LE DÉBUT OU LES PREMIERES AVENTURES DU CHEVALIER DE *** PREMIERE PARTIE. Juvenilibus annis, Luxuriant animi, corporaque ipsa vigent. Ovid. A L****. Et se vend, à Paris, Chez Rozet, Libraire, rue St Severin, au coin de la rue Zacharie. M. DCC. LXX. AU LECTEUR. JE prends la plume; j'écris, & j'écris mon Histoire. Ami Lecteur, je demeure à Paris; je suis jeune & François: voilà mes excuses. AU LECTEUR. JE ne fais point de Préface pour ce petit Ouvrage, parce que rarement les lit-on. J'ai écrit l'Histoire de ma vie pour ma propre satisfaction; je souhaite, ami Lecteur, qu'elle te procure quelque amusement. Je suis jeune, je m'amuse de peu de chose; voilà une excuse. Ce n'est pas un Roman que je présente au Public; ce sont des faits qui arrivent tous les jours, mais dont la lecture réfléchie ne peut être que très-utile aux deux sexes. LE DÉBUT OU LES PREMIERES AVENTURES DU CHEVALIER DE *** TU m'étonnes, mon ami, employer les prières pour obtenir de moi un récit de mes Avantures! est-il possible que tu sois désœuvré au point qu'elles puissent t'amuser? Je t'en ai si souvent entretenu; tu t'ennuyes à la campagne; les sermons de ce bon M. le Curé ne font pas sur toi l'effet qu'en attend ton pere, & tu lorgnes sa Lizette en l'écoutant. Oh! je te vois d'ici, choisir pour aller lui rendre visite, le temps où tu le crois occupé à donner la bénédiction à ses vignes. Tu t'empresses auprès de la Sunamite; si tu ne perds pas tes peines, je t'en félicite, mon ami: on est bien heureux quand on pent entrer en partage avec l'Eglise; les hommes sacrés qui la composent ont reçu du Ciel l'heureux don de répandre un charme secret sur tout ce qui les environne. Bien différens de nous autres profânes, des fleurs qu'ils ont soigneusement cultivées, ils les cueillent sans les flétrir. D'ailleurs, ils ont le coup d'œil juste, & Dieu prodigue ses biens A ceux qui font veux d'être siens. tu sçais si j'ai raison. Au reste, ne t'attends pas ici à une narration brillante & fleurie, je ne t'écris pas un Roman. J'avois 15 ans, lorsque par je ne sçai quel caprice, mon pere craignant les écueils de Paris, m'envoya en Province finir des études commencées fort nonchalamment, & que je continuai avec autant de négligence. J'entrois en Rhétorique, c'est à peu près le temps où l'on cesse d'être polisson pour devenir libertin. Avec des dispositions & des camarades intelligens, je ne doute pas que mes progrès n'eussent été rapides sans un incident, qui depuis... mais alors, il me retint sur le bord du précipice. Arrivé dans le lieu de ma destination, j'examinai mes condisciples, & je fis connoissance avec un jeune Ecolier de mon âge; ses inclinations, qui s'accordoient parfaitement avec les miennes, m'attacherent à lui, bientôt il s'établit entre nous une intimité parfaite. Dulis, c'étoit son nom, étoit fils d'un homme, qui jadis Maire, s'étoit distingué dans ce haut grade de la Magistrature provinciale: vingt fois, en dépit de M. le Procureur du Roi, il avoit fait brûler des Estampes beaucoup plus décentes que les peintures que promenent quantité de nos voitures: vingt fois il avoit fait décamper plus vîte que le pas de pauvres diables de colporteurs, qui avoient tâché de débiter le Jardin d'Amour, ou le Cathéchisme à l'usage des Filles qui veulent se marier: il avoit laissé en mourant ce fils, dont je te parle, & une fille. Comme elle sera l'héroïne de mon Histoire, je vais t'en faire le portrait: c'est dans l'ordre. Mademoiselle Dulis, déclarée majeure par toutes les Loix divines & humaines, avoit vingt-six ans lorsque je la connus; elle étoit blonde, le pied un peu grand, la main médiocrement belle, mais la peau fort blanche, l'œil gracieux, la taille aisée & la démarche élégante: elle gagnoit à n'être pas vue en face; c'étoit le contrepied de la semme d'Horace . Quant à l'esprit, elle l'avoit délicat & même cultivé. Ma liaison avec le fils me rendoit familier chez Madame Dulis; j'y allois souvent, mais sans intérêt: je ne songeois pas à préparer chez moi des sensations que la nature y devoit développer dans peu. Un beau jour d'été, j'allois à mon ordinaire voir mon ami, & comme la chambre de sa sœur étoit près de la sienne, j'y entrai. Mon dessein étoit d'y faire quelques niches; mais que j'en changeai bien! Couchée nonchalamment dans un fauteuil, Mademoiselle Dulis dormoit profondément. Son sein découvert offroit à mes yeux deux globes charmans, que l'amour lui-même se fut fait gloire d'avoir arrondi. Que devins-je à cet aspect! moi qui n'avois encore rien vû de semblable; mes regards, fixés sur cette gorge divine, épioient avec ardeur l'instant où la respiration la dégageoit davantage: qu'elle me parut belle alors! Le sommeil qui donnoit à son teint un air reposé & de plus vives nuances, un jour obscur, un air chaud, tout sembloit concourir à célébrer la volupté: je demeurai plus d'un quart-d'heure à la considérer avec transports qui me précipitoient à ses fureur, & pouvant à peine retenir des pieds, je m'arrachai d'un endroit où j'aurois voulu passer toute ma vie. Je m'éloignois vainement; mon imagination trop fidelle, me retraçoit sans cesse ce sein d'albâtre que j'avois pû admirer à mon aise; je le voyois dans mes songes, & mes songes m'occuje pas donné pour pouvoir encore une poient toute la journée. Que n'auroisfois le contempler! A quoi ne me seroisje pas exposé pour y appliquer mes lévres brûlantes! Cette idée me transportoit hors de moi-même; j'allois toujours chez Madame Dulis, mais ce n'étoit plus pour y voir son fils; cependant quoique j'épiasse avec soin l'heureux instant qui m'avoit été si favorable, le hasard ne me servit plus de même, & le reste de l'année étoit passé, que je ne m'étois apperçu d'aucun progrès dans le cœur de ma Maîtresse. A l'entrée des vacances j'écrivis à mon pere que je restois en province pour me disposer à entrer en Philosophie, & ébaucher avec ardeur mes cahiers que j'obtiendrois aisément de mon Professeur: respectant ma diligence, mon pere, en me laissant disposer de moi, m'envoya de l'argent, m'exhortant à ne pas me livrer à un travail immodéré, & à me divertir quelquefois; ce dernier conseil étoit trop de mon goût, aussi me promis-je de le suivre. Cependant Mademoiselle Dulis m'avoit démêlé. Les vacances me laissoient une entière liberté; & je passois près d'elle tout le temps qu'il m'étoit libre dy passer. Son maintien, qui d'abord m'avoit paru sérieux, se déridoit tous les jours & je voyois ses regards s'éclaircir: sa présence faisoit toujours le même effet sur mon cœur, il se dilatoit à sa vue, mon teint s'animoit, & mes yeux avides de tous ses mouvemens, n'en laissoient échapper aucuns. Cette inquiétude ardente, bien plus clairvoyante que la curiosité, me fit faire une découverte qui me déplut; mon Professeur futur venoit souvent chez ma Maîtresse, & je crus avoir surpris entr'eux un coup d'œil d'intelligence qui me désespéra: envain fisje mon possible pour en perdre la pensée; envain voulus-je par de beaux raisonnemens me convaincre que je me tourmentois par une observation chimérique, qu'un homme consacré à Dieu avoit mis par-là une barrière insurmontable entre lui & les femmes; que jamais l'amour ne pouvoit naître dans un cœur qui avoit pris d'autres engagemens; ce maudit regard me tourmentoit toujours; je sentois que moi-même eussai-je fait des vœux, je les aurois compté pour rien près de Mademoiselle Dulis; quant aux graces d'état, je ne sçavois trop si je devois y avoir beaucoup de foi. Je devins sombre, rêveur; mon maintien changea visiblement: Mademoiselle Dulis s'en apperçut, & cela ne servit pas peu à accélérer mes affaires. Je t'ai dit qu'elle m'avoit deviné: elle s'attendoit chaque jour, car chaque jour elle m'en donnoit l'occasion, à une déclaration de ma part; mais j'étois trop jeune pour n'être pas timide. Lui dire que je l'aimois, j'aurois crû lui manquer essentiellement. Jamais je n'aurois eu assez de résolution pour m'exposer à son courroux: elle eut pitié de mon inexpérience. Un de ces beaux soirs du commencement de Septembre, où la vapeur blanchâtre qui se répand dans les airs, semble y faire nâger le plaisir, assis dans la cour de la maison de Madane Dulis, j'attendois avec impatience que l'objet de mes vœux y parut, elle vint; je volai vers elle, & retournant à la place que j'avois quittée, je m'assis le premier & l'attirai doucement sur mes genoux; quel instant! mon cœur palpitoit avec une violence extrême; je la serrois dans mes bras avec un transport dont je n'étois plus le maître, lorsque faisant un effort pour se débarrasser: „Laissez-moi, me dit-elle, je ne veux “pas paroître nourrir un amour dont “je ne puis plus douter. Je suis donc “au comble du malheur, lui répondis je, oui, oh! oui, je vous aime, “mais pardonnez un aveu que vous “m'arrachez & que toute l'ardeur “d'une passion extrême ..... & quel “est votre espoir? me dit-elle en m'interrompant, à quoi songez-vous en “m'aimant? sommes-nous faits l'un “pour l'autre? pensez-vous donc qu'au “dépens de ma vertu je veuille jamais ...“ Ah! ne m'accablez pas, repris-je, en mouillant de mes larmes une de ses mains qu'elle m'abandonna, ma conduite mérite-t-elle des reproches? Je voulois vous cacher “mes sentimens; plaignez moi, puisque vous les désaprouvés; vous “m'allez fuir, vous le devez, & que “ne puis-je n'en pas murmurer. Je “colai ma bouche sur une de ses “mains, en attendant sa réponse; ah! “laissez, me dit-elle en la retirant, “vous abusez ... Non .. il ne faut “plus nous voir, nous ferions mutuellement notre malheur“. Les mesures qu'elle me proposa pour que sans affectation nous pussions parvenir à nous voir moins souvent d'abord, & point du tout ensuite, me parurent si justes que je n'osai pas même les combattre. Je la quittai dans le dessein de suivre ses conseils, si chagrin, que je ne pus presque fermer l'œil de la nuit. Je me levai, toujours occupé de cette cruelle résolution; mais comme poussé par une force inconnue, mes premiers pas se porterent sans réflexion vers ce même objet que je me promettois si fort de ne voir jamais; cependant l'idée fatale que j'agissois contre le parti que j'avois pris intérieurement, & dont malgré mes efforts je ne pus me distraire assez long temps, me ramena de la moitié du chemin. Je rentrai déterminé à ne pas sortir de la journée, & je me tins parole. A peine fus-je dans mon azile, que j'y fus assailli par mille pensées diverses. Le contour enchanteur de cette gorge charmante, tableau toujours répété & toujours nouveau pour mon cœur; ces yeux si tendres & si pleins de feu; le doux charme de cette voix sonore, dont la moindre inflexion jettoit le désordre dans mon ame; ces images m'agitoient avec tant de violence, que je fus vingt fois sur le point de rompre mes sermens. J'avois besoin de toute ma force pour résister au tourbillon qui m'entraînoit; & me trompant moi-même, je regardois, du moins avec avidité, par une fenêtre d'où je découvrois les siennes. Ne l'appercevant point, je retournois à mon imagination. Qu'il sera fortuné, m'écriois-je, l'heureux mortel qui pourra la posséder! Je me rappellois cet instant d'attendrissement pendant lequel elle m'avoit abandonné sa main; je me flattois de pouvoir lui faire changer la loi cruelle qu'elle m'avoit imposée, lorsque mes réflexions, gagnant pays , me la représenterent entre les bras de mon Professeur: Ah! dis-je, il n'y faut plus penser, elle l'aime, ils s'adorent, & peut-être tout ce qu'elle m'a dit n'est-il que pour écarter un témoin incommode. Dans ces instans peut-être goûtent-ils ensemble des plaisirs sans bornes. Cette idée me transporta tellement que, je t'ai parlé des cahiers de mon Professeur, je fus tenté dans un accès de fureur de les brûler ou de les déchirer, & si je ne succombai pas, ce fut à la multitude des projets de vengeance que je formai, que mon rival dût l'inexécution de celui-là. Je ne dinai point, je soupai peu, je me couchai sans attendre le sommeil, mais je m'endormis enfin, & si profondément, que je ne me reveillai le lendemain, que fort tard. Je n'avois pas laissé de faire d'assez jolis rêves, & je m'en entretenois, lorsque mon ami entra dans ma chambre; il commença par badiner sur ma paresse; il me raconta fort exactement les avantures qu'il avoit eu le jour précédent à la chasse: il finit en me disant que sa sœur l'avoit chargé de venir me prendre & que nous irions ensemble à leur campagne. Juge si je fus bientôt habillé. Je le suivis, & j'abordai sa sœur avec un air d'embarras, dont heureusement personne ne s'apperçut qu'elle. Nous déjeunâmes & nous partîmes. Mon ami s'étoit emparé d'un fusil; pendant le chemin, il vit quelques beccafigues: il s'éloigna pour les tirer, & nous restâmes seuls. Je serrois tendrement contre mon sein le bras de Mademoiselle Dulis qu'elle avoit passé dans le mien, & j'attendois les yeux baissés qu'elle daignât entamer la conversation. Nous marchâmes quelquestemps en silence: elle le rompit enfin. “On ne vous a point vû d'hier.. “Non je n'ai pas cru devoir ... Ah! “je suis trop heureux. Vous vous êtes “apperçue de mon absence. Que ne “puis-je.. moi? & pourquoi “voulez-vous que ... Non, reprit-elle après m'avoir regardé d'un air “touchant, nous ne sommes pas nés “l'un pour l'autre.“ Son frere nous joignit alors, & la conversation devint générale à mon grand regret. Arrivés, nous cueillîmes des pêches, des noix, & Mademoiselle Dulis ayant témoigné avoir envie de manger du raisin, je me disposai à aller lui couper du muscat qui étoit au haut de la vigne. Pour l'intelligence de mon histoire, il faut absolument que je te fasse la description du lieu où nous étions. Sur une assez belle pleine pour le pays, s'éléve un côteau pierreux, chargé de vignobles, qui produisent un raisin délicieux; au bas est un pré terminé par un étang qui borne la vue à un horison bleu infiniment agréable; le côteau est séparé du pré par un ancien chemin, bordé de haies vives tellement élevées, qu'elles forment un berceau presqu'impénétrable aux rayons du soleil, au pied du côteau, le chemin fait un coude, de sorte qu'il est impossible d'y arriver sans se faire entendre. Je t'ai dit que pour satisfaire au goût qu'avoit marqué Mademoiselle Dulis j'avois grimpé au haut de la vigne, j'y demeurai quelques-temps, ne trouvant pas d'abord les seps que je cherchois, & lorsque je descendis, j'apperçus Mademoiselle Dulis, qui marchoit seule vers le chemin que je viens de te décrire. Je me hâtai de la joindre, elle me dit que son frere étoit allé sur les bords de l'étang, dans l'espérance de faire lever quelques sarcelles ou quelques poules d'eau, & que nous l'attendrions à l'ombre. En entrant dans cette espéce de bosquet, je sentis un doux frémissement; je regardois Mademoiselle Dulis, elle s'en apperçut, aurois-je cru qu'elle eût dû m'entendre? Ce fut dans un endroit un peu sombre & où le gazon formoit un petit amphithéâtre qu'elle voulut s'asseoir; je m'assis auprès d'elle un peu plus haut cependant; je lui parlois peu & sans beaucoup de suite, mais mes yeux la dévoroient, & que je lisois de tendresse dans les siens! Elle reposa sa tête sur un de mes bras; je voyois sa respiration se presser, ses couleurs devenoient plus vives: nous étions tombé dans le silence. J'avois feint de placer plus commodément ma main sous sa tête, elle s'égaroit doucement sous sa respectueuse, & mon cœur sembloit prêt à se liquéfier à l'instant où j'atteindrois à ce but tant desiré, lorsqu'elle l'arrêta cette main, & la porta sur sa bouche. Que devins-je alors, mon ami, un feu brûlant se glisse dans mes veines, j'usai du privilége accordé à ma main; un premier baiser fut suivi d'une foule d'autres. Qu'elle sçut me les rendre délicieux! Mon ame errante sur mes lévres s'enyvroit de volupté, & ma main qui n'avoit plus rencontré d'obstacles, pressoit délicieusement ce sein délicat qui m'étoit enfin abandonné. J'y portai ma bouche enflammée; oh! mon ami, le salpêtre ne s'embrase pas aussi promptement: étoit-ce la sympathie! ses yeux se fermerent en même-temps & ses soupirs précipités se mêlerent aux miens. Dans quel torrent de plaisirs me trouvai-je plongé! Uu fleuve de délices couloit dans mes veines, la volupté m'avoit pénétré; je la savourois; heureux moment, tu seras toujours pour moi une source féconde de sensations délicieuses. Cet état charmant auroit fini sans doute, mais il auroit duré trop long-temps s'il eut dû sa fin à la nature, il étoit trop parfait. Un des chiens de mon ami vint nous en tirer sa sœur & moi; son maître n'étoit pas loin: nous nous levâmes tous les deux & nous fûmes à sa rencontre. Je n'ai jamais fait de plus agréable promenade que ce jour. Nous reprîmes le chemin de la Ville, elle s'appuyoit sur son frere & sur moi, j'avois sa main dans une des miennes, je la lui serrois de temps en temps, & ses regards me parcouroient avec complaisance. Nous nous quittâmes; je revins à ma pension l'esprit content & satisfait. Je devois applaudir à ma bonne fortune, après des progrès aussi marqués, je pouvois sans témérité porter loin l'espérance. Aussi le lendemain dès que l'heure où je devois la rencontrer fut arrivée, je volai chez elle; on me dit qu'elle étoit sortie. J'y retournai l'après dîner, elle étoit allée se promener avec une Cousine & mon Professeur. Cette nouvelle me détermina à courir sur leurs traces; mais je ne pus jamais les rencontrer. Pendant quatre jours je fis de vains efforts pour pouvoir la voir seule un instant, elle en éloigna toutes les occasions, & quand j'étois avec elle en compagnie, elle gardoit un air triste, affectant de ne jamais jetter les yeux sur moi. Ce manége, qui m'étoit une énigme insoluble, me désespéroit; l'ombre du bonheur que j'avois embrassée, s'étoit évanouie entre mes bras. Enfin ennuyé de faire tant de pas inutiles, je résolus, comptant peut-être que comme la premiere fois mon absence me seroit de quelque utilité; je résolus, dis-je, de passer quelque temps sans la voir. Je ne réussis pas; voyant qu'au bout de trois jours je n'en avois point de nouvelles, j'allai lui faire une visite. Je fus plus heureux cette fois-ci; je la trouvai seule. Elle se leva en me voyant; quel miracle vous amene, me dit-elle, je vous ai cru malade? Pouvez-vous, lui dis je, en la regardant tendrement, me demander ce que vous sçavez si bien, votre indifférence m'avoit éloigné, & mon amour me ramène malgré moi & malgré vous sans doute. Ses yeux, qu'elle avoit arrêté sur moi, se baisserent alors; elle s'assit; je tenois une de ses mains; je me mis à ses genoux pour goûter à mon aise la douce satisfaction de la couvrir de baisers. Ce fut alors qu'elle reprit la parole. Je ne pourrai donc plus vous regarder sans rougir; j'ai perdu cette pureté de vertu qui me répondoit de votre estime. O! vertu, s'écria-t-elle, qu'il en coûte pour te conserver! un moment, un moment détruit les fruits d'une réserve cruelle. Cette apostrophe, & quelques larmes que je crus appercevoir le long de ses joues, me toucherent sensiblement; j'ai le cœur tendre. J'essayai de la justifier