EPITRE A MON CONFESSEUR. MON REVEREND PERE, La plus grande partie des Evénemens de ma vie, mes écarts, mes foiblesses, ma résipiscence ne sont point une nouveauté pour vous. Les publier moi-même, c'est vous dispenser de la nécessité du secret. Je ne me suis jamais méfié de votre discrétion, mais j'ai cru que des ridicules publics éxigeoient une Confession qui le fût également. Je conviens que c'est une ancienne méthode que de sages raisons ont fait abolir, aussi je ne l'employe que pour des choses qui n'enlevent pas la considération qu'on peut d'ailleurs mériter dans le monde. Je vous ai fait des confidences beaucoup plus graves & plus importantes; mais vous serez toujours à cet égard le seul dans mon intimité. C'est la preuve la plus indubitable d'une distinction marquée, & du profond respect avec lequel je suis, &c. J'apprends dans l'instant que le Révérend Pere B... est mort de la suite des fatigues qu'il a éprouvées pendant le Jubilé. Je conserve à sa mémoire le gage que je lui donnois de ma reconnoissance; mais j'aime à converser avec les vivans, & il ne trouvera pas mauvais que je lui substitue un ami en vie. A MONSIEUR DE LA B. L'Amusement de Campagne que je vous dédie est un tribut désintéressé de l'amitié. Mon esprit s'est diverti à le faire & mon cœur s'applaudit de vous le présenter. Vous n'y trouverez ni la Critique de vos mœurs ni des préceptes pour leur réformation. Vous aimez les Arts, les plaisirs; vous en jouissez avec volupté, mais vous connoissez en même temps tout le prix de l'humanité, & si la fortune vous permet de satisfaire vos goûts, ce n'est point aux dépens des malheureux à qui vous accordez journellement des secours aussi généreux que secrets. La simplicité, la douceur & la modestie rendent votre société sûre & désirable. Les Arts & les talens trouvent en vous un Protecteur & un ami. Enfin vous souhaitez la félicité de tous les hommes & vous concourez au bonheur de ceux qui vous environnent, souffrez donc que je rende un hommage public à des vérités dont je suis souvent le témoin & l'admirateur. Aucun motif ne peut faire suspecter la sincérité de l'hommage que je vous rends. Il n'a de principe que la conviction intime de ce que vous méritez, & la réalité des tendres sentimens avec lesquels je suis, &c. LES AVIS D'UN PERE A SON FILS. LA qualité de Pere, & la tendresse qui doit en être inséparable, inspirent à tous les hommes le desir de faire la félicité des enfans dont ils sont les auteurs. Ce Sentiment est dans la nature: il est aussi dans le préjugé. On accorde ses soins, son amour, sa prévoyance également à ceux dont on est Pere, & à ceux dont on croit l'être. C'est une affaire de pure confiance, & dans laquelle la bonne opinion produit le même effet que la réalité. Un Pere véritable, ou prétendu, croit ne pouvoir procurer le bonheur & l'avancement de ses enfans, qu'en leur traçant des regles de conduite, relatives à sa façon de penser, & à la leur. Il cherche à leur indiquer les moyens qui l'ont fait réussir lui-même dans le monde, & à leur faire éviter les écueils qui ont des Peres, sont grands spéculateurs occasionné son naufrage. La plupart sur le compte de leurs enfans. Il y a tels hommes qui n'ont jamais réfléchi qu'à leur occasion. Cette singularité a sa source dans l'amour propre. On se flatte qu'un être dont on est le créateur ne peut manquer d'être avantageusement composé, & l'on se satisfait en pensant à lui procurer l'entiere perfection. De-là cette multitude de préceptes dont l'affection paternelle & maternelle ont enrichi la société civile. Chacun les a proposés dans le goût qui lui étoit propre. Un recueil de préceptes, n'est pas une matiere neuve; elle est même usée, j'en conviens, mais dans le nombre de ceux qui ont paru, il y a toujours eu du nouveau, malgré le caractere d'uniformité qu'on y remarquoit. La raison en est sensible, les hommes pensent, s'expriment différemment, & leurs ouvrages se ressentent de la diversité de leur caractere & de leur stile. Aussi voyons-nous, que dans les différentes maximes qui nous ont été transmises, les unes paroissent séches, pédantesques; d'autres, mielleuses; d'autres enfin, raffinées jusqu'à la quintessence, & quelquefois aussi inintelligibles, qu'impratiquables. Ces défauts ont diminué très-peu de l'admiration que l'on a cru devoir aux Auteurs qui nous présentoient des miroirs où l'on se voyoit fidélement, malgré quelques taches répandues sur la surface. Ces exemples, loin de m'intimider, m'ont enhardi à publier les leçons que la tendresse paternelle a déposées dans mon sein. En les publiant, je rends hommage à l'affection de mon Pere, quoique mal entendue; ma reconnoissance croit s'acquitter des obligations que je me fais honneur de lui avoir. Il a fait de son mieux pour bien penser sur mon compte. Il a desiré que ses réfléxions me fussent utiles. C'est un trésor qu'il a cru n'amasser que pour moi, mais en bon Citoyen, je consens de le communiquer à mes Compatriotes, pour en retirer toute l'utilité qu'ils jugeront à propos. On y trouvera sans doute de la singularité, mais il n'en faut point être étonné; l'Auteur, comme tous les autres hommes, avoit un caractere qui lui étoit particulier; il ne songeoit qu'à me procurer une vie gratieuse. Il pouvoit se tromper, mais c'étoit toujours de bonne foi, avec probité & sans s'en appercevoir. Je dois à présent instruire mes Lecteurs des circonstances dans lesquelles mon Pere me remit le dépôt que sa tendresse lui avoit fait journellement amasser pour mon profit. L'auteur de ma naissance étoit un très-bon Gentilhomme, qui avoit servi avec distinction jusqu'à cinquante ans. Il avoit vécu à Paris en homme de condition , & se disoit, homme de qualité toutes les fois qu'il revenoit de Versailles, où il se montroit passagérement. Sa fortune étoit des mieux établie, & il s'étoit livré au plus grand monde, dont il connoissoit à fond les usages. Quelques mécontentemens lui avoient fait quitter le service, & s'enveloppant alors du vernis de la Philosophie, il avoit consacré son temps à la retraite, à la lecture & aux réfléxions. La vie retirée avoit rembruni toutes ses idées, & répandu sur sa personne une taciturnité glaciale. Il avoit contracté l'habitude de penser que tout alloit dans le monde en dépérissant; la Cour, selon lui, étoit devenue purement frivole, les Ministres aveuglés, les Généraux bornés dans leurs vûes, & la Monarchie visoit à sa décadence depuis l'instant où il avoit cessé de servir. Ces réfléxions se fortifioient de jour en jour, & comme elles étoient formées dans la fermentation d'une bile noire, elles répandoient sur leur auteur une teinture complette de misantropie. Il alloit cependant de temps en temps dans deux ou trois Maisons assez fréquentées, où son emploi étoit de s'ennuyer & d'ennuyer les autres. Il y rencontroit forcément cinq ou six fats du haut stile, son occupation étoit de les regarder & d'étudier leur ton & leur maniere, pour en faire la Critique en son particulier. Mon Pere avoit une Sœur riche, veuve & sans enfans. Elle lui proposa d'égayer sa solitude par l'acquisition d'une femme. Cette proposition révolta d'abord mon très-honoré Pere. Il se livra à une déclamation véhémente contre les femmes de son temps; mais à force de voir renouveller sans cesse les mêmes tentatives par tous ceux qui l'approchoient, il sentit moins le poids de leurs importunités, & il se détermina enfin, heureusement pour moi, à vaincre totalement ses répugnances. L'Epouse qu'on lui associa lui convenoit admirablement. Elle étoit Fille de qualité, âgée de trente-six ans, n'ayant qu'un bien modique, mais richement appanagée en espérances éloignées. Elle n'avoit jamais connu que la Grille & sa Paroisse: aussi en possédoit-elle à fond tout le mérite. Elle ignoroit jusqu'au moindre genre de dissipation, & passoit ses jours dans de pieuses lectures, sans avoir de volontés qui lui fussent propres. Le seul délassement qu'elle se permit, étoit d'apprendre annuellement la Liste des Prédicateurs de l'Avent & du Carême. Sa société ordinaire étoit composée de quelques Veuves scientifiques, de trois ou quatre ennuyeuses Philotées, & d'un vénérable Docteur à grande calotte, qui prêchoit réguliérement deux fois l'année, pour faire ressouvenir le Public qu'il étoit une bête. Cette compagnie maussade, noircit encore de quelques nuances le cerveau atrabilaire de mon cher Papa; on ne pouvoit le tirer de la rêverie profonde où il étoit sans cesse absorbé. Cependant comme les momens étoient prétieux, il se livra sérieusement aux devoirs du mariage, & je fus au bout d'un an le doux fruit de son zèle & de son activité. La nouvelle de ma naissance arracha quelques sourires à mon Pere, vraisemblablement il s'en acquitta de mauvaise grace; depuis plus de douze ans il en avoit totalement oublié l'usage; mais sa joye fut bientôt empoisonnée par un accident imprévu. Une révolution subite emporta ma mere au bout de quelques jours. Son tendre Epoux fut accablé de la douleur la plus amere; l'on s'en apperçut moins, à cause de la tristesse habituelle qui le dominoit. Je devins l'objet de toutes ses attentions, il me fit élever sous ses yeux, & j'eus le privilége de le distraire quelquefois de ses sombres rêveries. Lorsque j'eus atteint ma quatriéme année, il voulut se charger en titre du soin de mon éducation. Pour cet effet, il m'arracha aux doucereuses caresses de ma Gouvernante, dans la crainte qu'une vie lâche & efféminée n'amollît mon esprit & n'énervât mon courage. Un Valet de Chambre renforcé, fut constitué mon sous Gouverneur, on m'attacha aussi un ancien Laquais de la Maison; & on lui donna pour subalterne un fils de ma nourrice, âgé de quelques années plus que moi. J'appris dès-lors à commander; c'est une des choses qu'on apprend le plus naturellement: aussi m'en acquittois-je avec un ton aussi absolu qu'un Régent en Chaire. J'avois en revanche l'air fort maussade pour obéir. Mon Pere me faisoit conduire tous les matins dans sa chambre dès six heures. Je n'y paroissois que tout habillé. Il m'expliquoit les Proverbes du Sage, les regles de la Syntaxe; ensuite il me donnoit des leçons de lecture dans les Essais de Montagne, dont il paraphrasoit les beaux endroits. Il vouloit aussi que ma mémoire fut cultivée, & pour assurer le succès de son projet, il me faisoit apprendre par cœur tous les jours une demie page de la Bibliotheque des Gens de Cour. Cet ingénieux exercice dura près de trois ans, pendant lesquels mon Pere s'applaudissoit avec complaisance des talens de son Eleve, de l'excellence de sa méthode, & de la réussite future de ses grandes idées. J'étois devant lui docile & respectueux jusqu'à la plus humble soumission; j'osois à peine lever les yeux, au point qu'il me soupçonnoit de timidité; mais je me vengeois amplement de cette contrainte au milieu de la petite Cour qui composoit mon Domestique. J'y paroissois vain, impérieux, & la moindre contradiction m'emportoit jusqu'au mépris marqué & aux injures. Mes deux surveillans me menaçoient souvent de recourir à l'autorité paternelle, mais je connoissois leur affection pour moi, ou plutôt leur foiblesse & leur imbecillité; ainsi je les désarmois par quelques caresses, & j'étois sûr de m'en mocquer impunément. Pour le petit Laquais, comme il étoit sans crédit, & livré, pour ainsi dire, à mes menus plaisirs, j'en faisois le jouet de mes mauvaises humeurs. Il étoit sans cesse la victime de mes caprices, de mes emportemens. Je le battois de mon mieux, & souvent je lui procurois encore la disgrace d'être grondé & menacé pour les torts que j'avois avec lui. On pense aisément que je me plaisois plus dans mon intérieur que dans la compagnie de mon Pere. Ma chambre étoit mon Empire, & chez lui, j'étois le modeste sujet d'un Souverain des plus sévéres. Je me délectois dans mon appartement à n'entendre autour de moi que des acclamations de la part de mes surveillans & de deux anciennes Domestiques de ma Mere, qui passoient la plus grande partie de la journée à me faire des complimens & à m'appuyer des baisers de Mie. M. le Marquis, un homme comme vous, un homme de condition, qu'il est joli! qu'il a d'esprit! vous aurez des Terres, des Chevaux , &c. C'étoient les fadeurs éternelles dont mes oreilles retentissoient & qui se faisoient route jusqu'à mon cœur. Je savourois avidement ces propos, & sûrement M. le Marquis, un homme comme moi , étoit un petit homme fort sot & trèsridicule. J'ignore quels auroient été les fruits d'une éducation si bien entendue, mais un contre-temps vint en déranger le progrès. Mon Pere fut attaqué d'une maladie violente, dont il ne se tira qu'aux dépens de ses oreilles. Il perdit presque totalement l'usage de l'ouie & n'en fut que plus triste. Cette surdité fut une Lettre de Cachet qui m'éxila de la maison paternelle. Il fut décidé que j'irois au College avec un Précepteur & le plus âgé de mes deux Laquais. Ce changement me fit pleurer, bouder, invectiver, mais c'étoit un parti nécessaire, il fallut y souscrire. On me mit sous la férule d'un grave Ecclésiastique qui triompha des irrésolutions de mon Pere, par la multitude de certificats qu'il lui présentât. Les Principaux de College, les Supérieurs de Séminaires, les Curés, enfin, je crois que tout y avoit signé jusqu'aux Marguilliers de la Paroisse. Je partis sous la direction de ce nouveau Mentor, qui, quoiqu'ignorant, yvrogne & paresseux, n'étoit pas sans bonnes qualités d'ailleurs. Le College fut pour moi un nouveau monde. L'encens qu'on m'y présenta, ne dura que deux jours, après lesquels il fallut