LETTRES PARISIENNES SUR LE DÉSIR D'ETRE HEUREUX. ....... ô quid agis? Fortitèr occupa Pertum. Q. Horat. Ode XIV, Libri I. PTERMIÉRE PARTIE. A GENÈVE; Et se trouvens A PARIS, Chez Duchesne, Libraire, rue Saint Jacques, au - dessus de la rue des Mathurins, au Temple du Goût. M. DCC. LVIII. ÉPITRE DÉDICATOIRE A MONSIEUR T D *** SI L'AMITIÉ a ses droits, permettez-moi, Monsieur, de les réclamer, pour vous faire agréer mes Observations philosophiques sur le Bonheur. A combien de titres ces Lettres ne vous appartiennent-elles pas? Ne craignez rien cependant: la discrétion de mes sentimens égalera leur vivacité: ma reconnoissance ne blessera pas votre délicatesse. Je ne perds point de vûe que c'est à un ami Philosophe que je les offre. Assez sage pour avoir sçu prescrire des bornes à votre fortune, vous ne paroissez jaloux que d'étendre celle des autres: satisfait par votre modération, jouissez long-temps du doux plaisir de faire des heureux: la sâgesse de votre conduite démontrera beaucoup mieux que toutes mes leçons, que celui-là seul mérite de fixer la légéreté de l'esprit les désirs du cœur, qui, maître de soi même, connoît le prix de l'amitié de la générosité. Je suis avec le plus sincére attachement, MONSIEUR, Votre très - lumble très - oléissant Serviteu J... AVERTISSEMENT DAns le dessein où j'étois d'écrire quelques réflexions sur la nature du Bonheur, rien ne pouvoit m'être plus agréable que les Lettres de M. de Barville: en m'épargnant bien du travail, elles remplissent parfaitement mon projet: j'ose même avouer qu'elles vont au de - là: un Traité en forme sur ce point important de morale, n'auroit pas manqué de rebuter la foule des esprits agréables délicats, que l'idée seule du sérieux excéde: en égayant la leçon, on devient plus généralement utile. Ces Letrres, dont je vous fais présent, Ami Lecteur, ne sont point un vain jeu de l'imagination. Ce n'est pas pour les vrais connoisseurs que je donne cet avis; il ne leur faudra que le moindre retour sur leur cœur, qu'un simple coup d'œil sur le Monde, pour les placer au-dessus de la classe des Romans. Lorsqu'on leur aura rendu cette justice, elles éviteront bien des peines à ceux qui cherchent sincérement à être heureux: elles leur apprendront, par des exemples frappans, que les plaisirs des sens, les honneurs, les richesses, le grand monde la plus brillan-te réputation, ne conduisent pas au Sanctuaire du Bonheur. Quels progrès ne doit-on pas se promettre dans le chemin de la sagesse, lorsque l'on connoît les sentiers qui en éloignent? Heureux celui qui, revenu de l'erreur de ses passions, sçait, par sa propre expérience, que la véritable félicité consiste dans la modération dans la tranquillité d'une ame innocente! Plus heureux mille fois celui qui, instruit par les malheurs des autres, ne s'expose point à la tempête, commence de bonne heure à commander aux mouvemens de son cœur! LETTRES PARISIENNES. LETTRE PREMIÉRE. Le Désir du Bonheur en général. L'Amitie dont vous m'honorez, Monsieur, l'intérêt particulier que vous avez toujours pris aux premiers événemens de ma vie, vous donnent sur moi des droits, contre lesquels je n'ai garde de réclamer: une conconfiance entière sera la moindre preuve de ma reconnoissance: je ne consulterai qu'elle seule toutes les fois que je vous ferai part de la situation de mon ame: je me montrerai tel que je suis, il ne tiendra qu'à vous de me voir à découvert: pas la moindre gaze d'Italie: mon cœur peut-il en souffrir, lorsqu'il commerce avec l'amitié? Délivré enfin de cet amas de Livres, sous la poussière desquels je suis resté si long-temps enseveli, débarrassé de tous les exercices qui forment la Jeunesse, je commence à sentir, pour la premiére fois, que je respire. Quelle joie de ne plus apercevoir cette troupe de Pédans, dont l'air sombre farouche ne seconde que trop la répugnance naturelle des enfans pour l'étude! Je travaille à me défaire de ces maniéres gênées que l'Ecole inspire; , grace à mon envie de paroître avec agrément dans le Monde, je ne sens bien-tôt plus le Collége. Me voilà donc libre enfin, je n'ai plus de chaînes à redouter que celles que je voudrai bien m'imposer: elles seront légéres, sans doute, puisque les plaisirs en formeront le tissu. Mon cœur, semblable à une jeune plante qui, nouvellement retirée de dessus la couche où elle étoit étouffée placée dans un vaste parterre étend ses tendres rameaux, s'élargit, pour ainsi dire, se déploie: séduit par les avantages de la liberté, il en goûte, avec volupté, les délicieuses prémices. Tout me devient nouveau, depuis que je commence à m'entretenir avec moi-même: il faut ou que je renaisse, ou que la Nature ait changé pour moi: la Ville me paroît mille fois plus étendue plus décorée; les promenades me semblent plus brillantes plus animées. Tout rit dans le Monde, depuis que je le vois avec les yeux de la liberté; les hommes me paroissent plus aimables, les femmes plus charmantes: je ne respire est le but de mon application à plaire. Tout me parle déjà de bonheur, sans que je sçache encore précisément en quoi il consiste. Une agitation secrette qui se communique imperceptiblement de mes sens à mon ame, m'annonce qu'il doit y avoir un état heureux, seul capable de fixer mes désirs; mais qu'estce que cet état de félicité que j'entrevois? Les connoissances de l'esconduisentils? La satisfaction du cœur en assure-t-elle la possession? ou plûtôt ces connoissances, ces plaisirs cette satisfaction ne concourentils pas en même temps pour nous découvrir ce trésor caché? Est-ce au-dedans de nous-mêmes que nous pouvons le trouver? Sommes-nous obligés de sortir audehors, pour le chercher dans les délices de la Société? Je l'avouerai ingénuement; ces réfléxions diminuent de beaucoup les douceurs de la liberté dont je commence à jouir; sans cette cruelle incertitude, elle feroit elle seule ma félicité. Pourquoi faut-il que la crainte de ne pas être heureux, soit peut-être la premiére cause qui m'empêche de le devenir?Ne croyez pas au reste, Monsieur, que je languisse long-temps dans cet état insupportable: uniquement occupé du désir de fixer ma perplexité, j'entrerai, avec empressement, dans la premiére rou-te qui me paroîtra conduire au Temple du Bonheur. Je suis, LETTRE II. L'Amour (a) regardé comme la source du Bonheur. MES doutes sur la nature du Bonheur, Monsieur, ne m'ont pas affecté long-temps: à peine vous avois-je découvert l'incertitude dans laquelle mon ame flottoit, que je me trouvai fixé sans la moindre délibération: il est, sans contedrit, dans le cœur un mouvement insensible de sympathie, qui nous conduit bien plus sûrement que toutes nos réfléxions. Admirez, Monsieur, qu'elle est ma destinée; un moment de retardement me plongeoit dans un malheur éternel. Je ne pouvois goûter de solide félicité qu'avec Hortence; un quart d'heure de plus, je perdois Hortence pour toujours. Apprenez l'aventure la plus brillante la plus flatteuse qui puisse arriver à un jeune homme qui cherche le bonheur. Ce récit vous intéressera, si l'Amour le plus tendre me prête autant de force dans les expressions, qu'il m'inspire de délicatesse dans les sentimens. Depuis le premier instant où j'avois commencé à jouir de ma liberté, l'idée d'un bonheur au-dessus de cet état d'indépendance ne me quittoit plus: combien ne venoit-elle pas souvent troubler des plaisirs qui paroissoient cependant satisfaire la plûpart de ceux avec qui j'avois formé ma premiére société! Au milieu de ces amusemens frivoles, dont l'inconstante Jeunesse se nourrit, je sentis au-dedans de moi un vuide que je n'osois sonder: une ombre de félicité voltigeoit sans cesse autour de moi: combien n'augmentoit-elle pas mon tourment, par les trompeuses images, sous lesquelles elle ne se présentoit à mon imagination, que pour fuir avec plus de légéreté, lorsque je croyois la saisir! Un désir, dont j'ignorois l'objet, m'accompagnoit par-tout, mettoit le comble à mon supplice. Que cet état est cruel, Monsieur! Il faut l'avoir éprouvé pour en connoître toute l'horreur; mais suffit-il d'y avoir passé pour pouvoir le décrire? De tous les amusemens qui m'étoient connus, la promenade seule sembloit m'apporter quelque soulagement calmer, en quelque sorte, les agitations de mon ame. Je donnois ordinairement la préférence aux Tuilleries: ayant également besoin de solitude de dissipation, j'y trouvois ce double avantage: il est, dans ce Jardin délicieux, des allées de chaque saison consacrées à la multitude: les autres sont réservées pour entretenir les sentimens de l'ame qui demandent de la retraite: semblables aux Sanctuaires des Temples les plus fréquentés, elles sont propres aux réfléxions, au recueillement souvent au mystere. Me sentant un jour entraîné, comme malgré moi, par une foule de pensées différentes, je m'assis dans une de ces allées écartées, pour me livrer tout entier à mes réfléxions. J'étois si peu à moi-même, que je manquai de saluer quelques personnes avec lesquelles je partageois le banc qu'elles occupoient avant moi: je les avois même si peu aperçûes, que, croyant être seul, je laissai échapper plusieurs soupirs, en m'écriant; que je suis malheureux! Cette expression de douleur m'attira bien-tôt les regards de deux Dames, auprès desquelles j'étois: quoi! c'est ous Barville, me dit avec vivacité la plus âgée! Que je suis enchantée de vous rencontrer! Vous jugerez vous même, Monsieur, de cette heureuse circonstance pour moi, lorsque vous m'aurez appris où je pourrai trouver votre pere. Comme je la regardois avec plus de surprise que d'attention, que toute sa vivacité ne m'avoit pas encore rendu assez à moi-même pour lui répondre: me méconnoîriez-vous, Barville, continua-t-elle? Mépriseriez vous la meilleure amie de votre mere? Ou plutôt votre pere, seul dépositaire d'un secret qui importe tant à mon bonheur à ma réputation, ne seroit-il plus?.... Ah! vous ignorez, sans doute, la douleur dans laquelle me plonge le silence que vous vous obstinez de garder dans un moment, où je fondois sur vous de si flatteuses espérances!.... Que ne nous sommes-nous déjà éloignées, Hortence, de ces tristes lieux! Revenu de cette espéce de rêverie dans laquelle j'étois plongé, je cherchois à reconnoître cette Dame, lorsque je portai, par hazard, mes regards sur la jeune personne qui l'accompagnoit: nos yeux se rencontrérent, une émotion secrette parut animer ses traits, tandis qu'une ardeur, qui m'étoit jusqu'alors inconnue, s'empara de mon ame. Par quelle fatalité, Madame, puis-je etre la cause de vos chagrins, répondis-je à celle qui m'avoit adressé la parole? Pardonnez à ma distraction, soyez, je vous prie, convaincue que je voudrois prévenir vos désirs. Apprenezmoi comment je puis obliger d'aussi aimables personnes, vous me verrez mettre mon bonheur à assurer le vôtre. Si le sort de mon pere vous intéresse, tranquillisezvous: le ciel me l'a conservé. Il vit retiré à la campagne depuis plusieurs années; il passe ses jours à quelques lieues de Paris dans la solitude, sa principale occupation est de méditer sur le néant du siécle. Quel plaisir n'aurai-je pas de vous conduire chez lui! Il essuyera vos larmes, Madame; il regardera comme une faveur du Ciel, de trouver l'occasion de finir vos disgraces. Quoique je n'eusse fait qu'esquisser le portrait de mon pere, l'idée que je venois de tracer de ses sentimens ranima l'espérance de cet-te Dame: l'air empressé avec lequel je m'offrois à la servir, m'attira bien-tôt toute sa confiance. Alors elle m'apprit qu'elle s'appelloit Mademoiselle de Vaucour: qu'elle avoit épousé en Bourgogne, sa patrie, Monsieur de Rougeon, jeune aimable Cavalier du voisinage: qu'elle avoit été obligée de cacher son mariage, parce que ce tendre Amant dépendoit d'une parente riche injuste qui, s'étant toujours opposée à l'alliance de son Neveu avec elle, n'auroit pas manqué de le déshériter, si elle l'eût cru réfractaire à ses volontés: que mon pere, qui étoit étroitement lié avec le sien, avoit été un des témoins de leur union, qu'il restoit à présent le seul dépositaire d'un secret aussi important: que lui seul étoit capable de s'opposer aux injustes poursuites des parens de son mari, qu'elle avoit eu le malheur de perdre depuis deux ans: qu'Hortence qui l'accompagnoit, étoit le seul fruit de l'amour le plus tendre: qu'il ne lui restoit d'autre ressource que dans la probité de mon pere pour rentrer dansun bien légitime, pour recouvrer son honneur pour assurer un état décent à sa fille. Le sort d'Hortence m'intéressa vivement à celui de Madame de Rougeon: j'avois eu le temps, pendant ce récit, de considérer cette aimable personne. La premiére impression qu'elle avoit faite sur mon cœur augmentant, à la faveur de cette modestie noble voluptueuse qui faisoit son principal ornement, je renouvellai avec instance mes offres de services: ils furent reçus avec le même empressement: je reconduisis ces Dames chez elles; , avant que de me retirer, je leur proposai de les venir prendre le lendemain matin, pour les conduire chez mon pere. Enchantées de mon zèle, elles me remerciérent avec cette grace qui est la plus flatteuse récompense des ames généreuses. J'allois les quitter lorsque Madame de Rougeon, à qui mes derniéres assurances venoient d'ôter une partie de ses inquiétudes, me rappella l'air distrait abattu dans lequel elle m'avoit surpris, en me reconnoissant aux Tuilleries. Vous avez aussi vos peines, Barville, me ditelle: serois-je assez heureuse pour m'acquitter en partie des obligations que je vous ai, en cherchant à les soulager? Je m'excusai sur une distraction involontaire: vous vous défendez mal, continua Madame de Rougeon; les distractions font rarement soupirer, à moins qu'elles n'ayent le cœur pour principe: vous aimez sûrement, Monsieur, poursuivit-elle ..... Cette rougeur qui embellit votre front, vous décele: vous aimez; je suis fachée de vous voir craindre de me mettre dans votre confidence.J'eus beau protester que l'Amour n'avoit pas encore fait la moindre impression sur mon cœur, Madame de Rougeon ne cessa de mi plaisanter sur ma discrétion. Mademoiselle de Rougeon se mit aussi de la partie: elle me dit qu'un aimable jeune Cavalier n'étoit pas fait pour l'indifférence, que mes protestations n'en prouvoient que mieux les feux que je voulois cacher: que mon attention à me défendre, étoit la preuve la plus complette du bonheur de la personne qui avoit sçu me toucher, dans un siécle où il étoit si rare de trouver en même temps de la tendresse de la délicatesse: qu'elle me sçavoit bon gré, au reste, d'un mystere dont Madame de Rougeon me faisoit querelle. Cette aimable personne accompagna de tant de charmes ces derniéres paroles, que je voulus en vain lui répondre: mes yeux étoient seuls en état de lui découvrir l'agitation de mon ame: mon trouble trouble même m'auroit trahi, si je n'eusse pas saisi ce moment pour prendre congé de Madame de Rougeon. Rentré chez moi, je fus étonné du changement que j'éprouvois depuis que j'avois vû Mademoiselle de Rougeon: son portrait, gravé sur mon cœur avec un crayon invisible, par des traits de flamme, se présentoit continuellement à mon imagination, sembloit fixer mes idées sur la nature du Bonheur. Que je serois heureux, me disois-je à moi-même, si je pouvois mériter les sentimens d'une personne aussi charmante! C'étoit une Brune piquante, dont tous les traits, sans être absolument réguliers, formoient l'ensemble le plus intéressant: tout en elle, jusqu'aux moindres gestes, étoit animé par cette volupté délicate que ceux-là seuls qui n'ont pas encore abusé des faveurs de l'Amour, sont capables de découvrir de goûter: tout en elle respiroit le sentiment. Son front étoit d'une blancheur éblouissante: la pudeur seule en pouvoit quelquefois ternir l'éclat: la vivacité la douceur brilloient également dans ses yeux: un souris enchanteur sembloit avoir établi son thrône sur ses lévres. Que de charmes dans le son de sa voix! Que d'esprit, que de délicatesse dans ses moindres réponses! La sémillante rivale de Calypso employoit moins de graces lorsqu'elle cherchoit à rendre le fils d'Ulysse infidéle, que Mademoiselle de Rougeon n'en laissoit échapper dans les actions qui paroissent les plus indifférentes. En falloit-il davantage, Monsieur, pour enflammer un jeune homme qui éprouvoit, pour la premiére fois, la puissance de l'Amour? Aussi me livrai-je d'abord aux espérances les plus flatteuses: mo imagination, échauffée par mille chiméres enchanteresses, me conduisoit déjà au Temple du Bonheur, lorsque l'inquiétude en vint fermer les portes: cette cruelle incertitude qui avoit déjà si souvent fait le tourment de ma vie, étoit encore le fondement de mes allarmes. Est-il bien vrai, me demandois-je à moi-même, que j'aime véritablement Mademoiselle de Rougeon? Les sentimens que j'éprouve sont-ils dignes d'elles? N'ai-je rien à craindre d'une illusion trop agréable peut-être pour laisser place à la réalité? Quel est le torrent assez rapide qui conduit au Sanctuaire de la Volupté, pour qu'un Novice s'y laisse entraîner aussi promptement? L'Amour est-il donc l'ouvrage d'un moment?.... Cependant quelque peu d'expérience que j'aye encore, le sentiment qui m'anime peut-il me tromper? Uniquement occupé de Mademoiselle de Rougeon, je ne puis douter de mon amour. Hélas! au lieu de resserrer ces premiers liens par de semblables réfléxions, ne vaudroit-il pas mieux travailler à oublier celle qui en est sans doute la cause involontaire? Car enfin en adorant cette trop charmante personne, suis-je assuré de toucher son cœur? Qui peut me promettre qu'elle réponde jamais à ma tendresse? Seroit-ce mon amour? Mais est-il donc un pouvoir sympathique qui enchaîne ainsi les cœurs? Il est vrai que, pendant qu'elle me plaisantoit sur une passion supposée, ses yeux paroissoient pleins de ce feu qui m'échauffe aujourd'hui: seroient-ils les véritables interprêtes de son ame?.... Au contraire, peu d'accord avec son cœur, ils ne cherchoient peut-être qu'à triompher de mon indifférence pour m'accabler ensuite avec plus d'inhumanité. Les hommes se plaindroient-ils si souvent des femmes, si elles ne se servoient jamais de pareilles armes pour les séduire, sans autre dessein que celui de faire connoître leur pouvoir? N'est-ce pas là le fond du caractére de celles qu'on appelle Coquettes? .... Cependant que je serois heureux, si j'osois me flatter de rendre Mademoiselle de Rougeon sensible! 'elles furent les pensées qui m'agitérent jusqu'au moment où je me rendis chez Mesdames de Rougeon, pour les conduire chez mon pere. Je les trouvai prêtes; l'impatience que la mere avoit de revoir celui en qui elle mettoit toutes ses espérances, abrégea les complimens le cérémonial. La conversation fut peu animée pendant le voyage. Malgré les assurances que j'avois données à Madame de Rougeon sur le plaisir que mon pere auroit de pouvoir la servir, elle n'étoit pas assez tranquille dans un moment aussi décisif pour faire briller la gaieté naturelle de son esprit: pour moi, la vûe de Mademoiselle de Rougeon m'en imposoit au point que je répondois à peine dans le dernier laconisme aux questions que l'on me faisoit: encore m'arrivoit-il souvent de dire le contraire de ce que je pensois. Mademoiselle de Rougeon m'en fit appercevoir plus d'une fois: je voulus m'excuser sur mes distractions involontaires: dans le trouble où me jettoit la timidité, je le faisois d'assez mauvaise grace. Madame de Rougeon s'imaginant, à mon air embarrassé, que je me repentois peut-être de la démarche qu'elle me faisoit faire auprès de mon pere, prit encore un ton plus froid plus sérieux: la conversation se borna même entre Mademoiselle de Rougeon moi: c'eût été, sans doute, pour tout autre l'occasion de la rendre plus vive; mais un Novice sçait-il profiter des circonstances? Avec tout l'esprit imaginable, on a bien-tôt épuisé les lieux communs de la conversation avec des gens qui ne répondent que par des monosyllabes: l'enchantement où j'étois, passoit de mes sens dans mon cœur; également agité du désir de faire connoître mes sentimens à cette aimable personne, de la crainte de lui déplaire par une démarche qui me paroissoit de la derniére témérité, mon trouble étoit inexprimable: incapable de soutenir la violence de cet état, j'aurois indubitablement cessé d'exister, si l'éclat qui fortoit des yeux de Mademoiselle de Rougeon n'eût porté dans mon ame un feu capable de me ranimer. Quelle tendresse alors, quelle ardeur dans mes regards! Quel désir voluptueux n'éprouvois-je pas, lorsque je croyois entrevoir que ce langage, réservé aux seuls Favoris de l'Amour, ne lui étoit pas importun! Que je suis heureux, me disois-je à moi-même! Mes sentimens ne lui sont point indifférens.On découvroit déjà la maison de mon pere, lorsque Mademoiselle de Rougeon rompit un silence qui avoit été pour moi la source de tant de délices: je ne vous crois pas, Monsieur, me dit-elle, le cœur aussi libre que vous voudriez nous le persuader: vos fréquentes distractions ne peuvent venir que d'une passion violente, peut-être même moins heureuse pour vous, que vous ne le méritez: est-il, après l'Amour, quelque chose qui puisse occuper jusqu'à ce point un Cavalier fait pour trouver peu de cruelles? La rencontre de mon pere m'empêcha de profiter de cette agacerie, pour faire sentir à Mademoiselle de Rougeon qu'elle étoit seule l'objet qui regnoit sur mon cœur. Je sautai hors de la voiture pour courir embrasser le plus respectable des peres: après lui avoir rendu mes premiers devoirs, je lui présentai Madame Mademoiselle de Rougeon: le cérémonial respectif des révérences une fois achevé, je lui appris en peu de mots le motif du voyage de ces Dames. Par quel bonheur, s'écria alors mon pere, retrouvé-je aujourd'hui en vous, Mesdames, l'ami le plus tendre? La mémoire du Comte de Rougeon me sera toujours chére: la mort, en me séparant de cet autre moi-même, n'a pû rompre le lien sacré qui unissoit nos cœurs: en partageant dès-à-présent votre situation, je me fais un devoir du service que vous avez tant de droits de me demander: sans doute que le Ciel ne m'a conservé jusqu'à ce jour, que pour éclairer la justice de votre cause..... Quelle époque flatteuse!.... Ses larmes l'interrompirent, laissérent le temps à Madame de Rougeon de lui donner les preuves de la plus vive reconnoissance.Mon pere ne s'occupa plus, dès ce moment, avec Madame de Rougeon, que des moyens de faire reconnoître la légitimité du mariage de cette Dame à ceux qui en nioient la validité. Quelque intéressés que nous fussions, Mademoiselle de Rougeon moi, à la réussite de ce projet, nous étions encore trop jeunes, pour être de quelque chose dans les conférences de nos parens: nous passions même souvent dans les jardins, afin de leur laisser plus de liberté. A peine étions-nous seuls, que Mademoiselle de Rougeon me rappelloit, avec un singulier plaisir, l'empressement avec lequel mon pere s'étoit offert à prendre les intérêts de sa famille, ne m'en parloit qu'avec les expressions les plus touchantes. Que mon pere est heureux, Mademoiselle, lui dis-je un jour avec émotion! Il occupe votre cœur. Voilà un sentiment bien extraordinaire, reprit-elle, pour un homme qui se fait gloire de son indifférence..... Ne parlons plus d'indifference, Mademoiselle; est-il possible de vous voir sans la perdre? Que peuvent les charmes chimériques d'une liberté qui laisse toujours beaucoup de vuide dans le cœur, contre ceux à qui j'ai rendu les armes aussi-tôt que je les ai connus? .... Vous êtes sujet aux distractions, Monsieur; je ne m'en aperçois que trop; mais au reste quelque galante que soit celle-ci, ne croyez pas que je vous la passe: ce n'est, je le veux bien, qu'un de ces complimens sans conséquence, qu'il est si ordinaire aux hommes de faire à toutes les femmes par habitude sans prétentions; cependant à l'âge où je suis, ce n'en est pas moins un devoir pour moi de vous prier de changer de conversation: persuadée d'ailleurs que votre cœur est fixé à Paris, ce n'est point sans peine que je vous vois infidéle à l'objet aimable qui cause vos distractions.Profitant de ce reproche pour entretenir Mademoiselle de Rougeon de ma passion, je l'assurai qu'elle étoit la seule qui eût fait éprouver à mon cœur le premier sentiment de tendresse: que le trouble, dont elle me plaisantoit avec un peu trop de cruauté, étoit l'effet de notre premiére entrevûe aux Tuilleries: que depuis ce moment je flottois entre l'incertitude l'espérance: que la crainte de déplaire à un objet qui m'étoit mille fois plus cher que moi-même, m'avoit jusqu'à présent empêché de l'instruire du secret de mon ame; mais que mon silence mon accablement lui en avoient assez appris, si elle..... Je me serois déjà retirée, Monsieur, pour faire cesser de pareils propos, si je ne les eusse regardés comme un de ces badinages d'esprit, trop ordinaires aux Agréables de nos jours, pour les croire redoutables: ce seroit même leur prêter un air de vérité qu'ils ne peuvent avoir, si ma vertu mon devoir paroissoient s'en offenser: vous êtes trop manifestement contraire à vous-même, pour qu'on puisse ajoûter soi à vos paroles: vos distractions sont trop fréquentes trop disparates: comment concilier celle dans laquelle nous vous surprîmes aux Tuilleries, avec la rêverie continuelle dans laquelle vous fûtes absorbé pendant notre voyage?..... Rien de plus aisé, Mademoiselle: tout ce qui agite vivement l'ame, quelque opposées qu'en soient les causes, en suspend ordinairement toutes les facultés. L'indifférence dans laquelle je vivois avant que de vous connoître, m'étoit devenue à charge: j'éprouvois bien au dedans de mon cœur un désir violent d'être heureux, sans sçavoir encore ce qui pouvoit le remplir: c'est dans une de ces méditations sur la nature du Bonheur que vous m'avez surpris: voilà le principe de la premiére distraction; si vous persistez à donner le même nom au trouble dont je ne suis pas le maître depuis notre départ de Paris, sçachez qu'il n'a d'autre cause que la crainte de ce qui m'arrive aujourd'hui, c'est-à-dire, de voir mes feux méprisés. Si vous connoissiez, Mademoiselle, ce que cet état a d'affreux, vous ne vous feriez pas un plaisir cruel d'en augmenter le tourment, par vos plaisanteries. Quelle vertu vous faites-vous de votre inhumanité? Seroit-ce donc un crime de paroître touché du sort d'un malheureux?..... Je vous plaindrois encore moins, Monsieur, si j'étois persuadée que vos sentimens sont sincéres; trop de complaisance ne feroit sans doute qu'augmenter vos peines: cet entretien, au reste, ne servira pas peu à m'affermir dans cette indifférence, que vous me reprochez avec un peu trop d'injustice; je vois bien que les douceurs de l'Amour sont nuancées de trop d'amertume, pour ne pas chercher à me garantir de ses traits. J'allois combattre cette réfléxion, lorsque j'aperçus Madame de Rougeon mon pere qui venoient à nous: les moyens dont ils étoient convenu pour faire valoir les justes prétentions de cette Dame, avoient tout-à-coup éloigné de son esprit toute inquiétude; aussi se livra-t-elle bien-tôt à la vivacité de son caractére: les expressions de sa reconnoissance étoient accompagnées de tant de faillies qu'il étoit difficile de ne point partager sa joie. Malgré les efforts que Mademoiselle de Rougeon faisoit pour répondre aux sentimens de sa mere, je m'apperçus aisément qu'elle ne jouissoit pas de sa liberté ordinaire: son embarras paroissoit même augmenter lorsqu'elle tournoit ses regards de mon côté. Pour moi pensant avoir repris mon indifférence, parce que je ne connoissois pas encore l'effet d'un premier dépit amoureux, je me livrois assez à la joie générale: si je n'avois pas lieu d'être satisfait de Mademoiselle de Rougeon, du moins l'aveu que je venois de lui faire, sembloit avoir délivré mon cœur d'un fardeau bien pesant: rien ne soulage plus un jeune Prosélite en amour qu'une déclaration, dût-elle être mal reçue.Ne cherchant plus qu'à oublier l'inhumaine, parce que je la croyois inflexible, je pris la résolution d'éviter tout entretien particulier avec elle: je me flattois qu'il me seroit très-facile d'effacer son image de mon cœur: j'osois même quelquefois braver ses regards: je la fixois avec une sorte d'assurance, sans remarquer l'effet que faisoit sur mes sens l'altération que j'appercevois sur son visage: ignorant que j'étois, j'attribuois son trouble ou à son amour propre blessé, ou à sa vertu offensée. Je m'appliquai le reste de la journée à suivre le projet que j'avois formé, d'éloigner tout ce qui pourroit me rappeller Mademoiselle de Rougeon: moins téméraire qu'auparavant, j'évitois certains regards, dans lesquels j'aurois lû une partie de mon bonheur. Jusqu'où la prévention ne peut-elle pas fasciner les yeux! Nous partîmes le lendemain matin avec mon pere, pour retourner à Paris, sans que j'eusse pensé à profiter de plusieurs quarts d'heure, qui n'auroient pas peu servi à me détromper; mais j'aimois mon erreur, parce que je goûtois une sorte de plaisir à me tourmenter moi-même. Combien de chagrins ne nous éparg nerions-nous pas, si, à force de réfléxions, nous travaillions moins à notre propre malheur! Les affaires de Madame Rougeon changérent bien-tôt de face: un témoin aussi respectable que l'étoit mon pere, éclaira les Juges: il ne restoit plus à débrouiller que quelques traits de chicane de la part des Parties. Les fausses elle m'en pria de la maniére la plus gracieuse; elle m'assura même que je n'avois pas besoin des services que mon pere lui avoit rendus, pour me faire désirer. Je ne sçavois pas pourquoi je cherchois à ménager cette Dame; car depuis le jour que je m'étois déclaré à Mademoiselle de Rougeon, je croyois être entiérement guéri de la passion qu'elle m'avoit inspirée: je la voyois même depuis plus de quinze jours, sans avoir laissé échapper la moindre expression de mes premiers sentimens: je n'avois pour elle que de ces politesses froides qui soutiennent les cer cles, mais qui éloignent toute confiance, toute amitié toute tendresse: il se mêloit même quelquefois de l'aigreur dans mes reparties: je m'en applaudissois, parce que je croyois la punir; mais lorsque les premiers momens de dépit faisoient place à des réfléxions plus raisonnables, combien ce triomphe ne me couvroit-il pas de hon te à mes propres yeux! Mademoiselle de Rougeon ne répondoit jamais à mon injuste persifflage, qu'avec une douceur capable de désarmer la méchanceté même. Pénétré alors d'un sentiment de tendresse que je cherchois continuellement à étouffer, je lui aurois demandé pardon, si ma sotte vanité ne l'eût emporté sur mon amour. Je regardois comme une injustice la rigueur que je lui supposois, ma gloire paroissoit intéressée à me venger par l'indifférence la plus affectée. Je croyois avoir totalement effacé de mon cœur l'inhumaine, lorsque Madame de Rougeon me proposa d'aller chez mon pere, pour y passer les premiers jours de liberté, que les vacances du Parlement lui permettoient de consacrer à sa reconnoissance. J'acceptai volontiers la partie. Notre voyage n'eut d'abord rien de remarquable; je vivois avec Mademoiselle de Rougeon dans la derniére réserve: la tristesse dans laquelle je la voyois plongée, qui, bien loin d'altérer sa beauté, donnoit un air de sentiment à toutes ses actions, ne m'échappoit pas; mais j'évitois, autant que je le pouvois, d'en pénétrer la cause. Ses yeux la trahissoient quelquefois; pourquoi n'étois-je pas digne d'entendre leur langage! Malgré son attention à renfermer sa tendresse dans son cœur, combien de preuves involontaires ne m'en donnoit-elle pas tous les jours! L'amour, quand il est sincére, peut-il se cacher? Je triomphois alors: je faisois le petit cruel; je plaisantois: que l'inexpérience nous fait faire de sottises! Cependant je sentois souvent, dans le temps même où je paroissois le plus content de ma fatuité, un trouble secret que je ne pouvois encore démêler, qui empoisonnoit l'espéce de plaisir que je croyois trouver dans la plus injuste de toutes les vengeances. Les idées de Bonheur, qui m'avoient flatté lorsque j'avois commencé à porter mes vœux aux pieds de Mademoiselle de Rougeon, venoient se retracer à mon esprit: passant avec rapidité de mon imagination jusques dans mon cœur, elles causoient bien-tôt dans tous mes sens une agitation mystérieuse: dans cet état la solitude me devenoit nécessaire: aussi le jardin étoit-il pour moi d'une grande ressource. J'y étois un jour seul avec un Livre à la main: c'étoit l'Histoire d'Hippolite, Comte de Duglas. Enfoncé dans un bosquet, je partageois, par un délire enchanteur, les transports qu'éprouvoit cet Amant, lorsque sa Maîtresse, dont il se croyoit méprisé, le faisoit revenir de son erreur. Qu'il est heureux! m'écriai-je tout haut: que n'ai-je eu la même constance! ...... Mais pourquoi me flatter? Les refus de Mademoiselle de Rougeon ne m'ont-ils pas ôté jusqu'à la ressource même de l'illusion? Je ne me rappelle, hélas! que trop l'instant où elle a rejetté mes vœux. Quel air imposant!.... ...Quelle Quelle ironie!..... cruauté!..... ... Mais pourquoi m'entretenir plus long-temps d'ur objet que je cherche à oublier totalement? Pourquoi r'ouvrir une plaie dont la cicatrice n'est pas encore fermée? Plus occupé de mes propres sentimens que de ma lecture, je m'abandonnai à mille réfléxions sur l'amour satisfait: elles faisoient mon tourment lorsque je jettois les yeux sur ma situation présente: j'étois tellement livré à cette espécece de rêverie, que j'oubliai l'heure du souper. Chacun étoit en peine de ce que j'étois devenu: on se sépara afin de me trouver plus promptement. Mademoiselle de Rougeon fut la premiére qui vint au bosquet où j'étois. Surprise de me voir plus abstrait que je ne l'avois jamais paru, elle me fit part de l'inquiétude dans laquelle je jettois tout le monde, me plaisanta sur mon goût pour la solitude: nous étions déjà près de la maison, lorsqu'elle me dit, que ce se seroit inutilement que je voudrois à présent me défendre de soupirer pour quelqu'objet qui avoit touché vivement mon cœur: qu'elle auroit été la premiére à applaudir à mon bonheur, si j'avois eu plus de confiance: qu'elle me laissoit le choix des termes pour exprimer l'indignité de ma conduite, lorsque j'avois voulu lui parler d'une passion dont les feux n'étoient allumés, sans doute, que pour une autre: qu'elle me sçavoit, au reste, bon gré d'avoir travaillé si promptement si efficacement à la détromper, parce qu'elle auroit peut-être été flattée de me trouver constant: en prononçant ces derniéres paroles, elle jetta sur moi un regard animé par le sentiment le plus vif, rougit sauta dans le Salon. En la suivant, je me possédois si peu, que, sans prendre garde où j'étois, j'allois l'accuser à mon tour de la plus affreuse inhumanité, si mon père ne m'eût rappellé à moi-même. Je vous laisse à juger, Monsieur, quelle impression le discours de Mademoiselle de Rougeon dût faire sur mon cœur. Mon goût pour la solitude fit le sujet de la conversation pendant la meilleure partie du souper. Dans une maison d'où mon pére avoit sçu bannir la médisance, on étoit charmé de trouver dans le fond de la société, ces petits riens qui amusent sans intéresser ou qui intéressent sans retour. Aussi chacun tira-t-il partie de mon aventure: Mademoiselle de Rougeon, moins triste que les jours précédens, étoit la premiére à me plaisanter: ma passion pour la retraite ne la surprenoit pas, disoit-elle: tout n'est-il pas Chartreuse pour un cœur éloigné de ce qu'il aime? Ce badinage me rendoit furieux: je le recevois avec un air embarassé: j'y répondois de mauvaise grace, je n'attendois que la fin du souper pour aller cacher mon trouble ma rage. Il est inutile de vous rapporter ici, Monsieur, ce que j'éprouvai, lorsque je fus délivré de ce cruel repas: enfermé dans mon appartement, je crus d'abord respirer; mais mon dépit augmenta bien-tôt par l'agitation dans laquelle une infinité de pensées, les unes plus accablantes que les autres, me jettérent: quel désespoir lorsque je me regardois comme le seul auteur de mon martyre! car enfin je ne pouvois me cacher, que c'étoit ma folle précipitation qui m'avoit perdu dans l'esprit de Mademoiselle de Rougeon: indigne de cette aimable personne, je n'étois plus à mes propres yeux qu'un objet odieux: plus elle m'avoit fait entrevoir de sensibilité de tendresse, lorsquelle m'avoit accablé par un reproche cruel, plus ma sotte vanité me devenoit insupportable. Pourquoi avoir voulu exiger, à la premiére déclaration, un aveu qui coûte souvent plus au sexe que le sacrifice de ce qu'il a de plus cher? Cependant quelques rayons d'espérance, semblables à ces pluies douces qui rafraîchissent, pendant l'été, la terre brûlée par le vent du midi, pénétrant de temps-en-temps dans mon ame, y faisoient naître le calme. Avec quelle avidité saisissois-je alors ces intervalles de tranquillité, pour me persuader que mon sort n'étoit peut-être pas absolument désespéré. Je ne pouvois me rappeller les dernières paroles de Mademoiselle de Rougeon, sans m'imaginer qu'elle n'eût au moins éprouvé quelque penchant pour moi: ses reproches, qui causoient mon tourment, devenoient eux-mêmes autant de témoins de ses sentimens. Avec quelle avidité mon cœur en recevoit-il la déposition!Le repos que ces derniéres réfléxions devoit produire dans mon ame, n'étoit pas assez pur pour me faire attendre avec patience le moment de m'expliquer: aussi à combien de doutes cruels ne me livrois-je pas! Est-il une douce tranquillité pour un cœur qui flotte entre la crainte l'espérance?Je passai plusieurs jours dans cet état. Quelqu'attention que j'eusse à chercher à faire naître l'occasion d'entretenir Mademoiselle de Rougeon, elle m'évitoit avec autant de soin, que j'en avois affecté autrefois pour la fuir: je tâchois du moins de découvrir dans ses yeux les sentimens de son ame; mais la gaieté y régnoit avec tant de modestie de décence, que je n'en pouvois tirer aucune lumiére: assez maîtresse d'elle-même, pour conduire les moindres mouvemens de ces organes du cœur, elle ne m'y laissoit lire que mon incertitude: est-il, Monsieur, une situation plus désespérante? De quelque prix que fût pour moi le cœur de Mademoiselle de Rougeon, cent fois, dans ma fureur, j'aurois souhaité ne trouver dans ses regards que de la haine du mépris: il me paroissoit plus aisé de la détester pour l'oublier, que de l'aimer sans la moindre assurance de retour.Cependant succombant sous les coups du sort, je résolus de retourner à Paris: mon pére apprit ce projet avec chagrin. Son amour pour la retraite lui auroit rendu, pendant mon absence, la compagnie de Mesdames de Rougeon importune: je lui devenois nécessaire pour remplir auprès-d'elles ces heures de loisir que les Dames, malgré les sérieuses occupations de la toilette, de la promenade du jeu, trouvent à la campagne, dont elles sentiroient le vuide, sans une infinité de petits riens qui enchaînent agréablement le cours d'une journée, qui en rendent le passage imperceptible: charmé de posséder chez-lui ces aimables Personnes, il auroit été faché de partager avec elles des momens qu'il consacroit à l'étude de cette philosophie, dont lavertuest le premier principe. Aussi que ne fit pas ce pere respectable pour me détourner du dessein que j'avois formé! Il pria même Mesdames de Rougeon de m'engager à remettre la partie à un autre temps. Il n'en falloit pas davantage pour ouvrir un nouveau champ à leurs plaisanteries. Madame de Rougeon, sur-tout, donna carriére à son génie: avec quel crayon ne retraça-t-elle pas les plaisirs que retrouve dans la Capitale un jeune homme qui en est éloigné depuis trois semaines! Elle insinuoit cependant adroitement que les spectacles, les promenades les compagnies ne pouvoient entrer dans mon projet: qui ignore, disoit-elle, qu'à la fin de Septembre les spectacles soient aussi deserts, que lorsqu'on représente les Piéces de M, les maisons plus fermées que le premier jour de l'an, qu'un galant homme qui est obligé de rester à la ville, n'oseroit pas même traverser le boulevart? Qui voudroit en effet aller au spectacle pour n'y trouver que des Auteurs; chez ses Amis, pour n'y voir que des Suisses; aux promenades, pour n'y rencontrer que des Bourgeois? D'où elle concluoit que l'Amour, seul guide de mon voyage, pouvoit me faire oublier les agrémens même la décence de la campagne: elle me louoit ironiquement de la complaisance avec laquelle j'allois voler auprès de quelque Belle, à qui la solitude de la saison devenoit sans doute excédante. De pareils discours ne faisoient que me fortifier dans la résolution que j'avois prise de m'éloigner au plûtôt. J'allois donner mes ordres pour partir dés le soir même, lorsqu'onm'entraîna à la promenade la conversation fut d'abord générale entre ces Dames mon pere; car pour moi j'étois si occupe de la bizarrerie de la cruautédemonsort, que j'entendoisà peine les questions qu'on me faisoit. Madame de Rougeon changea bien-tôt la scène, en parlant de son affaire avec mon pére: obligée d'entrer dans des détails qu'elle auroit été fachée de découvrir à sa fille, elle marcha plus doucement: insensiblement nous nous trouvâmes, Mademoiselle de Rougeon moi, assez éloignés pour n'être pas entendus de nos parens: vous partez donc, Monsieur, me dit-elle avec un air de tendresse qui restera toujours gravé dans mon cœur ...... Oui, Mademoiselle, je m'éloigne de ces tristes lieux, ce sont vos rigueurs vos mépris qui me chassent de la maison paternelle: après avoir brûlé pour vous du plus parfait amour, je commençois à vous oublier, lorsque vous vîntes, il y a quelques jours, renouveller mes blessures: vous ne vous montrâtes sensible un instant, que pour me plonger plus sûrement, par de nouveaux mépris, dans le plus affreux désespoir: si j'en crois cependant les interpretes les moins équivoques des sentimens de l'ame, votre cœur démentoit pour-lors votre bouche. Cruelle! vous vous faites donc un jeu de ma douleur!....... Oui je pars, le seul plaisir que je puisse goûter dans ce moment, c'est de vous cacher une partie de mon dépit, de mon amour de ma rage...... Vous jouez assez bien la fureur, Monsieur; mais il y a déjà assez de temps que vous m'avez appris à vous connoître, pour ne pas me laisser séduire par de vaines apparences. Puissent les plaisirs que vous allez chercher dans les bras d'une Maîtresse chérie, être plus solides que les prétendues peines dont vous faites un si pompeux étalage!... ... Il y a trop d'injustice, Mademoiselle, à accabler par des reproches aussi peu fondés, un malheureux pour qui votre indifférence étoit déja un supplice trop insupportable: cessez, cessez de me parler d'un objet imaginaire, peu propre à justifier votre insensibilité pour un homme qui mettoit tout son bonheur à mériter votre cœur. Je n'ai commencé à connoître l'Amour, que le jour où j'ai commencé à vous voir; les premiers les seuls vœux que j'ai portés sur ses Autels, ne lui ont été offerts que pour vous. Hélas! si je vous aimois moins, Hortence, je chercherois à vous prouver par des sermens les sentimens de mon cœur; mais qu'ai-je besoin de cette ressource faite pour les imposteurs? la vérité seule doit parler par les actions: un départ précipité, seul reméde à mon désespoir, vous apprendra beaucoup mieux que mes plaintes, l'état affreux où vous me réduisez..... Je suis satisfaite, Barville, reprit Mademoiselle de Rougeon en me présentant une main que j'arrosai de ces larmes précieuses que la volupté, toujours au-dessus de la joie, fait répandre: je connois votre constance: pardonnez-moi les peines que je vous ai fait souffrir: je n'ai tardé si long-temps à faire éclater ma reconnoissance que pour jouir avec plus de délices d'une passion qui m'étoit chére: cessez vos allarmes; si vous voulez en épargner à une personne qui aime à partager votre tendresse, ne songez plus à vous éloigner d'Hortence. La surprise dans laquelle cette