ZINGHA, REINE D'ANGOLA. HISTOIRE AFRICAINE, EN DEUX PARTIES. PAR Mr. L. Castilhon. PREMIERE PARTIE. A Bouillon & se trouve, A PARIS, chez Lacombe, Libraire, rue Christine. M. DCC. LXIX. ZINGHA, REINE D'ANGOLA. HISTOIRE AFRICAINE, EN DEUX PARTIES. PAR M. L. CASTILHON. A BOUILLON, & se trouve, A PARIS, chez Lacombe, Libraire, rue Christine. MDCC. LXIX. PREFACE. LE caractère de Zingha m'a paru mériter d'être développé. D'après l'historien Anglois, j'en ai rapporté quelques traits dans le Journal Encyclopédique, & j'ai senti que les faits même que je transcrivois m'intéressoient pour cette souveraine moitié sauvage & moitié policée. Persuadé que bien des gens penseroient comme moi, j'ai rassemblé ces faits, & je n'ai fait, dans la vue de les rendre encore plus intéressans, que leur ôter autant qu'il a été en moi, l'aridité qu'ils ont dans les simples notices publiées à Londres sous le titre d'Aventures de Zingha. Les premieres années de cette Reine ont vraisemblablement échappé aux recherches de l'auteur Anglois qui en eût assurément parlé, comme on en peut juger par les soins qu'il a pris de rendre compte des plus légeres circonstances. J'ignore, comme lui, quels événemens ont rempli l'enfance de cette princesse: mais quand j'aurois à ce sujet, tous les éclaircissemens qui me manquent, je n'en ferois aucun usage. C'est Zingha que je me suis proposé de faire connoître; c'est une reine ambitieuse, fiere & farouche que j'ai voulu montrer, & non pas les amusemens frivoles d'un enfant qui n'a point encore de caractere décidé. Je me suis permis aussi quelques réflexions; mais j'ai écarté celles qui ne naissoient point des faits, ou qui ne contribuoient pas à donner une connoissance exacte de la reine d'Angola, de ses mœurs & de celles de ses sujets, des projets & des vues des nations qui ont conbattu contre elle, qui ont envahi ses états, & qui n'ont pu la subjuguer. En un mot, cet ouvrage n'est rien moins qu'une traduction exacte & littérale. L'auteur Anglois rappor-te quelques-uns des faits que je raconte: voilà tout ce qu il y a de commun entre nous; ainsi donc si cette histoire a quelque succès en France, c'est aux faits que je le devrai: si elle n'en a point, je n'en imputerai la fau-te qu'à ma maniere de narrer & à mes réflexions. Cependant quoi qu'il arrive, l'événement ne me ravira point le plaisir que j'ai eu d'employer quelques momens à tracer d'après la vérité, un caractere singulier & presque inconcevable. Car, quelle ame a jamais présenté comme celle de Zingha le bisarre & monstrueux assemblage de tous les vices & de toutes les vertus? Quelle autre a réuni la fermeté la plus inébranlable à la plus grande inconstance, l'héroisme le plus intrépide à la plus étonnante foiblesse, l'indulgence la plus facile à la sévérité la plus outrée, la bienfaisance à la férocité? Telle fut la reine Zingha qui ne méritoit ni de rester ignorée en Europe, ni d'y être aussi défigurée qu'elle l'a été dans les relations fabuleuses du voyageur Dapper, & dans les récits mensongers de Ludolf. C'est cependant sur la foi de ces écrivains que les éditeurs du Dictionnaire de Moreri ont cru devoir consacrer un aricle au regne de Zingha qu'ils appellent Xinga, & à laquelle ils donnent un Prince Ineve pour ayeul. Les aventures que Dapper & Ludolf ont fournies aux rédacteurs de cet article, ne méritoient guere l'honneur qu'on leur a fait; & parmi les habitans d'Angola, de-même que parmi tous ceux du pays des Giagues ou Jagas, je doute que personne reconnût la célebre Zingha aux traits peu ressemblans sous lesquels elle est peinte dans cet article, ainsi que dans les relations, ou plutôt, dans les fables des voyageurs qui ont fourni les matériaux d'une partie de l'article Angola, dans ce dictionnaire. C'est dommage queles fautes & les erreurs de toutes les especes qui abondoient dans les premieres éditions de cet ouvrage, d'une si grande utilité d'ailleurs, n'aient point été corrigées, mais qu'elles se soient au contraire si fort multipliées dans les nombreuses éditions qui en ont été successivement publiées. L'auteur Anglois d'après lequel j'ai entrepris d'écrire l'histoire de Zingha, a puisé dans de meilleures sources: c'est du royaume même d'Angola qu'il a tiré les faits dont il a rendu compte, & ces faits sont conformes aux relations des missionnaires Portugais, & presque tous consignés dans les mémoires du Frere Antoine de Gaête, Caputin, missionnaire & préfet de Métamba, confesseur de Zingha, & député du ViceRoi de Loando San-Paulo, vers cette reine dont il fut l'ami, le confident, le ministre & le directeur. A ces titres & au ton de vérité & de désintéressement qui regne dans les récits du Capucin Antoine, j'ai cru que ces mémoires méritoient plus de confiance que les relations hazardées, les recherches superficielles, & les vagues conjectures de quelques voyageurs qui n'ont fait, sans s'y arrêter, que traverser le royaume d'Angola, & qui ont ignoré jusqu'à la langue des habitans de ce royaume. Nous aurions d'excellens mémoires des pays les plus éloignés & des peuples sauvages, si tous les missionnaires que le zele y attire avoient l'intelligence, les talens & l'adresse qui caractérisoient l'infatigable P. Antoine: mais il n'est pas donné à tous les hommes de servir utilement leur patrie & de gagner en même temps la confiance des ennemis de leur patrie & c'est-là toutefois l'important & pénible rôle que l'industrieux P. Antoine a rempli avec distinction à Loando, à Mapongo, & à Métamba, ainsi qu'on l'apprendra dans la seconde Partie de cette intéressante histoire. ZINGHA, REINE D'ANGOLA. PREMIERE PARTIE. Loin des brûlantes régions où le héros d'Utique ranimant le courage de ses amis vaincus, rassembla sous ses étendarts les restes malheureux de la journée de Pharsale; loin des sables arides & des féroces habitans de la triste Nubie, la nature plus riante offre aux voyageurs effrayés du silence des solitudes où ils viennent d'errer, les paysages enchanteurs, les champs féconds, les plaines agréables & les bruyantes villes de la riche Éthiopie, la plus heureuse de toutes les contrées qui composent l'Afrique. Le soleil qui n'envoie sur le reste de cette vaste partie de la terre que des rayons d'une ardeur excessive, modere la chaleur de ceux qu'il répand dans toute l'étendue de l'Éthiopie; ensorte que, quoique bazannés ou même noirs, les peuples qui l'habitent, y cultivent sous l'influence d'un climat tempéré des sols fertiles, également affranchis des rigueurs des frimats de l'Europe & de l'Asie, & des feux dévorans qui rendent presque inabitables la plûpart des autres pays situés sous la zone torride. L'Éthiopie ne jouit pourtant pas des mêmes avantages dans tou-te son immensité. L'Abissinie presqu'entiere est infertile, déserte, par l'extrême chaleur qui brûle jusques aux racines du petit nombre de végétaux que la nature languissan-te produit de loin en loin au milieu des sables enflammés qui couvrent cette région. C'est au-delà de ce pays inculte, & dans la basse Ethiopie qu'on respire un air pur. C'est là que la fertilité naturelle du sol, la douceur du climat, & la vigueur de la végétation perpétuent les charmes du printemps & les richesses de l'automne. C'est-là que la nature offre dans tous les temps aux peuples qui s'y sont rassemblés, tous les dons & tous les agrémens qu'elle n'accorde que successivement dans les autres contrées. Le Tybre qui s'enorgueillit de baigner les murs de Rome; le Tybre qui coule avec tant de majeste dans la plus brillante contrée de l'Europe, arrose dans son cours des plaines moins riantes & des champs moins féconds que ne le sont les prairies toujours emaillées & les belles campagnes situées sur les bords des Camerones, riviere d'une immense étendue, & qui sert de frontiere à différens royaumes. C'est en suivant le cours de ses rapides eaux, qu'on apperçoit les menaçantes tours où se tient, environné de ses sujets esclaves, le despote de Benin, dont les états confinent avec les trois royaumes de Cacombo, & avec ceux d'Angra, de Gabom & de Congo, qui renferme seul plus de villes, d'habitans, de métaux, & de richesses naturelles de toutes les especes, qu'il n'y en a dans tout le reste des états de l'Afrique, ou même dans les mines du riche Potosi, & dans les plus vastes empires de l'Europe & de l'Asie. A ne considérer que l'étendue de sa domination, le nombre presque infini de ses sujets, l'entassement prodigieux de ses trésors & de ses revenus, l'Empereur de Congo devroit être sans-doute regardé comme le plus puissant de tous les souverains. Les rois de Lovango, de Pango, de Batta, respectent son autorité; ceux de Songo, de Sunda, de Pemba, de Bamba, sont soumis à ses ordres: sa couronne est indépendante, & du fond de son palais, situé sur la coline de Banza ou de San-Salvador, il impose des loix à presque toutes les nations de la basse Ethiopie. L'impétueux Zaïre, l'un des fleuves les plus étendus qu'on connoisse, n'arrose dans son cours que des terres cultivées par les esclaves du puissant empereur de Congo: les bords de ce fleuve, ainsi que les deux rives du profond Goanza, & celles de la Lelunde, dont les eaux claires & limpides roulent sur un gravier parsemé de sable d'or, sont ornés de palmiers, d'orangers & de citroniers, couverts dans toutes les saisons ou de fleurs ou de fruits. Les titres de la plûpart des souverains sont fastueux, outrés; ceux du roi de Congo sont modestes: il pourroit sans blesser la vérité en prendre de plus imposans, il se contente de se dire Mani , ou Seigneur de Congo, par la grace de Dieu, roi de Manicuma, d'Ocanga, de Cumba, de Lulla, de Zouza, Seigneur des Duchés de Batta, de Sunda, de Bamba, Comte de Songo, d'Angoy, de Cacongo, Despote des Amboudes & supréme Dominateur du grand fleuve de Zaire . Mais si ce prince dédaigne d'ajouter à ces titres ceux de plusieurs autres royaumes & de beaucoup de souverainetés qu'il possede réellement, il affecte en même temps par une étrange bisarrerie de prendre la qualité de Roi de Mazingan & d'Angola , quoiqu'il n'ait aucune sorte de droit sur ces deux royaumes possédés par des Princes aussi indépendans qu'il peut l'être lui-même dans ses vastes états. Il est vrai qu'autrefois la souveraineté de Congo s'étendoit sur toutes les contrées de la basse Ethiopie, & qu'alors Angola formoit sous le gouvernement d'un Sava ou ViceRoi, la plus considérable & la plus riche des provinces de ce puissant empire. Mais l'ambitieux Men-Ben-di, peu flatté du titre de Sava, forma l'audacieux projet de s'élever au rang suprême, d'ériger en souveraineté indépendante le gouvernement qui lui étoit confié, & de fonder pour lui & sa postérité un trône au milieu même des terres qu'il s'étoit proposé d'envahir. Men-Ben-di réussit même au-delà de son attente, & le succès de son usurpation fut plus brillant qu'il n'avoit osé l'espérer. Il commença par refuser insolemment de reconnoître la supériorité du Mani de Congo, & se liguant avec les Portugais, il battit successivement & mit en fuite les Savas ou Vice-Rois des provinces voisines qu'il envahit & qu'il joignit à son ancien gouvernement, dont il forma le royaume d'Angola. Cette nouvelle monarchie fondée par l'usurpation & l'infidélité au milieu des états, & presque sous les yeux du Mani de Congo, s'est soutenue contre les efforts de ce souverain, qui ne pouvant la recouvrer, a fini par reconnoître la légitimité du titre des successeurs de Men-Ben-di, qui sous la protection du Vice-Roi de Portugal, sont restés paisibles possesseurs des plus belles & des plus fertiles contrées de la basse Ethiopie. Le royaume d'Angola borné au nord par le Congo, par la souveraineté de Mulemba au levant, au midi par le royaume de Mataman, & au couchant par la mer atlantique, renferme huit vastes provinces toutes presque également fertiles, arrosées par mille ruisseaux qui vont tous se jetter dans la grande riviere de Calucala, dont les rives ornées d'une double allée d'orangers, de grenadiers & de citroniers, offrent au voyageur le spectacle le plus brillant & le plus enchanteur: des vignobles immenses, des champs qui tous les ans se couvrent d'une double moisson, de riches paturages, &, de distance en distance, des chemins entretenus avec le plus grand soin, & qui conduisent dans les huit principales provinces du royaume d'Angola; dans la riche Ilamba qui, par sa fécondité, son étendue, & le nombre de ses habitans pourroit seule former une puissante monarchie, dans l'agréable Dovando, où la bonté des paturages rassemble plus de troupaux qu'il n'y en a peut-être dans l'Ethiopie entiere, & dont les frontieres touchent à celles de la province de Songo, qui fournit à ses habitans les vins les plus délicieux, comme les fruits de l'Icolo sont les plus exquis de la terre. C'est à travers les vergers d'Icolo que l'on passe pour se rendre dans la province d'Ensaca, qui se suffit à elle-même, & qui renfermant plusieurs villes & une infinité de bourgs, trouve dans la fécondité naturelle de son sol nonseulement de quoi fournir à la subsistance de tous ses habitans, mais qui envoie encore un excédent considérable de ses vins, de ses fruits dans la vaste province de Mazingan, où les forêts & les mines nuisent à l'agriculture, & rendent la condition des habitans moins douce que ne l'est celle de leurs concitoyens établis dans la délicieuse province de Cambamba, où la nature semble prendre plaisir à rassembler tous les avantages que ses mains bienfaisantes n'accordent que séparément dans les autres contrées, & que l'on ne trouve point également réunis dans la province d'Emvaca, dont le sol est pourtant de la plus étonnante fertilité. Quoique noirs, les habitans du royaume d'Angola sont en général fort adroits, d'une vigueur peu commune dans nos climats, & trèsingénieux: en un mot, pour être des hommes, il ne leur manque qu'une sage législation, un souverain qui les chérisse, & l'espoir de la liberté: mais abattus comme ils le sont sous les chaînes du plus dur esclavage, assujettis au despotisme le plus cruel, forcés de respecter les caprices d'un tyran, maître suprême de la vie & des biens de ses sujets, qu'il égorge ou qu'il vend aux avares Européans, qui vont lui acheter des hommes, comme on achette ailleurs des troupeaux & des bêtes de somme, les malheureux habitans d'Angola, ne possédant rien, & n'ayant que des jouissances précaires, sont lâches, paresseux; ils sont même perfides, par l'habitude que leur fait contracter la nécessité où ils sont de dissimuler les injures & les outrages qu'ils reçoivent de leur prince, de ses favoris insolens, ou de ses avides ministres. Au centre de la province d'Ilamba, s'éleve jusqu'aux nues un rocher escarpé, le sourcilleux Mapongo; son circuit est de deux lieues, & dans sa partie inférieure, il est de toutes parts entouré d'un côteau d'une pente douce & facile, qui se termine en une vaste plaine agréablement variée de bois, de champs, de vignobles, & de prairies arrosées par mille ruisseaux & toujours émaillées de fleurs. Sur la cime de ce rocher, est un palais antique, ou plutôt, un redoutable fort, où se tient le tyran d'Angola. C'est-là que, livré tout entier à ses brutales passions, il s'abandonne tour-à-tour, à son goût pour la débauche, & aux excès de la plus inhumaine férocité. C'est dans cet antre ténébreux que des gardes cruels conduisent chaque jour aux piés de leur barbare maître, tantôt ses plus belles sujettes, qui forcément consacrées à ses sales plaisirs, passent de ses bras impur dans ceux de ses vils favoris, tantôt les citoyens que leurs biens, leurs vertus, des plaintes indiscretes ou d'infâmes délateurs lui ont rendus suspects, & qui massacrés sous ses yeux, expient l'irrémissible crime d'avoir osé lui inspirer ou des soupçons, ou des remords. Vers les premieres anées du 17me. siecle, c'étoit au fond de ce palais, tant de fois inondé du sang des victimes humaines, que le farouche N-Gola Ben-di, le souverain le plus cruel qui jusqu'alors eût désolé l'Afrique, tenoit dans ses mains sanguinaires le sceptre d'Angola. A l'ame la plus décidément perverse, N-Gola Ben-di joignoit un cœur faux & perfide; scélérat d'autant plus dangereux qu'exercé dès sa plus tendre enfance, dans l'art affreux de se jouer & du ciel & des hommes, il cachoit la noirceur de ses vices sous les dehors séduisans des plus aimables qualités. Sombre, cruel, impitoyable, la sérénité de ses yeux & l'enjouement qu'il affectoit n'annonçoient que des tempêtes, des horreurs, des proscriptions; & l'impie, dans le temps même qu'il enfonçoit le poignard dans le sein des malheureux qu'il avoit condamnés, imploroit la tendre humanité: sensible en apparence aux cris de ceux qu'il égorgeoit, il les exhortoit à souffrir avec constance la mort qu'il leur donnoit, & qu'il rendoit aussi lente qu'il le pouvoit par sa fausse pitié, & aussi douloureuse qu'il lui étoit possible par les coups mal assurés que leur portoit sa feinte compassion. Déja le féroce Ben-di avoit sacrifié sa famille & les amis de ses parens à sa noire défiance; déjà ses parricides mains teintes du sang de ses oncles, de leurs enfans & de son frere, aiguisoient le poignard qu'il avoit juré d'enfoncer dans le sein de Zingha, la plus jeune de ses sœurs, qu'il redoutoit, qu'il vouloit immoler, dont il n'ignoroit point les ambitieux projets, & qu'il n'avoit encore osé punir, soit que sa beauté, sa jeunesse lui eussent inspiré des desirs qu'il s'étoit flatté de satisfaire, soit que cette fiere princesse eût acquis sur l'ame de ce monstre, un empire qu'il se sentoit malgré lui-même forcé de respecter. Cependant sa fureur irritée avoit marqué l'instant de la mort de Zingha qui, à la douceur du barbare, à ses soins assidus, aux témoignages empressés de sa fein-te tendresse, aux assurances réitérées de son amitié, ne douta point que son arrêt fatal n'eût été prononcé. Ses soupçons n'étoient que trop fondés; elle touchoit à son dernier instant, lorsque des événemens imprévus détournerent le glaive qui étoit suspendu sur sa tête: ce fut un malheur pour Zingha; car elle eût péri innocente, & elle eût emporté l'amour & les regrets du peuple d'Angola; au lieu que jusqu'aux derniers jours de sa caducité, sa vie ne fut plus qu'un épouvantable tissu de crimes & d'horreurs. Il est vrai que ces crimes ne doivent pas être tous imputés à Zingha; les cruelles circonstances où elle se trouva en enfanterent plusieurs, l'impétuosité naturelle de son caractere & le desir véhément qu'elle avoit conçu de se venger de l'injustice & des outrages de ses ennemis, lui en firent commettre beaucoup d'autres, & les disgraces presque continuelles qu'elle essuya, changerent enhumeur sombre & tyrannique la fierté de son ame, & la sensibilité de son cœur en inhumanité. Ses talens, ses vertus, ses rares qualités eussent fait le bonheur des peuples d'Angola, si le sort lui eût été moins contraire; ou si renversant son frere du trône qu'il deshonnoroit, Zingha eût pris les renes du gouvernement, & retenu le sceptre qui ne pouvoit alors passer dans de plus dignes mains. Tous les jours de son regne eussent vraisemblablement été marqués par des bien-faits & des vertus, & elle ne se fût signalée que par des actes d'héroisme. En effet, dans le temps même que la noirceur de ses forfaits la faisoit abhorrer, ses ennemis les plus irréconciliables ne pouvoient s'empêcher d'avouer & de publier qu'elle étoit née généreuse, le cœur sensible, l'ame grande, digne, en un mot, du rang suprême, si on lui eût permis de choisir pour y monter des voies légitimes. Issue d'une longue suite de rois, Zingha n'ignoroit point les droits que sa naissance lui donnoit à l'autorité souveraine; elle n'ignoroit pas que, placée si près du trône de ses peres, elle étoit indépendante, & que tous les souverains réunis ne pourroient sans la plus énorme injustice attenter à sa liberté: cependant elle se vit contrariée, gênée, presque esclave dans le palais de ses ayeux: mais trop haute pour s'exhaler en plaintes, en reproches, elle aima mieux porter avec courage des chaînes qu'elle ne pouvoit rompre, que tenter d'inutiles efforts contre le tyrannique joug & l'outrageante insolence de N-Gola Ben-di, son frere, de ce cruel despote qui, par ses injustices & ses atrocités, jetta enfin dans le cœur de Zingha un levain de férocité, qui des lors ne fit plus qu'y fermenter, s'accroître & se développer. Les premiers jours du regne de N-Gola avoient été marqués par le meurtre de son neveu, par le barbare assassinat du jeune fils de Zingha, que le roi d'Angola avoit fait massacrer sous ses yeux, dans la crainte qu'un jour cet enfant ne voulût lui disputer le trône. Trop foible encore pour venger le sang de son malheureux sils, Zingha jura la perte de son lâche assassin: mais pour mieux tromper le monstre qui l'avoit immolé, elle lui déroba ses larmes, lui cacha ses sentimens, dissimula sa haine, ses projets de vengeance, & feignit même de rester attachée à son frere. Ce fut cette apparente insensibilité qui trompant son persécuteur, lui fit croire qu'il lui seroit aussi aisé de sacrifier la mere, qu'il lui avoit été facile de poignarder le fils; & il se préparoit à cet acte de barbarie, quand l'intêret le plus pressant, le desir de conserver le sceptre qui s'échappoit de ses mains, arrêta son bras sanguinaire, & le força de recourir à la médiation de cette même princesse qu'il vouloit égorger. Le perfide Ben-di qui haissoit les Portugais autant qu'il détestoit ses proches, avoit armé contr'eux, &, sans leur déclarer la guerre, il avoit ravagé en brigand quelques-unes de leurs possessions: mais bientôt, il se vit arrêté dans sa course: investi de toutes parts, il combattit en lâche, il fut battu, son armée fut mise en fuite, & les deux sœurs de sa femme, ainsi que cette souveraine tomberent au pouvoir des vainqueurs. Zingha dont la tête étoit déjà proscrite, n'avoit point eu la liberté d'accompagner son frere dans cette expédition, & elle étoit restée entourée de gardes dans le palais de ses peres. Cependant la reine & ses deux sœurs ne s'apperçurent de leur captivité qu'à la différence extrême des mœurs & des manieres de leurs vainqueurs, avec l'atroce caractere & les procédés outrageans du prince d'Angola: elles furent traitées par leurs généreux ennemis avec tous les égards que les nations Européannes ont pour les souverains. Ben-di humilié, envoya des ambassadeurs aux Portugais pour négocier la rançon des trois princesses captives. Les Portugais refuserent les riches dons qui leur étoient offerts, & renvoyerent leurs trois illustres prisonnieres de guerre chargées de présens, & pénétrées de la douceur & de l'honnêteté de leurs vainqueurs. Le peuple d'Angola donnoit hautement des éloges à la noblesse & à la générosite de la nation Portugaise: la cour même du tyran retentissoit des louanges que la reconnoissance arrachoit aux parens & aux amis des trois princesses. Il n'y eut que N-Gola Ben-di qui au récit de ces traits de grandeur d'ame & de désintéressement sentit redoubler la haine que son ame féroce avoit conçue contre les Portugais. Non-seulement il refusa de remplir les conditions auxqu'elles il s'étoit soumis à la suite d'une guerre injuste & malheureuse qu'il avoit entreprise long-temps avant sa derniere invasion; mais il osa tenter de nouvelles incursions; & obligeant par ses hostilités les Portugais à le combattre encore, il fut vaincu & réduit par les succès & les victoires de ses ennemis à une telle extrémité, qu'il n'imagina plus d'autre moyen de conserver son sceptre & ses états, que d'envoyer vers la nation qu'il avoit irritée, sa sœur Zingha, cette même Zingha dont il avoit assassiné le fils, & dont il s'étoit proposé d'abattre également la tête. Le lâche tombant à ses genoux qu'-il tenoit embrassés: O ma sœur! lui dit-il, vous que j'aimai dès ma plus tendre enfance, & que j'adore encore jusqu'à l'idolâtrie; vous, qui eussiez régné sur mes peuples & leur prince, si les nœuds détestables qui nous unissent, ne m'eussent point défendu de vous offrir le moitié de mon trône! je vous ai offensée, belle Zingha, je vous ai outragée: vous étes généreuse, & je suis malheureux. Mes parricides mains ont répandu le sang de votre fils; il m'étoit odieux; sa présence importune ranimoit sans cesse dans mon cœur le désespoir & la fureur que m'inspira ce jour, ce jour affreux où le chef de nos Gangas vous unit irrévocablement à un autre qu'à moi. Je me suis exercé depuis à vous hair, à vous rersécuter: peut-être même, si j'en eusse eu la force, ô Zingha! vous ne seriez plus, & du méme poignard qui vous eût arraché la vie, je me serois percé le sein. Irrité par vos froideurs, désespéré de votre indissérence à quels excès d'horreur votre sarouche ament ne se seroit-il pas porté, si le ciel depuis quelques jours n'eût éclairé son ame, & ramené son cœur à des sentimens plus humains! Mon amour éperdu ne se signalera plus desormais par des crimes; il ne va me dicter que des vertus; belle Zingha, je veux vous imiter: j'en atteste nos Moquisies; je le jure à vos pieds, il ne me reste plus de mes forfaits passés, de mes affreux complots, de mes assassinats que la dévorante amertume de les avoir commis. Ma sœur ne sera point insensible à mes larmes, sa grandeur d'ame oubliera les injustices de N-Gola, pour ne songer qu'à l'honneur de son frere. Soyez l'appui de mon trône; allez en qualité de mon ambassadrice, offrir la paix aux Portugais; & acceptez pour moi toutes les conditions qu'ils voudront m'imposer, & que le revers qui m'accable me forcera de regarder comme de douces loix. Si vous croyez, sage Zingha, qu'en embrassant ou feignant d'adopter la religion de ce peuple, vous puissiez le rendre plus facile à m'accorder la paix, abjurez hautement le culte de nos peres, le ciel vous le permet, nos Moquisies vous l'ordonnent; ne balancez pas un instant, & faitez pour ma gloire tout ce qui dépendra de vous. Les dangers qui menaçoient Zingha, le souvenir des persécutions qu'elle avoit essuyées, l'affreux tableau de ses oncles, de ses freres & de son fils expirans sous le fer des bourreaux, ou sous le poignard de Ben-di, la fureur de ce monstre toujours altéré de carnage prê-te à se ranimer, la rendirent attentive aux prieres du tyran; & elle consentit d'autant plus volontiers à se charger de l'épineuse négociation qui lui étoit offerte, que cherchant depuis plusieurs années un prétexte pour s'éloigner de Mapongo, elle se flatta de trouver dans le cours même de sa députation, quelques moyens heureux, quelque favorable occasion de faire eclatter sa vengeance, & d'exécuter les projets d'usurpation que son ame ambitieuse nourrissoit depuis longtemps. Dans ces dispositions qui étoient pour tout autre qu'elle un secret impénétrable, elle consentit à tout, promit tout; on dit même qu'afin de mieux tromper son frere, elle scella sa feinte reconciliation de la plus criminelle des complaisances; du moins l'insolent Ben-di se vanta d'avoir été le maître, s'il l'eût voulu, d'étouffer dans ses bras cette fiere princesse. Quoi qu'il en soit, Zingha, qui depuis son enfance, avoit vécu en esclave dans le palais de Mapongo, partit en souveraine, & se rendit accompagnée d'une brillante suite, à Loando San-Paulo, auprès du ViceRoi Portugais qui la reçut avec distinction, & lui rendit tous les honneurs qu'il crut devoir à la hau-te naissance d'une telle ambassadrice. Ce Vice-Roi, Dom Jean Corréa, Da Souza, étoit un gentilhomme distingué par sa valeur, sa probité, rempli d'excellentes qualités; mais ses vertus étoient ternies par une vanité outrée, & qui lui faisoit trop souvent oublier les devoirs de la bienséance. Cet orgueil le dirigea dans la premiere audience qu'il donna à Zingha: cette princesse fut introduite dans une salle, où elle fut très-surprise de ne voir qu'un fauteuil occupé par le ViceRoi, & aux pieds de cette espece de trône surmonté d'un dais, un tapis étendu sur le parquet, avec un coussin de velours préparé pour l'ambassadrice. C'étoit de temps immémorial un usage observé à Loando, que tous les étrangers admis à l'audience du ViceRoi, s'inclinoient profondément devant lui: les souverains eux-mêmes étoient assujettis à cette ancienne loi. Zingha refusa de s'y soumettre: elle ne voulut point se prosterner: mais cachant son dépit, elle ordonna, sans se déconcerter, à l'une des femmes de sa suite, de se mettre à genoux & sur ses mains, à côté du coussin, & le plus près qu'il seroit possible du trône. Cette femme obéit, & Zingha s'asséyant sur ce siege vivant, dit à Dom Corréa qu'il pouvoit maintenant proposer les conditions du traité de paix & d'alliance qu'elle étoit venu négocier. Le Vice-Roi qui s'attendoit à des excuses pour Ben-di & à d'humbles supplications, fut étonné de ce ton de fierté; mais se remettant bientôt, il exigea que pour réparer son audace & les dommages causés dans ses dernieres invasions, N-Gola se reconnût vassal des Portugais, & qu'il s'obligeât pour lui & ses successeurs à un tribut annuel. Zingha, frémissant de colere à ces propositions, & regardant le Vice-Roi avec indignation: „ Sava chrétien, lui dit-elle, cherche ailleurs tes vassaux: cherche tes tributaires parmi les ennemis que tu pourras soumettre les armes à la main: mais n'espere jamais de contraindre à de telles bassesses un monarque puissant, jaloux de son indépendance, & qui ne m'envoie ici que pour te demander ton amitié, & pour t'offrir avec la sienne ses forces redoutables, & jusqu'à ce jour invincibles." Cette réponse prononcée d'un ton ferme & imposant, fit une si forte impression sur les Portugais, que supposant au prince d'Angola des ressources qu'ils ne lui connoissoient pas, & une armée prête à fondre sur Loando, ils se hâterent d'accepter la paix qui leur étoit offerte aux conditions les plus honorables pour Ben-di. Zingha satisfaite de ce premier succès, prit congé de Corréa qui, la conduisant hors de la salle, l'avertit que cette femme qu'elle avoit fait servir de tabouret, ne vouloit ni se lever, ni changer d'attitude qu'elle n'en eût reçu l'ordre de son auguste souveraine. “Dans son palais, répondit la princesse, une femme telle que moi, ne se sert jamais deux fois du même siege: la vue de cette malheureuse me reprocheroit sans cesse l'espece d'humiliation, & le manque d'égards que j'ai essuyés ici; qu'elle évite désormais ma présence, & que mes yeux ne puissent jamais tomber sur elle“. La hauteur de ces reparties, l'intrépidité de Zingha & l'air de majesté qu'elle mettoit dans ses propos comme dans ses actions, en imposerent à l'orgueil de Corréa, qui cherchant à réparer ses torts, parvint à force d'honêteté, de prévenances & de distinctions, à faire oublier à Zingha les mécontentemens qu'elle croyoit avoir reçus lors de sa premiere visite. Flattée de la considération dont elle jouissoit à Loando, des hommages qu'on lui