DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIEME SIECLE PREMIÉRE PARTIE. A AMSTERDAM, Et se trouve à Paris, Chez MÉRIGOT jeune, Quai des Augustins, près la rue Gist-le-Cœur. M.DCC.LXIX. DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE PREMIÉRE PARTIE. LA nuit approchoit; tout annonçoit un orage affreux: l'horison étoit enflammé, les éclairs déja perçoient les nues. Dorval, qui venoit de quitter le Jardin du Palais Royal, se retiroit chez lui; lorsque passant par la rue Vivienne, il s'éleva un vent impétueux. La pluie tomba avec tant d'abondance, & le tonnerre gronda avec tant de force, qu'il fut forcé pour se mettre à couvert, d'entrer dans une allée. Une femme s'y étoit retirée avant lui. Le chagrin flétrit la beauté; mais les haillons de la misére ne flétrissent point ces caractères de noblesse, ces traits imposans qui la font respecter. La nature les donne à tous ceux, à qui elle a donné une âme forte, & un cœur vertueux. Dorval étoit tendre. Naturellement compâtissant, la vue d'un malheureux produisoit en lui cette émotion vive, dont les âmes sensibles ne peuvent se défendre. Le desir violent de faire du bien, de soulager l'infortune, s'allumoit alors dans son cœur avec vivacité, & Dorval n'étoit heureux & tranquille, que lorsqu'il l'avoit satisfait. Dorval étoit riche; le hasard plus que son goût, l'avoit placé dans la Finance. La simplicité de ses habits, la modestie de ses équipages, le peu de recherche de ses meubles, la frugalité de sa table, contrastoient d'une façon bien honorable pour lui, avec le faste insolent de ses Confreres. Un tas de petits Protégés, bien bas, bien vils, préconisoit leur magnificence: des Protecteurs bien bêtes & encore plus intéressés, leur en faisoient un mérite: tous les honnêtes gens, louoient Dorval; ils l'estimoient d'avoir sçu se défendre de l'orgueil fastueux de son état. Les pauvres, les misérables, ceux qui avoient affaire à lui, ne lui trouvoient point cette dureté rebutante des nouveaux parvenus. Ils lui parloient sans peine, son abord rassûroit leur timidité, son humanité diminuoit leur peine, & ses bien-faits réparoient leurs malheurs. Ses gens même, pour lui plaire, étoient honnêtes, affables & respectueux. Ne pas rendre autant à la médiocrité qu'à l'opulence; rebuter la misére, pour accueillir la richesse, auroit été un crime, que leur maître ne leur auroit point pardonné: la maison de Dorval étoit le Temple de la bienfaisance, & tous ceux qui l'habitoient étoient heureux, parce qu'ils mettoient tous leur bonheur à en faire. L'habitude de faire du bien, ce plaisir délicieux du cœur, cette sensation vive de l'âme, ne s'attiédit jamais: Plus on en jouit, plus on veut en jouir Un air de tristesse que Dorval remarqua dans la personne qui se trouvoit auprès de lui, quelques soupirs qu'elle laissa échapper involontairement, l'émurent, le touchèrent; ses yeux fixés sur elle, avec l'attention de l'intérêt, firent couler de ceux de cette infortunée, quelques larmes qu'elle s'efforçoit de cacher. Tous les caractères du malheur timide se retraçoient sur son visage. On y lisoit à la fois & le desir & la crainte de faire connoître son état. Ceux qui ne sont pas nés dans l'abaissement ni pour l'avillissement de la misére, ne surmontent qu'avec peine le sentiment de timidité qui leur est propre. Il faut pour qu'ils le vainquent, que l'intérêt qu'ils voyent qu'on prend à leur malheur, rassûre leur amour propre allarmé. Appercevoir dans celui qui peut les secourir de l'embarras, & de la timidité; voilà ce qui leur donne la confiance, & ce qui les élève au-dessus de la honte de faire connoître leur situation. Dorval étoit de ces hommes qui respectent l'infortune, par-tout où elle se trouve; qui croyent lui devoir plus d'égards, qu'à la prospérité; qui semblent s'humilier des secours qu'ils donnent, pour ne pas humilier ceux qui les reçoivent. Leur main timide tremble en les offrant, & la rougeur qui couvre leur front, fait disparoître celle des malheureux qu'ils secourent; la délicate attention de ces âmes généreuses, prévenant toujours le besoin, épargne, jusqu'à l'humiliation avilissante de le faire connoître. Sans s'informer de la cause des larmes qu'il voyoit rouler dans les yeux de l'infortunée, qui l'occupoit; sans lui demander ni son nom ni sa demeure, Dorval avoit formé le dessein de la secourir. O mon mari! ô mes enfants! ces mots qu'elle avoit prononcés, avoient suffi à son cœur sensible, pour le convaincre de la vérité des pleurs qu'il voyoit répandre. L'air embarrassé de Dorval, sa démarche mal assûrée, la vivacité des termes qu'il employe, leur peu d'ordre & d'arrangement, les larmes dont se remplissent ses yeux, les soupirs involontaires qui lui échappent, tout annonce la chaleur de l'intérêt qu'il prend aux peines de cette malheureuse femme; tout la convainc qu'elles vont s'adoucir, & qu'elle n'a pas à rougir des secours qui lui sont offerts. La pluie cependant étoit cessée.“Permettez, Madame, “lui dit Dorval, en lui “présentant la main, que j'aille avec vous offrir à ceux qui “vous sont chers, les secours “d'un ami que vos malheurs “& leurs peines vous attachent pour toujours“. Comme il faisoit encore jour; & que la rue Vivienne avoisinoit celle où habitoit Dorval; que celle à laquelle il parloit ainsi, étoit couverte d'habit fort en défordre; il pouvoit se faire, qu'en le voyant l'accompagner, la médisance ne prît droit d'en tirer des conséquences désavantageuses pour ses mœurs, ou que tout au moins, une telle compagnie dût humilier son amour propre. Mais le cœur, quand il est vivement affecté, ne se distrait pas; il est tout au sentiment qui le remplit. Aussi Dorval, tout entier au plaisir dont il alloit jouir, ne s'occupa d'aucune de ces considérations politiques. Envain l'infortunée voulut-elle par ménagement pour lui-même les lui représenter, envain refusa-t'elle de prendre son bras, & lui offrit-elle de le suivre de loin; elle ne put rien obtenir. Il fallut qu'elle se rendît aux instances d'un homme qui méprisoit les préjugés publics, lorsqu'ils étoient en contradiction avec les sentiments de l'humanité, & qui les bravoit avec courage, lorsque la vertu ne pouvoit les désavouer. “ On pourra s'étonner, Madame, lui “disoit-il, de me voir avec “vous; la sotte vanité me cri“tiquera sans doute, & la “méchanceté en tirera des “conjectures. Mais que m'importe? ce ne seront que ceux “qui ne me connoissent point, “qui se le permettront; pour “ceux de qui je suis connu, “ils ne se livreront qu'au “sentiment de la curiosité. Je “m'élève au-dessus de ces petits motifs de l'amour propre. Je respecte bien plus “vos malheurs, que l'opinion “des hommes. Je leur dois “moins d'égard qu'à votre situation. Leurs regards curieux, leurs jugemens indiscrets & injustes ne m'effrayeront jamais; la voix de la “nature, le cri douloureux “de l'humanité, ont sur mon “âme des droits que rien ne “peut affoiblir“. En parlant ainsi, ils arrivèrent à la maison où l'infortunée compagne de Dorval & sa famille logeoient. Une entrée obscure, un escalier fort sombre & très-étroit, conduisoient à un cinquiéme. Une chambre, ou plûtôt un galetas, formoit tout le logement, un châlis couvert d'une méchante paillasse, d'un plus mauvais matelas & d'une très-maigre couverture; quelques chaises en partie brisées, une table à demi rompue, formoient le triste ameublement de ce séjour de douleur. Un pere, brûlé d'une fiévre ardente, respiroit à peine; depuis vingt-quatre heures, lui & ses quatre malheureux enfans, n'avoient pris aucune espéce d'alimens. Ses yeux éteints, fixoient tristement ces languissantes victimes de la faim; ils se mouilloient des larmes que retenoient avec peine la crainte d'augmenter leurs maux; il sentoit qu'en leur laissant voir ceux qui déchiroient son tendre cœur, il aggravoit la plaie du leur. Pas une plainte n'échappoit à ces innocens infortunés. Ils étouffoient jusqu'au moindre soupir; dans un morne silence, ils entouroient le lit de leur triste pere. La faim les dévoroit; mais les maux que souffroit l'Auteur de leurs jours les occupoient tout entier. A l'envi l'un de l'autre, ils le caressoient; l'un lui tenoit les mains, qu'il tâchoit de réchauffer par ses tendres caresses; l'autre se dépouilloit des haillons qui le couvroit, pour en couvrir ses pieds glacés par le froid de la vieillesse; un troisiéme lui offroit dans un vâse à moitié brisé, quelques goûtes d'eau pour rafraîchir ses lèvres brûlantes. La plus grande de ses filles, à genoux, auprès de son lit, étudioit le moindre de ses mouvemens. Elle y cherchoit quelques espérances à sa tendresse allarmée. Leurs caresses, leurs soins, sembloient adoucir les maux de son corps; mais c'étoit autant de nouvelles plaies qui ulcéroient plus sensiblement son cœur. Son âme étoit tout entiere aux cris de la nature. L'arrivée de Dorval le tira avec peine, de l'affaissement où la douleur l'avoit plongé. La vue de sa femme lui donnoit quelques espérances. Elles semblèrent le ranimer, mais sans lui donner la force de lui demander si elles étoient trompées. Il vouloit parler, & sa voix expiroit sur ses lèvres. Il lui montroit leurs enfans, & ses gestes lui demandoient qu'elle prolongeât leur vie. En appercevant leur mere; tous les quatre animés du même desir, sont emportés par le même mouvement. Du lit de leur pere, ils s'élancent les uns à ses pieds, les autres dans ses bras; pas un ne lui demande du pain, tous lui montrent leur pere. Cette vertueuse femme leur sourioit, son visage étoit sérein; mais l'amour & la crainte, les occupoient tellement, qu'ils ne voyoient que les maux de l'Auteur de leurs jours. Si l'espérance glissoit sur leur âme, elle flattoit cependant par intervale leur tendresse, elle les animoit: ils entraînoient avec force l'objet sur lequel ils la fondoient, vers celui pour qui ils lui demandoient des secours. De leurs bras, leur tendre mere s'élance dans ceux de son mari; les larmes innondoient son visage. “Voilà, lui dit-elle, d'une “voix mal assûrée, en lui “montrant Dorval, voilà ton “Sauveur & celui de ta famille!“. A peine avoit-elle achevé, que ses quatre enfans étoient aux pieds de leur Libérateur; ils tendoient vers lui leurs foibles mains; leurs larmes, leur silence, leurs regards tendres & timides, lui exprimoient leur reconnoissance & formoient pour lui un spectacle attendrissant, qu'il interrompit, en s'approchant de leur pere. Il l'embrasse d'un air confus & timide; il lui présente sa bourse; rougit du remerciment, & le quitte avec précipitation pour aller lui faire préparer un appartement plus commode & plus décent. Le principal Locataire de cet-te maison, étoit un de ces êtres malheureusement nés, qui toujours guidés par l'intérêt, n'ont jamais goûté le plaisir de faire le bien; qui croyent que ceux qui le font, ont des vues & des motifs, qui leur sont personnels. Il ne vit dans celui de Dorval, qu'un intérêt de cœur; sa vivacité, son zèle, son empressement, le soin qu'il prenoit d'entrer dans les plus petits détails, tout étoit pour cette âme vile, une conviction de l'idée qu'il avoit adoptée. Ce fut une raison pour tripler le prix ordinaire de l'appartement qu'on lui demandoit, & la facilité qu'il trouva à consentir à toutes ses demandes, lui fit regretter d'avoir été si modéré. Il est tant d'hommes méprisables, qui profitent de la position critique des malheureux, pour satisfaire leurs passions brutales; qui font payer à la vertu, le prix de leurs bienfaits; que la méprise du principal Locataire pouvoit s'excuser. Dorval d'ailleurs étoit riche, ceux pour qui il s'intéressoit étoient pauvres, leur fille aînée étoit jeune & jolie; tout paroissoit annoncer une liaison amoureuse, à un homme peu habitué aux actions de bienfaisance & de générosité, & très-familiarisé avec celles qui répugnent à la vertu, mais que l'usage autorise à la honte des mœurs dont elles font parties, & des gouvernemens politiques qui ne les punissent pas. Tandis que Dorval s'occupoit du soin de satisfaire son cœur généreux, celui de ceux pour qui il travailloit, se livroit non à la joie, mais à la reconnoissance. Ce sentiment avoit fait disparoître la faim & la soif qui les tourmentoient; il avoit même suspendu les douleurs du malade. Ils rendoient tous graces à Dieu, le prioient pour leur bienfaiteur. Prêt à les rejoindre, Dorval entendit avec une émotion mélée de crainte, les sons confus de leurs voix; leurs sanglots qui l'entrecoupoient sans cesse, l'empêchant de rien discerner, allarmèrent son cœur & troublèrent son âme. Dans la crainte cependant de leur causer quelque peine, il modère son impatience: avant que d'ouvrir la porte de leur chambre, il veut connoître la cause de ce qui s'y passe. Une fente qui se trouve auprès de la serrure, lui en facilite le moyen. Quel spectacle! La mere, entourée de ses enfans, étoit à genoux aux pieds du lit de son mari, qui lui-même panché vers eux, mêloit sa foible voix à la leur. Il offroit à l'Etre suprême, les tristes restes de sa vie & celle de ses enfans; il lui demandoit d'alonger aux dépens des leurs, les jours de leur bienfaiteur. Dorval, ému, attendrit jusqu'aux larmes, ne put plus se modérer. Il entra avec précipitation. Sa vue rendit plus vif & plus ardent, le sentiment de reconnoissance dont elle suspendoit l'expression: précipités de nouveau à ses pieds, la mere & ses enfans, embrassoient ses genoux, tandis que son mari, qui s'étoit saisi d'une de ses mains, la pressoit avec force contre ses lèvres brûlantes, & l'innondoit de ses larmes. Vains plaisirs de la volupté; flatteuse illusion de la fortune, appas toujours trompeurs de l'ambition satisfaite, offrîtes-vous jamais à ceux qui vous possédent, une jouissance aussi délicieuse que celle qui dans ce moment remplissoit le cœur de Dorval? L'arrivée du principal Locataire, interrompit cette scène de sensibilité & de reconnoissance. Il présente à ses Hôtes les clefs du nouvel appartement qui leur est destiné; mais d'une façon si grossière & avec des termes si peu mesurés, qu'il n'étoit pas difficile d'appercevoir les idées désavantageuses qu'il s'étoit formées d'eux. Nommant par son nom le chef de cette infortunée famille, son ton, ses gestes, étoient ceux de la familiarité. L'impression que cette conduite avoit faite sur le mari et la femme, n'échappa point à Dorval; mais il se trompa sur le motif. Il crut que l'un & l'autre, humiliés d'être connus, rougissoient de l'état d'abaissement ou d'avilissement, où il les voyoit réduits. Plus on a besoin du secours des autres, plus on est chatouilleux & susceptible. Obliger les malheureux & négliger de ménager leur amour propre, s'est une barbarie mille fois plus cruelle que le refus de les secourir. Si on leur fait payer par la honte, les services qu'on leur rend, on s'avilit soi-même & on légitime leur ingratitude. Tout rempli de ces principes d'honnêteté & d'humanité, Dorval souffroit une peine incroyable de celle que la brutalité & l'indiscrétion du principal Locataire, venoient d'occasionner à ses amis. L'altération de son visage étoit trop forte pour n'être pas remarquée; quelques mots de consolations qu'il laissa échapper, en fit connoître le motif. Le malade, pour calmer l'âme trop sensible de son bienfaiteur, lui parla ainsi. “L'Impolitesse de cet homme m'a touché; mais ne m'a “pas humilié. L'indiscrétion “apparente qu'il a faite en me “nommant, n'en est point “une. O, mon cher Bienfaiteur! soyez détrompé, “le nom de Moller qu'il m'a “donné, n'est pas le mien; “c'est un déguisement que “j'ai permis à mon amour “propre, pour cacher à tout “le monde l'humiliation où la “misére réduit une famille “noble, & née dans l'opulence. Je m'appelle Dorsan; je “suis Breton..... & ..... Dorval ne lui permit pas d'en dire davantage. Remettons, lui “dit-il, des détails que je vous “demanderai pour satisfaire mon cœur; mais non pour contenter ma curiosité, dans des momens où votre santé rétablie vous laissera plus de “force: vous pourrez alors “sans danger, vous rappeller “des infortunes que vous devez présentement oublier; “si elles ne sont pas réparées, “si elles subsistent encore, du “moins, mes soins, mes attentions, mon amitié, vous empêcheront d'en sentir les effets. Vous avez & vous aurez toujours en moi un ami tendre, & vos enfans un second “pere; ma fortune est à votre “disposition“. En disant cela, il aide lui-même Dorsan à se lever, & il le conduit avec toute sa famille, dans l'appartement vaste & commode, qu'il lui a fait préparer. Dorval avoit chez lui une vieille femme nommée Agathe, elle avoit pris soin de son enfance; & par reconnoissance les égards qu'il avoit pour elle & la confiance qu'il lui accordoit, la payoient, dans sa vieillesse, des services qu'elle lui avoit rendus dans sa jeunesse. Agathe avoit le cœur bon, son âme étoit sensible, & au-dessus de son état; le vil intérêt ne l'avoit jamais conduite. Elle aimoit son maître; le crédit qu'elle avoit sur lui, ne l'enorgueillissoit pas; personne n'en étoit jaloux, tous les autres domestiques lui obéissoient sans répugnance, & lors même qu'elle les reprenoit de leurs fautes, elle y mettoit tant de douceur, qu'ils ne pouvoient lui en sçavoir mauvais gré. Tous les momens que les détails dont elle étoit chargée lui laissoient libres, elle les employoit pour les malheureux. Si ses petites facultés ne pouvoient suffire à leur soulagement, elle avoit recours à son maître; sa compassion alors la rendoit éloquente. Sans esprit, sans culture, l'intérêt de l'humanité l'animoit, & la nature qui l'inspiroit, composoit ses phrâses, choisissoit ses mots, c'étoit alors tout le feu, toute la rapidité du génie. Le cœur le plus dur n'auroit pas resisté à ses peintures. Combien de fois à la honte de ces cœurs insensibles, qui dans le sein de l'opulence, laissent avec tant de dureté couler les pleurs des malheureux, ne l'avoit-on pas vue, se dépouiller de ses propres hardes, les vendre ou les mettre en gage, pour secourir l'indigence! Pendant que son maître s'occupoit du soin de rendre heureux Dorsan & sa famille, Agathe s'employoit avec zèle à rompre les chaînes de la captivité qui privoient des enfans d'un pere dont le travail les faisoit subsister. La femme de cet infortuné étoit venue implorer son secours. Agathe dans ce moment n'avoit point d'argent, son maître étoit absent. Sa charité active ne vouloit pas attendre son rétour, elle prit toutes ses hardes, elle se dépouilla même de la robe qui la couvroit, mit tout en gage, fut délivrer le prisonnier & revint le cœur rempli de joie, comblée des bénédictions des enfans & de la femme, recevoir son maître qui, aussi heureux qu'elle, venoit lui proposer une nouvelle occasion d'exercer sa charité. Agathe ne lui donna pas le tems d'achever le détail qu'il lui faisoit de ce qui venoit de lui arriver; impatiente d'aller offrir ses services à Dorsan, elle lui en demande la demeure, & aussi-tôt qu'elle le sçait, elle le quitte, descend avec précipitation l'escalier, se jette dans le premier carosse de place qu'elle rencontre & arrivée chez Dorsan elle ne permet pas à sa femme ni à ses enfans de lui rendre aucuns soins; en vain ils vouloient s'opposer à son zele, il fallut qu'ils cédassent à ses prieres; qu'ils prissent du repos & qu'ils lui laissassent toute la fatigue du jour & de la nuit. Ce que Dorval venoit de faire pour ces infortunés, ne satisfaisoit pas encore parfaitement son cœur bien faisant; il les avoit arrachés au malheur, il les vouloit dans le bonheur & dans le bonheur le plus assuré; il avoit fait cesser leurs larmes, il desiroit avec ardeur de les voir dans la joie, dans le repos, dans l'aisance & même dans l'abondance. Le tableau des maux qu'il leur avoit vu souffrir, se retraçoit sans cesse à son esprit. L'état où il les avoit trouvés, toujours présent à son imagination, émouvoit son cœur. Dans des momens oubliant ses bienfaits, il croyoit encore entendre leurs sanglots, & ses yeux se remplissoit des larmes de la douleur; mais bientôt en se rappellant les expressions de leur reconnoissance, le plaisir de les sçavoir heureux, lui en faisoit répandre d'attendrissement. Il avoit dans sa maison un appartement totalement séparé du sien, beaucoup plus agréable, plus grand & plus orné que celui qu'il occupoit. Dorsan pouvoit y loger commodément avec toute sa famille. Mais Dorval, en formant le projet de lui faire accepter cet arrangement, vouloit par délicatesse, le devoir à l'amitié & non à la reconnoissance; plus il connoissoit Dorsan, plus il le voyoit, plus il desiroit qu'il fût son ami. Il lui trouvoit une âme noble, un caractere franc,un esprit juste de la douceur, du désintéressement & sur-tout une grande vérité, beaucoup de complaisance sans bassesse, de la hauteur sans fierté, une grande amenité & point de foiblesse; mais ce qui le touchoit le plus, étoit de ne jamais remarquer en lui la petite honte de ses infortunes, & encore moins la petitesse de rougir des secours qu'il recevoit. Rien ne flatte plus une âme généreuse que de voir ceux sur qui elle répand ses bienfaits, s'en honorer sans s'avilir par une reconnoissance basse & rampante. Dorsan parloit à son ami de sa gratitude; mais ses gestes, ses regards, ses soupirs tout exprimoit la sensibilité de son âme, & cet épanouissement qui caractérise la véritable joie du cœur, qui prouve son bonheur, & fait celui de ceux qui la causent. Quand vous les quittez, lui dit son Agathe, leur unique occupation est de s'entretenir de vous; les premiers vœux qu'ils offrent au Ciel en commençant la journée, sont pour vous; & c'est avec la même ardeur qu'ils la finissent. On diroit que le pere & la mere, voudroient ôter du cœur de leurs enfans les sentimens de la nature, pour n'y laisser que ceux de la reconnoissance. “O mes enfans! leur disoit en“core hier leur respectable “pere en arrosant leurs visages “de ses larmes, si je vous ai “donné la vie, c'est Dorval, “c'est mon ami qui vous l'a “conservée! Sans lui, sans ses “bienfaits je ne goûterois pas “le plaisir de vous tenir dans “mes bras; les caresses de votre mere vous seroient ravies, qu'il vous soit toujours “plus cher que nous & que “vous-même. Mes enfans, “mes chers enfans! ne soyez “jamais ingrats; si vous le deveniez, je vous haïrois autant “que je vous aime. Cependant la santé de Dorsan se rétablissoit, tous les jours il prenoit de nouvelles forces; les soins d'Agathe, le plaisir de sçavoir sa femme & ses enfans heureux & contens, plus que cela la satisfaction de voir tous les jours son bienfaiteur, avoient chassé de son sang le poison du chagrin. Il pouvoit, sans aucun risque, quitter son appartement & supporter le mouvement du carosse. Dorval n'attendoit que ce moment pour exécuter le projet que son amitié lui avoit fait former de l'attirer chez lui. D'ailleurs, il étoit si sûr d'être aimé, que n'écoutant plus sa trop grande délicatesse, il résolût de ne pas tarder plus long-tems à se procurer le bonheur de passer tous les momens de sa vie, avec ceux qui en faisoient les charmes;depuis qu'il les connoissoit, être avec eux étoit le seul plaisir qui le touchât. Dans cette résolution, il vint, un matin, trouver Dorsan: “j'ai un reproche à vous faire, “lui dit-il, en l'embrassant; “vous ne m'avez pas encore “rendu aucuns soins; vous pouvez, sans danger, vous exposer au grand air; pour réparer vos torts, venez aujourd'hui, avec toute votre famille, dîner chez moi. Ma “maison est, & sera toujours “pour vous le temple de l'amitié; venez-en recevoir les “assurances. „ Deux carosses les attendoient, ils partirent. Agathe seule, dans le secret, resta pour payer l'hôte & pour faire transporter toutes les hardes. En arrivant chez lui, Dorval les conduisit dans l'appartement qu'il leur avoit destiné. “Me pardonnerez-vous, leur “dit-il? Vous n'êtes pas ici “chez moi; cet appartement “est à présent le vôtre; car j'ai “assez compté sur votre amitié, pour oser présumer que “vous habiteriez sans répugnance la même maison que “moi. Rien, désormais, mon “cher Dorsan, ne pourra “rompre notre union. La “mort seule doit nous séparer. Partagez sans répugnance ma fortune; elle me seroit odieuse, si vous me re“fusiez. O mes amis! jouissons du seul vrai bonheur “qui soit sur la terre: l'amitié sans contrainte est la vraie “félicité de ce monde. Je serai heureux du bonheur dont “vous jouirez; vous le serez “du mien „.. En disant cela, de douces larmes couloient de ses yeux; il tenoit dans ses bras son ami; Dorsan le pressoit dans les siens. Ils vouloient parler, mais leurs soupirs étouffoient leurs voix. Mad. Dorsan & ses enfans imitoient leur silence, répandoient des pleurs, soupiroient avec peine. La reconnoissance bien sentie, n'a pas d'expression plus persuasive. Rien n'étoit échappé aux soins prévenans du généreux Dorval. Une garderobe, bien montée de différents habits d'homme & de femme, avoit été placée, par ses ordres & à l'insçu de tous ses gens, dans cet appartement. Des femmes pour Madame Dorsan, étoient prêtes à la servir. Des valets à leurs livrées leur furent présentés, de façon à faire croire que c'étoit par leurs ordres qu'ils avoient été arrêtés. Par cette ruse délicate, tout le monde fût persuadé que Monsieur & Madame Dorsan, jouissant de la plus grande aisance, amis depuis long-tems de Dorval, & quittant la Province, venoient s'établir à Paris, louoient l'appartement qu'ils occupoient, & s'étoient accommodés de tous les meubles. C'est ainsi qu'une âme noble & sensible, prévoit tout, & épargne à l'amour propre de ceux qu'elle oblige, jusqu'aux plus petites mortifications. La bonne Agathe auroit été bien sensible à celle qu'on lui auroit donnée, en la séparant de Mlle Dorsan. Elle l'aimoit comme sa fille; elle demanda de rester auprès d'elle. Mlle. Dorsan le desiroit autant qu'elle; les soins qu'elle avoit pris de son pere, les attentions qu'elle avoit eues pour elle, son bon cœur, ses vertus, sa raison simple & naturelle;tout cela lui avoit gagné son amitié & son estime. Dorval saisit avec empressement cette nouvelle occasion d'obliger en même tems deux personnes qu'il aimoit, la joie de l'une & de l'autre fut pour son cœur une nouvelle jouissance, & pour M. & Mad. Dorsan un nouveau motif de reconnoissance; ils virent avec plaisir leur fille entre les mains d'une femme estimable, que ses vertus élevoient au-dessus de son état & dont les avis & les conseils pouvoient être très-utiles à leur fille. Mlle. Dorsan n'étoit pas belle; mais, à quinze ans, on est du moins jolie. La fraîcheur de son teint, la blancheur de sa peau, des couleurs plus vives que celle de la rose qui vient d'éclore, attiroient sur elle les regards. L'art ne lui avoit pas appris à avoir des grâces; la nature lui en avoit donné de plus touchantes, qui fixant l'attention, affectoient le cœur & inspiroient l'admiration. A l'âge de Mlle Dorsan on a peu de culture, encore moins d'usage, & point d'expérience. Tout gêne, tout embarrasse; la conversation, si elle n'est très-futile, fatigue & ennuie. La nature, prodigue en faveur de Mlle. Dorsan, avoit réuni en elle, aux fleurs du printems les fruits de l'automne. Sa conversation étoit simple, mais elle occupoit, ayant toujours le mot de la chose; si elle pouvoit parler de tout, elle pouvoit avec facilité répondre à tout. Sans apprêts dans ses discours, sans prétention dans ses actions, son maintien étoit noble, modeste & aisé. Vive & gaie, le plaisir la touchoit sans l'affecter vivement; elle scavoit s'en priver sans douleur, quand celui des autres le demandoit. Il lui étoit déjà échappé plusieurs traits de fermeté & de courage, qui faisoient juger que son âme seroit forte. Tout prouvoit que son cœur étoit tendre & sensible, bon & généreux; & à la chaleur de ses réparties, à leur justesse, on jugeoit que son esprit étoit vif, ardent & sage, & qu'il seroit même lumineux; lorsque plus cultivé, il auroit acquis plus de connoissances. Dorval n'avoit pas encore senti les traits de l'amour. Trompé par le caprice & par la volupté, son imagination l'avoit enchaîné, pour quelques momens, au char de la beauté. Le peu de durée de ses captivités, lui avoit appris qu'aimer n'est pas desirer; que l'estime seule donne le sentiment de l'amour; que respecter l'objet aimé, le préférer a soi-même, c'est assurer son bonheur en assurant la durée du sentiment qui le produit; que qui veut en jouir, doit moins le chercher dans la satisfaction des sens, que dans celle du cœur; que si les plaisirs de la volupté sont vifs, ils sont aussi suivis de dégoûts, d'ennui, & souvent de remords, s'ils ne sont légitimés par le sentiment, & avoués par la vertu. Si Dorval fut d'abord touché de la triste situation où il trouva Mlle Dorsan, elle ne le dut alors qu'à la sensibilité de son cœur; c'étoit le sentiment de la compassion; & il n'étoit pas plus vif pour elle que pour toute sa famille: s'intéressant au sort de tous ceux qui la composoient, il desira de les rendre tous aussi heureux qu'ils avoient été malheureux; plus il y travailla, plus cet intérêt devint vif & pressant. Une âme généreuse se fait toujours de ses bienfaits, une nouvelle raison d'aimer ceux qui les reçoivent. Quand, par ses soins, Dorval vit le bonheur de Dorsan & de toute sa famille bien assuré, le plaisir de les en voir jouir, affecta son cœur, mais ne l'occupa plus entiérement. N'éprouvant pour eux ni trouble, ni allarmes, son esprit fut plus libre & son imagination moins agitée. Il vit alors les vertus & les qualités de Mlle Dorsan dans un jour plus frappant. Auparavant il ne les avoit, pour ainsi dire, qu'apperçues: à portée de remarquer mieux leurs développemens rapides, il n'en fut d'abord qu'étonné; mais l'intimité la lui rendant plus intéressante, il s'en occupa davantage. Un sentiment tendre s'empara de son cœur. Dorval se trompa sur sa nature; il le prit pour celui de l'amitié, c'étoit celui de l'amour. Aucun des mouvemens impétueux qui, ordinairement, l'accompagnent, ne se faisoit sentir, ne troubloit, ni n'agitoit le cœur qu'il remplissoit. Il étoit naturel qu'un homme qui n'avoit encore éprouvé que la passion de l'amour, en méconnut le sentiment. Ainsi, Dorval se croyoit libre, & il étoit dans les chaînes. Chaque jour leur donnoit de nouvelles forces. Chaque jour quelque nouveau motif d'estimer & d'admirer Mlle Dorsan, la faisoit plus aimer. Ces tendres caresses de l'enfance, que la reconnoissance rend plus expressives, quand aux premiers rayons de la raison, la vertu de celui qui les reçoit les rend innocentes; ces confiances puériles, ces ouvertures minutieuses, tout cela étoit autant de moyens qui assuroient à l'amour sa conquête. Mais la tranquillité dont Dorval jouissoit, ne pouvoit pas durer. Dans les cœurs corrompus l'amour s'affoiblit en vieillissant; dans les cœurs vertueux il acquiert alors plus de force & plus de vivacité, & c'est cette vivacité qui ôte le repos & bannit la paix. Content, satisfait, Dorval étoit heureux, lorsqu'il étoit auprès de celle dont il ne se croyoit que l'ami. Au commencement, il la quittoit sans efforts; mais bientôt ne s'éloignant d'elle qu'avec peine, il devenoit impatient, sombre & rêveur, rien ne pouvoit alors lui plaire, l'ennui le dévoroit. Plus de suite dans ses idées, plus de justesse dans ses raisonnemens. Entiérement différent de lui-même, ses domestiques le méconnoissoient; ils s'étonnoient de lui voir des vivacités, de l'humeur, quelquefois même de la brusquerie. Ils commençoient à le craindre, mais sans cesser de l'aimer. Ils le voyoient, avec étonnement, injuste dans des momens, dans d'autres moins humain, moins compatissant, & souvent même négligeant de faire du bien. Cet état étoit violent. Mais pour le faire cesser, il falloit que Dorval, plus éclairé sur la situation de son cœur, pût en connoître la cause; il falloit que cette fermentation intérieure s'exaltât; sans une explosion violente, le feu concentré qui le consumoit, l'auroit dévoré. Dans l'agitation, dans le trouble, son esprit obscurci, n'avoit pas la liberté d'apprécier, de rapprocher & de combiner; il étoit malade & ne discernoit pas la nature de son mal. Un événement imprévu dissipa cette obscurité, & ralluma en lui le flambeau de la raison presque éteint. Un jour, qu'il revenoit avec M. Mad. Dorsan & leur fille de la campagne, les chevaux de son carosse prirent le mors aux dents. En vain le Cocher voulut les retenir, tous ses efforts furent inutiles; obligé d'abandonner les rênes, il fut renversé de son siége. Les cris des spectateurs, les clameurs des laquais, augmentant l'ardeur des chevaux, ils se précipiterent vers la Seine, qui bordoit le chemin, & entraînerent le carosse avec tant de violence, qu'ils le renverserent dans l'eau. Cet accident, ou la fraîcheur de l'eau,les força de s'arrêter; mais il exposa ceux qui étoient dedans à un nouveau danger. L'eau, qui entroit avec impétuosité par les portieres, les menaçoit de les étouffer. Dans ce péril, Dorval, sans trop sçavoir ce qu'il fait, prend dans ses bras Mlle Dorsan, qui avoit perdu connoissance; il s'élance par la portiere au milieu des eaux, (dans cet endroit elles étoient très-rapides); & pour gagner le rivage, il falloit aller contre le courant. Mais l'amour avoit doublé les forces de Dorval. Il nâge avec une vigueur surprenante, & parvient enfin, avec une peine infinie, jusqu'au rivage; mais si épuisé de fatigue, qu'ayant à peine touché la terre & posé sur la pélouse son fardeau, il tomba à ses côtés, sans sentimens. Quel spectacle pour M. & Mad. Dorsan, lorsque portés au même endroit par des Mariniers qui étoient venus à leur secours, ils virent leur fille & leur ami, sans force, sans sentimens, les yeux fermés, le tein livide, ne donnant plus aucun signe de vie! Tous les caracteres de la mort étoient tracés sur leur visage; un reste d'espérance les soutint contre le désespoir & la douleur, & leur donna des forces. Aidés par leurs gens, ils essaient de rappeller à la vie ces deux objets de leur tendresse. Dorval fut le premier qui ouvrit les yeux; mais la vue de Mlle Dorsan étendue à ses côtés, sans mouvemens, lui ravit au même instant, le peu de force qu'il venoit de recouvrer. Mais peu de tems après Mlle Dorsan reprit les siennes. Son pere & sa mere la tenoient dans leurs bras & s'efforçoient de lui cacher le corps de leur ami. Mais l'intérêt qu'elle prenoit à son sort, trompe leur tendresse; elle surmonte tous leurs efforts, elle l'appelle, elle le cherche, & l'ayant apperçu, elle écarte, avec violence, tous ceux qui l'entourent. Nulle considération ne peut la retenir, nul respect humain ne peut la modérer. Elle se jette auprès de lui, souléve d'une main tremblante ce corps qui lui paroît inanimé, appuye sa tête sur ses genoux, panche son visage sur le sien, étouffe avec effort ses sanglots, approche sa bouche de la sienne; un torrent de larmes couloit de ses yeux, elles inondoient le visage de son ami. Ces larmes plus puissantes que tous les Elexirs qu'on lui fait respirer, ces soupirs vivifians de l'amour épouvanté qui sortent avec pétulance de son cœur, rapportent dans les veines de Dorval des étincelles de feu, qui le rappellent enfin à la vie. Il ouvre les yeux, & dans les bras de celle qui le rend à la lumiere, il la demande à sa mère. Un me voilà, le jette dans un trouble affreux & livre tous ses membres à un tremblement involontaire; la crainte de l'avoir perdue pour toujours, avoit fait sur son cœur une telle impression, qu'il ne pouvoit se persuader que ce fût elle qu'il voyoit & qui lui parloit. Les épreuves de l'amour ne sont jamais équivoques; celle qu'il venoit de faire subir au cœur de Dorval, l'éclaira sur la nature de ses sentimens. Elle lui apprit que ceux qui le remplissoient pour Mlle Dorsan, plus vifs que ceux de l'amitié, caractérisoient l'amour le plus tendre, & que la possession de l'objet qu'il adoroit, manquoit à son bonheur. En même tems, Mlle Dorsan apprenoit aussi à connoître l'état de son cœur. Tout ce qu'elle venoit d'éprouver de craintes & d'allarmes; les inquiétudes même qui la tourmentoient encore, étoient autant de traits de lumiere qui l'éclairoient. L'effet que produisit la certitude d'aimer, fut de lui causer un mouvement de honte qui la fit rougir de ce qu'elle venoit de se permettre, & de crainte de ne pas obtenir un retour de sentimens qui justifiât les siens. A quinze ans, on a encore une méfiance de soi-même, qui empêche de bien connoître tous ses avantages. L'amour propre allarmé ne se calme, que lorsqu'il est bien assuré de sa conquête. Cependant M. & Madame Dorsan, entiérement occupés du plaisir de n'avoir plus rien à craindre pour leur fille & pour leur ami, se livroient à cette joie vive du cœur qui s'exprime par les larmes & par les soupirs. Des bras de Dorval, ils passoient dans ceux de leur enfant. En vain s'efforçoient-ils de parler, le sentiment étouffoit leur voix. Dorval, aussi ému, leur rendoit leurs caresses avec vivacité; il les quittoit pour se jetter aux genoux de leur fille, il lui prenoit les mains, il y colloit ses lèvres brûlantes; & ses yeux, fixés sur les siens, lui exprimoient tout ce qu'il ressentoit d'amour & d'amitié. L'arrivée d'un carosse, qu'on avoit envoyé chercher, interrompit cette scène éloquente, & les fit ressouvenir qu'il importoit à leur santé de revenir promptement à Paris, pour y prendre d'autres vêtemens. Il étoit à craindre que l'humidité des leurs ne les jettât dans quelques accidens fâcheux. L'habitude des louanges donne aux femmes, presqu'en naissant, un orgueil qui leur fait croire qu'elles ont reçu de la nature le droit de soumettre à leur beauté les cœurs de tous les hommes. Ce n'est que lorsqu'elles commencent à recevoir l'impression du sentiment, & que les traits de l'amour ont fait aux leurs des blessures profondes, qu'elles commencent à s'intimider. L'amour propre alors perd sa force;le désir d'être aimées, leur donne la crainte de n'être pas assez aimables. Elles se croient moins parfaites, parce qu'elles souhaitent de l'être davantage. Elles employent tout l'art de la coquetterie, dans l'espérance d'y trouver tout ce qu'elles pensent que la nature leur a refusé. Ce sont des combinaisons perpétuelles, des soins continuels, des attentions éternelles à toutes les parties de cet art séducteur: une étude enfin aussi constante qu'assidue de tous ces sécrets, & qui ne peuvent cependant absolument les contenter. Mlle Dorsan, toujours simple dans sa parure, avoit toujours méprisé le soin de s'en occuper: à peine ce fut-elle apperçue qu'elle aimoit, qu'un desir violent d'être belle la tourmenta. Elle eut recours à toute la magie de la coquetterie. Sa toilette devint longue. Jamais elle n'étoit contente de l'art de ceux qu'elle employoit; vingt fois elle leur faisoit recommencer une boucle de cheveux, & jamais elle ne la trouvoit bien faite. S'il falloit placer une fleur, c'étoit avec un soin infini; elle avoit employé des heures entieres à la choisir; étant mise, elle la trouvoit moins belle, il falloit l'ôter & une autre la remplaçoit sans lui donner plus de satisfaction Avant que de s'arrêter à un ajustement, tous les autres étoient passés en revue. Souvent, lorsqu'elle étoit habillée, il lui paroissoit de la plus grande conséquence de prendre une autre robe, qu'elle croyoit mieux faite, ou d'une étoffe plus agréable, ou pomponnée avec plus de goût. Si son miroir lui disoit qu'elle avoit réussi dans cette préférence, elle le croyoit un moment, & l'instant d'après elle rejettoit son témoignage, couroit consulter Agathe, puis sa mere, puis son pere, & restoit toujours dans l'incertitude: Dorval seul avoit le droit de la persuader. Une autre crainte, alors, la tourmentoit; l'approbation de son amant lui devenoit suspecte. Elle l'attribuoit à sa complaisance, elle prenoit les louanges qu'il donnoit à sa parure pour l'effet de sa politesse. Lors même qu'il faisoit l'éloge de ses grâces ou de ses attraits, elle le soupçonnoit de peu de sincérité. Un homme aussi riche que Dorval, d'une réputation de probité & de bonté aussi bien établie que la sienne, avoit, suivant elle, le droit de prétendre à la conquête de toutes les femmes; elle s'en faisoit une raison pour douter de la vérité de tout ce qu'il lui disoit d'agréable ou de tendre. Dans d'autres momens son amour propre, prenant le dessus, étoit bientôt terrassé parle sentiment de la crainte, qui la dégradant elle-même à ses propres yeux, lui persuadoit qu'elle n'avoit ni assez de mérite, ni assez de beauté pour conserver toujours l'hommage d'un cœur qu'elle croyoit ne pas mériter. Si par hazard, si par bienséance Dorval marquoit quelques attentions à quelqu'autre femme, elle se troubloit, elle s'allarmoit, elle devenoit d'une humeur qui la rendoit méconnoissable & même insupportable à tout le monde; mais aussi un geste, un regard, un mot de tendresse de son amant rendoient le calme & la tranquillité à son cœur & elle reprenoit son état naturel de douceur & d'affabilité. Avec la même rapidité, la moindre politesse, la moindre phrâse de galanterie de son amant, qui n'étoit pas pour elle, la livroit de nouveau à toutes ses inquiétudes, la rendoit sombre, rêveuse, quelquefois même impolie & toujours brusque: à peine lui pardonnoit-elle les attentions qu'il avoit pour sa mere; tout lui portoit ombrage, elle lui scavoit, même mauvais gré des sentimens d'amitié qu'elle lui voyoit pour son pere, ou de l'intérêt qu'il prenoit aux infortunés qui imploroient son secours. Son cœur avide vouloit le sien tout entier. Il lui paroissoit que le moindre partage étoit un vol qu'on lui faisoit & une injustice dont elle devoit s'offenser. Pour tout autre que son pere & sa mere, cette égalité étoit surprenante; on en cherchoit la cause fans pouvoir la deviner. M. & Mad. Dorsan, témoins de ce qui s'étoit passé, connoissoient l'état du cœur de leur fille; & comme ce qui leur avoit fait faire cette découverte, leur avoit aussi fait juger de celui de Dorval, ils n'en étoient pas inquiets. L'amour a des caracteres si vifs, ils sont si différens de ceux de l'amitié, que pour ceux qui les observent avec intérêt, il est impossible de ne pas les distinguer. C'étoit avec complaisance que ces tendres parens se confirmoient dans l'idée flatteuse de voir l'union de deux cœurs, qui intéressoient, si puissamment les leurs; leur ami devenir leur gendre, leur fille heureuse dans les bras d'un homme à qui ils devoient tout; d'un homme qu'ils estimoient plus que tous les autres mortels cet espoir les remplissoit d'une joie bien satisfaisante. Tandis qu'ils sy livroient avec plaisir, mille craintes agitoient leur ami. Plus le cœur est sensible, plus il est délicat, & cette délicatesse fait le tourment des premiers momens de l'amour. Dorval aimoit avec vivacité. Si dans des instans il se plaisoit à se croire aimé, dans d'autres il craignoit que le retour dont il voyoit qu'on paroit sa tendresse, ne fût que le sentiment de l'amitié ou de la reconnoissance. Son imagination féconde à le tourmenter, lui formoit mille chimeres, que la force de ses allarmes le portoit toujours à prendre pour des réalités. Beaucoup plus âgé, ce disoit-il, que Mlle Dorsan, je dois être pour elle un objet fort indifférent. Dans le printems les fleurs ont droit de plaire; ce n'est que lorsque “l'été a pris la place de cette “agréable saison qu'on en savoure les fruits. Je ne puis “être heureux qu'en unissant “mon sort à celui de Mlle “Dorsan; mais si elle accepte ma main, je ne la devrai “peut-être qu'au souvenir “de ce que j'ai fait pour elle “& pour ses parens; peut-être “à sa soumission à leur volonté; peut-être même à cette “triste situation où l'a réduite “la bisarrerie de la fortune. “N'ayant pas de bien, elle se “fera, sans doute, une raison “de l'opulence où elle me “voit pour surmonter sa répugnance. Elle est jeune, & à “cet âge on désire de se voir “orné de bijoux, on aime les “ajustemens, on se plaît à com“mander à un nombreux domestique, à avoir de beaux “équipages, à paroître avec “éclat dans le monde & à jouir “de ses plaisirs; Paris a pour “la Jeunesse des attraits séduisans. Si, à quinze ans, on “n'est pas encore coquette, le “germe de la coquetterie qui “commence à se développer “dans le cœur d'une jeune personne est presque toujours “ce qui la détermine dans le “choix d'un époux. Si devenu celui de Mlle Dorsan, “je m'apperçois, que ce ne “soit pas son cœur qui m'ait “donné sa main; ce sera pour “mon amour un supplice affreux. La crainte de ne pas “faire son bonheur me suivra “par-tout, & troublera tous “les momens de ma vie. Ces tristes réflexions occupoient continuellement l'esprit & le cœur de Dorval, elles l'accabloient du poids énorme de leur amertume. Voir celle qu'il adoroit, sensible à sa tendresse, donnoit de tems en tems quelques momens de plaisir à son cœur agité; mais le moindre nuage, la plus foible teinte de chagrin, qu'il appercevoit sur le visage de sa maîtresse, confirmoit toutes ses allarmes & le replongeoit dans le trouble & l'agitation. Plus sombre alors, plus inquiet, plus rêveur, il fuyoit le monde; croyant fuir l'ennui, il le trouvoit par-tout. Il quittoit la solitude avec le même empressement qu'il l'avoit recherchée. Et, aussi-tôt, fatigué des plaisirs de la société, il revenoit se livrer à tout le noir de ses réflexionsDorval n'étoit plus cet homme aimable, qui faisoit l'agrément de la société; une taciturnité imbécille le rendoit ennuyeux & importun à tout le monde. On ne trouvoit plus en lui cet esprit agréable que le goût, les grâces, la gaïté accompagnoient toujours; ce jugement solide & sage qu'on admiroit en lui, ne se retrouvoit plus dans sa conversation. Elle étoit sans but, sans liaison, sans suite, & tellement confuse, qu'elle n'étoit pas soutenable; sa distraction étoit si grande, si continuelle, qu'aucune espece d'occupation ne pouvoit le fixer ni l'attacher. Les sentimens de l'amitié, moins vifs, mais aussi tendres que ceux de l'amour, produisoient aussi les mêmes effets. M. & Mad. Dorsan connoissant les dispositions du cœur de leur fille & de leur ami, ne concevoient rien à l'état de Dorval. Ils étoient bien éloignés d'en deviner la cause. „L'amour certain de “sa conquête, se disoient-ils, n'a pas ce caractere de “trouble & d'allarmes; l'in“certitude seule peut produire cette agitation; si “Dorval aime, il est sûr d'être aimé; tout le lui a dit, tout “le lui a prouvé; peut-il en “douter après co qui s'est passé dans la prairie le jour de “ce cruel accident? S'allarmeroit-il du changement qu'il “a pu remarquer, & qui s'est “fait depuis ce moment dans “Mlle Dorsan. Peut-il en “ignorer la cause. La coquetterie qu'il voit en elle, n'est “pas ce sentiment de l'amour “propre qui fait desirer de “séduire l'imagination des “hommes, sans se soucier de “mériter leur cœur. L'indifférence qu'elle marque pour “tous les hommages que les “autres hommes lui rendent, le froid avec lequel elle reçoit les louanges qu'ils lui “donnent, la sensibilité qu'elle “laisse voir au contraire pour “celles de Dorval, est une “preuve non équivoque du “motif qui la fait agir. Quand “il est absent, la parure l'importune; elle ne s'apperçoit. “de son négligé qu'au moment qu'elle va le revoir. “Qui peut donc troubler notre ami? Qui peut causer “l'agitation où nous le voyons? Maître de son sort, “qui l'empêche de se rendre “heureux? Craindroit-il qu'un “vain orgueil nous fît mépriser son alliance? Ne connoît-il pas notre façon de “penser? Le sang qui coule “dans ses veines, s'il n'est “pas noble, est épuré par les “vertus qu'il posséde, elles le “rendent notre égal, & ses “bienfaits même l'élevent au-dessus de notre fille; non, “cette crainte chimérique, “n'est pas ce qui tourmente “Dorval; il est plus probable qu'une considération politique, en est la cause. Avant “de nous connoître, il avoit “pris avec le Marquis & la “Marquise de Maineviller un “espece d'engagement qu'il “ne peut peut-être présentement se refuser de remplir, “sans nuire à sa fortune ou à “son ambition. Il est combattu par la crainte d'y manquer, & par le desir de faire “le bonheur de celle qu'il aime. S'il voit le sien dans son “union avec elle; il y voit “peut-être aussi la perte de “son état, s'il le doit au Marquis & à la Marquise ou “à quelqu'autre Protecteur. “Presque tous sont intéressés, “ils se font de la fortune de “leurs protegés un moyen, ou “de réparer la leur, ou de “payer les services qu'on “leur a rendus, ou même de “remplir les obligations que “la nature leur impose, & “que le mauvais état de leur “fortune ne leur permet pas “de satisfaire. Nous devons “trop à Dorval pour ne pas “percer ce mystere. Connoissons le véritable état de son “cœur; sçachons la vraie cause de la situation pénible où “nous le voyons. Si l'amour qu'il a pour notre fille fait son malheur, fuyons; il pourra alors l'oublier,& retrouver sa tranquillité. Le sacrifice du bonheur de notre “enfant est affreux; mais c'est “un devoir que la reconoissance nous impose. Quand “toutes les horreurs de la misere devroient refondre sur “nous, il faudroit encore les “préférer au remords dévorans de causer le malheur de notre ami, de notre “bienfaiteur. Bien affermis dans cette résolution, M, & Mad. Dorsan passerent dans l'appartement de Dorval. Dans le moment où ils entrerent, il étoit si fort livré à tous ses chagrins, qu'il ne les apperçut pas. Le préjugé des conditions se retraçoit alors à son esprit, exerçant tout son empire: sur M. & Mad. Dorsan, faisant même sentir aussi sa puissance au cœur de leur fille. Son âme accablée sous le poids de la douleur, étoit sans mouvement. Dans cet état d'angoisse, les idées se succédent avec rapidité; elles s'échappent si promptement, qu'elles ne laissent après elles aucunes traces qui fixent & qui arrêtent. Le physique seul a du ressort, tout le reste est suspendu. L'imagination s'agite, mais ne produit rien; l'esprit est obscurci, ou dans le vague; c'est presque l'anéantissement de la mort. Le bruit que firent en entrant M. & Mad. Dorsan, ne tira pas leur ami de cette cruelle situation. Ils étoient auprès de lui, & il ne les voyoit pas. Ils lui parloient & il paroissoit sourd à leur voix; la tête appuyée sur une de ses mains, les yeux fixés sur la terre, ils auroient pu douter s'il existoit encore, si un soupir qui s'échappa avec force de son cœur affligé, ne les eût rassurés. „Ah! mon “ami, s'écria Dorsan en se “jettant dans les bras de Dorval, que vous ai-je fait? “Pourquoi cessez-vous de “m'aimer? Ai-je mérité que “vous me fissiez un mystere “des chagrins qui vous dévorent? Sont-ils de nature, à “ne pouvoir être adoucis par “l'amitié? Vous connoissez “mon cœur Dorval, mon cher “Dorval! falloit-il m'arracher “des bras de la mort, me “rendre ma femme & mes “enfans, prêts à périr de misere, sauver ma fille de la “fureur des flots, me faire “goûter le plaisir de devoir “tout mon bonheur à tes bienfaits, pour me déchirer le “cœur par le spectacle affreux “de te voir malheureux? Parle, ouvre-moi ton cœur; “quelles sont tes peines? “quels sont tes chagrins? “Rompt cet odieux silence; “ou, me croyant cruellement “offensé, je renonce à ton “amitié; je fuis tes bienfaits; je te quitte & me sépare de “toi pour toujours, j'irai, avec “toute ma famille, regretter “dans la misere, les momens “que tu m'as fait passer dans “l'abondance. Dorval tu es “généreux, mais tu n'es pas “mon ami! Dorsan ne put en dire davantage. Il embrassoit son ami, ses larmes couloient en abondance, ses soupirs étouffoient sa voix; ceux de sa femme, les pleurs dont elles mouilloient les mains de Dorval dont elle s'étoit saisi, le forcerent à rompre le silence. “Ah! mes amis ... quel dessein est le vôtre? me quitter! “m'abandonner!... me ravir!.. Eh bien vous le voulez; connoissez mon cœur.... “Il aime, & l'objet qu'il adore, Dorsan, dépend de vous. “Mon ami, mon cher ami! “sans la possession de ta fille, “je ne puis être heureux: ma “fortune peut me donner le “droit d'aspirer à sa main, “mais ma naissance ... Arrêtez! interrompit vivement 'Dorsan, n'offensez pas votre ami. Ta crainte est chimérique, mon cher Dorval. Ne “blesses pas mon cœur, n'offenses pas ma vertu; respecte 'mon amitié, ma reconnissance, mon honneur. Un “vain préjugé, ne sera jamais “la regle de ma conduite. “Le hasard, il est vrai, me “donne le médiocre avantage “d'une naissance illustre. Si “elle est au-dessus de la tien“ne, je la prise moins