec une Maîtresse de Pension Celui-là me paroît nouveau... Mais il est libre à tout le monde de s'encanailler ; heureusement que Mistress Hemlock n'étoit pas présente : elle continua : --- Écoutez, Miss, je ne prétends pas être menée par une petite Fille ; si vous ne vous décidez pas à donner la main à Monsieur Spittle, préparez-vous à quitter cette maison : peut-être ailleurs trouverai-je le moyen de me faire obéir ; je vous laisse penser à l'alternative : Dans peu faites-moi savoir votre réponse, & elle sortit. Fanny me fit un signe de la tête, en y joignant un sourire très insultant pour la circonstance ; je racontai à Mistress Hemlock une partie de la conversation que je venois d'avoir avec mon Tyran : elle envoya sur le champ prier Mylady Harris de passer. Elle vint seule. --- Je connois le caractère de Mylady Ridge , nous dit-elle, sa conduite ne m'étonne pas ; je vois, ma chère Émilie, que tant que vous ne vous écarterez pas de votre devoir (à Dieu ne plaise que je vous le conseille), vous serez la plus malheureuse Personne du monde. Mon pauvre Cousin est au désespoir, & partage comme moi toutes vos peines. Je tenterai encore un moyen, dont je n'attends pas grand succès. Mylord Ridge est bon ; quand il saura que vous êtes sa fille, sûrement il vous aimera, mais je suis convaincue qu'en le mettant dans nos intérêts, ce sera faire un malheureux de plus. --- Gardez-vous donc, me suis-je écriée, de lui en parler. Cependant s'il me voit avec plus de bonté que Mylady, il me seroit bien doux de recevoir de lui quelques marques de tendresse Privée depuis que je me connois, de caresses si flatteuses pour un cœur sensible, que ne vous devrois-je pas, Mylady, si vous pouviez inspirer à mon Père le désir de me connoître ? --- Vous voyez l'ame de ma jeune Élève, a dit Mistress Hemlock, & si vous en exceptez une gaîté souvent déplacée, il est peu de caractère dont on puisse faire plus d'éloge. J'ai perdu, il y a quelques mois, une de ses Amies qui me faisoit aussi infiniment d'honneur ; mais tel est mon sort : au moment où je pourrois jouir du fruit de mes peines, on me ravit ma récompense. Cette conversation nous conduisit assez loin ; Mylady sortit en m'assurant qu'elle verroit sous peu de jours Mylord Ridge. Le lendemain, Clarck vint ; j'hésitois pour descendre ; Mistress Hemlock m'y engagea. Ce jeune Homme nous aborda d'un air triste : --- Je sais, aimable Miss, les ordres cruels que Mylady Ridge vous a donnés hier. J'étois à Raimbow lorsqu'elle & Fanny revinrent d'ici ; Monsieur Spittle les accompagnoit : il me fut aisé de remarquer le mécontentement de tous trois, mais je ne fis aucune question, & ne tardai pas à les quitter. À mon retour, ma respectable Parente arriva de votre Pension. Ce qu'elle m'a appris m'afflige sensiblement. En ce moment on vint dire à Mistress Hemlock qu'une de ses Élèves s'étoit foulé le pied en courant dans un jardin : Vous connoissez, ma belle Amie, la bonté de cette excellente Femme ; elle se leva pour y courir ; je voulus la suivre : --- Restez, ma chère Émilie, je reviens à l'instant. À peine eut-elle fermé la porte, que Mylord Clarck se mit à genoux : --- Non, s'écria-t-il, je ne laisserai pas écouler la seule occasion de vous découvrir moi-même mes sentimens. Je vous aime, belle Emilie, & je jure de n'être jamais qu'à vous ; mais me laisserez-vous dans la cruelle incertitude de savoir si vous approuvez ma tendresse ? Un mot, un seul mot suffit : une fois prononcé, je ne connois aucun obstacle, que mon amour & ma persévérance ne puissent vaincre... Vous gardez le silence... Si je suis haï, il faudra donc mourir : --- Mais, je n'ai pas dit cela --- Achevez, aimable Miss, de me rendre le plus heureux des hommes. Ce n'est pas assez de n'être point haï --- Que me demandez-vous ? Que puis-je pour votre bonheur ? --- M'aimer, me le dire. --- Soyez donc heureux, & que la facilité de votre conquête ne vous rende ni ingrat, ni parjure. --- De pareilles craintes ne doivent pas exister pour la charmante Émilie. Sûr de votre cœur, je braverai toutes les difficultés. Mistress Hemlock entra avant qu'il eut quitté sa position : --- Je parie, Mylord, que mon absence ne vous a pas semblé longue, dit-elle, en l'appercevant à mes genoux Et me voyant prodigieusement rougir : --- Je connois votre honnêteté, ma chère Enfant, ne craignez rien de mes soupçons ; ils ne peuvent être à votre désavantage. Je lui demandai laquelle de mes Compagnes s'étoit blessée. --- C'est cette étourdie de Sophie , mais elle en sera quitte pour ne pas jouer de quelques jours. Voyez, ma chère Anna , que j'ai bien besoin qu'on m'excuse ; mais dites-moi, pourquoi l'aveu que j'ai fait à Mylord Clarck ne me cause-t-il aucun regret ? Je m'applaudis même de ce qu'il connoît mes sentimens ; tout, cependant, devoit m'imposer silence ; n'est-il pas certain que ma Mère n'approuvera jamais l'inconstance de l'Amant de Fanny ? La belle saison tire à sa fin, Mylady Harris va retourner à Londres, elle emmènera son Cousin, & la pauvre Émilie sera tourmentée par l'absence & par ses inquiétudes. D'ailleurs n'ai-je pas à craindre le changement de Pension dont ma Mère m'a menacée ? Et si je quitte Mistress Hemlock, où trouver la possibilité de revoir Clarck ? Ah ma chère Anna, que de maux l'avenir me fait envisager Une mauvaise Mère est un affreux présent de la nature ; pourquoi s'est-elle ressouvenue que j'existois ? Ma vie jusqu'à ce fatal moment étoit filée d'or & de soie ; aimée de mes Compagnes, chérie de la respectable Mistress Hemlock, sûre de votre attachement, que pouvois-je désirer ? La main de fer s'est appesantie sur ma tête, la haine de Mylady Ridge me rend la plus malheureuse des créatures : je cesse mes réflexions, elles nous causeroient à toutes deux du chagrin ; à vous par l'intérêt que vous prenez à mon sort, à moi par l'image continuelle d'une perspective de peines. Adieu, ma tendre Anna, Mistress Hemlock vous embrasse ; je suis pour la vie votre sincère & affectionnée Émilie Ridge. De Rochester, ce ... 17 XVme LETTRE. Charles Clarck , à William Fisher ; à Londres . Ta réponse a tant tardé, mon cher William , que j'ai cru, ou que tu n'avois pas reçu ma Lettre, ou que tu n'y voulois pas répondre. Le Courier d'hier a dissipé toutes mes craintes & éloigné tous mes soupçons : je suis très-sensible aux marques d'attachement que tu me donnes ; crois que j'en suis digne par mes sentimens pour toi. Tu me félicites de mon changement & tu m'engages à te conter mes nouvelles amours : je te satisferois très-volontiers, si ton indifférence extrême ne te faisoit une loi de plaisanter les pauvres Amans. Au reste, ta façon de penser sur Fanny a beaucoup de rapport au jugement qu'en portent tous ceux qui la connoissent. Sa figure, quoique très-jolie, ne séduit personne. On l'admire, mais on ne l'aime pas. Aujourd'hui que mes yeux sont ouverts sur ses défauts, je ne conçois pas comment j'ai pu lui rendre les armes : nulle douceur dans le caractère, de la fierté sans noblesse, pas une étincelle de sensibilité. Elle est enfin pour le corps & l'esprit le fidelle portrait de Lady Ridge sa mère Émilie , quelle différence tous les défauts de Fanny sont des qualités chez sa sœur. Belle, douce, tendre ; c'est un Ange, mon cher William, comment ne pas adorer un Être si parfait ? Aussi ton pauvre Ami en perd-il la tête. Mille obstacles s'élèvent entr'elle & moi, je les franchirai tous, ou je perdrai la vie ; & qu'est-ce que la vie, sans la charmante Émilie ? Tiens, ne me parle plus d' Henriette , de Babet , mets une pierre à côté d'un brillant, & dis-moi si ton choix seroit incertain. Ta Cousine même ne pourroit disputer le prix de la beauté à ma divine Maîtresse. Elle l'est, mon Ami, sa jolie bouche a prononcé que je lui étois cher ; j'ai pressé dans mes mains ses mains d'albâtre ; j'ai vu ses joues se parer du vermillon de la pudeur. Avec sa modestie on ne dit pas impunément à son Amant un je vous aime , une émotion délicieuse s'est répandue sur toute sa personne. J'ai frémi de plaisir, ce moment m'a semblé le premier de mon existence. Depuis que j'ai vu Émilie, mes assiduités ont cessé avec sa Sœur ; je la voyois cependant quelquefois, mon ton étoit si froid qu'elle devoit s'en appercevoir. La conduite de Mylady Ridge avec sa Fille cadette a si fort outré Lady Harris , qu'elle a totalement cessé ses visites à Raimbow ; on veut faire épouser à mon Émilie ce misérable Spittle , qui a fait de l'or avec le sang de tant d'infortunés. Les ordres, les menaces, rien n'est épargné pour obliger l'innocente à donner son aveu. Sa Maîtresse de Pension, femme très-estimable, est la première à s'opposer à cette odieuse union. Pour prix des soins qu'elle a pris de cette jeune Personne depuis l'âge de six ans, on la traite avec dureté, & on veut lui ôter Émilie. Je fus avant-hier à Raimbow , à l'issue du dîner, & j'eus une explication avec Mylady Ridge. --- Je suis charmée de vous voir, Mylord, me dit-elle, en entrant ; il faut enfin savoir quelles sont vos intentions en venant ici : --- D'avoir l'honneur de vous faire ma cour. --- Ce n'est pas de cela dont il s'agit. Je n'ai souffert vos assiduités auprès de ma Fille qu'à raison des propositions que Lady Harris m'a faites de votre part. --- Je n'ai pas cessé, Mylady, d'avoir le désir le plus ardent de vous appartenir. Ne pourrois-je avoir avec vous un entretien particulier ? --- Fanny, laissez-nous, & vous, Mylord (s'adressant à son Mari), vous pouvez passer dans votre cabinet. Tous les deux obéirent. --- Eh bien, Mylord, qu'avez-vous à m'apprendre ? --- Mon amour pour la charmante Émilie, votre Fille cadette. --- Voilà donc le sujet de votre changement de conduite Vous n'avez pas espéré, je pense, que j'entrerois dans vos projets extravagans ? --- En quoi me trouvez-vous coupable ? --- En quoi Jusqu'à ce moment vous vous êtes donc joué de ma Fille ? --- Depuis longtemps, Mylady, je ne dis rien à Miss Fanny qui puisse lui prouver que j'ai des vues sur elle. --- Quel misérable raisonnement --- Excusez, Mylady, je n'ai pas l'intention de vous offenser. --- Vos excuses, Mylord, peuvent aller de pair avec les offenses d'un autre ; mais revenons, s'il vous plaît, à l'objet principal de notre conversation. Songez-vous à l'horreur de votre conduite avec moi ? Croyez-vous avoir le droit de manquer à des gens qui valent autant que vous ? Fanny est faite pour honorer celui qui l'aura choisie pour son Épouse. --- Je rends justice à Miss Fanny, mais dépend-il de nous d'aimer ou de ne pas aimer ? Au reste la demande que je vous fais de Miss Émilie, vous prouve, Mylady, que je me ferois honneur & gloire d'être votre Gendre. --- Votre parti est donc absolument pris ? --- Oui, Mylady, la main de votre Fille cadette est l'objet de mon unique ambition, & je me regarderai comme l'Homme le plus heureux, si vous voulez me l'accorder. Lady Harris, qui approuve mon choix, aura l'honneur de vous voir à ce sujet. --- Mylady Harris peut s'éviter cette peine ; la démarche seroit vaine ; Émilie ne peut être à vous, Mylord, elle est promise à un autre. --- Je sais, Mylady, qu'il s'agit d'un nommé Spittle que vous ne connoissez pas sans doute, puisque vous avez agréé sa demande. --- Effectivement, Mylord, vous me paroissez bien instruit de mes démarches, & beaucoup mieux que cela ne devroit être ; quant à Monsieur Spittle, je vous proteste que je le connois parfaitement, & je m'en sais bon gré. Mais, brisons là-dessus. Vous n'avez, à ce qu'il me paroît, rien de plus à me dire ? Un signe fut toute ma réponse. --- Je crois que vos visites doivent désormais s'adresser ailleurs que chez moi, & chez ce qui m'appartient : Adieu, Mylord, je vous souhaite toute sorte de bonheur. --- En finissant, elle entra dans un cabinet, & ferma la porte sur elle. Assez étourdi de son discours & de sa hauteur, je restai quelques instans interdit ; il me parut que je devois prendre le parti de m'en aller. En sortant j'apperçus Fanny qui montoit avec précipitation, elle a sans doute écouté ma conversation avec sa Mère, elle n'a pas dû être satisfaite : j'ai vu hier ma chère Maîtresse, elle n'a eu aucune nouvelle de Raimbow ; la bombe dort, mais je crains qu'elle ne vienne à éclater. J'y veille avec soin. Si l'on alloit me l'enlever... Je la suivrois au bout de l'Univers. Lady Harris est malade, je lui dois des soins, & mon cœur les lui rend avec joie. Ma Lettre est longue. Adieu, William, je cours à l'appartement de ma Cousine ; je ne me pardonnerois pas de la négliger. Charles Clarck. De Rochester, le ... 17.. XVIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Rochester . Mon malheur est certain, ma chère Émilie , on m'a ordonné de regarder Edward comme devant être mon Époux. C'étoit chez son Père, & en présence de Mylord, de Mylady & de Miss Stanhope , que mon Grand-papa m'a signifié ses volontés. Mon embarras, que je n'ai pu cacher, a passé pour de la modestie. La seule Jenny ne s'y est pas trompée ; quand je suis sortie elle m'a suivie. --- Cessez, ma chère Anna , de vous cacher à mon amitié ; j'ai lu au fond de votre cœur ; vous n'aimez pas mon Frère. --- Est-ce à la Sœur d'Edward que je dois faire un pareil aveu ? --- Ne voyez dans Jenny qu'une tendre & sincère Amie. Ce titre m'est dû par l'attachement que je vous ai voué dès le premier instant que je vous ai vue. --- Un dévouement si tendre méritoit toute ma confiance. Je lui dis qu'effectivement je n'avois pas appris sans chagrin les intentions de mes Parens, & que si l'on me forçoit à épouser Mylord Stanhope, je me regarderois comme la plus malheureuse personne du monde. --- Dissimulez vos sentimens, me dit-elle, mon Frère est absent ; je suis bien trompée si ce n'est pas une intrigue cachée qui l'appelle à Londres , le temps amenera peut-être des changemens qui vous seront favorables. Je suis, ma chère Amie, bien plus à plaindre que vous ; & voyant mon étonnement : --- Ne vous êtes-vous pas apperçue de l'indifférence de mes Parens pour l'infortunée Jenny ? Mon plus grand chagrin est de l'avoir méritée. J'ai été bien coupable ; mon repentir est grand, mais il n'égale pas ma faute. Quand tout le monde sera couché, je monterai chez vous, & vous apprendrai les raisons qui m'engagent à me plaindre de la rigueur de mon sort. Je passai la soirée à réfléchir à ce que m'avoit dit Jenny, & j'avois beaucoup d'impatience de voir arriver l'heure qui devoit l'amener dans ma chambre. Elle arriva enfin & commença le récit de ses malheurs en ces termes. *** Histoire de Miss Jenny Stanhope*. " Dans les quatre premières années de leur mariage, mon Père & ma Mère eurent trois Enfans, dont un est mort, comme vous le savez, sans doute, à l'Université d' Oxford .Nous étions tous également chéris & fûmes élevés avec grand soin. J'avois atteint ma quinzièmeannée, quand mon Frère aîné revint de Londres , où il étoit depuis cinq ans chez un Oncle qui l'aimoit beaucoup. Cet Oncle venoit de mourir & l'avoit fait son unique héritier. Peu de temps après son retour, Edward demanda à Mylord la permission de faire venir un de ses intimes Amis. Mon Père y consentit, & nous vîmes bientôt arriver un jeune Homme d'une figure charmante. Il se nommoit Browne . Il avoit de l'esprit & beaucoup d'amabilité : Il gagna bientôt l'amitié de Mylord & de Mylady, & je ne le vis pas sans plaisir ; il parut que j'avois fait la même impression sur lui : pendant long-temps nos yeux furent les seuls interprètes de nos cœurs, mais l'amour ne se contente pas d'une éternelle contemplation. Browne épia l'instant de me trouver seule ; je ne le fuyois pas, il le trouva sans peine ; sa déclaration fut si tendre & ses protestations avoient l'air si sincères, que je n'hésitai pas à lui avouer le penchant que je me sentois à l'aimer. Ce premier pas une fois franchi, on se croit tout permis. Browne me suivoit par-tout, mon Père & ma Mère étoient sans défiance, & l'attachement de mon Frère pour son Ami lui fermoit les yeux sur le reste. Mon Amant me plaisoit tous les jours davantage, & je n'avois garde de lui cacher les progrès qu'il faisoit sur mon cœur. Sûr de ma tendresse, Browne devint entreprenant ; je commençai par me fâcher, je finis par lui pardonner. Que vous dirai-je, Miss, je devins la plus coupable des Filles. Si jamais vous devenez sensible, ma chère Anna , défiez-vous de l'occasion, c'est notre plus cruelle ennemie. L'amour de mon Amant ne diminua pas. Plus j'étois foible, plus il paroissoit m'aimer. Cependant il étoit à Pretty-Lilly depuis six mois, & ne pouvoit rester davantage sans passer pour indiscret. Les vives instances de mon Père & de mon Frère pour l'engager à passer encore quelques mois avec nous, calmèrent mes inquiétudes. On ne fait pas de faute sans en ressentir une juste punition. Je m'apperçus avec désespoir que je portois des marques, bientôt visibles, de mon imprudente conduite ; je le dis à mon Amant, & le priai de faire cesser ma honte en expliquant ses intentions à Mylord Stanhope. Mon discours le fit changer de couleur, cependant il me promit de me satisfaire. Un mois s'écoula sans qu'il me tint parole : je vis alors de la mauvaise foi dans sa conduite ; il ne me cherchoit plus comme auparavant. Figurez-vous ce que je devois souffrir. Mon amour augmentoit avec l'indifférence de l'ingrat ; mais, hélas je ne connoissois encore que la moitié de mon malheur. Un jour, le plus affreux de toute ma vie, Browne ne parut point au déjeûner : mon Frère fut dans sa chambre, il ne s'y trouva pas. On crut qu'il étoit à se promener, mais la journée passée sans l'avoir vu ne laissa aucun doute qu'il ne fut parti. Je passai la nuit dans des tourmens épouvantables : comme je descendois le lendemain pour déjeûner, un inconnu sortant de la chambre de mon Père, vint à moi : --- Est-ce à Miss Jenny à qui j'ai l'honneur de parler ? D'après ma réponse, il me présenta une Lettre. --- J'avois ordre de la remettre à vous-même. --- Quoique certaine que cette Lettre me donneroit la mort, je ne voulus cependant pas différer à la lire. Je remontai chez moi, & après avoir fermé la porte avec soin, je l'ouvris. Elle m'a trop vivement frappée pour l'oublier jamais. La voici mot pour mot. Lettre de Browne, à Miss Jenny Stanhope ; à Pretty-Lilly. " Qu'allez-vous penser de moi, ô Miss, je suis un misérable qui mérite votre mépris. J'ai foulé aux pieds tout ce que le Ciel a formé de plus saint, l'amour, l'amitié & la reconnoissance. Votre beauté m'a perdu. C'est elle qui m'a inspiré le désir abominable de vous rendre l'objet d'une vile séduction. Épris du plus violent amour, j'osai tenter toutes sortes de moyens pour être heureux ; je frémis des suites que va avoir le délire de mes sens. Une Fille charmante en bute à la fureur de ses Parens, fureur bien légitime, & que la victime même ne pourra blâmer ; j'ai porté la honte & l'infamie dans le sein d'une famille respectable ; j'ai déchiré le cœur d'un Ami pour qui je donnerois mon sang. Pour tant de maux il n'est qu'un seul remède, & il ne m'est pas possible de le proposer : Écoutez, Jenny, & maudissez-moi...... Je suis...... marié...... Détestable union que je formai pour mon malheur éternel ; j'emporte avec moi de quoi vous venger, je vous adore & je vous quitte sans doute pour toujours. Ne jamais revoir la touchante Jenny, n'est-ce pas un tourment continuel pour le malheureux Browne. P. S. *" J'écris à Mylord votre Père pour lui faire agréer mes excuses sur la précipitation de mon départ, je ne lui parle pas de votre état...... N'accusez que moi. Dites que j'ai osé user de violence...... Dites que je suis un misérable. Mon désespoir est de croire que Jenny doive le penser.* " Douée d'une force d'esprit peu ordinaire dans une Fille de mon âge, je pris à l'instant un parti qui vous étonnera. La Lettre de Browne n'excita en moi nulle colère. Je le plaignis, je crois même que je ne le blâmai pas. Je fis de si grands efforts que je parvins à reléguer ma douleur dans le fond de mon ame, afin que l'on ne soupçonnat pas que l'absence de Browne dut m'affliger : quelques jours après je mis dans ma confidence Honnora , la Femme-de-Chambre de ma Mère, qui me servoit, sans cependant lui nommer l'auteur de ma honte. Cette Fille, une des plus honnêtes de son espèce, me promit ses secours & me jura la plus grande discrétion ; je me serrois si fort que l'on n'eut aucune idée de mon état. L'instant de ma délivrance arriva pendant la nuit. Honnora, qui depuis un mois couchoit dans ma chambre, me fut d'une grande ressource. Je donnai le jour à une Fille que je voulus absolument nourrir malgré les représentations d'Honnora. Pour éloigner de moi toute espèce de visite, elle dit qu'elle croyoit que j'allois avoir la petite vérole. Comme je ne l'avois jamais eue, on n'en douta pas. Mylord & Mylady la craignoient beaucoup, ils furent tous les deux passer quelques jours chez un de nos voisins, à six milles d'ici, & ils envoyèrent mon Frère à Londres . Je restai donc seule avec ma chère Fille, & je ne tardai pas à me rétablir. Le vrai moyen pour se bien porter & ne redouter aucune suite fâcheuse, est de nourrir soi-même ; au bout de quelques jours Honnora écrivit à Mylord que ce n'étoit qu'une fièvre & qu'il pouvoit revenir sans crainte ; il revint avec Mylady, mais on laissa mon Frère à Londres . Pendant leur absence Honnora s'étoit munie d'un panier qui pouvoit tenir sous ma toilette couverte de mousseline. Ma Fille, qui sembloit d'intelligence avec nous, ne poussoit jamais un cri. Quatre fois par jour je montois pour lui donner le sein ; huit mois se passèrent de cette sorte. Je pensois sans cesse à Browne, mais la présence de ma Fille séchoit les larmes que l'absence de son Père faisoit couler. Malheureusement il se présenta un parti très-avantageux pour moi. Mon Père me le dit en m'assurant qu'il trouveroit très-mauvais que son choix ne fût pas de mon goût. J'osai faire des représentations : Mylord les accueillit fort mal. Je m'adressai à Mylady. Elle étoit absolument de l'avis de son Époux. Je tâchai de gagner du temps, mais bientôt me fut impossible d'éluder davantage. Alors je priai ma Mère de vouloir bien monter chez moi. --- Pardonnez, lui dis-je, dès qu'elle fut dans ma chambre, si je résiste à vos volontés ; elles seront toujours sacrées pour moi, mais un obstacle insurmontable s'oppose à l'hymen que vous désirez. --- Je ne puis deviner quel est l'obstacle dont vous voulez parler. --- Le voici, lui dis-je, en lui apportant ma Fille, que je posai sur ses genoux ; & tombant sur les miens, je lui demandai grâce pour toutes deux. Mylady entra d'abord dans la plus violente colère, mais la vue de ma Fille qui lui faisoit mille caresses, & la tendresse qu'elle avoit toujours eue pour moi, dissipa ce premier mouvement. Elle exigea de moi la plus grande franchise ; je ne lui cachai rien, mais elle ne m'accorda mon pardon qu'à condition que je consentirois à me séparer de mon Enfant. Tôt ou tard, disoit-elle, il seroit découvert ; il fallut bien y consentir. Comment aurois-je pu à tant d'indulgence opposer un entêtement déplacé ? Ma Mère me promit de taire à Mylord cette terrible aventure, & elle m'assura qu'elle feroit cesser les poursuites de celui qui me recherchoit. Effectivement il n'en a plus été question. Ma Fille fut mise en nourrice dans un Village peu distant d'ici ; mais le changement de lait, sans doute, occasionna sa mort. Il y a trois semaines que je l'ai perdue. Malgré le pardon généreux que m'a accordé Mylady, il est aisé de voir qu'elle conserve contre moi des idées défavorables, elle n'est jamais abandonnée par un fond de tristesse qui s'est accru prodigieusement à la mort de mon Frère, qui étoit à Oxford . Voilà ma position, ma chère Anna, osez à présent comparer votre sort au mien. Je la plaignis sincérement, forcée cependant de convenir qu'elle s'étoit en quelque façon attiré son malheur. Il étoit fort tard lorsqu'elle se retira, ce qui fut cause que je dormis plus tard qu'à l'ordinaire. Jenny vint m'éveiller : --- On vous attend pour partir, ma chère Anna, & vîte levez-vous. --- Partir, mais ce n'est que demain, je pense, que nous devons retourner à Break-of-Day . Cela est vrai, mais un Exprès envoyé par Andrew , qui mande à Mylord que son Père s'est laissé tomber en taillant des arbres, & qu'il s'est cassé la cuisse, précipite le départ pour faire donner du secours à ce pauvre George . Ma toilette fut bientôt faite ; les chevaux étoient mis, nous montâmes en carrosse. En moins d'une heure & demie nous arrivâmes à Break-of-Day ; nous fûmes droit à la chambre de George ; sa Femme pleuroit, & Andrew faisoit l'office de Chirurgien, avec une activité bien digne de ses autres qualités ; Mylord voulut qu'on fit venir un Homme de l'art. À son arrivée il n'eut rien à faire ; la cuisse étoit en très-bon état. --- Je n'aurois pu mieux panser ce blessé, dit le Chirurgien. Ce qui donna occasion à mon Grand-papa de questionner Andrew sur cette science qu'il ne lui connoissoit pas. --- Je n'ai aucune pratique, mais si beaucoup de théorie peut rendre habile, je ne dois pas craindre que mon Père regrette d'avoir eu de la confiance en moi. Sa Mère, qui l'aime plus qu'elle-même, le pressoit dans ses bras. --- Quelle gloire, disoit cette bonne femme, d'avoir un Fils tel que toi ? Combien de grandes Dames ambitionneroient mon sort ? En vérité je ne mérite pas ce rare bienfait. --- Continue, mon chère Andrew, dit alors mon Grand-papa, à respecter, à soulager tes vertueux Parens, & compte sur mon éternelle amitié. Andrew prit la main que lui tendoit Mylord Green, & la baisa avec un respect mêlé de noblesse que je n'ai vu qu'à lui. Tel est, ma chère Émilie, celui que mon cœur a su distinguer. Je prends part bien sincérement aux chagrins que vous cause l'inhumaine Mylady Ridge, & je hais de tout mon cœur sa Fille favorite. Mais je vous avoue que Mylord Ridge est un être incroyable pour moi. Il est bon, dites-vous, & laisse faire le mal quand il pourroit l'empêcher. J'aimerois autant qu'il fut méchant, on n'auroit pas la peine de le plaindre. Ce que vous me dites de Lady Harris augmente la bonne opinion que l'on m'avoit donnée de ses sentimens, & son aimable Cousin me paroît bien digne de la tendresse que vous avez conçue pour lui. Je souhaite bien ardemment qu'on ne vous change pas de Pension : Il faudroit donc renoncer à vous écrire. Juste ciel Cette idée me cause des mouvemens de colère contre l'auteur de tant de désordre. Ce monstre de Spittle, c'est lui, oui, c'est ce misérable qui fait couler les pleurs de ma charmante Amie. Je profite de vos conseils, Émilie, je fuis autant qu'il m'est possible l'occasion de parler à Andrew ; il est lui-même le premier à éviter tout ce qui pourroit me compromettre ; depuis l'aveu qu'il m'a fait de son amour, il ne m'a rien dit qui put me causer de l'embarras. Son respect est toujours le même ; nous avions hier beaucoup de monde au Château ; Mylord, pour varier les plaisirs, nous fit faire de la musique. Je préparois les cahiers pour exécuter un concerto ; il en tomba un. Je ne savois pas Andrew si près de moi, & je me baissois pour le ramasser. Comme il avoit la même intention, nos mains se rencontrèrent. Personne ne nous voyoit ; il saisit doucement la mienne & la pressa légèrement. Un regard que je lui lançai le rendit immobile ; désolé de m'avoir fâchée, je vis des pleurs prêts à couler de ses yeux : je craignis que l'on ne s'en apperçut, & me hâtai de lui sourire. --- Je suis donc pardonné, me dit-il, avec timidité. --- Oui, mais... N'achevez pas, dit-il, en m'interrompant, je tâcherai de ne plus mériter votre courroux. Il entra du monde, & nous commençâmes notre petit concert ; vous pouvez espérer d'obtenir un jour l'objet de votre attachement, mais moi, le plus petit espoir ne peut luire pour votre infortunée & sincère amie Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 XVIIme LETTRE. De la même, à la même ; à Rochester . Voilà deux Couriers de passés sans que j'aye reçu de vos nouvelles, ma chère Émilie . Ce silence, qui ne vous est pas ordinaire, me cause de vives inquiétudes, les menaces de Mylady Ridge ne me sortent pas de la tête ; votre amitié auroit bien dû m'épargner les tourmens de l'incertitude où je suis ; n'est-ce donc point assez de mes peines, sans que le sort y joigne vos chagrins, & des chagrins d'un genre à me désespérer ; car, si l'on vous change de Pension, que deviendra notre correspondance ? Qui me donnera ses conseils ? À qui pourrai-je faire part de mes tribulations ? Et que ne souffrirai-je pas dans l'idée que l'on vous rend malheureuse ? La blessure de George est dans le meilleur état possible ; mais Andrew , qui n'a voulu jouir d'aucun repos depuis l'accident arrivé à son Père, qu'il veille jour & nuit, a succombé à la peine. Une fièvre ardente qui l'a saisi depuis deux jours, fait craindre pour sa vie. Concevez-vous combien mon pauvre cœur doit être à la gêne ? Forcée de paroître tranquille, quand je suis dans des inquiétudes mortelles ; non, il n'est point d'état comparable au mien. Je n'ose me permettre la plus petite question sur sa santé ; chaque Domestique qui entre, je l'examine avec soin. Andrew est fort aimé, & je me figure que s'il étoit plus mal, ils en seroient plus tristes. Mon Grand-papa a été enfermé une partie de la journée d'hier avec ses Gens d'affaires. Je me suis trouvée seule avec Mylady Green , qui a bien voulu céder à mes instances au sujet de l'histoire de ma Mère ; j'ai déjà commencé à la jeter sur le papier ; si-tôt qu'elle sera écrite, je vous l'enverrai. J'avois bien raison de m'affliger sur les peines qu'elle a souffertes. Si malheureuse, & si peu faite pour l'être Adieu, ma chère, donnez-moi de vos nouvelles ; car il est affreux de craindre pour l'objet de nos plus tendres affections. Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 BILLET d'Émilie Ridge, à Anna Rose-Tree . Je n'ai que le temps, ma chère, de vous mander que j'ai reçu vos deux Lettres, ainsi n'en concevez aucune inquiétude. Ma mère vient d'arriver, elle m'attend. J'ignore ce qu'elle veut faire de moi ; si-tôt que je le pourrai, je vous donnerai de mes nouvelles. Je n'envisage rien que de sinistre pour Émilie. XVIIIme LETTRE. Charles Clarck , à William Fisher. Prends part à mes chagrins, mon cher William , je suis le plus malheureux des Hommes. Elle a disparu, Émilie m'est ravie ; sa Mère, quelle marâtre abominable est venue la chercher lorsque j'étois forcé de donner mes soins à ma respectable Cousine. L'après-dîner de ce jour fatal, je vais à la Pension : de ma vie je ne m'étois senti si triste, c'étoit sans doute un pressentiment. Suivant ma coutume, je demande Mistress Hemlock ; elle vient. --- Seule ? lui dis-je, en ne voyant pas Émilie. --- Hélas Elle n'est plus ici. --- Juste ciel m'écriai-je, que m'apprenez-vous ? --- Ce qui m'afflige au delà de l'expression. Mylady Ridge est venue, ce matin avant sept heures ; je suis descendue avec sa Fille. --- Je viens, lui a-t-elle dit, vous chercher, allez faire vos adieux à vos Compagnes & revenez avant un quart-d'heure ; & s'adressant à moi, vous ferez porter chez moi, Mistress, les vêtemens d'Émilie, je vous remercie des soins que vous avez pris d'elle, je la mettrai à portée de vous en marquer sa reconnoissance. Je suis sortie avec ma jeune Élève. --- Permettez, m'a-t-elle dit, que j'écrive un mot à Anna (c'est une de ses Amies qui demeure à soixante milles d'ici) ; je la conduisis dans mon appartement. Les dépêches furent bientôt faites ; elle me chargea de faire partir sa Lettre, & puis m'embrassant avec tendresse, elle me fit ses adieux. Nous pleurâmes toutes deux ; elle courut ensuite à toutes les Pensionnaires, leur dit adieu, & fut retrouver sa Mère qui partit aussi-tôt au grand galop de six chevaux qui l'attendoient à la porte. Voilà, Mylord, tout ce que je puis vous dire. --- Je vais, lui dis-je, m'informer plus amplement. Je revins chez moi, je me fis préparer des chevaux, & suivi d'un seul Valet, je vole à Raimbow : Juge de ma surprise en apprenant qu'il n'y avoit plus personne. --- Mylord & Miss Fanny sont partis hier, & Mylady aujourd'hui de grand matin, me dit une espèce de Concierge, & à mes autres questions pour toute réponse. --- Je n'en sais rien, Mylord. De retour à Rochester , je racontai à Lady Harris le départ inopiné de toute la Famille Ridge ; elle en fut très-affligée. --- Si vous n'étiez pas malade, lui dis-je, je volerois à Londres . --- J'exige que vous exécutiez cette sage résolution. Je me porte mieux & peut-être vous suivrai-je avant peu. --- Vous m'excuserez donc si je vous laisse. --- Je fais plus, je le veux ; partez, mon cher Charles , & ne ménagez aucune démarche pour découvrir où est la charmante Émilie ; passez avant chez Spittle . S'il est encore ici, nous n'aurons rien de bien affreux à redouter pour cette aimable Enfant. Pendant qu'on préparoit ma chaise, je me rendis chez Spittle, il s'y trouva : je montai malgré la surprise où devoit le jeter ma visite, puisqu'il connoissoit mon profond mépris pour sa personne. Il me reçut avec beaucoup de politesse. --- Trêve de compliment, Monsieur, lui dis-je, fatigué de ses honnêtetés ; vous avez des vues sur Miss Émilie Ridge, je vous préviens que je le trouve très-mauvais ; ainsi vous m'entendez. --- Fort peu, Mylord, car assurément, vous n'avez pas le droit de m'imposer des Lois. --- Je m'arroge ceux qu'ont les honnêtes Gens sur les Fripons ; je vais au fait, Monsieur Spittle, comme vous voyez. Je vous ai signifié ce que j'attendois de vous ; n'hésitez pas de me satisfaire, ou craignez tout de mon ressentiment. --- Le Cousin de la respectable Lady Harris a trop de sentiment pour exécuter rien contre la bienséance. --- Vous êtes un fat, Monsieur le parvenu ; & me levant, je le quittai. Il fut assez vil pour me reconduire avec les démonstrations les plus respectueuses jusqu'à la porte de la rue. En rentrant je rendis compte de ma visite à ma Cousine, elle ne parut pas surprise de la conduite de Spittle. --- C'est une ame de boue ; mais, mon cher Charles, vous l'avez traité un peu lestement. Il faut, mon Ami, mettre désormais dans vos actions plus de prudence & de modération. Je convins qu'elle avoit raison, & je partis pour Londres . À peine arrivé, je me fais conduire à l'Hôtel de Mylord Ridge ; je demande Mylady, elle n'est point en ville. --- Elle y a donc fait un séjour bien court ? --- Depuis six mois elle est à la campagne, me répond le Portier ; Mylord & Miss Fanny leur Fille, sont arrivés, mais on ne parle pas encore du retour de Mylady. Quel coup de foudre pour ton pauvre Ami Le désespoir dans l'ame, je vais chez toi ; nouveau surcroît de peine, tu es absent pour plusieurs mois plus de Maîtresse, plus d'Ami, me voilà donc seul dans l'Univers. Enfin, mon cher William, depuis huit jours je suis ici. Je n'en ai pas passé un sans aller m'informer du retour de Mylady, il n'en est pas absolument question. J'ai vu Ridge, je lui ai parlé d'Émilie, de mon amour & de la haine de sa Mère. Ce Bon-homme m'a dit avec les larmes aux yeux, hélas Mylord, je n'y puis rien. Mylady, est absolument la Maîtresse. Elle a pris sur moi un ascendant qui me rend le plus malheureux des Hommes. --- Mais ne pouvez-vous... --- Je vous l'ai déjà dit, je ne puis que gémir. Tu vois ce que je dois espérer d'un pareil automate. Miss Fanny m'a reçu avec beaucoup de hauteur. Cependant je lui ai demandé des nouvelles de sa Mère & de sa Sœur. --- Je crois qu'elles sont toutes deux en bonne santé. Mais, Miss, ne sauriez-vous m'apprendre où elles sont ? --- Assurément vous ne le saurez pas par moi : d'ailleurs, Mylord, je l'ignore. Je vis bien que je perdois mon temps à la questionner, j'en pris congé. Conçois-tu rien à cet étrange événement Il est clair que Mylady est allée conduire sa Fille quelque part, mais où ? voilà la question. En partant de Rochester , j'ai donné des ordres pour qu'on épiat les démarches de Spittle, & qu'on vint promptement m'avertir s'il s'absentoit ; tandis qu'un de mes Gens le suivroit par-tout où il iroit, & se hâteroit de m'en rendre compte. En attendant de nouvelles découvertes, mon pauvre cœur languit, & je brûle d'impatience. Ce sentiment, à coup sûr, a pris naissance dans le sein d'un Amant malheureux par l'absence de sa Maîtresse. Adieu, mon cher William, écris-moi. Si le hasard te faisoit rencontrer la divine Émilie, vole à son secours ; tu ne peux la méconnoître, elle est belle comme Vénus & faite comme les Grâces. Ton serviteur & Ami Charles Clarck. De Londres, ce ... 17 XIXme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Enfin je puis donc encore m'entretenir avec l'Amie de mon cœur. Combien de choses à vous écrire, ma chère Anna Que de cruelles scènes à vous détailler depuis trois mois que j'ai quitté Mistress Hemlock À quelles épreuves n'ai-je pas été en butte ? Ce n'est que d'hier qu'il m'est possible de vous tracer mes malheurs. Je les prends au moment où Mylady vint me chercher à la Pension de Rochester . Je montai avec elle dans une berline où étoit une de ses femmes, vieille fille acariâtre & méchante. On me fit placer à côté d'elle. Ma Mère occupoit seule le fond. Nous allâmes grand train toute cette journée. À la nuit on nous arrêta devant un cabaret de mince apparence. Notre souper fut léger. Mylady me fit coucher dans la même chambre qu'elle, & Mistress Staal (c'est le nom de l'ancienne suivante). À six heures du matin, il fallut se remettre en route. Nous trouvâmes des viandes froides dans le carrosse, ce qui fit que nous ne descendîmes de voiture que le soir. Ce ne fut pas comme la veille dans une auberge. Une grande cour dans laquelle on nous fit d'abord entrer, me persuada que ce pourroit bien être là le terme de nos voyages. Je ne me trompois pas pour l'instant. Nombre de valets vinrent au devant de nous avec des flambeaux. Mylady fut reçue dans cette maison comme la Maîtresse ; elle me conduisit elle-même dans une chambre assez bien ornée. --- Voilà votre appartement, Émilie , vous ne le quitterez que pour recevoir la main de M. Spittle ; & si vous continuez à résister à mes volontés, ce lieu sera votre tombeau. Songez-y bien. --- Mon parti est pris. Mylady, malgré mon obéissance, je ne puis... --- N'achevez pas, me dit-elle, en me coupant la parole. Je vous laisse quinze jours pour réfléchir. D'ici à ce temps on vous apportera à manger dans votre chambre. Elle sortit en finissant ces mots. Staal fut chargée de me servir. Elle m'apporta peu d'instans après un souper assez délicat. Je mangeai peu, & me couchai très-affligée. Dès qu'il fut jour, je me mis à parcourir la chambre. Les fenêtres étoient garnies de barreaux de fer, & la porte étoit fermée en dehors. Deux cabinets composoient avec la chambre à coucher tout mon appartement. Pendant les quinze jours qu'on m'avoit donnés je ne vis que la seule Staal. Il est vrai qu'elle eut grand soin de ne me laisser manquer de rien. Quand je lui demandois des nouvelles de ma Mère, & si elle étoit toujours dans la maison, elle me répondoit : --- Ne vous inquiétez pas, Miss, vous la verrez assez tôt. Consentez à ses désirs, c'est le conseil le plus sage que je puisse vous donner, & soyez sûre qu'elle vous aimera autant que Miss Fanny . Enfin, le terme fatal arriva. Au jour précis, ma Mère se fit annoncer. --- Eh bien Émilie, vous rendez-vous à votre devoir ? & puis-je espérer d'être obéie ? --- Je n'ai pas changé de façon de penser : Mylady, ordonnez de mon sort, mais il ne dépendra jamais de M. Spittle, --- Monstre abominable s'écria-t-elle en fureur ; de gré ou de force, tu feras mes volontés. --- Pour l'amour de Dieu, Mylady, calmez-vous ne me traitez pas aussi cruellement Je ne veux pas vous faire du chagrin ; mais...... --- Toujours des mais, fille obstinée Je te réduirai, je te le proteste ; & puis se jetant sur moi, elle m'accabla de coups. Un cri que m'arracha la douleur, engagea Staal à entrer. Mylady me frappoit encore. --- Cessez, Mylady, lui dit-elle, vous allez vous rendre malade. Vous avez des moyens de vous faire obéir, sans compromettre votre santé. --- Tu as raison, Staal : cette misérable me feroit mourir de chagrin. J'userai des moyens dont tu viens de parler. Toutes deux se retirèrent. Il étoit cinq heures du soir lors de cette terrible scène. À huit heures, Staal m'apporta du pain & de l'eau. --- En voilà plus que vous n'en méritez, me dit-elle durement ; vous pouvez vous coucher quand vous voudrez, on ne vous donnera pas de lumière. Je ne répondis rien. Je vécus encore huit jours de cette sorte. Peu faite à un pareil genre de nourriture, j'étois extrêmement affoiblie. Un matin que je me sentois assez mal, j'entendis du monde sur l'escalier ; ma porte s'ouvre, je vois entrer Spittle & ma Mère, Staal & plusieurs hommes que je ne connoissois pas. Avec la disposition que j'avois, je ne pus voir ce spectacle sans me trouver mal. Quand je repris connoissance, je fus fort étonnée de me trouver sur mon lit. La seule Staal étoit à mes côtés. Dès qu'elle me vit mieux, elle quitta la chambre & ferma la porte avec soin. Je trouvai sur ma table de nuit un bouillon & un poulet que je dévorai dans l'instant. Les forces me revinrent. Je dormis un peu, & le lendemain je me portois assez bien. Cependant je ne pouvois me figurer que j'eusse effectivement vu Spittle & ma Mère, & je finis par croire que ce n'étoit qu'une illusion. La diète que l'on m'a fait observer, me disois-je, a causé ce prestige des sens. Mais la suite m'a cruellement désabusée. On me laissa encore quatre jours en paix : mon premier ordinaire avoit pris la place du second. Staal, un après-dîner, vint m'avertir que ma mère m'ordonnoit de descendre. Je me rendis sur le champ à ses ordres ; la suivante me conduisit à son appartement ; Spittle qui étoit avec elle, se leva pour me faire un salut que je lui rendis avec le moins d'humeur qu'il me fut possible. --- Asseyez-vous, Émilie, me dit Mylady avec douceur ; voilà votre ouvrage, on m'a assuré que vous aimiez l'occupation ; je pris l'ouvrage & ne quittai pas les yeux de dessus. Un laquais apporta une Lettre à Spittle ; sa lecture le fit changer de couleur. --- Dites que j'y vais ; puis s'adressant à ma Mère : --- Vous permettez, Mylady, que je m'absente pour quelques minutes, c'est une affaire pressée. --- Vous êtes absolument le maître, répondit ma Mère. --- Il sortit ; elle prit un livre, & nous ne dîmes pas un mot. Au bout de deux heures elle parut inquiète de ne pas voir revenir Spittle. --- Allons faire un tour de jardin. Je la suivis. À peine avions-nous fait cinquante pas, que nous vîmes le Jardinier accourir vers nous avec des démonstrations de douleur, & quand nous pûmes l'entendre, il s'écria : Mon Maître est mort ; courez vîte à son secours. Quelques valets qui se promenoient accoururent aux cris du Jardinier, qui nous mena fort avant dans le Parc. Nous trouvâmes Spittle baigné dans son sang, qui sortoit à gros bouillon d'une large blessure qu'il avoit au sein. Il tenoit dans une de ses mains une épée qu'on eut bien de la peine à lui faire quitter ; ce qui prouva que ce n'étoit point un assassinat : du reste il ne donnoit aucun signe de vie. On le porta au Château ; ma Mère étoit au désespoir. Je suivois dans le plus grand silence. Mon étonnement n'étoit pas médiocre, & j'attendois avec impatience que cette aventure fut expliquée. Arrivés au Château, un valet-de-chambre de Spittle (car je vis bien alors que nous étions chez lui) qui entend un peu la Chirurgie, visita la blessure de son Maître ; elle lui parut mortelle par sa profondeur & la quantité de sang qu'il avoit perdu : mais il assura qu'il alloit lui rendre la connoissance, qu'il n'étoit qu'en foiblesse. En le déshabillant pour le mettre au lit, on trouva dans sa poche la Lettre qu'il avoit reçue : on l'apporta à ma Mère, qui s'étoit retirée avec moi dans une chambre voisine. Voici le contenu de l'écrit qu'elle me montra. LETTRE. " Mon cher oncle. " J'arrive de ***, où j'ai laissé mon Père, votre Frère, dans la plus affreuse misère : je suis moi-même à la veille de mourir de faim, si vous n'avez pitié de moi. Je n'ose me présenter à votre Château, parce qu'on m'a dit que vous y aviez du monde. Cependant si vous refusez de m'apporter quelques secours dans le Parc où je suis à vous attendre, je me résoudrai à aller implorer vos bontés, en présence des Personnes qui sont chez vous ; je les engagerai à intercéder pour votre malheureux Neveu Anthony Spittle. --- Seroit-il possible, s'écria ma Mère, qu'un Parent put se porter à de pareilles extrémités ? En ce moment on vint nous avertir que M. Spittle désiroit nous voir toutes deux. C'étoit le Valet-de-Chambre dont je viens de parler. --- Il est donc mieux, dit ma Mère ? --- Il ne peut aller jusqu'à minuit, répondit ce garçon. Nous passâmes dans sa chambre. --- Approchez, Mylady. Votre Fille est un monstre, elle avoit aposté des gens pour m'assassiner. --- Moi juste Ciel, m'écriai-je Ah Mylady, gardez-vous de croire cette calomnie atroce --- Vous le nierez vainement, repliqua le moribond. Mylady, promettez-moi de me venger, si je meurs. --- J'en fais le ferment, dit ma Mère. --- Eh bien c'est l'indigne Clarck ...... Il n'en put dire davantage. En moins de trois minutes il rendit sa vilaine ame. Ce spectacle hideux me remplit d'épouvante ; ma Mère m'accabla d'injures en présence de tous les Domestiques. --- Tu as entendu mon serment ; je le répète sur le cadavre de l'infortuné à qui tu as donné la mort. Fuis, misérable, de ma présence : conduisez-la à sa chambre, dit-elle à Staal, & rendez-la aussi malheureuse qu'elle le mérite. Dès que je fus seule, je repassai dans mon esprit les choses inouies qui venoient d'arriver. Je ne pouvois concevoir par quel hasard Mylord Clarck se trouvoit mêlé dans cette fatale aventure. On ne me donna aucunes nouvelles avant le lendemain. À sept heures du matin, Staal vint me dire de me préparer : ma toilette ne fut pas longue. La même voiture qui nous avoit amenées, nous attendoit dans la cour : nous y montâmes, Mylady, Staal & moi. Vers le midi nous arrivâmes dans une Ville. On arrêta à une maison de peu d'apparence : un des Gens de Mylady étoit parti à cheval, sans doute avant nous, car il nous attendoit à l'entrée de la Ville, & ce fut lui qui nous conduisit à cette maison. Mylady descendit seule. Au bout de quelques instans on me fit dire d'entrer ; ma Mère me présenta à une femme âgée. --- Voilà la personne dont je viens de vous parler : c'est une malheureuse qui est capable de tout ; veillez à sa conduite ; songez, Mistress, que vous m'en répondez. --- Nous tâcherons de la réduire, répondit cette femme ; & ma Mère partit. --- On vous a donné bien mauvaise opinion de moi, dis-je alors, j'espère cependant, Mistress, vous convaincre que je suis plus à plaindre qu'à blâmer. --- Tranquillisez-vous, Miss, vous ne trouverez point en moi un tyran. Commencez par me regarder avec plus d'assurance, je serai plus votre Amie que Votre Maîtresse. Évitez surtout, ma belle enfant, de vous livrer ainsi à la douleur. Elle me conduisit alors dans une assez jolie chambre. --- S'il vous manque quelque chose, il suffira de le dire, on satisfera vos désirs dans l'instant. Je vais vous envoyer à dîner. Je suppose que vous aimerez mieux, dans les commencemens, manger à votre petit couvert ? --- Je suis comblée de vos bontés ; mais croyez, oui, croyez que je m'en rendrai digne. --- Je vous laisse ; quand vous aurez dîné je reviendrai, nous causerons ensemble, & nous chercherons s'il n'est point de remède à vos maux. La douceur de cette femme & ses honnêtetés redoublèrent l'étonnement que j'éprouvois depuis vingt-quatre heures. La servante qui m'apporta à dîner me dit que j'étois à ; que la Maîtresse s'appeloit Mistress Bertaw , & qu'elle avoit dans sa Pension douze Demoiselles parfaitement bien nées. Mistress Bertaw vint comme elle me l'avoit promis. --- Eh bien, Miss, êtes-vous un peu remise de toutes vos tribulations ? --- Vous avez dissipé une partie de mes inquiétudes, Mistress ; mais il me reste une grâce à vous demander. J'ai une Amie que j'aime plus que moi-même, elle est sûrement dans une véritable peine de moi, me permettez-vous de lui écrire ? --- Assurément ; mais il faudra exiger d'elle qu'elle ne dise à personne qu'elle a de vos nouvelles ; car si Mylady votre Mère savoit que j'ai contrevenu à ses ordres, vous & moi pourrions nous en repentir, & puis je vous engage à prendre du repos aujourd'hui. Demain vous écrirez. Sensible à toutes ses attentions, je lui promis de faire ce qu'elle désiroit. Ce matin elle m'a apporté elle-même plumes, papier, &c. & me voilà à vous écrire. Adressez vos réponses, ma chère Anna, à Mistress Bertaw. Ne négligez pas de m'instruire de tout ce qui vous regarde, vous savez que cela intéresse infiniment votre confiante Amie Émilie Ridge. De ... ce ... 