me soumettre à la regle générale. Cet état de contrainte me parut dur, & je fus tout étonné de trouver des gens vêtus au plus simplement, qui au bout de trois heures de connoissance me nommoient familiérement par mon nom, & portoient même la licence jusqu'à me tutoyer. Je leur dis très-sérieusement que j'étois un Marquis , & ce terme leur parut une bouffonnerie qui excita leur raillerie. Ils s'en autoriserent pour me ridiculiser par des sobriquets; ma bile s'enflâma, & je voulus venger ma dignité outragée. Un Roturier plus fort que moi eut l'audace de me donner vingt coups de pied dans le derriere, un autre m'arracha quelques poignées de cheveux, & je fus obligé de me sauver du combat en pleurant de rage de me voir moulu & presque à moitié chauve. Je portai des plaintes amères aux Supérieurs; mais je ne fis qu'élever contre moi un orage général. Les surnoms, les injures, les coups de poings m'accablerent, & je n'eus de ressource que de m'en prendre à mes yeux. Je communiquai mes chagrins à un de mes Camarades dont la douceur avoit captivé ma confiance, je lui marquai vivement la surprise où j'étois de voir l'irrévérence avec laquelle on traitoit un Marquis, un homme comme moi . Il me rit poliment au nez, & il m'apprit qu'il avoit été, comme moi, un enfant gâté, mais que depuis un an, ou environ, la correction fraternelle l'avoit rendu plus humain. Le College, me dit-il, dans d'autres termes, est une espece de République où l'on vit assez sur le ton de l'égalité. C'est une image du monde entier. L'on y voit toute sorte d'états, d'âges, de nations & de caracteres. On y apprend à vivre avec les hommes, & comme dans la société le ton méprisant & orgueilleux est le plus odieux, on le corrige ici de bonne heure; cette partie de la police est confiée aux Ecoliers. On ne peut être mieux jugé que par ses pairs, aussi ils s'en acquittent à merveille, l'éxécution & le jugement se suivent de près. J'avoue que mon amour propre se révolta, quand je me vis forcé de renoncer aux distinctions que je me croyois en droit d'éxiger; j'insistai sur ma naissance, sur ma fortune, sur les autres avantages que je croyois avoir; bon, me dit mon Camarade, la vanité n'est ici qu'une source de miseres. Tu es Gentilhomme? Eh bien, il y en a vingt mille dans le Royaume dont dix mille valent mieux que toi. Tu es riche? Six mille le sont plus que toi. Tu as de l'esprit? Crois-tu être le seul. Enfin ces avantages dont tu te vantes ne sont ici des titres que pour être haï & battu. J'en ai l'expérience. Laisses compter aux autres les qualités qui te distinguent. Ils s'en souviendront bien mieux si tu parois les avoir oubliées. Cette leçon me frappa, mais elle ne fut pas assez efficace pour me réformer. Je continuai à m'armer de hauteur & à vivre avec tous ceux qui n'étoient point titrés, en homme qui craint de se compromettre. Je devins le plastron de toutes les espiégleries. Voulois-je m'en venger; j'étois accablé d'un déluge de coups. Chacun me cherchoit querelle, j'étois battu, mocqué, & j'avois toujours tort. On m'apprit des Anecdotes de Famille que j'avois ignoré jusqu'alors & qui n'étoient nullement agréables. En effet, il n'est point de maison qui n'ait son côté foible & des particularités disgracieuses. C'est rarement chez soi qu'on les apprend, & il est souvent important de les sçavoir. D'autres inventerent des Fables ridicules sur moi & sur mes parens pour avoir le plaisir de me les reprocher en face; on les crut, & j'en pensai crêver de dépit. Au bout de quelque temps je m'ennuyai de me voir presque toujours seul, & d'être l'objet de toutes les plus mauvaises plaisanteries. Mon orgueil même contribua à me rendre sociable. Je vis bien qu'il falloit s'humaniser. Ainsi je déposai peu à peu le génie froid & hautain. Je travaillai même à devenir prévenant, & je parvins par degrés à être ce qu'on appelle un bon Garçon , au point qu'au bout de deux ou trois ans, je me rendois un des correcteurs de la morgue d'autrui. Ce dernier rôle me plaisoit plus que le premier. J'avois une satisfaction infinie à rendre avec usure ce qu'on m'avoit donné anciennement, & pour m'autoriser à payer largement, je faisois sans cesse l'éloge de la modestie, de l'humanité, de la douceur & des autres vertus sociales. Ce procédé me mérita l'amitié de mes Camarades & l'indulgence de mes Maîtres. J'en profitai pour me livrer à la paresse dont le goût me subjuguoit. J'avois une antipathie décidée pour tous les genres d'étude. Le Latin me faisoit mal à la tête, le Grec à l'estomach; la Poësie affadissoit mon cœur, & je ne digérois la Prose que lorsque je la produisois sans peine, & même sans m'en appercevoir. J'étois le premier à badiner sur mon peu d'ambition pour les dignités scholastiques, en sorte que j'entrai en Philosophie aussi ignorant à peu près que lorsque j'étois arrivé au Collége. Mon pere avoit cependant l'attention de s'instruire exactement de mes progrès, mais on lui pallioit mon indolence & mon peu d'émulation. On lui faisoit valoir les bonnes qualités que je pouvois avoir d'ailleurs: il s'en contentoit, parce qu'il étoit hors d'état de juger par lui-même de toute l'étendue de mon impéritie; de plus, il ne pouvoit se persuader qu'une instruction dont il avoit établi les fondemens, fut demeurée imparfaite, après les doctes élémens qu'il avoit administré à ma jeunesse. Mon Cours Philosophique ne fut pas plus lumineux que le reste. Les Cathégories d'Aristote, les Universaux & cent autres rêveries dont je me rappelle difficilement les noms, me parurent un radotage aussi barbare qu'ennuyeux; il me sembla qu'on vouloit m'apprendre à raisonner aux dépens de ma raison, & j'en conclus que ceux qui philosophoient en régle, n'étoient que de plats originaux; j'aspirois donc avec impatience au moment heureux qui me délivreroit de ce fatras misérable. Enfin ce jour tant désiré arriva, & j'abandonnai le Collége avec autant de joye, que les Juifs en marquérent après la captivité de Babylone; mais les Cantiques que j'entonnai en reconnoissance, n'avoient pas le même caractère de sainteté. Mon pere ne me garda que huit jours dans sa maison. Il avoit pris d'avance ses précautions pour me mettre à l'Académie avec un grave Pédagogue, moitié militaire, moitié homme de Lettres, & Pédant à tous égards. Je fus installé dans ce nouveau domicile, où tout flattoit mon inclination, à la réserve du Compagnon qu'on m'avoit associé. Je sentois bien que sa mission étoit de restraindre ma liberté autant qu'il le pourroit; mais je me promettois d'exercer sa patience, & de lui jouer tous les tours que l'industrie seroit capable de me suggérer. Ce projet a été complettement rempli. Je pris un air merveilleux & élégant. J'affectai d'être étourdi. Je devins fat, présomptueux, malhonnête; je me choisis des sociétés, des modéles les plus ridicules; & livré totalement à la dissipation, je ne songeai qu'à briller & à faire des dettes. Mon pere en fut averti. Il me chapitra plusieurs fois, mais j'étois plus sourd que lui: je ne lui répondois pas, & ne me corrigeois en rien. Il y avoit environ quinze mois que je goûtois les charmes de ce nouvel état, lorsque mon pere me fit dire d'aller dîner chez lui, & de m'y rendre de bonne heure. Je fus exact à son invitation. J'entrai dans son Appartement vers les onze heures. Il prit avec moi un air plus ouvert qu'à son ordinaire; il s'exhala même en caresses auxquelles nous n'étions accoutumés ni l'un ni l'autre. Après une conversation générale, il me dit qu'il m'avoit fait venir chez lui pour m'entretenir très-sérieusement en particulier. Les étrangers entendirent ce langage qui avoit été prononcé d'une voix convenable à un sourd. Ils se retirerent; & lorsque nous fûmes tête à tête, il se récueillit comme un Prédicateur qui va prêcher sur un Mystère; j'attendois respectueusement le résultat d'un si touchant préambule. Enfin après quelques minutes, il rompit le silence, & voici le langage que le bon vieillard me tint presqu'en pleurant: Mon Fils, mon devoir & mon inclination me portoient à veiller par moi-même aux soins de votre éducation; une infirmité incurable m'a enlevé cette satisfaction. J'en ai souvent gémi: un Pere est plus pénétrant que les autres sur les avantages de son Fils, parce qu'il est plus intéressé qu'eux à les lui procurer; mais j'ai cherché depuis long-tems, autant qu'il m'a été possible, à réparer le tort que mon incommodité vous occasionnoit. Je n'ai épargné ni les attentions ni la dépense pour vous confier à des Maîtres capables de vous former. Indépendamment de ces précautions, vous avez été le sujet de mes méditations perpétuelles. J'ai étudié attentivement votre caractère, & j'ai observé que vous aviez autant de droiture dans le cœur, que de justesse dans l'esprit. Mais je vois avec peine, que vous avez pris votre parti de vivre en Petit-Maître décidé. Cette envie est une espéce de mal épidémique qui doit avoir son période; je me flatte que votre propre expérience & l'usage du monde, vous en guériront. Au reste, je pense qu'il faut faire de son mieux tous les personnages qu'on soutient, & qu'un Petit-Maître manqué est encore pire que celui qui a les talens de son état. C'est sur ce plan que je me suis occupé à vous tracer des régles de conduite capables d'assurer votre réussite, & de vous rendre homme du bel air. J'ai cherché, en les composant, à me dépouiller de préjugés, & de tous sentimens de causticité. J'ai même réformé tous mes principes, pour vous en donner de nouveaux qui convinssent au tems présent & au but où vous tendez. J'ai moins travaillé à faire de vous un homme de mœurs, qu'un homme brillant & recherché: dans cette vûe, j'ai fait violence à mes idées & à mon caractère. Je sens bien que c'est une foiblesse; mais le desir de votre bien être m'en a fait trouver la source dans mon cœur. Mes principes ne sont peut-être pas les meilleurs dans le fond, mais je rapporte tout à vos desirs, & j'en crois l'observation essentielle pour votre satisfaction, & peut-être pour votre avancement dans ce monde-ci uniquement. Prenez ce papier où je les ai rédigés. C'est un monument de ma tendresse, que vous devez consulter tous les jours, & qu'il est même important que vous reteniez par cœur, afin d'être en état d'en faire usage dans toutes les occasions. Après cet exorde pathétique, il me remit un papier écrit de sa main. Je le reçus humblement avec tous les signes extérieurs d'une véritable reconnoissance. Je voulus même lui marquer l'empressement que j'avois à profiter de ses Leçons; mais il me dit de serrer prétieusement le gage de son affection, pour le méditer à loisir; je lui obéis, & il fit rentrer dans l'Appartement ceux que notre entretien avoit fait disparoître; la conversation devint générale. Nous dinâmes très-phlegmatiquement, & je m'empressai de très-bonne heure de prendre congé de la Compagnie, pour satisfaire l'impatience que j'avois de visiter à loisir le trésor dont mon Pere m'avoit enrichi. De retour à l'Académie, je n'eus rien de plus pressé que de monter à ma Chambre; & de m'y renfermer, pour dévorer une lecture qui devoit, suivant le rapport qu'on m'en avoit fait, me combler un jour de prospérités & de richesses. J'ouvris avec un saint respect le Cahier dont j'étois dépositaire, & j'y lus avec avidité les réfléxions salutaires que j'ai transcrites ici. L'intitulé étoit: Avis importans que j'ai recueillis pour mon Fils. Si vous voulez paroître aimable, réussir dans le monde, & passer pour un homme d'esprit, sans qu'il vous en coûte la moindre peine, pratiquez les préceptes que je vous donne ici. Les études du Collége & votre justesse d'esprit naturelle, doivent vous avoir mis en situation de faire un usage utile de mes leçons, sans avoir besoin d'en prendre d'autres. Depuis plus de vingt ans, je m'applique à la lecture, mais c'est une peine inutile que je voudrois vous abréger. Je m'apperçois que je sçavois, ou que j'aurois sçû naturellement tout ce que je trouve dans les Livres. S'ils n'ont pas le sens commun, il est inutile & dangereux de les lire; si au contraire, ils ont de la raison, nous en avons autant qu'eux pour penser ce qu'ils disent. Les places, les honneurs, les dignités sont rarement la récompense du travail & de l'application. On ne dit point, Un tel a beaucoup étudié; on se contente de dire, Un tel a beaucoup d'esprit ; de-là, l'on conclud qu'il est propre à tout; on l'employe, & il réussit. Nous n'avons point en France d'Ecoles de Droit public; nous n'avons point de Professeurs qui enseignent l'art de faire la guerre méthodiquement & par principes; cependant nos Négociateurs & nos Généraux comptent ne le céder en rien à ceux de nos voisins, parce que le bon esprit & l'expérience sont supérieurs à toutes les régles. La Physique, l'Astronomie & d'autres Sciences, n'ont en grande partie rien de sûr & de décidé. Chacun se croit autorisé à forger des systêmes qui se combattent & se détruisent mutuellement; or quand il s'agit de deviner, les gens d'esprit ont un grand avantage sur les autres. Ce sont eux qui trouvent ordinairement le mot de l'énigme. La Médecine, la Jurisprudence sont également conjecturales & arbitraires. Les Avocats, les Médecins sont rarement d'un avis uniforme. Les Juges mêmes sont presque toujours divisés d'opinions. Celles de Mrs ***, *** prévalent ordinairement. On convient cependant, qu'ils n'ont jamais ouvert un Livre de Droit, mais la justesse & l'usage font plus chez eux, que la science chez d'autres. Vous entendez dire par-tout qu'ils sont bons Juges. Ils jouissent de leur réputation. On les