NADIR, HISTOIRE ORIENTALE. NADIR, HISTOIRE ORIENTALE. ROMAN MORAL, ET POLITIQUE, Applicable aux mœurs du jour. Quid rides?...... Fabula de te Narratur. HORACE. A LA HAYE, Chez C. LE FEBURE, Libraire M. D. CC. LXIX. NADIR, HISTOIRE ORIENTALE. LIVRE PREMIER. Tant que Ben Abassy vécut, la Perse fut heureuse; c'étoit un de ces Princes tels que le Ciel en accorde quelquefois aux hommes dans sa bienveillance. Elevé dans les malheurs, il avoit eu à combattre plusieurs factions qui déchiroient l'état; & il devoit autant sa couronne à ses vertus, qu'aux droits de son sang; Grand sans orgueil, populaire sans bassesse, Monarque sans ministres, il gouvernoit ses états lui-même, & n'avoit jamais voulu connoître ces despotes altiers, placés entre le Thrône & le peuple, presque toujours ésclaves de l'un, & tyrans de l'autre. Il n'avoit pas de favoris, mais il avoit un ami; Zaleg étoit le nom de cet homme vertueux; du même âge que lui, compagnon de ses travaux; ils n'étoient pas unis de ces liens passagers formés au sein des plaisirs ou serrez par l'intérêt & la cupidité; mais de cette chaîne douce & durable, de ce mouvement sympathique qui lie les gens de bien. C'étoit au sein de cette amitié pure & sincere que Ben-Abassy; venoit se délasser du fardeau de la royauté; leurs confidences étoient réciproques & jamais leurs entretiens ne finissoient sans qu'il en resultât un bien pour l'état. Un si bon Roy auroit dû regner éternellement sur la Perse; mais tant de vertus n'étoient pas faites pour la terre. Semblable à ces météores qui brillent dans la nuit la plus obscure, & disparoissent aussitôt, ne laissant après eux qu'un sillon brillant de lumiere; Ben-Abassy enlevé par une mort inopinée, fut peu regretté des Courtisans, & des habitans des villes, parce qu'il n'avoit jamais favorisé ni les uns ni les autres, parce que pour déraciner de grands abus, il avoit eu recours à de grands rémedes, & qu'enfin l'espoir d'une révolution flattoit leurs esprits ambitieux. Il n'y eut que cette saine partie du peuple qui juge & qui pense, qui sentit la perte que le royaume venoit de faire. Une ancienne loi de la nation rendoit la couronne héréditaire; mais il n'y avoit en même temps aucune précaution prise pour l'éducation des Princes. Elevés dans l'orgueil & le faste, on ne leur apprenoit point à regner, & sans les temps orageux qui furent l'écôle de Ben-Abassy, il auroit sucé avec le lait cette mollesse qui fut l'héritage de ses lâches prédécesseurs. Ben-Mahmoud fut proclamé Roy aussitôt après la mort de son pére, son avénement fut célébré par des fêtes extraordinaires; On y épuisa les trésors amassés par l'œconomie du regne précédent. La forme d'administration changea bientôt, le systême politique de l'Etat fut bouleversé, on réforma les membres du conseil, on fit le procès à quelques uns, on en éxila d'autres; & le vertueux Zaleg qu'une réputation sans tache mettoit au dessus de la calomnie, ne conserva que des honneurs inutiles, & une voix sans crédit. Le nouveau Roy quoique sans génie étoit né bon & facile; & si ces qualités eûssent été dirigées par de bons conseils, il auroit pû rendre ses peuples heureux. Ses états étoient vastes & florissants, sa puissance bien affermie au dedans, & respectée au déhors. Ben-Abassy par son équité & sa modération en avoit imposé aux nations voisines, il suffisoit de suivre les mêmes réglements, & de se conduire d'après les mêmes principes; mais la flatterie & la corruption porterent bientôt leurs vapeurs malignes jusqu'à son thrône. Mahmoud adopta des courtisans, ceux-ci lui donnerent des maitresses; on lui persuada qu'il étoit de sa dignité de se rendre invisible à ses sujets, d'abandonner le soin du gouvernement à ses ministres, & de n'avoir de loix que sa volonté. Le jeune Prince crut tout, & la cour d'Ispahan ne fut plus qu'un théatre de cabales, & d'intrigues, où l'injustice prévalut sur la raison, & l'adresse sur la vertu. Zaleg voulut envain élever la voix contre les désordres naissants, & remettre sous les yeux de Mahmoud la conduite de son pere; il ne fut pas écouté. Les courtisans prévalurent, & le tournerent en ridicule, insultant tantôt à la simplicité de ses vêtements qu'ils traitoient d'avarice, tantôt à l'austérité de ses mœurs qu'ils taxoient d'hypocrisie. Il fut réduit à gémir en secret avec un petit nombre d'honnêtes gens, sur les maux qui menaçoient sa patrie. Ce luxe qui avoit éclaté si splendidement au couronnement du nouveau Roy, n'avoit pas également paru aux funerailles de Ben-Abassy, il avoit été inhumé sans pompe; on avoit à peine rendû les derniers dévoirs à celui qui auroit mérité des honneurs divins, les courtisans avoient persuadé au foible & malheureux Mahmoud, qu'il ne falloit pas donner au peuple le spectacle de sa douleur, & ranimer ses regrets par des marques de tristesse trop frappantes. Zaleg ne put supporter tranquillement l'outrage fait à la mémoire du meilleur des maîtres. Il vendit ses biens & lui fit élever un superbe catafalque dans l'enceinte de son propre palais. Un bois de cyprés conduisoit à ce bâtiment, on y entroit par un portique de douze colomnes de granit oriental, l'intérieur en étoit sombre & éclairé seulement par la voûte. On y voyoit sur des bas réliefs de marbre blanc, les exploits du feu Roy; ici, la fameuse bataille où il avoit vaincu ses compétiteurs au thrône; là, son entrée dans la capitale, & les peuples volant de tout côté, sur son passage; ailleurs, la marine rétablie, une flotte nombreuse sortoit des ports & sillonoit rapidement les mers étonnées; Plus loin, l'agriculture remise en vigueur; Une troupe de laboureurs & de jeunes filles venoient en chantant lui offrir les riches fruits de leur moisson, môlé parmi eux, il préfidoit à leurs jeux & encourageoit leurs travaux, ces sculptures étoient d'un goût inimitable. Au fond du péristile s'élevoit le mausolée: il étoit simple, mais remarquable par l'expression des figures & la vérité des allégories. C'étoit une tombe quarrée appuyée à une colonne isolée, que surmontoit une urne sépulchrale, qu'ombrageoient de droite & de gauche des plantes funebres. L'amitié à-demi penchée & soulevant avec effort la pierre qui couvroit l'entrée du tombeau. Zaleg, (car il s'étoit représenté sous cet emblême,) regardoit avec attendrissement les cendres de son ami; son attitude étoit respectûeuse & touchante, ses vêtements déchirés & ses yeux mouillés de pleurs; de l'autre côté, on voyoit la Rénommée; elle sembloit planer au dessus du mausolée; sa trompette étoit passée comme un carquois derriere ses épaules; elle tenoit d'une main un livre où étoit écrit la vie du Monarque, de l'autre elle tiroit du tombeau son médaillon parfaitement ressemblant, qu'elle montroit à l'univers. Divers grouppes de génies avec les caracteres de la douleur & de l'admiration décoroient le bas relief de cette scene. Mille lampes, & les aromates les plus exquis y brûloient jour & nuit. Tout dans ce magnifique monument inspiroit ce saisissement divin, cette horreur religieuse qu'on ne connoit plus dans nos temples. C'étoit là que le vertueux Zaleg venoit souvent révérer la mémoire de Ben-Abassy, „Manes précieux! (disoit-il un jour, accablé de douleur,) Ombre chere & sacrée! daignes du séjour des justes, jetter sur ton empire un regard favorable, j'ai lutté longtems contre les désordres qui y regnent, j'étois ton ami, je suis citoyen, je l'ai dû, mais le vice plus puissant que moi y jette de toute part des racines profondes, il porte aux nues sa tête altiere, il ne connoît plus de frein, ton Fils est déjà loin de toi, que veux tu que je devienne? ...... & toi! divin Soleil que nous adorons! feu éternel & incorruptible! si j'ai toujours offert des sacrifices sur tes autels, si mon cœur a toujours brûlé pour toy un holocauste pur & sincere; fais passer jusqu'à moi un de tes rayons lumineux, parle, que dois je faire?“ Le tonnerre gronde, l'écho y répond par de longs mugissements, un trait éclatant de lumiere perce la voûte & s'arrête sur le mausolée. Zaleg pénétré d'un saint recueillement se prosterne... une voix se fait entendre .... „Ta priere est venue jusqu'a moi, (dit-elle), elle y est montée sur les ailes de la ferveur & de la piété, ton fils sauvera sa patrie; mais ses succès dépendent de son éducation, je te la confie .... Cette nuit dans un songe, je t'expliquerai mes volontés“..... à ces mots le bruit cessa, & la lumiere disparût. Rentré chez lui, Zaleg courut à son fils; c'étoit l'unique fruit de son hymen avec Mandane, & il avoit couté la vie à sa mere. Il le prend dans ses bras & l'embrassant avec transport, „ô precieux enfant! (s'écrie-t'il), que tu me deviens cher! Que je suis heureux! Le citoyen doit ses travaux, son sang à sa patrie, & tu vas m'aider à m'acquitter de cet important devoir“; il le regarde ensui-te avec attention, il l'éxamine avec attendrissement. Ces traits lui rappellent la compagne vertueuse qui en fut la mere; „ah ma chere Mandane? (continue t'il en soupirant), Quel sort cruel t'a enlevé! tu eus partagé avec moi le fardeau pénible de son éducation; tu lui eus appris a être doux, humain, complaisant; généreux; ces vertus sociales que tu pratiquois si bien, ils les eut tenu de toy, la tendresse maternelle les lui eut fait sucer avec le lait“, il pleure ensuite avec abondance; il arrosede larmes cet enfant-chéri, qui par un instinct surnaturel les essuye avec ses mains innocentes, & éleve légérement la tête pour embrasser son pere. Zaleg ému suspend sa douleur pour se livrer à ses caresses naives; il jouit avec délice des premiers sentiments de son fils, il applaudit à cette sensibilité heureuse .... Que vous êtes à plaindre! Peres infortunés? qui en les éloignant de vous, perdez ainsi le plaisir si doux de voir naître leurs premiers sensations, & germer en eux ce sentiment de bienveillance qui naît avec nous. Cependant le jour baisse. Zalegva attendre la nuit dans un bosquet solitaire, déjà elle descend en nuage épais sur Ispahan, & prête son voile mystérieux aux désordres de cette grande ville: il la voit arriver avec autant de plaisir que ce moissonneur fatigué, pour qui elle est le signal du népos: son imagination ardente s'éxerce à prévoir ce que les Dieux veulent éxiger de lui; mais ce n'est point avec une inquiétude curieuse & criminelle: il les implore avec soumission, il desire, il espere ...... bientôt le sommeil appésantit ses paupieres, ses pavots lethargiques coulent dans ses veines; il s'endort de ce sommeil pur qui n'est réservé que pour la vertu; semblable à cette onde claire & calme, dont aucun vent n'agite la surface. A deux lieues d'Ispahan est une longue chaîne de montagnes qui sépare la Perse de la Géorgie; arides, incultes, inhabitées, elles forment le contraste le plus bisarre, avec les plaines fertiles qui les entourent. Zaleg crût en songe être à l'entrée de ce désert; un seul esclave le suivoit portant son fils; il s'avance dans un chemin creux & resserré, qui bientôt n'est plus qu'un passage étroit où il se soutient à peine; nuls vestiges d'hommes, de tous côtés des précipices horribles, des rochers immenses suspendus sur sa tête, des torrents roulants avec fureur leurs eaux tumultueuses; „Ne crains rien, suis moi“, lui disoit une voix qu'il entendoit devant lui. Il continue de marcher avec confiance, & après deux heures de détours continuels, il arrive dans un vallon délicieux. La terre verdoyante & couverte de fleurs sembloit n'y attendre que la main du cultivateur, un ruisseau clair & rapide en terminoit agréablement la perspective, une grotte taillée dans le roc s'offre ensuite à sa vue, il y entre, l'intérieur étoit tapissé d'une mousse fraîche & odoriférante: il y avoit des outils de labourage, tout ce qui est nécessaire à la commodité d'une vie simple & champêtre; il examine tout successivement, à chaque pas il fait une découverte nouvelle; ô Dieu! quel prodige! (s'écrie-t'il) & au même instant il se réveille mais sans trouble, son esprit est calme & serein. Ce reveil effrayant, ces sueurs froides & terribles ne sont faites que pour les méchants; leurs songes pleins d'angoisses sont une image de leur vie. „C'en est fait, puissant Oromaze, (dit il en se mettant à genoux), je te suis; tes oracles sont une loix sacrée pour moi“; & aussitôt il se dispose à quitter Ispahan. Sorane son ami intime est le seul à qui il fasse part de son projet; encore luy cachetil le lieu de sa retraite. Il n'en mene que son fils & un esclave affidé, dans peu ils sont au pied de la montagne; la même voix se fait entendre; Zaleg reconnoit bientôt le même sentier & arrive dans le vallon; il n'avoit pas été embélli par le prestige vain d'un songe trompeur, la nature riante, simple & belle s'y offre de toutes parts. „C'est donc ici qu'il faut fixer mes pas, ô Providence bienfaisante! Je reconnois tes bontés“. & sur le champ il prend possession de sa nouvelle habitation. Déjà ses soins laborieux ont ajouté aux charmes de sa solitude; quelques arbrisseaux plantés de sa main entourent la grotte, & la deffendent contre les chaleurs brûlantes du midy, ici la terre défrichée ouvre son sein fertile, & prépare une moisson abondante; là, des milliers de fleurs rassemblées composent un parterre délicieux une froide & exacte symétrie ne le défigure pas, par un dessein régulier. La rose, la tulipe, le Jasmin, le chevrefeuille, le lilas, confondus ensemble y melent à l'envi leurs nuances & forment un émail ondoyant; plusieurs filets détournés du ruisseau viennent rafraîchir ces plantes altérées, & roulent mollement sur un lit de gravier, leur crystal argentin, les oiseaux qu'une saison rigoureuse oblige à quitter les plaines d'Ispahan pour aller chercher des climats plus doux, étonnés à leur passage de trouver une terre si belle, s'y arrêttent & y fixent leur séjour. L'amour du travail fut la premiere leçon que Zaleg donna à son fils, à peine à-t-il acquis quelques forces, qu'il l'associe à ses travaux champêtres: tantôt ses mains délicates rélevent l'œillet abbatu, & arrosent le lys desséché sur sa tige; tantôt elles préparent des graines, ou traînent péniblement sur la terre un rateau pésant, son pere ne le quitte pas un instant; il laisse cette jeune imagination s'essayer par des questions ingénues, sur-tout ce qui la frappe; il luy répond par des définitions simples & sensibles, il ne veut pas surcharger cette mémoire trop tendre, d'une érudition prématurée: semblable à ce jardinier habile qui dédaigne cet art industrieux qui force le cours des saisons; Il sçait que la nature n'est jamais précoce qu'aux dépends de sa maturité. LIVRE SECOND. Cependant le jeune Nadir croissoit à vue d'œil, sa taille fortifiée par l'exercice, est grande & bien proportionnée; son port est noble & majestueux, on ne voit pas sur son front cet embarras orgueilleux des gens de cour, ni cette bassesse honteuse des hommes nés sous la tyrannie; son regard ferme & assuré porte l'empreinte inestimable de la liberté, son esprit est vif, naturel & plein de saillies; son imagination ardente & quelquefois fougeuse: tel cet arbre élévé en plein champ, étend au loin ses rameaux vigoureux, & couvre la terre de son ombre bienfaisante. C'est-là le moment, c'est l'âge où la curiosité est active & infatigable, la mémoire prompte & heureuse; Zaleg veut en profiter. Il prépare insensiblement son éléve; il luy apprend qu'au délà de ces montagnes est une région immense habitée par des créatures de son espece, il luy explique sa naissance, & les desseins de la Providence sur luy, il excite son émulation: ainsi l'artiste présente au feu la cire qu'il veut employer afin de la rendre susceptible de toutes sortes d'impressions. Il Commence à l'instruire sur la religion, jusques là, il l'avoit accoûtumé à révérer un Etre suprême sans luy en donner des notions plus étendues, les disputes scolastiques dans un âge tendre laissent des traces trop foibles, ou trop profondes; elles ne font que des incrédules, ou des enthousiastes. „Il est, (luy dit-il,) un Dieu puissant principe de toutes choses, qui n'a ni bornes, ni commencement ni fin, qui donne la vie, le mouvement, l'être à tout ce qui éxiste; il a tiré du néant l'insecte qui rampe, & l'homme qui pense, il a créé ce soleil qui vivifie la terre, & ce caillou qui enferme un feu aussi incorruptible, il veut un culte, simple, & pur; il préfere l'offrande sincere du pauvre, aux riches holocaustes du méchant. “Mais de quels abus criminels, les hommes n'ont ils pas deshonoré une Religion si belle & faite pour leur bonheur? Quels monstres o-dieux vois-je s'élever sur ses débris sanglants?......... d'un côté la superstition un bandeau sur les yeux, traîne à sa suite une foule innombrable de peuple; ici, des Dervis, des Guebres, des Ignicoles; là, des filles éplorées, des Vestales offrant à Dieu des vœux qu'il réprouve, & que la nature désavoue; elle dévore tout sur son passage, elle dépeuple la terre, & la couvre d'ignorance & de vices: d'un autre côté, quels excés plus effrayants encore! Le fanatisme, ce montre le plus cruel & le plus dangereux par ce ce qu'il prend la teinte des caracteres & que sous le plus saint des prétextes, il n'est rien qu'il ne se permette! Ici, je le vois les cheveux hérissés, le poignard à la main, inonder l'univers de sang & de crimes; là, plus souple & plus adroit il peint, il échauffe, il séduit & établit son empire sur la corruption des cœurs; ailleurs, réunissant la violence à l'hypocrisie, il fomente des révolutions; & descendant de la chaire où il préche sa doctrine, il égorge ceux qu'il n'a pas pû persuader, & regne en tyran sur la moitié de notre hémisphere.