17 XXme LETTRE. Charles Clarck , à William Fisher ; à *. Peu de jours après mon retour à Londres , mon cher William , un des valets que j'avois laissés à Rochester pour veiller aux actions de Spittle , arriva pour m'apprendre que l'Homme en question étoit parti, & que son Camarade le suivoit à la piste, & m'écriroit exactement du lieu où il resteroit. Effectivement je reçus une Lettre de Frédéric ; il me marquoit que Spittle avoit terminé son voyage dans une de ses Terres nommée Joint-Stool ; que Mylady Ridge , & Émilie sa Fille cadette, y étoient depuis plusieurs jours ; & qu'un de ses Valets avec qui il avoit fait amitié, lui avoit dit que son Maître alloit épouser la Fille de Mylady. Je me mis sur le champ en route, & je volai à Joint-Stool , je trouvai Frédéric dans l'endroit qu'il m'avoit indiqué. --- Vous arrivez à temps, me dit-il, on croit que la cérémonie se fera demain. --- Et ne sais-tu aucun moyen pour que je puisse voir tête à tête le misérable Spittle. --- Si vous allez au Château tout sera découvert : mais...... Attendez, Mylord. Il me vient une idée... Oui, je m'imagine... --- Dis-la donc, bourreau, cette idée. Ne vois-tu pas la peine où je suis ? --- Vous désirez parler à Monsieur Spittle. --- Oui, pour lui arracher la vie, ou lui laisser la mienne. --- Cela s'entend... Hé bien En voici le moyen ; je vais lui écrire comme si c'étoit un de ses Parens du Pays de Galles . Son Valet m'a mis au fait de sa Famille ; il existe un Anthony Spittle, Fils de son propre Frère. Il languit dans la misère : mon écriture servira à le mieux tromper ; elle annoncera une éducation très-négligée ; je l'engagerai à venir m'apporter quelque secours dans son Parc, & pour lui ôter l'envie de me renvoyer sans réponse, je lui marquerai que s'il ne satisfait pas à ma demande, je me présenterai à ses yeux en face de ceux qui habitent en ce moment le Château. La crainte qu'il aura d'être humilié par la présence d'un Parent pauvre, le décidera, sans doute, à apporter quelques secours à son neveu. Vous voudrez bien, Mylord, remplir le rôle de ce dernier ; c'est à dire, vous trouver au Parc. Le reste se passera comme vous le jugerez à propos. Je trouvai l'expédient merveilleux, tout réussit au gré de mes désirs. Frédéric me conduisit au Parc, & fut porter la Lettre au Château. Peu d'instans après je vis arriver Spittle. Une grande redingote qui me couvroit, l'empêcha de me reconnoître. Dès qu'il fut à mes côtés, je jetai ma redingote, & lui présentai deux épées, en lui signifiant qu'il eut à en choisir une. Il voulut fuir ; mais je le retins par son habit, & le menaçai de lui couper les oreilles s'il refusoit de me satisfaire. Vainement ses yeux parcouroient les environs pour tâcher de découvrir quelques-uns de ses Gens. Enfin il prit une épée, & nous commençâmes un combat assez violent. Je fus d'abord blessé, mais légèrement. La vue de mon sang m'anima ; je fus assez heureux pour lui porter un coup qui le perça de part en part. Dès que je le vis tomber, je me hâtai d'aller rejoindre Frédéric, & nous regagnâmes notre Auberge. J'envoyai à la nuit savoir comment les choses s'étoient passées : tout dans le Château paroissoit dans une grande rumeur. Inquiet sur le sort d' Émilie ,je passai la nuit en face de la porte de la cour. Frédéric étoit à quelques pas avec deux chevauxprêts à être montés en cas d'événement. Vers les cinq heures du matin, je vis sortir un Valet àcheval : je montai vîte un des miens, & je galopai après lui. J'eus peine à l'attraper, ilalloit grand train ; avec de l'argent on échoue rarement dans ses projets. À l'appât de quelquespièces d'or, j'appris de ce Garçon que Spittle étoit expiré en me nommant l'auteur de sa mort ; queMylady Ridge avoit juré de le venger ; qu'Émilie avoit été très-maltraitée, & qu'il alloit parles ordres de Mylady, s'informer dans la ville prochaine s'il s'y trouvoit une Pension de jeunesDemoiselles : qu'ensuite il reviendroit à l'entrée de la Ville attendre sa Maîtresse pour laconduire à la Pension. De nouvelles générosités gagnèrent absolument le Domestique de Lady Ridge.Nous fûmes ensemble à une Pension : je vis la Maîtresse, qui me parut fort aimable ; je lui annonçaila visite qu'elle recevroit dans la matinée, & le dépôt précieux qu'on alloit lui confier. Jelui racontai en peu de mots l'histoire de Miss Émilie & la mienne ; cette Bonne-femme me promitd'avoir les plus grands égards pour la Fille de Mylady Ridge. --- Cachez surtout à cette Femmeinhumaine que vous m'avez vu, & assurez-la que vous traiterez Émilie avec beaucoup de rigueur.Une jolie boîte d'or que j'avois dans ma poche, & que je la priai d'accepter comme un gage de mareconnoissance, la disposa parfaitement bien en ma faveur. Francis (c'est le nom du Valet de Mylady) alla où il devoit rencontrer sa Maîtresse. Je me campai moi-même à une centaine de pas d'où je vis arriver le carrosse. Je le suivis toujours à une certaine distance. Francis conduisit le Cocher à la pension ; la Mère descendit la première. Je croyois alors qu'elle étoit venue seule ; mais, un moment après, la charmante Émilie entra aussi dans la maison. Mon cœur étoit dans une agitation que la crainte seule peut inspirer : car, n'en doute pas, mon cher William, ce cruel sentiment est inséparable du véritable amour. Au bout de quelques minutes, Mylady remonta dans son carrosse, qui s'éloigna rapidement. Frédéric, inquiet de ma longue absence, vint au devant de moi lorsque j'allois le chercher. Je voulus demeurer à *** au moins quelques jours. Dans la crainte que Lady Harris ne fut inquiète de moi, je lui écrivis, & lui fis part de tout ce qui étoit arrivé. Je laissai passer trois jours sans aller à la Pension ; mais mon impatience ne me permit pas d'attendre plus long-temps. La Maîtresse me conseilla d'attendre quelques jours pour voir Émilie. --- Qui sait, me dit-elle, si dans les commencemens on n'épie pas nos actions ? Il seroit sage, Mylord, d'éviter de venir ici. Écrivez à ma jeune Amie, je me charge de lui remettre vos Lettres, & de vous en faire passer les réponses. Je suis persuadée, Mylord, ajouta-t-elle, que vos intentions pour Miss Émilie sont honnêtes : car je suis incapable d'avilir mon ministère en me prêtant à un commerce criminel. Je la rassurai sur des craintes aussi mal fondées. --- Vous avez vu la belle Émilie ; & vous oseriez penser ... --- Ma question, Mylord, ne doit pas vous offenser. La confiance que je vous ai d'abord témoignée, prouve que vous inspirez une estime entière. --- Miss Émilie jouit-elle d'une bonne santé ? Tant de peines l'auront peut-être indisposée ? --- Cette jeune Personne a vraiment un courage héroïque ; elle ne ressent du chagrin que par la crainte que son absence n'en cause à ses Amies. Une pareille ame méritoit un sort plus heureux. --- Il le sera, Mistress ; oui, je parviendrai sûrement à faire changer son infortune. Une fois ma femme, pas un de ses désirs, pas une seule de ses volontés, que je ne prévienne. Mon amour, mon tendre amour, la dédommagera de toutes ses tribulations. --- C'est bien là le langage d'un Amant : rien ne lui semble impossible pour obtenir l'objet de ses vœux : point d'obstacle qu'il ne puisse surmonter. Cependant, Mylord, j'entrevois bien des difficultés à l'accomplissement de vos désirs. --- Ah Mistress, ne détruisez pas mon espoir, sans lui la vie seroit un fardeau pour le pauvre Clarck . Je la quittai en la priant de me permettre de lui envoyer le lendemain une Lettre pour sa nouvelle Élève, elle me le promit ; je joins ici la copie de ma Lettre à Miss Ridge, & celle de sa réponse. Tu vois ma confiance en toi, mérite-la en me gardant le secret sur mon bonheur actuel. Tu peux m'écrire ici : j'y resterai assez long-temps pour y recevoir ta Lettre. Adieu, mon cher William. Ton Ami à la mort & à la vie. Charles Clarck. At Holy-Jhost, ce ... 17 XXIme LETTRE. Charles Clarck , à Miss Émilie Ridge . Daignerez-vous, charmante Miss, excuser la témérité de ma démarche ? Si vous saviez tout ce que j'ai souffert depuis votre départ de Rochester , vous me plaindriez, sans doute. Mais, aimable Émilie , si vous accordez à mon respectueux attachement un mot de réponse, toutes mes peines seront oubliées. Vous avez un jour souffert l'aveu de mon tendre amour, vous m'avez permis d'espérer que vous pourriez me payer de retour : veuillez confirmer cette douce espérance ; souffrez que je voye en vous une Épouse que le Ciel m'a destinée. J'ai surmonté des obstacles pour venir jusqu'à vous, n'en suis-je pas déjà récompensé, puisque j'ai été assez heureux pour vous délivrer des persécutions du malheureux Spittle ? Si vous désirez des éclaircissemens sur cette aventure, qui sûrement vous aura surprise, ils seront l'objet d'une seconde Lettre. Je me flatte que vous avez trouvé en votre nouvelle Maîtresse de Pension une Personne empressée à vous rendre la vie douce. Ne pas vous savoir malheureuse, c'est une consolation pour le respectueux Charles Clarck. De ... ce ... 17 XXIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Mylord Clark ; à *. Je ne sais si j'ai tort, Mylord, de vous écrire. Mais mon cœur me dit que non. Mistress Bertaw est de mon avis, ainsi la faute, si j'en fais une, ne sera pas à moi. Je suis très-reconnoissante des peines que vous avez prises pour rendre mon sort plus supportable pendant mon séjour à Joint-Stool . J'ai été infiniment malheureuse ; la catastrophe qui a terminé mon esclavage est, à la vérité, une énigme pour moi, & je vous serois obligée de me l'expliquer : ma haine a cessé avec la vie de Spittle ; & je suis sincérement affligée de sa fin terrible, bien plus encore depuis que j'entrevois que j'en puis être la cause innocente. L'aveu qu'il en a fait à ma Mère, à l'article de la mort, a rempli mon ame d'affliction ; il vous a aussi nommé, & elle a juré de le venger. J'ai donc à craindre, & pour vous, & pour moi. Votre persévérance me flatte, cependant la haine de Mylady devroit étouffer le plus petit espoir ; je ne me repens pas de l'aveu que je vous ai fait. Mon inclination a été prévenue par mon estime, & l'une & l'autre ne s'éteindront dans mon cœur qu'à la mort. Émilie Ridge. De ... ce ... 17 XXIIIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à *. Mon cœur avoit grand besoin de votre Lettre, ma chère Émilie , pour soutenir la violente secousse qu'il a éprouvée par l'incertitude de votre sort. Pauvre Amie Combien vous avez dû souffrir. Quelle multitude de peines Votre courage me charme. En me comparant à vous, je rougis d'être si foible. La maladie d' Andrew m'en a causé une véritable. Tourmentée d'une fièvre ardente, le transport au cerveau, j'ai fait & dit des sottises sans nombre. Ma Grand-maman a bientôt appris par mes indiscrétions involontaires, le secret de mon cœur : ce qui l'a décidée à ne laisser approcher de moi que la bonne Turf . Des remèdes doux & administrés à propos ont rendu le calme à mes sens. Ma jeunesse & la bonté de mon tempérament ont accéléré ma guérison. C'est alors que Mylady Green m'a appris qu'elle étoit instruite par moi-même de l'état de mon cœur. Je suis tombée à ses genoux pour lui demander pardon. --- Pardon, ma chère Fille Ce n'est pas moi que tu offenses dans une inclination si mal placée ; c'est à la raison à qui tu dois des excuses, car tu l'offenses visiblement. Il faut, mon Enfant, me promettre de chasser de ton idée un objet qui n'auroit jamais dû y entrer. --- Je vous jure, ô ma Bonne-maman, sur la tendresse que j'ai pour vous, que ce penchant est venu malgré moi. Combien n'ai-je pas fait d'efforts pour surmonter ce fatal attachement J'ose ici avouer à celle que je révère, que je n'ai réussi qu'à me rendre malheureuse. --- Quand le danger est trop pressant, il faut le fuir. Ne consentez-vous pas, Anna , à vous absenter de ce lieu pour quelque temps ? --- Je serai donc encore séparée de mes chers Parens. --- Ta tendresse me charme, ma chère Fille. Non, je ne me ferai pas le chagrin de t'éloigner de moi. Je veillerai en personne à ta guérison, je te consolerai s'il en est nécessaire ; cependant, j'espère beaucoup de ta raison, elle te rendra à toi-même. Voilà, mon Amie, comme s'explique la meilleure des Mères. Que de respects, que d'obéissances ne lui dois-je pas pour tant de douceurs. Andrew se trouva lors de ma convalescence parfaitement rétabli. Je le vis, non pas dans les appartemens (sous différens prétextes, Mylady éluda les petits concerts accoutumés), mais dans le jardin, aux heures des promenades. Ses yeux me dirent assez combien il étoit aise de me voir en santé : les miens, malgré moi, durent lui assurer la même chose. Ce langage muet avoit pour moi bien des charmes. C'étoit au milieu d'une allée que nous nous étions rencontrés à ma première sortie : par un même mouvement, nous nous arrêtâmes, & attentifs à nous considérer, nous n'avions pas la faculté de penser à autre chose. L'arrivée de son Père (qui se porte à merveille) nous rendit à nous-mêmes, & chacun de notre côté nous cheminâmes tristement. Au soir mon Grand-papa plus en gaieté qu'à l'ordinaire, me dit : Eh bien ma chère Anna, tu désires donc faire connoissance avec la belle Ville de Londres . Tu commences à t'ennuyer ici : il faudra bien te satisfaire, & j'ai promis à Mylady que nous partirions dans quinze jours. Un coup d'œil de ma Grand-maman me mit d'abord au fait, & j'assurai Mylord que j'étois très-reconnoissante de ses complaisances. Notre départ est donc fixé au 20 du mois, & nous sommes au 12, dans huit jours je quitterai... cette campagne Ne prenez pas le change, ma chère, ce n'est point elle qui excite mes regrets... Je joins ici l'histoire de ma Mère. Vous verrez, mon Émilie, qu'il me reste un Père... Objet de la haine de Mylord Green . Il l'a sans doute bien méritée : oui... Mais il est mon Père, & je brûle de me trouver dans ses bras. Ce désir, pour ne pas déplaire à mes Parens, doit rester dans le fond de mon cœur, où mon Père est, malgré ses fautes, révéré comme l'auteur de la vie infortunée d'Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 HISTOIRE d'Élisabeth Green, Épouse du Chevalier Rose-Tree, racontée par Mylady Green, sa Mère, incluse dans la précédente. " J'avois quinze ans révolus quand on m'a fait épouser Mylord Green , que je connoissois à peine. Heureusement le choix de mes Parens se trouva me convenir parfaitement. Le ciel ne nous accorda qu'un Enfant, ce fut votre Mère : beauté, douceur, talens, elle réunissoit toutes les qualités : trop de sensibilité fit tout son malheur. Nous habitions Londres , & ce fut dans cette Ville que je perfectionnai son éducation. " Le Chevalier Rose-Tree jouissoit de la réputation d'un libertin : il avoit dissipé en moins de trois ans une grosse succession que lui avoit laissé son Père en mourant. Une femme de ma connoissance l'amena chez moi, sans m'en avoir prévenue. Il étoit d'une charmante figure, & joignoit à beaucoup d'esprit une gaieté inépuisable. Élisabeth le vit avec plaisir, & bientôt avec intérêt. Il parut de son côté fort épris de ma Fille ; Mylord Green s'en apperçut, il me fit part de sa découverte, en me montrant un profond mépris pour le Chevalier. Je fus forcée de convenir qu'il n'avoit pas tort, vu la mauvaise conduite de Rose-Tree, & son dérangement. En conséquence je le reçus froidement quand il vint chez moi ; mais comme il étoit fort lié avec le Mari d'une de mes Amies chez qui nous allions souvent, Élisabeth le voyoit dans cette maison, & bientôt je m'apperçus que ce qui n'étoit qu'un simple goût en commençant, devenoit un attachement sérieux. Je crus bien faire d'opposer mon autorité ; & je fis très-mal. Ma Fille au lieu de m'accorder sa confiance, se cacha de moi avec soin. Nous eûmes lieu de soupçonner, son Père & moi, qu'elle entretenoit un commerce de Lettres avec le Chevalier : mais la manière dont elle se justifia, nous rendit la tranquillité pendant quelques mois. Dans cet intervalle, Sir Edward Crossbow demanda ma Fille en mariage : il jouissoit d'une fortune honnête & d'une bonne réputation : Nous approuvâmes sa recherche ; le véritable caractère d'Élisabeth étoit la douceur & l'égalité. En présence de Sir Edward elle affectoit des caprices & des humeurs sans nombre. Je lui en fis des reproches très-vifs, elle eut l'air de ne pas comprendre ce que je voulois dire. --- Je ne joue pas la comédie, me dit-elle ; & si je suis en effet, telle que vous me l'assurez, en présence de Sir Crossbow, c'est sans doute, Maman, la haine que j'ai conçue pour lui, qui opère en moi ce changement. Comme Edward étoit très-amoureux, il ne s'apperçut point des défauts d'Élisabeth, & il pressa mon Époux de hâter son bonheur (c'est ainsi qu'il nommoit son mariage avec votre Mère). Mylord Green, las des remises & des mauvaises raisons de sa Fille, la fit venir un matin dans son cabinet, où j'étois avec lui. L'explication fut vive ; excuses, prières, supplications, rien ne lui réussit. --- Je le vois clairement, lui dit son Père : vous avez dans la tête votre misérable Rose-Tree : j'aimerois mieux vous voir dans les bras de la mort, que dans les siens. Edward vous convient, il est jeune, aimable, riche, estimé des honnêtes Gens, qu'avez-vous à opposer à son mérite ? --- Rien, repliqua Élisabeth, ma seule antipathie, voilà mon excuse. --- Et vous croyez me la faire agréer ? --- Hélas je ne l'espère pas. --- Quelle est donc votre intention. --- Vous obéir ou mourir. " L'arrivée d'une visite interrompit cette conversation. Mylord lui dit pourtant encore en sortant : --- Élisabeth, songez sérieusement à me satisfaire. Elle baisa respectueusement la main de son Père, & se retira. Je la suivis. À peine fut-elle hors de la chambre que ses larmes coulèrent avec abondance : je l'aimois tendrement ; je me sentis vivement affectée de sa peine, & la prenant dans mes bras, je la conjurai de ne pas nous rendre tous malheureux par son obstination. --- C'est moi seule qui serai à plaindre, me répondit-elle, en sanglotant. Ah Maman, quel sacrifice me force-t-on à faire Bon, me dis-je en moi-même, la voilà à moitié décidée. Je la conduisis à mon appartement. Toute cette journée & celle qui la suivit, elle fut de la plus grande tristesse. De moment en moment elle pleuroit. Vainement j'essayois de la consoler. --- Laissez-les couler, Maman, il faut que je m'y accoutume. Ce sera désormais ma principale occupation : les regrets ne me laisseront pas un instant de repos. --- Non, tu ne regretteras pas, ma chère Fille, d'avoir fait ton devoir. --- Mon devoir, dit-elle, avec véhémence, croyez-vous, Maman, qu'on ne me blâmera pas ? --- Te blâmer, ma Fille Oh, je te proteste que non Elle ne repliqua rien ; les larmes la suffoquoient. " Le lendemain, jour affreux pour nous, Élisabeth ne parut pas à l'heure du déjeûner. Je craignis qu'elle ne fut malade, & je montai dans sa chambre pour m'en assurer. Je ne l'y trouvai pas : son lit n'étoit pas défait, & je vis sur sa table de nuit une Lettre à mon adresse. Je frémis en l'ouvrant. Mais rien ne put égaler mon désespoir, quand j'en eus fait la lecture. Voici mot pour mot ce qu'elle me marquoit. LETTRE d'Élisabeth Green, à Mylady Green, sa Mère. Vous allez me haïr, ô ma respectable Mère, & cette certitude me rend la plus malheureuse des créatures. Je mérite, sans doute, toute votre indignation : je commets une faute énorme : je quitte la maison paternelle pour occuper celle d'un Homme... que je n'ose nommer. Quand vous lirez cette Lettre, je serai à lui pour la vie. Jamais, non jamais, je ne me serois rendue aussi coupable, si on m'avoit laissé ma liberté. Exiger que j'épouse celui que je déteste, & que je renonce à celui que j'aime, ce sacrifice s'est trouvé au dessus de mes forces. J'ai combattu long-temps entre la nature & l'amour : ce dernier a été victorieux... Quelle funeste victoire Voilà les regrets dont je vous parlois ce matin : ils consumeront les jours de votre infortunée & respectueuse Fille Élisabeth Green. " Tu peux aisément te peindre quel dut être mon désespoir : je courus à l'appartement de mon Époux : --- Voilà, Mylord, le fruit de vos rigueurs. Lisez cette Lettre, & voyez si nous ne sommes pas malheureux par notre faute. Pour la première fois je vis couler des larmes des yeux de mon Mari. --- Ô Dieu s'écria-t-il, tu me punis par un endroit bien sensible Mais je ne murmure pas de tes décrets, ils sont justes ; je suis puni de ma barbarie. Remarquez, mon Enfant, qu'il ne nous échappa pas un reproche contre l'infortunée Élisabeth. --- Et bien ma chère Amie, il faut employer toutes sortes de moyens pour ramener cette pauvre égarée. Allez chez le Chevalier Rose-Tree (il ne put prononcer son nom sans indignation) ; s'ils ne sont pas encore unis, promettez à ma Fille que jamais il ne sera question d'établissement pour elle. --- Et s'ils le sont, dis-je, en tremblant ? --- S'ils le sont... Je regarderois cela comme un très-grand malheur... Alors qu'ils viennent tous les deux : mon cœur ne repoussera pas l'Époux d'Élisabeth. Je me fis conduire à l'Hôtel du Chevalier. Le peu d'ordre qui régnoit dans sa maison, ne me fit rencontrer aucun obstacle. Un seul Valet que je trouvai dans l'antichambre eut pu m'empêcher d'entrer, mais il dormoit. " Je gagnai donc l'appartement : la porte n'étoit qu'à demi-fermée, je m'en approchai doucement. Je vis Rose-Tree aux genoux de ma Fille qui cherchoit à la consoler : la pauvre Enfant étoit dans l'attitude de la douleur : elle pleuroit amérement. --- Non, disoit-elle, je ne me pardonnerai jamais d'avoir quitté ainsi mes Parens : & quels Parens ... --- Cessez de vous affliger, ma chère Élisabeth, plus vous connoissez la bonté de ces Parens, & moins nous devons redouter leur haine. Et d'ailleurs, ne trouverez-vous pas dans votre Époux cette tendresse que vous méritez ? Laissez-moi lire dans ces yeux charmans l'amour que vous m'avez juré ce matin en présence de celui qui nous a unis --- Si je vous suis chère, reprit-elle, ne vous opposez pas à ma juste douleur. Je crus qu'il étoit temps de me montrer. J'entrai ; mon apparition répandit la terreur sur les nouveaux Époux : la douceur de mon abord ne put les rassurer. Ma Fille tomba à genoux ; Rose-Tree y étoit resté. Je pris ma chère Élisabeth dans mes bras, & tendant ma main avec bonté à son Époux, je parvins à les rassurer. --- Maman me pardonne ce fut tout ce que ta Mère put dire, & elle se trouva mal. Le Chevalier en témoigna une vive inquiétude : il étoit aussi affligé que moi. Enfin, nous la vîmes ouvrir les yeux. --- Reviens à toi, ma chère Fille, ton Père te verra encore avec plaisir dans sa maison. Mais, Maman, me dit-elle avec confusion, il est mon Époux. --- Qu'importe, au lieu d'un, nous aurons deux enfans. Nouvelle scène d'attendrissement. Je les emmenai l'un & l'autre. " La présence d'Élisabeth rendit à Mylord celle de Rose-Tree moins désagréable. Le pardon général fut répété, & nous fûmes tous heureux. Hélas ce ne fut que pour un temps les méchantes inclinations du Chevalier n'étoient qu'endormies. Mon Époux s'étoit mis à la tête de ses affaires : les débris de sa fortune joints à la grosse dot que nous avions donnée à Élisabeth, formoient encore des revenus suffisans pour vivre avec aisance. Nous logions tous dans le même hôtel : leur appartement étoit magnifique. On avoit transporté les meubles de la maison de Rose-Tree, au nombre desquels étoit une grande quantité de tableaux de prix. La Tableaumanie étoit une de ses folies. " Ma Fille devint grosse : cette nouvelle causa une grande joie à mon mari. Cependant je m'apperçus qu'Élisabeth devenoit triste. Je crus d'abord que c'étoit l'effet de sa grossesse, & je cherchois tous les moyens possibles pour la dissiper. Plusieurs fois je la surpris dérobant des pleurs prêts à couler. Le Chevalier étoit moins assidu. --- Elle n'est point heureuse, me dis-je, & selon les apparences c'est à son Époux qu'il faut s'en prendre. Je fus plus attentive dans mes observations ; mais par les soins de ma Fille, je ne pus rien découvrir ; j'usai d'un moyen qui me répugnoit ; mais comme il étoit le seul dont j'attendois du succès, il fut employé, Élisabeth avoit à son service une Fille que je lui avois donnée : elle étoit Nièce de Mistress Turf, & avoir été élevée à la maison. Je la pris en particulier ; je connoissois son honnêteté, je n'eus garde de lui offrir de l'argent, mais je fis valoir son attachement pour sa jeune Maîtresse. Elle débuta par me dire qu'elle ignoroit les raisons de son chagrin. --- Vous convenez donc qu'elle a du chagrin : On ne peut, Aurora , abuser de la tendresse d'une Mère. Les questions que je vous fais ne peuvent être accusées de curiosité. Je vois avec douleur que mon Enfant a des peines que je ne partage pas, & si je désire en connoître l'espèce, c'est pour mettre en usage des moyens qui puissent les dissiper. --- Eh bien Mylady, vous allez tout savoir : mais jurez-moi le plus grand secret : Ma chère Maîtresse ne me pardonneroit jamais mon indiscrétion. Je lui promis ce qu'elle désiroit. --- Vous saurez donc, Mylady, que mon Maître est un monstre. Il a pour sa vertueuse Épouse des procédés affreux. Non content de la maltraiter en paroles & de se servir des mots les plus grossiers, sans égard pour son état, il ose presque tous les jours la frapper avec inhumanité. Tous ses membres sont meurtris. Jamais la jeune Lady n'a proféré un murmure, & comme il est impossible qu'elle me cache la conduite atroce de mon Maître, elle me dit avec sa douceur accoutumée : --- J'ai mérité ces mauvais traitemens : une Fille qui a pu quitter la maison paternelle, ne mérite que des rigueurs, & c'est mon Époux qui s'est chargé de me punir. Il a surtout exigé de moi que je n'ouvrirai de ma vie la bouche de toutes les choses dont je suis le témoin. --- Mais, dis-je à Aurora, pour quelle raison ce misérable Rose-Tree se porte-t-il à de pareilles extrêmités ? --- Des raisons, Mylady, il n'en donne jamais aucunes. Je crois cependant que sa mauvaise humeur augmente quand ma Maîtresse n'a pas d'argent à lui donner. Tous les jours il fouille dans ses poches, & lorsqu'il n'y trouve pas ce qu'il désire, il jure, il tempête & maltraite Mylady. --- Ô Ciel m'écriai-je, est-il un homme plus détestable ? --- Vous ne savez pas encore combien il est scélérat ; Anger , son Valet-de-chambre (je dois ses confidences à l'envie qu'il a de m'épouser), me disoit ces jours passés, qu'il ne connoissoit pas un Être plus vil que son Maître ; il passe sa vie dans des tripots ou chez des Filles de joie : il vit habituellement avec une, qui lui coûte beaucoup d'argent : elle loge en Wells-Street , & se nomme Miss Astrea . Cette Fille, à ce que dit Anger, est la cause qu'un Jeune homme a joué, l'an passé, un triste rôle à Tyburn : Il avoit mangé toute sa fortune avec elle ; comme il n'avoit plus rien, elle le congédia. Ce Jeune homme qui en étoit très-amoureux, fut au désespoir de la dureté de sa Maîtresse. Il la pria, vainement, de souffrir sa présence. --- Comment voulez-vous qu'on vous souffre, répondit cette malheureuse, vous êtes sans le sou, & votre esprit est trop borné. Apprenez, mon petit Ami, que pour avoir de l'argent, tous les moyens sont permis, jusqu'à celui de détrousser les passans. Le jeune homme n'avoit pas le cœur tout à fait gangrené. Le discours d'Astrea le remplit d'épouvante ; il la quitta sur le champ, mais son image le suivoit par-tout. Enfin, Mylady, dans le dernier désespoir il usa du terrible conseil que lui avoit donné cette Furie. Peu au fait de cet abominable métier, il fut pris dès la première nuit, & exécuté peu de temps après. Voilà quel est le caractère de la Maîtresse de mon Maître. Il est bien à craindre qu'elle ne lui ait donné des conseils. Car sa conduite ne peut pas lui être naturelle. " Je frémis au récit que venoit de me faire Aurora, & je l'engageai à ne pas quitter ma Fille un moment de vue. Je me promis bien de mon côté de veiller moi-même à sa sûreté. Je voulois, dans mon premier mouvement, instruire Mylord Green de toutes ces particularités ; mais un moment de réflexion m'arrêta. Je craignis les suites que pourroit avoir une explication. Plut à Dieu que cette considération ne m'eut pas arrêtée ; mais j'ai remarqué qu'entre deux partis on choisit presque toujours le plus mauvais. " Le temps de la couche de ma Fille arriva : elle te mit au monde le plus heureusement possible. Elle voulut t'alaiter, & je ne m'y opposai pas. Élisabeth ne me quitta presque plus ; & ma présence empêchoit son Époux de la maltraiter. " Tu n'avois que huit mois lorsque je fus attaquée d'une goutte au pied, qui me força de garder la chambre. Le misérable Rose-Tree profita de l'occasion pour recommencer ses mauvais procédés avec ma Fille. J'en fus instruite par Aurora : c'est alors que je fis part à Mylord Green de tout ce désordre. Il en frémit de rage. Son premier soin fut d'obtenir un ordre supérieur pour faire enlever Miss Astrea. On la mit dans un lieu de sûreté où elle eut le temps de se repentir de tous ses crimes. Le lendemain de ce jour, Aurora accourut dans ma chambre ; elle étoit toute en larmes : --- Malheur, malheur s'écria-t-elle en entrant, ma Maîtresse est mourante. Je me traînai à l'appartement de ma Fille. Je la trouvai étendue dans un fauteuil ; elle ne donnoit aucun signe de vie ; cependant elle te tenoit dans ses bras. Tu faisois des cris terribles. Cette scène m'avoit anéantie, je ramassai mes forces pour appeler du secours. Un Chirurgien arriva avant que ton infortunée Mère eut repris connoissance. Il parvint à la tirer de cet état. Elle se plaignit d'une grosse douleur au sein : nous le découvrîmes. Dieu quel spectacle s'offrit à nos yeux il étoit meurtri & déchiré dans plusieurs endroits. Le Chirurgien pâlit. J'en augurois mal. Cependant il y mit un cataplasme, & on coucha la malade. Ses douleurs diminuèrent. Ce répit nous permit de nous occuper de toi, dont les cris s'étoient changés en plaintes continuelles. On te trouva un bras cassé, & différentes meurtrissures. --- Voilà deux Êtres dans un bien mauvais état, dit tout bas le Chirurgien ; il te remit le bras, te pansa, & me pria ensuite de passer dans une chambre voisine. J'étois tellement abattue de ce coup imprévu, que je ne voyois ni n'entendois rien. Le Chirurgien me répéta la même demande. Appuyée sur son bras, je le suivis. --- Je réponds, Mylady, de la vie de l'Enfant ; mais il est impossible de sauver la Mère. Le sang & le lait se sont mêlés ; l'un & l'autre ne tarderont pas à se corrompre. Dans deux jours elle ne vivra plus. Je suis désolé, Mylady, d'avoir une nouvelle aussi triste à vous apprendre ; mais mon devoir m'ordonne de ne point dissimuler des choses de cette importance. " Comme il finissoit, mon Époux, qui étoit sorti, rentra. Sa présence augmenta ma peine : je fis signe au Chirurgien pour qu'il gardat le silence ; Mylord s'en apperçut, & malgré nos efforts il voulut entrer dans la chambre de sa Fille. Il vole à son lit & s'informe de sa santé. --- Cela va mieux, mon Père, lui dit-elle doucement. --- Qu'as-tu donc, ma chère Enfant ? --- Peu de chose : je crois que je ne souffrirai bientôt plus. --- Qu'est-ce que tout ceci, s'écria Mylord ? Mon Élisabeth peut à peine parler, les visages sont pâles & tout le monde est interdit Morbleu Ne fuis-je donc plus rien chez moi, pour qu'on me fasse des mystères de ce qui s'y passe. --- Pour l'amour de Dieu, lui dis-je, très-bas, n'augmentez pas par vos peines, les maux de l'infortunée Vous saurez tout dans un instant. Il se rapprocha du lit, & baisant sa Fille avec transport : Mon Enfant, dis-moi que tu n'es pas mal. Est-ce que tu ne m'aimes plus ? --- Mon Père, je ne suis pas mal, & je vous aime de tout mon cœur. " Le son de sa voix étoit si touchant que son Père en fut vivement ému. --- Laissez-la reposer quelques instans, dit le Chirurgien. " Nous laissâmes auprès du lit Mistress Turf, & nous passâmes dans l'appartement d'à côté. Le Chirurgien s'absenta pour quelques instans. Je voulus alors savoir d'Aurora le sujet de cette scène affreuse. " Hélas Mylady, je n'en ai rien perdu. Le Chevalier n'étoit pas rentré de la nuit : ma chère Maîtresse n'avoit pas voulu se coucher, & je lui avois tenu compagnie. Vers les six heures du matin, elle s'étoit endormie avec sa Fille dans ses bras. Je la considérois dans cette touchante attitude, quand son Époux entra. Il avoit l'air sombre. --- Sortez, me dit-il durement : J'obéis, mais je restai à la porte, pour exécuter vos ordres, Mylady, en veillant à la fûreté de ma Maîtresse. L'abord du Chevalier m'avoit paru sinistre. Il la réveilla par de grossières apostrophes. --- Ah vous voilà, dit-elle avec douceur, mon cher Rose-Tree, je vous ai attendu toute la nuit. --- Il ne répondit que par des coups. Je me hâtai d'entrer pour l'engager à cesser ; il étoit tellement en fureur qu'il me prit avec violence & m'enferma dans le cabinet de ma Maîtresse. La porte en est vitrée, comme vous savez, & quand je faisois mes efforts pour l'enfoncer, je vis le Forcené prendre sa Fille & la jeter avec violence contre le mur. Son Épouse se précipita pour ramasser l'Enfant qui crioit : il la retint, & lui arracha le sein avec ses ongles. J'appelois de toutes mes forces au secours, mais le cabinet étant très-clos, j'eus le malheur de n'être entendue de personne. Au désespoir, je cassai un des carreaux, & je parvins à tourner la clef. Quand le Chevalier vit la porte ouverte, il sortit avec précipitation en proférant des juremens affreux. Ma chère Maîtresse avoir repris sa Fille, qu'elle serroit dans ses bras : elle n'eut que le temps de gagner un fauteuil où elle tomba sans sentiment, tenant toujours son Enfant. Je courus vîte à l'appartement de Mylady ; vous savez le reste. " Ce récit causa des convulsions à mon Époux. --- Misérable s'écrioit-il. Et puis en versant des pleurs. --- Pauvre Élisabeth Ô ma chère Fille Quelle horrible punition L'état de mon Époux m'affligea ; mais je ne pus blâmer son désespoir, puisque le mien l'égaloit. Pendant deux nuits & deux jours nous veillâmes l'infortunée Élisabeth, elle souffrit des maux inouis. Enfin elle expira en nous priant de pardonner à son Époux. Sa mort répandit la douleur dans toute la maison : on n'entendoit que des gémissemens. Mon Mari a conservé une langueur qui ne s'est dissipée qu'au bout de dix ans. " Le Chirurgien ne m'avoit pas trompé, ton bras s'est guéri parfaitement : ce fut moi qui continuai à t'élever. Mes soins eurent le plus grand succès. Aurora ne survécut qu'une année à sa Maîtresse ; elle mourut en se félicitant de l'aller rejoindre. Je voulus quitter des lieux qui me rappeloient sans cesse la perte cruelle que je venois de faire, & je n'eus pas grand peine à obtenir de Mylord Green de nous absenter de Londres . Nous vinmes avec toi à Break-of-Day ; il est à présumer que le Chevalier Rose-Tree a quitté l'Angleterre ; car depuis la mort de son Épouse, nous n'en avons pas entendu parler. " Que l'exemple de ta Mère, mon Enfant, serve à te convaincre qu'il ne faut pas toujours suivre la première impression du cœur : Il a besoin d'être guidé par l'expérience. XXIVme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge, son Amie ; à *. Je n'impute votre silence, ma chère, qu'à mon étourderie ; car j'ai oublié de vous donner mon adresse à Londres , où nous sommes arrivés depuis quelques semaines. La première a été employée à rendre habitable l'Hôtel que Mylord avoit fait louer. La seconde s'est passée dans une occupation plus frivole. Les modes ayant beaucoup changé depuis quinze ans que ma Grand-maman est absente de la Capitale, il a fallu renouveler toutes nos parures. L'article de la toilette est dans ce Pays, une affaire de conséquence. Si vous aviez vu, ma belle Émilie , l'air important de la Marchande de Modes, en m'assurant que le bleu me siéroit mieux que le jaune, que mes robes devoient avoir une grande queue, & surtout que je paroîtrois complettement ridicule si je voulois m'en tenir à mes cheveux naturels pour ma coiffure. --- Il faut absolument, me disoit cette folle, porter de chaque côté six boucles postiches ; que votre peigne soit garni de trois ou quatre sultanes qui se perdront nonchalamment sur votre col. Nous surmonterons tout cela par un joli bonnet (& je me flatte que vous en serez contente, ils me viennent de France, & sortent de la Boutique du fameux Beaulard , si renommé pour les Modes). Je disois donc qu'il vous falloit un bonnet d'un pied & demi de hauteur, sur deux pieds de largeur. --- Miséricorde me suis-je écriée. Vous voulez donc que l'on me montre au doigt. Il me paroît, ma chère Miss, que vous êtes dans l'intention de me faire copier les carricatures que l'on envoye de France, & que l'on assure être faites d'après les originaux. Cette folie auroit-elle donc gagné jusqu'ici ? --- Assurément, Miss, toutes nos Dames ont adopté le goût François ; rien de plus élégant qu'une robe à la Polonoise , à la Circassienne ,... & surtout à la Lévite . --- Tous ces mots-là me sont absolument inconnus : je fuis Angloise, & désire être vêtue à l'Angloise. Quant à vos bonnets, je vous prie de me dispenser d'en prendre d'un autre goût que ceux que j'ai toujours portés ; nous n'y changerons que la couleur, puisque le jaune vous offusque. La pauvre Femme sortit assez mécontente ; elle espéroit, sans doute, me séduire par son verbiage. Combien de fois je vous ai désirée ici, mon Amie, & certainement vos plaisanteries ne m'auroient pas paru déplacées : car, malgré ma gravité, je n'ai pu m'empêcher d'éclater de l'enthousiasme de ces gens pour les Modes. Toute la semaine dernière nous avons fait des visites. Celle-ci est destinée à en recevoir. Lady Wambrance , jeune personne très-jolie & fort répandue, est venue hier avec son Époux, qui est le contraire parfait de Lady ; il est aussi laid qu'elle est belle, aussi contrariant qu'elle est douce & complaisante, & aussi avare, dit-on, qu'elle est généreuse ; ce contraste qui frappe au premier abord, vous engage à plaindre l'aimable Wambrance : cependant elle a la figure du plaisir, & l'on seroit presque tenté de la croire heureuse. Je me sens une forte inclination à l'aimer. Mylady Green a eu la bonté de me promettre de la voir plus souvent qu'une autre : nous avons eu aussi ce qu'on appelle une Élégante. Je ne puis me dispenser de vous la peindre. Quand Lady Asmond entre dans l'anti-chambre, vous la sentez dans l'appartement. Pas un de ses vêtemens qui ne soit imbibé d'essence : ses bonnets doivent lui arriver en ligne directe du Sieur Beaulard. Un seul battant ouvert l'auroit mise dans l'embarras pour entrer. Ses talons sont d'une hauteur prodigieuse ; avec ces précautions, de très-petite taille qu'elle doit être, elle devient d'une taille presque gigantesque. Le reste de sa parure annonce qu'elle y donne un soin particulier ; rien n'y manque, & pourtant elle n'en est jamais contente. Elle s'est plaint amérement à moi que sa Couturière devenoit d'une négligence assommante ; mais rien, ajouta-t-elle, n'est comparable à la stupidité de mon Cordonnier, il a toujours la fureur de me faire mes souliers trop longs & trop larges ; & pour appuyer ce qu'elle me disoit, elle montra un pied effectivement très-joli. --- Cependant, Mylady, vous me paroissez fort bien chaussée. --- Vous n'y pensez pas, Miss, c'est une horreur. Sa visite fut courte, parce qu'elle étoit attendue dans dix maisons. --- Je me meurs ; mais aussi on est sans pitié pour ma santé délicate, je ne puis suffire au nombre d'invitations que je reçois tous les jours ; & elle partit comme un éclair. Il est vrai que la hauteur de ses talons la fit trébucher ; mais ce petit accident ne l'arrêta pas. Voilà, dit mon Grand-papa (qui pourtant n'est pas méchant), une jeune Dame bien ridicule. Le Chevalier Pertuisan qui se trouva là, s'empara de la conversation, & nous détailla plus au long le caractère de Lady Asmond. Il se peut qu'il n'ait rendu que la vérité ; mais j'ai tellement en horreur les médisans, que de ce moment j'ai pris ce Cavalier en aversion. Je verrai, sans doute, aujourd'hui quelques nouveaux personnages, & dans l'espoir que mes tableaux vous dissiperont, je vous en esquisserai quelques-uns. J'attends de vos nouvelles avec impatience. J'oubliois de vous dire que nous avons rencontré Mylady Ridge chez Mistress Binth ; Miss Fanny étoit avec elle. Sa jolie figure lui attire beaucoup d'adorateurs : son mauvais caractère pourra les éloigner ; mais je ne la crois pas Fille à s'affliger de la perte d'un Amant. Au reste, elle ne m'a pas fait grand accueil ; je m'en console par la certitude où je suis, que les deux Sœurs ne pensent pas de même sur le compte d'Anna Rose-Tree. De Londres, le ... 17.. P. S. Adressez vos Lettres, Argille-Street , c'est où nous logeons. XXVme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Londres . Combien de nouvelles à vous apprendre, ma chère Anna . Hélas peu s'en est fallu que l'infortuné Clarck n'ait été la victime de la plus noire calomnie. Sans qu'il en fut instruit, on lui faisoit son procès comme assassin de M. Spittle . Tous ses gens, ceux de ma Mère ont servi de témoins. Ma Mère elle-même a osé appuyer ses accusations. Vous savez, par sa Lettre que je vous ai envoyée , combien peu il étoit coupable. Heureusement, il fut averti, la veille du jour où il devoit être arrêté. On a su où il étoit, vraisemblablement, par Francis , le valet de Mylady, à qui Mylord a donné quelque argent hier. Pour la première fois j'ai consenti à le voir, notre entrevue se fit en présence de Mistress Bertaw . Son départ, la circonstance, tout servit à rendre cet entretien bien triste. Ma bonne Maîtresse mêla ses larmes aux nôtres. J'exigeai sa parole qu'il passeroit tout de suite dans les Pays étrangers. Il préféra l'Italie, & c'est à Naples où il m'a priée de lui adresser mes Lettres. Son Valet-de-chambre avoit eu soin de tout préparer pendant la visite qu'il me faisoit, moyennant quoi il partit en sortant de la Pension. J'en fus assurée : car Mistress Bertaw eut la bonté d'envoyer une servante pour s'en instruire. Cependant je n'ai été tranquille que lorsque j'ai reçu de ses nouvelles de ***. Le lendemain de son départ, un Baily suivi de ses acolytes, vint effectivement à l'Auberge où il logeoit ; mais ils furent obligés de s'en retourner, assez mortifiés d'avoir manqué leur proie. Voilà pour un objet, & c'est le plus important pour mon cœur. Parmi mes Compagnes, il s'en trouve une qui prévient en sa faveur par les qualités de l'extérieur ; elle est extrêmement belle, & je n'ai jamais vu, excepté celle de ma chère Anna, une taille mieux proportionnée. Son caractère est prévenant : elle a beaucoup d'esprit, & je l'aurois jugé parfaite, si Mistress Bertaw lui témoignoit plus d'amitié. Cette Femme fait rendre justice au mérite, & dans toutes les occasions elle cherche à humilier Betsy (c'est le nom de cette jeune Pensionnaire.) Nous étions toutes deux à causer dans le Jardin, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la demandoit. Mistress Bertaw ne put pas l'accompagner : mais elle me dit de suivre Betsy. Nous trouvâmes dans le Parloir une Dame d'un certain âge, accompagnée d'un jeune-homme de bonne mine. Je ne mêlai pas de la conversation : j'écoutai seulement, & voici comment je jugeai les trois Personnes ; car Betsy ne me parut plus la même. Elle affecta d'abord une supériorité sur moi que je souffris avec peine. Elle abandonna totalement sa modestie accoutumée, pour faire presque des avances au Jeune-homme, qui la traita avec une aisance très-familière. Il vanta deux ou trois fois son mérite, vainement chercha-t-il mon approbation : j'ai toujours détesté la fatuité, & ce Jeune-homme en a une bonne dose. Un sourire amer étoit toute ma réponse, lorsqu'il s'adressoit directement à moi. Quant à la vieille Dame, elle me sembla, & je jurerois ne m'être pas trompée, une espèce d'imbécille sans aucune tenue. Elle jouoit là un très-joli rôle : À peine lui adressa-t-on la parole une fois, encore fut-ce pour lui demander l'heure qu'il étoit ; elle se hâta de regarder à sa montre, mais elle ne put y rien comprendre. --- Voyez, dit-elle au Jeune-homme, car j'ai la vue trop basse pour distinguer les chiffres. Miss sourit malicieusement au Jeune-homme, qui lui fit un signe. Enfin, le couple prit congé, & je tombai de mon haut en voyant le Jeune-homme présenter respectueusement la main à la Dame, en la nommant Mylady. --- Elle a bien besoin de ce titre, dis-je à ma Compagne, car il lui faut quelque chose pour être soufferte. --- Vous n'y pensez pas, me répondit Betsy ; c'est une Dame de grande qualité, une personne très-estimée, en un mot, c'est Mylady Stanhope . J'avoue que mon étonnement ne fut pas médiocre. Vous m'avez souvent, dans vos Lettres, fait l'éloge de cette Dame ; je ne la reconnois point du tout dans la personne que le jeune Lord Stanhope donne ici pour sa Mère. Quant à lui, d'après les différens portraits que vous m'en avez faits, je ne saurois m'y méprendre, & je ne doute pas que ce ne soit Edward que j'ai vu hier. Selon ce que sa sœur vous a dit, j'imagine que Betsy Goodness est l'objet de l'inclination de ce Jeune-homme, & le sujet de son absence. Elle m'a demandé ce que je pensois du Fils de Lady Stanhope. Comme je ne sais pas flatter aux dépens de la vérité, j'ai répondu qu'il me paroissoit trop présumer de son mérite, pour en avoir réellement ; mais que son personnel étoit assez bien. --- Assez bien l'éloge est médiocre Cependant tout le monde le trouve charmant. --- Je ne donne pas mon avis pour être exclusif. Notre conversation a cessé là. Mon opinion ne lui a pas plu ; car depuis elle m'évite avec soin. La douceur & l'amitié de Mistress Bertaw me dédommagent amplement de cette froideur. Elle a reçu une Lettre de ma Mère, qui lui enjoint de me traiter toujours avec rigueur. La dureté de son caractère se soutient ; il est clair qu'elle est décidée à me rendre éternellement malheureuse. Je jouis cependant d'une vie tranquille, & je passe mon temps à faire des vœux pour votre bonheur : puissent-ils être exaucés je cesserai de me plaindre de mon sort. Émilie Ridge. De ... ce ... 17 XXVIme LETTRE. Betsy Goodness , à Sir Edward Stanhope . Recommandez donc, mon cher, à la Perry d'être moins empruntée. Son imbécillité est atroce & saute aux yeux des moins Clairs-voyans. Votre Mère d'emprunt, est, sur mon ame, une sotte créature quand on peut choisir, pourquoi le faire aussi mal ? La petite Personne qui m'accompagnoit l'autre jour, en a conçu une idée très-désavantageuse il faut à l'avenir que j'évite qu'elle soit témoin de nos entrevues ; c'est une espèce de bégueule, & d'ailleurs elle a trop d'esprit pour donner dans nos contes. La Bertaw est moins fine. Cependant je me lasse de toutes ces Comédies : voyez donc, mon Ami, à amener le dénouement. Être si long-temps sans vous voir, ne pouvoir vous dire combien je vous aime ; tant de privations sont au dessus de mes forces. J'aimerois mieux renoncer à toutes les fortunes de l'Univers. En effet, qu'est-ce que l'argent en comparaison du bonheur ? je ne puis le goûter qu'avec vous. Quelques tentatives que j'aie faites, il est impossible que je m'absente de la Pension pour y rentrer. Je puis, par les moyens dont je vous ai parlé, en sortir pour toujours : hâtez donc l'instant qui peut nous réunir. Je me meurs d'impatience. Votre Valet Lyquorice tarde beaucoup à arriver. Son retour est pour moi une affaire précieuse, puisqu'il sera muni de tout ce qui est nécessaire à notre union. J'hésite à vous faire part d'une idée qui me passe par la tête, je fais pourtant succomber à la tentation. La Pensionnaire avec qui vous m'avez vue Jeudi est jolie ; je crains que vous n'en soyez trop persuadé ; car je vous ai surpris à la considérer avec attention. Au reste, je vous préviens qu'elle ne vous trouve point à son gré. Je ne le conçois pas ; mais j'en suis fort aise. Je ne sais pourquoi il m'a pris un frémissement lorsque Mistress Bertaw lui a dit de m'accompagner au Parloir. Je crois au pressentiment ; celui-ci ne m'annonce rien d'agréable. Venez me voir cette après-dînée, votre présence changera en plaisir les inquiétudes de Betsy Goodness. De ... ce ... 17 XXVIIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Betsy Goodness ; à *. Vous êtes folle, ma chère petite, avec vos pressentimens Mon attachement ne doit vous prédire que du bonheur. Il est fâcheux, mais très-fâcheux que votre jolie Compagne ne me trouve pas à son gré. Son opinion ne sera pas suivie. Je suis seulement fâché de lui voir si mauvais goût. Pas à son gré le trait est excellent. Je puis cependant fort bien m'en consoler. Au reste il faut, mon bel Ange, calmer votre crainte à son égard ; car je ne suis point ingrat, & je la trouve infiniment gauche, point d'esprit, voilà mon sentiment sur cette belle. Vous pouvez même lui en faire part. Je trouve, comme vous, que Lyquorice est fort long dans son message : ce Garçon est d'une foible santé, je crains qu'il ne se soit trouvé incommodé en route. Votre impatience ne peut égaler la mienne, & c'est ce qui me fait vous presser avec tant d'instance de me procurer le bonheur de vous voir plus à mon aise. Tâchez donc, ma chère Amie, de m'en fournir l'occasion. J'irai à la Pension à six heures du soir avec la Perry . Je viens de lui donner une leçon de politesse : en évitant de la faire parler, elle sera un peu moins ridicule. Je vous engage à ne point refuser la compagnie de votre jeune Amie, elle en pourroit tirer des conséquences. Amenez-la à nos entrevues, je me ferai un plaisir de la mortifier. Sa haine en doublera, & ma joie sera complette. Adieu, ma belle Amie, comptez pour la vie sur mon amour. Edward Stanhope. De ... ce ... 17 XXVIIIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Break-of-Day . Assurément, ma chère, il y a quelque chose d'incompréhensible dans la nouvelle que vous m'avez mandée. Deux jours avant de recevoir votre Lettre, Lady Stanhope avoit écrit à ma Grand-maman. Sa Lettre est datée de Pretty-Lilly . Je ne vois pas de possibilité qu'elle puisse se trouver en même temps dans deux lieux différens. Ainsi, mon Amie, votre Compagne a voulu vous tromper, ou bien, elle l'est elle-même par les apparences. Vous me peignez le caractère du Jeune homme ; il ressemble parfaitement à celui d' Edward Stanhope .Vous allez juger par le portrait de sa Personne si c'est effectivement lui. Sa taille est moyenne,& fort bien prise, il est blond, fort blanc, assez haut en couleur, il a les dents jolies ; lesyeux petits, mais expressifs. Sa Mère marque à Mylady Green qu'elle n'en a aucune nouvelle. Elle en témoigne beaucoup d'inquiétude, & prie mon Grand-papa de faire sur lui quelques informations à Londres . Ne pourriez-vous savoir, ma chère Émilie, si Miss Betsy est depuis long-temps à la Pension de ***. J'ai fait part à Mylady de l'article qui concerne cette étrange aventure. Elle vous engage à prendre de nouveaux éclaircissemens : la curiosité n'y a aucune part ; son amitié pour la Famille Stanhope en est la seule raison. Il est bien heureux, ma chère Amie, que Mylord Clarck ait été averti à temps des manœuvres qu'on tramoit sourdement pour le perdre. Je ne m'explique pas sur la conduite de Mylady Ridge . Je crains d'en trop dire ou de n'en pas dire assez. Miss Fanny a fait une brillante conquête. Le Lord Bukingham ne la quitte presque jamais : votre Mère en est aux Anges. Cependant comme la frivolité de Bukingham est connue, on est étonné que Mylady Ridge souffre une assiduité qui n'aboutira qu'à donner des ridicules à sa Fille, & peut-être à la déshonorer. Car le Cavalier n'est pas renommé pour être délicat sur le choix des moyens qui remplissent ses désirs. Au reste, ma chère Émilie, je ne suis ici que l'écho du Public, & il ne faut pas toujours s'en rapporter à lui : il est prudent d'appeler quelquefois de son jugement. J'ai conçu pour l'excellente Mistress Bertaw la plus profonde estime, & la plus tendre amitié ; elle a des égards pour vous ; elle vous traite avec douceur : je conserverai toute ma vie le souvenir de ses procédés, & mon cœur en sera éternellement reconnoissant. Un espace considérable vous sépare de celui à qui vous avez accordé quelque préférence : vous êtes à plaindre, sans doute, mais il vous est permis de concevoir de l'espoir : quelqu'éloigné qu'il soit, il peut un jour se réaliser. Mais moi Ô mon Émilie Depuis long-temps je garde le silence ; je l'impose même à mes sentimens ; cependant mon inclination n'a rien perdu de son activité : j'aime toujours avec la même ardeur. Hélas le temps ne fait qu'accroître mes tourmens. Celui qui les cause n'est pas plus heureux ; j'en ai la certitude par lui-même. Une Lettre qu'il a glissée adroitement parmi des fleurs qu'on nous a envoyées de Break-of-Day , a confirmé mon incertitude sur son souvenir. Je vous envoye la copie, l'original a trouvé sa place à côté de mon cœur. Cette précieuse Lettre est la confidence de ma tendresse, elle est témoin des pleurs que je répands à sa lecture ; elle irrite & calme mes peines. Ma position est affreuse, & je n'y vois de terme que la mort. Adieu, ma tendre Amie, vous n'aurez de moi aujourd'hui aucuns détails, le sujet que je viens d'ébaucher absorbe toute autre idée. Je n'en suis pas moins pour la vie votre dévouée Anna Rose-Tree. De Londres, ce ... 