rendoit, & de la politesse respectueuse des Portugais, elle passa quelques mois parmi eux. Aussi peu attachée au culte ridicule des Moquisies qu'à toute autre doctrine, ou plutôt, toute entiere à ses projets d'ambition, elle crut devoir feindre du zele pour la religion chrétienne, demanda d'être instruite, & parut si convaincue de la vérité des dogmes que quelques missionnaires chargés de l'éclairer, lui expliquerent, que ceux-ci ne doutant point de la sincérité de sa conversion, l'admirent au baptême qu'elle reçut très-solemnellement en 1622, vers le commencement de la quarantieme année de son âge. Mais tandis que Zingha ne paroissoit occupée que des intérêts sacrés de la religion qu'elle venoit d'embrasser, elle ne songeoit qu'aux moyens de captiver la confiance de la nation Portugaise, & de s'assurer du zele & de l'attachement de Corréa. Les confidences adroites qu'elle lui avoit faites du caractere soupçonneux & cruel de son frere, des injures qu'elle en avoit reçues, & de l'excessive rigueur de l'esclavage où elle avoit été réduite dans le palais de Mapongo, émurent vivement le Vice-Roi qui, pénétré jusqu'aux larmes des récits de Zingha: "Vous connoissez, lui dit-il, la barbarie & l'inhumanité du monstre qui vous attend: la paix qu'il vient d'obtenir est votre ouvrage; l'ingrat vous punira des bienfaits dont vous l'avez comblé: teint du sang de ses proches, accoutumé au crime, aux lâches trahisons, aux noirs assassinats, quel autre prix attendezvous du service important que vous venez de lui rendre, qu'un esclavage avilissant, ou la plus affreuse des morts? Restez dans mon palais, respectable Zingha; ne vous éloignez pas des murs de Loando, & laissez à mon zele, aux Portugais vos amis & vos alliés, le soin de vous venger: laissez nous le soin de renverser le traître N-Gola de son trône, & de vous y placer, sous la protection du roi de Portugal mon maître „. La princesse d'Angola flattée intérieurement des offres du Vice-Roi; mais feignant d'en être offensée: “Est-ce, lui répondit-elle, au nom du Roi que vous représentez, ou de vous-même, Corréa, que vous osez me donner ces conseils? Si c'est le Vice-Roi qui m'offre son palais & Loando pour aziles, il oublie dans ce moment, qu'ambassadrice d'un puissant souverain, rien ne sçauroit me dégager de la parole sacrée que je lui ai donnée de retourner vers lui, & que la certitude même de la plus dure servitude, ou de la mort la plus deshonorante, ne pourroit m'autoriser à manquer au serment que j'ai fait de me rendre à Mapongo, dès que j'aurai mis fin à la négociation dont je me suis chargée. Si c'est par intérêt, par amitié, par zele que vous croyez devoir me donner ces avis; Corréa, je vous en tiens compte, & votre attachement m'est infiniment précieux. Ces dangers qui menacent ma tête à Mapongo sont plus pressans peut-être que vous ne l'imaginez: je connois mieux que vous la perfidie & la férocité de l'impitoyable Ben-di: mais tandis que ma prudence, mes soins & l'ascendant que j'eus toujours sur l'esprit de mon frere, rendront inutiles peut-être ses vues sanguinaires, conservez-moi ces mêmes sentimens d'estime & d'amitié. A l'égard de la protection du Roi de Portugal, votre maître, quelques événemens qui puissent arriver, je ne puis, ni ne dois l'accepter. Les souverains d'Angola se protegent eux-mêmes; ils n'ont & ne veulent avoir que des alliés: des protecteurs quelque puissans qu'ils fussent, aviliroient la majesté de leur couronne. Si le sort m'éleve quelque jour au trône de mes peres, je recevrai avec reconnoissance l'amitié du Roi votre maître; je lui donnerai la mienne, & chacun de nous deux protégera les sujets du souverain son allié". Satisfaite des heureuses dispositions des Portugais, rassurée sur l'avenir, & n'ayant plus d'affaires qui la retinssent à Loando-San-Paulo, Zingha, quelques instances que lui fit Corréa, ne voulut point différer plus long-temps son départ; & craignant qu'une plus longue absence ne la rendît enfin suspecte au prince d'Angola, elle reprit la route de Mapongo, où elle ne fut pas plutôt arrivée qu'elle eut grand soin de faire ratifier par Ben-di, tous les articles du traité qu'elle venoit de conclure. N-Gola parut approuver tout, remercia publiquement sa sœur des services importans qu'elle avoit rendus à l'état, lui donna devant ses courtisans les marques les plus distinguées de sa reconnoissance, & en particulier, les preuves les plus tendres & les moins équivoques de son amitié: le fourbe poussa plus loin la perfidie, & déclara que depuis quelques jours, il se sentoit enflamme du desir d'embrasser la religion chrétienne. Informé par Zingha de ces sentimens respectables, Dom Jean Corréa se hâta d'envoyer à Mapongo, un prêtre negre de Métamba, & un des principaux officiers de Loando, pour servir de parrein à Ben-di qui ne pouvoit plus, disoit-il, résister aux vives impulsions de la grace, & au desir pressant dont il se sentoit embrasé. N-Gola fit aux deux députés, l'accueil le plus honnête: le prêtre voulut l'éclairer, & le trouva déjà tout préparé; il l'interrogea, & ne voyant en lui que la docilité la plus satisfaisante aux dogmes du catholicisme, il le crut suffisamment instruit, & lui proposa de se faire baptiser. Pendant ces entretiens, Ben-di avoit tramé des complots qui lui parurent si bien concertés, que ne jugeant point à propos de dissimuler plus long-temps, & feignant de regarder comme un outrage, la proposition du prêtre negre:“ Homme vil, lui dit-il, le Dieu dont tu me parles, t'a-t-il permis de franchir la distance qui sépare ta bassesse du trône de tes maîtres? Crois-tu que je consente à me dégrader au point de permettre que tu me baptises? Crois-tu que je consente à fléchir les genoux devant toi, devant toi qui n'es que le fils de quelqu'un de mes esclaves? Malheureux! si je n'écoutois que la voix de mon ressentiment, la mort seroit le prix de ta présomption: mais j'excuse ton insolence, & veux bien t'accorder la vie, à condition que demain le lever de l'aurore ne te trouvera point dans mes états'. Zingha, quelque éclairée qu'elle fût sur le caractere faux & perfide de Ben-di, ne s'attendoit point du tout à cette nouvelle preuve de sa duplicité: elle tenta tous les moyens possibles de le ramener: il étoit lâche; elle chercha à l'ébranler en lui peignant les suites du ressentiment de Dom Jean Corréa qui se croyant offensé, & l'étant en effet, ne manqueroit pas de soulever la nation Portugaise. Ces avis, ces menaces, ne firent qu'irriter le farouche N-Gola qui, changeant en fureur le feint attachement qu'il avoit juré à sa sœur, la traita avec indignité, la fit charger de chaînes, & jetter au fond d'une des prisons du palais, où il lui promit d'aller dans peu de jours la voir pour se donner le plaisir de l'embrasser encore, & de la poignarder. Ce même jour Ben-di refusa hautement d'exécuter aucun des articles de paix qu'il avoit ratifiés; il fit en même-temps égorger tous les Portugais qui se trouverent à Mapongo, & ne doutant point du succès de ses complots, il se mit à la tête d'une formidable armée, résolu d'aller saccager LoandoSanPaulo, & d'immoler à sa vengeance Dom Jean Corréa. Mais pendant que ce monstre regardoit déjà les Portugais comme vaincus & massacrés; pendant qu'il se réjouissoit par avance du plaisir qu'il auroit à se baigner dans des torrens de sang, il ignoroit que dans l'armée qu'il commandoit, & qui le détestoit, Zingha, sa sœur, avoit une faction puissante, qui au premier signal avoit juré de mettre à mort son souverain, ou de l'abandonner aux traits des ennemis: il ignoroit que Bar-ba, sa belle-sœur, avoit déjà rendu la liberté à Zingha qui, maitresse du palais de Mapongo, avoit pris les plus sages mesures pour s'emparer du trône. L'armée de N-Gola n'eut pas plutôt joint celle des Portugais, que feignant d'être frappée d'une terreur soudaine, elle fuit & se dispersa, laissant Ben-di seul, entouré de quelques esclaves, & exposé au feu de l'armée Portugaise. Celle-ci méprisant un si foible ennemi, entra dans le royaume d'Angola, s'empara des plus riches provinces, & ôta tout espoir de retraite à N-Gola qui, se voyant pressé de toutes parts, & à l'instant d'être fait prisonnier & puni de ses crimes, s'empoisonna lui-même, ou, comme le bruit s'en répandit, par les soins de Zingha qui, dans la suite, dédaigna de se justifier de s'être rendue maîtresse des derniers instans de son frere. Il est dans la partie intérieure de l'Afrique, loin des frontieres de Congo, quelques lieues au-delà de la riviere de Cuança, une nation guerriere, féroce, antropophage, l'effroi de tous les peuples qui habitent ces régions barbares: ce sont les terribles Giagues ou Jagas, célebres par leurs crimes, par leurs goûts détestables & les excès de leur atrocité. Les Jagas rassemblés ne forment point une société; c'est une foule de monstres plus affreux les uns que les autres, tous altérés de sang, & jamais rassasiés de crimes. Ils se rendent formidables par la terreur qui les précede dans leurs excursions, & par la sombre horreur qui accompagne la désolation qu'ils portent dans toutes les contrées voisines. Jamais peuple ne fut ni plus cruel, ni plus férocement superstitieux que les Giagues; car chez eux, l'inhumanité est ordonnée par la religion, & puissamment autorisée par les loix. Les tigres ni les léopards ne cultivent point la terre; mille fois plus cruels que les léopards & les tigres, les Giagues ne la cultivent pas non plus; la ravager, la dévaster, en massacrer les habitans, est leur unique occupation. Toujours ou errans ou campés dans l'immense pays que leur fureur a subjugué, ils brûlent, ils détruisent tous les lieux habités par où ils passent. Le même instinct qui porte les lions à sortir des forêts, & poursuivre les voyageurs, porte aussi les farouches Jagas à se jetter sur leurs voisins pour en prendre autant qu'ils peuvent, & se nourrir de la chair des malheureux qu'ils ont fait prisonniers, qu'ils gardent quelques jours, pour s'amuser de la terreur qu'ils tâchent de jetter dans leur ame; ils les déchirent ensuite lentement, les mangent à demi-vivans, & s'abreuvent de leur sang; nourriture exquise pour eux, & qu'ils préferent à tout autre genre d'alimens. Les Jagas ont eu plusieurs chefs qui tous se sont rendus célebres par l'excès de leur férocité; mais dans le nombre de ces chefs, on compte quelques femmes qui les ont surpassés en noirceur. Telle fut l'infernale Ten-ban-dumba qui, par l'assassinat de sa mere, acquit des droits incontestables au commandement suprême, & qui jugée digne de gouverner ses concitoyens, leur donna la législation la plus propre à étouffer en eux tous les sentimens de la nature & de l'humanité. Ten-ban-dumba, dans la vue de rendre la promulgation de ses loix plus respectable & plus sacrée, assembla les Jagas, & leur dit que l'ombre de sa mere étoit venue des enfers lui ordonner d'initier tous les Giagues aux mysteres de leurs ancêtres, parce qu'il n'y avoit que cette initiation qui pût les rendre désormais invincibles, riches, puissans & redoutés. Après ces mots, l'affreuse législatrice sit apporter au milieu de l'assemblée, son fils unique, encore enfant, qu'elle jetta dans un mortier, où l'épouvantable furie, sans donner aucun signe d'émotion, le pila, le broya tout vif, & ne cessa de frapper sur la jeune victime, que quand elle l'eut réduite en une espece de pâte: alors elle jetta dans le mortier quelques herbes, quelques racines, & fit un onguent dont elle s'oignit tout le corps en présence des Giagues, qui trop stupidement féroces pour ne pas admirer leur reine, & se sentant à son exemple, transportés de la même fureur, allerent chercher leurs enfans, les porterent au même lieu où venoit de se passer cette sanglante scene, les massacrerent, & imiterent la monstrueuse Ten-ban-dumba, aussi exactement que le leur permettoit la rage qui les agitoit. Cette abominable coutume s'est scrupuleusement perpétuée chez ce peuple qui, à chaque occasion importante, ne manque point de l'observer. Ce massacre presque perpétuel d'enfans anéantiroit, pour le bonheur du reste de l'Afrique, la race des Giagues, s'ils n'avoient soin de réparer ces pertes par l'attention qu'ils ont de conserver tous les enfans qu'ils prennent dans le ours de leurs brigandages; enfans qui, élevés parmi ce peuple, se forment aisément à ses mœurs & à sa cruauté. Cette loi seule étoit capable de remplir les vues sanguinaires de Ten-ban-dumba, & de briser chez cette nation, tous les liens de la société: mais l'affreuse législatrice ne la crut point encore suffisante: elle ordonna par un réglement digne d'elle, aux Jagas de préférer la chair des hommes, celle des femmes exceptée, à toute autre nourriture; & elle eut peu de peine à se faire obéir. Toutefois, cette exclusion donnée à la chair des femmes irrita le goût des Jagas au point, que donnant bientôt toute la préférence à la chair proscrite, les plus distingués d'entr'eux faisoient tuer tous les matins une femme pour leur table. Tenbandumba ne punit point les infracteurs, & toléra par prudence une infraction qu'elle ne vit aucun moyen de réprimer, & qui depuis n'a point cessé d'être tolérée. A l'égard de la chair des hommes, elle elle se vend chez les Giagues exclusivement à toute autre chair dans les boucheries publiques. Par une troisieme loi, Ten-ban-dumba voulut que les Jagas réservassent les femmes stériles, pour être sacrifiées lors des obseques des grands de la nation, à moins que les maris n'aimassent mieux les égorger pour s'en nourrir. Afin de réunir dans son code, la plus révoltante impudence à la plus horrible cruauté, Tenbandumba voulut que les Jagas avant que de partir pour une expédition militaire, fussent tenus de se rassembler tous, chacun avec ses femmes, dans la plaine consacrée à cet usage; & là de remplir en présence les uns des autres, les obligations les plus secretes du devoir conjugal. Quant à la religion, les dogmes des Giagues étoient en petit nombre, ils consistoient à regarder tous les usages nationnaux comme autant de loix sacrées venues des enfers, & avouées par les dieux; à porter dans une boëte suspendue au col, quelque partie du corps de son pere; d'offrir de temps en temps à cette boëte des victimes humaines, & de l'arroser du sang des hommes que l'on étoit obligé d'immoler toutes les fois qu'on s'étoit proposé de la consulter. C'est aussi un ancien usage religieusement observé par les Giagues, d'honorer par de nombreux homicides & par des hécatombes humaines les obseques des guerriers qui se sont illustrés: outre tous leurs esclaves & leurs principaux officiers que l'on enterre vivans dans le même tombeau, on choisit aussi deux de leurs femmes les plus chéries, qui n'étant pointe sclaves, ni destinées à servir l'ombre de leur époux, ne sont enterrées vivantes qu'après que leurs plus proches parens leur ont cassé les bras. De tous les peuples de l'Afrique, N-Gola n'aimoit que les Giagues dont les mœurs, les usages & la férocité lui inspiroient la plus profonde vénération: aussi avoit-il fait bien des efforts pour introduire leur législation dans son royaume; mais le caractere moins dur de ses sujets, ayant rendu toujours ses tentatives inutiles, il se flatta qu'un jour son fils opéreroit cet-te révolution. Ce fut dans cette vue que peu de temps avant sa mort, il avoit envoyé son fils au chef des Giagues, son ami, qui s'étoit engagé à inspirer à son éleve toute la rage & toute la noirceur de l'ancienne Ten-ban-dumba. Outre le desir de rendre son successeur le plus féroce des hommes, N-Gola avoit été déterminé par un autre motif à éloigner pour quelque temps, son fils de Mapongo; & il ne le croyoit en sureté que parmi les Jagas contre les attentats de Zingha dont il n'ignoroit point les projets de vengeance. Il ne se trompoit pas dans ses soupçons; mais ses précautions devinrent inutiles. Le sceptre d'Angola ne satisfaisoit qu'en partie l'ambition de Zingha qui ne fut pas plutôt assise sur le trône, que le desir d'affermir sa puissance, & la crainte de perdre le fruit de son usurpation, lui firent mettre tout en usage pour corrompre le chef des Giagues, & le déterminer à lui livrer le fils de N-Gola Ben-di. Les droits incontestables de ce prince à la couronne qu'elle lui avoit ravie, n'étoit pas le seul sujet des allarmes de cette souveraine; la proximité des Portugais, maîtres encore d'une partie de ses états, augmentoit d'autant plus son inquiétude, que Corréa ne prenant plus à elle qu'un très-foible intérêt, elle le soupçonna d'être d'intelligence avec le fils de N-Gola qui, s'il venoit, suivi des Giagues se joindre à l'armée Portugaise, pourroit facilement achever la conquête du royaume d'Angola, se rendre maître de Mapongo, & venger la mort de Benles bruits qui s'en répandoient, les factions qui divisoient la cour de Mapongo, la conduite des Portugais, celle du Vice-Roi, paroissoient justisier les craintes de Zingha qui, sans perdre de temps en vaines délibérations, sans s'arrêter à punir les factieux, à dissiper des troubles que sa rigueur n'eû peut-être fait qu'augmenter, ne s'attacha qu'à la principale cause du désordre & des révolutions qu'elle avoit à redouter, sûre de voir renaître le calme dans sa cour, lorsqu'elle se seroit délivrée du rival odieux, qui suscitoit ces troubles. Dans ces vues qui, pour être avouées par les principes & les regles de l'injuste politique, n'en sont pas moins proscrites par les loix de la nature & de l'humanité, Zingha feignit un dégoût invincible pour l'autorité suprême, & affectant une tendresse extrême pour le fils de N-Gola, elle lui fit dire qu'elle n'attendoit pour descendre du trône, que de le sçavoir aux environs de Mapongo; qu'il connoissoit depuis longtemps sa modération, son gout pour la vie tranquille, & surtout l'éloignement qu'elle avoit toujours eu pour l'éclat des grandeurs & de la royauté; mais que quelque pressans que fussent ses desirs pour la retraite, elle ne croyoit pas devoir abandonner le diadême de ses peres aux Portugais, ni à quelqu'autre qu'au véritable & légitime héritier de Ben-di; qu'en un mot, c'étoit à lui seul qu'elle vouloit, comme elle s'y croyoit obligée, confier le fardeau du gouvernement, en attendant que des circonstances plus heureuses lui permissent de placer sur sa tête la couronne d'Angola. Le chef des Giagues étoit par goût & par état, le plus cruel des hommes; mais il ne joignoit point la perfidie à la férocité: ces brillantes promesses le séduisirent, & il crut pouvoir envoyer son éleve à Mapongo. Zingha dissimulant sa joie, fut au devant de son malheureux neveu, lui fit l'accueil le plus flatteur, le conduisit dans son palais, convoqua les grands du royaume, mit le sceptre entre les mains du jeune prince, s'inclina devant lui, & lui dit qu'il ne lui restoit plus qu'à lui révéler des secrets de la plus grande importance. A ces mots, le jeune imprudent fit écarter sa suite; mais à peine Zingha se vit seule avec lui, que tirant un poignard de son sein:“ Détestable rejetton d'un frere que j'ai abhorré, lui dit-elle, meurs du même poignard qui a tué mon fils, & va dans les enfers, lui dire que sa mere le venge. En achevant de prononcer ces terribles paroles, Zingha perça le cœur de sa victime, & sortant sans donner la plus légere marque d'émotion, elle ordonna froidement à ses gardes de jetter le cadavre de son neveu dans les eaux de Calucala. Les Portugais furent bientôt instruits de cet acte d'atrocité, & rallumant les feux mal éteints de la guerre, ils ravagerent les provinces qu'ils avoient déjà conquises, & porterent la désolation jusqu'au pied de Mapongo. Zingha n'avoit qu'un seul moyen de détourner l'orage, & elle s'en servit. L'assassinat du jeune Prince étoit trop affreux, trop horrible pour n'avoir pas fait la plus forte impression sur les Giagues: c'étoit un titre fort puissant pour obtenir leur confiance & même leur vénération; aussi Zingha eut peu de peine à se reconcilier avec le chef de cette nation, & beaucoup moins à obtenir l'amitié des Jagas qui ne parloient qu'avec admiration de l'ame sanguinaire de la Reine d'Angola. Formidable par la terreur qu'une telle alliance inspiroit aux peuples Africains, Zingha ne tarda point à former une puissante ligue contre les Portugais, avec toutes les nations voisines, & dans laquelle elle eut l'adresse de faire entrer les Hollandois par un traité secret. Les Princes Africains presque toujours armés les uns contre les autres, suspendirent leurs querelles, & embrassant la cause de la Reine d'Angola, formerent par la réunion de leurs forces la plus puissante armée qui eût paru jusqu'alors dans tou-te l'étendue de l'Ethiopie. A la tê-te de cette armée rédoutable, Zingha se signala par mille actions héroiques, & remporta de glorieux avantages sur ses ennemis: mais la fortune abandonna bientôt ses étendarts; les Portugais réparerent leurs pertes, envahirent les plus riches provinces d'Angola, poussérent leurs conquêtes jusqu'aux val-lons de Mapongo, & par leurs victoires multipliées, réduisirent dès la seconde campagne, la Reine d'Angola à une telle extrémité, qu'abandonnée de ses alliés, trompée par ses Généraux, & trahie par ses sujets, elle fut obligée de s'éloigner de ses états, & d'aller seule & déguisée, se cacher dans les déserts les plus inaccessibles. Dans la partie la plus méridionale de l'Éthiopie, au-delà des plaines embrasées du Zanguebar, est un vaste pays, aride, inhabité. Depuis la formation du globe, ces contrées, l'effroi des hommes & des animaux, sont couvertes de sable perpétuellement soulevé par les vents. L'ame plus agitée par la haine & par la fureur, que les sables de ces syrthes ne le sont par les vents, Zingha se commet sans pâlir dans ces lieux qu'elle ne connoît pas, & pénetre avec sécurité dans ces tristes régions. Là, trop voisin de la terre, le soleil en brûle la surface, & la poussiere enflammée étouffe dans leur germe & consume les végétaux. La bienfaisance des dieux ne s'étend point sur ce malheureux continent; la nature y languit, & dédaigne de varier par la richesse & l'agrement de ses productions, le sol qui jamais n'y change de face. Libre dans son impétuosité le vent regne sur ces plaines arides, s'y déchaîne, & ne trouvant aucun obstacle qui contraigne sa violence, éleve jusqu'au dessus de l'athmosphere des nuages de sable qui obscurcissent le jour. Les tourbillons de flamme que vomit le Vésuve sont moins impétueux que ces flers ouragans. Leur violence ne peut rien contre la valeur intrépide de la reiné d'Angola, qui n'ayant pour se garantir des dangers qui l'environnent, que son arc & ses fleches, marche sans crainte, mais non pas sans difficulté, au milieu de ce vaste désert. Sappée par la fougue des aquilons, la terre se dérobe sous ses pieds chancellans, & les tourbillons de poussiere qui du haut de l'athmosphere, retombent devant elle, lui présentent à chaque instant le plus affreux spectacle, celui de son tombeau; car, combien n'a-t-elle pas à craindre, si la terreur pouvoit pénétrer dans son ame, de rester ensévelie sous ces monceaux de sable? De tems en tems, la force de rayons du soleil suspend la violence des ouragans, & paroît enchaîner leur fureur; mais de nouveaux dangers succedent à ceux de la tempête. L'ardeur de ces rayons enflamme l'air que le souffle des vents rafraîchissoit. O Zingha! si la vertu accompagnoit tes pas, si l'injustice ou les complots de l'usurpation arrachant de tes mains un sceptre légitimement acquis, t'eussent obligée de dérober ta tête à des factieux conjurés; quel héros, même environné de l'éclat de ses conquêtes, mériteroit de t'être comparé dans ton intrépide retraite? Quel conquérant eût effacé ta gloire? Cette fuite courageuse au milieu des déserts, seroit pour toi plus glorieuse mille fois qu'une marche triomphale, si l'infortune & non le crime eût causé ta disgrace, & si la rage, la fureur, l'espoir de la vengeance, la haine des Dieux & des hommes ne soutenoient ta féroce valeur dans ces lieux isolés! Cependant Zingha respire un air moins embrasé; la terre s'affermit sous ses pas, les vents n'ont plus de violence, la nature se ranime; Zingha croit même appercevoir dans le lointain & au-dela des sables, qu'elle acheve de parcourir, des plaines verdoyantes & des forêts ombragées. Ce tableau inattendu adoucit pour quelques momens, les penséès sinistres & les pojets criminels qui occupent son ame; les charmes de l'espérance renaissent dans son cœur; & s'élançant avec rapidité sur cette nouvelle contrée, elle y voit de toutes parts la terre féconde & couverte, sans culture, de tous les végétaux qui sont ailleurs le prix des efforts les plus pénibles de l'industrie humaine. Ces apparences sont perfides, & Zingha se flatte vainement de trouver dans ces lieux une retraite paisible; de nouveaux périls l'y attendent. Ces plaines, d'un aspect si riant, abondent en serpens, en reptiles venimeux, en monstres dévorans, en animaux féroces: l'air en est infecté, la terre en est couverte. Ici la perfide couleuvre rampe sous l'herbe des prairies, s'arrête au moindre bruit, étend son cou nuancé de mille brillantes couleurs, & attend le timide voyageur qui, voulant l'éviter, va tomber dans les griffes cruelles du tigre ou du fier léopard. Plus loin, le furieux dragon aux écailles dorées, fond du haut des airs sur la proie que ses yeux perçans ont fixée; il l'embrasse de ses plis tortueux, la frappe de sa queue, la met en pieces, la dévore; le fort taureau, l'éléphant même ne lui résiste pas, & tombe sous ses coups. L'aspic dont la piquure glace les sens: la sepe, dont la morsure brise les nerfs, dissout les muscles & corrompt les chairs: la dypsade, dont l'aiguillon funeste por-te dans les entrailles un poison dévorant: le dard, qui s'élançant plus rapidement que l'éclair, por-te une mort soudaine, quelque légere que paroisse la blessure qu'il fait: l'hémorrois, le scorpion, & tout ce que la terre renferme de plus venimeux & de plus féroce, se disputent l'empire de cette région. Mais plus farouche encore,, Zingha porte ses pas au milieu de ces monstres, terrasse à coups de fleches les plus audacieux, & pressée par la faim, se nourrit de la chair crue des tigres qu'elle a mis à mort. Excédée de fatigue, & le crépuscule du soir annonçant les ombres de la nuit, elle cherche des yeux un azile, où elle puisse réparer ses forces abbatues: elle apperçoit bientôt au pied d'une coline une large caverne; elle y vole, elle est prête à y pénétrer, lorsqu'un lion énorme, s'élançant du fond de cet antre, vient à Zingha les yeux étincelans & la criniere hérissée: l'air retentit au loin de ses rugissemens: déjà la fureur du monstre s'irrite; il va saisir & dévorer la Reine d'Angola qui, sans terreur, sans émotion, prend la plus forte de ses fleches, bande son arc, & mire son terrible ennemi; la fleche part, siffle & porte la mort dans le cœur du lon qui, nageant dans son sang, tombe, expire, & ferme de son vaste cadavre, l'entrée presque entiere de la caverne.“ Tu me serviras de barriere, dit en entrant dans la grotte sauvage, la Reine d'Angola; ton corps, pour cette nuit, me défendra des approches des habitans de ce désert . Elle dit, passe, & s'enfonce dans l'épaisseur des ténebres de l'antre. L'immensité de l'espace qui la sépare de Mapongo & qu'elle a parcouru, la rapidité de sa course, les dangers qu'elle a rencontrés, les animaux féroces qu'elle a bravés & combattus, ont envain épuisé ses forces; vainement le silence qui regne dans cette caverne, semble l'inviter au repos; le souvenir des revers qui l'y ont conduite, remplit son ame d'amertume, & la livre au trouble les plus accablant. “Dieux cruels & barbares, s'écrie-t-elle, détestables ministres des arrêts du destin! votre injuste courroux n'est-il point encore assouvi? Vous reste-t-il des traits plus accablans à lancer sur ma tête? Dieux impuissans, tonnez: l'intrépide Zingha ne craint ni votre foudre, ni les horreurs de l'infortune où vous l'avez plongée: elle ne redoutoit que les fers de la servitude, & la fuite l'a dérobée aux tyrans qui, par vos suggestions infernales, se proposoient de l'enchaîner. Reine, je vivrai libre, & mourrai dans l'indépendance. Le parjure & la perfidie ont renversé mon trône; mais je respire encore, & de ses débris rassemblés, je parviendrai peut-être à écraser un jour mes sujets infideles. Quoi! mes mains parricides ont pris plaisir à se baigner dans le sang de mon frere, de son fils, de mes proches; & affoiblies par le crime, elle n'oseroient répandre celui d'une foule d'esclaves! Non, au défaut des Dieux, les enfers seconderont les projets de ma vengeance. La terreur & la mort, le massacre & la désolation entreront avec moi dans les provinces ravagées du royaume de mes peres. Jusqu'alors, affreuse caverne, sers moi de palais & de trône. Ma puissance & mon autorité sont ici plus grandes encore qu'elles ne l'ont été sur le faîte du Mapongo. Fiers habitans de ces contrées, tigres cruels, hyennes, léopards! vous serez mes sujets, tandis que les couleuvres, les serpens, les viperes & les reptiles venimeux qui infestent ces plaines, me tiendront lieu de courtisans. Oui sans doute, ils m'en tiendront lieu, & me retraceront sans cesse, ceux qui ailleurs formoient ma cour. Eh quelle autre différence que celle de la forme, pourrois-je remarquer entre eux? perfides les uns & les autres, leur sort n'est-il pas de ramper & de répandre leur funeste poison dans le cœur des princes imprudens qui les rechauffent dans leur sein? Un seul trait de dissemblance les sépare; les viperes & les couleuvres annoncent par des sifflemens, les dangers de leur présence; & les graces apparentes de la candeur couvroient la dissimulation, la fausseté, les perfidies, la trahison de mes lâches courtisans. Traîtres! vous tomberez sous le glaive de ma colere, & vos basses adulations ne serviront qu'à aigrir ma vengeance. Hâte tes pas tardifs, ô temps! amene-le, ce jour, ce jour de vengeance & d'horreur; il sera le plus beau, le plus glorieux, le plus doux de ma vie: dut mon dernier soupir accompagner sa derniere heure.