LE COMTE D'A**** OU LES AVENTURES D'UN JEUNE VOYAGEUR, SORTI DE LA COUR DE FRANCE; EN 1789. Ouvrage publié d'après le Manuscrit original. PREMIERE PARTIE. A PARIS, Chez Monory, Libraire, Quai de la Vallée; Numéro 33. AN VIII. DE LA RÉPUBLIQUE. LE COMTE D'A**** OU LES AVENTURES D'UN JEUNE VOYAGEUR, SORTI DE LA COUR DE FRANCE; EN 1789. Ouvrage publié d'après le Manuscrit original. DEUXIÈME PARTIE. A PARIS, Chez MONORY, Libraire, Quai de la Vallée; Numéro 33. AN VIII. DE LA RÉPUBLIQUE. AVIS DES ÉDITEURS. De tous les Français, qui, dans le commencement des mouvemens révolutionnaires, ont quitté leur pays, il n'en est point dont l'histoire privée soit plus intéressante que celle du jeune Comte d'A****; né avec une imagination bouillante, et par conséquent inégale, il a parcouru différentes contrées du Nord et du Levant, bien moins en Voyageur ordinaire, qu'en Amateur qui veut tout connoître et jouir de tout. Ses Aventures ont un fond de variété si piquant, si extraordinaire, qu'on les prendroit pour des fables, si nous n'avions point sous les yeux les matériaux en original, écrits de la propre main de l'Auteur, et si l'Auteur, lui-même, n'en garantissoit point l'authenticité. Sans doute des hommes attachés à la Cour de Louis XVI, auront bientôt deviné le nom de ce jeune et grand personnage, qui court ainsi le monde, comme il couroit les boudoirs de Verailles; mais nous leur aurons bon gré s'ils veulent bien garder le secret, jusqu'à ce qu'il plaise à l'Auteur de se nommer. Quant à la manière dont l'Ouvrage est écrit, nous avons cru devoir la conserver presque entièrement vierge, et comme sortant des mains du Voyageur. Le style est la physionomie du cœur: l'Historien, quelqu'il soit, doit la respecter, et la retracer avec fidélité; l'art du Peintre est de rendre sur la toile tous les traits, même les plus irréguliers. AVENTURES D'UN JEUNE VOYAGEUR. CHAPITRE PREMIER. Ma sortie de France; mon arrivée à Genève; état de cette Ville; accueil que me fait un vieux Savoisien. Je partis de Paris, le 28 Juin 1789, à l'époque mémorable où l'Assemblée nationale de France venoit de porter au pouvoir monarchique le coup le plus terrible. Le serment du Jeu de Paume, cet acte de souveraineté, dont les suites ont été si funestes au trône, au milieu des grandes espérances, avoit fait naître dans presque tous les esprits la crainte de ces convulsions, qui depuis ont plus d'une fois souillé par la licence le sublime élan de la liberté. Pauvre en effet, mais riche en courage, & muni d'un passeport, où ma prétendue qualité d'artiste me mettoit à l'abri de tout soupçon d'émigration, je me hâtai de traverser un royaume, où je marchois sur des charbons ardens, & sur les précipices qu'enfantoient à chaque pas l'inquisition démagogique, & les fausses mesures d'un gouvernement près d'expirer. J'arrive à Oenève; là je commence à respirer un peu; je retrouvai la même industrie que j'y avois remarquée quatre ans auparavant, mais non les mêmes hommes; ce n'étoit plus ce peuple affable, hospitalier & philanthrope, qui se disputoit un voyageur; c'étoit le morne silence d'une ville inquiète & soupçonneuse; c'étoit la terreur presque générale d'un peuple qui vient de voir tomber, à côté de soi, la foudre qui le menace. La ville étoit divisée en deux partis, le constitutionnel & le révolutionnaire. A la tête de ce dernier étoit un homme qui, depuis s'est rendu célèbre en France par les fonctions ministérielles qu'il a deux fois exercées, & par sa mort tragique, Etienne Cluviere ; c'étoit un homme remuant, qui joignoit à quelques lumières sur les finances, & sur-tout à la manie démocratico-philosophique, le langge & l'extérieur républicain. Un étranger étoit pour les deux partis un objet d'étude & de suspicion; ici l'on me prenoit pour un apôtre des insurrections populaires, & je croyois lire ces mots dans tous les yeux: „Fuyons, c'est un Français, il apporte la peste.“ Là des philosophes qui se nommoient les restaurateurs de la liberté , me regardoient comme un émigrant, traitre à ma patrie, qui venoit servir le ministère français auprès de leurs magistrats. De part & d'autre, on se trompoit. Mais ce qui rendoit cette ville bien plus sombre, c'étoit l'ouverture d'une Souscription pour un don patriotique à faire à l'Assemblée nationale; on sait qu'elle produisit neuf cent mille francs, & que le prix de ce don fut, de la part du ministère français, une quatrième garantie de la forme du gouvernement genevois. Necker avoit conseillé, ou plutôt ordonné cette contribution; il reçut l'argent, promit tout, & netint rien. Ce séjour n'étoit pas plus agréable pour moi que celui de Paris; aussi le lendemain de mon arrivée fut-il à peine écoulé, que je m'empressai de sortir d'une ville, où j'avois autrefois goûté, pendant six mois, tous les charmes de la société. Dès ce moment, je craignis les villes, & cherchai des déserts, des rochers, des montagnes, je pénétrai dans la Savoie, par des chemins de traverse, & je n'avois pas encore fait quatre lieues que je m'apperçus d'un changement de climat & de mœurs, qui porta dans mon ame le baume de la paix. Que les habitans des hameaux sont heureux! Tandis que Genève etoit dans une agitation effroyable, un calme profond régnoit au sommet d'une montagne, d'où l'on appercevoit encore cette ville. Un Patriarche savoisien me reçut dans sa cabane; à ma phisionomie où se peignoit la tristesse, il me reconnut pour un français; il avoit entendu vaguement parler des grands mouvemens qui nous agitoient; il me fit quelques questions sur la situation de Paris, sur les projets de l'Assemblée, & peu satisfait de mes éponses, il se contenta de hausser les épaules, en disant froidement: „Que “les hommes sont fous! Cette manière de penser étoit aussi la mienne; je serrai la main à ce vénérable vieillard, & nous entrâmes dans d'autres détails qui me prouvèrent combien la prétendue ignorance des campagnes est préférable au philosophisme turbulent des villes. Le reste du jour fut employé à contempler les belles horreurs de la nature; un répas frugal, mais sain, un sommeil tranquille me dédommagèrent de mes longues fatigues, & j'aurois volontiers passé ma vie ans cette solitude, si le desir de revoir l'Italie n'eût été la plus forte de mes passions. En quittant mon hôte, j'éprouvai, je ne sais, quel regret, tout autre que celui que m'avoient inspiré sa bonhommie & ses entretiens; un secret pressentiment m'annonçoit déjà qu'il n'avoit plus long-temps à jouir de satranquillité. CHAPITRE II. Arrivée à la ville d'Annecy; description de ses Monumens & de son Lac; entretien avec un Centenaire; renseignemens donnés par ce Vieitlard, sur la demeure & les liaisons de J.-J. Rousseau. Je continue ma route au milieu des bosquets, des prairies, par des sentiers étroits & remplis de cailloux; je me trouvai bientôt aux portes d'Annecy; mon premier dessein fut de passer outre, sans m'arrêter, tant le séjour des villes m'étoit devenu odieux & insupportable! mais la soif de visiter la maison de madame Varens l'emporta sur toute autre considération; j'aimois Jean-Jacques Rousseau , malgré que la fausse application de la plupart de ses maximes parût devoir diminuer mon engouement pour ce grand homme. Le Livre de ses Confessions à la main, je cherchai long-temps cette demeure; il ne se trouva qu'un Cordelier qui voulut bien, mais avec humeur, me donner quelques renseignemens, dont je fus trèssatisfait; encore fallut-il les lui payer en le suivant au monastère des Filles de la Visitation, dépositaires des corps de Frémiot de Chantal , & de celui de Saint-Francois de Sales , fondateur du couvent: le corps de ce dernier est placé sur le maître autel, dans une châsse d'argent; il me fit sur-tout remarquer les peintures qui retracent les principales actions de cet évêque, dont les murailles sont comme tapissées. Tandis qu'il s'extasioit à commenter ces tableaux, un souvenir amer me rappelloit la révolutiont, dont ce pasteur fut la victime. Ce pieux conducteur alloit encore m'entraîner à un second couvent de la Visitation, pour me faire voir le lieu, où les fondemens de cette Congrégation avoient été jettés; il me menaçoit en outre de me faire parcourir tous les monastères de la ville, qui ne sont pas en petit nombre, & notamment le sien, dont il me vantoit par-dessustout l'église qui en effet est magnifique, lorsque je m'avisai d'une excellente ruse pour m'en débarrasser: „Veuillez-bien, lui dis-je, me conduire au fauxbourg de Buffo , & me montrer où étoit anciennement le temple de ces payens qui adoroient un animal de ce nom“. A cette question inattendue, le vieux Cordelier rougit, se ressouvint d'une affaire urgente qui l'appelloit au couvent, me quitta brusquement, en me laissant la conviction de son ignorance. Je visitai seul ce fauxbourg, & ne pus y dècouvrir aucune trace, même de l'emplacement de ce temple antique; il est d'une grande étendue, & contient presque autant d'habitans que la ville, dont il est séparé par une des branches de la rivière qui sort du Lac d'Annecy. Ce Lac a quatre lieues & demie de long, & un peu plus d'une demi-lieue de large. C'étoit un jour de marché; le soleil venoit de paroître, j'étois au pied du chateau, situé sur une éminence, d'où l'on contemple au loin les environs de laville & ce Lac majestueux. Quel spectacle s'offre tout à coup à mes yeux! c'est un convoi de bateaux qui, sur ce Lac, vont à voile comme sur la mer, chargés de nombreux habitans des villages voisins, qui viennent apporter leurs denrées à Annecy. Ce tableau flattoit ma vue, mais il manquoit quelque chose à mon cœur; c'étoit la découverte de la maison de madame de Varens ; je retourne sur les lieux, au risque d'y trouver le même Cordelier; mais quelle fut ma surprise, lorsque plongé dans mes observations, & cherchant de l'œil tout ce qui pouvoit satisfaire ma curiosité, je fus abordé par un Vieillard centenaire qui me donna les plus longs, les plus agréables renseignemens sur la demeure de Jean-Jacques Rousseau, & sur ses liaisons avec madame de Varens, sur Claude Anet & sur un petit nombre d'amis du Philosophe! CHAPITRE III. Distraction qui faillit me coûter la vie; un mot sur diguebelle; le vieux Militaire. Rempli des grandes idées que venoit de m'inspirer l'entretien du Vieillard, je reprends ma route avec de nouvelles forces; mais avec beaucoup moins de présence d'esprit. Sans cesse je croyois voir ces images tendres & sublimes qu'il m'avoit retracées; tout me sembloit en ces lieux la demeure de madame de Varens; une douce illusion me la représentoit marchant à mes côtés, accompagnée de Jean-Jacques Rousseau & du centenaire; plus d'une fois je leur adressai la parole. C'est au milieu de ces rêves délicieux, qu'après avoir traversé un long & silencieux vallon, qu'arrose le Lac, je gravis une montagne, dont le sommet très-élevé m'offre trois sentiers également peu pratiqués; seul, sans guide, & ma carte géographique en défaut, je suis le chemin qui me paroît présenter la ligne la plus droite vers Turin. Point de maisons, seulement de distance en distance de petites chapelles, qui me font présumer que ces déserts ne sont cependant point tout-à-fait inhabités. Je me replonge dans mes premières idées, & me mets à gravir la montagne; j'avance & tout-à-coup m'arrête; à deux pas de plus, c'en étoit fait de moi. J'allois rouler & tomber au fond d'un précipice; quelque horreur que m'inspirât ma situation, j'eus le courage de la contempler; je mesure de l'œil l'immensité de l'abyme, & cette gorge étroite & profonde, horriblement resserrée entre deux chaînes de montagnes, dont le sommet se perd au-delà des nues; mais quel est mon effroi, quand j'observe que je suis sur la pointe d'un rocher suspendu, pour ainsi dire, en l'air, & toujours prêt à s'écrouler! je recule, mes cheveux se dressent d'horreur, & mon sang se fût glacé dans mes veines, si je n'avois bu soudain quelques gouttes d'une liqueur vivifiante, dont je n'ai jamais été dépourvu dans mes voyages. Je venois de payer cher ma distraction; ce précipice étoit pour moi le bout du monde; il fallut revenir sur mes pas; je maudis mon étourderie & mon entêtement à auivre des routes non frayées. Pas une chaumière; pas une ame; heureusement il n'étoit qu'une heure après-midi; je marchois lentement, regardant au loin de tous côtés, & prêtant l'oreille la plus attentive; enfin, j'entends dans le lointain une voix, je me précipite vers les lieux d'où partoient ces sons, & bien-tôt je découvre un berger assis au bord d'une prairie, entouré d'un nombreux troupeau; à mon aspect, il se lève, & eut prendre la fuite: „Arrêtez, m'écriai-je, arrêtez! ayez pitié d'un voyageur égaré; je suis étranger“. Ces mots prononcés, avec une émotion touchante, excitent la compassion du berger. -- Où allez-vous, me dit-il? A Aiguebelle; -- Vous prenez un chemin tout opposé. D'où venez-vous? -- d'Annecy, -- vous y revenez, vous n'en êtes éloigné que d'une petite lieue (& j'étois sorti de cette ville à la pointe du jour). Je sentis qu'il falloit renoncer au dessein d'aller ce jour-là à Aiguebelle, &, suivant les conseils du berger, ou plutôt de ma lassitude, je gagnai Faverge, petit & vilain bourg, où j'aurois goûté pleinement les douceurs du sommeil; si pendant toute la nuit, à côté de ma chambre, un militaire très-connu dans la maison, n'eût fait le siége d'une jeune beauté, qui opposoit une ire résistance, poussoit de temps en temps des cris aigus, & renversoit avec fracas lit, tables, chaises & tour ce qui se présentoit sur le théâtre du combat; de-là, je conçus qu'une Savoisienne étoit toute autre chose que la plupart de nos Françaises. Avant que de sortir de ce bourg, j'eus soin d'écrire ma route, ou plutôt d'en faire le plan, bien résolu de me tenir en garde contre les distractions & les précipices. Après un long trajet, à travers les cailloux & les broussailles, sur une plaine aride, je descends dans une riante & féconde vallée, qui bientôt devient une vaste plaine, en grande partie marécageuse, mais d'ailleurs trèsfertile en fourrage, en chanvre, en pommes de terre, en toutes sortes de grains; là commence le territoire d'Aiguebelle. Ce village célèbre, dans les descriptions romanesques, n'a rien présenté de frappant aux yeux d'un voyageur moderne, que les goîtres & la pauvreté des habitans; l'abbé Delaporte va plus loin; c'est sans doute par antiphrase, dit-il, qu'on a donné ce benu nom à un si vilain lieu; d'autres écrivains, notamment l'astronome Lalande, me semblent avoir porté sur Aignel elle un jugement plus conforme à la vérité, en lui donnant une physionomie moins défavorable. Tout le monde y fait de la soie, & la fertilité de la terre y est un fort argument contre l'assertion du voyageur français. Le hazard m'avoit conduit dans une auberge, où se trouvoit un vieux militaire, qui me raconta fort au long comment, en 17a2, l'Infant Duc de Parme, à la tête des Français & des Espagnols, après une affaire très-vive, força dans ce bourg les troupes du roi de Sardaigne: j'y étois; en voilà la preuve, s'écria-t-il, en découvrant sa poitrine sillonnée de blessures. CHAPITRE IV. Tableau du ravage que font les lavanges; Goîtres & sentiment sur leur origine; les Cretins présentés sous des couleurs moins défavorables; culture pratiquée sur les plus hautes montagnes. L'Arc arrose Aiguebelle; cette petite rivière prend sa source au pied du MontIséran, sur les frontières du Duché d'Aoste & du Piémont, & sépare en deux la Maurienne; elle est d'une rapidité qu'on ne peut comparer qu'à celle des torrens qu'elle reçoit dans son cours; ce n'est point ce fleuve tortueux, qui ne pouvant quitter une superbe capitale, se plaît à serpenter autour de ses murailles, s'écoule lentement, s'egare & paroît long-temps incertain de sa route; on diroit un amant qui vole après sa maîtresse; ni les cailloux entassés, ni les nombreux rochers, ni les graviers, ni les lourds débris qu'entrainent les torrens qui se précipitent du haut des montagnes, rien ne l'arrête; l'Isère l'attend, il brûle d'aller avec elle visiter la France; hélas! au moment de mon passage, il ne connoissoit pas l'agitation qui régnoit dans cette contrée; il ne savoit pas qu'à ses eaux limpides alloient bien-tôt se mêler des flots de sang. Au sortir d'Aiguebelle, je me sentis tout-à-coup saisi d'un froid mortel, en jettant un regard sur ces montagnes, d'où quarante ans auparavant s'étoit précipité ce déluge de torrens qui avoit englouti l'église de Randan, & toutes les maisons de cette paroisse infortunée; le clocher au niveau du sol du terrein, des monceaux de gravois, des quartiers de roche épars çà & là, de ces habitations, voilà tout ce qui reste; je crus voir, je crus entendre encore une fois se détacher & tomber sur moi un de ces monts de neige, dont la chûte écrase des hameaux entiers, arrête, détourne le cours des fleuves; c'est peu de quitter la vie, mais rester enseveli sous ces masses énormes, c'est plus que mourir. Quelquefois la montagne ne se contente pas de vomir & de répandre au loin ses terribles dépouilles; minée par les eaux, sa base manque, elle se fend, s'écroule, couvre la vallée, & par-tout sème la terreur, le ravage & la mort. Ne vit-on pas dans le commencement de ce siècle, dans un jour serein, la partie occidentale du Diableret en Valais, subitement tomber, renverser cinquante-cinq cabanes, écraser quinze personnes, & de nombreux troupeaux? Chez les Grisons, la ville si justement appellée de Pleurs , n'a-t-elle point à regretter son existence & celle de ses deux mille habitans écrasés sous la chûte d'une montagne? C'est sur-tout dans la Maurienne, où les monts sont plus élevés, & les vallons plus étroits, qu'on est le moins à l'abri de ces formidables lavanges; on y voit à chaque instant ces masses énormes de neige suspendues, comme une mer au-dessus des nues, se détacher précipitamment, entraîner avec fracas des quartiers de roche, descendre en mugissant de cascadeen cascade, & s'engloutir dans la rivière, qui les reçoit avec cette différence qu'inspire l'habitude de pareils présens. Le voyageur seul s'arrête, & reste épouvanté; il béuit la main invisible qui dirige ces torrens dans leur chûte, & plus que jamais convaincu de l'existence d'un Être suprême, il continue paisiblement sa route. Telle étoit ma position. On ne peut plus faire un pas sans être frappé de la difformité, qui règne d'ailleurs dans une grande partie de la Savoie; es goîtres y sont également énormes & communs; je pense, avec tous les voyageurs naturalistes, qui ont parcouru ces vallons, que cette incommodité provient de la mauvaise qualité des eaux qu'on y boit; ce sont des eaux de neige fondue, dont la dureté n'étant pas encore atténuée par l'air qui les eût divisées, épaississent & arrêtent la lymphe, qui distend les vaisseaux dans l'endroit où ils opposent le moins de résistance; ces tumeurs sont connues dans la médecine, sous le nom de Bronchocèles ; c'est un amas de chairs fongueuses, de matières semblables à de la bouillie, qui n'excitent aucune douleur, & dont il seroit dangereux, sans doute, de vouloir se débarrasser, à cause de la proximité des nerfs & des vaisseaux. Les deux sexes sont également attaqués de cette infirmité, & ne semblent point s'en appercevoir; les enfans au berceau jouent avec ces loupes, comme avec une troisième mamelle. D'anciens voyageurs, & ceux qui depuis les ont copiés, ont dit qu'on prétendoit qu'il existoit dans ces contrées une espèce d'hommes à part, distinguée par une imbécillité plus ou moins grande, en raison du plus ou moins de grosseur de goîtres; ils les ont dépouillés de leur nom propre, pour leur donner celui de Crétins . J'ai cherché dans la Maurienne cette classe d'infortunés bâtards de la nature; j'y ai trouvé des hommes petits, tortus, & généralement difformes, très-peu instruits à la vérité, mais remplis pourtant de ce bon sens, qui me paroît bien préférable à la science de nos philosophes; ils ont un grand avantage sur ces derniers; ils n'ont jamais fait de malheureux. Je dirai plus, c'est-là qu'on retrouve les mœurs patriarchales, & par conséquent l'innocence des premiers siècles du monde: nés sur une terre ingrate, ils l'ont forcée, par leur industrie & leur activité, à leur fournir les alimens nécessaire à leur subsistance; peu de besoins, encore moins de desirs, nulle ambition, la sobriété, le désintéressement, & en général toutes les vertus des Spartiates, sans leurs vices, bien supérieurs à ces derniers par leurs inclinations pacifiques & leur amour pour l'agriculture; telle est l'idée que m'ont donnée de leurs mœurs & de leur caractère, les heureux habitans de ces vallées, qu'on appelle fort improprement malheureux. Tranquilles dans leurs foyers rustiques, les solitaires de la Maurienne cultivent les plus hautes montagnes jusqu'à leur cime, y font naître des champs, des prés, de la verdure; tantôt ils y pratiquent des remparts propres à défendre la terre des incursions des eaux, toujours prêtes à l'entraîner dans le vallon; tantôt pour garantir le sommet d'une montagne de cette aridite qu'y produiroit l'action du soleil, ils vont mettre à contribution l'eau qui coule du mont voisin, en pratiquant des réservoirs, auxquels aboutissent des tuyaux de sapin, qui communiquent ce don bienfaisant d'une montagne à l'autre. Heureux qui connoît le charme de ces occupations innocentes! quelquefois ils font la guerre aux ours, mais ils respectent toujours leurs grottes; c'est la propriété de ces animaux; jamais entr'eux ils ne se déchirent, & sans se donner le nom de frères, ils montrent l'exemple de la fraternité la plus désintéressée: ils passeront bientôt sous un nouveau gouvernement; puissent-ils, au milieu des orages prêts à fondre sur leurs têtes, conserver toujours cette pureté de mœurs, qui les rend peut-être l'un des premiers peuples de la terre! Quelques-uns d'entr'eux cèdent à leur cupidité; ils émigrent & viennent en France chercher la fortune; mais la plupart restent dans leur pays natal; ils aiment mieux passer leur vie avec des ours qu'avec des hommes. Les montagnes qui dominent leurs habitations, quelque escarpées qu'elles soient, n'ont pu, la plupart, conserver leur virginité; ici, chargées de légumes, de plantes salutaires, de moissons dorées, & même de fleurs, elles s'enorgueillissent de l'emprunt d'une fécondité que la nature leur avoit refusée. Là dans un état de siége & de guerre perpétuelle contre les masses de neige qui les minent, elles s'honorent d'une décrépitude respectable, & semblent dire à l'homme qu'il doit toujours, quelques soient ses revers, rester à son poste, & braver tous les coups de la fortune. Ces tableaux fatiguent l'œil du voyageur ordinaire, qui dans ces gorges ne voit par-tout que lavanges, que précipices; ils étoient pour moi la source d'une foule d'observations sublimes & délicieuses; il est un charme secret qu'on éprouve, lorsqu'au milieu des grands tableaux de la Nature, on voyage seul avec son imagination. Mais déjà le vallon de l'Arc est devenu trop étroit; la montagne de Saint-André présente sa croupe escarpée & tortueuse; il faut la gravir à travers les pierres écailleuses, dont elle est couverte; pendant l'espace de cinq heures, je ne cessai de monter & de descendre, & j'arrivai, sans le desirer, & presque sans m'en appercevoir, à Lanebourg, au pied du Mont-Cénis; c'est-là que je passai la nuit, sans m'inquiéter ni des bidets, ni des porteurs, dont presque tous les voyageurs ont besoin pour un passage, qui, dans la belle saison même, ne laisse pas que de présenter de grands dangers. CHAPITRE V. Caravanne d'Emigrés; mon arrivée à Suze & à Turin; tableau de cette Capitale. Lorsque j'eus regagné mon chemin, un nouveau spectacle, aussi touchant peut-être, frappe mes regards; devant moi défile une caravanne de Porteurs, qui charioient des étrangers, parmi lesquels je reconnus plus d'un grand personnage; c'étoient des Français; ils avoient fui leur pays, à la lueur des flammes qui consumoient leurs châteaux, & alloient en Italie chercher un asyle; on eût dit un convoi funèbre; la tristesse étoit peinte sur leurs visages, ils gardoient un profond silence, & tournant de temps en temps leurs regards vers une patrie adorée, ils sembloient moins occupés de l'avenir sinistre qui les menaçoit, que du sort des amis & des parens qu'ils laissoient après eux. On ne quitte pas impunément son pays, ses possessions, ses amis, tout ce qu'on a de plus cher; cependant quelques-uns d'entr'eux avoient conservé cet air mâle & fier, que les Chevaliers français portoient jusques dans leur tombe; c'étoient de nouveaux Coriolans, qui respiroient la vengeance, & alloient demander des armes au roi de Sardaigne. En contemplant ces restes fugitifs de l'antique noblesse française, sans m'informer des motifs d'une émigration généralement causée par le ressentiment ou la crainte, je ne pus me défendre d'un sentiment de regret & de pitié; je redoublai néanmoins de vîtesse, & laissai ces malheureux à la Novalèse, jaloux de n'être point compris dans une liste de proscription, qui devoit devenir un jour si fatale. On peut cesser d'aimer la vie, on ne cesse point d'aimer son pays; les chemins, depuis la Novalèse jusqu'à Turin, étoient couverts de familles entières de ces infortunés. Ces espèces d'ombres vivantes & vagabondes remplissent mon ame d'amertume, & leur image me poursuit jusqu'à Suze, où l'un des chef-d'œuvres de l'antiquité cause enfin dans mes idées une diversion déjà bien nécessaire; c'est un arc de triomphe élevé à l'honneur d'Auguste; il est formé de gros blocs de marbre, avec quelques colonnes corinthiennes dégradées; il n'y a pas long-temps qu'on en distinguoit encore les bas-reliefs, représentant un sacrifice, & les traces d'une inscription, que Gruter & Maffei , & plusieurs autres Auteurs ont différemment rapportée, & sur laquelle le temps qui l'a totalement effacée, ne permet plus d'asseoir un jugement. Suze est comptée, dans l'Histoire, parmi les villes les plus antiques & les plus illustres; mais comme la plupart des Cités anciennes, elle a payé cher sa célébrité, & sa belle situation; elle n'est plus que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois; elle ne pouvoit être la clef du plus beau pays du monde, sans être la porte de la guerre; aussi dans tous les siècles a-t-elle excité l'envie des conquérans; pour la soumettre, quantité de peuples se sont disputés tour-à-tour le barbare honneur d'y porter le fer & la flamme; les Gaulois, les Carthaginois, les Goths, les Vandales, les Sarrasins, les Français même, & sur-tout les Allemands, qui, sous la conduite de Barberousse , y passèrent & la mirent en cendres; c'est alors qu'on vit périr les archives & tous les anciens monumens de cette ville. Au sortir de Suze, on entre dans un vallon fertile que le Doire arrose; on y voit le même champ produire, par an, deux récoltes, celle du bled ou de différentes graines, & celle de la vigne, dont les ceps sont plantés au pied des ormeaux, & dont les branches s'élèvent & serpentent voluptueusement autour de ces arbres. C'est la patrie des vers à soie; ils y trouvent, au moyen d'une quantité de mûriers blancs, une abondante nourriture, qu'ils payent au centuple par la bonté de leurs dépouilles; on sait combien les soies de ce pays sont estimées. A six milles de Turin, s'élève en amphithéâtre le gros village de Rivoli; de tous côtés, il domine sur de vastes campagnes, embellies de collines, chargées de grains & de toutes espèces de fruits. Là commence la riche & immense plaine de Lombardie; à l'extrêmité de ce bourg, on remarque le chateau fameux par l'abdication, l'emprisonnement & la mort de Victor Amedée , en 1732; ce Prince, le premier de la maison de Savoie, qui eut le titre de Roi, après avoir cedé le trône à son fils, conçut le fatal dessein d'y remonter, pressé par les sollicitations d'une épouse ambitieuse & avide de régner. La conspiration étoit sur le point d'éclater, quand le fils averti quelques heures auparavant, fit arrêter son père à Mont-Cailler, & le fit renfermer dans le lieu même où, en présence de ses Ministres, de ses principaux Magistrats, & des Généraux de ses armées; il avoit volontairement & solemnellement abdiqué la couronne; c'est dans cette prison que le premier roi de Sardaigne mourut, deux ans après cet acte, qui lui coûta la liberté, & à son fils, le regret de déployer une triste sévérité que l'intérêt de l'Etat rendoit indispensable. Rien de plus agréable que le chemin de Rivoli à Turin; c'est une large & magnifique avenue plantée de grands ormes, bordée de campagnes riantes, & arrosée par une quantité de canaux tirés de la Doire; un perpétuel ombrage y entretient, même au fort de la chaleur, une fraîcheur opaque & délicieuse. Tout annonce l'entrée dans le plus beau jardin de la terre; on diroit l'allée d'un parc, terminée au loin par des temples & des palais, dont la voute se perd dans les nues. Tel est l'aspect que présente Turin au bout de cette grande avenue. J'avois vu quelques années auparavant cette ville à une époque remarquable par la visite du roi de Naples, & les brillantes fêtes prodiquées à son honneur. Au lieu des illuminations magnifiques, dont l'éclat sembloit reproduire des millions de soleils dans Turin, & sur les rians coteaux qui l'avoisinent, je ne trouvai qu'un désert, où régnoient la nuit, le silence & l'inquiétude; ce n'étoit plus cette ville hospitalière, affable & carressante, dont le séjour avoit été jadis pour moi le palais d'Armide; un deuil général en avoit fait la Cité la plus triste, la plus lugubre; on y savoit tout ce qui venoit de se passer, tant à Versailles qu'à Paris, on y racontoit également des évènemens connus & inconnus; la renommée, la crainte & le ressentiment avoient tout exagéré; l'esprit de la cour étoit celui des habitans; c'est l'avantage dont jouit un bon Roi, accoutumé à résider au milieu de ses sujets. Chaque jour ajoutoit aux alarmes de la veille, par l'affluence des émigrans français, dont les récits augmentoient la tristesse publique; on eût dit que Turin venoit d'éprouver la même révolution que Paris. Mais ce qui redoubla la consternation, ce fut l'arrivée du comte d'Artois, parti de Paris quelques jours après la prise de la Bastille; on ne peut exprimer les différentes sensations que produisit sur tous les esprits la présence inattendue de ce Prince, le premier fugitif de la Maison royale de France. CHAPITRE VI. Gênes; embarquement sur une Felouque; tempête; arrivée au golfe de la Spezzia. Cependant le soupçon planoit sur tous les Français, dont la conduite & les opinions n'étoient point particulièrement connues du gouvernement; mon silence, mon caractère modéré, & le mépris que j'affectois des calamités humaines, m'avoient déjà rendu suspect dans une ville où, nécessairement il falloit épouser, sinon la cause, du moins l'animosité publique; je fus cité devant le Gouverneur qui, après différentes questions, m'accorda vingt-quatre heures de séjour; je n'attendis pas que ce terme fût expiré, & sans m'arrêter dans aucune ville du Piémont, j'arrivai, comme un éclair, à Gênes. Cette ville me parut bien différente de celles que j'avois déjà parcourues; accoutumée aux révolutions, celle de France n'avoit encore fait sur elle qu'une impression très-légère; seulement le commerce y montroit quelque inquiétude; qu'éprouvoient déjà les finances d'un elle avoit pour fondement la secousse royaume, dont la fortune avoit presque toujours été alliée à la sienne. Le peuple Génois fut pendant plusieurs siècles le jouet de l'ambition de quelques familles puissantes, & la victime de son inconstance; il n'a point changé de penchant en changeant de maîtres; le bouleversement général de la France, qui pour tout autre peuple, étoit un sujet de crainte & de consternation, n'excitoit dans celui-ci qu'un sentiment de curiosité, & d'admiration peut-être; tant il est-vrai qu'on éprouve quelque plaisir au récit même des malheurs qu'on a soi-même éprouvés! Rien de plus beau, rien de plus riche que les églises & les palais de Gênes, où l'art le plus exquis a marié avec prodigalité l'or, l'azur & le marbre; ces superbes monumens que j'avois appris par cœur dans mon premier voyage, seroient peut-être devenus pour moi le sujet d'une étude nouvelle; mais j'allois à Rome, & je brûlois d'y arriver. Je ne pus cependant sortir de cette ville sans regret; on y jouissoit d'une concorde & d'une tranquillité, qui ne devoient point être de longue durée. Le port de Gênes offre un spectacle imposant & sublime; cette ville paroît sortir du sein des flots, commeune beauté magnifiquement parée; elle forme en s'élevant un vaste & brillant amphithéâtre, d'où elle domine tout ce qui l'environne; c'est alors qu'elle est véritablement digne du titre de Superbe; mais à mesure qu'on s'éloigne, elle semble, par degrés se dépouiller de sa magnificence, descendre & se replonger dans la mer, & tout-à-coup disparoître, semblable à la vie de l'homme qui, d'un ouche au trône, & de l'autre à la tombe. Mollement portés sur une felouque agile, ou plutôt sur l'aile des zéphirs légèrement voltigeans sur l'onde, nous bravions ces rochers escarpés, ces montagnes âpres & désertes qui semblent menacer les voyageurs, quand soudain se forme au-dessus de nos têtes un rassemblement de nuages qui, sans se briser, se croissent, s'entassent & répandent sur la mer une nuit effroyable. L'horrible lueur des éclairs, le bruit du tonnerre, le sifflement des vents, le mugissement de l'onde, qui tantôt s'élève, & tantôt tombe, la félouque presque en même temps dans les airs & dans l'abîme, de choc impétueux des vagues furibondes, réalisent pour la première fois, à mes yeux, un tableau dont le pinceau de l'homme ne peut retracer qu'une imparfaite image. Il est impossible de voir la mort de plus près, même sur un champ de bataille, où du moins on peut combattre, & vendre cher sa vie; mais ici toutes les armes, tous les moyens d'attaque & de défense sont du côté de l'ennemi; de tous les voyageurs, j'étois peut-être celui qui tenoit le moins à mon existence, & j'avois trouvé le secret d'attacher à mes derniers momens, une jouissance, une volupté secrette, qui n'est réservée que pour l'amitié seule; je tendis mes mains vers mon compagnon de voyage, il tendit vers moi les siennes, & nos deux ames confondues sur nos lèvres brûlantes, nous nous disposâmes à mourir en nous embrassant. Alors, & j'en prends le ciel à témoin, j'oubliai le danger, & fis quatre vers italiens qui exprimoient l'affreux plaisir de notre situation . Ce qui me frappoit le plus, c'étoient les cris & le désespoir d'un sexe peu fait pour de si fortes crises: „ Anime di purgatorio , s'écrioit une jeune femme, se non abbiate compassione di me che son una peccatrice, abbiate almeno compassione del povero frutto, chio porto nel grembo mio: Ames du purgatoire, si vous n'avez point pitié de moi qui suis une pecheresse, ayez du moins pitié du pauvre fruit que je porte dans mes entrailles .“ C'emente, ce n'est rien , lui répétoit sans cesse son mari, en essuyant ses larmes, &, sans le vouloir, pleurant lui-même. Le reste des voyageurs, presque tous natifs de ce pays, s'adressoient tour-à-tour à NôtreDame de Lorette & aux autres Saints qu'ils croyoient devoir leur être les plus propices. Jusqu'alors on n'avoit point cessé de ramer; un vieux matelot encourageoit ses camarades, & tâchoit de nous rendre l'espérance que lui-même avoit perdue. Tout-à-coup le pilote pâlit, quitte sa place & se tait, tout l'imite, tout reste immobile; une vague de loin s'élance, roule, tombe sur la félouque & la précipite dans le port de la Spezzia, à l'abri d'un rocher énorme, dont le sommet toujours paisible, commande aux flots le respect & le silence. On respiroit, on commençoit à jouir des horribles détails d'un naufrage qu'on n'avoit plus à craindre, lorsqu'on apperçoit un vaisseau luttant contre les vents & les vagues, chargé de voyageurs qui tendoient les mains, tantôt vers le ciel, tantôt vers nous; encore quelques minutes, ils touchoient au port: mais il falloit à la mer des victimes; une montagne d'eau les enveloppe, le navire s'élève, s'enfonce, se relève, retombe & s'engloutit. Chez les anciens, les voyageurs échappés du naufrage, déposoient sur la rive, aux pieds du Dieu qu'on y adoroit, leurs vêtemens encore humides ; à leur exemple, à peine entrés dans le bourg de la Spezzia, nous accourons tous d'un mouvement spontanée à l'église la plus voisine; tant il est vrai que la reconnoissance est le premier besoin de l'homme vertueux & sensible! CHAPITRE VII. Passage à Livourne & à Sienne; leçons d'un Dominicain; l'Improvieur; les Maremmes. Après deux jours de repos, on continua sa route; autant la mer avoit été, trois jours auparavant, courroucée, autant elle parut nous sourire & seconder les zéphirs bienfaisans, dont le souffle nous jetta presque en un clin d'œil au port de Livourne. Cette ville n'étoit jadis qu'un village médiocre, que les Génois cédèrent à Come 1.er pour Sarzane; c'est à ce grand Duc qu'elle doit son agrandissement, sa beauté, son commerce; elle est le magazin des Echelles duLevant, l'entrépôt de l'Europe, le rendez-vous & l'habitation de cent Peuples divers. Quelles que soient la tolérance & la liberté qui règnent à Livourne, on ne peut y entrer, sans subir en trois ou quatre endroits des interrogatoires également fastidieux & inutiles. Ce qui pique le plus la curiosité de l'observateur, ce n'est point la ville elle-même, ni le port, ni ce qu'on voit presque par-tout ailleurs, mais bien l'accord de tant de nations, qui forment un ensemble, en conservant toujours quelque chose qui leur est propre, & qui les distingue. Chacune d'elles exerce librement son culte; chacune a son cimetière apparent hors de la ville, comme pour dire aux passans: „Vous avez beau traverser les mers, les couvrir de vos richesses, habiter des palais magnifiques, ici vous attend votre dernière demeure, le terme éternel de l'ambition & de la folie humaine.“ Le desir de revoir Sienne, & la redoutable forêt de Bolsena , où quelques années auparavant, j'avois été surpris par des voleurs en plein midi, & dont j'avois touché le cœur & trompé l'avidité, moyennant deux bajoques, me fit renoncer au voyage par mer. J'eus le bonheur de continuer ma route avec un Dominicain de Sienne, fait pour reconcilier les moines avec l'homme le plus impie ou le plus philosophe de la terre; il étoit également instruit & affable; durant tout notre voyage, la nuit & le jour, il daigna me servir de maître, me perfectionna dans la prononciation de la langue italienne, & sur-tout dans le choix du mot propre; regardant, ainsi que d'Alembert, ce choix comme l'opération de l'esprit la plus nécessaire & la plus difficile. Ce bon mentor me fit remarquer en détail toutes les curiosités de Sienne. Il commença par l'église de son couvent; elle est belle & célèbre par les reliques de Sainte-Cathérine de Sienne, en me faisant remarquer l'anneau que lui donna l'Enfant Jesus , pour gage de son mariage avec cette Sainte; il sourit, comme à regret, & par la manière dont il m'expliqua d'autres miracles de cette nature, il ne me laissa point de doute sur le peu de foi qu'il ajoutoit à toutes ces extravagances; mais les miracles de l'art lui parurent bien plus dignes de fixer mes observations. La cathédrale en est remplie; son portail gothique est peut-être le seul bâtiment d'Italie qui soit fini en entier: l'œil ne peut se lasser de contempler cette coupole élégante, ces colonnes chargées de fruits & de feuillages, cette voûte azurée & parsemée d'étoiles d'or, cet intérieur tout de marbre, noir & blanc, disposé à bandes horizontales d'une égale largeur, & par-dessus tout, ce pavé magnifique, où sous le pinceau des artistes les plus célèbres, des marbres de différentes couleurs ont pris une ame, & représentent plusieurs Histoires de la Bible. Parmi les bustes des Papes, qu'on remarque autour de la nef sur une espèce de galerie, je cherchai celui de la papesse Jeanne ; le Dominicain me montra la place qu'il occupoit à la suite du buste de Léon IV , jusqu'en 1600, époque à laquelle le Grand Duc le fit ôter à la prière de Clément VIII, pour l'honneur de la papauté, d'ailleurs assez décriées sur-tout dans ces malheureux temps de controverse. Que cette femme eût, en effet, porté la thiare, que le manuscrit attribué au savant Anastaze, qui atteste l'existence de cette papesse, fût authentique ou apocryphe, c'est-là ce qui m'intéressoit le moins; j'aurois été bien plus convaincu de l'absurdité de cette fable, si ma patrie ne m'eût offert, dans ce même instant, l'exemple des erreurs & des métamorphoses les plus incroyables. Quelques soient les ornemens dont cette cathédrale est parsemée, elle est dépouillée de ce qui faisoit sa principale richesse, de sa bibliothèque & des manuscrits précieux, dont Pie II l'avoit enrichie; les Espagnols s'en emparèrent jadis par droit de conquête; cette remarque n'est point inutile pour ceux qui osent avancer que les Français ont usé les premiers de ce droit, dans les pays qu'ils ont nouvellement conquis. Sienne autrefois célèbre par son industrie, son commerce & son amour pour la liberté, formoit une République indépendante; elle fut long-temps le théâtre de guerres civiles & de divisions qui s'élevoient sans cesse entre la nobleffe & le peuple; dans le conseil des neuf, établi par une partie du peuple, en 1487, se trouva Pandolfo Petrucci , qui devint à la fois son usurpateur & son tyran; ses descendans soutinrent pendant quelque temps leur puissance, mais elle trouva son terme dans de nouvelles dissensions intestines, qui facilitèrent aux Français & aux Espagnols les moyens de s'emparer tour-à-tour de cette ville, jusqu'en 1557, que Philippe II , roi d'Espagne, la remit à Côme 1.er , grand duc de Toscane, dont les successeurs l'ont depuis possédée, & semblent avoir épuisé, pour la grandeur de Florence & de Livourne, toutes les ressources de leur génie & de leurs trésors, au préjudice de cette ville, qui n'offre plus que la dépopulation, l'engourdissement, la misère, & le vain souvenir de ce qu'elle fut autrefois. Pour peu qu'on aime la poësie, on ne peut sortir de Sienne, sans avoir entendu quelques morceaux des improviseurs de profession, qui sont trèscommuns dans cette ville. C'est le spectacle que le Dominicain m'avoit reservé pour le dernier, comme le plus propre à satisfaire mon goût, & à combler le vide que la plupart des autres spectacles avoient laissé dans mon ame. On appelle improviseur, un Poëte qui se fait un jeu de composer un Poëme impromptu sur un sujet quelconque. Je donnai pour sujet à Joseph Pazzini , qui dans ce temps étoit le plus en vogue à Sienne, l'état de l'Italie . Soudain il baisse la tête, & rêve pendant près d'un quart-d'heure, au son d'un clavecin, qui prélude à demi-jeu; puis il se leve, & déclame d'abord lentement le début d'un Poëme en rimes octaves, toujours accompagné par le même instrument, qui, pendant la déclamation frappoit des accords, & se remettoit à préluder, pour ne point laisser vides les intervalles au bout de chaque strophe. Les premiers se succèdent avec me douce lenteur; c'est le tableau de l'Italie encore paisible; tout-à-coup la verve du Poëte s'enflamme; il présente à la suite d'une fermentation sourde & ténébreuse, cette belle partie du monde couverte des laves du volcan révolutionnaire, inondée de soldats étrangers, en proie aux ravages de l'ambition, des révoltes & d'une guerre, dont le résultat est de renverser les loix du pays, les trônes, la thiare, & de dépouiller l'Italie de ses plus beaux ornemens. „Quels sont, dit-il, avec fureur, quels sont les profanes qui osent mutiler ainsi l'antique maîtresse de la terre, enlever ses monumens?“ Il alloit continuer, mais tout-à-coup il s'arrête, me regarde, soupire, & en me serrant la main, -- Pardonnez, me dit-il, je ne pensois pas que je parlois devant un Français. Cette remarque fut un coup de poignard pour moi; ce beau nom, dont je m'étois autrefois si justement glorifié, me parut en ce moment un fardeau; poux prévenir des recherches, ou du moins des observations fâcheuses, je pris brusquement congé du Dominicain, & me hâtai de sortir d'une ville qui, graces aux leçons qu'elle a reçues, n'aime point ce qui peut lui retracer le moindre souvenir de révolution. Cependant le pays qui l'environne est le tableau vivant des bouleversemens qui l'ont trop long temps agitée; elle a toujours devant ses yeux ses Maremmes . Les Maremmes sont un espace d'environ quinze lieues, situé au bord de la mer, & baigné par la rivière de l'Ombrone, qui se partage en deux. Dans les beaux jours de l'Etrurie, ce pays comptoit des villes très-peuplées, dont on a oublié depuis quelque temps jusqu'aux noms, & l'on y chercheroit vainement les cendres de Vetulonia , cette Cité si renommée dans les fastes étrusques. On diroit que, lasse de guerres & de la tyrannie de ses divers usurpateurs, la terre empruntant la corruption de l'air, a changé de face & rejetté l'homme de son sein; les anciens romains & les derniers princes de la Toscane y ont envoyé des colonies pour la répeupler, tout a péri; la paix, la persévérance des ses nouveaux maîtres, les mémoires & les travaux de quelques grands hommes, l'ont un peu réconciliée avec l'espèce humaine, mais elle n'en est pas moins un tombeau pour l'étranger imprudent, qui vient la dépouiller de l'or de ses moissons. C'est en tournant ses regards vers le midi de Sienne, entre l'ile d'Elbe & la ville d'Orbitello, qu'on remarque cette contrée déplorable; si d'un côté l'on donne des larmes aux malheureux qu'elle fait périr, de l'autre on est forcé d'applaudir à ses terribles, mais utiles leçons. Hélas, on s'afflige des ravages de la dépopulation de ces Maremmes , & l'on ne songe point que nous portons dans nous-mêmes des Maremmes mille fois encore plus pestilentielles. CHAPITRE VIII. Description de quelques Pay celébres, entre Sienne & Montefiascone. Le pays qu'on parcourt de Sienne à Rome, semble porter le deuil de son antique splendeur. San Quirico, Chiuzi , qu'on dit être l'ancienne Clusium , capitale des Etats du roi Porsenna, Montepulciano & Radicofani n'offrent plus rien de remarquable, si ce n'est quelques bons vins, & des vestiges de volcans éteints sur-tout dans les montagnes de Radicofani & de S.