à elle même: „De quoi donc êtes-vous coupable: „mon ardent amour vous deshonoret il? il égale votre mérite. “Seriez-vous avilie par les légères „marques que vous m'avez données “de votre sensibilité? Il est si beau de “porter une ame sensible. Concevez “des idées plus nobles d'un sentiment „si pur; partagez-le plutôt; vous verrez qu'il est la source des plus doux „plaisirs. Et pouvez-vous douter que “je ne le partage, me répliqua-t-elle; “oui, quoiqu'il m'en coûte à le dire, “je ne puis plus le dissimuler, je vous “aime; mais, mon tendre ami, promettez-moi que satisfait de mon “cœur, vous n'exigerez jamais autre “chose, & que vous respecterez ma „foiblesse. Je le promis: aurois-je cru qu'elle n'agissoit pas de bonne foi! Elle me parut enchantée de ma promesse, un baiser scella notre racommodement; elle me fit lever de ses genoux, asseoir auprès d'elle, & bien-tôt il ne resta pas la moindre teinte de la tristesse du commencement de notre entretien. La présence d'une Maîtresse adorée faisoit sur mes sens un trop puissant effet; mes desirs se ranimerent, je voulus rentrer dans mes droits; mais pour n'avoir point observé le moment favorable à ces sortes d'entreprises, je les perdis. Mademoiselle Dulis réprima mon audace, & trop bien; elle me reprocha un si prompt oubli de ma parole; je prétendis envain me disculper, elle voulut que je ne fusse justifié qu'à titre de pardon: elle le voulut, elle y perdit. Au reste étoit-ce sa faute; pouvoit elle penser qu'après tant de vivacité je serois si circonspect? Je m'en tins désormais au baiser; c'étoit envain qu'elle s'évanouissoit dans mes bras, que son visage se coloroit d'un vermillon plus décidé, que ses yeux paroissoient s'éteindre, & que je savourois sur ses lèvres ce nectar précieux, avant-coureur de la volupté, je n'osois aller plus loin. Criblé de desirs, brûlé de feux, je résistois à mes transports. J'aurois vû plus d'une fois que ma réserve ne lui faisoit pas tant de plaisir, avec un peu plus d'expérience: j'en manquois. Les vacances se passerent, il fallut rentrer en classe; adieu ces doux momens de liberté, il falloit dorénavant y renoncer, ou user d'une adresse infinie pour faire naître quelques minces occasions, dont souvent même je ne profiterois pas. Mon Professeur, qui m'inquiétoit toujours, fut celui sur qui je voulus me vanger. Il avoit de l'esprit; mais il n'étoit rien moins que sçavant: je m'appliquai avec une ardeur incroyable à l'étude pour avoir le plaisir de le chicaner sur tous ses sentimens: je l'embarrassai plus d'une fois: mes camarades divulguoient souvent nos disputes; on m'aimoit, je fis du bruit, & quelques mauvais couplets de chansons fixerent ma réputation. On ne me regarda presque plus comme un apprentif Philosophe. Mademoiselle Dulis même ne fut pas insensible à ma gloire. Elle se prêtoit avec grace à toutes les entrevues que je pouvois lui proposer; mille baisers donnés & mille fois rendus en étoient la suite; je n'avois pas le courage de passer outre. J'étois ce Voyageur, qui mourant de soif pendant les chaleurs de l'été, voit couler dans un enclos le cristal limpide d'une fontaine. Je périssois, lorsqu'enfin l'heureux instant arriva. Le Mardi gras je vis Mademoiselle Dulis; elle avoit été au bal le jour précédent, & notre conversation roula sur le plaisir qu'on y goûte. Elle m'en fit une description brillante & voluptueuse: je l'interrompois par de fréquens baisers. J'essayai à la fin de son discours, de me remettre en possession de ces aimables collines, dont la vue momentanée n'avoit fait qu'irriter mes desirs; mais je l'avois si fort accoutumée à mon respect, qu'elle s'opposa à mes premieres tentatives. „Eh! quoi lui dis-je, en la regardant, de l'air le plus touchant: ce que vous accordez “dans un bal aux regards d'une foule “de spectateurs, vous le refuseriez au “plus tendre de tous les hommes? Quelle injustice est la vôtre. Je ne sçai si ce furent mes paroles ou le ton que je leur donnai qui la persuada, ou si plutôt elle se lassoit de sa résistance; car je n'avois pas perdu un instant mon objet de vue: mais enfin elle se laissa vaincre. Je vis tout mon avantage, & je résolus d'en profiter. Je me jettai à ses genoux, & tenant mes levres colées sur son sein: Je m'apperçus qu'elle partageoit le délire où j'étois tombé. Elle pencha la tête sur son fauteuil, & l'épithéte de méchant qu'elle me donna, en laissant tomber ses bras sur les miens, acheva de me perdre. Je quittai la posture où j'étois, & bientôt cueillant sur sa bouche les faveurs que son sein m'avoit prodiguées; je me vis au comble du bonheur. La nature libérale prolongeoit mes plaisirs; mais quel fut mon étonnement, lorsque Mademoiselle Dulis, que je croyois les partager, se débarrasse brusquement de mes bras, & me fait les reproches les plus amers. Je restai pétrifié: je voulus vainement lui balbutier quelques mots d'excuse; les paroles expirerent dans ma bouche: je sortis sans avoit pû lui répondre. Pendant quelques jours elle fut inéxorable, lorsque je parvenois à m'approcher d'elle, sans paroître émue de mes paroles: elle m'écoutoit en silence; mon crime commençoit à me paroître grave, quand enfin elle voulut bien se prêter à ma justification. Qu'il est doux de se reconcilier avec une Amante que l'on aime! Je crus la conquérir une seconde fois. Peu de façons: je vis ce qui l'avoit mise en colère; une répétition de mon secret nous mit l'un & l'autre à notre aise. Quels heureux jours que ceux que je passai depuis! Mademoiselle Dulis étoit si voluptueuse, qu'elle en paroissoit tendre, & cette volupté, on la respiroit auprès d'elle. Je me la rappelle dans ces momens si doux se refusant à mes desirs, & sollicitant elle-même mes faveurs: je l'ai vu résister à mon empressement, m'animer par un souris, & se livrer ensuite à mon ardeur avec toute la vivacité possible: Je l'ai vû me prodiguer les témoignages les plus passionnés de son amour, & m'accabler des plus tendres caresses: toujours différente & toujours la même; toujours impregnée du goût le plus vif pour les plaisirs, je goûtois dans sa possession tous les charmes du changement. Je vis couler cette année avec une rapidité qui m'étonne encore aujourd'hui. Seulement mon Professeur me chagrinoit de temps en temps; mais ma Maîtresse qui observoit ces nuages, les dissipoit avec tant d'adresse, qu'ils ne troubloient qu'à peine la sérénité des beaux jours qui se levoient pour moi. Au reste ma jalousie m'étoit fort utile: je lui dois le peu de progrès que j'ai fait dans l'étude; & mon Professeur, qui ne soupçonnoit pas mon intrigue, lui faisoit souvent ma cour en me rendant justice. Ta cour, diras-tu, oui, ma cour. Les éloges qu'il ne pouvoit s'empêcher de me donner flattoient son amourpropre. Cette passion, qui ne perd ses droits nulle part, les conserve sur-tout chez les femmes. Dans un homme de rien & dans un sot, les femmes sont flattées du pouvoir de leurs charmes, & elles se plaisent à voir un bel esprit ou un millionnaire, partager la secrete admiration qu'elles ont pour ellesmêmes. J'avois donc atteint le faîte du bonheur; amoureux & me croyant aimé: quel sort aurois-je préféré au mien, & quel sort encore me paroît préférable à celui-là? Tous les instans que je pouvois dérober à la contrainte où l'on me retenoit, je les donnois à Mademoiselle Dulis, & tous ceux que nous pouvions employer, l'étoient. Indifférents sur le théatre de nos plaisirs, pourvu qu'il fut secret, les occasions naissoient de l'envie que nous avions de les trouver, & l'amour, dont nous suivions les conseils, ne nous en fit jamais repentir. Enfin les vacances arriverent: je l'avois prévu; mon pere voulut absolument me revoir: il me fallut quitter Mademoiselle Dulis. Que de larmes nous répandîmes avant de nous féparer! Que de sermens d'être toujours fidèles nous nous fîmes mutuellement! tu jugeras de leur sincérité. J'étois réellement triste en arrivant à Paris. Pendant les premiers jours, je fis avec mon pere plusieurs visites, qui ne contribuerent pas à me faire perdre ma mélancolie. Enfin, il me mena chez Madame V... nous y fûmes parfaitement reçus, & j'apperçus dans sa politesse une distinction qui me fit plaisir. Madame V... avoit été très-bien, & n'étoit point encore mal: elle avoit à la vérité perdu sa taille; mais elle avoit la main charmante & la gorge d'une blancheur à éblouir. Cette derniere espéce de beauté m'a toujours trouvé très-sensible. Elle m'invita gracieusement à venir lui tenir compagnie pendant les après-dîner, que je n'aurois pas destinés à quelque amusement plus intéressant. Comme je lui répondis que je ne voyois rien qui fut capable de me dédommager du plaisir que j'aurois auprès d'elle; elle m'invita à revenir le lendemain, & je l'assurai qu'elle me prévenoit sur la permission que j'allois lui en demander. Nous la quittâmes assez tard; elle m'embrassa en sortant, & j'eus l'audace de me servir de la méthode charmante que la nature & la Dulis m'avoient si bien apprise, elle ne m'en parut pas autrement scandalisée. J'attendis, avec une sorte d'impatience, l'heure fixée; elle vint: je courus où je croyois que m'appelloit le plaisir. Je trouvai Madame V... dans un négligé piquant, l'art n'y paroissoit point; ses cheveux arrangés à l'air de son visage, lui prêtoient presque la fraîcheur de la jeunesse. Un mouchoir noir de deux grands doigts trop court, Sous ce mouchoir, ne sçai quoi fait au tour, Je m'imaginai trop bien le reste. La position où elle se trouvoit, lui étoit très-avantageuse; desorte que ce que je te décris ici, je l'avois envisagé du premier coup d'œil: elle se leva nonchalamment; mais un désordre .. Oh! mon compliment m'échappa; à peine lui fis je une très-gauche révérence, car je ne sçavois ce que je faisois. Madame V... s'en apperçut bien; mais mon trouble la flattoit trop pour qu'elle ne l'excusat pas. Elle me prit par la main, & me la serrant doucement, elle me fit asseoir auprès d'elle. Je voulus rassurer ma contenance & la regarder: mes regards s'arrêterent sur son sein; & mes idées se confondant de plus en plus, je rougissois, je pâlissois, & je ne disois mot. La conversation ne prenoit pas un tour à devenir brillante, & je doute que j'eusse parlé de moi-même, si Madame V... ne m'eût enfin adressé la parole. „Je me veux mal de vous “avoir engagé à venir me voir: vous “vous ennuyez. Moi, Madame, repris-je avec feu; pouvez-vous me traiter aussi injustement, & peut-il “naître auprès de vous l'ennui? Non, „vous inspirez de plus doux sentimens; &..hé bien, vous en “restez-là, quels sont donc ces sentimens que j'inspire, me dit-elle? “que pensez-vous donc? quoi vous me refusez, reprit-elle encore d'un ton persuasif, voyant que je ne répondois pas. „Ah! Madame, ne me pressez point, que sçais-je, si l'aveu de “mes sentimens vous seroit agréable; “& puis, lui dis-je, pourrois-je vous “exprimer ce que je ressens? Je me “tus.“ Le pauvre enfant, dit Madame V... en badinant avec mes cheveux; mais sçavez-vous que vous êtes un petit fripon; j'avois dessein hier de vous gronder: aujourd'hui vous avez été sage. Je sentis que ses applaudissemens étoient des reproches; je ne l'avois point embrassée: je voulus réparer ma faute. Elle s'y opposa foiblement: que dis-je? elle s'y prêta; & ensuite? Oh! bientôt je ne me souvins plus de Mademoiselle Dulis, où si son image vint se retracer dans mon imagination, elle ne servit qu'à me faire plus amplement violer tous les sermens que je lui avois faits. Nous n'eûmes ce jour-là Madame V... ni moi le loisir de nous ennuyer. Je revins chez mon pere yvre de plaisirs; le feu de la volupté avoit animé mon teint; mes desirs satisfaits sembloient se repeindre avec plus d'avantage dans mes regards: jamais je ne me suis senti plus d'ardeur. Je vis en entrant chez nous une jeune voisine qui étoit venu voir ma sœur; un air d'innocence, que son âge, qui ne paroissoit pas de plus de dix-sept ans, faisoit trouver vraisemblable; un sourire ingénu & des regards timides, m'engagerent à lui dire ce que mon imagination échauffée pût me fournir de plus flatteur: elle paroissoit craindre de prendre plaisir à m'écouter: elle feignoit de ne point m'entendre; mais une aimable rougeur qui coloroit alors ses joues, la décéloit malgré ses précautions. Je l'accompagnai jusques chez elle; je lui demandai la permission de l'embrasser: elle ne voulut pas me l'accorder; je tenois sa main; il fallut me contenter d'y appliquer mes lévres, dans l'instant où elle la retiroit; me trompois-je? Je crus l'entendre soupirer. Occupé de Madame ... je retournai le lendemain chez elle, le surlendemain. Je ne paroissois presque pas chez nous. Madame V. .. m'avoit donné la clef d'une porte de derriere qui donnoit dans un jardin: je pouvois aller la voir quand je le voulois: point de prélude, l'amour tenoit toutes prêtes les couronnes dont il ceignoit nos fronts. Madame V... étoit pressée de jouir. Elle me dit un jour qu'on l'avoit engagée à partir pour la campagne, mais que son voyage seroit court. Que huit jours sans moi lui paroîtroient trop longs; & qu'elle ne partiroit que le jour suivant: j'employai toute mon éloquence pour la remercier; quel plaisir d'avoir de semblables obligations! Le tour que je donnai à mon compliment toucha Madame V... Nos adieux furent des plus tendres. Quoique le besoin, plutôt que l'amour, m'eut attaché à Madame V... son absence ne laissoit pas de me faire un vuide désagréable. Je m'avisai par un motif de galanterie Espagnole d'aller me promener dans son jardin. En m'avançant vers un cabinet de verdure, je crus entendre sa voix; j'en tressaillis; je me félicitois déjà de mon bonheur; je m'approchai: Chevalier, disoit-elle, car je ne m'étois pas trompé; „vos frivoles excuses vous condamnent encore; je prodigue tout à un “ingrat qui me trahit, & pour qui, “peut-être.“ Ah! ma chere Maman, répondoit une voix que je ne connoissois pas. „Quels reproches vous me “faites! manquai-je à tous les rendez-vous que vous me donnez? Il “est vrai que je ne vous arrache pas “vos faveurs; mais l'amour n'exige-t-il pas une entiere liberté? Je vous “vois rarement; puis-je pourrir ignoblement dans mon appartement, en “attendant le moment de vous ennuyer dans le vôtre? D'ailleurs, “comment manquer des parties arrangées, & dont on me met quelquefois malgré moi? Je vous trahis; “moi? Je serois puni par mon cri“me même, Ce discours que j'entendis trèsdistinctement me rendit curieux; j'écartai quelques feuilles, & j'apperçus Madame V... assise sur un banc de gazon, le Chevalier étoit sur un de ses genoux, il avoit la main dans le sein de Madame V.. qui de son côté .... Je fus si ému à cet aspect, que faisant du bruit pour me dégager, je donnai le temps à Madame V... & à mon Rival de se remettre. Je tournai vers la porte du cabinet, & m'avançant vers Madame V ... Je lui présentai sa clef; Madame, lui dis-je, „elle m'est inutile pour sortir“. Madame V. ... me parut surprise au dernier point: elle ne me répondit pas: je sortis, & ne l'ai pas revue depuis. Mon amour-propre mortifié me fit supporter cette trahison avec un chagrin extrême; je restai chez nous tout ce jour, & le suivant où j'étois dans la même résolution, m'y confirma encore. Je lisois dans la chambre de ma sœur, lorsque notre jeune voisine entra: je quittai mon livre promptement, & lui présentant un fauteuil, je l'y fis asseoir avec un empressement dont elle rougit: je la trouvai charmante, & je m'étonnai de l'avoir si peu remarquée la premiere fois que je l'avois vue. Elle me demanda par quel hasard on me rencontroit à la maison, sa demande m'embarrassa; mais aidé par ma sœur, je me remis & nous jasâmes bientôt à qui mieux mieux. Il y avoit à peine une heure que la belle Mathilde étoit avec nous, qu'elle se disposa à nous quitter; je fis mes efforts pour la retenir ou pour l'accompagner: elle refusa l'un & l'autre, & sortit en disant quelques mots à l'oreille de ma sœur. Il fallut peu presser ma sœur pour en obtenir le secret de sa compagne. Les femmes ne sont discrettes que sur ce qui les regarde personnellement. Elle m'apprit que Mademoiselle Mathilde alloit se marier, que son prétendu devoit la venir prendre, elle & sa mere, pour les conduire dans une maison qu'il avoit sur le Boulevard. Je lui demandai son nom; elle me dit qu'il s'appelloit Moranval, & que Mademoiselle Mathilde ne l'aimoit pas. Je n'eus pas de peine à le croire. En effet, peins -toi M. Moranval; c'étoit un grand homme sec, vieux, dégoûtant, ladre & quinteux; pouvoit-elle aimer un pareil animal? Il étoit riche, à la vérité; mais quoi, cette qualité peut-elle suppléer à celles qui manquent d'ailleurs? Crois-tu Mademoiselle J... plus heureuse pour avoir épousé B....? N'être plus fille & l'être cependant. Ma sœur me dit encore qu'elle étoit fort liée avec Mademoiselle Mathilde qui venoit la voir réguliérement tous les jours: je feignis de prendre peu de part à toutes ces nouvelles; mais qu'il s'en falloit que je fusse indifférent! Ce commencement de passion avoit tellement effacé Madame V.... de mon esprit, que je voyois entr'elle & moi une espace de six mois au moins: Mademoiselle Dulis conservoit plus de part à mon souvenir: je me reprochois ma légéreté; mais je l'avois déjà trahie pour Madame V.... Il en est de la fidélité comme de l'honneur: L'on n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors; D'ailleurs, à quoi lui auroit servi ma constance? La belle Mathilde vint le lendemain; je la regardai tendrement; je parlai sentiment, amour pur, fadeurs, langage de Roman; & à la fin de la visite, qui fut longue, j'étois en possession de lui serrer la main sans qu'elle s'en défendit. Juge des espérances que durent me faire concevoir de pareils commencemens? Il me fut permis de la reconduire, & je ne perdis pas mon temps: j'étois presque amoureux, il me fut aisé de jouer le passionné. Il me vint dans l'idée de faire une Lettre que je lui rendrois le lendemain; j'en fis cinq ou six brouillons: je ne sçais par quel hazard je les ai conservés; je t'en envoie un. Mademoiselle, Je serois bien malheureux, si en vous disant que je vous aime je vous apprenois une nouvelle. Vous êtes trop pénétrante pour n'avoir pas lu dans mes yeux l'ardeur qui me consume; je vous adore, je ne puis plus le taire. Ce libre aveu va vous irriter, je le sens; mais il m'est aussi impossible de résister à la violence de ma passion, que de modérer mon désespoir si vous devez y rester insensible. Je lui remis ma Lettre le lendemain; & pour qu'elle ne fit pas difficulté de la recevoir, je la lui donnai comme une chanson dont je la priois de me dire son sentiment. Elle ne s'y trompa pas, elle rougit en la prenant; & sa main tremblante se déroba à la mienne qui vouloit la serrer. Le reste du jour & la nuit qui le suivit me parurent d'une longueur effroyable. J'étois sur les épines une heure avant celle où elle arrivoit ordinairement. Je craignois que ma démarche ne l'eut éloignée pour quelque temps, pour toujours peut-être. Je me promenois à grands pas dans la chambre de ma sœur qui