“ „Ah, mon fils! si tu avois vû les désordres affreux, que ce faux zele fit naître dans la Perse, les ligues dont il fut le prétexte, les conspirations qu'il à tramé, les buchers qu'il alluma, les guerres qui en furent la suite, quelques démêlés théologiques avoient divisé la nation en deux partis acharnés l'un contre l'autre; Le pere s'armoit contre son fils, le fils contre son pere; les campagnes étoient ravagées, le sang couloit de toutes parts, & l'Axacte ne portait plus que des cadavres à la mer étonnée de ce tribut nouveau aujourdhuy qu'une philosophie plus saine & plus éclairée semble regner par-tout; le levain de ces divisions subsiste toujours, & si sur un autre point les hommes n'avoient pas dégénéré, si ce siécle n'étoit celui de l'éloquence, & de la mollesse, tu verrois encore rénaître ces sçenes horribles. „C'en est assez..... jettons un voile sur ce tableau éffrayant; ce que je t'ai dit doit te faire comprendre, de quoi les hommes sont capables; quand ils s'écartent de la vérité, & qu'ils veulent percer ce labirinthe obscur qui les environne. Souviens toy que la Religion doit être simple & pacifique qu'elle est dans le cœur & non dans le culte; & que quiconque soutient avec chaleur une opinion nouvelle, est un esprit foible, inquiet, ou ambitieux. Après cela, Zaleg expliquoit à son fils la situation du monde, les différens peuples qui l'habitent, leurs climats, leurs mœurs, leurs loix, leurs gouvernements, l'influence presque continuelle du phisique sur le moral & reciproquément du moral, sur le phisique. Les persans, (disoit-il) sont “braves, généreux, affables, spirituels, mais legers, frivoles, & superficiels; la mode est leur Reine, & l'opinion leur tyran; insolents dans la prospérité, humbles dans la malheur, jamais nation ne fut plus faite pour les grands succès, & pour les grandes humiliations; jamais aucune ne vainquit tant & ne fut tant vaincue, Aucune n'aime tant ses Princes, & ne prend aussi aisement l'empreinte de leurs caractere, & aucune n'en eût autant de foibles & d'inhabiles, il semble que le sort veuille par-là mettre un frein à la supériorité que ce peuple pourroit avoir sur les autres. Zaleg en achevant ces mots verse quelques larmes; ce sont celles du citoyen attendri sur sa patrie malheureuse. “Les Siciniens, continue t'il, sont depuis long-tems ennemis de la Perse, une rivalité continuelle de talens, de génie & de puissance, a mis entre ces deux nations une haine presqu'invincible; sans que cependant elles cessent jamais de s'estimer, il sont courageux aiment leur liberté & l'ont quelquefois cimentée du sang de leurs rois. C'est le pays des révolutions sanglantes, & des sciences profondes, ne pas assés penser est le déffaut des Persans; trop penser est la maladie des Siciniens. Nation singuliere & admirable dans son gouvernement. Le calme touche presque toujours à la tempête, dans ses écrits le sublime au burlesque, & dans son caractere les vertus aux extrêmes. Semblable à ce volcan, qui au milieu des nuages condensés d'une fumée noire est épaisse, porte au ciel des colomnes de flamme; la lave bitumineuse qui en decoule fertilise les terres qui l'environnent; & ses côteaux souvent incendiés sont toujours plus habités & plus abondants. „Les habitans des Palus-Méotides, ne sont plus ce qu'ils étoient autrefois, l'esprit de liberté y est abatardi; & le luxe mine sourdement leurs pilotis fragiles! Depuis que l'industrie de leurs voisins s'est évéillée; ils ne sont plus les facteurs de l'Asie; & ce n'est aujourd'hui qu'une confédération de riches marchands, résserrés dans leurs marais par leur constitution, & par leur situation topographique. Les Herules ont aussi bien déchu de leur ancienne grandeur, ils avoient il y a deux siécles prétendu à la monarchie universelle; maintenant voisins des Persans, dont ils sont les alliés naturels, parce qu'ils ne peuvent plus en être les rivaux; plus riches en or qu'en crédit, en états qu'en hommes, c'est un arbré languissant & dépouillé de toutes ses branches, dont le trone respectable, par son antiquité, en impose encore au buchéron superstitieux.“ „L'Empire des Parthes, si puissant par son étendue, & par sa population, s'il avoit un chef, & si ses intérêts n'étoient pas aussi multipliés que les provinces qui le composent, est une masse trop lente à déliberer encore plus lente a s'émouvoir, dont le poids assure la liberté, mais dont il obstrue les forces. “La Bythynie est une puissance momentanée, élevée actuellement au dessus de sa sphere par les qualités supérieures de son Roi; mais qui au premier gouvernement foible rentrera dans le rang que ces moyens réels lui donnent en Asie. „Au Nord sont les Osthiniens, les Samiens, les Lidiens, trop foibles, ou trop éloignés, pour être des puissances dominantes, ils s'attachent aux états qui en jouent le rôle, & font pancher la balance pour qui a sçu s'en faire des alliés. “Toutes ces nations sont unies par les principes de leur politique, par la conformité de leurs intérêts réels ou apparens, par les services réciproques qu'elles se sont rendus, ou par la position de leurs domaines, elles entretiennent les unes chez les autres d'honnêtes espions qualifiés du titre d'ambassadeur, & ont continuellement entre elles, une correspondance de cabales & d'intrigues, qu'on nomme politique; dédale obsçur & tortueux où la vérité trébuche à chaque pas, où la bonne foi est souvent dupe & où le plus habile est ordinairement celui qui trompe le mieux. „Autrefois nos peres ne connoissoient point cet art pernicieux; ou plutôt il étoit informe, & sans principe, leurs ambassadeurs n'étoient que des espéces de héraut, qui dans les occasions alloient porter d'une cour à l'autre, les griefs, la paix, ou la guerre. L'épée d'une main & l'olivier de l'autre, ils alloient sans finesse & sans intrigue offrir l'une ou l'autre, on voit que si dans ces premiers siécles quelques princes s'éléverent à une politique plus rafinée, la premiere qualité d'un homme d'état étoit a-alors d'être orateur; chaque parti plaidoit sa cause devant le conseil de la Nation & ordinairement le plus éloquent entraînoit les esprits. „La Perse dans ses temps de tumulte & de factions nous offre le même tableau: ces états du royaume étoient en quelque sorte de chaires de rhétorique, d'où celui qui savoit avec le plus d'art émouvoir les passions du peuple dictoit des loix, & présidoit aux délibérations: mais aujourd'hui qu'une politique plus compliquée, & plus habile, est presques généralement répandue dans l'Asie; que cette science est une des principales branches de tous les gouvernements, que ses ressorts jouent, dans les ténebres des cabinets, & que les intrigues changent les intérêts des états aussi souvent que les personnes chargées de leur administration; il faut tant de qualités rarement réunies pour former un bon ministre, qu'à peine en compte-t-on trois ou quatre depuis l'établissement de notre monarchie. hommes d'etat & d'épée à la fois, fermes sans hauteur, souples & insinuants sans bassesse, prudents sans paroître soupçonneux, prothées ingénieux changeant de forme & de couleur suivant les circonstances, se servant des vertus, des passions, & des vices de la nation, auprès de laquelle ils négocient; mais toujours integres, toujours francs, & ne compromettant jamais ni la parole, ni la grandeur de leur Maître. Que de sagesse, & de pénétration! Que d'intérêts à concilier! Que d'apparences de vices à adopter sans renoncer à la vertu! Tels étoient à peu près ces grands hommes dont l'histoire nous trace en lettres d'or les noms fameux. „Ne crois pas cependant, mon fils, qu'il n'y ait beaucoup à corriger à la politique actuelle, les peuples seroient bien plus heureux, si elle étoit plus simple & plus invariable, si les passions particulieres ou publiques ne la dirigioient pas, si elle s'appliquoit plus à l'administration intérieure, si elle s'accoûtumoit à ne mésurer la puissance de l'état qu'aux vertus des citoyens. La Perse a payé bien cher l'ambition de ses maîtres, elle est aujourd'hui tout aussi vaste, tout aussi riche; mais ses vices m'éffrayent, & la perdront un jour. Souviens toi que l'équité & la modération l'emporteront à la longue sur l'artifice, & la ruse; & que pour un exemple de fraude heureuse, il en est mille d'injustice punie. Il ouvre ensuite à ses yeux les fastes des différens peuples. Un persan en avoit réuni les événemens dans une histoire universelle. Cet ouvrage étoit d'un style élevé & plein de feu; la sécheresse de la chronologie y étoit sauvée par de refléxions heureuses, & par un vernis philosophique souvent admirable; mais l'Auteur s'étoit quelquefois égaré par la fougue de son génie dans des sophismes outrès. Zaleg distinguoit le vrai d'avec le faux, appuyoit sur l'un & supprimoit l'autre: ainsi l'orfevre industrieux épure l'or dans un creuset & le dégage de toutes ses partiés grossieres. Cette étude sérieuse étoit mêlée d'amusements utiles, ils allaient ensemble étudier les progrés de la nature, ils demêlaient dans les entrailles de la terre l'espece de plante qui lui était propre. Ici, des branches entées sur des arbres étrangers, offrent en tout tems le fruit, ou la feuille; la pomme se voit croître avec étonnement sur le pin inutile: & la cerise vermeille sur le pêcher fragile: là, une pelouse défrichée porte déjà une verdure éparse & courte; bientôt elle sera semée de grains legers, insensiblement elle déviendra abondante & fertile, ces observations conduisent le jeune Zaleg à des questions nouvelles, son Pere lui explique les productions des différents climats, leur usage, & leur échange dans le commerce. Il y a quelque tems, (lui dit il,) „que la découverte des mines changea le systême œconomique de presque tous les Etats de l'Asie; on crut que la puissance la plus formidable seroit celle qui en posséderoit le plus. La manie du commerce devint épidémique, on dépeupla les campagnes pour former des colonies dans le pays où l'on trouvait ce métal dangereux, il devint bientôt commun; mais le luxe & tous les vices qui le suivent rentrerent avec lui. Ainsi dans une nuit obscure le phosphore lumineux égare le voyageur imprudent. „Ô malheureuse Perse! ô ma chere patrie! (ajoute-t-il avec enthousiasme,) quel démon t'inspira cette soif pernicieuse des richesses, & te fit abandonner celles que ton sol fertile portoit dans son sein? Il en est temps encore; si tu vivifiais l'agriculture; si tu encourageais la population, si ton industrie travaillait tes soyes & tes laines, sans aller chercher ailleurs, le métal brut qui en défigure les nuances véloutées, bientôt l'or appellé des deux bouts de la terre viendrait remplir tes greniers; bientôt tu donnerais en échange des fers à l'Asie. D'autre-fois ils vont à la chasse. Nadir franchit avec légéreté les pas les plus difficiles, son carquois sur les épaules, son arc à la main, il ressemble au Dieu de la Guerre. Ses coups sont adroits & sûrs, il dédaigne les animaux timides, & innocents, & ses traits ne sont jamais teints que du sang du vautour cruël, ou du tigre affamé. Déja il est protecteur du foible, & il éxerce cette bienveillance qui lui est naturelle. Son Pere le suit, il modere sa fougueuse ardeur, il ne veut pas qu'un objet d'amusement dégenere en passion. Cependant le soleil est au milieu de sa carriere, les rochers calcinés refléchissent au loin une chaleur brûlante; les ruisseaux coulent avec un murmure plus doux leurs eaux échauffeés; à peine un Zéphir tiéde agite-t-il les saules flexibles. La nature hallétante & desséchée meurt sur sa tige. Nos chasseurs se réfugient dans un antre obscur; la, sur la mousse ils prennent un repas frugal & sain; une source jaillissante les y désaltere de son crystal transparant. Le récit de leur chasse les amene naturellement à parler de la Guerre & de ses travaux. O mon Pere! (demande Nadir,) quel aveuglement porte donc les hommes à se déchirer ainsi entr-eux? Je ne lis dans ces histoires que tu m'as données, que meurtres, que sang répandu sous les prétextes les plus frivoles. Les animaux, auxquels nous n'accordons qu'un instinct vil & borné, sont moins dénaturés, vis tu jamais les mêmes especes s'armer les unes contre les autres? hier encore, j'avois tué un loup; il en sortit un autre du bois voisin, il s'approcha de ce corps, il reconnut son semblable, il léchait ses blessures, il gémissait, il poussait des hurlements affreux; ce coup d'œil de la férocité attendrié me fit impression, j'arrêtay la flêche prête à voler, & je revins à la grotte tout pensif & rêveur. -- C'est avec raison, mon „fils, que tu me fais ces questions; la Nature n'est en toi ni pervertié „ni corrompué, de tout temps les hommes se sont fait la Guerre. à peine les sociétés furent elles formées, que l'ambition, la jalousié, & ce malheureux droit de propriété les diviserent. Le fort opprima le faible, l'injustice terrassa l'innocence, & la violence devint la derniere raison des Rois. “Ces Guerres étaient même alors bien plus funestes. C'étaient des émigrations d'une nation entiere, qui, le flambeau à la main, sans ordre, sans chef, & souvent sans raison, passait chés le peuple voisin, dévastait son pays, & le trainait dans l'esclavage. Mais, aujourd'hui, qu'elle est devenûé un art qui a ses principes, ses loix, son côde; que de fortes places défendent l'entrée des Etats; que des armées entretenués en tout temps s'opposent aux invasions, la Guerre n'est ni aussi sanglante, ni aussiterrible: C'est la discipline des troupes, & l'habilité du général qui en décide le sort, & qui fixe la victoire. Il lui montre ensuite comment, ces masses formidables se conduisent, se choquent, s'entrélassent, se retirent, comme elles marchent, comme elles campent, leurs différents ordres de bataille, le mêlange de leurs armes fuivant le terrein: ici, deux lignes s'avancant parallelement avec des réserves derriere elles; la, une disposition oblique ménaçant le flanc de l'ennemi, & réfusant le reste de l'armée, ou un croissant attaquant les deux ailes, & tenant son centre éloigné; plus loin, un passage de riviere, & de défilé, l'investissement & l'attaque d'une place forte. Il trace toutes ces figures sur le sable, il appuye ses préceptes par des exemples sensibles, il lui raconte les campagnes qu'il à faites, les actions où il s'est trouvé comme général, ou comme subalterne, il découvre son sein cicatrisé de nobles blessures toutes reçues pour la patrie. Le jeune homme prête une oreille attentive: Cette terre argilleuse & grasse ne s'ouvre pas avec plus de facilité au soc tranchant de la charrûe: il se fait expliquer cequ'il n'a pas bien conçu, il l'explique lui même ensuite; ses yeux s'allument. Zaleg émerveillé, pleure de joyé en voyant développer dans son fils le courage, & cet esprit de patriotisme. Ces instructions intéressantes se répétent tous les jours; Zaleg ne s'attache qu'aux arts nécessaires, au bonheur des peuples; il ne perd pas son temps à ces études vaines, à ces sçiences de spéculation, monuments de la curiosité & de la foiblesse humaine; parcequ'il sçait que tout y est en conjectures, & que la marche lente & refléchie de l'homme qui compare & qui juge mene plus souvent au vray, que les conséquences sophistiques de nos systêmes. LIVRE TROISIEME. La Nature ne veut rien perdre de ses droits. Notre éleve arrive à ces années tumultueuses, où elle commence à parler au cœur, où le coup d'œil du printemps qui rénaît, de l'arbre qui croit, de la fleur qui se réproduit, porte à l'imagination active un délire d'idées confuses. Déjà il éprouve ces inquiétudes secretes, ces désirs incertains qui annoncent la naissance des passions. Ainsi ce Zéphir qui enfle mollement les voiles, & qui ride légérement la surface de l'onde prépare le grain qui va former la tempête & bouléverser les mers. Ces symptômes n'ont pas échappé à la vigilance de Zaleg. Il entrevoit l'orage, il rédouble de soins, il ne quitte plus son fils, il cherche de nouveaux sujets de travail, & de dissipation, afin de donner le change à ses sens révoltés; mais plus industrieux & plus actif, le tempérament surmonte bientôt ces faibles digues, & renverse tout sur son passage. Un jour Nadir étoit endormi; un songe leger le transporte au bout du vallon; il erre pendant quelque temps, sous une allée de peupliers, ensuite il conduit ses pas dans un bosquet voisin; un prestige enchanteur semble l'y attirer; il apperçoit, à travers les feuilles vacillantes, un objet qui lui parait nouveau, il s'approche. Dieux! quel spectacle! Une jeune personne d'une figure ravissante, couchée sur le gazon. Elle étoit dans cet état de langueur, où la beauté est si touchante, & où elle ne se repose que pour regner plus sûrement; ses cheveux bruns flottaient négligemment sur son sein d'albâtre, le Zéphir se jouoit amoureusement dans ses boucles épaisses, mille fleurs s'élevaient autour d'elle & s'empressaient de la toucher. La Nature en Silence semblait s'admirer dans son plus bel ouvrage. Nadir sent naître un saisissement inconnu. Un feu ardent pétille dans ses veines, il ne peut se lasser de la regarder, il s'avance à pas lents & timides, il s'arrêtte, & il regarde encore. Déja à la faveur d'un taillis épais, il est presque à ses côtés quand elle leve les yeux, & l'apperçoit; elle pousse un cri. L'incarnat de la pudeur se mêle aux lys de son teint, elle veut fuir; plus prompt que l'éclair, Nadir se jette à ses pieds, il l'arrête, il la prie de demeurer. Les expressions se précipitent sur ses lévres enflammées & s'y confondent. Bientôt, (que ne peut le sentiment guidé par la nature?) Il ose plus, il prend une de ses mains, il la baise avec transport;......... mais alors l'ombre s'évanouit, & Nadir se rétrouve seul dans la grotte, avec le souvenir de son songe, & la vivacité de son imagination. Cette image à sillonné rapidement son esprit, une moiteur brûlante humecte tout son corps. Il à le souffle halétant du desir; chargés d'une douce langueur, ses yeux s'appésantissent, & il s'arrache avec peine au répos qui lui procure cette illusion enchanteresse. Son Pere à été témoin de cette crise; C'est dans ce moment de reveil que l'ame, comme dans un miroir fidele se refléchit à nud. Il à vu ce trouble, cette agitation; il juge que le sommeil qui à précédé n'a pas été calme; il embrasse son fils, il le presse de luy expliquer le sujet de son émotion. Ah, mon Pere! (luy repond, le jeune homme,) „tes questions previennent ma curiosité inquiete, j'allais te demander, mais je n'osois....... qu'ai je donc vu cette nuit?...... Une créature comme moy....... elle est sans doute de ce sexe qui habite l'univers avec les hommes...... jamais tes crayons magiques n'ont rien formé de si beau; un tissu leger voilait ses appas sans les couvrir...... Un charme invisible m'a subitement frappé; Une chaleur subtile a passé dans mon sang, elle circule avec lui, elle fait partie de mon être ....... si tu l'avais vue! quand sa belle bouche essaya quelques sons; le rossignol n'a pas un chant, niaussi tendre, ni aussi harmonieux. Une odeur suave embaumoit l'air autour d'elle, je ne respirais plus, je craignais de l'interrompre.... & quand je me suis approché, qu'elle voulait fuir, que je l'ai arrêtée, quand ma main à touché la sienne; alors elle ne parlait plus, son ame était dans ses yeux..... qu'ils étaient éloquents? Un mouvement involontaire l'entrainait; sa tête se penchait sur la mienne, quand ce joli songe a fini.... mais dis moi, mon Pere! pourquoi ces idées m'enflamment-elles encore? pourquoi ce mouvement, cette palpitation que je ne puis définir? Zaleg voit qu'il n'est plus temps de feindre, il sçait que quand l'imagination de la jeunesse fait un certain progrès, il est dangereux de l'abandonner à l'instinct d'un tempérament ardent & curieux; & qu'il vaut mieux alors, lui montrer le vice avec ses défauts, le plaisir avec ses dangers, & l'abyme où il entraine par un chemin semé de fleurs. D'après cela il parle ainsi à son fils. „J'aurois voulu te laisser ignorer plus longtemps ce qui je vais t'expliquer, plût aux Dieux! que tu ne l'eus appris que lorsque la raison auroit pu te conduire & s'opposer au torrent de tes passions, mais la Nature maîtresse infaillible, t'a éclairé de son instinct, & a déchiré le bandeau de cette utile ignorance, oui mon ami, c'est une femme que tu as vue en songe; Créature en tout semblable à nous, mais d'un sexe différent, placée sur la terre pour la régénération de l'espece, pour la consolation de l'homme, & pour la douceur de sa vie; elle serait le don le plus précieux du Ciel; si la corruption des cœurs n'avoit fait naître des vices; & dégénerer en abus le plus grand de tous les biens. „Cette émotion que tu