“ Tandis que livrée à son ressentiment Zingha par ces imprécations exhaloit les impies transports dont elle étoit agitée, l'accablante lenteur de l'assoupissement, appesantissoit par dégrés sa tête criminelle. Ce n'étoient point les doux pavots d'un sommeil agréable qui s'étendoient sur ses yeux; c'étoit l'épuisement de la fureur qui alloit pour quelques heures, lui procurer un pénible engourdissement; elle ne goûta point les charmes du repos; elle ne fit que s'endormir dans les bras de la rage. Telle que l'antique Diane qui, devançant dans les forêts les premiers feux de l'aurore, avant le lever du soleil, avoit atteint déjà de ses fleches meurtrieres les dams & les sangliers, que leur fatale destinée avoit entramés dans ses toiles: ou, pour comparer entr'eux des objets moins dissemblables, telle que le sublime Homere peint l'infernale Até, s'élançant des bords du Cocyte, sur la terre qu'elle infecte de sa présence impure, & marchant sur la tête des hommes qui tombent sous ses pas dans les bras de la mort, comme les épis de Cérès tombent sous le tranchant de la faulx du moissonneur: telle & plus redoutable encore, la Reine d'Angola réveillée par la fureur, sortit de sa caverne, avant que la lueur du crépuscule du matin eût ranimé la férocité naturelle des habitans de cette région. Armée de ses fleches & altérée de carnage, elle avoit jonché la terre de serpens, de lions & de tigres; sa route étoit marquée par le sang de tous les animaux venimeux ou paisibles qu'elle avoit rencontrés; & le soleil sortoit à peine des barrieres de l'orient, que répandant l'épouvante & la mort dans toute la contrée, elle étoit déjà loin du ténébreux azile où elle avoit passé la nuit, & où elle se promettoit de ne rentrer qu'après avoir nettoyé cette plaine étendue des horribles reptiles & des monstres qui la peuploient. Avide de destruction, elle poursuivoit le cours de ses nombreux sacrifices, lorsqu'une victime nouvelle, inattendue dans ces sieux, vint se présenter à ses coups. Zingha! quelle fut ta surprise, quelle fut ton indignation, quand à l'entrée d'une épaisse forêt, tes yeux enflammés de colere, apperçurent un homme, un effroyable negre, armé comme toi d'un carquois, & livrant aux animaux une guerre cruelle? La foudre qui se précipite aux pieds du voyageur, ne fait pas sur son ame une aussi vive impression que celle que cet aspect imprévu fit sur le cœur ulcélé de Zingha. Ses mains impatientes prennent dans son carquois l fleche la plus acérée: dans la fureur qui l'anime, elle desireroit que toute l'espece humaine fût concentrée dans le sein du malheureux qu'elle fixe & qu'elle dévoue aux enfers. L'arc est tendu, & le trait homicide va dévorer sa proie; mais l'intrépide Caffre se prépare sans émotion à ce combat terrible, & dans le nombre de ses fleches empoisonnées, choisissant celle dont la funeste atteinte doit porter la mort la plus prompte & la plus douloureuse: "Frappe, Zingha, s'écria-t-il, frappe! j'ai pu te prévenir, & j'ai dédaigné de le faire: sur d'éviter tes traits & de diriger les miens avec plus de justesse, j'aime mieux te céder l'inutile avantage d'engager le combat, que de t'immoler en traître. Hâte-toi, digne sœur du plus scélérat des tyrans. Que n'est-il à ta place, le barbare N-Golà! Quelle joie j'aurois à répandre son sang! son sang que je déteste, & que le tien versé par mon bras impitoyable ne sçauroit suppléer.“ Plus étonnée de s'entendre nommer dans ces lieux éloignés d'Angola, que surprise de l'intrépidité de ce défi, Zingha sent le desir de connoître ce fier negre qui l'intéresse par sa férocité, succéder dans son ame à limpatiente fureur qui l'avoit agitée en le voyant paroître. “Homme libre, ou vil esclave, lui dit-elle, la journée est à nous, & ta valeur m'assure qu'une fuite prudente, mais honteuse, ne dérobera point ta tête à la haine implacable que j'ai vouée à la race entiere des hommes. Toi, qui me connois, qui me nommes, & qui oses me parler avec tant d'insolence, qui es-tu? Quel est ton pays? Où as-tu vu Zingha? Le son de ta voix ne m'est point inconnu; mais je ne me souviens pas que jamais tes yeux farouches & le hideux ensemble de tes traits aient frappé mes regards. Approche, malheureux, & instruis-moi sans crainte de ton nom, de ta patrie, de ton sort, des malheurs ou des crimes qui t'ont forcé de t'exiler dans cette solitude“. A ces mots, le Caffre s'avance: “Comment, répond-il, trois années d'absence ont-elles pu me rendre aussi méconnoissable? Tes provinces, Zingha, tes provinces que mon avidité a tant de fois ravagées par ordre du tyran; les familles qui peuplent les états de ton frere, tous ses sujets que mes mains homicides ont plongés si souvent dans le deuil, n'oublieront jamais l'inflexible Dron-co, le plus féroce des ministres qui aient secondé la sanguinaire autorité des despotes africains. C'est lui-même, Zingha, c'est Dron-co que tu vois; non tel qu'il fut jadis dans le palais de Mapongo, lâche adulateur des caprices du barbare NGola, fidele exécuteur de ses ordres farouches, toujours prêt à tremper ses mains dans le sang de l'innocence, toujours prêt à ravir par les plus noires délations les biens des malheureux que je sacrifiois aux soupçons de ton frere; mais libre, indépendant, sans remords pour mes crimes passés, & les assassinats, les exactions, les noirceurs sont des crimes; cédant par goût, & sans aucun motif d'avarice ni d'ambition, au penchant irrésistible que la nature & l'habitude m'ont donné pour le carnage, & dévoré d'un seul regret, de n'avoir pu avant que de m'éloigner d'Angola, massacrer le tyran, & son fils, & toi-même. Tu ne fus pas témoin de ma disgrace, & tu en ignores la cause; je vais la dévoiler: écoute & tremble. Un meurtre qui eût du me rendre pluscher que je ne l'avois été jusqu'alors à l'ingrat que je servois; un simple assassinat que le traître eût du récompenser, détermina ma chûte. Depuis deux mois, Ben-di qui m'avoit confié ses projets incestueux, ses vues & l'irrévocable dessein qu'il avoit pris de t'immoler à la sureté de son regne, après qu'il auroit assouvi sa passion détestable, te retenoit par mes conseils, à Loando: car mon autorité, la faveur dont je jouissois, mon rang, l'impression que tes attraits, ton caractere & tes fausses vertus faisoient sur moi, l'impétuosité de mes desirs, & sur-tout, l'intime connoissance que j'avois de ta haine contre Ben-di, de tes vastes projets, & de ton cœur profondément dissimulé, élevant mon ambition, c'étoit à moi que je te destinois, & la mort adroitement précipitée de ton époux favorisoit mes espérances. Un incident que ma prudence ne devoit pas prévoir dérangea tout, & vint placer entre le trône & moi qui croyois y toucher, une distance immense. Dans le nombre des plus belles sujettes de Ben-di que je faisois chaque jour arracher du sein de leurs familles, de leurs meres, de leurs époux, & que je réservois aux plaisirs du tyran, Zirca, par sa jeunesse, par ses pleurs, & je ne sais quel charme répandu sur toute sa personne, m'inspira des desirs que toi seule, Zingha, avois pu m'inspirer. Ses larmes, sa beauté n'eurent point l'avantage d'attendrir mon cœur impitoyable; dur & cruel, il est inaccessible aux étincelles d'un amour ordinaire: je desirai de posséder cette jeune personne comme le vautour desire de s'élancer sur la colombe qui a eu le malheur d'irriter sa voracité. Je dérobai cette proie à N-Gola; je la gardai pour moi. Zirca me détestoit; mais la captivité où je l'avois réduite, ma force & mon insensibilité à ses pleurs, à ses cris me répondoient de son obéissance; j'étois heureux à ma maniere: qu'importe à mes pareils le moyen qu'ils choisissent, pourvu qu'ils contentent leurs goûts? Cependant la trahison vint troubler mes plaisirs. Un esclave insolent que j'avois menacé de mettre à mort, & dont j'avois eu la foiblesse d'épargner les perfides jours, alla découvrir à Ben-di le trésor que j'avois eu l'audace de lui ravir, & que je récelois dans ma maison. A ce récit, la noire jalousie s'empara de N-Gola qui, bouillant de colere & enflammé du desir de m'enlever Zirca, jura de me punir avant la fin du jour: mais trop fourbe pour me laisser entrevoir le sinistre complot qu'il méditoit, jamais il ne m'avoit donné des marques plus flatteuses de confiance & d'amitié, qu'il m'en donna dans ces mêmes instans où son ingratitude & son ressentiment étoient sur le point d'éclater. Les courses des Portugais dans Angola, & la crainte qu'il paroissoit avoir d'être investi dans son palais, furent le prétexte qu'il prit pour m'envoyer au pied du Mapongo porter ses ordres aux chefs de son armée. Le trajet étoit court, & j'obéis avec d'autant plus de zele, que je ne pouvois soupçonner la véritable cause de la commission que j'avois à remplir. Mais j'étois à-peine parti, que suivi de ses gardes, Ben-di entrant chez moi, en fit sortir mes enfans, mes esclaves, & laissant sa suite à ma porte, il resta seul avec Zirca. Rempli d'impatience d'aller oublier dans les bras de ma jeune captive les fatigues de la journée, j'eus bientôt exécuté les ordres du tyran, & remontant au faîte du Mapongo, je goûtois par avance les délices dont j'allois m'enivrer: mais à mon arrivée, quelle fut ma surprise de voir ma maison entourée par les gardes de NGola! J'en demandai la cause; on me dit qu'il n'y avoit point d'ordres qui me défendissent d'entrer: je volai à la prison de Zirca. Quel horrible tableau! Juge, Zingha de mon étonnement & de la violence de ma fureur, quand je vit ton odieux frere le glaive à la main, menacer la timide Zirca, & la presser de répondre à l'instant même à ses desirs. Il m'apperçut, & à l'indignation de mes regards, jugeant des mouvemens de haine & de colere qui agitoient mon ame: “Approche, me dit-il, & sois témoin de mes plaisirs: je veux bien en faveur de la beauté de ma Zirca, excuser pour cette fois ton infidélité; mais songe qu'on ne m'offensa jamais impunément; qu'en m'enlevant Zirca, tu m'avois fait le plus sensible outrage: & toi, Zirca, jure à mes pieds d'oublier cet infâme, & de n'être qu'à moi. “Non, barbare, m'écriai-je, non, Zirca ne le fera point, cet horrible serment. Que je l'aie soustraite à ton féroce amour, ou qu'elle n'ait jamais été destinée à tes sales plaisirs; que la contrainte, l'injustice, sa tendresse ou son consentement l'aient mise dans mes bras, elle n'appartient qu'à moi seul, & nul autre que moi, tant que mon cœur palpitra, n'aura des droits sur elle, Esclave, tu t'oublies! repart le furieux Ben-di, les yeux étincellans de rage: tombe à mes genoux, traître, & renonce à Zirca, ou ton sang vil répandu à mes yeux, va me venger de ton audace & de ta perfidie. „Transporté de couroux, & ne respectant plus ni la présence de mon maître, ni l'innocence de Zirca, je m'élançai sur elle & lui perçant le sein de vingt coups de poignard:“ Reçois-la maintenant, détestable tyran, dis-je à Ben-di; contente tes amoureux desirs: punis encore cet outrage, & profite pour te venger de la vie que le mépris que tu m'inspires & mes bontés t'accordent„. Monstre, aussi lâche que cruel, N-Gola foudroyé à ces mots, & redoutant ma main armée, n'osa s'opposer à ma fuite; & le laissant auprès de Zirca expirante, je m'éloignai de Mapongo, & traversant sans obstacle les provinces d'Angola, je vins dans ces déserts me punir par l'ennui du silence & de la solitude, de la foiblesse que j'ai eue d'épargner les jours de ton frere. Maintenant, ô Zingha, tu sais tout, & si la soif de la vengeance t'a conduite dans ces lieux, bénis le sort, ou plutôt, femme infortunée, maudis le funeste moment qui t'a offerte à mes regards. Prends tes armes, recommençons le combat homicide que nous desirons l'un & l'autre, & que ta curiosité n'a que trop longtemps différé“. Zingha étoit bien éloignée de le hasarder, ce combat, & d'attenter aux jours du Caffre: non que l'atrocité du monstre ne la fit frémir d'horreur; mais à cause des ressources que pouvoient lui fournir son ame abandonnée au crime & son esprit fertile en noirceurs & en perfidies. A peine il eut fini son abominable récit, que Zingha tournant sur lui des yeux dépouillés de colere, & qui ne brilloient plus que de leur naturelle férocité, elle lui tendit la main.„ Dieux des enfers, s'écria-t-elle, c'est vous qui m'envoyez le fidele Dron-co! c'est vous qui dans ces lieux sauvages, avez pris soin, pour le malheur des hommes & la désolation d'un peuple qui m'est odieux, de réunir nos infortunes & nos ressentimens. Cesse de te plaindre, Dronco; le barbare N-Gola qui t'avoit outragé n'est plus, & son fils l'a rejoint dans l'empire des morts: une main qui t'a été chere a rempli ta vengeance. Le tombeau de Ben-din avoit point encore englouti son trop oupable fils, que j'ocupois le trône d'Angola Je croyois la couronne affermie sur ma tête: nais la haine des Dieux & la trahison des hommes m'ont forcée d'abandonner les rênes du gouvernement. Ligués avec les Portugais, mes indignes sujets m'ont arraché le sceptre. Contrainte de céder à l'orage, je suis venue ici, non, comme toi, cacher ma honte & dérober ma tête à mes persécuteurs; mais pour y méditer les moyens les plus sûrs de confondre mes ennemis, & pour y former dans le silence, les projets les plus funestes aux Portugais & à mes peuples que je déteste également. Ta rencontre imprévue est pour moi, sinon le gage, du moins le garant du succès. Les vœux que tu formas autrefois pour la royauté, les desirs que te eux, peut-être téméraires alors, de posséder Zingha, ton ambition outrée; tout est rempli, Dron-co: je suis reine; j'approuve ta noble audace; tes conseils me sont nécessaires; ton inhumanité peut me servir; nous sommes proscrits l'un & l'autre: unissons nos destins: ma main te donne un titre incontestable à la souveraine puissance; ton intrépidité, tes rigueurs inflexibles & la terreur de ton nom rétabliront mes droits: sois mon époux, je suis ta femme; le jour baisse, allons dans mon antre, cimenter par nos sermens & nos imprécations cette union fatale à nos communs ennemis; demain je te suivrai dans la caverne ou la cabane qui te sert de palais„. Ebloui d'une aussi brillante proposition, Dron-co, soit que pour la premiere fois il sentit les tendres émotions de la reconnoissance, soit qu'accoutumé à feindre, il cherchât à paroître sensible, se précipita aux pieds de Zingha qui jettant sur lui de séveres regards: “Laisse-là, lui dit-elle, tes manieres d'esclave. Roi d'Angola, sois flatté, si tu peux l'être, du rang suprême où je t'éleve; mais épargne moi l'ennui dé tes froids remerciemens. Ce n'est point de la reconnoissance, ni les expressions des vulgaires amans que j'exige de toi; c'est de l'activité, du zele, de la valeur, & les plus héroiques efforts pour conquérir nos États usurpés. Suivie de son hideux époux, Zingha fut bientôt rendue auprès de sa caverne; ils y entrerent l'un & l'autre. Couple affreux! ce ne fut point le brillant flambeau de l'amour qui éclaira votre hyménée; ce fut à la pâle clarté de la torche des Euménides, que vos embrassemens suspendirent pour quelques momens, la fureur & la rage qui dévoroient vos cœurs. Les rugissemens des lions & les sifflemens des couleuvres furent les cris d'allégresse qui célébrerent vos plaisirs. Les rayons du soleil perçoient déjà au fond de la caverne, quand Zingha s'éveillant, considéra aveshorreur le Cafsre étendu auprès d'elle; mais renfermant dans son sein, le dégoût & l'effroi qu'un tel époux lui inspiroit: „Dron-co, dit-elle, en l'arrachant aux douceurs du sommeil, est-ce pour végéter dans un lâche repos que nous sommes unis? Levetoi, sortons de cet antre; songe que les momens que nous passons dans ces déserts, sont perdus pour notre gloire & pour notre royaume: hâtons nos pas, conduis-moi dans ton habitation, & allons y former des complots dignes de nous. Le Caffre ouvrant les yeux, regarda la belle Zingha, & rappellant dans sa vile ame, la délectable nuit qu'il venoit de passer, il voulut sourire à son épouse; mais son affreux sourire le rendit mille fois plus effroyable encore. Au-delà de la plaine où Dron-co, & Zingha s'étoient rencontrés la veille, est une fondriere, vaste, immense, profonde; abyme qu'à sa. descente on prendroit pour l'une des issues du ténébreux Cocyte: le jour le plus éclatant n'y envoie qu'un foible crépuscule; les animaux les plus féroces n'osent y pénétrer. Le silence & la terreur qui regnent sur les bords de cet énorme précipice en défendent l'entrée, & repoussent le hardi voyageur qui voudroit entreprendre d'en aller parcourir l'étendue. L'Afrique entiere, la Libie elle-même & les Syrtes inhabités ne renferment point de lieu plus triste, ni de séjour plus effrayant. Au milieu de cette excavation, est une double enceinte de pierres entassées par la nature, & qu'on croiroit, si elles étoient moms enormes, y avoir été symétriquement atrangées par la main des hommes, pour servir de repaire à des troupes de brigands, ou de prison à des scélérats condamnés à y languir dans l'horreur de l'obscurité. Des troncs d'arbres chargés de mousse couvrent la seconde enceinte dans toute son étendue, & en épaississent les profondes ténebres. Ce fut dans cet abyme, digne asyle d'un monstre, que Dron-co conduisit par mille routes sinueuses la Reine d'Angola: tel la fable nous représente l'inflexible & hideux Caron, conduisant la belle Eurydice à travers les ombres du Stix. Au fond d'une forêt qui s'étend jusques sur les bords de cette fondriere s'élevent en berceau plusieurs chênes antiques, liés les uns aux autres par leurs branches entrelacées, & qui laissent entr'eux un espace impénétrable aux rayons du soleil. Au pieds de l'un de ces chênes, est une fosse qui paroît avoir été creusée par les racines de l'arbre; dans cette fosse couverte de racines, Dron-co a pratiqué à deux pieds de profondeur, une trape connue de lui seul, & qui sert de porte à un souterrein étroit d'une longueur prodigieuse, mais d'une pente douce & facile, qui aboutit au centre de la double enceinte du précipice, où arrivent après une pénible marche, les deux nouveaux époux. Le premier soin du Caffre, après s'être félicité de la brillante compagne qu'l amene dans ce tombeau, est de jetter du bois dans le foyer, & de le rallumer par la vigueur de son haleine. A la lueur de la flamme il montre d'un air satisfait à Zingha, tout ce que récele cette noire habitation: un large lit de mousse qu'il a cueillie dans la forêt voisine, & qu'il peut chaque jour renouveller; sa massue, sa zagaie ou demi-javelot, ses fleches, & les différens venins dont il se sert pour empoisonner ses armes; les animaux féroces qui sont tombés sous ses coups, & que sa faim n'a point encore dévorés, la source d'eau qui appaise sa soif, les tablettes volumineuses où il écrit en caracteres caffres, les projets infernaux qu'il a jadis exécutés, & les complots encore plus affreux que sa noirceur médite, les pieges destructeurs qu'il tend aux lions & aux léopards, pieges terribles, d'une telle industrie que la pression la plus légere en fait mouvoir les ressorts, & d'une telle force qu'ils brisent & partagent les pierres les plus dures. A la suite d'un repas aussi somptueux qu'il pouvoit l'être dans ce lieu sauvage, Dron-co après avoir englouti un tigre qu'il n'avoit fait que présenter au feu, entraîna Zingha sur le lit nuptial, où bientôt il s endormit, tandis que la sœur de Bendi livrée aux réflexions les plus inquiétantes, rouloit dans son ame agitée, les moyens qu'elle auroit à choisir, pour se servir le plus utilement qu'il lui seroit possible de l'atrocité de Dron-co, & pour se délivrer ensuite & d'un tel scélérat & de l'horreur de la situation où elle étoit réduite.“Roi d'Angola, lui dit-elle, quand elle le vit éveillé, ce ne sera point en restant perpétuellement ensevelis dans cet abyme, que nous remonterons au faîte des grandeurs d'où nous sommes tombés: les jours en s'écoulant, emportent avec eux le zele des amis qui peuvent nous rester dans nos états; les Portugais, nos ennemis communs, des factieux accrédités, peuvent placer notre couronne sur la tête d'un usurpateur heureux: dans cet instant, peut-être notre palais & notre trône passent irrévocablement dans une famille étrangere: hâtons-nous, s'il en est temps encore, de prévenir ces trop funestes révolutions; ou si le sort propice à nos sujets ingrats les ont amenées, suscitons au maître d'Angola, quel qu'il soit, les ennemis les plus puissans; liguons-nous avec eux; portons le fer & la flamme dans le sein de notre patrie, & si nos destinées ne nous permettent point de régner paisiblement, périssons du mois écrasés sous les débris du trône où nous appellent les droits de ma naissance & ceux de ton épouse. Tu sais, Dron-co, qu'Angola formoit jadis une des plus vastes provinces de l'empire de Congo: le grand Y-ven Ben-di, l'un de mes ayeux, plein d'une noble ambition, érigea en monarchie ce pays où il gouvernoit sous le titre subalterne de Sava ou de commandant. Le succès légitima l'injustice & la témérité de son entreprise. Il n'y a d'usurpateurs criminels, que ceux qui succombent: le célebre Y-ven se soutint, il fut craint, il fut admiré, & malgré les efforts des Menis de Congo, il transmit à ses descendans, le sceptre d'Angola. D'heureuses négociations, & plusieurs alliances ont depuis cette époque, uni à ma famille, la famille régnante de Congo, & depuis environ trois siecles, il n'y a point sur la terre de domination plus absolue que la mienne, ni dans l'Afrique de couronne que soit plus indépendante. Les invasions des Portugais, l'esprit de conquête qui les caractérise, les progres qu'ils ont faits, ceux qu'ils peuvent faire encore, & sur-tout l'avidité naturelle aux nations européannes, doivent nécessairement inspirer au Meni de Congo les plus grandes inquiétudes & à ses sujets les plus vives allarmes. Une fois maîtres d'Angola, les Portugais toujours dévorés du desir d'étendre leur domination, ne tarderont point à insulter les frontieres de Congo, & à jetter par leurs fréquentes irruptions, le trouble & la désolation parmi les habitations de cette vaste monarchie. Tu vois donc, intelligent Dron-co, qu'il est du plus grand intérêt pour la cour de Congo, d'arrêter les Portugais au milieu de leurs conquêtes, de briser dans leurs mains les fers qu'ils préparent aux peuples étonnés, & de garantir cet empire, en les forçant les armes à la main, d'abandonner mes états, & de se retirer dans le territoire de Loando San-Paulo où les peuples Africains ont eu la foiblesse de les laisser s'établir. Il est vrai que jusqu'à-présent, le Meni de Congo n'a paru prendre aucun intérêt à la guerre qui ravage mon royaume, ni aux révolutions qui ont renversé mon trône: mais devoit-il m'offrir un secours que je ne lui demandois pas? Je croyois ma puissance affermie, mes armées invincibles, & j'étois bien éloignée de chercher auprès des souverains étrangers des secours que je voyois dans mes états, dans ma puissance & ma suprême autorité. Les circonstances sont chargées, mais pour moi seulement; car l'intérêt du Meni de Congo est resté toujours le même, & il est au contraire d'autant plus pressant, que mon royaume occupé par les Portugais, leur donne une entrée facile sur les terres de Congo. Ta prudence, Dron-co, me dispense de te prouver par de longs raisonnemens combien il nous importe de susciter contre les Portugais ce puissant Empereur: hâte-toi de te rendre à sa cour; fais valoir les liens du sang & l'intérêt qui l'unissent à Zingha: parle, non comme mon époux, ce titre qu'il n'est pas temps encore de prendre hautément, pourroit te rendre suspect; mais parois à Congo & soutiens mes intérêts comme mon fidele ministre; dissimule la véritable cause de ma fuite de Mapongo, & persuade au souverain dont tu vas réclamer l'appui, que je ne me suis éloignée de mes états, qu'afin d'aller moi-même soulever contre mes ennemis les nations voisines. Va, cher Dron-co, & reviens le plutôt qu'il te sera possible auprès de ton épouse qui, après son trône & le desir de se venger, ne connoît rien sur la terre de plus digne d'elle que toi". L'ambition du noir Caffre enflammée par l'espoir du succès, & son cœur vil enorgueilli par le titre peu fait pour ses pareils, de confident & d'époux d'une reine, il se leva avec précipitation, prit son arc & ses fleches, & sans songer dans son empressement à donner avant que de partir les plus légeres marques de tendresse à Zingha qui, satisfaite de son obéissance, excitoit son zele, il sortit avec elle des ténebres de sa caverne, traversa la route souterraine, & plus rapide que l'éclair dirigea sa route vers Congo, laissant Zngha livrée à ses pensées, & au silence de cette solitude, moins affreuse pour elle depuis qu'elle n'y voyoit plus cet objet d'épouvante & d'horreur. Les tourmens de l'incertitude, l'obscurité des événemens, la crain-te d'échouer, l'espoir de réussir, le souvenir amer du rang & des honneurs dont elle avoit joui, le regret de sa gloire passée, l'image des revers qu'elle avoit essuyés, le desir de se venger des outrages qu'elle croyoit avoir reçus des Portugais & de ses peuples, le ressentiment, la rage, la fureur, & la désespérante idée de se voir en quel-que sorte contrainte malgré soi d'abandonner son ame au crime qu'elle abhorroit, & de fuir la vertu, la douce bienfaisance, la tendre humanité qui auroient eu pour elle les plus puissans attraits, si son cœur eût été moins ambitieux & moins sensible, s'emparoient tour-à-tour de la reine d'Angola qui, tantôt accablée sous les poids de ses disgraces, passoit des journées entieres absorbée dans le silence & la sombre mélancolie, enveloppée des ténebres qui régnoient dans son habitation, & qui tantôt agitée comme l'antique Oreste, sous le fouet des furies, s'abandonnoit sans retenue à l'impétuosité des passions qui la tyrannisoient: alors armée de ses fleches, & remplissant les bois & les vallées des cris de sa fureur, malheur aux animaux féroces que le hasard conduisoit sur ses pas! Plus formidable mille fois que les Bacchantes armées de leurs tyrses & pleines du puissant Evohé , elle frappoit d'une main assurée tout ce qui s'offroit devant elle, & l'inflexible Parque conduisoit tous ses coups. Déjà les ombres de la nuit avoient fui pour la neuvieme fois, depuis le départ de Dron-co devant la riante aurore; précédée de la désolation, de la terreur & de la mort, Zingha sortoit de sa ténébreuse caverne pour aller détruire les hôtes de la forêt des environs, lorsqu'elle entendit son nom retentir dans les rochers qui formoient l'enceinte de l'abyme: elle s'arrête étonnée, regarde, s'entend nommer encore, & apperçoit Dron-co qui venant rapidement à elle, s'écrioit hors d'haleine: “Reine d'Angola! mon épouse chérie! puissante souveraine, livre ton ame à la joie; nous allons nous baigner dans des torrens de sang: nos vœux sont exaucés, nos ennemis seront détruits, ils seront massacrés, exterminés, anéantis; les traîtres périront, le carnage va s'étendre dans toutes les parties de nos états; le sceptre est presque dans nos mains; le trône nous attend; allons vers Mapongo; l'invincible Roi de Congo nous accorde son amitié, ses armées seconderont nos projets de conquête, ses nombreux bataillons sont prêts à marcher sous nos ordres: suis-moi, belle Zingha, mettons nous à la tête de cette formidable armée, & portons le fer & la flamme, le ravage & la mort dans toute l'étendue de notre domination: qu'un massacre général, impitoyable, affreux de tous nos sujets révoltés effraie les races futures, & apprenne aux nouveaux habitans d'Angola à respecter leurs maîtres“. Zingha trop éclairée pour se livrer aveuglément à ces brillantes espérances: „Quelles sont, dit-elle, ô Dron-co, les preuves que tu m'apportes du secours que je dois attendre de la cour de Congo? Sur quoi fondestu ces promesses si séduisantes de fortune, & cet espoir flatteur de vengeance & de gloire?" Épouse injuste & soupçonneuse, répond le Caffre avec impatience, tes questions m'offensent, & tes doutes m'outragent. Quand je n'aurois à te donner de la vérité des nouvelles que je viens t'annoncer, d'autres preuves que mes assertions, ce témoignage devroit être pour toi aussi sacré que l'évidence même. Penses-tu que Dron-co se soit laissé séduire par de vagues promesses, ou par l'incertaine espérance d'un secours éloigné? Non, Zingha: le succès de ma négociation est complet: il est tel que j'aurois eu moi même de la peine à le croire, si le Roi de Congo ne m'eût chargé de t'assurer de ses vœux, de son zele & de son amitié, comme je pense qu'il t'en donne lui-même sa parole royale dans cette lettre qu'il t'adresse, que j'ai reçue de ses mains, écrite en caracteres qui me sont inconnus , & qui contient sans doute les preuves & la certitude que tu demades“. Zingha ouvrit la lettre, & lut avec étonnement ces propositions bien différentes des nouvelles que Dron-co venoit d'annoncer. ZILET-ZAEB, MENI CONGO, Par la vertu du ciel & le décret de Dieu, Roi de Congo, d'Angola, de Manicumba &c. &c. dominateur du grand fleuve de Zaïre, à Zingha Ben-di, Sava de Mapongo, d'Ilamba & d'Angola, notre alliée & fidelle sujette. Le confident de tes projets, ministre de tes ordres, ou, comme il nous l'a dit, ton époux, l'ancien ministre de N-Gola Ben-di ton frere, notre sujet & allié, s'est rendu de ta part aux pieds de notre trône pour implorer en ta faveur notre puissante protection contre tes ennemis. La peinture qu'il nous a faite de tes malheurs & de ta triste situaon, a touché notre cœur, & nous avons reçu d'autant plus savorablement tes respectueuses demandes, que nous n'avons pu entendre sans douleur, le récit des maux qui affligent les habitans de notre royaume d'Angola. Il est juste, Zingha, que tu les venges de leurs ennemis & des tiens; nous approuvons ce desir, & nous le seconderons de toute notre puissance. Dans cette vue, nous osfrons de faire passer jusqu'au pied de ton gouvernement de Mapongo, notre invincible armée, de combattre & de disperser les usurpateurs qui t'oppriment, de te rétablir toi & tes successeurs, dans tout l'ancien éclat de ton autorité, à condition que tu réconnoîtras nos droits inconcestables sur le royaume d'Angola, comme ils sont reconnus dans l'univers entier; que tu rendras à notre couronne, l'hommage qui lui est du; que toi & les Savas d'Angola tes successeurs, nous payerez à perpétuité un tribut, tel que nous jugerons à propos de le fixer, fixer, lorsque notre invincible armée aura délivré les provinces dépendantes de ton gouvernement des ennemis qui s'en sont emparés; enfin que tu n'entreprendras aucune guerre sans nous avoir fait part des motifs qui t'auront engagée à l'entreprendre, & que tu ne contracteras aucune sorte d'alliance qui puisse blesser directement ou indirectement nos intéréts. Si tu remplis ces conditions, tu peux compter, Zingha, sur notre générosité, comme sur la protection de Dieu même, que nous prions de conserver tes jours. L'impétuosité des vents déchaînés sur la mer, en agite les flots avec moins de violence, que l'ame de Zingha ne le fut en lisant cette lettre: mais renfermant avec effort les mouvemens de sa colere dans son cœur ulcéré:“ Tu ne m'as point trompée, dit-elle au Caffre satisfait, le Meni de Congo m'instruit de ses bontés & des soins que tu as pris pour le déterminer à nous être favorable. Ses offres font sur moi l'impression qu'elles doivent faire: mais comme les effets de ses promesses sont suspendus jusqu'à ce que j'aie accepté les conditions qu'il me propose, & que j'aie ratisié toutes celles que tu as cru pouvoir accepter en mon