MÉMOIRES DE MONSIEUR DE BERVAL IMPRIMÉ A AMSTERDAM. 1752. MEMOIRES DE MONSIEUR DE BERVAL. LE grand loisir où je me trouve à la Campagne, m'a fait souvenir que je vous ai promis d'écrire les Avantures de ma vie, dont vous souhaitez de sçavoir les moindres détails. D'autres occupations m'avoient empêché jusqu'à présent de satisfaire votre curiosité: aujourd'hui rien ne s'y oppose; j'ai le bonheur de n'avoir aucune affaire, & je vais remplir mes engagemens. Vous sçavez que je suis né à Bordeaux. Mon pere, quoique Gentilhomme, exerça quelque tems dans cette Ville la profession de Négociant: mais il faut avouer qu'il n'avoit pas ce qui est nécessaire pour y réussir. Il étoit paresseux, timide, & d'une probité si délicate, qu'elle dégénéroit en scrupule. Je ne suis disoit-il, ni habile, ni heureux, ni fripon: il n'est pas étonnant que mon bien diminue. En effet, il essuya des pertes considérables, qu'il soutint avec beaucoup d'indifférence. Ses amis le grondoient sans cesse de son indolence & de sa molesse: il les écoutoit paisiblement, les remercioit, convenoit de tout, & ne se corrigeoit point. Insensiblement il devint trèspauvre, & la sérénité de son ame n'en fut point altérée; ce qui pouvoit l'inquiéter davantage pour l'avenir, (mais rien ne l'inquiétoit) c'étoit le nombre de ses enfans. J'avois un frere aîné & quatre sœurs, dont l'une étoit en âge d'être mariée, & les autres dans la premiere enfance. Tandis que mon pere étoit tombé par dégrés dans une situation fâcheuse, M. de Saint-Aubin son frere, Commerçant comme lui, avoit acquis de grandes richesses. Il étoit économe & laborieux, malgré le goût le plus effréné pour les plaisirs. Jaloux à l'excès de son indépendance, il n'avoit jamais voulu se marier. Il étoit brusque, familier, gay, naïf; il inspiroit la joye: sans art, sans rafinement, sans politesse, il avoit pourtant des graces qui lui étoient propres, & qu'il eut été difficile d'imiter. Il s'étoit mis en possession de dire à mon pere tout ce qu'il pensoit: il ne lui épargnoit pas des plaisanteries médiocrement obligeantes, mais vives, naturelles, qu'on trouvoit mauvaises, & dont on rioit beaucoup. Avec tout cela M. de Saint-Aubin aimoit sincérement mon pere; il avoit déclaré même qu'il se chargeroit de l'un de ses neveux, & son choix tomba sur mon frere, dont le caractere étoit très-doux & la figure charmante: la mienne avoit pour tout mérite quelque chose de vif & d'éveillé. Nous étudions ensemble, mon frere & moi: ses succès l'emportoient infiniment sur les miens. J'avois alors une légereté que rien ne fixoit. Le travail m'étoit désagréable, moins par l'exercice de l'esprit que par le repos du corps. Je courois au lieu de marcher, & paroissant incapable de réflexion, & même de sentiment, j'étois passionné pour les jeux & les amusemens de mon âge. Il semble que cette humeur ne devoit pas déplaire à mon oncle, & cependant il ne m'aimoit point. J'étois une victime qu'il prenoit plaisir à sacrifier tous les jours à mon frere. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que mon oncle me reprochoit ses propres défauts, ou prédisoit que dans la suite je ne manquerois pas de les avoir: il étoit persuadé sur-tout du libertinage extrême où je devois nécessairement tomber. Je n'étois pas éloigné, non plus que mon frere, du tems où nous devions achever nos études, lorsque nous assistâmes l'un & l'autre à des Exercices de piété, dirigés par un homme tout brulant de zèle, dont l'imagination étoit ardente, la voix terrible, les poulmons infatigables. Les Sermons de ce Missionnaire produisirent sur mon frere un effet si prodigieux, qu'il n'étoit plus reconnoissable. Le trouble, l'agitation de son ame, la crainte dont elle étoit pénétrée, la tristesse & la mélancolie, suite naturelle des idées qui l'occupoient, laisserent des traces profondes, & le tournerent entiérement du côté de la dévotion la plus austere. Bientôt il ne songea plus qu'à renoncer pour jamais au monde qu'il ne connoissoit pas encore. M. de Saint-Aubin s'opposa de toute sa force à ce projet. Il employa d'abord & sans aucun succès des railleries piquantes très-conformes à son humeur: il eût ensuite des accès d'une colere effroyable. Mon pere, toujours très-doux & très-moderé, ne se fâcha point: il eut plusieurs conversations avec mon frere, & lui représenta de la maniere la plus raisonnable & la plus tranquille, tous les dangers de sa résolution précipitée. Ma mere y joignit ses larmes; elle embrassoit tendrement son fils en lui demandant s'il vouloit s'obstiner à la rendre malheureuse le reste de sa vie. Tout étoit également inutile, & je fus le seul qui vînt à bout de gagner quelque chose sur l'esprit de mon frere. Il étoit alors âgé de dix-sept ans; je n'en avois pas encore quinze, & l'on ne pouvoit être plus dissipé, plus étourdi, plus enfant que je l'étois. L'idée de quitter mon frere me toucha si vivement, que je parlai pour la premiere fois le langage de la raison: la mienne se développa tout d'un coup, & je me trouvai même une sorte d'éloquence. Je peignis à mon frere le monde qu'il quittoit, avec une naïveté qui le fit rire (& depuis long-tems il ne rioit plus). Je lui représentai toute la douleur qu'il m'alloit causer: il s'attendrit avec moi, lui qu'on avoit vû résister à tant d'occasions de s'attendrir. Pendant que je m'échauffois ainsi pour le détourner de son dessein, mon pere me regardoit avec un air de complaisance, ma mere attachoit tantôt sur mon frere & tantôt sur moi des yeux pleins de larmes. M. de Saint-Aubin, sur-tout, fut extrêmement touché des marques de bon cœur que j'avois données, & depuis ce moment il m'accabla de caresses. Mon frere me promit qu'il attendroit encore quelque tems avant de prendre un dernier parti; mais peu de jours après il tomba dangereusement malade, & cet accident dérangea toutes nos mesures. En voyant de près la mort, mon frere acheva de se détacher tout-à-fait du monde. Il parut depuis si inflexible, si parfaitement inébranlable dans sa résolution, qu'à la fin il fallut y consentir. Il reçut avec un courage qui ressembloit à la dureté, les adieux de sa famille: ils furent si touchans que dans la crainte de s'attendrir, il s'enfuit brusquement & disparut. Un Rellgieux qui étoit dans sa plus intime confidence l'attendoit; ils partirent ensemble; tout étoit arrangé entr'eux depuis long-tems, & mon frere se retira le jour même chez les Chartreux. Nous sçumes depuis que ce Religieux n'avoit rien oublié pour l'engager à choisir son Ordre: mon frere ne le voulut jamais, & ne le trouva ni assez austere, ni assez tranquile. J'héritai cependant de toute l'amitié que mon oncle avoit eu pour lui. Ma vivacité l'enchantoit; il ne concevoit pas comment je ne lui avois pas toujours paru aimable, & il vouloit (disoit-il) réparer toutes ses injustices. Selon lui, je ne parlois que par bons mots; j'avois les saillies les plus heureuses. Il me combloit de présens; il étoit toujours trèsoccupé du soin de me procurer toute sorte de plaisirs: je n'avois qu'à desirer, & j'obtenois tout dans l'instant. Mon oncle m'avoit fait habiller d'une façon beaucoup trop magnifique pour mon âge & pour mon état. Il mettoit au nombre de mes perfections, jusqu'à la vanité ridicule que cette parure m'inspiroit. Souvent il me menoit avec lui aux Spectacles, & tout jeune que j'étois, tant d'objets voluptueux & séduisans faisoient impression sur moi. Il le remarquoit avec transport; il rioit, il éclatoit, il paroissoit charmé de voir naître en moi des penchans dont l'apparence la plus legere l'avoit tant effrayé pour l'avenir. En un mot, on ne pouvoit me gâter plus complettement, m'aimer & me nuire d'avantage. Mon pere hazardoit quelquefois de représenter bien respectueusement à mon oncle, combien il m'élevoit mal, & jusqu'à quel point sa tendresse étoit déraisonnable: il n'y gagnoit que des épigrammes & des bouffonneries. Faites donc comme vous voudrez, disoit-il, peut-être avez-vous raison. Une pareille éducation m'eut été certainement bien funeste, si par un très-rare bonheur, je n'avois eu des secours égaux aux dangers. On sçait quel est ordinairement un Précepteur. C'est un homme qui sçait mal le Latin, encore moins sa propre Langue; glorieux de son petit collet, difficile, vétilleux, toujours mécontent du Maître de la maison, incapable de s'attacher à son Eleve, appliquant mal-à-propos les punitions & les récompenses, & répétant de tristes cahiers de Théologie, science dont l'objet est si noble & si sublime, mais la forme trop souvent barbare & puérile. Je devois naturellement avoir un Maître de cette espece, puisqu'elle est sans contredit la plus commune, & j'en avois effectivement eu deux à qui le portrait qu'on vient de lire ressembloit assez. Mon étoile devint heureuse à cet égard: elle me fit tomber entre les mains d'un homme véritablement vertueux, non pas simplement au-dessus de son état, mais dont l'ame auroit honoré les conditions les plus élevées; raisonnable, courageux & sensible, qui m'a toujours aimé comme son fils, que j'ai respecté, chéri comme un pere. J'ai été dans la plus étroi-te liaison avec lui tant qu'il a vécu, & je conserverai toute ma vie la plus tendre vénération pour sa mémoire. Il s'appelloit M. Dumont, & il étoit d'une très-honnête famille, tombée depuis quelque tems dans une grande pauvreté. Dès son enfance il embrassa l'état Ecclésiastique, dont il remplissoit fort exactement tous les devoirs. Il avoit une piété simple & vraie, sans amertume & sans superstition. Il dût être fort embarassé dans les premiers tems, lorsqu'il se chargea de mon éducation. On a vû que mon oncle y présidoit despotiquement: mon pere n'osoit contredire un homme si utile à sa famille, & qui avoit de l'humeur & des caprices. Ma mere occupée de sa mauvaise santé, toujours malade, ou craignant de l'être, étoit encore moins à portée de seconder M. Dumont: tout rouloit donc entiérement sur lui. Il ne combattit pas d'abord ouvertement les principes & les vûes de mon oncle: il suivit, il étudia mon caractere; il remarqua que la sévérité me révoltoit, & que l'unique moyen de me conduire étoit de me témoigner de l'amitié. Non-seulement il eut soin de m'en donner des marques, mais il commença dès-lors à s'attacher véritablement à moi. Il employoit avec mon oncle beaucoup de tours & de ménagemens: il éludoit, il trouvoit des prétextes, il différoit du moins ce qu'il ne pouvoit empêcher; enfin il se prétoit aux plaisanteries, & quelquefois d'assez mauvaise grace, car elles lui étoient désagréables: mais c'étoit un tribut qu'il falloit payer. Mon oncle avoit fait passer à mon service un laquais nommé Bruxelles qui l'avoit servi lui-même pendant long-tems. Mon oncle le protégeoit, & s'étoit toujours piqué d'être le plus ardent des protecteurs. Cet homme déplût dès les premiers jours à M. Dumont; il eut bien voulu le faire congédier; mais son autorité n'étoit pas encore suffisamment affermie, & mon oncle prévenu par son ancien domestique, rendoit impraticable l'exécution d'un pareil projet. Bruxelles étoit adulateur & insolent. Tantôt il me flatoit grossiérement; tantôt il me manquoit de respect. Nous nous querellions tous les jours, & nous étions ensuite les meilleurs amis du monde. M. Dumont me représenta de la maniere la plus forte, & cependant avec beaucoup de douceur, l'avilissement & le danger de ce mélange de familiarités & de colere, qui produisoit des scénes continuelles. Au bout de quelques jours, il s'apperçut que j'avois absolument changé de conduite. Il n'étoit plus question de confidences & de petits orages domestiques. J'avois un air plus réservé, plus sérieux & plus tranquille. M. Dumont connoissoit trop bien le cœur humain, pour ignorer qu'on se corrige à la vérité plus ou moins vîte, mais jamais brusquement & tout d'un coup. Un changement trop prompt lui devint suspect: il crut devoir m'examiner avec un redoublement d'attention, & voici ce qu'il remarqua d'abord. Il vit que j'étois rêveur, inappliqué, distrait. L'objet actuel de mes études me paroissoit insupportable, & quoiqu'on pût faire, j'étudiois très-mal & sans aucune suite. M. Dumont étoit sur-tout étonné du peu d'ardeur que je marquois pour les amusemens qui m'avoient jusqu'alors entierement occupé. Le tems étoit un poids qui m'importunoit: je n'aspirois le jour qu'à me trouver au lendemain. M. Dumont qui couchoit dans la même chambre que moi, s'apperçut aussi que mon sommeil étoit moins tranquille. J'avois toujours eu l'habitude de parler en dormant; mais, comme M. Dumont me l'assura depuis, en ce tems-là je ne cessois point de parler. Il prêtoit l'oreille, & n'entendoit que des mots détachés qui ne formoient aucun sens. Souvent je me réveillois avec agitation: M. Dumont qui communément ne dormoit pas lui-même, me demandoit si je n'étois pas incommodé. Je lui répondois que je n'avois rien, mais je témoignois en même tems beaucoup d'empressement de sçavoir quelle heure il étoit, & je m'affligeois en apprenant que le jour étoit encore éloigné. Enfin il m'échappa de dire dans un moment d'impatience & d'ennui, que ne sommesnous à la semaine prochaine? M. Dumont ne pouvoit douter que je ne desirasse trèsvivement quelque chose: mais comment deviner ce que c'étoit? il s'épuisoit en conjectures. Il imagina d'abord avec assez d'apparence que Bruxelles ne pouvoit ignorer le sujet de mes inquiétudes. Il le prit en particulier, & le pressa beaucoup de lui dire ce qu'il devoit vraisemblablement sçavoir. L'autre répondit toujours très-laconiquement qu'il ne sçavoit rien. M. Dumont plus embarassé qu'auparavant, s'adresse à moi-même, & n'en tire aucun éclaircissement. Sa derniere ressource fut d'épier si nous n'avions pas Bruxelles & moi de conversations particulieres. Il sortit, en répetant plusieurs fois qu'ayant des affaires considérables, il ne rentreroit que long-tems après. Il eut ensuite l'adresse de se glisser dans un cabinet où étoient ses livres, & qui tenoit à ma chambre par une porte de communication. La maison étoit tournée de maniere que ce petit stratagême pouvoit aisément s'executer. Quand M. Dumont entendoit du bruit, & qu'il jugeoit qu'on étoit entré dans ma chambre, il s'approchoit doucement de la porte avec une extrême lenteur, appliquoit son oreille contre la serrure de la maniere la plus circonspecte, & attendoit patiemment dans une attitude fort contrainte. Nous en avons ri souvent ensemble depuis. Toutes les peines de ce pauvre homme furent absolument perdues le premier jour. Le mauvais succès de sa tentative ne le découragea point: il se remit le lendemain en sentinelle. Un instant après, il m'entendit arriver; Bruxelles vint ensuite. M. Dumont ne perdit pas un mot de notre conversation, & découvrit d'étranges choses: il est juste de vous les apprendre enfin, & même avec plus de détail que M. Dumont ne les sçut d'abord. Quelques jours auparavant, lorsque je marchois dans les rues de Bordeaux, suivi de Bruxelles, je remarquai dans une boutique une jeune fille assez proprement vêtue, qui me parut très-jolie. Elle avoit quelque chose de piquant, de délibéré, d'animé dans la phisionomie, une taille agréable & légere, des yeux pleins de gaieté: sa figure me plut au dernier point, & sans m'arrêter tout-à-fait, je rallentissois extrêmement mes pas. Elle s'apperçut que je la regardois, & se mit à rire en parlant à une vieille servante qui étoit auprès d'elle. Je demandai bien vîte à Bruxelles s'il ne la connoissoit pas. Sans doute, me répondit-il, c'est Mademoiselle Vanier, fille d'un Parfumeur, l'une des plus jolies filles de Bordeaux. Je l'accablai d'une foule de questions; il satisfit à la plûpart, & tout d'un coup me regardant d'un air qu'il croyoit très-fin; il est aisé de voir, me dit-il, que Mademoiselle Vanier vous occupe fort. Eh bien, seriez-vous bien aise de la voir un peu plus long-tems & .... Ah! j'en serois enchanté, interrompis-je. Cette réponse partit comme un éclair. Bruxelles s'y engagea sur le champ, & ne devoit pas être fort embarrassé sur la maniere dont il pourroit me tenir sa parole. Il exigea seulement que j'eusse beaucoup d'attention à dérober à M. Dumont notre nouvelle intelligence; & en effet, dès ce moment j'évitai de lui parler. Il prit de son côté un air plus respectueux, & parut même surpris de me trouver si different de moi-même: en un mot cette petite Comédie fut assez bien jouée. M. Dumont qui me quittoit rarement, fut un jour obligé de sortir pour une affaire indispensable. On épioit cet instant, & bientôt Mademoiselle Vanier fut introduite chez moi par les soins de Bruxelles, sous prétexte de m'apporter differentes especes d'eaux de senteur. Je rougis dès que je l'apperçus, & je demeurai immobile. Elle étoit plus parée qu'à l'ordinaire; elle me parut cent fois plus jolie que le jour où je l'avois vûe. Elle me regardoit avec des yeux animés qui faisoient baisser les miens. Ensuite, après quelques remercimens d'avoir bien voulu, disoit-elle, procurer ma pratique à son pere, elle étala sur une table tous les parfums qu'elle avoit apportés. Elle ouvrit une petite bouteille qui répandit aussi-tôt dans toute la chambre une odeur charmante; elle versa quelques goutes d'une eau parfumée dans une main qui me sembla la plus belle que j'eusse encore jamais vûe; elle me la fit sentir en souriant, & tous mes sens se troublerent lorsque ma bouche rencontra cette jolie main. J'allois perdre tout-à-fait une timidité dont on cherchoit à me guérir, quand Bruxelles, qui faisoit le guet dans une chambre voisine, vint nous dire à la hâte que M. Dumont revenoit. Mademoiselle Vanier s'enfuit légerement par un petit escalier. M. Dumont arriva la minutte après sans la voir, & me trouva de bien mauvaise humeur sans en pouvoir deviner la cause. Ce ne fut pas là mon dernier malheur. Bruxelles m'apprit le soir que Mademoiselle Vanier avoit été contrainte dès le jour même d'aller passer huit jours avec une de ses tantes à deux lieues de Bordeaux; mais il me promit qu'à son retour, je pourrois la voir tout à mon aise chez lui. Il étoit marié depuis quelques années, & sa femme logeoit dans une espece de grenier qui devoit être, selon ce nouveau plan, le theâtre de mes plaisirs. Cependant mon imagination