L'ISLE DE FRANCE, OU LA NOUVELLE COLONIE DE VENUS, Précédée d'une Epître à Mr. ***, servant de Préface. A AMSTERDAM. Chez Arkstée & Merkus. MDCCLIII. L'ISLE DE FRANCE, OU LA NOUVELLE COLONIE DE VENUS, Précédée d'une Epître à Mr. ***, servant de Préface. A AMSTERDAM. Chez Arkstée & Merkus. MDCCLII. EPITRE A Mr. ***. SAge enjoué, Philosophe charmant, vous qui joignant l'esprit au sentiment, A ce vernis qui forme l'homme aimable, Sçavez unir le don d'être estimable, Qui possédant le grand art de jouir, Définissez & sentez le plaisir Voluptueux avec délicatesse, Sçavant sans faste, & sage sans rudesse: Cher Ami, car ce titre est plus précieux que tous ceux que je pourrois vous donner: je vous envoye un badinage de quelques heures que m'a dicté le loisir: vous sçavez qu'il est le pere de toutes les brochures dont Paris est inondé. Je me doute bien que votre Philosophie ne me pardonnera pas d'en avoir augmenté le nombre; mais il faut bien être de son siécle, que voulez-vous, c'est la mode, & je suis Français: si c'est un ridicule d'être Auteur, c'en est un plus grand encore de ne vouloir pas l'être: pour avoir de l'esprit, il faut bien s'être fait imprimer au moins une fois. Si malgré mes raisons vous me condamnez, j'en appelle au Tribunal des femmes, elles me justifient par leur exemple. Autrefois aimables ignorantes, leur unique occupation étoit de plaire, fieres & satisfaites des graces de leurs corps, elles cultivoient peu leur esprit: aujourd'hui elles composent d'un stile agréable ce qu'à peine elles auroient lû il y a quelques années; leur toilette devient souvent leur cabinet d'étude. Couronné de pompons & parfumé d'essence, Le Dieu des Vers voltige en ces réduits charmants, Et parmi les miroirs, le fard & les rubans, D'un air plein de grace & d'aisance, Folâtre avec le Dieu qui préside aux Romans. L'amour rit en voyant auprès d'une coëffure La trompette de Milton; Sur un patron de garniture Le flageolet d'Anacréon, Et le brodequin de Thalie, De Melpomene le mouchoir, Avec le luth de Polymnie Auprès d'un éventail, ou bien sur un miroir: Le sexe né pour plaire aux hommes, Joint au mirthe amoureux le laurier de Delos: Venus est Apollon, dans le siécle où nous sommes, Nos Hélenes sont des Saphos. Le seul reproche que vous seriez peut-être en droit de me faire après cela, ce seroit d'avoir choisi un sujet aussi frivole. Quelle idée bizarre que celle de cet Ouvrage! j'avoue qu'elle est singuliere. Tant mieux: je voudrois qu'elle fut plus folle: faite pour amuser, elle en plairoit davantage. Peut-être vous auriez voulu que je composasse une Tragédie: mais vous sçavez bien que ce n'est plus la mode d'en faire de bonnes. Aimeriez-vous mieux que je fisse des caractéres: ceux que je lis tous les jours m'en ont dégoûté: je ne me pardonnerois pas si l'idée seule m'en étoit venue. Irois-je en usurpant d'une main familiere La palette de la Bruyere, Ainsi que nos sots Beaux-Esprits Tremper dans ses couleurs un pinceau téméraire? Puis regrattant à ma maniere Tous les portraits tracés dans ces divins écrits, Y mettre une couche grossiere De ce jargon du siécle, informe coloris, Dont aujourd'hui dans tout Paris Le peuple auteur assomme un caractere; Et faisant grimacer un Ouvrage divin Sous les apprets d'un art facile, De Raphaél ou du Poussin, Changer le crayon d'or en un crayon d'argile. Sot précepteur de ce sot genre humain, Irois-je sur les pas des Modernes illustres, De la morale enfiler le chemin, Sans avoir atteint quatre lustres? Rival de Bourdaloue & singe de Pascal, M'en irois-je en un plat ouvrage Coëffant mon Apollon du Bonnet doctoral, Piller Seneque ou retourner Panage, Et de nos mœurs réformateur sauvage Dogmatisant sur le bien & le mal, Sur chaque état & sur chaque âge, D'un ton pedant & d'un air monacal, Aux Lecteurs morfondus offrir pour toute image, De mes froids lieux communs le mystique étalage? D'ailleurs, pour composer un ouvrage sérieux, il faut que l'esprit ait une certaine liberté; dès que mes idées s'élevent, elles veulent être libres: la contrainte les affoiblit & les resserre: quand je pense, je n'examine jamais ce qu'on a pensé avant moi: je blâme ou je loue tout ce qui me paroît digne de louange ou de blâme. Si j'écrivois, je voudrois avoir le courage de le dire, mais je sçais que nous ne sommes point ici montez sur ce ton. Sur les bords fortunez que la Thamise arrose, Un Auteur peut donner libre essor à ses Vers, Et sous les préjugez tyrans de l'univers, Le timide compas n'asservit point sa prose. En France on est plus circonspect, & on ne se livre pas impunément aux saillies de son imagination. Aussi me donnerai-je bien de garde de faire jamais pareille sottise: je sçais trop qu'il n'y a point à badiner. Eh, qu'importe après tout? Les François semblent-ils être nez pour la vérité? Non, mais pour le plaisir: ils sont profonds dans l'art de le faire naître, & d'en jouir; leur en faut-il davantage? Et voilà, si je ne me trompe, la véritable cause de ce qu'il paroît en France si peu de livres sérieux & profonds, tandis que la presse peut à peine suffire aux brochures legeres & frivoles dont elle est accablée. Les Dieux jaloux de leur grandeur, Du cabinet de l'Empirée, Aux yeux mortels ont défendu l'entrée, Et quiconque poussé d'une indiscrette ardeur, Prophane d'un regard leur majesté sacrée, Sent aussitôt leur bras vengeur S'appésantir sur lui de la voute éthérée. Ainsi l'oiseau qui plâne dans les airs, Né pour braver la foudre & le feu des éclairs, Et s'élançant du séjour de la terre, Voler jusques aux lieux qu'habite le tonnerre; Du séjour brillant des Dieux, N'ose plus affronter la splendeur éternelle, Et reprimant son vol audacieux Avec la timide hyrondelle, Raze les humbles bords des étangs de ces lieux. Et puis vous connoissez l'humeur de nos François: une brochure, un badinage, un rien qui les amuse, voilà ce qu'il leur faut; & non un livre dans les formes qui les intéresse. Tout ce qui les occupe est bien près de les ennuyer: ils ne sont point capables d'un si grand effort. Citoien du séjour de Flore, Le papillon dans un jardin Parmi les roses & le thin Coule les jours qu'il voit éclore; Tantôt il recueille les pleurs Tombez du Palais de l'Aurore; Et tantôt sur le sein des fleurs Il suce l'ambre des couleurs Dont il s'embellit & se dore: Quelquefois sur l'aîle des vents Emporté loin des bords charmants Où de son goût l'erreur volage A trente fleurs en même temps, Offroit un inconstant hommage: Il s'envole sur le feuillage D'un tendre & nouvel arbrisseau, L'ornement d'un naissant bocage Et des Amours l'heureux berceau. Mais les Dryades des montagnes Jamais loin des humbles campagnes Ne l'ont vu d'un cours assuré Voler sur la tête chenue Du cedre caché dans la nue Ou dans un bois sombre & sacré Pénétrer le feuillage antique De l'arbre auguste & prophetique Jadis des humains adoré. Ce Papillon est l'image du François: si je lui donnois du sublime ou du profond, il pourroit bien examiner le titre de mon livre & le laisser là. Mais je tâche de l'amuser, peut-être je serai lû. Je suis, &c. L'ISLE DE FRANCE, OU LA NOUVELLE COLONIE DE VENUS. CHANT PREMIER. QU'UN autre consacre à la mémoire les exploits sanglants & les foiblesses des Héros: qu'un autre que moi apprenne à l'univers comment ce fameux Troïen échapa des flammes de sa patrie brûlante, & comment après dix ans d'erreurs & de combats, il jetta les fondements de cet Empire formidable qui dans la suite soumit l'univers entier à l'esclavage. Pour moi que le son de la trompette épouvante, & qui n'ai jamais visité les Muses qu'à la suite des amours, je veux décrire comment Vénus fonda son aimable empire dans l'Isle de France; & par quel art divin elle peupla une heureuse contrée de cette Nation vive & légere qui lui rend un culte si fidéle. Roi de la France, & Tyran du reste de la terre, toi que Vénus mit au monde sur un lit de fleurs, la premiere fois qu'elle parut à Idalie aux yeux des mortels; toi dont les fléches dorées pénétrent dans les voutes des cieux, & jusqu'au sein des enfers; Amour, je t'invoque aujourd'hui, guides mes pas dans la carriere que je me suis tracée, & daignez m'inspirer les accens qui touchent, & surtout ces accens qui subjuguent le peuple Femme, à qui il m'importe de plaire. Sous un ciel pur & serein étoit une Isle, qui n'avoit pas encore de nom, (on l'appelle depuis l'Isle de France); la nature l'avoit embellie de ses plus riches trésors; toute cette contrée n'étoit qu'un jardin délicieux dont la beauté n'étoit point alterée par les apprêts de l'art; je ne la sçaurois mieux comparer qu'à une belle femme nue. On n'y voyoit point encore de ces vastes assemblages de pierres, posées à force de machines, les unes sur les autres, & entrelassées de gros troncs d'arbres; à leur place étoient des bois sombres & touffus dont le feuillage toujours verd entretenoit l'image du printemps; de vastes prairies où l'œil se jouoit sur l'émail des plus vives couleurs; des ruisseaux argentez qui couloient avec un murmure flatteur sur l'herbe docile & dont le cristal transparent réfléchissoit l'azur des cieux: des bocages enchanteurs dont la seule vûe portoit dans tous les sens une impression voluptueuse: l'air qui étoit embaumé des plus purs parfums de Flore, étoit encore rafraichi sans cesse par l'agitation badine des aîles d'une multitude de zéphirs qui folâtroient sur le sein de cette Déesse. Le plaisir étoit comme la température du climat; il couloit avec les ruisseaux, il voltigeoit sur l'aîle des vents, & le gosier tendre & flexible des oiseaux le chantoit en ramageant. Un séjour si délicieux n'étoit habité que par des Nymphes. Après que le Déluge eut ravagé la terre entiere, & tandis que Deucalion & Pyrra, suivant les ordres des Dieux, repeuploient le monde, en jettant derriere eux des pierres qui s'animoient. Pyrra remplit cette Isle d'une multitude de Nymphes adorables; mais Deucalion par malice n'y voulut pas jetter la moindre pierre. Vertueuses, (car il n'y avoit point d'hommes dans toute l'Isle), les Bergeres toutes à peu près du même âge, depuis vingt ans couloient des jours tranquilles dans l'innocence & dans le repos. Ce n'étoit pas encore la mode qu'avec des couleurs empruntées elles substituassent un visage artificiel à celui que leur avoit formé la nature, & l'on ne s'étoit pas encore imaginé qu'on pût blanchir le sein d'une femme: il leur étoit permis de porter leur visage