nom; tu vois, Dron-co, qu'il est d'une importance extrême, que chargé de ma réponse tu retournes tout de suite à Congo, asin que n'ayant plus à douter de mes volontés & de ma soumission aux loix qu'il me prescrit. l'Empereur de Congo donne ses ordres, & rassemble l'armée formidable qui doit se rendre sous nos ordres au pied de Mapongo. Prépare-toi à un second voyage, tandis que je vais écrire: il ne te reste plus que cette course à faire; elle est pénible, j'en conviens, mais songe à la brillante récompense qui t'attend. D'ailleurs, tu ne feras, Dron-co, que précéder de quelques jours seulement ton épouse qui ne peut, sans se manquer essentiellement à elle-même, se montrer dans les états de ce bon souverain, avant que de l'avoir informé de ses suprêmes intentions. Un départ aussi précipité blesseroit ma dignité, & déceleroit en nous une situation désespérée, qui bien loin de nous procurer les ressources & les secours que nous voulons nous procurer, tourneroit à notre honte. Quelque impatientant que Dronco trouvât ce délai sur lequel il n'avoit pas compté, les raisons de Zingha lui parurent si lumineuses, que n'ayant pour les affoiblir aucune objection à faire, il attendit la réponse que la Reine faisoit à l'insultante lettre qu'elle venoit de lire. Enorgueilli du succès de sont ambassade, jugeant à la tranquillté apparente de son épouse, qu'el le ne tarderoit point comme elle venoit de le dire, à le suivre à Congo, Dron-co n'appercevant déjà entre le trône & lui qu'un très-petit espace, son ambition flattée de l'espérance de se voir incessamment à la tête d'une formidable armée, il se promit d'accélérer sa course, & d'abréger autant qu'il le pourroit, le tems qu'il avoit mis dans son premier voyage pour se rendre à la cour du Prince, où il ne comptoit pas de recevoir l'acqueil que Zingha lui préparoit par cette réponse écrite en caracteres Congois, & qu'elle remit entre les mains du Caffre. ZINGHA Ben-di, Par le droit & la force Reine d'Angola, d'Ilamba, de Calucala &c. suprême & invincible dominatrice de Mapongo; à Zilat-Zaeb, Roi de Congo. Nous n'avons point envoyé de ministre auprès de ta personne. Celui que tu as eu l'imprudence d'écouter & la soiblesse de charger d'une lettre pour nous, est un vil imposteur auquel nous n'avons confié aucune sorte de négociation à ta cour, ni ailleurs. S'il a eu l'insolence de se dire notre époux à Congo, il a porté plus loin encore l'effronterie ici, par l'impudent récit qu'il a fait hautement des bontés & des faveurs dont il assure avoir été comblé dans ton palais par tes femmes, à ton insçu. Nous eussions puni ce traître, & la mort la plus douloureuse nous eût vengés l'un & l'autre, si nous n'avions pas jugé plus convenable de le renvoyer vers toi, afin que par la rigueur des tourmens tu puisses parvenir à la découverte affligeante ou heureuse, de ses attentats, vrais ou faux. Cette peinture qu'il a faite à Congo de nos revers & du malheur de nos peuples, n'est qu'un incroyable tissu de calomnies. Nous avons, il est vrai, dés ennemis, mais la force de notre bras est supérieure à leur malice, & les nations qui nous sont alliées infiniment plus formidables & plus nombreuses que les puissances qui oseroient nous déclarer la guerre. Tu peux donc, Roi de Congo, cesser de t'affliger sur la situation où tu nous supposes. Nous n'avons, graces à la sagesse de notre regne & à l'intrépidité de notre courage, nul besoin de former de nouvelles alliances, & nous te protestons que nous n'avons jamais songé à rechercher la tienne. A l'égard des conditions auxquelles tu nous offres avec tant de générosité le secours de tes armes, elles nous ont paru si outrées & si peu réfléchies, que nous aurions voulu pouvoir douter, pour ton honneur, que tu te fusses oublié au point de nous faire de semblables propositions. Il n'y a dans l'univers que toi seul qui ignores l'indépendance entiere de notre couronne, & notre indignation pour quiconque voudroit limiter ou géner notre autorité absolue. Roi de Congo, tu n'es ni plus libre, ni plus dispotiquement souverain dans tes états, que nous le sommes dans les nôtres; & tu n'es guere jaloux toi-méme du suprême pouvoir, si tu te flattes que dans quelques circonstances que Zingha se trouvât, elle pût se dégrader jusques à consentir à te rendre un avilissant hommage, ou à se déclarer ta tributaire. Nous formerons des alliances telles que nous l'inspirera notre libre volonté. Les habitans de nos états n'ont d'autre souverain que nous, qui voulons bien reconnoître des égaux parmi les rois indépendans, mais nulle part des maîtres, ni des supérieurs. Punis par la violence des châtimens l'audace de l'esclave qui t'a fait tomber dans de si honteuses erreurs; & compte sur l'oubli que nous voulons bien faire de ta lettre & des propositions outrageantes qu'elle renferme. Dron-co, sans se douter qu'il voloit au supplice, & qu'il portoit lui-même l'arrêt fatal de sa condamnation, s'éloigna de Zingha, qui le voyant partir: „Que l'enfer t'accompagne, s'écria-t-elle, en lançant vers le ciel un regard de fureur! monstre odieux! puisse-je ne jamais te revoir, ou du moins ne te voir qu'accablé de tous les maux que ma haine & mon cœur te souhaitent: la noirceur de ton ame m'est désormais inutile; ta vie est pour moi un tourment, un reproche dont j'ai du me délivrer. Cependant, si la fortune qui semble quelquefois prendre plaisir à protéger les scélérats, te fait éviter les chaînes & la mort que ma prévoyance t'a préparées à la cour de Congo, termine ici la trop longue durée de ta criminelle existence, quand le desir de te venger de ma haine implacable t'y aura ramené: viens-y mourir blessé, déchiré pan tes propres ames, & n'emporte pas chez les morts la consolation de savoir que Zingha plus inhumaine, plus féroce que toi, est allée toute entiere à sa rage, continuer le cours de ses atrocités chez la plus détestable nation de la terre, chez le seul peuple qui fût digne de nous recevoir l'un & l'autre“. Après ces mots, la Reine d'Angola rentra dans la caverne, & prenant tous les poisons que Dronco y avoit rassemblés pour en imbiber ses fleches, elle les répandit dans la fontaine, afin que chaque goutte d'eau portât une mort assurée dans le sein de son époux: ensuite elle tendit de distance en distance, tous les pieges destinés à détruire les tigres, les lions & les bêtes féroces qui peuploient cette contrée; en sorte qu'il n'étoit pas possible que Dron-co fît un pas dans ces lieux, sans y trouver inévitablement la mort. Zingha moins agitée alors, & goûtant par avance le succès de ses funestes soins, sourit à son ouvrage, & quittant pour jamais cette triste habitation, elle alla s'enfoncer dans les mêmes déserts qu'elle avoit parcourus, surmonta les obstacles qu'elle avoit eus à vaincre, & malgré les tourbillons de sable, l'impétuosité des vents, l'effrayante multitude de serpens, de couleuvres, d'animaux carnassiers de toutes les especes qui s'opposoient à son passage, elle parvint à pénétrer de contrée en contrée, de dangers en dangers, jusques dans la partie la plus intérieure de l'Afrique méridionale, d'où elle se rendit chez les affreux Giagues; chez ces mêmes Giagues qui n'eussent pu la voir qu'avec horreur, si le crime, le parricide & l'inhumanité n'eussent point été auprès d'eux, les titres les plus respectés & les plus recommandables. Ce fut le chef des Giagues lui-même, celui dont la sœur de Bendi avoit assassiné l'éleve, qui la reçut avec le plus d'empressement, & qui par ses éloges inspira à ses concitoyens, autant d'admiration pour la férocité de Zingha, qu'ils en avoient pour la mémoire de leur législatrice. Par une ancienne coutume des Giagues, mais que leur férocité ne leur permet d'observer que fort rarement, les étrangers que le hasard, l'infortune ou la force des armes ont malheureusement fait tomber dans leurs mains, sont libres, lorsque les boucheries sont d'ailleurs abondamment fournies, de se faire adopter par l'état: mais dans ce cas, l'indispensable obligation de celui qui se fait adopter, est de manger publiquement de la chair humaine, telle qu'elle lui est présenée, & c'est communément un homme ou un enfant récemment éorgés, dont les membres sont palpitans encore, qu'on lui offre à dévorer, & qu'il est obligé d'engloutir, s'il ne veut point exciter contre lui, l'indignation générale, & servir lui-même d'aliment à ce peuple antropophage. Informée de cet abominable usage, Zingha promit de s'y conformer, & malgré l'extrême répugnance qu'elle se sentoit pour une telle nourriture, sa haine contre les Portugais & le desir de se concilier l'estime & la confiance des Jagas, l'emporterent sur le dégoût du repas qu'on lui servit, & qu'elle dévora sans témoigner aucune sorte de contrainte ni d'émotion. Cet acte de férocité acheva de lui captiver le chef de la nation, qui lui apprit que depuis son départ de Mapongo, les Portugais irrités du meurtre du fils de Ben-di avoient placé sur le trône d'Angola, un prince du sang royal qui s'étoit fait Chrétien, mais qui n'ayant que le titre de Roi, & se voyant perpétuellement contrarié par ceux qui avoient déposé le sceptre dans ses mains, n'avoit régné que peu de temps, & étoit mort de chagrin, laissant ses états aux Portugais qui lui avoient donné pour successeur un autre prince qui avoit régné plus long-temps, & tout aussi tranquillement que le lui permettoit la dépendance où il étoit du Vice-Roi de Loando. Furieuse à ces nouvelles, la reine d'Angola couvrant du prétexte infernal de la haine implacable dont elle se disoit enflammée contre l'espece humaine, le désespoir où elle étoit de se voir arracher le sceptre, embrassa dans tou-te leur horreur, & les loix & les mœurs des Giagues, abjura publiquement le Christianisme & tous les sentimens de pudeur & d'humanité. Afin de s'élever au rang que son ambition desiroit d'obtenir, & qu'elle occupa bientôt chez cette nation, elle s'attacha à mériter à force de noirceurs & de scélératesse, la vénération publique, & elle y parvint en se livrant sans retenue à tout ce que le crime & la férocité ont de plus exécrable. J'ai dit que les Giagues sont de tous les Ethiopiens les plus barbares, les plus impitoyables & les plus intrépides: j'ai dit d'après la vérité des faits, que perpétuellement altérés de sang & de butin, le plaisir de déchirer & de manger leurs ennemis, ou quand ils ne sont point en guerre, leurs propres concitoyens, a un attrait pour eux irrésistible, & qui les porte à se précipiter au milieu des bataillons les plus épais, quelqu'obstacle qu'on leur oppose. Zingha étoit née cruelle, mais non pas antropophage: cependant l'amour de la vengeance & le desir de dominer, lui firent aisément surmonter l'horreur naturelle qu'elle avoit eue jusqu'alors pour ces détestables goûts. Elle surpassa même, non-seulement les Giagues, mais les tigres les plus féroces & tout ce qu'on raconte des antiques Cyclopes dans ses homicides repas. Elle paroissoit ne se plaire qu'aux combats, au meurtre & au carnage; c'étoit entre ses mains que les farouches Singhillos ou prêtres des Jagas, avoient confié le couteau des sacrifices, & c'étoit elle qui dans les fêtes publiques égorgeoit les victimes humaines. Elle affectoit sur-tout un éloignement extrême pour les plaisirs séduisans de l'amour, ou plutôt pour la satiété de la débauche; cependant un penchant effréné l'entraînoit vers la volupté, si l'on peut donner ce nom aux excès & à l'impudence du plus sale libertinage. Le desir de se satisfaire, la crain-te de passer parmi les Singhillos, monstres voués au crime, & qui semblables aux antiques Dactyles, feignoient de ne connoître d'autre vertu, si c'en est une, que la loi d'une austere continence, & la privation totale du commerce des femmes; la crainte de passer au jugement de ces impitoyables ministres des idoles, pour une femme ordinaire; le mépris qu'elle affichoit pour les mœurs efféminées, les châtimens séveres dont elle vouloit, à l'exemple de la cruelle Tenbadumba, qu'on punît les foiblesses de ce genre les moins repréhensibles, &, malgré la barbare rigidité de ses maximes, la violence & les pressantes impulsions du penchant qui l'entraînoit vers ces mêmes foiblesses, tyrannisoient son ame & enflammoient ses sens avec d'autant plus de fureur, qu'elle ne voyoit pas qu'il lui fût possible de céder à son goût naturel, & de se plonger, comme elle l'eût voulu, dans les plus immondes pratiques de la corruption. C'étoit dans ces momens réitérés d'effervescence, que n'osant se livrer à la fougue de ses sens, aux plaisirs de l'amour, de la débauche, & à l'épuisement de la satiété, elle cherchoit à éteindre dans le sang des malheureux qu'elle sacrifioit, & dans l'ivresse de ses festins antropophages, la dévorante ardeur dont elle se sentoit consumée: c'étoit alors qu'on la voyoit multiplier les hécatombes, immoler avec avidité les captifs des Giagues, enfoncer lentement le poignard dans leur sein, & se venger en outrageant la nature, des feux que la nature allumoit dans son cœur corrompu. La terreur que les loix sanguinaires de Zingha répandoient dans ces accès de délire & de rage, sur tous ceux qui l'environnoient, les meurtres & les assassinats qu'elle ordonnoit, les nouveaux genres de supplices qu'elle inventoit, eussent fini peut-être par la rendre un objet d'épouvante & d'horreur aux yeux mêmes des Giagues qui, exercés au crime dès leur plus tendre ensance, ne concevoient déja plus comment une femme étrangere, qui n'avoit point succé avec le lait la férocité des Jagas, pouvoit les surpasser en inhumanité. Cet affreux caractere qui ne respiroit que la mort & la désolation, cette effroyable tyrannie, & ces proscriptions qui sembloient se proposer pour but l'extinction totale de la nation, eussent fini par révolter & soulever le peuple contre son despotisme, si dans un de ces momens où la sombre brutalité de sa passion contrariée par la haine irréconciliable qu'elle affectoit contre les hommes dont elle desiroit si ardemment la jouissance, elle n'eût découvert par les conseils d'une exécrable confidente, les moyens d'assouvrir ses desirs, & de s'abandonner aux excès de la plus impudente prostitution, sans qu'elle eût jamais à craindre l'indiscrétion d'aucun des complices, ou plutôt, d'aucune des victimes de sa perversité. De toutes les femmes Giagues qui s'étoient attachées à la Reine d'Angola, celle qui s'empressoit avec le plus de zele à lui donner des preuves d'estime, de respect & de vénération, étoit la cruelle Run-lan; Run-lan qu'à ses actions barbares, à son esprit de haine & de discorde, au trouble & à la confusion que sa voix séditieuse répandoit dans tous les lieux où le desir de nuire portoit ses pas, on eût pris pour l'une des furies qui s'étoit échappée du sombre palais de Pluton. Dans un de ces momens où Zingha tourmentée par sa passion & sa fureur, s'apprêtoit à éteindre dans des torrens de sang l'impudique chaleur des desirs que son ambition ne lui permettoit pas de satisfaire, elle parla ainsi à sa hideuse considente. O Run-lan, inflexible Run-lan! fais passer dans mon ame la haine & la noirceur qui te caractérisent, seconde mes projets & mes complots de rage & de destruction: arme-toi de tes fleches, de ton glaive formidable, prends tes poisons, suis-moi; allons porter la mort & la désolation dans le sein des nos captifs; hâtons leur sacrifice; remplissons les boucheries par le nombre & l'énormité de nos assassinats: pissions-nous en massacrant tous nos prisonniers de guerre, exterminer avec eux la race entiere des hommes! Rassemblons la nation; faisons parler les Dieux, ordonnons de leur part d'horribles hécatombes, & ne confions qu'à nos bras le soin de frapper les victimes. Ils loueront mon zele & mes noirs attentats, tes cruels Singhillos, ces prêtres homicides qui approuvent en nous le meurtre, l'inhumanité, & qui nous interdisent le plus doux charme de la vie, la passion la moins condamnable, & de tous les penchans que nous tenons de la nature, le plus irrésistible. Allons les satisfaire, ces monstres respectés, & que l'effroi qu'inspireront nos efforts réunis, s'étende jusqu'à eux“. A ces mots, l'infernale Run-lan souriant à Zingha d'une affreuse maniere:“Reine d'Angola, lui dit-elle, n'impute qu'à toi-même la violence des transports qui t'agitent, & les tourmens d'une contrainte dont je t'aurois affranchie, si tu avois eu pour moi autant de confiance que je crois en mériter par mon attachement & l'exacte ressemblance de nos inclinations. J'approuve ton humeur sanguinaire comme toi, je me plais aux noirceurs, aux crimes, aux combats: comme toi, c'est pour mes yeux avides de carnage, le plus beau des spectacles que celui de la terre jonchée de morts & de mourans; les cris des malheureux qui tombent sous mes coups, sont pour moi les sons les plus doux: mais je n'enveloppe point comme toi, toute l'espece humaine dans mes vœux de destruction; l'anéantissement des hommes me priveroit du plus flatteur & du plus agréable de mes amusemens, après celui de nuire. Tu ne connois que la cruelle rigidité de nos loix, & tu ne sais point encore les moyens de les pouvoir enfreindre. Le chef de nos concitoyens t'a fort mal instruite, Zingha; je te plains, & je sens par moi-même, combien la privation où je te vois réduite doit t'être insupportable. Ecoute, je vais t'éclairer. Ces Singhillos qui t'en imposent par des dehors austeres, ne sont intérieurement rien moins qu'irréconciliables ennemis des plasirs qu'ils condamnent en public avec tant de rigueur. Dévoués comme nous au service des Dieux, ils ont promis de passer leur vie dans les langueurs d'une sévere continence; mais ces promesses si solennelles ne sont pour eux qu'un moyen de plus de tromper le peuple Giague. Entraînés comme nous, par la fougue de leurs penchans, ils y cedent ainsi que nous, & sont bien éloignés d'attacher quelque gloire à l'impuissante résistance qu'ils tenteroient de faire à l'impétuosité toujours victorieuse de leurs desirs. Tout leur mérite, à cet égard, ne consiste qu'à dérober au peuple leurs foiblesses, leurs plaisirs, ou, si tu veux, l'excès de leur débauche; & le silence de la mort est le gage assuré de la discrétion des objets de leurs vœux, de leurs soins & de leurs infractions au célibat. Ces femmes que nos loix ordonnent de jetter toutes vivantes dans les tombeaux de nos guerriers, sont la proie de Singhillos, & il n'en est aucune d'elles qui avant d'être précipitée dans la nuit du tombeau, n'ait passé plusieurs jours dans les bras de ces prêtres mêmes qui, après leur avoir persuadé qu'elles ne mourront point, & qu'ils viendront les rendre à la lumiere, président à leur enterrement, & trompent leurs espérances, en les faisant étouffer sous le poids de la terre & des pierres qui comblent la fosse profonde où ils les ont fait descendre. Consacrée, comme les Singhillos, au culte de nos Dieux, penses-tu que je sois plus fidelle qu'ils ne le sont eux-memes à la loi de continence que mon état m'impose? Lorsque jugée digne de remplir les fonctions du sacré ministere, j'allai, suivant l'usage, sur la tombe redoutée de Tem-ba-dumba, jurer de rester insensible aux vœux de la nature, d'éteindre mes desirs, de vivre dans le célibat, penses-tu que j'eusse prononcé ces sermens insensés que mes sens révoltés ne me permettoient point de prononcer, si l'on ne m'eût instruite des moyens de concilier avec les apparences de la plus rigide continence, les plaisirs & les délicieux égaremens de la passion qui m'entraînoit? Il est pour nos pareilles deux moyens également heureux & également ignorés du reste des Jagas, de satisfaire nos desirs, & de nous livrer sans crainte, à l'ivresse de nos sens. L'un est de nous lier avec les Singhillos, & de choisir dans leur ordre ceux que nous desirons de nous attacher: leur état & l'intérêt qu'ils ont de se rendre respectables à force de sévérité dans leur conduite extérieure, nous assurent de leur discrétion. L'autre est de nous abandonner aux prisonniers de guerre destinés au sacrifice & à servir après leur mort d'aliment aux Giagues. Leur garde nous est confiée, & tu sais qu'il dépend de nous, de hâter ou de retarder l'instant où nous devons arroser de leur sang les autels de nos Dieux. Douces & complaisantes, nous allégeons leurs chaînes, nous leur marquons de l'intérêt; & quand les fausses espérances de liberté que nous leur avons données, ont calmé leur inquiétude, nous tâchons, toujours avec succès, de leur inspirer la chaleur des desirs que leur présence a excitée en nous. C'est alors que nous recevons les preuves de leur reconnoissance: leurs soins empressés, la vigueur de leurs sens, les assurances qu'ils nous donnent jusqu'à l'épuisement, de la force & de l'ardeur de leur sensibilité, sont le prix enchanteur des bontés que nous leurs témoignons. Par un ancien usage religieusement observé parmi nous, depuis le rétablissement de nos loix & de notre culte, dans le nombre des victimes dévouées aux Dieux, & que nous devons égorger, il nous est ordonné de n'en épargner qu'une à laquelle nous n'accordons la vie avec la liberté, qu'à l'instant même où notre bras armé du funeste poignard, est prêt à lui percer le sein. Le captif rendu par cette voie aux douceurs de la vie, dans le moment où il voyoit les ombres de la mort s'étendre sur sa tête, est non-seulement libre, mais adopté par la nation, & réputé Giague, comme si la naissance l'eût rendu notre concitoyen. Tu sens, Zingha, que nous ne manquons point de promettre à chacun de nos captifs, que ce sera lui seul qui recevra de nous & la vie & la liberté. C'est là l'unique cause de leur tranquillté, quand ils sont conduits au pied de nos autels; c'est là l'unique cause de leur intrépidité, quand renversés sur nos genoux, il voyent briller dans nos mains le poignard homicide. Au fond, Zingha, c'est leur rendre service, que de les faire ainsi passer du sein de la volupté dans la nuit du tombeau, & cela, sans qu'ils s'en doutent, sans qu'ils aient le temps de s'en appercevoir, sans qu'ils sentent, pour ainsi dire, le coup fatal qui les anéantit. Et en effet, quelle seroit l'horreur de leur situation, si pendant leur captivité, nous ne les entretenions que du funeste sort que nous leur réservons? Cette sévérité seroit sans doûte trop cruelle pour eux, & tout-à-fait inutile pour nous; car, quel service, quels soins, quelle tendresse attendre de malheureux troublés & abattus par l'affreuse certitude d'une mort inévitablement prochaine? Telle est la déplorable situation de celui de nos prisonniers, auquel, moins par humanité que pour obéir à la loi, nous accordons réellement la vie: c'est celui là que nous traitons avec la plus désespérante rigueur; c'est celui- là qui n'entend jamais de nous que des arrêts de mort. Quant aux autres, tu juges du soin que nous prenons, lorsqu'ils sont une fois placés autour de nous, auprès de nos autels, de leur percer le sein. Leur mort est terrible, mais prompte, inattendue, & d'autant plus assurée, qu'il est pour nous du plus grand intérêt qu'ils ne puissent, avant que de mourir, nous accuser de perfidie, divulguer les promesses que nous leur avons faites, le prix acquitté par leur reconnoissance, & que nous avions mis à la vie & à la liberté que nous nous étions engagées de leur procurer. De ces deux moyens, Zingha, le premier t'est interdit: tes vues d'ambition, & l'espérance fondée que tu as de succéder un jour au chef de la nation, ne te permettent point de t'attacher aux Sighillos; non que celui d'entr'eux sur qui ton choix s'arrêteroit, ne fût infiniment flatté de tes bontés & de la préférence que tu lui donnerois; mais à cause de l'invincible résistance que tu éprouverois de la part de l'ordre entier de Singhillos qui ne manqueroient pas de s'opposer à ton élévation, par la crainte de l'autorité que te donneroit sur eux l'espece de dépendance où ils seroient d'un chef informé par lui-même du relâchement de leurs mœurs, de leur profonde hypocrisie & du libertinage outré que cachent des apparences si trompeuses, & cette impraticable austérité qu'ils affichent & qui semble les caractériser. C'est donc à nos captifs que tu dois recourir, & goûter dans leur jouisfance ces plaisirs dont la privation irrite & révolte tes sens. Flatte-les, trompe-les, & comme nous, perfide par humanité, éteins tes feux, & couvre avec adresse la passion que tu assouviras, du voile séduisant que tu auras étendu sur tes victimes, & que tu feras durer jusqu'au moment où rendue à toimême, & aux terribles fonctions de ton ministere, la mort que tu leur donneras, soit en public, soit en secret, & toujours au nom des Dieux, & sous prétexte de pourvoir à la subsistance du peuple, te réponde de leur silence. L'atrocité de ces conseils fit horreur à Zingha; non pas que son bras sanguinaire se refusât au meurtre & aux assassinats; mais parce que son ame ne pouvoit se résoudre à acheter le plaisir au prix d'une perfidie, & qu'il lui paroissoit indigne d'elle de violer la foi qu'elle auroit jurée aux captifs, & de les égorger après leur avoir promis de leur accorder la vie. Accoutumée dès l'enfance à la dissimulation, mais non pas au parjure, elle eût fini peut-être par rejetter avec indignation les moyens qu'on lui proposoit, si Run-lan ne s'étoit point chargée de lui fournir des captifs toujours prêts à servir ses desirs, sans que Zingha fût obligée de recourir pour exciter leur zele, à de fausses promesses, à de trompeuses espérances. Le rang auguste & respecté de premiere prêtresse que Run-lan occupoit, lui donnoit sur toutes ses compagnes & sur les Singhillos eux-mêmes cet avantage, qu'elle disposoit à son gré de tous les prisonniers de guerre, depuis le premier moment de leur captivité jusqu'à celui de leur sacrifice. “Quelque insensée, dit-elle à la Reine d'Angola, que puisse me paroître ta délicatesse ou la pitié que t'inspirent nos prisonniers de guerre. Je veux bien par un attachement dont nulle autre que toi ne me trouveroit capable, compatir à ta foiblesse, te céder le plus grand nombre de mes captifs, & leur ordonner même d'aller gagner auprès de toi, le prix qu'ils seront persuadés que j'ai mis à l'affranchissement de leur vie & de leur liberté. Je ferai plus, asin qu'il ne te reste aucune sorte de crainte, je les immolerai moi-même, à mesure que leurs forces épuisées te paroîtront exiger que de nouvelles victimes aillent attendre dans tes bras, le sort que mon glaive & nos loix auront fait éprouver à leurs prédécesseurs. Calmée par la certitude d'une vie moins isolée, & qu'elle se proposoit de donner tour-à-tour au crime & aux plaisirs, Zingha dès ce moment se livra sans retenue à ce genre nouveau de perfidie & de débauche. Run-lan fidelle à ses promesses, faisoit parmi les prisonniers de guerre des levées de jeunes hommes, les plus robustes qu'elle pouvoit trouver, leur juroit qu'ils ne seroient point sacrifiés, les faisoit enfermer dans l'habitation de la Reine d'Angola, & chaque jour, à proportion que l'incontinence de Zingha énervoit leur vigueur, Run-lan les poignardoit & leur substituoit de nouvelles victimes. Cependant le chef des Giagues, le formidable Tre-benda, celui-là même qui avoit élevé le fils de N-Gola Ben-di, mourut assassiné dans un tumulte que son inhumanité portée dans un moment d'ivresse, aux excès les plus féroces avoit suscité; il périt égorgé par deux Jagas qu'il vouloit immoler à son ressentiment, & qui plus forts que lui, déchirerent ses membres, & lui firent subir la mort la plus douloureuse, telle qu'il l'avoit méritée par sa scélératesse. Le commandement de Giagues n'est point héreditaire; ce n'est pas non plus la nation assemblée qui se donne des chefs: c'est la force réunie à la férocité qui seule peut donner des droits au plus barbare, à celui qui se sent l'ambition & le courage d'aspirer à cette dignité. Aussi-tôt que le chef cesse de respirer l'autorité suprême réside tou-te entiere entre les mains de Singhillos; c'est alors que le sang coule à grands flots sur les autels des Dieux, & que la plus épouventable superstition regne despotiquement. Mais cette tyrannien est que momentanée, & elle cesse après l'enterrement du chef: car, dès la veille de cette pompe funebre, tous les Giagues qui prétendent à la souveraineté, pourvu que leur nombre n'excede pas celui de quatre cens, se rendent nuds, & chacun un poignard à la main dans la plaine des morts , champ consacré à cette horrible scene. Là, séparés en deux troupes égales, ils s'élancent, semblables aux enfans de l'antique Cadmus, les uns sur les autres, & ils se portent en silence les coups les plus affreux. Le sang ruisselle, la mort moissonne avec une incroyable rapidité les combattans qui, acharnés à leur destruction, ne sont sensibles qu'au desir de se massacrer, & de la plus stoique indifférence sur les blessures qu'ils reçoivent, pourvu que leurs mains sanguinaires puissent avant que d'expirer, étendre le carnage. Les mourans ne cessent point, jusqu'au dernier soupir, de frapper leurs vainqueurs qui tombent à côté de ceux qu'ils viennent d'immoler; & cette boucherie dure jusqu'à ce que le nombre des quatre cens rivaux soit réduit à celui de trois combattans seulement. Telle est la premiere épreuve. La seconde est plus funeste encore aux trois Jagas victorieux. Épuisés de fatigue, affoiblis par le sang qu'ils ont perdu, blessés & souvent mutilés, ils se rendent le lendemain sur les bords de la fosse où doit être inhumé le dernier chef de la nation: là, dépouillés de tous leurs vêtemens, & chacun d'eux armé par le premier d'entre les Singhillos, d'un poignard & d'une massue, ils s'élancent tous trois en même temps, dans la fosse, y combattent, s'y déchirent, jusqu'à ce que le plus heureux des trois ait mis à mort ses deux compétiteurs. Pour gage de sa victoire, il jette au milieu de la foule assemblée la tête de chacun de ses deux adverfaires. Souvent ce combat se termine par la mort des trois concurrens, & alors, une nouvelle troupe de quatre cens Giagues va subir la premiere épreuve, & joncher de funérailles le champ des morts. Lorsque l'événement du second combat est heureux, & que l'un des trois rivaux survit à ses compétiteurs, il ne lui reste plus pour obtenir le suprême commandement, que deux épreuves à subir, épreuves très-légeres pour une ame Giague: la premiere consiste à célébrer son triomphe par des chants de victoire, & à ne donner aucun signe de douleur, tandis que deux Singhllos le tourmentent & le blessent, l'un avec un tison ardent qu'il applique successivement sur toutes les parties de son corps, l'autre qui d'un couteau lui coupe des lambeaux de chair du dos & des épaules. Enfin, pour derniere épreuve, le Giague vainqueur est conduit sur le tombeau de Tenbadumba, où avant que de promettre de veiller à l'exécution des loix de cette législatrice, il est obligé