-Fiora . On marche sur un terrein mêlé de lâves, de pierres calcinées & de grains de Pouzzolane , espèce de gravier mal lié, jusqu'à la petite ville d'Aquapendente, la première des terres de l'Eglise. Une cascade naturelle qui tombe du haut du rocher, fur lequel cette ville est située, & qui paroît lui avoir donné le nom qu'elle porte, excite l'attention du voyageur; les habitans d'Aquapendente, ne m'ont paru ni plus méchans, ni plus grossiers qu'ailleurs, quoiqu'en dise Richard ; ils sonst seulement orgueilleux d'appartenir au Saint-Père, & se glorifient d'un évêché, qui ne doit son établissement chez eux qu'à la destruction de l'infortunée cité de Castro , commandée, en 1649, par Innocent X, pour punir l'attentat commis sur un évêque assassiné dans ses murs, ou plutôt pour n'avoir plus à redouter une ville, devenue l'aliment d'une guerre perpétuelle entre le Saint-Siege et le duc de Parme. A San-Lorenzo , le spectacle de quelques belles maisons, nouvellement bâties, foulage l'imagination fatiguée; on sent rajeunir ses idées en les promenant au loin, tantôt sur une campagne plus riante & plus féconde, tantôt sur le Lac majestueux de Bolsena. Qu'ici ma manière de voir est différente de celle de cet avocat recommandable d'ailleurs par ses talens & ses observations, qui n'apperçoit dans Bolsena , qu'un amas de baraques noires, & que des tables couvertes de poulets dont il est excédé! Que d'images bien plus grandes remplissent mon ame toute entière! Dans cette ancienne capitale des Volsques, je crois voir encore l'immortel Coriolan banni par le peuple romain, demander au Chef de cette Nation, un asyle & des armes. Ætius le reçoit avec cet intérêt qu'inspirent un grand nom, d'importans services & des talens connus. Ici, ces deux héros méditent ensemble les plus prompts moyens de vaincre les Romains; en prononçant ce nom, Coriolan ne peut s'empêcher de pousser quelques soupirs; vainement dans ses mains brillent des armes ennemies; la patrie est dans son cœur. Là, vainqueur de Rome, & désarmé par sa mère, tandis qu'il ramène l'armée triomphante, il est massacré par les Volsques, pour les avoir trahis, en les privant du fruit de la victoire; il meurt content, il a vaincu & sauvé Rome. L'émigration de ce grand homme & sa déplorable fin m'offrent de tristes rapprochemens avec nos Coriolans , à qui cependant la victoire n'a jamais daigné sourire. Plus on avance, plus les grands souvenirs se multiplient; il seroit difficile de fairé un pas, sans trouver une ville, une montagne, un lac qui ne retracent quelque évènement mémorable. C'est d'une petite île de ce lac de Bolsena , que sortit au sixième siècle, la première étincelle de la guerre qui délivra l'Italie des Goths. Belisaire fut chargé par l'empereur Justinien, de venger la mort d'Amalasonte , indignement emprisonnée & assassinée par son cousin Théodat , qui poussa, dit-on, la bardarie jusqu'à l'étrangler lui-même dans son bain, pour récompenser de lui avoir donné la couronne. Cette princesse emporta l'estime générale & des regrets justement acquis; à de profondes connoissances des langues anciennes et modernes, elle joignoit l'art peu commun de bien gouverner les hommes. Sa mort fut pleinement vengée, & cependant son vengeur, le sauveur de l'Italie n'en fut pas plus heureux; tant il est vrai que sur un char de triomphe, l'infortune vient presque toujours s'asseoir à côté de la victoire! Avant que d'arriver à Montefiascone , on traverse un bois, où le voyageur n'est pas en sûreté entre des hordes de Goths modernes, affamés de sa bourse & de ses dépouilles; j'en avois fait quelques années auparavant l'expérience, & grace au ciel que j'avois pathétiquement invoqué, je m'étois adroitement débarrassé de ces importuns. Comment me fut-il possible de m'en délivrer à si bon marché? C'est un secret inpraticable pour tout autre. Les voyageurs sont tous jaloux d'avertir le ciel & la terre de leur passage, par le bruit de leurs voitures. CHAPITRE IX. Prières en ma faveur; rencontre d'un Triumvirat suspect; arrivée à Viterbe; méprise de l'abbé Coyer; environs de Rome. A Montefiascone , excellent vin blanc, prières gratuites & bénédiction domestique en faveur des passans. Quoique je ne sois pas chaud partisan des cérémonies religieuses, je n'en fus pas moins touché du spectacle nouveau que m'offroit la réunion de six à sept personnes, qui, toutes à genoux, prioient Dieu pour moi autour de ma table, tandis que je buvois ce nectar délicieux, dont la trop grande quantité fit mourir un prélat allemand. Montefiascone est la capitale du pays qu'habitoient les Falisques , peuple célèbre par les guerres de longue durée, qu'il eut à soutenir contre les Romains. Si jamais, mon compagnon de voyage & moi, désirâmes de trouver une ville, ce fut en descendant la montagne sur laquelle est situé Montefiascone, quand trois personnes d'une taille redoutable, & d'une physionomie suspecte, vinrent tout-à-coup se mêler de notre conversation, & nous accompagner en nous parlant sans cesse de leur misère, jusqu'à Viterbe , où nous eûmes l'adresse de leur échapper. Viterbe annonce le voisinage de Rome, tant par la magnificence des tombeaux de quelques papes, que par la beauté de ses églises, de ses palais, de ses fontaines. La paix dont jouit cette ville, depuis qu'elle fait partie du patrimoine de Saint-Pierre, est le plus fort argument qu'on puisse opposer aux vaines déclamations des philosophes, qui ne cessent de s'élever contre la domination papale, une des plus pacifiques, & par conséquent des plus respectables. On pourroit comparer Viterbe à une belle femme qui, long temps le jouet & la victime de ses jeunes amans, s'est enfin livrée à la sagesse d'un vieillard, dont les soins paternels assurent son bonheur. Que n'a-t-elle point souffert des diverses factions, des guerres civiles qui ont si cruellement déchiré l'Italie! Que n'ont point fait, pour y régner tour-à-tour, les Vichi , les Cavilla , les Gatti , les Maganersi , les Ursins , les Colonne ! Le dernier triomphe des Maganersi sur les Gatti, ne fut-il point le signal du carnage, du pillage & de l'incendie qui, s'élevant sur des monceaux de cadavres de tout âge & de tout sexe, consuma la ville presque toute entière! Elle avoit alors ses proscrits & ses émigrés, qui se sont hâtés d'y rentrer & de s'y établir, lorsqu'un gouvernement sage & durable leur a donné la tranquillité publique pour garantie de leurs propriétés & de leurs personnes. On montre dans une chapelle de l'église des Cordeliers, le corps bien conservé de Sainte Rose de Viterbe, religieuse de cet ordre; la chasse qui le renferme est garnie de cristaux, au travers desquels, même sans le secours des bougies, quoiqu'en disent la Martinière & les voyageurs, dont il a copié les rélations, on distingue le visage & les mains de la Sainte, avec autant de facilité, qu'on voit chez Curtius des bustes d'après nature. Que la plupart des relations sont inexactes! Croiroit-on que l'abbé Coyer a mis dans sa lettre dix-neuvième, que les montagnes l'avoient quitté à Viterbe; & dans la précédente, que cette ville étoit située sur une hauteur, tandis qu'elle est bâtie dans une plaine, au pied des montagnes; sans doute, il aura confondu Viterbe avec Montefiascone; ce qui est d'autant plus vraisemblable, que ce voyageur écrivoit ses Epîtres dans sa voiture, & que l'excellent vin de ce pays étoit peu propre à le guérir de sa fièvre. Pour moi, je n'oublierai jamais la haute montagne qu'il faut gravir, en sortant de Viterbe, je faillis y trouver mon tombeau, dévoré par la soif; je ne dûs mon salut qu'à mon courage. Eh! qui pourroit manquer de forces lorsqu'il approche de Rome, lorsque du haut d'un monticule, qui domine sur une vaste plaine, on apperçoit déjà dans le lointain la coupole de la basilique de Saint-Pierre, qui semble chercher au milieu d'un nuage le séjour de son patron. C'est avec raison que tous les voyageurs se sont plaints de la dépopulation & de la nudité de cette campagne; ils ont attribué le défaut de culture à l'inertie du gouvernement papal, sans observer que cette plaine a dans son sein son plus cruel ennemi, un marais fangeux, d'où sortent des exhalaisons sulphureuses qui l'infectent. Qu'est devenue cette terre orgueilleuse & féconde, cultivée par la main des sauveurs de Rome? Au lieu de cette longue suite de rois qui marchoient humblement, ou plutôt indignement attachés à leurs chars de triomphe, qu'y voit-on maintenant? des légions de mouches & de lézards, quelques débris de tours quarrés, dont l'auguste vieillesse illustre encore cette campagne; ce sont des tombeaux qu'a respectés le laboureur, & ce respect est un hommage qu'il rend, peut-être sans le savoir, aux grands ossemens qu'ils renferment. Mais de quels sentimens d'enthousiasme, n'est-on point pénétré, quand on foule l'herbe qui a cru sur les vestiges de la voie Flaminia , cette route qui doit sa construction & son nom au Consul imprudent, dont la témérité coûta si cher aux Romains, près du lac de Trasimène! On ne marche plus, on vole; l'imagination, l'ame, les yeux, la terre même, tout paroît s'agrandir à l'approche de la première Cité du monde; voilà le champ de Mars! voilà le Tibre! voilà la porte du Peuple! voilà Rome! CHAPITRE X. ÉTAT de Rome; mes liaisons avec un Amateur françats; mon départ de Rome pour Florence; mon embarquement à Livourne, pour les îles du Levant. Les transports de joie qu'avoit excités dans mon ame le premier aspect de Rome, ne furent pas de longue durée; Rome n'étoit plus la même; la révolution française s'y faisoit ressentir plus que par-tout ailleurs. Cependant je trouvai dans cette ville un avantage dont je n'avois pas joui depuis mon départ, la société de beaucoup de Français, soit artistes, soit amateurs, dont les opinions politiques étoient les mêmes que les miennes. Ils étoient venus chercher au milieur des monumens, ces distractions salutaires & agréables, que les chefs-d'œuvre de l'art & de grands souvenirs peuvent inspirer. Je me logeai, comme dans mon dernier voyage, sur la place d'Efpagne, en face du couvent de la Trinité. Quoique peu partisan des institutions monacales, je voyois cette maison avec une espèce d'enthousiasme; elle renfermoit des Français. Ce qui contribua le plus à me rendre mon exil moins insupportable, ce fut la liaison que je formai avec un amateur français qui avoit quitté Paris, presqu'en même temps que moi. Tandis que la plupart de nos compatriotes s'entretenoient des mouvemens révolutionnaires, il consacroit ses connoissances à des recherches utiles; il continuoit les monumens inédits de Vinckelman : un libraire & un banquier de Paris lui fournissoient les fonds nécessaires pour vivre dans une honnête aisance, & n'être point, ainsi qu'une grande partie des émigrés, tourmenté par cet état de détresse & d'inaction, qui tue le génie. Il n'est personne qui ne connoisse Casimir Varon , rédacteur des Voyages de Levaillant, & conservateur des antiquités; les services qu'il rendit par la suite à la commission temporaire des Arts, dont il étoit membre, sa mort & les circonstances qui la précédèrent l'ont fait universellement regretter. Mais ce qui, peut-être, doit exciter les plus justes regrets, ce sont ses manuscrits. Une partie de ses travaux fut brûlée lors de l'assassinat de Basseville, à Rome; le reste est d'autant plus précieux qu'il ne sera connu que d'un très-petit nombre d'amis, & qu'il renferme sur les arts de véritables découvertes. Je restai tantôt à Tivoli, tantôt à Rome, jusqu'au moment où tous les Français, à l'exception de ceux qui étoient particulièrement connus du Gouvernement, se retirèrent à Florence pour se dérober aux fureurs de la populace, ou plutôt du clergé romain. A Florence, j'eus pour compagnon mon ami Casimir; mais il se décida bientôt à retourner en France. Pour moi qui n'avois point pris, en partant, les précautions nécessaires pour être à l'abri de tout soupçon d'émigration, je ne crus par devoir l'accompagner. Ma famille m'avoit fait parvenir une somme d'argent assez considérable; j'en profitai pour aller visiter, en qualité de marchand, différentes contrées du Levant & m'embarquai à Livourne. CHAPITRE XI. Aventure chez les Cacavouglis; prise de la moitié d'une cargaison. LA traversée de Livourne aux Iles vénitiennes, ne fut marquée par aucun évènement mémorable: Corfou, Zante, & Cephalonie, au milieu des grands mouvemens qui bouleversoient l'Europe, conservoient encore une paix profonde. Ce fut dans la Morée que nous arriva la première aventure; le capitaine du bâtiment, ou plutôt sa cargaison en furent l'objet. Un mauvais temps nous avoit forcés de nous jetter à Maina, dans le port qu'occupent les Cacavouglis, race bâtarde des vrais Mainotes, que ces brigands deshonorent. A droite & à gauche, il y avoit des plates formes, sur lesquelles nous apperçûmes beaucoup de canons & une assez grande quantité d'hommes qui les gardoient. Notre capitaine aima mieux courir le risque d'être pillé & de perdre son bâtiment tout chargé pour le compte des Juifs, que de périr sur la côte. Pour épargner une décharge de nos canons, nous arborâmes le pavillon de subsistance & prîmes le parti de jetter l'ancre dans ce port. Le bâtiment une fois rangé, nous mettons la chaloupe en mer. Le capitaine s'habille proprement, & muni de présens il descend à terre, il s'adresse à des hommes qui s'étoient présentés à sa vue, les prie de le conduire au chef de l'endroit, feignant d'être tombé entre les mains des voleurs. „Suis nous, lui dirent ceux-ci“; ils le conduisirent chez le capitaine du district. C'étoit un homme âgé, assis sur un tapis à la manière des Turcs, ayant une longue pipe à la bouche. Après l'avoir salué: „Seigneur, lui dit-il, le mauvais temps, le danger où je me trouvois à la vue de votre port m'ont forcé de m'y arrêter. Je viens avec confiance vous demander l'hospitalité; votre humanité connue me fait espérer que vous daignerez me l'accorder jusqu'à ce qu'un vent favorable me permette de me rendre à ma destination. Je te l'accorde, répond le descendant des Spartiates.“ Il lui fait ensuite diverses questions, d'où il vient, où il va, quelle est la nature de ses marchandises, & enfin pour le compte de qui il est chargé; le capitaine y satisfait avec franchise; le Mainote l'invite à s'asseoir, lui fait servir du café, lui apprend que sa femme venoit d'accoucher, & le prie de tenir l'enfant sur les fonds baptismaux. Le capitaine accepte la proposition avec transport; il espère d'éviter à ce prix la perte de ses marchandises, „comment pourrois-je, dit-il, vous exprimer ce que mon cœur ressent, & la joie que m'inspire la faveur dont vous daignez m'honorer? Je n'ai qu'une grace à vous demander: quand j'aurai rendu ma visite à madame votre épouse, agréez que je vous invite à venir à mon bord, y choisir dans les draps & étoffes de soie les mieux fabriqués, ce qu'il en faudra pour vous habiller, vous, votre épouse & vos gens.“ Le capitaine fut conduit aussi-tôt à la chambre de l'accouchée. La visite fut extrêmement courte; le Mainote, à qui il venoit de faire une proposition plus conforme à son goût, témoigna bientôt le desir d'aller à son tour faire une visite plus intéressée. Il se rendit sur le champ au bâtiment du capitaine, accompagné d'une douzaine de ses collégues. A leur arrivée, celui-ci fit tirer sept coups de canon; nos armes consistoient en quatre canons de quatre livres, quatre pierriers & une trentaine de fusils. Il fit apprêter une collation en confitures, en fruits secs, en poissons amarinés, en vins & en liqueurs de différentes sortes. Après ce régal, les Mainotes se mirent dans la chaloupe pour aller à terre, & se retirèrent chargés de présens. Le capitaine ordonne une seconde décharge de sept coups de canons pour les saluer, & part avec eux. La cérémonie du baptême se fait dans la soirée; il y eut ensuite un souper, auquel fut invité le parain. C'étoit pendant leur carême des apôtres; aussi ne servit-on que du maigre. Le capitaine regagna son bord pendant la nuit, bien consolé par l'espoir d'échapper à ces pirates. Cet espoir dura cinq jours qui s'écoulèrent au milieu de festins réciproques, tantôt à terre, tantôt à bord, & la circonstance exigeoit que ces repas fussent toujours en maigre. Enfin le temps change, & le vent devient favorable. Le capitaine s'adresse au chef des Cacavouglis pour prendre congé, & lui demande la permission de partir. Quelle fut sa surprise d'entendre ces mots de la bouche du Mainote! „Le hazard qui m'a procuré l'avantage de m'allier avec toi, m'a également fourni l'occasion de t'obliger. Cette nuit tu as été l'objet d'un conseil privé, mes gens vouloient s'emparer de ton vaisseau & de sa cargaison: j'ai fait tous mes efforts pour l'empêcher. Je n'ai pu l'obtenir; ils m'ont juré que si je te permettois de partiravec toutes tes marchandises, ils iroient t'attendre sur la côte de Cerigo, qu'ils vous massacreroient tous, s'empareroient de votre vaisseau & de tout ce qu'il contient. Il ne te reste qu'un moyen d'en conserver la moitié, c'est d'abandonner l'autre pour mes gens & pour moi. Cette proposition te paroît peut-être un peu violente; c'est néanmoins la seule que mon amitié & mon humanité me dictent en ta faveur; encore a-t-elle besoin d'être sanctionnée par une seconde assemblée: mais je te promets d'employer tous mes soins pour la faire accueillir; toi-même n'hésite pas à l'accepter, si tu ne veux pas tout perdre.“ Le capitaine eut beau se livrer à son désespoir, représenter l'embarras dans lequel il alloit être jetté avec ses commettans; il fallut céder. „Encore, disoit le chef des Cacavouglis, je ne te réponds pas du consentement unanime de mes gens. Demain tu vien“dras savoir le résultat du conseil.“ Il fut enfin résolu qu'il montreroit ses polices, l'état & la dénomination des marchandises qu'il portoit à Candie; elles consistoient en vingt balles de drap d'Allemagne, en dix d'étoffes de soie, en six de cloux de géroffle & autant de canelle, en dix d'indigo, & en plusieurs autres remplies d'objets de clincaillerie. Ils voulurent venir à bord pour faire le par age; la moitié fut débarquée & livrée au chef qui étoit suivi d'un grand nombre de collègues. Deux batteaux suffirent à peine pour contenir leur lot. Quand cette horde infernale fut sortie avec sa proie, on donna ordre à ceux qui étoient sur ces espèces de forteresses, près du port, de laisser passer notre bâtiment; encore fallut-il faire une salve de sept coups de canon. Nous partîmes enfin de ce répaire de brigands, & fîmes voile vers Candie, où nous arrivâmes deux jours après. Heureusement le chef des Mainotes m'avoit donné une attestation, signée de lui & de plusieurs des principaux de sa horde, qui certifioient l'accident qui nous étoit arrivé. Cette attestation fut jointe au procès-verbal, rédigé & signé des officiers de l'équipage. Le tout servit de pièces justificatives pour constater l'avarie & la perte faite pour le compte des négocians, qui avoient nolisé notre vaisseau. Après avoir terminé nos affaires à Candie, nous mîmes à la voile avec une dans la traversée; arrivés à Carthagène, cargaison de coton & de laine pour l'Espagne. Il ne nous survînt rien de fâcheux nous vendîmes nos marchandises en numéraire, & eûmes l'adresse de le faire transporter sur notre batiment, malgré les défenses expresses de l'emporter de ce royaume. Nous nous mîmes en mer pour retourner dans les Echelles du Levant, & y faire de nouvelles emplettes; un mauvais temps & des vents contraires nous forcèrent à relâcher dans le port de Modon. CHAPITRE XII. Port de Modon; gageure singulière, & profanation plus singuliére encore d'une Mosquée. Le port de Modon a peu d'étendue, & ne présente aucun avantage; il ne peut contenir qu'un petit nombre de bâtimens; aussi les chargemens y sont rares & il s'y fait très-peu de commerce; la ville est peuplée de Turcs & de quelques Grecs. Pendant la résidence que je fis dans ce lieu, je fus témoin de l'évènement le plus risible, qui pourtant seroit devenu tragique sans le fanatisme & la crédulité des Musulmans. Quatre officiers relâchés comme nous à Modon, passoient leur temps dans un café sur une Place, près de laquelle étoit une Mosquée; la prière qui se fait régulièrement à l'heure de midi, est annoncée par des derviches ou imans qui crient sur les galeries au-dessus des Mosquées, & appellent le peuple avant le repas & après leur ablution. Sapi, lieutenant provençal, fumoit une pipe dans le café, où il étoit avec nous, & regardoit les Turcs qui quittoient leurs babouches & les laissoient dehors dans une cour de la Mosquée, avant que d'y entrer. Nous étions tous occupés à regarder les contorsions & les génuflexions réitérées que faisoient les Turcs. L'un des quatre dit à Sapi: „Quel est celui d'entre vous qui auroit la témérité d'entrer en ce moment dans la Mosquée, & qui oseroit s'exposer à périr? Vous savez que ces fanatiques ne souffrent point que ceux qui ne professent pas leur religion jettent les yeux sur ces édifices, lorsque le hasard veut qu'ils passent à côté; ce seroit donc bien autre chose, s'ils avoient l'imprudence d'y entrer seulement par curiosité.“ Sapi se retourne & dit, en regardant la compagnie: „Je propose une gageure & suis prêt à la soutenir. Si l'un de vous quatre veut déposer vingt-cinq louis, j'en vais déposer autant, & je fais le pari non-seulement d'y entrer au moment où ils seront rassemblés pour exercer leur culte, mais encore de laisser au milieu d'eux des traces non équivoques de ma visite.“ Je vous crois assez fou, lui dit Farnel, un de ses camarades, pour faire ce que vous dites; mais songez que vous seriez certainement la victime de votre étourderie, que la vengeance du Turc pourroit s'étendre jusques sur nous, & le danger devenir commun pour tous ceux qui sont assemblés ici. Les Turcs n'entendent pas la plaisanterie en matière de religion: si je ne voyois les plus grands risques à courir pour vous & pour nous, j'accepterois la gageure; mais quel regret j'aurois de vous avoir gagné vingt-cinq louis, aux dépens de vos jours! „Je ne crains pas plus pour vous tous que pour moi, reprend Sapi, ayez la même fermeté que moi; vous ne risquez que six cents francs, voilà mon enjeu, laissez-moi seulement attendre le moment favorable pour l'exécution de mon dessein.“ Farnel tire de sa poche vingt-cinq louis, qu'il met entre les mains de Marna; il compte ceux de Sapi & le pari a lieu. Le lendemain vendredi, jour de fête pour les Turcs, nous nous rendons tous au café vers midi. Sapi s'étoit abstenu de soulager les premiers besoins de la nature pendant vingt-quatre heures. Avant que d'en venir au fait, Farnel lui rappelle tous les dangers auxquels il alloit s'exposer, lui répète à plusieurs reprises qu'il valoit mieux reprendre chacun son argent & le dépenser en amusemens, que d'encourir les périls d'une entreprise, dont les suites lui paroissent devoir être funestes. Sapi marque de l'obstination, veut soutenir la gageure: il attend que les Turcs soient assemblés, entre paisiblement dans la Mosquée, s'accroupit & gagne le pari. Les Turcs, rigides observateurs de leurs cérémonies religieuses, ont l'usage de ne se jamais déranger lorsqu'ils prient Dieu, & d'être constamment tournés vers l'orient. Ils achevoient leurs prières au moment où Sapi finissoit sa besogne: le cynique fut apperçu, & aussitôt arrêté. On veut le mettre en pièces; heureusement pour lui un iman plus prudent, moins inexorable peut-être que la multitude, s'écrie: „Mes frères, écoutez-moi avant que de donner à cet infâme chrétien la mort qu'il mérite. Nous avons ici un bacha; il vous blâmeroit de vous être fait justice par vous-mêmes, avant de lui avoir donné connoissance du crime. “Il faut que cet infâme jaour soit interrogé par lui, qu'il lui demande quel est le motif qui l'a porté à se rendre coupable d'une telle profanation. Il voyoit sans doute très-bien qu'un lieu où les fidéles Musulmans se réunissent pour adorer le seul & vrai Dieu de la terre, n'est pas un chechumet .“ L'avis de l'iman fut prononcé avec tant de force qu'il sauva la vie à Sapi; on le prit par le collet, par les habits, & on le conduisit, ou plutôt on le traîna jusqu'au domicile du Bacha. Celui-ci fut étrangement surpris de voir arriver chez lui une aussi nombreuse multitude de urcs, pour conduire un seul homme, qui loin de paroître humilié & de baisser les yeux, les tournoit continuellement vers le ciel, comme pour le remercier de la faveur qu'il en avoit obtenue & du traitement qu'il éprouvoit. CHAPITRE XIII. Miracle de Mahomet sur un Chrétien. Le Bacha, sur son sopha, interroge Sapi: „Pourquoi, lui dit-il, as-tu commis un sacrilège si énorme?“ Il accompagnoit cette question des mots les plus durs & les plus humilians. Sapi qui n'avoit aucune teinture de la Langue turque, se contentoit de secouer la tête, pour faire connoître qu'il ne comprenoit pas ce que lui disoit le Bacha; mais il ne cessoit de répéter, Drogman! Drogman! Drogman! à la fin on comprit qu'il demandoit un interprête. Le Bacha qui vouloit humilier les Français dans un délinquant de leur nation, n'hésita pas d'envoyer chercher bien vîte l'interprête du consul & son chancelier; lorsqu'ils furent arrivés: „Voici, dit-il au chancelier, un chien de ta nation que nous allons faire mourir; tu vas entendre de sa bouche l'aveu de son crime; je ne te répétérai pas qu'un chrétien quelqu'il soit ne peut mettre un pied sacrilége dans nos lieux saints; il y a long temps que tu habites notre pays, tu connois nos usages, écoute ce qu'il va répondre. Le Bacha se retourne du côté de Sapi, & lui dit: As-tu profané laMosquée, en la faisant servir de théâtre à l'action la plus immonde? -- “Oui, répond Sapi. Alla! Alla! Alla! Dieu! Dieu! Dieu! „s'écrient tous les Turcs présens; Bracberet effendi , abandonnes-le nous, monseigneur, nous allons lui donner la mort pour châtiment du crime qu'il a commis. Le Bacha répond: Dourson! Dourson! doucement, attendez qu'il achève de convenir de sa turpitude, & après je vous le livrerai.“ Le peuple crie: Aferum, aferum, effendi ; brave, brave, monseigneur;“ le Bacha continue l'interrogatoire, par l'entremise de l'interprête. -- „Pourquoi as-tu poussé l'audace jusqu'à souiller ainsi le saint lieu?“ Ainsi répond Sapi, du ton d'un illuminé, -- „Dites au seigneur Bacha, & dites le assez haut pour que tous les honnêtes vrais croyans qui sont ici l'entendent. J'étois malade depuis un mois entier; j'avois une fièvre qui me brûloit les entrailles; j'éprouvois des coliques si affreuses, si douloureuses que je souffrois plus que l'on ne souffre dans l'enfer: j'étois comme un homme perclus de ses membres, tout me faisoit mal; c'étoit une constipation si endurcie, que mon bas-ventre ressembloit à une pierre. Je ne mangeois rien; telle étoit mon inflammation que j'aurois pu boire toute l'eau de la mer sans me désaltérer, si je n'avois pas fait ce que l'on regarde encore comme un crime; mais l'on sera bientôt dissuadé. Hélas! sans ce prétendu crime, je serois mort le même jour, & vous n'auriez point à vous glorifier de ma guérison.“ En s'adressant à l'interprête „Ecoutez attentivement, dit-il, & soyez exact dans votre rapport au Bacha. Au fort de ma maladie, j'ai prié Jesus-Christ de me soulager, j'ai prié supplications! J'ai pris des lavemens la Vierge de m'être propice, vaines & des remèdes; ils m'ont tous resté dans le corps: alors j'ai invoquétous les Saints reconnus pour les plus charitables, Saint Jean, Saint Pierre, Saint Spiridion, S. Martin, pas un n'a daigné m'écouter, j'étois toujours malade." „Avant hier, j'ai vu tous les vrais croyans prier Dieu, avec tant de ferveur & tant de respect, qu'ils m'ont inspiré leur dévotion; je me suis adressé au Dieu des Turcs, ainsi qu'à Saint Mahomet. Saint Mahomet, ai“je dit, puisque les Saints, le Christ & sa mère n'ont rien fait pour ma guérison, ne m'ont procuré aucun soulagement, regardez-moi en compassion, ayez pitié de moi, guérissez un malheureux qui vous servira comme Prosélyte, qui craindra votre justice, & attendra du Dieu d'une nation si sage, le repos de son ame après sa mort. J'étois donc au café tout près de vous, souffrant, exténué de douleur: tout-a-coup je me sens emporté par une force invisible, qui me précipite malgré moi dans la Mosquée, & ne me laisse que le temps de mettre bas ma culotte ...... Pardonnez si je n'achève point un récit qui ne pourroit que vous déplaire; vous savez le reste.“ „Dès ce moment, je me suis trouvé parfaitement guéri, graces au grand Prophéte, qui dans ma personne a bien voulu opérer ce miracle, pour donner une nouvelle preuve de la vérité de sa religion. Non, ce n'est point un crime, c'est au contraire une émanation d'une volonté supérieure. J'en suis tellement persuadé, que dès ce moment je vous regarde comme mes frères; permettez-moi, au nom du Dieu des vrais croyans, de prendre ce titre, je ne desire rien tant que d'être circoncis & de devenir Musulman.“ Alla, alla, alla! miracle, miracle, s'écrient tous les auditeurs, que Mahomet, notre divin Prophéte, soit béni!“ Aussi-tôt le Bacha fait venir un iman & un barbier qui apporte une espèce de rasoir, & lui coupe le prépuce transversalement. Cette incision lui cause une vive douleur, il sort de la plaie quelques gouttes de sang, qui bientôt s'arrêtent. On lui donne des vêtemens à la turque, notamment de grandes culottes larges de toile, qu'il est forcé de tenir à la main, éloignées de la plaie, pour empêcher qu'elles ne la touchent, & ne lui causent une douleur plus cuisante; ce qui dura trois ou quatre jours. Le Bacha ordonne qu'on le ramène à la Mosquée, pour remercier Dieu de la grace qu'il lui avoit faite de le convertir. Sapi faisoit semblant de marmotter tout bas quelques prières, mais il étoit déjà bien las & des Turcs, & de Mahomet & de tous ses miracles. Il n'en fut pas quitte à ce prix; les nouveaux frères, au sortir de la Mosquée, le placèrent au milieu d'eux, le promenèrent par toute la ville, comme un bœuf gras; les uns lui jettoient un sequin, les autres une piastre; dans la journée, il ramassa plus de deux cents sequins, sans y comprendre les dix sequins qu'il reçut du Bacha, qui le prit sous sa protection, lui donna la nourriture & le logement. Il lui fut impossible de retourner à son poste. Cependant les Français qui étoient à Modon, n'étoient pas satisfaits de la conduite de Sapi; mais ils ne pouvoient qu'en murmurer sans rien dire. Notre capitaine mit à la voile, lorsque le temps fut beau, & nous partîmes avec le regret d'avoir laissé Sapi. Ce dernier se donna bien de garde de venir réclamer les cinquante louis: Farnel les retira & les emporta, jusqu'à ce qu'il eût une occasion de le revoir en France, pour les lui remettre. Il se doutoit bien que ce qu'il avoit fait n'étoit pas sérieux; en effet, quelque temps après Sapi trouva l'occasion de s'échapper, quitta le turban & revint en France. J'ignore si depuis il a retrouvé Farnel & ses cinquante louis. Nous dirigeâmes notre route vers Smyrne, où des Turcs nolisèrent notre vaisseau pour conduire à Alexandrie trois cents pélérins, qui de-là devoient se rendre à la Mecque. Après quelque séjour dans Alexandrie, nous chargeâmes notre vaisseau de riz & de coton pour Smyrne. Dans notre traversée, nous vîmes les îles de Samos, de Naxia & de Nicaria; la première est très-fertile, sur-tout en vin; les deux autres sont peu considérables, & ne produisent rien d'avantageux au commerce. Les vents devinrent si violens, que nous fûmes obligés, afin d'éviter un naufrage certain, de nous arrêter à l'Échelle neuve, petite ville de l'asie mineure, à vingt lieues de Smyrne. Les vents étant devenus favorables, nous partîmes pour cette ville; après avoir mis notre cargaison à bord, je reçus une mission du consul français à Smyrne, pour l'île de Samos. Elle consistoit à faire le relevé de toutes les îles de l'Archipel, pour corriger les fautes qui se trouvoient dans les cartes ordinaires. Pendant mon séjour à Samos, je me fis médecin; quelques cures opérées, par hazard, avoient inspiré aux habitans la plus grande confiance en moi; elles me procurèrent beaucoup d'argent, & donnèrent lieu à des aventures, dont je me souviendrai toujours avec délices. Possesseur d'une somme d'argent considérable, je pris le parti de faire le voyage de Guzelassar, dont les environs qui sont très-montueux, produisent la scamonée en abondance; mais la persécution à laquelle je fus exposé de la part du Cadi de cette ville, me força d'abandonner ma spéculation pour revenir à l'Échelle neuve. Ce Cadi m'avoit fait arrêter, & je fus obligé d'écrire au consul de Smyrne, qui envoya deux janissaires avec un ordre du Bacha à trois queues, pour me rendre la liberté. CHAPITRE XIV. Retour à l'Echelle neuve; guérisons miraculeuses; pouvoir de l'Evangile en Grèce. Après avoir chargé un chameau de nos hardes, & les provisions qui nous étoient nécessaires, nous partîmes pour l'Echelle neuve, où nous arrivâmes dans trois leur donnant dix sequins à chacun pour retourner à Smyrne. Pendant le séjour que je fis à l'Echelle neuve, je fus reconnu d'un Grec de l'ile de Samos, qui m'embrassa & me donna mille marques d'amitié, en me disant, „Il faut que Dieu me soit favorable, puisqu'il me procure ta rencontre, & que je te retrouve si près de l'île, où tu as fait des miracles. Mais pourquoi nous as-tu quittés? Tu nous étois si cher!“ Je lui répondis que des affaires particulières m'avoient appellé, & que j'allois me rendre à Smyrne, où je chargerois un navire pour mon compte, afin de repasser en France. Le Grec ne voulut plus me quitter: il me conduisit dans le quartier des siens, me fit entrer chez un de ses parens, & son intime ami. J'y fus reçu avec affabilité; il commença par nous offrir une collation splendide. Nous bûmes du vin de Samos; nous portâmes des santés en l'honneur de l'Aga, du Cadi & des Primats de l'île. Il me déclara que je n'avois pas fini tous mes traitemens, qu'il falloit que j'entreprisse la mère de son épouse, attaquée d'une migraine tous les mois, pendant trois jours. Une maladie de cette nature est incurable; je ne prévoyois pas pouvoir ni la guérir ni la soulager. Les femmes grecques ne sont pas aussi réservées que les femmes turques, sur-tout pour les chrétiens, & moins encore pour un médecin; la femme de Manoli se laissa appercevoir de moi, en tirant son voile de côté. Ciel! que vis-je! une jeune femme blanche comme l'albâtre, les yeux noirs, fendus extraordinairement, une gorge ronde qui pressoit son gilet, comme si elle eût voulu s'en échapper. Je ne fis pas semblant de m'en appercevoir, je demandai à voir la malade qui étoit précisément dans la crise de sa migraine. On me conduisit à son appartement. Je trouve une femme encore fraîche, qui me montre sa langue, un peu chargée, son pouls un peu ému, mais sans aucun danger. Je dis au gendre: „Je ne puis don“ner à votre mère que des remèdes de dévotion pris dans l'évangile, & une dose de petite liqueur que j'apporterai ce soir, pour lui procurer un appaisement à son mal de tête. Il faut que je passe la moitié de la nuit pour lire sur sa tête les quatre évangiles & quelques autres oraisons, dont nous nous servons dans de pareilles maladies. Il faut même que cette lecture soit commencée à minuit, que tous les voisins soient plongés dans le sommeil, & que je ne sois pas interrompu.“ Cette dernière clause étoit de rigueur; un motif d'intérêt personnel me l'avoit dictée, & la conduite du Bacha m'en avoit fait un besoin. Le gendre & son ami déjà fanatisés, puisqu'ils se mettoient sous le Livre de l'Evangile, lorsqu'on célébroit la messe, ne firent aucune difficulté d'ajouter foi à mon remède; ils me prièrent, avec la plus vive instance, de venir à sept heures du soir. „Nous souperons ensemble, me dirent-ils, & nous passerons le temps jusqu'à ce que vous jugerez à propos de commencer la lecture des quatre évangiles, & d'administrer votre petit remède.“ J'avois trop d'intérêt à ne pas manquer à ma parole; je brûlois de trouver l'occasion de venir à bout de mon dessein; j'allois me rendre coupable, mais jétois amoureux. Je me précautionnai, avant d'arriver au domicile du Grec, de deux petites bouteilles longues; dans l'une, je mis des gouttes anodines; dans l'autre, de l'eau de noyaux. Je les bouchai toutes deux différemment, afin de ne pas me tromper quand je voudrois m'en servir. Aussitôt mon arrivée, on servit dans un plat à la turque argenté, les meilleurs mets qu'on avoit pu trouver dans l'Échelle neuve, & nous nous asseyons sur des nattes d'osier, à la manière des Turcs; nous soupons; le vin le plus exquis de Samos & de Scopoli , fut servi en abondance: j'obtins même du gendre que sa femme souperoit à table, ce qui est contre l'usage des Orientaux. Je feignis de ne jamais la regarder pendant le souper; le moindre coup-d'œil auroit suggéré au mari quelques soupçons de convoitise: si par hazard nos yeux se rencontroient, cette aimable femme baissoit les siens & son visage se couvroit d'une modeste rougeur. Enfin, le souper finit: la jeune femme nous apporta le bassin pour nous laver les mains, & une serviette fine pour les essuyer. Après le café, on se rapproche, on fume, on raconte différentes aventures. Cependant la nuit s'avance, minuit approche, & déjà je commençois à m'impatienter. J'annonce à nos deux jeunes gens qu'il étoit temps d'en venir à ma lecture. La jeune femme, Ursule, allume deux flambeaux, & tous me conduisent dans l'appartement de la belle-mère que je trouve souffrante, les yeux ouverts. Je lui dis, Chera (madame), ayez patience, ayez confiance aux évangiles des Français: les vôtres sont écrits en grec littéral, & les nôtres en langue latine. A quelque chose près ce sont les mêmes. Au reste, je tiens pour certain que vous devez tout attendre des oraisons que je réciterai, & de la potion que je vous administrerai. Ce n'est pas tout, il faut encore que vous ayez une foi vive, & j'espère que votre maladie se passera, ou que si elle ne se passoit pas entièrement, vous serez au moins très-soulagée. Cette femme me buvoit des yeux; elle croyoit très-fermement tout ce que je lui débitois. Je commençai donc à lire; au lieu d'évangile, comme je l'avois annoncé, je pris la traduction d'un roman anglais très-licencieux. Je n'avois pas à craindre qu'ils s'en apperçussent: ils ne savoient pas le français. Une heure se passe à m'écouter tous trois avec un grand respect: bientôt après, le gendre commença à fermer les yeux. Je saisis ce moment pour lui dire: „Vous dor“mez, Hiany!“ (c'est ainsi qu'il se nommoit); il me répondit qu'il ne dormoit pas. Alors, je l'avertis qu'il étoit temps que sa belle-mère prit le petit remède. Je sortis incontinent la fiole de ma poche, celle où étoient les gouttes anodines, & je lui demandai un peu de bouillon, dans lequel je versai vingt-cinq gouttes anodines que je fis avaler à la malade. Me tournant ensuite vers Hiany: „Je vous préviens, lui dis-je, que je ne séjournerai pas long temps dans ce pays, & comme la migraine de votre belle-mère auroit pu influer sur votre tempéramment, & que son mal pour“roit vous survenir à vous-même par la suite, mon remède étant un préservatif assuré, je vous conseille d'en prendre d'avance vous & votre femme, à l'effet d'en être préservé.“ Hiany me répondit: „Je vous serai obligé, si vous voulez nous en donner, pourvu cependant que cela ne diminue pas la quantité qu'il vous en faudra pour tout le traitement de ma mère.“ Je lui dis d'aller chercher un petit bouillon, dans lequel j'en versai trente gouttes, que je lui fis prendre. Aussitôt qu'il eut avalé, je serrai bien vîte ma bouteille à gouttes anodines, & sans qu'il s'apperçût de la tricherie, je tirai l'autre petite fiole, dans laquelle il y avoit une liqueur brûlante, qui loin de provoquer le sommeil, ne servoit qu'à l'écarter, en mettant tous les sens en feu; j'en versai vingt gouttes dans un bouillon que je fis prendre à Ursule, sa femme; pour moi, je n'avois besoin de rien prendre. Demi-heure après, tandis que je continuois ma lecture, la belle-mère & son gendre tombent dans un sommeil si profond, qu'on l'eut pris pour une léthargie; mais Ursule étoit bien loin de dormir. CHAPITRE XV. Reconnoissance des Femmes grecques envers leurs Médecins. Lorsque je fus assuré que je pouvois faire ma cour à Ursule, sans être entendu, je m'approchai d'elle, & lui dis: „Vous voyez, charmante Ursule, que mon remède opère sur les personnes qui sont malades, ou doivent l'être. Par l'effet de ce médicament, je connois que Hiany auroit un jour été attaqué de cette maladie. Il m'aura obligation d'avoir usé de mon préservatif. Quant à vous, belle amie, vous n'avez rien à craindre; votre sang n'a point de disposition à cette maladie; la preuve en est claire, puisque le remède ne produit point d'effet sur votre personne, non plus que sur la mienne. Vous les verrez donc tous passer le restant de la nuit dans les bras de Morphée, notamment Chera, votre mère, qui a été privée de repos pendant trois jours: aussi se trouvera-t-elle bien soulagée demain.“ „Permettez-moi maintenant de vous déclarer tout ce que vos graces & votre beauté m'ont inspiré. Oui, charmante créature, le feu dont vous m'avez embrâsé hier, lorsque j'eus le plaisir de vous voir à demidécouverte, me consume & me dévore, & mon amour pour vous n'a fait que s'accroître par le bonheur de vous contempler à mon aise. Non, jamais je ne vis tant de charmes; profitons des instans heureux que le hazard nous offre; vous me causeriez la mort, si vous me refusiez votre tendresse.“ Ursule se trouva confuse de ma déclaration; mais voyant que je la tenois serrée à brasse corps sur mon estomach, elle me dit seulement: „Généreux français, à quel danger voulez-vous vous exposer! En supposant que j'eusse la volonté de satisfaire vos desirs, mon mari Hiany peut s'éveiller, & nous serions perdus: d'ailleurs, à quoi serviroit le trouble que vous apporteriez dans mon cœur, en commençant un amour qui n'auroit aucune suite, & qui ne seroit que momentanée? Vous êtes sur le point de votre départ, vous me laisseriez des regrets: d'un autre côté, vous n'aurez plus l'occasion de revenir ici, ma mère une fois rétablie.“ Je combattis ses observations par des sophismes, & je lui promis que si elle répondoit à mes vœux, j'étois tout prêt à demeurer & à fixer mon séjour à l'Échelle neuve; que par ce moyen j'aurois souvent occasion de la voir: que j'entreprendrois un commerce dans les îles de l'Archipel avec son mari; que je lui avancerois assez de fonds pour le faire à compte & demi; que je lui acheterois un bateau pour aller en voyage, & que pendant son absence, je trouverois l'occasion de la voir chaque jour; qu'enfin, je ferois prendre de mon remède à sa mère. Ma réponse fut faite avec tant de force, & je l'accompagnai de tant de sermens, de tant d'embrassemens, que, malgré la plus vive résistance, je vins à bout de mon entreprise. Nos dormeurs ne s'étoient pas encore éveillés. „Cher & cruel français, me dit Ursule, je vais être pour toi un objet de mépris.“ „Compte sur ma discrétion, lui répondis-je, elle seule égalera mon amour. Toi-même, sois circonspecte. Ton mari ne tardera pas à s'éveiller; tu lui diras que tu as également un peu dormi. Quant à moi, j'aurai la prudence de ne te regarder que le moins que je pourrai: ce sera pour moi une grande violence; mais j'éviterai par-là toute espèce de rougeur, & par mes procédés je gagnerai sa confiance; notre commerce aura tout le succès que nous desirons.“ Elle parut très-contente; elle m'embrassa, & me dit: „Cher ami, je vais te préparer une excellente tasse de caffé.“ Je la prie de me procurer du lait, que j'y voulois mêler; sur le champ elle alla traire une chèvre & m'apporta une grande jatte de café avec du sucre; nous en prîmes l'un & l'autre. Il étoit onze heures, & nos dormeurs n'étoient pas encore éveillés: je pris le parti de secouer Hiany, pour le tirer du sommeil; il ouvrit les yeux, & nous dit qu'il ignoroit d'où il venoit; qu'il avoit rêvé être dans le palais du Sultan, que le grand seigneur l'avoit nommé son interprête, & qu'il lui avoit donné des ordres pour suivre aux armées navales le CapitanBacha; que ce dernier avoit fait trancher la tête du précédent interprête, à cause de quelques fautes qu'il avoit commises. Nous écoutâmes le récit de son rêve, & nous finîmes par l'obliger de convenir qu'il avoit bien passé la nuit par l'effet de mon remède. Quelque temps après, nous réveillâmes la mère qui me remercia bien cordialement du sommeil que je lui avois procuré. Elle se sentit un peu soulagée; sa migraine ne la prenoit que par crise. Ils parurent tellement satisfaits qu'ils voulurent recommencer le lendemain. Cette sollicitation me combloit de joie. Sur les deux heures, on servit un dîner aussi délicat qu'il fut possible. La jeune Ursule étoit occupée à la cuisine, & ne venoit que fort rarement auprès de nous. Hiany me dit: „Mon cher français, comment avez-vous passé la nuit?“ -- Jamais, je n'en n'ai passé de plus agréable; ma lecture faite, & ma cure opérée, j'ai dormi jusqu'à dix heures. Nous nous mîmes à table, & nous bûmes d'excellent vin. Le repas fini, je priai Hiany de sortir avec moi. La jeune femme appella son mari, & lui demanda la permission de me faire présent d'une ceinture de soie superbement brodée en or, de quatre mêtres de longueur, sur un de largeur. „Ce présent ne suffira pas, dit-il, pour payer le talent & les services d'un aussi habile médecin, mais en attendant que je puisse lui donner ce qu'il me sera possible de lui offrir avant son départ, je consens que tu lui remettes la ceinture.“ Sur le champ, elle me fut apportée, pliée dans une grande & longue serviette fine brodée aux deux bouts; c'est la coutume du Levant. Elle me fut présentée par la mère, Ursule ne voulant pas par délicatesse se charger de me la présenter elle-même. De mon côté, pour leur marquer l'estime que je faisois de leur présent, je la mis tout de suite autour de moi; elle étoit analogue à mon habillement qui étoit celui du pays. Nous allons avec Hiany nous promener dans le village; „nous ferons ce soir collation, me dit-il, chez un de mes amis, nommé Dimitry: cet homme sera charmé de vous recevoir; il parle très-bien l'italien, il l'a appris dans ses voyages de Vénise & d'Ancone: il m'a prié de vous conduire chez lui; nous nous y amuserons; sa conversation est agréable.