naturel, & l'albâtre de leur sein n'étoit pas acheté au poids de l'or; leurs blonds cheveux qui flottoient au gré des vents sur leurs épaules, n'avoient pas encore appris à céder aux impressions d'un fer industrieux, & à se venir recourber en spirant sur leur tête: elles ne s'avisoient point de se parfumer, elles s'imaginoient que c'étoit l'office des fleurs d'embaumer l'air qui les environnoit. Encore moins avoient-elles pensé à se percer les oreilles pour y suspendre de petites pierres brillantes, ou à se mettre sur la peau une tâche noire pour en relever la blancheur. Le jargon des toilettes, la mode des falbalas, l'art des rubans, & la coquetterie des mouches, étoient encore inconnues parmi elles. Il n'y avoit point de boccage particulier, où certains jours de la semaine elles vinssent toutes se réunir pour y faire assaut d'agréments, se disputer l'art de minauder avec grace, ou de sourire avec finesse. Elles erroient indifferemment dans toute l'Isle suivant que leur caprice, ou que le gazouillement des oiseaux guidoit leurs pas. Tantôt semblables au Zéphir, elles voltigeoient de fleurs en fleurs, & s'amusoient à composer des guirlandes dont elles se couronnoient. Elles s'embelissoient sans le sçavoir; si elles se fussent douté qu'elles en paroissoient plus belles, peut-être qu'elles l'auroient été moins: tantôt plongeant leurs membres délicats dans le cristal des ruisseaux, elles ne craignoient pas d'offrir aux yeux des trésors dont elles ne connoissoient point le prix: les tendres Rossignols à cette vûe redoubloient leur chant, & les eaux du ruisseau qui les baignoit, se hatoient d'en approcher, & témoignoient leur joye par un doux frémissement. Le soir elles se couchoient où la nuit en déploiant ses voiles les avoit surprises: l'herbe fine d'un gazon leur servoit de lit: la pudeur ne leur faisoit pas un crime de coucher dans un boccage, elle ne vient que lorsque l'innocence est perdue; simples & naives elles ne sçavoient seulement pas qu'il y eut une pudeur au monde; personne ne leur avoit dit qu'il salloit rougir; le sommeil versoit ses plus doux pavots sur leurs paupieres appesanties: les songes rians voltigeoient sans cesse autour d'elles, & si leur nuit étoit sans yvresse, du moins n'étoit-elle pas exempte de satisfaction. Qu'importe qu'il y eût d'autres plaisirs! ne les connoissant pas, elles ne pouvoient les desirer. L'Aurore en ouvrant les portes du palais du Soleil venoit ouvrir leurs paupieres à la clarté du jour, les roses de leur teint rafrachies par la douce influence du sommeil, recommençoient à briller avec un nouvel éclat: elles n'avoient pas un temple consacré à la parure, où vis-à-vis d'une glace transparente, & près d'un autel chargé de pompons, d'essences, de rubans & de mouches, une prêtresse respectueuse travailla dans un profond silence à les embellir pendant la moitié du jour: comme leur beauté étoit tout leur appareil, l'instant de leur réveil étoit celui de leur toilette; & les graces les escortoient par tout sans qu'elles se donnassent la peine de les appeller. Parmi toutes les Nymphes qu'un même sort réunissoit dans l'Isle, il y en avoit deux plus remarquables que les autres: c'étoit Themire & Egerie. Elles étoient très-belles, car toutes leurs compagnes auroient voulu ne les jamais voir. Leurs cœurs tendres & naifs s'étoient pris l'un à l'autre comme deux fauvettes qu'un instinct commun a réunies, qui ramagent ensemble, se perchent sur les mêmes branches & couchent sur le même duvet. Cependant leur caractere n'étoit pas le même. La nature en formant Thémire lui avoit donné un fonds de tendresse que rien n'avoit pu remplir jusqu'alors: lorsque ses compagnes étoient le plus satisfaites, il lui manquoit toujours quelque chose qui lui laissoit encore des desirs; elle se sentoit née pour un autre bonheur que celui dont elle jouissoit; & elle ne pouvoit démêler ce bonheur inconnu. Elle avoit transporté le sentiment secret de son ame à des Rossignols qu'elle élevoit avec beaucoup de soin. D'abord cette agréable occupation effleura légerement la superficie de son cœur, lui donna une douce satisfaction, & elle crut que c'étoit là ce qu'elle cherchoit. Elle redoubla ses soins, vains efforts; elle fut bientôt désabusée: son cœur n'étoit pas plus rempli qu'auparavant: ce n'étoit pas des Rossignols qu'il falloit pour Thémire. Elle s'attacha de plus près à Egerie, elle ne la quitta plus, elle lui parloit, la caressoit sans cesse, la logeoit dans son cœur; mais cette liaison, quelque douce qu'elle fût, la laissoit toujours dans la même situation. Dans le sein de la félicité même, elle soupiroit après une autre félicité qu'elle ne connoissoit pas, mais qu'elle sentoit lui manquer. Elle languissoit, & sa langueur même lui étoit douce: Thémire avoit besoin d'aimer & elle ne trouvoit rien autour d'elle qu'elle pût aimer autant qu'elle le vouloit. Egérie moins sensible à la douceur d'aimer qu'à la vanité de paroître belle faisoit toute son étude de plaire; jamais elle ne passoit près d'un ruisseau sans le consulter sur sa beauté; souvent même elle s'écartoit pour en trouver. Avoit-elle rencontré quelqu'une de autres Nymphes? elle en relevoit les attraits à Thémire pour se faire die qu'elle étoit encore plus belle, & elle faisoit semblant de ne le pas croire, pour se le faire dire plusieurs fois. Elle aimoit à humilier ses compagnes par la vûe de ses charmes: & elle n'étoit jamais plus contente que lorsqu'elle avoit lû dans leurs yeux qu'elle étoit belle. Ce fut elle qui la premiere s'apperçut qu'elle avoit une gorge, & son triomphe fut de voir que les autres étoient fachées d'en voir une devant elle. Jamais la premiere fleur qu'elle cueilloit pour s'embellir, ne la contentoit, il salloit un choix; encore l'heureuse amarante ou la fortunée violette qu'elle avoit daigné choisir ne reposoit pas long-temps sur son sein; elle faisoit bientôt place à une autre plus fraiche ou plus vive qu'elle rencontroit sous ses pas. Egerie pour cette raison aimoit beaucoup les fleurs; seulement elle étoit jalouse qu'il y eût des roses dans le monde; elle eût souhaité n'en voir jamais, sans elles rien n'eût égalé la beauté de son teint. Ces deux Nymphes charmées l'une de l'autre, le jour au bord des ruisseaux & la nuit dans un même boccage, couloient des jours sereins dans la plus étroite liaison en se communiquant tous ces riens qui remplissoient leur cœur. Cependant Vénus avoit depuis long-temps les yeux attachés sur cette Isle. Elle sçavoit qu'il étoit écrit dans les Destins qu'un jour cette charmante contrée seroit le siége de la galanterie, des plaisirs & de la beauté: pour accomplir ce grand ouvrage, elle résolut d'y envoyer de nouvelles créatures: dans ce dessein elle appella l'Amour & lui parla en ces termes: Mon fils, vous n'ignorez pas quelle vie ennuyeuse nous menons depuis long-temps l'un & l'autre à Paphos & à Idalie. L'essain des plaisirs qui voltigeoit sur nos traces nous abandonne en foule & déserte notre cour, depuis qu'on n'honore plus nos autels que par cette fade langueur, cette fidélité pleureuse, & cette monotonie des insipides sentiments qui sont aujourd'hui si à la mode à Cythere. L'idée seule m'en fait frémir, & j'aimerois mieux retourner vivre avec mon mari que de mener plus long-temps une vie si accablante, où l'on s'endort & l'on s'anéantit dans la profonde léthargie d'une sotte & ennuyeuse constance. Nous allons dresser à l'avenir le plan d'une nouvelle vie: cette contrée charmante qui n'est encore peuplée que de Nymphes, va être notre séjour; le destin nous en abandonne l'empire: un jour cette Isle ne sera qu'un temple immense & magnifique où je serai mieux adorée que dans les Bois d'Amathonte, & où une foule de Sacrificateurs ardens immolera par jour en mon honneur plus d'un million de victimes. Ce ne seront pas comme à Cythere de ces langoureux transis qui consumez par une mélancolie mêlée de tendresse, sans cesse les yeux en pleurs vous accablent d'une fidélité éternelle & injuste: mais ce seront des aimables fous, des étourdis gais & brillans, qui trop équitables pour croire une jeune personne la seule belle, la seule adorable au préjudice de mille autres aussi belles, aussi adorables qu'elle, sçauront jurer à dix à la fois qu'elles méritent seules d'être aimées, qu'elles arrachent seules l'hommage de tous les cœurs, & qui plus est sçauront le persuader. Ce sera dans cet heureux coin de la terre qu'on verra un jeune fat faire dans un même jour auprès de vingt Maîtresses vingt rôles différents, avec l'air le plus faux, le plus forcé, le plus impertinent & le plus aimable: tendre avec la délicate, sensuel avec la voluptueuse, il sçaura également pleurer sans être attendri, parler sentiment sans être touché, tourmenter sans être jaloux, feindre l'amour le plus passionné n'ayant que des desirs, jurer en même temps à vingt personnes la constance la plus parfaite, & pousser l'habileté jusqu'à cacher entiérement à chacun des objets de ses feux, tous ses autres attachements, tandis qu'il fera connoître au plublic les moindres faveurs qu'il en reçoit, & même celles qu'il ne reçoit pas. En un mot je ferai tous les soins, toute l'occupation de ce peuple chéri: le desir de plaire aux femmes reglera l'esprit & le cœur: on ne pensera, on ne parlera que pour les subjuguer: pour les imiter, on se réduira à parler sans penser, à écouter sans entendre, à raisonner sans rien dire, à lorgner en regardant, à minauder, grassayer, jouer la coquette & l'indolente. Les soins d'une toilette feront l'occupation de la moitié du jour, l'autre moitié se passera à voler de la promenade au spectacle, d'un spectacle à l'autre, du spectacle retourner à la promenade pour montrer en même temps à toutes les belles de la ville son amour, & au public sa fatuité. Tels doivent être le caractere & les talens du peuple qui doit un jour habiter cette Isle; par la maniere dont vivent les belles personnes qui l'habitent aujourd'hui, vous voyez combien elles sont éloignées de la perfection à laquelle est destinée leur postérité. Mon fils, voici le jour marqué par les destins pour retirer ces jeunes Bergeres de la profonde ignorance dans laquelle elles ont vêcu jusqu'à ce temps: c'est vous que j'ai choisi pour leur annoncer le bonheur qui les attend; prevenez ces innocentes insulaires sur le nouveau genre de créatures qui doivent bientôt s'unir à elles: ouvrez leurs cœurs aux tendres