L'ILLUSTRE PAISAN OU MEMOIRES ET AVANTURES DE DANIEL MOGINIÉ. Natif du Village de Chézales, au Canton de Berne, Bailliage de Moudon; mort, à Agra, le 22. de Mai 1749. âgé de 39. ans; Omrah de la Premiere Classe, Commandant de la Seconde Garde Mogole, Grand Portier du Palais de l'Empereur, & Gouverneur du Pangéab. Où se trouvent plusieurs Particularités Anecdotes des derniéres Révolutions de la Perse & de l'Indostan, & du Régne de THAMAS-KOULI-KAN. Ecrit & adressé par lui-même à son Frère François, son Légataire & Publiés par Mr. Maubert. Si fortuna volet, fies de Rhetore Consul. Juvenal. A LAUSANNE, AU DEPENS DE LA COMPAGNIE. II. DCC. LXI. AUX >NOBLES SEIGNEURS L'AVOYER GRAND ET PETIT CONSEIL DE L'ETAT EXTERIEUR DE LA VILLE ET REBUBLIQUE DE BERNE. NOBLES SEIGNEURS, LE sage Etabissement, qui vous donna l'ombre de la Souveraineté, pour vous former de longue main à la Souverarineté réelle, que vous devez un jour partager, vous fait une heureuse habitude de devoirs de votre état futur. Vous êtes, NOBLES SEIGNEURS, le seul Corps de Jeunesse Republicaine en Europe, qui fasse profession expresse de mériter par les talens le haut rang, auquel la naissance l'appelle. Puis-je faire paroitre sous de meilleurs auspices que les votres l'Histoire d'un Homme illustre, que ses talens ont approché du trône, & qui ne demanda d'être cru sur la noblesse de ses Ayeux, que quand ses actions en appuïerent les titres? Je vous la présente, NOBLES SEIGNEURS, & je vous prie de la recevoir comme un témoignage de la haute estime, & du respect, avec lesquels j'ai l'honneur d'être . NOBLES SEIGNEURS, Votre très-humble & très-obéïssant Serviteur , M. DE G***. AVIS ESSENTIEL Au Lecteur. Le 18. Octobre 1750, on vit à Londres cet Article à la suite des Nouvelles ordinaires. AVERTISSEMENT. Du Colonel Du Perron au Service du Grand Mogol. CEci est pour informer François Moginié, du Canton de Berne, en Suisse, s'il est en Angleterre, que Daniel Moginié, son Frére aîné, appellé Prince Didon & Indus, étoit Chambellan, & Généralissime chez le Grand Mogol. Il s'étoit marié avec une riche Princesse, qui mourut sans Enfans, avant son Mari. On estime que sa Succession monte à plus de 200000. Louis d'Or. Les deux Fréres quitérent la Suisse à l'âge de 16. à 17. ans; deux jours avant que de partir, ils songérent qu'ily avoit un Livre de leur Famille, enfermé dans le Mur de leur Maison. Ils allérent le matin à l'endroit que le songe leur avoit marqué; Ils degradérent avec des Marteaux, & trouverent le Livre, qu'un Savant de Lausanne, auquel ils le montrérent, leur dit avoir été mille ans dans le Mur, & contenir une Généalogie Indienne, qui remontoit jusqu'à Cinus. De Savans Indiens ont vu, dans ce Livre, qu'Armoniges, Roi des Sarces, Prisonier de Cirus, est la Souche de cette Famille; que son fils, échapé de la Bataille, avec quelques Troupes, s'empara de la Géorgie, ou il a règné, & après lui ses Descendans, plusieurs Siécles... Le Prince Didon & Indus a toujours fait profession de la Réligion Chrétienne. Il étoit aimé des Grands & des Petits, & quoique d'une taille peu au dessus de la médiocre, un des plus beaux Hommes, que j'aie jamais vu. A présent ses Biens & ses Titres tombent à son Frére François Moginié, qu'il fait son Légataire. J'ai vû le Testament. Comme je lui demandai pourquoi il ne faisoit pas mention de ses autres Frères, il me répondit que lorsqu'ils se quitérent, ils se jurérent l'un à l'autre de partager leur fortune, s'ils en faisoient quelqu'une; que d'ailleurs il croioit devoir la sienne à son Frére François, parceque c'étoit lui qui l'avoit déterminé à l'aller chercher au loin, & surtout dans les Pais où un Européen, de mérite médiocre, est un grand Homme. J'ai aporté avec moi sa Montre, que je remettrai à son Frére François, & non à d'autres. Je serai à Liége à l'Enseigne de l'Agneau, ou à Francfort sur le Mein, à la poste, jusqu'au Mois d'avril prochain. Il n'a qu'à demander le Colonel Du Perron, au Service du Grand Mogol. L'Avis parvint à François Moginié, qui ténoit alors Cabaret à Londres. Il n'eût rien de plus pressé que d'écrire au Colonel à Liége & à Franfort. Voici la principale partie de la Réponse qu'il en reçût, datée de Liege, du 6. Novembre 1750. J'Ai reçù vos deux Lettres... je vous félicite de l'Héritage que vous faites de feu Mr. Daniel Moginié, votre Frère aîné, appellé Didon & Indus, qui est mort au Mois de Mai 1749 Général & Chambellan de sa Hautesse l'Empereur Mogol. Tout ce qu'il vous a laissé monte à plus de 200000 Louis d'or-L'Empereur ne le veut donner qu'à vous même; & en vous atendant, il en a pris possession. Fu vôtre Frère vous à écrit plusieurs fois par ordre de l'Empereur, de venir auprès de lui. Vous pouvez compter que l'Empereur vous donnera tout le Bien de vôtre Frère. Tout ce que j'ai pu vous en apporter, l'aiant demandé à l'Empereur, c'est seulement sa Montre de chasse, ou de Voyage; car sa meilleure est trop précieuse pour être bazardée dans un Voyage, tel que le mien; elle est garnie des plus beaux Diamans. J'ai aussi apporté l'Ordre du Lion, qui appartient à votre Famille, pour vous le remettre, & le Livre trouvé dans le Mur, qui est encore à bord sur le Vaisseau, qui m'a amené, avec partie de mon Bagage...... Si ma santé ne me permet pas d'aller à Londres, je vous écrirai ou vous pouvez me joindre. Je compte d'aller à Lille en Flandres. Je vous y remettrai ce que j'ai pour vous. En attendant le plaisir de vous voir; je suis &c. &c. &c. François Moginié ne balança point à partir pour Liége, où il trouva le Colonel, qui lui remit la Montre d'or de son Frére, le Lion d'or massif, du poids d'environ une once & demie, avec sa Boucle d'attache, & un Cachet de topaze à trois faces, monté en Or, où sont les mêmes Armes, dont l'emprein-te étoit sur le Livre, ou Rouleau de parchemin, trouvé dans le Mur. François Moginié, aporta ces Bijoux à Moudon, où il vint au commencement de May 1751, pour tirer & faire légaliser l'Extrait Baptistaire de son Frére & le sien. Le 1er est de l'an 1710, le 2 me de 1712. Ils furent munis du Sçeau du Baillif, & de celui de la République de Berne. François Moginié ne demeura que cinq jours dans sa Patrie, & il partit pour Lion, où le Colonel Du Perron l'avoit apointé. Ils sont partis ensemble, acompagnés de quatre Artisans, que le Colonel avoit engagés a venir s'établir dans l'Inde. Nôtre Légataire a écrit de Venise, de Constantinople, & de Surate; & pour écrire d'Agra, il n'attend que d'y voir son Sort décidé. M. Tomlinson a pourvû, depuis son départ, à l'entretien de sa Famille qu'il a laissée à Londres, & qui consiste en une Femme & deux Fils. Lettre du Directeur du Comptoir Anglois de Surate, à Mr. Richard Tomlinson, Négociant, dans le Williamt-Street à Londres. Traduite de l'Anglois. Surate, le 26. Octobre, V. S. Ainsi que vous me l'avez demandé, Monsieur, j'ai fait suivre à la Cour d'Agra, l'Avanturier Suisse, auquel vous vous intèressés. Je l'y ai même prévenu, en faisant faire des Informations sur le Général Daniel Moginié, qui vous à été donné pour Prince Didon & Indus. J'ai été favorisé par la Maladie de vôtre Client, que j'ai eu chez moi, pendant onze jours, fort incommodé de la Dissenterie. Je ne suis point étonné, Monsieur, de vous voir douter de la réalité de la fortune, qu'il est venu chercher si loin. La maniére, dont le Capitaine Du Perron la lui a annoncée, étoit tout à fait propre à mettre les plus crédules en défiance; & il falloit être aussi généreux que vous, pour avancer de l'Argent sur des espérances aussi mal présentées. Le Capitaine Du Perron a mal fagoté son Roman. La Principauté du Général Moginié est absolument ignorée ici, où il n'y a de Princes que ceux du Sang du Mogol, & les Rajas Souverains. Ses Titres de Généralissime & de Chambellan sont également chimeriques. L'Empereur est servi, dans l'intérieur du Palais, par des Femmes & des Eunuques; & il n'a point d'autre Généralissime de ses Armées, que lui même. Tant de puissans Rajas, dont le contingent forme plus de la moitié des Forces Mogoles, ne recevroient point les Ordres d'un Homme de fortune. Jusqu'à la mort de Chajehan, ils voulurent servir le Prince Aureng-zeb, que comme auxiliaires. Leurs Forces égalent celles des plus puissans Electeurs d'Allemagne; & leur Noblesse, aussi précieusement conservée sans mélange, les rend aussi attentifs sur les déférences. Ils n'obéissent qu'à l'Empereur en personne. Le Capitaine Du Perron a peut être voulu raprocher les Dignités de ce Pais de celles d'Europe; & comme il étoit peu instruit, il a fait une Fable grossiére d'une Histoire véritable. Daniel Moginié passa de la Perse dans l'Indostan, en 1738. Il se présenta cette même année au Nabab, au premier Ministre du Mogol, à Delli, où la Cour étoit alors; & il se donna pour un Officier de Distinction, qui demandoit du service. Il prouva qu'il avoit commandé mille hommes dans les Armées du Schach Nadir, connu en Europe sous le nom de Thamas Kouli-Kan . Il fut présenté au Mogol, qui lui donna le même Commandement, dans le second Corps de ses Gardes. Pendant la Guerre, qui commença l'Anné suivante, il se conduisit avec tant de bravoure, & de politique, qu'après le départ du Conquèrant, il fût fait Commandant en Chef de ce Corps, qui est de douze mille Hommes. Il le disciplina à la maniére d'Europe; & cette nouveauté lui aquit une grande considération. L'Empereur souhaitant que cet Ordre s'établit dans les Milices de l'Empire, Daniel fût envoye dans les Provinces, avec une Commission d'Inspecteur Géneral. Mais les difficultés lui firent demander d'être révoqué, & l'unique fruit, qu'il retira de son Voyage, fut d'avoir plù à une Sœur du Mogol règnant, Veuve du Raja de Dacan. Cette Princesse le demanda pour Mari à l'Empereur son Frére, qui lui permit cette mésalliance, en donnant au nouvel Epoux le Gouvernement du Royaume de Lahor, Ce fut à l'ocasion dece Mariage, que Daniel produisit son Livre Généalogique, dont l'obscurité lui a beaucoup servi. La Princesse s'appelloit Neidoné Begum. Le mot Begum est un Titre affecté aux Princesses Mogoles, comme celui d'Infante aux Princesses d'Espagne & de Portugal, ou celui de Madame aux Filles de France. Comme on appelloit le Palais, les Equipages, la Livrée &c. de l'Omrah Daniel, le Palais, les Equipages, la Livrée de Neidoné Begum, Mr. Du Perron, que le titre de Colonel, qu'il a pris, n'empêche pas d'être plus Bourgeois que Courtisan, aura fait de Neidoné Begum prononcé à l'indiene, & mal entendu, le Dido & Indus. Didon & de l'Inde de son Roman. Le Lion d'or massif, que l'Empereur lui a permis de porter en Europe, est le Signe d'office, ou le Simbole du Grand Portier du Palais. Cette Charge est la premiére de la Maison extérieure du Mogol; & l'Omrah en fut révétu lors de son Mariage, afin de lui donner les Petites Entrées. Quand au Testament, il est une autre verité mal exprimée, par le Sieur Du Perron, qui s'est exposé a passer pour un Imposteur, aux yeux de ceux qui ont quelque de connoissances de cet Empire, de ses Loix. Le Particulier n'y peut disposer de ses Biens, autrement que par une Supplique, dont il ne lui est pas permis de garder Copie. Il présente l'Original cacheté au Nabab, ou premier Ministre, qui le remet au même état à l'Empereur, qui n'en sçait le contenu, qu'autant que le Monarque le lui communique. La Suplique est jettée au feu, si le Prince la rejette, & ce qu'il veut bien en acorder, reste signé entre les mains du Nabab, qui en donne seulement communication verbale au Supliant. L'Omrab Moginié demanda dans la sienne, que son Frère François entrat, après sa mort, dans ses Biens, l'Empereur l'acorda, sous condition que François Moginié viendroit avec sa Famille, se fixer dans l'Indostan. Les Meubles de l'Omrah ont été vendus après sa mort, ainsi que son Palais d'Agra, au nom de l'Empereur. La vente a rendu environ 200000 Liv. Sterl. & cette somme a été mise entre les mains des Courtiers de change, qui sont ici, comme les Orfévres à Londres, les Dépositaires & les Banquiers ordinaires. Ils font valoir cet Argent; mettent intérét sur intèret depuis quatre ans, sans que rien entre dans les Coffres de l'Empereur, c'est la seule preuve, qui soit publique, de l'aveu que le Monarque à donné à la Supplique du defunt Omrah. Mr. François Moginié paroit assez disposé à la transplantation; L'effort n'est pas grand. Mais comme il n'a ni la figure, ni les manieres, ni le génie, ni les talens de son Frère, je doute que jamais il ait ou ses Biens en entier, ou plus que ses Biens. Il a été bien reçù du Nabab, qui étoit Ami intime du défunt Omrah. En attendant son Audience de l'Empereur, il est logé dans une des plus belles Maisons d'Agra, ou le Nabab le défraie, avec un Domestique de plus de trente personnes. De quelque maniere que ses affaires tournent, tous ceux qui lui ont fait des avances, sont certains de n'y rien perdre, car il n'est pas ingrat; les présens qu'il recevra des Omrahs, après son Audience, le mettront en situation de signaler sa reconnoissance. S'il n'est pas retenu a Agra, il pourra s'en retourner en Europe, avec plus de cent mille Roupies. Dès le jour de son Audience du Nabab, ce Ministre lui remit un gros Cahier, écrit en François, dont le Défunt l'avoit fait Dépositaire, sous parole de le donner a son Frère François; & si cinq ans après sa mort publiée en Europe, ce Frère ne donnoit pas de ses nouvelles, l'Omrah avoit éxigé que le Cahier original seroit envoye à l'Ambassadeur de France à Constantinople, afin que, par celui de Suisse, il le fit parvenir à ceux de son Nom, qui sont dans le Païs de Vaud. Ce Cahier n'est autre chose que l'Histoire, ou la Vie de l'Omrah. Comme j'avois têmoigné une grande passion de savoir par quelle suite d'Avantures cet Homme illustre étoit arrivé à une si haute fortune, M. François Moginié à pris la peine de copier lui même le Manuscrit; & il m'a envoyé cette Copie, dans une Cassette de Bois de Sandal, garnie en Argent surdoré, qui vaut au moins 150. Roupies, avec la Lettre, dont je vous donne ici Copie. J'y ai joint la Copie de la seconde, qu'il m'a écrite, où il me permet de publier la Vie de son Frère. Je crois qu'un pareil Livre devant avoir toute son autenticité, il seroit à propos d'en confier l'Edition à quelque Libraire de Suisse, afin que se faisant sous les yeux, pour ainsi dire, de ceux qui connoissent l'Omrah, & sa Famille, le Public ait une raison de plus, pour ne pas confondre cette Histoire avec les Apocriphes. Il faut aussi la donner à retoucher à quelque bonne Plume. La Vérité ne plait qu'autant qu'elle est présentée avec ses agrémens. Cependant je recommanderois à l'Editeur de conserver la naîveté du Stile. Omrah n'a péché que dans l'expression, & le tour. Il avoit beaucoup de feu dans l'Esprit; & gens qui l'ont connu particuliérement m'ont assûré, qu'il y avoit peu de Seigneurs à Agra, qui s'ennonçassent avec plus d'élégance que lui en Persan, qui est la Langue de la Cour, & du Palais. J'ai l'honneur d'être &c. &c. &c. D'Agra le 17. Juillet 1753. Lettre de François Moginié à Mr. Gogham, Directeur du Comptoir Anglois de Surate. Monsieur. DEpuis que je suis en cette grande Ville, j'ai bien des choses, qui méritoient mon attention, mais il n'y a rien eu capable de me faire perdre de vue les services, que vous avez eu la bonté de me rendre, depuis mon arrivée à Souali. J'ai crù que je ne pouvois mieux vous marquer ma reconnaissance, que de vous envoyer l'Histoire, que mon Frére lui même m'a laissée de ses Avantures. Je viens d'achever de la transcrire, & je m'y suis mis avant que de l'avoir lue. Il y a bien des choses que je n'entends pas, & j'aurai apparemment fait bien des quiprocos. Mais vous êtes plus savant que moi, vous corrigerés mes bévues. Il faut connoitre ce Paîs, pour en parler bien, & pour bien entendre ce qu'on en dit. Mon Frére Daniel me croyoit plus de science que je n'en ai. Je vous prie, Monsieur, de me mettre tout cela au net, dans vos momens perdus. Je serois bien aise de le faire connoître dans mon Pais, ou mes Parens & mes Amis se sont moqués de mon Frère & de moi, lors que je leur racontois ce que je tenois de Mr. Du Perron. Je voudrois bien aussi que le bon & généreux Mr. Tomlinson en vit un abrégé. Mr. Robert son Fils aîné, qui a toujours eu beaucoup de bonté pour ma Femme, ne refusera pas d'en faire lecture à elle & à mes deux Fils. Ce sont les plus intéressés: Il faut qu'ils sachent de quoi il est question, & qu'ils trouveront mieux ici, qu'ils n'ont à Londres, ou qu'ils ne peuvent avoir au Pais. Mes baisemains, s'il vous plaît, a Madame Gogham, & à la jolie Mis Nanci. J'espère leur envoyer quelque chose, qui leur prouvera que je pense à elles. Je suis &c. &c. Autre Lettre du même au même du 9. Septembre. La Cassette ne valoit pas, Monsieur, tant de remercimens. Je voudrois que le Seigneur Nabab, qui me l'envoia avec du Betel dedans, me l'eut donné toute d'Or: Je vous aurois de même prié de l'accepter. Je compte avoir en vous un Ami de Cœur; j'en ai besoin, car en vérité je suis ici, malgré les Leçons de Mr. Du Perron, comme un Homme tombé du Ciel en terre. L'Empereur est malade, moi avec lui, mais, seulement d'impatience de savoir à quoi m'en tenir. Car après tout, le tems est long à qui attend. Le Seigneur Nabab me dit d'avoir bonne espérance, & de me tenir gaillard. Je me désole de ne pas entendre une seule de tant de Langues qu'il sçait, pour pouvoir parler avec lui. J'aimerois bien mieux, qu'au lieu de cette troupe de Statues ambulantes, qu'il a mises à ma suite, il m'eut donné en Argent ce qu'ils dépensent. Je l'aurois envoyé à ma Femme, & à mes Fils. Cela auroit suffi pour leur faire connoitre, que, si je les appelle, c'est qu'il y a un bon Nid. Puisque vous voulez absolument que l'Ecrit de mon Frére fasse un Livre, à la bonne heure. Mais je vous demande vôtre parole, qu'on n'en fera pas un Roman. Ce qu'il y a est assez curieux, & n'a pas besoin des imaginations des Faiseurs de Livres. Je vous jure, que si on y met des mensonges, j'en donnerai le démenti à qui il appartiendra; quand je devrois envoyer d'ici de quoi payer l'impression des Papiers originaux que je garde. Je vous prie encore de faire mettre à la téte du Livre, que M. le Commissaire Chollet & ses Fils, avec Mr. Tomlinson & les siens, sont ceux à qui j'adresse & présente l'impression. Je suis &c. &c. L'ILLUSTRE PAYSAN. PREMIERE PARTIE. COmblé des Biens de la Fortune, je n'ai jamais été parfaitement heureux: Soit vanité, soit tendresse pour mes Proches, j'ai toujours souhaité d'être riche & puissant à leurs yeux, & de les avoir auprès de moi, pour partager avec eux mon opulence. Tant que je'ai luté contre la Fortune, je me suis borné à desirer, que ma Famille connut mon ambition, & ses succès. Aussi-tôt que je me suis vû fixé à un état infiniment au-dessus de ce que j'avois jamais osé espérer, cette envie d'avoir mes Parens pour témoins, & pour associés, est devenue une passion; & il ne m'est rien arrivé d'heureux, dont elle n'ait empoisonné le sentiment. Je n'ose décider sur la source de cette affection imimpétueuse pour des Proches, dont je n'ai jamais reçu aucun bon office. Il est fort vraisemblable, qu'elle ne fait pas honneur à mon cœur. Mais après m'être bien examiné, je crois que c'est l'Amitié la plus tendre & la plus sincére, qui me rend si précieuse la présence de mon Frére François . Je ne me souviens point, sans m'attendrir, de l'engagement réciproque, que nous primes, de nous faire part l'un à l'autre de nôtre fortune, s'il arrivoit que vous la sissions, & je me suis toujours affligé à l'idée que, dans le tems où je jouissois de la situation la plus gracieuse, peut être mon cher Frére gémissoit sous le poids de l'indigence, que la mauvaise conduite de nos Péres a rendue héréditaire dans nôtre Famille, depuis plusieurs Siécles. Depuis huit ans, il n'est guères venu de Vaisseaux Anglois, Hollandois, & François , à Surate , auxquels je n'aye recommandé des recherches. J'ai même écrit à Madras , à Bombai , à Pondicheri , à Gomron , & à Ispahan . Je n'ai reçu de tous ces endroits aucune réponse satisfaisante. Comme il n'est pas à présumer que tant de gens, qui avoient intérêt de me rendre service, l'ayent absolument négligé, j'en suis reduit à croire, ou que mon cher Frére est mort, ou qu'il vit dans une obscurité, qui le tient inaccessible à mes enquêtes. Le Capitaine Durant de Marseille me promit, il y a deux ans, d'envoyer un Exprès dans le pays de Vaud , ou d'écrire à Mr. l'Ambassadeur de France , en Suisse . Sans doute qu'on aura regardé comme une Fable, l'Histoire, que je lui donnai, de mon avancement à la Cour de l'Empereur Mogol. Quoiqu'il en soit, étant attaqué d'une Phtisie, qui ne me laisse plus espérer que quelques Mois d'une vie languissante, je vous consacre, Mon cher Frére , si vous vivez encore, mes derniéres heures de loisir; & après avoir obtenu de l'Empereur mon Souverain, & mon bon Maître, qu'il fasse tomber sur vous & votre Famille la bienveillance, dont il m'honore, je vais écrire ma Vie, pour vous faire connoître ce que la Divine Providence a fait en ma faveur. Ce petit Monument, s'il vous parvient, vous rendra présent un Frére, que vous aurez perdu. Mes soins pour vous attirer dans cet heureux Pays ne finiront point avec ma vie. Je laisse des Amis qui les continueront; & s'ils sont assez heureux pour vous découvrir, le don de ces Papiers sera le premier témoignage qu'ils vous donneront de l'amitié qui a été entr'eux & moi. Je souhaite que vôtre fortune en Europe , soit assés considérable, pour vous engager à vous refuser à celle que je vous laisse ici. Mais si vous n'êtes pas dans une parfaite aisance, mettés vous au-dessus de cette Maladie du Pays, qu'on reproche comme une foiblesse à nos Compatriotes. Le Pays où l'on est le mieux, est la véritable Patrie; & j'ai peine à croire qu'il y en ait quelqu'un, où vous puissiez être mieux que dans celui-ci. La parole de l'Empereur est inviolable. Il m'a donné la sienne, que, si vous vous transplantiés dans ses Etats, vous entreriez dans mes Biens. Venez profiter de mes travaux, & recueillir une fortune, qui m'auroit rendu le plus heureux Homme du Monde, si j'avois pu me résigner à en jouir seul. Rapellez-vous, Mon cher Frére , la soirée que nôtre Pére nous fit passer avec nôtre Oncle d'Oron, nos deux Cousins de Villars-Mendras, Jean Dutoit de Moudon , & le Compére Baptiste . L'Entretien y fut singulier; je l'ai encore présent à ma mémoire. Un de nos Cousins de Villars avoit été battu par un Noble du voisinage, qui l'avoit surpris chassant sur sa Terre: Il se plaignoit amérement de la distance que ce Gentilhomme prétendoit qui fut entr'eux à son avantage, & il rapelloit le tems passé, où, disoit-il , la Famille Moginié étoit aussi considérable dans le Pays par son opulence, que par son ancienneté. Il afirma que la Seigneurie de Villlars-Mendras avoit apartenu à un Moginié , qui étoit son Bisaïeul. Nôtre Oncle apuya l'affirmation; & le Compére Baptiste jura, qu'il n'y avoit point dans Chézales de Maison aussi ancienne, que celle qui appartenoit à nôtre Pére, qu'elle avoit été un Château; & qu'à travers les ruines, on en pouvoit encore voir l'aparence. Jean Dutoit , qui avoit autrefois étudié pour être Ministre, & qui étoit naturellement railleur, badina beaucoup sur notre Noblesse, si ancienne, disoit-il, qu'elle en étoit usée. Il prédit qu'un jour nous trouverions dans quelque coin de nôtre Maison, comme avoient fait les Fils du Compére de Moudon , les Titres de la Seigneurie dont nous portions le nom; que comm'eux nous produirions une Descendance de quelque Maison Souveraine à la quatorziéme Génération, ou que, comme pour Mr. N.... il se trouveroit qu'une Infante de Portugal , dont le Vaisseau plongeant dans le Rhône à Seyssel , auroit abordé à Nion , seroit la Grand-Mére de quelqu'un de nous. Le badinage s'anima. Nôtre Pére dit, qu'il pourroit bien y avoir quelque Trésor caché dans sa Maison, puisque son Pére lui avoit recommandé, ainsi qu'il lui avoit été recommandé par le sien, au Lit de la mort, de ne jamais la vendre. Je me souviens, qu'il finit, en disant, que tous les Moginiés avoient eu le Cœur aux Armes, & que s'ils venoient avoir de quoi faire les Gentilshommes, on ne pourroit leur reprocher d'avoir dérogé. Nous fûmes nous mettre au Lit, vous & moi, la tête pleine de ces idées de Noblesse, de Titres & de trésors cachés. Les fumées du Vin les firent travailler pendant la nuit; de sorte que m'étant éveillé avant qu'il fût jour, je vous dis, que j'avois revé que dans le Mur de la Sale, qui servoit de Grenier à bled, il y avoit un Trésor. Vous me repartites, que vous en aviez revé autant. Nous attendîmes le jour avec impatience. A peine nôtre Pére, qui alors faisoit commerce de bled, fut il parti, avec sa Charette, pour le Marché de Vevay , que nous courumes à la Sale, armés d'un Marteau. Nous sondames les Murs; & à un endroit, que déja nous avions remarqué plusieurs fois, où étoit une Pierre noire, de 8. pouces environ de large, sur quatre à cinq d'épaisseur, nous sentimes que la Paroi étoit creuse. Nous dégradames à l'envi: La Pierre noir fut tirée de sa chasse; & nous vîmes, au fond du trou, une Boëte de fer battu, qui n'avoit qu'environ la moitié de sa dimension. Nous crumes avoir découvert le Trésor. Nous forçames le Couvercle de la Boëte. Mais au lieu d'Or, ou de Diamans, elle ne contenoit qu'un Rouleau de parchemin, bizarement figuré de caractères, que nous ne pumes déchifrer. Pendant que j'étois à Lausanne , j'avois souvent entendu parler d'un Mr. de Crouzas , comme du plus sçavant Homme de l' Europe : Je vous invitai à l'aller consulter sur nôtre trouvaille. Vous y consentites; & profitant de l'absence de nôtre Pére, nous fumes nous présenter à la porte de ce Sçavant. Il y avoit bien une demi heure que nous attendions nôtre audience, lorsque Mr. le Professeur Ruchat parût. Quoique je ne l'eusse jamais vû ailleurs qu'au prêche, je m'avançai vers lui d'un air de connoissance, en lui parlant Allemand; & je le priai de nous obtenir un quartd'heure de nôtre Oracle. Il voulut voir le Livre, que je lui montrai. Venez, nous dit-il, je vous en dirai plus que Mr. de Crouzas ne peut vous en apprendre; & en mêmetems, nous faisant signe de le suivre, il reprit le chemin de sa Maison, où il nous fit donner à déjeuner, tandis que retiré dans son Cabinet, il parcouroit notre Livre. Il y employa environ deux heures, après lesquelles étant revenu, il nous fit une infinité de questions sur nôtre trouvaille. Vous me laissates le soin de répondre; & je les éludai assez heureusement. Comme il eut connu, que nous ne voulions point lui vendre le Livre, il nous le rendit, en nous disant ces propres mots. Dix Ecus blancs, que je vous offre vous seroient plus de profit que ce Parchemin, que vous n'entendrez jamais. Je ne souhaite l'avoir que par pure curiosité: Car j'ai grand peine à en entendre quelque chose. Mais autant que je l'entens, c'est une Généalogie écrite en Caractères Arabes, mais d'un Arabe aussi corrompu, que vôtre Patois par raport aux François. Vous ne trouverez qu'à Leyde, en Hollande, un homme capable de le traduire; & si vous ne le trouvez pas là, vous le chercheriez inutilement dans toute l'Europe. La crainte d'être prévenus par nôtre Pére à Chézales nous empêchant de retourner chez Mr. de Crouzas , nous reprimes le chemin de nôtre Village, en nous entretenant de la découverte que nous tenions de Mr. Ruchat . J'avois le Livre plus à cœur que vous: Deux ans que j'ai davantage me mettoient plus en état d'en sentir l'importance. Je vous dis résolument, que je voulois aller en Hollande : Vos remontrances furent inutiles. Au lieu de me laisser fléchir, je vous séduisis; & avant que de rentrer a Chézales , nôtre partie fut liée, pour nous mettre en route aussi-tôt que nous aurions de l'Argent. L'acquisition n'étoit pas facile, nôtre Pére nous donnant à peine un Ecu dans toute l'année. Mais ce que j'ai voulu, je l'ai toujours voulu fortement. Dès le soir, je déclarai à mon Pére que j'étois las de la Vie tranquile du Village, & que déterminé à aller porter les Armes, je souhaitois prendre parti dans le nouveau Régiment Constant , au Service de Hollande . Ma déclaration le combla de joye. Il m'embrassa avec transport, en me disant, que j'étois un brave Garçon, & qu'il me reconnoissoit pour son Fils, qu'il ne seroit content, que quand il verroit tous ses Enfans suivre son exemple & le mien; qu'il avoit manqué plusieurs fois sa fortune au service, mais qu'il ne disoit pas qu'il n'y retournat, & qu'il sçauroit mieux faire ses affaires. Il finit en jettant sur la table un Ecu neuf, qu'il me donnoit pour aller m'enrôler à Berne . Il fit venir du vin. Nous bumes tous à mon heureux Voyage; & je reçus sa bénédiction avant que d'aller au lit. Nous passames une partie de la nuit à délibérer sur la maniére de nous y prendre, pour lui faire agréer que vous vinssiez avec moi. J'eus beaucoup de peine à vous résoudre à quiter furtivement la maison paternelle; & ce fut après vous y avoir décidé, que nous fimes le serment, qui m'a toûjours été présent à la mémoire, de partager la fortune que nous allions chercher ensemble. Nous fûmes aussi-tôt levez que nôtre Pére, dont vous prites congé, seulement pour m'accompagner à Berne . Vous alliez entrer dans vôtre seiziéme année, & moi j'en avois dix-huit. Je me présentai à Berne à Mr. Stürler , qui me témoigna, par le don d'un Louis d'Or, combien ma bonne volonté lui faisoit plaisir. Je passai avec lui mon engagement, seulement pour deux ans. Je me souviens que c'étoit le 2. Mars 1728. J'en reçus quatre Ducats, que je promis de lui rendre, lorsque je voudrois me retirer, à l'expiration du terme; & ayant été présenté le même jour au Seigneur Commissaire, nous fûmes le même soir à Capelle , où nous couchames. La Compagnie de Stürler étoit à Bois-le-Duc . Nous mimes 26. jours à nous y rendre. Nous avions fait nôtre Voyage avec l'argent, que Mr. Stürler m'avoit donné pour ma route; de sorte que les quatre Ducats & le Louis d'Or étoient encore en nature dans nôtre Bourse. Comme j'avois connu dans la route, que vôtre inclination n'étoit point pour le Métier des Armes, j'applaudis au dessein que vous aviez formé d'aller en Angleterre vous mettre au Service de quelque Lord. Après avoir passé sous le Drapeau, & reçu l'Uniforme, je demandai permission de vous accompagner jusqu'à Rotterdam , avec le Congé & la Paye d'un Mois; ce qui me fût accordé. Je vous destinois l'argent que j'avois reçu de Mr. Stürler ; mais vous n'en eûtes pas besoin. Mr. le Chevalier Dillington , que nous rencontrames au Mail à Utrecht, vous ayant retenu à son service, vous donna dix Ducats pour vous équiper. Nous prétextames la nécessité de voir ensemble un Parent, que nous disions avoir à Leyde , pour obtenir du Chevalier un Congé de quinze jours. Ce généreux Gentilhomme nous l'ayant accordé, nous nous mimes sur la Barque d'Amsterdam , & nous arrivames dans cette grande Ville au commencement de la nuit. Nous fûmes accueillis à la descente de la Barque par un homme de fort mauvaise mine, qui nous invita à venir loger chez lui. Nous le suivimes; & il nous mena dans un Taudis, qui ressembloit plutôt à un Chenil, qu'à une Chambre, & où nous trouvames cinq à si Déserteurs François, dont l'habillement se sentoit de la derniére misére. L'heure & la compagnie nous firent accepter le chétif souper, qui nous fut servi dans cette pauvre Auberge. Je n'ai point oublié qu'il consistoit en un Brouez à l'orge, qui ne se sentoit de la Cuisine que par sa chaleur, & en Tartines de pain noir, doré de beure. Cependant la joye anima les Convives. Bientôt nous connumes leur Vie passée, présente & future Ceux qui avoient encore quelques sols firent venir du Genèvre; & on but à l'heureux Voyage. Nôtre Hôte étoit un honnête Marchand d'hommes, Courtier de la Compagnie des Indes, au service de laquelle il les engageoit pour six ans; & nos Convives étoient d'honêtes gens, qui, ayant dépensé, les uns le Cheval & les Armes, les autres l'Habillement, qu'ils avoient volé à leur Capitaine, & n'ayant aucune profession, étoient résolus d'aller chercher en Asie , le pain, qu'ils ne pouvoient trouver en Europe , sans mandier, ou s'exposer à se faire pendre. L'Hôte, par charité, les tenoit chez lui en pension à quatre florins la semaine pour chacun, jusqu'au départ de la Flotte. Lorsqu'il faudroit partir, il devoit les habiller, & leur donner un Coffre de Matelots; & la Compagnie des Indes s'engageoit à prélever, & à retenir la paye de ses Recrues, pendant le tems de leur service, jusqu'à l'entier acquit du Mémoire, qu'il lui présentoit. Nous quitames de grand Matin cette mauvaise compagnie. L'impatience d'avoir la traduction de nôtre Livre nous ayant fait remettre à nôtre retour l'examen des beautés d'Amsterdam , nous n'attendimes point l'heure de la Barque. Arrivez peu après-midi à Leyde, nous ne differames point à consulter le Prosesseur en langues Orientales, qui nous avoit été indiqué comme nôtre Oracle naturel. Je ne sçai s'il est de l'état des Sçavans d'être inabordables; mais jamais simple Soldat ne fût plus mal reçu d'un Bourguemaître, que nous de Mr. en Us . Il prit brusquement le Parchemin de mes mains, il en parcourut quelques lignes d'un œil dédaigneux, & en murmurant entre ses dents quelques mots que je n'entendis pas: puis, sans me regarder, Combien , me dit-il, en Hollandois grossier, veux tu avoir de cette Pancarte? Je lui répondis en Allemand, & avec beaucoup de douceur, que je ne la voulois pas vendre; qu'au contraire bien déterminé à la garder, j'étois venu de Suisse en Hollande , exprès pour en demander la traduction à son Excellence, qu'un Sçavant de Lausanne m'avoit dit être seule en Europe capable de me la donner. A ce compliment, Mr. Us se dérida. Il nous sit asseoir, prit ses Lunettes, s'assit lui-même, & recommença sa Lecture, qu'il parut faire avec beaucoup d'attention: Il fut plus de demi-heure sur un seul feuillet. Enfin il me rendit le Livre. C'est bien là , nous dit-il, une Fable dans le goût Arabe: Mais ce n'est point de l'Arabe. Allez à Amsterdam; & adressez-vous y à Mr. Kalb , sur le Reiss-gragt, ancien Commandant de Malacca, & Membre du Conseil de Batavia . C'est le seul Homme que je connoisse capable de vous donner satisfaction. Après ces mots, il nous congédia. L'accueil que nous fit Mr. Kalb fut tout autrement favorable. A peine eut il parcouru la premiere page du Livre, qu'il nous dit, qu'il étoit écrit dans une des Dialectes de la Langue Malai, ou Indienne primitive. C'est, ajouta-t'il, une Généalogie d'une Famille originaire de l'Inde, qui se retira dans le Taurus, lors de l'Expédition d'Alexandre, s'établit en Perse dans le dixiéme Siécle, quand le dernier Calife fut détrôné, & les rabes chassez par les Arsacides. L'an 1062, lors de l'invasion de la Perse par des Barbares, cette famille fût dissipée. Plusieurs de ses membres se retirerent dans le Caucase. Voila ce que je viens de lire, qui m'a l'air d'une imagination cruse. Cependant je lirai le reste avec plaisir; & si vous voulez me laisser le Livre quelques jours, je vous en donnerai le précis. Nous passames, à voir Amsterdam , & à nous divertir dans cette belle Ville, les quatre à cinq jours, que Mr. Kalb avoit demandez. Une légére incommodité vous ayant retenu à la chambre, je fùs seul chez lui. Une Servante m'annonça à son Maître, qui vint avec empressement au devant de moi; & je remarquai que la politesse, avec laquelle il me recevoit, étoit plus cérémonieuse que la premiere fois. Il m'invita à déjeuner avec lui. C'étoit du caffé qu'il prenoit, en fumant du tabac. Ce Livret est-il à vous? me demanda-t-il. Comme je lui eùs répondu affirmativement, il souhaita que je lui disse comment il m'étoit venu entre les mains. Je lui fis l'Histoire qu'il écouta avec plaisir. Je ne saurois douter de la vérité de ce que vous me racontez, me dit-il: Votre récit est marqué à son coin. Souffrez que j'embrasse en vous un des premiers Gentilshommes du Monde. Je ne sçai que chez les Juiss une Noblesse aussi ancienne que la votre. Vos Ancêtres ont été sur le Trône avant le Règne du premier Cirus, il y a plus de 2000 ans. La Généalogie est fort bien suivie depuis Amorgines, Roi des Saces, jusqu'à Boghud Amorgines, Gendre de Bojas Arsacides, qui vécût dans l'obscurité sur le bord de la Mer Caspienne, pendant le Règne des Califes. L'an 928 les Bojacides, qui descendoient par les seconds Rois des Parthes, de Darius Fils d'Histaspe, formérent un parti, & détrônérent le Calife, dont un d'eux nommé Amarxès, prit la place. Sa Postérité règna jusqu'en io6a, que des Bares, qui ne sont point autnement désignés, inondérent la Perse. Sapor Amorgines étoit alors le Chef de votre Famille, qui est appellée Famille Royale. Il avoit cinq Fils. Le Livre ne parle que du troisiéme, qui, après une grande bataille, perdue par Amelkrem, le dernier des Rois Bojacides, s'enfuit dans le Caucase, d'où il vint à Constantinople. N'ayant pas été reçu à cette Cour, come il l'espéroit, il passa à Rome, où il se maria. Il avoit encore quelques Bijoux, des débris de son ancienne sortune. Il forma le dessein d'employer ce qu'il retirerait de leur pente à acheter un morceau de terre dans un Pays, où rien ne troublt l'obscure tranuilité, qui concenoit à ses malheurs; il choisit le Pays le plus riant, & le plus écarté de la Savoye. Baptisé à Rome, il avoit reçu le nom de Pierre. Ce Livre est écrit de sa main, il l'a daté de l'An de Christ 1069 le 6 de la Ruine de l'Empire des Bojacides, le 1617. depuis la Bataille contre Cirus. Il nomme Avencum le lieu où il écrivoit. Mr. Kalb me rendit le Livre, avec le Papier, où il avoit jetté en forme d'Extrait ce qu'il venoit de me lire. Je lui demandai ce dernier, pour vous le communiquer; & j'avois tant d'impatience de vous faire mon rapport, que m'excusant de rester plus long tems avec lui, je le priai de remettre au lendemain les Explications, qu'il me demandoit sur l'état actuel de nôtre Famille. Nous eumes, vous & moi, une petite altercation sur le Billet de Mr. Kalb , que vous vouliez avoir, pour le montrer à vôtre nouveau Maître, dont vous espériez qu'il vous attireroit de la considération. Mals enfin vous me le cèdates, sans même en vouloir de Copie, par dépit. Nous boudames le reste du jour. Le lendemain matin, comme je vous invitai à venir avec moi chez Mr. Kalb , vous me signifiates que vous alliez vous mettre sur la Barque d'Utrecht , pour rejoindre le Chevalier vôtre Maître. Piqué du ton dont vous me parliez, je vous quittai brusquement; & je fus seul encore chez Mr. Kalb , que je trouvai qui m'attendoit à déjeuner. Nous entrames d'abord en matiére. Il fit plusieurs gestes de pitié, en m'entendant lui détailler le genre & la façon de vivre de mon Pére, & des Parens de nôtre nom; & quand j'eus cessé de parler, il