17 XXIXme LETTRE. Andrew , à Miss Anna Rose-Tree ; à Londres. (Cette Lettre étoit incluse dans la précédente) Miss, Pardonnerez-vous à l'infortuné Andrew d'oser élever sa voix jusqu'à vous, de qui, sans doute, il est absolument oublié. Et de quel droit oserois-je m'en plaindre ? Que puis-je espérer ? Le ciel en me refusant les moyens de plaire, a complété mon malheur, puisqu'il m'a laissé un cœur sensible. Je suis destiné à souffrir éternellement : mes maux dureront autant que mon amour, & ce dernier me suivra au tombeau. Adorable Miss, daignez-vous quelquefois penser à celui qui vous adore. Votre absence cruelle a versé sur mes jours une amertume qui ne se dissipera que par votre présence. En vous voyant je recevrai une nouvelle vie. Être sans cesse à portée de vous admirer, voilà où se bornent tous mes désirs. Que les Gens qui sont auprès de vous sont heureux ? vos yeux ne refusent pas de se fixer sur eux ; ils entendent cette voix enchanteresse, & moi je n'ai pour tout bien que le souvenir d'un bonheur qui a passé comme l'ombre. Je crois quelquefois que ce n'est qu'une illusion. Je me rends justice, & je n'ose penser... Il est pourtant vrai que la belle Anna a paru n'être pas insensible à ma tendresse, qu'elle m'a permis de croire que je n'aimois pas une ingrate. Jour heureux je t'ai payé par bien des larmes. Mes lèvres brûlantes se posèrent sur une main d'ivoire, vous souffrîtes cette innocente liberté...... Où me conduit mon imagination frappée ? Le bonheur a fui loin de moi. Je passé mes jours dans les regrets, & mes nuits dans les larmes. Un mot, un seul mot de votre jolie main, Miss, seroit un baume pour mes plaies. Par pitié ne refusez pas ce secours au malheureux Andrew. De Break-of-Day, ce ... 17 XXXme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Londres . Je puis vous donner des instructions sur ce que vous me demandez, mon Amie, mais j'exige le plus grand secret. Ce n'est qu'à cette condition que Mistress Bertaw m'a confié ce que je vais vous apprendre ; elle m'a permis de vous le mander, elle désire que cela ne vous passe pas. Il y a quatre ou cinq mois que Betsy fut amenée chez elle par Mistress Goodness sa Mère, Veuve fort riche, & encore assez jeune. Voici par où elle débuta lorsqu'elle se trouva seule avec notre Maîtresse. --- On m'a parlé de vous, Mistress, fort avantageusement ; c'est ce qui m'a décidée à vous amener ma Fille, de qui je n'ai point à me louer. Obligée de demeurer à Londres quelque temps pour y terminer des affaires, il m'est impossible de la garder avec moi. Elle est d'une trop grande coquetterie, ce qui lui donneroit bientôt une mauvaise réputation. Je me vois donc forcée de m'en séparer pour quelques mois, & j'ai choisi votre Pension. Je vous la recommande, Mistress, veillez à sa conduite avec le plus grand soin. Cependant quand il lui viendra des visites elle pourra les recevoir, pourvu qu'il y ait toujours quelqu'un avec elle. Après ce préambule, Mistress Goodness a remis à Mistress Bertaw les premiers six mois de la Pension de sa Fille, & elle a disparu. Quinze jours après, Mylady Stanhope est venue avec son Fils passer quelques mois chez un de leurs Parens résidant à *** ; étant de la connoissance de Mistress Goodness, ils vinrent voir Betsy. Mistress Bertaw a trouvé comme moi que Lady n'avoit rien qui annonçat la Femme de condition. Votre Lettre, ma chère, tourne mes soupçons en certitude. Je vois de l'intrigue dans la conduite de Mylord Stanhope, & il me paroît presqu'impossible que Miss Goodness n'en soit pas instruite. Notre Maîtresse a écrit à sa Mère pour l'informer de ce qui se passe ; elle n'agira que d'après sa réponse. Quant à Betsy elle a changé son amitié pour moi en une froideur affectée. Le hasard me l'a fait accompagner une seconde fois à une visite d' Edward .Il est sûrement instruit de ma façon de penser sur son compte ; car il m'a fait nombre deplaisanteries. Mes réponses n'ont pas dû le satisfaire : elles étoient fières & un peuméchantes. Ce n'est pas, comme vous savez, le genre de mon caractère, mais lorsqu'on me cherche, onme trouve ; mes Amies ont seules le droit de me plaisanter. Une ou deux de mes réparties avoient ôtél'envie de rire à mes dépens ; ce n'étoit point assez pour moi : j'ai comblé la mesure de leurembarras en faisant à Mylady plusieurs questions. --- Mylady a depuis peu quitté Pretty-Lilly ? --- Pretty-Lilly ... Oui, je le connois beaucoup. --- Je crois, ma Mère, que Miss veut vous parler de votre Terre de Pretty-Lilly , & non pas de votre Ami qui porte le même nom : --- C'est, reprit la pauvre sotte que j'ai tant de Terres que je confonds toujours. --- Oserois-je vous demander, Mylady, des nouvelles de la santé de Miss Jenny ? --- Ma Sœur se porte bien, dit précipitamment le jeune Lord. --- Vraiment oui, elle se porte bien, c'est de ma Fille Jenny dont vous demandez des nouvelles, n'est-ce pas ? --- Je pensois, Mylady, que vous n'en aviez pas d'autre : --- Je ne crois pas, Miss : --- Mais, ma Mère, vous n'y pensez pas : devez-vous avoir des doutes à cet égard ? Ah je vois, ajouta-t-il, Mylady fait quelques plaisanteries, je suis bien aise de vous prévenir, Miss, que ma Mère n'aime pas les questions. --- Je vois comme vous, Mylord, que Mylady Stanhope a peine à y répondre. --- Votre Compagne, dit-il à demi-bas, en s'approchant de Betsy, a l'air de courir après l'esprit : --- Je doute qu'elle l'attrape, répondit-elle, spirituellement. Mylord fit signe à sa Mère de se lever, & ils sortirent. Je me permis de mêler de l'ironie à ma révérence, en la faisant infiniment profonde. Mylady enchérit sur mon respect, en m'assurant de ses civilités. --- Voilà, lui dit Mylord, en sortant, des politesses bien déplacées. Ne voyez-vous pas, pécore, qu'elle se moque de vous ? La Mère & le Fils se traitent assez familièrement. Betsy rougit de l'imprudence de Mylord, & encore plus de ma réflexion, & nous regagnâmes sans mot dire la salle commune. Je suis fort inquiète sur le sort de Mylord Clarck , il ne m'a écrit qu'une seule Lettre depuis son arrivée en Italie : on craint tout quand on n'est pas heureux. Je n'ose vous parler, Anna , du principal sujet de votre Lettre. Vous blâmer seroit trop inhumain ; vous approuver, la délicatesse & même l'honnêteté s'y opposent. Ô ma tendre Amie Combien il doit être pénible d'être forcée de rougir de son choix Ne me sachez pas mauvais gré du silence que j'observe sur ce point, & ne me retirez pas votre confiance. Mon sein s'ouvrira toujours pour y recevoir vos secrets. Vous êtes sûre qu'ils ne transpireront jamais. Adieu, ma très-chère Anna, aimez celle qui vous chérit plus qu'elle-même. Émilie Ridge. De ... ce ... 17 XXXIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Londres . N'es-tu pas en peine de moi, mon cher Augustin ? Mon éclipse a dû te surprendre. On ne quitte pas la résidence ordinaire des plaisirs sans de grandes raisons : J'en avois pour venir ici, j'en ai de plus fortes pour y rester. Je cours deux lièvres à la fois ; plaise à Dieu que proverbe ne puisse m'être appliqué Je suis sûr d'un en quelque façon, & c'est celui dont je me soucie le moins : mais l'autre Ah mon Ami représente-toi la jeunesse d' Hébé , la noblesse de Minerve , la beauté de Vénus , & tu n'auras qu'une idée des charmes de la divinité dont je suis ridiculement épris. Je dis ridiculement, parce qu'il faut en amour, comme en toute autre chose, conserver la saine raison, pour combiner les évènemens, & n'en être jamais dupe. Juste ciel s'écrie sûrement le frivole Augustin, voilà de la morale. Au fait, mon Ami, &, surtout, grâce des réflexions, au fait donc : je te préviens pourtant que ma narration sera longue, c'est une histoire que tu vas lire : mais comme j'ai fait un peu de diversion à la stricte honnêteté, tu m'écouteras avec plaisir. Tu verras d'ailleurs que j'ai parfaitement suivi tes conseils. Trois mois après mon arrivée à Londres , où j'étois venu, comme tu sais, pour éviter le Sacrement de Mariage que l'on vouloit me faire contracter avec une très-jolie Miss que j'aurois trouvée fort à mon gré, s'il n'avoit pas été question d'épouser (mais j'ai eu toute ma vie de l'antipathie pour ces sortes d'engagemens) ; à ton exemple, je donnois à corps perdu dans tous les travers possibles. Une petite Marchande de Modes dont j'avois grande envie, me rendoit très-assidu dans la Boutique de sa Maîtresse. Deux Femmes y vinrent un jour faire des emplettes. C'étoient la Mère & la Fille. La première encore jeune & fraîche, ne le cédoit en beauté qu'à sa Fille, la plus charmante créature qu'on puisse jamais rencontrer. Sa taille, surtout, me séduisit entiérement. Je leur adressai la parole, on me répondit poliment. Je demandai la permission de faire ma cour, on opposa quelques difficultés que je levai sans peine. Enfin je fis ma première visite : elles logeoient en appartement garni. La Mère se dit Veuve d'un Officier. --- Des affaires d'intérêts, me dit-elle, m'ont attirée à Londres , où je ne compte pas faire un long séjour. Mylady, ma Belle-sœur, m'a fort recommandé de rester peu de temps. Peu m'importoit leur naissance, ainsi j'eus l'air de croire tout ce qu'on vouloit me persuader, & je ne demandai pas même le nom de Mylady, la Belle-sœur qu'on m'avoit citée avec une espèce d'affectation. Je ne m'informai même pas du lieu où elle résidoit. Je revins souvent. La petite ne tarda pas à me faire l'aveu de l'amour que je lui avois inspiré ; j'en avois même déjà obtenu quelques légères faveurs, lorsqu'il plut à Mistress Goodness (c'est le nom de la Veuve) de trouver mes visites trop fréquentes. Pour la première fois on s'inquiéta du Public : la jeune Betsy me fit entendre que si mes vues tendoient au mariage, je pouvois en parler à sa Mère, que ma demande seroit sûrement accueillie. Tu connois ma façon de penser : juge comme je dus recevoir le conseil de Miss Goodness. Je lui répondis sans détour que je n'étois pas maître de disposer de ma main. Ma sincérité ne parut pas la choquer. Sa Mère usa de moins de ménagement : sa porte me fut fermée. Betsy me fit parvenir une Lettre. Elle me marquoit que sa Mère la traitoit avec la plus grande rigueur. Je l'engageai à venir chez moi, & lui promis de lui donner mon cœur & ma fortune au défaut de ma main. Je fus huit jours sans en entendre parler : le neuvième je me présente chez la Mère ; on me laisse entrer ; Miss Goodness étoit seule, & sans autre préambule elle m'annonça qu'elle s'étoit séparée de sa Fille. Je restai interdit de cette nouvelle inattendue : elle n'eut pas l'air de s'en appercevoir, & continua de m'en entretenir. Je ne tardai pas à me retirer. Je fus plusieurs jours à m'occuper de cette aventure, dont je commençois à me consoler, lorsque je reçus une Lettre de Betsy. Elle me mandoit que Mistress Goodness l'avoit enfermée dans sa chambre pendant deux fois vingt-quatre heures, sans souffrir qu'elle vit personne, & qu'ensuite elle l'avoit conduite elle-même dans une Pension à ***, où elle étoit depuis deux jours : que sa Mère, en la quittant, l'avoit beaucoup maltraitée ; qu'elle avoit déjà su gagner une des Servantes qui avoit bien voulu se charger de mettre sa Lettre à la poste, & que si je conservois de l'amour pour elle, je ne tarderois pas à me rendre à ***. Il lui étoit permis, ajoutoit-elle, de recevoir des visites, mais que pour écarter tous soupçons elle m'engageoit à me faire accompagner par une Femme de bonne mine que je nommerois ma Mère, & qu'en supposant que j'avois dans la Ville un Parent chez qui je venois passer quelques mois, nous pourrions jouir sans inquiétude du plaisir de nous voir. Pour une jeune innocente, voilà, dis-je, en moi-même, une Commère qui entend assez bien une intrigue. La Mère de mon Valet de confiance fut parée le lendemain. J'avois ordonné qu'on n'épargnat rien pour la rendre brillante. On l'emballa dans une chaise, & elle fut m'attendre à une Auberge des environs de *** ; je ne tardai pas à la rejoindre, elle monta dans mon carrosse, & nous fîmes notre entrée dans la Ville. Le Fils de ma Mère d'emprunt nous avoit fait préparer une maison. Je m'étois jusque-là fort peu occupé de ma compagne : alors elle me parut d'une imbécillité criante. La pauvre Femme avoit le désir de bien faire la Dame d'importance ; mais je vis dans l'instant qu'elle ne pourroit faire & dire que des sottises. Il fallut pourtant la produire. Après avoir prévenu Betsy de mon arrivée, je me présente à la Pension avec Mylady Stanhope (tu juges qu'ils fallut la nommer ainsi) ; la Maîtresse de Pension vint avec Miss Goodness ; j'avois recommandé à la Perry (c'est ma Mère) de ne parler qu'à la dernière extrémité. On eut pour elle les plus grands égards. Les trois premières visites se passèrent à merveille ; mais à la quatrième Betsy fut accompagnée par une Pensionnaire jolie comme un Ange, & méchante comme un Diable. Le masque découvrit dans l'instant notre tromperie : je le démêlai parfaitement à son air malin, lorsque ma Mère s'avisa de dire une bêtise ; ce qui lui arrivoit toutes les fois qu'elle ouvroit la bouche. --- Il est bien plus aisé, Mylord, de faire une sauce que la conversation, me disoit la Perry. Tu sais maintenant dans quel rang j'ai choisi ma Mère. Conviens aussi qu'il est infiniment commode d'avoir en voyage de ces Gens qui vous servent à plus d'un usage. Pour en revenir à mon objet, je te dirai que je me sentis un goût décidé pour la fine mouche. Une Lettre que je reçus de Betsy m'apprit que mon mérite avoit manqué son coup aux yeux d' Émilie Ridge (c'est le nom de mon amour) ; nouvel aiguillon pour mes désirs. Il faut, me dis-je, apprivoiser ce joli petit Lion. Depuis six jours je persécutois Betsy de sortir pour quelques heures, & de venir chez moi. Elle éludoit toujours : pour céder à ses instances, j'avois eu l'air de faire partir un Homme pour aller chercher à Londres tout ce qui étoit nécessaire pour notre mariage (car elle a la fureur d'épouser), comme agent d'abord, & puis un Ministre de ma connoissance (Notre union doit se faire à l'insu de mes Parens). Tu juges combien je dois rire des prétentions folles de cette Fille, qui témoigne la plus grande impatience du retard du Valet, le pauvre Garçon n'a pas bougé de... Si je la décidois à venir chez moi, j'en ferois au plus vîte...... quoi ta Femme & non, butor, ma Maîtresse. Cependant depuis que j'ai vu Émilie, je suis moins ardent, moins pressant. Betsy s'avise de jalouser cette divine Personne. Il est vrai qu'il est impossible d'avoir plus de beauté & d'esprit ; mais elle est maligne, je le répète, comme un vrai lutin. Hier elle mit ma Mère dans le plus grand embarras : je voulus prendre son parti, & plaisanter Émilie, mais, par ma foi, ce fut elle qui me mortifia. J'en conçus même un peu d'humeur, & je le témoignai assez énergiquement à ma Mère en sortant. La pauvre Femme se mit à pleurer, & me promit de ne jamais dire un mot, puisqu'elle ne réussissoit qu'à faire rire à ses dépens. Voilà, mon Ami, où en sont mes affaires d'amour. Je ne sais trop comment tout cela tournera ; mais s'il faut renoncer à Émilie, je ne m'en consolerai pas, & tu apprendras que le désespoir a détruit les beaux jours d'Edward Stanhope. De ... ce ... 17 P. S . Je joins ici une Lettre que je te prie de faire mettre à la Poste à Londres ; elle est pour Pretty-Lilly , où l'on doit être fort en peine sur mon compte. XXXIIme LETTRE. Betsy Goodness, à sa Mère . Tout est perdu, ma chère bonne ; l'oiseau s'est échappé. Nos démarches sont sans succès : il ne nous restera que la honte d'avoir été dupes de celui que nous voulions tromper. Stanhope est heureux, & je ne suis plus l'objet de ses préférences. Une autre le tient dans ses chaînes. Mais malheur à tous les deux j'ai les moyens de me venger. Je suis bien sûre que Maman approuvera mes desseins ; puisque nos projets ont échoué, nous n'avons rien à ménager. Je regrette moins la personne du Lord, que ses titres & sa fortune ; c'est de ces derniers dont j'étois extrêmement éprise. Ce sont eux qui nous ont engagées à faire divorce pour quelque temps avec notre vie accoutumée : ce sont eux qui nous ont décidées à nous séparer : Nous voilà retombées dans notre premier état : cela est assez fâcheux, après s'être bercé la tête de tant d'idées de grandeur. Le pis, c'est qu'il nous en coûte beaucoup d'argent en pure perte. Mais la vengeance que je médite me dédommagera. Voici les détails de ma disgrace. Stanhope m'aimoit beaucoup, & je l'avois amené au point de désirer notre union comme moi-même : il me visitoit souvent ; il vit une de nos Pensionnaires, Fille assez jolie, & en devint amoureux. Je m'en apperçus dans l'instant, & lui en fis des reproches. Il nia, & me répéta la demande d'aller chez lui pour convenir des choses nécessaires à notre mariage. Après avoir long-temps éludé, je crus augmenter son attachement en cédant à ses prières. Je m'échappai adroitement un soir de la Pension. Je le trouvai si tendre, si pressant ; il me jura avec un air de si bonne foi, qu'il n'attendoit pour m'épouser que le retour d'un de ses gens qui étoit allé à Londres chercher tout ce qu'il nous falloit, que je consentis à satisfaire ses désirs. Il me ramena lui-même, & par le moyen de la Fille que j'avois gagnée, mon absence ne fut point apperçue. Je le revis le lendemain : ma Compagne étoit encore avec moi. Tous les regards de mon Amant furent pour elle, je n'obtins pas la plus légère attention. J'en eus du dépit, & je le lui témoignai ; je fis plus : je lui écrivis une Lettre pleine de reproches. Il eut l'audace de me répondre qu'il ne m'aimoit plus, qu'il étoit trop sincère pour m'en imposer plus long-temps (Le scélérat choisir pour un pareil aveu, le lendemain de...). Qu'il n'avoit pu voir la charmante Émilie (c'est le nom de la Pensionnaire) sans en perdre la tête : qu'il me rendoit ma parole, qu'il reprenoit la sienne, & qu'il me prioit d'excuser un changement qui n'avoit pas dépendu de lui. Concevez-vous l'insolence d'un pareil verbiage. Je ripostai par une Lettre. Il n'y fit point de réponse ; mais il chargea le même envoyé d'un Billet pour Émilie. On le lui rendit devant moi ; elle fut le porter, avant de l'ouvrir, à la Maîtresse. Je ne sais quelle réponse elles y firent ; mais le lendemain Mylord les fit demander toutes deux. Pendant leur absence, je m'approchai d'une jeune personne, l'Amie de Mistress Bertaw . Je lui fis quelques questions sur Émilie. --- C'est, me dit-elle, une jeune Personne bien aimable & bien malheureuse. --- Malheureuse Oh je ne trouve pas ça, moi. --- Vous m'excuserez, puisqu'elle est détestée de ses Parens. --- Je ne me souviens plus de son nom de famille, elle est bien née, n'est-ce pas, Miss. --- Parfaitement bien. C'est la Fille de Mylord Ridge. --- Ah oui, & sa Mère habite Londres ? sûrement un quartier opulent, une belle maison ? --- Elle loge en Mortimer-Street . --- Vous avez raison : je n'ai pas du tout de mémoire, elle me l'a pourtant dit souvent. Par quel hasard donc n'est-elle pas dans une Pension à Londres ? --- Mylady Ridge voudroit la savoir encore plus loin d'elle. J'allois en apprendre davantage, mais Mistress Bertaw arriva, & fit cesser notre conversation. Étonnée de la voir seule, je voulus savoir si Émilie étoit restée avec Mylord. Je montai dans sa chambre, elle venoit d'y rentrer. Ma vue parut la chagriner, j'en étois ravie. --- Qu'avez-vous, ma chère, vous semblez bien triste ? --- Moi point du tout, Miss ; mais j'ai une migraine affreuse, & j'allois me coucher quand vous êtes entrée : je vous prie de trouver bon que je le fasse. --- Très-volontiers : je vous aiderai même à vous déshabiller. --- Je vous remercie, Miss ; mon obstination à rester, augmenta son embarras ; dès qu'elle fut au lit, je lui dis en souriant : --- Convenez, Émilie, que Mylord Stanhope est vraiment aimable --- Je crois, Miss, que je vous ai dit ce que je pense sur son compte. Je présumois que vous aviez changé de sentiment...... ? mais vous vous endormez ; adieu, Émilie, prenez du repos, votre migraine passera. Je me retirois à sa grande satisfaction. Je voulus encore essayer de ramener Stanhope. Je lui écrivis avec modération. Ma Lettre étoit tendre, passionnée : je perdis mon éloquence. On me répondit que je faisois des démarches inutiles, que le parti étoit décidément pris. Il faut donc aussi prendre le mien. Le voici ; vous trouverez, ma chère bonne, deux Lettres insérées dans celle-ci : vous en porterez une vous-même à Mylady Ridge, sa lecture vous instruira de ce que vous devez dire. L'intérêt que vous prenez à la réputation d'une Dame aussi respectable, vous engagera à ne pas différer à l'instruire du désordre de sa Fille, &c... Vous ferez mettre l'autre à la poste, après l'avoir fait copier par un Ecrivain, afin que l'écriture soit correcte ; après cette expédition, vous viendrez me chercher, car il est inutile que je perde ici mon temps davantage, je saurai l'employer ailleurs plus utilement, & moins tristement. En vous attendant je jouirai d'avance du plaisir de nuire à ma rivale, & de la ravir à son Amant. Adieu, Maman, vous connoissez mon attachement pour vous. Betsy Goodness. De ... ce ... 17 XXXIIIme LETTRE. À Mylady Ridge ; à Londres . Je suis affligée de la peine que je vais vous causer ; mais l'intérêt que je prends à ce qui vous regarde, m'engage à ne pas vous cacher plus long-temps la vie déshonnête que mène Miss Émilie votre Fille. Mistress Bertaw , sa Maîtresse, approuve une conduite qui ne tend qu'à vous déshonorer, & à la rendre la plus méprisable Personne du monde. Un Jeune-homme de qualité habite depuis peu de temps à *** ; votre Fille ne quitte presque pas sa maison, ou bien il est avec elle à la Pension. Le Lord Stanhope , afin de jeter un vernis d'honnêteté dans ses assiduités, a revêtu des titres de sa Mère, une misérable Servante ; mais on n'en est pas la dupe, & toute la Ville connoît l'intrigue de Miss Ridge . Je le répète, Mylady, je n'ai en vue que de conserver votre réputation, qui est si bien établie. Recevez avec bonté mes avis, & les assurances de mon estime. Une inconnue, qui pourroit se nommer sans rougir. De ... ce ... 17 XXXIVme LETTRE. À Mylord Stanhope ; à Pretty-Lilly . Mylord, Il est temps de mettre un frein à la conduite désordonnée d' Edward votre Fils. Sa fortune & son honneur sont dans le plus grand danger. Craignez désormais de l'abandonner à lui-même. Après avoir donné à Londres dans tous les excès, il a formé le projet de s'unir avec une Fille sans mœurs, sans principes, & dont la naissance est de la plus basse obscurité. Il l'a suivie à ***, petite Ville à trente milles de Londres, & c'est en ce lieu que doit se célébrer leur union. J'ai été à portée, par le plus grand des hasards, de suivre les démarches d'Edward. S'il n'eut été question que d'une intrigue sans conséquence, j'aurois évité de vous en instruire ; mais les choses sont poussées à un point que l'honneur me prescrit de rompre le silence. Je vous ai fait connoître le danger ; il faut vous indiquer des remèdes. Votre Fils loge dans la rue de *** ; il n'a avec lui qu'un Valet-de-Chambre nommé Liquorice , un Laquais nommé Granade , & la Mère de son Valet, qu'il fait passer pour Mylady Stanhope . Le mariage est remis à quinzaine. Vous avez donc le temps d'envoyer un ordre à Edward de vous rejoindre au plutôt. Je doute qu'il hésite à obéir, mais dans ce cas, il faudra user de violence. Un jour viendra où il en sera reconnoissant. Quels regrets n'auroit-il pas, & vous, Mylord ?...... Je frémis des suites qu'entraîneroit cette imprudente démarche : une fois l'ivresse de l'Amour dissipée, de quels remords il seroit poursuivi. Fui des honnêtes gens, abandonné des siens, il traîneroit dans la honte & l'infamie sa malheureuse existence. Sa Femme elle-même, dont le cœur est absolument corrompu, seroit sans cesse un nouveau sujet de douleur pour son époux infortuné... ; mais je m'abandonne trop à mon zèle. J'ai rempli mon devoir en vous avertissant ; je satisfais mon cœur en vous assurant de l'estime avec laquelle je suis votre très-humble Serviteur. Avant peu, je me ferai connoître. De ... ce ... 17 XXXVme LETTRE. Anna Rose-Tree, à Émilie Ridge ; à *. Votre Pensionnaire m'inspire le plus profond mépris, ma chère, & Edward Stanhope est bien blâmable d'user de tant de tromperies pour en imposer au Public. Donner le nom respectable de Lady Stanhope à une Femme qui ne peut être que fort peu de chose, puisqu'elle entre dans une pareille intrigue Voilà, en vérité, ce qui me donne bien mauvaise opinion du Jeune Lord. Évitez, ma chère Émilie , d'avoir aucune intimité avec Betsy , que Mistress Bertaw devroit au plutôt renvoyer à sa Mère. Un pareil sujet ne doit pas habiter avec l'honnête Miss Ridge . Selon vos intentions, j'ai gardé le plus grand secret sur cette aventure : j'en ai même fait un mystère à ma Grand-maman ; je n'approuve pas cet acte de prudence, mais vous l'avez désiré, je n'ai pas dû hésiter. Le Chevalier Pertuisan , dont je crois vous avoir déjà parlé, m'a fait l'honneur de me demander en mariage. Mylord Green a eu la bonté de me consulter, & lorsqu'il a vu mon éloignement pour cette union, il m'a assuré qu'elle n'auroit jamais lieu ; qu'il n'avoit en vue que mon bonheur, & qu'il rejeteroit tout ce qui ne contribueroit pas à le faire. Tant de bontés ont fait couler mes larmes, & sur le champ j'ai renouvelé au Ciel mes remercîmens de m'avoir si bien partagée. Le Chevalier ne m'a pas paru satisfait de la réponse de mon Grand-papa ; j'ai même démêlé dans ses yeux de la colère, ou au moins du dépit. Je suis bien déraisonnable, mon Amie, cet homme ne m'a jamais fait de mal. Il a de moi assez bonne opinion pour désirer m'associer à son sort ; je lui dois sans doute de la reconnoissance pour ses bonnes intentions, & je ressens pour lui une antipathie que je ne saurois vaincre. Vos conseils sont trop bien raisonnés pour que je ne les approuve pas. Oui, je suis la plus coupable, ou tout au moins la plus foible des créatures, de persévérer dans mon penchant honteux. Ce n'est pas assez de connoître ses fautes pour cesser d'en faire, il faut encore de la fermeté, du courage. Hélas je n'en ai que dans la spéculation. J'espère pourtant beaucoup du temps, de l'absence, & de vos conseils. Ne vous lassez pas, Émilie, de me répéter que cette inclination mériteroit le blâme si elle étoit connue : Que je suis inexcusable de ne pas rejeter loin de moi un attachement aussi déplacé. Ne craignez pas de m'affliger ; le principal est de me rendre à la raison, n'importe par quel moyen. Mylady Green ne m'a fait aucune question relative à ses découvertes de Break-of-Day . Elle croit que le souvenir ne m'en est pas même resté. Ah comme elle se trompe... Nous sommes dans la plus grande intimité avec la Maison de Mylord Wambrance , je suis tous les jours plus enchantée de sa charmante Femme. C'est, après vous, l'Amie que j'aime le mieux, j'ai obtenu sa confiance : il s'en faut bien qu'elle soit aussi heureuse qu'elle veut le paroître. Mais chut. Ses secrets ne sont pas les miens : il ne m'est pas permis d'en disposer sans son aveu : j'espère qu'elle souffrira un jour qu'ils passent jusqu'à la discrette Émilie. Nos sociétés sont fort bornées, & je m'en félicite, car je n'aime pas les cohues : je me rencontre rarement avec Mylady Ridge . Il n'est pas de Spectacle où elle ne se trouve avec Fanny , qui a pour Écuyer le Lord Buckingham . On donne à leur liaison le nom de petit ménage : chacun en glose à sa mode, & c'est toujours au désavantage de la Mère & de la Fille. On a renvoyé Mylord à Raimbow , comme un meuble embarrassant & inutile. Quel étonnant caractère Pourquoi l'un a-t-il si peu de ce que l'autre a avec tant de profusion ? Je ne m'avise pas de murmurer, mais je réfléchis ; le monde m'en offre sans cesse de nouveaux sujets. Les Moralistes auroient beau jeu... Je ne veux point anticiper sur leurs biens, je m'en tirerois fort mal. Je sens l'effet d'une chose, sans vouloir en démêler la cause. Adieu, ma chère Émilie, j'ai juré de vous aimer toute ma vie, je tiendrai parole avec un grand plaisir. Anna Rose-Tree. De Londres, ce ... 17 XXXVIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Londres . Je viens d'éprouver, mon cher Augustin, l'aventure la plus extraordinaire & la plus affreuse. J'étois, comme je te l'ai mandé, à l'affût de deux belles. J'ai triomphé, sans peine, de celle qui cessoit de me plaire ; ma victoire étoit si médiocre, que je ne sais si je dois lui donner ce nom : mais il n'en auroit pas été de même de la divine Émilie Ridge , jamais je ne verrai rien d'aussi séduisant, & il faut que j'y renonce. C'est la première fois de ta vie que tu serois convenu de ton insuffisance : n'est-ce pas là ta réplique ? Quel pauvre sot Ce n'est pas moi qui renonce. C'est le sort qui m'en fait la loi. Apprends que la charmante Enfant est enlevée. On te l'a donc soufflée ? Sais-tu, Augustin, que ton esprit devient d'un lourd assommant ? C'est une Mère qui me l'a ravie ou plutôt une furie. Vendredi passé, elle vint la chercher pour la mener je ne sais où, car le diable n'auroit pas suivi ses traces, j'en ai été instruit six heures après. J'ai volé sur toute la route : j'ai envoyé tous mes Gens, jusqu'à ma Mère d'emprunt ; démarches vaines, Émilie est absolument perdue pour ton malheureux Ami ; n'ayant plus d'occupations à ***, j'en partis le lendemain de ce funeste jour. À quelques milles je rencontrai le Valet-de-Chambre de mon Père qui venoit au grand galop de son cheval : il avoit avec lui quatre Hommes aussi bien montés que lui. Ils s'arrêtèrent en reconnoissant ma voiture : un billet de mon Père, qu'il me remit, m'ordonnoit de me rendre sur le champ à Pretty-Lilly , où des affaires de la plus grande conséquence m'attendoient. Je n'hésitai pas à changer la marche de mon voyage : avant minuit je fus à Pretty-Lilly . Mon Père me reçut avec des emportemens dont je ne devinois pas d'abord le motif ; mais lorsqu'il me parla d'union mal assortie, je compris qu'on l'avoit instruit de ma conduite, & qu'il étoit dans la croyance que je voulois épouser Betsy Goodness . Malgré mes protestations je ne pus le désabuser, & il a exigé que je restasse à Pretty-Lilly . Il a bien fallu obéir ; ce n'est pas sans répugnance, car la seule Personne qui auroit pu me rendre supportable le séjour de la campagne est à Londres. Me voilà donc restreint à ma Famille ; je verrai dans les environs s'il se trouve quelques jolies Paysannes. Il faut bien se faire aux circonstances. Renoncer au vin, au jeu, & aux Femmes Je ne puis m'imposer tant de privations : ainsi je m'enivrerai avec les Hommes, & je ferai ma cour aux Femmes ou aux Filles de nos cantons. Si je rencontre de petites aventures un peu gaies, je continuerai notre correspondance. Je me flatte que tu charmeras mes ennuis par les récits de tes conquêtes. Multiplie-les pour divertir un peu ton Serviteur & Ami Edward Stanhope. De Pretty-Lilly, ce ... 17 XXXVIIme LETTRE. Sir Augustin Buckingham , à Sir Edward Stanhope ; à Pretty-Lilly . Parbleu, mon Ami, le trait est divin, & l'aventure unique. Tu lorgnois la cadette lorsque je cajolois l'aînée. Oui, sur mon ame, les deux Miss Ridge nous enflammoient en même temps : avec cette différence que tu t'en es tenu à la simple & plate contemplation, tandis que moi... Mais on ne doit pas faire parade de ses bonnes Fortunes. Miss Fanny Ridge est par ma foi, un petit trésor, beauté, esprit, espiéglerie... Est-ce bien là le mot ? Je la crois un peu méchante ; mais c'est en ce pays un mal nécessaire, ou pour mieux dire un bien : car les bons passent pour bêtes ; & c'est l'apostrophe qui me toucheroit le plus. On peut être libertin, tapageur, médisant, orgueilleux, gourmand, menteur, &c... mais bête Cela n'est pas recevable. Ainsi donc la bonté est un ridicule qu'il faut fuir avec soin. Je ne blâme que les bons : ma morale, comme tu vois, est infiniment commode ; aussi suis-je ami de tout le monde. Je dois pourtant t'avertir que je ne suis nullement content des réponses ou questions que tu me fais faire, elles sont d'une impertinence inouie ; Monsieur le raisonneur, quand vous aurez de l'humeur ne la passez pas sur moi, ou... je prendrai ma revanche. Mylady Ridge est absente depuis plusieurs jours. C'étoit, sans doute, pour aller chercher sa seconde Fille. Elle n'est pas encore de retour. Son aînée est restée seule à Londres . Car le Père, le plus fieffé benêt que je connoisse, est retourné dans ses Terres. Je jouis donc à volonté du plaisir de voir Fanny ; je lui ai fait sa réputation. Elle passe pour ma Maîtresse ; tu juges combien elle a de rivales. Il faudra pourtant faire incessamment le bonheur de quelqu'autre. Depuis trois mois je me suis séquestré pour la petite, tu conviendras qu'elle ne peut pas se plaindre de moi. D'ailleurs on parle de mariage, & comme toi, j'ai fait vœu de célibat. On vante beaucoup une certaine Anna Rose-Tree , Petite-fille de Mylord Green ; je verrai si elle vaut la peine que je lui adresse mon hommage. Si elle me convient, j'employerai pour négociatrice une Femme adroite, & qui n'est guère connue. Je t'encourage dans tes démarches villageoises. Ne manque pas de me faire part de tes succès ; je te promets les mêmes confidences. Adieu, mon Ami, console-toi de tes ennuis par la certitude des plaisirs de Augustin Buckingham. Augustin Buckingham. De Londres, ce ... 17 XXXVIIIme LETTRE. Émilie , à Anna Rose-Tree ; à Londres . Mon silence vous aura surprise, ma chère : Hélas peut-être m'accusiez-vous de négligence quand je m'affligeois moi-même de ne pouvoir vous instruire de la rigueur de mon sort. Il est donc vrai que j'ai quitté, sans doute, pour toujours, le pays que vous habitez. Me voilà sous un ciel étranger, & dans quel état ... Vous allez frémir, ô ma tendre Amie, combien vous gémirez sur l'infortunée Émilie. Mère barbare quoi, vous avez pu... Pardonnez, mon Dieu elle m'a donné la vie, je lui dois une reconnoissance éternelle : mon cœur s'affligera sans murmurer. Je jouissois à *** d'une vie calme & tranquille, lorsque Mylord Stanhope y vint ; j'eus le malheur de lui plaire : il m'en fit l'aveu par écrit. Mistress Bertaw décacheta sa Lettre, & lui fit dire de venir chercher la réponse. Lorsqu'il se présenta, elle me fit descendre au Parloir avec elle. --- Miss Ridge , lui dit-elle, Mylord, m'a remis votre Lettre avant de l'ouvrir, & c'est moi qui vous ai fait prier de vous donner la peine de venir. Je vais donc vous répondre pour elle ; son caractère m'étant parfaitement connu, je vous préviens qu'elle ne répondra point à votre amour. --- Mais, Mistress, je ne vois pas comment vous pouvez avoir cette certitude. --- Vous m'excuserez, Mylord, repris-je, à l'instant, je l'ai donnée à Mistress, & je confirme absolument ce qu'elle vient de dire : ainsi trouvez bon que cet entretien soit le dernier que nous ayons désormais ensemble. --- Vous avez, aimable Miss, une façon de vous expliquer qui ne laisse aucun doute sur vos sentimens : cependant j'ose espérer que vous me permettrez de faire tous les efforts possibles pour vaincre une indifférence si obstinée. --- J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, Mylord, que je renonce au plaisir de vous voir. Mistress Bertaw s'étant levée, nous l'avons invité par une révérence à quitter la place ; deux ou trois billets lui ont été renvoyés sans les lire. Il existoit une forte brouillerie entre lui & Miss Betsy Goodness ; je remarquois aisément dans la conduite de cette Fille avec moi, qu'elle m'accusoit du changement de son Amant. Mistress Bertaw, qui ne l'avoit jamais aimée, la haïssoit décidément depuis les airs de hauteur qu'elle prenoit : elle attendoit impatiemment la réponse de Mistress Goodness , qui tardoit beaucoup à arriver. Un matin nous entendîmes arrêter un carrosse à la porte, &, selon la coutume, on frappa avec fracas. Chaque coup de marteau me causa un frémissement qui sembla m'annoncer un très-grand malheur, nous étions dans la salle commune : Betsy s'approcha de la fenêtre, & s'écria, ah c'est Mylady Ridge. --- Ma Mère, répétai-je tristement que me veut-elle ? Mistress Bertaw alla au devant d'elle ; je la suivis machinalement. L'abord de ma Mère me fit presque mourir de peur. --- Fille indigne de m'appartenir, je viens faire cesser votre vie libertine. --- Arrêtez, Mylady, interrompit Mistress Bertaw, on vous a trompée si... --- Je ne m'en rapporterai point à vous, Mistress, je sais ce que je dis ; qu'on prépare ses malles au plus vîte : vous allez, Miss, me suivre à l'instant. Interdite, je n'osai répliquer. La Maîtresse voulut revenir à la charge, mais Mylady lui assura d'un ton hautain, que tout ce qu'elle pourroit dire ne changeroit rien à ses résolutions. --- Épargnez-vous, Mistress, des propos inutiles ; mais songez à l'avenir à mieux conduire les jeunes Personnes qu'on confie à vos soins. --- Vos conseils, Mylady, sont outrageans ; mais je les méprise, ainsi que ceux qui vous les suggèrent. Ma réputation est à l'abri d'imputations aussi misérables. Elle se leva alors, & me dit avec un chagrin qui n'étoit pas affecté : pauvre Enfant aimable Miss votre sort est bien digne de compassion. Heureusement elle sortit, car ma Mère étoit outrée de sa replique, & paroissoit disposée à n'user d'aucuns égards. Mes effets furent bientôt rassemblés : je n'eus la liberté de voir aucunes Pensionnaires, & nous partîmes sans dire adieu à Mistress Bertaw. À midi nous arrivâmes à un Château. Avant d'entrer dans la cour, Mylady me dit : --- Je vais vous présenter à une Dame comme une jeune Fille à qui je m'intéresse. Vous la suivrez dans ses voyages sur le pied de Femme-de-Chambre. Songez à ne pas dire un mot qui indique que je sois votre Mère. Je vous ai annoncée sous le nom de Maria Dregs : je voulus répondre, un regard sévère accompagné de ce mot, obéissez , me rendit muette. Mylady descendit, je la suivis, & comme j'allois entrer dans l'appartement, elle me dit en se retournant, attendez là les ordres de votre Maîtresse. Je pris une chaise qui étoit contre la porte : jamais je n'avois eu tant d'envie de pleurer ; mais je n'osois pas faire éclater mon chagrin. Au bout d'un quart-d'heure un Laquais vint me dire d'entrer : je gagne en tremblant la chambre que l'on m'indiquoit. --- Approchez, Maria, j'ai dit à Mylady Clemency , que vous étiez douce, adroite, j'espère que vous ne me mettrez pas dans le cas de me repentir de vous avoir procuré une aussi bonne place : c'est, ajouta-t-elle, en s'adressant à Mylady, la Fille d'un de mes Fermiers, elle a été assez bien élevée ; je crains pourtant qu'elle ne vous impatiente dans les commencemens : elle sera peut-être un peu neuve. --- Je la formerai, Mylady, je la trouve fort à mon gré, elle est d'une figure intéressante. Vous me paroissez interdite : ne craignez rien, mon Enfant, je suis assez bonne personne, mon service n'est pas difficile. --- Répondez donc, Maria, me dit ma Mère. --- Hélas Mylady, que voulez-vous que je dise ? puisqu'il est décidé que je dois servir, il me semble que j'aime mieux appartenir, à Mylady qu'à qui que ce soit au monde. --- Elle a, ce me semble, de l'antipathie pour l'état qu'elle embrasse. --- Non, non, Mylady, c'est la timidité & la crainte de ne pas vous plaire qui lui donnent cet air d'imbécillité. --- Rassurez-vous, Maria, je crois que nous serons bien ensemble : vous m'êtes d'ailleurs recommandée par une Personne que j'estime, je ferai en sorte que vous vous trouviez heureuse. --- Je tâcherai, Mylady, de mériter vos bontés. --- Votre bonne volonté me répond du succès : allez, ma petite, ma Femme-de-Charge vous indiquera votre chambre, & vous apprendrez d'elle en quoi consiste le service que vous avez à faire, qui ne concerne, au reste, que ma personne. --- Tenez, Maria, me dit ma Mère : voilà pour avoir des épingles ; elle me donna deux guinées. --- Je me flatte qu'elle ne manquera de rien, reprit Lady Clemency. On me conduisit à la Femme-de-Charge. --- Mistress Matheling , voilà la nouvelle Femme-de-Chambre de Mylady, dit un Valet, en me présentant ; elle veut que vous l'instruisiez de son devoir. --- Ah vous êtes donc des nôtres, Miss, soyez la bien venue. Le ciel vous favorise, puisqu'il vous place ici. Vous pouvez vous flatter d'avoir la meilleure Maîtresse des trois Royaumes. Mais quoi vous ne dites mot : ce n'est pas là notre affaire. On rit toujours dans cette maison : nous sommes tous heureux & contens. À votre âge on ne doit pas être triste... Cette bonne fille disoit tout cela en me menant à une chambre petite, mais propre. J'avois écouté avec un extrême plaisir les éloges que Mistress Matheling faisoit de sa Maîtresse. --- Mille remercîmens, Mistress, je ne demande que quelques heures de repos, & je descendrai ensuite pour remplir mon devoir. Puis-je espérer que vous voudrez bien m'instruire ? car c'est ma première condition. --- Ne vous inquiétez pas, vous n'aurez pas de peine à vous mettre au fait ; & puis Mylady est pleine d'indulgence. Reposez tranquillement, & félicitez-vous du bonheur dont vous jouissez. Dès que je fus seule, je me mis à pleurer ; vous pouvez penser quelles durent être les réflexions que m'arrachoit ma position. Le procédé de ma Mère ne m'étonnoit pas : elle m'avoit assez accoutumée à sa haine. Cependant dans quel état m'obligeoit-elle à paroître. Il est pourtant bien heureux que je sois tombée aussi bien : car Mylady Clemency est adorée de ses Gens, & sa personne prévient du premier coup d'œil. C'est, ma chère Anna , une Femme de trente-huit ans au plus, sa figure est douce & infiniment jolie, son organe est flatteur ; & elle n'ouvre la bouche que pour dire des choses agréables. Dès que j'entendis le carrosse de ma Mère partir, je descendis. Mistress Matheling me dit que mon service ne consistoit qu'à bâtir les garnitures de Mylady, à l'aider à s'habiller & se déshabiller, & à faire la lecture. Je n'eus pas de peine à remplir mon devoir avec cette Femme charmante, ses Domestiques pourroient se croire ses Amis, tant elle les traite doucement ; cependant mes nouvelles occupations me paroissoient étranges. Dès le même soir j'assistai à la toilette de nuit de ma Maîtresse (que ce mot me coûte à prononcer). --- Je vous sonnerai demain, Maria, dès que je serai éveillée, dites que mon thé soit prêt pour neuf heures. Rendue dans ma chambre, je recommençai mes lamentations, & je dormis fort mal ; j'étois levée depuis long-temps, lorsque j'entendis la sonnette. Je courus à l'appartement de Mylady, elle tenoit une Lettre & sembloit vivement émue. --- Je reçois, me dit-elle, la plus triste nouvelle ; mon Fils se meurt, il faut que je devance mon voyage pour Paris. Faites mes malles, Maria, vous savez à peu près ce qui doit m'être nécessaire pour un voyage d'une année, je n'emmène que vous de Femme. Alexander , Lisy & Ezckiel m'accompagneront, je veux monter en carrosse en sortant de table. Qu'on dispose tout avec vîtesse. Veillez, mon enfant, à ce que tout soit en règle. Envoyez-moi Matheling, que je l'instruise de mes intentions pendant mon absence. Après avoir exécuté les ordres de Mylady, je fus à sa garderobe. Je ne savois trop ce qu'il falloit emballer : cependant je jugeois qu'il valoit mieux emporter plus que moins ; je remplis quatre malles de linges, robes, &... À l'issue du dîner je montai avec Mylady dans une berline ; en six heures de temps nous fûmes à Douvres . La traversée fut heureuse & courte, & nous arrivâmes à Paris sans nous être couchées. Mylady descendit à l'Hôtel où son Fils logeoit, situé rue Neuve des Bons-Enfans. Mylord étoit moins mal qu'on ne nous l'avoit annoncé, ce qui remplit de joie sa vertueuse Mère. Dans les huit premiers jours, Mylady ne s'absenta guère de la chambre de son Fils, & elle voulut que je fisse la lecture pour le récréer & faire diversion à son mal. Ce Jeune-homme est attaqué de la poitrine, & souffre horriblement des toux continuelles qu'il éprouve : il paroît d'un naturel très-doux, il aime autant Mylady qu'il en est aimé : aussi le plaisir de la voir n'a pas peu contribué au rétablissement de sa santé, qui est présentement beaucoup meilleure. Malgré l'humiliation de mon état, je serois bien injuste de n'être pas reconnoissante des bontés de ma Maîtresse. Elle me traite avec une amitié, une douceur que je n'ai jamais trouvées dans ma Mère : cependant elle me croit d'une naissance fort obscure, & je n'ose me flatter d'avoir encore mérité cette préférence, ce n'est donc qu'à son excellent naturel que je dois ces bons procédés. Je profite d'un moment de liberté que me donne l'absence de cette Femme charmante, pour m'entretenir avec l'Amie de mon cœur persuadée que mon changement d'état n'en a point apporté à son attachement pour moi. Me voilà donc absolument frustrée de recevoir des nouvelles de Mylord Clarck , car il m'a été défendu par ma Mère d'entretenir un commerce de Lettres avec personne. J'enfreins ses ordres pour vous seule, parce que je connois & suis sûre de votre discrétion. S'il m'écrit chez Mistress Bertaw, ses Lettres resteront sans réponse. Que pensera-t-il de moi ? il ne m'accusera sûrement pas. Il est sûr de mon cœur. Cependant s'il osoit avoir des doutes... Eh que m'importe. N'est-il pas perdu pour moi ? Dois-je prétendre à sa main ? C'en est fait, il faut que je renonce à l'idée de bonheur, qui, jusqu'ici m'a fait supporter mes maux avec patience. Une autre le rendra heureux ; il le sera sans doute, il est fait pour l'être. Avez-vous entendu parler du retour de Lady Harris à Londres ? Elle aura peut-être la bonté de s'informer de moi, peut-être aussi son Cousin lui aura-t-il appris que j'étois à *** ; quand elle saura que j'en suis partie, & qu'on ignore où je suis, elle me plaindra, j'en suis sûre. Le souvenir des Gens qui s'intéressent à moi me perce l'ame. Vous verserez des larmes en lisant ce triste écrit, vous me plaindrez, c'est une consolation pour moi. Concevez-vous ce que vouloit dire Mylady Ridge, lorsqu'elle m'a reproché la vie que je menois à *** ? Dieu m'est témoin que je n'ai rien à me reprocher. Je présume que c'est un vernis dont elle a voulu couvrir son énorme procédé. Enfin elle étoit la maîtresse : elle a pu disposer de son Enfant ; ses rigueurs ne me la feront point haïr. Je dois respecter jusqu'à ses barbaries ; elle ne doit rien craindre de ma discrétion, je cacherai le secret de ma naissance jusqu'au dernier soupir, elle n'aura pas à se plaindre de mon obéissance. Si, du moins, ma chère, je vous savois heureuse, si j'avois l'espoir de voir un jour vos vœux couronnés ; mais pour augmenter mes maux, il me falloit encore la cruelle certitude des vôtres. Je vous félicite d'avoir trouvé dans Mylady Wambrance , une Amie douce & compatissante : elle n'est, dites-vous, pas heureuse ; pour qui donc est fait le bonheur ? Apprenez-moi des nouvelles de vos Amis, de vos connoissances. Reverrez-vous bientôt Jenny Stanhope ? son sort m'intéresse ; elle est aussi le jouet du sort. Que d'infortunées la haine & l'amour sont le tourment des hommes ; ces deux sentimens si opposés, causent souvent des effets semblables, malheur aux victimes qu'ils immolent. Ce que vous m'avez mandé au sujet de ma sœur, m'afflige & m'étonne. Il est douloureux pour moi de la savoir la fable de la Ville sur un point aussi essentiel que l'honneur, & je la croyois trop bien élevée pour donner dans des travers aussi blâmables ; c'est un surcroît d'humiliation pour moi. Écrivez-moi souvent, ma chère Anna ; vos Lettres me parviendront promptement ; les Paquebots sont exacts des deux côtés. Si vous me mandez des nouvelles, n'oubliez pas de m'en donner principalement de ce qui vous regarde, c'est l'objet le plus important pour Émilie Ridge. De Paris, ce ... 17 P. S . Maria Dregs , chez Mylady Clemency , Hôtel Radziwill, rue Neuve des Bons-Enfans. XXXIXme LETTRE. Mistress Goodness , à Betsy Goodness sa Fille ; à *. Tu es sans doute étonnée, ma Belle, que je te laisse si long-temps à *** ; mais il est essentiel à nos projets de fortune que tu y demeures encore. Par le moyen de cette Fille que tu as gagnée, & dont il est nécessaire de conserver les bonnes grâces par de nouvelles générosités, il faut que tu découvres si ta rivale n'étoit pas en commerce de Lettre avec un certain Mylord Clarck , que je ne connois point, ni toi non plus. Malgré cela, une de ses Lettres surprise & entre nos mains, nous vaudroit cinq cents guinées : j'en ai la parole d'une femme qui m'a déjà prouvé qu'elle ne la donnoit pas vainement. Voici en deux mots ce dont il s'agit. Mylady Ridge , chez qui tu m'as dit de porter une Lettre peu favorable à Émilie sa Fille cadette, en a une autre qui devoit épouser & qui aimoit beaucoup ce Clarck, Jeune-homme extrêmement riche par les bienfaits d'une Cousine qui l'aime à la folie ; il a vu par malheur, Émilie, & par un malheur encore plus grand, il en est devenu amoureux. De ce moment il a tout rompu avec l'aînée ; c'est de là, sans doute, que vient la haine de la Mère pour sa cadette. Mylady m'a fait venir avant-hier. --- Vous m'avez apporté une Lettre, il y a quelques jours, savez-vous qui l'avoit écrite ?...... Vous hésitez... Parlez-moi avec sincérité. Je commence par vous dire que l'on m'a rendu service, & finis par vous assurer que j'ai dans ma bourse cinquante guinées à votre service, si vous m'accusez la vérité. Je crus devoir convenir du fait. --- Votre Fille est donc une rusée créature ? peut-on compter sur son adresse ? --- Oh Mylady, c'est un lutin pour l'esprit & la malice. --- Voilà les cinquante guinées promises ; à présent il ne tient qu'à vous d'en gagner cinq cents. Je ne doute pas que Mylord Clarck n'écrive à Émilie ; il arrivera sûrement des Lettres pendant son absence, car je vous préviens qu'elle est à présent fort loin d'ici. Que votre Fille tâche de surprendre une Lettre de Clarck & les cinq cents guindés sont à vous...... Elle me raconta ensuite ce que je t'ai mandé en commençant. J'ai assuré Mylady qu'elle seroit contente de nous. --- En ce cas, vous n'aurez point à vous plaindre de moi, & je vous employerai souvent. J'aurai, quand je vous connoîtrai mieux, une grande confidence à vous faire, vous me servirez pour plus d'un objet. Adieu, travaillez pour vous & pour moi. Je ne t'ai point écrit tout de suite pour prendre ici quelques renseignemens ; je n'ai rencontré personne qui connoisse Émilie & son galant ; mais on parle beaucoup de Miss Ridge & de Mylord Buckingham . Il paroît que cette Famille a d'assez bonnes dispositions, c'est peut-être la force de l'exemple, c'est comme toi. Mais, chut il ne faut pas médire de ceux qui nous donnent de l'argent ; donnons-nous en revanche carte blanche sur les autres. Adieu, ma Belle, tu sais combien je t'aime. Sophie Goodness. De Londres, ce ... 