s'étoit allumée de plus en plus; je comptois les jours, les heures, les momens; j'étois dévoré de desirs & d'impatience. Vous n'en serez pas étonné; j'étois né très-vif, & la Nature & l'Amour s'éveilloient en moi pour la premiere fois. On peut se représenter quel fut l'étonnement de M. Dumont, lorsqu'en écoutant ma conversation avec Bruxelles, il apprit que dès le lendemain je devois voir Mademoiselle Vanier. Il courut sur le champ en avertir mon oncle, qui d'abord avoit peine à croire que Bruxelles eût pu se porter à cet excès de complaisance. M. Dumont lui répéta plusieurs fois les mêmes circonstances, & l'assura qu'il avoit tout entendu très-distinctement, avant que de le persuader tout-à-fait. Mon oncle connoissoit de réputation Mademoiselle Vanier, & sçavoit une partie de ses avantures. Comment est-il possible, disoit-il, qu'on ait exposé mon neveu à tant de risques? Il voulut sçavoir ce que Bruxelles pourroit dire pour sa justification, & il ordonna qu'on le fît venir sur le champ. Bruxelles voyant qu'il étoit inutile, & même dangereux de nier, convint de tout. Il soutint seulement qu'il avoit refusé d'abord de se prêter à ce que j'exigeois de lui, & qu'il n'avoit enfin cedé qu'à regret à mes importunités continuelles. Il essaya de toucher mon oncle, qui étoit naturellement un très-bon homme: il lui dit que sans ses ordres absolus, il n'auroit jamais quitté son service pour passer au mien, & qu'il n'avoit obéi qu'avec une extrême répugnance; que n'étant plus jeune, & manquant tout-à-fait de ressources, il alloit tomber avec sa femme, & ses malheureux enfans dans la derniere misere, si son Protecteur & son ancien Maître n'avoit au moins la bonté de le reprendre. M. Dumont l'interrompit, & représenta très-fortement qu'il étoit essentiel d'éloigner de moi pour jamais un homme de ce caractere, qui n'auroit en rentrant au service de mon oncle que trop d'occasions de s'attirer ma bienveillance par les moyens les plus honteux. Mais ce fut en vain que M. Dumont s'exprima d'une maniere touchante, pathétique, avec d'autant plus d'éloquence qu'il n'en cherchoit point: tout cela se tourna de travers dans la tête de M. de Saint-Aubin. Il avoit de l'amitié pour Bruxelles & de l'aversion pour les Précepteurs en général. Oh! pour le coup c'en est trop, dit-il à M. Dumont avec une saillie d'humeur extrêmement marquée; pourvû que Bruxelles ne soit point à mon neveu, que vous importe le reste, & quel droit avez-vous de disposer à votre fantaisie de son sort? Ah! que je reconnois bien les Précepteurs! Toujours du personnel; des antipathies; un zele mal reglé: ils se ressemblent tous. Tout n'alloit que trop bien pour Bruxelles, lorsque son insolence le perdit. Il crut qu'il pouvoit jouir de son triomphe, en insultant M. Dumont. Il s'échappa si fort, que M. de S. Aubin indigné le chassa de sa présence. M. Dumont sans colere, & même sans mépris, vit tranquillement sortir Bruxelles qui juroit entre ses dents: il jetta sur lui un regard de pitié. Voilà, dit-il, un homme qui me croit son ennemi, & il a grand tort. Ah! j'ouvre les yeux, s'écria vivement M. de S. Aubin: de grace, Monsieur, oubliez toutes mes injustices. Vous êtes l'homme le plus vertueux que je connoisse. Quel bonheur pour mon neveu de vous avoir! M. Dumont n'eut plus à se deffendre que d'un torrent de louanges, & parut infiniment sensible à la confiance que mon oncle lui témoignoit: il l'augmenta même, & sçut profiter à merveille d'un moment si avantageux pour affermir son autorité. M. de S. Aubin convint avec lui qu'il ne me parleroit de rien. M. Dumont se chargea de tout. Dès soir même on fit disparoître Bruxelles, qui fut remplacé par un autre Domestique. Je demandai avec dépit quelles pouvoient être les causes de son départ. M. Dumont me répondit simplement qu'on n'avoit eu que de trop bonnes raisons pour s'en défaire, & qu'il me les diroit quand je serois en état de les entendre. Je lui montrai de l'humeur, de la colere, de l'éloignement pour lui: il affecta toujours de ne rien voir, ne me quitta pas un seul instant pendant quelques jours, me parla peu, & me pardonna mes plaintes, mon chagrin ridicule & toutes mes folies avec une indulgence qui ne ressembloit ni au dédain ni à la foiblesse. Je continuois de bouder, & j'étois toujours d'une extrême maussaderie, lorsqu'un matin je vis, avec la derniere surprise, M. Dumont entrer dans ma chambre suivi de Bruxelles. Voilà, dit M. Dumont un homme qui vient vous témoigner le regret qu'il a d'avoir porté trop loin l'envie de vous plaire. Bruxelles d'un air humble & soumis confirma ce discours, avoua ses torts, me pria de le protéger, & disparut promptement. Tout ce que j'entendois me paroissoit une énigme inexplicable. Je ne conçevois pas comment un homme qui s'étoit déchaîné contre M. Dumont avec la derniere fureur, pouvoit tenir quelques jours après un langage si different. Voici ce qui s'étoit passé. M. Dumont avoit fait dire à Bruxelles qu'il souhaitoit de le voir & de lui parler, dans la seule vûe de pouvoir lui être utile. L'autre, dont la colere étoit refroidie, & qui cherchoit à se placer dans une autre Maison, se hâta d'obéir. M. Dumont lui parla avec toute la douceur & la bonté possible. Il lui détailla toutes ses raisons, & ne dédaigna point de se justifier, comme s'il eût été vis-à-vis de son égal. Il l'assura qu'il seroit charmé de lui rendre service, lui fit un petit sermon sur la maniere dont il devoit se conduire avec les Maîtres qu'il auroit dans la suite; & ce qui toucha Bruxelles plus que tout le reste, il crut qu'il pouvoit avoir besoin d'argent, & lui en donna. Bruxelles étonné, confondu d'une générosité dont il n'avoit pas seulement l'idée, se jetta aux genoux de M. Dumont, qui l'engagea facilement à me rendre le témoin de son repentir. Il crut avec raison que rien n'étoit plus propre à remettre le calme dans mon esprit. Le départ de Mademoiselle Vanier acheva de me tranquilliser entiérement. Elle alla chercher à Paris une fortune qu'elle n'y trouva pas, & plusieurs années après, j'eus le plaisir de la retirer du désordre & de la misere. C'étoit la premiere femme pour qui j'avois senti du penchant, j'eus pitié de ses erreurs & de sa jeunesse, & je saifis avec beaucoup de joie l'occasion de lui faire du bien. Je me suis peut-être un peu trop étendu sur cette avanture de mon enfance, mais on est porté naturellement à parler de ses premieres années. J'ai cru d'ailleurs vous peindre par-là d'une maniere plus vraie mon propre caractere & celui de l'homme respectable à qui la Providence avoit confié mon éducation. Vous ne sçauriez croire quel empire il acquit sur moi. Il usoit d'un peu d'art pour se faire craindre & respecter autant qu'il étoit nécessaire; il n'en employoit point pour se faire aimer: l'envie de lui plaire me conduisoit en tout; j'étois puni, j'étois récompensé par un regard, & pendant cinq ou six mois que nous restames encore ensemble, mes progrès dans mes études furent beaucoup plus grands qu'ils n'avoient jamais été. M. Dumont eut bien voulu me communiquer cette piété rare qui lui coutoit si peu; mais mon penchant pour la dissipation & pour les plaisirs, étoit un obstacle trop difficile à vaincre. Bientôt M. Dumont n'espera plus de me rendre le Chrétien le plus régulier & le plus fervent; mais j'ose dire qu'il me donna du moins toute sa probité. Quand le moment de nous séparer fut venu, M. Dumont voulut avoir avec moi un entretien très-long, & qui devoit nécessairement me paroître bien court. Il m'y rappella toutes les maximes qu'il m'avoit souvent répetées. On ne sçauroit mettre dans ses discours plus de sentiment & plus de raison. Je l'écoutois comme un Oracle, & quoique le plan de conduite qu'il me traçoit fût en certains points d'une exécution un peu difficile, je croyois me sentir tout le courage dont j'avois besoin pour le suivre. M. Dumont ne put retenir ses larmes en me quittant, & il se les reprochoit comme une sorte de foiblesse. Pour moi, je pleurai beaucoup sans chercher à me contraindre, & les premiers jours de notre séparation j'étois dans un état triste & languissant, ennuyé de tout, & portant la mélancolie dans les yeux. Une disposition pareille étoit bien opposée à mon âge & à mon caractere, aussi ne durat'elle pas long-tems. La société de quelques jeunes gens qui ne songeoient qu'à se divertir, dissipa bientôt mes chagrins. Je suivis leur exemple, & je partageai leurs plaisirs. Il n'y avoit pas un an que j'étois dans le monde, lorsqu'un évenement singulier apporta de grands changemens à la fortune de ma famille. Ma mere avoit un parent proche appellé M. de Rénant, qui venoit de se marier depuis peu: il avoit eu une passion trèsconstante & long-tems traversée pour la fille qu'il épousoit. C'étoit un homme susceptible des sentimens les plus forts & les plus déterminés. Malheureux dès l'enfance, il étoit d'autant plus aimé qu'il avoit toujours été plaint. On l'avoit vû lutter courageusement contre son étoile; il paroissoit enfin l'avoir surmontée. Que je suis étonné d'être heureux, disoit-il! Le bonheur est un état bien étranger pour moi. Dieu veuille qu'il soit durable. M. de Rénant avoit une Terre à quelque distance de Bordeaux. Il prétendit que sa présence y étoit nécessaire; mais le véritable objet de son voyage étoit de jouir plus tranquillement dans cette solitude de ce qu'il aimoit: il y mena sa femme qui étoit charmée de le suivre; elle ne voyoit que lui dans l'univers, il n'y voyoit qu'elle. Ma mere lui représenta inutilement que la saison étoit avancée, les chemins mauvais & gâtés par des pluies continuelles. M. de Rénant n'abandonnoit pas aisément les résolutions qu'il avoit prises: il partit donc, & se retrouva le soir sur les bords de la Garonne qu'il falloit passer. Les eaux de ce fleuve étoient troubles, rapides, agitées par un vent très-violent & répandues dans les plaines, fort au-de-là de leur lit naturel. Le Ciel couvert de nuages menaçoit d'une pluie prochaine, & tout ce spectacle avoit quelque chose d'effrayant. Les Bateliers ne se trouverent pas de même avis. Les uns prétendoient qu'il étoit beaucoup plus sûr de laisser tomber le vent qui régnoit alors: les autres soutenoient qu'il n'y avoit pas l'ombre de danger, & se mocquoient de la poltronerie de leurs camarades. M. de Rénant toujours pressé de tout, ardent même dans les plus petites choses, adopta fortement l'opinion des derniers, & voulut, à quelque prix que ce fût, passer la riviere dans le moment même. Madame de Rénant avoit grand-peur; mais voyant l'impatience de son mari, elle n'osa jamais le témoigner. Ils entrerent tous dans une grande barque, à l'exception d'un Domestique qui se piquoit de bien ramer, & qui voulant enchérir encore sur l'intrépidité de son Maître, sauta tout seul dans un petit bateau. L'impétuosité du vent augmentoit toujours: elle contrarioit la navigation, & repoussoit la barque, qui d'ailleurs étant chargée d'un poids considérable, n'obéissoit à la rame qu'avec une pésanteur extrême. Enfin après beaucoup de tems & des efforts infinis, on sortit du lit de la riviere pour rentrer dans l'inondation, & l'on cotoya quelques arbres presque entiérement submergés, dont la cime s'élevoit au-dessus de la surface de l'eau. De grosses branches dépouillées de feuilles qui s'avançoient du côté de la barque, effrayerent à l'excès un des chevaux de M. de Rénant, dont on avoit eu déja bien de la peine à contenir l'inquiétude. Sa fougue fut si terrible, qu'il s'élança dans la riviere, entraînant la barque avec lui. Les Domestiques & les chevaux de M. de Rénant se noyerent tous aussi-bien que la plûpart des Bateliers. Ceux qui gagnerent le rivage coururent aussi-tôt dans la campagne, troublés par la peur, & remplissant l'air de leurs cris; ils se disperserent en un moment & disparurent enfin tout-à-fait. Ces mêmes arbres qui avoient été cause d'un si funeste accident, sauverent la vie à M. de Rénant & à sa femme, qui vinrent à bout de s'attacher avec force à des branches qu'ils saisirent. Ils demeurerent ainsi suspendus à quelque distance l'un de l'autre au milieu des débris de leur barque, & entourés de toutes parts de la mort. Leur unique ressource consistoit dans cet homme dont j'ai parlé d'abord, & qui avoit passé le fleuve séparément. C'étoit un nommé le Févre, Valet de chambre de M. de Rénant, extrêmement attaché à son Maître auquel il avoit plû par son caractere courageux & résolu. Le Févre rentre dans son bateau & commence par s'approcher de M. de Rénant qu'il vouloit d'abord secourir. Que faites-vous? lui cria son Maître, sauvez Madame de Rénant, & ne songez point à moi. Le Févre hésitoit; mais cet ordre lui fut répeté d'un ton si absolu, qu'il obéit. Il trouve Madame de Rénant à demi mourante qui n'embrassoit que par un mouvement machinal cette branche qu'elle avoit heureusement rencontrée. A peine fut-elle dans le bateau qu'elle s'évanouit. Le Févre se hâte d'aller au secours de son Maître, il n'étoit plus tems. L'arbre qui soutenoit le poids de son corps venoit de se rompre. M. de Rénant se débattit un moment, fut abîmé ensuite dans la profondeur des eaux, & périt sans pouvoir être secouru. On ne trouva même que le lendemain son corps embarrassé dans de vieux troncs d'arbres & enseveli dans la vase. Madame de Rénant qui étoit toujours sans connoissance, n'eut pas l'horreur de cet effroyable moment. Les cris perçans de le Févre ne la retirerent point de sa léthargie. Cet homme, la mort dans le cœur, porta sa Maîtresse jusqu'au village le plus voisin. On lui prépara un lit, on la fit revenir à elle, & dès qu'elle eut recouvré l'usage de ses sens, elle demanda des nouvelles de son mari, qu'elle étoit, disoit-elle, étonnée de ne point voir. Le Févre ne lui répondit rien; mais les larmes qui le suffoquoient, & l'horrible altération de son visage lui apprirent tout son malheur. Elle retomba dans l'évanouissement dont on venoit de la tirer. On lui prodigua de cruels secours, qui la rappellant à la vie, lui laisserent sentir toute sa douleur; elle s'abandonna d'abord aux transports les plus violens; on craignoit pour sa raison; on trembloit qu'elle n'attentât sur elle-même. Elle se plaignit ensuite d'une maniere si touchante & si tendre, que les hommes les plus durs n'auroient pû lui refuser des marques de compassion. Elle reprit ses premiers emportemens, & paroissant se calmer enfin, elle tomba dans un silence morne qui faisoit horreur; l'on voyoit que son ame étoit déchirée par le plus funeste désespoir. Bientôt on s'apperçut qu'elle avoit une fievre très-forte. Le Févre alla chercher le Chirurgien du village, & ne l'eut pas plutôt amené, qu'il écrivit à Madame de Beaulieu, mere de sa Maîtresse, pour la prier de partir sur le champ avec un Médecin. Madame de Rénant fut long-tems en danger: sa tête s'embarassa dès le premier jour; mais cet accident qui prouvoit la violence du mal, contribua sans doute à sa guérison, parce qu'il suspendit sa douleur. Madame de Rénant étoit plus mal que jamais lorsque sa mere arriva: elle ne la reconnut point, & le Médecin qu'on lui avoit amené désespéra d'abord de sa vie. Cependant sa jeunesse & les remédes la sauverent; mais elle demeura trèsfoible, & sa convalescence fut extrêmement longue. Je sens que je ne vivrai pas long-tems, disoit-elle; pourquoi faut-il que je sois revenue de ma maladie. Souvent ses premiers transports se ranimoient, & dans ses momens les plus tranquilles & les plus doux, elle étoit toujours plongée dans une profonde tristesse. On fut obligé d'attendre plusieurs jours que le rétablissement de ses forces permît de l'exposer aux fatigues du voyage; quand on crut qu'elle pourroit les soutenir, on lui fit prendre une route plus longue & plus difficile que celle qu'on auroit dû naturellement suivre, afin de lui épargner du moins le passage de la Garonne, dont la vûe seule auroit si vivement renouvellé ses douleurs. Ceux qui la virent à son arrivée à Bordeaux la trouverent si changée, qu'à peine pouvoientils la reconnoître. Ma mere fut très-affligée de la mort de M. de Rénant qu'elle aimoit beaucoup: elle n'avoit pas besoin d'être aussi sensible qu'elle l'étoit en effet, pour être vivement touchée de ce triste événement. Comme elle étoit la plus proche parente de M. de Rénant, la Loi lui déféroit sa succession: mais si la propriété de ses biens lui appartenoit incontestablement, elle ne crut pas devoir en accepter la jouissance. Une idée de générosité ne fut point le fondement de ses refus; elle étoit persuadée qu'elle ne pouvoit agir autrement sans injustice. Et je vais vous rendre compte de ses raisons. M. de Rénant deux jours avant son départ alla chez elle, & ils eurent ensemble un entretien particulier. Il avoit eu toute sa vie la plus tendre amitié pour elle avec une confiance proportionnée. Il lui parla long-tems de l'ordre qu'il se proposoit de mettre dans ses affaires, & lui lut même un projet de Testament qui ne se trouva point après sa mort, & par lequel il donnoit à sa femme la jouissance de tous ses biens. Ma mere soutenoit que l'intention de M. de Rénant lui étant clairement connue, elle étoit obligée de la suivre, quoiqu'il n'en restât plus aucune trace. C'étoit aussi le sentiment de mon pere, qui dans toute autre occasion, auroit décidé bien plus sévérement encore contre lui-même. M. de S. Aubin pensoit au contraire que tous ces prétendus scrupules étoient absolument déraisonnables; qu'il étoit ridicule de rafiner sur le désintéressement, quand on étoit pauvre & que l'on avoit six ensans; que c'étoit tout ce qu'il pourroit faire avec cinquante mille livres de rente, & n'ayant d'ailleurs aucun engagement: encore assuroit-il bien qu'il ne le feroit pas. Ma mere persista néanmoins dans sa façon de penser: mais elle rencontra de la part de Madame de Rénant un obstacle qu'elle n'avoit pas prévu, ou que du moins elle s'étoit flaté de vaincre facilement. Elles se virent plusieurs fois, & toujours avec un attendrissement réciproque. Madame de Rénant répandit de nouvelles larmes, & témoigna la plus vive reconnoissance à ma mere; mais elle refusa constamment d'accepter, pour en jouir pendant sa vie, un bien qui ne lui appartenoit pas. Cependant sa santé s'altéroit de