LE VOYAGE de MANTES, ou LES VACANCES De 17..... Orné de Figures en Taille douce. Parva leves capunt animos. A AMSTERDAM, 1753. VOYAGE DE MANTES. CHAPITRE PREMIER. Réflexions sans suite de ce qui a donné lieu au reste. DE tous les tems il y a eu des originaux. Les mêmes, quant au fond, la forme seule a changé. Les bonnes gens dont je me propose de tracer les ridicules, ressembloient par leurs travers à ceux d'aprésent. Inhabiles à les cacher, ils n'avoient pas besoin d'impudence pour les soutenir; quand ils se voyoient découverts. Alors on rougissoit encore. Avouer sa faute en bégayant, c'étoit commencer à réparer ses torts. Depuis le départ de la pudeur, tout a bien changé de face. Partisan né du plaisir, cédant au torrent des passions, je ne pouvois manquer de me trouver au même titre des contemporains de mon libertinage; c'étoit marchandise mêlée, comme on le verra dans la suite, & je dois au hazard le bonheur de m'en rappeller la mémoire sans être obligé d'en rougir. Que de gens en voudroient pouvoir dire autant; le souvenir des écarts de la jeunesse nous couvre souvent de honte, & nous fuyons avec autant d'empressement les compagnons de nos plaisirs passés, que nous les recherchions autrefois. Qu'il importe ou non de le sçavoirj'ai pris naissance au fond d'une Province éloignée de la Capitale. Où? Il m'importe beaucoup que l'on l'ignore, & l'on sçaura pourquoi. Echapé de la férule, j'abusai des premiers momens de ma liberté pour me livrer avec excès aux plaisirs, d'autant plus attrayans, qu'ils étoient nouveaux. La raison dont la force n'étoit fondée que sur la théorie de la volupté, pouvoit-elle être une barriere assez forte pour arrêter la fougue de mes desirs? Le dégoût des plaisirs a peut-être fait autant de sages que les réflexions les plus prévoyantes, sur-tout quand on vous les fait faire sur des choses que l'on ne vous fait entrevoir que pour vous détourner de les connoître. Le feu de l'âge me fit souhaiter de les approfondir; il me falloit des ressources pour satisfaire mon goût, elles étoient légeres; mon pere me paroissoit trop économe, il me taxoit à son tour de prodigalité nous avions tort tous les deux à regarder les choses d'un certain côté; je l'ai senti depuis. Pour arrêter le cours de mes caravanes, le papa résolut de m'envoyer à Paris, il esperoit en me dépaïsant, & flattant mon amour propre d'un établissement honorable, que le travail qu'il me faudroit faire pour m'en rendre digne, écarteroit entierement les idées de dissipation qui lui paroissoient si opposées à celles qu'il avoit pour mon avancement & la satisfaction de sa vanité. Les progrès de son commerce n'avoient servi qu'à lui faire sentir la prétendue bassesse de son état; il vouloit se dédommager de la contrainte où l'avoit réduit l'uniformité de sa situation avec ses confreres. La premiere Charge de Judicature devoit l'en vanger; il me falloit mettre en état de la posséder. Les richesses applanirent la difficulté; mais les richesses ne nous sauvent du sifflet qu'autant que le sçavoir en justifie l'emploi: on m'en fit sentir l'importance, & je courus me ranger sous la conduite d'un Procureur de Paris qui s'étoit attiré la vénération de la famille, & cela fondé comme presque toutes les réputations, plutôt sur le hazard que le sçavoir, à moins que l'on n'appelle science le méchanisme de l'état. Que l'on soit ignorant, que l'on passe même pour ne pas avoir d'esprit au dire de certains apprétiateurs, c'est en avoir, & du meilleur, que d'avoir l'esprit de son métier. On n'est pas estimé dans la societé, il est vrai, mais on a l'essentiel. L'esprit qui convient dans cette societé, est l'esprit de tous les hommes en général; ordinairement superficiel, mais estimable quand on sçait l'allier avec le sçavoir de la place que l'on occupe. Je m'apperçois que je me débats de l'esprit au sujet du plus borné de tous les Procureurs, quant à l'esprit de societé. Combien de ces pareils se sont piqués, & se piquent d'en avoir, qui