“ J'acceptai la partie, & nous arrivâmes chez Dimitry, après avoir fait un tour dans la ville des Turcs. Jamais chose plus risible que celle que je vis ce jour-là. CHAPITRE XVI. Troubadours Turcs; manière dont ils prouvent leurs amours. En passant dans une rue éloignée du quartier marchand, nous traversâmes celui des femmes, & nous vîmes un jeune turc mis en petit maître, mais dans le genre le plus commun. Il avoit un gilet sans manches, un petit bonnet rouge sur sa tête rasée, une grande moustache, un cimeterre à sa ceinture, les pieds & les jambes nus, des babouches rouges, une chemise de soie large, à grandes & larges manches retroussées, qui laissoit voir son bras tout nu, mais blanc comme la neige; la culotte ample à la mode, puis le côté de sa culotte retroussée jusqu'au genou, qui laissoit voir une jambe blanche & nerveuse. Ce turc chantoit à voix haute des chansons amoureuses, & accompagnoit sa voix avec un instrument fait en forme de guitarre. C'étoient moins des chansons que des hurlemens; il étoit sous la fenêtre d'une fille qu'il n'avoit jamais vue. On lui avoit dit qu'elle étoit belle, cela suffisoit pour qu'il en fût éperduement amoureux. Il s'étoit persuadé qu'en allant se faire entendre sous ses fenêtres, ses airs touchans détermineroient la fille à venir examiner l'amant de hazard qui lui en offroit le tribut. Dans un couplet, il exprimoit avec transport la passion dont il étoit consumé; il avertissoit sa maîtresse qu'il alloit tirer son cimeterre, & se faire une ou deux blessures sur le haut dubras, à la manière des Orientaux; en effet, il se donne un coup de son cimeterre dans le haut du bras, qu'il avoit à nu, avec la précaution toutefois de se frapper obliquement, de manière qu'il ne put se couper que le muscle extenseur du bras. Ce membre blessé, & tout couvert de sang, ne lui fit pas discontinuer ses chants amoureux; au contraire, il disoit dans un autre couplet à la fille qu'il n'avoit jamais vue: „Seras-tu cruelle à mon égard? Me refuseras-tu ton amitié? Regarde ce que j'ai fait pour toi: considère ce que je fais encore à l'instant... Oui, je te fais le sacrifice de mon sang, pourvu que tu m'aimes;“ & aussitôt il se fait une nouvelle entaille, un peu au-dessous de la première. Enfin, il chante son dernier couplet; c'étoient ses tendres adieux, & il se retira tout ensanglanté. Hiany me dit: il ne faut pas que cela vous étonne; les leventys ou marins, dans ce pays-ci, ne font pas l'amour d'une autre manière; ce sont-là leurs grandes prouesses; c'est, suivant eux, une grande gloire, lorsqu'ils ont aux bras huit ou dix cicatrices qu'ils se sont faites dessous les fenêtres de leurs maîtresses; aussi dans les cafés, dans les promenades & autres lieux publics, ont-ils grand soin de tenir toujours les manches de leurs chemises retroussées pour faire voir les cicatrices, & ceux qui en ont le plus, tirent vanité de leur dévouement. CHAPITRE XVII. Passage à Scio; habillement des femmes de cette ile; leur coquetterie; danger qu'elle leur fait courir. Je passai deux jours encore chez Hiany; je l'assurai que je reviendrois dans très-peu de temps, que nous nous associerions dans le commerce, sur-tout pour la partie des blés; Ursule écoutoit notre conversation, & cela parut lui faire plaisir. Hiany me voyant sur le point de partir, me demanda combien j'exigeois pour avoir soulagé sa mère; je ne voulus rien recevoir, & pour éviter les sollicitations réitérées, qu'il me faisoit d'accepter certaine somme, qu'il tenoit dans une bourse; je lui dis: „Mon cher Hiany, je n'ai pas besoin d'argent; lorsque je serai de retour, s'il m'en manque, je n'hésiterai pas de vous en demander. Il me prie alors de ne partir que le lendemain:“ il vouloit profiter de la journée pour me présenter à son ami Comnianos, qui avoit envie de me voir, & de me régaler avant mon départ. J'y consens, & après le dîner que je fis encore chez Hiany, j'eus le plaisir de voir Ursule qui étoit vivement affectée de mon départ. Nous ne bûmes pas mal, le vin étoit excellent: après nous être entretenus de nos projets de commerce, nous allâmes chez son ami qui nous reçut avec beaucoup de satisfaction. Sa femme nous fit de délicieux begnets à la lévantine, & enfin après souper, je me retirai chez Hiany, où je passai la nuit dans une cruelle agitation, ne pouvant saisir un moment pour voir Ursule tête à tête. Le lendemain de bon matin, je me rendis sur le port; j'y trouve un vaisseau prêt à partir pour Smyrne; j'y transporte mes malles & mes paquets. Je fis mes adieux à Hiany, à sa femme & à sa mère: ces deux dernières voulurent absolument m'accompagner jusqu'au vaisseau qui alloit nous séparer, & mettre entre elles & moi cent lieues de distance. Hiany étoit chargé de provisions pour mon voyage: il n'oublia pas une petite barrique remplie de vin qu'il fit porter par un commissionnaire, du pain, de la viande rôtie, des œufs, quelques poules, du fromage; tout étoit au vaisseau avant notre arrivée. J'avoue qu'au moment où j'y mis le pied & que j'embrassai Hiany, mon cœur fut ému au point que j'étois prêt à verser des larmes. Ursule ne put s'empêcher de marquer des regrets, lorsque je prononçai ces mots en grec “portez-vous bien Ursule“. elle se retourna sans rien dire & disparut; Les vents étoient favorables, nous fîmes route jusqu'à l'île de Scio: cette charmante île, en l'abordant, & lorsque le vent vient de terre, vous porte à l'odorat les parfums les plus suaves. Notre batelier avoit des marchandises à débarquer dans cette île. Voyant que notre marin devoit y séjourner quelque temps, je pris le parti de descendre: je fus loger & porter tous mes effets chez un grec qui se fit un plaisir de me recevoir. Après mon installation, j'allai présenter mes respects au Consul français, qui résidoit à Scio. Il me reçut avec un air de suffisance, & me questionna sur l'objet de mes voyages, & ce que je venois faire dans l'île. Après beaucoup d'interrogations, auxquelles je satisfis, & après avoir montré mes passeports, je lui dis que j'attendois le départ du batelier qui m'avoit conduit; qu'aussi-tôt que ses affaires seroient terminées, j'irois à Smyrne, & après un quart-d'heure de visite, voyant qu'il ne me disoit plus rien, je le saluai & me retirai. La maison du Consul est sur une grande Place, où il se trouve des cafés grecs & des cabarets. De-là, je voyois passer beaucoup de femmes toutes belles; je n'en vis pas une seule qui fut laide. Elles s'habillent d'une manière plus grotesque que celles des autres îles; elles ont sur la tête un long drap, ou une espèce d'étoffe, imitant la panne de France, couleur de safran, un gilet fort court, des jupes qui ne descendent que jusqu'au molet, & laissent voir une grosse jambe; pour la faire paroître encore plus grosse, elles mettent jusqu'à six paires de bas de coton ou de laine; elles trouvent une grande beauté dans la grosseur de la jambe. Celles qui ont le malheur de naître avec des jambes fines & déliées, sont obligées d'y remédier en les difformant, sans quoi les hommes qu'elles aiment assez, ne les regarderoient pas. Le penchant déterminé qu'elles ont pour la coqueterie se découvre facilement, sur-tout lorsqu'elles paroissent devant les étrangers. Si elles ne craignoient pas les Turcs qui les contrarient sans cesse, elles provoqueroient les hommes comme les femmes publiques le font à Paris. Mais ces maudits Turcs les surveillent, & lorsqu'ils en trouvent quelques-unes en défaut, ils les traduisent chez le Cadi, qui les fait punir par des geremets , c'est-à-dire, par des contributions pécuniaires, ou quelques coups de bâton sur les fesses; c'est de cette manière qu'ils corrigent les femmes, au lieu que les hommes reçoivent la bastonnade sur la plante des pieds. CHAPITRE XVIII. L'heureuse ressemblance; attendrissement progressif de Maria; préliminaires d'un remplacement charitable. J'étois assis dans un café sur la place, je fumois ma pipe, & je regardois passer les femmes qui alloient à l'église de grand matin; il y en eut une très-jolie, qui, en passant, me fixa & me sourit. Je pris son regard & son sourire pour une attaque: je la suivis des yeux, & la remarquai avec la plus grande attention, afin de la reconnoître à son retour de l'église. Ma précaution fut bonne; une heure après, comme elle revenoit, elle affectoit de passer plus près de moi. Lorsqu'elle fut à une petite distance, je me mis en devoir de la suivre. Elle me conduisit dans le quartier des Grecs, qui est tout-à-fait sur une hauteur fort éloignée du Port. J'entrai par la même porte, & après l'avoir saluée, je lui dis: „Madame, savez-vous ce qui m'amène ici, & ce qui m'a déterminé à vous saluer? Vous ressemblez à s'y méprendre à une superbe femme que j'ai aimée, & que je ne chercherois pas à oublier, si elle vivoit encore. Vous êtes tellement son image que je m'y suis trompé: J'ai cru la voir sous des habits différens de ceux qu'elle portoit. Si j'étois assez heureux, belle dame, pour pouvoir, en votre aimable personne, remplir le vide qu'elle a laissée dans mon cœur, je me croirois le plus fortuné des hommes.“ Elle me fit la réponse suivante: „Je suis très-flattée, monsieur, de l'honnêteté que vous me faîtes de me choisir pour remplacer votre défunte maîtresse, mais la chose n'est pas possible. Notre pays est sous la domination des Turcs, avides de notre argent, & lorsqu'ils se doutent seulement que nous recevons chez nous quelques étrangers, ils nous tyrannisent pour nous enlever tout ce que nous avons. Voilà d'abord un inconvénient qui seul mettroit obstacle à vos fréquentes visites; en second lieu, je me suis mariée depuis deux ans avec un capitaine qui fait des voyages sur les vaisseaux du Grand-Seigneur; quelquefois il reste six mois sans revenir ici; quelquefois il ne reste qu'un mois, c'est suivant les voyages plus ou moins longs du Capitan-Bacha. Si par hazard mon mari revenoit, & qu'il vous trouvât, il divorceroit sur le champ, & peut-être que sa jalousie le porteroit à me dénoncer au Cadi, qui me feroit punir corporellement; vous seriez, sans doute, fâché qu'un pareil accident m'arrivât. „Je suis persuadé, lui répondis-je, que vous ne m'en imposez pas; mais quel remède pourrai-je apporter à l'amour que m'ont inspiré, non-seulement votre esprit, votre beauté, mais encore la ressemblance parfaite que je trouve en vous avec ma défunte? Je ne vois qu'un remède qui puisse me rendre la tranquillité. Si par bonté, par humanité, votre cœur se laissoit attendrir, si pour marque de votre bienveillance, vous m'abandonniez cette main si belle;“ en achevant ces mots, je saisis sa main droite, j'y attachai mes lèvres brûlantes, & l'arrosai de larmes. „Français, ton air si naïf, si persuasif, ressemble tellement au portrait qu'on nous fait des hommes de ta nation, que je n'ai pu te refuser ce que tu me demandes. Je te permets de venir me voir, sur-tout dans les momens que les Turcs vont à leurs Mosquées. Evitons, autant qu'il se pourra, même d'être soupçonnés. Je te donnerai avis du temps àpeu“près, que mon mari doit revenir, & si ton retour n'est pas précipité, puisque tu trouves en moi la physionomie de ta défunte, tu pourras, pendant l'absence de mon mari, venir chercher auprès de moi la tranquil“lité si nécessaire à ton existence.“ „Je te préviens cependant que si, par malheur mon mari arrivoit, il te faudroit descendre par cet escalier, dans une cave, & y rester jusqu'à ce que je vinsse te retirer de cette prison. Jamais il n'y descend.“ „Que vous êtes ingénieuse & remplie de bonté! J'accepte avec reconnoissance toutes les offres obligeantes que vous me faites: soyez persuadée que je n'en abuserai pas, & que je ne les oublierai de ma vie, en me rappellant chaque jour que la femme que j'ai perdue n'est pas morte. Laissez-moi donc m'enivrer du plaisir de baiser vos mains: mes lèvres n'ont pas encore senti le charme d'approcher les vôtres; j'en attends la permission.“ Elle sourit, & soudain “approcha sa joue de la mienne. “Vous autres Français, dit-elle en soupirant, vous êtes faits pour subjuguer tous les cœurs; il est impossible de vous résister; mais il faut commencer par déjeûner, j'ignore ce que vous aimez: vous allez être forcé, pour le moment, de faire comme moi; vous me direz par la suite ce qui vous fait plaisir, on tâchera de vous le procurer. Nous avons d'excellent vin, du poisson, de la bonne viande, & lorsque je connoîtrai votre goût, il ne sera pas difficile de le satisfaire.“ Sur le champ, elle apporte six œufs frais cuits à la coque, une bouteille de vin & du pain frais; après notre déjeûner, elle me dit „si vous voulez demeurer seul ici, je vais sortir pour aller chercher les provisions. Je voudrois savoir ce que vous préférez.“ „Ce ne sont pas les mets, lui dis-je, qui peuvent me satisfaire; vous devinez, sans doute, ce qui peut faire mon bonheur.“ „Sans adieu, dit-elle, ne vous ennuyez pas, je serai bientôt de retour, je suis peut-être aussi empressée de revenir que vous de me revoir.“ Son absence ne fut pas longue, elle revient, apporte du poisson, une poitrine de mouton, de la salade & des fruits. Nous nous mîmes à faire la cuisine, je fis une matelotte excellente, je ne voulus pas que l'on mit le mouton à la broche; il fut réservé pour le soir avec la salade; nous mangeâmes du fromage à la crême pour notre dessert; nous ne bûmes pas mal de vin & de l'eaudevie de Scio: cette eau-de-vie est mastiquée & passe pour la meilleure du monde entier. Après le dîner, le café pris, c'est l'usage du pays de se reposer sur des sophas. Nous chosîmes celui qui étoit dans une chambre dont les fenêtres donnoient sur un jardin orné d'arbres chargés pendant toute l'année d'oranges & de citrons. L'odeur des fleurs de toutes espèces répandoit un parfum délicieux, qui nous étoit renvoyé par le soufle des zéphirs. CHAPITRE XIX. Sommeil interrompu; résultat d'un tête à tête sur un sopha; arrivée de l'Epoux de Maria; l'amant dans une cave. Couché tout habillé sur le sopha, la tête appuyée sur un coussin, je cherchois à m'endormir, mais Maria étoit aussi couchée de l'autre côté, elle ne dormoit pas plus que moi; l'amour nous tourmentoit l'un & l'autre. Maria, cependant, feignoit de dormir; je m'approche d'elle, je hazarde quelques caresses; elle se réveille, ouvre des yeux languisSans, m'abandonne sa main, me laisse prendre un baiser sur ses lèvres; les deux ames se communiquent; le reste de la soirée & la nuit sont consacrés au plaisir. Le lendemain avant le jour, je m'esquivai le plus secrètement possible, pour n'être pas apperçu des voisins & des patrouilles turques. Arrivé sur le port, j'allai trouver le Patron du bateau qui m'assura que sous huit jours nous partirions pour Smyrne; je passai la matinée dans les cafés de la chemis détournés, & j'arrivai sans acciPlace, à fumer plusieurs pipes: l'heure s'avançoit, il me tardoit également de déjeûner & de voir Maria. Je suivis des dent à la demeure de ma nouvelle conquête, en entrant je l'embrassai, & lui fis présent de quatre mètres de gros de tour, couleur gorge de pigeon, pour lui faire un bénis, c'est-à-dire, un sur-tout que les femmes font garnir d'une peau de poil de biche, ou petit gris. Ce présent inattendu lui fit un si sensible plaisir, qu'elle m'en témoigna toute sa joie & sa reconnoissance. Nous nous mîmes à table, & avant le potage au riz, elle me présenta un verre d'eaudevie mastiquée dans le verre où elle avoit bu. Nous dinâmes copieusement, nous vidâmes chacun notre bouteille de vin muscat de l'ile de Samos. Après le café, elle me regarda avec des yeux qui respiroient l'amour le plus tendre. „Mon cher ami, si nous allions nous réposer sur le sopha..... je souris; tout-à-coup elle quitte la table, ne prend pas le temps de la desservir, court avec précipitation dans la chambre où étoit le sopha, entr'ouvre le volet de la fenêtre, afin que les parfums du jardin viennent jusqu'à nous, & nous voilà sur le siége de la volupté: je lui demande la permission de m'approcher d'elle; elle me regarde avec des yeux passionnés, & me dit: peut-on vous rien refuser! Vous êtes si prévenant, si poli, qu'on vous pardonne ce qu'on ne pardonneroit point à des Orientaux. Qu'ils vous ressemblent peu dans leurs manières! ils ne connoissent point le prix de la délicatesse.“ Je m'approchai donc, & après un tête-à-tête, dont on devine aisément le résultat, je m'endormis; je restai une heure à-peu-près dans cet état. A mon réveil, ne voulant pas rester oisif, je demandai à Maria, si elle dormoit. „Non, me dit-elle, il me vient une idée; c'est de faire de la limonade: je crois qu'un grand verre pour chacun, ne peut que nous faire du bien. Il faut, mon cher Français, ménager votre fanté, je serois au désespoir d'y apporter le moindre dérangement.“ Je la remerciai de ses bons conseils, mais ils ne s'accordoient pas avec l'ardeur de mes feux. Je voulus absolument passer un quart-d'heure avec elle; ensuite je lui permis d'aller faire de la limonade: & lorsqu'elle me l'apporta, elle me trouva endormi si profondément qu'elle n'osa pas interrompre mon sommeil. Elle me fit l'aveu que, lorsque je dormois, elle n'avoit pu se défendre de prendre un baiser sur mes joues, se donnant bien de garde de me réveiller; précaution que je trouvai fort déplacée, vu que le temps employé à dormir, étoit un temps perdu pour moi, sur-tout près d'une charmante personne. Après plusieurs jolis propos, de part & d'autre, nous appaisâmes nos feux dans les bras de Morphée. Le soir nous surprit; elle prépara le souper que nous mangeâmes avec délices; la saison étoit belle, l'air frais; la fenêtre du salon ouverte laissoit entrer un zéphir parfumé des plus agréables odeurs; enfin le sopha, la table, le jardin, la beauté de Maria inspiroient tout ce que l'amour a de plus délicieux: je goûtai ce bonheur pendant huit jours entiers, mais hélas! il n'y a pas de plaisir sans peine. Le huitième jour, à minuit, l'on frappe fort à la porte de la maison de Maria. Ciel! quel coup de foudre pour elle, & quel moment pour moi! Je sors précipitamment du lit, & je dis à Maria: Entendez-vous les coups rédoublés que l'on donne à votre porte? Elle met la tête à la fenêtre, & s'écrie, qui est en bas? Son mari lui répond, c'est moi, venez m'ouvrir la porte, Maria revient épouvantée, me saute au cou, m'embrasse & me montre la porte de la cave; „Descendez-y vîte, me dit-elle, & ne vous ennuyez pas, mon mari jamais n'y descend;“ Malheureusement il falloit, de toute nécessité, passer par le logement du haut pour sortir & s'évader de cette maudite cave; qu'on juge de quelle manière je passai le reste de la nuit. Le lendemain matin, sous prétexte de venir chercher du bois, Maria me rendit sa visite, elle fit du café suivant sa coutume: ce jour-là, elle en fit avec profusion, & pendant que son mari racontoit les aventures arrivées sur le vaisseau du Grand-Seigneur, Maria escamotte une jattée de café Mola, qu'elle m'appotte; nul discours entre elle & moi que par signes: elle n'osoit, ne pouvoit, sans nous perdre, hazarder un seul mot; elle me faisoit seulement comprendre qu'aussi-tôt qu'elle pourroit, elle me feroit esquiver que je n'eusse aucune inquiétude pour ma nourriture, que je ne manquerois de rien. Et effet, à l'heure du dîner, elle m'apporta tout ce qui m'étoit nécessaire, & sur tout beaucoup de vin. CHAPITRE XX. L'Amant hors de la cave; fâcheux accident arrivé à son Batelier; propriété de la gomme mastique; l'amant dédommagé; séparation; évanouissement de Maria; départ du Voyageur. Je passai trois jours & trois nuits dans cette cave, où je ne voyois le jour qu'à travers un soupirail; le mari de ma chère Maria arrivoit d'un voyage long & pénible; il étoit extrêmement fatigué, & voulut se reposer tout ce temps sans sortir de chez lui; ma position étoit affreuse; j'aurois donné cent séquins pour être hors de cette galère. Il survint heureusement un ordre du Capitan-Bacha; il enjoignoit au capitaine de venir à bord. A cette nouvelle que Maria se hâta de me communiquer, je fus transporté de joie; j'allois sortir de ma prison. Le marin se rendit aux ordres des chefs; j'ignorois s'il partiroit, ou s'il reviendroit: dans cette incertitude, je sortis furtivement, & par des sentiers dérobés, j'allai droit au bateau où venoit d'arriver un fâcheux accident. Le batelier se trouvoit arrêté & mis en prison pour avoir voulu exporter clandestinement de l'ile de la gomme mastique. Cette drogue qui se cueille dans l'île, est d'un grand produit; le Grand-Seigneur en perçoit des droits énormes; elle sert pour les parfums & pour certains remédes astringeans; on la mâche pour se donner bonne bouche, & pour blanchir les dents; enfin, elle est utile dans une infinité d'occasions. Les Grecs qui la récoltent, sont obligés chaque année de déclarer la quantité qu'ils en ont faite. Je me transportai chez l'Aga, pour voir le batelier; il me raconta son accident, & me dit qu'on lui demandoit, pour sa rançon & pour avoir sa liberté, vingt-cinq piastres qu'il ne possédoit même pas, parce que tous ses fonds étoient employés en marchandises. Il me demanda donc cette somme, avec promesse de me la rendre dès que nous serions arrivés à Smyrne. Je me laissai persuader difficilement, parce que le batelier étoit Grec, & que les hommes de cette nation sont moins religieux observateurs de leur parole que les Turcs. Néanmoins je lui rendis ce service. Je quittai le batelier, & dans l'instant j'allai rendre visite au Grec chez lequel, en arrivant à Scio, j'avois déposé mes malles & mes paquets. Ma négligence à loger dans sa maison, après y avoir loué un appartement, lui causoit de l'inquiétude; surpris de me voir arriver, après huit jours d'absence, il s'empresse de me demander d'où je sortois, & si j'avois fait quelque voyage hors de l'ile, ou enfin s'il m'étoit arrivé quelque accident. Il m'avoua que, si j'avois tardé à revenir, il étoit déterminé à faire sa déclaration chez l'Aga & le Cadi, pour ordonner l'ouverture de mes malles, afin qu'il en fût dressé un état: cette formalité lui étoit nécessaire pour mettre à l'abri sa responsabilité, sur-tout chez une nation qui ne cherche que chicane pour gagner des amendes pécuniaires. On auroit pu lui demander peut-être plus qu'il n'y avoit, quoiqu'il soupçonnât que les malles étoient remplies de cailloux, vu leur pesanteur. Je ne répondis rien à tous ces propos; je me contentai de lui dire que je voulois coucher chez lui le même soir, & je tîns parole. Le lendemain, je portai de bonne heure à mon batelier, les vingt-cinq piastres que je lui avois promises; son amende fut payée, & je l'emmenai avec moi; il alla arranger ses affaires, & régler son compte avec le capitaine du port, pour les droits d'encrage que chaque bateau doit payer. Tout cet embarras occasionna un retard de quatre jours, dont je me serois plaint amérement s'il ne m'avoit procuré l'avantage de me dédommager de mon jeûne dans la cave. Je n'avois pas encore oublié Maria, je demandai à tous les gens du port, si la caravelle étoit en rade, & si elle devoit partir: l'on me dit que c'étoit pour le lendemain. Cette nouvelle ma força de ne plus quitter le quartier du port, afin de savoir au juste le départ du vaisseau. Le lendemain j'entends le bruit que les marins faisoient pour mettre la caravelle à la voile; je ne fus pas fâché d'être témoin d'une manœuvre qui ne m'intéressoit qu'autant que l'époux de Maria me laissoit le champ libre pendant les trois jours que j'avois encore à demeurer dans l'île. Je vis avec plaisir la caravelle faire route pour Constantinople, & sans perdre un moment, je me mis en chemin pour aller chez Maria; avant de me rendre chez elle, j'achetai chez un marchand juif quatre aulnes de mousseline fine des Indes, pour lui faire des jupets ; ce vêtement est une espèce de gillet fort long que l'on met par-dessus un bénis . Muni de ce présent, je pris par les dehors de la ville mon chemin pour me rendre chez ma belle. Je ne sais si elle pressentoit mon arrivée, mais à peine étois-je auprès de ses fenêtres, qu'elle m'apperçut, & vint avec la rapidité de l'éclair m'ouvrir la porte. Avec quel plaisir je revis ma chère Maria & le sopha, qui nous reçut tous deux! Nous restâmes trois jours & trois nuits ensemble, sans autre compagne que l'amour. Enfin arriva le fatal moment de la séparation: je ne savois comment annoncer mon départ. Je regardai Maria; je vis des larmes couler de ses yeux; je saisis cette occasion: „Ma chère Maria, lui dis-je, sois persuadée que je ne t'oublierai jamais; je ne t'aime pas, je t'adore; le chagrin que j'ai de te quitter influera certainement sur ma santé: je ne crains pas la mort, pourvu que ton image & ton souvenir m'accompagnent dans la tombe. Je pars, il est vrai, tout-à-l'heure, mais je te laisse mon cœur; estime ton mari, fais en sorte qu'il n'ait jamais la plus légère connoissance de notre liaison. Je ne désespère pas que la fortune ne me ramène un jour dans cette île pleine de délices pour moi: j'en chercherai, je te jure, l'occasion le plutôt possible. Adieu donc, adorable Maria“! J'avois une rose à mon doigt; je lui dis, accepte „chère beauté, ce foible présent; je voudrois qu'il eût plus de valeur, il t'appartiendroit de même, je te le laisse, conserve-le soigneusement. Toutes les fois que tu jetteras les yeux dessus, il me rappellera à ton souvenir; tu recevras, par une lettre, de mes nouvelles de Smyrne: ne te laisses pas abbatre par le chagrin. Voilà ce que je te recommande le plus“; à ces mots de profonds soupirs étouffent ma voix; je me lève pour l'embrasser: Maria tout éplorée n'a pas la force de me répondre, elle tourne la tête & tombe évanouie. Me voilà bien embarrassé, je prends la bouteille de vinaigre, & il me fallut trois quarts d'heure pour lui rendre l'usage de ses sens; elle ouvre enfin les yeux noyés de larmes, sans proférer une seule parole, me serre les mains, les retient un instant & me dit, bon voyage! Vous ne me trouverez plus, je meurs de chagrin; je gardai le silence, & je sortis presque aussi malade qu'elle. Arrivé au bateau, je remis un sequin au batelier pour qu'il me procurât de bonne eau-de-vie, du pain, du vin, & d'autres commestibles nécessaires dans notre petite traversée jusqu'à Smyrne, qui n'étoit que de deux jours au plus. Le batelier eut soin de prendre des provisions, pour lui & pour moi, en assez grande quantité; nous fîmes voile avant midi, nous ne couchâmes qu'une nuit en mer, & nous arrivâmes le lendemain à dix heures du soir. Je ne séjournai dans cette ville que le temps nécessaire pour vendre mes marchandises, & pour en acheter d'autres. Mes emplettes finies, je fis la rencontre du capitaine Martin, natif de Gênes; je convins avec lui por mon passage & le transport de mes marchandises; elles furent remises à son bord, au premier vent favorable, il appareilla & mit à la voile. CHAPITRE XXI. Séjour dans l'ile de Paros; ses productions; ses carrières de marbre; distraction du capitaine Martin dans cette île. Le troisième jour de notre départ, un vent de sud-ouest nous fit relâcher dans l'île de Paros, pays remarquable par la grande quantité de coton qu'on y recueille; le cotonnier est un arbrisseau qui n'est pas plus grand que la plante d'où naît la fêve de marais; il produît une douzaine de gousses remplies de coton très-fin & très-blanc. Les femmes de Paros le filent, & fabriquent à l'aiguille des bas & des bonnets. On en trouve toujours une quantité prodigieuse: elles vendent cinq parats la paire de bas communs; elles en ont, qu'elles font payer jusqu'à trente, mais ceux-ci sont très-fins, & se vendroient en France cinq francs la paire. Quant aux bonnets, elle ne les vendent pas cher; les communs sont de quatre parats, & les fins qui pourroient se vendre en France, depuis soixante centimes jusqu'à soixante-quinze & même plus, sont de six parats. On voit que le bénéfice est considérable, puisque le parat ne vaut que cinq centimes de France. Le lendemain de notre arrivée, le capitaine, mon camarade & moi, nous allâmes rendre visite au consul de France. Il étoit en même temps primat de la secte chrétienne du rite romain. Il y avoit aussi un primat pour les Grecs: tous deux prélevoient les droits de carache, & quelques autres, & faisoient bon des deniers, dont ils rendoient compte au Capitan-bacha-amiral de l'Empire ottoman: ce Seigneur tient sous son autorité la plupart des îles de l'Archipel. J'étois connu de réputation dans l'ile, depuis ma résidence à Samos, & le consul me fit beaucoup de politesses, ainsi qu'au capitaine; il nous invita tous trois à dîner, & nous reçut très-bien. Le consul, après le repas, voulut nous faire voir la carrière du plus beau marbre blanc qui soit sur la terre; cette carrière, depuis les siècles les plus réculés, fournit continuellement le même marbre, & le donne toujours de la même beauté. Il nous fit voir ensuite une belle église, presque entièrement construite en marbre de l'île, dans laquelle les deux sectes font leurs offices. Les Grecs célèbrent la messe le matin; les Romains à neuf heures, & chantent les vêpres l'après-midi, donnent la bénédiction, & font, en un mot, les mêmes cérémonies qu'en France. On y trouve aussi des bains, comme ceux de Constantinople & de Smyrne. Le capucin résidant à Paros, & qui y fait les fonctions de pasteur, nous invita fort honnêtement à dîner, nous fit boire d'excellent vin, & nous traita le mieux qu'il put. Le capitaine Martin, à son tour, les invita à venir dîner le lendemain à son bord, ce qu'ils acceptèrent. Il avoit eu la précaution de faire faire la pêche: les alentours de l'île sont trèspoissonneux, & nos matelots prirent une si grande quantité de poissons de toute espèce, qu'après avoir choisi les plus beaux & les meilleurs, il y en eut encore une ample provision pour le consul & le capucin. On leur fit à leur départ, l'honneur de les saluer de cinq coups de canon, le pavillon français fut arboré par devant & par derrière, avec la flamme au perroquet. Après différentes visites & invitations réciproques, le capitaine voyant que le vent sud-ouest souffloit toujours, s'embarqua dans la chaloupe, & se fit mettre à terre. Il m'avoit dit en particulier: je vais monter au village qui est à une lieue d'ici, & j'y resterai jusqu'à ce que les vents changent, & aussitôt je descendrai pour faire appareiller & partir: amusez-vous dans Paros, comme vous pourrez, en attendant le beau temps. Je ne pouvois rien dire, il étoit le maître; mais je me doutai bien qu'il n'alloit pas au village d'en haut, sans y avoir quelque intrigue amoureuse. Je savois qu'il y étoit venu précédemment, & y avoit fait une conquête; ce qui est assez facile dans un endroit où les femmes ne sont pas cruelles. Notre capitaine vêcut donc dans ce village pendant quinze jours; il y couchoit, y mangeoit, & enfin s'y amusoit avec la femme d'un Grec qui étoit absent. Cette conduite ne plût pas aux Primats de l'île. Dans le cours de cette longue absence, il ne parût ni dans la ville de Paros, ni à son vaisseau; le consul qui me voyoit tous les jours, me dit en dînant: votre capitaine tient une conduite très-peu décente, & si les marchands de Marseille qui lui confient le vaisseau en étoient informés, ils lui en ôteroient à coup sûr le commandement. Je tâchai de l'excuser: les vents n'étoient pas favorables. Qui pourra mieux, dis-je, s'en appercevoir, puisqu'il est sur une hauteur? Le consul me répliqua: mais vous ne savez donc pas que les Turcs sont hargneux; s'il arrivoit que le CapitanBacha vint dans ce moment faire sa tournée, pour prélever les droits que nous tenons en dépot, & qu'il apprît que le capitaine Martin attend les vents favorables ailleurs qu'à son bord, il ne manqueroit pas de s'informer du lieu où il peut être: les Grecs s'empresseroient de lui rendre compte de sa conduite; & sur le champ le Bacha feroit partir quatre janissaires, pour l'obliger de venir en rendre compte lui-même. Il en informeroit notre ambassadeur, ainsi que la chambre de commerce de Marseille; & très-certainement l'expédition de votre capitaine lui seroit retirée, ce qui lui causeroit un grand désagrément. Je vous conseille donc de lui envoyer quelqu'un ou d'y aller vous-même, afin de le ramener à son devoir: faites-lui envisager tous les dangers auxquels il s'expose. Je représentai au consul que l'habitude l'emportoit fur toutes les remontrances, même les plus sages, qu'il y avoit lieu de croire que ma démarche ne changeroit point son intention; que ce capitaine ne manqueroit pas de me répondre qu'il étoit maître de ses actions, & qu'il viendroit quand il seroit temps. Vous jugez bien que n'ayant rien à répliquer à cela, il ne me resteroit que la confusion d'avoir fait un voyage inutile. CHAPITRE XXII. Autre distraction du capitaine Martin; promesse de mariage, pour échapper à la nécessité de se marier. J'avois aussi mes raisons pour répondre ainsi au consul; j'étois moi-même amoureux d'une jeune personne assez gentille, nommée Maronda ; elle étoit fille d'un chrétien romain, chez qui j'avois fait emplette d'une partie de bonnets de coton: je me plaisois avec elle, elle se plaisoit également avec moi, & m'avoit rendu heureux après trois jours de fréquentation. Elle contribuoit à me faire trouver mon séjour bien agréable, & j'avois un grand intérêt à defirer que les vents contraires durassent long-temps & retînssent notre capitaine dans son village. Antonaqui, père de Maronda, s'apperçut que mes visites étoient fréquentes & devenoient sérieufes. Un jour, il me dit, en prenant le café, il me paroit que vous aimez ma fille, & que ma fille ne vous hait pas. Je consentirai à un arrangement, si vous le trouvez convenable. Ecoutez-moi: je ne suis pas le plus pauvre de cette île; j'ai des terres, quelques vignes, un jardin, deux maisons & un petit intérêt sur l'exploitation de notre carrière de marbre: si vous aimez réellement Maronda, je consens à vous donner sa main. Je partage, dès ce moment, ma fortune avec vous, & vous deviendrez mon gendre; l'autre moitié de mon bien sera pour ma seconde fille. J'ai entendu parler de vous, & il y a ici des gens qui vous ont vu à Samos; c'est pourquoi je serai enchanté de vous lier à notre famille, & de vous retenir dans notre pays. N'êtes-vous point dans l'intention de répondre à l'offre que je vous fais? En ce cas, je vous prie de cesser vos visites; vous savez qu'ici, ainsi que dans tout l'orient, les filles ont un certain decorum à garder, & si elles n'ont beaucoup de réserve & de modestie, elles courent risque d'être méprisées. Le bon père ajouta: l'île de Paros a un avantage que n'ont pas les autres îles de l'Archipel; il faut que les filles y soient vraiment filles, sans quoi elles ne peuvent s'y marier. On croiroit chez nous manquer à la pudeur, si on n'exerçoit toutes les formalités des orientaux. Il faut donc qu'une fille ne donne jamais ouvertement les motifs de soupçonner sa conduite, & la mienne est précisément dans ce cas avec vous; par conséquent acceptez les offres que je vous fais, ou renoncez entièrement à nous venir voir. Je suis fâché de vous faire ce compliment, mais mon honneur & celui de notre famille m'en font une loi. Voyez, réfléchissez, demain vous me ferez l'honneur de venir prendre le café avec nous, & vous nous communiquerez votre résolution. Je restai stupéfait, & il est bien rare d'être aussi embarrassé que je le fus, quand j'entendis cet honnête homme me parler ainsi. Je concevois très-bien qu'il avoit ses motifs, mais j'avois les miens aussi: j'avois une engagement antérieur en France, & je n'en pouvois plus prendre, sans me compromettre. Forcé à garder le silence, je promis de lui ler les choses pour le mieux faire ma réponse le lendemain à déjeûner; nous tâcherons, lui dis-je, de concilier les choses pour le mieux. Je continuai de faire ma cour à Maronda, pour cacher le trouble où m'avoit jetté la proposition de son père. Mais quelque empressé que je parusse, mes carresses n'étoient plus aussi tendres. Dès ce moment, je ne fus plus qu'un amant ordinaire: la nuit je me consultai, & le parti auquel je m'arrêtai fut celui de feindre. Le lendemain sur les neuf heures, je me rendis chez Maronda, où je trouvai le père & la mère qui apprêtoient le café. Avant qu'on le servît, j'embrassai Maronda; comme elle examinoit furtivement ma contenance, & que je m'en apperçus, je me composai un extérieur qui devoit les mettre tous dans l'erreur. Je montrai plus de gaité, j'affectai un air de contentement parfait. En prenant le déjeûner, on me fit différentes questions; quelle raison m'avoit engagé à quitter Samos, quelle différence je trouvois entre les usages de la Grèce & ceux de la France, quel motif tenoit notre capitaine éloigné, & sur-tout quels vents régnoient le plus long-temps sur la côte; lieux communs qu'il fallut abandonner, pour en venir à la réponse que je devois faire; je pris donc la parole, & m'adressant au père, j'accepte avec beaucoup de plaisir, lui dis-je, l'offre la plus obligeante qui m'ait jamais été faite: mon intention étoit de vous en prévenir; la crainte seule d'un refus m'a jusqu'à présent retenu: mais puisque je vous trouve des dispositions si favorables & si conformes à mes desirs, je n'hésite pas à vous en témoigner toute ma reconnoissance, & vous me voyez dispofé à vous faire, par écrit, une promesse authentique, signée de vous & de moi, par laquelle il sera convenu qu'à mon retour de France, vous m'accorderez la belle Maronda, ainsi que les autres articles que vous avez bien voulu m'offrir & me promettre. Il me seroit impossible de prendre un engagement avant mon voyage de France; j'ai des affaires du plus grand intérêt avec un associé, & il faut que nos partages soient faits ainsi que la vente de nos marchandises; il faut même que je me défasse de quelques biensfonds que je possède dans mon pays, & après que j'aurai mis mes affaires en ordre, je reviendrai à Paros, pour y goûter le repos & le bonheur, en m'um'unissant à votre aimable fille. Le père de Maronda convint que mes observations étoient justes: je rédigeai de concert avec lui, une promesse de mariage, & dès ce moment, j'établis si bien mes droits de mari, que j'avois la liberté de voir ma prétendue seule & sans témoins. Il est inutile de dire ce qui se passoit dans ces délicieux têteàtête; on le conçoit facilement. Quelques jours après, le vent du nord se fait sentir; notre capitaine rassasié de plaisirs, descend de son village & fait tirer le coup de canon du départ. Tous nos gens qui s'amusoient dans Paros, se rendent à bord: j'embrasse ma douce amie, des larmes tombent de nos yeux; je fais mes adieux à la famille, & je cours au vaisseau. Le lendemain nous mîmes au large, mais après avoir passé Cerigo, nous fûmes tellement contrariés par une haute mer, que le capitaine Martin fut forcé de relâcher à la Canée, petite ville de l'île de Candie, qui a un port solide. Nous passions le temps au café, où il y avoit continuellement des étrangers; chacun racontoit ses avantures, elles étoient généralement peu conformes à la vérité; mais, dans un pays lointain, lorsqu'on attend la faveur du temps, on s'amuse de tout. CHAPITRE XXIII. Rencontre d'un Pélerin grec; dîner où les Convives sont servis par des Femmes; discours étrange de ce Pélerin, sur les malheurs de la Grèce; pressentimens de l'invasion de l'Égypte, par une Puissance chrétienne; Astronome turc qui prédit la chûte de l'Empire ottoman; moyen de l'accélérer; à quoi une Messe est-elle encore utile? Un jour l'heure du diner s'approchoit, & le capitaine Martin nous attendoit. Le hasard lui avoit fait rencontrer, pendant que nous étions à la promenade, un Grec âgé, qu'il avoit pris à Constantinople, pour le mener à Alexandrette, ville & port de Syrie, où débarquent habituellement les Grecs, les Arméniens & les Maronites, qui, dans le temps de Pâques, vont en pélerinage à Jérusalem. Ce Grec, s'appelloit Cagi Coumianos ou Pélerin : ces hommes, chez les Turcs, jouissent d'une plus grande considération que les autres, parce qu'ils laissent croître leur barbe, en revenant de se faire Cagi. Les Turcs aiment qu'on les imite. Le Grec invita notre capitaine à venir chez lui, & nous y conduisit pour dîner: je savois bien que je serois également invité; ils avoient besoin de moi pour leur servir d'interprête. Nous allâmes donc chez ce Grec, où nous fûmes très-bien traités. Deux femmes grecques nous servirent; elles avoient sur le visage un voile fin qui leur permettoit de nous voir, sans être apperçues de nous: elles se tenoient debout, l'une ayant à la main une grosse bouteille de bon vin de Candie, l'autre du pain & un couteau, pour en couper au besoin. Le dîner fini, elles nous présentèrent un bassin de cuivre étamé, un pot à l'eau & des serviettes; après nous être essuyés, elles reprirent les serviettes, en nous disant, en grec, grand bien vous fasse, Monsieur, & se retirèrent aussitôt. Notre café pris, nos pipes allumées, Cagi Coumianos me pria de demander au capitaine Martin, s'il y avoit long-temps qu'il étoit parti de France, & s'il n'avoit rien appris de nouveau: je lui répondis pour le capitaine qu'il étoit sorti de France depuis sept mois, & que depuis cette époque il n'avoit rien appris: Eh bien, Monsieur, je suis plus savant que vous, & je vais vous raconter ce qui est venu à ma connoissance. J'arrive depuis peu de Bysance, ville fameuse, autrefois capitale de l'Empire des Grecs; chaque fois, hélas! que je nomme cette grande ville, mes yeux fondent en larmes, mon cœur se remplit de douleur & de tristesse, lorsque je me rappelle l'Empereur Constantin & ses prédécesseurs, qui gouvernoient la Grèce & ce Peuple éclairé, de qui viennent les Sciences & les Arts en tout genre, qu'il a transmis à la postérité. Dans ces temps, les Universités les plus nombreuses étoient dirigées & conduites par des Philosophes. Le Peuple jouissoit de la plus grande liberté, & n'étoit pas accablé d'mpôts arbitraires; la justice étoit rendue par des hommes équitables; on applaudissoit à leurs jugemens toujours conformes aux loix. Ils étoient incorruptibles, & ne se laissoient séduire, ni par l'or, ni par l'argent, métaux toujours dangereux; le Peuple enfin ne craignoit pas qu'ils se laissassent suborner en aucune manière: alors les Grecs étoient parfaitement heureux. Quelle différence aujourd'hui! Ceux qui ont usurpé le trône de cet Empereur chrétien, nous ont rendu les plus malheureux des hommes; ils nous regardent comme le rebut de la nature; ils nous oppriment en cent manières; il n'y a point de persécutions qu'ils n'exercent envers nous, point de cruautés qu'ils ne nous fassent souffrir; ils se font même un mérite de multiplier leurs forfaits, guidés par la fausse morale de leur Alcoran. Après avoir répété cette conversation, j'engageai Cagi Coumianos à continuer, en lui disant qu'elle faisoit le plus sensible plaisir au capitaine. Il reprend en ces termes: “Je revenois, comme je vous l'ai dit, de Constantinople; le bruit court que le feu de la guerre, dans ce moment, est prêt à s'allumer entre le Grand-Seigneur & la Cour de Russie; nos frères, même les plus pacifiques, semblent desirer cette guerre; ils ont marqué la plus vive satisfaction, en apprenant cette nouvelle. Cette déclaration une fois publiée, plus de cinquante mille Grecs se disposent à partir pour se ranger sous les drapeaux de l'Impératrice, prêts à répandre jusqu'à la dernière goutte de leur sang, pour abbatre ce colosse que sa hauteur énorme fera écrouler sous son propre poids, sur-tout, si les bras de nos frères & leur courage essayent de l'ébranler. Je trouve même très-surprenant qu'aucune des Puissances de vos contrées n'ait pas cherché à l'attaquer dans ses possessions du Levant, comme en Egypte, en Syrie, dans la Morée & les Iles de l'Archipel. Cette Puissance auroit, à-coup-sûr, augmenté ses forces d'une infinité de Grecs, d'Arméniens, de Coptes ou Maronites, tous mécontens; les Juifs même seroient venus à son secours, & l'auroient fecondée par leur fortune & par leurs armes, pour opérer la destruction de leurs tyrans. “Je te prie de dire à ton capitaine, & rien n'est plus vrai, que notre haine contre les Musulmans est à son comble; que nous ne respirons qu'après le moment de mettre nos phalanges en état d'activité, afin de briser nos fers & sortir d'un esclavage aussi dur qu'avilissant. Pour y parvenir d'une manière sûre, il faudroit qu'un bon Diplomate & Ingénieur tout-à-la-fois, sachant bien notre langue, pût venir reconnoître les forces ottomanes, les forteresses, les villes & autres lieux en état de défense, leurs positions bien exactes, prendre connoissance des routes & des chemins. Muni de toutes ces observations, il seroit en état d'en rendre compte à son Gouvernement, qui, d'après ces éclaircissemens, prendroit les mesures nécessaires pour conquérir ce vaste Empire, cette terre délicieuse profanée depuis si long-temps, & qui continuera de l'être tant qu'elle sera sous le despotisme de la fecte des Mahométans.“ „Il y a à Constantinople un homme qui, par ses opérations astronomiques & géométriques, prédit qu'une révolution prochaine détruira le fantôme qui gouverne l'Orient, qu'il est monté au faîte de la gloire, que la tête lui tourne, & qu'il ne peut éviter de se précipiter. (Voilà les termes, dont il se sert dans sa prédiction.) Je souhaite qu'elle se réalise; n'est-il pas temps que cette destruction s'effectue? Les César, les Alexandre, les Pompée ont disparu, ainsi que leurs successeurs; les royaumes, les provinces, les villes ont changé de maîtres; une partie de leurs richesses a été la proie de la mer: des Empereurs, des Rois, des Souverains, sous d'autres dénominations, ont été subjugués & détrônés, des Républiques envahies, des places fortes détruites de fond en comble. Des religions ont fait place à d'autres religions; les systêmes nouveaux ont eu la préférence sur ceux qu'on avoit adoptés pendant des siècles; les mœurs même plus durables que les Empires, ont, par la suite des temps, éprouvé des révolutions. Les Turcs en attendent une prochaine; j'en connois une foule qui m'ont avoué de bonne foi que leur Empire ne pouvoit se soutenir long-temps. Ceux d'entr'eux qui matière de religion, qui pensent bien différemment de la masse commune des Musulmans, disent: nous sommes ignorans, la Constitution de notre Empire, ou pour mieux dire, de notre Gouvernement arbitraire, nous défend de nous instruire. C'est au moyen de ce défaut de lumières que Mahomet a contenu ses prosélytes, qu'il a agrandi son Empire. Il a donné des loix, pour ne pas dire des fers aux Arabes, lorsqu'ils étoient sans Gouvernement, qu'ils avoient abandonné les sciences. Les uns étoient athées, les autres idolâtres, les autres juifs; une partie enfin de ces peuples professoit le christianisme, & cette dernière fecte étoit sans cesse en contradiction sur sa croyance & sur ses dogmes, ce qui produisit une infinité de schismes qui les ont toujours divisés, & qui ont été la cause de leur asservissement. “Mahomet, nouveau législateur, le cimetère à la main, annonçoit aux ignorans de ce vaste pays, un tissu d'absurdités qu'il nommoit sa doctrine, & qu'il parvint à faire adopter par la violence. Sa religion prit naissance dans un petit canton de l'Arabie; il entraîna dans sa secte un certain nombre d'hommes qui grossit à mesure qu'il s'emparoit des provinces & envahissoit les propriétés dans la Syrie & dans l'Egypte. Il permit la tyrannie, les vexations, le meurtre même contre toute espèce de secte qui refusoit d'adopter ses absurdités, & promit aux vrais croyans un paradis qui flattoit leurs sens. Il chercha à persuader que toute la théologie consistoit dans une foi parfaite; enfin, cet homme étonnant, l'Alcoran à la main, a subjugué les deux tiers du monde connu. L'autre tiers, dont les États sont éloignés de nous, faisoit peu d'attention aux progrès rapides de Mahomet, il s'appliquoit à l'étude à étendre les diverses branches de des Sciences, à la culture des Arts & Commerce. Il arrivera que cette poignée d'hommes, un jour, connoîtra le fruit de son travail, sa supériorité dans la tactique militaire qu'il a étudiée & perfectionnée, tant par théorie que par pratique, & qu'il la mettra en œuvre pour venir fondre sur nos provinces, les envahir les unes après les autres, & subjuguer le peuple innombrable qui les habite. Quelle défense ces ennemis du genre humain opposerontils aux armes de leurs conquérans? Ils n'ont point de places fortifiées; ce qu'ils appellent leurs forts sont dans le plus mauvais état. Leurs soldats ne sont point aguerris, ils n'ont nulle teinture de la discipline militaire; les noms de génie & d'ingénieurs sont étrangers pour eux; si depuis quelque temps ils lancent des bombes, ils n'en connoissent pas la direction; si enfin leur usage s'est introduit chez eux, il leur a été enseigné par un Français, sans lequel ils ignoreroient encore ce que sont un mortier, une bombe, ainsi que la manière de s'en servir. “Je suis persuadé, mon cher Français, que les Turcs s'attendent à perdre la partie européenne de leur Empire: la Russie s'est emparée de la Crimée & de la plus grande partie de la Tartarie turque; la mer d'Asow est également tombée sous sa domination. Si les autres chrétiens avoient secondé le prince Héraclius qui a mis sous son despotisme toute la Géorgie; si aujourd'hui encore ils venoient fondre sur la Morée, les Grecs qui habitent cette contrée fertile, & qui sont très-nombreux, ne manqueroient pas de se réunir aux conquérans. On s'est déjà apperçu qu'ils n'ont plus cette timidité qui les rendoit craintifs à la vue d'un Turc, & que ce dernier commence à prendre des précautions pour leur parler, & lorsqu'un chrétien a bon droit, il ne balance plus à le faire vivement sentir. “Les Grecs de l'Archipel ont imité ceux de la Morée, de la Mésopotamie & de la Circassie; des Chrétiens enfin ne baissent plus la voix devant un Turc, malgré que souvent la justice ne leur ait pas octroyé le bon droit qu'ils croyoient avoir. Je juge par là qu'une révolution prochaine se fera sentir dans ce vaste pays, & que cette secousse y opérera de grands changemens. “Voilà l'entretien continuel de ceux qui fréquentent les cafés de Constantinople, de Smyrne & de toutes les villes peuplées & commerçantes de l'Empire ottoman. Quant à moi, je soutiens qu'un évènement imprévu, dont l'effet ne surprendra personne, nous rétablira dans nos droits, que nous regardons comme imprescriptibles, & relevera le trône de nos pères. “Votre Capitaine est-il dévôt? dites-lui, je vous prie, que tous les mois, je fais dire une messe pour obtenir de Jesus-Christ, par l'intercession de la Vierge, qu'il daigne nous envoyer une Puissance, fût-elle étrangère, pour se joindre à nous, dussions-nous être gouvernés par elle. La Puissance turque, une fois détruite, nous verrions renaître notre antique splendeur, nous formerions sous l'étendard de la liberté des bataillons nombreux, pleins de courage & inftruits par les guerriers d'Occident. J'ai deux fils de ma première femme & deux de la seconde; j'imprime tous les jours dans leur cœur le courage nécessaire pour tirer vengeance de cette race infâme “d'ennemis de la raison.