d'égorger un prisonnier de guerre, de lui ouvrir la poitrine, d'en arracher le cœur & de le dévorer. A ce trait de férocité, ses preuves sont complettes, le peuple se prosterne; il est proclamé chef par les Singhillos, & il jouit de tous les honneurs & de toute la puissance de la souveraineté. Les services que Ten-ba-dumba avoit rendus jadis à ses compatriotes, l'éclat de ses exploits, l'énormité de ses crimes, l'atrocité connue de son ame, sa fureur homicide & la terreur qu'elle inspiroit, avoient suffi pour l'élever au suprême pouvoir, sans qu'elle eût été obligée de s'exposer aux périls & à l'incertitude des deux premieres épreuves: nul Giague n'avoit été assezhardi pour disputer contre elle de rage & d'inhumanité: ses droits acquis par un horrible parricide suivi d'un incroyable nombre d'assassinats & de noirceurs, la placerent sans concurrence au rang de chef des Jagas, & la nation qui l'avoit proclamée, n'a point cessé depuis de regarder cette élection comme l'ouvrage des Dieux mêmes. Les titres de Zingha n'avoient ni l'évidence, ni la force de ceux de Ten-ba-dumba: bien des raisons au contraire ,paroissoient s'opposer à son élévation, & l'exclure du rang où elle desiroit de monter. Etrangere, soupçonnée, & accusée même par ceux d'entre les Giagues qui aspiroient à la domination, de n'avoir qu'une feinte férocité, & de chercher par des actions barbares à la vérité, mais contraintes, plutôt à se concilier la faveur du peuple & les suffrages des Singhillos, qu'à maintenir dans toute leur vigueur les coutumes nationales, quand une fois elle seroit placée à la tête du gouvernement; elle n'eût jamais applani les obstacles en apparence invincibles, que ses rivaux lui opposoient, si sa constance & son courage, merveilleusement secondés par l'activité de Runlan & la protection décidée des Singhillos, n'eussent forcé ses concurrens eux-mêmes à lever les difficultés qu'ils avoient suscitées, & à sacrifier leurs vues à ses projets ambitieux. Zingha, quoique digne par la noirceur de son caractere d'avoir reçu la naissance parmi les Giagues, leur étoit étrangere; mais ils l'avoient adoptée: née d'ailleurs de peres souverains, elle n'étoit tombée du trône d'Ángola que par le meurtre du fils de Ben-di son frere: meurtre qui joint à l'empoisonnement de N-Gola, équivaloit au parricide de l'ancienne Tenbadumba. Run-lan étayoit ces raisons du poids de son autorité. Les Singhillos, par les penchans mêmes qu'ils supposoient à Zingha vers l'inconstance & l'inhumanité, se flattant de régner sous son nom, firent parler les Dieux, ordonnerent aux Jagas concurrens de différer les épreuves, jusques après l'enterrement de Tre-benda, & d'aller demanderaux manes de Tenbadumba de les éclairer sur le choix du sujet qu'elle jugeroit le plus digne de commander à la nation. Les Giagues murmurerent; mais la crainte d'offenser les Singhillos & leur législatrice, enchainant leur ressentiment, ils se soumirent, & après les obseques de Tre-benda, le peuple entier, précédé de ses prêtres, de trente captifs enchaînés & destinés au sacrifice, & des quatre cens concurrens, se rendit au champ des morts. Ce champ peu étendu, & resserré par l'antique forêt qui l'environne de toutes parts, inspire la terreur par son aridité, sa lugubre situation, & la prodigieuse quantité d'ossemens qui y sont entassés. Au milieu de ce sol funebre, est un large tombeau, presque chaque jour arrosé du sang des victimes humaines: c'est la tombe de Ten-ba-dumba. Déjà le peuple prosterné attendoit en silence l'effet des magiques évocations. Déja par leurs cris forcenés, leurs gestes convulsifs, & leurs imprécations, les Singhillos avoient disposé les esprits aux plus superstitieuses cérémonies, & au spectacle de terreur que l'imposture réunie à l'inhumanité alloit offrir. Les captifs n'attendoient plus pour recevoir la mort, que le signal du sacrifice, & leur indomptable courage insultoit, suivant l'usage de ces peuples barbares, à la cruauté des Giagues par les plus outrageantes injures, & par dimpuissantes menaces. L'ancien des Singhillos appelloit pour la derniere fois l'ame de Tenbadumba, lorsqu'un bruit souterrein, suivi de cris aigus, se fait entendre tout-à-coup, & paroît s'élever du fond de ce tombeau. Les Singhillos feignent d'être effrayés; les Giagues sont consternés; les quatre cens compétiteurs frémissent, & la crainte s'empare pour la premiere fois de leur imagination. De nouveaux cris se font entendre, & dans le même instant, on voit les ossemens qui couvrent le tombeau, s'agiter, rouler les uns sur les autres, & se disperser d'eux-mêmes. L'épouvante s'accroît & devient générale; les Jagas les plus intrépides ne portent qu'en tremblant leurs regards sur ce monument, & voient s'élever du milieu de ces ossemens qui en fermoient l'entrée, un spectre affreux, une horrible Euménide; c'étoit Zingha ellemême, Zingha qui, nue, les yeux étincellans du feu de la colere, un poignard à la main, s'élance au milieu des captifs, les frappe, les immole, les massacre, ouvre la poitrine du dernier qu'elle viens d'égorger, en arrache le cœur, le dévore, & s'avançant, formidable comme la foudre, vers ses quatre cens concurrens:“Quel d'entre vous, leur dit-elle, osera me disputer la dignité suprême, que Tem-ba-dumba elle-même vient de me consier? Qu'il se montre, qu'il approche, qu'il vienne, qu'il me suivre dans les ténebres du tombeau de notre législatrice, & bientôt ses concurrens m'en verront sortir victorieuse, couverte de son sang, & traînant après moi ses membres déchirés„. Des quatre cens Giagues qui s'étoient proposés de succéder à Trebenda, nul n'osa seulement jetter les yeux sur la fiere Zingha qui, retournant vers le tombeau: Manes de Ten-ba-dumba, dit-elle, en s'inclinant, ô vous, qui satisfaits des flots de sang que j'ai versés; ô vous, qui pour prix de mon zele, avez daigné remettre dans mes mains les renes du gouvernement! écoutez mes sermens; & si parjure à mes promesses, je manque dans quelque circonstance que ce puisse être, aux engagemens sacrés que vos décrets & vos bontés m'ordonnent de remplir, puisse le jour où j'enfreindrai vos loix être le dernier de ma vie! puisse ma tête criminelle séparée de mon corps, servir de pature aux vautours! que mes entrailles dispersées soient foulées aux pieds de mon peuple & de ses ennemis! puissent les plus vils esclaves m'outrager impunément, & mes bras abattus par la crainte & la terreur, n'oser repousser les attaques de mes plus foibles agresseurs! Auguste Ten-ba-dumba! je jure par mon glaive & par le sang des lâches transgresseurs de ta législation, de t'imiter autant que mon courage & ma suprême autorité pourront me le permettre, de veiller perpétuellement à la défense des Jagas & à la conservation de tes dogmes: je jure d'étendre les horreurs de la désolation dans toutes les contrées habitées par nos ennemis & les infracteurs de tes loix; de ne jamais permettre qu'aucun de nos captifs échappe au sacrifice; d'être perpétuellement en guerre avec les nations voisines, afin que nos autels soient toujours inondés du sang des victimes, & nos boucheries publiques toujours abondamment remplies. A ton exemple, ô Ten-ba-dumba! je dévoue aux enfers quiconque parmi nous, oseroit entreprendre de réformer ou d'adoucir la rigueur de ta législation, & tout Giague dont la voix sacrilege oseroit proposer des changemens dans nos mœurs ou dans notre culte, dans nos loix ou dans nos usages, à moins que ces changemens ne tendent à rendre nos concitoyens plus terribles aux peuples ennemis, plus durs, plus inflexibles & plus impitoyables: enfin, pour me lier encore plus étroitement, ô Ten-ba -dumba! je promets & je jure de te surpasser toi-même, autant qu'il me sera possible, dans ma conduite, mes actions, ma valeur, mon intrépidité, mes vengeances, mon insatiabilité dans les combats, dans les proscriptions, les meurtres, & les dévastations„. Zingha eut à peine fini de prononcer ces terribles sermens, sermens auxquels elle ne fut que trop fidelle dans les premiers mois de son regne, qu'il s'éleva dans l'assemblée un murmure d'aprobation, suivi de cris tumultueux d'acclamation & d'applaudissement. La nouvelle Ten-ba-dumba fut portée en triomphe du champ des morts dans le temple des Jagas, où l'ancien des Singhillos la revêtit, suivant l'ancien usage, d'une peau de léopard récemment égorgé; c'étoit-là le manteau des souverains ou des chefs des Giagues. Dès ce moment Zingha ne songea plus, quoiqu'il en coûtât à son ame, moins sanguinaire & moins féroce qu'elle ne desiroit de le paroître, qu'aux moyens d'en imposer au peuple par la crainte, la terreur & l'effroi qu'inspireroient les loix nouvelles qu'elle publieroit, par le spectacle chaque jour répété des malheureux qu'elle livreroit aux sacrificateurs, par les horreurs de la plus infernale superstition. Le sang ne cessoit point de couler autour d'elle. Le crime seul mettoit les Jagas à l'abri de ses arrêts de mort; la plus légere marque de foiblesse, le signe le plus équivoque d'humanité attiroient sur les coupables les châtimens & les supplices. Toujours suivie d'une troupe de barbares exécuteurs de ses volontés, elle ne faisoit que leur indiquer les victimes, ils se jettoient sur elles, & sous fes yeux, les monstres les massacroient, & se rassasioient de leur sang & de leur chair. Ces abominations la faisoient respecter, & la rendoient d'autant plus chere au peuple, qu'il la croyoit animée de l'esprit meme de la féroce Ten-ba-dumba. Zingha aussi cruelle envers les femmes qu'elle l'étoit envers les hommes, affectoit une rigueur extrême à l'égard de celles qui avant le temps prescrit par les loix nationales, s'étoient laissé séduire, & qui avoient le malheur de porter les marques de leur foiblesse. L'implacable souveraine faisoit traîner ces malheureuses à ses pieds, leur ôtoit elle-même leurs vêtemens, les attachoit étendues aux pieds de son trône, les faisoit violer par ses satellites, & quand la brutalité de cette nombreuse cohorte étoit assouvie, elle leur fendoit les entrailles, en arrachoit l'enfant, & le fouloit aux pieds. Afin de commettre impunément ces crimes dont l'atrocité même lui donnoit tant d'autorité, Zingha, de concert avec les principaux d'entre les Singhillos, avoit eu l'art de persuader aux stupides Giagues qu'elle lisoit tout ce qui se passoit dans les cœurs, & que supérieure à l'ancienne Ten-ba-dumba, elle égaloit en prévoyance la Divinité même. Cette superstition étayée de toutes les fureurs du fanatisme, une fois accréditée, Zingha ne vit plus devant elle que des sujets tremblans, & des victimes prêtes à recevoir le coup fatal que ses mains homicides aimoient tant à porter. A l'exemple de la législatrice des antiques Jagas, la nouvelle souveraine déclara qu'elle avoit en horreur les enfans mâles, & qu'elle étoit désespérée de n'avoir pas un fils à immoler, afin de le broyer dans un mortier, & de composer de ses chairs le merveilleux onguent qui rend invulnérable. Elle étoit âgée alors de cinquante quatre ans, & comme elle etoit trop vieille pour espérer malgré l'excès de ses prostitutions d'avoir jamais un fils, elle adopta un enfant de deux ans, fit assembler le peuple, égorgea cette jeune victime, la broya dans un mortier, en composa une espece de pâte, se dépouilla publiquement, & s'oignit tout le corps de cet affreux onguent. Abrégeons la révoltante histoire des crimes de cette furie: quel homme assez barbare, assez dénaturé pourroit entendre sans frémir le récit de toutes les actions d'horreur & de férocité, qui marquerent presque tous les instans des premieres années du séjour de Zingha chez les Giagues? Quel tyran pourroit supporter l'affligeante lecture des loix de sang qu'elle ajouta à l'ancienne législation? Je dirai seulement qu'elle fit publier un édit par lequel il étoit ordonné à toutes les femmes Giagues de poignarder le premier de leurs enfans mâles: je dirai qu'à certains jours elle faisoit rassembler toutes les jeunes filles de quinze ans jusqu'à vingt, & tous les hommes qui n'avoient point encore atteint leur cinquantieme année, que donnant elle même l'exemple de la plus effrénée prostitution, elle punissoit de mort ceux ou celles qui paroissoient ne s'abandonner qu'avec peine & par contrainte aux scandaleux excès de ce libertinage. Malheur aux jeunes filles que ce jour de débauche rendoit fécondes! & plus malheureux encore les enfans que produisoient ces immondes embrassemens! ils périssoient avec leurs meres sous les pieds, ou par le glaive de Zingha qui, ces jours exceptés, affichoit une pudeur sévere, & punissoit avec atrocité la plus légere apparence de relâchement dans les mœurs. Quand on lui dénonçoit deux jeunes personnes de sexe différent, amoureuses l'une l'autre, elle les faisoit conduire devant elle, & les forçoit de se plonger mutuellement un poignard dans le sein. Tel fut le regne de Zingha, jusqu'à ce que rassasiée de crimes & de sang, elle se fut assurée de la terreur, du zele & de la vénération des Giagues, de leur empressement à servir ses projets de conquête, & les complots que son cœur ulcéré méditoit contre les Portugais. Fin de la premiere Partie. ZINGHA, REINE D'ANGOLA. SECONDE PARTIE. Si l'énormité des crimes & les excès les plus outrés de la dépravation pouvoient rendre heureux les tyrans, la cruelle & perverse Zingha n'auroit eu d'autre desir à former que celui de rassembler, s'il eût été possible, dans l'étendue de sa domination l'espece humaine entiere, afin de s'assurer que jamais les alimens ne manqueroient à sa férocité: car ses proscriptions, son fanatisme destructeur, le nombre presque infini de captifs & de citoyens dévoués aux enfers, & qui tomboient à chaque instant sous le glaive des Singhillos, de Run-lan & de ses compagnes, avoient déjà porté le coup le plus funeste à la population, & la Reine d'Angola eût fini par exterminer la race impie des Jagas, pour peu qu'elle eût encore prolongé la durée de ses homicides fureurs. Mais des pensées affligeantes qui la tourmentoient sans cesse, & dont peut-être elle avoit cru pouvoir adoucir l'amertume à force d'inhumanité, arrêterent enfin le cours trop étendu de ses atrocités. Les disgraces qu'elle avoit essuyées, le sceptre qu'elle avoit perdu, les revers imprévus qui l'avoient obligée jadis de s'éloigner de Mapongo, l'espoir de recouvrer la couronne de ses peres, & de tirer la plus éclatante vengeance des outrages qu'elle croyoit avoir reçus, avoient ulcéré son cœur qui peut-être eût été généreux & compatissant, si la rigueur du sort, le malheur des circonstances, les projets de son ambition & la nécefsité où elle étoit réduite de flatter le caractere des Giagues, n'eussent pas insensiblement accoutumé cette fiere princesse aux plus infernales noirceurs. Mais en vain cette souveraine étoit-elle parvenue à surpasser en barbarie & en scélératesse le plus féroce des Jagas; en vain inspiroit-elle à son intrépide nation plus de terreur que ne put lui en inspirer durant son regne affreux l'antique Ten-ba-dumba; vainement elle paroissoit avide de carnage, toujours prête à frapper, à massacrer & à détruire; elle n'avoit pu encore éteindre dans son ame la voix de la nature & de l'humanité; voix puissante, & plus terrible aux tyrans qui affectent ou de la mepriser ou de la méconnoître, que les supplices mêmes inventés par la cruauté de ces dévastateurs. Plus émue, plus agitée par les reproches secrets de sa conscience, que les sables de la Lybie ne le sont par la violence des ouragans les plus impétueux, elle luttoit perpétuellement contre l'aiguillon du remords qui déchiroit son ame. L'inutilité même des efforts qu'elle faisoit pour se dérober à la force & à la continuité des accusations de ce juge intérieur, ne servoit qu'à ajouter encore au trouble & à l'effroi de son imagination justement allarmée. Son ambition exceptée, Zingha eût tout sacrifié au bonheur de goûter cette tranquillité d'esprit qu'elle avoit cru trouver dans la suprême autorité, & qu'elle avoit perdue en se livrant au crime: mais l'impossibilité où elle étoit de s'en imposer au point de vivre dans l'abyme du vice, aussi paisiblement qu'elle eût vécu dans le sein de la vertu; l'impossibilité où elle étoit d'éteindre dans des torrens de sang la lumiere de la raison, flambeau perçant & plus cruel pour les ames criminelles, que celui des furies ne l'est aux scélérats dévoués à leur tyrannie, accroissoit la violence des soucis qui la dévoroient. Triste, sombre, inquiete, tantôt Zingha s'abandonnoit au plus vif désespoir, & tantôt honteuse des larmes que le repentir lui avoit arrachées, elle cherchoit à se distraire par des crimes nouveaux, du souvenir amer de ses atrocités passées. Quelquefois tendre & généreuse, elle déroboit aux supplices les malheureux qu'elle avoit condamnés; mais plus souvent encore forcenée, éperdue, elle ne respiroit que le carnage & la désolation: l'effroi la precédoit, la terreur & la mort accompagnoient ses pas: toute société lui devenoit insupportable, & elle lui préféroit le silence de la solitude, quelqu'horrible qu'il fût à son cœur déchiré de remords. Abattue, tremblante, elle se fuyoit elle-même, se retrouvoit sans cesse, & traînant avec soi l'implacable vautour qu'elle nourrissoit dans son sein, la fureur pein-te sur le front, on la voyoit errer, lançant au ciel & sur les hommes des regards menaçans, porter ses pas vers les prisons où l'on retenoit les captifs, désigner les premiers qui se présentoient à elle, les conduire auprès des Dieux de la nation, les regarder, pleurer, les égorger & dévorer avec voracité leurs entrailles palpitantes. D'autres fois, à l'instant même où le poignard suspendu sur leur tête, elle alloit leur donner la mort, tout-à-coup elle s'arrêtoit, les regardoit d'un œil compatissant, rompoit elle-même les chaînes qui les lioient & leur rendoit la liberté. Souvent telle qu'une Bacchante, elle paroissoit en public, nue, les cheveux épars, le carquois sur l'épaule, & son arc à la main; la poitrine élevée, les yeux étincellans, on l'entendoit appeller à grands cris ses généraux, ses prêtres, convoquer précipitamment une assemblée générale, ordonner de la part des Dieux, de nombreux sacrifices, défendre cependant d'immoler les victimes avant qu'elle fût venue annoncer les décrets du destin. Le peuple docile à sa voix s'assembloit aussi-tôt; toujours prompte à remplir des ordres sanguinaires, la barbare Run-lan paroissoit à la tête des prisonniers de guerre destinés à tomber sous ses coups: tout étoit prêt: pour inonder de sang les autels des divinités, on n'attendoit plus que Zingha: mais violemment entraînée par sa fureur & ses remords, Zingha ne se souvenant plus des décrets qu'elle avoit promis de publier, avoit été cacher son désordre & ses pleurs dans la nuit du tombeau de Ten-ba-dumba, ou dans l'épaisseur des forêts. Là, seule & toute entiere aux horreurs de sa situation, elle couroit & s'arrêtoit tour-à-tour, au gré de son délire & de la véhémence des transports qui l'agitoient. Comme une formidable hyenne errante autour des cimetieres, & qui cherche à se nournr de cadavres, au défaut d'hommes vivans & d'animaux qu'elle n'a pu trouver, glace par la férocité de ses regards, le voyageur tremblant à son aspect; si d'un vol rapide une fleche vient lui percer le flanc, aussi-tôt le monstre s'élance, remplit les airs du bruit de ses rugissemens, cherche son meurtrier en écumant de rage, & le premier objet qu'il rencontre sert de pature à sa voracité. Telle & plus cruelle encore dans les transports & le délire du désespoir, Zingha livroit son ame à l'inhumanité des conseils que lui suggéroit sa fureur irritée par l'inutilité des efforts qu'elle avoit faits pour étouffer ses remords. Malheur dans ce moment à quiconque, Giague ou étranger, osoit être le témoin de son trouble & de ses larmes! Plus funestes encore que les traits d'Apollon, ses fleches ne quittoient son arc que pour aller porter la mort dans le sein de tous ceux contre qui la main de la Parque elle-même sembloit les diriger. Mais à peine Zingha voyoit les malheureux qu'elle venoit d'immoler à sa rage, tomber & expirer, que la pitié succédant à sa rage une terreur soudaine s'emparoit de son ame, une sueur froide couloit de ses membres tremblans, ses soupirs, ses regrets, & ses gémissemens exprimoient le repentir qui pénétroit son cœur. C'étoit pour s'épargner de nouvelles noirceurs qu'elle s'étoit enfoncée dans le silence des forêts, & le crime étoit venu la chercher dans la solitude. Mais, soit que pendant la durée de ces accès de délire périodiques & fréquens, la Reine d'Angola eût répandu le sang de l'innocence, soit que sans recourir à de nouveaux assassinats, son farouche désespoir se fût exhalé en plaintes, en soupirs, en imprécations, son ame étoit toujours également tourmentée, également en proie aux plus inquiétantes agitations. Trop instruite, trop éclairée pour pouvoir se dissimuler l'horreur de sa conduite, mais aussi trop ambitieuse & trop fortement attachée à ses complots de vengeance pour renoncer à des noirceurs qui la rendoient seule plus redoutable que tous les monstres de l'Afrique reunis, Zingha flottoit perpétuellement entre le crime & le desir de retourner à la vertu, ou plutôt entre l'habitude du vice & le tourment de ne pouvoir arracher de son cœur les remords qui le flétrissoient. Inquiete, incertaine, elle étoit tour à tour impie & pénétrée de la crainte des Dieux, sacrilege & superstitieuse: elle inventoit, elle ordonnoit, ou pour braver le ciel, ou pour désarmer son courroux, des cérémonies absurdes, scandaleuses, révoltantes, & toujours sanguinaires. Elles sont trop odieuses, ces barbares cérémonies, pour que je puisse consentir à les décrire ici, je craindrois d'offenser les mœurs si je me permettois de tracer, quoique d'après la vérité, d'aussi affreux tableaux. Je dirai seulement que l'une des institutions religieuses de Zingha consistoit à rassembler, soit de gré, soit de force, le plus de jeunes filles que les promesses réunies à la brutalité de ses satellites pouvoient en rassembler; ensuite dépouillées par les plus jeunes & les plus vigoureux des Singhillos, à qui toute licence étoit permise dans cette occasion, elles étoient placées & fortement liées sur les genoux des idoles. Là, ces prêtres cruels après avoir assouvi leurs infâmes desirs, les déchiroient à coups de fouet, pendant que Zingha, ranimant de la voix & des yeux la force des bourreaux, exhortoit ces jeunes malheureuses à soutenir sans se plaindre, & quelquefois jusqu'à la mort, la brutalité outrée des cruels exécuteurs des ordres de leur souveraine. Moins sévere à l'égard des Singhillos, Zingha qui connoissoit leur impudence & leur dépravation, les obligeoit à certains jours fixés par le culte Giague, de paroître tout nuds & une baguette à la main dans les places publiques; là, de se diviser, de courir de tous côtés, de frapper de leurs baguettes toutes les jeunes femmes ou filles qu'ils trouvoient sur leurs pas, & qui à leur exemple étoient à l'instant même obligées de se dépouiller & de suivre les Singhillos qui les avoient rencontrées, jusqu'à la forêt voisine, où bientôt ils se rendoient tous chacun suivi de plusieurs femmes nues, & où ils passoient la nuit dans la plus dégoûtante débauche. La premiere de ces femmes qui ensuite portoit des marques de sécondité, étoit impitoyablement sacrifiée aux Dieux, & son corps servoit d'aliment à ceux d'entre les Singhillos qui pouvoient avoir coopéré à sa fécondité. Zingha que son âge mettoit à l'abri des rigueurs de la loi, s'étoit soumise à cette institution, & ne manquoit point de sortir pendant ces jours, & de se rencontrer sur le passage des Singhillos. Toutefois, ces horreurs, ces abominations loin d'adoucir les chagrins de Zingha, ne faisoient au contraire qu'ajouter au poids de ses remords, qui l'eussent à la fin ou consumée, ou rendue entiérement furieuse, sans espoir de résipiscence, si un nouvel assassinat qu'elle ne méditoit pas, & que les suites rendirent excusable, n'étoit venu fixer ses irrésolutions, l'arracher pour jamais au crime, & la déterminer à marcher désormais dans la route de la vertu. Run-lan qui ne prenoit d'autre intérêt à la situation & aux inquiétudes de sa souveraine, que celui de profiter de l'accablement où elle la voyoit pour régner avec empire sur les Jagas, & arracher de la foiblesse, de la superstition & de l'impiété de Zingha les ordres les plus inhumains, ne songeoit qu'à accroître par ses conseils & ses inspirations, le repentir & les fureurs de la Reine d'Angola, sûre de conserver son crédit & les renes du gouvernement, tant que cette princesse se livreroit au crime, aux réflexions ameres du remords, & à l'abattement du désespoir. C'étoit dans ces perfides vues que Run-lan fertile, inépuisable en noirceurs, en atrocités, inventoit chaque jour des supplices nouveaux, des débordemens étranges, d'infâmes cérémonies, des superstitions cruelles, & les plus infernales institutions. C'étoit à elle que les Jagas devoient la plus grande partie des loix religieuses ajoutées au culte établi depuis deux ou trois siecles par la célebre Ten-ba-dumba: c'étoit à elle aussi que la Reine d'Angola devoit les plus affreux assassinats dont ses mains s'étoient souillées. Témoin de la douleur, des soupirs & des pleurs de Zingha, Runlan, soit dans la vue de distraire sa souveraine, soit pour lui préparer de nouveaux repentirs, lui dit un jour qu'afin de faire diversion à sa profonde tristesse, elle avoit imaginé une délicieuse partie de plaisir pour la nuit suivante, dans le temple même, où seule elle devoit braver les forces réunies de douze d'entre les plus jeunes des Singhillos, & sur-tout la valeur éprouvée de celui qui jusqu'alors avoit montré le plus d'empressement à servir les amoureux desirs de Zingha qui, au reste seroit libre de prendre telle part qu'elle voudroit à cette débauche, ou d'y assister seulement comme simple spectatrice. Peut-être dans un autre temps Zingha eût écouté sans colere cet-te proposition: mais, soit qu'elle eût dévoilé la perfidie de Run-lan & son horrible caractere, soit que la jalousie enflammât son couroux, elle prit à l'instant même une résolution cruelle, & prononçant dans son ame l'arrêt de son odieuse rivale:“Tu m'y verras, dit-elle, Run-lan; tes plaisirs me distrairont de mes sombres pensées, tu ne te trompes pas: prépare toi à recevoir Zingha qui, sensible autant qu'elle doit l'être au spectacle que tu veux lui offrir, se dispose à t'accorder aussi le prix que sa juste reconnoissance te réservoit depuis longtems. Ces paroles prononcées d'un ton à inspirer de la terreur à toute autre qu'à Run-lan, ne lui donnerent aucune défiance. Familiarisée dès sa plus tendre enfance avec les plus féroces abominations, elle étoit fort éloignée de supposer qu'il y eût rien de repréhensible dans les excès de ses prostitutions, & il est vrai que c'étoit là l'une de ses moins criminelles occupations. D'ailleurs, la faveur distinguée dont elle jouissoit, & les confidences affreuses que Zingha lui avoit faites, ne lui permettoient pas de soupçonner dans l'ame de cette princesse du zele pour les mœurs. Impatiente de goûter les flétrissans plaisirs de la satiété qui lui étoient promis, Run-lan, sans prévoir la tragique catastrophe qui devoit mettre fin à ses honteux débordemens, ne songea qu'à s'abandonner sous les yeux de sa souveraine, aux plus scandaleux excès, tandis que vivement ulcérée d'une impudence aussi outrée, Zingha ne pensoit qu'aux moyens les plus sûrs & les plus prompts de délivrer la nation Giague de cette effroyable furie. Déja depuis deux heures les voiles de la nuit couvroient l'Ethiopie, lorsque renvoyant sur la terre une foible partie de la masse de lumiere qu'elle reçoit du soleil, la lune vint avertir Zingha de remplir la promesse trompeuse qu'elle avoit faite à Run-lan, ou plutôt, d'aller exécuter le projet de vengeance, ou l'acte de justice qu'elle avoit médité: c'étoit l'instant fixé par Run-lan elle-même à la Reine d'Angola, qui revêtue de tous les attributs de la souveraineté, accompagnée du général de ses armées, & suivie de ses gardes, dirigea ses pas vers le temple, observant le plus profond silence. A peine elle a donné le signal convenu entr'elle & sa rivale, que la porte du temple s'entr'ouvre; la Reine entre; le Singhillo qui l'attendoit, veut refermer, les gardes & le chef des armées poussent avec effort, pênetrent dans l'intérieur & jusques dans le sanctuaire, où Runlan, nue & entourée des complices de son libertinage, se livroit sans retenne à la brutalité de leurs desirs, & à ses goûts effrénés pour la licence & la prostitution. A l'aspect inattendu de cette troupe armée, au feu de la colere qui brilloit dans les yeux de Zingha, les Singhillos épouvantés quittant leur sale proie, s'enfuient, se dispersent, & glacés par la crainte du châtiment que leur impiété mérite, ils vont se refugier aux pieds de ces mêmes idoles qu'ils viennent d'outrager. Run-lan seule intrépide à la vue du danger, & furieuse d'avoir été troublée dans le cours de ses débordemens, se leve, & jettant sur Zingha des regards pleins d'audace, elle alloit sans doute l'outrager, & pour justifier ses scandaleux excès, dévoiler, à la honte de sa souveraine, un infâme tissu d'horreurs & de prostitutions, si Zingha prévenant ses reproches, ses injures & ses indiscrétions, n'eût fait signe à l'un de ses gardes, qui d'un coup de cimeterre abattit la tête criminelle de Run-lan, dont la vile ame alla dans les enfers se réunir aux Euménides. Depuis environ trente années Zingha se signaloit par des assassinats, & chacun de ses jours, durant cet espace de temps, avoit été marqué par quelque action de barbarie, par un meurtre, ou le sacrifice de quelques malheureux: mais ses mains homicides ne s'étoient jamais teintes du sang de l'innocence, qu'elle n'eût aussi-tôt ressenti dans son cœur l'aiguillon du remords: le repentir avoit toujours succédé à ses crimes; il n'en fut pas de-même à l'égard de ce dernier acte de sévérité; le corps immonde de Run-lan séparé de sa tête, & nageant dans son sang, ne porta ni trouble, ni regrets dans l'esprit de Zingha qui sentoit au contraire l'amour de la vertu, des mœurs, & de l'humanité renaître dans son cœur, à mesure que ses yeux satisfaits de la juste punition qu'ils avoient dirigée, considéroient le cadavre de cette irréconciliable ennemie de toutes les vertus. Zingha passa le reste de la nuit dans le temple, fit approcher les douze Singhillos, leur reprocha leur inconduite, leur licence effrénée, leur lâche hypocrisie, les menaçant des plus cruels supplices si jamais ils la contraignoient par leurs égaremens, leurs impostures ou leur dépravation, à réprimer leur audace & leur libertinage. L'aurore commençoit à répandre sur les nuages l'éclat de ses