impressions du nouveau sentiment qu'elles doivent éprouver: ce ministere doit être celui de l'amour; partez, mon fils, allez exécuter les ordres du destin. L'Amour sourit en écoutant sa Mere; aussi-tôt prenant ses fléches & son bandeau des mains des graces qui les portoient; il appelle les vents pour le transporter sur leurs aîles rapides: assis sur un nuage d'or & d'azur, il fend les airs avec rapidité, & laisse derriere lui un vaste sillon de lumiere. Arrivé au-dessus de l'Isle des Nymphes, il contemple pendant quelque temps la beauté de ce délicieux séjour, & les trésors qui l'embellissent: il ne put s'empêcher de sourire en pensant au nouveau mouvement qu'il alloit exciter parmi ce peuple de beautez. L'Amour n'eut pas plûtôt mis le pied dans l'Isle que tout parut s'animer: la verdure des bocages devint plus touchante, les branches des arbres s'entrelasserent d'elles-mêmes les unes dans les autres, les ruisseaux sembloient murmurer avec plus de douceur, les Rossignols & les Fauvettes chanterent tout à coup & redoublerent leurs baisers enflammez: l'air qu'on respiroit dans l'Isle comme ammolli par la présence de l'Amours fit couler dans tous les sens une langueur délicieuse; & l'Isle entiere par un doux frémissement s'agita & rendit hommage à son souverain. CHANT SECOND. C'Etoit le temps où la nuit commence à replier ses voiles sombres & où les heures, filles du matin, prêtes à lancer dans les airs le char doré du Soleil, commencent à semer sur son chemin les roses qu'elles ont cueillies dans les jardins de l'Aurore. Thémire dans les bras du sommeil, goûtoit encore les douceurs du repos. Un bocage de myrthes lui avoit servi d'azyle cette nuit: couchée sur un lit de fleurs, le visage tourné contre les lambris verds qui lui servoient de toit, le sein découvert, les pieds à moitié enfoncez dans le gazon; une legere gaze flottoit autour d'elle, & l'or de ses blonds cheveux épars parmi l'herbe & les fleurs faisoit avec elles une agréable nuance. Le fils de Vénus la trouva belle en cette posture, & s'il n'eût alors aimé Psyché, son cœur se seroit enflammé: il s'approcha de plus près, il vola sur elle, il cueillit un baiser sur ses levres de corail, & couvrit son beau sein de ses ailes tremblantes. Thémire au même instant poussa un soupir, ses joues parurent s'allumer, & tout son corps se transit. L'Amour crut qu'elle s'alloit réveiller & il s'enfuit aussi-tôt: il la regarda de loin, & s'appercevant qu'elle dormoit encore, il se prépara à exécuter les ordres de sa mere. Aussi-tôt il se dépouille de ses aîles & de son bandeau, il décharge ses épaules du carquois doré qui flottoit derriere lui, & le suspend aux branches d'un myrthe voisin qui plia sous le poids redoutable: il se transforme en un de ces Marquis tels qu'on les voit aujourd'hui étaler sur le Théâtre leurs minois pincez dont ils sont idolâtres: il avoit conservé la beauté de sa figure: seulement il avoit relevé la perfide douceur de ses yeux par je ne sçai quoi d'entreprenant & d'audacieux qu'il y avoit mêlé: sur sa chaussure délicate étinceloit un double rang de diamans, dont l'éclat défioit les rayons naissans de l'Aurore; & sur sa jambe fine & déliée sembloit ondoyer la moire d'une soye polie & transparente: ses deux mains à demi enfoncées dans la ceinture, servoient comme d'appui à la riche broderie d'une veste du goût le plus magnifique & le plus galant: & sa tête surmontée d'un édifice élégant que couvroit une neige blanche, tournoit audacieusement sur son pivot de l'air le plus étourdi & le plus aimable. Ce fut dans cet appareil qu'il vint se présenter en songe à Thémire. La Nymphe crut l'appercevoir debout à côté d'elle, il lui sembloit qu'il avoit les yeux attachez sur son beau sein: surprise de voir tant de charmes si nouveaux pour elle, elle voulut se récrier: l'admiration étouffa sa voix; seulement elle le regardoit attentivement: ses yeux dévoroient avec yvresse cette figure inconnue, & son cœur-sembloit voler vers le nouvel objet qu'elle envisageoit. Une flamme secrette couloit dans tous ses sens & mille pensées confuses agitoient son esprit d'une maniere aussi nouvelle qu'agréable: tandis qu'elle étoit dans cette situation, elle crut voir la charmante figure se courber pour lui baiser la main avec tendresse, & sa main alla d'elle-même au devant des levres qui la cherchoient: fatal baiser qui augmenta le feu qui la brûloit. Le jeune homme s'assit sur le gazon à côté de Thémire, & Thémire le vit à côté d'elle avec transport: il la prit dans ses bras, & elle n'eut pas la pensée d'y résister: tout son corps éprouvoit un espece de tremblement, son sein étoit comme embrazé, & son coœur par des élans redoublez sembloit vouloir se détacher d'elle-même. Cependant l'aimable précepteur siffla trois fois, trois fois caressa ses levres minaudieres: en même temps sa bouche parut sourire, & Thémire crut entendre ces paroles: Aujourd'hui tu seras heureuse; les Dieux envoyent dans ton Isle de nouvelles créatures: tu gouteras des plaisirs, que jusqu'ici on n'a pas connus. Au même instant l'Amour disparut, & Thémire se réveilla. Son premier mouvement fut de promener ses regards de tous côtez autour d'elle; mais n'appercevant rien, elle ne put s'empêcher de gémir: ses yeux étoient encore pleins de l'objet qu'elle avoit vû en songe, & le son de ses paroles sembloit errer autour de ses oreilles; elle regardoit attentivement tout ce qui l'environnoit, elle écoutoit le silence des bocages, chaque feuille que le jeu des oiseaux ou l'agitation des vents faisoit remuer, lui paroissoit devoir être le son enchanteur de la voix qui l'avoit frappée; dans l'yvresse qui la possédoit, il lui sembloit qu'elle devoit toujours l'entendre, sur tout elle ne pouvoit concevoir quels étoient ces plaisirs inconnus qui lui étoient promis: quelquefois elle faisoit des vœux pour que ces nouvelles créatures avec qui elle devoit vivre, ressemblassent à celle qui le lui avoit annoncé; mais elle n'osoit l'espérer, tant elle lui avoit paru charmante; inquiéte & réveuse, elle erroit dans les bois pour voir si elle ne les rencontreroit pas: elle craignoit que quelqu'une de ses compagnes ne les trouvât avant elle, sans sçavoir pourquoi elle en auroit conçu un déplaisir mortel: même elle ne put se défendre d'une secrette envie de plaire; en passant près d'un ruisseau un mouvement secret l'engagea à s'y regarder, elle se félicita de se trouver belle, & pour le paroître davantage, elle prit soin d'assembler quelques boucles sur sa tête, elle voulut même orner son sein de quelques fleurs, & elle les arrangea avec un plaisir mêlé d'une douce inquiétude: telle étoit son yvresse, qu'au coin de chaque bosquet elle croioit rencontrer ce que son cœur désiroit: surtout elle avoit bien soin de se persuader que ce qu'elle avoit vû n'étoit pas un songe: tout à coup elle entendit quelque bruit, elle crut que c'étoit une des nouvelles créatures: ce n'étoit qu'Egerie. Elle lui en voulut de l'avoir ainsi trompée, comme si elle l'eût fait à dessein: elle voulut la quitter pour continuer ses recherches; Egerie l'arrêta, & lui demanda la raison du trouble qui sembloit l'agiter; alors Thémire lui raconta son songe; ah, ma chere Egerie, poursuivit-elle, si tu l'avois vû! combien il étoit aimable... il avoit les yeux faits comme les nôtres; mais quelle différence quand je regarde les tiens! il me sembloit que les siens portoient dans mon cœur mille traits de flamme ... oh non, ce n'est sûrement pas un songe... j'en suis sûre, je le prouverois évidemment... tiens premierement ... on ne rêve pas comme cela ... je voyois réellement quelque chose de si aimable ... de si charmant ... oui ... je rêve tous les jours & jamais je n'avois senti... & il m'a parlé sûrement, je l'ai bien entendu... puis mon cœur me le dit... il ne se trompe pas, non ... & quand il m'a prise dans ses bras, car il en avoit comme nous ... si tu sçavois ce que j'ai senti ... quels transports! ... Non, je ne puis te l'exprimer. Mon ame à peine pouvoit suffire aux deux mouvemens qui l'agitoient .... Ah! les plaisirs inconnus que nous devons goûter avec ces nouvelles créatures pourroient-ils être si grands? Peuvent-ils même égaler ceux que je sentois? ... Quel bonheur si on pouvoit les goûter deux fois! ... Mais tout à coup je me suis réveillée; depuis ce temps triste & solitaire, je porte partout les traits qui m'ont blessée: je suis dévorée par les feux qui sont allumez dans mon cœur. Je marche au hazard ... je cherche je ne sçai quoi. Mon cœur sent bien que son bonheur dépend de quelque chose qu'il n'a pas, mais en même temps il ne sçait où adresser ses vœux: tout me paroît changé dans la nature: ces jardins & ces bosquets où j'aimois tant autrefois à m'égarer, me paroissent des déserts affreux où je ne sçaurois trouver rien de ce que je désire: cependant un espece d'instinct m'entraîne malgré moi: je sçais bien que je ne trouverai rien, mais je trouve de la douceur à chercher, que sçait-on? Peut-être que les Dieux ne veulent pas se jouer de moi par de vaines espérances. Du moins cette idée flatteuse fait mon bonheur pour quelques instants, elle séduit ma raison. Quelquefois j'adresse la parole à cet être charmant qui m'a parlé ce matin, comme s'il étoit présent & qu'il pût m'entendre: je lui parle, je le prie de se montrer à moi; cet espece de délire a fait même que j'ai pris plus de soin de ma parure, & ... tandis qu'elle s'entretenoit avec Egerie, elle apperçut tout à coup l'Amour qui voltigeoit autour d'elle. Le Fils de Vénus avoit tepris sa véritable figure: des vêtemens jaloux en cachoient plus les charmes de son corps enfantin: ses blonds cheveux qu'il avoit laissé pendre négligemment, couvroient l'yvoire de ses blanches épaules, & ses aîles brillantes qui s'agitoient avec légéreté dans les airs, le portoient en folâtrant autour des deux Nymphes. Surprises de voir un si bel oiseau qui leur avoit été inconnu jusqu'alors, d'abord Egerie & Thémire se regarderent l'une l'autre: dans tous les bocages qu'elles avoient parcouru ensemble: elles n'en avoient pas encore vû de pareil: quoiqu'il n'eût pas de plumes, & qu'il ne ressemblât ni aux Rossignols ni aux Fauvettes qu'elles aimoient beaucoup, elles ne laisserent pas de le trouver charmant, & elles coururent aussi-tôt après lui pour l'attrapper. L'Amour fuyoit en badinant devant elles, & rioit en lui-même de l'innocence de ces Bergeres qui le mettoient au