jour en jour. Elle avoit une toux fréquente, une maigreur extraordinaire, & l'on commençoit à craindre beaucoup pour sa poitrine, lorsque l'indiscrétion d'une vieille femme qui avoit été sa Gouvernante, acheva d'abréger sa vie. Jamais elle n'avoit sçu que M. de Rénant ne s'étoit noyé que parce qu'il n'avoit pas voulu souffrir qu'on le secourût avant elle. Cette femme eut l'imprudence de le lui dire, croyant peut-être qu'elle le sçavoit déja. On ne peut exprimer à quelle point elle fut pénétrée de cette derniere marque de tendresse qu'elle avoit reçue de son mari. Elle passa plusieurs jours dans un état terrible, presque sans dormir, & ne prenant qu'à regret un peu de nourriture. Bientôt elle fut attaquée d'une fiévre lente qui augmenta par degrés, & peu à peu la conduisit au tombeau. Dans les derniers jours de sa maladie, elle tâcha d'écarter jusqu'à l'idée de ce mari qu'elle adoroit, pour s'occuper uniquement des objets de la Religion, & ce sacrifice lui couta bien d'avantage que celui d'une vie devenue si malheureuse & si amere. La mort de Madame de Rénant termina l'espece singuliere de contestation qu'elle avoit avec ma mere. Ainsi ma famille se trouva pour la premiere fois dans une abondance qu'elle n'avoit jamais connue. On songea dès-lors à marier ma sœur, qui étoit âgée d'environ vingt ans. Sa figure étoit agréable, son humeur très douce. Elle ne fut pas fâchée d'apprendre qu'on alloit travailler à son mariage, quoiqu'elle n'eût jamais attendu cet événement avec la moindre impatience. On proposa plusieurs Partis; on agita très-sérieusement le pour & le contre. Mon pere qui n'agissoit pas volontiers, raisonnoit avec beaucoup de justesse: on tenoit chez lui tous les jours un petit conseil, où malgré ma jeunesse on me faisoit quelquefois l'honneur de m'admettre. Mais si l'on avoit attention de me demander mon avis, on n'avoit pas toujours la complaisance de le suivre. Depuis que j'étois dans le monde, le hazard m'avoit fait rencontrer assez souvent M. de Réziers, Conseiller au Parlement de Bordeaux. Il étoit jeune, bien fait, plein de raison, œconome sans avarice, possédant au souverain degré l'esprit de conduite, & le talent des affaires, sans passions, sans travers apparens, fait tout exprès pour acquérir de la considération, & pour augmenter sa fortune: mais il avoit de la sécheresse & du dédain dans les maniéres, un caractere impérieux, & l'on remarquoit dans tous ses propos, une nuance de pédanterie qui repoussoit beaucoup. Je ne m'étois pas donné la peine d'approfondir le mérite de M. de Réziers. Le desagrément de l'extérieur me déplaisoit fort, & personne ne m'avoit inspiré plus d'éloignement naturel. Je m'apperçus avec regret, qu'après de longues délibérations, on penchoit de son côté. Je combattis ce sentiment de toutes mes forces, mais je ne persuadai point. Mon oncle lui-même, qui, parcequ'il m'aimoit beaucoup, avoit quelquefois la duperie de m'admirer, trouva que je soutenois une mauvaise cause, uniquement par humeur, & je n'osai même insister davantage. M. de Réziers avoit perdu son pere dès son enfance, & sa mere étoit morte depuis deux ans. Il n'avoit qu'une sœur, qui dans la crainte de retourner en Couvent, vint à bout d'engager une de ses tantes à demeurer avec son frere & avec elle. Cette Dame déja fort âgée, se nommoit Madame du Breuil. Elle vivoit dans une grande retraite, & il n'y avoit jamais eu de liaison entr'elle & ma famille; mais il se trouva qu'elle étoit fort de la connoissance de M. Dumont, dont elle respectoit la piété, & qu'elle avoit employé plusieurs fois à la distribution de ses aumônes. M. Dumont après avoir achevé mon éducation, avoit loué dans une des extrémités de la Ville, une maison, petite à la vérité, mais commode. Il y logeoit avec un de ses neveux, dans lequel il avoit remarqué de la disposition pour les Sciences. Il formoit le cœur & l'esprit de cet enfant; il lui donnoit d'excellentes leçons, & de meilleurs exemples. Il s'amusoit de ses Livre & d'un jardin d'une étendue médiocre, qu'il cultivoit de ses propres mains. Il ne desiroit rien, & c'est avoir tout. Il jouissoit de sa propre vertu sans la connoître, & ne se croyoit ni plus heureux ni plus sage que les autres hommes: sans vivre avec eux il les aimoit, & dès qu'il en trouvoit l'occasion il leur faisoit du bien. M. Dumont fut charmé d'être à portée de rendre service à ma famille. Je n'en espérois pas tant, me dit-il, & j'avois peur de mourir sans vous être jamais bon à rien. Il se chargea de parler à Madame du Breuil, & lui fit desirer ce mariage. En un mot, il conduisit l'affaire avec autant de prudence que de zéle, & le succès répondit à ses soins. M. de S. Aubin fit présent à ma sœur de très-beaux diamans. Personne ne donnoit avec plus de plaisir, & ne paroissoit dépenser davantage. Il avoit en même-tems le rare de s'enrichir toujours de plus en plus. Les Noces se passerent trèsbien. Bal, illumination, musique & torrent de plaisanteries de la part de mon oncle; satisfaction réciproque dans les deux familles, & les nouveaux Mariés très-contens l'un de l'autre. L'envie que M. de Réziers avoit de nous plaire, le rendit plus aimable: il me parut tel à moi-même, & je me reprochai mes anciennes préventions. Au milieu des fêtes & de la gayeté, nous nous appercevions avec douleur que mon frere nous manquoit, & ma mere sur-tout s'en rappelloit tristement le souvenir. Il n'étoit point encore engagé par des vœux irrévocables; mais d'ailleurs il portoit l'habit de Chartreux, il pratiquoit toutes les austérités où leur Regle les soumet; il habitoit comme eux une petite cellule embellie par sa seule propreté. Son unique délassement étoit la culture des fleurs les plus belles & les plus rares dont il avoit paré son hermitage. Absorbé dans une dévotion véritablement céleste, il avoit même refusé constamment de me voir depuis qu'il s'étoit retiré du Monde. J'avois plusieurs fois demandé cette grace sans l'obtenir; je renouvellai mes tentatives dans le tems du mariage de ma sœur: enfin j'eus le bonheur de réussir. Il consentit à recevoir ma visite, & ma mere qui mouroit d'envie de le voir, me chargea de négocier cette affaire auprès de lui. Nous nous étions toujours beaucoup aimés, & depuis long-tems nous vivions séparés l'un de l'autre. Il me seroit difficile de vous exprimer avec quel saisissement nous nous embrassames. Je trouvai mon frere considérablement grandi: l'agrément de sa figure étoit encore augmenté par le calme de son ame. Il avoit une ingénuité tendre dans ses regards, dans sa phisionomie, dans ses moindres paroles. Son innocence & sa candeur répondoient à la simplicité de son habit, qui paroissoit être celui du bonheur & de la vertu. La santé, la fraîcheur, la sérénité la plus inaltérable brilloient sur son visage. Je sentis à la fois de l'attendrissement & du respect. Je ne pouvois le regarder comme un autre homme. Je baissois les yeux en rencontrant les siens, & je gardois le silence. Mon frere sourit de mon étonnement, & m'assura qu'il étoit l'homme du monde le plus heureux. Après m'avoir demandé avec empressement des nouvelles de sa famille, il me parla du repos & de la douceur de sa Solitude avec cette éloquence du sentiment, la seule qui touche & qui persuade. Je l'admirois & je croyois avoir envie de l'imiter. Mon frere me mena dans le jardin de sa cellule, & j'en fus enchanté. Nous étions dans les plus beaux jours du printems; l'air étoit si temperé qu'on ne pouvoit ni se plaindre de la chaleur, ni en desirer davantage. Un vent doux agitoit légerement de jeunes arbres couverts d'une verdure naissante, & le soleil ne nous envoyoit ses rayons qu'à travers des nuages dorés qui nous aidoient à soutenir sa lumiere. Je fus ébloui de l'éclat & de la variété d'une forêt de fleurs differentes, dont les unes se cachoient à demi dans le gazon, & les autres s'élevoient avec graces, étaloient à nos yeux leurs couleurs brillantes, & nous embaumoient de leurs parfums; tout ce peuple innombrable étoit rangé dans l'ordre le plus parfait. Une vigne souple & docile tapissoit les murs de cette jolie Chartreuse. On avoit aussi ménagé dans un très-petit espace un bois composé de quelques tilleuls toujours habités par une foule d'oiseaux dont les chants confus égayoient encore tout ce tableau délicieux du Printems & de la Nature. J'eus lieu de me confirmer dans une réflexion que j'avois déja faite souvent. C'est qu'il faut absolument à notre cœur des goûts & des plaisirs. Mon frere au milieu des mortifications & des pénitences qui m'effrayoient, avoit eu besoin de quelques idées riantes. Il regardoit ses fleurs avec complaisance: il sçavoit faire entr'elles des distinctions délicates, & démêloit jusqu'à leurs moindres beautés. Rien n'égaloit son attention à les mettre à l'abri du froid picquant, ou d'une chaleur trop brulante, à leur procurer en les arrosant une pluie fine & déliée, à redresser leurs tiges foibles & languissantes, à les délivrer des insectes importuns qui les fatiguoient. C'étoit une occupation dont il ne pouvoit se lasser. Les hommes sont faits ainsi. Ils naissent tous avec deux sortes de penchans, l'un pour la vertu, l'autre pour la volupté. Les cœurs les plus corrompus conservent le premier malgré eux, & les Anachoretes mêmes ne triomphent pas du second. J'instruisis mon frere du desir extrême que ma mere avoit de le voir, & il m'assura qu'il en seroit charmé lui-même: ensuite il m'accorda plus que je ne lui demandois; il consentit à voir sa famille entiere, & quelques jours après nous primes nos arrangemens pour nous rendre tous dans une sale extérieure où les femmes pouvoient entrer. M. de Réziers & sa femme y vinrent tous deux. Nous amenâmes aussi Mademoiselle de Réziers qui s'étoit extrêmement liée d'amitié avec ma sœur, & qui par une curiosité naturelle à son âge, souhaita de nous accompagner. Mademoiselle de Réziers possedoit tous les charmes de la premiere jeunesse. Mon frere n'avoit point de fleurs qui eût un air plus frais & plus brillant qu'elle. Représentez-vous ces Nymphes qui couroient sur des épics sans les faire plier. Figurez-vous une rose qui n'attend pour s'épanouir qu'un regard du Soleil. C'étoit Mademoiselle de Réziers. Elle avoit cet enjouement naïf, cet-te disposition à s'amuser de tout, agrément moins durable encore que la beauté. Sa figure étoit du nombre de celles où l'on trouve moins de régularité que de graces, & qui enchantent les hommes, tandis que les femmes démontrent géométriquement que tous les traits en sont défectueux. Mademoiselle de Réziers plaisoit fort à mon oncle. Je crois même qu'il en seroit devenu un peu amoureux, si la longue habitude de succomber à la tentation n'avoit enfin rendu les siennes moins vives & moins fréquentes. Il étoit sûr que ses plaisanteries réussissoient toujours auprès de Mademoiselle de Réziers, même quand elles échouoient auprès des autres, & il lui en sçavoit le meilleur gré du monde. Elle aimoit à rire, & sa gayeté ne la rendoit pas difficile sur la finesse & sur le bon ton. Mon oncle avoit le bonheur de mettre tout le feu possible à des bagatelles, & de les concerter sérieusement avec des précautions infinies. Il imagina, par exemple, de persuader à mon frere que Mademoiselle de Réziers étoit sa sœur; & rien n'étoit plus facile. Lorsque mon frere embrassa la vie Religieuse, Madame de Réziers étoit encore en Couvent: en un mot il ne l'avoit pas vû depuis six ans, & il ne s'en souvenoit point du tout. M. de S. Aubin se faisoit d'avance un plaisir extrême de sa méprise. Il s'amusoit ainsi des moindres choses, & en usant son tempérament, il n'avoit point usé sa gayeté. Cependant on nous introduisit dans la sale où mon frere devoit se rendre, & en effet il y arriva un moment après. Mon pére lui témoigna beaucoup de tendresse, mais on ne peut rien comparer à son entrevûe avec ma mere. Jamais scêne ne fut plus touchante: nous avions tous les larmes aux yeux. Elle tint long-tems mon frere serré dans ses bras avec des mouvemens mêlés de tristesse & de joie. C'étoit celui de tous ses enfans qui lui ressembloit d'avantage & qu'elle aimoit le mieux. Je vous revois donc enfin, mon cher fils, lui dit-elle; mais sous quelle étrange forme. Vous faites le malheur de ma vie. Puissiez-vous du moins être heureux! Mon oncle qui s'étoit, disoit-il, chargé de la petite piece, fit avancer Mademoiselle de Réziers, & demanda à mon frere s'il ne la connoissoit pas: il avoua que non. Quoi! vous avez entiérement perdu le souvenir de votre sœur, poursuivit mon oncle. Ensuite il les obligea de s'embrasser; ils hésitoient tous deux par l'effet d'une pudeur & d'une modestie mutuelle, qui divertit mon oncle infiniment. Ses éclats de rire redoublerent quand nous vîmes paroître Madame de Réziers qui s'étoit retirée dans un coin, & lorsqu'on désabusa mon frere de son erreur. Les bouffonneries de M. de S. Aubin continuerent; il l'assura qu'il étoit le plus joli Chartreux de l'Europe; mais j'ai peur, ajouta-t-il, que cet avantage ne soit pas fort utile. J'allai voir mon frere quelques jours après, & je crus m'appercevoir qu'il étoit un peu changé. Nous nous assimes tous deux, & la conversation languit bientôt. Je lui demandai si sa santé n'avoit point été dérangée, il me répondit qu'il se portoit à merveille. Ses réponses étoient laconiques, son air distrait & embarrassé. J'imaginai que ma présence l'importunoit, & je voulus me retirer. Quoi! vous me quittez déja, mon frere, me dit-il d'un ton fort triste: je vous ennuye, je le vois bien, mais ennuyez-vous encore un peu par amitié pour moi. Je ne vous dirai peut-être pas grand-chose; mais soyez sûr que je suis toujours charmé de vous voir. Ce discours me surprit & me toucha. Je ne voulois sortir, dis-je à mon frere, que dans la crainte d'avoir choisi une heure qui vous fût incommode, & je resterai tant qu'il vous plaira; mais trouvez bon que je m'informe auprès de vous du sujet de vos chagrins: vous n'avez pû me les dérober; je vois dans vos yeux de l'abbattement & de la langueur. Enfin vous n'êtes plus le même. Qu'avezvous? ne me cachez pas ce qui vous afflige. Je serai peut-être à portée de vous consoler. Je n'ai rien, reprit-il, & aussi-tôt il soupira, & se tut. Je lui fis de nouvelles questions; mais je remarquai qu'elles lui déplaisoient, & je m'arrêtai. Je lui proposai de se promener avec moi dans son jardin qu'il avoit si fort embelli. Qu'y ferezvous, me dit-il, ne sommes-nous pas bien ici. J'insistai, parce que j'étois bien aise de revoir un lieu dont il me restoit une idée agréable. Allons-y donc, répliqua mon frere, puisque vous le voulez. Je ne trouvai pas son jardin plus reconnoissable que lui. Les gazons étoient arrides. Toutes ces fleurs qui formoient un coup d'œil charmant, ne paroissoient plus que des squelettes brulés. Tout languissoit, tout étoit sans vie. Voilà peut-être, dis-je à mon frere, la cause de votre tristesse; vous avez perdu votre amusement ordinaire. J'en aurois pû jouir plus long-tems, répondit-il, mais j'ai négligé les soins que j'avois coûtume de prendre. Et n'étoient-ce pas ces mêmes soins, interrompis-je, qui faisoient une grande partie de votre plaisir. Vous avez raison, reprit-il; mais tout cela ne m'amuse plus. Que m'apprenezvous, m'écriai-je, Ah! puis-je être assez heureux pour ne pas me tromper. Seriez-vous en effet dégouté de votre état? Ah! mon frere, ouvrez-moi votre cœur; cette Solitude vous ennuyetelle? S'il est ainsi, rentrez vîte dans le sein d'une famille qui vous aime tendrement. Quelle joye pour moi d'annoncer à ma mere une aussi bonne nouvelle! Vous avez une idée bien étrange, me répliqua-t-il d'un air trèssérieux, & ma vocation vous paroît donc bien peu décidée. Non, c'est ici que Dieu m'appelle; c'est ici que je veux vivre & mourir. Pourquoi m'allarmaije de quelques dégoûts passagers. Dieu m'éprouve, il sçaura bien me donner le courage dont j'ai besoin. Peut-être ai-je été trop distrait par ces plaisirs innocens qui m'occupoient; peut-être avoient-ils répandu trop de douceur sur une vie qui doit être une mortification continuelle. Je ne les sens plus; le goût m'en est ôté.Dieu veuille que d'autres objets ne me détournent jamais des seuls qui doivent remplir mon ame. Mon frere exigea de moi de la maniere la plus pressante, une promesse positive de ne rien dire à personne de la mélancolie qui le tourmentoit, & de la cacher sur-tout à ma mere: vous lui donneriez, dit-il, une fausse joie. Elle pourroit esperer de me voir quitter cette Maison; j'y resterai pourtant, quoiqu'il m'en coûte. Je voulus représenter à mon frere qu'il alloit s'obstiner à se rendre malheureux. Un mouvement involontaire, lui dis-je, vous a conduit dans ce Monastere. Vous aviez alors une piété vive qui vous soutenoit, c'étoit une vraie passion. Elle a eu son cours, elle est maintenant rallentie; l'ennui vous gagne. Sortez promptement de ce triste lieu tandis qu'il en est tems encore; c'est le seul conseil qu'on peut vous donner. Mon frere ne me permit pas de continuer sur le même ton. Il m'assura qu'il me voyoit avec la plus grande satisfaction; mais, ajouta-t-il, je ne vous le dissimule pas, je me priverai d'un plaisir qui m'est aussi cher, & je ne vous reverrai plus si vous ne cessez point de me tenir un pareil langage. J'obéis avec douleur, & je le quittai, convaincu qu'il auroit été dangereux de poursuivre, & que ses propres réflexions produiroient plus d'effet que tous mes discours. Je retournai bientôt chez lui; & j'y aurois été dès le lendemain, si je n'avois imaginé qu'il étoit à propos de le laisser quelque tems livré à la noirceur de ses pensées, pour le trouver ensuite disposé plus favorablement à m'entendre. Son abbattement étoit encore augmenté. Je lui parlai avec la plus grande force; je ne ménageai point les termes, parce que je voulois l'ébranler. Il m'avoit interdit ce sujet; mais il ne songea point à se plaindre de ce que je lui manquois de parole. Il eut même envie de me témoigner plus de confiance: il bégaya quelques mots qui expirerent sur sa bouche; il détourna la conversation; il y revint de lui-même. Ses yeux s'allumoient un moment & retomboient ensuite dans leur langueur ordinaire. Le tumulte de ses idées, l'irrésolution, les