étoit sortie, lorsqu'elle vint enfin avec ma sœur elle-même, qui, en passant, l'avoit été prendre chez sa mere. Sa vue me débarrassa d'un poids de cent livres; elle paroissoit changée; ses couleurs étoient moins vives, & ses yeux étoient remplis d'une douce langueur. Je m'informai de sa santé du ton le plus affectueux, elle ne me répondit rien; mais quelque temps après, pendant que ma sœur étoit occupée à faire quelque chose, elle me remit d'une main timide un papier que je jugeai bien contenir une réponse à ma chanson prétendue: je le pris avec empressement, & sous je ne sçai quel prétexte je sortis pour le lire. Le Billet étoit conçu en ces termes: J'ai reçu votre Lettre, & je vous fais réponse; c'est bien moi qui suis malheureuse. Il est vrai, je me suis apperçue de votre tendresse, & vous même avez bien connu que je n'y étois pas insensible, autrement vous n'auriez pas osé me la découvrir. Je vais devenir la femme d'un autre; il ne me restera que le chagrin de vous avoir vu. Que ne puis-je vous oublier! Je retournai chez ma sœur; Mademoiselle Mathilde en étoit partie. Que te dirai-je? Depuis nous nous écrivions réguliérement tous les jours. Comme sa mere lui permettoit de venir passer les après-dîner chez nous, le soir je l'accompagnois, & je profitois de ce temps pour lui parler de mon amour. Après plusieurs instances j'obtins la liberté de monter avec elle dans sa chambre. O! mon ami, qui n'auroit pas été téméraire? l'aimable Mathilde me souffroit à ses genoux; ses mains étoient en proie à mes transports; sa bouche, son sein .... je touchois sans doute au moment heureux, lorsque nous entendîmes frapper à la porte. Je me jettai dans un cabinet de toilette. Elle ouvrit, & nous vîmes entrer sa mere & le maussade Moranval. On la gronda de ce qu'elle s'enfermoit ainsi seule: Mathilde, en se remettant sur son lit, s'excusa sur une migraine affreuse. La mere & le futur disserterent sur la nature & sur la cause de cette maladie; & pendant que Moranval jugeoit à son pouls, qu'il trouvoit extrêmement ému, qu'elle avoit une fiévre violente, sa mere, je ne sçais par quel hasard, vint me découvrir. Quel fut son étonnement! Elle voulut s'écrier, & les sons semblerent se refuser à ses efforts: pâle de colère, elle sortit sans rien dire, emmena mon indigne rival, & ferma la porte dont elle emporta la clef. Je m'approchai de Mathilde, me doutant bien que je ne resterois pas long-temps seul avec elle: ma chere Mathilde étoit évanouie: je fis mes efforts pour la faire revenir; mais avant que j'eusse pû réussir, sa mere reparut. „Ah! Madame, lui dis-je, „en me jettant à ses genoux, secourez Mademoiselle votre Fille. Si vous „avez quelques reproches à faire, „c'est à moi que vous devez les adresser, elle n'en mérite aucuns. Sortez, Monsieur, répondit-elle d'un “ton aigre, sortez, & n'achevez-pas de la déshonorer. Qu'aurois-je „pû faire? Je sortis.“ Vainement tentai-je de revoir ma chere Maîtresse, toute espèce d'accès me fut interdit auprès d'elle; ma sœur même ne put l'entretenir; & huit jours après je sçus qu'elle étoit Madame Moranval. Cette aventure me toucha sensiblement. Je m'ennuyai bientôt à Paris; & mon imagination qui me rappelloit la Dulis, me fis voler en Province, où je voulois achever mon cours de Philosophie. Seulement j'obtins de mon Pere une Lettre par laquelle il demandoit pour moi plus de liberté que je n'en avois eu jusqu'alors. Les vacances n'étoient pas encore finies, je partis; & Mademoiselle Dulis me reçut avec une effusion de cœur entière. L'absence lui redonnoit à mes yeux tout le charme de la nouveauté. Que de plaisirs je goutai dans ses bras! Qu'elle parut bien les partager! Les classes recommencerent; mais muni des pleins-pouvoirs que mon Pere m'avoit donnés, je ne discontinuai point mes visites. On s'en apperçut, ou du moins Mademoiselle Dulis me le fit-elle appréhender. Je ne cherchai point à pénétrer ses motifs, & je me rendis, quoiqu'avec peine, aux exhortations qu'elle me fit, de faire semblant de m'attacher à quelque jeune Demoiselle pour dérouter les observateurs. Un vieux Gentilhomme qui passoit tout l'été dans ses Terres, & qui venoit réguliérement à la ville pendant l'hiver, me fournit l'objet de mon apparente infidélité. Il avoit une Fille de dix-neuf ans. Elle n'étoit pas belle, mais elle étoit fort jolie, l'œil vif, les sourcils noirs & épais, les dents blanches, & les lévres du plus beau carmin. Sa taille étoit un peu ramassée, mais elle avoit la gorge charmante; au reste, l'humeur douce & le caractère le plus aimable. Un frere qu'elle avoit en Philosophie me fit faire connoissance. Ma premiere visite fut de bienséance; que te dirai-je? la seconde fut d'inclination. Je sondai sa façon de penser; je travaillai à me rendre agréable; mon tour d'esprit plût, & je me vis aimé, sans même avoir découvert mon amour. J'allois toujours chez Mademoiselle Dulis; mais j'aurois presque sacrifié un plaisir certain à celui de voir seulement ma nouvelle Maîtresse. Qu'elle s'en apperçut promptement! Elle connut alors la faute qu'elle avoit faite: elle voulut la réparer, & le voulut trop tard, si le sort ne l'eût servie comme elle pouvoit le desirer. Le vieux Pere de ma Maîtresse, grand bavard de son naturel, employoit à jaser & à médire des Femmes & des Filles, tous les momens qu'il ne donnoit pas au jeu. Conduite des plus imprudentes dans tout homme qui tient de maniere ou d'autre à quel-que femelle. Je ne sçai quel Démon, jaloux de mon bonheur, lui fit ombrage de mes visites: il défendit à sa Fille de me voir & à son Fils de me fréquenter davantage. Je me serois peu soucié de ses défenses, s'il ne les eût appuyées, en emmenant sa Fille à la campagne huit jours après, quoique le Primtemps fut à peine de retour. Nous n'eûmes sa Fille & moi qu'un seul instant pour nous dire adieu: Elle pleura, & je répandis à mon tour des larmes sincères. Cet événement me rendit à Mademoiselle Dulis: elle le vit avec plaisir. Notre intimité sembla s'accroître. J'étois trop assidu près d'elle pour ne pas la gêner; cependant elle ne voulut pas s'exposer à me perdre, en m'occupant comme elle avoit fait la premiere fois. Elle réveilla chez moi le goût de l'étude: j'eus bientôt rattrapé mes camarades, qui n'avoient point fait d'excès. Les heures que Mademoiselle Dulis me forçoit à lui dérober, je les employois à chanter nos amours. Je vais te faire part d'un de mes essais en ce genre. Dans un vallon sombre Où, l'œil de Phébus Ne peut percer l'ombre Des Myrtes touffus; Où la Violette, Qui se cache aux yeux, Sous la tendre herbette, Embaumant ces lieux, Trahit sa retraite. La Nymphe s'arrête Pour parer son sein, Et mêle à dessein L'odeur amoureuse De la Tubéreuse A celle du Thin. Par leur doux murmure Les flots argentins D'une source pure, Sous les Aiglantins Endorment les peines, Les soucis mutins, Et les craintes vaines. Le Zéphir badin, Sur ses bords soupire, Et Flore y respire Le frais du matin. Reine triomphante Des Chantres des airs, Philomèle enchante, Par ses doux concerts; Et des Alouettes, Des Bergeronnettes, Des jaunes Bruants; La voix moins sonore Fait briller encore Ses sons éclatans. Dieu de cet asile, L'amour, sans bandeau, Sans arc inutile, N'a que son flambeau. Les gazons propices, Témoins précieux, Des tendres délices Du Maître des Cieux, Composent le Trône, D'où, l'Amour joyeux Sourit à nos vœux; D'où sa main couronne Les Amants heureux. Les graces touchantes Font avec des fleurs, Les chaînes charmantes Qu'il donne à nos cœurs. La troupe enfantine Des jeux & des ris, Cueille l'aubespine L'œillet, & les lis. Moins vif & plus tendre Le Satyre ardent, N'y vient point surprendre Chloé qui l'attend. Avec la Jonquille, Hilas plein de feux, De son Amarille Orne les cheveux: Les vives caresses Répandent sur eux, Les douces yvresses, Et la volupté Joue à leur côté. Allons ma Sylvie Dans ce beau séjour, Passons-y la vie, Soumis à l'amour. Viens, toi qui fit naître Mes premiers desirs, M'y faire connoître Encor les plaisirs. Je ne te parle pas des bouquets, des complimens, des chansons & de mille autres semblables gentillesses; je brûlois avec soin tout ce qui auroit pû nous découvrir; c'est le seul brouillon que j'aye conservé. Tant mieux, va tu dire. A la bonne heure. Aux vacances de Pâques, je fus invité à aller passer en campagne les quinze jours accordés dans ce tempslà. Je fis de vains efforts pour m'en dispenser: il fallut me rendre. La maison où je fus étoit celle d'un vieil ami de mon Pere, qui me reçut, comme le représentant d'un homme avec qui il avoit été intimément lié. Dans son voisinage, vivoit un ancien Officier, avec une Fille & une Niéce. Deux jours après moi, il vint avec sa famille voir mon Hôte, qui l'engagea à demeurer quelques jours chez lui avec les Demoiselles qui l'accompagnoient. J'eus bientôt fait connoissance avec les Cousines: je les trouvai charmantes, elles l'étoient en effet. Le jour se passa en politesses; on soupa & chacun se retira. Comme il étoit encore de bonne heure, & que je ne me sentois point d'envie de dormir, je fus me promener dans le Jardin. la chambre des Cousines prenoit jour de ce côté; au-devant étoit un gros orme, dont les branches touchoient les fenêtres. Elles avoient encore de la lumiere: rien n'étoit fermé; je m'en apperçus & je montai sur l'orme assez doucement pour n'être pas entendu. Les deux Cousines folâtroient, & le désordre de leur habillement laissoit leurs appas découvertes. Imagine, mon Ami, les plus séduisantes situations; ce fut celles qu'elles prirent touràtour; elles mesuroient la rondeur de leur gorge, la distance qui en séparoit les globes; elles se baisoient de temps en temps avec transport; enfin elles éteignirent la lumiere; & leurs soupirs me firent connoître qu'elles ne donnoient pas au sommeil les premiers momens qu'elles passoient dans leur lit. Une scène aussi voluptueuse ne pouvoit manquer de faire sur mes sens la plus forte impression: l'obscurité la redoubla de maniere à me mettre hors d'état d'y résister. Je me glissai dans la chambre, & pour empêcher les Cousines épouvantées, de réveiller peut-être toute la maison: je me hâtai de parler. „Mesdemoiselles, leur dis-je, j'avois “dessein de jouir quelques instans des “charmes de votre conversation; j'étois heureusement parvenu au haut “de l'orme, quand vous avez éteint “votre lumiere. J'entre néanmoins; “pour causer, on n'a pas besoin d'y “voir clair: au reste, je m'en irai “quand il vous plaira. Eh! mais, “Monsieur, me répondit l'une d'entr'elles; il faut, s'il vous plaît, que “ce soit tout-à-l'heure. Que diroit“on si l'on sçavoit? ...... Que “voulez-vous qu'on sçache, hors vous “& moi tout dort ici?.. N'importe, “il faut que vous vous retiriez, ou “bien nous dirons à M. D..... que “vous êtes venu nous faire enrager. “Tout ce que vous voudrez, pourvu “que je reste: je ne chicane pas sur “les conditions“. Et pendant ce colloque, je m'étois approché du lit. „Les insupportables Lutins que ces “hommes, je voudrois qu'ils fussent “tous ... Les aimables créatures que “ces femmes; il en est quelques unes “pour qui je donnerois le sceptre de “l'Univers. Et je terminai cette phrase par un baiser que je pris sur une “main errante hors du lit. Mais “quelle idée! de passer par une fenêtre .... Elle est toute simple, & “ne pouvoit manquer de venir à quiconque vous auroit vu. Ma main faisoit des efforts inutiles d'abord; mais quoi? être couché n'est pas une position avantageuse pour se défendre; je sentis que la résistance avoit pour objet, non de m'empêcher de vaincre, mais de cacher la défaite. En conversant, je m'emparai d'un sein, d'une rondeur, d'une délicatesse. Oh mon ami! il eût animé les marbres, qu'il égaloit en fermeté. J'étois dévoré de desirs; mais quelle apparence de les satisfaire! Une main envieuse surprit la mienne, au milieu de ses conquêtes. Cet incident me détermina. Il ne faut pas, me dis-je, laisser un avantage à la moins complaisante peut-être; & changeant de batterie, je m'addressai à l'indiscrette Cousine. L'exemple opéroit; je réussis avec la derniere facilité. Mes mains licentieuses parcouroient mille appas sans se fixer à aucun: point d'obstacles; les portes du Palais de la volupté s'ouvroient: j'y fut introduit. Quel ravissement! Elles en soupirerent; l'une de plaisir & l'autre de regret. Elle avoit tort, son ardeur ranima la mienne, & je ceignis mon front d'un double myrthe. Avec quelle usure mes caresses me furent rendues! Mon ami, si le Grand Seigneur avoit tous les ans une nuit pareille, il seroit le plus heureux de tous les Potentats. Je ne te dirai pas que je me gardai bien d'attendre que le jour vint m'éclairer au milieu de mes deux aimables Maîtresses. Après avoir regagné mon appartement, je laissai le sommeil, couronner mes exploits, & prendre la place de l'amour. Il étoit dix heures, & je dormois encore. La plus jeune des deux Cousines vint me reveiller. Je l'attirai auprès de moi; une douce langueur paroissoit dans ses yeux: je les vis se couvrir de ces larmes voluptueuses, compagnes de l'ivresse des amours; l'aimable nonchalance avec laquelle elle céda, ajouta encore des charmes au plaisir; la vivacité prit bientôt chez elle la place de cette timide complaisance. Il falloit jouir rapidement de ces instans, que nous ne pouvions prolonger à notre gré: nous n'en perdîmes rien. Elle s'échappa de mes bras, & je me levai glorieux. Personne ne s'étoit apperçu de son absence, & je parus sans que l'on se doutât de la visite que j'avois reçue. Les regards des deux Cousines se confondoient sur moi; ils exprimoient l'ardeur des desirs, & l'attente de la volupté. Sur le soir, nous nous égarâmes dans des bosquets assez peu éloignés de la maison; quel avant goût de félicité leur sombre retraite nous procura! Que de soupirs s'unirent sur nos lévres! Le Soleil se couchoit dans un lit éclatant; ses rayons obliques teignoient les nuages d'une couleur de pourpre étincelante; non je ne connois rien qui ajoute une nuance plus flatteuse au plaisir, que le spectacle de la nature. Le souper fut des plus gai, & la nuit une répétition de la précédente. Le lendemain je fus réveillé de grand matin par un Domestique qui m'instruisit du départ des Cousines. L'Officier venoit d'apprendre que le feu avoit pris chez lui, & que sa présence y étoit absolument nécessaire, non pour éteindre l'incendie qui l'étoit déjà, mais afin de réparer les dommages qu'un pareil accident cause toujours. Je me levai promptement, & trouvai l'Officier prêt à partir. Il me fit ses adieux, & m'invita en même temps à lui sacrifier quelques-uns des jours que je devois encore avoir à moi. Je le promis; & l'air des deux Cousines me dit combien elles en seroient charmées. Il s'en fallut peu que je ne satisfisse à ma promesse; mon Hôte fut obligé d'aller à la Ville trois jours après; il me rappella l'invitation de son ami: j'allois y répondre, lorsque je reçus cette Lettre: Voici six jours, mon cher ami, que tu es absent; j'en ai compté toutes les heures & tous les momens. Quel temps perdu! Ma mere partit avant-hier pour un voyage de huit jours: les laisseras-tu passer à ton amie dans la solitude? On m'avoit bien dit que les plaisirs qui nous attachent à vous si sortement, sont sur votre esprit un effet tout contraire. Dis, dois-je faire avec toi l'épreuve de la vérité de cette mavime? J'aurois été bien trompée; j'ai cru serrer nos chaînes, & donner un aliment à ta passion: j'aurois peut-être mieux fait de te cacher que j'y fusse sensible, mais je ne m'en repens pas. Mon ami estgénéreux. Il se souviendra que c'est à moi qu'il a engagé son cœur; qu'il a les prémices de mes affections, & je ne crains pas qu'il change, puisqu'il m'éprouve si fidelle. Je t'attend demain dans ce boudoir, témoin fréquent de ta satisfaction & de la mienne. Tout m'y rappelle des instans .... Ah! ne me sais point de réponse, mais viens. Cette Lettre me remplit si entiérement de Mademoiselle Dulis, que malgré la perspective que m'offroit un séjour dans la maison des deux Cousines, je me refusai aux plaisirs qui m'y attendoient; & prétextant une affaire indispensable, je partis. La campagne de Madame Dulis, dont je t'ai parlé au commencement de mon Histoire, & où j'avois accompagné sa Fille, se trouve sur la route qui me conduisoit à la Ville. En approchant, je rencontrai un des Fermiers, à qui je demandai si sa jeune Maîtresse étoit à la campagne; il me répondit, qu'elle étoit venue le matin, & qu'il l'y croyoit encore. Cette nouvelle me fit grand plaisir. Je formai sur le champ le projet d'aller l'y surprendre. On arrivoit à la maison par une assez belle avenue; je me détournai, & prenant par un chemin bordé de hayes, où passoient les charretes, je parvins sans pouvoir être apperçu, Comme cette maison n'est qu'à demi-lieue de la Ville, j'y avois vû plus d'une fois Mademoiselle Dulis. Aussi la porte quoique fermée, ne l'étoit pas pour moi. Je traversai doucement une antichambre, & m'arrêtant à la porte de la piéce où je la soupçonnois, j'examinai par un trou qui sembloit fait exprès, à quoi elle s'occupoit, vis-à-vis de cette espèce de lentille de microscope, étoit un canapé, sur lequel je vis Mademoiselle Dulis. Elle n'étoit pas seule, mon ami; entre les bras de mon Professeur, dans le plus ample désordre, la perfide lui prodiguoit les plus tendres carresses; jamais elle ne m'avoit traité si affectueusement. Baisers flatteurs, aimable emportement, noms voluptueux, tout fut mis en usage, & bientôt je n'entendis plus que le doux murmure des soupirs. Quel spectacle pour moi! je fus prêt vingt fois à entrer, & à les couvrir l'un & l'autre de la confusion qu'ils méritoient. Je l'aurois fait sans doute, si je n'eusse entendu la voix du jeune Dulis, qui venoit en chantant, il leur donna le temps de se remettre, & à moi, celui de m'avancer vers l'entrée, comme si je ne faisois que d'arriver. Il fut surpris de me trouver-là; je lui expliquai en deux mots par quel hasard il m'y rencontroit, & nous entrâmes ensemble. Tu juges bien, qu'après ce que je venois de voir, je ne devois pas être tranquille. Mademoiselle Dulis étoit devenue rouge en me voyant; mon air altéré, & mes regards hautains n'étoient pas propres à la remettre: Je me hâtai de la délivrer de ma présence. Enflé par mes succès, cette aventure me rendoit furieux. Je me promis de ne plus la revoir, & j'eusse bien fait; cependant dès que le moment où elle pouvoit être de retour fut arrivé, je courus chez elle. Il est vrai qu'elle ne dût pas être fort satisfaite de cette visite; je lui fis les plus durs reproches, & lui dis les choses les plus outrageantes. Ce fut envain qu'elle voulut m'attendrir par des priéres & des plaintes. Je ne répondis à ses discours que par d'amères ironies, & des sarcasmes sanglants. Elle voulut me serrer dans ses bras; je la repoussai avec une espèce d'horreur, & la laissai fondant en larmes. Nous sommes bien singuliers; si Mademoiselle Dulis avoit sçu toutes les infidélités que je lui avois faites, j'en aurois obtenu un pardon