éprouves, est l'attrait sympathique qui lie les deux sexes, qui les porte à se réchercher mutuellement & à s'unir entre-eux. Cette union sacrée chés tous les peuples, ordonnée par toutes les réligions, est le bonheur suprême quand elle est bien assortié; mais dans ce siécle malheureux, & sur-tout en Perse, l'intérêt ou le hazard en décident, le dégout le rend insipide, & l'infortune la termine presque toujours. Le libertinage a altéré les mœurs, & renversé les loix; l'adultere est passé en coûtume, la fidélité conjugale est dévenue un préjugé ridicule; l'éducation des enfants, un devoir triste & ennuyeux. Toutes les vertus sociales, languissent, sans récompense pour ceux qui les ont & sans punition pour ceux qui les méprisent. „N'attribues cependant pas aux femmes, tout le désordre qui regne, il faut chercher la raison de leur empire dans notre faiblesse; elles ne sont avec nous, que ceque nous voulons qu'elles soient, quand les Persans seront hommes, elles rentreront dans leur sphere, & réprendront ces qualités douces, pacifiques & bienfaisantes qui font l'essence & le charme de leur caractere. „La beauté, les graces, & les talents, sont le partage des femmes, comme la force, le courage, le génie, sont celui de notre sexe, leurs organes sont plus faibles, mais plus exquis, leur esorit est moins profond, mais plus délicat; leur imagination moins vaste & moins sublime, mais plus vive & plus gracieuse; elles peignent avec la parole, & nous ne faisons qu'exprimer. Presque toujours leur langage depend du moment; leur vertu de l'occasion, & leur façon de penser, de la circonstance. Généralement elles n'ont point de caractere, mais celles qui en ont, sont plus fermes & plus décidées; elles portent alors tous leurs goûts à l'excés; la piété jusqu'à la superstition, l'ambition jusqu'au crime, l'amour jusqu'à la folie; cependant on peut dire du plus grand nombre, que les passions sillonnent rapidement leurs cœurs, & s'en éffacent de même, en tout. mon Fils, c'est le plus aimable des deux sexes, mais le moins estimé, & celui qui prétend le moins a l'être. A ce tableau, il y a encore des nuances infinies, suivant le caractere des nations, l'espece du climat, & les mœurs des hommes. Ainsi le papillon leger se teint de couleurs nouvelles suivant les fleurs qui le nourrissent, & le soleil qui le colore. „Aucune passion n'est peut-être aussi dangereuse que celle des femmes: aucune ne nuit plus aux grands projets, & n'énerve plus les esprits, on contracte nécessairement auprès d'elles quelque chose de faible & de rampant, on y perd en solidité ce qu'on acquiert en légérété & en agrément, & on s'accoûtume à mettre des minutiés à la place des devoirs importants de la vie, jettes un coup d'œil sur l'histoire de tous les peuples & tu verras ce qu'ils ont été quand les femmes leur on donné le ton; la galanterie y est devenué une occupation sérieuse, & les intrigues de grandes négociations. Vois la Perse dans cet instant fatal; le thrône y est en quenouille, le luxe y confond tous les ordres, la mollesse y régne de toute part, les richesses y tiennent lieu de tout: ici, des satrapes qui n'ont d'autre grandeur que leur nom, & le faste de leur représentation; des Généraux que la brigue a élevés & qu'elle soutient; là, des jurisconsultes que l'argent a placés, qui ne savent que des mots & n'ont que de la foiblesse. Eh! comment seroient ils autrement? élevés dans de faux préjugés, entrainés par des plaisirs séduisants, passant leur jeunesse à mandier des faveurs aux genoux d'une femme; que veux tu qu'ils pensent de grand, & qu'ils imaginent de difficile? si par hazard il s'éleve parmi eux quelqu'un qui se distingue par un caractere plus nerveux, c'est une foible lueur au milieu de tenebres épaisses, & qui ne sert qu'à mieux faire appercevoir l'obscurité. „Que tout ce que je viens de te dire, mon fils, ne te fasse pas conclure que l'homme est né pour la solitude, les femmes sont le lien le plus doux de la societé; elles ont répandu de l'amœnité sur les mœurs, de la douceur dans les esprits, elles sont comme ces plantes salutaires qui ne deviennent un poison qu'entre les mains du chymiste ignorant; mais ces unions doivent être légitimes, bien assorties, indissolubles, & respectées. Ce doit être le premier soint du gouvernement, puisque c'est cequi lui donne des citoyens & que sans citoyens il n'y à point de patrie. „ô souvenir amer! & qui rappelle a ma mémoire la plus vertueuse des épouses, ô ma chere Mandane! tels furent les liens qui nous unirent, je ne t'avois choisie ni à la cour, ni dans le sein bruyant de la capitale, t'on Pere étoit pauvre, mais homme de bien, & je ne t'avois pas dédaignée, tu n'avois respiré ni la contagion dangéreuse de l'exemple, ni celle du luxe insolent qui corrompt tout ...... quel jour, aussi! quel instant que celui de la cérémonie sacrée qui nous unit.... ta main trembloit dans la mienne...... la pudeur, la joyé, un saint recueillement, brilloient sur t'on visage, nos jours fûrent sereins & calmes, nos nuits ardentes & délicieuses; ah Zaleg!... me disois tu quelquefois, si le Ciel nous accorde des enfants, qu'il nous les donne vertueux! ou plutôt la mort!...... hêlas! que n'a telle vécu! elle te verroit, elle se rejouiroit d'avoir un fils tel que toi. De frequents soupirs l'empêchent de continuër, deux ruisseaux de larmes arrosent ses joues. Son fils attendri vole dans ses bras; ils restent étroitement embrassés sans se parler: enfin Zaleg seche ses pleurs & continué son discours. „Telle soit la Compagne que je prié les Dieux de t'envoyer! tu sçais les desseins de la providence sur toi; tu sçais qu'elle t'a destiné à servir la patrie & à la sauver. Ben-Abassy du sejour glorieux ou sa sagesse la placé veille sur ton sort souviens toi qu'il ne fut grand que parcequ'il commanda à ses passions. Loin de toi, si tu veux lui ressembler, ces feux grossiers qu'allume l'instinct de nos sens; on s'y livre avec emportement, on en jouit avec amertume, le répentir les suit toujours. Un hymen heureux est la récompense de la vertu sur la terre; & un mariage mal assorti, la punition des méchants; ils ne s'apportent mutuëllement que des corps usés par la débauche, des cœurs épuisés par les intrigues; & il ne naît d'eux que des insectes aussi vils, & aussi misérables. C'est ainsi que Zaleg oppose des leçons utiles, aux desirs impetueux de son fils, il enflamme son émulation sur d'autres objets. C'est sans doute le seul moyen pour éloigner les vices séduisants, que de présenter à la jeunesse des vertus plus attrayantes encore, de même qu'aux deux bouts de l'Atmosphere, on voit quelquefois des feux s'allumer en même temps, se confondre, se répousser mutuëllement, & finir par se dissoudre sans éclat, & rendre le ciel plus serein & plus pur. LIVRE QUATRIEME. Le temps approche où Nadir va être abandonné à lui même; il a vingt ans, son ambition s'est développée, il éprouve les élans du génie, il brule de s'exercer dans la carriere que le Ciel lui destine, son Pere ne peut plus retenir cette ardeur fougueuse. Vous le voulez Dieux puissants! (s'écrie t'il) je reconnois vos volontés à ce noble courage, a ces symptomes de gloire qui brillent sur son front; achevez votre ouvrage & veillez sur lui! Il reste cependant encore des leçons à donner à son fils, sur le monde où il va entrer, & sur la conduite qu'il doit y tenir. Zaleg veut révétir ces derniers entrétiens, de l'appareil le plus séduisant; il sçait que les images frappent la jeunesse, & rendent la vérité bien plus sensible. Un matin avant le point du jour, il sort de la grotte avec lui; il le conduit par des sentiers tortueux & inconnus. Après deux heures d'une marche lente & pénible, ils arrivent sur la plus haute montagne des environs. C'étoit le môment du lever du soleil, ses rayons étincellans dorent la cime des côteaux; quelques nuages pourprés entourent son disque; mais insensiblement ils prennent une teinte plus douce, & se perdent dans un fond d'azur. Un bruit confus se fait entendre dans la plaine, ce sont les cris de la nature reveillée. Le brouillard se retire de dessus la terre humide, & par des gradations successives & lentes, ménage l'étonnement de Nadir. Des points noirs indiquent dans le lointain les habitations des hommes, déja on distingue au pied de la montagne, les hameaux écartés, & misérables, bientôt l'horison s'éclaircit, on voit les villages plus resserrés; les villes opulentes; on découvre les tours du superbe Ispahan. Quel spectacle, pour un être raisonnable & pensant, que celui d'un monde habité! il ne nous frappe plus, parceque notre vue y est familiarisée dès l'enfance, ou que nous le voyons sans refléxion. Mais ici tout est nouveau pour Nadir; il régarde, il observe, il compare ce qu'il voit avec ce qu'on lui a dit; il interroge son Pere, ses questions se précipitent, & se confondent -- „Ces maisons chêtives & couvertes de chaume, qui les habite? -- Le laboureur utile & misérable, là, mon fils, on rétrouve encore des mœurs innocentes, de la santé, & la pauvreté heureuse. & plus loin, ces enceintes plus régulieres, plus vastes, & mieux bâties? -- Ce sont des villes, c'est la demeure du riche & de l'industrieux, de la fainéantise, & du vice; c'est le fleau des campagnes & la ruine de l'Etat -& là bas, mon Pere, cette cité immense qui borde l'Horison, & dont les édifices s'élevent jusqu'aux nuës? -- C'est Ispahan, la Capitale de notre patrie, le séjour des grands, du luxe, de l'orgueil & des arts, le gouffre devorant où s'engloutissent toutes les richesses de la Perse Eh quoi! (s'écrie Nadir,) ce sont des hommes dela même espece qui habitent sous des toits aussi différents! c'est le même gouvernement qui les régit! & les loix ne rémedient pas à cette disproportion honteuse! Ah mon Pere! tu avois raison de prévoir en frémissant le sort de la Perse. Sans doute une nation, où tous les honneurs sont pour les richesses, & toute l'humiliation pour la pauvreté, touche à sa décadence: Il continuë ensuite d'observer; ses refléxions sont promptes & concises, son Pere le suit des yeux, il attend que cette premiere curiosité soit satisfaite, àfin que dans le moment de l'instruction, il ne soit distrait par rien, peu à peu le jeune homme se rapproche des objets qui sont autour de lui, il porte sur la plaine une vuë plus tranquille. „arretons nous ici, (lui dit alors, Zaleg,) & il commence ainsi. „Voilà donc, mon fils, le vaste thêatre où tu vas débuter. Le chemin y est glissant, les piéges y sont communs & couverts de fleurs; mais la vertu y offre un secours supérieur aux séductions du vice, je ne te dirai rien de plus sur la pratique des qualités sociales; tu dois en trouver les principes dans la bonté de ton cœur, & dans le témoignage de ta conscience. Quiconque a besoin d'exemples ou d'instructions, pour s'affermir dans la bonne voyé, y marche lentement & s'y égarera un jour. „Ce paysage varié t'offre à peu près le tableau de la Perse entiere. Quel climat! Quelle fertilité! Vois ces côteaux couronnés de vignes, ces plaines couvertes d'epis jaunissants, ces prairiés riantes & émaillées, ces arbres surchargés de fleurs; mais avec tous ces biens, le laboureur n'est que le tributaire malheureux du riche avide, ou d'une administration vicieuse. accablé d'impôts, tirannisé, par les vexations, il arrose cette terre de suéur & de larmes; il gémit au milieu d'une moisson abondante, & se plaint, que, quand la Providence a tout fait pour lui, une influence maligne en détourne les bienfaits. „De la, mon fils, (& le coup d'œil t'en a frappé avec raison), ce cahos de luxe & de misere, cette disproportion barbare, cette population immense dans les villes, cette désertion dans les campagnes, cette langueur répandue dans le corps de l'Etat, l'arbre est attaqué par le pied, il faut quelque temps pour le détruire, ses feuilles sont encore vertes & touffués; mais si on ne donne la vié aux racines, il écrasera un jour le voyageur assés imprudent pour se fiér à son ombre. „Jette les régards de ce côté, mon ami; vois ce fleuve descendre des montagnes, se grossir dans son cours, & serpenter majestueusement dans la plaine. Cinq ousix de ces grandes rivieres traversent l'Empire, y ont leurs sources & leurs embouchures; une infinité de canaux & de chemins se croisent en tout sens, & s'y réjoignent Regardes ici a l'Horison cette nappe blanchâtre, qui semble se prolonger, c'est la Mer, elle fait presque l'enceinte de la Perse, elle y offre partout des anses commodes, des ports aisés & surs, quel Royaume seroit mieux situé pour l'avantage du Commerce & pour le débit de ses denrées! si l'exportation n'étoit pas gênée, si les droits n'étoient pas excessifs, si l'industrie n'étoit pas taxée, ou découragée par des privilêges exclusifs; si enfin le gouvernement veilloit à ce qu'on ne portât hors de l'Etat que son superflu, & à ce qu'on n'y rapportat que ce que l'on peut acheter avec ce superflu. „La politique des peuples doit être fondée sur des principes analogues, à leur puissance, & à leur génie. que les habitans des Palus méotides, dont l'Etat est petit & les ressources bornées, portent toute leur industrie au dehors, qu'ils aient des coloniès dans toutes les Partiés du Monde, qu'ils soient les facteurs de l'Asie, c'est leur rôle naturel, & ce qui fait leur grandeur. mais la Perse vaste, fertile, & peuplée, doit tout tirer de son sein, sa fermentation doit être intérieure; & alors les étrangers viendront chercher ses productions dans ses ports; son commerce n'aura pas même besoin de Marine Militaire pour le proteger, elle ne contractera jamais de dettes, rarement de Guerre; que pourroit l'Asié entiere? contre une Nation florissante, belliqueuse, se suffisant à elle même, & qui n'auroit qu'a fermer ses ports, pour lui faire demander la paix. „Tel étoit le plan du vertueux Abassy. Je veux fonder, me disoit il souvent, la gloire de mon Empire sur le bonheur de mes sujets, plus je diminuérai les impôts, plus mes trésors augmenteront, j'honorerai l'agriculture, j'enveray les grands dans leurs terres, les riches dans leurs biens; je ferai refluér dans les campagnes, ce suc surabondant qui engorge les canaux de l'Etat, & qui en gêne la circulation. Ma Cour ne sera nulle part, & sera partout j'iray jouïr chez le laboureur du spectacle de l'humanité heureuse; & alors je mourrai content. „La mort s'est jouée des projets de ce grand homme, peut-être l'éxécution t'en est-elle réservée. mais souviens toi, mon fils, que les moyens doivent être surs & efficaces. Un medécin habile ne rétablit pas son malade épuisé, par des remédes violents; il en étudié le tempéramment, il le prepare; & ce n'est que goutte à goutte, qu'il fait couler dans ses veines un sang pur & nouveau. „Tu portes ta vue sur Ispahan, & tu t'étonnes avec raison, en voyant cette tête monstrueuse dans un corps débile & malsain. La Capitale d'un Etat bien gouverné devroit en être le point central, & vivifier sa circonférence; dans celui ci, au contraire, elle attire tout à elle, elle absorbe tout, & les extremités languissent. C'est la patrie des arts; mais ces arts sont presque tous frivoles, & prennent la teinte du génie qui les fomente, & du riche qui les dirige, il y regne encore des vertus, mais elles se cachent dans la nuit du silence, & le vice y marche la tête levée. partout le luxe insolent imprime ses traces superbes; vois autour de la ville, ces bâtiments somptueux, ces jar“dins où à prix d'argent & d'effort! l'art a défiguré la nature. „C'est dans ces rétraites voluptueuses que les grands viennent passer quelques jours de cette saison: là inaccessibles au pauvre, sourds aux cris de la misere publique, le saint nom de patrie, ne reveilla jamais leurs ames engourdiés, leurs révenûs sont administrés comme ceux de l'Etat; des préposés mercénaires les pillent, & oppriment leurs vassaux, ils seroient respectés dans leurs provinces, & à la Cour ils ne sont que des esclaves titrés; malgré cela ils veulent toujours y être: cette yvresse est sans doute leur punition. „As tu remarqué, mon fils, à gauche d'Ispahan, ce palais dont les toits doré réfléchissent un éclat si vif, ces labyrinthes en amphitheâtre qui élevent jusqu'au Ciel leurs cimes touffuës? C'est le séjour des Rois de Perse. Benabassy avoit toujours habité sa Capitale; mais on a persuadé à son successeur, qu'il ne falloit pas familiariser le peuple avec la Majesté Royale, il s'est éloigné de ses sujets & les cœurs de ses sujets se sont éloignés de lui. „C'est là le théâtre de la cabale & des révolutions, sur cette scene étroite une foule de courtisans se heurtent & se trompent continuellement. les passions particulieresy dirigent les affaires de l'Etat. tel événement qui fait l'époque dans les annales de l'Empire est amené par une intrigue, & la Politique n'en est que le prétexte illusoire. quelques vertus surnagent sur cette Mer d'iniquités; mais elles sont rares & sans crédit. „Presque tout ce qui vit à la Cour arrive bientôt à la dépravation; ce colosse immense s'éleve au milieu d'elle sur un thrône brillant d'or & d'azur; il a le cœur de fer; & le front d'airain; l'ambition, l'intérêt, la luxure, l'orgueil, & la flatterie sont ses ministres & ses Prophêtes: il n'y a qu'un sentier pour l'éviter, c'est par la que marche le sage; ces passions brisent à ses pieds leurs flots impuissants, & il voit mouvoir autour de lui ces groupes d'atômes, sans être entrainé par le tourbillon. „L'Ambition n'est pas dangereuse quand elle a un principe louable, quand le bien de la patrie l'anime: ce sera celle de mon fils, & je ne crains rien d'elle. „L'intérêt est le vice des ames basses, la tienne n'est pas faite pour lui. la luxure trainera ses pas im“mondes jusqu'à toi, elle voudra regner sur tes sens; mais un amour vertueux te mettra au dessus d'elle. tel est l'auguste privilege de la vertu, que le vice fuit à son aspec. „L'orgueil a son principe dans nos cœurs: sa marche est lente & sourde; d'abord il n'est qu'amourpropre, ensuite confiance, bientôt morgue & hauteur, & alors il n'a plus de frein. Oppose de bonne heure, mon fils, aux progrès de ce vice, l'idée de notre faiblesse, de la grandeur de la divinité, & le spectacle de tes fautes: le premier pas qui y conduit est toujours l'aveuglement. „Quant à la flaterie, c'est un vice trop honteux pour que j'apprehende de t'y voir livré: mais n'en respires pas le poison dangereux. Vois-tu ce lierre malfaisant dont les rameaux fléxibles dessechent l'arbre, qu'ils semblent couronner? ainsi plus rampant & plus souple encore, le flatteur corrompt le maître auquel il s'attache. „A tout ceci, mon fils, je n'ai rien à ajoûter; les Dieux feront le reste; ils veulent que nous nous séparions, je respecte leurs decrêts; il en coute à mon cœur. Combien de fois ma tendresse me conduira-t'elle ici! Combien de fois mes yeux impatients te chercheront-ils sur cette plaine immense! Veux tu adoucir mes maux? ne t'écartes jamais du chemin de l'honneur. je ne pleurerai pas ton absence, quand je te sçaurai occupé à faire le bien, un jour nous réunira, un jour tu seras la consolation de ma vieillesse heureuse; mais auparavant tu as des devoirs importants à remplir; jusques la, il faut nous priver de la douceur de nous revoir: le Ciel le veut ainsi. „J'ai envoyé il y a quelques jours mon esclave a Ispahan. Sorane est prévenu de ton arrivée, il est mon ami, il a de l'expérience, & il te servira de Pere. Je n'ai pas besoin de te récommander le secret sur mon azile, & sur ton éducation, encore moins de t'engager à ne pas m'oublier...... fais remettre tes lettres sous cette pierre ou nous sommes assis; mes pas inquiets m'y conduiront souvent; adieu mon fils, il faut..... & en même temps il se leve, le prennant par la main. La sensibilité de Nadir, n'a „pas attendû ces derniers mots pour éclater, son attendrissement s'est déja manifesté par des larmes abondantes, il embrasse son Pere, il le serre étroitement; -- non ne nous quittons point ..... je ne le veux pas...... les Dieux sont trop cruels ...... mon ambition cede aux cris de la Nature. Cependant ils avancent toujours vers Ispahan, ils ne parlent plus, leurs pas se rallentissent; bientôt ils sont à l'entrée du desert: allons, mon ami, „(dit Zaleg), voilà ton chemin -- arrêtez mon Pere, encore un moment -- les délais ne font qu'augmenter nos douleurs adieu donc, je prends la course, car avec refléxion je ne pourrais pas m'arracher de vos bras“...... en disant cela, Nadir s'éloigne avec rapidité, son Pere soupire, & le fuit des yeux; jusqu'à ce que le crepuscule descendu dans la plaine ait confondû tous les objets. LIVRE CINQUIEME. Nadir absorbé par la douleur ne jette en chemin que des coups d'œil distraits sur ce qui l'entoure; mais quand il pourrait s'en occuper, il n'en serait frappé que faiblement; C'est un tableau mouvant dont il connait le mécanisme, arrivé aux portes d'Ispahan, il y trouve l'esclave qui l'attendait & qui le conduit chez Sorane. Depuis les changements arrivés à la Cour, cet honnete citoyen s'était retiré dans un des quartiers les plus deserts de la Ville. Sa maison était petite & simple, mais bien située & commode, elle n'avait pour decorations exterieures que la réputation du maitre, & les bienfaits qu'il répandait dans le voisinage. La demeure d'un homme de bien est le temple de la vertu sur la Terre. Cependant on annonce à Sorane l'arrivée de Nadir; il court au devant de lui, il l'embrasse avec transport, il le regarde avec attention. „Oui, je ne puis m'y tromper, c'est le fils de mon ami, ce sont ses traits, sa voix; voilà les yeux & la bouche de sa Mere. O! vertueuse Mandane..... j'étois auprés d'elle quand vous naquites........ elle vous prit dans ses bras affaiblis, Sorane, me dit-elle, je vous recommande cet enfant, partagez le soin de son éducation avec son malheureux Pere.... l'horreur de ses souffrances, les angoisses de la mort ne purent la distraire de cet objet cheri, & elle éxpira en s'occupant de vous. Dieux puissants! vous versez sur nous de la même coupe, les maux & les biens, j'ai été témoin de cette scene de douleur, je l'ai été de l'exil de mon ami, il est encore loin de moi; mais aujourd'hui vous me faites voir son fils, je puis m'acquitter envers lui; vos arrets sont équitables, & je suis content. Il lui fait ensuite beaucoup de questions; les reponses du jeune hommè sont promptes & lumineuses; le sage vieillard admire la précision & la justesse de ses idées, la touche mâle & nerveuse de ses expressions; son cœur s'en dilate de joye; tel un fleuriste se plait à la vue d'une belle tulipe; il en considere tantôt la tige droite & haute; le calice ouvert & bien formé, tantôt les feuilles panachées, & les couleurs ondoyantes. Après cela ils font ensemble un souper court & frugal, Sorane avait conservé à sa table la simplicité des anciens Perses. Ce sont les repas de la grotte, du cresson, du lait, des plantes & des fruits de toute espece, de l'appetit & de la liberté. On conduit Nadir dans l'appartement qui lui est destiné, il se couche; mais il dort d'un sommeil agité, & interrompu, parce que son imagination fermente avec activité. Le lendemain avant le point du jour, Nadir impatient s'arrache au duvet, nouveau pour lui, il a déja parcouru la maison, il en observe la distribution intérieure, il va auprès du lit de Sorane, il lui fait part de ses observations, il l'engage à l'accompagner dans Ispahan, il y voit avec étonnement ce cahos immense, ces groupes perpetuels, & toujours renaissants d'hommes de toute espece. Mais à peine jette-t'il les yeux sur ces édidices superbes, sur ces pretendus chefs d'œuvre. il connait presque tous les arts par théorie, il sçait que l'industrie humaine est infinie, & que ce qu'elle n'a pas fait elle y atteindra un jour, sans doute il faut une éducation comme celle quil a reçué, pour échapper au prestige des frivolités séduisantes, pour porter dans le monde ce coup d'œil philosophique, & pour étudier l'homme dans l'homme même. Sorane & le Pere de Nadir avaient epousé les deux sœurs, toutes deux leur avaient été enlévées dans les mêmes circonstances, & il ne restait aussi au premier, qu'une seule fille de ce tendre & malheureux hymen. Zirma, (c'étoit son nom) étoit alors dans sa quinzieme année. Elle avoit herité toutes les graces de sa Mere. Ce n'est pas un concours de traits réguliers qui plait; Zirma n'étoit pas parfaitement belle; mais elle avait cette phisionomie fine & touchante qui manque souvent à la beauté & qui vaut toujours mieux qu'elle. elle n'avait point le manége affecté des Persanes. son esprit étoit sans fard, comme sa figure; il séduisait vivement & séduisait toujours. à ces avantages, elle joignait beaucoup de talents, encore plus de modestié, un jugement délicat & juste. elle était née sensible; mais de bonne heure son Pere avait tourné cette sensibilité au bien, il l'aimait & il l'avait elevée lui même. Ainsi le jardinier prévoyant, garantit le tendre arbrisseau des chaleurs du midi & des influences du nord, & par une douce temperature fait éclore ses boutons naissants. En revenant, Sorane entretient Nadir de cette fille cherie, un Pere s'abandonne volontiers à l'éloge de ce qu'il aime, le jeune homme écoute avec avidité; son cœur palpite, ses yeux s'animent, le trajet lui parait long, ils arrivent enfin. Zirma était dans un salon, son ouvrage à la main. la toile s'animait sous son éguille, les les fleurs naissaient sous ses doigts fléxibles. en voyant entrer un inconnu, elle se leve & salue avec timidité. Quel instant pour Nadir! quel trait de feu a passé dans son cœur! il réconnoit la personne qu'il a vue en songe. Sorane le presente à sa fille; il veut parler, & il n'articule qu'à peine quelques mots entrecoupés, un siége se trouve à propos derriere lui pour cacher sa faiblesse. Cette sçene muêtte est digne des beaux temps de l'Age d'or. Nadir n'a pas seul éprouvé cette émotion; un sentiment confûs se fait entendre au cœur de Zirma, elle n'aborde plus Nadir qu'en tremblant, elle desire de le voir, ses regards s'attachent furtivement sur lui; quand il parle, elle écoute attentivement; quand il ne parle plus, elle croit l'entendre encore. Jamais l'Amour ne fait tant de progrés que dans ces moments de silence; l'ame toute à elle, & sans distraction en suce avidement le poison enchanteur; & le cœur est déja enyvré quand la raison voudrait éléver la voix. Un jour nos jeunes gens étaient dans le jardin, chacun de son côté, seul, reveur, & tous deux sans doute occupés l'un de l'autre, ils se rencontrent au détour d'une allée, ils se joignent, leurs régards sont incertains & troublés, leurs soupirs se confondent -- „Qu'avez vous, Zirma? vous soupirez -- Ah! je ne sçais Nadir ... mais je ne respire plus -- quelle soirée! quel souffle délicieux! -- jamais la Nature ne m'a paru si riante & si belle -- cependant, Zirma, tu l'effaces encore, sans toi elle languirait pour moi .... vois, tout ici te rend hommage. Ce vent frais se joue dans tes boucles .... Cette ombre qui tempere la chaleur, menage ton beau tein; cette rose se courbe sur sa tige, elle attend qu'on la cueille, & elle preférerait d'orner ton sein aux caresses du tendre Zéphir.“ en disant cela, Nadir s'avance vers le rosier, il cueille la branche & la présente à Zirma, qui l'accepte en rougissant. Le Dieu amoureux suit jusques sur le sein de Zirma le bouton qu'on lui enleve, il la voit, oublie la rose, & se fixe sur ses levres. Ils allaient sans doute en dire d'avantage, quand Sorane les aborda. La conversation changea de ton; Nadir s'entretint de ce qu'il avait vu dans la journée & de ses refléxions; Zirma s'eloigna par discrétion, & les laissa seuls. Sorane avait d'un taillis voisin, été témoin de l'entrévûé des deux amants; il voit germer avec plaisir des sentiments si conformes à ses projets; mais comme l'heure n'était pas encore venué & que les progrès trop rapides de cette passion naissante pouvaient nuire aux destins de Nadir, il prend sur le champ son parti. J'ai crû, (lui dit-il) mon Ami, m'appercevoir que vous aimiez ma fille, „& je le vois avec joyé. Quand les Dieux me la donnerent & que Zaleg eut un fils; je ne vous cache point quelles fûrent mes esperances; combien votre éloignement me donna d'inquiétudes, combien votre retour a accru ces idées flatteuses. Un jour le Ciel les realisera, un jour votre union fera le bonheur de vos Peres; mais auparavant le fils de Zaleg & le gendre de Sorane doit avoir servi sa Patrié; c'est son premier devoir, la Perse est encore paisible; mais les feux s'allument, & la foudre gronde sur sa tête, allez chez les étrangers apprendre à la sauver, rapportez nous leurs vertus, évitez leurs vices, jugez-les sans prejugé, soyez cosmopolite chez eux, & citoyen chez vous; un affranchi fidele, accompagnera vos pas; venez. il faut partir tout de suite. Ce ton de chaleur & d'autorité fit l'effet que Sorane s'en était promis. Nadir persuadé & interdit le suit en silence, ils montent dans un char. six coursiers vigoureux pressent leurs pas redoublés; & le lever de l'Aurore les trouve déja loin d'Ispahan. Chez tous les hommes le premier effet de la douleur, est d'abattre & deconsterner; mais dans les ames fortes, le second est de les roidir, & de les elever audessus d'elles mêmes. Nadir l'éprouve, il s'est abandonné à un chagrin sombre & morne, il a pleuré abondamment, bientôt son esprit se calme, il rougit de son aveuglement & de sa faiblesse, remercie Sorane, prend congé de lui, & continué sa route. Il traverse d'abord toutes les provinces de la Perse; il étudié leur climat, leur commerce, leurs loix, leur concours au bien de la monarchié, les moyens de le rendre plus simple, plus direct & plus avantageux, il s'arrête peu dans les villes, où le peuple ne parait jamais ce qu'il est véritablement, où le luxe fait illusion sur les richesses réelles, il ne suit pas les grands chemins; mais il marche dans l'intérieur des terres, il pénétre dans ces partiès eloignées, où la vivification manque, ou les abus croissent à l'ombre d'une autorité arbitraire & despotique. Dela, Nadir commence à parcourir l'Asie, il change d'état & de ton, suivant le génie des différentes nations; marchand, chés les Siciniens, & chés les habitants de Palus méotides, rien n'y échappe à ses regards. Il visite les arsenaux, les ports, les magazins, il examine les branches de leur commerce, les détails de leur marine, leur administration intérieure, leur politique, leur relation avec les autres Etats, & particulierement avec la Perse. Militaire en Bithénie, il étudié les ressources de cette puissance momentanée, les qualités de son Roi, les talents de ses Généraux, les principes de sa constitution, les défauts qui y regnent encore. ensuite il passe en Hesperie, il veut achever son voyage par l'Herulie; mais il entend parler de Guerre, il apprend que la Perse est menacée, & qu'une ligue puissante se forme contre elle. Cette nouvelle lui fait precipiter ses pas vers Ispahan, & il rentre en Perse, ayant vu partout des abus, quelquefois du bien, plus souvent du mal, étant convaincu que le gouvernement le plus parfait est celui qui est le moins defectueux, & rapportant dans sa patrie des vûes grandes & justes, des projets avantageux & possibles. telle l'abeille ingénieuse a sçu discerner les fleurs utiles, & en picorait tranquillement le suc; lorsque l'air se rafraichit, & que les nûages s'amoncelent, elle abandonne sa pature & revient en bourdonnant à sa ruche. En arrivant à Ispahan, Nadir vole ou son cœur le conduit, il embrasse Sorane, il revoit Zirma & elle lui parait encore plus belle, de son côté Zirma le regarde & s'applaudit intérieurement de son choix, ses traits sont devenus plus mâles & plus reguliers, son teint est moins délicat, il narre agréablement; jamais d'égoïsme dans ses recits, chaque phrase exprime une idée, & chaque idée est jus-te & sensible, il faut être Amante pour faire ces observations, & pour en savourer délicieusement le prix. Les premiers moments de ce retour sont consacrés à la joye. Sorane eût trop perdu lui-même à se séparer de Nadir; il ne se lasse pas de l'entendre, il l'interroge sans cesse, il l'admire avec attendrissement. „ô Pere digne d'un tel fils! (s'ecrie-t'il quelquefois) ô Patrié! ô Zirma! ô toi même Sorane! qui de vous sera le plus heureux de le posseder? les Dieux ont pris plaisir à le former, il nous satisfera tous.“ Cependant le flambeau de la Guerre brille de toutes parts, les Siciniens, les Bithiniens, les Parthes s'avancent a grandes journées, une foule de soldats mercenaires vient grossir leurs drapeaux. ils menacent les frontieres de la Perse, l'allarme est dans le Royaume, on leve a la hâte des troupes, on répare les fortifications, le laboureur paisible est arraché à sa charrue, les impôts, les vexations, la misere, la famine accourent à plein vol, ces spectres avides & décharnés planent au-dessus de la Perse; ils font retentir l'air de leurs siflements horribles, & étouffent jusques dans le sein de la terre, le germe des moissons. Au milieu de ces troubles, le seul Ispahan est tranquille, le luxe y augmente & insulte à la desolation publique; on croirait qu'il est la capitale d'une autre Patrié. infortunés habitants, encore si c'étoit la fermeté & le courage qui vous rendit supérieurs aux évenementsl mais non, c'est la mollesse, c'est l'aveuglement, c'est l'oubli du Patriotisme; il ne coule plus dans vos veines qu'un sang lache, stupide, & corrompû. Nadir a vû ces preparatifs, son ardeur s'enflamme; à peine la présence de Zirma peut-elle la balancer, il ne parle plus qu'armées, combats, Patrié. tel au bruit d'une trompette Guerriere, ce coursier fougueux dresse ses crins superbes, frappe la terre de son pied impatient, & s'échappe en bondissant du sein d'un riant paturage. „allons, mon ami, il en est temps (lui dit un jour Sorane) j'ai prevenu tes desirs. le nom de Zaleg a trouvé des protecteurs, j'ai obtenu pour toi le commandement d'une legion. Cette Guerre s'annonce sous des auspices facheux; peut-être il t'appartient de lui faire changer de face. C'est a la vertu à détruire l'ouvrage du vice. „J'avois prevû dès longtemps l'embrasement qui s'etend sur la Perse. la mort de Ben-Abassy, & la retraitre de votre Pere preparerent nos desastres. le systême de politique changea, des interêts mal entendûs nous allierent avec les Parthes, la Guerre survint, elle fut malheureuse, & la Paix qui la termina, achetée & honteuse. „Une main habile aurait pû sansdoute reparer ces maux. la Perse, est un corps robuste qu'un regisme bien ordonné pouvait rétablir; mais un empirique le traita, & perdit tout, il n'employa que des palliatifs, & ne remonta jamais à la source du mal; bientôt l'Etat fut agité de convulsions, & devint de plus en plus faible & languissant, nos voisins en profitent & nous attaquent de toutes parts; nous sommes sans troupes, sans argent, sans crédit, sans vertus, le timon est à qui se sentira assez habile pour s'en saisir. „Il me reste à te faire connoitre le ministre qui a attiré tous ces maux sur la Perse. Crantor à de la naissance; mais il était étranger & sans biens; tant que Ben-Abassy vecut, il rampa dans le néant. après sa mort les vices regnerent & il triompha. les femmes, la hardiesse, les intrigues, & le faste l'ont conduit a cette fortune éclatante. on confond trop souvent les fausses lueurs de l'esprit, avec le feu du genie, avec ces élans divins, que donne la Nature & que l'on n'acquiert pas. Crantor à l'un, & n'eut jamais l'autre. plus de vivacité que de solidité dans l'imagination, plus d'entêtement que de constance, plus de fausseté que de souplesse, plus de manege que de politique, plus de dureté que de fermeté, plus d'ostentation que de générosité. ambitieux, avide, & insatiable, il a accumulé sur sa tête, & sur les siens, toutes les dignités & tous les honneurs, il a elevé sa fortune sur l'injustice, & il la cimente de la substance des peuples. ennemi du travail, ami des plaisirs, il passe sa vié à captitiver son maitre, & à eloigner du Throne les cris de la nation, il est a la fois la haine des grands, & l'éxecration des petits, mais tout tremble devant lui, sa chûte serait le salut de l'Etat; peut-être faudra-t'il la chûte de l'Etat pour entraîner la sienne. Après cet entretien ils partent pour la Cour. Nadir est presenté au Roi, qui le distingue à peine. ils vont de la chez le ministre, on annonce le fils de Zaleg. le saint nom d'un homme vertueux suffit pour déconcerter le vice. Crantor palit, s'avance, l'assure de sa bienveillance, & rejoint aussitôt un groupe de courtisans qui riaient de son embarras. Revénus à Ispahan, il faut partir, c'est alors que Nadir sent toute l'étendué de sa douleur, son Héroisme ne lui fournit plus que des secours impuissants; il s'attendrit en voyant Zirma; elle est appuyée sur une table, ses belles jouës se couvrent d'une paleur mortelle, elle voudrait cacher ses pleurs; mais ils s'échappent a travers ses doigts mal unis; un morne silence accomp agne cettescene touchante. Sorane tient dans ses mains une epée d'or; c'étoit un present du feu Roi. l'ouvrage en était précieux, & la lame d'une trempe achevée, il approche de sa fille -- „Viens mon enfant, armes Nadir; ce fer donné par l'Amour, sera le gage de la victoire“; il la prend par la main, Nadir s'avance, elle lui ceint le glaive en tremblant. leurs larmes se renouvellent avec abondance. „ah Zirma! (s'ecrië Nadir avec transport) ah Sorane! ... vous me l'avez promis ....... jurés moi qu'à mon retour....... je pars pour le meriter....... Zirma n'y consentez vous pas? -- oui, mon fils, je le promets. J'en jure par ton Pere, par l'amitié, par les Dieux, temoins de nos serments, & vengeurs du parjure ....... embrassez vous mes enfants“. Nadir plus prompt que l'éclair, obéït; ce baiser se donne en rougissant & se reçoit de même. ô baiser pur & chaste, donné en presence d'un Pere! tu fais couler dans le sang du jeune homme un Amour tendre & vertueux; tu y portes plus, celui de la Patrie, & l'enthousiasme de la gloire. LIVRE SIXIEME. Nadir approche du rendez-vous général de l'armée. il voit de loin ces tentes sans nombre qui blanchissent la plaine, cette multitude confuse d'hommes, d'armes, & de chevaux. l'air retentit d'instruments militaires, des banderolles flottantes distinguent