agréable révolution me jetta, ne me permit pas d'abord de lui répondre: j'avois les lévres collées sur cette belle main, gage précieux de mon bonheur, sans pouvoir les retirer pour lui jurer un amour éternel: mes soupirs seuls pouvoient se faire entendre au milieu de la volupté dans laquelle je nageois, pour lui exprimer la vivacité l'ardeur de mes sentimens: est-il un langage plus touchant? n'est-ce pas celui des cœurs? Il me suffit, charmante Hortence, lui dis-je aussi-tôt que je fus un peu revenu de l'excès de ma joie, que vous me reteniez, pour ne plus penser à un voyage que le dépit seul avoit déterminé; mais ne parlons plus de ce que j'ai souffert: un moment aussi précieux peut-il laisser quelqu'aliment à la douleur? Il est donc vrai que vous m'aimez! vos soupçons sont enfin .. N'en doutez pas, dissipés!... cher Barville, sçachez que je n'ai pas besoin de vos protestations pour être convaincue de votre amour. testations, elle n'avoit pû s'empêcher de les regarder que comme ces sortes de politesses que les hommes, souvent les moins libres de disposer de leur cœur, font tous les jours, sans la moindre conséquence, à toutes les jeunes personnes: qu'elle étoit restée dans cette persuasion jusqu'au jour où elle m'avoit surpris entendu dans le bosquet: que ne doutant plus alors de ma tendresse, elle seroit accourue la partager, si elle n'avoit pas voulu s'assurer encore d'avantage du plaisir d'être aimée: que dans ce dessein elle avoit reculé un aveu qui, en m'épargnant quelques peines, n'auroit peut-être servi qu'imparfaitement à dissiper ses soupçons: oui, je vous demande mille fois pardon, cher Barville, continua-t-elle, de l'état dans lequel mon amour vous plongeoit: mon cœur ne fut jamais complice de ma cruauté: que ne lui en coûtoit-il pas lorsqu'il vous voyoit souffrir! mais pourquoi rappeller ici des tourmens dont l'Amour sçait tirer l'essence la plus parfaite de la félicité? La rose seroitelle aussi belle aussi précieuse, si elle étoit sans épines? J'avois été tellement hors de moi-même pendant ce récit, qu'à peine pouvois-je prononcer le nom d'Hortence: je la regardois avec des yeux que la seule volupté animoit: tenant mes lévres collées sur sa belle bouche, il me sembloit à chaque soupir que mon ame m'abandonnoit pour voler dans son sein: un feu divin couloit dans mes veines: c'étoit sans doute l'ame d'Hortence qui venoit réparer la perte de la mienne. Nos cœurs profitoient de ce silence pour se communiquer mille sentimens, que la bouche exprime toujours imparfaitement, qu'il est encore plus difficile de peindre. Sensible aux faveurs de l'Amour, je cherchois à lui consacrer ma juste reconnoissance par des sacrifices plus augustes plus réels: je devins entreprenant: je.... Mais ortence, à qui le premier moment de réfléxion fit envisager les dangers ausquels elle étoit exposée, avec un jeune Amant qui n'écoutoit que sa passion, arrêta avec colére une main qui devenoit trop libre: que faites-vous, me dit-elle, cruel Barville! Ne commenceroisje à vous aimer, qu'en cessant de vous estimer? Quel droit l'aveu de ma tendresse vous donne-t-il pour paroître coupable à mes yeux? Le premier fruit de votre victoire, seroit-il d'immoler avec ignominie celle qui captive votre cœur? Respectezvous, Barville, ne me faites pas repentir de la confiance que vous m'avez inspirée: aimez-moi autant que vous m'êtes cher: prenons plaisir à nous le répéter mille fois; mais aimons encore plus la vertu: qu'elle assaisonne notre bonheur: elle seule peut faire goûter une volupté que la crainte ni les remords n'empoisonnent pas. A ces mots, je me jettai confus aux genoux de Mademoiselle de Rougeon: je lui protestai que je ne voulois connoître d'autres plaisirs que ceux qu'elle approuveroit, je la suppliai de pardonner à un Amant que son bonheur avoit enivré: je l'assurai que c'étoit dans la possession de son cœur que je voulois établir ma félicité: que sa vertu me la rendoit encore plus chére: que je trouverois enfin, dans le respect qu'elle m'inspiroit, une barriére contre les désirs dont il étoit difficile d'être le maître à la vûe de tant de charmes. Ma soumission appaisa bien-tôt le mouvement passager de vivacité que ma témérité avoit excité dans cette belle ame: les fautes sont aisément pardonnées en amour. La raison tient-elle contre une excuse qu'on a dictée soi-même à un coupable que l'on aime, dont on prend la défense? Un regard plein de tendresse fut le premier signal de la grace qu'on m'accordoit: que n'y découvris-je pas, en y lisant jusqu'au regret qu'Hortence avoit d'être obligée de mettre un frein à ma passion, dans une circonstance où elle ne se sentoit que trop de disposition à m'accorder beaucoup? Avec un peu plus d'expérience, j'aurois dès ce moment commencé à mériter mon pardon, en me rendant plus coupable.Mon obéissance aux ordres qu'Hortence m'avoit prescrits, ne m'empêchoit pas de laisser échapper de temps-en-temps quelques étincelles de la flamme qui me dévoroit: son cœur étoit à peu près dans la même situation: elle m'avoit présenté la main pour me relever; je la saisis: appuyé sur ses genoux, je l'embrassai mille fois: elle soupiroit: ses yeux brûloient de la même volupté dans laquelle je nageois: il en couloit des larmes que l'Amour seul fait répandre, dont lui seul sçait connoître tout le prix: ces perles précieuses, en tombant sur son sein, en augmentoient encore les charmes déjà trop séducteurs: je me levai pour les essuyer; mais plus je cherchois à éteindre dans ces ruisseaux délicieux le feu qui me consumoit, plus je sentois mon cœur s'enflammer. Nous nous étions laissés aller sur un gazon, sans nous en apercevoir: je tenois Hortence serrée dans mes bras; elle étoit presque sans mouvement: son cœur seul, par une agitation précipitée irréguliére, m'annonçoit qu'elle ne respiroit plus que pour moi; je parcourois ses charmes avec cette avidité que la passion seule anime; jamais je n'avois rien vû de si beau de si voluptueux: à chaque trait que je découvrois, j'offrois de nouveaux hommages; je... ... Mais tout à coup j'entendis du bruit à côté du bosquet dans lequel nous nous étions enfoncés. La crainte me saisit: le désordre dans lequel Hortence se trouvoit, me jettoit dans une inquiétude mortelle: je fis tout ce que je pus pour rapeller ses sens égarés: je lui appris le sujet de mes allarmes. Le bruit que j'avois d'abord entendu, en croissant de plusenplus, augmenta notre trouble. Je suis perdue, s'écria Hortence: sortons, Barville, sortons d'un lieu trop délicieux. Nous gagnâmes proptement l'allée opposée à celle dans laquelle Madame de Rougeon se promenoit avec monpére; afin d'avoir le temps de nous remettre de l'état dans lequel la crainte nous avoit surpris, nous montâmes par le Boulingrin, d'où nous pouvions être vûs de nos parens, sans qu'ils pussent apercevoir le trouble qui nous agitoit. Peu s'en est fallu, me dit alors Hortence avec plus de tendresse que de colère, que vous ne m'ayez forcée à me repentir de mes sentimens pour vous: après les protestations que vous veniez de me faire, où étoit la barriére que votre respect devoit mettre à vos désirs? Parce que ma raison m'abandonnoit, falloit-il profiter de ma foiblesse? Ne vous fusfit-il donc pas de connoître combien je vous aime? Quelle cruauté d'exiger, pour preuve de ma tendresse, une complaisance qui, en me faisant perdre même à vos yeux les charmes de la vertu, me couvriroit pour toujours de honte de confusion! Conservez, cher Barville, conservez un trésor qui n'appartient plus qu'à vous seul: c'est le dissiper le perdre sans ressource, que d'en vouloir faire usage: goutons plûtôt cette délicieuse légére volupté qui consiste dans l'union des cœurs, que l'espérance, mille fois au-dessus de la possession, la ranime la soutienne continuellement: enivrons-nous de ces plaisirs que la confiance seme sous les pas de ceux qui, dans la gradation des faveurs de l'Amour, laissent toujours quel-que chose à désirer: réservons pour un lien plus sacré, des sacrifices qui coûteroient peut être à présent a mon cœur la perte de mon amour: oui, Barville, si je pensois que vous m'aimassiez assez peu pour ne pas ménager ma gloire, le premier instant de mon Bonheur deviendroit celui de mon martyre: quelque chose qu'il en dût coûter à à ma tendresse, je ne vous parlerois de ma vie. La surprise avoit fait assez d'impression sur moi, pour me donner cet air de tranquillité qui persuade: les nouvelles protestations que je fis à Hortence, achevant de dissiper sa frayeur, la confiance succéda bien tôt aux menaces. Nous profitâmes de l'éloignement de nos parens pour arranger les moyens les plus propres à leur cacher nos sentimens: il falloit d'abord travailler à rompre le voyage que j'avois projetté si à contre-temps. Hortence me proposa de mettre Madame de Rougeon dans sa confidence: elle me disoit qu'une jeune personne ne devoit pas s'engager sans l'aveu d'une mere, dont elle connoissoit assez les sentimens, pour être persuadée qu'elle ne condamneroit pas un lien aussi conforme à la reconnoissance qu'elles devoient avoir l'une l'autre, pour les services que leur randoit mon pere. Quelque apparentes que sussent les raisons d'Hortence, je ne pus consentir à mettre dans nos intérêts un tiers aussi incommode qu'une mere: outre qu'il étoit douteux que Madame de Rougeon approuvât une tendresse formée sans son consentement, il me sembloit déjà voir disparoître les jeux les ris qui doivent être les seuls confidens des Amans heureux: aussi que n'employai-je pas pour faire sentir à Hortence que c'étoit perdre, par une telle conduite, le seul bonheur dont elle ne me faisoit pas un crime; c'est-à-dire, celui de pouvoir nous répéter mille fois en liberté, que nous nous aimions! Après un tel aveu, la décence exige nécessairement de Madame de Rougeon, lui disois-je, qu'elle ne nous laisse jamais seuls: quelle gêne pour des cœurs aussi unis que les nôtres! Réduits à soupirer, nous imiterons ces Héros de Romans, dont l'imagination des Auteurs compasse les peines, afin de plaire plus long-temps à des Lecteurs qui veulent être amusés, même aux dépens de la vraisemblance. Mais croyez-vous, reprit Hortence, que la décence demande moins de moi, que de Madame de Rougeon? ..... Oui, chére Hortence, puisque votre vertu vous défend bien plus sûrement que les ordres les plus absolus.En approchant de nos parens, nous convînmes qu'aussi-tôt que nous les aurions abordés, nous ferions naître l'occasion de faire un mérite à Madame de Rougeon, de la résolution que j'avois prise de ne plus partir pour Paris. A peine l'échaffaudage de ce projet étoit-il élevé, que mon Pere, qui ne désiroit rien tant que de me voir rester avec lui, du moins pendant le séjour de ces Dames, me demanda si Mademoiselle de Rougeon m'avoit converti: la surprise dans laquelle cette expression jetta ma chére Hortence, pensa d'abord nous trahir: elle rougit; mais profitant aussi-tôt de ce trouble pour en cacher la cause; vous voyez, dit-elle, Monsieur, la confusion dont les refus opiniâtres de Monsieur de Barville me couvrent. Vous n'êtes point faite cependant pour de pareils refus, Mademoiselle, ajoûta mon pere, je sçais mauvais gré à mon fils de les faire éprouver à une aussi aimable personne. Afin de tirer promptement Mademoiselle de Rougeon d'embarras, je repris la parole, pour prétexter, après lui avoir fait quelquesunes de ces politesses froides, si ordinaires dans le monde, des affaires de la derniére importance. Il n'y a que le cœur qui en puisse imaginer d'assez intéressantes, dans le temps où nous sommes, reprit Madame de Rougeon, pour appeller un jeune Cavalier dans la Capitale: la Cour est à Fontainebleau; il n'y a personne à Paris: que faire dans cette vaste solitude, si un objet séduisant n'y attiroit pas Monsieur? Je ne prétends pas, au reste, continua-t-elle d'un ton aussi chagrin qu'ironique, retarder les douceurs que l'Amour lui promet. Si je ne consultois que mes sentimens, Madame, lui répondis-je, je ne songerois pas à m'éloigner de vous: pour vous prouver même qu'il s'en faut de beaucoup que ce soit l'Amour qui me détermine à ce voyage, je vais envoyer sur le champ un Exprès à un de mes amis: je lui recommanderai l'affaire qui m'appelle à Paris: s'il s'en charge, je me regarderai comme le plus heureux des hommes, de pouvoir vous faire ma cour. L'air de gaieté avec lequel je venois de lui faire cette galanterie, lui plut au moins autant qu'à mon pere. Depuis que j'avois commencé à aimer, j'avois été alternativement le jouet de plusieurs passions différentes: aussi y avoit-il eu toujours quelque chose de gêné dans mes actions, de distrait dans mes discours de dur jusques dans mes politesses: l'assurance d'être aimé, en dissipant toute idée fâcheuse, m'avoit rendu une partie de cette vivacité qui avoit disparu avec ma liberté. Plus intéressé mille fois à voir changer le projet de mon voyage, que ceux qui paroissoient y prendre le plus de part, je courus dans mon appartement pour écrire à un de mes amis: je lui parlois des idées que j'avois sur une place fort honorable, à laquelle quelques personnes m'avoient fait penser: j'étois trop sûr que l'affaire ne pourroit pas réussir si-tôt, pour que cet ami ne me conseillât pas de rester tranquillement à la campagne.Après avoir chargé un domestique de cette lettre, je m'enfonçai dans mon cabinet, afin de jouir avec plus de liberté de toute ma félicité: avec quel plaisir quelle émotion voluptueuse ne me rappellaije pas tout ce qui venoit de m'arriver! Le passage de l'état le plus déplorable à celui de la plus flatteuse destinée suspendoit quelquefois ma joie. Un changement aussi subit pouvoit-il être réel, ou du moins solide? Mais en vain la crainte jettoit-elle encore quelques ombres légéres sur le tableau de mon bonheur; les discours de ma chére Hortence, ses yeux plus expressifs que ses paroles, ses faveurs, tout enfin rassûroit mon cœur. Jusqu'à quel point ne m'égaroisje pas quelquefois dans ces momens délicieux! M'imaginant tenir encore entre les bras ma chére Maîtresse, je lui renouvellois les assurances d'un amour éternel: trompé par la plus agréable des illusions, je m'appercevois à peine que la réalité manquoit à mon bonheur: dans l'erreur de mes sens agités, je me représentois les charmes qu'Hortence avoit laissé briller à mes yeux: ils produisoient encore cette espéce d'extase qui, en paroissant nous rapprocher du néant, nous laisse sentir ce qu'il y a de plus voluptueux dans la vie: aux plaisirs que j'avois goûtés dans le bosquet, mon imagination en suggéroit une infinité d'autres. Qu'ils étoient délicieux! Ils avoient le même principe, pourquoi n'auroient-ils pas produit les mêmes sensations? Pardonnez, Monsieur, à l'ivresse que le souvenir de l'enchantement où j'étois produit encore sur mes sens, la longueur de cette Lettre: ce n'est qu'avec peine que je remets à un autre ordinaire la suite du récit de mon bonheur. Mais ne seroit-ce pas abuser de la confiance dont vous m'honorez, que de vous importuner de vous fatiguer? LETTRE III. Suite de la précédente. YEUT-IL jamais, Monsieur, un changement aussi subit que celui qui se fit en un instant dans ma destinée! Combien d'images riantes ne vinrent pas embellir la solitude que j'avois arrosée la veille de larmes améres! Tout sembloit recevoir à mes yeux un nouvel être, tout paroissoit prendre part à mon bonheur: l'air exhaloit une odeur douce suave: les oiseaux, en partageant avec leurs tendres compagnes des plaisirs moins sensibles que ceux dont j'étois pénétré, chantoient ma victoire: les fleurs se peignoient des couleurs les plus vives: les arbres sormoientune ombre plus fraîche plus mystérieuse: tel je me représentois le bosquet délicieux dans lequel je venois d'offrir à l'Amour les prémices de mon cœur: la grotte de Vaucleuse avoit-elle jamais renfermé plus de graces plus de volupté? Tout m'y retraçoit les faveurs dont je venois d'être comblé: tout m'y rappelloit une Maîtresse tendre, se livrant dans les bras d'un Amant plein d'ardeur, à tout ce que le sentiment a de plus voluptueux: tout...... Mais dans l'agitation où me jette encore une idée trop flatteuse, comment vous peindre, Monsieur, la situation de mon cœur? Connoissez seulement l'étendue de mon bonheur, par l'impuissance où je suis de vous l'esquisser. On étoit déjà à table lorsque je descendis de mon appartement: j'aperçus, en entrant dans la falle, quelques nuages sur le front de Mademoiselle de Rougeon: mon absence les avoit sans doute élevés; ma présence les dissipa bien-tôt: la joie qui régnoit dans mon cœur gagna insensiblement la société: combien les affections de l'ame se communiquent-elles aisément, lorsqu'elles ont le plaisir pour base l'agrément pour objet! Mon pére fut enchanté de nous voir d'aussi belle humeur: sa philosophie ne l'empêchoit pas d'être susceptible de cette gaieté qui fait les délices des bonnes sociétés: il sçavoit qu'il est une volupté qui n'est point ennemie de la vertu: moins accoutumé que nous à son badinage léger, l'ame de la conversation, il en sentoit d'avantage les douces impressions. Le caractére de Madame de Rougeon étoit trop analogue à cet esprit sémillant qui m'animoit, pour ne pas profiter du changement qui s'étoit fait en moi: elle n'en devint que plus enjouée: ses discours étoient pleins de délicatesse de variété: ses réfléxions étoient spirituelles fines: ses applications étoient toujours plaisantes, quelquefois même méchantes: la vivacité de son imagination ne diminuoit rien des sentimens de son cœur: aussi tendre que folâtre, elle paroissoit également faite pour toucher pour amuser, pour plaisanter pour persuader. Elle possédoit, sur-tout dans un dégre supérieur, le talent de la narration: les moindres petits riens prenoient avec elle une existence agréable: de combien de graces ne sçavoit-elle pas orner l'événement le plus ordinaire! Combien de fleurs ne jettoit-elle pas sur les aventures qui en paroissent les moins susceptibles! Que d'intérêt ne donnoit-elle pas aux folies les plus singuliérement imaginées! Enchantée de me trouver disposé à la seconder, elle se livra à tout le brillant de son génie. Mademoiselle de Rougeon plus réfléchie, sans être moins spirituelle, soutenoit la conversation par ses pensées toujours solides agréables: elle parloit peu; mais elle assaisonnoit de tant de sel de graces ce qu'elle disoit, qu'elle nous laissoit toujours dans l'admiration: elle seule ne paroissoit pas surprise de la finesse, de la solidité de l'à propos de ses réfléxions: plus sérieuse que Madame de Rougeon, ses plaisanteries n'en étoient que plus propres à amuser: le grand art pour divertir les autres, c'est de ne pas rire le premiér d'une saillie qui doit les faire éclater. La gaieté de la mere ne servoit enfin qu'à relever l'enjouement de la fille. Jamais je n'avois vû Mademoiselle de Rougeon aussi animée que pendant ce souper: nos yeux se cherchoient à chaque instant, lorsqu'ils se rencontroient, un feu pétillant donnoit de nouvelles graces à toutes ses expressions. Voilà, Monsieur, l'époque de mon bonheur: si je voulois donner un air romanesque à ce récit, de combien de réfléxions, d'aventures, d'obstacles, de faveurs, ne pourrois-je pas le charger, sans sortir des bornes de la vérité? Combien d'incidens ne se trouvent pas enchaînés dansune passion de plus d'une année? Mais l'objet que je me suis proposé en vous peignant les différens mouvemens de mon ame, n'a pas besoin d'un pareil journal: je vous aurois même épargné plusieurs circonstances, si ce détail ne m'eût paru nécessaire pour vous faire connoître l'état de mon cœur. Depuis ce jour, dont le souvenir me sera toujours délicieux, je suis le plus heureux des hommes: aimé d'une personne charmante, je reçois à chaque moment de nouvelles assurances de sa tendresse: tout est sentiment avec elle: comme elle en porte le germe dans le cœur, elle sçait le faire naître à chaque occasion. Sa bouche, toujours d'accord avec ses sentimens ne s'ouvre que pour m'annoncer quelque chose de flatteur: mille fois chaque jour ses yeux me renouvellent l'ardeur la délicatesse de son cœur: sommes-nous seuls! un tendre baiser devient le gage précieux de sa fidélité: quels plaisirs ne goûtons-nous pas pour-lors! Assaisonnés par la décence, ils se trouvent dans les moindres faveurs: nageant dans cette volupté qui n'allarme pas la vertu, nous en ménageons les moindres sentimens, afin de nous y livrer avec cette gradation, qu'il n'est donné qu'aux ames délicates de connoître: c'est augmenter le plaisir que d'en économiser la possession. Si je deviens quelquefois entreprenant, Hortence d'un seul regard arrête mon impétuosité: il semble que sa vertu se communique dans l'instant jusqu'à moi, pour étouffer les plus violens désirs; mais mon respect désarmant bien-tôt sa sévérité, je ne me retire jamais d'auprès d'elle, sans avoir obtenu la récompense de ma soumission. Est-il, Monsieur, un sort plus heureux que le mien? Le cœur d'Hortence n'est-il pas le souverain Bonheur? Qu'ai-je à souhaiter de plus dans le monde? Toutes les facultés de mon ame ne sont-elles pas délicieusement satisfaites? Mon imagination peut-elle me peindre un objet plus charmant qu'Hortence? Mon cœur peut-il goûter des plaisirs plus parfaits que ceux que j'éprouve auprès d'elle? Non, Monsieur, il n'y a pas d'état au-dessus du mien. Hortence est la plus vertueuse personne du monde, je ne fais plus qu'une ame avec elle: Hortence est la plus spirituelle des femmes, je n'ai plus que les mêmes idées les mêmes pensées que les siennes: Hortence est la plus aimable des maîtresses, elle se fait gloire de n'avoir de charmes que pour moi: Hortence est la plus tendre de toutes les amantes, sa tendresse n'a d'autre objet que moi. Est-il un mortel plus fortuné? Amour, c'est à toi que je suis redevable de ma félicité: toi seul étois capable de remplir le vuide affreux que je trou vois au-dedans de moi-même, avant que je connusse tes bienfaits: sans tes faveurs la vie me devenoit insupportable; mais pourquoi ces momens que la tristesse l'ennui rendoient autrefois si longs, s'écoulent-ils aujourd'hui aussi rapidement? Si les miracles ne te coûtent rien, en rendant mon bonheur parfait, accorde moi du moins assez de temps pour en jouir. En vous déployant les replis les plus intimes de mon ame, je ne vous cacherai pas, Monsieur, que ma félicité souffre quelquefois de légéres contradictions; mais les obstacles mêmes qui semblent s'opposer à des sentimens aussi vifs aussi tendres que les miens, ne servent ordinairement qu'à les rendre plus forts plus constans. Tout concourt à doubler les plaisirs pour les Amans heureux. Des ombres pittoresquement ménagées dans un tableau, font sortir les couleurs avec plus de feu plus d'éclat: sans ce contraste comment enchanter les yeux? Comment séduire l'imagination? Les peines qu'éprouvent deux cœurs unis par l'Amour, en plaçant les faveurs dans des jours plus favorables, en augmentent la sensation: telles sont les contradictions que nous éprouvons de la part de Madame de Rougeon, depuis notre départ de la campagne; mais à quoi servent ses tracasseries, sinon à nous rendre les momens plus précieux, à nous apprendre à en profiter? Les parens évitent rarement les dangers qu'ils craignent pour leurs enfans, par des défenses impérieu ses, dans lesquelles l'humeur joue un personnage qui devroit être réservé à la bonté: avec beaucoup de douceur de soins, ils préviendront bien mieux des malheurs, dans lesquels ils précipitent souvent eux-mêmes leurs enfans par une conduite imprudente. Rien n'avoit troublé le bonheur dont je jouissois à la campagne: la vie libre aisée qu'on mene hors de Paris, ne servoit pas peu à me ménager, plusieurs fois chaque jour, mille occasions d'entretenir seul ma chére Hortence. Comme nous ne vivions plus que l'un pour l'autre, nous ne mettions au nombre de nos heures, que celles que nous passions à nous renouveller les assurances du plus parfait amour. Malheureusement cette facilité de nous voir en liberté, ne dura pas long-temps après notre retour à Paris. Madame de Rougeon s'aperçut bien-tôt que mes visites étoient fréquentes: elle en chercha la cause, la pénétra sans doute aisément: voulant en prévenir les suites, elle défendit, sous de très-rigoureuses peines, à Hortence de m'entretenir seul, de flatter la passion qu'elle ne pouvoit douter que j'avois pour elle. Cette sévérité, à l'égard d'Hortence, me surprit d'autant plus que Madame de Rougeon ne me fit pas sentir que mes soins lui fussent suspects: au contraire, elle m'engageoit souvent dans des parties que j'aurois voulu éviter, parce que j'étois sûr de n'y pas voir ma charmante Hortence en liberté. Ses vûes sur moi demandoient sans doute qu'elle me ménageât. Monsieur de Briscour, qui n'avoit pas peu servi à lui faire supporter avec moins d'ennui l'état du veuvage, venoit de se retirer: l'idée de fortune qu'elle s'étoit faite sur le gain assuré de son procès, avoit déjà changé visiblement son caractére: ses hauteurs étoient devenues insupportables à un Amant, dont elle commençoit elle-même à se dégoûter: ainsi, en lui fournissant tous les sujets d'une retraite forcée, elle avoit l'adresse de conserver un extérieur de constance, dont elle sçavoit tirer avantage. Madame de Rougeon, débarrassée de cet ancien Amant, avoit jetté les yeux sur moi: persuadée que je répondrois à sa passion, elle me flattoit en toute occasion: lorsque nous étions en compagnie, elle étoit la premiére à me prévenir: lorsque nous nous trouvions seuls, elle étaloit avec économie des charmes que les années avoient sçu respecter: en folâtrant avec moi, elle essayoit de faire passer dans mon cœur quelques étincelles du feu qui la desséchoit. Pour moi, saisi d'une secret-te horreur, je lui aurois mille fois reproché sa turpitude, si je n'avois pas eu mon amour ma Maîtresse à ménager. Dans l'embarras où ses caresses me mettoient, je ne trouvois pas de meilleur parti, que de feindre une simplicité dont elle faisoit quelquefois des plaisanteries trop amères pour ne pas décéler son dépit; mais j'aimois encore mieux paroître ridicule à ses yeux, que de devenir coupable devant ceux d'Hortence. Toutes les fois que Madame de Rougeon me parloit d'amour, je l'entretenois du plaisir de s'aimer avec délicatesse: je lui représentois le bonheur de deux cœurs unis par les mêmes sentimens: c'est bien à votre âge, Barville, me dit-elle un jour, qu'on mêle tant de Métaphysique dans les amoureux mystéres: j'ai plus d'expérience que vous: croyez-moi: vous êtes dans le temps de jouir, il y auroit de la folie à refuser les plaisirs que..... Un soupir l'interrompit, soit que ses sens égarés l'empêchassent d'en dire davantage, soit qu'elle jouât l'excès de la passion. Elle se laisse en même temps aller nonchalamment sur moi: elle me prend la main, la serrant étroitement elle ne cessoit de répéter, cher Barville! ah! cher Barville! Ses discours entrecoupés,coupés, ses soupirs, son désordre, tout annonçoit l'agitation de son ame: tout promettoit une victoire complette à un Amant qui auroit été moins attaché à sa Maîtresse, que je ne l'étois à Hortence; mais après avoir fait à cette charmante personne le sacrifice de mon cœur, en étoit-il qui pût encore me coûter? Aussi ne balançai-je pas un moment: son image gravée dans mon cœur avec ces traits de flamme, que le parfait amour sçait seul allumer, dissipa bien-tôt les idées de volupté que la position les caresses de Madame de Rougeon avoient fait passer, malgré moi, de mes sens dans mon imagination: quelqu'éclat qu'eût encore la beauté de la mere, ses charmes ne soutinrent pas long-temps le parallele que j'en faisois avec ceux de la fille: elle fut ma Divinité dans ce moment, me sauva du naufrage.Au lieu de répondre à l'empressement de Madame de Rougeon, je feignis d'ignorer la cause de son trouble: je paroissois l'attribuer à quelque peine secrette, que je m'efforçois de soulager avec un air de timidité d'embarras qui la désespéroit: je prodiguois, d'après mon Sénéque, quelque rapsodie de maximes avec lesquelles je tâchois de la retirer de l'accablement dans lequel je la voyois plongée. Ses yeux languissans me demandoient, il est vrai, quelque chose de plus que de froides sentences philosophiques: ce n'est pas dans de pareilles circonstances que les axiômes les plus vrais, les principes les plus solides sont écoutés. Mon parti étoit trop bien pris pour ne pas me conformer en tout au rôle que j'avois commencé à jouer: l'idée d'Hortence suffisoit seule pour me soûtenir contre les attaques redoublées de cette femPiquée alors autant que le peut être une femme dans une semblable occasion, elle se remit promptement: la rage le désespoir firent sur son cœur sur ses sens un effet bien plus puissant que toutes mes leçons de morale: elle m'accabla de plaisanteries capables de confondre un jeune homme qui n'auroit point agi avec elle par réfléxion. Je répondois toujours avec la politesse la plus déplacée: ma trop respectueuse simplicité l'ex cédoit: je me donnois bien de garde de repousser avec des armes égales les traits de satyre dont elle me perçoit: je craignois de lui fournir quelque prétexte pour m'interdire l'entrée de sa maison: j'avois trop d'intérêt de me conserver du moins son estime, pour ne pas supporter avec patience ses reproches.La scene commençoit cependant à m'ennuyer lorsqu'Hortence descendit: la présence de cette aimable personne parut d'abord diminuer l'aigreur de Madame de Rougeon: sa fureur n'en faisoit cependant qu'augmenter: la tendresse mutuelle qu'elle remarquoit dans nos moindres regards enflammoit sa colére animoit sa rage. Un moment après la compagnie étant devenue nombreuse, je trouvai l'occasion de passer chez Hortence qui étoit retournée dans son appartement, de l'entretenir en liberté. Après les premiéres protestations d'un amour éternel, je lui fis confidence de la passion que Madame de Rougeon avoit conçue pour moi: je la trouvai instruite: ses yeux ne lui en avoient déjà que trop appris. En lui racontant ce qui venoit de m'arriver, je n'avois pas besoin de lui vanter ma fidélité: mes yeux, mes soupirs quelque chose de plus encore, le dépit qu'elle avoit remarqué sur le visage de Madame de Rougeon, tout parloit en ma faeur. Aussi de combien de marques de tendresse ne récompensatelle pas mon amour! Nous avions peine à nous arracher des bras l'un de l'autre: cependant la crainte que l'inquiéte Madame de Rougeon ne vînt nous surprendre, modéra nos plaisirs: il étoit important, avant que de nous séparer, d'arranger la conduite que nous devions tenir dans la suite, afin de ne pas laisser le moindre prétexte à la vengeance d'une mere irritée. Hortence exigea de moi que je paroîtrois sensible à sa passion, que je ferois ensorte cependant en même temps de lui apprendre à filer le parfait amour. J'eus de la peine à passer cet article: il me paroissoit indigne d'un galant homme de tromper une femme, de l'entretenir dansune folle passion. J'étois sûr d'ailleurs que les services qu'elle attendoit de mon pere, l'empêcheroient de me donner mon congé; mais ma chére Hortence me fit entrevoir que le procès finiroit bien-tôt, que sa Rivale, après l'avoir gagné, pourroit bien ne pas étendre jusques sur moi une reconnoissance déjà souvent trop à charge vis-à-vis du bienfaiteur même: que dans cette supposition nous serions perdus pour toujours. Je me rendis: pouvoisje résister? Il fut encore arrêté entre-nous que nous nous observerions si scrupuleusement lorsque nous serions en présence de Madame de Rougeon, qu'elle ne pourroit trouver aucun sujet de mauvaise humeur. Quelque dures que fussent, pour un homme aussi ardent que je l'étois, quelques conditions de ce petit traité, je ne pouvois raisonnablement réclamer contre leur sagesse; je m'y soumis: Hortence elle-même étoit trop intéressée dans le sacrifice de mon obéissance, pour ne pas remarquer facilement combien il me coûtoit: vous avez tort de vous allarmer, Barville, me dit-elle, en m'embrassant: la contrainte que nous nous prescrivons respectivement, ne feroit que fortifier les sentimens que vous m'avez inspirés, si ma tendresse pour vous connoissoit encore des bornes. J'allois faire éclater ma reconnoissance, lorsque Madame de Rougon parut: apparemment que Monsieur reprend le goût de la solitude, me dit-elle d'un ton ironique: il est cependant d'assez jolies femmes qui l'attendent pour le reversis. Je lui donnai la main, en l'assurant qu'elle seule suffisoit pour m'y faire voler. J'ajoûtai à ce propos quelques fadeurs de même étoffe: je lui serrau la main, en faisant tous mes efforts pour mettre mes yeux plus d'accord avec ma bouche, qu'avec mon cœur. Par ce manége je réussis, sinon à la tromper totalement, du moins à la rassurer sur ma trop grande trop respectueuse timidité. Elle me fit quelques reproches assez obligeans, pour me laisser entrevoir tout le dépit que lui causoit mon inclination pour Hortence. Je compris dès ce moment combien il étoit important d'éloigner tout ce qui pourroit l'entretenir dans cette persuasion: aussi lui faifois-je assidûment la cour: c'étoit la faire à ma chère Maîtresse que de tromper sa mere. Je ne sçaurois cependant m'imaginer que cette Dame fût, comme je m'en flattois pour lors, la dupe de mes protestations: peu accoutumée à un amour méthaphysique, elle m'auroit souhaité plus entreprenant: ses railleries fréquentes sur le ridicule des Amans qui se bornent à filer le tendre, m'auroient déconcerté, si Hortence n'eût pas été le prix du plus singulier rôle qu'un galant homme ait jamais été obligé de jouer; mais que j'étois dédommagé de toutes les fadeurs qu'il me falloit sans cesse débiter, lorsque cette aimable personne, dans les transports de sa tendresse, en m'accordant moins que Madame de Rougeon ne m'offroit, me rendoit un million de fois plus heureux! Le bonheur consiste moins dans la possession parfaite que dans les délices que produisent des sentimens mutuels. Il est vrai que je devenois de plus en plus entreprenant auprès d'Hortence: j'allarmois même quelquefois sa délicatesse sa vertu: faut-il s'en étonner? Elle sentoit de jour en jour plus de penchant pour moi, par conséquent moins de force à me refuser. Pendant que j'étois également occupé à cacher les sentimens que j'éprouvois, à persuader ceux que je ne ressentois pas, Madame de Rougeon gagna son procès: ce fut alors qu'elle donna un libre cours à sa gaieté: il y eut chez elle des fêtes galantes: j'v étois toujours appellé par préférence. Dans l'exces de sa dissipation, elle ne perdoit point de vûe les desseins qu'elle avoit sur moi: plus d'une fois elle fit de nouvelles tentatives, pour étendre sur le fils la preuve la plus complette de la reconnoissance qu'elle devoit au pere; mais toujours insensible à ses avances, j'aurois désiré qu'elle eût chargé Mademoiselle de Rougeon de sa procuration: la partie seroit pour lors devenue égale: elle me croyoit sans doute autorisé de celle de mon pere. Après avoir donné quelques jours à la joie, Madame de Rougeon prit la résolution d'aller passer quelque temps dans ses terres: elle avoit envie, disoit-elle, de se mettre au fait de ses affaires. Piquée de ma conduite trop respectueuse, elle me fit sentir qu'elle se donneroit bien de garde de m'engager dans un voyage qui, avec ma façon de penser, ne pourroit avoir rien d'agréable pour moi: j'eus beau la rassurer sur la délicatesse de mes sentimens, pour lui persuader combien je serois flatté de pouvoir l'accompagner: vous auriez tort, Monsieur, me dit-elle, de vous exposer à rester une partie de l'année auprès d'une femme qui n'a pas le don de vous plaire: on amuse peu à la campagne ceux qu'on ne sçait pas occuper à la ville: la solitude me convient mieux qu'à vous; les affaires ausquelles je vais me livrer m'aideront peut-être à oublier un homme pour lequel je n'ai que trop de foiblesse à me reprocher: quelques soient vos sentimens, épargnezmoi, Barville, la présence d'une personne que je ne puis voir sans honte sans dépit: évitez des regards trop éclairés, apprenez qu'une femme ne manque jamais de moyens pour se venger: je ne connois que trop la Rivale qui me dispute avec avantage votre cœur, je sçaurai.... Elle me quitta brusquement sans achever, s'enferma dans son appartement: je compris aisément qu'il y auroit de l'imprudence à insister d'avantage. Madame de Rougeon étoit trop offensée pour me mettre du voyage. Pénétré de la plus vive douleur, je courus apprendre à Hortence cette funeste nouvelle: nous sommes perdus, cher Barville, me dit cette charmante personne, en fondant en lar mes: ma mere est infléxible: sa colére ne connoît plus de bornes. J'essayois de calmer ses allarmes, lorsque nous entendîmes approcher Madame de Rougeon: ma vûe anima bien-tôt sa fureur: elle eut beau se contraindre, elle ne put s'empêcher de parler à sa fille avec une vivacité qui ne lui étoit pas ordinaire; nous partons après demain pour mes Terres, lui ditelle; ayez soin, Mademoiselle, de préparer les choses nécessaires pour un long voyage: je vous laisse: il y auroit de la cruauté à vous gêner dans vos adieux. Elle sortit sans attendre de réponse, nous laissa plongés dans une inquiétude mortelle. Je faisois cependant tous mes efforts pour appaiser l'agitation de ma chére Hortence; mais est-on bien propre à soulager les peines des autres, lorsqu'on a soi-même besoin de consolation? Les protestations d'une fidélité inviolable, ne faisoient qu'irriter ses regrets: tout ce qui pouvoit lui rappeller sa tendresse ne servoit qu'à augmenter sa douleur: laissez-moi, cher Barville, me dit-elle, laissez-moi reprendre, s'il est possible, dans la solitude une tranquillité que votre présence ne peut que troubler d'avantage: si je vous aimois moins, je ne trouverois que du plaisir dans le voyage dont je viens de recevoir des ordres aussi absolus; mais quel-que amour que j'aie pour la campagne, quel charme puis-je y goûter, si vous êtes éloigné de moi? Heureuse encore, si au-delà de cette absence affreuse, je n'envisageois pas de nouveaux sujets d'allarmes! ..... Funesteprévoyance!.... Tout est donc pour les malheureux un sujet de crainte de chagrin! ....... Retirez-vous, cher Barville: j'appréhende que ma mere ne nous fasse observer. J'obéis après avoir essuyé ses larmes: que j'étois flatté de les voir couler! Quelle sensation pour un cœur tendre d'être témoin d'un pareil spectacle! Malgré ce qu'il en coûte à une Maîtresse pour les répandre, est-il un Amant qui ne voulût acheter, même aux dépens de sa vie, un moment aussi délicieux? Il y a donc de la volupté jusques dans la douleur! Effet singulier de l'Amour toujours ingénieux à tourner à sa gloire les objets même les plus tristes! Voilà de ses miracles: c'est ainsi qu'il sçait remplir tellement l'ame, qu'il ne lui laisse aucun sentiment qui n'ait rapport à lui. Lui seul est capable de nous rendre heureux, même jusqu'au milieu des revers inséparables sans doute de son culte. Je me rendis le lendemain matin chez Madame de Rougeon: elle n'étoit pas encore visible: je passai chez ma chére Hortence: elle se jetta à mon col, en me voyant: nous passerons la journée ensemble, Barville, me dit-elle: ma mere doit sortir: quel bon.. Ah! n'empoisonheur si!... nons pas, Mademoiselle, un jour aussi fortuné: multiplions au contraire, autant qu'il sera possible, les instans que le Ciel nous permet de rester ensemble: aurons-nous jamais assez de.... Madame de Rougeon passa dans l'appartement de sa fille, m'empêcha d'en dire d'avantage: elle venoit lui proposer de la suivre dans ses visites. Il y auroit eu de l'imprudence à la refuser dans les circonstances présentes: j'offris à Madame de Rougeon de lui donner la main: elle y consentit: non moins coquette que voluptueuse, elle étoit flattée de paroître dans le monde avec un jeune Cavalier pour qui elle n'avoit pas laissé ignorer qu'elle avoit des sentimens: c'étoit se donner un air fort à la mode parmi les femmes du bon ton: ce qu'elle pouvoit perdre du côté des plaisirs, elle le gagnoit du côté de la vanité: quoiqu'une égalité parfaite ne se trouvât pas dans cette espéce d'échange, la compensation lui rendoit cependant mon procédé moins insupportable: est-ce la premiére fois qu'une passion a servi de triomphe à une autre? Madame de Rougeon paroissoit dans les visites uniquement occupée de moi: ses yeux jouoient la femme contente. Je cherchois à appuyer le mensonge, je m'aperçus, en la reconduisant chezelle, qu'elle me sçavoit gré de la complaisance que j'avois eue de l'aider à tromper le Public. Jugez par là de sa reconnoissance, si j'eusse voulu dissiper totalement l'erreur. Elle me retint à dîner: je lui fis la cour avec plus d'empressement que je n'en avois encore marqué auprès d'elle: j'affectois même de n'avoir que de l'indifférence pour ma chére Hortence. Sa confiance commença bien-tôt à renaître au point qu'il ne me paroissoit pas difficile de me faire prier du voyage, pour peu que je voulusse flatter sa folle passion. Quels progrès ne faisois-je pas sur son cœur! Quels feux n'allumois-je pas dans son sein, lorsque je lui dérobois quelques petites faveurs avec un air de mystère, qui, à cause d'Hortence, n'en augmentoit pas peu le prix! Déjà elle avoit repris autant de gaieté que l'agitation de son ame pouvoit le permettre à son caractére: déjà elle cherchoit à piquer mes désirs par des refus étudiés, lorsqu'on vint l'avertir que son Avocat l'attendoit chez le Notaire chargé de ses affaires, pour finir un acte de la derniére conséquence. Je lui demandai en grace de me permettre de l'accompagner: elle m'en remercia, en me faisant entendre que de pareilles discussions ne pouvoient avoir rien d'amusant: je vous laisse, continua-t-elle, en trop bonne compagnie, pour ne pas espérer de vous retrouver à mon retour. Jugez, Monsieur, quelle fut ma joie, lorsque je me vis délivré de ce cruel Argus. Après avoir regardé long-temps Hortence qui étoit dans un accablement difficile à exprimer; Quoi! Vous partez, lui dis-je? Vous m'abandonnez dans le temps où mon cœur, livré à sa tendresse, croyoit n'avoir rien à .Ah! S'il est appréhender!... vrai que vous m'aimiez, cher Barville, pourquoi augmenter ma douleur? Aidez-moi plûtôt à supporter les caprices du sort: fortifiez mon ame contre ses plus rudes coups: aimez-moi toujours assez, pour qu'en vous quittant, je n'aye point a craindre de malheur plus funeste que celui de l'absence: donnez-moi de vos nouvelles le plus souvent que la prudence vous le permettra: en lisant les Lettres que peindront qu'imparfaitement les sentimens d'un cœur, qui ne respire plus que par vous pour Vous. J'étois déjà à ses genoux: je les embrassois avec cette précipitation que la passion seule inspire: mes yeux baignés de larmes cherchoient les siens: il ne me restoit plus que ce seul langage pour lui prouver ma reconnoissance. A peine pouvois-je prononcer le beau nom d'Hortence. Ses sens étoient dans la même agitation: le nom de Barville lui échappoit quelquefois au milieu de ses fréquens soupirs: par le mouvement que je fis pour essuyer les pleurs qui donnoient à ses charmes ce ton de volupté qui enflamme, nos lévres se rencontrérent: elles se collérent de telle sorte, que notre ardeur mutuelle, augmentée par une respiration gênée, sembloit nous consumer du feu de l'amour le plus parfait. Sensuel Epicurien, je ramassai le peu de réfléxion dont j'étois capable pour sentir toutes les délices d'une semblable situation; mais bien-tôt ne pouvant plus arrêter la flamme qui me dévoroit, je devins plus entreprenant: Hortence, la tendre Hortence, brûlée du même feu, se défendoit avec regret: au milieu de ses plaintes de ses sanglots, les transports de sa passion me donnoient les moyens d'avancer ma victoire: la vertu seule combattoit encore contre son propre cœur contre un Amant aussi passionné que chéri, lorsque le sentiment du plaisir l'emporta. Nous...... Jettons un voile, Monsieur, sur le moment le plus délicieux de ma vie. C'est profaner les mystéres de l'Amour, que de vouloir les décrire. Hortence revenue à elle-même, me regarda avec un air de langueur qui peignoit encore toute sa passion: soyez fidéle, cher Barville, me dit-elle, ne me réduisez jamais, par votre inconstance, au point de regretter une foiblesse qui m'est aujourd'hui si chére. Elle parloit encore, lorsque Madame de Rougeon entra avec vivacité. Hortence, à peine Maîtresse de son trouble, n'avoit pas eu le temps de réparer totalement le désordre que l'Amour avoit causé dans sa parure. Sa jalouse Rivale ne s'en aperçut que trop, pour en soupçonner le principe. Ne voulant cependant pas éclater, elle me fit sentir qu'elle avoit à parler à sa fille: après m'avoir prié ironiquement de l'excuser de ce que les arrangemens de son voyage ne lui permettoient pas de me tenir plus long-temps compagnie, elle sortit, en me faisant une de ces révérences imaginées pour offenser. Hortence me laissa, pour gage de son ardeur, un coup d'œil animé par la tendresse même, la suivit. Je me retirai pénétré de la joie la plus sensible: rien n'étoit capable de troubler la pureté de cette liqueur délicieuse qu'elle distilloit dans mon cœur. Malgré la froideur avec laquelle Madame de Rougeon m'avoit quitté, je me flattois de pouvoir embrasser ma chére Hortence avantson départ: il ne devoit être que le lendemain à huit heures du matin. Rentré chez moi, je me livrai aux transports de ma félicité: j'en rappellois les moindres circonstances, afin de m'enivrer de nouveau des mêmes plaisirs. Que je suis heureux, Monsieur, depuis ce moment! Toutes les facultés de mon ame sont remplies, sans que j'aye perdu la pointe des désirs, ni les attraits attraits flatteurs de l'espérance: mon imagination me transporte au-delà même du terme du bonheur: c'est à ce charme des ames heureuses que je dois les sensations nouvelles qui renaissent continuellement dans mon cœur, qui le ravissent par les plus délicieuses images. Possesseur de la plus aimable de la plus tendre des Maîtresses, sans les ressorts enchanteurs de l'imagination, je m'assoupirois sans doute dans les bras d'une voluptueuse paresse: sans elle comment mettre le prix aux faveurs que j'ai reçues, après lesquelles je soupire encore?Les obstacles même qui ont si long-temps retardé la récompense de mon amour, ne servent plus aujourd'hui qu'à me faire découvrir d'avantage l'éclat de ma victoire; les derniers gémissemens de la vertu d'Hortence, sont pour moi les plus précieux garants de ma fidélité. Mon bonheur est si grand, qu'il semble même se communiquer à tous les objets qui m'environnent: quel nouveau lustre n'en tirent-ils pas, du moins à mes yeux? La Nature elle-même, d'accord avec mon cœur, paroît se prêter à relever mon triomphe: tant il est vrai que les différens jours sous lesquels nous confidérons l'Univers, n'ont souvent d'autre source que la situation actuelle de notre cœur, qu'il n'est pour les heureux que des couleurs riantes agréables! Tout, jusqu'aux songes légers, se para pour moi, dans ce jour de gloire, de nuances brillantes. Combien de fois mon ame ensevelie dans les bras d'un doux sommeil, ne se plongea-t-elle pas dans un torrent de volupté, dont le sentiment est d'autant plus délicat, que les sens y ont moins de part? Ma félicité souffrit, il est vrai, quelque altération à mon réveil: en effet dans le moment où je me levois pour courir faire mes adieux à la charmante Hortence, mon domestique me présenta un jeune homme: il venoit m'apprendre que Mesdames de Rougeon étoient parties à quatre heures du matin, que la Femme de chambre d'Hortence lui avoit recommandé de m'apporter une Lettre qu'il me présenta: elle étoit de ma chére Maîtresse: voici ce que j'y lus. „Je pars, cher Barville, sans „avoir la consolation de vous „embrasser: jugez, par votre „cœur, de mes regrets. Ne son„gez plus à tromper ma mere, „la hauteur la dureté avec les„quelles elle me traite depuis hier: „ne me laissent plus lieu de dou„ter qu'elle n'ait découvert com„bien je vous aime: n'oubliez ja„mais une personne qui vous est „chére, je souffrirai sans mur„mure ses reproches: uniquement „susceptible de sentir l'amour que „vous m'avez inspiré, je ne con„nois d'autre malheur capable de „m'affecter, que la perte de vo„tre cœur. Mettez votre confian„ce dans la personne qui vous „rendra ce gage de ma tendresse: „c'est le frere de Julie cette ché„re confidente de l'état de mon „cœur. Adieu, cher Barville: „rappellez-vous souvent les sen„timens d'une femme qui vous „aime mille fois plus qu'ellemê„me: adieu, cher Barville, je „vous embrasse de toute mon „ame.