que tes vertus. Sois mon gendre, “sois mon fils, sois mon “ami, mon bienfaiteur; je “m'honore de ton alliance, “je la préfere à la plus illustre. La satisfaction de ma “vanité, vaut-elle celle de mon “cœur? connois-moi, connois “mon âme. Sans biens, mon “cher Dorval, tu serois aussi “pauvre que je le suis moi-même, que je voudrois encore que tu fusses mon gendre; je m'honorerois de ton “alliance, autant que je me “réjouirois de partager avec “toi ma fortune. L'usage “que tu fais de tes richesses, “a forcé même l'envie au “silence qui oseroit te les réprocher. Le sang qui coule dans mes veines, s'il est “plus noble, n'est pas plus “pur que le tien. Viens .... “allons, allons demander à “ma fille de ratifier le serment que je te fais d'unir “son sort au tien. Il ne seroit pas juste de disposer “d'elle, sans son aveu. Je crois; “continuoit-il, en souriant, & “en embrassant de nouveau “son ami, qu'elle se soumettra sans répugnance à mon “autorité & à celle de sa “mere. “Cette démarche me paraît un peu précipitée, dit “alors Mad. Dorsan. Ménagez la timidité de ma fille. “Retardez, je vous prie, de “quelques momens cette entrevue, laissez-moi le tems “de la prévenir. Vous connoissez sa sensibilité; il est “plus dangereux souvent d'éprouver le sentiment du “plaisir que celui de la douleur; je sonderai son cœur; je le forcerai par mes caresses, à me faire l'aveu de “ce qui s'y passe & cet aveu “la disposera à apprendre de vous ce que nous venons “de résoudre pour son bon“heur. Employez ce tems, “continuas-elle, en s'adressant à son mari, à instruire “Dorval de la véritable cause de nos malheurs. C'est “un détail que nous lui devons; non pas tant pour lui “que pour le Public, qui “sans connoître la véritable “source de nos disgraces; “le blâmera sûrement de “s'allier à une famille qu'il “croira méprisable. Vous le “sçavez: tel est l'injustice de “ce même Public; il couvre “de honte les infortunés,il “les rend responsables des “maux qu'ils endurent & “pour s'excuser de n'y être “pas sensible, on les attribue “toujours à leur inconduite. “On leur fait un crime de l'état où ils sont pour avoir “moins à rougir de les abandonner. Madame Dorsan, les ayant quitté, son mari commença, ainsi, l'Histoire de ses malheurs. Histoire de M. Dorsan. Je suis né, mon cher Dorval, avec un cœur sensible, une âme fiere & une imagination vive & ardente. Dès ma plus tendre enfance, j'ai senti couler dans mes veines le sang actif & bouillant des Bretons. Mon pere jouissoit d'une grande considération dans sa Province. Sa naissance étoit illustre; ainsi que ma mere, ils descendoient de nos anciens Ducs. Sa fortune n'étoit pas considérable; de tous les grands biens qu'avoient possedés nos ancêtres, il ne lui restoit qu'une terre, où il demeuroit. Il avoit servi dans sa jeunesse; mais une injustice qu'il avoit essuyée, lui avoit fait quitter le service, au moment où il alloit recevoir le prix du sang qu'il avoit versé pour sa patrie, & des grands biens qu'il avoit été obligé de lui sacrifier pour se soutenir pendant la guerre. Dans sa retraite, le soin de mon éducation l'occupa tout entier; j'appris de lui tout ce qu'un homme de mon état doit sçavoir, pour n'avoir pas à rougir de sa naissance; & de ma mere, tout ce qui le rend agréable dans la société. L'un & l'autre avoient les mêmes vertus, les mêmes principes, la même morale. De ce qu'on avoit été injuste à leur égard, ils ne s'en firent pas une raison pour que leur fils restât inutile à sa patrie. Ils me mirent, de bonne heure dans le service. Une Compagnie, dans le Régiment de....me fut accordée. Je partis pour aller joindre mon Corps, qui pour lors étoit en garnison à Valenciennes. A peine j'y étois arrivé, que la guerre se déclara; mon Régiment reçut ordre de se rendre à l'armée, destinée pour marcher en Bohème. Vous sçavez le malheureux succès de cette campagne; mais elle me fut personnellement fort avantageuse, car m'étant distingué dans plusieurs occasions, je méritai l'estime du Général, & à sa recommendation, la promesse du Ministre d'un Régiment après la campagne; j'obtins un congé que la mort de mon pere & de ma mere qui arriverent presque en même tems, rendoit juste & nécessaire. Le Comte de Querval, frere de ma mere, étoit mon tuteur. C'étoit un de ses hommes qui n'ont ni vices, ni vertus; qu'on gouverne facilement, parce qu'ils n'ont pas la force de se gouverner eux-mêmes; qui ne pensent, ne voyent & n'agissent que par les autres. Sa femme, maîtresse de toutes ses volontés, les dirigeoit toutes, suivant ses goûts & ses caprices. Sa naissance étoit obscure; mon oncle l'avoit épousée pour son bien, qui étoit considérable & ne s'en étoit pas repenti, parce que ne pouvant pas approfondir le caractere de sa femme, il n'avoit vu en elle qu'une jolie figure, qui flattoit ses sens, un esprit agréable qui l'amusoit, & une imagination vive qui l'occupoit. Tous les ridicules qu'elle s'étoit donnés à la Cour & à la Ville, n'étoient jamais parvenus jusqu'à lui, & ses vices qui n'étoient pas moins grands, encensés par ceux qui en tiroient parti, ne lui paroissoient que de légers défauts dont elle fe corrigeroit. Il n'avoit eu d'elle qu'un garçon, qui ressembloit parfaitement à sa mere; sans avoir ni son esprit, ni ses grâces, il avoit tous ses défauts; beaucoup de fatuité, beaucoup de suffisance. On l' avoit mis de bonne heure dans les Mousquetaires, & lorsque je revins de l'armée, il venoit d'en être chassé. Ne pouvant point, après cela, rester à Paris, il avoit été obligé de se retirer en Bretagne dans la terre de son pere, où sa mere, qui l'idolâtroit, l'avoit suivi, & étoit venue s'y fixer avec son mari. Le séjour de la campagne, pour une femme galante, est un séjour affreux. Tous les plaisirs qu'on y goûte, glissent sur son âme. L'imagination de ma tante, accoutumée à un mouvement perpétuel, n'ayant plus d'objet qui l'amusât, sentit bientôt le vuide ennuyant de son cœur; elle étoit dans cet état, lorsque j'arrivai en Bretagne. Dès la premiere visite que je lui fis, il me fut aisé de m'appercevoir que son désœuvrement me donnoit l'avantage de fixer ses vues: ses attentions, ses soins, ses prévenances, me firent aisément soupçonner quel en étoit le motif; quelques promenades dans lesquelles elle avoit toujours soin de ménager le tête à tête, me persuaderent que quelles que fussent mes prétentions, elles ne seroient ni désagréables ni mal reçues. J'ai toujours eu le cœur tendre; mais les avances d'une femme ne m'ont jamais flatté.Ce ton hardi de celles qui bravent tous les préjugés, qui foulent au pied les bienséances, qui se jouent des loix de la pudeur, m'ont toujours révolté. Les prétentions surtout de celles qui, oubliant leur âge, croient encore inspirer les desirs, qu'elles se ressouviennent d'avoir allumé si facilement dans leur jeunesse, m'ont toujours inspiré pour elles tant de mépris & une si grande répugnance, qu'il me fut impossible de laisser voir à la Comtesse de Querval la moindre reconnoissance des sentimens qu'elle me faisoit paroître. Mon air froid, mon ton respectueux, ne firent cependant qu'irriter son goût. Elle vouloit, à toute force, le satisfaire; & un jour, que son mari & son fils étoient allés à la chasse, & que par complaisance j'étois resté pour lui faire compagnie, elle résolut de vaincre & de triompher. La Comtesse, avoit environ quarante ans; à cet âge, l'art de la coquetterie donne encore quelqu'agrément à celles qui dans leur jeunesse ont eu des attraits; il peut leur rester une fraîcheur de peau, une forme de visage, de la vivacité dans les yeux, un soûrire agréable, de belles dents, des cheveux bien plantés, sur-tout une expérience consommée, pour faire valoir ce reste de leur ancienne beauté qui peut encore les faire réussir dans une entreprise amoureuse. Après avoir diné tête à tête avec ma tante, elle me proposa de passer avec elle dans son appartement: il faisoit une très-grande chaleur. Sous prétexte d'en être excédée, elle se jetta sur sa chaise longue, m'y fit placer auprès d'elle, voulut que je la débarrassasse d'un manteau qui l'accabloit de son poids, disoit-elle, quoiqu'il fut d'une dentelle très-légere. Ses yeux enflammés, le feu de son visage, me disoient assez, ce qu'elle attendoit de ce service. Piquée de ma promptitude à le lui rendre, de mon peu d'empressement à en profiter, il ne lui fut plus possible de se modérer, elle prit mes mains, les pressa dans les siennes, & les porta avec vivacité à sa bouche, y colla à plusieurs reprises ses lèvres que le desir rendoit aussi brûlantes que le feu qui la dévoroit. Devenue furieuse du peu d'impression que faisoient sur moi ses caresses, elle m'accabla, sans retenue des plus tendres reproches, & devenue plus hardie, elle porta l'audace jusqu'à m'accabler de mille baisers. L'arrivée de mon oncle, qui entra dans ce moment, la força de me laisser libre, & me sauva peut-être du remords d'avoir été foible. Ce que mon oncle venoit de voir, pouvoit lui porter ombrage; sa femme prévint ses soupçons, elle me supposa la résolution de retourner le même soir à ma terre, & par là elle donna à ses caresses l'apparence d'un adieu, que des affaires qui l'obligeoient de se renfermer, ne lui auroient pas permis de me faire plus tard. Son mari crut tout ce qu'elle vouloit qu'il crût, il me fit passer dans son cabinet, & comme je touchois à ma majorité, il me remit son compte de tutelle pour que je l'examinasse, & que je le lui renvoyasse après l'avoir signé & approuvé. Après ce qui venoit de se passer, le séjour du château de mon oncle m'étoit odieux; je profitai de ce qu'avoit dit ma tante, pour en partir tout de suite. Peu de jour après, je me rendis à Paris, où m'appelloit une lettre, dans laquelle on me mandoit que si je voulois avoir un Régiment, il falloit que je me hâtasse de venir; & qu'il y en avoit plusieurs à donner. J'allai, en arrivant à Versailles, faire ma cour au Ministre; ce n'étoit plus le même qui m'avoit promis, pendant la derniere campagne, de me donner un Régiment. Son Successeur ne fit aucun cas de cette promesse. Je lui fis voir la lettre de son Prédécesseur qui la contenoit; il la parcourut sans la lire, & me la rendit, en me disant, d'un ton ironique, que si chaque campagne que faisoient les Officiers de mon âge & chaque service de la nature de ceux que j'avois rendus, devoient être recompensés par un Régiment, il faudroit faire de chaque compagnie des troupes du Roi, un Régiment particulier. Cette réponse me mortifia, autant qu'elle me piqua; je me retirai, sans rien dire, & revins tout de suite à Paris, bien résolu de quitter le service. La liste de la nouvelle promotion des Régimens, ayant paru, j'y trouvai le nom de plusieurs jeunes gens, qui certainement n'avoient pas servi plus long-tems que moi, & qui, sans amour propre, ne me valoient ni par la naissance, ni par les talens. Dès le lendemain, j'écrivis au Ministre, & je lui envoyai la démission de ma compagnie,le priant de vouloir bien la recevoir & m'accorder la permission de me retirer du service. Elle me fut accordée sur le champ. Je pris, alors, la résolution de me fixer à Paris. J'en écrivis à mon oncle; je le priai de vouloir bien faire vendre la terre que j'avois en Bretagne. Je le pouvois; depuis deux mois, j'étois majeur, par conséquent hors de toute dépendance. Ma tante la fit achetter pour son fils par un frere qui étoit dans la Finance, & qui, bouffi d'orgueil, d'avoir un neveu homme de condition, ne s'étoit pas marié, pour en faire un homme riche. J'avois vingt-cinq ans, & environ soixante mille livres de rente, le cœur neuf, tendre & sensible, l'esprit jeune, l'imagination vive, point d'expérience du monde, nulle connoissance des hommes, sans but, sans ambition. Habiter Paris, dans cette situation, c'est s'exposer au danger de la mauvaise compagnie; c'est se livrer à une dissipation perpétuelle, que le désœuvrement rend nécessaire, & qui mene toujours à la débauche la plus outrée. On devient bientôt la proie des courtisanes, le joüet des coquettes & la dupe des fripons. L'amitié du Comte de St. Didier, avec lequel je me liai, me sauva de ce péril. Plus âgé que moi, son expérience suppléa à celle qui me manquoit; je connus ses vertus, je me confiai entiérement à sa conduite, j'eus le bon esprit de prendre surtout ses avis, d'y croire & de les suivre. Il me fit voir la mauvaise compagnie & m'en dégoûta, en me faisant connoître la bonne. Il étoit fort répandu; j'eus bientôt plus de connoissances qu'il n'en falloit pour remplir le vuide de mon oisiveté. Par-tout accueilli, fêté, les uns me recherchoient parce que j'étois de Condition, les autres parce que j'étois riche; de beaux habits, des meubles élégans, un brillant équipage, un nombreux domestique, une livrée qui marque, sont pour bien des gens de puissans motifs d'amitié & de considération. De ce que je jouois gros jeu, & perdois assez ordinairement, les femmes qui n'avoient plus de prétention aux fleurettes de la galanterie, n'avoient à consulter que leur intérêt, pour desirer de m'avoir, pour louer la noblesse de mon âme & la douceur de mon caractere, qu'elles ne connoissoient pas. De petits couplets, quelques petits vers innocens, une promenade sur les Boulevards, que je proposois lorsque la nuit étoit fort avancée; une partie de bal d'Opéra, ou de Comédie, que je sçavois lier à l'improviste, & toujours de façon à en écarter un mari, & sans qu'il pût en montrer de l'humeur. Tous ces petits soins me rendoient l'homme le plus aimable & le plus agréable de tout Paris. Pour peu qu'une femme eut quelques prétentions à l'esprit, ou à la beauté; elle mettoit tout en usage pour obtenir la suprême faveur de m'avoir à souper, de me mener à sa campagne, & la préférence que je donnois, étoit pour celle qui l'obtenoit, un triomphe qui établissoit sa réputation. Cet état brillant flattoit mon amour propre, occupoit peu mon cœur, satisfaisoit médiocrement mon esprit, mais il m'amusoit, & tout superficiels qu'étoient les plaisirs qu'il me procuroit, je les trouvois préférables à ceux que m'avoit quelquefois offert la société de ces femmes méprisables qui vendent le plaisir, & inspirent toujours le dégoût de la volupté qu'elles vous prodiguent. Il est des femmes, qui fatiguées d'être galantes, se jettent à corps perdu dans le bel esprit. N'espérant plus des grâces, les myrtes de l'amour; elles veulent mêler aux pompons de la coquetterie, qui ornent encore leur tête, quelques feuilles des lauriers d'Appollon. Elles n'ont plus de prétentions aux hommages du cœur, elles en attendent de l'esprit. De ce qu'elles ont reçu quelque éducation, qu'elles ont de petites connoissances & de plus foibles talens, qu'elles ont lu de petits Romans, lisent assiduement quelques feuilles périodiques, sont en liaison avec de petits Auteurs qui les consultent,sans les croire, leur lisent leurs minces productions sans s'en honorer, piquent leur table par besoin, les louent pour s'en faire une ressource, & font pour elles de fades madrigaux qui excitent leur générosité, elles: s'arrogent le droit de se croire beaucoup d'esprit, bien de la science & un goût très-sûr. En conséquence, elles parlent de tout, jugent de tout, & ne sont que l'écho de ceux qui les entourent. Saint-Didier connoissoit une de ces femmes, à prétentions dont le mari étoit dans la Finance. Elle se nommoit Mad. de Morinval. SaintDidier l'avoit aimée par caprice, & la voyoit encore par désœuvrement. Quelques vers; quelques couplets de chansons que j'avois faits, étoient parvenus jusqu'au petit cercle de la Morinval. On lui dit qu'ils étoient bons, & sur ce témoignage, il lui prit un desir violent de me connoître. Elle me sçavoit ami de St. Didier; il fallut que pour se débarrasser de ses importunités, il me menât chez elle; on m'y reçut avec toute la distinction d'un homme célebre.J'avois été annoncé à toute la société; elle étoit, ce jour-là, très nombreuse. De gros Financiers, tous chamarés d'or, aussi plats d'esprit que de figure, des femmes qu'écrasoit leur parure, que leur ridicule & leur laideur faisoient seuls remarquer; des Militaires très-pauvres, & entretenus par les maris pour être les complaisans de leurs femmes; des Abbés, que le petit Collet rendoit très-déplacés & à qui le plumet auroit bien mieux convenu; des Auteurs, mourans de faim & bouffis d'orgueil, composoient ce cercle, ou la Morinval sembloit dicter des Loix. Qu'on s'imagine une petite femme, de quatre pieds au plus, fort brune de peau; plâtrée de rouge & de blanc, d'une maigreur extrême, qui par ses grimaces, & ses prétentions, anéantissoit le desir qu'elle tâchoit d'allumer par ses agaceries, ses petits airs enfantins, & surtout par son ton de dignité: & l'air de noblesse qu'elle affectoit.Son petit visage paroissoit à peine sous sa coëffure énorme, & la parure excessive de tout son ajustement, prouvoit plus son opulence que son goût. Toutes les attentions furent pour moi, j'étois le héros de la fête, il n'y eut pas jusqu'aux petits enfans qui voulurent me plaire. La petite fille m'apprit qu'elle sçavoit le latin, & voulut à toute force m'expliquer une lettre de Ciceron. Par les ordres de sa mere, son fils me fit présent de plusieurs piéces de vers qu'il avoit envoyés au Mercure; le frere & la sœur danserent ensuite une Allemande, & furent bien claqués, bien applaudis; & le pere & la mere bien félicités d'avoir produit deux petits prodiges aussi extraordinaires. Les tables de jeux arriverent ensuite & la confusion fut générale. Tandis que la Morinval suoit sang & eau pour arranger les Parties, on n'auroit pas entendu le Tonnerre. L'un parloit d'une nouvelle affaire qu'il avoit proposée au Ministre, l'autre d'un piéce de Théâtre de lui qu'on alloit jouer; les femmes, d'une mode nouvelle, les Abbés, d'une jolie Débutante à l'Opéra; les Officiers seuls n'étoient ni déplacés, ni ridicules, ils tâchoient de persuader aux femmes qui les aimoient, qu'ils étoient sinceres & qu'ils seroient constans. J'eus le suprême bonheur de faire la partie de la délicieuse Morinval, cette distinction me flattoit peu. J'enviois le sort de mon ami, il étoit auprès d'une jeune personne de dix-sept à dix-huit ans, qu'on me dit être la sœur du maître de la maison, & plus belle que jolie. La nature s'étoit plû à embellir Mlle de Morinval; tous les traits de son visage intéressoient, ils caractérisoient la noblesse de l'âme, la sensibilité du cœur & la vivacité de l'esprit. C'étoit une fraîcheur de teint, une blancheur de peau qui éblouissoit, les plus beaux cheveux, les plus belles dents, les yeux les plus vifs, le sourire le plus agréable: tout cela formoit un ensemble qui étonnoit. Les chagrins & les années ont sans doute affoibli la beauté de Mad. Dorsan; mais par ce qu'on en voit encore, on peut juger de l'impression qu'elle a dû faire sur mon cœur, lorsque je la vis pour la premiere fois. Mais sa belle-sœur qui s'en apperçut, voulut m'en distraire; tout son bavardage, ses airs gracieux, les fades louanges qu'elle me prodiguoit, ne m'occupoient pas,je ne voyois que Mlle de Morinval, j'étois troublé, le bonheur que SaintDidier avoit d'être auprès d'elle m'agitoit, mes idées se confondoient, s'entrechoquoient tellement que je n'avois ni la faculté de penser, ni la liberté de parler. Lorsque nous fûmes sortis, il ne fut pas difficile à SaintDidier de deviner l'état de mon cœur; il connut aisément qu'il s'enflammoit pour Mlle de Morinval. Sa famille, son caractere, sa fortune, tout m'occupoit; mes demandes se succédoient avec une rapidité inconcevable; à peine St Didier commençoit-il à me satisfaire sur un point, qu'une nouvelle question l'interrompoit; je ne lui laissois pas le tems d'achever. S'il louoit Mlle de Morinval sur ses vertus, je l'interrogeois sur ses talens; s'il vantoit son esprit, je critiquois sa figure, pour qu'il me parlât de ses grâces. Tout le bien que mon ami me disoit de cette aimable personne, me flattoit & m'allarmoit. Je n'aurois pas pardonné à Saint-Didier le mal qu'il m'en eût dit, & je ne pouvois lui sçavoir gré des louanges qu'il lui donnoit; car je les regardois moins comme une justice qu'il lui rendoit, que comme la suite de l'impression qu'elle avoit faite sur son cœur. J'étois si fort attaché à cette idée, elle affectoit tellement mon âme, que je sentois quelquefois tous les sentimens de la haine s'emparer de moi & chasser de mon cœur ceux de l'amitié. Saint-Didier me devint odieux, & dans mon délire je formois mille projets de vengeance. Un rayon de raison en suspendit heureusement l'exécution; j'avouai enfin à mon ami l'effet qu'avoit fait sur moi la vue de Mlle de Morinval. S'il avoit désapprouvé mon penchant, j'aurois été son ennemi; il l'approuva, je balançai si je devois être encore son ami: il fallut, pour lui conserver ce titre, qu'il joignît à l'approbation qu'il donnoit à ma passion les assurances les plus positives qu'elle seroit heureuse. Mlle de Morinval, me dit-il, mérite toute ta tendresse; mais n'espére pas d'en faire l'objet d'une passion frivole; quand tous les traits de l'amour perceroient son cœur en ta faveur, tu la trouverois toujours fidelle aux loix les plus rigoureuses de l'honneur & de la vertu. Elle est pauvre & sans espérance de changer de fortune, mais elle n'en rougit pas, & la moindre foiblesse qu'elle auroit pour un Amant, la feroit mourir de honte. Une tante, fort riche, l'a élevée; mais elle ne doit pas à l'éducation qu'elle en a reçue, les sentimens de vertu qui sont dans son cœur, elle les tient tous de la nature, qui, en lui en donnant le germe, lui a aussi donné un esprit capable de le développer. Cette tante se nomme, Mad. de Saint-Amant; son mari, riche Financier, l'a laissé veuve depuis six ans, avec des biens considérables. Aussi peu généreux que sa femme, mais plus avide qu'elle de réputation; M. de Saint-Amant auroit, de son vivant, procuré à sa niéce un établissement avantageux, s'il avoit été le maître chez lui; mais sa digne moitié l'avoit tellement subjugué, qu'il étoit asservi à tous ses caprices & à toutes ses volontés. Le bonheur de sa niéce l'occupoit peu, elle s'y opposa toujours. Cette femme s'aime souverainement, & n'aime personne: d'un avarice sordide, elle est libérale pour tout ce qui l'intéresse: ses chiens, son perroquet obtiendroient d'elle le plus grand sacrifice; un pauvre, un malheureux ne reçoit jamais d'elle le plus léger secours; si elle est malade, son Médecin exerce sur son esprit un empire absolu; si elle se porte bien, son Cuisinier devient son favori. Cette femme peut avoir soixante & dix ans, petite & fraîche encore, grâces à son embonpoint excessif, C'est la Bouvillon des Financiers, elle en a l'esprit, les manieres, les façons. On ne vit jamais rien de plus ridicule. Basse & fiere, vive & indolente; la nature s'est plû à la composer de tous les contraires. Elle est gaie sans plaisir, triste sans douleur, avare sans économie & prodigue fans générosité; son esprit aussi épais que sa taille, a contracté une nouvelle boursoufflure, de la jouissance de la fortune considérable que lui a laissé son mari; elle a aussi la prétention du bel esprit, de la dévotion & surtout des hommages de tous ceux qui l'entourent. Sa naissance, qui est très-obscure, est un supplice continuel pour sa vanité, & pour la faire oublier elle rappelle sans cesse ses anciennes liaisons avec quelques gens de qualité, qui ayant besoin de la bourse de son mari, venaient lui faire des visites, dîner chez elle, & lui écrivoient des lettres très-polies; enfin, mon cher ami, continua Saint-Didier, je puis te mener chez elle, tu es riche, sa niéce dépend d'elle; je suis sûr, que flatté de ton alliance, elle y consentira volontiers. Ce que je crois encore pouvoir t'assurer, d'après la connoissance que j'ai du caractere de Mlle de Morinval, c'est que tu obtiendras facilement son aveu; mais comptes que pour parvenir à ton but, il te faudra auparavant avoir la patience d'essuyer, dans la compagnie de la tante; tout l'ennui, tout le dégoût que donne une femme ridicule, qui a tous les airs, qui fait toutes les mines, qui se permet toutes les grimaces d'une coquette de vingt-cinq ans, qui a toutes les prétentions d'une prude de quarante, toute la mauvaise humeur d'une vieille dans la décrépitude, qui s'ennuye toujours, & qui ennuye les autres. Viens demain, à la sortie de l'Opéra, je te menerai présenter tes hommages à la grosse St. Amant. Je vais l'en prévenir, par un petit billet, qu'elle fera voir à tout le monde, & tu verras le cas qu'elle fait de moi, par la réception que tu recevras. Je fus exact au rendez-vous. Mon ami m'attendoit; il me conduisit chez la Financiere. La manie des femmes de cette espece, est la représentation; singes des femmes de la Cour, elles veulent en avoir le ton, & outrant tout, elles n'en sont que plus ridicules. Jamais je ne vis tant de bougies allumées dans un appartement, tant de laquais dans une antichambre. Au défaut de valet-de-chambre c'étoient les femmes de Madame, qui en faisoient les fonctions. Je fus reçu avec toute la dignité d'une femme qui veut en imposer, mais son déconcertement, ses façons gauches & gênées, annonçoient qu'elle n'étoit point familiarisée avec les gens qui sont faits pour en avoir. La St. Amant est naturellement verbeuse; je ne t'ennuyerai pas de tous les propos bourgeois dont elle m'accabla. Ma naissance fut vantée, ma figure fort louée, mes talens très-exaltés. SaintDidier, surtout, fut fort remercié d'avoir procuré à la famille le bonheur de me connoître. On nous fit ensuite le détail de cette merveilleuse famille; je sçus que l'un étoit dans la finance, qu'il avoit une grande réputation de probité & de travail, le nombre de ses enfans, le nom de son quartier, l'inventaire de ses facultés; j'appris qu'un autre étoit un Saint, parce qu'il étoit Janséniste; que la Cousine, une telle, avoit de grands biens; que le petit neveu un tel, étoit un joli garçon, qu'il faisoit bien des vers, & que les femmes en étoient folle. Delà, vint la considération dont jouissoient les amis de la maison, la bienveillance de certains grands qu'on avoit obligés sans intérêts, le credit des protecteurs de la famille; il fallut enfin essuyer l'énumération du mérite des femmes qui la composent & surtout de la probité de leur mari, de leurs freres, de leurs alliés: tout cela m'ennuyoit, m'excédoit cruellement. J'écoutois; mais je n'entendois que confusément, j'étois tout à Mlle de Morinval, j'aurois voulu être auprès d'elle, lui parler, lui dire tout ce qui se passoit dans mon cœur. Saint-Didier, pour m'en fournir l'occasion, proposa de jouer; la Saint-Amant, qui aime passionnément le jeu, accepta avec empressement la proposition, demanda une table, voulut me mettre de la partie; mais Saint-Didier m'en délivra, en prétextant que nous ne jouions jamais ensemble, & que je détestois le jeu: puisque cela est ainsi, dit la grosse Saint-Amant; ma grande niéce, amusez Monsieur, & empéchez-le de s'ennuyer. La phrâse fit rougir Mlle de Morinval. Comme elle étoit prévenue par Saint-Didier, elle reçut l'aveu de mes sentimens, de façon à me faire croire qu'il lui seroit agréable, qu'ils fussent sinceres. Quelques jours après, plus enhardis, elle m'avoua ingénuement qu'elle n'y étoit pas insensible. Enfin, après trois mois de soins & d'assiduité, sa généreuse tante consentit à notre union, mais sans dot, & se fit la douce violence d'accepter un présent considérable, en bijoux & en porcelaines, que je lui fis. Depuis quatre ans, nous goûtions, Mad. Dorsan & moi, le bonheur le plus parfait. La jouissance n'avoit rien fait perdre à l'amour. Une même façon de penser, des goûts tous semblables, le plaisir délicieux de voir s'élever, sous nos yeux quatre enfans que le Ciel nous avoit donnés pendant cet espace de tems; la société de peu d'amis, mais qui tous nous paroissoient sincérement attachés; une fortune considérable, qui nous donnoit la facilité de satisfaire quelques petites fantaisies passageres, sans nous mettre dans l'impossibilité de soulager les malheureux; tel étoit le sort heureux dont nous jouissions, lorsque le Démon de la chicanne vint troubler notre tranquillité. Un Breton, créancier de mon pere, de plus de trois cens mille livres, arrive des Isles, me présente les titres de sa créance, que je ne connoissois pas, m'en demande le payement, offre pour me faciliter de m'en remettre les intérêts, si je veux le satisfaire, & me menace, si je m'y refuse, d'attaquer la vente que j'avois faite de ma terre. Sa proposition étoit honnête, & son droit incontestable. Le contrat que lui avoit fait mon pere, lui donnoit une hypotèque réelle sur tous les biens-fonds, je voulus acquiescer à sa demande; mais un Avocat avide, & un Procureur frippon, m'en détournerent, prétendant que le contrat ne valoit rien. Je suivis, malheureusement, leur avis; mon oncle venoit de mourir, sa veuve me mit en cause, au nom de son fils, qui avoit acquis ma terre. La vente que j'en avois faite fut annullée, & le créancier envoyé en possession de son gage. Pour empêcher l'effet de ce Jugement, je paye au créancier les trois cens mille livres, les intérêts & les frais, & donne une très-forte somme à ma tante, pour l'empêcher d'en demander, comme elle m'en menaçoit, une encore plus forte pour indemnité. Il me fallut, pour cela, fondre des effets royaux, sur lesquels je fis une perte considérable. Dans le même tems, Saint-Didier mourut; je lui avoit prêté une somme d'argent assez forte; il se trouva à peine dans sa succession de quoi payer les créanciers privilegiés & hypothéquaires, qui étoient avant moi. Par ces deux fâcheux événemens, je vis, tout d'un coup, ma fortune réduite à la moitié de ce qu'elle étoit auparavant. Ce qui m'en restoit, étoit à la merci des flots ou des ennemis. A la persuasion des parens de ma femme, heureux dans ce négoce, je m'étois intéressé sur plusieurs vaisseaux; par une suite funeste du malheur qui me persécutoit, pas un ne revint à bon port; les uns furent submergés, les autres pris par les Anglois; de sorte que tout ce qui pouvoit me rester de l'opulence, où j'avois vécu auparavant, se réduisoit à mon seul mobilier. Je subsistai, pendant quelque tems, du produit de sa vente; enfin, ayant tout vendu, jusqu'aux habits de ma femme, nous nous trouvâmes réduits à l'état affreux dans lequel vous nous avez vus. Tous les parens de Mad. Dorsan nous avoient abandonnés; ils s'étoient honorés de mon alliance, tant qu'ils m'avoient vu riche; ils en rougirent, quand ils me virent dans l'indigence. Elle fit la même impression sur les miens; ma tante, surtout, se ressouvenant du mépris que je lui avois témoigné, joignit au refus qu'elle fit de me sécourir, les reproches les plus cruels sur le mariage que j'avois fait, qui, à ce qu'elle prétendoit, deshonoroit M. le Comte son fils. Tous ceux qui s'étoient dit mes amis, & de qui je l'étois véritablement, nous fuirent avec précipitation; il y en eut même qui oserent me mépriser, & ce furent ceux que j'avois le plus essentiellement obligés. Les cœurs incapables de reconnoissance, se livrent ordinairement à la haine contre ceux qui sont en droit de leur en demander. Ils croient affoiblir ainsi le cri du reproche intérieur dont ils ont peine à se défendre. Enfin, sans vous, mon cher Dorval, nous serions tous péris de misere. L'émotion que ce récit excita dans le cœur du sensible Dorval, ne peut se comparer qu'à la vive agitation où se trouvoit, pendant ce tems, celui de celle qu'il adoroit. Pressée par la douleur persuasive d'une tendre mere, qui la prioit de lui confier ce qui se passoit dans son cœur; elle étoit tombée à ses genoux, elle les embrassoit, & d'une voix étouffée par la timidité, elle lui avouoit, en tremblant, qu'elle aimoit. Le trouble où cet aveu la jetta, ne lui laissa pas la liberté de discerner le caractere de l'impression qu'il avoit faite sur Mad. Dorsan. Avoir osé se livrer aux traits de l'amour, sans le consentement de ses parens, lui paroissoit un crime, que rien ne pouvoit excuser, qui devoit lui ravir leur estime, & lui mériter leur haine! Que ce sentiment étoit éloigné de celui qui remplissoit, dans ce moment, le cœur de sa mere! C'étoit celui de la joie la plus vive; elle l'exprimoit par ses caresses, elle mêloit ses larmes à celles de sa fille, la pressoit dans ses bras, faisoit de vains efforts pour lui parler; ses soupirs forçoient les sons de sa voix d'expirer sur ses lèvres. L'arrivée de Dorval & de Dorsan, interrompit cette scène. Mlle Dorsan, qui ne s'y attendoit pas, en fut effrayée, & pour cacher sa confusion, se retira, avec précipitation, dans son cabinet. Son pere l'y suivit. Viens, lui dit-il, en se saisissant d'une de ses mains, viens, ma chere enfant, recevoir de l'amour & de l'amitié, le bien le plus précieux qu'ils puissent t'offrir. Dorval, non content de t'accabler de ses bienfaits, veut encore y joindre le don de son cœur. Il te demande le tien. Je le lui ai promis avec celui de ta main; me démentiras-tu? viens, ma chere fille, viens confirmer mon bonheur, ta félicité, & m'acquitter, en faisant celle de ton Amant, de tout ce que je dois à sa générosité. Dorval, ne pouvant plus modérer son impatience, ne lui donna pas le tems d'en dire davantage. Il entre, se jette aux genoux de Mlle Dorsan, prend une de ses mains qu'elle lui abandonne sans répugnance. Confuse & interdite, Mlle Dorsan se penche vers lui, le regarde, lui sourit, le force à se relever, & par un baiser plein de feu, qu'elle lui laisse prendre, & quelle lui rend avec la même vivacité, elle ratifie l'engagement que son pere a pris pour elle. Honteuse de ce qu'elle vient de se permettre, elle va dans les bras de sa mere cacher le vif incarnat qui coloroit son visage; les caresses qu'elle en reçoit, la rassurent, & lui donnent la confiance d'en aller recevoir de nouvelles dans les bras de son pere. Elle en écarte Dorval, qui s'y étoit précipité, regrette ensuite cette petite violence, la répare en tendant la main à son Amant, & par un regard tendre, elle l'autorise à s'en venger par un nouveau baiser. Ils répandoient tous de ces larmes délicieuses, que l'attendrissement fait couler: témoignage toujours sûr d'une joie vive & pure, & dont la gaïté la plus démonstrative n'égale point les charmes. Ils étoient tous heureux; ils jouissoient de cette felicité, vraie, unique & entiere qui remplit le cœur, occupe l'âme, & ne laisse à l'esprit aucun objet de distraction. Et c'est uniquement dans ces momens de jouissance, que l'on goûte le vrai bonheur. Fin de la premiere Partie. DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE. Seconde Partie. LOrsque l'état de la finance étoit vil & abject, ceux qui l'embrassoient, portoient le titre honteux de traitans: l'homme de cour, comme le bourgeois, ne formoient avec eux aucune liaison; on les voyoit avec mépris, on les traitoit avec hauteur; personne n'osoit les avouer, on rougissoit d'être leurs parens, on se seroit cru diffamé si on s'étoit dit de leurs amis; s'ils achettoient, clandestinement, la protection d'un grand Seigneur: avoir entrée dans son Hôtel, être admis, après tout le monde à son audience, étoit une faveur qu'on leur faisoit payer de nouveau: l'offre de toute leur fortune, ne leur auroit point obtenu l'honneur de manger à sa table, encore moins d'entrer dans la familiarité d'un Ministre. La Noblesse sçavoit encore s'apprécier, la Robe se respecter. L'alliance d'un Financier auroit dégradé celui d'entre eux qui n'auroit pas eu la délicatesse de lui préférer l'infortune. On légitima, dans la suite, les gains de la finance, en les fixant par des loix avouées. L'arbitraire étant détruit, elle se permit moins d'injustice. Si les fortunes qu'elle procura furent moins rapides, elles furent aussi plus solides & moins odieuses. Financiers eurent alors d'autres mœurs; ils quitterent la rudesse & la grossiéreté, ils se polirent, prirent le ton de la bonne compagnie, eurent l'esprit plus cultivé, des manieres douces & honnêtes, aimerent les arts & payerent les talens; leurs maisons furent décorées avec soin, leurs équipages élégans, leurs habillemens riches, leurs tables délicates; leur luxe écrasa celui de la Noblesse, & même des gens de la Cour. Ceux-ci, presque tous moins riches, pour soutenir le leur, prirent le parti de se familiariser avec les Financiers qu'ils vouloient imiter; mais ils leur firent payer cette condescendance par les emprunts considérables qu'ils leur firent. Les Financiers s'en vengerent à leur tour, en achettant leur alliance. Dorval ne devoit pas la considération dont il jouissoit à ses richesses, mais à l'usage qu'il en savoit faire; au-dessus de son état, par ses vertus, il avoit acquis le droit de n'être ni le flatteur, ni la dupe des Grands; il vivoit avec eux sans bassesse, les obligeoit sans intérêt, n'oublioit jamais ce qu'il leur devoit, pour être toujours indépendant de leurs caprices & de leurs fantaisies. Sa grande fortune, la réputation qu'il s'étoit justement faite, d'homme bienfaisant, l'avoient fait rechercher du Marquis & de la Marquise de Mainvilliers. Ils avoient trouvé en lui, non un protégé rampant, mais un ami généreux, qui, plus d'une fois, avoit garanti leurs terres & leurs meubles, de l'avidité féroce des Huissiers & de la rapacité des Procureurs. Ils avoient une niéce, qui se nommoit Mlle de Losval, fort pauvre dont ils prenoient soin par ostentation, & de très-grande condition, c'étoit son seul mérite: elle étoit vaine, fiere, orgueilleuse à l'excès. Sans vertus, sans caractere, ayant un goût excessif pour la dépense, de petites vues, des passions très-vives & des sentimens très-bas: enfin tout ce qu'il faut pour être non-seulement ridicule, mais méprisable; le supplice d'un mari & le malheur de la société. Sa tante s'en étoit chargée, par vanité, s'intéressoit foiblement à son sort, s'en ennuyoit, parce qu'elle commençoit à lui voir des prétentions, & plus de droit qu'elle de les faire valoir; le Marquis qui devoit beaucoup à Dorval, & ne se soucioit pas de le payer, crut qu'un moyen honnête de s'acquitter étoit de l'obliger à son tour; que pour cela il suffisoit qu'il voulût bien s'abaisser jusqu'à lui permettre d'aspirer à la main de sa niéce. Il voyoit, dans ce mariage, le double avantage de procurer à sa parente un riche établissement, & de se débarrasser d'un créancier qu'il ne vouloit pas satisfaire. Sa femme approuva d'autant plus ce projet, que sa coquetterie commençoit à s'allarmer beaucoup des appas de Mademoiselle Losval. Dorval n'étoit pas de ces hommes bas, qui s'enorgueillissent de leur liaison avec les grands; qui se glorifient de leur amitié; mais il n'étoit pas non plus de ces Philosophes superbes, qui bouleversant l'ordre de la société, ne veulent ni distinction de rang, ni différence de condition. Il sçavoit que, comme Citoyen, il devoit à ceux que la naissance avoit placés au-dessus de lui, des égards, de la déférence & du respect; que s'il étoit leur égal dans l'ordre de la nature, il étoit leur Inférieur dans l'ordre social; mais comme sa fortune le mettoit au-dessus du besoin, qu'il n'avoit ni ambition ni vanité, il se croyoit au-dessus de leur protection; il avoit obligé le Marquis & sa femme, sans aucune prétention, il se croyoit leur ami, non leur protégé, mais ne se croyoit pas leur égal. Ne leur voyant pas de grandes vertus, ne leur connoissant pas de grands vices, il ne leur trouvoit que des défauts qu'il excusoit à titre de foiblesse, & dont il accusoit leur éducation, leurs flatteurs & leur état. C'est à la Cour qu'on apprend le mieux le grand art du déguisement; le Marquis & la Marquise le possédoient à un dégré supérieur. Lorsqu'ils avoient fait part à Dorval de l'intention où ils étoient de lui donner leur niéce, il leur avoit témoigné plus de reconnoissance que de sensibilité. L'honneur d'être l'allié d'un homme de qualité le flattoit peu; mais comme il avoit alors le cœur très-libre, que Mademoiselle de Losval avoit des attraits, qu'il lui croyoit l'esprit cultivé, le cœur bon, (car sa tante lui avoit appris, par son exemple, à se déguiser) il ne rejetta point la proposition d'unir son sort au sien. D'ailleurs elle étoit sans fortune; son sort pouvoit être, un jour, fort malheureux; cette seule considération auroit suffi pour le déterminer. Une autre raison le portoit encore à accepter l'offre du Marquis & de la Marquise; il se lassoit de son état qui l'exposoit souvent à faire des choses qui contrarioient la bienfaisance de son âme & la bonté de son cœur. En épousant Mlle de Losval, il obtenoit l'agrément d'une place plus honorable & aussi lucrative que la sienne. Le Marquis de Mainvilliers le lui promettoit, de même que de faire donner sa place de Fermier Général au jeune d'Oligny, son frere, qui, quoique très-riche; avoit besoin d'être fixé par une occupation, afin d'être moins exposé à la fougue de ses passions, que le désœuvrement & la paresse eussent pu rendre très-dangereuses. Malgré ces considérations, Dorval remettoit toujours à se déterminer. Le Marquis & la Marquise, de leur côté, ne croyoient pas qu'il fût de la dignité de leur rang de marquer trop d'empressement pour une affaire, qui suivant leur orgueil, n'intéressoit que celui auquel il l'avoit proposée. De cette façon, six mois se passerent, & ce fut pendant cet intervale que Dorval rencontra Dorsan, qu'ils se lierent intimement & devinrent inséparables. L'amitié ne connoît point l'art de se déguiser; tout est commun entre ceux qu'elle unit, la fortune & les sentimens. Dorval & Dorsan pensoient tout haut, vis-à-vis l'un de l'autre: la proposition du Marquis & de la Marquise de Mainvilliers ne fut point ignorée de Dorsan & de sa famille. Dorval, qui ne connoissoit pas encore la nature du sentiment qui dominoit dans son cœur, ne leur en parloit que comme d'une chose intéressante pour sa fortune; il ne pensoit pas alors qu'il étoit sous les loix de l'amour, il prenoit ce qu'il sentoit pour Mlle Dorsan pour l'effet d'une amitié vive & tendre; mais lorsqu'il connut le véritable caractere des sentimens de son cœur, qu'il fut assure d'être aimé, qu'il se vit le maître del se procurer le bonheur qu'il desiroit; la proposition du Marquis & de la Marquise, commencerent à l'inquiéter. Comme il ne l'avoit point rejettée, il appréhenda que leur crédit & leur autorité ne fissent naître des obstacles aux nœuds qu'il avoit résolu de former. M. & Mad. Dorsan qui d'abord s'etoient réjouis des avantages que leur ami pouvoit retirer de son mariage avec Mlle de Losval connoissant qu'il préféroit leur alliance à celle du Marquis & de la Marquise, commencerent à craindre de même les suites que cette préférence pouvoit avoir pour la fortune & le repos de Dorval. L'usage du monde leur avoient appris que l'amour propre des Grands, offensé, est pour eux un sujet de haine & de vengeance: la même pensée tourmentoit & agitoit encore plus leur fille. “Je connois, disoit-elle à la “bonne Agathe, le caractere de “Dorval; il m'aime & il ne “sera pas capable de sacrifier “l'intérêt de son cœur à cet-te raison, de politique ou “de fortune. Plus il me sait “à plaindre, plus il sera ferme dans la résolution qu'il “a prise de faire mon bonheur; mais moi, dois-je être “moins généreuse que lui? “Ne dois-je pas m'immoler “pour lui? on union avec “Mlle de Losval lui procurera des places, des honneurs; “la mienne, au contraire, lui “fera des ennemis puissans “qui le persécuteront. Ce “qu'il a fait, ce qu'il veut “faite pour moi, m'impose “la loi cruelle de lui sacrifier “le bonheur & la félicité de “ma vie; qu'il épouse ma rivale & qu'il soit heureux; “que je sois seule malheureuse. Avec le tems il pourra “m'oublier; l'ambition entrera peut-être dans son cœur; “elle en chassera l'amour Moi; “j'irai, au fond d'un cloître, “ensevelir celui qu'il m'a inspiré; sans cesse prosternée “aux pieds des Autels, j'of“frirai pour mon Amant le “perpétuel sacrifice de mon “bonheur; & le Ciel touché “de mes larmes, pour adoucir mes peines, le rendra “toujours heureux. „ Agathe, pour détourner sa jeune Maîtresse de cette fatale résolution, employoit toutes les raisons que son zèle & son attachement pouvoient lui suggérer. „La fortune de “mon Maître, lui disoit-elle, “est trop bien appuyée pour “qu'elle puisse être ébranlée; “que peut-il craindre du “courroux du Marquis & de la “Marquise de Mainvilliers? “Quand, par leur crédit,ils parviendroient à lui faire ôter sa “place; ce seroit les malheureux qui pourroient en “souffrir: tout ce que mon “Maître en retire, est employé à leur soulagement. D'ailleurs, si la naissance met votre “Amant au-dessous de ceux “dont vous craignez pour lui “le ressentiment; ses vertus “le rendent leur égal. Quelque corrompus que soient “les hommes, la vertu leur inspire toujours ce sentiment “de respect qui donne la “crainte; elle fait encore la “sûreté des hommes vertueux; ce n'est qu'en tremblant que le vice ose les attaquer. Cessez de craindre “pour mon Maître, Mlle; “vous l'aimez, il vous aime, “vous devez desirer qu'il soit “heureux, & il ne le peut “être sans vous. Quand l'amour ne vous en feroit pas “une loi, la nature vous en “feroit un devoir; votre hymen assurera, pour toujours, “le repos & la tranquillité de votre famille. Mlle Dorsan écoutoit ce discours avec complaisance, il flattoit trop l'intérêt de sa passion, pour ne pas plaire à son cœur; mais quelqu'affermie qu'elle fût dans la résolution de ne pas céder les droits que lui donnoient l'amour & l'amitié, elle ne pouvoit se défendre de quelques mouvemens de jalousie, qui, dans ces momens d'allarmes la rendoient triste & rêveuse, lui faisoient mettre plus de recherches dans sa parure, donnoient plus de ressort à son esprit, & plus de saillies à son imagination. Ainsi, la jalousie qui naît du sentiment, donne à celle qu'elle occupe, une méfiance d'elle-même qui lui fait méconnoître ses véritables avantages Ceux que Mlle Dorsan avoit sur sa rivale, étoient sensibles, & n'étoient méconnus que d'elle seule. On la trouvoit moins belle, mais plus jolie; l'une étoit blonde, l'autre brune; celle-ci, par la vivacité de son teint, fixoit les regards; celle-là, les éblouissoit par sa blancheur; les yeux de Mlle de Losval demandoient le sentiment, ceux de Mlle Dorsan l'inspiroient. Il y avoit dans toute l'habitude du corps de l'une, une élégance qui plaisoit, & dans celui de l'autre un moëleux qui affectoit. L'éducation de Mlle de Losval n'avoit été qu'effleurée, elle n'avoit qu'une teinte légere de toutes les connoissances agréables. Celle de Mlle Dorsan, plus approfondie, la mettoit en état d'occuper l'esprit & l'âme de ceux sur qui sa figure ne faisoit pas d'impression. Comme c'est l'amour propre allarmé qui produit la jalousie, la crainte de s'en croire soupçonnée l'accompagne toujours: delà vient ce soin perpétuel qu'on prend de le cacher, ces louanges continuelles qu'on donne à celle dont on redoute les attraits & ces caresses que souvent on lui fait: on la hait, & l'on veut faire croire qu'on l'aime. Toutes les fois que Mlle Dorsan se trouvoit avec Mlle de Losval, c'étoit des soins, des attentions, souvent même des amitiés, toujours si-bien déguisées, qu'on les auroit prises pour les sentimens du cœur, & non pour une ruse de la politique. Elle louoit ses vertus & desiroit qu'on lui trouvât des défauts, élevoit la bonté de son cœur, pour qu'on critiquât son caractere, vantoit son esprit, pour qu'on ne fût pas de son avis, prenoit toujours son parti contre ceux qui l'attaquoient, & leur en savoit cependant bon gré; elle ne leur auroit pas même pardonné s'ils se fussent montrés de son opinion. Quelque fois, lorsqu'elle étoit avec son Amant, l'intérêt de sa tendresse cédoit à celui de sa crainte; elle lui parloit de sa rivale, étudioit alors les traits de son visage, espérant y lire les sentimens de son cœur, rien ne lui échappoit; un geste, un mouvement, tout l'intéressoit. S'il en disoit du bien, elle le croyoit infidele; s'il en disoit du mal, elle l'accusoit de dissimulation: si pressé par son amour, il écartoit cet objet de la conversation, pour lui parler de sa flâme, elle le croyoit encore plus criminel; c'étoit, selon elle, un nouveau déguisement dont il se servoit, pour cacher son inconstance. Emportée par ses idées injustes, Mlle Dorsan n'avoit ni l'art de cacher l'impression qu'elles faisoient sur son âme, ni la force de se modérer; c'étoit de l'humeur, des reproches vifs, des réponses aigres, que Dorval avoit à essuyer, des projets de vengeance qui l'étonnoient, des menaces de haine qui le faisoient frémir. On refusoit ses présens, on rejettoit ses soins. Souvent une partie de promenade ou de spectacle, vivement desirée, étoit rompue au moment de l'exécuter, par une indisposition qu'on supposoit. L'arrivée de Mlle de Losval, produisoit presque toujours une métamorphose: de la gaïté la plus grande, Mlle Dorsan passoit à la tristesse la plus profonde, elle devenoit silencieuse, rêveuse, sombre & mélancolique; souvent une migraine qu'elle prétextoit, la faisoit retirer dans son appartement. D'autres fois, elle refusoit d'admettre son Amant à son jeu; & lorsque par ce refus, elle le voyoit faire la partie de sa rivale, elle s'en désesperoit, intérieurement, rompoit la sienne, la renouoit ensuite, étoit distraite, chagrine, & querelloit tout le monde; un bouquet, reçu, le matin, avec plaisir des mains de l'amour, étoit, le soir, sacrifié avec empressement à un autre, offert par celle de la simple galanterie. Toutes ces inégalités, ces caprices, ces fantaisies étonnoient Dorval, le surprenoient, le désespéroient; mais il ne pouvoit s'en offenser; il y avoit même des momens où son cœur étoit flatté des injustices de sa Maîtresse. „Elle m'aime, se disoit-il, dois-je lui sçavoir “mauvais gré des inconséquences, que sa tendresse “pour moi lui inspire? une “âme sensible s'agite & se “trouble aisément. Dans ces “momens d'effervescence, la “raison est obscurcie, tout “devient phantôme, on se “forme des chimeres qu'on “prend pour des réalités, “Moi-même, n'ai-je pas des “momens de crainte & d'allarmes? Le moindre éloge “qu'on fait de son cœur ou “de ses attraits, me porte ombrage; je la crois sensible, “lorsqu'elle n'est que polie, “je lui fais un crime du mérite qu'on lui trouve; il “est des momens où je la “voudrois sans beauté, des “instans où je desirerois “qu'elle fût sans esprit; un “soin qu'on lui rend, une “attention qu'on a pour elle, “le moindre égard qu'elle a “pour ceux qui veulent lui “plaire, m'agite & me trouble, “& c'est avec des efforts infinis que je parviens à arrêter “les effets de ces mouvemens “involontaires. Combien de “fois ai-je ressenti, pour mon “frere, le sentiment de la haine? “toute l'amitié que j'ai pour “lui s'évanouit, lorsque je le “vois prendre le soin de plaire à Mlle Dorsan. S'il prévient ses goûts, j'en attribue “le motif au desir de s'en faire “aimer, & la moindre reconnoissance qu'elle lui rend des “petits soins qu'il se donne, “est à mes yeux obscurcis, “une raison pour le croire “préféré Le moindre service “qu'elle lui demande, me confirme dans cette idée, & “quand le hazard le place auprès d'elle, il n'est pas de “petites ruses dont je ne me “serve pour lui faire changer “de place. C'est alors un “triomphe pour moi, qui “remplit mon cœur de joie “& de plaisir. Ce que Dorval prenoit pour une erreur de son amour, pour illusion de sa tendresse avoit bien plus de réalité qu'il ne pensoit. Doligni aimoit. Mlle Dorsan, avoit fait sur son cœur, l'effet que produisoit toujours, sur lui, la fraîcheur de la jeunesse, ornée de grâces & d'attraits; elle lui avoit inspiré des desirs qui lui avoient fait former le projet odieux de la séduire. La nature avoit mis dans le cœur de Doligny le germe des vertus de son frere, mais il ne s'y étoit point dévéloppé; idolâtré de ses parens dans son enfance, confié dans sa jeunesse à des hommes négligens & mercénaires, il avoit reçu un vernis brillant & point de principes. Livré à lui-même & maître d'une très-grande fortune, dans l'âge où les passions sont dans toute leur force; n'ayant pour les diriger ni l'exemple de l'amitié vertueuse, ni les conseils de l'expérience, leur effervescence l'avoit jetté dans tous les écarts; la mauvaise compagnie s'étoit emparée de ses goûts, & les faux plaisirs