m'exhorta vivement à quitter le Métier de Soldat, qui ne me promettoit point d'autre fortune qu'une Halebarde. Tant que vous serez dans l'indigence où vos Péres sont tombés, ajouta-t'il, vôtre Généalogie passera pour une Fable, ou quand vous parviendriez à la faire croire vraïe, elle vous seroit inutile. Il vous faut du Bien, pour la faire valoir; & si vous suivez mes Avis, vous serez bientôt en chemin d'en gagner. Ce n'est point en Europe , que se font les fortunes brillantes & rapides. Je n'étois pas plus riche que vous à vôtre âge; & si j'étois resté dans ce Pays, je serois peut-être à présent plus pauvre que mon Pére, qui n'avoit rien. Je m'engageai, il y a trente ans, pour simple Matelot au service de la Compagnie. Je fus aux Grandes Indes , j'y ai passé par tous les Grades, & après vingt années de travail, je me suis trouvé à la tête d'un assez beau Bien, pour n'avoir plus à souhaiter que d'en jouir. Vous avez de plus que moi un Patron & un Ami, qui hâtera vôtre avancement. Je pars avec la Flotte dans un mois ou six semaines. Venez avec moi à Batavia : J'aurai soin de vous, pendant la traversée; & je ne vous abandonnerai pas dans l'Isle, si vôtre conduite répond à l'opinion que j'ai de vous. Je représentai à Mr. Kalb , que j'étois engagé pour deux ans avec mon Capitaine, & que tant en Argent, qu'en Habits, j'avois reçû de lui plus de Cent petits Ecus, qu'il me faudroit lui rendre, avant que d'oser lui demander mon Congé absolu. Que cela ne vous inquiéte pas, me repartit le généreux Mr. Kalb . Donnez moi votre parole, & je vous prête cette somme. Comme il me vit hésiter, il passa dans son Cabinet, d'où il revint avec un Rouleau de Quarante Ducats, qu'il m'obligea de prendre. Retournez à Bois le Duc , me dit-il. Puisque votre Capitaine est un Mr. Stürler , je suis persuadé qu'il vous accordera ce que vous lui demanderez. J'ai connu à la Haye le Général de ce nom, qui est un trop galant Homme, pour avoir dans le service des Parens qui ne lui ressemblent pas. J'insistai sur mon ignorance quant à la Langue Hollandoise. Hé! me repliqua mon bon Patron, ne m'avez vous pas dit que vôtre Pére vous avoit fait apprendre l'Allemand? Avec cela, il ne vous faut que trois mois, pour parler aussi bon Hollandois que moi. J'emportai les Quarante Ducats de Mr. Kalb , sans pourtant lui avoir donné aucune parole positive: Je voulois vous consulter, Mon cher Frére, & délibérer avec vous. Qu'elle ne fut pas ma surprise, & ma douleur, en apprenant, à l'Auberge, que vous étiez effectivement parti pour Utrecht , comme vous m'en aviez menacé! Je courus au Canal, j'y attendis avec impatience l'heure de la seconde Barque. Arrivé à Utrecht , comme je n'y cherchois que vous, je fûs loger au Château d'Anvers, qui étoit l'Auberge de vôtre Maître. Nous nous y rencontrames. Honteux l'un & l'autre de l'entêtement, qui nous avoit séparés, nous évitames également d'en rappeller le sujet. Je vous fit part des propositions de Mr. Kalb , en vous demandant vôtre avis sur la réponse, que j'y devois faire. Vous me conseillates de saisir cette voye d'une fortune, capable de relever nôtre Famille. Je vous pressai d'en venir partager avec moi les hazards. Mais vôtre goût pour la vie tranquile vous fit me refuser. Vous m'offrites de me donner une Année de vos Gages; & ce témoignage de vôtre affection me toucha au point, que vous serrant dans mes bras, je vous réîterai le serment que nous avions fait à Chézales . Nous soupames, & nous couchames ensemble: Vous vintes le lendemain m'accompagner jusqu'à une lieue d' Utrecht . Ça été après le de jeuner que nous y simes, que je vous ai embrassé pour la derniére fois, mon cher Frére; le serrement de cœur avec lequel-je vous dis adieu me présageoit que je ne vous reverrois de ma vie. Mon Capitaine étant attendu dans la huitaine à Boiste-Duc , je jugeai à propos de lui réserver mon secret; & il m'en sçut gré. Il fut plus facile que je ne l'avois espéré. Egal en générosité à Mr. Kalb , il refusa le compte où je voulois entrer avec lui. Puisque tu veux aller chercher sortune aux Indes , me dit-il, il te faut des fonds. Je te prête tout ce que tu me dis me devoir. Quand tu seras aussi riche que ton Patron, tu me le rendras. Remets seulement au Régiment l'Uniforme que tu en as reçû, & va à la garde de Dieu. Je te souhaite bien du bonheur. Le Chevalier Dillington n'étoit plus à Utrecht, quand j'y repassai: je ne pensai qu'à me rendre promptement auprès de mon Patron. Le jour du départ de la Flotte étoit fixé au 24 Juin. Il me mena avec lui au Texei , lorsqu'il fit porter ses Coffres à bord; & il me présenta au Capitaine du Vaisseau, comme un jeune Gentilhomme Allemand, qui devoit être leur Commensal jusqu'à Batavia . Mon Coffre, & mon Lit furent livrez sous mon nom: Ma pension fut payée à forfait. Il sembloit que mon bon Patron appréhendat de me manquer dans la traversée. Les Vents ne nous permirent de mettre à la voile que le 27. Mais leur constance nous dédomagea du retardement: Le douziéme jour de nôtre route, nous faisions de l'eau à Madere . Au passage de la Ligne, Mr. Kalb paya pour m'exemter du ridicule Baptême, dont la cérémonie est plus inviolable qu'aucune de la Réligion. A l'approche du Cap , mon cher Patron fût malade. Le Chirurgien différa de le saigner, dans l'opinion que l'air de la terre suffiroit pour sa guérison. Mais une Tempête de deux jours nous ayant mis au large, à plus de 60 lieues, la Maladie empira. Une Fiévre violente, accompagnée de transports au Cerveau, mit le Malade aux abois. Dans un de ses bons intervales, cet Homme généreux, s'affligeant sur mon sort, voulut m'aider à soutenir la perte que j'allois faire. Il écrivit à sa femme une Lettre, dont il me fit le Porteur. Elle étoit en forme de Testament. L'Article qui me concernoit me donnoit son Epée & sa Montre, avec les Hardes, qui étoient dans son Coffre de Garderobe, & Cent Ducats en espéces. Il me recommanda à elle sous le tître d'un de ses Parens, qu'il avoit sollicité à la transplantation. Il lui insinuoit, que, si elle m'éprouvoit Homme de courage & de probité, sa Fi le étoit assez riche, pour qu'il l'autorisat à suivre ce que son cœur lui diroit en ma faveur. Depuis que cet honnête Homme eut fait sa derniére Disposition il fut toûjours plus mal. En vain nous le flations de sa guérison à terre: Il expira que nous étions à la vûe de la Montagne de la Table. Ma douleur est au dessus de l'expression. Le Capitaine, quoique d'un caractère peu compatissant, en fût touché, & il crut devoir prendre des précautions contre mon désespoir. Je ne revins à moi qu'au bruit des préparatifs pour les Funerailles de mon généreux Patron. On vouloit inhumer son Corps dans le Cimetiére du Fort. Je m'y opposai. J'employai la meilleure partie des Cents Ducats, qu'il m'avoit donnés, à le faire embaumer. Je fis mettre le Corps dans un Cercueil de plomb; & le Capitaine refusant de recevoir à bord ce Dépôt, je gagnai le Pilote, qui n'eut pas honte de me demander Douze Ducats, pour lui donner un coin de sa Cabine. Pour faire distraction à mon chagrin, je fus visiter la Colonie, qui est à huit a dix lieues du Fort, dans les Terres. Elle presque toute de François , que la révocation de l'Edit expulsa du Royaume. Il y a peu de Pays en Europe , où les Particuliers soyent dans une aussi grande aisance que dans cette Colonie. Les cinq jours, que j'y passai, furent autant de jours de Fête; & ils m'assurérent que l'Année étoit uniforme. Ils font travailler leurs Terres par des Esclaves, qu'ils achêtent de la Compagnie, ou par des Hottentots , dont une demi-aune de Tabac paye une semaine. J'y bus le Vin le plus délicieux, & j'y mangeai du Gibier, & de la Volaille de toute espèce. J'y trouvai un Compatriote, qui en quatorze ans s'étoit fait un Revenu de cinq mille Florins, Année commune. C'étoit un Bourgeois d' Orbe , nommé Turretaz . Il avoit été Homme d'affaire d'un Général de la Compagnie à Batavia , & si honête Homme dans son Emploi, qu'à la mort de son Maître il avoit eu besoin de la reconnoissance des Héritiers. Ils lui avoient procuré la Commission de l'achat des Vins & du Bétail de la Colonie, pour la Compagnie; & en cinq ans il avoit gagné, avec l'aveu de ses Supérieurs, deux mille Florins. Dégouté de la Commission, il avoit demandé du Terrain, & s'étoit fait Colon. La Compagnie lui donna 18 Esclaves pour les deux mille Florins, & dix autres à crédit. Il emprunta, sur la prémiére Année de sa Moisson, pour faire la semaille; & Dieu bénit tellement son travail, qu'au bout de l'an, il remboursa le prêt, paya ses dix Esclaves, & se trouva de reste de quoi acheter un Bétail nombreux. Ensin, augmentant chaque Année en richesses, il étendit sa Plantation. L'envie de se marier lui étant venue, il avoit fait venir d' Amsterdam une Orpheline, qu'il avoit épousée. Il étoit Pére de quatre Garçons & d'une Fille, qu'elle lui avoit donnés. Je n'ai point vû un plus honête Homme, un Homme plus content de sa fortune, & qui en fit un meilleur usage. Deux bons Cœurs se sentent, pour ainsi dire, & ne s'approchent point sans s'unir. Des le prémier entretien que nous eumes, nous fûmes Amis. Il me raconta ses Avantures; je lui dis ce qui m'étoit arrivé: Il ne tint qu'à moi de faire pour toûjours ma Maison de la sienne. Mais j'étois attaché à mon cher Patron; & l'affection que je lui avois vouée, je voulois l'offrir à sa Veuve & à sa Fille. L'honête & judicieux Turretaz , en louant ma façon de penser, s'efforça de m'ôter des vues & des espérances, dont mon défaut d'expérience m'empêchoit de voir le danger. Mais je tins bon. Je me serois réproché, comme de l'ingratitude, mon peu de confiance en la Veuve de mon Bienfaiteur. Je n'eus qu'à m'applaudir de ma reconnoissance pendant les trois prémiers Mois de mon séjour à Batavia . Mme. Kalb , instruîte de l'amitié, que son Mari avoit eue pour moi, me reçut comme un Parent chéri. Elle entra dans les sentimens du Défunt; & me donnant un Apartement dans sa Maison, elle parut accepter l'adoption qu'il faisoit de moi dans sa Lettre. Voyant que sa Fille n'avoit point de répugnance à penser comme elle sur le compte de son prétendu Cousin, elle me ménagea les occasions d'être seul avec elle, & de préparer son cœur à l'amour: Elle fortifia son inclination naissante pour moi. Ensin elle sembla prendre plaisir à nous enflammer l'un pour l'autre; & ne doutant pas qu'elle n'eût résolu notre union, puisqu'elle nous réduisoit à être malheureux sans elle, nous primes des avances sur la cérémonie. Pendant ce tems là, j'avois pris une parfaite connoissance des affaires de mon cher Patron. Je devois à son amitié celle de l'Arithmetique, dont il m'avoit donné lui même les Elémens à Amsterdam , & sur le Vaisseau. Après sa mort, je m'en étois fait continuer des Leçons journaliéres par un Maître d'Ecole, ou Domine , qui passoit en Asie ; & je m'étois si bien aidé de mon Allemand, pour apprendre le Hollandois , que je possédois assez bien ce dernier. Je m'étois attaché à Batavia à lier avec les Principaux de la Colonie. Il n'y avoit point de Maison considérable, où je ne fusse reçu avec plaisir: Le Général lui même m'honoroit d'une considération distinguée; & il me promettoit de me donner le prémier Poste avantageux, qui seroit à sa disposition. Je crus être en termes à pouvoir demander à Mme. Kalb de rendre publiques les vues dont elle m'avouoit sur Mlle. sa Fille. Elle me donna parole de le faire après les six Mois de son Deuil; & je me reposai si bien sur cette promesse, que me regardant déja comme le principal intèressé à l'Héritage de mon Bienfaiteur, j'entrepris, sans la moindre inquiétude, le Voyage de Malacca , pour mettre ordre à quelques affaires qu'il y avoit laissées à règler avec les Facteurs de la Compagnie. J'avois séjourné un Mois dans cette Ville, lorsque les lettres de Mlle. Kalb cessérent. Allarmé de ce changement, je redoublai de diligence, pour terminer les affaires, qui m'éloignoient d'elle. Mais de nouvelles commissions, que sa Mére me donna, reculérent mon départ jusqu'au second Mois; & quand je voulus partir, le Commandant me remit le Brévet d'Enseigne de la prémiére Compagnie de la Garnison, avec ordre du Général de rester à mon Poste. Ce dernier me fût intimé sous peine de la vie. Il ne faut qu'avoir aimé pour s'imaginer quel fût mon dépit. J'avois entre les mains une somme considérable, appartenante à la Succession de mon Patron. Je m'en servis pour corrompre un Chinois de Batavia , qui étoit dans le Port de Malacca , avec son Jonc. Au risque de tout ce qui en pouroit avenir, je m'embarquai avec lui; & je vins à Batavia , où m'étant fait mettre à terre sur le soir, habillé à la Chinoise , je fus, sans être reconnu en chemin, me presenter à la Maison de Mme. Kalb . La prémiére personne, que j'y rencontrai fût ma Maîtresse. Notre joie nous aveugla sur le péril où j'étois. En nous promenant dans le Jardin, nous nous rendimes compte de ce qui s'étoit brassé contre nous, pendant notre séparation. Mlle. Kalb m'apprit que le Fils unique d'un Conseiller l'ayant recherchée en Mariage, sa Mére n'avoit fait que peu d'obstacle à sa poursuite. Je crains, ajouta-t'elle, d'avoir déviné juste; mais je soupçonne que ma Mére est, pour vous, dans des dispositions, qui ne lui permettront jamais de vous recevoir pour son Gendre. La simple amitié ne donne point l'impatience & l'inquiétude, dont je l'ai vue agitée sur votre retour, depuis votre départ. Je crois que l'absence l'aura éclairée sur l'inclination, qu'elle a prise pour vous dès le moment qu'elle vous vit. Elle vous aime, ou je suis fort trompée, & je ne balance point à vous assurer, que le Brévet & l'Ordre du Général ont été sollicités de concert entr'elle & mon Soupirant. Mlle. Kalb étoit une Blonde de dix sept ans, qui avoit les passions fort vives, soutenues de beaucoup de courage dans l'esprit & dans le cœur. Elle avoit été accoutumée par sa Mére à ne rien vouloir sans effet. Toûjours Maîtresse de ses volontés, elle s'étoit formée une habitude d'indépendance, qui la faisoit se roidir contre les obstacles, qu'on opposoit à la seule véritable passion qu'elle eût encore eue. Quelle que fùt la hardiesse des différens partis que je lui proposai, il n'y en eût point, qui lui fit peur. Nous nous aimions également; & nous étions résolus à tout tenter pour nous conserver l'un à l'autre. Mme. Kalb nous surprit dans le fort de notre délibération. Cet-te Dame, dont jusqu'alors j'avois dù admirer le caractère plein de douceur, devint furieuse à ma vue. Peut être avoit elle entendu nos derniers propos, où il étoit question de notre suite en Europe . Quoiqu'il en soit, sa Fille, qui n'avoit jamais vû en elle qu'une tendre amie, l'éprouva avoir été maltraitée de la parole & de la la Marâtre la plus emportée. Après en main, elle fut contrainte de se retirer; & je demeurai avec cette Mére irritée, partagé entre mon ressentiment contr'elle, & la reconnoissance que je lui devois. Dans la colère où elle étoit, il n'étoit pas vraisemblable qu'aucune autre passion se fit entendre. Cependant, au lieu du déluge de reproches, auquel je m'attendois, je n'eus à soutenir que des larmes & un silence obstiné. Il me fallut parler le prémier; & je le fis avec le respect que je devois à la Veuve de mon Bienfaiteur; mais avec la fermeté que me devoit inspirer l'aveu qu'on avoit donné à mes espérances. Mme. Kalb entra en explication avec beaucoup de douceur. Elle me dit que ses Tuteurs désaprouvoient mon Mariage avec sa Fille, & qu'elle avoit été obligée de se joindre à eux, parcequ'elle n'avoit rien à leur opposer contre un parti, qui faisoit la fortune de sa Fille. Comment, lui repartis-je, ce parti peut il faire la fortune de Mlle. Kalb , s'il fait son malheur? Ses promesses & ses menaces furent également inutiles, pour m'arracher le renoncement, qu'elle me demandoit, à mes espérances. Elle me quitta aussi irritée qu'à son abord. Tandis que je me promenois seul, en revant à la crise où je me trouvois, mon Rival vint dans le Jardin, accompagné de son Père & de plusieurs des principaux de la Colonie. Je voulus me dérober à leur vûe. Mais il étoit trop tard. Un d'eux se détacha, & sortit, en recommandant aux autres de me garder à vûe. Je m'approchai de ces derniers, que j'abordai avec politesse, & qui ne se refusérent point à mon entretien. C'étoit pour m'amuser, jusqu'au retour de leur Ami, qu'ils sçavoient être allé informer le Général de mon arrivée. En effet, demi-heure après son départ, un Détachement de la Garde du Général parut, & l'Officier vint m'arrêter de sa part, & m'ordonner de le suivre. Je fûs conduit au Fort, & jetté dans un Cachot, ou on me laissa passer la nuit sur de mauvaise paille de Ris, qui servoit de Litiére aux Prisonniers, depuis une Année. Je fus huit jours entiers dans ce Caveau, sans voir qui que ce fut qu'un Nègre hideux, qui m'apportoit du Ris & de l'Eau deux fois dans la journée. Le neuviéme jour, on m'en tira, pour me conduire en Conseil, comme un Criminel, les fers aux piez & aux mains. L'évanouissement que me causa le grand air, & l'éclat de la lumiére, n'inspira point de pitié à mes Satellites. Ils me portérent jusqu'à la porte de la Salle, où ils me mirent à terre comme un Cadavre. Je ne sçai point tous les remedes, dont ils se servirent, pour me faire reprendre mes sens. Mais je me trouvai, en revenant à moi, dans une Chambre de Cazernes, couché sur un mauvais Lit, avec une grande douleur aux épaules. C'étoit l'effet des sacrifications, dont la playe venoit d'être étuvée avec du Sel & du Vinaigre. Au bout de huit autres jours, je me vis enlever comme la prémiére fois, & je parus devant le Conseil assemblé. Le Général, voyant que je ne pouvois me soutenir sur mes genoux, ordonna qu'on m'apportat un Billot, sur lequel je m'assis. Ce que j'avois souffert depuis quinze jours, tant dans le corps, que dans l'esprit, me donnoit un si grand dégoût de la Vie, que je ne daignai pas m'excuser de la désobéïssance, qu'on me disoit mériter la mort. Mais lorsque j'entendis qu'on m'accusoit d'ingratitude & de séduction, d'imposture sur mon état, d'inceste médité; lorsque je vis attaquer la mémoire de mon cher Patron, dont on me disoit le Bâtard, je recueillis tous mes esprits, pour répondre à des accusations si atroces. L'honneur, la reconnoissance, & l'amour, me rendirent éloquent; & la vérité eût tant de force dans ma bouche, que le Général & son Conseil, muets d'étonnement & de dépit, n'eurent rien à me repliquer. J'apperçûs plusieurs Conseillers, qui s'essuyoient les yeux de leur mouchoir. Le Général ordonna qu'on me portât à l'Infirmerie du Fort; & j'entendis, en me retirant, qu'il disoit à quelqu'un, Il y auroit de l'injustice. On me mit dans un bon Lit, ou un Bouillon & la lassitude faisant leur effet, je m'endormis profondément. Les principaux points de ma défense ayant été sur l'ingratitude & la séduction, dont on m'accusoit, & sur l'injure qui m'étoit commune avec mon généreux Patron, qu'on disoit m'avoir annoncé comme son Cousin, afin de cacher que j'étois le fruit de son Libertinage; il m'avoit fallu donner toute mon Histoire, depuis mon départ de Chézales , jusqu'à mon évasion de Malacca . Le Général, qui, n'étant pas né plus riche que moi, devoit sa fortune à un Patron, qui avoit fait valoir ses talens & ses services, s'étoit reconnu à plusieurs endroits de mon récit; & comme il étoit honnête Homme, il avoit été toujours des expressions de ma reconnoissance envers Mr. Kalb , du ménagement avec lequel j'avois parlé de sa Veuve, & de ma discrétion sur les termes où nous en étions sa Fille & moi. Il ne voulut pas qu'on délibérat sur ces Articles en Conseil. Il est innocent à tous ces égards, dit-il, selon qu'il me fût rapporté ensuite. En approfondissant davantage ces griefs, nous trouverions peut-être à rougir de l'avoir traité si mal. Laissons les comme des affaires domestiques, dont il n'appartient qu'à la Famille de connoître. Quant à la désobéissance formelle, que je me suis crû obligé de poursuivre, je crois la lui pouvoir pardonner, puisque n'ayant pas accepté l'Emploi que je lui donnois, il peut être réputé libre de la subordination militaire. Cependant, afin que l'exemple ne soit pas contagieux, j'opine à le renvoyer en Europe , par la premiére Flotte, avec ce que feu Mr. Kalb lui légua. L'avis du Général n'essuya contradiction que de la part d'un aussi honnête Homme que lui, qui s'appelloit Mr. Master, Vieillard puissamment riche, & qui n'avoit point d'Enfans. Il pria le Général de ne point prononcer une Sentence, qui me flêtriroit, mais de se réserver de faire de moi ce qu'il jugeroit à propos; & il l'obtint. Ce fut de ce digne Conseiller, que je recus la prémiére Visite, après mon reveil. Il s'assit au chevet de mon Lit, où il débuta, en s'écriant, les mains levées vers le Ciel: Béni soit le Seigneur, qui accorde ses faveurs à qui il lui plait! Je le pris pour un Ministre, qui venoit m'exhorter à une mort chrétienne, & je lui répondis en conséquence, que j'avois sujet de bénir Dieu, qui me donnoit la résignation qui m'étoit nécessaire. Il comprit mon erreur, & en sourit. Vous n'avez plus besoin de résignation, mon Enfant, me dit-il: Vos malheurs sont finis. C'est moi qui dois me résigner à la Divine Providence, qui n'a pas voulu que j'eusse un Fils comme vous, qui m'auroit comblé de joïe & de satisfaction dans ma Vieillesse. Quelle douceur n'eut-ce pas été pour moi, de laisser le fruit de mon travail à un Héritier, qui auroit fait chérir ma mémoire, aprés ma mort, & qui l'auroit chérie lui même! Ne pensés plus, mon Fils, aux chagrins que vous venez d'essuyer. Vous trouverez des Filles aussi aimables, que celle de votre premier Patron, qui s'estimeront heureuses d'unir leur sort au votre. J'interrompis mon Consolateur, en lui disant, que j'aimerois Mlle. Kalb toute ma vie; qu'elle étoit mon Epouse; & que devant Dieu, comme devant les Hommes, je ne pouvois être qu'à elle. Que dites vous là, mon Fils, repartit Mr. Master ? Reprenez, pour le garder inviolablement, un secret qui mettroit le désordre dans une Famille. Mlle. Kalb , à qui on a persuadé que vous étiés son Frére naturel, a épousé votre Rival. Vous la rendez malheureuse, sans retour, si vous laissez entendre, qu'il y a eu entre vous quelque chose de plus que des paroles. Aidez aux Médécins à vous faire recouvrer vos forces: Absentez vous de Batavia , pendant quelque tems: Je vous promets de vous y faire un sort, qui vous empêchera de regretter celui, que l'envie & la calomnie vous ont fait manquer. Je ne vous demande que de voir en moi un second Mr. Kalb . Prenez pour moi l'affection que vous avez eue pour cet honête Homme: Je ne lui cède point dans celle qu'il a eu pour vous. Vous avez en moi un Ami, un Patron, un Pére, plus en état encore que lui de vous faire du bien. Mr. Master entra avec une tendresse véritablement paternelle dans mes doléances sur l'inconstance de Mlle. Kalb . Il ne me quitta point, qu'il ne m'eût vû entiérement résigné à ma perte. Je reçus le lendemain un Billet, dont Madame Kalb accompagnoit un présent, qu'elle m'envoyoit, de Confitures & de Liqueurs. Malgré ce que m'avoit dit sa Fille, je ne doutai point qu'elle ne fût sincère dans les protestations qu'elle me faisoit de sa bonne foi, touchant les accusations qu'elle avoit appuyées contre moi. Le Capitaine du Vaisseau, sur lequel j'étois venu d'Europe ,les avoit fondées par le rapport qu'il avoit fait de ma qualité de Gentilhomme Allemand, sous laquelle Mr. Kalb m'avoit présenté à lui. Celle de Parent, qu'il me donnoit dans sa Lettre, formoit une suspicion. Ensin l'innocence de sa Veuve me parut vraisemblable; & je répondis avec reconnoissance à la promesse qu'elle me faisoit de réparer le mal qu'elle m'avoit fait. Il ne se passa point de jour que je ne reçusse Visite de Mr. Master . Avant que d'être parfaitement rétabli, il m'avoit déja annoncé le dessein, où il étoit, de m'adopter, & de me faire son Légataire universel; & je jouissois d'avance du plaisir de faire la fortune la plus rapide & la plus innocente. Mais mon nouveau Patron s'ouvrit de ses vues sur moi à quelque faux Ami, qui révéla son secret à ceux qui comptoient sur son Héritage; & cela me valut une persécution, moins violente, mais mieux conduite, que celle dont je venois d'être délivré. Le soir du jour qu'il m'avoit promis de me faire venir souper chez lui, afin qu'il y notifiât son adoption à ses Parens, & que je partisse le lendemain pour la Chine , où il vouloit que je fisse un Voyage, je fùs saisi dans ma Chambre de l'Infirmerie du Fort, par quatre Esclaves nègres, qui me mirent un baillon à la bouche, & me liérent les piés & les mains. Ils m'enfermérent en cet état dans un Palanquin exactement fermé, qu'ils chargérent sur leurs épaules; & je me sentis emporter avec la derniére vitesse. J'entendis que mes Porteurs entroient dans une Chaloupe; & je ne doutai point qu'ils n'eussent ordre de me jetter à la Mer. J'eus le tems de faire quelques réflexions; & la prémiére fût que mon enlèvement ne s'étant pû faire sans l'ordre du Général, je ne devois pas craindre un pareil traitement de sa part. Cela me tranquilisa. Mes Porteurs m'avoient mis dans mon Palanquin au milieu de la Chaloupe. Je les entendois ramer, mais ils étoient muets sur ce qui me regardoit; & ils ne parlérent que pour s'exciter à la rame. Ils hélerent un Vaisseau, à bord duquel ils furent bientôt. J'y fus hissé avec mon Palanquin, & porté dans la Chambre, où le Capitaine, que je reconnus pour le même sur le bord duquel j'étois passé en Asie , me tira de ma Cage. Sa vûe ne me fit rien augurer que de sinistre, je le croyois mon Ennemi. Il s'apperçut de mon inquiétude. Ne craignez rien, me dit-il, je n'ai intérêt qu'à vous éloigner de Batavia ; & si vous voulez me jurer de n'y jamais revenir, je vous ferai connoître que vous y laissés des Personnes, qui vous aiment, & vous estiment; je vous prouverai que je suis moi-même de leur nombre. Je ne me fis pas prier pour le serment, que je fis du meilleur cœur, & dans la meilleure forme. Alors le Capitaine m'embrassa. Allez, me dit-il, chercher fortune ailleurs, vous l'y trouverez assurément, c'est moi qui vous le prédis. Mais vous êtes trop honnête Garçon pour ce Pays, où vous faites trembler tous les Neveux & Cousins des riches Vieillards, tous les Galans des Veuves opulentes. Mr. le Général vous fait partir, pour vous dérober au mauvais parti, que vous auroient fait tôt au tard les Parens de Mr. Master ; & je me suis prêté à vôtre enlevement, pour me délivrer d'un Rival dangereux auprès de Mme. Kalb . Mais ni ces Messieurs les Neveux, ni moi, nous ne vous voulons point de mal, loin de Batavia . Au contraire ils m'ont chargé de vous remettre, sur vôtre serment de ne jamais revenir, ce Sac, où il y a 300 Piastres; & je leur en veux joindre cent autres, que je vous prie d'accepter. Mr. le Général vous a fait revenir les Cent Ducats, que feu Mr. Kalb vous légua: Voilà deux Coffres de vos Hardes, qu'il a retirées de chez Mme. Kalb , & une Chaine d'or avec sa Médaille, dont il vous fait présent. Ce n'est pas tout. Vôtre Cousine, qui est informée de la batterie dressée contre vous deux, & de ce que vous avez souffert à son sujet, vous donne ce Diamant, qu'elle vous prie de porter pour l'amour d'elle, & pour gage de l'estime & de l'amitié qu'elle aura pour vous toute sa vie. Vous me donnerez des Billets de récépisse pour chacun de ces articles, quand je vous aurai mis à terre à Malacca , où vous devez garder les Arrêts dans le Château jusqu'au départ de la Flotte, qui sera dans deux mois, ou environ. Tachons de noïer le souvenir de vos chagrins dans quelques Bouteilles de Vin du Cap, dont je vous ai fait une petite provision. Je fus traité en Officier par le Commandant de Malacca , dont l'amitié me fit passer fort agréablement, & non moins utilement pour ma fortune, le tems de mes arrêts. C'étoit un vieux François Résugié, qui avoit été vingt cinq ans Capitaine d'Artillerie au Service de la République, en Europe. Quoiqu'il dût être content de son sort, il regrettoit de n'avoir pas été offrir ses services en Perse , où il s'imaginoit, disoit-il, qu'il auroit primé, tandis qu'il n'étoit que Subalterne au Service d'une Compagnie de Marchands. Les affaires s'y embrouillent de plus en plus, ajoûta-t'il: Vous avez du courage, je vous conseillerois d'y aller chercher fortune. Comme je lui repliquai que, sans expérience, sans même aucune autre connoissance que celle de l'Exercice du Fantassin, dans le Militaire, je ne pouvois pas raisonnablement concevoir les mêmes espérances que lui; il s'offrit à m'apprendre assez de la Fortification, & des Evolutions, pour paroître un bon Officier aux Persans , qui ne sçavoient que se battre. J'acceptai l'offre avec empressement; & je renonçai au projet, que j'avois formé, d'aller m'établir à la Colonie du Cap . Je parlai au Commandant de ma Généalogie, qui pourroit me faire considérer en Perse sur un autre pié que celui d'Avanturier Etranger. Il parut ajoûter peu de foi à ce que disoit mon Livre. Mais je me souviens qu'il me répondit qu'à deux mille lieues de l'Allemagne , j'étois aussi noble que le plus ancien Baron d'Empire. Loin de sa Patrie, poursuivi-t'il, un brave Homme est tout ce que ses talens le rendent capable de devenir. Vous êtes en argent: Faites vous un petit Equipage; achetez de belles Armes, avec un Esclave; & vous vous offrirez, sous quel titre il vous plaira, au Prince de Perse , qui selon toute apparence mesurera le cas, qu'il doit faire de vous, au besoin, où il est de braves Gens. Il faudra vous donner pour un Marchand, asn de pouvoir parvenir jusqu'à lui. De ce moment je cessai de me regarder comme le Fils d'un Paysan de nôtre Village. Je m'élevai jusqu'aux Ancêtres, que nôtre Livre nous donne; & je fis résolution de me rapprocher de leur fortune, ou de périr dans la peine. L'obligeant Mr. d'Imberbault passa les journées entiéres à me donner des Lecons, que je concevois avec une facilité, qui l'étonnoit, quoiqu'il n'eût pas de son Métier une idée fort relevée. On fait un Monstre aux jeunes Gens de la science de la Fortification, me disoit-il un jour: Mais pour être habile Ingenieur, il ne faut que beaucoup de bon sens, avec de bons principes. La Fortification, dans son enfance, n'étoit que l'ouvrage de l'instinct; & les Vaubans , les Cœhorns , sont partis de ces premiéres lignes; ils sont bâti sur ces vieux fondemens. Le sens commun dicte la supériorité de l'Angle sur le Quarré, & celle de la Ligne courbe sur la Ligne droite, pour la force des Places & des Camps: L'avantage du Fossé, celui des Epaulemens, & des Banquêtes, ont conduit à l'invention des Tranchées, des Fascines, des Gabions & des Mantelets. L'inégalité des Surfaces a dirigé la disposition des differentes Batteries: La difficulté des approches a inspiré les Mines, dont la nature du terrein régle le travail. Enfin l'inégalité des Lieux & des Chemins a marqué la division des Corps d'une Armée, en Brigades, en Bataillons, en Colonnes, en Pelotons: Il n'est besoin que d'avoir bon œil & bonne voix, & d'entendre la Langue de ceux qu'on commande, pour les commander bien: car je suppose la présence d'esprit & l'audace comme des qualités naturelles au Militaire. Si je n'en crûs pas tout à fait Mr. d'Imberbault sur sa parole, du moins pris-je sur ses discours une confiance & même une présomption, qui m'a grandement servi dans l'occasion. Tout ce dont il me donna l'idée m'a été utile: Mais rien ne m'a plus aidé, dans le Nouveau Monde, ou je me suis trouvé, que les Evolutions du Bataillon de 480. Hommes, sur toutes les hauteurs, depuis 6. jusqu'à 30. sur tous les fronts, depuis 80. jusqu'à 16 selon le différens Terrains, ou les différens cas d'offensive, ou de défensive. C'est ce petit secret d'Infanterie, qui m'a fait connoître avantageusement du Schah Nadir , & de Muhammed Chah , mes Maîtres. C'est de lui que je suis parti pour la découverte des autres Evolutions, qui m'ont fait estimer, en Perse & dans l'Indostan , le moins mauvais Homme d'Infanterie de l'Orient. Le vieux Commandant prit tellement à cœur de me l'enseigner parfaitement, qu'il fit faire une grande Table percée d'autant de trous que le Bataillon a d'Hommes, sur laquelle furent disposées autant de petites Figures de bois, que des Fils de fer faisoient mouvoir à l'ordre; & nous passions des journées entiéres à leur commander les Evolutions. Deux Vaisseaux de la Flote, qui devoient prendre les Soyes de Perse à Gomrom , ou Bender Abassi , prirent les devants, & partirent le 18. Octobre 1729. Un d'eux acheva sa charge à Malacca , & eut ordre de me recevoir à bord. La veille du jour de partance, je reçus une réponse de M. Master à qui il m'avoit été permis d'écrire une Lettre, qui me fut dictée. Ce généreux Vieillard me remercioit de l'effort dont j'avois été capable, par générosité envers ses Parens, (car il m'avoit fallu lui écrire que j'avois quitté Batavia de mon plein gré) & il joignoit aux souhaits, qu'il faisoit pour ma prospérité, un magnifique présent de Provisions de Mer, avec une paire des plus beaux Pistolets, que j'aye jamais vûs. Il finissoit sa Lettre, en me disant que, la reconnoissance de ses Héritiers naturels à mon égard étoit pour eux le meilleur titre à sa Succession. Je ne me séparai point, sans verser des larmes, du généreux Mr. d'Imberbault , qui me donna un Fusil, que j'ai encore, avec une belle Epée à la Suédoise, dont j'ai fait présent au Capitaine Durant de Marseille , qui m'avoit promis de me procurer des nouvelles de mon cher Frére. J'avois fait acheter de Mme. Kalb un Esclave Nègre, qui s'étoit pris d'affection pour moi, pendant que j'étois dans sa Maison; de sorte que je partis, pour chercher fortune, dans l'Equipage ou Mr. d'Imberbault disoit qu'il falloit que je fusse, pour la trouver. Nous eumes longtemps un calme, qui nous permettoit à peine dix lieues en 24. heures. Mais à la hauteur des Maldives , le Vent d'Est devint fort; & nous fimes route avec autant de bonheur que de rapidité. Nous fumes à la vue de Bender Abassi , le 23. de Décembre. Au bruit de nôtre Canon, les Facteurs de la Compagnie se mirent dans une Barque, & vinrent à bord, annoncer qu'il n'y auroit point de Soyes cette année, parceque les Awgans chassés d'Ispahan par le Schah Thamas , Fils de Hussein , s'étoient retirés à Schiras, d'ou, comme si ils désespéroient d'être plus long-tems les Maîtres, ils pilloient & massacroient tout ce qui approchoit d'eux. Ils dirent encore qu'Azraf ou Eschref , qui règnoit depuis 1725, étoit à Schiras , après avoir perdu deux grandes Batailles, dont on ne croioit pas qu'il pût se relever. Malgré leurs raisons, pour me détourner de la résolution, ou j'étois, d'entrer en Perse , je m'obstinai à aller à terre avec eux; & le Capitaine, qui avoit ordre de me débarquer où je voudrois, cessa de s'y opposer, dès qu'il vit, qu'il le faisoit inutilement. Nous démarames au point du jour. Arrivé à terre, je la baisai avec transport. C'est dans ce Pays , m'écrirai-je, qu'il me faut faire fortune, ou périr. Les Facteurs n'en avoient point imposé. Bender Abassi étoit désert, les Magazins de la Compagnie vuides; & à peine la Maison du Comptoir avoit elle les Meubles néceffaires. Mr. Vanderhine , Directeur, envoya un présent, que je tirai de mes Coffres, à l'Officier Awgan , qui commandoit dans le Château, & lui fit demander Escorte pour moi jusqu'à Schiras , ou je voulois me présenter à Azraf . Sur ce que Mr. d'Imberbault m'avoit dit, & sur ce que les Facteurs me racontèrent des Awgans , de leurs exploits, & de leurs forces, je crus à leur Chef assez de ressources pour rétablir ses affaires; & il me sembla que la Fortune me ménageoit ce tems pour lui offrir mon Epée, d'une maniére qui me fut avantageuse. L'Officier demanda deux Tomans , qui font environ 60. Florins de Hollande, pour les dix Hommes qu'il m'accordoit. Je les lui envoyai, & le 26. l'Escorte parut devant la Maison de la Compagnie. Je croyois qu'il n'y avoit qu'à partir. Mais le Chef des dix Awgans me demanda les deux Tomans promis. Le Commandant avoit gardé pour lui ceux que j'avois envoyés. J'en donnai deux autres, sans marchander; & mes Gens furent satisfaits. L'extérieur de ces Braves n'étoit guères propre à m'inspirer de la confiance, chacun d'eux avoit plus la mine d'un Voleur que d'un Soldat. Je me fis un point capital de me les concilier par des déférences. Mr. Vanderhine m'avoit vendu un assez beau Cheval, que je comptois monter. Je l'offris au Chef de mon Escorte, en l'invitant à s'en servir. J'invitai ses gens à mettre le petit sac, qu'ils avoient sur l'épaule, & où étoient leurs provisions, sur les deux Chameaux qui portoient mon bagage. La politesse est de tout Pays. La mienne m'en valut une autre de la part de ces Hommes grossiers, qui me firent entendre qu'ils ne marchoient point jusqu'à ce que je fusse sur mon Cheval. Je montai donc; & nous marchames en bonne intelligence. Je crus à l'Halte devoir offrir mes Provisions à mes Protecteurs. Mais j'y sûs pris cette fois. A la vûe de quelques Bouteilles de Vin de Schiras , que les Facteurs m'avoient données, ces ridiges Musulmans se mirent à murmurer entr'eux, en me regardant d'un œil menaçant: J'eus grand peur qu'ils ne fussent tentés de me mettre en piéces, comme un Infidéle. Je les appaisai par un coup de politique. Comme si ces Bouteilles se fussent trouvées dans mes Provisions, sans mon aveu, je les fis porter au loin par mon Nègre, en feignant de le gronder, & d'être en colére contre lui, jusqu'à le vouloir frapper. Ce que j'avois prévu arriva. Mes Barbares furent contents de mon sacrifice; & tandis que je paroissois uniquement occupé des Provisions, que j'avois devant moi, ils se détachèrent l'un après l'autre, & furent boire mon Vin. Plus nous approchions de Schiras , & plus les horreurs de la Guerre étoient visibles. Les Campagnes étoient brûlées, & semées de Cadavres à demi corrompus. On voyoit de loin les ruines des Villages, dont plusieurs fumoient encore. Nous fumes reconnus par plusieurs pelotons d'Awgans , au Chef desquels il me fallut faire un présent. J'observai que le second peloton avoit un Homme de moins que le prémier, & ainsi des autres qui se présentérent: cela me fit soupçonner ces Messieurs d'être des Maraudeurs de la Garnison de Bender Abassi . J'eus l'œil sur mon Escorte; & je m'apperçus qu'aux derniéres rencontres de peloton il y avoit parmi mes dix Awgans un nouveau visage. Que faire, après ma remarque, autre chose que prendre patience? Sur le soir je fus joint par un Homme à cheval, que je reconnus pour le Principal Domestique de la Factorie de Gomrom . Mon Escorte le voulut arrêter. Mais tout en leur disant de bonnes paroles, il heurta celui-ci de la botte, celui-là de son cheval; & vint se mettre à mon côté. Ces Gens là, me dit-il, ont quelque mauvais dessein: Il vous ont