les legions. il joint celle qu'il doit commander. tout previent au premier abord en sa faveur, il semble qu'un charme secret, attire les cœurs a lui; l'envié se tait, la cabale s'éloigne en fremissant. officiers, soldats, jeunes, & vieux, tous se reunissent a l'aimer. Un homme de génie a bientôt adapté la theorié de la constitution militaire à la pratique. au bout d'un mois, Nadir connait déja parfaitement tous les détails de la discipline, & des évolutions; il a même sur ces objets des idées neuves & avantageuses. mais il se contente de faire exécuter les ordres, il écoute les autres avec modestié, juge sans prevention, & cede souvent. il veut attendre des temps plus favorables pour faire usage de ses connaissances. afficher trop de supériorité à un certain âge, c'est aigrir les hommes & leur deplaire; il faut avoir gagné leur confiance auparavant de pretendre a leur estime. Cependant la campagne s'ouvre, les ennemis s'avancent, ils ont a leur tê-te un Général habile & entreprenant; ils menacent à la fois plusieurs places, l'armée Persane quoique superieure en nombre, commandée par un chef sans experience & sans talents est reduite a une défensive pénible, elle se consume en mouvement continuels, en retraites precipitées, en decampements inutiles; on lui derobe frequemment des marches; deux places sont investiès en même temps, les alliés en couvrent les siéges par une position avantageuse. on n'ose rien tenter de décisif, on veut cependant les secourir, les mesures sont mal prises, les convois battus ou enlevés. après une vigoureuse resistance, ces villes se rendent, & les Persans découragés & affaiblis sans avoir rien fait, ont déja perdû vingt lieues de pays. Dans tous les états de la vië, les temps d'adversité sont l'école la plus instructive. Nadir étudië ceux-ci avec attention, actif & infatigable, il parcourt les positions qu'on a prises, & celles qu'on aurait pû prendre. il est de tous les détachements, il est temoin de beaucoup de fautes, & de plusieurs actions desavantageuses. il porte partout ce coup d'œil prompt & méditatif, qu'il a éxercé dès l'enfance. Cependant le bruit de ces malheurs est venu jusqu'a la Cour d'Ispahan, les épigrammes volent de tout côté; un couplet satyrique console la nation de ses desastres. Le ministre est accusé d'aveuglement, le Général d'ineptié; on finit par rappeller ce dernier & par envoyer a sa place deux collegues, égeaux en grade, en autorité, & en ignorance. L'armée est renforcée par des levées nombreuses, mais les affaires n'en iront pas mieux; c'est une masse informe qui n'a point de tête. Les nouveaux Généraux arrivent, ils apportent des ordres pour tenter un evénement décisif, l'armée marche en avant; les ennemis répandûs dans le plat pays se rejoignent & se rapprochent de leurs places. Ce mouvement est pris pour une retraite decidée; les esprits s'enivrent, les têtes s'echauffent on les suit sans précautions, & sans subsistances, deux fois les avant gardes essouflées se choquent contre leurs arrieres gardes en bon ordre, & sont complettement battues. Nadir est d'une de ces actions avec un détachement qu'il commande. on lui ordonne d'attaquer, il représente, on insiste, il obeït. la moitié de ses troupes y périt; envain il fait des prodiges de valeur; seul, sans secours, assailli par toutes les forces des ennemis, il se rétire en bon ordre, couvert de sang, & de gloire. Ces échecs ne sont encore que le prélude d'une scene plus sanglante, & plus honteuse. les alliés ont rejoint leurs magazins; ils s'arrêtent dans une position avantageuse, une riviere à leur droite, un marais à leur gauche, un bois devant leur front; il faut traverser une plaine immense pour aller à eux. on s'approche de leur camp, on est étonné de leur contenance. les yeux se dessillent, on se voit sans ressource, sans vivres, acculé à des défiles étroits & dangereux, forcé à combattre ou à perir de misere. Dans cette fatale conjoncture, on se décide a attaquer les ennemis. jamais bataille ne se donna sous des auspices aussi facheux. une poussiere noire & épaisse s'eleve au dessus de l'armée. des milliers de corbeaux planent dans l'air, & effrayent le soldat par leurs croâssements lugubres. il regne dans tous les rangs une contenance sombre & timide, présage infaillible d'une defaite; chacun voit derriere soi la honte, & devant lui la mort; chacun cherche de l'œil par où il pourra fuir. Le seul Nadir regarde où il faudra mourir. Cependant on fait les dispositions. l'armée se deploye dans cette plaine, rase & découverte, ses ailes s'étendent en forme de croissant, le combat commence par des decharges rédoublées de catapultes & de balistes de toute espéce. le danger augmente, il traine après lui le silence, & la mort. les Généraux Persans n'avaient point de plan d'attaque determiné: sans doute ils comptaient le decider sur le terrein; mais pendant qu'ils perdent le temps en délibérations inutiles; les ennemis voiant l'étendué & la faiblesse de leur ordre, prenent sur le champ leur parti, des corps nombreux se montrent à la lisiere du bois afin de contenir les deux ailes, une phalange triangulaire soutenué de plusieurs escadrons debouche par le centre & s'avance droit sur celui des Perses. Sa marche est rapide, uniforme & imposante. tel ce nuage noir & souffré s'avance majestueusement-sur l'horison & vomit de ses flancs le bruit & la terreur. L'incertitude rédouble alors dans l'armée Persane. On ne prend aucun parti, quelques bataillons veulent opposer leurs rangs faibles & desunis aux progrès de la phalange, elle les ouvre & les écarte aussi facilement, que le vent du nord plié les roseaux, & couche les épics. la cavalerié des Perses était nombreuse, & composait presque tout leur centre; elle s'avance à son tour, mais à la hâte, sans disposition, & par petits pelotons, leurs charges successives & impuissantes, se brisent contre cette masse formidable sans l'ébranler, beaucoup y perissent, tout le reste s'abandonne à une fuite honteuse; le centre ainsi dispersé, les deux ailes se rétirent chacune de leur côté; cette vaste plaine n'offre plus que des groupes de fuyards & les trophées du vainqueur. Nadir fermait avec sa légion le flanc gauche de l'aile droite. C'est la seule qui se rétire en bon ordre, & dont la contenance fiere semble encore menacer les victorieux; ils se réunissent contre elle. déja un gros corps de cavalerié s'avance au grand trot pour la charger. Nadir voit sans crainte grossir l'orage. son coup d'œil est plus prompt que le vol de l'aigle, il fait serrer les rangs, couvre son front d'un petit ravin, & ses flancs de quelques cohortes d'élite; les ennemis attaquent, & de tous côtés ils sont repoussés avec vigueur. ce premier echec rallentit leur ardeur. Nadir forme les siens en bataillon quarré, & continué sa retraite au petit pas; il favorise celle de l'aile entiere; les fuyards se rassemblent derriere lui, & s'ils sont incapables de combattre, au moins fuyent-ils en sureté. Cependant les alliés ne se rebutent pas, ils remarchent avec des nouvelles troupes, & reviennent à la charge. Nadir rédouble de fermeté & sa légion de valeur, ils traversent la plaine, & régagnent les défilès, toujours harcéles, mais jamais entamés. Tel ce sanglier furieux poursuivi par une meute nombreuse se rétire en écumant de rage, il se retourne souvent & ses défences meurtrieres font mordre la poussiere aux plus hardis. Quand ils ont passé les défilès, & que les montagnes les séparent des ennemis, Nadir s'arrête. ses armes sont faussées, son epée est degoutan de sang, il rallié toute les troupes, il contemple leur perte, & toute l'étendué du desastre. L'aile gauche avait fui du côté de la riviere, & s'y était renduë a discretion; le centre était détruit; les Généraux, tous les officiers de marque, la caisse militaire, le camp, étaient restés au pouvoir du vainqueur. les débris de l'aile droi-te devaient leur salut a Nadir, tous l'ont vû combattre, tous s'écrient d'une voix unanime; qu'il nous commande celui qui nous a sauvé. Ils l'entourent, l'elevent sur leurs boucliers, & le proclament leur chef. La nouvelle de cette bataille desastreuse arrive bientôt a Ispahan, l'allarme s'y repand, chacun croit voir l'ennemi aux portes de la ville, tous disent que l'Etat est perdû, & aucun ne songe à le sauver. citoyens laches & corrompûs? vos ames sont enervées par la mollesse; deux cent lieues de pays à droite, à gauche, derriere vous, ne suffisent pas pour vous rassurer, vous avez des bras, vous vivez, & vous desesperez du salut de la Patrie! cette consternation a passé jusques à la Cour, ils assemblent leurs conseils, & ils ne s'entendent pas. enfin ils prennent le parti de confirmer le choix des soldats & de laisser le commandement a Nadir, dans lemalheur la faiblesse saisit tout, & se laisse aisément entrainer. C'est alors que Nadir deploye la supériorité de son genie. avec une poignée de troupes, il ne peut pas resister au torrent impetueux des ennemis; mais il retarde leur marche, il harcele leurs convois, il se retire pas à pas, il rassemble des milices sous ses drapeaux, il les exerce, il introduit dans son armée une discipline plus rigide, des évolutions plus simples & plus promptes. Quand il se voit à la tête de trente mille hommes ainsi dressés, il choisit un camp avantageux qu'il fortifie encore par des bons rétranchements. la, il couvre Ispahan, il a derriere lui un pays abondant, il menace les communications des ennemis, il attend de nouveaux renforts. les alliés s'approchent pour l'attaquer, mais ils reconnaissent la position inexpugnable & se retirent en fremissant de colere. Bientôt Nadir médite un projet plus hardi, il s'y prepare a l'avance, il engage des frequentes escarmouches & toujours avec succès; c'est le grand art d'un Général, de se menager des rencontres heureuses, en opposant dans ces occasions à l'ennemi des forces superieures aux siennes. la confiance renait dans l'armée Persane, les foldats demandent a grands cris qu'on les mene au combat: Nadir reconnait la position des alliés, ils étaient campés dans une vaste plaine a deux lieues de lui, enivrés de succès & de butin. il forme le plan de les attaquer par leur gauche, & il fixe la journée du lendemain pour cette opération decisive. Avant le point du jour, Nadir est a cheval, ses armes sont de l'acier le plus fin & le plus poli, son casque est surmonté d'un panache blanc, un manteau de pourprerichement brodé, flotte sur ses épaules. partout-ailleurs ilméprise le faste, ici il le croit néessaire. il fait prendre les armes à ses troupes, parcourt leurs rangs, & leur promet la victoire, l'armée s'ébranle sur quatre colomnes, leur marche est lente & bienmesurée. chaque tête de colomne depasse l'autre de six cent pas; celle de la gauche est la plus arrieré: dans cet ordre elles ont la figure d'un jeû d'orgues. à celle de la droite sont toutes les machines de Guerre. elles roulent avec effort, & la terre gemit au loin sous leurs essieux tremblants. Le soleil darde ses rayons encore pales sur les armes luisantes, & mêle d'agréables couleurs a la majesté de ce spectacle. Une avant garde composée des coureurs de l'armée, & de quelques corps d'élite precede le tout de deux mille pas. Nadir est a la tête. quand il est à portée des ennemis & qu'il voit qu'ils n'ont rien changé a leur position, il fait donner le signal convenû. alors quelques escadrons de la gauche se portent a toutes jambes à la hauteur de l'avant garde, toutes les colomnes se forment en bataille; la seconde ligne est faible & claire, parce que la plus grande partië va fortifier la droite, le reste de la Cavalerië de la gauche vient en même temps au grand trot, & par derriere, renforcer celle de la droite. Les ennemis sont en bataille à la tête de leur camp. ils insultent à la temerité des Perses. Ces troupes repanduès devant leur front leur paraissant indiquer les points de directi-on & d'alignement des colomnes qui les suivent, ils restent immobiles. mais bientôt le rideau se leve, les escadrons de la gauche reviennent joindre leur aile, l'avant garde se retire rapidement par les intervalles du centre & se forme en troisieme ligne derriere la droite. L'armée Persane parait rengée obliquement en réfusant sa gauche & son centre. Tous ces mouvements sont éxécutés avec une vivacité incroyable: Nadir a rompu ses troupes a toutes les évolutions; il sçait que la celerité fait le succès de son nouvel ordre; donne le second signal, l'armée pousse le cri qu'elle s'était choisie. Dieu & Nadir . La cavalerie de la droite fond comme un trait sur celle des ennemis, & la renverse après une médiocre résistance. La premiere ligne suit les fuyards sans se rompre; la seconde s'arrête. l'armée fait un quart de conversion. l'infanterié des alliés prise en flanc, denuée de cavalerié, assaillié de tous côtés, se replie en désordre sur son centre, & y porte la confusion; ce ne sont plus que des tourbillons informes & incapables de defence. les Perses continuent de marcher d'un pas égal & rapide, ils n'ont que la peine de les chasser devant eux, & d'égorger les plus lents. Ainsi le loup affamé fait fuir un troupeau de moutons timides. si quelque fois sa dent carnaciere ensanglante leurs toisons touffues; la frayeur redouble alors, ils se pressent en bêlant les uns sur les autres; & leur précipitation nuit aleur salut. Quand Nadir voit la victoire assurée de toute part, l'humanité parle à son cœur; il fait cesser le carnage; il jette la vûé sur cette vaste plaine où n'agueres était une armée formidable & triomphante, & où maintenant. Il n'y a plus que des ruisseaux de sang & des monceaux de cadavres; quelques larmes coulent de ses yeux attendris. „ ô malheureux mortels! (s'écrie t'il en soupirant) quelle rage vous transporte? .... ô gloire inhumaine! .... ô fortune quelle est ton instabilité! on lui amene ensuite le Général des ennemis: presque toute leur infanterie defile devant lui tête nué, jettant armes & drapeaux à fes pieds, il les accueillit avec bonté, il adoucit le poids de leur captivité; tout ce qui l'entoure pousse des cris d'admiration, & demeure indecis s'il a été plus grand dans le combat qu'après la victoire. Cette bataille à jamais mémorable n'a presque rien couté aux Persans, à peine ont ils eu à combattre; le gain en est entierement du aux dispositions de Nadir. il laisse réposer ses troupes le reste de la journée, & le lendemain il marche en avant; il poursuit sans relache les debris de l'armée vaincué, il les disperse tout à fait, il reprend les deux places enlevées au commencement de la campagne, & pénétre bientôt dans le pays ennemi. C'est là qu'il acquiert une nouvelle gloire, il s'assure de tous les passages, du cours de toutes les rivieres, il avance pied à pied; sa réputation vole devant lui, les villes lui apportent leurs clefs, il gagne les cœurs des habitants. Il contient ses soldats par une discipline exacte, & fait jouir le pays conquis d'une prospérité inconnue au milieu du tumulte de la Guerre. Une seule place semble se préparer à une résistance vigoureuse, les ennemis en ont fait leur entrepôt principal & essayent d'y rassembler quelques troupes. Nadir s'approche, les bat, & l'investit; il fait attaquer le même soir quelques ouvrages extérieurs, son infanterie les emporte, poursuit les assiégés, entre pêle-mêle avec eux dans la ville & arbore sur les remparts ses drapeaux victorieux. Nadir est témoin de cette attaque. Il entend des cris confus & tumultueux. Une flamme noire & épaisse s'éleve au dessus des murailles; déjà le soldat impitoyable se livre à toutes sortes d'excès, & fait éprouver à la malheureuse ville les horreurs d'un assaut. „Courons, amis, (s'écrie Nadir aux officiers qui l'entourent,) l'humanité nous appelle“. Il vole aussitôt, il fait éteindre le feu & cesser le pillage; mais auparavant sa main se rougit plusieurs fois du sang des siens. Enfin le calme renaît; & Nadir se prépare à retourner au camp, quand des gémissements plaintifs l'attirent dans une maison superbe & écartée: là, à la sombre lueur de quelques decombres embrasés, il apperçoit, Dieux! quel spectacle horrible! un vieillard nageant dans son sang, plus loin une jeune personne à genoux, deux soldats le poignard levé sur elle, & voulant assouvir leur brutalité. A son approche les scélerats s'enfuyent par une issue opposée; il lui tend la main & l'aide à se rélever; il examine ses traits, jamais rien de si beau ne s'offrit à ses regards. Ses cheveux en désordre, ses vetements déchirés, son sein nud & meurtri, ses yeux noyés de pleurs, la rendent encore plus touchante. Elle veut parler, sa voix expire sur ses levres, elle serre Nadir àvec transport; ce sont pendant quelques temps les seules expressions de sa reconnaissance. Enfin elle revient à elle --- „Ah, seigneur, quel Dieu tutélaire vous envoye!..... les cruels... ils ont égorgé mon Pere, voici son cadacre.... arrachés moi de ce séjour plein d'horreur.... je vous suivrai partout... je ne vous quitte plus“. En disant cela, elle saisit son bras, elle embrasse ses genoux avec transport. Nadir émû & attendri la conduit à son quartier dans une tente voisine de la sienne; il lui fait donner toute sorte de soins. Peut-être ce que son cœur éprouve, est-il déja plus que de la pitié! Retiré chez lui, Nadir veut dormir; le sommeil le fuit, les ombres de la nuit lui retracent les charmes de la belle inconnue, ce visage baigné de larmes, cette scene d'attendrissement & d'horreur. „Ah Zirma! (dit-il,) après toi les Dieux n'ont rien crée de si parfait .... Si je ne te connoissais pas, je m'allarmerais des sentiments qu'elle m'inspire...... mais quand on t'avue, on ne peut en aimer une autre“. Il songe ensuite à sa chere Zirma, il en est absorbé: ses conquêtes, sa gloire, il oublie tout pour se livrer à cette idée enchanteresse. L'Héroisme est une passion de l'esprit, & l'Amour est celle du cœur. Le lendemain Nadir revoit Cephise; c'est ainsi que s'appellait sa captive; elle ne pleure plus, sa douleur paraît plus calme; quelquefois elle leve sur son bienfaiteur des yeux sereins & attendris, elle savoure avec delice le plaisir de la reconnaissance. L'infortunée! un sentiment plus secret & plus vif se glisse dans on cœur: l'Amour est un prothée ingénieux, il se revétit de toutes sortes de formes, & il pénétre par toutes sortes de voyes. L'embrasement veut s'étendre jusqu'à Nadir; il éprouve des nouvements séditieux, mais il a la force de s'éloigner. C'est beaucoup, sans doute, que de s'arracher à l'occasion quand elle est attrayante. Les occupations de la journée ne le distraient que faiblement: le soir Nadir se retrouve seul, il se rappelle encore Zirma, il repette mille foisce nom avec transport, il s'enivre d'espérances & d'illusions. bientôt sa tête brulante est trop faible pour tant de desirs. une douce langueur l'accable, quand il entend quelqu'un s'avancer doucement. On ouvre sa tente, quelle surprise! Cephise est à ses pieds, pale & tremblante, il la relevé, ils restent tous deux muets & confondus. enfin elle rompt le silence la premiere -- „que penserez vous de ma demarche? seigneur ..... il n'y a que votre générosité, qui puisse l'excuser...... mon Pere a peri dans cette catastrophe sanglante..... il me reste une parente auprès de la-quelle j'iray finir ma deplorable vié, si cependant..... ah, Nadir! il est un autre parti, que je desire, qui depend de vous ..... & que je n'ose avouër. qui depend de moi, belle Cephise, & vous hesitez -- hé bien Nadir ..... puis-je pretendre a votre cœur...... vous m'avez sauvé la vië, mais vous m'avez ravi une liberté bien plus precieuse... hélas..... l'Amour devait-il naitre au milieu de tant d'horreurs? ...... devait-il s'allumer aux flambeaux qui ont embrasé nos maisons? ......que dis-je! malheureuse.... le sang de mon Pere ne devait-il pas l'éteindre..... je m'égare....ayez pitié de mes douleurs. ensuite elle cache son visa“ge dans son sein, & elle pleure abondamment. Quelle situation pour Nadir! quel combat s'eleve dans son ame! d'un côté, Zirma, & la fidelité qu'il lui a promise; de l'autre, Cephise, belle, passionëé, & mourante, ses desirs, la solitude, l'occasion, quelquefois ses sens tumultueux veulent l'emporter sur la voix de l'Amour; il s'approche d'elle & couvre ses mains de baisers ardents, mais ses yeux rencontrent en se baissant le portrait de Zirma qu'il portait toujours sur son cœur; il s'éloigne, & la raison revient. „qui moi! (s'ecrië t'il enfin) feindre des sentiments que je n'ai pas! qui moi! je sçellerais sur cette belle bouche... un parjure... non Cephise..... je ne peux être à vous, je vous estime trop pour vous tromper. Je vais vous renvoyer a votre famille.... puissent les Dieux vous rendre aussi heureuse que vous meritez de l'être.