facile. Que dis-je? Peut-être elle m'en auroit aimé davantage. Les hommes & les femmes se jugent mutuellement. D'où vient les femmes sont-elles charmées de voir plusieurs d'entr'elles, de leur avis, sur le mérite de celui qu'elles aiment, & pourquoi leur faisons-nous un crime de ne pas s'en tenir au sentiment d'un seul, sur le pouvoir de leurs charmes? Aurions-nous plus d'amourpropre qu'elles? Quatre jours s'étoient écoulés, & je n'avois point vû Mademoiselle Dulis. Les soirs, au lieu d'aller chez elle, je me promenois dans notre jardin; j'y rêvois à sa trahison: lorsque j'entendis du bruit dans une espèce de berçeau qui étoit vers le fond. Je voulus voir ce qui le causoit; à peine y fus-je entré, que je me sentis embrasser. Tu devines sans peine à cette action, que c'étoit Mademoiselle Dulis; je n'essayai que foiblement de m'en débarrasser: elle me connoissoit trop, pour ne pas sçavoir que mon tempérament souffroit de notre querelle, surtout n'ayant personne pour la remplacer; elle me fit asseoir, & s'assit elle-même sur mes genoux: sa gorge étoit découverte; elle m'obligeoit à la baiser, & m'accabloit de caresses. Dans ces momens, sans tenter sa justification: „Laisse-moi dumoins, me disoit-elle, croire que „tu ne me hais pas; ne te refuse pas „à mon empressement. Il étoit un “temps où tu me faisois les mêmes “prieres, j'ai cédé, seras-tu moins “facile? Qu'on trouve un jeune homme de dix-huit ans, qui puisse résister à d'aussi douces attaques; qu'on le trouve, & je conviendrai que j'eus tort de me rendre. Mes transports excités ne pouvoient plus s'augmenter, je n'en étois plus le maître. Ma vivacité sembla diminuer la sienne. Je compris qu'elle vouloit se ménager la gloire, de s'être laissé dérober des faveurs qu'elle venoit m'offrir. Je la contentai. Nous renouâmes donc. Mais quelle différence de nous à nous! Ce n'étoit précisément qu'au feu de l'âge qu'elle devoit mes visites; je lui faisois des reproches: je manquois aux rendez vous qu'elle me donnoit: souvent je contrariois ses volontés, & toujours les plaisirs que je goûtois avec elle, étoient suivis d'une froideur qui amena bien-tôt le dégoût. Trop indolent, pour faire naître des occafions qui ne se présentoient point: je ne fis plus d'autre Maîtresse, & je passai le reste de l'année à me brouiller, & à me raccommoder avec Mademoiselle Dulis. Dans cette intervalle, j'appris que les deux Cousines s'alloient marier. On se disoit tous bas, que les époux n'avoient pas attendu de l'être pour en avoir les droits. Je n'en fus point étonné. Je fus plus surpris d'une autre nouvelle. J'avois entretenu une corespondance avec l'aimable fille du vieux Gentilhomme dont je t'ai parlé, par le moyen de son frere. Elle duroit depuis quatre mois; si dans ce temps-là j'avois fait quelques traités de morale, j'y aurois inséré en sa faveur un chapitre de la constance des femmes; je me serois trop pressé. Il y avoit quinze jours que je n'avois reçu de sa part aucune épître, lorsque le bruit se répandit qu'un jeune Militaire, qui étoit venu voir le Château comme voisin, l'avoit enlevée. Je n'en crus rien d'abord, mais ce bruit fut trop bien confirmé, pour que je pusse en douter long-temps. Le mois d'Août vint; j'en vis approcher le milieu avec plaisir: c'étoit le terme de ma carrière littéraire. J'allois jouir enfin d'une entière liberté; & cette idée me flattoit infiniment. Quelqu'un qui dût attendre, au moins avec autant d'impatience que moi, la sin du coursy ce fut mon Professeur. Depuis que je l'eus surpris avec Mademoiselle Dulis tête-à-tête à la campagne, je pris un ton d'insolence avec lui, qui lui fit sentir mon avantage. Il étoit bouillant, emporté, & je le poussois à bout vingt fois par jour. Ce ne fut pas tout; le dernier jour arrivé, j'en exigeai une ample attestation, d'exactitude, & sur-tout de docilité, que je lui dictai moi-même. Je quittai Mademoiselle Dulis sans regret; & de son côté, je crois qu'elle n'en eut guères à me voir partir. Elle pleura, il est vrai, mais je pleurai aussi, & je t'assure que ma douleur étoit des moins profondes. Depuis que je suis de retour à Paris, tu sçais que tout mon plaisir a été celui que donne le commerce d'un ami tel que toi. Je ne sçais, tout m'attire auprès des femmes, & rien ne m'y attache. Elles sont la plûpart si coquettes, si capricieuses! Tu me mandes que tu seras ici dans un mois. Ce temps est bien long, tâche de l'abréger; conserve ta santé, mon ami, aime- moi toujours. Adieu. P. S. Je fus hier aux Thuilleries; j'y vis Madame Moranval. Elle se promenoit au milieu d'une Croix de Saint Louis & d'un Abbé: je pense qu'elle m'a reconnu; mais apparemment ma vûe ne lui a pas fait plaisir, car elle n'a plus repassé dans l'allée où j'étois. Ma sœur ne la voit plus depuis son mariage, parce que, pour bonnes raisons, on ne l'invita point à la nôce. L'Abbé paroissoit rempli de cette attention que l'on a pour l'objet de ses feux; il m'a semblé qu'on recevoit ses soins avec reconnoissance. On m'a dit qu'il étoit très-bien avec le mari, qui le considéroit beaucoup. Monsieur Moranval a raison; l'Abbé lui rend plus de services qu'il ne pense. Fin de la premiere Partie. LE DÉBUT OU LES PREMIERES AVENTURES DU CHEVALIER DE *** NON, Madame, ce que j'ai fait pour l'amitié, je ne le refuserai pas à l'amour; complaisant pour mon ami, je suis l'esclave de ma Maîtresse; vos desirs seront toujours mes Loix. J'avois prié Gar .... de me garder le secret; il ne m'a pas tenu parole: je lui pardonne. Son indiscrétion me fournit l'occasion de vous témoigner mon dévouement. Ne me jugez pas sur mes aventures, Madame, ou plutôt voyez que vrai Caméléon, l'objet de mon attachement a décidé mon caractère; & songez que je vous adore. Point de grands traits de morale; point de belles dissertations sur la vertu; point de brillant étalage de sentimens: mes actions dégraderoient mes maximes, & j'aurois un ridicule de plus, sans avoir un défaut de moins. Des faits contés sans emphases, quelques occasions saisies à propos: voilà mon histoire. Que ne puis-je atteindre à la manière de l'Auteur charmant , que vous admirez tous les jours! Les Recueils scientifiques de nos doctes Personnages sont l'histoire de l'esprit; ses écrits sont l'histoire du cœur. Ah! l'un est bien inférieur à l'autre. Vous me pardonnez cet accès d'enthousiasme: je continue mon récit. J'avois rencontré, Madame Moranval aux Thuilleries, comme je le marque en P. S. à mon ami: je l'y vis encore quelques jours après; elle étoit assise dans la grande allée: je fus prendre une place auprès d'elle. A peine fus je assis, qu'elle m'adressa la parole, & me demanda des nouvelles de ma sœur & de toute ma famille. Je répondis à ses questions, & mes réponses ayant eu le bonheur de plaire à M. Moranval qui étoit avec elle; il m'invita gracieusement à profiter de l'agrément d'une société peu nombreuse, à la vérité, mais qui valoit bien mieux qu'une grande, par la maniere dont elle étoit composée. Un coup d'œil, dont adame Moranval appuya l'invitation de son mari, contribua plus à me déterminer que ce vain bavardage. Je fus le jour suivant de fort bonne heure chez Madame Moranval. On sortoit de table. Son mari, avec le Marquis de l'Arc, faisoit une partie de Trictrac; elle, appuyée sur un balcon, regardoit dans un Jardin. Les premiers complimens faits, je me plaçai à côté d'elle. „Je vous sçais bon “gré de votre exactitude. Jouez-vous ... Non Madame, je me reprocherois d'employer si mal les “momens que le sort me permet de “passer près de vous ... Comment, “vous vous souvenez encore?.. “De ce que vous avez oublié? Oui “Madame, mon cœur conserve précieusement ... Quoi tout de bon? “mais vous êtes donc un Céladon “nouveau; comment depuis deux “ans? ... Il est vrai, Madame, & “vous avez lieu d'en être surprise: je “ne croyois cependant pas que l'on “pût effacer de sa mémoire.. “Oui, l'on se souvient toujours... “tenez parlons d'autre chose.. “Voilà M. l'Abbé qui vient, nous “allons jouer une partie ... Je vous “demande pardon Madame, j'imaginois vous dire quelque chose d'intéressant. Venez, l'Abbé, dit elle, “en s'avançant vers lui, voici un jeune “Cavalier, avec qui nous allons faire “un brelan; ne le jouez-vous pas?.. “Tout ce qu'il vous plaira, Madame. M. l'Abbé avoit fait une légère révérence; mordu sa lévre inférieure, & s'étoit radouci la phisionomie pour complimenter Madame, qui avoit souri à sa fleurette; M. de Moranval, sans quitter le cornet, lui avoit pris la main, en disant, bon jour mon ami. Le Marquis s'étoit incliné sans rien dire, en faisant même la grimace; & moi après les politesses d'usage, j'avois aidé à compter des jettons sur une table: nous voilà au jeu. „Prenez garde, Monsieur, me dit le Marquis, “vous avez affaire à forte partie; “Madame s'entend avec M. l'Abbé, “& M. l'Abbé est Grec. Il avoit raison, l'Abbé jouoit serré, alloit avec un seul as contre la Dame, & se trouvoit toujours trente-un en main contre moi. Dans un moment de distraction, j'avois avancé mes pieds sous la table; Madame Moranval qui cherchoit ceux de l'Abbé, se trompa; l'Abbé de son côté prit les miens pour ceux de sa Maîtresse & tous les deux me les presserent fort tendrement: je les regardai; ils me parurent cruellement embarrassés. Des Amans devroientils jamais jouer avec un tiers? Le jeu fini, on m'invita à venir prendre ma revanche le lendemain; M. de l'Arc s'offrit à me ramener, & nous laissâmes M. l'Abbé avec les Maîtres de la Maison. „Que dites-vous de ce M. l'Abbé, me dit-il, quand nous fûmes ensemble? „Ne vous ai-je “pas dit qu'il étoit grec? Mais, répondis-je, il a peu gagné: d'ailleurs il hasarde assez.... avec Madame Moranval; mais avec vous, je gagerois “bien qu'il n'a jamais été qu'avec la “plus grande probabilité du gain. Ce “bon Moranval, il s'imagine que sa “Femme & son Abbé ....Comment?.... Vous n'avez pas vû que “l'Abbé est au mieux, avec Madame Moranval? Il n'y a que vous & “son mari à qui cela ne saute pas aux “yeux....Quoi vous croyez que “Madame .... Entre nous, c'est une “des plus franches coquettes de Paris. “Oh! je la démasquerai..Son “Abbé est le plus fat, & le plus impertinent personnage....Je veux “vous en donner le divertissement. “Ils sont invités à venir passer quelques jours à ma campagne: soyez “de la partie. Je promis, & nous “nous séparâmes. Me voilà donc encore en concurrence avec un Abbé, me dis-je, lorsque je fus seul. Que vous êtes changée, Mademoiselle Mathilde; cet air ingénu, ces discours naïfs, où sontils? Ces yeux timides & modestes sont devenus hardis; ce maintien réservé, qui faisoit paroître tant d'innocence: on ne peut pas s'y méprendre à présent. Elle ne m'aime plus, au fond, que me fait son inconstance? Rien certainement. Laissons-là donc recevoir tranquillement les hommages de sa nouvelle conquête. Rompons le projet du Marquis; mais d'où me vient tant d'agitation? l'aimerois-je encore? Non, ce me semble .... Cependant j'aurai du plaisir à la voir punir de sa perfidie .... Oui, M. le Marquis, je suis des vôtres. Dès que le moment d'aller chercher ma revanche fut venu, je me trouvai chez Madame Moranval. Tout se passa comme le jour précédent: nous perdîmes l'Abbé & moi: Madame, qui gagna tout, joua avec un agrément infini. Je passe sur quelques incidens légers, pour venir à l'histoire de la campagne. Le jour du départ arrivé, Monsieur, Madame Moranval & l'Abbé, se mirent dans un carrosse: le Marquis & moi, sous pretexte d'aller tout préparer, nous montâmes dans un cabriolet, & prîmes les devans. La Maison du Marquis est charmante; la Rivière en baigne les murs, & les appartemens sont distribués d'une manière agréable & commode. Nous les parcourûmes; il me fit remarquer un cabinet de glaces le plus élégant du monde: on n'y voyoit d'autres meubles qu'un canapé que les glaces multiplioient gracieusement; ce petit réduit paroissoit le séjour de la volupté, & l'asyle des plaisirs. Madame Moranval en aura la clef, me dit-il, descendons, ils doivent arriver incessamment. Effectivement, l'instant d'après, nous entendîmes une voiture, c'étoit celle de nos gens. Le déjeûner étoit prêt; chacun y fit honneur suivant son appétit. Après ce déjeûner, on fit la visite de la Maison, & chacun fut enchanté du cabinet des glaces. On se promena jusqu'au dîner, & après le dîner, notre Hôte nous dit, „je ne croirois “pas mériter que l'on me fit le plaisir „de venir me voir, si l'on avoit une „entière liberté chez moi. Voici le ton “de ma Maison; chacun y est son “maître; on s'y lève quand on veut: „on se rassemble pour dîner: on joue „ou l'on s'amuse autrement. Si ces “Messieurs sont chasseurs, ils pourront „se contenter.“ Moranval remercia; l'Abbé fit le mauvais plaisant, sur ce que son petit colet jureroit avec un fusil; pour moi, selon les instructions que j'avois reçues, avant l'arrivée de la compagnie, je m'érigeai en amateur de la chasse. Madame continua-t'il, en s'adressant à la Moranval, vous voudrez bien accepter la clef de la petite pièce qui vous a plû; elle est faite pour vous: un portrait aussi charmant que le vôtre, ne peut trop être répété. On se promena; l'on joua jusqu'au soir: & j'observai que M. de l'Arc ne quitta pas un instant Madame Moranval. Après souper chacun se retira dans son appartement; attendez que je vienne vous prendre pour sortir de chez vous, me dit le Marquis, en me quittant. J'avois l'esprit dans une situation singulière; je n'aimois pas, & j'aurois voulu, sinon être aimé, du moins ne point voir d'Amant à Madame Moranval. Ses agrémens se retraçoient dans mon imagination; c'étoit encore cette Mathilde, si jolie, si touchante, mais qui ne m'aimoit plus. Je fus long-temps à m'endormir; enfin le sommeil s'empara de mes sens. Il me sembloit que je n'en goûtois la douceur que depuis un moment, lorsque le Marquis vint me réveiller brusquement: levez-vous, me dit-il, & suivez moi. Je fus étonné de voir qu'il étoit grand jour. Je m'habille à moitié & sors à la hâte; il me conduifit par un escalier dérobé, & me fit entrer dans une chambre obscure qu'il ouvrit trèsdoucement. Il me plaça devant un grand miroir, dans lequel d'abord je ne distinguai rien, mais les objets s'éclaircissant peu-à-peu, je reconnus la disposition du cabinet des glaces, & Madame Moranval sur le sopha. Surpris, j'allois me récrier; mon guide me mit la main sur la bouche. Dans une position voluptueuse, mon ancienne Maîtresse en cherchoit une qui le fut davantage. Une jambe mignonne reposoit mollement dans toute sa longueur, tandis que l'autre suspendue avec nonchalance, étaloit toutes les graces d'un pied des plus petits. Sa gorge assez découverte, pour faire souhaiter qu'elle le fut entièrement; ses yeux qui parcouroient, pleins d'une douce langueur, les différentes manières dont elle étoit reproduite; c'est ainsi qu'on eût peint Vénus attendant Adonis; & ce portrait peut-être eût flatté la Déesse. A la figure de l'Amant près, Madame Moranval étoit dans la même circonstance. Nous vîmes la porte s'entrouvrir; M. l'Abbé entre doucement & la referme. On lui présente une main qu'il baise avec ardeur; il parcourt des beautés qu'on abandonne à sa passion. Quelles images de volupté répétoient ces glaces enchanteresses! Je ne vous peindrai pas, Madame, les transports de ces deux Amans, ni l'excès de leurs plaisirs: ils firent un tel effet sur moi, que serrant la main à notre Hôte; je fis une exclamation qui les troubla; ils se levèrent de dessus le canapé, prêtant de tous côtés une oreille attentive; ils parurent prêts à sortir du cabinet, & le Marquis craignant une seconde indiscrétion de ma part, me fit quitter notre perspective. „Vous êtes jaloux de l'Abbé, me „dit-il en chemin. Il est vrai, lui répondis-je, convenez qu'il est bien „heureux, & qu'il jouit d'une aimable femme... Eh! mais, si son bonheur vous tente, vous n'avez qu'à “dire ... S'il me tente .... ah! je „donnerois ... C'est assez: à demain. L'instant d'après je vis le Marquis que je venois de quitter, avec l'Abbé & sa Maîtresse, dans le jardin. Je tarde trop à vous expliquer, Madame, comment il se pouvoit faire que d'une piéce on vit tout ce qui se faisoit dans l'autre: l'artifice est aisé à comprendre. Une des glaces supérieures passoit du cabinet dans l'appartement adjacent qui n'avoit que fort peu de jour; elle jettoit les objets du cabinet sur un grand miroir qui les réfléchissoit à ceux qui regardoient attentivement, dans le plus grand détail. Denis le Tyran avoit dans sa maison un endroit où l'on ne pouvoit parler sans être entendu; ici l'on voyoit jusqu'au moindre geste; le premier étoit bien dangereux pour des mécontens, & le second ne pouvoit guère nuire qu'à des Amans heureux. Occupé des paroles du Marquis, je fus plus galant auprès de Madame Moranval; je pris auprès d'elle ce ton insinuant & flateur, qui plaît souvent, & qui amuse toujours. Tous les momens de la journée furent remplis, à la table, au jeu, ou à la promenade, & l'Abbé ne put profiter d'un seul instant de tête-à-tête. Tout le monde étant retiré, le Marquis monta dans mon appartement avec moi. „Je vous ai pris en “amitié, me dit-il, votre caractère “me plaît; c'est sans compliment, „ajoûta-t-il, voyant que j'allois l'interrompre. Je vais vous en donner “une preuve... J'ai aimé Madame “Moranval, elle a répondu à ma passion; vous avez vû que l'Abbé a pris “ma place: si elle eut fait un autre “choix, je n'en aurois pas été fâché; “je sens bien qu'à mon âge je ne suis “plus le fait d'une jeune femme; „mais je crois valoir encore mieux „qu'un Abbé. Il est vrai, lui dis je, „que les femmes les courent, je ne „sçais pourquoi. Par la raison même „qu'ils n'ont rien de recommandable, „me répondit-il; les femmes qui dans “le fond n'en font pas grand cas, “n'imaginent pas qu'une autre puisse „être flatée de la conquête d'un Abbé: „il paroît donc un homme sans occupation, & prêt à se donner tout entier à celle qui voudra bien le recevoir. Or, les femmes sont toujours “bien-aises de posséder le cœur d'un „homme sans partage: d'ailleurs on “les croit discrets, parce qu'ils sont “obligés de l'être; quoique grace à “la dépravation de notre siécle, peu “de jeunes gens aient autant d'indiscrétion qu'eux. Ajoûtez que ces déseuvrés mortels sont sans cesse autour „des femmes, complaisans, flateurs, “possédant toujours à merveille l'histoire du jour & la chronique scandaleuse; attendant avec opiniâtreté “le moment favorable, adroits à le „faire naître, prompts à le saisir.... “J'interrompis M. de l'Arc; je gage „lui dis-je, que vous en aurez rencontré quelques-uns en chemin de “bonne fortune, & que c'est-là ce „qui vous irrite si fort contre le „corps entier. Non, en vérité, excepté auprès de Madame Moranval; “je n'ai jamais été remplacé, ni pré“cédé par aucun; j'ai même trouvé “dans cette classe des individus aimables & honêtes, mais j'en hais le “général; & dans le fait n'est-ce pas “une chose ridicule qu'il n'y ait point “de compagnie où l'on ne trouve des „Abbés? Aucune jolie femme qui n'ait “le sien? En public, en particulier, “toujours à ses côtés; c'est son Sigisbée, son second mari; c'est bien “plus encore, il décide le goût, fait “vouloir, renvoie le Laquais, choisit „la femme de chambre, ordonne les “parties, arrange, dispose de tout, “&, ce qu'un galant homme auroit „peine à obtenir après les plus longs „services, est offert avec ardeur à ces „figures hermaphrodites. Mais finissons sur leur chapitre, aussi-bien ne “dirois-je pas tout ce que j'en pense. “Vous sçavez que Madame Moranval “a été séparée de son Abbé dans un „instant critique; ils doivent se trouver demain à la même heure au cabinet; votre rival n'aura garde d'y “venir: il a pris ce soir, sans s'en „appercevoir, une potion qui le retiendra dans son lit au moins jusqu'à „deux heures; vous irez prendre sa „place: usez de votre avantage, je “ferai le guet; je vous promet d'écarter & le Mari & l'Amant lui-même “si quelque diable nous l'amenoit. „Je voulus tourner ce qu'il me disoit en plaisanterie. Je vous parle sérieusement; vous manqueriez une „bonne fortune: faites sentir que l'Abbé est arrêté: profitez du moment, „il lui sera difficile de se défendre. Les „femmes surprises se défendent mal „des impudens, en tout autre cas, “cela peut être différent. „A ce propos, il faut que je vous „raconte une aventure qui m'est arrivée, il y a ma foi près de 25 ans. Je „soupois chez un de mes amis avec une “Dame fort aimable; c'étoit une brune „piquante que j'accompagnai chez elle. “En chemin elle me parla de son mari; “il étoit toujours valétudinaire, & “d'un très-foible tempérament. Je la “plaignis en plaisantant; elle prit parfaitement le badinage: nous arrivons, “je lui donne la main jusqu'à son appartement. Elle se fait deshabiller en „me faisant des excuses; on la met au „lit, je veux me retirer, elle me retient; nous causerons un moment “M. le Marquis: enfin, on nous laisse “seuls. Après quelques discours généraux, je crus le moment venu, & je “tentai l'aventure. Sans trop chercher „à se défendre, elle attrape un cordon “de sonnette, le tire, une de ses femmes vient; apportez, dit-elle, d'un “grand sang froid, un verre d'eau à “la glace à Monsieur, il est échaufsé, „il en a besoin. “Le tour étoit cruel, dis-je, en „étouffant de rire; & comment vous “tirâtes-vous de-là? Je n'y pûs tenir: „je la quittai déconcerté & plus honteux qu'un Renard pris par une poule.... Et si pareille chose m'alloit “arriver?... Vous n'avez rien à craindre: les circonstances ne sont pas les “mêmes. D'ailleurs, il n'est point de „sonnettes dans le cabinet.... Convenez que c'est bien fait exprès, & que „si les glaces pouvoient parler..... Il „sourit. Je vous empêche de reposer; „il est tard, me dit-il, adieu.