écarté de la route de Schiras : Je ne vous serai pas un Compagnon inutile. Votre résolution de tenter fortune en Pere m'en a inspiré une pareille. Il y a quinze ans que je sers la Compagnie à Gomrom ; & je vois que mes services sont une raison pour ne pas m'avancer. Je suis le seul du Comptoir qui sache bien le Persan & le Baniane . Les Directeurs se font honneur de mon savoir, & je croupis dans la servitude. Il m'est dû deux années de mes Gages: Je m'en suis bien voulu tenir pour paye par ce Cheval & son Harnois: Nos Messieurs ne doivent pas se plaindre. Je m'attache a vous. Si vous faites fortune, j'espére, que je m'en sentirai, & que vous me ferez part du bien, comme je vous promets de partager le mal qui vous arrivera. J'embrassai mon nouveau Camarade: Sa Compagnie étoit pour moi le bienfait le plus signalé de la Providence. C'étoit un Garçon de trente ans, qu'un Directeur de Gomrom avoit tiré d'un Vaisseau, où il étoit Mousse, pour l'élever dans la Factorie, & lui faire apprendre le Persan . Il avoit surpassé l'attente de son Maître: Le Persan & le Baniane (c'est un Jargon Indien, que les Marchands de l'Indostan parlent comme les Marchands Turcs la Langue franque) lui étoient aussi familiéres que sa Langue maternelle. Il étoit d'ailleurs plein d'esprit & de cœur, fort bien fait, & d'une force peu commune. Si vous m'en voulez croire, me dit-il, vous ferez monter votre Nègre sur un des Chameaux; & nous piquerons des deux, en laissant votre Escorte, qui m'a l'air d'une troupe de coupe-jarrets. Je sai le chemin d'Ispahan , pour l'avoir fait cent fois; & je crains plus ces Conducteurs, que les plus mauvaises rencontres. Pourquoi vous ont ils tiré de la grande route? Pourquoi m'ont ils voulu empêcher de vous joindre? Pourquoi une Troupe de même nombre que la leur, que je viens de rencontrer, il y a une heure, a-t'elle tiré sur moi? Laissez moi congédier ces Coquins. Je l'avouerai a ma honte. Cet empressement de Fréderic à me séparer de mon Escorte me fut suspect. Je m'imaginai qu'il avoit convoité ma dépouille, & qu'il visoit à m'assassiner sans témoins. Dans cette idée, je lui répondis, qu'il seroit tems de faire ce qu'il me disoit le lendemain au matin, quand nous aurions tout le jour devant nous. Soit, me repartit-il, puisque vous le voulez. Vous ne connoissez pas ces Gens là comme je les connois. Mais du moins suivez mon second avis. Soyez alerte toute la nuit, & faites tenir à l'écart votre Nègre avec ses Chameaux. Pour moi, si je dors, ce sera les yeux ouverts, mon Fusil & mon Pistolet en état, & la bride de mon Cheval passée à mon bras. Faisons mieux, repliquai-je. Si ces Gens là ont un mauvais dessein, ils l'exécuteront dès qu'ils en croiront voir l'opportunité. Dès que nous aurons repû, faisons semblant de dormir; ronflons à l'envi: & au prémier mouvement qu'ils feront, nous nous séparerons d'eux. J'ai peine à croire, repartit Fréderic , que nous nous en séparions sans donner ou recevoir des coups. Cependant la feinte est bonne, quand elle ne feroit autre chose qu'abréger le tems de notre inquiétude. Ce fût sous un Palmier que nos gens choisirent leur Camp. Je prétextai la mauvaise odeur & le ronflement des Chameaux, pour les faire mettre à l'écart avec le Nègre, qui eût ordre de ne les point décharger; & Fréderic fit gouter mes raisons aux Awgans . Mais quoiqu'il leur pût dire pour les faire consentir à nous laisser à quartier avec nos Chevaux, il ne vint point à bout de leur entêtement. Je commençai à croire que j'étois véritablement en péril. Nous nous adossames au Palmier, autour duquel nos dix Awgans s'acroupirent en cercle. Au bout de demi-heure, feignant de dormir profondément nous ronflames fort haut. Ce fût un signal pour nos Scélerats, qui prirent leurs Armes, & se mirent sans bruit sur leurs pieds. Je n'en voulus pas voir davantage. Criant à Fréderic de se tenir sur ses gardes, je me jettai au côté de mon Cheval, qui me faisoit un rempart; & ayant tiré un de mes Pistolets, je profitai de la surprise des Voleurs, pour me jetter en Selle. Fréderic , sans tirer, fut à cheval aussitôt que moi; & nous piquames vers nos Chameaux, que le Nègre avoit tenu prêts à partir au prémier signal. Les Awgans n'osérent nous suivre: Nous en fumes quittes pour la peur. Sur la sin du jour suivant, nous vimes au Nord une troupe nombreuse de Cavalerie, qui marchoit droit à Schiras ; & un moment après un Courier passa près de nous; courant à toute bride vers Bender Abassi . Fréderic jugea qu'il devoit y avoir à Schiras quelque chose d'extraordinaire, ces sortes de Couriers n'étant dépêchés que pour des affaires de la derniére importance; & il voulut que nous marchassions au Corps de Cavalerie, que nous voyons dans la Plaine. Je le laissai le maître de notre route. Au bout d'une heure nous vimes les Cavaliers camper. Nous voila bientôt hors de péril, me dit Fréderic . Le Commandant de cette Troupe est sans doute un Officier considérable, sous la sauve garde du quel nous irons surement à Schiras . A peine avoit il achevé de parler, que nous entendimes galoper derriére nous. Nous tournames la tête, & nous vimes quatre Cavaliers, qui tenoient en main leur Sabre nud, qu'ils faisoient passer & repasser sur leur tête. Fréderic les reconnut pour Persans , & il m'assura que leur dessein étoit de nous sabrer, en caracolant. Quand ils nous auront tués, ajouta-t'il, ils se le feront bien pardonner, en disant, qu'ils nous ont pris pour des Espions. Attendons les de pié serme; & s'ils continuent de venir a nous après que je les aurai avertis, tirons sur eux, sans les marchander. C'est un bien pour nous qu'ils soient Persans . Il fit comme il le dit, & je l'imitai. Nos deux coups tuérent un homme, & en blessérent un autre. Les deux qui restoient tournérent bride, & s'enfuirent, tandis que nous doublames le pas vers le Camp. Nous arrivames sans encombre à la Garde avancée, où Fréderic demanda que nous fussions menés au Commandant. Pendant que l'Officier tiroit le Détachement qui nous devoit conduire, nos Chameaux furent déchargés, & leur charge pillée: Ce fût l'affaire d'un moment. Fréderic eût beau crier, on nous rit au nez. Cependant ses menaces intimidérent l'Officier, qui frapa de son Sabre un Soldat, qui se disposoit à me jetter à bas de mon cheval. L'ordre fût positif de nous présenter à Zeberdest-Kan . C'étoit le Général de la Cavalerie Awgane, & le seul Homme que les Conquèrans de la Perse estimassent digne de les commander, depuis la mort de Nazir-Ulla , auquel Maghmud avoit été redevable de ses Victoires. Neahmed Zeberdest étoit Persan d'origine. Il étoit tombé fort jeune entre les mains des Awgans , qui pillérent la Caravanne, où il étoit avec son Pére. Un d'entr'eux l'avoit adopté, lui avoit donné l'Education Awgane, & s'en étoit fait suivre à la Guerre. Le jeune Homme avoit pris goût au Métier. Il étoit passé au Service du Mogol , ou il avoit aquis quelque connoissance du Militaire d'Europe, & sur tout de l'Artillerie, par le moyen des Canoniers Portugais avec lesquels il avoit vêcu. C'étoit un grand Homme & un bon Officier pour l'Asie . Il avoit défendu Casbin l'année précédente contre le Prince Thamas & son Général avec beaucoup d'opiniâtreté & de gloire; & il abandonnoit Tesd , pour venir commander dans Schiras , que Thamas Kouli-Kan à la tête de toutes les forces du Fils de Hussein venoit assiéger. Zeberdest aimoit les Européens . Il parloit fort bien le Portugais . Il apprenoit tous les jours du François avec un Fondeur de Nomeny en Lorraine , dans la Compagnie duquel il passoit la meilleure partie du tems qu'il pouvoit dérober aux affaires. Comme ils étoient ensemble, lorsqu'on lui demanda nôtre audience, il l'envoya s'informer de nous qui nous étions, & ce que nous voulions de lui. Le Lorrain fut transporté de joye par ma réponse. Il rentra après m'avoir embrassé; & dans la minute, il revint nous introduire auprès du Général, qui daigna se lever de dessus les Carreaux, sur lesquels il étoit assis, les jambes croisées, à nôtre approche. Docile aux instructions de Mr. d'Imberbault , je me donnai pour un Gentilhomme François , que la curiosité & l'amour de la gloire conduisoient en Perse . Je me dis Homme d'Artillerie & d'Infanterie; & malgré ma jeunesse je trouvai créance auprès de Neahmed , qui me fit en mauvais François la réponse la plus obligeante. Le Fondeur, avec qui Fréderic avoit déjà lié amitié, lui ayant porté nos plaintes sur le Vol de nôtre Equipage, il fit appeller l'Oficier qui nous avoit amenez de la Grande Garde; & il lui donna l'ordre, sous peine de la bastonnade, pour son Commandant, de nous faire retrouver tout ce qui nous avoit été pillé. En attendant le souper, auquel il nous invita, il nous dit que l'issue du Siége de Schiras décideroit de la fortune des Awgans . J'entrevis par la proposition, qu'il me fit, de passer avec lui au Service du Mogol , en cas que la Ville fut prise, qu'il n'avoit pas bonne opinion de la défense, qu'il en entreprenoit. Mais je crus ne pouvoir reculer avec honneur; & je remis au tems à me ménager l'occasion de passer sans honte du côté le plus fort. Après le souper, qui consista en quelques Fruits secs, & une grande Cruche de Vin de Schiras , voyant nôtre Général en humeur de causer, je le priai de me donner des Awgans & de leur Conquête une idée moins confuse que celle qu'on en avoit en Europe . L'air & le ton dont je lui fis cette demande le firent sourire. Nous ne nous connoissons pas encore assez, me dit-il, pour une pareille Conversation. Je parle mal François, & j'ai besoin de repos, pour faire lever le Camp de grand matin. En même-tems il ordonna au Fondeur de nous faire passer la nuit sous sa Tente. Chomel lui ayant réïteré la priére de nous faire restituer nôtre Bagage, nous fit signe de le suivre, & sortit. Tubleu! me dit-il, quand nous fumes dans sa Tente, que vous êtes familier! Il n'y a pas deux heures, que vous avez vû pour la premiére fois le premier Seigneur Awgan , que la Nation respecte & craint plus que le Schah Azraff ; & vous le traitez en vieille connoissance. Vous êtes bien un François. Ne craignez pourtant pas que vôtre liberté ait indisposé contre vous le Général: Il sera le premier à vous la rappeller, pour en rire, lorsqu'il vous aura admis dans sa familiarité. En attendant, puisque vous souhaités de connoître les Awgans , je vais vous donner satisfaction. Il est peu d'Hommes en Perse mieux instruits que moi. Le Prince de Geogie m'amena à Ispahan , il ya 13. ans J'en ai passé sept entiers dans les Ateliers du Palais. J'ai vû Schah Hussein , j'ai été Ami d'un des principaux Eunuques blancs du Haram, & d'un Officier Georgien, qui a été à la Guerre contre les Awgans , & leur prisonnier. Je vis au milieu de cette Nation depuis cinq ans; & j'y suis consideré sur un autre pié que celui d'Artisan. Je veux vous mettre en état de n'avoir plus de questions à faire à Neahmed . Comme je n'ai pas ses occupations, je puis me passer une nuit de dormir. Avant que d'entamer son récit, Chomel voulut que nous goutassions son Vin; & il nous fit oublier insensiblement que nous avions promis de ne point nous endormir. A nôtre premier sommmeil, une douzaine de Soldats entrez dans la Tente nous réveilla brusquement. Ils y déposérent les débris de mon Bagage, qu'ils assûrérent être là tout entier. Quoiqu'il n'y en eût pas le tiers, Chomel me conseilla de paroître satisfait; & Fréderic en donna la déclaration à l'Officier. Le jour étant venu plûtôt que nous ne l'attendions, il nous fallut penser à partir: nous remimes l'Histoire des Awgans au tems de nôtre séjour dans Schiras . Neahmed m'y présenta à Azraff , qui m'honora de la Calaate . C'est un Habit complet de Brocard à la Persienne, que les Rois de Perse ont coutume de donner, comme une récompense, ou comme un témoignage de leur estime, à ceux auxquels ils accordent l'audience. Zeberdest , ayant été déclare Gouverneur de Schiras, me donna le Commandement de l'Artillerie des Remparts, & fit Fréderic mon adjudant. Je fus plus surpris qu'épouventé de me voir avec aussi peu de capacité dans un Poste aussi considérable: Il ne m'étoit pas impossible de paroître savoir quelque chose aux yeux de plus ignorans que moi. Ce qui m'inquiétoit le plus, c'étoit la Langue. Celle des Awgans étant un jargon mi-parti du Tartare & du Persan ; je ne me souciai pas de l'apprendre, vû que, selon toute apparence, je ne serois pas long-tems avec eux. Lorsque je sçus que le Persan étoit la Langue de la Cour d'Agra comme de celle d'Ispahan , je fus animé à son étude; & avec le secours de Fréderic & de Chomel j'en appris assez pendant le Siége, pour n'avoir plus besoin de Truchement. Je m'apperçois, mon cher Frére, qu'il y a déja quelque tems, que je vous parle des Awgans , qui sans doute vous sont un Peuple inconnu, sans vous en avoir donné aucune notion. Je sai bien, que pour vous intéresser à mon récit, il suffit qu'il soit d'Evénemens, auxquels j'ai eu part. Mais un éclaircissement sur les Conquèrans de la Perse , vous rendra moins pénible l'attention, que vôtre amitié me donne. Je vais tacher de vous raconter en abrégé l'Histoire de l'incroyable sortune de ce Peuple, devenu si fameux, après avoir été dans la plus profonde obscurité. Je vous en dirai ce que j'en ai appris des principaux d'entr'eux, & des Persans les mieux instruits. Leur décadence & leur ruine étant arrivées sous mes yeux; je vous en parlerai en témoins oculaire. Les Awgans , ou Afgans sont originaires du Caucase , d'où ils furent transplantés en Perse par Temurlenk ou Tamerlan . Cette Nation étoit dès lors partagée en plusieurs branches, entre lesquelles la diversité d'opinion sur la Religion mettoit une grande animosité, que les Rois de Perse ont entretenue avec soin, quand ils ont sçû règner. Les Awgans Abdalis furent fixés dans le Chorassan , les Awgans Rafis , ou de la Secte d'Ali, dans le Hazerai ; & les Awgans Sunnis , ou de la Secte d'Omar , dans le Candehar . Je n'ai bien connu que les Sunnis & les Rafis , qui ont eù la principale part à la Conquête de la Perse . La sobrieté, la continence, l'endurcissement à la fatigue, le mépris des commodités de la Vie, celui de la Vie même, tout cela étoit particulier à ces deux Peuples d'Awgans , auparavant leur incroïable fortune. Ils aimoient la Guerre; & n'ayant pas de Chefs qui osassent la faire, sous leurs propres Drapeaux, au Roi de Perse , ou au Mogol ; ils exerçoient le brigandage, & pilloient les Caravanes. Leurs Armes étoient le Bouclier, la Lance, le Sabre, & le Poignard. Ils eurent les Armes à feu après leur conquête; mais ils n'apprirent, ni n'aimérent à s'en servir. Lorsqu'ils combattoient, ils étoient sûrs de vaincre, ou de perir. Leurs Trouppes étoient divisées en deux Corps, outre la Cavalerie, nommés Nazachésis & Pekelhuvans , (autant qu'il est possible de rendre ces mots en François, le prémier signifie Bouchers , & le second Athletes .) Les Bouchers étoient l'élite de la Nation. Ils formoient les prémiers rangs de l'Armée; & c'étoit à eux qu'ils appartenoit d'engager le combat. Ils fondoient impétueusement sur l'Ennemi, qu'ils mettoient en désordre. N'étant aucunement effrayés du nombre des leurs qui tomboient, parce qu'ils ne les voyoient point, ils ne pouvoient être arrêtés: Ils enfonçoient l'Ennemi, & ouvroient les Bataillons aux Athlètes, qui les suivoient. Alors ils avoient fait leur service; & se coulant le long des ailes, ils alloient former l'Arriére garde (il faut observer que les Orientaux combattoient pour l'ordinaire sur une seule ligne) là ils n'étoient point destinez à être d'aucun secours. Seulement ils veilloient à arrêter les Fuïards, qu'ils forçoient de retourner à l'Ennemi, ou qu'ils tuoient,s'ils continuoient de fuir. Une blessure au bras n'étoit point un motif suffisant pour se retirer du Combat. Le Blessé devoit changer son Epée de main, & combattre jusqu'à la Victoire, ou l'entier épuisement de ses forces. Après le Combat; ils pensoient leurs Blessés avec soin, pourvû qu'ils le fussent en lieu honorable; car s'ils voyoient que le coup eût été reçu en fuyant, ils achevoient le Malheureux. Cette ferme résolution de vaincre, ou de mourir, ne venoit point de leur férocité. L'usage moderé qu'ils faisoient de leur Victoire seroit honorable au Peuple le mieux policé. Leurs Prisonniers n'étoient point Esclaves. J'ai connu plusieurs Officiers Georgiens & Persans , tombez en leur pouvoir par cette voye, & qui en ont été traités fort humainement. Un entr'autres fût obligé de se rendre à un Awgan , qu'il avoit dangereusement blessé; & celui-ci lui demanda d'abord s'il pouvoit s'échanger contre un Officier Awgan . Comme le Georgien eût répondu qu'il ne croyoit pas le pouvoir obtenir de la Cour: Hé bien, lui repartit l'Awgan, reste chez moi pendant un an; rend moi les Services qui dépendront de toi; & ce tems expiré, je te renverrai dans ta Maison. Il mourut dans le cours de l'Année; & le Georgien crût avoir perdu, avec son Patron, tout espoir de recouvrer sa liberté. Mais il se trompoit. Les Enfans du mort l'ayant vu, qui pleuroit sur le Cercueil, le conduisirent chez le Cadis, devant lequel ils lui firent déclarer quel il étoit, & depuis quand il étoit dans la Maison de leur Pére. Il répondit à tout, & se hazarda de dire la promesse, que le Défunt lui avoit faite. Les Enfans lui en firent affirmer la vérité par serment: après quoi, l'aîné des Fils lui dit: En l'honneur de nôtre Pére, que tu as dû aimer, puisqu'il étoit honnête Homme, nous te rendons à toi même: Tiens, voilà douze Abassis, retourne en ta Maison . A la tête d'un Peuple de ce caractére, Mir-Weis, sous un Gouvernement aussi foible que celui de Hussein , auroit fait la Conquête de la Perse , s'il avoit osé l'entreprendre. Mais avec la plupart des qualités d'un Chef de parti, il manquoit d'audace. Il n'eût un plan formé, que quand il fût sur le point de mourir: Son Esprit ne s'éleva que par degrés au projet d'une Révolution. Remuant d'abord pour le plaisir de remuer, il déploya sur de petits objets la plus profonde politique, & comme un Général d'un cerveau trop étroit, pour recevoir les grandes manœuvres, il fit briller sa fécondité & son adresse dans des ruses & des finesses superflues. Cet Homme fameux seroit demeuré dans l'obscurité, s'il ne s'étoit vû plus redouté, qu'il ne croyoit être redoutable. Schah Soleiman , Pére du Hussein , s'étoit rendu également odieux & méprisable aux Persans par son yvrognerie. Lorsque les fumées du Vin lui avoient ôté l'usage de la raison (ce qui arrivoit toutes les fois qu'il en buvoit, & il en buvoit tous les jours) il se ruoit comme une bête féroce sur ceux qu'il contraignoit à être de ses parties; & ni l'âge, ni le rang ne mettoit à l'abri de la manie, qu'il avoit, de prouver sa force par son adresse à couper des Têtes. Il mourût âgé de 50 ans, plûtôt que son tempérament ne sembloit le promettre, plus tard que ne le demandoit le bien de ses Peuples. Peu content d'avoir fait leur malheur pendant son Règne, il voulut emporter au tombeau le barbare plaisir de laisser un Successeur qui le fit regretter. Il avoit fait poignarder l'ainé de ses Fils; & le second, qui lui avoit reproché en face le sang qu'il versoit continuellement, étoit disparu du Haram , sans qu'on seût ce qu'il étoit devenu. Il lui en restoit encore deux, en âge de régner, quand il mourut. L'un, nommé Abas , étoit un Prince de belle taille, & de beaucoup d'esprit: L'autre, appellé Hussein , étoit contrefait, & bigot. Le droit d'ainesse n'étant point reçu en Perse, on pressa Soleiman de nommer son Héritier. Mais il s'en tint à dire qu' Abas seroit un Roi Ennemi du repos, & Hussein Ennemi des affaires. Le peu d'application de Soleiman avoit rendu les Eunuques tout puissans. Tout avoit passé par leurs mains sous ce Règne; & les principaux emplois du Royaume étoient remplis par leurs Créatures. Personne ne leur disputa le droit de choisir le Roi; & ils choisirent celui des deux Princes, dont l'imbécillité leur promettoit l'accroissement de leur influence sur les affaires. Hussein ne trompa point leurs espérances. Après son couronnement, les ayant fait assembler, blancs & noirs, dans le Salon des Chevaux, il leur fit un sermon sur l'excellence de l'Alcoran , dont telle fut la conclusion. J'ai accepté la Couronne, leur dit-il, parcequ'elle me délivre du péril ordinaire aux Fréres des Rois de Perses. Mais ne croyez pas que pour servir les Hommes je m'expose à la colère du Prophète. Vous m'avez fait Roi, je vous en laisse les fonctions: Remplissés les de votre mieux. Pour moi, je me retire dans mon Apartement, où je défends qu'on me trouble dans la sainte étude, à laquelle je veux m'appliquer. Les Eunuques eurent assez de peine à se faire donner leurs Départemens, & à obtenir qu'il leur accordat chaque jour une heure pour l'expédition des ordres, qu'il devoit autoriser de son nom. Depuis ce jour cet imbécile Prince fût une machine que les Eunuques firent agir à leur volonté. Il ne leur résista jamais que sur la mort de son Frére, qu'ils le pressoient d'ordonner. Mais ce fût par foiblesse qu'il tint bon contre leurs instances. Il étoit si éloigné de faire couler du sang, qu'il se reprocha d'avoir tué un Canard dans un Bassin des Jardins d' Amandabat . C'est un fait vrai. De tout tems les Eunuques ont formé deux Factions dans le Haram. Le Grand Abas augmenta cette animosité entre les couleurs: Il prétendoit en être mieux servi. Quoiqu'il en soit, cette animosité fut à son comble, quand les Noirs, mettant à profit les momens ou Hussein avoit besoin de leur Ministère, en eurent obtenu d'entrer de moitié dans le maniement des affaires générales avec les Blancs, qui jusqu'alors en avoient eu l'entiére disposition. L'avarice de ces Monstre se joignant à leur haine, on vit les Blancs casser les Gouverneurs nommés par les Noirs, & ceux-ci faire le même traitement, lorsqu'il le pouvoient, aux Créatures de leurs Antagonistes. Comme ces Postes s'achetoient fort cher, on abandonnoit le Peuple aux vexations des instalés; qui se croyant chaque jour à la veille de leur déposition, employent merveilleusement le tems. Par une Ordonnance d'Abas le Grand , soigneusement maintenu sous ses Successeurs, les Gouverneurs de Province étoient comptables de Vols faits dans leur Gouvernement. Les Eunuques, sous Hussein , abolirent cette Loi, qui faisoit la sureté des routes, & du commerce. L'impunité, qu'ils assuroient, ayant fait hausser le prix des Gouvernemens, les Gouverneurs s'associérent eux-mêmes aux Brigands; & faisant porter les fraix de la recherche, & de la poursuite des Voleurs, à ceux qui avoient été volés; au lieu de les venger, ils achevoient de les ruiner. L'envoi de la Calaate fût une autre source de concussions. Celui qui reçoit cette faveur étoit obligé de faire à celui qui la lui remettoit un présent, sur la valeur duquel on jugeoit de l'estime qu'il faisoit de celui de son Souverain; &, si c'étoit un Gouverneur, les Peuples de son Gouvernement contribuoient à former son présent. Les Eunuques envoyérent jusqu'à trois fois dans une année la Calaate au même Gouverneur; & celui-ci, sous le prétexte de fournir à la reconnoissance, levoit autant de fois une Capitation arbitraire des Vasseaux. Toutes ces vexations tirérent, en quatre ou cinq ans, l'Argent qui cireuloit dans le Royaume. Les riches Marchands étant épuisés eux mêmes, par la Calaate , qu'on n'avoit pas honte de leur envoyer, le Commerce ne se fit plus que par échange dans la plus part des Provinces; & les Persans , accablés sous le joug de fer des Eunuques, firent des priéres publiques, pour le changement du Gouvernement. Les Eunuques; informés du mécontentement général, craignirent qu'il ne se sit un soulevement en faveur du Prince Abas: Ils pressérent Hussein , de se défaire de son Frére. Mais ils ne purent forcer sa bénignité naturelle; & ils en furent réduits à tenir dans l'éloignement, ou l'obscurité, ceux qu'ils croïoient capables de former un patti. Le Gouverneur d'Abas s'étant rétiré auprès du Prince de Georgie, lui fit embrasser la Cause de son Elève. Georgi-Can ayant assemblé une Armée, marcha vers Ispahan . Les Eunuques ne lui opposérent point de Troupes: Ils gagnérent à force d'argent ses principaux Officiers, qui cabalérent dans son Armée, & l'abandonnérent, après l'avoir rendu suspect aux autres de vouloir envahir le Trône de Perse pour lui-même. Les Soldats suivirent l'exemple de leurs Officiers: Le Prince n'ayant près de lui que ses Domestiques, fut contraint de revenir à Tiflis , en proïe à son dépit, & à la crainte de perdre sa Vice-Royauté. Il avoit son Frére, qui étoit Souverain de la Justice à Ispahan ; par son crédit, & celui de la faction des Blancs, dont il étoit l'Are boutant, Georgi obtint son pardon. Mais on le changea de Gouvernement. Kastrow-Can , son autre Frére fut envoyé en Georgie ; & Georgi fut fait Gouverneur du Candehar . Comme on croyoit que le Mogol avoit dessein sur la Capitale de cette Province, Georgi espéra, que les préparatifs, que ce soupçon l'autoriseroit à faire, lui serviroient pour son premier projet, dans lequel le mauvais succes, qu'il attribuoit à sa précipitation, n'avoit fait que l'affermir. Mais il crût devoir commencer par se remettre bien en Cour; & ce fût cette envie de faire oublier aux Eunuques, par quel-que service éclatant; ce qu'il avoit tenté à leur préjudice, qui fit la fortune de Mir-Weis . Ce fameux Awgan étoit Chef d'une des premiéres Familles de sa Nation. La charge de Receveur-Général des Domaines, dont il étoit revêtu, en lui donnant les moyens d'obliger bien du monde, lui avoit acquis un grand crédit parmi ses Compatriotes. Il étoit doux, affable, officieux, & extrêmement populaire. Georgi-Can le distingua bientôt de la foule de ceux qui lui faisoient leur Cour. Il le fit épier, & sçût que se mesurant dans ses discours suivant ceux avec lesquels il se trouvoit, il louoit, ou blamoit le Gouvernement, selon qu'il voyoit qu'on étoit disposé à l'écouter. Avec ses Awgans , c'étoient des Eloges perpêtuels de la Liberté. Il gémissoit sur la perte qu'on en avoit fait, & sembloit vouloir inspirer le desir de la recouvrer. Le Prince s'imagina qu'avec les qualités militaires, naturelles aux Awgans , un tel Chef les pouvoit mener loin. Il écrivit en Cour, & y proposa de se défaire de cet Homme dangereux. Le Gouvernement n'étant rien moins que sévére, on envoya ordre au Gouverneur de Candahar de faire conduire Mir-Weis à Ispahan , sous prétexte d'y rendre ses comptes. L'ordre fût exécuté; & Mir-Weis arrivé dans la Capitale, y fut mis au nombre des gens suspects. Mais bientôt il sçût lever cette note. Quelques Visites aux Ministres lui suffirent pour connoître le pitoyable état de la Cour. Il discerna les partisans de chaque Faction: il en connut les Chefs & les Membres, les intérêts & les vûes; & bien orienté sur le Pays où il se trouvoit, il reprit sa conduite de Candehar . Il étoit le Panegiriste perpétuel du Prince Georgi , en présence de ceux qui étoient ses Amis, ou ses Patrons; & quand il se trouvoit avec ceux de la Faction opposée, il insinuoit que ce Prince avoit des vûes aussi grandes que ses talens, & qu'il n'étoit pas moins bon Polique; que Capitaine. Ces insinuations firent leur effet. Le premier Ministre dévoué aux Noirs, dont il étoit la Créature, se servit de ces soupçons, pour nuire à la Faction opposée, qui portoit le Prince; & on envoya des gens assidés à Candehar , pour épier sa conduite. Mir-Weis eut avec eux un entretien, qui les lui gagna. Les présens, qu'il leur fit, les mit entiérement dans ses intérêts; & il se tint assuré d'être le Maître du sort de son Ennemi. Ce fût alors que ce rusé Politique conçut le dessein d'affranchir sa Nation du joug Persan. Il étoit devenu l'Homme de confiance des Noirs; & il avoit si bien réussi à se cacher aux Blancs, que le Souverain de la Justice avoit tancé aigrement Georgi son Frére, d'avoir rendu suspect au Gouvernement un Homme qu'il devoit regarder comme son meilleur Ami. Il voulut laisser meurir ce qu'il avoit semé, & pour cet effet il projetta de s'absenter de la Persé . Trop prudent pour entreprendre des Voyages de plaisir, on le vit demander avec instance la permission d'aller en pélérinage à la Mecque , résolu, disoit-il, d'y passer le reste de ses jours dans l'étude de l'Alcoran. Dans l'état où étoient les affaires, la Cour ne vouloit point se faire d'Ennemis; & ce Pélérinage étant regardé par tous les Persans , mais plus encore par les Sunnis , comme le plus grand acte de Réligion, ç'auroit été indisposer ces Peuples, & s'attirer sur les bras les Awgans , si on en avoit refusé la permission. Ce voyage étoit le plus grand coup de politique de Mir-Weis ; quand même il n'auroit pas eu un but plus particulier que de devenir Agi . La considération ou ce titre le devoit mettre auprès des Awgans le rendoit capable de tout. Mais il ne se bornoit pas la. Arrivé à la Mecque , il s'attira l'attention des Imaïens par les riches présens, qu'il fit au Kiaabé : Sa ferveur dans ses priéres édifia les Pélerins; on le regarda comme un prédestiné du prémier ordre. Quand il vit les Docteurs prévenus en sa saveur, il demanda à leur proposer en secret quelques questions. L'Assemblée lui ayant été accordée, il y parut avec cette timide modestie, si propre à se concilier les Hommes, orgueilleux de leur sçavoir. Naturellement éloquent, il fit valoir sa confiance en la capacité des Docteurs, en leur assurant que c'étoit autant pour voir résoudre ses doutes, que pour visiter la Maison du Prophète, qu'il avoit entrepris son pénible Voyage. Les louanges qu'il sçût prodiguer aux Docteurs, les préparèrent à une réponse favorable. Ses doutes regardoient les affaires présentes de la Perse , & l'état des Awgans . Il demandoit s'il étoit permis de se soustraire à la Domination de ses tirans, surtout quand ils étoient infidèles . Les Docteurs de la Secte d' Omar répondirent affirmativement. Nos Prédêcesseurs, dirent ils, ont décidé qu'il étoit plus méritoire devant Dieu de tuer un Rafi , que quarante Chrétiens. Tu peux en inférer, non-seulement qu'il est permis de s'affranchir du joug de ces Infidèles, mais qu'on doit encore tenter, au péril de sa vie, de les mettre eux-mêmes sous le joug. L'humble Pélerin demanda que cet Oracle lui fût donné par écrit; & les Docteurs le firent, en joignant à la décision du cas, un exhortation aux Sunnis ; & l'une & l'autre furent authentiquées par l'application du sçeau du Prophète. Muni de cette importante piéce, Mir-Weis revient à Ispahan , où il demeura un Kan, qu'il employa à renouveller les impressions qu'il avoit jetté avant son Voyage. Il trouva tout disposé à seconder ses vues. Sur un bruit qui avoit couru que le Czar de Moscovie alloit travailler à remettre l' Arménie en son ancien état, la Cour avoit pris ridiculement l'allarme. L' Awgan l'augmenta, en semant que les vues du Czar alloient plûtôt sur la Georgie , à laquelle la Religion lui faisoit prendre beaucoup plus d'intérêt. C'étoit principalement Georgi-Can qu'il attaquoit par cette supposition. On savoit en Perse qu'un Parent du Prince étoit depuis long-tems à la Cour de Moscou ; & il eût toute créance auprès de l' Ichtemadeulet , quand il lui dit que Georgi-Can ne s'occupoit à Candehar , qu'à amasser de l'Argent, & à augmenter le Corps de Troupes Georgiennes, qu'il avoit levé, sous prétexte de se tenir sur la défensive contre le Mogol . L' Ichtemadeulet qui se crût redevable à la pénétration de l' Awgan de cette importante découverte, le chargea de rompre les projet du Prince ambitieux; & il lui fit délivrer un Ordre secret du Schah de faire prendre les Armes aux Awgans , lorsqu'il le jugeroit utile au bien de son service. Qu'on se peigne le triomphe de ce Fourbe illustre, lorsqu'il rentra dans sa Ville, comblé d'honneurs & de biens, septs ans après en avoir été enlevé en criminel. Il reprit les fonctions de sa Charge; & loin d'abuser du Brévet public, qui l'exemptoit de la Jurisdiction du Gouverneur, il affecta d'être plus assidu à lui faire sa Cour, & plus complaisant pour ses volontés. Le Prince à qui ses Amis & ses Patrons avoient écrit en faveur de Mir-Weis , se repentit sincérement de lui avoir rendu de mauvais offices: Il crût s'être trompé; & rapportant son erreur aux grandes qualités de l' Awgan , qu'il ne croïoit pas compatibles avec la servitude, il s'efforça de signaler son parfait retour par toutes sortes de caresses. Mir-Weis reçut les avances du Prince avec ces maniéres respectueuses, dont les Grands sont toujours les dupes: Il gagna sa confiance, & ne tarda pas à être son Ami. Mais pendant qu'il l'éblouissoit par de grandes démonstrations d'attachement, il brassoit sa perte. Un jour que le Prince avoit invité les principaux Awgan à un Festin, qu'il leur donnoit dans son Palais, Mir-Weis à un signal dont il étoit convenu avec ses Complices, le frapa d'un poignard. Les autres Convives en firent autant aux Georgiens invités, & sortant aussitôt du Palais, en faisant rétentir l'air du mot de Liberté, ils furent rejoindre les Troupes Awganes, à la tête desquelles ils tombèrent sur les Georgiens . Ceux-ci surpris ne firent point de résistance; & ils furent tous massacrés. Le lendemain, Mir-Weis convoqua les Chefs des Familles, auxquels il fit voir le Festa , ou Décret des Docteurs de la Mecque . Tout alors se firent un devoir de soutenir ce qu'il avoit si heureusement commencé; & ils le proclamèrent Prince de Candehar . Si la Cour à cette nouvelle, ne sortit point de son inaction, ce ne fut point un effet de l'adresse de Mir-Weis . Le prémier Ministre & les Noirs s'attachèrent à déguiser la vérité, en partie pour qu'on ne leur imputat pas de s'être laissé tromper par Mir-Weis , & moitié parce que la perte des Georgiens affoiblissoit le parti des Blancs. Ils présentérent à Hussein des Lettres du nouveau Prince de Candehar , qu'ils avoient sollicités eux-mêmes. Comme il y protestoit qu'il n'avoit paru se laisser emporter au torrent, que parce qu'il étoit impossible de l'arrêter dans sa prémiére impétuosité; le foible Schah & son Conseil se reposerent sur lui, ainsi qu'il le demandoit de la pacification de ces troubles, dont il rejettoit la cause sur la tirannie des Georgiens, qui n'avoit rien respecté. Après les Ordres expédiés en consequence de ce résultat, La Cour de Perse fût, pendant deux ans, aussi tranquile sur les affaires du Candehar , que si la Lettre de Mir-Weis n'eut rien contenu que de véritable. Mais enfin les fuïards, qui vinrent annoncer à Ispahan les dégats que les Awgans commettoient sur les Terres voisines du Candehar , ne permirent plus de déguiser. L' Ichtemadeulet feignit d'être plus ardent qu'aucun autre à la perte de Mir-Weis ; & il représenta au Schah , que le danger pressoit. Hussein lui ordonna de tenir la main à la prompte réduction des Rebelles. C'est tout ce qu'on tira de ce lâche Prince. Le Ministre, que sa haine aveugloit, se servit de ses pleins pouvoirs, pour achever d'écraser les Georgiens. Il ordonna des levées en Georgie; & remit au Prince Kostrow le soin de venger son Frére. Mais n'ayant pas assez de confiance dans les forces de Mir-Weis , pour en espérer la défaite de cette Armée, il donna au Prince un Officier Persan, pour Ajoint dans le Commandement; & il joignit aux Georgiens un Corps de Troupes Persannes, dont le Général avoit ordre secret de contrecarrer le Prince en tout. Outre cela, il ne fit délivrer qu'une partie de ce qui avoit été décrété dans le Conseil pour la subsistance des Troupes. Tout se conduisit selon ses desirs. L'Armée à demi-ruinée, avant que d'avoir vu l'Ennemi, se présenta devant Candehar, diminuée de plus de la moitié, par les morts & les deserteurs. MirWeis la trouva encore trop forte, pour commettre sa fortune dans une Bataille. Il attendit paisiblement derriére ses Murs, que la fatigue & la disete eussent achevé de la réduire; & alors, certain d'en avoir bon marché, il sortit pour la combattre. Sa Victoire fût complette. Kostrow-Kan fût tué avec presque tous les Georgiens; & il échapa peu de Persans . Tant d'ardeur contre les Georgiens dans l' Ichtemadeulet étoit fomentée par Mir-Weis . Le prémier Ministre devoit craindre que les Awgans enorgueillis de leurs avantages ne lui fissent la loi; & il l'auroit effectivement appréhendé, si leur habile Chef ne lui avoit écrit plusieurs fois, qu'il ne prenoit les Armes, que pour le servir contre ses Ennemis; & qu'au prémier Ordre de sa main, il désarmeroit. Ces belles paroles trouvérent créance; & avant que les Noirs en eussent connu le peu de sincèrité, l'Awgan fût assez fort pour braver leur ressentiment. Plusieurs Armées, qu'ils envoyérent contre lui, furent battues, ou se retirérent, sans avoir rien fait. Il poussa ses courses jusques dans le Kirman; & le peu de résistance, qu'il rencontra dans cette Province du cœur du Royaume, lui fit concevoir l'espérance de se faire un puissant Etat de ses Conquêtes. Il fut sourd à la proposition que la Cour lui fit faire de lui donner en Mariage une Fille de Hussein , avec la ViceRoyauté héréditaire du Candehar . Il est tems, dit-il aux Envoyez, que les Awgans ayent leur tour. Depuis plusieurs Siécles; ils portent le Joug Persan. C'est à eux prèsentement de devenir les Maîtres. La mort le surprit, lors qu'il començoit à sentir ses forces, & à vouloir en tirer tout l'avantage. Il mourut à Candehar , au milieu de 1717. La Nation déja accoutumée à son Prince, choisit pour Successeur son Frére Mir-Taki , & se flata que, suivant les projets du Défunt, il la rendroit Maîtresse de la Perse. Mais c'étoit un génie d'une autre trempe. Amateur du repos, il pensa à jouir tranquilement de sa fortune; & il sçut tellement menager les Esprits, qu'on l'avoua des propositions, qu'il fit porter aux Ministres de Hussein . Mir-Weis avoit laissé plusieurs Fils, dont l'aîné appellé Maghmud , elevé au milieu des Soldats, s'étoit acquis leur affection. Ce jeune Homme, qui joignoit à plusieurs des grandes qualités de son Pére, l'audace, qui lui avoit manqué, souffroit impatiemment que son Oncle lui enlevat la principauté de Candehar . Il prit occasion de cette négociation, que les troupes désaprouvoient, pour se placer à un rang, dont il se croyoit digne. Après avoir poignardé son Oncle, dans son Lit, il produisit aux Soldats le Testament de son Pére, & les conjura, par l'amour qu'ils portoient à la mémoire de ce Liberateur de la Nation, d'applaudir au châtiment de celui qui en avoit violé les clauses principales. Ce Testament est le dernier trait du tableau de la Vie de Mir-Weis . En voici les deux prémiers Articles. 1. Si la liberté est précieuse aux Awgans , qu'ils se cherchent des Alliés; & qu'ils sacrifient jusqu'à l'extérieur de leur Réligion pour s'en acquerir: Le Prophète le leur permet. Mais qu'ils se gardent bien de les choisir plus forts qu'eux, & en état de leur faire la loi, tels que feroient le Mogol , & les Tartares Eusbeks . 