remords se peignoient sur son visage. Je remarquois aussi que son ame étoit agitée par je ne sçai quel sentiment inconnu qu'il m'étoit impossible d'expliquer. Je me rappellai tout d'un coup le sort de plusieurs Solitaires dont la raison s'étoit altérée. Je frémis aussi-tôt, je regardai tristement mon frere, & je sentis mes yeux se remplir de larmes. Je le conjurai de nouveau avec une tendresse infinie de ne me point cacher ce qui m'affligeoit. Il étoit fort ému. Je le vis prêt à tout dire, mais il eut encore la cruauté de se taire. Il faut donc que je vous quitte, lui dis-je, & vous me refusez durement de m'instruire de vos peines. Je vais retrouver ma sœur que j'ai laissé fort inquiéte. Qu'a-t-elle donc, me dit-il: vous sçavez, lui répondis-je, qu'elle aime fort Mademoiselle de Réziers. Eh bien, poursuivit mon frere. Mademoiselle de Réziers, continuaije, est dangereusement malade. Ah! mon frere, s'écria-t-il, en me serrant la main avec transport! mon frere, je suis perdu. J'avoue que mon étonnement fut extrême, & je demeurai sans réponse. Revenu de ce premier mouvement de surprise, j'allois parler; mais mon frere ne m'en laissa pas le tems. Il s'enfuit sans oser seulement me regarder, & me cria de sortir sur le champ, & de ne revenir que lorsqu'il m'auroit fait avertir auparavant. Je ne crus pas devoir l'abandonner à lui-même; je m'avançai vers lui; je le trouvai à demi couché sur son lit plongé dans la douleur la plus amere, le visage couvert de pleurs. Je voulus l'embrasser. Il s'y opposa d'abord. Il me répéta plusieurs fois qu'il exigeoit que je le quitasse. Non, mon cher frere, lui répondis-je, je resterai malgré vous; vous êtes dans un état qui m'effraye. Eh! pourquoi ma présence vous est elle importune? Vous repentez-vous de m'avoir appris le secret qui vous est échappé? Mademoiselle de Réziers est aimable, & quoique vous ne l'ayez vû qu'un moment, je ne suis point surpris qu'elle vous ait touché. Votre caractere est passionné, votre imagination se frappe aisément. C'est ce qui vous a fait renoncer au Monde, & c'est ce qui va vous y rappeller. En un mot, vos sentimens sont naturels & raisonnables. Quoique Mademoiselle de Réziers ait une maladie sérieuse, nous avons néanmoins tout lieu d'espérer sa guérison. Rien ne vous empêchera de l'épouser. C'est un parti convenable & digne de vous. Vous vivrez avec elle dans l'union la plus délicieuse, je serai de mon côté très-heureux de votre bonheur. Que me dites-vous, répliqua mon frere, & par quelles illusions prétendez-vous me séduire? Hélas! je n'ai pas été maître de moi même, je me suis trahi. Vous voyez mon égarement & ma honte. C'est dans la Retraite la plus sainte que je nourris une passion criminelle. Cet habit dont je suis trop indigne, ces murs, cette Cellule, tous les objets qui m'environnent me reprochent ma foiblesse & la punissent en me donnant des remords. Qui l'auroit pû prévoir? Que j'étois heureux il n'y a pas quinze jours! quelle paix régnoit dans mon ame! & je suis maintenant dans un trouble affreux; je suis tourmenté, je suis déchiré. Eh quoi! tout cela est l'ouvrage d'un moment! Ah! mon frere, qu'elle étoit charmante! quels yeux! quel air enchanteur! mais dites-moi, ajouta-t-il, ne me trompez-vous pas; n'y a-t-il plus d'espérance? En est-ce fait? ne la reverrai-je plus? Je l'assurai de nouveau qu'elle étoit, il est vrai, dans quel-que danger, mais que nous n'étions pas menacés de la perdre. Mon frere se prosterna tout d'un coup devant un tableau, principal ornement de sa Cellule. Il demanda à Dieu qu'il lui plût de rendre la santé à Mademoiselle de Réziers, & sa priere fut si pathétique, j'y voyois une ivresse de passion si impétueuse & si vraie, que j'en étois attendri & pénétré presqu'autant que lui-même. Mon frere se calma peu à peu, après m'avoir fait encore plusieurs questions sans ordre & sans suite sur la maladie de Mademoiselle de Réziers, & sur mille détails qui excitoient sa curiosité, parce qu'ils avoient rapport à elle. Il crut enfin avoir l'esprit assez tranquille pour me faire le récit de tout ce qui s'étoit passé dans son ame depuis qu'il avoit vû Mademoiselle de Réziers. Vous sçavez, me dit-il, combien j'étois content de mon état. Les austérités ne me coutoient rien. J'envisageois uniquement le prix qui m'étoit réservé, toute autre considération disparoissoit. Je ne regrettois point le Monde, & d'ailleurs je ne le connoissois pas. La vûe de ma mere, sa tendresse, sa joye, sa douleur m'émurent beaucoup plus que je ne m'y attendois. J'étois dans cet-te disposition, lorsque j'apperçus Mademoiselle de Réziers. Je ne vous dirai point ce que j'éprouvai alors, parce que je ne sçaurois l'exprimer. Je n'avois aucune idée distincte, & je ne puis vous rendre compte du sentiment étranger qui s'éleva dans mon cœur. Je sentis aussitôt une tristesse dont j'ignorois la cause. On nous fit embrasser. Quoique prévenu que Mademoiselle de Réziers étoit ma sœur, un trouble nouveau, un feu secret se répandit dans tout mon corps. Les traits de ma sœur étoient presqu'effacés de ma mémoire, il me sembloit pourtant que je ne les reconnoissois pas. Je cherchois à douter qu'en effet elle fût devant mes yeux. Lorsqu'on m'eut appris que ce n'étoit point elle, je trouvai qu'on m'ôtoit un fardeau pénible qui m'accabloit. Depuis cet instant l'image de Mademoiselle de Réziers me poursuit par-tout. Je suis entraîné par un penchant invincible qui me porte à la rêverie. En tout tems, en tous lieux Mademoiselle de Réziers s'offre à moi. Quand je me leve au milieu de la nuit pour chanter les louanges de Dieu, je crois la voir en traversant un Cloître sombre & ténébreux. Elle m'attend aux pieds des Autels; elle est dans mon cœur lorsque le nom du Seigneur est dans ma bouche. Ces Religieux que je rencontre sans cesse, & dont la vûe m'édifioit & me consoloit, ne me paroissent plus que des ombres errantes qui m'inspirent de l'effroi. Ce Monastere est à mes yeux un tombeau. Mes fleurs mêmes que j'aimois tant,ne me touchent plus. Je passe les journées entieres à réver auprès d'elles sans avoir la force de les arroser. Quelquefois je m'arme de courage, je m'excite à repousser cette idée qui ne m'abandonne pas; je l'écarte un moment, elle rentre dans mon cœur avec plus de violence, elle en chasse tout le reste, elle y regne malgré moi. Je restai encore long-tems avec mon frere, l'heure des Offices me chassa. Il me parut toujours dans la résolution fixe de combattre sa passion, mais j'esperois qu'elle demeureroit la plus forte. Le lendemain Mademoiselle de Réziers se trouva beaucoup mieux; on jugea même qu'elle étoit absolument hors de danger. Je courrus aux Chartreux pour en informer mon frere: on me dit qu'il étoit impossible de le voir. J'insistai beaucoup, & je n'eus que la même réponse. Je me réduisis à prier qu'on l'avertît du moins que je souhaitois de lui parler. On me repliqua qu'il l'avoit expressément défendu, & qu'il ne vouloit pas même être instruit des visites qu'on pourroit lui rendre. J'assurai que j'avois les choses les plus importantes à lui communiquer, on refusa toujours de m'obéir, & je m'en retournai avec un vrai chagrin. Je ne me rebutai point, & ne réussis pas mieux. J'écrivis à mon frere qui ne me fit aucune réponse. Après m'être encore donné bien des mouvemens qui n'eurent pas plus de succès, j'avois pris le parti de demeurer tranquille, lorsqu'on me rendit une Lettre de mon frere dans le tems que je m'y attendois le moins. Je reconnus son écriture avec bien de la joye. Je me hâtai de lire, & je vis qu'il souhaitoit de me voir dès le jour même. Je volai chez lui: dès qu'il m'apperçut il s'avança vers moi à grand pas. Pardonnez-moi, me dit-il, toutes mes bizarreries. J'ai tout mis en usage pour éteindre une passion dont je rougissois, & j'ai cru qu'il étoit nécessaire pour y parvenir d'interrompre tout commerce avec vous. Mon incertitude sur le sort de Mademoiselle de Réziers me désespéroit. J'avois songé d'abord à m'informer de son état par le moyen d'un Domestique qui nous apporte à manger; mais de peur qu'il ne remarquât mon trouble, & sur-tout dans la crainte que Mademoiselle de Réziers n'étoit plus, j'ai retenu ma curiosité; je n'ai pû la modérer en recevant une de vos Lettres. J'ai pensé que vous ne m'auriez pas écrit si vous n'aviez eu que de fâcheuses nouvelles à m'annoncer. Enfin après avoir été vingt fois sur le point de décacheter la Lettre, après avoir formé aussi souvent le projet de ne la pas lire, je l'ai effectivement lûe. J'ai vû avec transport que la santé de Mademoiselle de Réziers étoit rétablie. Elle vivra du moins, me suis-je écrié: je ne suis pas aussi malheureux que je pouvois l'être. L'espérance s'est aussi-tôt ranimée dans mon cœur. J'ai voulu m'opiniâtrer contre moi-même. J'ai redoublé d'efforts pour vaincre un penchant qui m'emporte avec violence. Que vous dirai-je? J'ai souffert des tourmens inconcevables qu'il m'est impossible de supporter plus long-tems. En un mot, c'en est fait; ma résolution est prise. Il faut que je quitte un séjour où je ne sçaurois vivre. Il faut même que j'en sorte sur le champ. Ah! que me voilà bien consolé, lui répondis-je, de toutes les inquiétudes que vous m'avez causées. Vous avez raison, sortez vîte, il n'y a pas un moment à perdre. Quoique mon frere fût un peu plus grand que moi, nos tailles avoient assez de rapport. Je lui fis apporter un de mes habits. J'avois un Laquais qui m'attendoit à la porte, & que je chargeai de cette commission, en lui recommandant le secret. Je lui donnai à son retour le soin de la toilette de mon frere. Elle me divertit beaucoup. Mon frere fit des adieux très-courts au Prieur du Monastere qui n'étoit pas trop content d'une révolution si prompte; & enfin nous voilà hors de cette triste & sainte prison. Je sentois la satisfaction la plus pure; mais celle de mon frere étoit accompagnée de quelqu'agitation d'esprit. A peine étions-nous sortis de l'enceinte du Monastere, qu'il se retourna brusquement du côté de cette porte fatale que je me proposois bien de ne jamais revoir. Hélas! dit-il, c'étoit peut-être là que Dieu m'appelloit. Avec quelle précipitation me suis-je déterminé sur une démarche qui va décider du reste de ma vie. Ah! de grace, mon frere, lui répliquai-je, laissezlà vos scrupules, & ne vous repentez point d'être raisonnable. Nous arrivâmes cependant tous deux chez mon pere, & nous ne le trouvâmes pas; mais on nous dit que ma mere étoit seule dans sa chambre. Je crus qu'il falloit la prévenir pour lui épargner une surprise délicieuse, il est vrai, mais qui pouvoit nuire à sa santé. Ceux que nous rencontrâmes d'abord n'avoient jamais vû mon frere, & par conséquent n'étoient pas dans le cas de témoigner aucun étonnement; mais un vieux Domestique qui nous avoit servi tous deux dans notre enfance, l'ayant apperçu, fit éclater sa joye d'une maniere si bruyante, que ses exclamations attirerent aussi-tôt ma mere dont l'appartement n'étoit pas éloigné. Dès que mon frere l'eut entrevûe, il courut à elle, & se jettant à ses genoux: daignerezvous, lui dit-il, recevoir avec quelque bonté un fils qui vous a donné malgré lui bien des chagrins. Quoi! c'est vous, mon fils, lui répondit ma mere d'une voix foible & altérée; elle n'eut pas la force de continuer. Le saisissement qu'elle éprouvoit la fit trouver mal. Elle eut de la peine à reprendreses esprits, & quand elle en eut recouvré l'usage, elle pleura d'attendrissement & de joye; elle combla mon frere de caresses; elle ne se lassoit point de lui parler, s'interrompant sans cesse elle-même avec tout le désordre & tout l'égarement imaginable. On voyoit en elle ces mouvemens simples & touchans de la nature, dont le spectacle est si doux. Mon pere arriva deux heures après, & sans être aussi ému qu'elle l'avoit été, il parut charmé de revoir mon frere rendu pour jamais au monde & à sa famille. Le reste du jour se passa en reconnoissances. M. de S. Aubin éclata de rire en voyant à mon frere un habit trop court, & qui l'embarrassoit beaucoup. M. & Madame de Réziers avoient été dîner à la campagne. Ils revinrent assez tard avec Mademoiselle de Réziers qui les avoit accompagné dans ce petit voyage. Quand ils furent arrivés chez eux, on leur apprit ce qui venoit de se passer, & M. de Réziers n'en eut certainement au fond qu'une satisfaction très-médiocre. Ils se rendirent tous chez ma mere, qui les avoit envoyé prier à souper. Je causois seul avec mon frere: il s'impatientoit depuis long-tems de ne point voir Mademoiselle de Réziers; & quand on l'avertit qu'elle entroit dans l'appartement de ma mere, il eut d'abord envie de ne se pas montrer. J'eus quel-que peine à le déterminer à paroître. Il marchoit lentement, toujours prêt à s'arrêter; il rougissoit; il palissoit; il trembloit: je n'ai jamais vû personne plus agité. Pour être aussi amoureux qu'il l'étoit, il ne suffit pas d'être aussi jeune & même aussi sensible, il faut encore avoir vécu dans la même innocence, dans le même oubli des plaisirs & du Monde. Mon frere avoit une façon particuliere de regarder Mademoiselle de Réziers, il épioit le moment où ses yeux ne se tournoient pas de son côté; il risquoit alors de lever les siens jusqu'à elle, & les baissoit bien vîte quand il rencontroit ceux de Mademoiselle de Réziers. Il voulut lui parler & n'en put venir à bout. Elle lui adressa deux ou trois fois la parole, & il s'embarrassa dans ses réponses: il eut été facile dès ce jour-là même de s'appercevoir de sa passion. M. de Réziers d'un air sec & empesé lui fit quelques complimens ausquels il eut moins de peine à répondre. J'avois cru remarquer d'abord que M. de Réziers étoit plus aimable. Il avoit effectivement contraint son caractere sans le corriger. Bientôt il s'ennuya d'une fatigue qui lui coutoit, & recommença de nouveau à me déplaire d'autant plus, que j'en avois été content par intervalle. La honte d'avoir été dupe augmenta mon aversion pour lui, & j'enrageois d'être forcé d'estimer un homme que j'aimois si peu. Ma mere naturellement assez sérieuse, fut pendant tout le souper, d'une gayeté charmante. Elle badinoit sur-tout avec une sorte d'enfance fort aimable. Elle faisoit des arrangemens sur la chambre où devoit loger mon frere, sur les habits qu'il auroit, sur les plaisirs qu'on pouvoit lui procurer; en un mot sur cent mille bagatelles qui n'avoient de rapport qu'à lui. Elle décida qu'on l'appelleroit M. de Clerieux, du nom d'une petite Terre qu'elle avoit eu en se mariant. Un rien suffisoit pour la divertir, & quelquefois aussi son attendrissement se renouvelloit. Mon oncle étoit tout-à-fait éclipsé. Je ne tiens point, disoit-il, contre ceux dont les enfans sont sortis des Chartreux le même jour. Il faut les laisser parler, rire, pleurer, & déraisonner tout à leur aise. Ma mere dont la santé étoit fort délicate, mangea beaucoup plus qu'à son ordinaire, & elle en fut incommodée. Nous tremblions, mon frere & moi, qu'elle ne tombât malade, mais heureusement son indisposition n'eut point de suite. J'étois dans l'habitude de voir M. Dumont au moins toutes les semaines; l'amitié me conduisoit chez lui beaucoup plus encore que la reconnoissance. J'allai l'instruire du parti que mon frere venoit de prendre, sans lui découvrir néanmoins ses véritables motifs. Je le priai en même-tems de s'informer adroitement auprès de Madame du Breuil des vûes de M. de Réziers par rapport au mariage de sa sœur. Je souhaite fort, ajoutai-je, qu'il consente à la donner à mon frere; cette affaire me paroît en tout très-desirable. M. Dumont me rendit réponse peu de jours après; mais il ne me donna que de fâcheuses nouvelles. M. de Réziers avoit une liaison intime avec M. de Flavieres, Officier de Marine, & qui étoit alors à la Martinique. C'étoit à lui que M. de Réziers avoit toujours destiné sa sœur. La naissance & la fortune de M. de Flavieres étoient supérieures à celles de mon frere, & l'on ne pouvoit s'empêcher de convenir qu'en tout c'étoit un meilleur parti. Il fallut rendre compte à mon frere de ce que je venois d'apprendre, en l'adoucissant néanmoins beaucoup; mais malgré les ménagemens que j'employai, je ne laissai pas de lui causer une vive affliction. Il voyoit tous les jours Mademoiselle de Réziers chez ma sœur. Il ne lui déclaroit point son amour; mais son assiduité, son embarras, la tendresse & le feu de ses regards, l'air passionné qu'il mettoit aux moindres attentions, devoient suppléer à son silence. Il s'expliqua plus clairement ensuite, & il eut le bonheur de plaire. Comment Mademoiselle de Réziers dont le cœur n'étoit distrait par aucun autre sentiment, auroit-elle pû résister à un jeune homme de la figure la plus séduisante, amoureux à l'excès, & qui lui peignoit sa passion avec toute la grace & la naïveté possible. En devenant plus tendre, Mademoiselle de Réziers devint moins gaye. Pour mon frere, dès qu'il sçût qu'il étoit aimé, ce qui lui restoit de scrupules & de crainte s'évanouit tout-à-fait. Il n'appréhendoit plus rien; il nâgeoit dans la joye; il n'envisageoit aucun moyen de vaincre l'obstination de M. de Réziers; il n'en cherchoit pas, & il étoit convaincu qu'il en trouveroit. Dans une situation comme la sienne, on voit dans l'avenir ce qu'on desire, on croit commander aux évenemens. Son amour qu'il prétendoit cacher à merveille éclata bientôt. Jamais on ne fut aussi indiscret avec aussi peu d'envie de l'être. Son premier systême que nous avions concerté ensemble, avoit été de laisser ignorer ses sentimens à M. de Réziers, de se donner le loisir de plaire, s'il étoit possible, à cet homme difficile, de s'insinuer dans son esprit, d'entrer adroitement dans sa façon de penser, & de ne lui demander sa sœur que lorsqu'il seroit presque sûr de l'obtenir. Ce plan dérangé, nous crûmes qu'il étoit à propos de se déclarer entiérement, & Madame de Réziers fut chargée d'informer son mari des vûes de mon frere, dont il n'étoit déja que trop instruit. M. de Réziers lui répondit si sechement, elle avoit une si grande peur de lui, l'aimoit si fort en même-tems, & pour tout dire, avoit tant d'indifference pour tout le reste, qu'elle n'osa poursuivre, & nous avertit qu'elle n'en parleroit pas davantage. M. Dumont