couleurs, quand Zingha, suivie de ses gardes, & précédée du cadavre de Run-lan, qu'elle fit porter sur la place publique, rassembla les principaux Giagues, fit venir ses ministres, les chefs de Singhillos, leur rendit compte de la perfide hypocrisie de Run-lan, de ses atrocités, & des crimes qui avoient attiré sur sa tête le châtiment, trop doux pour sa scélératesse, qu'elle venoit de subir. Ensuite exhortant les Jagas à profiter de la terreur de cet exemple, à renoncer à la férocité de leurs mœurs, à leurs goûts détestables, & à la barbarie outrée de leurs anciens usages: Ce sont les Dieux eux-mêmes, leur ditelle, ô Jagas, qui m'ont guidée auprès de l'impie Run-lan, & qui m'ont ordonné de punir ses noirceurs! Ce sont eux qui vous déclarent par ma voix que leur colere est appaisée; que satisfaits des flots de sang que nos mains ont versés, ils proscrivent désormais nos sacrifices homicides, nos coutumes antropophages, & le meurtre de nos captifs. Obéissez au ciel, soumettez-vous à ses décrets, & que le glaive des sacrificateurs reste dans son fourreau, jusqu'à ce que les Dieux aient remis à votre souveraine la nouvelle législation que leur bonté vous prépare; jusqu'alors, ô Giagues! la chair des animaux & les fruits de la terre seront vos alimens: jusqu'alors, nos prisonniers de guerre ne seront que nos esclaves & non pas nos victimes. Malheur à celui d'entre vous qui rebelle à ces ordres du ciel, osera les enfreindre! l'impie périra d'une mort lente & douloureuse, chaque jour accablé des traits de ma vengeance, & chaque jour exposé aux plus affreux tourmens, jusqu'à ce que la mort, qu'il aura tant de fois implorée, vienne enfin terminer l'horreur de son supplice. Tremblez, indociles Jagas, s'il en est parmi vous qui méditent de rejetter les loix que je prescris! les Dieux m'ont remis leur puissance, leur foudre est dans mes mains„. Quelque révoltans que parussent ces nouveaux réglemens aux farouches Giagues, l'empire que donnoit à Zingha l'idée qu'ils avoient de sa divinité, de sa toute-puissance, étouffa leurs murmures; ils se soumirent sans se plaindre: la crainte & la vénération qu'elle leur inspiroit, étoient telles qu'ils reçurent avec une joie apparente ces loix qu'ils abhorroient intérieurement, & qui leur paroissoient d'autant plus tyranniques, qu'elles contrarioient leurs goûts, leurs penchans, leurs usages, leurs vices & leur attachement à l'inhumanité des anciennes institutions qu'ils regardoient comme sacrées. Cependant la Reine d'Angola satisfaite du consentement des Jagas, ne songea plus qu'à réunir dans la législation qu'elle leur avoit annoncée, les principes & les préceptes les plus propres à adoucir leurs mœurs, & à leur inspirer la bien-faisance & les vertus. Revenue elle-même de ses égaremens, elle ne s'occupa que du soin d'éclairer la nation qu'elle gouvernoit: ce n'étoit plus cette Zingha, barbare, sanguinaire, & toujours prête à surpasser en cruauté le peuple sur lequel elle régnoit par la terreur & la superstition. Ses crimes, ses assassinats, loin d'avoir jusqu'alors favoriséses vues d'ambition & ses projets de vengeance, n'avoient fait au contraire que hâter ses disgraces. Irrités de sa férocité, les Portugais avoient envahi ses états, & elle étoit abandonnée de tous ses alliés; ensorte qu'il ne lui restoit plus que les Giagues dont elle méprisoit la stupidité, & dont malgré la barbarie de ses actions, elle avoit toujours détesté l'infâme caractere. Accablée par les pertes qu'elle avoir essuyées, cette fiere Princesse en voyant plus d'autre ressource que celle de passer ses jours à a tête d'un tel peuple, elle voulut du moins rendre utile à l'humanité le reste de son regne. Dégoûtée de crimes, & peut-être affoiblie par l'âge, car elle étoit déjà plus que septuagénaire, elle crut qu'il étoit temps encore d'effacer par la sagesse & les vertus de sa caducité les noirceurs de sa jeunesse. Les flots de sang qu'elle avoit fait couler, les victimes qu'elle avoit immolées, les complices de ses sales débauches qu'elle avoit livrés à Run-lan, & qu'elle avoit vu poignarder de sang froid, les enfans qu'elle avoit égorgés, les repas affreux qu'elle avoit pris; tous ces objets de terreur & de dégoût pénétroient son ame de repentir, mais invariablement déterminée à renoncer aux vices de son cœur, & à ses cruelles habitudes, ses remords mêmes rallentirent l'impétuosité naturelle de son caractere, & l'affranchirent désormais des tourmens & des crimes auxquels elle s'étoit portée tant de fois dans les accès de son farouche désespoir. Jadis Chrétienne, elle n'avoit pu oublier ni les préceptes de bienfaisance & d'humanité, ni les arrêts terribles prononcés contre les pervers par le divin instituteur de cette religion; & ne pouvant se rappeller sans hon-te d'avoir été pendant près de trente ans le fléau de tous les Chrétiens qui avoient eu le malheur de tomber entre ses mains, elle cessa de les persécuter: elle ordonna même aux Giagues de s'abstenir de la chair des Portugais, des Hollandois, en un mot de tous les étrangers qu'ils prendroient, & sur-tout des prêtres & des moines. Zingha fit plus, elle desira d'avoir auprès d'elle quelques-uns de ces mêmes prêtres qu'auparavant elle ne vouloit voir que pour assister aux supplices auxquels elle les avoit condamnés, ou pour les massacrer elle-même. Le Vice-Roi de Portugal informé de la révolution inattendue qui venoit de se passer chez les Jagas, des progrès que les mœurs, la modération, l'amour de la sagesse & les vertus sociales faisoient chez cette nation sauvage, corrompue, antropophage jusqu'alors, & du grand changement qui s'étoit opéré dans la conduite & le caractere de Zingha, députa vers cette souveraine quelques capucins établis à Loando San-Paulo, espérant qu'ils seroient favorablement accueillis; il ne se trompa point; la Reine de Giagues les reçut avec bonté, & ne leur refusa rien de ce qu'ils lui demanderent lors de la premiere audience. Enhardis par ce succès inespéré, les bons capucins abuserent avec fort peu d'intelligence des bontés & de la douceur de cette souveraine: ils entamerent dans la seconde visite un sujet qui eût été très- dangereux pour eux, si la Reine d'Angola eût conservé dans son ame son ancien goût pour la férocité; ou même, si arrivant quelques mois plus tard, ils ne fussent point venus dans ces premiers jours de zele, où Zingha soutenue par sa ferveur, ne cherchoit qu'à dompter sa fierté, son orgueil, à triompher de ses penchans; car, il faut avouer qu'il y eut plus d'amertume & d'indiscrétion que d'adresse & de charité dans les discours de ces religieux qui, sans égard & même sans beaucoup d'honnêteté, lui reprocherent durement, au milieu de sa cour, son apostasie, ses meurtres, & la menacerent de l'exécration des hommes, de la haine du ciel, & des vengeances éternelles si elle persistoit dans ses passions & dans ses crimes. Zingha, malgré la résolution qu'elle avoit prise d'être désormais aussi douce & aussi modérée, qu'elle avoit été violente & cruelle, ne put entendre ces reproches & la hauteur de ces menaces sans frémir d'indignation; elle balança quelque temps, incertaine, & délibérant si elle puniroit ces propos audacieux, ou si elle résisteroit au desir de vengeance qui enflammoit son cœur. Elle ne s'arrêta qu'avec effort à ce dernier partit; & la victoire qu'elle venoit de remporter sur elle-même lui arrachant des larmes, elle soupira, & regardant le ciel:“Maître des trônes & des Rois, dit-elle, Etre suprême, ô vous dont les Chrétiens adorent la bienfaisance & la douceur! ne seriez-vous sévere, impitoyable que pour Zingha, moins criminelle encore, qu'elle n'est infortunée? Jugerez-vous avec sévérité une reine malheureuse, qui n'a été cruelle & inhumaine que parce que ses lâches ennemis l'ont offensée avec indignité, & parce que d'accord avec ses ennemis, le sort injuste lui a ravi ce qu'il y avoit pour elle de plus précieux sur la terre? Vous, qui sans respecter mon rang & ma puissance, mes droits, ma sensibilité, osez me condamner, & me parler sur un ton menaçant, je veux bien excuser votre imprudence, & m'abaisser même jusques à me justifier. Je sais que ma situation est pénible & plus affligeante que vous ne le pensez: mais enfin, est-ce ma faute, si vous me trouvez réduite dans cet état vraiement inquiétant? Est-ce ma faute, si malgré les remords qui m'accablent & me déchirent, je me suis vu forcée de persister dans l'exécrable cours de mes atrocités? Jamais, Prêtres trop prompts à accuser, & trop séveres dans vos condamnations! jamais je n'eusse été cruelle, scélérate, si respectant ma couronne & les droits de ma naissance, les Portugais n'eussent point soulevé contre moi mes sujets, s'ils n'eussent point usurpé mes états & renversé mon trône. Je me perds, ditez-vous, & mes mains homicides ont creusé sous mes pas l'abyme des enfers. Je le sais, & c'est là l'unique cause de mes peines, de mes chagrins, de mes douleurs: mais ceux qui m'ont ravi mon patrimoine, ceux qui m'ont arraché le sceptre de mes peres, ne sont-ils pas les auteurs de ma perte, & ne méritent-ils pas de tomber dans le même abyme? Contre la générosité naturelle de mes sentimens, & contre la douceur de mon caractere, je suis devenue inhumaine, barbare, & si vous voulez, un monstre de férocité. Eh quoi! ne sont-ils pas plus féroces que moi, ceux qui à force d'outrages & d'usurpations ont irrité ma colere, & pénétré mon ame du feu de la vengeance. J'ai apostasié, & ce crime est à vos yeux épouvantable irrémissible. Je sais, comme vous, tout ce que cette démarche a de repréhensible; mais n'est-ce point encore aux Portugais & non à moi qu'elle doit être attribuée? Car enfin, ne faut-il pas cru que je devienne un objet de mépris pour la nation que je gouverne, ou que je continue d'errer jusqu'à ce que mes usurpateurs m'aient restitue mon rang & mes états? Apprenez, ô vous qui ajoutez l'insulte à l'amertume de ma situation! apprenez que je souffre mille fois plus que n'ont souffert sous mon poignard ces malheureux que j'ai sacrifiés, puisque ennemie du carnage, je me suis vu forcée de recourir, pour me mettre à l'abri des attentats de me persécuteurs, au meurtre & aux assassinats. Toutefois, quelque fondées que soient les plaintes que j'ai à former contre vos concitoyens, allez leur dire de ma part, que si je puis me dégager des fers qui m'enchaînent au trône des Giagues, sans pour cela descendre du rang où le sort m'a placée, que si le sceptre d'Angola m'est rendu, alors je donnerai aux Portugais ma foi royale, que non-seulement je me hâterai de rentrer dans le sein du catholicisme, mais que je ferai même tout ce qui dépendra de moi, de ma puissance, de mon zele, pour que vous puissiez étendre la lumiere de l'évangile sur toutes les terres de ma domination". Quelque candeur qu'il parût y avoir dans ces promesses & les larmes de la reine des Giagues, les capucins qui ne s'attendoient point à trouver autant de résistance dans une femme de cet âge, & qui s'avouoit elle-même coupable & abattue sous le poids des remords, comprirent qu'il n'y avoit presque rien à espérer de sa conversion; & ne jugeant point à-propos de l'irriter une seconde fois par d'indiscretes menaces, ils prirent congé d'elle après avoir, dirent-ils à Loando, refusé les riches présens qu'elle leur avoit offerts. Le Vice-Roi connoissoit les desirs de vengeance que la Reine d'Angola nourrissoit dans son cœur; il ignoroit l'avilssante chaîne qui l'avoit unie à Dron-co, les tentatives de ce Caffre audacieux auprès du Méni de Congo, la réponse outrageante que cette princesse offensée avoit faite aux offres de ce souverain: le gouverneur de Loando ne connoissoit que le grand intérêt que cet empereur avoit d'éloigner les Portugais des frontieres de son empire, & jugeant nécessaire de s'assurer de sa fidélité, il rassembla, dans la vue de l'empêcher de s'unir à Zingha, une puissante armée, & fit ensuite annoncer au Roi de Congo, que s'il vouloit prévenir la ruine totale de ses états, il eût à réparer tout le mal qu'il avoit fait aux Portugais, en s'alliant avec les Hollandois. Quoique cette alliance n'eût jamais existé, & que le Méni de Congo n'eût songé dans aucun temps à insulter les possessions des Portugais qui n'avoient eu aucune guerre offensive ni défensive à soutenir contre lui; ce Prince cependant intimidé par ces menaces, promit de réparer tous les dommages qu'on jugeoit à propos de lui imputer, & de donner à la nation portugaise toutes les satisfactions qu'on voudroit exiger de lui. Alors le Vice-Roi envoya l'un de ses plus habiles ministres à Zingha, pour lui offrir une paix éternelle & l'amitié des Portugais, pourvu qu'elle abjurât les dogmes affreux des Giagues, & qu'elle se hâtât de rentrer au sein de l'église. Zingha répondit aux députés du gouverneur de Loando, qu'elle consentoit volontier à ces propostions, pourvu toutefois qu'elle fût rétablie dans ses possessions héréditaires; mais comme elle prévoyoit que ces conditions ne seroient pas acceptées, à moins qu'elles ne fussent appuyées par la force, elle garda son armée, & ne discontinua point les hostilités, quoique le ViceRoi ne cessât de lui représenter, soit par les missionnaires qu'il lui envoyoit, soit par les pressantes lettres qu'il lui adressoit, les motifs de religion qu'il croyoit les plus propres à la persuader. Plus éloquentes que ces missionnaires zélés, & que ces édifiantes lettres, les réflexions de Zingha agissoient plus efficacement que tout ce qu'on eût pu faire pour l'émouvoir & la convaincre. Le remords de sa vie passée opéroit fortement sur son cœur. Ce n'étoit plus cette Reine barbare, altérée du sang des hommes: c'étoit une femme sensible, en proie au repentir. Ce changement fut si grand que les principaux Giagues murmuroient hautement de son humanité. Pour calmer cette fermentation qui, eût été infailliblement suivie de quel-que funeste catastrophe, Zingha dans l'effroi que lui inspiroit l'orage qui se formoit contre elle, se crut indispensablement obligée de recourir à l'usage infernal des Giagues, lorsqu'ils ont à prouver leur attachement à la férocité nationnale; c'est-à-dire, qu'elle sacrifia à la religion du pays un nombre très-considérable d'enfans mâles, qu'elle massacra impitoyablement devant le peuple assemblé. Le Vice-Roi instruit de cet acte de cruauté, mais informé aussi des motifs qui avoient engagé la Reine à cet horrible sacrifice, feignit de l'ignorer, & lui envoyant une ambassade solemnelle avec de riches présens, il lui proposa une alliance offensive & défensive, à des conditions si flatteuses pour Zingha, qu'elle ne balança plus à rendre toute sa confiance à la nation Portugaise. Un événement singulier hata, lit-on dans les Mémoires du P. Antoine, la conversion de cette Reine. Les Giagues, après un combat opiniâtre, ayant remporté la victoire, & mis les ennemis en fuite, les vainqueurs s'emparerent de tout ce qu'il y avoit dans le camp des vaincus: un soldat Giague prit un crucifix d'argent, & alla le présenter à son Général; celuici regardant ce présent avec mépris, ordonna au Giague d'aller dans la forêt voisine jetter ce crucifix dans une fondriere, afin qu'il ne fût plus retrouvé. Le soldat obéit; mais le Général des Jagas réfléchifsant, pendant la nuit, à l'ordre qu'il avoit donné, se sentit, pour la premiere fois, & sans en pénétrer la cause, le cœur déchiré de remords; il se repentit amérement d'avoir traité avec tant d'indignité la représentation du Dieu des ennemis. A peine le jour eut paru, qu'il ordonna à quelques Ofsiciers d'aller au plus vîte dans la forêt chercher l'image qu'il y avoit fait jetter. On obéit; le crucifix fut retrouvé & rapporté au Général qui, après lui avoir fait rendre par toute son armée les plus grands honneurs, le présenta à la Reine: "Voilà, lui dit-il, le Dieu que vous servîtes autrefois; un soldat qui fut fait prisonnier hier, me le présenta; je le traitai avec mépris, & il s'est cruellement vengé par les remords qu'il a fait naître dans mon ame „. Zingha répandit quelques larmes: Oui sans doute, dit-elle au Général de son armée, c'est là le Dieu que j'eus le bonheur de connoître, & que mes lâches passions m'ont fait abandonner. Vous qui ignoriez sa puissance, jugez par les remords que vous inspire votre faute, de l'excès de mon repentir: mais il est temps encore, si non de réparer entiérement, du moins de diminuer l'énormité de mes crimes. Il y a plusieurs Chrétiens dans mes états; il faut pour nous les attacher, accorder des honneurs à leur Dieu; ainsi, allez dire à mon peuple qu'on ne soit point surpris des respects que je veux que l'on rende à cette image. Aussi-tôt la Reine des Giagues fit ranger son armée dans une plaine, au bout de laquelle étoit une petite tour qu'elle érigea en chapelle, & qu'elle fit orner trèsrichement: elle s'y rendit; le crucifix y fut solemnellement porté au bruit du canon & au son de tous les instrumens de guerre. A la porte de la chapelle, Zingha reçut le crucifix, se prosterna devant lui, alla le placer sur l'autel, & jura publiquement de punir, avec sévérité, quiconque manqueroit désormais de respect à cette image du Dieu crucifié. Les Giagues s'appercevant de la conversion de la Reine au Christianisme, devinrent furieux: ils méditoient déjà de la renverser du trône, & de la massacrer, lorsque, dans la vue d'arrêter leurs complots, elle fit placer l'urne qui contenoit les cendres de son frere, auprès du crucifix, afin, dit-elle, aux Giagues, de pouvoir plus commodément continuer de consulter l'esprit du feu Roi son frere. Les Chrétiens scandalisés de cette idolatrie, murmurerent hautement. Zingha se voyant condamnée par les deux partis qu'elle desiroit de ménager, imagina pour les appaiser l'un & l'autre, un nouvel expédient. Les chefs des Giagues président à deux conseils, l'un composé de quatre membres, pour les affaires civiles, & l'autre de Singhillos, ou Prêtres, pour les affaires religieuses. Ces Singhillos sont comme on a eu plusieurs fois occasion de s'en convaincre dans le cours de cette histoire, des fourbes qui, pour de l'argent, disent de la part du ciel tout ce qu'on veut qu'ils disent; & tout ce qu'ils prononcent, est regardé par le peuple comme autant de décrets célestes. Zingha dit au conseil civil que l'esprit de son frere l'ayant informée des mauvaises dispositions des Giagues & des Chrétiens à son égard, son dessein étoit de consulter, suivant l'usage pratiqué dans les plus pressantes occasions, les mânes de ses ancêtres, afin de sçavoir si le ciel vouloit qu'elle reçût le Dieu des Chrétiens, ou qu'elle le bannît pour jamais du pays. Le conseil civil supposant que les Singhillos ne manqueroient pas de proscrire le Christianisme, applaudit aux intentions de Zingha; mais il fut trompé dans son attente: après de nombreux sacrifices humains pratiqués en semblable occasion, les Singhillos déclarerent que le ciel ordonnoit aux Giagues de respecter & d'adorer le Dieu crucifié des Chrétiens. Afin de donner plus de poids à ce grand changement, Zingha qui avoit à craindre dans ces instans critiques une révolution, avoit eu soin de faire ranger son armée devant le lieu où les Singhillos se tenoient assemblés. Lorsque ceux-ci eurent fait parler le ciel, Zingha sortant d'un air tranquille & satisfait, s'avança à la tê-te de l'armée, & lançant une fleche à une prodigieuse distance: “Peuple Giague, s'écria-t-elle, j'ai assez longtemps respecté vos usages barbares; je ne me suis que trop longtemps baignée, pour vous plaire, dans des flots de sang humain. Le Dieu que j'adore est doux; il déteste le meurtre, il abhorre l'impiété: je veux l'adorer seul; quel d'entre vous osera me blâmer? Vous connoissez la force de mon bras; quel d'entre vous seroit assez audacieux pour tâcher de lutter contre moi?“ A ce discours, le peuple étonné battit des mains; & ses chefs s'écrierent: „ô Reine puissante, invincible, remremplissez vos desseins, aucun de vos sujets ne vous résistera. Zingha s'avançant vers une éminence, s'y plaça, & parla en ces termes: “Vous connoissez ma force & mon intrépidité: si mes ennemis ont toujours redouté ma valeur; si je vous ai vu vous mêmes, ô fidelessujets, exposer votre vie pour seconder mes entreprises, & me donner les preuves les plus marquées d'attachement & de zele; pourquoi refuseriez-vous en ce jour d'aplaudir à la plus glorieuses de mes actions, à la paix sain-te & éternelle que je veux vous procurer? Mes yeux ont souvent, après la victoire, parcouru le champ de bataille, & j'ai toujours vu mes triomphes achetés par des torrens de sang. Chacun de mes succès m'a coûté l'irréparable perte d'un nombre infini de sujets. O mon peuple! le Maître du ciel, non ces Dieux sanguinaires que vous servez, mais ce Dieu paisible des Chrétiens vient d'éclairer mon ame: il m'ordonne de me lier par une paix durable avec les Portugais, & je souscris avec reconnoissance à ce décret de bienfaisance. Oui, je veux vous donner la paix, à vous qui n'aimez que la guerre, le meurtre, le carnage. J'abhorre les dogmes affreux que je n'ai que trop longtemps suivis; dogmes qui par mes mains ont causé la mort à tant de malheureux! Je déteste, j'abhorre la secte impie de vos Prêtres, je la proscris de toute l'étendue de ma domination. Et vous, que votre férocité naturelle a rendus si volontairement les esclaves & souvent les victimes de mon caprice & de ma barbarie, je vous conjure & vous exhorte de suivre mon exemple, & de recevoir à la place de vos fêtes impies, les préceptes sacrés de l'évangile. Si parmi vous il reste quelque homme endurci qui refuse d'adopter cet-te douce religion, qu'il quitte mes états; qu'il m'abandonne; je ne lui ferai point de mal, je le protégerai dans sa retraite, & plaindrai son aveuglement“. Zingha, malgré l'assurance avec laquelle elle venoit de prononcer son abjuration, étoit fort peu tranquille; le silence de l'armée l'étonnoit, & plus encore le goût effréné des Giagues pour le sang humain. Cependant elle eut à peine cessé de parler, qu'il s'éleva un murmure d'approbation de tous les rangs de l'armée, surprise & transportée de la majesté de Zingha de sa mâle assurance & de l'intrépidité qu'annonçoient ses regards & ses expressions. Au plus léger signe d'inquiétude, d'embarras ou de crainte elle eût vu se soulever contre elle ces mêmes soldats qui lui jurérent tous l'attachement le plus constant, soit à son trone, soit pour la religion qu'elle vouloit leur persuader d'embrasser. Les peuples les plus sauvages, comme les nations les plus policées respectent l'autorité des Rois, lorsqu'elle est soutenue par la fermeté du courage. Zingha se hâta de faire part de cet heureux événement au ViceRoi de Portugal, auquel elle fit demander l'amitié de son maître, la liberté de la Princesse Bar-ba, sœur de Zingha, & quelques capucins missionnaires, afin qu'elle pût faire entre leurs mains une plus solemnelle abjuration. Toutes ses demandes lui furent accordées: les Portugais qui se flattoient que Zingha convertie renonceroit plus aisément au sceptre d'Angola, lui députerent le capitaine Emmanuel Floris. Mais celui-ci ayant témoigné à Zingha que ses compatriotes espéroient qu'elle se démettroit de toutes ses prétentions au trône qu'elle avoit occupé; Zingha le regardant avec des yeux pleins de colere, lui déclara que si telles étoient les intentions du Vice-Roi, elle lui juroit dès cet instant une guerre éternelle. Floris n'insista point, il sortit & envoya vers cette Reine le Pere Antoine de Gaëte, capucin fort intelligent, & aussi distingué par les succès des diverses negociations dont il avoit été chargé, que par le zele de ses travaux apostoliques. Son assiduité aux fonctions les plus pénibles de son état & son expérience dans les affaires lui avoient procuré les emplois les plus éminens, & il s'en étoit acquitté avec tant d'intelligence, que, regardé avec raison, comme un des plus utiles sujets du Roi de Portugal, il avoit toute la confiance du conseil de Loando, l'estime & l'amitié du ViceRoi. Rien ne paroissoit épineux au Pere Antoine, son zele & son activité ne connoissoient point d'obstacles, ou du moins, il n'y en avoit pas que sa constance & son adresse ne parvinssent à surmonter. Les périls les plus effrayans ne l'intimidoient pas, & par tout où il y avoit des hommes, il étoit assuré de trouver des amis. Il avoit pénétré jusques dans les contrées les plus intérieures de la Caffrerie, & il n'avoit pas craint de séjourner dans les bourgades les plus barbares & les plus indociles au joug de la foi. Les Noirs les plus cruels ne résistoient point à sa candeur & à la douce persuasion qui couloit de ses levres; il avoit eu l'art d'inspirer aux nations les moins susceptibles de mœurs, les vertus sociales. Attirés, convaincus par la force de ses exhortations, les plus sauvages se rassembloient & recevoient avec reconnoissance les loix que leur donnoit ce bon religieux qui, pour les humaniser encore davantage, leur apprenoit ensuite les arts les plus nécessaires à la vie. L'amour de la religion & le desir d'en étendre la lumiere n'étoit point, comme je l'ai dit, la seule qualité qui caractérisât le P. Antoine de Gaëte; il avoit une adresse singuliere à manier, toujours à la satisfaction de tous les partis, quelqu'opposés qu'ils fussent, les affaires les plus difficiles, & il n'étoit pas moins homme d'état qu'excellent missionnaire. On ne parle encore de lui à Loando, qu'avec admiration, & l'on raconte mille faits qui prouvent qu'elle fut la supériorité de ses talens, & sur-tout de sa vigilance, de sa fermeté, ou de sa souplesse, suivant les circonstances. Les membres du conseil étoient-ils divisés dans leurs vues ou leurs opinions, & les haines particulieres menaçoientelles la patrie de dégénérer en factions séditieuses? Le P. Antoine de Gaëte ramenoit d'un seul mot, le calme dans les esprits, & engageoit par la force & la vérité de ses raisonnemens, les citoyens les plus désunis à se rapprocher les uns des autres, & à travailler de concert au bien de la cause commune. Le Vice-Roi de Portugal informé plusieurs fois des confédérations que des peuples voisins avoient formées contre sa nation, députoit aussitôt vers eux le Pere Antoine, dont la présenée & les discours dissipoient sans êffort les ligues les plus formidables, tant il possedoit l'art de se concilier l'estime, le respect & l'amitié de tous ceux qui l'entendoient, & des ennemis mêmes les plus envenimés de ses concitoyens. Il y avoit environ vingt années que la Reine d'Angola avoit eu occasion de connoître ce capucin à Loando, & elle avoit conçu pour lui la plus profonde vénération. Depuis ce temps, le Pere Antoine de Gaëte, quoiqu'éloigné de cette souveraine, avoit conservé sur elle un tel empire, qu'elle ne pouvoit songer à lui sans se sentir pénétrée d'estime & de respect pour ses vertus, & d'admiration pour ses rares qualités. Dès qu'elle sut que c'étoit le P. Antoine que le conseil de Loando lui envoyoit, son cœur tressaillit de joie, & elle avoua que cette nouvelle étoit pour elle aussi flatteuse qu'auroit pu l'être le sceptre même d'Angola, si on fût venu lui annoncer que les Portugais consentoient à le lui restituer. Zingha reçut le P. Antoine à la tête de son armée, environnée de toute sacour; elle lui fit rendre les honneurs les plus distingués, & allant ellemême au devant de lui: “Saint Prêtre, lui dit-elle, ce jour sera pour moi l'un des plus heureux de ma vie; béni soit à jamais celui qui vous envoie pour me reconcilier avec l'Étre unique & suprême, & pour rendre à mon cœur la paix & la tranquillité„! Après ces mots, la Reine des Giagues prenant la main du missionnaire, le conduisit dans son palais, s'assit sur son trône, fit asseoir le Pere Antoine à sa droite, l'Ambassadeur Floris à sa gauche, & les Officiers de la cour debout à l'extrémité de la chambre. Ce capucin donna dans cette occasion de grandes preuves de son intelligence: en effet, il eut l'adresse, sans offenser la sensibilité de Zingha, de la déterminer à céder son royaume au Roi de Portugal. La Princesse Bar-ba arriva, & fut reçue avec la plus grande magnificence; Zingha alla au devant d'elle, se jetta à ses pieds, la remercia de ses bontés, & la pressant contre son sein, répandit un torrent de larmes. Il y eut à ce sujet des fêtes somptueures qui durerent huit jours. Mais ces fêtes n'exprimerent que l'amitié des deux sœurs, l'allégresse publique, & le tendre intérêt que les Jagas prenoient au bonheur de leur souveraine & à la joie naturelle des deux princesses. La licence, la débauche & le libertinage furent bannis pour lapremierefois des divertissemens & des jeux auxquels les Giagues se livrerent sinon avec beaucoup de modération, du moins, sans indécence & sans inhumanité. Le fanatisme & la superstition ne souillerent point ces fêtes par la férocité des anciennes institutions. Le temple des idoles resta fermé, les Singhillos furent délaissés, le sang ne ruissela point, & les prisonniers de guerre ne furent point placéssous le couteau des sacrificateurs; de ferventes prieres pour la prospérité de la Reine, & des vœux adressés dans la chapelle de Metomba, au Dieu des Chrétiens, furent les seules pratiques observées par les Giagues dans cette occasion. Ils imitoient autant qu'il étoit en eux, la douce piété de Zingha qui ne paroissoit s'occuper que des intérêts sacrés de la religion, & du soin de répandre dans sa cour & parmi tous ses sujets la lumiere de l'évangile. Dans cette vue, elle fit publier les plus sages réglemens, réforma beaucoup d'abus, introduisit de nouvelles coutumes, & d'après les avis du Pere Antoine de Gaëte, éloigna sous différens prétextes des dignités & des honneurs, les Singhillos les plus obstinément attachés à la barbarie de l'ancien culte. Son conseil ne fut plus composé que de Catholiques, & l'on ne parloit à sa cour que des moyens de rendre le Christianisme la religion dominante dans le pays. Afin de préparer le peuple à cette grande révolution, Zingha se hâta de faire construire une église dans sa capitale. Tous ses esclaves & même ses soldats travaillerent à la construction de ce bâtiment qui fut dédié à la Vierge, & qu'on appella depuis l'église de Sainte Marie de Metomba. Ce fut là que furent baptisés, à l'exemple de la Reine, & par les mains du Pere Antoine, une foule de Giagues qui jurerent sur l'évangile de ne jamais retomber dans l'idolâtrie. Quelques jours après cette folemnité, Zingha fit publier un édit par lequel elle défendoit, sous peine de la vie, à tous ses sujets d'invoquer les démons, & de sacrifier aux idoles; elle défendoit aussi aux femmes grosses d'exposer leurs enfans, & plus sévérement encore de les immoler, leur ordonnant au contraire de les faire baptiser aussi-tôt qu'elles les auroient mis au monde: cet édit renouvelloit avec beaucoup de force la défense qui