17 P. S. Tu dois avoir quelques guinées de reste sur les vingt-cinq que je t'ai laissées pour achever de séduire la Fille favorite de Mistress Bertaw . XLme LETTRE. Betsy Goodness , à Mistress Goodness sa Mère ; à Londres . Vous pouvez à présent, ma chère Maman, venir me chercher quand bon vous semblera, & le plutôt sera le mieux. J'ai réussi ; vos désirs sont remplis ; en un mot, je possède la bienheureuse Lettre de Mylord Clarck . Mais, ma Bonne, il faut composer avec Mylady Ridge : cinq cents guinées sont jolies ; cependant quand vous l'aurez lue, vous verrez qu'elle en vaut plus de mille ; il faut faire valoir les difficultés, les frais, &c... & quoique je n'ai pas eu grand'peine, il est bien nécessaire de faire sonner les embarras qu'une soustraction de cette importance doit causer. Au reste, vous n'aurez la Lettre qu'avec ma Personne ; car sans cette petite supercherie, je crois que vous me laisseriez dans ce lieu détestable une éternité. Mon absence ne vous semble pas désagréable, à ce qu'il me paroît ; mais moi je me meurs d'ennui. Je ne suis point faite pour un genre de vie semblable, & ce n'est qu'en frémissant que je m'apperçois du changement de ma figure. L'ennui est un poison pour la Beauté : le plaisir augmente les charmes, vous voyez bien qu'il me faut du plaisir. Je me flatte que vous partirez au reçu de ma Lettre. Deux jours après l'enlèvement d' Émilie , (car sa Mère l'a vraiment enlevée), Mylord Stanhope a disparu d'A... Ainsi, mon avertissement à son Père étoit inutile. Vous ne vous attendez pas, je pense, que je vous mande des nouvelles. Je brûle d'aller en apprendre dans la Capitale. Adieu, Maman. Je suis, malgré le mauvais tour que vous me jouez de me laisser ici, votre affectionnée Fille, Betsy Goodness. De ... ce ... 17 XLIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Paris . Mes pleurs ne tarissent point, ô mon Amie Quel est votre sort, infortunée Émilie Quelle marâtre le Ciel vous a donnée Sacrifier ainsi la plus belle & la plus aimable des Filles Votre fermeté me surprend ; je vous admire. Conservez bien ce courage héroïque, vous en avez besoin. Je ne vous blâme pas de respecter les ordres du tyran qui vous opprime, cependant il seroit bien permis de murmurer de sa dureté. Vous, servir vous, faite pour commander à l'univers Non, je ne puis m'accoutumer à cette cruelle idée. Que Lady Clemency est heureuse elle possède un trésor. Combien je la révère, cette Femme admirable : elle ne s'est point trompée dans l'opinion qu'elle devoit concevoir de mon Amie. En effet, qui pourroit vous voir, & ne pas vous chérir ? Heureux mille fois heureux, celui qui vous aura pour récompense Votre état, ma chère, ne vous fait pas une loi de renoncer à votre amant. N'ennoblissez-vous pas tout ce qui a rapport à vous. Espérez donc qu'un jour plus beau luira enfin pour vous. Par combien de détours la Providence ne nous conduit-elle pas au but desiré ? Il court un bruit bien terrible sur le compte de votre Sœur. Le Lord Buckingham a absolument cessé de la voir ; mais il se permet des propos très-outrageans, & l'on assure que les marques du déshonneur de Fanny étoient très-visibles, lorsqu'elle est partie avec sa Mère pour Raimbow . J'ai totalement cessé de les rencontrer, parce que Mylady Green , à mon grand contentement, a renoncé depuis long-temps à fréquenter les endroits publics. Mon cœur est trop vivement affecté pour goûter aucun plaisir ; la vie retirée est beaucoup plus de mon goût. Je me livre sans contrainte à toutes mes pensées : elles sont funestes à mon repos, mais nécessaires à mon existence. On ne parle pas de retourner à Break-of-Day , ce n'est pas à moi à en faire la proposition, & pourtant ce lieu est le seul où je voudrois passer ma vie. Vous concevez, ma chère, que ma foiblesse existe toujours ; je désire & crains de m'en corriger. Selon vos désirs, je me suis fait informer de Lady Harris ; elle a passé quelques jours à Londres , il y a six mois. Elle a retourné ensuite à Rochester, qu'elle ne paroît pas disposée à vouloir quitter de long-temps. Adieu, ma chère Émilie. Quel que soit votre sort, il intéressera sans cesse votre Amie Anna Rose-Tree. De Londres, ce ... 17 XLIIme LETTRE. Mylady Ridge , à Mistress Goodness ; à Londres . Malgré vos promesses & mes doutes, je ne vois pas, Mistress, que les choses changent de face. L'état de Fanny devient tous les jours plus visible, & personne ne se présente pour l'épouser. " Soyez tranquille, Mylady, m'avez-vous dit à mon départ de Londres , vous n'aurez que l'embarras du choix. Celui qui a fait le mal le réparera, j'en suis sûre ; je le verrai il est de mes Amis. Je lui ferai bien sentir qu'on ne déshonore pas une Fille de qualité : il reviendra à Fanny. En outre, je vais écrire à Mylord Clarck , j'ai des moyens pour le dégoûter de cette Émilie dont il raffole. Avant deux mois je le conduirai moi-même aux pieds de votre charmante Fille ; fiez-vous à mes soins " Je vous ai crue, Mistress, & je m'imagine que vous n'avez pas à vous plaindre de mes générosités. Cependant je n'entends parler ni de Buckingham ni de Clarck, ni même de vous. Expliquez-moi les raisons de ce silence. Je ne vous accuse point encore de m'avoir trompée ; je pourrois pourtant concevoir quelques doutes : faites-les cesser, & comptez que je ne mettrai pas de bornes à ma reconnoissance ; mais dans le cas contraire, craignez tout de mon ressentiment : c'est dans ce sentiment que je suis votre Servante Eugénie Ridge. De Raimbow, ce ... 17 XLIIIme LETTRE. réponse. Milady, Vos menaces ne m'effrayeroient pas, quand bien même je les aurois méritées. Jugez de leur effet, n'ayant rien à me reprocher. Je sais que vous êtes fort au dessus de moi, quant à la naissance ; mais la confiance que vous avez eue en moi, le désir de tromper, que je ressens tout comme vous, enfin, même caractère, mêmes sentimens, tout nous rapproche & nous met de niveau. Quel mal pourriez-vous me faire, que je ne vous rendisse avec usure ? Croyez-moi, demeurons Amies. Vos fourberies, si je ne vous secondois pas, seroient sans succès. Vous confier à une autre, c'est beaucoup risquer. On ne trouve pas tous les jours des Êtres sans honneur & sans principes. Vous voyez que je ne me flatte pas, en vous rendant justice. Je vais à présent vous rendre compte de mes démarches. J'ai vu Buckingham ; instances, prières, rien n'a pu le faire changer. --- Je n'épouserai jamais, m'a-t-il dit, une Fille qui m'aura donné des preuves de foiblesse ; d'ailleurs je ne veux pas me marier. --- Mais, Mylord, si on vous y forçoit. --- Oh c'est ce que nous verrions. --- Mais, enfin, il existe une preuve... --- De la mauvaise conduite de Miss Ridge. --- Mais cet enfant --- Il n'est pas de moi. --- Comment, vous osez... --- Dire la vérité. --- Mais enfin, Mylord, qui soupçonnez-vous ? --- Moi, je ne soupçonne pas, j'ai des certitudes. --- Mais, qui ? --- Vous m'impatientez avec vos mais, Rinchs . --- Votre Valet-de-chambre c'est un fourbe. --- Il ne me l'a pas dit, je l'ai vu. Que vouliez-vous que je répondisse. J'ai changé de conversation. Ce n'est pas ma faute si Fanny a agi avec si peu de retenue. Voilà donc qui est dit de ce côté. Quant à mes Lettres à Clarck , elles sont restées sans réponses. Ai-je encore tort dans cette occasion ? Au surplus, je crois, Mylady, que vous devez renoncer à marier votre Fille avant ses couches ; ensuite nous verrons. J'ai des vues ; mais elles ne peuvent s'effectuer que lorsque la tache aura disparu ; surtout, ayez grand soin que tout se passe sous silence. Une pareille aventure divulguée, romproit toutes nos mesures. En attendant, croyez-moi sans rancune, votre affectionnée Servante Sophie Goodness. De Londres, ce ... 17 XLIVme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Londres . Si j'avois compté sur toi pour me distraire dans la retraite qu'on me fait observer, il paroît que j'aurois pu périr d'ennui ; mais je ne m'en suis rapporté qu'à moi, & j'ai présentement réussi sur un point seulement ; c'est à dire, qu'il ne m'est pas arrivé une seule fois de désirer quitter ces lieux. Mais, mon cher Augustin , je n'en suis pas plus heureux. L'amour me consume, je brûle, je languis, & ne puis fléchir mon inhumaine. Tu sais que j'avois formé le projet de chercher dans les environs un objet de dissipation ; je l'ai trouvé à trois milles d'ici. Une Fille de seize ans a sur le champ captivé tous mes sens. La charmante Peggi , espèce de Servante d'un Fermier de ***, est faite pour posséder une couronne, & pourtant elle vit dans l'état le plus bas ; le croiras-tu, mon Ami, elle s'y plaît, & ne veut point en changer. J'ai cent fois mis ma fortune à ses pieds ; un refus a toujours été sa réponse. Cependant je ne lui suis point indifférent, elle me l'a dit ; bien différente en cela de nos coquettes. Elle me voit avec plaisir, & n'accepte rien de ce que mon amour lui offre. Quel étrange caractère plusieurs fois j'ai osé dérober des faveurs, on m'a grondé ; mais on n'en conserve nulle rancune. Un jour je la surpris trayant les vaches : nous étions seuls : je l'enlève dans mes bras & la pose sur une botte de paille. Elle me repousse d'une main vigoureuse, sa force surpasse la mienne ; en un moment elle est libre, me jette sur la paille qu'elle venoit de quitter, & regagne, en chantant, la vache que je lui avois fait abandonner. --- Ne vous y jouez plus, Mylord, me dit-elle doucement, je n'aime pas qu'on en use ainsi avec moi ; & elle continua sa chanson. Ses Maîtres l'aiment beaucoup, & ce n'est qu'à regret qu'ils lui voyent faire des ouvrages aussi pénibles. Mais elle hait l'oisiveté, malheureusement pour moi ; car j'ai toujours remarqué qu'une Femme qui sait s'occuper, fait plus rarement des fautes que les autres. Mon Père me croit Chasseur déterminé. Tous les jours je m'absente du Château sous ce prétexte. Liquorice m'accompagne seul, il tue quelques pièces de gibier dont je me fais honneur, tandis que je passe ma vie chez le Bon-homme Slope (C'est le nom du Fermier chez lequel demeure ma Peggi) ; il voit sans peine mon assiduité auprès d'elle. --- Je connois la sagesse de cette belle Fille, Mylord, m'a-t-il dit, les premiers jours, & je vous crois incapable d'en user librement avec elle. Vous saurez d'ailleurs que je la chéris comme si elle étoit mon enfant ; voilà les considérations qui doivent vous arrêter, si vous étiez dans le cas de mésuser de la permission qu'on vous donne de vous trouver avec elle. Tu juges bien que j'ai appuyé sur la justice qu'on rendoit à ma façon de penser, mais je n'en ai pas moins fait mon possible pour réussir avec la charmante Peggi. Il est vrai, & je dois en convenir à ma honte, que je ne suis guère plus avancé que le premier jour. Cet aveu est modeste, & au dessus de ta portée. Apprends-moi où tu en es avec ta Fanny . C'est, sans doute, une affaire terminée : car tu ne traînes pas en longueur celles de cette espèce. Mande-moi aussi si tu as fait la cour à Miss Rose-Tree , & comment on a reçu ta déclaration. Edward Stanhope. De Pretty-Lilly, ce ... 17 XLVme LETTRE. réponse de Sir Augustin Buckingham , à Sir Edward Stanhope ; à Pretty-Lilly . Bruler, languir, fléchir l'inhumaine y penses-tu, mon pauvre Ami, avec tes grands mots ? je te crois fou ; sur mon ame, il te faut au plutôt quelques grains d'ellebore. Arrive, hâte-toi de quitter ton village. Une Paysanne faire tourner la tête à l'intrépide Edward Une pareille conduite, si elle étoit sue, t'attireroit une foule de mauvaises plaisanteries, & te couvriroit de ridicules. Est-ce à ton âge, avec ta tournure & ton esprit, qu'on file le parfait amour, qu'on s'attache véritablement ? Eh non, te dis-je, il est nécessaire que tu renonces à ce projet absurde ; se montrer, triompher, le dire, & puis changer, voilà la maxime qu'il faut suivre pour être heureux. C'est la mienne, & je m'en trouve à merveille. Si ta Peggi m'étoit tombée sous la main, à coup sûr je lui paroîtrois moins nigaud que toi. On t'écoute, on t'aime, l'occasion se présente, & tu ne la saisis pas Mon Ami, en conscience, tu es un mal-adroit : & ce qui est pis encore, tu es amoureux : voilà du sérieux. Le temps presse, abandonne la pécore Peggi, reviens avec nous. J'ai une Maîtresse charmante : Eh bien je te la cède. La masque lit par-dessus mon épaule : elle ne veut pas, dit-elle, d'un Amant campagnard. --- Mais, ma Mie, c'est un joli Garçon. --- Qu'il vienne, on verra si on peut faire quelque chose pour lui ; la folle est déjà à moitié gagnée. Ose donc hésiter à courir où le plaisir & l'amitié t'appellent Tu me demandes si j'aime encore Fanny : quelle plate question Ne t'ai-je pas mandé, il y a six mois, que nous étions bien ensemble ? Quelle probabilité que cela puisse exister encore Connois-moi mieux, & ne me fais point le tort de me juger d'après toi. Quoi que j'aye pu faire, il ne m'a pas été possible de rencontrer Miss Rose-Tree, je ne la crois même plus à Londres . Quelle que soit sa beauté, je ne m'en embarrasse guère. On ne peut regretter un bien qu'on ne connoît pas : & puis je renonce à ces Filles de qualité. N'a-t-on pas voulu me faire épouser cette même Fanny Ridge, sous un prétexte assez spécieux. Heureusement la petite Commère avoit trouvé mon Valet-de-chambre à son gré : un tête à tête avec ce Garçon, où je l'ai surprise, m'a sauvé d'une méchante affaire : car il doit bientôt naître un témoin qui auroit furieusement déposé contre moi. Je ne veux plus de plaisirs si dangereux. Je ne te parlerai pas de mes nouvelles conquêtes ; il me faudroit écrire pendant six heures, & je suis obligé de terminer ici ma Lettre. Un rendez-vous, un bonheur annoncé, promis...... tu m'entends... Adieu, mon cher. Je t'attends avec bien de l'impatience. Augustin Buckingham. De Londres, ce ... 17 XLVIme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Les cruels détails de ta dernière Lettre m'ont été confirmés par plusieurs écrits anonymes. Ô mon Ami il est donc vrai que la plus belle des Femmes est devenue la plus criminelle. L'honneur dont elle faisoit tant de cas ne lui a semblé qu'une chose peu importante. Étonnant changement il me fait verser des larmes de sang. La perfide après tant de promesses de m'aimer toujours, fuir ses Parens, ses Amies, son Amant pour suivre un malheureux. Cet Homme, à ce que l'on me mande, n'a ni naissance ni fortune... Il a su s'en faire aimer qu'il est heureux ... Et que je suis à plaindre J'aurois pu la revoir, vivre pour elle, & peut-être sa main eut été le prix de ma constance. La haine de sa Mère n'auroit pas duré éternellement. Émilie Émilie que de maux votre fuite va me causer Lady Harris me mande que l'affaire de Spittle est appaisée, & que je puis retourner en Angleterre. Je n'en aurai jamais la force : non, le pays qui a été témoin de sa perfidie ne reverra pas ton triste Ami ; je gémirai loin des lieux... où j'aurois pu être le plus fortuné des Hommes. Je mène ici une vie fort ennuyeuse, incapable de me livrer à d'autres idées que celles de mon amour ; j'ai fui toutes les sociétés. Enfermé dans un cabinet, je ne parle qu'à mes Gens & au Maître de Langue que j'ai pris. Je me suis tellement appliqué, que je sais passablement l'Italien. Ma santé est assez mauvaise, je n'en accuse que le chagrin. Mais que me fait la vie puisque je ne puis la consacrer à la seule personne qui me la faisoit chérir. Si tu apprenois un jour de ses nouvelles, écris-moi sur le champ... Que dis-je ne m'en parle jamais : je vais chercher à l'oublier... L'oublier cela n'est pas possible, à moins d'un changement total dans tout mon être. Jamais un cœur qu'elle a possédé ne pourra appartenir à un autre : je renonce pour toujours à l'amour, à ses douceurs ; en est-il sans la divine Émilie. Son nom est sans cesse sur mes lèvres, ma plume le trace malgré moi, il est gravé dans mon cœur en lettres de feu. Elle m'a trahi : enfin je suis par elle malheureux pour la vie, & je ne puis la haïr. Non, William , je ne la hais pas : c'est à dire, hélas que je l'aime encore. Si belle, si douce, & si coupable ... Pour cesser de parler d'elle, il faut que je cesse d'écrire : mais il m'est impossible de cesser d'y penser. Adieu, mon Ami, mon chagrin ne m'empêche pas de faire des vœux pour ton bonheur. Charles Clarck. De Naples, ce ... 17 XLVIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Londres . On ne m'a remis votre Lettre, ma chère, que dans la convalescence d'une grosse maladie que je viens de faire, & de laquelle, grâce à l'amitié de Lady Clemency & à ses soins, je me suis parfaitement bien tirée. Le chagrin, comme vous devez le penser, l'a causée ; mais il m'est bien doux de trouver dans ma Maîtresse l'attachement d'une Mère tendre & compatissante. Félicitez-moi, ma chère Anna , de ce bonheur inattendu : ne croyez pas qu'on me traite ici en Domestique, je n'ai rien de commun avec ceux de cette maison. Ma chambre touche à l'appartement de Mylady, & je ne quitte l'une que pour aller dans l'autre. Tout le temps que j'ai été malade, Lady a eu la bonté de passer quatre ou six heures par jour au chevet de mon lit. Elle a même voulu que par représailles, son Fils me fit la lecture de Livres agréables & instructifs. Mylord s'est prêté de la meilleure grâce possible aux volontés de sa respectable Mère. Comment puis-je donner à l'une & à l'autre des preuves de ma reconnoissance ? Cette Femme charmante étoit pourtant anciennement l'Amie de ma Mère Quelle différence de caractère Mais il n'appartient pas à tout le monde d'être parfait. Enfin, mon Amie, je me trouverois heureuse sans le souvenir des deux Personnes qui possèdent les sentimens dont mon cœur est susceptible. Vous êtes la première, Anna, & vous voudrez bien deviner l'autre. En avez-vous des nouvelles ? Il sait, sans doute, que j'ai quitté l'Angleterre. Bouche close sur notre correspondance, elle doit être un secret pour tout l'univers. Mylady a été présentée à la cour par la Duchesse de Richemond , qui jouit ici comme en Angleterre, de l'estime des Grands, & de la considération des petits. Lady Clemency est fêtée de tout le monde : sa figure, son esprit, sa naissance, & par dessus tout cela, une bonté que nul autre ne peut surpasser, la fait généralement chérir. Quel exemple pour les méchans Il est si flatteur de pouvoir dire, on m'aime, & je n'ai point d'ennemis. Il se trouve dans l'Hôtel que nous habitons une Dame de Province, qu'un procès d'où dépend toute sa fortune, a appelé à la Capitale. Elle a deux Filles extrêmement aimables, & de figure charmante. Mylady, toujours attentive, a cherché à lier connoissance avec Madame Dubois (c'est le nom de notre Voisine) ; vous ne devineriez jamais, mon Amie, que cette démarche n'avoit que moi en vue. --- Vous devez vous ennuyer, Maria , m'a-t-elle dit un jour ? J'ai imaginé de vous faire une société dans la maison, & de vous procurer une compagnie honnête pour pouvoir sortir quelquefois. En conséquence, j'ai parlé de vous à Madame Dubois, comme d'une jeune Personne bien née qui m'est recommandée par sa Famille. Vous allez cesser d'être Maria, excepté pour moi, car ce nom me plaît infiniment. Mais désormais on vous appelera Miss Dregs. Afin de vous donner plus de considération, vous mangerez à ma table. Un mot que je dirai à mes Gens, dont je suis assez aimée pour être sûre d'en être obéie, leur imposera silence sur le passé. Cet arrangement vous convient-il, mon Ange ? Je ne pus que tomber à ses genoux & balbutier. --- Vous m'avez accoutumée, Mylady, à admirer toutes vos actions. Dès le même jour elle me présenta à Madame Dubois, je ne tardai pas à me lier avec ses Filles, dont la candeur & la politesse prouvent l'excellente éducation. Pendant les absences de ma Maîtresse, soit à la Ville, soit à la Cour, je ne quitte guère l'appartement de nos Voisines. Elles m'ont déjà menée à la Comédie Françoise. Ce Spectacle m'a infiniment plu. On y jouoit la Feinte par Amour , Pièce charmante d'un Auteur qui a parfaitement saisi tous les genres qu'il a adoptés ; & malgré l'abondance d'ouvrages qu'il a composés, il possédoit l'art de les perfectionner. Son style est aisé, & surtout plein de grâce. Le sentiment qu'il peint si bien, annonce qu'il avoit l'ame infiniment sensible. C'est la première fois que je vais au Spectacle, & mon début est trop heureux pour que je ne désire pas d'y retourner. Les plaisirs de Mylady sont un peu troublés depuis quelques jours par un changement visible dans l'humeur de Mylord Clemency . Sa gaieté a totalement disparu, pour faire place à un silence morne. Quelque question qu'on lui fasse, il répond toujours, je n'ai rien, & je me porte bien . Je crains que sa santé ne s'altère ; il avoit repris à merveille ; mais les maladies de poitrine, dit-on, pardonnent difficilement. Serions-nous donc menacés de perdre cet aimable jeune Homme ? Il est, en tout point, le digne Fils de sa vertueuse Mère. La mienne est donc retournée à Raimbow ; & ma Sœur... ô mon amie le Public la calomnie peut-être. Seroit-il possible qu'elle eut pu s'oublier au point... Je me plais à ne la pas croire si coupable. Des inconséquences, des indiscrétions, j'imagine que voilà les seules fautes qu'elle ait commises. Je le répète, le Public est méchant, il ne faut pas exactement s'en rapporter à lui. Vous êtes donc toujours aussi malheureuse ? Un souvenir cruel trouble vos plus beaux jours. Mon Amie, le temps est un grand maître, espérez tout de lui. Ne désirez point retourner à Break of Day . Fuyez ce lieu comme le plus pernicieux que vous puissiez habiter. Pardonnez à mon amitié des conseils qui n'ont pour objet que votre repos & votre bonheur. Adieu, ma belle Anna, cessez de me plaindre ; mon sort est digne d'envie, surtout, si vous m'assurez que vous aimez toujours votre fidelle Émilie Ridge. De Paris, ce ... 17 XLVIIIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Londres . Tes conseils arrivent trop tard, mon cher Augustin , non, je ne puis fuir la belle Peggi . Il est vrai, je suis amoureux, & amoureux comme un fou. Londres , ta Maîtresse, toutes les Femmes de l'Univers, rien ne me tente... Voir Peggi, lui dire que je l'aime, entendre de sa jolie bouche que je lui suis cher ; voilà où je mets tout mon bonheur. Une rigueur de Peggi vaut mieux que toutes les faveurs des autres femmes. Je ne puis te savoir mauvais gré de tes bonnes instructions ; mais il n'est plus de remède à mon mal, je ne désire même pas d'en guérir. Tant que je pourrai admirer Peggi, je ne me plaindrai pas de mon sort. Je ne pense plus comme autrefois. L'honneur de ma Maîtresse est un point que je respecte. Mes vues ne tendent point à la séduction. Que prétends-tu donc, me diras-tu ? L'aimer, la révérer. Tu vas rire de moi, j'en suis sûr. Eh bien ris à ton aise. Je te permets même de me tourner en ridicule ; mais je te préviens que toutes tentatives pour m'arracher à l'objet de mes vœux, seroient absolument vaines. Écris-moi, fais-moi part de tes nouvelles conquêtes, je t'en féliciterai, puisque tu fais consister ton bonheur dans le changement ; mais laisse-moi penser & agir à ma mode. Je mets tout mon plaisir dans un seul objet. Chacun a son goût ; aimons-nous, & ne nous blâmons pas de voir les choses sous un aspect différent. Admirateur zélé de ta conduite, pendant un temps, j'ai suivi ton exemple, &, entre nous, j'ai fait & dit bien des sottises. Je me suis bien corrigé, tu ne tarderas pas, peut-être, à convenir que je n'ai pas tort. Aujourd'hui tu me blâmes, dans un autre temps tu m'applaudiras. En attendant crois-moi ton serviteur & Ami Edward Stanhope. De Pretty-Lilly, ce ... 17 XLIXme LETTRE. Mistress Anger , à Peter Anger, son Époux ; à Saint-Germain-en-Laye . Il est donc décidé, mon cher Peter , que je ne jouirai plus, ou de long-temps, du plaisir de te voir. Ton Maître a renoncé pour sa vie à revenir en Angleterre : il est encore bienheureux qu'il t'ait rendu la permission de m'écrire ; depuis près de dix-huit ans que tu m'as quittée, je n'avois eu aucune de tes nouvelles. Juge donc quelle joie a dû me causer ta Lettre. J'en ai pensé mourir. Je suis toujours au service de Mylady Ridge ; tu te rappelles bien que j'y rentrai peu de jours avant ton départ. J'ai su gagner sa confiance & son amitié. Cette femme qui hait tout le monde & qui n'aime personne, ne sauroit se passer de moi. Il est vrai que pour me contenir dans ses bonnes grâces, il m'a fallu entrer dans tous ses mauvais desseins : mais je ne suis pas coupable de l'invention ; voilà mon excuse. Au reste, nous avons une Fille dont j'étois grosse, comme tu sais, un peu avant que j'entre au service de ma Maîtresse. Eh bien cette Enfant est dans la plus belle passe possible. Je t'expliquerai tout cela une autre fois, & quand je serai sûre de ta discrétion ; car c'est un secret bien important à garder. Apprends en attendant que ta Fille est jolie, bien faite, je te dis tout cela, persuadée que tu en seras ravi. Elle te ressemble comme deux gouttes d'eau, tu vois bien qu'elle doit être charmante. La retraite de ton Maître me surprend infiniment ; comme l'on change Un homme qui aimoit tant le plaisir dans sa jeunesse Il est vrai que l'âge mûrit l'esprit & le cœur. Vous avez donc voyagé en Italie, en Espagne, en Russie, en Danemarck, en Pologne, & puis en France. Tu dois être bien savant : car j'ai toujours entendu dire qu'un Homme se formoit en voyant du pays. On se met drôlement, n'est-ce pas, dans tous ces endroits-là ? Tu ne me détailles pas assez tout ce que tu as vu ; je suis toujours curieuse, mais je me suis corrigée du mensonge. C'est un défaut que tu m'as reproché, & qui, en effet, est bien détestable. Adieu, mon cher petit ; l'absence n'a point changé mon amour, & je t'aime aujourd'hui comme le jour de nos noces. Staal Anger. De Raimbow, ce ... 17 XLVme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Paris . Oui, ma chère, je vous félicite, & de bien bon cœur, du bonheur qui vous a fait rencontrer dans Lady Clemency , une véritable Amie ; & quoiqu'il soit naturel de vous aimer, on ne doit pas moins remercier la Providence de ses bienfaits. La connoissance de Madame Dubois & de ses aimables Filles, vous procurera une vie agréable. Je suis bien aise de n'avoir appris votre maladie que lorsque vous étiez guérie ; mon attachement en auroit beaucoup souffert. J'espère que vous jouirez désormais d'une bonne santé ; le chagrin ne troublera plus les beaux jours de mon Amie. Je n'ai aucunes nouvelles de Mylord Clarck . Quelques Personnes à qui j'en ai parlé, ignorent ce qu'il est devenu. J'ai écrit à Mistress Bertaw : elle n'en a point reçu de Lettres. Il faut, ma chère Émilie , espérer qu'il ne tardera pas à revenir en Angleterre : fiez-vous à mes soins pour en être instruite. La saison s'avance, & l'on ne songe pas à me faire quitter Londres , je crois même que mon Grand-papa est dans le dessein de vendre Break-of-Day . C'en est fait, je ne le reverrai jamais, jamais Ô mon Émilie ce terme est bien long : je ne l'envisage qu'en frémissant. J'écris souvent à Jenny Stanhope , ses réponses sont toujours imbibées de ses larmes. C'est avec moi seule qu'elle ose se livrer au juste sujet de douleur qui la maîtrise. Infortunée Jenny je partage bien sincérement vos peines, que ne puis-je les alléger à son âge être si malheureuse que je la plains je n'ai que trois Amies : le bonheur ne luit pour aucune ; car il vous reste encore, ma chère, des désirs à former : & quels tourmens n'avez-vous pas éprouvés jusqu'ici ? Jenny est au comble du malheur, & la charmante Lady Wambrance est aussi victime de sa sensibilité. Elle m'a raconté ses peines, & m'a permit de vous en faire part. Son histoire fera partie de ma première Lettre. Mylady Green est fort enrhumée, il faut que je veille avec soin à la conservation d'une vie qui m'est si précieuse. Adieu, ma belle Émilie, songez que je ne passe pas un jour sans m'occuper de vous, & de ce qui Peut vous intéresser. Anna Rose-Tree. De Londres, ce ... 17 LIme LETTRE. Sir Augustin Buckingham , à Sir Edward Stanhope ; à Pretty-Lilly . Eh bien puisque tu le veux, je ne contrarierai plus ton projet : mais j'exige à mon tour, qu'en échange de ma condescendance, tu m'accordes une confiance sans réserve, que tu me fasses exactement part des progrès de ton amour, & généralement de toutes tes actions. Mon amitié t'en fait la loi. Je vais m'absenter, peut-être, pour long-temps. Une de mes Parentes à qui il a pris fantaisie de s'aller établir en Irlande, est, à ce que l'on me mande, fort malade. C'est une Femme riche, & dont je dois hériter ; tu conçois que mon voyage est nécessaire. Adresse tes Lettres à Dublin , c'est où réside ma vieille Cousine. Je vais sûrement beaucoup m'ennuyer ; mais il faut savoir faire des sacrifices à l'intérêt, quitte à prendre ensuite ma revanche au centuple. Me voilà, comme tu vois, devenu un être de raison. Mon départ afflige mes Amis : je crois au chagrin qu'ils m'en témoignent ; mais je doute un peu de la sincérité des regrets des Femmes qui me veulent du bien ; il leur sera si facile de trouver des consolateurs empressés à me faire oublier : car, c'est surtout, avec le beau sexe que les absens ont tort. Pense quelquefois à ton Ami Augustin Buckingham. De Londres, ce ... 17 LIIme LETTRE. Peter Anger , à Mistress Anger, sa Femme ; à Raimbow . Je suis charmé, ma chère Femme, que tu sois heureuse ; je n'approuve guère que tu entres pour quelque chose dans les mauvaises actions de Mylady. Les Grands reçoivent avec peine les avis des Petits : cependant il n'est pas sans exemple qu'un Maître se soit rendu aux conseils de son Domestique, & peut-être que, si tu avois tenté ce moyen avec Mylady, tu n'aurois pas été dans la dure nécessité d'agir contre le devoir d'une honnête Femme. Je ne me rappelle que confusément ta grossesse : mais puisque tu assures que cela est, je te crois, & suis très-aise que notre Fille soit bien élevée. Je ne devine pas quel peut être le secret que tu as à me communiquer. Si tu juges à propos de me l'apprendre, tu peux compter sur ma discrétion. Je suis naturellement peu causeur, &, surtout, lorsqu'il s'agit d'une affaire importante. Les détails que tu me demandes, relativement à mes voyages, sont au dessus de ma portée. Je n'ai point assez d'esprit pour te donner des idées sur les usages des différens Pays que j'ai vus. Quant aux vêtemens ils varient avec le langage ; mais c'est en France que le goût des modes semble s'être fixé : c'est aussi le lieu que je préfère. Les Hommes y sont polis, & les Femmes prévenantes. La vie retirée que nous menons ne me laisse guère la liberté d'approfondir aucun objet. Nous habitons une maison simple & petite : mon Maître ne quitte son appartement que pour aller se promener dans la forêt solitaire qui tient à la petite ville où nous sommes fixés. Je me suis chargé de faire moi seul tout l'ouvrage ; ma proposition lui a plu. Je suis bien payé de mes peines, puisque je réussis à lui faire plaisir. C'est un si bon Maître, qu'il seroit affreux à moi de ne pas mettre tous mes soins à prévenir ses désirs Nous avons des voisins qui sont curieux de nous connoître (la curiosité est de tout pays) ; je les évite, & notre secret reste entre nous. Tu dis que ta Fille me ressemble, & que c'est par cette raison qu'elle est charmante. Prends garde, ma chère Staal , de trop me flatter. Je n'ai pas d'amour propre, vois-tu, & je croirois que tu as envie de me tromper. Adieu, ma chère Femme, donne-moi souvent de tes nouvelles : c'est le plus grand plaisir que tu puisses faire à ton fidelle Peter Anger. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LIIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Londres . Nous voilà encore dans la douleur, ma chère Anna , Mylord Clemency est retombé malade : sa respectable Mère s'en désespère, & je m'en afflige bien sincérement. Ce Jeune-homme est d'un tempérament bien extraordinaire. Son mal a commencé par une tristesse incroyable. Ne cherchant aucun moyen de dissipation, il ne quittoit pas la maison, & passoit les journées à soupirer. Le Médecin qu'on a appelé assure qu'il est attaqué de la consomption, & que sûrement il est dévoré par un violent chagrin. Mylady a fait son possible pour apprendre ce qui le causoit ; mais il n'en veut pas convenir, & l'on ne sait quel remède lui donner. On a conseillé à Mylady de le conduire à la campagne. Un air vif pourra, peut-être, rendre du ressort à ses sens engourdis. Ma Maîtresse fait préparer une maison à Saint Germain-en-Laye , petite ville à quatre lieues de Paris . La position, à ce qu'on dit, est très-agréable. Une forêt bien percée forme une promenade délicieuse. Le moribond y recouvrera sûrement une santé qui fait l'objet de tous nos vœux. Notre absence prochaine semble causer beaucoup de chagrin à nos aimables Voisines, principalement à Alexandrine , l'aînée des Filles de Madame Dubois . Josephine la cadette est d'un caractère plus léger, par conséquent moins susceptible d'attachement d'un certain genre. Le Procès de Madame Dubois est sur le point d'être jugé. Plaise à Dieu qu'elle le gagne Elle ne mérite pas d'être malheureuse ; c'est une Femme dont le cœur peut être comparé à celui de Lady Clemency : c'est le plus grand éloge que j'en puisse faire. On n'a donc aucunes nouvelles de Mylord Clarck ? Je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose de fâcheux : je ne m'en consolerois pas. J'apprendrai avec bien du plaisir l'histoire de Lady Wambrance . Elle a de l'amitié pour ma chère Anna : c'est le vrai moyen de m'intéresser sensiblement. Ma Mère est donc à demeure à Rainbow ; il seroit fort à souhaiter qu'elle ne l'eut jamais quitté... Il ne m'appartient pas de censurer une conduite que je dois respecter, mais vous concevez, ma chère, que ce n'est pas par médisance que je me permets cette réflexion. Je devrois vous féliciter sur les intentions de Mylord Green ; s'il vend Break-of-Day , vous pouvez espérer de recouvrer votre tranquillité. L'absence est un grand remède pour un cœur blessé par les traits de l'amour. Adieu, ma tendre Amie. Adressez votre réponse à Saint-Germain-en-Laye , & soyez convaincue de l'attachement d'Émilie Ridge. De Paris, ce ... 17 Fin de la première Partie . LIVme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin . La foudre gronde sur ma tête, mon cher Augustin , elle est prête à m'écraser. Je suis menacé d'un grand malheur. Selon ma coutume, j'ai été hier chez le Bon-homme Slope , & comme je me disposois à entrer, il m'a barré le passage, en me disant tristement : --- Mylord, il faut renoncer à voir Peggi . --- Juste Ciel me suis-je écrié Qu'ai-je fait pour être aussi cruellement puni ? --- Hélas Mylord, ne nous accusez pas d'une rigueur que nous sommes forcés d'exercer ; mais des ordres Supérieurs nous font la loi. --- Quel est l'être qui peut avoir des droits sur Peggi, sur vous, sur moi ? --- Mylord Stanhope . --- Mon Père C'est lui ; voilà sa Lettre, lisez. Ce fatal écrit ordonnoit à Slope de ne plus me recevoir dans sa maison, & d'y garder soigneusement Peggi, afin que je ne pusse plus la voir. Mon Père finissoit par menacer le Fermier de son indignation s'il contrevenoit à ses ordres. --- Et par qui mon Père a-t-il su que je venois ici ? --- Voilà, Mylord, ce que j'ignore absolument ; mais j'ose croire que vous ne me mettrez pas dans le cas de désobéir à Mylord votre Père. --- Ne plus voir Peggi cela est impossible. --- Il le faut. --- Il faut donc mourir... Un mot encore, Monsieur Slope. Sait-elle... --- Oui, Mylord. --- Et elle approuve un ordre aussi barbare --- Sans doute. --- L'ingrate, la perfide --- Arrêtez, Mylord, vous devenez injuste. Remplir son devoir est donc un crime à vos yeux. Peggi a reçu vos visites tant qu'elles étoient sans conséquences : votre amour n'est plus un mystère, l'honneur lui feroit la loi d'éviter votre vue, quand bien même votre Père n'auroit pas parlé. --- Quoi, sans cette Lettre, la privation eut été la même ? --- Oui, Mylord. Un moment de réflexion va vous convaincre de sa nécessité. Peggi a trop de sentimens pour vouloir être votre Maîtresse, & son état lui ôte l'espoir de vous appartenir sous un autre titre. --- Monsieur Slope, vous me désespérez --- Je vous parle, Mylord, le langage de la raison ; il doit être intelligible pour vous. --- Mais qui vous dit que je ne puis lui offrir ma main ? --- Vous n'y pensez pas, Mylord. Quoi vous chercheriez à m'induire en erreur Le Fils de Mylord Stanhope, son unique héritier, épouser une Paysanne Vous m'affligez ; non, vous n'avez pas cette idée... Je vous quitte, Mylord, mes occupations ne me permettent pas de perdre un temps si considérable, recevez mes excuses, & permettez que je me retire. Je m'en revins pensif : cet Homme, me disois-je, n'a pas tort. Mais Peggi qui m'a juré de m'aimer toujours... Mais mon Père, comment est-il si bien instruit de mes démarches ? Je suis arrivé au Château en faisant ce monologue. À peine rendu chez moi, on vint me dire que mon Père vouloit me parler. Je descends, & pour la première fois je tremble à son approche. --- Je vous défends de sortir jusqu'à nouvel ordre, me dit-il, d'un air fâché. --- Mais, Mylord, je ne crois pas mériter qu'on me traite comme un Enfant : ceci ressemble à une pénitence. --- Vous êtes un sot, & un raisonneur ; obéissez, & retirez-vous. En sortant de l'appartement de mon Père, j'ai demandé mon Valet Liquorice , chaque Domestique m'a dit ignorer ce qu'il étoit devenu ; j'ai passé, comme tu dois le penser, la nuit la plus fâcheuse ; mon déjeuner m'a été apporté par un des Gens de Mylord ; & de Liquorice, pas un mot. Le misérable s'il m'avoit trahi... il ne mourroit que de ma main ; je suis d'une fureur... À mon âge, enfermé sous la clef ne pouvoir sortir ne pouvoir voir Peggi il me prend des rages Je t'écris sans savoir si je pourrai t'envoyer ma Lettre ; combien fera-t-on durer ma prison ?... Ces Parens qu'osent-ils se permettre ? ils ont des droits, je le sais, mais s'ils les outrent, nous pouvons, nous devons même les rectifier... On m'apporte mon dîner... Comme ce Valet a l'air insolent Il me prend des démangeaisons de le battre. S'il n'étoit pas à mon Père mais il crieroit... & j'en serois plus maltraité... Le voilà sorti... Il faut bien manger quelque chose, je vais me mettre à table, je reprendrai la plume après avoir dîné. À sept heures du soir. Je sais tout, Liquorice n'est point coupable, c'est un Paysan amoureux de Peggi. Le misérable, ah comme je me vengerai quand je serai libre. Ma Sœur a obtenu de venir me faire compagnie une partie de la journée ; elle est sensible & elle m'aime beaucoup ; c'est d'elle que j'ai appris les particularités que je vais te raconter. Salomon , Fils d'un Fermier voisin de Slope, est fort épris de la belle Peggi ; mais il n'en a obtenu que des rigueurs. Ce Manant s'est avisé d'être jaloux de moi ; il a épié mes démarches, & il ne lui a pas été difficile de découvrir que je voyois souvent Peggi, & que J'en étois mieux accueilli que lui. Il a vu que Liquorice chassoit, & qu'ensuite il m'attendoit à une portée de fusil de la Ferme ; il a été témoin qu'en rejoignant mon Valet, je chiffonnois mes cheveux & mes habits, & que je salissois mon linge pour avoir l'air d'avoir couru & chassé ; il a aussi surpris quelques mots qui l'ont mis au fait de mes petites tromperies ; enfin il s'est décidé à se rendre avant-hier au Château. Du moment qu'il m'a vu arriver à ***, il a demandé à parler à mon Père, qui étoit dans l'appartement de Mylady, ainsi que ma Sœur. On l'a fait entrer, & il a fait part de toutes ses découvertes, en ajoutant, pour achever d'irriter Mylord, que je voulois épouser Peggi. Je suis sorti hier le premier, croyant que Liquorice ne tarderoit pas à me suivre ; mais à peine a-t-il voulu mettre le pied dans la cour, qu'on l'a suivi, & il est enfermé, ainsi que moi, sous la clef. Ma Sœur ne savoit pas que Mylord avoit écrit à Slope ; mais voilà l'énigme expliquée. Il ne s'agit plus que de trouver des moyens pour en changer le mot ; tu l'apprendras par ma première Lettre. Je vais donner celle-ci à ma Sœur, qui se charge de la faire partir. Adieu, mon Ami ; ma confiance, comme tu vois, ainsi que mon amitié, est sans réserve. Edward Stanhope. De Pretty-Lilly, ce ... 17 LVme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Cruel Ami, tu observes trop scrupuleusement la prière que je t'ai faite de ne plus me parler d' Émilie ; pas un seul mot dans ta Lettre qui ait rapport à elle ; tu la crois donc bien coupable ? Mon cœur a beau plaider sa cause, la raison est son ennemie ; il faut absolument renoncer à toute idée de bonheur ; cette affreuse certitude abrégera les jours de ton pauvre Ami. Pour me guérir, ou au moins me distraire, j'ai abandonné ma retraite ; j'ai cherché le monde, j'y trouve de l'ennui, de la fatigue & pas un soupçon de plaisir. Une seule maison où je vais plus assidûment, me présente quelque sujet de dissipation ; je suis fort lié avec le plus jeune des Fils du Seigneur Barrito , homme riche & puissant de ce pays. Sa famille est composée de deux Filles & de deux Garçons ; il est veuf depuis plusieurs années ; il a veillé en personne à l'éducation de ses enfans, qui sont parfaitement bien élevés. Une de ses Filles est mariée, & loge avec lui. Son Fils aîné est aussi marié, & habite le même Hôtel, ce qui forme une société charmante sans être obligé d'aller chercher ailleurs. Le Chevalier Barrito est un Cavalier à qui il ne manque aucune qualité ; aux agrémens naturels il réunit tous les talens possibles, &c... & sa Sœur Suzanna (celle qui n'est pas mariée) est l'exact modèle de ce charmant Garçon. Tu vois que je fais mon possible pour chasser de mon esprit celle qui régnera éternellement sur mon cœur. On ne guérit jamais d'un amour tel que le mien. Souffrir toute ma vie, voilà le sort de ton sincère Ami Charles Clarck. De Naples, ce ... 17 LVIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin . J'ai déjà surmonté de grandes difficultés, mon Ami, mais il me reste encore un projet à effectuer, alors je deviens le plus heureux des hommes. Tu veux des détails, en voici. Le lendemain du jour où je t'écrivis ma dernière Lettre, ma Sœur vint me voir dès le matin, j'appris par elle que Peggi étoit la Fille de la première Femme-de-Chambre de Mylady Ridge ; qu'elle ne pouvoit la souffrir, & qu'elle se plaisoit à la placer dans l'état le plus vil ; c'est Slope qui avoit instruit mon Père de ces circonstances. Mylord Stanhope avoit écrit sur le champ à Lady Ridge, pour la prier d'engager sa Femme-de-Chambre à retirer sa Fille de chez Slope ; il lui expliquoit les raisons de cette demande. Ma Sœur avoit entendu faire lecture de la Lettre dont on attendoit la réponse. Je vis bien qu'il ne me restoit pas de temps à perdre. Dès la même nuit je sautai par ma fenêtre, assez heureusement pour ne pas me blesser. Une croisée ouverte au rez-de-chaussée, me procura l'entrée de la maison. Je volai à la chambre de Liquorice ; aidé de son couteau & du mien, nous parvînmes à lever la serrure de sa porte qui ne valoit pas grand'chose. Je le conduisis par le même chemin que j'avois pris. Nous traversâmes le jardin & escaladâmes facilement un mur qui étoit le seul obstacle à notre évasion. Je donnai à Liquorice quelques guinées , & lui recommandai de ne pas perdre de vue la maison de Slope. --- Achète un cheval, lui dis-je, déguise-toi ; si l'on vient chercher Peggi, suis-la exactement, & viens ensuite à Londres me rendre compte du lieu où on l'aura déposée ; tu me trouveras at the Half-Moon , d'où je ne bougerai pas jusqu'à ton retour. Je connois l'intelligence de mon Valet, je le quittai certain qu'il rempliroit bien sa commission. Je me rendis ensuite à la Poste, en six minutes une chaise se trouva prête à rouler ; je montai dedans, dix heures me suffirent pour me rendre à Londres. Le quatrième jour, je vis arriver Liquorice. Voici ce qu'il m'apprit de l'enlèvement de Peggi. --- Je me rendis selon les ordres de Mylord, à Grove ; après avoir acheté un cheval que j'avois attaché à un arbre peu éloigné, je me plaçai à quinze ou vingt pas de la maison de Slope ; un buisson me cachoit ; je voyois parfaitement, & ne craignois pas d'être vu. Une partie de la journée se passa sans que la porte s'ouvrit ; je commençois à craindre que je ne fusse arrivé trop tard, & j'étois fort incertain du parti que je devois prendre. Le bruit d'un carrosse qui se fit entendre, redoubla mon attention. Il s'arrêta à la maison de Slope. On frappa long-temps inutilement ; à la fin on ouvrit, c'étoit Miss Peggi elle-même ; c'est elle, s'écria l'homme qui étoit descendu de carrosse, il parloit à une Femme avec laquelle il étoit venu. Eh bien répondit celle-ci, faites-la monter dans le carrosse. La jeune personne voulut rentrer dans la maison ; mais on la retint : ses cris attirèrent Mistress Slope. --- Arrêtez, misérable ; la Femme qui étoit dans le carrosse, s'avança. Ne puis-je donc reprendre ma Fille --- Excusez, Mistress, reprit la Fermière, j'ignorois que ce fut vous. --- Quoi dit alors Miss Peggi, cette Dame est ma Mère, & elle en use ainsi ; & s'adressant à Mistress Slope ; on nous trompe, ma chère Maîtresse, je ne suis point sa Fille, & puis vous m'avez promis de me garder toujours avec vous, je ne puis consentir à vous quitter. --- C'est avec bien du regret que je vous laisse aller, ma chère Peggi ; mais il faut bien céder à la nécessité. --- Ce colloque finira-t-il bientôt ? dit alors la Mère de Miss Peggi. --- Mistress Slope, voilà pour vous dédommager des soins que vous avez pris de ma Fille. --- Gardez votre argent ; je serois amplement payée, si vous ne me ravissiez pas ma récompense ; mais un peu d'or ne me consoleroit pas de la perte que je fais. Elle embrassa en pleurant Miss Peggi, qui s'attacha à elle de toutes ses forces ; on fut obligé d'user de violence pour les séparer. La jeune personne fut jetée dans le carrosse, qui partit aussitôt. Je joignis promptement mon cheval, & je rattrapai sans peine la voiture que je suivois à une certaine distance. Elle ne s'arrêta que le lendemain au jour. Nous pouvions avoir fait cinquante milles : on fit entrer Miss Peggi dans une maison de Paysan ; elle y passa la journée. Je fus me loger dans une mauvaise Auberge presque vis à vis. Sur les quatre heures de l'après-dîner, la Mère de Miss Peggi remonta en carrosse avec l'homme qui l'avoit accompagnée ; comme la jeune personne n'étoit point avec eux, je ne m'inquiétois guère de ce qu'ils devenoient : Deux heures après, une Paysanne fit monter un cheval à Peggi ; elle en monta un autre, & elles partirent toutes deux ; un Valet de charrue les accompagnoit à pied. Je ne voulus pas les suivre à cheval ; je m'acheminai donc en me promenant. Elles arrêtèrent à the Little-Hill , Ferme de belle apparence, à deux milles du lieu où j'avois laissé mon cheval ; les Femmes entrèrent, & le Valet après avoir mis les chevaux à l'écurie, vint s'asseoir sur la porte ; je m'en approchai, nous liâmes conversation ; je lui proposai de venir boire un coup ou deux de bière, il accepta : en causant, je le mis sur la voie de ses Maîtres, il me répondit qu'il n'avoit point de Maître, qu'il étoit Fils d'un nommé Witton , Paysan aisé des environs ; que sa Tante étoit une grosse Dame qui étoit venue le matin amener sa Cousine à sa Mère, pour la placer chez quelque Fermier ; que précisément Salked , le Fermier à la porte duquel je l'avois trouvé, venoit de marier sa Servante avec un de ses Valets, & que sa Cousine la remplaceroit ; que Salked voudroit bien l'avoir, lui, pour occuper la place du Valet, mais qu'il ne vouloit pas servir des étrangers. Si vous êtes sans condition, ajouta-t-il, je me charge de vous faire entrer chez lui, il lui manque deux domestiques ; je le remerciai de ses offres, en l'assurant que je n'en pouvois profiter. Nous nous quittâmes ensuite. J'attendis pour m'en retourner, le départ de Mistress Witton ; elle ne quitta the Litthe-Hill qu'à la nuit ; Miss Peggi vint l'éclairer pour monter à cheval, elle avoit l'air bien triste. Enfin, je repris le chemin de Londres , où je me suis rendu sans perdre de temps. J'ai fait en moins de quinze heures les soixante-dix milles qu'il y a d'ici à the Litthe-Hill . Mon cheval est mort de fatigue ; à huit heures du matin, j'ai pris la Poste, & me voilà. Après avoir témoigné à Liquorice en paroles & en actions, combien j'étois content de lui, je me suis enfermé dans ma chambre pour réfléchir à ce que j'avois à faire. J'ai eu bientôt pris mon parti ; il est bien dirigé dans ma tête, & demain j'exécuterai mon grand projet ; tu ne le sauras qu'après le succès. Adieu, mon cher Augustin , porte-toi bien, & crois à l'amitié d'Edward Stanhope. De Londres, ce ... 