écoute, on les respecte, on les récompense. L'on peut être son Avocat soi-même. Une certaine justesse d'idées doit nous conduire à discerner ce qui est juste, d'avec ce qui ne l'est pas. Il est possible qu'on se trompe, mais ne tombe-t'on pas dans l'erreur avec un Conseil accrédité? C'est du moins une dépense épargnée que de s'en passer. Il en est de même de la Médecine. Avec un esprit naturel, on peut être son Médecin soi-même. Rarement un Malade meurt, sans qu'on accuse son Esculape de l'avoir tué. Le seul inconvénient est qu'on vous attribue, ce qu'on auroit imputé à un autre. Vous vous en acquitterez aussi bien que lui. La Nature nous indique à peu près ce qu'il faut à nos besoins. L'esprit sert à le préparer & à l'appliquer; la Médecine consiste dans l'art de modérer l'effervescence du sang & de la bile, & d'en régler le volume; or le discernement doit nous faire décider lequel des deux est nécessaire de la saignée ou de la purgation, & celui de ces points fondamentaux de la faculté qui doit précéder ou suivre. On peut dire aussi la même chose de l'Architecture. Tous les gens d'esprit sont naturellement Avocats, Médecins, Architectes. Le goût & l'esprit sont supérieurs aux régles qui varient selon l'opinion & la mode. Tous les Propriétaires qui ont eux-mêmes bâti & arrangé leur maison, ou dessiné leur jardin, en paroissent contens. Ils s'applaudissent, & montrent leur ouvrage avec complaisanse. Ceux au contraire qui ont employé les Maîtres de l'Art, ne laissent voir qu'une satisfaction médiocre; souvent ils critiquent; ils vous disent: J'aurois tourné cela autrement, je ne voulois pas que cela fût ainsi, mon Architecte l'a voulu absolument. Ils n'auroient pas fait eux-mêmes une seule faute, & rejettent toutes celles qui ont été faites sur le compte de leur conseil. Ce n'étoit donc pas la peine d'en prendre un, pour avoir sujet de s'en plaindre. Avec du goût naturel, on auroit fait soi-même des choses plus belles, plus commodes, à moins de frais, & sans mélange d'aucun défaut. La Peinture, la Sculpture, & les Arts Méchaniques sont au-dessous de votre condition: vous ne devez les connoître & en parler que comme un protecteur. Par rapport aux Mathématiques, à la Géométrie, & aux autres connoissances relevées, qu'il vous suffise de les connoître de nom, & seulement assez pour en sçavoir l'usage. Distinguez aussi les divers Instrumens qui y ont rapport. Peu de jours & quelques Dictionnaires suffiront pour vous acquérir des notions générales & superficielles sur ces différens objets, dont le nom tombe souvent en conversation. Le genre de propos qui convient à votre état, pour se mettre au ton d'à présent, doit être de Chiens, de Chevaux, de Chasse, d'Equipages, de Modes, de Bijoux, de Spectacles, de Galanterie, & généralement de tout ce qui peut plaire & amuser. Si d'un côté, je vous invite à ne vous point livrer à l'étude des connoissances que l'on appelle utiles, & qui coûtent de la peine, je vous exhorte d'un autre côté, à apprendre tout ce qui n'est qu'agréable, & n'occasionne aucune fatigue d'esprit. Le talent d'amuser vous servira cent fois plus qu'un mérite réel: il sera plus agréable pour les autres & plus utile pour vous. C'est le point essentiel, pour vous lier avec les Grands Seigneurs, pour obtenir leur familiarité, leur confiance, & les graces qui dépendent d'eux. Si vous n'êtes qu'un homme instruit, vous n'en recevez que des politesses stériles, sur-tout, s'ils vous croyent grave, car sérieux & ennuyeux sont aujourd'hui regardés comme synonimes. Attachez-vous à la Musique, à la Danse, & à jouer de diverses sortes d'Instrumens. Un seul pourroit vous appliquer trop: ce seroit un ridicule à un homme comme vous que d'y exceller; il ne vous faut que des occupations auxquelles on vaque en se jouant. La multiplicité plaît plus que la perfection dans ce genre. Il est gracieux de diversifier les plaisirs des autres, & de faire dire qu'on est propre à tout. Aimez le Bal, figurez-y, mais n'en donnez jamais chez vous, pour prévenir les tracasseries & les mauvaises plaisanteries. Une des choses que vous ferez le plus dans le cours de votre vie, c'est de jouer. Je vous exhorte donc à prendre des Maîtres qui vous enseignent tous les jeux. Outre que vous serez recherché, vous y trouverez au bout de chaque année un profit considérable. L'ignorance au jeu cause à la fin une perte réelle, qui par les négligences & les fautes imperceptibles, forme un objet en se multipliant. L'habileté au contraire, met à profit les fautes des autres, & c'est un double avantage. Vous seriez trop heureux d'avoir quelqu'un qui vint journellement vous apprendre les nouvelles du jour, & les histoires scandaleuses de la Ville. C'est un moyen sûr pour briller dans un cercle. Tâchez de sçavoir aussi quelques Passages de Tragédie, quelques Maximes d'Opéra. Quand on en fait une application heureuse, la conversation en devient plus ornée & plus brillante. Avec ces simples connoissances, ne vous abandonnez jamais à la dispute sur des matières élevées. On vous en fera honneur, comme d'un acte de douceur & de politesse. La Compagnie qui sçaura que vous avez de l'esprit, ne vous soupçonnera point d'insuffisance, & vous tiendra compte de votre modération. Soyez Déclamateur, frondez, critiquez généralement tout ce qui se fait; dites qu'il n'y a pas le sens commun , on vous croira plus d'esprit qu'à tous ceux dont vous blâmerez les démarches, même sans sçavoir leurs raisons. Les talens & l'esprit d'amusement sont bien plus recherchés que le mérite & les vertus. Un homme qui n'a que du sçavoir, est négligé. L'aimable Chanteur, l'admirable Symphoniste, l'homme qui dit joliment des riens, sont fêtés, invités: on se les arrache. Ils ont cent soupers pour un, parce que le talent aimable flatte plus que le talent qu'on suppose utile. L'un parle aux sens, l'autre n'intéresse au plus que le bien général de la société. Mille bagatelles dites avec graces, vous gagneront cent fois plus de cœurs, qu'un raisonnement suivi & méthodique. Quelques tours de Cartes, de Gobelets, fixeront sur vous l'attention d'un cercle, qu'une bonne Logique rebuteroit. Le ton amusant, est le ton dominant, & l'ennui est le plus redoutable des maux. Cependant on ne l'évite pas toujours; mais l'on tâche de se persuader qu'on s'amuse. Il y auroit même du ridicule à ne le pas faire croire aux autres. On pense s'affranchir du soupçon, en attirant les gens à la mode. Ne vous attachez point à une femme seule, quelque mérite qu'elle ait. L'inconstance, l'indiscrétion, l'art même d'inventer, vous rendront un homme à la mode, & votre fortune sera faite, si vous ne visez qu'aux plaifirs. Ne vous piquez pas d'avoir de la raison, mais parlez toujours, fût-ce inconsidérément. Ne doutez de rien, décidez souverainement. Bien des gens faits pour être dupes, se persuadent qu'on a beaucoup d'esprit, dès qu'on bavarde d'un air avantageux, & qu'on est plein de confiance. Si l'on prétend appeller de vos décisions, & qu'on vous objecte votre jeunesse, votre peu d'expérience, offrez toujours de parier gros; c'est un moyen sûr de faire taire les Contradicteurs. Parlez quelquefois de vous, mais en faisant toujours le mystérieux sur votre compte. Vous attirerez l'attention, si l'on vous suppose des intrigues de Cour, des aventures amoureuses & de bonnes fortunes cachées. Si vous êtes en Compagnie, tâchez de parler souvent à l'oreille des personnes les plus distinguées. Affectez un air de secret pour montrer une Lettre à quelqu'un. Ce ton mystérieux répand un vernis d'importance qui en impose, & imprime un certain respect. Toutes les femmes brigueront l'honneur de votre confidence, aux dépens de la leur. Le parti de la Guerre est le seul qui vous convienne; embrassez-le: mais commencez de bonne heure à figurer extérieurement avec faste, & ne passez pas un jour, sans dire que vous êtes plus noble que riche, & que le service de l'Etat vous entraîne nécessairement dans des dépenses trois fois plus fortes que vos revenus. A force de vous entendre répéter que vous vous ruinez, on pourra vous croire, & l'Etat craindra d'être votre redevable. Faites votre cour aux gens en place. Vivez sans hauteur avec les Commis de leurs Bureaux; sur-tout ayez attention de ne jamais vous brouiller avec eux. Tâchez d'avoir la réputation d'entretenir une fille de Théâtre; cent femmes du bel air vous feront des agaceries, pour avoir la gloire de vous faire revenir de votre égarement. Elles seront assez obligeantes pour se disputer le mérite de votre conversion, aux dépens même de leur réputation. Prenez une petite Maison dans les Fauxbourgs, dussiez-vous n'y aller que rarement, ou même point du tout. C'est un ton & une dépense nécessaire; affectez d'y conduire le plaisir & le mystère. Souvent on n'y rencontre que l'ennui; mais le préjugé en rend la possession honorable au Propriétaire. Payez fort cher pour l'utilité du Public, un Cuisinier de distinction, qui fasse journellement des soupers en Ville, & travaille par grace chez vous. Donnez des gages exhorbitans à un Cocher, qui ne vous mene que quand il le jugera à propos. Soyez aussi excellent Cocher vous-même; mais n'en débauchez point aux autres; cela peut devenir dangereux. Ayez de beaux Chevaux pour la parade, & pour rester à l'Ecurie. Ayez aussi des Courtes-queues trèslestes pour courir. Ne roulez que dans les Equipages du goût le plus brillant. Ne portez jamais de Meubles, s'ils ne sont des Ouvriers les plus fameux & les plus chers. Quand vous passez dans les rues de Paris avec votre Equipage, ayez soin que votre Cocher à moustache & à plumet, aille impudemment d'un train capable de répandre par-tout l'épouvante, qu'il risque à tout instant d'écraser les gens de pied, de briser des Equipages, & de culbuter des Chevaux: sur-tout qu'il donne & reçoive vingt coups de fouet, plutôt que de céder le pavé à qui que ce soit. Soyez des premiers à connoître & à accréditer les nouvelles modes. C'est un mérite même que d'être inventeur en ce genre. Vous seriez trop heureux qu'on pût donner votre nom à quelque invention moderne. Payez exactement & fort cher les choses superflues & de pur caprice. Changez-en journellement, mais ne vous pressez pas d'acquitter les dépenses nécessaires. L'usage est d'épargner sur la récompense des talens utiles pour sacrifier davantage à ses fantaisies. Ayez des Créanciers; c'est un moyen pour avoir du crédit. Un pere de famille rangé, est souvent embarrassé pour emprunter dix mille livres. Un homme obéré, auquel on ne connoît ni biens ni ressources, trouve en peu d'heures des sommes trois fois plus fortes. L'expérience le démontre tous les jours. Payez exactement vos dettes du jeu, & vendez tout pour y satisfaire. Par rapport à vos autres Créanciers, ne vous gênez point pour les contenter. Le pis aller est d'exciter leurs clameurs, & qu'on dise de vous, V..... est tout-à-fait aimable; il a fait l'honneur à dix ou douze Bourgeois de Paris de les ruiner. Pourquoi étoient-ils assez sots, pour lui prêter leur bien & la substance de leur famille? C'est qu'ils vouloient trop gagner avec lui; ils n'ont que ce qu'ils méritent. Quelques perfidies en amour, des emprunts subtils, des manques de parole d'honneur pour rendre, & des méchancetés en propos ne serviront qu'à vous faire rechercher de bien des gens. L'on ménage plus ceux que l'on craint, que ceux qu'on estime; & pourvû qu'on passe pour aimable, l'on est caressé souvent par ceuxmêmes qui ont droit de nous mépriser. L'on vous fêtera, si vous êtes fat; l'on vous sifflera, si vous n'êtes que sot. Ayez le ton libre & aisé avec vos supérieurs; léger & délibéré avec vos égaux; froid, civil, & laconiquement complimenteur avec vos inférieurs, sur-tout, ne leur parlez jamais, sans joindre perpétuellement leur nom de famille à la suite de Monsieur ; ce langage les fait ressouvenir à chaque instant de votre supériorité, & vous donne le ton imposant, quoiqu'ils en sentent le ridicule & souvent l'impertinence. Parlez toujours avec respect de votre état. Dédaignez les gens de robe, méprisez la Finance, mais ménagezles, l'une pour les besoins que vous en pouvez avoir, l'autre pour la manger & l'honorer de vos emprunts. Mesurez moins vos politesses sur l'estime qu'on doit accorder au mérite des hommes, que sur les noms qu'ils portent. Si vous avez dit ou fait une premiere sottise devant vos inférieurs, ne reculez jamais, soutenez-la plutôt par dix autres consécutives. Un des caractères de la dignité, est de ne point se démentir, lors même qu'on a tort. On passe pour un homme ferme. Ayez un Domestique ou Grison de confiance, libertin, familier, yvrogne, insolent, & même qui vous vole, pourvû que d'ailleurs il soit sûr & discret, l'étiquette est de le garder. Prenez un Coureur, dont le riche habillement & l'entretien vous coûtent presqu'autant que le vôtre. Vous n'aurez pas occasion de l'employer utilement deux fois dans l'année, mais un Billet rendu de la main d'un tel Commissionnaire fait en tout genre une impression singuliére. Prenez de grands Laquais, dont la magnificence & l'effronterie révoltent les gens sensés & humilient la Bourgeoisie. Montrez-vous souvent aux Spectacles, quelquefois à trois en un même jour. L'on présume qu'un homme qui se reproduit pour paroître par-tout, a des raisons essentielles pour le faire. Ecoutez une Piéce de Théâtre en homme préoccupé, & qui entend à demi mot. Rien n'est si Bourgeois, que de paroître y donner toute son attention. Si vous êtes à l'Opéra, causez beaucoup, sortez & rentrez fréquemment. N'écoutez le récitatif