“ Je me couchai, réfléchissant à la position originale où je me trouvois. Le desir, la crainte, l'espoir, une foule d'idées, qu'il m'eût été impossible de démêler, me laisserent dans un état difficile à définir. Suivant sa promesse, le Marquis me vint prendre; en avançant vers le cabinet, le cœur me battoit avec violence, j'en ouvris la porte en tremblant. Madame Moranval parut surprise en m'appercevant, eh! mon Dieu, c'est “vous, s'écria-t'elle.... Oui, Madame, je viens de renfermer M. “l'Abbé, M. le Marquis & votre époux „dans la Salle, où ils font un piquet; “je ne vous croyois pas ici, Madame, “& je ne puis trop me félicirer, que “le hasard m'ait aussi bien servi.... “Vous ne lui aurez, je vous assure, pas beaucoup d'obligation. Je ne resterai „pas seule avec vous (en minaudant)“ je sçai trop combien il est dangéreux.... „Ah! Madame, quels instans vous „me rappellez; se peut-il que vous les „ayez si entiérement oubliés? ... Il „faut bien que non, puisque je vous „en parle, mais asséyez-vous donc, “(me voyant toujours debout), j'obéis. S'il vous en souvient, Madame, “repris-je, je tenois votre main, (je “la lui serrai), j'osois la presser de “mes lévres, (je la baisai) tenez, Madame, mon cœur vouloit s'échapper de mon sein, (je lui en fis sentir “la palpitation). Quel doux nectar je „pûs cueillir sur cette belle bouche!“ Elle rougit; je l'embrassai. Cette gorge charmante: j'osai... & que n'osai-je pas? J'oubliai dans ses bras qu'elle étoit infidelle & perfide, pour ne me souvenir que de sa beauté. Sortis de ce tendre délire, elle me raconta les particularités de son mariage. Sa mere l'avoit traitée avec beaucoup de dureté après nous avoir surpris; on l'avoit, pour ainsi dire, traînée à l'Autel: elle avoit épousé M. Moranval, non-seulement sans amour, mais même avec une espéce d'horreur: elle avoit d'abord souffert beaucoup avec lui; mais depuis elle avoit acquis tant d'empire sur son esprit, qu'elle étoit absolument la Maîtresse. Enfin, elle me fit remarquer qu'il étoit temps d'aller délivrer mes Prisonniers. Je ne pus m'empêcher de rire: elle voulut sçavoir dequoi, & je lui avouai bonnement que je m'étois servi de cette ruse pour la tranquilliser. Elle en parut plus empressée à quitter le cabinet. Je remontai chez moi, où je trouvai le Marquis. Je vous fais mon compliment, me dit-il, me croirezvous une autrefois? Je fus fâché qu'il nous eût épié; j'avois compté qu'il veilleroit pour notre sureté, & qu'il n'auroit pas le temps de nous examiner. „J'ai tremblé, continua-t-il, en vous voyant prendre un si “long détour; assurément vous con“noissiez déjà Madame Moranval: “vous n'auriez pas réussi avec une autre en vous conduisant de même. “Il en sçavoit trop pour lui cacher “quelque chose, je lui contai mon “histoire. Après cette marque de confiance, je crus pouvoir exiger quelque chose de la sienne. „M'apprendrez-vous, “lui dis-je, par quel hasard vous “avez fait construire un pareil cabinet, & qui vous en a donné l'idée? “Je n'ai rien à vous refuser, me répondit-il, & il continua en ces “termes. “Ce fut un pauvre Mathématicien “qui m'en fit concevoir le dessein.“ Cet homme aussi riche en sçavoir, “que pauvre en moyens, s'étoit ruiné “à faire des expériences; je lui fourni de quoi satisfaire son goût, & “j'en ai bien été récompensé: il m'a “laissé des choses uniques. “J'amenai ici une Nymphe de l'Opéra que j'avois alors, quelques temps “après que mon cabinet eut été achevé; “je lui en donnai la clef, comme je l'ai „toujours donnée à toutes les femmes. “Un matin que j'avois fait semblant „de vouloir aller rendre visite à un “de nos voisins, je vins me mettre “en embuscade dans l'autre piéce où “aucun de mes gens n'est jamais entré. Je n'attendis pas long-temps; “ma Déesse parut avec mon Valet de “Chambre, & j'eus de quoi me convaincre de sa fidélité. “Cette avanture me dégoûta de “l'Opéra. Je voulus tâter de ces femmes qu'on nomme honnêtes, & “qu'on suppose fideles à leurs Amans, “parce qu'elles ne le sont pas à leurs “maris. Madame d'Hancourt, à qui “j'offris mes vœux, avoit reçu ceux “d'un jeune Mousquetaire; cepen“dant elle ne refusa pas les miens. “Voyant que des progrès légers, comme ceux que je faisois auprès d'elle, “annonçoient quelque obstacle secret; “je voulus connoître mon Rival. J'arrangeai une partie de campagne, “dont fut M. de Lodi, c'étoit le nom “de son Amant, & celui qui m'inquiétoit davantage; au moyen de la “liberté que je lui laissai, j'eus bientôt la certitude de ce que je n'avois “fait que soupçonner. Mais le Mousquetaire étant inopinément parti “pour Paris, je profitai de son absence. Ayant un jour conduit la “cruelle d'Hancourt dans ce même “cabinet; je me plaignis si vivement “des tourmens qu'elle me faisois “souffrir, que touchée de mon désespoir: elle voulut bien le calmer. “De retour à Paris, le premier Amant “revint; on voulut le ménager; j'en “témoignai de la jalousie, peut-être “l'auroit-elle quitté: j'aimai mieux la “quitter moi-même. “Je fis une autre épreuve. La veuve d'un Conseiller venoit passer la “belle saison près d'ici; elle étoit aimable, jeune encore. Je la voyois “souvent; que dire à une femme, si “on ne lui dit des douceurs? Elle affichoit la réserve & la retenue; je pris “le ton d'un homme à sentiment, & “dans un dialogue très-philosophique “& dans le vrai goût de Platon, je “l'assurai d'un amour éternel. Elle se “fâcha de cet aveu, & me défendit “de prononcer jamais le mot d'amour devant elle. Toutes les fois “que je la voyois, elle me réitéroit “cette défense; je lui fit voir un jour „qu'elle vint chez moi, le cabinet “des glaces: elle en parut enchantée. “Le beau lieu! disoit-elle; convenez “Madame, lui répondis-je, que si “vous n'aviez pas banni l'amour, il “seroit bien ici. Elle voulut me prouver que l'amour est une passion folle toujours suivie du repentir. Pour “me convaincre, il falloit faire une “longue dissertation. Quand on parle “longtemps, il faut s'asseoir; vous “sçavez qu'il n'y a pour tout siége “que le sopha: elle se mit dessus; “je pris place à ses côtés: hélas! ma “modeste veuve n'eut pas la force “d'achever son discours. “Je me souviendrai toujours d'une “aventure comique, qui m'arriva “quelques-temps après. Je reçus la “visite de la femme de l.. le “Financier; elle étoit avec un jeune “Poëte, qui avoit donné une piéce “aux François; comme il avoit eu “quelque réussite, il se crût bientôt “plus de nerf que Corneille, d'harmonie que Racine, & de feu que “Crébillon. Madame N... avoit “la clef du cabinet: elle y vint avec “l'Auteur. Je ne sçais si elle avoit trop „usé du pouvoir de ses charmes, ou “si le pauvre diable avoit moins de “corps que d'esprit. Je la vis le repousser avec une espéce de dédain; “& lui levant les yeux aux ciel en “Héros de Théâtre, il alla faire des „vers sur son tragique accident; pour “moi, dès qu'il fut retiré, je sortis “de ma guérite, & étant entré dans “le cabinet, je consolai l'infortunée “N.. du peu d'énergie des “hommages de son frêle adorateur. “Ce fut une chose plaisante que la “scène muette qui se fit entr'eux à “table, aussi bien que l'air contrit “de l'Eléve de Melpomène. On put “voir alors un Poëte humble. Je “pourrois vous raconter nombre d'histoires dans le même goût, mais une “plus longue conversation donneroit “des soupçons à la Moranval. Nous descendîmes dans la salle; n'y ayant trouvé personne, nous fûmes dans l'appartement de M. Moranval, où nous rencontrâmes sa femme. Elle nous demanda avec beaucoup d'empressement des nouvelles de l'Abbé: nous lui dîmes que nous le croyons encore au lit. Je lui demandai, en la regardant malignement, si elle lui avoit donné quelque rendez-vous auquel il eût manqué; elle se déconcerta, & il me sembla lire dans ses yeux qu'elle l'accusoit d'indiscrétion, en même-temps qu'elle m'appelloit mauvais plaisant. Monsieur, Madame Moranval, le Marquis & moi, nous allâmes chez l'Abbé, qui dormoit encore trèsprofondément. En ouvrant les yeux, il se félicita d'avoir aussi bien passé la nuit, & ayant apperçu Madame Moranval; “vous allez être en colère contre moi, “Madame, lui dit-il; mais en vérité... “Pourquoi Monsieur, en colère contre vous? répondit-elle.. Et “oui, oui, je vous avois promis... “& quand ... Vous rêvez M. l'Abbé, “répliqua-t-elle d'un ton indigné; “reveillez-vous, je vous prie. Messieurs laissons lui réprendre ses sens “& sa raison. Descendons: elle sortit de la chambre & nous entraîna. Quelques temps après l'Abbé parut; on dîna. Madame Moranval le parcouroit d'un air de courroux, qui loin de l'humilier, sembloit le rendre plus assuré; cette bravade la piqua réellement: elle tira sur lui à boulets rouges; il se défendit d'abord assez bien; mais s'étant vû toute la compagnie sur les bras, il se battit en retraite, & nous le poussâmes sans quartier. Son orgueil fut terrassé; l'orgueil est le côté foible par lequel on ne pardonne pas d'être attaqué: aussi l'Abbé se voyant traité à outrance, dit quelques impertinences à Madame Moranval, que son mari n'entendit pas, & que nous eûmes la bonté de ne pas relever, & feignant après dîner des affaires à Paris, il partit sans qu'on s'empressât beaucoup à le retenir. Nous restâmes huit jours à la campagne, après quoi nous revînmes à la Ville. La grande passion de Madame Moranval, après la galanterie, étoit le jeu; elle y passoit un temps trèsconsidérable. J'y pris goût, & je devins bientôt un joueur déterminé. Ce fut même au point, que sans m'en appercevoir, je m'éloignai d'elle; & que je fus remplacé avant de connoître que j'avois perdu ses bonnes graces. Son changement ne fit que glisser sur moi; je n'aimois plus que le jeu. Je gagnai d'abord considérablement, mais dans peu je perdis tout, & le double avec. Quel Démon que celui du jeu! Je ne pensois, je ne rêvois plus que cartes. Le repos avoit fui loin de moi; je ne dormois plus la nuit, & le jour je n'étois bien que dans quelques unes de ces dangereuses maisons, qu'on appelle Académies; où les jeunes gens perdent souvent & leur honneur & leur santé, & où à coups sûr ils dérangent leur fortune. J'y fus un jour témoin d'un trait frappant. Un homme assez bien mis, jouoit depuis long-temps avec un guignon marqué, & perdoit considérablement; il paroissoit tranquille. Mais sur un coup extrêmement piquant, & qui annonçoit une infortune décidée, son visage s'altère; il se léve furieux, traverse rapidement la Salle, & va frapper de la tête l'angle sortant que formoit la cheminée. Il semble bondir dessus, fait cinq ou six pas à reculons, & vient tomber à mes pieds. Il se releve, retombe. Son crâne étoit ouvert; ses cheveux pleins de sang. On le porta chez un Chirurgien, où malgré tous les secours, il mourut au bout de quelques heures. Ce spectacle me fit horreur; mais on est accoutumé dans ces sortes de lieux à des scènes infernales. Imaginez, Madame, une Assemblée de frénétiques tourmentés tour-à-tour par la crainte, l'espérance & le désespoir, & vous aurez à peu près l'idée d'une Salle de Jeu. L'un déchire les cartes, l'autre les mord: celui-ci se tord les bras, celui-là grince les dents: un Peintre qui voudra jamais travailler sur le séjour des damnés, doit venir prendre des mémoires dans un tripot. Le plus terrible de cette passion, c'est qu'elle vous occupe tout entier. Je perçai les nuits, m'allumai le sang, & tombai malade. Mon pere qui m'aime tendrement, eut pour moi ces attentions qui caractérisent les soins paternels; je lui dûs la vie une seconde fois. On me fit promettre de quitter le jeu; nous le remplaçâmes, un de mes amis & moi par les spectacles, amusement honnête & décent, propre à former l'esprit & le cœur, & plus utile aux mœurs, quoiqu'en disent tous les Déclamateurs de l'Univers, que ces traités de morale volumineux, où l'on bâille bien plus qu'on ne s'instruit. J'aimois la Comédie; mon ami l'Opéra: nous nous faisions mutuellement le sacrifice de nos goûts. Le jour de la reprise de T... Je l'accompagnai; nous nous mîmes dans une loge, où avant-nous étoit une femme seule. A peine m'eût-elle entendu parler, que se retournant elle me regarda fixement. Il me sembloit que sa phisionomie ne m'étoit pas étrangere; mais je craignois de me tromper. „Monsieur, me dit „cette femme, ne seriez-vous pas le “Chevalier D...? Je balbutiai un oui, “pendant lequel l'ayant reconnue,“ ah! c'est Mademoiselle Desforts, m'écriaije. Vous vous rappellez, Madame, cette Maîtresse avec qui j'avois entretenu une si longue correspondance, & qu'un Officier avoit enlevée à son pere, c'étoit elle à qui je parlois. Et par quel miracle, lui dis-je, vous rencontraije ici? Je vous en instruirai, me répondit-elle, venez demain dîner avec moi. Elle me donna son adresse. L'Opéra me parut long, mon ami s'y amusa beaucoup & le trouva divin, accoutumé à n'y rien entendre; je me rendis à son sentiment; je voulois accompagner Mademoiselle Desforts qui me pria de remettre la partie au lendemain. Je volai chez elle; je la trouvai dans un appartement superbe & du dernier goût. Dès qu'elle m'eût apperçu, elle se précipita dans mes bras, je l'y serrai avec ardeur, & nous fîmes une scène muette pleine de tendresse. Je respirois sur sa bouche l'haleine du plaisir; elle fut émûe: l'émotion étoit encore faite pour elle, qu'elle me la communiqua promptement! Ah! laisse, me dit-elle, tu me fais mourir. Telle est l'expression de la volupté. Je mourois moi-même, & mon ame s'exaloit en soupirs enflammés. Ce fut ainsi que se passa le premier moment de notre entrevûe. Elle appella, on servit, & nous dînâmes. De temps en temps elle me prenoit la main qu'elle serroit avec force; je pressois ses genoux avec les miens. Il nous tardoit d'être libres. Un bon dîner fait couler dans nos veines, Des passions les semences soudaines. “Viens, viens encore réaliser mon „bonheur, me dit avec le sourire des „graces, cette charmante Desforts; „près de toi mes sens s'égarent: ils “cherchent le plaisir.“ Qui pourroit résister à d'aussi douces instances! „Ah! tu m'as trahi, mais je t'aimai „toujours, lui répondis-je.“ Son ame étoit dans ses yeux, que les desirs enyvroient; la mienne étoit sur mes lèvres. On fait rarement à l'amour des sacrifices, qu'il puisse regarder d'un œil aussi favorable. Je brûlois d'envie de sçavoir comment elle étoit à Paris, ce qui lui étoit arrivé depuis qu'elle avoit disparu. Voici ce qu'elle me raconta. “Quelques-temps après notre départ de la Ville, mon Pere qui aime „la chasse comme un Gentilhomme de “campagne, y rencontra un jeune “Officier, qu'il invita à souper. De “Ville, c'étoit son nom, avoit de ton „air, ne manquoit pas d'esprit, & “me regarda de la manière la plus “passionnée. J'avois beau baisser les “yeux, si je les relevois un instant, je „rencontrois les siens. Il me dit mille „choses flateuses, & trouva le moment de me jurer un amour éternel. “Il devoit repartir incessamment pour „Paris; mon Pere lui fit promettre “de venir passer quelques jours avec „nous: il promit, & revint deux jours “après. Je ne te dirai pas que j'en fus “fâchée: il te ressembloit; je l'avois “regardé avec plaisir: je sentis que je „le revoyois avec joie. La journée fut “satisfaisante pour moi. De Ville fut “aux petits soins, & te rappella à „mon imagination. Après souper chacun monta dans sa chambre; je me „retirai la dernière. Avant de me coucher, je relus ta dernière Lettre, „elle me sembla si tendre...J'en „soupirai. Je me mis au lit; quel fut “mon étonnement! De Ville lui-même étoit à mes côtés. C'est le plus „amoureux des hommes, me disoit-il, „rassurez-vous. Je voulus crier ... “Qu'allez-vous faire, vous vous perdez. Je résistai.... mais peut-on ré„sister long-temps en pareil cas? Ton “idée, ses caresses, ah! ma raison „étoit confondue .... Il vainquit. La „faute faite, je la vis toute entière; je m'abandonnai à la douleur. Un „torrent de larmes couloit de mes „yeux; vainement il mit tout en usa“ge pour me consoler. Je me désespérois ..... Je me voyois la fable du “public, la honte de ma famille, & “peut-être la victime de la colère pa“ternelle. Enfin, il épuisa toute sa “rhétorique, & finit par me proposer “de m'emmener à Paris. Je saisis son “idée & j'acceptai. De Ville en usa “d'abord très-bien, mais il n'étoit pas „riche, & moins encore délicat. Il “parla de moi au Duc de... son Colonel. Le Duc vint un jour souper “chez nous, & mon indigne Amant „s'étant retiré, me livra à lui. Je „suis donc au Duc; généreux, complaisant, il m'aime beaucoup. Il m'a „pris dernièrement une envie d'écrire „à mon Pere; je lui raconte mon histoire avec toute la franchise possible, „sans pourtant nommer le Duc; je “lui mande que j'ai quitté son nom, “& que désormais il ne s'attende plus “à recevoir de mes Lettres. „Pourquoi donc, lui dis-je, tu “peux redevenir une femme estimable; le Duc qui t'aime, peut te mettre en état de te passer de lui, tu pourrois alors.... Redevenir décente? Non, non, je ne crois pas “que l'envie m'en prenne de sitôt... “Quoi! l'estime ... la considération? „Que veux-tu dire avec ton estime & “ta considération? L'une & l'autre „me manquent-t-elles? Compare une „femme honnête avec moi, & juge “laquelle de nous deux réussira le „plus facilement dans quelque entreprise que ce soit, auprès des Magistrats, des Prélats ou des Grands? „Depuis que je suis à Paris, j'ai fait “réussir vingt affaires, & placé dix “jeunes gens. J'ai eu des emplois pour „les uns, & des bénéfices pour les autres. Dans toutes ces occasions, on “m'a mis des femmes en tête, car „les femmes se mêlent de tout, & “je l'ai toujours emporté. Qu'est-ce “que tout cela, si ce n'est des marques “d'estime & de considération? Tu me “diras que c'est le Duc que l'on regardoit en moi, je sçais ce que je pourrois te répondre, mais quand cela „seroit, que m'importe? En aurai-je “moins joui, de tous les dehors de “cette estime, & de cette considération si sensibles? Que seroit mon „crédit comme honnête femme? Rien, „tant que je voudrois l'être strictement; “& en vérité, pour ne l'être qu'à moitié, ce n'est pas la peine.