„ Après avoir long-temps arrosé de mes larmes ce précieux témoin de mon bonheur, le jeune homme, qui me l'avoit apporté, m'apprit que sa sœur l'avoit chargé de lui envoyer, sous des enveloppes suscrites de sa main, les Lettres que j'aurois dessein de faire tenir à Mademoiselle de Rougeon. Il m'assura ensuite qu'il se croyoit très-heureux de pouvoir m'offrir des services qui me seroient sans doute agréables. Je le renvoyai après avoir essayé en vain d'animer sa fidélité par un riche présent. Que de grandeur d'ame ne fit-il pas paroître dans ses refus! J'en aurois certainement été beaucoup plus embarrassé dans toute autre circonstance que celle où je me trouvois: trop occupé de mon amour, étois-je assez à moi-même pour prêter attention à tout autre objet? Voilà, Monsieur, la situation présente de mon ame: je suis au comble de mes vœux: assuré de posséder le cœur d'Hortence, qu'auroisje à désirer de plus, si l'absence ne jettoit quelques nuages sur le sentiment de mon bonheur? Mais pourquoi me plaindre de cet-te absence? Convaincu de la tendresse d'Hortence, elle n'est sans doute qu'une ombre nécessaire pour relever l'éclat de ma félicité: sans elle connoîtrois-je tout le prix de son cœur? N'est-ce pas dans les Lettres qu'elle m'écrit tous les jours, que je retrouve mille sentimens nouveaux qui plongent mon ame dans les plus délicieuses réfléxions? Débarrassé de cette espéce de décence que la présence de l'Amant le plus tendre le plus chéri ne peut totalement écarter, son cœur s'y découvre sans voile, chaque Lettre ajoûte toujours quelque dégré à mon bonheur: par-tout je la retrouve la même: c'est particuliérement lorsqu'elle m'entretient de Madame de Rougeon, que brille toute la douceur de son caractére: quel-que dureté qu'elle ait à supporter de la part de cette Rivale, les plaintes qu'elle m'en fait sont accompagnées de tant de marques de respect de vénération, qu'il faut avoir les yeux aussi perçans que le sont ceux d'un Amant, pour y reconnoître l'injustice de cette mere animée par la plus violente jalousie. Quelle vivacité dans l'esprit, lorsqu'elle se livre à l'enjouement de son caractére! Quelle légéreté, quelle pureté dans ses expressions, lorsqu'elle anime ses descriptions de ces traits badins qui amusent qui enchantent! Quelle solidité dans ses réfléxions! Quelle gravité dans ses maximes, lorsqu'elle veut parler à ma raison! Quelle tendresse, quelle délicatesse dans ses sentimens lorsqu'elle veut détruire les craintes calmer l'inquiétude qu'une aussi cruelle absence excite dans mon ame! Que ne puis-je, Monsieur, vous peindre avec des traits aussi puissans l'étendue de mon bonheur? Que ne puis-je vous donner une idée de cette volupté qui, circulant dans mes veines, produit successivement dans mon cœur mille sensations délicieuses? Dans l'instant même où je vous écris, toutes mes pensées me rapprochent de l'objet qui en est, pour ainsi dire, le principe; mes sens échauffés par les images les plus flatteuses, ont peine à se contenir dans l'ordre. Si vous avez quelquefois éprouvé la douceur d'un état qui nous met au-dessus de l'humanité, laissez taire votre philosophie, applaudissez à ma félicité. LETTRE IV. L'Amour incapable de nous rendre heureux. UE je suis détrompé, MonQsieur, depuis que j'ai eu le plaisir de vous entretenir de ma passion pour Mademoiselle de Rougeon! Regardant l'Amour comme le souverain Bonheur, je m'imaginois être heureux, parce que je cherchois moi-même à grossir le voile dont l'ivresse couvroit mes yeux enveloppoit mon cœur; mais après avoir souffert tout ce que le mépris l'infidélité ont de plus offensant de plus cruel, je ne trouve de soulagement à mes malheurs, qu'en me replongeant dans un vuide bien plus insupportable que celui dont je me plaignois avant que je connusse la perfide Hortence. L'illusion est dissipée: à ses ténébres ont succédé quelques rayons de lumiére qui ne servent qu'à me faire apercevoir toute l'horreur de ma situation. Pour vous faire mieux comprendre l'étendue de mes malheurs, je vais remonter en peu de mots à leur source: voyez le suneste dénouement d'une passion qui auroit dû être éternelle, si le Ciel écoutoit les protestations des Amans. Il y avoit trois mois qu'Hortence m'envoyoit tous les jours de nouveaux gages de sa tendresse, lorsque je cessai tout à coup d'en recevoir: un pareil silence me plongea bien-tôt dans une inquiétude mortelle. Qui en auroit jamais pû deviner la cause? Le frere de Julie me surprit un jour plongé dans une rêverie profonde sur un évenement aussi intéressant pour mon cœur: il venoit lui-même s'informer si je recevois à l'ordinaire des Lettres de Mademoiselle de Rougeon: je ne lui eus pas plûtôt découvert le sujet de mes inquiétudes que je le vis fondre en larmes: nous sommes perdus l'un l'autre, Monsieur, me dit-il d'une voix entrecoupée de sanglots, Madame de Rougeon se sera vengée. J'étois trop intéressé à pénétrer ce discours, pour ne pas faire en sorte de calmer ses esprits agités, j'y parvins, non sans peine: après qu'il eut repris un peu de tranquillité, il m'apprit qu'il étoit l'Amant de Julie, non pas son frere: qu'il n'avoit pris ce titre que pour cacher, sous un nom respectable, les sentimens qu'il avoit pour cette fille qu'il adoroit: que depuis le départ de Madame de Rougeon, il avoit reçu tous les jours de ses nouvelles, excepté depuis celui où j'en attendois moi-même en vain: qu'il appréhendoit quelque triste évenement avec d'autant plus de sujet que Julie lui marquoit dans sa derniére Lettre que l'injustice de Madame de Rougeon pour sa Maîtresse ne pouvoit aller plus loin: que la mauvaise humeur de cette Dame s'étendoit même jusques sur elle: qu'Hortence n'avoit plus la permission de voir la moindre personne; que sa mere venoit plusieurs fois chaque jour l'accabler des reproches les plus injurieux, la faire trembler par les menaces les plus effrayantes: qu'il y avoit enfin tout à craindre pour la vie de cette aimable Personne, peut-être même pour la sienne propre. La douleur ne permit pas à ce jeune homme d'en dire davantage: je n'avois pas moi-même la force de faire la moindre question: hélas! je n'en avois déjà que trop appris! Je me contentai de mêler mes larmes avec les siennes.Combien de projets différens ne passérent pas dans mon imagination pendant ce moment d'accablement? Je les communiquai à ce cher confident. Plus éclairé que moi sans doute, en les examinant, il trouvoit à chacun quelque inconvénient plus propre à déranger nos affaires qu'à les raccommoder. Les moyens les plus violens ne sont pas ordinairement ceux qui réussissent le mieux. Voyant enfin que je m'entêtois à vouloir aller faire éclater chez Madame de Rougeon la rage dont je n'étois plus le maître, il me fit sentir qu'il valoit bien mieux qu'il fût lui-même s'informer auparavant de tout ce qui se passoit: que le nom de frere de Julie, sous lequel il étoit connu dans cette maison, le mettoit à l'abri de tout soupçon. Quelque peu susceptible que je fusse alors d'écouter la voix de la raison, je ne pus tenir contre les motifs sur lesquels il appuya ce dessein. Je consentis donc qu'il partiroit dès le même jour: qu'en arrivant dans la terre de Madame de Rougeon, il feindroit d'avoir quelque chose d'intéressant à communiquer à sa sœur: qu'aussi-tôt qu'il se seroit éclairci, il reviendroit avec la plus exacte promptitude calmer les allarmes dans lesquelles il me laissoit. J'ouvris en même temps ma bourse je le pressai d'accepter au moins de quoi fournir à la dépense du voyage: ce fut en vain: je trouvai une seconde fois, dans ce généreux confident, la même grandeur d'ame. J'attendois, avec la plus cruelle impatience, le retour de Gaudricour, (c'étoit le nom de l'Amant de Julie) lorsque je reçus une Lettre de Madame de Rougeon. Mes sens se glacérent à la vûe de ce message: je l'ouvris avec autant de trouble que de vivacité: elle est trop importante, Monsieur, pour ne pas vous la transcrire dans son entier: la voilà. Quelque indif„férence que vous ayez toujours „eue pour moi, Monsieur, le coup „qui nous accable aujourd'hui „l'un l'autre, m'est trop sensi„ble pour ne pas vous intéresser. „Ma fille qui se promenoit il y a „quelque jours avec Julie, dans „un petit bois qui tient à mon „Château, a tout-à-coup dispa„ru: frappée au premier récit „d'une pareille nouvelle, j'ai en„voyé promptement mes gens „pour s'informer de la vérité: „tout ce qu'ils m'ont pû rapporter „de plus sûr, c'est qu'un Berger „avoit aperçu quatre Cavaliers „masqués investir le bois en „faire approcher une chaise de „poste: qu'un moment après, il „avoit vû la chaise de poste „les mêmes Cavaliers se retirer „avec toute la diligence possible: „sans perdre de temps, j'ai dé„pêché à la ville voisine pour „implorer le secours public; „mais quelque diligence qu'on „ait pû faire, il a été impossible „jusqu'alors de découvrir la moin„dre chose. Je vous avouerai, „Monsieur, que la persuasion où „je suis il y a long-temps de „votre passion pour ma fille, „m'avoit d'abord fait jetter les „yeux sur vous: je connois trop, „hélas! combien l'Amour est „aveugle injuste lorsqu'il est „heureux, ou qu'il cherche à le „devenir...... Pardonnez-moi „au reste ces soupçons..... Ce „n'est même que dans la crainte „de vous trouver coupable, que „j'ai tardé à m'éclaircir: il est vrai „qu'un pareil procédé me parois„soit trop indigne d'un galant „homme, pour que mon cœur „ne vous crût pas innocent dans „le temps où tout paroissoit vous „accuser; mais enfin les papiers „de ma fille, en vous justifiant, „n'ont fait qu'augmenter mes „malheurs sans doute les vô„tres: en fouillant dans sa cas„sette, à côté de ces Lettres ten„dres que vous lui avez écrites, „j'en ai trouvé plusieurs d'une „main qui m'est entiérement in„connue. Leur lecture m'a dé„couvert qu'Hortence vous avoit „toujours trompé: que cette fille „ingrate n'avoit paru s'attacher „à vous que pour ménager une „intrigue, qu'elle sentoit bien „que sa mere n'auroit jamais pû „lui tolérer avec la même facilité „avec laquelle ma reconnois„sance pour les services de votre „pere m'avoit rendue trop com„plaisante. Oui, mon cher Bar„ville, cette Hortence que vous „avez si éperduement aimée, n'est „qu'une infidéle qui s'est livrée „elle-même entre les bras d'un „Ravisseur qu'elle adoroit, „dans le sein duquel elle goûte „sans doute des plaisirs assaison„nés par le sel de la perfidie. J'ai „trop clairement trouvé tous les „arrangemens de ce funeste com„plot, pour m'en cacher toute „l'horreur. Je me représente en „même temps combien vous êtes „vous-même à plaindre; mais „quelque dur que soit pour vous „un pareil coup, vous serez „obligé de convenir combien il „est plus sensible pour une mere... „Avec quelle facilité ne pouvez„vous pas réparer la perte d'une „aussi indigne Maîtresse? Pour „moi au contraire où pouvoir re„trouver ma fille? Comment mê„me la reconnoître pour mon „sang, si je venois à la retrou„ver? Qu'une perte est funeste, „lorsqu'elle ne peut être réparée „que par un malheur peut-être „plus insupportable plus hor„rible! Je ne vous recomman„derai pas le silence le plus scru„puleux: ma confiance doit me „répondre de votre discrétion.„ Jamais surprise fut-elle égale à la mienne? Comment ajoûter foi à ce que je venois de lire? Comment soupçonner ma chére Hortence d'une telle perfidie? Comment d'un autre côté l'excuser après la Lettre de Madame de Rougeon? Plongé dans un abattement horrible, je n'en sortis que pour invectiver, pour la premiére fois, contre l'Amour. Je ne vous rappellerai pas ici, Monsieur, tout ce que la fureur me dicta contre l'ingrat objet de ma tendresse: la mesure de mon désespoir étoit celle de mes sentimens de ma passion: mon trouble étoit au point que je ne me connoissois pas moi-même. Mille mille pensées différentes renouvelloient continuellement les accès de ma rage: dans mon affreux délire, il n'étoit rien de sacré à mes yeux: tout sembloit devenir complice de la perfidie d'Hortence, me devenoit également odieux insupportable. La solitude seule la plus affreuse sembloit devoir apporter quelque calme à mon agitation: aussi allois-je renoncer pour toujours au commerce des hommes, si Gaudricour n'étoit venu diminuer ma douleur, en partageant la rigueur de mon sort. Sa présence ne me confirma que trop la perte qui m'accabloit: il étoit pâle défait: ses yeux étoient enfoncés: à peine avoit-il la force de soupirer. Vous voyez, Monsieur, me dit-il en m'abordant, le plus malheureux des hommes: j'ai perdu pour toujours ma chére Juqu'habitoit cette Dame, il avoit cherché les moyens de découvrir une vérité qu'il craignoit cependant d'approfondir; mais les domestiques les habitans ne lui avoient appris, au sujet de l'enlevement de Madamoiselle de Rougeon de Julie, que ce que Madame de Rougeon m'avoit marqué: ce qu'il avoit découvert de plus, c'est que cette Dame avoit paru d'abord inconsolable d'un évenement aussi tragique, que sa douleur s'étoit assez promptement appaisée Peu satisfait de ses premiéres démarches, Gaudricour avoit fait en sorte de pénétrer jusqu'à Madame de Rougeon: après lui avoir rapporté le motif de son voyage, il lui avoit marqué son inquiétude sur le sort de sa sœur. Madame de Rougeon lui avoit répondu, avec colére, quil l'avoit trop long-temps trompée sous ce faux nom: qu'il étoit bien téméraire d'oser encore se présenter devant elle, lui qui, sans se contenter de débaucher Julie, s'étoit prêté à toutes les vûes du séducteur de Mademoiselle de Rougeon: qu'elle avoit en main assez de piéces contre lui pour se venger authentiquement d'une pareille offense, pour peu qu'il retardât une satisfaction convenable. Madame de Rougeon avoit montré alors à Gaudricour toutes les Lettres qu'il avoit écrites à Julie, celles que j'avois moi-même adressées à Hortence par son entremise: alors bien loin de nier des faits qui déposoient contre lui, il étoit convenu de tout. Il s'étoit même engagé à entreprendre tout ce que Madame de Rougeon voudroit exiger de lui: y avoit-il d'autre moyen de conjurer l'orage qui s'étoit élevé sur sa tête? Il avoit un trop grand intérêt à s'insinuer dans la confiance de cette Dame, pour ne pas la ménager au lieu de l'irriter: son plan étoit déjà formé: il consistoit à lui arracher son secret à force de souplesse de subtilité: ce projet ne tendoit à rien moins qu'à découvrir où étoient Mademoiselle de Rougeon Julie; il ne pouvoit se dissuader que Madame de Rougeon ne fût la seule cause de leur détention. Gaudricour étoit resté quelques jours chez Madame de Rougeon: cette femme, qui brûloit toujours pour moi de l'amout le plus violent, avoit profité de ce temps pour lui faire entrevoir que le seul moyen d'obtenir sa grace, étoit de me faire une peinture touchan-te de la passion qu'elle avoit pour moi, de m'engager à y répondre. Il avoit flatté son erreur: avant que de la quitter, il lui avoit promis de tout employer pour me rendre sensible. Une Une pareille assurance de la part de ce confident, me surprit d'abord: vous voudriez donc, Gaudricour, lui dis-je, lorsqu'il m'en parla, me persuader d'aimer une personne qui m'est indifférente, que j'ai peut-être mille sujets de détester? Après avoir été si long-temps trahi par la fille, j'irois m'exposer à devenir le jouet de la mere! Ah! je ne vois que trop à ce conseil, que vous ne connoissez pas l'Amour: sans doute que je me suis trop imprudemment confié à votre fidélité. Ce reproche jetta Gaudricour dans la consternation: je vis sur son visage l'altération dans laquelle son ame étoit plongée: vous me connoîtrez peut-être un jour, Monsieur, me répondit-il avec une douceur qui me fit repentir de l'avoir soupçonné sans raison, vous me rendrez plus de justice. Je fis en sorte de l'appaiser en rejettant sur le trouble dont je n'étois pas le maître, une vivacité à laquelle mon cœur n'avoit aucune part: je lui donnai toutes les marques possibles d'une confiance entiére: je le priai même de me dire, avec cette sincérité qui doit régner entre deux Amans dont le sort étoit si étroitement lié, quelle conduite je devois tenir avec Madame de Rougeon. L'amoureux Gaudricour me rappellant alors les soupçons qu'il avoit formés contre cette Dame, n'oublia rien pour leur donner de la solidité: il insista ensuite sur l'amour extrême qu'elle avoit pour moi; après m'avoir dépeint la fureur de sa passion: saisissons, me dit-il, ce monstre par l'endroit foible qu'il nous présente: Nourrissez son erreur, en la flattant pour un temps: confident de votre fein-te tendresse, je m'insinuerai de plus en plus dans sa confiance, je lui arracherai ce secret d'où dépend le bonheur de ma vie, sans doute le vôtre: un amour aussi violent est-il capable de mystére? Quelque flatteuses que fussent les espérances que Gaudricour faisoit briller à mes yeux, je ne pouvois consentir à une pareille bassesse: mon indignation éclata avec un nouveau feu: il m'en coûteroit trop, lui répondis-je, pour pénétrer la cause d'un évenement, qui n'en deviendroit peut-être que plus funeste pour moi; s'il n'est possible de l'éclaircir qu'aux dépens de mon honneur, cessez, Gaudricour, cessez de vouloir me séduire. Une Maîtresse contre laquelle tout dépose aujourd'hui, ne l'emportera pas sur ma probité. Gaudricour se retira accablé de douleur, confus de m'avoir proposé un conseil qu'il n'auroit peut-être pas suivi lui même. Renfermé dans mon appartement, je me livrai tout entier à mes réfléxions: jaloux de ma tranquillité, je cherchois à oublier l'ingrate: j'en serois sans doute venu à bout, si les soupçons de Gaudricour, n'eussent de temps-en-temps laissé pénétrer dans mon cœur quelques rayons d'espérance: mille pensées contraires m'agitoient alors: la joie la crainte se succédoient avec tant de promptitude, qu'il m'étoit impossible de distinguer les nuances de séparation: dans ces momens de trouble d'horreur, je n'avois pas la force de produire le moindre acte extérieur: abîmé dans cette espéce d'anéantissement, j'étois également le jouet d'une espérance chimérique d'une inquiétude mortelle. Je n'étois pas encore sorti de cet état difficile à soutenir. plus difficile encore à dépeindre, lorsqu'on m'apporta une seconde Lettre de Madame de Rougeon. Je ne sçavois d'abord si je devois l'ouvrir: quelque tenté que je fusse de la brûler sans la lire, je ne pus tenir contre une curiosité animée par les différens sentimens qui partageoient mon cœur: je l'ouvris. Madame de Rougeon, après plusieurs reproches obligeans sur le silence que je gardois avec elle, m'y combloit de marques d'amour: elle me prioit de vouloir bien l'aller trouver pour l'aider à supporter des chagrins qui lui deviendroient moins sensibles, lorsque je voudrois les partager avec elle: elle finissoit en m'assurant que j'étois seul capable de réparer la perte qu'elle venoit de faire: qu'elle croiroit enfin retrouver sa fille dans un homme, qui avoit eu pour elle des sentimens trop tendres trop parfaits pour être aussi mal récompensés.Cette Lettre étoit accompagnée d'un Billet sans adresse: en l'ouvrant j'y reconnus l'écriture de Mademoiselle de Rougeon: mes sens agités en purent à peine soutenir la vûe. Quelle révolution subite la crainte l'espérance ne firentelles pas dans mon cœur! Je me hâtai cependant, malgré le trouble où j'étois, de sortir de cette incertitude plus cruelle souvent que l'assurance des plus grands malheurs. Hélas! je ne trouvai dans ce Billet funeste que la confirmation la plus complette de mon infortune. Jugez-en vous-même, Monsieur: vous connoîtrez en même temps toute la noirceur dont une femme est capable, toute la bizarrerie de mon sort. Je ne vous ai que trop long„temps trompé, Barville, m'é„crivoit Mademoiselle de Rou„geon, pour ne pas vous tirer „enfin d'une erreur, dont je n'ai „que trop profité pour voiler une „flamme secrette: mon cœur au„roit été à vous, si l'Amour m'eût „laissé libre sur le choix d'un „Amant: vous méritiez plus que „tout autre une préférence que „mon esprit vous accordera tou„jours, mais que mon cœur, „touché avant que de vous con„noître, n'a pû vous donner, „même malgré tous mes efforts, „sur un homme qui..... Permet„tezmoi de vous cacher la source „de mes malheurs: quelques su„jets que je vous aye donnés de me „détester, vous seriez trop ven„gé si je vous découvrois l'excès „de ma folle passion: qu'il vous „suffise seulement d'apprendre „que je n'ai si long-temps abusé „de votre tendresse, que dans „l'espérance d'y répondre; mais „enfin je céde au malheureux „penchant qui m'entraîne: en „m'accablant de tout ce que la hai„ne l'indignation ont de plus „fort, plaignez-moi: je ne mé„rite pas moins votre compassion „que votre colére: soyez aussi „heureux que vous êtes digne de „l'être; pour peu que mon sou„venir soit capable de troubler „votre bonheur, songez que c'est „moi qui vous prie d'oublier jus„qu'au nom d'Hortence.„ Madame de Rougeon me marquoit, par apostille, qu'ayant trouvé ce Billet dans le sécretaire de sa fille, elle me l'envoyoit, afin de contribuer à fermer une plaie qui devoit m'être sensible: qu'elle espéroit au reste me consoler totalement de la perfidie de cette indigne Maîtresse, lorsque je serois arrivé chez elle; qu'elle m'attendoit avec impatience. Avant que de me livrer à toute ma fureur contre l'ingrate Hortence, je relus encore son billet: je ne sçavois si j'en devois croire mes yeux: j'avois même de la peine à me persuader que je fusse éveillé; mais enfin rapprochant toutes les circonstances de sa fuite, le récit de Gaudricour les Lettres de Madame de Rougeon avec ce cruel Billet, je ne balançai plus à me regarder comme le plus malheureux de tous les hommes: abandonné à la plus vive douleur, je ne sortois de temps-en-temps de l'état léthargique dans lequel elle me plongeoit, que pour éclater en invectives contre la perfidie de la plus détestable de toutes les femmes. L'injustice se mêloit même quelquefois dans mes plaintes: les passions violentes connoissentelles des bornes? J'étendois sur tout ce sexe trop aimable, pour n'être pas aisément séducteur, les reproches les plus amers: après avoir été trompé par Hortence, je ne pouvois me persuader qu'il y eût une femme capable de fidélité de constance: je me rappellois, avec un désespoir affreux, les momens délicieux que j'avois passés auprès de cette perfide, momens dans lesquels j'avois mis ma félicité, momens dont le souvenir funeste faisoit alors mon supplice. L'Amour n'étoit plus pour moi cette Divinité enchanteresse qui avoit enchaîné ma liberté avec des guirlandes de fleurs: c'étoit un Dieu sanguinaire qui saisissoit les circonstances les plus affreuses, pour déchirer un cœur, dont je lui avois fait le sacrifice le plus entier: c'étoit un tyran cruel qui ne m'avoit flatté pendant quelque temps, que pour me faire sentir avec plus de dureté la pesanteur de son joug. Voilà donc, me disois-je à moi-même, les douceurs que je m'étois promises! Ingrate, falloit-il me combler de vos faveurs, pour faire mieux valoir vos mépris? Ce n'étoit donc que pour immoler votre victime avec pus d'éclat, que vous cherchiez à la couvrir auparavant de tant de fleurs? Que je suis à plaindre! Cruel Amour, que tes présens me coûtent cher! La folle passion de Madame de Rougeon les pressantes invitations qu'elle me faisoit de l'aller trouver, venoient augmenter mon tourment. Une femme à qui j'avois si souvent fait éprouver une froideur étudiée, devoit-elle s'imaginer que je pusse goûter dans ses bras des plaisirs qui, dans ceux de sa fille, avoient été la cause de mes malheurs? Etois-je donc destiné à devenir successivement le jouet de cette cruelle famille? Est-ce ainsi qu'on reconnoît les services? Ignore-t-elle donc, cette insatiable Mégére, qu'il est aussi funeste d'être aimé sans retour, que d'aimer sans espérance? Trop passionnée pour connoître la décence la délicatesse, pense-t-elle que j'aie appris auprès de sa fille à trahir mes sentimens? Non, non, je déteste trop la perfidie, pour m'exposer jamais aux justes reproches auxquels s'exposent ces ames basses qui ne se recherchent qu'eux-mêmes dans la possession de ces plaisirs, dont le dégoût est la suite nécessaire, lorsqu'on ne les partage pas avec ceux qu'on aime. Après avoir passé quelques jours dans la plus violente agitation, j'en sentis diminuer insensiblement les accès: un sentiment moins vif succédoit à cette espéce de rage qui m'avoit si souvent mis hors de moi-même. Que dis-je? j'étois surpris de me voir, pour ainsi dire, totalement changé: je devois sans doute cette heureuse révolution au mépris que j'avois tout-à-coup conçu pour Hortence. Profitant alors de ces premiers momens de tranquillité, je me rappellai les circonstances de ces temps d'ivresse pendant lesquels j'avois cru être heureux. Je les examinai à la lumière d'une raison éclairée par les revers: je m'interrogeai moi-même avec toute la sincérité dont j'étois capable: je descendis avec toute la bonne foi possible dans mon cœur; il m'apprit que cette espéce de félicité qu'on goûte dans le sein de la volupté, dont tout l'univers retentit, n'a rien de solide: que l'espérance seule en avoit fait naître le germe dans mon ame: que la gradation des faveurs lui avoit donné une sorte d'accroissement; mais que ce moment consacré à sa parfaite existence, n'auroit été pour moi que le commencement du dégout, si l'absence d'Hortence n'eût prolongé mon illusion, en réveillant mes désirs. J'avois été heureux; en falloit-il davantage pour cesser de l'être? Un amant trahi se plaint ordinairement d'un crime dont il n'auroit pas souvent tardé à se rendre lui-même coupable, si la constance d'une Maîtresse lui eût laissé le temps de se livrer à sa légéreté. Pour que l'Amour pût nous rendre véritablement heureux, il faudroit qu'en remplissant le cœur, il le tînt continuellement dans cet état d'espérance qui pique les désirs: il faudroit que le fruit de la tendresse ne portât pas avec lui un poison qui jette le dégoût sur des plaisirs ausquels les obstacles mettent ordinairement tout le prix. Le papillon revient sans cesse sur les mêmes fleurs, parce qu'il ne fait que les effleurer légérement. L'homme satisfait commence à sentir l'insuffisance des sens, pour produire un bonheur capable d'affecter une substance aussi sublime que l'ame. Pénétré de ces réfléxions, il m'arrivoit souvent de sçavoir gré à Mademoiselle de Rougeon de m'avoir donné sur elle l'avantage de faire parade d'une fidélité, dont je sentois que je n'aurois peut-être pû répondre long-temps. Qu'il est de vertus qu'on admire dans le monde, dont le hazard seul fait la base! Quelque généreux que paroissent les sentimens des Amans, quelque désintéressées que semblent être leurs expressions, il est certain qu'ils n'ont, pour la plûpart, d'autre but qu'eux-mêmes dans leurs plus belles protestations: on ne connoît véritablement le faux des discours enchanteurs, dont il semble qu'on soit convenu pour se tromper mutuellement, que lorsqu'on n'aime plus: rien de si aveugle que les passions; , par rapport à l'aveuglement, est-il une passion qui l'emporte sur l'amour? Quelques tourmens qu'il m'en eût coûté depuis que j'avois appris la perfidie de l'indigne Hortence, je me félicitois d'avoir rompu le charme qui m'avoit séduit: je n'envisageois plus les faveurs de l'Amour qu'avec dédain, ses plaisirs qu'avec indifférence. Je renonçois même pour toujours à son empire, dans le temps que Gaudricour entra: il venoit pour me demander si j'avois enfin compris combien il m'importoit de flatter, pendant quelque temps, l'erreur dont se nourrissoit elle-même Madame de Rougeon. Je lui présentai le billet d'Hortence: où sont vos espérances, lui dis-je, aussi-tôt qu'il l'eut parcouru? Ne me conseillez plus de tromper Madame de Rougeon: ce que j'ai souffert depuis que je connois la perfide Hortence seroit seul capable de me détourner de cet indigne projet, si un sentiment plus sacré ne s'élevoit encore dans mon cœur contre une telle bassesse. Je n'ai que trop connu l'Amour, pour m'exposer davantage à ses traits. Sans donner à Gaudricour le temps de répondre, je lui fis sentir que j'étois bien aise d'être seul: c'étoit le congédier assez clairement.Depuis cette derniére victoire sur moi-même, je me trouvois de jour en jour plus soulagé. Ce calme, dont je commençois à jouir, me laissant assez maître de moi-même, pour penser à répondre à Madame de Rougeon, je le fis avec autant d'indifférence que de politesse: en plaignant son sort, je lui marquois que j'étois très-peu propre à l'aller consoler: que l'expérience que j'avois faite des caprices de l'Amour me forçoit à rompre tous les liens qui pouvoient encore me retenir attaché à son char: qu'il étoit de la prudence de m'éloigner de tout ce qui pourroit r'ouvrir une plaie encore mal cicatrisée: que j'osois même me persuader qu'elle approuveroit la sagesse de ma résolution. Enfin ce feu dont mon cœur avoit été si long-temps dévoré, s'éteignit insensiblement: me croyant alors assez fort pour braver impunément les agaceries du beau sexe, je rentrai dans le monde: mais ce fut, je l'avouerai, sans véprouver la moindre sensation agréable: je n'y trouvai au contraire qu'un vuide beaucoup plus affreux que celui d'où l'Amour m'avoit fait sortir. Est-il quelque chose d'aussi insupportable que cet état de langueur? Il seroit cependant difficile d'assurer qu'il s'y trouve des peines réelles. Son horreur vient, sans doute, de ce qu'ordinairement peu contens de nousmêmes, nous cherchons à nous attacher à des objets aussi propres à nous amuser pendant quelques instans, qu'incapables de fixer notre vivacité d'enchaîner notre inconstance. Je m'aperçois facilement qu'il me faut quelque chose de plus que ce qui compose le squélette de la société: mes désirs m'annoncent des besoins sans me découvrir ce qui peut les satisfaire. Si jusques dans les bras de l'amour j'ai éprouvé du vuide, qui est-ce qui sera capable de remplir mon ame? Que cette pensée est cruelle, Monsieur! Que l'homme est malheureux de ne pouvoir se suffire à lui-même! Qu'a-t-il besoin d'anatomiser ses plaisirs? Est-il un moyen plus sûr pour en émousser la pointe? Abysmé dans un torrent de réfléxions désespérantes, je flotte entre mille objets différens, sans qu'aucun d'eux me paroisse digne d'arrêter mon choix. Où trouveraije donc le Bonheur? LETTRE V. L'Ambition regardée comme la source du Bonheur. LE cœur humain est un labyrinthe où se perdent les recherches les plus attentives de la raison. Ceux qui bornent leurs connoissances sur l'homme, à suivre, dans une exacte anatomie, la proportion l'arrangement de ses os, la direction le jeu de ses muscles, l'action les ressorts de ses nerfs, enfin la combinaison presqu'infinie des liqueurs dont la circulation continuelle entretient le mouvement de son corps, ressemblent à ceux qui ne connoissent les grands que par l'extérieur qui les environne, ou qui ne jugent des livres que par la relieure. La dissection du cœur présente au vrai Philosophe un tableau beaucoup plus ample plus varié, peinture dont la vûe seule offre une source féconde d'instructions d'autant plus solides, qu'elles sont tirées du fond même de ses vertus de ses vices: que de prodiges, Monsieur, dans ce Prothée presque impénétrable! J'étois, il y a six mois, le plus malheureux des hommes: trahi par une maîtresse perfide, détrompé des folles espérances de l'Amour, dégoûté du charme même de ses plaisirs, j'étendois ma langueur sur tout ce qui m'environnoit: tout me paroissoit indigne d'une espéce de Philosophie que je m'étois faite à moi-même, dans laquelle il entroit, sans doute, plus de misanthropie que de raison. Insupportable à moi-même, comment ne le serois-je pas devenu aux autres? Aujourd'hui, au contraire, tout a repris, à mes yeux, une face riante: au comble de mes vœux, il ne me reste plus qu'à bien connoître toute la douceur de mon état: voici la cause de cette heureuse révolution. A force de me tourmenter, pour fixer une incertitude cruelle qui me suivoit par-tout, je me laissai flatter par la vûe des plaisirs délicats, qui naissent du sein des honneurs. L'éclat d'une Charge, qui étoit vacante pour lors, vint réveiller l'insupportable indolence dans laquelle je croupissois: son brillant éblouit mes yeux: ses prérogatives piquérent mon émulation. Il y avoit des difficultés pour parvenir à sa possession; mais ces obstacles mêmes n'en augmentoient pas peu le prix. Une victoire trop facile a-t-elle des charmes pour un homme qu'une louable ambition conduit? Avant que de pouvoir me flatter d'écarter un nombre considérable de concurrens, appuyés sur des protecteurs puissans, il falloit gagner la confiance d'un Ministre aussi éclairé, qu'intégre: je me fis présenter à son audience par Monsieur de Gancour, à qui j'avois l'honneur d'appartenir, qui avoit celui de l'approcher. Je lui demandai la permission de lui rendre souvent mes devoirs: aussi me vit-on pour lors grossir la nombreuse cour des aspirans, qui se morfondent dans le vestibule du temple de la Fortune: je fus assez heureux pour que le Ministre me distinguât de la foule. Quelques mémoires que j'eus l'honneur de lui présenter sur les différentes parties qui concernoient l'exercice de la Charge que j'avois en vûe, me valurent des marques particuliéres de bienveillance. Plus ce sage dépositaire d'une partie de l'autorité de son auguste Maître paroissoit me combler de bontés réaliser mes espérances, plus le nombre de mes concurrens s'augmentoit: parmi cette troupe occupée du soin de me supplanter, celui contre lequel je n'aurois jamais cru devoir me mettre en garde, pensa me faire échouer. C'étoit un parent éloigné à la vérité, mais avec lequel j'avois toujours véou comme avec un frére. Abusant de la confiance entiére que j'avois en lui, il se servit du secret que je lui avois découvert, pour aspirer lui-même à cette Place, à laquelle il n'auroit pas pensé sans ma confidence. Non content de lui parler de mon projet, je lui avois fait voir les mémoires qui n'avoient pas peu contribué à me mériter les faveurs du Ministre. Je lui avois sur-tout recommandé le secret, comme si une pareille priére n'étoit pas ordinairement, pour certaines ames, un motif de plus pour trahirhir! Après m'avoir promis un silence inviolable, il me fit entendre qu'il appuyeroit mes prétentions auprès du premier Commis du Ministre. Qui l'auroit cru capable de la plus noire trahison? Aussi n'insistai-je à recevoir ses offres de service, que pour lui prouver combien j'étois pénétré de la généreuse amitié avec laquelle il cherchoit à m'obliger. Cependant la Charge étoit sur le point de vaquer: le Titulaire, avant que de mourir, m'avoit donné sa résignation: il ne restoit plus qu'à la faire agréer par mon illustre Protecteur. Pour y parvenir plus sûrement, j'employai auprès de lui le crédit de ce même parent, qui m'y avoit présenté la premiére fois. J'attendois avec la derniére impatience le dénouement de la démarche de Monsieur de Gancour. Quelle fut ma surprise, lorsqu'il me rapporta que le Ministre avoit paru surpris de la demande qu'il lui avoit faite pour moi cette Charge: il me dit ensuite qu'ayant insisté à lui assurer que j'avois depuis long-temps porté mes vûes sur cette place, il lui avoit répondu, qu'il ne connoissoit pas apparemment mes véritables intentions; que d'ailleurs il en venoit de disposer en faveur de Monsieur D. Le Ministre pour mettre au fait Monsieur de Gancour, lui avoit appris que lorsqu'il avoit déclaré à son premier Commis la volonté où il étoit de m'en revêtir, celui-ci l'avoit prévenu que le plus grand service qu'il pouvoit me rendre dans cette occasion, étoit de la donner à un autre: qu'il connoissoit à n'en pouvoir douter le dégout que j'avois pour cette Charge: que ce n'avoit été que pour obéir à mon pere, que j'avois paru faire les démarches nécessaires pour y parvenir: que c'étoit mêmémoires que j'avois eu l'honme mon pere qui avoit écrit les neur de lui présenter: que j'étois résolu de m'en défaire après la mort de celui qui me forçoit à la rechercher: qu'en même temps il lui avoit présenté Monsieur D comme un homme capable de la remplir avec autant d'intelligence que d'intégrité: qu'en conséquence de ce refus tacite de ma part, du rapport avantageux en faveur de Monsieur D, il avoit accordé un bon à ce dernier. Monsieur de Gancour avoit pris la liberté de représenter au Ministre qu'on avoit sans doute surpris sa religion: qu'il me connoissoit mieux que personne, que certainement mes démarches n'étoient point équivoques à cet égard: que mon pere retiré dans la solitude, m'avoit laissé depuis plusieurs années une liberté entiére: que les mémoires étoient de moi, qu'il pouvoit répondre de cette vérité. En même temps il lui avoit montré la résignation du Titulaire en ma faveur. Ce Ministre trop éclairé trop prudent pour ne pas apercevoir qu'on avoit voulu lui en imposer, avoit assuré Monsieur de Gancour qu'il examineroit cette affaire de nouveau, qu'il le feroit avertir lorsqu'il l'auroit éclaircie.Vous pouvez juger aisément, Monsieur, dans quel excès de fureur me jetta une pareille nouvelle. Monsieur D étoit précisément ce parent fourbe cet ami perfide: il s'étoit servi de ma confidence pour appuyer auprès du premier Commis du Ministre la poursuite de cette Charge: il n'avoit épargné ni calomnie ni noirceur pour satisfaire son ambition: qu'y a-t-il de sacré, lorsqu'il s'agit de supplanter un concurrent? Vingt fois je voulus aller l'accabler de toutes les imprécations que méritoit sa bassesse: vingt fois je voulus aller tirer une vengeance éclatante d'un procédé aussi indigne; mais Monsieur de Gancour ayant calmé mon esprit irrité, désarmaun bras prêt à signaler mon juste ressentiment: qu'allez-vous faire, Barville, me dit-il avec douceur? Est-ce donc par une telle conduite que vous prétendez prouver à votre Protecteur que vous méritez la Charge que vous recherchez? Destiné à commander aux autres, comment pourra-t-on s'imaginer que vous puissiez le faire avec dignité, si vous ne sçavez pas vous-même vous modérer? Monsieur D n'est que trop à plaindre: ses sourdes menées n'échapperont pas à des yeux aussi pénétrans que le sont ceux du Ministre, la honte va devenir son partage. N'y auroit-il pas de l'inhumanité à l'accabler d'autres coups que de ceux qu'il s'est portés volontairement? Travaillez de nouveau à obtenir la dignité dont l'éclat a surpris sa probité: l'envie ne sçaura que trop pour lors achever votre vengeance: il ne tiendra même qu'à vous d'y mettre le comble, sans vous déshonorer par un ressentiment toujours méprisable dans un homme en place: une fois honoré de la charge à laquelle vous aspirez, conduisez-vous de telle sorte que vous vous attiriez l'estime de vos supérieurs, l'amitié de vos égaux la vénération de vos inférieurs. Qui vous empêchera même d'ajoûter à son tourment la gloire de paroître assez modéré pour oublier fa perfidie? Ne pouvant résister à la sagesse de ce discours, je commençois déjà à perdre de vûe l'injuste procédé de Monsieur D. Je souhaitois même qu'il fût présent afin de lui prouver d'une maniére non équivoque que sa conduite ne diminueroit rien des sentimens que j'avois toujours eus pour lui. A peine quelques jours s'étoient-ils écoulés, que Monsieur de Gancour vint me prendre pour me conduire chez le Ministre: ce zélé protecteur avoit déjà découvert