se rendent plus ridicules. Que l'on ne s'ennuye pas de mes disgressions, si elles ne satisfont pas mes Lecteurs, & je le dis, malgré tout mon amour propre, s'il se trouve des Lecteurs d'un ouvrage que l'on ne doit qu'à mon oisiveté, qu'ils se préparent ces Lecteurs à de plus grandes disgressions. Mon goût, peut-être, pourra changer par intervale. Au reste, comme j'écris par sacade, on peut me dire de même. CHAPITRE. Départ, arrivée, projets. A mon départ, mon pere se justifia amicalement du passé, en m'alléguant des raisons dont les peres ne manquent jamais en pareilles rencontres. Il me fit une peinture de tous les périls que j'allois braver en homme qui les avoit vûs de près; je promis de profiter de ses conseils, & lui ai tenu parole en homme plus heureux que sage. A mon arrivée, je songeai sérieusement à me mettre en état de remplir es devoirs de la charge qu'on me destinoit; elle demandoit une étude profonde, de la chicanne pour en sçavoir démêler les détours. Un travail continuel auroit pû m'accabler. Mon esprit qui s'y soutenoit plus par raison que par goût, demandoit du relâche. Le cœur revendiquoit ses droits; il lui falloit de l'amusement, au moins les sens entroient pour leur part dans cet arrangement. Faire l'amour au-dehors, je sentis combien mon tems m'étoit précieux. Pour mettre tout d'accord, & n'être point distrait dans mes occupations, je résolus d'adresser mes vœux a la fille du Procureur, par convenance d'abord, ou si l'on veut, par une espece de reconnoissance qui n'est que trop d'usage dans le monde envers ceux qui nous obligent. Mademoiselle Hugon reçût mes petits soins avec plaisir, & sans s'éfaroucher du but que je paroissois me proposer. Dans une situation égale des deux parts, tout dépendoit de l'occasion pour remplir nos vûes. Après s'être montré sous les plus beaux dehors, la perfide s'échappoit au moment que nous croyions la saisir. J'étois préparé à tout événement, & dans l'âge où la témérité rend souvent heureux. Si j'eusse rencontré dans ma petite maîtresse un peu plus de résolution, nous aurions profité d'instans courts à la vérité, qui sont d'autant plus précieux, que leur peu de durée ne nous laisse que les moyens d'esquisser le plaisir. Le souvenir de ces instans & l'espoir d'en retrouver de pareils, remplissent l'imagination de peintures voluptueuses presque égales au plaisir,si elles ne le surpassent quelquefois. Je rencontrai malheureusement pour moi une fille toute neuve; la bonne volonté n'étoit pas ce qui lui manquoit; les desirs la dévoroient; mais le vent d'une mouche la faisoit trembler. CHAPITRE III. Motifs du Voyage. L'Automne nous fut plus favorable que le Printems; M. Hugon, le plus laborieux & le plus âpre des Procureurs, fe trouvant par un excès de travail presque sans affaire, se détermina pour la premiere fois à quitter son Etude pendant les vacances, & à en aller passer le tems auprès d'une niéce qui résidoit aux environs de Mantes. Soit pour obliger sa niéce, ou par un principe d'économie, vû l'inaction présente, il se rendit à ces sollicitations. Inviter un Bourgeois à venir à la campagne, c'est inviter toute la maison, les animaux n'en sont pas même exempts. On mit deux Clercs & la Servante à la porte; les clefs du corps de logis qu'occupoit M. Hugon furent déposées chez un Huissier, son voisin & son intime. On me proposa d'être du voyage comme d'une chose sur laquelle on avoit compté. J'y topai d'autant plus volontiers, que j'esperai tirer un grand avantage de la liberté dont on jouit à la campagne pour triompher des irrésolutions perpétuelles de Mademoiselle Hugon. Nous voilà donc un beau matin emballés dans la grande cariolle de S. Germain. M. Hugon, Madame sa chere épouse, Mademoiselle Hugon, le petit Hugon son frere, Dépêches Maître-Clerc & fidel Ecuyer de Madame Hugon & moi, sans oublier plusieurs sacs de nuit, & autres paquêts très-embarrassans; Item, deux chiens qu'il fallut mettre du voyage: un gros caniche le bien-aimé de