2. Si les Persans ne se lassent point d'envoyer des Armées contre Candehar , qu'on fasse la paix avec eux, à quelque prix que ce soit. Mais si la Cour reste dans l'assoupissement, où je la laisse, qu'on marche droit à Ispahan ; mon Successeur peut être Roi de Perse. Mir-Maghmud joignit les promesses à ses priéres, pour toucher les Soldats, & il réussit à leur faire approuver le meurtre de son Oncle. Les Chefs de Famille assemblés l'ayant proclamé, quelques jours après, leur Prince & leur Général, il travailla à leur prouver qu'il méritoit son élevation. Pour son coup d'essai, il entreprit l'exécution du prémier article du Testament, à laquelle Mir-Weis avoit travaillé inutilement. Moitié par force, moitié par douceur, il amena les Awgans du Hazerai à s'unir à ceux du Candehar , & doubla ainsi ses forces. Après avoir battu & dissipé l'Armée que la Cour de Perse envoya contre lui, sous les Ordres de Sephi-Kouli-Kan , qui y périt avec son Fils, il prit ses quartiers dans le Kirman , d'ou il fit des Courses dans le Farhrsistan , jusqu'aux portes de Schiras . L' Ichtemadeulet ne trouvant aucun bon Officier pour commander une nouvelle Armée, à cause de la honte & du danger que la haine des deux Factions rendoit presque inévitables, résolut de marcher lui-même contre les Awgans . Son parti, qu'il venoit de fortifier par une Alliance avec la Maison de Georgie, qui abandonnoit la Faction des Blancs, lui sembloit avoir une supériorité décidée; & l'affection des Lesghis pour le Sang de leurs anciens Rois, dont il descendoit, lui assûroit de puissans secours de cet-te nombreuse Nation. Mais les Eunuques blancs eurent leur révanche. Ils mirent en œuvre le Médecin de Hussein , qui choisit si bien son tems, pour réprésenter à cet imbécile, le danger qu'il courroit, en donnant le Commandement des Armées à son Ministre, que l'ordre pour assembler les Troupes fût révoqué. Il falloit pourtant envoyer des forces contre les Rebelles, & leur donner un Général. L' Ichtemadeulet , à qui le foible Schah avoit révélé la cause de son contr'ordre, ne s'obstina point à le faire révoquer. Il proposa seulement Lust-Ali-Can , son Frére pour Général; & il en fit signer sur le champ la Patente. Quoique les Blancs ne trouvassent pas moins d'inconvéniens à cette nomination, ils n'osérent toutefois, tenter de la faire casser. La sagesse & la bravoure de ce Seigneur étant connues, les Peuples auroient trop murmuré de sa révocation. Mais on empêcha qu'il ne joignit des Lesghis aux Troupes Persanes qu'on lui donnoit. Cependant il n'en fut pas moins heureux contre les Awgans , qu'il rechassa du Kirman dans le Candehar , & qu'il renferma dans leur Capitale, où il vint mettre le Siége. L' Ichtemadeulet son Frére le renforçoit perpétuellement, par des pelotons de Georgiens & de Lesghis , qu'il faisoit marcher éparpillés jusques à Kirman , où ils se rassembloient: Il ne laissoit manquer l'Armée de rien; & Lust-Ali s'étoit affectionné ses Soldats par le pillage, qu'il leur avoit permis, dans les Maisons des Seigneurs attachés aux Blancs. C'en étoit fait de Maghmud & des Awgans , si une nouvelle intrigue du Haram ne les eût délivrés de leur Vainqueur. Les Blancs corrompirent les Astrologues du Schah (l'influence de ces Imposteurs a toûjours été très-grande à la Cour de Perse) & ils les engagérent à prédire à Hussein , que le 16 d'Octobre il courroit péril d'être détrôné. Aussi-tôt voilà Hussein allarmé. Son Médécin, auquel seul il voulut permettre de l'entretenir jusqu'à ce jour terrible, profita du tems pour disposer son Esprit aux impressions qu'il lui vouloit donner; & le 15. au soir, entrant tout effraïé dans l'Appartement du Monarque; avec des papiers à la main, il lui annonça l'heureuse découverte d'une Conspiration brassée contre sa personne par l' Ichtemadeulet , dont le Frére devoit se trouver le lendemain devant Ispahan avec son Armée. Heureusement, ajouta ce Fourbe, Lust-Ali , retenu par les Awgans plus long-tems, qu'il ne l'espéroit, ne peut venir que dans un Mois. Il a fallu remettre l'entreprise; & elle vient d'être découverte. En même tems il fit voir au Schach un Traité que le Ministre avoit fait avec les Lesghis , auquel étoit apposé le Sçeau de l'Empire, & donna ce Traité pour la maîtresse piéce de la Conjuration. Hussein lût le Traité, où il étoit parlé ouvertement de sa déposition & de sa mort. Il examina le Sçeau; & il fût convaincu, que son Ministre avoit conjuré sa perte. L' Ichtemadeulet étoit seul Dépositaire du Cachet Royal: Il devoit l'avoir toûjours pendu à son col. Il demeuroit donc constant, qu'il avoit passé ce Traité. Mais on pouvoit avoir fait faire un faux Cachet; & c'est a quoi Hussein ne pensa pas. Pour la prémiére fois de sa Vie, il entra en colère. L'Ordre fut donné de créver les yeux du Traitre dans le moment; & se réservant de lui reprocher son attentat quand il en seroit puni, le credule Schah voulut qu'on l'amenat devant lui, après l'exécution. Des Gens affidés furent dépêchés a l'Armée, avec commission de s'assurer de Lust-Ali , ou de l'assassiner, si l'affection des Troupes rendoit le prémier impossible. Le Schah n'ayant point nommé celui qui devoit lui succèder, les Soldats sans Chef, qui eût crédit ou autorité sur eux, se débandérent après la mort de leur Général; & Maghmud se mit à la poursuite du petit nombre, qui se retiroit en ordre. Il entra avec eux dans le Kirman , ou il fit sa Place d'armes de la Capitale. La Campagne suivante, il poussa jusqu'à deux journées d' Ispahan , couvrant tout le Farhistan de ses Troupes, & interceptant par ses Détachemens tous les Vivres qui se portoient à la Capitale. La disette y fut extrême pendant l'Hiver; & la Cour ne s'enhardit point à un nouvel effort pour rechasser les Awgans , à la vue de la crainte ou leur Ches paroissoit être du Peuple nombreux d' Ispahan . Hussein fit demander une conférence à Mir-Maghmud , qui l'indiqua dans le Palais d' Amandabat , à trois lieues de la Ville. L' Awgan y vint avec l'élite de ses Troupes, qu'il fit suivre de toute son Armée; & Hussein s'y rendit, sans autre suite que sa Maison ordinaire. Il n'avoit pas besoin de plus grandes forces pour l'exécution du projet, qu'il avoit formé. Ce lâche Prince abdiqua la couronne en faveur de l' Awgan , & finit cette honteuse cérémonie par la priére qu'il lui fit d'épouser une de ses Filles, & de le laisser vivre tranquilement dans un des Appartemens reculés du Haram, avec trois Femmes. Mirza-Thamas , second Fils de Hussein , s'étoit retiré dans le Chorassan , dès le commencement du blocus. Tout ce que la Perse avoit de braves gens fût se joindre à lui; & il auroit pû beaucoup embarasser l'Usurpateur, s'il avoit eu de la tête & du courage. Mais il étoit digne Fils de Hussein : Le désespoir de conserver sa Vie sous la puissance de Maghmud lui avoit seul inspiré le dessein de fuïr: Il auroit laissé les Awgans jouïr tranquilement de leur Conquête, s'ils l'avoient laissé vivre en paix à Casbin . Jusqu'à ce qu'il se fût donné Nadir pour Général, il fût toûjours sur la défensive. Loin de profiter de la mort de Maghmud , il vit, sans faire aucun mouvement, son Successeur affermir la Révolution par les Règlemens les plus capables de faire oublier le Règne des Sophis, & d'anéantir le nom Persan. Maghmud le craignit assez pour essayer de le perdre, & trop peu, pour croire que sa perte fût nécessaire à sa sureté. Cet Usurpateur prit beaucoup plus d'ombrage des Seigneurs Alliez de la Maison Royale, & des Princes du Sang des Sophis, qui vivoient dans l'obscurité du Haram , jusqu'au nombre de soixante & sept. Le Massacre qu'il fit faire des prémiers parût aux Awgans une cruauté nécessaire; mais il ne virent que la plus affreuse barbarie, dans celui qu'il fit lui même à coups de Sabre, dans la Grand Sale du Haram, des malheureux restes d'une Maison illustre. Cette exécution le perdit dans l'esprit de sa Nation, plus encore par la maniére dont elle avoit été faite, que par la cruauté qu'elle renfermoit en elle même. Déja quelqu'alteration dans son Cerveau avoit aliené de lui les principaux Chefs; des reproches, qui lui étoient échapés sur le Siége d' Yesd , où ils avoient échoué, avoient aigri les Officiers & indisposé les Soldats: Enfin la brigue se fit pour le déposer; & ce fut Mir-Eschref ou Azraff , son Cousin, Fils de Mir-Taki , qu'il avoit poignardé à Candehar , qu'on résolut de mettre en sa place. Ce Capitaine Awgan avoit tout le bon de Maghmud , & au dessus de lui une politique aussi fine, & plus hardie que celle de Mir-Weis . Déja il avoit tenté de se faire une fortune, sur les débris de celle de son Cousin. Mais celui-ci, actif & vigilant au suprême degré, avoit découvert l'intrigue; & il avoit puni son ambitieux Parent, par une prison perpétuelle, à laquelle il l'avoit condamné. C'est tout ce que l'affection, que la Nation portoit à Azraff , lui avoit permis de faire; & même, pour ne pas les soulever, en saveur du Coupable, il avoit été obligé de fermer les yeux à des nouvelles pratiques, qu'il avoit éventées. Les Awgans déterminés à détrôner Maghmud , tirérent Azraff de sa prison, & le portérent sur le Meïdan à la grande Place, où ils lui rendirent leurs hommages, & le reconnurent pour Roi de Perse. Il feignit de refuser ce dernier titre; il dit qu'il falloit le rendre à celui auquel la Naissance l'avoit donné. Il prononça même une entiére renonciation, qui ne fit qu'animer davantage la Nation à se le donner pour Chef. L'imbécile Hussein , qu'on avoit fait venir, pour qu'il réïterat son abdication, joignit ses instances aux acclamations des Awgans , & mit lui-même sur la tête d' Azraff le Turban Royal, en lui faisant la même priére qu'à Maghmud, de recevoir pour Epouse une de ses Filles, & de le laisser vivre dans son obscurité. Le nouveau Roi ne tarda pas à découvrir combien il y avoit peu de sincérité dans sa modération. Par les honneurs funébres qu'il fit rendre avec la derniére magnificence aux Princes & aux Grands massacrés par Maghmud , il avoit donné une grande idée de sa douceur & de sa générosité. Il jugea sa réputation à cet égard parfaitement établie; & en gardant l'extérieur de la bonté, il fit successivement deux actes de la plus grande cruauté, que sa politique lui suggera. Dans l'opinion que les Chess de la Brigue, qui l'avoit placé sur le Trône, d'Amis auxquels il devoit trop, deviendroient des Ennemis auxquels il paroitroit un ingrat, & dont le ressentiment lui pourroit être aussi funeste qu'à Maghmud , il se défit d'eux sous différens prétextes, & de différentes maniéres; & comme ils avoient entre les mains les principales richesses d' Ispahan , que Maghmud leur avoit abandonnées à la prise de cette grande Ville, la confiscation de leurs biens augmenta sa puissance en même-tems que leur mort l'affermissoit. Sa politique fût la même envers les Seigneurs Persans, par le moyen desquels il avoit entretenu intelligence avec le Fils de Hussein , durant sa prison. Comme il avoit connu leur zéle pour les intérêts de ce Prince, il les donna aux Awgans pour des Ennemis domestiques & des Traitres, & se fit autoriser à s'en défaire. Pendant cette Révolution le Prince Thamas étoit à Casbin , peu sensible aux instances que lui faisoit Aslan-Can son Général, de s'avancer vers Ispahan avant que ce qui y restoit de Persans fut accoûtumé au joug. Content d'avoir battu deux fois Sydei , Général Awgan, que Maghmud & Azraff avoient envoyé successivement contre lui, il osa espérer de ce dernier un accommodement, qui partageroit la Perse entr'eux; & il n'en perdit l'espérance qu'après avoir touché, pour ainsi dire, au doigt & à l'œil qu' Azraff ne lui avoit indiqué le lieu d'une Conférence, qu'afin de l'y surprendre & de s'assurer de sa personne. Ce fût dans ce tems-là, que Nadir-Coul , si fameux depuis, sous le nom de Thamas-Kouli-Kan, entra au Service du Prince Thamas . Ce Conquerant est Persan de Naissance, & d'Origine Turcomane. Il naquit dans le Chorassan , ou sa Famille avoit le Gouvernement Héréditaire du Pays de Kielat . Ainsi que Mir-Maghmud il vit son Oncle lui enlever la Succession de son Pére; mais moins heureux que l' Awgan , il ne fit que des efforts inutiles pour la recouvrer. Guidé par son dépit, & par le desir de faire fortune, il fût offrir ses Services à la tête de cent hommes, des Soldats de son Pére, qui s'attacherent à lui, au Gouverneur du Chorassan , qui étoit alors fort incommodé des courses des Tartares Eusbeks . Sa Troupe grossit en peu de tems par l'apas du butin qu'il avoit fait dans ses prémiéres Courses: Elle vint jusqu'à mille. Après un accommodement avec les Eusbeks , le Gouverneur lui ordonna de licencier son monde. Mais loin de lui obéir, il reçut toutes les Recrues qui s'offrirent à lui, & fit vivre ses gens sur le Pays. Les Awgans s'étant emparés du Chorassan , il leur courut sus, & eut d'abord de grands avantages sur eux. Mais ayant trouvé la partie trop forte, il leur offrit ses Services en demandant le Gouvernement de Herat. Refusé avec moquerie, il se tint dans l'indépendance, pillant Persans , Awgans & Tartares , lorsque l'occasion s'en présentoit. Il s'approcha de Casbin , dans l'intention de se présenter au Fils de Hussein . A la vue d'une partie des Equipage de ce Prince, ses gens ne tinrent point contre l'envie de piller; & il fût obligé de faire comme eux. Les Valets s'enfuïrent à Casbin , où ils donnèrent l'allarme. Il en sortit des Troupes, qui poursuivirent l'Aventurier, l'atteignirent, le battirent, & le firent prisonnier. Ayant été conduit devant Thamas , ce Prince refusa de le voir, & ordonna qu'on le tint sous la bastonnade jusqu'à la mort. Aussitôt l'exécution de la sentence fut commencée; & ce brave homme alloit périr de ce honteux supplice, si Aslan-Can , Généralissime de Thamas , n'avoit demandé sa grace. Le Fils de Hussein consentit de le voir, après qu'il fut guéri de ses contusions. La fierté de sa mine & la noblesse de son discours pleurent au Prince, qui l'honora de la Calaate , & lui commanda de s'appeller desormais Thamas-Kauli , c'est-à-dire, serviteur de Thamas. Il rassembla ses Soldats, leur en joignit de nouveaux qu'il fût recruter dans le Chorassan , la plus part Tartares. Aslan-Can , son Bienfaiteur, étant mort, il demanda & obtint d'être indépendant du Généralissime, & de commander en Chef sa Troupe, qui étoit de quatre à cinq mille hommes, toute Cavalerie. Il chercha les Awgans , qu'il battit par-tout, où il les rencontra. Après avoir servi utilement au Siége de Herat , il prit d'assaut, avec sa seule Troupe, l'importante Ville de Meschahad ou Mesched , où il fit un butin immense, qui le mit de niveau avec les prémiers Seigneurs de la suite du Prince. Le titre de Kan, & le Généralat de toute la Cavalerie furent sa récompense. Daoud Kan , Généralissime des Troupes de Thamas , vit de mauvais œil un Avanturier placé à côté de lui, & il lui fit à la tête du Camp l'insulte, atroce chez les Persans, de lui ôter son Turban de la tête, & de le jetter à terre, Kouli-Kan l'en punit sur le moment d'un coup de Sabre, qui lui abattit un bras. Le Prince accourut calmer ses Troupes, qui étoient prêtes d'en venir aux mains avec celles de Kouli-Kan . Il loua ce dernier; & applaudissant à sa vengeance, il le nomma successeur de Daöud , auquel il défendit de paroître jamais devant lui. Cette marque de prédilection anima Kouli-Kan d'un nouveau zéle. Il encouragea Thamas , devenu Schah par la mort de Hussein , à marcher vers Ispahan . L'Armée étoit d'environ trente mille hommes, les deux tiers de Cavalerie. Tout ce qui étoit d' Awgans dans le Chorassan se replia sur l' Irak Augeni , ou Azraff , leur ayant joint le reste de ses forces, attendit son Ennemi, à la tête d'une Armée de cinquante à soixante mille hommes. Mais ce n'étoient plus ces Awgans invincibles, Conquérans de la Perse. Le politique Azraff s'étoit défait de ces braves gens, autant qu'il avoit pu. Il vouloit regner avec le Despotisme des anciens Rois; & il ne trouvoit pas dans ses Compatriotes la docilité & la soumission qu'il en auroit exigées. Son Armée étoit composée de dix a douze mille Awgans Abdalis , qu'il avoit à sa Solde, de cinq à six mille Awgans de Candehar & de Hazerai . Le reste étoit d' Arméniens , de Dergesins , de Gaures , qu'il avoit intéressés au maintien de la Révolution, par le rang, qu'il leur avoit donné sur les Persans . La Bataille se donna le 13 Octobre 1729 dans les Plaines de Damgan , à sept farsanges, ou Lieues Persanes, de Com . Au prémier choc, l'Armée d' Azraff plia: Ce ne fût qu'une déroute: Il ne resta pas deux mille morts, sur le champ, Azraff ayant savorisé les Fuiards, en faisant ferme avec ses Awgans , à la tête desquels il fit le devoir d'un bon Capitaine. Thamas ne put l'entamer dans sa retraite, qu'il fit jusqu'à deux journées d' Ispahan . L'Armée Awgane se fortifia dans des lignes, qu'elle se fit avec ses Chariots, & ses Bagages. Ses derriéres étant libres, elle y demeura jusqu'au 22. d'Octobre, qu'ayant été augmentée de tous ses renforts, elle semit en marche vers Ferhabad , où le Schah avoit son quartier. Kouli-Kan n'attendit pas l'Ennemi. S'étant mis en marche, au prémier avis qu'il eut de son décampement, il vint en présence à Murtsschah-Kor , petit Bourg de l' Irak . Le Combat commença au lever du Soleil, & se maintint jusqu'à deux heures après midi. Il n'y avoit que le centre des deux Armées qui donnat; & Azraff avoit fait combattre les siens à l'Awgane, ayant formé une seconde Ligne, qui n'avoit point d'autre Ordre que de tuer ceux qui reculeroient hors leurs rangs. Kouli-Kan , la Bataille engagée, fit faire un circuit à sa Cavalerie de la droite, & vint prendre en flanc la gauche ennemie: Ce fût ce qui décida la fortune. Le carnage fût affreux. Azraff s'enfuit lui cinquiéme à Ispahan , où il ne resta qu'un jour & demi. Sa perte étoit de 22000. Hommes à cette seconde Bataille. Zeberdest-Can , qui commandoit la droite, se retira avec sa Cavalerie à Yesd, d'où il recueillit les débris de la défaite. Azraff employa le jour & demi qu'il passa à Ispahan à faire emporter du Haram, & des Maisons de ses Amis, l'Or & les Effets de prix, qui y étoient amoncelés; & à ramasser les Familles Awganes, avec lesquelles il étoit venu à Schiras . Les nouvelles qu'il recevoit d' Ispahan ne lui annonçoient que de plus grandes disgraces. Le jeune Schah avoit été reçu dans la Capitale, le lendemain de son départ, avec les plus grandes acclamations. Kouli Kan n'avoit eu rien de plus pressé que de faire tirer de l'Arsenal l'Artillerie, les Armes & les Munitions qu'il y avoit laissées; & il n'avoit été retenu de venir l'assiéger dans Schiras, que par le Couronnement du jeune Schah, & le Traité du Prince de Candehar . Mir-Maghmud avoit laissé plusieurs Fréres, dont l'aîné, qui ne l'avoit suivi que jusques à Kirman , s'étoit fait reconnoître Prince de Candehar & du Hazerai par ceux qui étoient restés dans le Pays; & Maghmud , sur le Trône de Perse, ne lui avoit demandé que l'homage, qu'il avoit prêté. Après la dépostion, & la mort de Maghmud , Mir-Abi , ainsi se nommoit ce Frére, avoit prétendu lui succéder. Mais ses forces n'égalant pas celles d' Azraff , il s'en étoit tenu à rester indépendant dans sa Principauté, & à ménacer de loin celui qu'il appelloit Usurpateur. Ce petit Prince, qui conservoi ttoujours le désir de se venger, n'eût pas plûtôt appris l'heureux tour que prenoient les affaires du Fils de Hussein , que pour achever la ruine de son Cousin, autant que pour se mettre à l'abri du ressentiment qu'il craignoit que le Schah n'étendit sur tout ce qui étoit Awgan, il entama une négociation avec Thamas . Après les deux Victoires, ses Envoyés pressérent la conclusion de ce Traité; & Kouli-Kan , qui vouloit porter la Guerre chez le Turc, fit valoir, contre l'opiniâtreté du Schah, à vouloir détruire la Famille de Mir-Weis , la force de Candehar , son voisinage du Mogol , & les ressources qu'une Nation guerriére pouvoit tirer de son désespoir. Le Traité fût fait & conclu. Mir-Abi consentit au Vassellage de la Couronne de Perse . Il promettoit de fournir huit mille hommes d'Infanterie en cas de Guerre contre les Tartares & le Mogol, & à payer annuellement Cent Tomans pour la Calaate, qui lui seroit envoyée au commencement de chaque année. Il juroit de fermer le Candehar à Azraff , & de n'y souffrir aucun de ses Partisans, qu'il n'accédat à ce Traité. Cet Article avoit été ménagé par Zeberdest-Can & ses Amis, qui, prévoyant la ruine d' Azraff avoient pris secrettement les devants aupres de Mir-Abi . Ils avoient fait sentir à ce Prince, que l'unique moyen de se faire considérer à la Cour de Perse étoit de conserver assez de forces à la Nation Awgane, pour la rendre utile & redoutable; & que les Troupes qu'on lui demanderoit de fournir l'auroient bientôt épuisée, s'il ne rappelloit dans le Candehar & le Hazerai ce qui restoit encore de ceux qui en étoient sortis avec Mir-Maghmud . Ce qu'il y a d'étonnant dans la conduite de Zeberdest , c'est que tandis que désespérant des affaires d' Azraff , il se menageoit un azile; au lieu de penser à traiter avec le Schah, ainsi qu'il l'auroit pû faire avantageusement, il étoit disposé à sacrifier pour l'Awgan sa vie & ses biens dans la défense de Schiras . Kouli-Kan partit d' Ispahan le 17 de janvier 1730, & prit la route de Schiras , avec une Armée de 40000. hommes, tandis que le Schah marchoit avec la sienne, d'un tiers plus forte, vers l' Aderbeïdzan , dont les Turcs étoient en possession. A la nouvelle de la marche du premier, Azraff sortit de Schiras , suivi d'environ dix mille hommes, pour aller au-devant de Seydal, qui lui amenoit du Kirman ce qu'il avoit sauvé des débris de la Bataille de Marschahkor , ou il commandoit la gauche, & ce qu'il avoit ramassé d' Awgans épars dans les Provinces de l'Est. On comptoit que ce Corps d'Armée de Seydal alloit à douze à quinze mille hommes; & la résolution étoit prise de venir, après la jonction, attaquer Kouli-Kan dans ses Lignes. Azraff sût se poster derriére le Mont Jarron, six journées à l'Orient de Schiras . Après le départ du Prince, Zeberdest , Maitre absolu dans la Ville, fit ses dispositions pour sa défense. Il n'avoit que 6000. Awgans , tant Abdalis, que Rafis & Sunnis. Mais les Habitans de Schiras, auxquels Azraff avoit promis de faire sa Capitale de leur Ville, avoient été armés; & ils promettoient de concourir à la défense avec le Gouverneur. Ils étoient au nombre de plus de vingt mille. Les Ramparts étoient garnis de 80 Piéces de Canon, & les Magazins remplis de Munitions. Zeberdest , de concert avec Azraff , avoit resserré l'enceinte de la Ville; & pour en rendre l'abord plus difficile, il avoit fait ruiner la chaussée du Corremdherré , dans l'espérance d'inonder. Mais cette derniére précaution fût rendue inutile par la sécheresse du Canal de cette Riviére. Son nouveau Rampart avoit sept toises d'épaisseur. Il étoit formé de platanes tous entiers, qu'il avoit fait mettre en terre, comme des palisades, en remplissant, de Sable mouillé & battu leurs intervales. Mais il comptoit moins sur ce Rampart Asiatique, que sur un Retranchement, qu'il s'étoit fait des ruines & des décombres des Maisons abandonnées, qu'il avoit couvertes d'abatis. Au pié de ces ruines il avoit fait planter de fortes palissades, défendues d'un fossé; & il se promettoit d'y placer ses Arbalêtiers avec l'élite de ses Armes à feu. Kouli-Kan parut devant la Place le 26 de Janvier, vers le midi. Il prit ses quartiers sans être troublé. Son Camp étoit formé avant la nuit. Zeberdest le voyant sitôt prêt à commencer les attaques, eût regret de ne lui avoir pas donné d'inquiétude; & au commencement de la nuit, il commanda Udal , son principal Lieutenant, pour tomber avec deux mille hommes sur le Pont, que le Général Persan faisoit construire sur le Corremdherré. J'eus ordre d'accompagner Udal , avec 800 Habitans, & le Pont détruit, de me rétirer dans un Couvent de Derviches, qui faisoit une tête du Retranchement de Décombres. Udal alla plus loin que ses Ordres. Les Persans, qui étoient au Pont, ayant lâché pié, il les poursuivit jusques dans leur Camp, où il mit le feu; & il se retira assez à tems pour ruiner encore le Pont, après l'avoir repassé. J'avois pris six petits Canons, qui étoient à la tête du Pont. L'idée me vint de les mettre en batterie dans mon Poste; & dès le point du jour j'en foudroïai le Pont, sur lequel ils plongeoient. Comme le Couvent joignoit au Retranchement, d'où je pouvois être raffraichi, son attaque, peu difficile par elle-même, pouvoit devenir une affaire considérable, & propre à me faire une réputation, si je la soûtenois bien. Je fourni à mes gens de la poudre & des bales à discrétion: Je tirai du Retranchement 400. Gaures, que j'armai de Pertuisanes; & ayant fait charger me six Canons à mitraille, j'attendis paisiblement que les Troupes, que je voyois venir à moi, fussent arrivées aux Ponts: car Kouli-Kan en avoit fait dresser un second. Les Persans avoient élevé une Batterie de huit piéces contre le Couvent. Mais n'en voyant pas grand effet, tandis que la mienne leur enlevoit des files entiéres, ils doublérent le pas, & vinrent résolument à l'assaut, le Sabre à la main. Le Combat s'engagea avec la derniére fureur. J'eus le bonheur de repousser deux fois les Assaillans. Mais de nouvelles Troupes s'étant avancées pour les soutenir; comme elles ne purent se placer sur le front, elles se jetérent sur les flancs, grimpérent sur le Retranchement, qui fut mal défendu, parceque toute l'attention des Officiers étoit sur le Couvent, & vinrent former une attaque au derriére de mon enceinte. Mes gens effrayés de se voir coupés, abandonnérent leur poste, & se rétirérent en désordre dans le grand Retranchement. Je les y suivis, & les raliai assez promptement pour les ramener & border les Decombres. Ce qui obligea les Persans, qui avoient passé, à se jetter dans le Couvent, ou ils prirent poste. L'Action dura une heure & demi environ. Zeberdest étant venu au Retranchement, me donna de grands éloges, qui me piquérent d'émulation. Je lui demandai la permission de chasser les Ennemis de mon prémier poste; & mes instances furent si pressantes, que malgré l'avis de ses Officiers, qui vouloient remettre cette attaque à la nuit, il me laissa Maître d'en faire ce que je voudrois, & comme je le voudrois. Un Bataillon Awgan s'étant offert de se joindre à celui, que je formois, de ceux qui m'avoient aidé à la défense, je me mis à sa tête; & faisant demi tour à droite, comme pour rentrer dans la Ville, je tournai le Couvent, & le vins prendre par le côté du Nord, qui m'avoit paru le foible. C'étoit dans la plus grande ardeur du jour. Kouli-Kan avoit fait rentrer ses Troupes dans son Camp; & n'avoit laissé qu'une Garde de cinq à six cent hommes à ses Ponts. Je fûs dans l'enceinte du Couvent, avant que ceux qui le devoient défendre fussent rassemblés. Tout fut passé au fil de l'Epée, ou précipité en fuyant, sans qu'il m'en coutât plus de vingt des miens. Mais un Officier Persan, que je voulois faire mon Prisonnier, s'étant retourné sur moi, lorsque j'allois le saisir, m'allongea un coup de son cimeterre, qui m'ouvrit le ventre, & me fit sortir les intestins, que je reçûs dans mes mains. Je fus emporté dans la Ville, où je n'eus plus d'autre soin, pendant un Mois, que celui de me guèrir. Ma blessure me valut les plus grandes marques d'amitié de la part de Zeberdest , & des principaux Awgans, qui me rendirent de fréquentes visites. Udal se prit pour moi d'une tendre affection; & le prémier témoignage qu'il m'en donna fût de me faire tomber les riches Equipages d'un Chef de Dergefins , que le Conseil de Guerre avoit condamné à mort, pour une lâcheté. Je commençois à marcher, lorsque nous eûmes avis que le Général Persan, ayant laissé la Garde de ses Lignes à Taïfilé-Can , étoit allé, avec l'élite de ses Troupes, au devant d' Azraff , qui venoit après sa jonction avec Seydal , tenter de lui faire lever le Siége. On me fit l'honneur de m'admettre dans le Conseil. Tout le Retranchement des décombres avoit été enlevé par l'Ennemi. La Ville n'avoit plus d'autre défense, que son Rampart; & les Gaures , dont Zeberdest avoit fait ses Mineurs, rapportoient que Kouli-Kan faisoit travailler sous terre. On opina à abandonner le Rampart, au cas qu'on ne réussit pas à éventer les Mines, & à en élever un second, dans le Fossé duquel on attireroit l'eau des anciens Fossés; & je fûs chargé de la conduite de ce travail. C'étoit moins pour la défense de la Place que Zeberdest avoit porté cet avis, que pour se conserver Maître de sa capitulation, en se donnant une raison, pour ne recevoir ni Azraff , ni Seydal & leurs gens, quel que fût le succès de la Bataille que leur devoit livrer le Général Persan. Udal , qui étoit le Confident du Gouverneur, me mit de son secret. Les Persans n'ayant point de Mortiers, & manquant de gros Canon qu' Azraff avoit encloué, avant que de sortir d' Ispahan , Schiras ne pouvoit être pris que d'assaut; & l'Armée ennemie n'étoit pas assez sorte, pour ôser en venir à ce grand coup. Je fis une retirade, où je mis en pratique, autant bien que je pus, les notions que Mr. d' Imberbault m'avoit données. C'étoit une multitude d'Angles, tantôt rentrans, tantôt saillans, avec des Fers àcheval, par-cipar-là, & de doubles Banquetes, qui règnoient tout le long. Une grande sorti en'ayant pas réussi, Zeberdest se borna à miner le vieux Rampart, après avoir transporté son Artillerie sur le nouveau. La saignée fût faite de l'un à l'autre Fossé; & nous fumes assurez de mettre l'eau dans le dernier quand nous le voudrions. Le neuviéme jour depuis le départ de Kouli-Kan , il nous vint des Fuïards de l'Armée d' Azraff , qui nous annoncérent son entiére défaite, & le prochain retour du Vainqueur. La Bataille s'étoit donnée dans la Plaine de Phurk , sous le Mont Jarron . Le Général Persan avoit détaché quel-que Cavalerie à la pour suite des Vaincus; & il revenoit en diligence achever, par la prise de Schiras la ruine du Parti Awgan. Zeberdest fit mourir ceux qui lui avoient apporté ces facheuses nouvelles; déja il avoit projetté un coup de tête, qui devoit ou réparer la disgrace d' Azraff , ou anéantir son Parti. Cet Homme, aussi ambitieux que brave; ne se proposoit pas moins que deprendre la place d' Azraff ,si la fortune sécondoit sa hardiesse. Le 13. de Mars, au commencement de la nuit, il sortit de la Ville, avec environ quatre mille Awgans, & 8000 Habitans de bonne volonté, auxquels, il dit, qu'il alloit prendre Kouli-Kan par derriére, tandis qu' Azraff & Seydal lui faisoient face. Il laissa le Commandement de Schiras à Udal , en lui recommandant de redoubler le feu de l'Artillerie, & de faire de fréquentes sorties avec peu de monde, pour amuser l'Ennemi. Je trouverai, nous dit-il, le victorieux Persan dans le désordre d'une marche, où il se croit sans péril; & je ne doute point de le battre. Nous ne pouvons nous sauver que par là. Taïfilé-Kan nous rechassa dans la Ville, avec perte aux deux sorties que nous simes cette même nuit; & le lendemain ayant fait jouer ses mines, qu'il avoit poussées sous le vieux Rampart, il fit sauter avec un fracas effroyable ces Arbres énormes, qui le composoient. Mais par le peu d'habileté de ses Mineurs, tous ces Matériaux tombèrent de son côté; & tout l'avantage qu'il en tira se borna au comblement du vieux Fossé. Il y eût des platanes qui volèrent jusques dans son Camp. L'effet de la Mine lui fit périr plus de mille des siens, qu'il avoit disposés pour l'assaut sur le bord du Fossé. La vue de nôtre retirade lui apprénant qu'il n'avoit rien gagné, il attendit le retour de Kouli-Kan , pour en faire l'attaque. Le 19. sur le midi, on vit de dessus le Rampart la Campagne à l'Orient se couvrit de gens à cheval, qui accouroient à toute bride vers la Ville. C'étoient des Cavaliers de la Troupe de Zeberdest , aux-quels Udal refusa d'abord l'entrée. Mais comme ils annonçoient la défaite & la Mort du gouverneur, avec l'approche du Victorieux Kouli-Kan ; en faveur de leur nombre, il leur fit ouvrir la porte. Taïfilé-Kan avoit sans doute déja reçu la nouvelle de ce dernier avantage. A peine avions-nous reçu les premiers fuïards, que nous apperçumes dans ses Lignes tous les préparatifs d'un Assaut; & ce qui nous jetta dans une grande consternation, nous vimes l'eau de nôtre Fossé baisser sensiblement, & s'engoufrer dans le large trou d'une Tranchée, qui la rendoit au vieux Fossé. Une multitude de Soldats Persans rouloit des Fascines, trainoit des Ponts, & conduisoit des Mantelets: Nous nous crumes à nôtre derniére heure. Udal donna l'ordre de garnir le Rampart. Je fis servir l'Artillerie, avec la derniére vivacité. Tous les Officiers exhortèrent le Soldat & l'Habitant à un dernier effort, pour mériter une Capitulation qu'ils leur promettoient de faire, après avoir repoussé l'Assaut. Avant la nuit, le Fossé fût à sec; & aussitôt les Persans travaillèrent à son comblement. Nous les incommodames fort de nos bouches à feu. Mais ils en essuïérent le ravage avec une intrépidité admirable. Nous les vimes serrer leurs rangs au pié de l'Escarpe; & avec une bravoure, qui tenoit de la fureur, se prêter en plusieurs endroits les épaules, pour l'Escalade. Le courage des Assiégés répondit à celui des Assiégeans. On se battit main à main, corps à corps, sur l'épaisseur du Rampart. Ceux-ci fermes à ne point céder de leur terrain, ceux la s'opiniatrant à ne point quitter celui qu'ils avoient gagné, ce fut un carnage affreux pendant plus de demi-heure. Enfin le feu des Angles, qui prenoit les Persans en flanc tout le long de leur attaque, ayant empêché d'avancer les Troupes qui étoient commandées pour soutenir les premiéres, Taïfilé-Kan fit retirer son monde; & nous n'osames le troubler dans sa retraite. Kouli-Kan ne lui pardonna jamais cet Assaut, qu'il n'avoit donné qu'afin d'avoir seul l'honneur du Siége. Le Général ne fut pas plûtôt dans le Camp, qu'il envoya signifier aux Habitans de Schiras, que s'ils continuoient à porter les Armes contre les Persans, il n'y avoit plus de quartier à espérer pour eux. Udal retint dans son Palais l'Officier Persan, qu'il s'étoit fait amener les yeux bandés, sans le laisser parler en chemin. Le Conseil se tint; & on lui en donna le résultat, qui fût qu'on remettroit la Ville avec ses Magazins, ses Armes, & ses Munitions, les Femmes & le Trésor d' Azraff & de Zeberdest , sous deux conditions: La premiére étoit un pardon général pour les Habitans de Schiras , & pour ceux de la Garnison, qui voudroient rester en Perse. La seconde fût la liberté pour tous les Awgans , & leurs Partisans alors dans Schiras , de se retirer à Candehar , avec Armes & Bagages. Nous reçumes réponse une heure après. Le Généralissime refusoit absolument la premiére condition; & se fiant sur le Traité de Mir-Abi , il accordoit la seconde, sauf les Meubles & Effets du trésor Royal d' Ispahan , qui se trouveroient parmi les bagages. La Capitulation fût passée à l'instant sur la parole, que Kouli-Kan fit donner à Udal de se contenter de punir les Habitans par une rançon. Nous eûmes jusques au lendemain à disposer nos Bagages. Plusieurs Officiers Persans obtinrent d'entrer dans la Ville, pour engager au Service du Schah ceux des nôtres, qui voudroient y passer. J'avois insinué à l'Officier Persan qui nous apportoit la Capitulation qu'il pouvoit faire une belle recrue, vû l'estime que nous avions pour le Général; & Udal , à qui je m'étois ouvert de l'envie que j'avois de rester en Perse, avoit bien voulu m'en faciliter le moyen. Je sollicitai moi-même ce qui nous restoit de Gaures & de Dergesins ; & quelques-uns des plus braves Habitans qui appréhendoient le ressentiment du Vainqueur, s'étant joints à eux, je passai au Quartier de Kouli-Kan , à la tête de 200 Hommes avec lesquels je lui offris mes Services. Sa fierté lui fit refuser de me voir; cependant il m'assigna un Quartier, où je me retirai fort inquiet de ce que j'allois devenir. Il se passa trois jours avant qu'on répondit à la demande, que je faisois d'une audience. La seule chose qui me donnoit de l'espérance, c'est qu'on n'avoit point touché à mes Bagages, & qu'on ne chagrinoit point mon monde, qui alloit librement dans le Camp. Le 24. l'Armée se mit sous les Armes, pour recevoir la distribution de la rançon, moyennant laquelle la Ville s'étoit rachetée du pillage. Je fus bien embarrassé comment me conduire. Après avoir reçu l'ordre comme les autres Officiers, il me convenoit de mettre ma Troupe en parade. Mais il ne me convenoit point de me présenter à la distribution. Dans cette perplexité, je consultai, un Min-Bachi , ou Colonel, avec lequel j'avois déja lié amitié. Le Kan veut vous éprouver, me dit-il, payez de hardiesse; & mettez-vous en ligne près de moi. Lorsque la distribution viendra à vous, ne la refusez pas. Dites seulement que vous la jugez dûe au désir que vous avez de la mériter. Résolu de me conformer à l'avis, je sortis mon monde de ses lentes, & je le mis sous les Armes sur la ligne, où le Colonel mon voisin avoit rangé ses mille Soldats. La disparate étoit grande entre les deux Troupes. Les Persans sembloient des Milices, tandis qu'on eût pris le moindre des miens pour un Officier. La plûpart étoient armés de beaux Fusils; & je plaçai si bien ceux qui n'avoient que la Pertuisane, avec le sabre, qu'on eût dit que ç'étoit à dessein qu'ils n'étoient pas armés comme les autres. Kouli-Kan couroit à cheval le long des rangs, en disant quelque chose de gracieux à chaque Troupe. Il ne parut pas distinguer la mienne des autres, jusqu'à ce que chaque Homme eût reçu les cinquante Abassis qui se donnoient par tête. Mais comme il avoit entendu ce que j'avois dit aux Distributeurs, il y répondit, en recommandant à mes gens de se montrer dans l'occasion tels que je les promettois. Il reçût avec un sourire d'applaudissement le salut que je lui fis de ma Pertuisane, comme on fait en Europe celui du Sponton, & m'ordonna de venir à son Quartier après la revûe. Il avoit donné la même assignation à tous les Colonels. Cela m'étoit d'un bon augure. Je montai à cheval, dès qu'il fût hors de ma vûe. Mascheid-Bachi , mon nouvel Ami, m'admit dans la compagnie de plusieurs Officiers du même grade que lui; & nous fûmes ensemble au Quartier-général, où nous trouvames tous les Grands Officiers de l'Armée, qui attendoient le Kan devant sa Tente. Les Colonels s'étant mis en haïe, je pris encore rang avec eux. Le Kan gracieusa fort ceux qui étoient au-dessus de moi. En les appellant par leur nom, il leur disoit qu'il les alloit mener contre un Ennemi plus digne d'eux, que ces misérables Awgans , qu'ils avoient rechassés dans leur Repaire. Quand il fût à moi, il resta un moment à me considérer. Je crois que je changeai bien des fois de