“ Je souriois à tout ce beau discours. „Tu crois bonnement, repris-je, que „l'on t'estime, & que l'on te considère? ... Sans doute.... Essaie de „te trouver avec des femmes honnêtes, tu verras .... Quoi? les hommes paroître pleins d'attention pour „elles, & en avoir réellement pour „moi; leur adresser des complimens “qui veulent être passionnés, & qui “ne sont que polis, tandis qu'ils me “lancent des regards mille fois plus „flateurs. Encore souvent ne ménagentils pas tant tes héroïnes. Il n'est „pas rare de voir dans une assemblée “mêlée de femmes de différens dégrés de vertu: il n'est, dis je, pas “rare de voir la foule autour de mes “pareilles. Je sçais bien que les dragons d'honneur nous déchirent, nous „méprisent; mais c'est un vice de „tempérament qui n'a rien d'étonnant chez les femmes; elles se haïssent, se mésestiment toutes, & pensent de leurs meilleures amies ce „qu'elles disent de nous. Nous sommes „au fond bien dédommagées de leurs „vaines clameurs, par les éloges des “hommes; & de leurs mépris par les „confidences des malheureux qui vien„nent se consoler dans nos bras. Crois-moi, d'ailleurs, il n'est peut-être pas „tant de différence entre une femme “estimée & une qui ne l'est pas. J'ai consolé le Duc d'avoir une femme, & le “jeune Marquis de ...console la „Duchesse de n'avoir plus de mari. “Je voudrois bien sçavoir pourquoi “la Duchesse ne cesse pas d'être estimable, & pourquoi je ne le suis “plus? Dis-moi, interrompis-je, le “Duc est-il informé de ce que tu me “dis-là? ... Je le tiens de lui. Oh! „c'est un bon mari, point formaliste. “Je veux t'en faire faire connoissance, “il peut t'être utile.... A moi? ah! “bien obligé. Ne te fâche pas si je “te parle aussi franchement; mais je “t'assure que je n'obtiendrai jamais „de graces par son canal. Je sçais „bien que ce n'est plus la mode d'être „glorieux en pareil cas. Je ne suis “pas à la mode. Me fâcher, me répondit-elle, & pour quel sujet? Tu “ne veux pas parvenir par le moyen “des femmes; je souhaite que tu „réussisse sans elles; j'en doute cependant. Comment veux-tu qu'on devine le talent, si le sujet n'est porté, & mis en situation de le faire „valoir? Vois Messieurs tels & tels; “l'un doit sa fortune à sa mere, l'autre à sa femme, celui-ci à sa sœur, “celui-là à sa cousine, & un autre à sa “Maîtresse. De quelque trempe que “soit un génie, comment seroit-il possible qu'il se fit jour à travers cette “multitude innombrable de protégés “prônés sur les toîts; si quelque petite “Maîtresse qui le rencontre par hazard, “ne le relevoit par pitié, & ne le soutenoit par orgueil? Au reste de toutes les voies que tente le peuple “sémillant, des prétendans à la fortune, il n'en est pas de plus honorable que celle des femmes. Non „assurément, repris-je, d'un ton ironique, pas même celle de la vertu... “Bon, la vertu, est-ce qu'on parvient “par là? ... Rarement; mais les sectateurs idiots de cette chimère, ont „des opinions singulières; ils prétendent que la conscience de leur droiture, & leur estime propre, les dédommagent bien amplement des caprices & des injures du sort; ils “vont plus loin, ils disent que les “marques extérieures de l'estime d'une “partie du public, que l'estime réelle „même du public entier, met bien „au-dessous d'eux certaines personnes „qui se connoissent mieux qu'on ne „les connoît. Je conviens qu'ils ont „tort, que l'aisance, de quelque manière qu'on l'acquiert, réconcilie „avec soi-même; mais .... malgré „moi je suis de leur avis. Ici je vis “le rouge colorer le visage de la Desforts: finissons, me dit-elle, cette “désagréable dispute, & parlons d'autre chose.“ Je me tus, & nous prîmes des mesures pour nous revoir. Le Duc venoit souper avec elle trois fois la semaine; les autres jours me furent réservés. L'amour occupa d'abord toute la capacité de l'ame de la Desforts; mais dans ses soupers avec le Duc, soit pour s'étourdir, soit pour suivre son exemple, elle apprit à sabler le Champagne comme un Allemand; & comme elle avoit imité le Duc, je la copiai au point que depuis tous nos soupers finissoient par noyer notre raison dans la liqueur vermeille de Sillery. Elle étoit singuliérement folle dans cet état; & de mon côté, il me semble que j'étois fort gai. Un jour nous eûmes une dispute, je ne sçais trop à propos de quoi; mais comme je ne lui répondois qu'en ricanant, elle devint furieuse. Elle me fit des menaces qui ne m'émurent point du tout; au contraire, je continuai de plus belle à faire le goguenard. Enfin, elle prit un couteau, & s'avança sur moi pour m'en frapper. Son action me déconcerta peu dans l'état où j'étois, au moment où elle me portoit le coup qui perça mon habit & m'effleura le sein: j'avançai devant elle un flambeau, à l'instant le feu prit à ses cheveux; & l'enragée au lieu de l'éteindre, se mit à la fenêtre en criant à l'assassin. Ses cris me rendirent mon sang froid, je descendis promptement; les Domestiques accoururent. J'étois dans la rue, où je fis un bon vœu de de ne plus revoir une aussi extravagante Créature. La Desforts fit envain depuis plusieurs tentatives pour notre raccommodement; j'y résistai. Quand mes Amourettes ont fini, mes Amis ou l'étude ont toujours profité de l'interregne: j'avois perdu de vue celui à qui j'ai adressé la premiere Partie de mon Histoire. Nous nous rencontrâmes quelques temps après cette aventure. Je la lui racontai, il en rit beaucoup & me fit à son tour confidence de tous ses faits & gestes. Pour le punir de son indiscrétion; je devrois vous instruire de sa vie; mais vous connoîtriez son cœur comme le mien, cette prérogative m'est trop chere pour la partager. Comme il étoit destiné au génie, il faisoit un cours de Mathématique. J'avois quelque teinture de cette science; il me prit envie de m'y perfectionner. Nous fûmes ensemble chez le même Maître; & je fis des progrès assez rapides pour m'encourager à continuer. Notre Maître commun, que je n'avois pas instruit de mes premières études, en parut étonné. J'ai parlé de „vous, me dit-il un jour, à une Dame fort aimable, jadis mon Ecoliere „aussi; elle seroit charmée de vous „connoître. Voulez-vous lui rendre „une visite? Très-volontiers, repris-je ... Hé bien, nous irons demain, “.... Aujourd'hui si vous voulez .... „Non, elle nous attend demain. Je fus présenté à Madame de Broncourt, qui me reçut fort bien. Elle avoit avec elle un petit homme qui parloit sans cesse, & j'apperçus qu'on me parcouroit avec attention. J'affectai l'air hypocrite que doit avoir un sujet à l'examen; je parlai peu: elle me prit pour un penseur, & le petit homme me regarda comme un sot. Je fus invité à revenir, & l'on remercia beaucoup M. Léti, c'étoit le nom du Mathématicien. Madame de Broncourt, qui avoit bien 30 ans, ne trompoit personne sur son âge. Elle n'étoit pas mal, mais sans grace. Belle peau, point de couleurs, taille élégante, & point de gorge; elle remédioit au premier de ces défauts par le rouge, & au second par le soin extrême avec lequel elle cachoit son sein. Tel étoit son portrait quant à l'extérieur. On ne pouvoit lui refuser de l'esprit, mais il étoit comme sa personne, plus sec que juste, plus emphatique que gracieux; parlant vers, prose; se croyant, avec un peu d'Algèbre & d'Astronomie, plus profonde que Newton, & plus habile que Cassini. Veuve de bonne heure d'un homme fort riche & fort avare: elle avoit eu pendant sa vie & depuis sa mort, plusieurs affaires de cœur; on voyoit encore à sa suite de jeunes Prosélytes de l'art d'Euclide & d'Archimède; mais ses discours éternels sur la vertu, sur l'empire que l'ame doit avoir sur les sens, fermoient la bouche à la critique. Telle que je viens de la dépeindre, Madame de Broncourt, pouvoit passer pour une bonne fortune. Je la revis; elle étoit avec un Officier, petit Maître décidé; un Académicien, bavard impitoyable; deux Chymistes gravement taciturnes & le plus distrait de tous les Astronomes. On fit d'abord une comparaison neuve entre Newton & Descartes: on pésa leur systême; & le sublime, l'immortel flambeau d'Albion, fut exalté à perte de vue sur les débris du Temple, que le vulgaire des Sçavans, qui veulent comprendre ce qu'ils lisent, avoit élevé à la mémoire du Héros de l'évidence. Au milieu de la conversation, l'Astronome l'interrompit. „Que dites-vous de l'ouvrage de M. de la C... „Madame ... eh! mais il est assez “bon ... oui, il y a des démonstrations ... & vous? je suis entiérement de votre avis, Madame. Jusqu'ici les deux Chymistes n'avoient pas dit un mot, l'un des deux parut sortir de sa l'éthargie; „Sthall, “divin Sthall, s'écria-t-il; quel “homme! Madame, quel homme! „il a connu les vrais principes chymiques; il a vu la nature dans son “atelier. Nous n'avons plus personne à présent, le siécle..Vous „avez, répondit la Dame, M. R... “il passe pour habile, & l'est effectivement... Oui, mais Sthall, Sthall... “& il retomba dans son assoupissement. “Il est vrai, reprit Madame de “Broncourt, que le siécle est bien dégénéré; il n'est plus d'hommes, plus „d'ouvrages: tout est colifichet. Un “Auteur a-t-il rangé un grand nombre de matieres dans l'ordre qu'il “suppose naturel; a-t-il semé çà & “là quelques réslexions superficielles “& cousu, le tout avec quelques “phrases un peu saillantes, il croit “fermement avoir instruit son siécle; “il se regarde avec respect, & pense “prouver que le feu du génie n'est “pas encore éteint.“ Dès le commencement de la phrase de la Maîtresse de la maison; l'Académicien rougit. Il avoit fait un Livre, & comptoit sur une exception en sa faveur; cependant il ne releva pas le propos de Madame de Broncourt. L'Officier l'interrompit; „ah! Madame, “permettez, nous avons dans certains genres des génies pleins d'élégance & de gentillesse. Pour les “Spectacles; l'Opéra-comique, par “exemple, c'est une découverte de “notre siécle. Nous ne nous appercevons pas que Racine ni Corneille “nous manquent. Car enfin, abjurons ce respect outré que l'on porte “à l'antique, une Ariette ne vaut-elle pas bien certaines scènes de nos “grands Tragiques? Ces jeunes filles qui disent de si jolies choses, si “naturelles ...“ ah! que c'est beau les rues; la mollesse qui repose avec les maux; l'absence & la gêne, que l'on souffre sans peine quand on aime bien. “Je vous abandonne tout le reste, “dans quoi nous n'avons plus, il est “vrai, que des Auteurs nains, avortons; mais grace pour le Spectacle “de la Nation.... Oui de la Nation, “ajoûta-t-il, voyant que l'on sourioit; “la Tragédie est Grecque, l'Opéra-comique est François, & né en France comme Descartes; mais à propos, je suis chargé d'en faire réussir un aujourd'hui; Madame, Messieurs, vous voudrez bien excuser... “& il sortit“. C'étoit à peu près l'heure où des Gens de Lettres, sont censés devoir rentrer dans leur cabinet: aussi mes Sçavans défilèrent l'un après l'autre, & je restai seul avec Madame de Broncourt. Je voulus l'instant d'après les imiter: elle me retint. “Quelque chose de pressant vous appelle-t-il ailleurs? ... Je craignois, “Madame, de vous incommoder ... „Restez, vous ne m'incommodez “point Les Personnages qui venoient de nous quitter firent le sujet de notre entretien: elle m'en fit l'histoire critique, parla légérement de leurs connoissances, & s'étendit modestement sur les siennes. Elle avoit, disoit-elle, secoué le joug injuste que les hommes veulent imposer à son sexe, en le condamnant à l'ignorance & à la futilité. Elle s'étoit à la vérité assujettie aux ridicules de la mode, parce qu'elle sçavoit qu'on ne lui pardonneroit jamais de les fronder par un usage contraire; mais la mode n'étoit qu'extérieure, & en s'y soumettant, on lui permettoit d'en penser selon ses principes, (c'étoit ainsi qu'elle excusoit ce vernis de coquetterie répandu sur toutes ses actions). Elle s'étendit ensuite sur les avantages de la science, qui consoloit de tout, causoit les plaisirs les plus vifs, rappelloit le passé, fixoit le présent, & transportoit notre existence dans l'avenir; sur-tout plaçoit l'ame sur un trône élevé au dessus des passions, à qui elle commandoit comme à ses esclaves. J'ai remarqué depuis, que cette dernière phrase étoit presque toujours le terme où aboutissoit toutes les conversations de Madame de Broncourt. Elle s'étoit fait une réputation de vertu, comme bien des gens s'en font de bravoure, en disant à tout le monde qu'ils sont braves. Elle me demanda si j'avois quelque teinture d'Astronomie, je lui répondis que non: „j'en suis fâchée, dit-elle, “nous aurions fait quelques observations ensemble. Ah! Madame, repris-je, je n'ai jamais aussi vivement „senti quel tort peut faire l'ignorance, que dans une occasion où elle me „prive du bonheur de passer quelques „instans auprès de vous.“ Les Sçavans & les Sçavantes surtout, aiment la louange. C'est un parfum délicieux qu'ils respirent à longs traits, & dont ils s'enyvrent avec une volupté modeste. Madame de Broncourt, sensible à mon compliment, me dit que peu de jours suffiroient pour me donner des connoissances, qu'elle se feroit un plaisir de perfectionner. Je lui témoignai ma reconnoissance autant par mes regards que par mes discours, & si elle ne répondit pas aux uns d'une manière bien décisive, elle parut assez satisfaite des autres, pour m'engager à prendre incessamment de M. Léti les premières leçons. Le lendemain j'en parlai à M. Léti, “vous allez donc observer? me dit-il, “je l'avois prévu. Qu'entendez vous “par-là? Moi? Rien... Mais Qu'avez-vous prévu? ... Ce que vous dites, que Madame de Broncourt vous „associeroit à ses observations.... „Après?.. Prenons notre leçon, Monsieur, & dépêchez-vous d'être assez „instruit.“ Il sourit malignement. J'appris en assez peu de temps l'état du Ciel d'une manière passable, & je rendis compte à Madame de Broncourt de mes progrès. Elle en parut charmée, & pour les accélérer, elle me communiqua un recueil rempli des détails élémentaires, qu'elle-même avoit rédigés. Je l'emportai chez moi, & ce fut en le lisant que je m'éclairai un peu sur le compte de ma docte Maîtresse. J'y trouvai cette Lettre originale. Madame, Vous me faites tort en me reprochant que je ne vous aime pas. Notre ame étant faite pour être touchée de ce qui est beau, il est clair qu'elle doit l'aimer, dès qu'elle le connoit. Or, j'ai l'honneur de vous connoître, vous êtes douée d'une beauté parfaite, il est donc évident que je dois être touché de la beauté de vos appas, & que je vous aime. C. Q. F. D. Oui, Madame, je vous aimerai toute ma vie, & je n'aimerai que vous, & comme Archimède fit graver sur son tombeau une sphère circonscrite à un cylindre, je ferai mettre sur le mien un cube, sur lequel on verra un cercle avec sa tangente; le cube sera l'emblême de mon immuable ardeur, & le cercle que la tangente ne peut toucher que dans un seul point, représentera mon cœur, que l'amour n'aura pu toucher que pour vos seuis attraits. Marculfe. Je demandai à M. Léti s'il connoissoit le nom de Marculfe.... „ M. “Marculfe? je le connois, & Madadame de Broncourt aussi. Ils ont observé long-temps ensemble. Son Pere “l'a rappellé en Allemagne, & je vous “crois destiné à le remplacer. Il me “regarda. Léti connoissoit le Monde “mieux que les Mathématiciens ne le „connoissent ordinairement.