Madame Hugon; notre Maître-Clerc se chargea du soin de sa conduite; je m'emparai d'un petit guerdin dont on avoit fait présent à Mademoiselle Hugon depuis quelques jours. Plus, une grande cage de Perroquet, & un Perroquet dont les cris perçans nous étourdirent jusqu'au Pont de Neuilly où la voiture arrêta. Aux cris du Perroquet, du jappement des chiens qui le secondoient par intervale, & aux propos de deux femmes dont nous essuyâmes à ce sujet la mauvaise humeur, succéda une scêne capable d'attendrir un Lecteur facile à émouvoir, si ma plume étoit assez éloquente pour la lui rendre. CHAPITRE IV. Combat de Neuilly. LEs deux femmes à qui la compagnie des chiens & du perroquet avoit tant déplû, sauterent à bas de la voiture à l'aide d'un gros garçon Boulanger qui leur tendit les bras. Notre Maître-Clerc présenta l'épaule à Madame Hugon; j'enlevai la petite Hugon, lui saisant saire demi tour à gauche. Le petit Hugon donna du pied en terre, & M. Hugon en le grondant, & voulant se débarrasser de tous les paquets que nous avions obligeamment distribués autour de lui, pensa se casser le col. Nos Mitronnes après avoir bû un coup de chaque main, alloient pour monter dans une charrette qui les attendoit, à quatre pas, lorsqu'un diable de Fiacre qui passa dans le moment s'avisa par une malice naturelle à ces Messieurs, d'embarrasser son essieu dans la roue de la charrette. Il l'emmenoit grand train à reculons. Le garçon dont j'ai parlé ci-dessus, que le hazard ramenoit sur la porte du cabaret, s'élança au secours de son pauvre timonier: il le rassura en le prenant à la bride; & ne voulant pas céder à son adversaire, fit saire à son tour la même manœuvre au Fiacre. Le carrosse culebuta; des cris sourds apprirent aux Spectateurs que la voiture renfermoit des gens mal à leur aise. Inutilement se jetta t'on au-devant des chevaux qui traînoient le carrosse; les paisibles animaux demeurerent comme immobiles, sans cependant paroître ese frayés du désordre. Le Fiacre tout bouillant de colere, & outré de sa défaite, descendit le fouet haut en menaçant le Mitron. Les deux champions s'accablerent d'injures; l'air retentit de tous les mots propres en pareille occasion. Un coup de fouet bien déployé qui enveloppa les jambes nues du Mitron, fut le signal du combat le plus sanglant. Les deux parties s'accrocherent après avoir résisté réciproquement aux plus fiers coups de poing que l'on lançât jamais. Une des Mitronnes voulut les séparer; après avoir attrapé des coups des deux côtés, elle alla en culebutant rejoindre sa camarade, & toutes deux se mirent à miauler en chorus; les uns rioient, les autres applaudissoient: chaque passant restoit comme stupéfait, & formoit le cercle. Les deux champions se bourroient sans mot dire; plus les témoins augmentoient, plus leur vigueur se renouvelloit. Un croc en jambe, un tour de rein, les fit rouler ensemble sur la poussiere. A cet aspect nous sortîmes, de l'admiration que nous avoit causé la façon dont ils avoient mesuré leurs armes, & l'on courut comme de concert à des baquets plein d'eau que l'on leur versa sur le corps pour les pouvoir séparer. Nos athletes entraînées chacun de leur côté, on se ressouvint de la voiture. J'apperçûs en ouvrant la portiere une assez jolie jambe, avec un bas vert & un soulier couleur de rose; on m'aida à retirer une jeune fille, & cependant avec toute la décence que l'on pût observer avec des jupes sans dessus dessous. Suivit un jeune homme qui avoit un œil poché, & un autre femme à tête chauve, à qui visite faite, on ne trouva que cinq ou six bosses. Le Fiacre fut la premiere victime du jeune homme, qui débuta par lui appliquer vingt coups de cane, d'un bras vigoureux & dispos; se retournant comme un éclair vers le Mitron, qui le regardoit avec plaisir, il lui en distribua autant. La justice rendue, l'on prévint les effets d'un emportement qui n'étoit plus tolérable; on se jetta à la traverse, & la jeune Demoiselle nous aida à calmer la furie du