couleur; & que mon air décontenancé dût lui donner grande opinion de l'impression de ses regards. Hé! me dit-il, qu'ès-tu venu faire avec nous? Séigneur, lui répondis-je d'un ton respectueux, mais ferme, j'avois quitté l'Europe, pour venir acquérir de l'honneur au Service du Schah, en faisant la Guerre sous tes ordres. Il y a quatre mois que j'abordai à Bender-Abassi , dont les Awgans étoient Maîtres; & j'ai mieux aimé être Officier qu'Esclave parmi eux. Entré dans Schiras , avec Zeberdest , qui m'y a donné le Commandement de son Artillerie, j'ai fait le devoir d'un Homme de cœur pendant le Siége, parce-que tu ne m'aurois pas reçu dans ton Armée, si j'étois venu me présenter à toi comme Déserteur. Mais aussi-tôt que tu as montré par la Capitulation, que tu as accordée à Udal , que tu estimois ceux qui lui ont aidé dans sa défense, je n'ai pas balancé à renoncer à la fortune qu'il m'invitoit à venir chercher avec lui chez le Mogol. Si tu daignes me recevoir dans ton Armée, avec deux cents hommes, que j'ai amenés dans ton Camp, je m'attache dès ce moment à ta fortune; & je vivrai, ou mourrai digne de ton estime. Sui-moi, me repartit-il, je te dirai ce que je puis faire pour toi. Après avoir fait donner un Mare d'Or à chaque Min-Bachi , il poussa son cheval vers la Ville, accompagné d'un vieux Seigneur Persan, & me faisant signe de le suivre. Lorsque nous fûmes au vieux Fossé. Est-ce toi, me dit-il en me montrant la retirade, qui as construit ce nouveau Rampart? Comme je lui eus répondu affirmativement, il me demanda, si nous y aurions attendu l'assaut, au cas qu'il eût refusé la Capitulation. Oui, Seigneur, lui dis-je, d'un ton de Militaire; & nous aurions repoussé le second comme le premier. N'est-ce pas toi, reprit-il, qui a servi l'Artillerie, pendant le Siége? Puis, sans me donner le tems de répondre, il me demanda si on parloit Persan dans mon Pays. Si on l'y parle, ajouta-t'il, en riant, on l'y parle bien mauvais. Mais qu'es-tu venu faire en Perse? Comme je lui eûs répondu naïvement, que j'étois venu y chercher fortune: Pourquoi, reprit-il, as-tu espéré la faire plûtôt ici qu'en Europe ? C'est, répondis-je, qu'en Europe tout est en paix, & quand il y auroit Guerre, il y a trop de gens qui sçavent ce que je sçai, & audelà. Tu as donc crû trouver plus d'ignorans dans ce Pays? Seigneur repartis-je, en Perse, où les coùtumes & les mœurs sont tout a fait différentes de celles d' Europe , je dois trouver bien des gens qui ignorent ce que je sçai, & bien plus encore qui sçavent ce que je ne sçai pas. Mais ce que je sçai, qui leur est nouveau, peut leur être utile; & cela est vrai sur-tout pour le Militaire. Le vieux Seigneur me fit répéter ma réponse en Hollandois, & il la rendit au Kan, qui m'en parut satisfait. Est-ce ainsi, reprit-il, qu'on fortisie en Europe ? Ceci a été fait en six jours, répondis-je. Tout Schiras y a travaillé, jusqu'aux Femmes & aux Enfans. Un pareil Ouvrage ne peut avoir, ni la beauté, ni la solidité d'une Fortisication réguliére. Avec du tems, & de bons Matériaux j'aurois fait des Fortins, des Oreillons, des Fausses-braïes, un Chemin couvert ... Je ramassai tous les termes de Fortification que Mr. d' Imberbault m'avoit donné; & je les citai avec autant de hardiesse, que si j'avois été en état d'éxécuter comme un Vauban , ou un Cœhorn . Tu sçais bâtir, reprit le Kan; tu sçais défendre aussi; car c'est toi qui as défendu la Maison des Derviches. Sçais tu aussi attaquer? Seigneur, répondis-je, c'est moi aussi qui repris la Maison des Derviches, après en avoir été délogé. Quelle est ta Religion, me demandat'il. Ayant entendu que j'étois Chrétien, tant pis, dit-il, il n'y a pas d'apparence que les Musulmans obéissoit volontiers à un Infidéle. Eh ne peux tu pas devenir Musulman, ou faire comme si tu l'étois? Seigneur, répondis-je, je me défierois de moi-même, si je me croyois capable d'être infidéle à ma Religion. Daigne faire comme les Awgans . Ils m'ont vu les bien servir; & ils n'ont voulu voir que cela. Je veux, me dit-il, que tu voyes Candehar , & que tu me rapportes fidelement ce que c'est que sa Citadelle. Il ne te sera pas difficile de t'y introduire, parce que tu peux laisser ignorer à tes connoissances que tu ès passé de nôtre côté. J'ai déja ordonné de disperser parmi les Persans les Soldats que tu m'as amenés. Tu feindras d'en être outré. Tu iras chez Hamed-Kan , que voici, qui te donnera tes instructions; & tu te retireras de chez lui mécontent. Sers bien le Schah ; je te ferai trouver la fortune, que tu ès venu chercher. De retour à mon Quartier, je ne trouvai plus aucun des miens. Fréderic même étoit disparu comme les autres. Je fis grand bruit; & je m'emportai au point de faire craindre à Muscheid-Bachi , mon Ami, que le Kan ne me fit chatier. Apres avoir passé une heure avec lui à me plaindre de l'injustice qui m'étoit faite, je le quittai, en lui disant que j'allois en demander raison à Hamed-Kan , qui me paressoit avoir l'oreille du Général. Et en effet j'entrai chez ce Seigneur, qui me dit que la Guerre contre les Turcs obligeant de remettre à un autre tems l'entiére réduction du Candehar , le Général souhaitoit d'être instruit non-seulement de l'état de la Place, mais encore des forces & des dispositions de la Nation Awgane, des intelligences de Mir-Abi avec les Turcs & le Mogol , de l'estime que la Nation faisoit de lui, sur-tout s'il n'y auroit pas moyen de remettre l'ancienne division entre les Awgans de Candehar , & ceux du Hazerai , & s'il n'y avoit pas quelqu'Ambitieux, qui enviât à Mir-Abi sa Principauté. Voila ce que j'ai charge de vous recommander, me dit le vieux Hamed . Kouli-Kan n'a pas cessé d'avoir l'œil sur vous depuis la reddition de Schiras ; & sur la fermeté avec laquelle vous avez soutenu le mépris, qu'il sembloit faire de vous, il vous à jugé Homme de tête. Ne regrettez point le Commandement que vous perdés de vos deux cents hommes. Le rang de Min-Bachi vous est destiné à vôtre retour, avec un Emploi considérable dans l'Artillerie. J'ai ordre de vous donner Vingt Marcs d'Or pour votre Voyage, avec un Esclave de confiance. Voici l'un & l'autre. Je reçus les Vingt Marcs d'Or. Mais je refusai l'Esclave, & je priai le vieux Kan de me faire retrouver Fréderic. Je lui demandai aussi de permettre que je misse en dépôt entre les mains du Min-Bachi Mus'heïd ce que j'avois tiré de Schiras à titre de Bagage, en quoi consistoit tout mon bien. Je vais, me dit-il, pourvoir au premier le plus secretement que je pourrai. Pour le second, il faut qu'il s'exécute avec bruit, autrement que vous ne le dites. Je vais faire enlever & retenir, de la part du Général, tout vôtre Bagage, à l'exception de vos Habits, & de vôtre Nègre. Vos Esclaves, & vos Chevaux seront vendus publiquement. Je me charge de vous les faire retrouver à votre retour. Vous en serez crû, quand vous vous me direz mécontent de nous. Tout se passa comme Hamed-Kan me l'avoit dit. Féderic me joignit avant la nuit; & je me trouvai si entiérement dépouillé par ordre du Général, qu'il me fallut aller avec mon Ami & mon Nègre passer la nuit dans la Ville. Muscheïd , témoin de l'enlevement de mon Bagage, me crût un homme perdu. Lorsque je voulus lui dire un dernier Adieu, il m'évita, comme s'il eût craint la contagion de ma disgrace: J'appréciai son amitié ce qu'elle valoit. Ca été la premiere leçon que j'ai reçu sûr l'amitié des Courtisans & la confiance qu'on y doit avoir. Je n'en ai pas eu besoin d'une seconde. Sur mes gardes avec Fréderic , malgré les preuves qu'il m'avoit données de la sincérité de son attachement, je lui fis un secret de ma Commission, dont l'importance étoit capable de le tenter de me trahir, ou dont le péril pouvoit m'en faire abandonner. Fin de la prémiere Partie. L'ILLUSTRE PAYSAN. SECONDE PARTIE. Lorsque le malheureux Azraff me fit présent de la Calaate, je fûs averti par Chomel de me bien garder de porter le Turban blanc, qui en faisoit partie. Si je l'avois mis imprudemment sur ma tête, c'en étoit fait de ma vie; ou bien il m'auroit fallu essuyer l'opération, qui est le sçeau du Mahometisme. J'avois pris un Doliman, ou Bonnet à l'Arménienne. Pour passer plus sûrement jusqu'à Candehar , je me couvris du reste de l'Habillement Arménien. J'achetai deux Chameaux, sur l'un desquels je mis des Provisions; & je chargeai l'autre de Marchandises de peu de prix. Dans cet équipage, j'avançai heureusement jusqu'à Rabel Emir , dans le Sablustan , sur la Frontiére du Candehar . Mais à peine eûmes nous mis le pié sur les Terres de ce petit Royaume, que nous sumes attaqués par une Troupe d' Awgans ,contre lesquels notre résistance auroit été inutile. Notre docilité ne nous auroit point sauvé la vie, si je ne m'étois avisé de me donner à ces Voleurs pour un Envoyé d' Udal à Mir-Abi . Fréderic s'étant joint à moi, pour leur remontrer que le mal, qu'ils nous seroient, retomberoit sur les restes de leurs Compatriotes échapés de Schiras , dont nous allions ménager les intérêts, & préparer la réception; ils se contentérent de piller la charge de nos Chameaux. Fréderic , étant dans l'opinion que j'allois attendre Udal à Candehar , pour passer avec lui dans l' Indostan , conserva toute la liberté d'esprit nécessaire, que peut être l'idée du danger, où me mettoit ma qualité d'Espion, lui auroit ôtée, s'il avoit été dans ma confidence. Par sa hardiesse à soutenir notre prémier mensonge, il nous tira heureusement d'avec plusieurs autres Troupes de Voleurs Awgans. Nous arrivames à Candehar , avec nos Montures & notre Argent. La consternation étoit générale dans cette grande Ville, où Mir-Abi ne se reposoit pas tellement sur son Traité, qu'il n'appréhendât que Kouli-Kan , qui n'avoit plus rien à craindre du parti d' Azraff ,tué dans les désilés du Mont Kafas avec ceux qui l'accompagnoient dans sa suite, ne vint reclamer contre les conditions que les circonstances lui avoient fait obtenir du Schah. Comme les Awgans de Schiras avoient marché en corps, il n'en étoit encore arrivé aucun à Candehar . Mir-Abi ne fût pas plûtôt instruit, qu'il y avoit dans sa Ville un Homme, qui s'étoit trouvé à ce Siége, qu'il m'envoya l'ordre de venir loger dans la Citadelle, dont il avoit fait son Palais. On n'usa envers moi d'aucunes des précautions d'usage avec un Etranger, dans une Forteresse. Mon audience ayant été remise au lendemain, je passai la soirée à me promener par toute la Citadelle, dont j'aurois pù dès lors même tracer le Plan le plus exact, si j'avois su dessiner. Les Domestiques du Prince, qui étoient au nombre de 5. à 600. composoient la Garnison. Une trentaine de Canons de bronze sans affuts étoient disposés le long de la Courtine, & environ autant étoient partagés dans les Ouvrages. Ces derniers étoient réguliers. Un Ingénieur Portugais conduisit l'exécution du Plan, qu'il en avoit présenté au Mogol. Mais on avoit extrèmement négligé leur entretien; de sorte que la Place n'auroit pas dû, selon les Loix de la Guerre, tenir contre une Armée Royale. Rentré dans la Cazerne, où mon Logement m'avoit été assigné, je mis par écrit la description de cette Place, d'après laquelle je traçai de mon mieux, avec la plume; la forme de chacun de ses Ouvrages; me réservant d'en faire tirer un Plan régulier par quelque Dessinateur d' Ispahan , si je ne trouvois pas à apprendre assez du Dessein, pendant mon Voyage, pour l'exécuter moi-même. Ca été à mon avidité d'apprendre ce que je voyois me manquer, que j'ai été redevable de ma fortune. Mir-Abi me fit appeller le lendemain, après la troisiéme priéres. Je le trouvai assis sur une pile de Carreaux de peaux de Chèvres, qui me durent donner petite idée de son opulence. Il étoit habillé en Homme qui prend sa Garderobe à la Juiverie. Son Turban étoit sale, mais attaché d'un beau Nœud de Diamans, qui seroit une Aigrette de plumes de Héron, qui n'avoient plus guères que le tuïau. Son Caffetan étoit de Taffetas couleur de rose séche, & sa Veste de Brocard. Au lieu de Pabouches, il avoit des Botines à la Tartare. Sa taille étoit haute & bien proportionnée, son visage fort brun, les yeux à fleur de tête, le regard doux, & la mine riante. Il avoit à ses côtés, un peu derriére lui & debout, quatre hommes vêtus en Jannissaires, qui tenoient leur Sabre sur l'épaule, le foureau tombant de gauche à droite sur la cuisse, à la Tartare. Fréderic étoit avec moi, tous deux vêtus à l'Arménienne, avec une propreté, qui alloit jusqu'à la magnificence. Cet extérieur nous valut une réception distinguée. Le Prince se leva de dessus ses Carreaux, à nôtre approche: Il nous présenta sa main, & passa avec nous dans une autre Chambre, dont le pavé étoit couvert de magnifiques Tapis de Perse, que la poussiére dévoroit. Il fit retirer ses quatre Gardes à la porte en dehors; & nous fit mettre à ses côtés sur un Sopha. L'entretien commença par ses regrets sur la mort de Zeberdest , qu'il avoit aimé tendrement, & sur les avis duquel il nous dit qu'il avoit compté de se conduire, dans la position critique où il se trouvoit; & tout de suite il nous parla, avec une effusion de cœur qui ne sentoit pas son habile Politique, de l'embarras ou le jettoit la mort d' Azraff ,& la dissipation de son Parti. Il adressoit la parole à Fréderic , ma jeunesse ne lui laissant pas croire qu'il n'eût servi qu'en second sous moi au Siége de Schiras .Je me plûs à le laisser dans son erreur; & Fréderic se prêta de bonne grace à l'y entretenir. Il ne falloit pas être plus sçavans que nous ne l'étions l'un & l'autre, pour lui paroître de grands Hommes. Lorsque nous lui eûmes donné un récit abregé du Siége de Schiras , il nous demanda de lui dire ce que nous pensions des desseins de Kouli-Kan & du Schah Thamas , qu'il gouvernoit Je sentis alors une confusion inexprimable du rôle que j'allois faire devant cet homme simple, dont il me faisoit payer la franchise par une duplicité, qui tenoit de la perfidie. Si j'avois trouvé qu'il eut pu se soûtenir dans sa Principauté contre les forces de la Perse, je crois que j'aurois cherché près de lui la fortune, que je ne pouvois faire auprès du Schah & de son Général, sans me rendre coupable de la mauvaise foi la plus criante. Je profitai de l'empressement de Fréderic à lui répondre, pour me mettre d'accord avec moi-même sur le personnage dont je m'étois chargé. Il me sembla, après y avoir réfléchi, que je diminuois ce qu'il avoit d'odieux, en ne cachant que ma commission. J'en fûs tranquilisé, de maniére à me donner toute la liberté d'esprit, dont j'avois besoin. J'eûs mon tour à répondre au Prince, quand Fréderic eût donné ses conjecturés. Je lui dis affirmativement, que le dessein du Schah & l'avis de son Conseil devoient être de réduire le Candehar , à moins de liberté qu'il n'en avoit eû sous les Régnes précédens; parce-que la précédente Révolution ayant fait voir de quoi la Nation Awgane étoit capable sous un Chef ambitieux, on ne pouvoit lui laisser son Prince particulier, sans s'exposer à de nouvelles entreprises, quand la Nation auroit recouvré ses forces. Mir-Abi m'interrompit, en disant, que tant qu'il vivroit les Awgans ne seroient point sujets de, mais qu'il donneroit au Schah telles assurances qu'il voudroit exiger, de les en conserver Amis & Vassaux fidéles. Le Schah, ajoûta-t'il, pourroit bien se mettre dans l'embarras, en me manquant de foi. J'ai en main un Traité d' Azraff , avec le Mogol , qui seroit mon modéle. Je suis plus considérable que ne l'étoit l'Usurpateur, après la perte d' Ispahan ; & j'obtiendrois bien une autre Armée que celle qui lui étoit promise. Le Prince ayant fait apporter des Pipes & du Cassé, reprit l'entretien par l'Histoire du Vol, qui avoit été fait, de l'Original du Traité par une Troupe d'Awgans, qui avoient pillé & massacré les Envoyés du Mogol, sur la Frontiére de Kiablistan . Il ajouta que la découverte de ce Traité lui avoit fait presser le sien avec le Schah. Je tâchai de l'amener à nous faire voir ce curieux papier, que je comptois devoir être une découverte, dont je me ferois un mérite auprès de Kouli-Kan . Mais il n'étois pas assez pénétrant pour entendre à demi mot. Après une audience de trois heures, il nous congédia, en nous ordonnant de revenir le lendemain à la même heure. Lorsque nous nous présentames aux Portiers, suivant l'ordre, on nous demanda un présent pour le Prince. Nous avions manqué la Veille à l'étiquette; & on nous l'avoit passé, parce-que l'Audience nous avoit été offerte. Cette fois que nous étions censés la demander, il fallut la payer. Fréderic donna sa Montre, qui étoit d'argent: On la fût porter au Prince, qui en étant satisfait, nous fit introduire comme la veille. Il fit venir d'abord le Cassé & les Pipes; après quoi il nous accabla de questions sur le Schah & son Général. Insensiblement nous en revinmes au Traité d' Azraff . Si ce Traité, lui dis-je, ne te sçauroit servir, pourquoi, Seigneur,ne te fais tu pas un mérite auprès du Schah de le lui communiquer? Ce seroit une marque de ton affection, dont il ne sçauroit gré. Si au contraire tu en peux tirer avantage, pour te donner un Allié Puissant, tu dois le tenir secret, & faire négocier à Dilly , pourtoi & ta Nation, le parti qu'on y vouloit faire à Azraff . Mon discours fit l'impression que je souhaitois. Mir-Abi, qui se défioit trop de ses lumiéres, pour opter de lui-même, fit venir celui qui avoit ses papiers en garde; & s'en étant fait donner le Traité, il nous invita à l'examiner avec lui. Voici la Traduction que j'en ai fait sur l'Original. Au Non de Dieu Eternel et Tout-Puissant. Le très-grand & invincible Muhammed, Fils d 'Alam-Guir, d' Oreng-Zeb, de Schah-Gehan, de Zeam-Guir, d' Akebar, d' Amaïom, de Babar le Porte Epée du Prophéte, de Scheik-Omar, d' Abouchaïd, de Temur-Lenk, le Pére du Favoris du Très-Haut; Souverain de Royaumes aussi grands que la Terre, Maître de Dilly, de Lahor, de Candehar, Villes renomées, Roi de Candehar & d'infinis autres Royaumes, où sont des Cités, Villes fortes & Châteaux, avec des Hommes, des Armes, & des Trésors, que le Grand Envoyé de Dieu peut seul compter. Au très-glorieux & puissant Schah Azraff. Dont la renommée est élevée jusqu'au Ciel de la Lune, très-grand parmi ses pareils, Amateur du bien, très-profond en sagesse, & célébre par sa Valeur, Salut de nôtre Ville Impériale de Lahor, le 12 de la Lune de Regiab, l'An de l'Hegire 1142. (Décembre 1729.) Ayant appris de ceux que vous envoyez à nôtre Impériale Porte, que les Têtes-Rouges, que vous avec rendus vos Sujets par la force de vos Armes, se sont révoltés contre vous, nous vous accordons avec une cordiale fraternelle affection, de vous aider de nos Armées invincibles à les réduire à l'obéissance, qu'ils vous doivent, comme à leur Roi, puisque nous vous avons reconnu en cette qualité. Suivant le précepte du Prophéte, qui nous recommande de sécourir les Malheureux, nous destinons à vôtre sécours l'élite de nos vaillans Soldats, sous les Ordres du très sage & très valeureux Omrah Mammelouk, dont l'Epée tranche comme le feu, sans exiger de vous autre chose, sinon que vous vous remettiez dans les Loi de la Justice, en nous restituant la Ville & le Royaume de Candehar, que les Rois de Perse vos Prédecesseurs nous ont détenus injustement, après nous les voir enlevez par fraude. Nôtre fidèle Sujet l' Omrah Mammelouk sera à vos ordres, sur la Frontiére de Candehar, à la tête de cent mille Enfans du Prophète, avant la June de Safer prochaine. Nous vous souhaitons une prospérité sans borne. Après la Lecture de ce Traité, je dis à Mir-Abi , qu'il ne devoit pas balancer à l'envoyer au Schah, auquel il persuaderoit aisément qu'il étoit peu disposé à jamais entrer en liaison avec le Mogol, puisque ce Prince n'en voudroit prendre que pour recouvrer le Candehar . Comme il m'eût répondu qu'il vouloit consulter sur ce parti Udal , & les principaux Awgans échapés de Schiras , je lui représentai qu'en différant il s'enlevoit le mérite de cette apparente fidélité, parcequ'il n'étoit pas vraisemblable, que de tant de Banianes, que les affaires de leur commerce faisoient aller de l'Indostan en Pese , aucun ne fût instruit du traité d' Azraff , & du sort des Envoyez du Mogol ; qu'ils ne manqueroient pas d'en informer le Schah & son Général, pour capter leur faveur; & que la défiance de ces derniers trouveroit à se fonder sur le mistere qu'il leur auroit fait d'une chose qui les touchoit si essentiellement. Je m'avançai jusqu'à lui offrir de faire moi-même sa commission à Ispahan . Peut-être, ajoutai-je, que ce Service me rendra agréable au Schah; & s'il me procure un établissement en Perse , tu auras en moi un Serviteur plein de zéle & de discrétion, à portée de te donner avis de tout ce qui se pourra brasser à ton préjudice. Cette derniere partie de mon discours le frappa. Le voyant ébranlé, je le décidai par la récapitulation des perils auxquels je m'étois exposé pour la Cause Awgane, sans autre motif que mon estime & mon affection pour la Nation. Je lui fis comprendre, que si j'étois capable de lui être infidéle, mon infidélité ne lui pouvoit préjudicier; que la communication de ce Traité pouvoit me frayer le chemin de ma fortune en Perse , & qu'il ne me demandoit pas autre chose que de le communiquer. Enfin je le persuadai: Il me promit que je serois son Agent secret à Ispahan , & il ne me donna que quatre jours, pour me disposer à partir. Je lui en demandois huit, que je lui disois nécessaires pour éloigner le soupçon d'une trop étroi-te liaison avec lui, dont les Chefs de Famille de Candehar pouvoient prendre ombrage; mais je ne les lui demandois que pour avoir le tems de voir la Ville, & d'examiner la disposition des Esprits & les forces de la Nation. Pendant les quatre qu'il m'accorda, je connus assez Candehar , pour faire à Kouli-Kan un rapport capable de le satisfaire. Je partis avec un Passeport tel que je le souhaitai. Fréderic , étonné de me voir résolu à rentrer en Perse, soupçonna que je manquois de confiance en lui; & il voulut s'en facher. Mais il s'appaisa, lorsqu'en lui disant qu'il étoit de la derniére importance, pour ma fortune, que je remisse jusqu'à nôtre retour à Ispahan à lui faire part de mon secret, je lui réïterai la promesse de partager avec lui celle que je ferois. Nous apprimes, dans le Segestan , que Kouli-Kan étoit avec son Armée dans le Chorassan, où il faisoit une Guerre sans quartier aux Awgans Abdalis , dont il assiégeoit le gros dans Herat. Je me rendis près de lui, à travers les Pays de Gor & de Gasna ; & j'arrivai peu après la reddition de la Ville, où tout ce qui étoit Awgan avoit été passé au fil de l'épée. Je fis mon rapport, qui me valut des louanges. Mais à la vue du Traité, dont je fis l'Histoire, le Kan m'embrassant avec transport, tu m'as rendu, me dit-il, un Service signalé, que je ne laisserai pas sans récompense. Je te promets de faire pour toi au-delà de tes espérances. Il faut que tu partes ce jour même pour Ispahan , que tu y voyes Hamed , aussitôt après son arrivée; & que tu reviennes m'apporter ce qu'il t'aura confié. J'étois, sans le sçavoir, porteur du dispositif d'une nouvelle Révolution. Pendant le peu de tems que je fûs au Camp, je pûs bien conjecturer, qu'il se tramoit quelque chose au désavantage du Schach , par la maniére peu respectueuse, dont les Officiers parloient de lui, & plus encore par un bruit sourd, dont chacun se faisoit part à l'oreille, de la Naissance du Kan, qu'on disoit être ce second Fils de Schach Soleima , qui disparut du Haram . Mais obligé de partir, avant que ces bruits fussent devenus publies, je n'emportai que des idées fort consuses, dont je ne pouvois tirer autre chose sinon que l'ambitieux Kouli-Kan intriguoit pour s'élever plus haut qu'il n'étoit monté, quoiqu'il fût, après le Schah, la prémiére personne de la Perse, quoiqu'entre lui, & la troisiéme, la distance fût plus grande qu'entre la premiére & lui. J'arrivai à Ispahan le 26. de Juillet, 1732; & je fus droit chez Hamed-Can , qui étoit Souverain de la Justice. La lecture de mes dépêches l'intrigua fort. Tu as été longtems, me dit-il, a venir d' Herat à Ispahan . Le Schah va être ici dans peu de jours, & il y sera le plus fort. Je ferai tout pour le Kan. Mais s'il ne m'aide pas j'aurai fait un éclat, qui nous perdra avec tous nos Amis. J'ouvrois de grands yeux au discours du Vieillard. Je ne sçavois que lui répondre, parceque je n'étois pas du secret comme il croyoit. Il reconnut son indiscrétion; & pour la réparer, il feignit de ne pas l'avoir commise. Au contraire affectant une grande confiance en moi, comme s'il n'eût entendu me parler que de l'obstacle que le Général vouloit mettre à la paix avec les Turcs. Le Schah, continuat'il, a signé le Traité; & la Lettre d'avis est venue au Kan, lorsque tout étoit conclù. Aurois tu soupçonné qu'après une grande Victoire, qui ouvroit à nos Armes les Pays du Turc, le Schah auroit jugé devoir acheter la paix, par la cession de plusieurs belles Provinces de Perse? C'est un malheur sans remède. Je vais faire réponse au Kan. Je ne fûs point dupe du vieux Ministre. Mais voyant qu'il pouroit bien être tenté de se défaire de moi, si je paroissois avoir pénétré ce qu'on ne jugeoit pas à propos de me communiquer, je me retirai, sans laisser apercevoir que je dévinasse. Le Schah étoit alors à Ferabath de Hussein , Maison forte à deux lieues d' Ispahan , où il s'étoit fait suivre d'un petit nombre d'Eunuques & de Femmes, bien éloigné de penser au péril qui le menaçoit. Il avoit envoyé ordre au Kan de licencier son Armée; & il ne doutoit pas d'être obéï. La dépêche, dont j'avois été le porteur, sollicitoit Hamed-Can de s'assûrer du Peuple de la Capitale, & de le disposer à recevoir le Général, qui avoit formé déja le hardi projet, qu'on lui a vû exécuter, de détrôner le Fils de Hussein , & de se mettre à sa place. Le bruit de sa prétendue descendance des Sophis avoit été jetté par ses Emissaires, pour en tirer profit, s'il s'accréditoit, & pour connoitre par la maniére dont il seroit reçu combien & jusqu'où il pouvoit compter sur l'affection des Troupes. L'Anecdote ne prit point; & il l'abandonna, sans renoncer à son projet. Hamed m'ayant fait attendre sa réponse deux jours, j'eûs le loisir de faire mes observations sur sa conduite. Sous différens prétextes il assembla, dans son Palais, à différentes heures, tout ce qu'il y avoit dans la Capitale d'Officiers Persans de l'Armée que le Schah avoit congédiée sous Tauris , après la paix faite. La plupart devoient leur avancement au Général, qui les avoit fait honorer des titres, & promouvoir aux grades destinés auparavant à la Noblesse. Au défaut de celle-ci, que les Awgans avoient détruite, il avoit fallu n'avoir égard qu'au mérite; & tirer, du milieu du Peuple, des gens, dont l'Emploi fit toute la richesse. Dépouillés de leurs Charges militaires, ils retomboient dans leurs premiére pauvreté. Ils n'avoient de ressource, que dans une Révolution. Hamed-Kan les trouva prêts à tout entreprendre pour Kouli-Kan , dont ils connoissoient le goût pour la Guerre. La conspiration se trama, dans la Capitale, sur le pié qu'elle se brassoit dans le Camp du Général. J'en portai les nouvelles à cet Homme audacieux, que je rencontrai en pleine marche vers Ispahan , à douze Journées de cet-te Capitale, à la tête de 40000. Hommes. J'en fûs reçû avec tout l'empressement imaginable. Je l'attendois à l'entrée de sa Tente, pendant qu'il lisoit mes Dépêches. Il me prit par la main, lorsqu'il en sortit, & me tirant à quartier, il me demanda si je n'avois rien remarqué d'extraordinaire dans la Capitale. Seigneur, lui répondis-je, je n'ai point cherché à pénétrer un secret que tu ne m'as pas jugé capable de recevoir. Mais si tu veux te faire remettre la Couronne, que ton Epée a posée sur la tête du fils de Hussein , tu n'as qu'à dire que tu le veux. Il y a dans Ispahan plus de mille Officiers, & dix fois autant de Soldats mécontents, qui t'y recevront avec joïe. Il me regarda fixement en silence; puis quittant ma main, il m'ordonna de monter à cheval & de le suivre. Je me souviens, me dit-il, que je t'ai promis de l'Emploi, & que Hamed t'a fait espérer le grade de Min-Bachi . Je vais te le donner à la tête de l'Armée. Tu iras à Ispahan avec Aradik-Kan , & ton Ami Muscheid . Vous y rassemblerés ces Officiers & ces Soldats dont tu me parles. Formes parmi eux, à ton choix, la Troupe de mille hommes. A mon arrivée je pourvoirai au reste de ce qui te regarde. En attendant tu logeras chez ton Patron Hamed-Kan , qui t'aime comme son Fils. Sois secret & diligent, il ne te manquera rien pour être des nôtres. L'Armée fût mise sous les Armes. Le Kan harangua à la tête; & y annonça l'Ordre du Schah, pour le licenciement. Les Officiers mènagés de longue main, avoient prévenu leurs Soldats: Ce fût un cri unanime d'imprécation contre le Fils de Hussein , & d'acclamation sur le Général. Il parcourut les rangs, en demandant, si on vouloit le suivre contre les Turcs , dont il parloit avec mépris. Sur le cri d'approbation, il dit qu'il falloit un autre Schah; & que Thamas avoit un Fils. Le nom de l'Enfant rétentit dans tous les rangs, où on proclama Schah Abas . Le tumulte s'appaisa par une distribution d'argent; & la marche fût ordonnée en Bataille jusqu'à la Capitale. Ce fut après cet ordre que je fûs nommé Min-Bachi. Le Kan m'assigna une de ses Tentes, pour y recevoir mes nouveaux Compagnons. J'y passai la nuit avec eux à boire & à fumer. Au point du jour je fus chez Aradik-Kan , où je trouvai Muscheid . Nous levames le piquet une heure après; & nous primes les devants à la tête d'un Corps de Cavalerie de 3000. Hommes. Nous fumes à la vue d' Ispahan , le 6. de Septembre. Aradik-Kan mit son monde en cantonnement dans les environs de Ferabath de Hussein , où le Schah étoit encore. Muscheid , trois autres Min-Bachis , & moi, nous entrames dans la Capitale. Chacun d'eux fût au Logement, qui lui avoit été assigné. Pour moi, je me rendis chez Hamed-Kan , auquel je donnai une Lettre du Général. Jusqu'au 15 je fûs en conférences perpétuelles avec les Officiers réformés, que le Souverain de la Justice me fit connoître. J'eûs ma Troupe complète dans cet intervale. Hamed me donna trente Marcs d'Or, pour l'armer, & autant pour la soudoïer. Le 21. Kouli-Kan vint camper à demijournée de Ferabath , & donna avis de sa venue au Schah, auquel il faisoit dire, que tant de braves gens, qui l'avoient si bien servi, ne pouvant être congédiés qu'après une gratisication, il les lui avoit amenés, afin qu'il signalât lui même sur eux sa libéralité; & par ce même Exprès il l'invitoit à venir passer l'Armée en revue, accompagné de ses Trésoriers. Le Schah sembla se réveiller de son assoupissement, & pénétrer les desseins de son Général. Assez Maître de soi-même, pour dissimuler dans une aussi grande surprise, il répondit au Kan qu'il approuvoit sa conduite; & il l'invita à venir à Ispahan conférer avec lui sur les récompenses qu'il convenoit de distribuer à l'Armée. En même tems il partit de Ferabath , & vint dans la Capitale. Mais tout y étoit disposé pour sa perte. Muscheid , & ses Compagnons avoient formé leur Troupe, comme moi la mienne. Deux autres Min-Bachis réformez avoient rassemblé chacun la leur. Nombre de grands Officiers s'étoient attaché des Bataillons entiers; & tous ces Gens de guerre bien armés, étoient si habilement répandus dans les quartiers de la Ville, par les ordres du vieux Hamed , qu'en moins d'une heure ils étoient en état d'occuper tous les postes. Le 23. au matin j'eûs ordre de Hamed d'aller me poster sur les avenues du Meidan , au midi, jusqu'à la Mosquée de Méhedi; de m'avancer dans la Place aussitôt qu'un Détachement de Cavalerie y entreroit, & de m'emparer des vingt Piéces de Canon, qui sont devant la porte du Palais. J'exécutai l'ordre ponctuellement. Aradik-Kan , qui commandoit le Détachement de Cavalerie, d'environ 300. hommes, se fit introduire dans le Haram, sans que personne remuat. Il y parla au Schah, qu'il sût intimider, ou tromper, de façon qu'il en tira parole de son Voyage à l'Armée, qui souhaitoit de le voir. Ce malheureux Prince ne s'en dédit point après que le Kan l'eut quitté. Il partit sur les dix heures avant midi, suivi de ses trésoriers, & de quantité de Chameaux chargés d'Or, & de riches Meubles. Peut-être espéroit il satisfaire les Troupes par ses présens. Quoiqu'il en soit, il quitta sa Capitale, pour n'y jamais revenir. L'ambitieux Kouli-Kan fit suivre de sa déposition le Festin qu'il lui donna; & le lendemain, tandis qu'on le conduisoit à Sebzevar dans le Chorassan , le Général ayant fait tirer du Haram son Fils, encore au Berceau, le fit proclamer Schah à la tête de l'Armée. Il ramena lui même le jeune Monarque dans son Palais. La Dignité d'Ichtemadeulet, que Thamas lui avoit conferée, ne lui semblant pas l'autoriser suffisamment dans l'administration des affaires, il se fit déferer la Tutelle du jeune Schah par tous les Grands Officiers de la Cour & de l'Armée, assemblés dans le Meïdan, & il prit en main les Rènes du Gouvernement, sous le nom de Kausoli-Kan, Prince Libérateur . On lui avoit donné dans les acclamations celui de Feli-Nimed, Bienfaiteur des Peuples . Mais il lui préféra le prémier. Les prémiers soins du Tuteur se portérent sur l'administration intérieure. Le Schah Thamas ayant renversé l'ordre, établi par Azraff entre les différens Peuples qui habitent la Perse ; les Persans que l'Usurpateur avoit soumis aux sept autres Classes, avoient recouvré leur primauté. Mais ce déplacement étoit dangereux pour la suite. Les Persans, qu'il rendoit dominans, étoient en petit nombre; & il y avoit lieu de craindre, que leur foiblesse, mise au grand jour, n'invitât les autres Classes à se réunir contr'eux. On pouvoit craindre encore, que ces Maîtres rétablis n'apesantissent le joug sur les inférieurs, qui leur étoient rendus. L'Edit du Kausoli portoit, que tous ceux, qui contribuoient au bien & à la gloire de l'Etat, étant également chers au Souverain, il n'y auroit désormais aucune distinction extérieure entre les Habitans de la Perse . Le grand objet du Kausoli étant la Guerre contre les Turcs , il s'appliqua à mettre l'intérieur de la Perse dans une situation, où toutes les forces de la Monarchie pûssent être portées sur la Frontiére, sans que son autorité en souffrit. Sa politique, tout à fait opposée à celle d' Abas le Grand , ne vouloit point de la division qui avoit toujours règné dans les Villes & les Campagnes. Il n'y avoit point de Bourg, point de Village, qui n'eût été partagé en deux l'actions. Tant que les Rois avoient veillé sur leur équilibre, il n'en étoit résulté que de l'émulation. Mais Schah Soleiman & Hussein son Fils ayant négligé ce soin, la moitié d'une Ville, ou d'un Village tenoit l'autre en servitude, ou en guerre. Les animosités étoient nourries par les Imauns & les Mollas ; & la dévotion de préférence pour tel ou tel Saint Mahometan étoit leur plus fort aliment. Le Kausoli signifia au Clergé Rasi de dresser une espèce de Calendrier des Saints, dont il approuvoit le Culte; & afin d'obliger les Députés à donner promptement cette décision, il les fit enfermer dans le Palais du Grand Cêdre, ou Pontise, sans Femmes & sans Domestiques, avec des Vivres pour quinze jours, sous serment de ne leur en point laisser parvenir d'autres, si leur Légende n'étoit pas faite dans ce terme. Le Concile, ou Sinode Mahometan, n'attendit pas que les quinze jours fûssent expirés, pour présenter son Calendrier. La publication s'en fit dans toute la Perse , & il fût fait défense, sous peine d'avoir le ventre ouvert, de rendre un Culte public aux Saints, qui avoient été biffés, & d'inquiéter celui qu'on rendroit à ceux qui étoient avoués. Cependant l'intentions du Kausoli n'étant que d'extirper les Factions, & non pas de gèner les Consciences, il permit toute espéce de Culte dans l'intérieur des Maisons. Afin d'attirer les Européens, il confirma la Concession des Eglises Catholiques, & en donna une générale pour la construction de celles que les Chrétiens des autres Sectes voudroient bâtir. Cette tolérance lui avoit été inspirée par un Renégat Flamand, qui étoit passé du Camp des Turcs dans le sien, sous Tauris , l'année précédente. Son véritable nom est Vandren , il a pris en Asie celui de Soliman . >Il est bon Ingénieur; & c'est à la connoissance que le Kausoli eût de sa supériorité infinie sur moi, que je fûs redevable d'être tiré du service de l'Artillerie, auquel il me destinoit. Vandren a fait venir en Perse tous les Hommes d'Artillerie, que le Kausoli y a eu, dès l'an r3, en nombre suffisant pour un Pare de cent Piéces, qu'il avoit dans ses deux derniéres Campagnes contres les Turcs, & dans la Guerre contre les Awgans & le Mogol . Il y entr'autres un Hambourgeois nommé Roth , dont j'ai été l'Ami particulier, qui est un excellent Bombardier, & un François qui se fait appeller Bonal , qui entend bien la méchanique, pour le Militaire. Il vint au Camp de Tiflis , en 1735. C'est lui a construit les Ponts sur l' Indus . Tous deux étoient puissamment riches, & fort avant dans la faveur du Kausoli , lors de ma fuite de Perse . J'ai revu Vandren à Dilly . Il étoit revêtu de la Charge de Grand Maître de l'Artillerie de Perse, craint & estimé de toute l'Armée, mais mal voulu des Courtisans, qu'il avoit fait assujettir aux fonctions militaires, comme les moindres Officiers. Le Kausoli se servit de la déposition de Schah Thamas , pour se défaire de différentes maniéres des Seigneurs Persans, qui restoient encore. Il fit tuer les uns, il bannit les autres, il fit brûler les yeux à plusieurs, & enrichit ses Amis de la Confiscation de leurs Biens. Taïfilé-Can , auquel il n'avoit point pardonné l'assaut de Schiras , fût du nombre des derniers; & j'eûs la meilleure partie de sa dépouille. J'étois toujours dans la Maison de Hamed-Kan , qui m'y retenoit d'autant plus volontiers, qu'il avoit sur moi des vûes de Mariage avec une de ses Filles. Jusqu'alors j'avois semblé ignorer que les Femmes de Perse sont les plus belles de l' Asie . Uniquement occupé du soin de ma fortune, & plein de ma Réligion, qui ne me permettoit point d'user des priviléges du Pays, je n'avois point été tenté de faire de ces Mariages du second rang, d'usage en Perse, qui ne durent qu'autant que le gout pour celle qu'on épouse; & dont on rompt le nœud, en donnant à l'Epouse la Dot qu'on lui a promis, en l'épousant. Hamed ayant obtenu, sans que je m'en mêlasse, que je ne partisse pour l'Armée, que quand le Kausoli iroit en prendre le Commandement, voulut éprouver, si c'étoit par froideur de tempéramment, ou par timidité, que je n'avois fait aucune passion. Il contracta en mon nom, sans mon aveu, avec une Georgienne d'une figure charmante, un de ces Mariages, dont je viens de parler; & je fus tout étonné, un soir que je rentrois dans mon Appartement; de voir une de mes