sçut aussi par Madame du Breuil que M. de Réziers étoit excessivement prévenu contre mon frere. Il le regardoit comme une très-mauvaise tête, comme un esprit foible, inquiet & léger, qui s'étoit lassé du Cloître, & qui bientôt peut-être se dégoûteroit du Monde. C'est ainsi qu'il décrioit le caractere d'un homme qui réunissoit deux qualités si aimables, l'imagination & le sentiment. M. de Réziers alla plus loin. Il défendit expressément à sa sœur de se trouver chez Madame de Réziers quand mon frere y seroit, & il le fit avertir qu'il la destinoit à M. de Flavieres. Mademoiselle de Réziers pleura, mais obéit; mon frere n'eut que la ressource de lui écrire, & c'étoit sa principale & sa plus douce occupation. Cependant ma mere extrêmement piquée contre M. de Réziers, parce qu'elle aimoit mon frere avec la derniere tendresse, eut pour son gendre la froideur la plus glacée. M. de Réziers ne parut pas s'en appercevoir; mais sa femme se plaignit & ne témoigna plus aucune amitié à mon frere. Je voyois avec regret la division d'une famille jusqu'alors étroitement unie; mais la douleur de mon frere m'affligea plus que tout le reste. Il tomba dans une mélancolie profonde qui augmentoit tous les jours. Enfin il me déclara qu'il étoit prêt à retourner dans sa Solitude. Son ame s'étoit r'ouverte à ses anciennes terreurs; les remords le déchiroient, sa passion le tirannisoit en même-tems; il étoit dans un état qui me faisoit pitié. Je passai une semaine entiere presque toujours seul avec lui: je mis en usage les larmes, les prieres les plus tendres, les menaces, la colere; je ne le quittois point, je lui parlois sans cesse, & ma situation étoit presque aussi violen-te que la sienne. Enfin après des efforts incroyables, je vins à bout de le consoler, de le soutenir, & je me trouvai le plus heureux des hommes. L'éloignement que ma mere marquoit à M. de Réziers, ne pouvoit que nuire à nos projets. La contradiction l'irritoit naturellement, & ne servoit qu'à le rendre plus opiniâtre. Il fallut engager ma mere (& ce ne fut pas sans peine) à le traiter mieux qu'auparavant. Comment voulez-vous, nous disoit-elle, que je me contraigne avec un homme qui en use aussi mal. Nous l'assurâmes qu'il nous déplaisoit au moins autant qu'à elle-même, & que cependant nous tâchions de dissimuler. Au vrai nous n'étions guéres moins mal-adroits qu'elle. Nés tous deux avec une candeur extrême, la fausseté nous coûtoit trop pour nous réussir, & notre aversion pour M. de Réziers perçoit au travers tout notre petit systême de louanges & d'attentions préparées. On n'en devoit pas attendre davantage d'une politique de dix-huit ans. La passion de mon frere pour Mademoiselle de Réziers décida du choix de son état. Il avoit eu d'abord quelqu'envie de prendre le parti du Service; mais il se détermina pour la Robe, imaginant que c'étoit un moyen de se raprocher davantage de M. de Réziers. Il commença son Droit, & l'on ne pouvoit s'appliquer avec plus d'ardeur à ce genre d'étude, qui pourtant l'ennuyoit beaucoup. L'amour disposoit souverainement de ses goûts, de ses occupations, de son être tout entier. Il l'avoit empêché de passer sa vie chez les Chartreux, & il le rendoit Jurisconsulte malgré lui. Mon frere qui se proposoit pour objet de faire revenir peu-à-peu M. de Réziers de ses préventions, avoit soin de lui parler souvent de Jurisprudence; quelquefois le charme de la matiere entraînoit M. de Réziers par une sorte de surprise; quelquefois aussi l'humeur l'emportoit; il répondoit dédaigneusement en quatre paroles. Mon frere en étoit furieux; il venoit me conter tout, & nous nous consolions un peu en nous mocquant ensemble de M. de Réziers. Notre principale ressource étoit Madame du Breuil. Elle aimoit beaucoup mon frere, & convenoit de bonne foi que l'agrément de sa figure y entroit pour quelque chose. Madame du Breuil avoit un caractere plein de douceur & de bonté. Il ne lui manquoit qu'un peu de force & de courage pour être véritablement bienfaisante. Elle souhaitoit du bien à tout le monde, & n'en faisoit qu'assez rarement. Sa paresse & son incapacité pour les affaires la livroient à M. de Réziers qui lui épargnoit absolument jusqu'aux moindres soins. Le joug de M. de Réziers étoit dur, & Madame du Breuil accoutumée à ne voir que par les yeux de son neveu, n'eut pas été si favorable à mon frere sans les insinuations de M. Dumont. Elle parla donc à M. de Réziers, & même avec plus de force que nous ne l'avions esperé. En devenant plus utile à mon frere, elle s'y attacha davantage. Nous crûmes remarquer enfin que nous pouvions tout-à-fait compter sur elle. M. de Réziers toujours inébranlable dans ses idées, n'avoit été, comme je l'ai déja dit, nullement sensible aux froideurs de ma mere. Il ne fut pas plus touché de l'accueil assez flatteur qu'elle lui fit ensuite par notre conseil: son flegme fut inaltérable, & sa conduite uniforme. La douleur & les larmes de sa sœur, & toutes les sollicitations de Madame du Breuil, ne produisirent pas plus d'effet. Il résolut même de détacher Madame du Breuil des intérêts de mon frere, & voici de quelle maniere il s'y prit. Madame du Breuil avoit une Terre considérable près de Bordeaux, qui étoit pour elle une source intarissable de Procès. Toujours esclave des moindres commodités de la vie, & plongée dans toutes les voluptés permises & tranquilles, elle craignoit si fort de se déplacer, qu'elle n'avoit été qu'une seule fois dans sa maison de Campagne, qui cependant étoit agréable & bien située. M. de Réiers au contraire y faisoit de fréquens voyages, & il devoit encore y aller en dernier lieu. Il s'en défendit sur differens prétextes; il affecta de montrer à Madame du Breuil une grande indifference sur l'évenement de ses Procès; enfin il lui fit entendre assez clairement qu'elle ne devoit pas attendre de lui les mêmes secours, si elle s'obstinoit à favoriser les vûes de mon frere en contrariant les siennes. Rien n'étoit plus capable d'effrayer Madame du Breuil: elle frémit de la seule idée qu'elle alloit être réduite au malheur de gouverner ellemême ses propres affaires. M. de Réziers lui faisoit sentir à tout moment qu'elle ne pouvoit se passer de lui: il humilioit son amour propre, mais il flattoit son indolence. En un mot, Madame du Breuil, qui depuis long-tems avoit perdu l'habitude d'agir, & qui redoutoit même la fatigue de penser, souscrivit à tout, & sacrifia mon frere à sa paresse. M. de Réziers consentit à ce prix de se rendre promptement à Tersac, c'étoit le nom de la Terre de Madame du Breuil. Il étoit à la veille de son départ, lorsqu'il tomba malade, & sa maladie, sans être dangereuse, fut assez longue. Nous songeâmes mon frere & moi à profiter de la circonstance. Il étoit question de rendre, s'il étoit possible, M. de Réziers moins nécessaire à Madame du Breuil. Pour y parvenir, mon frere offrit d'aller lui-même à Tersac, & Madame du Breuil fut extrêmement touchée de cette démarche; mais elle étoit arrêtée par la crainte de déplaire à M. de Réziers. Il fallut que M. Dumont se mêlât de cette affaire. Il employa si heureusement le crédit qu'il avoit sur l'esprit de Madame du Breuil, qu'il la détermina, quoiqu'avec peine, à profiter des offres de mon frere. Il partit la joie dans le cœur. Il étoit trop amoureux pour n'être pas bientôt parfaitement au fait de toutes les subtilités de la chicane. Il se donna des mouvemens infinis à Tersac, feuilleta de vieux Titres, y fit des découvertes admirables, se démêla des panneaux que des Plaideurs consommés tendoient à Madame du Breuil, s'attira leur admiration qu'ils ne purent lui refuser, malgré leur dépit, & réussit à merveille à tous égards. On me proposa pendant son absence une partie de chasse que j'acceptai. J'espérois de m'y amuser beaucoup, parceque j'aimois naturellement cet exercice; mais j'étois trop occupé des craintes & des espérances de mon frere pour sentir vivement aucun plaisir. Mes rêveries me conduisirent loin des Chasseurs: je me trouvai dans un pays que je ne connoissois pas. Je voulus revenir sur mes pas, & je m'égarai davantage. J'entrai dans une vallée étroite & profonde, obscurcie par des montagnes sauvages, hérissées de rochers dont quelques-uns s'avançoient sur ma tête en forme de voute, paroissant menacer d'une chûte prochaine, & d'autres me présentoient de vastes cavernes creusées par la nature, d'où sortoient des fontaines d'une eau claire & rapide qui s'enfuyoit en murmurant. Mon cheval se soutenoit à peine au milieu des cailloux dans un sentier inégal & difficile sur les bords d'un torrent que l'œil ne pouvoit suivre, & qui tomboit en fureur au travers des précipices avec beaucoup de bruit & d'écume. La vûe de ces tristes déserts me remplissoit l'imagination d'idées sombres, entretenues par mon inquiétude. Mais j'étois bien éloigné de prévoir l'espece de danger qui se préparoit pour moi. Je touchois au moment dont le reste de ma vie devoit dépendre. Je n'avois senti jusqu'alors que les peines ou les plaisirs des autres; j'allois être agité par mes propres passions: en un mot, l'Amour m'attendoit dans cette Solitude affreuse. J'apperçus de loin une femme assise sur le gazon près de ce torrent dont j'ai parlé. En m'approchant davantage, je remarquai qu'elle étoit mise avec propreté, quoique simplement. Je m'avançai vers elle en la priant de m'indiquer le meilleur chemin. Elle se retourna de mon côté, & je ne sçaurois vous exprimer à quel point sa vûe m'éblouit & m'enchanta. Représentez-vous toutes les fleurs de la jeunesse, des traits charmans qui se disputoient des regards, des yeux divins où brilloit le feu le plus doux & le plus tendre, une phisionomie qui annonçoit à la fois la plus belle ame & l'esprit le plus aimable. L'horreur d'un lieu si sauvage relevoit encore cette beauté unique, & toute cette avanture avoit l'air d'un enchantement. Cette jeune personne à qui je me nommai, m'apprit à quelle distance j'étois de Bordeaux, & comme il ne restoit plus assez de jour pour m'y rendre avant la nuit, elle m'offrit de me conduire dans le Château que son pere habitoit, & dont nous étions très-proche. J'acceptai cette proposition avec la joie la plus vive; je descendis de cheval; nous suivîmes ensemble un petit chemin dont la pente étoit fort roide, & nous découvrimes bientôt le Château le plus triste, environné d'anciennes fortifications, offusqué de toutes parts par des pointes de montagnes arrides & incultes. C'étoit-là le séjour de M. de Serville, vieil Officier assez pauvre, & depuis long-tems retiré du Service. Il y vivoit tranquillement avec sa femme qui avoit eu autrefois de la beauté, & sa fille, qui de tous points étoit un véritable chef-d'œuvre de la nature. Il me reçut poliment, & me demanda des nouvelles de M. de Réziers qu'il connoissoit un peu. Ensuite il s'engagea dans de longs récits & me parla des Campagnes qu'il avoit faites. Je feignois de l'écouter, je lui répondois au hasard & ne pensois qu'à sa fille. Je m'ennivrois du plaisir de la regarder. Je sentois un trouble mêlé d'un charme secret qui m'avoit été jusqu'alors inconnu. Il sembloit qu'il sortit des yeux de Mademoiselle de Serville une flamme qui pénétroit mon cœur. J'étois ému par le son de sa voix le plus agréable & le plus séduisant qu'on puisse imaginer. Chaque moment m'apportoit un sentiment nouveau, je n'avois pas l'esprit assez libre pour réfléchir sur un état qui m'étoit si étranger, & pour m'étonner de ne plus me reconnoître. Il étoit naturel que les charmes inexprimables de Mademoiselle de Serville produisissent cette for-te & prompte impression. Pouvoitelle en effet allumer des passions communes? Tandis qu'elle m'occupoit tout entier, & que M. de Serville continuoit ses histoires sans se plaindre de n'être pas écouté, nous entendimes un grand bruit de chevaux, des fouets, des bottes, des voix qui crioient c'est lui, & nous allions tous descendre pour sçavoir ce que c'étoit, quand nous vîmes arriver un jeune homme en habit de voyage, d'une très-grande taille, d'une jolie figure, quoiqu'il eût le visage noirci par le soleil, & qui avoit cet air militaire plein d'assurance & de gayeté à qui l'on trouve tant d'agrémens. Personne ne l'attendoit, & la surprise générale augmenta la joie de le voir. Avec quelle attention ne le regardai-je pas, quand j'appris que c'étoit M. de Flavieres. L'Escadre sur laquelle il servoit & qu'on avoit envoyé dans nos Colonies d'Amérique, venoit de rentrer dans nos Ports, où des raisons particulieres & imprévûes avoient hâté son retour. M. de Flavieres parent très-proche de M. de Serville, & lié de la maniere la plus intime avec toute sa famille, avoit été bien-aise de le voir avant d'arriver à Bordeaux. M. de Serville fut très-sensible à cette marque d'amitié, & il lui prodigua les éloges & les caresses. Il n'y avoit qu'un seul appartement à donner dans tout le Château de Serville. Ce n'est pas qu'il ne fût assez grand, mais on travailloit aux réparations de l'une des aîles qui menaçoit ruine, & par conséquent personne n'y pouvoit loger. Nous couchâmes donc M. de Flavieres & moi dans la même chambre. L'idée de Mademoiselle de Serville remplissoit si entiérement mon ame, que je ne pouvois parler d'autre chose. Je n'eus point d'autre entretien avec M. de Flavieres, & ce qu'il m'apprit ajouta beaucoup encore à ma passion naissante. Il y a plus d'un an, me dit-il, que je ne suis venu dans cette maison, & j'ai trouvé Mademoiselle de Serville extrêmement embellie. Je n'ai jamais vû de caractere plus parfait. Depuis qu'elle est au monde, elle n'a eu que des sentimens nobles & honnêtes. Avant que sa raison fût développée, elle avoit je ne sçai quel instinct toujours sûr qui la portoit à tout ce qui étoit bien. On ne peut pas dire qu'elle ait une vertu plutôt qu'une autre. Toutes lui paroissent également naturelles. Les louanges que M. de Flavieres donnoit à Mademoiselle de Serville m'enflammerent encore plus pour elle, & commencerent en même-tems de m'attacher à lui. Je lui sçavois bon gré de rendre si bien justice à ce que j'aimois éperdument, & je lui pardonnois presque d'être le Rival de mon frere. Il avoit d'ailleurs un extérieur très-aimable, le ton du monde, & cette politesse adroi-te qui n'est ni froide ni chargée. Il avoit l'air de venir de Versailles plutôt que des Antilles. Mon dessein étoit d'abord de retourner à Bordeaux dès le lendemain. Il me fut impossible de quitter sitôt Mademoiselle de Serville. Je feignis une incommodité légere; j'exagerai les fatigues que j'avois souffertes, & je pris bien vîte au mot M. de Serville qui me prioit assez foiblement de rester chez lui quelques jours. J'écrivis seulement à ma mere pour la rassurer sur mon absence, & je lui mandai comment le hazard m'avoit fait rencontrer M. de Flavieres. Il ne m'avoit point trompé en me parlant de Mademoiselle de Serville d'une maniere si avantageuse. Je crus en voir cent fois plus qu'il ne m'en avoit dit. Bientôt l'admirable beauté de Mademoiselle de Serville me parut sa moindre perfection. Elle avoit des graces aussi simples que ses vertus; elle étoit douce, égale, sensible sans inquiétude & sans tristesse. Elle ne disoit rien qui ne plût & qui n'intéressât. Son silence étoit attentif, modeste & obligeant. Ses regards avoient un charme au-dessus des expressions mêmes d'un Amant: on y voyoit son ame toute entiere. Le plus audacieux petit Maître eut été respectueux devant elle, & l'homme le plus timide n'auroit point eu d'embarras & de contrainte. Elle imposoit sans le vouloir; elle rassuroit sans y penser. Elle étoit généralement adorée de tous ceux qui l'approchoient. Les Domestiques de son pere, les Paysans du village la louoient avec cette naïveté grossiere, quelquefois plus satisfaisante pour l'amour propre, que les éloges les plus rafinés. Elle alloit souvent distribuer de sa propre main des remedes à des Malades dont la vûe l'attendrissoit. Dès qu'elle se montroit, on n'avoit des yeux que pour elle. On accouroit avec empressement; on s'atroupoit pour lui parler; on vouloit au moins l'avoir vûe. Elle n'étoit point flattée d'être trouvée belle, elle ne sentoit que le plaisir d'être aimée. Quand elle recevoit des marques de cette bienveillance universelle, elle eut souhaité tous les trésors de la terre, pour les répandre autour d'elle, & rendre heureux ce qui l'environnoit. Soyez mon juge! avois-je tort de l'adorer? Ses amusemens étoient pleins d'innocence. Passez-moi tous ces détails que l'amour me rend si chers. Elle aimoit les animaux parce qu'ils nous ressemblent, quoique d'une maniere imparfaite, & qu'ils sont capables d'attachement comme les hommes. Elle avoit un chien le plus beau peut-être de son espece, qui ne pouvoit la quitter; des chats dont elle avoit adouci la férocité naturelle; des oiseaux familiers qui voloient sur sa tête en chantant. Quelle différence des caresses douces & naïves qu'elle leur faisoit, & de cette ridicule tendresse que tant de femmes, qui n'aiment rien, affectent avec tant de faste pour des chiens à qui bientôt elles communiquent leur orgueil, & qui deviennent dédaigneux comme elles. J'aimois déja trop Mademoiselle de Serville, pour ne pas adopter promptement tous ses goûts. J'écoutois avec attention le chant des oiseaux, & j'observois les beautés de leurs plumages. Lorsqu'un d'eux venoit se poser sur ma tê-te ou sur ma main, j'étois enchanté. Les égratignures mêmes de ses chats m'auroient fait plaisir. Vous sçavez qu'Agesillas Roi de Sparte jouoit avec ses enfans dans l'équipage le plus ridicule, & les foiblesses des Amans vont bien au-delà de celles des peres. Un serin plus heureux que tous les pigeons & les cygnes de Vénus étoit particuliérement aimé de Mademoiselle de Serville. Il tomba malade, & tous les soins de sa Maîtresse ne purent lui sauver la vie. Elle pleura sa mort, & parut me sçavoir gré de partager ses regrets. Je me déterminai enfin à quitter le Château de Serville; mon retour à Bordeaux n'avoit été déja que trop differé. Je me souviendrai toujours que la veille de mon départ j'étois vis-à-vis d'une fenêtre près de laquelle Mademoiselle de Serville environnée de laines de toutes couleurs, travailloit à un ouvrage de tapisserie. Il avoit plû une