rang des sereins & des linottes: quelquefois il s'arrêtoit sur une branche de myrthe pour leur donner le temps d'approcher, & lorsque transportées de joye elles étendoient les mains pour le saisir, aussi-tôt s'élevant en l'air il s'éloignoit à tire d'aîle. Souvent comme s'il eût été fatigué, il ralentissoit la rapidité de son vol, pour leur faire espérer qu'elles l'attraperoient bientôt. C'est ainsi que par mille jeux innocens le fripon d'amour amusoit la crédulité de ces Nymphes: elles ne sçavoient pas encore que c'est un enfant capricieux qui fuit souvent ceux qui le cherchent, & qui court après ceux qui le fuyent. Egerie n'avoit pas couru long-temps; lassée de poursuivre un oiseau si farouche, elle s'étoit bientôt arrêtée: Thémire, la tendre Thémire couroit seule après lui de bocage en bocage! Elle étoit étonnée d'éprouver à la vûe de cet oiseau mystérieux, une partie du trouble qu'elle avoit ressenti dans son songe: il lui sembloit qu'un long trait de flamme partoit de l'endroit où il voloit jusques à elle: & elle n'avoit pu se défendre d'un mouvement de joye en voyant que Thémire s'étoit arrêtée, elle espéroit le posséder toute seule si elle pouvoit l'attrapper. Que le temps paroît long, lorsque l'on court après l'Amour! Thémire le poursuivoit depuis une heure, & elle s'imaginoit qu'il y avoit au moins une journée. Désespérée de ne pouvoir l'atteindre, elle tomba de lassitude sur un gazon. L'endroit où elle s'arrêta étoit délicieux par sa fraîcheur. C'étoit une enceinte de myrthes, environnée de tous côtez d'un buisson de roses; le sommet des arbres entrelassez l'un dans l'autre, formoit un toît de verdure impénétrable aux rayons du Soleil; la nature avoit disposé tout autour des siéges de gazon tapissez de fleurs, une onde pure & transparente couloit au milieu sur un sable d'or. La beauté du lieu, la lassitude, invita Thémire à se baigner; elle détacha l'agraffe qui retenoit le voile qui la couvroit: & aussi-tôt le voile tombant à ses pieds, laissa voir à découvert tous les charmes de sa personne. Elle étoit telle qu'on dépeint Venus, lorsqu'au sortir de la mer qui lui donna naissance, les Tritons la reçurent dans une conque de corail, pour la conduire au rivage de Cythere. Son sein, sa belle tête, sa jambe tendre & delicate & les thrésors les plus secrets dont l'avoit enrichie la nature, parurent alors dans tout leur éclat: c'étoit la statue de Pygmalion, si elle eût été animée. Elle étoit prête à s'élancer dans l'eau; ce fut dans cet instant que l'amour reparut. Un sentiment qu'elle ne demêla pas bien, lui fit aussitôt courir à son voile, puis appellant l'Amour qui vint à elle, elle le prit dans ses bras, elle le caressa tendrement: elle tenoit ses aîles de peur qu'il ne s'envolât, lorsque tout à coup il prononça le nom de Thémire. La Nimphe surprise de s'entendre nommer, n'osoit presqu'en croire ses oreilles; elle commença à se douter que ce n'étoit pas un oiseau semblable à ceux qui voltigeoient dans ses bocages; curieuse, elle lui demande aussitôt s'il n'étoit pas une des créatures qui devoient venir habiter cette isle pour leur procurer des plaisirs inconnus. Alors l'Amour lui parla en ces termes: belle Thémire, tout ce qui s'est passé ce matin n'est point une illusion, vous en verrez l'accomplissement avant la fin du jour: c'est moi-même qui me suis venu presenter à vous sous une figure que vous ne connoissiez point encore. Je suis une Divinité qui veille au bonheur de tous les êtres, & je suis descendu tout exprès du Ciel pour faire cesser cette languissante uniformité dans laquelle vous vivez. C'est moi qui vous envoïe aujourd'hui ces nouvelles créatures. Ah! dit Thémire, comment est-ce qu'on les appelle? Viendront-elles bientôt? que sçavent-elles faire? Quels sont ces plaisirs que l'on goûte avec elles? On les appelle hommes, reprit l'Amour. Un homme est un animal, qui a les mêmes sensations, & fait les mêmes mouvemens que vous; ils n'auront d'autre occupation que celle de tâcher de vous plaire, de vous imiter en tout, de copier vos goûts, de louer tout ce que vous ferez; ils vous suivront partout: ils demeureront tout un jour avec vous, & sans avoir rien à dire, ils trouveront l'art de parler continuellement. Est-ce qu'ils sçauront parler aussi? demanda Thémire: sans doute; c'est ce qu'ils sçavent le mieux faire: ils sçauront vous dire tout ce que vous voudrez; & au lieu que votre perroquet ne vous dit que ce que vous lui avez siflé auparavant: un homme, sans que vous lui disiez rien, devinera ce que vous souhaitez, & vous jurera que vous êtes charmante, qu'il vous aime, qu'il vous adore. Ah! s'écria Thémire, que cela est joli! que je les aimerai! si leur voix pouvoit être aussi agréable que celle que j'ai entendu ce matin ... elle sera la même, poursuivit l'Amour; mais il faut que je vous apprenne leur langage: car si, lorsque vous vivrez avec eux, vous alliez interprêter leurs discours dans le sens ordinaire, vous vous méprendriez cruellement, & tout votre bonheur se changeroit en amertume; ils se serviront bien des mêmes paroles que vous employez parmi vous, mais elles ne voudront presque jamais dire la même chose. Par exemple, lorsqu'un d'entr'eux, les yeux baignés de larmes, & le ton passionné, se jettant à vos pieds, vous tiendra ce discours: oui, belle Thémire, je ne cesserai jamais de vous aimer, ma passion ne pourra finir qu'avec ma vie: que croyez-vous que cela voudra dire? Mais, dit Thémire, rien n'est si clair, cela veut dire qu'il m'aimera toujours .... tant qu'il vivra. Oh, oui, reprit l'Amour, croyez cela, & puis lorsque votre Amant aura une fois ce qu'il desire, satisfait & content, son goût s'émoussera. Le volage vous quittera, Et ma Bergere pleurera. Alors vous apprendrez ce que c'est que d'ignorer la véritable signification des termes. Tandis qu'il en est temps je m'en vais vous instruire du sens de ces paroles. Lors donc que votre Amant vous jurera que son ardeur ne pourra finir qu'avec sa vie; c'est comme s'il vous disoit: Oui, ma belle, Je vous trouve aujourd'hui tout à fait à mon gré, Nous sommes assez bien assortis ce me semble, Si le cœur vous en dit, ma foi, j'y souscrirai, Nous nous amuserons ensemble. Au surplus je vous aimerai Aussi long-temps que vous serez aimable, Ou que vous me le paroîtrez. Mais aussi vous me permettrez, Dès qu'une autre à mes yeux semblera préférable, Ou, que mes desirs satisfaits, Auront éteint des feux usez par l'habitude, De briser pour jamais une chaîne trop rude, Et d'aller voir ailleurs si de nouveaux attraits A de nouveaux plaisirs pourront ouvrir mon ame, Et me faire sentir, dans ma nouvelle flamme, Ces tendres mouvemens & ces plaisirs si doux Que mon cœur émoussé n'aura plus près de vous. Mais au fond, dit Thémire, je ne trouve rien là que de fort raisonnable; il est juste d'accorder la préférence à l'objet le plus aimable: pourquoi vouloir exiger d'un pauvre malheureux qu'il reste colé auprès de vous, quand il ne fait que s'y ennuyer. Il est vrai, reprit le Fils de Vénus, rien n'est si injuste: Vouloir fixer d'un cœur les volages amours, C'est vouloir arrêter un fleuve dans son cours: Mais tout injuste enfin, c'est un usage antique. C'est un empire despotique Que chaque belle affectera toujours Sur ses captifs; & leur beauté l'exige. Laissez fuir un Amant, c'est presque convenir Que vos foibles attraits n'ont pu le retenir: A le bien garotter votre honneur vous oblige. Et s'il s'échape enfin! Oh Ciel, quel imposteur! On ne sçauroit survivre à son malheur, C'est-à-dire, au mépris que l'on fait de vos charmes, Car ce n'est pas la perte de l'Amant Qui désespere & fait verser des larmes, Cette perte se peut reparer aisément. Mais la source de tant d'allarmes N'est que le cruel désespoir De voir que la beauté n'a pas tout le pouvoir Dont elle se flattoit: c'est là ce qui l'étonne. Ainsi lorsqu'en ces mots une Amante en fureur A son volage Amant reproche son malheur; Quoi le perfide m'abandonne? Je me croiois maîtresse de son cœur: Mais je me trompois, ah! j'en mourrai de douleur. Voici le sens: eh quoi l'on me méprise! Jusqu'à ce jour mon orgueil s'est flatté Du ridicule honneur d'avoir quelque beauté: O Ciel! me serois-je méprise? Oui, je me trompois, ah! j'en mourrai de douleur. Mais pourquoi toutes ces façons, dit Thémire? pourquoi ne pas dire tout de suite qu'on est bien fâchée de n'être pas si aimable qu'on le croyoit? Ah, reprit vivement l'Amour, gardez-vous bien de faire jamais un pareil aveu: Il ne faut pas par des discours trop vrais Rabaisser le pouvoir de vos brillants attraits, Et trahir l'intérêt de ce peuple de belles Qui doivent dans la suite habiter ce séjour: Souvenez-vous que quelque jour Vos exemples seront leur regle & leurs modeles. Ecoutez donc bien ce que j'ai à vous dire: il faudra toujours que ce soient vos amans qui soient coupables de tout ce qui arrivera dans votre commerce: lorsque le retour de l'âge vous privant des attraits qui les avoit attirés les fera déserter, il ne faudra voir en eux que des lâches, des perfides & des cœurs insensibles à l'amour. Lorsqu'un nouvel objet aura surpris votre tendresse, il ne faudra pas manquer, pour autoriser votre infidélité, de donner à celui que vous quittez, les noms de parjure, d'inconstant & d'infidele; & de lui dire, avec quelques soupirs, qu'on auroit été trop heureuse de pouvoir vivre avec lui dans un éternel amour; mais que puisqu'il a eu la lâcheté de vous abandonner le premier, il n'a qu'à s'attendre à toute la haine d'une amante méprisée. Une belle doit terminer ces mots par un profond soupir; alors son amant aura beau par les plus affreux sermens vouloir dissiper ces prétendus soupçons: il faut que sans se laisser ébranler, elle ajoûte que ce n'est qu'à regret qu'elle se résout à ne le plus voir, qu'elle sent bien qu'elle aura de la peine à le haïr, mais que cependant la résolution en est prise, que l'honneur offensé l'exige: en disant ces mots, on lui deffend de ne se jamais plus montrer à ses yeux; & vous voilà débarassée avec honneur d'un amant dont la présence importune, vous gênoit dans vos nouveaux amusemens. Par ce moyen on vient à bout de changer d'amans comme d'habits sans pouvoir être accusée d'inconstance. Oh! s'écria Thémire, que tout cela est commode! je vous assure que je ne l'aurois jamais deviné. Vous voyez, poursuivit l'Amour, qu'il étoit très-important que je vous apprisse cette langue: chaque