jeune homme. La vieille qui pendant la derniere expédition, s'étoit remise avec cinq à six verres de ratafia, voulut aussi entrer en lice; & commençant par des apostrophes qui la décélerent, elle alloit renouveller la querelle sans deux Capucins qui arriverent à propos pour rétablir la tranquillité par leur exhortation. Les Boulangeres entraînerent leur Mitron, qui ne cessoit de faire des grimaces & des gestes. Bien battu, bien payé; le Fiacre très-satisfait de sa course, remontant de sang froid sur son siége, s'en retourna presque en triomphe. CHAPITRE V. Reconnoissance. Pansé, essuyé, rafraîchi, chacun se mit en devoir de continuer la route. Les Capucins nous honorerent de leur présence; la soi-disante mere, la jeune fille & son prétendu mari monterent aussi dans la voiture. A vingt pas de là, un inconnu demanda place, ce que le Cocher lui accorda sans nous consulter. Il monte, s'asseoit à une portiere, nous salue; le Cocher touche, & nous trottons. Bien cahotés, bien pressés & mourans de chaud, on proposa de baisser les portieres. Maudit expédient qui nous mit en proye à un conflit d'odeurs insoutenables. Je l'avoue, les Capucins devinrent intérieurement les victimes de ma mauvaise humeur. Après un peu d'examen, je leur rendis justice, ils n'y étoient tout au plus que pour leur part. Les portieres allant au gré des secousses de la cariolle, nous procuroient un peu d'air: triste situation où il falloit souhaiter d'être cahoté pour respirer. Madame Hugon lia la conversation la premiere; elle fit l'éloge des Révérends Peres, qui donnerent tout le tort au Fiacre. Etant trop près du jeune homme pour oser dire ce qu'ils pensoient de sa pétulance: le Pere,au nom de mes Révérends Peres, jugea à propos de fe faire connoître en apostrophant son Compagnon, dont il loua la charité avec la laquelle il avoit dérobé une partie des coups en les recevant lui-même. Frere Ambroise, s'écria-t'il séraphiquement, se croit toujours au milieu des combats; & cette intrépidité qui lui fit affronter les plus grands périls pour soutenir la gloire de nos armes, se renouvelle en lui toutes les fois qu'il s'agit du bien du prochain. Le Frere, tandis que l'on faisoit son panégyrique, récitoit humblement ses patenôtes. Il faut l'avouer, Messieurs & Mesdames, continua le Pere, que le Ciel semble nous avoir heureusement envoyé pour empêcher Monsieur de se compromettre: il a daigné se rendre à mes représentations; je ne puis non plus passer sous silence la saçon généreuse avec laquelle l'épouse de Monsieur s'est jointe à mes prieres. Ces malheureux sont plutôt dignes de pitié que de colere. Ma foi, mon Pere, dit le jeune homme, quelque part qu'il vous trouve, il vous doit de grands remercîmens; vous lui avez épargné, & à l'autre coquin, plus de vingt coups de canne. J'étois en train, vous l'avez vû, & ils n'en eussent pas été quitte à si bon marché. Ah! Monsieur, lui repliqua le Pere, d'un ton béat, passe pour un premier mouvement, il est des cas où l'on nous force de nous oublier; mais continuer d'accabler de coups des gens que l'on doit se contenter de mépriser quand ils nous manquent, permettez-moi de vous représenter que la charité en est blessée. Ah! vraiment, dit le jeune homme, vous me la baillez bonne; je voudrois vous y voir dans un Fiacre renversé par-dessus tête, comment vous prendriez la chose. A Dieu ne plaise que j'aye aucun dessein de vous offenser, Monsieur, reprit le zélé Capucin; c'est une licence que ma robe autorise; conservant toujours pour vous les déférences que vous mérités & qui vous sont dûes, ainsi qu'à Madame votre épouse, ces Dames, & toute la compagnie. Le Capucin n'auroit pas quitté prise, si Madame Hugon ne lui avoit pas coupé la parole; & s'adressant à la vieille à qui l'on avoit mis quantité de compresses, sans ce qu'elle avoit bû; & qui pour mettre le comble à notre malheur, lui faisoit lâcher de tems à autre, de colériques bouffées d'eau-de-vie. Mon Dieu, Madame, lui dit Madame Hugon, comment