avoit été faite depuis quelques mois, & assez inexactement observée, de l'usage antropophage que l'on avoit fait jusqu'alors de la chair humaine. La loi fut rigoureusement exécutée, & tous ceux qui la transgresserent furent découverts par les espions de Zingha, & sévérement punis. Il restoit encore quelques anciens usages à réformer, tels que la pluralité des femmes & l'esclavage des vassaux. Plus nuisibles qu'utiles, ces usages devoient être abrogés sans doute; mais les moyens que Zingha prit pour engager les Giagues à y renoncer d'eux-mêmes, ne furent point aussi généralement approuvés qu'elle s'en étoit flattée, & il faut avouer que les motifs qui la guiderent, ne paroissent pas tout-à-fait désintéressés. Quelques mois avant l'arrivée du P. Antoine de Gaëte, un jeune homme d'une rare beauté, d'une taille d'Alcide & de la plus agréable figure, étoit venu se refugier à Métomba; il avoit imploré la protection de la Reine d'Angola, qui n'avoit pu voir sans émotion un tel suppliant à ses pieds: elle l'avoit reçu avec bonté, lui avoit accordé sa protection; & le jeune étranger s'appercevant de l'impression qu'il faisoit sur le cœur de la Reine, profitoit avec beaucoup d'adresse des sentimens qu'il lui avoit inspirés. Salvador, c'étoit le nom de ce jeune homme, étoit le fils d'un esclave fugitif de Loando; mais sa beauté, ses graces réparoient aux yeux de Zingha l'obscurité de sa naissance; il étoit entreprenant, hardi, fier, rempli d'amourpropre, & ces qualités mêmes le rendoient encore plus cher à la Reine d'Angola, auprès de laquelleil n'avoit qu'un rival à combattre, l'ambitieux Y-venda, Général des Giagues, guerrier illustre par sa valeur, & qui depuis plus de cinquante années, remplissoit l'Éthiopie entiere du bruit de ses exploits. Y-venda, qui ne connoissoit que les fureurs de la guerre, le tumulte des armes, la cruauté de la vengeance, Y-venda, qui touchoit aux derniers jours de la vieillesse, étoit inaccessible aux douceurs de l'amour, & Zinghapresque aussi âgée que lui, n'étoit rien moins que propre à inspirer une véhémente passion: mais les honneurs militaires enflammoient sans la satisfaire l'ambition extrême d'Yvenda qui, pour régner avec empire sur les Jagas, n'avoit plus a franchir que le petit espace qui le séparoit du trône. Environnée de nations ennemies, & commençant à craindre les langueurs & les infirmités de la vieillesse, Zingha, pour soutenir jusqu'à la fin de sa carriere le poids de la couronne, étoit intéressée à s'attacher le chef de ses armées, dont elle connoissoit les vertus, & dont le mécontentement pouvoit causer les plus funestes révolutions. Les projets d'Y-venda étoient vivement appuvés par les vœux des Jagas, & la Reine d'Angola n'avoit pour se débarrasser de ses soins empressés, de ses demandes & de ses importunités, qu'à fonder son refus sur son âge avancé: mais le jeune Salvador ne laissoit point à Zingha qui eût été son ayeule, la liberté de penser qu'elle étoit à la veille de tomber dans la caducité: enflammée du desir de posséder ce jeune homme, elle imagina un moyen qui lui parut heureux, de satisfaire sa passion, sans irriter Y-venda, ni les Giagues; ce fut de s'allier, sans l'épouser pourtant avec ce vieux guerrier, & de choisir en même temps Salvador pour époux: l'usage de la pluralite des femmes qu'elle vouloit proscrire, fut le prétexte qu'elle prit pour former cette double union. Ainsi pour réprimer cet abus, la Reine d'Angola prétendant que sa qualité de souveraine des Glagues lui imposoit l'obligation de donner l'exemple à ses sujets, elle se maria solemnellement avec Salvador, & contraignit sa sœur Bar-ba qui n'étoit guere moins vieille qu'elle, à donner sa main à Y-venda. Zingha dissimula avec tant d'adresse les vrais motifs qui la faisoient agir, que le P. Antoine ne put se dispenser de trouver ce mariage très-édifiant, quelque ridicule qu'il parut aux Jagas. Barba ne fut nas plus contente des liens qui l'unissoient à Y-venda qui, peu peu jaloux de la conquête de Salvador, ne se vit pas plutôt beau-frere de la Reine, que devenant, suivant l'usage des ames basses & grossieres, lorsque le sort les favorise, insolent & injuste, il maltraita cruellement son épouse, à laquelle Zingha ne promit pour toute consolation, que de ne plus se mêler de faire des mariages. Cependant elle réussit à proscrire entiérement la polygamie: elle eut plus de peine à faire consentir les Seigneurs à adoucir la condition de leurs vassaux: mais le peuple étoit pour elle, & bientôt les vassaux furent libres. Zingha ne formoit plus que des projets heureux; le succès couronnoit, même au-delà de son attente, toutes ses entreprises; elle avoit desiré de voir le Christianisme succéder dans ses états à l'antique & barbare idolatrie, & malgré les efforts, les impostures & les propos audacieux des Singhillos, qui avoient à la vérité un si grand intérêt à défendre l'ancien culte, le grand nombre des Giagues convertis à la foi catholique saugmentoit chaque jour; & chaque jour aussi l'atroce caractere de cette nation devenoit moins cruel, moins sanguinaire, moins féroce. les Jagas n'étoient plus altérés de carnage; ils avoient déjà presque tous renoncé à l'usage infernal de se nourrir de chair humaine: le desir de répandre du sang & de massacrer des victimes, n'étoit plus chez la plûpart d'entr'eux un penchant indomptable; leurs cœurs sensibles à la voix de la tendre humanité, sentoient déjà le prix des vertus que Zingha leur avoit fait connoître, & la reconnoissance que leur inspiroient ses bienfaits assuroit d'autant plus sa puissance & son autorité. Tout étoit calme dans l'empire; les Giagues & leur Reine ne s'attendoient point aux malheurs, aux désastres, à l'orage qui bientôt changea ces beaux jours en des jours de terreur. Une épouvantable tempête annonça ces calamités, & les annales de l'empire assurent que cette tempête fut précédée de l'apparition d'une longue come-te dont l'aspect étoit effrayant. Par lui-même, ce corps céleste ne présageoit sans doute ni biens ni maux; mais les malheurs qui arriverent peu de temps après cette apparition, la firent regarder comme un signe menaçant: les peuples les plus éclairés sont sur ce point aussi absurdes que les Giagues. Quoi qu'il en soit, cette comete à laquelle les Singhillos eux-mêmes n'avoient fait jusqu'alors aucune attention, fut suivie d'un ouragan si violent, que les maisons dans les villes, & les forêts dans les campagnes en furent renversées: l'épaisseur des nuages étoit telle que la nuit fut prolongée pendant vingt-quatre heures, & le feu des éclairs qui embrasoit l'athmosphere, fut la seule clarté dont on jouit pendant ce trop long intervalle. L'orage paroissoit se calmer, quand tout-à-coup un affreux tremblement de terre vint ajouter à la terreur publique, & renverser les édifices que limpétuosité des vents & le feu de la foudre avoient épargnés: ses secousses réitérées furent si violentes qu'elles fendirent les rochers les plus durs, & que des bourgs & des plaines entieres avec leurs habitans furent engloutis dans les abymes qui s'ouvrirent en différens endroits de ce malheureux royaume. A ces désastres succéderent une famine si cruelle & une peste si terrible, que la mort moissonnant la plus grande partie des Giagues, il ne resta plus à Zingha, de tant de millions de sujets, qu'un petit nombre de citoyens rassemblés autour de son palais. Sa constance ne fut point ébranlée; elle invoqua le ciel & consola son peuple: mais malgré l'inébranlable fermeté qu'elle affectoit, son ame étoit vivement agitée. L'ordre entier des Singhillos ne fut point anéanti, & ce fut un malheur pour la tranquillité publique; quelques-uns de ces farouches sanatiques échappés à la destruction, imputerent audacieusement ces désastres à la Reine? “C'est elle, disoient-ils, c'est son impiété qui arme contre nous la vengeance des Dieux; elle a détruit leur culte; elle a substitué des dogmes étrangers à la majesté de nos dogmes; ses sacrileges mains ont écarté de nos autels, les victimes humaines; le sang n'inonde plus le sanctuaire de nos temples: ils sont fermés ces temples, & les Dieux courroucés de notre lâche empressement à embrasser la religion nouvelle, & à offrir nos vœux au Dieu de notre souveraine, lancent avec justice leurs foudres sur nos têtes: Zingha seule devoit périr, & nous périssons tous pour notre aveugle obéissance aux ordres de Zingha“.“ Heureux Jagas! s'écrioient d'un autre côté quelques missionnaires entraînés par leur zele, & auxquels le sage P. Antoine ne pouvoit imposer silence, heureux Jagas! le Dieu des Chrétiens vous éprouve; soumettez-vous, remerciez sa bienfaisance des graces qu'elle répandsur vous. Vous étiez tous coupables des vices les plus odieux, des crimes les plus détestables, & sa bonté paternelle a daigné différer le châtiment que vous méritiez de subir, jusqu'au tems où ramenés à la vertu & éclairés de la lumiere de la foi, vous pussiez connoître le prix des faveurs dont il vous comble. Oui, peuple fortuné! ces tremblemens de terre, ces funestes épidémies, ces tempêtes sont des faveurs. Les afflictions, les maladies, les supplices & la mort même sont de vrais biens aux yeux des sages: c'est par-là qu'épurés de tout ce qui restoit en vous de méchant & de corrompu, vous passez de cette vie méprisable au bonheur de l'immortalité. Ce ne sera que dans ce monde que vous expierez les crimes de vos peres, & votre ancienne perversité: bénissez la main qui vous frappe, & ne voyez que des sujets de joie & de félicité dans ces douces corrections“. Quelqu'estimable que pût être le motif de ces bons missionnaires, les Giagues abattus sous le poids des revers, ne trouvoient ces raisonnemens rien moins que consolans; bien loin de se rendre à la force & au zele de ces exhortations, ils étoient ébranlés par les fanatiques transports des Singhillos, & peut-être ils eussent fini par retourner aux pratiques meurtrieres de leur ancienne idolatrie, si Zingha secondée par les conseils & par les soins du P. Antoine de Gaëte ne se fût hâtée d'appaiser les esprits, en ordonnant également aux Singhillos & aux missionnaires de garder le silence, & en donnant elle-même à son peuple l'exemple d'une généreuse constance, d'une sage résignation & de la plus fervente piété. Cependant les fléaux qui venoient de ravager ses états, avoient fait périr son armée, & lui avoient ôté jusqu'à l'espoir de rassembler assez de soldats pour pouvoir s'opposer aux invasions des nations voisines qui n'avoient suspendu le cours de leurs hostilités qu'à la faveur d'une trêve qui alloit expirer. Zingha ne comptoit pas non plus sur l'amitié des Portugais; possesseurs de son royaume d'Angola, ils paroissoient l'avoir abandonnée, & ne & ne prendre aucun intérêt à ses malheurs: Zingha se trompoit cependant; le Vice-Roi de Portugal ne l'avoit point oubliée; ce fut au contraire au moment où retirée au fond de son palais, elle s'abandonnoit aux plus vives allarmes qu'il envoya vers elle des députés cnargés de lui présenter le projet d'un traité de paix. Toutefois les conditions que la nation Portugaise imposoit à Zingha, étoient si dures & si humiliantes, qu'elle jura de s'ensévelir plutôt sous les débris de son trône, que de les accepter. Le Vice-Roi profitoit de ces circonstances pour donner des loix à cette infortunée Reine. Ce n'étoit plus de Souverain à Souverain qu'il prétendoit traiter: il fit dire à Zingha, 1o. qu'aussi-tôt que les Portugais ne pourroient plus douter de la sincérité de sa conversion, ils lui accorderoient en présent quelques provinces du royaume de Dongo ou d'Angola, dont ils étoient en possession. 2. Qu'en reconnoissance de ce présent qu'on ne pourroit jamais considérer comme une investiture, la Reine se soumettroit à payer un tribut annuel au Roi de Portugal qui resteroit toujours en droit de retirer ces provinces au moindre refus de paiement. 3. Que désormais le commerce d'esclaves & de marchandises seroit libre entre les deux nations. 4. Que la Reine n'inquiéteroit, ni ne rechercheroit en aucune maniere les Seigneurs féodaux Postugais, quelques incursions qu'ils eussent pu faire, & quelques dommages qu'ils eussent causés pendant la derniere guerre sur les terres de Métomba. 5. Que Zingha rendroit au Vice-Roi tous les esclaves Portugais qui se seroient refugiés dans ses états. 6. Qu'enfin la Reine livreroit le Giague Colanda qui s'étoit révolté contre les Portugais pendant la derniere trêve. L'Afrique entiere n'avoit point d'habitant plus cruel, ni de guerrier en même temps plus redoutable & plus perfide que ce Giague Co-landa; il avoit tour-à-tour vendu ses services à sa patrie & aux ennemis de sa patrie qu'il haïssoit & détestoit également: il vivoit depuis quelques mois aux environs de Loando; mais fatigué du joug des Portugais, il s'étoit mis à la tê-te de mille conjurés, suivis d'une foule d'esclaves, & se retirant au-delà de la riviere de Lucalla, il avoit imploré la protection de Zingha qui la lui avoit accordée d'autant plus volontiers, que prévoyant une nouvelle guerre contre les Portugais, elle crut que Colanda, par ses incursions, lui seroit d'un grand secours. Les services & la valeur de ce Giague étoient d'un trop grand prix, pour que Zingha pût consentir à livrer ce guerrier au Vice-Roi de Portugal. D'ailleurs les Portugais n'ayant rempli aucune des conditions de la derniere trêve, & profitant avec si peu d'humanité des circonstance cruelles & des fléaux terribles qui venoient de ravager l'empire des Giagues, Zingha, qui jusqu'alors avoit compté sur l'amitié de Corréa & sur les forces des Portugais, comprit qu'elle en étoit tout aussi peu aimée que de ses anciens peuples, des habitans de son Royaume d'Angola. Toujours injuste & outrée dans ses ressentimens, elle s'abandonna aux plaintes les plus injurieuses, persuadée qu'il n'existoit point de nation sauvage ou policée, qui ne préférât la gloire de s'agrandir à la gloire sterile de respecter une princesse infortunée, & de la secourir dans ses calamités. Ces affligentes réflexions accablerent Zingha qui, le cœur rempli d'amertume & l'ame pénétrée des plus cuisans chagrins, fut attaquée d'une fievre violente, qui fit craindre pour ses jours. Le Vice-Roi de Loando ne fut pas plutôt informé de la malacdie de Zingha, que prévoyant la mort prochaine de cette Souveraine, & voulant profiter de la foiblesse de ses derniers momens, il écrivit au Pere Antoine de mettre tout en œuvre pour disposer cette Reine mourante à accepter pour ses peuples toutes les conditions qui lui avoient été proposées. Le Capuein Antoine plus attaché à sa patrie qu'aux intérêts de la Princesse d'Angola & à la gloire de la nation Giague, seconda de toute sa puissance les projets & les vues du Vice-Roi. La confiance que ce religieux avoit eu l'adresse d'inspirer à Zingha, lui donnoit sur son esprit un ascendant presque sans bornes; mais cette fois, ses espérances furent trompées: il crut que le plus sur moyen de réusir étoit de parler sans ménagement, & d'ôter à Zingha toute lueur d'espérance. A cet effet, il commença par lui annoncer qu'elle mourroit bientôt, ensuite il l'exhorta à se reconcilier avec l'Être suprême; "& le moyen, ajouta-t-il, le plus sûr de vous rendre le ciel favorable, est de faire en faveur des Portugais qui s'intéressent au salut de votre ame, le sacrifice de votre trône d'Angola & du sceptre des Giagues; en un mot, d'accepter les conditions que le Vice-Roi votre ami a bien voulu vous proposer. Les loix qu'il vous impose sont légeres, & les conditions qu'il prescrit sont pour vous mille fois plus honnorables qu'onéreuses. Possesseurs de vos états les Portugais étoient les maîtres de vous dépouiller même du titre de Reine d'Angola; mais les nations Européannes ne sont point dans l'usage d'abuser insolemment des droits de la victoire: touché d'ailleurs de la sincérité de votre conversion, le Roi de Portugal veut bien vous témoigner dans cette occasion sa bien-faisance & l'étendue de sa générosité. Recevez avec reconnoissance celles d'entre les provinces du royaume de Dongo qu'il daigne vous donner. Desirer dans l'état où vous êtes, vaincue & expirante, de remonter sur le trône d'où la juste providence vous a forcée de descendre, ce seroit en vous une marque d'orgueil, un crime irrémissible, une preuve évidente de votre amour désordonné pour les choses de ce monde, & conséquemment le signe avant-coureur de votre impénitence, & le funeste sceau de votre réprobation. Si la force de l'habitude vous dompte & vous entraîne dans ces derniers momens, au point de conserver encore ou des regrets ou des desirs pour une couronne qui ne vous appartient plus, hâtez-vous de les étousser ces coupables desirs, afin que le mérite du sacrifice que vous en ferez, ajoute un nouveau prix au sacrifice que le ciel, votre grand âge & votre maladie vous obligent de faire d'une vie que la mort va bien-tôt vous ravir“. Quoiqu'abattue par la violence du mal, & affoibhie par le poids des années, Zingha regardant avec des yeux séveres le P. Antoine, & rappellant toute sa fermeté: “Vos prédictions, dit-elle, ne sont rien moins que prêtes à s'accomplir, & malgré mon grand âge, qui ne me laisse guere espérer de vivre encore plusieurs années, je sens que cette maladie ne me conduira point au tombeau; la chaleur de la vie se ranime au contraire dans mon corps qui n'eût point essuyé cette violente secousse, si le chagrin que m'a causé la conduite inatendue de votre maître, n'eût allumé la fievre dans mon sang. A l'égard de ma réconciliation avec l'Étre suprême, je vous rends graces des instructions que votre zele me donne à ce sujet: mais apprenez, & n'oubliez jamais que, comme ni mon trône, ni mon rang, ni la paix, ni la guerre, ni l'amitié des Portugais, ni le desir de m'assurer l'attachement du Vice-Roi, en un mot, que comme aucun motif humain n'a dirigé ma conversion, aucun motif de crainte ne sauroit me troubler au point de méconnoître les droits de ma naissance, & de m'avilir jusques à préférer à la majesté demon rang une superstitieuse & puérile obscurité. C'est du ciel même & non des hommes que je tiens ma couronne, c'est donc au ciel & non à mes injustes ennemis qu'il appartient d'en disposer. J'aime à le dire hautement, j'aime à le publier, c'est le Dieu des Chrétiens, ce sont les vives impulsions de sa grace, qui m'ont fait renoncer aux dogmes de mes peres; & quoi qu'il puisse m'arriver d'heureux, ou de funeste, je promets de rester Chrétienne jusqu'au dernier soupir. Quant à mon apostasie passée, je m'en repens sans doute; mais je proteste en même temps que ce ne sont que les mauvais traitemens du Vice-Roi de Portugal, & ses usurpations qui m'ont portée à recourir aux Giagues, à adpoter leur culte impie dans la vue de me venger des maux que votre nation a faits à mes sujets. Le Roi de Portugal, dit-on, consent à m'accorder quelques Provinces de mon royaume d'Angola. Quels droits a-t-il sur mes états? En ai-je sur les siens? est-ce parce qu'il est aujourd'hui le plus fort? Mais la loi du plus fort ne prouve que la puissance, & ne légitime jamais de pareilles usurpations. Le Roi de Portugal ne fera donc qu'un acte de justice, & non pas de générosité, en me restituant, non quelques provinces, mais mon royaume, sur lequel, ni sa naissance, ni sa force ne lui donnent aucun titre. Pour prix de la cession qu'il prétend me faire de quelques-unes de mes provinces, il exige de moi un tribut, un hommage. O pieux missionnaire! votre Roi voudroit-il se soumettre à une loi aussi avilissante? Ce n'est point connoître Zingha, que de lui supposer l'ame assez lâche & le cœur assez bas pour accepter, fût-ce même au prix de la vie, de telles conditions. Je les aurois refusées lors même que j'étois errante dans les déserts d'Éthiopie; jugez si Chrétienne & rendue à mon rang, je pourrai consentir à les recevoir? Non, je ne dois d'hommage qu'à Dieu seul, de qui je tiens & l'existence & la couronne. Toutefois, s'il y avoit dans mes états, dans mon palais, dans touteletendue de ma domination, quel-que chose qui flattât le Roi de Portugal, je m'empresserois de le lui offrir, persuadée de sa générosité, de ses nobles sentimens & de sa reconnoissance. Quant aux autres articles qui m'ont été proposés; dites à votre maître que je desire si sincérement la paix, que j'accepterai volontiers tous ceux qui ne blesseront ni l'indépendance de mon sceptre, ni les loix de mon royaume, ni la liberté de mes sujets". Cette protestation fort peu satisfaisante pour le conseil de Loando, qui regardoit déjà la souveraine d'Angola comme tributaire du Roi de Portugal, affligea le bon P. Antoine; mais il devoit s'y attendre, & elle ne l'auroit point surpris pour peu qu'il eût réfléchi sur les preuves multipliées qu'il avoit de sa fermeté. Après une telle déclaration, il ne resta plus au P. Antoine de Gaëte qu'à écrire au ice-Roi qu'il n'obtiendroit rien de plus, & qu'on verroit plutot la terre s'écrouler, que lngha changer de sentimens. Le consei & le Vice-Roi penserent comme leur Agent, & la paix fut conclue aux conditions que cette souveraine voulut accepter. Quelques dures que parussent à Lingha les condinions proposées par le conseil de Loando, la supériorité des Portugais, leurs succès, leurs conquêtes ne lui permirent point de rejetter, comme elle eut fait dans d'autres circonstances, les loix que ses vainqueurs lui imposoient. Elle imagina cependant, un moyen de dérober Co-landa à la rigueur des châtimens que la nation portugaise lui préparoit. Avant que de signer le traité qui devoit ramener la concorde entre les deux puissances, elle sit appeller le Giague proscrit, & ne lui laissant point ignorer les dangers qui le menaçoient, elle lui dit que quoiqu'elle eut lieu d'espérer que le Vice-Roi lui feroit grace, toutefois elle lui conseilloit de sortir au plûtot du Royaume, de s'établir loin des possessions portugaises; mais sur-tout de ne faire dans sa retraite aucun acte d'hostilité; parce qu'à la moindre insulte qu'il feroit aux Portugais, elle ne pourroit point se dispenser de les venger, & de l'accabler du poids de son ressentiment. Sensible en apparence à la générosité de ces avis, Co-landa remercia la Reine, & promit de se conformer aux ordres qu'elle lui donnoit: mais à peine il eut rejoint sa troupe, qu'infidele à Zingha, furieux contre les Portugais, il commença par se fortifier autant qu'il lui fut possible, & grossissant sa troupe de tout ce qu'il y avoit de mécontens & de plus scélérats parmi les Giagues & les habitans d'Angola, il se répaeuit à la téte de ceue amée peu nombreuse, mais formidable, sur les terres de ses voisins, les dévasta, porta le fer & la flamme, le ravage & la mort dans tous les environs, massacrant sans pitié, sans distinction de sexe ni d'âge, tous les Portugais que leur fatale destinée faisoit tomber entre ses mains. Les Portugais qui n'avoient point sans fondement soupçonné la Reine Zingha d'avoir favorisé la fuite de ce féroce brigand, se plaignirent hautement, & lui demanderent compte des flots de sang qu'il répandoit. Zingha, sans s'arrêter à se justifier, répondit que la nation Portugaise auroit bientôt des preuves de son exactitude à remplir ses engagemens & de sa sévérité à punir les rébelles. En effet, peu de jours après ayant fait rassembler ses troupes devant l'église de Ste. Marie, elle s'y rendit en habit de guerre, exerça ses troupes par un combat simulé, pendant lequel les Portugais admirerent la justesse & la célérité de ces bataillons africains, non seulement à l'égard du maniment des armes européannes, mais aussi relativement à toutes sortes d'évolutions qu'ils excuterent avec autant de précision que de légéreté. Telle que l'on nous peint la valeureuse Thomiris, animant le courage de ses fieres Amazones sur les rives du Thermodon, telle, & plus redoutable encore parut Zingha, qui passant de rang en rang, & inspirant à ses soldats le mépris de la vie, le desir des combats & l'intrépidité, manioit ses armes, malgré leur pesanteur, avec tant de facilité quoique presque octogénaire, que le Capucin Antoine qui n'étoit guere fait pour se trouver au mileu d'une armée, émerveillé des yeux étincelans, de la vigueur & de l'air imposant de la Reine, lui dit ingégénieusement qu'il croyoit voir la guerriere Pallas elle-même à la tê-te des Grecs confédérés contre l'adultere Paris. Zingha satisfaite de la bonne disposition de son armée, partit & la mena contre le Giague Co-landa qui l'attendoit tranquillement, &qui ne savoit pas que la veille, la Reine s'étoit assurée de tous les défilés & de tous les passages qui pouvoient favoriser sa fuite ou sa retraite, dans le cas où il succomberoit. Le lendemain, le camp du Giague rebelle fut investi de toutes parts. Colanda qui ne comptoit point avoir à se défendre contre une aussi puissante armée, & qui se vit resserré de tous côtés, eut recours aux ressources des traîtres; il se présenta seul & sans armes aux ennemis, leur dit qu'il se rendoit, & les pria de les conduire à leur Général: quelques soldats Giagues l'amenerent devant la Reine; le fourbe se jetta à ses pieds, reconnut l'atrocité de ses crimes, dit qu'il méritoit la mort, implora la clémence de Zingha, & protesta que jusqu'à son dernier instant il consacreroit ses armes, sa valeur & son sang au service des Portugais & des souverains d'Angola. Les remords du coupable, ses larmes & sa soumission paroissoient attendrir Zingha, lorsque les soldats du traître se jetterent, comme il le leur avoit ordonné, sur les troupes de la Reine, & par cette attaque imprévue la mirent en désordre. Mais sans se déconcerter, Zingha rétablit l'ordre, & attaquant les ennemis qu'elle fit envelopper de tous côtés, ils furent massacrés presque tous, à l'exception d'un petit nombre qui se refugierent chez les Portugais, se flattant d'y être traités avec moins de sévérité: ils se tromperent; aucun d'eux ou presqu'aucun d'eux ne fut épargné; ensorte que de l'armée entiere commandée par ce chef de rebelles, il ne fut conservé que 15oo prisonniers; tout le reste périt: la tête du Giague Colanda qui étoit restésur le champ de bataille, fut présentée à la Reine qui l'envoya à Loando SanPaulo, afin que le Vice-Roi pût juger de la fidélité de Zingha à tenir sa parole, & de la sévérité de son ressentiment contre les sujets infideles qui osoient lui manquer. Cette expédition glorieuse fut terminée par une marche triomphale de l'armée vers la capitale, Ste. Marie de Métomba. La destinée de la Reine d'Angola étoit de vivre perpétuellement agitée par les vicissitudes de la fortune. Le calme & les douceurs de la paix régnoient dans ses états; admirée de ses voisins, redoutée de ses ennemis, chérie & respectée de ses peuples, elle commençoit à goûter les charmes de la tranquillité, quand le zele indiscret d'un seul homme, l'entêtement fort déplacé d'un capucin pensa la replonger dans les excès de son ancienne barbarie, & faire renaître le trouble, la confusion & l'inhumanité dans ses états. Le P. Antoine, trop instruit & trop politique pour s'obstiner mal à propos, n'eût jamais suscité cet orage; mais il étoit allé répandre au loin la lumiere de l'évangile, & visiter les provinces d'Angola. Sa présence étoit néanmoins d'autant plus nécessaire à Métomba, que la Reine elle-même avoit eu tropsouvent occasion d'observer que toutes les fois qu'elle ne l'avoit plus sous ses yeux, elle avoit beaucoup de peine à résister à ses penchans, & à ne point s'abandonner à ses anciens goûts, à ses goûts si détestables & si cruellement superstitieux. Salvador avoit cru que le titre d'époux de la Reine des Giagues lui donneroit le droit de commander en maître à cette nation. La passion qu'il avoit inspirée à Zingha, sa jeunesse, les soins & les attentions qu'il avoit pour sa vieille épouse autorisant en quelque sor-te ses projets d'ambition, il s'étoit persuadé que le sceptre des Jagas seroit inévitablement remis entre ses mains. Son espérance fut trompée, & l'honneur de partager la couche de sa Souveraine, fut le seul avantage de l'union illustre qu'il venoit de former: ce n'est pas que Zingha ne fût toujours éprise de son nouvel époux: elle l'aimoit, elle l'idolâtroit; mais comme elle étoit encore plus jalouse de son autorité que sensible au plaisir, elle avoit préféré la bassesse & l'obscurité de Salvador à la naissance & à l'illustration du général Y-venda; parce qu'elle supposoit qu'une telle alliance, si fort au-dessus des vues du fils d'un vil esclave, satisferoit assez son ambition pour ne pas lui laisser d'autres vœux à former. Salvador qui n'avoit aucune connoissance de ce plan, & qui s'étoit flatté d'arracher de la tendresse de son épouse toutes les graces, toutes les dignités & toutes les faveurs qu'il paroîtroit ambitionner, attendit quelques temps, & ne voyant point que Zingha se disposât à lui faire part de son trône, il laissa éclater son mécontentement, se plaignit, & demanda à tenir, ainsi que son épouse, les renes du gouvernement. Zingha chérissoit trop Salvador pour se déterminer à punir cet excès d'audace; mais elle étoit aussi trop fiere, trop impérieuse pour consentir à partager avec qui que ce fût la majesté du trône, & moins encore pour souffrir que sa couronne couvrît la tête d'un esclave.