17 LVIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Londres . Je suis inquiète de votre silence, ma chère Anna : par votre dernière Lettre vous sembliez m'en annoncer une autre très-prochaine, & plus d'un mois s'est écoulé depuis ; serois-je donc encore menacée de perdre votre amitié ? Voilà de ces coups que mon pauvre cœur ne pourroit supporter ; ma destinée est, sans doute, d'être éternellement malheureuse. Nous habitons Saint-Germain depuis quinze jours ; notre malade paroît s'y plaire beaucoup, quoique nous n'y voyons exactement personne. Mylady assure qu'elle n'a jamais été si contente ; les promenades fréquentes que nous faisons dans la forêt, nous donnent beaucoup d'appétit ; promener, lire, travailler, voilà nos seules occupations ; & je vous jure, ma chère, que les journées se passent sans ennui d'aucun côté. Nous avons déjà été visités par Madame & Mademoiselle Dubois ; leur procès est gagné au Parlement ; mais la Partie adverse a rappelé au conseil, ce qui les force à rester à Paris jusqu'au nouveau Jugement ; elles sont restées deux jours avec nous. Pendant ce court intervalle, j'ai remarqué que Mylord avoit repris son air sombre & rêveur ; on diroit que la compagnie lui est à charge, celle de sa Mère est la seule qu'il désire ; heureusement que je suis pour lui un objet sans conséquence, car je serois bien punie de ne pouvoir contribuer à le dissiper. Alexandrine est d'un naturel extrêmement tendre ; en nous quittant elle versoit des larmes, j'ai été très-sensible à cette preuve touchante de son attachement ; il est si doux d'être payé de retour ; & en vérité, j'aime cette jeune personne de tout mon cœur. Malgré la proximité de la Capitale, cette Ville est fort peuplée, & très-marchande ; mais les habitans n'ont pas un goût décidé pour la promenade, car je n'en ai jamais vu d'aussi belle, & d'aussi peu fréquentée : un seul homme s'y rencontre d'habitude, mais il nous fuit toujours avec un soin extrême ; son air est noble & sa figure agréable ; il est vêtu à l'Angloise, rien de plus simple que ses habits ; il doit être tourmenté par des idées bien tristes, car son maintien est pensif & sombre : ses regards sans cesse fixés sur la terre, ne s'en détournent un instant que pour reprendre au plutôt leur première occupation. Cet Homme excite notre curiosité, & j'avoue que dans mon particulier, j'aurois grande envie de le connoître ; mais en voilà assez sur le chapitre d'un inconnu. Au reste, ma belle Anna , ne vous attendez pas à apprendre de moi des nouvelles intéressantes ; mon amitié pour vous, & les désirs que je forme pour votre bonheur, voilà sur quoi rouleront mes Lettres ; la vie monotone que nous menons ici ne me fournit pas d'autre sujet d'entretien. J'attends de vos nouvelles avec bien de l'impatience ; malgré votre négligence, je n'en suis pas moins la plus tendre de vos Amies. Émilie Ridge. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LVIIIme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Émilie est donc décidément perdue, mon Ami je ne la reverrai jamais, & je ne puis l'éloigner de mon souvenir Je suis le plus malheureux de tous les Hommes Les conseils que tu me donnes sont très-bons, mais mon cœur est trop griévement blessé pour pouvoir les suivre. Tu es charmé, dis-tu, que j'aye trouvé des sujets de dissipation ; je conviens que la maison du Seigneur Barrito est faite pour qu'on s'occupe absolument des objets qui s'y trouvent ; mais, William , il n'est dans le monde qu'une Émilie Si j'avois été capable de l'oublier, Suzanna seule eut pu opérer ce miracle ; car quoi qu'on en ait, il faut la trouver charmante : son cœur, ah mon Ami, quel cœur chacune de ses actions tend toujours à la bienfaisance ; elle rend service avec tant de grâce & de bonté, qu'on seroit tenté de croire qu'elle est l'obligée : elle a deviné une partie de mes chagrins, ne crois pas qu'elle m'en ait fait des plaisanteries, elle est d'un naturel trop compatissant pour rire des peines d'autrui ; mais elle est assez bonne pour chercher tous les moyens possibles de me distraire. Son aimable Frère la seconde parfaitement, je n'ai qu'à me féliciter d'avoir fait leur connoissance ; cependant il y a loin de mon état au bonheur, j'ai perdu l'espérance de le voir renaître. Cruel amour, c'est toi qui me rends misérable Évite, mon cher William, de faire connoissance avec lui, s'il nous flatte d'abord, c'est pour mieux nous tromper ; ensuite je te félicite de ton indifférence, heureux celui qui n'a jamais aimé. Adieu, mon Ami, écris-moi souvent, c'est l'unique moyen de calmer les maux de celui qui te chérira toute sa vie. Charles Clarck. De Naples, ce ... 17 LIXme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin . Tout a réussi au gré de mes désirs, mon cher Augustin , mon projet est consommé ; mais chut sur tout ce que tu vas apprendre, songe que tu m'as promis une discrétion à l'épreuve de tout. Le secret que je te confie est de la plus grande importance ; ne pas observer un silence scrupuleux, ce seroit se déclarer mon ennemi à la mort & à la vie : d'après cette espèce d'exorde, j'entre en matière. Après avoir laissé à Liquorice le temps de se remettre de ses fatigues, je lui ai donné les ordres qui suivent. --- Achète-moi quatre habits de Paysan, complets, deux à ma taille, deux à la tienne, tu y joindras l'attirail nécessaire à de pareils vêtemens, & tu feras un paquet du tout, que tu apporteras ici. La commission fut faite dès le même soir. --- Te sens-tu, dis-je alors à mon Valet, la force de suivre en tout l'exemple de ton Maître ? Sa réponse fut conforme à mes défirs, je l'avois jugé de même. --- Eh bien va chercher des chevaux de poste que tu feras mettre à ma chaise, dans deux heures je serai de retour, & nous partirons tout de suite. Je me rends chez le Banquier de mon Père ; après quelques difficultés, il m'avance deux cents Guinées . Je rentre ; mes ordres étoient remplis, je fais mettre ce précieux paquet dans le carrosse, je monte avec Liquorice, & nous partons pour Wells , petite Ville à six milles de the Litthe-Hill . Dès le même soir je quitte l'Auberge, en recommandant à l'Hôte d'avoir soin de ma chaise. Suivi de mon Valet & du paquet, nous cheminons vers the Litthe-Hill ; à moitié chemin nous changeons nos habits pour en prendre d'analogues au personnage que nous allions jouer, nous faisons un paquet des nôtres que nous cachons sous les feuillages épais d'un buisson, & nous nous rendons à ***, village à deux milles de the Litthe-Hill . Liquorice, toujours mon conducteur, me mène à une Auberge qui étoit en face de la maison de Monsieur Wilton , on nous y loge comme deux pauvres Paysans ; ce commencement étoit rude, mais l'amour soutenoit mon courage. Dès le matin nous nous rendons chez Monsieur Wilton ; le Fils nous ouvre la porte. --- Ah vous voilà, dit-il à mon camarade (c'est l'expression convenable du moment présent) ; qui vous amène si matin ? --- Ma foi, répondit celui-ci, je viens profiter des offres que vous avez eu la bonté de me faire ; j'y ai réfléchi, & tout considéré, j'aime encore mieux servir à la campagne qu'à la ville ; & si Monsieur Salked a encore besoin de deux Valets, voilà mon Cousin qui est fort honnête Garçon, qui pourra remplir la deuxième place, & j'occuperai celle du Garçon qui s'est marié. --- Vous arrivez à propos, reprit le jeune Wilton, car après-demain, il doit lui arriver deux bons sujets ; mais ne vous inquiétez pas, vous aurez la préférence : entrez, nous déjeûnerons, & puis nous nous rendrons à the Litthe-Hill . Je vois d'ici, mon cher Augustin, ton étonnement : tu n'y es pas, écoute toujours avec attention. Monsieur Salked nous agréa sans difficulté : cependant selon mes intentions, Liquorice (qui avoit pris le nom de Barthelomew , & qui m'avoit donné celui d' Henry )demanda qu'il lui fut permis de s'absenter pour huit ou dix jours ; il prétexta le mariage d'une deses Sœurs ; cela lui fut accordé, & son départ fixé à la huitaine. La matinée se passa à nousmontrer ce que nous avions à faire ; mon emploi consistoit à battre le grain, à mener boire leschevaux, à les étriller, & à conduire de temps en temps les charrues, les herses, &c... Etcomment vas-tu t'écrier, feras-tu pour te faire à un pareil travail ? M'y voilà accoutumé, &puis Peggi n'est-elle pas plus délicate que moi, cependant ses occupations sont tout aussi pénibles. À l'heure du dîner nous nous sommes tous rassemblés dans une salle basse : Peggi Mettoit la table lorsque je suis entré, je craignois son étonnement au premier coup d'œil, & je fuyois sa vue ; enfin elle m'apperçut, ma ressemblance avec moi-même la frappa d'abord, & elle rougit prodigieusement. Ah que cette rougeur la rendit belle, & me fit de plaisir ; mes yeux qu'elle avoit rencontrés, l'engagèrent à baisser les siens ; mais bientôt la curiosité les reporta autour d'elle. Liquorice, qu'elle apperçut, augmenta son étonnement & son embarras ; son Maître, qui la vit gênée, lui dit : --- Quoi Peggi, vous avez peur de nos nouveaux Valets. --- Comment, ce sont eux... Moi, Monsieur, non, en vérité, je n'ai pas peur... mais je suis étonnée... Notre Maîtresse m'appelle, je pense. --- Et laissez-la appeler, reprit Monsieur Salked, vous ne pouvez faire deux ouvrages à la fois ; au surplus, Bartholomew & Henry me sont recommandés par votre Cousin, & je les crois deux bons Garçons. --- Par mon Cousin ... Je n'imaginois pas... Enfin cela m'étonne. --- Je n'y vois rien cependant de bien surprenant ; le jeune Wilton a été dans les Villes des environs, il a fait connoissance avec ces Garçons ; voilà comme les choses arrivent. --- Oui, Miss, dis-je alors avec timidité, c'est ainsi que les évènemens les plus singuliers ne proviennent souvent que d'une cause bien naturelle. Mistress Salked entra en ce moment. --- Allons donc, Peggi, venez m'aider à apporter le dîner ; vous êtes une musarde, je vous attends depuis une demi-heure. Excusez-moi, Mistress, répondit-elle avec douceur, j'écoutois notre Maître. --- J'écoutois notre Maître, belle raison il vaut mieux agir que d'écouter. --- Ma Femme est un peu criarde, nous dit Monsieur Salked ; mais il ne faut pas y prendre garde, quand elle a bien grondé, elle se tait ; au reste elle a bon cœur & se plait à rendre service. --- Cette qualité, dis-je, efface tous ses défauts. --- Vous raisonnez bien, me dit Monsieur Salked, en me frappant sur l'épaule ; je vous crois de l'esprit, les Dimanches nous causerons : vous serez bien aise d'apprendre de moi bien de petites choses, les vieux en savent plus que les jeunes, &... Mais voici le dîner, allons, mes enfans, de l'appétit. Je pris place entre Liquorice & Monsieur Salked ; Peggi étoit vis à vis, entre la Maîtresse & une petite Vachère. À un des bouts de la table étoit le Garçon chargé de mener les chevaux à l'herbe : le plaisir de voir Peggi, d'être à table avec elle, m'avoit ôté l'envie de manger ; j'étois ivre d'amour & de joie. De toute la journée je ne pus me trouver seul avec ma Maîtresse, le hasard me procura ce bonheur. Le lendemain matin, mon Maître m'ordonna, par extraordinaire, de labourer un carré de jardin, pendant que mon Cousin (c'est Liquorice) feroit l'ouvrage de la maison. À peine avois-je commencé, que je vis venir la charmante Peggi ; elle gagna un carré plein de légumes ; je fus à sa rencontre. --- Quoi c'est vous, me dit-elle ? --- Oui, c'est moi, c'est votre Amant qui est devenu votre égal. --- Et c'est pour moi que vous avez fait cette métamorphose ? --- En pouvez-vous douter ? En êtes-vous fâchée. --- Si je ne considérois que moi, j'en serois ravie ; mais... --- Arrêtez, ah n'en dites pas davantage, vous venez de me rendre le plus heureux des Hommes. --- Quitter tout pour moi, je serois bien ingrate si je n'étois reconnoissante ; mais votre Famille ? --- Je n'en ai plus, Peggi me suffit : elle me tiendra lieu de Père, de Mère, de fortune, de tout : ma divine Maîtresse Il est donc vrai que je ne vous suis pas indifférent. --- Ai-je attendu jusqu'à présent pour vous le dire ? Si vous saviez ce que j'ai souffert depuis que je ne vous ai vu eh bien vous étiez le principal objet de mes regrets. --- Chère Peggi, je suis au comble du bonheur, laissez-moi tomber à vos pieds. --- Gardez-vous-en bien, on pourroit nous voir ; notre conversation est déjà trop longue, nous nous reverrons ; retournez à votre ouvrage, je vais au mien, notre Maîtresse est un peu rude, elle ne veut pas qu'on s'amuse. Si je pouvois alléger votre travail, je le joindrois avec joie au mien ; mais on s'en appercevroit, & cela feroit naître des soupçons. Elle étoit déjà loin en finissant, je recommençai à labourer ; mais je me plaçai de façon que je la voyois à mon aise ; enfin elle rentra. La veille du départ de Liquorice, je lui fis sa leçon avec un soin extrême ; il ne fut absent que neuf jours, & voici comme il les avoit employés ; c'est lui qui va parler. --- Arrivé à Londres , je m'informe d'une de mes Tantes, qui est Sellière, s'il y a quelqu'un de malade dans le quartier ; elle m'apprend que la Femme de son Apothicaire est à l'extrêmité : une Femme, dis-je, en moi-même, cela n'est pas notre affaire ; n'importe, je me rends chez l'Apothicaire de Poland Street nommé Dawn , sa Femme se portoit mieux ; mais son Garçon, qu'il avoit pris aux Enfans-Trouvés, se mouroit d'une fièvre maligne. --- Êtes-vous sûr, dis-je à Monsieur Dawn, qu'il n'en reviendra pas. --- Sans doute, j'en suis sûr ; mais que vous importe ? --- Ne puis-je vous entretenir quelques instans seul ? --- Très-volontiers, mon Enfant ; passons dans cette chambre. --- Pouvez-vous me rendre un grand service, j'ai cinquante guinées dans ma poche pour vous en récompenser ; mais il faut me jurer un secret inviolable. --- S'il s'agissoit d'une mauvaise action, vous pouvez garder votre argent & vous en aller ; dans le cas contraire, comptez sur ma discrétion. --- Je vais m'expliquer : mon Maître voudroit faire croire à sa Famille qu'il est mort, & si vous voulez faire enterrer votre Garçon sous le nom de mon Maître, les cinquante guinées sont à vous. --- Comment se nomme-t-il, votre Maître. --- Consentez-vous à ma proposition. --- Qui me dit que vous soyez effectivement envoyé par votre Maître ? --- Voilà qui vous en assurera. Je lui montrai alors l'écrit que Mylord m'avoit donné avant de partir. --- Je ne vois pas de mal à cela, j'y consens si la chose est possible ; mais comment en imposer aux Voisins, à ma Femme ? Ceci me parut effectivement embarrassant. --- Ne pouvez-vous envoyer votre Femme à la campagne pour quelques jours ? Quant aux Voisins, ils ne sauront pas si vous avez fait enterrer votre Garçon sous le nom d'un autre. --- Vous avez raison, revenez demain matin ; je n'eus garde d'y manquer. --- Ma Femme est à Greenwich , me dit-il, en entrant, & je doute que le malade passe la journée. Il avoit deviné juste, car il expira à quatre heures du soir. Le lendemain nous consommâmes notre arrangement. Dès que je fus muni des papiers qui attestoient la mort de Sir Edward Stanhope , je donnai les cinquante guinées à l'Apothicaire, & je partis pour Pretty-Lilly . Je ne vous peindrai pas le désespoir de Mylord votre Père, ce tableau est au-dessus de mes forces. Mylady, Miss Jenny & tous les Domestiques pleuroient. --- Finis donc, tu vas me faire pleurer aussi. --- Ma foi, Mylord, si j'étois à votre place, je ferois cesser cette tragédie. --- Si j'étois à la vôtre, Monsieur Liquorice, je me serois épargné ce conseil déplacé. --- Excusez-moi, Mylord. --- En voilà assez là dessus, continuez votre récit. --- Il est à sa fin, Mylord, votre Père vouloit me garder à son service ; mais j'ai témoigné avoir envie de retourner dans ma Famille ; on m'a pardonné mes torts passés, & je suis parti avec vingt-cinq guinées que l'on m'a fait donner. Tu vois, mon cher Augustin, que me voilà absolument maître de mon sort ; je vois Peggi, je lui parle, j'habite le même toit, je suis heureux. Adieu, mon Ami, ma Lettre est un volume, je crains de t'ennuyer & je suis las d'écrire. Adresse ta réponse à the Sun-Rising . Liquorice ira tous les Dimanches pour y chercher tes Lettres. Si l'amitié d'un Paysan ne te fait pas peur, tu peux toujours compter sur celle d'Edward Stanhope. De Tur. ce ... 17 LXme LETTRE. Anna Rose-Tree , Émilie Ridge, à Saint-Germain-en-Laye . Vous seriez bien injuste, ma chère, si vous me croyiez capable de vous oublier. Mon silence vous a fait du chagrin. Ô mon Amie combien je suis sensible à cette preuve d'attachement ; il a été causé par une maladie longue & dangereuse qu'a fait ma Grand-maman. Je n'ai pas voulu qu'elle ait d'autre garde que moi ; qui mieux qu'une Fille peut remplir des devoirs aussi sacrés ? Enfin elle est absolument rétablie ; je vous donne les prémices de ma liberté. Le caractère de Mylord Clemency me semble fort étrange, & si j'osois, mon Amie, je vous dirois que vous prenez à ce Jeune-homme un intérêt bien tendre : mes observations ne se bornent pas là ; je crois que l'on ne voit pas Émilie impunément, & que le Fils de votre Amie seroit forcé de convenir que j'ai raison. Ne vous fâchez pas de ce que je dis ; au reste, ce sont de simples conjectures, je puis me tromper ; mais... la suite découvrira si j'ai deviné juste. Je vous ai promis l'histoire de Lady Wambrance , vous allez l'apprendre. HISTOIRE De Sophie Sidney , Épouse de Mylord Wambrance . " Ma Mère étoit restée veuve deux ans après m'avoir donné le jour. La mort de mon Père l'avoit réduite à une fortune très-médiocre, & elle n'en ressentoit du chagrin que par rapport à moi, qu'elle aimoit infiniment. Pour me dédommager des biens que j'avois perdus, elle voulut me donner une bonne éducation ; & pour la rendre meilleure, elle y veilla elle-même avec soin. Je fis mon possible pour répondre à ses bonnes intentions, le plaisir de la satisfaire me payoit assez des efforts que je faisois, pour que ses peines ne fussent pas inutiles. Je devins grande, & mon attachement pour cette tendre Mère augmentoit avec ma raison. Notre fortune, quoique très-bornée, nous suffisoit, parce que nos désirs l'étoient encore plus ; enfin nous étions heureux. Le hasard me fit rencontrer un Jeune-homme d'une figure charmante, & d'un esprit supérieur ; un seul moment suffit pour faire disparoître mon indifférence, une même sympathie agit sur lui ; il ne lui fut pas difficile d'avoir accès dans notre maison. Ma Mère l'avoit trouvé extrêmement aimable, & lui accorda sans peine la permission de nous voir. Murwell (c'est le nom du Jeune-homme) devint très-assidu ; il avoit, ainsi que nous, de la naissance ; ainsi que nous, il avoit peu de fortune ; il n'osoit me proposer sa main. Cependant notre mutuelle tendresse cessa d'être un mystère, chacune de nos actions mettoit à découvert le secret de nos cœurs. Ma Mère s'en apperçut ; à sa première question, j'avouai ma défaite ; sa réponse ne me fit pas craindre d'obstacle de son côté ; cependant je vis sa gaieté naturelle disparoître, & faire place à un air sombre & affligé ; j'en ressentis une peine incroyable. Ce qui redoubloit mon chagrin, c'est que je ne pouvois deviner le sujet du sien. Murwell fit un petit héritage, son premier soin fut de me demander en mariage ; ma Mère lui demanda six mois avant de rien conclure. Sa proposition nous étonna ; mais nous n'hésitâmes pas à nous conformer à sa volonté ; ce temps me parut aussi long qu'à Murwell. Le caractère de ma Mère étoit totalement changé, elle ne sortoit plus, toute espèce de société lui étoit devenue à charge, même jusqu'à la nôtre. Je craignis que sa santé ne souffrit de cette étonnante tristesse ; j'essayois toute sorte de moyens pour la distraire, je ne réussis qu'à l'impatienter. Malgré sa douceur, elle me témoigna de l'humeur de ce que je m'opposois aux désirs qu'elle avoit d'être seule. Son état, que je ne pouvois concevoir, me mettoit au désespoir. Murwell partageoit les maux que j'en ressentois. Le terme que ma Mère avoit fixé, approchoit ; je le voyois arriver avec un plaisir imparfait, puisqu'elle n'y étoit pas sensible. Huit jours avant l'expiration des six mois, Murwell, qui avoit dîné à la maison, se trouva si mal sur les sept heures du soir, que nous fûmes obligés de le coucher sur mon lit. Un Médecin que nous envoyâmes chercher, nous dit que le Jeune-homme ne passeroit pas la nuit, qu'il avoit un coup de sang. Effectivement il le rendoit par le nez, par la bouche & par les oreilles ; il avoit perdu toute connoissance. Vous imaginez bien, Anna , quelle dut être ma douleur, celle de ma Mère l'égaloit, nous jetions toutes deux des cris terribles. Quelques remèdes rendirent à Murwell un peu de connoissance ; il l'employa à nous serrer les mains ; ses yeux fixés sur les nôtres, nous apprenoient le regret qu'il avoit de nous quitter. Le sang continuoit à couler ; en moins de deux heures il en fut étouffé. Nos gémissemens firent monter tous les voisins. Le spectacle que nous leur offrîmes fit couler leurs larmes. Quel affreux moment Non, je ne l'oublierai jamais. Une Amie de ma Mère, avertie par notre servante, vint nous enlever de ce fatal appartement. Dès que Mistress Sidney vit son intention, elle se jeta sur le corps de l'infortuné Murwell, où elle resta sans sentiment. On l'en arracha, & l'on nous conduisit chez l'Amie dont je viens de vous parler. Quand ma Mère revint à elle, on lui trouva une grosse fièvre, & tous les symptômes de la folie ; elle rioit & pleuroit dans le même quart-d'heure, puis elle redemandoit Murwell ; ce délire dura six semaines. Enfin la raison lui revint ; mais elle étoit très-mal, elle voulut qu'on la laissat seule. --- Il faut, ma chère Fille, nous dire un éternel adieu, cette séparation est bien pénible. Écoutez-moi, Sophie , il me reste une cruelle confidence à vous faire ; mais je vous dois l'explication de ma conduite depuis un an, c'est à dire, depuis l'instant où nous avons connu Murwell : voilà l'époque de nos malheurs. Ainsi que vous, je l'aimois ; votre amour mutuel me rendit la plus malheureuse des Femmes ; de là le changement de mon caractère ; votre union, que je ne pouvois & ne voulois pas empêcher, augmenta l'ulcère de mon cœur ; la mort de ce charmant Jeune-homme combla mon infortune ; je ne fus pas Maîtresse de mon désespoir, il parut aux yeux de tout le monde. À présent que vous connoissez ma foiblesse, plaignez-moi ; votre rivale étoit votre Mère, elle ne vous a jamais haïe : Le ciel comble mes vœux en me réunissant à Murwell : Je vous quitte à regret ; mais je le rejoins avec bien de la joie. Adieu, ma Fille, ne vous écartez jamais des sentimens de vertu que je vous ai inspirés dans un temps plus heureux. J'étois tombée à genoux, elle exigea que je passasse dans une chambre voisine ; peu d'instans après elle expira. Cette mort renouvela toutes mes douleurs, mon affliction fut longue ; Mistress Hope (c'étoit l'Amie de ma Mère) fit d'inutiles efforts pour me consoler. Neuf mois s'étoient écoulés depuis ces cruels évènemens, & je pleurois encore. Mistress Hope m'engagea à rester avec elle ; j'y consentis sans peine. Tous mes Parens, Gens de qualité fort riches, ne s'inquiétèrent en aucune façon de leur pauvre Parente ; mon petit revenu me suffit pour vivre avec économie. J'étois orpheline depuis cinq ans, lorsque Mylord Wambrance me proposa sa main ; il m'avoit vue chez une Cousine de Mistress Hope, & avoit pris du goût pour moi ; son âge, sa figure, rien ne me parloit pour lui ; je le refusai poliment, il persista. Mistress Hope me répéta si souvent que je faisois une folie de rejeter ainsi un sort digne d'envie, que je finis par épouser Mylord Wambrance. J'avois deviné ses défauts lorsqu'il n'étoit qu'Amant ; dès qu'il fut mon Époux, j'en eus la triste conviction ; mon Mari est jaloux à l'excès, heureusement que mon caractère me porte vers la gaieté, & que je prends sur moi pour cacher que j'ai à me plaindre de mon sort. J'ai félicité l'aimable Lady d'être assez maîtresse de ses sensations, pour dissimuler au Public les peines qu'elle doit éprouver. Cette charmante Femme méritoit, en effet, un autre sort ; mais quel est l'Être parfaitement heureux, j'oserois presque dire qu'il n'en existe pas. Adieu, ma chère Émilie, ne doutez pas une autre fois de la tendre amitié d'Anna Rose-Tree. De Londres, ce ... 17.. LXIme LETTRE. SIR Charles Clarck , à SIR William Fisher ; à Londres . EH bien tu as raison, mon Ami, la belle Suzanna a su réveiller dans mon cœur des sentimens que je ne croyois ressentir que pour Émilie. Oui, j'aime la Fille du Seigneur Barrito . Qui n'excuseroit un amour qui a pris naissance à l'aspect de tant de vertu ? Le Chevalier Barrito est enchanté de l'attachement que j'ai pour sa Sœur ; il en a parlé à son Père, qui veut bien me l'accorder pour Femme ; je n'attends pour conclure mon mariage, que la réponse de Lady Harris . Voilà, diras-tu, bien de la précipitation. Peut-on, mon cher William , trop se presser, quand il s'agit de son bonheur ? Si je te laissois lire dans mon cœur, tu y distinguerois encore le nom d'Émilie, je n'ai pu parvenir à l'effacer entièrement ; le temps me rendra peut-être ce service. Je compte passer une année avec les Parens de Suzanna. J'irai ensuite en France pour lui faire voir ce beau Pays. Nous resterons quelques mois à Paris, & puis je retourne en Angleterre, & tous les deux ans nous irons passer six mois à Naples. Je me flatte que tu voudras bien être de nos voyages ; je t'y promets presqu'autant de plaisir que tu en procureras à ton Serviteur & Ami Charles Clarck. De Naples, ce ... 17 LXIIme LETTRE. Mistress Anger , à Peter Anger, son Époux ; à Saint-Germain-en-Laye . D'après ta Lettre, mon cher Peter , je t'ai cru peu disposé à recevoir ma confidence, & j'ai tardé à te répondre contre mon ordinaire : j'ai fait des réflexions ; elles ont abouti à me persuader que tu ne serois pas assez mauvais Père pour désapprouver les moyens dont je me suis servie pour rendre notre Fille aussi heureuse, qu'elle le mérite, par tous les agrémens de sa personne & de son esprit... Je n'ose continuer : si tu allois me désapprouver, si tu m'obligeois à abandonner mon projet Tu me parois trop sévère, ma conduite est pourtant bien excusable. Mon parti est pris, tu ne sauras rien avant la conclusion d'un événement heureux, bien heureux pour nous, pour toi, pour moi, pour elle. Jusques là, je garde le silence ; ne t'impatiente pas, tu seras instruit. Je ne te conçois pas de rester au service de ton Maître. Seul pour faire tout l'ouvrage, il y a de l'inhumanité à l'exiger. Quelle récompense pour avoir passé un tiers de ta vie avec lui Ces Maîtres croyent qu'on est de fer : reviens dans ta Patrie. Mon pauvre Peter, j'ai su me faire un sort ; tu ne mourras pas de faim avec moi. Si tu te décides à laisser là ton Maître, il faut me prévenir d'avance, afin que je le dise à Mylady ; je ferai en sorte de te placer dans sa maison. Adieu, mon cher Mari ; je t'embrasse de tout mon cœur, & suis ton affectionnée Staal Anger. De Raimbow ce ... 17 LXIIIme LETTRE. Mistress Goodness , à Mylady Ridge ; à Raimbow . Mylady, Je me flatte que vous n'aurez plus à vous plaindre de moi ; j'ai enfin trouvé les moyens d'acquitter la parole que je vous ai donnée. Dans mes recherches j'ai découvert un Seigneur Irlandois, d'une figure agréable, & jouissant d'une immense fortune, dont il est absolument maître ; car il a perdu son Père & sa Mère. Je lui ai fait plusieurs questions, nommément, s'il n'avoit aucun dessein d'établissement. --- Jusqu'ici, m'a-t-il répondu, je n'ai rencontré personne qui m'ait inspiré le désir de l'épouser. Cependant, ajouta-t-il, je ne serois point éloigné du mariage, si je trouvois une Fille jeune & jolie ; mais je voudrois qu'elle eut de la naissance & un peu de fortune. --- Si vous voulez vous en rapporter à moi, je pourrai peut-être vous trouver ce qu'il vous faut. Attendez... Mais... Oui... Justement, j'ai votre affaire de point en point. Une Fille de qualité, n'est-ce pas ? --- Oui. --- Jolie, grande, bien faite, de l'esprit, des talens ? --- Justement. --- Une fortune honnête. --- À merveille. --- Eh bien, Mylord, je connois une Demoiselle qui est précisément telle que je viens de vous la peindre. Chargez-moi de cette négociation, & je crois pouvoir vous répondre du succès. Sa réponse me laisse un champ libre, il sait que vous êtes à la Campagne. Pour éviter les informations (qui entre nous ne seroient point à l'avantage de Fanny ), je lui laisse ignorer votre nom ; mais l'arrangement est fait, & l'engagement pris pour aller vous trouver dans la semaine prochaine. Afin de vous élever davantage, & pour épargner des soupçons, j'ai dit que j'étois l'Amie de votre première Femme-de-Chambre. Vous voilà, je pense, parfaitement instruite ; ainsi vous pouvez nous attendre dans huit jours. J'arriverai seule & la première ; Mylord Barwill me suivra de près. Il supposera que sa voiture s'est cassée à vingt pas de chez vous ; qu'il alloit dans une terre d'un de ses Amis, & il vous fera demander la permission de vous faire sa cour pendant qu'on raccommodera sa voiture. Vous l'engagerez à rester quelques jours. Le reste est l'affaire de Fanny. Le Cavalier lui plaira sûrement, car il est très-aimable. Vous voyez, Mylady, que la douceur est, dans certaines circonstances, le parti le plus prudent à prendre : si vous en aviez choisi un autre, cette bonne fortune n'auroit pas été pour vous. Je suis avec les sentimens qui vous sont dus, votre affectionnée Sophie Goodness. De Londres, ce ... 17 LXIVme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Londres . L'histoire de Mylady Wambrance m'a fait le plus grand plaisir. Je la plains bien sincérement d'avoir si mal rencontré ; espérons pourtant que sa douceur & sa patience rendront son Époux tel qu'elle le désire. Je crois, ma chère, qu'il est peu d'hommes dont le cœur soit assez mauvais pour ne pas céder tôt ou tard à ces deux vertus. J'ai relu plusieurs fois, Anna , le commencement de votre Lettre ; j'ai d'abord eu peine à concevoir ce que vous vouliez me dire ; une plus grande attention m'a enfin mise au fait. Vos conjectures sont sans fondement. La santé de Lord Clemency m'intéresse, parce que j'aime beaucoup Mylady, & qu'elle a pour son Fils une tendresse extrême : vos idées sur Mylord ne sont pas plus justes. Il me voit avec la plus grande indifférence ; toutes ses actions me le prouvent, & en vérité, je m'en réjouis, car son attachement eut été pour moi un nouveau sujet de chagrin : rétractez-vous donc, mon Amie, votre pénétration est cette fois en défaut. Je vis dans la maison comme si j'en étois l'Enfant chéri ; Mylord me traite avec bonté, amitié même, mais voilà tout ; & je ne conçois pas où vous avez pu prendre que... En voilà assez sur ce chapitre, je voulois vous désabuser. Je vous ai marqué dans ma dernière Lettre, que nous étions tous curieux de connoître un homme qui, ainsi que nous, se promenoit souvent dans la forêt. Il est à présent de nos Amis ; c'est un Anglois ; notre connoissance s'est faite assez singuliérement pour que je vous la raconte. Notre intention, plutôt que le hasard, nous conduisoit toujours à sa rencontre ; un soir que nous ne l'avions pas vu, & que nous en étions comme inquiets, nous l'apperçûmes enfin assis au pied d'un arbre. En nous approchant, il nous sembla qu'il n'avoit pas une position naturelle. Effectivement, un livre qu'il tenoit étoit prêt à lui échapper des mains, & sa tête posoit sur sa poitrine. --- Bon Dieu, m'écriai-je, cet homme se trouve mal Nous courons à lui, l'infortuné étoit pâle & respiroit à peine ; Mylady lui fit avaler de l'eau de Cologne qu'elle avoit sur elle. Il revint à lui, nous fit des excuses, & nous remercia dans les meilleurs termes. Quand il fut tout à fait remis, il nous assura que cet accident étoit le premier de ce genre qui lui étoit arrivé. C'est peut-être la lecture de ce livre, dis-je, en ramassant celui qu'il lisoit, qui vous aura trop attendri. Je fus surprise de voir qu'il étoit écrit dans notre langue (car il parle supérieurement François). --- Vous êtes donc Anglois, lui dis-je aussi-tôt ? Il me répondit que oui, mais qu'il avoit quitté son pays depuis long-temps ; & comme il continuoit à remercier Mylady, elle lui dit : --- Vous ne nous devez, Monsieur, aucune reconnoissance, tout autre que vous eut reçu notre secours. Je ne vous cacherai cependant pas que si l'accident n'a pas de suite (comme je l'espère), je le bénirai, puisqu'il m'aura procuré la connoissance d'un compatriote & d'un homme qui me paroît infiniment aimable. Faites-moi le plaisir de venir chez moi ; si ma société vous convient, nous nous verrons ; de mon côté, ce sera toujours avec joie. Il accepta la proposition de mon aimable Maîtresse, mais il eut l'air un peu embarrassé ; le reste de la soirée se passa fort agréablement. Monsieur Wisdom (c'est le nom de notre Anglois) a beaucoup d'esprit & de connoissances ; il paroît d'une société douce. Depuis ce jour, il nous visite souvent, & malgré les efforts qu'il fait pour paroître gai, il est aisé de voir que la mélancolie fait le fonds de son caractère, à moins que le souvenir de quelque chagrin (ce que je croirois plus volontiers) n'ait imprimé de fortes traces sur son ame. Il occupe une petite maison qui est aussi simple que lui ; un seul homme compose son domestique. S'il nous accorde assez de confiance pour nous faire part des raisons de son séjour en France, je vous en instruirai, persuadée que je ne commettrai pas d'indiscrétion. N'êtes-vous pas un autre moi-même ? Je suppose, mon Amie, que, comme moi, vous prenez à cet Anglois un vif intérêt, & c'est, sans doute, une folie à moi de l'imaginer. Ne connoissant pas le personnage, vous pouvez m'accuser de prévention. Je conçois que je puisse en avoir l'air, mais dans l'effet, je me sens portée d'inclination vers cet homme, & je ne me verrois pas sans peine, privée de sa compagnie. Toute la maison pense comme moi ; Mylord même, cherche ses entretiens, & semble y prendre quelques plaisirs. Madame Dubois est dans un chagrin affreux ; Alexandrine , sa Fille aînée, est à l'extrémité ; sa maladie est impénétrable pour la Faculté. Quelques Médecins ont dit qu'elle provenoit d'une peine cachée : cette jeune personne n'en convient pas ; elle souffre avec un courage surprenant ; pas une plainte ne lui échappe, c'est elle qui console sa Mère & sa Sœur ; son état est très-dangereux, & tous les remèdes sont inutiles. Pauvre Alexandrine, si belle, si aimable, si jeune, quel sort on désespère de la sauver. J'irai demain à Paris pour la voir, je donnerois un quart de ma vie pour ajouter à la sienne. Adieu, ma chère Anna , je vous ai juré un attachement éternel, Émilie Ridge. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LXVme LETTRE. Peter Anger , à Staal Anger son Épouse ; à Raimbow . Il étoit inutile, ma chère Femme, de m'écrire pour ne me dire que des demi-mots. Tu m'annonces un secret, & tu le gardes. Ta confiance m'auroit flatté, mais ta réserve me mortifie ; & puis tant de mystère ne me fait rien présager de bon. Une conduite sans reproche ne doit pas être mystérieuse. Je suis sévère, dis-tu ; non, Staal , je ne suis qu'honnête-homme, & je n'approuverois pas que notre Fille dut sa fortune, son bonheur même à des moyens suspects. Achève donc tes confidences, ou ne me parle plus de cela. Je vis tranquille, je voudrois te savoir heureuse, & voilà tout. Je suis, comme tu vois, fort loin d'accepter tes propositions. Quitter mon Maître, le Ciel me garde d'une pareille idée Calme-toi, je n'ai pas plus d'ouvrage que je n'en puis faire. Mon sort est de ne jamais quitter ma condition actuelle. Abandonner un aussi bon Maître, parce qu'il n'est pas heureux, cette action est loin de ma pensée. Connois mieux celui qui t'aime malgré tes défauts. Peter Anger. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LXVIme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Lady Harris a approuvé mon choix, mon cher William , & m'a donné dans sa réponse des preuves de sa tendresse & de sa générosité. Elle a aussi écrit au Seigneur Barrito , qui est très-content de ma respectable Parente. Mon mariage avec l'aimable Suzanna , est fixé au 10 du mois ; encore six jours, & je suis le plus heureux des hommes. Félicite-moi bien, mon Ami, je vais, enfin jouir du bonheur suprême. Posséder une Femme aimable & vertueuse, quels désirs pourrois-je encore former ? Jusqu'ici j'ai éprouvé bien des vicissitudes, voilà ma récompense. Divine Providence, ce sont de tes bienfaits ordinaires Quelle reconnoissance ne te dois-je pas ? Ma chère Suzanna sera mon Épouse : ah William, quelle faveur ? Non, tu ne peux concevoir qu'il puisse exister un Être aussi parfait ? Elle m'aime, j'en suis aimé ; cet aveu charmant s'est fait avec tant de grâce... Mon ivresse t'ennuie peut-être ; pardonne, c'est un Amant qui te confie ses plaisirs. Excepté toi & Lady Harris, j'ai oublié l'Univers. Mon cœur n'est plus occupé que par Suzanna ; tu m'entends. Adieu, mon Ami, il n'est plus de peine pour Charles Clarck. De Naples, ce ... 17 LXVIIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge, son Amie ; à Saint-Germain-en-Laye . Ô Mon Amie, quel affreux événement ? Infortuné Mylord Stanhope , il a perdu son Fils, Edward est mort. Dès que mon Grand-papa en a eu la nouvelle, nous sommes partis pour Break-of-Day . Il a volé pour consoler son Ami ; rien n'égale le désespoir de ce tendre Père ; il s'accuse de la perte qu'il a faite, il croit que ses rigueurs ont trop affecté son Fils ; & Mylady ? Ses gémissemens me fendent le cœur. Nous ne quittons pas Pretty-Lilly ; notre présence semble un peu calmer leur juste chagrin. Ce Jeune-homme a cessé de vivre à Londres , où il s'étoit rendu à l'insu de ses Parens. C'est son Valet qui a rapporté les titres qui constatent cette cruelle mort. Jenny est dans la dernière désolation ; elle adoroit son Frère ; elle en a donné des preuves. Il étoit amoureux à ... · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Cette maison est l'asyle de la douleur. Quel sujet de réflexions, mon Amie ? Une naissance distinguée, une immense fortune, la mort n'a rien respecté. Mourir à la fleur de son âge combien il a dû regretter la vie Andrew a perdu son Père & sa Mère il y a plusieurs mois. Je l'ignorois absolument. Il est depuis ce temps chez Mylord Stanhope à titre de Secrétaire. On le traite avec toutes sortes de bontés ; tout le monde le chérit ; il partage les peines de Mylord, souvent même il le console. Je ne vous cacherai pas que j'ai vu son changement d'état avec beaucoup de joie : sa conduite avec moi est bien faite pour augmenter ma tendresse (car elle existe toujours, mon Amie) ; il s'est interdit toute espèce de langage jusqu'à celui des yeux. Mylady Green en est fort satisfaite. Peut-être qu'il ne se souvient plus du passé ? Peut-être aussi une nouvelle inclination ?... Si je le croyois, j'en mourrois de douleur. Quel est donc mon caractère ? je voudrois ne pas l'aimer, & j'aurois du chagrin s'il en aimoit une autre. Je ne puis m'accorder avec moi-même ; étrange combat de l'amour & de la raison. Ne vous fâchez pas, Émilie, je suis, puisque vous le voulez absolument, persuadée que mes idées sur Mylord Clemency & sur vous, n'avoient pas le sens commun. J'ai mal vu, j'en conviens, vous êtes l'un pour l'autre un objet indifférent. J'ai eu tort de penser autrement. Je vois effectivement que le Fils de votre Amie ne vous aime pas. Cependant, la chose étoit si naturelle, ma chère, que vous pouvez me pardonner de l'avoir cru quelques instans. Le secret de Monsieur Wisdom , s'il en a effectivement un à confier, sera, comme vous le jugez, bien enterré dans mon sein. Je prends, ainsi que vous, bien de l'intérêt à ce qui le regards, & je vous saurai gré de m'en parler souvent. Votre connoissance est fort singulière, & les éloges que vous faites de cet aimable Homme m'ont vivement émue. Tant il est vrai que tout ce que vous aimez a des droits sur mon cœur. Je serois bien trompée si l'amour n'avoit quelque part à la maladie d' Alexandrine .D'après cette idée, tâchez de surprendre son aveu ; vous parviendrez plus aisément à guérir le mal,quand vous en connoitrez la cause. Cette jeune Personne me paroît mériter l'attachement que vous avez pris pour elle. Adieu, mon Amie. Jenny vient m'interrompre, je ne vous quitterai cependant qu'après vous avoir répété que je vous aime pour la vie. Anna Rose-Tree. De Pretty-Lilly, ce ... 17 LXVIIIme LETTRE. Mistress Goodness , à Betsy Goodness, sa Fille ; à Londres . L'oiseau est pris dans nos filets, ma chère Belle. Tout a réussi au gré de nos désirs. Ravelin a plu à la Fille, & sa fortune & son rang prétendu, conviennent parfaitement à la Mère. Mylord vouloit qu'on fit des informations, le conseil étoit assez bon, mais il ne sera pas suivi, & l'épithète de sot a été prodiguée au donneur d'avis. Le mariage se fera dans peu de jours : les bijoux que nous a prêtés notre Parent, ont ébloui toutes les Femmes ; son effronterie a fait le reste. La dot de la Demoiselle est fixée à douze mille livres, qui seront exactement remises à son Époux après la célébration du mariage. Mylord Barwill (Je ris de ce titre pompeux) lui assure un douaire de huit mille livres, hypothéqué sur la Terre dont il porte le nom, située en Irlande, à seize milles de Dublin . Le couple heureux doit partir dans quinze jours pour aller passer quelques mois en Irlande : tel est l'arrangement pris avec la Famille Ridge . Voici présentement le nôtre. Ravelin conduira sa Femme à Londres , il la déposera dans notre maison, dont elle ne sortira qu'à bonnes enseignes. Des douze mille livres de dot, il en prendra trois mille, le reste sera pour nous. On verra ensuite ce qu'il faudra faire de Mistress Ravelin . Par ce coup hardi nous nous trouverons, ma chère Belle, en état de voyager en France ; car nous sommes à présent trop connues en Angleterre pour y rien espérer de notre industrie. Adieu, ma Belle, je suis ta Mère & ton Amie, Sophie Goodness. De Raimbow, ce ... 17 LXIXme LETTRE. La même, à la même ; à Londres . Tout est perdu, ma Belle, nous avons été jouées par le misérable Ravelin : j'ai été chassée honteusement de la maison de Ridge . Je me suis vu forcée de gagner à pied une mauvaise Auberge à quelques milles de Raimbow , où je me trouve sans un sou. Nos bijoux sont volés ainsi que tout l'argent que j'avois prêté au traître : la cérémonie du mariage s'est faite avant-hier ; les Époux ont passé la nuit ensemble, & la journée d'hier s'étoit écoulée agréablement. Les douze mille livres étoient dans l'appartement de Ravelin. Sur les cinq heures du soir, il s'est absenté du salon où nous étions tous. Je travaillois dans un coin avec Mistress Staal ; six heures arrivent, sept, huit ; on demande où est allé Mylord Barwill ; un des Gens dit qu'il est dans les jardins avec son Valet-de-Chambre. Nous allons à sa rencontre, vainement nous le cherchons par-tout ; nous revenons à la maison, lorsque Mistress Staal accourt vers nous : Mylady, Mylady, s'écrie-t-elle, on nous a trompées, nous sommes volées, déshonorées, que fais-je ? Mylord Barwill s'est enfui avec la dot de votre Fille. Nous courons à l'appartement de Ravelin, la caisse y étoit, mais vide ; on la brise, il s'y trouve une Lettre pour Mylady : Voici le contenu de l'abominable écrit. Lettre de Ravelin, à Mylady Ridge. Mylady, Votre Fille est ma Femme dans toutes les règles, notre bien est commun ; j'use donc de mes droits en disposant de sa fortune. Je vais la placer avantageusement pour moi ; en m'épousant, Miss Fanny n'a pas fait une trop bonne affaire, mais ce n'est pas ma faute. Si vous aviez suivi les conseils de Mylord Ridge , vous n'auriez pas un sujet éternel de repentir. Quoique vous me paroissiez peu disposée à écouter des avis, je vais prendre la liberté de vous en donner un. Défaites-vous au plutôt de ma Parente Mistress Goodness : c'est elle qui vouloit vous tromper. Douze mille livres lui ont paru valoir la peine de tenter tous les moyens possibles pour les posséder. Votre Fille étoit destinée à une prison perpétuelle : je lui rends donc service en découvrant les manœuvres de ma Parente, à qui il ne restera de son affreux projet que la honte & votre indignation. Je suis avec respect, Mylady, votre serviteur & gendre, Ravelin. La lecture faite de cette fatale Lettre, Staal se jette sur moi & me frappe de toutes ses forces ; les miennes ne lui cédèrent pas, & nous commençâmes un vigoureux combat, qui finit par la chute de Staal, qui se trouve avoir le bras cassé. Je me sauvai alors de la plus grande vîtesse. J'ignore ce qu'est devenu le reste des Acteurs. Ils m'ont paru pétrifiés ; pour moi je suis harrassée & très-malade. Envoye-moi tout de suite quelqu'argent, que je quitte au plutôt cet affreux canton. Adieu, ma Belle, je suis accablée de ce coup imprévu, & je maudis à jamais tous les Ravelins possibles. Sophie Goodness. De ... ce ... 17 LXXme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Pretty-Lilly . Vous avez deviné, ma chère, la cause de la maladie d' Alexandrine . Je me suis rendue à Paris , comme je vous l'avois mandé ; loin de me savoir bon gré de ma visite, la jeune Dubois m'a reçu avec froideur & indifférence, & il me fut aisé de voir que ma présence l'importunoit. Je restai peu de temps avec elle, & je m'en revins à Saint-Germain assez affligée de son étrange réception. Mylady, à qui je ne cachai pas cette circonstance, en parut aussi surprise que moi : nous en parlions encore deux jours après, lorsqu'on vint nous annoncer Madame Dubois . Je viens, dit-elle, à Mylady, vous prier de me rendre ma Fille. La pauvre Enfant se meurt, si vous n'avez pitié d'elle. --- Hélas Madame, je voudrois avoir le pouvoir que vous me supposez, mais je ne devine pas comment...... Un moment, mylady, daignez m'écouter jusqu'au bout. Alexandrine aime votre Fils ; voilà le secret de son cœur que j'ai surpris hier dans un instant de délire. Je me rends justice, elle n'est point assez fortunée pour espérer vous appartenir ; mais il faut m'aider à la tromper. Si Mylord venoit la voir, s'il lui marquoit de l'amitié, je ne perdrois pas mon Enfant : elle s'apperçut que Mylord Clemency , qui étoit témoin, ne sembloit pas disposé à lui donner la satisfaction qu'elle désiroit. --- Par grâce, Mylord, acquiescez à ma prière ; voyez à vos genoux une Mère éplorée (en effet elle s'y mit) ; si vous me refusez, je n'ai plus d'espoir. Monsieur Wisdom se joignit à elle, je priai aussi avec instance. --- Eh bien dit enfin le Fils de ma bienfaitrice, je consens à ce que vous exigez de moi, mais à condition que vous m'accompagnerez tous. Monsieur Wisdom vouloit s'en dispenser, mais il céda à nos prières. Dans l'instant les voitures furent prêtes. En moins de deux heures nous arrivâmes à Paris . Madame Dubois entra d'abord seule dans la chambre de sa Fille ; quand elle lui eut annoncé notre visite avec précaution, elle nous fit prier d'entrer. --- Que vous êtes bonne, Mylady, de venir me voir Je n'attendois pas cette attention. --- Croyez, ma chère Alexandrine, que nous avons pris la plus grande part à votre état : mon Fils en est vivement affecté. --- Mylord, dit la malade d'une voix foible, je ne croyois pas qu'il daignoit s'occuper de moi. Comme Mylord ne répondoit pas, je m'approchai de lui. --- Dites-lui donc quelques mots de consolation. Il me fixe une minute. --- Vous me conseillez donc de lui faire croire que je l'ai distinguée. --- Assurément, puisqu'il s'agit de la sauver. Il se rend auprès du lit. --- Je vous jure, Mademoiselle, que je fais des vœux bien sincères pour votre rétablissement. --- Mylord, ma reconnoissance...... Ce jour est le plus beau de ma vie. Quoi vous avez songé à l'infortunée Alexandrine ? Cette assurance me comble de joie...... mais... je meurs. Effectivement, elle perdit tout sentiment, nous la crûmes morte. Madame Dubois gémissoit ; Josephine s'apperçut que ce n'étoit qu'une foiblesse : peu d'instans après la malade ouvrit les yeux. Ils cherchèrent d'abord Mylord Clemency. Une rougeur subite couvrit tout son visage en le fixant. Le Médecin, qui entra en ce moment, trouva du mieux, le poulx n'annonçoit que de l'agitation. Il l'engagea à prendre un léger potage qui produisit un grand bien. Depuis huit jours elle n'avoit avalé que du bouillon, parce qu'elle disoit que toute autre nourriture lui faisoit mal à l'estomac. Cette diète l'avoit réduite à un état de foiblesse qui hâtoit sa fin. --- Me refusez-vous, lui dit Mylord, de recevoir ce soulagement de ma main. --- Vos désirs, répondît-elle, sont des lois pour moi ; elle mangea le potage. Ce restaurant lui rendit ses forces ; nous la quittâmes au bout de trois heures, avec promesse de la voir une fois la semaine, mais à condition qu'elle feroit ce qu'on exigeroit d'elle pour sa prompte guérison. Nous lui avons tenu parole. Hier, nous la trouvâmes levée. À une petite foiblesse près, elle est totalement hors d'affaire. Mylord assure qu'il n'y retournera plus. --- Elle est guérie, que me veut-on encore, dit-il, avec chagrin ? Je ne puis soutenir le personnage forcé qu'on me fait faire. Monsieur Wisdom a beau lui dire qu'il est bien heureux d'être aimé d'une aussi jolie Personne, il assure que c'est un malheur de plus attaché à son existence. --- Si mon Fils avoit de l'inclination pour Alexandrine, me disoit il y a quelques jours Mylady, je ne m'opposerois pas à cette union. La jeune Personne est bien née, & je la trouve parfaitement bien élevée. Une pareille façon de penser est digne de ma respectable Maîtresse ; mais je ne crois pas que Mylord soit disposé à profiter en cette occasion de la condescendance de sa Mère. Monsieur Wisdom n'a pas vu la Fille aînée de Madame Dubois avec la même indifférence que son Ami (c'est le titre que lui donne Mylord), car il en parle souvent, & lui rend la justice qu'elle mérite à tous égards. On m'a remis votre Lettre ce matin, ma chère Anna : la mort inattendue d' Edward est bien faite pour causer une violente peine à ses Parens ; il est, en effet, cruel de perdre un Fils unique tendrement chéri, & de pouvoir s'accuser d'avoir causé sa mort par trop de rigueur. Il est tant d'autres moyens pour ramener un cœur égaré : Il étoit amoureux, est-ce donc un crime d'être sensible ? Pauvre Edward je plains bien sincérement l'infortunée à qui il faisoit la cour. Sûrement elle l'aimoit, elle perd son Amant, &, sans doute, sa réputation ; car il paroît que cette intrigue est sue de tous les environs. Voilà donc Andrew métamorphosé en Secrétaire ; ce commencement de bonheur lui en promet bien d'autres. Votre persévérance à l'aimer m'effraye pour l'avenir ; si vous étiez assez imprudente pour concevoir de l'espérance, je vous plaindrois, mon Amie. Le nouvel état de ce Jeune-homme, quoique fort au dessus de ce qu'il devoit prétendre, ne le rapproche pas de vous. L'intervalle est toujours le même ; pesez tout ce que je viens de dire, & soyez sans cesse sur vos gardes. Si d'autre que l'indulgente Mylady Green formoit quelques soupçons, combien vous seriez malheureuse Pardonnez à mon amitié des conseils que la raison lui dicte. Adieu, ma chère Anna. Mon attachement pour vous est invariable. Émilie Ridge. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LXXIme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Combien ma Lettre va te surprendre, mon cher William , tu me crois heureux, hélas Je suis le plus infortuné des Hommes. Le précipice affreux dans lequel je suis tombé étoit couvert de fleurs. Suzanna , qui me paroissoit charmante, est d'un caractère odieux ; l'illusion est dissipée. Comment est-il possible de cacher sous des dehors aussi séduisans un cœur détestable ? Elle ne dissimule plus ses défauts, & tous les jours je lui en découvre de nouveaux. Rien n'est comparable à ses humeurs continuelles. Elle me traite avec une dureté affreuse, depuis, surtout, qu'elle a surpris quelques Lettres d' Émilie que j'ai reçues anciennement, & que je conservois avec soin. Elle ose m'accuser de l'avoir trompée, puisque j'en aime une autre. Elle est jalouse à l'excès, même de ses Femmes. Sommes-nous devant quelqu'un, elle est d'une honnêteté attentive. Rentrée dans la maison, c'est un vrai démon. Ses Gens la maudissent tout haut, & moi je gémis tout bas. Le Chevalier Barrito est au désespoir d'avoir contribué à mon malheur éternel, c'est le seul à qui je confie mes peines : s'il lui arrive de blâmer sa Sœur en sa présence, elle lui ordonne de sortir. Pour comble de malheur, nous habitons un autre Hôtel que celui du Seigneur Barrito. Je maudis de toute mon ame l'instant où j'ai connu cette Femme dissimulée ; je suis incertain sur le parti que je dois prendre : elle insiste pour que nous commencions les voyages que j'avois projettés avant notre mariage ; comme le Chevalier dit qu'il en sera, je m'y décide plus volontiers. Tu me verras donc sous peu de mois, non pas tel que je te l'avois annoncé, mais tel que mon sort te fera frémir. Ma chère Émilie c'est bien aujourd'hui que je vous regrette sincérement Que deviendra Lady Harris quand elle saura que j'ai épousé la plus méchante de toutes les Femmes ? Qui ne s'y seroit pas laissé tromper ? Toutes ses actions, du moins celles que j'étois à portée de connoître, me sembloient marquées par des actes de bienfaisance. Les épithètes les moins ménagées me sont prodiguées quand il m'arrive de dire à ma Femme que je la croyois plus douce ; mon Ami, je suis bien à plaindre, ma trop grande précipitation m'a perdu. Dans une affaire de cette importance, il faut, avant de rien conclure, réfléchir plus d'un jour. Ne parle à personne de mon malheur ; si elle venoit à changer (ce que je n'ose espérer), je me reprocherois mon indiscrétion, qui n'en peut être une vis à vis de toi. Adieu, William, rends justice à l'amitié de Charles Clarck. De Naples, ce ... 17 LXXIIme LETTRE. Staal Anger , à Mylady Ridge ; à Londres . Mylady, La folie de Miss Fanny, votre Fille, devient tous les jours plus forte, & je crains avec raison qu'elle ne m'échappe, malgré les soins & l'exactitude que je mets à la garder. Sa nouvelle grossesse n'est plus un doute ; que de malheurs ont fondu sur l'infortunée Dans ses transports elle parle de Mylord Clarck , son premier Amant, avec une vénération qui m'étonne. C'est son changement qui cause tous ses maux. Détestable Émilie Mylady a bien raison de la haïr, sans elle nous serions tous heureux. Mais je m'écarte des ordres que Mylady m'a donnés. Il faut lui rendre un compte exact. Le voici : Miss Fanny ne s'est point apperçue du départ de son Père & de sa Mère, elle mange avec une voracité incroyable, de moment en moment ; elle me maltraite de paroles & d'effets. Souvent elle me rappelle les mauvais procédés de Mylord Buckingham , & puis elle demande son Fils dont elle ne peut croire la mort. Son Mari lui revient alors à l'idée, c'est celui qu'elle regrette le plus, elle l'aimoit de bonne-foi : Quand je lui représente que c'est un misérable, elle entre dans des fureurs que je ne puis calmer ; elle ne peut me pardonner d'avoir battu la Goodness , & j'ai beau lui dire que j'en ai été cruellement punie, ce que je prouve en lui montrant mon bras qui est toujours dans un très-mauvais état, elle en rit à perdre haleine. Mylady doit voir combien j'ai à souffrir, & je ne doute pas qu'elle ne me récompense de tant de peine. Mylady voudra bien permettre que je la fasse ressouvenir que depuis plus de deux ans, elle me promet une pension de cent livres. Je crois qu'elle n'a point à se plaindre de mon service ; tout ce qui lui a plu de m'ordonner, a été exécuté avec empressement & célérité. J'ose compter sur les bontés de Mylady, comme elle peut compter sur le profond respect de sa très-humble & très-obéissante Servante Staal Anger. De Raimbow, ce ... 17 LXXIIIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Saint-Germain-en-Laye . Jenny, la charmante Jenny, est au comble de ses vœux. Vous vous rappelez, sans doute, ma chère, de l'histoire de cette jeune personne. Depuis trois jours elle est mariée à Monsieur Browne . En un an de temps, il a perdu sa Femme & sa Parente. La mort de cette dernière l'a mis en possession d'une fortune considérable. À peine son deuil a-t-il été fini, qu'il est venu la mettre aux pieds de la Fille de Mylord Stanhope. Sa grâce lui a été accordée sans peine, & les deux Époux jouissent du sort le plus heureux. Mylord à qui le souvenir de son Fils ne permet aucune diversion, paroît peu sensible au bonheur de Jenny ; il ne se plait qu'avec Andrew , c'est le seul dont la compagnie lui soit agréable ; aussi le traite-t-il avec une bonté qui me comble de joie. Je ne saurois me rendre compte de mes idées sur ce Jeune-homme ; mais je ne puis me défendre de le voir avec un plaisir que mes réflexions même ne peuvent détruire. Je vous ouvre mon ame, ma chère Émilie, je me reprocherois de vous cacher quelque chose. L'indifférence de Mylord Clemency pour Alexandrine , me semble bien peu naturelle. J'imagine qu'elle est causée par une grande préoccupation. Il est probable qu'il est vivement épris de quelqu'objet qu'il n'ose avouer. S'il est ainsi, je le trouve bien à plaindre. Vous devriez, mon Amie, tâcher de découvrir si j'ai deviné juste. Je crois que vous ne seriez pas fâchée d'avoir la confiance du Fils de votre Amie : peut-être aussi pourriez-vous lui rendre quelque service auprès de sa Mère, qui vous aime autant que vous le méritez. Si Monsieur Wisdom parvenoit à se faire écouter de Mademoiselle Dubois , j'espère que vous me le manderiez. Je le souhaite pour tous les deux, car je sais qu'il est bien cruel d'aimer sans espoir : je vois déjà avec plaisir que cet aimable solitaire a fait une petite diversion avec la tristesse. Chacune de vos Lettres augmente mon admiration pour Mylady Clemency ; quelle Femme Ne vous plaignez pas du sort, mon Amie, puisqu'il vous accorde une aussi charmante Compagne. Nous retournerons à Break-of-Day la semaine prochaine. Mon Grand-papa m'a demandé si je n'aimerois pas mieux aller à Londres ; vous devinez ma réponse, ainsi que la raison qui me l'a fait faire. Mylady Green n'a pas désapprouvé mon choix, elle me croit totalement guérie. Vous pensez bien que je n'ai garde de la désabuser. Adieu, ma chère, vous connoissez, mon amitié pour vous. Anna Rose-Tree. De Pretty-Lilly, ce ... 17 LXXIVme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Vous le voulez ; eh bien mon Amie, il faut vous avouer toute ma foiblesse. Mylord Clemency ne m'est point indifférent : je l'aime, il ne m'est plus permis d'en douter, c'est votre Lettre qui m'a ouvert les yeux ; elle m'a fait naître des soupçons qui me désespèrent. Je crois, comme vous, qu'il a dans le cœur une forte inclination. Ah comme je voudrois surprendre son secret mais il fuit toutes les occasions de m'entretenir seule. Hier encore, Mylady nous avoit laissés dans le salon ; Clemency se lève aussi-tôt ; il avoit l'air embarrassé. Il s'approche de moi, s'assied à mes côtés, ouvre plusieurs fois la bouche sans proférer un mot. Je le crois indisposé, & je m'informe avec soin de l'état de sa santé. Sans me répondre, il saisit ma main, la baise, & sort avec précipitation. Quelle étrange conduite Que lui ai-je fait pour me traiter aussi cruellement ? Ne me rien dire quand je lui témoigne le plus tendre intérêt ; sûrement il est amoureux. Mais de qui ? Voilà ce que je ne puis deviner. Peut-être de Josephine , la Fille cadette de Madame Dubois : si cela étoit, il ne refuseroit pas d'aller à Paris, car il a résisté à toutes nos instances pour revoir Alexandrine . M. Wisdom s'est chargé avec empressement de chercher à distraire l'intéressante malade. Il la visite tous les deux jours. La proximité des lieux est d'une grande commodité : malgré sa discrétion, on remarque aisément qu'il est vivement épris. Il paroît très-content, ce qui nous fait augurer qu'il n'est pas sans espoir. Madame Dubois a écrit à Mylady pour la remercier ; elle assure qu'elle doit la vie de sa Fille aux visites que lui a rendu son Fils. Elle ajoute qu'Alexandrine a recouvré la raison avec la santé : ce dernier article a causé beaucoup de plaisir à Clemency ; mais il a fait une réflexion qui m'a étonnée. --- On peut donc guérir d'un amour qui n'est pas payé de retour ? --- Je crois, a répondu M. Wisdom, que ce sentiment a besoin d'être partagé pour qu'il dure. --- Quel est l'avis de Miss, a repris Mylord ? --- Mon avis, ai-je dit, assez étourdie de la question, mais je pense que lorsqu'on aime bien, on espère toujours. --- Sans doute, a interrompu Mylady, souvent en reconnoissance d'un amour constant, on finit par le payer du plus tendre retour. --- Votre opinion est aussi la mienne, a repris Clemency, & si jamais je suis dans le cas, je me promets bien de la suivre. La conversation a été interrompue par l'arrivée du Chevalier de L..., un Ami de Mylord. Ce jeune François qu'on dit être un élégant de ce pays, est d'une légéreté dans ses manières qui ne le cède qu'à ses paroles. Trois ou quatre complimens faits à lui-même, autant de révérences, consulter sa montre, se plaindre du nombre des plaisirs qui l'accablent, & partir, voilà dans l'exacte vérité où s'est bornée sa visite, qui a été pour nous, après son départ, un sujet de raisonnement. Je félicite de bon cœur Miss Jenny sur son bonheur inattendu. Elle méritoit d'être heureuse, le sort lui a rendu justice ; j'espère qu'il traitera aussi favorablement ma chère Anna , c'est le vœu continuel de son Amie Émilie Ridge. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LXXVme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Dublin . Le silence que tu observes, mon cher Augustin , m'est un présage que tu n'approuves pas ma conduite ; je n'en suspecte pas davantage ta discrétion, & je continue mes confidences. Mon bonheur est trop grand pour que je ne l'exalte à personne. L'heureux Époux de la charmante Peggi se compare aux Rois mêmes Mon sort est digne d'envie, ô mon Ami partage ma félicité, & je ne forme plus aucun vœu. Notre union n'a rencontré nul obstacle ; la Mère de Peggi a saisi avec empressement l'occasion de se défaire de sa Fille. Elle a cru servir la haine qu'elle a conçue pour cette jeune personne en l'unissant à un Paysan, & elle assure son bonheur ; car elle sera heureuse, je te jure qu'elle le sera. Si j'ai fait une action que le préjugé réprouve, en liant mon sort à la vertu, à la beauté, mes Parens n'en partageront pas la honte ; quant à moi, je m'en glorifierois aux yeux de l'Univers. Les occupations de Peggi sont devenues les miennes ; tout est commun entre nous. Les ouvrages pénibles que je suis obligé de faire, s'allègent par la présence de ma bien-aimée. Dans peu de mois elle me rendra père. Combien cet Enfant me sera cher ce charmant espoir augmenteroit encore ma tendresse pour Peggi, s'il étoit possible qu'elle augmentat. L'heureux Henry n'envisage dans l'avenir qu'un enchaînement de délices. Le souvenir de mon Père, de ma Mère, de ma Sœur, se place quelquefois dans ma pensée, je regrette qu'ils ne puissent pas être les témoins de ma félicité ; mais, la crainte de leur avoir déplu, fait la loi à ma tendresse, & je suis décidé à leur cacher à jamais mon existence : ils m'ont peut-être regretté ; mais leur douleur a eu un terme, & leur inimitié n'en auroit pas. Mon état n'a rien de dur ; d'ailleurs, je suis déjà accoutumé au travail ; la terre que je cultive est docile à mes efforts, je jouis du fruit de mes travaux à la vue d'une récolte abondante. M. Salked se repose entièrement sur moi : il a perdu sa Femme, & comme il est resté sans enfans, il a doté Peggi, qu'il aime comme si elle étoit sa Fille. Le profit de sa Ferme est autant pour nous que pour lui. Bartholomew a épousé une jolie Fille des environs ; tous deux sont attachés à la maison : Quelquefois nous dansons, nos plaisirs sont innocens & n'en sont pas moins piquans. Tu ris, tu te moques de ma plate façon de penser, mon Ami ; je ne suis plus Edward Stanhope , cet héritier d'un grand nom & d'une immense fortune : Je ne suis plus cet Être frivole qui ne connoissoit de plaisirs, que ceux que le bon sens désapprouve ; je suis un bon, un honnête Paysan, qui jouit avec ravissement des divertissemens simples que peut offrir le Village. L'amour, a fait en moi une métamorphose générale ; blâme-moi si tu veux, mais garde-toi de me plaindre ; je suis content, parfaitement content, sans ambition, sans désirs, que peut-il manquer à Edward Stanhope. De the Little-Hill, ce ... 17 LXXVIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Vous ne m'avez point écrit depuis long-temps, ma chère Anna , je crains que vous ne soyez malade ou que Mylady Green n'ait eu une seconde attaque ; si rien de tout cela n'a lieu, je vous sais bien mauvais gré de me laisser dans l'inquiétude, mon amitié en souffre horriblement. Vous ne me parlez pas de mylady Ridge (que je n'ose plus nommer ma Mère) ; malgré son indifférence, je ne cesse de m'en occuper. Ma Sœur est sûrement mariée ; sa fortune, sa figure, & sa naissance, ont dû lui attirer un grand nombre d'adorateurs. Je crois, ma chère, que le public l'avoit calomniée lorsqu'il frondoit sa conduite, sa haine ne me rend point injuste, je suis sûre qu'elle est sage ; des imprudences, voilà, sans doute, ce qui a donné lieu à la médisance, &... Madame Dubois vient d'arriver, Mylady me fait dire de descendre ; je vous quitte, Anna, je continuerai ma Lettre ce soir, car j'ai bien des choses à vous dire. Continuée à dix heures du soir . Madame Dubois & ses Filles ne font que de partir, Alexandrine est parfaitement rétablie : je la trouve même embellie. Son entrevue avec Mylord s'est faite sans embarras ; je la crois entiérement guérie de son amour, & j'ai cru remarquer que les soins de M. Wisdom ne lui sont point à charge. Clemency continue à fuir le monde, car il s'est absenté peu d'instans après l'arrivée de Madame Dubois, & n'a reparu qu'à huit heures du soir. Il avoit en rentrant un air gai que je ne lui ai encore jamais vu. J'ai été reconduire Madame Dubois, qu'il a lui-même accompagnée jusqu'à son carrosse qui étoit dans la rue. En traversant la cour pour regagner la maison, il m'a offert sa main. --- Vous allez trop vîte, m'a-t-il dit, vous pourriez vous blesser. Souffrez, belle Maria , que je veille avec soin à la conservation d'une aussi précieuse vie. Ce compliment fait avec grâce, m'avoit causé un plaisir que je ne puis vous rendre. En entrant dans le salon, il me baisa la main & me la pressa doucement. Comme Mylady ne s'y trouva pas, je me disposois à l'aller rejoindre dans sa chambre à coucher ; Clemency me retint. --- Quoi, Miss, vous voulez me ravir le plaisir d'être un moment seul avec vous ; j'ai pourtant bien des choses à vous dire. --- Mylord, je ne devine pas ce que vous pouvez avoir à me dire. --- Oh, je le sais, vous ne devinez pas... Répondez à cette question, Miss : Me haïssez-vous ? --- Non, sûrement, je ne vous hais pas mais, en vérité, Mylord, vous êtes fou. --- Vous avez raison, Miss, j'ai en effet perdu la tête : Dites, oh dites encore que vous ne me haïssez pas. --- Je le répéterai tant que vous voudrez ; mais je ne conçois pas... Mylord, vous me rendez toute honteuse, en vérité, vous ne me ménagez guère. --- Belle Maria, votre petite humeur me comble de joie ; cet embarras charmant augmente encore vos grâces. Mylady qui rentra, fit cesser une conversation qui me faisoit peine & plaisir. Concevez-vous rien à ces étonnantes questions &i c'étoit moi qu'il préférat... Je n'ose me livrer à cette douce idée ; sûrement il a trouvé plaisant de m'embarrasser. Mylady a voulu se coucher de bonne heure ; en me quittant, Mylord m'a regardé avec des yeux qui rayonnoient de plaisir. Je fus remontée chez moi dans une agitation qui dure encore en quittant ma Lettre ; cette après-dînée, j'avois mille choses à vous mander, je les ai toutes oubliées. Je n'ai de faculté que pour me rappeler la conduite de Clemency ; je l'interprète de cent manières différentes, & c'est toujours à mon avantage, tant il est vrai, mon Amie, qu'on croit facilement ce qu'on désire. En descendant tantôt, j'avois fait une belle étourderie ; ma Lettre commencée étoit restée sur ma table, & ma précipitation à me rendre aux ordres de ma bienfaictrice, m'avoit fait négliger de fermer ma porte ; heureusement que personne ne s'en est apperçu, j'ai retrouvé mes papiers dans l'ordre où je les avois laissés. Adieu, ma chère Anna ; plaignez-moi si j'ai mal interprété les paroles de Clemency ; mais félicitez-moi si mes idées sont justes. Quel que soit mon sort, je n'en serai pas moins la plus tendre de vos Amies, Émilie Ridge. De Saint-Germain-en-Laye, ce ... 17 LXXVIIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Saint-Germain-en-Laye . Je dois vous gronder, ma chère, de l'injustice de vos soupçons. Hélas vous m'accusez de négligence, quand je suis dans la douleur. Mon Grand-papa est mort, c'est vous dire assez combien mon cœur est affecté. Joignez à ma douleur celle de Mylady Green qui est sans bornes, & vous verrez si je suis coupable de ne vous avoir pas écrit plutôt. La perte que nous avons faite est d'autant plus cruelle, que nous ne pouvions la prévoir. Mylord se portoit à merveille le matin du jour où il a quitté la vie : vers les cinq heures du soir il étoit monté dans son cabinet pour écrire à Mylord Stanhope , & à six heures on l'a trouvé mort dans son fauteuil ; une de ses mains étoit resté posée sur la cheminée du côté de la sonnette, qu'il avoit fait, sans doute, de vains efforts pour atteindre ; c'est sa première attaque d'apoplexie. Il m'est impossible de vous décrire le désespoir de toute la maison ; les cours furent pleines en un instant par tous les Vassaux de mon Grand-papa, qui vinrent joindre leurs larmes aux nôtres : de long-temps ce souvenir funeste n'abandonnera le canton ; il étoit tant aimé & si digne de l'être Malgré les instantes prières de la famille Stanhope, Mylady Green n'a pas voulu quitter Break-of-Day , en conséquence tous les habitans du Château de Pretty-Lilly sont venus s'établir ici pour distraire ma Grand-maman ; je doute qu'ils y réussissent, la blessure est trop profonde pour la guérir si vîte. Andrew est aussi du voyage. Mylord Stanhope ne peut absolument s'en séparer ; il a prié ma Grand-maman de regarder ce Jeune-homme comme s'il étoit le frère de Jenny . Le bonheur de cette dernière ne diminue pas, M. Browne est le modèle des bons maris, vous le croiriez toujours l'Amant de sa Femme ; pourquoi tous les ménages ne ressemblent-ils pas à celui-là ? J'ai reçu une Lettre de Mylady Wambrance , elle a obtenu d'être séparée d'avec son mari, qui la maltraitoit horriblement : elle compte venir incessamment partager notre solitude, ce sera une compagnie charmante pour ma Grand-maman. Comment pouvez-vous conserver le moindre doute, ma chère, sur l'objet des préférences de Mylord Clemency ? il a vu Émilie , pourroit-il en aimer une autre ? Rendez-vous donc plus de justice ; oui, c'est vous qu'il chérit, depuis long-temps, je l'avois deviné ; mes découvertes à ce sujet n'avoient pas l'air de vous plaire, voilà pourquoi j'ai cessé de vous en faire part. Les absens ont rarement raison, surtout quand un être charmant se présente continuellement à nos yeux. Je ne désapprouve pas votre nouvelle inclination ; l'amitié de Mylady Clemency vous met dans le cas de tout espérer. Comme Maria Dregs , vous seriez désirée ; Miss Émilie Ridge ne pourra donc rencontrer aucun obstacle. Je vous conseille, mon Amie, de ne pas cacher plus long-temps à Mylady le secret de votre naissance : votre Mère ne pourra vous désapprouver quand elle saura les raisons de votre indiscrétion, qui par la circonstance, n'en est point une. Au comble de vos vœux, votre sort deviendra digne, d'envie, il ne sera qu'un sujet de félicitation pour votre Amie Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 LXXVIIIme LETTRE. Émilie Ridge , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Ma naissance est connue, ma belle Anna , c'est le hasard...... car jamais je n'aurois osé... ma Mère me l'avoit fait jurer... coûte qu'il coûte, je lui aurois tenu parole. Vous vous rappelez que la précipitation avec laquelle j'étois descendue à l'arrivée de Madame Dubois , m'avoit fait négliger de serrer mes papiers, & oublier de fermer la porte. Mylord, dont l'habitude est de fuir le monde, s'étoit absenté du salon pour aller dans son appartement ; il faut qu'il passe devant la porte de ma chambre, la clef qu'il a apperçue lui a fait naître le désir d'entrer. Des papiers éparpillés sur ma table ont excité sa curiosité ; il a lu le commencement de la Lettre que je vous écrivois : le nom de Mylady Ridge ma Mère, l'a frappé, cette découverte a mis son amour à l'aise (car il m'aime, mon Amie) ; de là sa gaieté en rentrant ; de là ses questions qui m'ont tant embarrassée. Le lendemain de ce jour, Mylady m'a fait prier de descendre sur les dix heures du matin. --- Il faut, me dit-elle, dès qu'elle me vit entrer, que je vous consulte, ma chère Maria , sur un mariage que mon Fils projette. Il me seroit impossible de vous peindre l'effet qu'a produit sur moi ce peu de mots. --- Me consulter, Mylady... que seroient mes avis dans une affaire de cette conséquence ; mais je ne croyois pas... que... Mylord... Il est donc amoureux ?... je m'en étois doutée. --- Amoureux ce mot n'exprime pas assez, il idolâtre celle qu'il veut épouser. --- C'est donc une bien aimable Personne ? Ô elle est charmante. --- Mylady la connoît ? --- Parfaitement, je la vois souvent. --- Cependant... jamais... c'est un mystère, sans doute ?... Excusez-moi, Mylady... Une indisposition subite... je ne me sens pas bien. --- Dieu s'écrie cette Femme adorable, elle se trouve mal Clemency , venez m'aider à la secourir (effectivement je sentois mon cœur qui m'abandonnoit) ; Mylord paroît à l'instant, il étoit dans la pièce voisine, dont la porte n'étoit pas entiérement fermée ; il se met à mes genoux, Mylady me prend dans ses bras. --- Ma Fille, ma chère Fille, pardonne l'épreuve où j'ai mis ta sensibilité ; je voulois savoir si tu l'aimois ; c'est toi qu'il adore : quelle autre que toi eut pu le captiver ? Mes Enfans, vous serez unis. Mon ame ne me suffiroit pas pour exprimer mon bonheur Quel moment Ô ma chère Anna, il ne s'échappera jamais de ma mémoire. --- Méchante, me dit ensuite Mylady, tu nous cachois ta naissance. --- Je l'avois promis. --- Cruelle, reprit Mylord, vous n'aviez donc pas pitié des maux que je souffrois pour vous ? --- J'étois moi-même dans un état affreux. --- Et qui pouvoit le causer ? --- L'incertitude de vos sentimens. --- Fille céleste vous me voyez donc avec plaisir ? Je regardai Mylady. --- Réponds, ma chère Fille, ne crains pas de le rendre heureux. L'aimes-tu ?... Je ne suis pas de trop, mon Enfant, cet aveu me comblera de joie. --- Il m'est bien doux de la causer. --- C'en est assez, ma Mère, ménageons sa délicatesse. Il n'avoit pas quitté mes genoux, je le contemplois avec ravissement. Enfin revenue de ce premier délire, on m'a demandé des détails. Je n'ai pas hésité à satisfaire Mylady ; dans le même instant elle a écrit à ma Mère pour lui demander son consentement pour mon mariage avec son Fils ; la Lettre est partie depuis huit jours, nous attendons sa réponse avec une impatience, j'ose dire, générale. Mylord est exactement un autre lui-même ; son humeur sombre a totalement disparu, il est d'une gaieté que je nommerois folie, si mon cœur ne la partageoit pas ; toutes idées de peines sont loin de nous ; je vais être bienheureuse, je le sens déjà, il ne manque à mon bonheur que votre présence, j'espère que le Ciel exaucera les vœux que je lui adresse sans cesse pour une réunion, sans laquelle je formerai toujours des désirs. Adieu, mon Amie, pour vous écrire j'ai quitté Mylady & son aimable Fils, n'est-ce pas vous prouver que je vous aime par-dessus tout ? Émilie Ridge. De Saint-Germain-en Laye, ce ... 17 LXXIXme LETTRE. Staal Anger , à Mylady Ridge ; à Londres . Mylady, Miss Fanny est décidément insensée, & je crains bien que sa maladie ne soit incurable. J'attends les ordres de Mylady pour savoir quel parti il faut prendre. Si malheureusement Miss Fanny étoit vue par quelqu'un, le secret qu'il est important de garder seroit bientôt divulgué, car elle n'a oublié aucune circonstance de tout ce qui lui est arrivé de fâcheux ; elle ne se lasse pas de regretter son Époux, trente fois par jour elle prononce le nom de Ravelin . Exécrable union détestable Goodness combien ta connoissance maudite nous cause de repentir Je crains fort que la grossesse de Miss Fanny ne se tourne à mal ; dans les fureurs qui lui prennent souvent, elle n'a nuls égards pour elle-même, je la vois quelquefois prête à se percer d'un couteau, qu'elle a eu, malgré mes soins, l'adresse de se procurer ; il m'est impossible de le lui ôter, même dans son sommeil, tant elle le tient fortement. Le Concierge du Château, seul confident de ce malheur cruel, m'est d'un très-grand secours, car mes forces ne suffisoient pas pour arrêter ses emportemens. Je sens à quel point ces détails doivent affecter Mylady, mais je remplis mon devoir en l'instruisant. Nous n'avons plus que deux mois pour atteindre à l'époque fatale : Mylady a-t-elle décidé le lieu où elle désire que se passe cet événement ? Je crois qu'il seroit à propos de laisser les choses dans l'état où elles sont, Mylady peut encore supposer des affaires pour prolonger son séjour à Londres . La mort de Mylord arrivée à propos, détruit mes plus grandes inquiétudes, car malgré les sages précautions de Mylady & l'empire absolu qu'elle avoit sur l'esprit de son Époux, sa curiosité sur le compte de ses Enfans ne laissoit pas de nous embarrasser ; mais, Dieu merci, nous voilà tranquilles de ce côté. Dans un instant de calme, j'ai dit à Miss Fanny qu'elle n'avoit plus de Père ; cette nouvelle l'a étonnée sans l'affliger ; après plusieurs minutes de silence, elle s'est comme écriée : --- Mylady se porte-t-elle bien ? --- Parfaitement, Miss. --- En ce cas, je suis consolée. Depuis elle n'a plus parlé de Mylord. J'ai déjà touché la première année de la pension que Mylady a bien voulu me faire, & je la prie d'agréer mes très-humbles remercîmens. Je tâcherai de mériter de plus en plus la continuation de ses bontés par mon zèle à la servir, ainsi que Miss Fanny. Je suis avec un profond respect, de Mylady, La très-humble & très- obéissante Servante, Staal Anger. De Raimbow, ce ... 17 LXXXme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Enfin, me voilà à Paris , mon cher William , & mon malheur me suit par-tout. Le changement de climat n'en a causé aucun sur Mylady Clarck . La société de son aimable Frère adoucit un peu la rigueur de mon sort ; mais ma Femme, quelle étrange créature ne se lasse pas de me tourmenter. Elle se tourne le sang par les inquiétudes où elle est toujours sur ma fidélité. Elle me croit amoureux exactement de toutes les Femmes ; il faut pour lui plaire que je ne m'absente pas d'avec elle, & lorsque nous sommes ensemble, elle m'accable de reproches sans rime ni raison. Conçois-tu, mon Ami, un supplice comparable au mien. Depuis huit jours que nous sommes arrivés, elle n'a pas voulu que je sorte parce qu'elle étoit fatiguée de la route, & qu'il lui falloit du repos. Lorsque le Chevalier Barrito m'a sollicité de l'accompagner au Spectacle, elle lui a répondu que sous peu de jours nous irions ensemble, qu'il n'étoit pas décent que nous paroissions l'un sans l'autre ; je suis comme un enfant qui ne peut avoir d'autres volontés que celle de son Mentor. S'il m'arrive de contrarier celui que le sort m'a donné, toute la maison en est la victime. Mylady devient un diable ; j'aime encore mieux souffrir tout seul que de faire connoître son odieux caractère à une troupe de nouveaux Valets que nous avons pris ici. Tu ne m'as point écrit à ***, comme je t'en avois prié, & tu ne m'as pas marqué, dans ta dernière Lettre à Naples , si le mariage que tu avois projetté, étoit enfin conclu ; les objections que je t'avois faites au seul mot d'Hymen, ont cessé au nom de Miss Simple , c'est une jeune personne charmante ; sa liaison avec Lady Harris m'a mis à portée de la voir souvent, ses qualités m'auroient séduit si, dans ce temps, je n'avois pas eu le cœur préoccupé par mon amour pour Fanny Ridge . Je te félicite sur le bonheur dont tu jouiras avec cette Fille estimable ; te savoir heureux, c'est au moins une diminution à mes peines personnelles. Je me flatte que tu n'es pas assez injuste pour douter de l'attachement de Charles Clarck. De Paris, ... ce ... 17 LXXXIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Émilie Ridge ; à Saint-Germain-en-Laye . Je vous fais mon compliment de bien bon cœur, ma chère, sur l'heureux mariage que vous allez contracter ; puissiez-vous jouir éternellement d'une félicité que vous méritez à plus d'un titre. Votre dernière Lettre m'a fait éprouver une joie que je ne connoissois plus depuis long-temps ; vous voilà au comble de vos vœux, les plaisirs vous suivront sans cesse. Adorée de votre Époux, chérie de vos Amies, aimée de vos connoissances, estimée de tout le monde, il ne vous reste pas un désir à former : le sort vous a servie selon les miens, il a rempli mes intentions ; je ne puis trop le remercier pour un pareil bienfait. Ma position, Émilie, est absolument contraire à la vôtre ; je n'envisage dans l'avenir qu'une continuité de peines ; toujours en guerre avec moi-même, toujours dévorée des feux que mon devoir & la raison réprouvent, tel est & tel sera sans cesse l'état de votre Amie. Ma Grand-maman est d'une tristesse que le temps ne diminue pas ; le souvenir de son Époux lui fait journellement verser des larmes. La Famille Stanhope est retournée à Pretty-Lilly . Andrew a suivi son Maître, son Protecteur, je pourrois même dire son Ami, car il le traite comme s'il l'étoit en effet. Mylady Wambrance est ici ; cette aimable Femme a deviné mon secret, je n'ai point eu la force de nier ce que je sens si bien : cette confidence presque forcée par la pénétration de Sophie (vous savez que c'est ainsi que se nomme Lady Wambrance), allège en quelque façon mes peines ; nous parlons souvent de celui qui les cause, & qui, sans doute n'y songe plus ; son indifférence me désespère, & pourtant il est comme je désirois qu'il fut : je suis effrayée de la bisarrerie de mon caractère. En vérité, ma chère Émilie, je me trouve bien malheureuse. Blâmez-moi, plaignez-moi ; mais surtout aimez-moi. Je suis pour la vie la plus affectionnée de vos Amies, Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 LXXXIIme LETTRE. Mylady Clemency , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Tout est terminé, ma chère, je suis la plus heureuse des Femmes. Mylady Clemency a désiré que mon mariage se fit à Paris . Occupés de notre amour mutuel, son Fils & moi ne songions guère à la contrarier : rien n'est comparable à la magnificence de tout ce qui m'entoure. Un Hôtel superbe, situé dans le plus beau quartier ; des gens en grand nombre, une livrée magnifique, la garderobe la plus chère & la plus recherchée, des diamans en profusion, c'est mon adorable Mère qui les a choisis ; rien n'a été oublié. Les plus grands Seigneurs de ce pays ont assisté à ma noce, c'est ce que l'on m'a dit ensuite, car je ne voyois que Mylord Clemency . Mylady Ridge a envoyé son pouvoir ; une Lettre froide & courte l'accompagnoit, c'est ma seule dot ; mais je ne rougis pas de mon dénuement total. Il m'est doux de tout devoir à mon Époux ; mon attachement pour lui n'en est point augmenté, il étoit à son comble, mais ma reconnoissance en doublera tous les jours. On me fait voler à de nouveaux plaisirs ; il en est un que je prise infiniment, c'est celui d'être sans cesse avec mon Époux ; il se trouve, dit-il, bienheureux de me posséder, avec quel plaisir je répète avec lui. Madame Dubois a gagné son Procès au Conseil. Elle se fixe à Paris : ma Mère lui a donné un appartement pour elle & pour ses Filles, dans notre Hôtel immense : M. Wisdom y loge aussi. J'ai vu avec joie que la gaieté d' Alexandrine n'a point été altérée par mon Hymen ; & je crois que, malgré l'âge de notre Anglois, elle n'a pour lui aucune répugnance ; c'est ce que je remarquerai mieux encore. Ce mariage me sembleroit favorable à tous deux ; M. Wisdom a de la fortune, Alexandrine a des charmes ; par ce moyen chacun apportera du sien, l'utile & l'agréable ; ils seront donc heureux La Lettre précédente n'était point encore parvenue à Mylady Clemency. J'attends une Lettre de vous avec bien de l'impatience. Lady Wambrance est-elle avec vous ? J'espère que la société de cette charmante personne charmera vos ennuis & vos peines. Adieu, ma belle Amie, croyez que mon bonheur ne m'empêche pas de songer continuellement au vôtre. Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 LXXXIIIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augstin Buckingham ; à Dublin . Tu désapprouves donc ma conduite dans tous ses points, mon cher Augustin . Le commencement de ta Lettre est d'un rigorisme effrayant, & je crois que sans les termes d'amitié qui la terminent, j'aurois regretté, non ce que j'ai fait, j'ai trop de raisons de m'en féliciter, mais de t'en avoir instruit. Permets que je te fasse une question : En quittant une Ville agréable & où tu te plaisois infiniment, pour aller dans un pays sauvage, y servir de garde-malade à une vieille Parente, quel étoit ton but ? D'hériter d'une immense fortune Et quel est l'usage que tu prétends en faire ? Ton bonheur, sans doute, considéré en général & en particulier, les actions de tous les Êtres pensans ; elles ne tendent qu'à ce même bonheur, tous font leur possible pour y atteindre : j'ai fait comme les autres, & j'ai, par dessus le plus grand nombre, la gloire d'avoir réussi dans mon entreprise ; après ce raisonnement, ose encore me blâmer. Je me repentirai dans la suite, dis-tu, de mon imprudence. Me repentir hé de quoi ? d'être parfaitement content ? Heureux Époux, heureux Père, heureux Ami de tout ce qui m'entoure ; quel motif pourroit exciter mon repentir ? Tu prétends que j'ai déshonoré ma Famille ; une chose qu'on ignore peut-elle causer le plus petit mal ? Mon juge, Augustin, est au fond de mon cœur, & il ne me fait pas des reproches aussi graves que les tiens. Lorsque j'étois lié à Londres avec une douzaine de roués (pardonne si je te mets du nombre, & sur mon ame ce n'est pas par récrimination), que je passois mon temps à jouer, à boire & à séduire toutes les Jeunes-filles qui me plaisoient, faisois-je plus d'honneur au nom respectable que je portois alors. Je fais le plus grand cas de ton amitié ; mais, je t'en conjure, ne cherche pas à troubler ma félicité. Tous mes jours se passent sans aucune inquiétude sur l'avenir, le présent me charme, & j'ai presque oublié le passé ; voilà mon sort, crois-tu que je voudrois le changer ? Non, certes, mon Ami, ma place est pour toujours marquée dans les bras de ma chère Peggi ; convaincu qu'il n'en est pas de plus agréable, je m'applaudis sans cesse d'y avoir été admis. Sois donc absolument certain que tes sermons ne changeroient rien à l'ordre des choses, tu affligerois ton Ami sans le convertir. Adieu, Augustin, mets la sévérité de côté, & mon attachement pour toi sera toujours le même. Edward Stanhope. De the Litthe-Hill, ce ... 17 LXXXIVme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Je l'ai vue, mon cher William , elle est mariée la cruelle a pu oublier mon amour, ses sermens... Insensé que je suis, & n'ai-je pas oublié l'un & l'autre. Que Mylord Clemency est heureux C'est lui qui possède tant de charmes : ils sont également épris l'un de l'autre, & moi j'ai pu voir le spectacle de leur félicité sans en mourir de désespoir. Ses yeux se sont fixés sur moi, sans qu'elle en ressentit la plus petite émotion. Je n'ai point osé me présenter à sa loge (j'ai oublié de te dire que c'étoit à l'Opéra où je l'ai rencontrée). Clemency, que je connois beaucoup, est venu dans la mienne, où j'étois avec ma Femme & la Marquise de P..., une Italienne avec qui elle étoit fort liée à Naples : il m'a sait son compliment sur la beauté de Lady Clarck . Je n'ai pas eu la force, avec bien plus beau jeu, de lui rendre la pareille ; sa Mère qui accompagnoit Émilie , m'a salué ; sa Belle-fille a fait aussi une révérence à Mylady Clarck, qui s'est empressée de me demander le nom de ces Dames qui venoient de la saluer. --- C'est, répondit Clemency, ma Mère & ma Femme. --- Elles me paroissent toutes deux bien jolies, & s'adressant à moi : Vous les connoissez, Mylord. --- Il doit la connoître, Mylady ma Mère étoit l'Amie de la sienne, & la beauté d'Émilie Ridge a fait assez de bruit pour... Ah c'est Miss Ridge, dit ma Femme en l'interrompant, oui, j'en ai beaucoup entendu parler. Elle me fixa alors avec un air de colère incroyable. --- Je n'ai point encore vu Alceste , voulez-vous permettre, Mylord, que j'y prête quelqu'attention ? Clemency se retira & fut reprendre sa place derrière sa divine Épouse. La mienne m'observa tout le temps du Spectacle, & de moment en moment elle répétoit ah, c'est Miss Ridge, je ne la savois pas si près de moi. En rentrant elle me fit une scène affreuse. --- Homme faux, voilà donc la raison de ce voyage de France ; perfide, ne crois pas que je souffrirai tes tromperies atroces. J'ai eu beau lui représenter que c'étoit elle qui avoit voulu venir à Paris , il ne m'a pas été possible de lui faire entendre raison ; ses reproches ont duré jusqu'à trois heures du matin. Mon Beau-frère en versoit des larmes de rage ; prières, instances, menaces même, rien n'a pu la calmer, & nous nous sommes quittés en nous maudissant tous deux. Dès huit heures du matin elle étoit chez moi ; elle a culbuté tous mes papiers pour découvrir des Lettres d'Émilie qu'elle croyoit y trouver. La conviction du contraire a redoublé ses fureurs : elle m'a juré que si je sortois de la maison, je ne la retrouverois que morte, qu'elle s'arracherait une vie que je lui rendois odieuse ; que ne m'a-t-elle pas dit J'ai promis de garder mon appartement ; mais je l'ai priée instamment de m'y laisser seul ; elle m'a enfin quitté. Je me suis enfermé pour te raconter mes nouvelles peines : ô mon Ami, mon Ami, que reste-t-il à faire au pauvre Clarck ? La vue d'Émilie mariée a comblé tous mes maux : Heureux mille fois heureux Clemency Quand ils ont paru, tout le monde s'est écrié : le charmant couple Rien en effet de mieux assorti. Clemency a toujours passé pour un Garçon extrêmement aimable ; sa Mère l'avoit amené chez la mienne à Rochester ; toutes les jeunes Demoiselles briguèrent ses préférences ; on le disoit indifférent, il a cessé de l'être pour l'objet le plus digne de le captiver. Vois comme le Public est méchant J'étois bien sûr qu'Émilie étoit innocente ; elle, fuir avec un malheureux tout devoit servir à me désabuser ; elle suivoit son Époux, & une Femme généralement estimée. Mon sort t'a bien peu intéressé ; si tu t'étois mieux informé, je ne me serois pas lié avec une Femme qui fait mon tourment. Le dépit, plus que mon inclination, a formé ce lien infernal, j'ai pris pour de l'amour ce qui n'étoit que le désir de me venger ; incertain sur le parti que je dois prendre, je me livre à l'excès de mon désespoir ; mille projets affreux se forment dans ma tête, la réflexion les détruit, & je suis toujours aux abois... Émilie, cher & cruel objet, il est pourtant vrai que tu es infidelle ; c'est pour toi que j'ai bravé la mort, c'étoit pour te venger que j'ai compromis ma liberté, c'est par tes ordres que je me suis décidé à fuir ; tu dois t'en souvenir. Je voulois courir tous les dangers pour ne pas te quitter, pouvois-tu douter de ma vive tendresse Quelle preuve plus forte pouvois-je t'en donner ? Pour me récompenser, tu accordes ta main & ton cœur à un rival préféré. Tu ne crains pas de désespérer celui qui t'adorera jusqu'au tombeau. Est-il un sort semblable au mien ? Plus je m'appesantis sur sa rigueur, & moins je me sens la force de le supporter. Adieu, mon Ami ; si tu ne reçois pas bientôt ma seconde Lettre, dis-toi que Charles a succombé à sa douleur ; mais crois que jusqu'au dernier soupir, il te chérira & fera des vœux pour ton bonheur. Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 LXXXVme LETTRE. Mylady Clemency , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day. Votre Lettre m'est parvenue, ma chère Anna , le lendemain du jour où j'ai fait partir la mienne : je vous remercie de tout ce qu'elle renferme d'agréable sur mon compte, croyez que si je rends foiblement l'excès de ma reconnoissance, mon cœur la sent vivement & en conserve un précieux souvenir ; quand pourrai-je, mon Amie, vous féliciter à mon tour sur un bonheur que vous méritez mieux que personne au monde ; mais je vois avec une vraie peine que vous vous éloignez tous les jours de la route qui pourroit vous y conduire ; vous ne croyez donc pas que les désirs de vos Amies ne peuvent être satisfaits, tant que vous serez dans le cas d'en former ; rendez-vous donc heureuse, je vous en conjure au nom de tous ceux qui vous connoissent, je vous en conjure pour mon intérêt personnel ; puisse cette raison avoir un peu d'empire sur vous je ne m'explique pas davantage ; Anna doit m'entendre, ma délicatesse doit épargner la sienne. Il est d'usage ici de consacrer plusieurs jours après son mariage à se montrer à tous les différens Spectacles, il a bien fallu suivre une étiquette que les plus grands Seigneurs n'ont point enfreinte ; j'ai donc été à la Comédie Françoise, à la Comédie Italienne & à l'Opéra : j'ai rencontré à ce dernier Mylord Clarck , il est aussi marié ; sa Femme m'a paru d'une très-jolie figure. Mon Époux, qui a beaucoup connu Mylord Clarck, a été dans sa Loge, il prétend en avoir été reçu froidement ; il ajoute que Mylady lui a fait une espèce de malhonnêteté en le priant de la laisser écouter Alceste qu'on donnoit ce jour-là ; il a assurément mal entendu, car je crois que le plaisir de voir & de causer avec Clemency vaut mieux que tous les Opéra possibles. Je ne puis pourtant m'empêcher de rendre justice à la Musique d' Alceste , elle est absolument au dessus des éloges que j'en pourrois faire.Ma Belle-mère, de qui la tendresse pour moi semble augmenter tous les jours, a fixé notre retour enAngleterre à un an, ses volontés sont des ordres pour nous. La santé de mon cher Clemency esttotalement assurée, il est d'une gaieté qu'on ne peut comparer qu'à la mienne : un Époux tel que luiest un présent du Ciel, je ne puis assez le remercier de ce signalé bienfait. Je ne sais si Mylord Clarck compte faire un long séjour ici ; mais je voudrois le savoir parti, sa présence a fait naître dans mon ame des pressentimens dont je ne distingue pas trop la cause. Adieu, ma tendre Amie, mon attachement pour vous est immuable. Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 LXXXVIme LETTRE. Sir Charles Clark , à Sir William Fisher ; à Londres . Ton mariage est conclu, te voilà le plus heureux de tous les hommes, & l'existence de ton ami est toujours aussi douloureuse. Pour tranquilliser l'esprit inquiet & jaloux de mon tyran, je m'étois condamné depuis huit jours à la retraite ; Mylady s'est enfin lassée de ma captivité, elle-même m'a engagé à prendre quelques distractions, en m'assurant qu'une seule chose suffiroit à son repos ; c'étoit de lui donner ma parole d'honneur de ne jamais parler à Lady Clemency : je n'ai point eu de peine à promettre ; mais mon cœur étoit si peu d'accord avec ma bouche, que le même soir j'ai volé à l'Opéra avec le Chevalier Barrito , pour m'enivrer du plaisir de voir la charmante Émilie ; elle n'y étoit pas, & c'est en vain que je l'ai cherchée dans tous les Spectacles. En sortant des Italiens, un jeune Anglois d'une figure agréable, qui attendoit ainsi que moi, son carrosse, est venu me joindre ; tu sais que l'on saisit toujours avec avidité l'occasion de parler sa langue : il m'a paru faufilé dans la meilleure compagnie, à en juger par le nombre & la qualité des Personnes qui l'accostoient ; je l'ai engagé à venir chez moi, & dès le lendemain il nous a rendu visite : ma Femme a été enchantée de son esprit & de sa gaieté, & l'a invité à dîner avec nous ; à l'heure du Spectacle, je l'ai laissé avec Mylady ; à mon retour je l'ai trouvé seule, mais rêveuse & pensive. Ce Jeune-homme est aimable & d'une tournure agréable ; s'il avoit fait quelqu'impression sur elle ? en vérité, mon Ami, j'en suis réduit à le désirer, peut-être alors seroit-elle plus indulgente pour moi. Malgré mes soins, il m'est impossible de rencontrer Lady Clemency ; seroit-elle déjà partie ? Si j'en avois la certitude, je me croirois dix fois plus malheureux ; je borne tous mes vœux à jouir du plaisir de la contempler. Le Chevalier Barrito s'est trouvé, il y a quinze jours, à un bal que donnoit M. ***, la société étoit choisie & composée de Femmes charmantes ; une Demoiselle, surtout, lui parut mériter toute son attention ; il ne dansa qu'avec elle, & il prétend que Therpsicore ne dansoit pas mieux. Dans une contredanse dont le mouvement étoit un peu vif, la jeune Personne fit un faux pas & se donna une entorse, il la reçut dans ses bras & la porta sur un fauteuil. La Mère & la Sœur de la belle Danseuse témoignèrent une vive inquiétude de cet accident ; le Chevalier leur assura qu'il connoissoit un remède excellent, & qui hâteroit la guérison de la malade, en ôtant les douleurs à la Demoiselle. On fit usage du remède ; on lui permit d'en aller savoir le succès ; il y fut le lendemain, on l'introduisit dans un superbe appartement : Madame Dubois (c'est le nom de la Mère de la jeune Personne dont Barrito paroît fort épris) le reçut à merveille ; depuis ce jour il n'en passe pas un seul sans y aller, & je ne sais trop qu'augurer de son assiduité ; au reste, je suis certain qu'il rendra heureuse la Femme qui pourra le captiver, car il possède toutes les qualités qui rendent un Homme aimable, & je ne lui connois pas un défaut. Adieu. Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 LXXXVIIme LETTRE. Anna Rose-Tree , à Mylady Clemency ; à Paris . Que de choses à vous apprendre, ô ma chère Émilie Par où commencer ? Et comment vous convaincre de la vérité de tant d'évènemens extraordinaires ? Andrew ...... sera mon Époux ; je conçois à peine mon bonheur... Il m'aimoit toujours, c'étoit par respect... Mais apprenez comment tout est arrivé. Peu de jours après le retour de Mylord Stanhope à Pretty-Lilly , Andrew est tombé dangereusement malade. Mylord en a ressenti une peine incroyable, & il a voulu qu'on l'apportat dans une chambre voisine de la sienne. Il ne le quittoit presque pas. Un jour qu'Andrew étoit plus bas, & que les Médecins assuroient qu'aucuns remèdes ne pourroient sauver le Jeune-homme, attendu que son mal principal & peut-être le seul, étoit une tristesse profonde, causée sûrement par des peines qu'il cachoit avec soin ; Mylord s'approcha de son lit, & par toutes sortes de moyens il l'engagea à lui ouvrir son cœur. Andrew, qui croyoit n'avoir plus que quelques heures à vivre, lui fit l'aveu de son amour pour moi, & des efforts douloureux qu'il faisoit pour le cacher. --- Voilà donc, dit alors Mylord, la cause de ton dépérissement : Et pourquoi l'avoir dissimulé à mon amitié ? depuis long-temps tu serois heureux. Guéris-toi, mon Enfant, tu seras au comble de tes vœux. Je n'ai jamais donné de parole en vain, & je te jure que tu épouseras Anna ; laisse-moi faire, & surtout, hâte-toi de recouvrer la santé. --- Après lui avoir donné cette douce espérance, Mylord le quitta. Il ordonna qu'on mit les chevaux, & se fit conduire ici. Peu d'instans après son arrivée, il pria Mylady Green de lui accorder un entretien particulier. Lady Wambrance me prend le bras, & nous sortons. Le bruit du carrosse de Mylord nous avertit qu'il venoit de partir ; nous rejoignons ma Grand-maman, elle avoit l'air extrêmement gaie, chose qui ne lui étoit pas arrivée depuis huit mois. J'étois curieuse d'apprendre le sujet de la visite de Mylord, & cependant je n'osois faire aucune question à Mylady Green. Deux jours après on lui apporta une Lettre de Pretty-Lilly . En la lisant, elle s'écria --- Ce pauvre Andrew --- Que lui est-il donc arrivé ? dis-je, avec précipitation. --- Il a été à la mort... mais il va beaucoup mieux. --- Sans ce mais , je crois, ma chère, que je me serois trouvée mal ; Mylady continua de lire. --- Mylord Stanhope nous prie à dîner pour jeudi. Et s'adressant à ma Compagne : --- J'espère, Mylady, que vous voudrez bien lui faire l'honneur d'y venir. --- S'il n'avoit pas parlé de moi, dit la Dame charmante, je me serois priée ; je ne quitte point comme cela mes Amies. Ma Grand-maman l'a embrassée, & a été faire réponse à la Lettre. Que le temps jusqu'au jeudi me parut long il s'est enfin écoulé. Nous arrivons à Pretty-Lilly ; Mistress Browne vient à moi, & me dit tout bas : --- Vous serez heureuse. Je ne compris rien à ce peu de mots. À l'heure du dîner, Andrew parut. Il étoit bien pâle, mais il avoit l'air content. On se met à table. Je me trouvai placée à côté d'Andrew ; sans en concevoir la raison, j'en étois bien aise. Après le dîner, on me fit passer dans le cabinet de Mylord avec lui & Mylady Green. --- Voici, me dit-elle, ma chère Fille, le moment de me prouver votre obéissance : Mylord a trouvé un Mari qui vous convient ; j'espère que vous voudrez bien agréer son choix, qui est devenu le mien. Je tombai aux genoux de ma Grand-maman. --- Mylady avoit eu la bonté de me promettre... --- Je n'ai rien promis. Mylord, faites, je vous prie, entrer le prétendu d'Anna. Mylord passa dans la pièce d'à côté. Ne me sentant pas la force de regarder l'Homme qu'il alloit amener, je cachai ma tête dans les mains de Mylady. Quelqu'un se mit à genoux à côté de moi : on saisit une de mes mains. Le mouvement que je fis pour la retirer me découvrit les yeux : j'apperçus Andrew Je ne me rappelle pas ce que j'ai dit : j'étois dans une espèce de délire. Je n'osois me livrer à l'espoir séduisant qui s'offroit à moi. --- Il est donc vrai, dit alors Andrew, qu'elle sera à moi Ah n'est-ce point une illusion Mylady, ne me trompez pas puis-je me livrer à l'excès de mon bonheur ? --- Moi, te tromper, dit avec bonté ma Grand-maman ; ne sais-tu pas combien elle t'aime ? Mes Enfans, vous serez unis, & c'est à Mylord que vous devez tous vos remerciemens ; il adopte Andrew pour son Fils, à condition qu'il prendra le nom d'une Terre considérable qu'il lui donne. --- Oui, ma chère Anna, dit alors Mylord, il étoit décidé que je vous nommerois ma Fille. Venez, mes Enfans ; tous nos Amis sont instruits, & brûlent de vous féliciter. Andrew, point d'impatience dans huit jours le mariage. Nous n'avons quitté Pretty-Lilly que ce matin, & c'est après-demain que j'épouse celui que mon cœur a choisi depuis si longtemps. Concevez-vous mon bonheur ? Je m'en croyois si loin, & j'y touchois Vous avez partagé les peines, partagez aussi la félicité d'Anna Rose-Tree. De Break-of-Day, ce ... 