qu'elle lui présenta, le fixerent dans ses erreurs, que l'indulgence de la bonne compagnie contribua encore beaucoup à lui faire méconnoître. Il étoit jeune, d'une jolie figure, il avoit l'esprit agréable, de la gaïté dans le caractere, une facilité étonnante à critiquer & à médire, sans paroître méchant; ses épigrammes écrasoient le ridicule, & ses sarcasmes faisoient rire & amusoient; des manieres aisées & séduisantes, beaucoup de ces petits talens qui occupent sans attacher, & surtout qui flattent toujours l'amour propre de celles pour lesquelles on les employe; enfin quelques-unes de ces petites connoissances qui ont plus de brillant que de solidité. Les femmes le trouvoient charmant, le lui disoient, & par là elles lui donnoient de la confiance. Elles lui passoient ses folies & mettoient sur le compte de l'étourderie, ses impertinences & ses libertés. Cette indulgence l'avoit rendu téméraire, quelquefois même avec succès, jugeant par la foiblesse de celles qu'il avoit séduite, que les autres ne pouvoient pas lui manquer, il fut avec toutes audacieux & entreprenant, & prit pour humeur & pour caprice la vertu de celles qui lui résisterent. Doligny ne connoissoit point le sentiment de l'amour, il n'éprouvoit que le desir de la passion: ne vivre que pour soi, rapporter tout à soi, chercher par-tout le plaisir, en faire le but de toutes ses actions, sacrifier tout pour satisfaire un goût, contenter un caprice, ou une fantaisie, ne connoître ni le frein des bienséances, ni les égards de la décence, mépriser les préjugés reçus & les loix de la société; telle étoit la morale de Doligny: il l'avoit reçue de ses passions & s'y étoit affermi par l'exemple des amis corrompus qui s'étoient emparé de sa jeunesse. Le commerce des hommes sages, des gens vertueux, en auroit fait un homme raisonnable & sensé; il avoit de la bonté dans le cœur, de la sensibilité dans l'âme & de la justesse dans l'esprit. Il vit Mlle Dorsan; ses grâces le frapperent, son esprit lui plut, ses talens le surprirent; il s'enflamma pour elle, le desir entra dans son cœur, & fut d'autant plus violent, qu'il vit plus d'obstacles pour les satisfaire. Des parens vertueux, qui la surveilloient; Dorval amoureux qui ne la quittoit presque pas, beaucoup de réserves dans les manieres & de retenue dans le discours, qui annonçoient des principes d'honneur & de vertus: tout cela l'effraya; mais ne le découragea point. De ses conquêtes passées, il se fit un motif de confiance, & son amour propre irrité par les difficultés mêmes, lui donna l'espérance de les surmonter. Comme il ne savoit pas les projets de son frere, qui ne lui avoit pas encore fait part du dessein qu'il avoit formé d'unir son sort à celui de Mlle Dorsan; il ne lui croyoit que des prétentions pareilles aux siennes, & il les vit de nature à ne pas lui interdire la concurrence. Ce n'étoit pas qu'il manquât d'amitié pour son frere; il avoit même pour lui cette espece de respect qui naît de la supériorité que donne la vertu; mais il n'entroit pas dans ses principes, que dans de pareilles circonstances on se dût des égards: dans tout ce qui intéressoit le plaisir, ils devoient être sacrifiés; & la conquête d'une femme étoit, selon lui, de trop peu d'importance, pour qu'on fût obligé d'y renoncer par déférence ou par amitié; on pouvoit au moins la partager avec ceux qui nous la disputoient. Malgré ce systême monstrueux du libertinage, la présence de Mlle Dorsan produisoit sur Doligny une telle impression, de respect, que perdant toute sa hardiesse, il devenoit timide, il étoit embarrassé, complaisant, doux & craintif. Son ton étoit modeste, ses discours n'étoient que galans. Tout occupé de plaire, il négligeoit tout le monde & ne pensoit qu'à Mlle Dorsan; c'étoit des soins, des attentions, des complaisances qui souvent le rendoient importun. L'intérêt de la débauche forme quelquefois des liaisons; mais elles n'ont aucune solidité, point de véritable confiance dans ceux qu'elle unit; ils se méprisent cordialement; c'est le rapport de la corruption de leurs cœurs qui les rassemble; ils se haïssent quand ils ne sont plus nécessaires à leurs fantaisies. Doligny, sans expérience, emporté par le torrent de ses passions, s'étoit lié avec un de ces hommes qui font rougir la nature de les avoir formés, & frémir l'humanité qu'ils méconnoissent. Il se nommoit d'Armenville; il l'avoit connu chez une de ces femmes de Théâtre qui se font de la réputation de leurs talens, un moyen plus sûr que celui de leurs attraits pour attirer les hommes dans leurs piéges, pour leur inspirer des desirs qu'Mes ne partagent pas, qu'elles leur font adroitement passer pour des sentimens, qu'elles ruinent avec toute l'apparence du désintéressement & les congédient enfin pour épargner, disent-elles, à leurs cœurs le déchirement de les voir malheureux. D'Armenville, né sans fortune, s'en étoit fait une assez brillante dont personne ne connoissoit la source; il avoit si supérieurement le talent de se masquer, que personne ne pouvoit la lui reprocher. Avec un esprit plus méchant qu'entendu, plus rusé que fin, des connoissances fort bornées & des talens peu intéressans; il sçavoit mettre tant d'art dans sa conduite, que personne ne pouvoit soupçonner ses vices, ni connoître ses projets. Tous ceux qu'il formoit, lui réussissoient presque toujours parce qu'il ne les perdoit jamais de vue, qu'il y rapportoit toutes ses actions, qu'il ne se décourageoit pas, & surtout parce qu'il sçavoit admirablement bien profiter des passions des autres. Toutes les siennes étoient vives & ardentes, & pour les satisfaire il se permettoit, sans répugnance, les actions les plus révoltantes. L'usage du monde manquoit à d'Armenville; mais une grande condescendance pour les volontés des autres, beaucoup de complaisance pour leurs goûts, & une grande facilité à se plier à leur opinion, faisoit qu'on lui pardonnoit aisément ses grosses gaïtés, ses manieres communes, ses familiarités bourgeoises; sa figure d'ailleurs étoit si bien assortie avec sa maniere d'être, que l'idée qu'on se formoit, en le voyant, le faisoit croire sans conséquence, & qu'on pouvoit sans rien risquer, se lier avec lui. L'état de la robe lui avoit paru préférable à tout autre, & plus convenable à ce qu'il vouloit être, & à ce qu'il étoit; il y faut moins de vernis que dans tout autre; on y trouve plus d'occasion de s'insinuer dans la confiance des gens riches & puissans; & comme on paroît moins, qu'on est moins éclairé par l'envie ou par la jalousie, on a moins de soin à prendre, pour déguiser ses vues & ses motifs. Pour peu que le préjugé public soit favorable, on peut dans cet état plus facilement se livrer à la perversité de ses goûts, sans blesser les bienséances. La place que d'Armenville occupoit, étoit beaucoup au-dessus de sa naissance; son argent, quelques services rendus à ceux de qui elle dépendoit, la lui avoit fait obtenir. Elle lui donnoit dans le monde une sorte de considération, & elle ne l'assujettissoit point. D'Armenville aimoit l'argent, mais encore plus ses plaisirs, & cépendant il s'y livroit sans jamais intéresser sa fortune; c'étoit toujours aux dépens de ceux qu'il associoit à ses débauches, qu'il satisfaisoit ses goûts. Il lui fut facile de connoître la nature de ceux de Doligny; le sçachant riche, il gagna sa confiance par beaucoup de soins, de complaisances, & surtout par les occasions fréquentes qu'il lui fournit, de contenter ses fantaisies & ses caprices. Doligny, engoué de d'Armenville, en parla à son frere comme d'un homme estimable qu'il aimoit beaucoup, & lui donna le desir de le connoître. Les hommes vraiment vertueux, ont peu de méfiance, ils soupçonnent difficilement dans les autres, les vices qui ne sont pas dans leur cœur. Dorval se trompa facilement sur le compte de d'Armenville; il fut la dupe de ses discours, de son extérieur modeste, & surtout de ses manieres insinuantes. Il prit pour lui une estime qui alla bientôt jusqu'à la confiance. Il vantoit, sans cesse, sa probité, sa candeur, son honnêteté, & louoit continuellement ses vertus. Il étoit enchanté que son frere en eût fait son ami; il espéroit beaucoup pour lui de cette liaison; elle devenoit tous les jours plus intime. Doligny n'avoit rien de caché pour d'Armenville; il lui confioit tous ses secrets, le mettoit de toutes ses parties, le consultoit sur toutes ses intrigues amoureuses. L'effet que Mlle Dorsan avoit fait sur les deux freres, n'échappa pas à d'Armenville; son systême politique & de duperie, lui faisoit étudier, sans affectation, mais avec beaucoup d'attention, tous les mouvemens du cœur de ceux avec qui il se lioit, & connoissant les ressorts de leur âme, il les trompoit plus facilement; car d'après cette connoissance, il dirigeoit sa marche & régloit sa conduite. Tu aimes, dit-il, un jour à Doligny; la jeu“ne Dorsan t'a subjugué; te “voila l'adorateur timide de “cette beauté; je parierois que “tu n'as pas encore osé lui parler de ta flâme? sa vertu te rend “pusillanime, tu la crois in“domptable: qu'est devenue ta “hardiesse, ta confiance? Je “crois l'entreprise difficile, “mais non pas impossible; je “veux te servir de mentor, “suis mes avis & tu réussiras. “Le grand art de séduire ce “qu'on appelle, dans le mon“de, une honnête fille, est “connue de peu d'hommes; “quand on le posséde, ce n'est “qu'un jeu. Une jeune fille “de la trempe de la petite “Dorsan, mon cher, est une “place forte, défendue par tous “les préjugés de l'honneur, “par tous les grands principes de l'honnêteté, & toute “la morale de la religion. Il “faut, pour la réduire, employer plus de ruse que de force. “On commence par faire passer “en revue devant elle toutes “les vertus chrétiennes; on “lui parle honneur, de probité, on lui étale sans cesse “une foule de beaux sentimens, si grands, si sublimes, “qu'elle en est étonnée; surtout on paroît abhorrer la “volupté. Quand les femmes “croient qu'on n'en veut qu'à “leur cœur, elles prennent de “la confiance, elles deviennent moins vigilantes, on “les touche, on les attendrit; “elles se sont rendues au plaisir, qu'elles croient encore “n'être qu'au sentiment. “J'ai aussi formé un projet “de conquête, d'une bien plus “difficile exécution que le “tien. C'est à la fille que tu “en veux, & moi c'est la mere “que je prétends réduire. Je “vois tous les obstacles que “j'aurai à surmonter, mais je “n'en suis pas effrayé. Si Mad. “Dorsan a plus d'expérience “que ta maîtresse, je suis plus “rusé, plus adroit & plus fin “que toi; imite-moi, étudie “bien ma conduite, dirige tes “démarches sur les miennes, “& sois sûr de ton triomphe. “Mais avant que de t'embarquer dans cette entreprise, il faut que je t'en fasse “bien connoître les difficultés. Sais-tu que celle qui “sera pour toi la plus incommode, viendra de ton propre frere. Mes observations “ont été trop bien faites, pour “que mes conjectures soient “fausses; Dorval est sûrement “ton rival, & un rival redoutable. Il est aimable, il l'ignore; tu l'es aussi, mais tu le sçais. Sa modestie prévient, “& ta confiance rebute. Dorval a des vertus, & tu n'as “que quelques qualités. Tu “sçais, il est vrai, amuser les “femmes; mais il s'en fait “aimer. Il a leur estime, & tu “n'as que leur caprice; elles lui “donnent leur confiance, & à “toi le soin de leur amusement. Rends-toi justice, mon “cher; tout ton mérite est “dans tes richesses; & sans “tes habits, tes meubles, tes “bijoux, qui te font admettre dans l'intimité de quelques femmes, elles ne te regarderoient seulement pas. “C'est par orgueil, par vanité qu'elles te choisissent pour “les conduire aux spectacles, “pour les accompagner aux “promenades; c'est souvent “pour donner plus d'activité “à la flâme d'un Amant favorisé, que la jouissance a “attiédi, qu'elles te donnent “quelques fois le privilége “d'assister à leur toilette, ou “de passer quelques momens “en tête à tête dans leur boudoir. Ton frere seroit pauvre, qu'il seroit encore re“cherché. Pour le supplanter, “il faut te métamorphoser; “ou si la chose est impossible, du moins il faut te déguiser. Pour lutter avec Dorval; prends, mon cher, “l'apparence de toutes les vertus; enveloppe-toi d'un manteau si épais; couvre-toi “d'un masque si bien fait, “qu'on ne puisse ni voir les “vrais sentimens de ton cœur, “ni les mouvemens de ton “âme; sois modeste, surtout, “dans tes propos, reservé “dans ton maintien; prends “l'air de la candeur, aye le “ton de l'honnêteté; mais “prends bien garde, après la “réussite; défends-toi de la “chimere d'être fidele à tes “promesses. Le prétendu “point d'honneur de la constance, fait le tourment de “la vie; desirer, voilà l'amour; “jouir, doit être son terme. “Une âme foible se trouble à “l'idée de faire le malheur “d'une femme; c'est avoir un “génie borné que de fixer “pour toujours son bonheur “à la possession du même objet. La vraie félicité de la “vie, est seule dans l'inconstance. Si tu veux être “heureux, mon cher Doligny, “sois, comme moi, volage: “fais-toi un jeu de tromper “les femmes, amuse-toi de “leurs caprices, que leur résistance pique ton amour “propre; mais que leur foiblesse ne fixe jamais ta légéreté. Une femme qui succombe à la séduction, n'est “qu'une victime immolée au “plaisir; il faut rire de ses “chagrins, fuir l'importunité “de ses reproches, & l'ennui “de ses larmes: voilà, mon “cher, ma morale, je me “suis toujours bien trouvé de “la suivre, & je crois être “expressément délégué pour “renverser le triste empire “des vertus. La ruine d'une “jeune fille, l'infidélité d'une “femme mariée, font mon “triomphe; ce sont les larmes “que je fais répandre, qui “assurent ma volupté. L'habitude de ne point trouver “de cruelles, fait que je suis “à présent peu flatté des conquêtes aisées. La séduction “d'une jeune fille sans expérience ne satisfait plus mon “amour propre; son déshonneur ne me touche que “quand il met le désespoir “dans le cœur de ses parens, “ou que, par mon inconstance, je la sais livrée aux larmes & à la douleur. Une “femme vertueuse, attachée “bien sincerement, à son mari; qui connoît le monde; qui sçait distinguer le vrai “mérite, du faux brillant de “la jeunesse, qui n'ignore ni “les ruses, ni le manège de “l'amour, devient à mes yeux “un objet séduisant: plus elle “est défendue par ses principes, plus sa conquête pique “ma vanité, & c'est précisement ce qui me fait préférer, “aujourd'hui, la mere à la fille. “Je crois que je ne trouverois “dans celle-ci qu'une médiocre résistance qui ne me donneroit pas beaucoup de gloire, au lieu que je la satisferai pleinement, si je fais “succomber Madame Dorsan. Si elle n'est plus “dans son printems, son été “est encore beau, l'honnêteté forme son caractere, “la prudence regle ses dé“marches. Elle n'a plus la “fraîcheur de la jeunesse; mais “elle en a encore toutes les “grâces. Les talens de l'esprit, “les qualités du cœur, rendent “sa société très-agréable; elle “est dans l'âge où l'on fait “de grandes passions, où l'on “inspire moins de desirs que “de sentimens; triompher “d'elle, c'est triompher de la “vertu même, & ce n'est pas “un petit attrait pour mon “ambition: jamais conquête “ne m'aura tant flatté. Pour “y réussir, tu vas me voir “sans prétention, sans amour “propre: aussi modeste qu'un “jeune écolier, je serai, “près d'elle, timide & respectueux: je ne lui parlerai que “sagesse, bonté, bienfaisance; “je lui étalerai tous les grands “principes de la morale la plus “sévére, je quintessencîrai tous “lès sentimens de la délicatesse; enfin je serai le plus “honnête, le meilleur de tous “les hommes & le phœnix “des Amans. Surtout, mon “cher, sois l'ami sincere, tendre “& empressé de son mari, “pour réussir auprès de sa “fille; prends le même plan “de conduite; quitte ces airs “avantageux, ce ton décidé, “ces manieres légeres qui peuvent plaire, mais qui ne “touchent pas; sois un sage, “un Caron, deviens même un “Saint s'il le faut. Quand les “femmes nous estiment, “qu'elles ne nous craignent “point; elles donnent plus “aisément dans le piége. Si “nous parvenons l'un & l'autre à gagner absolument la “confiance de la mere & de “la fille, nous les tenons dans “nos filets; qui découvre son “cœur, est prêt à le donner. Ce n'étoit pas le desir de voir Doligny heureux par la possession de l'objet de sa passion, qui engageoit d'Armenville à lui parler ainsi; son cœur ne connut jamais ce sentiment délicieux de plaisir & de joie que produit le bonheur des autres; ce méchant homme haïssoit Dorval, & le principe de sa haine étoit l'hommage qu'il étoit forcé de rendre lui-même à ses vertus. Les hommes corrompus sont si fort humiliés de leur propre corruption, ils se sentent si fort avilis à leur propre jugement, que pour se venger de la justice qu'ils se rendent, il n'est pas d'atrocité qu'ils ne se permettent contre ceux qui ne leur ressemblent pas. Confirmer Doligny dans sa folle passion, c'étoit une bien grande satisfaction pour lui, il y voyoit un moyen sûr de lui faire haïr son frere. L'amour, dans sa fureur, étouffe les cris de la nature; il auroit vu avec une joie inexprimable la main des deux freres s'armer du glaive meurtrier de la jalousie. Quel triomphe pour sa méchanceté, si le jeune Doligny, pour se venger du mépris de ses feux, eût fait couler le sang de son frere ou si Dorval, pour punir Doligny de la réussite de ses projets l'eut immolé à sa fureur! Il prévoyoit aussi, qu'en déshonorant Mad. Dorsan, qu'en la rendant infidelle à son mari; ce seroit pour le tendre cœur de Dorval un surcroit de douleur; son amitié pour M. Dorsan n'ayant pas de bornes, il devoit partager ses peines comme ses plaisirs. La réussite de ce noir projet lui paroissoit d'autant plus assurée, que personne ne le soupçonnoit d'être capable de le former. Dorval lui croyoit de la droiture, de l'honnêteté, un cœur tendre, une âme sensible; il le citoit sans cesse comme un Juge intégre, un Magistrat éclairé, un Homme sage, un Ami sûr; & d'Armenville qui le sçavoit, le confirmoit dans cette idée. Ses discours, ses actions, enfin toute sa conduite vis-à-vis de Dorval, ne démentoient point la bonne opinion qu'il avoit eu l'art de lui faire prendre, & qu'il vouloit qu'il conservât. Assidu à le voir, empressé à lui plaire, il étudioit ses goûts, les flattoit, les applaudissoit, & toujours avec tant d'adresse, qu'on ne pouvoit le soupçonner de flatterie. Dorval mettoit sur le compte de l'amitié ses assiduités, ses soins, ses complaisances, lui en savoit gré; quand Dorval aimoit, c'étoit de trop bonne foi, pour qu'il pût se permettre la moindre réserve, & comme il ne donnoit son amitié qu'après avoir donné son estime, il crut pouvoir donner toute sa confiance à d'Armenville. Il lui ouvrit son cœur, lui fit part du dessein qu'il avoit d'épouser Mlle Dorsan, le consulta sur la conduite qu'il devoit tenir avec le Marquis & la Marquise de Mainvilliers, pour conserver leur amitié, qu'il craignoit de perdre, en refusant d'épouser leur niéce. Cette ouverture remplit d'Armenville de la joie la plus vive, il vit dans la résolution de celui qui la lui faisoit, un nouveau moyen de faire du mal; mais, pour cet effet, il falloit qu'il s'insinuât dans la confiance du Marquis & de la Marquise: non-seulement l'intérêt de sa haine pour Dorval, le demandoit; mais encore celui de son amour propre le lui faisoit desirer. Les hommes de l'espece de d'Armenville, croient que leur liaison avec les grands, fait oublier leur origine. D'Armenville auroit tout sacrifié, pour qu'on le crût tout autre qu'il n'étoit; sa naissance étoit un supplice pour lui. „Ceux “qui l'ignoreront, se disoit-il, me voyant dans l'intimité du Marquis & de la Marquise, s'ils ne me croient pas “leur égal, jugeront du moins “que le sang qui coule dans “mes veines, est aussi pur que “le leur; il est dans la robe “des familles, qui, par leur “ancienneté, ne le cédent en “rien à la Noblesse militaire. Le Marquis & la Marquise de Mainvilliers étoient hauts & fiers, ils aimoient qu'on les flattât, & qu'on les adulât; ils devenoient familiers avec tous ceux qui savoient être bas & rampans. D'Armenville rampoit avec autant de facilité, lorsque son intérêt le demandoit, qu'il étoit fier, glorieux & impertinent avec ceux qui avoient besoin de lui, ou qui pouvoient le craindre; il voyoit souvent chez Dorval le Marquis & la Marquise; il s'en fit remarquer par ses complaisances, distinguer par ses flatteries & aimer par les soins continuels qu'il prit de vanter leur rang, leur crédit, leur naissance: & plus encore par les peines qu'il se donna pour leur trouver de l'argent. Admis dans leur familiarité, il redoubla d'attentions, de soins & de prévénances, les loua sans réserve, encensa tous leurs défauts, applaudit à tous leurs caprices, entra dans toutes leurs vues, adopta tous leurs goûts, fut le confident intime de la femme, le complaisant de ses Amans, & le compagnon de son mari dans toutes ses débauches, enfin le conseil de tous les deux. Un honnête homme auroit profité de cette position pour servir son ami; en usant de l'empire qu'on lui laissoit, il auroit détourné le Marquis & la Marquise du projet de mariage qu'ils avoient formé pour leur niéce. D'Armenville, au contraire, s'en servit pour les y fortifier. De la connoissance qu'il prit du caractere de Mlle de Losval, il tira la juste conséquence que qui uniroit son sort au sien, seroit sûrement très-malheureux; lui faire épouser Dorval, lui parut donc la chose du monde la plus favorable au dessein où il étoit de lui faire beaucoup de mal. D'ailleurs il voyoit que s'il ne pouvoit réussir à former cette alliance, ce seroit un moyen presque sûr de rendre tous les parens de Mlle de Losval ennemis décidés de celui dont il desiroit la ruine. Louer continuellement Dorval, excuser sa naissance par ses vertus, vanter son caractere, élever ses qualités, citer adroitement toutes les autres familles qui s'étoient mésalliées, faire finement au Marquis & à la Marquise, de cette alliance, un moyen infaillible de rétablir leur maison; de payer leurs dettes, & de continuer leur faste ridicule:tout cela étoit autant de raisons qui,présentées avec art, les échauffoient, & leur faisoient desirer, de plus en plus, de voir leur niéce devenir l'épouse de Dorval. Doligny, cependant, encouragé par d'Amenville, essayoit de se faire aimer de Mlle Dorsan; il avoit rompu avec tous ses amis, il venoit tous les jours chez son frere; ses soins, ses attentions étoient infinis, mais il n'avançoit rien; souvent même, loin de lui savoir gré de ce qu'il faisoit, on ne pouvoit se défendre de lui laisser appercevoir qu'on en étoit importuné, d'autant plus que par cette obsession perpétuelle on se trouvoit, souvent privé de ces momens délicieux, où deux cœurs que l'amour unit, se confient tous leurs mouvemens. Doligny impatienté du peu de progrès qu'il faisoit, en attribua la cause à sa trop grande timidité, il hazarda de déclarer ses sentimens; mais sa déclaration fut reçue avec tant d'indifférence, elle fâcha si peu celle qui la recevoit; la réponse qu'elle lui fit, fut accompagnée d'un air si léger, si badin, qu'il ne lui fut pas difficile de juger qu'envain il espérit de l'amour, l'accomplissement de ses desirs. D'Armenville, suivant ses vues, ne le détrompa pas de cette idée; au contraire il l'y confirma, en lui disant qu'il voyoit bien que quelque chose qu'il fît, il ne pourroit jamais l'emporter sur son frere, d'autant, ajoutoit-il, qu'il venoit d'apprendre de lui-même qu'il étoit décidé à ne plus retarder son union avec Mlle Dorsan, qu'il lui avoit confié que les ordres pour les préparatifs de la cérémonie, étoient déja donnés, & que c'étoit dans sa maison de campagne que la célébration du mariage devoit se faire. Par là d'Armenville prétendoit irriter Doligny, de façon à n'avoir plus à craindre de lui, ni le sentiment de la nature, ni même celui de l'honneur. Quel que fut l'effet du poison de la jalousie, que ce monstre venoit de répandre, la noirceur de son âme n'en pouvoit être satisfaite; il fut trouver le Marquis & la Marquise de Mainvilliers, leur fit part des préparatifs secrets qui se faisoient pour le mariage de Dorval avec Mlle Dorsan. Il en paroissoit si rempli d'indignation, que le Marquis & la Marquise attribuerent à son attachement pour eux, la part qu'il prenoit à cet événement. “Dorval, leur disoit-il, oublie, dans ce moment, tout “ce qu'il doit à votre rang, “à votre naissance; il devoir “s'honorer de votre alliance, “& quoiqu'il n'ait ni promis, “ni accepté, ne lui suffisoit-il pas de connoître vos intentions, pour s'y soumettre? “Quand des personnes de votre condition s'abaissent jusqu'à la petite Bourgeoisie, elle “doit tout sacrifier pour obéir. “Dorval n'a point de raisons, “point de motifs qui puissent “l'excuser de se soustraire à vos “ordres. Il étoit mon ami, j'en “faisois cas, je le croyois “sage & vertueux, le mépris “qu'il fait paroître aujourd'hui pour Mlle de Losval, “me rend son ennemi; je le “haïs & l'abhorre; j'irois moi-même lui demander raison “de sa conduite, si une telle “vengeance pouvoit suffire à “l'injure qu'il vous fait. Les grands se trompent facilement sur l'étendue de leurs droits; entourés de flatteurs bas & rampans, de protegés vils & intéressés, ils s'habituent, dès l'enfance, à se croire d'une nature différente de celle des autres hommes; ils se font du respect qu'on a pour leurs titres, un droit d'exiger une déférence aveugle, une soumission entiere à leur volonté; quand ils ont l'âme étroite & peu de lumieres, ce sentiment d'orgueil les rend facilement succeptibles de celui de la haine, pour tous ceux qui osent ne pas être leurs esclaves. D'Armenville connoissoit trop bien le Marquis & la Marquise, pour douter qu'ils se refusassent au plaisir de la vengeance, surtout envers un homme auquel ils devoient de la reconnoissance pour les services essentiels qu'il leur avoit rendus.Son génie méchant étoit d'ailleurs trop supérieur au leur, pour que cette vengeance ne fût pas telle qu'il pouvoit la desirer. Pour qu'elle fût plus sûre, il les engagea à dissimuler; il décida aussi Doligny à entrer dans cette ligue; il étoit furieux de ne pouvoir parvenir à ses fins, il ne fut pas difficile à d'Armenville de lui faire adopter toutes ses vues. Le Marquis & la Marquise ignoroient les prétentions chimériques de Doligny sur Mlle Dorsan, ils lui firent un mérite des sentimens qu'il leur faisoit voir; ils crurent qu'il sacrifioit, par attachement pour eux, les intérêts de son frere aux leurs; par reconnoissance, ils lui promirent toute leur protection, & la main de Mlle de Losval avec l'agrément de la charge que devoit avoir Dorval, s'il l'avoit épousée. Sa place de Fermier Général fut assurée pour le prochain bail au frere de d'Armenville, avec la réserve pour ce dernier de la moitié du bénéfice, & d'un pot de vin pour le Marquis & la Marquise. Cet arrangement d'intérêt fut suivi d'un plan de conduite que d'Armenville présenta, qui fut applaudi & reçu avec joie. Doligny devoit employer la ruse & la force pour se rendre maître de Mlle Dorsan, & s'il falloit pour cela en venir à l'enlevement, le Marquis s'obligeoit d'en faciliter les moyens. On marqua une de ses terres pour le lieu du rendez-vous, d'où, Doligny, après l'avoir déshonorée, la renverroit à son Amant: que de son côté d'Armenville, profitant de la confiance que M. & Mad. Dorsan avoient en lui, ne négligeroit rien pour triompher de la vertu de la femme, tandis que par ses stratagêmes il détruiroit auprès de Mad. Dorsan la réputation de son mari, & qu'il feroit surtout son possible pour rompre l'union qui régnoit entre eux. Tel fut le plan de cet odieux complot, dont d'Armenville fut déclaré le chef. On promit, on jura de n'agir que par ses conseils, d'être fideles au secret, & exacts à tout ce qu'il prescriroit. Mais pendant que la jalousie, l'envie & l'orgueil formoient cet orage contre la vertu, que l'amour & l'amitié rendoient heureuse & tranquille, la générosité songeoit à réparer les injustices des hommes & de la fortune à son égard. Mr. Dalignan, oncle de Mad. Dorsan, & frere de Mad. de Saint-Amant, ne ressembloit en rien à sa sœur; il avoit le cœur bon, l'âme grande, & le caractere excellent. Depuis long-tems il servoit dans la Marine du Roi: son courage l'avoit élevé au grade de Capitaine de Vaisseau; son origine qui pour tout autre auroit été un obstacle invincible à son élévation dans un Corps, où sans la naissance on ne peut se flatter de parvenir, n'en avoit pas été une pour lui; ses vertus lui en avoient tenu lieu. Franc, généreux, autant que brave, M. d'Alignan apprit, avec indignation, la conduite que sa sœur & toute sa famille avoient tenue à l'égard de sa niéce. Un de ses amis lui en avoit fait le détail, à son arrivée à Nantes, où son Vaisseau vint débarquer après la malheureuse expédition de l'Inde. Les richesses que Mr. d'Alignan avoit gagnées dans ce pays étoient immenses, & cependant sa réputation étoit toujours la même. Son premier soin, fut d'écrire à sa niéce. “Je vous destine (lui mandoit-il) tout mon bien; vous “seule, ma chere niéce, pouvez présentement prétendre “à mon amitié. Je suis instruit de tout ce qui vous est “arrivé, je sais la conduite “odieuse que ma sœur & “mes autres parens ont tenus “à votre égard; je rougis “bien plus de la dureté de “leurs cœurs, que des secours “qu'on m'a dit que vous aviez “reçus, & que vous recevez “encore d'un ami vertueux. “Nos parens vous ont méconnue dans l'adversité, leur “insensibilité me déshonore; “je les méprise, j'ai honte de “leur appartenir, & mon “cœur est pour toujours fermé pour eux aux sentimens “de la nature. Je vous donne, ma chere niéce, avec “toute ma tendresse, mes “biens; soyez ma fille, que “vos enfans soient les miens, “& que votre époux me regarde comme son pere. “Dans peu, j'irai moi-même “vous mettre en possession “de toute ma fortune, & “m'acquitter envers votre “bienfaiteur, de tout ce qu'il “a fait pour vous. Obtenez-moi son amitié; c'est la seule “chose qui sera au-dessus de “ma reconnoissance. Cette lettre remplit de joie M. & Mad. Dorsan, mais fit quelque peine à leur fille & à son amant. Après ce que M. d'Alignan venoit d'écrire à sa niéce, il auroit été contre tout principe de reconnoissance & d'honnêteté, de terminer le mariage de leur fille sans en avoir auparavant prévenu un oncle si tendre & si généreux, & Dorval connoissoit trop bien les procédés pour s'y opposer. Quoiqu'avec répugnance, il consentit de reculer de quelque tems son bonheur. On écrivit, en conséquence, à M. d'Alignan, on lui fit part de tout; en lui demandant son approbation, on le prioit de venir au plutôt augmenter, par sa présence, la félicité de tous ses enfans adoptifs. Cette nouvelle causa un plaisir infini au bon d'Alignan; le bonheur des autres l'intéressoit autant que le sien propre: tout son chagrin fut de ne pouvoir, dans ce moment, se rendre à Paris; son devoir dont rien ne pouvoit le faire départir, s'opposoit à ce voyage. Il écrivit à sa niéce une lettre pleine de la joie qui remplissoit son cœur. Il la prioit d'obtenir des deux Amans, de retarder un peu l'instant de leur bonheur: que “j'en sois le témoin, disoit-il; que je puisse moi-même conduire ma niéce à “l'Autel. Que l'amour ne “me prive pas de l'occasion “favorable qu'il m'offre de “donner à son époux des “preuves de ma reconnoissance, dont sa délicatesse ne “puisse s'offenser. J'espere, “dans peu, pouvoir décemment demander ma retraite “à la Cour; soyez sûrs que “je partirai aussi-tôt; il me “tarde bien de vous voir “tous parfaitement heureux? Quand Dorval n'auroit pas confié à d'Armenville la cause du retard de son mariage, il n'en auroit pas été moins instruit. Profitant de la confiance, qu'à l'exemple de leur ami, Mr. & Madame Dorsan avoient en lui, il leur avoit persuadé de prendre pour valet-de-chambre, un homme qui lui étoit dévoué. Il se nommoit Saint-Pierre. Aussi fourbe, aussi méchant que son protecteur, cet homme, l'ancien ministre de ses débauches, ne lui laissoit rien ignorer de tout ce que faisoient ses nouveaux Maîtres. Souple, adroit & insinuant, d'un zèle ardent, d'un attachement, en apparence, à toute épreuve, d'une vigilance & d'une activité surprenante, il avoit l'art de se faire aimer; Mr. & Mad. Dorsan le croyoient plein d'honneur & de probité; ils lui avoient donné toute leur confiance. D'Armenville sçut, par lui, que M. Dorsan alloit souvent voir une jeune personne qui, retirée avec sa mere dans un quartier éloigné, y subsistoit des bienfaits de son maître; qu'elle étoit jeune & jolie, sage & vertueuse; fille d'un Officier Breton, qui ayant perdu tout son bien, avoit quitté la France & étoit passé aux Indes. Cette action de charité parut à d'Armenville un moyen sûr de rompre l'union qui régnoit entre le mari & la femme; & comme celle-ci ignoroit cette bonne œuvre, & que son mari lui en faisoit un mystere, afin de ménager la délicatesse de celle qui en profitoit; il crut qu'il ne lui seroit pas difficile de tirer parti de cette découverte. Pour parvenir à son but, il résolut de métamorphoser cette jeune personne sage & vertueuse, en une de ces tristes victimes de l'incontinence des hommes; de faire de la mère une de ces femmes fans principes, qui, guidées par un vil intérêt, mettent à prix les attraits de leurs filles, vendent sans honte leur honneur, & se font, fans rougir de la débauche où elles les livrent, un moyen de satisfaire leur avarice, leur cupidité & les passions effrénées qui les dominent. Ce qui l'embarrassoit le plus, étoit de faire passer cette fable jusqu'à Mad. Dorsan, & de lui présenter cet odieux mensonge avec toutes les apparences de la vérité. Son imagination, toujours féconde pour faire le mal, lui en fournit bientôt les moyens. Deux lettres furent écrites, sous sa dictée, par deux femmes, qu'il soudoyoit pour servir son incontinence. L'une, de la fille, étoit tendre & remplie de détails plus que voluptueux; l'autre, de la mere, contenoit des reproches, des demandes, & finissoit par des menaces, si elles n'étoient pas accordées. L'une & l'autre lettre prouvoient l'intrigue, l'infidélité du mari, le libertinage de la maîtresse, & la rapacité de la mère. Toutes deux furent adressées à Mr. Dorsan, envoyées, par la petite poste, & reçues par Saint-Pierre à qui le Portier les remit, suivant l'usage où il étoit de lui rendre toutes celles qu'il recevoit pour son maître. Mr. Dorsan avoit, dans son cabinet, un Secrétaire, où il mettoit tous ses papiers. Saint-Pierre, adroitement, sçut s'en procurer une double clef. Un jour, que son maître étoit occupé au jeu, il entendit Mad. Dorsan prier son mari de lui confier la clef du Secrétaire pour y chercher un papier dont elle avoit besoin. SaintPierre profita de cette occasion, & usa de tant de diligence, qu'il eût le tems de mettre les deux lettres parmi les autres papiers que renfermoit ce meuble, de le refermer, & de se retirer sans être vu. Mr. Dorsan n'avoit rien de caché pour sa femme, il lui confioit toutes, ses affaires, elle connoissoit tous ses papiers. En cherchant celui dont elle avoit besoin, sa surprise fut extrême, d'appercevoir deux lettres d'une écriture qui lui étoit inconnue. Comme c'étoit celle d'une femme, elle ne put se défendre d'un mouvement de curiosité qui fut suivi d'un desir violent de les lire. Elle ouvrit les deux lettres, avec précipitation, les lut avec rapidité, & fut si surprise de ce qu'elle y voyoit, que croyant s'être trompée, elle les relut une seconde fois; & pleinement convaincue de l'infidélité de son mari, malgré l'agitation où la mit cette découverte, elle prit la ferme résolution de renfermer en elle tout son chagrin, & sur-tout d'éviter avec foin de le laisser voir à celui qui le causoit. Si c'est un caprice, se disoit-elle, il passera; son cœur me reviendra. Si c'est une passion formée, tout le chagrin que j'en ferois paroître, ne diminueroit rien de sa force; mes reproches aigriroient le cœur de mon mari, & ne me le rendroient pas, ses remord seroient plus vifs, il seroit plus malheureux, & ce surcroît de malheur augmenteroit le mien. S'il ne m'aime plus, il ne me haït pas; & il prendroit peut-être pour moi le sentiment de la haine, s'il savoit dans mon cœur celui de la jalousie. Plus on sait le mériter, plus on s'éloigne de l'objet qui a droit de se plaindre; sa vue importune, on le fuit, pour s'éviter à soi-même des reproches dont on a peine à se défendre. Une femme devient toujours, pour un mari coupable, un objet odieux lorsqu'elle marque trop de sensibilité pour son malheur. Evitons ce nouveau chagrin; que le mien ignore que je connois ses torts: je ne puis le haïr; s'il a des remords, il n'est que trop à plaindre; il seroit plus malheureux, s'il savoit la plaie que son infidélité fait à mon cœur. Ayant pris-cette sage & généreuse résolution, Mad. Dorsan remit les lettres, referma le Secrétaire, rendit la clef avec la même tranquillité qu'elle l'avoit reçue, & le perfide Saint-Pierre qui étoit aux aguèts, les vint reprendre aussitôt. Le coup avoit été trop violent, & la plaie étoit trop profonde, pour que Madame Dorsan pût résister long-tems aux douleurs cruelles qu'elle souffroit. Plus elle faisoit d'efforts pour cacher son état, plus la plaie s'envenimoit. La jalousie est un poison âcre, qui brûle & qui corrompt. Une tristesse mortelle s'empara de cette femme infortunée; rien ne pouvoit la distraire des réfléxions tristes auxquelles elle s'abandonnoit sans cesse. Elle fuyoit tout le monde, & sous prétexte d'indisposition, elle se livroit à la plus exacte solitude. M. Dorsan, allarmé de ce changement, dont il ne pouvoit pénétrer la cause, & qu'il attribuoit au dérangement de la santé de sa femme, l'accabloit de soins & de caresses; mais loin d'adoucir par-là ses chagrins, il les rendoit plus vifs & plus violens. Elle étoit si persuadée de la légitimité de leur cause, qu'elle regardoit toutes les attentions de son mari comme autant de ruses qu'il employoit pour la tromper plus sûrement. D'Armenville, cependant, jouissoit; il savoit qu'une femme offensée se défend difficilement du plaisir de la vengeance. L'espérance étoit dans son cœur, & ses desirs criminels en prenoient plus de forces. Assidu auprès de Mad. Dorsan, il étoit le seul qu'elle parût recevoir avec quelque plaisir. L'idée qu'elle se faisoit de la bonté de son cœur, augmentoit l'illusion qu'elle s'étoit faite sur ses vertus; elle le croyoit son ami. Vingt fois, elle eut la bouche ouverte pour lui confier son secret, & vingt fois elle fut retenue ou par la crainte de manquer à son mari, ou par l'amour propre qui lui défendoit de laisser voir qu'elle étoit négligée. Mais un jour, que d'Armenville la surprit, les yeux encore rouges des pleurs qu'ils venoient de répandre; il la pressa vivement de lui en dire la cause; avec les termes les plus tendres, il lui laissa voir tout l'intérêt qu'il prenoit à ses peines; il lui montra les plus vives allarmes de l'état où il la voyoit; il mêla aux sollicitations les plus pressantes de lui découvrir ce qui les causoit, les reproches les plus forts sur le silence qu'elle gardoit avec lui. Ce fourbe adroit fit une telle impression sur son âme, que trompée par l'émotion de son cœur, emportée par sa douleur, elle lui fit part du sujet de ses larmes. Cet aveu causa à d'Armenville la joie la plus vive; mais il sçut la déguiser sous l'apparence de la plus grande surprise. Feignant de douter, paroissant vouloir la détromper, toutes les raisons qu'il employoit pour donner quelque vraisemblance à ses doutes, étoient si foibles, si mal appuyées, qu'au lieu d'adoucir les maux de Mad. Dorsan, il ne faisoit que les aggraver. Tantôt, c'étoit la vertu de son mari dont il se servoit pour prouver son innocence; tantôt c'étoit à la foiblesse du cœur humain, qu'il attribuoit cette liaison mystérieuse dont on le soupçonnoit. Suivant lui, les lettres qui faisoient naitre cet-te idée, ne suffisoient pas pour en confirmer la vérité: peut être n'étoient elles, ajoutoit-il, qu'un pur badinage; il s'en faisoit redire alors le contenu, en reprenoit toutes les phrâses, les décomposoit, les analysoit, n'y trouvoit d'abord aucune trace de crime, y revenoit encore, paroissoit alors frappé d'un mot, qu'il trouvoit dire beaucoup, en tiroit des conséquences, feignoit d'être forcé de se rendre, s'indignoit de la perfidie, plaignoit Mad. Dorsan, lui donnoit quelque espérance de retour, l'en faisoit douter l'instant d'après, par la description adroite qu'il lui faisoit des plaisirs vifs que l'amour criminel procure pendant quelques momens ceux qui s'y livrent, & taxoit de folie, ceux qui les préférent à cette volupté douce qui naît d'une union tendre & légitime. Les couleurs qu'il employoit pour peindre le bonheur de ceux-ci, étoient froides & languissantes, au lieu qu'elles étoient vives, animées & voluptueuses, quand il rendoit ces mouvemens impétueux, ces délires ardens qu'allument le desir dans le cœur de deux Amans, lorsqu'à l'ombre du mystere ils se livrent à toute l'impétuosité de la volupté. Il s'appesantissoit avec complaisance sur ces détails, qui augmentoient le trouble & l'agitation de celle qui les écoutoit. Il la mit, de la sorte, au point de confiance qu'il desiroit; elle se livra entiérement à ses conseils, lui remit ses intérêts & le soin d'examiner par lui-même la conduite de son mari. Jamais commission ne fut plus agréable pour d'Armenville; il promit de s'en acquitter, avec la plus grande exactitude. Dès le soir même, il se déguise, se rend dans le quartier où Saint Pierre lui avoit dit que demeuroient les deux infortunées que Dorsan faisoit subsister, s'informe avec soin, de leurs voisins, de leurs mœurs, de leur conduite; prend des éclaircissemens: surtout, sçait quels sont leurs meubles, connoit jusqu'à l'intérieur de leur appartement, & se voit, avec chagrin, d'après le témoignage de tous ceux auxquels il s'addresse, forcé de les croire sages & vertueuses. Il falloit, pour la réussite de ses noirs projets, que Mad. Dorsan se persuadât le contraire. Dans le compte qu'il lui rendit de ses découvertes, la petitesse de leur appartement fut métamorphosée en une quantité de piéces très-vastes & très-commodes; la pauvreté de leurs meubles en sculptures, otomanes, fauteuils très-riches & très-recherchés; la décoration très-élégante, très-agréable & très-voluptueuse; leurs habits simples & modestes, en une nombreuse garderobe, formée par les mains du goût & de la coquetterie; leur vie frugale, en une table délicate & somptueuse. Il fit de ces femmes modestes & retirées, des personnes sans principes, sans mœurs, sans religion. Il donna gratuitement à la mere, de l'adresse, de l'avidité & toute l'intrigue de celles dont il vouloit lui faire jouer le rôle. Il prêta à la fille tous les ridicules de la coquetterie, tous les vices de la dissolution; aimant avec passion la parure, les spectacles & les promenades; voyant beaucoup de monde, ayant beaucoup d'adorateurs, recevant de tous & n'en aimant aucuns. Cette peinture étoit d'autant plus horrible, que cette jeune personne étoit la vertu même, & qu'elle n'attendoit que le rétablissement de sa santé dérangée par les malheurs qu'elle avoit éssuyés, pour se retirer, avec sa mère, dans un cloître, où Dorval, sans les connoître, mais à la sollicitation de son ami, avoit promis de payer leur pension. Mais ce n'étoit pas assez d'avoir affermi Mad. Dorsan dans la chimère qu'elle s'étoit formée de l'infidélité de son mari. Il falloit approfondir la plaie de son cœur, en lui faisant perdre l'espoir de le ramener un jour à son devoir. Pour cela, d'Armenville lui fit un portrait plein de charmes de celle qui captivoit son mari: c'étoit, lui disoit-il, la figure la plus aimable, la plus piquante, la plus séduisante, qu'il eût encore vue: chacun de ses traits inspire le desir; la volupté lui disoit-il, est dans ses yeux; un rire agréable embellit sa bouche; un mêlange de roses & de lis, forme son teint, & reçoit un nouvel éclat du noir charmant de ses cheveux. Il joignoit à ce portrait flatteur, une taille déliée, une démarche aisée, élégante & vive, une gorge bien proportionnée & placée par l'amour même, pour donner à l'imagination l'idée des attraits que les yeux ne voyoient pas. C'est ainsi que ce monstre déchiroit avec complaisance le tendre cœur de Mad. Dorsan. Cette vertueuse femme, livrée à tous les poisons de la jalousie, étoit d'autant plus malheureuse, qu'elle prenoit encore un vif intérêt au sort de celui dont elle se croyoit méprisée. Le voir livré à la débauche, la victime de ses excès, & surtout des remords, étoit, pour elle, une idée qui l'accabloit. Elle rougissoit de la honte dont le couvroit l'abus qu'il faisoit des bienfaits de Dorval. Les faire servir d'alimens au vice, étoit, à ses yeux, un crime horrible. Dans l'angoisse de la douleur, l'âme qui cherche à diminuer le fardeau qui l'accable, se livre, sans reserve, à la confiance. C'est le desir d'augmenter l'intérêt qu'on prend à leurs maux, qui rend les malheureux si souvent indiscrets. Madame Dorsan le fut involontairement; ne pouvant plus porter le poids énorme du chagrin qui l'absorboit, elle apprit au plus cruel de ses ennemis, le secret du plus cher de ses amis. D'Armenville ignoroit la conduite généreuse que Dorval avoit tenue & tenoit encore à l'égard de Mr. Dorsan & de toute sa famille; c'étoit la seule chose qui n'avoit pas encore été confiée à sa perfide amitié. Cette indiscrette confidence fut, pour d'Armenville, un motif puissant d'encouragement. De l'état fâcheux où s'étoit trouvés Mr. & Madame Dorsan, il en tira des conséquences qui fortifierent ses espérances, donnerent plus d'activité à sa méchanceté, & plus de force à ses desirs. Les âmes de la trempe de la sienne, ne croient ni à la générosité, ni à la bienfaisance. Ce désintéressement noble qui anime ceux qui pratiquent, ces vertus, étoit, pour d'Armenville, une de ces chimères de l'imagination que la raison rejette toujours. Instruit de l'état malheureux de la fortune de M. Dorsan, il se fit un motif puissant de voir dans sa fille, une victime immolée à la misère de ses parens;il fit de son déshonneur le prix des bienfaits de Dorval; jugea que son mariage n'étoit qu'une suite nécessaire de ce commerce honteux, & que la mère l'ayant approuvé par intérêt, devoit, par le même motif, se rendre sans répugnance aux desirs de celui qui mettroit un prix raisonnable à sa vertu, surtout dans un moment où son cœur ulcéré devoit être tout de glace pour un mari perfide dont elle se croyoit méprisée. Animé par cette idée, d'Armenville devint plus hardi & plus entreprenant. Il redoubla de soins & de complaisances. Ses assiduités furent plus marquées, ses discours moins circonspects. „Votre douleur est “juste, disoit-il à Mad. Dorsan, mais elle doit avoir un “terme; votre mari vous méprise, cessez de l'estimer, “cessez de l'aimer, tout doit “vous porter à la vengeance; “sa conduite à votre égard, légitime tous les moyens que “vous employerez pour le punir de sa perfidie, il est le “seul qui ne connoît pas le méprix de votre cœur; qui vous voit, vous adore; vos vertus inspirent le respect, & “il est impossible de se défendre, de prendre pour “vous tous les sentimens les “plus tendres. Ce langage ne “surprit pas d'abord Madame “Dorsan; elle le prit pour “celui de l'amitié vivement “intéressée par ses malheurs. “Elle étoit bien éloignée de “l'attribuer à tout autre motif, elle estimoit celui qui “le lui tenoit, & lui croyoit trop d'honnêteté pour devoir “lui en supposer un autre. Cependant, voyant qu'il y revenoit sans cesse; que cette “morale relâchée lui devenoit “familiere; qu'il la retournoit “de mille façons différentes, “& la lui présentoit toujours “avec une chaleur & une vivacité marquées; elle commença à prendre quelques “soupçons; elle crut y voir un “intérêt particulier, & craignit “que si elle écoutoit plus long-tems ces discours, on se persuadât qu'ils lui plaisoient. Un jour, que d'Armenville emporté par la chaleur de son imagination, se livroit à toute l'impétuosité de ses desirs; qu'usant moins de ménagement, il laissoit voir dans ses yeux & dans ses gestes ses criminelles prétentions; Mad. Dorsan, pour en arrêter l'effet, prit un ton ferme, & lui jettant un regard sévére, lui parla de la sorte: „cessez, Monsieur, “des discours, dont je m'offenserois, si je les croyois sérieux; l'intérêt que vous “prenez à mes maux, vous fait, dans ce moment, sans doute, illusion. Vous voudriez “que je me vengeasse? appréciez mieux mon cœur, il ne “connut jamais la haine: si “mon mari a des foiblesses, “je ne dois pas les légitimer, “en me permettant des crimes. L'imiter, seroit me couvrir de honte & de déshonneur à mes propres yeux, “sans diminuer le chagrin qui m'accable. Je puis être pour “Mr. Dorsan, un objet indifférent: si je lui manquois, “en m'oubliant ainsi moi-même, je lui deviendrois, “avec justice, un objet de haine & de honte. Je veux, “continua-t-elle, par ma conduite, conserver son estime, “pour ne pas perdre l'espérance de rallumer dans son “cœur les sentimens de la “tendresse. Je me flatte encore? Dorsan peut être foible, mais il n'est pas vicieux, “& je forme, dans ce moment, un projet qui, sans doute, me réussira. Celle qui cause tous mes chagrins a “peut-être aussi dans le cœur “plus de foiblesse que de corruption. Je veux la voir, “sonder son cœur, examiner “son âme. Souvent les femmes de son espèce doivent “à la misère la vie dissolue “qu'elles menent. Nées dans “une honnête aisance, elles “seroient restées fidelles à la “vertu. Il en est beaucoup “qui gémissent de leur état, “& elles le quitteroient avec “empressemens si elles “étoient assurées d'une honnête subsistance. D'ailleurs, “vous le savez, les liaisons “formées par l'intérêt, le sont “également par le caprice. “Aussi fragiles que leur cause, “aussi inconstantes que leurs “motifs, elles sont toujours “rompues par la légéreté & “par le dégoût. Je vais ouvrir mon cœur à Dorval; “cet ami tendre partagera mes “chagrins, il entrera dans mes “vues, & secondera mes projets. Par ses bienfaits généreux, il ramenera cette malheureuse à la vertu, & par “ses conseils sages & pressans, “connoissant ma tendresse al“larmée, il me rendra le cœur “de mon époux. Je vais ... “Arrêtez! interrompit vivement d'Armenville, épouvanté de ce dessein: qu'allez-vous faire? ô femme infortunée! vous ignorez tous vos “malheurs. Je voulois ne vous “pas accabler; vous me forcez à vous dévoiler tout cet “odieux mystère. Dorval est “de moitié, pour vous trahir. “Il sçait tout; c'est lui par qui “ces nœuds abominables furent formés; c'est lui qui “procura cette infâme connoissance à votre mari. “Avant qu'il vous connût, “cette créature étoit à lui; la “passion qu'il a prise pour votre fille, a détruit celle qu'il “avoit pour elle; il s'en est “débarrassé, en la donnant à “M. Dorsan. C'est toujours “lui qui lui fournit tout ce “qu'il faut pour la soutenir. “Sous prétexte de visites de “bienséances, de promenades, “ou de spectacles, ils vont “souvent la voir ensemble. “Jugez, après cela, si vous pouvez encore raisonnablement “former quelque espérance “sur cet ami prétendu! Mad. Dorsan, atterée par ce nouveau détail, consternée, anéantie, se livre à mille idées confuses qui s'entrechoquent continuellement, & se confondent sans cesse; elle forme des projets, prend des résolutions, & ne s'arrête à aucune. C'est aux pieds de son mari, qu'elle veut s'aller jetter, & s'il lui refuse de lui rendre son cœur, elle percera le sien à ses yeux. C'est Dorval qu'elle veut accabler de reproches; c'est dans les bras de sa fille, qu'elle va se jetter: par-tout elle voit des obstacles & peu d'espérance de réussite. En apparence, plus calme, on la voit, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés & égarés, garder un morne silence; elle l'interrompt ensuite avec vivacité, appelle ses gens, se lève avec rapidité de son fauteuil, se promène à grands pas dans la chambre, demande ses chevaux pour aller implorer l'autorité publique contre celle qui fait son tourment; & quitte ensuite cette idée pour s'abandonner aux pleurs & aux sanglots. Ce spectacle effrayant & douloureux eût déchiré le cœur de tout autre que de d'Armenville; il fut délicieux pour celui de ce monstre. La vertu