“ Je répétai complaisamment au capitaine Martin, le long discours de Cagi Coumianos ; ensuite je pris la parole, & lui dis: vous ne m'apprenez rien de nouveau; & à cette occasion je lui racontai la pareille prédiction qu'Ali-Pacha, janissaire avoit faite à Smyrne, en buvant mon vin de force, dans le Caravassaly de cette ville. Tu vois donc, mon cher Cagi Coumianos , que d'après le raisonnement d'un Turc, qui n'a d'autre philosophie que le gros bon sens, ton astronome de Bysance n'est pas le seul qui prédise la chûte de cet Empire. Je conjecture avec assez de fondement, qu'Ali-Pacha n'est pas non plus le seul, qui desire d'être affranchi d'une multitude de formalités aussi sottes en elles-mêmes, que pénibles aux vrais croyans. On peut en conclure que les mécontens se feroient un vrai plaisir de s'enrôler & de se joindre avec tous les Grecs, & qu'ils ne feroient qu'un corps avec les Occidentaux accourus pour vous secourir. Je vois clairement que la conquête de ce vaste Empire, ne dureroit pas deux ans, & qu'il succomberoit sous les forces réunies de tous les autres Chrétiens. Cagi Coumianos répondit: je suis de votre avis, Monsieur le Français, la Russie seule nous en montre un exemple die d'une manière prodigieuse dans très-bien frappant; cette Puissance s'est agranpeu de temps; elle a attiré chez elle une quantité innombrable de Grecs & autant de Turcs tartares, dont la plupart vivent dans la Religion chrétienne. Je lui répliquai: nous prendrons ce temps quand il viendra; peut-être n'est-il pas éloigné. Mon capitaine vous remercie de la politesse que vous nous avez faite; il me charge de vous prier de venir vous & vos quatre fils, après demain dimanche, à bord du vaisseau; il se fait un plaisir de vous y recevoir à dîner: en mon particulier je vous engage à vous y rendre. Cagi Coumianos nous donna sa parole & se chargea de nous acheter des poules, des œufs, de taine lui laissa trois sequins pour ces la salade & de la viande fraîche: le capiemplettes, ensuite nous nous rendîmes à notre bord. CHAPITRE XXIV. Caractère des Candiotes; leur penchant pour le retour au Christianisme; productions de leur île, son commerce, son importance politique; opinion d'un Turc à ce sujet, & sur l'invasion de l'Egypre. Le dimanche suivant, vers onze heures du matin, Cagi Coumianos & ses quatre fils se rendirent à bord avec les provisions. Le capitaine Martin avoit envoyé pêcher au large & hors du port; l'on avoit pris une quantité suffisante de poissons. Nous régalâmes nos Grecs; on leur fit boire du vin de Provence qu'ils trouvèrent délicieux, quoique bien inférieur à celui de Candie. Dans le courant du dîner, ils nous entretinrent sur les vices & les mœurs des Candiotes; Cagi Coumianos nous dit que les habitans de cette île étoient naturellement inconstans, qu'ils ne tenoient que par un fil à la religion turque, qu'ils en connoissoient tout le ridicule & le fanatisme, qu'enfin ils avoient été chrétiens dans les premiers temps, que s'ils avoient renoncé à la religion de leurs pères, c'étoit pour occuper des places importantes, & pour avoir l'imposante supériorité sur les autres; mais que dans le fond du cœur ce peuple avoit plus d'inclination pour le christianisme que pour la religion absurde des Mahométans, & que si les choses venoient à changer, il seroit bientôt déterminé à l'abjurer, & embrasseroit le parti du plus fort, tant pour le spirituel que pour le temporel. Il nous fit ensuite la description du sol de cette île; il vanta la salubrité de l'air, la production abondante du coton, de la soie; il parla aussi de la quantité & de la qualité du laitage, du beurre & du fromage qu'on y fait, de toutes les espèces de fruits qu'on y recueille; il nous dit enfin qu'on y amassoit beaucoup de soude, et que le savon qu'on y fabriquoit étoit supérieur à celui de Marseille. Toutes ces denrées, ajouta-t-il, sont exportées & répandues dans les grandes villes de la Turquie. La description intéressante que ce Grec nous fit de cette île charmante, autrefois un royaume, en nous instruisant, nous amusa beaucoup: elle est à quarante lieues, au sud, d'Alexandrie en Egypte, à dix lieues de Chypre, à l'est, à cinq de Rhodes, à cinq enfin de Cerigo, au nord-ouest. Elle doit être regardée comme une barrière qui se trouve à l'entrée de l'Archipel. D'après ces notions & celles que j'en ai prises moi-même, je ne doute pas que, s'il arrivoit une révolution bien combinée, les habitans de cette ile embrasseroient le parti de ceux de la Morée, & s'uniroient aux Grecs pour sortir les uns & les autres de l'esclavage. Enfin, dans les contrées, dans les ports, dans les villes où j'ai résidé pendant l'espace de temps que j'ai resté dans ces lieux, j'ai entendu les Grecs, les Turcs même, & toutes les nations du Levant, dire qu'ils s'attendoient à une révolution, qu'ils y étoient tous disposés. Durant le dîner, Cagi Coumianos nous développa toutes ses idées avec chaleur: mais nous n'eûmes pas l'attention de remarquer qu'il y avoit sur le vaisseau un Turc candiotte, ami d'un de nos gens à qui il rendoit visite, & qui étoit venu à son invitation, pour l'amuser sur notre bord. Ce Turc, nommé Selim Bacha, étoit sous le gaillard d'avant, & avoit entendu toute notre conversation. Au moment de notre séparation, Cagi Coumianos l'apperçut & le salua à la manière dont les Chrétiens saluent les Turcs, sans lui donner le salamalek. Selim Bacha lui rendit le salut & dit: j'ai entendu toute votre conversation, & il me paroît que le bruit des grands évènemens que nous prévoyons, se répand de plus en plus. Je suis arrivé depuis peu d'Alexandrie, où j'ai entendu dire qu'avant peu les Puissances d'Occident viendroient envahir l'Egypte: je vous avoue, Messieurs, que cette conquête seroit d'une grande importance pour les Occidentaux, qui tireroient par-là les marchandises précieuses qu'ils ont coutume de faire venir des Indes; ils éviteroient le trajet immense qu'ils font dans la traversée des grandes mers, & les Indiens auroient également les denrées de l'Occident par une voie bien plus courte: les intérêts de notre nation seroient extrêmement lésés par ce nouvel arrangement. Tout ce que je vous dis n'est qu'un bruit sourd; mais je connois le caractère des Egyptiens si mauvais, que j'y prévois beaucoup d'entraves. Ce projet, d'ailleurs, a été agité plusieurs fois & n'a pu être effectué; je doute même que de long-temps il réussisse sans le secours d'une révolution générale, & il ne me paroît pas aisé de la mettre à exécution. Quant à moi, je suis du sentiment commun de mes compattiotes, qui, bien loin de s'y opposer, paroissent au contraire la desirer de tout leur cœur. Que l'on humilie l'orgueil insupportable des Arabes, principalement de ceux de la secte de Mamelouk qui ne veulent être subordonnés à qui que ce soit. L'Égypte, dont je viens de parler, n'est d'aucun rapport pour notre gouvernement. Chaque année le Sultan y envoye trois ou quatre caravelles pour y lever les droits: il arrive souvent que le Capitan-Bacha, qui est chargé de pouvoir, s'en retourne avec rien ou très-peu de chose. Les Bachas qui commandent le grand Caire, n'ignorent pas l'arrivée du Capitan-Bacha; à son approche ils fuient tous de cette ville, & n'y reparoissent qu'après le départ des caravelles. Cette province s'est toujours montrée rebelle, & l'on n'a pu parvenir à la soumettre qu'en éprouvant les plus grandes difficultés. Je rapportai au capitaine tout ce qu'avoit dit Selim Bacha; mais comme nous ne le connoissions pas, et qu'il étoit dangereux qu'il ne fît quelques dénonciations contre nous dans son pays, sur-tout auprès des autorités constituées, nous jugeâmes à propos d'user de la plus grande prudence, & ne fîmes aucune réponse. Cagi Coumianos , satisfait de la bonne réception qu'on lui avoit faite, prit congé de nous. CHAPITRE XXV. Ruse du capitaine Martin pour échapper aux Mainotes; trait de cruauté de ce Génois. Les vents changérent & devinrent favorables. Le capitaine Martin, voulant profiter du beau temps, alla faire viser sa patente par le consul de la Canée: aussitôt qu'elle fut expédiée, il vint faire appareiller son bâtiment, & nous partîmes le même soir avec un petit vent de terre. Le lendemain, vers midi, nous apperçûmes une longue barque qui étoit sur le vent par rapport à nous: après l'avoir examinée quelque temps, & voyant qu'elle cherchoit à nous approcher, le capitaine Martin nous dit: mes enfans, nous sommes ici près des Mainotes; vous savez qu'ils ne font pas de grace; s'ils nous atteignent, nous devons nous attendre à perdre notre vaisseau & peut-être la vie. Il faut done que nous nous préparions à nous défendre & à perdre jusqu'à la dernière goutte de notre sang, plutôt que de nous laisser prendre. Tous nos matelots se mirent en état de défense & parurent disposés à ne pas céder. La félouque s'avançoit toujours, & avec des lunettes il fut aisé de distinguer dix-huit hommes, qui voguoient & dix autres qui étoient à la poupe de la barque, armés tous jusqu'aux dents. Le capitaine Martin crut qu'avec ses quatre canons de quatre livre de balles & quatorze hommes que nous étions d'équipage, cela suffiroit pour nous défendre; mais d'après les réflexions que je lui fis faire, il convint qu'il étoit hors d'état de résister à la mousqueterie des Mainotes, malgré la précaution qu'il prit de faire bastinguer tout le tour du vaisseau avec les strapontains, les paillets, les voiles, & enfin avec tout ce qu'on jugea propre à empêcher les balles de traverser. Il me vint une idée qui prévalut sur les mesures que le capitaine Martin prenoit, je la lui communiquai en présence de tout l'équipage, et je dis: Monsieur, ces forbans ne chercheront pas à vous attaquer par les côtés du vaisseau, parce qu'ils voyent tres-bien que nous avons deux canons de chaque côté, & pour les éviter ils nous harcelleront par la ponpe & ajusteront des coups de fusil à chacun de nous qu'ils verront paroître; vous connoissez leurs armes: nos fusils sont courts, les leurs sont coulevrinés, par conséquent plus longs & portent plus loin; lorsqu'ils seront tout-à-fait sous les fenêtres de la poupe, ils jetteront les grapins & monteront à l'abordage: si vous voulez exécuter le dessein que je vais vous donner, nous pourrons leur échapper. Nous ne pouvons pas douter que cette felouque allongée ne soit une de celles dont se servent les Mainotes; il n'y a point d'ailleurs de nation qui fasse usage de ces espèces de bâtimens dans les mers où nous sommes, & nous voilà peu éloignés du port aux Cailles, qui est leur repaire. Le capitaine Martin me demanda quel étoit le moyen que j'avois proposé, & me pria de le développer. „Avant que l'ennemi soit tout-à-fait sur nous, lui dis-je, il nous reste peu de temps, il faut nous hâter de l'employer. Faites scier le trumeau de la fenêtre de votre chambre; de ces deux fenêtres, formées par le trumeau, nous n'en ferons qu'une grande, nous la masquerons avec une des voiles du grand mât: on sciera encore le gros mât qui est de rechange, de la longueur de vos canons, nous les attacherons par dehors à chaque côté du vaisseau, après en avoir retiré les quatre canons qu'on tiendra tout chargés à boulet & à mitraille, & on les placera dans votre chambre. “Ces canons seront masqués par la grande voile qui les couvrira entièrement. A mesure que l'ennemi s'avancera pour nous prendre par la poupe, nous ferons ensorte de lui montrer toujours le côté, en cherchant à lui persuader que nous avons intention de faire usage de nos canons postiches. Les Mainotes, pour les éviter, rameront toujours de manière à s'écarter du danger, & feront tous leurs efforts pour monter à l'abordage par derrière. Dès qu'ils seront tout-à-fait à la portée de nos canons, vous ferez signe à celui qui tiendra la voile par-dessus le tillac, de la laisser tomber, & de suite le canonnier visera la poupe & la proue de la felouque; il lâchera sa bordée, c'est-à-dire que les quatre canons partiront à-la-fois, & si le hasard veut que ces coups portent avantageusement, vous verrez la felouque fracassée & les Mainotes hors d'état de nous faire le moindre mal“. Le capitaine trouva mon plan judicieux & se détermina à l'exécuter. Aussi-tôt il fit scier le trumeau des fenêtres & n'en fit qu'une grande: les quatre canons chargés furent déplacés & transportés dans la chambre; on les masqua, comme je l'avois recommandé, avec une grande voile soutenue par deux hommes qui en tenoient les doux coins sur le tillac de derrière, à chaque côté de la poupe. Ces deux hommes, pour éviter les coups de fusil des Mainotes se tenoient assis sur le tillac. Les canons postiches furent mis à bas bord & à tribord, à la place des vrais canons. Au bout de deux heures les forbans furent près de nous & crioient à toute force: „Rends-toi, Français“, & faisoient sur nous un feu continuel; mais malgré la longue portée de leurs fusils, les balles ne pouvoient traverser nos bastingages. Lorsqu'ils furent tout-à-fait à la portée de nos canons, la voile qui les masquoit ainsi que la fenêtre fut lâchée au moment même que l'on mit le feu aux canons; ils partirent presque à-la-fois, deux frappèrent la poupe de la felouque & les deux autres la proue. Ces coups firent un si merveilleux effet que la felouque fut brisée entièrement, & il n'en parut que des débris sur l'eau. Il ne resta que cinq de ces brigands qui s'étoient sauvés au hasard, & tâchoient, en nageant, de joindre notre bord, en criant à toute force: gracia, gracia, Francheso! Le capitaine Martin qui avoit conservé le caractère génois, en donna une preuve par une acte de cruauté: il ordonna de couper les bras de ceux d'entre ces malheureux qui aborderoient. Effectivement il y en eut deux qui faisoient leurs efforts pour prendre, soit un cordage, soit le gouvernail derrière le vaisseau; mais nos matelots, lorsque ces infortunés étoient à portée, les atteignoient à coups de sabre sur les bras & sur la tête, & les forçoient ainsi à lâcher prise. Comme nous forçâmes de voile, nous les eûmes bien-tôt perdus de vue. Le capitaine Martin ne cessoit de se féliciter d'avoir suivi mon conseil qui l'avoit sauvé des mains des forbans; il sut gré aux matelots de leur activité & du courage qu'ils avoient montré constamment depuis la pointe du jour, que nous avions apperçu la felouque, & pour leur en marquer sa reconnoissance, il fit tuer six poules & leur fit préparer un régal extraordinaire; il accorda à tout l'équipage la ration de vin & d'eaudevie double, & donna trois livres à chacun, en sorte que la journée se passa dans la joie & dans les plaisirs. Comme les vents nous contrarioient beaucoup, nous fûmes dans la nécessité de louvoyer pendant huit jours pour aterrer sur l'île de Malte que nous laissâmes à gauche, & celle de Sicile à droite. Dans cet intervalle, chaque jour que le capitaine étoit de quart, depuis huit heures du soir jusqu'à minuit, il me prioit de veiller avec lui: le temps étoit beau, les chaleurs m'empêchoient de dormir, aussi prenois-je le plaisir à le distraire pendant son quart. Il m'engagea à lui faire le détail bien circonstancié des différentes observations que j'avois faites dans le Levant. Il étoit curieux de connoître mon opinion sur les mœurs, le caractère & les usages des Ottomans, ce que je pensois sur la manière dont on rend la justice chez eux; enfin il desiroit savoir quelles sont les forces du Gouvernement Turc. CHAPITRE XXVI. Le capitaine Martin raconte ses amours dans l'île de Paros; propositions avantageuses que lui fait son interprête. Après avoir fait, au capitaine, le tableau exact & bien circonstancié sur les mœurs, les usages & le caractère des Turcs, il me dit: je ne croyois pas que vous fussiez si bien instruit. Il me paroît que si vous étiez connu à Paris, vous obtiendriez facilement une commission lucrative; mais puisque vous avez eu la complaisance de me satisfaire sut toutes les demandes que je vous ai faites, je me crois, à mon tour, obligé de vous faire la confidence de ce que j'ai éprouvé dans l'ile de Paros, dans le temps qué nous y étions, vous dans la ville, & moi au village sur la montagne. Je lui répondis: ce que vous allez me raconter m'intéressera plus que je ne vous ai intéressé dans ma narration, d'autant plus que tout ce qu'elle renferme n'est pas nouveau. Il y a eu tant de voyageurs français qui ont parcouru ce vaste empire, fait des observations les plus détaillées, instruit notre nation sur tout ce qui s'y fait & ce qui s'y passe! ces observateurs n'ont rien oublié; ils sont entrés, comme moi, dans les plus petites particularités qu'on remarque dans le Levant, pour en donner la connoissance au public par la voie de l'impression. Le capitaine Martin me témoigne sa reconnoissance, & commence ainsi son récit: „J'ai passé huit jours entiers dans la maison d'un Grec qui, depuis trois mois, étoit absent de Paros. Il se nommoit Dimitraki: j'avois fait sa connoissance à Smyrne; il m'avoit servi en qualité de journalier pour tourner le cabestan, dans le temps que j'estivois mon bâtiment de coton. J'appris que sa résidence étoit à Paros, qu'il y étoit établi, qu'il avoit son épouse & une fille, & que la nécessité de gagner de l'argent le forçoit de quitter sa maison pour aller travailler dans les villes de commerce, & de rapporter son gain à Paros pour subvenir aux besoins de sa famille. Vous vous rappellerez, sans doute, ce qu'il nous a fallu de temps pour voir les curiosités de cette île, & les plaisirs que nous avons goûté chez le Consul. “Comme l'on s'ennuie de tout, & que les vents ne cessoient de nous être contraires, je me souvins de Dimitraki, d'autant mieux qu'il m'avoit appris qu'il avoit son épouse & sa fille dans un village de Paros. La curiosité me porta à me rendre dans ce village; je me munis de sequins & j'emportai quelques boëtes de confitures. Avec cette précaution, il ne me fut pas difficile de trouver la maison de Dimitraki, dans laquelle j'en trai. Son épouse & sa fille, qui ne me connoissoient pas, furent étran“gement surprises de voir arriver chez elles un Français; cependant la manière dont je me présentai les engagea à me recevoir avec affabilité. “Après les avoir rassurées sur l'objet de ma visite, je leur donnai des nouvelles de Dimitraki, je leur dis qu'il m'avoit chargé de leur faire ses complimens & de m'informer d'elles si quelque secours d'argent leur feroit plaisir, que dans ce cas je leur en donnerois. Je les priai, en conséquence de ne point se gêner avec moi, & que je leur offrois mes services du meilleur de mon cœur. „Jugez combien ces deux personnes furent agréablement surprises. Elles me firent toutes sortes de remercîmens & m'invitèrent à rester la soirée chez elles, me faisant observer qu'il étoit trop tard pour retourner à mon vaisseau. J'acceptai cette offre, & je les avois, en quelque sorte, forcées à me la faire, en prenant la précaution d'arriver un peu tard chez elles. “Je feignis néanmoins de me rendre, avec peine, aux sollicitations que me fit l'épouse de Dimitraki; je lui dis qu'en acceptant son offre obligeante, ce ne seroit qu'à la condition de me charger de toute la dépense que je pourrois occasionner. “Je vois bien, Monsieur, que vous êtes judicieux & que vous prévoyez que nous ne sommes pas riches. Dimitraki n'aura pas manqué de vous instruire de notre position: vous ferez donc ce que vous jugerez à propos. “Je donnai, dans le moment, un sequin à Catharina, femme de Dimitraki, qui alla, au plus vîte, chercher un poulet; elle le mit en fricassée & pour désert que du fromage; mais nous donna à souper. Elle n'avoit nous bûmes de bon vin & de l'eau-de-vie de Scio. En soupant j'examinai sa fille Antonia; elle me parut bien faite. Son âge étoit d'environ dix-sept ans, sa taille haute, fine & bien prise; elle avoit la peau blanche comme le lys, ses dents sembloient être faites d'yvoire. Ajoutez à cela des grands yeux noirs, où se peignoit la volupté. Ses cheveux, couleur d'or, tressés avec art, descendoient jusqu'aux genoux: elle avoit, comme toutes les femmes du Levant, le regard tendre & languissant. “A peine avois-je fini de souper que je me sentis violemment touché des charmes de cette jeune personne; j'en devins éperdument amoureux. Je ne pus même cacher, à sa mère Catharina, que j'étois sensible a la beauté de sa fille. Cette mère respectable ne parut ni surprise ni choquée de mon aveu. Les habîtans de l'ile de Paros n'ont point d'aversion pour les Français; ils savent que notre nation est généreuse, que nous n'hésitons pas de faire des libéralités dans mille occasions. Nous avons d'ailleurs l'usage de ne point paroître tracassiers dans le prix des choses qui nous conviennent, et pour peu que nous payons les denrées au-dessus de ce qu'elles valent, ce léger excédent est considéré comme un acte de générosité, eu égard au prix médiocre que nous coûtent les marchandises que ces insulaires ont l'usage de nous vendre. “Après souper, je priai Catharina de permettre à sa fille de faire un tour de promenade avec moi dans un petit jardin situé derrière la maison: mon intention étoit de lui faire comprendre toute la violence de mon amour & de faire en sorte de lui en inspirer; mon embarras étoit de me faire entendre pas signes, puisque je n'avois pas la plus légère teinture de la langue grecque, ni de celle des Turcs. Je fatiguois mon imagination sur les moyens de parvenir à mon but, lorsque la mère, àprès avoir fini les petits détails de ménage, me donna à entendre qu'elle nous accompagneroit dans notre promenade. “Les orangers, les lys, les tubereuses, le jasmin & le chevrefeuil tous en fleur, rendoient ce lieu delectable, & un vent léger du soir nous faisoit respirer l'odeur suave que ces fleurs répandoient autour de nous. “Arrivés au fond du jardin, Catharina nous fit entrer sous un berceau clos & couvert par les branches & le feuillage de ces arbrisseaux odoriférans, & où l'on avoit pratiqué des sièges de gazon tout au tour. Catharina me fit asseoir et me fit comprendre que la maison qu'elle habitoit, ainsi que ses dépendances, provenoient de la succession du père de son époux, mais que le jardin ne leur appartenoit pas, qu'ils en avoient néanmoins la jouissance jusqu'au retour d'un frère de son mari, absent depuis dix ans; mais que s'il étoit mort, par hasard, dans son voyage, la propriété leur en restoit de plein droit. “J'entendois difficilement ce que Catharina me disoit: si je l'ai su depuis, je le dois à un Grec de ce village, qui parloit parfaitement le provençal. Dans une visite que cet insulaire rendit à la femme de Dimitraki, il se fit un plaisir de me parler & de m'expliquer ce qu'on vouloit me faire comprendre. Comme il me parut qu'il avoit besoin de gagner de l'argent, je l'engageai à me tenir compagnie & à me servir d'interprête tout le temps que je demeurai dans ce village. “Je ne pouvois pas y séjourner long-temps; j'attendois, pour partir de Paros, un vent favorable qui pouvoit souffler d'un moment à l'autre. Alors je me trouvois forcé d'abandonnér le village, Antonia, sa mère, “& leur habitation où je goûtois beau“coup de plaisirs, de m'éloigner enfin pour toujours de cette île charmante. “Je dirigeai donc mon entreprise de manière à réussir promptement. Cette première soirée, néanmoins, “n'avança pas beaucoup mes espérances; je n'en recueillis que quelques baisers appliqués furtivement sur la belle main de cette fille qu'elle retitiroit foiblement. “La mère, qui avoit eu l'attention de me préparer un lit, m'avertit qu'il étoit temps de quitter le jardin, & qu'elle desiroit que j'allasse me reposer: quoiqu'elle ne me parlât que par signes, je comprenois tout. “Rendu au logis, elles me conduisirent dans une petite chambre à côté de la leur, & m'ayant montré le lit que je devois occuper, elles se retirèrent en me disant: bonne nuit, monsieur ; je ne répondis qu'en faisant signe à Antonia de venir partager ma couche; elle se mit à rire. La mère s'étant apperçue de mon geste & dé“mêlant mes intentions, jetta sur sa fille un regard severe, ensuite me regarda en disant: que Dieu nous en préserve ; ensuite elles disparurent. “Quoique je fusse très-bien couché, mon lit étant composé de quatre matelats, couvert de draps blancs, avec des oreillers de très-bonnes plumes, je ne fermai pas l'œil de toute la nuit. Mon esprit s'étoit mis à la torture pour imaginer le moyen de me mettre bien dans celui de la jeune fille. “Croiriez-vous, Monsieur, que Catharina, convaincue que j'avois conçu de l'amour pour Antonia, avoit déjà formé le projet de me contraindre à l'épouser? Pour m'y préparer, elle entra le lendemain matin dans ma chambre, s'approcha de mon lit & me dit en grec: Monsieur, comment avez-vous passé la nuit? Ne comprenant pas ses paroles, je me contentai de la saluer d'un signe de tête; mais le Grec qui me servoit de truchement, étant venu me rendre visite, m'expliqua ce qu'elle m'avoit dit. Après une courte conversation, & sitôt que je fus habillé, je trouvai le déjeûner tout prêt: Catharina, Antonia sa fille, l'interprête & moi nous prîmes place à table. On nous servit des œufs frais à la coque, des sardines de France en salade, & de l'excellent vin de Paros: après nous être salués réciproquement en buvant, je hasardai de faire dire, par l'interprête, à Catharina, que j'aimois passionnément sa fille, & que je ne pouvois pas vivre sans elle. L'interprête qui habitoit le même village, qui devoit s'intéresser plus naturellement à sa payse qu'à moi, conduit peut-être par un motif d'intérêt, d'une récompense enfin quelconque, me dit: il paroît, Monsieur, que cette jeune fille vous plaît; si vous croyez contribuer à votre bonheur & à votre tranquillité en la possédant, & si vous cherchez également à la rendre heureuse; je dois vous dire que j'ai consulté son cœur. Elle ne paroît pas s'éloigner de satisfaire vos desirs, pourvu que ce soit sous l'auspice des loix, & en contractant avec vous les liens d'un mariage légitime: Vous êtes chrétien comme nous, & si vous desirez obtenir sa main, je me charge de vous unir. “Mon cher interprête, lui répliquai-je, non-seulement je desire ce moment heureux, mais je consacrerois une partie de ma fortune pour l'accélérer. Il est bien malheureux pour moi d'ignorer la langue du pays, si je la connoissois, j'aurois du moins la satisfaction de lui découvrir ce qui se passe dans mon cœur, & de lui faire part du desir sincere que j'ai de la posséder. “Vous savez que je suis capitaine du vaisseau qui est dans votre port de Paros; mon bâtiment est chargé pour la France. Je ne peux me dispenser d'aller rendre mes comptes aux négocians, avec lesquels j'ai traité; il faut en outre que je désarme mon bâtiment. Aussitôt que j'aurai terminé mes affaires & que j'aurai trouvé un nolisement pour le Levant, mon premier soin sera de me rendre auprès de ma chère Antonia, qui seule remplit ma pensée, qui est devenue dans un moment l'objet de ma félicité entière. Répétez-lui, je vous prie, mes sentimens, & offrez à sa mère, de ma part, tout ce que je possède ici en fonds; j'en ferai volontiers l'abandon en sa faveur. “L'interprête rendit bien exactement à Catharina & à sa fille tout ce que je lui avois communiqué; son discours fit sur l'esprit de l'une & de l'autre, l'effet merveilleux que j'en attendois; aussi me comblèrent-elles de toutes sortes d'honnêtetés. Elles s'opposèrent à mon départ & me dirent qu'il y avoit le lendemain un mariage, qu'elles étoient du nombre des convives, qu'il falloit que je restasse au village pour prendre part aux amusemens qui suivent cette cérémonie, & qu'elles se feroient une grande joie de m'y admettre. “J'acceptai la partie. Le reste de la journée se passa agréablement pour moi; Antonia eut la liberté de me tenir compagnie seule, pendant que sa mère étoit occupée à faire le dîner. Nous allâmes au jardin, & nous trouvant tête-à-tête sous le berceau, je pris à brasse-corps ma belle Antonia, je l'assis sur mes genoux, & lui prodiguois, faute de connoître la langue, mille caresses sans proférer une seule parole; elle sembloit me repousser, mais elle me regardoit avec ses grands la colère. Ceue demi-résistance yeux noirs & languissans qui annonçoient de la tendresse plutôt que de augmentoit mes transports: cependant, lorsque le danger pour sa vertu lui parut évident en restant seule avec moi, elle fit un effort pour s'échapper de mes bras & courut auprès de sa mère, à qui elle raconta, dans son langage, ce qui s'étoit passé entre nous dans le jardin. “Catharina me regarda en souriant & frappa à plusieurs reprises sur son nez avec le doigt index, comme par menace, & voulant me dire, mais sans colêre, vous me payerez cela. Je pris le parti de rire, j'embrassai la mère, la fille, & la paix fut faite. Le dîner suivit cette petite scène; nous nous mîmes à table tous les quatre: l'interprête prodiguoit les louanges, exaltoit les vertus de mes deux hôtesses, & ne cessoit de me dire combien je serois heureux de passer le reste de ma vie à Paros ou au village. Il me faisoit envisager un parti trèsavantageux à prendre à mon retour de France. “C'étoit l'établissement, â Paros, d'un commerce qui deviendroit lucratif au-dela de mes espérances. Il seroit fondé sur les deniers que pourroit produire la vente que je ferois de mon vaisseau en France, en y joignant d'autres biens-fonds que je pouvois me procurer, ou des marchandises; je pouvois, disoit-il, acquérir, dans Paros, un, & meme deux bâteaux, qui feroient alternativement le voyage de Smyrne ou d'un autre port. Il prétendoit que, par le moyen de l'exportation & de l'importation des marchandises que je retirerois des villes commerçantes du Levant, & que je conduirois dans l'île, mes bénéfices seroient considérables; que tout, jusqu'à la soie crue & le coton que l'on recueille à Paros, seroit d'un grand rapport à Smyrne. Si, au contraire, mon intention étoit de quitter tout-à-fait le commerce & de mener une vie privée, je pouvois trouver mon bonheur & ma tranquillité dans une vie douce & dans la solitude de la campagne. Pour me démontrer la vérité de son assertion, il continua ainsi: “Vous aurez d'abord le grand avantage de vous lier avec les personnes les plus considérées du village; cette liaison vous y donnera une haute prépondèrance. Les habitans seront charmés d'avoir parmi eux un homme d'esprit, vous y serez respecté. En second lieu, vous ne pouvez placer vos fonds plus avantageusement qu'en acquérant des pièces de terre à l'entour du village, ainsi que des vignes; vous les aurez à très-bon marché. Par ce moyen, vous récolterez blé, vin, coton, soie, miel, & vous aurez la plus grande facilité à nourrir de la volaille & d'autres bestiaux: vous deviendrez enfin un des plus riches habitans de notre île. “Cet honnéte Grec remplissoit parfaitement la tâche qui lui étoit imposée; mais toutes ces belles spéculations ne pouvoient se concilier avec mes opinions. Après avoir recueilli tous ses discours, je m'apperçus facilement que son intention, celles de Catharina & de sa fille étoient de me déterminer à fixer mon séjour dans l'ile de Paros. “Je goûtois un vrai plaisir à écouter ce Grec qui n'avoit aucun soupçon sur ma manière de penser. Je me contentai de lui persuader que je trouvois une grande justesse dans ses raisonnemens, que je prendrois absolument le parti de revenir à Paros, à mon retour de Marseille, qu'après avoir arrangé quelques affaires de famille, qui m'appeloient à Gênes, je n'aurois plus aucun motif, aucun intérêt de continuer à courir les mers, à braver ses dangers. que je choisirois ce village pour y faire ma résidence le reste de ma vie, pour y posséder le cœur & l'affection de ma chère Antonia.“ „Je ne doutois pas que ma réponse ne fût rapportée très-fidèlement à mes hôtesses; aussi je ne tardai pas long-temps à m'en apperçevor. Au milieu du souper, n'est-il pas vrai, me dit la mère en présence de l'interprête, n'est-il pas vrai, capitaine Martin, que notre pays vous plaît, & que vous y passeriez agréablement votre vie? Oui, lui répondis-je, sur tout si vous m'accordez la belle Antonia: j'ai trouvé dans votre village un trésor que je préfère à tous les trônes du monde. Cette petite explication eut lieu par l'entremise de mon interprête.“ „Après souper nous allâmes faire un tour de promenade dans le jardin pour prendre le frais: je tenois de ma main gauche une des belles mains d'Antonia, & de l'autre je la serrois à brasse-corps. “Lorsque la mère apperçevoit quelques oranges bonnes à être mangées, & qu'elle se tournoit pour les faire tomber & me les présenter, je profitois de e moment pour faire une caresse à Antonia; c'étoit à quoi j'étois borné: notre promenade finie, nous nous retirâmes pour aller reposer.“ „Je priai le Grec de demander pour moi à Catharina la permission d'embrasser sa charmante fille: elle me le permit sans difficulté. Elle me répéta de nouveau“: -- „Souvenez-vous que vous devez être demain du mariage; chère maman, lui répondis-je, tant que les vents me seront contraires, je ne quitterai pas le village, & je resterai auprès de ma belle Antonia; la satisfaction que je goûte auprès d'elle est trop grande pour m'en séparer. Je vous jure, ma très-chère maman, que je rédoute le moment de mon départ; si je n'avois pas l'espoir d'être bientôt de retour ici, le chagrin dans lequel cette idée me plonge, suffiroit pour me faire succomber“. CHAPITRE XXVII. Le Capitaine pris en flagrant delit. „L'interprète nous donna l'explication des complimens d'usage que nous nous fîmes réciproquement avant de nous séparer: je profitai de la permission que m'avoit donné la mère, je pris Antonia dans mes bras & je la serrai avec la plus vive ardeur. Elles emmenèrent le Grec & je me couchai. Le lendemain, tourmenté par ma passion, je me levai de bonne heure & j'allai prendre le frais dans le jardin. Pour sortir de la maison il falloit traverser la chambre où reposoient la mère et la fille: je m'apperçus qu'elles dormoient l'une & l'autre d'un profond sommeil; je “m'approchai à petits pas du chevet de mon adorable Antonia. Après avoir découvert un tiers du corps de cette beauté, je cueillis une rose plus belle mille fois que toutes celles du jardin; je portai mes lèvres brûlantes sur cette fleur dont la vue jettoit le désordre dans tous mes sens. Je me disposois à en saisir le bouton, mais hélas! dans le moment, peut-être, le plus beau comme le plus court de ma vie, Catharina s'éveille & m'apperçoit.“ „Effrayée, inquiète, elle appelle sa fille, la réveille à grand bruit, & la gronde de ce qu'elle la trouve dans un pareil désordre: quant à vous, capitaine, me dit-elle, je vous excuse si c'est le hazard qui vous a amené dans notre chambre & qui vous a procuré la vue de ma fille dans une situation qui blesse la pudeur. J'aurai dorénavant le précaution de fermer au verrou la porte de votre chambre, & vous serez obligé de nous appeler lorsque vous voudrez aller au jardin. Je vous prie même, capitaine, d'y aller prendre le frais pour nous donner le temps de nous habiller: nous ferons préparer peu de chose pour notre déjeûner, afin de conserver notre appétit pour la noce à laquelle nous sommes invités. “Je suivis le conseil & m'allai promener pendant une demie-heure en attendant qu'on vint m'annoncer le déjeûner: on servit seulement du café à la crême. Unmoment après les voisins vinrent nous avertir qu'il étoit l'heure de se rendre à l'église: Catharina & la fille s'endimanchèrent le mieux qu'elles purent; l'interprête arriva, & nous partîmes tous quatre. “La cérémonie du mariage dura environ deux heures, ensuite l'on se réunit pour se mettre à table. Après le dîner les musiciens arrivèrent avec des lyres, instrument depuis très-long-temps en usage dans la Grèce; le marié commença la danse; il tenoit un mouchoir à la main, par un coin seulement, & présenta l'autre à la mariée. Toutes les filles du village lui tenoient les mains à la manière allemande, en sorte qu'un seul homme conduisoit toute la danse en faisant un pas en avant & un pas en arrière. “Cette danse continuoit jusqu'à ce que les danseurs fussent fatigués, & l'on en recommençoit une autre. C'est la manière dont s'exécutent toutes les danses dans le Levant; les filles du village se rangent à la suite l'une de l'autre; en tête est un homnie qui dirige la danse. “Loin de jouir de cet amusement, j'y gagnai beaucoup d'ennui, en ce qu'une troupe de danseurs une fois fatiguée, un autre garçon entroit en lice, prenoit le mouchoir & ne fatsoit que répéter ce que son prédécesseur avoit fait. C'est ordinairement le garçon du village le plus leste & le meilleur danseur qui se met à la tête de cette ennuyeuse pantalonade. Pour remplir l'attente & mériter l'éloge des danseurs, il faut qu'il saute avec légéreté, qu'il se tourmente beaucoup, la manche de sa chemise retroussée, pour montrer les cicatrices qu'il s'est faites, suivant leur usage, en l'honneur de sa maîtresse. Le même danseur retrousse aussi sa grande culotte jusqu'au genou pour faire voir sa jambe nue. Les femmes, en dansant, ne poussent pas le moindre sourire, elles conservent l'air le plus sérieux; elles regardent fixement la terre, sans lever les yeux, & montrent les apparences de la plus grande modestie. La nuit arrive enfin & met un terme à la danse.“ CHAPITRE XXVIII. Suite de la danse pour le capitaine Martin; intervention de la Sainte-Vierge en faveur d'Antonia; comment le capitaine devint bigame; effet des petits verres. “Dès que nous fûmes de retour au logis, Catharina s'occupa du souper: nous nous rendîmes, Antonia & moi, au jardin; je la conduisis droit sous le berceau & la fis asseoir sur le gazon de verdure. Je ne pouvois m'exprimer que par des gestes & des regards passionnés; me voyant un peu éloigné de la mère, me croyant absolument seul avec Antonia, j'osai tout hasarder. “J'étois dans l'erreur, & mon imprudence me coûta ce que vous allez entendre. L'interprête & un des amis de Catharina, qui l'accompagnoit, étoient derrière un petit mur assez peu élevé; ils pouvoient, à la faveur de la lune qui étoit très-claire, observer nos actions, ils étoient même assez près pour nous entendre. Ne me doutant en aucune manière de cette supercherie, je portai la témérité jusqu'à me mettre en devoir de faire violence à Antonia, & sans autre formalité, d'en faire ma femme, encouragé par le peu de résistance qu'elle opposoit à mon ardeur. “J'ignore si ce fut une finesse dans Antonia, ou bien quelqu'autre motif qui lui arracha un cri assez fort pour être entendu des deux surveillans tapis derrière le mur. Ils le franchirent aussi-tôt pour empêcher les suites de mon entreprise: ils avoient oui prononcer distinctement & assez haut, par Antonia, ces mots sacrés: Sainte-Vierge, venez à mon secours. Ces paroles furent à peine sorties de sa bouche, que les deux anges tutélaires parurent. L'interprête dit: que faites-vous là, Monsieur? la conduite que vous tenez n'est pas celle d'un honnête homme; vous manquez essentiellement à la probité, à l'honneur. Etes-vous venu dans notre pays pour violer aussi témérairement les droits de l'hospitalité? Je vous préviens que le crime que vous venez de commettre ne peut être pardonné qu'au moyen de la réparation la plus authentique. Si vous refusez de donner au père, à la mère, à cette victime de votre lubricité toute la satisfaction que l'honneur doit vous inspirer, attendez-vous à voir tous les habitans de ce pays instruits de votre imprudence & de votre hardiesse, & tous prêts à vous en punir. “Dès demain, nous nous rendrons, mon ami & moi, à Paros, nous y publierons votre attentat, nous en informerons votre Consul. Nous ferons plus; nous demanderons qu'il soit mis un embargo sur votre batiment, & que votre personne soit consignée; l'un de nous se rendra à Scio, pour porter plainte au Capitan-Pacha qui enverra un officier marin, chargé de vous traduire devant lui, & lorsque vous serez dans sa caravelle, vous vous en tirerez comme vous pourrez. “Interdit, accablé par ces menaces, pénétré, d'un autre côté, de la situation d'Antonia qui fondoit en larmes, je flottois entre la honte que ces gens me préparoient, & la crainte d'être livré à la justice arbitraire d'un Capitan Pacha. Je n'aurois jamais pu me tirer de ce pas sans supporter une avanie ruineuse, à laquelle cet officier m'auroit indubitablement condamné. “Je craignois encore bien plus d'être conduit dans l'île de Scio, où étoit le vaisseau du Capitan-Pacha: ce déplacement auroit retardé mon voyage de six mois au moins. Je considérois, en outre, que je m'exposois à la honte de paroître devant les habitans du lieu, à l'avanie de l'Amiral ottoman, à la perte de mon vaisseau dont la vente étoit certaine; je devois m'attendre à être perdu de réputation en France & à Gênes; à voir enfin mes projets de fortune évanouis. “Je pris donc le parti de parler ainsi à mes deux Grecs: Mes amis, je ne vous ai point interrompus dans tout ce que vous m'avez dit; vous avez acquis le droit de me traiter avec sévérité, puisque vous ignoriez la pureté de mes intentions. Je suis honnête homme: je vous apprends donc que la passion que j'ai pour Antonia m'a décidé à faire à sa mère une promesse de m'unir à sa fille, aussitôt que j'aurois terminé mes affaires en Europe. Cette conduite, de ma part, doit déjà vous rassurer & détruire la mauvaise opinion que vous avez conçue de moi; pour tranquilliser toute la famille, pour ne rien perdre dans l'esprit des habitans de cette ile, je consens d'épouser demain Antonia. Rendons-nous auprès de Catharina pour lui apprendre cette nouvelle & lui faire part de ma résolution: je suis persuadé qu'elle approuvera mon dessein & qu'elle ne s'opposera point à mon bonheur. Si je suis assez heureux pour obtenir, sans délai, la main d'Antonia, je vous prierai de venir en France avec moi; vous serez témoin de la diligence que je mettrai à vendre les biens que je possède, tant dans le territoire de la Provence que dans l'Italie. “Cette dernière proposition que je fis au Grec, lui fut si agréable, qu'il me sauta au col & me dit, Monsieur, je doutois que vous fussiez un homme aussi délicat, aussi rempli de sentimens distingués. Je vois que je me suis trompé, & je vous en demande pardon de tout mon cœur. Il est tard, Catharina ignore quel est le motif qui nous retient ici. Essuyez les larmes de votre prétendue, & allons joindre sa mère; cachons-lui, sur-tout, l'émotion commune que nous éprouvons tous en ce moment. “Les deux Grecs ne quittèrent point Antonia, dans l'intention, apparemment, de lui dicter ce qu'elle devoit dire à sa mère. Je compris, du moins, qu'ils lui avoient conseillé de garder le silence sur ce qui s'étoit passé entre elle & moi au jardin: j'en jugeai par l'accueil gracieux qu'elle me fit, & par la bonne grace avec laquelle elle nous donna à souper. “Avant de nous séparer & après avoir quitté la table, le Grec, parent & ami de Catharina, annonça mon mariage pour le lendemain. Voici les termes dont il se servit: Ma cousine, je vous prie de m'écouter. Le capitaine Martin aime votre fille; Antonia aime également le capitaine, il faut les rendre heureux. Le capitaine est riche, le vaisseau qui est dans le port est à lui; la cargaison appartient à des négocians de Marseille & de Smyrne; il ne pourra pas rester dans ce pays-ci, lorsque les vents lui permettront de continuer son voyage. Notre ni est plus en état que moi de vous faire part de ses intentions: il a fixé à demain, sans autre délai, son mariage avec Antonia; il vous laissera le peu d'argent qu'il a; il peut s'en passer jusqu'à son arrivée à Marseille. Au surplus il se propose d'emmener avec lui Hiorly, son interprête, qu'il ramenera à Paros, lorsqu'il aura mis ordre à ses affaires en France & en Italie. Voyez, ma chère cousine, consentez-vous à cette union? “Catharina demande à sa fille si cette proposition, faite par le capitaine, lui est agréable; Antonia baisse les yeux, rougit, soupire, & son silence est la réponse la plus expressive. “Je tirai de ma bourse deux sequins que je donnai à Hiorly. Il sortit avec le cousin; ils promirent de venir de grand matin pour préparer les formalités d'usage en pareil cas, & pour parvenir à leurs fins. Antonia avoit couvert mon lit, la mère & la fille me souhaitèrent une bonne nuit. J'embrassai Antonia & sa mère, en leur montrant un air de satisfaction. “Seul dans mon lit, je repassai dans mon esprit toute la conduite de mes hôtesses, et en particulier celle de mon interprête. Nul doute que leur intention ne fût de me lier par un mariage. Malgré la répugnance que j'avois à me laisser entrainer dans ce piège, il fallut y consentir, sauf à me réserver les moyens de m'en échapper, quand je le pourrois; car, en conscience, il étoit indécent d'avoir deux femmes. “La nuit se passa sans que je pusse dormir; je commençois à m'assoupir lorsqu'on vint ouvrir ma porte. Le premier qui parut étoit mon interprête; deux autres Grecs entrèrent immédiatement après lui; ils me souhaitèrent le bon jour & m'invitèrent à me lever. “A vous parler franchement, je fus saisi d'une frayeur involontaire à leur aspect; ma première idée fut que tout ce dont nous étions convenus le soir en nous quittant avoit pris une autre face, & que ces hommes se rassembloient pour me jouer quelque mauvais tour. “Je fus néanmoins rassuré sur-le-champ; Hiorly me dit: Comment, capitaine, doit-on être si paresseux le jour que l'on se marie? vous n'ignorez pas que vous n'avez point de temps à perdre. Les vents de l'ouest ne régneront pas toujours; le temps peut varier d'un moment à l'autre; nous avons des formalités à remplir pour votre mariage, & quelque diligence que nous mettions, nous finirons difficilement avant midi; de mon côté, j'ai à me préparer pour le voyage que je dois faire avec vous. “Après qu'il eut fini, je me hâtai de m'habiller; nous passâmes ensemble dans la chambre de Catharina & de sa fille; je leur demandai la permission de les embrasser; la mère, naturellement gaîe, me fit plusieurs questions sur les rêves de la veille de mon mariage. Je lui fis répondre, par Hiorly, que mes rêves avoient été couleur de rose; mais que ces couleurs que l'on pouvoit voir dans un rêve ne valoient pas, à beaucoup près, la possession de la fleur. “Hiorly dit à Catharina qu'il avoit prévenu le Papas, qu'il arriveroit bientôt, & qu'il s'étoit chargé de dresser un acte que le capitaine Martin signeroit; après quoi, dit-il, nous ne songerons plus qu'à la cérémonie. Dites-moi, capitaine, êtes-vous de cet avis! Très-certainement, lui répondis-je; vous me voyez prêt à engager ma personne & ma fortune, & je ne trouve rien de trop cher, pourvu que j'aie le bonheur de posséder Antonia. “Le prêtre arrive; l'acte étoit dressé en écriture grecque: j'ignore encore ce qu'il contient au juste. On m'a dit que par cet acte je m'obligeois de céder & d'abandonner tous mes biens en cas de mort & à défaut de progéniture. Je troûvai cet acte très-judicieux, & je ne fis aucune difficulté de le signer, je puis même dire que je le fis avec enthousiasme. “Cette formalité remplie, la mère, la fille, le Papas, les témoins & moi nous nous rendîmes chez l'Evêque, où il fallut payer un droit de dispense. Il nous accorda la permission de nous marier. Nous fûmes eonduits à l'église; le Papas grec compose une eau bénite, & fait sur nous un asperges . Nous voilà fiancés & mariés. L'usage est de placer sur la tête une toile, qu'en France on nomme le poil: il lut, en notre présence, dans un livre où il est parlé d'Abraham, d'Isaac & de Jacob, nous donna à chacun un cierge allumé que nous tenions à la main, & nous ordonna de faire serment d'être fidèles & d'avoir réciproquement soin de nous, comme mari & femme, jusqu'à la mort. “Après la cérémonie, je riois en moi-même d'être polygame & de ne pas être pendu. Je regardois néanmoins ce second mariage comme illusoire: effectivement il n'étoit pas, à plusieurs égards, fait dans les formes. Le père étoit absent; son consentement étoit nécessaire & nous ne l'avions pas. Je n'avois point de preuve que j'étois libre: cette raison seule devoit nous empêcher de passer outre. Au surplus, la sottise de vouloir posséder Antonia m'avoit inspiré des vives allarmes sur les suites de mon étourderie. “Me voilà donc marié le cinquième jour de mon arrivée au village; tout mon temps jusqu'alors ne s'étoit passé qu'en intrigues; il me tardoit d'en voir la fin, & d'arriver au moment de posséder la belle Antonia. “Nous retournâmes au logis; là il me fallut vider ma bourse, dans laquelle il se trouvoit vingt-un sequins; je les remis à Catharina, en lui déclarant que c'étoit tout l'argent que je possédois, que mon avoir étoit mon bâtiment, évalué à soixante mille francs, environ cent mille francs de pacotilles, & plus de cent mille francs de bien effectif, tant à Marseille qu'à Gênes. “Cette énumération fit sur la société l'impression la plus vive. On ne songea plus qu'à passer le temps agréablement à table & à la danse. Toutes les filles vinrent jouir de cet amusement, à la manière accoutumée: tous les Notables de l'endroit, quelques Prêtres, l'Évêque même vinrent au logis me féliciter. Il est d'usage dans le Levant, lorsqu'on reçoit une visite, d'offrir un petit verre d'eau-de-vie à celui qui la fait, & à toutes les personnes qui sont présentes. Ces visiteurs ne venoient que les uns après les autres, & c'étoit à moi de faire les honneurs; je prenois donc le premier verre, & après l'avoir bu, j'en servois aux derniers venus, ensuite à toute la compagnie, les uns après les autres. “Cette cérémonie orientale qui conviendroit bien mieux dans le Nord, continua jusqu'au soir, & pour en suivre ponctuellement l'usage, je bus tant de petits verres que j'en fus très-incommodé; bref, fatigué de ces exploits bachiques, le sommeil me fit oublier ce que je devois à l'hyménée. Je m'étois couché avant le souper, je ne me reveillai que le lendemain matin. A peine habillé, je courus à ma nouvelle épouse, que j'embrassai tendrement; je fis quelques reproches à la mère sur le projet la seule intention de me priver des qu'on avoit formé de m'enivrer, dans douceurs dont j'avois droit