que derriere les Loges. Reparoissez un instant pour lorgner. Enfin ayez l'air affairé, il n'importe de quoi. Affectez dans les Spectacles de saluer toutes les jolies femmes d'un air libre & avantageux; allez même causer familiérement dans leurs Loges, & parlez-leur à l'oreille. L'on vous croira favorisé, & vous ferez des jaloux. Ne manquez jamais après l'Opéra, d'aller figurer sur le Théâtre. L'on y est englouti par un mélange d'odeurs insupportables. L'on y risque cent fois de se casser les membres, mais il n'importe. La mode est d'y paroître, quoiqu'on ne voulut jamais mettre le pied dans une Eglise où l'on trouveroit la vingtiéme partie des incommodités que l'on rencontre dans ce lieu obscur. Si l'on vous soupçonne d'intrigue avec une femme aimable, défendez-vous en d'un air mystérieux, & en ricannant, c'est le moyen de persuader que le fait est vrai. Montrez-vous aux promenades dans les saisons & aux jours attitrés. Ayez des façons de saluer proportionnées à l'état de tous ceux que vous rencontrerez. Ne parlez qu'en passant aux beautés théâtrales, & que ce que vous leur direz soit suivi d'un long éclat de rire. Jugez mal de la raison des femmes. Soutenez thèse pour prouver qu'il n'en est point d'exactement vertueuses; l'on pensera que vous n'en avez jamais trouvé de cruelles. Ne composez jamais rien, mais jugez de tout, même sans l'avoir vû. Critiquez, parodiez, & si vous êtes assez heureux pour trouver le mot de l'Epigramme, ne le manquez pas. Ne ridiculisez pas ceux qui peuvent s'en venger & vous le rendre. Mais pour ceux dont il n'y a rien à craindre, allez jusqu'à être méchant sur leur compte, pourvû que ce soit d'un ton badin & ironique. La méchanceté est moins choquante, & porte des coups aussi sûrs. Ayez toujours dans votre poche les Piéces fugitives, les Vaudevilles nouveaux. Lisez exactement les Romans, les Brochures courantes; dites-en affirmativement votre jugement, & que ce soit toujours un jugement de condamnation. Vous passerez pour un amateur de Belles-Lettres, & cette réputation seule, fortifiée de votre nom, & du crédit des femmes, pourra vous mériter une place à l'Académie Françoise; les gens de qualité y sont introduits à peu de frais, sous le titre d'Amateurs, pour accroître le profit légitime de ceux qui portent le poids du jour. Formez-vous une Bibliothéque, mais n'y admettez que les Livres agréables & modernes. Bannissez-en les vieux Médecins, Jurisconsultes, Philosophes & Théologiens qui ont déshonoré la raison & leur matière par un fatras d'inutilités que personne ne lit & ne doit lire. Attachez-vous à parler purement votre Langue. Vous serez souvent constitué Juge des contestations qui s'élevent journellement dans la société, sur la valeur & l'arrangement des mots. Cette science honore un homme de qualité. Beaucoup de gens sçavent tout, excepté parler François. Retenez tous les mots à la mode, & parlez souvent du bon ton & de la bonne Compagnie . L'on croira que vous en faites partie, quoique vous la voyiez, & la soyez mauvaise. Quoiqu'un homme de naissance soit noirci par cent actions plus déshonorantes les unes que les autres, ne cessez pas de le voir & de l'accueillir, jusqu'à ce que vous ayez à vous en plaindre personnellement. L'on convient que les fats & les fripons se multiplient dans le monde, par la façon dont les honnêtes gens ont la foiblesse de vivre avec eux, mais vous n'êtes point le vengeur de la société civile, & l'on peut avoir besoin de tous les hommes. Affectez quelquefois de paroître distrait, l'on vous croira occupé de projets intéressans. Dites que vous avez de l'humeur, que vous êtes gourmand, l'on vous regardera comme un homme de bonne société; ces trois défauts sont de mode aujourd'hui, & l'on en tire vanité. Soyez franc à l'extérieur, & que l'on croye que vous pensez tout ce que vous dites, mais ne dites pas tout ce que vous pensez. Levez-vous journellement à midi. Prenez du Chocolat à deux heures; soupez abondamment à dix & jouez jusqu'à trois heures du matin; craignez cependant de ruiner votre estomach, de gagner des vapeurs, la goute & d'autres infirmités prématurées. C'est payer trop cher le plaisir d'être homme du bel air. Donnez vos Audiences dans un déshabillé galand. Soyez plus long-tems à votre toilette que la Coquette la plus recherchée; & chargez-vous des odeurs les plus fortes, au risque d'incommoder cent personnes dans la journée. Prenez une femme, si l'envie vous en vient absolument, mais mariez-vous par intérêt & nullement par goût. Ne sacrifiez ni votre liberté, ni même votre complaisance. Vivez avec votre femme sans la moindre gêne. Ayez chacun votre Appartement. Voyez-vous, pour ainsi dire, en bonne fortune; & soyez quelquefois huit jours sans vous voir: c'est le moyen de ne pas s'ennuyer l'un de l'autre. Ne rendez point compte de vos actions à votre femme, & ne vous informez point des siennes. Le rôle de jaloux est aujourd'hui dans le plus souverain mépris. Ayez des Maisons, des Sociétés, des Campagnes différentes de celles où ira habituellement votre Epouse. Ne vous rencontrez que par hazard, & alors témoignez en hautement votre surprise. Ne lui donnez jamais que le nom de Madame, soit en public, soit en particulier. Ne rendez nul compte de vos affaires à votre chere moitié. Payez-lui seulement avec exactitude la rente dont vous serez convenus. L'inconvénient est, qu'elle se regarde comme une étrangère, chez vous, & qu'elle vous envisage comme un Maître de Pension. On pourra tout casser, tout dissiper dans votre Maison sans qu'elle y prenne le moindre intérêt; mais c'est un usage reçu & il faut vous y soumettre. Dès que vous aurez un ou deux enfans, prenez plutôt dix Maîtresses que de risquer de toucher à votre Femme; ce seroit vous exposer à faire des gueux . Pratiquez, s'il est possible, la maxime, qui dit qu'il vaut mieux avoir un bon estomac qu'un bon cœur. Le Proverbe n'est pas honorable, mais il est commode. Prenez un Intendant pour vous dispenser de veiller à vos affaires. Lorsque votre peu d'économie les aura dérangées, criez qu' il est un fripon , aussi-bien que tous ceux qu'il a employé à votre service. Ce sera un prétexte pour ne payer ni lesuns ni les autres. La méthode est de nuire doublement aux gens que l'on ne veut point satisfaire, 1. en ne les payant pas, 2. en les décréditant parle mal qu'on en publie. Si vous avez mangé la moitié de votre bien, mettez à fonds perdu la moitié qui vous reste, vous vous conserverez le même revenu & vous brillerez avec le même éclat. La méthode aujourd'hui est de ne songer qu'à satisfaire son luxe; sans s'occuper de ses enfans, ni de ceux qui doivent venir après nous. Telles sont les réfléxions que la tendresse paternelle avoit suggérées à mon Pere, pour me rendre homme du monde, & homme aimable. Le respect que j'avois pour leur auteur m'engagea à les imprimer dans ma tête. Elles ne sont pas toutes réguliéres & exemtes de critique. Mais ce n'étoit pas à moi à censurer un ouvrage qui partoit d'une main aussi chere & aussi respectable. Mon Pere mourut, & l'usage du monde me fit croire que la plupart de ses maximes étoient sensées, puisque presque tout le monde les adoptoit. Je crus devoir me ranger au sentiment général. Je cherchai à pratiquer ce que l'auteur de mes jours m'avoit tendrement recommandé, & je m'en trouvai assez bien; j'étois fort content de moi. Ces maximes me devinrent familieres & j'en recueillois le fruit tous les jours, tout Paris m'invitoit, me recherchoit, & j'étois réellement fort aimable, ou du moins je le croyois. Il me restoit encore assez de fortune, & je songeois sérieusement à convertir en rentes viagéres ce que j'avois conservé; mais un accident vint déranger mes projets & ma façon de vivre. J'entendois la Messe de midi aux Feuillans, & j'y déployois tous mes charmes, d'un air évaporé, lorsque j'y vis entrer une jeune personne de seize à dix-sept ans, qui d'un air aussi sage que modeste, suivoit une Mere dont le cortége annonçoit une Femme de distinction. Son maintien honnête & les graces de sa figure firent une impression marquée sur mon cœur. Je m'aperçus que le sentiment qu'elle m'inspiroit, tenoit plus encore de la disposition à l'estime, que d'une impression d'amour, & je ne pus m'empêcher de désirer la possession d'une femme qui lui ressemblât. Je m'informai avec soin qui elle étoit. Les agréables de l'un & de l'autre sexe dont j'étois entouré, satisfirent bientôt ma curiosité. On m'apprit qu'elle étoit fille d'un Président nommé M. de V... que son Pere décédé depuis quelques années avoit laissé deux enfans avec une fortune bornée, mais honnête. Que son frere se destinoit à la Magistrature, & que la mere, femme d'un mérite solide, vivoit avec autant de décence que de considération. Ces témoignages avantageux me donnerent pendant quelques minutes un air de réfléxion. J'essuyai, à ce sujet, les railleries de quelques merveilleuses, qui, en ricanant autour de moi, entendoient la Messe, pour se montrer & passer le temps. Mon air pensif se dissipât, & j'entrai aux Thuilleries avec deux de mes amis. J'eus beau me livrer à ma gaïeté naturelle, l'idée de Mademoiselle de V... me revenoit sans cesse; il sembloit qu'au milieu de ma dissipation, elle s'obstinât à me poursuivre impitoyablement. Ce mouvement inconnu m'allarma, mais je le combattis vainement; la douce physionomie qui m'avoit frapé, étoit le refrein perpétuel de mes idées. Je fus dîner chez un Fermier général, où je ne pus m'empêcher de faire tomber la conversation sur Mademoiselle de V... pour avoir le plaisir d'en faire l'éloge. Je vis avec une joye secrette qu'on enchérissoit sur tout ce que j'en disois. En sorte que je me reprochois d'avoir ignoré jusqu'alors son existence. Je fus le soir à l'Opera & cent fois je désirai y voir l'objet dont la seule vûe m'avoit attaché si puissamment. Les réfléxions nocturnes vinrent encore fortifier mon penchant. Je passai huit jours entiers à promener mon ennui & à chercher le mobile de mes vœux, dans les endroits même où j'étois sûr qu'il n'étoit pas. Je commençai à ajouter foi à la force de la vertu simpathique que j'avois jusqu'alors regardé comme une chimere. Fatigué de traîner inutilement mon inquiétude, je pris la résolution de la faire cesser ou du moins de l'adoucir en faisant connoissance avec Madame de V... & son aimable fille. J'avois assez bonne opinion de moi, pour croire que chacun s'empresseroit à me procurer cette bonne fortune que j'envisageois comme réciproque. Mais ma présomption fut humiliée. Trois ou quatre personnes à qui je m'adressai, refuserent de m'introduire chez Madame de V... sous prétexte qu'elle admettoit chez elle peu de monde. D'autres me dirent qu'ils recevoient quelquefois de ses visites, mais qu'ils ne pouvoient m'avertir des jours favorables, parce qu'ils les ignoroient eux-mêmes. Ces refus palliés me mortifierent sans me rebuter. Je résolus, à quelque prix que ce fût, de surmonter des obstacles, dont j'ignorois la véritable cause. J'employai le ministere d'un de mes gens, & je l'intéressai à faire connoissance avec quelques Domestiques de Madame de V... pour être instruit de ses démarches. Cette ressource me fut utile. J'appris au bout de quelques jours que la Mere & la Fille devoient aller voir la revue des Gardes Françoises: je formai la même partie avec deux de mes amis qui étoient fort liés avec elles, & je me gardai bien de leur dire mon secret. Nous joignîmes dans la plaine le Carosse de ces Dames, mais notre entrevue fut fort courte, & ma satisfaction très-passagere. Au bout d'une quinzaine je liai encore la même partie, pour une promenade au Bois de Boulogne, où mon Emissaire m'avoit dit que les Dames devoient se rendre. Nous les y trouvâmes en effet. La politesse de mes Camarades & un sentiment plus fort de ma part nous engagerent à les joindre. La conversation fut générale, Je voulus étaler mes graces, je me perdis en complimens. J'étudiois mes airs, mes gestes, mes paroles, & à force de vouloir montrer de l'esprit, j'en manquai absolument; à peine entendit-on ce que mon jargon vouloit dire. Les Dames m'écouterent, me répondirent avec une froide civilité, & nous nous séparâmes, sans que j'eusse lieu de croire que mes affaires fussent aucunement avancées; au contraire quand je me rappellai les propos que j'avois tenus, je craignis d'avoir déraisonné dans toutes les formes, & je ne me trompois pas. Je fus honteux & affligé du rôle que trop de confiance m'avoit fait faire. L'amour propre vint me consoler; j'attribuai à un enthousiasme amoureux, ce qui n'étoit l'effet que de la fatuité, & je résolus de prendre ma revanche. Je fus instruit que Madame de V... devoit aller passer l'après-midi chez une femme de ma connoissance où j'allois rarement; mais dont j'étois fort aimé. Je pris mon parti d'aller lui faire visite comme si le hazard seul m'y eut conduit. Je m'y rendis sur les sept heures. La Maîtresse de la maison fut étonnée de me voir de si bonne heure. Mon ajustement étoit de la plus grande élégance, & ma coëffure d'une recherche infinie. Elle commençoit à me badiner sur les grands desseins qu'elle me supposoit pour l'emploi de ma journée, lorsqu'on annonça Madame de V... & sa fille. Quoique je fusse préparé à cet événement, leur nom me causa un mêlange de joye, de surprise & d'embarras. Je fus décontenancé & ne m'expliquai que par les révérences les plus humbles. Mon avanture du Bois de Boulogne me revenoit sans cesse dans la tête. Je me proposai d'être circonspect, & je devins entrepris. Après les premieres cérémonies, l'on parla de