de Mad. Dorsan, & son attachement pour son mari, ôtant toute espérance de ses desirs, le sentiment de la haine prit dans son cœur la place de l'amour: „Jusqu'à présent, se disoit-il en lui-même, aucune femme ne m'a resisté. L'opiniâtre opposition “que je rencontre aujourd'hui, confond mon amour “propre, elle m'humilie trop, “pour ne pas m'en venger; les “plaisirs de la vengeance me “dédommageront de ceux de “la volupté qu'on me refuse; “je punirai cette femme audacieuse, de l'admiration “qu'elle me force d'avoir “pour ses vertus. Son cœur, glorieusement rebele à mes desirs, sentira les coups les plus-sensibles que l'on puisse lui “porter. Tous ceux qui lui “sont chers, seront les victimes que j'immolerai à ma “juste vengeance. Les maux “dont j'accablerai son mari, “sa fille, leur ami, augmenteront les peines qui la déchirent. J'ai déja donné des “armes contre cette famille “odieuse, au bras puissant de “l'orgeuil. Donnons-lui présentement plus de force & “d'activité. Je puis, en mêttant dans le cœur altier de la “Marquise de Mainvilliers, “les feux dévorans de l'amour, “la rendre le ministre cruel “de ma haine. Elle est co“quette; si elle n'est plus jeune, elle a encore toute l'effervescence des passions de la “jeunesse. Ce n'est pas un sentiment tendre que je prétends lui voir prendre, son “cœur en est incapable; il me “suffira de l'enflammer; elle “aura des desirs, & ces desirs “adroitement ménagés, la rendront susceptible de toutes “les impressions que je voudrai lui donner. Appuyé de “son crédit, mes coups seront “plus marqués & plus certains; “& si le public venoit à sçavoir le mal que je veux faire, ne pouvant me reprocher aucun des coups que “d'autres frapperont pour “moi, il ne me les attribuera pas; je me sauverai, par “ce moyen, de la réputation “d'être méchant. Une femme du caractere de la Marquise de Mainvilliers, est tout ce qu'on veut qu'elle soit. Sans mœurs, sans principes, elle prend facilement tous les mouvemens de ceux qui veulent la subjuguer; une imagination vive, un tempérament tout de feu, la rendent l'esclave de toutes ses passions. Par caprice elle prend un Amant, par un autre caprice elle le quitte, se livre sans pudeur à la vie la plus dissolue, se croit au-dessus des bienséances, parce qu'elle se croit au-dessus des préjugés, & se fait du respect qu'on a pour sa naissance, un droit de ne pas craindre la critique. Placée dans un état moins élevé, la conduite de la Marquise l'auroit fait tellement mépriser, qu'on auroit rougi de sa société. Son mari, non moins borné du côté de l'esprit, avoit comme elle un cœur corrompu, s'inquiétoit peu des mœurs de sa femme, & les autorisoit par son exemple; d'Armenville, d'une figure & d'une taille qui promet dans un homme, une santé robuste, & un tempérament au-dessus des excès, parvint bientôt à inspirer à la Marquise la fantaisie de s'en faire aimer. Elle devint d'autant plus forte, qu'elle la crut contrariée par le respect dont d'Armenville affectoit continuellement toutes les apparences. Pour le surmonter, il n'est pas d'agaceries que la Marquise ne se permît; c'étoit des situations voluptueuses dans lesquelles il la trouvoit, des airs tendres qu'elle prenoit, des mots à double entente, qui disoient beaucoup plus qu'on ne vouloit; une indisposition qu'on supposoit pour éloigner les importuns, une insomnie qu'elle affectoit, pour prolonger le tête à tête, des présens qu'elle envoyoit, afin de donner occasion à des remercimens, qu'elle sçavoit bien devoir être accompagnés de quelques démonstrations tendres, & qui, bien reçus, donnoient la hardiesse de prendre plus de libertés. Elles devinrent telles, que la Marquise fut bien persuadée que le préjugé étoit vaincu; & que le respect dû à son rang & à sa naissance, ne s'opposeroit plus à ses plaisirs. Ce fut alors, que d'Armenville prenant le ton de la reconnoissance, parut vouloir la satisfaire, par la confidence de tout ce qu'il avoit appris de la générosité de Dorval à l'égard de toute la famille des Dorsan. La Marquise, enchantée de cette découverte, n'eut rien de plus pressé, que d'en faire part à son mari. L'un & & l'autre incapables d'aucun sentiment généreux, attribuerent ceux de Dorval à un motif de justice, & penserent là-dessus comme d'Armenville, que l'honneur de la fille avoit été le prix des bienfaits que le pere & la mere avoient reçus. Doligny parut d'abord répugner à cette idée; il étoit libertin; mais il croyoit aux vertus. Echauffé par les raisons de conviction que d'Armenville lui donna, il se laissa aller à l'illusion que lui firent ses desirs. Il crut qu'il pouvoit les satisfaire, comme son frere avoit satisfait les siens; qu'étant riche comme lui, il leveroit facilement tous les obstacles qui s'opposeroient à son bonheur. Pour l'affermir dans cet-te pensée, d'Armenville lui parloit, continuellement, de Mlle Dorsan; allumoit son imagination, par la peinture séduisante de ses attraits, & faisoit passer ensuite dans son âme foible tous les principes de la sienne. „Que risque-tu, “lui disoit-il, d'employer, s'il “le faut, la force, pour te rendre heureux? ce n'est pas “la femme de ton frere dont “tu desires la possession; c'est “sa Maîtresse, & une Maîtresse n'est pas plus à celui “qui la posséde, qu'à ceux “qui la desirent. La possession “ne donne qu'un droit momentané, qui cesse dès l'instant que le motif qui le procure, ne subsiste plus. Ton “frere, par sa séduction, s'est “rendu maître du bien qui “fait l'objet de tes desirs: que “la force t'en rende possesseur, “à ton tour. Il résultera même “de cette violence, deux avantages considérables: tu sauveras à ton frere la honte “d'épouser une fille déshonorée;& le bien que tu pourras “faire à ses parens, joint à “celui que Dorval leur a déja fait, leur assurera, pour “toujours, un sort agréable “D'Armenville a raison, ajoutoient le Marquis & la Marquise: quand vous aurez, “mon cher Doligny, satisfait votre caprice, nous vous “donnerons notre niéce, & “la fortune brillante que nous “vous procurerons alors, sera “le supplice de votre frere. Il “en crevera de dépit & de “rage, & vous deviendrez “maître de tout son bien. Pendant que ces choses se passoient à l'Hôtel de Mainvilliers, une tristesse profonde accabloit tous ceux qui habitoient la maison de Dorval. Livrés à la crainte, la situation de Mad. Dorsan allarmoit leurs cœurs sensibles. Une maîgreur affreuse, une pâleur mortelle, la rendoient méconnoissable; elle étoit dans un état d'affaissement total, trop sûr avant-coureur de la destruction. Le chagrin est un poison lent qui mine, qui consume; plus il est concentré, plus il a de force. D'Armenville voyoit ses projets renversés, si Mad. Dorsan déclaroit la cause des maux qu'elle enduroit. Les caresses de son mari, les soins de sa fille, la vue de ses autres enfans, les attentions de Dorval; surtout ces larmes de l'affliction & de la tendresse, qu'elle leur voyoit répandre, causoient à ce méchant les plus vives allarmes. Il avoit une théorie assez exacte du cœur humain, pour craindre que le sentiment de la nature, de l'amour & de l'amitié plus fort que toutes ses raisons, n'arrachât enfin cet aveu fatal qu'il redoutoit. Il n'étoit point de ruses, ni de moyens qu'il n'employât pour en éloigner le moment. Tantôt augmentant la terreur, il augmentoit la confiance qu'il voyoit qu'on prenoit dans les Disciples d'Esculape; tantôt la variété de leurs opinions jettoit dans l'incertitude, & cette incertitude donnoit à d'Armenville un moyen sûr d'écarter l'attention sur la véritable cause de sa maladie. L'un, qui prétendoit voir par-tout le scorbut, ordonnoit des antiscorbutiques; l'autre traitoit la malade de vaporeuse, & lui conseilloit de frotter son appartement; celui-ci trouvoit dans le suc des viandes, le principe de toutes les maladies, & prescrivoit l'usage unique des végétaux; celui-là défendoit le mouvement, & vouloit les bains secs. Le poulmon paroissoit aux uns être ulceré; suivant d'autres, c'étoit le soye qui se trouvoit engorgé. Chacun établissoit son opinion sur des principes, suivant lui, certains; citoit Hipocrate, Gallien; parloit Grec qu'il n'entendoit pas; n'oublioit pas de louer ses Confreres; qu'il méprisoit; & dans sa modestie orgueilleuse, soumettoit son opinion à leur expérience, bien résolu cependant de ne la jamais abandonner. Le résultat de toutes ces consultations, étoit toujours une Ordonnance, où chacun mettoit quelque chose du sien. Si son exécution produisoit, par hazard, quelque bien, chacun en attribuoit la cause, ou bien à la drogue qu'il avoit prescrite, ou bien à la maniere dont il avoit ordonné de s'en servir, souvent même au moment qu'il avoit indiqué pour la prendre. Mais comme aucun d'eux ne connoissoit la véritable cause du mal, le succès de leurs remedes n'étoit que momentané, & toujours suivi d'accidens plus fâcheux encore. Fatiguée de toutes ces tentatives inutiles de la faculté, Mad. Dorsan déclara qu'elle s'abandonnoit entiérement à la nature. Ses amis s'allarmerent de cette résolution, & firent tous leurs efforts pour l'en détourner; elle fut inébranlable. „Personne, disoit-elle à d'Armenville, lorsqu'elle étoit seule avec lui, “ne connoit mon mal; rien “ne peut cicatriser la plaie de “mon cœur, elle est trop “profonde, la mort seule sera le terme de mes maux. “Je l'attendrai avec impatience, & je la recevrai sans “émotion: un rayon d'espérance me soutient cependant “encore. Vous sçavez la demeure de celle qui me précipite dans le tombeau? allons “la voir: Je me jetterai à ses “pieds, je lui redemanderai “le cœur de mon époux, le “sien n'est peut-être pas insensible, il s'attendrira sur “mon état. Le libertinage ne “détruit pas toujours toute espece de sensibilité; quelques “étincelles d'honnêteté se sont “peut-être encore conservées “dans son âme. La chaleur de “mon discours, la vivacité de “mes reproches, pourront les “rallumer: on a vu des femmes de son espece, faire des “actions sublimes de générosité; essayons ce moyen, faisons cette démarche, mais “faisons-la, de façon à ne pas “être soupçonnée de l'avoir “faite. Demain, mon mari, ma “fille & Dorval, vont diner “chez le Marq. de Mainvilliers “évitez, sous quelque prétexte, de vous y trouver; vous “viendrez me prendre dans votre carosse, il nous menera au “Luxembourg; nous sortirons “par la rue d'Enfer, où vous “ordonnerez qu'un carosse de “place nous attende & nous “conduise chez la Maîtresse de “mon mari, que vous m'avez “dit demeurer dans ce quartier là. Ne cherchez point à me “détourner de cette résolution? rien ne peut m'en faire “départir. D'Armenville n'étoit pas homme à se déconcerter. Les grands embarras ne l'épouvantoient pas; son imagination féconde, lui fournissoit toujours les moyens d'en sortir; il trouvoit dans son industrieuse méchanceté des ressources à tous les événemens. Un de ces hommes qui n'ont ni mœurs, ni principes, ni talens, ni esprit, mais qui sont riches, parce qu'ils sont les protegés bas & rampans de protecteurs avides qui les rençonnent, avoit depuis peu vendu à d'Armenville une de ces retraites de la volupté, qu'on nomme petite maison, & qu'on a moins pour son plaisir, que par ostentation. Elle étoit commode, voluptueusement distribuée, galamment décorée & très-richement meublée. Il y avoit placé une jeune fille, nommée Lucinde, dont il s'étoit depuis peu amouraché. Lucinde étoit jolie, avoit passablement d'esprit, & le portrait qu'il avoit fait à Mad. Dorsan de la prétendue maîtresse de son mari, pouvoit assez lui convenir; il la crut propre à remplir ce rôle. L'habitude de vivre avec les gens du grand monde, donne quelquefois aux filles, nées dans la lie du peuple, un vernis qui couvre la grossiereté de leur éducation. Lucinde, d'ailleurs, avoit été pendant quelque tems au Théâtre; elle y avoit pris le ton, l'air & le maintien de la bonne compagnie. D'Armenville lui fit sa leçon, la lui fit répéter, l'instruisit de tout ce qu'il falloit qu'elle sçût, pour paroître celle qu'il vouloit qu'on la crût, lui recommanda surtout sa toilette & son ajustement. D'une Mad. Droguet, dont il avoit fait sa Duégne, il en fit sa mere. Cette femme, habituée à paroître ce qu'on vouloit qu'elle fût, ne se trouva pas déplacée dans cette nouvelle position. Elle avoit du manége, la figure assez noble, le maintien passablement honnête, des manieres polies & aisées, qu'elle devoit à la bonne éducation, que des parens dont elle déshonoroit la cendre, lui avoient donnée. Le Laquais, la Femme-de-chambre, chacun reçut son instruction pour le lendemain. D'Armenville fut exact au rendez-vous. Il arriva chez Mad. Dorsan à l'heure indiquée, il la trouva prête à le suivre, & dans l'agitation de l'impatience. Arrivés au Luxembourg, ils traverserent le jardin, & trouverent à la porte des Chartreux, un fiacre, que d'Armenville avoit eu la précaution d'y faire rendre, & qui les conduisit chez Lucinde. Cette fille, enhardie par l'air embarrassé, la contenance mal assurée de Mad. Dorsan, perdit toute sa timidité. Le souvenir de sa naissance & de ses mœurs lui avoit d'abord inspiré ce sentiment de respect qui donne la crainte au vice le plus audacieux. Elle se crut l'égale de sa prétendue rivale, quand elle ne se souvint plus de ce qu'elle étoit elle-même. La même cause produisit un effet tout contraire chez Mad. Dorsan. Elle se compara & reprit, sans orgeuil la supériorité qu'elle pouvoit s'attribuer avec justice, eneut la contenance sans rien perdre de cet air de bonté & de douceur qui lui étoit naturel, & qui lui gagnoit tous les cœurs. „Je “ne viens point, Mademoiselle, dit-elle à Lucinde, “insulter à votre conduite; “je la blâme, & vous plains “des circonstances malheureuses qui vous ont, sans “doute, entraînée. Je suis la “femme de celui qui vous aime, ce titre pourroit me donner le droit de vous haïr; “mais vous êtes chere à mon “mari, & je ne puis desirer de “vous voir malheureuse. Plus “jeune & avec plus d'attraits “que moi, vous m'avez effacée “de son cœur, il vous l'a donné; si c'est une injustice “qu'il fait à mes sentimens, “c'est une justice qu'il rend “à votre beauté. S'il perdoit l'idée de vos charmes, “il reviendroit, peut-être, à “moi; il me rendroit son “cœur, s'il perdoit l'espérance de posséder le vôtre. Si “votre bonheur n'est pas attaché à la possession du sien; “si la reconnoissance, ou la “crainte seule vous-retient “dans ses fers, vous pouvez, “sans manquer à ce que “vous lui devez, sans appréhender de perdre l'état dont “vous jouissez, faire à ma “tendresse le sacrifice généreux de renoncer à la sienne. Je puis le payer par des “bienfaits durables, qui vous “rendront, pour toujours, “maîtresse de votre sort. Rendez-moi, Mademoiselle, le “cœur de mon époux; je vous “devrai mon bonheur,je vous “devrai la vie. Si tous sentimens d'humanité ne sont pas “bannis de votre âme; si vous “êtes sensible au plaisir de faire du bien, soyez touchée “de mes larmes; que les maux “que je souffre vous attendrissent: revenez à la vertu. Forcez celui qui vous adore, à “suivre votre exemple; il y “reviendra lui-même, si vous “suivez mes avis; il vous devra son bonheur, vous le “délivrerez des cris perçans “des remords, & il fera “heureux. Pour mieux déguiser son jeu, d'Armenville ajouta à ce discours touchant & honnête de Madame Dorsan, mille raisons si fortes & si finement présentées, qu'il auroit été difficile de leur prêter d'autres motifs, que celui du tendre intérêt qu'il prenoit au sort de cette femme infortunée. Lucinde, de son côté, joua parfaitement son rôle; elle parut s'attendrir, fit voir de l'émotion, prit le masque de la confusion, eut tous les gestes du repentir, & tout le décontenancé de la honte. Elle avoit l'art de répandre des larmes, sans que son cœur fut affecté; ses yeux s'en couvrirent, elle soupira, & regarda timidement Mad. Dorsan; elle la remercia de tout l'intérêt qu'elle vouloit bien prendre à son sort, surtout de son indulgence, reconnut qu'elle en étoit indigne, se plaignit beaucoup de la fatalité de son étoile, qui la forçoit, malgré toute sa bonne volonté, d'être ingrate, lors même qu'elle auroit voulu donner sa vie pour son bonheur. „Helas! ajoutoit-elle, en sanglotant, c'est “Dorval, qui, séduisant ma jeunesse trop facile, a profité de la misérable situation “de ma mere, pour arracher “à cette femme infortunée le “consentement forcé qu'elle “a donné, malheureusement, “à ma honte & à son infamie. Le cruel m'ayant ensuite “abandonnée, sans M. Dorsan, “sans son bon cœur, je me serois vue la triste victime de la “misère & le jouet du caprice des libertins. Je lui dois “tout. Comment puis-je,après “tant de bienfaits, payer sa “générosité par la plus noire “ingratitude? percer son tendre cœur, du glaive déchirant du désespoir? Ah! Ma“dame! poursuivit-elle, en se “jettant aux genoux de Mad. “Dorsan prenez pitié de mon “sort; ordonnez-moi plutôt “de mourir, que de manquer à ce que je dois au “plus généreux des hommes!“ Mad. Droguet n'avoit encore paru prendre qu'un muet intérêt à tout ce jeu; soupirer, lever les yeux au Ciel, les porter ensuite vers la terre, & les essuyer souvent de son mouchoir; voilà toute l'action du rôle qu'elle avoit représenté. Elle entra en scène, pour faciliter à sa prétendue fille, le moyen d'en sortir décemment; & pour cet effet, l'interrompant avec vivacité, elle lui reprocha, avec véhémence, son obstination à vouloir rester dans le crime; lui rappella, avec force, son éducation, les principes de vertu qu'elle avoit reçus de son pere & d'elle; fit passer en revue tous les maux qu'elle avoit soufferts pendant long-tems, plutôt que de se rendre aux offres de fortune, qu'on lui avoit faites, pour l'engager à consentir à son déshonneur. Elle invoqua les mânes de tous ses ancêtres, irrités de la foiblesse qu'elle avoit eue de permettre la honte de leur sang. Le courroux du Ciel ne fut pas oublié, & elle finit par promettre beaucoup, des foins qu'elle alloit prendre pour ramener sa fille dans le bon chemin: car, ajoutoit-elle, je suis résolue à tout sacrifier au repos de ma conscience & à l'honneur de ma fille. Telle fut cette scène de fourberies & de mensonges. L'espérance d'un cœur affligé, quelque foible qu'elle soit, est à sa douleur un soulagement qui suspend son effet. Mad. Dorsan, trompée par les discours de la prétendue mère de Lucinde, y vit un motif puissant de consolation. „Il “reste encore, disoit-elle à “d'Armenville, en revenant “chez elle, dans l'âme de ces “deux femmes des principes de “religion; tous les sentimens “de l'honneur ne sont pas “bannis de leur cœur; le Ciel, “touché de mes peines, leur “donnera la force de les suivre.. Que je serois heureuse, si elles redevenoient vertueuses! Si mon mari me “rendoit sa tendresse; dès ce “moment tout seroit oublié. “... Non! ajoutoit-elle, après un moment de silence, “le cœur de mon mari ne “m'est pas infidele; son imagination le trompe. Si le “desir est pour sa maîtresse, “le sentiment est pour moi. “Dans ses bras le remord déchire le cœur de mon mari, “il le trouble, il l'agite; le “soin qu'il prend de se cacher, “prouve la crainte qu'il a de “m'offenser .... Rappellez-vous ses inquiétudes & ses “allarmes, lorsque mon mal “augmente, & lorsqu'il diminue, la joie qu'il fait paroître? Ses expressions sont “simples, naturelles; la dissimulation n'a pas ce cachet, ni “l'indifférence, cette chaleur “vive & active; elle vient du “cœur, l'esprit ne la peut donner ... Si j'allois avouer à “Mr. Dorsan, la démarche “que je viens de faire; si, en le “pressant dans mes bras, j'allois lui .. Gardez-vous bien, “Madame, interrompit avec “impatience le perfide d'Armenville, de faire cette démarche! votre mari vous “rendra toute sa tendresse, je le “crois comme vous; mais “usez avec lui de ménagement; la moindre imprudence, éloigneroit ce moment “désiré. Souvent on affermit “dans l'erreur; celui qu'on “en fait rougir, & le crime “reçoit de nouveaux charmes “de l'amour propre qui s'offense. Votre mari, instruit “que vous savez le sien, craindroit votre présence, il rougiroit de vos regards; il “vous fuiroit, pour éviter vos “reproches. Croyez-moi, “continuez de feindre, paroissez toujour ignorer sa conduite; le tems, vos grâces, “vos vertus, le rameneront “à son devoir; la satiété du “plaisir le rendra, n'en doutez pas, à votre tendresse. Ce fut, en s'entretenant ainsi, que Mad. Dorsan & d'Armenville arriverent chez Dorval. Il n'étoit pas encore rentré. Mr. & Mlle Dorsan furent surpris, ainsi que lui, à leur retour de chez le Marquis de Mainvilliers, du changement étonnant qu'ils remarquerent dans Mad. Dorsan. Ses yeux étoient ranimés, son air étoit serein; elle sourioit aux caresses de ses enfans, prenoit part à leurs jeux innocens: ce n'étoit plus cette langueur qui a tous les caractères de l'indifférence; ses lèvres étoient presque vermeilles, & une légere teinte de roses, coloroit ses joues. Instruits de la promenade qu'elle venoit de faire, ils attribuerent ce changement subit à la bonté de l'air qu'elle venoit de respirer; leur cœur se remplissoit de la joie la plus vive Mr. Dorsan l'exprimoit par ses embrassemens; il mouilloit le visage de sa femme des larmes douces de la satisfaction, qui couloient en abondance de ses yeux. Sa fille, aux genoux de sa mère, imprimoit sur une de ses mains, dont elle s'étoit saisie, mille tendres baisers, tandis que son Amant, non moins transporté de joie, se rassassioit du plaisir de la voir heureuse. La bonne Agathe, n'étoit plus à elle; par mille expressions confuses, par mille gestes vifs, elle exprimoit la satisfaction de son cœur. Ne pouvant approcher de Mad. Dorsan, elle embrassoit, avec transports, ses trois petits enfans, leur montroit leur mère, les pressoit dans ses bras, les grondoit des cris d'attendrissement que ce spectacle leur faisoit jetter, & par ses caresses elle en excitoit de plus vifs & de plus perçans. Tous les domestique, attirés par le bruit qu'ils entendent, accourent, entourent ce grouppe heureux; voyant le bonheur de leurs maîtres, ils le partagent, & ne peuvent modérer leur joie; les uns tombent à genoux, & les mains élevées vers le Ciel, le remercient de ses bienfaits; les autres; plus vifs & plus hardis, osent prendre les mains de leurs maîtres, qu'ils baisent avec ardeur.. D'Armenville s'oublia lui-même, dans ce moment; toute sa noirceur fut sans activité, & le poison de la haine resta sans mouvement dans son perfide cœur, il sut affecté; son âme, attendrie, éprouva d'émotion douce du sentiment, un soupir s'êchappa, malgré lui, de son sein cruel, de larmes mouillerent ses yeux, il goûta le plaisir délicieux, qu'il ne connoîssoit pas, d'en répandre. L'idée de se repentir le frappa; un léger desir d'abjurer ses principes, entra dans son cœur. Il étoit si fort intéressé par tout ce qu'il voyoit, que se sentant ébranlé, il fit un mouvement pour s'aller jetter aux pieds de Mad. Dorsan. La honte de son crime le retint; il vit dans l'aveu qu'il vouloit en faire, une raison forte pour ses complices de mocqueries & de badinages, & un motif légitime & puissant pour l'accuser de foiblesse & de pusillanimité. Cette réfléxion le fit frémir; il rougit de son peu de courage, s'affermit de nouveau dans la résolution de mettre tout en œuvre pour faire réussir ses infâmes projets. Ainsi la crainte du ridicule enracine, de plus en plus, le vice dans les âmes de ceux qui le redoutent. Malgré toute son intrépidité, d'Armenville n'étoit pas tranquille; l'attachement de Mad. Dorsan l'allarmoit. Il craignoit que ne pouvant résister aux caresses de son mari elle ne se permît des reproches qui, produisant nécessairement un éclaircissement, mettoient dans tout leur jour, son mensonge, sa fourberie & toute l'horreur de son abominable caractère. D'ailleurs, Lucinde pouvoit jâser; l'attachement d'une femme de son espèce, surtout pour un homme de la sienne, n'est jamais bien solide; il change facilement d'objet, quand l'intérêt le prescrit. Comme après la rupture de ces sortes d'unions, il ne reste aucun sentiment qui intéresse le cœur; Lucinde, dans les bras d'un autre, pouvoit devenir indiscrette, ou, par l'appas de la récompense, ou par l'espérance de la protection, trahir alors son secret, & dévoiler à Dorval, qu'elle connoissoit de réputation pour un homme riche & généreux, tout cet odieux mystère, Pour prévenir les suites fâcheuses de son indiscrétion, d'Armenville rendit la pauvre Lucinde victime de sa prévoyance. Il demanda, sous un leger prétexte, un ordre pour la faire enfermer. Il l'obtint sans difficulté, parce que, ne le connoissant pas, le Magistrat, chargé de la police, ne le soupçonna pas d'être capable de lui faire commettre une injustice. Lucinde donc, fut enlevée au moment qu'elle s'y attendoit le moins, & conduite à l'Hôpital. Il réclama les meubles qu'il avoit donnés, reprit les bijoux, le linge, les habits qu'il prétendoit avoir prêtés. Telle étoit la conduite que ce monstre, aussi avare que méchant, tenoit, ordinairement, avec toutes les femmes qui lui inspiroient quelques caprices; aussi-tôt qu'il se lassoit de leur commerce, il leur cherchoit querelle, les chassoit ignominieusement de la maison, où il les avoit placées, leur faisoit rendre tout ce qu'il leur avoit donné, souvent même s'emparoit de ce qu'elles tenoient de la libéralité des Amans qui l'avoient précédés, & ne rougissoit pas de les voir forcées d'aller se refugier dans les maisons consacrées à la débauche. Fin de la seconde Partie & du premier Volume. MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE. TROISIÈME PARTIE. L'HABITUDE du crime, rend insensible à la honte; on ne rougit plus quand on est familiarisé avec l'infamie. Plus les femmes la craignent, lorsqu'elles marchent dans le sentier de la vertu, plus elles ont d'intrépidité & d'audace, lorsqu'elles s'en écartent. Cette timidité, si naturelle à leur sèxe, se perd entiérement avec le sentiment de la modestie & de la retenue qui lui est propre, & qui fait son plus grand ornement. On s'affranchit alors des devoirs les plus sacrés, on secoue le joug des loix de la société, on foule aux pieds les bienséances, on méprise tous les principes de l'honneur & de la religion. La Marquise de Mainvilliers, habituée depuis long-tems à braver le public, traitoit de préjugés ridicules, toute morale qui contrarioient ses goûts dissolus. Elle étoit parvenue, par l'usage immodéré de toute espece de plaisirs, à ce point de saciéte, où toutes les sensations sont tellement émoussées, qu'il n'y a plus que les excès qui puissent les réveiller. Eux seuls émouvoient encore l'âme de la Marquise; sans eux les plaisirs les plus vifs lui étoient insipides, & la facilité qu'elle avoit à voir d'Armenville, avoit attiédi en elle le goût qu'elle avoit pris pour lui. Il s'en étoit allarmé. Ce rafroidissement, qui lui présageoit l'indifférence, épouvantoit son intérêt. Pour s'affranchir de cette crainte, il chercha les moyens de donner de nouveaux desirs à la Marquise. Dès-lors, il lui proposa de faire, de sa petite maison, le temple de leurs plaisirs. L'indécence de ce projet, rit beaucoup a l'imagination de cette Méssaline. Elle vit, dans le mystérieux de ce commerce, un rafinement d'inconséquence qui la toucha vivement. Elle en sçut d'autant meilleur gré à d'Armenville, qu'avant lui, aucun de ses Amans n'avoit osé lui faire une pareille proposition. Elle l'accepta avec joie, & sentit rallumer pour lui, dans son cœur, toutes les flammes de la passion, au point qu'il fallut, le jour même, voir la petite maison, & y passer la journée. La Marquise y étoit dans tout l'enjouement de la nouveauté, & son Amant dans l'agitation du desir; lorsque le Marquis arriva, menant avec lui une femme du caractère de la sienne. La Droguet, Concierge de la maison, qu'il connoissoit depuis long-tems, lui en avoit donné une clef, depuis quelques jours, à l'insçu de son maître. Comme elle n'attendoit pas le Marquis ce jour-là, elle n'avoit pu le prévenir. La vue de sa femme, dans état d'abandon non équivoque, ne causa au Marquis ni surprise ni colère. La Marquise, non moins intrépide qui lui, soutint le premier moment de cette apparition imprévue, sans se troubler, ni même se déconcerter. Elle le reçut avec la même aisance & la même joie qu'elle auroit pu le faire, s'il eût été de la partie. La tranquillité de ce couple corrompu, remit dans l'âme de d'Armenville, le calme qui la surprise & la crainte en avoient d'abord bannies. La Maîtresse du Marquis, non moins hardie, aborda sa Rivale avec toute la familiarité de la liaison la plus intime & la plus ancienne. Elle fut accueillie de même. Chacun rit beaucoup, de la rencontre. On plaisanta, on s'égaya. Les équivoques les plus grossieres, les familiarités les plus libres, les propos les plus licentieux, tout fut mis en usage, pour soutenir cette grosse gaieté, que le libertinage appelle enjouement, & qui n'est que le déguisement de l'ennui. Tout le monde s'y livroit avec indécence, lorsque l'arrivée de la femme de d'Armenville, la fit évanouir. Privée, par l'âge, des grâces de la jeunesse, & des attraits qui font naître les desirs; Madame d'Armenville, n'ayant plus d'espérance de faire des Amans, lorsqu'elle devint veuve de son premier mari, ne voulut pas se réduire à la triste solitude du veuvage. Elle étoit riche, d'Armenville jeune; il lui plut, elle l'épousa, & se crut en droit d'exiger de lui une fidélité à toute épreuve. Se voyant négligée, elle se livra aux soupçons. Toutes les démarches de son mari furent éclairées; elle sçut quelques-unes de ses intrigues, & son penchant à la jalousie en devint plus actif. Elle passoit, par hazard, devant la petite maison de son mari, qu'elle ne sçavoit pas être à lui, lorsqu'elle apperçut sur la porte un de ses gens, qu'elle n'ignoroit pas être le confident & le ministre de ses débauches. A cette vue, son esprit se trouble, son imagination s'échauffe; le plaisir de surprendre son perfide, la séduit. Elle fait arrêter son carosse, en descend avec précipitation, repousse avec violence le valet de son mari, qui veut l'empêcher d'entrer; traverse rapidement la cour, pénetre jusqu'à l'appartement, où les éclats de rire, qu'elle entend, la conduisent; ouvre la porte avec vivacité, trouve ce qu'elle cherche, & tout ce qu'elle craint d'y trouver, son mari tenant sur ses genoux la Marquise, qui, dans ce moment, s'efforçoit, par ses caresses, de faire passer dans le cœur de son Amant toutes les flammes qui embrâsoient le sien. A cet aspect, Mad. d'Armenville ne se posséde pas. Tous les sentimens de la jalousie s'emparent de son âme; elle suffoque de colère, elle écume de rage; ses yeux étincelent de fureur, elle veut parler, & ne rend qu'un son lugubre & étouffé, semblable au mugissement d'un taureau en fureur, qui se sent vivement blessé. Ainsi que lui, elle renverse tout ce qu'elle rencontre. En un instant, toutes les porcelaines, toutes les glaces sont fracassées, tous les meubles sont brisés; rien n'échappe à ses coups. Son mari, qui veut s'opposer à cet excès de fureur, en reçoit un violent dans la poitrine, qui le fait trébucher. Un soufflet le suit; il veut le rendre, & ne frappe que l'air, perd l'équilibre, & va tomber sur un vâse brisé, qui lui déchire le visage. Au même instant, celui de la Marquise reçoit un revers vigoureux, que lui assène l'ennemie indignée du secours qu'elle veut donner à son Amant. Le Marquis voit la honte de sa femme, & vole à son secours. Il profite d'un moment où Mad. d'Armenville courbe son corps, pour armer son bras d'une pincette qu'elle apperçoit; il saute légérement sur son dos, veut saisir ses bras nerveux qu'il redoute; mais dans le même instant, Mad. d'Armenville se relève avec vivacité; & par le mouvement qu'elle fait, jette loin d'elle le fardeau qui l'accable. Une contusion à la tête, une meurtrissure au bras, est tout ce que produit cette chûte, qui devoit être beaucoup plus funeste. La Maîtresse du Marquis, qui, pendant quelques momens, les croit mortelles, veut en prendre vengeance; elle profite d'un instant où l'ennemie ne l'apperçoit pas; s'élance sur une de ses manchettes, qu'elle met en pièces, sur sa montre, qu'elle lui enlève, & finit son expédition, par lui arracher une de ses girandoles. L'oreille qui la porte en est déchirée; le sang en coule avec abondance. Mad. d'Armenville veut venger ses bijoux & sa blessure: mais une table de brelan, dont elle voit son ennemie couverne, lui en fait perdre l'espérance. Pendant ce tems, le Marquis & la Marquise s'étoient approchés de d'Armenville; la réunion de leurs forces alloit assurer leur vengeance. Leur ennemie le voit & le craint. Sa voix rauque appelle son cocher, ses laquais; ils l'entendent, & veulent venir au secours de leur maîtresse. Mais la Droguet, conduite par un zèle curieux, s'oppose, vigoureusement, à leur passage. Elle étoit accompagnée du Jardinier, du Cuisinier & de deux Marmitons. Malgré leur nombre, & le courage de leur Chef, ils sont obligés de reculer, & de les laisser entrer. Ce secours puissant auroit pu ranimer le combat, le rendre beaucoup plus cruel & plus sanguinaire. Heureusement que la foule des voisins, qui arriva presqu'en même-tems, remplit tellement le champ de bataille, qu'il ne fut plus possible aux combattans de trouver assez d'espace pour exercer leur courage. Mad. d'Armenville s'indigne de cette inaction; elle en rougit de colere, elle en frémit de rage. Ne pouvant plus faire sentir à ses ennemis la force de son bras, elle veut les accabler des foudres de son éloquence. Dans le coin du salon, une commode restoit encore sur pied; elle l'apperçoit, s'efforce d'en approcher; & quand elle est parvenue à surmonter tous les obstacles qui s'y opposent, elle saute dessus avec légéreté, au grand étonnement de tous les spectateurs, qui, jugeant de son élasticité, par la rotondité de sa taille, ne pouvoient concevoir comment elle avoit pû se placer sur cette tribune. De-là, accablant ses ennemis de toute la véhémence de son ressentiment, elle leur prodigue les injures les plus sanglantes, les reproches les plus vifs, les épithétes les plus grossieres. Tous les auditeurs, intéressés à la durée de ce spectacle, qui les amusoit, se pressoient autour d'elle, l'applaudissoient & du geste & de la voix. Le Marquis & la Marquise de Mainvilliers, & la Maîtresse du Marquis, profitant, en gens sages & prudens, de cette attention générale, fuient & sortent par une porte de derrière, où le hazard leur fit trouver un fiacre, qui les ramena à l'Hôtel de Mainvilliers. Ce ne fut que long-tems après, que Mad. d'Armenville s'apperçut de la fuite de ses ennemis. Alors, interrompant sa harangue, elle remonte fièrement dans son carosse, & ordonne à son cocher d'aller à toute bride à la poursuite de l'ennemi. Mais ce fut en vain; elle fut forcée de rentrer chez elle sans l'avoir rencontré. Quand son mari voulut rentrer chez lui le soir, il trouva le portier sourd à ses ordres, & fut contraint d'aller se réfugier chez la Marquise, qui, plus que lui, fut fort aise de cet affront. Dès le lendemain, sa femme l'attaqua en séparation, donna contre lui au Public un Mémoire très-circonstancié de ses griefs, qui la couvrit de plus de ridicule que son mari de honte. Le parti qu'il prit de rire le premier de son avanture, mit les rieurs de son côté. On bafoua la femme sut la sottise de ses prétentions; on plaignit le mari; & le consentement qu'il donna à la séparation qu'elle demandoit, lui valut la réputation d'homme sage & modéré. La santé de Mad. Dorsan devenoit cependant, de jour en jour, meilleure. Les soins de son mari, l'attention qu'il avoit de ne pas la quitter; surtout ses caresses, rétablissoient dans son âme le calme & la tranquillité. Si le poison de la jalousie étoit encore dans son cœur, il avoit si peu de force, il produisoit si peu de mouvement, qu'à peine s'y faisoit-il sentir. Cet heureux changement donnoit à Mlle Dorsan la force de supporter moins douloureusement l'absence de son Amant. Obligé d'aller faire la tournée de son département, il s'étoit fait violence, pour s'éloigner de celle qu'il adoroit; & son devoir, plus fort que son amour, lui avoit fait sacrifier les plaisirs de son cœur à ce qu'il devoit à son état & à sa place. Les lettres que sa Maîtresse recevoit de lui, celles qu'elle lui écrivoit tous les jours, formoient une dissipation à son chagrin: mais ce qui la soutenoit le plus contre son amertume, étoit l'assurance que Mr. Dalignan lui donnoit de se rendre à Paris aussi-tôt que Dorval y seroit de retour. Pendant qu'elle livroit son tendre cœur à la douce espérance d'être bientôt unie à son Amant, Doligny affermissoit le sien dans celle de satisfaire ses desirs criminels. Depuis le départ de son frere, le Marquis & la Marquise de Mainvilliers, & le perfide d'Armenville lui présentoient sans cesse son absence comme une occasion favorable pour se rendre heureux, qu'il ne devoit pas laisser échapper. Si la vertu inspire le respect; s'il est tel, qu'il réprime ordinairement la hardiesse & l'audace des hommes les plus corrompus; il est des momens où l'illusion de leur passion, & l'effervescence de leurs desirs les rendent téméraires & insolens. Doligny le devint aussi-tôt qu'il n'eut plus à redouter les regards de son frère. N'ayant plus à craindre ses reproches, il se livra à toutes les idées que la méchanceté de d'Armenville lui avoit données de la liaison de Mlle Dorsan & de Dorval. Il s'en fit une raison de moins voiler ses prétentions, d'être plus libre dans ses discours, moins réservé dans son maintien; de laisser voir plus de desirs que de tendresse; d'être moins galant, & plus entreprenant. Il mettoit sur le compte de la politique le froid qu'on lui faisoit paroître. Il attribuoit à la coquetterie le ton imposant qu'on prenoit, pour réprimer ses entreprises. L'air modeste, le maintien honnête de Mlle Dorsan, lui paroissoient un manége inventé par l'intérêt, pour donner plus de valeur à la conquête. Sa fierté n'étoit, suivant lui, qu'une ruse de l'amour propre, pour mieux déguiser sa foiblesse, & pour donner plus d'activité aux desirs qu'elle vouloit, inspirer. Ne croyant pas à sa vertu, il ne craignoit ni de lui manquer, ni de l'offenser. „Une fille, disoit-il en “lui-même, qui s'est livrée, par intérêt, à son Amant ne “se défend de lui être infidelle, que par la crainte “d'être privée du bien qu'il “lui fait, ou par l'espérance “de recevoir le prix de sa “constance. Mon frère, trompé par sa passion, a promis “à Mlle Dorsan, de l'épouser: cette promesse fait, “sans doute, sa vertu. Si elle “n'avoit pas l'espoir de devenir sa femme, elle n'opposeroit qu'une foible résistance à mes prétentions. Je suis “jeune, je dois lui plaire; “peu de femmes m'ont résisté. Peut-être aussi, que “Mlle Dorsan appréhende “mon indiscrétion; le préjugé de ma jeunesse, combat “le penchant de son cœur: “car enfin, l'Amour a son “terme. Si Mlle Dorsan en “a pris pour mon frere, il “doit être présentement sans “force & sans activité. Jamais “les sentimens du cœur ne “font éternels; ils ne résistent pas au tems; la jouissance les attiédit, & la satiété les détruit. Aidons la “timidité de cette jeune fille; “ce sera servir son goût, que “de faire violence à sa modestie. Les femmes sçavent “toujours bon gré à l'Amant, “qu'elles aiment, d'oser profiter de leur foiblesse, & de “ne leur en démander l'aveu, “qu'après leur avoir ôté tous “les moyens de le refuser“. L'appartement de Mlle Dorsan, étoit contigu à celui de sa mère; de sa chambre à coucher, on passoit dans son cabinet de toilette, qui donnoit sur le jardin. On y pouvoit descendre par un escalier dérobé, dont sa porte se trouvoit dans une garde-robe, où couchoit Agathe. Cette position auroit été très-favorable aux vues de Doligny, si, pour les remplir avec succès, il n'avoit pas fallu le concours d'Agathe, ou si elle eût été moins au-dessus de la séduction. Doligny s'étoit flatté, d'abord, de pouvoir la corrompre. Mais en y réfléchissant avec plus de sang froid, il avoit jugé qu'il lui seroit impossible d'y parvenir. La vertu de cette femme, l'honnêteté de son caractere, la pureté de ses mœurs, plus que tout cela, son désintéressement, étoient autant d'obstacles insurmontables, qui lui firent perdre entiérement toute espérance de la séduire, & par conséquent, toute celle de pouvoir s'introduire dans l'appartement de Mlle Dorsan. Le hazard, le servant mieux, lui offrit bientôt l'occasion aussi favorable qu'inattendue, de reprendre son funeste projet. Un soir, que Mad. Dorsan s'étoit trouvée plus incommodée, que tout le monde étoit dans sa chambre, Doligny, qui, depuis le départ de son frère, soupoit tous les jours chez elle, voyant que l'heure de se retirer, étoit venue, demanda, sans dessein, à Mlle Dorsan, la permission de passer par son appartement, & de descendre par l'escalier dérobé, qui conduisant dans le jardin, le mettoit plus à portée de la porte de derrière, par laquelle il avoit coutume de sortir ordinairement. Le ciel étoit serein; aucun nuage n'obscurcissoit le jour, que la lune, dans toute sa force, répandoit. Il ne parut pas extraordinaire que Doligny ne voulût pas qu'on l'éclairât, pour descendre. D'ailleurs, on étoit bien éloigné de le soupçonner d'aucune perfidie; lui-même, dans ce moment, étoit fans projets: ce ne fut qu'à la vue d'une grande armoire, entr'ouverte, qui étoit dans la garde-robe, & près de l'escalier, par où il alloit descendre, qu'il forma le dessein de s'y cacher. Cette démarche ne se présenta d'abord à son imagination, que comme un moyen sûr de se rendre heureux; il n'en vit ni les conséquences, ni les suites. Mlle Dorsan ne tarda pas à quitter l'appartement de sa mère. Comme Agathe restoit auprès d'elle, qu'elle connoissoit son zèle & son attachement, elle passa dans le sien: il faisoit une chaleur excessive: pour avoir plus d'air, elle laissa toutes les portes ouvertes, & vint tranquillement se mettre au lit. Le sommeil le plus profond s'empara bientôt de ses sens; & Doligny le présumant, sort de sa retraite, s'avance, non sans une vive émotion, & beaucoup de trouble, du lit, où reposoit celle qui allumoit, involontairement, dans son cœur, tous ses desirs criminels. A la lueur foible d'une lampe de nuit, il voit, sur son visage, tous les traits intéressans de l'innocence & de la candeur. A cet aspect imposant, le cri perçant du remord, pénetre son âme, l'agite, l'intimide; il voit son crime, tremble & recule d'horreur. Son imagination, refroidie par la crainte, laisse, à sa raison, le pouvoir de lui présenter la honte dont il va se couvrir. Elle la lui peint avec des couleurs si fortes, qu'il ne peut se défendre des regrets du repentir. Il forme la généreuse résolution d'abandonner le projet qu'il alloit exécuter: déja il avoit fait un mouvement, pour se retirer; lorsque le linge qui couvroit le sein de Mlle Dorsan, venant à se détacher, lui laissa appercevoir, dans tout son entier, une gorge d'albâtre, en qui se remarquoit tout le piquant de la jeunesse. A cette vue, l'imagination de Doligny se rallume, l'appas du plaisir le séduit, ses desirs renaissent; il redevient audacieux, prend un baiser, qui le rend téméraire. Il juge de ce qu'il voit, ce qu'il ne peut voir. Sa main hardie veut écarter le voile importun qui le gêne. Il étoit déja à demilevé; sa curiosité voluptueuse alloit être satisfaite, lorsqu'un cri perçant frappe son oreille; un bras vigoureux arrête le sien, & le repousse avec force. C'étoit Agathe, qui, ramenée, par un tendre intérêt, auprès de sa Maîtresse, venoit de sauver, à la pudeur, la honte de se voir offensée. Son trouble & son effroi l'avoient d'abord empêché de reconnoître l'auteur de ce crime, sa surprise fut sans égale, lorsque, s'étant approchée de lui, elle le reconnut: „Quoi, “c'est vous, Monsieur, lui “dit-elle, avec vivacité, qui “osez manquer aussi essentiellement à tout ce que “vous devez à ma Maîtresse? “Offenser, en elle, votre “frere; violer les droits les “plus sacrés de l'honneur & “de l'humanité; insulter, “sans retenue, une famille, “que vous devez respecter: “fuyez, Monsieur, fuyez; “évitez un éclat, qui vous “couvriroit de honte, & qui “mettroit, dans le sein de “ma Maîtresse, la mort & le “désespoir. Forcez-moi au silence, par un repentir sincère; une conduite, plus “sage & plus modérée, peut “seule me le faire garder, & “obtenir, de Mlle Dorsan, “le pardon de l'injure que “vous venez de lui faire“. Doligny, étourdi, éprouvoit, tout-à-la fois, les sentimens de la confusion, de la honte, de la crainte & du désespoir. Pâle & défiguré, il faisoit de vains efforts pour parler; les paroles expiroient sur ses lèvres; quelques sons lugubres sortoient de sa bouche. Les yeux baissés, il se laissoit conduire, sans résistance, vers l'escalier. Il y étoit, & la porte de l'appartement étoit refermée sur lui, qu'il n'étoit pas encore remis de son trouble. Celui de Mlle Dorsan ne se peut concevoir. A l'arrivée d'Agathe, elle s'étoit réveillée; à la vue du péril qu'elle venoit de courir, une peur mortelle l'avoit saisie, un tremblement affreux s'étoit emparé de tous ses membres. Toutes ses idées, à force de se multiplier, de se succéder rapidement, ne laissoient, après elle, aucune, espèce de trace déterminée. Tout ce qu'elle venoit de voir, la surprenoit si fort, qu'elle ne pouvoit se persuader que ce fût une réalité. Agathe la pressoit dans ses bras, essuyoit ses larmes. Ses caresses reporterent, dans son âme, un peu de calme: „Quoi, lui “disoit-elle, c'est Doligny, “qui se porte à cet excès de “perfidie! c'est lui, qui se “violer toutes les loi de “l'honneur! son aveugle passion lui fait oublier ce qu'il “doit de respect à mon sèxe, “à ma naissance; à l'amour de son frère. Cachons, ma chère Agathe; son crime “& ma honte. Que mon père, “surtout, ignore ce mystère “odieu! Le desir de la vengeance mettroit sa vie en “danger; il répandroit jusqu'à la dernière goutte de “son sang, pour effacer l'affront que je viens de recevoir......Que Dorval, “ma chère Agathe, ne connoisse jamais le crime de “son frère: épargnons, à son “tendre cœur, les tourmens “de la haine, & le déchirement des remords, qui “suivroient le plaisir de la satisfaire. Doligny est le frère “de mon Amant; s'il périssoit, par ses coups, les cris “de la nature affligée, troubleroit son âme: après “m'avoir vengée, il me hairoit, peut-être, de m'avoir “trop aimée. Doligny est jeune, il peut rentrer dans le “sentier de la vertu; mes ménagemens toucheront son “âme; il aura la force de “chasser, de son cœur, ses “desirs criminels, quand il “me verra celle de bannir, “du mien, le ressentiment. “Dans peu, je serai, pour “lui, un objet sacré. Devenue la femme de son frère, “le sentiment de l'amitié sera “le seul qu'il se permettra; “jusqu'à ce moment, j'éviterai, avec soin, de le voir “& de lui parler“. Agathe approuva fort ce projet de conduite; & il fut décidé qu'on garderoit le plus profond silence sur tout ce qui venoit d'arriver. Pendant que ces choses se passoient, Doligny, rentré chez lui, éprouvoit l'agitation la plus grande. Tous les principes de l'honneur, que la fougue de la jeunesse lui avoit fait méconnoître, reprenoient, sur son âme, tout leur empire; il voyoit leur vérité, & sentoit toute leur force. Un cœur foible, plus que corrompu, n'est pas toujours insensible aux plaintes intérieures de la vertu offensée. L'action que Doligny venoit de se permettre, ne se présentoit plus à son esprit comme auparavant, avec les caractères de l'indifférence & de la légéreté. Il la voyoit dans tout son jour, telle qu'elle étoit, indigne de la probité, basse dans son motif, cruelle dans son exécution, flétrissante dans ses suites. Ce qu'il sçavoit de la naissance de celle qu'il venoit de maltraiter, aggravoit, à ses yeux, son crime. Il ne croyoit plus lui devoir que des égards; il étoit convaincu qu'il lui devoit du respect, & le mauvais état de sa fortune étoit, pour lui, un motif puissant, qui donnoit une nouvelle force à ce sentiment. En vain toutes ces idées, que l'infâme d'Armenville lui avoit données des mœurs de Mlle Dorsan, venoient-elles en foule, pour le rassurer; en vain son amour propre lui en faisoit-il une raison d'excuse. La vérité de ses remords les rejettoient. Ils lui représentoient Mlle Dorsan, victime de son odieuse fantaisie; livrée à toutes les horreurs du désespoir, il la voyoit dans les bras de sa mère, couvrant son visage de ses larmes, déposant, dans son sein, la cause de sa douleur. Il se représentoit cette tendre mère, mettant, dans la main de son mari, le glaive de la vengeance; mais ce qui le troubloit le plus, étoit l'idée de voir son frère arriver chez lui. Il se peignoit avec effroi, son étonnement & son inquiétude, à la vue de tous ses amis consternés & dans les pleurs. Un tremblement général le prenoit à l'idée de son empressement, à en demander la cause. Il croyoit le voir s'enflammer au récit de sa perfidie, se livrer à la rage & au désespoir, lui demander raison de l'insulte qu'il venoit de lui faire; il se le représentoit, le bras levé, pour l'en punir; il le voyoit prêt à lui percer le sein, reculer d'horreur & d'effroi, rougir de l'infamie de son sang, & frémir, d'avoir conçu le projet de le répandre. Les larmes, qu'il s'imaginoit voir couler de ses yeux, lui en faisoient verser. Alors, toutes les vertus de ce frère aimable, lui reprochoient ses vices. „Il est aimé de tout le “monde, se disoit-il, & “tout le monde va me haïr; “on l'estime, on le respecte, “& je vais être, pour tout “l'Univers, un objet de mépris & d'exécration. Il a des “amis; à peine aurai-je des “complaisans. Mes domestiques mêmes, rougiront des “services qu'ils me rendront “...... Je suis riche, & même dans l'opulence, & “l'usage que je fais de mes “richesses, est l'opprobre de “ma vie: c'est pour séduire “l'innocence, que je les prodigue; c'est pour payer le “vice, satisfaire mes caprices, contenter mes fantaisies, que je suis libéral..... “Je veux quitter ce genre de “vie, qui me déshonnore. “J'imiterai mon frère, com“me lui, je soulagerai les “malheureux, j'encourage“rai les talens, je soutiendrai “les Arts; je serai vertueux, je n'aurai plus alors de re“mords, & je serai heureux. “....... Que Dorval n'est-il “de retour? j'irois me jetter “dans ses bras, mes larmes “attendriroient son cœur .... “Je lui avouerois mon crime; “il verroit ma confusion, il “croiroit à mon repentir..... “il me conduiroit aux pieds “de Mlle Dorsan, il s'y jetteroit avec moi, il lui demanderoit ma grâce, il l'obtiendroit; sans doute, l'amour “ne refuse rien à l'amour; “oui, j'y suis résolu, dès ce “moment, j'abjure tous mes “goûts, je renonce à toutes “mes sociétés de plaisir..... “Que Dorval est heureux! il “aime, & il est aimé; son “cœur ne connoît pas le poison de la jalousie, & son “âme ignore le trouble des “desirs insensés des sens. Il va “s'unir à celle qu'il adore; “c'est le sentiment qui a uni “leurs cœurs, & c'est la vertu même, qui va rendre indissolubles les douces chaînes que l'Hymen va leur “donner. A l'exemple de ce “couple heureux, je serai “vertueux. Oui, je le serai; “leur bonheur touche mon “cœur, & ne me les fait plus “haïr. L'amitié, la plus tendre, m'obtiendra la leur; „jamais félicité ne sera comparable à la mienne“. Le jour surprit Doligny dans ces réfléxions. La résolution, qu'il venoit de prendre, de changer de mœurs & de conduite, avoit mis, dans son âme, plus de calme & de tranquillité. Quand on a secoué le joug tyrannique des vices, on a plus de regret que de remords, des fautes qu'ils nous ont fait commettre; & comme on est alors moins odieux à soi-même, on prend plus de confiance dans l'indulgence des autres. Doligny, détrompé de ses erreurs, décidé à marcher dans le chemin de la vertu, sentit naître, dans son cœur, l'espérance de regagner l'estime de Mlle Dorsan, & d'obtenir d'elle le pardon de son crime. Dans cette confiance, il se décide à lui écrire; mais il ne peut suffire à la rapidité de ses idées. Sa plume ne trace qu'une partie des sentimens de son cœur. Il lit ce qu'il vient d'écrire, & n'est pas satisfait; il recommence, & n'est pas plus content de son style & de ses expressions. L'une lui paroissoit trop foible, & disoit trop peu; l'autre, trop forte, pouvoit le faire soupçonner de ne chercher qu'à déguiser sa passion. Il vouloit