17 LXXXVIIIme LETTRE. Mylady Clarck , à Monsieur Nivelar ; à l'Hôtel de Berlin . Vous m'avez juré un entier dévouement, je compte absolument sur votre parole. Servez-moi selon mes désirs, & ma fortune est à vous. Je me flatte que vous n'avez point à vous plaindre de la manière avec laquelle j'ai débuté avec vous ; quelque beau que vous ait paru le solitaire, croyez que ce n'est qu'un prélude de mes bienfaits. La Personne dont je vous ai parlé est grande, blonde, tout le monde dit qu'elle est jolie ; & quoique ce ne soit pas mon avis, il faut toujours la chercher parmi les Femmes de ce nombre. Son Époux est d'une taille au dessus de la médiocre ; il est aussi blond ; il a beaucoup de couleurs, & ses traits sont parfaitement réguliers. Il existe encore une Belle-mère, grande, belle, de trente-six à quarante ans, les cheveux comme son Fils, Clemency est leur nom. Je les crois riches ; il ne doit pas vous être difficile de les découvrir. Je vous ai conté l'histoire de la jeune Lady ; c'est une misérable qu'il faut punir, elle a ma haine. Je la perdrai ; si je me perds avec elle, que vous importe, puisque vous aurez mon argent ? & il paroît que vous l'aimez beaucoup. Venez lundi me rendre compte de vos démarches. Je suis votre servante Suzanna Clarck. De l'Hôtel d'Angleterre. LXXXIXme LETTRE. Mylady Clemency , à Anna Rose-Tree ; à Break-of-Day . Vous êtes heureuse, ma chère Anna , puisse votre bonheur ne pas passer comme le mien J'ai des ennemis cachés qui machinent pour troubler mon repos. Depuis quelques jours mon Époux a repris son ancienne tristesse, sa Mère a fait de vains efforts pour en savoir la cause, & mes tentatives n'ont pas eu plus de succès ; je ne saurois vous dire à quel point ce changement de caractère m'a affligée. Hier matin il ne faisoit que de sortir, lorsque son Valet-de-Chambre qui le croyoit avec nous, vint apporter une Lettre. --- De la part de qui ? lui demande Mylady. --- Le porteur, répond le domestique, est un Homme que Mylord connoît, & qui est déjà venu. --- Attend-il la réponse ? --- Non, Mylady, il a dit qu'il n'y en avoit point ; ma Mère prend la Lettre, & sitôt que le Valet fut sorti : --- Ceci, me dit-elle, renferme un mystère que je veux éclaircir, & sur le champ elle décacheta la Lettre : elle étoit d'un inconnu qui prioit Mylord pour la seconde fois de faire attention à ma conduite. On l'instruisoit que Mylord Clarck avoit été mon Amant, que mon amour s'étoit ranimé à sa vue, que Mylord Clarck, avec qui j'entretenois une correspondance secrette, étoit décidé à m'enlever ; on finissoit par lui promettre incessamment une conviction de tout ce qu'on avançoit. --- Voilà, s'écria Mylady après la lecture de ce détestable écrit, une fourberie bien atroce & voyant que je pleurois ; console-toi, ma chère Fille, sois sûre que les calomniateurs seront découverts & punis. Je n'ignore aucun des évènemens de ta vie ; tu ne dois rougir de rien, ta conduite est innocente ; nul soupçon contraire à ton honnêteté ne trouve place dans mon cœur : mais il faut désabuser mon Fils, lui rendre la tranquillité que les misérables lui ont fait perdre : c'est mon affaire, repose-toi sur ma prudence, & sois sans inquiétude. Malgré la bonté touchante de Mylady, je me livrois à la plus violente douleur : elle me fit promettre de cacher mon chagrin à mon Époux, en m'assurant que c'étoit le moyen de dissiper l'orage. Je fis mon possible pour lui obéir. Mylord revint à l'heure du dîner, & sortit tout de suite après ; il n'est rentré qu'à dix heures du soir, & à neuf heures du matin il n'étoit plus à la maison ; depuis vingt-quatre heures, il ne m'a pas adressé deux fois la parole. Dès qu'il sera de retour, ma Mère lui parlera ; je voudrois être à demain. Je tremble comme si j'avois commis un crime. Est-ce donc encore le pressentiment d'un grand malheur ? Dieu, prends pitié de moi ... J'entends du bruit, si c'est lui Mylady sort de ma chambre, elle est aussi inquiète que moi. Il est tard... Je ne puis plus écrire, je suis trop tourmentée. Adieu, mon Amie, faites des vœux pour mon Époux & pour moi. Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 XCme LETTRE. Mistress Mountain , à Mylady Clemency ; à Paris . J'étois heureuse, ma chère Émilie , mais vos peines troublent absolument ma félicité, Intéressante Amie, il est donc certain que vous n'êtes née que pour souffrir ? Quels monstres abominables que ceux qui veulent vous brouiller avec votre Époux je les maudis de toute mon ame ; mais je crois, comme Mylady Clemency , que l'innocence triomphera, & que les calomniateurs seront punis ; peut-être en ce moment tout est-il éclairci. Hâtez-vous de m'en instruire ; tout ce qui vous concerne est si important pour moi. Le séjour de mylord Clarck à Paris m'a fait frémir, sans pourtant le croire capable d'aucun mauvais procédé ; car vous seriez injuste, Émilie , de le soupçonner de tremper dans de pareilles horreurs. Toutes ces assertions n'auront qu'un temps, mais quels seront vos dédommagemens ? votre tendresse vous en procurera dans les regrets de votre Époux. J'attends votre première Lettre avec une impatience proportionnée à mon amitié. Mon mariage s'est célébré le surlendemain du jour où je vous ai écrit : tous mes Amis en ont témoigné la plus grande joie ; mais la mienne seule peut être comparée à celle d' Andrew ,notre ivresse étoit à son comble. Comme ma Grand-maman n'a pas voulu se séparer de moi (ce qui étoitconforme à mes désirs), & que Mylord a exigé qu'Andrew ne le quitteroit pas, il a été décidé quetoute la maison Stanhope viendroit passer un mois à Break-of-Day , & qu'ensuite Mylady Green , Lady Wambrance , &c. demeureroient à Pretty-Lilly ; par ce moyen nous serons toujours ensemble. Cet arrangement s'est trouvé être du goût de tout le monde. L'élévation d'Andrew n'a causé nulle jalousie ; depuis long-temps il étoit autant révéré des Domestiques qu'aimé des Maîtres. Les fêtes sont continuelles ; mais votre Lettre que je n'ai communiquée qu'à mon Époux, jette une teinture de tristesse sur nous qui cause de l'inquiétude à nos Amies ; votre première les dissipera sans doute, je le désire trop pour ne pas l'espérer. Adieu, ma chère Émilie, croyez à mon amitié comme je crois à la vôtre. Anna Mountain. De Break-of-Day, ce ... 17 LCIme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Je m'échappe un moment pour te raconter l'évènement le plus funeste. Ce pauvre Chevalier a été cette nuit percé de plusieurs coups d'épée, sans que l'on puisse savoir l'auteur de cette scène sanglante. J'avois soupé chez la Marquise de P***. Je rentrois entre minuit & une heure, lorsque j'ai rencontré, à vingt pas de chez moi, la garde qui soutenoit un homme qui marchoit avec peine, je ne le reconnus pour Barrito , que lorsque je l'ai entendu dire d'une voix mourante : --- Mes Amis, voilà la maison ; aidé de mes gens, nous l'avons porté dans sa chambre. Sa Sœur est arrivée lorsque l'on venoit de le mettre au lit, elle a jeté un cri & s'est trouvée mal : pendant qu'on s'occupoit de la faire revenir, je me suis approché du Chevalier, qui m'a dit, en me serrant la main : quand Mylady sera sortie, je vous raconterai ce qui m'est arrivé. Le Chirurgien a visité les blessures, il n'en a pas trouvé de mortelle ; mais elles lui ont paru toutes trois dangereuses. Après avoir mis le premier appareil, il a défendu au Chevalier de parler & s'est retiré en promettant de revenir dès le matin. Malgré mes instances à Barrito pour remettre au lendemain les éclaircissemens de cette aventure, il a voulu me les donner. --- J'avois été chez Madame Dubois , m'a-t-il dit, en sortant du Spectacle ; elle m'a engagé à rester à souper, je n'ai pu résister aux sollicitations de la belle Josephine . Je suis sorti vers onze heures & demie ; à quelques pas de la porte, un homme enveloppé d'un manteau, s'est présenté à moi l'épée à la main, en criant : défends ta vie, misérable ; l'épithète m'a mis en fureur ; j'ai tiré mon épée & nous avons commencé un terrible combat ; mon Adversaire a d'abord été blessé. --- Cela est égal, m'a-t-il dit, allez toujours votre train, ce n'est qu'une égratignure, je veux vous en faire bien d'autres ; tout en parlant, il me perce d'outre en outre, je tombe du coup : après avoir retiré son épée, il s'éloigne avec précipitation. À peine l'avois-je perdu de vue, qu'un autre homme accourt vers moi, je le prie de me procurer du secours ; pour toute réponse il me plonge deux fois dans le corps une épée qu'il avoit à la main, & se sauve de toute la vîtesse de ses jambes. Mes plaintes ont attiré la garde : je me suis senti la force de gagner la maison avec l'aide de quelques bras ; vous savez le reste. Il m'est impossible de deviner quels peuvent être mes ennemis ; & ce qui me paroît le plus inconcevable, c'est d'avoir trouvé dans mes deux Adversaires un brave homme & un lâche assassin ; car je n'ai point à me plaindre de la manière dont s'est comporté le premier qui s'est présenté. Le Chirurgien a trouvé ce matin les blessures en bon état ; sur les dix heures, le Chevalier s'est assoupi & je suis venu t'écrire. Conçois-tu rien à cette aventure ? Il faut, sans doute, que ce soit un Amant de Josephine, qui, fâché de voir son rival préféré, a voulu se venger sur lui ; cependant je ne puis me persuader qu'un François ait pu se porter à une pareille atrocité. Mylady est au désespoir, je la croyois moins attachée à son Frère ; sa Femme-de-Chambre dit qu'elle s'arrache les cheveux en maudissant l'auteur de cette horrible action. Sa sensibilité me donne bonne opinion de son cœur ; je voudrois lui découvrir des vertus, je la verrois avec moins d'antipathie. Il est bien cruel, mon cher William , de vivre avec les gens que l'on déteste : je te quitte pour aller au lit de mon malheureux Ami. Si je fais quelques découvertes, je t'en ferai part ; je désire que ton bonheur dure autant que ta vie. Je suis ton sincère Ami Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 XCIIme LETTRE. Mylady Clarck , à Monsieur Nilevar ; à l'Hôtel de Berlin . Qu'avez-vous fait, malheureux vous avez assassiné mon Frère . Voilà donc la satisfaction que vous m'avez promise ? Malédiction à jamais sur vous, monstre abominable il falloit m'apporter la tête de ma rivale, & vous auriez pu tout attendre de moi. Mais, misérable, que vous avoit fait mon Frère, pour oser attenter à sa vie ? La rage est dans mon cœur, & je ne sais pourquoi je ne vole pas pour t'exterminer. Infâme assassin fuis loin de moi : si tu avois l'audace de te présenter à mes yeux, j'irois te dénoncer à la Justice. Oublie jusqu'à mon nom ; pour mon malheur, je me souviendrai éternellement de ton infernale existence... XCIIIme LETTRE. Mylady Clemency , à Mistress Mountain ; à Break-of-Day . Le voilà, donc expliqué ce cruel pressentiment, qui ne me quitte pas depuis trois jours. Ô ma chère Anna , je suis au désespoir, mon Époux s'est battu, il est blessé, & il m'a fait défendre d'approcher de son appartement. Qu'ai-je fait pour mériter un ordre aussi rigoureux ? Il est affreux pour moi de ne pouvoir veiller moi-même à la conservation de ses jours. Sa Mère m'assure que sa blessure est légère ; je ne le croirai pas tant que je ne m'en convaincrai pas par mes yeux. Mylord étoit sorti hier dès le matin, il n'est rentré qu'à six heures du soir, il a monté tout de suite dans sa chambre & n'a pas paru de tout le jour dans l'appartement de ma Belle-mère. Sur les huit heures, un homme lui apporta une Lettre ; il a suivi cet inconnu. Mylady étoit allé souper chez Madame Dubois (qui, comme je vous l'ai déjà marqué, loge dans notre hôtel) ; à onze heures elle vint me retrouver, elle étoit occupée à me consoler du chagrin que me causoit l'indifférence de mon Époux, lorsque nous entendîmes du bruit dans la cour ; je me précipite sur l'escalier, j'apperçois Mylord pâle, couvert de sang, qui montoit en se soutenant sur son Valet-de-Chambre ; Mylady, qui m'avoit suivie, jeta un cri que le mien avoit devancé. --- Ma Mère, dit mon Époux, faites éloigner cette Femme. Je me jette à ses genoux. --- Rentrez, ma chère Fille, me dit Mylady, je vais revenir vous joindre. Il me fut impossible de quitter la position où j'étois, Mylord passa à côté de moi sans me regarder & gagna sa chambre. Ma tête étoit tombée sur les marches, & je gémissois sans songer à me relever ; une des Femmes de Mylady me força à abandonner la place où j'étois, je me laissai conduire dans le salon. Je ne puis vous peindre mon état, ma chère Anna, jamais je n'en éprouverai un aussi terrible. Mylady fut deux heures absente, ou pour mieux dire deux ans ; enfin, elle reparut. --- Mon Fils est furieux, ma chère Émilie , il n'a voulu entrer dans aucun détail, ma vue même sembloit l'offusquer. Il a exigé que je lui promette que tu n'entrerois pas chez lui ; il faut laisser passer ce premier moment ; avec de la douceur, nous réussirons sûrement à le ramener. Au reste, sa blessure est légère, & le Chirurgien assure qu'il n'y a aucun danger ; cette nouvelle, ma Fille, doit calmer tes inquiétudes. Mylady m'a conduite dans ma chambre, & elle a voulu absolument que je me couchasse ; il ne m'a pas été possible de fermer les yeux. Dès sept heures du matin j'étois à la porte de mon Époux ; j'y suis restée jusqu'à neuf heures sans entendre le moindre bruit : le Valet-de-Chambre qui m'a apperçue, m'a priée les larmes aux yeux, de ne pas entrer. --- Il m'en coûte horriblement, Mylady, pour remplir en ce moment les ordres de mon Maître. --- Mylord est donc décidé à ne pas me voir ? --- Hélas Mylady, c'est sa volonté du moment, sûrement il en changera avant peu. --- Vous lui direz que je suis venue & que je me retire pour ne pas lui déplaire. Ma Belle-mère l'a vu ce matin, il paroît toujours outré contre moi, contre moi qui donnerois ma vie pour sauver la sienne. Mylady lui a assuré que je n'étois point coupable, qu'il se laissoit séduire par les apparences, qu'on lui en imposoit. --- Je ne m'en rapporte qu'à moi, a-t-il répondu, j'ai vu, je suis convaincu de mon malheur ; plus je l'ai aimée, plus je dois la haïr. Mon parti est pris, rien ne me feroit changer. --- Mais, a repris Mylady, on ne condamne pas les gens sans les entendre, je vous répète qu'on vous trompe. --- Ne vous ai-je pas dit, ma Mère, que j'ai vu : Pardonnez, mais j'ai besoin de repos. --- Je vous laisse, mon Fils, cependant je vous préviens que je veux avoir avec vous une longue conversation. --- Vous serez toujours la Maîtresse. Ma Belle-mère est venue me rendre ce cruel entretien, & je me hâte de vous faire part de tous mes chagrins. Il me hait Ah mon Amie, je ne puis supporter cette terrible idée ; il me hait, & je l'aime malgré ses injustices. Le Ciel ne m'enverra-t-il pas les moyens de me justifier. D'heure en heure je vais dans son antichambre pour savoir des nouvelles de sa santé ; il n'a point encore levé l'ordre barbare qui m'éloigne de sa présence. Mon sort est bien digne de pitié ; quand changera-t-il ? Je suis d'un chagrin qui en causeroit un véritable à votre sensibilité. Adieu, ma chère Anna ; je ne me lasse pas de faire des vœux pour la continuité de votre bonheur. Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 XCIVme LETTRE. Staal Anger , à Mylady Ridge ; à Londres . Mylady, Ce que j'avois prévu est arrivé, Miss Fanny s'est tant tourmentée lorsqu'elle a senti des douleurs, qu'elle est accouchée d'un enfant mort. La pauvre infortunée souffre des maux inouis il seroit à propos que Mylady envoyat un Médecin de Londres ; car je ne sais quel remède donner à la malade ; son état empire tous les jours, & sans un prompt soulagement, il est presqu'impossible que nous la sauvions. Je me hâte d'envoyer un exprès à Mylady, afin qu'elle me donne les ordres nécessaires pour un cas aussi urgent, je n'en écrirai pas davantage pour ne pas retarder le départ de l'exprès. Mylady connoît le zèle & le respectueux attachement de sa très-humble & très-obéissante Servante Staal Anger. De Raimbow, ce ... 17 XCVme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Le Chevalier Barrito est absolument hors de danger ; mais ma Femme est devenue folle, ou pour mieux dire, furieuse : elle ne parle que de pistolet, que de poison. C'est à elle, à ce qu'elle prétend, à punir l'assassin de son Frère. On seroit quelquefois tenté de croire qu'elle le connoît ; dans d'autres instans elle s'accuse de ce malheur : c'est ce fatal voyage, dit-elle, qui est cause de tout ; ensuite elle blâme sa jalousie, & puis je suis accablé de reproches ; c'est ma conduite qui la réduit au désespoir. Eh qu'ai-je fait ? que me veut-elle ? Mon regret le plus amer est de m'être lié à cette forcenée ; toute ma vie je maudirai l'instant où je l'ai connue. Je la croyois éprise de Nilevar ; mais il n'a pas paru depuis quinze jours, apparemment que le caractère altier de Mylady lui aura paru peu propre à une agréable société : En effet, qui ne pourroit pas la détester ? Comment a-t-elle pu se contrefaire si long-temps ? Je la croyois douce, compatissante. J'ai écrit au Seigneur Barrito pour lui conter mes chagrins ; il me plaint, mais il ne peut rien de plus. Mon sort est d'être misérable toute ma vie ; subissons-le, s'il se peut, sans murmure, excepté avec toi. Mon cher William doit toujours lire dans le fond de mon cœur. Adieu, mon Ami ; à toi pour jamais. Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 XCVIme LETTRE. Mylady Clemency , à Mistress Mountain ; à Pretty-Lilly . Quoi que fasse ma Belle-mère, il est impossible, ma chère Anna , de faire revenir mon Époux sur mon compte. Il est entiérement guéri ; mais il ne quitte pas sa chambre, & l'entrée m'en est toujours défendue. Mylady le voit tous les jours : quand elle parle de la malheureuse Émilie , il ne répond rien & fait changer la conversation : Elle a voulu savoir avec qui il s'étoit battu ; mais il s'obstine à dire qu'il ne le fait pas lui-même. Si cette cruelle manière de vivre dure encore huit jours, j'en perdrai la raison ; je ne dors pas, je ne mange rien, enfin mon dépérissement est total. Qui m'eut dit, hélas que cet Hymen qui s'est fait sous d'aussi heureux auspices, seroit la source des peines les plus cuisantes ? Ma Belle-mère s'afflige de mon sort, & gémit sur l'entêtement de son Fils. Une seule sois elle a prononcé le nom de Mylord Clarck ; Clemency a frémi de rage, & il est rentré dans son cabinet. M. Wisdom n'a pas même la liberté de le voir, il se cache à tout le monde ; c'est qu'il a sûrement honte de l'injustice de sa conduite avec moi. On parle sourdement dans la maison du mariage d' Alexandrine Dubois avec M. Wisdom ; s'il a lieu, je désire qu'il n'ait pas les mêmes suites que le mien ; ils méritent tous deux un bonheur durable. Le vôtre est assuré, ma chère Anna, je vous en félicite de bon cœur, vous l'avez acheté bien cher, mais au moins vous voilà dédommagée de toutes vos souffrances : il est doux pour moi de voir mes vœux exaucés pour ce qui vous concerne. Adieu, ma belle Amie. Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 XCVIIme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Il faut bien peu s'en rapporter aux figures : qui eut dit, mon cher William , que ce Nilevar étoit un fripon ? Je viens d'apprendre qu'il a été arrêté cette nuit chez un grand Seigneur. On y jouoit le trente-un , & Nilevar tailloit avec un jeu de cartes préparé qu'il a voulu substituer à celui qu'il avoit en main, & dont plusieurs pontes se sont apperçus, ce qui a causé une rumeur étonnante dans toute la salle : on l'a livré sur le champ aux Valets, qui l'ont mis entre les mains d'un Commissaire. Ce Magistrat subalterne l'a fait conduire au Châtelet (c'est le nom d'une Prison de cette Ville), où il restera probablement jusqu'à ce qu'on ait instruit son procès ; car j'imagine qu'on ne traite pas un homme qui vole au jeu, avec plus de douceur qu'un voleur de grand chemin, ce dont je t'instruirai. Lorsqu'on nous a annoncé cette étonnante nouvelle, Mylady s'est trouvée mal, il faut qu'elle prenne un intérêt bien vif à ce misérable. On entre chez moi, je te quitte un instant... C'étoit une des Femmes de Mylady. Depuis près vie trois mois (époque des premières visites de Nivelar), le solitaire de sa Maîtresse se trouve perdu, elle n'a point osé en parler dans la crainte d'être soupçonnée ; mais comme elle est sûre que c'est Nilevar qui l'a pris, elle a été ce matin faire une déposition chez un Commissaire : je l'ai blâmée ; car ma maxime est de ne contribuer au déshonneur de personne ; mais le mal est fait, & je ne puis plus l'empêcher. Je suis, en vérité, très-fâché d'avoir donné l'entrée de ma maison à cet homme : cependant comme il a été ici chez des gens de la première qualité, je dois me consoler de ma bévue. Le Chevalier Barrito se porte à merveille, & il continue d'aller chez Madame Dubois , son amour pour Josephine prend tous les jours de nouvelles forces ; il me paroît absolument décidé à l'épouser sous peu de jours ; il compte en faire la demande à Madame Dubois, & s'il en est agréé, il écrira à son Père ; il ne doute pas, dit-il, d'obtenir son consentement pour une chose qui assure son éternelle félicité. Il m'a proposé de me présenter chez Madame Dubois, j'ai accepté avec joie ; il me sera doux d'être témoin du bonheur de mon Ami, l'assurance du tien a calmé ma peine : c'est te dire assez combien mon attachement est sincère. Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 XCVIIIme LETTRE. Du même, au même ; à Londres . Comme les évènemens se succèdent, mon cher William & toujours pour me causer de l'étonnement & du chagrin. Ce Nilevar m'a fait prier de l'aller voir pour m'entretenir sur des choses de la plus grande conséquence, & qui me regardoient. Je n'ai pas hésité, & je me suis transporté à sa prison, dont l'horrible accès me fait encore tressaillir. À peine le malheureux Nilevar m'a-t-il vu entrer, qu'il s'est jeté à mes pieds (je n'ai point voulu le souffrir dans cette posture qui me paroît dégradante pour les deux êtres) ; quand il a eu repris sa première place, il a joint les mains, en me priant de lui pardonner tous les maux qu'il m'a faits ; les ignorant absolument, je lui ai dit de s'expliquer. --- Sollicité, m'a-t-il dit, par un Démon infernal, j'ai tenté tous les moyens possibles pour vous perdre, ainsi que Mylady Clemency : À ce nom, mon attention redoubla. --- C'est moi, a-t-il ajouté, qui ai insinué à Mylord Clemency par des écrits anonymes, que sa Femme lui étoit infidelle, & que c'étoit en votre faveur ; c'est moi qui lui avois assuré que vous aviez avec elle des entretiens secrets ; j'étois trompé moi-même sur cet objet. Les visites que Monsieur votre Beau-frère rendoit à Madame Dubois , qui loge dans la même maison que Mylady Clemency, ne m'étoient pas connues, je l'avois pris pour vous. À l'affût de ce qui se passoit dans cette maison, je vis entrer le Chevalier Barrito , je crus que c'étoit vous, & sur le champ j'en instruisis Mylord Clemency, qui se battit avec ce dernier, imaginant que c'étoit son rival ; ce sut moi qui vins pour achever de vous ôter la vie (j'avois pour cette dernière action mes vues particulières, qu'il n'est point encore temps de découvrir) ; ma méprise m'a entiérement brouillé avec le moteur de cette trame odieuse. --- Mais, dis-je aussi-tôt, quel est ce moteur ? --- C'est encore ce que je ne puis vous apprendre, à moins qu'on ne m'y force par un ordre supérieur, & qu'il ne me sera pas possible d'enfreindre. --- Est-ce vous qui avez écrit ces Lettres anonymes à Mylord Clemency ? --- Oui, Mylord. --- En ce cas j'exige que vous détruisiez par un écrit toutes ces calomnies. --- Je n'hésite pas, Mylord, à vous donner cette satisfaction. J'ai fait apporter une plume, de l'encre & du papier, & je lui ai fait avouer toutes ses menées. Muni de cette importante pièce, après m'être parfaitement instruit de la demeure de Mylady Clemency, j'y vole, je demande Mylord. --- Il est impossible de lui parler, me répond le Suisse, Mylord n'est visible pour personne. Je suis rentré chez moi, & lui ai écrit un billet, par lequel, sans me nommer, j'annonçois avoir à lui parler pour affaires pressées, qui, sûrement l'intéresseroient beaucoup. En attendant sa réponse, je me suis hâté de t'apprendre ces nouvelles ; j'ai beau chercher dans mon esprit, je ne puis deviner quelle peut être la Personne qui en vouloit à ma vie & à mon honneur : je ne me croyois pas d'ennemis ; mais ce qui m'afflige le plus, c'est l'idée qu' Émilie a pu être la victime de la calomnie ; son Mari l'a cru, puisqu'il en vouloit tirer vengeance. Ô comme il me tarde de le détromper De rendre à sa divine Épouse tout l'éclat de sa vertu... Mon Laquais tarde bien à revenir ; s'il alloit refuser de me voir, le moindre éloignement à ma justification me désespéreroit... J'entends du bruit, c'est lui... Mylord Clemency attend la Personne qui lui a écrit ; voilà sa réponse : j'y vole, je ne fermerai ma Lettre qu'à mon retour ... Continuée deux heures après . L'explication a été vive, mais je me flatte d'avoir absolument détruit les soupçons jaloux de Clemency ; il m'a écouté d'abord avec assez d'impatience, ma présence avoit répandu un sombre farouche sur toute sa personne ; mais à mesure que l'éclaircissement cessoit d'être douteux, son front reprenoit de la sérénité ; lorsqu'il a eu fait la lecture de l'écrit de Nilevar, il lui est échappé un soupir, & il s'est écrié : Les apparences sont bien trompeuses : Quoi ce n'est pas avec vous que je me suis battu ? Ô mon cher Clarck , je suis bien coupable, ma vie ne sera pas assez longue pour réparer l'énormité de mes fautes. J'ai parfaitement bien compris qu'il vouloir parler de sa vertueuse Épouse ; mais pour le tranquilliser, j'ai eu l'air de prendre le change & de croire que ses regrets ne concernoient que moi, je me suis hâté de le rassurer. --- Croyez, lui ai-je dit, que votre amitié, que je mérite, me dédommagera de la haine que vous aviez conçue pour moi injustement. Comme notre conversation avoit été longue, & que je voulois le mettre à portée de rendre promptement le calme à la divine Émilie, je me suis retiré. En me reconduisant, il m'a juré un véritable attachement pour toute sa vie. En rentrant chez moi, j'ai voulu voir ma Femme, elle avoit défendu qu'on entrat chez elle de la journée ; comme elle ne m'a point excepté, je n'ai pas insisté. Si ma démarche contribue à rendre Mylady Clemency heureuse, je n'aurai qu'à m'applaudir de l'avoir faite. Adieu, mon cher William ; je suis un peu fatigué, peut-être que le repos restaurera mon pauvre cœur qui est déchiré. Je n'en suis pas moins ton serviteur & Ami, Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 XCIXme LETTRE. Mylady Clemency , à Mistress Mountain ; à Pretty-Lilly . Mon bonheur est rétabli, ma chère Anna , mon Époux m'a rendu sa tendresse ; je ne sais à quoi je dois ce changement heureux, mais il me remplit de joie ; ma Belle-mère en témoigne le plus grand contentement. Hier au soir, j'étois plus affectée que jamais de l'injustice de Clemency ; vainement Mylady cherchoit à me consoler, ma douleur étoit à son comble, les larmes les plus amères inondoient mes joues ; la porte s'ouvre, c'étoit mon Époux ; il accourt vers moi, & se jette à mes pieds dans l'instant où je lui tendois les bras. --- Pardonnez, Émilie , s'écrie-t-il, en sanglotant ; je suis un monstre, mais croyez que mon repentir est sincère ; j'ai osé soupçonner votre vertu, dites, ô dites que vous me pardonnez --- Je te pardonne tout, excepté de douter de ma tendresse : tu m'as rejetée, j'ai gémi de ton injustice ; tu reviens à moi, je suis la plus heureuse des Femmes ; Puis-je me souvenir du passé ? le présent a pour moi tant de charmes --- Femme adorable, avec quelle douceur vous me faites sentir mes torts mais je n'en aurai plus, je le jure par... mon amour, c'est lui qui m'a rendu criminel, c'est à lui à mériter ma grâce. Ma Mère daigne-t-elle excuser celui qui promet de n'être plus coupable ? --- Rends-la heureuse, a répondu Mylady, & je n'aurai pas un reproche à te faire. Nous nous sommes tous embrassés avec des démonstrations de tendresse bien sincères. Depuis ce moment le calme & le bonheur ont pris la place de l'agitation & du chagrin, tous les visages sont rians, la joie est générale, je n'ai de sensations que celles que cause le plaisir. Je vous ai confié le sujet de mes peines, vous pouvez concevoir l'excès de mon ravissement. Clemency est sorti pour un instant, j'ai profité de son absence pour vous faire partager la joie que me cause le retour de la tendresse de celui que j'aime plus que ma vie. Adieu, mon Amie, dans quelque position que je me trouve, vous êtes toujours présente au souvenir d'Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 Cme LETTRE. Sir Charles Clarck , à Sir William Fisher ; à Londres . Que viens-je d'apprendre, mon Ami exécrable créature en me lisant, tu vas frémir mon indignation est à son comble. Sais-tu quel est l'auteur de toutes ces calomnies faites contre Lady Clemency & moi ?... Ma Femme ; tout est découvert, son affreux complice vient d'expirer dans des tourmens terribles. Nilevar m'a fait demander un second entretien ; un pressentiment que je n'ai jamais éprouvé, sembloit me retenir, lorsque je me disposois à l'aller trouver ; je n'y ai point cédé, & me suis rendu à sa prison. Avant d'entrer, j'apperçois une Femme qui eut l'air de se cacher de moi ; occupé de ma démarche, je n'y fis pas grande attention. Nilevar étoit dans un lit, & paroissoit fort mal. --- Pardon, Mylord, me dit-il, de la peine que je vous donne ; mais c'est vraisemblablement la dernière que vous prendrez pour moi ; il étoit important que je vous fasse ma confession entière, afin que vous soyez désormais sur vos gardes, ce que je n'ai pu faire pourroit réussir à un autre. Je n'ai agi que par les ordres de Mylady Clarck . --- Ma Femme, me suis-je écrié --- Elle-même, Mylord, & voilà ses Lettres que je me suis fait apporter ce matin avec d'autres effets ; je vous les remets pour en faire l'usage qu'il vous plaira ; c'est la jalousie qui a porté Mylady Clarck à de pareilles extrêmités, & c'est l'amour que j'avois pris pour elle, qui m'avoit engagé à chercher à me défaire de vous, dans l'espoir qu'elle consentiroit peut-être un jour à m'épouser ; j'étois d'autant plus coupable de concevoir une pareille idée, que je suis déjà marié : Voici, Mylord, l'abrégé de ma vie ; je me nomme Ravelin , je suis né à Londres , où j'ai vécu pendant long-temps d'intrigues. Le hasard m'a fait rencontrer une de mes Parentes du côté de ma Mère ; elle avoit une Fille très-jolie, l'une & l'autre jouissoient d'une mauvaise réputation ; je devins amoureux de Betsy , elle ne fut point cruelle, & nous vécûmes une année ensemble ; notre mutuel attachement s'usa, nous reprîmes notre ancienne manière de vivre ; elle continua avec sa Mère à tromper & à dépouiller ses Amans, & moi à duper les Étrangers. La Mère de Betsy me proposa un jour de faire un bon coup, c'étoit ainsi qu'elle nommoit ses espiégleries friponnes ; il ne s'agissoit de rien moins que d'épouser une riche héritière, de m'emparer de la dot, & de conduire cette dernière chez ma Parente, pour en faire ce qu'elle jugeroit à propos, & de partager l'argent, c'est à dire, un quart pour moi, & trois quarts pour elle ; son calcul ne fut pas le mien. En conséquence, après avoir épousé Miss Fanny Ridge , je me chargeai des douze mille livres de sa dot ; & je partis sans avertir ma Cousine, en ayant soin de laisser un écrit qui prévenoit Mylady des menées de Mistress Goodness . Je m'en vins à Paris , où depuis près de deux ans je vis avec tout l'agrément possible : Mon argent touchoit à sa fin, & je crus trouver dans le jeu que j'avois abandonné, une ressource assurée pour subvenir au ton de dépense sur lequel je m'étois monté ; des liaisons particulières que j'avois eues à Londres avec un François (le Marquis de V***), me décidèrent à prendre ce parti : Comme je lui avois été utile pour l'introduire dans différens... où il avoit très-bien fait ses affaires, il crut devoir me marquer sa reconnoissance, en me mettant au fait des manœuvres qu'il employoit pour se rendre la fortune favorable ; mais moins heureux, ou peut-être moins adroit que lui, j'ai été pris sur le fait chez le Duc de***, dans le moment où je substituois des cartes préparées à celles qui étoient sur la table du jeu. L'effet que produisit sur moi l'histoire de ce misérable, me rendit immobile d'étonnement & de fureur ; des douleurs vives qu'il ressentit, me tirèrent de l'anéantissement où j'étois tombé. --- Malheureuse, dit Nilevar, tu me donnes la mort ; mais dans ma position, je t'en rends grâce. Mylord, votre Femme sort d'ici ; elle venoit pour me prier de ne point la compromettre. La fièvre qui me mine me cause une soif fréquente, elle étoit seule avec moi, & s'est offerte de me donner un verre de sirop, que mon Domestique m'avoit préparé avant de sortir ; sans doute, elle y aura glissé du poison ; car je me sens brûler. Sortez, Mylord, de ce détestable lieu ; laissez-moi expirer dans les tourmens qui sont dus à tous les crimes dont je me suis rendu coupable : dites à Mylady que je lui pardonne, & que son secret n'est révélé qu'à vous. Je ne me le suis pas sait répéter. La vue de ce Misérable m'étoit trop à charge pour ne pas me sauver au plus vîte. Je suis rentré la rage dans le cœur. J'ai volé à l'appartement de Barrito ; je n'ai pas cru devoir lui cacher ce que je venois d'apprendre. Ce Jeune-homme m'aime, il est plein d'honneur : tu peux concevoir quel a dû être son désespoir ; il vouloit aller trouver sa Sœur & la poignarder, ma présence a arrêté sa vivacité. Je lui ai fait sentir combien il étoit nécessaire d'éviter l'éclat, & d'attendre avant d'agir, le moment de la réflexion. Il m'a promis de suivre mes avis. Nous avons envoyé au Châtelet : on est venu nous rapporter que Nilevar venoit de rendre l'ame, & que ses dernières paroles avoient été : je me suis empoisonné . Cette mort nous a ôté bien des inquiétudes, car nous redoutions avec raison l'indiscrétion de ce Malheureux. Continuée à minuit. Quelles nouvelles horreurs ma Femme n'est plus. Elle s'est empoisonnée, & me marque par une Lettre qu'on a trouvée sur sa chiffonnière, qu'ayant partagé les crimes de Nilevar, elle a voulu partager sa punition. " Mon Frère m'a dit que vous saviez tout ; il ne m'auroit pas été possible de vivre avec votre haine & votre indignation, je meurs en vous adorant ; l'Amour a causé ma jalousie, & c'est la jalousie qui m'a rendu coupable ; soyez heureux, c'est le dernier de mes vœux ". Elle n'avoit point paru à dîner. À cinq heures, Clemency est venu me faire une visite ; il en étoit neuf que nous ne songions pas à nous séparer, cet aimable Garçon ne se lassoit pas de me faire des excuses, de me jurer qu'il auroit toujours pour moi la tendresse d'un Frère ; notre entretien fut interrompu par une Femme de Mylady. --- Je ne sais que penser, Mylord, de la retraite de ma Maîtresse, depuis que Monsieur le Chevalier l'a quittée ; il étoit midi, elle s'est renfermée dans sa chambre, en défendant qu'on y entre avant qu'elle ne sonne, elle n'a rien pris de la journée, & voilà trois fois que je frappe à la porte, sans qu'elle réponde ; j'ai prêté l'oreille à la serrure, sans entendre le moindre bruit. --- Courons, dis-je aussi-tôt ; Clemency me suit ; je fais appeler Barrito, nous frappons à plusieurs reprises, à la fin je fais enfoncer la porte. Nous trouvons Mylady étendue dans un fauteuil ; un verre resté à côté d'elle, ne laissoit aucun doute sur les moyens qu'elle avoit employés pour se donner la mort. Malgré ses torts envers moi, je ne pus me défendre d'être très-vivement affligé, la lecture de l'écrit qui m'étoit adressé, redoubla mon chagrin. Est-il, en effet, un spectacle plus touchant, que celui d'une jeune & jolie Femme qui a eu le courage de s'arracher la vie ? Le Chevalier en fut moins affecté que moi. Clemency m'enleva de ce lieu funeste ; son carrosse étoit dans ma cour, nous y montâmes, & il me conduisit chez lui, où il exigea que je prisse un appartement. Le Frère de ma Femme s'étoit chargé de lui faire rendre les derniers devoirs : voilà, mon cher William, le sort qu'a eu l'hymen de ton malheureux Ami. Lié entièrement avec l'Époux d' Émilie ,je dois renoncer à mon amour ; quelque violence qu'il faille faire à mon cœur, j'obtiendrai au moinsqu'il renferme en lui-même le sentiment dont il est pénétré. Je n'ai pas voulu me coucher sans finirma Lettre, j'ai pourtant grand besoin de repos. Je suis troublé de tant d'évènemens extraordinaires,le temps peut-être en effacera le souvenir ; mais il ne pourra rien sur mon amitié pour toi. Charles Clarck. De Paris, ce ... 17 CIme LETTRE. Mistress Mountain , à Mylady Clemency ; à Paris . J'attendois votre Lettre avec bien de l'impatience, ma chère Émilie ; sa lecture m'a rendu la joie que l'incertitude de votre sort m'avoit fait perdre. Je n'ai jamais douté que votre Époux ne vous rendît toute la justice qui vous est due, mais je redoutois la sensibilité de votre ame ; jouissez, mon Amie, du bonheur que le Ciel vous accorde, sans vous embarrasser d'où est parti le trait empoisonné, ni des moyens dont le sort s'est servi pour en émousser la pointe. Mylord Clemency vous aime, sa Mère vous estime ; le reste doit vous être égal. Je n'ai qu'à me féliciter d'avoir lié mon sort à celui de l'aimable Andrew (ma tendresse ne peut lui donner un nom qui lui soit plus agréable) : je suis heureuse, Émilie, & mon bonheur est assuré ; mon Époux a peu de défauts, & je lui découvre tous les jours de nouvelles qualités ; il est chéri de tous ceux qui le connoissent, ses actions ont toujours un bienfait pour objet : comment n'adorerois-je pas un mortel aussi parfait ? Je suis un peu incommodée par les commencemens d'une grossesse qui a répandu l'alégresse dans nos deux maisons ; je dis dans nos deux maisons, parce que Mylord Stanhope nous regarde comme ses Enfans, & que nous l'aimons comme un Père. Il a éprouvé un chagrin que nous avons tous partagé. Mylady Stanhope est morte, c'est une bien bonne Amie de moins pour moi. Mylady Wambrance a perdu son Époux ; la bonté de son cœur lui a fait donner des larmes à sa mort, qui brise une chaîne dont le poids l'accabloit. La voilà libre ; mais elle ne veut pas nous quitter ; c'est une augmentation de bonheur pour moi, car sa société est pleine de charmes. J'espère, ma chère Amie, que vous reviendrez bientôt en Angleterre ; il me tarde de vous embrasser, & de vous assurer de vive voix de tout mon attachement. Anna Mountain. De Break-of-Day, ce ... 17 CIIme LETTRE. Sir Edward Stanhope , à Sir Augustin Buckingham ; à Londres . J'ai appris par hasard ton retour à Londres , & ne suis pas étonné que tu ne m'en ayes pas instruit toi-même. Ta dernière Lettre m'annonçoit une espèce de rupture ; tu as craint de compromettre ta dignité, en entretenant un commerce de Lettres avec un Paysan Quelle est ton erreur, mon pauvre Augustin Mon état est le premier de tous : nos Pères l'ont exercé, & s'en sont fait gloire. Je n'ai pas, comme toi, un habit doré, mais crois qu'un sarrau de grosse toile ne dégrade point celui qui ne se laisse guider que par l'honneur. Nos mœurs diffèrent autant que nos façons de penser ; je vois ton aveuglement, & j'en gémis : l'âge mûrira ton cœur, sans doute, & alors tu cesseras de me blâmer. Tu m'annonçois des regrets pour l'avenir ; ils n'habiteront jamais avec moi. L'Époux de la vertueuse Peggi ne doit connoître que bonheur & plaisir. Occupé par mon travail, distrait par le soin d'élever mes enfans, il ne me reste que le temps que le repos exige. Le souvenir du passé ne trouble pas ma tranquillité ; je suis heureux, ce mot renferme mon existence. Je n'ai jamais pensé que tu voudrois t'abaisser au point de me visiter ; mais j'espérois que tu me donnerois quelques lignes de vie. Ton indifférence est la seule peine que j'aye éprouvée depuis mon mariage. Si ton oubli continue, il faudra bien que je suive ton exemple ; mais ce sera un véritable chagrin pour Edward Stanhope. De the Litthe-Hill, ce ... 17 P. S . Ta Parente est sûrement morte : Te voilà bien riche ce n'est point assez, Ami ; tâche d'être heureux. CIIIme LETTRE. Mylady Clemency , à Mistress Mountain ; à Break-of-Day . Mylord Clark habite un appartement dans l'Hôtel, ma chère Anna , & c'est mon Époux qui l'a exigé. Il m'a paru étonnant qu'il ait quitté sa Femme, & à toutes mes questions à cet égard, on ne m'a fait aucune réponse. J'avois vu quelquefois un jeune Italien chez Madame Dubois : je m'appercevois bien qu'il faisoit la cour à Josephine , sa Fille cadette ; mais mes propres affaires m'empêchoient de songer à celles des autres : aujourd'hui que toutes mes peines sont évanouies, je m'occupe de ce qui m'entoure, & n'ai pas appris sans surprise que cet Italien, qu'on nomme le Chevalier Barrito , est le Beau-frère de Mylord Clarck. Il n'attend que la réponse de son Père, à qui il a écrit, pour épouser Mademoiselle Dubois. Mylord Clemency est extrêmement lié avec les deux Beaux-Frères, il les a présentés à sa Mère & à moi, en nous priant de les regarder comme ses véritables Amis. Mylady Clemency ne comprend pas mieux que moi ce que tout cela signifie : mais la satisfaction de mon Époux nous en cause infiniment à toutes deux, &, sans rien considérer, nous remplissons de notre mieux ses intentions. Alexandrine , de qui j'ai l'entière confiance, m'a fait part de ses peines, la douceur, l'esprit, & les soins de M. Wisdom ont fait impression sur son cœur. Il paroît lui-même fort épris ; mais il ne s'explique pas : le bruit de mariage dont je vous avois parlé dans mes précédentes Lettres, ne venoit que des domestiques, qui veulent toujours deviner la pensée de leurs Maîtres. La continuation de votre bonheur me cause un plaisir sensible : je partage bien sincérement le désir que vous témoignez pour notre réunion, elle seule peut combler les vœux d'Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 CIVme LETTRE. Mistress Goodness , à Betsy Goodness, sa Fille ; à Clermont-en-Auvergne . Graces à mes soins, ma chère petite, te voilà dans le chemin de la fortune Ton Amant est riche, il t'aime ; c'est à toi à faire le reste. Je me flatte que tu ne m'oublieras pas, & que tu ne négligeras aucunes occasions de m'être utile. Mon sort n'est point encore assuré ; les douze mille livres que le Marquis de F*** m'a remis, ne peuvent pas me suffire pour le commerce que j'entreprends : mon Associée en a mis deux fois autant ; mais tu connois assez la valeur des bijoux pour savoir qu'on ne peut en avoir beaucoup pour trente-six mille livres. Notre boutique est très-achalandée ; cependant je ne me trouve pas souvent les choses qu'on demande : tâche donc, ma chère petite, de m'envoyer quelques centaines de louis. Ne perds pas de vue que plus le Marquis... aura fait pour toi, & moins il aura envie de te quitter ; tu l'as éprouvé plus d'une fois. On s'attache par ses dons : Suppose des fantaisies, au premier refus prends de l'humeur, & tu n'en éprouveras pas un second. Tu peux, sans crainte, profiter de mes avis, mon expérience t'en garantit la solidité. Si tu continues à aimer de F***, tu resteras toujours avec lui : si, au contraire, tu t'en lasses, fais-toi faire des rentes ; cet objet, tes bijoux, & de l'argent que tu auras mis de côté, te fourniront une fortune assez considérable pour te passer des autres, ou pour faire un établissement avantageux & agréable. Avec de l'or, ici, on peut prétendre à tout. J'attends ta réponse, ma petite, & j'espère qu'elle sera conforme à mes désirs. Adieu, Betsy , ma tendresse est toujours la même. Sophie Goodness. De Paris, ce ... 