art, chaque science a ses termes particuliers qu'il faut entendre souvent tout autrement qu'on ne les entend d'ordinaire. Par exemple, les mots de promesses, de sermens, d'affliction, je parie que vous ignorez entiérement leur signisication en amour... Mais comment, dit Thémire, ceux-là ne peuvent avoir deux signisications: ainsi donc, reprit l'Amour, lorsqu'un amant jurera par sa tendresse, par vous-même qu'il vous adore, qu'il n'aimera jamais que vous, vous croirez que tout cela doit s'entendre naturellement? Sans doute, dit Thémire. Si bien, ajoûta l'Amour, que vous feriez scrupule de douter tant soit peu de ce qu'on vous auroit dit après de pareils sermens? Mais, répliqua la Nymphe, quelle plus grande assurance voulez-vous qu'on donne que d'attester les Dieux? Fy donc, quelle maxime! ... Défaites-vous promptement de cette morale. Elle est bonne dans la vie ordinaire, mais en amour elle a tout un autre sens. Elle est comme les mots de devoir, honneur, bienséance, dont on fait parade pendant une foible résistance pour se faire estimer: tous ces mots n'ont point de signification bien distincte, ils offrent à l'esprit l'image confuse de quelque chose de dur, de triste. & d'un fantôme effrayant qui n'a aucune réalité: ainsi sans écouter les leçons gênantes, sçachez qu'il est permis en amour d'étourdir une maîtresse par une infinité de sermens, d'autant plus que personne n'y est trompé: souvenez-vous donc que ces sermens, qu'on vous adorera toujours, dans la bouche d'un amant, veulent dire à peu près: la vanité fait croire à une belle qu'elle est une petite divinité, il faut bien l'entretenir dans son erreur & lui dire qu'on l'adore: elle est d'ellemême très-portée à me croire, mais pour se prêter avec honneur à mes desirs & aux siens, il lui faut un prétexte par lequel elle puisse se persuader à elle-même que ma passion est réelle: prodiguons-lui les promesses & les sermens; elle ne les croira point; mais elle fera semblant, & cela suffit pour l'extérieur: voilà la signification de promesses & sermens. Pour le mot d'affliction qui marque d'ordinaire l'impression que fait sur nous une chose désagréable, belle Nymphe, sçachez qu'en amour il n'y en a aucune: qu'un amant qui dit à sa maitresse, qu'il a été dans une mortelle affliction pendant son absence, dit autant que lorsqu'il lui vante ses attraits, ses appas, sa beauté: c'est-à-dire, que tous ces mots sont dans la langue galante d'un usage d'autant plus commode, qu'on s'en sert indifferemment avec la belle & avec la laide. En vérité, dit Thémire, je n'entends rien à tout ce que vous me dites-là. Puisqu'ils vantent également la beauté des belles & des laides, il ne faut donc jamais les croire. Ce seroit bien le mieux, reprit l'Amour: mais il est marqué par les destins, que les filles en croiront toujours là-dessus deux fois plus qu'on ne leur en dira: comment auroient-elles la cruauté d'accuser de parjure un homme qui leur jure mille fois qu'il n'y a rien de si aimable qu'elles? Elle les croiroient quand d'autres leur jureroient le contraire. Oh tenez, à la fin, dit Thémire, je croirois que vous voulez railler; mais quoi que vous me disiez, j'aime mieux croire tout de suite ce qu'ils me diront sans rien examiner ... de peur de perdre à l'examen, répliqua l'Amour en souriant. En cela comme en tout, votre postérité vous imitera parfaitement: & lorsqu'un amant, pour avancer ses affaires, jugera à propos de parler de beauté à sa maitresse, elle ne sera point assez impolie pour lui faire l'injure de le croire imposteur. Je viens, continua-t-il, de vous réveler des mystéres qui vous étoient inconnus jusqu'ici: je consens à vous découvrir tout mon empire & l'histoire de votre postérité. Suivez-moi par les nouveaux chemins que je vais vous tracer. CHANT TROISIE'ME. UN char brillant se présenta tout à coup à la vûe de Thémire: il n'étoit point tel que ceux que la molesse & le luxe firent rouler depuis dans l'Isle avec tant de faste & d'effroi: ce n'étoit point un de ces palais dorez & transparens enlevez par des animaux fiers & rapides que dirige un gros automate à large plumet: c'étoit un char d'yvoire plus blanc que la neige, auquel étoient attachées deux colombes de Vénus. Thémire y monte avec l'Amour: & aussi-tôt ils sont emportez à travers les vastes régions des airs; l'Isle qu'ils venoient d'abandonner disparoît bientôt à leur vûe: déja dans l'immense éloignement où ils sont, la terre ne leur paroît plus qu'un point imperceptible, nageant dans un vaste océan de flots d'azur: ils arrivent dans un globe étincelant, environné de cercles, d'anneaux & de cometes. Ce globe, dit le Fils de Vénus à Thémire, est le séjour de tous les Amans qui doivent naître: la main du destin y a marqué elle-même la place aux différentes nations destinées à vivre sous mes loix: approchons, nous pourrons voir leurs portraits jusqu'à ce que nous arrivions à l'endroit où sont ceux qui doivent habiter votre isle. Les premiers qui se présentent à nous, sont les habitans d'une isle, fiere rivale de la vôtre; ils doivent un jour remporter la gloire d'avoir en tout temps un grand nombre d'énormes édifices de bois sur la mer, qu'ils appelleront des vaisseaux, de tuer & d'être tuez dans les batailles avec plus de courage que les autres peuples, & de connoître mieux que le reste de la terre combien les astres employent de jours, de minuttes & de secondes à faire leurs révolutions. Ces peuples faits pour penser & pour calculer, n'ont pas le temps d'avoir de la tendresse, ils toisent l'Amour géométriquement, & reglent avec le compas la mesure qu'ils en doivent prendre: leur cœur glacé par la froideur de leur climat, n'aime que par réflexion, & jamais par sentiment; ils veulent de la solidité dans la galanterie, comme dans un Ouvrage de Mathématique; point d'amour qui n'aboutisse à un lien éternel & sincere. Quand ils se marient, ils n'épousent que les corps: ils acquérent une femme comme un meuble de nuit qui figure pendant la journée dans un appartement, ainsi qu'un brillant trumeau sur une cheminée. Durant le jour, durs & peu complaisans; pendant la nuit, exigeant les plaisirs comme un devoir, en rougissant comme d'une foiblesse. Oh, les êtres maussades, s'écrie aussi-tôt Thémire! que je plains les femmes qui sont obligées de vivre avec eux! aussi, reprit l'Amour, elles voudroient bien n'être pas de leur pays; & elles n'ômettent rien pour l'oublier: car lorsque quelqu'aimable étranger aborde dans leur isle, elles ont grand soin de se dédommager. Tournez les yeux de ce côté, tandis que dans ce Caffé cette troupe d'insulaires en petites perruques, en longs chapeaux, & une pipe à la bouche, lisent les gazettes, en fronçant le sourcil, & avallent la fumée & les nouvelles; voyez comme leurs milledis passent des heures délicieuses avec ces jeunes Chevaliers qui sont assis tendrement à côté d'elles sur des sophas. Oh, s'écria Thémire, à la vûe de ce spectacle, je suis charmée que les longs chapeaux soient ainsi duppez, pourquoi ne sont-ils pas plus aimables? En avançant toujours sur le même terrein, ils apperçurent un objet qui les frappa. C'étoit un appartement vaste & ténébreux: les murs tapissez en noir portoient la livrée du deuil & de la mort: au milieu étoit suspendue une lampe qui jettoit une lueur sombre & pâle, plus affreuse encore que les ténébres: dans l'enfoncement on voyoit un tombeau à côté duquel étoit une table couverte d'un drap noir, & sur cette table un livre. A la lueur du flambeau ils apperçurent de loin une belle femme qui avoit les yeux fixez & immobiles sur ce tombeau: Thémire ne put s'empêcher de gémir: elle demanda à l'Amour ce que signifioit ce lugubre appareil. Cette femme que vous venez de voir, lui dit le Fils de Vénus, concevra une violente passion pour un jeune Mylord, la mort le lui ravira presque dans ses bras, & elle consacrera le reste de ses jours à cette retraite obscure où elle fera placer le tombeau de son Amant, pour y nourrir sa douleur par les objets funebres qui l'environnent. Thémire poursuivoit son chemin avec l'Amour en faisant de tristes réfléxions sur ce qu'elle avoit vû, lorsqu'un spectacle encore plus funeste vint frapper ses yeux: une belle femme couverte des ombres de la mort & noyée dans son sang: une lettre décachetée & à moitié déchirée dans sa main gauche, une épée nue & sanglante dans la droite: Thémire détourna la vûe avec horreur: l'Amour lui dit: vous venez de voir une femme qui sera long-tems aimée d'un jeune étranger qu'elle adorera: elle apprendra un jour son infidélité par cette lettre que vous lui voyez dans la main, & aussi-tôt elle se donnera la mort de désespoir: mais sortons vîte de ce climat suneste: si l'air sombre & noir qu'on y respire venoit à vous gagner, que deviendroit votre aimable postérité? Qui sont ceux qui se présentent ici à nous? Le pays qu'ils doivent habiter sera un jour le pays des Monsignors, des Baladins. Comme le climat approche plus vers le midi, leurs joues sont plus colorées & leurs cœurs plus tendres: ils aiment par saillie: leu cœur est un salpêtre qui s'embrase au moindre feu, brûle pendant quelque tems avec violence, & s'éteint comme un méteore: ils ne connoissent que les extrêmes, leurs passions n'ont ni orient ni couchant, elles naissent & finissent dans leur midi. Prise une fois la tendresse est pour eux une occupation: c'est une étude de délicatesse & de sentiment: les plaisirs qui sont ailleurs le but de l'Amour & presque toujours son tombeau, chez eux en sont la nourriture. La tendresse des femmes est vive, curieuse, pleine de détails: tournez les yeux à votre droite, voyez comme cette femme a les yeux attachez sur son amant: comme elle observe son attitude, ses mouvemens; comme elle est en faction pour arrêter tous ses regards au passage: quels feux! quels transports! regardez ses joues enflammées, avec quelle passion elle se laisse tomber dans ses bras! il semble que son cœur va voler dans le cœur de celui qu'elle adore! entendez-vous comme elle lui reproche qu'il n'est pas encore assez tendre, & cependant quels témoignages d'amour! elle est jalouse de ce qui peut voir & entendre dans l'univers quelqu'autre chose qu'elle: elle souhaiteroit être seule avec lui dans le monde pour lui donner & pour en recevoir plus de marques de tendresse: des feux si violens ne sçauroient durer long-tems. Mais c'est trop nous arrêter; laissons-la s'enyvrer du bonheur d'aimer; & poursuivons