de jouir. Aussi promis-je bien abstinence entière d'une part, pour n'être plus réduit à la garder de l'autre. Je tins parole“. Fin de la première Partie. CHAPITRE XXIX. Regrets du nouveau marié; arrivée imprévue du beau-père; adieux. IL est des pertes dans la vie, dont on ne peut attribuer la cause qu'à des circonstances malheureuses; quelquefois on parvient à les réparer; mais avoir perdu la première nuit de son mariage, l'avoir perdue pour des petits verres, c'étoit un souvenir qui laissoit dans mon ame la contrition la plus amère. Qu'avec sa nouvelle épouse, me disois-je, on manque la première nuit des noces par pensée, rien de plus ordinaire, par action, rien de plus excusable; mais qu'on pèche par omission, cela ne peut se pardonner. Aussi me sembloit-il voir dans tous les regards ma condamnation. Antonia sourioit à mon embarras, & me disoit à l'oreille: il vous souviendra des petits verres. Je ne lui répondois que par monosyllabes, mais de manière à lui faire connoître que je payerois largement les intérêts de la dette. On se met à table; à peine avions-nous porté la première santé, que nous entendons une voix, qui dit: „Grand bien vous fasse“. Tous les conviés se retournent, & reconnoissent Dimitraki, père d'Antonia, arrivé de Smyrne; la société se lève, & d'une voix unanime: „soyez le bien venu, lui dit-elle“. Sa fille s'élance vers son père, se jette à son col & l'embrasse tendrement; ce brave homme se précipite dans les bras de Catharina, son épouse, & l'accable des plus tendres caresses. Je n'hésitai pas d'en faire autant; je le devois, en ma qualité de gendre. J'allai donc embrasser mon beau père; Dimitraki me reconnut: il se rappella qu'il avoit travaillé pour moi à Smyrne, & qu'il m'avoit recommandé de porter quelques secours pécuniaires à sa femme, dans le cas où je m'arrêterois à Paros. On lui apprit que le sujet de la fête & des amusemens qu'il voyoit dans sa maison, étoit la suite du mariage que je venois de contracter avec sa fille. Cette nouvelle inattendue lui causa la joie la plus vive; il regarda cette alliance comme très-honorable, vu la réputation dont je jouissois, suivant le récit qu'il en fit, parmi les marins. Il eut cependant l'attention de refuser de prendre part à aucune espèce de divertissement, pas même de boire un coup, qu'il n'eût visé & ratifié notre acte de mariage, auquel il ne trouva rien de défectueux; tant il avoit bonne opinion de moi! L'arrivée de Dimitraki, sa réunion à la société, dans un instant si favorable, ne firent qu'augmenter la joie des convives. On se livra entièrement au plaisir de la table: on frédonna quelques chansons qu'on accompagnoit avec la lyre & le tambourin . Cette journée se passa donc entièrement dans le tumulte des plaisirs; les convives rassassiés demandèrent à se retirer. Dimitraki & Catharina m'abandonnèrent leur fille, avec laquelle vous pensez bien que je passai une nuit remplie. Le lendemain étoit le septième jour que j'étois au village: le vent du nord se fit sentir; il étoit favorable pour mon départ; aussi je résolus d'en profiter sans délai. On savoit déjà à Smyrne que j'avois été retenu dans l'ile de Paros, mais on étoit bien assuré aussi que le vent du nord-est me feroit quitter l'Archipel. Les négocians sont trèsintéressés à ce que les capitaines fassent diligence, & leur pardonnent difficilement quand ils retardent l'arrivée des marchandises par leur faute. Je fus donc insensible au chagrin que je causois à toute la famille, & particulièrement à ma chère Antonia qui ne cessoit de verser des larmes. Je lui promis de faire tout ce qu'il seroit possible pour jouir au plutôt de sa présence; je prodiguai toutes les carresses que ma séparation prochaine me suggéroit, & je lui fis répéter par l'interprête, combien elle me causoit de douleur. Je me laissai néanmoins fléchir pour la huitième journée, & je la passai encore avec eux. Dimitraki connoissoit mieux que personne combien il étoit important que je misse à la voile, tandis que le vent se montroit favorable; il n'ignoroit pas qu'un armateur qui néglige d'en profiter, court les risques de s'exposer à des retards nuisibles aux intérêts de ses commettans; qu'il perd non-seulement leur confiance, mais qu'il est encore responsable des pertes occasionnées par l'avarie de sa cargaison, lorsqu'on peut prouver qu'elle vient du retard qu'il a mis dans sa route. Dans le courant de cette huitième journée, Dimitraki détourna Hiorly du dessein qu'il avoit de m'accompagner en France; il lui dit que si mes intentions n'étoient pas fondées sur la probité, cette précaution ne m'empêcheroit pas de manquer à ma parole. La réputation dont je jouissois parmi les gens de ma nation, le rassuroit, dit-il, plus que cette démarche inconsidérée. Ma promesse lui parut une garantie suffisante, & lui inspira la plus parfaite tranquillité. D'ailleurs il considéroit que je n'avois pas opposé la plus petite difficulté, que j'avois consenti à tout, que j'avois accepté sans répugnance les articles stipulés dans l'acte; que j'avois signé tout sans résistance, qu'enfin je leur avois donné tout l'or que je possédois, sans même prévoir si j'en aurois besoin. Dimitraki me parle en ces termes: „Vous partez demain, capitaine, votre devoir vous y force, je veux croire que vous emportez des regrets, & que si vous étiez indépendant, vous ne nous abandonneriez pas si précipitamment; mais, capitaine, cette jeune femme, aimable, vertueuse, qui paroît vous être déjà attachée par le sentiment, comme elle l'est par le serment qu'elle a prononcé au pied des autels, l'abandonnerez-vous? Je cherche à me persuader que vous êtes incapable d'un procédé aussi lâche. Que deviendroit-elle, sur-tout si vous la laissiez enceinte? Je suis tellement convaincu du contraire que l'interprête ne partira pas avec vous; il est nécessaire à sa famille. Je ne me pardonnerois pas de le commettre pour surveiller vos affaires en France: sa présence ne pourroit que nuire au dessein que vous avez de les terminer aussitôt que vous y serez arrivé. Au surplus, dans l'ardeur qu'il montre à nous servir, n'a-t-il pas ses vues? S'il faisoit un trajet aussi long dans la seule idée de nous être utile, son désintéressement lui deviendroit trop nuisible. Dans le cas contraire, ne dois-je pas le dédommager à son retour? son influence n'a pas le droit d'apporter le moindre changement dans votre résolution, quelle quelle soit. Je vous crois honnête homme; un honnête homme ne change pas. Je vous le répète, capitaine Martin, je mets ma confiance en vous; ma fille est rassurée par vos promesses, par le bien que je lui dis de votre personne. La douleur qu'elle ressent en se séparant de vous est difficile à adoucir; sa mère travaille à la consoler: il est fâcheux pour nous que vous ne sachiez pas la langue grecque, il ne vous seroit pas difficile de porter le calme dans son cœur agité. Les Français joignent à la probité & à l'honneur un esprit de persuasion avec lequel ils viennent facilement à bout de leurs entreprises. “Je vous engage à passer avec ma fille le peu de tems que vous avez à rester ici; quelque diligence que vous mettiez pour avancer votre voyage, elle trouvera votre absence bien longue. “Je vais, continua-t-il, faire préparer quelques provisions qu'on portera demain à bord de votre vaisseau, & lorsque vous boirez le vin de Paros, rappellez-vous de Dimitraki, n'oubliez pas Catharina, encore moins Antonia votre femme; je connois le caractère de ma fille; elle a fait confidence à sa mère de son attachement pour vous, & je suis presque certain que si elle restoit une année sans vous voir, le chagrin la conduirait au tombeau. “J'allai dans le jardin retrouver Antonia qui y étoit seule; en arrivant, je la serrai dans mes bras; je lui prodigai mille caresses: ce n'étoit que par des gestes & des regards passionnés que nous pouvions nous exprimer. Nous passâmes la soirée sous le berceau; je parvins à dissiper sa tristesse & à lui rendre sa gaîté pour le souper. La conversation, le chant, la musique & le vin égayèrent les convives. Il fallut cependant chercher le repos: ce fut bien une autre nécessité le lendemain matin, il fallut se lever & partir. Douloureuse séparation! Je pris Antonia sur mes genoux, je l'embrassai cordialement & lui promis que dans peu je viendrois lui prouver que j'étois fidèle au serment de ne la quitter jamais & de l'aimer toute ma vie. Aussitôt je me lève, je prends Dimitraki sous le bras; Hiorly nous accompagne & nous gagnons le vaisseau. “Dimitraki avoit envoyé à la pointe du jour des mulets chargés de provisions pour notre bord, le tout étoit embarqué. J'ordonnai à mon maître des matelots de faire appareiller & que l'on se mît à pic, disposé pendant cette manœuvre à me rendre chez le Consul, pour faire viser ma patente. Je fus de retour dans une heure: nous nous mîmes à table: Dimitraki & Hiorly déjeûnèrent avec nous. Vous & votre ami Delaunay fûtes témoins de tout le reste: mes deux Grecs étant partis pour retourner à leur village, nous mîmes à la voîle, & enfin me voilà, Dieu merci, dégagé d'un piège qui pouvoit m'être bien funeste. Nous le remerciâmes Delaunay & moi, d'avoir bien voulu nous raconter son histoire, mais je ne peux, lui dis-je, vous féliciter de la conduite que vous avez tenue. Quel piège en effet pouvoit être plus dangereux pour vous que celui qui vous donne deux femmes? capitaine Martin, n'étoit-ce pas assez de la première, sans y ajouter Antonia? -- Que vouliez-vous que je fisse, répliqua-t-il? -- Tout perdre, vaisseau, marchandise, fortune & même la liberté. Il rit & nous aussi, pendant que le vaisseau à force de voiles s'avançoit rapidement vers le terme de notre voyage. Nous fûmes surpris par un mauvais tems entre l'ile de la Pantelerie & le cap S. Bon; ce cap est une pointe de rochers qui couvre le port de la Goulette, à deux lieues de Tunis. CHAPITRE XXX. Description du Fort de la Goulette & de sa rade. Une tempête assiége le capitaine Martin. Esclave échappé de Tunis & sauvé par l'équipage. La Goulette est le boulevard naturel de Tunis; cette forteresse est formidable: on la dit imprenable. On peut cependant l'attaquer & l'enlever avec des forces supérieures; la rade qu'elle protège peut contenir à l'aise quatre-vingt vaisseaux de ligne. L'île de la Pantelerie est sans cesse orageuse, soit qu'on l'aborde du côté du détroit de Gibraltar ou de celui de l'île de Malte: il est rare qu'on la croise sans éprouver un tems affreux. Elle n'a pas plus de trois ou quatre lieues de circonférence; ce n'est à proprement parler qu'une haute montagne qui n'apres que point de terre. Delà les éclairs, le tonnerre paroissent tomber & se précipiter dans les eaux, de manière à effrayer les marins les plus intrépides. Les vents du nord-ouest souffloient alors avec tant d'impétuosité, les vagues s'y heurtoient avec une telle fureur, qu'elles sembloient vouloir nous engloutir. Le capitaine Martin chercha sagement à se mettre à l'abri d'un si gros tems; il savoit que du côté du cap Saint-Bon il y avoit une anse, où l'on est à l'abri du vent de nord-ouest & nous n'en étions pas éloignés. Comme nous nous y rendions, nous vîmes, à peu de distance de nous un très petit bâtiment pêcheur, dans lequel il n'y avoit qu'un seul homme; il nous parut exténué de fatigue; au milieu de cette grosse mer, il n'avoit qu'une seule rame, dont il faisoit usage pour nous aborder. Le capitaine lui envoya un canot avec cinq hommes qui le recueillirent & l'amenèrent à notre bord. Le capitaine lui demanda son nom, son pays & pourquoi il se trouvoit seul dans un bâteau sur les côtes d'Afrique. Il répondit? je suis Français, la ville de Lyon m'a vu naître. Esclave à Tunis, j'ai brisé mes fers; j'allois périr quand vous m'avez sauvé; je vous dois la vie & l'histoire de mes malheurs. Mais depuis trente-six heures je n'ai rien pris, & je n'ai pas la force de parler. Le capitaine aussitôt lui fit donner un verre de vin d'alicanthe, & une demi-heure après un bon bouillon. C'étoit un franc Lyonnais; après qu'il eut dîné, comme il étoit extrêmement fatigué & que le besoin du sommeil lui fermoit les paupières, on le fit mettre sur un hamac, où il reposa jusqu'à huit heures du soir. A son réveil il dit au capitaine: je vous ai promis le récit de mes malheurs, depuis ma sortie de Lyon jusqu'au moment que vous m'avez sauvé la vie, écoutez. CHAPITRE XXXI. Histoire de Dubosquet. Son embarquement pour l'Egypte & pour Tunis. Danger de mettre à la sainte Barbe la caisse de médecine. Aventures du Chirurgien avec une Négresse. Natif de Lyon, j'ai fait mes premières etudes de chirurgie à l'HôtelDieu de cette grande ville. Dubosquet étoit le nom de mon père; j'eus le malheur de le perdre à l'age de dix-sept ans; ma mère jeune encore, n'attendit pas la fin de son deuil pour se remarier: son second mariage fit un changement total à ma situation. Préférant son second mari à son fils, elle ne fit porter sur l'inventaire qu'une très modique somme & quelques meubles, en sorte que je me vis privé de la meilleure partie de mon héritage. Des rixes continuelles s'élevèrent bientôt entre mon beau-père & moi. Pour me dérober à ces tracasseries journalières, où ma mère me donnoit toujours tort, je pris le parti de quitter la maison, avec le peu d'argent que je possédois. J'allai à Montpellier dans le dessein d'y continuer mes études; mais comment faire sans argent? Je fus réduit à entrer chez un perruquier pour ma nourriture; les petis bénéfices & les étrennes que je recevois de mes pratiques suffisoient pour mon entretien. Enfin après cinq années d'étude à Montpellier & deux à l'Hôtel-Dieu de Lyon, je me trouvai en état d'exercer la chirurgie; je partis donc pour Marseille, où je récidai deux ans. Je cherchai pendant ce laps de tems à n faire connoître des marins qui venoient se faire traiter chez moi; je me présentai aussi à la communauté des chirurgiens & demandai à être examiné pour pouvoir obtenir la qualité de chirurgien de navire, ce qui me fut accordé. Quelque tems après, je m'embarquai en qualité de chirurgien, avec le capitaine Stoupan qui montoit une polacre destinée pour le Levant. Nous partîmes & nous rendîmes à la ville d'Alexandrie. Après y avoir débarqué ses marchandises, il trouva un nolisement pour Tunis, où il conduisit cinq cent négresses, au compte d'un Arabe qui les avoit achetées. Je peux dire avoir été en Égypte, sans qu'il m'ait été permis de descendre à terre, pour voir les curiosités de ce pays. Ce fut en conséquence d'un ordre donné par le Consul, motivé sur la contagion qui y régnoit. Nous partîmes ayant à bord cinq cent négresses. La caisse de medecine est toujours placée à la sainte-barbe, ce qui procure au chirurgien la facilité d'y descendre lorsqu'il en a besoin. Le chargement de ces negresses étoit si embarrassant qu'on ne savoit où les placer: le fond de cale étoit rempli, l'entrepont l'étoit également. Toutes ces malheureuses étoient presque jonchées les unes sur les autres; on avoit été forcé d'en loger une dixaine à la sainte barbe. Le marchand y avoit placé par préférence les plus jeunes, les plus jolies & les mieux portantes. Dix jours après notre départ d'Alexandrie, le scorbut se manifesta sur un tiers au moins de ces négresses, ce qui me donnoit occasion de recourir souvent, même pendant la nuit, à ma caisse. Ce sont hélas! ces fréquentes allées & venues de la sainte-barbe qui ont causé toutes mes disgraces. L'une de ces jeunes négresses, je peux même dire la mieux faite, la plus aimable des filles de cette couleur, étoit placée à côté de ma caisse, & chaque fois que je descendois pour prendre des remèdes, il falloit m'approcher d'elle; il falloit même la faire déranger de sa place: je ne pouvois lui parler; elle n'entendoit pas le français, je ne savois point l'arabe; j'étois forcé de la toucher pour l'engager à se déplacer. Je ne pus un jour m'empêcher de lui prendre la main & de l'aider à se mettre de côté pour rendre mon passage plus libre. Elle me saisit par le poignet & me dit tout bas, dans la crainte d'être entendue des autres: viens mon cœur“; je ne comprenois pas ce qu'elle vouloit dire, & d'ailleurs je craignois le rapport de ses camarades. On m'avoit prévenu que les arabes étoient méchans, vindicatifs, jaloux à l'extrême: ainsi je ne fis nulle attention à la négresse; au surplus je ne l'avois pas encore vue en face. Mon indifférence ne la rebuta point; elle me prit un autre jour à travers le corps, & me serra detoutes ses forces: sans parler, que pouvois-je faire? Je reçus ses caresses avec la même indifférence, & je me retirai. Le même jour sur les quatre heures après midi, je vis sortir deux négresses de la sainte-barbe; l'une des deux étoit élancée, bien faite, & pour que je la reconnusse, elle ouvrit le voile qui lui couvroit le visage, en se tournant de mon côté. C'étoit précisément celle qui se mettoit tous les jours devant la caisse: je la trouvai charmante. Le scorbut commençoit à faire des ravages; il mouroit par jour trois ou quatre de ces femmes. J'eus occasion d'aller prendre quelques scorbutiques à la caisse; ma négresse accourut devant moi, elle me violenta si fort que je fus obligé de lui céder: les neuf autres se trouvoient, heureusement pour elle comme pour moi, placées dans le fond de la sainte barbe qui étoit fort obscure. Ainsi elles ne virent pas ce qui se passoit, au moins nous ne nous en apperçûmes pas. Après vingt-un jour de traversée, nous arrivâmes à Tunis, & le marchand fit débarquer toutes ses négresses: Le jour du débarquement, j'allai voir celle qui m'aimoit, & que j'aimois aussi; je lui fis mes adieux par signes, cette malheureuse fille me prit la main & en essuya ses yeux trempés de larmes. Elle me montra sa bague entortillée d'un fil rouge: le débarquement se fit avant midi. Ma négresse en passant auprès de moi, couverte de son voile comme toutes les autres, me montra sa main gauche & me fit encore remarquer sa bague. Ce n'est que par la suite que j'appris quelle étoit son intention. Le scorbut, joint à d'autres maladies, avoit enlevé cent huit de ces malheureuses filles; j'ai su que l'Arabe avoit réparé cette perte, en vendant les autres plus cher. CHAPITRE XXXII. Visite du capitaine Stoupan & de Dubosquet chez le Consul de France; Dubosquet est fait adjoint du chirurgien la Roque; bague mystérieuse qui lui fait retrouver sa maîtresse. Notre capitaine ayant mis l'ordre à son bord, & fait placer la polaire dans la meilleure position de le rade de la Goulette, je l'accompagnai chez le Consul de France, qui nous reçut fort bien & nous retint à dîner. Le lendemain, je me rendis chez le chirurgien nommé par la chambre de commerce de Marseille: ma visite parut lui faire d'autant plus de plaisir, qu'il avoit besoin d'un aide. Il jouissoit de la confiance des Tunisiens, & principalement de celle du Bey: il me donna un logement chez lui, tout le temps que nous devions rester à Tunis; les politesses qu'il me fit n'étoient pas sans intention. Il avoit résolu de me faire demander, par le Consul, dans le cas où je me déciderois à rester à Tunis. Le lendemain, notre Consul fit dire au capitaine de passer avec moi à son hôtel; nous nous y rendîmes. Capitaine, lui dit le Consul, vous devez partir incessamment pour Marseille; le trajet n'est pas long, avec le vent du sud-est, vous y serez rendu dans deux ou trois jours; je sais que vous devez faire un chargement d'huile, & ce chargement peut être fini dans deux jours: votre équipage, d'ailleurs, est en parfaite santé; je vous demande, par toutes ces considérations, votre chirurgien: celui de la nation a fait une fortune honnête. Il y a dix ans qu'il travaille à Tunis; il est âgé, il desire s'en retourner dans le sein de sa famille. Les recouvremens de ce qu'on lui doit, l'obligent de demeurer encore six mois, & pendant ce temps, Dubosquet s'instruira un peu de la langue arabe, & se fera connoître petit-à-petit, en partageant le travail de notre chirurgien; il ne lui sera pas, à ce que je pense, difficile de gagner la confiance du peuple arabe; s'il a le bonheur de marquer par quelques cures intéressantes, il doit compter sur une fortune rapide. Le Consul se retourna de mon côté, & me demanda si j'y consentois: je lui fis une réponse qui satisfit le capitaine. Consul, lui dis-je, je suis très-sensible à l'offre obligeante que vous me faites; mais je vous prie d'observer que je dois, par reconnoissance à Stoupan, de finir le voyage avec lui. Lorsque je serai à Marseille, je demanderai l'agrément de la chambre du commerce, & si je l'obtiens, je profiterai de la bonne volonté que vous avez pour moi; je vous en témoignerai une sincère reconnoissance. Le capitaine, touché de la marque d'attachement que je venois de lui donner, se rangea du côté du Consul, me promit d'appuyer de son témoignage, la lettre que le Consul écriroit en ma faveur à la chambre du commerce. Le chirurgien m'accepta pour son successeur, & je restai provisoirement comme son adjoint. Le bruit se répandit bientôt dans la ville qu'il étoit arrivé un nouveau chirurgien très-habile qui devoit succéder à l'ancien. Le Bey en fut instruit & voulut me consulter sur une maladie imaginaire: je lui donnai mes avis & une ordonnance de simples infusés. Il parut satisfait & me fit remettre cinq sequins, en m'ordonnant de venir souvent m'informer de sa santé. Je rendis compte, à mon retour, de ma visite, à la Roque; je lui communiquai la manière dont j'avois été reçu, l'ordonnance prescrite, & les sequins qu'on m'avoit donnés. Notre bourse ne tarda pas à se remplir; on eût dit que tous les Tunisiens s'étoient donné le mot pour recourir à nous, & tous payoient comptant. Nous avions pris pour devise: sans argent, point de Suisse . Tout alloit à merveille, jusqu'au jour, où appelé par un malade & suivi d'un interprête, le marchand arabe me vit passer, & me fit prier d'entrer pour traiter quelques-unes des négresses qu'il avoit achetées à Alexandrie. J'avoue que je tressaillis de joie de le voir & de l'entendre. Je conçus l'espérance de retrouver celle que je regrettois vivement, & de la reconnoître à sa bague: il me conduisit au bagne où elles étoient. L'interprête ne m'eut pas plutôt rappellé la conversation qu'il avoit tenue avec ce marchand, qu'il se passa dans mon cœur une espèce de spasme, occasionné par l'espoir de retrouver ma belle négresse. Je répondis que je consentois à les aller voir, quand il le jugeroit à propos, qu'il pouvoit venir me prendre à la boutique & me conduire au logement de ses négresses, puisque mon état m'obligeoit d'aller visiter les malades. Le marchand arabe demanda en outre l'interprête si j'étois disposé à demeurer à Tunis, il lui répondit que non-seulement j'y demeurois, mais encore que je ne quitterois plus la ville, & que la nation française devoit me nommer à la place de l'ancien chirurgien qui étoit sur le point de partir. Après lui avoir promis de visiter ses malades, nous nous séparâmes, & j'allai faire ma visite au malade qui m'avoit appelé, auquel j'administrai les remèdes convenables à sa position. Il ne se passoit pas de jour que je ne fusse appelé en divers endroits pour mon ministère: vraisemblablement on me croyoit plus de science que je n'en ai. Deux jours après, mon marchand arabe se présente à la boutique & demande le médecin français; on le fait entrer: il m'adresse la parole & me dit: Je viens te chercher pour venir examiner la situation de mes négresses; il y en a quelques-unes de celles qui se sont toujours bien portées, qui sont actuellement malades; je voudrois que tu employasses ton art pour empêcher la maladie scorbutique d'empirer, & que je pusse les sauver; il y en a une entr'autres qui est une superbe fille, que je serois désespéré de perdre. J'en refuse un haut prix; elle seule peut me dédommager de la perte de dix des autres qui sont mortes. Il me tardoit de partir & de suivre l'Arabe; j'étois impatient de savoir si ma belle négresse n'étoit pas une de celles qui étoient malades. Aussitôt qu'elle m'apperçut, elle me reconnut; mais craignant que je n'eusse perdu son souvenir, son premier soin fut de me montrer le doigt gauche où étoit sa bague en cuivre jaune, entortillée de fil rouge. Je ne doutai plus que ce ne fut ma négresse, & sans faire voir mon émotion, je la regardai tendrement; je lui tâtai le pouls; je lui fis ouvrir la bouche pour examiner ses gencives; je touchai ses jambes pour voir si elles n'étoient pas enflées; comme je ne trouvai aucun symptôme scorbutique, je compris qu'elle avoit fait la malade pour me voir. Je fus enchanté de cette ruse, & je répondis par une autre, afin de la revoir plus souvent: le vice scorbutique, dis-je à l'Arabe, est sur le point de se manifester; on peut encore le prévenir, mais le temps presse; il lui faut un régime, une nourriture saine, & sur-tout mes remèdes, chaque jour je viendrai les lui administrer; l'Arabe y consentit, & je lui promis tous mes soins. A l'aide d'un petit dictionnaire de mots arabes que je m'étois fait, je m'instruisois dans la langue du pays; j'occupois mon interprête, dans nos momens de repos, à me dicter les mots que j'écrivois, & j'avois la précaution de lui faire dire: Je vous aime de tout mon cœur, ma charmante négresse; je desirerois vous posséder, si vous vouliez me rendre heureux, vous le pourriez en vous hazardant de vous échapper d'ici; une autre fois je vous donnerai mon adresse, vous pourrez venir chez moi, je vous mettrai en sûreté; adieu, portez-vous bien. Je me faisois donner peu de mots à la fois, dans la crainte que mon interprête ne s'apperçut de mon dessein. Un jour que je savois que l'Arabe n'étoit pas chez lui l'après-midi, je me rendis au bagne; je visitai mes malades les unes après les autres, & je m'arrêtai à ma maîtresse pour lui faire mon petit compliment. Elle me sourit & me prit la main qu'elle baisa & pressa contre son sein, en me disant entr'autres mots: umon cœur, oui tu es mon cœur!“ Je lui donnai mille baisers; elle avoit la gorge ferme & noire comme l'ébène. Ses dents étoient blanches comme l'ivoire; le blanc de ses yeux rivalisoit avec l'albâtre; elle étoit faite au tour, & à peine avoit-elle seize ans: Dans une autre visite que je fis aux négresses, l'Arabe étant encore absent, j'eus le temps de dire à ma belle, tant bien que mal, la leçon que j'avois apprise. Elle m'écouta avec enthousiasme, & me répondit par un discours sans doute bien intéressant, & auquel cependant je n'entendois rien. Je n'y répondis qu'en la serrant mille fois contre mon sein; mais je craignois l'arrivée du maître. Je me séparai d'elle avec peine, & je lus dans ses yeux qu'elle partageoit mes regrets. CHAPITRE XXXIII. Evasion de la négresse; sa retraite chez Dubosquet; chagrin de l'Arabe; conduite du Cadi en cette circonstance; jugement du Bey. Je ne fus pas peu surpris le lendemain de voir arriver chez moi une grande fille couverte d'un voile blanc, mais assez mal vêtue; au premier coup-d'œil je crus que c'étoit une malade qui venoit nous consulter. Nous la fîmes entrer dans le derrière de notre boutique, & lorsqu'elle se vit en sûreté, elle se découvrit & me montra sa bague au doigt gauche. Quelle douce & cruelle surprise! dans quel embarras je m'étois jetté! mon associé ignoroit mon intrigue; comment lui apprendre notre stratagême? Cependant il fallut lui en faire confidence: il me fit mille représentations justes sur les dangers que nous allions courir dans un pays barbare. Si malheureusement, dit-il, le Bey vient à le savoir, vous êtes perdu! Malgré toutes ces observations pleines de sens, mon amour l'emporta, & je ne consultai que la fougue de ma passion. Je déterminai mon associé à me céder un cabinet qui étoit au premier étage sur le derrière; je lui persuadai que le maître de cette fille ignoroit le lieu de son refuge, qu'il ne lui restoit plus qu'une vingtaine de négresses à vendre; qu'ainsi il quitteroit bientôt Tunis pour retourner en Egypte. J'ajoutai que, pour lui ôter tout soupçon, je ne manquerois pas d'aller tous les jours chez lui continuer mes traitemens; qu'il me déclareroit sûrement la fuite de sa plus belle esclave, & que, sur le chagrin qu'il m'en montreroit, je feindrois de le plaindre; que par ce moyen il ne lui resteroit plus aucun doute sur mon compte, & qu'enfin, après son départ, nous découvririons quelque vieille Arabe qui la prendroit en pension. Déterminé à éluder les conseils salutaires de la Roque, j'allai prendre la négresse dans le fond de la boutique, & je la conduisis dans le cabinet désigné, où je lui fis préparer un lit & servir à manger. Le lendemain, de grand matin, j'allai trouver mon Arabe; il étoit sombre & dans une tristesse profonde. Je lui fis demander, par l'interprête, s'il ne lui étoit point survenu quelque incommodité: il me fit répondre que la plus belle de ses négresses s'étoit évadée, & qu'on la lui avoit enlevée; qu'il ignoroit ce qu'elle étoit devenue; qu'il alloit faire des recherches; que le Cadi en avoit déjà reçu la déclaration: mais comme Tunis, me dit-il, est une ville spacieuse, je crains de ne pas la retrouver. Il m'engagea à soigner les autres, & demanda si parmi celles que je traitois, il y en avoit qui fussent en danger de mourir: je le rassurai en lui disant que dans peu elles seroient toutes rétablies; que j'en répondois par mon art, & là-dessus il me fait prendre le café & me laisse aller. Je revins vîte chez mon associé, qui m'attendoit avec grande impatience; je lui racontai, mot pour mot, ce que nous avions dit & fait chez le marchand Arabe; j'ajoutai qu'il nous avoit fait prendre le café, qu'enfin il n'avoit aucun soupçon sur nous. Ici le capitaine Martin prit la parole & dit: Dubosquet, je crains bien que la fin de votre histoire ne devienne tragique. Continuez: -- J'allai trouver ma négresse & lui fis part de la tristesse de son marchand; elle fut enchantée d'apprendre qu'il ne soupçonnoit pas le lieu de sa retraite: elle m'embrassa & je me retirai. Comme il arrive rarement qu'il y ait du plaisir sans peines, il falloit qu'il m'arrivât une catastrophe qui m'a causé les plus grandes amertumes; je maudis le moment où j'ai eu la fantaisie de m'arrêter à Tunis: par-là je me suis attiré le chagrin où vous me voyez, malgré que, par votre secours, j'aye échappé à une mort certaine. Dans le temps que j'étois à bord du vaisseau du capitaine Stoupan, s'il vous en souvient, je vous ai dit qu'il y avoit, dans la sainte Barbe, neuf autres négresses: dans ce nombre il s'en trouva une plus surveillante que ses compagnes, & qui s'apperçut de la familiarité qui existoit entre la jeune négresse & moi. Cette fille n'avoit jamais parlé de son soupçon à son maître, tant qu'elle fut avec l'objet de mon affection; mais sa fuite, le chagrin de l'avoir perdue, le desir de la retrouver lui suggérèrent de dire au marchand ce qu'elle avoit vu, ce qu'elle avoit entendu à la sainte Barbe. Sa déclaration réveilla l'attention de l'Arabe; il retourna chez le Cadi, lui raconta ce que lui avoit dit une de ses négresses; le Cadi prévint le Consul de France des recherches qu'il alloit faire dans le domicile du chirurgien. Le Consul n'ayant rien à lui opposer, lui dit seulement: je me repose sur votre justice ordinaire, persuadé que les chirurgiens ne se seront pas mis dans le cas d'essuyer aucun reproche. Je le souhaite, répond le Cadi; il va, cependant, avec une escorte nombreuse, entre d'un air farouche, visite le devant & le derrière de la boutique, descend dans la cave, & arrive enfin au petit cabinet où j'étois avec la belle négresse. Je fus attéré de ce coup auquel je n'étois pas préparé. Ce juge, ou pour mieux, ce bourreau arabe, se saisit de cette malheureuse fille & de moi, nous fit garotter l'un & l'autre, ordonne à la Roque de nous accompagner, & nous fait conduire chez lui pour entendre notre jugement. Son hôtel étoit fort éloigné de notre demeure, aussi fut-ce une grande honte pour nous d'être traînés à travers une populace détestable qui nous accabloit, à grands cris, des injures les plus grossières. Arrivés à ce tribunal, le Cadi interorgea la négresse & lui demanda pourquoi & dans quel dessein elle étoit dans la maison d'un chrétien: elle répondit que c'étoit pour se faire guérir du scorbut. Il l'accusa d'avoir eu des familiarités avec le chirurgien dans le vaisseau qui l'avoit amenée à Tunis; elle nia formellement cette accusation. Le Cadi quitta la négresse pour interroger la Roque, mon associé, & lui demanda pourquoi cette fille se trouvoit chez lui, & pour quel motif il lui avoit donné un asyle dans sa maison. „Vous devez connoître, lui dit-il, les usages des Musulmans; vous avez commis un crime capital: la loi mahométane condamne à mort tout homme, de quelque secte qu'il soit, quand il est convaincu d'avoir eu des liaisons avec une femme turque, je dis plus, quand il est soupçonné d'en avoir regardé une, & d'avoir eu pour elle des intentions illicites.“ La Roque répondit qu'il n'avoit pas eu avec cette fille la moindre relation; que bien loin d'avoir formé des desirs pour elle, à peine se rappelloit-il de l'avoir vue; que son associé lui avoit dit qu'il traitoit une négresse de la maladie du scorbut; mais que cet objet lui avoit semblé si peu intéressant, qu'il n'avoit pas porté plus loin la curiosité. Je parus, à mon tour, devant ce terrible juge, qui me demanda s'il y avoit long-temps que je connoissois la négresse qu'il avoit trouvée chez la Roque. „Non, lui répondis-je.“ Il s'enquit ensuite pourquoi je m'étois permis de lui donner retraite chez mon associé, avant d'avoir obtenu son consentement pour le faire: je lui répliquai qu'il y avoit très-peu de temps que j'étois à Tunis, & que j'en ignorois encore les usages. „Les chirurgiens, ajoutai-je, en France, ont coutume de recevoir les malades dans leurs maisons, de les y traiter; ils n'ont d'autre soin que de se faire payer, & lorsque ces malades sont convalescens ou en parfaite santé, ils prennent congé, & retournent chez eux sans autre formalité.“ Le Cadi ne prit point sur lui de prononcer sur une matière qui touchoit à la religion mahométane, sur-tout lorsqu'il s'agissoit de juger un Français qui l'avoit profanée; il recueillit les dépositions des accusés, pour les soumettre au Bey, à qui seul appartenoit le pouvoit exclusif de prononcer sur ce délit; mais en attendant il nous constitua prisonniers les uns & les autres. Il imagina encore, pour donner plus d'authenticité à cette importante affaire, qui selon lui bouleversoit les lois fondamentales de l'Etat, de prévenir le Consul français, du crime énorme dont nous nous étions rendus coupables. Le même jour le Bey & le Consul français furent instruits de tous les détails de notre procès, dont le fond n'auroit pas fourni une scène de comédie: en voici néanmoins le triste résultat. La Roque fut renvoyé, parce que le Bey imagina qu'il pouvoit ignorer mon intrigue avec la négresse. Elle fut condamnée, ainsi que moi, à recevoir cinq cent coups de bâtons sur la plante des pieds: le Bey eut cependant la délicatesse de suspendre ma punition jusqu'à ce que le Consul de France fût instruit du jugement; mais celui de la négresse fut exécuté aussitôt & très-ponctuellement. Le Consul, instruit de l'atrocité du jugement prononcé par le Bey, se transporta à son palais; il employa, auprès de lui, tout son talent pour l'engager à changer la disposition du jugement à mon égard; il l'assura que les chirurgiens de sa nation avoient l'usage de prendre chez eux les malades jusqu'à parfaite guérison; que cette fille étoit venue chez son associé, dans l'intention de se faire guérir; qu'il demandoit sa grace, parce que tout concouroit à faire croire qu'il n'avoit eu aucune familiarité avec cette fille, & que ce seroit une injustice que de lui faire subir la punition à laquelle il venoit d'être condamné. Le Bey écouta attentivement le discours du Consul, & sur la réflexion qu'il fit encore que l'on avoit besoin dans Tunis de chirurgiens, il vit que cet acte de cruauté ôteroit la confiance qu'ils inspirent à ceux qui les appellent pour les soulager; il se détermina donc à changer ma peine en vingt ans d'esclavage. L'infortunée négresse subit la sienne, mais elle succomba: elle mourut au bout de trois jours après des meurtrissures que lui avoient fait les coups de bâton. Je regrettai cette belle fille; sa mort me fit verser des larmes, j'étois véritablement attaché à sa personne. Me voilà donc réduit à l'esclavage, transféré dans un bagne, & confondu avec les Espagnols, les Napolitains, les Gênois & les autres esclaves de la chrétienté. Huit jours après ma détention, la Roque me rendit une visite & ne manqua pas de me faire quelques reproches; mais cet honnête homme ne m'en donna pas moins des marques de son humanité. „Vous devez, me dit-il, avoir besoin d'argent; j'ai ouvert la bourse commune, j'yai trouvé cent cinquante sequins; il vous en revient la moitié, je vous l'apporte; faites-en un bon usage; cet argent vous servira dans le besoin. Avec le talent que je vous connois, vous pouvez encore vous tirer d'affaire, &, quoique vous soyez esclave, vous ne manquerez point d'ouvrage.“ Trois mois s'étoient à peine écoulés dans la dureté des travaux auxquels on m'employoit, que je vis disparoître mon embonpoint; je pris la résolution de me tirer de cette pénible situation, déterminé à périr plutôt que de laisser échaper le moment de ma fuite. Je fis connoissance d'un esclave qui avoit occasion de voir un marchand clincailler: ce dernier me vendit clandestinement des limes & un marteau; il me les fit payer en vrai juif, mais ils me servirent à briser mes chaînes. Pour travailler avec plus d'efficacité à mon élargissement, j'attendis un vendredi, jour sacré chez les Turcs, & pendant lequel les surveillans des galères sont occupés à des exercices de dévotion, & ne paroissent point dans le bagne. Mes chaînes brisées, je sortis à la fin du jour, je traversai la ville entière sans éprouver le moindre obstacle: je m'étois habillé à la turque, pour ne pas être reconnu, & j'emportai les habits que vous me voyez. Le premier chemin que je pris fut celui de Tripoli; je marchai jusqu'au jour, pendant lequel je me tins caché au pied d'une haute montagne, sans boire ni manger. Le soir, je hasardai de me transporter au sommet de cette montagne, pour examiner si je n'apperçevois pas la mer: je la découvris sur ma gauche. Je me hâtai de joindre le rivage & le côtoyai pendant la dernière journée: ce fut à midi que j'apperçus un bateau abandonné, dans lequel il n'y avoit qu'une rame qui me servit néanmoins à m'éloigner du rivage, & me soutint jusqu'au moment où j'eus le bonheur de vous apperçevoir. Malgré le peu de forces qui me restoit pour conduire mon bateau, je vous approchai autant que je pus, d'assez près enfin pour que votre canot vînt à mon secours & me conduisît à votre bord. Le capitaine Martin & moi lui fîmes une petite leçon qui n'étoit pas déplacée dans la circonstance; mais comme il avoit perdu sa fortune & que le mal étoit sans remède, nous lui recommandâmes de mettre à l'avenir un peu plus de prudence & de sagesse dans sa conduite. Nous continuâmes notre route & arrivâmes à Pont-Mugai, petite île à deux lieues de Marseille, auprès de laquelle s'arrêtent les bâtimens qui arrivent des côtes d'Afrique ou du Levant, pour y séjourner plus ou moins de temps, y faire, en un mot, la quarantaine. CHAPITRE XXXIV. Voyage en Portugal; observations économiques & politiques sur ce pays. J'avois la France devant moi; j'étois enchanté d'y rentrer, d'y revoir le peu d'amis qui pouvoient m'y rester; mais à peine en eus-je la faculté que je me sentis accablé de la plus profonde douleur. Je me figurai cette France couverte de crêpes funèbres, en proie aux factions, & je tremblai d'y remettre les pieds. Comme j'étois plongé dans ces tristes réflexions, un bâtiment grec vient amarer près de nous. Je demande au capitaine sa destination. „Pour Lisbonne, me dit-il.“ Je le prie de me recevoir sur son bord, & nous partons. Sous peu de jours nous arrivons à la capitale du Portugal. Ma rentrée en France m'avoit rendu mon ancienne mélancolie. La grande ville de Lisbonne, les malheurs qu'elle avoit éprouvés ne présentoient à mon souvenir & à mon imagination toujours active, que des images douloureuses. Aussi, pour me distraire, je me répandis dans les campagnes; ma tête & mon cœur étoient encore fatigués des aventures de la Grèce. L'inaction, le silence, & pour ainsi dire le néant des cultivateurs portugais soulagèrent mon esprit; bientôt j'eus la force d'observer. Ce qui me frappa le plus, ce fut le spectacle d'une maladie presque générale. Une épidémie, dans la plupart des pays méridionaux, c'est la fainéantise, source de tous les besoins, & mère d'une mendicité consacrée par une fausse application de quelques maximes religieuses. Que celui qui m'aime, dit le Messie, prenne sa croix & qu'il me suive; de cette abnégation des biens terrestres suit nécessairement l'abnégation de soi-même; de-là viennent le despotisme d'un côté, & l'esclavage de l'autre. Que dans l'enfance de la religion chrétienne, il se soit trouvé de chauds prosélytes qui aient tout sacrifié pour elle; que l'église du Christ ait eu ses martyrs, ses bourreaux, ses victimes, c'est une manie excusable, peut-être, aux yeux de l'observateur qui connoît la soif du vulgaire pour toutes les nouveautés; mais que dans le dix-huitième siècle, au milieu des lumières, & malgré l'exemple de l'industrie & de l'opulence des nations voisines, il existe des peuples assez lâches pour se faire une vertu de leur misère, un devoir de leur dépendance, un besoin de leurs privations, c'est le comble de la stupidité, la honte de l'espèce qu'on appelle improprement humaine, puisqu'une moitié en devore l'autre; les animaux cherchent leur pâture; l'oiseau demande-t-il sa nourriture à l'oiseau? ne préfère-t-il point, à la cage dorée, le plaisir d'acheter ses alimens par des recherches quelquefois ingrates? l'homme seul est à la charge de l'homme. Quand on compte le génie & les mœurs des divers peuples, on est tenté de croire qu'il y a dans leurs constitutions physiques autant d'inégalité que dans leurs consitutions sociales. Sans doute l'éducation fait l'homme & le citoyen; mais à côté du simple ouvrier de Londres ou d'Amsterdam, le mendiant de Rome ou de Lisbonne n'est-il point la pierre brute à côté du diamant poli? Aussi dans les capitales de la Hollande & de l'Angleterre, a-t-on depuis long-temps rejetté cette doctrine articide, qui consacre un vagabondage apostolique; on a préféré des ateliers à des couvens, & des vaisseaux marchands à des églises. Tant qu'il existera des moines en Portugal, il y existera des mendians; à l'entrée de chaque monastère on trouve ordinairement deux ou trois cents de ces fainéans, dont la seule occupation est de balbutier quelques mots de mauvais latin qu'ils n'entendent pas & qu'ils récitent sans attention; ils ont chacun leur plat sous le bras, en attendant la soupe que le couvent leur fait distribuer tous les jours; si, au lieu de prodiguer à cette vermine mendiante, cette énorme quantité de pain, on l'employoit au secours des campagnes, elle leur faciliteroit les moyens de reproduire une plus grande quantité de grains, que celle qu'elles auroient reçue; mais l'encouragement politique & perfide que les moines donnent à la mendicité s'oppose à cet avantage. Les chefs de ces maisons religieuses convenoient avec moi de cet abus; mais „nous nous garderons bien, me disoient-ils, de le réformer.