17 CVme LETTRE. Staal Anger , à Mylady Ridge ; à Londres . L'état affreux dans lequel je suis, me force à me servir d'une main étrangère pour révéler des secrets de la plus grande importance. Le Ministre de Raimbow veut bien écrire sous ma dictée. Permettez, Mylady, avant que je vous confesse mes crimes, que j'implore votre clémence ; je suis bien coupable ; mais mon repentir est sincère : l'heure de ma mort, qui approche, vous en est un sûr garant. Je prends à témoin le Ciel que j'ai offensé, de la vérité de tout ce que je vais dire. Mon début sera pour vous rendre compte des choses les plus récentes ; j'en viendrai ensuite aux éclaircissemens essentiels. La jeune personne que vous aviez confiée à mes soins, n'est plus : sa couche avoit été très-pénible ; les suites en ont été cruelles. Mardi passé, elle s'est trouvée mal sur les cinq heures du soir ; je la veillois avec attention, & je m'étois assise à côté de son lit. Le sommeil me surprit, je me suis réveillée par des douleurs très-aiguës au sein ; en ouvrant les yeux, je vois la malheureuse Fanny qui m'enfonçoit, de toutes ses forces, des ciseaux dans la poitrine : je recueillis mon courage pour m'éloigner de cette Furie ; elle me poursuivit jusqu'à la porte, que je fermai sur moi, & je tombai de douleur & d'épuisement dans la pièce voisine. Mes plaintes attirèrent le Concierge : il fut très-effrayé de me trouver couverte de sang. Après m'avoir aidé à gagner un fauteuil, il courut chercher le Chirurgien & le Ministre du lieu. Le premier se hâta de panser mes blessures ; il m'en trouva deux au sein & une au milieu de la joue : cette dernière étoit légère ; mais il trouva les deux autres très-dangereuses. Le Ministre & le Concierge entrèrent dans la chambre de Fanny : elle étoit sur son lit, & expiroit lorsqu'ils furent à elle. Deux jours se sont écoulés depuis cette catastrophe. On m'assure que je n'en reviendrai pas. Il faut, avant ma mort, que vous soyez instruite des particularités de ma vie, qui a beaucoup de rapport à la vôtre. J'entre en matière. HISTOIRE De Staal Anger. " Je suis née à ***, ville d'Irlande. Mon Père étoit Juge de paix : j'avois dix ans quand il mourut, & ma Mère le suivit au tombeau au bout de six mois. Me voilà donc orpheline & sans fortune. Une Voisine & Amie de ma Mère me recueillit chez elle. Cette Femme étoit encore jeune, & comme elle aimoit infiniment les plaisirs, je fus à même de connoître le monde de bonne heure. Mistress Trissell (c'est le nom de la personne qui avoit pris soin de moi) m'aimoit beaucoup & me mettoit de toutes les fêtes & parties de plaisirs où elle alloit. Comme j'étois assez jolie, on me faisoit une cour assidue. Mistress Trissell jouissoit d'une bonne réputation, qu'elle méritoit à tous égards : ma coquetterie ne lui plut pas ; elle m'en fit des reproches. J'y fis peu d'attention, elle récidiva séchement. Pour me soustraire à son autorité, j'abandonnai sa maison (belle récompense pour ses bienfaits). J'avois pris une forte inclination pour le Fils d'un Tapissier de *** ; j'allai le trouver, il me reçut fort bien. Après avoir volé mille livres à son Père, il partit avec moi pour l'Angleterre. Il mourut en chemin d'une fluxion de poitrine ; & comme il passoit sur la route pour mon Époux, je devins son héritière. La joie de posséder une somme aussi forte, étouffa les regrets qui dévoient suivre la perte que je venois de faire. Cet accident ne changea rien à ma marche. J'arrivai à Londres , où j'eus bientôt fait des connoissances. Mon âge (je n'avois que dix-sept ans) ma figure, & mon argent, me firent bien venir partout ; mais j'eus soin de composer une société de gens, dont les mœurs & le caractère pouvoient avoir quelque rapport à ma façon de penser. Les premiers mois je me trouvois fort heureuse ; la fin de mon bonheur se trouva au fond de ma bourse. Dès que je ne fus plus en état de payer les plaisirs des personnes avec qui je vivois, on cessa de me rechercher ; enfin, je fus abandonnée de mes meilleures Amies : & réduite à l'état le plus misérable, forcée d'user de moyens affreux (dont j'épargnerai les détails à Mylady) pour subvenir à mon existence, je devins l'objet du mépris général. Je n'avois pas mangé depuis deux jours, & me mourois de faim, lorsque je pris le parti de m'adresser à une Fille avec qui j'avois été très-liée. Je me rendis chez elle ; dès l'antichambre, je jugeai de la réception qu'on me feroit dans l'appartement : Après deux heures d'attente, on me dit d'entrer. Miss William (c'étoit le nom de la Fille dont je venois implorer l'assistance) me reçut avec un balancement de tête. --- Que voulez-vous ? qui êtes-vous ? --- Je viens vous faire part de mes besoins pressans. Je me nomme Staal , vous ne me connoissez donc pas ? --- Non, assurément : Patty , donne un scheling à cette pauvre Femme. Allez, ma Bonne, je suis fâchée de ne pouvoir faire mieux. J'étois sur le point de lui jeter sa pièce au visage ; mais la faim qui me dévoroit, arrêta mon premier mouvement. Je me retirai la mort dans le cœur. En traversant l'appartement, je vis trois hommes insister pour qu'on les conduisit à Miss William : je jugeois mal de leur figure, & je m'arrêtai sur l'escalier pour contenter ma curiosité. J'entendis beaucoup de bruit ; & peu de temps après les trois hommes ouvrirent la porte en entraînant la malheureuse William, qui ne les suivoit qu'avec peine ; ma présence l'affligea. --- Encore vous, me dit-elle que faites-vous chez moi ? ne vous a-t-on pas donné l'aumône ? --- Tu fais bien la fière, dit un de ces hommes ; pourquoi traiter cette Femme avec tant de dureté ? Tu seras peut-être un jour plus à plaindre qu'elle. Ils montèrent tous les quatre dans une voiture qui les attendoit ; c'est à dire, les trois hommes & Miss William, j'ignore où on la conduisit, car je n'en ai point entendu parler depuis. Avec mon schélling j'entrai dans une taverne pour y prendre quelque nourriture. Comme j'en sortois, je fus remarquée par un Homme d'assez bonne mine ; il m'aborda sans beaucoup de façon, je lui fis accueil. Après plusieurs questions auxquelles j'avois répondu à mon avantage, il me pria de lui donner mon adresse. --- Hélas Monsieur, je n'ai point encore de demeure, je ne suis arrivée que de ce matin ; je suis, comme je viens de vous le dire, une pauvre orpheline ; l'Irlande est ma Patrie, & je suis venue ici pour entrer en maison. L'air de vérité que je contrefaisois à merveille, lui plut, sans doute, car il m'offrit de me louer une chambre ; je fis quelques difficultés pour accepter sa proposition, en me rejetant sur la décence. Il me jura le plus grand respect, & je le suivis. Il me conduisit chez un Marchand de sa connoissance, qui avoit deux chambres garnies de vides ; j'y fus bientôt installée. Anger (c'est ainsi que se nommoit mon bienfaiteur ) me laissa deux guinées pour me procurer les choses les plus nécessaires, & fut, dit-il, où son devoir l'appeloit. Je ne vous peindrai pas, Mylady, l'excès de mon ravissement de me trouver dans un instant métamorphosée en personne honnête. Anger ne reparut que le lendemain matin, & avoit l'air soucieux ; je me hâtai de m'informer de ce qui pouvoit occasionner ce changement d'humeur. --- J'en ai de grandes raisons, mais il n'est pas encore temps, Miss, de vous en instruire ; en attendant que je vous accorde ma confiance, il faut me promettre le plus grand secret sur mes démarches. Dans une heure il viendra ici un Monsieur qui occupera une de vos chambres ; mais le séjour qu'il y fera doit être parfaitement ignoré, même du Maître de la maison. Je lui promis tout ce qu'il voulut, & je lui tins parole. Avant midi il amena la Personne donc il m'avoit parlé. Je vis un Jeune-homme d'une figure extrêmement agréable ; il prit possession de la chambre la plus propre, en me faisant des excuses de me déranger. Je proposai à Anger de faire la cuisine, afin d'éviter qu'aucun étranger eut accès chez nous ; on fut enchanté de mon offre, & on l'accepta. Anger sortit à l'issue du dîner ; mon nouveau Compagnon, qui étoit fort triste, se dérida en l'absence d'Anger, il me fit des déclarations ; je n'étois accoutumée à rebuter personne, à plus forte raison, un Cavalier aussi aimable ; la fin du Roman fut remise au lendemain, & nous nous promîmes réciproquement de cacher notre intelligence à Anger, qu'il me dit être son Valet-de-Chambre. Au retour de ce dernier, nous jouâmes parfaitement bien notre rôle ; il n'eut aucuns soupçons. Le lendemain arriva ; Anger fut encore en ville par les ordres de son Maître. Dans la journée je dégageai ma parole, & pendant six semaines nous vécûmes de la même manière : ma conquête n'eut point à se plaindre de mes rigueurs. Dans cet intervalle, Anger m'avoit paru très-épris de mes charmes ; mais j'étois avec lui de la plus grande réserve, & le conduisis au point de me proposer de m'épouser ; c'étoit où je l'attendois. Ma conduite avec le Maître avoit eu des suites qui ne devoient pas tarder à se manifester aux yeux du Valet : ce n'étoit pas le cas de faire des difficultés : en huit jours le mariage se fit. Il est rare qu'un Homme ait rien de caché pour une Femme qu'il aime. Bientôt Anger m'instruisit des affaires de son Maître, je sus qu'il se nommoit le Chevalier Rose-Tree ; que conseillé par une malheureuse Fille de joie, nommée Miss Astrea , il avoit fait éprouver à Lady Rose-Tree, Femme charmante, les traitemens les plus affreux ; que les Parens de cette dernière avoient obtenu un ordre pour faire enfermer Miss Astrea ; que le Chevalier en avoit été instruit trop tard pour l'empêcher, & qu'imaginant que son Épouse avoit trempé dans cette affaire, il étoit rentré chez lui, & l'avoit criblée de coups ; qu'effrayé lui-même de son action, il étoit sorti de chez lui au désespoir ; que le hasard l'avoit conduit, lui, Anger, dans un Café voisin de leur demeure, où il avoit trouvé son Maître absorbé dans ses réflexions, qui l'avoit chargé de lui chercher un logement inconnu ; qu'il étoit venu sur le champ me trouver ; le reste, ajouta-t-il, vous est connu ; il existe pourtant encore un événement terrible, que je n'ai point osé annoncer à mon Maître ; Lady Rose-Tree est morte des suites des mauvais traitemens du Chevalier, je ne sais comment lui apprendre cette nouvelle accablante. Je me chargeai de la commission, & dès le même soir je m'en acquittai. Rien n'est comparable au chagrin qu'en ressentit le Chevalier ; l'impression fut si vive, qu'il en prit une fièvre violente, & un transport au cerveau qui lui dura huit jours. Dans son délire il ne parloit que de sa chère Élisabeth , de sa digne, de sa vertueuse Épouse. Lorsqu'il fut rétabli, il voulut absolument quitter Londres ; mon amour (car je l'aimois) ne put l'arrêter ; je voulois suivre Anger, mais il ne me le permit pas. Avant de partir il me plaça chez vous, Mylady ; cela ne lui fut pas difficile, il connoissoit votre Valet-de-Chambre. Mon caractère souple & adroit me fit bientôt gagner votre confiance : vous étiez grosse lorsque j'entrai à votre service, & deviez accoucher presqu'en même temps que moi ; le terme arrivé, je mis au monde une Fille qui fut nommée Peggi . Comme j'avois mes vues, je la gardai dans ma chambre avec sa nourrice, Paysanne d'un village à quinze milles de Raimbow . Enfin vous accouchâtes ; ce fut à moi que l'Enfant fut remis : s'il eut été un Garçon, j'aurois caché son sexe ; je n'en eus pas la peine, c'étoit une Fille : en la caressant vous lui découvrîtes un signe sur l'épaule droite. Dès la même nuit je fis l'échange des deux Enfans, sans que la nourrice de ma Fille s'en apperçut, & je la renvoyai le lendemain matin. Ce fut donc ma Fille, & non pas la vôtre, Mylady, à qui vous avez donné le sein, & prodigué vos soins. Votre seconde grossesse me causa beaucoup de peine dans la crainte que la nature ne vous indiquât qu'il falloit plus aimer ce dernier Enfant que le premier. Je parvins à vous persuader de ne pas nourrir la Fille dont vous accouchâtes ; elle fut confiée aux soins d'une Étrangère. À peine eut-elle atteint l'âge de trois ans, que je vous décidai à la mettre dans une Pension. C'étoit toujours moi qui allois voir Miss Émilie , & je vous disois tant de mal de son caractère, que vous prîtes pour cette pauvre innocente, une haine que le temps & mes conseils n'ont fait qu'augmenter. Je la conduisis par vos ordres à Rochester, chez Mistress Hemlock , & lui recommandai de la traiter durement ; l'aimable Enfant étoit si douce, qu'elle se fit adorer de sa Maîtresse & de ses Compagnes. Je n'eus garde de vous parler de ses qualités ; mais je triplois ses défauts pour vous la rendre odieuse. N'ayant rien à désirer de ce côté, je tournai toute votre tendresse sur ma Fille, qui, en prenant la place de la vôtre, avoit aussi son nom. Fanny étoit l'exact contraire de Miss Émilie : son affreux caractère s'étoit développé dès l'âge le plus tendre ; il falloit être sa Mère & l'idolâtrer, pour ne pas voir combien elle étoit haïssable. C'étoit peu de ses défauts, elle avoit aussi des vices incroyables ; mais notre aveugle tendresse nous fermoit les yeux sur ce qui ne lui étoit pas favorable ; ses méchancetés étoient par nous qualifiées d'espiégleries. Mylord, plus clairvoyant, ou pour mieux dire, plus sage, disoit bien qu'elle seroit un monstre. L'âge de plaire étant arrivé, elle devint d'un libertinage inoui ; la vue de Mylord Clarck alluma dans son cœur une flamme que j'eus bien de la peine à modérer ; comme il en étoit aussi fort amoureux, il vous demanda sa main ; la belle & modeste Émilie changea l'amour de ce Jeune-homme. Vous savez tout ce que nous avons fait pour le ramener, & enfin les conseils empoisonnés que je vous ai donnés pour rendre Miss Émilie malheureuse. Vous vous souvenez sûrement de Monsieur Spittle : ce misérable m'avoit paru propre à venger ma Fille ; la mort qui lui fut donnée par Charles , étoit bien juste, mais elle dérangea tous nos projets ; vingt fois je fus sur le point de me défaire de Miss Émilie ; enfin je vous insinuai de la placer comme Femme-de-Chambre chez Lady Clemency , qui étoit sur le point de voyager. Je ne vous parlerai pas de ma fureur lorsqu'on vous demanda votre aveu pour son mariage avec Mylord Clemency, tout le bien qui arrivoit à cette charmante Fille, me paroissoit un vol fait à la mienne. Fanny étoit restée à Londres , pendant notre séjour chez Spittle, vous savez combien elle y fit de sottises, son déshonneur devint public, il fallut la ramener à Raimbow . Je ne me rappelle pas sans frémir la connoissance de Mistress Goodness, les suites en ont été funestes ; le mariage de Fanny avec le malheureux Ravelin , a comblé mon désespoir ; mais il falloit, pour compléter la vie abominable de ma Fille, qu'elle finit par assassiner sa Mère. Il est temps de revenir au sort de Peggi, ou, pour mieux dire, de votre véritable Fille ; je la laissai sept ans chez la Femme qui l'avoit nourrie, & comme je payois exactement une petite pension, on la gardoit avec plaisir. Cette Femme mourut, & son Mari m'écrivit qu'il ne pouvoit se charger de Peggi. Je me rendis chez lui, il me conduisit lui-même à ***, village assez éloigné du sien, où il connoissoit un riche Fermier qui n'avoit point d'Enfans, & qui désiroit élever une Fille pour être compagne de Mistress Slope , sa Femme ; elle fut enchantée de la figure & du maintien de Peggi : Effectivement je n'ai de ma vie vu un plus joli Enfant ; Je la recommandai au Mari & à la Femme, plus pour m'en défaire que par amitié, & je revins à Raimbow ; Peggi avoit dix-huit ans, je l'avois totalement oubliée, lorsque vous reçûtes une Lettre de Mylord Stanhope , qui vous prioit de faire en sorte que votre Femme-de-Chambre ôtat sa Fille de ***, attendu que son Fils en étoit très-amoureux, & vouloit l'épouser ; je n'hésitai pas à voler chez Monsieur Slope, & malgré les cris de sa Femme & les pleurs de Peggi, j'emmenai cette dernière. Ce fut un Garçon des environs qui m'aida à la conduire chez une de ses Parentes ; ils promirent de la placer chez un Fermier des environs, & pour lever toute difficulté, ils projettèrent de l'annoncer comme leur Nièce, & je fis croire à Peggi que Mistress Wilton étoit ma Sœur ; je repartis avec le Jeune-homme qui m'avoit amenée. J'étois très-contente de mon expédition ; vous m'en fûtes gré, & me comblâtes de bienfaits. Il y a quelques années que Monsieur Salked , c'est le nom du Fermier chez qui est Peggi, m'écrivit pour obtenir mon consentement pour le mariage de ma Fille avec son premier Garçon de charrue, nommé Henry ; je l'envoyai sur le champ, & je présume qu'ils sont mariés. Voilà, Mylady, tout ce que j'avois à vous apprendre. Envoyez à the Litthe-Hill , chez Monsieur Salked, vous y trouverez votre Fille ; le signe qu'elle a sur l'épaule droite, confirmera ce que je viens d'annoncer. " Il ne me reste, Mylady, qu'à vous prier de ne pas maudire la malheureuse Staal Anger. De Raimbow, ce ... 17 CVIme LETTRE. Mylady Clemency , à Mistress Mountain ; à Break-of-Day . Le mariage du Chevalier Barrito avec Josephine Dubois , est fixé au 10 du mois prochain ; ils paroissent s'aimer beaucoup : Tous les deux jeunes, tous les deux aimables, il est à présumer que leur bonheur sera durable. Le mien, ma chère Anna , est parfait ; mon Époux est tendre, attentif & plein de soins pour moi, il semble vouloir me dédommager des peines que j'ai éprouvées ; je n'en ai pas conservé le plus léger souvenir. Il faut, mon Amie, que je vous fasse part d'une découverte que je crois avoir faite. Mylord Clarck a perdu sa Femme ; voilà la réponse que l'on refusoit de faire à mes questions sur sa demeure avec nous depuis un mois : il me semble fort occupé de ma Belle-mère, qui de son côté le reçoit assez bien : je désire ne m'étre pas trompée. Quelle félicité pour moi, si je voyois Lady Clemency heureuse & je ne doute pas qu'elle ne le seroit par son union avec Mylord Clarck. Vous savez, mon Amie, que je l'ai beaucoup aimé autrefois, l'amitié & l'estime ont pris la place d'un sentiment plus tendre ; je vois, j'admire ses qualités ; mais comme elles ne sont pas au dessus de celles de mon Époux, la comparaison que je fais de l'un & de l'autre, est également avantageuse à tous les deux. Monsieur Wisdom garde toujours le silence sur ses intentions ; Alexandrine s'en afflige, & comme elle est très-sensible, elle s'affecte vivement de tout ce qui contrarie ses désirs ; avec une pareille façon de penser, elle se prépare bien des peines. Aimable Fille pour t'avoir trop bien servie, le Ciel a détruit ton bonheur. Je suis charmée que Lady Wambrance se soit fixée parmi vous, & je me meurs d'envie de faire connoissance avec elle ; je me flatte, Anna, que lorsque j'ai oublié d'assurer votre Époux de mon amitié, vous aurez aidé à la lettre : dites-lui bien qu'en faisant votre bonheur, il s'assure des droits éternels sur ma reconnoissance. Adieu, mon Amie, toute à vous, Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 CVIIme LETTRE. Mistress Goodness , à Betsy Goodness sa Fille ; à Clermont-en-Auvergne . Rage, désespoir ô ma Fille me voilà perdue, ruinée. Le Chevalier Rose-Tree , tu te rappelles tout ce que je t'en ai dit, & combien il a à se plaindre de moi ; je l'ai trouvé ici dans une maison où j'allois avec Monsieur Gérard , mon Associé, porter des bijoux pour un mariage. Quand il ne m'auroit pas reconnue, je me serois décélée moi-même ; car en l'appercevant il m'a échappé un cri : tous les yeux se sont fixés sur moi. --- Que viens-tu faire ici, malheureuse, dit alors Rose-Tree ? est-ce pour renouveler mes tourmens ? Voilà, ajouta-t-il en s'adressant à tout le monde, la cause de toutes mes peines. Monstre abominable ... Non, tu ne t'échapperas pas. Je cherchois en effet à sortir. Je veux, en présence de tous mes Amis, confesser mes fautes & révéler tous les crimes dont tu t'es rendu coupable. M. Gérard demanda la permission de se retirer. --- Non, non, s'écria le Chevalier, si vous êtes son mari, il est nécessaire que, pour vous garantir de ses fourberies, vous connoissiez son caractère atroce. Pour me rendre plus intelligible, il faut que je prenne mon histoire de bien haut. Je m'étois tapie dans un coin ; ma position étoit terrible. Quand il vit que l'on étoit disposé à l'écouter, il commença ainsi : HISTOIRE Du Chevalier Rose-Tree . " Je suis né à Londres , de Parens très-riches & d'un rang distingué. Je fus le seul fruit d'une union que l'Amour & la convenance s'étoient plu à former. Je n'avois que sept ans lorsque ma Mère mourut : mon père en conçut un véritable chagrin ; mais comme il aimoit beaucoup les plaisirs & que les plaisirs étoient faits pour lui (car j'ai peu connu d'homme aussi aimable), il se remit bientôt dans le tourbillon. Il confia mon éducation aux soins d'un ancien Valet-de-Chambre qu'il croyoit honnête & vertueux. Hélas c'est à sa méprise que je dois tout ce que j'ai souffert dans le courant de ma vie. Harlett possédoit tous les vices. Je ne tardai pas à profiter de ses leçons, l'exemple qu'il me donnoit s'insinuoit dans mon cœur ; à quinze ans je surpassois mon Maître. Harlett, dès l'âge le plus tendre, m'avoit conduit dans des maisons de jeu & chez des Filles de joie. Je pris goût pour ce genre de vie qui devoit aboutir à ma ruine & à mon déshonneur. Une scène affreuse, dont je fus le témoin, & où Harlett perdit la vie, ne me corrigea pas. Nous étions dans un tripot : depuis quelques minutes, j'avois quitté le jeu, & j'attendois pour me retirer que Harlett eut fini un coup important ; il le gagna. Son adversaire prétendit qu'il avoit friponné ; la galerie, qui avoit parié pour lui, soutint l'accusation. Harlett se fâcha ; on le menaça : malgré mes avis, comme il s'agissoit d'une somme considérable, il continua à disputer ; la querelle sut vive : Harlett osa donner un soufflet à celui qui le premier avoit suspecté son honnêteté ; dans l'instant il fut saisi & jeté par la fenêtre ; il tomba si malheureusement que sa tête fut fracassée, & qu'il expira avant qu'on ait pu le secourir. Je m'en revins chez mon Père très-affecté de cette aventure dont il fallut instruire le Chevalier Rose-Tree, toutefois en palliant les torts de Harlett & les miens. Mon Père me fit promettre plus de circonspection, & je continuai à n'être gêné en rien. Plusieurs années se passèrent de cette sorte ; je hantois toujours la mauvaise compagnie, mais je cachois soigneusement à mon Père mes inclinations vicieuses. J'avois vingt-six ans lorsqu'il mourut, je le regrettai sincérement. Cependant je ne fus ni plus sage ni plus rangé ; & quelque considérable que fut ma fortune, je ne tardai pas à la dissiper. Je fis alors connoissance avec une jeune personne de qualité charmante ; j'en devins amoureux, & ne vis pas sans plaisir que mon hommage ne lui déplaisoit pas. Ma mauvaise réputation fut un obstacle à mon mariage avec Miss Green . Ses parens me refusèrent : Cependant comme je voyois souvent la belle Élisabeth chez une Dame de notre connoissance, je ne m'apperçus d'aucun changement en elle. Un jour elle m'écrivit qu'on vouloit la forcer d'épouser Mylord Cross-Baw , & qu'elle étoit au désespoir. Je lui répondis que si elle avoit un peu d'amitié pour moi, elle ne devoit pas éviter à venir se jeter dans mes bras ; que notre union une fois contractée, elle ne devoit pas douter d'obtenir son pardon de ses Parens, dont elle étoit adorée. Elle suivit mes conseils, tout réussit comme je l'avois prévu. Lady Rose-Tree rentra en grâce, & je fus reçu comme le Mari d'une Fille adorée. Je m'étois fait une loi en donnant ma main à Miss Green, d'abandonner mes mauvaises habitudes. Pendant trois mois, je me tins parole & j'étois parfaitement heureux. Le hasard ou plutôt mon malheur, me fit rencontrer cette Furie. Elle étoit alors jeune & jolie ; mais son ame, qui sans doute n'a pas changé, étoit l'assemblage des vices les plus abominables. Elle me fit des agaceries ; mon ancien goût pour les plaisirs faciles, me la fit accueillir : bientôt elle réveilla en moi des passions qui n'étoient qu'endormies, elle usa de tous les moyens que la nature lui avoit donnés pour me captiver entièrement, & ne négligea rien pour m'inspirer de la haine pour ma vertueuse Épouse. Par combien de calomnies elle me conduisit au plus énorme des crimes ? Ses conseils ne tendoient qu'à me défaire de ma Femme, de mon Beau-père, & de ma Belle-mère, afin d'envahir leur fortune & de la lui sacrifier. La soif de l'or étoit chez cette malheureuse le premier des besoins à satisfaire. Je l'aimois ; l'Amour avoit couvert mes yeux de son bandeau, & ne me laissoit appercevoir que ses charmes. Je ne puis me rappeler, sans horreur pour moi-même, les traitemens affreux que j'ai fait éprouver à mon adorable Épouse. Je trouvai un jour Astrea (c'étoit le nom de la misérable que vous avez sous les yeux) toute en larmes ; ma tendresse ne négligea aucun moyen pour savoir la cause de son chagrin. --- Hélas me dit-elle, on vend demain à Chelsea , une maison que je voudrois avoir ; si je la manque, j'en mourrai de chagrin. Je fis mon possible pour lui faire voir l'impossibilité de satisfaire un désir aussi déplacé. Je m'étois déjà engagé pour huit mille livres, & ne pouvois plus trouver d'argent à emprunter. Elle refusa d'écouter la raison, & finit par me défendre de remettre les pieds chez elle, si la maison de Chelsea ne lui étoit pas adjugée le lendemain. Prières, instances, supplications, rien ne put la calmer ni la faire changer d'avis. Je sortis au désespoir, ne sachant quel parti prendre, & amoureux comme un fou. Je rentrai chez moi, mon Valet-de-Chambre me dit que ma femme ne se portoit pas bien : je montai dans son appartement, elle étoit seule ; je la forçai à me remettre tous ses bijoux ; je supposai une dette d'honneur à satisfaire. Hélas je n'eus que la demande à lui en faire, elle n'hésita pas un instant, & me promit de n'en parler à personne. Je courus vendre ses diamans ; j'en fis une somme assez forte. Je volai à Chelsea ; en moins d'une heure tout se trouva arrangé : muni du contrat passé au nom d'Astrea, je me rendis chez elle. Je vous peindrai difficilement son contentement à la vue de ce nouveau bienfait. Pendant huit jours elle ne cessa de m'en témoigner sa vive reconnoissance ; jamais elle ne m'avoit semblé si séduisante ; ma passion en augmenta de moitié. Dans cet intervalle, Lady Rose-Tree accoucha d'une Fille ; mon cœur étoit trop rempli d'un autre objet pour s'occuper de ce qui n'y avoit pas rapport. Je négligeai totalement ma Femme ; elle ne s'en plaignit pas (sa douceur étouffoit tout ce qui avoit l'air d'un reproche) ; mais il étoit aisé de voir que ma froideur la chagrinoit beaucoup. Astrea, comme toutes les Filles de son état, n'en vouloit qu'à ma bourse. Son libertinage effréné étoit si public, que tous les jours on offroit de me donner la preuve qu'elle me trompoit, mais il falloit pour me dessiller les yeux, que je fusse moi-même témoin de son infidélité ; c'est ce qui m'arriva. Je voulus lui reprocher sa perfidie : son effronterie me confondit. --- Quel droit, me dit-elle, avez-vous sur ma conduite ? je ne connois point de Maître chez moi ; sortez dans l'instant & ne paroissez jamais devant mes yeux. Foible à l'excès, ou pour mieux dire, abruti par ma passion, je tombai aux pieds d'Astrea ; je lui demandai pardon de mon emportement, je convins que j'avois tort de blâmer ses actions ; ma grâce me fut enfin accordée, mais à condition que je n'oserois de la vie lui faire des leçons : je m'en retournai content. Combien j'étois méprisable ma mauvaise conduite devoit avoir une fin. C'est ici, mes Amis, dit en sanglotant le Chevalier, c'est ici où j'ai besoin de toute votre indulgence, vous allez frémir. Hélas vingt ans passés dans le repentir & la douleur, n'ont pu effacer le souvenir de cette affreuse catastrophe. Prié d'une partie de campagne avec plusieurs de mes Amis, nous nous livrâmes à la débauche ; je ne rentrai dans la Ville qu'à six heures du matin ; je vole chez Astrea, sa Femme-de-Chambre me dit qu'elle avoit été enlevée la veille par un ordre supérieur, & me remit ensuite une Lettre à mon adresse qu'elle venoit de lui faire passer. Voici le contenu de ce détestable écrit. Lettre de Miss Astrea , au Chevalier Rose-Tree. * * " Vengeance mon cher, vengeance ou ma haine éternelle. Je suis privée de la liberté peut-être pour toute ma vie : Ce complot (j'en ai la certitude) a été machiné par tous les Green possibles ; votre Femme est à la tête ; j'ai vu, j'ai reconnu son écriture. Vengeance encore une fois, ou vous êtes chassé à jamais du cœur de Sophie Astrea. Voilà l'aiguillon & l'excuse de ma brutalité. Je cours chez moi ; j'entre chez ma Femme, elle m'attendoit tenant ma Fille dans ses bras, ... · · · · · · · · · · · · · · · · · · · En quittant Londres , je me suis rendu en Espagne ; bientôt mes remords me conduisirent ailleurs. J'ai parcouru pendant seize ans l'Italie, la Russie, la Pologne, la Suède, le Danemarck, la Hollande, & vins ensuite en France. La vie retirée que je voulois mener ne me permit pas de rester à Paris , la joie des autres étoit un tourment pour moi ; je préférois Saint-Germain à cause de l'air & de la possibilité d'être ignoré. Le hasard ou plutôt le bonheur qui sembloit m'avoir abandonné, me procura la connoissance de Mylady Clemency ; je vis la charmante Alexandrine & l'aimai ; ma passion fut si vive, que j'oubliai presque les chagrins qui me dévoroient depuis un temps considérable. Le délire de l'amour m'auroit fait parler, un retour de raison m'imposa silence. Ma première Femme a été si malheureuse, me suis-je dit Je suis changé sans doute, & je suis sûr de faire le bonheur de Mademoiselle Dubois ; mais si par une suite de ma mauvaise fortune, elle alloit savoir combien j'ai été coupable, que penseroit-elle de mon affreux caractère ? Sans pitié pour mon changement, elle me haïroit : que deviendrois-je alors ? Je pris donc le parti de cacher mes sentimens ; mon cœur en fut navré, mais il se résigna. La vue de cette misérable a rouvert toutes mes blessures légérement cicatrisées, & je n'ai pu me refuser au désir de me faire connoître : je serai blâmé ; mais à coup sûr, je serai plaint. " Lorsque le Chevalier eut cessé de parler, tout le monde me fixa avec indignation : je sortis pour mettre fin à cette scène humiliante, M. Gérard me suivit. En rentrant à la maison, il me signifia que j'eusse à lui rendre mes comptes. Après les avoir vérifiés, il trouva, que non seulement ce que j'avois mis dans notre association étoit disparu, mais encore qu'il manquoit un tiers dans ses avances. Sans pitié, il me fit arrêter & conduire au Fort-l'Évêque , prison, où je suis depuis vingt-quatre heures. J'espère, ma chère petite, que tu n'hésiteras pas à me rendre ma liberté : il ne s'agit que de payer à M. Gérard douze mille livres. Tu me demanderas sans doute, comment j'ai pu me déranger jusqu'à ce point : je suis ta Mère, ce titre me dispense d'entrer dans aucun détail ; d'ailleurs, tu connois mes goûts, il te sera facile de deviner l'emploi que j'ai fait de tant d'argent ; je puis pourtant t'assurer que l'événement qui m'arrive, sera une leçon pour l'avenir ; désormais je serai moins libérale. Adieu, ma Betsy ; il est, je pense, inutile de te répéter que ce séjour n'est pas fait pour Sophie Goodness. Du Fort-l'Évêque, ce ... 17 CVIIIme LETTRE. Mistress Mountain , à Mylady Clemency ; à Paris . Que de choses à vous apprendre En vérité, ma chère Émilie , je ne sais par où commencer & comment vous peindre les différentes scènes d'attendrissement dont j'ai été témoin depuis quelques jours. Jeudi dernier on vint nous annoncer, à l'issue du dîner, une visite que nous ne devions ni prévoir ni attendre ; c'étoit Mylady Ridge , accompagnée d'une jeune personne charmante, tenant deux enfans jolis comme l'Amour. --- Ma présence vous cause de l'étonnement, dit Mylady en s'asseyant ; mais vous aurez de plus grandes raisons de surprise, lorsque vous apprendrez, Mylord, que je ne viens ici que pour confesser mes fautes. À ce début on ne répondit rien ; mais on redoubla d'attention pour l'écouter. Elle tira un papier de sa poche qu'elle nous lut ; en voici le contenu. Malgré sa longueur je n'en ai pas perdu un mot ... Au nom du Chevalier Rose-Tree , mon cœur a tressailli, & je me suis écriée : --- Mon Père vit donc encore en finissant la lecture, elle nous présenta la jeune personne. Voilà, dit-elle, l'infortunée victime de ma ridicule confiance dans la malheureuse Staal . Vous voyez, Mylord, cette Peggi , dont votre Fils étoit amoureux, quand vous m'écrivîtes pour la faire changer de lieu ; si j'avois su qu'elle étoit ma Fille, j'aurois peut-être obtenu que vous ne la rejetiez pas. Aujourd'hui les temps sont bien changés. --- Hélas oui, dit alors Mylord, mon Fils n'est plus ; il est vrai que j'ai su en quelque sorte le remplacer ; ce Jeune-homme, en montrant mon Époux, a bien voulu m'accepter pour son Père. --- Je sais, reprit Mylady, que vous avez fait son bonheur & celui de Miss Rose-Tree : cette action peut être mise dans le nombre des plus belles de votre vie. Permettez, Mylord, que je vous fasse une question ; le sort de ce couple aimable est-il assuré ? Ne regardez pas ma demande comme une curiosité déplacée, vous en saurez bientôt la raison. --- J'ai fait beaucoup moins que je n'aurois voulu, ils ont borné mes libéralités ; mais puisque je n'ai plus de Fils, je puis... --- Vous m'excuserez, Mylord, vous en avez encore un ; Edward n'est pas mort. --- Mon Fils n'est pas mort En prononçant ce peu de mots, ce bon Père pensa perdre connoissance ; on s'empresse autour de lui, sa parole lui revint. Où est Edward, Mylady ? conduisez-moi à mon Fils. --- Il brûle d'embrasser vos genoux, mais il ne veut pas que son retour fasse le moindre tort à vos Enfans adoptifs ; donnez-m'en votre parole, & je vais vous l'amener. --- Ils trouveront tous place dans mon cœur. Mylady sort, une minute après elle reparoît avec Edward. --- Mon Fils, mon cher Fils, viens dans mes bras, ces yeux ont bien pleuré ta perte... Ces larmes, c'est la joie qui les fait couler. Edward étoit aux pieds de son Père, les tendres sensations qu'il éprouvoit, se manifestoient par des expressions sans suite ; tous les Spectateurs pleuroient. Quelle touchante reconnoissance votre Sœur pressoit ses deux Enfans, & ne levoit pas les yeux. --- Ce n'est point assez, Mylord, dit en ce moment Mylady Ridge, de pardonner à Edward, il faut encore regarder avec indulgence ces trois infortunés. --- Mon Père, voilà ma Femme, voilà mes Enfans ; tous trois se mettent à genoux. --- Voulez-vous donc, dit Mylord en courant les embrasser, me faire mourir de plaisir ? Venez, mes Enfans, aimez-moi & nous serons tous heureux. Un peu revenu de ce premier moment d'ivresse, on se fit de mutuelles questions ; Edward nous raconta de la manière suivante pourquoi il s'étoit décidé à faire croire qu'il étoit mort ... En finissant il vint embrasser mon Époux, en le nommant son Frère ; la jeune Lady Stanhope me pria de permettre qu'elle devint aussi ma Sœur ; notre bonheur est donc augmenté. Mylady Ridge nous a dit qu'elle vous avoit écrit pour vous avouer ses torts, & les réparer ; elle paroît bien repentante, je suis sûre qu'elle n'a péché que par les conseils empoisonnés de son indigne Femme de confiance, ce qui prouve qu'il est de la plus grande importance de ne pas l'accorder légérement. Au reçu de la Lettre de Staal, Mylady Ridge avoit volé à the Litthe-Hill , chez Monsieur Salked ; il n'a pu refuser de rendre Peggi, mais il s'en sépare avec la plus grande douleur. --- Hélas disoit ce Bonhomme en pleurant, elle m'avoit promis de ne jamais me quitter, je l'aimois comme si elle eut été ma Fille ; son Époux, ses Enfans m'étoient chers, en un moment on me ravit tout mon bonheur. Sans doute, vous avez raison de vous réjouir de retrouver un bien aussi précieux, mais ai-je tort, moi, de m'affliger d'une perte aussi sensible : La tendre Peggi lui a juré une reconnoissance & une amitié éternelles. --- De la reconnoissance, a repris le Paysan, & pourquoi ? j'ai fait mon bonheur en vous rendant justice, vous ne me devez rien : Quant à votre amitié, elle me seroit infiniment précieuse, mais quelle preuve m'en donnerez-vous ? --- Toutes celles que vous exigerez. --- Je n'ai pas le droit d'exiger, cependant j'ose demander une grâce ; permettez que je vous appartienne à titre de Domestique, je vendrai mon bien, je céderai ma Ferme à Bartolomew , & j'irai vous servir, car je ne puis vivre sans avoir mes petits Enfans, je serai chargé de les élever, je leur apprendrai à vous chérir. --- Une grâce, dites-vous, reprit alors Edward ô mon Père, c'est nous que vous obligez ; venez avec nous, mais oubliez votre proposition, le titre d'Ami vous convient mieux ; l'éducation de mes Enfans sera votre ouvrage, je vous promets d'avance que mon Père ratifiera l'engagement que je prends aujourd'hui avec vous. --- Mon cher Henry , souffrez que je vous donne encore ce nom, vous comblez mes vœux, oui, j'irai vous retrouver, mourir avec vous, depuis que je vous connois, c'est là toute mon ambition. Les adieux ont été moins tristes par la certitude de se rejoindre avant peu. Voilà, ma chère Émilie, ce que j'avois à vous apprendre. Quel heureux évènement que de félicité Mylord Stanhope est dans un enchantement Rien, en effet, de plus aimable que notre Sœur, car elle est aussi la mienne ; elle vous ressemble, mon Amie, même douceur, même beauté, c'est une seconde Émilie. Votre Mère espère que sa Lettre vous décidera à revenir en Angleterre, elle a aussi écrit à Mylady Clemency, à votre Époux ; hâtez votre retour, votre présence seule peut compléter la joie des habitans de Pretty-Lilly . Mariez vos Demoiselles Dubois ; amenez-les, si vous voulez, les Gens aimables & vertueux ne sont jamais de trop, & venez vous jeter dans les bras de votre Amie Anna Mountain. De Pretty-Lilly, ce ... 17 CIXme LETTRE. Monsieur le Marquis de F *, à Mistress Goodness ; à Fort-l'Évêque . Je vous écris, Madame, au nom de Betsy , aujourd'hui Madame la Marquise de F***, elle me charge de vous faire des propositions que je me flatte devoir vous convenir. Tous les ans vous toucherez six cents livres pour vos menus plaisirs ; mais vous vous fixerez aux Dames de Saint-El... à Ver... Les arrangemens sont déjà pris ; vous y serez logée, nourrie, habillée selon leurs uniformes, & tant que vous y resterez, vous ne manquerez exactement de rien. D'après votre réponse, on vous enverra un carrosse qui vous conduira à Ver... La dette qui vous retient au Fort-l'Évêque , sera payée avant votre sortie. Dans le cas où vous n'acquiescerez pas à la demande de ma Femme, elle renonce à vous être du plus petit secours. Il seroit, en effet, bien humiliant pour Madame la Marquise de F***, d'avoir une Mère qui se permit des actions mal-honnêtes. Nous attendons votre réponse pour agir. Je suis très-parfaitement, Madame Votre très-humble & très-obéissant Serviteur, Le Marquis de F***. De Clermont-en-Auvergne, ce ... 17 CXme LETTRE. Mylady Clemency , à Mistress Mountain ; à Break-of-Day . Vous vous souvenez bien, ma chère Anna , de Monsieur Wisdom , dont je vous ai si souvent parlé ; eh bien c'est l'infortuné Chevalier Rose-Tree ; oui, mon Amie, il est votre Père, il a été bien coupable, mais son repentir le met au dessus de ses fautes ; il a tant souffert depuis son départ de Londres , il a tant expié son inconduite passée, en vérité, il mérite son pardon. Je connois votre cœur, Anna, il brûle de voir, d'embrasser ce Père malheureux ; mais ce n'est point assez que vous ayez pour lui la tendresse d'une Fille bien née, il faut encore obtenir sa grâce de Mylady Green ; c'est elle qu'il a le plus grièvement offensée ; c'est d'elle dont il redoute la préfence. J'ai écrit son histoire, je vous l'envoye ; faites-la lire à votre Grand-maman, elle y verra ses combats, les sollicitations de la misérable, seule auteur de tout le mal qui s'est commis ; elle y verra la dure punition qu'il s'est imposée ; elle y verra enfin, ses regrets & son changement ; il n'attend que votre réponse pour voler en Angleterre, il se meurt d'envie de connoître son aimable Fille. Il adore Alexandrine , il en est aimé ; mais l'amour cède à la nature, il ne pense plus qu'à sa chère Anna. Josephine est depuis huit jours la Femme du Chevalier Barrito : ces jeunes Époux jouissent d'une félicité parfaite. Mes idées sur Mylord Clarck n'étoient point fausses ; il a fait part à mon Époux de ses vues sur ma Belle-mère, c'est moi qu'on a chargé d'en parler à Lady Clemency ; elle a d'abord traité la chose en plaisantant, mais mon sérieux a excité le sien. --- Y penses-tu, ma chère Fille à mon âge me remarier ? --- Vous n'avez que trente-huit ans, c'est l'âge de la raison. --- Oui, & tu veux que je sasse une folie. --- Je veux que vous fassiez votre bonheur, & celui d'un Homme aimable. --- Il seroit mon Fils. --- Il a vingt-six ans. --- Que diroit-on de moi ? --- Que vous avez parfaitement bien fait. --- Laisse-moi, tu es folle. --- Vous le haïssez donc ? --- Je ne dis pas cela : mais ne puis-je pas lui rendre justice, & ne pas vouloir être sa Femme ? --- Vous allez le mettre au désespoir, car il vous aime, & il espéroit vous fléchir. --- Il m'aime ... je ne le crois pas. --- Et pourquoi ? --- Il ne me l'a jamais dit. --- C'est qu'il n'a pas osé ; si vous le lui permettiez, avec quel empressement il voleroit à vos pieds --- Tu mets à cette affaire tant d'intérêt, que... Eh bien qu'il parle. À peine ce mot étoit-il prononcé, que mon Époux paroît avec son Ami ; ce dernier s'approche avec timidité, Mylady s'écrie : --- Méchante vous m'avez trahie. --- Je vous suis donc bien odieux, dit Charles, en tombant sur ses genoux. --- Puisque vous m'écoutiez, reprit Mylady, vous ne pouvez avoir cette idée. --- Allons, ma Mère, il faut céder à l'amour ; voudriez-vous le rendre malheureux ? --- Mais puis-je faire son bonheur ? --- Oui, vous le pouvez, dit alors l'amoureux Clarck, accordez-moi votre main, & laissez-moi espérer que votre cœur ne tardera pas à la suivre. --- J'aurois mauvaise grâce à insister, voilà ma main, soyez content. L'inclination ratifie tout : Mylord Clarck fut enchanté : mon Époux fit à sa Mère des remercîmens comme si la chose l'eut regardé personnellement ; pour moi j'étois du plus grand contentement. Le mariage est fixé à un mois, je n'ai pu me refuser à vous faire part de cette heureuse nouvelle ; mais je n'oublie pas que nous attendons avec impatience la réponse au premier article de ma Lettre : je la termine donc bien vîte, afin de la faire partir plutôt. Adieu, ma chère Anna, vous connoissez toute mon amitié. Émilie Clemency. De Paris, ce ... 17 CXIme LETTRE. Mistress Mountain , à Mylady Wambrance ; à Pretty-Lilly . Enfin je l'ai vu, ma chère Sophie , ce Père si malheureux & si aimable je me suis senti presser sur son cœur Avec quelle joie il m'a reçue Ô nature ta voix est bien douce & bien touchante Il n'est point d'expression pour rendre les sensations qu'on éprouve en serrant pour la première fois les mains de l'auteur de ses jours. Pardonne, mon Époux, tu connois ma tendresse, la tienne ne doit pas s'en offenser : L'instant où j'ai embrassé mon Père, m'a paru le plus beau de ma vie. Je ne perds pas de vue, mon Amie, la parole que je vous ai donnée de vous rendre un compte exact. Notre voyage a été très-heureux, à l'exception de petites incommodités qu'a éprouvées Mylady Ridge au passage de Douvres à Calais ; mon Époux craignoit que, vu ma grossesse avancée, les fatigues de la route ne me fussent nuisibles ; mais grâce à ses soins & à la bonté de mon tempérament, je m'en suis tirée à merveille ; mon impatience, qui ne le cédoit pas à celle de Mylady Ridge, ne nous a pas permis de prendre beaucoup de repos ; enfin nous voilà à Paris . Arrivés à l'Hôtel de Lady Clemency , nous demandons à la voir d'abord en particulier ; on nous fait passer dans un salon, une Femme charmante vient à nous. --- Je suis la Mère d' Émilie . --- Je suis la Fille du Chevalier Rose-Tree , disons-nous ensemble. Lady Clemency nous couvre de baisers. --- Il ne manquoit que vous pour compléter le bonheur de notre maison, mes Amis, votre présence va y répandre la joie ; venez, je me reprocherois de retarder d'une minute le plaisir que vous allez causer. Elle dit, & nous invite à la suivre dans une pièce voisine ; il ne me fut pas difficile de démêler mon Père ; je cours à lui. Mylady Ridge prend sa Fille dans ses bras, & pendant un intervalle assez long, on ne pouvoit distinguer que ces mots mal articulés : Ô mon Père ...... Ma Fille, je te revois donc encore...... Quoi c'est ma chère Anna ...... Ma Mère m'aime, que je suis heureuse ... & puis des baisers, des caresses, des félicitations ; les Spectateurs de cette scène touchante partageoient notre ivresse. Quel moment je ne puis mieux le comparer qu'au retour d' Edward chez notre respectable Père. Le Chevalier Rose-Tree a parfaitement bien accueilli mon Époux, lorsqu'il lui a parlé de sa naissance. --- Qu'est-ce que la naissance, lui a répliqué mon Père ? un hasard heureux ; mais les sentimens, mon cher Gendre, mais la vertu, voilà les bienfaits dont on doit remercier la nature ; & qui mieux que vous lui doit de la reconnoissance ? Pendant huit jours on n'a pu nous décider à nous séparer d'un instant ; contens de nous voir, nous ne pensions pas qu'il existat d'autre plaisir ; il a pourtant fallu se rendre à la société. Le terme que Mylady Clemency avoit fixé pour son mariage avec Mylord Clarck, approchoit. Je me suis souvenue de l'inclination de mon Père pour Alexandrine Dubois , dont vous savez qu'Émilie me parloit souvent dans ses Lettres. Un matin je me rends dans la chambre de Mademoiselle Dubois. --- Je viens, ma chère, vous faire des propositions de mariage. L'aimable Fille change de couleur. --- À moi, Madame ... vous êtes trop bonne de vous occuper d'une chose qui ne m'est point encore entrée dans l'esprit. --- Le cœur en peut-il dire autant ?... Vous ne me répondez pas... ma belle Amie seroit-elle fâchée contre moi ? --- Non, assurément, Madame, mais vous m'avez étonnée. --- Auriez-vous de l'antipathie pour l'état du mariage, en ce cas il n'y faut plus songer ; cependant j'espérois, je croyois même, que ma visite ne vous déplairoit pas : mon Père... elle rougit encore, s'étoit flatté, je vois qu'il a eu tort... Pardon, Alexandrine ; mais il est permis de croire ce que l'on désire... Vous pleurez ... je suis au désespoir de vous avoir affligée, excusez. --- Cessez, Madame, cessez ; ma confusion est à son comble vous ne me ménagez pas... vous savez sûrement combien je suis foible. Eh bien oui, je l'aime ; cet aveu que vous m'arrachez, me fera, sans doute, perdre votre estime. --- Aimable Enfant, il me remplit de joie ; je voulois savoir de vous-même si mon Père vous est cher, reposez-vous sur moi, votre bonheur sera mon ouvrage. --- Arrêtez, Madame, gardez mon secret, je vous le demande en grâce ; je fais plus, je l'exige. Sans l'écouter, je sors & l'enferme dans sa chambre, & je vole à celle de mon Père, il étoit seul. --- Bon jour, Anna, viens-tu passer quelques instans avec moi. --- Oui, mon Père, je désire que vous m'accordiez une conversation. Émilie est mon Amie depuis l'enfance, jamais nous n'avons rien eu de caché l'une pour l'autre ; elle a su votre amour pour Mademoiselle Dubois, & m'en a fait part ; j'ai voulu savoir s'il étoit payé de retour. Je sors d'avec Alexandrine, j'ai sondé ses sentimens, ils sont conformes aux vôtres ; elle vous aime, mon Père, il faut par votre main assurer son bonheur & le vôtre. --- Ta proposition, ma chère Fille, augmente mon estime pour toi, & combleroit mes vœux si ma position me permettoit de l'accepter, mais je ne puis. --- Eh pourquoi ? --- Ma Fille, la nature est au dessus de l'amour, j'ai désormais des devoirs plus sacrés à remplir. --- Les uns sont compatibles avec les autres, mon Père, ne vous refusez pas à ce qui est l'objet de mes désirs, allons trouver Mademoiselle Dubois. Je l'entraîne, nous entrons chez elle, personne n'ouvre la bouche. --- Mon Amie, voilà mon Père, il n'ose croire ce que je lui ai dit, daignez le lui confirmer. --- Elle se cache le visage de ses mains : le Chevalier s'approche. --- Belle Alexandrine, craindriez-vous de me rendre trop heureux, ou ma conduite passée vous feroit-elle frémir pour l'avenir ? --- Non, Monsieur, je n'ai de doute que sur vos sentimens. --- Oh n'en ayez pas, mon cœur est plein de vous, il vous adore depuis le premier instant où je vous ai connue ; mais à mon âge pouvois-je espérer d'être payée de retour ? Anna vient de me dire... ne lui en sachez pas mauvais gré, sa belle ame lui fait désirer la félicité de tout ce qui lui est cher ; elle connoît l'objet de la mienne... Mais j'y renoncerois, dut-il m'en coûter la vie, si la vôtre n'en devoit être la suite. --- Eh bien tous nos vœux sont remplis ; ce que j'ai dit à votre aimable Fille, je le pense, & depuis long-temps ; mais ce n'est point assez de mon approbation. Ma Mère... Allons la trouver, mon Père, c'est d'elle que vous devez obtenir la belle Alexandrine. La demande fut parfaitement bien accueillie, nulle objection, encore moins de difficultés. Ce mariage doit se conclure avec celui de Mylady Clemency. Vous voyez, ma chère Sophie, que notre arrivée ici n'a point diminué le bonheur. Les Hymens une fois terminés, je parlerai du départ ; car je brûle de me retrouver à Pretty-Lilly . Adieu, mon Amie, mille tendres complimens à Monsieur & Mistress Brown . J'écris par le même Courier à Mylady Stanhope , & à notre respectable Père. Pensez souvent à moi, & croyez que vous ne ferez que me rendre la pareille. Anna Mountain. De Paris, ce ... 17 CXIIme LETTRE. Mylady Buckingham , à Mistress Mountain ; à Paris . Vous croyiez peut-être, ma belle Anna , que je ne riposterois pas à vos charmans détails par des détails moins touchans, à la vérité, moins intéressans, mais qui vous plairont sûrement, puisque Sophie , cette Amie que vous avez juré d'aimer toujours, y joue un principal rôle. Quelques jours après votre départ, Edward a présenté à son Père un jeune Lord arrivant de Londres . --- C'est, a-t-il dit, le seul avec qui j'avois conservé une correspondance pendant ma retraite, qu'il n'a point approuvée : je vous prie, Mylord, de le recevoir avec bonté & indulgence, car il a tous les défauts comme toutes les qualités de nos petits Maîtres. --- Oui, Mylord, dit alors l'Ami d'Edward, j'ai grand besoin d'indulgence. --- Vous allez vous trouver ici dans un autre monde, lui répondit Mylord Stanhope , nous ne sommes que de bonnes Gens ; le sang & l'amitié nous unissent : cette vie, Mylord, ne sera pas, sans doute, de votre goût ; au reste, tant que vous ne vous ennuyerez pas à Pretty-Lilly , vous serez le maître d'y rester, & l'on vous y verra avec plaisir. Voilà donc ce beau Lord installé parmi nous ; son début fut assez plaisant, ses manières étoient apprêtées, sa parure recherchée, sa conversation tenoit du merveilleux, nous le regardions avec étonnement. Ce spectacle que nous avons perdu de vue depuis long-temps, nous paroissoit outré, & quelquefois ridicule ; cependant chacun se disoit, en vérité, c'est bien dommage qu'un aussi beau naturel soit gâté par des fatuités si misérables ; en effet, on distinguoit à travers cet amas de verbiages & de sottises, de l'esprit, un bon cœur & des principes d'honnêteté ; d'ailleurs une tournure agréable & une figure charmante. La force de l'exemple manque rarement son coup. Mylord Buckingham (est-ce la première fois que je le nomme ?) s'apperçut enfin que nos manières n'avoient nul rapport avec les siennes ; de là il jugea que celles-ci ne devoient pas nous paroître aimables. Cette découverte lui fit faire des efforts pour se rapprocher de nous ; tous les jours nous le vîmes perdre de ses défauts, & gagner du côté des qualités ; en huit jours il devint supportable ; en quinze nous lui conseillâmes de ne plus changer. Pendant cet intervalle, la pauvre Sophie s'étoit beaucoup trop occupée du nouveau venu ; adieu le sommeil & même l'appétit : ce n'étoit pas là son affaire, par bonheur l'amour avoir aussi fait des siennes sur le cœur du petit Maître corrigé. Ce fut un matin où la déclaration eut lieu ; votre folle ne pouvant dormir, fut promener ses rêveries dans le grand bosquet de droite ; le hasard avoit conduit dans le même lieu Buckingham ; la rencontre étoit infaillible, la surprise fut égale. --- Par quel bonheur ?... --- Par quel hasard ?... chacun expliqua ses raisons ; la vérité ne dicta pas les miennes. Enfin... enfin, ma chère Anna, je sus qu'il m'aimoit, & il se douta que je ne le haïssois pas. Ce premier aveu en entraîna d'autres : l'intérêt augmente avec la confiance, & le mariage pour conclusion. Voilà mon histoire ; tout le monde se porte bien, tout le monde vous désire, contentez-nous & croyez-moi pour la vie votre Amie, Sophie Buckingham. De Pretty-Lilly, ce ... 17 CIIme LETTRE. La Mère Saint-Julien , Supérieure du Couvent des Dames de Sainte L... de Ver..., à Madame la Marquise de F ** ;* à Clermont-en-Auvergne . Madame, Je remplis un devoir bien triste en vous instruisant de la mort de Madame votre Mère ; après avoir souffert les plus grands maux, elle a cessé de vivre ; mais si quelque chose peut servir de consolation sur une perte toujours douloureuse pour une ame sensible, ce sont les sentimens pieux qu'elle a fait voir dans les derniers momens de son existence. Toutes nos Dames ont été vivement attendries de son repentir, & des ferventes prières qu'elle a adressées au Ciel, pour obtenir le pardon de ses fautes. L'aveu qu'elle a fait n'a point coûté à son amour propre, & lui donne des droits à l'indulgence. Son regret le plus vif étoit de ne pouvoir, Madame, vous rendre témoin de ses nouvelles dispositions. Elle m'a chargée de vous en rendre un compte exact ; je remplis ma mission, & vous supplie d'agréer les assurances de la parfaite estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Madame, Votre très-humble & très-obéissante Servante, Mère Saint-Julien. Supérieure des Dames de Sainte Le... de Ver... De Ver... ce ... 17 CXIVme & dernière LETTRE. Mistress MOUNTAIN, à Mylady BUCKINGHAM ; à Pretty-Lilly. Votre Lettre & la nouvelle qu'elle contient, m'ont fait, ma chère Sophie, le plus grand plaisir ; vous ne demandez plus que notre retour pour être complettement heureuse Eh bien ma belle Amie, ne formez plus de désirs, car nous partons jeudi. Les deux mariages que je vous ai annoncés sont conclus : nous avons décidé Madame Dubois & ses aimables Filles à venir passer un an à Pretty-Lilly , attendez-vous donc à voir arriver une colonie. Voici l'ordre de la marche. Lady Clarck , son Époux, le Chevalier Rose-Tree & sa chère Alexandrine , occuperont un carrosse ; celui qui suivra sera rempli par mon Émilie, Mylord Clemency , Josephine , & le Chevalier Barrito ; Madame Dubois fermera la marche avec Mylady Ridge , mon Époux & moi. Cette Lettre est la dernière que vous recevrez avant notre arrivée : je me réserve de vous répéter que mon amitié durera autant que l'existence d'Anna Mountain. De Paris, ce ... 17 FIN . Chambre-basse où l'on reçoit les visites. La livre sterling vaut environ vingt-deux livres argent de France. Au Saint-Esprit. Une jeune Fille de quelqu'âge & de quelque condition qu'elle soit, peut se sauver de chez ses Parens pour épouser son Amant, le mariage est bon. Il n'est question ici que des Modes. Pour éviter les répétitions, on n'a pas jugé à propos de joindre cette Lettre aux autres ; les mêmes détails sont faits dans la XXe Lettre, écrite par Clarck , à son Ami. Un Exempt. Cette Lettre n'avoit rien d'intéressant pour le Lecteur. Rue de Londres. Cette Lettre a été perdue, mais on peut imaginer aisément ce qu'elle doit contenir. Il est question des Lettres que Miss Goodness a écrites à Mylord Clarck ; on n'a pas cru nécessaire de les ajouter. M. Dorat, qu'une mort prématurée vient d'enlever à la Littérature. À la demi-Lune, Auberge de Londres. Rue de Pologne, à Londres. Le lever du Soleil, cabaret à ... Anna raconte ici les mêmes détails contenus dans les Lettres LIV & LVIe de Mylord Stanhope à Buckingham. Ce sont toujours des livres sterlings. La Lettre précédente n'étoit point encore parvenue à Mylady Clemency. Cette Lettre a été retranchée du recueil, comme inutile & peu intéressante. Elle est de M. le Chevalier Gluck, compositeur de Musique dans le genre Italien ; il a eu l'art de faire oublier Rameau, Lully, &c. Cette Terre se nomme Mountain. Nilevar avoit marqué à Mylady qu'il avoit rempli ses désirs. Le Chevalier Rose-Tree fait ici les détails rapportés dans la Lettre XXIIIme d'Anna Rose-Tree à Émilie Ridge, & dans la Lettre CVme de Staal Anger à Mylady Ridge. Détails faits dans la Lettre CVe de Staal Anger à Mylady Ridge. On a lu dans différentes Lettres de Sir Edward Stanhope à Augustin Buckingham, les détails de cette mort simulée.