exprimer le sentiment de la honte, celui du désespoir, surtout celui du repentir, & il craignoit de les avoir rendus trop froidement. Tandis qu'il se figuroit avoir mis trop de chaleur dans la peinture des tendres sentimens de son cœur, c'étoit ceux de l'amitié, du dévouèment & de l'attachement, & il appréhendoit qu'on ne les prît pour ceux de l'Amour. Enfin, après bien des allarmes & des incertitudes, il lui envoya cette lettre. „Je suis, Mademoiselle, le “plus criminel des hommes; je “vous ai offensée; j'ai manqué à l'honneur, à la probité & à l'humanité. La “honte est dans mon âme, “le désespoir est dans mon “cœur; je ne mérite pas le “pardon que j'ose vous demander; mais si vous me “le refusez, ma mort vous “prouvera la résolution ferme, que j'ai prisé, de m'en “rendre digne. Mes remords “vous ont vengée. Ils me puniront, tant que je vivrai, “du crime horrible de m'être “rendu un objet méprisable à “vos yeux. Ne m'interdisez “pas le bonheur d'aller, à vos “pieds, abjurer, de nouveau, mes erreurs; elles “furent de mon imagination, „& non de mon cœur. Je “vous demande, à genoux, “de les oublier pour toujours. Ce ne sera qu'après “avoir obtenu, de vous, “cette grace, que j'oserai me “dire, sans rougir, le frère “de Dorval“. Cette lettre fut envoyée, toute ouverte, à Agathe, qui, l'ayant lue, la remit à sa Maîtresse, & qui, par son conseil, y répondit ainsi. „Si votre repentir, Monsieur, est aussi sincère que “vous me le marquez, je “puis croire que vous mériterez le pardon que vous “me demandez. C'est par votre conduite, que je jugerai si je dois vous l'accorder, & oublier l'affront que “vous m'avez fait. Il me seroit affreux d'être obligée “de mépriser & de haïr le “frère de Dorval; il me sera “bien plus doux de le juger “digne de mon estime, & de “lui donner mon amitié. Si “cela arrive, mon bonheur “en sera plus grand“. Doligny attendoit cette réponse, avec la plus grande impatience. Il ouvrit, en tremblant, le billet de Mlle Dorsan; il se jugeoit si coupable, qu'il ne pouvoit se persuader qu'on voulût bien lui pardonner. Il le lut jusqu'à trois fois, sans oser croire ce qu'il lisoit. Autant il étoit troublé, par la crainte, autant il étoit agité par la joie. Plus il s'affermissoit dans la résolution de ne plus mériter ni haine, ni mépris, plus il sentoit la paix s'établir dans son âme, & la confiance renaître dans son cœur. Devenu alors plus hardi, il se rend chez Mlle Dorsan; il la trouve dans l'appartement de sa mere; sa vue la trouble, elle rougit, elle se déconcerte. La crainte qu'on n'en devine la cause, augmente son embarras; mais il s'évanouit, lorsqu'elle se rappelle qu'elle n'est connue que de sa fidelle Agathe. Doligny ne se remit point si facilement. En entrant dans la maison de son frère, il s'étoit rappellé son crime. Ce souvenir avoit fait, sur lui, une telle impression, qu'il avoit été violemment tenté de retourner chez lui. Surmontant, avec peine, le sentiment de la honte, qui le retenoit, il aborda Mlle Dorsan, mais avec un air de confusion & d'embarras, qui le rendoient méconnoissable. Ce n'étoit plus ce jeune étourdi, dont la démarche hardie, l'air décidé, la contenance aisée, annonçoient la confiance, la prétention & la légéreté. Il paroissoit timide, il étoit déconcerté & d'une gaucherie à faire pitié. A peine pouvoit-il s'énoncer; ce qu'il disoit, n'avoit ni suite ni liaison. Ses phrâses étoient déconçues, & ridiculement composées d'expressions recherchées, qu'on avoit peine à comprendre. Il vouloit lire dans les yeux de tous ceux qui l'environnoient, si son crime leur étoit connu. Il cherchoit leurs regards, & il craignoit de les rencontrer. S'il portoit les siens sur Mr. Dorsan, il rougissoit & baissoit la vue; s'il la portoit sur Mad. Dorsan, il croyoit voir, dans ses yeux, la colère & l'indignation. Se faisant effort, il s'approchoit de sa fille, & s'en éloignoit ensuite avec précipitation. Si Agathe sortoit de l'appartement, il la suivoit, vouloit & n'osoit lui parler. Cette bonne fille, touchée de son état, l'aborde la première. Un criminel, devant son juge, n'est pas si tremblant: „calmez-vous, lui “dit-elle, on ignore tout ce “qui s'est passé: tenez vos “promesses, & tout sera oublié“. Condamné à la mort, le cri de sa grâce n'auroit pas fait, sur Doligny, une sensation plus vive. Il rougit, il pâlit; un tremblement violent agite tous ses membres. La commotion fut si grande, qu'on crut devoir le secourir. Le calme, qui la suivit, lui rendit toute sa gaieté. Mlle Dorsan devint, alors, moins embarrassée, & reprit, avec lui, le ton de l'amitié & de la familiarité. Pendant que la vertu ramenoit, sous ses loix, par ses seuls attraits, le cœur égaré du jeune Doligny, le vice gangrenoit, de plus-en-plus, celui du Marquis & de la Marquise, par l'organe de d'Armenville. Sa méchanceté leur traçoit la conduite qu'il falloit ténir, pour porter des coups certains à l'innocence & à la vertu. Les momens pressoient; Dorval alloit revenir; Mr. Dalignan avoit demandé sa retraite, qu'on ne pouvoit lui refuser. Son arrivée, à Paris, devoit assurer le bonheur de Mlle Dorsan. Il fut décidé, dans le conseil infernal de l'Hôtel de Mainvilliers, que le retour de Mr. Dalignan seroit retardé. Le Marquis & la Marquise étoient amis du Ministre. Ils résolurent de se servir du crédit qu'ils avoient sur son esprit, pour lui faire refuser la demande de Mr. Dalignan. Ils le sçavoient bon Officier, estimé de son Corps, considéré des gens en place. Vouloir détruire l'impression que son mérite faisoit sur tous ceux qui le connoissoient, auroit été une tentative vaine, qui seroit tournée à la honte de ceux qui l'auroient entreprise. Il falloit intéresser son devoir, & pour cela, servir son ambition. Dans cette vue, le Marquis devint le protecteur déclaré de Mr. Dalignan. Il le loua beaucoup, se plaignit, pour lui, au Ministre, du peu de soin, qu'on avoit pris, de récompenser ses services, & laissa appercevoir que c'étoit par mécontentement, qu'il vouloit se retirer. Le Ministre n'étoit pas de ceux qui aspirent aux grandes places, pour pouvoir s'enrichir rapidement, être injuste impunément, & terrasser, du poids de leur crédit, leurs égaux, qui deviennent leurs créatures, par ambition. Son origine étoit très-ancienne. Ses vertus & ses talens lui mériterent l'amitié de son Maître, sa confiance & ses bienfaits. Il les paya, non comme la plûpart des Courtisans, par la flatterie & l'adulation, mais par les services les plus importans: il força l'envie au silence, par ses vertus. Il connoissoit parfaitement tous ceux qui étoient employés, & les surveilloit tous, sans paroître les soupçonner. Il voyoit tout, examinoit tout, consultoit les subalternes, mais décidoit toujours d'après les conseils de sa conscience & de sa raison. Comme il avoit, pour Mr. Dalignan, une véritable estime, la demande de sa retraite lui avoit fait une véritable peine; mais ne croyant pas que ce fût servir son Roi, que de se permettre une injustice, il s'étoit déterminé à la lui accorder. L'ordre même étoit déja donné de la lui expédier, lorsque la démarche du Marquis, qu'il crut avouée de Mr. Dalignan, la lui fit suspendre. „Je vais, lui dit-il, écrire, “moi-même, à Dalignan. Le “défaut d'occasion a pu me “rendre injuste à son égard. “Je sçais que ses services “sont de nature à mériter les “plus grandes récompenses “Je viens de recevoir la nouvelle de la mort d'un chef “d'Escadre; cette place est “due à Dalignan; j'en parlerai, ce soir même, au “Roi, elle lui sera accordée, “& je manderai, demain, “à Dalignan, de se rendre “aussi-tôt à Brest, où est l'Es“cadre que je lui destine“. Le Ministre fut exact à tenir sa promesse. Dès le lendemain, il envoya, à Mr. Dalignan, la commission de Chef d'Escadre, & lui écrivit de sa main. Sa lettre étoit conçue en ces termes: „Le Roi, mon cher Dalignan, est trop content de “vos services, pour vouloir “que vous cessiez de lui en “rendre. Il vous a nommé “Chef de son Escadre, qui “est présentement dans le “Port de Brest. Au reçu de “ma lettre, allez en prendre “le commandement; elle “n'attend que vous, pour “partir pour l'Inde. J'ai beaucoup plus de plaisir à vous “envoyer cette commission, “que la permission de vous “retirer, que vous m'aviez „demandée“. Le même jour que cette lettre partit, le Ministre envoya un courrier au Marquis, pour lui faire part de la grace que le Roi venoit d'accorder à son prétendu protégé. Aussitôt son arrivée, il se rendit, avec la Marquise, chez Dorval, se firent, orgueilleusement, vis-à-vis de Mr. & Mad. Dorsan, un mérite de l'élevation de leur oncle; & ils en reçurent les remerciemens, avec tous les tons & les airs de la protection. La joie apparente, qu'ils laissoient voir, de cet événement, masquoit celle qu'ils ressentoient du chagrin qu'il devoit faire à Mlle Dorsan, & à son Amant. Leur surprise fut extrême, de voir celui-ci, loin de témoigner le moindre chagrin, faire paroître la joie la plus vive. Dorval étoit arrivé, le jour même. Voyant que le nouveau grade, que Mr. Dalignan venoit d'obtenir, l'empêcheroit de venir à Paris, il prit, dans l'instant même, la résolution de déclarer celle qu'il avoit formée, d'épouser incessamment Mlle Dorsan. Se dépouillant,alors, de toute espèce de politique, il en fit part, à l'heure même, au Marquis & la Marquise, & fut fort étonné de les voir recevoir cette déclaration, avec toute l'apparence de la joie la plus grande. Mais malgré toute l'habitude, qu'ils avoient l'un & l'autre de la dissimulation, ce fut avec une peine infinie, qu'ils cacherent le chagrin, qu'ils éprouverant, lorsque Dorval leur adressant la parole, leur proposa de venir passer quelque tems à une terre, qu'il avoit en Bretagne: „Puisque Mr. Dalignan, leur “dit-il, ne peut pas présentement se rendre à Paris, que “son devoir l'appelle à Brest, “& qu'il me paroît desirer, “vivement, d'être témoin “du mariage de sa niéce; si “Mr. & Mad. Dorsan l'approuvent, il se fera à une “terre, que j'ai, à quatre lieues de Brest. Je compte “assez sur les bontés de Mr. le “Marquis & de Mad. la Marquise, pour me flatter qu'ils “voudront bien honorer, de leur présence, cette cérémonie; d'Armenville sera “aussi de la partie. Eloignés “de Paris, nous gouterons, “plus tranquillement, dans “cette retraite, le bonheur “d'être réunis“. Un coup d'œil de d'Armenville, décida la Marquise. Elle mit tant de grâces à l'approbation, qu'elle donna à la proposition de Dorval; elle laissa voir tant d'empressement de partir, fit tant de caresses à Mlle Dorsan, félicita, on père & sa mère, avec tant de cordialité, qu'il auroit été difficile d'imaginer que toutes ces démonstrations fûssent le langage de la dissimulation & de la haine. Pour le Marquis, il fut plus sincère; accablé de son désœuvrement, toute occasion de s'en distraire, le flattoit toujours. Il vit, dans le voyage qu'on lui proposoit, un moyen de satisfaire toute la gloriole de son rang, confondu à la Cour, dans la foule des Courtisans, peu remarqué à la ville. Ce n'est que dans les Provinces, qu'un Grand, sans crédit, reçoit les hommages de l'adulation & de la basse flatterie. Pour d'Armenville, il formoit, en lui-même, le noir projet d'empêcher l'exécution de tout ce qui venoit d'être proposé & arrêté. Mr. Dalignan avoit reçu la nouvelle de son élevation, au grade de Chef d'Escadre, avec toute la satisfaction d'un bon Citoyen, qui préfère le plaisir d'ètre utile à sa Patrie, aux douceurs du repos. Mais il n'avoit pu se défendre du chagrin d'un bon parent, qui desire ardemment de revoir sa famille, & qui se voit forcé de se refusér à ce doux plaisir. Quelques jours après, comme il se disposoit à écrire, à sa niéce, de ne plus retarder le mariage de sa fille, Il reçut des lettres de Mr. Dorsan, & de Dorval, qui, après l'avoir félicité de son élévation, lui faisoient part de l'arrangement qu'ils avoient pris pour qu'il pût assister au mariage de sa niéce. Cette lettre remplit son cœur d'une joie beaucoup plus vive que celle qu'il avoit ressentie, en recevant la lettre du Ministre. L'une, satisfaisoit son ambition, l'autre, touchoit son cœur. Il ne rougissoit pas d'aimer ses parens; la barbare Philosophie de ce siécle; n'avoit pas infecté son âme. Il croyoit aux droits de la nature, & ne pensoit pas que l'habitude, ou l'amour propre, pûssent seuls produire ce vif intérêt, que le cœur prend à tout ce qui arrive à ceux qui font de notre sang. Il répondit, tout de fuite, aux lettres de Dorval & de Dorsan, qu'il comptoit être à Brest avant un mois; qu'il attendoit le moment de les embrasser, avec la plus vive impatience: eh mais, ajoutoit-il, pour que “mon bonheur soit parfait, “& que je puisse le goûter, “sans altération, dans vos “embrassemens, il faudroit “que mon bon ami, le Colonel Baradec, qui est ici, “avec moi, pût être aussi “heureux que je le suis. Je le “vois dans le chagrin le plus “cuisant; mon cœur en est “déchiré. Des malheurs l'ont “forcé d'abandonner la Bretagne, sa patrie; il a laissé, “à Paris, dans presque l'indigence, sa femme & sa “fille, qu'il aime tendrement. Il a été aux Indes, il en a rapporté des biens “considérables. Depuis son “retour, il a écrit à sa femme, & n'en a pas reçu de “réponse. Ses amis ont fait toutes les perquisitions possibles, & n'ont pu rien dé“couvrir de leur sort. Si la “femme & la fille de mon “ami, n'ont pas succombé “aux chagrins, elles doivent “être encore à Paris. N'épargnez rien, mon cher neveu, pour les découvrir. “Baradec est malade de douleur, il ne peut se charger, “lui-même, de ce soin; les “fatigues de deux voyages “précipités, qu'il a été obligé de faire en Angleterre, “lui ayant occasionné une indisposition, qui le retient “ici. Je ne- veux pas, d'ailleurs, qu'il me quitte. Les “soins de mon amitié peuvent seuls adoucir les peines de son cœur. Je le ménerai, avec moi, à Brest: “faites ensorte d'y amener, “avec vous, les tristes objets “de sa tendresse. Pour vous “faciliter cette découverte, “je vous envoie leurs portraits en miniature; quoi“qu'il y ait long-tems qu'ils “soient faits, tous les traits “qui les composent, ne peuvent être effacés. Baradec, “mon cher neveu, est un second moi-même; en lui rendant service, c'est moi que “vous obligerez. A-peine Mr. Dorsan eut-il; jetté les yeux sur les deux miniatures, que Mr. Dalignan, lui envoyoit, qu'il jetta un grand cri. „Ce sont elles! “ce sont elles, mon cher “Dorval, ce sont elles.... „Allons, vîte un carosse.... “Allons rendre heureuses ces “deux infortunées. Mon cher „Dorval, ma femme, ma „fille, venez, avec moi, annoncer, à ces deux dignes “femmes, que son mari, que “son père vit encore; qu'il “est heureux, & qu'elles ne “sont plus infortunées“. En disant cela, il s'agittoit, il répandoit des larmes, embrassoit Dorval, qui ne pouvoit se refuser au plaisir délicieux d'en répandre aussi. Mad. & Mlle Dorsan les regardoient, s'attendrissoient, vouloient les deviner, conjecturoient, examinoient les portraits, & ne pouvoient rien comprendre à tout ce qu'elles voyoient. Elles lurent la lettre de Mr. Dalignan, & éprouverent les mêmes sentimens que Mr. Dorsan, & eurent autant d'empressement que lui, de se rendre chez Mad. Baradec. D'Armenville arriva dans ce moment. Le détail succinct, qu'on lui fit, de ce qui venoit de se passer, lui donna de la curiosité. On ne lui en avoit pas assez dit, pour qu'il pût être épouvanté des suites de cet évenement. Il demanda, avec empressement, d'aller jouir du spectacle charmant de voir des malheureux passer des angoisses de la douleur, aux plaisirs les plus vifs de la nature & du sentiment. L'arrivée de tant de monde, chez Madame de Baradec, dont elle ne connoissoit que Mr. Dorsan, la surprit, sans l'embarrasser. La misère, quand elle n'est pas méritée, ne fait pas rougir ceux qui sçavent la supporter avec courage; elle leur donne, même, un sentiment de fierté, qui les empêche de s'avilir, par celui de la honte. Ils se souviennent de leur prospérité passée, pour ne jamais ramper bassement, vis-à-vis de ceux qui sont dans l'opulence. Madame de Baradec reçut Mr. & Mad. Dorsan, & toute leur compagnie, avec la même aisance, qu'elle l'auroit fait, avant la chûte de sa fortune. Elle les remercia de la peine qu'ils prenoient, témoigna beaucoup de reconnoissance à Dorsan, d'ajouter à ses bienfaits, celui de lui faire connoître toute sa famille. „Vous voyez, Madame, continua-t-elle, en “s'adressant à sa femme, celui de qui ma fille & moi, “tenons, depuis un an, toute notre subsistance. Sans les “secours généreux de votre “mari, nous serions péries “de misère. Il met, aujourd'hui, le comble à sa générosité, en nous fournissant l'occasion de vous de“mander votre amitié, & de “lui marquer, publiquement, “toute notre reconnoissance“. „Arrêtez, Madame, reprit, avec vivacité, Mad. Dorsan;“ vous ne devez, à “mon mari, aucune reconnoissance: il a joui du bonheur de vous être utile; il “vous a obligation, de lui “avoir permis de mériter votre estime; & je ne lui par“donnerai jamais, de ne “m'avoir pas fait partager ses “soins & ses attentions. Aussi “zélée, aussi empressée, j'aurois, à présent, autant de “droit, que lui, à votre “amitié. Pour m'en venger, “je le priverai de la satisfaction de vous apprendre que “vos peines sont finies. Votre mari, Madame, vit encore; c'est en son nom, “que nous venons vous prier “de quitter votre retraite, & “de venir, avec nous, vous “préparer à aller le trouver “à Brest, où il doit se rendre “de Nantes, où il est arrivé, “comblé des...“. Il ne fut pas possible, à Madame Dorsan, d'en dire davantage. Madame Baradec & sa fille, n'étoient plus en état de rien entendre; elles étoient sans connoissance. On eut beaucoup de peine à les faire revenir de leur évanouissement. Les pleurs du plaisir innondoient leurs visages, les soupirs du sentiment s'échappoient de leur sein. Mon mari!..... Mon père!.... étoient les seuls mots qui sortoient de leurs bouches. Revenues à elles, la fille s'élance aux pieds de sa mère, la presse dans ses bras, confond ses larmes avec lés siennes; un sentiment, non moins délicieux pour leurs âmes, celui de la reconnoissance suspend, pour un moment, la sensation vive, qu'elles éprouvent; elles se quittent, avec vivacité, & vont se précipiter dans les bras de leurs amis. Personne ne peut parler; des regards tendres, des gestes de joie, rendoient cette scène muette, si intéressante, qu'elle suspendit, pour un moment, dans l'âme de d'Armenville, les allarmes & les inquiétudes qui l'agitoient. Il n'avoit pu s'en défendre, en reconnoissant, dans Mad. & Mlle. Baradec, celles que, sous les noms de Lucinde & Droguet, il avoit si fort diffammées. Mad. & Mlle Baradec se rendirent, sans répugnance, aux invitations de Mr. & de Mad. Dorsan. Elles accepterent, avec plaisir, l'appartement que Dorval leur offrit, c'étoit le sien. Il fallut que ces nouveaux hôtes le prîssent: elles l'auroient mortifié, si elles avoient persisté dans leur refus. Dorval avoit, pour principe, que, si on doit, aux malheureux, des foins & des attentions, des égards & des déférences, il est une sorte de respect, qui leur est dû, à bien plus juste titre, qu'à ceux qui, par leur rang élevé, ou par leur naissance distinguée, sont en droit de l'exiger. A peine pouvoit-il s'en défendre, pour ceux qui, méritant leur infortune, ne méritoient que le sentiment de la compassion. Tandis que Mad. & Mlle Baradec se livroient, chez Dorval, aux charmes séduisans de l'amitié; que leurs cœurs, délivrés de tous les poisons du chagrin, attendoient, avec impatience, mais sans allarmes, le moment d'aller rejoindre l'objet de leur tendresse, qui s'étoit rendu à Brest, avec Monsieur Dalignan; Madame Dorsan, totalement affranchie des inquiétudes de la jalousie; étoit heureuse. Elle reprenoit toute la fraîcheur de la santé. Les années, que la douleur avoit ajoutées aux siennes, étoient disparues. On la prenoit, comme auparavant, non pour la mere de sa fille, mais pour sa sœur. Le plaisir de voir son mari, soigneux de lui plaire, prévenir ses goûts, & l'accabler de mille tendres caresses, n'étoit plus troublé par le fatal préjugé, qui, auparavant, les lui faisoit attribuer à la dissimulation. D'Armenville, même, aidoit beaucoup à l'affermir dans cette idée, si favorable à son repos & à sa tranquillité; non qu'il y fut porté, par la lassitude de faire le mal, ou par le repentir de l'avoir fait: son intérêt seul le guidoit; le moindre éclaircissement découvroit tout l'odieux de la trâme qu'il avoit ourdie, & la ferme résolution, où Madame Dorsan paroissoit être, de laisser toujours son mari dans l'ignorance de la cause des maux qu'elle avoit soufferts, le rassuroit. Le même sentiment de délicatesse, qui les lui avoit fait si long-tems endurer patiemment, lui faisoit, alors, une loi de les lui cacher, lorsque leur cause lui en paroissoit détruite. Aimant son mari, avec tendresse, son bonheur l'intéressoit plus que le sien propre. Elle lui avoit cru des foiblesses, mais ne l'avoit jamais méprisé. Il lui paroissoit cruel & inhumain, de l'en faire rougir, lorsqu'elle croyoit qu'il les avoit surmontées. La mort de la femme de d'Armenville, qui arriva, alors, fut, pour ce monstre, un évenement heureux. En vain, pour cacher sa joie, prit-il toutes les apparences de la douleur; peu de personnes crurent à ses regrets. Il avoit épousé sa femme par intérêt; elle lui avoit assuré tout son bien, qui étoit fort considérable. On sçavoit combien il avoit été ingrat; ses mauvaises façons, sa brutalité avoient percé. Il étoit public, que, joignant l'outrage à l'ingratitude, il avoit, plus d'une fois, forcé sa malheureuse femme, de recevoir, à sa table, les infâmes objets de ses débauches; on n'ignoroit pas que, la dépouillant de ses robes & de ses bijoux, il en avoit couvert ses maîtresses. Dorval & ses amis étoient, peut-être, les seuls,qui le crussent sincérement affligé de la perte qu'il venoit de faire. Rarement le soupçon entre-t-il dans les âmes honnêtes. D'Armenville, devenu libre, maître d'une très-grande fortune, croyant peu à la vertu des femmes, se persuada facilement qu'étant encore jeune, il pourroit faire de nouvelles conquêtes, & que l'ambition, l'intérêt ou l'appas du plaisir, seroient recevoir, avec empressement, l'offre de son cœur & de sa main. Mlle de Baradec avoit fait, sur son âme, l'impression la plus vive. Toutes les flammes de l'amour dévoroient déja son cœur; il étoit consumé par les desirs les plus violens. Mais malgré toute la confiance que l'idée de son mérite lui donnoit, celle qu'il se faisoit des vertus & du caractère de Mlle Baradec, le rendoit timide; il avoit presque perdu l'espérance d'être heureux, quand la mort de sa femme la lui rendit. Il forma, alors, le projet, non de séduire celle qu'il adoroit, mais d'unir son sort au sien, aussi-tôt que la bienséance lui permettroit de lui déclarer ses sentimens. Mademoiselle de Baradec étoit dans l'âge, où tous les traits de la beauté sont développés. De beaux yeux bleus, des sourcils noirs, bien arqués, des paupières bien marquées, contrastoient admirablement avec des cheveux du plus beau blond; ils sembloient être placés par les Grâces, & ne perdoient rien de leur effet, quand l'art les décoroit de ses ornemens. Tout cela formoit un ensemble, qui frappoit. Le soûrire étoit toujours sur sa bouche, & donnoit de la confiance au sentiment que ses regards inspiroient. Si elle parloit, elle soumettoit l'esprit; si elle chantoit, elle affectoit le cœur. Sa danse étoit légère; on oublioit, alors, les traits de son visage; on ne voyoit que sa taille, on l'auroit prise pour une des Grâces. Tout ce qui peut rendre agréable la société d'une femme, elle le possédoit. De la douceur dans le caractère, de l'honnêteté dans l'âme, une sensibilité de cœur, qui la rendoit naturellement tendre; beaucoup de vivacité dans l'imagination, beaucoup de justesse dans l'esprit, une sorte de gaieté aimable, dans la conversation, qui la rendoit toujours intéressante; toutes les connoissances acquises; parlant de tout, avec aisance, sans avoir jamais le ton, ni les airs de la prétention: on la croyoit occupée du desir de s'instruire, lors même qu'on étoit obligé de se rendre à ses décisions. Tous les petits talens de son sèxe, lui plaisoient, l'occupoient, & elle se livroit, sans honte, à tous les soins de l'œconomie & de l'ordre, dans le tems & au moment qu'il le falloit. Doligny, qui, jusques-là, n'avoit éprouvé que des caprices amoureux, sentit naître, tout-à-coup, dans son cœur, le sentiment de l'amour. Au lieu de ces désirs effrénés, que son imagination ardente y allumoit, à la vue d'une jolie femme, il n'éprouva, en voyant Mlle Baradec, & en la connoissant, que celui de lui plaire. Plus il la voyoit, plus il s'affermissoit dans la résolution, qu'il avoit prise, de changer de mœurs. Loin de lui déclarer l'état de son cœur, il craignoit de lever les yeux sur elle. Il étoit modeste & timide, souvent troublé & embarrassé. Ce ton décidé des petits génies, qui humilie toujours les autres; celui de la prétention des petites connoissances, qui rebute ceux qui sçavent les apprécier, n'étoit plus le sien; il se trouvoit l'esprit peu cultivé; & les momens où il ne pouvoit pas être auprès de celle à laquelle il vouloit plaire, étoient consacrés à l'étude. Mlle de Baradec sçavoit peindre, Doligny apprit à manier le pinceau; l'Amour le rendit Peintre, il en fit aussi un Musicien, afin de le mettre en état de contribuer au plaisir de sa Maîtresse, qui aimoit beaucoup la musique. Toute sa frivolité passée, s'étoit évanouie; il parloit moins, & raisonnoit davantage & sans ennui. Beaucoup de propreté dans son ajustement, une élégance noble dans ses habits, prirent la place de ce recherché ridicule, qui le faisoit remarquer des petites femmes, admirer des sots, & peu considérer des gens raisonnables. Quand on craint le ridicule, on se défend difficilement de la crainte du mépris. Pour mériter l'estime de Mlle de Baradec, Doligny renonça entiérement à toutes ses liaisons de débauche, rompit avec tous ses amis de plaisirs, s'éloigna de toutes les connoissances qu'il ne pouvoit avouer, sans rougir; sa petite maison fut abandonnée & vendue, les agens de son libertinage furent renvoyés, & ses Maîtresses congédiées; tout son domestique fut réformé; il prit ses gens, non pour la taille, mais pour les mœurs, leur fidélité & leurs talens: ainsi, ce que le repentir n'avoit pu que faire projetter, l'Amour le fit exécuter. Le regret d'avoir offensé Mlle Dorsan, avoit fait prendre, à Doligny, la résolution d'abandonner le vice; le desir d'être aimé de Mlle de Baradec, le rendit sage, aimable & vertueux. Une métamorphose, si considérable, se fait aisément remarquer. Son frère en fut enchanté; Mlle Dorsan s'en réjouit, & d'Armenville l'attribua au caprice, traita Doligny de vaporeux, se chargea de le guérir, offrit sa petite maison, des soupers, de jolies Femmes, des Chanteurs de l'Opéra, des Actrices de la Comédie Italienne, & fut fort étonné d'être refusé. Le Marquis & la Marquise en rirent, en badinerent, ne trouverent plus Doligny aimable, lui donnerent le titre de Philosophe, & le sobriquet de Sage. Dans un autre tems, un pareil badinage auroit anéanti Doligny. La crainte de le mériter, l'auroit porté à toutes les extravagances. Il fut le premier à rire, du prétendu ridicule dont il se couvroit. Mlle de Baradec l'en louoit; c'étoit tout ce qu'il demandoit. Il vouloit qu'elle l'estimât, afin qu'elle souffrît qu'il l'adorât. Doligny avoit une figure aimable, elle étoit noble, douce, agréable; on voyoit, dans sa physionomie, tous les caractères de la bonté & de la candeur. Avant son changement, son étourderie, sa pétulance, sa vivacité empêchoient toujours qu'on ne les remarquât. Uniquement occupé du soin de plaire à Mlle de Baradec, ils ne lui échapperent point. Elle les vit, les apprécia, & ne put se défendre de s'en laisser prévenir. Sans sçavoir qu'elle est aimée, elle desire de ne pas être indifférente. L'Amour, lui déguisant ses traits, pour frapper plus sûrement son cœur, lui fait prendre l'envie de paroître aimable, pour un effet de l'amour propre; & lorsqu'elle se trouve avec Doligny, le plaisir qu'elle éprouve, la joie qu'elle ressent, n'est, à ses yeux trompés, que l'effet ordinaire de cette sympatie naturelle, qui dispose les cœurs aux sentimens de l'amitié. Comme elle n'avoit ni craintes, ni allarmes, ni trouble; ni inquiétudes, lorsqu'elle ne voyoit pas celui qu'elle ne croyoit que son Ami, elle ne sentoit que le chagrin de la privation, & elle étoit bien éloignée de se croire dans les chaînes de l'Amour. Dans un cœur, qui n'a pas éprouvé la puissance de ce Dieu, cette méprise est assez ordinaire. Mlle Dorsan, plus éclairée, parce qu'elle avoit l'expérience de son cœur, jugea plus sainement de l'état de celui de Mlle de Baradec. Au premier moment que ces deux jeunes, personnes s'étoient connues, l'amitié, la plus tendre, les avoit unies. Elles étoient devenues inséparables. Mlle de Baradec partageoit, sans envie, le bonheur de son Amie. Elle attendoit, avec autant d'impatience qu'elle-même, le moment qui devoit l'assurer. Mlle Dorsan auroit voulu voir Mlle de Baradec aussi heureuse qu'elle l'étoit elle-même. Elle trouvoit tant de plaisir à aimer & à être aimée, qu'elle ne desiroit rien, avec plus d'ardeur, que de voir son Amie sous les loix de l'Amour. Depuis qu'elle voyoit Doligny ressembler à son frère, ce desir acquéroit une nouvelle force de l'espérance que Doligny, rendu à la vertu, pourroit, s'il devenoit l'Epoux de Mlle de Baradec, faire son bonheur & le sien. Occupée de cette idée, elle étudia toutes leurs actions, lut dans leurs yeux, pénétra dans leurs pensées, & devina l'état de leurs cœurs: enchantée de cette découverte, elle en fit part à son Amant. „Je “crois, lui dit-elle, que Doligny est dans les chaînes de “l'Amour. C'est aux traits, “qui ont blessé son cœur, “que nous devons le changement de son âme.. C'est “l'ouvrage de l'Amour, & “non de la réflexion; c'est “dans les yeux de Mlle de “Baradec, qu'il a pris les sentimens que nous lui voyons; “c'est pour lui plaire, qu'il “est devenu ferme dans le “sentier de la vertu. Ou mes “conjectures sont fausses, ou “mon Amie n'est pas indifférente à la conquête du cœur “de votre frère“. „Que je “serois heureux, s'écria Dorval,“s'il pouvoit se faire aimer de Mlle de Baradec! “Ah! s'il obtenoit sa main, “mon bonheur seroit parfait. Je ne craindrois plus “de le voir retomber dans ses “premiers égaremens. La vertu de sa femme, affermiroit “la sienne. Si la fortune de “Doligny n'étoit pas aussi “considérable qu'elle l'est, je “donnerois, volontiers, la “moitié de la mienne, pour “assurer son bonheur, par “cette union“. Un soin, plus tendre, occupoit Doligny; il aimoit, & vouloit être aimé. La résolution qu'il prenoit, de déclarer sa passion, s'évanouissoit au moment de l'exécuter. Quelquefois, se flattant d'être écouté favorablement, il venoit chez Mlle de Baradec, dans le dessein de lui demander son cœur, de mettre, à ses pieds, sa fortune, de la presser, de permettre qu'il obtînt, de ses parens, le droit de lui offrir sa main; mais l'idée de sa vie passée, se représentoit, alors, à son esprit, avec toutes les couleurs du ridicule, de la honte & de l'infamie; il rougissoit, perdoit toute confiance, restoit sans espérance, & n'osoit parler. Dorval s'intéressoit trop au bonheur de son frère, pour qu'aucun des mouvemens de son âme lui échappassent. Il fut touché de la peine que son cœur enduroit. „Venons, dit-il, un jour, à Mlle Dorsan, venons à son “secours: tâchez de vous assurer des vrais sentimens de “Mlle de Baradec; s'ils sont “tels que vous les croyez, je “parlerai à sa mère“. „Je “vous ai prévenu, mon cher “Dorval, mon Amie n'a pas “rougi de m'avouer qu'elle “aime votre frère; elle lui “tient compte de sa timidité. “Son peu de confiance, lui “en donne beaucoup en son “changement; mais il a un “Rival: d'Armenville, plus “hardi que Doligny, a déja “parlé de sa flamme, à Mad. “de Baradec; il lui a offert, “pour sa fille, sa fortune & “sa main. Cette tendre mère, “qui ignore les sentimens de “Mlle de Baradec, mais qui “connoît sa façon de penser, “a reçu cette proposition “avec beaucoup de reconnoissance; mais elle n'a “donné aucune espérance“. „Je ne forcerai jamais ma “fille, lui a-t-elle dit, à “prendre un époux que je lui “choisirois. Je la connois, “elle m'obéiroit. Mais comme elle ne peut être heureuse, qu'autant que son “cœur aura avoué celui “qu'elle aura pour son mari; “c'est à son cœur seul, que “j'en laisse le choix. Elle a été “pauvre, & dans la pauvreté, elle a appris à mépriser “la fortune; l'intérêt ne la “décidera jamais. Un homme, qu'elle aimeroit, sans “bien, sans fortune, n'auroit à craindre, de ma part, “aucun refus. Il seroit mon “gendre; je le préférerois à “celui qui lui offriroit le plus “grand établissement. Je sonderai, cependant, ses senti“mens, je lui parlerai de vos “vues. Si son cœur n'y répugne pas, je la verrai, avec “plaisir, accepter vos offres “généreuses; mais je ne lui “conseillerai jamais, encore “moins lui ordonnerai-je, “de les accepter, si elle ne “peut les payer de toute sa “tendresse“. „D'Armenville a été fort étonné de “cette réponse, à laquelle il “ne s'attendoit pas; mais ce “qui a paru le surprendre encore davantage, ce fut d'apprendre, quelques jours “après, que Mlle de Baradec “avoit déclaré formellement, “à sa mère, qu'elle ne donneroit jamais sa main, qu'à “celui à qui elle auroit donné “son cœur auparavant: que “pour lui, n'ayant obtenu “que son estime, il ne pouvoit prétendre qu'à son amitié“. „D'Armenville a, “sans doute, pris son parti, “car, depuis qu'il a essuyé ce “refus, nous ne l'avons vu ni “plus triste, ni moins assidu “à venir ici“. C'étoit peu connoître d'Armenville, que de le juger ainsi; sa tranquillité n'étoit qu'apparente; elle cachoit le désespoir de sa passion contrariée, & la colère de l'amour propre offensé. Habile dans l'art de dissimuler, il prenoit le masque, avec une facilité qu'il tenoit de l'habitude. Plus ses desirs trouvoient d'obstacles, plus ils prenoient de force, & plus ils devenoient violens. La résistance donnoit toujours à ses passions, une nouvelle activité. Le refus de Mlle de Baradec, l'avoit rendu plus amoureux. Il résolut de tout entreprendre, pour être heureux, pouvoit le devenir. Saint-Pierre, ce même Valet-de-chambre, dont il s'étoit servi contre Mad. Dorsan, lui fut encore très-utile, dans cette occasion. „Je ne suis “pas aimé, disoit-il, en lui-même; un autre m'a prévenu. J'ai sûrement un rival; “il faut que je le connoisse; “s'il est heureux, il mérite “toute ma haine, puisqu'il a “pu mériter le cœur de celle “qui le préfere. ... Ils s'aiment, ils sont contens; “mais je troublerai leur bonheur. Je ne formerai pas, “en vain, le projet de me “venger; les coups, que je “leur porterai, seront certains; je les rendrai plus “malheureux que moi. Mlle de Baradec avoit, auprès d'elle, une jeune personne, nommée Julie, qui lui étoit tendrement attachée. Elevées ensemble, les jeux de l'enfance les avoient unies; les peines de l'infortune n'avoient point diminué l'artachement de Julie. Malgré ses parens, elle étoit venue à Paris, les partager avec sa jeune Maîtresse. Mlle de Baradec paya ce généreux dévoué ment, par l'amitié la plus tendre. Elle avoit, en Julie, la plus grande confiance. Tous les mouvemens de son âme lui étoient connus, tous les sentimens de son cœur lui étoient confiés; ceux mêmes de l'amour ne lui furent pas cachés; elle vit leur naissance & leur accroissement. Soit timidité, soit honte, Julie n'eut pas, pour sa Maîtresse, la même confiance: elle aimoit Saint-Pierre; son air honnête, surtout l'attachement, qu'il faisoit paroître, pour ses Maîtres; plus que tout cela, l'intérêt vif, qu'il paroissoit prendre à Mlle de Baradec, lui avoit mérité l'estime, la confiance, enfin, le cœur de Julie. Il le sçavoit; &, profitant de l'ascendant qu'il avoit sur son esprit, il lui fut facile de la rendre indiscrette, d'apprendre, ensuite, à d'Armenville, le nom de son Rival, & que Dorval avoit conçu le dessein de le rendre heureux, que Mad. de Baradec y consentoit; que Mlle de Baradec avoit reçu, avec plaisir, la proposition que sa mère lui avoit faite, de consentir à unir son sort à celui de Doligny: qu'en conséquence, on avoit écrit à Mr. de Baradec, pour lui demander son consentement; que le projet même du contrat de mariage lui avoit été envoyé, pour qu'il l'approuvât; enfin, que les flambeaux de l'Hymen s'allumeroient, le même jour, pour Dorval & pour Doligny. Tel Milton nous peint l'esprit infernal, le cœur rempli d'orgueil, de rage & de désespoir, méditant la perte des premiers humains; tel d'Armenville, aussi méchant que lui, s'occupa de celle de son Rival. Aussi-tôt qu'il le sçait aimé, il livre son cœur à tous les poisons de la jalousie; pour se venger, rien ne lui paroît impossible; la haine légitime tous ses projets. C'est par le fer, c'est par le poison, qu'il veut se satisfaire; il n'est effrayé ni du crime, ni des suites qu'il peut avoir. Qui l'auroit vu, dans ces momens de fureur, l'auroit pris pour une des furies de l'enfer. Ses traits étoient difformes, les yeux lui sortoient de la tête, il écumoit, il jettoit des cris lugubres, il n'articuloit aucun mot, il frappoit la terre de ses pieds, & lançoit des regards furieux contre le Ciel, qu'il offensoit, par ses blasphêmes. Epuisé, par cette agitation effroyable & involontaire, il tombe de lassitude; dans le calme apparent, qui la suit, il s'abandonne à la rêverie la plus profonde, il se livre à mille réflexions tristes, qui l'accablent. Il se retraçoit le bonheur de son Rival; il le voyoit aux pieds des Autels, jurer, à celle qu'il adoroit, un amour éternel. Il croyoit entendre les sermens qu'elle lui faisoit, de ne jamais trahir sa tendresse. Il se représentoit ce couple heureux, n'ayant, pour témoin, que l'Amour, se livrer, sans remords, aux plaisirs qu'il leur offre, & leurs desirs, toujours rallumés par le sentiment, prendre au sein de la volupté même, de nouvelles forces & plus d'activité. Ce fut dans un de ces momens de douleur, que la Marquise de Mainvilliers trouva d'Armenville. Inquiéte de ne l'avoir pas vu, depuis plusieurs jours, elle venoit, elle-même, lui en faire des reproches. Son cœur & ses plaisirs souffroient peu de son absence; le goût qu'il lui avoit inspiré, ne subsistoit plus. Mais elle avoit encore, pour lui, ce sentiment de préférence, qui naît de la conformité du caractère & du rapport des humeurs. L'attachement des gens vicieux, est tout de caprice; c'est une fantaisie qui les détruit. Ils se passent, réciproquement, leur légéreté; & pour s'éviter les reproches, ils s'avouent leurs inconstances. La Marquise, depuis quelques jours, s'étoit éprise de belles passions pour Doligny; elle le trouvoit très-ridicule, de vouloir être plus sage & plus rangé; mais elle le trouvoit toujours d'une jolie figure. Elle le dit, sans pudeur, à d'Armenville, qui paya, sans rougir, cette confidence, par l'aveu de la passion qu'il avoit pour Mlle de Baradec. Il ne lui cacha même pas que depuis la mort de sa femme, il avoit été assez foible, pour former le projet ridicule de l'épouser; que l'hommage de son cœur, & l'offre de sa main avoient été également refusés, & qu'on lui préféroit Doligny. C'étoit porter le poignard dans le cœur de la Marquise; c'étoit y mettre le désespoir. Ses yeux se remplirent de larmes, du dépit & de l'indignation. „Ce “ne sont pas, lui dit d'Armenville, avec vivacité, “des pleurs qu'il faut répandre, ce sont les coups de “la vengeance qu'il faut porter. L'Amour méprisé, continua-t-il, “lorsqu'il est sans “espérance, doit se changer “en haine: tout devient légitime, pour la satisfaire. “Demain, ajouta-t-il, je “me rendrai à votre Hôtel; “assemblez-y nos Amis, “nous verrons, avec eux, “ce que nous devons faire, “pour empêcher ce mariage, “qui fait votre malheur & le “mien. Nous leur déguiserons le véritable motif de “notre haine; c'est un ménagement que nous devons “à notre amour propre. Ce “sera l'intérêt de Mlle de Losval, que nous paroîtrons “prendre; c'est son honneur “offensé, par la préférence “que Doligny donne à Mlle “de Baradec, qu'il faut faire “croire que nous voulons “venger; nous supposerons, “pour rendre ce motif plus “pressant, des engagemens “pris, des arrangemens faits, “& des paroles données“. D'Armenville se rendit, le lendemain, chez la Marquise; il la trouva sur sa chaise longue, jouant avec son chien & son perroquet, entourée de l'Abbé Rouget, du Poëte Serin, de l'Avocat Pimpant, & du bon Doucinet. L'Abbé donnoit des gimblettes au chien, Serin parloit au perroquet, Pimpant perfilloit, Doucinet nettoyoit les magots de la cheminée, & le Marquis prenoit le méridien. L'arrivée de d'Armenville suspendit le zèle de tous ces Messieurs; il prit place auprès de la Marquise, & lui baisa la main. Tout le monde se rangea au-dessous de lui; le Marquis prit place aux pieds de sa femme, avec un tambour & broda. „Je vous ai mandé, “mes amis, dit la Marquise, “pour une affaire de la dernière conséquence. Elle intéresse l'honneur de Mr. le “Marquis, le mien & celui “de toute notre famille. Aidez-nous de vos conseils. “D'Armenville va vous mettre en état de nous les donner. Surtout, mes amis, “point de partialité: parlez “avec confiance; consultez “moins votre attachement “pour nous, que la justice & “l'équité“. D'Armenville, alors, se leva, salua, avec dignité, toute la compagnie, se recueillit un moment, & parla ainsi: „Les Grands, vous le “sçavez, Messieurs, sont les “soutiens d'un Etat; ils tiennent, de leur naissance, le “droit d'être respectés. Il “faut, aux autres hommes, “des vertus, pour être considérés. Il ne faut, aux “Grands, que la noblesse de “leur origine. Leur manquer, c'est offenser le Roi, “attaquer la Patrie & Dieu-même. Leurs volontés sont “des loix aussi sacrées que les “Loix mêmes. Un homme de “la lie du Peuple, un de ces “parvenus, qui pressurent le “Peuple, qui s'enrichissent “de leurs larmes, qui se “croient utiles à l'Etat, parce “qu'ils aident à sa ruine; un “de ces hommes, dis-je, “ose, aujourd'hui, se révolter. Il est riche; Mad. la “Marquise a bien voulu s'a“baisser jusqu'à lui; elle a “une Niéce, qui, par une “injustice du fort, a peu de “bien. La doter, auroit été “une générosité nuisible à “l'Etat, qui reçoit son principal lustre de la dépense “des Grands Seigneurs. Pour “soutenir tout l'éclat de la “sienne, Mad. la Marquise “se voit obligée de se refuser au plaisir de doter Mlle “de Losval; elle a pris l'humiliante résolution de la “marier à un Financier. Je “ne vous parle pas de la “beauté de Mlle de Losval, “de ses vertus, de son mérite; sa naissance lui suffit: “tous les biens de la Finance, “peuvent-ils payer l'honneur “d'obtenir sa main? Cependant, Messieurs, au moment, où cet arrangement “de famille alloit s'exécuter; “où celui sur qui on avoit “bien voulu jetter les yeux, “en paroissoit comblé; nous “apprenons, avec surprise, “qu'il se dispose à épouser “une petite Provinciale, qu'à “peine il connoît, préoccupé de l'idée chimérique de “faire, par cette union, son “bonheur & le sien. Il renonce au plaisir de réparer l'injustice que la fortune a faite “à la Niéce de Mad. la Marquise, à la satisfaction de la “mettre en état de paroître “dans le monde, à côté de sa “Tante; de partager ses plaisirs, de l'imiter dans ses dé“penses généreuses & nobles. Il ne voit pas quel “honneur ce feroit pour lui, “de fournir, à l'héritière des “Losval, les moyens d'avoir “un nombreux Domestique, “de beaux équipages, des bijoux, un vaste Hôtel, & “une table aussi délicate “que somptueuse. Il ne voit “pas que se ruiner, par un “pareil motif, c'est servir “l'Etat, & se couvrir de “gloire. Dans ces circonstances, c'est à vous, Messieurs, “de déterminer la conduite “qu'il faut tenir, pour empêcher ce mariage, si contraire aux sages arrangemens de Mr. le Marquis & “de Mad. la Marquise; de “décider quelle sera la punition que méritera cet homme indocile, s'il persiste “dans sa rébellion à leurs “ordres: enfin, c'est à vous, “à examiner si, par un esprit de justice, cette punition ne doit pas s'étendre “sur toute sa famille“. D'Armenville, ayant cessé de parler, l'Abbé Rouget se leva, invoqua le Ciel, & parla ainsi: „Dieu est offensé, la gloire du Roi blessée, & la Patrie méprisée, dans les personnes respectables de Mr. “le Marquis & de Mad. la “Marquise. Mon avis seroit “que leur Famille auguste allât, en Corps, se jetter aux “pieds du Thrône, & demander justice. L'Eglise “abhorre le sang; je ne puis “conseiller la vengeance: je “la crois très-légitime“. Le Poëte Serin prit, alors, la parole. „Je ne puis, dit-il, “approuver l'avis de Monsieur “l'Abbé. Les Financiers ont “des protecteurs; on a besoin “d'eux, & ils sont soutenus: “ils sont riches. Celui, dont “Mad. la Marquise se plaint, “avec raison, élévera une “barrière d'or, qui le mettra “à couvert. Son crime ne “parviendra pas, au Souverain, tel que nous le voyons, “& tel qu'il est en effet. Je serois donc d'avis de prendre “une voie plus simple. Des “épigrames, répandues avec “profusion, sur le coupable “& sur sa Prétendue; des “chansons faites sur leurs “mœurs, une bonne satyre “sur leur origine: voilà de “quoi ternir leur réputation, “les couvrir de ridicules, leur “faire déserter Paris, & les “exiler dans le fond d'une “Province. Si Mad. la Marquise veut, je me chargerai “de ce soin. Je remettrai au “creuset, pour servir sa vengeance, toutes les pensées “des Anciens & des Modernes. Je rajeunirai toutes “leurs méchancetés. Je rendrai propres, à la Maîtresse, tous les éloges qu'on a “faits des Laïs de Rome, “d'Athènes, de Paris, & “même de Londres; & à “l'Amant, tout ce que Perse, Juvenal, Boileau, & “tant d'autres, ont dit des “Traitans Romains & François. Si j'échouë, je renonce à la réputation que je me “suis faite, d'être le plus joli “Metteur-en-œuvre de mon “siècle, & la Serinette la “mieux organisée de toute la “France“. „Des deux avis, “que nous venons d'entendre, dit, alors, l'Avocat Pimpant, l'un est trop violent, l'autre est trop doux; “chacun ne peut produire un “grand effet. Les Loix sont “pour nous; invoquons leur “puissance, la Justice les interprêtera en notre faveur. “Je suis favorablement écouté au Barreau; quoique la “forme soit contre nous, je “sçaurai l'écarter; je ferai les “phrases de mon Plaidoyer “si belles, si agréables, que, “séduisant l'esprit de mes Auditeurs, je leur ôterai la faculté d'apprécier mes raisons. D'ailleurs, vous le “sçavez, le Chef de la Justice a des bontés pour moi. “J'ai l'honneur de dîner, souvent, chez le Premier Président du Parlement. Je suis “familier avec plusieurs des “Membres de la Grand'Chambre, & les Gens du Roi ont “de l'amitié pour moi. Mon “avis est donc de nous mettre “en Justice réglée“. Doucinet parla ensuite: „Ce que “Mr. Pimpant vient de dire, “me paroît lumineux, dit-il; “les moyens qu'a proposé “Mr. Serin, sont excellens, “& ceux que Mr. l'Abbé nous “a indiqués, très-sages & “très-prudens. Je suis d'avis “de n'en rejetter aucun“ „Et moi, dit le Marquis, en se levant avec précipitation, “je suis de celui que nous allions nous mettre à table“, A son exemple, tout le monde s'étoit levé, & chacun alloit le suivre; lorsque le bruit d'un carosse, qui entroit dans l'Hôtel, se fit entendre, & suspendit cette noble ardeur. „Ah! s'écria le Marquis, je “parie que c'est l'imbécile “Criton; ce vieux fou croit “toujours, pour se faire valoir, devoir se faire attendre. Nous pourrions nous “passer de son avis, qui ne “vaudra sûrement rien; mais “je lui ai, hier, demandé de “me prêter mille louis: je “veux, par une petite déférence, flatter son amour “propre“. C'étoit Criton, en effet: il entra d'un air fort confiant & familier. La Marquise, lui souriant, lui tendit la main, qu'il baisa. Le Marquis l'embrassa fort tendrement, le fit asseoir en sa place, se mit au-dessous de lui, lui parla à l'oreille, & d'Armenville lui demanda son avis. Il fut que le Financier étoit un impertinent, la petite Provinciale une bégueule, toute la famille insensée. Qu'il falloit mettre les hommes à Bicêtre, les femmes à l'Hôpital, & qu'on dinât. L'avis parut bon; on l'applaudit, & l'on se mit à table. La Marquise, en femme de bon ton, qui a un mauvais estomach, mangea beaucoup de drogues, but de l'eau & des liqueurs, prit des glaces & du caffé. Le Marquis, en bon Bourgeois, qui a bon appétit, & qui est plus gourmand que friand. L'Abbé, en dévôt, qui se ménage, pour faire croire qu'il se mortifie. Serin, en Poëte, qui, depuis trois jours, a fait mauvaise chère chez lui. Criton, en homme qui prétend à la petite santé. Pour Pimpant, il mangea peu, mais parla beaucoup de ses liaisons avec Mr. le Duc de ***, de son intimité avec le Prince ****, de sa familiarité avec les Ministres. Dès l'entre-mets, il chanta des couplets, qu'il avoit faits, pour une Dame de la Cour; récita des petits vers innocens, que la Comtesse de...... lui avoit demandés. Le bon Doucinet l'écoutoit, avec complaisance, s'attendrissoit, bénissoit le Ciel, pleuroit & mouroit de faim. Ses cheveux blancs, sa Croix de S. Louis, les cicatrices des blessures qu'il avoit reçues, & qui couvroient son visage, la noblesse de son extraction, beaucoup plus ancienne que celle du Marquis, intéressoient peu les Laquais, qui ne le servoient pas, parce que la Marquise ne lui offroit rien. Après le dîner, le Marquis fit sa méridienne, l'Abbé sa méditation, l'Avocat se retira chez lui, pour étudier un plaidoyer, Doucinet retourna à Versailles, piquer la table d'un Commis, & baiser la main d'une première Femme-de-chambre; le Poëte alla lire fort humblement, aux Comédiens, une nouvelle Comédie, qu'il venoit de faire, & Criton, prendre, dans la bourse de ses amis, les mille louis que la Marquise lui demandoit. D'Armenville, qui ne s'étoit pas mis à table, pour se conserver pour un souper, arrangé avec des filles de l'Opéra, s'enferma avec la Marquise, pour concerter, ensemble, les moyens qu'il falloit prendre, pour perdre Doligny & sa Maîtresse. L'imagination infernale de d'Armenville, lui en suggéra plusieurs: mais un, plus que tous les autres, lui plut & le fixa. Il s'agissoit de rendre suspecte la fidélité de Mr. de Baradec. Plus cette entreprise étoit difficile, plus elle le flattoit. Il est, dans l'esprit des méchans, mille ressources, qui leur font surmonter les plus grands obstacles. D'Armenville sçavoit, que depuis son retour en France, Mr. de Baradec avoit fait plusieurs voyages en Angleterre. Il fit fabriquer plusieurs lettres, qu'il se fit envoyer de Nantes: on y parloit des entreprises que les Anglois pouvoient faire sur nos Provinces maritimes. On leur supposoit des Correspondans, qu'ils soudoyoient jusques dans nos Ports. On y confioit, à d'Armenville, sous le sceau de l'amitié, des observations qu'on avoit faites, sur la conduite d'un vieux Militaire, ami de Mr. Dalignan, nommé de Baradec. On croyoit pouvoir se permettre d'en tirer des conséquences, d'où paroissoient naître, naturellement, des soupçons d'infidélité & de trahison. Car, ajoutoit-on, quel autre motif peut engager un Officier François, d'aller mystérieusement deux fois à Londres, dans un tems où toutes les communications sont fermées entre les deux Nations? Muni de ces lettres, d'Armenville se rend à Versailles; demande, au Ministre, une audience particulière, qu'il obtint facilement, & dans laquelle il lui remit ces fatales lettres. Pour rendre sa démarche plus intéressante, il voulut qu'un crût ne la devoir qu'à la force de son zéle, pour le service du Roi, & à son amour pour la Patrie; pour cela en même tems qu'il paroissoit la servir, en découvrant ceux qui la trahissoient; il affectoit de prendre la défense de celui qu'il accusoit. Je “ne puis croire, disoit-il, au Ministre,“à l'infidélité de “Mr. de Baradec; je le juge “trop honnête homme, pour “être capable de commettre “un crime aussi horrible que “celui de trahir son Pays. Il “est vertueux, puisqu'il est “ami de Mr. Dalignan, avec “qui il est, à présent, à Brest. “D'ailleurs, sa femme & sa “fille sont présentement à “Paris. Elles logent chez “Dorval; je les y vois-tous “les jours, dans la plus grande sécurité. Mad. de