une partie de la fraude. Un rapport plus fidéle de la part du premier Commis, n'avoit pas peu contribué à fonder ses premiers soupçons: la Lettre qu'il venoit de recevoir de mon pere, avoit presque fixé sa conviction: il ne falloit plus, pour la compléter qu'un aveu sincére de ma part. Il m'interrogea sur le dégoût que l'on prétendoit que j'avois toujours eu pour l'exercice de cette Charge. Je lui répondis avec modestie, que bien loin d'avoir aucune répugnance pour des fonctions aussi honorables, je me serois cru heureux si j'avois pû obtenir son agrément pour en faire l'acquisition: qu'elle faisoit depuis long-temps l'objet de mes vœux, que les mémoires qu'il avoit eu la bonté de recevoir favorablement, étoient le fruit des réfléxions sérieuses que j'avois faites sur les devoirs qu'elle imposoit: qu'au reste ce qui me faisoit le plus de peine, dans le rapport qu'on lui avoit fait, étoit de me voir calomnié dans une circonstance bien cruelle, puisque mes ennemis supposoient que j'avois voulu le surprendre par des mémoires dont je me serois injustement approprié la gloire. Je reconnois présentement la vérité, me dit-il, Monsieur, je profite avec plaisir de ses lumiéres pour vous accorder l'agrément d'une place dont vous vous êtes rendu si digne par avance. Il faut convenir que les Grands multiplient les graces, lorsqu'ils les distribuent avec autant de délicatesse. De retour chez moi, la premiére visite que je reçus fut celle de Monsieur D: il venoit me féliciter de la faveur que j'avois obtenue: afin de me prouver combien il y étoit sensible, il me sauta au col: il m'auroit sans doute étouffé, si je n'eusse opposé tendresse à tendresse. Quelque sujet que j'eusse cependant de me plaindre de lui, j'étois bien perfuadé que les marques d'amitié que je lui donnois étoient plus sincéres que celles dont il faisoit tant de parade: il ne me fut pas même difficile de lui en montrer une preuve non douteuse: comme il commençoit à me rapporter, avec une modestie singuliére, combien il s'étoit donné de mouvemens pour me faciliter cette faveur: si votre amitié, lui dis-je en l'interrompant, n'a pas pû vous empêcher de publier contre moi la plus noire calomnie, la mienne vous épargnera du moins un mensonge: ne me rappellez pas les démarches que vous avez faites: je sçais à quel point je dois porter la reconnoissance: tout ce que j'exige de votre amitié, c'est que vous conserviez pour moi les mêmes sentimens, que j'aurois eus pour vous, si votre projet eût réussi. Il voulut s'excuser; mais sa hon-te son trouble le démasquérent: j'avois trop de peine à le voir souffrir, pour jouir plus long-temps d'un spectacle dont tant de personnes aiment à nourrir leur vanité. Passant à un autre sujet de conversation, je ne laissai échapper aucune occasion, sans lui donner toutes les marques d'une confiance parfaite d'une amitié sincére: il en fut pénétré, j'eus la consolation de lui voir répandre des larmes de repentir de tendresse avant que de me quitter. Il me redemanda mon amitié, en me priant, avec les expressions les plus touchantes, d'oublier sa duplicité. J'étois déjà trop disposé à lui pardonner avant qu'il fît la moindre démarche auprès de moi, pour ne pas m'attendrir sur son sort. Le portrait de cet homme humilié ne sortira jamais de mon esprit, me fera toujours ressouvenir combien la douceur est capable de changer les cœurs les plus endurcis. C'est sous d'aussi heureux auspices que je commençai l'exercice de ma charge: rien ne s'opposant plus à mon projet, je me livrai à la joie la plus pure. Tout paroît d'accord pour en augmenter la doueur la vivacité: je ne reçois de toute part que félicitation: je n'entends par-tout que des propos obligeans. Qu'il est flatteur de se voir l'objet des vœux d'une multitude empressée à cacher sous le voile de l'amour de l'empressement, des devoirs qui deviennent plus sensibles pour celui qui les reçoit, à proportion qu'ils paroissent moins gênans pour celui qui les rend! Qu'il est agréable d'être au-dessus des autres, de n'avoir pas besoin, pour le paroître, d'employer une autorité toujours insupportable lorsqu'on est obligé de la faire valoir! Qu'il est voluptueux, pour une ame vraiment délicate, de faire du bien! Est-il un plaisir audessus de celui de faire des heureux! Semblable à une source abondante, dont les ruisseaux mille fois répétés dans la prairie, portent par-tout la fraîcheur la fécondité, l'homme en place qui aime à obliger, ne voit autour de lui que fleurs que fruits: sa félicité croît à raison de celle qu'il communique aux autres: centre du bonheur public, combien ne peut-il pas en augmenter la délicieuse sensation, en étendant la circonférence pour étendre plus loin ses bienfaits. Tout, jusqu'aux peines aux fatigues inséparables des places les plus brillantes, fait passer dans mon ame un charme puissant, bien au-dessus de toute expression. Je ne parle pas ici de cette espéce de plaisir qu'il y a à voir des rivaux humiliés: je craindrois de profaner mes sentimens. Cependant je vous l'avouerai, Monsieur, avec cette ingénuité qui ne me permet pas de vous cacher le moindre mouvement de mon ame; je ne sens que trop tous les jours qu'il ne m'est pas possible de fermer continuellement mon cœur à une joie secrette, lorsque je les vois dessus duquel ils prétendoient s'éimplorer le secours de celui aulever. En vérité il faudroit être au-dessus de l'humanité pour étouffer entiérement un sentiment aussi séducteur. Prenez part à mon bonheur, Monsieur, me voilà enfin fixé: les jours que je coule ne sont plus filés que par la félicité même: qui pourra jamais en ternir la pureté? LETTRE VI. L'Ambition incapable de nous rendre heureux. J'Ai beau réfléchir sur moi-même sur-tout ce qui m'environne, je ne comprends pas, Monsieur, quelle peut être la cause des contradictions journaliéres que j'éprouve. Je cherche de la meilleure foi du monde à être heureux à jouir tranquillement de mon bonheur; mais en vain saisissé-je les moindres occasions de flatter ma vanité, je ne puis étouffer un cri continuel qui s'éléve du fond de mon cœur, qui empoisonne les momens les plus délicieux de ma vie: en vain'jétends, autant qu'il est en moi, l'idée de la félicité, je ne puis en fixer l'objet: en vain je me prête à l'illusion, je ne puis me soustraire aux rayons d'une lumiére désespérante qui, en éclairant la frivolité de mes projets, dissipe le fantôme du bonheur que mon imagination avoit élevé: semblable à l'enfant qui se plaint du coup de vent qui renverse l'édifice de cartes qu'il vient de construire avec tant de peine, qu'il auroit bientôt détruit lui-même, si le hazard ne l'eût pas prévenu, j'attribue à mille causes étrangéres des malheurs qui n'ont sans doute d'autre source que l'inconstance de mon cœur. J'étois heureux lorsque je vous écrivis, il ya six mois, que je jouissois tranquillement de cette charge que j'avois tant désirée: disons mieux, Monsieur, je croyois l'être. Soutenu par l'ambition, je goûtois avec complaisance des honneurs qu'on rendoit plûtôt à ma dignité qu'à ma personne: trop aveugle pour apercevoir la différence qu'il y a entre les discours de la flatterie, de l'injustice de l'envie, ceux de l'amitié, de la probité de la sincérité, je devenois le jouet d'une multitude attentive à profiter de mon illusion. les yeux: un instant a suffi pour Heureusement j'ai enfin ouvert dissiper les ténébres à la faveur desquelles je m'élevois sur un trône de cendres mal éteintes. Que ne peuvent pas les disgraces, pour nous rappeller à nous-mêmes! V auroit-il de meilleures leçons, si nous étions assez sages pour en profiter? Enflé d'orgueil, en voyant tous les jours grossir le nombre de ceux qui me faisoient la cour, je ne m'appliquois nullement à distinguer la simplicité de l'homme de mérite d'avec les artifices de l'homme intriguant: livré au souffle empoisonné des flatteurs, les graces étoient ordinairement le prix de leurs mensonges, ma confiance étoit la récompense de celui qui me trompoit le plus adroitement. Avide de louanges, je courois au-devant de tous les discours étudiés, dans lesquels il étoit question non des vertus que j'avois, mais de celles que je devois avoir. La modestie dont j'empruntois quelquefois le voile, soit en écoutant un éloge, soit même en le refusant, n'étoit qu'un sentiment rafiné dont la vanité se pare, avec lequel il est souvent aussi difficile d'en imposer aux autres, qu'il est aisé de s'aveugler soi-même. Environné de l'éclat extérieur qui m'éblouissoit, je me regardois avec complaisance. Combien de Paons dans les places élevées! Qu'ils consultent leur voix, qu'ils cessent de s'admirer dans leur plumage. Bien loin de faire réfléxion qu'il n'y a point de petits ennemis, que tout homme que la vengeance anime devient infailliblement redoutable, je traitois souvent avec hauteur des gens à qui je faisois payer bien cher, par mes dédains, la justice que je leur devois. Malgré la sérénité dont mes jours paroissoient briller, la foudre se forma au-dessus de ma tête dans un nuage long-temps imperceptible: mes ennemis profitérent de ma facilité à prêter les oreilles à la flatterie: ils gagnérent deux de ces esprits méprisables qui achetent, à force de bassesses, l'entrée chez les gens en place, qui s'y soutiennent par les complaisances les plus indécentes: ils leurs promirent une récompense considérable, s'ils pouvoient m'engager à accorder à un de leurs amis une injustice manifeste. Ceux-ci, avant que de me proposer l'affaire dont ils étoient convenus avec mes ennemis, me vantérent adroitement l'autorité dont j'étois revêtu. Que ce poison est subtil, Monsieur! Qu'il est difficile de ne pas vouloir plus qu'on ne peut, quand on nous fait ressouvenir continuellement que nous pouvons beaucoup! Ils me faisoient sentir qu'il étoit d'un homme en place de décider quelquefois par lui-même, qu'une régle toujours scrupuleusement égale n'avoit été inventée que pour ces Magistrats incapables eux-mêmes de pénétrer l'esprit de la Loi, d'en modifier, avec sagesse, les dispositions suivant les circonstances: qu'il étoit même quelquefois de l'équité d'interpréter la Loi, parce qu'il étoit impossible que le Législateur eût pu prévoir tous les cas imaginables: qu'il se trouvoit enfin mille affaires où ce seroit une injustice de s'en tenir à une justice rigoureuse. Après m'avoir entretenu long-temps de ces maximes aussi funestes pour le Public, que pernicieuses pour les gens en place, ils me découvrirent qu'un de leurs amis se trouvoit fort embarassé: que sa fortune son honneur dépendoient du jour que je donnerois à une affaire, qui devoit être présentée à mon Tribunal: que sa bonne foi lui seroit d'un foible appui, s'il n'avoit pas confiance dans un Juge aussi éclairé aussi sage que le sien: qu'en s'attachant à l'écorce de la Loi dans le jugement qu'on poursuivoit contre lui, il se trouveroit infailliblement réduit dans l'état le plus affreux; mais que l'équité naturelle dont j'étois l'organe, demandoit que je consultasse la droiture de ses intentions: qu'il me seroit glorieux, de montrer ma sagacité dans un jugement aussi épineux: que le jour le plus beau pour Salomon, avoit été celui où il avoit rendu une Sentence, qui,au premier coup d'œil, avoit dû paroître injuste barbare: qu'il n'appartenoit enfin qu'au vrai sage de sonder les cœurs, pour y chercher les sources de la véritable équité. Ces malheureux me persuadérent; comment ne l'auroient-ils pas fait, dans les dispositions où j'étois de saisir tout ce qui flattoit ma vanité? Je leur accordai pour leur prétendu ami, la grace qu'ils me demandoient. Quelques jours après, je reçus un ordre pour me rendre chez le Ministre, mon Protecteur: après m'avoir fait voir le peu de droiture de ma conduite, dans l'affaire sur laquelle je m'étois laissé aveugler, il me dit que le Conseil étoit furieux contre moi: qu'il feroit cependant tout ce qui dépendroit de lie, pour me soustraire à sa juste nvngeance: qu'il sçavoit qu'on m'avoit trompé: mais aussi que je ne devois pas ignorer, qu'il est des places dans lesquelles on répond des fautes que l'on ne fait que par surprise: que je m'en reposasse du reste sur lui, que je fusse plus précautionné dans la suite. Mes ennemis avoient profité de la complaisance que j'avois eue pour ces infâmes flatteurs dont ils m'avoient fait obséder: ils avoient porté, chez un autre Ministre, les piéces authentiques de l'injustice manifeste dont je m'étois rendu coupable. Ils avoient accompagné leur délation de remarques d'apostilles capables de me perdre pour toujours. La vérité du fait rendoit vraisemblables toutes les circonstances dont ils augmentoientla noirceur de leur accusation. Je ne pouvois me dissimuler l'irrégularité de ma conduite: j'avois beau étayer mon innocence, en me rappellant l'artificieuse surprise dont on avoit usé pour m'arracher ce jugement inique; il suffisoit que mon ambition démesurée en fût le principe, pour me trouver coupable au Tribunal de ma conscience: cette voix intérieure étoit pour, moi un supplice bien plus insupportable que le jugement du Conseil. Aux ames incapables de crimes réfléchis, il ne faut que la vûe de leurs fautes, pour les punir pour les accabler. J'envisageois même le revers dont j'étois menacé, comme le soulagement des chagrins dont j'étois dévoré: les honneurs qu'on me rendoit, l'autorité dont je jouissois, tout ne faisoit plus qu'augmenter ma confusion: ma charge, source de ces honneurs de cette considération, n'étoit plus à mes yeux détrompés que la cause de mon malheur: je cherchois à m'en défaire. L'ambition elle-même me suggeroit ce dessein: pouvois-je ne pas Dans l'approuver? Dans cette disposition je courus chez le Ministre pour lui en remettre la démission: je lui fis entrevoir qu'accablé de douleur de m'être laissé surprendre, je ne voulois plus dans la suite m'exposer à commettre des injustices dont j'étois si éloigné. Ce Ministre me consola, en m'assurant que j'étois pleinement justifié aux yeux du Conseil: que l'on avoit reconnu les fourberies dont on s'étoit servi pour me perdre: que les auteurs en avoient déjà été punis trèssévérement: conservez votre charge, ajoûta-t-il: vous avez des ennemis: c'est le plus sûr moyen de les faire taire: votre démission, quelque volontaire qu'elle fût, les feroit triompher, jetteroit pour toujours sur votre réputation des ombres qu'il seroit difficile de dissiper: soyez plus exact dans la suite, mettez-vous sur-tout en garde contre les flatteurs. Je ne pus m'empêcher de me rendre à de si sages raisons: j'obéis en témoignant la reconnoissance la plus respectueuse la plus sincére: je pris en même temps la résolution d'écarter de moi cette foule de lâches complaisans dont le souffle pernicieux porte l'aveuglement chez les Juges les plus éclairés. Depuis ce jour, je veux tout voir tout examiner par moi-même: la crain-te d'être trompé me fait quelquefois soupçonner jusqu'aux personnes de la prem probité. Tant il est vrai que les méchans nuisent toujours aux honnêtes gens, ne fût-ce qu'en détruisant dans l'esprit des personnes en place, la confiance qu'ils mériteroient, s'il étoit une régle sûre pour distinguer le mensonge de la vérité. C'étoit l'ambition qui m'avoit élevé: c'étoit elle qui, tant que le charme qu'elle répandoit sur les fonctions les plus désagréables de ma charge avoit duré, couvroit de fleurs un chemin hérissé d'épines: c'étoit elle qui me faisoit imaginer des plaisirs où il n'y a que des peines réelles: c'est encore elle qui cause à présent l'amertume à laquelle je suis en proie: oui, c'est cette passion tyrannique qui me retient dans un état, dans lequel on doit s'attendre ordinairement au mépris des Grands, à l'envie des égaux à la haine des inférieurs: ce n'est qu'à présent que je sens toute la pesanteur du poids que je me suis imposé volontairement: est-il une situation plus dangereuse, que celle dans laquelle il faut continuellement se mettre en garde contre tout ce qui nous environne, souvent contre notre propre cœur? Sans cesse exposé aux poursuites obstinées de mille peronnes qui demandent des graces, il faut prendre sur soi une partie de la honte du refus qu'on est obligé de leur faire: tourmenté par des sollicitations pressantes, il faut faire taire nonseulement toute passion, mais encore jusqu'aux sentimens les plus respectables les plus naturels, pour découvrir les ressorts secrets de l'injustice, punir le crime sans foiblesse comme sans aigreur. Qu'il faut de force, Monsieur, pour résister aux intrigues des amis, aux recommandations des parens aux charmes de certaines personnes trop accoutumées à faire pencher la balance de la Justice! C'est à la disgrace que j'ai été sur le point d'encourir, que je dois ces réfléxions aussi solides qu'accablantes: il est sans doute une main qui dirige les revers, puisqu'ils nous deviennent quelquefois si salutaires, Ce n'est pas au reste la seule obligation que j'ai à la Providence: dans le temps même où l'ambition me laissoit à peine le plaisir de désirer, dans ces momens où je paroissois jouir des honneurs qu'on me rendoit de toute part, mille idées chimériques venoient sans cesse me tourmenter: en me portant continuellement au-delà de moi-même, elles m'empêchoient d'éprouver la moindre sensation actuelle de félicité. L'ambition sçait-elle se contenter? Un désir en fait naître un autre: moins satisfait des honneurs que je recevois, que tourmenté par la vûe de ceux aux-quels ma vanité me faisoit aspipirer, j'étois continuellement dans une agitation, qui ne me permettoit pas de goûter l'odeur de l'encens qui brûloit autour de moi. Dans l'orgueilleuse erreur de mes idées, je me représentois le Temple du bonheur sur une montagne aussi élevée qu'escarpée: j'en mesurois l'espace avec chagrin, je souffrois de me voir à peine au quart du Chemin qui y conduit. Moins attentif à regarder ce qui étoit au bas de moi, qu'à envisager ce qui me restoit à parcourir, je faisois d'inutiles efforts pour surmonter les barriéres qui s'opposoient à ma course. Quelle folie, me direz-vous? J'en conviens, volontiers; mais les passions connoissent-elles la sagesse? Cependant toutes chimériques qu'étoient ces idées, elles ne laissoient pas que de me tourmenter. Est-il pour l'ambitieux un supplice égal à celui qu'il trouve dans son ambition même? Où chercherai-je à présent, Monsieur, le bonheur, après lequel je soupire depuis si longtemps? Dans le moment où je croyois le saisir l'embrasser étroitement, je n'ai trouvé qu'une ombre qui, en fuyant devant moi, me laisse dans un état de langueur insupportable: désabusé de la douceur empoisonnée des plaisirs de l'éclat séducteur de la gloire, mes jours ne sont plus qu'un tissu de douleur de confusion: rien n'en adoucit l'amertume, rien n'en soulage l'aigreur. Je porte par-tout, dans mon cœur ulcéré, un désir d'être heureux; mais ce désir même, ainsi que l'espérance qui le soutient, ne font qu'augmenter la cruauté de mon sort. Peut-être n'est-il pas donné aux mortels de parvenir à ce bonheur, dont je ne cesse cependant de me tracer une image pleine de charmes. LETTRE VII. L'Amour à la mode * regardé comme la source du Bonheur. IL faut si peu de chose pour occuper notre cœur, qu'il est surprenant, Monsieur, de voir tant de personnes se plaindre de leur destinée: bien loin de jouir avec tranquillité des objets qui les environnent, il semble que les hommes soient intéressés à travailler eux-mêmes à leur propre malheur: artisans de leurs infortunes, ils n'employent la vivacité de leur Par l'Amour à la mode, on entend ici l'amour de passion, dans lequel il entre plus de désir que de sentiment, plus de débauche que de délicatesse: tel est l'effet ordinaire des seconds engagemens; on n'aime bien qu'une fois. imagination que pour rapprocher pour grossir les écueils contre lesquels ils vont donner de gaieté de cœur. Ignorent-ils donc que cette brillante faculté de l'ame ne leur a été donnée que pour leur présenter les plaisirs sous des saces plus riantes plus voluptueuses? Une douce expérience me fait éprouver à présent combien il est délicieux de se laisser guider par cette charmante directrice: serois-je sorti de l'état déplorable dans lequel ma vanité humiliée m'avoit plongé, si j'avois résisté plus long-temps à ses flatteuses sollicitations? Tristement enfoncé dans ma désespérante solitude, j'avois élevéentre moi le monde même le moins amusant, un mur de séparation, que ma misanthropie rendoit, pour ainsi dire, impénétrable: mes amis étonnés d'un changement si peu naturel à mon âge, avoient souvent renouvellé leurs instances mais en vain avoient-ils fait briller à mes yeux les charmes différens que Paris offre dans tous les genres d'amusemens: nourri depuis près d'un an d'amertume, j'étois peu propre à répondre à leur empressement: persuadé qu'on trouble les plaisirs des autres, lorsqu'on ne sçait pas les partager, je ne voulois point m'exposer à un ridicule dont il est si difficile de revenir qui dans notre siécle, est pire que le vice même. Ma retraite avoit un air de philosophie qui tournoit à mon avantage. L'espéce d'estime qu'elle m'attiroit, de la part des gens singuliers, servoit en quelque sorte de contre poids à la tristesse qui me dominoit: étois-je absolument revenu des erreurs de l'ambition? Mes amis ne se rendoient cependant pas aux raisons qui me retenoient dans ce dégoût pour le monde pour ses amusemens: attribuans cette espéce de mélancolie au fatal dénouement qu'avoit eu mon intrigue avec Mademoiselle de Rougeon, ils ne cessoient de me plaisanter sur ma prétendue constance: ils me répétoient continuellement que c'étoit la vertu des ames foibles bornées; ils ajoutoient que c'étoient nos peres, qui sçavoient à peine en quoi consiste l'essence des véritables plaisirs, qui avoient déïfié ce sentiment Gothique, uniquement imaginé pour tourmenter les cœurs: que son régne étoit heureusement passé: qu'il n'y avoit plus que les sots qui brûlassent encore quelques grains d'un encens fétide, sur les autels de l'Amour.J'avois beau les assurer qu'il y avoit long-temps que j'étois revenu de ma passion pour la perfide Hortense, ils ne comprenoient pas qu'un homme de vingt-sept ans pût avoir d'autres peines que celles que causent les tracasseries dont le Dieu de Cythére se sert quelquefois pour réveiller la langueur de ses Etats: aussi persuadés que l'Amour seul peut apporter du reméde aux plaies dont il est l'auteur, ils cherchérent à m'exposer de nouveau à ses agaceries. f'oujours remplis de leur projet, ils me proposérent un souper, que je ne pouvois pas raisonnablement refuser. La réception d'un de nos amis communs dans une Charge semblable à la mienne, en étoit l'occasion: je sçavois d'ailleurs qu'il ne devoit y avoir que des hommes dans ces sortes de fêtes: j'acceptai volontiers une partie que j'aurois eu mauvaise grace de ne pas partager. Le jour de la fête deux de mes amis vinrent me prendre, pour me conduite dans la maison où elle se donnoit; mais quelle fut ma surprise, lorsque j'apperçus quatre jolis minois, qu'un quatriéme amusoit en nous attendant: voilà, Barville, de quoi faire deux beaux cadrilles, me dit-il; entre hardiment salue d'aimables Dames, plus propres que toute la Pharmacie ensemble pour guérir de la tristesse: tout le monde applaudit à cette saillie, les plaisanteries continuérent. Quoique j'en fusse le but le plastron, je ne pouvois de temps en temps m'empêcher de me dérider. Qui auroit pu tenir contre les reparties vives ingénieuses, qui échappoient particuliérement à deux de ces Dames? J'étois cependant piqué intérieurement du tour qu'on me jouoit: j'en fis quelques reproches à mes amis: ils n'en firent que rire: ils priérent cependant les Dames de vouloir bien faire en sorte de mériter leur pardon auprès de ma Philosophie: elles s'y prirent avec toutes les graces imaginables: ma ravité disputa long-temps le terrein contre leurs charmes: mon systême étoit pris: ma raison auroit déconcerté toutes autres femmes moins accoutumées à la faire perdre; mais ma résistance ne faisoit que redoubler leurs attaques: obligé enfin de me rendre, je pris un air moins sombre, un ton plus galant. Alors l'amusement devint général. Je compris aisément que mes amis étoient déjà arrangés avec ces Dames: pour moi on me présenta une jeune veuve, nouvellement arrivée de Province, disoit-on, pour suivre quelques affaires importantes. Madame d'Auraigniac aura besoin de toi, me dit un de mes amis: je te recommande ses intérêts comme les tiens propres. Si les Philosophes sont les amis de l'humanité, comme ils s'en font gloire, voilà, parbleu, Barville, une belle occasion de faire valoir tes principes: avec autant de charmes, répondis-je, Madame d'Auraigniac n'a pas besoin de recommandation: les Graces ont-elles coutume de demander en vain? Madame d'Auraigniac étoit une brune des plus piquantes: ses traits n'étoient pas absolument réguliers; mais elle avoit quelque chose dans les yeux dans la bouche, qui inspiroit une volupté, dont il étoit difficile de se défendre: les ris les graces composoient sa cour. Sa gaieté naturelle étoit soutenue par la finesse de son esprit par la vivacité de son imagination. Cette aimable liberté qui tient à la décence, sans emprunter ses grimaces ses scrupules, la rendoit la plus charmante, en même temps la plus dangereuse personne du monde. Elle me faisoit mille plaisanteries sur le compliment que je venois de lui adresser: ma politesse ne l'avoit pas empechee d'en remarquer toute la froideur. Je me croyois d'une gaieté extravagante, elle me trouvoit d'une tristesse d'un sombre insupportables. J'avois beau me prêter à ses agaceries, ma Philosophie ne s'accordoit pas avec la sienne; car elle se vantoit aussi d'être Philosophe. Le Pourquoi s'étonner, après cette réflexion, de voir tant de Philosophes dans le monde? Ce fut particuliérement pendant le souper qu'elle se servit de toutes ses armes pour forcer le derniers retranchemens de ma misanthropie: placé à côté de ce lutin, j'avois à peine le temps de respirer: les regards tendres, les propos voluptueux, les gestes badins les saillies fines délicates se succédoient de telle sorte qu'il n'étoit pas possible de lui résister. Près de ma défaite, je faisois encore tous mes efforts pour conserver du moins quelques nuances de l'air sérieux, sous lequel je m'étois annoncé dans cette compagnie; mais c'étoit en vain: il falloit rire; il falloit folâtrer. Que notre raison est foible devant une femme aimable qui veut plaire! Attachée avec des liens dorés, aussi forts qu'imperceptibles, elle sent à peine le joug qu'on lui impose, sur-tout lorsque le cœur se met de la partie travaille à sa défaite. Est-il un torrent plus dangereux que celui qui se précipite sur une prairie émaillée de fleurs? Quel écueil pour la vertu que l'amour inspiré par la gaieté par l'enjouement! Une sorte de décence, qui est peut-être la seule vertu dont l'Amour fasse encore parade, soutenoit ce léger voluptueux badinage: en me laissant appercevoir dans Madame d'Auraigniac une coquette aimable, elle écartoit toutes les mauvaises impressions que j'aurois pu prendre contre la pureté de ses mœurs: il est vrai que la société dans laquelle elle ne se trouvoit pas déplacée, ne déposoit pas à son avantage; mais comme je n'avois encore aucun intérêt à la souhaiter plus que coquette, je trouvois bien-tôt son excuse dans le caractére que je lui supposois: d'ailleurs elle étoit jeune étrangére, deux titres pour pouvoir ignorer qu'il étoit à Paris des compagnies plus convenables plus honnêtes que celle dans laquelle elle avoit peut-être été entraînée sans trop de réfléxions. Dans combien de maisons, ou peu décentes ou ennuyeuses, les Provinciaux ne sont-ils pas ordinairement obligés de végéter, en arrivant dans la Capitale, avant que de pénétrer dans ces cercles que les talens l'esprit rassemblent, dont la politesse, l'aisance la vertu font l'ornement! On me chargea, en se levant de table, du soin de remener Madame d'Auraigniac chez elle: en acceptant, avec un air assez empressé, cette faveur, je me crus à l'abri des plaisanteries dont on n'avoit cessé de m'accabler; mais je me trompois: il fallut encore essuyer une nouvelle bordée. Mes amis, peu satisfaits du fruit de la leçon qu'ils venoient de me donner, me reprochérent, comme un nouveau ridicule, plusieurs réfléxions sérieuses dans lesquelles il étoit entré trop de raison. Si je n'étois pas encore corrigé, ce n'étoit cependant, je puis l'assurer, ni leur faute ni celle de Madame d'Auraigniac: ils avoient même grand tort de m'en vouloir: docile à leurs maximes, j'avois été poli aussi enjoué que le pouvoit être un homme nourri, depuis long-temps, de chagrins enseveli dans la tristesse. Que pouvoient-ils demander davantage? En nous séparant, ils essayérent de me faire sentir combien j'étois heureux de donner la main à une Dame aussi aimable que l'étoit Madame d'Auraigniac. Nous n'étions pas encore descendus l'escalier, qu'un d'entre-eux s'écria qu'il parioit contre qui voudroit, que je serois assez sot pour ne pas connoître le prix de mon aventure. Madame d'Auraigniac, qui avoit entendu ce propos, en prit occasion de me vanter sa vertu: changée tout-à-coup de ton, elle ne prit plus que celui de la décence. Comment m'avez-vous trouvée dans cette maison, me dit-el..On ne peut pas plus le?... charmante, Madame..... Peut-être trop, Monsieur: ma vertu me reproche tous les jours de me livrer sans prudence à la gaieté de mon caractére, dans des compade ma Province, je ne vois ici que des personnes d'un enjouement qui paroîtroit démesuré dans nos Villes les plus polies les plus sociables: je sens bien qu'il faudroit se condamner à une solitude éternelle, si l'on ne vouloit pas prendre le ton des personnes avec lesquelles on a à vivre. Dans l'état de mes affaires, j'ai besoin de tout le monde: un de vos amis m'a déjà rendu des services signalés: il faut bien que je plie mon goût sur celui des femmes qu'il fréquente; mais en vérité vous ne sçauriez croire, Monsieur, combien je me fais souvent de violence dans ces momens, où je parois si naturelle. Oubliez, je vous prie, les plaisanteries que je vous ai faites, soyez persuadé que je préférerois des amis tranquilles, à ces sociétés dans lesquelles on trouve plus de brillant que de solide. En la félicitant sur un goût qui la rapprochoit plus du mien, je saisis sa main pour lui donner, par un doux baiser, un gage de ma sincérité: qu'allez-vous faire, Monsieur, me dit-elle, en la retirant avec vivacité? Avec autant de Philosophie, je ne vous aurois jamais soupçonné capable d'allarmer la vertu d'une femme d'honneur. Oh! je vous croyois moins dangereux pour une jeune personne, lorsque j'ai accepté votre voiture pour me remettre chez moi. Je me donnerai bien de garde de faire usage des offres de service que vous m'avez faites: je ne vois que trop combien il m'en coûteroit pour acheter la protection d'un homme aussi sage. J'eus beau la rassurer sur mon respect, elle s'obstinoit de toutes ses sorces à me défendre de lui rendre la moindre visite, lorsque nous nous trouvâmes à sa porte: quelques instances que je fisse pour lui donner la main jusques dans son appartement; vous n'êtes pas encore assez Philosophe, pour mériter cette faveur, me réponditelle: c'est la chose impossible: elle accompagna ce compliment d'une révérence, disparut. Rentré chez moi, je me rappellai la contradiction singuliére de ma jeune veuve. A en juger par le souper, qui ne l'auroit prise pour une personne à bonne fortune? D'un autre côté, la condui-te les propos qu'elle avoit tenus dans la voiture, me la faisoient réellement respecter. Je la regardois comme une jeune personne, dont il falloit que la vertu fût bien solide, puisque, sans paroître déplacée dans la compagnie où je l'avois trouvée, elle étoit capable de garantir son cœur des moindres atteintes d'un feu qu'elle sçavoit sibien allumer. Je la plaignois de ne pas connoître le danger auquel elle s'exposoit: je la plaignois encore davantage d'être sans doute obligée, pour ses affaires, de jouer la complaisante jusqu'à ce point. Quelqu'affermie qu'elle parût être dans la vertu, pouvoit-elle se promettre de résister toujours à la force de l'exemple, la plus puissante de toutes les leçons? Plein d'admiration pour un si rare mérite, je voulois aller lui montrer le précipice sur le bord duquel elle marchoit; mais aussi-tôt la défense qu'elle m'avoit intimée, venoit m'arrêter. Par quel intérêt, me disois-je à moi-même, irai-je chez une femme, qui m'a consigné sa porte avec tant de hauteur? La connois-je assez, pour m'exposer à un second refus? Il me paroissoit bien plus prudent d'oublier ses charmes l'appareil de sa vertu, pour rentrer dans ma solitude. J'ignorois, sans doute, ce qui s'étoit s'étoit passé dans mon cœur. Je venois de prendre la résolution d'écarter de mon esprit l'idée même de Madame d'Auraigniac; les efforts que je faisois pour l'éloigner de mon souvenir, gravoient plus profondément son image dans mon ame. De quels traits l'Amour ne se servit-il pas dans cette occasion? Que ses ruses sont impénétrables lorsqu'il veut assurer notre défaite! Mon imagination réveillée par la vue des charmes de Madame d'Auraigniac, me rappella la volupté dont je m'étois enivré dans le sein de Mademoiselle de Rougeon. Un trouble secret passa jusques dans mon cœur, pour étouffer la voix de la raison: toujours contraire à moi-même, je soupirois après ces mêmes faveurs, qui avoient été si long-temps l'objet de mes regrets la cause de mon supplice. Quelque détestable que me parût encore la perfide Hortence, je crois que je lui aurois ler aiss s mieus ee mimaegnois que si je pouvois plaire à Madame d'Auraigniac, je n'aurois jamais le malheur de la voir infidéle. Etoit-ce Hortence qui produisoit ce changement dans mon cœur? Etoit-ce la jeune veuve qui commençoit à me faire passer de nouveau sous l'empire de l'Amour? Je n'en sçais rien. Peut-être n'étoitce ni l'une ni l'autre: mon cœur livré naturellement à son penchant pour la volupté, saisissoit sans doute la premiére occasion, pour autoriser ses désirs. Plusieurs jours s'écoulérent, sans que j'entendisse parler ni de mes amis ni de Madame d'Auraigniac. Cependant quelque peu d'espérance que j'eusse de la revoir, le feu qu'elle avoit soufflé dans mon cœur, s'allumoit insensiblement: ce n'étoit pas sans peine que je me rappellois la résolution que j'avois prise de l'oublier: j'étois même sur le point d'aller apprendre de ses nouvelles chez un de mes amis, lorsque je reçus une carte, par laquelle il m'invitoit à souper chez-lui pour ce jour-là même. M'imaginant bien que Madame d'Auraigniac en seroit, j'étois trop intéressé à m'y trouver, pour refuser une partie, qui, en satisfaisant mes désirs, m'évitoit encore une démarche, dont on auroit pris occasion de me couvrir de nouveaux ridicules: aussi acceptai-je avec empressement.Je me rendis tout des premiers chez mon ami: je suis charmé que tu ne te fasses pas attendre, me dit-il, en m'embrassant: sans doute que la jeune veuve a dérangé quelques roues de ton systême philosophique..... Aucun, je t'assure: le plaisir seul de revoir mes amis m'amene si-tôt. J'ignorois même que Madame d'Auraigniac dût être des nôtres..... A ce propos, je ne m'y trompe plus, Barville: la jeune veuve a produit infailliblement ta conversion; mais sçais-tu qu'elle est piquée, très-piquée contre toi: dis-moi donc en quoi tu as pu lui manquer, lorsque tu la reconduisis l'autre jour chez-elle. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'a pas trop fait l'éloge de ta prétendue sagesse: ce n'est pas même sans peine que je l'ai déterminée à venir aujourd'hui: encore m'a-t-il fallu agir de supercherie: est-il défendu de surprendre ses amis i sute ue e ne n oii poii être de la partie: ainsi passe dans ce cabinet avant qu'elle arrive. Je la mettrai sur ton compte: c'est ma foi le véritable moyen de sçavoir ce qu'elle pense de toi. Peut-on mieux te servir? A peine finissoit-il, qu'on annonça Madame d'Auraigniac: Je me jettai dans le cabinet. Il faut être bien porté à faire toutes vos volontés, Madame, lui dit mon ami en la recevant, pour avoir exclu Barville de cette partie: c'est le plus honnête garçon.... Honnête tant qu'il vous plaira, Monsieur; Philosophe même, je ne m'y oppose pas: je n'en croirai pas moins ses principes fort équivoques pour une femme d'honneur comme moi: vous ne sçavez pas à quel point sa Philosophie alloit s'oublier dans la voiture, si je n'en eusse prudemment arrêté la pétulance. En vérité vous me surprenez, Madame, reprit mon ami: Barville a aimé autrefois avec la constance les sentimens dignes du pinceau de Mademoiselle de Scudéri; mais depuis que sa maîtresse lui a joué quelques perfidies, il est revenu des femmes pour toujours: son air sombre..... Quoi! Vous êtes assez bon, Monsieur, pour vous laisser séduire par cet air hypocrite? Est-il rien de plus dangereux que les eaux qui dorment? Autant j'aime ces personnes de bonne humeur qui partagent les plaisirs de la société, autant je déteste ces Tartuses qui attendent l'obscurité, pour faire en sorte d'envelopper une femme dans le manteau de leur prétendue vertu. Parce que j'avois paru enjouée pendant le souper, sans doute que votre Monsieur Barville m'avoit confondue avec ces misérables..... Je ne lui laissai pas le temps d'achever: du cabinet je volai à ses genoux: Je lui demandai mille fois pardon. Après quelques préliminaires, qui tenoient mon sort dans l'incertitude, elle me présenta la main pour me relever: je vous fais grace, me dit-elle, mais à condition que vous changerez de Philosophie dans les têtes-à-têtes. J'étois encore aux pieds de ma belle veuve, lorsque le reste de la compagnie entra: jamais scene ne fut plus frappante que celle dont j'étois l'Amphitrion: jamais prélude ne fut plus amusant pour les spectateurs. Les graces avec lesquelles Madame d'Auraigniac s'étoit prêtée à oublier la prétendue faute dont elle m'accusoit, m'avoient pénétré des plus vifs sentimens: je me livrai tout entier à la douce espérance de pouvoir lui plaire. Où étoient alors les sermens que j'avois faits de ne plus aimer? Ma philosophie ne fut pas long-temps l'objet des plaisanteries de mes amis: prenant le parti de la tourner moi-même en ridicule, je me vis bientôt au niveau de tout le monde: est-il un plus sûr moyen pour faire taire la méchanceté, pour mettre le persifflage en défaut?L'arrangement de la société vouloit que je fusse encore au souper à côté de Madame d'Auraigniac: je ne me fis pas prier pour m'y conformer: j'avois trop d'envie de lui faire la cour, pour ne pas profiter d'un avantage aussi favorable. Elle recevoit mes vœux avec cet air badin, qui laisse à peine appercevoir s'il entre autant de tendresse dans le cœur, qu'il brille de coquetterie dans l'esprit. Je lui fis cependant une déclaration dans les formes: l'ardeur la plus vive en étoit le principe; les expressions les plus touchantes en furent les interpretes: fi donc, Monsieur, me dit-elle: quoi! Du langoureux! J'aimerois autant de la Philosophie..... En est-il, Madame, qui puisse résister .. A quelà tant de charmes?.. le condition vous ai-je accordé votre grace, Barville? Sçavez-vous que le langage que vous me tenez est du pur Epicurisme, ou je m'y trompe; c'est toujours une sorte de Philosophie qu'il faut absolument exclure de notre amitié. De la joie, Monsieur; de l'enjouement. Elle me fit ensuite quelques agaceries, finit par éclater de rire. Déconcerté moins par la plaisanterie qui amusoit la compagnie à mes dépens, que par l'air équivoque avec lequel elle recevoit les assurances de mon amour, je me serois livré à mon dépit si je l'eusse moins aimée; mais plus elle faisoit paroître d'indifférence, plus la flamme qui me dévoroit, prenoit d'activité. Dans la crainte de lui déplaire, j'affectois cependant à l'extérieur un air de gaieté, dont mon ame émue étoit peu susceptible. Il est vrai qu'elle laissoit échapper des regards plus tendres, à proportion que mon front se déridoit: le badinage l'enjouement dominent sur son caractére il faut bien m'y livrer, me disois-je à moi-même: il n'y a pas d'autre moyen de soumettre ce cœur d'où le moindre appareil de sentiment chasse la volupté. Madame d'Auraigniac commença à me féliciter du progrès que faisoient sur moi ses leçons: voilà comme je vous aime, me dit-elle un moment avant qu'on se séparât: la langueur ainsi que la tristesse, empoisonnent les plaisirs..... Vous m'aimez donc, Madame: que je suis heureux!..... Vous êtes un frippon: rien ne vous échappe: quel homme pour profiter de la foiblesse d'une femme! Je ne sçais si je ne devrois pas plutôt vous craindre que vous aimer. On sortit enfin de table: jamais souper ne m'avoit paru aussi agréable, en même temps aussi long: que ceux qui n'ont jamais aimé, accordent, s'ils le peuvent, de pareilles contradictions? J'avois formé des espérances sur l'avantage que j'aurois de remettre Madame d'Auraigniac chez-elle: plus le moment de se séparer approchoit, plus mon trouble ma joie augmentoient: elle s'en aperçut lorsque je lui donnai la main: vous tremblez, me dit-elle, en montant en voiture: qui peut causer une pareille émotion?..... En doutez-vous, Madame? La crain-te seule de vous déplaire .... Bon! ne m'avez-vous pas assuré, Monsieur, que votre respect dans les têtes-à-têtes, égaleroit votre enjouement lorsque nous nous trouverions en compagnie? Une semblable promesse de la part d'un galant homme, ne me laisse plus le moindre scrupule. Je ne suis pas aussi méchante que votre pinceau Philosophique m'avoit, probablement, représentée à vos yeux. Pendant cet entretien, elle me laissoit prendre quelques unes de ces faveurs qui enhardissent à en espérer de plus grandes: la premiére que je lui demandai, fut de la remettre dans son appartement: je vous fais vous-même, Monsieur, le juge de la réponse que vous attendez de moi que diraton, si l'on vous voit entrer chez-moi pour la premiére fois, à deux heures du matin? Pensez-vous que mes voisins seroient assez bons, pour imaginer que vous venez me donner une leçon de Philosophie? On ne croit point aux Philosophes dans mon quartier: trop ignorans pour en connoître le mérite, ceux qui l'habitent seroient assez méchans pour tirer à boulets rouges, sur vous, sur moi: s'il est vrai que vous m'aimez, ce sacrifice vous coûtera peu puisque..... C'est par-là méme, Madame, qu'il m'en coûte infiniment de vous quitter. Avant que de lui obéir, je lui demandai la grace de lui rendre mes devoirs de la gaieté sur-tout, Monsieur, me dit-elle, en me l'accordant. Je volai le lendemain chez-elle: elle étoit seule: je me présentai avec cet air de liberté de joie qu'elle m'avoit prescrit: l'enjouement que vous remarquez aujourd'hui en moi, est votre ouvrage, Madame; mais pourquoi faut-il qu'une crainte dont je ne suis pas maître, altére le sentiment délicieux que j'éprouve auprès de . Votre folie est donc vous?... insurmontable, Barville? Il faut que vous mettiez par-tout de la Philosophie. Ne peut-on pas s'aimer, sans empoisonner les plaisirs par ce rafinement, que je serois bien fachée de connoître? Avec moins de principes que vous, je fuis sans doute de meilleure foi: croyez-vous que l'amour consiste dans ce langage doucereux étudié, que tous les hommes prodiguent, dont les femmes sont excedées? Qui vous a dit, par exemple, que vous ayez à craindre? ..... Tout, Madame, votre indifférence, votre gaieté, vos charmes mêmes: on aime bien foiblement, quand on aime avec autant d'empire sur son cœur..... Dites plutôt, Monsieur, qu'on aime bien follement, quand on se forme à plaisir de pareilles chimeres. Si vous aviez consulté ce cœur contre lequel vous vous déchaînez avec tant d'injustice..... Mais non..... Un soupir l'empêcha d'achever un reproche qui m'assuroit la victoire: je ne lui répondis que par le même langage: nos yeux seuls suffisoient pour nous communiquer les sentimens de