Chambres gardée par un Eunuque noir. Le Monstre se prosterna à mon aspect, en me félicitant du bonheur auquel j'étois destiné. La curiosité me fit entrer dans la Chambre, sans réflexion sur les suites qu'elle pouvoit entrainer après elle. Je vis l'aimable Janna , couverte d'un Caffetan, ou Robbe d'une mousseline fort déliée, qui laissoit entrevoir la blancheur & la juste proportion d'un Corps formé à plaisir par la Nature. Elle étoit négligemment couchée sur un Sosa, la tête sur une de ses mains, dans l'attitude d'une personne qui réve profondément. Je m'approchai de cette belle innocente. L'Education Georgienne ne connoit point les bienséances de celle d' Europe . Janna avoit été élevée en Georgie ; & elle sentoit plus vivement qu'elle étoit Fille, qu'elle ne sentoit qu'elle étoit Chrétienne. Aussi ne parlames nous pas de cette derniére qualité. Il nous parut que nous étions nés l'un pour l'autre. J'oubliai que pour un bon Mariage, il falloit l'intervention d'un Ministre.Je fus foible, & je me crûs heureux. Mon vieux Patron s'applaudit de me mieux connoître. Bientôt il me fit les premiéres ouvertures de l'Alliance dont il vouloit m'honorer. J'ouvris les yeux sur le précipice au bord duquel j'étois. Après avoir pris les mœurs d'un Persan, il ne me falloit qu'un autre moment de foiblesse pour m'en faire prendre la Réligion: L'idée m'en fit horreur; & je répondis à mon Patron en Homme qui, regrettant d'avoir succombé, étoit résolu de se relever de sa chûte. Je ne voyois que deux partis: L'un de quitter absolument Janna , pour épouser Fatmé , selon que me le permettoit ma Réligion; l'autre de m'en tenir à Janna , avec laquelle un Prêtre pouvoit légitimer mon union. L'intérêt de ma fortune m'ordonnoit d'opter pour le premier. Mais j'aimois la Georgienne: Je m'en croyois tendrement aimé; & je ne soûtenois point l'idée d'une séparation, qui me sembloit devoir faire son malheur & le mien. Le vieux Kan ne fit que rire de ma perpléxité: Il me dit qu'il me donnoit un mois à me confulter sur l'option. Si je considerois plus les plaisirs de ma Fille que les tiens, ajoûta-t'il, je me féliciterois des dispositions où je te vois. Mais reçoi un avis, que mon expérience me fait te donner. Garde-toi bien de promettre à celle que tu épouseras ce qu'elle ne s'attend point que tu fasses en sa faveur; car tu t'y engagerois par ta promesse. Ce seroit un droit que tu lui donnerois, dans lequel elle voudroit se maintenir, lorsque tu ne serois plus en goût de le lui conserver. Tu ferois de ta Maison un lieu de suplice pour toi. Fais entrer cet avis dans tes méditations. Le vieux Kan avoit un Fils, âgé de dix-huit ans environ. C'étoit un jeune Seigneur fort aimable, & nouvellement sorti des mains des Eunuques, ses Gouverneurs, auquel je prenois plaisir d'apprendre le peu que je sçavois. Pour me donner un agrément de société, inconnu chez les Orientaux, je m'avisai de l'admettre en tiers avec Janna , comme j'aurois fait en Europe un Parent, ou un Ami, avec ma Femme. Nous mangions ensemble, nous passions les soirées à jouer, à causer, à fumer du tabac ensemble. Le jeune Mehédi étoit plus souvent dans mon Apartement que chez son Pére. Janna ne lui témoignoit que des égards de politesse; tandis que ses attentions & ses prévenances augmentoient pour moi de jour en jour. J'étois si content dans mon Ménage, que le terme donné à la réflexion m'alloit trouver plus éloigné, que le prémier jour, de me séparer de ma tendre Georgienne. Un soir que j'avois été invité par les Hollandois du Comptoir d' Ispahan à un souper qu'ils donnoient au nouveau Directeur de Gomrom , comme je me sentis incommodé, je quittai la table, & me retirai chez moi longtems avant l'heure à laquelle j'avois dit que je comptois revenir. Entré, par un un petit jardin, que Hamed avoit séparé du sien pour ma commodité, j'apperçus la fenêtre de ma tendre Janna ouverte. Le Démon de la jalousie me soufla dans l'imagination, qu'il se brassoit quelque chose de terrible pour son réligieux Epoux; & il m'inspira de me tapir contre le mur, afin de voir si c'étoit uniquement pour dormir au frais que cette chére Innocente s'exposoit à être enrhumée. J'eus la patience de rester plus de deux heures ainsi en faction, malgré l'envie qui me vint cent fois d'aller m'instruire du fait dans sa Chambre. Enfin je fûs relevé de sentinelle, lorsque la lassitude & l'ennui m'alloient faire quitter mon poste. Je vis Janna elle même, qui attachoit à la croisée des crampons d'une Echelle de Soye, & un moment après; je vis des mêmes yeux, que j'avois peine à en croire, le jeune Méhédi , qui, après avoir reçu de la Georgienne un tendre baiser, descendit l'Echelle, & s'enfuit avec la derniére vitesse par la porte du petit jardin, qu'il parut un peu surpris de trouver fermée en dedans. Selon le Précepte du Poëte Persan, qui recommanda à un Homme offensé de dormir sur le projet de sa vengeance, je fûs me mettre au lit, sans voir ma fidèle Janna , qui parut fort inquiété sur ma santé, que je lui fis dire un peu dérangée. La nuit me donna conseil. De la résolution, où j'étois le soir, de faire à l'infidèle toute la honte de son infidèlité, & de l'accabler de reproches, je passai à celle de la mépriser souverainement, de rire même de la tromperie qu'elle m'avoit faite, & d'aller au devant des railleries du vieux Kan, en paroissant m'en être plus dit qu'il ne m'en pouvoit rappeller. Apres mon parti pris, je n'eus plus d'impatience que sur la Visite que je devois à mon Patron. Je l'abordai, avec une contenance d'autant plus gènée, que j'affectois davantage de la rendre libre & dégagée. Janna étoit a toi, Seigneur, lui dis-je; après l'avoir dotée, tu m'en as fait un prêt: Je te la rends, avec mille actions de graces. Je recevrai quand il te plaira l'honneur de ton Alliance; & je te donne ma parole de ne rien promettre à ma Femme que sous condition. A la maniére dont il me répondit, je soupçonnai qu'il avoit excité son Fils à aller sur mes brisées. Mais je me souciai peu d'approfondir un fait, qui auroit mortifié ma vanité. Mes vues de fortune avoient repris le dessus; & j'avois autant d'impatience de venir son Gendre, que si j'avois eù caution, que les Femmes Persanes fussent d'une autre trempe que les Georgiennes. Le vieux Kan fit d'amples Commentaires sur mon Avanture. Tu seras souvent trompé, me dit-il, si tu te conduis avec les Femmes d' Asie comme tu ferois avec celles d' Europe . La multitude de passions, que ces derniéres peuvent avoir, rend chez elles la passion de l'amour moins vive. Mais les Persanes, perpétuellement renfermées, n'ont rien qui fasse diversion à la seule passion, dont elles ayent l'idée, Leurs desirs portent uniquement sur les plaisirs amoureux; & ils doivent être violents. Vouloir être aimée, & faire sçavoir qu'elle le veut, ce sont deux instans qui se suivent pour une Femme de Haram . Juge de quoi sa passion la rend capable, par le sacrifice qu'elle lui fait faire de sa haine & de son mépris pour les Monstres, qu'on lui donne pour surveillans. J'en ai vû descendre sa répugnance aux derniéres complaisances pour leurs Eunuques noirs, les plus hideuses Créatures du monde, & se prêter aux efforts impuissans de leur lubricité, pour obtenir leur entremise dans leurs amours cladestins. Le fruit que je retirai des réflexions du vieux Kan fût de me former un plan de Mariage, que je crus n'être point contraire à ma Réligion; en même tems qu'il me sauvoit de l'opprobre & de la rage inévitables dans une union, dont la foi violée ne rompt pas le nœud. Dans un Pays, où je n'avois ni Ministres à consulter, ni Consistoire à implorer, je pensai que je devois être moi même mon Conseil & mon Juge. Je me promis donc d'être tout entier à celle que je prendrois pour Epouse, sans jamais lui donner ni Rivales ni Compagnes: Mais de ne me tenir pour marié avec elle, qu'autant de tems qu'elle seroit uniquement à moi; & vù l'éducation & le tempéramment que le vieux Kan me disoit si funestes à la foi conjugale, je résolus de tenir le Divorce pour bien & duement mérité, par le moindre pas que feroit ma Femme hors des Loix sévéres du Haram. Ma grande délicatesse sur l'article venoit de la même source que la violence des desirs des Femmes Orientales. Ma Réligion me retenant de partager mon affection, elle se portoit avec une jalousie sans bornes sur son unique objet. Quoiqu'il en soit, j'épousai sur ce pié la jeune Fatmé ; & malgré des idées si peu compatibles avec le bonheur en amour, j'ai été heureux dans mon Mariage avec elle. Soit sagesse, ou reconnoissance, soit adresse chez les deux Epouses que j'ai eues, soit attention de ma part à leur ôter l'occasion d'être inconstantes, je n'ai point eu sujet de recourrir au Divorce. Il ne m'a manqué, pour être parfaitement heureux dans ma Maison, que d'avoir un Fils. Croiroit-on que les Médecins de l'Indostan m'ont dit de ne m'en prendre qu'à moi même? Il est néanmoins vrai, qu'ils m'ont assuré que leur Climat, & le tempéramment des Femmes Asiatiques rendoient la Polygamie nécessaire à la propagation. Le Kausoli partit pour l'Armée le 6. de Mars 1733. Déja la Perse voyoit renaître son Commerce & son Opulence, par les sages Réglemens publiés depuis la déposition de Thamas . L'établissement d'un grand Voïeur, & d'un grand Prévôt pour tout le Royaume, s'étoit fait par le Conseil de Vandren . Le prémier devoit veiller à la réparation des Caravanseras, & des Routes; & le second devoit procurer leur sûreté, par son attention à faire rigoureusement observer la Loi d' Abas le Grand sur les Vols. L'ancienne Noblesse Persane, détruite par Maghmud , Azraff , & le Kausoli lui même, étoit remplacée par la création d'une nouvelle Noblesse, qui devoit se tirer des Armées. L'Edit portoit, que dans un Royaume acquis & recouvré par les Armes, il ne devoit y avoir de Noblesse, que celle qui se forme dans les Armées. Ce n'est point, y disoit le Kausoli , sur le nombre des années, mais sur la conduite, que le Prétendant sera examiné. S'il ne doit son avancement qu'à la mort de ses Camarades, & à la bonté de son temperamment, il n'a point de droit à un rang, qui doit être la récompense du sang répandu & des périls essuyés, pour le service de l'Etat. Il sera jugé sur le témoignage de ceux auxquels il aura obéi, & de ceux à qui il aura commandé. Mahmud , nouveau Sultan des Turcs , avoit envoyé à Ispahan un Chiaoux, qui menaçoit de sa colère ceux qui avoient eû part à la déposition du Fils de Hussein . La Porte ne croyoit pas que le Kausoli fût en état de soutenir une Guerre étrangére, vû la crise où devoient être les affaires intérieures. Le Régent se plût à la laisser dans cette erreur. Ayant fait enfermer dans le Palais de Zaroutaki le Courier Ottoman, il fit écrire, comme par cet Agent, au Divan de Constantinople , & entama une espèce de Négociation, sur laquelle les Turcs s'endormirent. Ce ne fût qu'au jour de son départ pour l'Armée, qu'il leva le masque, en faisant relacher le Chiaoux, qu'il fit porteur de sa Déclaration de Guerre. Cette surprise nous donnoit espérance de ne trouver que sur la défensive le Seraskier Topal Osman , vieux Général, qui joignit à une grande capacité, une vigilance & une activité infatigables. On lui comptoit cent vingt mille hommes, répandus dans les Conquêtes, avec tant d'art, qu'en huit jours il les pouvoit rassembler. Le projet de la Campagne étoit de s'établir sur le Tigre, afin de se replier sur Bagdad , après avoir repris ce qui avoit appartenu à la Perse, dans le Curdistan . Topal Osman informé de notre départ de Tauris envoya ordre à Achmet , Bacha de Bagdad , de reculer toùjours devant nous, en brulant & ravageant le Pays qu'il nous abandonneroit. Cette manœuvre nous auroit jettés dans un grand embarras, par la difficulté de subsister. Le Kausoli résolut de la prévenir, en marchant droit au Pacha , avec l'élite de sa Cavalerie, qui faisoit un Corps de 16000. hommes, & 4000. Fantassins, dont les Bagages furent mis sur des Chameaux. Cette marche fût de sept jours. Le Pacha ne put, ou ne voulut pas éviter la Bataille, qu'il perdit totalement. Le Kausoli se mit à sa poursuite vers Bagdad, ou toute l'Armée se trouva le 2 Avril. Le Siége fût entreprit, & poussé avec d'autant plus de vivacité qu'il nous falloit prendre la Ville avant que le Seraskier fût venu devant nos Lignes, qu'il n'y avoit pas à espérer de pouvoir défendre contre lui avec succès. Mais le Pacha, qui avoit une nombreuse Garnison, s'en servit si bien, qu'au bout de trois semaines nous n'étions guères plus redoutables à sa Place, que le prémier jour. Topal Osman fût à deux journées de notre Camp le 16. de Mai. Le Kausoli leva le Siége le lendemain; & feignant de marcher au Seraskier, pour le combattre, il esquiva sa rencontre par une marche forcée, qui nous ouvrit le Curdistan . Il conduisoit en personne l'Arriére garde, qui fût attaquée, & totalement défaîte le 23. La retraite du reste de l'Armée ressembla assez à une fuite, qui auroit abouti à une entiére défaite, si le Seraskier avoit trouvé dans ses Janissaires l'ardeur de ses Spahis. Mais cette Infanterie se rebuta de la poursuite; & il n'osa s'engager sans elle à une Bataille, qui auroit été inévitable. Nous campames le 8 de Juin à Alback , dans la Turcomannie , à l'Orient de la Ville de Beltis . Jusqu'au 23, le Kausoli s'attacha à rendre aux Troupes leur ancienne confiance. Il fit la revue de l'Armée, qui se trouva de 45000. Hommes d'Infanterie, & de 22000. Cavaliers. Il fit des présens aux Officiers, & une distributions d'argent aux Soldats: L'impatience de combattre fut générale. Topal Osman ayant renforcé son Armée de tout ce qu'il avoit pù tirer des Garnisons & de la Campagne, étoit à la tête de 80000. Hommes, sans compter les Tartares. Le Beglierbeg d'Asie commandoit sous lui. Il vint camper à six lieues de nous, au pié des Montagnes de Kiousbeg , le 24. Le Kausoli étoit résolu à la Bataille, mais le Seraskier, qui comptoit nous forcer à décamper, ne la vouloit point risquer. Jusqu'au 3 de Juillet, il y eut tous les jours de grosses Escarmouches, dont on lui laissa plusieurs fois avoir le dessus, afin qu'en poussant son avantage, il engageât une Action générale. Nous en fumes pour notre perte, sans pouvoir amener ce prudent Vieillard où nous le voulions. Le 4. de Juillet, le Kausoli se mit en marche avec toute sa Cavalerie, comme s'il avoit eû dessein d'aller investir Kours . Aslan-Kan , Fils de celui auquel il devoit le commencement de sa fortune, commandoit l'Infanterie; & il eut ordre de faire une marche vers Beltis . Cette manœuvre étoit hardie jusqu'à la témérité. Le projet étoit de présenter si beau jeu au Seraskier, qu'il ne résistat point à la tentation de combattre. En effet le Général Turc, qui entretenoit de bons Espions, fût averti de la division de l'Armée; & charmé de voir toute notre Infanterie, qui venoit se jetter entre son petit Camp des Montagnes de Zerk , & le grand de Kiousbeg , il crut la tenir entre deux feux, & être assuré de la défaire. Aussitôt après que le Kausoli fût en marche, Aslan-Kan chagrina à dessein un petit Prince Curde, que son ressentiment ne manqua pas de faire passer le jour même du côté d' Osman , avec 400. Hommes, qu'il nous avoit amenés. On avoit compté sur sa désertion; & le Kausoli cessa sa fausse marche vers les Montagnes de Vasteng , sur l'avis qui lui en fut donné. Il rebroussa pendant toute la nuit; & le lendemain au soir il se trouva à dos du Seraskier, qui ayant levé son Camp de Kiousbeg , étoit venu couper Aslan . Par un mouvement de la gauche; il se porta sur Kiousbeg , où tombant à l'improviste sur les Equipages & l'Arriére garde de l'Ennemi, il prit une pleine revanche de l'échec du 23. de Mai. Le Seraskier n'en espéra pas moins la défaite d' Aslan , qu'il tenoit enfermé à ne pouvoir ni avancer, ni reculer. Celui-ci, en Homme surpris, se retrancha à la vue du Général Turc; & pour l'amuser il feignit de vouloir capituler. Osman rejetta avec hauteur la Négociation; mais par un excès de ménagement pour ses Troupes, au lieu de tomber sur nous sur le champ, il s'en tint à nous observer, persuadé sans doute, qu'il nous auroit sans combattre. Le 9. de Juillet, au milieu de la nuit, le Kausoli ayant donné les Signaux, dont on étoit convenu, Aslan sortit tout son monde de ses Retranchemens, devant lesquels nous attendimes en Bataille le point du jour. Alors notre Canon tirant devant les rangs, nous fondimes sur l'Infanterie Turque, qui s'ébranloit pour nous charger. Chaque Min-Bachi étoit à la tête de sa Troupe, qu'il avoit rangée à sa volonté, mais d'après l'ordre de lui donner plus de profondeur que de front. J'avois partagé la mienne en deux Bataillons, chacun de 500. Hommes, le rang de 20, la file de 25. La plupart étoient armés d'une longue DemiPique Awgane. Nous fumes reçus des Janissaires avec toute la fermeté imaginable: Leur Mousqueterie bien servie nous tuoit beaucoup de Monde; & nôtre Général nous ralliant à sa portée, après la prémiére charge, nous exposoit à être absolument battus, si l'attention du vieux Seraskier n'avoit pas été partagée par le succès de l'attaque du Kausoli , qui poussoit le Beglierbeg d'Asie, avec la derniére vivacité. Cogia Nessur , Bachi-Can, voyent nôtre Général, qui, pour vouloir trop bien disposer sa seconde Charge, nous tenoit dans le danger d'être tués en détail, n'attendit point l'Ordre, pour donner avec la gauche qu'il commandoit. S'étant mis à pié, le sabre à la main, à la tête de sa Troupe, il marcha fiérement à l'Ennemi, en nous faisant inviter à faire comme lui. Dans ce même tems, le Beglierberg d'Asie se replioit en désordre sur le Seraskier. Nous reconnumes au flottement des Bataillons de Janissaires, que le désordre gagnoit: Un cri de joye & de victoire anima tout nôtre monde. Nous culbutames ce que nous avions en tête; & les rangs des Ennemis étant ouvert, nous en fimes un carnage effroyable. Le Seraskier ne paroissoit plus: Personne ne se présentoit pour faire ses fonctions: L'épouvante se mit dans son Armée: Ce ne fût plus qu'une boucherie, jusqu'au soir. La Victoire étoit complette. Toute l'Artillerie Turque nous demeura, avec les Bagages, qui fûrent pillés. Le Kausoli se mit lui même à la poursuite des Fuiards; & nous ne le revimes que le 12, trainant un nombre de prisonniers égal à celui de ses gens, qu'il ramenoit. On ne tira pas de cette grande Victoire tout le fruit qu'on en pouvoit attendre, parceque le Kausoli croyant qu'il y alloit de la réputation de ses Armes que Bagdad , dont il avoit tenté le Siége, ne restât pas au Turc, il voulut retourner devant cette Place. Beltis cependant ouvrit ses portes, & chemin faisant nous primes Van & Kours. La nombreuse Garnison d' Irivan nous en imprima. Après avoir ravagé le Pays jusqu'a Zisuloa d'Arménie, nous marchames vers Bagdad , où le Kausoli fit servir ses Prisonniers de Pionniers. La Place étoit serrée, & les travaux fort avancés, lorsqu'on reçût avis de Hamed-Can , que le Kausoli avoit laissé Chef du Conseil de Régence, que Muhammed-Kan , Homme de fortune, auquel le Kausoli avoit confié la garde du Schah déposé, s'étoit mis à la tête de ce qui restoit de Gens de Guerre, & d' Awgans Abdalis dans le Chorassan , & marchoit vers Ispahan avec Thamas , qu'il traitoit en Schah regnant. Le Siége fût levé avec une précipitation qui faisoit au Rebelle plus d'honneur qu'il ne méritoit. Toute l'Armée rentra en Perse, à l'exception de 6000. Hommes d'Infanterie, dont je fûs, avec ma Troupe reçrutée de Prisonniers volontaires, & de 4000. Cavaliers, les uns & les autres, sous les Ordres du Prince de Georgie Nerou-Kan . Nous eûmes commission d'escorter la grosse Artillerie à Tauris, & de conduire en Perse plus de 20000. Prisonniers, Soldats & Paysans, que le Kausoli vouloit disperser dans le Royaume. L'éxécution de ce dernier ordre me retint jusqu'au milieu de l'Année suivante, parce que le Conseil de Régence me commit pour l'établissement de ces Familles transplantées, auxquelles plus de 6000 de Tauris & des environs avoient été jointes, moitié de gré, moitié de force. Les prisonniers furent distribués comme Domestiques dans les Maisons des Paysans Persans d'origine du Mazanderan & du Ghilan , où il y avoit une grande disete du Cultivateur. Leur condition fût fort adoucie par un Edit, qui ôtoit à leurs Maîtres droit de vie & de mort sur eux, & ne leur permettoit point d'infliger de punition corporelle au-delà de vingt coups de bâton. On établit des Juges, pour connoître de leurs fautes, & les en chatier. Les Véterans blessés furent mis dans ces postes. Mais pour prévenir l'abus, que ces nouveaux Esclaves pouvoient faire, de l'indulgence qu'on avoit pour eux, il y eût peine d'être empalé, décernée contre quiconque, afin de se faciliter la fuite, attenteroit aux jours d'un Persan, & l'Esclavage sans bornes, pour celui qui tenteroit de se dérober à son Maître. Les Familles passérent dans le Chorassan , où elles furent mises d'abord en possession des Maisons de ceux qui avoient suivi Muhammed-Kan , & des Awgans Abdalis , qui furent exterminés. Je passai le reste de l'Année dans la Capitale autour de laquelle mon Beau-Pére m'obtint que ma Troupe cantonnât. J'étois au comble du bonheur. Au milieu d'une Famille illustre, qui m'adoptoit sincérement; Ami de cœur d'un Homme, qui avoit toute la confiance du Kausoli ; estimé à l'Armée où j'avois réputation de quelque capacité; chéri de ma Troupe, chez laquelle le Kausoli avoit pris plusieurs Officiers pour sa Garde, & plusieurs Nobles de nouvelle création; admis par mon Beau-Pére à la discussion des affaires, dont le Kausoli lui renvoyoit l'examen; instruit des vastes Projets de ce Grand Homme, & Confident des mesures qu'il prenoit pour leur éxécution; je me voyois possesseur d'une fortune considérable, & en chemin d'une infiniment plus brillante. La Providence permit que je n'eûsse que le tems de goûter ma prospérité, & que dans le calme de ma bonne fortune, je jettasse les semences de ma disgrace. Un Hollandois, nommé Sarau , mécontent de la Compagnie, au Service de laquelle il avoit été dans les Comptoirs de la Côte du Malabar , s'avisa de se donner au Kausoli pour un Homme capable d'ouvrir à la Perse un nouveau Commerce; & il lui présenta le Plan le plus chimérique, qui posoit pour baze une Marine supérieure à celle des Hollandois , dans les Mers d'Asie. Il prétendoit que l'Isle d' Ormus, Bender-Abassi, Mascate, & Bassora devinssent l'Entrepôt & le Magazin du Commerce entre l' Europe & la Haute-Asie ; que par des Canaux tirez à côté du Tigre & de l'Euphrate, dans les endroits ou ces deux Fleuves ont des chûtes & des cascades, les marchandises seroient transportées jusqu'à Alep , & de cette Ville à la Méditerranée; que de l'autre côté, en les prtant sur des Chameaux à travers la Perse , on les rendroit à la Mer Caspienne, sur laquelle elles passeroient dans les vastes Etats du Czar. Ce Fou disoit, que, de gré ou de force, on feroit goûter aux Puissances de l'Europe cette nouvelle route. La proximité, disoit-il, assure aux Vaisseaux Persans, qu'ils préviendront les Européens dans la retraite des Marchandises de l'Indostan, & on pourra obliger le Mogol à donner à la Perse un Commerce exclusif dans ses Etats. Les fraix du Négociant Persan se trouvans moindres, puisque la route lui est plus courte, il pourra augmenter le profit de l'Indien, & avoir la préférence. Les Anglois porteront volontiers leurs Forces de Mer dans le Levant, lorsqu'il ira pour eux d'enlever aux Hollandois la meilleure portion du Commerce de l'Asie; & les succès de la Guerre contre le Turc mettront la Perse en état de lui prescrire telles Conditions de Paix, que le projet exige; & entr'autres on l'obligera à prendre sur ses Vaisseaux un nombre de Persans, pour les former à la Marine pendant deux ou trois ans.... Ce ridicule Projet frappa le Kausoli , à qui beaucoup de hardisse & d'élévation dans l'esprit ne fit saisir que ce qu'il avoit de brillant. Les chiméres de Sarau flatoient le dessein secret, qu'il avoit formé, de faire la Guerre au Mogol; & la Campagne passée lui donnoit un si grand mépris du Turc, qu'il ne doutoit point de l'amener à tout ce qu'il en voudroit obtenir. Il donna le Cahier de Sarau à examiner à Hamed-Can , chez qui il se tint Conseil tous les jours à ce sujet. Vandren , meilleur Courtisan que moi, feignit d'approuver le Projet, dont il sentoit l'absurdité. Il sçavoit que le Kausoli étoit prévenu de sa bonté; & il ne craignit point qu'il lui arrivât mal, lorsque le Kausoli seroit désabusé, parce-qu'il n'y avoit pas d'apparence qu'il lui fit un crime de n'avoir pas eù plus de discernement que lui. Pour moi, je ne pus trahir la confiance de mon Bienfaiteur, jusqu'à applaudir à ce que je prevoïois qu'il mépriserois un jour. Mais tout ce que je gagnai, par cette cendeur déplacée, c'est que le Projet passa, malgré mes remontrances; & le Kausoli demeura prévenu, que ne l'approuvant pas, je ne serois pas faché qu'il échouat. La Campagne de 1735. s'ouvrit par le Siége d' Irivan , que le Kausoli entreprit avec une Armée de 80000. Hommes, tandis que Aslan-Can , & le Prince Nerow entrérent en Georgie , où ils bloquérent Tiflis . Ibrahim Pacha commandoit dans Irivan une Garnison de neuf mille Hommes; & Abdullah , qui avoit succèdé à Topal-Osman , dans la Charge de Seraskier, venoit à son secours, avec toutes les Forces Ottomanes. Le Kausoli , qui vouloit prendre la Ville avant la venue du Seraskier, ne s'amusa point à ouvrir une Tranchée. Il avoit fait construire à Tauris de petits Ponts, pour jetter sur un Fossé. Aussitôt que l'Armée eut prit ses Quartiers, il les fit jetter sur la petite Riviére de Kours , qui sert de Fossé à la Place, du côté de l'Orient; & à l'instant conduisant lui-même son Infanterie à la Muraille, où il y avoit brêche, il en délogea la Garnison, qui se retira dans le Château, sans presque rendre aucun combat. Les Batteries fûrent disposées contre le Rocher, sur lequel est le Château. Pendant six jours, ce fut un feu continuel de soixante grosses Piéces, qui foudroiérent les Logemens des Assiégés. Ibrahim ayant rejetté la sommation qui lui fût faite, le Kausoli lui-même commanda l'assaut, qui fût donné & soutenu avec une égale intrépidité. Le Pacha fût tué sur la Brêche, & la Place emportée l'Epée à la main. J'y fûs blessé de deux coups de feu, mais legérement. Après huit jours de repos, le Kausoli résolut de marcher à Erzerum . Assein-Pacha , qui y commandoit, ramassa les Milices du Pays, auxquelles il fit occuper les Montagnes d' Arain , dont nous devions passer les défilés. Le Bachi-Kan détaché pour le prévenir, ayant été surpris & battu, nous nous engageames dans ces Gorges, avant que de sçavoir sa défaite; & toute l'Armée se trouva dans le plus grand péril. A peine avions nous notre Arriére garde, dans les défilés, qu'une grêle de pierres & de mousquetades tomba sur l'Armée de la queue à la tête, dans un espace de plus de deux lieues. Nous voyons bien d'où elle venoit; mais à une distance si grande, & au sommet de Rochers si escarpés, que personne n'osoit seulement concevoir l'idée d'aller à ceux qui nous y attendoient. Dans cette terrible circonstance, je demandai à Aslan-Kan , qui conduisoit l'Arriére garde, où j'étoit, de me permettre de tenter d'escalader quelqu'un de ces Rochers, & il me l'accorda. Un autre Min-Bachi, piqué d'émulation, sollicita, & obtint la permission de se joindre à moi. Nous grimpames avec des difficultés incroyables jusqu'au sommet, malgré les Pierres énormes qu'on faisoit rouler sur nous. Mon Compagnon fût tué d'une, qui le fit rouler au bas de la Montagne. Je perdis cent hommes environ de ma troupe, & autant de la sienne; mais une fois Maître des hauteurs, je dissipai le prémier Corps de ces Milices, que je prenois à dos; & la frayeur se communiquant de l'un à l'autre, l'Armée passa la nuit tranquilement dans les défilés. Je reçus ordre du Kausoli de me tenir sur les Montagnes, jusqu'à ce qu'elle eut repris la Plaine. Ce qu'elle fit en colonne renversée, pour retourner ver Irivan , au devant du Seraskier. Je fûs accueilli du Kausoli en Homme qui venoit de lui rendre un service signalé. Non content d'une gratification de Mille Tomans , qu'il me donna à partager par moitié avec ma Troupe, il me nomma Bachi-Kan à la tête de l'Armée; & m'ayant fait présent d'un de ses plus beaux Chevaux tout équipé, il voulut que j'entrasse le même jour en fonction de mon nouveau grade, en commandant la tête de l'Avantgarde. On avoit reçu avis de Constantinople , que le Sultan disposé à la Guerre contre les Moscovites , avoit donné au Seraskier Abdullah plein pouvoir de faire la Paix avec nous. Le Kausoli toujours prêt à coudre la peau du Renard à celle du Lion, voulut tirer avantage de ces dispositions de la Porte. Ayant fait sonder le Seraskier, il convint avec lui d'entamer des Conférences. Elmiazin , petite Ville de l'autre côté de la Riviére de Giakuni , fût assignée. Le Seraskier y envoya Moulouk Casenadar , ou Trésorier de son Armée, avec le Pacha de Bagdad , & le Kausoli me joignit à Abdul-Bachi-Kan , après nous avoir donné en quatre Articles le seul Traité auquel il vouloit entendre. Le prémier & le quatriéme étoient secrets. Dans celui-là, le Kausoli , sous le nom de Nadir Mirza , devoit être reconnu pour légitime Successeur du Fils de Thamas , & après lui ses Fils, si ce jeune Prince, le dernier du Sang des Sophis, venoit à mourir. Dans celui-ci il n'y avoit qu'un serment que le Sultan Mahmoud devoit prêter, pour lui & ses Successeurs, d'anéantir les Disputes de Réligion, qui fomentoient la haine & l'antipathie des deux Nations; & d'aider de tout son pouvoir, Mirza Nadir Régent, ou Schah , a établir le Commerce d' Asie & d' Europe à travers la Perse & la Sirie , pour le bien des deux Empires. Le Sultan devoit recevoir trois mille Persans sur ses Vaisseaux, pour être formés à la Marine, répondre de ces Hommes pendant deux ans, & au cas qu'il en mourut, les remplacer par des Esclaves Européens. Le second article portoit le rétablissement des Frontiéres des deux Empires, dans l'état où elles étoient sous Abas le Grand , avec le renouvellement du Traité fait entre ce Prince & Amura IV. Il étoit stipulé dans le troisiéme, que les Persans, Prisonniers & Esclaves sur les Terres Ottomanes, seroient rendus; qu'il n'en seroit gardé désormais aucun, sous quelque prétexte que ce fût, à l'exception des Filles, pour le Serrail de sa Hautesse, & celui des Grands de son Empire, sans qu'on pût reclamer les Familles & les Prisonniers transplantés en Perse pendant la Guerre. En faveur de ces quatres articles, le Kausoli s'engageoit d'assister le Sultan de toutes ses forces contre les Moscovites , & de 20000. hommes de Cavalerie dans ses Guerres, contre l'Empereur d'Allemagne, mais surtout de l'aider à réduire les Arabes, qui s'étoient soulevés de nouveau. Pendant les Conférences, les Armées avoient toujours la liberté d'agir, pourvû que ce fut à une journée d' Elmiazin . Abdullah ne quitta point son Camp de Kars; mais le Kausoli fit avancer son Armée vers Gengea , Capitale du pays de ce nom, & passant sous ses Murs prit la gauche du Lac de Giakuni . Là elle se partagea en deux Corps, dont l'un, le Kausoli à sa tête, fit le tour du Lac, pour se replier à gauche dans la vaste Plaine, qui est frontiére de cette Partie de l' Arménie ; & l'autre, commandé par Aslan , prit la droite, passa sur les PontsPortatifs la Riviére, & vint se réunir dans la Plaine. Toute cette marche avoit pour objet d'attirer le Seraskier. Ce fut dans ce Camp que le Kausoli reçût nôtre Exprès, par lequel nous lui mandions qu' Abdullah s'imaginant que la crain-te nous rendoit si disposés à la paix, vouloit, qu'avant d'entrer en matiére, on reconnut le Traité fait avec le Schah déposé à Tauris . Il entra dans une colère extrême à cette nouvelle. Quoi, dit-il, nous sommes Maîtres de leurs Pays; & ils osent demander que nous leur cédions le nôtre! Et aussitôt, il nous envoya l'ordre de rompre brusquement les Conférences. Le Pacha d' Alep , Homme violent & superstitieux, nous reprocha de n'avoir pas voulu traiter de bonne foi, & fit faire, par un Santon qu'il estimoit un Saint; mille imprécations contre nôtre Armée, que nous n'en fûmes pas joindre avec moins de confiance. Nous la trouvames, qui passoit la Riviére de Kars , un peu au-dessus de son confluens avec l' Aras . Elle occupa le Pays situé entre ces deux Riviéres, dont les sources, éloignées l'une de l'autre de sept à huit lieues, sont parallelles, & enferment un Pays de seize à dix-huit lieues de long, terminé par la Forteresse de Kans , sous laquelle le Seraskier étoit toujours campé. Abdullah avoit éminemment la cunctation de Topal-Osman . Ferme dans son Poste, qui étoit inattaquable, il s'y vit insulter de toutes les maniéres, sans repousser autrement qu'à coups de Canon, ceux des nôtres, qui poursuivoient ses Detachemens jusqu'au bord de ses Lignes. Comme il n'étoit pas possible de lui couper ses derriéres, d'où il tiroit ses Vivres, il en fallut revenir à la prémiére manœuvre, & réprendre le Chemin d' Erzerum , afin de l'allarmer pour les Provinces de l'Empire. Nous poussames jusqu'à la vue de cette Place, devant laquelle nous apprimes la reddition de Tiflis , & le décampement d' Abdullah . Nôtre Armée se replia à gauche, ayant l'Euphrate à sa droite; & au bout du cinquiéme jour de marche, nous fumes atteints par les Tartares d' Abdullah . Nous primes nôtre Camp à Karputh , trois lieues au-dessus de l'Euphrate. L'Ennemi plaça le sien à Mirjas , le Fleuve à sa droite. A l'entrée de la nuit, Cogia Nessur & moi, nous reçûmes ordre de tourner le Mont Ermen , afin de tomber au matin sur le flanc gauche des Ennemis, nous mettant à dos les Montagnes d' Arménie . Nous Exécutames l'ordre ponctuellement. En six heures nous fimes cinq grandes lieues sans Halte, avec six Piéces de Campagne & huit mille Hommes, par des Chemins fort rudes. Nous fimes repaitre nôtre monde, après avoir placé des Sentinelles perdues au-delà du rideau, qui nous déroboit à la vue de l'Ennemi. Quoique nous ne vissions point le Kausoli essectuer la parole, qu'il nous avoit donnée, de commencer l'attaque de son côté au lever du Soleil, Cogia Nessur voulut que nous nous en tinssions à l'ordre positif que nous avions de faire connoître alors au Seraskier, par une Décharge de nos six Canons, qu'il nous avoit si près de lui. J'y consentis à regret; mais un accident survenu au Kausoli l'ayant empêché d'attaquer, nous demeurames exposés à être accablés par toute la gauche ennemie, qu'il étoit à présumer que le Serasquier enverroit contre nous. Nous fimes néanmoins bonne contenance, en nous tenant en Bataille jusques à 4. heures du soir sur un grand front, & faisant bruire nos six Piéces. Le Seraskier employa ce tems à faire ses dispositions. Comme il jugea que les Troupes, qu'il se voyoit au flanc, devoient être les meilleures de nôtre Armée, puisqu'après une marche pénible, pendant la nuit, on les exposoit à combattre, il y tourna ses principales forces; & formant de sa nombreuse Armée une Equerre écornée, il nous en opposa la ligne la plus courte. Son Infanterie étoit sur tout son front, sa Cavalerie formoit seule deux réserves, aux deux extrêmités de l'Equerre, dans l'intérieur de laquelle il avoit placé le reste de son Infanterie, partagée en petits Bataillons, pour soutenir son unique Ligne. Il ne pouvoit pas faire un pas dans cet ordre: aussi ne vouloit-il que repousser l'attaque. C'est ce qu'il fit jusqu'à deux fois avec une tuerie effroyable des nôtres, que 80. Piéces de Canon avec lesquelles il les recevoit, & reconduisoit, désola jusqu'à la nuit, qui fit cesser le combat. Nous y laissames trois mille hommes des huit que nous avions. Le Kausoli perdit plus encore à proportion. C'en étoit fait de toute nôtre Armée, si le Serasquier, dont la per-te étoit moins considérable fut venu nous attaquer au point du jour. Mais soit que ses Troupes se refusassent à une nouvelle Action, soit que lui-même n'osat la hazarder, il employa toute la nuit à mettre l'Euphrate entre nous & lui. Avec une diligence incroyable, il fit des Radeaux, sur lesquels ils passa son Artillerie, avec la plus grande partie de ses Munitions & de ses Equipages; & tandis qu'ils soutenoient la rapidité du cours du Fleuve, les Tartares & les Spahis traversèrent à la nage, les Janissaires & toute l'Infanterie se tenant à la queue des Chevaux. Au lever du Soleil, nous vimes faire cette étonnante manœuvre, sans la pouvoir empêcher, à plus de vingt-cinq mille Hommes, que le jour avoit surpris attendans leur tour. Un coup de Fusil dans le corps, & un autre au bras, ne me permirent point d'avoir part à la poursuite, qui dura neuf jours, & fût signalée par trois grosses Escarmouches, qu'on pourroit nommer des Batailles. Quoique le >Kausoli en eût tout l'avantage, il n'empêcha point Abdullah de marcher toujours vers son ancien Camp de Kars . Ce fut à la vue de ses Lignes que le malheureux Seraskier fut enfin engagé à une Action générale, où il périt glorieusement, avec cinq Pachas, & l'élite des Janissaires. Des courses dans le Diarbekir & l'enlevement de plus de 10000. Familles pour la Perse fûrent le moindre fruit de cette Victoire. La Saison étant trop avancée pour commencer le Siége de Kars , l'Armée fut partagée en plusieurs Corps, qui retournant, les uns à Tauris , les autres en Perse , les autres en Georgie, par différentes routes, recouvrérent tout ce que le Turc occupoit encore des anciens Domaines de Perse . Le mauvais état de ma santé ne me laissant prendre aucune part aux préparatifs de la Campagne suivante, qu'il n'y avoit pas d'apparence que je fusse en état de faire; j'entrai dans le secret des mesures que le Kausoli prenoit pour avoir le titre, comme il avoit le pouvoir de Schah. Le jeune Prince sembloit menacé d'une Vie infirme & courte: En attendant qu'il fût mort, il y avoit danger de laisser se former le soupçon d'un attentat, qui auroit rendu l'Usurpation plus odieuse. Le Kausoli compta assez sur l'affection des Troupes, pour ne point appréhender celle que le Peuple portoit au Sang des Sophis. L'Armée, qui devoit entrer en Campagne, devenant inutile pour cet objet, par le Traité conclu, le 27. de Février à Malatia , par les deux Plénipotentiaires Achmet nouveau Seraskier, & Abdul-Bachi-Can , le Kausoli lui assigna son rendez-vous dans le grand Désert de l' Irak-Adgemi , près du seul Bourg qui y soit, nommé Schoul-Mogan , où il fit faire des Magazins de Vivres. Il indiqua dans ce lieu l'assemblée des Mollas , Députés & Réprésentans du Clergé Mahometan, & des Patriarches Arméniens, Géorgiens, &c. des Gouverneurs des Provinces & des grandes Villes, des Chefs de Tribus, & des Chefs de Justice, répandus dans toute la Perse. Ce fût une véritable Convocation des Etats de la Perse, dont l'idée lui fut donnée par Bonat . L'intimation fut faite sous peine de la Vie, & obéie sans difficulté. Le 24 de Mars l'Armée fût sous les Armées, pour la Revûe, que le Kausoli en fit. La distribution d'Argent fût de 200000. Tomans ; & la reconnoissance du Soldat garantit au Général la récompense qu'il souhaitoit de sa libéralité. L'acclamation fût unanime: Nous avons besoin d'un Schah, qui nous commande en personne; Nul ne mérite de l'être que Nadir. Dieu & le Prophéte nous conservent Nadir Schah . Les Officiers avoient ménagé ces expressions, qui étoient nouvelle pour les Réprésentans des autres Ordres du Royaume. Le Kausoli feignit d'être mécontent de la proclamation tumultueuse. Il dit en parcourant les rangs, qu'il ne vouloit régner, que du consentement de l'Assemblée, qu'il avoit convoquée; & il obtint que l'Armée se reposat du choix d'un Roi, sur les Etats. Mais quelque part qu'un des Membres de cette Assemblée se trouvât, il rencontroit des Soldats, qui le menaçoient de le tuer, s'il ne promettoit de confirmer le choix de l'Armée. Aussi-tôt après la proclamation unanime, qui se fit le 29. le nouveau Schah fit partir Abdul-Bachi-Can , pour Constantinople , où il l'envoyoit en Ambassade, pour la Ratification de la Paix: Mais il lui donna ordre de s'arrêter à Erzerum jusqu'à ce que je l'eusse joint. Il vouloit voir comment l'Ambassadeur du Sultan en agiroit avec lui, afin de régler là dessus les Instructions du sien. Achmet , nouveau Seraskier arriva en cette qualité à Ispahan le 2. de Juin. Par une fantaisie particuliére, le Schah ne voulut point qu'on parat la Sale d'Audience des Meubles de la Couronne. Il en fit même enlever l'Ameublement ordinaire, & lui substitua des Armes de toute espéce, qui tapissoient les Murs, & ornoient le Plat-fond. Des Tambours, des Timbales & des Trompettes remplaçoient la simphonie ordinaire. Enfin c'étoit plûtôt dans un Arsenal, que dans un Apartement du Palais, que l'Ambassadeur reçût son Audience. Je sçûs de mon Beau-Pére le motif de cette conduite. Comme le Schah avoit de vastes desseins, dont le succès demandoit que le Turc fût fidéle au Traité, il vouloit éprouver sa patience, sur laquelle il jugeroit du besoin qu'il avoit de la paix, & de la crainte où il seroit d'une rupture avec un Prince d'un genie tout à fait guerrier. Achmet , quoique fort surpris de cet appareil, avança avec fierté jusqu'a la distance du Trône, où selon l'usage Persan, il devoit faire les inclinations. Comme on vit qu'il ne s'y disposoit pas, le Chef des Noirs, qui, dans ces occasions d'éclat, fait les fonctions de Maître de Cérémonies, lui barra le passage. Il lui fallut faire les trois révérences; & arrivé au pié du Trône, il s'y agenouilla, pour remettre la Lettre de son Maître au Schah. Puis s'étant relevé, il fit sa Harangue, dans laquelle, ainsi que dans sa Lettre, tous les titres demandés furent spécifiés. Après l'Audience, le Schah se dépouilla, pour ainsi dire, de sa Dignité, & conversa familiérement avec l'Ambassadeur, en marchant vers la Sale, où étoit dressé le Festin. On l'avoit dressé exprès à l'autre extrêmité du Haram, afin de faire voir à l'Ambassadeur que l'intérieur du Palais n'étoit plus le même que sous les Sophis. Au lieu des Eunuques, qui auroient été en Haïe, sous le Sophi, c'étoient quatre mille des plus beaux Hommes de Georgie & de Perse , parfaitement armés à l'Européene, excepté l'Habit. Achmet les loua en Connoisseur; & le Schah lui en sçût gré. Le jour même de l'Audience du Seraskier, je reçûs la mienne de congé. Ma derniére instruction fût de travailler, de concert avec Abdul , mais en second, & seulement pour le quatriéme Article, qui avoit été remis aux Conférences de Malatia , pour être traité à la Porte par l'Ambassadeur; de recommander à Abdul de tenir le rang de son Maître, en ne faisant pas les inclinations qu' Achmet avoit faites à regret. L'objet particulier de ma Mission étoit d'engager tout ce que je trouverois d'Européens à Constaninople en état de perfectionner en Perse, les Arts, en général, & sur tout ceux qui concernent le Militaire. Comme j'étois sans titre, & sans caractére à la suite de l'Ambassade, j'eûs l'agrément de voir Constantinople en curieux, & d'en prendre une connoissance détaillée, dont je comptois me faire un mérite auprès du Schah. Abdul reçût tous les honneurs imaginables. Il ne fit que des révérences de Salam Eilek , & il passa à la ratification du Traité malgré mes remontrances, quoi qu'on ne lui donnât que des paroles sur le dernier Article. Je me reposai de ma justification sur mon Beau-Pére, auquel j'en écrivis. Mais ce Protecteur puissant étoit mort avant la Ratisication; & Abdul qui étoit de concert avec Vandren , pour rejetter sur moi la conduite du projet chimérique de Sarau, détourna ceux qui me portoient cette nouvelle de me l'annoncer, sous couleur de m'épargner un si grand chagrin dans un tems, où j'avois besoin de toute ma liberté d'esprit. L'Ordre lui étant venu de retourner en Perse , le 17. d'Octobre, il prit son Audience de congé le 22. avec la résolution de partir immédiatement après. Dans la nécessité de laisser quelqu'un pour poursuivre la fin des explications, que les Plénipotentiaires Turcs vouloient donner au quatriéme Article, il m'offrit cette commission, que je refusai. Nous rompimes absolument ensemble, en nous menaçant d'écrire à Ispahan l'un contre l'autre. Ses Lettres parvinrent au Schah, tandis que les miennes fûrent retenues. Je reçûs le 5. de Décembre une Dépêche fulminante, dans laquelle le Schah, me reprochant d'avoir fait obstacle à Abdul sur la conclusion du quatriéme Article, par les explications perpétuelles que j'y demandois, il m'ordonnoit de rester sans autre titre que celui d'Agent à la Porte, pour traiter cette affaire, en m'annonçant son indignation, si elle n'étoit pas terminée avant deux Mois. Ma douleur fût extrême à cette lecture. Il m'étoit aisé de présager ma perte. Abdul laissant de moi au Grand Visir, & aux autres Ministres de la Porte, auxquels j'étois inconnu, l'opinion que sa haine lui faisoit souhaiter qu'ils en eussent, je devois m'attendre d'être leur jouet; & l'accès, qu'il alloit avoir près du Schah, lui fournissant l'occasion de me rendre de mauvais offices, il m'étoit inévitable de porter tout le poids de la colère d'un Prince entier dans ses volontés, & ne connoissant d'autres Loix qu'elles. Resigné d'avance à ma disgrace, je me hâtai de sauver quelques débris de ma fortune. Je ne pouvois compter pour Amis que Mehédi mon Beau-Frére, & Fréderic . Le prémier étant nourri dans les principes d'une obéïssance aveugle au Souverain, & l'autre fixé avantageusement à Ispahan , où il avoit une Famille nombreuse; je devois appréhender que la crainte de la disgrace du Schah ne les retint tous deux de m'aider dans le projet de me dérober à sa colère; & je me dis qu'autant pour moi que pour eux, je ne devois pas mettre leur amitié à une épreuve, qu'elle n'auroit peut être pas soutenue. Je crus qu'ils m'auroient abandonné à regret; & c'eût été pour moi un surcroit de douleur de m'en voir abandonné: J'aimai mieux demeurer dans l'incertitude sur leur compte, & pouvoir douter de leur attachement. Feignant d'avoir eù besoin d'emprunter à Constantinople , je donnai au Directeur de la Factorie Hollandoise d' Ispahan un Ordre de faire payer chez moi Mille Tomans , & en écrivant à mon Beau-Frére de vendre pour acquiter cette Lettre de change, ce que j'avois de Vaisselle d'Or & d'Argent, j'ajoutai, qu'il eût à m'envoyer à Constantinople , par Lettre de change du Directeur susdit, ce qu'il pourroit tirer de la Vente de mes autres effets les plus liquides. Ce n'est qu'à force de présens, lui disoisje, que je puis me rendre favorables les Ministres de la Porte, avec lesquels j'ai à traiter; & la conversation de ma fortune dépend du succès de ma Négociation. J'écrivis en même tems à Fréderic , de retirer des mains d'un Marchand Arméniens de Zioulfa 1500. Tomans, que je lui avois donnés à faire valoir, au retour de ma Commission, par la dispersion des Esclaves, & des Familles transplantées. Mon dessein étoit de passer en Europe avec ces Sommes, qui me devoient mettre en état d'y suivre le plan de fortune, que mon ambition ne me permettoit pas de tenir pour exécuté. Au lieu de m'envoyer ce que je leur demandois, Fréderic & Mehédi m'annoncérent l'ordre de mon retour à Ispahan , avec la disgrace d' Abdul , sur lequel le Schah vouloit que je lui vinsse donner des éclaircissemens. Mehédi avoit payé les mille Tomans de sa propre Bourse a Mr. Norpéen ; & Fréderic m'envoyoit de la sienne cent Sultanins: Tous deux refusoient de réaliser mes effets, de peur de faire soupçonner que j'appréhendasse les suites de la malheureuse affaire, où j'étois impliqué avec Abdul . Muscheid , Bachi-Kan, avec lequel je n'avois eû que des liaisons de politesse, depuis que je l'avois vû me tourner le dos sur l'apparence d'une disgrace, m'écrivit par l'exprès qui m'apportoit l'ordre du Schah, que j'étois perdu si je revenois à Ispahan ; & je trouvai dans sa Lettre un Billet de Roth , qui me disoit que le bruit étant public à Ispahan , que je m'étois laissé corrompre, ainsi que Abdul , par les Présens du Grand Visir, j'avois d'autant plus à craindre du ressentiment du Schah, que ce Prince irrité évitoit avec soin de s'ouvrir sur le traitement, qu'il me destinoit. Il m'apprenoit qu' Abdul relègué au grand Ferabath après avoir été chassé ignominieusement de la présence du Souverain, employoit tous ses Amis pour se justifier à mes dépens; enfin que le nouveau Schah ayant déja donné quelques exemples du rigoureux Despotisme des anciens, il ne me croyoit pas à l'abri de quelqu'un de ces Supplice si communs sous les Régnes précédens, si je revenois. Comme j'étois persuadé que Roth n'avoit point d'intérêt à ma fuite, j'en reçus le Conseil comme venant d'un Ami; & je déliberai sur le pour & le contre. J'avois l'imagination frappée de ces anciens Supplices; dont les moindres étoient d'avoir le Nez, & les Oreilles coupées, les yeux arrachés, ou le Ventre ouvert. L'idée d'en courir le risque me faisoit frémir d'horreur. Mais d'un autre côté six ans, passez dans un rang & une fortune considérables, me faisoient envisager avec une égale horreur l'état obscur dans lequel ma fuite me remettroit. J'étois assuré des Mille Tomans remis à Mr. Norpéen, pourvu que je me présentasse à lui, pour les retirer. Mais à la premiére nouvelle de ma fuite, on soupçonneroit de la collusion entre lui & moi: on répéteroit cette somme; & je me retrouverois; après huit ans de périls & de travaux, dans la pauvreté où j'étois né. Tout ce que j'avois avec moi pouvoit me rendre cinq à six cens Tomans. C'étoit quelque chose. Mais qui m'assuroit qu'il n'y eût point quelque Persan appointé à Constantinople pour avoir l'œil sur ma conduite, & me faire arrêter sur la vente de mon Equipage? Que je payai bien par les inquiétudes, dont je fus dévoré depuis ce moment, les six années de prospérité, dont j'avois joui sans mélange! Je me déterminai enfin. Partagé également entre la crain-te des supplices & celle de l'indigence, je partis de Stamboul le 4. de Mars 1737, pour la Perse; & je fus par la route ordinaire jusqu'à Erzerum , avec vingt Esclaves, & six Persans de suite. Là je m'arrêtai, sous le prétexte de maladie. Je congédiai les Persans, qui avoient une merveilleuse impatience de revoir Ispahan ; & je mis à leur suite Abdala, le fidéle Négre que j'avois acheté de Mme. Kalb , avec ordre d'éxaminer ce qu'on leur diroit à Tauris , & de me joindre dans le Couvent des Capucins de cette Ville. J'avois lieu d'espérer que ces bons Péres seroient reconnoissans de l'amitié que j'avois toujours témoignée à leurs Confréres d' Ispahan . Le lendemain du depart de mes Persans, ayant remis la conduite de mon Equipage a un Arménien, qui me servoit d'Intendant, en lui recommandant d'aller à petites journées, pour ménager deux beaux Chevaux Turcs, dont on m'avoit fait présent, lors de l'Audience d' Abdul ; je pris les devans habillé en Arménien du Grand Cloitre, monté sur un Dromadaire de route, qu'un Chamelier de louage, monté sur un autre, conduisoit. J'entrai ainsi dans Tauris , sans être interrogé par la Garde; & je fus droit au Couvent des Capucins. J'y trouvai un Pére Damaze , que j'avois connu particuliérement à Ispahan , qu'il n'avoit quitté que depuis mon départ. Sa surprise fut égale à sa joye. Il me fit une réception si cordiale, que je ne balançai pas à m'ouvrir à lui du sujet de mon déguisement. Il ne pensoit pas comme moi sur ma disgrace, & il pensoit juste. Déja intime avec le Gouverneur de Tauris , il en avoit appris que le mécontentement du Schah contre Abdul étoit un effet de sa politique, qui se proposoit de connoître la foiblesse des Turcs, ou leur intention de demeurer en paix avec lui, par les démarches qu'ils feroient pour vaincre la répugnance qu'il affectoit à ratifier le Traité. Mais je n'étois pas en état de saisir la vérité de ce rafinement. Abdala étant arrivé, son rapport me jetta dans de nouvelles frayeurs. Le Gouverneur avoit interrogé séparément les six Persans sur mon compte; & en leur ordonnant de continuer leur route en droiture, il leur avoit donné une Dépêche pour Aslan-Can , dont je n'étois pas bien voulu. Je pressai le Pére Damaze de me donner un Habit de Capucin, pour entrer plus surement dans Ispahan . Mais ce bon Moine, qui me disoit qu'il auroit volontiers exposé sa Vie pour moi, ne voulut pas profaner le Saint Froc, en l'endossant à un Hérétique, & je me trouvai trop heureux, que son humeur officieux fut jusqu'à me garder le secret. Abdala m'ayant procuré l'achat de deux Dromadaires de mon Chamelier, je pris le parti d'aller incognito à Ispahan , sous mon même Habit d'Arménien. Après avoir évité heureusement la rencontre des six Persans dans le désert de l' Irak-Adgemi , j'arrivai sans mésavanture dans la Capitale, ou je fus descendre chez Mr. Norpéen , le 9. de Mai. Je consultai avec lui; & je ne trouvai point dans ses idées la confirmation de celles du Pére Damaze . Au contraire m'ayant dit que c'étoit un malheur pour moi, qu'il n'y eut pas de Vaisseaux Hollandois à Bender-Abassi , il me conseilla de faire retraite, pendant qu'il en étoit encore tems. Vous pouvez, me dit-il, gagner la Frontiére de l'Indostan sous cet Habit. Ne différez pas à le faire. Je vais négocier vos Mille Tomans avec une Baniane, en anti-datant sa Lettre; & vous retirerez cette somme des Courtiers de Lahor , ou de Dilly , ou de Surate , à votre choix. Je ne vous conseille point de vous montrer à votre Beau-Frére, ni à aucun de vos Amis; c'est vous exposer à perdre le Moule, pour sauver le Pourpoint; c'est mettre vos Amis eux-mêmes en péril. Si quelqu'autre que moi vous sait a Ispahan , votre venue, & votre déguisement ne seront un secret que pour peu de tems; & peut être que le Mistere étant découvert trop tôt, ceux qui l'auront sçu seront punis de ne l'avoir pas révélé. Ainsi qu'il arrive dans une grande détresse, je demandois conseil plutôt par indiscrétion, que par motif de confiance. De sorte que regardant mon entretien avec Mr. Norpéen comme une premiére information, qui exigeoit d'être approfondie, je me proposai de voir encore Fréderic & mon BeauFrère. Il m'en coutoit trop de renoncer à mon Etablissement; & je me flatois de tems en tems que j'avois pris une fausse allarme. J'assignai à Fréderic un Rendez-vous dans son Jardin de Zioulfa , en ne le lui demandant que pour un Homme qui avoit à lui parler de ma part. Pour connoitre combien ma fortune étoit désespérée, je n'eûs besoin que d'observer son peu d'empressement à se rendre à l'heure indiquée, & l'accueil froid dont il paya mon embrassement. Vous voulez apparemment me perdre avec vous, me dit cet Homme autrefois si zèlé pour mes intérêts. Ignorez vous qu'il y a ordre au Gouverneur de Tauris de vous jetter dans une Prison? Que venez vous faire ici? Je vous ai écrit de fuïr. Votre Beau-Frére est un de vos Ennemis. Il vient d'être fait Min-Bachi; & Aslan-Can , dont il doit épouser la Fille, lui promet le Commandement de votre Troupe. Il doit marier sa Sœur avec Muscheid-Bachi-Can , votre Ami commun, pour lui assurer votre Confiscation. Je lui ai donné parole de le payer sur ce que vous avez entre les mains de l'Arménien Issuf , des Mille Tomans qu'il vous a prêtés. Si vous passez le jour à Ispahan , vous serez découvert; & moi même je suis déja répréhensible de ne pas vous décéler. Abdul a été puni, & vous dit seul coupable. C'est assez, dis-je à mon timide, ou infidele Ami. Je pars d' Ispahan dès ce soir, pour n'y revenir de ma vie. Je m'en retourne à Constantinople . Vous avez ma Procuration pour retirer mes 1500. Tomans des mains d' Issuf . Je vous en dois vingt que vous m'avez envoyez. Je vous en donne 180, en reconnoissance des services que vous m'avez rendus. Faites moi payer en Bijoux les 1300. restans. Mon Homme fronça le sourcil à cette conclusion. Mais, me repartit-il, si votre Beau-Frére me demande compte de ces 1500. Tomans, dont il sçait qu' Issuf est Dépositaire; comment me tireraije de sa poursuite? Je n'y pensois pas, repliquai-je, en dévorant ma colère, & mon mépris. Il ne me reste plus que la liberté de fuïr, que je dois à votre générosité. Adieu, mon cher Fréderic , je vous souhai-te plus de bonheur que je n'en ai maintenant. Je me retirai chez Mr. Norpéen , en prenant mille fausses routes pour m'y rendre, dans la crainte d'être suivi par Fréderic . Je n'étois pas si prévenu par mes fraïeurs, que je ne visse bien que la partie étoit liée entre mes Amis pour me perdre, & que c'étoit l'ambition de mon Beau-Frére, & leur cupidité, ou leur jalousie qui les liguoit contre moi. Plus d'une fois, je formai le dessein de m'aller présenter au Schah, pour tromper leur malignité. Je me justifierai, me disois-je; & ma seule hardiesse convaincra le Prince de mon innocence. Mais quand je descendois au détail de mon projet, je me sentois arrêté par les difficultés. Comment demander, comment obtenir Audience, si ceux qui approchent du Souverain savent qu'il a donné l'ordre de ne pas me laisser paroître devant lui? Je serai arrêté; & ceux qui ont intérêt; de me perdre seront Maîtres de ma Personne. Roth a été gagné, Muscheid & Mehédi me trahissent; & Fréderic n'a été retenu de me livrer à mon ambitieux Beau-Frére, que par l'envie d'avoir seul mes 1500. Tomans . Ma défiance s'étendit jusques sur le généreux & obligeant Mr. Norpéen . Je m'imaginai qu'il me donneroit une fausse Lettre de Baniane , ou qu'il sauroit empêcher son payement. Un Malheureux, trahi par des Amis croit voir des traitres dans tous les Hommes. Les soins de Mr. Norpéen , & ses efforts pour calmer le désordre de mon Esprit ne furent point infructueux. Je vis qu'il étoit honnête Homme; & j'espérai, qu'avec son secours je pourois aller chercher, dans l' Inde , la fortune, qui se retiroit de moi en Perse . Non content de m'ôter ma défiance sur la Lettre de Baniane, en s'offrant à me donner ma Somme en Or, il voulut bien ne pas paroitre avoir connu cette injureuse défiance. Il m'invita à attendre le départ d'une Caravane, enfermé dans un Apartement de sa Maison, d'ou je verrois l'effet que produiroit la nouvelle de ma fuite, & d'où je saurois si Fréderic auroit poussé la trahison jusqu'à indiquer ma piste. En peu de jours, ma haine pour la Perse fut sans le regret de la fortune que j'y perdois; & je n'eus plus de passion que l'impatience d'être sur les Terres du Mogol. La Guerre déclarée aux Awgans de Candehar fermant la route ordinaire par cette Ville; les Marchands, qui vouloient passer dans l' Inde , étoient obligés de prendre une Escorte, depuis l'entrée dans le Pays d' Herat , jusqu'à Samarcand ; & pour en rendre les fraix plus supportables, ils attendirent que la Caravane fût plus nombreuse; ce qui différa le départ jusqu'au 13. de Juillet. J'avois passé ce tems avec Mr. Norpéen , sans entendre plus parler de moi & de ma disgrace, que si je n'eusse jamais existé. Le Schah avoit ratifié le Traité, Abdul étoit revenu à Ispahan , ma Femme avoit épousé Muscheid, Mehédi avoit ma troupe, & Fréderic mes 1500. Tomans; & ces trois derniers interrogés sur mon sort par Mr. Norpéen , lui avoient dit que j'avois été volé & tué par des Curdes à mon retour. Je fûs plus sensible à cet oubli qu'aux autres circonstances de ma disgrace. Mais la réflexion m'en consola, en m'inspirant une envie extraordinaire de faire parler de moi. Je pris en moi même la résolution téméraire d'aller me jetter dans Candehar . Sans penser que je dusse jamais avoir besoin de Mir-Abi , je n'avois négligé aucune occasion de lui donner de mes nouvelles, en lui envoyant de petits présens. Il avoit répondu plusieurs fois à mes offres de services, par des témoignages d'amitié; & rien ne m'étoit plus aisé que de lui persuader qu'il avoit toujours eu en moi un Agent fidéle. Je tablai là-dessus. Je joignis la Caravane hors du Fauxbourg d' Ispahan ,sous l'Habit Européen, qui me rendoit méconnoissable à Mr. Norpéen lui-même. Comme j'avois emporté d' Erzerum ce que j'avois de plus précieux dans mon Equipage, je chargeai un Chameau, sans faire de nouvelles emplêtes.Je mis,dans un des Coffres de mes Vivres, mes Mille Tomans en Or, & faisant monter ce second Chameau à Abdala , je me guindai sur le premier, en Marchand œconome. Il est de la prudence, quand on marche en Caravane, de mettre ses meilleurs Effets avec ce qu'on paroit estimer le moins. Ferme dans le dessein de me jetter dans Candehar , je quittai la Caravane à l'entrée du Pays de Gasna ; & jefus sur Terre Awgane le 28. d'Août. J'y quittai mon Habit Européen, pour en prendre un à la Persienne, avec le Turban blanc, au hazard de passer pour bon Musulman Sunni : Cette qualité, qui faisoit ma sureté, ne me devoit demeurer que jusqu'aux Portes de Candehar . A la vûe des pitoyables Fortiflcations que Mir-Abi avoit faité lever, je sentis une joie incroyable. Je me flatai que le Schah me rapporteroit la durée d'un Siége qu'il avoit fort à cœur; & l'espérance de me venger l'emporta sur le danger qu'il y avoit de l'entreprendre. Je trouvai Udal , mon ancien Commandant, qui étoit avec Mir-Abi , lorsque je fûs admis à l'Audience. Il ne contribua pas peu à la réception distinguée que je reçûs du Prince. Je soutins à ce dernier le plus grand mensonge, avec une égale effronterie. Je lui dis que je lui avois écrit deux fois sur le dessein, que le Schah avoit formé, d'anéantir les Awgans , & qu'il falloit que les porteurs de mes Dépêches eussent été tuez en chemin par des Voleurs. Je le persuadai si bien de mon zèle pour son service, avec le secours d' Udal , qui lui assura qu'il m'avoit vû dans l'occasion exposer ma vie pour le service de la Nation Awgane; qu'il me donna dans sa Place le même Emploi, que Zeberdest m'avoit donné à Schiras . J'en étendis bien plus loin les fonctions. Comme je critiquai en Connoisseur les Fortifications nouvelles, & les réparations de celles de la Citadelle, Udal , qui se ressouvint de la retirade de Schiras , me fit donner l'inspection des unes & des autres; & aussi-tôt je fis travailler, jusqu'aux Femmes & aux Enfans, sur le Plan qu'il me plût de donner. Pendant quatre Mois, plus de soixante mille bras furent occupés à retrécir l'enceinte de la Ville; à y élever un Rampart de l'espéce de celui de Schiras ; à creuser un Fossé profond, avec la Cuvette; à faire des Galeries sous l'épaisseur du Rampart, pour servir de Contremines; à élever des Fortins le long de la Contrescarpe; à les prolonger par des Redoutes & des Epaulemens de toute figure, défendus d'un Avant-Fossé, devant lequel étoient creusés cinq rangs de petits Puits, de huit Piés de profondeur, sur deux environ de diamêtre, dont les intervales étoient garnis de fortes Palissades, qui ne sortoient que d'un pié & demi de terre. La Citadelle fût reparée avec des Briques, cuites au Soleil. Son Artillerie qui étoit augmentée jusqu'a 80. Piéces, fût mise en état. Il y avoit dans la Ville un plus grand nombre de piéces, qui furent partagées sur les Ouvrages, dont les communications n'étoient que par des Ponts, mais assez solides pour soûtenir le poids du Canon, lorsqu'on voudroit le ramener sur le Rampart. Ce fût tout ce travail qui fit morfondre le Schah en personne pendant huit Mois devant une Villace, qu'avant mon arrivée il auroit prise d'insulte. L'Artillerie nombreuse, que Mir-Abi avoit tirée du Mogol , pendant six années de paix, auroit été inutile, vù le mauvais état où elle étoit, si je ne l'avois engagé à demander des Canoniers au Gouverneur de Kiabul , qui lui en envoya huit, dont il fut parfaitement servi pendant le Siége. Mais ce qu'il y a de plus flateur pour moi, dans cette époque de ma Vie, c'est que le Schah, qui connoissoit Candehar , sur le rapport des Espions les plus exacts, ne pût douter que cette Ville avoit ainsi changé en quatre mois, & par la venue d'un seul Homme. On lui laissa ignorer quel il étoit; & à la reddition de la Ville, il regretta de ne le pas avoir à son Service. J'épargnerai à vôtre amitié, Mon cher Frére , le détail des périls que je courus pendant ce Siége, un des plus meurtriers, qui se soient faits en Asie . Il n'y eût point de Fortin, où l'assaut ne fût soutenu & repoussé plusieurs fois. Les Bombes du Schah firent un amas de ruines des Maisons de la Ville. La Citadelle n'ayant point été environnée dans les prémiers Mois du Siége, il se fit par ce côté les plus furieuses sorties, de six jusqu'à douze mille Hommes. On se battit sous terre dans les Mines, que le Schah essaya inutilement de pousser jusqu'au Rampart. Les Boulets des Assiégeans ne faisant que leur trou dans ces Terrasses, ils se lassérent d'en consumer. Ils vinrent au Fossé, d'abord à découvert; ensuite ils se mirent derriére de grands Mantelets, semblables à des Rideaux, de treillis, de crin & de laine, attachez sur une poutrelle, soutenue à ses deux extrêmités par deux autres, auxquelles le Rideau ne tenoit que par des Cordes peu tendues. Ils poussoient ce cadre devant eux, au moyen des roulêtes, qui étoient sous chaque poutrelle montante, & de plusieurs longs timons, qui portans de la traversante inférieure, avoient leur saillie en dedans. De deux piés en deux piés, chaque timon étoit traversé d'une forte barre de bois, longue d'une toise. Deux Hommes se mettoient de chaque côté. De sorte que la largeur du cadre étant de six toises, & chaque timon étant éloigné de l'autre de neuf piés, avec trois toises de long, un de ces Mantelets amenoit à couvert 144. Hommes, qui poussant le Mantelêt à bas, les timons, & les barres ôtées, paressoient en petit Bataillon de 16. de front sur une profondeur de neuf. Les Awgans donnèrent des preuves de la derniére intrépidité contre ces Machines, qui rendoient inutiles leurs petites Armes de jet, dans les approches. Malgré le feu des Batteries, dont les Assiégeans favorisoient l'approche de ces Mantelets, malgré le feu de Mousqueterie, qui partoit de derriére les Rideaux, ils alloient, la torche à la main, y mettre le feu; & à moins que de tuer jusqu'au dernier, le Mantelet attaqué bruloit. C'est dans ce Siége que j'ai connu les Awgans , tels que je les ai pints. S'il étoit possible que les Conquerans d'un vaste Empire gardassent leurs mœurs, les Awgans auroient été pour les Persans des Maîtres éternels. Je n'avois point d'idée d'un mépris de la mort aussi entier, que je le vis en eux. Insensibles aux commodités de la Vie, ils passoient aussi bien la nuit dans la boue, à la belle étoile, & en butte au Canon ennemi, que s'ils eussent été dans leur Maisons. Je les vis toujours combattre à l'Awgane, périr ou vaincre. Le Schah fit interrompre le travail de la tranchée, parceque dans une nuit ils en combloient plus qu'il n'en faisoit faire en deux jours. Leurs Bouchers couroient en Andabates jusqu'à ce qu'ils tombassent morts, ou qu'ils ne trouvassent plus d'Ennemis; & ils revenoient après avoir percé jusqu'à la queue de la tranchée, se remettre au pié du Rampart, d'où ils se tenoient prêts à tuer sans miséricorde quiconque reculoit en désordre. Le Schah en ayant fait empaler quelques uns qui tombèrent vifs entre ses mains, la Guerre s'établit sans quartier, & dura ainsi jusqu'à la sin du Siége. Autant qu'il tomboit de Persans en leurs mains, & il en tomboit beaucoup; autant on en abandonnoit au Peuple, qui leur faisoit souffrir mille maux avant que de leur ôter la Vie. J'aurois souvent souhaité d'en sauver plusieurs. Mais la malheureuse politique des Chefs m'en auroit fait un Crime Capital. Toutes leurs ressources étoient dans la haine du Peuple Awgan contre le Schah; & ces Meurtres de sens froid lui rendoient le Prince irréconciliable, en même tems qu'ils entretenoient son animosité. Sur la sin de Mars, le Schah ayant reçu un renfort d'environ quarante mille Hommes, ramassés du Tabristan , & du Chorassan , où il les avoit répandus, pour la sureté de son Couronnement à Kasbin , il rendit son Siége régulier, en environnant la Citadelle. Mir-Abi voulut l'interrompre dans l'assiéte de ses quartiers, par une sortie générale, dont le mauvais succès causa & présagea la perte de la Place. Il y fût tué avec l'élite de sa Nation; & aussitôt après cet avantage, le Schah poussa les travaux devant la Citadelle, en réduisant au Blocus le Siége de la Ville. Cette disposition, coupant absolument la retraite, jetta le découragement dans l'Ame des plus assurés; & ceux qui s'étoient flatés de pouvoir se retirer sur les Terres du Mogol , quand les affaires seroient désespérées, pensèrent dès lors à se mettre en lieu de sureté. Ils tirèrent de la Citadelle des Effets qu'ils y avoient mis en dépôt; & afin de se dérober avec eux à la fureur du Peuple, qui les auroit massacrés au moindre soupçon du projet de leur retraite, ils proposerent, les uns d'aller dans le Hazerai , ramasser ce qu'il y avoit d'Hommes en état de porter les Armes, les autres d'aller hâter le secours du Mogol . Comme la Citadelle avoit été bâtie par un Empereur de l' Indostan , elle étoit au côté de la Ville, qui regardoit ses Etats, c'est-à-dire à l'Orient. Elle découvroit toute la Ville, qu'elle pouvoit réduire en poudre de son Artillerie. Après la prise, il n'y avoit plus moyen de tenir dans les Ramparts. Udal , auquel j'étois uni par une forte amitié, me fit part de ses desseins de retraite, en m'invitant à y entrer. Je n'avois pas besoin d'être beaucoup pressé. Depuis long-tems j'étois revenu de mes idées de vengeance; & je ne me cachois pas qu'il n'y avoit point de quartier pour moi, si j'étois dans Candehar à sa prise. J'entrai donc avidement dans l'ouverture que me fit l'Awgan; & dans le tems où j'exposois ma Vie avec le moins de ménagement pour la défense de la Citadelle, je ne pensois qu'à m'attirer la confiance du Peuple Awgan, au point que rien ne pût me rendre suspect à lui de le vouloir abandonner. Au commencement du sixiéme Mois du Siége, les Vivres devinrent rares. Les Persans, Maîtres de la Campagne intimidoient tellement, par le supplice de ceux qui tomboient entre leurs mains, ceux qui nous en pouvoient fournir, qu'il n'y eut plus que l'espérance d'un gain immense capable de leur faire affronter le péril. L'Or & l'Argent furent alors ce qu'il y eut de plus précieux, & je profitai de ce tems, pour échanger contre des Bijoux de toute espéce les Mille Tomans de Mr. Norpéen , & plus de deux mille autres, que j'avois gagnés dans Candehar , soit en recompense de mon travail, soit en legs, qui m'avoient été faits par les Officiers morts dans la défense. Udal n'avoit point besoin de cette manœuvre. Comme il lui avoit fallu rendre à Schiras les Equipages d' Azraff & de Zeberdest , & laisser visiter les siens, dont il avoit du appréhender que la richesse ne fit venir au Vainqueur l'envie de les piller, ainsi qu'il arriva; il avoit caché dans ses Habits, & sur-tout dans son Turban, une quantité prodigieuse de Perles & de Pierreries dérobées du trésor de Perse par Azraff . C'étoit là tout ce qu'il vouloit emporter de Candehar ; & de sa Famille il ne vouloit emmener avec lui que son Fils, jeune Homme de quinze ans, dont une éducation grossiére avoit captivé les talens naturels, & réduit les qualités à une intrépidité féroce, que son Pére honoroit du nom de Valeur. Ayant pris pour le moment de notre évasion celui d'après l'Assaut, que le Schah préparoit au Bastion du Nord, ou déja nous l'avions soutenu, après l'effet d'une Mine; nous mimes le jeune Nehamet (ainsi s'appelloit le Fils d'Udal) en faction à la Barriére du Rampart, au midi. Abdala , mon fidèle Nègre, fut à une portée de fusil du Corps de Garde avancé, se tapir dans une tranchée abandonnée par les Persans, ayant avec lui mon Trésor & celui d' Udal , dans les Habits Banianes qu'il nous gardoit. Malgré notre résolution de fuïr, nous payames de notre personne avec distinction à l'Assaut, qui fut bravement repoussé, à deux reprises, avec une tuerie effroïable. Udal se retira blessé au bras, mais il n'en persista pas moins à vouloir partir. Nous gagnames la porte, où étoit Néhamed . Nous parlames aux Officiers de ce Corps de Garde; & du suivant, en gens qui avoient un dessein secret, dont le succès devoit sauver la Place. Comme il nous virent sous l'Habit ordinaire, loin de rien soupçonner, ils firent des vœux pour notre heureux retour. Nous arrivames heureusement tous trois au lieu où étoit Abdala . Nous y primes les Habits, qu'il gardoit; & avant le lever du Soleil, nous fûmes hors du Quartier des Persans. Près de leurs Lignes de contrevallation dans un sentier étroit, où il nous falloit entrer, nous vimes venir à nous deux Esclaves, qui conduisoient un Chameau chargé de bois. L'idée me vint d'acheter cet Animal, afin que le Nègre le chassant, un de nous monté dessus, nous ressemblassions mieux à des Marchands. Mais Udal me fit observer que les Esclaves ne vendroient pas le Chameau, qui étoit sans dou-te à leur Maître; & qu'il y auroit du péril à les laisser aller, après le leur avoir marchandé. La nécessité me fit commettre le crime, que je me suis le plus réproché. Je choisis mon Homme, & Udal prit le sien; nous tuames de sens froid ces deux misérables, avant qu'ils eussent le tems de crier. Après cette exécution barbare, dont le souvenir me fait horreur, nous montames Néhamed sur le Chameau, que le Nêgre conduisit: & sans aucune mauvaise rencontre, nous gagnames, au milieu de la nuit, l'entrée des Gorges du Zablistan . Nous passames aussi heureusement le Désilé de Gourbent , où nous vécûmes de fruits sauvages pendant deux jours. Enfin nous arrivames à Kasnin , premiére Ville du Zablistan , où Kiaboulistan . Udal y tomba malade dès le soir du jour de notre arrivée. La blessure de son bras l'avoit été mal pansée à Candehar , & il avoit jugée lui même si peu de chose, que dans la route il n'avoit pas daigné la visiter. Lorsqu'il la voulut panser dans le Caravensera, où nous étions; il s'apperçût qu'elle étoit d'un rouge noir; & que les chairs étoient sans sentiment. Il avoit assez vù de blessés pour connoitre la gangrène. C'en est fait, mon Ami, me dit-il, je vais mourir. Je meurs content, puisque j'ai sauvé mon Fils de la boucherie, qui va se faire des malheureux Awgans. Je compte que tu lui serviras de Pére. Ce fut en vain que j'essaïai de l'amener à se laisser faire des incisions, & si elles n'operoient rien, à se laisser couper le bras, opération que j'eûsse été obligé, & que je m'offrois de faire moi même: Il ne voulut entendre à aucuns remédes. La Fiévre le saisit dans la nuit; & le troisiéme jour il mourut. Nehamed avoit assez de jugement pour connoitre toute la perte qu'il faisoit. Mais il n'avoit pas assez de docilité, pour saisir les moyens de la réparer. Avant que de mourir, son Pére lui avoit remis ses Pierreries, en lui en enseignant l'usage, & à peu près la valeur. Le jeune Homme crût qu'avec d'aussi grandes Richesses il n'avoit besoin de rien, pas même de conseil. Au premier que je lui voulus donner, de nous rendre promptement à Dilly , où le Mogol étoit alors, il répondit, qu'il avoit assez de bien, pour se faire des Amis où il lui plairoit, & assez de courage, pour braver partout ses Ennemis; & au même tems il me quitta, pour aller prendre un logement dans l'intérieur de la Ville. Quoique j'eûsse formé déja quelques espérances sur la communauté de biens qui m'étoit vraisemblable avec ce jeune Homme, je l'abandonnai sans regret à sa mauvaise conduite. Le Siége de Candehar m'avoit merveilleusement élevé le cœur & l'esprit. Il m'avoit convaincu, que je valois quelque chose en Asie , dans le Métier de la Guerre; & m'y étant familiarisé avec les plus affreux périls, je me sentois une supériorité infinie sur la plûpart des Hommes, que je ne dégradois pas, en jugeant d'eux sur ce que j'étois moi-même avant le Siége. J'entrai dans Dilly , avec autant de Joye, que si j'eusse été certain d'y percer jusqu'à l'Empereur; & j'approchai des Grands de sa Cour avec toute la hardiesse d'un Homme, qui s'estimoit leur égal. Sans indisposer les Omrahs du second Ordre, par aucun air de hauteur, je tins avec eux celui de dignité. Nul ne sçût, ni n'osa me demander qui j'étois, jusqu'après mon Audience de l'Empereur. Je fus assidu au Palais du Sultan Noradh , ancien Régent & Oncle de l'Empereur; mais je ne m'y confondis point avec ceux qui lui faisoient leur cour. Lorsqu'il m'admit à lui parler, je ne lui demandai point sa faveur, je lui dis seulement que j'attendois qu'il me dit si l'Empereur me vouloit recevoir à son Service. Au lieu d'un Homme, qui cherche fortune, je lui parus un Homme qui l'avoit faite, & que son goût fixeroit dans l'Indostan, s'il trouvoit à s'y établir d'une maniére convenable. Je lui mis en main la Lettre du Schah, qui me créoit Bachi-Kan , & le Brévet de mon Emploi de Min-Bachi , avec les Lettres, & les Ordres que j'avois reçus du Grand Sçeau à Constatinople , & dans ma Commission pour l'établissement des Familles transplantées dans les Provinces de Perse . J'avois celles de Mir-Abi pour la Charge de Grand Maître de l'Artillerie de Candehar . Mais je ne voulois plus de ce Service; & d'ailleurs je ne sçavois pas sur quel pié la Nation Awgane étoit regardée à cette Cour. C'est pourquoi je n'en fis point mention. J'aurois craint en outre, que n'ayant pas le détail de mes Avantures, le Prince apprenant que j'avois porté les Armes contre le Schah, mon ancien Maître, ne prit un préjugé désavantageux de ma fidélité. J'eus grand soin de lui dire que j'étois né en Europe , qu'il n'y avoit eu que mon goût qui m'eût attaché au Schah Nadir , & qu'étant né dans un Pays libre, je n'avois, hors de ma Patrie, d'autres Maîtres, que ceux que mon choix me donnoit. Muhammed Schah , Empereur de l' Indostan , avoit alors tous les défauts d'un Princé sans expérience. Elevé dans l'intérieur de son Palais, au milieu des Eunuques & des Femmes, qui lui avoient fait passer le tems de sa