notre chemin. Thémire en avançant avec l'Amour apperçut bientôt un spectacle qui l'étonna. C'étoit des figures taillées à peu près comme le reste des femmes qu'elle avoit vûes jusqu'alors; mais elle crut d'abord qu'elles n'avoient point de visage, parce qu'elles n'en voyoit pas: il étoit caché par un voile qui leur tomboit jusque sur le sein. A travers ce voile on voyoit cependant briller presque à toutes une chevelure d'or, & quoiqu'on ne pût pas bien distinguer leurs traits, cependant on ne laissoit pas de s'appercevoir qu'elles avoient l'air fier & dédaigneux: à côté d'elles étoient des femmes vieilles & ridées qui avoient les sourcils froncez & dont les yeux sembloient être en sentinelle pour découvrir l'approche de quelqu'ennemi. Cependant de jeunes gens s'approchoient, en présentant devant elles une plaque ronde de métal jaune, ils la mettoient dans la main de la plus vieille, & aussi-tôt ils avoient la permission de s'aller d'un air respectueux prosterner aux genoux de la figure qui portoit un voile. Thémire crut que l'endroit où elle venoit d'entrer étoit un temple: que ces figures étoient des Divinités voilées pour ne point paroître aux yeux des prophanes, que les femmes qui veilloient auprès en étoient les Prêtresses, & que ces jeunes gens étoient les adorateurs qui ne pouvoient obtenir la permission d'implorer la Divinité qu'après avoir présenté l'offrande fixée par la loy. Vous ne vous trompez point, reprit l'Amour, ce sont des Divinités, & c'est un espéce de culte qu'on leur rend: mais ces Divinités sont mortelles comme vous & le culte qu'on leur rend n'est autre chose que l'amour de ce pays. Ces vieux spectacles féminins que vous appercevez auprès d'elles sont des monstres qu'on appellera dans la suite des Duegnes: leur unique occupation sera de veiller sur la vertu des femmes & d'effaroucher par leur mine severe qui oseroient en approcher de trop près. Mais vous voyez qu'on les apprivoise, & qu'elles ne résistent guéres à l'éclat de ce métal qu'on leur présente? Mais, dit Thémire, que font ces jeunes gens aux pieds de leurs Maîtresses? Je croirois que ce n'est pas là qu'ils doivent être; & d'ailleurs que signifient ces voiles? Oh, je serois bien fâchée moi d'en porter un. Je le crois bien, dit l'Amour, & ce seroit dommage en vérité: aussi ne craignez pas que jamais cet usage s'introduise dans votre Isle. Mais je m'en vais satisfaire à vos demandes: ces jeunes gens que vous voyez aux pieds de leurs Maitresses, leur jurent un respect éternel, & une vénération profonde: car c'est l'étiquette de la galanterie du lieu: on n'est point entreprenant dans ce pays. Voyez-vous cette belle femme qui dort sur un lit magnifique & ouvert de tous côtez: à peine un linge fin & transparent couvre ce que la nature a de plus précieux & de plus caché; le hazard a même pratiqué des jours favorables à l'œil curieux & avide des trésors secrets: celui que vous voyez à côté du lit est son amant. A son attitude peut-être vous vous imaginez qu'il est occupé à prier le Souverain Etre; rien moins que cela, il pense à sa maîtresse, &l la respecte: il attend qu'elle soit éveillée pour lui demander la faveur d'un baiser, même il s'impute presque à crime de ce qu'il ose porter ses regards sur elle sans sa permission, & il ne manquera pas de lui en demander pardon à son réveil. A l'égard des voiles; sçachez que ceux qui habitent ce canton de l'amour, sont possédez du démon de la propriété. Dès qu'ils ont acquis une femme ils croyent qu'elle doit leur appartenir à eux seuls & à l'exclusion du reste de la terre; c'est pourquoi ils prennent des précautions pour qu'on ne voye pas même ses yeux & les traits de son visage, de peur que cela ne donne envie de voir autre chose dont ils sont encore plus jaloux. Oh, que de précautions, s'écria Thémire! Vous pouvez bien penser qu'elles sont inutiles, lui dit l'Amour; jettez les yeux de ce côté pour vous en convaincre. Thémire aussi-tôt apperçut une vaste enceinte de pierres ornée de riches peintures & soutenue par d'énormes colomnes; au fond étoit un autel, les femmes prosternées comme pour adorer la Divinité, soulevoient un peu le voile qui les couvroit pour voir de jeunes gens prosternés à côté d'elles dans la même attitude, avec qui elles conversoient fort amoureusement, & dont les yeux sembloient s'égarer de temps en temps sous leur voile. Cet édifice, dit l'Amour, étoit un temple destiné à l'adoration de la Divinité, & c'est aujourd'hui le rendez-vous de femmes de ce pays avec leurs amants. Au reste ces femmes n'aiment jamais qu'une fois: leur constance est à l'épreuve du temps, & qui plus est, de l'infidélité. Si l'objet de leur passion meurt, ou les abandonne, ce qui arrive beaucoup plus souvent, elles vont s'ensevelir dans des maisons où séparées du reste de la terre, elles entretiennent jusqu'aux pieds des autels le souvenir de l'amant qu'elles ont adoré. Thémire écoutoit avec une surprise mêlée de joye, tout ce que lui disoit l'Amour; & ses yeux parcouroient avidement tous ces objets aussi nouveaux qu'intéressans pour elle, lorsqu'ils arriverent à un nouveau canton. Le premier objet qui se présenta à eux, fut une figure effrayante qui voulut leur en défendre l'entrée: son teint étoit pâle & livide, ses regards sombres & appésantis d'un feu secret: son corps entouré d'une multitude de serpens qui lui rongeoient le cœur sans cesse renaissant sous leurs dents meurtriéres. Le soupçon & l'inquiétude habitoient sur son front: elle avoit cent yeux & cent oreilles, toujours attentives & vigilantes, & dans sa tremblante main on voyoit un poignard ensanglanté. C'étoit la Jalousie, cette fille cruelle de l'Amour, qui n'eut pas plutôt reconnue son pere qu'elle lui ouvrit les barrieres de ce fatal empire. Thémire en s'avançant jettoit les yeux de tous côtés, & étoit étonnée de ne point voir de femmes: elle n'appercevoit seulement que de vastes édifices environnés de murs dont toutes les portes étoient fermées avec soin. L'Amour sourioit en lui-même de l'embarras de Thémire. Suivez-moi, lui dit-il, vous allez voir un spectacle plus étonnant que tous ceux qui ont frappé vos yeux jusqu'ici: il s'avance vers le plus magnifique de tous ces édifices: à son approche les grilles & les verroux tombent d'eux-mêmes, les doubles & les triples portes s'entr'ouvrent; ils arrivent dans une grande salle où étoit assemblée une multitude de belles femmes qu'un habillement leger & flottant couvroit à peine; la porte de la salle étoit gardée par une espece d'animaux faits à peu près comme des hommes, & dont les uns étoient noirs, & les autres blancs. Cependant ce peuple de femmes inquiet & agité, sembloit être dans l'attente d'un grand évenement. Leurs yeux curieux & jaloux s'observoient l'une l'autre, & paroissoient s'étudier à se trouver des défauts; lorsqu'il parut à la porte de la salle une figure majestueuse: c'étoit un homme. Une longue robbe d'une broderie magnifique lui descendoit jusque sur les pieds, & sur sa tête brilloit un ornement tout étincelant de diamans. A son aspect tous ces animaux qui gardoient la porte se prosternerent contre terre, & dans la salle on vit aussitôt tous les yeux successivement s'animer d'espérance & de crainte. Cependant il s'avança dans un profond silence, il regarda toutes ces femmes attentivement, il en fixa une à qui il jetta un mouchoir qu'il tenoit à la main; aussitôt elle le suivit en triomphant, & toutes ses compagnes l'œil triste & le visage abbatu, s'en retournerent chacune dans leur appartement où elles furent reconduites par ces especes d'animaux qui gardoient la porte. Celui que vous venez de voir, dit l'Amour est le Maître de cette foule de Beautez qui viennent de sortir; elles sont à lui, car il les a achetées: on tient ici des maisons pleines de femmes, comme ailleurs des magasins de draps ou des haras nombreux & pleins d'excellens chevaux. Celle qu'il a daigné choisir doit cette nuit partager son lit, & lui fournir le tribut de plaisir qu'en exige tour à tour sa superbe & dédaigneuse tendresse: pour ces figures blanches ou noires qui veilloient à la porte; c'est une espece de monstres qui ne vient que dans ce pays, & qui dans la suite s'appellera Eunuques: quoiqu'ils ressemblent assez à des hommes, ce n'en est pourtant pas: eux seuls sont privez de ce que la nature a accordé aux êtres les plus viles; ils n'ont aucun droit au plaisir; & les faveurs de l'amour leurs sont interdites; c'est pourquoi ils sont chargez de la garde des semmes, on ne craint pas qu'ils prophanent des trésors dont ils ne peuvent faire usage. S'il est dans le monde des femmes vertueuses, c'est ici qu'elles le doivent être; vous voyez sous combien de clefs on garde leur honneur. Les peuples de ce pays sont en amour inquiets, soupçonneux & jaloux: le plus grand malheur pour une femme, c'est d'être adorée de son maître. Souvent les marques les plus équivoques y causent les révolutions les plus terribles: plus leurs passions sont vives & plus leurs vengeances sont cruelles. Thémire s'avançoit avec son guide, lorsque tout d'un coup elle s'arrête à la vûe d'un spectacle effrayant; un de ces hommes se promenoit les yeux étincelans la démarche menaçante & le visage égaré. Des esclaves lui amenerent un jeune homme qu'il perça aussitôt de trois coups de poignard. Ce jeune homme, dit l'Amour à Thémire, s'étoit promené sous la fenêtre d'une femme que le Sultan adore passionnément, voilà la cause de son malheur: mais tournez les yeux de ce côté, voici quel-que chose de plus terrible. Thémire apperçut trois corps sanglans étendus l'un sur l'autre; quoique la mort eut effacé les traits de leur visage, cependant il étoit aisé de connoître que c'étoit une femme parmi deux hommes. On voyoit encore le fatal poignard dans le sein d'un de ces hommes vêtu beaucoup plus magnifiquement que l'autre. Cette femme, dit l'Amour, sera un jour la favorite du Sultan que vous voyez: un esclave lui fera le rapport d'une infidélité, & dans son premier mouvement de fureur il la tuera. Quelques instans après ayant découvert son innocence il percera l'esclave qui lui avoit fait ce faux rapport & s'immolera lui-même sur le corps de son amante. Ah, dit Thémire, que l'Amour est cruel dans ce pays! peut-on avoir du plaisir à aimer ainsi? En disant ces mots elle sortit de cette fatale région. Enfin, dit l'Amour, nous voilà arrivez dans l'endroit qu'habite votre postérité. Thémire