“ Cette rencontre me rendit moins timide. La Société de Madame de Broncourt contenoit aussi des Poëtes, & je fis encore mes preuves dans ce genre, par des déclarations rimées; Madame de Broncourt les reçut assez favorablement, pour me persuader qu'elle les avoit entendues, quoi qu'elle n'en fit pas semblant. Certains regards, qui dans le temps où l'on avoit du monde, me distinguoient du reste de la compagnie; des souris d'approbation pour tout ce qui partoit de ma muse, que sçais-je encore? Je me persuadai que je pouvois bien n'être pas haï. Voici comment je fus confirmé dans mon idée. Les Poëtes qui composoient la petite Académie de Madame de Broncourt, avoient entrepris de s'exercer dans tous les genres de Vers; on avoit commencé par des Chansons, des Epigrammes, des Rondeaux, des Ballades, des Sonnets, &c. & l'on prétendoit pousser jusqu'aux PoëmeEpique. C'est de-là que viennent de temps à autre cette foule d'ouvrages qui inondent la Ville. Il n'y pas long-temps qu'on en étoit aux Héroïdes; vous sçavez, Madame, avec quelle fureur le Public les a vû se répandre. C'est à present le règne des OpérasComiques, & des Epîtres Philosophiques. Dans le temps dont je vous parle, les Contes étoient en vogue. Chacun choisissoit son sujet, je fus le premier à en présenter, & voici le mien. LE CONSEIL MAL SUIVI CONTE. VEUVE à seize ans d'un vieil mari, L'aimable Iris, dans le fonds d'un bocage, Avec plaisir en son cœur attendri, D'un jeune amant gravoit la douce image. Novice en amoureux plaisirs, Elle n'avoit de son ménage Nuls agréables souvenirs Pour s'occuper dans son veuvage; Las un vieillard glacé, glace aussi les desirs. A seize ans novice! à cet âge! Après six mois de mariage! Ah! les femmes de ce temps-ci N'ont pas à craindre un tel sort, Dieu merci. Tant-mieux, dira quelqu'un, c'est pour en faire usage, Qu'à seize ans on a des appas; N'est-ce pas être fou, que de se croire sage, Possédant un trésor, de ne s'en servir pas? Mon Iris raisonnoit peut-être ainsi tout bas. Gazons fleuris, coves où sommeille Un jeune objet, dont le cœur veille; Confidens de ses vœux, de ses tendres projets Vous vous taisez sur ses discours secrets. Iris habitoit un village Assez éloigné de Paris; Comme Dame de haut parage. Elle voyoit un antique Marquis, Seigneur haut & puissant d'un fief du voisinage, Considéré dans le pays, Aimant la joie, & dans son hermitage Ayant toujours quelques amis. Il avoit invité Damis. Damis étoit un personnage Fort singulier, moitié fou, moitié sage: Tour-à-tour tendre amant & léger papillon. Tantôt bruyant plumet, tantôt grave Caton. Il avoit sur-tout un sistême, Pas trop nouveau, mais bien d'une sottise extrême: Il prétendoit que dès qu'une beauté, Soit dévote, prude ou coquette Avoit une fois écouté Et fait réponse à la fleurette; Son but étoit, ... ce que tous mes Lecteurs Devineront sans être grands docteurs. D'ailleurs d'un très-bon caractere, Et le plus aimable garçon.... Du plus grand air... du meilleur ton.. Figurez-vous l'Amour en Mousquetaire. En arrivant dans ce canton Il apperçoit Iris, rêvant sur le gazon, Admire son gentil corsage et les graces de son visage. Sa personne à son tour, frappa les yeux d'Iris. „Voilà sans doute un hôte du Marquis, Dit-elle, „il est très-bien, faisons une visite “Au voisin, je veux voir si ce beau Cavalier “En bonne mine auroit tout son mérite, “Il faut un peu l'étudier. Elle vient, un beau rouge en entrant la colore, Damis qui la regarde avec attention, Par ses regards l'augmente encore; Ils sont seuls un moment, heureuse occasion! Damis lui jure qu'il l'adore; Elle paroît surprise, & son émotion De charmes nouveaux la décore. Jadis en pareil cas, on rougissoit toujours, Défaut passé de mode ainsi que le mystère; Mais ce qu'on a continué de faire, C'est qu'elle crut Damis, & qu'au bout de deux jours Elle lui répondit. Les échos de Cithère Firent dès-lors leur principale affaire, De répéter à cent petits amours, Leurs sermens de s'aimer, & leurs tendres discours. Se trouvoient-ils en compagnie, On se serroit la main, on se parloit des yeux, Quel langage a plus d'énergie, Pour deux cœurs bien épris qu'Amour veut rendre heureux! J'ai prévenu le Lecteur bénévole Sur les vices de mon héros; Il avoit la tête un peu folle, Où sont-ils ceux qui n'ont point de défauts? Or certain jour qu'il vit Iris chez elle, Il la trouva si piquante, si belle, Que .... l'on m'entend assurément. Mais soit qu'il s'y prit mal, soit que dans ce moment, Iris eut résolu de se montrer cruelle, Soit grimace, tempérament, Ou par vertu, comme bien d'autres femmes; (Car je déclare hautement Que je crois fort à la vertu des Dames) Il fut repoussé vertement, On lui reprocha vivement Son entreprise criminelle. Damis réfléchit un instant, Changea de ton, & lui dit tendrement, „A mes desirs, soyez toujours rébelle “Oui, l'amour, belle Iris, demande un “aliment “Entretenu par l'espérance “L'ingrat meurt dans la jouissance: “Des liens d'une vive ardeur; „Pourquoi faut-il qu'on se dégage? “Je suis heureux, j'ai votre cœur, “Je ne le serai plus si j'obtiens davantage. Un aussi sot propos peut donner de l'humeur; Aussi d'Iris il échauffa la bile; “Monsieur, répondit-elle, il me sera facile De vous conserver ce bonheur, “Votre conseil m'étoit fort inutile, “Il vous fait un peu trop d'honneur. Damis se tut. Que dire? une affreuse migraine, Ce mal si familier près de quelqu'un qui gêne, Termina bientôt l'entretien, Elle congédia le galand. Et fit bien; Que ne retenoit-il sa langue? Pourquoi lui faisoit-il cette inepte harangue? Pourquoi? Censeur, je n'en sais rien. J'ai copié ceci d'un manuscrit gothique Qui se tait sur tous ces points-là; Et quant à moi, qui ne me pique Que de bien copier, je le suis en cela. J'aime l'exactitude, & jamais je n'altère; Un Ecrivain hardi vous auroit sans mystère Mis du sien au récit, il l'auroit arrangé; Il l'eut brodé, tronqué, changé: Mais quoi, chacun n'a pas les talens de V... Cependant de Damis la naissante faveur Perdit beaucoup dans cette circonstance, On ne recevoit plus ses soins qu'avec froideur, Distraction ou nonchalance. Venoit-il voir Iris, Elle est, répondoit-on, sortie, elle repose, Un autre jour c'étoit une autre chose, Il étoit sûr de ne pas être admis. On dit qu'alors, c'est un très-bon systême De ne point perdre de terrein, De ne rien voir, d'aller toujours son train, Sauf un meilleur avis, je penserois de même. Mons Damis du succès se prétendoit certain, En pratiquant jusqu'à la fin Cette maxime non pareille. Aussi sans prendre garde au mépris, au dédain, Qu'on avoit eu pour lui la veille, Il revenoit le lendemain. Ami Lecteur, vous savez qu'au Village On n'est pas entouré de l'immense Equipage Qu'à la ville on fait tant valoir; Vous savez que l'on peut aller matin & soir Dans toutes les maisons sans trouver à la porte, Un large Suisse à barbe forte, Qui vous sifle, & son Maître, & ceux qui vont le voir; Et sans être obligé de percer la cohorte De vingt faquins, fainéans par devoir, Et payés par un sot pour lui servir d'escorte. Claude lui seul est Cuisinier, Portier, Laquais & Palfrenier; Ensuite on a Marthe ou Lisette, Qui sert de façon de Soubrette, Et voilà tout. Un beau matin Damis, Comme entre gens de connoissance, A la Campagne il est permis, De s'écarter un peu de la triste décence: Vertu nouvelle inconnue entre amis. Damis donc un matin, s'en va chez sa Déesse. Lisette étoit absente, & sa belle Maîtresse Dormoit alors tranquillement. L'Amant usant du privilége, Pénètre dans l'appartement. Il faisoit chaud, un sein plus blanc que neige, Un col d'albâtre, un bras charmant, S'offrent d'abord à sa vue enchantée; Il les considère un moment; Mais à ces doux objets son ame est transportée. Il s'agite, il soupire; Iris au même instant Se réveille, le voit, dans son lit se rejette, Parcourt Damis des yeux; & demeure muette De colère ou d'étonnement. A ses genoux tomba, le bon Apôtre; „Ah pouvez-vous, lui dit-il, tristement, „Par vos rigueurs percer cruellement “Un cœur qu'amour pour toujours a fait „vôtre, “Vous que ce cœur adore, objet cher ... „Vous, m'aimer? “Vous qui jamais n'avez sçu m'estimer “Dont les discours offensans pour ma „gloire, “M'ont laissé voir le plus lâche soupçon. “Vous m'aimez? Vous? je ne le sçaurois “croire, Lui répondit Iris. Eh! perdez la mémoire „De cet instant où privé de raison, “Je pus vous offenser, lui répliqua le Sire, “Charmante Iris, un instant de délire „Sur votre esprit aura-t-il plus de poids Qu'un mois entier de ma persévérance? Il lui serroit le boût des doigts. “Laissez, Monsieur, il n'est pas d'apparence “Qu'on ait sitôt oublié vos avis. “Quelle perte pour vous, s'ils n'étoient “pas suivis! “Laissez. Alors pourtant avec mollesse, Elle tâchoit de retirer sa main, Lorsque l'amour qui se montra soudain, Fut pour l'Amant. Qu'auroit fait la Maîtresse? Il décida même pour un baiser: Iris envain voulut le refuser, Le scélérat. L'Amour ce petit traître, De ce baiser, fit un baiser si doux, Qu'adieu dépit, adieu haine & courroux, Du cœur d'Iris il se rendit seul maître: Pleurs précieux qui craignent de paroître; Soupirs éteints, vifs transports retenus, Tendres regards, désirs qu'on sent renaître, Qu'on veut cacher. O! trop heureux Damis! De ces instans il connut tout le prix, Roses & lys, sa main voluptueuse Put à son gré cueillir facilement; De Cupidon la cour tumultueuse Couvrit de fleurs & l'un & l'autre amant. Rien n'y manqua: tendre ravissement, Ardens transports, langueur délicieuse; Combien ce jour s'écoula promptement! On se quitta, mais ce fut pour attendre Un lendemain; Cloton le sila d'or, Et le suivant, & plus d'un autre encor. Mais enfin à Paris, Damis devoit se rendre; Son Iris qu'il juroit d'adorer constamment, Iris suivit un amant jeune & tendre. Peut-on se défier d'un amoureux serment? Dans un premier amour porte-t-on la prudence Jusques à soupçonner son Amant d'inconstance? Devoit-il la quitter? non; il le fit pourtant; Lucinde moins aimable, enflamma le volage, Iris piquée au vif d'un si sensible outrage, En reproches amers exhala son courroux. “Eh! belle Iris, de quoi vous plaignez-vous? Lui dit Damis, usant de tout son avantage, “Vous avez négligé mon conseil, entre “nous; „Pourquoi cesser d'être cruelle? Le monstre! Iris sentit l'amour s'éteindre en elle, Le mesura des yeux, sans daigner lui parler, Lui fit la moue, & sut se consoler Entre les bras d'un amant plus fidelle. Comme je connoissois les beaux Esprits, je ne fus point leur dupe. Les louanges dont ils me comblerent à l'envi, me firent connoître que mon Conte ne valoit pas grand chose; mais je fus bien plus encore convaincu de sa médiocrité, dès qu'ils eurent voulu me persuader de le faire imprimer chez J... avec Estampe, Vignettes & Cul-de-lampe. Je résistai, & c'est plus à l'indulgence que vous m'avez toujours témoignée, qu'à mon amour propre, que vous en devrez la lecture. En général, ce n'est que dans leurs Ouvrages qu'il faut voir nos Auteurs; ils sont presque toujours insoutenables dans la Société. Narcisses incorrigibles, rarement ils excusent des défauts dans les autres, & jamais ils ne pardonnent le ridicule. Avides d'une vaine fumée qu'ils appellent la gloire; il n'est intrigues sourdes, manœuvres indignes, bassesses méprisables, qu'ils ne soient capables de faire pour en acquérir; ce qui est assez étonnant, puisqu'au fond de leur ame, il n'est aucun d'eux qui ne s'adjuge sans façon la première place. Peut-être leur orgueil est-il blessé de voir que tout le monde ne soit pas de leur avis, ou peut-être la prédilection intérieure dont ils s'honorent, a-t'elle besoin de porter sur l'estime de ceux qui les entourent. On pourroit même croire que leur passion pour la renommée tient à ces deux idées, puisque pour être leur ennemi, il ne faut que dire du bien de leurs rivaux, ou posséder l'espèce de mérite auquel ils prétendent. Lisez leurs écrits: c'est la vertu, la raison, l'humanité, dont ils défendent la cause. Voyez-les de près: vous êtes tout étonné de trouver des hommes sans mœurs, sans principes, de francs charlatans, qui font parade d'un vain babil, & qui dans le fait, n'ont d'autre Dieu que leur intérêt personnel, qui de la même bouche dont ils ont vanté la modération & la probité, déchirent & calomnient leurs Confrères; & si comme dans le siècle des Scaliger, des Cardan & des Muret, ils ne se traitent pas précisément de fous, de fripons, de bêtes, d'Athées, & de descendans des Concitoyens de Loth, le Public n'y perd rien. Un malheureux n'empoisonne pas moins sûrement, en frottant de miel les bords de la coupe qui contient le breuvage mortel; encore ne faut-il pas tant prôner leur retenue, depuis qu'un des premiers d'entr'eux a si bien sçu allier dans les petites gaités qu'il nous a données, le persiflage du petit Maître le plus élégant, aux injures les plus grossières d'un Matelot Hollandois, ou d'un Porte-faix de la nouvelle Halle. Cependant j'avois pris une sorte de consistance dans l'aréopage Littéraire; & Madame de Broncourt me jugeant des connoissances suffisantes en Astronomie, désigna le grand jour où nous devions observer ensemble. Il étoit à-peu-près dix heures & demi du soir, lorsque nous montâmes à l'Observatoire formé par une terrasse d'environ dix pas de long sur huit ou neuf de large. Avant d'y arriver, on rencontroit un petit appartement mieux meublé que les Cabinets des Astronomes ordinaires; on y voyoit parmi les Astrolabes, les Globes, les Lunettes, les Microscopes, & les autres instrumens de Mathématiques qui en tapissoient les murs; quelques Estampes fort gaies, une Ottomane, & deux chaises longues chargées de coussins. En y entrant, Madame de Broncourt, qui se trouvoit fatiguée, se jetta sur son Ottomane, tandis qu'avec la bougie, j'examinois les ornemens de ce joli réduit. Par hasard ou autrement, la lumière s'éteignit entre mes mains, & nous nous trouvâmes dans l'obscurité. Madame de Broncourt, que je croyois devoir me gronder, n'en fit rien; j'en fus fâché: car m'étant arrangé pour l'être, son silence déconcertoit toutes mes mesures. Il falloit pourtant nous rejoindre; „Madame, lui dis-je, voudriez„vous me donner la main? Je ne sçais pas ce qu'elle me répondit, ni comment il arriva, que ce ne fut pas sa main que je rencontrai; mais ma maladresse, dont elle ne se plaignit point, étoit d'un genre à me mériter toute son indignation, si j'eusse cherché à la réparer autrement qu'en la poussant à bout. J'eus presque honte de la sacilité avec laquelle cette femme, si fort au-dessus des passions, cédoit à la mienne. A moins qu'elle ne crut conserver toute sa sublimité, par un certain air digne, & par le silence constant qu'elle gardoit dans les plus doux momens. Il étoit tel, que sans quelques soupirs qui lui échapperent, il n'auroit tenu qu'à moi de me croire en bonne fortune avec la Maîtresse de Pigmalion. Quand nous fûmes un peu revenus à nous mêmes, ma silentieuse Déesse tira d'une petite armoire, tout ce qu'il falloit pour rallumer la bougie; & lorsqu'à la clarté je voulus lui témoigner ma reconnoissance par mes carresses: „Prudence, discrétion & fidé„lité; j'ai juré de les réconcilier avec “l'amour, me dit-elle: Chevalier, „soyez sage, on peut nous épier, & „cette lumière nous trahir vous & „moi.“ Je me le tins pour dit. Nous descendîmes gravement; & quand je lui donnai le bon-soir, elle m'indiqua tout haut, un autre jour de la semaine pour continuer ce que nous avions commencé. Une Comette nouvelle qui paroissoit alors sur l'horison, fournissoit un prétexte à nos fréquentes observations. Bientôt nous en eûmes une suite fort honnête. Madame de Broncourt me parut y prendre goût; je m'en apperçus aux paroles entrecoupées, à quelques démonstrations vives & tendres, qu'elle ne pouvoit plus retenir dans certains instans de l'observation, & surtout au ton froid qu'elle prenoit avec moi, pendant que nous étions en cercle. L'Extérieur composé que l'on emploie pour cacher une intrigue, est un ressort usé qui ne trompe plus personne. Il est impossible qu'après un temps, on ne démente son air sévère, au moins par une politesse pour celui qu'on aime; or, cette simple politesse, indifférente à l'égard d'un autre, frappe quand elle s'adresse à quelqu'un que l'on affecte de maltraiter; en outre il est des momens où, malgré ses résolutions, la Prude la plus réservée va, par un coup d'œil animé, réveiller la volupté dans le cœur de son Amant, & la curiosité dans l'esprit de la compagnie. On pense volontiers le mal dans le siécle où nous sommes: il n'en faut pas davantage pour faire naître des doutes: on interroge, on corrompt les Domestiques, on vous épie; & bientôt les soupçons se changent en certitude. Quoiqu'il en soit de la manière dont ma bonne fortune fut découverte, elle le fut; & un beau jour ma savante Maîtresse fut nichée dans un flon-flon , & moi côte-à-côte avec elle. Un des beaux Esprits de notre Société, vint le lui communiquer en confidence, & en se récriant sur une abomination de cette espèce; nous sûmes depuis qu'il en étoit l'auteur. L'Idole de Madame de Broncourt, après ou avant le plaisir, je n'oserois décider, étoit la réputation. Le Vaudeville avoit porté quelqu'atteinte à la sienne; elle crut que j'avois parlé: les observations cesserent; l'ennui vint se peindre sur sa phisionomie, & quant à moi, je me lassai si fort des conversations frivoles ou pédantesques, & souvent l'un & l'autre du sénat lettré; que je m'en retirai insensiblement, sans que l'on parut avoir envie de me retenir. Pour comble de bonheur, M. Marculfe revint tout à propos; je lui cédai la place, & je descendis du trône plus gaiement que je n'y étois monté. Ce fut à-peu près vers ce temps-là, que m'arriva cette aventure, que je puis bien nommer heureuse, puisque c'est elle qui m'a procuré le bonheur de vous connoître. Vous en sçavez déja le fond, Madame; mais comme vous m'avez ordonné l'exactitude & la sincérité, je vais la reprendre d'un peu plus haut, & vous en donner tous les détails. Un jour que j'allois chez Mademoiselle Desforts, je rencontrai sur l'escalier une petite fille qui pleuroit. Je lui demandai ce qu'elle avoit, elle me répondit qu'elle avoit faim; je lui dis qu'il falloit demander à sa Mere de quoi manger. „Ma Mere, répliqua-t'elle, a faim aussi bien que „moi, nous n'avons point de pain.“ Cette réponse me pénétra; j'entrai chez Mademoiselle Desforts, & je lui fis part, le cœur serré, de ce que je venois d'entendre. Mon récit la toucha; ce jeune enfant qu'elle connoissoit, demeuroit avec sa Mere au sixieme; nous y montâmes. Vous retraceraije le tableau de misère affreuse dont nous fûmes spectateurs! Dans un coin de grenier, étoit un réduit fait avec de vieilles planches. La porte n'en étoit pas fermée; pour tout meuble, nous y apperçûmes un tas de paille brisée, un pot à l'eau dont les bords cassés, avoient été rejoints avec du fil d'archal, deux assietes, & un test de plat: sur la paille, une femme à demi-couverte de haillons, relevoit péniblement sa tête, & s'appuyoit sur son coude pour nous considérer: ses yeux paroissoient desséchés; on voyoit la trace profonde de ses larmes le long de ses joues avalées; sa peau jaune & livide, laissoit percer la forme de ses os: la petite fille remontée avant nous, couchée à ses pieds, appelloit en pleurant sa mere; elle ne lui répondoit pas; elle ne nous dit rien à nous-mêmes. Au premier aspect de cette scène d'horreur, Mademoiselle Desforts fit un cri, elle vouloit parler à cette femme. „Mademoiselle, lui dis je, ce “ne sont pas des consolations, ce sont „des secours qu'il faut ici.“ Je vuidai ma bourse sur les genoux de la malheureuse à qui mon action ne fit pas interrompre son silence, mais sa poitrine se gonfla d'une manière violente dont je craignis les suites: je pris la main de Mademoiselle Desforts; nous redescendimes: & elle donna des ordres pressans à ses gens, pour le soulagement de ces déplorables victimes de l'indigence. Ils trouvèrent la Mere versant un torrent de larmes, & l'enfant qui tâchoit de les essuyer avec ses petites mains; ils leur firent prendre quelques gouttes de vin à l'une & à l'autre, & ensuite un peu de bouillon, & quand ces Estomachs furent accoutumés au liquide, on leur donna d'autres alimens, qui au bout de quelques jours les rétablirent tout-à fait. Je m'informois avec soin, lorsque je voyois Mademoiselle Desforts, de l'état de cette pauvre famille. Une fois elle ne m'en donna pas d'autres nouvelles que de l'envoyer chercher. la Mere vint, qui me remercia avec beaucoup de décence, & qui sur la première question que je lui fis, me conta son Histoire. Elle étoit née à vingt ou vingt-cinq lieues de Paris. Son Pere & sa Mere, morts presqu'en même temps, l'avoient laissée orpheline dès l'âge de quatorze ans. Une de ses Tantes, l'appella dans la Capitale où elle demeuroit, & la plaça auprès d'une Dame, dans l'année de son arrivée. Jeune & jolie, le fils de cette Dame en étoit devenu amoureux. Ses transports, ses présens, la perspective d'une voiture & d'une belle Maison, l'avoient déterminée à l'écouter. Dix-huit mois de jouissance, firent de son Amant un inconstant qui l'abandonna. il eut des successeurs, le dernier chéri tendrement, étoit mort depuis huit ans, lui laissant une fille & une pension par son Testament. Des Parens avoient attaqué cet acte, qui fut cassé, & la ressource du travail lui resta seule pour vivre. Elle en avoit subsisté trois ans, comme elle avoit pu avec son enfant; mais une maladie longue & sérieuse, ayant consumé tout son avoir; dans sa convalescence, elle avoit été obligée de vendre pièce à pièce tous ses meubles; bientôt elle s'étoit trouvée réduite à la plus cruelle extrêmité. Quelques personnes de sa connoissance, à qui elle avoit fait écrire, n'avoient pas répondu; se voyant sur le point de manquer de pain, elle avoit eu le courage de s'en passer trois jours, pour le réserver à sa fille, c'étoit dans le moment où il lui manquoit entiérement, que nous l'avions si genéreusement assistée. „Ainsi, ajouta-t'elle, votre “bienfait si essentiel par lui-même, “devient d'un prix infini pour moi, “dans cette conjoncture, & sera toujours au-dessus de tout ce que je “pourrois entreprendre, pour vous “témoigner ma reconnoissance.