“ En effet, un prieur qui oseroit entreprendre une pareille réforme, seroit lui-même le premier réformé, ou plutôt il iroit expier son audace sur les buchers de l'inquisition; c'est ainsi que les abus se perpétuent, & qu'il faudroit une révolution générale pour opérer des changemens salutaires dans un État usé par la paresse, la servitude & les préjugés. Chaque monastère a son nombre fixe de pauvres, qu'il nourrit journalièrement; par le nombre prodigieux de ces maisons, il est aisé de calculer le nombre bien plus prodigieux des bras qu'un tel abus dérobe à l'agriculture; eh! qui peut prévoir jusqu'où s'étend la quantité de ces sang-sues renaissantes? Qui ne sait que ces êtres misérables sont les sujets les plus dangereux dans un royaume? S'il vient à s'y former des partis, des factions, des révoltes, ne sont-ce point les machines qu'on fait mouvoir les premières? Au signal d'une insurrection, ne voit-on pas les mendians courir les rues, les atteliers, les places publiques, exciter au pillage, au meurtre, à tous les excès de l'anarchie & de la licence? Aussi en Portugal, les moines & les prêtres bien plus rusés qu'en France, ont-ils eu, jusqu'à présent, soin de s'assurer du cœur & des bras de cette populace ambulante; le véritable motif de leur charité n'est point dans un précepte évangélique, mais bien dans un intérêt personnel qu'ils ont su cacher sous l'apparence d'une vertu; un gouvernement esclave des préjugés & foible en raison de leur force, ne s'apperçoit de cette politique homicide, que lorsqu'il en ressent les effets. Celui d'Angleterre ne les a pas attendus; il sentit combien il étoit important de détruire cette classe d'hommes nuls à la charge du public; il a concilié ce qu'il devoit à la véritable indigence & à l'intérêt de la société, en établissant des hôpitaux, où sont reçus ceux qui sont reconnus incapables de se procurer les moyens de subsister; vieux, ils sont exempts de toute espèce de travail; jeunes, on les occupe, & le produit de leur ouvrage, mis en masse, appartient à l'hôpital. Le parlement accorde, chaque année, une somme pour l'entretien de ces maisons. Les mendians qui, loin d'accepter cet asyle, s'obstinent à traîner leur importunité, soit dans les villes, soit dans les campagnes, sont arrêtés & sur-le-champ déportés dans les colonies; c'est une loi commune pour les deux sèxes. Outre ce châtiment, il est défendu à qui que ce soit de soutenir, par ses aumônes, la paresse de ces vagabonds, sous peine d'une amende proportionnée à la fortune du contrevenant. Ces réglemens sont également sages & utiles à la nation; aussi point de bras oisifs, point de terres incultes en Angleterre. Le Portugal a bien tous les vices des autres gouvernemens, mais il a peu de leurs vertus; tant il est vrai que, par-tout où le clergé domine, tout se ressent de cette pauvreté prétendue évangélique, qui fait la ruine des Etats & l'opprobre des gouvernans. On sait que tout ce qu'il y avait de meilleurs citoyens en Grèce, étoit très-pauvre, qu'à leur mort, ils laissoient rarement de quoi payer leurs funérailles; mais aussi avoient-ils des talens bien préférables à tous les trésors de la terre, sur-tout celui de conserver leur liberté. C'est leur valeur accompagnée de leurs vertus publiques & privées, qui les a rendus si long-temps invincibles. Le Portugal en est, au même degré, misérable & lâche; ce n'est point le sang des conquérans du nouveau monde qui coule dans ses veines, c'est la lie du sang corrompu des fainéans sacrés, qui dévorent à-la-fois le peuple, le trône & l'autel. CHAPITRE XXXV. Suite d'observations sur le Portugal. Les empires sont sujets aux mêmes vicissitudes que les hommes; ils ont leur enfance & leur vieillesse, & s'ils n'ont point, comme eux, le bonheur de cesser de vivre, leur existence est, pour ainsi dire, le sommeil anticipé de la mort. C'est l'état dans lequel se trouve le Portugal. Il n'est plus ce temps où Jean III couvroit les mers de ses vaisseaux, & les envoyoit à la conquête du Japon; ce temps où Jean I.er, justement surnommé le père de la patrie, avoit établi des écoles qui devinrent très-célèbres: il est entièrement éteint ce foyer de lumières, d'où sortit un essaim de Portugais, regardés comme les premiers hommes de l'Europe. Leurs descendans sont généralement robustes, vifs, adrois, mais paresseux: ils négligent les premiers biens que leur offre la nature, & pour eux la bonté du climat, les richesses du sol ne sont que des avantages stériles. Le plus grand vice d'un gouvernement est celui de négliger l'agriculture: celui du Portugal en est infecté; il en est d'autant plus coupable, qu'il est instruit par l'expérience des derniers siècles, où le peuple de ce royaume, sans grande abondance, pouvoit se suffire à lui-même. A la vérité le blé fut toujours cher en Portugal, mais le laboureur infatigable mettoit à contribution les terres les plus ingrats, & trouvoit, dans le fruit de ses travaux, sa subsistance & l'avantage inappréciable de se passer de l'étranger. Il étoit heureux puisqu'il étoit libre; il étoit libre, parce qu'il tenoit tout de son industrie; mais l'Anglois, toujours dévoré par l'ambition, ton jours livré aux spéculations mercantiles, porta bientôt envie au bonheur de ce peuple; il forma le projet de tirer de ce royaume tout l'argent possible; vaines assertions, ruses politiques, pertes réfléchies, rien ne fut épargné pour abuser de la simplicité des Portugais; il leur offrit des grains à bien meilleur marché qu'ils ne les achetoient dans leur pays; le gouvernement ne s'apperçut point du piège adroit que lui tendoit cette nation, il permit l'importation des grains. Permettre l'importation des blés d'Angleterre en Portugal, c'étoit permettre l'exportation de l'or du Portugal en Angleterre, c'étoit accoutumer un peuple naturellement paresseux à perdre entièrement le goût de l'agriculture. La pauvreté du Portugal est venue de sa richesse; le Brésil, en lui prodiguant son or, l'a dépouillé de ses trésors véritables, l'amour du travail & l'orgueil de l'indépendance. L'Anglois, par son astuce & son avidité, lui a porté le dernier coup; c'est pour le Portugais que ses moissons mûrissent, que les mers sont couvertes de vaisseaux chargés de grains; l'on diroit que les greniers de Londres ont tout-à-coup été transportés à Lisbonne; les places de cette ville sont inondées de ces grains étrangers, qu'on achète à un tiers meilleur marché que ceux du pays; ce fut d'abord une perte réelle & considérable pour l'Anglois; mais sa politique avoit tout prévu; il savoit bien qu'il ne tarderoit point à recueillir le fruit de ce sacrifice; son espoir ne fut point trompé. Les embarcations ne pouvoient suffire au débit, & le grain du pays restoit dans le grenier du cultivateur; vainement celui-ci le portoit au marché, il s'en retournoit tristement avec la même charge de blé qu'il avoit apportée. Un gouvernement rusé eût tiré le plus grand avantage des pertes momentanées que faisoit l'Angleterre, il eût établi, entre cette nation & lui, une lutte de sacrifices qui n'auroit pas été longue, une fois que le marchand de Londres se seroit apperçu de la nullité de ses pièges; mais on suivit une marche toute contraire; au lieu d'encourager l'agriculture, on acheva de détruire l'énergie du laboureur, en détruisant ses ressources par le défaut de la vente de ses grains, & l'on appaisa ses murmures, en lui faisant entrevoir que bientôt il auroit du pain sans travailler. Il est bien peu d'hommes laborieux pour qui l'oisiveté n'aît point de charmes; séduit par cet espoir, le laboureur portugais abandonne ses fermes, vend ses charrues, se borne à cultiver la portion de terre dont le produit peut suffire à sa subsistance; le reste demeure inculte; ces plaines, jadis couvertes des trésors de la nature, n'offrent plus qu'un désert aride, où régnent la nudité & toutes les horreurs de l'indigence. Ce ne fut que sept ans après qu'on s'apperçut de cette faute; il n'étoit plus temps d'y rémédier; les Anglais s'étoient exclusivement emparés du commerce des grains en Portugal, & leurs pertes passées étoient déjà bien plus que réparées par une hausse arbitraire de ces mêmes blés qu'ils avoient jadis vendus à si bas prix. Pour achever leur chef-d'œuvre de machiavélisme mercantille & l'anéantissement de l'agriculture dans un pays conquis à leur ambition, ils avoient eu soin de couvrir l'infamie de leurs spéculations, par des sophismes & des assertions aussi absurdes que pernicieuses. Ce n'étoit point assez que d'avoir atrocement abusé de la crédulité du Portugais, l'usurpateur de ses marchés avoit entièrement abbatu l'industrie de ce peuple, en lui persuadant entr'autres choses, 10. que son pays, naturellement stérile, ne pouvoit lui fournir sa subsistance; 20. que l'agriculture devenoit inutile en Portugal, puisque les autres États de l'Europe devoient lui fournir le nécessaire. Rien de plus aisé que de réfuter de si pitoyables assertions; quoi de plus faux que cette prétendue stérilité naturelle du Portugal! Une chose naturelle est de tout temps; or il est de notoriété universelle que, dans le siècle dernier, ce royaume se suffisoit à lui-même; d'ailleurs, est-il croyable qu'un pays peuplé soit naturellement stérile? Le plus ou le moins de fertilité ne provient-elle pas presque toujours du plus ou du moins d'industrie du cultivateur? Il est encore un raisonnement bien plus péremptoire, qui se présente naturellement au voyageur impartial; j'ai traversé toutes les provinces de ce royaume, & je me suis convaincu par mes propres yeux que si dans la majeure partie de ce royaume, il n'y règne point une abondance naturelle en grains, ce n'est point un défaut du terrein, mais bien la faute des habitans, qui négligent l'agriculture; effet inévitable d'une importation destructrive de tout commerce. J'avoue qu'il est, en Portugal, certaines denrées dont le produit est fort rare; mais on pourroit y remédier; un gouvernement intelligent ne manqueroit point de moyens pour raviver ces branches mortes; c'est une erreur de croire qu'un terrein cultivé ne rendra pas les mêmes productions que les terres qui l'avoisinent. A-t-on d'ailleurs oublié ce que les naturalistes grecs & latins ont écrit sur celles du Portugal? En parlant de la situation de ce royaume, c'est l'endroit de l'univers, dit Pline, destiné pour l'emplacement des champs élisées. Le second raisonnement des Anglais est une conséquence du premier; admettre la stérilité naturelle du Portugal, c'est convenir d'avance de l'inutilité de l'agriculture en ce pays, & du besoin qu'il a des secours de l'étranger; mais ces deux sophismes sont également vicieux; ils ne doivent leurs succès qu'à l'impéritie du gouvernement, & qu'à la crédulité d'un peuple en proie à tous les préjugés. Cependant le vœu des Anglais est rempli; ils sont devenus, à-la-fois les pères nourriciers, les maîtres & les bourreaux des Fortugais; la chaîne dont ils les ont chargés, est d'autant plus pesante, qu'elle paroît légère; tant il est doux de vivre dans l'oisiveté! On n'a pu rendre l'agriculture utile en Portugal, on l'a détruite. On diroit que les deux nations se sont entendues, l'une pour donner des chaînes, l'autre pour en recevoir . CHAPITRE XXXVI. Départ du Portugal; voyage à Londres; rencontre singulière dans un café; la boucle de cheveux enlevée. De tous les animaux, dit un satyrique célèbre, le plus sot, c'est l'homme; il n'a fait que la moitié du tableau; de tous les animaux, l'homme est aussi le plus inconstant. A peine s'étoit-il écoulé vingt jours depuis mon arrivée en Portugal, que je sentis le besoin d'en sortir. Depuis long-temps je desirois de voir Londres. Il partoit un vaisseau pour cette ville; j'y suis reçu comme émigré, & nous arrivons le vingt-six de mai. Ce mois est, pour la France & le midi de l'Europe, le plus beau de l'année. Quelle triste différence pour le triste climat de l'Angleterre! le brouillard étoit si épais, même à trois heures après-midi, qu'à peine voyois-je à vingt pas devant moi. Ce fut pour moi le présage le plus funeste, & je me disois que je ne trouverois que des malheurs, dans un pays que le soleil éclairoit à regret. L'homme se trompe dans ce qu'il craint de funeste, comme dans ses espérances les plus flatteuses, car après m'être logé dans le quartier de Temple-Barr, je me fis conduire au café de Hay-Market, presque toujours rempli de Français, pour y retrouver quelques-unes de mes connoissances. Pour cette fois je fus heureux, car à peine m'étois-je assis, que j'apperçus mon cher P.***, au milieu d'un groupe d'auditeurs qui sembloient prendre plaisir à l'écouter. Moi-même, je prêtai l'oreille, avant de me faire connoître, ne voulant point me jetter, pour ainsi-dire, au hasard, dans un monde inconnu. Voici ce que je recueillis d'une conversation assez étrange. „Ne croyez pas, Messieurs, que les femmes anglaises soyent supérieures en beauté, à celles de cette malheureuse France; je ne connois pas de Ladies, dont les charmes puissent soutenir la comparaison avec vingt femmes, toutes plus belles les unes que les autres, dont cent fois j'ai vanté le pouvoir quand j'étois à Paris. Je me rappelle, sur-tout, cette belle soirée, où me trouvant à l'opéra, madame la comtesse de B. vint se placer dans une loge vis-à-vis celle où j'étois. Elle étoit arrivée un peu tard, & c'est un rafinement de coquetterie imaginé pour mieux se faire remarquer. On jouoit Iphigénie en Aulide; le chœur répétoit ces mots si doux, si vrais: qu'elle a d'attraits, qu'elle a de charmes ! Tous les regards se prolongèrent long-temps sur cette femme enchanteresse. Je ne vous dirai point combien j'en fus épris. Dès ce moment je sentis ma défaite. Je ne vécus, je ne respirai plus que pour elle. Qu'il est bien vrai que l'amour inspire les vers les plus touchans! Je pris mes tablettes, j'y inscrivis un quatrain qui courut de loge en loge. Je n'ose me flatter de quelque avantage en poésie; mais je peux dire que jamais je n'ai fait de vers impunément . Bref, Messieurs, vous pouvez sourire à ma naïveté; mais vous saurez que ce jour même j'eus l'honneur de souper avec ma belle comtesse, & pour vous punir de votre indiscrétion tacite & plus n que maligne, c'est tout ce que vous en saurez.“ “Fort bien, Chevalier, lui dit un officier de dragons, j'admire et reconnois votre caractère, il est à l'épreuve de tous les climats & de tous les événemens. Quoiqu'il arrive, vous aimerez toujours cette France; vous chanterez la beauté de ses femmes“. -- “Et la bonté de ses vins, dit le chevalier, & en disant ces mots, la joie se déployoit à grands traits sur son muffle large & vermeil, & dans ses yeux étincelants sous deux arcs d'ébène. Ce punch, quoique excellent, ajouta-t-il, ne vaut pas le vin de Surène. Il étoit délicieux, quand je le buvois au Palais-Royal, entouré d'amis dont la verve rapide enfantoit les saillies du plaisir & du génie. O France, ô ma patrie! quand te verrai-je! quand pourrai-je, dans mes orgies innocentes .....“ -- „Chevalier, où tend ce discours? est-ce l'éloge des sans-culottes que tu te proposes de nous faire entendre? Et qu'as-tu vu dans cette France, que tu ne trouves ici? Des vins? La Tamise reçoit ce que les climats en produisent de meilleurs. Des beaux-esprits, des poëtes? Londres a les siens, comme Paris, & quant aux femmes..... „Je vous arrête, monsieur le marquis, dit M. P.***, en frappant de son verre sur la table, & le verre se brisa.“ -- (On rit.) „Ce n'est rien, Waiter, Another glass with a punch! Oui un autre verre & un autre punch, dit le chevalier au garçon. Oui, marquis, je vous le répète, vos femmes anglaises ne valent point celles que j'ai connues en France. Elles n'ont ni leurs graces, ni leur esprit. Je m'y connois, soit dit sans vanité. Quant aux vins, fussent-ils ici du meilleur crû, le malheur est qu'ils ne valent rien ni pour vous, ni pour moi: la raison en est simple, ici nous n'avons point d'argent, ou fort peu. ( Boy; help me with a pipe and tabacco. ) Oui je veux fumer; pour me sauver de la peste générale, il faut bien que je fume aussi. Je vous avoue cependant avec douleur qu'en pâlissant sur Homère & Virgile, dans mes jeunes ans, je n'imaginois guères qu'un jour je serois destiné à respirer toute cette vilaine fumée dans un vilain café de Londres.“ What does he say! s'écria un Anglais, d'un ton assez brusque & d'un air un peu refrogné. Mon ami P.*** leva sur l'Anglais un sourcil long-temps immobile & presque menaçant, il continua: Quant aux vins. What does he say! dit encore l'Anglais, d'un ton plus brusque & d'un air plus refrogné. Mon chevalier le mesure d'un regard plus impérieux, & lui commande le silence. Quant aux beaux-esprits, ajouta-t-il, vous conviendrez, mon cher marquis, du moins j'ose m'en flatter, qu'il existe une différence prodigieuse entre leur Shakespear & notre Racine. Quels vers! quelle harmonie! quels chefs-d'œuvre, grand Dieu! l'entendez-vous cette Phèdre mourante? Soleil! je viens te voir, pour la dernière fois! et ces deux autres vers: Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé La fille de Minos & de Pasiphaé. Quelle douce harmonie! Pasiphaé ! Comme les voyelles en sont pures, sonores, brillantes! & comme la bouche, dans , s'ouvre pour mourir sur l'é a -- é Pasipha -- é! Croyez-vous que cela ne vaut pas bien la bête â deux dos de votre Shakespeare. Damn! What does he say? Damn! Ce que je dis, je le dis: votre Shakespeare (en se levant) n'est qu'un sot auprès de Racine: un jongleur en tragédie; en un mot, un poëte détestable; &, n'en déplaise à qui que ce soit, il n'y a qu'un sot qui puisse en douter, (en regardant le marquis.) Chevalier, répliqua celui-ci, nous allons voir de quoi vous servira votre Pasiphaé & toute votre insolence. Le chevalier le salue en riant & lui répond par ce vers, Et vous ne verrez rien que votre insuffisance. What, this rascal! dirent les Anglais qui se levèrent aussi, en montrant leurs poings fermés & tendus vers lui. Un moment, je vous prie, messieurs les Anglais, votre orgeuil se seroit-il flatté d'avoir la préférence? Non, je la dois en tout à un Français. Je suis à vous, monsieur le marquis, sortons, & quand nous aurons fini, je reviens corriger ces deux bull-dogs . J'aurois peine à décrire l'horrible confusion qui suivit ces paroles. Les deux Anglais s'élancèrent vers le chevalier. Je me jette entre eux & lui, & je m'écrie: Doucement, doucement! c'est à moi, chevalier, qu'ils appartiennent, à moi, qui viens de Lisbonne où j'ai appris le combat du taureau. Messieurs les Anglais, c'est à moi qu'il faut s'adresser, à moi qui connois votre instinct! Non, non, reprit le chevalier; mais avant de terminer notre petite querelle, permettez, gentlemen , souffrez, monsieur le marquis, que j'embrasse l'ami qui m'est rendu. Et par quelle heureuse fortune nous viens-tu à Londres? Que je tembrasse & t'embrasse mille fois! „Maintenant je suis à vous, monsieur le marquis: allons prendre nos épées: je reviens, messieurs les Anglais, dans un petit quart-d'heure. Ne vous impatientez pas, de grace!“ La querelle entre le chevalier & le marquis n'eut pas de suite; il fut seule ment convenu que ce dernier avoueroit “qu'il n'y avoit pas autant d'esprit dans la Bête à deux dos de Shakespeare, que dans le Pasiphaé de Racine. Le chevalier, fier de cette capitulation, revint à ses deux Anglais & leur dit: vos épées? -- La loi ne nous permet que les pistolets. -- Eh bien, reprit le chevalier, je parie l'oreille qu'il vous plaira, qu'à vingt pas je vous fends un cheveu en quatre avec une balle. Le chevalier perdit; car sa balle enleva une boucle; & il lui en coûta une rude contusion à l'épaule. Quand vous me l'auriez emportée toute entière, dit le chevalier en tombant, votre Shakespear n'en seroit pas meilleur poëte. Les choses en restèrent là. Nous reconduisîmes le chevalier: & je lui tins compagnie, jusqu'à sa parfaite guérison. CHAPITRE XXXVII. Amours d'un Prince d'Angleterre; divorce & faux serment. Lorsque le chevalier fut un peu rétabli, nous allâmes faire de petites excursions hors de Londres. Un jour que nous étions à St.-Alban, je lui demandai s'il avoit appris quelque nouvelle. „Je lis beaucoup Homère, & jamais la gazette, répondit-il, vos politiques n'ont pas le sens commun; ils ne sont bons qu'à propager les calamités humaines, & je les considère, comme en médecine, on voit les épidémies. Je ne vous dirai donc rien de nouveau; mais je parlerai volontiers de ce qui s'est passé dans ce joli petit village. “Vos gazettes, puisque vous aimez à les lire, vous ont dit que le Roi George avoit été fou; il n'étoit pas le seul de sa famille; car le Duc de.... son frère, a été cent fois plus fou que lui, puisqu'il aimoit éperdument la plus belle de toutes les femmes d'Angleterre, lady G..... qui avoit épousé le plus riche & le plus laid de tous les Anglais.“ Eh bien! lui dis-je, qu'est-il résulté de cet amour qui semble promettre beaucoup? -- Rien, me répondit-il, que le divorce, le scandale & bon nombre de faux sermens. Par l'entremise d'une marchande de modes, le rendez-vous fut arrangé pour St.-Alban, dans l'endroit même où nous sommes, & dans l'hôtellerie que je vous montrerai. Lady G.... y arriva la première; cela étoit convenu; l'hôte lui donna l'appartement dont il étoit aussi convenu avec le duc. A quelques heures dans la nuit, le duc arriva, & prit le logement contigu à celui de la comtesse. La porte de communication s'ouvrit, les deux amans soupèrent ensemble, & déjà les amours s'étoient nichés entre les draps qui les attendoient, quand on vint frapper, à coups redoublés, à la porte de la cour. Le maître de l'hôtellerie, se doutant de ce qui pouvoit arriver, fit avertir les amans; le duc à peine étoit sur le seuil de la porte qui communiquoit à la chambre de la comtesse, que le mari frappe, enfonce celle de l'appartement de sa femme. Il entre, escorté d'un magistrat de police & de la force publique. Le prince, à moitié deshabillé, se tenoit sur le seuil de sa chambre, protestant & faisant observer qu'il n'étoit point dans celle de lady G..... Le pauvre prince en juroit sur l'évangile, pendant que lady G....., dans son désordre & sa frayeur, offroit à son mari & à sa suite, le spectacle le plus enchanteur. Tout ce que les graces ont de plus séduisant fut employé pour appaiser le lord. Les plus beaux yeux, humides de larmes, sembloient le prier de prendre la place que le prince venoit de quitter. Prières inutiles! le lord préféroit le divorce à sa femme, parce que le divorce lui assuroit en partage, une des plus belles fortunes de l'Angleterre. Le divorce, en Angleterre, est asservi, comme par-tout, à de certaines formalités. Si le mari n'a point manqué de fidélité à sa femme, il n'est tenu qu'à lui faire une pension & il emporte avec lui tout le bien; si, au contraire, il a partagé ses torts, la fortune se partage également. Que fit le duc, en cette circonstance? il chercha des témoins en faveur de la comtesse, & il s'en trouva tant, que le divorce ne fut pas en faveur du mari. Il se présenta, sur-tout, une femme qui déposa avoir eu, avec lui, les liaisons les plus intimes. -- Vous le connoissez donc bien, lui dit un des juges? -- Si je le connois! parfaitement, reprit-elle. Ainsi, ajouta-t-il, quand on vous le présentera avec d'autres personnes, il vous sera donc facile de le distinguer. -- Très-facile. Or le comte étoit là présent. Il ne put retenir son indignation, & s'écria: „Scélérate! tu as fait un faux serment, je te ferai pendre. Tu me vois! c'est moi! et tu ne me connois pas! regarde. -- Ah! mylord! s'écria-t-elle, comme vous êtes changé! de beau que vous étiez, que vous êtes devenu laid. Oh, fi! quelle horreur!“ L'assemblée ne put se contenir; le lord fut reconnu coupable d'infidélité; il perdit sa femme & la moitié d'une fortune qu'il vouloit conserver; tant il est vrai qu'on n'est pas impunément infidèle à sa femme, en Angleterre! Comment faites-vous donc, lui dis-je, vos affaires, dans ce pays de riguenrs; car je sais que vous ne pouvez vivre sans intrigues, à moins que la fortune ne vous ait bien changé? Il se mit à rire, & me prenant la main: „Sachez, me dit-il, qu'un homme comme moi trouvera peu de cruelles. Je connois les femmes, &, Dieu merci, je me connois aussi.“ Je vis que mon cher P.*** avoit toujours le même fonds de vanité, & comme je n'en manquois pas, je voulus, de mon côté, songer aussi un peu à mes affaires, & connoître si les Anglaises avoient quelque mérite que n'eussent point nos Françaises. CHAPITRE XXXVIII. Les quatre conquêtes & la piéce de ruban. Il y avoit, dans la maison où je demeurois quatre femmes, une Allemande, une Anglaise, une Française & une Hollandaise. Je me proposai la conquête des quatre nations: l'entreprise étoit hardie, j'osai la tenter. Je fis part de mon projet au chevalier qui leva les épaules & me dit que cette entreprise étoit au-dessus de mes forces. Piqué au vif de cette raillerie, je fis sérieusement tous mes efforts, pour en venir à mon honneur. Je fis plus, je voulus les avoir le même jour; quatre triomphes dans un seul & même jour! cette idée me sourioit, & j'espérois par-là offrir au chevalier un héros de roman, digne d'entrer en comparaison avec lui. Le jour de mon voyage étoit arrêté, & je n'avois plus de temps à perdre. Il falloit m'occuper de mes quatre femmes, & leur cacher mes desseins: j'en vins à bout. Je donnai la préférence à mon Hollandaise, elle la méritoit à tous égards. C'étoit une belle brune dont le mari étoit absent pour affaires de commerce, & elle sembloit avoir pris un vif intérêt à moi, cherchant à me détourner de mon voyage en Russie, me promettant, en Hollande, des avantages peut-être plus assurés, & des moyens plus faciles à saisir de rentrer dans ma patrie. Le malheur n'avoit pas encore mûri ma tête. J'aurois couru jusqu'au bout du monde, entraîné par des idées vagues, & ne sachant jamais me fixer. Ma belle Hollandaise me faisoit toujours promettre que si jamais je passois en Hollande, je ne manquerois pas de venir la voir à Rotterdam, où elle avoit une maison solidement établie. J'acceptai sa proposition avec joie; elle me fut confirmée à huit heures du matin, le jour que j'avois fixé pour ma grande entreprise. Lorsque j'eus cueilli ce premier laurier, je détachai quelques aunes d'une jolie pièce de ruban que j'avois choisie à dessein, & je lui en fis présent, la priant avec instance de s'en parer à dîner pour l'amour de moi. Elle se retira enchantée du ruban, & j'ose croire aussi de ma personne, & une demi-heure après, mon Allemande, jeune & d'une taille svelte entra. Je la traitai, à-peu-près en tout, comme la première; elle fut cependant moins satisfaite de ma personne, & sans le ruban, dont je fus un peu plus prodigue à son égard qu'envers la première, je ne me serois pas fait une grande réputation dans son esprit. N'oubliez pas, sur-tout, lui dis-je en la quittant, de le mettre à dîner, pour l'amour de moi. Elle partit en me témoignant qu'elle auroit encore bien des choses à me dire; mais j'étois forcé d'économiser le temps et les paroles. A midi sonnant, ma belle Anglaise frappa à ma porte. Je tressaillis de joie, dans l'espérance que la nouveauté & le piquant de l'aventure me rendroient une partie des forces que j'avois perdues. Je fus encore moins brillant que dans la dernière; mais pour cette fois je prodiguai le ruban, recommandant toujours de le porter à dîner, pour l'amour de moi. Elle fit semblant d'être satisfaite; en Angleterre, comme en France, une femme, quelque droit qu'elle eût d'être exigeante, sait se réduire à la modestie. A deux heures justes, je vis entrer, dans ma petite cellule, la quatrième et dernière de mes héroïnes. Combien je lui devois d'attentions, de soins, de sacrifices, de plaisirs! c'étoit la maîtresse de la maison, & de plus, ma chère compatriote. Les titres ne font rien à la chose, & j'en fus parfaitement convaincu. C'est un grand malheur que l'émigration, me dit-elle en soupirant! Oh! oui, lui réplîquai-je; ce malheur anéantit toutes les facultés, & l'homme le plus homme se réduit presqu'à rien. Mais, graces au ciel! viendront pour vous et pour moi des temps plus heureux, & je parie cette pièce de ruban, que demain, à l'heure qu'il vous plaira, je me serai défait des idées importunes qui m'ont enlevé à moi-même aujourd'hui. J'accepte, reprit-elle en souriant, la gageure & le ruban; mais je doute que vous puissiez soutenir cette malheureuse idée de votre émigration. Elle sortit en m'exhortant à plus de courage, dans l'espoir d'un avenir plus heureux; & je ne manquai pas de lui dire: ce courage que vous me recommandez, je l'aurai, si à dîner je vous vois ce ruban pour l'amour de moi. Nous nous mîmes à table à quatre heures: j'y arrivai dans l'état d'un homme qui a soutenu quelques rudes travaux, & chacune de mes quatre conquêtes cherchoit dans mes yeux d'où pouvoit me provenir cette espèce d'anéantissement. Mais quel changement rapide dans leur esprit! A peine l'une d'entre elles se fût apperçue qu'elles avoient toutes les quatre un ruban à leur tête, de la même couleur & de la même pièce, que l'indignation, la fureur firent place aux douces émotions de la pitié. Dans la crainte d'un éclat, je sortis prudemment de table; j'allai rejoindre le chevalier qui se prit à rire comme un fou, & me couseilla de ne plus remettre le pied à la maison, si, comme Orphée, je ne voulois être mis en pièces par mes bacchantes. CHAPITRE XXXIX. Dispositif pour un autre voyage. Le jour de mon départ approchoit; il falloit partir, & je n'avois pas encore ma malle; très-malicieusement la maîtresse de la maison n'avoit point voulu la remettre au chevalier, qui s'étoit chargé d'aller la réclamer, & de faire agréer mes excuses d'un départ presque imprévu. Qu'il vienne & ne craigne pas de paroître, répondit la maîtresse de la maison; on a les choses les plus essentielles à lui communiquer. -- Je ne manquerai pas de lui en faire part, reprit le chevalier, il vous doit, à tous égards, beaucoup de reconnoissance, & je serois étonné de trouver de l'ingratitude dans mon ami, sur-tout pour une compatriote aussi charmante. Elle rougit, & bientôt aprés je reçus cette lettre. „Je croyois, Monsieur, qu'à votre âge on étoit susceptible de quelque étourderie; mais je n'aurois pas imaginé que le cœur fût déjà aussi dépravé. Si, dans le voyage que vous vous proposez, vous continuez à vous conduire, comme vous avez fait avec nous, vous ne pourrez être que le plus méprisable des hommes. Bon voyage; recevez vos rubans & votre malle; aucune de nous ne veut, à l'exception de votre Hollandaise, conserver rien de ce qui a pu vous appartenir. “Votre servante & compatriote G....." Jugez de la surprise, de l'agitation, de l'embarras extrême où me jetta cette lettre. Cependant mon chevalier se plaisoit à rire des tourmens que j'éprouvois. Il me tournoit dans tous les sens, pour irriter ma douleur. Il racontoit plaisamment ma triste aventure à tous ceux de sa connoissance, que nous rencontrions; j'étois au désespoir, & lui dans l'enchantement. Cependant, comme on n'est pas toujours impitoyable, il me prit par la main, me conduisit avec ses bons amis, au café de St. James, où il commanda un ample bôl de punch, for a desolate friend , ajouta-t-il, en me regardant avec des grands éclats de rire; oui, reprit-il, pour un ami désolé . Les saillies furent aussi vives que les rasades étoient complètes. Mais, quoique j'aimasse beaucoup cette boisson, elle produisit sur moi un effet opposé à celui qu'elle produisoit sur les autres. Plus ils se livroient à la joie, plus je me sentois entraîné vers une tristesse qui absorba bientôt tous mes esprits. Je me rappellai involontairement ce que j'avois souffert depuis la révolution. Mes réflexions se rendant maîtresses de moi, je sortis, sous le prétexte de quelques besoins. Les larmes rouloient dans mes yeux, & j'eus beaucoup de peine à les dérober à mes compagnons de table. Je ne sais quel prestige d'imagination vint à paralyser mon peu de bon sens. Il m'en resta si peu, que je pris la résolution de rénoncer à la vie. A peine en eus-je conçu l'idée, que je me trouvai comme soulagé d'un poids accablant. Bientôt je souris au projet de ma destruction, & j'y trouvai même un charme si puissant, que cette pensée étoit la seule qui pût me plaire. Si je cherchois à l'écarter, elle se représentoit sous des formes toujours plus attrayantes, & je jouissois véritablement du plaisir de ma mort. Dans cette situation dont je ne pouvois me rendre compte, il me vint à l'esprit de faire mon testament, comme si j'avois encore tenu à l'opinion des hommes dont je voulois me séparer à jamais. Oui, un bon testament, me dis-je, où je prouverai à tous les hommes que cette vie est un enfer, qu'on ne peut y rester sans participer aux crimes qui s'y font, & qu'il vaut mieux en sortir que d'y être victime ou bourreau. Avant de me mettre à mon testament, je trouvai plaisant de passer chez mon mon ami P***, que j'avois laissé à table, & de lui laisser une lettre à-peu-près conçue en ces termes: „En recevant la présente & dernière, je ne serai plus: la vie m'est odieuse, & j'ai rejetté le fardeau que je ne pouvois plus supporter. Puisqu'elle a pour vous plus d'attraits que pour moi, conservez-la, mon cher P***, & donnez à votre ami quelques larmes d'affection & de souvenir. Comme je suppose que vous n'êtes pas trop en argent, qu'il en faut cependant un peu pour rendre cette vie plus supportable, je vous laisse le peu que j'en ai, & dont je n'ai plus besoin. Adieu, pour jamais. “Votre, &c.“ Dès que j'eus achevé cette lettre, je courus chez le chevalier P***, où je la remis avec presque tout l'argent qui me restoit. De-là, j'entrai dans une des maisons publiques de Temple-Barr, pour m'occuper de cette grande œuvre qui nous prépare au passage de ce monde dans l'autre. Je demande une plume, du papier, de l'encre, & sur-tout un excellent souper; je ne voulois point partir à jeun pour le voyage que je méditois. Pendant qu'on me sert, j'écris & je pleure: les mots se précipitoient sur le papier, les larmes inondoient mon visage: j'étois dans une douleur délicieuse qui ne fut interrompue que par l'arrivée du maître de la maison, qu'un des domestiques avoit sans doute prévenu. Après quelques excuses préliminaires sur son intention, il me pria d'avoir confiance en lui, de lui exposer le sujet de mon chagrin, & de croire que, s'il dépendoit de lui d'y apporter remède, je ne manquerois pas de l'y trouver. Comme je tenois à mon secret plus qu'à ma vie, puisque j'étois enchanté de m'en défaire, je le remerciai de ses intentions généreuses, & lui dis que ces larmes, à qui je les devois, provenoient de quelques affaires de famille. -- Are vou a Priest , me dit-il? -- Non, je ne suis pas prêtre, lui répondis-je. Ah! tant pis, me repliqua-t-il, j'aurois au moins la consolation de penser que vous ne voulez pas vous défaire ; car ici, & sans doute, comme par-tout, un prêtre a trop de religion, trop de confiance dans l'autre monde, pour quitter celui-ci, avant l'heure prescrite. Tenez, cher monsieur, la vie est toujours bonne à quelque chose, ne fût-ce que pour apprendre à souffrir & mériter le paradis qui nous est est promis; car là haut, j'ose l'espérer, les choses n'iront point comme ici bas. Il n'y a pas de révolution, de guerre, de famine, de peste, point de ministres, de rois & de tous ces gens qui tont leur grande affaire de nous pousser à une ruine commune. Le sourire que je donnai à mon hôte, suspendit une larme ou deux. Mais reprit-il, puisque vous n'êtes pas un clergy-man, peut-être êtes-vous militaire. Oui, répondis-je. -- Ah! tant pis; car vous autres, messieurs les officiers, vous vous souciez de votre vie aussi peu que de celle des autres. Voilà ce qui m'inquiète, ainsi dites-moi votre secret, je vous en conjure, & parole d'Anglais, vous ne vous détruirez pas. Etes-vous à Londres depuis long-temps? -- Non. -- Depuis quand? -- Qu'importe. Etesvous émigré? -- Je le suis. -- Eh bien, voyez M. Pitt: c'est un grand ministre que notre Pitt, & comme il compte beaucoup sur les émigrés pour le rétablissement de la monarchie française, vous pouvez compter sur lui. Quoi qu'il en soit, cela vaut mieux que d'émigrer pour l'autre monde. Il sourit en me prenant la main & me disant, good by, sir , courage, puis il descendit. Je restai un moment pensif; il tenoit encore à moi de reconcer à ma funeste résolution. Le comte de Woronzoff, ambassadeur de Russie, m'avoit promis des lettres pour sa cour; je pouvois y relever mes espérances; toutes les bouches de la renommée publioient dans toute l'Europe les bontés généreuses de l'Impératrice Catherine pour les Français émigrés, & déjà je penchois vers ce parti, quand je me rappellai la lettre que j'avois portée chez le Chevalier. Cette maudite lettre pouvoit m'attirer mille plaisanteries; je crus me voir déjà accablé de sarcasmes, & je n'eus pas le courage de vivre. Ainsi je me remis à mon testament. A mesure que je m'en occupois, mon imagination y retrouva ses premières impressions; me voilà bien déterminé, enchanté même de persister dans le seul projet qui me convint. Certainement je devois mourir: cependant j'avois un pressentiment secret que si ma lettre n'étoit pas encore entre les mains du chevalier, ainsi que mes guinées, je redevenois le maître de mon sort; en conséquence, lorsque j'eus fini mon testament, avant de l'envoyer au morning post , je passai chez le chevalier, dans l'espérance qu'il ne seroit peut-être pas encore rentré, quoiqu'il fût près de minuit. Je frappe, en tremblant, à la porte de l'hôtel. On me dit qu'il est rentré depuis une demi-heure. Je me retire comme frappé de la foudre, ou plutôt je m'enfuis avec la rapidité de l'éclair. CHAPITRE XL. Le pont de Westminster; utilité des voleurs. Si jamais homme s'est trouvé dans la plus affreuse perplexité, c'étoit moi. Je ne savois plus si je devois vivre ou mourir. Ma première illusion s'étoit passée, & la raison avoit commencé à reprendre un peu son empire; je commençois à sentir le ridicule d'un homme qui se lève de table, quitte brusquement ses amis, se défait de son argent & de la vie. Je me figurois les plaisanteries poursuivre, comme autant de traits meurtriers, ma pauvre ombre fugitive. Je ne me sentis plus assez de courage pour braver cette honte, & pour cette fois mon sort fut décidé. Je jette mon testament dans la première boîte que je trouvai. C'en est fait, me dis-je: demain ou le jour suivant on saura que j'ai vécu. En effet, pourquoi traîner sur les bords de la Tamise ou de la Newa, une vie errante & pénible? Mon père a vu ses jours terminés sur le char sanglant de la révolution; je n'irai point mendier la pitié, ou plutôt les affronts des puissances: émigrons, pour rejoindre tant d'illustres victimes. Je n'avois pas achevé ces mots, que je sentis mon imagination s'emparer de toutes mes facultés. Je marchois à grands pas du côté de Westminster, & tout-à-coup je me trouvai à la tête du pont. Il étoit une heure après minuit, il faisoit assez obscur, malgré les lanternes qui ne jettoient qu'une foible lueur; je marchois alors avec calme, comme si j'eusse senti toute la dignité de l'action la plus importante; je jouissois véritablement de ma mort, &, charmé de cette illusion, j'allois m'ensevelir dans les flots, quand tout-à-coup je fus attaqué par deux coquins. C'ètoit mon argent qu'ils vouloient; je n'en avois point, ou j'en avois fort peu. Vous n'aurez ni l'un ni l'autre, leur dis-je avec fureur, comme s'ils eussent demandé ma vie; & je me défendis avec toute la force d'un frénétique, criant, terrassant & meurtrissant mes deux coquins. Vainement vouloient-ils m'échapper. La lutte fut terrible, & le bruit amena les deux gardes qui sont à la tête de chaque pont. Nous voilà conduits au poste qui est au-delà de la rivière, je fis ma déposition, & chacun de nous fut mis en lieu de sûreté, jusqu'au jour. Je dormois du sommeil le plus profond, quand on vint me frapper sur l'épaule & me demander ce que je voulois que l'on fît de mes deux voleurs. Qu'on les pende, répondis-je. -- Vous allez donc venir avec nous chez le Connétable. -- Quoi faire? -- Mais, si vous voulez qu'on les pende, il faut venir avec nous, établir votre plainte, la prouver, la suivre, assister aux interrogatoires, informations, recollemens, confrontation; d'après quoi interviendra le jugement qui fera pendre vos deux coquins. -- Non, de par tous les diables, m'écriai-je: j'aime cent fois mieux qu'ils vivent, peut-être trouveront-ils ailleurs leur juste récompense. -- Comme il vous plaira, me dit-il: ainsi, venez signer votre désistement. J'allai signer, & sur-le-champ on élargit mes deux fripons. Les premiers rayons du soleil annonçoient le plus beau jour; mais ce jour ne pouvoit être que funeste pour moi; il alloit annoncer à tout le monde que je n'avois pas eu le courage de me donner la mort, quoique je l'eusse annoncée par une lettre & par mon testament qui paroîtroit dans une feuille du matin ou du soir. Il est cependant bien certain que sans l'attaque de mes deux hommes, je me serois enseveli dans la Tamise; mais cet évènement imprévu avoit donné le change à mon imagination, & depuis ce moment j'ai toujours plaint les malheureux qui ont cherché le soulagement de leurs maux, dans leur destruction. Je me recueillis un moment pour réfléchir au parti que je prendrois; ensuite je voulus sortir, lorsqu'à ma grande surprise, je me vis retenir. Et quoi donc, dis-je à l'officier? est-ce moi, par hasard, qu'on voudroit pendre? -- Non, me répondit-il, mais il faut payer l'élargissesement de vos deux hommes, le vôtre, la feuille de registre & le scandale. C'est bien scandaleux, répliquai-je, que de faire payer l'amende aux battus. Et si je n'ai point d'argent, si par cela même j'allois me jetter à l'eau. -- Si cela est, reprit-il, vos deux hommes ne sont plus des voleurs; ils vous ont rendu service, puisqu'ils vous ont sauvé la vie, & vous devez encore payer pour eux & pour vous. Comme il achevoit ces mots, j'achevois aussi de me fouiller, & je sentis quelques pièces de monnoie, que je ne croyois plus avoir; c'étoient deux guinées & une demi-couronne, ou un petit écu; je donnai ce dernier, & pour cette fois je fus libre. Mais quelle route prendre? retournerois-je à Londres, ou m'enfoncerois-je dans les campagnes? Je n'avois plus le courage de traverser le pont; je dirigeai donc mes pas du côté de la campagne. Je n'avois pas fait deux milles, que je tombai épuisé par mes réflexions, plus que des fatigues de la veille & du jour. Le sommeil me rendit le calme de l'esprit & les forces du corps. J'étois bien resté trois heures dans cet état, & lorsque je me relevai, je me hâtai de fouiller dans mes poches, dans la crainte qu'on ne m'eût pris, pendant mon sommeil, mes deux guinées, les seules que je possédois encore; heureusement je les retrouvai saines & intactes. Il y avoit devant moi un village à un demi-mille, je crus qu'il seroit prudent de m'y rendre pour un peu me recueillir & me consulter sur ma conduite à tenir; j'y distinguai une petite hôtellerie, dans laquelle j'entrai & demandai à déjeûner. CHAPITRE XLI. Les fraises. J'ai toujours observé que si l'esprit est calme à jeun, il est plus fort quand le corps est muni d'un peu de restaurans. J'en pris une assez bonne provision, & je sentis mon courage & mes espérances renaître, à mesure que mon estomac s'enrichissoit d'un bon chyle. Comme il n'étoit pas plus de dix heures, peut-être, me dis-je, aurai-je le temps de paroître chez le comte de Woronzoff, avant que ma triste aventure ne soit connue; qui sait même si je ne pourrois pas enlever ma malle de chez moi, avant que le chevalier P*** n'y eût envoyé. Je me lève aussitôt, je paye ma dépense & me voilà à courir vers le pont de Wesminster, pour exécuter le projet d'enlever mes effets, de les transporter ailleurs, & d'achever mes affaires chez l'ambassadeur de Russie. Vaine espérance! je n'eus pas fait un quart de lieue, que tout mon courage fut paralysé. Mes jambes me laissèrent, & je n'osai plus tourner mes yeux du côté de Londres. Je marchai jusqu'à quatre heures du soir; apperçevant, sur ma gauche, un bois à peu de distance, j'y dirigeai mes pas. Qn'y faire? je n'en savois rien, m'oublier, s'il étoit possible, & m'ensevelir sous l'ombre épaisse des arbres. Je parcourus les sentiers les plus écartés; c'étoit encore la saison des fraises, & j'en trouvois souvent des tapis qui m'arrêtoient involontairement. Je les cueillois en marchant, & je sentois mon sang se rafraîchir, quand, à travers une clairière, j'apperçus une jeune fille sur un autre tapis de fraises. -- Quelle heureuse rencontre! quel contraste de situation avec le pont de Wesminster! Là j'allois périr, ici je veux me sauver! Pénétré de ce dessein, & croyant le plaisir fort nécessaire à mon salut, je m'approche insensiblement, écartant de mes regards, de ma démarche toute apparence hostile. Je me baisse pour cueillir une fraise, tandis qu'elle se lève & qu'elle porte à la bouche celle qu'elle vient de cueillir. Elle m'apperçoit, rougit, tremble & se détourne sans affectation. Je la suis lentement, comme si les fraises m'occupoient uniquement. Enfin je la salue d'un air timide & pénétré de respect. Elle me rend le salut avec une assurance naïve, & je lui dis: bon jour, ma chère miss, en mauvais anglais. Frappée de mon accent étranger, elle me répondit, & je crus entrevoir dans ses yeux, je ne sais quelle curiosité dont j'eus fort bonne augure. Je pris à côté d'elle une fraise que je lui présentai; elle de me remercier avec un sourire. J'en cueillis une autre que je portai à sa bouche; sa main la repoussa doucement, & ce refus paroissant m'affecter, elle fit un petit bouquet des plus jolies, & me l'offrit, comme si elle avoit voulu réparer l'affront qu'elle croyoit m'avoir fait. Je pris le bouquet, j'en ôtai les deux plus belles, que je gardai & je lui rendis les autres. Je crus lire dans ses yeux qu'elle attachoit quel-que idée de plaisir & de finesse au choix que j'avois fait des deux fraises. Pour m'en assurer, je les approchai de son sein, & je tentai d'en faire la comparaison avec les deux dont la nature avoit décoré son jeune sein. La défense fut moins un obstacle à mes vœux, qu'un encouragement à de nouveaux succès. A peine pouvions-nous, ou plutôt nous ne pouvions nous entendre; mais l'amour a plus d'un langage, & je me servis de tous ceux qu'il m'inspiroit. Quoi qu'il me fut arrivé de fâcheux, le jour precédent, & même dans celui qui promettoit d'amples dédommagemens, je ne manquois cependant pas des moyens d'assurer ma victoire & mon bonheur; mais il falloit les employer avec prudence. Il paroît que ma jeune nymphe fut d'intelligence avec moi; car je réussis. Il seroit inutile de m'arrêter sur une situation d'autant plus délicieuse que je devois ne m'attendre qu'aux malheurs les plus funestes. Qu'il me suffise d'ajouter que je pardonnai à mes voleurs de m'avoir attaqué sur le pont. Mais quelques vifs que soient les plaisirs, ils amènent des instans bien cruels. Celui de notre séparation fut de ce nombre. Tout-à-coup le soleil nous quitta; c'étoit bien le temps des amours; cependant quand les ombres s'étendirent, & que la forêt devint obscure, ma jeune maîtresse, après de cruels efforts, s'arracha de mes bras. Je courus après elle, je voulus, mais vainement, l'arrêter. My mother , s'écrioit-elle, & je compris qu'elle craignoit sa mère. Je lui fis entendre, autant que je pus, combien je serois charmé de la revoir. Enfin, je lui montrai, par mes gestes, que je mourrois de douleur, & j'entrevis à sa réponse & à ses signes, que dans trois jours, à la même heure, je pourrois retrouver le même bonheur. Après cette assurance & les larmes aux yeux, elle s'enfonça dans l'épaisseur de la forêt, où je la perdis tout-à-fait. Je restai inconsolable pendant quelques minutes; cependant il fallut songer à ma sûreté. J'étois perdu au milieu des arbres, & je n'avois pour guide qu'un sentier tortueux. J'avois à craindre dans un pays étranger, & mon imagination me retraçoit avec vivacité & les plaisirs du jour, & les tourmens de la veille. Tout-à-coup je vis, dans le lointain, les ombres s'éclaircir. J'allai de ce côté, où la forêt cessoit de se prolonger. Nulle trace de chemin, point de voix humaine qui retentît dans les airs. Le silence majestueux de la nuit n'étoit interrompu que par les cris des chatshuans, & par le bruit d'un torrent qui sembloit menacer d'une perte inévitable quiconque auroit tenté de le franchir. J'en parcourus la rive pendant près d'un quart d'heure; mais les sinuosités en étoient si multipliées, si cachées, que je craignis de m'enfoncer dans l'abîme. Je crus prudent de m'en écarter, & de passer le reste de la nuit, caché dans un champ de blé. CHAPITRE XLII. Rencontre nocturne; reconnaissance singulière. Il est doux de passer de la peine au plaisir; mais du plaisir à la peine, que le retour est affreux! dans quelle agitation je fus toute la nuit! mes premières réflexions s'arrêtèrent sur la scène de la forêt, aussi délicieuse qu'imprevue; & je devançois, dans mon impatience, le temps où je pourrois la renouveller. Mais ces images si douces d'une volupté presque encore présente, firent bientôt place à d'autres images d'une nature toute différente Je croyois lire moi-même l'histoire tragique de ma mort, dans les gazettes de Londres; je voyois mon ami P*** en proie au désespoir; mes quatre femmes enchantées de la juste peine qui avoit suivi de près mes infidélités. Comment me représenter à mes connoissances; & sans elles, comment pouvoir me soutenir, puisque j'étois sans ressources pécuniaires. Telles étoient les agitations de mon esprit, lorsque fatigué d'être froidement couché dans mon champ de blé, je me levai tout-à-coup, & regagnai le chemin qui longe le torrent. Je n'avois pas traversé vingt toises dans les blés, qu'un coup de fussil partit, & que de frayeur je retombai à terre. A peine m'y étois-je tapi, comme un lièvre qu'une frayeur mortelle a rejetté dans son gîte, que plusieurs hommes furent auprès de moi. -- Is he dead? et je m'apperçus qu'en effet ils tâtoient si j'étois mort. -- Pour Dieu, gentlemen, leur criai je, ne me tuez pas. -- He is a Frenchman , s'écrièrent-ils, & l'un d'eux me dit, en mauvais français: coquin que fais-tu là? Ah! mon Dieu! leur dis-je, puisque vous parlez français, je vous en conjure, ayez pitié de mon malheureux sort. Quel est-il? -- D'avoir échappé, la nuit précédente, à ma destinée. -- Quelle destinée? -- Ceme noyer. -- Pourquoi te noyer? -- Parce que j'étois las de vivre. -- Eh bien! sois content, tu vas périr, & en disant ces mots, il me bourra de son fusil dans le ventre. Je tombai; il alloit m'assommer d'un coup de crosse, quand un des siens le retint par le bras. -- Pourquoi veux-tu que je ne soulage point ce malheureux, lui repliqua mon assassin, en riant; il est malheureux, dit-il, parce qu'il ne s'est pas noyé la nuit précédente, & je veux mettre fin à son malheur, & aussitôt de relever la crosse de son fusil & il m'auroit fracassé le crâne, si les autres ne s'y fussent opposés. Noyé, la nuit précédente! Dev'l! dit l'un, en s'approchant de moi, & se retournant du côté des autres, le voilà de rire à se pâmer, & l'un de faire chorus avec lui, de manière à me jetter dans la plus affreuse incertitude! Cependant l'un & l'autre me tendirent la main, me relevèrent & rirent comme des fous. Puis se tournant vers celui qui avoit voulu m'assommer, ils lui racontèrent, autant que je pus comprendre, qu'ils étoient les deux voleurs que j'avois si bien rossés sur le pont de Westminster; moi-même, en les considérant de plus près, je les reconnus, & je fus saisi d'une frayeur mortelle. Tu n'as donc pas voulu nous faire pendre, ajouta l'un des deux? --- Je pâlis à ces mots, je sentis mon sang se glacer, & mes genoux ne pouvoient plus me soutenir: mais je fus bientôt rassuré. -- Reçois la récompense de la bonne action que tu as faite à notre égard, reprit l'un des voleurs; mais tu nous dois aussi quelque reconnoissance, s'il est vrai que nous t'ayons empêché de te noyer. Ainsi partage notre sort, & deviens notre compagnon, notre ami: suis nous. Je les suis, en tremblant, osant à peine respirer, & craignant cent fois pis que la mort. CHAPITRE XLIII. Caverne de voleurs. Lorsque je fus emmené du champ où j'avois été pris au gîte, je vis à regret qu'on prenoit le sentier qui conduisoit au torrent, & je craignis d'y trouver mon tombeau. Mes allarmes devinrent plus vives, lorsque parvenus à une roche escarpée, près de laquelle l'onde écumante se précipitoit, avec un fracas horrible, deux me prirent par la main, en côtoyant cette roche, pendant que les deux autres suivoient derrière & me disoient, be not afraid , n'ayez pas peur. Hou Chills this French-dog . Comme ce chien de Français tremble! Je crus qu'il n'y avoit plus de miséricorde, & puis, de la miséricorde dans des voleurs! j'étois tenté de me jetter avec eux dans le torrent, & dans cette fougue de terreur, je fis un mouvement involontaire, qui pensa nous entraîner tous. -- Damn , s'écrièrent-ils, en jurant, beware ! & je vis le poignard prêt à se lever sur moi. Un de mes premiers voleurs me sauva encore du voleur à crosse. Si tu bouges, ajouta ce dernier! nous ne te voulons point de mal. -- Patience! Softly, b..... A ce mot énergique & du crû de ma chère patrie, je sentis bien qu'il falloit se résigner. Ils s'arrêtent, tirent d'une espèce de gibécière plusieur coins de fer & des cordes. A cet appareil formidable, je pensai m'évanouir; il fallut prendre de l'eau du torrent pour me rendre les esprits. Je crus bien, pour cette fois, qu'ils vouloient m'accrocher à cette roche, m'y suspendre, & m'y dessécher au soleil, comme à une fourche patibulaire. J'examinois les apprêts de mon supplice, hâletant, palpitant, comme la colombe sous la serre d'un oiseau de proie. Il y avoit, à des distances marquées, des trous que le ciseau avoit creusés dans l'un des flancs du rocher. Ils étoient masqués par des fragmens de pierre, recouverts de mousse, en sorte qu'ils sembloient faire partie intégrante de la roche. Je vis l'un des voleurs, celui qui parloit français, déboucher un de ces trous, y enfoncer un coin, y attacher une corde & en passer un des bouts à ceux qui étoient au-dessous. Quel fut mon étonnement de voir, presque dans un clin-d'œil, une chaîne se former par cet artifice, jusqu'à une caverne qui étoit en face du torrent, & dont l'entrée étoit perpendiculaire aux flots qui en baignoient le pied! A un signal donné, la caverne est assaillie; celui des voleurs restés en arrière, se glisse de coin en coin, & je le voyois retirer le premier qu'il avoit grand soin de reboucher; de manière qu'on parvenoit à la grotte par ce seul artifice, & l'on se seroit donné au diable pour deviner qu'on pût parvenir à cet antre; tant la nature avoit paru le rendre inaccessible. Lorsqu'un des voleurs y eut grimpé, il me tendit une corde que je m'attachai à l'entour du corps, pour me soutenir contre ma propre foiblesse. Moitié soutenu, moitié par mes efforts, je me logeai ainsi dans l'antre de Cacus; mais de quels sanglots je fis retentir le souterrain! quels profonds gémissemens! Lorsque les autres y furent parvenus, ils prirent, dans une cruche à quelques pas de là, du vin de Porto, dont chacun but un grand verre. Prends, me dit le voleur à crosse, bonum vinum lœtificat cor hominis . Sais-tu le latin? J'étois plus mort que vif, je ne répondois pas. Bois, reprit-il, le bon vin réjouit le cœur de l'homme . Je bus, & je vis qu'il avoit raison. Quelle sorte de voleurs, me disois-je! des coups de crosse de fusil, & de l'excellent vin! sur le pont de Westminster & dans cette caverne! je me perdois dans mes conjectures! Cependant on prend à gauche, après avoir gravi sur nos mains pendant quelques pas, puis nous trouvons un souterrain, où nous pouvions marcher deux de front & de toute notre hauteur; je fus étonné, chemin faisant, de voir un amas d'armes dans un recoin. Mes regards en témoignèrent quelque surprise, & sur-tout lorsque je vis une espèce de factionnaire auprès. Je vois ton étonnement, me dit celui qui parloit français, encore quelques heures, & je te dirai tout. Aussitôt nous fûmes abordés de front par plusieurs hommes, qui me prirent bras dessus, bras dessous, & me conduisirent, comme Grisbourdon, jusqu'en enfer. CHAPITRE XLIV. Discours sur la politique & la morale. Lorsque la cohorte infernale m'eut placé sur un large bloc de pierre, qui me parut être le siège le plus élevé qu'il y eut dans ce gouffre, celui d'entr'eux qui parloit un peu le français, fit signe de la main à ses pairs, pour en obtenir du silence, & me tint à-peu-près ce discours: „Français, on combat dans ta patrie pour une chimère que tu ne trouveras réalisée qu'ici, la liberté & l'égalité. C'est pour ces deux divinités qu'on s'égorge en Europe, avec l'acharnement des tigres. Ici nous nous jurons tous une foi mutuelle & à toute épreuve, & nous jouissons de la plus parfaite liberté, fondée sur cette égalité qui veut la communauté de biens & de facultés. Pour en assurer le règne, nous n'avons point, comme vous autres, recours à des impôts qui pèsent si cruellement sur le pauvre peuple. Aucun de nous ne paye rien à l'état que nous avons formé: jamais Pitt ni George n'eurent un farthing de notre argent.. Plus sages, plus prévoyans que tous les potentats du monde, que toute votre république, c'est au dehors que nous cherchons ce qui nous manque; c'est sur le passant que nous mettons un léger impôt, qui suffit à l'entretien, à la conservation de notre sombre empire. A la vérité, cet impôt, tout léger qu'il est, ne se paye point sans murmure; mais que nous importe à nous, puisqu'il n'est point levé sur la société de nos frères? & c'est en cela que consiste le génie bienfaisant d'un véritable législateur; il ménage le peuple qu'il gouverne, & tourne à son avantage les biens que possèdent ses voisins. “Comme eux, nous avons un code pénal; mais c'est encore ici que nos mœurs diffèrent des leurs. Si quelqu'un de nous a fait une faute grave, la vindicte publique le condamne à la réparer d'une manière utile à tous. Il part, chargé d'une exécution plus ou moins hasardeuse. Il se porte au coin d'un bois, s'embusque dans des broussailles auprès d'un grand chemin, ou dans un fossé, tombe à l'improviste sur le premier qu'il rencontre, le pille, ou le tue, & revient triomphant partager les dépouilles avec nous. Cependant plus justes, plus soumis que vous autres, à cette loi naturelle, qui veut qu'un homme ne rencontre point un tigre dans un autre homme, nous ne tuons que par nécessité; mais, je te le répète, nous tuons rarement. Graces à la providence, nous vivons dans un pays, où l'on ne chicane point pour son argent, quand il y va de la vie. L'usage, de père en fils, est d'avoir constamment en voyage la bourse des voleurs, pendant que chez vous & ailleurs, ce sont les voleurs qui portent la bourse du pauvre peuple, & que vous les conduisez au massacre par milliers. “Je ne dissimulerai pas que nous avons, comme vous, le malheur d'être en guerre. Mais jamais les horreurs d'une guerre civile ne furent connues dans notre société. De mémoire d'homme, depuis Cromwell jusqu'à nous, le sang d'un frère ne fut versé par un frère. Nous n'avons d'ennemis qu'au dehors; en cela, nous sommes tous Romains, & même nous valons mieux qu'eux, puisqu'après avoir dépouillé les autres peuples, ils s'égorgeoient quand il étoit question du partage. “Nos stratagêmes valent bien ceux de Frontin, & notre tactique est plus sûre que celle des Polybe & des Montecuculli. Quand nous voulons faire une surprise adroite, & dont l'issue soit infaillible, l'un se déguise en mendiant, emprunte la voix de la pitié, & finit par arracher de force celui dont il a ému les entrailles. “Quelquefois nous avons recours à des moyens bien plus séduisans. Nous avons, dans ce bois, au-dessus de nos têtes, pendant ces beaux jours d'été, un fruit délicieux, plus dangereux pour le passant que le fruit du manglier. Comment vous appellez-vous? Oui, comment t'appelles-tu? C'est à toi que je parle.