vous trouvez-vous de vos blessures? Blessures, reprit la vieille, de ce ton qui la caractérisoit; blessures, moi! appellez-vous des bosses des blessures? Si mieux ne voulez dire des écorchûres; je n'en ai qu'une un peu au-dessus du genou, dit-elle, en nous la montrant; c'est lui aussi qui, en se débattant, me l'a fait avec l'aiguillon de sa boucle; mais cela se passera, j'en ai bien eu d'autres, & plus considérables, & si, voyez-vous, je ne m'en suis pas plus émûe pour cela. L'inconnu, qui jusqu'à ce moment, avoit gardé le silence, frappé par le son roque de la vieille: eh! dit-il en se retournant, ou je me trompe fort, ou c'est Madame Laramée que je viens d'entendre: oui, repartit-elle, à votre service: je ne me comptois pas en pays de connoissance, s'écria-t'il. C'est donc là votre fille, je ne vous en connoissois pas, elle est vraiment fort aimable; il me paroît aussi que vous vous êtes bien engendrés. Le jeune homme rougissoit & cherchoit à se cacher en tirant son chapeau; il marmottoit entre ses dents: grande ressource pour ceux qui n'ont rien de bon à dire. Parbleu, dit l'inconnu, tu cherches en vain à te cacher, je te remets; voilà bien des façons, & avec moi encore. Va, va, si je ne suis plus jeune, j'aime toujours à le paroître. Rassures-toi, je n'irai pas étourdir les oreilles de ton oncle de cette rencontre. Et à propos, comment se porte-t'il le bonhomme? Es-tu raccommodé avec lui? Quoi! te voilà tout décontenancé; & tu ne te réjouiras jamais si jeune; voyager seul cela ennuye, il faut de la compagnie une fois, & tu choisis bien, passe pour cela: si tu veux venir à Poissy nous rirons; j'y vais en emplette, nous boirons enfemble le vin du marché. La vieille étoit accommodante, la partie fut liée en dépit du jeune homme, qui n'osa s'y opposer que foiblement. Le Boucher qui se fit connoître, auroit, si on l'en avoit crû, régalé toute la carossée; quand ces sortes de gens se mettent en train, tout y va; c'est une effusion de cœur dont la politesse est à charge quelquesois; mais en l'examinant, sa source est plus pure, & vaut bien le phantôme du sçavoir vivre dont on est si souvent la dupe dans la société des gens plus civilisés. Mademoiselle Hugon & moi nous occupions l'autre portiere; après avoir pris un gere part à cette avanture, nous employâmes nos yeux à un meilleur usage. Mademoiselle Hugon, comme je l'ai déja remarqué, étoit de ces filles ausquelles il pése furieusement de l'être dans la derniere exactitude. Elle avoit dix-neuf ans, son tempéramment étoit formé, & la chagrinoit de plus en plus depuis notre connoissance: une taille courte & ramassée, de la gorge jusqu'au menton, & des yeux qui, agités dans ce moment par la situation de son ame, possédoient cet attrait qui fait tant faire de solie. Les gens qui ont vêcu m'entendent. Nous étions à la gêne, un geste nous eût trahit; les regards ne s'élançoient qu'à la dérobée, l'expression en étoit plus vive: on se frottoit furtivement le bout des doigts, faveur unique dont l'instant formoit le prix; ce que c'est que la contrainte! loin de s'en plaindre, on devroit la chérir; elle fait souvent valoir, ce que sans elle on n'auroit pas recherché. Après avoir essuyé maints quolibets, nous arrivâmes, & chacun gagna l'auberge selon son goût; nous nous rendîmes à celle que l'on nous avoit indiqué dès Paris. CHAPITRE VI. Réception à Saint Germain. Un silence morne régnoit dans tout la maison; la maîtresse nous reçût d'un air abbatu, les servantes avoient la phisionomie renfrognée; l'hôte juroit quand nous entrâmes, ces carognes de filles nous portent toujours malheur, disoit-il, sans oublier plusieurs expressions dont ces fortes de gens sont seuls en possession. C'est assez pleurer bégueule, le mal est fait, prensle en patience; la bégueule pleuroit avec grace, elle en devenoit plus intéressante; les larmes ne sont pas à toutes les femmes; aussi quand elles leur siaient, elles en sont plus dangereuses. Qui nous vient là, dit l'hôte, en