“ En disant ces mots il sort, & donne des ordres pour son depart; une escorte honorable & de riches presents l'accompagnent; mais lui même il fuit, afin de ne pas être témoin de cette sçene touchante. Zirma, divine Zirma! quel serait ton triomphe, si tu sçavais la delicatesse de ton Amant! il doit sa vertu à son Amour plus qu'à ses principes. il fallait Cephise pour te balancer un moment dans son cœur, & il fallait toi, pour que Cephise ne fut pas aimée. LIVRE SEPTIEME. Il ne manquait plus a la gloire de Nadir que d'être le pacificateur de la Perse aprés l'avoir sauvée. Les alliés rebutés de leur desastre demandent la paix. Leur premiere clause est, qu'il soit chargé d'en dresser les articles, & de la traiter avec eux. L'ambitieux Crantor impatient de voir finir une Guerre qui diminuë son credit, & qui èleve à côté de lui un rival puissant, consent à tout;mais son cœur ulceré de jalousié & de haine contre Nadir, jure interieurement de se venger & de le perdre. Nadir porte dans les negotiations, cet esprit de justesse, de grandeur, & d'equité, trop peu connu dans la politique actuelle; il sçait concilier les intérêts de sa patrie avec la moderation & la bonne foy. les conditions du traité sont claires & précises. il en eloigne cette ambiguité artificieuse, qui menage des subterfuges à la fraude, & qui laisse des levains de Guerre toujours subsistans. enfin la paix est ratifièe par les puissances respectives, & il revient en Perse jouir du fruit de sa gloire. Les Persans sont naturellement enthousiastes, les grandes actions de Nadir les autorisent à l'etre. Il est reçu partout avec des distinctions extraordinaires, les chemins sont semés de fleurs, les cœurs des habitans volent au devant de luy, l'air retentit de cris d'allegresse & d'admiration. Redevenu particulier il a deposé tou-te espece de faste; mais un grand nombre d'officiers de son armée le reconduit en triomphe; mais il a un cortêge bien plus honorable encore, ses exploits, & sa vertu. Dans ces occasions le premier devoir des Generaux était de paroitre à la Cour, & de se presenter au Roy. L'amour & l'amitié imposent a Nadir des obligations plus pressantes; quand il est à portée d'Ispahan, il se derobe à sa suite & au tumulte de sa gloire; il se deguise & vole chés Sorane. Il revoit Zirma. quel instant pour ces deux Amants! il passe comme un éclair, & il en a la vivacité. Nadir s'arrache bientôt a cette entrevûé delicieuse, il rejoint les siens & arrive à la Cour. L'a voix publique s'était élevée trop hautement en faveur de Nadir, pour qu'il n'y reçut pas un accueil favorable. Le Roy l'entretint longtemps, les grands, amis de la nouveauté, & ennemis de Crantor firent son eloge, & luy demanderent sa protection; bientôt les ordres de l'Etat lui donnerent une preuve de reconnaissance signalée, en demandant qu'on rétablit l'ancienne loy, par laquelle on accordait les honneurs du triomphe aux Generaux qui avaient rendu des services importants à la patrie. Le Roy y consentit; & Crantor voiant qu'il ne pouvait prevenir le coup, voulut s'en faire un merite, & l'annonça à Nadir comme une grace qu'il avait demandée lui-même. Le jour fixé pour cette auguste ceremonie, un soleil plus vif & plus éclatant se leve sur Ispahan. Le Ciel est serein & sans nuages, il semble que la nature veuille aussi rendre hommage à la vertu, une foule innombrable de peuple remplit les ruès de la ville; leur tumulte confus & leur reflux continuel ressemblent aux flots de la mer agitée. tous s'embrassent avec joyé, tous regardent ce jour comme l'epoque de la régenération de la Perse. depuis plus d'un siécle, malgré des Guerres frequentes, elle n'avait point vu de pareils Triomphes, ou s'il en avait eté merité quelqu'uns, l'envië des Ministres en avait empeché l'execution. On avait elevé au milieu de la grande place un Thrône magnifique, le Roy l'occupe en personne. les officiers de la Couronne sont rangés auprés de lui. enfin un bruit d'acclamations redoubléës annonce Nadir; tous les yeux se tournent vers lui, il parait armé de toutes pieces, & monté sur un cheval d'une blancheur eclatante; une double haye de drapeaux pris sur les ennemis le conduit jusqu'au pied du Throne; il s'avance à l'ombre de ses Tropheës, flechit un genou sur le premier gradin & rend à son maitre un compte succint de sa conduite. Le Roy lui tend la main, & l'embrasse; ensuite il lui met sur la tête une Couronne de lauriers, & il le fait asseoir a sa gauche. Mille trompettes font alors retentir l'air de leurs sons argentins; Crantor s'avance le premier pour complimenter Nadir, le miel decoule de ses levres, mais la fausseté est dans son cœur. aprés lui viennent tous les Grands, & des deputés de tous les ordres de l'Etat. Nadir reçoit ces hommages avec modestié, son ame inalterable n'en est point enivrée; moment cependant illusoire & seduisant, où toute la grandeur du Souverain rejaillit sur le Sujet, où l'un n'a que le merite d'avoir ordonné la récompense, & où l'autre a la Gloire de l'avoir meritée. Zirma d'un balcon voisin voit cette ceremonie; quel spectacle pour une Amante! son cœur palpite de joyé, ses yeux sont attachés sur Nadir, & se reportent quelquefois sur son Pere qui est à côté d'elle; il lui échappe quelques pleurs; larmes délicieuses que le sentiment fait couler & que la vertu approuve! la cause en est trop belle pour qu'elle les essuye. ensuite quand Nadir se releve avec cette Couronne de lauriers, alors, Zirma, tu regrettes de ne pas en avoir une veritable à lui offrir; tu lui en destines une plus precieuse, l'Amour la tresse, & ta belle main la lui presentera; alors tu ne peux resister aux mouvements de ton cœur, ta voix se mele aux acclamations du peuple; „qu'il vive (s'écrie t'elle en se retournant du côté de Sorane,) & qu'il vive toujours pour moi!“ Tumulte cessez. Zephirs, portéz a Nadir ces accents enchanteurs sur vos ailes legeres: il preferera les hommages de l'Amour à l'encens vaporeux d'une multitude capricieuse & inconstante. Au milieu de toute cette pompe, Nadir à distingué Zirma. son Triomphe lui parait long; la vanité satisfait mal un cœur plein d'Amour. le soir enfin il vole chés Sorane, son front est rayonnant de Gloire, l'esperance brille dans ses yeux. Le Pere & la fille l'attendaient avec une impatience égale a la sienne, ils s'entretenaient de lui, de ses Victoires, du plaisir qu'il y avait à l'aimer. une passion vertueuse s'epanche sans rougir dans le sein d'un Pere. en le voyant entrer ils courent au devant de luy. des transports muëts sont pendant quelque temps les seuls interpretes de leur joyé, le Silence est alors le langage du cœur. „quel jour! (s'écrient-ils enfin d'une commune voix) quel jour! (reprend vivement Nadir) quisqu'il me rend digne de vous....... Ah Zirma, mon Triomphe est le tien, je le dois a l'envië que j'ai eu de te meriter, tu dois en jouïr....... ces hommages ...... cette Couronne..... ces Honneurs, me disais-je en moi même, ils sont pour ma maitresse, je vais tout mettre à ses pieds..... & vous mon Pere, le voilà ce moment tant desiré, il y manque le prix le plus precieux, mais j'ay votre parole...... & Zirma, l'Amour a la sienne -- oui, mon fils (repond Sorane,) tu l'as, je la tiendrai, heureux de pouvoir l'acquitter! heureux des liens qui vont m'attacher de plus prés a toy...... puissay-je, mes enfants, faire votre bonheur“! Zirma garde le silence, baisse les yeux & tend en soupirant la main a Nadir, aveu tacite & delicieux de l'Amour & de la pudeur! Le lendemain Nadir écrit à son Pere; un esclave affidé est le porteur de la lettre, & le soir même il en reçoit la réponçe suivante. „J'apprends mon fils tes succes & ta Gloire avec le cœur d'un citoyen, & d'un Pere. Puisses-tu conserver une ame inalterable au milieu de ces prosperités! Sorane était mon ami, Je n'attendais pas moins de lui, que ce qu'il a fait pour toy. J'approuve ton union avec Zirma. Je seray heureux de votre joyé; les Dieux me refusent encore la satisfaction de vous voir, il faut se soumettre a leurs décrets, même quand le cœur en murmure.“ Il ne manquait plus que ce dernier aveu au bonheur de Nadir, il court le porter a Sorane, l'honnête vieillard le lit avec attendrissement; il mouille de larmes les caracteres cheris de son amy. „Quoi si près de lui, (s'écrié-t'il) en être separé! vous le voulez, Dieux puissants!..... je respecte vos ordres...... il m'en donne l'exemple...... accomplissons ses vœux, c'est le servir que d'achever le bonheur de son fils. Aussitôt il fait tout disposer pour la celebration de cet hymen. Le faste n'y regne point; la simplicité, l'innocence, & la vertu conduisent nos jeunes gens a l'Autel. La Religion les y unit, & leurs cœurs confirment interieurement les serments de leur bouche. Amour! Amour! toy seul peut rendre cet instant delicieux, ces extases divines, cette joyé pure & parfaite qui nait d'une union vertueuse. Les crayons appretés de l'esprit expriment mal les nuances delicates du sentiment; & nos Amants furent trop heureux, pour qu'on ose tenter de peindre leur bonheur. Le mariage de Nadir le conduit à un bien plus précieux & plus constant. il éloigne de lui, la dépravation & la débauche, il l'affermit dans ses principes de sagesse & de vertu; envain une jeunesse turbulente & seductrice l'invite à secouër les prejugés, & à suivre la carriére d'un monde effrené; envain des courtisans vils & flatteurs veulent l'entrainer dans leurs partiés, & s'offrent à le servir dans ses plaisirs, au sein de son aimable famille, Nadir meprise leurs laches complaisances, & s'applaudit de sa vertu. Il lui reste encore à eviter un piegé plus dangereux, la faveur de son maitre, écueil funeste où se brise trop souvent la vertu des Grands. Le Roy le prend en amitié, il l'associe a toutes ses fêtes & à tous ses plaisirs, bientôt il ne peut plus s'en separer. Crantor a vû naitre ce gout, il a cherché à l'affaiblir; mais n'y aiant point reussi, il change de dispositions: sa politique sourde & noire, va faire mouvoir des ressorts lents & cachés sous un chemin semé de fleurs; une nouvelle circonstance augmente encore son animosité, & en hâte les effets. C'étoit un usage chés les Perses que le courtisan le plus en faveur, fit l'office de grand Echanson. jusques la Crantor en avoit jouï exélusivement. mais un jour qu'il s'avançait comme de coutume, pour en remplir les fonctions, le Roy lui prend la coupe d'or des mains, & la donne à Nadir en disant qu'il voulait éprouver son adresse. tout ce qui était present applaudit interieurement, & regarde cette faveur comme un présage de la disgrace prochaine de l'ancien favory. Crantor indigné ne pût soutenir plus longtemps cette scene d'humiliation; ses genoux s'affaiblissent sous lui, il se retire dans son Palais appuyé sur l'un des siens. La paleur du desespoir, & la rougeur du dépit, se peignent tour à tour sur son visage. „C'en est donc fait, (dit-il en fremissant de colére,) je vais perdre dans un moment le fruit de tant de travaux. tout ce que la fortune peut donner de grandeur à un ministre ambitieux, j'ai pu me le promettre, & un rival me traverse, & va s'elever sur mes ruines; Dieux aveugles! m'avés vous reservé pour cet outrage“; ensuite il se promene à grands pas, il s'agite, il n'articule plus que des mots entrecoupés & des soupirs violents; une sueur froide decoule de son front livide, il s'asseoit enfin. La tête appuyée sur ses mains, il recueille ses sens & medite sa vengeance. „Oui (reprend-il bientôt après, avec le calme de la mechanceté satisfaite,) je ne peux le punir ouvertement; dissimulons,..... mais que cette faveur soit le chemin de sa ruine; qu'il tombe sans qu'on sache quelle main la frappé. Il est jeune, ardent, a des passions sans doute, elles seront l'instrument de ma vengeance; amollissons son courage, enervons son ame par les plaisirs; que la mollesse, le luxe, les richesses, les honneurs se presentent en foule à lui: Favori du Roy qu'il soit bientôt compagnon de ses débauches, envié des grands, & avili dans l'esprit des peuples!..... enchainée de fleurs, & enyvrée d'encens, d'elle même notre victime courra à sa perte. Après cette resolution infernale, Crantor se rend chés Amenaïs. C'était une de ces femmes hardiês, effrenées, intriguantes, telles qu'on n'en voit que dans les Cours; & telles que pour le malheur de l'humanité, le destin en place quelquefois a la tête des affaires. Elle joignait à quelques appas, le talent dangereux de les faire valoir, l'art de la seduction & tout le rafinement de la coquetterié: Consommée dans les intrigues, elle était a la fois la maitresse de Crantor, son conseil, & le ministre de ses plaisirs. Il lui fait part de son dessein, Amenaïs sourit avec complaisance à cette noirceur, elle y met la derniere main en y ajoutant ces mesures adroites, ces ruses de détail familieres à son sexe quand il est une fois livré au crime; elle veut elle même se charger de l'execution. Bientôt elle rassemble sous ses drapeaux quelques femmes seduisantes comme elle; Nadir est assailli de toutes parts par cette cohorte enchanteresse. Sous le voile d'une feinte amitié Crantor le recherche & l'attire. Tout est mis en usage, louanges, fêtes, divertissements, coups d'œil, agaceriès, tendres propos! Le Roy meme entrainé par des occasions frequentes & par des plaisirs toujours rénaissants, s'y abandonne avec yvresse, & l'invite à le suivre. Mais Nadir amoureux, échappe a tous ces prestiges; sans Zirma il succomberait sans doute; avec elle la victoire n'est pas seulement penible. Amenaïs voit tous ses traits s'emousser sur Nadir, elle en pleure de depit, bientôt elle a recours à d'autres moyens, elle employe ces plaisanteriés froides & piquantes dont le vice se sert si souvent pour déconcerter la vertu; armes usées & fragiles qui n'abattent que le faible, & qui n'effleurent pas le vray sage. Dans une Cour frivole, spirituelle, & corrompué, il ne lui manque ni de persiffleurs, ni de beaux esprits méchants. Mais Nadir brave l'orage, & voit tranquilement pleuvoir autour de lui, leurs fines ironies & leurs sarcasmes amers. Il en impose aux plus hardis, & sa douceur lui concilie les moins envenimés. Toujours sujet fidele, & jamais courtisan; toujours franc, & jamais indiscret, il sçait plaire a son maître sans bassesse, à ses égaux sans hauteur, à ses inferieurs sans fausseté. Il se derobe souvent au tumulte & à la pompe de la Cour & va se recueillir au sein de la sagesse & de l'Amour. Zirma! c'est a toy qu'il doit cette égalité d'ame, & cette fermeté inalterable; tu sçais embellir la vertu, & le vice avec tous ses attraits ne vaut pas pour ton époux un seul de tes soupirs. Le Ciel permit enfin le chatiment de l'infame Crantor. Ses crimes avaient comblé la mesure, & étaient à ce point fatal, où ils paroissent sans voile & sans excuse. L'anarchie & le desordre regnaient dans toutes les parties du gouvernement; tous les esprits étaient en fermentation, & n'attendaient qu'un évenement pour éclater. L'imprudent Crantor y donna bientôt lieu; il voulut établir des nouveaux impôts; le peuple déja opprimé, representa; mais depuis long-temps sourd à la pitié, l'implacable ministre en soutint l'execution à main armée; les provinces de la Perse de vinrent un théatre de cruautés & d'horreurs; le sang & la substance des peuples ruisselerent de toutes parts; ceux qui ne contribuerent pas, furent punis, & ceux qui contribuerent, trouverent dans la misere, la mort qu'ils avaient voulu eviter. Dans cette crise funeste, les ordres de l'Etat, depositaires nés des loix du Royaume, porterent leurs plaintes au pied du Thrône, accusant hautement Crantor d'être l'auteur des maux qui dechiraient la Perse. celui-ci ne s'arrêta pas; à l'ombre des besoins de l'Etat & de la majesté Rojale, il continua ses vexations, on vit alors, ce qui peut arriver de pis dans un Etat monarchique, l'autorité legislative aux prises avec la puissance éxecutrice, cette derniere opprimant l'autre par le droit de la force, les decrets des deux partis cassés alternativement l'un par l'autre, le peuple se jettant a genoux entredeux les mains suppliantes, & les larmes aux yeux, respectant son maitre mais implorant sa justice, pouvant se la faire, mais voulant la tenir de la bonté de son Roy. Quand le mechant voit briller l'éclair dans la nué, alors il craint la foudre & veut appaiser les Dieux irrités. De même Crantor voit avec frayeur grossir l'orage; des remords vengeurs s'elevent au fond de son ame, il sçait toute l'etendué de sa faute, & il veut la reparer; il abolit les nouveaux impôts; il accueillit les deputés de l'Etat, & les comble de faveurs; il désavoue la conduite des satrapes auxquels il avait donné des instructions, il promet tout pour l'avenir, il se couvre en rougissant du masque de la vertu, & du Patriotisme; mais il avait trop longtemps trompé les hommes pour devoir encore pretendre à leur confiance: son hypocrisié ne fait qu'aigrir les esprits, & hâter sa chûte. Ces expiations passageres n'appaisent point la Nation ulcerée, elle insiste, & demande a grands cris la deposition de Crantor & son jugement. Tout se réunit contre lui, Grands & petits, jusqu'a ses flatteurs & ses cliens; il il avait des ennemis partout, & tous elevent la voix. Trop faible pour resister, trop bon pour ne pas ouvrir les yeux, le Roy l'abandonne à son sort; d'ailleurs il le craignait & ne l'avait jamais aimé. On l'arrête & on nomme sur le champ un conseil pour instruire son proces. Nadir est un des juges, on amene Crantor devant l'assemblée. Les chefs d'accusation