en entrant dans ce séjour crut tout à coup respirer un nouvel air; une impression vive & legere sembla se glisser jusqu'au fonds de son ame, & ses sens furent animez d'une joye inconnue: une douce liberté accompagnée de graces épanouit son front, & ses yeux parurent briller d'un nouveau feu. Sa curiosité redoubla son attention & elle écouta le Fils de Vénus qui continua en ces termes: L'amour ne sera dans votre Isle ni une occupation importante & passionnée comme en Italie, ni un commerce religieux de respects comme en Espagne: ce ne sera point comme en Angleterre un sentiment sérieux & profond, ni une passion jalouse & emportée comme parmi les Turcs. Ce sera un amusement vif & badin, un goût passager & folâtre, épuré des fadeurs du sentiment, & des sottises d'une constance ridicule; un lien fragile, tissu d'une soye legere, formé par la main du plaisir & brisé par celle de l'inconstance. Jamais l'ennui n'aura le temps de s'introduire dans une intrigue; on fera accepter ses soins dès la premiere entrevûe; on en sera récompensé dans la seconde, & dans la troisiéme on se séparera comme on s'étoit pris sans reproches & sans infidélité. On effleurera tout sans rien user: les plaisirs circuleront comme la monnoye, & les maitresses seront à peu près comme un joli meuble qu'on prendra par caprice pour s'en servir deux fois, & dont on se défera de même pour le céder à d'autres à qui il pourra faire plaisir. Thémire écoutoit avec des transports de joye tout ce que lui disoit l'Amour: ses yeux erroient sans s'arrêter de spectacle en spectacle, & saisissoient avidement tous les objets qui la frapoient. Elle étoit étonnée de voir les femmes de ce pays comme partagées en différentes classes, aussi distinguées les unes des autres par les manieres que par les ajustemens. Elle en demanda la raison à l'Amour qui satisfit sa curiosité en ces termes. Ce pays sera partagé en différens climats qui seront en effet très-distinguez les uns des autres. On n'y respirera pas le même air, & les femmes qui les habiteront ne se ressembleront que par le fonds de coquetterie & de legereté qui sera le caractere general de la nation. Approchons-nous; vous pourrez les envisager de plus près. Thémire s'avança avec l'Amour dans le premier de ces climats. Elle se sentit tout de suite saisie par un air qui étoit extrêmement délié & subtil; les femmes qui l'habitoient avoient un air de supériorité & d'aisance qui n'eût été que ridicule s'il eût été copié, mais qui étoit agréable parce qu'il leur étoit naturel. Leur habillement avoit encore plus de goût que de magnificence: leurs manieres pour être remarquées n'avoient pas besoin d'être précieuses: leurs graces faisoient pardonner leurs ridicules lorsqu'elles en avoient. Leur visage decidé & hardi, avoit de l'agrément, au défaut de la beauté, & leur langage pur sans affectation étoit aussi poli que leurs manieres. Au reste elles ne jouoient rien: elles étoient naturellement & sans effort telles qu'elles paroissoient être. Elles n'imitoient personne, & tout le monde les imitoit. Elle passa dans un second climat. L'air qu'on y respiroit étoit empesé, les femmes ressembloient à des automates dont tous les ressorts seroient symétriques, & les mouvemens soumis aux regles du compas. A l'aisance des manieres qui leur manquoit, elles substituoient un air de gravité qui la remplaçoit mal. Leur visage qui sembloit mandier du respect en perdoit de ses droits du côté de l'Amour. Leur parure méthodiquement compassée étoit plus fidele aux loix de la symétrie, qu'aux regles du goût: leurs discours étoient froids quand ils n'étoient pas échauffez par l'envie: & leur politesse assujetie à toutes les fadeurs du cérémonial dont elles s'occupoient profondément. D'ailleurs elles faisoient tout par regle, n'acceptoient un amant que lorsqu'il s'étoit présenté dans les formes, ne lui accordoient leurs faveurs qu'après une résistance d'un certain nombre de jours, & ne lui permettoient de se retirer qu'après qu'il avoit obtenu son congé, suivant les loix les plus exactes. Ces femmes, dit l'Amour, s'appelleront les femmes de Robbe; hémire sourit & s'avança dans le troisiéme climat. Les femmes qui l'habitoient avoient toutes les yeux fixez sur celles du premier climat qu'elles tâchoient de copier: elles n'avoient rien à elles qu'un fonds d'orgueil qu'elles ne devoient encore qu'à leur fortune. On les voyoit au milieu d'un grand fleuve d'or dans lequel elles puisoient sans cesse pour acheter des airs & du faste: quand elles étoient belles elles n'étoient pas toujours aimables; à la place des agréments elles vouloient substituer des graces copiées, c'est-à-dire, des ridicules. Elles auroient souhaité mettre toute leur fortune sur elles, & en effet elles portoient chacune la dépouille d'une province entiere: elles avoient un bel amant, comme un équipage brillant, par air & par vanité, quand elles n'en trouvoient point gratis elles en achetoient au besoin, & quelque cher qu'il fut, elles avoient de quoi le payer. Thémire enfin passa dans un quatriéme entiérement opposé à celui-là: avec l'air, qui y étoit un peu épais on y respiroit une liberté pleine de franchise: les femmes y ressentoient naïvement le plaisir & l'inspiroient de même: leurs propos plus libres que délicats, ne se couvroient que d'un vernis de pudeur; leur joye éveillée & bruyante pour se nourrir avoit besoin de grosses saillies; leur visage, qu'elles portoient sans s'en appercevoir, ce semble, ne se plioit jamais à la contrainte des minauderies: le manége des souris leur étoit inconnu; elles rioient bonnement, comme le leur avoit appris la nature. Leur tendresse étoit solide comme leur dépense: elles ignoroient le jargon de la galanterie, mais elles en connoissoient l'état & elles ne se faisoient pas long-temps attendre. Libres dans leurs manieres, elles permettoient, elles vouloient même que leurs amants le fussent avec elles. Les femmes de ce climat étoient les moins façonnées & les plus satisfaites, c'étoit le climat de la Bourgeoisie. C'est ainsi que Thémire parcouroit avec l'Amour les différentes classes de sa postérité. Tout à coup les nuages qu'elle appercevoit disparurent à ses yeux, & le Temple du Destin s'éclipsa: elle se sentit transportée rapidement à travers les airs dans le boccage d'où elle avoit été enlevée. C'est-là qu'elle attendoit impatiemment l'arrivée des nouvelles créatures que l'Amour lui avoit promises, & l'accomplissement des grands destins reservez à son Isle. CHANT QUATRIEME. CEpendant Vénus pendant l'absence de l'Amour avoit long-temps déliberé sur le genre de créatures dont elle feroit choix pour peupler la charmante contrée qui désormais devoit être son nouvel empire. Elle avoit jetté les yeux sur les différents habitants de la terre, mais parmi ceux qui rendoient aux femmes le culte le plus fidéle, elle n'en avoit point trouvé qui fussent capables de remplir les brillantes destinées du peuple charmant qui devoit un jour habiter l'Isle des Nymphes. Leurs organes paitris d'un limon grossier n'étoient point assez déliez & leur sang formé d'une matiere trop épaisse ne couloit point avec assez de rapidité dans leurs veines. Il falloit un salpêtre animé, une nation toute d'air & de feu, qui à la légereté du vent réunit la splendeur des méteores. C'est pourquoi elle s'arrêta à la nation des Sylphes, parce que c'étoit celle qui approchoit le plus de l'idée qu'elle s'étoit formée des nouveaux habitants de l'Isle. Les Sylphes sont un peuple aérien, leger & transparent: ils ont des ailes ainsi que les oiseaux: ils pensent de même que l'homme; mais ils sentent plus vivement parce qu'ils ne sont point environnez d'une enveloppe grossiere, une substance de feu regne & s'étend autour d'eux & leur tient lieu de corps; ils ne dorment point; ils se nourrissent de salpêtre; aussi rien n'égale la rapidité de leurs mouvements. L'endroit où ils étoient l'instant auparavant n'est plus celui où ils se trouvent; tandis que je parle ils en ont déja changé. Ils s'élancent, vont & reviennent, on pourroit compter le nombre des instants qui s'envolent par le nombre de leurs courses: toujours inquiets, toujours semillans ou ils ne sont jamais en repos, ou leur repos même est un mouvement. Au reste, ils habitent un globe particulier tout comme nous: ils ont des villes & des royaumes, des loix dont ils respectent les mots, des épouses qu'ils n'aiment point, des maitresses qu'ils font semblant d'aimer. La Reine d'Amathonte étoit occupée de l'image de cette nation legere & folâtre, lorsque son fils vint lui rendre compte de l'exécution de ses desseins. Vénus applaudit d'un sourire; elle ouvroit avec grace ses levres de corail, & l'instruisit de ses nouveaux projets: il faut mon fils, ajouta-t-elle, que vous vous rendiez dans le globe qu'habitent ces génies, vous choisirez un certain nombre des plus folâtres, que vous amenerez dans l'Isle après leur avoir fait prendre une figure humaine. Les enfants ressemblent d'ordinaire à leurs peres, leur sang vis & leger se transmettra dans les veines de leur postérité, qui avec le tapage bruiant de leurs saillantes manieres, partagera presque leur substance aérienne. Ainsi s'accompliront les ordres du destin. Au reste, il faut en amener peu, car il faut accoutumer les habitans de cette Isle à avoir chacun une centaine de Maitresses; ainsi quatre ou cinq Sylphes suffisent: mais dit l'Amour, je crois qu'il y en auroit même assez d'un seul: oui dans la rigueur, & dans les commencemens, repliqua Vénus, mais il ne faut point trop les fatiguer. D'ailleurs il est reglé par les destins que chaque belle ou croira ou fera semblant de croire qu'elle est la seule qui ait assez d'attraits pour toucher son amant & qu'elle en est la seule aimée; s'il n'y en avoit qu'un, elles ne pourroient se cacher qu'elles ont des rivales; ainsi il en faut au moins trois. Je sçais, mon fils, qu'à la faveur de vos ailes vous allez vous acquitter de cette commission avec la plus grande vitesse, mais j'ai obtenu du destin une grace qui va encore l'augmenter. Pressée par la curiosité de voir au plutôt l'effet de mes soins & des vôtres, j'ai demandé aux Dieux que les instants, selon que le voudroit l'Amour, devinssent des jours, & les jours des siécles, ou bien les siécles des jours & les jours des moments. Cette nouvelle maniere de compter sera d'un secours merveilleux dans la galanterie. Ainsi lorsqu'un amant jurera