nous appercevant, un perroquet, des chiens, des femmes, des enfans; bonne pratique: eh Catau, Margot, alertes donc, que faites-vous les bras croisés, menez ces Dames à la chambre verte. Nous suivons Catau & Margot pour aller reconnoître notre logement. En montant je demandai la cause du vacarme; oh! vraiment, dit l'une, c'est une histoire: je n'ai pas le tems de la faire; voilà la chambre, c'est ce qui nous reste, choisissez. Quatre lits à colonne en occupoient les quatre coins; Madame Hugon après les avoir bien tâté, les trouva fort mauvais; M. Hugon prit occasion des quatre lits pour lui dire avec ce ton de mauvais plaisant, qu'il s'étoit rendu si naturel: oh! parbleu, tu coucheras avec moi Babet, pour le coup, il n'y a pas moyen de s'en dédire. Toujours de vos coq-à-l'âne, mon mari, vous êtes incorrigible: coucher deux? le beau projet! il me faut une chambre à deux lits pour moi & pour ma fille, ou je garde celle-ci, nous dit-elle, s'il n'y en a point d'autre; arrangez-vous, & tout de suite; allons donc, Messieurs, quelle jeunesse est-ce la? Descendez, n'avez-vous pas une langue? qu'en voulez-vous faire? Pour vous, mon mari, lus de chanson, elles m'ennuyent. Mérote, lui dit M. Hugon, sur quelle herbe avez-vous marché? Oh! mérote, écoutez-le, il a tout dit. Je les laissai aux prises; & saisissant l'ocasion de mettre à exécution un projet qui me paroissoit bien concû, j'allai, suivi de Dépêches, notre Maître-Clerc, m'adresser à l'hôtesse, comme me paroissant plus accommodante; n'auriez vous pas d'autres lits? lui dis-je, en l'abordant, on les payera ce qu'il faut. Comment d'autres lits? ceux-là sont bons, il ne loge ici que ce qu'il y a de mieux. Vous êtes donc bien difficiles? Ces Dames sont fatiguées, repris-je. Fatiguées! ne diroit-on pas? elles viennent de Paris; voyez, quelle peine. Faites comme il vous plaira, je n'en ai point d'autres, à moins que Monsieur, dit-elle, en montrant un Abbé qui entroit, ne veuille vous céder sa chambre. De quoi est-il question, repartit l'Abbé en nous saluant? D'obliger des Dames, repliquai-je, peu faites à voyager; je vous entends, Monsieur, ma chambre est à leur service, mais je doute qu'elles gagnent au change. Au change, dit l'hôtesse, pour un Abbé de campagne vous êtes donc bien délicat. Point de querelle, maman Poitiers, reprit l'Abbé, je cede ma chambre; je ne puis mieux faire, mais Messieurs, procurez-moi l'honneur de saluer ces Dames; en qualité de voyageur, peut-être voudront-elles me permettre de souper avec elles. Si le chemin s'adonne du même côté, ce sera pour commencer à lier la connoissance. Nous allons à Mantes, lui repliquai-je, & moi de même, répondit-il. Est-ce pour y faire quelque séjour? C'est pour passer les vacances au Château de Blemicour; je connois fort, Madame, de Blemicour, & suis presque tous les Automnes chez elle, nous dit l'Abbé; c'est sa tante & sa cousine à qui vous cédez si galament votre chambre. La rencontre est heureuse, nous dit-il, je meurs d'impatience de leur rendre mes devoirs, daignez m'introduire. Je recommandai le soupé à l'hôtesse; soutenez votre réputation la mere Poitiers, lui cria l'Abbé en sortant. De l'appétit, répondit-elle, avec un petit saut, nous avons du poisson excellent, & pour l'accommodage, je m'en vante. C'est ici que descend ordinairement le Procureur de l'Abbaye de.... qui est bien aussi difficile que vous, pour le moins; montez toujours, & me laissez faire; nous suivîmes son conseil. J'annonçai la politesse de l'Abbé en le présentant. Grands remercîmens à ce sujet, force phrases suspendues & des révérences, ressource ordinaire de ceux qui ne se piquent pas d'être éloquens. On prit des siéges, & nous entourâmes une grande table longue, principal ornement de la chambre où nous étions. Nous sçûmes que l'Abbé possédoit un Prieuré situé près du Château de Blemicour; maintes questions sur le Château, la Dame & le train qu'elle menoit, & puis, sans autre transition, franchement notre hôte nous