jouer, la Maîtresse de la maison dit en méditant son arrangement, qu'il ne falloit pas compter sur un beau comme moi , & que j'avois sans doute de grands projets. Cette raillerie me piqua à l'excès, cependant je me contrefis pour lui dire avec douceur que je serois trop heureux de faire sa partie. Elle me railla agréablement sur ma complaisance, & en reporta tout l'honneur aux Dames qui étoient chez elles. Je ne m'en défendis que médiocrement, je pris même un maintien plus assuré pour provoquer une Cométe, un Breland, un Reversis. A ce dernier mot, Mademoiselle de V... dit avec une espéce de transport que c'étoit son jeu favori. Je saisis cette occasion pour en former un. Heureusement il ne se trouva que quatre acteurs du nombre desquels j'étois, & nous commençâmes la partie. Je pris un air d'attention & un ton composé, qui simpathisoit mal avec mes façons ordinaires. Je ne donnois point d'As à Mademoiselle de V... sans les assaisonner d'une excuse ou d'un petit compliment. Elle soutint mes fadeurs avec aisance, avec gayeté, avec noblesse, & j'achevai de lui faire le sacrifice entier de ma liberté. Je la trouvai encore plus spirituelle que belle, & je ne m'en occupai plus, que comme d'un modéle de perfections. Lorsque la partie fut finie, je m'approchai de la table où jouoit encore Madame sa Mere; j'affectionnai son jeu; je marquai un intérêt sensible à sa fortune, je la félicitai sur les graces, sur les talens de sa famille, & je n'oubliai rien pour chercher à lui plaire: elle me répondit toujours avec l'indifférence polie qu'on témoigne aux gens dont on ambitionne peu la liaison. Ce procédé me désespéroit. Je crus pourtant qu'il falloit risquer un coup de vigueur, & comme on étoit près de se séparer, j'offris la main à Madame de V... pour la conduire à son Carosse. J'étois fort embarrassé de la tournure de ma phrase, & après avoir hésité, balbutié, je lui demandai respectueusement la permission d'aller lui faire ma cour & de faire la partie de jeu de Mademoiselle sa fille, & la sienne; Madame de V... me répondit assez sérieusement que sa maison étoit peu fréquentée, peu amusante pour un homme comme moi, & que je m'y ennuyerois assurément. Je me mis à réfuter son objection, & nous arrivâmes à la voiture où je pris congé de la Mere & de la Fille avec un regret véritable. On me retint à souper dans la maison où j'étois. Nous ne parlâmes que des agrémens de Mademoiselle de V... Je m'exhalai délicieusement en louanges sur son chapitre, & la Maîtresse du logis, charmée de la sincérité de mes éloges, s'engagea de me procurer quelquefois le bonheur de la voir. Je lui rendis compte de la proposition que j'avois faite à la Mere, & de la maniére dont elle y avoit répondu. Nous décidâmes que si elle n'avoit témoigné aucun empressement pour me recevoir, il n'y avoit, au moins de sa part, aucun refus déterminé, & nous réglâmes que dans les choses douteuses, il falloit saisir le côté qui étoit le plus à notre avantage, ainsi il fut résolu que je pourrois sans indiscrétion me présenter chez Mademoiselle de V... Nous convînmes cependant que ma Protectrice la disposeroit favorablement en ma faveur, & qu'elle lui annonceroit ma visite comme une chose décidée, sans la consulter sur l'autorisation de cette démarche. En effet, deux jours après, elle remplit sa mission avec une exactitude recommandable, mais elle trouva l'esprit de la Mere & de la Fille armé contre moi de la plus haute prévention. Elles me prodiguerent les qualifications de Petit-Maître, d'Homme du bel air, d'Homme dangereux ; ce fut uniquement par honnêteté pour mon Ambassadrice qu'elles me firent grace des noms de fat & d'impertinent. Ma Protectrice avec les meilleures intentions du monde étoit fort embarrassée de me justifier sur le fond des imputations. Elle se retrancha sur la forme, sur ma jeunesse, sur le mauvais goût du temps; enfin elle employa sa rhétorique à soutenir que j'avois de l'esprit, & qu'un peu de maturité me feroit revenir des erreurs & des travers où le sot exemple entraînoit toute la jeunesse d'aujourd'hui. Malgré toute la répugnance qu'on témoignoit à me voir, il n'y eut point encore d'interdiction absolue, & ma charitable amie en tira un augure favorable. Elle m'apprit que ma réputation avoit devancé ma visite dans la maison de Madame de V... & que je n'en devois pas tirer avantage. Elle me rendit avec quelques adoucissemens les dispositions où l'on étoit sur mon compte, & elle me laissa entrevoir que ce n'étoit pas tout-à-fait sans raison. J'avoue que mon amour propre fut étrangement révolté de la justice qu'on me rendoit. Je m'étois toujours cru un homme désiré & désirable à tous égards, cependant j'éprouvois un mépris marqué dès la premiere occasion, où mon cœur avoit été sérieusement affecté. Cette humiliation me fit faire des réfléxions sérieuses; je fus trois ou quatre jours sans dormir, occupé uniquement à bâtir un plan de réforme qui put me garantir des suites d'un désagrément auquel je sentois bien que je ne pourrois résister. J'insistai auprès de mon agente pour l'engager à renouveller ses tentatives. Elle fit naître les occasions de parler de moi & de mentir obligeamment. Elle peignit mon respect, mon empressement pour être présenté, & elle annonça résolument que je lui donnerois le bras lors de sa premiere visite. Cette décision n'éprouva point de contradiction formelle, ensorte que ma fidelle amie m'apprit d'un air triomphant le succès de ses services, & nous prîmes jour au sur-lendemain pour faire notre entrée solemnelle. J'attendis l'heure du rendez-vous avec l'impatience d'un enfant ou plutôt d'un Amoureux. Mon Introductrice me présenta avec des graces, & mon abord parut contraint, parce que je sentois que j'avois de forts préjugés à vaincre. Cependant je m'enhardis. Je pris le ton délibéré, & sans hardiesse je tâchai de donner un tour de franchise à tous mes discours. Je m'observois néanmoins avec soin pour ne laisser échaper aucun mot prétieux ou recherché. Enfin je n'oubliai rien pour plaire par un air ouvert & par une prévenance sans ostentation. Nous passâmes la soirée agréablement; je pris congé des Dames à l'heure du souper, & je fis mes remercîmens à Madame de V... en la priant d'autoriser le renouvellement de la liberté que j'avois prise. Mon compliment parut ne lui point déplaire, & je me retirai le plus satisfait de tous les hommes. Mon premier soin fut le lendemain d'aller remercier ma bienfaitrice. Je l'engageai à me continuer ses bons offices; ma reconnoissance lui parut si naturelle & si vive, qu'elle me soupçonna, dès-lors, d'être attaché à la maison de Madame de V... par des liens plus forts que ceux de la simple civilité. Trois jours après, je retournai où l'amour m'appelloit, & sans faire l'aimable, je ne négligeai rien pour l'être. Je regardois furtivement Mademoiselle de V... avec une avidité sans égale. Ses yeux modestes & chaque parole qui sortoit de sa bouche, m'enflâmoient de l'ardeur la plus séditieuse. Enfin je continuai d'aller fréquemment chez Madame de V... où je restois quelquefois à souper. J'y vivois librement sans familiarité. La Mere avoit des attentions pour moi, & m'honoroit même de quelque confiance. La Fille usoit perpétuellement d'une retenue qui me persuadoit qu'elle n'ignoroit pas ce que mes yeux & mes attentions lui avoient dit mille fois. Je l'en aimois davantage, & je m'applaudissois d'avoir dissipé par ma conduite, les nuages dont j'avois trouvé les esprits offusqués. Peu à peu mon assiduité devint si grande, que je crus ne pouvoir, sans choquer la bienséance, différer à m'expliquer sur la pureté de mes vûes. Je fis agir mon Ange tutélaire, à qui j'avois fait confidence des mouvemens secrets de mon ame. Après quelques préliminaires convenables au sujet, elle fit part de mes dispositions à Madame de V... Cette Dame ne parut point étonnée, mais elle fit réponse que j'étois encore jeune, & que ma fortune jointe à celle de sa fille, ne nous mettroit pas en état de vivre commodément, relativement à ma façon de penser. J'augurai que c'étoit une défaite pour m'éprouver plus long-tems. En effet, j'avois près de vingt-sept ans: il me restoit encore un revenu honnête, & j'étois héritier d'une Tante dont j'ai déja parlé. Elle avoit quatre-vingt neuf ans, & se trouvoit hors d'état, par son imbécillité, de faire un Testament, en sorte qu'il étoit difficile que sa succession m'échappât, & me fît languir dans une ennuyeuse attente. Je communiquai aussi mes sentimens à Mademoiselle de V... Elle m'écouta sans colére, & prenant un air affable, à la fin de ma peroraison: “Vous êtes encore trop aimable pour moi , me dit-elle; votre renommée m'a fait une peur, dont je ne suis pas entiérement remise. Je vois pourtant avec plaisir qu'on fera quelque chose de vous, si vous daignez répondre aux soins que nous prenons pour vous former à notre maniére de penser.„ Je vis bien que mon bonheur n'étoit pas encore à sa perfection. J'en murmurai tout bas, mais l'amour étoit plus fort que le dépit. Je pris le parti de m'armer d'une patience involontaire. Je travaillai aussi avec assiduité à me dépouiller de mes anciens préjugés, & des faux airs que la mauvaise habitude m'avoit fait contracter. S'il m'en échappoit un, mon adorable Maîtresse m'en faisoit impitoyablement la guerre, & ma confusion prouvoit tout l'empire qu'elle exerçoit sur mon cœur. Je me séquestrai de toutes les sociétés, dont la contagion m'avoit gâté l'esprit & tourné la tête. Un fat commençoit à me paroître un automate odieux. Je craignois même de me montrer en public avec un être portant des talons rouges. Mais deux incidens acheverent d'assurer le succès de mes réfléxions, & m'administrerent, à mes propres dépens, un souverain correctif. Il me restoit en Anjou une Terre dans laquelle il y avoit une douzaine de Fiefs, plus ou moins considérables. J'en avois toujours joui avec la certitude qu'elle relevoit nuëment du Roi en totalité. Un Gentilhomme de mes voisins prétendit qu'un de ces Fiefs étoit dans sa Mouvance, & il me fit saisir féodalement. Je négligeai ce Procès pendant plusieurs années, parce qu'on m'avoit mandé que le Fief en son entier ne valoit pas quarante pistoles. Un beau jour je fus tout étonné de recevoir une Lettre de mon Receveur, qui me mandoit que mon Procès avoit été jugé à Angers, que j'étois déclaré Vassal de mon voisin, & qu'on m'avoit condamné aux dépens qui se montoient à près de cent pistoles. Ce terme de Vassal blessa mon orgueil. Je ne pus souffrir qu'un Gentilhomme de Campagne revendiquât sur moi la supériorité. J'écrivis sur les Lieux, pour qu'on employât le seul remède qui me fut applicable. C'étoit celui de l'appel au Parlement. Mon Procès arriva bientôt; je vis un volume monstrueux dont l'aspect me fit peur, & dont le port me coûta considérablement. Je m'étonnai de le trouver si engraissé à mon insçu. Il fut bientôt suivi de mon Adversaire, dont le nom seul m'étoit connu. C'étoit un Gentilhomme fort à son aise qui figuroit dans le Pays. Son occupation ordinaire étoit de plaider ses Vassaux & son voisinage. Pour le faire plus commodément, & à moins de frais, il avoit pris à gages un Valet de Chambre Huissier, comme d'autres Seigneurs ont un Valet de Chambre Chirurgien ou Tapissier. Ce Domestique ne lui étoit point inutile. Il exploitoit journellement les Censitaires, & tous ceux qui avoient le malheur de déplaire à mon redoutable Antagoniste. Ce formidable voisin avoit trente ou quarante Procès qu'il entretenoit pour ses menus plaisirs; c'étoit plus par goût que par intérêt qu'il se livroit à cette discussion. Je lui présentai le combat de bonne grace, & je choisis un Procureur, de l'activité duquel on me répondit. Malheureusement je me souvins des avis de défunt mon Pere. Je crus que mon discernement suffiroit pour me guider. Je voulus faire mes Ecritures moi-même. J'y obmis tout ce qui étoit essentiel. J'avançai témérairement ce qu'il falloit supprimer; enfin, je fis si bien, que j'embrouillai mon affaire au point que personne, ni moi-même n'y entendoit plus rien. On la jugea cependant, & mon Adversaire, plus habile que moi, fut décidé mon Suzerain. Il me fit payer les frais de son voyage & les dépens de mon ignorance, en sorte que j'appris, à mon détriment, que tous les conseils de mon très-honoré Pere n'étoient pas des régles infaillibles de conduite. Madame de V... & sa Fille s'empresserent à me consoler de mon accident. Elles me firent une petite morale, pour me faire sentir qu'il ne falloit pas s'en rapporter à ses lumiéres sur ses propres affaires, parce que les plus intelligens étoient sujets à s'aveugler, mais qu'il falloit consulter, & s'en rapporter à des gens éclairés, qui par état avoient acquis des connoissances supérieures aux nôtres. Cette petite Leçon me rendit honteux de ma sottise. Cependant l'agitation que m'avoit causé mon Procès, la honte d'avoir succombé, mon amour & mes inquiétudes sur les suites qu'il devoit avoir, m'occasionnerent une maladie violente. Mes gens voulurent inutilement faire venir un Médecin, je m'obstinai & je me mis dans des emportemens furieux pour n'en point voir. Je prétendis me traiter moi-même, & je débutai par prendre deux purgations, parce que je me jugeois surchargé d'humeurs. La fiévre redoubla avec force, le sang me suffoquoit, & déja je touchois à l'inflammation. Je me fis saigner deux fois du bras, je pris du Kermès de mon ordonnance; bientôt le transport au cerveau me saisit; quand on me vit hors d'état de me gouverner moi-même, il fallut bien appeller des secours étrangers; ils