nos cœurs: que leur action avoit de puissance! Profitant de ce moment délicieux, j'exprimai à ma jeune veuve ma reconnoissance, avec une ardeur bien au-dessus des discours les plus éloquens. Inspirée par le même Dieu qui m'étoit propice, elle ne se défendoit que pour faire valoir sa défaite, le nom d'honneur confondu avec celui de Barville, faisoit un contraste, qui étendoit la volupté dans laquelle nos ames se trouvoient abysmées. Revenue à elle-même, Madame d'Auraigniac parut enfoncée dans une tristesse que je regardois comme l'effet des reproches d'un cœur peu accoutumé à s'oublier. J'essayai de la consoler, en la priant de faire attention que la vertu, chez les amans, ne se piquoit pas d'autant d'austérité: de quelle vertu me parlez-vous, me dit-elle? Je ne connois point d'autre vice que la pauvreté: c'est elle seule qui cause aujourd'hui mes soupirs: après l'essai que vous venez de faire de mes faveurs, je mérite assez de retour, pour pouvoir vous découvrir sans honte mon état mes befoins. J'augmentai sa confiance en lui donnant un baiser plein de tendresse, dans le moment que je lui mettois audoigtun diamant de prix: ce présent ne contribuant pas peu à sécher ses larmes, elle continua de la sorte: Je suis née en Auvergne de parens qui, en mourant, m'ont laissé plus de figure que de biens: un oncle, qui étoit toute ma ressource, m'envoya à Paris: il me fit élever dans le Couvent des Dames de B avec tout le soin imaginable: j'y restai jusqu'à l'âge de 16 ans. Cet oncle étant mort, me laissa pour tout héritage une lettre, par laquelle il m'exhortoit à la vertu dans les ter mes les plus touchans: elle étoit accompagnée d'une autre lettre adresfée à la Supérieure: il la prioit de m'engager à me consacrer à Dieu, parce qu'il ne craignoit pour moi qu'un avenir funeste, si je sortois du saint asyle dans lequel elle m'avoit bien voulu élever: il ajoutoit qu'un désastre affreux qui, en causant sa mort, ruinoit absolument sa fortune, l'empêchoit de me faire autant de bien qu'il l'auroit désiré: qu'il ne regrettoit pas les richesses qu'il venoit de perdre, qu'il mouroit content, si elle vouloit bien m'associer à ses vertueuses Compagnes: il la conjuroit enfin par tout ce qui pouvoit toucher une ame moins intéressée, que ne le sont ordinairement les personnes qui se mêlent du temporel des maisons mêmes les plus saintes, de ne pas lui refuser cette consolation. En portant cette lettre à la Supérieure, je lui donnai celle que mon oncle m'avoit écrite: je me jettai à ses genoux pendant qu'elle en faisoit la lecture: je les embrasfai en fondant en larmes, en l'assurant que je ne voulois plus dorénavant avoir d'autre mere qu'elle, ni d'autre patrie que le cloître qu'elle gouvernoit si sagement. Qui payera votre dot, me dit cette femme d'un ton d'aigreur qui me glaça les sens? Pensez vous que nous puissions recevoir gratis les Postulantes? Il ne vous reste plus que quinze jours de votre dernier quartier: profitez, ma fille, de ce temps pour voir le parti que vous avez à prendre: elle me renvoya ensuite sans vouloir ni m'écouter ni essuyer les larmes que je répandois avec abondance. Je passai en pleurs le peu de temps que j'avois à rester dans cette maison: je faisois tous les jours de nouvelles tentatives pour essayer de toucher cette ame dure intéressée; mais ce fut en vain: au jour marqué, on me donna mes petits effets, on me renvoya. Je n'aurois sçu de quel côté tourner mes pas, si une jeune Pensionnaire, avec laquelle j'avois été fort en liaison, ne m'eût donné une lettre de recommendation pour son pere: cette circonstance ayant un peu calmé ma douleur, j'allai la porter à son adresse. Monsieur Bidos (c'étoit le nom du pere de mon amie) me reçut avec les démonstrations de la plus vive tendresse: instruit de mon triste sort par sa fille, il m'embrassa, en m'assurant qu'il se trouvoit trop heureux de pouvoir servir de pere à une aussi aimable personne, qu'il vouloit que je le regardasse dès ce moment comme tel. Quelle différence, Monsieur, de la Supérieure à Monsieur Bidos! Pourquoi les gens dominés par certains vices, ont-ils tant d'attraits de graces, tandis que le dévots ne sont environnés que d'épines? Monsieur Bidos étudia mes goûts, afin de prévenir mes désirs: il s'aperçut que la vanité paroissoit être, de toutes mes passions naissantes, celle qui avoit sur moi le plus d'empire: aussi que ne fit-il pas pour la flatter, pour faire germer dans mon cœur les premiéres semences d'un Amour qu'il cultivoit avec trop de succès! Il étoit dans la fleur de l'âge il venoit de perdre une épouse respectable aimable, mais qu'il avoit rendue malheureuse par les égaremens de sa conduite: il avoit d'ailleurs de la figure, de l'esprit de la vivacité: ardent dans ses désirs, personne ne sçavoit mieux persuader toucher: voluptueux par tempéramment, il étoit libertin par air; né dans le sein de la fortune, il étoit libéral lorsqu'il s'agissoit des intérêts de son cœur. Que lui manquoit-il pour travailler efficacement à ma perte? Je ne vous rapporterai pas les combats que j'ai soutenus avec gloire, les contradictions que j'ai éprouvées avant que de me rendre à ses vœux. Pourquoi rappeller les tourmens que m'a fait souffrir une vertu, dont je n'ai depuis que trop étouffé la voix? Ce seroit vous parodier, Monsieur, dans un temps où je cherche à bannir toute philosophie de notre amitié. Monsieur Bidos me devint cher: il fut heureux en commençant mes malheurs. Aussi volage que tendre, il se dégoûta bientôt d'une possession trop paisible, rêter pendant assez de temps qu'il en auroit fallu pour me mettre, par sa générosité, à l'abri de la misere: son cœur à qui la débauche ne laissoit plus goûter que les plaisirs de la nouveauté, en m'échappant, me plongea dans cette langueur qui est la suite d'une premiére inclination. Non content de m'abandonner, Monsieur Bidos eut encore la cruauté de hommes. Instruite par ces premiéres disgraces, je sentis enfin qu'il y avoit de la folie à causer mes propres malheurs, en me livrant au bonheur des autres. Je quittai ce nouveau Soupirant, à qui il n'auroit fallu que la guimpe d'une Supérieure de MaiLB Lettres Parisiennes. son Religieuse, pour faire un monstre parfait. Après le noviciat que je venois de faire, ne voyant d'autre état à embrasser que celui de la galanterie, je choisis des Amans plus dignes d'occuper mon cœur, d'établir ma fortune. Lorsque vous me vîtes pour la premiére fois, j'étois sur le point d'en congédier un qui n'avoit plus que des soupirs à m'offrir: réduit, par la perte d'un procès, à un revenu borné, il ne peut plus faire que le malheur d'une femme accoutumée à ne se rien refuser: aussi lui ai-je conseillé, en lui donnant ce matin soncongé, d'embrasser la réforme: puissiezvous, en renonçant aux principes de votre vieille philosophie, avoir pour moi son ancienne amitié! Vous me connoissez à présent, Monsieur, continua-t-elle: je vous ai fait voir mon ame à découvert: incapable de duplicité, la candeur est pour moi une vertu de tempérament. Je suis même bien aise de vous avertir qu'un goût particulier, distingué de lavolupté de l'intérêt, m'attache à vous: puis-je vous en donner une preuve plus marquée, que celle que vous avez cru il n'y a qu'un moment arracher à la vertu, dont vous n'êtes cependant redevable qu'à la tendresse la plus parfaite? En prononçant ces derniéres paroles, elle m'embrassa avec des transports qui se communiquérent bien-tôt à mon cœur, qui allumérent dans mes sens un feu plein d'ardeur. Touché de ses malheurs, étonné de sa sincérité, soutenu par la volupté, je lui fis entrevoir un sort brillant: les arrangemens que je lui proposai lui plurent: ils furent bientôt acceptés, les plus tendres caresses furent les prémices de sa reconnoissance.Nous passames le reste de ce jour dans l'ivresse d'une passion continuellement renaissante: depuis six mois que je vis avec cette aimable personne, mon cœur, toujours suspendu par le charme des plaisirs, peut à peine suffire au sentiment délicieux de son bonheur. Je n'avois éprouvé entre les bras de Mademoiselle de Rougeon que les fadeurs les langueurs de l'amour: dans le sein de ma chére d'Auraigniac, je ne puise que des douceurs. Avec elle aucune nuance sombre ne ternit l'éclat de la volupté: point de mere à tromper; point de cet honneur de prévention, qui consiste à sauver seulement les apparences, à combattre; point de raison à étourdir; point de vertu à écarter; point de penchant à sonder à étu. dier: elle scait, même jusques dans la vivacité de l'ivresse, ménager quelque chose pour les désirs, par un air-de dén cence qu'elle emprunte à volonté, ell prévient jusqu'au dégoût.. Est-ilune félicité semblable à la mienne, Monsieur? continuellement prévenu. par une personne aussi tendre qu'ingénieuse à faire naître les plaisirs, mes jours se passent dans un cercle de délices difficile a décrire. Que de sel dans nos conversations! Que de finesse dans nos plaisanteries! Que de délicatesse dans nos petits débats! Que de volupté dans leur dénouement! Quel feu, quelle vivacité dans les récits qu'elle me fait quelquefois de ses différentes aventures! Avec quelle légéreté quelle force n'esquisse-t-elle pas les portraits des Originaux qui lui ont fait la cour? Vous n'y tiendriez pas, Monsieur, lorsqu'elle me peint l'assomante libéralité de l'Allemand, les magnifiques promesses du Plumet (promesses trop souvent payables sur la figure) l'importance du Traitant la délicatesse empesée du petit Collet. Ce qui met enfin le comble à mon bonheur, c'est cette délicieuse liberté dans laquelle nous vivons, sans laquelle les ris se changent en grimaces, les plaisirs en lgeers Fin de la premiére Partie. LETTRES PARISIENNES. Lettre VIII. L'Amour à la mode, incapable de nous rendre heureux. JE ne crois pas, Monsieur, qu'on puisse être plus exposé que je le suis aux bisarreries d'un sort acharné à me persécuter. Constant dans le désir d'étre heureux, je cherche en vain la félicité dans les objets qui semblent le plus flatter mon cœur. Mon imagination toujours disposée à augmenter l'illusion des plaisirs & la vivacité des peines qui en sont les suites ordinaires, ne me présente d'abord les premiers que sous les plus brillantes couleurs: l'espérance leur sert de coloris: entraîné par ce charme séducteur, je me livre en aveugle à leur poursuite: je ne soupire plus qu'après leur possession; & cette possession même se tourne bientôt en dégoût. Le voile de l'illusion une fois levé, je ne trouve plus que des sujets de regrets, de chagrin & de désespoir dans ces mêmes objets, qui, peu auparavant, n'avoient pour moi que des attraits. Plongé alors dans la tristesse de mes réflexions, j'ai honte d'avoir couru après de pareilles bagatelles. Qu'il est cruel de n'ouvrir les yeux sur la coupe des plaisirs, que pour y trouver un poison mortel! Je ne puis vous exprimer, Monsieur, combien ces derniers sentimens m'accablent aujourd'hui. Trompé par une misérable, je voudrois ensevelir dans un oubli éternel le souvenir même de l'indigne d'Auraigniac. Hélas! combien les efforts que je suis encore obligé de faire pour rompre des liens qui me font rougir, coûtent-ils à mon cœur! Victime de la plus folle passion, ce n'est qu'à présent que je sens, combien j'étois étroitement attaché au char de cette idole. Il y avoit plus d'un an que je croiois jouir dans ses bras de la douceur de la volupté, lorsqu'elle m'a frappé du coup le plus sensible: maitresse absolue de mon cœur, elle exerçoit sur moi un pouvoir tyrannique: esclave de ses moindres caprices, je m'appercevois à peine du poids des chaînes dont elle m'accabloit. Qui posséda jamais mieux qu'elle l'art de les envelopper de fleurs, dont l'odeur enchanteresse assoupit la raison? Son empire ne s'étendoit pas seulement sur mes sentimens: arbitre de ma fortune, elle disposoit en Souveraine de tous mes biens. Aveugle que j'étois, je faisois consister ma gloire à prévenir ses désirs, & je ne me croiois digne d'elle, qu'autant que je surpassois dans mes présens son avidité: enfin accablé de dettes, & à deux doigts de ma ruine, je languirois encore dans le sein de cette Circé, si elle n'eût travaillé la premiére à me faire sortir d'un aussi honteux assoupissement. Malgré les carresses dont elle continuoit de m'accabler, je commençois cependant à m'appercevoir qu'il entroit du froid dans les expressions de sa tendresse. Moins prévenu que je ne l'étois, j'en aurois, sans doute, conclu qu'un Rival, prêt à être favorisé, chassoit insensiblement de ce cœur libertin, un Amant qui commençoit à devenir indifférent; mais trop passionné pour ouvrir les yeux sur des indices aussi peu équivoques, je la voyois à l'ordinaire: je redoublois même mes libéralités. Si mes présens paroissoient toujours être reçus avec le même plaisir, mes visites embarrassoient quelquefois. Il est vrai qu'à cet embarras succédoit souvent un redoublement de passion, qui servoit d'aliment à mon erreur. Amans & Maris, craignez une tendresse affectée. Est-on si recherché en amour, quand on n'a pas d'interêt à tromper? Endormi dans ma sécurité, j'attribuois à quelques caprices la froideur de la d'Auraigniac, & je cherchois dans ma prodigalité à en tarir la cause. Un jour que je faisois devant elle parade de ma tendresse, & que j'appuyois ma démonstration par une somme considérable. Reprenez, Monsieur, me dit-elle, vos richesses: mon cœur est indigne de vos libéralités. J'aurois cru que vous vous seriez apperçu, depuis quelque temps, d'une indifference que je me reproche tous les jours, mais dont je ne suis plus la maitresse: vous m'auriez épargné une scene qui m'humilie. En prolongeant votre erreur, je crains de tromper plus long-temps un galant homme, avec lequel j'ai goûté des plaisirs jusqu'alors inconnus à mon cœur. Je ne vous le cacherai pas: je vous ai aimé avec la plus grande sincérité. Comme je m'écriois à la perfidie, oh! point de tragique, Monsieur, poursuivit-elle: reprenez votre Philosophie, & écoutez avec tranquillité une femme qui vous donne la derniere preuve de sa candeur & de son amour. Il y a huit jours qu'un jeune Cavalier me fait la cour: sa jeunesse, ses graces, sa passion, ses richesses mêmes ne m'auroient point touchée, s'il n'avoit pas auprès de mon cœur bisarre, le mérite de la nouveauté. Où pourrai-je jamais trouver quelqu'un de plus aimable que vous? Malgré tous les avantages qu'il faisoit briller aux yeux d'une femme accoutumée à ne suivre, dans ses tendres engagemens, que la premiére impression, je puis vous assurer que j'ai cependant disputé ma défaite; mais en défendant de bonne foi votre cause, je n'ai pu vaincre un penchant trop fortifié par l'habitude: accusez-moi d'injustice; je suis la premiére à approuver votre courroux: prenezvousen plutôt aux caprices du sort, qui n'a pas permis que ma constance fût égale à ma tendresse: faites mieux, Monsieur; ou courez dans les bras d'une Maitresse plus digne de votre cœur vous livrer aux délices du changement, & oublier la malheureuse d'Auraigniac; ou rappellez-vous les principes de votre Philosophie, pour plaindre une femme qui a servi quelque temps à votre bonheur. Ce discours me pétrifia au point que je ne sçavois quel parti prendre. Eclater; c'étoit moins soulager ma peine, qu'augmenter le triomphe de mon infidèle: l'accabler de reproches; c'étoit lui fournir les moyens d'être moins pénétrée de ceux qu'elle se faisoit à elle-même; c'étoit enfin irriter une passion honteuse que je devois bien plutôt éteindre. Je rappellai toutes mes forces pour reconnoître sa franchise par un adieu généreux. Jouissez en paix, Madame, lui dis-je d'une voix assez tranquille, jouissez dans les bras d'un nouvel Amant des écarts d'une passion qui n'est faite que pour vous: quelque sensible que soit le coup dont vous me frappez aujourd'hui, je vous ai du moins l'obligation de m'ouvrir les yeux sur les caprices de votre sexe: je ne vous accablerai point d'inutiles reproches: apprenez qu'un Philosophe qui a assez de foiblesse pour s'attacher à une personne indigne de sa tendresse, sçait supporter sans plaintes la plus injuste perfidie. Je lui laissai, en me retirant, le présent qu'elle m'avoit déjà rendu. Reprenez vos bienfaits, Monsieur, me dit-elle, en m'arrêtant, & sçachez que le sort qui me laisse en proie à un goût décidé pour la volupté, ne m'a pas ôté tous les sentimens d'honneur. J'ai reçu les biens que vous m'avez faits pendant tout le temps que mon cœur pouvoit en être la récompense. Une pareille résistance piqua ma générosité: elle me supplia les larmes aux yeux de ne pas mettre le comble à sa confusion: je cédai donc malgré moi, de peur de prolonger une scene qui commençoit à devenir un peu trop tragique, pour la situation où nous nous trouvions. De retour chez moi je me livrai aux réflexions que présentoit naturellement un pareil dénouement: malgré les justes sujets de plaintes que me donnoit une conduite aussi singuliere, je ne pouvois m'empêcher d'admirer une bonne foi, une candeur & un désintéressement dont bien des femmes, plus scrupuleuses à l'extérieur, ne se piqueroient peut-être pas. Un caractere aussi disparat m'occupoit encore, lorsqu'un domestique m'apporta une petite cassette: elle étoit remplie des Lettres que j'avois écrites à cette femme, pendant tout le temps que j'avois vêcu avec elle: ce domestique étoit aussi porteur d'un billet par lequel elle me redemandoit les siennes. Après avoir renvoyé ce domestique avec les Lettres de sa Maitresse, j'ouvris la cassette dans le dessein de brûler celles qu'elle contenoit; mais quelle fut ma surprise de trouver, dans le fond, le portrait de la d'Auraigniac superbement enrichi de diamans! Tel étoit le billet dans lequel il étoit enveloppé. “Je vous renverrois votre portrait, “Monsieur, si je vous honorois moins: “quoiqu'il ne dépende plus de moi de “vous aimer, je puis vous protester, “que je me souviendrai toute ma vie “d'un Amant qui a sçu m'inspirer autant d'estime que d'amour. Pour peu “que je vous aie été chere, vous ne dédaignerez pas le portrait d'une femme, “dont vous posséderiez encore le cœur, “si l'amour étoit fils de la justice & de “la réflexion. Adieu, Monsieur: ne “cherchez point à me revoir, si vous “voulez diminuer mes remords, & “soulager mon tourment.„ Fut-il jamais un contraste plus singulier? Fut-il jamais un mélange aussi bisarre de vertus & de vices? Toute inconstante qu'elle étoit, je me sentois encore attaché aux charmes qui m'avoient si puissamment assujetti. J'avois beau prendre la résolution de la mépriser, je ne pouvois oublier les traits de sa franchise. Combien de gens accoutumés à faire grand étalage de leurs vertus, perdroient du côté de la sincérité, si on les mettoit en parallele avec ceux dont ils blâment hautement les foiblesses? Bien loin de travailler à me guérir de mon attachement, je me flattois encore qu'un caprice pourroit réveiller, dans le cœur de la d'Auraigniac, une passion que le caprice seul venoit d'éteindre. Combien cette folle espérance n'auroit-elle pas prolongé mon erreur & mes peines, sans la réflexion que je fis sur le délabrement de mes affaires? Etouffant alors tout sentiment de volupté, je fixai les yeux sur ma fortune; & quel fut mon étonnement! Je me voyois à deux doigts d'une catastrophe d'autant plus irréparable, qu'elle entraîne presque toujours après elle des bassesses, dont on ne se reléve jamais. Accablé de dettes, perdu par des usures immodérées, je n'appercevois autour de moi qu'un abysme affreux, dans lequel j'allois infailliblement me plonger. Saisi d'horreur, je ne sçavois de quel côté me tourner: l'avenir me paroissoit aussi désespérant que le présent étoit accablant. Manquer de payer le premier créancier; c'étoit m'exposer, dans le même moment, aux poursuites impitoyables d'une infinité d'autres: emprunter de nouveau à usure pour satisfaire les premiers qui se présenteroient; c'étoit m'enfoncer encore davantage dans le précipice: aller me jetter aux pieds de mon pere, pour lui découvrir la cause de mes malheurs; c'étoit percer le sein d'un vieillard respectable, qui, par ses libéralités inoüies, m'avoit depuis long-temps ôté le droit de rien exiger de lui: vendre ma charge; c'étoit me déshonorer, sans espérance de trouver, dans sa finance, de quoi satisfaire tous ceux à qui je devois. Que dis-je? c'étoit ouvrir leurs yeux avides & conjurer ma perte. Flottant entre mille projets les uns plus chimériques que les autres, je ne me rappellois plus les charmes de la d'Auraigniac, que pour détester ma funeste passion: tantôt me ressouvenant des artifices qu'elle avoit employés pour me séduire, j'avois en horreur le jour où j'avois commencé à la connoître: tantôt touché de la bonne foi qu'elle avoit toujours fait paroître, pendant tout le temps que j'avois joui de ses bonnes graces, & sur-tout dans ses derniers adieux, je me regardois comme la seule cause de mon désastre. C'est moi qui me suis jetté dans ses bras, me disois-je dans l'amertume de mon cœur: avec moins de cupidité j'aurois reconnu mon erreur au seul récit de ses premiéres avantures, & j'aurois brisé une chaîne honteuse. Hélas! je l'avouerai à ma honte: mon cœur, esclave de la volupté, avoit besoin d'un objet pour partager sa flamme criminelle: j'ai vu la d'Auraigniac, & je me suis lancé volontairement dans les filets qu'elle me tendoit: si elle est l'instrument de ma perte, n'est-ce pas moi qui en suis le principe? Revenu absolument de mon aveuglement, j'aurois totalement oublié celle qui avoit tyrannisé mon cœur, si sa candeur, cette vertu si rare dans notre siécle, n'eût mérité quelques égards: en la détestant, je ne pouvois cependant l'accabler d'un souverain mépris: la bonne foi qu'elle avoit portée jusqu'à une sorte d'héroïsme, lui ménageoit encore, dans mon cœur, un attachement dont je ne pouvois trop distinguer la source. Ce n'étoit pas de l'estime: c'étoit encore moins de l'amour. Oh! que je suis détrompé de ses prétendues douceurs! Percé deux fois de ses traits, je ne connois que trop, par ma funeste expérience, combien le poison qu'il distille dans le cœur est subtil, & combien il est pernicieux: en proie à d'accablantes réflexions, je renonce pour toujours à ses plus flatteuses promesses: ce ne sera plus dans son sein que je chercherai le bonheur: hélas! victime des sacrifices que je lui ai offerts, il ne me reste plus que du dégoût pour les plaisirs, que la misere & le désespoir. Qu'on s'étonne, après ce qui vient de m'arriver, de voir si souvent ses autels ensanglantés & ses sectateurs réduits dans la derniere extrémité! Lettre VIIII. Les Richesses regardées comme la source du Bonheur. PLongé dans l'état affreux dont je vous faisois, Monsieur, la peinture, il y a quelques mois, à peine faisois-je quelques efforts pour en sortir. C'est le propre de la misere, sur-tout de celle dans laqu-elle on ne se trouve plongé que par des fautes, de rétrécir les idées, d'éteindre la vivacité, d'enchaîner l'imagination & d'ensevelir, pour ainsi dire, l'ame dans le tombeau de la douleur. Les malheureux ressemblent à ces Médecins malades, qui bien loin d'avoir de la confiance dans les remedes qu'ils prescrivent aux autres, redoutent ceux mêmes qu'on leur ordonne: combien y en a-t-il qui se releveroient sur les débris de leur fortune, s'ils vouloient combattre l'espece de langueur qui les absorbe? Pendant que j'étois encore dans cet accablement qui nous rend incapables de nous opposer au sort qui nous persécute, je reçus une Lettre de Gaudricour. Il me demandoit, en peu de mots, la permission de me venir trouver, pour me communiquer une affaire de la derniere conséquence. Je balançai d'abord à recevoir sa visite, parce que j'appréhendois qu'il ne vînt encore me parler & de Madame & de Mademoiselle de Rougeon. Rien ne pouvoit m'être plus désagréable, dans les circonstances, dans lesqu-elles je me trouvois, que le souvenir de ces deux personnes. Exemple terrible des effets de l'amour! Tout ce qui étoit capable de me rappeller & ses faveurs & ses peines, ne pouvoit qu'augmenter la cruauté de ma situation. D'un autre côté pouvois-je me dispenser de voir un Confident généreux, dont j'avois éprouvé plus d'une fois & la fidélité & l'attachement? Gaudricour d'ailleurs étoit persécuté par l'amour; & cette ressemblance avec mon état actuel me faisoit prendre une sorte d'intérêt à sa visite. Je lui écrivis donc que je le verrois avec plaisir, mais à condition que Mesdames de Rougeon n'entreroient pour rien dans notre entretien. Gaudricour vint dès le même jour. Vos malheurs me sont connus, me dit-il en entrant: vous avez besoin de secours: voilà ma bourse: disposez, je vous en conjure, de ma fortune. Surpris à la vue d'une générosité à laqu-elle je devois si peu m'attendre, je lui demandai, par quelle voie il avoit appris le triste état où j'étois réduit. Que vous importe, Monsieur, continua-t-il, un détail dans lequel vous me permettrez de ne pas entrer? Ne perdons pas le temps, par un récit infructueux: c'est par des services, & non par des discours que je veux mériter votre confiance. Deux de vos créanciers s'apprêtent à jetter une saisie sur votre Charge: vous êtes perdu, si vous ne prévenez avec promptitude leur démarche: daignez seulement vous en reposer sur mon zèle: dès demain ils seront satisfaits. Les expressions manquerent à ma juste reconnoissance: je me jettai au cou de Gaudricour que j'embrassai avec une tendresse inexprimable: je le comblai des noms les plus propres à caractériser sa générosité & à peindre les sentimens dont j'étois pénétré. Quelle obligation ne vous ai-je pas, cher Ami, lui dis-je? Aucune, Monsieur, me répondit-il: un cœur généreux qui trouve l'occasion de pouvoir obliger, est trop récompensé par le plus délicat de tous les plaisirs, pour écouter les expressions d'une reconnoissance, qui ternit souvent & la gloire de celui qui rend service, & l'honneur de celui qui le reçoit. Ne parlons plus d'obligations: un objet plus intéressant doit nous occuper: ce que je puis faire aujourd'hui par moi-même ne suffit pas pour vous tirer totalement du mauvais état où vous vous trouvez: ce seroit peu d'appaiser quelques créanciers plus actifs que les autres; il faut les satisfaire tous: il n'y a que ce seul moyen pour vous faire oublier la cause de vos malheurs. Pour y parvenir, voici deux projets dont je me charge de faire réussir l'un ou l'autre. Je n'attends plus que votre choix. Le premier est d'épouser une riche héritiere & de ... Laissons celui-là, Gaudricour; l'épreuve cruelle que j'ai faite des femmes, me rend très-peu propre à goûter les agrémens du mariage: sans l'amour, auquel j'ai renoncé pour toujours, comment s'engager sous ses loix? L'intérêt seul ne me fera pas courir les risques d'un lien, dont les sentimens mutuels n'auroient pas serré les premiers nœuds: content d'admirer les femmes raisonnables, j'éviterai les occasions, même les plus innocentes, de cesser de respecter leur vertu: ma résolution est prise & vous me ferez plaisir de me cacher le nom de la personne que vous aviez envie de me proposer. Gaudricour n'insista pas davantage, dans l'espérance de trouver moins de difficulté sur la seconde partie de sa proposition. Après m'avoir montré les avantages des finances par la peinture des fortunes immenses qu'elles avoient élevées de nos jours, il s'attacha à me persuader qu'elles m'offroient un moyen aussi prompt qu'assuré pour sortir de ma misére. Surpris d'un pareil projet, je le priai de remarquer lui-même, combien mon caractére étoit éloigné de celui des finances: en passant même assez légérement sur le peu de considération qu'elles donnent dans le monde, l'idée seule de ces sang-sues engraissées de la plus pure substance du Peuple, me causoit une répugnance extrême. Que vous êtes simple, me répondit Gaudricour! Est-il possible qu'à votre âge on connoisse si peu le monde? Où voyez-vous les Financiers dans le mépris, dont vous supposez qu'on les accable? Ne sont-ce pas eux qui habitent les hôtels les plus superbes, qui brillent dans les équipages les plus lestes & les plus magnifiques, qui entretiennent les tables les mieux servies, qui sont environnés d'amis les plus empressés, qui trouvent les protecteurs les plus dévoués, & qui choisissent les femmes les plus à la mode? Que leur manque-t-il pour être heureux? Egalement recherchés & par les Grands & par les Gens de lettres, que de talens n'empruntent-ils pas des uns! Que de considération ne tirent-ils pas des autres! Désabusez-vous, Monsieur: le temps où l'on méprisoit la Finance est passé: parce qu'on sçavoit alors mettre des bornes assez étoites à la cupidité, pour ne pas porter envie aux richesses du Financier, il restoit tristement renfermé dans son opulence, & avoit quelquefois honte lui-même de se voir regardé comme une peste publique, dont tous les honnêtes gens évitoient la contagion; mais que ces mœurs Gauloises sont changées! Les Financiers attachés, par les alliances les plus respectables, à ce que la Noblesse a de plus grand & de plus illustre, ne sont-ils pas en droit de prétendre à tout? Et comment ne donneroient-ils pas carriere à leur vanité, lorsqu'ils voyent des Seigneurs eux-mêmes, sous des noms empruntés, au nombre de leurs membres? Comment ... J'interrompis Gaudricour pour lui représenter, que j'avois le malheur de penser comme nos peres, & que le portrait que je m'étois fait de la probité, m'empêcheroit de revenir facilement de cet ancien préjugé. Gaudricour peu touché de ma résistance, persista à me démontrer que la Finance n'avoit actuellement rien que d'honnête: qu'il y avoit beaucoup de sentiment dans ceux qui étoient à la tête des grandes affaires: que ces impressions favorables pour l'humanité, s'étendoient insensiblement de proche en proche, & parvenoient ainsi jusqu'aux moindres intéressés: tous ses efforts seroient cependant devenus inutiles, s'il ne m'eût rappellé ensuite l'état déplorable, dans lequel ma sotte vanité alloit me plonger pour toujours: la peinture qu'il en fit, m'ébranla: profitant de l'avantage que mon trouble lui donnoit sur moi; pourquoi vous obstiner, Monsieur, me dit-il, à refuser un moyen innocent de sortir des embarras où vous vous trouvez? Pourquoi, par un point d'honneur mal entendu, vous mettre dans l'impossibilité de vous acquitter avec vos créanciers? Où est la probité, de négliger une occasion favorable de satisfaire à la premiére des vertus, je veux dire à la justice, en payant vos dettes? Reposez-vous-en sur ma prudence: vous jouirez de tous les avantages de la Finance, sans être regardé comme un Financier: votre nom sera à peine connu de vos Associés, & vous n'aurez d'autres soins que celui de recevoir un revenu considérable. Il y auroit eu de la folie à résister plus long-temps: aussi-tôt que Gaudricour me vit rendu, il m'embrassa, en me félicitant: sur le point de me quitter, il me pria de reprendre ma tranquillité ordinaire. Je ne fus pas fâché de le voir sortir: chaque circonstance de l'entretien que je venois d'avoir avec lui me jettoit dans un abysme de réflexions: j'avois besoin d'un peu de solitude pour me reconnoître. Je ne sçavois d'abord qui imaginer sur la premiére partie de la proposition qu'il m'avoit faite: j'éloignois cependant, autant qu'il m'étoit possible, l'idée du mariage qu'il m'avoit annoncé: je craignois toujours d'y trouver du Rougeon. La pensée de me voir Financier, pour ainsi dire sans le sçavoir, me paroissoit plus plaisante, à proportion que l'image de ma misére dissipoit mes scrupules. Je n'osois cependant encore me livrer aux différens projets que mon imagination formoit déjà, parce que je ne pouvois me persuader que les belles promesses de Gaudricour eussent quelque solidité. Malgré les difficultés que j'entrevoyois dans le plan qu'il m'avoit exposé, je ne laissois pas que d'être un peu plus tranquille. L'espérance, ce charme de la vie, venoit de temps en temps calmer la violence de mes inquiétudes. Qu'on est bien près d'être heureux, quand l'espoir renaît dans le cœur, & qu'on commence à imaginer qu'on le sera! J'étois cependant encore le jouet de la crainte & de l'espérance, lorsque Gaudricour m'apporta un acte en bonne forme, par lequel une compagnie de Financiers me recevoit à partager avec eux quelques deniers sur le profit de leur bail: il accompagna ce présent de trois quittances de mes principaux créanciers, à qui il avoit satisfait pour moi. Constant à refuser les moindres marques de la plus juste reconnoissance; je doute que vous puissiez avoir autant de plaisir, Monsieur, me dit-il, en me quittant promptement pour mieux se soustraire à mes caresses, en recevant ces foibles preuves de mon amitié, que j'en éprouve en vous les donnant: profitez des faveurs de la fortune, & ne vous inquiétez des sommes que j'ai avancées pour vous, que lorsque vous aurez acquitté toutes vos dettes: il m'échappa malgré les efforts que je fis pour le retenir. La révolution qui venoit de se faire dans mes affaires étoit si subite, que j'aurois encore douté de mon bonheur, sans les preuves non équivoques que Gaudricour m'avoit laissées: je les considérai à plusieurs reprises, afin de dissiper les derniers nuages de tristesse que ma misére avoit répandus sur mon ame: une joie douce s'empara de mon cœur, & y rappella, avec l'espérance, le courage & l'activité: mon imagination délivrée des entraves qui l'avoient assujettie pendant le temps de mon infortune, reprit son vol ordinaire: le premier effet de sa liberté fut de me représenter, sous le crayon le plus agréable, ma situation présente. Je rentrai avec plaisir dans mon cabinet: je remis dans mes affaires un ordre, que ma passion pour la d'Auraigniac avoit dérangé. Que vous dirai-je, Monsieur? Mon bonheur croissoit à raison des sommes considérables que je recevois, & qui me mirent bien-tôt en état de faire taire tous mes créanciers. Je devois trop à Gaudricour, pour ne pas reconnoître les services importans qu'il m'avoit rendus: aussi me faisois-je un vrai plaisir d'imaginer quelque chose, qui, en satisfaisant en partie à ma reconnoissance, ne blessât pas sa délicatesse: il est des ames généreuses avec lesqu-elles il est difficile de s'acquitter: ce n'est pas cependant l'embarras ordinaire de notre siécle. Croyant avoir levé tout obstacle, je fis porter chez lui une galanterie capable de flatter son goût pour l'étude des Belles Lettres. C'étoit un choix de Livres rares; mais il me les renvoya aussi-tôt avec ce Billet: “Permettez-moi, Monsieur, de ne pas recevoir le présent “que vous m'avez envoyé. La hauteur n'a point de part dans ce refus: “je me croirois indigne de votre estime, “si je me laissois gouverner par un motif aussi bas: trop heureux pour vous “avoir servi, je n'userai du droit de “vous demander quelque grace, que “pour vous prier d'oublier que je vous “ai été utile en quelque chose.„ Je courus chez lui bien résolu de lui faire une furieuse querelle; mais comment aurois-je pu accomplir mon projet? La noblesse & la douceur de ses réponses me désarmèrent: il m'assura que mon amitié le flatteroit infiniment plus que les preuves, trop souvent équivoques, d'une reconnoissance ordinaire: il me la demandoit avec instance. Vous me faites injure, Gaudricour, lui dis-je, de paroître encore douter de l'attachement sincére que j'aurai toute ma vie pour vous: les sentimens les plus tendres, la confiance la plus parfaite & le zèle le plus ardent, ne m'acquitteront jamais ... Voilà encore de la reconnoissance, Monsieur, reprit-il en m'interrompant: changeons de discours. Ce ne fut qu'avec beaucoup de violence que je fis taire les sentimens qui m'animoient: il m'avoit servi avec tant de générosité, & il refusoit avec tant de grandeur d'ame les moindres marques de ma gratitude, que j'aurois voulu trouver quelque occasion de l'obliger sans qu'il pût s'en appercevoir. Dès que je l'eus quitté, je cherchai en moi-même ce qui pourroit lui être le plus agréable. L'inclination qui l'attachoit à sa chére Julie, se présenta heureusement à mon esprit, comme un moyen sûr pour me venger sans craindre son ressentiment ni ses reproches: il l'aimoit toujours avec la même tendresse: l'absence même n'avoit fait qu'augmenter sa constance: je pris donc la résolution de faire en sorte, à quelque prix que ce fût, de parvenir à découvrir le lieu de la retraite de Julie. Occupé de ce projet, j'allai souvent chez Madame de Rougeon, que je n'avois vûe que très-rarement, & par pure bienséance, depuis son retour de la campagne: flattant sa folle passion, je m'insinuai bien-tôt dans sa confiance: qu'il m'en coûtoit pour tromper cette femme! Pourquoi n'y avoit-il pas un autre moyen pour lui arracher son secret? Ce qui ne me rebutoit pas cependant, c'est que j'étois sûr de n'avoir rien à craindre pour ma liberté: j'avois totalement oublié Hortence: affermi par mes malheurs contre les traits de l'Amour, j'avois renoncé pour toujours à ses faveurs. Une autre occasion d'éprouver, combien j'étois en garde contre ses ruses, se présenta dans le même temps. J'appris que Mademoiselle d'Auraigniac étoit dans la plus triste misére: le jeune Seigneur qui m'avoit succédé, étoit un de ces chevaliers d'industrie, qui n'ont pour mérite que beaucoup de figure, & pour ressource que beaucoup d'intrigues: en moins d'un an il avoit réduit cette fille dans un état affreux: victime de ses sentimens & de sa sincérité, elle l'aimoit trop éperduement, pour s'appercevoir du précipice dans lequel il l'entraînoit. Ce malheureux avoit même profité de l'aveuglement de sa passion, pour lui faire signer plusieurs obligations: il venoit de les négocier avec ces pestes publiques, ces usuriers de profession, & avoit quitté la Capitale. Ma fortune étoit déjà assez brillante: après avoir payé toutes mes dettes, j'avois acheté une terre considérable: & comment n'aurois-je pas été promptement riche? il entroit tous les mois de grosses sommes dans mes coffres, & j'étois devenu le maître de mes passions: quelles ressources pour la fortune, que l'esprit de modération! Le sort de Mademoiselle d'Auraigniac me toucha: je me fis un plaisir de récompenser sa candeur: ce sentiment de générosité augmenta par l'idée flatteuse que je me faisois de pouvoir peut-être, par mes libéralités, réveiller en elle la voix de la vertu, & la retirer de ses désordres. Qu'il est doux de pouvoir faire du bien! Afin de ne pas perdre, par un délai souvent funeste pour les malheureux, la moindre partie du dessein que j'avois formé, je me fis conduire dans l'instant chez Mademoiselle d'Auraigniac: je la trouvai accablée de tristesse: bien loin de lui reprocher son ingratitude, & de tirer avantage des suites de son inconstance, je l'engageai à me découvrir son état actuel, avec cette même liberté que j'avois toujours estimée en elle: je lui dis qu'ayant appris ses malheurs, je venois lui demander un état exact de ses affaires: ranimée par l'espérance que je venois de lui donner, Mademoiselle d'Auraigniac ne me parla que le langage de la plus vive reconnoissance: j'en arrêtai les premiers mouvemens, afin de travailler plus efficacement à les mériter: j'envoyai donc chercher à l'instant même tous ses créanciers, à qui je donnai rendez-vous chez moi pour le lendemain matin: ce premier article arrangé; ma Philosophie vous fera peut-être retrouver, Mademoiselle, des charmes dans la vertu, lui dis-je en la quittant. Après avoir satisfait à toutes ses dettes, je retournai chez elle: en lui remettant les quittances de ses créanciers, je lui glissai un contrat de rente, qui pouvoit la mettre en état de vivre décemment dans le monde, pour peu qu'elle voulût renoncer à toutes ses intrigues. Quoiqu'elle ignorât encore tout le bien que je lui faisois, de combien de marques d'amitié ne paya-t-elle pas ma générosité! Me tenant les mains étroitement serrées dans les siennes, elle les arrosoit de ses larmes: elle les embrassoit en me donnant des noms d'autant plus doux & plus flatteurs, que ce n'étoit plus le délire d'une folle passion qui les dictoit, & que la vertu même ne pouvoit en rougir: sa reconnoissance commençant cependant à devenir un peu trop vive & trop tendre, pour un homme qui avoit pris son parti sur l'amour, je me sauvai promptement: il y a de certains sentimens qui portent avec eux un charme qui ne se communique que trop facilement: qu'il seroit doux de s'y livrer, s'il étoit possible d'en modérer les mouvemens! Trop foibles pour arrêter notre cœur, la fuite seule assure notre victoire. Mademoiselle d'Auraigniac accourut chez moi aussi-tôt qu'elle eut trouvé, dans ses quittances, le contrat dont je lui avois fait présent. S'imaginant que je l'avois oublié sans le sçavoir, elle me le rapportoit. Gardez-le, Mademoiselle, lui dis-je; il vous appartient .... En mettant le comble à votre générosité, vous me découvrez, Monsieur, toute la bassesse & toute l'indignité de ma perfidie: je n'étois pas digne de vous: vos bontés font aujourd'hui sur mon cœur plus d'impression qu'elles n'ont fait de changement dans ma fortune. Oh! cher Barville ... Dans l'excès de sa tendresse, avec quelle ardeur ne m'offroit-elle pas la récompense de mes bienfaits! Mais trop délicat pour en voir ternir la pureté, & assez précautionné contre les artifices de l'Amour; Ce n'est pas à la passion, lui dis-je, Mademoiselle, que vous devez les secours que je vous ai donnés: en apprenant votre misére, je me suis rappellé la mienne, & j'ai pensé qu'une ame aussi sincére que la vôtre n'étoit pas faite pour rester toujours dans le vice. Le plaisir de vous mettre en état de rentrer dans le chemin de la vertu, a seul touché mon cœur. Si je résiste à vos charmes, que ne devez-vous pas espérer de vous-même? Revenu des chimériques promesses de l'Amour, c'est à votre amitié seule que j'aspire. Mademoiselle d'Auraigniac ne me répondit que par un torrent de larmes. Le dépit d'un refus que je ne mérite que trop, n'entre point, me dit-elle, Monsieur, dans les pleurs que je répands: la honte que me donne la vue de ma conduite passée, en est la source. Que ne vous dois-je pas aujourd'hui! votre générosité alloit me replonger dans un nouvel abysme, si votre probité n'eût soutenu ma foiblesse: c'est en rentrant dans mes devoirs, que je veux devenir digne de votre estime, & ce ne sera qu'avec le respect le plus sacré que je vous exprimerai ma trop juste reconnoissance. Mettez le comble à vos bontés, Monsieur, en me conduisant dès ce moment dans un de ces saints asyles, où je puisse méditer sur mes erreurs, & laver mes crimes par des larmes salutaires. Touché moi-même à la vue de ce changement, j'approuvai une aussi belle résolution: je lui fis sentir cependant qu'il étoit nécessaire qu'elle passât encore quelques jours dans le monde, afin de mettre ordre à ses affaires, & de choisir d'autres domestiques: elle consentit avec peine à m'accorder trois jours: une malheureuse expérience, disoit-elle, lui avoit appris, combien elle devoit peu compter sur son cœur. Je combattis encore le dessein qu'elle avoit pris de se consacrer au Seigneur en prenant le voile: j'eus besoin dans cette occasion de tout le pouvoir que j'avois sur son esprit, pour lui faire envisager que le noviciat qu'elle avoit fait dans le monde, la rendoit peu propre à porter un joug aussi dur & aussi long: d'un autre côté je lui fis voir qu'étant simplement pensionnaire, le sacrifice de sa liberté en deviendroit bien plus généreux, & bien plus volontaire, puisqu'elle le renouvelleroit toutes les fois qu'elle se priveroit de quelque plaisir: enfin docile à des raisons aussi fortes, elle jouit à présent d'une tranquillité, qu'elle ne pouvoit se promettre que dans les agrémens de la solitude. C'est ainsi, Monsieur, que j'augmente tous les jours un bonheur que je dois aux richesses: jamais je n'ai goûté de plaisirs aussi purs: ils naissent, pour ainsi dire, sous mes pas: à peine ai-je besoin de les imaginer: ils ne se succédent que pour se faire mieux sentir: environné d'une foule d'amis, je