a effarouché en entrant ici, dit Madame Hugon, & peu s'en est fallu que nous n'ayons été privé de l'honneur de vous connoître sitôt. Ah! dame, dit l'Abbé, vous lui passeriez sa mauvaise humeur si vous sçaviez ce qui l'a occasionnée. Le pauvre bon-homme a causé par entêtement son malheur & celui de sa fille. En sçavez-vous quelque particularité, lui dis-je? Oui, répliqua-t'il, & je puis vous faire part de ce que j'ai recueilli. Je passai avant tout sur la gallerie, & criai que l'on nous apportât de quoi attendre le souper; après une légere collation, on invita l'Abbé à commencer son récit. CHAPITRE VII. Histoire de Lolotte. JE vais, nous dit l'Abbé, vous raconter tout naturellement la chose, comme spectateur de la catastrophe. Entre de meilleures mains elle seroit susceptible d'ornemens qui vous la rendroient plus agréable; mais ce n'est point un Roman que je veux vous faire, le fait est simple, & parle de lui-même. Je n'ai pû m'empêcher d'être touché de la situation de la petite fille, & de celle de son amant; elle méritoit un meilleur sort; vous avez pû la voir, la nature l'a assez bien partagé de ses dons, & je puis vous assurer que son esprit & son cœur répondent aux graces extérieures. Depuis deux ans un jeune Commis réduit à un emploi des plus modique, en devint amoureux; il trouva les moyens de plaire, ses vûes étoient légitimes, sa recherche ne pouvoit que faire honneur; il est de bonne famille, & unique héritier d'un oncle à son aise qui l'aime beaucoup. Lolotte fut touchée de ses soins, & se livra au panchant qu'elle avoit à l'aimer, ne doutant pas que ses parens n'approuvassent la recherche du jeune Miron: c'étoit le nom de son amant. L'oncle de Miron envisageant que les richesses de Poitiers feroient de sa fille un très-bon parti, vint en faire la demande pour son neveu. Poitiers demanda du tems pour réflechir, l'oncle assuroit sa succession; mais en bon parent, ne vouloit rien retrancher de son usufruit. La guerre survint, Miron obtint un emploi dans les vivres. Le bonheur lui en voulut; il en écrivit à sa maîtresse, elle porta ces Lettres au pere, qui vouloit profiter de l'absence de l'amant pour la déterminer à épouser un Marchand de Bœufs. Ce dernier éblouit Poitiers par les avantages qu'il prétendoit faire à Lolotte. Une légere dot lui suffisoit; il offroit même de faire entrer Poitiers dans son commerce, n'acceptant des fonds que pour le rendre plus considérable. Poitiers lui avança une somme assez forte; le Marchand de Bœuss qui sentoit son crédit balancer, pressoit la conclusion du mariage. Miron n'écrivit plus; un homme en passant annonça sa mort, le départ de l'oncle sembla la confirmer. Lolotte sans espoir se résolut d'obéir à son pere, & s'en fit un mérite. En revenant ce matin de l'Eglise, quel objet se présente à sa rencontre; c'est Miron, c'est son amant qui attache son cheval à la grille. Elle s'évanouit, Miron court à son secours; Poitiers & sa femme le font éloigner; le Marchand de Bœufs à qui Miron étoit inconnu, alloit demander son nom, quand des archers lui sautent au colet, & l'entraînent en prison pour dettes considérables. J'ai suivi Miron, & lui ai annoncé avec ménagement ce qui venoit d'arriver; le pauvre garçon est inconsolable; il arrivoit en homme assuré du succès. Sa sortune a surpassé ses vœux; une maladie qui l'a réduit à l'extrêmité, a occasionné la fausse nouvelle de sa mort: je crains que dans la situation où sont les choses, nos amans ne prennent conseil que de leur passion. CHAPITRE VIII. Grande Nouvelle. Des cris redoublés, nous attirerent sur la galerie. Plus curieux que les autres, je descendis pour en sçavoir la cause. Une vieille femme avoit pris au crein maman Poitiers, un homme tenoit Poitiers au colet, tout le monde suivit mon exemple; & étant descendu, les sépara. Miron que le Prieur me fit remarquer, parut aussi sur la scêne. Quelle surprise! quelle joye! la vieille étoit la femme du Marchand de Bœufs, & l'homme étoit frere de la