“. Attentif au récit affreux qu'il me faisoit, j'ignorois que ce fût moi qu'il interrogeât. Je lui dis mon nom. „Puisque c'est-là ton nom, écoute moi bien. Te rappelles-tu ce joli tapis de fraises, où tu as si joliment stationné avec une jeune & jolie fille? -- Je m'en souviens bien, lui répondis-je avec un gros soupir. -- S'il t'en souvient reprit-il, grave bien dans ta mémoire que, depuis la saison des fraises, c'est-là que nous avons fait nos meilleures récoltes. Nous y cachons une autre Armide qui séduit les passans, les retient jusqu'aux approches de la nuit, les entraîne doucement vers nous, & à un cri donné, nous arrivons, la syrène disparoît, & nous prenons sur le passant l'impôt qu'il doit à notre complaisance. Tu sens bien, jeune homme, que tout métier doit avoir ses honoraires.“ Pendant qu'il enfonçoit, par ce récit, le poignard dans mon cœur, quelle fut masurprise d'entendre des éclats de rire se prolonger dans les cavernes du souterrrain, & de me sentir pressé par les bras de la jeune scélérate qui s'applaudit de m'avoir si adroitement empiégé! „Maintenant, me dit-elle, en contrefaisant la voix d'une amante passionnée, “rien ne nous séparera plus. J'ai retrouvé l'amant pour qui je veux vivre & mourir. Amis, félicitez-moi, & que le ciel bénisse de si belles amours!“ Si la foudre avoit tombé sur moi, je n'aurois pas été plus anéanti que je le fus à ces mots & à cette vue. Je tombai sans connoissance, & je ne sais si, en reprenant mes esprits; je n'aurois pas mieux aimé être mort que de revenir à la vie. Quelle reconnoissance, dit alors mon coquin d'Irlandois, celui qui écorchoit un peu le français! Comment diable, c'est presque une tragédie. Allons, allons, Cheer-up , du courage, mon frère, & songes qu'aujourd'hui ta femme t'est rendue, & qu'elle sera à toi jusqu'à ce qu'elle nous amène un autre frère. C'est la loi du mariage que nous suivons parmi nous, & cette devise est fort sage, à toi, à lui, à moi, rien de stable dans ce monde. Vîte, allons, qu'on prépare à manger, j'ai faim, je veux boire & danser à la noce. CHAPITRE XLV. Accident affreux. Je n'essayerai pas de peindre le souper qui se fit dans ce repaire affreux, quelle orgie bruyante & scandaleuse y fut proposée, débattue & mise à exécution. Qu'il me suffise de dire qu'il fallut que je prisse pour femme, cette malheureuse qui n'avoit su me prodiguer ses perfides caresses, que pour me livrer à cette troupe infâme de bandits; pendant les quinze jours que je passai avec eux, j'appris que cette caverne avoit été occupée, depuis Cromwell, par des voleurs; qu'ils n'en recrutoient d'autres que pour y maintenir un nombre fixe qui ne passoit jamais celui de six; qu'ils se faisoient un serment de fidélité mutuelle, & que jusqu'alors ce serment n'avoit jamais été violé, quoique dans le nombre des honorables membres qui s'étoient succédés depuis près d'un siècle & demi, il y en ait eu beaucoup de pendus. J'y appris que cette fille, devenue ma femme, n'avoit point voulu se séparer d'un garçon forestier qu'elle aimoit beaucoup; qu'elle lui avoit été fidele tant qu'il avoit vécu; qu'après sa mort, elle avoit successivement appartenu à tous les membres de la communauté, jusqu'à la convention faite, depuis environ un an, qu'elle seroit toujours la femme du dernier arrivant; qu'en cela leur politique étoit de s'assurer de celui-ci, en lui procurant des distractions agréables, & une espèce de lien d'autant plus fort, qu'elle étoit la reine & la seule femme de ce sombre manoir. Je vécus ainsi pendant quinze jours, & dans cet espace de temps je m'instruisis de tout ce qui pouvoit avoir rapport aux brigands à qui la fortune m'avoit associé. Je sus que les fusils & les armes déposés dans un coin, y étoient pour la sûreté du lieu, au cas d'une attaque imprévue; que les brocs de vin placés à l'entrée, n'y étoient que pour rendre un peu de vigueur à ceux qui s'étoient épuisés en escaladant la caverne. Je sus que le souterrain s'étendoit à plus d'une lieue, qu'après cela l'on trouvoit les débris d'une grille, & un entassement de grosses pierres qui rendoient impossible toute communication ultérieure. Cette connoissance me donna à songer plus d'une fois, pendant un mois que je restai encore dans la caverne. Je n'imaginois pas comment depuis tant d'années, elle étoit habitée, sans qu'il se fût présenté mille occasions de la découvrir, & je n'étois pas sans inquiétude qu'elle ne vînt à l'être pendant que j'y serois; malheur affreux qui m'auroit conduit à l'échafaud, comme un vil scélérat! Aussi avec quel plaisir j'acceptai la proposition qui me fut faite de les accompagner dans leurs excursions! Pour s'assurer de moi, l'on me fit faire les sermens les plus terribles; on me fit dévouer ma tête à toutes les imprécations, à tous les maux présens & à venir. Après s'être persuadés qu'ils m'avoient lié par tout ce qu'il y a de redoutable, nous sortîmes de la caverne, moi très-disposé à fuir, malgré mes sermens, eux à me brûler la cervelle, si je tentois de leur échapper. Notre première course ne fut pas favorable à mes desseins. Toujours observé par quatre de mes brigands, c'eût été me dévouer à une perte certaine. Nous assaillîmes deux voyageurs qui trottoient lentement sur un grand chemin qui s'écartoit un peu du torrent. Je crus que nos deux hommes alloient s'enfuir comme l'éclair; quelle fut ma surprise de les voir s'arrêter, fouiller leurs poches, en retirer chacun une bourse, & la présenter avec autant de sang-froid que nous de la recevoir! Nous mîmes ces deux bourses dans une espèce de gibecière, comme un chasseur y place la pièce de gibier qu'il vient d'abattre. Cette journée fut heureuse & ne nous coûta que la peine de nous présenter. De retour à la caverne, nous partageâmes le butin, & en recevant ma part, je reçus plusieurs complimens sur la conduite que j'avois tenue. Cependant je n'avois cessé de trembler, pendant tout le cours de notre expédition, & ils s'en seroient infailliblement apperçus, si l'espoir du pillage n'avoit fixé toute leur attention. Pour gagner plus sûrement leur confiance & les tromper avec plus de facilité, j'affectai, dans une autre course, une certaine audace qui me coûta bien cher. Comme un voyageur avoit donné sa bourse, je m'avançai & lui dis qu'il falloit tout ou rien. Damn the french dog! s'écria t-il, que Dieu damne ce chien de Français ! & en disant ces mots il prend un pistolet, m'étend à terre & pique des deux, poursuivi par trois coups de fusils auxquels il échappa. Me voilà couché à terre, avec une blessure que je crus mortelle. Heureusement que la nuit étoit proche, nous gagnâmes le fonds du bois, d'où, à l'aide de mes comapgnons, je me traînai jusqu'à la caverne, où il fut question de savoir comment on pourroit m'y placer. Pendant cette discussion, j'étois aussi mort que vif, plus encore par la terreur, les remords, que par la vive douleur que me causoit ma blessure. Cette agonie, loin de me donner des forces pour grimper par le moyen des cordages & des coins, ne faisoit que nuire à leurs efforts. Ils étoient tout déconcertés, quand l'un d'entr'eux prit la parole & me dit: Si tu ne sais pas mieux t'aider, je te roule, d'un coup de pied, dans le torrent“, & sans l'Irlandais, c'étoit fait de moi. Il rappela mes sermens à ses compagnons, le zèle que j'avois montré pour la cause commune, malgré l'indiscrétion qui m'avoit attiré mon infortune. Il dit qu'étant associé à leur sort, je dev vois être considéré comme un frère malheureux, & que toute société seroit bien-tôt dissoute, si elle se défaisoit de chacun de ses membres, à mesure qu'ils tomberoient dans le malheur. Grace à ce raisonnement philosophique, je ne fus pas précipité dans le gouffre, & je pris sur moi de m'aider de tous mes efforts. Mais la douleur devint si vive, que je nuisois à leurs mouvemens, plutôt que d'y aider, & je les priai en grace de me jetter dans le torrent, où je ne demandois pas mieux que de finir tous mes maux. Non, reprit l'Irlandais, en jurant, puisque le b..... veut qu'on le noye, moi je veux qu'il vive. Lions-le comme un ballot, & qu'il entre, fallût-il employer une poulie. Je souffris le martyre durant cette cruelle opération: mes cris ne furent étouffés que par la crainte enfin d'être découvert, arrêté & conduit avec eux au dernier supplice. Je tombai en défaillance, & je n'étois pas encore revenu, lorsque je fus porté jusqu'au lieu où toute la horde étoit rassemblée. CHAPITRE XLVI. Prise de la caverne & des voleurs. Ma blessure m'avoit laissé évanoui au milieu de nos frères consternés. Ceux d'entr'eux qui avoient le plus d'expérience me donnèrent les premiers soins, & me firent revenir de mon évanouissement; mais quelle fut ma surprise de voir, lorsque je fus rendu à moi, ma femme, puisqu'ainsi il faut que je la nomme, assise auprès de mon grabat, aussi inconsolable, aussi attentive à me soulager que la plus tendre des Pénélope! J'avois une côte enfoncée, & les malheureux, par ignorance & par humanité, me tourmentoient pour trouver la balle qui m'avoit enfoncé cette côte. Ce fut encore ma femme, dont la tendresse alarmée découvrit que cette balle n'étoit point dans mes chairs. Soupçonnant qu'elle s'étoit amortie, & qu'elle n'avoit pu pénétrer, puisqu'il n'y avoit pas de fracture, elle prit mes habits, les sécoua & fit tomber la balle qui s'y étoit attachée. Dès ce moment on regarda ma blessure comme de peu de conséquence, parce que, selon l'avis des plus doctes, la côte étant naturellement courbe, il importoit fort peu qu'elle le fût plus ou moins par accident. On me félicita de n'être pas resté sur le terrain, parce que j'aurois très-certainement fait le grand tour de Gilles à Tyburn ; que j'aurois été pendu. L'Irlandais fit une vive réprimande à celui qui, d'un coup de pied, avoit voulu me précipiter dans le torrent; ensuite m'adressant la parole: Cheerup , courage, ami, il vous arrivera très-certainement du bonheur; car, je le vois, vous êtes né heureux, & je le prouve. Vous voulez vous jetter à l'eau, il se trouve deux de nos frères apostés-là, comme par miracle, & vous voilà sauvé. Le même jour, car s'il m'en souvient, minuit étoit passé, vous cueillez des fraises, eh! ..... & vous voilà parmi nous! vous voilà sauvé. Vous recevez dans une action d'honneur le prix de votre courage; mon ami que voilà, votre frère & le mien, veut vous pousser dans le torrent, & cependant vous voilà sauvé; d'ou je conclus que la fortune tient pour vous en réserve quelques-unes de ses plus secrettes faveurs. Allons, Cheerup , & vous voilà sauvé. Damn the rascal ! en disant ces mots, il éclata de rire, & toute la bande y répondit de grand cœur. Vous voilà sauvé! Certes, me dis-je, quand je fus seul abandonné à mes réflexions, j'aurois été sauvé si la balle m'eût fait sauter la cervelle, ou si l'on m'eût jetté dans le torrent. J'aime cependant à croire que la fortune me réserve quelque chose d'heureux, puisque je vis encore. Je remplis mon esprit de cette idée vague, pendant plusieurs jours, & je ne m'endormois point, je ne me réveillois point que je ne me disse: bien-tôt je serai sauve!... Une nuit, que ce rêve occupoit toutes mes facultés intellectuelles, je crus entendre le terrain s'agiter d'un bruit extraordinaire. J'écoute, & le bruit se prolonge vers moi. Je me crus perdu, une sueur froide découla de tous mes membres. Bientôt je crus voir les ombres du souterrain se peindre d'une foible nuance de lumière. Je suis perdu, m'écriai-je encore, & d'une voix à moitié étouffée. Quoi? qu'y a-t-il? dors-tu? rêves-tu? me dit l'Irlandais, couché à deux pieds au-dessus de moi; car j'étois le dernier, relativement au lieu d'où provenoient le bruit & cette teinte de lumière. A peine avoit-il fini que deux coups de fusil retentirent à nos oreilles. Damn, we are lost! s'écrièrent les nôtres. Perdus, perdus, que Dieu damne! Yes, yes all ye rascah. Oui, oui, vous coquins. Le premier qui bouge... A ces mots les flambeaux multipliés nous découvrirent en plein nos ennemis. Je les crus au nombre de plus de cent; la bayonnette sembloit étinceler de fureur au bout du fusil. Nous courons éperdus vers nos armes, nous tombons échinés, percés, assommés. Nous voilà cernés, & moi de tomber à genoux & les mains jointes, & de crier en mauvais anglais: grace, grace pour un malheureux Français qu'une fortune maudite & non sa volonté, ni l'intention du crime ont amené dans cette horrible demeure. Qu'entends-je, s'écrie en français un de nos assaillans; cette voix ne m'est pas inconnue, & il s'approche de moi. Quelle fut ma surprise, ma confusion, ma joie, quand à ces mots, à son air, à ses traits, je reconnus mon cher P***! -- Ah! sauvez-moi, sauvez-moi, mon cher chevalier; c'est vous, c'est mon ami que le ciel libérateur envoye pour ma délivrance! sans vous j'étois perdu. Sans moi, reprit le chevalier, d'une voix courroucée & sa bayonnette appuyée sur ma poitrine! Scélérat, ajouta-t-il, tu n'as donc fait ton testament de mort, que pour te réfugier parmi des brigands. Meurs ... & dans son premier mouvement d'indignation, il m'auroit enfoncé sa bayonnette, si je ne l'avois détournée avec ma main. Eh bien, lui dis-je, déterminé à mourir, frappe, puisque tu ne veux point m'entendre; mais saches que je me croirois deshonoré si je n'avois cent fois plus d'honneur que toi. Je ne sais quelle impression ces mots firent sur ceux qui étoient avec lui; mais à l'instant qu'il alloit peut-être m'étendre à terre, en me traitant de brigand, un des siens le retint par le bras, allons, chevalier, lui dit-il, il faut l'entendre. Nous avons besoin, pour la sûreté publique, de leurs aveux, avant de leur faire subir la juste peine qui leur est due. -- J'aime mieux qu'il périsse de ma main, le scélérat! encore, si jamais je ne l'avois connu, s'il n'eût pas été mon ami, s'il n'étoit pas Français... Vous oubliez, sans doute, reprit l'Anglais, en ricanant, qu'aujourd'hui le nombre des scélérats n'est pas rare en votre pays.-Que pour Dieu, mylord, il ne vous arrive plus, répondit le chevalier, de hasarder pareille plaisanterie, ou je jure Dieu que de ma bayonnette je vous étends à côté de ce coquin. Croiriez-vous que n'aguères il buvoit du punch avec moi, qu'il nous laissa subitement attablés, at a rounding of glasses , à une ronde de verres; & que j'apprends, en rentrant chez moi, qu'il vient de finir ses jours; que bientôt cette nouvelle m'est confirmée par son testament inséré dans l' Evening post & autres papiers; que je le pleurai comme un enfant; & vous voulez que j'aye versé des larmes pour un coquin que je croyois mort & que je retrouve parmi des voleurs, des assassins peut-être! Non, de par tous les diables! pour cette fois il mourra, & pour en être plus certain, ce sera de ma main. Le chevalier eût été fidèle à sa parole, sans l'intervention de tous les autres. Il y a quelque chose d'extraordinaire en ceci, dit l'Anglais, mon libérateur. Innocent, ou coupable, je le réclame, puisque le château est à moi, le souterrain qui en dépend est également à moi, & tous ceux qui y sont doivent ressortir à ma justice. D'ailleurs ce lieu n'est point favorable à la discussion. Ainsi partons: qui sait même si un plus long séjour ne pourroit point nous livrer à une autre troupe de scélérats, plus nombreuse & mieux armée. Mon avis est de les lier et de les emmener au château. Si vous voulez me faire grace, dit lIrlandais, étendu à terre & baigné dans son sang, je vous dirai qu'il est innocent, que s'il est coupable, il faut n'en attribuer la faute qu'à nous & à Dieu qui l'a conduit sur le pont de Westmeinster, où il rossa deux des nôtres; de-là, dans le bois, où cette femme, qui est la sienne, le combla de ses faveurs, puis nous le livra, comme vous le voyez; & la femme par ses pleurs & par ses paroles confirma ce récit & mon innocence. Tudieu ! dit le chevalier, en se jettant dans mes bras; que je te baise mille & mille fois! Malheureux! qu'allois-je faire? quel diable aussi m'auroit pu dire que je retrouverois, parmi des voleurs, mon ami, mon cher ami, que je croyois mort, tandis qu'il vit, & que de plus il est innocent. O Pangloss! vous l'aviez dit, tout est au mieux dans ce meilleur des mondes possibles. Cependant, j'en demande pardon au docteur, si je t'avois tué, tout ne seroit pas pour le mieux & si madame ne t'avoit pas livré à ces honnêtes gentlemen, je n'aurois pas le plaisir de t'embrasser. Allons, rendons graces à la fortune & partons. CHAPITRE XLVII. Comment la caverne fut découverte. Après être arrivés, ainsi liés & garottés, jusqu'à la grille du souterrain, l'Irlandais jetta un cri perçant. „La voilà donc cette maudite grille par où l'on nous a surpris! Je l'avois toujours pressenti, & si mes frères m'avoient cru, nous l'aurions murée de ce côté-ci; on auroit cru le souterrain fermé ou terminé à cette maudite grille, & ce funeste évènement ne seroit point arrivé!“ On avoit ôté les pierres qui en bouchoient l'entrée de l'autre côté. Après une trentaine de pas, l'issue aboutissoit aux décombres d'un viel édifice tombé depuis long-temps en ruine. Le lord Pennicock, à qui la terre qui en dépendoit venoit d'écheoir, n'ayant ni femme, ni enfans, avoit voulu, pour être plus grandement logé, joindre ce vieil édifice à un autre très-élégant qui étoit bâti à une centaine de toises plus loin. Comme les ouvriers étoient à déblayer le terrain, ils avoient apperçu, dans les fondemens, l'entrée du souterrain qui conduisoit jusqu'au torrent. Après en avoir fait la reconnoissance jusqu'à la grille, ils étoient venus en rendre compte à mylord Pennicock, qui en fut enchanté, espérant d'y découvrir quelques trésors d'importance, déposés là depuis Cromwel. Il n'y trouva que cette bande de voleurs à qui l'on fit subir un interrogatoire, après lequel ils furent tous conduits en prison. J'aurois été livré avec eux, sans le courage du vieil Irlandais, & je ne sais quelle espèce de tendresse, de la part de celle qu'ils m'avoient donnée pour femme; tous deux persistèrent à assurer que j'étois innocent, que l'adresse & la violence seules m'avoient conduit avec eux. Le chevalier, enchanté de ne pas trouver un coupable dans son ami, dit au lord Pennicock: „Que vous en reviendra-t-il de faire pendre un Français réfugié & déjà enterré dans les papiers publics? J'ouvre un autre avis, & je le crois d'importance & de sagesse à être suivi. La paix se fait avec la Vendée; je propose à ce qu'on le fasse passer sur les côtes de France, afin de le faire comprendre dans l'amnistie.“ Cet avis fut adopté, mes compagnons de caverne conduits pour Tyburn, & moi réservé pour un meilleur sort. L'Irlandais versoit des larmes & ne cessoit de répéter: „Je vous l'avois bien prédit qu'il vous arriveroit quelque chose d'heureux.“ Ma femme ne fut jamais si tendre, même dans le bois aux fraises, qu'à notre séparation. Le chevalier trouvoit plaisant que le jour qu'une femme, qui se séparoit de son mari, elle fût plus aimable qu'au jour de ses noces. Il voulut, à cause de la rareté du fait, que je lui donnasse le baiser d'adieu. Le lendemain on me fit partir pour Margate, d'où je m'embarquai sur un vaisseau neutre, pour les côtes de France, avec une lettre de recommandation pour Charette. Ce plan me réussit à merveille, j'arrivai dans les départemens de l'Ouest, sain & sauf, & je fus compris dans l'amnistie. CHAPITRE XLVIII. Séjour à Nantes; discussion sur les femmes; le jeune grenadier & le vieux général. Mon premier désir étoit de revenir enfin à Paris, où j'avois une partie de ma famille; il fallut retarder mon voyage jusqu'au départ d'une voiture publique. J'attendis trois jours que je passai dans la plus profonde tristesse: je m'étois rendu à Nantes. Le séjour de cette ville m'étoit insupportable; il me sembloit sans cesse voir cette cité déplorable sous le règne du proconsul féroce, qui, pour fonder la liberté, avoit épuisé tout ce que la tyrannie avoit de plus atroce: je ne pouvois sur tout souffrir l'aspect de la Loire; la nuit seule adoucissoit un peu l'amertume de mon ame. Cependant le hasard m'avoit procuré la connoissance d'un jeune homme qui prenoit avec moi ses repas, & qui ne s'inquiétoit guères ni des révolutions, ni des discussions politiques. Les femmes étoient l'unique objet qui l'occupoit; tous ses discours rouloient sur leur chapitre; quelquefois il s'exprimoit, sur leur compte, avec un peu trop de chaleur, & la manie de vouloir toujours avoir raison le rendoit fort souvent injuste. Ce jeune homme avoit été grenadier. Un jour que la dissertation s'étoit engagée sur l'estime qu'on devoit au sexe, il nous raconta l'aventure suivante, dont l'authenticité, s'il falloit en juger par ses graces naturelles & ses ruses militaires, ne pouvoit être révoquée en doute. „J'aime les femmes dit-il, mais je les estime fort peu: j'étois, il y a quelques mois, en faction devant la porte d'un vieux général; il vint à sortir & se mit à jurer, en regardant de tous côtés. Le coquin, dit-il, se gardera bien de venir, parce que j'ai besoin de lui; voilà ma correspondance au diable. Citoyen général, lui dit le jeune grenadier, il dépendra de vous que votre correspondance ne manque point. J'ai une main assez belle, je calcule fort bien, & je fais supérieurement un état. Toi, reprit le général! en ce cas je vais te faire relever, & tu me rendras un grand service. Aussitôt dit, aussitôt fait: la besogne fut faite à merveille; le général fut satisfait, & l'on verra que moi, grenadier, je fus aussi fort content. “Quelques jours après, invitation faite à moi, grenadier, de venir encore faire la correspondance du général; je la fis bien mieux que la première, & j'eus l'honneur de dîner avec le général, son épouse & deux autres généraux. On conçoit que ces deux derniers firent peu d'attention à moi: le vieux général, engagé avec eux, en faisoit aussi fort peu, & sa femme, jeune encore & charmante, avoit presque autant d'indifférence. J'en fus humilié & je voulois me retirer, quand le vieux général me demanda pourquoi je voulois m'en aller. Citoyen général, lui répondis-je, comme grenadier, je suis volontiers les généraux de la République au combat, ou à la prise d'une ville. Je suis quelquefois témoin de leur gloire, & jamais il ne m'est arrivé d'être leur convive. En disant ces mots je m'inclinois avec autant de modestie que de respect, en présence de sa femme, & je me retirois quand il me retint, & fit de mes talens l'éloge le plus complet. Dès ce moment la maison me fut ouverte, & je devins nécessaire au général, comme j'eus le bonheur de le devenir à madame; voici comment l'occasion s'en présenta. “Grénadier, me dit le général, ma femme doit se rendre à deux lieues d'ici: soyez son écuyer; c'est à vous que je la confie. Le vieux général avoit, sans doute, un pressentiment de ce qui devoit arriver, quand il me dit: ma femme doit se rendre à deux lieues d'ici ; car ce fut là qu'en effet elle se rendit à moi, avec toute sa personne. “Vous me paroissez, me dit-elle, d'un caractère digne de m'ouvrir à vous. Je vous aime, beau grenadier; & je ne peux me défendre de cet aveu, quoique j'aye pour mon mari la plus grande estime & un attachement sincère. Mais il est vieux; ses travaux ont épuisé sa santé: sa poitrine, sur-tout, est d'une délicatesse extrême. Si l'hymen a ses droits, dit-elle avec une modeste rougeur, la nature a aussi les siens. “Etonné, comme on peut le croire, d'une proposition aussi imprévue, je lui répondis: Madame, j'ai l'honneur d'être grenadier français, & je n'ai jamais reculé. Elle sourit, & me prouva bientôt que je n'étois pas en fond de courage aussi intrépide que je m'en étois flatté. Cependant elle applaudit à ma retraite, & me dit que son mari n'étoit point dans l'usage d'en faire d'aussi glorieuses. “Or dites-moi, ajouta le grenadier, en adressant la parole à ceux qui l'écoutoient; pensez-vous que cette femme pût être estimée, & cependant je l'aimois; d'où je conclus qu'il faut beaucoup aimer les femmes, & rarement les estimer.“ On répondit au grenadier tout ce que l'on dit en pareilles circonstances, que ce n'est pas d'après une seule qu'il faut juger de toutes, & que certainement cette femme n'aimoit ni la personne, ni l'honneur de son vieux général. „Détrompez-vous, reprit le grenadier, & suivez mon histoire. “Il se fait bien des changemens dans une année, dit-on: j'en conviens; mais après une année de séparation, il ne s'en fit point dans le cœur du général, ni dans le mien, ni dans celui de sa femme. J'arrive dans une ville où il commandoit, & m'ayant apperçu, comme nous entrions dans la ville: Parbleu, mon grenadier, je suis enchanté de te revoir, tu n'auras d'autre logement que chez moi, & je lui fis part alors que j'étois quartier-maître; il fut charmé de ma petite fortune militaire, & courut annoncer à sa femme qu'il avoit choisi le quartier-maître du régiment, pour loger chez lui. Malheureusement pour moi, le logement avoit été retenu par un adjudant-général, & madame préféroit un officier de ce grade à un quartier-maître, toujours incommode par le grand nombre d'hommes qui ont à faire à lui ou à sa caisse; mais heureusement pour moi j'arrivai, je fus reconnu & préféré. “L'adjudant-général s'en trouva piqué, & obtint les ordres de faire passer la caisse & le quartier-maître à quelques lieues de là. Le vieux géneral informé du motif, fit changer l'ordre, me débarrassa de l'adjudant, & je restai. Bientôt on envoya un successeur à mon jaloux, & celui-ci, prévenu par son devancier, débuta fort mal avec la maîtresse de la maison, qui se refusa à l'empressement de ses accolades un peu trop familières, sur-tout dans un premier début. Ah! madame, lui observa t-il, si c'étoit le quartier-maître, vous ne seriez pas si cruelle. Cela est possible, reprit-elle, le quartier-maître est toujours ce qu'il doit être, aussi modeste que brave, & je ne vous trouve point sa modestie; rien cependant n'empêche que nous n'ayons le plaisir de vous avoir à dîner: c'est le moyen de se raccommoder. “On dîne, & l'on dîne gaîment. L'adjudant-général croyoit déjà sa petite incartade oubliée, quand la maîtresse de la maison, le dessert presque fini, fit part à son mari & à toute la société, de tout ce qui s'étoit passé à mon sujet. Oh! c'est bien ici que j'admire l'astuce d'une femme qui trompe son mari. Comme elle craignoit les suites de l'indiscrétion de cet officier, elle eut elle-même la hardiesse d'aller au devant de la diffamation. Corbleu, s'écria le vieux général! & sautant sur son épée, il auroit eu sur-le-champ une affaire d'honneur, si l'autre n'eût pris la sage précaution de sortir. Le ressentiment du vieux ne se borna point à cette humiliation; il écrivit à un officier supérieur qui le rappela & lui ôta tout commandement. Le vieux général fut satisfait, la femme aussi, & moi aussi; mais je cessai de l'estimer, & de-là mon préjugé contre les femmes, & ma résolution de les aimer beaucoup, & rarement de les estimer. Cette narration ne plut à personne; en fait de récits galants, on n'aime ordinairement que ceux qu'on fait soi-même. CHAPITRE XLIX. Séjour à Nantes; voyage à Paris avec un militaire, deux prêtres, un ex-capucin & une des sept vierges sages. Quelques momens avant mon départ de Nantes, j'eus le bonheur de rencontrer le capitaine *****, mon camarade d'études, que je croyois bien loin de sa patrie; en me voyant il ne put s'empêcher de verser un torrent de larmes: „Il n'est plus, me dit-il & c'est moi “qui commandois le détachement qui lui a donné la mort.“ Il me raconte la manière dont Sombreuil l'avoit reconnu; avec quel héroïme ce jeune homme avoit reçu le coup fatal qui trancha le fil d'une belle vie & de hautes espérances. „Il est bien dur, ajoute le “capitaine, d'ôter le jour à son ami!“ Tous ces détails m'attristoient, & j'étois cependant avide de les entendre; ils me faisoient oublier les beaux momens que je venois de passer en Grèce. Autrefois, quand je revins de Rome, on ne cessoit de me faire des questions, sur le pape, & sur les monumens de cette ville, & sur les mœurs actuelles de ses habitans; à Nantes, personne ne m'adressoit la parole; c'étoit comme un vaste cimetière peuplé d'hommes sombres, froids, taciturnes. L'ombre de Carrier sembloit encore planer sur toutes les têtes. Seulement dans les cafés il s'élevoit à chaque instant des rixes entre les prétendus pacifiés des deux armées. Dans le Levant, les troubadours se déchirent les bras pour gage de leurs flammes; les Vendéens avoient une autre manie, celle de couvrir leurs corps de meurtrissures, qui marquoient l'attachement à leur cause, & qui, sans doute, étoient un signe de ralliement. Je vis un de ces malheureux dont la poitrine étoit semée de croix de Jesus, de sacrés ceurs, de petits agnus Dei . Il ne me fut point difficile de trouver, parmi les chefs de ces derniers, des hommes attachés à ma famille, mais j'avois fait le serment de rester inconnu, de ne me mêler aucunement d'affaires militaires, ni politiques; j'évitai leur rencontre, & me hâtai de m'enseveir dans la voiture qui devoit me transporter à Paris. J'eus pour compagnons de voyage, un militaire, deux prêtres, un excapucin & une jeune femme. Tout ce voyage ne fut qu'un combat perpétuel entre les quatre champions & la nouvelle Jeanne; les deux prêtres, tout en parlant du ciel, savoient fort bien montrer leur goût pour les biens de la terre; le capucin se croyoit encore dans son couvent, il prioit sa chère sœur, comme il avoit prié la bonne vierge. Le militaire alloit rondement; il affectoit de raconter ses exploits, sans doute pour inspirer à la belle voyageuse le desir de le mettre à l'épreuve. Je restois muet; la chaste beauté se défendit en héroïne, & le plus heureux de tous, si je ne me trompe, Ce fut le conducteur de la voiture. Peut-être aurois-je pu moi-même profiter de l'embarras du choix. Quelque indifférente que parut la demoiselle, je m'apperçus cependant qu'elle ne voyoit point sans chagrin le peu de part que je prenois au combat; ordinairement plus un jeune homme paroît témoigner d'indifférence envers une femme galante, plus elle est jalouse de faire sa conquête; rien de plus aisé, si j'eusse voulu consentir au sacrifice de ma montre, qu'elle trouvoit extrêmement jolie. Dans la route on nous menaçoit des chauffeurs; mais nous prîmes toutes les précautions nécessaires pour leur faire entendre raison, en cas de vîsite; d'ailleurs, cette espèce de corsaires ne s'en prenoit guères qu'à ceux qu'ils appellent les bleus , & nous étions d'une tout autre couleur. J'avouerai cependant que, dans une auberge, près d'Orléans, je ne fus point exempt de crainte. J'étois descendu de voiture, pour un motif dont il est inutile de parler; avant que de remonter, je fus salué par un homme d'une taille énorme, qui se dit chouan, & qui me demanda où j'allais. -- A Paris. -- Si vous êtes des nôtres, vous partagerez avec moi votre argent; nous manquons de tout; ma détresse & la religion vous l'ordonnent; il n'y a de vrais chrétiens que les chouans; ils ont tout en commun. Je tirai de ma bourse deux doubles louis, & les lui donnai. Il parut content, & moi je rentrai dans la voiture, bien résolu à ne plus descendre sans armes. CHAPITRE L. Suite du voyage & des assauts de galanterie; arrivée du voyageur à Paris; son entretien avec un petit homme qu'il trouve à la tête de son hôtel; rencontre d'un ami. A mesure que nous approchions de la grande ville, les quatre rivaux devenoient plus exigeans & moins supportables; chacun d'eun vouloit rester maître du champ de bataille. Le militaire, sur-tout, essayoit d'emporter la place d'assaut; le capucin se fondoit en jérémiades pour attendrir ce cœur de roche; mais ils avoient à lutter contre le gros & robuste voiturier, qui ne disoit mot, mais qui n'étoit point, à coup sûr, embarrassé de faire ses preuves. Enfin nous arrivons à Paris; avant que de se séparer on se promet réciproquement de se revoir; la belle eut soin de donner à chacun son adresse; mais j'ignore ce qu'elle est devenue; de soins plus importans mon ame étoit remplie. En entrant dans cette ancienne capitale, j'éprouvai, je ne sais quel sentiment à la fois doux & pénible, qu'il est impossible de rendre. Mes premiers pas furent dirigés vers l'habitation de mes pères. Quelle fut ma surprise! Je trouvai mon hôtel rempli d'effets nationaux; à la tête étoit un petit homme, très-peu connu. Je me présente à ce nouveau maître, „Je desirerois, lui dis-je, voir cet hôtel. -- En quelle qualité? est-ce comme amateur, ou bien avez-vous une mission ad hoc du Gouvernement? -- Comme amateur. -- Suivez-moi;“ il marche le premier, & m'ouvre la porte du grand salon qui conduisoit au boudoir magnifique dont je révoquois en doute l'existence. A peine eut-il ouvert la porte, que je vole vers ce boudoir; rien n'égala ma surprise & ma satisfaction, quand je vis ce chef-d'œuvre de volupté, tel que je l'avois quitté, à mon départ pour l'Italie. „Les honnêtes gens, lui dis-je, n'ont donc pas tout perdu.“ Le petit homme baissa modestement les yeux, & me dit: „Il paroît que vous êtes de la famille des anciens maîtres de cet hôtel; je vais me faire un plaisir de vous le montrer dans toutes ses parties; vous n'y trouverez aucune degradation; je me sens heureux d'avoir pu vous être utile; je présume que la famille ne tardera point à rentrer dans ses biens. Vous le croyez? -- Je l'espère.“ A ces mots je lui serrai la main, en lui demandant son nom. -- „Mon nom n'est rien, me dit-il, il n'est connu d'aucun des partis; je jouis de la confiance de ceux qui m'ont préposé, & mon seul desir est d'obtenir l'estime de tous les gens de bien.“ Je prends congé de cet honnête homme, en lui promettant de le revoir très-incessamment. J'appris, en sortant, que ce fidèle gardien, dans le temps des éruptions du volcan révolutionnaire, avoit sauvé la vie à l'astronome Lalande & au poëte Delille. De-là je me transportai dans différentes maisons où j'avois laissé des parens, des amis; je n'y trouvai personne; les uns avoient péri sur l'échaffaud, les autres s'étoient retirés dans leurs terres, la plupart chez l'étranger; & ceux-ci sollicitoient leur radiation de la liste fatale, où je sus bientôt que j'étois moi-même inscrit. Quelque fit ma confiance dans le Gouvernement, ou plutôt dans la justice de ma cause, je crus cependant qu'il étoit prudent de se montrer le moins possible, & d'obtenir provisoirement la faculté de rester à Paris sous la surveilance immédiate de la police, jusqu'à la radiation définitive. Le lendemain de mon arrivée j'allai voir mon ancien ami Charles; il fut enchanté de mon retour. „Que tu es heureux, me dit-il, d'avoir passé dans un pays tranquille, des jours qui nous ont paru des siècles.“ Je lui témoignai, de mon côté, combien j'étois surpris et satisfait de le revoir avec son embonpoint ordinaire. „Ce n'est point sans peine, me dit-il, que j'ai conservé ma vie; c'est mon cœur qui a sauvé ma tête, & c'est à la ruse que je dois mon salut.“ Il m'en avoit dit assez pour exciter ma curiosité; je le priai de me raconter son histoire. Que me demandestu, me dit-il en soupirant? j'avois juré d'ensevelir dans un éternel oubli les maux que j'ai soufferts & les injustices que des méchans m'ont fait éprouver; mais, tu le veux, j'obéis. Il commença son récit en ces termes. CHAPITRE LI. Récit de l'ami Charles; manière dont il échappe à la hache révolutionnaire. J'avois failli périr à deux époques de la révolution, au 10 août & au 31 mai; un huissier & une vieille femme m'avoient sauvé; mais quand on eut porté la loi sur les suspects, c'est alors que je sentis tout le danger dont j'étois ménacé; mes craintes redoublèrent en voyant l'infortuné Bailly, le bon d'Ormesson, nos amis, porter leur tête à l'échafaud; elles ne tardèrent point à se réaliser. C'en étoit fait de moi, sans un facheux accident dont je sus bien profiter. A chaque instant je m'attendois à la visite du comité chargé de recruter pour les prisons; j'avois mis ordre à mes affaires, & sur-tout à mes papiers; je ne restois plus à mon hôtel, j'en sortois de très-grand matin, & je n'y rentrois que fort tard. Je fréquentois le petit nombre d'amis qui me restoient, & chaque soir nous nous faisions les derniers adieux, comme si nous craignions de ne plus nous revoir. Un exemple trop frappant nous avoit inspiré cette crainte. Un mercredi nous avions dîné avec le malheureux Bernard ; le vendredi suivant nous devions dîner encore ensemble; le jeudi il avoit péri sur l'échafaud. Mon cœur n'avoit rien à se reprocher, mais mon esprit n'étoit pas tranquille; plus j'approchois de la crise, plus j'éprouvois uns situation pénible qui ne me laissoit aucun repos. Enfin le moment fatal arrive. A six heures du matin, on frappe impérieusement à la porte, on entre, on me signifie, au nom de la loi, l'ordre de me rendre à la Force, on met le scellé sur tous mes effets. Heureusement la veille, en rentrant à mon hôtel, à pied vers minuit, je m'étois laissé tomber dans une grande fosse pratiquée au milieu de la rue, je m'étois fracassé la jambe droite, &, au moment où les agens du comité révolutionnaire entroient, on me faisoit une opération douloureuse qui m'arrachoit de lamentables cris. Je redoublai ces cris à leur entrée: „Tuez-moi, leur dis-je. tuez-moi plutôt que d'exiger que je vous suive à la Force. Je meurs de douleur; laissez-moi du moins pendant quelques jours dans ma chambre avec deux gardiens, avec tous les gens armés que vous voudrez.“ A ces mots je jettai mes draps, ma couverture, & leur montrai ma jambe ensanglantée; je voulus déchirer l'appareil qui couvroit la plaie; on m'arrêta. „Nous t'accordons un sursis de quelques jours, me dit un membre du comité, à condition que tu payeras & nourriras le gardien que nous allons te laisser, & que tu te représenteras à le première réquisition.“ Il est une providence qui ne m'a jamais abandonné, je bénissois le mal de jambe qu'elle m'avoit envoyé, quand tout-à-coup on frappe à la porte; c'étoit un ancien ami que je n'avois point vu depuis plus de trois ans. Quelque différence d'envisager les mouvemens révolutionnaires nous avoit séparés; il venoit d'apprendre, à la mairie, mon arrestation. Entré dans la chambre, il ne dit mot, me serre la main, laisse couler quelques larmes, & s'adressant au gardien: „je te recommande, lui dit-il, cet honnête homme; je réponds de sa personne; ma garantie n'est point suspecte; je suis en ce moment le président de ma section. Je viendrai le voir tous les jours; tous les jours nous dînerons ensemble.“ Au mot de président, le gardien leva fort humblement son chapeau & l'assura des égards dus à un homme respectable & souffrant. Mon ami m'exhorte à la patience, au courage, me dit tout bas qu'il va s'occuper de la levée de mes scellés, se retire avec promesse de venir dîner. Que ne peut la véritable amitié! J'ai su qu'en sortant, il avoit rencontré un espion qui lui avoit représenté le danger qu'il couroit en venant me voir. „Nous avons, dit-il, la note de tous ceux qui fréquentent les gens suspects; ce n'est point là votre place. -- Ma place est par-tout où je pourrai être utile. Eh! de quoi servent les amis, s'ils nous abandonnent dans le besoin? Faites à vos comités tous les rapports que vous voudrez; je n'en verrai pas moins tous les jours un ami, qu'on veut perdre“. Il tint parole & vint exactement dîner avec moi; il étoit si accoutumé à manier les esprits des souverains du jour, qu'il ne tarda point à gagner l'estime & la vénération de mon gardien. En des temps si difficiles ce n'étoit pas peu de chose que d'apprivoiser de tels hommes. Deux semaines s'étoient écoulées & je restois toujours dans la même position; quelquefois la vieille baronne de L**** me rendoit de courtes visites, à l'entrée de la nuit; mais elle craignoit de s'exposer en me compromettant moi-même; enfin je me lassai de cet état, &, après avoir passé la nuit la plus agitée, j'étois déterminé à me donner la mort, quand mon ami survint, & lut sur mon visage le desespoir qui régnoit dans mon ame. „Auriez-vous, me dit-il, assez peu de courage pour vous laisser entièrement abattre? avez-vous oublié qu'il vous reste un ami? Non, lui répondis-je d'une voix basse mais affectée. -- Eh bien! si vous avez confiance dans cet ami, suivez ses conseils. C'est maintenant la manie des processions civiques; chaque section veut avoir ses martyrs, ses patrons, ses hymnes; personne ne fait mieux que vous une chanson; faites un recueil d'hymnes patriotiques, je les présenterai au Gouvernement, aux comités révolutionnaires & de sûreté générale; à coup sûr ce sera la meilleure recommandation en votre faveur.