me vois prévenu en tout: recherché par les gens de lettres, quelle sensation pour mon amour propre, de voir presque toujours leurs lumiéres le céder aux miennes! Quelles délices de partager leur conversation, & d'en être souvent l'oracle! ils font l'agrément de ma table, la consolation de mes jours & le charme de ma vie: sans eux je jouirois sans sentir; je serois heureux sans le sçavoir: seroit-il une plus triste végétation? Avec eux j'étends les bornes mêmes de la félicité, & je m'éleve, pour ainsi dire, au-dessus de l'humanité. Sans richesses est-il possible, Monsieur, d'être heureux. Lettre X. Les Richesses incapables de nous rendre heureux. Je ne crois pas, Monsieur, que personne ait jamais éprouvé autant de contradictions que moi, depuis que je cherche le bonheur: séduit par mes passions, je n'ai trouvé dans celles que j'ai satisfaites avec le plus d'avidité, que du dégoût: prêt à fixer ma félicité, la moindre réflexion suffit pour me faire appercevoir la fragilité de l'appui, sur lequel je travaillois à l'établir: la honte succédant bien-tôt à l'ivresse qui m'avoit aveuglé, je ne trouve plus au-dedans de moi qu'un vuide affreux, dans lequel je cherche en vain les objets qui m'avoient fait illusion: une nuit obscure les a dépouillés, en un instant, des couleurs riantes dont mon imagination se plaisoit peu auparavant à les parer: ils disparoissent eux-mêmes, & ne laissent après eux qu'un vain fantôme, qui, pour achever de me tourmenter, me rappelle encore quelquefois des momens trop délicieux, puisqu'ils devoient si promptement faire place à des jours pleins de désespoir & d'amertume. N'avons-nous pas assez de nos peines réelles, sans aller fouiller jusques dans la source de nos plaisirs, pour en extraire les idées les plus tristes & pour en former les pensées les plus affligeantes? Ces mêmes richesses que je regardois, il y a quelques mois, comme la base d'un bonheur, auquel il ne manquoit plus que d'être durable, font aujourd'hui le sujet de mes plaintes: l'habitude de les posséder a jetté dans mon ame une langueur insipide, qui s'étend sur tous les objets qui me flattoient le plus dans les premiers momens de mon opulence: l'uniformité de jouir m'a ôté les douceurs de la jouissance: toute habitude altére nécessairement le sentiment; & sans sentiment y a-t-il de vrais plaisirs? La fortune a versé sur moi ses faveurs à pleines mains: je n'ai rien à désirer, & cependant je soupire continuellement: je ne me refuse rien de tout ce qui peut procurer l'aisance & contenter mes fantaisies, & cependant je sens qu'il me manque quelque chose: toujours occupé du projet de fixer ma félicité, je cherche en quoi consiste ce quelque chose, sans pouvoir le découvrir: malgré mes efforts redoublés, & une notion intime, je n'en puis pénétrer la nature; comment pourrai-je me le procurer? Il faut bien que les richesses ne donnent pas ce contentement du cœur qui produit le bonheur, s'il ne l'est pas lui-même: autrement combien ne verroiton pas de gens heureux sous ces plafonds dorés, sous lesquels on ne rencontre ordinairement que de tristes victimes de la cupidité? Les Richesses, semblables aux eaux d'un torrent qui coulent avec rapidité sur une pente escarpée, passent dans notre cœur sans le remplir: où trouve-t-on ordinairement plus de vuide qu'au milieu de l'abondance? Quelque impuissante que soit la Fortune pour désaltérer la soif de la cupidité, il faut cependant avouer, qu'en nous mettant dans l'état de pouvoir répandre ses faveurs, elle nous procureroit un plaisir bien délicat, si la générosité ne se trouvoit pas trop souvent payée d'ingratitude: un cœur accoutumé à faire des heureux, pourroit-il ne pas le devenir lui-même? Non, sans doute; mais il y a si peu de personnes dignes de recevoir des bienfaits, qu'il est étonnant d'en trouver encore qui se plaisent à les offrir. La reconnoissance, qui ne devroit pas être une vertu parmi les hommes, est devenue si rare de nos jours, qu'on doit peut-être compter plus sur ses propres ennemis, que sur ceux que l'on a obligés. Il est assez ordinaire de voir ceux qui ont le plus de droit de se plaindre de nous, se piquer de sentimens à notre égard, tandis que les engagemens contractés par des services rendus, ne font souvent qu'animer contre nous ceux qui nous sont le plus redevables. Le bras qui nous a secourus révolte notre vanité: nous le regardons comme l'étendard de notre honte: les Bienfaits ont beau intéresser pour lui notre cœur, la Justice a beau prendre sa défense, l'Honneur lui-même a beau lui prêter son secours, l'Amour-propre sçut-il jamais avouer des services reçus? sçut-il jamais reconnoître les droits de la Justice? sçut-il jamais respecter les sentimens de l'Honneur? Combien de gens ne nous oublient, ou ne se plaignent même de nous, que parce qu'ils nous doivent beaucoup? La reconnoissance de Mademoiselle d'Auraigniac me flattoit trop, pour prescrire des bornes aussi étroites à mes libéralités: non content de soulager les Infortunés qui avoient recours à moi, je courois après ceux que la honte enfonçoit de plus en plus dans la misere; mais quelle fut ma surprise? Après avoir répandu pendant long-temps l'abondance de toute part, je ne vis autour de moi que des champs stériles. Environné d'une nouvelle troupe de malheureux, je n'appercevois dans leur foule aucuns de ceux pour qui j'avois fait luire des jours sereins: ils s'étoient tous rétirés; & sans doute qu'en s'éloignant d'un lieu qui leur auroit rappellé leur indigence, ils auroient souhaité pouvoir étouffer jusqu'au souvenir des services que je leur avois rendus. Un pareil oubli me touchoit peu: les sentimens d'ingratitude de ces ames basses peuvent-ils troubler les cœurs généreux? N'est-ce pas dans le bienfait même qu'ils en cherchent la délicate récompense? Celui-là doit cesser d'être libéral, qui exige ou qui attend de la reconnoissance. Quel mérite à espérer dans un service rendu, lorsqu'on est sûr d'en être payé? Flatté intérieurement de pouvoir faire des heureux, je me serois consolé facilement de me voir abandonné par cette vile troupe d'ingrats, si plusieurs d'entr'eux n'avoient pris occasion de mes bienfaits mêmes, pour effacer, en me perdant, les moindres traces par lesqu-elles ils étoient parvenus jusqu'à moi. Ceux de qui j'ai moins à me plaindre, sont ceux qui, élevés aujourd'hui sur les premiers degrés de la Fortune, me méconnoissent ou me traitent avec hauteur: les autres se sont servis de mon crédit, pour usurper mes places, & partager mes richesses: les derniers enfin n'ont profité de ma confiance que pour noircir mes actions & flétrir ma réputation par d'indignes calomnies. Non, Monsieur, rien n'avilit tant à mes yeux le cœur de l'homme, que la bassesse de ses démarches, la vanité de ses sentimens & l'injustice de ses procédés: on ne doit compter sur les hommes qu'après qu'ils ont passé par l'épreuve des bienfaits. Comment voudriez-vous, Monsieur, que ma Philosophie pût tenir contre de semblables traits? Ils ont quelque chose de si affreux, qu'ils me mettent souvent en garde contre tout ce qui porte la figure humaine. Je ne vois plus dans ces prétendus amis, dont un homme riche se trouve pour ainsi dire enveloppé, que de fades adulateurs, que l'intérêt dirige, & qui ne ménagent ses passions que pour mieux le tromper: je ne vois plus dans la plûpart de ces Gens de Lettres que d'indignes parasites, attirés par une table délicate, où ils viennent souvent faite redouter, même au maître de la maison, l'impertinence de leur persifflage, & l'injustice de leur censure. Que les Riches qui pesent dans une balance juste les avantages & les désavantages d'une grosse fortune, sont à plaindre! Continuellement exposés à s'abandonner à tous les caprices de leurs passions, dans combien d'excès ne peuvent-ils pas donner? Qu'il est dangereux de pouvoir tout ce que la cupidité peut vouloir! En supposant même, (ce qui est très-rare) qu'ils cherchent de bonne foi à faire des heureux, qu'il est triste pour eux de n'avoir qu'à craindre les horreurs de la trahison pour récompense de leurs bienfaits! Qu'il est cruel de rencontrer à la tête de ses ennemis, ceux qu'on à obligés! Victimes de la flatterie, ce n'est que par le moyen d'un verre fallace que les Riches entrevoient les objets: la vérité pourroit-elle percer la foule qui les obsede? La confiance & la sincérité, qui font en même temps les délices de la vie & la base de l'amitié, leur sont inconnues: comment auroient-ils des amis? Il faudroit, pour acquérir & conserver ce trésor, qu'une égalité, au moins de sentimens, éloignât toute espérance & toute prétention d'un commerce que le cœur seul doit former, & qu'un parfait désintéressement peut seul soutenir; mais qui fréquente les Riches sans avoir des vues? En vérité je rougis, Monsieur, de m'être attaché si long-temps à quelque chose d'aussi dangereux & d'aussi méprisable que le sont les faveurs de la Fortune. Que j'examine leur origine; rarement elles sont la récompense du mérite. Le hazard, la protection, que dis-je? les bassesses mêmes ne sont-elles pas les sources ordinaires, par où coulent ces eaux pernicieuses, après lesqu-elles on voit courir tant de monde, & qui ne désalterent pas ceux qui en boivent avec le plus d'avidité: capables d'enivrer pour quelque temps, elles ressemblent à ces liqueurs fortes, dont l'excès excite toujours une soif brûlante & insupportable. Quand je me rappelle, combien parmi le nombre de Riches que je connois il y en a peu qui soient dignes des regards de la Fortune, je ne conçois pas comment on désire partager avec eux le mépris des honnêtes gens, & souvent l'exécration d'un Public, toujours éclairé sur les injustices dont on l'accable. Que je considere les effets des richesses; & j'apperçois au premier coup d'œil qu'elles enflent l'esprit, qu'elles corrompent les mœurs, & qu'elles endurcissent le cœur: peu propres à remplir les projets de l'Avare, elles ne font qu'irriter ses désirs: après cela le Riche est-il heureux? Est-il possible de l'être, lorsqu'on voit au-delà de soi un degré de bonheur auquel on aspire en vain? En supposant même, (ce qui est presque impossible) qu'un Riche soit assez sage pour arrêter lui-même la main de la Fortune, qui le rendra heureux? Sera-ce la possession de ses trésors? Ils cessent d'avoir des charmes aussi-tôt qu'on commence à en jouir. Sera-ce le bon usage qu'il en fera? Mais quel retour peut-il espérer de la part des hommes, à qui l'Amour-propre rend odieux tout bienfaiteur? Gouverné par sa cupidité, les conservera-t-il avec soin? Mais y a-t-il du plaisir à dormir sur des monceaux d'or & d'argent? De quelque côté qu'on regarde les Richesses, soit qu'on en soit le triste gardien, ou l'économe généreux, elles font souvent notre tourment, sans jamais procurer une véritable félicité. En proie à ces réflexions accablantes, je vais quelquefois déposer, dans le sein de Mademoiselle d'Auraigniac, l'amertume dont elles remplissent mon ame: revenue de ses égaremens, elle fait toute ma consolation: elle seule est capable d'adoucir mes peines, en les partageant: quelle candeur dans sa vertu? quelle décence dans son maintien? quelle douceur dans sa conversation? quelle solidité dans ses conseils? Je goûte auprès d'elle un sentiment beaucoup plus flatteur que celui de l'Amitié, & bien moins turbulent que celui de l'Amour. Comment ne respecterois-je pas sa vertu, moi qui la regarde en quelque sorte comme mon ouvrage? Quelle noblesse dans les expressions de sa reconnoissance? Seroit-il possible à la Délicatesse même de n'y pas être sensible? Au reste quelque soulagement que je reçoive dans la compagnie de cette aimable & vertueuse Personne, je ne reviens cependant jamais de chez elle absolument guéri de la langueur qui m'absorbe. Que dis-je? j'éprouve toujours, lors même que je suis avec elle, une certaine fadeur qui m'étoit inconnue, avant que la Fortune tournât sur moi des regards capables, dans l'esprit du Vulgaire, de faire des jaloux. Que ce sentiment, tout indéfinissable qu'il me paroît, est insupportable! Quand cesserai-je, Monsieur, de nager dans ce vuide affreux? Est-il un port pour en sortir? Malheureux que je suis! quand pourrai-je l'appercevoir & y aborder? Lettre XI. Le Monde brillant, regardé comme la source du Bonheur. Que je suis prompt à m'abuser, Monsieur! Trop disposé à la misanthropie, le moindre nuage me plonge dans l'accablement: saisissant trop vivement les différens jours sous lesquels on peut considérer les objets qui sont capables de remuer notre ame, & de produire en elle de violentes sensations, à la joie la plus pure en apparence, succede bien-tôt une tristesse désesperante: alors victime de mes réflexions, je ne trouve plus qu'un supplice insoutenable, dans ce qui faisoit peu auparavant ma félicité. Quel contraste dans le cœur humain! Y pensois-je l'année passée, lorsque je vous marquois que j'étois le plus à plaindre des hommes? Mon malheur n'étoit que l'effet de mon ignorance: parce que je n'avois été payé que d'ingratitude, de la part de quelques-uns de ceux à qui j'avois fait du bien; parce que la plûpart de ceux que j'admettois dans ma familiarité m'avoient tourné en ridicule, me voilà à mes propres yeux le plus infortuné des mortels! J'éclate, & je ne vois pas que c'est me plaindre dans le moral d'un effet aussi naturel que la succession de la nuit au jour l'est dans le physique! Helas! je connoissois assez peu le Monde, pour ne pas comprendre que les Cercles, même les plus brillans, ne peuvent subsister sans mille tracasseries qui animent, qui réveillent, & qui font l'agrément de la vie. Ce sont du moins, Monsieur, les maximes qu'un de mes Amis m'a données avant que de m'introduire dans ces Compagnies renommées, dont il est l'oracle. Touché de l'état dans lequel je languissois, il s'est offert à me donner la connoissance d'un Monde nouveau, où, selon ses observations, on n'est embarrassé que du choix des plaisirs. Avant que de m'y présenter, il m'a fait sentir qu'il falloit m'annoncer comme un homme qui sçavoit allier la délicatesse à l'opulence: que conséquemment à ce principe, il étoit essentiel d'aller tous les jours au Spectacle, & de n'y paroître qu'avec des habits du dernier goût: de plus, il m'a fait remarquer que je devois sur-tout ne pas manquer d'augmenter souvent, dans une voiture élégante, la foule des Boulevarts. Ah! parbleu! j'ai dessiné, ajouta Gavri, (c'est le nom de mon Agréable,) il y a quelque temps, la plus délicieuse Désobligeante qu'on puisse imaginer. Ce sont les cartouches les plus galans, & les guirlandes les plus voluptueuses! Tout en est du dernier neuf: je la destinois pour Mélanide; mais je t'en fais le sacrifice: demain nous passerons chez mon Sellier, apprête-toi à admirer. Tu seras, sur ma foi, le plus brillant de la Saison. Docile aux leçons de Gavri, je me mis promptement en état de paroître dans le Monde: j'avois remonté tout à neuf une garde-robe de la derniere richesse & de la derniere mode: je paroissois tous les jours à quelque Spectacle: souvent même, après avoir sifflé aux François, j'allois éclater de rire aux Italiens, pour finir par bâiller à l'Opéra, jusqu'à ce que le Soleil moins brûlant, permît aux honnêtes Gens de se rassembler sur le Boulevart. Trois Spectacles dans un jour, sans manquer la Promenade! Jamais prosélite avoit-il marqué autant de ferveur? Aussi Gavri, touché de mon zèle, se hâtoit d'abréger le cérémonial de mon Noviciat: il me montroit à toutes les jolies femmes: il piquoit sur-tout leur curiosité, en m'annonçant comme un homme riche, qui cherchoit à plaire: il leur disoit, que c'étoit dommage que j'eusse donné dans un travers d'attachement, dont il travailloit sérieusement à me faire revenir. Animées toutes du désir de me connoître, elles le pressoient de me présenter chez elles. De mon côté, je le persécutois pour obtenir cette grace. Fort bien, Barville, me répondit-il un jour, en faisant une pirouette; nous ferons quelque chose de toi. Cette avidité m'enchante; mais ne nous pressons pas: il faut te faire désirer: ce n'est que pour te mieux servir, que je te fais attendre. Je commençois à m'impatienter, lorsque Gavri entra chez moi avec une pétulance insoutenable pour tout autre que pour un disciple. Tes preuves sont faites, cher Barville, me dit-il, en m'étouffant, par ses embrassades réitérées: prépare-toi à venir ce soir avec moi chez Madame de Pavigny: de la gaieté, sur-tout: point de fadeur: annonce-toi d'une maniere à prévenir en ta faveur: beaucoup de méchanceté: on te plaisantera; rend la pareille: tu ne peux plaire que par ce moyen: adieu ... à cinq heures je suis à toi. A peine avois-je le temps d'entendre ses préceptes: il étoit déjà bien loin, lorsque je voulus le remercier. En entrant chez Madame de Pavigny; voilà, lui-dit-il, Madame, ce Caton que je vous ai promis: victime de sa constance, il périssoit d'ennui sans moi: je lui ai fait reconnoître le ridicule de sa vie passée. Je crois, que son éducation me fera honneur: s'il me doit au reste la vie, c'est de votre aimable société qu'il en attend tous les agrémens. Pour être reçu avec beaucoup d'empressement, il suffisoit d'être présenté par Gavri. J'avois d'ailleurs, outre le mérite de la nouveauté, celui d'un homme singulier. Gavri avoit fait confidence à Madame de Pavigny de ma passion pour Mademoiselle de Rougeon, & peu s'en falloit qu'un homme à sentiment ne fût regardé chez elle comme un être de raison. Souvent même, dans les Dissertations sçavantes de ce Cercle, on lui auroit disputé la possibilité, sans les portraits que quelques Romanciers du siécle passé nous en ont laissés: on ne pouvoit se persuader que Madame de la Fayette eût si bien peint des Amans constans & vertueux, si elle n'eût pas remarqué dans le Monde ou dans son cœur quelqu'échantillon de Madame de Cleves. Avant que de connoître les Antipodes, qui se seroit imaginé de leur donner un caractére, des mœurs, des passions & des sentimens? La curiosité fixa d'abord sur moi les yeux de tout le monde: jamais on n'avoit été aussi surpris à la vue du Rhinocéros: chacun s'empressoit à me faire quelques questions sur les avantages & les désavantages de la constance: on présentoit requête à la Maîtresse de la maison pour m'interroger; & autorisé de son attache, on retenoit son tour. Un Voyageur, qui revient des pays étrangers, fut-il jamais plus fête, & se trouva-t-il jamais dans un pareil embarras? Que de jolies choses, Monsieur, ne me demanda-t-on pas sur les sentimens du cœur? Est-ce une science, Monsieur, me dit une jeune Dame, que l'Amour de sentiment? Vous verrez, reprit aussi-tôt un brillant Talon rouge, que Madame seroit assez folle pour en étudier les principes, s'il y avoit des Maîtres pour les enseigner ... Pourquoi non? répondit la Dame: la Marquise de Ch*** se casse bien la tête tous les jours pendant deux heures, pour apprendre la Géométrie: la méthode d'aimer de Monsieur seroit-elle plus difficile? Je répondis assez modestement, que je ne connoissois point de Maître dans cet Art. Gavri nous a pourtant assurés, me dit Madame de Pavigny, que vous avez été un vrai Céladon: le seriez-vous devenu tout seul? ... Oui, Madame: je n'ai eu besoin que de suivre la pente de mon cœur ... Lui seul .... Fi donc, reprit une autre Dame un peu plus âgée; au récit de Monsieur, vous allez voir que c'est une maladie de l'ame: avez-vous remarqué cet air langoureux, & ce ton affectueux? Ah! n'en parlons plus: j'aurois peur qu'elle ne me gagnât .... Gavri, changeons de propos, ou je ne vous réponds pas de la conversion de votre disciple. Un éclat de rire termina heureusement cet examen. La conversation étant devenue plus générale, on repassa en vue les ridicules de ceux qui étoient présens: on médit des personnes absentes: on critiqua la Piéce nouvelle. La Coquette corrigée! dit un jeune Brillant. Sans l'avoir vue, je parie que le dénouement en est pitoyable: encore du sentiment: ma foi, je crois, que cette doctrine va faire secte: Mesdames, ceci devient beaucoup plus sérieux qu'on ne pense: je ne sçaurois trop féliciter le Protégé de Gavri, d'avoir secoué un joug aussi pesant. Les plaisanteries s'adressoient souvent à moi: j'étois encore trop peu initié dans cette Société pour en connoître le ton, & pour saisir dans mes réponses l' à propos: aussi me serois-je quelquefois déconcerté, si Gavri ne m'eût soutenu: avec un tel secours ma partie n'étoit pas la plus foible: les Rieurs se trouvoient souvent de mon côté. Mes ridicules une fois épuisés, la méchanceté chercha d'autres victimes. Enchanté de ne plus faire, pour ainsi dire, seul les frais de la Société, j'approuvois d'abord tout ce qu'on disoit & de la mine & du geste: un ris malin, lorsqu'il échappoit quelques bonnes, c'est-à-dire quelques violentes Epigrammes, me faisoit déjà regarder comme un Prosélite sur lequel il y avoit beaucoup à compter. Bien-tôt après, enhardi par l'exemple, & guidé par mon Maître, je donnai quelqu'essor à ma vivacité: j'interprétai malicieusement les intentions: je louai ironiquement quelques défauts visibles: je répétai méchamment quelques faux raisonnemens, & je jouis, dès le premier jour, du plaisir de me voir applaudir. J'avois encore assez de modestie pour m'imaginer, que ces louanges étoient moins le prix de mes réflexions, qu'un motif pour exciter l'émulation d'un Récipiendaire; mais Gavri m'assura le lendemain, que j'avois réellement enchanté tout le monde. Foi d'homme d'honneur, ajouta-t-il, continue, Barville, & tu feras dans peu bien des jaloux: il n'y avoit pas hier une femme chez Madame de Pavigny, qui ne se fît honneur de t'avoir. Comme je lui répondois, que bornant toutes mes prétentions à mériter leurs suffrages, je cherchois peu à les rendre sensibles. Tant mieux, morbleu! tant mieux, continua-t-il: voilà de bons principes: avec de pareilles dispositions, je te réponds d'une des plus éclatantes réputations de Paris: voilà le vrai moyen de parvenir aujourd'hui dans le Monde: il ne te faudra qu'un coup d'œil pour subjuguer toutes les femmes, sans perdre ta liberté. Quel plaisir de jouir de leur défaite, sans craindre pour son cœur! Recherché par les plus aimables, tu pourras jouer à ton aise le tendre, le petit cruel, & passer dans le même instant du passionné à l'inconstant. Je te jure, mon cher, que les plus Brillantes se feront gloire de pouvoir afficher qu'elles t'auront eu au moins la quinzaine: embrasse-moi donc, Barville; à ce soir. Enflé de mes premiers succès, je l'attendois avec la derniere impatience, lorsqu'il entra en chantant: Je m'imagine, que tu jures après ma lenteur: tu as raison, me dit-il; mais je viens de passer quelques jolis quarts d'heure avec la Présidente de Marage: comme je la quitte ce soir pour prendre la Comtesse de Rouville, j'ai voulu du moins me payer des peines que cette petite Grimaciere m'a données pendant les huit jours que j'ai été après sa conquête. Ne t'attache point aux femmes de Robe: elles ne valent rien pour les commençans. Il faut trop d'expérience pour pénétrer leur manége: ce n'est pas qu'elles ne pensent comme les autres femmes: je les soupçonne même d'être souvent moins scrupuleuses que celles qui paroissent plus enjouées; mais elles sont enveloppées de tant de cérémonial, qu'il ne faudroit que la moindre petite femme de Conseiller pour te rebuter. Tu ne perdras rien pour avoir attendu: je t'ai promis aujourd'hui dans deux maisons excellentes: de-là nous allons souper à Clignancour avec l'élite des agréables de Paris: est-ce là te servir? Gavri me tint en effet parole: il me présenta dans l'une & l'autre Société comme un Philosophe à sentimens qui venoit faire abjuration de ses erreurs. J'étois préparé aux plaisanteries que ce début devoit naturellement exciter; aussi m'en tirai-je beaucoup mieux que la veille. Le souper fut, comme il me l'avoit promis, des plus brillans: plusieurs jolies femmes en faisoient l'ornement & les délices: Gavri m'avoit annoncé comme un homme riche & libéral, qui, revenu des fadeurs de l'Amour, ne cherchoit qu'à amuser sa Philosophie. Jugez, Monsieur, si je fus fêté. Que d'artifices les femmes, qui composoient la Société, n'employerent-elles pas pour me plaire! Il n'est point d'avantage, dont chacune ne se prévalût, pour enlever à ses rivales une conquête que je laissois toujours douteuse. La jeune parloit d'âge & ne respiroit que la folie & l'enjouement. Celle qui étoit plus âgée, s'étendoit sur la discrétion & sur l'expérience, & faisoit valoir le rafinement d'une volupté économisée avec art. La blonde jouoit le sentiment; la brune agaçoit par sa vivacité: le moindre sujet de préférence étoit ménagé avec toute l'adresse imaginable. Pour moi, attentif à ne me laisser surprendre par aucun de ces enchantemens, je les piquois toutes également, parce que je les flattois toutes alternativement. Si je faisois une confidence à l'une, je jettois sur sa voisine un de ces regards, qui disent tant lorsque le cœur est d'accord avec les yeux après avoir volé un baiser à celle-ci, je courois folâtrer avec la scrupuleuse de celle-là. Lorsque je paroissois pour le moment donner la préférence à quelqu'une d'entre elles, quelle inquiétude, quel dépit dans les autres! Vingt fois j'ai vu la discorde prête à s'emparer de leurs esprits échauffés, & à métamorphoser ces Beautés en autant de Furies. Cependant il falloit mettre fin à ce manége: les parties s'arrangerent, & l'on me donna Madame de Flaber: cette femme avoit été une de plus jolies, & en même temps une des plus galantes de Paris: sa réputation ne m'étoit pas plus inconnue que son âge: il lui restoit encore d'assez beaux traits, de la vivacité & sur-tout beaucoup de penchant pour le plaisir. Les hommes me féliciterent sur ma bonne fortune. Que tu es heureux, me dit Gavri! sçais-tu, que tu es dans les meilleures mains du monde? Madame de Flaber est un trésor pour un commençant: c'est une femme comme il te faut, pour le reste de la semaine: dépêche-toi de profiter de ses leçons. Je ne répondis que par quelques ironies, que Madame de Flaber ne fit pas semblant d'entendre. Je n'étois pas plus content que les jeunes femmes qui me plaisantoient sur mon début: quoique je parusse en badiner moi-même le premier, je n'en étois pas moins embarrassé. Je connoissois assez Madame de Flaber, pour m'imaginer, qu'il me seroit difficile de ne pas prendre avec elle quelques leçons, dont l'idée seule révoltoit ma délicatesse. Je pensois même sérieusement aux moyens de me tirer décemment de ce mauvais pas, c'est-à-dire sans donner atteinte à la bonne réputation, dont je commençois à jouir, lorsqu'on annonça le Baron de Landawe: c'étoit un jeune Seigneur Allemand, qui, depuis quelque temps, faisoit la cour, suivant l'usage de sa Nation, à Madame de Flaber: amoureux jusqu'à l'aveuglement de cette antique Divinité, il l'ennuyoit par une constance assommante, qu'elle détestoit autant qu'elle étoit peu faite pour l'inspirer: elle en étoit excédée: souvent elle lui avoit marqué, combien ses poursuites obstinées lui devenoient à charge: la fureur de cet Amant n'en faisoit qu'augmenter: ses visites n'en devenoient que plus fréquentes. Un Allemand sçait-il prévoir le dégoût qu'il peut inspirer à une femme à prétentions? Le Baron se présenta avec toute la galanterie Allemandé: après une révérence lourdement parodiée d'après Marcel, il courut embrasser Madame de Flaber, en lui disant, qu'il lui en vouloit beaucoup de lui avoir caché la jolie partie dans laqu-elle il la surprenoit: il la pria ensuite de vouloir bien faire excuser sa démarche à l'aimable compagnie. Jamais femme ne parut plus déconcertée: elle rougit: c'étoit peut-être pour la premiére fois depuis qu'elle étoit sortie de son enfance: elle traita le Baron on ne peut pas plus mal: il n'en étoit que plus fortement attaché à ses côtés. Elle se sauva cependant & m'entraîna dans un arriere-cabinet: là, après m'avoir découvert, combien elle étoit surprise de la conduite extraordinaire de cet Etranger, elle me répéta plusieurs fois qu'elle le détestoit, & que les vœux que je lui offrois la flattoient trop, pour ne pas congédier le plus honnêtement qu'elle pourroit cet importun. J'avois plus d'une raison pour la prier de ne pas se brouiller ouvertement avec le Baron; mais sans tenir compte de mes remontrances, elle rentra dans le sallon pour lui intimer ses volontés. Par bonheur que dans ce moment ce tendre soupirant l'accabla de reproches, sur le peu de retour, dont elle payoit sa flamme, & que, se tournant de mon côté; c'est donc vous, Monsieur, me dit-il d'un ton furieux, qui vous mêlez de faire la cour à Madame? Ignorez-vous, que c'est moi qui lui offre depuis long-temps les vœux les plus ardens? Je ne sçavois que penser de l'incartade. Gavri voyant mon embarras, me tira bien-tôt d'affaire. Ne voyez-vous pas, Monsieur le Baron, reprit-il, que c'est une plaisanterie de la part de ces Dames? Ce Cavalier qu'elles viennent de vous donner méchamment pour rival, est un de mes plus intimes Amis; & je vous jure qu'il est trop honnête homme, pour aller en amour sur les brisées de personne: soyez tranquille, & jouissez avec Madame de Flaber du privilége exclusif que vous sçavez si bien faire valoir. Le Baron appaisé vint m'embrasser avec empressement: en me demandant excuse, il m'assura, qu'il s'étoit bien apperçu, à ma surprise, que je n'étois pas un concurrent décidé. Il avoit beaucoup mieux deviné qu'il ne pensoit: il finit par m'accorder son amitié, dont il me renouvella plus d'une fois les assurances pendant le souper, en avalant à ma santé maintes rasades. Le hazard pouvoit-il m'être plus favorable? Je me voyois, avec un singulier plaisir, délivré de Madame de Flaber. L'éclat du Baron l'avoit empêchée d'exécuter son projet: c'eût été confirmer les soupçons de son Amant & augmenter sa passion, que de le congédier dans ce moment. Plus elle enrageoit, plus je devenois sémillant auprès des jeunes personnes, qui composoient le reste du cercle: je leur rendois mille plaisanteries pour les punir du tour qu'elles m'avoient joué, en me donnant au Baron pour son Rival: elles se défendoient avec tant de gaieté & d'agaceries, qu'il n'étoit pas difficile d'appercevoir, qu'elles auroient souhaité ou d'être plus coupables, ou de me voir plus vindicatif. Tout le monde étant arrangé, je restois seul, & par conséquent je brochois un peu sur le tout. Que ce rôle est agréable! Qu'il est charmant de voltiger de belle en belle! C'est goûter la crême des plaisirs. Gavri, de plus en plus satisfait de mes progrès, m'en félicitoit sans cesse. Il te manque cependant encore, me dit-il un jour, une petite Maison. Prends-en une promptement, & je veux que tu ne le cedes à personne dans Paris. J'en ai une en vue, au-dessus de la Barrière blanche: ce sont les plus jolis bosquets: ah! . . . Je te la ferai avoir, si tu veux, avant huit jours. Vous ne sçavez peut-être pas au juste, Monsieur, ce que c'est qu'une petite Maison: il faut en avoir eu, pour pouvoir en donner une idée convenable. Une petite Maison est un endroit retiré du tumulte de la Capitale & uniquement consacré aux plaisirs: c'est-là où se font les parties fines, les soupers délicats: c'est le temple des ris, des graces & des jeux: c'est le centre de la liberté & de la volupté: les scrupules en sont bannis: l'égalité en fait un des principaux agrémens: la femme de condition s'y rend sans faste, la femme de Robe y oublie tout cérémonial guindé: on n'y reconnoît d'autre supériorité que celle de la beauté, d'autre prééminence que celle de l'enjouement, d'autre science que celle de plaire, & d'autres affaires que celles des plaisirs. Rassemblée dans les mêmes vues, unie par les mêmes goûts, une Société aimable s'y livre, dans la plus grande sécurité, à tout ce qui peut flatter ses désirs. Celle que Gavri m'a fait avoir, est sans contredit une des plus délicieuses de celles que je connoisse: située sur un côteau, on y jouit de la vue la plus riante: Paris ne paroît avoir été construit que pour la décoration de ce séjour enchanteur. Les jardins répondent à l'élégance de la maison. C'est dans cette aimable solitude que l'esprit de retraite attire, deux ou trois fois chaque semaine, les femmes les plus brillantes, les plus agréables & les plus décidées: le jaloux sombre & mélancolique en est exclus pour toujours: de-là vous pouvez conclurre qu'on n'y connoît point de maris: c'est le pays des métamorphoses. Les nuits y ressemblent aux plus beaux jours: chaque moment y est consacré à la joie: la monotonie, qui, jusques dans les plaisirs, produit nécessairement la langueur, mere du dégoût, est prévenue par une variété continuelle: à la faveur de ce charme, la volupté semble renaître sans cesse sous des formes différentes. Un souper fin & délicat ranime une conversation, que le fel de la bonne plaisanterie assaisonne, & qu'un léger badinage soutient. L'ami, toujours placé auprès de son amie, jouit en liberté de tous les priviléges qu'il accorde lui-même au reste de la compagnie. A la table succede la promenade: un jardin délicieux offre à chaque société particuliére des bosquets enchanteurs, où les ombres d'une belle nuit inspirent les plaisirs toujours amis du mystére. Le jeu rassemble enfin tout le monde. La gaieté en est une des loix fondamentales, la moindre plainte, même dans la plus grosse perte, est un crime impardonnable: la belle humeur est la pierre de touche de la société: quiconque ne répond pas à cette épreuve, en est banni sans appel. Gavri, enchanté de mon début, me donna enfin, il y a quelque temps, un brevet d'homme agréable: depuis ce moment j'ai pris mon essor, & je marche presque de pair avec lui: je ne sçais même, s'il ne se repentira pas avant qu'il soit peu, de m'avoir si promptement initié dans les secrets de la secte: du moins paroît-il quelquefois appréhender d'être bien-tôt obligé de me céder le pas dans une carriere, dans laqu-elle il n'avoit à peine connu que des égaux. Il faut l'avouer, Monsieur; si je commence à sentir véritablement ma félicité, c'est depuis que je connois ce nouveau genre de vie. L'Amour, l'Ambition, les Richesses, tout ce qui m'avoit le plus attaché jusqu'alors, n'étoit qu'une ombre trompeuse, qui cachoit pour un temps les plus cruels retours. Je végétois à peine à côté d'Hortence, & dans les bras de Mademoiselle d'Auraigniac: en vain je cherchois à fixer mes désirs dans les temples de la fortune & de la faveur; ce n'est qu'au milieu d'un Monde brillant qu'on connoît le prix de la vie. Environné de tous les amusemens imaginables, ne respirer que cette aimable folie qui conduit à la volupté, & ne compter ses momens que par ses plaisirs, n'est-ce pas, Monsieur, être heureux, & très-heureux? Lettre XII. Le Monde brillant, incapable de nous rendre Heureux. Vous me croyez, sans doute, le plus content des Mortels? Vous vous trompez, Monsieur: depuis que le tourbillon, dans lequel je m'étois laissé entraîner, a cessé, je ne suis rien moins qu'heureux: au nouveau dégoût qui m'accable, se sont jointes de funestes réflexions: peut-être aussi sont-ce ces réflexions qui ont causé ce dégoût insupportable: il y a, dans la plûpart des choses qui nous affectent, des rapports si intimes & si imperceptibles de l'effet à la cause, qu'il me paroît difficile de découvrir le principe du triste état dans lequel je me trouve: abandonnant cette spéculation à la subtilité métaphysique, je m'en tiens au sentiment: hélas! il ne suffit déjà que trop pour me tourmenter. L'horreur de ma situation présente croît à raison de la multiplicité des objets, sur lesquels j'avois imaginé établir cette félicité après laqu-elle je soupire, & je cours en vain depuis si long-temps: semblable au Négociant éclairé & prudent, j'avois rassemblé, pour ainsi dire, tous les plaisirs pour placer sur chacun d'eux une partie de mon bonheur; mais aucun n'a répondu à l'idée flatteuse que je m'étois formée d'un arrangement qui paroissoit aussi sagement concerté: je n'ai trouvé par-tout que clinquant, & que frivolité; que superficie, & point de fonds; qu'apparence, & point de réalité; que promesse, & nul effet. Que je suis malheureux, Monsieur! Qui pourra présentement m'enlever à la mélancolie qui enchaîne toutes les facultés de mon ame? Qui pourra abréger des jours filés par l'ennui & prolongés dans l'amertume? J'ai goûté de tout ce qu'on nomme plaisir, & dans aucun de ces objets chimériques, je n'ai rien trouvé de capable d'occuper un homme qui pense, & qui réfléchit: ils peuvent amuser un jeune homme, enivrer une jeune femme, séduire un esprit foible, & corrompre un cœur vicieux; mais rempliront-ils jamais une ame bien organisée, qui cherche des plaisirs sans retour, & une volupté sans trouble? Ils peuvent piquer notre curiosité, lorsque nous ne les possédons pas: les couleurs riantes sous lesqu-elles notre imagination nous les présente, ne sont mêlées alors d'aucunes teintes sombres & désagréables. L'espérance nous soutient dans leur recherche: les difficultés en augmentent les charmes. Pourquoi ne nous en tenons-nous pas là? Qui veut ménager ses plaisirs, doit s'en tenir à l'espérance: il n'y a au-delà que peines & que tourmens. La jouissance use ce sentiment, d'où naît infailliblement un dégoût affreux pour tout ce que nous regardions comme le dernier dégré de la félicité. Une triste expérience me confirme tous les jours la vérité de ces accablantes maximes. Toujours empressé à satisfaire mes désirs, je n'ai trouvé dans ce qui en faisoit l'objet, que langueur & qu'amertume. C'est sur-tout depuis que je suis devenu le jouet du plus perfide des hommes, que j'éprouve toute la cruauté de ce sentiment. Vous seriez-vous jamais imaginé, Monsieur, que ce même Gavri, dont je vous parlois autrefois avec tant d'éloges, n'étoit qu'un traître, qui, après m'avoir entraîné dans toutes sortes d'horreurs, s'est fait un jeu de me perdre dans l'esprit de tout le monde. Profitant de ma sotte confiance, de combien de ridicules n'a-t-il pas cherché à me couvrir? Hélas! je m'en consolerois volontiers, s'il n'eût pas poussé la noirceur jusqu'à me faire perdre l'amitié d'une infinité d'honnêtes-gens. Comment peut-il se faire que l'on ajoûte foi aussi facilement aux détractions d'un tel personnage? Quel préjugé contre cœur humain! J'avois trop promptement profité des leçons de Gavri, pour conserver long-temps une étroite liaison avec lui. On aime à produire les autres dans le monde: c'est une marque de supériorité bien délicieuse pour la vanité; mais malheur à ceux qui égalent ou qui surpassent leurs maîtres: c'est un de ces crimes que l'Amour-propre ne sçut jamais pardonner. Je commençai à déplaire à Gavri, dès qu'il s'apperçut que je pouvois l'éclipser dans les Cercles dans lesquels il m'avoit introduit: il ne put sans fureur me voir devenir à mon tour l'oracle de ces Maisons, dont il étoit depuis si long-temps l'unique organe. Ne respirant plus alors que la vengeance, il essaya de me supplanter par la conduite la plus basse & la plus indigne d'un galant homme. Est-il de la probité, est-il de l'honneur pour ces sortes de monstres? Cependant son amitié paroissoit redoubler pour moi: c'étoit sans doute pour préparer plus sûrement les ressorts de la machine qu'il vouloit faire jouer contre un Rival qui lui étoit devenu odieux, parce qu'il avoit osé lui disputer le titre d'agréable. J'étois son confident & son conseil: il ne faisoit rien sans mon attache: je l'aurois fait changer en un instant du blanc au noir. Les traîtres ont-ils d'autre volonté que celle de nuire? Ce qu'il y a de plus indigne, c'est que ce fut chez moi qu'il me porta les plus rudes coups. Je t'attends ce soir dans ta petite Maison, que je te prie de me prêter pour vingt-quatre heures, me dit-il: j'y menerai bonne compagnie: parbleu, nous nous réjouirons: vive la joie: je te laisse. A ce soir. Apprêtetoi à t'amuser de la bonne manière. Je m'y rendis après le spectacle: Gavri y étoit déjà établi: il présidoit au milieu d'un Cercle composé de six femmes jolies, que je ne connoissois point, & de quatre hommes, qui ne m'étoient pas plus connus. Voilà, me dit-il, cher Barville, la meilleure Compagnie de Paris: tu viens à merveille pour completter la douzaine. Après avoir salué les femmes en particulier, je me mêlai dans une conversation, dont les équivoques les moins voilées faisoient le plus délicat ornement. A ce sel plus piquant que celui de l'Attique, je compris d'abord de quelle classe étoient ces Princesses: leurs ajustemens & leur maintien m'en avoient déjà appris assez. Ainsi me trouvant à mon aise, je commençai à faire sentir ma supériorité: je tins le dé, & tout le monde d'applaudir aux Epigrammes que je lâchois. Vous ai-je trompées, Mesdames, disoit Gavri? Ne vous ai-je pas promis l'Hôte le plus aimable? ... Un souper recherché, en changeant la décoration, ouvre une nouvelle carrèrie à la vivacité & à la joie: le vin qui coule en abondance, dissipe bien-tôt quelques voiles légers, dont la pudeur de nos Princesses s'étoient parée, pour ne pas révolter au premier d'abord: jugez vous-même, Monsieur, des propos agréables, dont on égaye ce festin, & des suites, qu'ils pouvoient avoir dans une société, dont la liberté la plus étendue faisoit la base. Un Pharaon succéde aux divertissemens de la table, & sert de délassement à ceux que la passion satisfaite laisse plus tranquilles: cependant une fureur plus violente que la bacchique, régne à cette troisiéme scéne: deux Champions piqués, se donnent des noms qu'ils paroissoient bien faits l'un & l'autre pour partager: ils se traitent de fripons: dans l'instant celui qui avoit reçu le premier l'insulte, de se jetter sur son épée: l'autre de se mettre en défense: ils se battent, & dans le même moment une escouade du Guet paroît à la porte du sallon: une figure noire étoit à la tête: c'étoit le Commissaire. Malgré la gravité attachée à son état, il ne put s'empêcher d'abord de rire du singulier spectacle qui s'offroit à sa vue: dans la même salle, deux Amans, s'embarrassant peu du fracas des armes, bravoient, dans le sein des plaisirs, les fureurs de Mars: de l'autre côté, une table rassembloit six joueurs acharnés à défendre leur fortune: le milieu de la scène étoit occupé par les combattans. L'aspect de ce spectre noir ne me laissa pas le temps de goûter le grotesque de ce tableau: interpellé comme maître du logis, je fus repris dans le plus long de tous les procèsverbaux: trois chefs, disoit le Commissaire; oh! la bonne affaire! Cependant après quelques difficultés de décence, je m'arrangeai avec ce suppôt de la Police: il est vrai qu'il me fallut payer pour toutes les sottises de la compagnie. Jamais il ne m'en coûta tant à faire les honneurs de chez moi. Quelque intéressé que chacun dût être à garder un silence que j'avois déjà acheté à grands frais, dès le lendemain mon avanture transpira. Gavri, qui en étoit l'auteur, se fit un plaisir de la divulguer: elle offroit un trop vaste champ à sa méchanceté, pour ne pas en tirer partie: peu satisfait de la réussite de sa perfidie, il en enfla de beaucoup le récit, en sorte que ce portrait, qui, dans son exacte vérité, ne suffisoit déjà que trop pour me couvrir de confusion, ne sortit de ses mains qu'après avoir reçu une forte couche du plus ridicule vernis. Je sçavois déjà que c'étoit ce monstre qui m'avoit joué ce tour, lorsque je le vis entrer chez moi deux jours après ma triste catastrophe. Qui te retient chez toi, Barville, me dit-il? Pourquoi perdre ainsi la plus belle occasion de te faire valoir? Ton avanture fait par-tout un bruit de Diable: chacun veut la sçavoir d'origine: elle a déjà passé par tant de bouches différentes, qu'on distingue à peine le fond de la broderie. Va te montrer afin de dissiper les ténébres qui enveloppent l'événement le plus brillant pour un homme qui veut se rendre célebre: raconte-la toi-même: ornes-en le récit de ces nuances agréables que tu sçais si merveilleusement assortir, & reçois la