Baradec est trop aimée de son “mari, pour n'être pas dans “sa confidence. Elle sçait, surement, le motif de ses “voyages; s'il étoit criminel “elle & sa fille ne seroient “pas aussi tranquilles qu'elles “le paroissent. Peut-être, “aussi, n'y a-t-il que de l'imprudence, dans la conduite “qu'a tenue Mr. de Baradec“. Par ces discours artificieux, d'Armenville jettoit des nuages sur le séjour de Mad. de Baradec, à Paris; la supposant unie, très-intimement, avec son mari, il la rendoit suspecte d'être son complice: il présumoit, encore, que, la sçachant liée avec Dorval, on pourroit bien étendre, jusqu'à lui, les précautions qu'il se doutoit bien qu'on prendroit, pour connoître la vérité. Dans tout ce qui intéresse l'Etat ou le service de son Prince, on peut, sans craindre d'être accusé d'injustice, user de précipitation, aux risques même de faire quelques maux à l'innocence. Il est des occasions importantes, où l'on doit se permettre d'agir avant que d'examiner, & c'est aussi ce que fit le Ministre? car, aussi-tôt que d'Armenville l'eut quitté, il envoya ordre de s'assurer de Mad. & de Mlle de Baradec, & de les conduire à l'Abbaye de St. Antoine. D'Armenville, de retour à Paris, instruisit la Marquise de ses démarches & de ses espérances. Aussi tranquille qu'un homme qui jouit de la satisfaction d'avoir fait une bonne action, il se rendit chez Dorval. La vue des deux victimes, dont il venoit de préparer la perte, remplit son cœur de plaisir; il les voyoit déja dans les larmes, livrées à la crainte, & déchirées par la douleur. C'étoit, pour lui, un spectacle délicieux, dont il jouissoit d'avance. Il ne l'attendit pas long-tems. On venoit de sortir de table: il étoit environ minuit, quand on vit arriver un homme inconnu, qui demanda à parler à Mad. de Baradec. Il lui signifia l'ordre du Roi, de la conduire, avec sa fille, à l'Abbaye St. Antoine. Mad. de Baradec le lut, avec fermeté. „Je croyois, dit-elle, en le présentant à sa fille, la fortune lasse de nous persécuter; mais je vois que sa haine, pour nous, n'est pas “encore satisfaite. Le Roi “nous ordonne de nous rendre à l'Abbaye de St. Antoine; je ne puis deviner le “motif d'un ordre aussi étrange. Obéissons, ma fille, continua-t-elle,“ & supportons, avec fermeté, ce nouveau malheur“. En disant cela, elle embrasse ses Amis, donne la main à l'Exempt, & monte, avec lui, dans le carosse qui l'avoit suivi; sa fille, moins ferme, regarde son Amant, lit, dans ses yeux, le désespoir, & ne peut défendre son cœur de s'y livrer tout entier. Elle fait de vains efforts, pour le cacher; elle ne peut tenir contre la douleur mortelle de celui qu'elle aime; ses gestes, ses caresses mêmes, ne font que l'irriter: ces tendres Amans veulent se parler, leurs soupirs les en empêchent, & ce silence expressif, ajoute encore, à leur tourment. Un rayon d'espérance, rend, tout-à-coup, Doligny furieux; il injurie l'Exempt, implore le secours de son frère, demande son épée, appelle ses gens, & se jette, avec fureur, au-devant du carosse, qui lui vient enlever l’objet de sa tendresse. Il fallut, pour empêcher l'effet de sa colère, que Dorval & d'Armenville lui fissent violence, & le transportassent dans l'appartement de son frère: elle s'y changea en rage, quand le carosse partit. Furieux de ne pouvoir le suivre, ses cris perçans appellent celle qu'on lui ravit; l'écume lui sort de la bouche, il lance des regards terribles sur tous ceux qui l'entourent. Ses forces étant épuisées, par cette commotion affreuse, il paroît plus calme; mais ce calme apparent, est bientôt suivi d'une plus grande agitation. D'Armenville, cependant, goûtoit le plaisir de voir les maux que souffroit son Rival. Loin de les adoucir, il les aigrissoit; le soin qu'il prenoit de le consoler, rendoit sa douleur plus vive, & elle acquéroit de nouvelles forces, des motifs d'espérance qu'il lui présentoit; ils étoient tous si foibles, si peu satisfaisans, qu'aucun ne pouvoit produire la moindre consolation. Si, dans des momens, Doligny se flattoit de trouver quelques moyens de délivrer l'objet de sa tendresse, d'Armenville ranimoit, en lui, le désespoir, en lui faisant voir l'impossibilité de la réussite; alors, il lui en présentoit d'autres; d'une plus difficile exécution. Tel qu'un bourreau cruel, chargé de tourmenter un criminel, s'étudie à ne pas laisser d'intervalle à ses maux, tel le barbare d'Armenville se livroit, avec autant de complaisance, au soin de déchirer le tendre cœur de son Rival. Dorval, non moins affligé que son frère, de l'enlevement de Mad. & de Mlle de Baradec, étoit tout occupé du soin d'adoucir l'amertume que cet événement avoit répandu dans le cœur sensible de Mlle Dorsan. En vain, son père & sa mère secondoient ses efforts; en vain, par leurs caresses, éssayoient-ils de distraire sa douleur. Elle étoit trop vive, pour être adoucie. Toutes les raisons qu'ils employoient, glissoient sur l'âme de cette tendre fille. Elle s'inquiettoit du sort de son Amie. Les sentimens mêmes, de l'Amour, étoient, alors, suspendus, & tous ceux de la nature sans force; ceux de l'amitié, seuls, l'affectoient: de sorte qu'elle ne recevoit, qu'avec méfiance, les motifs d'espérance, que son Amant lui offroit. Elle ne commença à s'y livrer, que quand, avec le jour, elle vit Dorval prendre la route de Versailles, pour aller s'informer, du Ministre même, des causes d'une détention aussi extraordinaire; & comme Mlle Dorsan sçavoit que Dorval étoit estimé du Ministre, qui, lui connoissant tout le mérite d'un honnête homme, avoit, pour lui, la considération que donne la confiance; elle espéroit beaucoup de cette démarche. Doligny auroit bien voulu accompagner son frère; mais étant encore dans le délire du désespoir, Dorval, qui en craignoit les suites, ne le voulut pas permettre, & le força, malgré lui, de rester à Paris. En même-tems, un Valet-de-chambre fut envoyé à l'Abbaye St. Antoine. Il étoit adroit; il sçut faire jâser les Tourières, & apprit, d'elles, que les deux Dames, qu'on avoit emmenées, la nuit dernière, par ordre du Roi, étoient traitées avec toutes sortes d'égards; qu'elles avoient un appartement vaste & commode; mais qu'il étoit très-expressément défendu de les laisser parler à qui que ce fût, sans une permission expresse du Ministre. Qu'au reste, elles paroissoient tranquilles; mais que la mère supportoit sa détention, avec plus de fermeté que sa fille. Ce détail calma un peu Doligny, & tranquillisa Mlle Dorsan. D'Armenville les avoit quittées; il s'occupoit, alors, auprès de la Marquise, du soin de changer, en haine, son amour pour Doligny. Il lui peignoit, avec les couleurs les plus vives, le désespoir de ce malheureux Amant. Il lui redisoit les discours tendres qu'il avoit tenus à sa Maîtresse, lorsqu'il s'en étoit séparé, les sermens de fidélité, qu'ils s'étoient faits l'un à l'autre, & jusqu'à leurs larmes, leurs soupirs, il rendoit tout présent à son imagination. Tous ces détails allumerent, dans le cœur de la Marquise, tous les flambeaux des furies; le feu lui sortoit par les yeux, ils se mouilloient de larmes; elle s'agittoit avec fureur, elle jettoit des cris aigus & perçans. „Si je vous fus jamais chère, dit-elle,“ servez ma haine, “satisfaites ma vengeance; “employez, pou punir l'ingrat, qui me méprise, tous “les moyens les plus cruels. “J'avouerai tout....... Je “suis déshonnorée, si je ne “suis vengée...... Je donnerois ma vie, pour arracher celle de ma Rivale. Je “voudrois couvrir, de son “sang, son odieux Amant, “jouir du plaisir de sa douleur, & mourir, ensuite, à “ses yeux. Que rien ne vous “arrête; je payerai votre zèle de toute ma fortune, & “je vous donnerai la main de “ma Niéce“. Le même jour que l'ordre, pour s'assurer de Mad. & de Mlle de Baradec, fut expédié, un Courrier partit pour Brest, chargé de porter, au Commandant de cette place, celui de faire arrêter Mr. de Baradec. Comme il n'avoit rien à se reprocher, il en fut moins effrayé que surpris. Il obéit, sans murmure, & se rendit, sans se plaindre, au Château de Brest. Mr. Dalignan, connoissant la probité exacte de son Ami, ne concevoit pas quelle pouvoit être la cause du traitement qu'il lui voyoit éssuyer. Il en étoit d'autant plus étonné, qu'il connoissoit l'équité de celui qui l'avoit ordonné. Plus Mr. Dalignan étoit persuadé de l'innocence de Mr. de Baradec, moins il pouvoit allier sa détention avec l'humanité & la justice du Ministre. Cette énigme, pour lui, inexplicable, le devint encore plus, lorsqu'on lui refusa la permission de voir son Ami. Tandis qu'il s'affligeoit de cet événement, qu'il mettoit son esprit à la torture, pour en deviner la cause, tout Brest s'en occupoit aussi; les uns, par un esprit de curiosité, les autres, par un motif de désœuvrement, plusieurs, par un sentiment de méchanceté, très-peu, par un mouvement de sensibilité. Ceux qui s'étoient dit, auparavant, Amis de Mr. de Baradec, se rétractoient; & pour qu'on les crût, ils se déchaînoient violemment contre lui. Ses vues, son âme, son caractère étoient dénaturés. On lui prêtoit des discours qu'il n'avoit jamais tenus; on lui donnoit des mœurs qu'il n'avoit jamais eues. Chacun formoit des conjectures, chacun tiroit des conséquences. D'abord, on ne le taxa que d'inconséquence, d'étourderie ou de légéreté; ensuite, il fut accusé d'imprudence, de trop d'ambition, & de beaucoup d'inconsidération. On finit par se réunir; on en fit un traître à sa Patrie. Dalignan repoussant, seul, tous les traits de la médisance, elle voulut l'en punir: si elle n'osa pas l'accuser, ouvertement, d'être le complice de son Ami, elle se permit des mots, des phrâses, qui faisoient assez connoître qu'elle faisoit plus que de l'en soupçonner. Le vil intérêt, dans l'espérance d'obtenir quelques-unes de ses dépouilles, écrivit même, contre lui, à la Cour. Il est, dans la Société, une espèce d'hommes, qu'on appelle sages, parce qu'ils sont plus dissimulés, plus adroits, plus fourbes que les autres. Leur grand art est de cacher, avec soin, leur façon de penser. Ils évitent, avec attention, tout ce qui peut démasquer leur opinion; leurs discours sont mesurés, toutes leurs actions sont compassées. Ils sont circonspects, réservés en tout; difficilement parvient-on à les dévoller. Ce n'est qu'après l'événement, qu'ils font connoître les dispositions de leur âme. Par-là, ils n'éssuient jamais le désagrément de la rétractation. L'ordre, qui arriva, de transférer, sous bonne garde, Mr. de Baradec, à la Bastille, décida ces petits politiques; ainsi que tous les autres, ils le jugerent coupable. Il n'étoit pas encore arrivé dans ce séjour affreux du crime, & quelquefois de l'innocence, qu'on nommoit déja, à Brest, le genre de son supplice. On y fixoit même le jour où il devoit le subir. Pour Mr. Dalignan, inébranlable dans son attachement pour son malheureux Ami, il ressentit une nouvelle amertume, en apprenant la nouvelle de sa translation; mais il n'en fut point découragé. La confiance, qu'il avoit en sa vertu, étoit si grande, & il la croyoit si bien fondée, qu'aucune crainte, pour lui, ne le troubloit. Il auroit voulu aller lui-même éclaircir le mystère du traitement cruel qu'on lui faisoit essuyer; mais retenu, par son devoir, il écrivit au Ministre, avec cette noble liberté, qui méprise la basse flatterie & la petite politique du vil intérêt. Sa Lettre étoit conçue en ces termes: „Monseigneur, depuis “plusieurs années, Mr. de “Baradec est mon ami; il est “malheureux, & j'ose encore “me dire le sien. Je connois “trop votre équité; pour “craindre que vous condamniez la constance de mon “attachement. Il le doit à ses “vertus; & quoiqu'on le “traite en coupable, je ne “puis le croire capable d'avoir mérité le traitement “ignominieux qu'il essuie. On “a trompé votre Religion, “Monseigneur, & la calomnie, vous déguisant la vérité; vous a, malgré vous“même, rendu injuste à l'égard d'un honnête homme, “que vous estimerez, quand “vous le connoîtrez Soixante-dix ans, d'une vie pure “& innocente, une probité “reconnue & bien prouvée, “une bravoure à toute épreuve, les blessures, présqu'innombrables, qui couvrent son corps, toutes les “vertus d'un Citoyen. Voilà, “Monseigneur, les défenseurs de mon Ami; voila ce “qui me donne le droit de “vous démander l 'punition “de ses calomniateurs. Ils ne “connoissent pas, sans doute, votre justice; ils trembleroient, s'ils la connoissoient, de la punition qui 'les attend. Elle, seule, peut “justifier mon Ami; elle, “seule, peut effacer la flétrissure odieuse, dont ils ont “couvert la gloire de Bardes. S'il avoit mérité, par “quelques écarts, votre indignation, je n'irois pas le “justifier; mais convenant de “la justice de la punition qu'il “auroit méritée, vous me “verriez vous offrir ma tête, “pour sauver la sienne; j'irois “me jetter aux genoux de son “Maître & du mien; je lui “offrirois ma vie, pour sauver celle de mon Ami; je “lui demanderois, pour prix “du sang que j'ai versé pour “son service, d'épargner celui de Baradec, & de faire “couler le peu qui m'en reste“. Cette lettre fit, sur le Ministre, la plus vive impression. A la Cour, ce style du sentiment & de la vérité est inconnu. Les Courtisans sont si habitués à la fausseté & au mensonge, ils sont si familiarisés avec la nullité des sentimens du cœur, ils voient si peu d'amitié résister aux disgraces; les Ministres, surtout, sont si enyvrés de la fumée de la flatterie, que l'effet que la lettre de Mr. Dalignan devoit produire, étoit d'indisposer, contre lui, celui qui la recevoit. Mais comme il avoit de la vertu, qu'il sçavoit l'estimer dans les autres; il lui sçut bon gré de son courage; il ne le taxa ni d'audace ni de témérité; au contraire, il le loua d'avouer son Ami dans le malheur. Il ne laissa pas même ignorer, au Roi, cette conduite généreuse. Ce Prince, le modèle des Rois, que la Postérité connoîtra encore mieux que son siècle, aime la vérité, estime ceux qui ont une âme forte & un cœur généreux, met son bonheur à faire des heureux, & regrette toujours sa puissance, toutes les fois que sa justice le force d'en faire usage pour faire des malheureux. Touché du récit que son Ministre lui fit de la lettre de Dalignan, il voulut la voir, & après l'avoir lue, il lui dit, en la lui remettant: „Calmez “le cœur de ce brave homme; “ne perdez pas un moment “J'ai peine à croire que Baradec soit coupable; s'il pouvoit l'être, il ne seroit pas “l'Ami du vertueux Dalignan: les hommes, capables de commettre le crime “dont on le soupçonne, ne “peuvent cacher long-tems “la corruption de leur cœur. “Ne perdez pas un moment; “examinez, avec soin, cette “affaire. Si trop de zèle vous “a rendu injuste, que mes “bienfaits, répandus, sur lui, “avec profusion, fassent oublier les maux que votre attachement, pour moi, vous “aura fait faire“. Quand on est peu sensible au plaisir d'être puissant; qu'on n'apprécie la grandeur de sa place & de son crédit, que par le bien qu'on peut faire; ce qu'on craint le plus, est de se méprendre dans l'usage qu'on fait de son autorité. Rempli de ce sentiment, le Ministre n'eut rien de plus pressé, que d'exécuter l'ordre que son Maître venoit de lui donner. Son premier soin fut de répondre à la lettre de Mr. Dalignan; il le fit de sa main, & en ces termes: „Soyez tranquille, mon “cher Dalignan, sur le sort “de votre Ami. Les apparences, qui me l'ont fait soupçonner d'être coupable, justifient la conduite que j'ai “tenue à son égard, mais ne “m'ont pas persuadé qu'il “méritât un traitement plus “rigoureux que celui que la “prudence m'a forcé de lui “faire subir. Le témoignage “que vous rendez à sa probité, me fait croire qu'il ne “le méritoit pas. Mais pour “sa gloire & l'humiliation de “ses accusateurs, je dois, “avant que de lui rendre la “liberté, approfondir cette “affaire. Le Roi, qui vous “estime, & qui, a lu la lettre que vous m'avez écrite, “m'a chargé d'y donner tous “mes soins. Ce Prince, vous “le sçavez, est le père de ses “Sujets. Ses bienfaits feront “oublier, à votre Ami, les “maux que je n'ai pu me dif“penser de lui faire“. Tous les papiers qu'on avoit trouvés, à Brest, chez Mr. de Baradec, & tous ceux dont on s'étoit saisis à Paris, chez Mad. de Baradec, avoient cependant été apportés à Versailles. Le Ministre se les fit remettre, & voulut, lui-même, les examiner. Il le fit, avec la plus scrupuleuse exactitude. Il n'y trouva rien, qui pût l'affermir dans les soupçons que d'Armenville lui avoit donnés. Il y vit l'amour que ce monstre avoit conçu, pour la fille de ces infortunés; le projet qu'il avoit formé de l'épouser, le refus qu'il avoit essuyé, la préférence donnée à Doligny. Tout cela étoit clairement détaillé dans les lettres de Mad. de Baradec, à son mari, dans les réponses de celui-ci, dans les lettres de Mlle de Baradec, de Doligny & de Dorval: toutes étoient autant de traits de lumières, qui éclairoient l'innocence de cette famille infortunée.“ Les “lettres, que d'Armenville “m'a fait voir, se disoit le “Ministre, avec émotion, “sont vagues, & ne disent “rien de positif. Je ne connois “pas cet homme. Je ne sçais “ni quelles sont ses mœurs, “ni quel est son caractère. Il “aimoit; son hommage a été “rejetté, ses offres ont été “méprisées: le fiel de la jalousie est entré dans son “cœur; il y aura allumé les “feux de la haine. Le desir de “la vengeance l'aura animé; “ne pouvant être heureux il “aura été séduit par le plaisir “barbare de faire des malheureux. La jalousie furieuse ne “produit-elle pas tous les “crimes de l'ambition la plus “effrénée, & de l'intérêt le “plus ardent? En ne lui supposant pas un projet aussi “barbare que celui de faire “monter, sur l'échaffaut, le “père de celle qu'il aime, il “est très-raisonnable de croire que son dessein a pu être “de retarder le bonheur de “son Rival. Il en a vu un “moyen sûr, dans les suites “des soupçons, qu'il a jugé “que les lettres, qu'il m'a “fait voir; devoient me donner...... Et dois-je, d'ailleurs, donner plus de croyance aux Auteurs de ces lettres, que je ne connois pas, “qu'aux témoignages de Dalignan, dont j'estime la “probité & la droiture? Dorval est vertueux; rechercheroit-il, pour son frère, l'alliance d'un homme qui ne le “seroit pas entièrement. Après ces réflexions, le Ministre voulut relire les fatales lettres, que d'Armenville lui avoit remises. Il les chercha-dans son porte-feuille; mais inutilement. D'Armenville les en avoit adroitement retirées. Sa prévoyante méchanceté trouvoit rarement des obstacles insurmontables; les moyens, qu'il employoit, étoient toujours les plus sûrs, parce qu'il n'épargnoit rien pour les faire réussir. La femme du Ministre avoit, parmi ses femmes, une jeune fille, qu'elle aimoit beaucoup; fe servant de l'ascendant qu'elle avoit, sur le cœur de sa Maîtresse, elle obtenoit, par son moyen, de son Maître, presque tout ce qu'elle demandoit. On le sçavoit, & Mlle Henriette étoit aussi respectée, & plus considérée que sa Maîtresse. Jeune & jolie, d'une sagesse peu farouche. Le Secrétaire de confiance, du Ministre, n'avoit pu se défendre de l'effet de ses charmes. La trouvant obstinée à résister à ses desirs, il lui croyoit de la vertu; il se proposoit d'en faire sa femme. D'Armenville, instruit de ces détails, devint l'ami de la Maîtresse, pour mettre l'Amant dans ses intérêts. L'un & l'autre, devenus ses obligés, se prêterent, sans répugnance, à ses desirs. Les fatales lettres, qui avoient perdu Mr. de Baradec, lui furent remises, par le Secrétaire; & Mlle Henriette reçut, pour récompense de ce service, de l'argent, des bijoux, & beaucoup de caresses. Le Ministre estimoit beaucoup son Secrétaire; il ne lui vint pas, dans l'esprit, de le soupçonner de les avoir ôtées de ses porte-feuilles. Il crut qu'il les avoit, lui-même, égarées, ou mises dans un endroit de son cabinet, dont il ne pouvoit pas se ressouvenir. D'Armenville, débarrassé de l'inquiétude que lui donnoit l'existence de ces lettres, voulut aussi s'affranchir de celles que les remords de celui qui les avoit écrites, pouvoient lui occasionner. Les plus grands scélérats, en proie aux cris intérieurs de la nature révoltée, ne redoutent rien tant que l'effet qu'ils peuvent produire sur leurs complices. Saint Pierre, ce perfide Valet-de-chambre de Mr. Dorsan, pouvoit se repentir de ses perfidies; il avoit fabriqué les lettres. L'aveu de ses crimes, devoit naturellement suivre le desir d'en obtenir le pardon. Cet aveu renversoit tous les projets de d'Armenville, le couvroit de honte, le livroit au mépris publie, & à la colère du Ministre. Pour prévenir ce malheur, le secours de la Henriette fut encore imploré; une paire de boucles d'oreilles, de deux mille écus, la rendit la parente du malheureux Saint-Pierre. Elle en fit un libertin, qui déshonoroit sa famille, que rien ne pouvoit corriger, & que, par compassion pour ses parens, il falloit faire embarquer. Elle se garda bien de dire ce qu'il faisoit, & à qui il étoit. Le Ministre, trop crédule, trompé par les feintes larmes de l'adroite Henriette, crut tout, donna la Lettre de Cachet. Des gens, gagnés par l'argent de d'Armenville, la mirent à exécution, & l'in fortuné Saint-Pierre fut enlevé, enfermé dans une chaise de poste, conduit à Rochefort, embarqué & mis à fond de calle, pieds & poings liés, dans un vaisseau, qui faisoit voile pour la Cayenne. Par un heureux hazard, le même jour que Saint-Pierre fut enlevé, une mauvaise maison, de la rue St. Denis, qui menaçoit ruine, depuis long-tems, vint à s'écrouler. C'étoit un cabaret. D'Armenville, instruit de cet accident, fit répandre, par ses émissaires, qu'un nommé Saint-Pierre, Valet-de-chambre de Monsieur Dorsan, étoit du nombre de ceux qui avoient été écrasés sous les ruines de cette maison. On disoit qu'il y étoit entré une heure avant l'écroulement; on désignoit sa taille, son habit; enfin, des gens de Mr. Dorsan crurent le reconnoître, parmi les cadâvres mutilés, qu'on tira, quelques jours après, des décombres de cette maison. Cette nouvelle noirceur, avoit précédé, de quelques jours, l'arrivée de Mr. de Baradec, à la Bastille. D'Armenville n'en avoit pas été plutôt instruit, qu'il avoit compris qu'il étoit de la dernière conséquence, pour lui, d'achever la ruine de cette innocente victime de sa rage. Si elle rompoit ses fers, si, faute de preuve, elle étoit élargie, tous les traits, qu'il avoit lancés contr'elle, retomboient nécefsairement sur lui. Il falloit donc rendre coupable Mr. de Baradec. Présumant que tous ses papiers étoient en la puissance du Ministre, d'Armenville forma le projet de les avoir en la sienne, pour les examiner, en ôter ceux qui pourroient justifier le prisonnier, & en substituer d'autres en leur place, qui le rendîssent vraiment digne de l'échaffaut, où il vouloit le faire monter. Pour cela, le secours de la Henriette lui étoit encore nécessaire; il le demanda, & on le lui promit; d'autant que, cachant le véritable motif qui le faisoit agir, il paroissoit n'être guidé que par le desir de servir le prisonnier. On mit, en conséquence, le Secrétaire dans la confidence; quelques caresses de sa Maîtresse lui firent tout promettre; mais quel que fut son zèle, il ne put rien effectuer de ce qu'il avoit promis. Tous les papiers enfermés, par le Ministre, dans un cabinet secret, dont lui seul avoit la clef, se trouverent, heureusement, à couvert de cette nouvelle entreprise de la méchanceté de d'Armenville, qui se vit, par ce contre-tems, forcé de renoncer à son cruel projet. Pendant que ce méchant homme se livroit à toute la rage du désespoir, & dans l'âme d'un méchant, elle y regne toujours, lorsqu'il voit son bras furieux enchaîné par les circonstances; Dorval se livroit au plaisir de l'espérance. Le Ministre lui avoit mandé de le venir trouver à Versailles. Il en avoit reçu la permission de voir Mad. & Mlle de Baradec. „Je ne puis encore, lui avoit-il dit, leur “rendre la liberté: allez les “voir; dites-leur qu'elles “soient tranquilles; que si “j'ai été obligé de faire mettre Mr. de Baradec à la Bastille, ce traitement ne doit “pas les épouvanter; il y est “traité comme un homme “que je considère, que le “Roi n'a pas cessé d'estimer, “& qu'il necroit pas coupable. “J'espère, dans peu, faire “voir, à toute la France, “l'injustice de ses ennemis. “Venez me revoir, Mardi; “mais d'ici à ce tems, laissez “ignorer, à tout le monde, “quelle est ma façon de penser, sur Mr. de Baradec“. Depuis l'instant fatal, qui avoit séparé Doligny de l'objet de sa tendresse, le cœur de ce sincère Amant, insensible à toute espèce de consolation, étoit en proie à toute l'amertume de la douleur. Son âme, affaissée, n'éprouvoit que de foibles mouvemens; elle n'avoit ni la force de supporter le présent, ni le courage d'envisager l'avenir. Si l'espérance vouloit le flatter, si elle suspendoit son désespoir, elle étoit, à l'instant, chassée par mille images funestes, que son imagination lui présentoit avec les couleurs les plus noires. Doligny ne put résister, long-tems, à cet état d'angoisse, mille fois plus cruel que celui de la mort. Son sang s'enflamma, une fièvre brûlante le poussa, avec rapidité, vers le tombeau. Il étoit prêt à y descendre, quand Dorval vint lui apprendre qu'il pourroit voir sa Maîtresse; que le Ministre lui en avoit donné la permission, par écrit, pour lui & pour tous ses amis. L'espérance, une fois bannie de notre cœur, y rentre toujours difficilement. Doligny reçut, avec dédain, la nouvelle consolante, que son frère lui donnoit; il la prit pour une ruse, dont l'amitié de Dorval vouloit amuser sa douleur, pour prolonger sa vie. Il ne vouloit ni voir, ni lire cet ordre, qu'il croyoit fabriqué par la tendresse de son frère. Fatigué de toutes les sollicitations de ceux qui l'entouroient, il le prit, sans confiance; mais aussi-tôt qu'il eut lu ce qu'il contenoit, qu'il se fut bien convaincu qu'il étoit de la main même du Ministre, dont il connoissoit l'écriture; ses yeux se remplirent de larmes; ce n'étoient plus celles de la douleur; la joie, le plaisir les faisoient couler: c'étoient celles de l'attendrissement, de cette sensation douce, que donne le bonheur. Sa voix, trop foible, ne pouvoit exprimer aucun son; de tendres soupirs sortoient, avec rapidité, de son sein; il embrassoit son frère; sa main tremblante prenoit celle de Mlle Dorsan, il y colloit, avec transport, ses lèvres brûlantes: on voyoit, dans ses regards, qu'il la prioit de lui faire entendre le nom de son Amie, que sa voix, trop foible, ne pouvoit articuler; & chaque fois qu'il entendoit ce nom, si cher à son cœur, il sembloit prendre de nouvelles forces. O puissance de l'Amour! en un instant, tous les feux de la fièvre s'éteignent, la pâleur de la mort, qui couvroit son visage, se dissipe, ses yeux se raniment, ses lèvres se colorent: le desir de voir celle qu'il adore, supplée à ses forces; il oublie sa foiblesse, force les autres à l'oublier & à consentir qu'il aille, avec eux, à l'Abbaye de St. Antoine. Madame & Mademoiselle de Baradec, livrées à toute l'amertume de leur sort, ne s'attendoient point à cette visite. Il faut avoir aimé, pour se former une idée de ce qu'éprouverent Mlle de Baradec & son Amant, à l'instant où ils se revirent. La grille cruelle, qui les sépare, ne leur laisse que la liberté d'exprimer, par leurs regards, la joie qu'ils ressentent, & le plaisir qu'ils goûtent. Ils ne voient qu'eux, ils n'entendent que leurs soupirs. Cette scène muette & délicieuse, pour leur cœur, leur auroit été fatale, & sur-tout à Doligny, si Dorval, pour la suspendre, n'eut prononcé le nom de Mr. de Baradec; à ce nom, si cher, Mademoiselle de Baradec ne goûte plus son bonheur, toutes ses inquiétudes se réveillent. Depuis sa détention, elle n'avoit eu aucune nouvelle de l'Auteur de ses jours. Quelle fut sa douleur, en apprenant qu'il est, lui-même, dans les horreurs de la captivité! Elle en demande la cause, & elle ne peut l'apprendre. Cette incertitude, & le lieu où est renfermé l'objet de ses inquiétudes, augmentent ses allarmes. Son âme se livre à la terreur. Elle croit déja le voir sur l'échaffaut. Sa mère, plus ferme, assurée de la vertu de son mari, fait de vains efforts, pour rassurer sa fille. Elle veut, mais inutilement, qu'elle voye, sans crainte, les chaînes qui chargent les mains innocentes de son père. „Il “est, lui disoit-elle, accablé “par l'injustice; mais il en “triomphera. Mon mari ne “peut être coupable. Je connois son âme; son cœur est “incapable d'un crime. La calomnie l'a accusé; mais la “justice du Roi ne le laissera “pas long-tems dans l'oppression. Tous les coups que “lui portent ses ennemis, retomberont sur eux“. Pendant que ces choses se passoient, d'Armenville, à qui on n'avoit point caché la permission, que le Ministre avoit accordée à Dorval & à sa famille, de voir Madame & Mlle de Baradec, se livroit à de nouvelles inquiétudes. Il en tiroit des conséquences cruelles pour sa méchanceté. N'ayant pu réussir à assurer la ruine de Mr. de Baradec, il voyoit prochaine sa délivrance, & ce qui étoit encore plus cruel, pour lui, l'union de Doligny & de Mlle de Baradec. Ne pouvant plus trouver de moyens, pour empêcher ni l'un ni l'autre de ces deux événemens, il songea à prévenir les suites fatales qu'ils pouvoient avoir pour lui. La plus redoutable, étoit le dévoilement de toutes ses noirceurs. Doligny, heureux & vertueux, devoit se ressouvenir, avec horreur, de tout ce qu'il avoit fait contre Dorval & contre Mlle Dorsan, par les conseils de d'Armenville. Démasqué sur ce point, le plus grand mépris étoit le moindre des malheurs qui devoit en résulter pour lui. Le Ministre, lui-même, informé de cette conduite, devoit naturellement prendre des soupçons sur la vérité de tout ce qu'il lui avoit dit sur Mr. de Baradec; trouvant celui-ci innocent, il pouvoit lui demander le nom des Auteurs des lettres. Pour prévenir tout cela, le grand point étoit d'empêcher Doligny de le trahir. Dans cette intention, d'Armenville prend le masque de la vertu, s'enveloppe du manteau de la probité, & avec le ton de la vérité & de la candeur, il ne tient plus, à Doligny, que des discours remplis d'honnêteté & de sentimens. En condamnant sa vie passée, il paroissoit avoir renoncé à tous ses goûts. „Je “m'étois, lui disoit-il, trompé moi-même; entraîné par “le torrent, je mettois la “vraie félicité dans la satisfaction des sens: tu m'as “détrompé, ajoutoit-il, mon “cher Doligny. C'est à toi, “que je dois l'heureux changement de mon âme & de “mon cœur. J'ai comparé le “bonheur que je goûtois, “dans les bras de la volupté, “avec celui que donne l'union de deux cœurs. C'est la “vraie, la seule félicité, tout “le reste est illusion & fumée. Dans cet état délicieux, les peines mêmes “sont des plaisirs. Autrefois, “prévenu, ou plutôt aveuglé, par l'appas des plaisirs, je ne pouvois imaginer de véritable bonheur “sous les loix de l'Hymen. “Je croyois que l'intérêt seul “devoit nous engager à recevoir ses chaînes. Je les reçus, je me soumis à son “joug, par avarice & par “ambition. Je ne fus point “heureux, je trahis mes sermens, & je vis toujours le “bonheur fuir devant moi: “dans les bras des objets de “mon inconstance & de ma “légéreté, je ne trouvai que “dégoûts & qu'ennui. Je faisois le malheur de la victime “de mes perfidies, & les remords, qui me poursuivoient sans cesse, la vengeoient, sans adoucir ses “chagrins. Mon imagination, “enflammée, me fit croire “que je serois heureux, si “j'unissois mon sort à celui “de Mlle de Baradec. L'amitié m'éclaira; je m'estimai “heureux, d'être refusé, lorsque je sçus que l'hommage “de ton cœur étoit préféré à “l'offre de ma main & de ma “fortune. Le bonheur dont “tu jouiras, sans doute, bientôt, ne me fait point envie. “J'attends, avec autant d'impatience que toi, l'instant “qui t'unira à l'objet charmant de ta tendresse. Il ne “peut être loin encore. Tout “annonce la délivrance de “Mr. de Baradec; il a souffert “injustement des traits cachés, que quelques ennemis “obscurs lui ont portés..... “Ah, mon ami, que tu seras “heureux! Les nœuds, que “forme l'Hymen, sont charmans, quand l'Amour les “resserre. La raison a approuvé le choix que l'Amour “t'a fait faire. La beauté de “Mlle de Baradec, justifieroit, seule, ton choix; ses “vertus, ses grâces la rendent “digne de ta tendresse; son “esprit, sa sagesse, la douceur de son caractère, la “mettent, pour toujours, à “l'abri du refroidissement. Tu “seras toujours son Amant, “& son bonheur & le tien “lui apprendront, seuls, que “tu seras son Mari ......“. Une autre fois, il lui parloit, avec éloge, de toutes les femmes les plus vertueuses, les plus aimables, & toujours Mlle de Baradec l'emportoit sur elles. Il louoit beaucoup leur esprit, leurs talens, leur caractère, & jamais ne leur donnoit la préférence. S'il s'entretenoit de la Marquise de Mainvilliers, c'étoit toujours pour en faire un portrait affreux; il la rendoit responsable de tout ce qu'il avoit fait. Sans elle, jamais, à l'entendre, il n'auroit été capable de donner dans tout ce qu'il appelloit les écarts de son esprit, plutôt que de son cœur Dorval & Mlle Dorsan entroient aussi, pour beaucoup, dans ses discours; il les louoit, demandoit pardon, à Doligny, de ce qu'il lui avoit fait faire contr'eux; se reprenoit; ensuite, s'en sçavoit bon gré. „Car, lui disoit-il, sans ces “folies, tu serois, peut-être, “encore dans le délire; & “moi-même, plus fou que “toi, je ne serois pas revenu “de tous mes égaremens“. Par ces discours adroits, Doligny, trompé & séduit, ne voyoit plus, dans d'Armenville, qu'un homme vertueux: il le croyoit son Ami, parce qu'il louoit sa Maîtresse; il le jugeoit un homme estimable, ferme & courageux, parce qu'il se repentoit de ses fautes, & n'avoit pas le petit orgueil d'en refuser l'aveu. Le Ministre, cependant, s'occupoit, de son côté, d'un soin plus généreux; il desiroit la justification de Mr. de Baradec; mais il la vouloit entière & autentique. Dans ce dessein, il s'étoit rendu à la Bastille. Là, sans hauteur, sans fierté, sans cette morgue, qu'on nomme dignité, qui intimide, rebute & humilie, inspire la crainte, & trouble l'innocence; il demanda, à Mr. de Baradec, s'il n'avoit pas à se reprocher quelques discours indiscrets, quelques actions imprudentes, qui, étant mal interprêtées, eûssent pu faire soupçonner sa fidélité. „Car-on vous “accuse de trahison, on vous “prête des intelligences secrettes avec les Ennemis de “l'Etat, on......“. Mr. de Baradec ne put en entendre davantage; &, se levant, avec précipitation, du siége, où le Ministre l'avoit fait asseoir, à côté de lui. „Moi, “traître! s'écria-t-il, moi, “trahir mon Roi & ma Patrie! Qui vous l'a dit, Monsieur?... Que mes Accusateurs paroissent... Et vous “avez pu le croire, & vous “pouvez me le confirmer? “J'ai servi l'Etat trente ans: “voilà, continua-t-il, avec transports, en découvrant sa poitrine,“les répondans de “mon zèle & de ma fidélité; “ces cicatrices devoient me “garantir de ces soupçons “odieux. J'ai versé presque “tout mon sang, pour mon “Roi, & la récompense, que “j'en reçois, est une flétrissure infâme. Ma vie m'intéresse peu; mais ma gloire “m'est chère. Le Roi est juste; il me doit le sang de “mes Accusateurs; lui seul “peut laver ma honte.....“. „Modérez, je vous en conjure, lui dit le Ministre, en l'interrompant,“ ce transport, que je ne puis blâmer...... Ecoutez-moi. “Je ne vous crois point “coupable; j'ai pu être trompé; j'ai pu rendre le Roi “injuste, à votre égard, par “trop de zèle & de précipitation; mais les apparences “étoient contre vous. Les “voyages, que vous avez “faits, en Angleterre; les “soins, que vous avez pris, “pour qu'on les ignorât, “vous ont fait soupçonner “d'être d'intelligence avec les “Ennemis de l'Etat. Votre “profession, le tems où ces “voyages furent faits, tout “se réunissoit, pour m'engager à m'assurer de votre “personne. Je ne vous cacherai même pas qu'en examinant, depuis, vos papiers, quelques fragmens de “plusieurs lettres Angloises, “que j'ai trouvés parmi, “m'obligent à vous demander le motif de ces liaisons, “qui peuvent être très-innocentes, mais qui peuvent “m'être suspectes, après les “voyages, qu'on vous accuse “d'avoir faits, dans un Pays “Ennemi, & dans un tems “où tout commerce étoit interrompu entre les deux “Nations“. „Ce que vous me demandez, Monsieur, est juste & “raisonnable, dit, alors, Mr. de Baradec.“ J'ai été long-tems en Angleterre. J'ai “épousé la fille d'un de ses “habitans. Cette alliance m'y “a procuré beaucoup de liaisons. Les infortunes, qui “m'ont chassé de ce Pays, “& fait revenir en France, ne “les ont pas toutes rompues. “J'ai conservé, parmi les Anglois, dans le malheur, quelques Amis que je m'y étois “faits dans la prospérité. La “guerre, qui s'est élevée entre les deux Nations, n'a “pas rompu l'union de nos “cœurs. Si je les combattois, “comme Anglois, je les aimois toujours comme hommes. L'antipathie populaire, qui les rend si souvent “nos Ennemis, n'a jamais “refroidi, ni leur cœur, ni “le mien. “Votre Prédécesseur sçavoit mes liaisons avec les “Anglois, continua -t-il; “instruit de tout ce qui m'étoit arrivé, il n'ignoroit pas “l'origine de Mad. de Baradec: elle me rendoit l'Allié “des premières Familles d'Angleterre, &, à ses yeux, plus “propre à remplir ses vues; “d'autant qu'il me faisoit la “grâce de me croire quelques “talens, que son amitié, pour “moi, lui rendoit, sans doute, plus étendus qu'ils n'étoient. En effet, il ne pou“voit pas douter de mon ze“le, de mon activité & de “ma discrétion; je lui en “avois donné des preuves, “non équivoques, dans plusieurs occasions, ainsi que “de mon intrépidité, à braver les plus grands dangers. “A mon retour des Indes, “dont je lui fis part, il jetta “les yeux sur moi, pour aller “traiter, secrettement, avec “les Ministres Anglois, sur “quelques points importans, “qu'il falloit qui fûssent décidés, avant qu'on pût entâmer, sérieusement, le grand “ouvrage de la Paix. Deux “fois il me chargea de cette “hazardeuse commission, & “deux fois j'eus le bonheur “de m'en acquitter, de façon “à le satisfaire. Quelque tems avant sa mort, un homme, “qui avoit sa confiance, vint “me demander, de sa part, “toutes les instructions que “son Maître m'avoit envoyées, lors de mes voyages, & toutes les lettres qu'il m'avoit écrites à ce sujet. Je les lui remis; & c'est-là, ce qui a fait que, dans “mes papiers, vous n'avez “rien trouvé qui ait trait à “ces voyages, dont on veut, “aujourd'hui, me faire un “crime. Tous ces papiers ont “été, sans doute, remis dans “les Bureaux de votre Département. Vous avez, d'ail“leurs, pu les voir, sans, “pour cela, vous appercevoir que ce fût moi qu'ils “regardassent; parce que, “pour mieux me cacher, j'a“vois pris, alors, le nom de “Kinystec, qui est celui de “ma famille. Le nom de Baradec, est celui d'une Terre, que je possédois avant “mes malheurs. Vous pouvez même, pour vous convaincre de la vérité de tout “ce que j'ai l'honneur de vous “avancer, vous faire représenter une Ordonnance de “6000 liv, que le Roi eut la “bonté de m'accorder, après “mes deux voyages. Elle est “au Trésor royal, qui me l'a “payée; j'y suis nommé Kinystec de Baradec. Dans le “même-tems, je fus encore “gratifié du Brevet de Colonel, à la suite du Régiment “de Champagne“. Ce détail fut, pour le Ministre, un trait de lumière, qui, en achevant del'éclairer, remplit son cœur de joie & de douleur. Il étoit pénétré d'avoir, si injustement, donné de si cuisans chagrins à toute une famille estimable: il goûtoit le plaisir très-vif, de revoir innocent, un homme qu'il auroit été désespéré de trouver coupable. Il se rappelloit, très-bien, d'avoir vu, parmi les papiers de son Prédécesseur, tous ceux dont Mr. de Baradec venoit de lui parler. Après avoir recommande, au Gouverneur de la Bastille, d'avoir, pour son Prisonnier, tous les plus grands égards, & de le loger chez lui; il sortit, en assurant Mr. de Baradec qu'il ne tarderoit pas à lui faire oublier ses chagrins & ses peines. Son premier soin, en arrivant à Versailles, fut de rendre compte, au Roi, de tout ce qu'il venoit de faire. Pour presque tous les hommes, l'aveu d'une méprise, est une humiliation; pour ce Ministre estimable & vertueux, ce n'étoit qu'une action ordinaire. Il n'avoit ni la fatuité de croire qu'un homme en place ne peut se tromper, ni le sot orgueil de préférer l'injustice au regret d'avoir été injuste. Ne se croyant pas au-dessus de l'humanité, parce qu'il étoit Ministre d'un grand Roi, il se croyoit soumis, comme les autres hommes, aux erreurs de la prévention, de l'illusion, & de la trop grande activité. Cet héroïsme de la raison, dans un Grand, ne se démentoit jamais chez lui: il avoit encore celui de vouloir réparer ses torts, lorsqu'il les avoit reconnus; il ne goûtoit même aucun repos, jusqu'à ce que ceux qui en avoient soufferts, comblés de ses bienfaits, en eussent perdu le souvenir. Le Roi entra dans les vues de son Ministre, loua sa droiture, & lui accorda tout ce qu'il lui demanda, pour Mr. de Baradec, dont il apprit, avec plaisir, l'innocence. Peu de jours après, le Ministre vient à Paris. Sans le prévenir, il se rend chez Dorval, l'étonne & le surprend, en lui apprenant qu'il faut aller, sur le champ, à l'Abbaye de St. Antoine. Il lui laisse ignorer le motif de cette visite, pour lui ménager le plaisir de la surprise. Doligny, Mr. & Mad. Dorsan & leur fille, l'accompagnent, avec l'impatience de l'amitié. Ils esperent, ils craignent tout de cette visite. Mad. & Mlle de Baradec, demandées au parloir de l'Abbesse, ne sçavent que penser, d'y voir leurs Amis rassemblés, & moins encore de ce que leur annonce la présence du Ministre. Leur embarras, leur trouble augmentent, en l'entendant prier l'Abbesse d'assembler toute la Communauté; mais il cesse bientôt, & fait place au plaisir, quand elles apprennent qu'elles sont libres. „J'ai fait “faire au Roi, dit le Ministre, à Madame de Baradec, “une injustice cruelle. En “vous faisant arrêter par mon “conseil, il a troublé votre “repos, & peut-être donné “lien à des soupçons offensans pour votre gloire. C'est “pour effacer l'impression, “qu'ils ont pu faire, qu'il a “voulu que je vous vinsse “faire publiquement l'aveu “de mon erreur.“. Ayant cessé de parler, on ouvrit, par ses ordres, les portes du Couvent. Mad. de Baradec, sa fille & Doligny monterent dans le Carosse du Ministre. N'osant le questionner, ils ignorent l'endroit où il va les conduire.. Le Cocher avoit reçu l'ordre. Quand il fut vis-à-vis de la Bastille, au lieu de continuer sa route, pour se rendre chez Dorval, il entra dans la Cour du Château. A l'aspect de ce lieu redoutable, Mad. & Mlle de Baradec se troublerent. L'objet, le plus cher à leur tendresse, y gémissoit dans les chaînes de la captivité. „Verrai-je mon mari, verrai-je “mon père? s'écrierent-elles. “Nous rejoignez-vous à lui? “le rendez-vous à notre “amour“? Leurs larmes mouilloient les mains de leur Libérateur; leurs regards exprimoient, à la fois, leur crainte, leur espérance & leur desir. Cependant, le Carosse s'arrête: on descend chez le Gouverneur, & le premier objet, qui se présente à leur vue, est l'objet chéri de leur cœur. Ne consultant que le sien, ce tendre époux se précipite dans les bras de sa femme, la quitte, avec une vivacité au-dessus de son âge, pour aller recevoir les caresses d'une fille, qu'il adore; il s'arrache aux sentimens de la nature, pour revenir, ensuite, satisfaire ceux de l'amitié. Il est des situations, qui ne peuvent se rendre; tout le feu du génie ne sçait que les esquisser. Leur peinture ne rend que bien foiblement ces émotions, d'un cœur vivement affecté. Un Vieillard, de soixante & dix ans, dans les chaînes de la captivité, qui se trouve dans les bras d'une épouse qu'il adore, & d'une fille qu'il chérit. Cette épouse, cette fille, au comble du bonheur, toutes entières au plaisir qu'elles goûtent. Des Amis, spectateurs tendres, qui partagent leur félicité; & celui qui en est l'auteur, qui se pardonne, avec peine, le mal qu'il leur a fait: c'est le tableau de la nature; c'est la scène du sentiment. Une autre lui succéda, non moins touchante, mais plus effrayante, pour des âmes aussi sensibles. Mr. de Baradec ne put supporter ces mouvemens impétueux, de joie & de plaisir; ses forces l'abandonnerent. Evanoui dans les bras chéris, qui le serrent, il jette la crainte, & l'épouvante dans tous les cœurs. Rendu, par leurs soins empressés à la vie, Mr. de Baradec est contraint, malgré lui, de réprimer les mouvemens qui l'agitent, pour écouter le Ministre, qui lui adresse la parole. „Si j'ai été injuste à votre “égard; si je vous ai fait injure, lui dit-il, l'aveu, “que je vous en fais, doit “vous engager à me le pardonner. Le Roi, instruit de “votre innocence, pour vous “faire oublier les maux que “je vous ai faits, par trop de “zèle pour son service, vous “élève au grade de Maréchal “de Camp, & vous donne “une Pension de vingt mille “livres, réversible à votre “femme. Votre fille a été aussi la victime de mes préventions; Sa Majesté veut la “marier: Elle la dote de “200000 liv. Elle lui a choisi un époux, qui est digne “d'elle, ajouta-t-il, en souriant, & qui la rendra heureuse. C'est Doligny, pour “qui je vous la demande. Je “ne pense pas que vous le refusiez, encore moins que “Mlle de Baradec me désavoué: mais, pour en être “plus assuré, j'ai décoré Doligny, d'une Charge considérable; j'en ai traité pour “lui, j'en ai obtenu l'agrément du Roi: en voilà, “ajouta-t-il, le contrat d'acquisition & les provisions “que je lui remets. Rien ne “nous arrête plus ici: allons “tous chez Dorval, goûter “le plaisir d'être heureux“. C'est ainsi, qu'une âme généreuse fait le bien, & fuit les expressions de la reconnoissance. Le supplice des méchans, c'est la félicité des hommes vertueux. D'Armenville, qui ignoroit tout ce qui venoit de se passer, arrive chez Dorval. Il y voit Mad. & Mlle de Baradec, qu'il croyoit encoré dans la captivité; on lui présente Mr. de Baradec, qu'il imaginoit dans les chaînes. Doligny l'embrasse, & lui apprend son bonheur. Le Ministre redouble, alors, ses caresses & ses attentions pour tous ceux qui l'environnent; il prend même le soin de détailler tout ce qui vient de se passer. Il parle des mariages des deux frères, dit qu'il veut en être le témoin, & demande qu'on en fixe le jour, se dit leur ami, s'en fait gloire, & se fâche, très-sérieusement, du nom de Protecteur, que Doligny laisse échapper. D'Armenville, cependant, maître de son âme, étouffe les murmures de son cœur: il voile sa rage & son désespoir, par toutes les apparences de la joie & de la satisfaction. Ses discours, ses actions, tout paroît dire qu'il est heureux; ses phrâses sont celles de l'amitié contente & satisfaite; ses regards, même, sont ceux du plaisir. Il trompe tout le monde, excepté celui qui, seul, pouvoit soupçonner sa sincérité. Plus ses démonstrations sont vives, plus il fait paroître de joie, plus, aussi, les soupçons du Ministre acquierent de force. Il croit voir, dans toutes les actions de d'Armenville, une contrainte, qui décèle leur fausseté; il trouve, dans ses discours, une affectation que n'a pas la vérité. Ses gestes, son maintien, ses regards lui paroissent ceux de l'embarras & de la crainte. Il croit appercevoir, dans les traits déguisés de son visage, les mouvemens intérieurs de la rage & de la jalousie, qui agitent son cœur, & le trouble, qui le tourmente & l'épouvante. Ne voulant pas, cependant, laisser connoître ses soupçons, il renferme, en lui-même, toutes ses observations. Bien résolu d'approfondir s'il mérite, ou non, qu'il le fasse repentir des maux qu'il lui a fait faire. Dans cette intention, il va chez le Lieutenant de Police, & le charge de s'informer, avec la dernière exactitude, de tout ce qui regarde d'Armenville, de ses mœurs, de sa conduite & de ses liaisons. Les soins, qu'on prit, pour cela, ne furent pas infructueux. On fut bientôt informé de tout ce qui regardoit la fortune & les mœurs de d'Armenville; toutes ses dé marches furent si bien éclairées, qu'aucune ne fut ignorée. Ses discours, ses actions, même les plus secrettes, tout fut connu; sa liaison, avec Henriette, n'échappa même pas. Un domestique, son confident, la dévoila. Le Ministre, instruit de cette dernière particularité, fit venir, devant lui, cette fille. Il lui parla, d'abord, avec douceur, l'intimida ensuite, & lui fit avouer la soustraction des lettres, & l'enlèvement de SaintPierre. Cette découverte lui fit connoître combien ses soupçons étoient justes: il apperçut toute la noirceur de la trame que d'Armenville avoit ourdi. Mais attendu que cet homme odieux étoit revêtu d'une charge considérable, qui exigeoit des ménagemens; il crut qu'avant d'agir, contre lui, juridiquement, il falloit avoir, en main, de quoi convaincre la Justice qu'il méritoit d'être châtié rigoureusement. La Henriette fut cependant enlevée secrettement, & mise dans un Couvent, & le Secrétaire, son Amant, enfermé à Bicêtre, sans que personne pût deviner ce que l'un & l'autre étoient devenus. On répandit même le bruit qu'ils étoient tous deux passés, furtivement, dans les Pays Etrangers. Pendant que ces choses se passoient, le bonheur, la paix & la tranquillité régnoient chez Dorval; on y goûtoit, sans trouble, tous les plaisirs innocens de l'esprit & du cœur. L'Amour & l'amitié les rendoient plus piquans. La satiété & l'ennui n'en émoussoient jamais sa pointe. On en jouissoit toujours avec la même volupté. Se permettant, seulement, de varier leur amusement, Dorval & ses Amis quittoient quelquefois ceux de la Ville, pour aller à la campagne, jouir du spectacle, séduisant, de la belle nature. Ses productions, le chant des oiseaux, le murmure enchanteur des eaux, l'ombrage charmant & frais d'une forêt antique, les couleurs vives & variées de l'Aurore naissante, l'éclat d'un beau jour, la beauté plus touchante d'une belle nuit, les troupeaux bondissans dans la prairie, la gaieté de leur conducteur, leurs chansons rustiques, leur danse, animée par la joie; tout étoit autant de tableaux, qui les attachoient, touchoient leur cœur, affectoient leur âme, & animoient leur imagination. Un jour, que tout le monde s'étoit rassemblé au bord d'une fontaine, pour y respirer l'air pur & frais d'une belle soirée, Dorval, s'adressant à Mr. de Baradec, le pria de vouloir bien tenir la parole qu'il lui avoit donnée, plusieurs fois, de lui apprendre ce qui lui étoit arrivé Mr. de Baradec ne se fit pas presser: il commença ainsi, l'Histoire de sa vie. Fin de la Troisième Partie. DORVAL, OU MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DES MŒURS DU DIX-HUITIÉME SIÉCLE. QUATRIEME PARTIE. Histoire de Mr. de Baradec. JE descends de ces anciens Bretons, qui, fatigués de la tyrannie de leur Prince, quitterent leur Isle, & vinrent, l'an 450, habiter cette partie de la France, qui prit, alors, le nom de Bretagne, au lieu de celui d'Armorique, qu'elle portoit auparavant. Mes Ancétres ont toujours tenu un rang distingué, parmi la Noblesse de cette Province; leurs possessions étoient considérables. Braves Guerriers, bons Citoyens, on les estimoit autant qu'on les aimoit. Mon GrandPère leur ressemblai, il eut leurs vertus; mais il ne put conserver leur fortune. Il eut des foiblesses, & devint pauvre; on put le plaindre, mais non pas le blâmer. Il ne laissa à mon Père, qu'une grande Naissance & une très-petite fortune, pour en soutenir l'éclat. Il entra au Service, fit quelques actions brillantes, qui le firent connoître du Ministre: il l'en récompensa; une Pension considérable lui fut accordée. Des honneurs, des distinctions lui furent offerts, alors, avec la faveur d'un homme puissant & fort en crédit, s'il vouloit épouser la fille d'un de ses Protégés, qui, fort complaisant, & fort peu délicat, avoit, pour obliger son Protecteur, pris, sur son compte, la mère & la fille, en avoit eu, pour dot, une place considérable, beaucoup de honte, & le mépris public. Le refus, que mon Père fit, de former cette alliance avilissante, lui attira la haine de celui qui la lui avoit proposée: elle devint outrée, quand il apprit, qu'au mépris de ses desirs, mon Père avoit épousé la fille d'un pauvre Gentilhomme, son voisin; que cette fille étoit belle & vertueuse, que mon Père l'adoroit, qu'il en étoit aimé, & qu'ils étoient heureux. N'avoir pas demandé l'agrément du Ministre, avant que de former ces nœuds, fut le prétexte qu'on saisit, pour punir mon Père. Une lettre de réprimande, fort dure, fort haute, annonça l'orage. Mon Père ne fut ni moins fier, ni moins haut. Sa réponse fut aussi peu politique, que peu soumise. Trois mois de prison, le retranchement de sa Pension, la privation de son Emploi, l'en punirent. Tout le monde en murmura; nos ennemis même en furent indignés; & comme il étoit estimé généralement, ils lui offrirent des services, des honneurs & une fortune. Mon Père refusa tout: il n'étoit pas dans ses principes, qu'un François, sous quelques prétextes que ce fûssent, pût jamais porter les armes centre son Prince & sa Patrie. Confiné dans sa Terre de Baradec, il s'occupa, tout entier, du soin de la faire valoir, & de celui de faire le bonheur de tous ses Vassaux. Il les traitoit en père: ils se regardoient, tous, comme ses enfans. La paix, la tranquillité régnoient parmi-eux. Le même esprit les aimoit, le même sentiment les conduisoit; tous travailloient, avec ardeur, pour un Maître généreux & bienfaisant, qui partageoit, sans hauteur, leurs plaisirs, qui s'asséyoit, sans répugnance, à leur table, qui les admettoit, avec bonté, à la sienne; qui prenoit soin de faire instruire, dans son Château, leurs enfans; qui faisoit soigner leurs malades, qui défendoit, lui-même, leurs biens, contre les entreprises de ceux qui vouloient s'en emparer. Ma Mère, guidée par le même esprit, agissoit comme son mari. L'un & l'autre avoient rappellé, à Baradec, le siècle d'or: ils y jouissoient, dans la médiocrité, du vrai bonheur de cet âge heureux, si peu connu des hommes. Cette félicité dura peu. Ma Mère, pour sauver la vie, au gage de son amour, qu'elle portoit dans son sein, voulut sacrifier la sienne; elle souffrit, avec constance, une opération cruelle, qui me donna le jour, & la mit au tombeau. Ce coup affreux, déchira le tendre cœur de mon Père, mais n'abattit point son âme: elle s'éleva au-dessus de sa douleur. Quoique la cause de son malheur, il n'eut pas l'injustice de m'en rendre responsable. Je lui coûtois trop, pour ne pas lui être cher Sa tendresse donnant plus de force à son courage, il surmonta sa douleur. A peine apperçut-il, en moi, les premières traces de la raison, qu'il se consacra, tout entier, au soin de la développer. Culture de l'esprit, exercice du corps, talens agréables, tout me fut donné par ce tendre Père. Son activité, ses attentions, sa complaisance me fit, en peu de tems, posséder tout ce qui rend un homme utile à la Société, & agréable à ses semblables. Mon Père, satisfait de mes progrès, voyant mon âme s'étendre, & mon cœur, tout entier, aux sentimens de la probité, de l'humanité & de la religion, crut qu'il étoit tems de me faire entrer dans le monde. Son vernis me manquoit; le monde seul le donne. C'est par l'usage qu'il peut s'acquérir. Mes passions commençoient à se développer. Il falloit y pourvoir; l'occupation arrête leur effervescence. C'est toujours l'oisiveté qui les rend dangereuses. Dans le désœuvrement, elles nous entraînent toujours dans des écarts, qui, s'ils ne font pas la cause de notre ruine, nous causent quelquefois des maux cuisans, qui troublent nos plus beaux jours. Mon Père n'avoit jamais pris, avec moi, ce ton imposant de l'autorité, qui anéantit la confiance, & fait desirer l'indépendance. Il m'avoit toujours parlé le langage de l'amitié. Il me proposa le choix d'un état, de façon à ne me donner ni la crainte de son autorité, ni le moindre soupçon de préférence. Je me déterminai pour la Profession des Armes, & je vis, avec plaisir, mon Père applaudir à mon choix. La Guerre venoit de se rallumer. Le Colonel du Régiment de Champagne, notre Allié, desiroit fort de m'avoir dans son Régiment. Il demanda, pour moi, une Lieutenance; elle me fut accordée. Le Régiment de Champagne étoit en garnison à Douay; je m'y rendis. Quel fut mon étonnement, quand, le lendemain de mon arrivée, je vis entrer, dans ma chambre, mon Père, que j'avois laissé à Baradec! Mon Colonel étoit avec lui. L'habit uniforme de son Régiment, que mon Père portoit, me surprit; mais je le fus bien davantage, quand j'appris quelle en étoit la raison. „Je n'ai pas voulu, me “dit-il, en m'embrassant, me “séparer de vous. J'ai demandé, au Roi, la permission “de le servir, comme simple “Volontaire: nous combattrons ses Ennemis sous les “mêmes Drapeaux; je suis “dans la même Compagnie “que vous“. Quelle générosité! ô Nature! ô Vertu! Ce sont-là de vos traits! Nous partîmes, quelques jours après, pour le Camp: j'y vis mon respectable Père, s'y assujettir à tous les devoirs les plus rigoureux du Service. Coucher dans ma tente, manger avec moi, furent les seuls relâchemens qu'il se permit. Non-seulement son exemple me donnoit une ardeur, une activité incroyable, mais il fit le même effet sur tous mes Compagnons. Les soldats même en furent affectés. Tous l'aimoient, tous le respectoient. On ne l'appelloit que l'homme vertueux. La crainte d'avoir à rougir devant lui, bannit de notre Régiment la débauche & l'indiscipline. Les soldats lui voyoient, avec peine, partager leurs travaux; ils s'y livroient avec plus d'ardeur, par le seul desir de lui en adoucir le fardeau. Les soins qu'il prenoit de ceux, d'entr'eux, qui tomboient malades, les secours qu'il leur donnoit lui-même, lui avoit fait donner le nom de leur père. Leur amour rejaillissoit jusques sur moi: ils avoient tous des attentions, qui faisoient bien voir que le cœur seul les conduisoit. Les Ennemis, cependant, fuyoient devant nous. Je ne vous ferai pas le détail de plusieurs petites rencontres, où je me trouvai; ce seroit vous ennuyer du récit des évènemens que vous avez sçu dans le tems: nous étions à la fin de Septembre; ils oserent, pour la première fois, nous faire tête; ils-voulurent défendre un poste qu'ils avoient fortifié. Notre Régiment, celui-de Navarre, ceux de Picardie & de Normandie, furent commandés, pour en faire l'attaque. Si elle fut vigoureuse, la défense des Ennemis ne la fut pas moins. Nous y perdîmes beaucoup de monde; mais nous chassames nos Adversaires. Nos cris de victoire se faisoient à peine entendre, que j'entendis plusieurs voix proférer, à la fois, ces mots lugubres: il est mort. Je me retourne; c'étoit mon Père, qui, soutenu par des soldats, avoit déja, sur son visage, la pâleur de la mort. Un coup, parti, au hazard, du côté des fuyards, lui avoit percé le sein. Je m'approche, il me tend la main. „Je “meurs, mon fils; soyez toujours vertueux, me dit-il: “laissez-moi. Votre devoir “vous appelle.....