“ A peine le président, qui se connoissoit aussi bien en hommes qu'en chansons, eut-il ouvert cet avis, que je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. -- Moi, faire des chansons patriotiques! moi, qui ai mis tant de couplets dans les Actes des Apôtres! Non, je n'en ferai rien, je me croirois deshonoré si je chantois des hommes que je méprise, & des évènemens que j'abhorre. -- Il y a tant de manières de faire du patriotisme! chantez la valeur de nos braves, excitez à la gloire nos jeunes réquisitionnaires, célébrez les principes universes de la liberté; en un mot, faites le poëte, & je réponds de votre conservation: que dis-je? d'une mention honorable au procès-verbal de la Convention nationale; pour moi, je promets de faire tirer à six mille, dans notre section, le recueil de vos hymnes; cela fera du bruit, & vous en serez quitte pour un moment de honte avec vos amis. Quelle gloire attendez-vous d'une mort inutile, perdue pour votre réputation & pour la patrie? Je sentis toute la force de ce raisonnement, &, quelque fut ma répugnance, dès qu'il fut parti, je mis ma verve à contribution, & le lendemain, lorsqu'il revint, il trouva deux hymnes achevés. -- bravo, bravo , s'écria-t-il, avec cette fécondité vous ne tarderez point à remplir le petit manuel lyrique, & vous serez incessamment président de votre section. Il étoit autorisé à me parler de la sorte; c'étoit à quelques couplets qu'il devoit lui-même les honneurs du fauteuil. En moins de quinze jours j'eus fini mon recueil; le président se chargea de le faire imprimer & distribuer; il s'en acquitta si bien, que vingt-quatre heures après que le manuel fut connu de mon comité révolutionnaire, je recus la visite d'un honorable membre, qui vint me demander excuse de ce qu'on n'avoit point jusqu'alors connu mon patriotisme; il brisa tous les scelles & me rendit mon entière liberté, en m'invitant à me rendre fréquemment aux assemblées de leur section, & à la société populaire. Je veux, ajouta-t-il, que vous soyez reçu à notre société. Mordieu! vous avez écrit aussi bien que Marat. A ces mots, je pâlis d'horreur, & me contentai de répondre fort laconiquement: „Quand ma jambe sera guérie;“ je l'aurois fracassée encore une fois plutôt que de me rendre à ces assemblées de cannibales. Vous voyez, mon ami, que je l'échappai belle. Charles finissoit son récit, quand tout-à-coup arrive le petit homme que j'avois trouvé gardien de mon hôtel. „Le voilà, dit-il, le voilà ce président à qui je dois la vie. -- Vous, président d'une section, m'écriai-je, & vous paroissez si doux, si honnête! -- Si tout le monde m'eût ressemblé, me dit sagegement ce brave homme, nous n'aurions point à regretter la perte de tant d'illustres victimes: on s'est isolé de la grande cause, on a laissé les rênes du pouvoir entre les mains des ambitieux; ils ont tout sacrifié pour dominer. Racontez-nous, lui dit Charles, comment vous parvîntes à soustraire à la faux révolutionnaire, le poëte le plus célèbre de la France, & le doyen de nos astronomes. -- Volontiers, mais avant tout je voudrois bien prendre un petit verre de votre eau-de-vie de 32 ans.“ Charles fit aussitôt “apporter la vieille bouteille de cette eau salutaire, échappée au général parisien, lors de ses visites souterraines. Nous en bûmes la moitié, & le président commença sa narration. CHAPITRE LII. Manière dont furent sauvés deux de nos plus grands hommes, sous le régne de l'intolérance politique; ce qu'il en résulta pour le président. Il est des hommes sur lesquels la providence veille plus spécialement; c'est à la vérité le plus petit nombre. A l'époque des établissemens des comités de surveillance dans chaque section, il fut statué qu'on purgeroit tous les quartiers de Paris des prétendus ennemis de la chose publique, ainsi qu'on prétendoit avoir purgé la Convention nationale au 31 mai. Deux membres de notre comité furent chargés des visites domiciliaires & de l'enlevement des conspirateurs. C'étoient un maçon & un homme de lettres. Ce dernier cita d'abord le collège de France comme un repaire de suspects; avant que de s'y transporter, le maçon vint me trouver: „connois-tu, me dit-il, dans cette maison, un abbé qu'on appelle Delille. -- Oui. -- Qu'est-ce qu'il est? -- L'un de nos meilleurs poëtes. N'est-il point aristocrate? -- Oui, dans sa partie, mais nullement ailleurs; c'est bien l'homme du monde le plus timide que je connoisse. Un de ces jours, dans le petit passage du cloître St.-Benoît, un pauvre lui demande l'aumône; Delille tire sa bourse, où il n'y avoit qu'un petit écu, le seul qui lui restoit, il le lui donne entremblant; il le prenoit pour un assassin. Cet homme a l'imagination frappée, mais il ne dit, il ne fait rien qui puisse contrarier le Gouvernement, ni la marche de la révolution; l'arrêter seroit une injustice, le poursuivre seroit une lâcheté, l'immoler seroit un véritable assassinat, & l'une des plus grandes pertes pour la république des lettres.“ Le maçon avoit en moi la plus grande confiance, & profita de mes renseignemens. L'abbé avoit été arrêté par son collègue; il prit sa défense bien chaudement & le sauva. C'est par les mêmes procédés que l'astronome Lalande échappa pour cette fois à la conspiration qu'on avoit formée contre sa personne; sa conscience pouvoit être aussi pure que celle de l'abbé Delille, mais son affaire n'étoit point aussi nette. On avoit trouvé, sur sa table, lors de la visite inquisitoriale, des tas de papiers, que le maçon avoit pris pour des correspondances avec les émigrés; c'étoient des mémoires parsemés de figures astronomiques. „Ces étoiles, me disoit le maçon, sont autant de signes aristocratiques, dont se servent nos ennemis; je ne donnerois point une obole de tous ces savans. -- S'ils ne valent rien, pourquoi les persécuter?“ Enfin, l'astronome en fut quitte pour la peur; mais cinq mois après il se forma, contre sa vie, une conspiration bien plus terrible; il étoit à la campagne, & eut le bonheur d'être informé assez tôt du danger qu'il couroit. Sur-le-champ il vient me trouver; j'étois le président de l'assemblée générale de la section. Il ignoroit ce que j'avois déjà fait pour lui, & ne vint me voir que sous le rapport qui pouvoit exister entre un savant & un ami des lettres. J'avoue qu'en recevant sa visite je fus ému; je prévoyois l'objet de sa demande, & je craignois de ne pouvoir le sauver. Après les complimens d'usage; „Expliquez-vous franchement avec moi, lui dis-je, ne craignez point que j'abuse de votre confiance; avez-vous quelques-uns des péchés capitaux en révolution à vous reprocher? -- Pas un seul. Avez-vous assisté à quelque club dit anti-civique? -- Jamais; jamais je ne suis sorti de ma chambre; jamais je n'ai rien écrit, rien signé ni pour ni contre. -- Je réponds de votre vie, laissez-moi faire & suivez exactement mes conseils. Vous avez, m'a-t-on dit, un excellent discours sur l'amour de la patrie; décadi prochain rendez-vous au temple de la Raison; j'en suis le lecteur, vous me demanderez la parole, & vous prononcerez ce discours. Quelques jours auparavant je ne manquerai point de l'annoncer, & certes il produira le plus grand effet. Reconnu pour patriote, vous n'aurez plus rien à craindre.“ Le vieillard souscrit à tout ce que je lui propose; un seul article le contrarioit, celui de mettre sur sa tête un bonnet rouge; il le falloit, sinon il risquoit de perdre la plus belle occasion de se tirer d'embarras. Le décadi suivant il monte en chaire, débite son vieux discours, qu'il avoit rajeuni, est unanimement applaudi, & passe pour un républicain des mieux prononcés. Je ne manquai pas, le soir, de faire valoir le prêche de l'astronome; & certes, si l'on eût en ce moment renouvellé le bureau, il auroit obtenu les honneurs de la présidence. Il me remercia, mais il ne cessa de m'en vouloir pour le mandit bonnet rouge. „Eh! monsieur, lui dis-je, qu'importe le bonnet, pourvu qu'on sauve la tête.“ Des ennemis particuliers, des membres même du comité révolutionnaire ne voyoient point sans peine les soins que j'avois pris pour deux des plus terribles ennemis de la révolution; il se forma, dans ce comité, une conspiration contre moi; on y résolut ma perte. J'étois encore au bureau, lorsqu'on me cita pour subir un scrutin épuratoire. Je me rendis, & subis un interrogatoire de trois quart-d'heure. On me reprocha d'abord une excessive modération. -- Pourquoi, me dit l'un des honorables membres, accordes-tu la parole aussi bien aux aristocrates qu'aux patriotes? -- Le droit de la parole, répondis-je avec fermeté, est un droit sacré. Eh! quel est l'homme qui porte sur son front un signe de réprobation, lorsqu'il est admis dans l'assemblée? -- Qu'as-tu fait avant le ro août? -- Mon devoir. -- Etois-tu membre de la société mère? -- Non. Pourquoi non? -- Je m'étois fait une loi d'être toujours indépendant. -- N'est-ce pas toi, me dit un autre membre, qui as adressé des vers à Lafayette dans un Mercure? J'allois répondre, lorsque le président du comité interrompit brusquement l'interlocution, en exposant qu'il ne falloit point remonter à des époques où il seroit bien difficile de ne point trouver des coupables. J'ai su depuis que dans le même numéro du Mercure où se trouvoient mes vers au Général, il y avoit aussi une chanson du président, dédiée à la reine. „Tu n'es pas assez chaud, s'écrie un membre, dont l'ame noire se retraçoit sur une figure encore plus hideuse. Tu n'es point un des signataires de la pétition du Champ-de Mars. Je t'accuse d'être l'ami des honnêtes gens.“ -- Certes, je ne serai jamais l'ami des coquins. Au surplus, s'il est quelqu'un parmi vous qui ait conspiré ma perte, je lui déclare que j'ai la confiance de D **** & de B****, & que l'on ne m'aura pas impunément attaqué. A ces mots je montrai l'adresse de quelques lettres insignifiantes, mais revêtues du cachet du comité de Salut public ou de Sûreté générale; tout se tut, on me dit gracieusement que j'étois libre de me retirer; je m'en allai, moins fâché d'un si long interrogatoire, que satisfait d'avoir fait trembler les puissances du jour, en leur montrant un cachet. Ici le président finit son récit; on se mit à table, on parla beaucoup des ruses du petit homme, du poëte Delille, de l'astronome Lalande, du terrible interrogatoire, & sur-tout du boudoir demeuré toujours vierge, au milieu d'une corruption presque générale. CHAPITRE LIII. Voyage à Montmartre; le fou par amour; les papiers perdus; état déplorable du comte de L *** Avant mon départ pour l'Italie j'avois confié des papiers précieux au comte de L*** dont je connoissois parfaitement le zèle à mon égard, & la fidélité à toute épreuve; c'étoient des papiers de famille, qui constatoient mes propriétés. Il demeuroit ordinairement à deux lieues de Paris, dans une belle maison de campagne; un de mes premiers soins fut de m'y rendre; Charles voulut bien m'accompagner. Nous n'étions pas encore entrés dans le village, quand nous trouvons un vieux domestique du comte; en me voyant il se fond en larmes, & ne peut proférer aucune parole: je lui demande des nouvelles de son maître: „hélas, me dit-il, mon maître vit encore, mais il vaudroit mieux qu'il eût cessé de vivre. Je viens de le quitter; vous le trouverez dans une maisonnette, au haut de la butte de Montmartre, où les médecins l'ont condamné à rester, pour y respirer l'air frais dont il a besoin. -- Il est donc malade? Tantôt il est malade, tantôt il est en bonne santé; sa raison est dérangée, & quelquefois il est attaqué d'une fièvre brûlante qui le met dans un état désespérant.“ Nous entrâmes dans la première auberge, & nous l'invitâmes à nous raconter la cause d'un évènement si déplorable. -- „Ah! la cause de ce malheur n'est connue que de moi seul peut-être. Depuis quelque temps le comte s'étoit attaché à une jeune dame, dont les vertus égaloient les grâces; il en étoit devenu éperduement amoureux, & déjà il alloit s'unir avec elle par les nœuds de l'hymen. Tout étoit prêt pour la fête; la veille de ce beau jour, de ce jour si desiré, mon maître va p la voir, muni des plus riches présens. Il arrive, ne trouve personne; la jeune Augustine venoit d'être conduite à la Conciergerie; elle étoit accusée d'avoir écrit à son frère à Londres, & de lui avoir envoyé une dizaine de louis, pour l'aider à vivre. Le comte vola vers cette prison, il ne put y pénétrer; on le menace de l'y enfermer lui-même. -- Qu'on m'y n renferme, s'écrioit-il, c'est tout ce que je desire, pourvu que je puisse la voir un instant. Il n'obtient point cette faveur. Pendant vingt-quatre heures il ne cessa de roder aux environs de la Conciergerie, sans fermer ses paupières, sans prendre aucune nourriture. Enfin le troi ième jour, vers les quatre heures, il alloit entrer chez un restaurateur, lorsqu'on annonce la fatale charrette; le comte regarde, la première personne qu'il voit, c'étoit, c'étoit Augustine! Il pousse un cri, tombe sans voix & presque sans vie. Depuis ce moment il a perdu la raison, ou ne la recouvre un peu que par intervalles. Si vous le voyez dans un état calme, il vous fera pitié; au milieu de ses convulsions, il vous inspirera l'effroi.“ Il étoit midi, nous nous hâtons de nous rendre à Montmartre, accompagnés du domestique, dont les soins nous étoient nécessaires en cas de crise. En approchant de la maisonnette, je sentis mes genoux fléchir & mon sang se refroidir dans mes veines; nous trouvons le malheureux comte à la porte, à demi-couché sur un banc de gazon; il sortoit d'une crise, & sans être entièrement rétabli, il l'étoit assez pour mettre quelque liaison dans ses idées; il ne me reconnut point, mais bientôt „quelle heure est-il, nous dit-il, en nous regardant fixement? Il est trois heures. -- Trois heures! La voilà qui passe! Augustine! Augustine! Oh! que d'innocentes victimes vont expirer dans un quart-d'heure! la plus innocente, la plus aimable, c'est mon Augustine. Pourquoi ne veulent-ils point me permettre de la suivre? les bourreaux! ils ignorent que c'est demain que je dois m'unir avec elle; oui, demain.“ A ces mots il s'assoupit pendant quelques minutes, & se reveilla couvert de sueur, froid, mais avec l'entière jouissance de sa raison. Quelle fut sa surprise, quand je le serrai dans mes bras? Est-ce bien vous, s'écria-t-il, quoi! vous n'avez point “péri dans vos voyages, ou à votre retour! & vous êtes libre, & vous n'avez rien à craindre! Je le rassurai sur ma position, &, après quelques momens d'entretien accordés à l'amitié, je lui demandai mes papiers. -- Ils sont tout brûlés, me dit-il en soupirant, je les ai tous perdus. J'existe, hélas! mais je ne sais comment; vous êtes bien à plaindre d'avoir eu trop de confiance dans un ami tel que moi. La nouvelle de cette perte fut pour moi un coup de foudre; il s'agissoit de la plus grande partie de ma fortune; tout avoit péri, & le notaire, & les clercs & les hommes de loi qui auroient pu me donner des renseignemens sur la destinée des originaux. Cependant, accoutumé à des sacrifices, je supportai celui-ci avec d'autant plus de résignation, que c'étoit un mal sans remède, & qu'insister davantage sur ce malheur, c'eût été redoubler le chagrin du pauvre comte. Je ne pus cependant dissimuler assez mes regrets pour qu'il ne s'en apperçut, & qu'il n'en fut vivement pénétré. Dans l'état où il se trouvoit, la moindre impression de peine & même de plaisir produit les effets les plus terfibles. Je ne tardai point à l'éprouver. Nous étions occupés à parler tout bas de mes aventures en Grèce, quand tout-à-coup quittant le sang-froid & l'air sérieux qu'il avoit conservés depuis quelques instans, il se met à chanter: „Ils sont passés ces jours de fêtes, “Ils sont passés & ne reviendront plus.“ Nous regardâmes le bon domestique, & nous le vîmes avec son mouchoir essuyer ses larmes; c'étoit le retour d'une crise. Elle fut terrible. Ses yeux commencent à se troubler, il grince des dents, pousse des hurlemens affreux, tombe, se roule sur la poussière, couvre ses lèvres de flots d'écume, & de ses propres mains se frappe, se meurtrit, se déchire. Nous étions trois & nous pouvions à peine retenir ses bras. Cette effroyable scène dura deux heures. Il s'assit alors sur son lit, & se mit à faire un discours sur le mariage qu'il alloit contracter avec Augustine; il mettoit tant de précision dans son récit, tant de méthode & de clarté dans ses idées, qu'on eût cru qu'il jouissoit de toute sa raison. “Augustine, disoit-il, ce ne sont point les présens de noce, ni la beauté, ni la fortune qui font le bonheur du mariage; c'est l'amour que l'amitié cimente. Si je ne t'aimois point, Augustine, si je n'étois point sûr d'être aimé de toi, si cette passion réciproque n'étoit point fondée sur une estime justement acquise, j'aimerois mieux te fuir, ou plutôt perdre la vie; car je n'ai plus à choisir, il ne me reste plus qu'à mourir ou à vivre avec toi.“ Il s'arrête, nous regarde & soupire. Je pensois qu'il avoit enfin recouvré la raison; quelle fut ma surprise, quand s'adressant à moi, „qu'avez-vous fait d'Augustine, me dit-il? Pourqoui me l'avez vous enlevée? Rendez-moi mon Augustine. Ah! Dieu soit béni! la voilà! quelle est changée! Mais non, ce n'est point mon amante, ce sont des hommes couverts de sang! ils lèvent une hache homicide! ils frappent!.. Que son devenus ce teint de roses, cette gorge d'albatre, ces yeux étincellans? Ces yeux, ces beaux yeux sont fermés, ils sont fermés pour moi, ils le sont pour toujours.“ Il dit, pousse un nouveau, profond & long soupir, balbutie tout bas quelques mots, s'endort, & ne se reveille que pour verser un torrent de larmes, nous demander mille pardons, maudire son existence; je le consolai le mieux qu'il me fut possible; je voulus essuyer ses pleurs, mais j'étois tout en pleurs moi-même. Je ne parlai plus de mes papiers, &, forcé de prendre congé de ce malheureux, je lui promis de lui rendre de fréquentes visites; il me fut impossible de le revoir; la crise avoit été si violente, que le lendemain il eut perdu toutes ses forces, & s'éteignit lentement, en répétant continuellement ce mot, Augustine, Augustine! CHAPITRE LIV. Portrait de Paris; le service payé bien cher; assemblée d'usuriers; vol d'une honnête femme. Rien ne sauroit exprimer la tristesse qui s'empara de mon cœur, quand je fus séparé de ce misérable comte. J'avois aussi connu l'aimable Augustine, & certes sa belle tête n'étoit point faite pour l'échafaud. L'ami Charles voulut en vain me distraire; il est des circonstances dans la vie où l'homme sensible n'écoute aucune consolation. Depuis ma rentrée à Paris, je n'avois entendu qu'un récit continuel de malheurs; je n'osai voir encore le peu qui me restoit de parens, de peur de me compromettre, ou de les compromettre eux-mêmes. Je me renfermai dans ma solitude, & je commençai mes mémoires. Le souvenir de mes aventures en Grèce remit inutilement la gaîté dans mon ame; elle ne fut point de durée; j'étois à Paris. Que cette ville me parut changée! ce n'étoit plus cette immense capitale, séjour des plaisirs, des arts & de la fortune; c'étoit, pour ainsi dire, le grand squelette d'une superbe femme voluptueusement mutilée par des élèves d'Esculape. Pour asseoir un jugement plus juste, j'en parcourus les différens quartiers, j'entrai dans les bureaux, je me glissai parmi les groupes du Perron, j'allai même jusques dans l'intérieur de ces lieux que la pudeur ne permet point de nommer, je fus bientôt convaincu que Paris n'étoit généralement partagé qu'en deux classes d'hommes, celle des fripons & celle des dupes. Ce qui m'affecta le plus, ce fut l'insigne rapacité d'un banquier qui se disoit l'ami de feu mon père. J'allai lui présenter un billet de deux mille francs à escompter; il n'étoit payable que dans un an; d'abord il me refusa bien honnêtement, sous prétexte qu'il manquoit de fonds; j'insistai fortement, en le laissant parfaitement libre sur le prix de l'escompte. Eh bien, me dit-il avec humeur, endossez l'effet, & je vais vous remettre ce qui vous revient; vous savez que vous n'êtes point consulaire, qu'ainsi, étant sans doute obligé moi-même de passer ce billet, je serai responsable, en cas de non payement de votre débiteur, ou de votre part; écrivez, Félix, & faites le calcul comme pour un mineur. On s'empare de mon papier, & l'on me présente soixante francs. Soixante francs, m'écriai-je, pour deux mille! -- Sans doute, répondit froidement le banquier; eh! comptez-vous pour rien les intérêts, mon endos, ma responsabilité, les frais que j'aurai sans doute à supporter, les retards que j'éprouverai, les... C'est assez, monsieur, reprenez vos soixante francs, & rendez-moi mon billet. -- Monsieur, je ne suis point dans cette habitude, & si vous m'injuriez, je finirai par garder l'un & l'autre. Qu'est-ce que c'est qu'un petit avare qui chicane de la sorte; ce n'étoit pas ainsi qu'en agissoit votre père; pour un louis prêté, il me rendoit quelquefois cent francs; croyez-vous, monsieur, qu'on avance son argent pour rien, qu'on soit banquier gratuitement? Je bouillonai de rage, pris les soixante francs, & jurai tout haut de ne plus remettre le pied dans de pareils gouffres. J'avois ignoré jusqu'alors jusqu'où pouvoit s'étendre l'agiotage; c'est à mes dépens que je l'appris: une mauvaise spéculation sur les papiers nationaux me fit d'abord perdre une somme considérable. J'avois emprunté, il falloit rendre; pour fermer un abyme j'en ouvris un autre; d'honnêtes gens me prêtèrent, il est vrai, une main secourable, mais un plus grand nombre de fripons s'empara de ma confiance, & dans moins de trois mois, les deux tiers de ma fortune passèrent entre les mains de ces sang-sues financières. Malheur à qui n'a point assez d'expérience dans les affaires! il ne tarde point à se voir enveloppé par une nuée de voleurs, qui tous, sous prétexte de vous servir & de sauver votre fortune, se disputent vos dépouilles, &, pour ainsi dire, votre existence: on cesse de vivre, quand on cesse d'avoir l'ame tranquille. Eh! comment conserver ce calme, lorsqu'on lutte contre des hommes qui, tout en vous caressant, vous dévorent, auxquels rien ne coûte pour vous absorber, vous, vos talens, vos biens, tout, jusqu'à vos espérances? On m'avoit tant parlé de ces honnêtes prêteurs, que je voulus un jour en faire une réunion, j'en rassemblai six. Après un déjeûner bien court, des gens si affairés comptent les minutes, je les pris chacun en particulier. Je leur exposai mes besoins; quatre d'entr'eux m'offrirent des écus à raison de dix pour cent par mois, & moyennant une bonne hypothèque sur des biens fonds patrimoniaux, d'une valeur dix fois plus forte que la somme qu'ils m'auroient avancée; je rejettai leur offre, & m'adressai au cinquième dont on m'avoit beaucoup vanté la probité, & même le desir d'obliger. „Monsieur, me dit-il, en me serrant la main, quand on veut être utile, il faut l'être sur-le-champ; j'avois prévu votre embarras pécuniaire, & je me fais un plaisir de voler au-devant de vos besoins; voilà cinquante louis dans ce rouleau, je vous les offre très volontiers, moyennant une rétribution de deux cent francs par mois, le premier payé d'avance, & le remboursement de la somme entière dans l'espace de six mois.“ Quelqu'onéreuse que fut la condition, je l'acceptai; mais quelle fut ma surprise, lorsque calculant les louis & les examinant plus attentivement, je les trouvai tous rognés! j'allai vîte chez un orfévre; il les pèse; il manquoit, à chaque louis, un huitième au moins de sa valeur. Le sixième de ces braves gens m'avoit laissé pour mille écus de mandats au pair, qui deux jours après perdirent, dans le commerce, quarante pour cent, & il n'avoit point manqué de s'assurer d'avance d'un gros bénéfice, & de quelques meubles en nantissement. Je fus trèsmécontent de cette manière d'obliger. Mais, hélas! c'étoient encore les plus honnêtes de tous les prêteurs. Une femme, qui le croiroit, une femme vient me trouver: „Je sais, me dit-elle; avec un langage mielleux, que vous êtes dans l'embarras, que des fripons ont abusé de votre inexpérience & de votre bonne foi; mais voulez-vous m'accorder votre confiance? Je vous ouvre sur-le-champ un crédit de dix mille francs.“ J'hésite un moment, j'examine cette bonne femme; elle portoit sur son front l'image de la candeur. Quels sont vos moyens, lui dis-je avec une espèce de surprise? Ne vous mettez point en peine; faites-moi seulement trois billets de cinq mille francs, & je vous rapporterai net, un de ces jours, vos dix mille. L'intérêt me parut énorme, mais l'appât étoit séduisant, & d'un seul coup je me tirois entièrement d'embarras. Je souscris aveuglément à cette condition; je lui donne mes billets; elle les échange contre des marchandises, les vend, en reçoit le montant, & disparoît. Oh! pour le coup, je renonçai à tous les prêteurs, banquiers, agioteurs; je me renfermai dans la maison de campagne d'un ami, à trois lieues de Paris, & j'attendis les nouveaux revers que le sort me préparoit. CHAPITRE LV. TraGIQue aventure d'Alonzo; l'assassinat qu'il commet; son procés; son pardon; sa mort; arrestation imprévue; persécution qu'il éprouve de la part d'un ex-député. L'ami qui me donna l'hospitalité, se nommoit Alonzo; il étoit natif de olède, & résidoit en France depuis vingt années; j'avois fait sa connoissance à la cour. Doux, humain, généreux, mais extrêmement emporté, il étoit du petit nombre des courtisans qui avoient échappé à la rage du parti destructeur. Hélas! il ne put s'échapper à lui-même. Trois jours après mon arrivée, il s'élève, à table, une légère altercation entre son fils & lui; le fils a le malheur de lui opposer un raisonnement victorieux; le père s'emporte, lui jette à la tête une bouteille, & le tue. -- Monstre, s'écrie sa femme, qu'as-tu fait? que t'avoit fait... Elle n'acheva point; mais cédant au premier mouvement de son désespoir, elle se précipite du haut d'une fenêtre, & se tue. Le père cherche en vain à rappeller son fils à la vie; en vain, sur ses lèvres déjà glacées, il attache ses lèvres brûlantes, il n'est plus. Alonzo ne connoissoit pas encore toutes ses pertes, il ignoroit la mort tragique de son épouse. „Sophie, s'écrie-t-il d'une voix rauque, entrecoupée par des soupirs, où es-tu, ma Sophie?“ Inutilement il l'appelle, il la cherche dans l'intérieur de sa maison; il sort, quel objet s'offre à ses regards! Sophie toute meurtrie & noyée dans son sang! elle rendoit son dernier soupir. -- Sophie! Sophie! elle est morte! & c'est moi qui les ai tués tous deux! Soudain il vole vers la table, saisit un couteau, & va se détruire. J'arrête le coup fatal: „Laissez-moi, laissez-moi, je ne mérite plus de vivre. il dit & pousse des hurlemens affreux. Deux domestiques étoient accourus; c'est avec peine que nous le sauvons de sa propre fureur. Cependant il est traduit devant le tribunal criminel, prévenu d'avoir assassiné son fils: la salle étoit remplie. Alonzo paroît devant ses juges; il étoit pâle, abattu, presque mourant; mais lorsqu'il entendit ces mots, accusé d'avoir assassiné son fils , de ses deux mains il se couvre le visage d'un mouchoir qui tout-à-coup est inondé de ses larmes; ses soupirs, ses sanglots interrompent la lecture de l'accusation; il se fait un moment de silence, les juges, les témoins, l'auditoire entier, tout pleure. La lecture de l'acte achevée, on entend mon témoignage & celui des deux domestiques. Alonzo prend la parole, & d'une voix tremblante: „Oui, c'est moi, dit-il, c'est moi qui, dans un moment d'emportement, ai tué mon fils, mon fils unique! ... je suis le plus coupable & le plus malheureux de tons les hommes. Non, ce n'est point la vie que je vous demande, elle m'est trop odieuse! privé de mon fils, privé de mon épouse, l'existence est pour moi le plus cruel supplice; mais au moins qu'il me soit permis de proclamer hautement mon innocence, mes regrets, mes remords. Et vous aussi, vous êtes pères, je lis ma grace dans vos yeux, vous m'absoudrez, si, comme le veut la loi, vous ne me jugez que d'après l'intention; mais, hélas! il n'est aucun tribunal qui me puisse faire absoudre par moi-même. Je porte dans mon cœur mes dénonciateurs, mes juges, mon bourreau. Alonzo fut absous à l'unanimité; mais il ne profita pas long-temps de sa grace. Ne pouvant supporter la société, sur-tout des femmes & des enfans, il se retira dans une solitude profonde, où s'abandonnant à toute l'horreur de sa situation, il se laissa consumer par le chagrin, & mourut six mois après. Il étoit devenu maigre, taciturne, farouche. Personne ne pouvoit l'aborder; pour mieux se nourrir de sa douleur, il avoit retracé l'image de son épouse & de son fils; il les avoit placés à l'entrée de sa chambre, au-dessus de son lit, sur sa cheminée, & même à sa table. Je n'eus point connoissance, par moi-même, de ces détails; car en sortant du tribunal, où je venois de déposer, on m'arrêta, & on me conduisit à la Force, & le lendemain à la tour du Temple. Pendant deux jours j'ignorai le motif de mon arrestation; enfin le troisième, on m'apprit que j'étois sur une liste d'émigrés, présentée par l'administration centrale d'un département, où ma famille avoit des biens, & qu'il ne s'agissoit de rien moins que de me fusiller. J'écrivis à Charles; c'est un homme à grand caractère, à grands moyens; ce que demande le plus un prisonnier, c'est la liberté; il m'entendit, & dès ce moment, après s'être assuré d'un messager fidèle, ne pouvant me voir, il correspondit avec moi de la manière la plus satisfaisante: sa première lettre, sur-tout, portoit l'empreinte de l'amitié: elle étoit ainsi conçue. „On s'est mépris, vous ne fûtes jamais coupable, je réponds de votre tête & bientôt de votre élargissement.“ Charles avoit cru que mon affaire seroit incessamment terminée; malheureusement il se trouva, parmi les puissances du jour, un nouveau souverain, qui avoit acheté quelques arpens de mes terres sur le territoire du département où j'étois poursuivi; mille fois lutôt me perdre que de rendre son acquisition? il étoit de la caste de ces hommes privilégiés, qui s'arrogent le droit de tout garder. Quelle fut ma surprise, quand je sus que cet honorable membre d'un corps, par sa nature, protecteur des personnes & des propriétés, avoit juré ma ruine & la perte de ma tête! Avant que d'entrer dans des débats toujours funestes à la cause du détenu, on essaya tous les moyens conciliatoires; on lui proposa de lui laisser la paisible jouissance, & même la propriété de ce bien: „C'est un émigré, disoit-il, il est proscrit par la constitution; j'ai juré de maintenir la constitution, il doit être puni.“ Le monstre avoit son fils à la solde du prince de Condé! Charles sentit tout le danger de ma situation, par l'influence qu'avoit cet homme barbare: il résolut de me tirer de ma prison à quelque prix que ce fût, & voici la ruse qu'il employa. CHAPITRE LVI. Etrange moyen de sortir de la tour du Temple pour aller à l'Hotel-Dieu; le bon chirurgien; la bonne tante; la bonne gardienne; la collation encore meilleure évasion de l'Hôtel-Dieu; l'hospitalité bien placée. „Il faut hasarder le tout pour le tout, m'écrivit Charles, vous savez de quelle manière on échappe d'une maison qui brûle; prenez bien vos précautions pour que vous ne soyez point entièrement écrasé. Que ce soit demain matin; j'y serai, je me charge de tout.“ Je compris aisément le conseil qu'il me donnoit; mais j'ignorois absolument quelle seroit la suite de ce coup de force. Je pensai qu'il avoit tout prévu; le lendemain matin, au moment où l'on ouvroit la porte de ma chambre pour me donner mon déjeûner, je m'élance, me précipite du haut de l'escalier, me roule & me fais à la tête une large blessure; mon visage, mes mains, mes jambes, tout est meurtri. On vole à mon secours, j'avois perdu l'usage de la raison, & ne la recouvrai que long-temps après. Quand je pus me reconnoître, quel fut mon étonnement de me trouver dans une immense dépôt de malades de toute espèce! je portai mes regards de tous côtés, & je ne tardai point à m'apperçevoir que j'étois à l'Hôtel-Dieu; mais ma surprise redoubla, lorsqu'en recevant la visite d'un chirurgien, je reçus aussi le billet suivant: „Vous êtes en très-bonnes mains; celui qui soigne votre blessure, est mon intime ami; c'est lui qui vous a fait déposer à l'endroit où vous êtes; il sait tout, il peut tout, il fera tout.“ Après avoir achevé la lecture de ce billet, je regardai mon sauveur, lui serrai la main, & lui dis tout bas: „Il est donc encore des hommes? -- Oui me dit-il d'un ton ferme,“ & de peur d'inspirer du soupçon, il me quitta brusquement. Le même jour je reçus la visite de deux dames, dont l'une se disoit ma tante, & l'autre ma cousine. C'est alors que commença le stratagême auquel j'ai dû ma liberté, & sans doute ma vie. De deux jours en deux jours, je reçus la visite de mes deux parentes; je ne sais quel intérêt elles avoient inspiré; mais je m'apperçus bientôt qu'elles jouissoient de l'entière confiance de la sœur qui me soignoit & me surveilloit spécialement; ma tante ne manqua pas d'en tirer parti; celle entra si bien dans ses bonnes graces, qu'elle en obtint la permission de faire, près du lit du malade, une collation qu'elle partageroit. Le banquet eut lieu le lendemain, une heure avant la nuit; la tante vient avec la cousine & une domestique de mon âge. Elles étoient munies de tout ce qu'il y avoit de plus exquis en viande froide, en pâtisserie, & sur-tout en vins. Pou mieux tromper ma surveillante, j'avois fait le malade plus qu'à l'ordinaire, & le chirurgien avoit affecté de dire que j'avois une fièvre plus forte, qu'il ne falloit point me permettre de manger. Tout avoit été merveilleusement préparé, & fut aussi merveilleusement exécuté. On se met à table; „mon pauvre neveu, me dit la bonne tante, que je suis fâchée, qu'aujourd'hui précisément vous soyez plus malade! que j'aurois du plaisir de vous voir manger un peu de ce chapon du Mans, que j'avois réservé pour madame & pour vous! une autre fois je choisirai mieux l'instant d'une réunion. -- Il est fort heureux, dit froidement la gardienne, que monsieur n'ait pas été sitôt guéri; on l'auroit reconduit à la tour du Temple, & peut-être en ce moment il auroit été fusillé.“ La réflexion n'étoit point agréable. Ma tante prit la bouteille de Bordeaux, & lui en donna une rasade; à cette bouteille succédèrent rapidement plusieurs autres de vins étrangers, jusqu'à ce que la surveillante, n'y voyant plus clair, & ne pouvant presque plus parler, ne s'apperçut plus de ce qui se passoit autour d'elle. Cependant on avoit fermé les rideaux du lit, & la jeune domestique s'y étoit adroitement renfermée avec le malade, tandis que la tante & la cousine couvroient, pour ainsi dire, de leurs corps la gardienne. Il étoit nuit; les étrangers prennent congé de la surveillante, & font semblant d'embrasser le malade; on se fait réciproquement les plus tendres adieux. La domestique joue à merveille son rôle; elle reste à ma place; & moi, sous ses vêtemens, je sors avec ma tante & ma cousine. A peine étions-nous dehors qu'elle profite du moment où la surveillante s'étoit assoupie, prit mes habits & s'en alla. Le rendez-vous étoit chez un fonctionnaire public, dans la Cité; c'est là que le chirurgien nous attendoit; en moins d'une heure nous y fûmes tous rassemblés; il ne s'agissoit plus que de me faire sortir; ou de m'ensevelir dans une maison, à l'abri des recherches de la police. Je préférai le premier parti, pour ne compromettre personne; mais comment se procurer un passeport? le chirurgien se chargea de cette négociation délicate: „N'est-il pas vrai, me dit-il, que vous avez fait le médecin en Grèce? -- Oui. -- Vous connoissez les termes élémentaires de l'art? -- Oui. -- Vous pourriez, en cas de besoin, faire une saignée? -- Cinquante, s'il est nécessaire. -- Vous en savez plus qu'il n'en faut, je réponds de votre passeport & de votre évasion: seulement mettez-vous au lit, & tâchez de n'être vu que de la tante & de la cousine; en révolution, le silence & l'obscurité sont les premières bases de notre conservation. Vous ne tarderez point à me revoir.“ A dix heures du soir j'entendis crier dans la rue: „La grande évasion de l'Hôtel-Dieu d'un émigré de haute naissance; la grande ruse qu'il a mise en usage pour tromper sa surveillante.“ Je vis par-là que mon affaire alloit être, à la police, traitée en grand, & certes il falloit être bon chirurgien pour me tirer de cette maladie. La petite cousine eut le courage de s'approcher d'un grouppe d'hommes & de femmes qui s'entretenoient de mon aventure à la porte de l'Hôtel-Dieu. On racontoit l'évènement tout autrement qu'il ne s'étoit passé; elle se garda bien de rectifier le fait; mais elle apprit avec douleur que la surveillante avoit été chassée, avant que d'avoir cuvé son vin. Nous convimmes qu'après ma radiation, & lors de ma rentrée dans mes biens, je lui ferois une pension: c'étoit le moyen de justifier le proverbe le plus faux peut-être que je connoisse: le bien vient quelquefois en dormant . CHAPITRE LVII. Le faux carabin; l'indiscrétion d'un vieux domestique; la danse fortunée; le double mariage; retraite solitaire au pied d'une montagne; l'amant assassiné; la capitulation avec de faux agens du Gouvernement. Toute la police étoit à ma recherche; j'étois le plus grand criminel du monde. Si j'eusse été pris, mon affaire eût été sur-le-champ terminée; mais j'étois logé chez un de ses principaux inquisiteurs, & je n'avois point à craindre de visite domiciliaire. Ce brave homme poussa la générosité jusqu'à signer le passeport qui devoit servir pour mon évasion. Le chirurgien étoit de ma taille, de mon âge, & avoit à-peu-près la même physionomie. Aussi jugea-t-on que nous pouvions, sans danger, passer l'un pour l'autre; un seul article me gênoit un peu, c'étoit la profession; j'aurois bien mieux aimé qu'il eût été médecin; il est si aisé de le paroître! en médecine, il suffit de savoir écrire ou parler, en chirurgie il faut agir; à la vérité, je savois saigner & purger; je valois bien la plupart des chirurgiens de campagne. Je partis encore une fois de Paris, accompagné seulement de ma tante, & portant dans un sac de nuit tous les outils du métier; je n'avois pas même oublié quelques ordonnances toutes prêtes en cas de besoin; cependant le chirurgien avoit eu la précaution de partir en même temps que moi, & s'étoit retiré chez un de ses amis, à deux lieues de Paris. A quelques pas de la barrière, je pris congé de la tante; cette séparation ne fut pas ce qui coûta le moins cher à mon cœur; les services qu'elle m'avoit rendus étoient d'autant plus précieux, qu'ils pouvoient à chaque instant l'exposer à perdre la vie: c'etoit l'ancienne marquise de T qui n'avoit encore obtenu que la permission de rester à Paris le temps nécessaire pour y faire valoir les motifs de sa demande en radiation; jusqu'alors elle s'étoit contentée de présenter sa pétition, & de la protection que lui avoit promise l'un des hommes les plus puissans. Mon voyage fut heureux jusqu'à Nevers, où je risquai d'être arrêté par un évènement singulier: j'entrai dans une auberge; aussitôt un vieillard se jette dans mes bras: „Ah! mon cher comte, s'écrie-t-il, que je suis aise de vous voir! -- Moi! vous vous trompez, bonhomme; je ne fus jamais comte: je ne suis qu'un chétif carabin. -- Quoi! Vous n'êtes pas le comte A, chez lequel j'ai demeuré trente ans; ce n'est point vous que j'ai vu naître le jour de St.Georges, un jour qu'il faisoit si mauvais! mais je vous connois comme mes poches. -- Je suis carabin, lui dis-je d'un ton décidé. -- Il peut bien se faire que je me trompe; car en effet on m'a dit que le pauvre comte avoit émigré. Tant de gens se ressemblent. -- Oh! mais, vous lui ressemblez comme deux gouttes d'eau. -- Auriez-vous, par hasard, à la poitrine, l'empreinte de cette cerise, que vous apportâtes en venant au monde? -- Je n'ai rien, & ne sais ce que vous voulez me dire.“ Le vieillard se tut; mais il avoit parfaitement raison, je le connoissois aussi bien qu'il me connoissoit, & ce fut une grande peine pour moi que de le quitter brusquement. Pendant cette conversation tous les regards avoient été fixés sur moi, & si malheureusement j'avois répondu à la salutation, c'en étoit fait de moi; parmi les spectateurs, se trouvoit un de ces hommes qui, quelques années auparavant s'étoit rendu l'effroi de ce pays par ses éternelles dénonciations; il n'avoit pas encore pu en perdre entièrement l'habitude. Je ne fis point un long séjour à Nevers; à chaque pas que je faisois, mon inquiétude redoubloit, je craignois toujours d'être reconnu; mes craintes devinrent bien plus vives, quand j'appris la nouvelle de la journée du 18 fructidor, & la loi qui l'avoit suivie concernant les émigrés. J'avois beau répéter que je n'étois qu'un simple chirurgien, il me sembloit entendre autour de moi une commission militaire ambulante prononcer sur la fausseté de mon passeport. Cependant je continuai ma route; arrivé à SaintGermain, petit endroit sur la route de Moulins à Lyon, j'entrai dans une auberge, où mon premier soin fut de me coucher, de peur qu'il n'y eut encore quelque vieux domestique qui me reconnût. Il me fut impossible de dormir; on avoit marié, ce jour-là, le fils aîné de la maison, & ce fut pendant toute la nuit une fête, ou plutôt une orgie continuelle. J'étois de fort mauvaise humeur, quand tout-à-coup je m'entendis appeler par une voix douce. -- Dormez-vous? Non. -- Voulez-vous danser? -- Je vous remercie; qui êtes-vous? -- La sœur du marié, -- La sœur du marié, me dis-je tout bas; oh! ma bonne fortune ne m'a pas encore totalement abandonné; mademoiselle, je vais me lever. En effet, dans moins de six minutes, je fus prêt. La jeune Cécile me conduisit au lieu de la réunion, & se mit à danser avec moi. Il en est de la danse comme de la poésie, la beauté l'inspire; jamais je n'avois mieux figuré: aussi ne tardaije point à recevoir ma récompense; la même nuit, dans la même famille, s'opérèrent deux mariages, dont le dernier ne fut pas le moins agréable; il se fit à l'insçu des parens & des prêtres, & pour la centième fois j'eus l'occasion de me convaincre qu'il n'y a rien de plus doux que le fruit défendu. Quand je voulus partir, Cécile fit la petite Didon; mais j'ai su depuis que, loin de se brûler sur un bûcher, elle épousa peu de temps après un gros fermier des environs, & qu'au bout de neuf mois, à dater du jour de la danse, elle lui remit le capital des fonds que je lui avois laissés avec les intérêts. Je me gardai bien de passer à Lyon; je n'aurois pu supporter l'aspect d'unc ville, où l'échafaud, le fer & le canon avoient enlevé la plus grande partie de ma famille. Mon passeport étoit pour Chambery, pays natal du chirurgien; mais ce dernier avoit eu la sage précaution de me donner l'adresse de l'un de ses meilleurs amis, qui demeuroit au pied d'une montagne, dans la Maurienne. C'est-là que je me rendis à l'entrée de la nuit; le chirurgien avoit prévenu son ami de mon arrivée; je fus reçus comme le Messie. Il est rare qu'on puisse tout prévoir, sur-tout lorsqu'on est dans un grand embarras; quelquefois même les choses les plus simples nous échappent. Je n'avois fait que reculer le malade, sans écarter la maladie. La Maurienne faisoit partie du territoire de la République française; on y étoit soumis aux mêmes lois, & par conséquent je n'avois fait que changer de place. A la vérité je n'avois point à craindre une nuée d'espions, mais j'étois bien loin d'être parfaitement tranquille. Un évènement aussi fatal qu'imprévu faillit causer ma perte. L'ami, qui me donnoit l'hospitalité, avoit une fille, dont les charmes attiroient les regards de tous les jeunes gens de la montagne; deux sur-tout se disputoient son cœur. Rose étoit le nom de la bien aimée; les deux concurrens s'appelloient, l'un Guillaume, l'autre Jacques. C'étoit un dimanche au sortir de la messe; Jacques avoit apperçu, dans l'église, un chapelet tout neuf entre les doigts de Rose; Rose marchoit à côté de Guillaume: „Qui vous a donné ce chapelet, dit Jacques, d'un ton de voix rauque & menaçante. -- Que t'importe, répond fièrement Guillaume? -- Que m'importe, tu vas l'apprendre.“ Aussitôt il saisit une grosse pierre pointue, s'élance sur le malheureux rival, &, sans lui donner le temps de se défendre, lui partage la tête: „Va, s'écrie-il, va donner tes chapelets aux diables.“ On accourt; on veut porter des secours au mourant; soins inutiles! il expire noyé dans son sang; Rose tombe évanouie; Jacques est arrêté; mais, moyennant quelques arrangemens particuliers, & par considérations pour sa famille, on lui laisse la faculté de s'évader pendant la nuit. Les parens de Guillaume poursuivent l'assassin; ils l'attaquent pardevant les tribunaux; on cite des témoins; j'ai le malheur d'être du nombre. Que faire? Paroître au tribunal! sous un faux nom, avec un faux passeport! c'est s'exposer au plus grand danger; n'y point paroître, c'est provoquer les soupçons, & courir encore de plus grands risques. J'étois résolu à comparoître, quand, la nuit qui précéda l'audition des témoins, quatre hommes viennent, au nom de la loi, m'ordonner de les suivre; pour la première fois de ma vie je tremblai. Je demandai la lecture de l'ordre dont ils étoient porteurs; on me le communique. Mon hôte essaye inutilement de m'arracher à ce mandat: il ne connoissoit point l'art de persuader. Il ne me restoit qu'un moyen d'échapper, je l'employai. Je m'adresse au chef: „ne seroit-il point possible, lui dis-je, de vous parler en particulier? -- A deux pas. -- Vous vous trompez; vous me prenez pour un autre; savez-vous qui je suis? -- Le comte d'A****.“ À ce mot je me crus perdu si je ne faisois une offre analogue à mon rang. -- „Auriez-vous la barbarie de sacrifier un galant homme? -- Il faut que la loi soit exécutée. -- Mais si vous ne m'aviez point trouvé. -- Eh, bien, nous serions repartis sans vous. -- Si vous vouliez me dispenser de vous accompagner, supposer que vous ne m'avez point trouvé. -- Moi! faire un faux rapport! apprenez, Monsieur, que je suis incapable de frauder la loi? -- J'avois mis de côté ces deux rouleaux de cinquante louis, chacun, pour vous. -- C'est bien dommage de ne pouvoir... vous avez l'air d'un bien brave homme. -- J'ai quelques bijoux de pareille valeur. -- Ah! Monsieur, je voudrois bien ne pas... -- Tenez! voilà les rouleaux, voilà les bijoux! -- Allons un peu plus loin; Monsieur, jamais je n'acceptai, dans pareil cas, une obole; mais vous avez un air si persuasif, je vous estime tant, que je me ferois un crime de vous inquiéter; mais ces rouleaux, ces bijoux, c'est pour moi que vous les destinez; s'il étoit possible de gratifier un peu mes gens. -- Mais. -- Ils sont strictement attachés à l'exécution des lois; malgré ma bonne volonté, ils pourroient vous nuire.“ Je sentis qu'il étoit indispensable de faire une troisième saignée à ma bourse. J'offris un second rouleau de cinquante louis. -- „Ils sont trois, me dit mon corsaire. -- Mais je n'ai plus le sol. -- Eh, bien! il est un moyen de tout concilier; vous allez me faire une lettre-de-change des cent louis restans, à dix jours de date. -- Oui, répliquai-je avec humeur. Vous me répondez de ma tranquillité. -- Sur ma tête.“ Je donnai tout mon argent & souscrivis l'engagement qu'il demandoit. C'est à ce prix que j'achetai ma liberté. Mais quel fut mon étonnement, quand j'appris que les quatre porteurs de l'ordre étoient des voleurs, qui, moyennant de faux papiers, s'introduisoient dans les maisons, y mettoient à contribution les réquisitionnaires, les émigrés, & même d'autres voleurs moins adroits qu'eux! Heureusement il me restoit quelques billets payables par de bonnes maisons de Genève. Mon intention étoit d'aller plus avant; mon hôte ne voulut point me laisser partir: „Je connois, me dit-il, le secret de vous conserver: je suis riche, & vous pouvez compter que vous resterez chez moi tant que vous voudrez.“ Une offre si obligeante me fit oublier la perte que je venois de faire, & me rassura pour l'avenir; je restai; depuis cette époque, je n'ai point reçu de visites fâcheuses; au sein d'une famille honnête & des plaisirs champêtres, j'attends mon rappel en France, & ma réintégration dans des biens, que des voyages bien innocens n'ont point dû me faire perdre. Fin de la seconde & dernière Partie. (1) Le voyageur attribue aux douceurs de l'amitié une volupté secrette, qu'il éprouvoit même dans les bras de la mort; mais nous avons appris de sa propre bouche, qu'il la devoit plutôt aux douceurs de l'amour. Le Quatrain italien, dont il parle, est mauvais; en voici la traduction: “Mourir dans les flots en courroux, “Est une affreuse mort que tout le monde abhorre; “Mais périr dans les bras d'un objet qu'on adore, “Est un trépas encor bien doux. (2) Vestimenta tuis, incolumis fide, Aris deposui, naufragus humida. Serm. ad Patr. Jacquier. (1) Les babouches sont des pantoufles. (1) Lieu, où l'on soulage ses besoins. (1) Petite île de l'Archipel. (1) Instrument en usage dans les Échelles du Levant; il est fait d'une coloquinte sèche, les touches sont placées de distance en distance, pour former les sons variés que les doigts de la main gauche produisent en les conduisant comme sur la touche d'un violon; on le fait résonner avec une plume taillée qui frappe sur les deux fils de laiton jaune. (1) J'allois continuer mes observations sur le Portugal, lorsqu'il m'est tombé entre les mains un Voyage de Caumartin dans ce royaume, sous le nom de Duc du Châtelet; comme ce sont les mêmes idées, je m'arrête. (Note du Voyageur.)