se trouverent heureusement plus salutaires que les miens. Madame de V... instruite de mon état m'amena son Médecin. Il débuta par me faire saigner deux fois du pied, & à force d'adoucissans, il trouva le moyen de me tirer de l'état dangereux où mon imprudence m'avoit précipité. Revenu à moi-même, je sentis les conséquences de mon étourderie, & j'en conclus que c'étoit sans doute par ironie, que mon Pere m'avoit donné des préceptes qu'il ne me croyoit pas assez sot, pour suivre à la lettre, puisqu'ils m'exposoient à perdre ma fortune & ma vie. Madame de V... s'intéressa comme une Mere & une bonne amie au rétablissement de ma santé. Elle me visitoit souvent, & m'amena plusieurs fois Mademoiselle sa Fille pendant ma convalescence. Je lui en témoignai toute ma sensibilité, & lui fis connoître avec quelle ardeur je desirois lui appartenir par des liens indissolubles. Son affabilité flatta mes espérances; mes forces se rétablirent, mais je tombai insensiblement dans un fond de mélancolie que rien ne pouvoit dissiper. J'étois absorbé dans des rêveries noires, & je me rappellois sans cesse l'illusion dans laquelle j'avois vécu, pour me reprocher mes égaremens. Je devins aussi le Censeur du genre humain, & j'étois autant frondeur du ton dominant, que j'en avois été le zélé sectateur. Les caractères vifs se portent volontiers aux extrêmes, & ne saisissent rien modérément. Je sentis un dégoût décidé pour tout ce qui m'avoit flatté; la Compagnie, les Spectacles, la Musique me parurent insipides & même ennuyeux. Mes mœurs se ressentirent du changement de mes inclinations; je devins solitaire, morose, négligé à l'excès dans mon ajustement, & ménager jusqu'à l'avarice. Madame de V.... & sa Fille avoient seules conservé des droits portoit quelquefois, au point de sur mon cœur, mais la vapeur m'emmanquer de respect pour elles. Elles avoient la bonté d'attribuer ma mauvaise humeur à l'effet de la maladie, & elles faisoient grace à mes caprices, en tâchant de les calmer par la raison & la douceur. Mademoiselle de V... étoit particuliérement affectée de ma métamorphose. L'amour ne lui parloit point en ma faveur, mais l'estime qu'elle avoit conçue pour moi & l'habitude de nous voir, lui faisoient desirer que je fusse son Mari, préférablement à un autre avec qui elle auroit eû à faire connoissance. Elle étoit allarmée de me voir passer d'une extrémité à l'autre. Mes premiers travers l'avoient épouvantée: elle avoit coopéré à m'en guérir, & la disposition où j'étois actuellement ne lui promettoit pas un avenir plus heureux, que celle dont elle m'avoit tiré. La Mere & la Fille eurent cependant la générosité de ne point m'abandonner. J'allois journellement les fatiguer, & elles redoublerent de soins pour m'arracher à la Consomption qui me subjuguoit. Mes discours ne rouloient que sur la simplicité de nos Ancêtres, dont je faisois l'apologie perpétuelle. Je rappellois à chaque instant tout ce que j'avois lû ou entendu dire à ce sujet, soit à mon Pere, soit aux autres. Je vantois les douceurs de la vie Champêtre, & j'invectivois contre la corruption du siécle. En effet, mon dessein eût été de me séquestrer, pour vivre dans une Terre écartée, si l'amour qui me possédoit ne m'eût retenu à Paris. Je ne dissimulois pas même que je n'aspirois à me marier, que pour me confiner dans la solitude avec la Compagne de mon sort. Cette perspective n'étoit nullement tentante pour une jeune personne, & l'on cherchoit à combattre ma misantropie, sans se presser de rien conclure sur le mariage. Les Médecins opinerent que je devois aller aux Eaux, & que la dissipation étoit pour moi le remède le plus souverain. On décida pour les Eaux de Forges, sauf à me faire voyager plus loin l'année suivante, au cas que les premiéres opérations ne fussent point efficaces. Je partis pour ce Pays, que je trouvai aussi incommode que détestable. La diversité des figures, des Nations, des Etats, des maladies & des caractères, ne servirent qu'à m'attrister encore davantage. Il y avoit très-bonne & très-nombreuse Compagnie, mais je ne fis aucune liaison. Je suivois dans ma retraite un fastidieux régime, & je ne conversois qu'avec un vénérable Capucin, qui m'auroit parû dans tout autre tems, d'un commerce aussi borné qu'affadissant. Ma seule récréation étoit d'écrire à Madame de V... & à sa Fille, dont les Lettres me faisoient toujours plaisir. Je leur peignois énergiquement mon affection pour les maniéres gothiques, & elles me faisoient agréablement la guerre sur une manie si prématurée. Mademoiselle de V... crut pouvoir me railler légérement, à l'occasion d'une peinture que je lui avois faite de la vie ancienne, & elle joignit à sa réponse une Historiette dont elle eût la modestie de ne pas vouloir s'avouer l'auteur. Elle me marqua qu'elle l'avoit trouvée dans des Papiers de Monsieur son Pere, & qu'elle m'engageoit à y réfléchir pour en faire mon profit. Je lus ce badinage avec plaisir, & pour la gloire de l'invention, je consens de le rapporter ici. Histoire de JADIS, Seigneur d'Autrefois. Rien n'est plus utile, & en même tems plus glorieux, que de sçavoir l'Histoire en général, & de posséder la connoissance particuliére des faits qui intéressent les grands hommes que l'on entend tous les jours citer dans la société. Un des Héros dont on parle le plus, & dont les avantures sont le moins connues, est celui dont j'entreprends de retracer en peu de mots quelques traits d'Histoire. On le cite à tous propos. On en fait l'éloge. On le vante aux dépens des Héros d'à présent. Il est donc nécessaire de le faire connoître plus particuliérement. Je veux parler de Jadis , Seigneur d'Autrefois . On ignore précisément en quelle année il nâquit: on sçait seulement qu'il y a long-tems. Tous les Pays revendiquent l'honneur de lui avoir donné la naissance. Pour moi, après d'exactes recherches, je me détermine à croire qu'ill vint au monde dans un ancien Château situé auprès de Paris. Son Pere étoit un Seigneur d'importance, & personne n'ignore qu'alors tous les gens de qualité vivoient dans leur Terre, & qu'ils ne paroissoient que très-rarement à la Cour, ou à la Ville. Le Pere de notre Héros se nommoit le Seigneur du Vieux Temps. Il avoit quarante ans passés, lorsqu'il épousa Sara l'Antiquaire, qui en avoit au moins trente-deux, lors de son mariage. L'âge mûr & le tempérament formé des deux Epoux ne contribuerent pas peu à donner au fruit de leur mariage une constitution robuste. Jadis vint au monde au bout de neuf mois justes; & il apporta en naissant un air vigoureux & formé, comme un enfant de trois ans. Ce qui acheva de lui donner une bonne complexion, fut le soin avec lequel sa Mere l'allaita elle-même. Il tetta admirablement jusqu'à près de quatre ans, & on l'eût pris en sortant de Nourrice pour un Etudiant en Droit de nos jours. L'enfance de Jadis se passa dans les amusemens propres à son âge. Ses Pere & Mere eurent grand soin de former son cœur à la religion. Les Rosaires, les Chapelets lui furent prodigués. On lui en montra tout l'usage. Sa Mere même, accompagnée de quelques anciens Domestiques, eût soin de le mener sur un Cheval à un ancien Pélérinage à vingt lieues de chez elle, & il n'en revint que voué à un Bienheureux, sous la protection duquel il grandit à vûe d'œil. Par rapport à son esprit, le Seigneur du Vieux Tems, en homme prudent, prétendit qu'il falloit le laisser se fortifier & non pas le surcharger; il pensoit que les fruits précoces énervoient le corps de l'arbre, & avoient moins de saveur; dans ce principe, il se contenta de former le goût & la mémoire de son Fils par la narration des exploits de la vieille guerre. Sa femme n'étoit pas moins attentive à lui raconter les hauts faits de Richard sans peur, de Tiranleblanc, & des différens Preux dont la mémoire s'étoit rendue recommandable; elle assaisonnoit cette instruction de quelques Contes de Fées. Jadis avoit une facilité merveilleuse à retenir les endroits qui lui paroissoient touchans; & tous les soirs, il s'endormoit aux récits que lui faisoient ses Gouvernantes de quelques Histoires véritables de Sorciers, de Sorciéres, ou de Revenans. Enfin à l'âge de douze ans, Jadis fut décidé assez formé pour apprendre à lire. Il s'appliqua pendant trois ans sans relâche à ce pénible exercice, en sorte qu'à quinze ans, il lisoit courament en Latin, & épelloit passablement le François. Le dessein de ses Parens, étoit d'en faire un des Sçavans de son siécle; pour y parvenir, on confia le soin de son instruction à un célébre Moine, nommé Revassius, qui, pendant cinq ou six années, lui apprit avec grand soin quelques vieilles Chroniques, d'anciens Martyrologes, & quelque chose de la Philosophie d'Aristote. On n'eût pas moins d'attention à lui former le corps que l'esprit. On l'exerçoit à la Chasse, à l'Eteuf, à la Paulme, & autres jeux alors usités pour l'amusement de la Noblesse. On eût soin en même tems de lui inspirer une grande simplicité de mœurs, soutenue d'un ton de dignité qui ne lui permit jamais de se compromettre. Aucun de ses Vassaux n'eût osé lui parler qu'avec respect, le chapeau bas, dans une posture humiliée, & toujours en le qualifiant de Monseigneur ; ses Domestiques mêmes étoient dans l'usage de se tenir toujours debout devant lui, & dans la plus grande circonspection, mais il rendoit avec usure à ses Pere & Mere les respects qu'on lui temoignoit. Son premier soin étoit tous les matins de les aller voir. Il ne parloit que lorsqu'ils l'interrogeoient, & ne s'asseyoit que lorsqu'ils lui en avoient donné l'ordre. Un tabouret étoit toujours son siége. Sa contenance étoit droite, timide, & jamais évaporée. Il ne s'appuyoit ni ne croisoit les jambes. Dès quatre heures du matin il se levoit, & déjeunoit à sept. Avant midi il dînoit avec ses Pere & Mere, goûtoit à quatre heures précises, & se retiroit vers les sept heures pour se recueillir & souper dans sa Chambre; car pour éviter la dissipation du soir, il ne soupoit en Compagnie que le Mardi Gras, le jour des Rois, de S. Martin, & quelques autres jours distingués où le Curé du lieu étoit invité au Château. Le Seigneur du Vieux Tems lui donnoit l'exemple de la noble frugalité; les Entées, les Ragoûts meurtriers étoient bannis de sa table, mais on y voyoit à profusion la viande de Boucherie, les Dindons, les Canards, Gibier & autres mets aussi sains que naturels. L'élégante simplicité ne se faisoit pas moins remarquer dans les habillemens, que sur la table de ce bon Seigneur. Il s'attachoit plus à la commodité, qu'à la finesse des étoffes & aux superfluités. Il aimoit un haut-de-chausse fort large, & des chemises presque justes. Une vaste plume obombroit son chapeau, & lui garantissoit la tête des ardeurs du soleil. Un large baudrier garnissoit sa poitrine; ses gants étoient d'une ampleur considérable, le tout étoit orné de broderie & de rubans d'un goût merveilleux. Sa chaussure historiée & ses cheveux sans frisure lui donnoient un air tout-à-fait Cavalier. Madame du Vieux Tems & son Fils étoient mis à peu près dans le même goût, & c'étoit un très-beau spectacle que de les voir le jour de Pâques aller à la Parroisse, accompagnés d'un cortége de gens bien vêtus, & escortés de Pages de trente ans & de Laquais de soixante-dix, qui, par leur ancienneté dans la maison, faisoient l'éloge du bon caractère des Maîtres. Lorsque Jadis eût atteint l'âge de vingt ans, ses Pere & Mere le consulterent sur sa vocation & le choix de son état; il parut incliner du côté des Armes, & alors on le plaça en qualité de Page auprès d'un des premiers Seigneurs du Royaume. Cet état entraîne de la dissipation, en sorte que Jadis perdit peu à peu le goût dominant qu'il avoit marqué pour l'étude: la fréquentation des Demoiselles de la femme de son Maître, lui firent naître de l'amour pour le beau sexe, qui de son tems étoit réellement admirable en tout genre; mais il sçut toujours réprimer ses passions, & il n'abusa point des avantages que pouvoient lui procurer sa figure & ses talens. Parmi celles qui attirerent ses regards, ce fut la Demoiselle Ancetra qui parut fixer son attention. Elle y répondit, mais leur sagesse fût égale de part & d'autre; ils se bornerent au ton de la noble galanterie. Les Elégies, les tendres Complimens, les Lettres, les Chansons polies, dont même il nous reste encore quelques-unes, faisoient l'unique occupation de leurs loisirs. Comme ils s'estimoient, ils s'aimerent sagement, respectueusement, constamment, & ils s'aimeroient encore de même, s'ils n'étoient pas morts. Jadis, après avoir passé dix années dans ce noble emploi, fut placé à la guerre. Ses premiers faits d'armes, furent les exploits signalés d'un Héros. On l'arma Chevalier, il déconfit tout ce qui voulut résister à son courage, & il obtint par ses services de commander en chef une Compagnie de cent hommes. C'est alors que l'on vit briller dans tout son jour la valeur martiale, & la prudence qui ont toujours distingués les Grands Capitaines. Il eût le bonheur de s'attirer la confiance de son Souverain, & il en obtint les distinctions dûes à son rang & à sa naissance. Par malheur pour lui, la Paix vint l'arrêter au milieu de sa brillante carrière; il chercha à s'en consoler, en offrant ses services aux Princes voisins; ceux qui les refuserent, eurent lieu de s'en repentir; il passa en Angleterre, & après s'être distingué par quelques faits héroïques, il donna le plan d'une Croisade plus utile & plus glorieuse que les autres; mais la mésintelligence des Souverains ayant fait échouer ce projet, il quitta ce Royaume, & pressé