Jeunesse dans les jeux & les plaisirs, il étoit également ennemi & ignorant des affaires. L'ancien Régent, Prince de petit génie, & d'une timidité sans bornes, étoit mené par tous les Omrahs, qui sçavoient, s'en faire craindre. L'Etat se gouvernoit pour ainsi dire de lui-même; & chaque Gouverneur une fois établi dans sa Province n'avoit plus conservé de correspondance avec la Cour, que pour y brouiller, & se mettre dans une indépendance, qui approchoit de la Souveraineté. Les Rajas n'étoient demeurés Vassaux, que parce-que se haïssant entr'eux, & étant jaloux les uns des autres, ils ont besoin contre leurs pareils de l'entremise d'un Supérieur. Enfin, pour obtenir de l'Emploi, il ne me falloit que trouver un Général qui voulut m'en donner sous lui. Après mon Audience du Prince Nabab , ou Premier Ministre, je fus en demander une à l' Omrah Nessur-Alli , Gouverneur de Dilly , & Commandant de la Seconde Garde de l'Empereur. C'étoit le Seigneur de l' Indostan le plus estimé du Nabab , & le plus haï des deux Classes d'Omrahs. Mais douze mille Mahométans qu'il commandoit, & qui lui étoient affectionnés, le mettoient à l'abri des effets de cet haine. L'Aquisition d'un Homme de cœur, & de quelque capacité, devoit le tenter; aussi me présentai-je à lui sous ces deux faces; & en lui disant que je souhaitois entrer au Service de l'Empereur, je lui fis entendre que je ne servirois ce Monarque que sur les Ordres que je recevrois du Commandant de sa Garde, auquel je me donnois. L'Omrah saisit ce qu'il y avoit d'avantageux pour lui dans mon discours. Il fut le jour même chez le Prince Nabab ; & le lendemain au soir, m'ayant fait venir en son Palais, il me donna le Brevet de Capitaine de mille Hommes, (Min-Souba) dans le Corps qu'il commandoit. Je n'en devois avoir que le titre, avec le rang & les appointemens, jusqu'à une vacance; & il y avoit à craindre que celui qui étoit de rang à être promû ne briguat parmi les Officiers, pour empêcher qu'on ne lui préférat un Etranger. L'Omrah prévint cet obstacle, en faisant créer une Charge de Sous-Commandant de tout le Corps, dont il me fit revêtir, en me donnant, après sa démission expresse, le Commandement de sa Troupe. Ainsi que j'ai fait pour les Awgans , je veux, Mon cher Frére , vous donner une idée du Mogol , & de son Empire. Avant que Babar , descendu de Temur-Lenk , ou Tamerlan, établit cette vaste Monarchie, connue en Europe sous le nom d' Indostan , ou Mogolistan , cette partie des Indes étoit habitée par des Peuples venus de l' Egipte . Les Mœurs, les Coutumes, la Réligion, les Caractères Héroglifiques de l'ancienne Egipte , qu'on trouve chez les Idolatres de ce vaste Empire, ne permettent point de douter de cette origine. Dans quelques endroits des plus recules, où il n'y a point de Prêtres, la Réligion est, je crois, la Réligion primitive. On y adore un Dieu Créateur, & Conservateur de toutes choses; & on lui rend un homage pur & simple; sans lui élever ni Temples, ni Autels: Tout le Culte consiste à bruler en son honneur les prémices de tous les Fruits. On ne lui fait point de Sacrisices sanglans, parceque les Bêtes y sont considerées comme des Créatures aussi directement dépendantes de lui que les Hommes, & dont il n'appartient qu'à lui de régler & de terminer la Vie. On n'y vit que de grain, de fruits, & de légumes. Dans le reste du Pays, l'Erreur & la Superstition composent la Religion. Les Peuples croyent sur la foi de leurs Pretres, un Principe du mal, un Dieu méchant, dont l'existence est éternelle, comme celle du Dieu bon. Ils croyent que ce n'est qu'à force de Présens & de Sacrisices, que ce Dieu malfaisant & jaloux peut être apaisé. Ils lui bâtissent des Temples, ils brulent des parfums sur ses Autels, ils lui entretiennent des Prêtres. Ensin la crainte leur fait faire ce que l'amour & le respect inspirent aux Nations plus éclairées. Ils sont cependant d'accord avec elles, en ce qu'ils croyent que le Dieu bon a assé de soin des affaires de ce Monde, pour n'y rien laisser que sa Providence n'embrasse. Le Culte de Brama , ou Wistnow , est aûssi établi dans l' Indostan ; & c'est le plus universel. La Religion de Mahomet est celle des Mogols . On appelle de ce nom tous les Descendans des Conquèrans, qui s'emparérent de ce Pays, ayant Babar pour Chef. Ils étoient Tartares. On comprend aussi, sous le nom de Mogols , tous les Mahométans, qui depuis deux Siécles sont venus s'établir dans l' Indostan . Ils sont confondus avec la Postérité des Conquèrans, & on ne les en distingue point. Brama peut-être comparé aux plus grands Législateurs. Sa Morale est saine, ses Dogmes sont un précis de ceux qu'il trouva établis aux Indes . La Police qu'il a mise parmi ses Sectateurs est ce qu'il y a de plus admirable dans sa Mission: Il partagea les Peuples en quatre Classes. Celle des Magistrats & des Docteurs est la premiére. Comme il étoit Homme d'étude, il étoit naturel qu'il donnat la prééminence à ceux qui suivroient son genre de vie. La seconde Classe est composée des Rajeputes , dont la profession est celle des Armes. Les Banianes forment la troisiéme, & sont tous Négocians. La quatriéme est remplie par les Artisans. Pour prévenir les désordres de l'ambition, il voulut que jamais il ne fût permis à une Classe de s'allier dans une autre, ni de prendre sa profession. C'est cette Police, qui rend le Commerce si florissant, & l'industrie si générale, dans l'Inde. Un Négociant, puissamment riche, laisse un Fils qui continue de s'enrichir dans le Négoce; & son Petit Fils fait le même métier que lui. Brama fit acheter cher à la premiére Classe l'honneur de primer sur les autres. La Vie y est d'une austérité, & d'une régularité qui l'emporte sur celle des Couvens les plus rigides. Le Beau Sèxe ne doit guères aimer ce Législateur. Lorsqu'il vint dans l' Inde , il y trouva enraciné un désordre étrange, que la sévérité des Princes ne pouvoit réprimer. Le Climat tourne le tempéramment des Femmes à l'amour. Mais comme une passion, qui vient du tempéramment est peu règlée, & peu délicate; les Femmes, qui après quelques Mois de Mariage, ne trouvoient plus dans leurs Maris les mêmes ressources qu'elles y avoient trouvées la premiére quinzaine après les Nôces, se défaisoient d'eux par le poison, & se facilitoient par un crime de nouveaux plaisirs avec de nouveaux Maris. Brama , pour réprimer ces horreurs, attacha de l'honneur à la fidélité conjugale; & à l'aide de la Réligion, il sût si bien manier les Esprits, que la créance s'établit d'une Félicité éternelle pour les Femmes, qui ne survivroient pas à leurs Maris. L'Autorité séculiére appuya le Docteur; & il fut décreté que les Veuves seroient réputées infames, & inaptes à la Société, pour le reste de leur Vie. De là ce Fanatisme, qui porte les Veuves à se jetter vivantes dans le Bucher, qui consomme le Cadavre de leur Epoux. Il faut maintenant que l'Autorité du Prince fasse Digue à cette étrange Dévotion. Comme Brama avoit fait acheter à la premiére Classe sa primauté, il voulût, par le même principe d'équité, dédomager la seconde, des fatigues & des périls de la profession, à laquelle il la vouoit. Il dègagea les Rajeputes de toute pratique onereuse de Religion: Il leur permit d'user de toutes les Viandes; & il leur accorda la pluralité des Femmes, refusée à ceux de la premiére (qu'on nomme Bramines.) Dans les autres Classes, il proportionna la rigueur des Exercices réligieux à celle des Métiers & des Arts; de sorte qu'il est le seul Législateur au Monde, qui n'ait point proposé à ses Sectateurs un chemin unique pour l'une & l'autre Vie. Il pensoit que, de même qu'il est des Hommes d'esprit & de caractère differens, il en est aussi de differente condition, auxquels il devoit fraïer des routes qui leur fussent praticables. L'Hospitalité est fort recommandée par Brama ; & ses Sectateurs l'exercent d'une maniére bien édifiante, mais seulement entr'eux; à cause de la pollution qu'ils contractent de l'attouchement d'un Homme qui use de toutes les Viandes. Tel étoit l'état de l' Inde , quand Babar , chassé de ses Etats par les Yusbeks , vint s'y former un Royaume. Plus heureux à envahir le bien d'autrui, qu'a garder le sien propre, il établit le Siége de son Empire à Lahor , puis à Dilly . A peine y fut-il affermi par les Tartares, qui vinrent en foule se donner à lui, qu'ils publia de nouvelles Loix, & un nouveau genre de Gouvernement. Il se fit propriétaire de toutes les Terres de son Empire, & s'en réserva tous les revenus, pour en payer & récompenser ceux, dont les Services lui seroient agréables. Les Peuples, qui voyoient un million de Tartares prêt, à les massacrer, se contentèrent d'être Fermiers du Souverain; l'ordre s'établit, & subsiste encore. Les Enfans des Conquèrans possedent toutes les Charges, tant du Civil, que de la Finance & de la Guerre. Les derniéres se donnent au rang, les autres à la faveur. Mais c'est ordinairement par les Armes qu'on parvient à toutes. Il y a deux Ordres de Noblesse parmi les Mogols ; & la Noblesse n'est point héréditaire par la Loi. Rarement pourtant un Omrah manque à laisser son Fils en passe d'obtenir son rang. On nomma Omrah du prémier, Omrah du second rang, le Noble des deux Ordres. Celui-là n'a que l'Empereur & les grands Officiers au-dessus de lui: Celui-ci n'a point de Noble qui lui soit inférieur. Mais il y a bien des Officiers Généraux, qui ne sont pas Omrahs . Les anciens Seigneurs des Provinces, réunies à l'Empire par les Successeurs de Babar , ont été conservés dans la Souveraineté de leur Pays, sous Vasselage, dont l'onereux se borne à fournir leur contingent dans les Armées de l'Empereur, & à lui entretenir en commun dans la Ville de sa résidence un Corps de Troupes, qu'on appelle improprement sa Garde , & qui est d'ordinaire de 30000. Hommes de Cavalerie, & de cent mille d'Infanterie. Ce Corps fournit chaque jour une Garde de son quart, qui est relevé au bout de vingt-quatre heures. Ces petits Princes se nomme Rajas , & ne sont de petits Princes, qu'en égard à celui dont ils relèvent. Les Rajas de Rantor , d' Usepour , & d' Amber , mettent sur pié soixante mille Hommes d'Infanterie, & autant de Cavalerie, chacun. Dans le Rajat, l'Empereur n'hérite point des Particuliers. L'Hérédité & la propriété y sont inviolables. Le nombre des Royaumes, que l'Empereur fait entrer dans ses titres est de 53. & il n'y en à point dont l'étendue n'égale, & dont la richesse ne surpasse la plus grande & la plus riche Province de France . On ne trouve que des richesses, que par le peu de Dissipline qui règne dans ses nombreuses Armées, & par le peu d'attention à fortifier les Places. Des idées outrées de grandeur & de fierté font mépriser aux Empereurs les Ennemis, qui peuvent venir contr'eux; & tandis que leurs forces, réduites au quart, mais en ordre, sufiroient pour écraser tous leurs Voisins, ils n'ont jamais été en état, avec leurs Armées immenses & leur appareil prodigieux, de tenir contre un Guerrier, qui les eût attaqués avec quarante mille bons Soldats. Les Citadelles sont des Palais, peuplés de Femmes & d'Eunuques, quand le Prince y est, & désertes lorsqu'il n'y est pas. Tout y fût fait pour l'ornement; on n'a point pensé à la défense. L'Empereur a une Garde intérieure; c'est celle qui est dans le Palais. Elle est composées de Femmes, éxercées à tirer de l'Arc & à lancer le Javelot, & distribuées en Compagnies, avec les Capitaines du même Sexe. La Milice de l' Indostan se raporte à trois Ordres. Le prémier est de cette Armée, que l'Empereur fait entretenir perpétuellement par les Rajas, dans la Ville de sa résidence. Le second est des Troupes répandues dans les Provinces de l'Empire, & sur la Frontiére, à la Solde de l'Empereur & toutes de Mogols : On conjecture plûtôt qu'on ne sçait leur nombre, parce que les Gouverneurs ne les tiennent souvent que sur le papier. Là il est de 400000. hommes de pié, & de 200000. Cavaliers. Le troisiéme Ordre est formé par les Contingens des Rajas, dont on peut présumer le nombre par celui des Rajeputes, qui sont plus du tiers du Peuple de l' Indostan , la pluralité des Femmes les faisant multiplier plus que toutes les autres Classes de Brama ensemble. Toute cette multitude d'Hommes armez n'a que le nom & la figure de Soldats. Elle ne tiendroit pas contre les deux Corps de la Garde particuliére de l'Empereur, bien conduits. Chacune de ces deux Troupes est de l'institution d' Oreng-Zeb ; & elle est composée de douze mille hommes, choisis sur plus de six cens mille Mogols, pendant plus de vingt ans. C'est d'entre ces Gardes du Corps que se prennent les Officiers. Chaque Soldat des Gardes est marqué au front du Chiffre de l'Empereur, comme un Serviteur dévoué à lui. Les Omrahs des deux ordres sont obligés de faire faire à leurs Fils leurs premiéres campagnes dans l'un ou l'autre de ces Corps. Les Eléphans font une partie des Forces Mogoles aux yeux des Indiens. Il y en a environ 500, dressés également pour la Chasse & le Combat. Les Harnois de ces Animaux sont d'une magnisicence étonnante. L'Or, l'Argent, & les Pierreries sont prodigués sur ces Masses énormes. Mais elles sont plûtôt une amorce, qu'un épouventail pour un Ennemi. Il n'auroit fallu que deux ans à une vingtaine d'Hommes, dans mes dispositions, pour former au Mogol une Armée capable de rechasser Nadir-Schah en Perse . Malheureusement j'étois seul en état de saisir la différence qu'il y avoit entre l'Armée Persane & les Troupes Mogoles. Déjà le Schah étoit Maître de Kiaboul , avant qu'on voulût croire à Dilly qu'on eût quelque chose à craindre de sa part. Lorsque la nouvelle de la prise de cette importante Ville vint, on regarda le Prince du génie le plus hardi, & le plus vaste, comme un Brigand, qui se retireroit de lui-même, après avoir pillé quelques lieues de Pays. Jusques à Lahor , il n'eut en tête que des Gouverneurs de Province, avec les forces de leur Gouvernement. Son Armée arriva devant cette Capitale en aussi peu de temps qu'une Caravane; & elle y entra aussi aisément. Je connoissois trop bien ce Prince, pour croire qu'il s'en tint la. Dans le Conseil qui se tint chez le Prince Nabab , où on me fit l'honneur, de m'admettre, j'ouvris deux avis. Le premier étoit de céder promptement, dans la meilleure forme possible, tout le Pays d'au delà le Sind , d'y joindre de magnifiques présens, & toutes les déférences, qui ne comprometteroient point la personne de l'Empereur, & de reconduire en pompe l'ambitieux Schah jusqu'à la Frontiére: C'est, dis-je, un Sacrifice fait au temps, dont la surprise diminue, efface même la honte. Je vis plusieurs Omrahs, qui avoient leurs Parens, leurs Amis, ou leurs Créatures dans les Royaumes de Bacar , d' Atok , de Multan , & dans le Zablistan , prêts à s'élever contre moi, comme contre un Traitre. Je feignis de ne rien voir, & je proposai tout de suite ma seconde opinion, qui étoit de se retrancher dedans & dehors Dilly , d'où, pendant qu'on en transporteroit les Habitans & les richesses à Agra , on feroit de gros Détachemens qui iroient ruiner le Pays d'entre Lahor & cette Capitale; qu'à l'approche, du Schah, s'il continuoit d'avancer, l'Empereur se retireroit avec son Armée vers Agra , en ruinant & brulant les Villes, les Bourgs & les Campagnes. Les Persans, dis-je, y penseront à deux fois avant que de s'enfoncer dans des Pays, qu'on leur paroitra déterminé à ruiner pour leur enlever leurs Subsistances. S'ils poussent jusqu'à Agra , on sera alors plus en état qu'à présent d'aller leur livrer Bataille. Mais on leur en ôtera l'envie, en détachant dès aujourd'hui quelque bon Officier à la tête des deux Corps de la Garde particuliére, qui ira par un circuit tomber sur leurs derriéres, & rompre leurs Ponts sur le Sind . Le Conquèrant sera réduit, à se retirer prudemment, ou à risquer de se perdre en désespéré. L'un ou l'autre parti nous sera également utile & glorieux. Le Conseil, après que j'eus cesse de parler, fût une cohue, ou tout le monde vouloit se faire entendre. Il se sépara, sans avoir rien résolu; & pendant les trois jours suivans la Cour ne parût pas plus inquiéte, que si l'Ennemi eût été sur la Frontiére. Chaque Raja du Couchant se tenoit paisible dans son petit Etat, fort indifférent sur la personne du Prince, auquel il lui faudroit rendre hommage. De quatorze de ces Princes qui sont entre le Sind & le Gange , il n'y en eût qu'un, nommé Jasink , Raja d' Asmir , qui se rendit sous Dilly avec vingt-cinq à trente mille Rajeputes de son Rajat. Ce renfort, quelque peu d'accroissement qu'il donnat aux forces de l'Empereur, anima tous les Omrahs à marcher au-devant de l'Ennemi. On fit la revûe de l'Armée sous les murs de Dilly , le 8. de Février: & plus de 200000 hommes, dont elle étoit composée, inspirérent tant de confiance, qu'on ne daigna pas prendre la précaution de transporter à Agra les Trésors amassés dans le Palais par Schah-Gehan . Tout resta comme si nous avions été surs de revenir triomphans. L'Armée avança jusqu'a six Journées, sans avoir d'autres nouvelles des Persans, que ce que des Fuyards en donnoient. A la septiéme, on joignit les Coureurs Ennemis; & on en fût bien battu. On avança encore une journée, en escarmouchant avec la Cavalerie Persane. Enfin la neuviéme, on posa le Camp à Kyernal , dans le Jenupar ; & on y commença des Retranchemens. Il sembloit qu'on eut oublié qu'on étoit venu pour livrer Bataille. Le 19. au matin, on vit le Schah faire ses dispositions pour l'attaque de ces Retranchemens imparfaits; & dans l'embarras d'une foule d'avis contradictoires, on prit le plus mauvais parti, qui étoit de se tenir sur la défensive. L'Armée fut rangée à l'Indienne, sur le front du Retranchement; les Corps d'Infanterie tous ensemble, sans intervalles, sans Cavalerie pour les soutenir. L'Empereur étoit au milieu de ses deux Troupes de Gardes, monté sur son Eléphant. La Cavalerie se mit hors des lignes, sur les ailes, divisée en Escadrons, si gros, qu'elle ne pouvoit faire bien aucun mouvement. Le Raja Jasink , qui n'étoit point d'avis qu'on se tint derriére le Retranchement, fut s'apuier à la Cavalerie de la droite. Il fut le premier attaqué; & il soutint bravement le choc. Sa mort fit lâcher pié à ses Rajeputes, qui se croyent dégagés du Serment de combattre, quand leur Raja semble, en les quittant, renoncer à l'engagement qu'ils ont avec lui. Les Généraux prirent ce premier échec pour un présage de la perte entiére de la Bataille, s'ils l'engageoient; & malgré l'impossibilité de faire bien une retraite en présence d'un Ennemi en bataille, ils la firent sonner en donnant l'ordre aux deux Commandans des Gardes de la favoriser avec leur Troupe. C'étoit à Nessur-Ali de commander. Je voulus bien lui servir d'Aide de Camp, & porter des ordres, qu'il ne me donnoit pas. Les deux Troupes, partagées en quatre Corps à peu près égaux, sur un même front furent s'appuyer à la Cavalerie de la gauche, comme le Raja avoit fait à celle de la droite; & celle-ci, ralliée dans le Retranchement, vint les soutenir à leur droite. Dans cet ordre nous fimes une charge, qui arrêta tout court le centre ennemi, qui venoit au Retranchement. Au moyen de demi tour à droit, nous revinmes nous appuyer au Retranchement, devant lequel nous reçûmes, le renfort d'un gros Bataillon, de Rajeputes, que l'espoir des récompenses ramenoit au Combat. L'Ennemi, qui ne comprenoit rien à la manœuvre des Généraux de l'Empereur, il crût qu'il y avoit quelque piége tendu dans les Retranchemens. La vue de plusieurs Eléphans, que leurs Conducteurs ne pouvoient faire rebrousser, le confirma dans cette idée. Extrêmement surpris de ne le pas voir tomber sur nous, je commandai, au nom de Nessur , de marcher vers le Bourg de Kiernal , qui faisoit le centre du Retranchement; & & où des Arbres, des Haies, & des Maisons me permettoient d'espérer de tenir ferme quelque tems. Les Généraux Persans furent hors de route, en voyant ces cinq gros Bataillons, avec de la Cavalerie en seconde ligne, leur présenter le flanc à découvert, & faire, pour ainsi dire, la ronde de long d'un Retranchement, qui n'étoit bordé que d'une nombreuse Artillerie, sans que personne parût pour la servir. Nôtre contenance ne leur permettoit point de déviner une retraite, encore moins l'abandon des Retranchemens en désordre. Je reconnus Bederned-Kan , un de mes anciens Emules, qui se détachoit avec un gros de Cavalerie, pour nous venir tâter, & éxaminer les dedans du Retranchement; & aussi-tôt faisant doubler le pas à l'Infanterie, je me mis à la tête de nôtre gauche de Cavalerie, & je fondis sur lui. On se mêla, & nous nous retirames en désordre. Mais Nessur ayant fait avancer le reste de la Cavalerie, le Kan n'osa pousser sa pointe; & nous rejoignimes nôtre Infanterie, qui nous favorisa de son feu. L'Ennemi connût alors que nous n'étions pas soutenus. Il fondit sur nous avec impétuosité, & fût reçu de pié ferme. Nous n'avions pas 500. pas à faire pour entrer dans les avenues du Bourg; nôtre nombre étoit supérieur à celui de la Troupe, qui nous chargeoit: L'espérance de se retirer avec gloire, après un dernier effort anima tellement les Officiers & les Soldats, que serrant nos rangs, nôtre Cavalerie sur les ailes, & en disposition d'enveloper celle de l'Ennemi, nous tombames sur les Persans. Nessur-Ali étoit à pié au prémier rang: Il tenoit ma place, tandis que je faisois ses fonctions. Il y fut tué; & moi, sans aucune blessure; je me vis assurer par sa mort, la récompense qu'il auroit reçue. Le Schah avoit tourné le Retranchement à la gauche, où une Colline nous déroboit à sa vue. C'étoit à ce coup inutile de l'art que nous dûmes nôtre salut. La nuit étant survenue peu après notre entrée dans le Bourg, les Persans, qui apprirent que le Schah étoit dans les Retranchemens, qu'il leur disoit abandonnés, ne se souciérent point de nous attaquer dans le Bourg, & l'ordre de leur Maître, qui leur défendoit de se débander à la poursuite, nous laissa la liberté de nous retirer. Il nous fut facile de reconnoître la route de l'Armée aux Bagages & aux Traineurs, qu'elle avoit abandonnés. Elle s'étoit retirée au pié des Montagnes, qui séparent le Jenupar du Dilly , à la Source de la Ghenna . Nous la joignimes le 21. à midi. C'étoit un Spectacle hideux de voir cette multitude d'Hommes, la plûpart sans Bagages, éparpillés ça & là, sans ordre, sans vivres, & la crain-te de la mort peinte sur le visage. Sjahl Omrah Commandant de la Premiére Garde, fut chez l'Empereur, où il fit le récit de notre retraite, avec une sincérité & une envie de m'obliger, qui m'attachèrent dès lors à lui de l'amitié la plus tendre. Au risque de se mettres à dos tous les Grands Officiers, il dit que l'Armée avoit fui, & que nous avions seuls livré la Bataille. L'Empereur me fit appeller. Il me fallut lui donner un nouveau récit, où je rendis justice aux Vivans & aux Morts, en affectant de ne jamais parler de moi en particulier. Le Monarque me dit plusieurs fois, que je m'oubliois; mais je lisois dans ses yeux, & sur le visage de tous ceux qui étoient près de sa personne, que cet oubli volontaire m'aqueroit leur estime; & j'y persistai. Tu as sauvé l'Armée, me dit l'Empereur. L'Omrah Nessur , qui est maintenant dans le sein de l'Envoyé de Dieu, m'inspire de t'en récompenser, en te donnant ses Biens, & sa Charge. Va prendre sa place dans le Conseil. L'Omrah Sjahl t'y présentera de ma part. En même-tems il détacha de son côté une Cimeterre, qu'il me mit en main. C'est la marque de l'investiture du Commandement des Gardes. Je me retirai, en me prosternant selon l'usage; & jusqu'à la Tente du Prince Nabab , je fus accompagné des plus grands Officiers, qui affectoient la plus grande joye de mon élévation, dont le sujet les devoit couvrir de honte. L'ordre du Conseil fut renversé. Le Nabab opina le premier, & opina pour demander la paix au Schah. Il fut suivi des Généraux, & des Grands Officiers; & la résolution fut prise avant que mon tour fut venu de parler. Je restai auprès du Nabab , après le Conseil levé. Dans une Audience particuliére, que je lui demandai, j'osai fronder, avec toute la hardiesse d'un Homme de cœur, un arrêté qui en marquoit si peu. Pour avoir la paix, lui dis-je, il faut paroître en état de faire la Guerre. Les affaires ne sont plus où elles en étoient, lorsque j'opinai pour renvoyer le Schah en Perse , à force de présens, & de cessions. Si on s'obstine à lui faire face avec l'Armée délabrée qui est ici, il la croira l'unique ressource de l'Empire; & certain comme il doit être, qu'elle ne soutiendra pas la vûe de la sienne, il sera fondé à croire qu'il donnera à l'Empereur tout ce qu'il ne lui voudra point enlever. Enfin nous recevrons la paix de lui comme des Esclaves reçoivent leur grace d'un Maître qu'ils ont offensé. Mais si l'Empereur, ordonnant à cette multitude, maintenant sans cœur & sans défense, de se retirer comme elle pourra dans l'intérieur de l'Empire, se retire lui-même avec sa meilleure Cavalerie vers Agra , en ruinant tout le Dilly , sans excepter la Capitale; alors le Schah connoîtra qu'il n'a rien fait jusqu'ici. Je m'offre d'aller avec trente mille hommes attaquer sa Garde aux Ponts qu'il a jettés sur l' Indus ; & je répons sur ma tête de lui couper sa retraite, ou de l'obliger à rebrousser plus vîte qu'il n'est venu. Le Nabab m'écouta attentivement. Mais il étoit incapable de prendre de lui même une résolution; & je n'étois pas assés accrédité, pour faire valoir celle que je lui voulois inspirer. La Politique du Schah agissoit parmi les Omrahs. Il avoit fait des Traitres des plus puissans d'entr'eux; & la promesse de faire autant de Rajas Souverains, de ceux qui avoient des Gouvernemens, les avoit aveuglés au point de leur faire négliger jusqu'aux moindres précautions contre son manque de parole. Je fus mandé sur le soir chez l'Empereur, où tous les Grands étoient assemblés. Le Monarque lui même étoit placé en lieu à entendre, sans être vû, tout ce qui se disoit dans sa Tente. A peine parus-je que Darnivéen , Grand Portier du Palais, m'adressant la parole me demanda, s'il n'étoit pas vrai que j'eusse conseillé de traiter avec le Schah. Pourquoi, ajouta-t'il, blâmes tu aujourd'hui ce que tu voulois hier? Je vis qu'on me vouloit faire une chicane: J'ignorois que l'Empereur nous écoutat: Je ne voyois que mon égal dans cet Officier: Je le tançai avec toute la force imaginable. Eh ignores-tu, lui répondis-je vivement, qu'il y a quinze jours que je proposois cet avis; & qu'il ne fût pas le seul que je proposai? Il étoit praticable alors, que l'Armée Impériale n'avoit pas reçu un Affront. Présentement il est ruineux, & il couvrira de honte quiconque le voudra faire valoir. Je répétai ce que j'avois dit au Nabab. Tout est perdu, continuai-je, si l'Empereur reste encore deux heures dans ce Camp. Un jour viendra qu'ils vous demandera compte de votre négligence à le lever. Ce fût un bonheur pour moi que le Monarque fût si près. J'aurois payé de ma Vie cette insulte. Mais un signal qu'il donna, le Nabab me congédia; & je me hatai de me retirer au milieu des Gardes, dont l'affection pour moi étoit déja égale à celle qu'ils avoient portée à Nessur-Ali . Les traitres l'emportérent. Dans la nuit même on députa au Schah, qui pour toute réponse indiqua une consérence entre l'Empereur & lui pour le troisiéme jour, entre les deux Armées. L'infortuné Muhammed , trahit par ceux qui avoient sa confiance, se livra à la discrétion de son Ennemi, qui n'ayant pas engagé sa parole, prit avantage de cette imprudente franchise, & retint prisonnier comme vaincu un Prince qui avoit encore toutes les forces de 40. Royaumes intactes. Aussi-tôt que la nouvelle de cet étrange Evénement fut venue au Camp, tout se débanda. N'ayant plus rien à faire au voisinage d'un Vainqueur, dont je ne pouvois être reconnu, sans qu'il m'en coutat la vie, je pris la fuite avec mes Domestiques, & environ soixante Officiers des Gardes, qui voulurent courir ma fortune. Je traversai Dilly , avant que la triste nouvelle y fût venue. J'y pris quatre Eléphans & des Chevaux de l'Ecurie Impériale; & après avoir chargé les quatre Colosses de ce qu'il y avoit de plus précieux dans le Palais de Nessur-Ali , devenu le mien, je marchai vers Agra avec la plus grande diligence. Je ne me crus pas encore assés loin du Schah dans cette Ville, quoique distante de Dilly de 12. Journées. Ma suite avoit grossi jusqu'au nombre de plus de 1500. tous Omrahs du second ordre, & Officiers, qui me reconnoissoient pour leur Commandant. Je me repliai avec eux au midi, dans l'intention de me cantonner dans quelqu'une des Provinces maritimes, si le Schah entreprenoit la Conquête de l'Indostan, ainsi qu'on devoit l'attendre de l'ambition d'un Prince si supérieur en génie & en talens à ceux que les Peuples de ce vaste Empire avoient reconnus pour Maîtres. Il n'est rien de si relevé a quoi je n'osasse prétendre, cette révolution supposée. L'idée de mes Ancêtres m'échauffoit le cœur & l'imagination. J'avois pris langue sur le Royaume de Golconde . Il a des Places, des Arsenaux, un Peuple inombrable. Son Gouverneur étoit un Vieillard avare & cruel, haï des Mogols mêmes. Je me figurois Maître de son Trésor, reçû dans ses Places, obéi de ses Troupes que je formois, à l'ordre que je tenois de Mr. d' Imberbault . Il me sembloit qu'il y avoit de la modération de ma part, de m'en tenir à faire revivre les anciens Rois de ce bel Etat. Peut-être ces projets étoient ils chimériques. Quoiqu'il en soit, en trois mois, je m'étois mis à la tête d'un Corps de Mogols de 4000. Hommes de pié, & de plus de 1800. Chevaux. Je campois, j'avois mon Artillerie, mes Bagages: mes Gens recevoient leur paye; je les exerçois à ma maniére. Une Compagnie de Canonniers Portugais, de 40. Hommes, conduisoit mon Parc: J'étois en état d'attirer sur moi une partie des Forces du Conquérant. Je fus informé de celui des affaires à la mi Juillet par plusieurs des Couriers, que l'Empereur dépêchoit dans les Provinces, pour y porter ses Ordres. Le Schah avoit préferé, au brillant d'une Conquête incertaine, le solide Etablissement, qu'il s'étoit fait en Perse . On disoit que touché de générosité envers l'Empereur, qu'il voyoit trahi & livré par ceux qui devoient périr pour son service, il s'étoit contenté de prendre pour les fraix de son Armement les Trésors du Palais de Dilly , qu'il avoit vengé lui-même Muhammed de l'infidélité des Omrahs, en les rançonnant, après les avoir traités avec le dernier mépris; que sous prétexte d'une Conspiration qu'ils avoient brassée avec les Habitans de Dilly , il en avoit fait mourir un grand nombre; qu'enfin traitant l'Empereur en Frére, dont les intérêts lui étoient chers, il avoit fait ligue avec lui pour réduire, ou contenir désormais sa Noblesse dans la soumission & le devoir. C'est là ce que les Couriers étoient chargés d'annoncer aux Peuple: Ce que les Lettres de l'Empereur aux Gouverneurs rendoient public. Mon amour & ma reconnoissance pour un Maître, qui m'a approché de sa personne & de son rang, autant que jamais aucun Sujet Mogol l'ait été de son Empereur, ne me permettent point d'entrer dans le détail des excès auquels le Schah se porta dans sa prospérité. Il masqua d'une fausse générosité une retraite, à laquelle la paix du Turc avec l'Empereur d'Allemagne l'obligeoit; après être entré dans l' Indostan en Héros, après s'être rendu Maître de la Capitale de cet Empire, en Politique, qui sçavoit profiter de tous ses avantages, il en sortit en Voleur, en Brigand, qui ne connoit rien au dessus du Butin. Sa cruauté a laissé sa mémoire en horreur au Peuple immense de l'Indostan. Il punit les Traitres, après avoir profité de la trahison. Mais il envelopa les Innocens dans la punition des Coupables. Ainsi qu'il le dit lui-même, il fût un Fléau envoyé de Dieu. L'aveuglement de l'Empereur & de sa Cour est un prodige. Muhammed sut profiter des terribles leçons de l'Adversité. Remonté sur son Trône, il y voulut régner; & son Caractére plein de douceur & de bonté, en le rendant attentif à faire jouïr ses Peuples de la Paix, ne l'empêcha point de penser à la Guerre. J'en fus reçù, à mon retour, en Serviteur utile. Il me confirma dans la Charge de Commandant de sa Seconde Garde, & me donna plus d'autorité que n'en avoient eu mes Prédécesseurs. Il tira de son Trésor de quoi me tenir lieu des grands Biens de Nessur-Ali , qui avoient été dissipés dans le pillage de son Palais, qu'il voulut rebâtir de ses derniers. Enfin je reçus la récompense des Conseils que j'avois donnés sans fruit, & des Services, que j'avois eu intention de rendre. Ces bienfaits m'animérent d'un nouveau zéle. J'entrepris de former tout le Corps des Gardes à l'exercice que je croyois le meilleur. Je réduisis les Compagnies à 960. hommes: J'en pris les hauts & bas Officiers, que j'éxerçai tous les jours, avec ce qui étoit dans le Corps de Jeunes-Gens de naissance. En quatre Mois, ils furent aussi fermes dans leurs Marches; aussi prompts dans leurs Evolutions, que la Troupe d' Europe la mieux dressée. La Compagnie fut un Bataillon, qui se présentoit en plaine à 6. de file, en rangs de 160. Au son du Cor, elle se formoit en présence de l'Ennemi à telle hauteur, sur tel front, que le lieu & la circonstance le demandoient; sans que l'Ennemi put voir cette manœuvre. Les rangs se doubloient, triploient, quadruploient &c. derriére le prémier qui les masquoit. Au son de la Marche, le prémier rang se plioit comme une Biseau qui serre ses ailes, sans faire le moindre mouvement, que de concert avec tout le Corps; & le Bataillon se trouvoit formé en quarré, plus ou moins long, en coin plus ou moins large, selon que le Commandant l'ordonnoit. Toute cette manœuvre avoit pour baze la distribution des hauts & des bas Officiers. C'étoit d'elle que dépendoit la justesse du Bataillon à se couper, à se fendre, à se rejoindre, à se tourner, soit en partie, soit en entier. J'ai vû des Européens dans l'admiration de la vitesse, & de la régularité de ces mouvemens. Les hauts & bas Officiers, bien instruits, eurent peu de peine à instruire les Soldats. A la Fête de l'Empereur, le 24. Septembre 1740. treize Mois après mon retour à Agra , je donnai, à ce Monarque & à sa Cour, le Spectable de ces nouvelles Evolutions. Il me paya la satisfaction, qu'il lui donna, par le plus haut rang, où j'osasse alors aspirer. Je fus fait Omrah du prémier Ordre; & je reçus un présent de quatre Lags, ou 400000 Roupies, pour m'aider à soutenir cette Dignité. Quinze jours après, l'Empereur demanda une répétition dans la grande Place du Mahal , ou Palais d' Agra . Ayant saisi combien ses forces seroient augmentées, si une semblable Discipline étoit introduite dans toutes les Troupes répandues dans les Provinces, il me fit expédier la Commission de Lieutenant-Général des Armées de l' Indostan , avec des Ordres aux Gouverneurs de se remettre sur moi de leur inspection sur le Militaire. Je reçus avec reconnoissance ce nouveau témoignage de l'estime de mon Prince. Mais je prévis que l'exécution du projet me seroit impossible, vû l'entêtement des vieux Généraux, & la prévention des Officiers pour les anciens usages; vu la paresse du Soldat, & le relâchement de toute fonction militaire, dans lequel on le laissoit vivre; vu enfin la possession, dans laquelle étoient les Gouverneurs, de n'avoir des Soldats que les jours de revûe. J'entamai cependant ma Visite, ayant une suite de 2000. Gardes du Corps, que je devois répartir dans les Provinces, avec le Brévet & la paye de Min-Souba . Je fus jusques dans le Décan . Là je reçus réponse favorable à la demande que je faisois de mon rappel. Elle étoit accompagnée des Pleins-pouvoirs de l'Empereur, pour aller recevoir le Comte, que les Régens de Daca devoient rendre à leur Raja Majeur, de leur Administration pendant sa Minorité. Les affaires étant réglées, le jeune Raja & sa Mére voulurent que j'eusse l'honneur de les conduire à Agra . La Princesse, Sœur de l'Empereur, étoit dans le dessein de se confiner dans le Mahal , pour le reste de sa vie; le Raja venoit rendre homage à son Souverain, & ses respects à son Oncle. J'eus le bonheur d'affoiblir le goût de la Princesse pour la retraite. Je n'osois porter mes vœux jusqu'à la Sœur de mon Empereur. Cependant, après l'avoir vûe, après avoir eu plusieurs fois l'honneur de son entretien, je sentis que j'étois malheureux, si elle se tenoit à la distance ou sa naissance la mettoit de moi. Mon inquiétude & mon chagrin percérent; elle en devina la cause. Oh! mon cher Frére! Quelle satisfaction, quelle joye pour moi, de l'entendre m'interroger sur ma Naissance! Ma mémoire me fut fidèle sur l'Extrait de notre Livre. Je la vis, cette Princesse charmante, douter, craindre, demander d'être convaincue. Je n'avois point le Livre avec moi. Elle m'ordonna de le lui envoyer, dès que je serois à Agra . Avec quel empressement ne fût elle pas obéïe? Je lui fis parvenir l'Original, & la Traduction, que j'en avois fait faire en Persan, à Ispahan . L'Empereur vit ce Monument précieux de l'ancienne sortune de nos Péres, ce témoin irréprochable de notre grandeur perdue. Il se fit honneur de corriger le caprice du sort. Le Descendant des anciens Rois d'une Contrée de l' Asie , ne lui parut point indigne d'être son Beau-frére. Ce Monarque me rapprocha de la Princesse sa Sœur, par les Dignités qu'il me conféra. Gouverneur du Pangëab & de Lahor , Grand Portier du Palais (SurIntendant de la Maison de l'Empereur) je conservai par goût le Commandement de la Seconde-Garde. C'est dans cette brillante Fortune que j'ai vécu depuis le Mois de Février 1742. Après la perte de mon Illustre Epouse, la troisiéme année de notre union, le desir d'avoir mon cher Frére près de moi s'est accrù à mesure que mon ambition a manqué d'aliment. Depuis quatre ans, j'ai toujours espéré que la Fortune feroit encore ce coup en ma faveur. Maintenant que ma santé, de jour en jour plus mauvaise, me dit de me disposer à quitter cette Vie, je ne souhaite plus que de vous faire sçavoir, Mon cher Jean François , si vous vivez encore, que je vous ai eu dans mon Cœur & dans ma mémoire jusqu'à mon dernier moment. ADIEU. (*) C'est le Port de Surate, qui en est éloigné de deux ou trois lieues. (**) Je n'ai rien voulu changer aux expressions de ces deux Lettres de François. (*) Ce sont les Feuilles d'un Arbrisseau, dont les Indiens font leur machicatoire. (*)Il disoit vrai. Mr. Constant d'Hermanches, Colonel (*) Colonel au Service de Hollande & premier Capitaine aux Gardes du Prince Stadt-houder, ayant acquis cette Terre en 1753, a fait faire la renovation des Actes; & il a trouvé, que les Moginiés, dont il reste encore deux dans le Village, ont été le plus anciens Seigneurs. (*)Il n'y a point manqué. (*)Eau de vie de grain, dont il se fait une consommation incroyable en Hollande. (*) Le Pays de Vaud étoit alors une Portion de la Savoye.