partie de la journée, & M. de Serville avec une politesse languissante & vague, me disoit que je ferois mieux d'attendre le beau-tems. Je répondis d'un air assez inattentif qu'effectivement il feroit beau le lendemain. Madame de Serville qui n'aimoit pas les nouvelles connoissances, & qui étoit charmée de me voir partir, dit, Monsieur a raison; la pluie ne durera pas, c'est un nuage qui passe. M. de Serville se piquoit d'être l'homme de France qui se connoissoit le mieux aux présages de la pluie & du beau-tems: il contredit l'opinion de sa femme. Comme il étoit très-profond sur cette matiere, il fut aussi très-diffus. Quand il eut parlé long-tems, sa femme répliqua: il reprit la parole à son tour, & la question fut très-solidement discutée de part & d'autre. Enfin M. de Serville embarrassé par quelques objections pressantes, demanda à sa fille ce qu'elle en pensoit. Elle se leva un moment, & regarda le Ciel obscurci d'un côté par des nuées fort noires, & de l'autre éclairé foiblement par les rayons pâles du Soleil prêt à se coucher. Elle décida pour son pere. Rien n'est indifferent pour un homme bien amoureux. Les moindres choses l'allarment ou l'encouragent. Je me flattai que Mademoiselle de Serville ne souhaitoit point mon départ. Comment aurai-je pû résister à la tentation de le differer encore? Je dis que s'il faisoit beau le lendemain, je partirois selon mon premier projet, & que s'il pleuvoit au contraire, je prierois M. de Serville de me garder un jour de plus. Mademoiselle de Serville occupée à nuer une fleur, ne parut pas m'avoir entendu. Je continuai de gouter à mon aise le plaisir d'attacher ma vûe sur elle sans la contraindre & l'importuner par mes regards, parce que les siens étoient baissés sur son ouvrage. Nous soupâmes bientôt après. L'esprit amusant de M. de Flavieres, l'agrément & la variété de sa conversation, transportoient toujours M. de Serville, & me plaisoient à moi-même autant que tout ce qui n'étoit pas Mademoiselle de Serville pouvoit me plaire. Le souper fini, je m'apperçus que Madame de Serville n'avoit eu que trop raison: le tems étoit extrêmement serein, je n'avois plus de prétexte pour differer plus long-tems mon départ. J'allai regarder tristement le Ciel semé de mille étoiles, & sans écouter d'assez mauvaises plaisanteries que Madame de Serville fiere de son triomphe, faisoit à son mari, je tombai bientôt dans une grande rêverie. Elle étoit à son plus haut point, lorsque j'entendis tout d'un coup Mademoiselle de Serville qui se plaignoit d'un mal de tête violent, & qui se levoit pour se retirer. Je revins à moi comme un homme qui se réveille en sursaut: je m'avançai vers elle d'un air inquiet; je voulois lui parler, & je ne pus que bégayer quelques paroles étouffées, qui à peine avoient un sens raisonnable. Elle y répondit en deux mots, me fit une profonde révérence & sortit. J'allai me remettre dans la même place que j'avois quittée, mais je me sentis une tristesse si excessive, & tant d'agitation d'esprit qu'il me fut impossible de rester plus long-tems avec M. & Madame de Serville: je pris congé d'eux, & supposant que le sommeil me gagnoit, je montai promptement dans ma chambre. Je desirois vivement d'être seul: la solitude me soulagea d'abord un moment, & renouvella bientôt toutes mes peines. J'adorois Mademoiselle de Serville; je n'avois osé lui déclarer mon amour, & le lendemain je me séparois d'elle. Je me reprochois d'avoir été trop timide; je croyois former le projet de lui découvrir mes sentimens, & je m'effrayois aussi-tôt d'y avoir seulement pensé. Je l'avois vû sortir plutôt qu'à l'ordinaire, vous ne sçauriez croire combien cette circonstance aigrissoit ma douleur. Hélas! me disois-je à moi-même, je me flattois d'avoir encore quelques heures à passer avec elle. Que ces momens m'étoient chers, & qu'ils lui étoient indifferens! Se peut-il qu'elle n'ait pas apperçu ma passion, Comment en est-elle si peu touchée? Mais elle l'a remarquée sans doute; elle a même affecté de me faire voir combien elle est peu sensible à cette séparation qui me désespere. Elle se plaît à l'avancer; elle m'enleve ces derniers instans qui me restoient encore. Je me trompe peut-être. Elle s'est plaint d'être incommodée; & si c'étoit le commencement d'une maladie sérieuse, comment la quitter dans cette incertitude? Que dis-je! elle n'étoit point changée. Jamais sa beauté ne m'a paru plus admirable. Elle me fuyoit, je n'en puis douter. Après tout: pourquoi me fuiroit-elle? Elle ignore jusqu'au nom de l'amour. Elle ne doit pas aisément démêler dans les autres un sentiment qu'elle n'a jamais connu. Hélas! elle le connoîtra sans doute. Cette ame si pure & si tendre est faite pour un amour vertueux comme elle. Mais quel est le mortel heureux qu'elle doit aimer? Mes larmes couloient sans que je m'en apperçusse, & je ne sçais quel charme se mêloit au trouble & à la douleur dont mon ame étoit remplie. M. de Flavieres en rentrant me trouva tellement absorbé dans mes réflexions, que je ne l'entendis point arriver. Il me dit à l'occasion de mon départ des choses obligeantes & flateuses, & j'y répondis assurément très-mal. Je me couchai promptement, & je n'eus pas un quart d'heure de sommeil. Fatigué de la confusion de mes pensées, je me levai dès la pointe du jour avec une légere espérance que la pluie m'empêcheroit de partir. Mon sort fut bientôt décidé. Je vis les tristes rochers qui environnoient le Château de Serville, éclairés des premiers rayons du Soleil. Je pris mon parti sur le champ, & laissant M. de Flavieres plongé dans un profond sommeil, je descendis, je trouvai mon cheval prêt. Je regardai quelque tems les fenêtres de l'appertement de Mademoiselle de Serville: au moment de partir, j'allai les revoir encore. Il n'étoit pas raisonnable d'imaginer quelles pussent s'ouvrir; je l'espérois pourtant, & j'étois attentif au moindre bruit: tout demeura calme & tranquille. Enfin je m'éloignai d'un lieu que l'amour me rendoit si charmant, & qui sans lui m'auroit semblé le plus affreux de la nature. M. de Serville m'avoit donné un Domestique pour m'accompagner. Cet homme au lieu du chemin ordinaire, me fit prendre un sentier plus court, mais si impraticable & si terrible, qu'au bout d'environ une lieue mon cheval s'abbattit. Comme il étoit tout-à-fait sur le bord du précipice, il fut entraîné par une pente rapide, & roula jusqu'au fond d'une vallée sombre qui avoit l'air d'un abîme. Il se tua & j'aurois péri moi même sans un buisson plein d'épines qui m'arrêta; mais j'étois tellement froissé par ma chûte, & je me fis tant de contusions, qu'il fallut me reporter à Serville avec le secours de quelques Paysans qui se rencontrerent dans le voisinage. Je souffrois des douleurs aigues, & je ne pouvois cependant me plaindre de la fortune. J'allois revoir Mademoiselle de Serville. Elle étoit dans l'usage de se promener dès le matin aux environs du Château: elle en sortoit lorsqu'elle m'y vit arriver soutenu par deux hommes, la tête panchée, le visage pâle, mes habits couverts de poussiere, & déchirés en mille endroits. Elle fit un grand cri, recula de surprise, & se rapprochant ensuite, elle me demanda d'une voix qui me parut troublée, si je n'étois point blessé. L'air de sensibilité dont je croyois voir l'impression dans sa phisionomie, me donnoit la joye la plus douce. Je lui racontai mon accident: elle daigna me plaindre, & fit avertir son pere de se lever. On me saigna sur le champ, & je passai deux jours au lit le corps brisé & rompu, mais l'esprit occupé des idées les plus agréables, & le cœur pénétré des sentimens les plus tendres. M. & Madame de Serville, leur fille & M. de Flavieres avoient la bonté de passer une grande partie de la journée dans la chambre ou j'étois. On y causoit; on y jouoit. M. de Flavieres qui possédoit éminemment le talent de conter, nous amusoit par ses récits. Il me témoignoit aussi de l'intérêt & de l'amitié; mais je crus m'appercevoir qu'il en sentoit un peu moins; je commençois à démêler un peu d'art dans ces graces que j'avois d'abord trouvées si naturelles. Dans un moment où la conversation languissoit & où Mademoiselle de Serville étoit un peu rêveuse, je lui proposai de faire apporter son ouvrage de tapisserie: j'étois bien-aise qu'elle eût une raison de ne me pas quitter sitôt, & d'être long-tems dans la même place. Je pouvois alors la regarder plus commodément: il me sembloit aussi que c'étoit m'accorder une espece de faveur que de prendre de cette maniere un établissement fixe auprès de moi. Mademoiselle de Serville trouva quelqu'inconvénient à ce que j'avois imaginé. Vous êtes la maîtresse, lui dis-je d'une voix basse, mais j'avoue que vous m'auriez fait un plaisir extrême.. Mademoiselle de Serville ne répondit rien, mais un quart-d'heure après elle se plaignit de ne pouvoir plus souffrir l'ennui de son oisiveté. Quoiqu'il y ait, ajouta-t-elle, quelque péril dans le voyage de mon métier, il faut pourtant que je m'y expose. Elle se le fit apporter sur le champ, & commença d'y travailler. Je la regardois avec une attention infinie: je suivois de l'œil le mouvement de son aiguille & de sa main. Tout ce que l'espérance a de séduisant s'étoit répandu dans mon ame, & mon imagination me présentoit dans un désordre agréable les plus délicieuses chimeres. Cet état si doux ne fut pas long. M. de Serville alla voir des Ouvriers qu'il employoit aux réparations de son Château. M. de Flavieres qui se connoissoit à tout, l'accompagna pour examiner s'ils étoient assidus & intelligens dans leur travail. Quelques petits détails domestiques obligerent aussi Madame de Serville à descendre dans son appartement: sa fille ne voulant pas demeurer seule avec moi, se leva pour la suivre. Son chien qui étoit d'une petitesse & d'une beauté rare m'avoit pris extrêmement en amitié. Il étoit alors couché sur mon lit, & dormoit paisiblement la tête appuyée sur une de mes mains. Mademoiselle de Serville s'approcha de moi pour le reprendre & l'emmener avec elle. Ne pourriezvous pas, lui dis-je, me le confier un moment, vous le retrouverez ici quand vous y reviendrez. En disant ces mots, je fixois sur elle des regards où se peignoit la passion la plus ardente. J'y consentirois volontiers, reprit-elle d'un air doux & timide; mais il ne le voudra pas. Il est étonnant comme il m'aime. Et vous êtes étonnée d'être aimée interrompis-je avec précipitation, Ah! si ... je m'arrêtai comme un homme à qui la raison revient, & je soupirai tristement. Mademoiselle de Serville rougit, baissa les yeux & sortit. Son chien m'échappa ainsi qu'elle l'avoit prévû, & s'enfuit comme un trait sur les pas de sa maîtresse. Jamais l'amour ne m'avoit causé plus de transports. Le feu le plus vif couloit dans mes veines & allumoit tous mes sens. J'étois incapable de raisonnement & de réflexion: à force de sentir il ne m'étoit plus possible de penser. Tout d'un coup il me prit envie de considérer de plus près l'ouvrage de Mademoiselle de Serville. Je m'enveloppai à la hâte d'une robe de chambre, & je me traînai avec peine jusqu'au métier. Ce fut un plaisir pour moi de m'asseoir à la même place que Mademoise de Serville avoit occupée, & de manier les laines dont elle avoit fait usage. Je voulus m'en servir moi-même, & je travaillai quelque tems avec beaucoup d'application & peu d'adresse. M. de Flavieres rentra & fut très-surpris de me trouver dans une pareille occupation. Je me recouchai bien vîte, nous causâmes plus d'une heure ensemble. Il me parut qu'il ne s'appercevoit en aucune façon de mes sentimens pour Mademoiselle de Serville. Quand elle revint elle voulut continuer son ouvrage, & vit avec étonnement qu'on y avoit travaillé pendant son absence. Ses soupçons ne pouvoient naturellement tomber que sur M. de Flavieres. Elle lui dit en riant qu'on ne réunissoit pas tous les talens, & lui demanda la permission de défaire ce qu'il avoit fait. M. de Flavieres l'assura qu'elle n'avoit à se plaindre que de moi, me somma de l'avouer, & j'en convins effectivement. Mademoiselle de Serville prit aussi-tôt un air plus sérieux & changea de conversation. Elle devint silentieuse, distraite; & sans toucher à mon ouvrage, elle nous quitta bientôt après. Je ne la revis point du reste de la journée. Le jour suivant j'obtins la permission de me lever, & je me disposois à me promener lentement avec les secours d'une canne aux environs du Château, lorsque j'entendis du bruit dans la Cour: je distinguai la grosse voix de M. de Serville qui disoit, ce n'est rien, mais nous avons eu grand'peur. M. de Flavieres avec qui j'étois, sortit pour s'informer de ce que ce pouvoit être; un moment après il revint accompagné de mon frere qui étoit arrivé la veille de Tersac, & qui ayant appris à Bordeaux mon accident, avoit voulu partir le lendemain pour m'aller trouver. Son amitié me toucha beaucoup. M. de Flavieres nous laissa seuls, & nous nous entretînmes long-tems ensemble. Mon frere m'apprit que Madame du Breuil l'avoit reçu à merveille, mais que M. de Réziers étoit extrêmement piqué du voyage de Tersac; il me méprise un peu moins, ajouta-t-il, mais il me hait d'avantage: il attend avec impatience M. de Flavieres. Je l'ai donc enfin vû, ce Rival si redoutable: il n'est que trop digne de plaire, mais la constance de Mademoiselle de Réziers me rassure; & d'ailleurs où trouvera-t-elle un homme qui l'aime aussi tendrement que moi? Je ne parlai point à mon frere de Mademoiselle de Serville; je voulois voir quelle impression elle feroit sur lui. J'espérois qu'il en seroit ébloui, & j'étois bien-aise de me justifier à moi-même l'excès de ma passion. Mes sentimens étoient bien peu d'accord. Je craignois aussi que mon frere ne fût trop frappé de tant de charmes. Je trouvois Mademoiselle de Réziers si prodigieusement inférieure à Mademoiselle de Serville, qu'il ne me paroissoit que trop naturel d'oublier l'une en voyant l'autre. J'avois encore un nouveau genre d'inquiétude: je craignois que Mademoiselle de Serville ne fût trop sensible à la supériorité que mon frere avoit sur moi du côté de la figure, & j'eus regret pour la premiere fois de ne pouvoir lui disputer cet avantage. Quand Mademoiselle de Serville se montra, j'observai tour à tour mon frere & elle avec cette attention pénétrante que donne l'amour. Je ne remarquai rien qui pût m'allarmer. Mon frere me dit ensuite qu'il admiroit la beauté de Mademoiselle de Serville; mais il m'en parla tranquillement, & il ne me rassura que trop en osant lui comparer Mademoiselle de Réziers, & donner à cette derniere la préférence en quelque chose. Je m'indignai de son mauvais goût, & je commençai l'éloge de Mademoiselle de Serville avec tant d'enthousiasme, que mon frere me regarda en souriant & me dit, tout ce que je vois de prouvé clairement à tout cela, c'est que vous êtes amoureux de Mademoiselle de Serville. Je fus obligé d'en convenir, tout me trahissoit. D'ailleurs je ne pouvois rien cacher à mon frere. J'étois le confident de sa passion, il étoit juste qu'il le fût de la mienne à son tour. Nous avions mutuellement l'un pour l'autre un goût naturel & vif, indépendant de l'étroite liaison du sang. Je vous plains, me répondit mon frere, personne ne sçait mieux que moi combien il est dangereux d'aimer. Ah! mon frere, interrompis-je, votre sort est digne d'envie. Vous avez du moins l'assurance de plaire, & ce n'est pas de Mademoiselle de Réziers que viennent les obstacles qui vous affligent. Nous convînmes avec beaucoup de regret de ma part, de retourner à Bordeaux deux jours après. Il y eut ensuite quelque embarras sur la maniere dont on logeroit mon frere. M. de Serville ne pouvoit disposer que de la chambre où nous étions déja M. de Flavieres & moi. J'offris à mon frere la moitié de mon lit; mais M. de Flavieres représenta qu'étant encore incommodé, je devois nécessairement coucher seul. Il eut été plaisant que les deux Rivaux qui ne s'étoient jamais vûs eussent couché ensemble comme le Prince de Condé & le Duc de Guise après la bataille de Dreux. Enfin on fit préparer à mon frere un petit lit, & ce ne fut pas sans peine.Pour y parvenir, Madame de Serville monta dans son grenier avec une humeur incroyable, gronda ses Gens & vint à bout de retrouver mille choses qu'on croyoit perdues sans ressource. Nous lui paroissions les gens du monde les plus insupportables. Souvent des haines violentes n'ont qu'un fondement puérile & ridicule: il est certain que Madame de Serville n'eut jamais de meilleures raisons pour nous haïr mon frere & moi, & elle nous prit dans une singuliere aversion. Je me levai le lendemain lorsque tout le monde dormoit encore: mon frere en fit autant. C'est aux Amans favorisés à se plonger dans toute la mollesse & la douceur du sommeil: ceux qui n'éprouvent que des peines, ou qui ne sont heureux qu'en espérance, s'éveillent souvent avec l'aurore. Après avoir causé très-long-tems avec mon frere, je descendis seul & sans tenir de route certaine, je fus conduit par le hazard précisément au même endroit où j'avois vû pour la premiere fois Mademoiselle de Serville. Quelle fut ma surprise & ma joie de l'y rencontrer. Je m'approchai d'elle avec empressement, mais elle se leva tout de suite pour rentrer dans le Château. Elle lut dans mes yeux toute la tristesse que me causoit une retrai-te aussi brusque. Elle s'arrêta un moment, se retourna même du côté d'un arbre dont elle avoit cherché l'ombre & la fraîcheur, parut en suspens; mais se déterminant toutàfait, elle prit la résolution de revenir chez elle. Je l'accompagnai presque sans lui rien dire, le cœur serré de douleur: quelques larmes m'échapperent, & je les dérobai le mieux qu'il me fût possible à Mademoiselle de Serville qui gardoit à mon exemple un profond silence. J'avois une sorte d'impatience de la quitter. J'entrai dans une petite chambre à moitié démeublée, qui n'appartenoit à personne. J'eus du moins la consolation d'y pleurer en repos & en liberté. L'affectation avec laquelle Mademoiselle de Serville m'évitoit, me persuadoit que je lui étois odieux, & je ne pouvois soutenir cette idée. L'heure du dîner vint. Il me fut également impossible & de manger & de prendre aucune part à la conversation. On