qu'on lui intente sont clairs & irrefragables. Ce n'est plus ce Ministre fier, insolent & imperieux. La fermété des hommes tient plus souvent à leur rang qu'à leur caractere. Crantor depossedé n'est plus qu'un coupable vil & tromblant, son embarras le trahit, il n'a que des larmes pour défense. On passe aux avis, tous le condamnent à la mort. Nadir reste seul à parler, il se leve, „Non (dit-il) la mort lui serait trop douce, qu'il vive, que ses remords soient son supplice, qu'il soit puni du mal qu'il a fait, par l'idée du bien qu'il aurait pu faire, depouillé de ses biens & de ses honneurs, chargé d'ignominie, qu'il traine où il voudra une vie importune & avilié, qu'il desire a mort, & que la mort fuye loin de lui“ cet avis entraine tous les juges. On annonce a Crantor son arrêt; il a la bassesse de se rejouïr d'avoir conservé la vié; il est asses faible pour survivre à sa honte, & il acheve dans l'obscurité, des jours filés de crimes & d'opprobres. Le merite de Nadir, l'amitié du Roy, & les vœux de la Nation l'appellent au ministére. Il remplace Crantor, & s'applique sur le champ à remedier aux meaux que celui ci a faits; il a medité dans le calme & dans le silence des vuës grandes & utiles; maintenant que sa sphere s'est aggrandié, il en fait une application heureuse. Il por-te partout ce coup d'œil observateur & judicieux, il y joint cet esprit de calcul & de combinaison qui embrasse les avantages & les inconvenients. Il perce dans le labyrinthe obscur des abus, s'ils disparaissent a la lueur de son génie, il ne s'arrête pas, il les poursuit jusques dans leur repaire, & en deracine le germe. Il introduit un systême d'administration, nouveau, mais dont toutes les branches se communiquent & se soutiennent mutuellement; il les mene toutes de front & lentement. Bientôt la regénération est sensible dans toutes les parties de l'Etat, le bon ordre renait, & le bien se retablit sur les ruines du mal. Si les innovations ont souvent entrainé des inconveniens, c'est parce qu'on a mal choisi les temps où elles se sont faites; c'est parseque les projets n'étaient ni assés vastes ni assés suivis; que ces machines n'avaient pas tous les ressorts nécessaires, ou qu'enfin les ressorts ne concouraient pas unanimement à l'effet total. LIVRE HUITIEME. Les fautes forment les Grands Hommes, & sont l'école de l'humanité; ce sont des humiliations que le Ciel envoye au sage afin de lui apprendre à se defier de lui même, & de l'affermir dans le chemin de la Vertu. Nadir est homme & il va en commettre. Jusqu'ici il a evité les vices du monde; leurs piéges sont grossiers, & son œil éclairé en a sondé aisement les abimes; mais il porte audedans de lui un ennemi plus dangereux, (l'orgueil) vice funeste dont la marche sourde & lente s'établit sur les illusions de l'amour-propre; Monstre à plusieurs corps, qui se deguise en humilité dans la cellule du dervis faineant, & qui avec tous les appareils du faste s'asseoit sur le Thrône des Rois; éceuil fatal où notre cœur nous porte a pleines voiles, & que le plus sage a le plus souvent côtoyé. Les premieres années du ministere de Nadir, lui donnent trop de soins, pour que les passions puissent quelque chose sur lui. Actif & infatigable, il visite tout, il parcourt le Royaume, il ne s'arrête que quand le bon ordre & l'harmonie sont retablis partout. Le poison de l'orgueil n'est dangereux que dans le repos, & dans ces instans de seduction, où l'ame satisfaite, se livre a la contemplation de son ouvrage. Quel moment pour Nadir! il est au plus haut point de gloire dans un age ou les autres hommes se trainent avec effort dans le commencement de leur carriere. Il est aimé de son Maitre & respecté de tout le monde. La Perse est florissante, les peuples repetent son nom avec l'enthousiasme de l'admiration & de la reconnoissance; tout ce qu'il voit autour de lui est heureux, & ce bonheur est son ouvrage. L'ame qui ne s'epanouirait pas à ce spectacle, serait petite, froide, & insensible; mais Nadir s'y arrêta avec trop de complaisance, il s'estima trop: & des lors ce sentiment dereglé & sans borne fut un defaut. Entre le grand nombre de courtisans que la haute fortune de Nadir avait attaché a son char, deux particulierement, s'étaient distingués par leur zéle, & avaient merité sa confiance. Le premier, nommé Mithrane, était un de ces esprits deliés, souples, tels que l'ambition les veut pour ses favoris. Il avait cette intelligence & cette activité seduisante; imaginant beaucoup, ne trouvant rien de difficile, executant bien, travaillant avec facilité, melant aux affaires les plus abstraites, les delassements les plus frivoles; incapable de tous ces détails d'harmonie, & de ce milieu penible qui prepare la réussite d'un projet; mais en état de le créer & d'en diriger l'éxecution. L'esprit humain est comme ces verres d'optique; il faut que les points de vûe soient placés à des distances proportionnées à leurs foyers. L'autre, Apriés était son nom; formait avec Mithrane le contraste le plus parfait. Froid, serieux, appliqué & profond, personne ne digérait mieux que lui un projet, & n'en détaillait mieux toutes les parties. Si son esprit était méthodique & compassé, cette exactitude scrupuleuse s'attachait a tout, & ne laissait rien d'imparfait. Hypocrite dans ses mœurs, taciturne dans la Societé, didactique dans ses propos, un dehors dur & répoussant le rendait encore plus impenetrable. Le grand art d'un Ministre est la connoissance des hommes. Tout se presente à lui sous un masque uniforme & trompeur, il faut étudier les caracteres, demeler leurs defauts, & en saisir les traits dans ces moments de verité où l'ame fatiguée du rôle que l'esprit lui fait jouer se trahit malgré elle. Nadir y avait reussi jusqu'à un certain point; il avait sçu découvrir les talents de ces favoris, amalgamer deux genres d'esprit aussi opposés, leur assigner à chacun un travail different, & les diriger vers le bien; mais les qualités de leurs cœurs lui avaient échappé: C'est un labyrinthe plus difficile & plus obseur, où l'œil humain s'egare souvent, & dont le fil n'est peut être reservé qu'à la Divinité. Apriés & Mithrane, parvenus au même point de confiance, devinrent bientôt jaloux l'un de l'autre; ils n'eurent cependant point recours à ces intrigues basses & sourdes, ressource ordinaire des courtisans: cette voye eût déplû à Nadir & les eût perdu tous deux. Ils n'employerent point l'encens grossier de la flaterie vulgaire, Nadir en eût été revolté & eût appris a les connaitre: mais ils redoublerent de zéle & d'activité, ils chercherent à l'envie à lui plaire. Des succés menagés avec art & dont ils lui laissaient tout l'honneur, des louanges rares & delicates, une illusion perpetuelle & imperceptible; Voilà quelle fut leur marche, plus lente sans doute, mais aussi plus sure. Il n'est rien que n'enflamme à la longue un feu toujours égal, placé toujours à la même distance, & toujours vers le même objet. Nadir fut plus difficile à séduire parcequ'il était plus vertueux; mais il fut seduit, enfin son cœur s'imbiba peu à peu d'un poison versé avec tant d'adresse. Il devint sensible aux éloges, il les chercha même; il s'accoutuma au faste & à tout l'attirail des Grandeurs; il continua à la verité d'aimer Zirma; mais il la fit venir à la Cour, & il voulut lui faire partager l'éclat de son rang. Rien ne periclita dans le systeme général de l'Etat, parceque Nadir ne cessa pas d'être habile & éclairé; mais comme il se mêla moins des détails, ses favoris s'en mêlerent plus. La molesse & la corruption renaquirent dans les sousordres, & les abus s'ensuivirent. Il semblait que la Perse arrivée à un point de prosperité surnaturelle, allait être entrainée par la vicissitude des choses, & retourner en arriere. Il ne faudrait souvent à la vertû egarée qu'un signe pour la remettre dans la voye; mais qui l'aurait donné? Tout le monde était dans l'enthousiasme sur le compte de Nadir. Il est un moment d'yvresse, où les Grands Hommes captivent notre jugement, & où par l'habitude de les louer, on encense jusqu'à leurs erreurs. l'honnête Sorane lui même, seduit par cette longue suite de belles actions qu'il lui avait vû faire; par la voix du peuple, se livrait en vieillard, & en ami à l'impression publique. Il ne voyait dans ce faste splendide, dans cet orgueil naissant, qu'une fierté décente, & un sentiment juste & apprecié de sa valeur. Serait-ce Zirma qui aurait desillé les yeux de son époux? une femme abandonnée au prestige de son Amour, peut-elle trouver des défauts dans ce quelle aime! Du burin ineffaçable de sa prevoyance, l'Eternel avait tracé dans le livre du Destin, la naissance de Nadir, son éducation, sa Gloire, ses fautes, sa perfection future. Il l'avait jusques-là suivi dans sa carriere; il avait permis ses erreurs, & il va le ramener a la verité. Il jette un regard sur cette foule de justes, & d'ames immortelles qui l'environnent. Au milieu d'elles s'elevait Ben-Abassy rayonnant de Gloire & couronné de ses vertus; „allés (lui dit-il,) l'humanité est faible. Nadir chancelle dans le chemin du bien; tendez lui une main secourable. Les prieres de son Pere sont venues jusqu'à moi, il respecte mes décrets sans murmure, il vit dans la solitude sans se plaindre, que ses maux finissent. Que la sagesse de son fils, & le bonheur de sa Patrie soient sa récompense“ il dit, & une odeur d'ambrosié se repand dans toute la Cour Celeste. Abassy plus prompt que l'éclair vole vers le séjour des mortels. Zaleg avait mené dépuis le départ de son fils une vie traversée de peines & d'inquietudes, en apprenant son élevation & ses prosperités, ses allarmes avaient encore redoublé. Il connoissait l'influence maligne, que les grandeurs ont sur un cœur jeune & sans experience, & il ne se trompait pas dans ses conjectures. Les saisons inconstantes s'étaient déja renouvellées deux fois sur la Terre depuis qu'il n'avait eu des nouvelles de son fils. Tout renaissait autour de lui, lui seul s'éteignait lentement, & l'esperance était morte dans son cœur. Bientôt son corps affaibli succombe à la douleur qui l'accable, un feu devorant eircule dans ses veines, & mine ses jours; il ne lui reste plus qu'un soufle de vié pret à s'exhaler. Ben-Abassy fend avec rapidité la voute Celeste & s'approche de la grot-te de son ami. Il l'apperçoit étendu sur une natte de feuilles, dans l'horreur des Souffrances, & de l'agonie: la tête panchée & abbatue, ses cheveux blancs retombant sur son visage blême & livide, des yeux caves & plombés, une soif brulante & amere, une respiration difficile & interrompué .... tel est le passage violent qui conduit l'humanité à sa destruction. Abassy fremit à ce spectacle, cette Creature celeste sent pour la premiere fois couler des pleurs. L'amitié ne meurt jamais dans les ames des justes; Sentiment pur & incorruptible, rayon de la Divinité! il se continué même après leur mort, il est leur recompense & leur lien le plus doux dans la Divine demeure. Après s'être abandonné aux premiers mouvements de sa douleur, Abassy léve les yeux; il voit la mort plenant au dessus de son ami, elle tient d'une main le ciseau fatal; elle va trancher le fil ...... le vieillard haletant, attend avec resignation sa derniere heure, c'en était fait de lui; mais son invisible protecteur repousse la mort & l'oblige à fuir. Le spectre décharné & impitoyable s'éloigne en rugissant de la proye qu'on lui enleve, & laisse après lui une longue trainée de fumée & de souffre. Zaleg rouvre les yeux à la lumiere & c'est pour demander son fils. S'il remercie les Dieux de lui avoir conservé la vie, c'est qu'un espoir plus flatteur le soutient & l'anime. Il respire autour de lui un air nouveau & pur. Des vegetaux sains, & restaurants, & plus qu'eux encore, le souffle delicieux de la nature, fait couler dans son sang un baume salutaire. telle, cette fleur abbatué par l'orage, se releve sur sa tige, & ouvre au soleil bienfaisant son calice fletri. Chaque jour il essaye ses forces, il se promene auprès de la grotte, il revoit ses penates, ses arbres, sa moisson qu'il n'a pas cru cueillir. Cette terre reconnoissante semble se rejouir de sa presence. Les fleurs elevent à l'envi autour de lui, leurs feuilles plus touffuës & plus riantes. L'echo de ces environs qui a craint d'être condamné à un silence eternel, repond avec empressement à sa voix cherie. Bientôt il traine ses pas penibles jusques sur cette montagne, où il prit congé de son fils, où il lui donna ses dernieres instructions. Il s'avance vers la pierre depositaire de leur correspondance; une mousse de funeste presage l'attachait à la terre; ses mains affaibliés la soulevent avec effort, il n'y trouve point de lettre. Les genoux lui manquent, il soupire, il pleure abondamment: „c'en est donc fait s'écrie-t'il avec un sanglot douloureux, monfils n'estplus, ousil existe, il ne vit plus pour moi, ô fatales Grandeurs! votre souffle infect & corrompu étouffe-t'il donc jusqu'aux sentiments de la Nature? il était cependant vertueux ..... Dieux puissants! qui m'avez rendu la vie, reprenez la, s'il a cessé de l'être! & toy Ben-Abassy! tu fus mon ami sur le Thrône. Sans doute tu l'es encore dans le Celeste séjour; prends pitié d'un malheureux Pere, prends pitié de ton Royaume, & de la Patrie infortunée. Il s'éleve ensuite sur ses coudes tremblants; il jette la vuë sur cette plaine immense, ses regards se fixent sur le Palais des Rois de Perse. „C'est donc là qu'est mon fils, (reprent„il d'une voix presque éteinte) c'est là qu'en proyé aux erreurs, au prestige seduisant d'une fausse Gloire, il s'ényvre de ses succés. Ciel! ne lui as tu donné des talents que pour le conduire au vice? encore s'il m'était permis, j'irais à cette Cour funeste, j'irais l'arracher des mains de ses flatteurs; je lui presenterais son Pere mourant, & mourant par ses coups; je mettrais devant ses yeux le miroir de sa conscience, il aurait honte de s'y voir tel qu'il est. Le germe de la Vertu ne meurt jamais entierement dans une ame bien née. Dieux justes! puisque vous m'en empechez, sans doute vous veillerez sur lui, mes murmures vous offensent, pardonnez... ce sont les cris de la Nature gemissante au cœur d'un Pere. Il s'ablorbe ensuite dans une réverié profonde. Le sommeil l'accable dans cette crise penible. Ben-Abassy a versé sur ses paupieres d'utiles pavots, il lui apparait en songe, & il lui donne des instructions. Zaleg se reveille en poussant un cri de joye, l'ombre a déjà disparû, il se retrouve seul; mais l'espérance renait dans son cœur, une vié nouvelle est repandûe dans tout son être. Il se leve avec transport, il leve les yeux au Ciel, un rayon lumineux parait au dessus de sa tête, il sillonne l'atmosphere, & se dirige vers la Cour d'Ispahan ... il n'en faut plus douter je te suis (s'écrie Zaleg) & au même instant il marche avec confiance. Le souffle organique qui meut son ame, est une inspiration de la Divinité; & Ben-Abassy, le genie invisible qui le conduit & l'eclaire. LIVRE NEUVIEME EN arrivant à Ispahan, Zaleg prend des informations sur le compte de son fils, tout rétentit de ses éloges, tous lui en parlent avec enthousiasme. „ô funestes loûanges! dit il en lui même. Voilà cequi a corrompu son cœur; il ne l'eut jamais été, si l'éclat de sa reputation ne l'avait séduit.“ Il veut ensuite en juger par lui-même. Il deguise ses traits sous une fausse chevelure, il peint ses sourcils il prend l'habit & le ton d'un vieux officier. Sa demarche est lente & cassée, son front couvert de rides; son bras en echarpe annonce des blessures recués pour la Patrié. Sous cette forme nouvelle, & avec un nom emprunté, il se rend à la Cour. C'était le jour de l'audience du ministre. Pendant les premieres années Nadir n'avait pas voulu connaitre ces étiquettes pompeuses qu'inventerent l'orgueil & la paresse: accessible à tout le monde, il s'était regardé comme l'homme du peuple; & il avait cru perdre un jour, quand il n'avait pas fait d'heureux; mais depuis quel-que temps, ses favoris avaient fait revivre l'ancien usage. on l'abordait difficilement-il ne rendait plus la justice qu'a de certains jours. Sous le pretexte de se soulager des détails frivoles & minutieux, ils éloignaient de lui la demande du juste & la plainte de l'opprimé. Ils avaient chacun une Cour nombreuse & ils y dominaient en Tyrans. Que ne doit-on pas craindre d'un homme ordinaire, quand Nadir est trompé à ce point? Notre vieillard se fait conduire au Palais du Ministre. A quelque distance de là, s'elevait une maison isolée & vaste, mais sans faste & sans decorations; „C'est là qu'il habitait autrefois (lui dit-on) mais dépuis deux ans Mithrane lui a fait batir un nouveau Palais.