du noble desir de voyager, il alla voir à Rome le Souverain Pontife, & les respectables curiosités dont cette Ville abonde: de-là, il passa en Espagne, où il signala son adresse dans les Tournois, les Courses de Bagues, les Combats de Taureaux. Enfin, couvert de gloire, il revint dans sa Patrie, sans que son honneur & sa chasteté eussent été entamés en la moindre chose. Il avoit alors près de soixante ans: il apprit en arrivant chez lui que Monsieur son Pere étoit mort depuis deux années, & que Madame sa Mere alloit trépasser. Cette triste nouvelle lui perça l'ame. Il reçut, en bon fils, ses derniers soupirs, & après lui avoir rendu les devoirs convenables, il prit le parti de se consacrer tout entier à la méditation & à la retraite. Mais il se vit troublé par ses voisins dans l'exécution d'un si beau projet. Plusieurs Seigneurs avoient profité de la caducité du Seigneur du Vieux Tems & de l'absence de son Fils, pour s'emparer d'une grande partie de ses Terres. D'un autre côté, les Moines d'une Abbaye voisine avoient usurpé une grande quantité de Domaines, sous prétexte d'une Fondation faite à leur profit & non acquittée, par les Ancêtres de Jadis: du tems de Jadis, les Gens d'Eglise étoient désintéressés; cependant, si l'on tentoit de toucher à leurs biens ou de défendre les siens, ils s'écrioient avec chaleur qu'on en vouloit à la Religion, comme si leur bource eût été le lieu, où ils eussent serré ce prétieux dépôt. On s'envoya mutuellement des Négociateurs, mais, faute de s'entendre, il fallut en venir à une guerre ouverte; on mit de part & d'autre ses vassaux sur pied: ce fut alors que Jadis sentit renaître cette ardeur martiale, dont il avoit été tant de fois animé. Il fit des Siéges, il en soutint, il extermina la plupart des vassaux de ses voisins, & presque tous les siens y périrent généreusement. Un jour il pénétra à main armée dans l'Abbaye: il en brûla les Chartres, & saccagea jusqu'au dernier Moine; mais il en survint bientôt une nouvelle Colonie, & la guerre se ralluma plus vivement que jamais; il se forma des ligues contre Jadis, mais aussi grand politique que guerrier, il sçut les dissiper à propos. Cependant au bout d'une douzaine d'années, les Parties belligérantes s'ennuyerent de voir leurs Sujets massacrés, leurs terres ravagées, & tous leurs biens perdus sans ressource: ils ouvrirent les yeux, & consentirent de s'en rapporter sur leurs différends à un saint Hermite, qui depuis plus de quarante ans avoit sa retraite dans une Forêt des Environs. Faute de sçavoir lire, il entendit les Parties, & après un grand nombre de pourparlers, l'homme de Dieu engagea Jadis, pour le bien de la paix, à sacrifier la meilleure partie de ses prétentions. Il eut le bon esprit d'y consentir, & peu à peu le calme se rétablit dans la Contrée. Ce fut alors que Jadis songea sérieusement à faire ce qu'on appelle une fin. Deux partis s'offroient à lui avec des agrémens égaux. L'état du mariage lui paroissoit à desirer pour la transmission de sa gloire & de son nom; mais, d'un autre côté, sa conscience se sentoit souvent déchirée par le remords des maux que sa fureur avoit occasionnés dans les petites guerres qu'il avoit soutenues. Dans cette perpléxité, il consulta nombre d'amis, qui le firent pencher vers le mariage. Ce parti plus favorable à son amour propre lui parut préférable: il s'informa du sort de la Demoiselle Ancetra, que ses traverses lui avoient fait perdre de vûe: il apprit avec regret qu'ennuyée de son absence, elle avoit pris le Voile dans un Monastére. Cet exemple le toucha, & il étoit près de l'imiter, lorsqu'un saint Abbé du voisinage le détermina à épouser une de ses parentes qu'il avoit élevé lui-même dans la religion & la simplicité. Il s'y porta d'autant plus volontiers, qu'il n'avoit eû qu'un frere, dont la vie n'est pas moins intéressante que la sienne, & qui après avoir pris le parti de la Magistrature, passât dans l'Etat Ecclésiastique sans avoir eû d'enfans. Jadis avoit alors près de quatre-vingt ans, mais malgré ses fatigues, il étoit encore frais & robuste, comme à la fleur de son âge. Le Mariage se célébra sans pompes, & Jadis eut bientôt lieu de s'applaudir de la continence dans laquelle il avoit toujours vécu. Sa femme devint grosse & mit au monde un enfant mâle qui devint l'objet de la complaisance & des espérances de son Pere. L'Abbé qui avoit facilité le mariage, promit d'en avoir soin. Les Religieux, à son exemple, s'empresserent de témoigner leur attachement à toute la famille, & bientôt la Maison de Jadis devint une espéce de Communauté réguliére. L'extrême dévotion qui les animoit, leur inspira le goût des Fondations & des bonnes œuvres. Jadis distribua une partie de son bien à des Monastéres. Il fonda des Chapelles, éleva des Mausolées à tous ses Ancêtres, & fonda des Priéres sans nombres. Sa fidéle Epouse ne s'occupa qu'à l'imiter, & par le soin de ses sages Directeurs, elle fit tous les genres de Fondations qui étoient alors en usage. Cependant Jadis ne put s'empêcher de faire quelques réfléxions tardives sur le peu de fortune qu'il laisseroit à son Fils, qui n'avoit pas moins d'esprit que lui. Les pieux Cénobites qui l'environnoient, le rassurerent de leur mieux, & la religion lui fournît un motif pour ne plus se plaindre. Le tendre intérêt qu'on prenoit à sa santé, obligea sa femme & ses bons amis, à ne plus le laisser sortir de sa Chambre. On l'assujettit aussi à manger très-peu, pour ne point surcharger son estomach affoibli par les années. Ce genre de vie, si différent de celui auquel il avoit été long-tems livré, le fit peu-à-peu tomber dans l'ennui, & il en mourut âgé de cent un ans, comblé de bénédictions & couvert de bonnes œuvres, pour lesquelles on l'eût canonisé, s'il en eût laissé le moyen. Sa femme fut si sensible à cet événement, qu'elle se retira dans un Monastére qu'elle avoit bâti, & dont l'Abbé, ce généreux parent qui l'avoit marié, étoit Directeur. Par rapport au Fils, son sort parut plus embarrassant. Jadis avoit disposé par Testament du peu de bien que sa pieuse générosité lui avoit permis de conserver. Si-tôt qu'il fut mort, toutes les Maisons Religieuses se mirent en possession de ce qui leur revenoit encore, ensorte que l'héritier se trouva réduit à manquer même du nécessaire; mais la Providence vint à son secours pour lui faire recueillir le mérite des bonnes actions de son Pere; les Couvents enrichis de son patrimoine lui ouvrirent leur sein, son inclination se trouva d'accord avec le sacrifice que les circonstances sembloient rendre nécessaires. Il avoit alors vingt ans, & sa vocation avoit été préparée dès long-tems; Ainsi il se détermina sans peine à entrer dans le Cloître, & à manger avec les autres sa part d'un bien dans lequel il avoit un droit si légitime. C'est ce sacrifice méritoire, qui a interrompu le cours d'une postérité, dont la mémoire sera toujours respectable. En effet, quel homme a mérité & a obtenu une réputation mieux soutenue que celle de Jadis? Est-il des talens & des vertus qu'ils ne possédât pas? Son ame, son cœur, son esprit, son corps même l'ont rendu à jamais recommandable. Aussi le voyons-nous citer chaque jour avec éloge, & même à tous propos; l'on ne pense plus, dit-on, l'on n'agit plus comme Jadis ; l'on n'aime plus si bien que Jadis ; l'on boit plus comme Jadis ; l'on ne donne plus aux Moines comme Jadis ; l'on n'a plus de tête, d'estomach, d'amis, ni de Domestiques comme Jadis ; enfin, l'on ne fait plus rien de bien comme Jadis, &c. C'est en vérité dommage que sa postérité soit éteinte; mais les meilleurs fruits dégénérent, & si sa descendance n'eût pas été interrompue, l'on n'en eût peut-être pas parlé, ou l'on en auroit parlé mal. Cette Histoire m'amusa, & fit même quelque impression sur moi. Tous les traits qui partent d'une main chérie, sont assurés de nous plaire. Je me fis violence pour triompher de ma mélancolie; ce fut vainement: elle avoit son principe dans le sang. Mon esprit n'étoit malade que parce que mon corps l'étoit. Cependant le secours des remédes rétablit peu-à-peu les fibres relâchés de mon estomach, & la nuance de mon caractére s'éclaircit, à mesure que les Eaux opéroient. Je commençai à jouir d'une meilleure santé, & conséquemment je pensois plus raisonnablement, lorsque j'appris par un Exprès la mort de ma Tante, qu'on avoit soupçonnée d'être éternelle. J'avois fini ma saison des Eaux; ainsi je n'eus qu'à partir précipitament, pour venir recueillir une succession considérable. Madame de V... & sa Fille avoient pressenti mon rétablissement. Mes Lettres étoient un Thermométre sûr, qui annonçoit le dégré de ma santé. J'y peignois l'état de mon ame, & elles y remarquoient à la teinte de mes idées, le progrès ou la déclinaison de ma maladie. Elles furent charmées de me voir de retour, & je leur attribuai avec reconnoissance une grande partie de l'honneur de mon rétablissement. La succession qui m'étoit échûe, n'étoit chargée ni de dettes ni d'embarras; ainsi il ne me fut pas difficile de me mettre en régle, & d'établir une Maison, dans l'arrangement de laquelle je consultai exactement Madame de V... & sa chere Fille que j'adorois de plus en plus. J'éprouvai en toute occasion l'utilité de leurs conseils. Le régime & l'observation rétablirent pleinement en moi l'équilibre des liqueurs, & je me trouvai jouissant d'une santé parfaite & d'une fortune considérable. J'insistai alors fermement pour la conclusion du mariage où mes vœux tendoient depuis long-tems. Je fis valoir ma persévérance & la longueur du séminaire qu'on m'avoit fait éprouver. Madame de V... m'accorda son consentement de la meilleure grace du monde, mais sa Fille vouloit avoir une conversation préliminaire avec moi. Je me soumis à sa volonté. Il me seroit inutile, dit-elle, de dissimuler que je vous préfére à tous ceux qui voudroient aspirer à ma possession. Votre probité, votre franchise, vous ont assuré mon affection, mon estime & tous les sentimens qu'on accorde à un Mari, dont on desire faire le bonheur. Votre unique malheur est d'avoir été trop tôt votre Maître, & d'avoir reçu l'empreinte d'une mauvaise éducation, qui pendant long-tems a défiguré chez vous les bonnes qualités que la Nature y avoit mises. Cet inconvénient vous a plongé dans deux excès opposés. C'est le sort des gens désordonnés que d'être sujet à des variations, & de donner dans les extrêmes. L'excellent fonds dont vous êtes pourvû naturellement, ne vous a point garanti de cet écueil. Pour prévenir la rechute, faites-vous des principes fondés sur la raison & sur votre expérience. Vous êtes en âge de penser mûrement, & de sentir toutes les conséquences de ce que vous pouvez dire & faire. Les préceptes que vous avez reçus de Monsieur votre Pere, étoient une dérision; vous en avez senti le danger. L'Histoire du tems passé étoit une Parodie morale pour vous ouvrir les yeux sur la seconde manie, dont votre esprit étoit offusqué. Fixez-vous à un parti mitoyen, & formez-vous un plan de conduite qui ne tienne ni du ridicule du tems présent, ni des travers du tems passé. Chaque siécle, chaque âge a ses défauts & ses vertus; l'homme de mérite n'excéde rien, & renfermé dans un juste milieu, il trouve le moyen, sans art, de se faire aimer & respecter de tous ceux avec lesquels il vit. Je m'estimerai heureuse, si ma société & mes exemples peuvent vous fortifier dans ces principes, & assurer dans tous les instans la félicité de votre vie. Je ne pus entendre ce propos, sans être touché d'admiration pour une personne qui consentoit d'être ma femme & ma solide amie; un transport de vivacité & de tendresse me fit brusquement jetter à son col; je l'embrassai pour la premiére fois de mes jours, avec un délice qui m'en promettoit encore de plus doux. Nous nous expliquâmes amicalement, & de concert avec Madame de V... nous reglâmes tous les apprêts de notre Mariage, qui fut célébré peu de jours après sans pompe & sans éclat; l'amour fit les honneurs de la cérémonie, & nous l'installâmes à perpétuité dans la Maison. Il nous y a jusqu'à présent tenu fidelle compagnie, avec tout le cortége aimable qui l'environne, quand l'intelligence & l'harmonie des cœurs s'attachent à le fixer. J'éprouve chaque jour, avec volupté, le doux effet du pouvoir légitime qu'une femme sensée exerce sur un Mari qui connoît & chérit lui-même la raison. Ma femme desire que je sois sa compagnie la plus fidelle. Je forme les mêmes vœux, mais nous ménageons nos plaisirs, & nous nous séquestrons souvent l'un de l'autre pour trouver une nouvelle satisfaction à nous revoir. Elle a formé des liaisons avec très-peu de femmes, & je lui en sçais intérieurement bon gré. Les Filles à Paris sont élevées tout au mieux, dans l'état honnête & mitoyen. L'éducation mauvaise ou négligée est le partage du très-haut & du très-bas état. Les Filles du dernier rang pratiquent la débauche avant de la connoître; celles qui sont destinées à figurer dans le plus grand monde, passent rapidement du Couvent à la débauche, dont leurs Maris se contentent de leur donner les premiéres Leçons. Ce sont d'autres femmes qui les perfectionnent. Celles-ci se permettent tout, & n'aspirent qu'à en former d'autres qui leur ressemblent. Elles croyent que leurs foiblesses deviennent moins choquantes & moins sensibles, par le nombre de celles qui les partagent; semblables en ce point aux Religieuses, qui, lors même qu'elles sont mécontentes de leur état, cherchent à faire des Prosélytes, uniquement pour augmenter leur Communauté. Les femmes d'ailleurs, se sont nécessaires les