gloire d'être toi-même, & le héros & l'historien d'une scène aussi singuliere que plaisante .... Sortez plutôt d'ici, Monsieur, lui répondis-je d'un ton sérieux: il vous sied fort mal de venir m'insulter chez moi, après votre perfidie .... Oh! du tragique, Barville, reprit-il, en s'en allant: cela n'est pas dans l'ordre: Ami, crois-moi: il n'est pas de la bonne Philosophie de se fâcher, lorsqu'on amuse si bien les autres. Il disparut avec un éclat de rire. En me débarrassant de l'importunité que me causoit sa fatuité, que ne put-il me délivrer en même temps de l'humeur sombre qui commençoit déjà à me gagner? Je ne m'y livrois, il est vrai, qu'avec répugnance: que d'efforts ne faisois-je pas pour en surmonter les premiers accès! Cherchant encore quelquefois à m'étourdir, je m'imaginois, ou que mon avanture seroit sçue de peu de personnes, ou que du moins elle ne me feroit aucun tort dans les sociétés que je fréquentois. Il y avoit si peu de différence entre ce qui s'étoit passé cent fois dans ma petite Maison, avec les plus brillantes femmes de Paris, & la scène qui avoit fait du bruit, qu'il m'étoit assez aisé de me persuader, qu'on ne feroit sans doute qu'en plaisanter; mais je me trompois. Les femmes qui aiment le plus l'éclat, sont les premiéres à le condamner, lorsqu'elles n'ont point partagé les avantures qui y donnent occasion: j'eus beau me présenter dans le monde; ou je trouvois les portes fermées, ou j'étois accablé de reproches sanglans: le moyen, disoient tout haut certaines femmes, qui, quelques jours auparavant, avoient joué à peu près le même rôle dans des scènes absolument semblables, qu'on puisse voir un homme qui déshonore sa Maison en y recevant de pareilles espéces! ... Il est permis de s'amuser, disoit une autre: je suis bien eloignée de proscrire les divertissemens qu'on prend avec des Gens comme il faut; mais où est la décence? Quoi! ne ramasser chez soi que la fange de la Ville, & s'exposer à la visite d'un Commissaire. En vérité, il faut être plus qu'imprudent. J'aurois pu facilement m'excuser, en rejettant toute la partie sur ce Gavri, qui, même en ma présence, avoit l'impudence d'appuyer ces reproches; mais j'aimai mieux me retirer, trop heureux d'être guéri, même à ce prix, de la folie de briller au milieu d'un monde aussi corrompu que frivole, & aussi capricieux qu'injuste. Rentré dans ma solitude, j'examine à présent, d'un œil détrompé, ces plaisirs, dont je m'étois formé une idée chimérique. Plus je porte mes regards sur ces cercles, où j'ai sacrifié le reste des vertus que l'Amour, l'Ambition & l'Intérêt n'avoient pu altérer, plus je n'y trouve que vanité, qu'orgueil, que corruption, que fausseté, que perfidie & que dégoût. Ce monde si brillant n'est à mes yeux qu'un assemblage de personnes que le besoin d'amusemens & l'attrait du plaisir ramassent, & que la moindre rivalité trouble & disperse. On se voit dans le monde sans s'aimer; on s'y caresse par air; on s'y déteste par sentiment; on s'y supplante par intérêt; on s'y pique par amusement; on s'y raccommode avec chaleur, pour se quitter bien-tôt par caprice: comment au reste pourroit-on y goûter les douceurs de l'amitié avec des gens qu'on ne peut estimer? Les conversations les plus innocentes de ces Cercles si vantés, sont celles qui sont fondées sur des riens: l'art d'y faire valoir la frivolité y donne le droit de préséance: toujours l'esprit cherche à y briller aux dépens du cœur, l'imagination en dépit de la raison. Plût à Dieu même qu'elles se bornassent à ces misérables pointes, à ces fades épigrammes, à ces parodies déplacées & à ces anecdotes étudiées le matin, & ausquelles il ne manque souvent que l' à propos pour être passables! On ne verroit pas aussi communément la médisance & les équivoques les rendre trop intéressantes & pour les absens qu'on y déchire, & pour les oreilles délicates qu'on y prostitue. La table, dont la gaieté & la modération pourroient faire un amusement d'un besoin, n'est plus aujourd'hui qu'un rafinement de sensualité qui porte dans le sang l'aliment de tous les vices. Les mets n'y sont regardés que par leur prix ou leur rareté. Les vins n'ont rien de flatteur s'ils ne portent quelques noms étrangers: chacun y parle en Docteur de l'agrément de la santé, & tout le monde y travaille à l'envie à perdre ce bien précieux. Les veilles les plus longues succedent à des repas poussés loin dans la nuit, de sorte que l'on ne songe pas encore à se coucher dans le temps, où nos peres sortoient frais & sains des bras d'un sommeil tranquille. On se plaint que les jours de l'homme sont courts; & que ne fait-on pas pour en abréger le nombre? Le jeu ne devroit être qu'un délassement propre à nous distraire de nos occupations sérieuses, afin de nous y rappeller avec plus d'activité: tout le monde convient de ce principe; mais pour remplir cet objet, il faudroit s'en tenir exactement aux jeux de commerce, en donnant toujours la préférence à ceux qui procurent au corps un exercice modéré: qui est-ce qui admet cette conséquence? Comment, dira une petite Maîtresse, s'amuser d'un Quadrille, dépuis que le Tri aux quatre couleurs est inventé? Fidonc: laissons cet ennui aux Caillettes du Marais. Une autre, enchérissant sur la premiére, soutient que c'est vouloir périr que de se borner bourgeoisement à tous ces jeux trop compassés dans leur marche, & trop resserrées dans leurs événemens. Vivent les jeux de hasard, s'écrie une jeune Marquise: il n'y a que ceux-là qui puissent intéresser les honnêtes gens: l'espérance y soutient l'attention: le gain attache: la perte même anime. D'après ces principes, qu'elle idée doit-on se former du jeu? N'est-ce pas un rendez-vous, où l'intérêt donne l'entrée sans aucun choix des personnes, où la fureur préside, où la rage & le désespoir éclatent, & d'où la bonne-foi n'est que trop souvent bannie? Dans ce monde qu'on nomme la bonne compagnie, les hommes ne cherchent qu'à séduire & les femmes qu'à tromper: les plus sages sont celles qui se bornent à la coquetterie. Chacun n'y respire que le plaisir & son avantage particulier: un ami cesse de l'être, dès-lors qu'il devient rival. Comment la générosité se trouveroit-elle dans des sociétés formées par la Volupté & dans lesqu-elles l'Amour-propre domine? Le monde le plus brillant est bien peu de chose, Monsieur, lorsqu'on écarte toute illusion pour l'envisager. Du fond de ma retraite je me ris de ses promesses & je méprise ses plaisirs. Depuis que je me suis écarté de ce tourbillon qui m'enlevoit autant à mes amis qu'à moi-même, le généreux Gaudricour vient quelquefois me consoler. Quelle douceur de déposer mes chagrins dans le sein d'un tel ami! Mademoiselle d'Auraigniac m'est aussi d'un grand sécours: je vais souvent chercher, dans les délices de sa conversation, une tranquillité que la vertu seule peut inspirer: mais de quoi me sert ce calme passager? Me retrouvant bien-tôt moi-même, je n'en deviens que plus tristement la proie de mon inquiétude & de mon ennui; l'Océan battu par le vent de l'Ouest n'est qu'une foible image des flots qui s'élevent continuellement dans mon ame, & qui viennent se briser contre quelques réflexions philosophiques, sans lesqu-elles je succomberois infailliblement sous leurs chocs redoublés. Qu'il est difficile d'ex primer le trouble dont mon cœur est agité! Revenu des passions auxqu-elles je m'étois livré, pourquoi ne trouvé-je, autour de moi, que des sujets de peine & de découragement? Tout me déplaît; à peine puis-je me supporter moi-même. De quelle confusion le souvenir de mes égaremens ne me couvre-t-il pas? Je voudrois me relever; mais où trouver un appui? Qui pourra fixer ma perplexité? Ah! Monsieur, que l'état d'un homme, qui marche dans les ténébres, & qui craint de se livrer à la lumiere, parce qu'il a été plus d'une fois le jouet d'une infinité de petits feux trompeurs, est digne de compassion! Lettre XIII. Le goût des Belles - Lettres regardé comme la source du Bonheur. On n'est aveugle, Monsieur, qu'autant qu'on ne veut pas s'éclairer: on n'est malheureux qu'autant qu'on ne veut pas se faire un bonheur conforme à son inclination. Conduits par la mode, dominés par les préjugés, entraînés par l'exemple, tyrannisés par la coutume, étourdis par les passions, les hommes insensés suivent, sans consulter, mille routes opposées à leurs goûts, & prétendent qu'ils deviendront heureux par la jouissance de tel ou de tel objet, parce que les autres s'imaginent l'être dans leur possession. Quelle manie! comment ai-je donné si long-temps dans un pareil travers! Que l'homme s'examine sérieusement, & il trouvera en lui le germe du vrai bonheur. Après ce premier pas, il ne s'agit plus que de le développer avec prudence. Il n'est personne qui ne porte avec soi, en naissant, un goût décidé pour quelque Science ou quelqu'Art, avec les dispositions nécessaires pour exceller dans le genre, pour lequel l'Auteur de la Nature l'a organisé. Les plus grossiers mêmes ne sont pas sans quelque talent caché: le grand art est de découvrir cette inclination particuliére: voilà le véritable chemin du bonheur: c'est la Nature elle-même qui y conduit ceux qui sont dociles à sa voix: mépriser ce guide, c'est s'exposer à rester pendant toute la vie dans un état violent, & par conséquent contraire à la félicité: il n'y a qu'un goût naturel pour telle ou telle occupation, qui puisse nous faire réussir; & il n'y a que la réussite qui puisse nous flatter, & nous rendre contens de nous-mêmes: voilà le bonheur. Que je serois encore à plaindre, Monsieur, si je n'avois pas consulté mon amour pour l'étude des Belles-Lettres! C'est à la solitude que je suis redevable de cet avantage: sans elle aurois-je jamais découvert en moi cette délicieuse inclination? Entraîné par la multitude, je me serois livré sans cesse à la recherche de ces plaisirs, dont le dégoût est la suite nécessaire, & souvent la moins funeste. Heureux qui peut se mettre assez audessus des préjugés pour donner essor à son génie, & entrer dans une carrière, dans laqu-elle la gloire & la félicité naissent à chaque pas! La mort de mon pere m'ayant fait une nécessité, pour quelque temps, de cette retraite à laqu-elle je m'étois déjà condamné par chagrin, je cherchai dans la lecture à dissiper un ennui qu'éprouvent tous ceux qui ne sçavent pas s'occuper. La Bruyere & La Rochefoucault furent les premiers Ecrivains que je revis avec plaisir: il me sembloit que les sentimens & les pensées de ces grands Hommes passoient dans mon ame, & lui communiquoient une force dont je ne m'étois jamais apperçu: Pascal venoit souvent se mêler dans leur compagnie: je cherchois de bonne foi, dans ses Ouvrages, des motifs de consolation, sans m'en trouver beaucoup plus soulagé. Cet excellent, mais un peu sombre Moraliste, me rappelloit souvent cet état de misere intérieure, qui ne me tourmentoit déjà que trop, & dont je voulois me distraire. La Bruyere convenoit mieux à ma position présente. Les portraits qui suivent ordinairement ses excellentes maximes, réveilloient mon esprit, & ne contribuoient pas peu, à faire passer dans mon cœur, à la faveur de cette fine & excellente critique qu'il possédoit dans un degré si supérieur, l'austérité de ses préceptes. D'ailleurs, quelqu'horreur que j'eusse conçue pour ce monde brillant, que je venois de quitter, il me restoit encore dans l'esprit, une sorte de malignité, que les Caractéres de ce siécle nourrissoient: c'étoit, sans doute, l'effet de l'habitude plutôt que celui de mon caractére: sans examiner quelle en étoit la source, la satyre avoit pour moi des charmes puissans: ce n'est souvent qu'en flattant nos vices, qu'on nous parle avec succès de la vertu: voilà l'homme. Le premier fruit de mes lectures fut le mépris des richesses: persuadé, par ma propre expérience, autant que par les maximes de la saine Philosophie, qu'elles contribuent peu à notre bonheur, j'ai commencé à essayer de cette riche médiocrité, qui, en satisfaisant aux besoins, nous met dans l'impossibilité de nourrir, dans un superflu insatiable, des passions dont l'excès ne manque jamais de faire & notre supplice & notre honte. Je remis à Gaudricour l'intérêt qu'il m'avoit fait avoir dans les Finances: quelque résistance que pût apporter cet Ami, il me trouva inflexible dans ma résolution: obligé de le reprendre, il ne m'en estima que plus. Les biens que mon pere m'avoit laissés après sa mort, me permettoient encore de pouvoir rendre souvent service à mes Amis, sans rien retrancher d'un honnête nécessaire. Qu'on est riche, Monsieur, quand on sçait se borner! Débarrassé d'un fardeau, dont la cupidité avoit, pendant quelque temps, diminué le poids, je ne m'en tins pas à ce premier sacrifice: je dis un adieu éternel à toutes ces Compagnies que l'oisiveté rassemble, que la médisance anime, & que le jeu soutient: je me fixai à un certain nombre de Maisons choisies, où régnent la décence, la politesse, & où le goût & les talens trouvent de l'émulation & des récompenses. Mon plan de vie une fois arrangé, je me livrai sans réserve à l'étude: afin de mettre de l'ordre dans ma marche, je commençai par me rappeller les premiers élémens des Sciences, élémens que j'avois absolument négligés depuis que j'étois sorti du Collége: j'entends par ces principes, ceux des Langues Grecque & Latine, de la Philosophie, de l'Eloquence & des Mathématiques. Je jettai ensuite un peu plus d'agrément dans mes lectures, par cette variété qui enchante l'esprit, & qui ranime l'attention. Aux méditations sérieuses & abstraites, je faisois succéder les graces de la Poésie. Boileau, Moliere, du Cerceau, se trouvent ordinairement sur ma table en compagnie avec Sénéque, Descartes & Euclide: occupé particuliérement de l'étude de l'Histoire, si je parcours quelquefois nos meilleurs Romans, c'est pour avoir une teinture de chaque partie de la Littérature. Malgré toutes les délices, dont l'Histoire naturelle m'ouvre une source féconde, je ne lui consacre cependant que le temps qu'on donne ordinairement aux amusemens les plus innocens: ce goût n'est au reste chez moi qu'une suite de celui que j'ai toujours eu pour la Physique. Instruit dans les Ecrits de ceux qui ont traité de cette Science, je cours appliquer leurs principes & confronter leurs descriptions, dans ces Cabinets célébres, qui font, pour les gens de goût, un des principaux ornemens de la Capitale: moins étonné souvent de la richesse & de l'ordre qui y régnent, qu'enchanté de la politesse de ceux qui les ont ramassés, je m'en arrache avec peine, & toujours également pénétré d'admiration & de reconnoissance. Qu'il est agréable pour un Amateur, qu'une fortune trop économe empêche de satisfaire son goût pour les productions rares de la nature, de les trouver ou dans le Cabinet du Prince, ou chez les Boisjourdain, * les Bandeville, les Dazincour, les d'Avila, les Dargenville, &c. &c.! Qu'il est glorieux pour la Nation de trouver en même temps, dans ceux qui possédent ces trésors précieux, les connoissances les plus sublimes de la Nature! La Peinture & la Sculpture ouvrent encore une vaste carriere à mon goût pour le beau & pour l'antiquité. Quels plaisirs ne m'offrent pas les riches Collections des Vances, des Gagni, des Juliennes, des Pizani, &c. &c. Par-tout je retrouve, dans les Ouvrages des grands Maîtres, la vérité de l'Histoire, & les beautés de la Nature, soutenues par ce charme pittoresque, que les graces accompagnent. Est-il un Poëme Epique qui surpasse la Galerie du Luxembourg, peinte par Rubens? Que je parcoure ces vastes & magnifiques Palais, qui embellissent la Capitale, ou qui en décorent les environs, tout fixe mes regards, tout suspend mes sens, tout me pénétre d'admiration. Comment passer sous la Porte de saint Denis, sans s'arrêter? Comment s'arracher sans regret de devant la Colonnade du Louvre, élevée sur les desseins de Perault? Que l'on est heureux, Monsieur, quand on a de pareils goûts, & qu'on peut ainsi les satisfaire! Tout est beauté, tout est plaisir, tout est enchantement: la moindre pierre, le plus petit caillou, la plus fragile coquille, tout est pour un Amateur une source inépuisable de sensations agréables, ignorées du Vulgaire; & dans ce Vulgaire combien de personnes renfermées! Exceptons-en cependant ces Femmes* autant distinguées par leurs connoissances & par leurs curiosités, que par leur rang & leur mérite: combien une pareille association ne nous est-elle pas flatteuse! Est-ce d'aujourd'hui qu'on a lieu de s'appercevoir que les Dames manquent moins de talens & de dispositions pour les Sciences, que de moyens pour s'introduire dans leur sanctuaire? Que les Sçavans cessent de ne parler que Grec & Latin; & ils se trouveront souvent au-dessous de certaines Femmes, que le jargon seul est capable d'arrêter. Que de charmes, Monsieur, dans ce premier pas! que de délices dans une étude choisie & variée! C'est-là une de ces vérités qui ne se démontrent pas; il faut la sentir pour en être persuadé; mais il ne suffit pas d'en être pénétré, pour en convaincre les autres. Je ne suis pas plus surpris de voir les jeunes gens qu'on force de lire, détester la lecture, que de voir ceux qui en ont pris le goût, la préférer aux compagnies les plus agréables & aux conversations les plus piquantes. On a beau fréquenter ces sociétés d'élite qui sont si rares, on n'est pas toujours sûr d'y trouver un sujet d'entretien, qui nous plaise & qui soit conforme à nos goûts: il ne faut souvent qu'un sot pour y jetter bien des miseres & bien de l'ennui. De plus, il suffit souvent de rassembler plusieurs personnes d'esprit, pour n'avoir rien moins qu'une conversation délicate & spirituelle: la jalousie les met souvent en garde les uns contre les autres, & cela toujours aux dépens de l'agrément général: la discorde & l'esprit de contention ne rendent que trop ordinairement insupportables certaines compagnies, faites pour être charmantes, si chacun de ceux qui les composent, vouloit y mettre plus de douceur. Quand est-ce que les Gens d'esprit voudront convenir, qu'ils peuvent quelquefois avoir tort? Dans mon cabinet au contraire je retrouve tous les charmes des plus brillantes sociétés, sans craindre le moindre inconvénient: maître de choisir la lecture qui est la plus conforme à mon goût présent, je ne lis que ce qui me plaît, & autant qu'il me plaît. Que je trouve quelques-uns de ces endroits médiocres, dont les meilleurs Ouvrages ne sont pas exempts, j'en suis quitte pour passer au-delà. Point d'ennui; point de dégoût par conséquent. En lisant un Auteur dans mon cabinet, j'entre tranquillement dans ses raisons, & je pèse ses preuves, sans être continuellement étourdi par un Antagoniste insupportable, qui, pour me fermer la bouche, plutôt que pour attirer mon suffrage, fait plus d'efforts de poitrine que de génie. Suis-je curieux, après avoir achevé mon Livre, de sçavoir les jugemens qu'on en a portés? j'ouvre les Mémoires des Sçavans, les Journaux publics & les Années Littéraires. Je parcours en liberté les Extraits raisonnés qu'en ont fait les Aristarques du temps: j'examine les moyens, sur lesquels le Critique s'appuye pour approuver ou pour condamner: je les compare avec les plus excellens morceaux ou les plus médiocres endroits de l'Auteur: j'ose même quelquefois mettre mon sentiment à côté de celui du Juge, & j'ai la satisfaction d'applaudir ou de blâmer avec connoissance de cause: telle est encore la méthode que je suis dans la révision de ces Procès Littéraires, dont les scènes ne se renouvellent que trop souvent sur le Parnasse François: j'assiste, il est vrai, avec plaisir au premier défi, que se donnent les Champions, sur-tout lorsqu'ils s'y prennent avec adresse; mais pour peu que le combat se prolonge trop long-temps ou se renouvelle trop souvent, je me retire. Un paradoxe singulier paroît-il dans la République des Lettres, revêtu de tous les agrémens d'une diction pure & élégante, & soutenu des raisonnemens & des sophismes les plus propres à l'établir; par exemple, malgré le sentiment intime qui nous éleve sans cesse vers une félicité vraiement spirituelle, un Auteur* ingénieux prétend-il rabaisser l'homme à la condition des animaux, pour le rendre plus heureux? cette idée blesse aussi-tôt ceux qui ne s'apperçoivent pas que l'Ecrivain est le premier convaincu de la fausseté d'un principe qu'il auroit établi, si l'erreur pouvoit devenir vérité à force de brillant & de preuves: on se déchaîne contre lui, on lui répond avec vivacité: on le juge avec sévérité, & sans doute, avec trop de sérieux: il s'explique avec modestie sous le voile d'un Ami supposé: jusques-là je prends part à la dispute; mais que ses Adversaires répliquent & accumulent, avec les réponses de l'Auteur, des volumes au moins inutiles, j'en reste là: je ne lis plus ni les uns ni les autres: il faut que les Ouvrages polémiques soient bien intéressans, pour ne pas exciter le dégoût: je ne sçais même, s'ils n'ont pas autant besoin d'économie que de solidité & de graces. Quelque charme qu'il y ait à passer le temps dans la lecture, on n'a tout au plus que l'avantage de l'avoir passé, si l'on ne lit avec choix, avec attention & avec réflexion. L'abeille ne s'arrête pas sur toutes sortes de fleurs: ce n'est même que dans le sein des plus belles qu'elle choisit cette double substance, dont elle grossit tous les ans ses trésors & les nôtres: à l'imitation de cet insecte intelligent & laborieux, je ne vois aucun Ouvrage sans en extraire les endroits qui me frappent le plus. Combien de fleurs agréables cette précaution ne me fait-elle pas cueillir souvent, même au milieu des ronces & des épines! Est-il un Livre assez médiocre, pour ne pas contenir quelque chose de bon, d'excellent même! Cette espece de magazin soulage ma mémoire; c'est-là que je retrouve, sous des titres différens, des pensées solides, des descriptions agréables, des faits curieux, des anecdotes cachées, des sentimens délicats, des maximes solides, &c. Non content de m'être long-temps nourri des pensées de nos meilleurs Auteurs, & de nos plus intégres Aristarques, j'ai essayé de penser à mon tour: j'ai même osé m'ériger en juge: le flambeau de la critique à la main, j'ai revu, à la faveur de sa lumiere, quelques Ouvrages que je n'avois fait d'abord que feuilleter, sans autre dessein que de m'amuser en suivant mon goût pour la lecture: armé de la balance de l'impartialité, je suis revenu sur mes pas, pour peser avec attention chaque espéce d'Ecrivain, dont la République des Sciences & des Lettres est composée: je suis même devenu difficile dans mes jugemens: j'aurois voulu par exemple moins de sécheresse chez les Philosophes, moins d'obscurité dans le langage des Physiciens & des Astronômes, moins d'érudition & plus d'observations chez les Médecins, moins de subtilité chez les Métaphysiciens, & moins de misanthropie chez les Moralistes. Si je reprochois à quelques Historiens, fleuris & agréables d'ailleurs, leur peu d'exactitude, j'aurois désiré plus de grace chez ceux qui, Journalistes secs & décharnés, nous présentent la vérité toujours nue, & ne lui font parler que le même ton. J'aurois souhaité plus de connoissance & plus d'application des régles de la Poésie à ces Génies créateurs, dont la verve échauffée donne de l'ame aux êtres, qui paroissent les moins sensibles; je leur aurois même demandé plus de décence du côté des mœurs, & plus de respect pour la Religion: ne peut-on montrer de l'esprit qu'aux dépens du cœur ou qu'en attaquant le Ciel? Enfin j'aurois exigé plus d'équité chez les Critiques, plus de choix & plus de goût chez les Compilateurs, plus d'impartialité chez les Journalistes. Je pense même qu'il faudroit diminuer le nombre des Ouvrages Périodiques: leur trop grande abondance ne tend à rien moins qu'à la destruction totale de l'empire des Lettres. Que seroit une Ville, dont les habitans, pour la plus grande partie, s'érigeroient en Inspecteurs de Police? L'emploi des Journalistes est de nous apprendre, qu'il paroît chaque année un certain nombre de Livres nouveaux, sur lesquels ils portent leurs jugemens suivant qu'ils sont instruits, affectés ou intéressés. Les connoissances, toujours superficielles, & quelquefois fausses, qu'en peuvent tirer leurs Lecteurs, se bornent à sçavoir que tel Auteur vient de donner au Public un Livre, qui a été annoncé dans le Mercure, examiné dans le Journal de Trévoux, anatomisé dans celui des Sçavans, loué dans celui de Verdun, déchiré dans le Journal Encyclopédique, critiqué dans l'Année Littéraire, &c. &c. &c.; mais à moins qu'ils ne lisent eux-mêmes l'Ouvrage, comment pourront-ils en porter un jugement raisonnable? Comment d'ailleurs pourront s'appliquer à cette lecture des gens dont le temps suffit à peine pour voir ce nombre infini d'Ouvrages Périodiques, dont nous sommes accablés chaque mois? Qu'arrive-t-il de cette surabondance d'extraits? On néglige les sources: on ignore les originaux: on embrasse toutes les parties de la Littérature, c'est-à-dire qu'on les effleure à peine: on ne posséde aucune connoissance à fond, & l'on juge cependant de tout avec la plus intolérable indécence. Quatre bons Journalistes suffiroient pour annoncer les Ouvrages nouveaux, & pour instruire devant le Public, & non pas juger la cause de leurs Ecrivains. Mais pourquoi m'ériger moi-même en Aristarque? Me convient-il de réformer mes Maîtres? J'ai fait plus, Monsieur: ébloui par la gloire qui environne les Auteurs célebres, je me suis mêlé de composer moi-même. Est-ce la premiére fois que la raison l'a cédé l'Amour-propre? Il est vrai, que ma vanité se cachoit d'abord sous les voiles de la modestie: je ne travaillois, me disois-je à moi-même, que pour moi seul, & dans le dessein de m'occuper. Je suis bien trompé, si ce n'est pas là la marche ordinaire de tous les Aspirans. Guidé par ce même goût qui avoit présidé à mes premiéres études, je confiois au papier mes découvertes sur l'Histoire naturelle: mes observations me conduisoient souvent d'elles-mêmes dans des systêmes propres à découvrir le méchanisme des corps qui étoient les objets de mes recherches. Quelque exactes que soient les descriptions des phénomenes de la Nature, peuvent-elles satisfaire un nouveau Naturaliste? Ce n'est qu'en donnant soi-même carriere à son génie, qu'on croit pénétrer dans les arrangemens du Créateur, pour découvrir les causes & l'origine de ces prodiges différens, qui embellissent l'univers, & qui sont pour l'homme la source d'une infinité de richesses & d'agrémens, lorsqu'il sçait les connoître & les mettre en usage. L'Etre suprême, en abandonnant une partie de ses Ouvrages à la curiosité des hommes, leur a caché mille commodités qu'ils ne peuvent trouver que par un travail continuel, & par des recherches pénibles. Combien d'Arts nécessaires & agréables ont été le fruit des observations de nos peres! La Nature ne se développe que par dégrés: quelqu'étendues que soient nos découvertes dans l'ordre naturel, nous laisserons encore plus à trouver à nos neveux. Le point essentiel est de rappeller, autant qu'il est possible, nos découvertes à l'utilité publique: un travail qui n'a pas pour objet l'intérêt général, est-il digne d'occuper un Patriote? Mon goût pour l'Histoire naturelle ne m'a jamais détourné d'une étude plus digne de l'homme. Chacun a ses délassemens: l'Histoire naturelle m'a servi à remplir ces momens que l'on consacre au jeu, à la promenade, à l'oisiveté même. Le cœur de l'homme m'a paru seul propre à fixer sérieusement l'attention d'un Philosophe. Que nous importent les autres connoissances? Incapables de fixer notre felicité, elles ne peuvent que nous éloigner de nous-mêmes, & nous en donner du dégoût. L'homme qui posséde toutes les Sciences, excepté celle de soi-même, ressemble à ceux qui ont appris dans l'Histoire les révolutions des différens Empires, qui se sont succedés, & qui sont au fait des Annales des peuples voisins du pays qu'ils habitent, mais pour qui les forces de celui où la Providence les a fait naître, sont cachées. Etrangers dans leur propre patrie, ils ignorent précisément ce qu'ils devroient sçavoir. L'homme seul est digne d'occuper l'homme: les autres parties des Sciences & des Belles-Lettres ne sont, en comparaison de cette étude essentielle, que des amusemens qui peuvent nous distraire quelquefois de cette méditation, pour nous y rappeller avec plus d'ardeur. Quelques excellens Ouvrages que nous ayons sur cette connoissance, il y a toujours quelque chose de plus à désirer & à découvrir. Les affections que chacun de nous éprouve journellement, sont à notre ame ce que les traits sont à notre visage. De tous les hommes qui habitent la terre, il n'y en a pas deux qui se ressemblent parfaitement: leurs figures ne sont cependant formées que d'un nombre des traits fort bornés: de cette multitude infinie d'hommes, il n'y en a peut-être pas deux, qui pensent & qui sentent parfaitement de même. De ces mouvemens infinis du cœur, & de cette prodigieuse combinaison d'idées différentes, vient cette diversité de caracteres & de sentimens qui distinguent si singuliérement l'homme de l'homme, souvent dans le même individu. Jamais des nuances plus imperceptibles ne servirent à former des contrastes plus frappans. Il n'appartient qu'à ceux qui sont descendus dans le labyrinthe de leur cœur, & qui ont essayé d'en développer les plis & les replis, de connoître, combien cette recherche est importante & difficile. Toujours occupé à mettre sur le papier mes remarques & mes réflexions, je choisis d'abord, pour exercer ma plume encore novice, un sujet qui cachât, sous les agrémens de la Littérature, un point de morale essentiel, & jusques-là trop négligé: pénétré de l'excellente maxime d'Horace, je ne cherchois à plaire que pour devenir plus utile. A peine mon Ouvrage eut il pris quelque forme, que je m'empressai de le faire voir à mes Amis: ils en furent d'autant plus contens, qu'ils me trouvèrent plus docile à me rendre à leurs observations, lorsqu'ils les appuyoient sur des raisons solides: éclairé par leurs avis, je retranchai les endroits inutiles: j'étendis ceux qui étoient trop serrés, & qui demandoient à être fortifiés par de nouvelles preuves: je sacrifiai une pensée, pour devenir clair, & une Epigramme pour être plus simple & plus naturel: enfin, après avoir laissé reposer pendant quelque temps & mes idées & mon travail, j'en fis un Ouvrage nouveau: mes Amis, excepté ceux qui couroient à peu près la même carriere, le virent avec tant de plaisir, qu'ils me conseillèrent de le rendre public: quelque résistance que l'Amour-propre, peut-être autant que la modestie, pût opposer aux motifs de persuasion qu'ils me donnoient, il fallut se rendre à un avis, pour lequel ma vanité ne me déterminoit déjà que trop puissamment. Je me livrai donc à la presse. Ce premier essai paroissoit à peine, que je me vis comblé de tout côté de félicitations: ayant gardé l'Anonyme, je n'en étois que plus flatté lorsque j'étois découvert: c'étoit un rafinement d'Amour-propre, dont je sçavois tirer parti, en me défendant de façon à convaincre ceux que je paroissois vouloir dissuader. Quelles délices, Monsieur, d'être Auteur d'un Livre estimé! Est-il une situation plus voluptueuse pour une ame délicate? Les agrémens qui naissent sans cesse sous les pas de ceux qui se consacrent à l'étude des Belles-Lettres, & la considération que procurent les Ouvrages d'esprit, sont bien au-dessus de tout ce qui peut flatter le commun des hommes: voilà le vrai charme de la vie: lui seul est capable de remplir l'ame: lui seul fait mépriser tous ces objets séducteurs, dont la recherche nous promet des plaisirs chimériques, que la possession fait évanouir. N'est-ce pas-là, Monsieur, le véritable Bonheur? Lettre XIIII. Le goût des Belles-Lettres incapable de nous rendre heureux. La question me paroît décidée, Monsieur: c'est en vain que l'homme se flatte de devenir heureux: la triste expérience que je viens de renouveller, ne m'apprend que trop, combien nous soupirons en vain après une félicité, dont l'espérance soutenue par l'imagination, ne nous présente quelquefois une légere peinture, que pour nous plonger, après qu'elle s'est dissipée, dans un abattement plus cruel & plus sensible. Ce qu'il y a de plus triste dans cet état, c'est que nous ne faisons l'épreuve de notre impuissance à nous fixer dans la recherche du bonheur, que lorsque nous commençons pour ainsi dire à saisir l'objet qui nous flattoit: l'instant du dégoût est tellement uni à celui de la premiére sensation du plaisir, qu'il est presque impossible d'en marquer le passage. Au repentir près, me voilà, Monsieur, avec mon systême sur le bonheur qui a sa source dans l'étude des Lettres, aussi à plaindre que je l'étois lorsque, détrompé de l'illusion des passions, je reconnoissois le poison de leurs charmes & la fausseté de leurs promesses. Même langueur, même regret de m'être trop livré à un objet incapable de satisfaire un cœur, dont les désirs sont sans bornes, & qui cependant ne peut trouver peut-être de véritable félicité que dans la modération de ces mêmes désirs. Que l'homme est malheureux, de ne pouvoir, même en cédant aux écarts de son imagination, se faire de fes propres chimeres un état agréable & durable! Tout, en le rappellant à lui-même, lui retrace son néant, sa vanité, sa misere. A peine commençois-je à jouir de mes travaux littéraires, qu'un ennui secret vint empoisonner la douceur de mes jours: en voici la cause. Une satyre sanglante, méditée par l'envie & dictée par la malignité, attaqua mon Ouvrage quelque temps après qu'il parut: après avoir blamé mon plan, l'Auteur se déchaînoit, avec fureur, contre l'exécution: cherchant à appuyer ses déclamations de preuves apparentes, il copioit dans les endroits foibles des passages qu'il tronquoit souvent, pour leur prêter un ridicule ordinairement plus à craindre que de véritables fautes: jamais il ne mettoit ces citations en paralléle avec les morceaux qui auroient pû dissiper ces nuages, dont les meilleurs Auteurs ne sont pas exempts. Lorsqu'il ne pouvoit détruire la vérité & la solidité de mes maximes, quels efforts ne faisoit-il pas, pour me prêter ses erreurs, en interprétant malicieusement mes propres pensées! Est-il pour un Ecrivain un supplice pareil à celui-là? Est-il pour l'Amour-propre un tourment plus insupportable? Accablé par ce dernier coup, je n'osois plus paroître dans le monde: il me sembloit que chaque personne qui m'envisageoit, cherchoit à repaître ses yeux de mon opprobre. Faut-il d'autre punition pour la vanité, que la vanité elle-même? Quoique l'injustice de cette satyre fût trop sensible, pour faire la moindre impression sur les personnes éclairées, je n'en étois pas moins en proie aux plus cruels déplaisirs: en vain mes Amis me faisoient-ils voir qu'un Libelle qui se détruisoit de lui-même, ne méritoit que le mépris d'un Auteur sensé; il leur étoit plus facile de me prouver cette vérité que de m'en persuader: je convenois qu'ils avoient raison, sans en devenir plus raisonnable ni plus soulagé: combien n'est-il pas plus aisé de convaincre l'esprit, que de toucher le cœur! L'Amour-propre une fois blessé, la plaie devient ordinairement sans reméde. Si l'ambition est la plus altiere de toutes les passions, lorsque rien ne s'oppose à ses projets, n'est-elle pas en même-temps la plus basse & la plus vile, lorsqu'elle éprouve certains obstacles? Toutes les fois que la contradiction ne releve pas le courage de l'Ambitieux, elle l'humilie pour toujours. J'avois beau me prêter aux applaudissemens flatteurs, dont on me combloit de toute part, l'odeur de cet encens ne pouvoit purifier l'air empoisonné que la Satyre avoit soufflé autour de moi: que ne faisois-je pas cependant pour sortir de cet accablement funeste? Je relisois quelquefois ces témoignages favorables consignés dans les Ouvrages Périodiques qui avoient rendu compte de mon travail: je n'y voyois, il est vrai, que des éloges sans flatterie ou des critiques sans aigreur & sans malignité: leurs louanges seroient moins délicates & moins utiles, si leur sincérité n'étoit démontrée par des remarques, qui, bien loin de nuire aux Auteurs, les mettent souvent à portée de corriger ces négligences qui échappent aux meilleurs Ecrivains. Accoutumé à caresser ses productions, comment un Auteur pourroit-il découvrir la fausseté de certaines pensées, lorsque ce sont souvent celles qu'il regarde comme les plus brillantes? S'il s'occupe trop de son sujet, ce n'est souvent qu'aux dépens de la pureté du style & du choix des expressions. Où sont les Ouvrages d'esprit, dans lesquels il ne se trouve pas quelque teinte de l'humanité? Si Homere n'étoit pas sans tache, au sentiment d'Horace, qui osera se flatter d'être parfait? Malgré tous les suffrages favorables que l'on avoit donnés à mon Ouvrage, l'étude a cessé d'avoir pour moi les mêmes charmes: je n'y trouve plus ce sentiment délicieux qui attache l'ame, & qui lui fait éprouver cette douce sensation qu'il est aussi difficile de décrire que de rendre durable. En vain je m'efforce de jetter de la variété dans mes lectures & dans mon travail; je n'y ressens plus le même plaisir: l'Histoire naturelle n'a plus pour moi le même attrait: mon cabinet est plus abondant, il est vrai; mais je ne le vois plus du même œil. Le dégoût me suit par-tout. Dans ma premiére ferveur, je regardois les Gens de Lettres comme l'élite des Citoyens: il me paroissoit que toutes les bouches ne s'ouvroient que pour chanter leurs louanges: depuis que je suis revenu de mon illusion, quelle révolution n'apperçois-je pas dans cette République? Pour quelques Mécénes qui cultivent & qui protègent les Gens de Lettres, combien ne trouvent-ils pas de Frondeurs? Combien de motifs pour rabaisser leur vanité! Ignorés du peuple, méprisés par les Bourgeois, avilis par les Riches, ils ne sont reçus chez les Grands & chez les personnes de la premiére opulence, qu'autant qu'ils les flattent, qu'ils les amusent & qu'ils leur servent de lustre: en spectacle à la multitude, devant combien d'imbécilles n'ont-ils pas à rendre compte de leurs travaux? Quel est l'ignorant, qui ne se mêle de prononcer sur le mérite des Ouvrages d'esprit? Ne sommes-nous pas dans le siécle des Chrysologues? Combien n'en doit-il pas coûter à un homme éclairé, pour supporter les demandes d'un sot & les avis d'un fat? Que resteroit-il d'un Ouvrage, fait pour mériter l'approbation générale, si l'Auteur suivoit tous les conseils qu'on lui donne & retranchoit ce que chaque Critique improuve? Ce qui devient le plus désagréable pour les Gens de Lettres, c'est de se voir en bute aux Riches par l'endroit qui devroit le plus les mettre à l'abri de leurs mauvaises plaisanteries: on leur fait un crime de leur pauvreté, ou on la tourne en ridicule: le mépris des richesses, qui, sans contredit, est un des plus grands efforts de l'homme sur lui-même, n'est regardé chez eux que comme un orgueil rafiné, souvent propre à se faire honneur d'une paresse réelle. Un Financier ignorant & grossier se croit tout le mérite imaginable, parce qu'il rassemble tous les jours, auprès d'une table recherchée, quelques-uns de ces esprits parasites, dont la faim fait autant de vils adulateurs d'un hôte aussi fier qu'inculte, aux dépens duquel ils se divertissent souvent sans qu'il s'en apperçoive: à son tour cette masse de chair qui seroit moins que rien, sans cet extérieur d'abondance qui l'environne, égaye sa digestion, en accablant de fades plaisanteries ceux de qui il emprunte le peu d'éclat, dont il soit susceptible: il calcule leurs revenus: il passe en revue leurs garde-robes: il rit de leurs espérances: il badine de leur frugalité: il conclut enfin, par ce proverbe usé, qu'un métier n'est bon qu'autant qu'il fait vivre son Maître. Ce ne sont point au reste les seuls Riches ignorans qui raisonnent sur ce principe: combien de parens appréhendent que de fils, qu'ils destinent pour les remplacer dans des postes lucratifs ou dans d'opulens comptoirs, ne prennent trop de goût pour les Sciences & pour les Belles-Lettres? Cet enfant est perdu, dit-on tous les jours, si cette manie le gagne: sa fortune est manquée sans ressource. Mais à qui la faute, si les Gens de Lettres sont dans l'indigence? Pourquoi si peu de Mécénes sous un Auguste? Mon goût pour l'Histoire naturelle & ma curiosité pour les chefs-d'œuvres de peinture, de sculpture & d'architecture, auroient du moins servi à adoucir un peu la rigueur de mon sort, s'il m'eût été possible de les satisfaire sans désagrément; mais j'ai beau me rappeller les moindres circonstances de ma vie, il n'en est presqu'aucune qui ne vienne se présenter à mon esprit avec quelque nuance de noir: si les véritables Amateurs sont polis & d'un abord aisé, combien n'a-t-on pas à craindre de refus & d'impertinences de la part de ceux qui les environnent? C'est inutilement que les Grands & les Riches se font un plaisir de permettre aux Curieux l'entrée de leurs Palais & de leurs Cabinets, s'il faut supporter les hauteurs de ceux à qui la garde & l'inspection en sont confiées. Quelle idée ces vils mercenaires donneroient-ils de leurs Maîtres, si on les jugeoit d'après leur grossiereté & leur impudence? Qu'un honnête homme se trouve déplacé lorsqu'il essuye les insolences de ces sortes de personnes! Heureusement que leur bassesse les met à l'abri de la vengeance, lorsqu'on vient à réfléchir qu'il est des gens qui peuvent à peine offenser. Il n'y a pas long-temps que j'ai éprouvé, Monsieur, combien on souffre dans une pareille circonstance. J'allois pour voir cette Maison délicieuse, qui, en changeant une affreuse montagne en une décoration enchantée, embellit les bords de la Seine: arrivé avant l'Ami qui devoit m'en faciliter l'entrée, je me vis exposé, jusqu'à ce qu'il parût, aux rebus pleins de mépris de la plus impertinente des Concierges. A-t-on de vrais plaisirs, lorsqu'il en coûte si cher pour contenter ses goûts? Est-on heureux à ce prix? N'allez pas cependant vous imaginer, Monsieur, qu'après avoir cherché en vain, dans la Littérature, un bonheur qui fuit sans cesse de devant moi, j'abandonne totalement l'étude: je fais trop de différence entre ces passions, dont la honte & le repentir sont les fruits ordinaires, & celle des Belles-Lettres, pour les confondre: en renonçant pour toujours aux premieres, je me contenterai de modérer la derniere: espérer moins d'agrémens & chercher moins de plaisirs, ce sont peut-être les seules dispositions pour en goûter davantage. Voilà l'homme: est-il heureux? Lettre XV. Est-il un bonheur réel pour l'homme? Avant que de vous dépeindre la situation actuelle de mon ame, il me paroît nécessaire de vous apprendre, Monsieur, le dénouement des principaux événemens de ma vie: vous avez toujours pris trop d'intérêt à tout ce qui me regarde personnellement, pour ne pas étendre les mêmes sentimens sur quelques personnes, dont j'ai eu souvent occasion de vous entretenir. J'étois continuellement occupé à imaginer les moyens de me venger de la générosité de Gaudricourt, lorsque le hasard m'en offrit l'occasion dans le moment où je m'y attendois le moins. Aussi-tôt que ma fureur pour l'étude des Lettres fut diminuée, je recommençai à rendre de plus fréquentes visites à Mademoiselle d'Auraigniac: elle étoit ma ressource & ma consolation dans les temps fâcheux: aussi sincere dans sa conversion qu'elle l'avoit été dans ses égaremens, disons mieux, dans ses malheurs, sa vertu me la rendoit infiniment respectable: la tranquillité de son ame sembloit passer insensiblement dans mon cœur, & corrigeoit chaque jour quelque chose de l'aigreur de mon caractere: je lui portois souvent envie: qu'elle me paroissoit heureuse! Mais comment suivre moi-même la route que je lui avois ouverte! Je l'attendois un jour dans un des parloirs du Couvent dans lequel elle s'étoit retirée, lorsqu'une Religieuse y entra avec vivacité. Pardon, Monsieur, me dit-elle, en cherchant de tout côté; on m'avoit annoncé ma mere: j'ai pris sans doute un parloir pour un autre. Le son de voix de cette Religieuse s'insinua jusques dans mon cœur, & me rappella le souvenir d'une personne dont le temps n'avoit pu en effacer totalement le portrait: quelle heureuse surprise, m'écriai-je d'une voix entre-coupée! Quoi! c'est vous que je retrouve aujourd'hui, Hortence! La précipitation avec laqu-elle elle étoit entrée, l'avoit empêchée de me reconnoître. Est-il possible, Monsieur, me dit-elle, que le premier objet que j'ai voulu éviter, en me consacrant au Seigneur, soit le premier que je retrouve en arrivant à Paris! Fuyez d'ici, Barville, & cessez d'insulter, par votre présence, à ma tendresse & à mes malheurs: respectez ma retraite, & ne venez pas en troubler la tranquillité par un souvenir trop amer. Que vous êtes injuste, Hortence, lui répondis-je, dans vos reproches! Depuis la Lettre fatale que vous m'écrivîtes, avant que de quitter Madame de Rougeon, pour suivre un indigne Rival, j'ignorois le lieu de votre demeure: j'avois trop d'intérêt à oublier votre perfidie, pour me mettre en peine de m'en informer. Ce n'est donc pas vous qui m'attirez aujourd'hui ici. J'attends dans Mademoiselle d'Auraigniac une Amie respectable, pour partager avec elle le chagrin que me causent des malheurs, dont votre inconstance n'a été que le prélude .... Je ne vous devine pas, Monsieur; & quelque résolution que j'aye prise de ne vous parler de la vie, vous couvrez votre trahison d'excuses si singulieres, que je ne puis me refuser de vous entretenir un moment: nous verrons qui des deux à raison de se prévaloir de la droiture de ses démarches: je vais trouver Madame de Rougeon: attendez-moi dans ce parloir: Mademoiselle d'Auraigniac ne sera pas de trop: depuis huit jours que je suis ici, je n'ai rien de caché pour cette Amie. Je reviendrai aussi-tôt que j'aurai rendu à ma mere des devoirs qui me coûteroient davantage, si je n'avois pas fait le sacrifice de ma liberté: c'est la premiére fois que je la vois depuis que j'ai encouru sa haine, dans le temps que j'ai essuyé vos mépris. Juste Ciel, en est-ce assez pour le même jour! Mademoiselle d'Auraigniac, en entrant, me surprit encore absorbé dans les réflexions que la singularité de cette rencontre m'offroit en foule: qui vous tourmente de nouveau, me démandat-elle? Vous voilà tout hors de vous-même. Il faut avouer, Monsieur, que vous êtes bien ingénieux à vous faire des peines. Je profitai de l'absence d'Hortence, pour la mettre au fait de ma passion pour cette aimable personne: je la priai ensuite de vouloir bien me soutenir, par sa présence, dans un dénouement d'où dépendoit ma tranquillité, & qui alloit peut-être enfin fixer mon bonheur: elle eut beau vouloir se retirer, dans la crainte de troubler la liberté dont nous avions besoin; votre vertu, lui dis-je en la retenant, vous met, Mademoiselle, au-dessus des impressions de la rivalité: vous êtes amie d'Hortence: vous lui devez, par reconnoissance, une complaisance que j'attends de vous par amitié. Sœur Gertrude (c'étoit le nom de Religion de Mademoiselle de Rougeon) entra pendant ce débat: à peine en eut-elle appris la cause, qu'elle le termina en embrassant tendrement Mademoiselle d'Auraigniac, & en la priant, au nom de l'amitié la plus sacrée, de lui accorder une grace, sans laqu-elle elle ne pourroit pas rester avec moi. Mademoiselle d'Auraigniac consentit à tout ce qu'on demandoit d'elle, & sœur Gertrude, en détournant la vue de dessus moi, me demanda comment j'avois pu être assez ingrat pour oublier ses bontés, au point de lui en faire un crime. Comment osez-vous encore, cruel, me dit-elle, vous autoriser aujourd'hui contre moi de votre perfidie? Je n'entends rien, lui répondis-je, Mademoiselle, à vos reproches: avant que de me condamner, écoutez du moins les motifs de ma justification. Je lui rapportai en peu de mots tout ce qui s'étoit passé depuis son départ de Paris: je lui parlai de la premiére Lettre de Madame de Rougeon, par laqu-elle elle m'avoit appris son évasion. J'ai peine à retenir mon indignation, s'écria-t-elle; mais continuez, & voyons jusqu'où vous pourrez pousser l'imposture. Enfin après lui avoir rapporté tout ce que Gaudricourt avoit pu découvrir pendant son voyage, je lui rappellai en gros le contenu de ce billet fatal que Madame de Rougeon m'avoit envoyé. Que je suis heureuse d'avoir abandonné un monde aussi faux & aussi corrompu, s'écria-t-elle! Quoi! Barville, il ne vous suffisoit donc pas de m'avoir écrit la Lettre la plus indigne, & la plus désespérante pour une personne qui vous aimoit tendrement, il faut encore que vous me chargiez de la calomnie la plus horrible! Sur quelle preuve prétendez-vous que je vous ai envoyé ce billet, qui ne sortit jamais de ma plume? En souffrant, à cause de vous, tout ce que l'on peut imaginer de plus cruel, je n'ai jamais souillé l'amour que vous m'aviez inspiré, par aucune action qui pût me mettre en parallele avec le plus perfide des mortels. J'ai conservé cette Lettre, qui est la cause de tous mes malheurs: en vous faisant voir ce témoin irréprochable, je jouirois de votre confusion, si une ame bien née pouvoit trouver du plaisir à humilier celui qui seul a sçu la rendre sensible. Elle courut avec vivacité chercher cette piece justificative, dont je n'avois aucune connoissance. Voilà, me dit-elle, en rentrant, cette Lettre funeste: lisez, & périssez de honte d'avoir outragé quelqu'un dont vous faisiez les délices. Je lus en effet le billet le plus horrible: il finissoit ainsi: “Ne vous flattez pas davantage, Mademoiselle, de “régner sur un cœur, dont trop de “complaisance vous rend indigne: la “vertu seule a droit de me plaire; & “la vertu ne se trouve point avec cette “foiblesse que vous tâchez en vain “d'honorer du titre de sentiment. Oubliez un Amant, qui vous aimeroit “encore, si vous n'aviez cherché trop “promptement à le persuader de votre “ardeur.