“ Salvador, lui dit-elle, le sceptre n'est pas fait pour tes mains, à peine dégagées des chaînes de la servitude: je vois avec plaisir mon époux abandonner son ame aux conseils de l'ambition: mais songes-tu combien est immense l'espace que ta naissance a mis entre ton rang obscur & la suprême autorité? Songes tu à l'indignation générale & méritée qu'attireroit sur ta tête & la mienne, le succès de tes vues, si j'avois la foiblesse de seconder tes desirs insensés? Songes-tu à l'impression défavorable que doit faire sur moi ton audacieuse demande? Rentre en toimême, Salvador, & ne me force point à punir ton orgueil! J'aime en toi mon époux; mais en toi je détesterois la souveraineté; & j'avilirois trop cet auguste caractere, si je portois l'aveuglement & le délire de l'amour jusques à te permettre de t'asseoir sur le trône. Renonce à tes projets, crois-moi, réprime ces desirs téméraires; jouis paisiblement des honneurs, de l'autorité, de la considération que tu dois à ma bienfaisance; mais ne te flatte point de voir jamais Zingha se dépouiller en ta faveur de la plus petite partie de la souveraine puissance. Tout ce que je puis faire, c'est de t'écouter sans courroux, de pardonner à ton audace, en un mot, de ne me souvenir de tes hardis desseins, que pour mettre d'éternelles & d'insurmontables barrieres entre mon trône & toi“. Trop impatient de régner & trop présomptueux pour avoir pu prévoir le refus de Zingha, Salvador s'irrita de cette résistance; & l'ingrat dans la vue de se venger, ou peut-être dans l'espérance d'amener son épouse au but qu'il s'étoit proposé, changea de conduite avec elle, la négligea, cessa presqu'entiérement de la voir, & se livra sans retenue à toute la brutalité de ses goûts pour la débauche & le libertinage. Peu sensible à ces procédés, procédés, la Reine d'Angola n'eut ou du moins feignit de ne conserver pour lui que la plus froide indifférence. Salvador plus furieux encore du mépris qu'il inspiroit à son épouse qu'il ne l'avoit été de ses refus, ne songea plus qu'aux moyens d'obtenir par la force le rang suprême que sa feinte tendresse n'avoit pu lui procurer. Dans cette vue, il se la avec tout ce qu'il y avoit de plus corrompu parmi les Jagas; il feignit un zele ardent pour le rétablissement du culte récemment proscrit, & qu'il promit de rétablir; il abjura le Christianisine qu'il avoit embrassé, entretint par ses discours séditieux les fanatiques espérances de quelques Singhillos qui restoient attachés aux anciennes superstitions, & excitant autant qu'il le pouvoit, la haine des Giagues contre les Chrétiens & la Reme, il se vit en très-peu de temps à la tête d'une troupe nombreuse de scélérats prêts à tout entreprendre, à tout exécuter. déjà le jour où Zingha & tous les Chrétiens devoient être massacrés, étoit fixé, les conjurés étoient convenus du moment, du signal & du lieu, lorsqu'instruite du complot, la Reine d'Angola prévint par sa prudence & son activité, l'exécution de l'attentat médité contre sa vie & contre la partie la plus considérable des habitans de Métomba. Au moment même où Salvador alloit rassembler ses complices, il fut arrêté dans le temple où il étoit avec cinqou six Singhillos ses plus intimes confidens, & les plus redoutables d'entre les conjurés; le Général Y-venda suivi des gardes de la Reine, parut & se saisit des coupables. Salvador fut conduit dans une étroite prison; les Singhillos qui ne trouverent point dans le peuple le secours qu'ils en avoient attendu, furent enchaînés & traînés devant le conseil assemblé de la nation, accusés, convaincus, jugés, condamnés à périr du supplice des traîtres, & exécutés dans la même journée. A l'égard de Salvador, Zingha ne voulut point permettre qu'on instruisit son procès: elle lui accorda la vie; mais dès le lendemain elle fit publier qu'il étoit mort dans sa prison, soit de chagrin, soit d'une violente maladie qu'il s'étoit attirée par l'excès de ses débauches: le peuple crut ce qu'il voulut; on devina sans peine la véritable cause de cette mort si prompte; mais comme Salvador s'étoit rendu très-méprisable par ses mœurs & l'ingratitude de son caractere, il n'y eut parmi les Giagues que lesplus scélérats qui parurent sensibles à saperte. Zingha témoigna de la douleur, & elle voulut même que l'on rendît au corps de son épouxotous les honneurs qu'il méritoit, sinon par lui-même, dumoins par le rang distingué de son épouse. Il avoit été baptisé, mais quoiqu'il eût vécu dans le désordre, & que même il eût abjuré le Christianisme, la Reine d'Angola certifia que quelques heures avant sa mort, il avoit paru desirer de se convertir, de rentrer dans le sein du Catholicisme, & que ce n'étoit point de sa faute s'il étoit mort sans avoir pu se reconcilier avec l'église: qu'ainsi ce défaut de consession occasionné par la violence du mal beaucoup plus que par la négligence ou l'impiété du malade, n'empêchoit en aucune maniere de l'enterrer parmi les Chrétiens, & avec toute la pompe des cérémonies funebres. Un moine dur, le Pere Bennet, Capucin soi-disant indigne, seul Prêtre de son Ordre qu'il y eût alors à Métomba, refusa d'une maniere peut-être fort pieuse en elle-même, mais aussi très-offensante pour la Reine, de permettre qu'on inhumât Salvador, & dit décidément qu'on l'enterreroit plutôt lui-même, que de le faire consentir à cette cérémonie. Ligha irritée du ton impérieux & de la résistance de ce Capucin, répondit que puisqu'un Prêtre osoit le refuser à une cérémonie aussi religieuse qu'elle eût été édifiante, Salvador seroit enterré suivant le rit atroce des Giagues. A peine eut-elle donné ces ordres, que tout ce qu'il y avoit de Giagues autour d'elle se hâterent d'aller préparer la sépulture: le nombre de victimes humaines déterminées par les loix des Jagas, suivant le rang de ceux que l'on enterre, fut conduit au milieu de la forêt voisine, où le même tombeau étoit ouvert pour les morts & pour les vivans. La fureur de la Reine fut telle, qu'accompagnée de sa cour, elle se rendit à l'endroit destiné pour assister à l'infernale cérémonie. déjà sa voix terrible avoit annoncé la mort aux victimes, & sa main armée d'un glaive homicide, alloit en égorger quelques unes, tandisque ses courtisans massacreroient les autres, quand l'accident le plus heureux & le plus inattendu vint arrêter la suite de ces horreurs. Il y avoit auprès du rigide Bennet un frere capucin, homme doux, indulgent & plein d'humanité; frerelgnace, (c'étoit son nom), avoit fait les plus grands efforts pour adoucir dans cette occasion l'amertume de Bennet; mais vainement, dans cette vûe, il avoit peint le caractere altier de la Reine, & les excès auxquels il étoit vraisemblable qu'une telle résistance la porteroit. L'inflexible Bennet répondit ce qu'il avoit déjà répondu, qu'on pouvoit l'enterrer lui-même, & non l'engager à permettre l'enterrement canonique d'un homne erconmuniée rrrrre lence in sista, Bennet le menaça des plus séveres punitions & de toute l'autorité que sa qualité de Pere lui donnoit sur la simple condition de Frere. Ignace garda le silence; mais informé du départ de la Reine, des ordres qu'elle avoit donnés, & de l'exécution prochaine du massacre prescrit, il se saisit d'un grand crucisix, & le tenant entre ses bras, il prit avec empressement la route de la forêt, criant à haute voix: S'il est parmi les hommes quelqu'un qui ait à cœur les intérêts de Dieu, qu'il suive cette image de son fils crucifié . Sur son chemin, le respectable Ignace rencontra le secrétaire de la Reine qui alloit, accompagné d'un ministre d'état, tâcher d'obtenir par la voie de la douceur, de la menace ou de la force, le consentement de Bennet. La vision du frere capucin, surchargé d'une lourde croix, les étonna beaucoup, & ils lui demanderent où il alloit: Servir Dieu & l'humanité , leur répondit Ignace, empécher la mort des victimes, & fléchir l'ame de Zingha . Le secrétaire & le ministre trouvant plus de bon sens dans ce frere qu'ils n'espéroient trouver de douceur & d'aménité dans le cœur de Bennet, ils changerent d'avis, & suivirent le frere, l'un à sa droite & l'autre à sa gauche, imitant son zele autant qu'ils le pouvoient, & invitant à les suivre tous ceux qu'ils rencontroient. Bientôt ils arriverent auprès de la pompe funebre & des victimes qu'on alloit immoler aux mânes de l'époux de la Reine. Arrêté par l'innombrable foule des spectateurs qui se pressant les uns les autres pour voir cette scene d'horreur, gardoient tous un morne silence, le frere Ignace grossissant de toutes ses forces le son de sa voix, fug-am mena , s'écria-t-il, ce qui veut dire en langue caffre, mettez-vous à genoux . A ces paroles inattendues les spectateurs se tournent, & frappés du ton de frere Ignace, de son air imposant, de cette croix qu'il portoit entre ses bras, & surtout de le voir entre le sécretaire & le ministre de leur Souveraine, ils se précipiterent à genoux, & lui ouvrirent un passage. Ignace pénétra jusqu'à la garde de Zingha, criant toujours fug-am mena, fug-am mena : ses cris ne firent pas la même impression sur cette troupe que sur le reste des spectateurs, & elle refusa de laisser passer le Capucin. La Reine d'Angola qui étoit sous un portique, le couteau à la main, au centre des victimes placées en cercle autour d'elle, enchaînées & la poitrine découverte, prêtes à recevor le coup fatal, entendit cette rumeur, & reconnoissant la voix d'Ignace, elle courut à lui, fort iritée d'une telle hardiesse: mais quand elle le vit armé d'un crucifix, frappée d'étonnement, de crainte & de remords, elle se jetta à genoux, & ses yeux se couvrirent de larmes. Ignace profitant de ce moment de repentir reprocha vivement à la Reine l'excès de son impiété, & lui ordonna, de la part du ciel, de jurer sur ce crucifix, non-seulement qu'elle détestoit cette infernale cérémonie, mais aussi qu'elle la proscriroit, sous les peines les plus séveres, de toute l'étendue de ses états. Zingha prononça ce serment, promit d'abolir à jamais ces affreux sacrifices, rendit la liberté aux victimes, fit combler la tombe qui alloit les engloutir, & suivit Ignace accompagnée de tous les spectateurs, qui eussent applaudi à la barbarie homicide de cet enterrement, & qui par des cris de joie témoignerent combien ils étoient enchantés de cet heureux dénouement. Le changement qui s'opéroit dans les mœurs des Giagues, les liens de la concorde qui les unissoit avec les Portugais, les douceurs de la paix qui avoit succédé aux désordres d'une longue & funeste guerre; tout secondoit les vues de Zingha, tout sembloit concourir au succès de ses entreprises & de ses généreux projets: elle n'attendoit plus pour voir s'étendre avec rapinité les progrès du Catholicisme dans ses états, que l'arrivée du vaisseau, qui d'Europe, lui disoiton, devoit incessamment transporter sur les côtes d'Afrique de nouveaux missionnaires. Toujours impatiente dans ses desirs, & tout aussi ardente, mais par de plus respectables motifs, qu'elle l'avoit été dans ses égaremens, Zingha, pour hâter l'arrivée des propagateurs de la foi, députa vers la cour de Rome une ambassade solemnelle, chargée uniquement de présenter ses hommages au Pape, & de l'instruire de la flatteuse espérance qu'elle avoit de voir bientôt tout son peuple soumis à la loi de l'évangile. Elle fonda une ville nouvelle, la décora d'un palais digne des Souverains de ce pays, & d'une église assez vaste pour contenir tous les Chrétiens qu'il y avoit dans cette capitale. Jusqu'à ce jour, l'architecture avoit été de tous les arts le plus profondément ignoré dans cette région; ainsi la construction de la ville, du palais & de l'église fut très-simple, & même fort grossiere; l'église fut dédiée à Ste. Anne, dont elle porta le nom. Dans la suite, Zingha fit venir à grand fraix, un jeune peintre d'Italie pour faire en grand le portrait de Ste. Anne, & ce tableau qui fut fait sous les yeux & au grand étonnement de la Reine d'Angola, paroit le maître autel de cette église. A cet ornement, la Reine ajouta les plus riches de ses tapisseries, ses joyaux les plus précieux, & une lampe d'argent d'une grosseur démesurée. Le P. Antoine avoit un tel empire sur l'esprit de Zingha qu'il obtenoit de cette Reine tout ce qu'il demandoit: il lui ordonna de la part de Dieu même de consacrer à l'église tous ses joyaux, ses pierres précieuses, ses riches bracelets, ses bagues, ses pendans d'oreille:“Tous instrumens de luxe & de perversité, ajouta d'un ton sévere l'édifiant Antoine, objets d'idolâtrie, lorsqu'ils ne servent qu'à parer de périssables créatures“! La Reine d'Angolafit plus encore qu'on ne lui demandoit; non-seulement elle se dépouilla de tout ce qu'elle avoit de précieux; mais elle contraignit toutes les femmes de sa cour d'en faire autant, & chacune, à l'exemple de cette pieuse Souveraine, alla remettre en soupirant ses joyaux aux P. Antoine qui, dans cette circonstance, eut pû, sans presque qu'il y eût paru, s'enrichir en ornemens, lui & tout ce qu'il y a de Capucins au monde; mais il déclare dans ses mémoires, & l'on doit s'en rapporter à lui, qu'il fut de la plus grande fidélité, & que toutes ces pierres précieuses furent fort exactement distribuées dans l'église de Ste. Anne. La piété solide de Zingha, les marques réitérées qu'elle donnoit du repentir de sa vie passée, son zele pour le Catholicisme, & les dons multipliés qu'elle prodiguoit à l'église & à ses ministres, lui valurent enfin la récompense après lar quelle elle soupiroit depuis quelques années. Le Capucin Antoine la ju geant digne d'être admise au sacrement de l'eucharistie, cette solemnité fut célébrée avec la pompe la plus majestueuse. Laferveur de lingi ha pendant toute cette journée, l'affoiblit considérablement; elle fut attaquée d'une maladie très-dangereuse, & d'une fievre si violente qu'on craignit pour ses jours, & le péril étoit d'autant plus pressant, que l'extrême vieillesse de Zingha déjà plus qu'octogénaire, ne lui laissoit aucune sorte d'espérance. Cependant la vigueur de son tempéramment l'emporta pour cette fois encore sur la violence du mal, & les Giagues que cet accident avoit jettés dans la consternation, eurent le bonheur de voir leur Souveraine revenir des portes du tombeau. L'allégresse publique & celle de la Reine furent considérablement augmentées peu de jours après, par un courier qui arrivoit de Loando, chargé de deux lettres importantes, l'une du Pape, & l'autre au non du college de la Propagande; la premiere adressée à Zingha, la seconde aux Missionnaires, & dans laquelle on leur donnoit avis des intentions du Pape qui nommoit le Capucin Antoine de Gaëte, préfet & supérieur, non-seulement des missions de Métomba, mais aussi de celles qui étoit établies, ou qui le seroient dans la suite dans toute l'étendue du royaume d'Angola. La Reine ne put dissimuler la joie que son cœur ressentit en recevant à genoux & des mains du Pere Autoine, la lettre que le Pape li adressoit: elle l'arrosa de larmes de joie, & fit tout ce qu'elle put pour retarder le départ de son directeur; mais celui-ci tout entier à l'obéissance qu'il devoit aux ordres du Pape, & n'ayant rien d'ailleurs qui le retint à Métomba, ne voulut accorder aucun délai à la Reine qui ne pouvant le retenir plus long-temps auprès d'elle, le conjura du moins de lui accorder deux graces avant que de partir; l'une de consacrer l'église de sainte Anne, & l'autre l'autre de lui faire présent d'un vieux froc de Capucin, dans lequel elle desiroit qu'on envoloppât son corps quand elle seroit morte, & cela dans la vue d'effacer de la mémoire des hommes, les idées d'orgueil qu'elle avoit si long-temps nourries dans son cœur, & sur-tout l'impiété qu'elle avoit eue de passer parmi les Giagues pour un être au-dessus de l'humanité: en effet, quel vêtement plus capable que ce froc, de pénétrer Zingha de toute l'abjection & de toute l'humilité de la condition humaine! Le P. Antoine de Gaëte donna généreusement l'un de ses vieux habits à Zingha qui le fit envelopper dans une étoffe précieuse; il consacra la nouvelle église, & partit pour Loando, laissant auprès de la Reine le Pere Jean, & ce même Frere Ignace dont nous avons parlé. Afin de se consoler de la perte qu'elle venoit de faire, Zingha imagina de recevoir plus solemnellement qu'elle ne l'avoit fait, la lettre du Pape, & de la communiquer à ses sujets. Pour cet effet, quelques jours avant la fête de Ste. Anne, la Reine fit publier qu'elle célébreroit solemnellement cette fête, & qu'elle feroit lire publiquement la lettre du chef de la chrétienté. Cette nouvelle attira une prodigieuse quantité de Giagues à Métomba. Dès le matin du jour de Ste. Anne, Zingha, suivie de sa cour & somptueusement parée, la lettre du Pape suspendue à son col par une chaîne d'or, & enfermée dans une bourse étincellante de diamans, se rendit à l'église. Le Pere Jean, après la célébration de la messe, prononça un discours, après lequel il lut la lettre du pape, écrite en langue Portugaise, & qu'un interprête expliquoit phrase par phrase, en langue Caffre. Zingha, qui, pendant la lecture, étoit restée debout, s'avança aux derniers mots de la lettre, se mit à genoux devant le Pr-Jean, & reçut de lui la lettre, après lui avoir baisé la main. Ensuite Frere Ignace lui présentant le livre de l'évangile, Zingha fit hautement sa profesuon de foi, jura un attachement inviolable au St. Siege, baisa la lettre, la plia, la remit dans la bourse, & retourna dans son palais au bruit des acclamations du peuple émerveillé. Cette solemnité fut suivie d'un festin somptueux que la Reine des Giagues donna au député des Portugais & aux premiers officiers de sa cour. Deux portiques très-vastes & récemment construits, servirent de falle à manger; & Zingha consentit à être servie à l'europeanne pour la premiere sois de sa vie, c'est-à-dire, assise dans un fauteuil, la table couverte d'une nappe, & ornée de vaissele plate, de couteaux & de fourchettes d'argent doré. Cet-te maniere de manger dut lui paroître fort étrange, ainsi qu'à tous ceux d'entre les Giagues qui étoient invités au festin; car elle etoit tout-à-fait opposée à l'usage ordinaire de cette nation. Ce n'est pas que les chefs des Jagas ne prissent dans certains jours fixés par la coutume, leurs repas en public: mais alors il n'y avoit pour toute décoration qu'un coussin au milieu de la sale, sur lequel Zingha s'asséyoit seule & les jambes croisées; on portoit devant elle, sur une planche à terre, quelques lambeaux de chair à démi-crue, sans nape, ni couteau, ni fourchette, ni plat: Zingha se saisissoit de ces morceaux de viande, qu'elle déchiroit avec ses doigts, & qu'elle dévoroit les uns apres les autres, tandis que dix des trois cens femmes occupees à la servir, & qui se relevoient tous les dix jours, se tenoient assises, mais sans coussin, à environsix pas, derriere leur Souveraine. Zingha touchoit, suivant ses goûts & a voracité, à tous ces différens morceaux entassés devant elle, en mangeoit une partie, & jettoit par dessus sa tête, les restes à ces femmes qui se les disputoient & les mangoient avec une incroyable avidité, regardant ces morceaux dégoûtans comme des marques distinguées de la plus haute faveur. Toutes les fois qu'il prenoit fantaisie à la Reine de boire, les spectateurs frappoient des mains & poussoient de grands cris en signe d'aplaudissement, & le premier ministre qui, pendant tout le repas se tenoit à genoux à côté de Zingha, lui serroit le petit orteil du pied gauche, pour exprimer les vœux de la nation, qui desiroit que cette liqueur mêlée avec les alimens, nourrit chaque partie du corps de la Souveraine, depuis le sommet de la tête jusqu'à l'extrêmité des doigts des pieds. Le repas fini, la Reme faisoit distribuer tout ce qui restoit d'alimens aux spectateurs, pendant que le premier ministre ramassoit tous les os & toutes les parcelles de viande qui pouvoient être tombées, & qu'il alloit déposer gravement dans un coffre qu'il refermoit soigneusement, de crainte que quelqu'enchanteur ennemi ne se servît de ces restes pour ensorceler la Reine. Quelque sauvage que fût cette coutume, Zingha ne manquoit pas de l'observer exactement, & ne s'en écartoit qu'en faveur des ambassadeurs étrangers qu'elle admettoit à sa table. A la suite de ce sestin la Reine d'Angola fit de riches présens à son premier ministre, au député de Loando & à ceux de ses courtisans qu'elle estimoit le plus. Vers le soir du même jour elle sortit avec toutes ses femmes, habillées comme elle en amazones, & elles se livrerent sur la place de Métomba, une espece de combat, dans lequel Zingha, quoiqu'àgée de près de 8z ans, se distingua par la plus surprenante agilité, par la rapidité de sa course & le feu qui brilloit dans ses regards. Ces apparences de force & de santé étoient cependant trompeuses, & la Reine d'Angola touchoit à ses derniers jours: mais ce qui lui donnoit cet air de vigueur & de sérénité étoit la douce satisfaction qu'elle avoit de voir tous ses projets, toutes ses entreptises réussir au gré de ses espérances. Il ne lui restoit plus qu'à veiller à l'exécution des édits qu'elle avoit publiés en faveur du Catholicisme, & contre les abominables superstitions de l'ancien culte. Elle donnoit tous ses soins à les détruire, ces horribles cérémonies; mais quel-que inflexible que fût sa sévérité sur ce point, elle n'avoit pu encore anéantir ces affreuses pratiques, & chaque jour elle avoit à punir les crimes de quelques infracteurs. L'un de ces infracteurs fut découvert, pris sur le fait, & dans le moment même ou il égorgeoit un enfant, pour rendre les enfers dociles à ses évocations; il fut conduit aux pieds de Zingha, qui le condamna à être brulé vif sur la place publique. Le capucin chargé de disposer ce malheureux à recevoir la mort, alla conjurer Zingha de lui faire grace, persuadé que cet acte de bonté opéreroit plus sûrement sa conversion que ne pourroit le faire la vue du supplice. "Vous ne connoissez-point, lui répondit Zingha, la noirceur & la perfidie de ceux d'entre les Giagues qui préférant à mes loix les anciennes mœurs nationnales, ont refusé de renoncer aux dogmes infernaux, au culte & aux cérémoniesnies fondées autrefois par l'impie Ten-ba-dumba, & approuvées par les barbares Singhillos. Tel fut toujours le caractere des Jagas, que la douceur ne peut qu'irriter leur atrocité; la sévérité les abat, la clémence les enhardit. Mais, afin que vous soyez convaincu par vous même de l'invincible obstination de ces ames perverses, je veux bien accorder la vie au malheureux auquel vous vous intéressez, quelque assurée que je sois de le voir se replonger bientôt dans toutes ses anciennes abominations.“ Zingha ne se trompoit pas, ce scélérat n'eut pas plutôt reçu la nouvelle de la grace qui venoit de lui être accordée, qu'indocile aux avis & aux exhortations du missionnaire, il alla soulever quelquesuns de ses pareils, & ceux-ci ne doutant point que la Reine ne lescraignît, puisqu'elle n'osoitles punir, s'abandonnerent à toutes les anciennes superstitions, & pousserent même l'audace jusques à demander hautement qu'on retablît & le culte fondé par Ten-ba-dumba & l'usage des victimes humaines; ensorte que Zingha fut obligée, ainsi qu'elle l'avoit prévu, de recourir à la plus exemplaire sévérité, & d'effrayer les coupables que ses bontés n'avoient pu ramener. Pendant que cette Souveraine consacroit tous ses soins au bonheur de son peuple, & aux moyens d'étendre la lumiere de l'évangile, le Capucin qui avoit succédé auprès d'elle au P. Antoine de Gaëte, fut obligé d'aller vifiter ses catécumenes sur les frontieres d'Angola; il en demanda la permission à Zingha qui ne la lui ayant accordée que malgré elle, le vit avec douleur s'éloigner de Métomba, où, contre son attente, il devoit cependant rentrer incessamment. En effet, il n'y avoit que deux jours que ce religieux étoit parti, lorsque plusieurs couriers volerent sur ses pas, & vinrent l'avertir de se hâter de se rendre à Métomba, où la Reine des Giagues dangereusement malade, le demandoit avec empressement, persuadée qu'il ne lui restoit plus que peu de jours à vivre: il revint aussi-tôt, & trouva la Reine expirante, violemment attaquée d'une inflammation de gorge, à peine elle pouvoit parler. La ue de son directeur ne ranima ses forces que pour quelques momens: elle le conjura de ne pas l'abandonner dans ses deruiers instans, & surtout, aussi-tôt qu'elle auroit cessé d'être, de faire envelopper son corps dans le froc de Capucin qu'elle conservoit depuis deux ans dans son palais. Ensuite, faisant approcher le Général de son armée, ses Ministres & sa Sœur, elle leur sit promtettre d'exécuter ses derniees volontés, déclarant qu'elle vouloit que Teudela, son premier sécretaire, fût chargé seul de l'administration pendant l'interregne, & que son confesseur réglât toutes les cérémonies de ses obseques, enfin, qu'ils travaillassent tous à concourir autant qu'ils le pourroient à la propagation du Catholicisme, & à l'extirpation totale des erreurs de l'ancien culte. Ces soins & le zele de Zingha hâterent le progrès de l'inflammation, qui bientôt gagnant la poitrine, ne laissa plus à la Reine d'Angola que le temps de recevoir les derniers secours de l'église: elle expira le 17 Décembre 1764, à l'âge de 82 ans, laissant la nation Giague à démi policée, & inconsolable de sa perte. Cependant le ministre Teudela n'avoit point attendu la mort de la Reine des Giagues; elle respiroit encore, quand dans la vue de prévenir tout désordre & toute confusion, il fit rassembler l'armée devant les portes du palais de la Souveraine expirante; il n'y avoit point d'autre moyen de contenir les esclaves & d'empêcher leur évasion, effrayés comme ils l'étoient par la crainte d'être sacrifiés aux manes de Zingha, suivant l'usage constamment observé jusqu'alors à la mort des chefs des Jagas. Les esclaves n'étoient pas seuls en proie à la terreur; les femmes de la Reine & généralement toutes les Dames qui composoient sa cour étoient tout aussi agitées que les prisonniers de guerre: elles allerent implorer la protection du Capucin Bennet & lui faire part de leurs craintes; Bennet eût pu les rassurer d'un mot; il eut la dureté d'ajouter à leur consternation, par les ordres qu'il leur donna de se tenir renfermées dans le palais, dont il fit fermer les portes & garder toutes les issues par des soldats armés. Pendant ces momens de terreur, le conseil assemblé disposa de la couronne en faveur de la Princesse Bar-ba, Sœur de la Reine d'Angola. Dès que cette élection fut faite, on ouvrit la grande porte du palais, où les principaux officiers du royaume furent convoqués: on alla recevoir la Princesse Barba qui se montra au peuple les yeux baignés de larmes. Dans toute autre eirconstance, les Giagues qui chérissoient& respectoient Bar-ba, eassent témoigné par descris d'acclamation l'intérêt qu'ils prenoient à l'élévation de leur nouvelle Souveraine: mais dans ces momens de douleur, Bar-ba n'entendit autour d'elle que des gémissemens: elle étoit elle-même trop pénétrée de la mort de sa sœur pour se livrer à quelqu'autre sentiment qu'à celui de la tristesse, & l'on mit entre ses mains, & sans qu'elle parût y prendre aucune part, l'arc royal & les fleches sacrées. Tandis qu'on s'occupoit des cérémonies du couronnement devant la nation assemblée, les femmes de Zingha s'empressoient dans l'intérieur du palais à parer son corps des plus riches vêtemens; ensorte que quand le missionaire chargé de la direction de la pompe funebre arriva pour envelopper le cadavre d'un froc de Capucin, suivant les ordres de Zingha, il fut fort étonné de cette somptueuse décoration, & il eut beaucoup de peine à obtenir des femmes qui avoient habillé Zingha, qu'elles substituassent à ces étoffes précieuses l'habit religieux qu'elle avoit elle-même si soigneusement conservé pour cet usage: ses dernieres intentions furent cependant suivies, & le corps de Zingha fut transporté dès le soir même hors du palais, dans une petite chapelle, ou il fut déposé, asfis sur une espece de couche on de lit de parade, les jambes croisées & la tête appuyée sur la poitrine de l'une des femmes de la Reine. Le convoi fut fixé au lendemain matin; il fut pompeux; le corps porté par douze Dames Giagues, étoit accompagné de cent soldats sans armes, précédés de toute la musique militaire, qui faisoit retentir les airs des sons les plus plaintifs: ces soldats étoient suivis de l'armée entiere rangée sur quatre colomnes, & commandée par le Général Y-venda. Ce fut dans cet ordre que le convoi funebre se rendit à l'église de Métomba, & c'étoit à la premiere des Dames d'honneur de la Reine qu'Y-venda devoit, suivant l'usage, remettre le corps de Zingha; mais à l'instant où celle qui devoit remplir cette cérémonie s'avançoit pour recevoir le corps, elle fut saisie d'une telle terreur en jettant les yeux sur la fosse où la Reine Reine devoit être inhumée, qu'elle jetta des cris perçans, & se mit à prendre la fuite: toutes les femmes rassemblées dans l'église, firent comme elle; les esclaves qui marchoient deux à deux à la suite du convoi, suivirent l'exemple des femmes; ensorte que la crainte du sacrifice se communiquant de proche en proche, des esclaves aux femmes, de celles-ci aux soldats, des soldats à leurs Officiers jusqu'à Yvenda lui-même, il ne resta plus dans l'église que le corps de Zingha & deux vieux Capucins qui acheverent seuls lenterrement & comblerent la fosse. Ce ne fut que trois ou quatre heures après que quelques Giagues s'étant hazardés à rentrer dans l'église, & n'appercevant plus de tombe ouverte, allerent rassurer le peuple, les soldats, les esclaves & les femmes. Il y eut le lendemain un service solemnel dans la même église, auquel la Reine Bar-ba ne se sentit point la force d'assister, tant son ame étoit abattue par la douleur. Ce service étoit à peine fini, que plusieurs d'entre les principaux Officiers de l'armée, vinrent dire au supérieur desmissionnaires qu'il convenoit de célébrer un Tom-ba en mémoire de Zingha, que les soldats s'y attendoient, & qu'il seroit très-dangereux de leur refuser ce spectacle. Le Tom-ba des Giagues consiste à immoler un très-grand nombre des victimes humaines, qui sont préparées ensuite, & servies aux parens & aux amis du chef en l'honneur duquel ces horribles sacrifices ontlété faits; & ce repas est suivi de danses très-lascives. Le bon religieux frémit d'horteur à cette étrange proposition; mais le ton de ces Officiets lui faisant juger que leur résolution étoit prise, & qu'il seroit très-imprudent d'imiter dans cette circonstance l'exemple du P. Bennet lors de l'enterrement de Salvador, il répondi d'un air tranquille, que c'étoit également l'intention de la nouvelle Reine, que l'on célébrât un Tomba; mais qu'il se flattoit que cette fête s'exécuteroit suivant les volontés suprêmes de Zingha qui l'avoit ordonnée avant que de mourir: qu'ainsi l'on permettoit à l'armée & au peuple d'observer dans ces jeux tout ce que les anciens Giagues avoient été jusqu'alors dans l'usage d'y observer, à l'exception néanmoins des victimes humaines, dont la coutume étoit sévérement proscrite, de-même que celle des danses lascives; que quant au reste, la nouvelle Souveraine s'en rapportoit au zèle des soldats & à l'amour du peuple pour la mémoire de Zingha. Contens de la permission qui leur étoit accordée les Officiers promirent d'épargner le sang humain, & cette fête qu'un refus absolu n'eût point empêchée & qu'il eût au contraire rendue abominable, se passa avec autant de décence que si Zingha elle-même y eût présidé. Le Regne de Bar-ba fut trèscourt; elle avoit des vertus, mais beaucoup moins de talens que la Reine d'Angola; ce ne fut point elle, ce fut Y-venda qui régna; ce guerrier féroce n'étoit rien moins que propre à policer une nation sauvage: aussi les loix cruelles de Ten-ba-dumba ne tarderent que peu d'années à prévaloir sur les sages réglemens de Zingha, ou plutôt du Pere Antoine de Gaëte, qui eut avant sa mort la douleur de voir les Giagues plongés dans tous les vices de leur ancienne corruption & dans l'affreuse nuit de leur premiere idolâtrie. FIN. (1) Prêtres du Royaume d'Angola. (2) Ce sont les Dieux du peuple d'Angola. (1) Les souverains d'Éthiopie connoissent tous la langue de Congo, quoique dans chaque royaume on parle une langue particuliere & dfférente du langage Congois.