unes aux autres. Il faut représenter aux Spectacles, aux Promenades, dans les Fêtes publiques; alors on est charmé de s'associer à une amie que l'on a formée selon son goût, & à qui l'on a communiqué ses préjugés & ses foiblesses. On est plus en droit de se faire des confidences, & de se prêter des secours réciproques; de-là, l'extrême attention & l'empressement de beaucoup de femmes pour lier connoissance avec les jeunes Mariées, & pour leur insinuer leurs principes en les initiant dans le monde. Les Maris se trouvent souvent mal des secours de pareils Instituteurs, qui arrivent à la persuasion par les discours & par l'exemple. Ma femme m'a soulagé de ce genre d'inquiétude, & sa vertu me paroît plus assurée dans la société de dix hommes, que dans la confidence de deux femmes, qui ne l'admettroient dans leur intimité, que pour affoiblir la nôtre. Notre tendresse mutuelle a été récompensée de la naissance de deux enfans qui sont l'objet de nos attentions & de nos plaisirs. L'aînée, est une Fille âgée de sept ans qui apprend sous les yeux de sa Mere à être l'imitatrice des vertus de sa Famille maternelle. Le second est un Fils d'environ six ans, qui se dispose à aller incessamment au Collége. Mon projet est de veiller à son éducation, autant qu'il me sera possible; mais, je ne compte point assez sur mes lumiéres, pour me flatter d'être plus heureux que les autres Peres, qui se sont proposé la même chose, sans en retirer une grande consolation. Ce que je proteste de bonne foi, c'est que j'y ferai de mon mieux, & je travaille déja à une collection de préceptes, dont je veux à mon tour gratifier mon Fils, lorsqu'il sera en âge d'en faire usage. Mon Pere m'avoit donné des avis très-opposés à tout ce qu'il avoit pratiqué. Ceux que je prépare, seront aussi diamétralement contraires à tout ce que j'ai dit, fait & pensé pendant plus de dix ans de ma vie. Mais pour donner des principes justes & accommodés au tems, je ne suis pas médiocrement embarassé. Plus j'étudie les hommes, plus je m'apperçois qu'il est difficile de leur plaire, en faisant usage d'une exacte probité. On est forcé de donner dans tous leurs excès, leurs travers & leurs ridicules. La seule ressource de l'homme sensé est de demander acte de ce qu'il adopte malgré soi leurs sottises. En effet, si l'on établit dans la spéculation des maximes de conduite qui tendent au bien, combien n'en autorise-t'on pas dans la pratique qui nous forcent à donner nécessairement dans des extravagances. On se les reproche les uns aux autres, on les condamne de sens froid, & ce sont ceux même qui sçavent si bien les blâmer, qui nous entraînent par leurs exemples & leurs discours à ce que nous détestons le plus au fond de l'ame. La demonstration en est sensible. Un homme est placé par la Providence sur un grand Théâtre. Le souverain lui a confié une partie essentielle de son autorité. Il aime les honnêtes gens. Attentif aux intérêts de la société, il cherche à prévenir des abus, à réparer des maux & des désordres. Pour y parvenir, il consulte les Loix, il étudie les principes. La prudence éclaire ses démarches & l'intégrité les suspend; c'est, se dira-t'on tout bas, un génie étroit & borné il va terre à terre; il ignore l'art de penser en grand & de trancher. Le plus grand ennemi du bien c'est le mieux ; eh, s'il étoit inconsidérément décisif, que n'en diroit-on pas! Un Magistrat, jaloux de rendre la justice aux Sujets du Roi, regarde une récommandation comme une insulte. Il croit que c'est lui faire injure que de le solliciter. S'il a besoin de quelques instructions, il entend les Parties promptement, & simplement pour en tirer les éclaircissemens qui lui sont nécessaires. C'est, dira-t'on, un homme singulier, & qui ne cherche pas le vrai, puisqu'il donne à peine le temps de s'expliquer. On lui fait des écarts, on le fatigue d'inutilités, il répond laconiquement pour perdre moins de tems, & vous ramene au point décisif; il est, dit-on, brusque & impoli. Il ne veut voir que la raison & le bon droit, il supprime de vaines cérémonies, des superfluités, on le trouve intraitable, c'est un fagot d'épines, on ne sçait par quel bout le prendre . Enfin, il a le courage de s'élever contre des abus, il est révolté & s'affranchit des usages reçus, si sa conscience en est blessée, c'est un caustique qui veut s'ériger en réformateur du genre humain , le voilà condamné & en butte à ses propres Confreres. Clidamas est agréé pour un Mariage, mais il redoute d'aller pendant un mois entier faire doucereusement l'aimable aux pieds de la beauté qui lui est destinée. Il craint de se montrer en spectacle aux regards curieux d'une Famille qui s'apprête à le dévorer des yeux. On observera ses propos & jusqu'à son silence. Il redoute ce déluge d'observations, il est assez bien fait, il se présente mal, il ne se met pas bien, il est timide, il parle trop ; cet inventaire de ses perfections & de ses défauts l'épouvante, il ne peut se contraindre jusqu'à s'y soumettre, & propose une prompte conclusion, puisque les points principaux sont d'accord; non, c'est un original avec lequel il seroit imprudent de terminer une affaire . Un défaut de cérémonial lui fait perdre le mérite de ses bonnes qualités. Lisidor, plus complaisant, le remplace auprès de la future: mais il craint de pendre aux oreilles de sa femme mille livres de Rente qui feroient l'aisance de sa maison. Il réfuse de lui mettre au col mille autres livres de Rente qui lui seroient ailleurs plus utiles. Il est fâché de voir absorber sa dot en habillemens, en meubles inutiles & en repas, dont il ne lui restera que des indigestions, dès-lors, le voilà décidé un avare complet, qui va faire pour jamais le malheur de la vie de son Epouse. Cleon est marié. Il a vécu dans le monde, & guéri de ses erreurs, il veut goûter les douceurs d'une société douce & raisonnable. Il commence par écarter de chez lui les élégans diseurs de rien, dont les propos frivoles ne serviroient qu'à gâter le cœur & l'esprit de sa jeune Epouse. Fi donc, quoi seriez-vous jaloux mon Gendre , s'écrie le Beau-pere, de quel siécle êtes-vous donc, se méfie-t'on d'une Fille bien élevée . Il oublie qu'elles l'ont été presque toutes. Cleon, fidéle à ses principes, refuse de se lier avec ces petites Maîtresses qui souffleroient sans cesse aux oreilles de sa femme, qu'il faut mettre tout d'un coup un Mari sur le bon ton , que la dissipation est l'appanage de la jeunesse, & l'indépendance, l'attribut des jolies femmes d'aujourd'hui; il substitue à ces maximes des conseils vertueux, salutaires, & dictés par la tendresse. Il les place sans affectation & dans des circonstances favorables pour être écouté, c'est, dira-t'on, un Hypocondre, un Pédant ennuyeux, un Pédagogue impitoyable, qui du matin au soir prêche fastidieusement la plus aimable personne du monde, & qui l'arrache aux meilleures compagnies qui en auroient certainement fait un sujet accompli . Il souléve contre lui le Beau-pere, la Belle-mere, le Petit-Frere, les Cousins, Arriére-Cousins & toute la sequelle féminine qui le couvre de ridicule, & lui fait une réputation démentie, mais non réfutée par la solidité de ses réfléxions sur le bonheur de sa femme & sur le sien. Ce même Cleon persuadé, comme Mari & comme Citoyen, que les enfans sont un lien du Mariage & la force de l'Etat à qui l'on se doit, se livre sans partage à la tendresse qu'il a pour son Epouse, vous entendez crier de toute part, qu'il la tue par des inclinations viles & animales, & que son emploi est de faire des misérables . Damis a une Epouse qui n'a aucunes maladies réelles. Elle est même d'une complexion robuste, & supporte une grossesse sans incommodités capables d'allarmer. Il exige qu'elle marche, qu'elle se promene comme à l'ordinaire. Il est convaincu que la Nature sage a pourvû à tout, & qu'elle n'a pas besoin de tant de précautions recherchées qui ôtent à la machine son jeu & son aisance, en la privant de la liberté de son opération, de-là, le voilà devenu un homme dur, un homme à systêmes . Les sectateurs de l'opinion opposée vont le caractériser sans ménagement. Polémon craint de faire des dépenses qui excédent ses forces. Il aime à satisfaire exactement à ses engagemens. Il cherche même à épargner annuellement quelque somme pour l'établissement de sa famille. C'est dans nos mœurs un homme serré au-delà des bornes . La sage œconomie est suspecte de parcimonie outrée. Cléobule se persuade & soutient que l'aspect des hommes laids & contrefaits ne peut échauffer l'imagination de son Epouse, jusqu'au point d'en faire naître des enfans difformes. Il pense que la Nature a pourvû à ces inconvéniens qui sont rares; sa proposition est universellement combattue, & on le taxe d'entêtement. Le lendemains, il propose de bannir des cheminées de sa maison cent magots inutiles & plus bisarres les uns que les autres. Il éprouve une nouvelle contradiction. En vain, allégue-t'il que relativement à la thèse proposée, il craint pour sa femme enceinte ces grotesques fruits d'une imagination déréglée qui seroient sans cesse sous ses yeux, on lui répond vivement qu'il y en a par-tout, & qu'on ne voit point de femmes mettre au monde des Chinois ou des Bonzes . Sa Logique est pulvérisée, & il n'en retire que le vernis d'un Philosophe hétéroclite. Philogenor est un homme de probité qui veut penser à sa fortune; il obtient par son crédit un traité de fournitures sur un pied avantageux. On lui propose de le rétrocéder à un prix beaucoup plus bas, & par ce moyen, on lui ouvre la voye de faire une fortune considérable sans soins, sans risque, sans peine; mais une délicatesse le retient; je m'enrichirai, dit-il, & celui à qui je sous-fermerai le marché, n'y trouvera pas son compte, s'il le remplit avec la probité & l'exactitude convenables. Les infortunés à qui la subsistance doit être fournie, risquent de devenir les victimes d'une cession dont toute l'utilité tourne à son profit. Ces réfléxions l'arrêtent, & il céde à ses scrupules; oh le nigaud , s'écriera-t'on, il a pu s'enrichir en moins de rien & sans aucun risque; le sot qu'il est, a laissé échapper une si belle occasion; c'est un homme à interdire . Lisimaque n'est dominé ni par l'intérêt ni par l'ambition. Il sçait borner ses desirs; sa modération & son désintéressement sont taxés de non-chalance & de pusillanimité. Metastus aime la retraite & chérit le commerce des Muses, on l'accuse de singularité. Est-on délicat dans le procédé, l'on passe pour trop scrupuleux? Veut-on être prudent, l'on vous soupçonne d'être timide; enfin, la malignité & les jugemens précipités sur ceux dont on ne connoît ni l'intérieur ni les positions, transforment souvent en ridiculités ce qui dans le fond est vertu. Les actions les plus louables sont toujours mal interprétées par ceux qui n'auroient pas le courage de les faire, & l'on n'échappe à la critique qu'en épousant le ton, les maximes & les défauts du général. L'on fait même une nécessité de certains vices, & c'est en quoi consiste l'abus. Il est probable que les passions sont nécessaires dans le monde, mais les vices ne le sont pas. Il est même des gens à qui quelquefois l'on fait un reproche de leur délicatesse en fait de probité: eh pourquoi, c'est qu'on croit en France n'avoir aucun scrupule à se faire, quand on ne vole que le Roi & le Public. Il semble en effet que la honte & le danger ne soient que pour ceux qui prennent sur le Particulier. Ces mêmes réfléxions pourroient s'appliquer à une multitude d'autres circonstances, mais elles doivent suffire pour faire sentir qu'un homme avec les meilleures intentions du monde, avec des mœurs épurées, de la raison & de la droiture peut passer dans l'esprit de ses Concitoyens pour être singulier, grossier, infléxible, original, propre à rendre une femme malheureuse, jaloux, pédant, mauvais Philosophe, hypocondre, enfin avare, sot & traître. Convenons donc que ce sont nos usages qui gâtent tout dans le monde, & que pour vivre avec ses semblables, l'on est dans la nécessité d'adopter leurs erreurs & leurs vices. L'on sent le faux & même la honte de certaines pratiques; mais réforme-t'on ses mœurs, non, l'intérêt particulier est toujours préféré à celui de la société; lorsqu'on propose des maximes, l'on auroit envie de les suivre. L'on voudroit que tout le genre humain les pratiquât, mais l'on est prêt à s'en affranchir soi-même, au premier mot que nous diront, l'amour, l'intérêt, l'ambition, l'avarice & toutes les autres passions qui font mouvoir notre foiblesse. Je sens toutes ces difficultés, & pour ne donner ni dans le pédantisme ni dans les écueils d'une Morale trop sévère ou trop relâchée, je me bornerai à instruire mon Fils à connoître le prix de l'humanité, & à vivre simplement avec tous les hommes, sans chercher à se singulariser dans ses mots, ses gestes, ses habillemens & ses actions. Je lui prescrirai un juste milieu entre la morgue pédantesque qui accompagnoit le cérémonial du vieux tems, & l'audacieuse frivolité qui deshonore les heureuses dispositions de nos jours. Je lui ferai sentir le bonheur qu'il a de posséder de la naissance, de la fortune, d'être né à Paris, dans un siécle éclairé, & sous le Régne de LOUIS XV, mais je tâcherai de lui imprimer que tous ces avantages ne seront réels, que par l'usage modéré qu'il en sçaura faire. Je fais d'avance des vœux sincères pour que mes instructions & son caractère le conduisent à une félicité aussi solide que celle dont je jouis dans la société d'une Epouse adorable, & d'une Belle-mere digne de mes respects. FIN.