„ Frappé de ce que je venois de lire, je demandai a Hortence, si elle me croyoit l'auteur d'une semblable infamie. Quoi! Barville, vous niez votre écriture! ... M'appercevant de la cause de son erreur, je lui protestai, par les sermens les plus sacrés, que ce billet n'étoit jamais sorti de ma main, & encore moins de mon cœur: je la priai ensuite, de vouloir bien confronter cette Lettre avec quelques-unes des miennes, qu'elle avoit apportées en même temps. Malgré la prévention où elle étoit, & la ressemblance apparente qui trompoit au premier coup d'œil, elle ne put se refuser à une infinité de traits, qui en constatoient invinciblement la différence: Mademoiselle d'Auraigniac, plus éclairée, dans cet examen, qu'Hortence, parce qu'elle étoit moins intéressée à découvrir la vérité, acheva de la persuader de la fausseté du billet. Oh! Barville, s'écria alors Mademoiselle de Rougeon, je crains peut-être autant à présent de vous trouver innocent, que j'ai eu de peine à imaginer, que vous étiez coupable. Tout déposoit contre vous lorsque je vous ai condamné: à présent, au contraire, tout semble, pour ainsi dire, déposer contre moi; mais avant que de me condamner, jugez vous-même de l'évenement le plus extraordinaire de ma vie. Un jour que je m'étois écartée dans un bosquet peu éloigné du Château de ma mere, pour m'entretenir de vous avec ma chere Julie, quatre hommes à cheval & masqués vinrent s'emparer de nous: ils s'en saisirent sans nous dire la moindre parole: mes larmes & mes cris furent mes seules défenses; & que peuvent de pareilles armes contre cette espéce d'hommes accoutumés à exécuter des ordres, dont ils ignorent ordinairement les motifs. J'eus beau les questionner, je ne pus en rien tirer, sinon, qu'ils étoient chargés de me mettre en lieu de sûreté. Nous marchâmes toute la nuit, & le lendemain nous arrivâmes dans la cour intérieure d'une Maison Religieuse. Celui qui commandoit mes Gardes remit à la Supérieure les ordres du Roi, & se retira avec Julie: quelques instances que j'aye pu faire pour garder avec moi cette fille, il l'emmena, & depuis ce temps je n'ai point entendu parler d'une personne, dont l'attachement n'auroit pas peu servi à diminuer mes peines. La Supérieure me conduisit dans une chambre grillée de toute part, & m'y laissa, en me disant: Voilà, Mademoiselle, votre prison: faites-y pénitence, & méritez, par un sincere retour sur vous-même, les bonnes graces d'une mere justement irritée. Le lendemain la Supérieure m'apporta une Lettre de ma mere: je l'ouvris en tremblant: elle me marquoit qu'elle s'imaginoit que mes regrets étoient assez grands pour n'avoir pas besoin de les augmenter par de justes reproches: que d'ailleurs le billet de l'Amant à qui j'avois sacrifié l'honneur de sa famille, suffiroit assez seul pour me couvrir de honte & de désespoir. Je trouvai en effet dans la Lettre de ma mere celle que je viens de vous montrer, & que vous refusez de reconnoître pour être de votre main. Il est inutile de vous rappeller ici la douleur d'un cœur percé des coups les plus sensibles. Je restai près de deux ans dans ce triste cachot livrée aux réflexions les plus accablantes: je séchois dans ce lieu d'horreur, sans recevoir la moindre consolation ni de la part de ma mere, ni de la part des Religieuses. Une Converse à qui je n'ai jamais entendu prononcer le moindre son articulé, m'apportoit les choses nécessaires à renouveller mon supplice, en prolongeant mes tristes jours. La Supérieure venoit, deux fois chaque semaine, me faire une exhortation sur l'abus & sur la vanité des plaisirs du monde, sur l'infamie qui accompagnoit toujours les passions satisfaites, & sur la félicité de ceux qui renonçoient sincérement au monde: elle me faisoit entrevoir que je ne devois espérer de liberté, qu'en la perdant volontairement, par le sacrifice de tout ce qui pouvoit encore m'attacher au siécle trompeur dont j'avois éprouvé les plus affreux revers. Pour animer davantage une vocation que la raison me dictoit plutôt que l'inclination, elle me prévenoit que c'étoit peut-être en vain que je me proposois de m'associer avec ses compagnes, parce qu'il étoit fort incertain qu'on voulût recevoir une fille qui s'étoit abandonnée à un homme assez imprudent pour avoir ajouté le mépris le plus marqué au déshonneur. Est-il un état plus cruel que celui dans lequel je languissois? Tout, hormis mon cœur, concouroit à vous peindre à mes yeux comme le plus abominable des hommes: tout me démontroit votre perfidie. Abandonnée même de ma mere, il ne me restoit de ressources que dans une entiere résignation aux ordres du Ciel. Je suppliai donc la Supérieure de me proposer à la Communautée: elle fit naître de nouvelles difficultés: je la conjurai de les lever en consideration de ma ferveur. Alors en me faisant espérer d'écarter les obstacles qui s'opposoient à ma reception, elle me prescrivit des conditions, dont la premiére étoit que je n'irois jamais au parloir. Je consentis à tout. A quoi se refuse-t-on, lorsqu'on a perdu la liberté? La moindre étincelle devient une lumiere brillante pour ceux qui sont condamnés à des ténébres éternelles. On reçut mon sacrifice, & je fus aggrégée au nombre de la Communauté. Fidelle à mes promesses je n'ai point visité le parloir pendant tout le temps que je suis restée dans cette Maison. Le croiriez-vous, Mademoiselle? Ne suis-je pas un prodige dans le Cloître? J'ai fait plus: comme je n'avois aucune liaison particuliere, j'ai parfaitement ignoré tout ce qui se passoit dans le monde: je croyois Barville inconstant & perfide; qui pouvoit m'y rappeller? C'est ainsi que j'ai vêçu dans cette solitude: je ne pensois pas même que j'en dusse jamais sortir, lorsque la Supérieure me félicitant, il y a quelques jours, sur mon exactitude à suivre & la régle de la Maison, & mes engagemens particuliers, m'assura que si je voulois les renouveller, je reverrois dans peu une mere qui me tendoit déjà les bras. Accoutumée à n'avoir plus de volonté, je consentis à tout; & l'on me dit de me disposer à partir pour Paris. Je sors en effet quelque temps après de cette maison de douleur, si souvent arrosée de mes larmes. En arrivant dans celle-ci j'ai du moins la consolation de retrouver une mere pleine de bonté, & dont je viens d'éprouver toute la tendresse; mais en même temps quel supplice de rencontrer un homme assez fourbe pour oser peut-être ajoûter le parjure à la plus noire perfidie! En vain tentez-vous, Barville, de faire ici parade de votre innocence ... Elle est toute prouvée, lui répondis-je, chere Hortence: je vous montrerai demain un billet trop semblable à celui que vous venez de me faire voir, pour ne pas me faire reconnoître la main infernale qui les a fabriqués l'un & l'autre. Juste-Ciel! que d'horreurs votre récit ne vient-il pas de me découvrir! J'entrai alors dans le détail de tout ce qui s'étoit passé depuis la premiére nouvelle que j'avois reçue de son enlevement: je n'oubliai point les Lettres de Madame de Rougeon, & sur-tout le billet qu'elle m'avoit envoyé comme venant d'Hortence. Est-il donc vrai, s'écria cette charmante personne, qu'on ait ainsi cherché à nous tromper? Helas! quelqu'intérêt que je dusse avoir à ne pas être éclairée, en m'apportant ce billet, sans doute supposé, venez, Barville, mettre le comble à mes malheurs. Je le lui portai le lendemain: n'en doutons plus, me dit-elle en le lisant: une main étrangére a tracé l'un & l'autre, & n'a que trop bien imité nos caractéres, pour tromper l'Amour même: mais d'où part ce coup funeste? Dieu! je n'ose ... En vain chercherons-nous, chere Hortence, à nous le dissimuler: Madame de Rougeon ... Cessez, cessez, Barville, cessez de m'accabler par un soupçon d'autant plus cruel pour moi, qu'il me paroît avoir plus de rapport avec notre séparation; aidez-moi plutôt à augmenter mon incertitude: ne m'ôtez pas, en achevant de m'éclairer d'une lumiere que je redoute & que je déteste, les seuls motifs qui peuvent soutenir mon respect pour Madame de Rougeon: laissez-moi aimer mon devoir. Quel plaisir prendriez-vous à troubler la tranquillité dont je commençois à jouir? Ha! puisque le Ciel n'a pas permis que je fusse à vous, ne lui enviez pas le sacrifice que je lui ai fait d'un cœur, dont je n'ai disposé que parce que vous paroissiez le mépriser: Respectez mes larmes, Barville, & si vous aimez encore Hortence, éloignez-vous d'elle pour toujours. Elle se retira sans attendre ma réponse: j'étois plongé dans un accablement mortel: j'y aurois succombé, si la colere n'eût rappellé mes esprits: animé par la vengeance, je courus chez Madame de Rougeon, bien résolu de vomir contre cette indigne Médée toutes les imprécations que méritoit sa noirceur. J'entrai chez elle d'un air furieux; sans même faire attention qu'on m'avoit averti qu'elle étoit malade, j'allois éclater; mais elle me prévint dès qu'elle m'apperçut. J'approuve, me dit-elle, les reproches que vous venez, sans doute, me faire, Barville: ils n'ont rien que de juste: accusez-moi de tous vos malheurs: joignez-vous à ma fille, pour augmenter mes crimes; quelqu'animés que vous ayez droit d'être l'un & l'autre contre un monstre, qui s'est fait un plaisir de vous désunir, votre fureur n'égalera pas celle à laqu-elle je suis en proie: laissez-moi plutôt le soin de votre vengeance: il est dans mon cœur un serpent impitoyable, dont les morsures sont au-dessus de vos coups. Je vous ai rendu trop malheureux, pour ne pas vous accoutumer à être sensible au sort des misérables: plaignez, cher Barville, plaignez une amante éperdue, qui reconnoît son injustice, & une mere dont les entrailles sont doublement déchirées, & par l'ignominie dont j'ai voulu couvrir ma propre fille, & par la mort d'un fils, que le Ciel vient d'immoler à votre vengeance. La douleur & les larmes l'empêchèrent de continuer: malgré tout mon ressentiment, je ne pus tenir contre un spectacle aussi touchant. Je voyois une femme livrée aux regrets les plus amers: elle portoit la mort peinte sur les levres: ses yeux, en me demandant grace, sembloient encore accuser mon cœur de trop de froideur. Cessez vos allarmes, Madame, lui dis-je: en respectant vos malheurs, qu'il m'est doux d'écouter les sentimens de la pitié, & de suivre les ordres d'Hortence! La grace que je vous demande, c'est de m'apprendre où est Julie. Madame de Rougeon, me voyant si promptement appaisé, reprit elle-même un peu de tranquillité: elle me dit que Julie étoit, par Lettre de cachet, dans une Maison de force, & qu'elle alloit me donner une Lettre, par laqu-elle elle demanderoit au Ministre sa liberté. Après qu'elle eut fini d'écrire, apprenez tous mes malheurs, Barville, continua-t-elle: ce sera encore pour moi une sorte de consolation, de vous avoir pour confident. L'Amour que vous m'inspirâtes dès le premier moment que je vous trouvai aux Tuileries est la source de tous mes égaremens: je ne vous rappellerai pas ici l'idée charmante que je m'étois faite de cette passion: quoiqu'aux portes de la mort, ce feu n'est encore que mal éteint: que n'ai-je pas fait d'abord pour en étouffer les premiéres étincelles! Je sentois toute la difficulté, & tout le ridicule d'un sentiment, que je cherchois à renfermer en moi-même. Hélas! je crois que j'aurois assez gagné sur moi-même, pour vous laisser toujours ignorer le feu qui me dévoroit, si la vue d'une rivale trop aimable, pour n'être pas adorée, n'eût ajoûté le delire à la passion: Ma fille me devint odieuse dès l'instant que je m'apperçus de vos sentimens mutuels: plus votre inclination pour elle vous rendoit coupable à mes yeux, plus votre conquête devenoit précieuse à mon cœur. L'Amour connoît-il les liens du sang & de l'amitié? Mais enfin ne voyant plus d'espérance de pouvoir vous rendre sensible, je ne respirai plus que la fureur & que la vengeance: je ne vous ménageai même qu'autant que je crus avoir affaire de votre Pere. Aussi à peine me vis-je en possession des biens que l'on m'avoit si long-temps contestés, que je ne gardai plus de mesure: également incapable d'écouter la raison & de garder la moindre décence, je vous offris ouvertement mon cœur; mais après celui d'Hortence quels charmes pouvoit-il avoir pour vous? Ressouvenez-vous, Barville, de cette scene, où ... Ah! plût au Ciel, que pour mon repos & pour ma gloire j'en eusse perdu le souvenir! Je fus femme en ce point, & plus femme qu'une autre: je jurai dès ce moment la perte de ma rivale, & je me flattois qu'en vous faisant perdre son estime, je pourrois gagner votre cœur. Combien l'Amour ne se prêtet-il pas facilement au poison de la séduction! Esclave de ma folle passion, c'est moi qui ai fait enlever ma fille: c'est moi qui ai fait écrire ces deux faux billets, qui vous ont fait perdre l'un pour l'autre cette tendresse qui faisoit mon tourment: c'est moi qui vous ai enfoncé le poignard dans le sein, sans pouvoir réussir dans mes chimériques espérances. Plus piquée encore de cette réponse pleine de mépris & de froideur que vous fites à mes Lettres, que de cette timidité dont je cherchois quelquefois à vous faire honneur, c'est moi qui ai suscité contre vous ces ennemis qui ont tout employé pour vous perdre: c'est moi qui leur ai soufflé la plus indigne des calomnies: c'est moi ... Mais tirons un voile sur tant d'horreurs. Hélas! le Ciel ne vient-il pas de me rendre, avec usure, les maux dont je vous ai accablés? Après la perte volontaire & réfléchie de ma fille, il me restoit un fils que j'adorois: la mort vient de me l'arracher dans le temps, où il me donnoit les plus flatteuses espérances: j'appris hier cette nouvelle, en revenant de voir ma fille, & depuis ce moment un frissonnement qui ne sert qu'à souffler dans mes veines un feu caché qui me consume, m'annonce la fin de ma funeste existence. Je sens que je touche à ma derniere heure, & que je vais délivrer la terre d'un monstre indigne du jour qui l'éclaire. Que ne m'est-il permis de réparer auparavant les maux que je vous ai fait souffrir! Que ne puis-je me transporter dès à présent avec vous chez ma fille! Mon état actuel s'y oppose: je ramasserai demain matin assez de force pour m'y rendre. Trouvez-vous y, Monsieur: c'est-là que je veux vous donner les dernieres preuves de mon amour: en faisant le sacrifice le plus grand, dont une femme, aussi follement passionnée que je l'ai été, soit capable, ma mort en deviendra, sans doute, plus tranquille. Touché de l'état dans lequel je la voyois, autant que des espérances qu'elle sembloit me donner, je cherchois à la consoler, lorsque son Médecin me fit avertir qu'il y auroit de l'imprudence à prolonger plus long-temps cet entretien, & qu'il n'en falloit pas davantage pour renouveller le crachement de sang. Muni de la Lettre que Madame de Rougeon m'avoit donnée pour travailler à la liberté de Julie, je courus chez le Ministre pour faire lever la Lettre de cachet qui la retenoit enfermée aussi cruellement. A peine eus-je obtenu l'ordre que je sollicitois, que je volai chez Gaudricourt. Mettez fin à vos allarmes, Ami trop généreux, lui dis-je en sautant à son cou; vous verrez aujourd'hui Julie. Qu'il m'est doux de pouvoir reconnoître, dans une pareille occasion, les services que vous m'avez rendus! Jugez, Monsieur, du trouble dans lequel ce discours le jetta: également pénétré de joie & de reconnoissance, il interrompoit sans cesse les preuves de son amitié, par mille questions, auxqu-elles il ne me laissoit pas le temps de répondre. Modérez, cher Gaudricourt, la vivacité de vos sentimens, repris-je: ne sacrifiez pas à l'amitié un temps que vous devez à l'Amour: hâtons-nous d'aller finir les peines d'une personne qui vous est chere. Nous partîmes en effet dans le même moment. Que ne vous dois-je pas, Monsieur, me dit Gaudricourt en montant en voiture? Depuis l'absence cruelle de Julie, le jour m'étoit insupportable: l'espérance me soutenoit seule contre les horreurs d'une pareille séparation. Ah! cher Ami, en me rendant Julie, je vous dois mille fois plus qu'à ceux de qui je tiens la vie. Vous me croyez donc bien peu généreux, Gaudricourt, lui répondis-je d'un air un peu piqué? Si votre reconnoissance est au-dessus du bienfait, quel mérite m'en restera-t-il? Ressouvenez-vous de la grandeur d'ame avec laqu-elle vous m'avez si souvent obligé: sachant que le plaisir seul de rendre service avoit pour vous quelque chose de flatteur, je faisois taire une partie de ma reconnoissance, dans la crainte de blesser votre délicatesse: Pourquoi ne ménageriez-vous pas aujourd'hui la mienne? Après s'être excusé sur la différence des services, ma confiance au moins, ce lien sacré de l'amitié, ne vous offensera pas, Monsieur, continua-t-il. Permettez-moi de vous découvrir le secret de mon cœur. Ce seroit prendre trop peu d'intérêt à un bonheur, qui est votre ouvrage, que de me refuser cette grace. Il m'apprit alors qu'il étoit fils du Comte d'Estorbek, mort depuis peu en Bretagne sa patrie: qu'il n'avoit changé de nom que pour se soustraire aux poursuites de ses parens: que son inclination pour Julie étoit cause de ce travestissement: que son penchant pour cette charmante personne s'étoit manifesté dès sa plus tendre enfance: qu'il avoit toujours été payé d'un retour trop sincere, pour ne pas brûler pour elle d'un amour sans fin: que ses parens, qui n'avoient d'abord fait que badiner de leur tendresse naissante, s'étoient pris trop tard, pour en rompre la chaîne: que sentant alors les conséquences d'une habitude déjà trop formée, sur-tout dans des états disproportionnés, ils avoient cherché à leur faire perdre cette premiére impression, en lui proposant un parti très-avantageux: que son refus les avoit irrités au point de tout employer pour faire enfermer Julie; mais qu'ayant eu connoissance de leur dessein, il les avoit prevenus, en partant avec sa Maitresse pour Paris: qu'ils y étoient restés dans l'état le plus heureux, & dans la plus grande sécurité, tant que l'argent qu'il avoit emporté les avoit empêchés de prévoir l'avenir; mais que la vue d'une misere prochaine, & la crainte des désordres dans lesquels elle n'entraîne que trop souvent les jeunes personnes du sexe, avoient déterminé Julie à se placer auprès de quelque Dame, jusqu'à ce que la fortune pût changer: que Madame de Rougeon, enchantée de la noblesse de ses sentimens & de la vivacité de son esprit, l'avoit donnée à sa fille plutôt à titre de compagnie, que comme une fille ordinaire: que pour lui, il avoit obtenu dans ce même temps une place dans le bureau d'un Ministre, dont il s'étoit attiré toute la confiance: que c'étoit à la faveur de ce protecteur qu'il avoit été assez heureux pour m'obliger. Je ne vous répéterai pas le reste de mes malheurs, Monsieur, continua-t-il: ce seroit sans doute renouveller vos plaies, que d'en retracer le funeste tableau: admirez seulement que dans le moment où vous venez les finir, tout paroît concourir à mon bonheur. Ma Mere oublie ma conduite passée: en me rappellant auprès d'elle, elle me permet de suivre mon inclination pour Julie: les parens mêmes de cette aimable personne ne sont plus en état d'exercer contre elle leur fureur: en la déshéritant à leur mort, ils ont assouvi toute leur rage ... Ces riches Négocians, plus piqués de l'opposition outrageante de mes parens, que de l'évasion de leur fille, après avoir épuisé leur vengeance contre ma famille, ont ainsi perdu tous leurs droits sur leur propre fille: quelle heureuse situation pour mon cœur, cher Barville, dans un instant où rien ne semble s'opposer à ma félicité! Arrivés dans la Maison, où Julie étoit enfermée, nous présentâmes l'ordre du Ministre: aussi-tôt qu'elle nous fut remise, nous la conduisimes dans le Couvent, où étoit Hortence: j'avois eu soin d'y faire préparer un appartement. Représentez-vous, Monsieur, la surprise de ces deux Amans. Quel coup de Théâtre pour deux cœurs que la tendresse unit! Quel spectacle pour l'Amitié! Animés l'un & l'autre de mille sentimens différens, à peine pouvoient-ils prononcer quelques paroles entrecoupées & sans suite: leurs sens suffisoient à peine pour dissiper la crainte de ne trouver, dans un changement si subit, qu'un vain jeu de l'imagination. Voilà notre pere, disoit le Comte d'Estorbek, en me comblant des preuves de la plus parfaite amitié. En remettant cet aimable dépôt entre les mains de la Supérieure, nous la priâmes d'en avoir tout le soin imaginable: à peine fut-elle entrée que nous la demandâmes au même parloir, où étoit Hortence: quelque trouble que cette derniere personne excitât dans mon cœur, je ne pus m'empêcher d'être sensible à la reconnoissance de ces deux femmes. Est-il possible de ne pas répandre des larmes de joie, lorsqu'on en voit couler en abondance? Cependant pour laisser plus de liberté au Comte d'Estorbek, je me hâtai d'informer Hortence de ce qui s'étoit passé dans la visite que j'avois rendue à Madame de Rougeon, & du sujet de celle que cette Dame devoit lui rendre le lendemain matin: je lui fis entrevoir, en la quittant, que les promesses qu'elle m'avoit faites me causoient autant d'inquiétude que d'espérance. Dans l'état où vous me peignez ma Mere, qu'avez-vous encore à en appréhender, me dit-elle, Monsieur? Hélas! vous ne la trouverez peut-être que trop favorable. Cette réponse ne fit qu'augmenter mon agitation: je m'en occupai le reste du jour: le lendemain je me rendis chez Madame de Rougeon pour lui donner la main: malgré une fievre ardente, elle étoit déjà levée. Je ne m'attendois pas à cette galanterie, Monsieur, me dit-elle en me voyant: je vous croyois trop empressé auprès de la fille, pour penser à la mere. Partons promptement; peut-être que si nous tardions plus long-temps, mes forces ne me permettroient plus de vous montrer l'effet de mes promesses ... Je ne m'attirerois pas ces reproches, Madame, lui répondis-je en la conduisant à sa voiture, si vous connoissiez mon attachement & mon respect. Quelqu'accablée qu'elle fût, elle ne put s'empêcher, pendant le chemin, de me plaisanter sur ce respect dont elle n'avoit eu que trop de preuves. Une femme méprisée sut-elle jamais pardonner en pareille occasion? La présence d'Hortence fit une telle impression sur Madame de Rougeon, que nous crumes qu'elle alloit expirer: cette révolution étoit-elle l'effet de la tendresse maternelle, ou la suite de la jalousie? C'est ce qu'il n'étoit pas aisé de deviner: elle ne s'en fit cependant pas moins honneur, lorsque nos soins l'eurent rappellée à elle-même. Si l'aveu le plus humiliant pour une mere a droit de vous toucher, ma fille, continua-t-elle, aidez-moi à réparer tous les malheurs, dans lesquels ma funeste rivalité vous a plongé l'un & l'autre: puisque l'Amour demande aujourd'hui une victime, que je sois du moins la seule qui ensanglante ses Autels. Tout contribue à me rendre la vie odieuse: je regarde même comme une faveur d'en voir la fin prochaine. Profitez de ces derniers momens pour changer votre sort, & pour assurer un bonheur dont je n'étois pas digne: non contente de vous céder, Barville, je vais vous envoyer un témoignage authentique de la violence que je vous ai faite pour vous engager dans le cloître: servez-vous en pour réclamer contre des vœux que vous n'auriez jamais prononcés, sans l'artifice de votre rivale. Et vous, Monsieur, lorsque vous serez entre les bras d'une épouse chérie, que l'excès de vos plaisirs ne vous fasse pas oublier que vous êtes la cause de mes crimes & de mes malheurs. Pénétrée de vos bontés, Madame, je n'en abuserai point, réprit Mademoiselle de Rougeon: si vous eussiez approuvé dans le temps une inclination à laqu-elle je me suis laissé aller trop facilement, mon devoir n'auroit rien eu que de flatteur pour moi; mais liée présentement par les sermens les plus sacrés, je ne déshonorerai pas le sacrifice que j'ai fait de ma liberté. Quelle estime Monsieur pourroit-il avoir pour une femme parjure, & pour une infidelle qui abandonneroit, pour voler dans ses bras, le céleste époux à qui elle s'est donnée: ma résolution est prise, Madame: les plus brillantes espérances ne seroient jamais capables de me faire changer. Madame de Rougeon étoit trop foible pour pouvoir soutenir long-temps cette scene. Pensez sérieusement à la priére que je viens de vous faire, ma fille, lui dit-elle en l'embrassant: respectez mes volontés, lorsquelles peuvent flatter votre cœur: ne refusez pas à une mere que vous voyez, sans doute, pour la derniere fois, la premiére grace qu'elle vous ait demandée pour votre bonheur. Voyant enfin que sa fille étoit inébranlable dans sa résolution, je vous laisse, Barville, continua-t-elle: il vous persuadera, sans doute, mieux qu'une rivale, que vous avez de la peine à distinguer de votre mere. Quelques efforts que je fisse pour reconduire Madame de Rougeon, elle ne voulut jamais me le permettre. Je vous crois très-peu propre, Monsieur, à me disposer au moment que je sens approcher: restez, me dit-elle, auprès de ma fille; secondez une malheureuse qui veut réparer ses torts, en faisant accepter à Hortence un Mari qu'elle aime. Je vais passer chez mon Notaire pour faire l'acte que je vous ai promis: Adieu, mes Enfans: soyez aussi heureux que vous méritez de l'être. Resté seul avec Mademoiselle de Rougeon, je fis tout ce que je pus pour l'engager à se délivrer d'un joug qu'elle ne s'étoit imposé que par force; mais toujours constante dans sa premiére résolution, elle m'assura que ce seroit en vain qu'elle réclameroit contre un sacrifice qu'elle avoit commencé volontairement, puisque, me regardant comme infidéle pour lors, elle ne s'étoit cru liée par aucun engagement. J'eus beau lui faire entrevoir, combien ce sacrifice cruel coûteroit à mon amour. Vous avez essayé vos forces, Monsieur, me dit-elle, & il vous convient mal de faire parade de vos sentimens devant une femme, qui, uniquement attachée à vous seul, vous est toujours restée fidelle. Pour vous, le premier soupçon d'une perfidie imaginaire vous a rendu inconstant. Rappellez-vous votre passion pour Mademoiselle d'Auraigniac; mais pourquoi laisser échapper ces reproches à ma tendresse? J'en avoue l'injustice: n'en tirez aucun avantage: la seule grace que je vous demande, c'est de ne me jamais parler d'amour: accordez-la moi, ou préparez-vous à ne me voir de la vie. Si vous voulez trouver en moi une Amie capable de le disputer à Mademoiselle d'Auraigniac, je vous recevrai quelquefois à cette condition. Le Ciel me donnera sans doute assez de force, pour étouffer des sentimens que le temps n'a que trop foiblement effacés de mon cœur: en vous voyant comme ami, combien n'aurai-je pas à combattre contre moi-même? S'il m'est permis de faire valoir pour la derniére fois les droits que je crois avoir acquis sur votre cœur, tout ce que j'exige de vous, c'est de m'estimer autant que je vous ai aimé. Allez, & ne revenez jamais qu'à ces conditions. Une réponse aussi cruelle me confondit. Je me retirai sans pouvoir exprimer ma douleur autrement que par des larmes: je rentrai chez moi abymé dans la plus accablante tristesse. Le Comte d'Estorbek m'y attendoit: il venoit prendre avec moi des arrangemens pour son Mariage avec sa chére Julie: rien ne s'opposoit plus à cette tendre union: sa mere, en mourant, venoit de le laisser possesseur d'un revenu assez honnête pour pouvoir, avec de l'économie, vivre décemment & agréablement à Paris. Quelqu'occupé que je fusse de l'inflexibilité d'Hortence, je ne pus m'empêcher de prendre part à la joie de cet ami généreux: il entroit tant de délicatesse dans toutes ses démarches, que je me serois reproché de troubler sa félicité par le récit des refus que je venois d'essuyer: je me flattois même encore qu'Hortence pourroit changer, lorsqu'elle reverroit l'acte de Madame de Rougeon. Je ne m'entretins donc avec le Comte d'Estorbek que de l'heureux événement, dont il pressoit le dénouement. Nous fixâmes le temps de la cérémonie de son Mariage pour la fin du grand deuil, dans lequel la mort de sa mere venoit de le jetter. Il me pria avec tant d'instance de vouloir bien, dans cette occasion, servir de pere à Julie, que je ne pus le lui refuser. Qu'il y a de douceur dans de pareilles adoptions! A peine le Comte étoit-il sorti, qu'on m'apporta un paquet de la part de Madame de Rougeon. J'y trouvai, à l'ouverture, ce billet: “Ma conduite ne “vous auroit que trop persuadé, cher “Barville, de l'ardeur de ma passion, “si votre cœur eût été susceptible de “retour: ce n'est qu'à regret que ma “jalousie a travaillé à vous rendre malheureux. Que ne m'en a-t-il pas “coûté pour sacrifier ma fille à mon “amour outragé? Le Ciel désarme “aujourd'hui ma fureur, sans éteindre “des sentimens qui m'accompagneront “sans doute dans le tombeau: ce n'est “plus que par des bienfaits que je veux “parler à un cœur qui a toujours été “sourd à ma voix. Vous trouverez, “avec l'acte que je vous ai promis, une “donation de tous mes biens. Adieu, “cher Barville: ressouvenez-vous quelquefois de la plus tendre & de la plus “malheureuse des femmes: c'est le “seul retour que je vous demande. “Adieu, cher Barville; adieu pour “toujours.„ Comme je me disposois à aller rendre mes derniers devoirs à Madame de Rougeon, j'appris de la personne qui m'avoit apporté le paquet, qu'elle n'étoit plus: je ne pus refuser des larmes sur la perte d'une femme à qui je ne pouvois attribuer mes malheurs, sans me rappeller que j'étois la cause de ceux qui venoient de finir ses tristes jours. Un événement aussi frappant n'auroit servi qu'à me détacher de plus en plus de l'Amour, si l'espérance de toucher Hortence, n'eût ranimé dans mon cœur une tendresse mal éteinte. Je courus lui remettre les deux actes dont Madame de Rougeon venoit de me faire dépositaire. Je trouvai cette charmante personne abymée dans la douleur la plus vive: tous les motifs de plaintes: qu'elle pouvoit avoir contre sa mere étoient disparus. Elle n'envisageoit, dans ce moment, que ce qu'une pareille séparation peut avoir de cruel pour les cœurs sensibles. En mêlant moi-même mes larmes avec celles qu'elle répandoit en abondance, je tâchois de diminuer sa tristesse, en la partageant: respectant sa douleur, je ne lui parlai pas, dans ces premiers instans, des deux actes sur lesquels je fondois mes plus chéres espérances & mon bonheur. Après avoir laissé pendant quelques jours un libre cours à ses pleurs, j'essayai enfin de les essuyer: m'appercevant aisément de l'effet sensible que la raison & la Religion avoient opéré sur cette ame accoutumée à ne plus consulter que ces deux flambeaux, je profitai de ce premier instant de calme, pour l'entretenir de Madame de Rougeon. Je lui rappellai l'objet important de cette mere dans la derniére visite qu'elle lui avoit rendue; avant que d'attendre sa réponse, je lui présentai les deux actes avec le billet de Madame de Rougeon: elle ne put en soutenir la lecture sans répandre un torrent de larmes. En vous remettant la donation que ma mere vous a faite de tous ses biens, vous me permettrez, Monsieur, me dit-elle, de garder l'acte, par lequel elle atteste la violence dont elle s'est servie pour me faire embrasser la vie Religieuse, & en vertu duquel je pourrois réclamer contre mes vœux: ne vous flattez jamais de me déterminer à une démarche qui me couvriroit pour toujours de honte. Cet acte sera le premier sacrifice que j'offrirai au Seigneur, au renouvellement de mes vœux que je me dispose à faire demain matin dans cette sainte Maison. Quelque chose qu'il m'en doive coûter, j'ai tout prévu: accoutumée depuis long-temps à combattre contre mon propre cœur, j'ose espérer que j'aurai assez de forces pour pouvoir vous conserver comme Ami, pourvu que de votre côté vous cessiez, dès ce moment, de me regarder avec les yeux d'un Amant .... Est-ce ainsi que vous traitez vos amis, cruelle Hortence? ... Oh! ... Accordez-moi la grace, que je vous demande, Barville, ou je cesserai pour toujours de vous voir. Après m'avoir renouvellé cet ordre, elle me quitta pour aller se préparer dans la retraite au renouvellement de son sacrifice. Je passai ces deux jours dans la plus grande perplexité. Malgré sa fermeté, je m'imaginois encore quelquefois, que l'acte dont elle s'étoit emparée, que ma tendresse, que son propre cœur, que tout enfin parleroit en ma faveur. J'étois même dans cette douce erreur, lorsqu'elle m'envoya prier de la venir voir. Hélas! je l'avouerai: je fus un instant le jouet de mon illusion: la joie qui éclatoit sur son visage, lorsque je l'abordai, n'acheva pas peu à flatter mes espérances. Il ne manque plus, Monsieur, à la plus belle action de ma vie que votre approbation: m'estimeriez-vous assez peu pour me la refuser? Je viens de me donner irrévocablement au Ciel: ne lui enviez pas un cœur que vous ne lui avez que trop disputé: quittez le langage d'un Amant, si vous voulez trouver en moi les sentimens d'une Amie. Il auroit été inutile de me plaindre. Aussi, acceptant les conditions qu'elle venoit de me prescrire, vous ne me verrez jamais, Madame, indigne de la noblesse de vos sentimens, lui répondis-je; quelque durs que soient vos ordres, vous m'y trouverez toujours soumis. Votre cœur auroit seul pu fixer un bonheur que je cherche en vain depuis que j'ai commencé à en sentir les désirs; mais l'homme est-il ici-bas pour être heureux? Effet merveilleux d'une Providence qui seme d'épines un chemin sur lequel nous ne devons faire que passer! S'il étoit une vraie félicité sur la terre, qui pourroit en envisager tranquillement la cruelle séparation? Le bonheur ne deviendroit-il pas un tourment? En vain j'essayai de lui faire reprendre la donation que Madame de Rougeon m'avoit faite de tous ses biens: la voyant infléxible dans ses refus, je lui demandai du moins la permission d'en disposer. Autorisé par son consentement, j'en fis présent à Julie, que je fis appeller avec Mademoiselle d'Auraigniac. J'eus cependant soin de faire retenir, sur cette donation, deux pensions, l'une pour Madame Gertrude, & l'autre pour Mademoiselle d'Auraigniac. Cette affaire une fois arrangée, je me sauvai promptement à la campagne, pour me soustraire aux marques de reconnoissance dont j'étois accablé. Je ne revins de mon aimable solitude que pour le Mariage du Comte d'Estorbek avec sa chére Julie. Aussi-tôt que cette cérémonie fut achevée, je retournai fixer pour toujours ma demeure dans la maison, où mon pere avoit fini ses jours dans la tranquillité. Je n'en sors que très-rarement: ce n'est même que pour aller goûter dans le sein des quatre amis que le Ciel m'a conservés, les délices de la confiance & de l'amitié. Monsieur & Madame d'Estorbek viennent souvent embellir ma solitude: ils amenent ordinairement avec eux Mademoiselle d'Auraigniac: alors, animés par les sentimens de la confiance & de l'amitié, nous passons des jours délicieux. Seul, je ne m'occupe que du soin de chercher en moi-même le bonheur: c'est dans la modération des passions, dans le calme de la cupidité & dans la tranquillité de l'ame, que je puise quelques gouttes de ce baume précieux, qui sert à faire supporter avec moins de peine les miséres inséparables de la condition humaine. Dans cette révolution de sentimens, de réflexions & de conduite, si je ne suis point parfaitement heureux, c'est que l'homme ne peut pas le devenir pendant le temps qu'il est sur cette terre d'éxil; mais aussi j'ai l'avantage d'être bien moins à plaindre, que lorsque je cherchois le bonheur au-dehors de moi-même. La vie de l'homme est un tableau, dans lequel le clair & l'obscur se trouvent confondus, pour ainsi dire, à chaque trait; pour combien de personnes ce tableau ne ressemble-t-il pas aux peintures de Rembrant*? Malheureusement ce sont les hommes, qui, pour la plûpart, broyent eux-mêmes ces couleurs sombres dont ils se plaignent. J'ai cherché le bonheur par-tout; & je ne l'ai jamais moins trouvé lorsque j'ai fait les plus grands efforts pour le fixer. Livré successivement à tous les plaisirs, à toutes les passions & à tous les goûts, j'ai toujours remarqué, que les sensations les plus vives sont celles qui entraînent après elles le plus d'amertume. Le calcul est fait: la somme des maux est presque égale, dans chaque circonstance de notre vie, à celle des biens: proportion admirable, qui, en démontrant invinciblement & la bassesse & la grandeur de l'homme, établit la justice & la bonté de l'Etre suprême! Quiconque ne sait pas modérer ses désirs, doit renoncer au bonheur. Voilà, Monsieur, le fruit de mes erreurs & de mes réflexions. Echappé à mille écueils contre lesquels la vivacité de mes passions m'avoit poussé, je goûte enfin, dans le port, un repos, qui, tout agréable qu'il est, ne peut cependant point passer pour un bonheur absolu. Mettez le sceau à votre complaisance, en m'envoyant cet Ouvrage, dont vous m'avez déjà communiqué quelques morceaux, & que vous appellez la journée du Philosophe. Vos réflexions secondant les miennes, augmenteront la force des armes que je suis encore souvent obligé d'employer contre la légéreté de mon imagination, dont les écarts ne troublent que trop souvent la douceur de ma tranquillité. FIN. (a) C'est de l'Amour de sentiment dont il est question dans cette Lettre: il est peut-être le seul qui mérite ce nom: car l'Amour de passion, dont il sera parlé dans la Lettre VII, a moins sa source dans la délicatesse que dans la débauche. [* Madame du Boisjourdain & Madame la Présidente de Bandeville ont les plus riches & les plus galans cabinets de Paris: leurs politesses & leurs graces sont encore mille fois au - dessus de leurs richesses.] [* Depuis que Monsieur Dargenville nous a donné en François des Traités des Pierres & des Coquillages, nous avons vu beaucoup de Dames respectables, instruites de l'Histoire naturelle, ramasser les plus belles Collections. Il suffit de nommer Mesdames du Boisjourdain, de Bandeville, de la Vigne, (pour les papillons & insectes) de Bure, de Rochouart, de Courtagnion, Le Cat, &c.] [* Monsieur Rousseau de Genève.] [* Fameux Artiste qui peignoit dans le noir.]