“ Je louai beaucoup sa piété maternelle. Mademoiselle Desforts lui dit, que désormais elle devoit être tranquile, qu'elle ne se borneroit pas au peu qu'elle avoit fait, qu'elle la prioit d'accepter un louis par mois, & le payement de son loyer, & que joint à son travail, ce léger secours l'empêcheroit d'être si gênée. Vous avez vû comment & pourquoi je me brouillai avec Mademoiselle Desforts. Quelques temps après notre rupture, je fus tout étonné de voir cette femme entrer chez moi. Je lui demandai ce qui l'amenoit. Elle me répondit qu'elle espéroit que je ne lui sçaurois pas mauvais gré de sa démarche, mais que la tristesse & le désespoir de Mademoiselle Desforts dont elle avoit été témoin, la pitié qu'elle lui inspiroit, & sa générosité à son égard qu'elle n'oublieroit de sa vie, l'avoient fait hasarder à me venir parler, qu'elle me conjuroit de la revoir, & de renouer avec elle, puisqu'au fond, une extravagance amoureuse portoit son excuse auprès d'un Amant. Je lui dis que ma résolution étoit prise de rompre cette liaison sans retour; que je connoissois mieux qu'elle le caractère de cette Demoiselle, & que j'étois sûr de son inclination à se consoler d'un chagrin tel que celui que mon absence pouvoit lui causer. Je la pressai ensuite de me dire comment elle avoit été instruite de notre querelle. Elle m'apprit que les Domestiques accourus au bruit, avoient trouvés cette folle de Desforts, la tête encore en feu, que comme ces gens ne sont pas fort secrets, une aussi singulière circonstance avoit fait éclat dans la Maison, & que tout le monde en parloit, les uns d'une manière, les autres d'une autre. (Jugez si cette petite particularité devoit fort m'engager à m'y remontrer) que s'étant présentée à son ordinaire chez Mademoiselle Desforts, d'aussi loin que celle-ci l'avoit apperçue, elle lui avoit crié, je ne veux plus ni vous voir ni vous rien donner, après la manière dont votre beau Protecteur s'est conduit avec moi; qu'effectivement elle avoit tenu parole, mais que la douleur où elle sçavoit sa Bienfaitrice plongée, lui avoit fait prendre de son chef la liberté de venir essayer de me fléchir en sa faveur. Je la rassurai de nouveau sur le chapitre de la tristesse; j'ajoûtai que j'étois fâché de ce que notre brouillerie empêchoit Mademoiselle Desforts de faire une bonne action, & je lui promis que je m'en chargerois moi-même, & continuerois la petite pension qui lui avoit été faite à mon occasion. Il faut que les actes gratuits d'humanité, soient bien rares dans notre siècle. Elle crut rêver en m'écoutant, & quand enfin elle se fut bien convaincue que ma promesse étoit trèsréelle & très-sérieuse, elle m'exprima sa sensibilité avec le plus vif enthousiasme. Ses transports me toucherent: en vérité, j'eus honte du peu que je faisois, & je m'en trouvai trop payé. Cette dépense n'étoit presque rien pour moi: je ne jouois plus; je n'ai jamais acheté mes plaisirs; & j'avois ainsi de l'argent de reste. Deux ans s'écoulèrent, pendant lesquels je fus exact envers ma pensionnaire. De temps à autre elle venoit me voir, & me conter ses petites affaires. Un matin elle arriva d'un air mistérieux. „Monsieur, me dit-elle, “je vais revenir dans un instant, voudriez-vous écarter votre Domestique, j'aurois besoin de vous parler “en particulier & dans le plus grand “secret.“ Elle sortit. J'appellai mon Laquais; je lui donnai assez de commissions pour l'occuper le reste de la matinée, & lui défendis de rentrer, qu'il ne les eut toutes remplies. Un demi-quart d'heure après la femme reparut. Elle s'assied, & me tint le discours suivant: Monsieur, vous êtes “mon soutien, mon appui, le plus „généreux des hommes, daignez m'écouter, (craignant d'être interrompue) les années s'amassent sur ma “tête, bientôt je ne serai plus en état „de m'aider. Je ne veux pas abuser de „vos bontés. Je vous dois tout; ma “vie, celle de ma fille. ... ma fille.“Dieu veuille qu'elle soit plus heureuse que sa Mère. Je l'ai élevé jusqu'ici dans une entière solitude. Il “y a trois jours que je la conduisis au „Palais Royal. On nous suivit. Le “Courier de l'Envoyé de.... vint nous “faire de la part de son Maître, les „plus belles propositions; je les rejettai. Hier l'Envoyé lui-même est „venu chez nous les mains pleines „d'or & de bijoux. Que vous dirai-je. “Je lui demandai du temps, & ne „lui ôtai pas toute espérance. O! mon “Patron; je n'ai que Dorothée; elle “est gentille: la misère ne lui laisse “pas la liberté d'être vertueuse: il faut „qu'elle m'acquitte, qu'elle s'acquitte „envers vous, avant de passer en „d'autres mains.“ Moins je m'attendois à une chute pareille, plus l'excès de ma surprise fut grand. Sa fille étoit restée dans mon anti-chambre; elle l'appella.... „Ma chere Dorothée, souviens-toi de ce que Monsieur a fait pour nous, je „te laisse avec lui; je viendrai te reprendre, & sur le champ elle se retira. Si le propos de la Mère m'avoit stupéfait, la beauté de la fille m'éblouit. De grands yeux noirs, pleins de feu; un teint de Lys & de Roses; une petite bouche vermeille, plus fraîche que la fleur nouvelle; une haleine aussi douce que l'odeur du Jasmin; un cou blanc comme l'yvoire; des trésors naissans, qui à la faveur d'une gaze claire, laissoient l'œil s'égarer voluptueusement; une taille élégante; la jambe & le pied d'une Nymphe: jamais je n'ai vu un même objet rassembler tant de charmes; & tous ces appas alloient avoir quinze ans dans huit jours: ainsi que me le dit Dorothée elle-même. Elle m'avoit fait une grande révérence en rougissant, & en croisant ses beaux bras sur son estomach. „Venez, “charmante Dorothée, dis-je, en lui “prenant une main: venez vous asseoir auprès de moi. Je remarquai “qu'elle trembloit; ne craignez rien, “quand je serois le plus féroce de “tous les hommes, votre regard m'adouciroit, & vous m'ôteriez bien “vîte le courage de vous faire du “mal“. Ah! Monsieur, me réponditelle, avec un son de voix qui alloit au cœur. „Ma Mere m'a dit souvent que vous aviez bien des bontés pour nous ... Des bontés ... “Ah! je suis en reste avec elle si “vous voulez m'aimer. Dites, aimable Dorothée, voulez-vous m'aimer?... Ma Mere m'a recommandé de vous aimer beaucoup, “Monsieur .... Votre Mere vous a “recommandé,..& sçavez-vous “pourquoi elle vous a amené ici?.. “Pour vous voir, Monsieur, nous “vous avons tant d'obligations! Elle “me disoit qu'elle vouloit que je fusse “bien complaisante avec vous; mais “je ne sçais pas pourquoi elle étoit “toute troublée en m'habillant; il “m'a semblé qu'elle avoit les yeux “rouges, comme quelqu'un qui vient “de pleurer. Son air ingénu, son minois gracieux & ce vernis d'innocence répandu sur ses paroles & sur tous ses gestes, m'embraserent violemment. Je pris sur sa bouche de corail un baiser de flamme: elle ne se défendit pas. Ces pommes qui croissoient sur l'arbre d'amour, je voulus les cueillir: elle me laissa faire; cependant elle n'étoit point émue, son cœur ne parloit pas: c'est ainsi que la jeune Syrinx ne fut qu'un froid roseau entre les bras du Dieu des Bergers. Entraîné par mes desirs, je devins plus téméraire, & j'allois sans doute... quand Dorothée, qui avoit les deux mains sur son visage, lâche la bonde à ses larmes, détourne la tête, se met à crier: „Isidore, mon pauvre Isidore, & se débarrassant de moi elle tombe à mes pieds: „Oh! ma Mere, Oh! Monsieur, pardonnez-moi ... „écoutez-moi, Monsieur, je ne sçaurois ... Je ne puis ... Oh! mon “Dieu, faites-moi mourir. L'étonnement, le chagrin de rencontrer en ce moment un obstacle à mes plaisirs, & l'impression de douleur que me causoit la sienne, m'agitoient cruellement. Je ne songeois pas à relever cette tendre enfant, qui pleuroit à mes genoux. Enfin étant un peu revenu à moi-même; je me jettai sur un siége: elle en fit autant. Je n'ai jamais conçu ces hommes remplis ou de brutalité ou d'amour-propre, qui contens de gouter le plaisir, ne s'embarrassent pas de le procurer. Je demandai à Dorothée, qui étoit cet Isidore qu'elle regrettoit tant: voici ce qu'elle me répondit: “Isidore est un cousin de ma Mere, “qui vint à Paris il y a six mois. Son “pere étoit vieux; il envoya son fils “solliciter pour lui-même un nouveau “bail de sa ferme; le Maître lui demanda une caution: il n'en put pas “donner une tout d'abord, & pendant “ce temps, des Messieurs qui sont à “Paris en offroient davantage; Isidore “fut refusé. Il étoit si chagrin, qu'il “n'osa pas retourner dans son pays. Ma “Mere le nourrissoit; elle lui proposa “d'entrer en maison: il ne voulut “pas; mais pour ne pas nous être à “charge, il se mit Porteur d'eau. Il “travailloit toute la journée, & puis le “soir, il nous apportoit tout l'argent “qu'il avoit gagné. J'avois eu beaucoup de joie à voir qu'il restoit à “Paris; mais j'en eus bien encore “plus, après qu'un jour, il m'eut “dit: ma Cousine, c'est par rapport “à vous tant seulement que je reste “ici. Si j'ai été si triste de ne pas „avoir la ferme de mon Pere, c'est “parce que je voulois proposer à votre Mere, de vous marier avec moi, “& de venir avec nous au Pays. Ma “petite Cousine, cela vous auroit-il “fait de la peine? Oh! non, mon “Cousin, lui répondis-je, au con“traire, je vous assure que j'en aurois “été bien-aise. Quand je lui eus dit “cela, il se mit à pleurer: je ne sçais “pas si c'étoit de tristesse; moi, je “me mis à pleurer aussi; mais je n'avois pas le cœur serré comme quand “il est parti, il y a quinze jours. Ah! le pauvre Isidore, comme il étoit “aussi désolé lui-même. Son chagrin “m'oppressoit; il me pesoit presque “plus que le mien .... Et pourquoi “vous a-t-il quitté? Son Pere est “mort, sa Mere lui a écrit qu'elle “avoit besoin de lui: il est parti. “Ma Cousine Dorothée, me dit-il, “en s'en allant, il n'y avoit rien au “monde que ma Mere, qui pût me “faire sortir de Paris. Ah! Monsieur, “je suis bien triste, je ne serai jamais “la femme de mon Cousin, ma Mere “me l'a dit, & je l'aimerai toujours... “Et comment est-il fait votre Cousin? Il est un peu plus grand que “vous, ses cheveux sont blonds, ils “frisent tout seuls, ses yeux sont... “Ah! Comm'il faisoit sauter mon cœur quand il me regardoit; il avoit “les lévres plus rouges que vous; & “puis de jolies couleurs. Il étoit un “peu devenu maigre depuis qu'il étoit “ici: cela n'étoit pas étonnant, il “avoit tant de fatigue ... De sorte que “vous me trouvez plus laid que lui?.. “non pas, mais .... Mais quoi? ... “je .... je le trouvois plus beau. Je souris à cette réponse de la simple nature. Sa présence réveilloit mes desirs, son discours m'attendrissoit. il se fit en moi un combat furieux; l'amour, l'honneur, les sens, la raison: le choc fut rude, le devoir l'emporta. Je me levai brusquement, & je recommandai à Dorothée de m'attendre. Elle avoit dans sa narration, nommé le pays d'Isidore. C'étoit le même endroit où j'avois envoyé la premiere Partie de mon Histoire. Je sçavois que mon ami y possédoit du bien. Depuis long-temps il étoit son Maître. Je courus chez lui, & après lui avoir raconté ce que je viens de vous dire, je le pressai de s'intéresser pour Isidore. Rien ne pouvoit arriver plus à propos; un de ses Fermiers le quittoit, après avoir ramassé à son service dequoi acheter des terres qu'il alloit cultiver pour son propre compte. Il me donna sa parole pour le Cousin de ma petite, quoiqu'on lui eut déja présenté quelqu'un, & je retournai chez moi. La Mere de Dorothée rentra presqu'en même-temps. „Madame, lui “dis-je, je crois trop vous connoître, pour ne pas être persuadé, que “le désespoir seul, pouvoit vous résoudre à prendre le parti que vous “preniez au sujet de votre Fille. Vous “sçavez ainsi que moi le triste sort de “la plupart de celles que la trompeuse “amorce de la fortune jette dans le “désordre. Les premieres années de “la vie, se passent d'une maniere “brillante; mais ensuite les appas & “les Amans s'envolent tout à la fois. “Les hôpitaux, & les asiles honteux, “réservés à la débauche, sont remplis de ces misérables, qui ont autrefois vêcu dans le plus grand “éclat, & à qui il ne reste aujourd'hui que la honte & les regrets “cuisans attachés à la suite du vice. „Dorothée aime son Cousin; il faut “qu'elle l'épouse. Je lui fis part de “ce que je venois de faire pour lui. Cette femme n'étoit pas corrompue. Elle m'appella son bon Ange, son Dieu tutélaire; elle me remercia avec une effusion d'allégresse, qui ne pouvoit être comparée qu'à celle de sa fille. Dorothée me sauta au cou, m'embrassa, sans pouvoir parler. J'eus toutes les peines du monde à modérer l'excès de leur reconnoissance. Il est doux de faire le bien; mais quand il a coûté un peu cher, il laisse dans l'ame une certaine estime de soi-même, qui double la satisfaction. Nous écrivîmes au Cousin qui accourut à Paris. Il épousa sa Maîtresse; mon ami, en faveur de la nôce, se contenta de la moitié du prix de la Ferme pour la premiere année; je fis présent de vingt-cinq Louis à la nouvelle mariée, qui partit avec son Epoux & sa Mere quelques jours après, en me comblant de bénédictions. Tout ce monde est heureux; j'ai contribué à leur bonheur; cette idée me le fait partager. Mon ami vous conta cette avanture, Madame, vous applaudîtes à ma conduite. Il me le redit, & me fit naître l'envie de vous être présenté. Vous daignâtes m'accorder cette faveur. Je vous vis, & ne vous quittai qu'avec le desir de vous revoir encore. La douceur de votre conversation, la beauté de votre caractère, l'égalité & la douceur de votre commerce, me firent connoître cette véritable volupté, après laquelle on court envain dans le tumulte & le fracas du monde. Ce n'est qu'avec l'estime sentie, & la confiance entière qu'on peut la rencontrer, mon expérience me l'apprend tous les jours. Je fus quelques-temps à m'appercevoir que je vous aimois: je ne me trouvois bien qu'auprès de vous, il est vrai; je m'occupois volontiers de votre idée: vous remplissiez mon ame; mais c'étoit d'une manière douce, sans fureur, sans yvresse. M'arrivoit-il quel-que événement? Ma premiere pensée étoit toujours d'aller vous faire part de ma joie ou de mon chagrin. Rencontroisje dans mes lectures quelques traits frappans? Ou je me rappellois d'abord de vous avoir entendu dire les mêmes choses, ou je me plaisois à songer que je vous en entretiendrois. Je ne prenois pas tout cela pour de l'amour, parce que mon respect étouffoit mes desirs, & votre vertu mes espérances. C'est à ce maussade Baron dont vous avez eu tant de peine à vous défaire, que je dois la connoissance de l'état de mon cœur. Il prétendoit à votre main. Il étoit sûr de votre honnêteté, disoit-il, puisque s'étant trouvé plusieurs fois avec des Prudes & des Petits-Maîtres de votre connoissance, il avoit toujours vû les femmes se taire; tandis que tous les hommes de concert, faisoient votre éloge. Je ne pouvois pas souffrir le personnage; en m'examinant, je conçus que je l'aurois moins haï, si je ne vous eûsse pas aimée. Il vous souvient de l'espèce d'acharnement avec lequel je le contrariois. Je crois, Dieu me pardonne, que je l'aurois contredit, s'il vous eût louée. Vous-même me demandâtes un jour d'où provenoit mon aigreur contre lui. Je n'y tins pas: „Comment vou„lezvous que je puisse être d'accord „avec un homme qui pense à devenir “votre Epoux? vous répondis-je; ah! “me dites-vous, rendez-lui votre “bienveillance, si c'est-là le sujet qui “vous le fait haïr. M. le Baron peut „mériter mon estime; mais jamais il “n'obtiendra de moi d'autres sentimens, & celui-là ne me suffira pas “pour disposer une seconde fois de „ma liberté.“ Comme si cette réponse eût contenu quelque chose de flateur pour moi, je vous pris la main, & je la baisai avec ardeur. Je ne sçavois ce que je faisois. Vous me regardâtes; je revins à moi: je n'osai pas jetter les yeux sur vous. Depuis, vous m'avez dit, que je vous avois fait pitié. De retour chez moi, je réfléchis sur ma situation actuelle. Je sentis toute la différence des seux folets qui m'avoient amusé l'imagination jusqu'à ce moment, au goût solide que vous m'aviez inspiré. Ce n'étoit pas un vain délire qui m'agitoit; c'étoit une persuasion intime, que la félicité m'attendoit auprès de vous, & qu'elle dépendoit entièrement de l'union de mon sort au vôtre. Je vous parlai de ma passion; vous m'écoutâtes sans colère & sans me répondre. Je vous en reparlai souvent depuis, & vous me permîtes d'espérer. Après une espace de temps qui me parut fort long, vous me promîtes que si dans un an je vous aimois encore, si nos humeurs se convenoient, vous me promîtes que vous consentiriez à changer de nom. En attendant, vous exigeâtes de moi une confiance sans bornes. Vous m'en donnâtes l'exemple. C'est-là, me disiez-vous, le lait de l'amour; & vous avez raison sans doute; une femme accorde quelquefois des faveurs assez légèrement; mais l'objet de sa confiance, est sûrement choisi par son cœur, & approuvé par son esprit. Je viens de vous donner une preuve de la mienne, telle que vous l'avez desirée. Soyez généreuse en faveur de mon obéissance; abregez le temps de ma pénitence. Ne craignez plus de nouvelles erreurs. Je vous connois; si vous étiez moins modeste, vous jugeriez que cela suffit pour me garantir de toute autre impression. Songez que tous les jours qui reculent le moment où je vous jurerai d'être à vous pour jamais, sont autant de retranchés de mon bonheur. Eh! Quoi? faire un heureux; est-ce donc quelque chose de si commun, ou de si peu méritoire, que vous ne soyez pas tentée de presser la perfection d'un pareil ouvrage. FIN. * Mulier formosa supernè, dit Horace. * Qui n'a pas nommé l'élégant Auteur des Egaremens du Cœur & de l'Esprit, de Tanzai, du Sopha, &c.? une notte est fort inutile. * Sigisbée, c'est un Homme, qui dans certaines Villes d'Italie, fait auprès d'une * Dame toutes les fonctions d'un Epoux hors la principale, dont il a quelquefois aussi la complaisance de se charger. Voyez tous les Voyages d'Italie. Nos Abbés pourroient bien en introduire la mode en France.