“ Zaleg régarde; il est frappé de ce contraste de simplicité & de magnificence; il se dit alui même en soupirant. „La demeuroit sans doute le ministre vertueux; ici demeure le ministre corrompû. Le Nouvel édifice élevait jusqu'au ciel sa superbe architecture. La beauté du marbre, la richesse de la sculpture, la délicatesse du pinceau, en avoient a l'envi enrichi la facade; partout des trophées, des emblemes, des allegories, à l'honneur de Nadir; partout la flatterie se réproduisant sous des décorations nouvelles. Le sage vieillard mouille de larmes le seuil de ces portiques; il pleure les vertus de son filsenfouiés dans leurs fondements. Au travers d'une foule d'esclaves & de cliens inutiles, il penétre enfin dans les appartements. La douleur affoiblit ses pas, il se traine avec peine dans une gallerie immense. Toute la Perse y étoit déjà rassemblée, une ondulation continuelle, un murmure confus, & plus que céla, l'agitation de tous ces esprits ressemblent aux flots de la mer emué. Il se retire dans un coin, le cœur serré de tristesse; il ouvre les yeux, il écoute, & tout est sujet d'affliction autour de lui. Les murs de la galérie étoient couverts de péintures à la fresque, en. cadrées dans des pilastres de jaspe & de porphyre. Elles representoient les grandes actions de Nadir, ses victoires, son triomphe, & les principaux évenements de son ministere, partout il étoit representé avec tous les attributs de la grandeur; les ennemis attachés à son char, les peuples à ses pieds, des lauriers sur sa tête, & sous ses pas. Ces tableaux faisoient le sujet de tous les entretiens. Chacun alloit brûler devant eux un encens vil & grossier, des flatteurs apostés par Mithrane étoient repandus dans l'assembléë, ils accostoient les Etrangers, leur détailloient tout, les forçoient a louer comme eux. Zaleg eût cette crise à essuyer, il fallût qu'il écoutât patiemment; & chaque mot lui portoit le poignard dans le sein. Ce spectacle n'est pas encore le seul qui le fatigue. Il jette les yeux sur le melange d'hommes du toute espece, sur ce cahos de richesse & de pauvreté, d'honneur & d'infamie, de talents & d'ignorance. Il lit sur les différents visages l'objet d'un chacun; partout c'est le sordide intérêt, l'orgueil, l'ambition, l'égoisme, la fausseté. S'il y distingue quelques gens plus vertueux, ils gemissent comme lui en silence sur la necessité qui les y attire; le reste est un peuple tumultueux & frivole, abondant en signes & en compliments, mais sterile en idées & en vertus. Ici, est un grand, souriant avec hauteur à son égal, tendant la main à un de ses protegés, affectant de sçavoir beaucoup de noms, & d'avoir beaucoup d'amis, passant comme un éclair avec le ton distrait & préoccupé: là, un autre, humilié interieurement de la cour qu'il est obligé de faire, s'en dédommageant par sa morgue & par les bassesses d'un cercle étroit de cliens attachés à sa fortune; d'un autre côté, un satrape insolent dans sa province, rampant à la cour, un courtisan disgratié rongeant son frein dans le silence, & meditant de petites intrigues; un Général ignorant & malheureux qui a plusieurs fois Commandé les Armées, & à qui il ne reste pour cortége que la honte & le mepris; un riche imbecile, cachant ses baillements, sous une main couverte de diamants, s'ennuyant par air, & sans objet: plus loin, des seineurs surchargés de leurs noms, végetant par habitude, & confondus dans la foule; des importants de ville meconnus à la cour; des Auteurs de projet, sans credit pour les présenter; des Militaires enyvrés de promesses & courant après les effets: de tout côté enfin, des hommes trop petits pour leurs places, des habits trop magnifiques pour leurs maîtres, des réputations trop grandes pour les personnages, plus de solliciteurs que de talents, le mérite indigent ne pouvant pas solliciter sans appui, & le erédit sans mérite demandant la tête levée. Cependant une porte s'ouvre. on annonce le Ministre. un silence profond regne dans l'assemblée; chacun se presse, chacun choisit un poste favorable! celui-ci cherche de l'œil par où il pourra l'approcher. celui-là guette le moment & va l'attendre sur son passage. aux premiers rangs sont les grands, les gens de nom, les plus intriguant, ou les plus adroits. derriere & dans la foule sont confondus les talents modestes, le subalterne timide, l'indigent sans protection, & l'honnête homme sans cabale. Zaleg s'approche comme les autres, il tient un placet à la main. son age, ses blessures, ses rides respectables parlent en sa faveur. sous le regnede Ben-abassy ces tîtres eussent été des droits; mais dans les cours, il en faut d'une autre espece. il voit son fils. à cette vue cherie, son cœur se serre, sa respiration est oppressée & interrompûe; quelques larmes furtives mouillent ses paupieres. Nadir parcourt l'assembleé; il n'a pas encore, ce talent dangereux de se composer un visage, ce langage vague & informe, ces reponses doubles & traitresses, ce ton assectûeux, cette facilité à promettre & à ne pas tenir. il faut etre né méchant pour tromper avec aisence, & pour se jouer dans le crime. Nadir eut toujours de la bonté & de la candeur, & malgré les impressions du vice, son front en porte encore les caracteres sacrés. il parle à tout le monde, il écoute avec douceur, il s'énonce clairement, il ne promet que cequ'il veut tenir; mais derriere luy suivent des commis subalternes & fourbes. ils reçoivent les mèmoires, ils les apostillent à leur gré, ou ne les luy representent pas, ils detournent le cours de sa justice, repandent les graces sur le vice insolent qu'ils protegent, & laissent languir la vertu modeste qui n'a point d'appuy. L'heure s'ecoule avec rapidité. Nadir n'a pas encore salué tant de visages differents; on vient l'avertir que le Roy le demande, il fait une legere excuse à ceux qui l'environnent & s'esquive; la porte se ferme sur luy; & deslors l'entrée du tabernacle est interdite au profane vulgaire. le bruit renait dans l'assemblée; tous sont mécontents. celuy même qui a obtenû croit n'avoir eu que justice. chacun sort ennuyé ou en murmurant. telle cette foule de superstitieux au retour d'un oracle trompeur n'en rapporte que de l'incertitude, des reponses vagues, du desespoir & des regrets. Zaleg a vu son fils, il l'a vu au milieu de sa pompe & de ses erreurs. quel coup d'œil pour un Pere! il se retire accablé de tristesse & sans doute il y auroit succombé s'il n'eut été soutenû par la main invisible qui le conduisoit. le lendemain il se rend encore au palais de Nadir, il demande a luy parler; mais tout jusqu'au moindre esclave, le reçoit avec fierté & avec mépris. un seul enfin, fatigué de sa vue ou peut être emu de compassion, daigne luy repondre que le Ministre n'est visible que les jours d'audience, & consent par un dernier effort, à luy presenter une lettre de sa part. „ô Ciel! (dit Zaleg en s'eloignant) puisses-tu preter a mes caracteres un charme tout puissant; puisse mon fils se rappeller qu'il a un Pere, & qu'il eut autrefois des vertus! Nadir etoit seul quand on luy remit cette lettre, il l'ouvre, & dans ces lignes tremblantes il reconnoit la main de son Pere; il veut lire & ce n'ett qu'avec peine, qu'à travers un nuage de pleurs, ses yeux obscurcis rassemblent les mots suivants. „Aux portes de la mort que tu luy donnes, un malheureux Pere peut il se rappeller à ton souvenir? te reste t'il assés de vertu pour avoir des remords? fremis de l'abysme creusé sous tes pas, fremis de tes erreurs. on est capable de tout, quand on a trahi la nature“. Quel coup de poignard dans le sein de Nadir! quel trait de lumiere a passé dans son Ame, le voile tombe, il se voit orgueilleux, ingrat, denaturé & il se voit avec horreur. il gemit, il s'absorbe dans les reflexions les plus accablantes. “ah malheureux! (secrie t'il) qu'ai je fait? ahmon Pere! ou etés vous? & voudrez vous me reconnoitre? ah, faux amis dont la trahison m'a seduit & conduit dans l'abysme! ah moi meme plutôt qui ne devois pas les suivrel ... mais non, je ne suis pas tout à fait criminel puis que je regrette la vertu“.... il reve ensui-te profondement, son esprit agité flot-te dans une mer d'incertitudes & de repentir. Pendant que Nadir se livre à sa douleur, on l'attend au Temple. une pompe solemnelle s'y preparoit pour celebrer l'anniversaire-de la Paix. c'etoit unenouvelle flatterie de Mithrane, & un nouveau piége pour Nadir. on vient l'avertir que la ceremonie est prete & que le Roy y est deja rendu; il sort en detestant sa grandeur, & ces honneurs importuns, Le cœur serré de tristesse & l'esprit occupé de son Pere. Un grand nombre de courtisans le fuit & grossit son cortege tous parlent de sa Glorie & de la solemnité du jour. L'air-est fatigué de leurs louanges insipides & multipliées. Nadir est au milieu d'eux, morne & reveur. Ces eloges le font rougir de honte, & l'eclat qui l'environne dechire ses blessures. chacun le regarde avec étonnement; chacun s'epuise en conjectures. ames viles & corrompues! elles n'imaginent pas qu'il puisse manquer quelque-chose au bonheur quand la vanité est satisfaite. Cependant Zaleg attendoit son sort à l'entrée du Palais, quand il vit venir son fils. le Ciel l'inspire alors, & parle a son cœur. C'est au milieu de cette cour fastueuse qu'il veut frapper le dernier coup; c'est là qu'il va se faire connoitre. dans ces jours de pompe & de fête, c'etoit un spectacle étrange à la cour d'jspahan qu'un militaire avec les habits de son etat; un prejugé inoui avoit jusqu'alors respecté cette etiquette odieuse les gardes qui precedent le Ministre veulent faire reculer Zaleg; mais il demeure immobile. le tumulte augmente, Nadir leve les jeux, il voit le vieillard repoussé par une cohue insolente. Dans l'etat -- -- où il est, les malheureux ont des droits sur son cœur, il s'avance en luy tendant la main. „Quel sujet vous attire ici? (luy dit il avec bonté) que puis je pour vous? -- tout, seigneur, ah! vous seul etes ma ressource.... j'avois un fils bien né, sage; genereux .... il devoit consoler ma vieillesse languissante.... pardonnez à ma douleur, pardonnez à mes larmes -- eh bien! ce fils, il est mort sans doute -- ah! plût aux Dieux! ..... il vit encore .... mais il n'est plus vertueux; quelques succes passagers ont corrompu son cœur & egaré sa raison .... il est dans cette cour funeste .... je le vois & je n'ose l'aborder ...... un pouvoir supreme, des grandeurs fattales ..... & plus que cela ses passions ont mis entre luy & moy une barriere invincible ...... J'implore votre appuy......vous le connoissez ....... vous pouvez tout sur luy ..... ah Seigneur! vous vous attendrissez ..... mon fils me sera rendu... il ne pourra tenir contre la justice de ses remords, contre les cris de la nature, contre le spectacle de ma mort .... je vois couler vos larmes ..... ô ciel tout puissant, j'ay retrouvé mon fils....... Nadir; sous ce d'eguisement me-connois-tu ton Pere?“ Nadir attendri & eperdu, ne repond rien, ouvre les bras, & vole dans ceux de Zaleg, il cache sa tête dans son sein, ses pleurs coulent avec abondance, il respire a peine. -- „ah mon Pere! puis je encore te donner ce nom...... je suis si coupable..... cependant que mon repentir te touche, il est mon premier pas à la vertu, tes conseils feront le reste.“ „il le prend par la main & il le conduit au Temple.“Jallois aux autels, (continue-til) jouir d'un vain triomphe, & porter aux Dieux un cœur plein d'orgueil & de vanité .... viens mon Pere .... sois temoin..... je vais les implorer ..... & en même temps ils entrent dans l'enceinte sacrée. Au milieu de cette pompe insolente, & qui honnore si peu la divinité; Zaleg & Nadir se prosternent dans un saint recueillement; ils offrent a l'Eternel le tribut de leurs larmes & de leurs prieres. Cependant on sçait dejade tous côtés leur reconnoissance; chacun est penetré de respect & d'attendrissement. rien ne fait plus l'eloge de la vertu, que cet hommage involontaire qu'elle arrache au vice. Aprés la ceremonie, ils se derobent autumulte, & à la foule qui les environne, & ils vont se recueillir dans la solitude. Sorane & Zirma y accourent bientôt sur leurs pas. quelle sçene interessante? les deux vieillards s'embrassent étroitement, leurs ames peuvent à peine suffire à leur joye; il est à craindre que les epreuves par où ils ont passé n'en ayent affoibli les ressorts au point de leur rendre cet excés de bonheur dangereux. L'amitié, l'amour, & la nature se confondent, ils sont tous heureux, & ce bonheur etoit inattendu. Sorane retrouve un ami, Nadir un Pere, & des vertus. la Joye de ce dernier n'est cependant pas sans melange. il gemit, il est en proye a ses remords; mais Zaleg les adoucit dans ses bras paternels, il redouble d'amitié, il le console; si tu m'aimes, (luy dit il) „oublie le passé. tes regrets ont seché mes pleurs, & la source en est tarie pour jamais. Cependant ont sçait deja dans Ispahan le retour de Zaleg. le peuple toujours enthousiaste & ami du merveilleux, voit dans cet évenement la protection eclatante de la Perse qui sous son nom est descendu sur la terre; d'autres, que le Ciel recompense Nadir en faisant revivre son Pere, à la cour même, où les hommes sont moins credules, & où d'autres passions les dirigent, Zaleg est acceuilli generalement; il ne reste plus contre luy ces haines de jalousie que la concurrence avoit fait naitre. son absence a tout effacé, & vivant il jouit des hommages que la posterité rend à la vertu. Quelques entretiens de Nadir avec son Pere, l'ont bientôt rappellé à son devoir. Mithrane & Apriés viennent le feliciter; un régard glacé & menaçant, est le prix de leurs laches flatteries; & bientôt il leur retire toute sa confiance. il quitte son palais, & tout ce faste seducteur, pour reprendre son ancienne habitation, & sa premiere simplicité. chaque jour il fait un progrés nouveau, & il rentre à pas de geant dans le chemin du bien. De même le vaisseau qu'égaroit une nuit obscure, eclairé maintenant par un utile fanal, evite les écueils, & cingle a pleines voiles vers le port. Il etoit temps que Nadir changeat. la corruption menaçoit le corps de l'Etat. rien n'est plus épidemique que le mal, rien n'a des effets plus prompts & plus contagieux. un abus renait-il, tous les vices accourent & profitent de la circonstance. Nadir porte une seconde fois dans toute les parties de l'administration le flambeau de la verité, & le glaive de la justice. rien n'echappe à cette seconde récherche. il a de plus qu'auparavant l'experience des derniers maux, & la connoissance de tous les subterfuges du vice. partout il substitue le bien aux abus; il depouille & il flétrit ces hommes mercenaires qui les protegent, & qui s'enrichissent dans la calamité publique. chassés de leurs retraites, sans azile & sans appuy, ces insectes devorants fuyent pour jamais le sol fortuné de la Perse. Les premieres operations de Nadin avoient éte defectueuses. il avoit fait de bons établissements; mais ils n'etoient ni solides ni invariables. il avoit fructifié l'arbre & emondé les branches, mais la mousse croissoit toujours au pied, & en dessechoit les racines. bientôt par les conseils de son Pere, il forme un plan plus utile & plus vaste. il s'attache aux mœurs des citoyens, aux vertus sociales; cette base de la saine politique, & qui echappe si souvent au legislateur vulgaire. ce travail fut plus long & plus penible. il falloit detruire les prejugés, guerir les esprits, attaquer la nation dans son gout dominant pour les plaisirs & la frivolité, luy rendre l'un & l'autre odieux, la porter au bien & y diriger toutte son activité. La Gloire & l'infamie, voilà quels fûrent les deux grands moyens de Nadir; honorer la Vertu & diffamer le vice, changer les recompenses & les peines, rendre les honneurs plus rares, & l'honneur plus commun, assigner un prix aux vertus sociales & punir les vices qui les attaquent, elever le merite, & abaisser l'ignorance encourager les arts utiles & proscrire ceux qu'enfante la mollesse, rendre la probité le premier & l'or le dernier de tous les biens, avoir des principes & non des sophismes, de la solidité & non de l'eclat, des mœurs & non des systêmes; donner soi-même le ton sur tout, & mettre toujours l'exemple à côté du précepte; C'est ainsi que Nadir rendit les Persans des hommes, & leur créa un genie nouveau. Il ne fit point des loix somptuaires, parce qu'elles decreditent l'Etat & ne sont jamais suivies; mais le luxe devint une proportion hierarchique , qui distingua tous les ordres, il n'entretint point des troupes; mais il fit revivre l'amour de la patrie, parce qu'avec des citoyens, & une discipline sevére, on a toujours des soldats. Le commerce ne fut plus aussi étendu; il servit aux besoins, & non au superflu. La vivification de l'Etat fut intérieure; les ressorts en furent moins compliqués, plus souples & plus actifs. Le mariage devint une obligation, & l'éducation des enfants un devoir. L'Etat ne nourrit plus d'hommes inutiles en aucuns genres; & pour cela il suffit de diffamer ceux qui l'étoient & de respecter ceux qui le servirent. Tant d'innovations souffrirent des inconvenients; mais Nadir les surmonta tous, parce qu'il s'en occupa sans relache, parce qu'il est dans tous les hommes un goût ancien & réflechi qui les porte au bien, & qu'il ne s'agit que de le développer & de le mettre en valeur. Par ces établissements Nadir préparoit encore un projet plus difficile & plus avantageux; projet que Ben-Abassy avoit eu; & que la mort l'avoit empêché d'exécuter. La cour & les capitales sont le berceau de la corruption, de la mollesse, & de tous les vices; c'est-delà, qu'ils se repandent dans les provinces. Nadir songe à détruire ces colosses fastueux, qui sont la ruine de l'Etat, en même temps que sa décoration, il veut ramener le Roi, à une vie simple & agissante, les Courtisans à l'état de cultivateur & de citoyen, les riches sur leurs domaines, & au milieu de leurs vassaux; il veut reconduire dans le sein de la patrie tant de canaux égarés & fertiliser les extrêmités languissantes. Mais que de difficultés s'élevent! que d'obstacles à combattre! que d'intérêts à concilier! On arme tout contre lui, jusqu'au préjugé chimerique de la grandeur de la Nation; & de la Majesté Royale. Nadir ne se rebute pas. Un esprit ordinaire peut créer un projet; mais l'homme de genie va au delà: il l'exécute. Nadir engage le Roi à parcourir son Royaume; ces voyages se font sans appareil & sans suite. Par là il le prépare insensiblement à se passer d'une cour nombreuse, & d'un faste séduisant. Il lui fait goûter le plaisir de voir ses sujets heureux & reconnoissants; de tous côtés les peuples accourent & lui rendent des hommages simples & purs comme eux. L'Ame du Prince s'ouvre à une sensibilité nouvelle; il embrasse son Ministre en versant des larmes. „Ah Nadir, (lui dit-il) quel sentiment inconnu j'éprouve! à ma cour j'ai plus de grandeurs, plus de respects; ici lj'ai des cœurs, & je goûte un vrai plaisir! quel bonheur j'ai ignoré, que celui de faire des heureux! Nadir saisit le moment. „O jour fortuné! (s'écrie-t-il) ô ma chere patrie! felicites toi, d'aujourd'hui ton Roi va regner“. Se retournant ensuite vers son maître, avec l'enthousiasme de la vérité. „Si ce Soleil, (lui dit-il) n'éclairoit que le seul Ispahan, de quel droit prétendroit-il aux hommages du reste de la Perse? quels respects, quel culte lui devroient nos Provinces privées de sa lumiere? Ce Soleil, Seigneur, est l'emblême des Rois sur la terre; comme lui, immenses, incorruptibles, & purs ils doivent tout échauffer de leurs rayons; comme lui, ils doivent tout voir, tout vivifier dans leurs empires. Il expose ensuite à son maître les abus de la Cour, l'énorme grandeur des villes, la nécessité de rénoncer à l'une & de diminuer l'autre; il luy peint les mœurs des anciens Perses, la conduite de leurs Rois vivants au milieu d'eux, n'ayant pour tout éclat que leurs vertus, & leur simplicité, regnants heureux, & mourants sans remords. La Divinité prête aux paroles de Nadir un carractére d'énergie & de persuasion. Le Roy entraîné & convaineu, se laisse aller dans ses bras. „Le voile tombe (luy dit-il) guides moi ..... je vais commencer à vivre. L'exécution suit de près ce dessein généreux. Le Roi habîte au milieu de ses peuples: il n'a plus de cour, mais il a un Royaume. Il n'a plus de Courtisans, mais il a des sujets; on ne luy éleve point de statues en bronze, ni en marbre, mais son nom vit dans les cœurs: monument plus précieux & plus durable, que la flatterie n'éleve pas, que le temps ne ronge point, & que la posterité respecte. La nation suit bientôt l'exemple du Prince; les villes ne sont plus que le séjour des arts utiles, les campagnes se repeuplent, & la joye renait de tous côtés. On laisse tomber ces palais superbes, ces chef-d'œuvres de luxe; mais les vertus s'élevent sur leur débris & la Perse entiere est le temple de la prospérité. Zaleg & Sorane ne se retirerent point dans une solitude; la vertu ne fuit la société que quand les vices y regnent. Les Perses font maintenant un peuple de citoyens & de freres: nos vieillards finirent leurs jours au milieu de leur famille, & s'endormirent sans trouble dans le sein de l'Eternel. Nadir leur survecut long-temps. Le genie de la Perse veilloit sur luy, & comptoit ses jours. Heureuse, trois fois heureuse la Perse fortunée! si elle avoit toujours suivi ses loix & ses maximes; mais après sa mort, le tourbillon rapide des siécles amena sur la surface de la terre, d'autres ages, d'autres mœurs, d'autres hommes, & d'autres erreurs. FIN. (*) Riviere de la Perle.