“. Il ne put en dire davantage; ses yeux se fermerent pour toujours. Ma douleur me rendit injuste. Tout à mon désespoir, la rage s'empara de mon cœur; je lui immolai, impitoyablement, quelques prisonniers, qui se rencontrerent sur mon passage. Les soldats, aussi affligés & aussi animés que moi, ne marchoient plus, ils voloient à la poursuite des Ennemis; tous ceux qu'ils purent atteindre, furent sacrifiés à leur vengeance. Le tems a pu affoiblir ma douleur; mais il ne l'a pas détruite. Mon cœur est encore déchiré, au souvenir de ce cruel évènement. La Campagne étant finie, nous fûmes envoyés, en garnison, à ***. Livré au désœuvrement, sans guide & sans modèle, je me livrai au plaisir. Mes passions prirent de l'empire sur ma raison. Je donnai dans des écarts. Le souvenir de mon Père m'en fit relever; je sentis le remord, & je cessai d'être libertin; j'étois foible, mais je n'étois pas vicieux. J'obtins, cet Hiver, une Compagnie; mais je n'en jouis pas long-tems: la paix s'étant faite presqu'aussi-tôt, un Bataillon de mon Régiment fut réformé, & je fus un des malheureux, que cette réforme priva de leur état. Ce nouveau chagrin envenima la plaie mal cicatrisée, que la mort malheureuse de mon Père y avoit faite. Je devins sombre & mélancolique. Je desirai la solitude, & pour la trouver, je me retirai à ma Terre de Baradec: j'y trouvai d'abord du soulagement; les larmes que je voyois répandre à tous mes Paysans chaque fois qu'ils se rappeloient leur ancien Maître; le deuil qu'ils portoient, & que plusieurs porterent toute leur vie; les lugubres cérémonies pieuses, qu'ils renouvelloient tous les mois, tout cela sembloit adoucir l'amertume qui me consumoit. A vingt -cinq ans, tout projet de retraite, est une chimère. A cet âge, on s'y jette par caprice, on la quitte par besoin. Il naît de nos passions, & c'est par elle que la nature met, dans nos cœurs, le goût de la Société. Sans croire m'y livrer, je m'y livrai tout entier. Je crus d'abord n'obéir qu'à la bienséance, en me permettant les premières visites que je fis à mes voisins. Je me déshabituai bien-tôt d'être seul, & je les vis tous avec empressement. Mr. Dorbalec étoit celui chez qui je me plaisois davantage. Il étoit veuf, voyoit peu de monde, avoit des mœurs dures, un caractère peu complaisant, beaucoup de préventions, n'aimoit que la chasse, & ne connoissoit d'autres plaisirs, lorsqu'il ne pouvoit s'y livrer, que celui de la table. Mais il avoit une fille charmante, qui me rendoit son père fort aimable, & sa maison très-agréable. J'aimai bientôt avec passion, mon hommage fut bien reçu; on le paya de retour. La certitude de l'aveu qu'on m'en fit, me donna de la hardiesse. Ayant le cœur, je demandai la main à celui qui, seul, pouvoit en disposer. Mr. Dorbalec avoit un fils; il le vouloit marier richement; ensévelir sa fille dans un Cloître, pouvoit lui en fournir les moyens; mais il falloit payer une dot: il auroit été plus agréable, pour Mr. Dorbalec, de remplir ses projets ambitieux & inhumains, sans intéresser son coffre-fort. L'offre, que je lui fis, d'épouser sa fille, lui en offroit l'occasion: elle fut bien reçue; je ne demandois point de dot; tout fut bien-tôt arrêté, & pour me rendre heureux, il ne falloit que le retour du frère de ma Maîtresse. Il étoit à Paris; on lui manda de revenir promptement: il obéit avec peine, & arriva avec humeur. Ce jeune homme, l'idole de ses parens, apporta, avec lui, tous les ridicules des petits esprits: une âme plus fière que haute, un cœur flétri par la débauche, toute la présomption des demi-connoissances, & tout l'orgueil des petits talens; parlant de tout, décidant de tout. Je lui cédai, d'abord, par politesse, la supériorité, qu'il vouloit s'arroger; je hazardai de la lui disputer, ensuite, moins par vanité, que par impatience. Cette audace l'irrita; il se permit des brusqueries, quelquefois même des colères, que je rendois toujours sans effet, par le secours de la plaisanterie. Un jour, & ce jour précédoit celui où je devois devenir son beau-frère, il voulut fixer les rangs de nos tragiques. Je ne suis pas de son opinion: il la soutient; tous les auditeurs sont pour moi. Il redouble ses déraisonnemens; je lui oppose le badinage; il s'enflamme, s'emporte, se met en colère; je crois le modérer, par la douceur, & ne fais que l'irriter. Il étoit tard, je lui cédai le champ de bataille, & je me retirai. Mes chevaux m'attendoient au bout d'une avenue, qui n'étoit qu'à une portée de fusil du Château de Mr. Dorbalec. J'allois les rejoindre, lorsque, entendant quelqu'un marcher derrière moi, je crois appercevoir un homme, l'épée à la main. Je me retourne, je me mets en défense. Quelques mots échappés à celui que je prends pour un assassin, me le font reconnoître. Je ne songe plus qu'à parer les coups qu'il veut me porter, & j'évite, avec soin, de l'attaquer. Ma résolution, loin de le faire rentrer en lui-même, le rend plus furieux. Ne pouvant me porter aucun coup, il se livre à toute sa rage: il s'élance, sur moi, avec si peu de mesure, que si je ne me fusse pas retiré de côté, il alloit s'enferrer lui-même. L'effort qu'il fait, une pierre qu'il rencontre, le fait trebucher; il tombe, & son épée lui échappe des mains. Je vole à lui, je l'aide à se relever; je lui rends son fer, que j'avois ramassé. Je veux lui parler, & pour toute réponse, je reçois, dans la manche de mon habit, une botte, qui la perce, sans me blesser. Je l'avouerai, j'oubliai, alors; que mon ennemi étoit le frère de celle que j'adorois. L'indignation s'empara de moi, la colère m'emporta, je cessai des ménagemens que ma propre sureté condamnoit. Dès la première botte que je lui portai, je l'étendis sans vie. Le bruit de notre combat s'étoit entendu au Château; je n'eus que le tems de monter à cheval: les flambeaux, que je voyois de loin, m'annonçoient ma perte, si je restois plus long-tems. Arrivé chez moi, je pris tout l'argent que j'avois, je remontai à cheval, &, prenant ensuite la Poste je me retirai à Bruxelles. Je sentis, alors, tout l'horrible de ma position. Eloigné, séparé de l'objet de ma tendresse, l'espérance même se refusoit à l'adoucissement de mes maux. Je voyois son père, armé du glaive de la vengeance, poursuivre mes jours, flétrir ma réputation, détruire ma fortune, &, ce qui étoit, pour moi, plus affreux encore, ôter à sa malheureuse fille, jusqu'à la consolation de se plaindre. Les nouvelles, que je reçus, ne m'apprirent que trop combien mes craintes étoient bien fondées. Monsieur Dorbalec, pour venger la mort de son fils, implora le secours des loix; il m'accusa, à leur tribunal, du crime affreux d'assassinat. Injuste, dans sa douleur, ou peut-être mal instruit, il me prêtoit des motifs bas des projets odieux, dont il faisoit la bâse de son accusation. Devenu cruel, même à l'égard de sa propre fille, il lui fit un crime des larmes qu'elle versoit. Il voulut, que pour en légitimer le motif, elle donnât sa main à un homme qu'elle haïssoit, & auquel elle m'avoit préféré. Dans le désespoir, où me jetta ce dernier coup, je devins furieux; je formai l'affreux desir de voir ma Maîtresse se précipiter dans le tombeau. J'appris même, avec une espèce de plaisir, trois mois après, que ce vœu cruel étoit exaucé, & que Mlle Dorbalec, succombant à sa douleur, avoit cessé de vivre; que, dans ses derniers momens, elle avoit demandé à son père, qu'il me pardonnât, & qu'il cessât de poursuivre une vengeance injuste, que je n'avois pas méritée. Mr. Dorbalec, accablé de douleur, vaincu par les l'armes de sa fille, déchiré, peut-être, par les remords qui suivent presque toujours les grandes colères, regretta les coups qu'il m'avoit portés; il abandonna le projet de ma ruine, il donna, authentiquement, son désistement à la Justice, qui me déclara innocent, & je revins dans ma Patrie. Retiré seul, à Baradec, je m'y livrai, sans contrainte, à toute ma douleur. Je m'y croyois moins malheureux, que dans le tourbillon du monde, & je l'étois davantage. La solitude nourrit le chagrin, & lui donne plus de force: l'âme, alors, sans, ressort, laissé l'esprit sans objet; on se livre au découragement, l'ennui mine le corps, & refroidit l'imagination, la seule des facultés de l'homme, qui puisse le soutenir contre les grandes douleurs. Un de mes amis, nommé le Chevalier Frécour, instruit de mon état, résolut de m'en faire sortir. Il vint me trouver; sa présence ne fut d'abord, pour moi, qu'une foible distraction, dont je ne m'apperçus même pas. insensiblement elle devint plus grande; je pensai moins à mes peines, & me livrai davantage à la dissipation. Le plaisir de la chasse, celui de la promenade m'affecterent. La conversation m'amusa, & la lecture m'occupa. Frécour proposa, alors, un voyage de Paris; je m'y refusai, d'abord, & finis par le desirer. Tout ce que je vis, en arrivant dans cette grande Ville, me surprit & m'étonna. Je me crus dans un monde nouveau. La solitude de la Campagne, cette tranquillité, dont on y jouit, comparée au tumulte, qui m'entouroit, au bruit que j'entendois; la pauvreté des lieux que je quittois, & par où j'avois passé, mise en parallèle avec le faste, le brillant des maisons, des équipages, des habits des Parisiens. Leur air gai, vif & content, avec la tristesse, l'ennui & la taciturnité qui regne dans les Provinces. Tout cela aggrandissoit mes idées. Je me croyois dans le pays du bonheur, de la joie & du plaisir. Le desir de partager la félicité, dont jouissoient ceux qui l'habitoient, fit perdre, à mon cœur, toute la sensibilité de la douleur. Qui peut croire au bonheur, n'est pas éloigné d'en jouir. Les promenades publiques, & les spectacles eurent, d'abord, tous mes momens. L'Opéra me parut un spectacle bizarre, mais charmant, qui rebutoit ma raison, mais affectoit mon cœur, ennuyoit mon esprit, mais émouvoit mes sens. La ComédieFrançaise, ce spectacle des grands crimes & des grandes passions, des ridicules & des défauts, plus noble que ne l'étoit celui des anciens, moins simple, mais plus touchant qu'à Rome & à Athènes, plus sage & aussi sublime qu'à Londres; ce spectacle mettoit, dans mon cœur, tous les sentimens de vertu & de courage des Romains & des Grecs. La ComédieItalienne m'amusoit aussi; quelquefois elle m'inspiroit de la gaieté; mais jamais ne me faisoit goûter le plaisir délicieux du cœur. Des sujets frivoles & peu intéressans, des scènes agréables, mais peu touchantes; ue peinture naïve de quelques sensations, des tableaux frais & brillans des petites passion; beaucoup d'ariettes, aisées à retenir, plus aisées à chanter; une musique bruiante, qui n'exprime rien; des ballets très-nombreux, qui ne peignent rien: tout cela m'amusoit; &, aussi ridicule que les autres, j'eus le mauvais goût de donner la préférence à ce spectacle. Pour une Nation aussi frivole que la nôtre, qui ne veut qu'effleurer le plaisir, la ComédieItalienne, métamorphosée en Opéra-Comique, a dû avoir le succès qu'elle a. Je crains qu ée goût, qui se fortifie tous les jours, ne nous fasse, à la fin, entièrement méconnoître les traits forts sublimes & touchans de Castor, d'Hypolite & de Pigmalion. Il viendra un tems, où on abandonnera Corneille, Racine & Crébillon. On élevera, peut-être, un Temple superbe, à ce composé informe de la Comédie & de l'Opéra, & qui n'est en effet ni l'un ni l'autre. Il est, vous le sçavez, dans Paris, une espèce d'être, qui s'arroge le fastueux nom de la Bonne-Compagnie Ce Corps se divise en plusieurs bandes, qui, toutes, ont un ton, des manières, n jargon, qui leur sont propres. La BonneCompagnie du Faux-bourg St. Germain, ne ressemble pas à celle du Mamis. Ce qui y fait admettre dans le quartier de la Finance, en fait exclure dans celui de la Robe. Excepté les Gens de Condition, qui se piquent de ne jamais imiter personne, tous les autres états sont les singes les uns des autre. La Bourgeoisie a aussi sa BonneCompagnie: c'est la plus ridicule; parce qu'ayant toutes les prétentions des autres, les voyant toutes de loin, elle prend, avec avidité, de chacune d'elles, ce qu'elle croit le plus propre à lui donner cette considération qu'elle leur voit, qu'elle envie, & qu'elle ne peut avoir. Conduit, par Frécour, dans ces Sociétés brillantes, j'y vis du plaisir sans bonheur, de la joie sans gaieté, de la médisance sans méchanceté. J'entendis des discours sans sujets, des conversations sans suite, beaucoup d'expressions de sentimens, & je n'apperçus pas le moindre mouvement du cœur. De jolies femmes philosophoient, parloient morale, analysoient les vertus, louoient l'honnêteté, sur-tout la décence, & ne tenoient ni aux uns ni aux autres. Leur visage déguisé par l'art, leurs grâces, manièrées par la préetntion, ne me plûrent pas plus que le jargon emprunté de leur esprit. Aucune d'elles ne prenoit la peine de penser d'après elle-même: elles avoient la mémoire excellent; ce qu'elles apprenoient le matin, des beaux esprits qu'elles admettoient à leur toilette, elles le débitoient le soir avec suffisance. Leurs Admirateurs & leurs Complaisans étoient des Magistrats, qui avoient l'air cavalier du Militaire; des Abbés, qui tenoient des propos galans; des hommes de Cour, qui parloient de Philosophie, d'ouvrage d'esprit, qu'ils n'entendoient pas, & de Religion, qu'ils ne croyoient pas. Les Militaires gardoient leur ton; il étoit hardi, décidé, &, sur-tout, fort aisé: plaisoient beaucoup aux femmes, parce qu'ils leur sauvoient l'ennui des préliminaires. De tout ce que je voyois, il me fut aisé de juger que, pour plaire dans le monde, à Paris, il faut avoir, pour soi, les femmes; que qui ne sçait pas leur plaire, accumule, fur soi, tous les ridicules; que les ridicules ne se pardonnent jamais, & se supportent encore moins; que qui est vicieux, peut encore prétendre à la considération de la Société du grand monde. Ce sont les femmes qui la gouvernent, qui la dirigent: c'est leur suffrage qui y fait réputations. Elles s'acquiérent par des étourderies, les talens médiocres de dire de joli riens; par celui de faire de petits vers, de réciter quelques épigrammes bien mordantes, de chanter quelques airs nouveaux, de médire, avec effronterie, des femmes des autres Sociétés; joindre, à ces talens, la légéreté dans les discours les plus sérieux; n'approfondir rien, & effleurer tout; sçavoir étaler, dans un long flux de paroles, la morale la moins rigide; quintessencier les sentimens du cœur; discuter le mérite d'une jolie Brochure, d'un Opéra ou d'un Sermont juger, en souverain, des talens du Prédicateur & de la Comédienne; critiquer ou approuver, suivant le goût de ses auditeurs. Voilà ce qui rend un jeune homme, qui débute dans le monde, charmant & adorable. J'eus bien-tôt ce vernis; il se prend tout aussi facilement a qu'il se donne. Je voulus plaire, & je fus bien-tôt affiché dans toutes les Sociétés pour un prodige d'esprit, d'agréaient & de gentillesse. Ce qui contribua le plus à ma célébrité, fut l'art de ridiculiser vertus, talens, naissance; rien ne me sauvoit de mes traits. Tout le monde voulut m'avoir pour ami. On me recherchoit avec empressement; on s'honoroit de mes visites; on se vantoit de ma familiarité. Huit jours à l'avance, un souper, où je devois me trouver, étoit annoncé; on s'en glorifioit encore huit jours après. La souveraine félicité, le triomphe le plus parfait, pour une jolie femme, étoit de me posséder à sa toilette. Le mystère qu'on observoit, pour m'introduire; les indiscrétions adroites qu'on se permettoit; les confidences qu'on faisoit, étoient autant de moyens employés par l'amour propre, pour donner plus de valeur à ces rendez-vous très-indifférens. L'amie en prenoit de la jalousie; l'Amant en titre, en murmuroit, & c'étoit tout ce qu'on vouloit; il y eut même quelques femmes, qui crurent que leur cœur leur parloit pour moi: l'engouëment, enfin, étoit tel, que si j'avois été plus ambitieux, j'aurois pu obtenir la main de quel-que veuve riche, qui auroit fait ma fortune. Je me rappelle qu'il y eut même quelques Financiers, qui, aussi entêtés de la manie du bon ton, que de leurs richesses, me firent proposer de partager avec moi leur fortune, si je voulois entrer dans leur alliance. Moins enyvré de mes succès, que des plaisirs tumultueux qu'ils me procuroient, j'aurois profité de ces offres. Un Mariage riche, convenoit à la situation de ma fortune; mais la raison ne pouvoit plus se faire entendre; j'avois même presque perdu le souvenir de Mlle Dorbalec. Si sa perte me touchoit encore dans quelques momens, emporté par le tourbillon, la sensation douloureuse, que mon cœur éprouvoit, cédoit rapidement à ceux du plaisir; les préceptes du Père, ses exemples, conseils, tout s'éloignoit, avoit vis-à-vis les attraits volupté, & de l'encens qui m'enyvroit. Frécour, cependant, depuis mon triomphe, n'avoit plus, dans le cercle brillant où nous vivions, que la seconde place. Il avoit toujours, avant mon apparition, occupé la première. Cette infériorité mortifioit son amour propre, offensoit son orgueil. Il voulut en punir les auteurs de cette préférence. Il crut ne pouvoir le faire d'une façon plus sensible, qu'en me ravissant à leurs plaisirs. La route qu'il prit; pour y réussir, étoit sûre; elle le conduisit à son but. Il échauffa mon imagination, il émut mes sens. Pour chasser de mon cœur le sentiment de l'amour propre, qui y régnoit, il y mit celui de l'Amour, non ce sentiment qui naît du rapport des caractères, qui se nourrit de l'espérance du plaisir, & que le plaisir ne tue pas; dont la vertu ne rougit jamais; que la raison avoue, & qui ne craint ni l'ennui de la satiété, ni les tourmens de la jalousie; mais ces desirs fougueux, qu'allume l'imagination, qui s'éteignent par la volupté, même presque en naissant, & qui ne laissent, après eux, que le dégoût du bonheur qu'ils ont-procuré. Frécour connoissoit une de ces femmes hardies, qui mettent sur le compte du besoin, le trafique honteux qu'elles font de leur charme; qui, lorsque la débauche les a fanées, ont pour ressource, contre la misère, les appas naissans de leur fille. Cette femme se nommoit Madame Maret. Son inconduite l'avoit réduite à la triste nécessité de travailler pour vivre. Sa paresse, son goût pour le plaisir, la foiblesse de son mari, lui fit préférer, à ce parti courageux, celui du libertinage. La débauche, à laquelle elle se livra, sans retenue, flétrit, de bonne heure, le peu d'retraits qu'elle avoit reçu de la Nature. Elle avoit une fille, elle n'étoit point belle; mais elle n'avoit que quinze ans, elle étoit jolie. Sophie, élevée par sa mère, sçavoit déja tout le manège de l'éducation. Sans connoître le sentiment, elle en avoit le jeu, & consommée dans son-art, elle donnoit des desirs, qu'elle enflammoit par degré, & suivant que son intérêt le demandoit. Frécour, leur ami, me mena chez elles, il me les donna pour des infortunées, qui ne méritoient pas leur sort. Elles jouerent supérieurement leur rôle; dans la première visite que je leur fis, la mère pleura, Sophie baissa les yeux, les fit jouer avec art, rougit de rencontrer les miens, & feignit de les craindre. Enfin, au bout de quelques jours de connoissance, elle me fit croire que je l'aimois & que j'en étois aimé. Des secours offerts & refusés, de petits présens rebutés, me le persuaderent si bien, que je crus mon bonheur attaché à la possession de son cœur. Un tête-à-tête fut ménagé, à mon insçu, par la mère & par Frécour. Sophie parut s'en allarmer, se fâcha de mes entreprises, succomba par Amour, & pleura, ensuite, de regret. Ce premier pas franchi, on reçut mes présens; la mère accepta mes bienfaits. Sophie fut à moi, sans contrainte, & je me crus heureux. Je ne voyois que Sophie, je ne vivois que pour Sophie; tout le reste de l'Univers m'étoit indifférent. Les femmes du bon ton en murmuroient; les hommes en rioient. On me ridiculisa; on finit par m'oublier, & par trouver mille fois plus aimable que moi, celui qui me succéda dans le rôle brillant d'homme à la mode. La facilité de jouir, attiédit le desir. C'est au feu, seul, de l'imagination, que le flambeau des passions s'allume. L'habitude du plaisir l'éteint. Il y avoit à peine trois mois que j'étois enséveli chez Sophie, l'ennui commença à me gagner; le dégoût le suivit. J'apperçus mon erreur. Je ne trouvai pas que mon cœur fut même effleuré; j'aurois voulu rompre mes chaînes, que la satiété. rendoit tous les jours plus pesantes. J'étois sans expérience, & foible. Dans la jeunesse, on se fait un systême de morale; on a des principes à soi, qu'on se croit obligé d'observer. Fatigué de ma Maîtresse, il me paroissoit inhumain de l'abandonner. Je lui voulois des torts; pour me sauver du reproche d'être inconstant, je crus qu'elle en pouvoit avoir. Devenu soupçonneux, non par jalousie, mais par intérêt, je la fis épier avec soin. Mes argus l'entouroient avec autant de zèle, que si mon cœur eut été vivement intéressé à la conservation du lien. Qui paie les faveurs de l'Amour, ne doit pas compter sur le cœur de celle qui les lui accorde; l'intérêt rompt toujours les nœuds formés par le caprice. Sophie s'étoit donnée à moi, comme elle se seroit livrée à tout autre, qui m'auroit prévenu. Elle ne croyoit pas me devoir d'autre reconnoissance, que le ménagement de cacher, avec soin, les infidélités que l'avarice lui faisoit faire. Un homme de Finance la vit, eut une fantaisie pour elle, offrit de payer chèrement le plaisir de la satisfaire. Il ne fut pas rebuté; le marché se conclut & se consomma, pendant un petit voyage, que Frécour me fit faire à Saint-Germain. Instruit de tout, par mes espions, j'allai chez Sophie; l'habitude du vice donne de l'audace & de la témérité. L'infidelle ne rougit même pas, en me voyant. Ses caresses furent plus vives: elles m'auroient trompé, si mon cœur avoit été plus intéressé à l'être. Sophie reçut, sans émotion, mes reproches, s'indigna de mon obstination à la croire coupable; pleura ensuite de dépit, de me voir trop bien instruit, pour espérer de me détromper. La colère, ou plutôt la rage, prit la place de la douleur. Les injures les plus atroces me furent prodiguées; les reproches les plus vifs & les plus piquans, leur succéderent, & je reçus l'ordre de ne jamais reparoître. Je l'avoue, ce dernier trait, auquel je ne m'attendois pas, m'étourdit. Mon amour propre piqué, pensa me rendre repentant. Un regard, une caresse, toutes mes résolutions s'évanouissoient; mais Sophie conserva le ton de la hauteur & de l'impudence, & je me raffermis dans mon indifférence. Je la quittai, bien résolu de ne jamais là revoir. Telle est la force de l'habitude; elle se tourne presque toujours en besoin. Séparé de Sophie, je me trouvai dans un vuide affreux. Le désœuvrement nous plonge dans la débauche, & nous rend ses excès nécessaires. La rupture d'une liaison criminelle, si elle n'est pas suivie d'une autre, qui la remplace, livre toujours nécessairement notre âme à un ennui insupportable. Frécour, pour me tirer de cet état de langueur, ne me ramena pas à la vertu; il ne connoissoit pas sa puissance. Il m'entraîna dans une crapule plus vive, plus bruyante encore que celle dont je venois de m'arracher. Toutes les Laïs de Paris, furent offertes à mes caprices. Dans ces soupers, appellés si faussement délicieux, le plaisir, que je cherchois, sembloit me fuir. J'y venois avec la vivacité du desir, & j'en sortois toujours avec l'empressement du dégoût; je formois la résolution de ne plus y revenir, & mon imagination, réchauffée par la nouveauté, me reportoit, le lendemain, dans les bras, non de la joie & du plaisir, mais de la tristesse & de l'ennui. Arraché, malgré moi, par le dépérissement de ma santé, à ce genre de vie, je devins la proie de ces hommes oisifs, qui, sans état, sans fortune, encore plus, sans principe, se font, sur le bien des dupes qui les croient, un revenu sûr. Ils sont d'abord leurs complaisans, servent leur goût, flattent leurs passions, encensent leurs défauts, obtiennent leur confiance, & finissent par avoir leur fortune. Le jeu est le grand ressort de leur machine. Quelques succès qu'ils accordent, font passer, dans l'âme de leurs victimes, l'avidité & l'avarice. Ils assurent, dans leur cœur, le goût du jeu, par l'espérance du gain. Quittant la ruse, ils se servent, alors, de toutes leurs armes, & ne laissent, aux malheureux, qu'ils ont séduits, que le regret de l'avoir été. Frécour s'associa d'abord à ma fortune, me quitta & devint mon adversaire. Mon bonheur le suivit huit jours de suite; je ne connus que les revers. Il me restoit environ cinq cens louis; Frécour en fut bien-tôt le maître. Cinq cens autres furent proposés, sur une même carte, & je les perdis encore sur ma parole. L'impatience me prit, l'humeur me gagna; je devins inconsidéré dans mes propos. Frécour y répondit, par des injures. Nos épées se mesurerent; la mienne fut plus heureuse. Frécour resta sur le carreau. Je fus arrêté & conduit au Fort-l'Evêque. Dans ce séjour d'horreur, je retrouvai ma raison. Je me rappellai mon Père; je le vis expirant pour sa Patrie, victime de son amour pour son fils. J'eus horreur de moi-même; le désespoir entra dans mon, cœur. L'amour de ma gloire retint mon bras, & me sauva un nouveau crime. On informoit cependant; la Justice me croyoit criminel. J'instruisis celui qui étoit chargé de mes affaires, à Baradec, de ma triste avanture; je lui mandai de venir prendre ma défense. Huit jours après, il arrive, & je le vois entrer dans ma triste demeure, suivi d'un vieillard, qui, se jettant dans mes bras, me serre dans les siens, innonde mon visage de ses larmes, m'appelle son fils, & tombe à mes pieds, évanoui. Dieu, quelle fut ma surprise, mon trouble & mon effroi! c'étoit Mr. Dorbalec. Revenu à lui, ses yeux se tournent tristement sur moi; il me tend la main. „Me pardonnerez “vous, me dit-il, les maux “que je vous ai faits? O, “mon fils, que j'ai été injuste! “J'ai porté la mort dans le “sein de ma fille. Baradec, “mon fils, me pardonnerez-vous?..... Soyez mon “fils....... J'ai rompu vos “fers; vous êtes libre“. Je l'étois en effet: ma prison s'ouvrit, mes chaînes tomberent; les Parties civiles étoient satisfaites. Mr. Dorbalec avoit acheté leur désistement, & les Juges avoient ordonné mon élargissement. Je devois trop à Mr. Dorbalec, pour ne pas oublier tous les maux qu'il m'avoit faits. Pleurer ensemble, au souvenir de sa fille, étoit, pour nous, une consolation, qui nous rendoit plus chers l'un à l'autre. J'avois, pour lui, le respect d'un fils; il avoit, pour moi, la tendresse d'un père: ses avis, ses conseils, plus que tout cela, sa présence; me rendirent entièrement à la sagesse. La compagnie d'un homme vertueux, fans rudesse, soutient l'homme le plus foible. Connoissant, par ma triste expérience, le danger de l'oisiveté, je proposai, à Monsieur Dorbalec, de rentrer dans le Service. Il approuva ce dessein, m'en loua, & fit agir tous ses amis, pour m'en faciliter les moyens. J'obtins, à leurs sollicitations, une Compagnie, dans le Régiment de Navarre. La Guerre étoit recommencée. Mes équipages, l'argent dont j'avois besoin; pour faire la Campagne, tout fut prêt au moment de partir. Les soins de Mr. Dorbalec, m'ôterent jusqu'à la plus petite prévoyance. Je ne vous détaillerai point ce que je fis, pendant les deux ou trois Campagnes qui précéderent le plus grand de mes malheurs. Je les passai dans l'abondance, & mes biens, cependant, ne s'altérerent point. Par les ordres de Mr. Dorbalec, mon Homme-d'Affaires me cachoit, avec soin, jusqu'à la générosité de ce respectable Vieillard. C'étoit à sa propre œconomie, au hazard de quelques heureux événemens, qu'il attribuoit toutes les sommes qu'il me faisoit passer. Ce ne fut qu'après la mort de Mr. Dorbalec, que je connus l'étendue de mes obligations. Elle arriva au moment qu'il s'y attendoit le moins. Une appopléxie le précipita dans le tombeau, sans lui donner le tems d'exécuter le dessein qu'il avoit formé de me donner tout son bien. Son héritier, avide & impitoyable, trouva, sans ses papiers, la note de tout l'argent qu'il avoit dépensé pour moi. Il n'étoit pas en droit de m'en demander le payement: il n'avoit pas de titre; l'aveu de mon Homme-d'Affaires & ma probité lui en firent un, beaucoup plus sûr que tems les écrits.. Je fis vendre des bois & quelque partie de terre. Je le payai, & me vis réduit, alors, au simple revenu de trois mille livres. J'étois peu sensible au mauvais état de ma fortune; mais je ne pouvois supporter l'idée d'être pour toujours séparé de Mr Dorbalec:; il m'avoit forcé de lui donner, dans mon cœur, la place de mon propre père. Les âmes sensibles reçoivent, de la reconnoissance, les mêmes sentimens que de la Nature; ceux de l'amitié vouloient vainement m'en tenir lieu. Je goûtois le plaisir délicieux d'aimer & d'être aimé du Comte de St. Valery; mais je ne pouvois me consoler de la perte que je venois de faire. St. Valery plus jeune que moi, de quelques années, avoit toute la prudence d'un homme fait. Il étoit vertueux par principes, réunissoit, à l'esprit le plus agréable & le plus cultivé, le caractére le plus aimable. Il aimoit le plaisir, sans en être esclave; les devoirs de son état les lui faisoient toujours oublier. On le citoit, dans le Régiment, pour un modèle en tout genre, & personne ne se plaignoit ni des louanges qu'on lui donnoit, ni de l'amitié qu'on lui accordoit. L'union, qui étoit entre St. Valery & moi, étoit de nature à ne pouvoir jamais être rompue. L'Amour même ne put venir à bout de nous désunir. Etant en Quartier d'Hiver à Gand, la fille d'un Bourgeois de cette Ville, jeune & jolie, captivait égalément nos cœurs. Nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre. Nous connûmes nos sentimens pour la jeune fille, &, sans nous le communiquer, nous prîmes, tous deux, la ferme résolution de ne plus voir l'objet qui nous rendoit rivaux. La crainte de supplanter notre ami, éteignit, dans nos cœurs, les feux que l'Amour y avoit allumés. Mais ce que l'Amour, malgré toute sa puissance, n'avoit pas pu exécuter, une main cruelle l'exécuta: elle rompit, pour toujours, cette union charmante, qui faisoit mon bonheur & celui de St. Valery. O souvenir affreux, qui me fait encore verser des larmes! Je précipitai, dans le tombeau, cet Ami tendre, qui auroit donné sa vie, pour prolonger la mienne! St. Valery aimoit beaucoup la chasse. J'accepte la proposition qu'il me fait, d'en prendre le plaisir. Nous sortons de la Ville ensemble; nous nous séparons dans la campagne. La battue s'établit; nos Traqueurs entourent une vaste plaine. St. Valery se place derrière nè haie, qui le cache à ma vue. Un lièvre part; je le tire, le manque, & donne la mort à mon Ami. Au bruit que cet accident occasionne, & dont j'ignore la cause, je vole vers l'endroit où tout le monde s'empresse de courir. Quel spectacle! mon Ami, pâle & défiguré, sans mouvement & sans vie. L'espérance me trompe; je crois que mes soins, les larmes dont je couvrois son visage, les cris douloureux que je faisois entendre, le rendroient à ma tendresse. J'en perds l'espoir, & la fureur s'emparant de mon âme, je demande le meurtrier. Tous ceux qui m'entourent, me le paroissent; tous ont à redouter mon désespoir: on m'entoure, on me saisit. Le laquais de S. Valery, seul, avoit vu partir le coup: Il nomme le véritable meurtrier, & je tombe sans connoissance. Je fus plus d'un mois, dans une alternative continuelle de stupidité & de fureur. Je ne repris mes forces, ma raison & ma tranquillité, que quand mon devoir m'eut appellé à Boulogne. Je m'embarquai avec une partie de mon Régiment, pour l'expédition d'Ecossé. Vous en sçavez les détails & les suites. Elle fut malheureuse. Fait prisonnier, avec plusieurs autres Officiers, je fus envoyé, sur ma parole, à Chester, capitale de la Province de Cheshire. Un Irlandois me reçut chez lui, m'y accueillit, avec cette cordialité & cette affabilité qui donnent un nouveau prix aux bienfaits. Il me crut sans argent, il m'en offrit, & n'humilia pas mon amour propre. Il mit tant de grâces dans ses offres; il fit paroître tant de joie, quand je les eus acceptées, que je ne pus douter du sentiment qui le faisoit agir. Mr. Summer pouvoit avoir environ quatre-vingt ans, & les rides de la vieillesse avoient à peine sillonné son visage. Son corps, fort & robuste, n'avoit jamais été affoibli par les mouvemens impétueux des passions. Il étoit riche, sans aimer les richesses; il jouissoit des agrémens de l'aisance, mais sans rechercher les embarras du faste. Tous les plaisirs purs de la Nature, il se les permettoit, sans jamais en abuser. Il m'avoua que la mort de sa femme, qui venoit d'arriver, étoit le seul véritable chagrin qu'il eût essuyé. Nous reprochons aux Anglois, de la dureté dans les mœurs; nous les accusons de ne pas connoître les plaisirs de la Société; nous allons, quelquefois, jusqu'à leur croire le cœur dur, le caractère féroce, l'âme insensible; & je puis assurer que je n'ai jamais connu de Nation plus douce ni plus humaine. J'ai vu, lorsque j'étois parmi eux, des actions de bonté, de sensibilité & d'humanité, dont il nous seroit difficile de nous vanter. Il est très-ordinaire de voir chez eux, dans un moment de disette, s'ouvrir des souscriptions volontaires, pour soulager les malheureux. Les pauvres y sont nourris, vêtus, logés, au dépend de toute la Nation. Tous les infortunés deviennent leurs frères. L'Etranger est naturalisé, du moment qu'il souffre. Leurs ennemis même leur sont chers. Les Prisonniers Français, pendant la dernière Guerre, manquans de tout, reçurent, de ces généreux Insulaires, des habits & un vivre abondant. On les sçut dans le besoin, & dans l'instant, chacun s'empressa de les secourir. Le Due de Norfolk donna, seul, 100 guinées, & celui de Bethfort 900. Je vis un simple Marchand de charbon, faire distribuer, dans un jour, au Peuple, six mille chariots de charbon, dont on manquoit à Londres, parce que la Tamise étoit gelée. Le généreux Summer, non content de me recevoir chez lui, à toutes les heures du jour, comme son Ami, son frère, son fils, voulut encore que j'y prîsse un appartement. Il n'avoit qu'un fils & une fille, qui, secondant leur père, me firent bientôt oublier tous mes malheurs, & craindre le moment de me séparer d'eux, au point de desirer qu'il n'arrivât jamais. Le jeune Summer pouvoit avoir alors vingt-cinq ans; sa sœur, plus jeune que lui, de quelques années, n'avoit que dix-huit ans. Jenny étoit son nom. „Vous la voyez devant vous, continua Mr. de Baradec, en montrant sa femme; l'âge & les chagrins ont pu flétrir les traits charmans de son visage; mais ne les ont pas tellement effacés, qu'il ne soit encore possible d'en appercevoir la trace. Moins frappé de sa beauté & de ses grâces, que touché de la bonté de son cœur, de la noblesse de son âme, de la solidité de son esprit; je voyois, dans l'aimable Jenny, toutes les vertus de son père. Si elle en avoit reçu de la nature le germe, c'étoit au respectable auteur de ses jours, qu'elle en devoit le développement. Toujours occupé de ce soin, il n'avoit jamais voulu confier à personne l'éducation de ses enfans. Ce fut, pour lui, une occupation délicieuse, qu'il m'avoit pas fait consister, suivant l'usage ordinaire de sa Nation, à apprendre, à ses enfans, les Langues mortes. Ils sçavoient mieux leur Langue, le Français & l'Italien, que celle des Grecs & des Romains. Ils sçavoient, à fond, l'Histoire de leur Pays & des Peuples subsistans, de l'Europe; mais ils n'avoient qu'une connoissance légère de celles de Rome & d'Athènes. Les Loix de leur Nation leur étoient familières. Ses Coutumes, ses usages, ceux de leurs voisins, ils les connoissoient parfaitement. Summer n'avoit pas envoyé son fils mesurer les décombres de Carthage, ni fouiller les superbes ruines de Palmyre; il lui avoit appris l'histoire des Arts & des Sciences; il lui en avoit donné les premiers élémens, & jusqu'aux Manufactures, aux Métiers les plus vils, il lui en avoit donné des idées nettes & précises. L'art de la Navigation, sur-tout, lui avoit été appris avec soin. Le jeune Summer n'ignoroit rien de tout ce qui concerne cette Science, pour laquelle la Nature lui avoit donné un goût particulier. Jenny lisoit, avec plaisir, Shakespeare, Corneille, Pope, Racine, Adisson, La Rochefoucault; s'en occupoit sans engouement, & en parloit, sans prétentions, avec le même plaisir; elle cousoit, brodoit ou filoit, &, sans rougir, elle s'occupoit de tous les plus petits détails du Ménage. Elle étoit l'œconome, le sommelier de son père, tandis que son frère, chargé de soins plus importans, en étoit l'intendant. Tous les fermiers lui rendoient compte; sa sœur même, ne se faisoit pas une peine de lui rendre celui de la dépense intérieure. Tous ces détails n'avoient pas empêché le frère & la sœur d'acquérir tous les talens agréables. Ils sçavoient dessiner avec la plus grande correction, chanter avec goût, danser avec grâces. Jenny jouoit du clavecin, pinsoit la harpe; le jeune Summer jouoit du violon, & leur bon père sçavoit encore tirer des sons harmoniques d'une basse de viole, ou d'un violoncel. Souvent, pour amuser ses enfans, & les délasser des soins importans qui les avoient occupés pendant toute la journée, ce respectable Vieillard rassembloit, le soir, quelques Amis choisis; on dansoit, on jouoit, ou l'on faisoit de la musique. Un repas simple suivoit, la joie y régnoit, le plaisir animoit tous les Convives; on se quittoit toujours avec regret, & toujours avec le desir de se rejoindre. Ainsi couloient mes jours. J'étois heureux; je goûtois, avec volupté, & mon bonheur, & le plaisir de voir combien mes aimables hôtes paroissoient satisfaits de celui qu'ils me procuroient. J'oubliai même ma captivité, au point de redouter l'instant qui me rendroit la liberté; plus le moment en approchoit, plus je sentois mon cœur déchiré. Je n'ouvrois, qu'en tremblant, les lettres que je recevois: Je craignais toujours d'y trouver l'ordre fatal de m'arracher à la félicité dont je jouissois. Je m'efforçois, en vain, de cacher à mes Amis mes craintes & mes allarmes: elles perçoient malgré moi. Summer connoissoit trop bien le cœur humains, pour que ce qui se passoit dans le mien, pût lui échapper. Un jour, je reçois une lettre de France, je l'ouvre, en frissonnant; j'y vois que l'échange des Prisonniers est arrêté. Mon cœur est déchiré; des larmes, que je ne peux retenir, remplissent mes yeux. Le bon Summer s'en apperçoit & s'en allarme: il m'en demande la cause avec empressement; je n'ai pas la force de le satisfaire: tenez, lisez, lui dis-je, en lui remettant ma lettre. Il la prend, la lit, & la remet, en souriant, à sa fille, qui, pleine d'impatience, laissoit assez paroître la vive inquiétude qui l'occupoit. Jenny prend la lettre avec empressement, la lit avec avidité, rougit, baisse les yeux, me rend le papier, sans oser me regarder, & veut se lever, pour nous quitter; son père l'arrête. „Où allez-vous, Jenny, lui dit-il?“ Il la prend dans ses bras, l'embrasse avec transports, la quitte avec vivacité, se jette à mon col, m'appelle son fils, son cher fils; & s'asséyant entre sa fille & moi: „il est tems, me dit-il, de “déchirer le voile qui vous “cache, à tous deux, les sentimens de vos cœurs. Baradec, vous aimez ma fille. “Jenni, vous aimez mon “Ami: Soyez unis, continua-t-il, en mettant ses mains l'une dans l'autre: soyez “heureux, mes chers enfans“.Me jetter aux genoux de l'aimable Jenny, coller mes lèvres brûlantes sur une de ses mains, qu'elle m'abandonna; la regarder & soupirer, fut la seule réponse qu'il me fut possible de faire à son tendre père il nous regardoit avec complaisance; sa joie éclatoit de ses yeux; un sourire aimable l'exprimoit; ses regards vifs & animés donnoient, à ma chère Jenny, la confiance de me laisser lire, dans les siens, mon bonheur & sa félicité. L'arrivée du jeune Summer interrompit cette scène touchante. Venez, mon fils, lui dit son père, “ venez embrasser votre Beau-frère. Je donne Jenny à notre Ami. “Désapprouvez-vous mon “choix? ans répondre, Summer se précipite dans mes bras: il embrassoit, tour-à-tour, sa sœur, son père, m'appelloit son frère, pleuroit de joie, soupiroit de plaisir. Heureux jour! vous fûtes le plus heureux de ma vie: Volupté du jour! mais, seule, méritez ce nom... Je voulus instruire Monsieur Summer de ma naissance & de mon peu de fortune; mais il ne m'en donna pas le tems. „Je suis instruit de tout, me dit-il, en m'interrompant. “Ce n'est pas d'aujourd'hui, “que j'ai formé le projet de “vous unir à ma famille. Je “me fuis informé de votre “fortune & de votre naissance, plus encore de vos “mœurs & de votre caractére. Moi-même, je vous ai “étudié avec soin. Vous se“riez sans bien, sans naissance, je vous choisirois en“core pour mon Gendre. “Vous avez de la vertu, vous “êtes bon; cela me suffit. Je “fais peu de cas de cette chimérique Noblesse, donnée “à l'orgueil, vendue par l'intérêt, beaucoup plus qu'accordée au mérite. Aimer “ses semblables, servir sa “Patrie, être bon père, bon “mari, bon maître; c'est “être noble à mes yeux, mille “fois plus que ces vils mortels, dont l'âme bâsse, le “cœur corrompu déshonorent cette fuite innombrable d'Ayeux, qu'ils font “rougir dans leurs superbes “tombeaux, & dont ils se vantent sans cesse Votre fortune est médiocre, continua-t-il; “ mais celle de ma “fille sera assez considérable, “pour vous mettre, tous “deux, dans la plus grande “aisance. Si votre Roi vous “le permet, vous pouvez demeurer avec moi. Si vous “n'obtenez pas cette permission, je vendrai toutes mes “terres, & j'irai, avec vous, “en France. Je ne dois plus “rien à ma Patrie; les services, que je lui ai rendus, “m'ont acquitté, envers elle, “des devoirs du Citoyen. J'écrivis, le même jour, à Mr. de........ Ministre de la Guerre: il avait des bontés pour moi. Il me répondit que le Roi approuvoit mon mariage, me permettoit de quitter son Service, & de m'établir en Angleterre. La célébration de mon mariage suivit, de près, cette permission. Il étoit, de ma destinée, d'être alternativement le plus heureux, ou le plus infortuné des mortels. Il n'y avoit pas six mois, que je goûtois, dans les bras de Jenny, le bonheur le plus parfait, lorsque la fortune cruelle, qui me persécutoit, choisit, pour porter à mon cœur les coups les plus douloureux, une main, que l'amitié me rendoit chère. Les passions n'avoient pas encore agité le cœur de mon Beau-frère. Il ne connoissoit que les sentimens tranquilles de l'amitié. Peu de tems avant mon mariage, il avoit fait connoissance avec un jeune homme de son âge, nommé Liston. Il étoit doux & complaisant, aimant le plaisir, ou plutôt n'aimant que le plaisir; sacrifiant tout à ses goûts, ne connoissant que les desirs, & n'ayant jamais éprouvé le moindre sentiment du cœur. Sans fortune, il s'en faisoit une de la foiblesse de ceux qu'il appelloit ses amis. Leur communiquant ses goûts, allumant leur imagination, il corrompoit leurs mœurs, pour avoir plus de facilité à ruiner leur fortune. Le jeune Summer, sans expérience, parut, à Liston, une victime digne de lui. Il connut l'innocence de son cœur, & mérita son estime, par tous les dehors de la vertu. D'abord, il ne lui donna que des goûts, qui n'allarmoient point celle de mon Beau-frère, mais qui lui faisoient trouver moins agréables les plaisirs qu'il goûtoit dans la maison paternelle; par-là, il le rendoit plus propre à être précipité dans le gouffre du libertinage. Le séjour de Chester étoit un obstacle à l'exécution de ce dessein. Les conseils du père, le respect du fils, sa déférence pour les avis de sa sœur; tout cela devoit traverser le projet de Liston. La curiosité, si naturelle à la jeunesse, la rend toujours ardente dans ses desirs. L'imagination de mon Beau-frère, allumée par les peintures les plus brillantes, lui fit souhaiter de voir Londres. Il en demanda la permission à son père. Ce bon Vieillard, allarmé de ce desir, fit tout ce qu'il put, pour détourner son fils d'un voyage, dont il voyoit tout le danger. Il alla même jusqu'à gagner, sur sa douceur naturelle, pour s'y opposer formellement. Mais jugeant que cette opposition ne rendoit que plus vif le desir de son fils, le voyant même s'écarter de sa soumission ordinaire, & faire déja valoir l'indépendance que la Loi accordoit à son âge, il y consentit avec douleur. Les nouvelles, qu'il reçut de ses amis de Londres, peu de tems après le départ de son fils, ne lui prouverent que trop, combien ses craintes étoient fondées. Livré à lui-même, n'ayant plus à redouter les regards de son père, il s'abandonna, en aveugle, à la conduite de Liston; il écouta ses conseils, & il oublia entièrement ceux que son père lui avoit donnés en partant. L'effervescence de ses passions, excitées par l'exemple de son Ami; étouffa jusqu'aux remords. Il se livra, sans pudeur, aux excès les plus honteux: les femmes débauchées le pillerent & détruisirent son tempérament; des escrocs le volerent au jeu; le vin l'abrutit, il devint méprisable, & fut méprisé de tout le monde. Sans appui, sans argent, il eut recours à son père: & obtint, de sa bonté paternelle, des secours qui devinrent bien-tôt la proie de Liston & de ses suppôts. Se rendant alors justice, il se crut indigne de la tendresse de l'auteur de ses jours. Guidé par ses infâmes amis, il étouffa, dans son cœur, le cri de la nature. Ses sentimens ne s'y firent plus entendre. Tous les biens de sa maison étoient situés en Irlande. La Loi les lui donnoit tous, s'il renonçoit à la religion de ses pères; s'il se faisoit Protestant. Il le fit, & son propre père se vit, par-là, dépouillé de tout, & réduit à une médiocre pension viagère. Jenny eut le même sort; tous ses biens passerent à son frère, fans qu'il fût même obligé de lui donner de quoi subsister. Mr. Summer supporta ce revers, sans marquer la moindre foiblesse. Il parut le déshonneur de son fils, & non la ruine de sa fortune. La perte de ses biens le touchoit peu; il n'étoit sensible qu'à mon malheur & à celui de sa fille. Cette vertueuse femme, aussi ferme, ne versa pas une larme, en apprenant son infortune. “Partons, dit-elle, à son père: “allons dans la Terre de mon mari; nous y vivrons dans la médiocrité; nous y serons heureux. Je me joignis à elle, & j'obtins, de mon Beau-père, que nous quitterions l'Angleterre. Nous nous disposions à nous rendre tous à Baradec, quand, peu de jours avant notre départ, Mr. Summer, mon ami, mon père, nous fut enlevé, par une attaque d'apopléxie, qui ne lui laissa que le tems de me remettre environ quatre-vingt mille livres, que, par son œconomie, il avoit amassées, & qu'il destinoit au soulagement des malheureux. Après lui avoir rendu les derniers devoirs, nous partîmes, & nous nous rendîmes à Baradec. J'avois entretenu, plusieurs fois, Jenny des vertus de mon père: elle avoit, sur-tout, été frappée de sa façon de vivre avec ses Paysans. Lorsque nous fûmes arrivés à Baradec, elle me proposa de l'imiter. J'y consentis avec joie; ce genre de vie plaisoit trop à mon cœur, pour que je m'y refusasse: il ne nous fut pas je les vis tous, comme du difficile d'y rendre propres mes Vassaux. En peu de tems, tems de mon père, me regarder comme le leur. Avec quel empressement nous rendoient-ils témoins de leurs jeux innocens! Avec quelle joie nous les voyoient-ils partager! Avec quelle confiance nous faisoient-ils les dépositaires de leurs peines & de leurs chagrins! Quelle vivacité dans leurs reconnoissances, lorsque nous les obligions! quel zèle, quand il falloit nous servir! quelle ardeur, lorsqu'il étoit question de défendre nos intérêts! Je me rappelle toujours, avec un nouveau plaisir, l'instant où mon aimable Jenny donna le jour à l'aîné de mes enfans; c'étoit peu de tems après notre arrivée à Baradec. Mes Paysans, instruits que le moment de la délivrance de leur bonne Mère approchoit, car c'est ainsi qu'ils appelloient ma femme, quitterent leurs travaux, abandonnerent leur maison, & furent, tous, se prosterner aux pieds des Autels. Là, dans un morne silence, ils imploroient le secours du Ciel. La joie de mes Domestiques, ne leur eut pas plutôt appris que leurs vœux étoient exaucés, que, ne pouvant modérer leur joie, ils vinrent, tous, avec précipitation, me la témoigner. Ils ne pouvoient me l'exprimer, tant elle étoit vive; mais leurs gestes, leurs regards, leurs larmes, leurs soupirs, tout me peignoit le plaisir qu'ils goûtoient. Ils couvrirent leurs chaumières de fleurs & de feuillées. Tout espèce de travaux fut interrompu pendant plusieurs jours. Ils chantoient, ils dansoient, ils se félicitoient tous, comme si cet événement les eût intéressé personnellement. On auroit dit, à les voir, que chaque père se réjouissoit de l'augmentation de sa famille. Ah! qu'il est doux de se voir aimé. C'est le plaisir du cœur; c'est la véritable joie de l'âme. On dit que sa jouissance est le tombeau de l'amour: je le crois, de cet amour sensuel, qui ne peut se passer de la possession: il s'éteint avec le desir. Mais le véritable amour, qui ne peut se passer du cœur, qui est tout en lui, dure autant que les rapports qui l'ont fait naître. Depuis deux ans, qué j'étois uni à Jenny, je n'avois pas encore éprouvé le moindre refroidissement; la satiété, l'ennui, qui la suit, le dégoût qui l'accompagne, m'étoient inconnus. Je n'étois bien, qu'où étoit Jenny; je ne goûtois de plaisirs, que ceux qu'elle partageoit: ils étoient vifs, à proportion de l'effet qu'ils faisoient sur elle. Nos volontés étoient toujours les mêmes; nos goûts ne se contrarioient jamais. Nous n'avons jamais connu la contradiction. Je n'étois pas inquiet de son bonheur. Elle me voyoit heureux, & la certitude qu'elle avoit de faire ma félicité, assuroit la sienne. La naissance d'un second enfant, acheva d'y mettre le comble. C'est cette même Emilie, que vous voyez devant vous, qui a partagé nos malheurs, & qui fait, aujourd'hui, notre bonheur. Celui dont nous jouissions, à Baradec, étoit parfait. Nos enfans, ornés des grâces naïves de l'enfance, resserroient, de plus-en-plus, les nœuds de notre union. Leurs caresses, vives & simples, donnoient une nouvelle activité à notre tendresse. Nos domestiques ne connoissoient pas le vil sentiment de l'intérêt; celui de leur cœur, seul, les guidoit. Nos fermiers vivoient avec nous; nous les regardions comme nos frères; ils se croyoient, tous, nos enfans. Nos terres, qu'ils cultivoient, avec plus de soin que les leurs propres, s'amélioroient de jour-en-jour. Nous avions peu de bien; mais nous goûtions mille plaisirs inconnus à la grande richesse. Nous jouissions de tous les agrémens, de toutes les douceurs de l'aisance, sans avoir les embarras du faste, ni les dégoûts de la superfluité. Un événement, que je ne pus prévoir, troubla cette félicité. Le Comte de Monrel, avoit une Terre à quelques lieues de la mienne. Il étoit dans l'âge où l'on ne reçoit de loi, que de ses passions. Dépravé dans ses goûts, inconsidéré dans ses desirs, il ne respectoit ni les mœurs, ni la religion Avec une fierté barbare, il se croyoit tellement au-dessus des autres hommes, qu'il les traitoit toujours avec dédain, & les bravoit avec mépris. Les Loix, les bienséances, rien n'étoit au-dessus de lui. Il avilissoit sa naissance, qui étoit très-illustre, par l'assemblage honteux de tous les vices, & il déshonoroit ses ancêtres, par les actions les plus infâmes. Il vit la fille d'un de mes fermiers, se passionna pour elle, & voulut en faire la victime de sa brutalité. Il tenta, d'abord, de la séduire, par ses promesses: elle les rejetta; il s'adressa à ses parens. Ne pouvant les gagner, par ses largesses, il les épouventa par ses menaces, sans ébranler leur courage. Outré de trouver tant de vertus dans des âmes qu'il traitoit d'abjectes, tant de fermeté dans des cœurs si vils, il résolut de les en punir, & de satisfaire sa passion, que la résistance, qu'il éprouvoit, rendoit encore plus vive. L'enlèvement de la jeune fille fut résolu, les mesures prises, pour le faire réussir; tous les ordres donnés, le jour même marqué, pour l'exécution de cette indigne entreprise. J'en fus instruit à tems; & la veille du jour où cette action atroce devoit se commettre, j'allai furtivement conduire cette innocente victime dans la ville la plus prochaine, où elle fut mise dans un Couvent, où l'on ignoroit même qui elle étoit. Toutes les perquifitions du Comte furent inutiles; il ne put découvrir sa retraite. Sans que je sçache comment cela se fit, il connut que j'en étois l'auteur. Cachant soigneusement cette découverte, pour mieux assurer la vengeance qu'il vouloit en tirer, il feignit, pendant quelque tems, d'avoir renoncé à ses desseins; il affecta même d'avoir, pour moi, plus d'attentions & de prévenances. Trompé, par ces fausses apparences, j'étois dans la plus grande sécurité; lorsqu'un jour, je vis mon fils, en sortant de la table, tomber dans mes bras, sans mouvemens & sans connoissance. Il avoit mangé beaucoup d'un plat que j'aimois, & auquel je n'avois pas touché, parce que j'étois indisposé. Je crus, d'abord, que c'étoit une indigestion. Mais les convulsions qui lui prirent, & plusieurs autres symptômes, qui se succéderent rapidement, m'apprirent qu'il étoit empoisonné. En vain, on essaya de le soulager: rien ne réussit, & trois heures après, il mourut dans mes bras. Un chien, à qui on donna du même plat, mourut presqu'aussitôt qu'il en eut mangé. Je demandai mon Cuisinier; il ne se trouva point dans la maison. Le soir il ne revint point; & on le trouva, le lendemain, percé de trois coups d'épée, dans un sentier, qui conduisoit au Château du Comte. On trouva, quelques jours après, dans la cassette de ce perfide domestique, un billet, écrit de la propre main du Comte, par lequel il lui promettoit une très-forte récompense, s'il vouloit se défaire de moi, & la mort, s'il étoit assez mal-adroit pour échouer, ou assez imprudent, pour être indifcret. Muni de cette preuve authentique, je me rends ouvertement la Partie du Comte. Je demande, à la Justice, vengeance de la mort de mon fils, & de l'assassinat de mon Cuifinier. On m'écoute, ma plain-te estreçue; mais en très-peu de tems, j'eus consommé, en frais, tout l'argent que mon œconomie m'avoit procuré. Je ne pouvois reculer; il auroit été aussi dangereux que déshonorant, de le faire. Je vendis ma Terre; j'en mangeai presque entièrement le produit, & au moment où je croyois obtenir la vengeance que je demandois, j'appris qu'un ordre supérieur suspendoit le jugement, & que le Com-te étoit passé chez l'Etranger. Désespéré de cette injustice, je me rendis à Paris, avec ma femme, ma fille & les débris de toute ma fortune, qui pouvoit consister enoo louis d'or. Je vis le Ministre de la Guerre; il fut touché de ma cruelle position; il me donna la Commission de Colonel à la suite des Troupes qu'on envoyoit à l'Isle de France. Je me disposai à partir. Je ne pris, avec moi, que très-peu d'argent; je déposai tout ce qui m'en restoit, chez un fameux Notaire, avec ordre de le remettre à ma femme, quand elle le lui demanderoit. Vous concevez aisément combien fut douloureuse notre séparation. Je m'arrachois, avec violence, des bras d'une femme que j'adorois, & aux caresses d'une fille que j'aimois tendrement. Mon voyage fut heureux. Le Gouverneur de l'Isle de France, conçut, pour moi, la plus tendre amitié. L'Intendant, à qui le Ministre m'avoit vivement recommandé, s'intéressa fortement à ma fortune. Il me procurales moyens les plus honnêtes & les plus prompts de la réparer. En peu de tems, je me vis en état d'acquérir une habitation considérable. Je formai, alors, le projet d'engager ma femme à me venir joindre. J'allois même profiter du retour d'un vaisseau, pour lui écrire de venir me trouver lorsque ce même vaisseau, dont je connoissois particulièrement le Capitaine, reviendroit à l'Isle de France. Mais les ordres que je reçus, de m'embarquer avec toutes mes troupes, & de me rendre à Pondichery, me forcerent de remettre, au retour de cette expédition, à faire venir ma femme & ma fille. Je me contentai de la prévenir de mon dessein, & d'envoyer, pour elle, à mon Notaire, une somme d'argent considérable. Le vaisseau, sur lequel je m'embarquai, étoit commandé par Mr. Dalignan. Je trouvai, dans ce brave Officier, un cœur tendre, une âme no ble, tous les talens d'un bon Militaire, toutes les qualités d'un galant homme Bien-tôt la plus tendre mitié nous unit. Après cette expédition, je revins à l'Isle de France. En y arrivant, je reçus l'ordre, ainsi que toutes les Troupes du Roi, de revenir en France. Mon habitation étoit confidérablement augmentée. Pendant mon absence, mon œconome l'avoit rendue, par ses soins, la plus riche, la plus belle de toute l'Isle. Je la vendis trois fois ce qu'elle m'avoit coûtée. Cette somme, jointe à celle que mon œconome m'avoit amassèe, formoit un capital considérable, qui me mettoit en état de vivre trèsagréablement à Paris. J'arrivai heureusement en France, avec Mr. Dalignan, sur le vaisseau duquel j'avois été embarqué. Il se chargea du soin de faire faire les perquisitions nécefsaires, pour découvrir-ma femme & ma fille. Je ne pouvois aller moi-même prendre ce soin. Les ordres du Mlnîstre me retenoient à Nantes, & peu de tems après, ils me firent aller deux fois en Angleterre. Jugez combien je souffrois! Toutes les lettres que j'avois écrites à ma femme, depuis mon retour, étoient restées sans ré ponse; tous les soins de Dalignan, tous ceux de ses amis avoient été sans effets: le chagrin me consuma; l'amitié de Dalignan, seuf, mé soutint contre le désespolr. Je tombai malade; n'étant pas en état d'aller à Paris, & mon Ami ne voulant pas que je le quittasse, je fus obligé de me rendre à ses vives sollicitations, & de le suivre à Brest, lorsqu'il fut élevé au grade de Chef d'Escadre. Vous sçavez le reste; vous sçavez par quel heureux événement, ma femme & ma fille furent rendues à ma tendresse: elles vous apprendront; elles-mêmes, ce qui a précédé; & les maux qu'elles ont soufferts. Mr. de Baradec ayant cessé de parler, Mad. de Baradec prit la parole, & commença ainsi l'Histoire de ses dernières infortunes. Histoire de Mad. de Baradec. Mon Père, en me donnant à Mr. de Baradec, n'avoit pas, comme la plûpart des Parens, consulté les convenances d'opinion & d'institution vulgaire; il avoit moins prétendu unir nos biens & nos conditions, que nos personnes Les rapports, qu'il voyoit entre Mr. de Baradec & moi, lui faisoient juger que notre union seroit heureuse. Il ne se trompa pas. L'infortune, qui rend toujours lourdes les chaînes de l'Hymen, n'appésantit pas les nôtres: le penchant de nos cœurs les avoit formées, & notre bonheur ne tenoit point à nos biens; il étoit trop étranger à la fortune, pour être lié à ses caprices. Je sçus jouir de ses bienfaits avec indifférence; je les perdis sans émotion. Heurtuse dans la médiocrité, comme je l'avois été dans l'opulence, je l'aurois été de même dans la pauvreté, si ma fille ne l'eût pas partagée; je craignois, pour elle, les maux de l'adversité, que je sçavois braver. Mon cœur étoit rempli, & le sentiment qui le remplissoit, faisoit tou-te ma force. Emilie, ma chère Emilie, n'avoit pas le même soutien; je sacrifiai, à son bonheur, toute ma félicité; je déchirai mon cour, pour raffurer ma tendresse, contre les allarmes, que lui occasionnoit l'avenir cruel, qui mentçoit ma fille. Je consentis an départ de mon mari, pour l'Isle de France. Dans ces momens de douleur, le besoin que mon Emilie avoit de mes foins, les lettres de son père, celles que je lui écrivois, me soutenoient. Séparée de tout l'Univers, ignorée de tous les humains, je supportois la solitude sans ennui. Je parlois sans cesse, à ma fille, de son père; je l'entretenois de ses vertus; je lui peignois son âme; j'intéressois son cœur, par le récit de nos malheurs. Elle versoit des larmes, qui m'attendrissoient &me consoloient en même-tems. Je ne lui voyois pas regretter les biens que nous avions perdus; elle n'étoit senfible qu'au chagrin d'être privée des embrafsemens de l'auteur de fesjours. Dans ce siécle, où tous les sentimens de la nature sont inconnus, on aura peine à croire que de pareilles occupations aient pu adoucir l'amertume de ma position. On ne voit, dans ce siécle frivole, que la dissipation, qui puisse être une confolation pour les cœurs affligés. Je le dis, cependant, avec vérité, les caresses d'Emilie adoucissoient mes peines. Combien de fois, la pressant dans mes bras, ai-je senti cette douce émotion du plaisir, qui satisfait l'âme, & ocupe le cœur! Emilie, l'image de son père, me le retraçoit sans cesse: il sembloit que je le voyois, que je lui parlois. Les baisers d'Emilie, me tenoient lieu de ceux de l'Amour. En grandissant, je voyois son esprit se développer, son âme s'aggrandir. „Pourquoi, me disoit-elle souvent,“mon père s'est-il “exilé de sa Patrie? Pourquoi avez-vous consenti “qu'il nous quittât? Les biens “de la fortune font-ils le “bonheur? ceux qu'il rapportera de ces contrées éloignées, nous dédommageront-ils des chagrins que “nous cause son absence“ Combien de fois, méprisant les richesses, s'éleva-t-elle „Que font-elles au bonheur contre le defir de les posséder! “de l'homme, écrivoit-elle à son père? les plaisirs qu'elles procurent, sont étrangers à notre âme, indifférens pour notre cœur. O “mon père! avez-vous pu “vous imaginer que des vêtemens plus riches que ceux “que je porte, que des mets “plus savoureux que ceux qui “me nourrissent, pûssent “ajouter à mon bonheur? “Quittez ce préjugé. C'est “l'erreur de votre tendresse “pour moi. Venez, rendez-vous à la mienne“. Je ne vous fais ces détails, que pour vous faire connoître le caractère de mon Emilie. L'état affreux, où elle s'est vue réduite depuis, ne lui a causé d'autres peines, que celle de me le voir partager. Environ un an après le départ de mon mari, on vint m'apprendre que le Notaire, qui étoit le dépositaire des débris de notre fortune, avoit fait banqueroute; & qu'ayant pris la fuite, il avoit tout emporté. Ce coup de foudre m'atterra. Emilie soutint ce revers avecune fermeté qui releva mon courage. „Nous avons, me disoit-elle, “des meubles & des hardes; “plusieurs nous sont inutiles, “nous les vendrons; & ce que “nous en retirerons, nous “fera subsister, jusqu'au tems “où mon père pourra nous “envoyer des secours. Je sçais “travailler: mon travail & “celui de Julie nous peuvent “même, seuls, donner une “honnête subsistance“. Julie est la sœur de lait d'Emilie; elle l'a préférée à ses Parens, qui voulurent, après la chûte de notre fortune, l'engager, par leurs larmes, à nous abandonner; & lorsque ma fille & moi, après la fuite du Noraire, voulûmes lui persuader de se placer auprès de quelque femme, qui pourroit, mieux que nous, reconnoître ses services; elle se précipita à mes genoux, &, baignant mes mains de ses latmes, elle me conjura de permettre qu'elle restât auprès de ma fille. Je “ne vous demande rien, me dit-elle, id paini so del'eau “suffiront pour ma subsistance; mon travail suffit pour “me la donner. Non, je ne “vous quitterai pas: La mort “seule, me séparera de ma “chère Maîtresse“. A notre insçu, Julie travailloit, presque toutes les nuits, à des petits ouvrages, qu'elle vendoit, sans nous en rien dire. Ce qu'elle en retiroit, elle le joignoit, avec le même mystère, à ce qu'elle pouvoit rrodver des ouvrages que nous faisions en conmun. Jouissant de l'honnête nécessaire, étant heureuses de ne craindre ni le besoin, ni l'ennui, les nouvelles que nous recevions de Mr. de Baradec, ajoutoient encore à notre bonheur: il nous mandoit que la fortune le favorisoit. La crainte de le chagriner, me fit lui taire, dans mes réponses, l'avanture du Notaire. Cette délicatesse nous fut nuisible. Mon Mari lui adressa une somme d'argent confidérable. Elle parvint aux parens de ce frippon, qui, aussi coquins que lui, nièrent effrontément de l'avoir reçue, lorsque je fus, avec la lettre d'avis, pour la retirer de leurs mains. Dans cet intervalle, Mr. de Baradec partit pour Pondichéri; j'en appris la nouvelle trop tard, pour pouvoir lui apprendre le nouveau malheur qui venoit de m'arriver. Peu de tems après, il se répandit la triste nouvelle que trois de nos vaisseaux, battus par la tempête, étoient péris. Epouvantée, je vais à Versailles; on m'y confirme ce malheur, & je vois, sur la liste des infortunés, que la Mer avoit englouti le nom de mon Mari. Ma douleur, trop vive, pour pouvoir s'exhaler, se concentra, & bien-tôt elle porta, dans mon sang, les feux dévorans de la fièvre, qui, me livrant, pendant quarante jours, au délire le plus affreux, m'entraîna jusqu'aux portes du tombeau. Les soins d'Emilie, ceux de Julie, me rappellerent à la vie; mais ce ne fut que pourme faire mieux sentir toute la rigueur de mon sort. Occupées du soin de me soigner, Emilie & Julie avoient été obligées d'abandonner leurs ouvrages. Pour fournir à mes besoins: elles avoient vendu tout ce qui nous restoit deeubles & d'habits. Mon lit, seul, avoit été épargné; ma chère Emilie & sa fidelle Julie, n'avoient qu'une simple paillasse, sur laquelle elles couchoient... A mon insçu, Julie fut trouver une femme, qui avoit la réputation de s'occuper du soulagement des malheureux Elle vint chez moi, parut peu touchée de ma situation; me parla avec tout l'orgueil des petites vertus, & toute l'impertinence de la grande richesse. Elle marioit sa fille à un Marquis pauvre: ellé eut l'insolence de proposer à Emilie, de la placer auprès d'elle. Outrée de mon refus, elle me quitta brusquement, sans mé me observer le moindre des usages de la poliresse & de la bienséance. La femme, dont Julie se servoit ordinairement, pour vendre nos ouvrages, étoit, comme jele découvris depuis, une de ces intrigantes, qu'on nomme Marchandes à la toilette; à l'abri de ce titre, il y en a qui mettent à grosse contribution les riches libertins, & la coquettérie des femmes galantes. Elles font payer chers les services qu'elles leur rendent; & sous le manteau de leur prétendu commerce, elles en font un continuel, des appas de celles que le malheur force de travailler pour vivre, & qui n'ont pas assez de vertus, pour résister à la tentaciodnde la parure, ni assez de courage, pour préférer un honnête nécessaire, qu'elles peuvent se procurer, par leur travail, à un superflu abondant, que le crime leur offre, avec l'oisiveté. Les femmes, du caractère de la Michon, sçavent prendre toutes les apparences des fentimens qui peuvént favoriser leurs vues criminelles. Elles sont tendres, complaisantes, arlent cominuellement le langagede da vertu, avec autant de naturel; que si elles en avoientatous les sentimens. Leurmaintien est modeste, leur ton est humble; elles font éser vébs dans leurs discours, & toutes leurs actions inspirent la confiance. Au récit que Julie fit à la Michon, de notre état, elle versa des pleurs, & lui laissa paroître le plus grand desir de nous servir; par-là, elle voiloit le motif qui lui faisoit souhaiter de nous connoître. Touchée de son bon cœur, je la fis prier de me venir voir: elle reçut cette invitation avec la plus grande joie, & me fit paroître la plus vive reconnoissance, lorsque je la vis. Ses services me furent offerts avec tant de ménagement, qu'elle sembloit demander une grâce, & pas offrir des secours. Elle m'en envoya plusieurs, qu'elle refusa d'abord d'avouer. Forcée d'en faire l'aveu, on voyoit, sur son visage, tant d'embarras, que, ne la connoissant pas, comme je la connois à présent, je me fis quelques reproches, d'avoir si fort infisté, pour la forcer à convenir que c'étoit à elle seule que j'avois obligation. Pour mieux jouer son rôle, moi seule paroissoit l'intéresser; à peine faisoit-elle attention à ma fille: jamais le moindre mot de louange ne lui échappoit. Elle parloit d'Emilie à Julie, avec une froideur, qui tenoit de l'indifférence. Les questions qu'elle faisoit, sur son caractère, sur l'état de son cœur, sur ses talens & ses goûts, avoient l'air de la simple curiosité. Tout ce manège dura plus d'un mois. Chaque jour étoit marqué par quelques services, ou par quelques démarches utiles, ou qui devoient l'être. Un jour, je lui remets un ouvrage de broderie, que ma fille venoit de finir, & le lendemain, elle m'apporte vingt-cinq louis d'on, qu'elle me dit avoir tirés de cet ouvrage; il s'en falloit bien, qu'il vallût ce prix. Je lesrefuse; je crains que ce ne soit une ruse de la générosité & du bon cœur de la Michon: elle insiste, pour me faire accepter cet argent; je m'obstine dans mon refus. Enfin, la Michon m'avoue que ces vingt-cinq louis, ne sont pas le produit de l'ouvrage d'Emilie, mais le don d'un bonnête homme, fort riche, qui a été touché du récit qu'elle lui a fait de mes malheurs, & qu'il l'a obligée à m'apporter ce bienfait. „Mr. Richard, me dit- elle,“ est un homme “rempli de probité: il a le “cœur bon, l'âme généreuse; il fait le bien, & veut “toujours qu'on l'ignore. “Mais c'est, sur-tout, sur ceux “qui ne sont pas nés pour “connoître l'infortune, qu'il “se plaît à répandre ses dons. “Croyez-moi, ajouta la Michon, “voyez Mr. Richard: “je ferai mon possible, pour “l'engager à venir vous voir. “Je crains bien de ne pouvoir “y réussir: il est si timide, il “a tant de délicatesse, que ce “sera beaucoup, si, après “m'avoir refusé, il ne me “défend pas de le voir davantage. Non, il ne me pardonnera jamais de vous l'avoir nommé“. Touchée du procédé généreux de Mr. Richard, pénétrée & d'admiration pour ses vertus, & de reconnoissance de ses bienfaits, je pressai la Michon de me procurer le plaisir de le connoître; j'offris, même, d'aller moi-même le remercier, chez lui, de l'intérêt qu'il prenoit à mes peines. Quelques jours se passerent, sans que je pûsse me flatter de voir Mr. Richard. La Michon me rendoit tout ce ce qu'elle faisoit auprès de lui. D'abord, il l'avoit très-mal reçue; elle avoit essuyé les reproches les plus vifs de fon indiscrétion. Il lui avoit juré qu'il ne l'associeroit plus à ses bonnes uvres. Ce premier feu passé, elle étoit revenue à la charge: connoissant son bon cœur, elle lui avoit peint notre état; le voyant s'attendrir, son âme sensible s'émouvoir, elle l'avoit amené au point de la presser de venir nous demander la permission de nous rendre visite. „Mais, ajouta la “Michon, Mr. Richard ne “veut recevoir cette grâce, “qu'avec la promesse que “vous ne lui témoignerez aucune reconnoissance, & que “vous lui permettrez de vous “être utile plus efficacement, “qu'il ne l'a été jusqu'à présent: car il faut enfin vous “l'avouer; c'est à lui seul, “que vous devez tous les petits secours que je vous ai “donnés. Il y a plus, tous les “effets que vous m'avez chargée de vendre, ne l'ont pas “été; Mr. Richard me l'avoit “défendu, & j'ai ordre de “vous les remettre“. Mr. Richard joint, à un extérieur noble, des manières douces & insinuantes. Il a la physionomie la plus intéressante; la candeur & la modestie sont peintes sur son visage: il met tant de vérité dans son geste, tant de sentiment langue de la vertu, de la prodans ses discours; il parle la bité & de la sagesse, avec une si grande facilité, qu'on ne peut le soupçonner de ne connoître que la théorie de leur morale. Depuis que j'ai dévoilé son âme, je me suis souvent étonnée qu'avec le secours seul de l'esprit, on pût si bien déguiser la corruption de son cœur. La première fois que je vis Mr. Richard, je voulus hasarder quelques mots de reconnoissance. Sans rudesse, sans affectation, il m'imposa filence. Je lui eus une nouvelle obligation de ce noble procédé. Je le priai vivement de venir souvent nous voir. Depuis ce tems, il vint tous les jours passer, avec nous, les soirées. Comme il a l'esprit cultivé, sa conversation est agréable; celle d'Emilie paroissoit lui plaire: mais s'il la louoit quelquefois, il lui arrivoit aussi souvent de critiquer les jugemens qu'elle portoit des ouvrages nouveaux qui paroissoient, & qu'il nous apportoit exactement. Il n'étoit pas musicien, mais il avoit le goût de la musique. Il offrit, à Emilie, de lui prêter un clavecin & une guittare, dont elle sçavoit tirer des fons, qui, mêlés à ceux de sa voix, paroissoient amuser beaucoup, & troubler encore davantage Mr. Richard. Cependant il ne se permettoit jamais les fades louanges de l'admiration. Il pensoit, disoit-il, comme le Philosophe de Genève, que nous n'avions pas de mufique: il nous avouoit, cependant, qu'il ne pouvoit se défendre du plaisir de s'attendrir, lorsqu'Emilie lui chantoit le rôle de Thélaire, ou le morceau charmant d'Athis. Il y avoit fix mois que les assiduités de Mr. Richard duroient. Je ne le regardois que comme un ami tendre & généreux, dont je pouvois, sans honte, recevoir quelques secours, lorsque nos ouvrages ne fournissoient pas à nos besoins; j'étois bien éloignée de lui soupçonner des vues intéressées, & des projets criminels. Quelques mots, qu'il laissa échapper, quelques discours qu'il tint, avec mystère, à Emilie; quelques propos échappés à la Michon, vis-à-vis de Julie, jetterent le trouble dans mon âme. Je commençai à craindre d'avoir à me reprocher trop de confiance. Je craignis, même, d'avoir à rougir des bienfaits de Mr. Richard; mes refus, lorsqu'il n'en offrit de nouveaux, lui apprirent mes soupçons & mes allarmes. Il n'en parut ni surpris, ni épouvanté: il n'en fut que plus assidu, plus tendre dans ses discours, plus vif dans ses attentions. Souvent il se plaignoit des chaînes de l'Hymen, qu'il portoit; vantoit les plaisirs de la liberté; parloit des liaisons secrettes, de leurs charmes & de leurs douceurs. Il ne proposoit rien, il ne domandoit rien; mais ses prétentions perçoient au travers du voile dont il les couvroit. Nos ouvrages ne nous produisoient presque plus rien. La Michon nous disoit qu'elle ne pouvoit trouver à les vendre; elle les portoit par-tout, & tout le monde les rebutoit Privées de ce secours, ne voulant point en demander à Mr. Richard, il nous arrivoit souvent de n'avoir, pour tout aliment, qu'un peu de pain. Mr. Richard feignit, d'abord, d'ignorer notre cruelle fituation: il la sçavoit cependant; mais il vouloit, sans doute, nous en faire sentir toute l'horreur, afin de nous mieux disposer à nous prêter à ses projets. Nous voyant fupporter, sans impatience, notre état, il hasarda, sans vouloir paroître trop instruit, de nous offrir, comme il avoit coutume de le faire auparavant, sa bourse & fes fervices. Mes refus parurent le surprendre. Il pria, fupplia, se fâcha, & finit par me demander, à genoux, d'accepter, à titre de prêt, ce que ma délicatesse faisoit refufer à titre de bienfaits. Notre état étoit si affreux, nos besoins étoient si grands; j'étois, fur-tout, si affectée des maux que fouffroit ma chère Emilie, qu'oubliant toutes mes résolutions, perdant toute ma fermeté, j'oubliai, dans ce moment, mes craintes & mes allarmes. Je reçus, de Mr. Richard, vingt-cinq louis, dont je voulus qu'il prît mon billet, ainsi que celui de cinquante autres, à quoi pouvoit monter les secours qu'il m'avoit donnés jusqu'alors. Ce ne fut pas sans beaucoup de peines, que mes billets furent reçus. Mr. Richard prétendoit que c'étoit une insulte que je faisois à son amitié. Je crus lui voir même un air si triste, que je commençai à douter si je n'avois pas été injuste dans mes soupçons. La conduite de Monsieur Richard les justifia bien-tôt. Un jour, que j'étois sortie, se trouvant seul avec Emilie, & ne pouvant plus se contraindre, il lui déclara, sans détour, toute la force de sa passion. Il lui proposa, avec audace, de partager, avec elle, toute sa fortune: il lui offrit, si elle vouloit condescendre à ses desirs criminels, la propriété d'une terre, le don d'une maison richement meublée, & tirant un écrin superbe de diamans, il voulut la forcer à l'accepter. „Je ne “puis, lui dit-il, unir, présentement, mon sort au vôtre; mais ma femme est si “délicate, sa santé est si mauvaise, qu'il y a grande apparence que je ne tarderai “pas à être libre. Alors, je “légitimerai la liaison que je “vous propose de former, “aujourd'hui, avec vous. “Qu'un vain préjugé, belle “Emilie, continua-t-il, n'effarouche pas votre vertu; “vous avez, pour excuse, “l'état où vous vous trouvez “l'exemple de mille femmes, “qui, étant ce que vous êtes, “se sont soumises à la rigueur “de leur sort, sans rien perdre de la considération dont “elles jouissoient dans le “monde. D'ailleurs, on peut “user de ménagement: le “Public peut tout ignorer. “Personne ne sçait votre situation; on ne soupçonnera “pas la source de l'état brillant, où l'on vous verra. La “vertu est une chimère. Conserver les apparences, ne “pas paroître braver les préjugés populaires, ni se soustraire aux conventions humaines; c'est être vertueuse. “Les actions que la Nature “abhorre, sont les squles criminelles. Il a fall établir, “dans l'ordre Civil, ces contrats, ces formes, qui légitiment l'union des deux “séxes; mais, dans l'ordre de “la Nature, le consentement, “seul, suffit; & qui viole les “conventions sociales, n'est “coupable, envers la Société, que quand il laisse appercevoir le mépris qu'il “fait des loix qu'elle a prescrites“. Cette morale odieuse, surprit Emilie; elle la trouvoit si monstrueuse, qu'elle ne pouvoit se persuader que Mr. Richard parlât sérieusement. Mais, voyant qu'il persistoit à la lui falre adopter, elle ne lui montra ni colère, ni indignation: un regard, plein de mépris, fut toute sa réponse; &, se mettant à son clavecin, elle lui demanda, fort transur une pièce nouvelle qu'elle quillement, son sentiment, lui joua. Cette conduite trompa Mr. Richard: il ne se crut pas sans espérance, puisqu'on lui faisoit paroître si peu de ressentiment. Le lendemain, il revint, comme à son ordinaire. Julie lui dit que nous étions sorties. Il reçut, plusieurs jours de suite, le même compliment, & fut pleinement convaincu de notre façon de penser à son égard. Sa tendresse se changea, alors, en rage: il résolut de se venger; il le fit, d'une façon aussi basse que cruelle. Il avoit mes deux billets; il les avoit fait faire de façon à les rendre Consulaires. La Justice, trompée, lui donna l'ordre, qu'il lui demanda, de me faire arrêter. Je le fus au moment que je m'y attendois le moins, & on me conduisit en prison. Il me fit, alors, impudemment proposer mon élargissement, si je voulois consentir au déshonneur de ma fille. Le Ciel permet quelquefois l'oppression de l'innocence, pour donner à la vertu la récompense de sa fermeté & de fon conrage. Il y avoit deux jours que je languifsois dans les fers, quand je les vis tomber. Ce fut Mr. Dorsan, qui vint ouvrir les portes de ma prison. Il avoit trouvé Julie, chez une Marchande Lingère, où il étoit venu, pour quelques emplettes. Julie y étoit, pour vendre quelques morceaux de broderie, que ma fille venoit de finir, & dont le produit étoit nécessaire à ma subsistance. La Marchande n'en offroit qu'un prix modique. Julie pleuroit, & ses larmes affermissoient la Marchande, dans l'espérance de la forcer à acquiefcer à son offre. Mr. Dorsan, touché des pleurs que Julie versoit, prit, pour lui, le marché, & le paya, non comme la Marchande le vouloit; mais con me Lulie le demandoit. Non content de cela, Mr. Dorsan suivit Julie jusques chez moi, l'aborda, avec cet air timide, qui inspire la confiance aux malheureux, lui parla, non le langage du libertinage, mais celui de l'honnêteté; lui laissa voir tant d'intérêt, une si grande chaleur de sentimens, qu'il obtint, d'elle, de lui apprendre la cause des pleurs qu'il lui voyoit répandre, & des soupirs qui lui échappoient malgré elle. Sans voir ma fille, sans prévenir Julie, Mr. Dorsan satisfit Mr. Richard, &, accompagné du généreux Dorval, il vint rompre mes fers, & me reconduisit chez moi. Jugez quelle fut ma surprise, de devoir ma liberté à deux inconnus! jugez de celles de ma fille & de Julie, de me voir rendue à leurs tendresses! Julie reconnut Mr. Dorsan, pour celui qui avoit paru s'intéresser si vivement à ses peines. Elle se précipita à ses pieds, les mouilla de ses larmes, & nous apprit ce qui lui étoit arrivé le matin. Mes libérateurs m'apprirent, alors, leurs noms; me demanderent la cause de mes malheurs, & me prierent d'accepter leurs secours contre la misère, & leur appui contre les entreprises de l'infâme Richard. Quelques jours après, ils me forcerent à prendre un appartement honnête & commode, qu'ils m'avoient fait préparer, dans le Fauxbourg St. Marceau, où nous avons resté, jusqu'au moment où Mr. Dorval nous a forcées à venir chez lui. Ce récit fit, sur tous ceux qui l'entendirent, la plus vi ve impression. Celui qui sçait s'élever au-dessus du malheur, braver, par sa fermeté, les coups de la fortune, paroît toujours si grand, si fort au-dessus des autres, que par le sentiment de respect, qu'il inspire., il donne unenouxelle force à l'intérêt que l'on prend à son sort. Mr. & Mad. de Baradec & leur aimable fille, devenus heureux, après avoir été si cruellement persécutés, par l'infortune, furent, pour tous ceux qui venoient d'entendre les travers de leur vie, des objets plus chers & plus intéressans. Doligny se les rappelloit sans cesse; le souvenir des maux, qu'avoit soufferts celle qu'il adoroit, déchiroit son tendre cœur. Il craignoit encore, pour elle, des retours de douleurs, dont il étoit épouvanté. En vain, sa raison, pour le rassurer, lui présentoit-elle sa Maîtresse, à l'abri de tous ces événemens-il ne voyoit que l'union de son sort au sien, qui pût dissiper ses chimériques allarmes. Il en pressa le moment, avec tant de vivacité, & son frère, aussi amoureux que lui, le seconda, avec tant de chaleur, qu'il fallut se rendre à leurs sollicitations. La paix, d'ailleurs, venoit de se faire. On se persuada que la Cour ne refuseroit pas un congé à Mr. Dalignan: en conséquence, on en écrivit au Ministre, qui le promit; mais à condition que les deux mariages seroient célébrés dans une de ses Terres, qui étoit située à quelques lieues de Paris, où il invitoit Dorval & ses amis, de venir le trouver dans huit jours. La Marquise & d'Armenville n'apprirent pas, sans la plus vive douleur, que le moment, qui devoit leur ôter toute espérance, approchoit Intéressés, l'un & l'autre, à cacher ce qui se passoit en eux, ils le déguiserent, par l'apparence de la plus grande joie. On se crut obligé à la plus vive reconnoissance, de l'intérêt vif & tendre, qu'ils paroissoient prendre au bonheur de leur Ami. D'Armenville, seul, connoissoit ce qui se passoitidans l'âme dela Marquise: elle, seule, lisoit dans celle de d'Armenville; mais tous deux, cependant, se croyant intéressés, dans ce moment, à se tromper l'un l'autre, ils laissoient voir, quand ils étoient ensemble, le désespoir de leur passion; mais ne se communiquoient point le projet qu'ils formoient, pour assurer leur vengeance, & se rendre heureux. Celui de la Marquise étoit de nature à intéresser trop l'amour de d'Armenville, pour qu'elle n'usât pas, aveclui, de la plus grande dissimulation; & d'Armenville, ne croyant pas avoir besoin du secours de la Marquise, pour exécuter le sien, ne vouloit pas le confier à sa discrétion. La vertu seule, inspire la vraie confiance: elle n'entre jamais dans le cœur des méchans. Celle qui se montre, toujours fausse, naît de l'intérêt, & meurt avec lui. Un bal, que Doligny voulut donner à sa Maîtresse, avantde partir pour la Terre du Mnîstre, parut offrir,t la Marquise de Mainvilliers, uneoccasion favorable, qu'elle résolut de ne pas laisser échapper. Une inoce trompere, que Mlede Baradée voulut faire-àson Amant, la sauva du piége que la jalousie vouloit lui tendre. Julie avoit la taille, les cheveux & la marche de sa Maîtresse; il y avoit aussi, dans l'organe de sa voix, quelque chose de si approchant, qu'à l'aide du masque, il lui fut facile de passer pour l'Aman-te de Doligny. Julie en jouoit si bien le rôle, que tout le monde y fut trompé, ecepté d'Armenville, qui étoit dans la confidence. D'ailleurs, la foule des masques étoit si grande, qu'avec moins de ressemblance, il lui auroit encore été facile de soutenir son déguisement. la Marquise de Mainvilliers s'y méprit, comme les autres. Prenant Julie pour sa rivale, ele l'utrira dans un cabinet, qui donnoit fur le jardin, sous prétexte de prendre un peu l'air, elle engagea la fausse Mlle de Baradeoà la suivre sur uneterrasse, au bout de laquelle il y avoit une porte, qui donnoit sur le Boullevard. La Marquise s'étoit procuré une clef de cette porte aussitôtqu'elle en fût prèsur ellu l'ouvrin Quatre hommes, masqués entrerent, se saisirent de la pauvre Julie, l'enleverent, & la jetterent dans un carosse, qui les conduisit avec leur proie, à l'Hôtel de Mainvilliers. Ils y entrerent, par une porte de denrière; dont eux, seuls, avoient la clef: par conséquent, sans te vus de personne; ils descendirend dans un caveau; où ils enfermerent l'inocente victime de leur Maîtresse. Dans ce séjour, sombre & lugubre, préparé, depuis plusieurs jours, par le crime, la malheureuse Julie, (à peine revenue de l'évanouissement, où la frayeur l'avoit fait tomber) n'apperçoit, à la foible lueur d'une lampe, qui éclairoit ce triste lieu, que des objets multipliés de crainte & de terreur. Des poignards, des pistolets, une bierre, une fosse nouvellement creusée, un vâse rempli d'une liqueur noire, tout lui dit le sort qui l'attend. Dans le trouble, où la jette les réflexions que cette vue terrible lui inspire, un reste d'espérance la soutient. C'est le dernier sentiment des malheureux: ils s'y livrent sans effort. Julie, toute entière au desir de conserver sa vie, que tout ce qu'elle voit, lui dit être menacée, se persuade que ses cris pourront, s'ils sont entendus, lui procurer un prompt secours, qui la délivrera: elle en jette d'aigus, qui ne peuvent percer la voûte épaisse de son ténébreux cachot; mais qui la jettent dans l'épuisement. Elle tombe, & son état diffère peu de celui de la mort. L'Auteur de ses maux, se livroit, pendant ce tems, au plaisir d'avoir, en sa puissance, celle qui ravissoit, à ses desirs, l'objet de sa tendresse. Une seule crainte troubloit sa joie; sa Rivale vivoit encore. Tarder plus longtems à la faire périr, c'étoit s'exposer au chagrin de la voir libre. Tout allarme le crime; on pouvoit entendre la voix de son ennemie. Ceux dont elle s'étoit servis, pouvoient se repentir, trahir sa confiance, & pour obtenir leur pardon, prévenir, par leur aveu, sa vengeance. Animée par ce motif, la Marquise quitte le bal, rentre chez elle, se précipite, plutôt qu'elle ne descend, dans le caveau, qu'elle croit renfermer sa Rivale. Elle entre, la voit, avec complaisance, sans force, sans mouvement. La fureur, qui l'anime, la trompe; le faux jour, qui éclaire le visage de Julie, aide encore à son erreur. Elle croit toujours voir les traits de son ennemie. Le mouvement impétueux de sa rage, arme, d'un poignard, son bras cruel. A coups redoublés, elle en perce le cœur de l'infortunée victime de sa méprise. Elle voit, avec volupté, son sang rejaillir avec force, sur ses habits; & son dernier soupir, assure, pour toujours, sa vengeance. Pendant que cette scène horrible de fureur & de jaloufie, se pafsoit à l'Hôtel de Mainvilliers, on se livroit, chez Doligny, aux plus vives inquiétudes. Mlle de Baradec y avoit cessé le rôle de Julie. Ne pouvant plus supporter le masque, elle avoit été obligée de détromper tous ceux qui; jusquts-là, l'avoient prise pour ee qu'elle n'étoit pas Inquiète de sçavoir ce que sa chère Julie étoit devenue, elle la chercha, en vain, pendant fort longtems. D'Armenville, qi avoit vu cette malheureuse fille passer, avec la Marquise, dans le jardin, voyant l'inutilité des recherches qu'on faisoit, crut & fit croire, facilemen, à Mlle de Baradec, que la Marquise pouvoit (s'étant trouvée indisposée) avoir emmené; avc elle, Julie. Doligny offrir d'aller, lui-même, s'en assurer. Son offre fut acceptée. Il arrive chez la Marquise; on l'introduit dans son appartement: il la trouve négligemment couchée sur une bergère, lisant une brochure nouvelle, avec autant de tranquillité, que si elle n'eût eu rien à se reprocher. La vue de Doligny ne put élever, dans son âme, le moindre remordp mais elle alluma, dans son perfide cœur, tous les desirs de l'amour. Sans l'écouter, sans s'informer du motif de fa visite, elle sei jette à fon col, le presse dans ses bras, l'entraîne, avec emportement, à ses côtés. Le froid, avec lequel il reçoit ses caresses, l'indifférence dont il paie sa tendresse, étouffent ses desirs, & rallument tous les feux de la jalousie. Elle se leve avec fureur, prend un flambeau, & force Doligny, encore tout déconcerté & tout épouvanté de la réception qu'on vient de lui faire, de la suivre dans le caveau, qui renfermoit le reste inanimé de la malheureuse Julie. A l'aspect affreux d'un corps de femme, étendu sans mouvement; à l'appareil lugubre, qui l'environne, Doligny s'épouvante: il veut prendre la fuite; mais la Marquise, le prenant, avec force, par son habit, l'oblige à revenir: elle l'entraîne, avec violence, vers le cadâvre. Les habits, qui le couvrent, le font reconnoître de Doligny: il jette un cri d'effroi, il appelle Julie. La Marquise connoît, alors; sa méprise, devient furieuse. La rage, le désespoir l'animent. Elle prend le poignard qu'elle avoit laissé dans le corps de Julie, & veut en percer le cœur de celui qu'elle n'a plus l'espérance de toucher. Ce nouveau crime étoit consommé, si son mari, qui entià dans ce moment, n'eût arreté & désarmé son bras. Depuis quelques jours, le Marquis s'étoit enflammé pour Julie. Inquiet de ne pas voir revenir Doligny, il avoit quitté le bal; les cris de sa femme, qu'il avoit entendus, en arrivant chez elle, lui avoient indiqué où il pouvoit la trouver. On peut juger de ce que produisit, sur son âme, l'aspect de sa femme, écumant de rage, les yeux gonflés de fureur, les joues couvertes des feux de la colère, armée d'un poignard, prête à l'enfoncer dans le cœur d'un homme qu'il sçavoit qu'elle aimoit. Mais ce qu'on ne pourra concevoir, ce fut l'effet que produisit, en lui, la vue de celle qui l'enflamme, percée de coups, nageant dans son sang, sans mouvement & sans vie. Quelques mots, malarticulés, échappés à la Marquise, lui apprirent bien-tôt l'auteur de cet assassinat. Ne pouvant plus se posséder, il s'élance sur elle, & du même poignard, qui lui a ôté l'objet de sa passion, il lui perce le cœur, sans que les efforts de Doligny puissent l'en détourner. Il fallut même le secours de ses gens, qui arriverent dans ce moment funeste, pour empêcher qu'il ne tournât; contre lui-même, le fer dont sa main étoit armée. Doligny, épouvanté, de ce qu'il voit, sort, avec précipitation, de ce lieu infernal. A son air égaré, à la pâleur de son visage, à sa démarche chancelante, tous ceux qui se trouvent chez lui, prennent de l'effroi. On s'allarme, on s'inquiette, on lui fait mille questions, auxquelles il n'a pas la force de répondre. Un peu remi, il veut commencer le récit de ce qu'il vient de voir. La parole lui manque, ses phrâses sont sans suite. Les soupirs qui s'échappent avec violence, augmentent le trouble detous ceux qui l'écoutent, & il ne se dissipe, que pour faire place aux sentimens de compassion & de douleur, dont ne peuvent se défendre tous ceux à qui il apprend la malheureuse destinée de Julie, & la fin funeste de la Marquise. Dans ces premîers mouvemens, Mlle de Baradec s'attribuoit le crime de l'ûne, & le malheur de l'autre. C'est “moi, disoit-elle, qui ai “porté le poignard dans le “cœur de ma l'éhère Julie. “Sans le fatal déguisement, “que je lui ai fait prendre, “elle verroit encore le jour“. Cette idée la tuoit, & toutes les raisons de consolation, qu'on lui donnoit, glissoient sur son cœur; les caresses mêmes de son Amant, cette éloquence du sentiment que lui donnoit son amour, étoient sans effet. Ce cruel évènement, arriva la veille du jour qui avoit été marqué, pour se rendre à la Terre du Ministre. D'Armenville devoit être du voyage. Le Ministre l'avoit mis de la partie, pour ne pas faire connoître ses soupçons; il vouloit aussi que la vue de la félicité de son Rival, commençât la punition de ses crimes. Le supplice le plus affreux, pour une âme de la trempe de celle de d'Armenville, est le bonheur de ceux qu'elle hait. D'Armenville parut accepter, avec beaucoup de reconnoissance, l'invitation du Ministre; mais, feignant une affaire, il remit son départ au lendemain de celui de tous les autres. Pour arriver à cette Terre, il falloit passer par une Forêt fort épaisse, & peu fréquentée; on y avoit pratiqué plusieurs routes, qui, toutes, conduisoient à différens Villages. Il étoit nuit, quand Mad. & Mlle de Baradec entrerent dans la Forêt: elles ne la connoissoient pas; elles ne purent s'appercevoir qu'au lieu de suivre la route qu'il falloit tenir, pour arriver au Château du Ministre, leur Cocher en prenoit une autre. Il y avoit environ une heure qu'elles marchoient, dans ce chemin détourné, lorsque leur voiture fut arrêtée, par plusieurs hommes masqués, dont le plus apparent, s'étant approché d'elles, les contraignit de descendre, & de monter dans une berline, traînée par six chevaux. Elles y étoient à peine, qu'elles virent une chaise de poste, accompagnée de quatre hommes, à cheval. A cette vue, l'espérance d'être secourues, ranima leur courage, que la crainte & l'épouvante avoient anéanti. Leurs cris firent arrêter la chaise. Celui qui étoit dedans, en descenditavec précipitation, & mettant l'épée à la main, il s'avança vers le ravisseur de celles qui imploroient son secours. Tandis que ses gens coupoient les traits des chevaux, & forçoient ceux qui vouloient s'y opposer; à prendre. la fuite; le ravisseur de Mad. & de Mlle de Baradec, moins timide que ses camarades, fit plus de réfistance. Un coup d'épée, qu'il reçut du généreux inconnu, le jetta par terre. Les gens de Mad. & de Mlle de Baradec, délivrés, en même-tems, par ceux du Libérateur de leur Maîtresse, se jetterent sur leur ravisseun, lui arracherent son masque, & reconmirent, en lui, le perfide d'Armenville. Mad. & Mlle de Baradec, en le voyant, ne pouvoient en croire leurs yeux. L'idée, qu'elles avoient de la probité de ce monstre, s'opposoit à ce qu'elles le crûssent capable d'une telle scélératesse. Elles voulurent s'approcher de lui; mais, épouvantées des regards menaçans, qu'il leur lançoit, elles ne purent supporter sa vue. Le désespoir & la fureur se lisoient dans ses yeux égarés. L'écume de la rage sortoit de sa bouche. L'agitation de la colère impuissante, défiguroit les traits de son visage. On voyoit les vains efforts qu'il faisoit, pour parler, & sa voix, éteinte, ne rendoit que le son lugubre & étouffé d mugissement. Quand on voulut le secourir, il employa le peu de force qui lui restoit, à écarter les soins qu'on vouloit prendre de ses jours; &, sans la foiblesse, où le mit la quantité de sang qu'il perdoit, il auroit été impossible de bander sa plaie. Quand elle le fut, on le lia avec soin, & on le mit dans la chaise de celui qui venoit de punir son crime. En même-tems, Mad. & Mlle de Baradec apprirent, avec autant de joie que de surprise, que celui qui venoit de leur sauver l'honneur, étoit Mr. Dalignan. Le Ministre avoit demandé & obtenu la retraite de ce brave Officier, & lui avoit mandé de venir le trouver à sa Terre. Pendant que ces choses se passoient dans la Forêt, on se livroit, dans le Château du Ministre, à la crainte la plus vive, & au trouble le plus grand. La nuit étoit déja fort avancée, quand l'arrive- de celles pour qui on s'inquiétoit, dissipa les allarmes où l'on étoit de leur sort. Le plaisir de n'avoir plus rien à craindre, pour elles, & celui de voir Mr. Dalignan, fit bien-tôt place au sentiment d'horreur, que le réeit de ce qui venoit de leur arriver, inspira à tout le monde. Il augmenta à la vue du monstre qui en étoit l'auteur. Sentant que sa fin approchoit, & qu'il n'avoit plus que quelques momens à vivre, il fit prier le Ministre de passer dans l'appartement où on l'avoit mis. Il lui apprit, alors, tout ce qu'il avoit fait; il lui détailla tous les crimes de sa vie. Ses libéralités lui avoient gagné le Postillon & le Ces cher de Mad. & de Mlle de Baradec. Son projet étoit de conduire ces Dames au Château, qui étoit au bout de la route de la Forêt, où il les avoit arrêtées. Que ce Château étant à lui, & isolé, il s'étoit flatté-de pouvoir, sans crainte, y exécuter la résolution qu'il avoit prise, d'employer la force, pour satisfaire sa passion. Qu'il s'étoit flatté que Mlle de Baradec, déshonorée, ne rofuseroit pas l'offre de sa main; puisqu'elle n'auroit que ce moyen, pour couvrir sa honte, & effacer son déshonneur. Ce récit ne surprit point celui qui l'entendoit. Ce qu'il sçavoit, de ce monstre, lui faisoit regarder le dernier crime, qu'il venoit de commettre, comme la suite naturelle de la dépravation de sa vie. Mais, ce qu'il l'étonna, ce fut de le trouver sans repentir & sans remords, & d'apprendre qu'il étoit mort avec toute la tranquillité de l'innocence, & la sécurité de la vertu. Quelques jours après le mariage de Doligny & de Mlle de Baradec, celui de Dorval & de Mlle Dorsan se célébrèrent sans pompe & sans faste. Au lieu de ces fêtes bruiantes, qui importunent ceux que l'Hymen rend heureux, qui n'ont que l'apparence du plaisir, qui sont sans joie & sans agrément pour le cœur. Le Ministre, pour témoigner la sienne, choisit, parmi ses vassaux, dix jeunes garçons, les unit à autant de filles, qui les aimoient: il donna, à chaque couple, des terres, pour les cultiver, une maison, des bestiaux, & les rendit heureux. Dorval & Doligny l'imiterent. Dans chacune de leurs Terres, ils firent des mariages, soulagerent les malheureux. Le reste de leur vie fut heureux; leurs femmes cesserent d'être leurs Maîtresses, mais furent toujours leurs Amies. Leurs enfans ont été sages & vertueux. Fin de la Quatrième & dernière Partie.