me crut malade. Madame de Serville qui trembloit que son mari ne me proposât de nouveau de rester chez lui, me dit que l'air de Serville étoit trèsmauvais, qu'elle avoit eu beaucoup de peine à s'y accoutumer, & que les Etrangers s'en étoient toujours plaint. Je trouvai quelque soulagement à m'entretenir de mes peines avec mon frere. Ensuite je cherchai la solitude; & sans sçavoir où j'allois, je m'engageai dans tous les détours du Château de Serville, qui étoit un vrai labyrinthe. Le jour baissoit & l'on ne distinguoit plus les objets qu'avec peine. J'avois d'ailleurs la distraction que produisent la tristesse & la rêverie. J'errois depuis long-tems dans des corridors obscurs, dans de vastes sales sans meubles & sans vîtres. Après avoir descendu quelques marches d'un escalier tournant fort étroit, j'ouvris sans y penser une porte qu'il suffisoit de pousser & qui se trouvoit sur mon passage. Je n'essayerai point de vous peindre le saisissement que j'éprouvai. Je vis Mademoiselle de Serville assise près d'une table sur laquelle elle étoit appuyée, le visage à demi caché par ses mains, fondant en larmes, abîmée dans la plus vive douleur. Mon trouble me donna plus de hardiesse que je n'en avois jamais eue. Je courrus à Mademoiselle de Serville avec une promptitude étonnante. J'étois à ses genoux avant qu'elle eût eu le loisir de m'éviter. Qu'avez-vous, lui dis-je? qui peut être la cause de l'état où je vous vois. De grace, répondez à un homme qui vous aime, qui vous adore, qui mourroit cent fois pour vous. Ma passion m'emporte. Je n'ai plus de raison. Hélas! je vous offense peut-être, mais pardonnez à un homme qui ne se connoît plus: pardonnez à l'amour le plus violent & le plus tendre. Regardez-moi du moins, regardez un Malheureux qui depuis qu'il vous a vû, ne pense, ne sent, n'existe que par vous. Quel est le sujet de vos chagrins? puis-je vous consoler? puis-je vous servir; parlez, donnez moi des ordres tels qu'ils soient: que j'aye la douceur de vous obéir. Mademoiselle de Serville confuse, immobile, le visage couvert d'une rougeur qui l'embellissoit encore, voulut parler, & demeura dans le silence: elle fit un effort pour surmonter l'embarras & le trouble qu'elle ressentoit, elle se leva même à moitié pour sortir. Ah! lui dis-je avec un emportement extraordinaire, arrachez-moi sur le champ la vie, ou daignez encore m'écouter. Mademoiselle de Serville étonnée de l'impétuosité de mes mouvemens, me dit, en me regardant avec douceur, qui pouvoit imaginer que vous me surprendriez ici? Quand je vis ces yeux si touchans, noyés dans les pleurs, & que j'entendis cette voix dont le son quoiqu'altéré par la douleur, avoit des charmes inexprimables, & pénétroit jusqu'au fond de mon ame, je fus tout d'un coup saisi d'un tel excès d'attendrissement que je me trouvai dans un instant tout baigné de larmes. Ah! s'écria Mademoiselle de Serville, émue au dernier point ellemême: devrois-je vous dire ce qui m'afflige. Vous m'aimez, vous partez demain, ne m'en demandez pas davantage. Je me précipitai sur une main de Mademoiselle de Serville, je la baisai mille fois avec les transports les plus ardens. Je demeurai pendant quelques momens dans la même situation, accablé de mon bonheur, perdu dans une ivresse délicieuse qui épuisoit mon ame toute occupée d'en jouir. Revenu de cet égarement, de cet oubli de moi-même, j'osai demander à Mademoiselle de Serville un nouvel aveu de ses sentimens. Vous avez fait, me dit-elle, une prompte impression sur moi. J'ai d'abord aimé en vous cette complaisance naïve qui vous faisoit partager mes amusemens & mes goûts. J'ai cru remarquer que je vous plaisois, & cette idée m'a donné malgré moi une joye secrette. La veille de votre départ, je me trouvai si triste & si languissante, que dans la crainte qu'on ne pénétrât la cause de cette inégalité d'humeur, je me retirai plutôt qu'à l'ordinaire. Je vous vis, comme vous sçavez, après l'accident de votre chûte, & je fus si troublée que j'eus bien de la peine à m'en remettre. Eclairée sur mes sentimens par l'extrême douleur que j'avois sentie dans ce moment affreux, je n'espérai pas de les vaincre, mais je résolus de les cacher; vous voyez que je n'en ai pas eu la force. Il me sembloit que vos yeux avoient toujours une expression tendre & passionnée. J'avois peur également de deviner trop bien, & de me tromper. Mon penchant pour vous m'effrayoit. Je remarquois tous les jours les progrès que vous faisiez sur mon cœur. Quand vous parlez, je ne perds pas une seule de vos paroles; elles se gravent dans ma mémoire, & ne s'effacent plus. Vos regards m'embarrassent & me déconcertent; mais si vous êtes quelque-tems sans les tourner sur moi j'en suis inquiete. Lorsque vous m'avez rencontrée dans cette promenade solitaire où je vais si souvent, je me fis la derniere violence pour vous éviter: je m'en repentis ensuite, & votre tristesse me pénétra. Je craignis de vous perdre pour jamais. Etonnée du désordre & de l'agitation de mon ame, je me suis retirée dans cet endroit écarté du Château pour me livrer tranquillement à ma douleur. Le hazard vient de vous y conduire. Le moment étoit trop dangereux pour moi. Je vous ai tout avoué; j'en ai honte, mais je sens que vous m'en êtes plus cher encore. Me voilà donc sûre d'une tendresse que je croyois seulement entrevoir. Vous connoissez la mienne, vous la méritez; je cede au plaisir de vous le dire pour la derniere fois peut-être. Je ne sçais si nous sommes destinés l'un à l'autre; c'est à mon pere à décider mon sort. Il peut nous unir, il peut nous séparer. Je ne lui désobéirai jamais, & je vous aimerai toujours. Adieu, me dit-elle, ne me parlez plus de votre amour avant qu'il soit approuvé de ceux qui peuvent seuls autoriser mes sentimens. Pour moi je rentre dans le silence dont je ne devois pas sortir, & je m'en impose la Loi dès le moment. A ces mots Mlle de Serville me pria de la laisser seule avec un air qui n'avoit rien d'impérieux, mais auquel il étoit impossible de résister. Je ne dis point à mon frere que j'avois eu le bonheur de plaire à Mademoiselle de Serville, mais il crut le remarquer à la joye qui brilloit dans mes yeux & qui se répandoit dans mes moindres propos. J'éludai ses questions le plus adroitement que je pus, & il étoit lui-même trop occupé de sa propre passion pour avoir sur la mienne une curiosité suivie. Je desirois vivement d'avoir un dernier entretien avec Mademoiselle de Serville avant mon départ, & je n'en vins pas à bout: elle me tint exactement parole, & parut encore plus réservée avec moi qu'elle ne l'avoit été jusques-là. Nous partîmes de grand matin mon frere & moi, & nous arrivâmes à Bordeaux de bonne heure. M. de Flavieres s'y rendit de son côté quelques jours après. M. de Réziers affecta de lui faire l'accueil le plus obligeant: il étoit bien-aise de piquer mon frere qu'il détestoit, sur-tout depuis le voyage de Tersac. D'ailleurs malgré la différence des humeurs il aimoit sincérement M. de Flavieres: cette amitié avoit commencé dès leur enfance & ne s'étoit jamais démentie. M. de Flavieres se faisoit un jeu de gouverner à son gré cet esprit dur & inflexible. Il le flattoit à propos & le railloit quelquefois assez vivement sans jamais le blesser: M. de Réziers étoit toujours dans l'admiration. Déja la nouvelle du mariage de M. de Flavieres & de Mademoiselle de Réziers se débitoit publiquement dans la Ville. Ma mere lasse de se contraindre témoignoit comme auparavant toute l'aversion possible à son gendre. Nous étions consternés. Mon frere au désespoir me dit qu'il étoit résolu de se battre avec M. de Flavieres. Je lui répondis que c'étoit le moyen de se rendre M. de Réziers tout-à-fait irréconciliable. J'étois de plus trèspersuadé que M. de Flavieres, grand, robuste, adroit à tous les exercices du corps, tueroit infailliblement mon frere qui n'avoit pas appris à se battre chez les Chartreux. Nous étions tous dans l'embarras dans la tristesse, délibérant toujours sans prendre de parti, lorsque M. de Flavieres me fit demander un rendez-vous. Je me hâtai d'en informer mon frere, & nous raisonnâmes à perte de vûe sur les projets que pouvoit avoir son Rival. Enfin le moment arriva: M. de Flavieres se rendit chez moi à l'heure dont nous étions convenus. Il me dit qu'il avoit souhaité long-tems d'épouser Mademoiselle de Réziers qu'il trouvoit aimable, quoiqu'il n'eût jamais été amoureux d'elle, & que ce mariage avoit été comme arrangé entre M. de Réziers & lui. Mais, ajouta-t-il, il ne m'est plus possible d'y penser à présent. M. votre frere a la passion la plus vive pour Mademoiselle de Réziers, & je sçais qu'elle en est touchée. Il faudroit être fou pour faire son malheur & le mien en l'épousant malgré elle. Si elle m'avoit inspiré de l'amour, peut-être serois-je capable de cette conduite imprudente & en même-tems odieuse & injuste. Qui peut répondre d'un homme amoureux? Mais heureusement mon cœur est tranquille, ou du moins ce n'est pas Mademoiselle de Réziers qui l'a rendu sensible. Il ne me reste plus qu'à remercier mon ami de sa bonne volonté: j'irai plus loin. Jusqu'à présent vous ne me devez point de reconnoissance: je ne travaille que pour mon repos, & je ne sçaurois agir autrement sans avoir perdu la raison. Mais je suis flatté d'être à portée de seconder vos vûes, & je vais employer tout mon crédit sur M. de Réziers pour le déterminer en faveur de M. votre frere. J'embrassai M. de Flavieres avec transport. Je lui dis qu'il étoit le plus estimable & le plus généreux de tous les hommes, & je courrus dans la premiere chaleur de ma joye annonçer à mon frere une aussi bonne nouvelle. Il ne sçavoit s'il devoit me croire: il étoit hors de lui. J'aurois peine à vous représenter le trouble, le délire de son ame, & le feu qu'il mit dans ses remercimens à M. de Flavieres, qui les reçut avec noblesse & avec grace. Peut-être des yeux plus attentifs & plus indifferens que les nôtres, auroient démêlé que M. de Flavieres en disant tout ce qu'il devoit dire, en s'exprimant dans les meilleures termes, avoit une contenance préparée, un langage mesuré, une présence d'esprit suspecte. Ce plaisir si pur qui suit & qui récompense une action vertueuse, ne se peignoit point sur son visage. Sa tête paroissoit travailler, & son ame ne se montroit pas. Il choisissoit ses mots tandis que nous parlions au hazard; il représentoit tandis que nous étions émus. Il étoit l'auteur de notre joye, il nous en félicitoit & ne la partageoit pas. Toutes ces circonstances nous échapperent, & devoient nous échapper. Tant de pénétration auroit supposé de l'ingratitude; mais il est vrai que nous nous sommes étonnés depuis de n'avoir pas fait ces mêmes remarques. Cependant tous les obstacles n'étoient pas surmontés, comme mon frere l'avoit esperé d'abord. M. de Réziers résista pour la premiere fois à M. de Flavieres. Ce maudit voyage de Tersac sur lequel nous avions tant compté, n'avoit servi qu'à lui inspirer pour mon frere un éloignement presque invincible. L'amour propre de M. de Flavieres étoit blessé de cette espece de rébellion d'un homme qu'il avoit toujours gouverné. Il s'opiniâtroit à continuer sa négociation qui n'avançoit point, il nous dit enfin qu'il désespéroit de réussir. Nous étions retombés dans nos anciennes allarmes, & nous allions nous livrer au découragement, lorsque l'intérêt l'emporta sur la haine. M. de Réziers assiégé de toutes parts, qui avoit à combattre les larmes de sa sœur, les remontrances de sa tante, les attaques toujours adroites & toujours variées de M. de Flavieres, consentit au mariage de Mademoiselle de Réziers, à condition de ne lui donner que très-peu de chose, & il eut soin de prendre toutes les précautions nécessaires pour empêcher les Procès qu'il auroit pû craindre à cette occasion. Il porta plus loin ses vûes, & appréhendant que Madame du Breuil entraînée par son goût pour Mademoiselle de Réziers, ne le traitât pas assez favorablement, il exigea qu'elle lui céderoit la propriété de presque tous ses biens, desorte qu'elle ne pouvoit plus en laisser à sa niece qu'une très-petite partie. En un mot, M. de Réziers donna sa sœur à mon frere, comme un Conquérant accorde la paix à son Ennemi vaincu dont il garde les plus belles Provinces. Toute ma famille étoit indignée de cette conduite odieuse & basse de M. de Réziers. Mon pere & ma mere mirent tout en usage pour guérir mon frere de sa passion; ils étoient très-fâchés qu'il fît un mariage qui devenoit si desavantageux. Je suis bien destiné, leur dit-il, à vous donner des chagrins: disposez de mon sort, il dépend de vous; mais soyez sûrs que non-seulement je ne puis être heureux, mais que je ne sçaurois vivre sans Mademoiselle de Réziers. Mon oncle avoit une colere plaisante qui nous auroit diverti, s'il nous eût été possible de rire. Voilà, dit-il, en parlant de mon frere, un homme qui n'est modéré sur rien. Il a commencé par être un Saint, il est devenu ensuite un Héros de Roman; Dieu veuille qu'il finisse un jour par être raisonnable. Toutes ces grandes passions sont un fleau pour les familles: je me suis bien trouvé d'être un peu libertin, & de n'être ni amoureux ni dévot. Mon frere ne changea point d'avis. On lui avoit donné quelque-tems pour faire de nouvelles réflexions: il ne l'employa qu'à penser à ce qu'il aimoit. On fut touché de son amour & de sa tristesse. Les nôces se firent, & il ne sentit que le bonheur de posséder Mademoiselle de Réziers. Elle avoit de son côté beaucoup de joye d'être unie à son Amant; mais elle étoit embarrassée, craintive, honteuse des procédés de son frere. M. de Flavieres paroissoit au contraire gai & triomphant, tandis que M. de Réziers étoit silentieux & morne. Nous étions tous assez tristes, excepté mon frere, & mon oncle lui-même ne se permit pas la moindre plaisanterie. Peu de tems après le mariage, M. de Flavieres eut envie de retourner à Serville, il ne m'en parla point; mais je le sçus par hazard, & je lui dis que je l'accompagnerois avec plaisir. Je serois fort aise aussi, répondit-il, de faire ce voyage avec vous; mais je crains que vous ne vous amusiez pas. Nous serons presque toujours occupés M. de Serville & moi, d'affaires qui ne regardent que nous. Le desir extrême que j'avois de revoir Mademoiselle de Serville me fit insister. Je vais vous parler, répliqua M. de Flavieres, avec la confiance qui doit être une suite de notre amitié. M. de Serville m'a recommandé trèsexpressément de n'amener personne. Cette précaution est sans dou-te l'ouvrage de sa femme: vous connoissez son caractere sauvage, elle craint à l'excès tout ce qui n'est pas de son intime familiarité. Ce sont les meilleures gens du monde, mais à moins que d'être leur parent & leur ami comme moi, je ne comprends pas qu'on puisse sentir autant d'impatience de les revoir que vous en témoignez. M. de Flavieres devoit effectivement avoir cette idée en supposant qu'il ignorât ma passion pour Mademoiselle de Serville. Ainsi comme j'étois bien éloigné de lui faire une pareille confidence,je le laissai partir. Il m'avoit assuré que son voyage ne seroit que de cinq à six jours tout au plus. Il s'en passa plus de quinze sans qu'il revînt. L'impatience me prit, & je partis brusquement pour Serville. Quand j'arrivai le cœur me battoit, & mon cœur étoit partagé par tant de sentimens, que je ne sçavois auquel m'arrêter. Je trouvai M. de Serville & M. de Flavieres ensemble. Le premier me reçut trèsfroidement, & me dit qu'il étoit fâché de ne pouvoir profiter de l'honneur que je lui faisois, mais que des raisons de la derniere importance l'obligeoient d'aller à Bordeaux le lendemain. Je demandai avec empressement des nouvelles de Madame de Serville & de sa fille. Elles ne sont pas ici, répliquatil, ma femme est allé mener sa fille dans un Couvent de Bayonne, dont elle sortira quand nous la marierons. Ah! grands Dieux! quelle nouvelle? m'écriai-je tout transporté. M. de Serville ne releva point mon exclamation. Nous gardâmes tous trois le silence qui n'étoit interrompu que par quelques mots froids & secs. Au bout d'un quart-d'heure, M. de Serville me demanda la permission de parler en particulier à M. de Flavieres sur des affaires essentielles. Il me laissa seul, & jugez dans quel état. Une foule d'idées se présentoient à mon esprit, & je formois presqu'en même-tems vingt projets qui se détruisoient tous. Je résolus néanmoins de questionner M. de Flavieres, qui me parut étonné comme moi du départ de Madame de Serville. Ses réponses obscures & courtes redoubloient mon inquiétude & allumoient mon impatience. Enfin ne me possedant plus, je lui avouai que j'étois éperdument amoureux de Mademoiselle de Serville, & je le priai avec instance d'en faire de ma part la demande au pere. Je ne m'étois pas apperçu de votre passion, me répondit M. de Flavieres d'un air tranquille, & je prévois de grands obstacles dans vos desseins; mais je n'ai rien à vous refuser. Il parla en effet, & vint me redire que M. de Serville ne comptoit pas marier sitôt sa fille. Je ne sçaurois vous cacher, continuatil, avec une candeur apparente qu'ils sont un peu prévenus contre vous, & je n'en puis découvrir la raison. Je passai la nuit la plus cruelle, & sans attendre le jour je sortis de ce détestable Château, dont la vûe seule portoit la tristesse dans mon ame depuis que Mademoiselle de Serville ne l'habitoit plus. Mes chagrins me suivirent à Bordeaux. Je ne pouvois supporter l'affreuse incertitude où j'étois. Je feignis d'aller à la campagne chez un de mes amis, & je pris le chemin de Bayonne sans vouloir être accompagné par aucun Domestique. Je courrus au Couvent de Mademoiselle de Serville, & je demandai la permission de la voir, qu'on me refusa. Une Tourriere séduite par mes présens se laissa gagner. Elle rendit à Mademoiselle de Serville une de mes Lettres, & m'apporta sa réponse. Mademoiselle de Serville me mandoit qu'elle avoit perdu l'espérance d'unir son sort au mien, & que ses sentimens étoient désapprouvés de son pere. Peut-être devrois-je vous oublier, disoit-elle, mais je n'ai pas même la force de le souhaiter. Il me semble que ma tendresse est raisonnable; on me la reproche, & je ne sçaurois en rougir. Je