à sa quinziéme Maîtresse qu'il lui sera éternellement fidele, ce sera comme s'il lui disoit pendant deux ou trois siécles, c'est-à-dire, deux ou trois jours: comme quand une coquette répondra à son amant revenant de faire une campagne que son absence lui a paru un siécle; c'est-à-dire, un jour. Vous voyez combien le calcul sera commode; partez, mon fils, & servez-vous en pour hâter votre retour. Venus achevoit: déja l'Amour s'étoit envolé: après avoir plané quelque temps à travers l'azur des cieux, il arrive dans le globe des Sylphes. Ce globe étoit composé d'une matiere legere comme l'air, & transparente comme le cristal, un long cercle de feu l'environnoit de tous côtez. L'air qu'on respiroit étoit plus subtil que celui que nous respirons sur les plus hautes montagnes. C'étoit le temps où la nation des Sylphes étoit assemblée pour les spectacles, car ils ont comme nous des jeux & des divertissements. Peut-on n'en pas voir par tout où il y a des hommes ou des êtres qui en approchent? l'Amour sçavoit que c'étoit surtout aux spectacles que se déploient les talens supérieurs des Sylphes pour l'inconstance & la legereté: il s'y transporte avec plaisir, sûr d'y faire un heureux choix pour sa colonie. La salle où ils étoient assemblez ne ressembloit point à celle qui fut depuis dans notre Isle destinée à cet usage. Ce n'étoit point un ancien lieu d'exercices vulgaires; elle avoit été bâtie exprès aux dépens de la nation des Sylphes qui en partageoient la commodité & l'agrément. Elle étoit vaste & spacieuse: l'entrée n'en étoit point obscure, ni la porte étroite. C'étoit un portique immense & magnifique, orné de colomnes de jaspe, & où la lumiere étoit refléchie de toutes parts. Sur le théâtre on pouvoit faire plus de dix pas sans toucher les deux bouts: les décorations contre notre usage étoient neuves & faites avec goût: les Sylphes & les Sylphides qui jouoient paroissoient être dans l'endroit où se passoit l'action qu'ils représentoient aux yeux des spectateurs. C'étoit dans cette basilique superbe qu'étoient assemblez les Sylphes à peu près comme nous: les uns étoient de bout dans une vaste enceinte, où ils se précipitoient avec bruit; leurs mouvements ondoians étoient semblables à ceux des flots de la mer, lorsqu'un flux rapide les porte sur le rivage, d'où ils sont de même emportés quelques instants après par un flux opposé. D'autres dans un étage supérieur paroissoient assis à côté d'un certain nombre de Sylphides toutes parées magnifiquement à qui ils sembloient rendre hommage: le reste enfin étoit sur le théâtre où ils étaloient leur figure. Tantôt ils étoient occupez à saisir les jours les plus favorables pour faire briller l'or & l'azur dont étoient tissus leurs habits: tantôt lorgnant audacieusement les loges & les coulisses ils parcouroient avec un œil avide les loges des Sylphides qui baissoient les yeux & tachoient de rougir. Leur ton étoit affecté, leur air vif jusqu'à l'étourderie, sans aucune attention à ce qu'on jouoit. Après un acte ils alloient faire compliment à l'Actrice qui avoit joué & qui étoit toujours la plus jolie personne qu'ils eussent jamais vûe: & leur compliment consistoit d'ordinaire dans une allusion fine & frivole sur le rôle qu'elle jouoit. Delà ils alloient dans une loge dire à la Sylphide qui y figuroit qu'elle étoit plus belle qu'elle n'avoit jamais été; ils revenoient fredonner dans les coulisses, ou faire la capriole sur le théâtre, se chargeant ingénieusement d'amuser le parterre dans des entr'actes & pendant que les Acteurs se reposoient. L'Amour considera pendant quelque temps ce spectacle qui l'amusa beaucoup, il n'avoit point encore vû de créatures si polies & si brillantes: son choix demeura flottant pendant quelques minuttes; ses yeux indécis erroient du parterre aux loges, des loges au théatre: tous les Sylphes méritoient la palme de l'agrément & de la légereté, c'étoit toujours les derniers qu'il avoit apperçu qui étoient les plus aimables. Enfin, il en fixa trois qu'il destina à fonder sa charmante colonie. Il leur communiqua le dessein qu'il avoit formé sur eux. Aussitôt ces Sylphes impatients de voir de nouveaux objets & des créatures nouvelles se hâterent de se transformer selon les ordres de l'Amour: & ce fut alors que la terre vit pour la premiere fois des Petits-Maîtres. Tous trois accomplis dans leur genre, ils étoient tous trois différents. Les graces du premier étoient décidées & hardies: ses airs affichoient son mérite, ses manieres brusquoient le cérémonial: il saluoit en cadence, parloit en sifflant; caressoit ses levres, pirouettoit sur un talon, & voltigeoit sans cesse. Ses discours lestes & rapides n'attendoient jamais la repartie; une audace aimable brilloit dans ses yeux; son ajustement quoique singulier étoit plein de goût: son ton bruyant; ses coups de tête inimitables: ses sourires agaçans; son esprit délié comme ses façons; son cœur superficiel, excepté dans l'art de plaire où il étoit profond & où il faisoit gloire de l'être. C'étoit le Petit-Maitre en épée. Les deux autres avoient cela de commun entre eux que leur état fixoit leur habillement. Mais l'un avoit plus de méthode dans son ajustement, l'autre plus de grace & d'art; l'un se rengorgeoit de temps en temps comme une jolie femme; l'autre se tenoit toujours droit comme une poupée; l'un carressoit sa longue chevelure qu'il rajustoit en fredonnant, l'autre n'osoit toucher à sa tête de peur d'en flétrir les attraits. A l'un il falloit toujours un miroir pour se regarder; à l'autre des spectateurs qui le regardassent sans cesse: le ton de l'un étoit arrangé & paisible, celui de l'autre étoit animé mais sans étourderie. L'un avoit l'air plus compassé & l'autre plus coquet. Tous deux copioient le Petit-Maitre en épée, mais le premier à son salpêtre mêloit deux gramns d'empois: le second sur ses graces vives & brillantes mettoit trois couches d'un coloris plus doux & plus uni. Le premier étoit le Petit-Maitre de robe, le second le Petit-Maitre en rabat. Ces trois Sylphes ainsi transformez s'avancerent vers la nouvelle Isle dont ils devoient faire la conquête, & l'Amour qui les regardoit s'applaudissoit de son ouvrage; quand ils furent arrivez au dessus de l'Isle, le Fils de Vénus s'arrêta pour leur montrer la beauté du nouveau séjour qu'ils alloient habiter: les Sylphes virent avec transport ces nouvelles campagnes, ces champs de verdure, ces bocages enchantez & voluptueux, car ils n'ont rien de semblable dans leur globe: ils se féliciterent du bonheur qui les alloit rendre maitres d'une si charmante contrée & des trésors de toute espece qu'elle renfermoit. Au reste, ne croyez pas leur dit l'Amour, que ces belles campagnes resteront toujours désertes & soumises aux simples loix de la grossiere nature. Un peuple charmant & poli doit y faire fleurir un jour les arts & les plaisirs. Dans l'endroit où s'éleve cette vaste forêt, vos aimables descendants bâtiront une ville immense & magnifique. Ce sera le séjour de l'agrément, le centre du goût, le théâtre de la galanterie & l'école des plaisirs: les édifices bâtis par la main de l'opulence y seront habitez par la molesse: les jeux & les ris y donneront sans cesse la main aux graces qu'escorteront la jeunesse & la volupté. Les plaisirs y naîtront sous les pas comme les fleurs dans les campagnes: il y en aura pour toutes les faisons comme pour tous les âges: & les jeunes gens de toutes les nations y viendront faire leur cours de politesse & de galanterie. En même temps il se transporta dans un petit bocage de mirthe qui étoit dans l'enceinte de la forêt: il le regarda en souriant: il prononça trois fois les noms de Plaisir, d'Amour & de Vénus; il traça dans l'air avec ses fléches une enceinte mystérieuse tout autour du bocage. Les Sylphes étonnez lui demanderent la raison de cette cérémonie religiense: je consacre, leur dit l'Amour, un terrein sur lequel votre postérité doit un jour me bâtir un Temple à moi & à ma mere: ce Temple s'appellera l'Opéra: il renfermera une foule de Prêtresses consacrées particulierement à mon culte. Quoiqu'en grand nombre à peine pourront-elles suffire aux sacrifices. Il y aura trois jours de la semaine où tous ceux qui m'adorent s'assembleront dans ce Temple: les Prêtresses couvertes d'ornements magnifiques, y paroîtront dans des palais enchantez, & y donneront des fêtes magiques. C'est-là que le cœur concevra ses premiers vœux, mais le sacrifice doit se consommer ailleurs. Plus on croira la victime pure, plus l'offrande sera riche & considérable: le feu du sacrifice s'allumera toujours aux rayons de l'or. Ce sera le seul de mes Temples dans l'univers qui ne sera jamais fermé. L'Amour ayant cessé de parler descendit dans l'Isle avec les trois Sylphes. Cependant Thémire avoit assemblé ses compagnes; elle leur avoit communiqué l'ordre du Destin, & les avoit instruites du bonheur inconnu qui leur étoit destiné: toutes ces nymphes attendoient impatiemment sur le rivage les créatures nouvelles. Egerie fut la premiere qui les apperçut, & les annonça à ses compagnes. Aussitôt elles pousserent des cris de joye & volerent au devant d'elles: dès qu'elles furent près d'elles, elles s'arrêterent tout à coup: elles les envisagerent avec attention; leurs yeux ne pouvoient se rassasier de tant de charmes, leurs cœurs sembloient se détacher pour s'aller joindre à ces objets enchanteurs. Les Sylphes de leur côté n'avoient pas moins de plaisir à voir ces timides Bergeres; leurs charmes, leur aimable ingénuité, surtout leur innocence firent naître en eux ce goût leger qui fut depuis connu dans l'Isle sous le nom d'Amour. O nuit venez déployer vos voiles sur cette heureuse contrée! Fils de Vénus unisez-les par la main du Plaisir: bocages soyez étonnez de voir des mystéres dont vous n'aviez pas encore été témoins: souples gazons devenez le siége des plaisirs & le thrône des Amans heureux. Jamais pour ces Bergeres le sommeil ne fut si charmant, ou plûtôt jamais elles ne dormirent moins. Bientôt l'Isle se peupla de nouveaux habitants; & leurs aimables descendants qui ont le secret de réunir aux agréments de leurs meres, la brillante legereté de leurs peres, ont toujours rendu depuis un culte fidéle à Vénus; ils lui doivent leur origine & elle est encore aujourd'hui la Protectrice & la Souveraine de l'Isle. Fin du quatriéme & dernier Chant, faisant la seconde Partie des Filles-Femmes ou Femmes-Filles.