me connois bien, & si j'étois coupable j'aurois sûrement des remords. Mais si je ne puis renoncer à mon penchant pour vous, je dois craindre de l'augmenter encore; je dois éviter avec soin d'entretenir votre passion. Ne cherchez point à me voir, vous m'attendririez trop; peut-être seriez-vous trop ému vous-même. Soyez heureux, c'est tout ce que je desire, dussiez-vous ne me plus aimer. Je récrivis à Mademoiselle de Serville que je mourrois de douleur si je ne la voyois pas. Vous m'exposez d'ailleurs, ajoutai-je, au comble de l'extravagance. Je trouverai moyen de m'introduire dans le Couvent: je paroîtrai devant vous quand vous y penserez le moins. En un mot, vous m'allez réduire au dernier désespoir, & je ne réponds plus du peu de raison qui me reste. Mademoiselle de Serville effrayée de ces menaces, touchée de l'amour qui en étoit la source, consentit à l'entretien que je lui demandois. Il y avoit des ordres séveres pour l'empêcher d'être vûe d'aucun homme & de leur parler. Je fus contraint de prendre des habits de femme. Ma jeunesse rendoit ce déguisement vraisemblable. La fidele Tourriere me fit entrer dans le Parloir, & toutes mes peines cesserent quand Mademoiselle de Serville se montra. J'oubliai d'abord tout ce que j'avois à lui dire. Je lui parlai sans ordre & sans suite; elle me répondit de même. Quand nous fûmes revenus tous deux de notre premier saisissement, je la priai de m'instruire de ce qui s'étoit passé depuis que je ne l'avois vûe. Je remarquai, me dit-elle, de la part de M. de Flavieres un empressement qu'il ne m'avoit point encore témoigné. Il cherchoit à me plaire. Il vous ressembloit trop peu pour y réussir, & quand votre caractere à tous deux, votre esprit, votre figure eussent eu plus de rapport, cette conformité n'auroit servi qu'à me rappeller votre idée, & jamais à l'effacer. Je sentois bien qu'une autre auroit pû trouver M. de Flavieres aimable: il a beaucoup d'esprit sans doute, je l'admire; mais il ne me touche point. Pour vous au contraire vous ne m'avez point éblouie, mais tout ce que vous me difiez m'intéressoit. Je m'apperçus avec chagrin que tout ce brillant de M. de Flavieres, qui faisoit si peu d'impression sur moi, transportoit mon pere & ma mere. Tous les jours j'avois à essuyer les louanges continuelles qu'ils lui donnoient; j'avois des inquiétudes & des craintes sans objet déterminé. Enfin on s'est expliqué clairement. Mon pere m'a dit qu'il étoit résolu de me marier avec M. de Flavieres; il m'a répété son éloge, & me félicitant de mon bonheur, il m'a instruit des sentimens que M. de Flavieres avoit pour moi. Dans le trouble où j'étois, je n'ai eu que la force de demander du tems pour prendre tout-à-fait mon parti. On a été surpris de ma tristesse & de mon silence. Ma mere sur-tout en a marqué du mécontentement. On m'a pressé de donner une réponse décisive. J'ai dit en pleurant que je n'avois aucun goût pour M. de Flavieres, & que je ne pouvois l'épouser sans être malheureuse. Je n'entrerai point dans le détail de tout ce que j'ai souffert. On ne m'a pas épargné les traits les plus piquans; mais après tout mes parens croyent leurs vûes raisonnables. Je résiste pour la premiere fois à leur volonté. Est-ce à moi de me plaindre d'eux! je les respecte, je les aime, & je suis bien éloignée de leur faire aucun reproche. On m'a déclaré qu'on m'alloit conduire dans un Couvent dont je ne sortirois que pour épouser M. de Flavieres: cette menace qui n'étoit gueres capable de m'effrayer vient d'être executée. Me voilà dans cette prison où je passerai peut-être le reste de ma vie. Les Religieuses que je vois ici me vantent tristement le bonheur dont elles jouissent. Fut-il aussi réel qu'elles le prétendent, je sens qu'il n'est pas fait pour moi. Je ne puis renoncer à vous. Qu'il m'en coû-te de désobéir à ceux que je devrois préférer à tout! Je leur aurois donné ma vie de bon cœur, je n'ai pas le courage de leur sacrifier mon amour. Quelle joye douce & tendre, quel sentiment délicieux trouvoient place dans mon ame au milieu de toute ma tristesse! J'assurai Mademoiselle de Serville que je l'adorerois toujours: j'avois cette éloquence de la passion qu'on n'imite point, & dont on ne peut donner qu'une foible idée. Mademoiselle de Serville avec une candeur & une ingénuité charmante, ne se lassoit point de me redire combien je lui étois cher. Elle prit ensuite cet air noble & plein d'autorité qui me soumettoit dans l'instant. Elle me représenta les dangers que de nouvelles conversations avec moi pouvoient avoir pour elle. Elle m'ordonna de partir le lendemain, & se sentant attendrie plus que jamais, elle jetta sur moi le regard le plus doux, mais elle eut le courage de me quitter sur le champ sans attendre ma réponse. Je ne pus d'abord me résoudre à obéir. Je voulus la revoir encore, mais elle refusa de se montrer, & je partis quand il ne me restât plus d'espérance de lui faire changer de résolution. Ma famille & mes amis s'apperçurent bientôt que j'étois dans une profonde tristesse: on m'en demanda souvent la cause, & je la laissai toujours ignorer. Je ne parlai qu'à mon frere qui s'intéressoit à mes peines avec toute la sensibilité possible. En rentrant un soir assez tard je rencontrai dans une rue détournée un homme que je ne reconnus point. Il mit l'épée à la main, me criant de me deffendre, & me pressa d'une maniere si vive qu'il m'avoit déja fait deux blessures, tandis qu'appuyé contre une muraille je parois d'une main mal assurée les coups qu'il me portoit comme un furieux. La colere me saisit à mon tour: mes forces se ranimerent; je me précipitai sur mon ennemi avec autant d'impétuosité qu'il en avoit lui-même, & je lui plongeai mon épée dans le sein. Il tomba noyé dans son sang. Presqu'à l'instant de sa chûte, quelqu'un passoit avec un flambeau à l'extrémité de la rue. Si j'avois eu de la surprise & de la crainte en me voyant attaqué au milieu de la nuit, je fus saisi tout d'un coup d'étonnement & d'horreur en reconnoissant M. de Flavieres. Il voulut parler, & cet effort achevant d'épuiser ce qui lui restoit de vie, il expira. J'arrivai chez moi dans un trouble affreux, égaré, tremblant, baigné d'une sueur froide, & si changé que l'homme qui m'ouvrit la porte se récria d'abord sur mon extrême pâleur. Remarquant ensuite que j'étois couvert de sang, il fit des cris qui réveillerent toute la maison. Je fus obligé d'instruire ma famille des circonstances du combat & de la mort de M. de Flavieres. Ils étoient tous dans la consternation, & je ne sçaurois me rappeller sans frémir cette scéne triste & lugubre. Un Chirurgien qu'on fit venir sur le champ ne trouva pas mes blessures dangereuses. Je passai la nuit dans la plus horrible agitation, mais j'eus bientôt tous les éclaircissemens que je pouvois desirer, & je vais vous en rendre compte. M. Dallain étoit un parent commun de M. de Serville & de M. de Flavieres. Il n'avoit pas encore passé la premiere jeunesse, lorsqu'il soutint contre M. de Serville & le pere de M. de Flavieres, mort depuis quelques années un Procès d'où dépendoit sa fortune. L'importance de l'objet & la vivacité de son tempéramment se réunissoient pour l'aigrir à l'excès contre ses Adversaires. Il leur prodigua les traits les plus sanglans, il en essuya de pareils, & toute la Guienne fut innondée des monumens de leur haine réciproque. M. Dallain eut le malheur de perdre son Procès: ses Vainqueurs partagerent ses dépouilles en lui insultant avec amertume. Plein de ressentiment & réduit d'ailleurs à la derniere indigence, il s'exila de sa Patrie, & s'établit dans nos Colonies de l'Amérique. La Fortune y seconda son industrie; & tandis que la passion du jeu dérangeoit les affaires de M. de Serville, qui fut enfin obligé de se retirer à la Campagne, M. Dallain acquit en peu d'années des biens considérables. Il vieillit au milieu de ces trésors qu'il entassoit; & se voyant à la fin de sa carriere, il se tourna, comme la plûpart des hommes, du côté de la dévotion. Un Jacobin qui avoit un extérieur austere & un esprit adroit, gagna sa confiance, & ne pouvant calmer la haine de M. Dallain pour ceux qui avoient plaidé avec lui, il se contentoit de la lui justifier à lui-même par les raisons les plus spécieuses. Il est toujours charitable d'appaiser les remords, quand on ne peut guérir les vices. Lorsque M. de Flavieres fut arrivé à la Martinique, il fit demander à M. Dallain son oncle la permission de le voir. L'autre, à qui le nom seul de Flavieres étoit odieux, le refusa séchement. Un jour ils se rencontrerent tous deux dans une maison: M. de Flavieres n'étoit point connu de M. Dallain, mais il le connoissoit & l'avoit vû plusieurs fois sans en être remarqué. M. de Flavieres sortit le premier, & M. Dallain ne put s'empêcher de louer l'esprit, la figure, la politesse & l'agrément de ce jeune homme dont il ignoroit le nom. Quand il l'eut appris, son premier mouvement fut de rétracter ses louanges. L'homme chez qui il se trouvoit & qui étoit un de ses meilleurs amis, rit avec lui de l'injustice de la prévention. Il en badina lui-même, se deffendit avec douceur, & convint qu'en effet M. de Flavieres étoit aimable. Il retourna souvent dans cette maison où M. de Flavieres avoit soin de se trouver. Il y déployoit tout ce que le desir de plaire peut ajouter aux graces de l'esprit. M. Habert (c'est ainsi que se nommoit l'ami de M. Dallain) ménagea entre eux une reconnoissance où l'oncle mit de la brusquerie & du sentiment, maudissant le pere, tandis qu'il embrassoit le fils; le neveu au contraire toujours tranquille & toujours maître de lui-même fut éloquent, flatteur, ne sentant rien, mais pensant à tout. Bientôt il vint à bout de gagner le Jacobin dont il étoit important de s'assurer, & peu à peu il se rendit entiérement le maître de l'esprit de M. Dallain. Il lui étoit très-facile d'avoir la totalité des biens de son oncle; mais si l'intérêt avoit toujours été sa plus forte passion, ce n'étoit pas la seule. M. de Flavieres aimoit l'argent & les louanges; il n'étoit occupé que de lui-même, & tout dévoré d'amour propre, il vouloit cependant paroître songer aux autres. Son but étoit d'acquerir de grandes richesses, & de conserver la réputation d'un homme qui les méprisoit. D'ailleurs, quoiqu'incapable d'une vraie passion, les charmes extraordinaires de Mademoiselle de Serville avoient fait impression sur lui. Il fit le Héros, & joua les grands sentimens. Enfin il détermina M. Dallain à partager sa succession entre Mademoiselle de Serville & lui. Elle n'en devoit jouir néanmoins qu'en épousant M. de Flavieres; & si le mariage n'avoit pas lieu, elle demeuroit privée des bienfaits de son oncle. M. de Flavieres eut l'adresse de suggérer cette clause & de la combattre quelque tems lui-même pour se faire honneur de son désintéressemeut. A peine fut-il arrivé à Serville qu'il s'apperçut de ma passion; mais il ne parut pas la remarquer, il ne s'occupa que du soin de plaire à M. & à Madame de Serville, me fit quelques feintes caresses, & ne perdit pas de tems à me donner des ridicules, comme je l'ai sçu depuis. Après son retour à Bordeaux, il céda Mademoiselle de Réziers à mon frere avec un grand faste de héroïsme & de générosité. Vous sçavez qu'en suite il partit brusquement pour Serville, après avoir éludé la proposition que je lui avois faite de l'y accompagner. Il apprit à M. de Serville le Testament de M. Dallain, en tournant toute cette affaire de la maniere la plus favorable pour lui, & leur demanda leur fille, qu'ils lui accorderent avec une joye & une reconnoissance infinies. Quand il vit qu'elle refusoit de l'épouser, & qu'elle avouoit naïvement sa tendresse pour moi, dont sa mere s'étoit déja apperçu, il donna le conseil de la mettre dans un Couvent, & en même-tems il alla se vanter auprès d'elle de s'être opposé fortement à ce projet. Pour n'être pas convaincu de fausseté, il avoit eu soin de prévenir Madame de Serville, qui le laissa le maître de dire à sa fille ce qu'il jugeroit à propos. Il n'oublia rien de tout ce qui pouvoit me décrier & me perdre dans l'esprit de M. de Serville & de sa femme. Il leur rendit quelques plaisanteries légeres qui m'étoient échappées sur leur compte, parce qu'il m'avoit tendu le panneau de m'en donner l'exemple. Il les grossit & les envenima. Enfin il attaqua mon esprit, mes talens, mes mœurs, ma naissance. Il y avoit à Bordeaux un homme qui portoit le même nom que moi, mais qui n'étoit pas mon parent, & que je connoissois à peine. C'étoit une espece d'Avanturier qui se faisoit appeller le Chevalier de Berval, & dont on sçavoit un grand nombre d'avantures également ridicules & deshonnorantes. M. de Flavieres m'en attribua quelques-unes, se ménageant pour l'avenir la ressource de dire que la ressemblance de nom l'avoit trompé. Il revint satisfait du succès de ses trahisons & bien persuadé que Mademoiselle de Serville ennuyée du Couvent, l'épouseroit enfin pour se tirer d'esclavage. Il ne pouvoit sçavoir alors que M. Dallain étoit sur le point de retourner en France. Depuis le départ de son neveu il étoit tombé dans une maladie de langueur qui résistoit à tous les remedes; les Médecins las d'en imaginer sans cesse de nouveaux, lui conseillerent unanimement l'air natal. M. Dallain résolut de retourner en Guienne, & même d'y finir ses jours. Il reçut les adieux de ses amis, vendit les fonds qu'il possedoit en Amérique, & s'embarqua avec toutes ses richesses sur un vaisseau Marchand. Il eut le malheur d'être pris par les Anglois avec lesquels nous étions alors en Guerre. Un moment le fit passer d'une grande opulence à la derniere pauvreté. On le relâcha sur sa parole; & M. de Flavieres ignoroit sa maladie, son voyage & sa derniere infortune, lorsqu'il le vit tout d'un coup paroître devant lui dans l'état le plus déplorable. M. de Flavieres outré de dépit, perdant toutes ses espérances, ne fut pas le maître de lui-même. Il ne put ni préparer ses discours, ni composer son visage. Rien n'est si imprudent qu'une passion violente que l'événement vient de confondre. M. de Flavieres se plaignit amérement lui-même, sans plaindre son oncle; il lui reprocha le peu de précautions qu'il avoit prises, lorsqu'il pouvoit attendre le départ de l'Escadre Françoise qui auroit assuré son retour. Il l'humilia au lieu de le consoler, & se promenant à grands pas avec des yeux inquiets & toute l'agitation possible, il répéta cent fois qu'il étoit le plus malheureux de tous les hommes. Il voulut ensuite réparer sa faute; mais il n'en étoit plus tems. M. Dallain plein de la plus vive indignation, rejetta ses froides offres de service, & se retira chez un de ses anciens amis qui lui témoigna la sensibilité la plus généreuse & la plus tendre. Deux jours après il reçut la nouvelle que la Frégate Angloise qui l'avoit dépouillé de tout, venoit d'être prise à son tour par nos Armateurs, & que tout ce qui lui appartenoit lui seroit exactement rendu. M. de Flavieres entreprit inutilement de regagner l'esprit de son oncle: il lui écrivit de longues Lettres où il crut mettre du sentiment, mais où il n'y avoit que de l'esprit & de la bassesse. Plein de rage & de désespoir, il voulut au moins m'enlever le bonheur dont je devois jouir: il m'attataqua comme un furieux & périt sans avoir pû se venger. M. Dallain m'aida lui-même à éviter les suites que pouvoit occasionner cette malheureuse avanture, & nous y réussimes d'autant plus aisément, qu'elle n'avoit fait aucun éclat. L'aversion que Madame de Serville avoit pour moi, & que M. de Flavieres avoit fortifiée de son mieux, étoit le principal obstacle qui me restoit à combattre. Sa mort m'ôta toutes les inquiétudes qui pouvoient me rester encore. J'en fus pourtant affligé: elle me haissoit, & assurément n'étoit point aimable, mais c'étoit la mere de Mademoiselle de Serville. M. de Serville avoit aussi des préventions contre moi; mais comme il étoit au fond très-bon homme, on l'en fit aisément revenir. M. Dallain y contribua beaucoup. Il se réconcilia sincérement avec lui, & regarda dès-lors Mademoiselle de Serville comme son unique héritiere. Elle étoit toujours plongée dans la douleur que lui causoit la mort de sa mere. Le tems modéra peu à peu sa tristesse & ses regrets. Elle consentit à faire le bonheur d'un Amant qui l'adoroit. Je touchois à ce moment si ardemment souhaité, lorsqu'il fallut differer encore notre mariage. M. de Réziers consumé de travail & desseché par son tempéramment plein de feu, mourut en peu de jours d'une fievre violente, sans laisser d'enfans. Il emporta dans le tombeau le chagrin d'abandonner à mon frere des biens qu'il avoit cru lui ôter. Enfin il arriva cet heureux jour, ce jour que je n'oublierai jamais, qui unit irrévocablement ma destinée à celle de Mademoiselle de Serville. Dix années de ma vie se sont écoulées depuis que je possede la femme la plus vertueuse & la plus aimable. Nous nous aimons comme le premier jour: nous ne nous quittons point, & nous n'avons peut-être jamais passé deux jours de suite sans nous voir. Notre tendresse mutuelle n'a pas l'inquiétude & l'emportement de l'amour. Elle en a tous les délices & tous les charmes. L'humeur ne trouble point notre union. Madame de Berval n'en marque à personne, & moi qui n'en suis pas si exempt, je n'en ai du moins jamais eu pour elle. Nous avons les mêmes goûts, les mêmes sentimens, je n'oserois dire les mêmes vertus; il me paroît pourtant que l'amour m'a donné celles que Madame de Berval tient de la nature. A force de l'aimer, je lui ressemble, autant du moins qu'on peut lui ressembler. Je n'ai ni ambition, ni haine, ni envie. On est doux, on est tranquille quand on est heureux. Je retrouve dans mes enfans les traits de leur mere: c'est elle que j'aime en eux, c'est elle que j'embrasse en les embrassant. Je m'occuppe de leur éducation dont je ne me chargerois pas si M. Dumont vivoit encore. Cette ame céleste a demeuré quelque tems parmi nous; il étoit juste qu'elle retournât dans sa Patrie. Je vis dans une paix profonde au milieu de ma famille & de mes amis, content des autres & de moi-même, ne souhaitant que de vivre, & craignant un peu de mourir, parce que je sens combien je suis heureux. FIN