vieille; on leur avoit débité que Poitiers & sa femme avoient débauché le Marchand; c'étoit la cause de l'incartade de la vieille & de son frere. Que devinrent-ils quand ils apprirent la nouvelle du mariage! La gayeté de Miron, la sérénité de Lolotte, l'air stupéfait de la vieille & de son frere, l'air hahuri de Poitiers & de sa semme, la suffisance de M. Hugon qui se jetta à travers, pour instruire le procès dont il envisageoit les émolumens comme son bien propre, la satisfaction du Prieur & la mienne, les haussemens d'épaule & les hélas de Madame Hugon: tout cela formoit un tableau inimitable. Poitiers pleura la perte de son argent, sa femme redevint mere, & partagea le plaisir de sa fille. M. Hugon voulut instrumenter avec son Clerc, pour dresser la plainte en cassation à ce qu'il disoit; étoit si transporté de l'événement, qu'il fallut tout le sang froid de notre Maître-Clerc pour le faire désister du projet. Nous accueillimes Miron, & l'engageâmes lui & sa maîtresse à souper avec nous. Maman Poitiers se surpassa, & ne vint nous trouver qu'au dessert. Nos amans se regardoient pendant tout le repas, & ne mangeoient qu'entouroient plusieurs Archers qui paroissoient tous fiers de leur capture. Qu'a donc fait ce pauvre homme pour être si mal à son aise, dit Madame Hugon en s'adressant à un des Cavaliers? On l'a pris pour un autre, à ce qu'il prétend, Madame. Méprise ou non, nous pourions bien avoir rencontré l'équivalent de ce que nous cherchions. Le prisonnier voulut parler, ils piquerent des deux, & nous empêcherent de l'entendre. Il a mauvaise phisionomie, nous dit décidament M. Hugon, qui à peine avoit pû le distinguer. La Justice est trop clair-voyante pour se tromper; nous fûmes très-heureux d'échapper à une longue suite d'exemples qu'il se mit en devoir de nous citer, & pour lesquels il avoit la mémoire trèsprompte, aux circonstances près qui étoient toujours fort embrouillées. Eh! mon mari, dit Madame Hugon, nous ne sommes pas en place marchande, n'êtes vous pas las de nous répéter toujours les mêmes contes? à moins que M. le Prieur n'en veuille passer sa fantaisie. Je vous rends grace, dit le Prieur, le Soleil paroît vouloir prendre le dessus; ménagez votre poitrine, Monsieur, & gagnons du terrein, nous n'avons pas de tems à perdre. En vérité M. le Prieur, dit Madame Hugon, je ne sçais ce que je serois devenue sans vous; je meurs de chaud & de lassitude; on m'a sait envisager ce chemin comme une promenade. Eh! mais, c'est un voyage, & je n'en ai jamais tant fait de ma vie. Eh bien, Madame, reprit le Prieur, faisons une pause, & réparons nos forces par un déjeûné, sans façon; je vois d'ici un endroit où j'ai décoeffé maintes bouteilles. Le Prieur en homme prévoyant, avoit chargé un des polissons d'un manequin rempli de quoi faire halte. Nous fûmes nous établir à quatre pas de la route au pied d'un chêne, qui nous mit à l'abri de la chaleur qui commençoit à se faire sentir. Vive les gens qui ont voyagé, dit Madame Hugon. Pour cela, M. le Prieur, vous êtes un homme adorable; la vûe d'un saucisson, d'une langue & d'un morceau de veau mariné, lui fit oublier les maux de cœur dont elle s'étoit plainte à diverses reprises. Mettez-vous là, ma fille, dit-elle d'un air joyeux; prenez place mon mari; ici petit garçon, asseyez-vous donc, Messieurs, & vous M. le Prieur, venez à côté de moi. L'on fit un cercle sur l'herbe, il n'y eut plus que des signes; l'on mangea, & l'on but en silence. Madame Hugon le rompit la premiere, il n'est rien tel que la campagne pour donner de l'apétit; eh! mangez donc vous autres, disoit-elle, en nous donnant l'exemple; sa bouche & son verre ne désemplissoient pas; personne ne me seconde, quelle espece est-ce la? Avouez M. le Prieur, que je réponds bien aux attentions que l'on a pour moi. Je vous admire, lui dit-il, & me sçais un gré infini de ma précaution; vous étiez née pour voyager, la fatigue bien loin de vous ôter l'apétit, l'aiguise. Je ne comptois pas la supporter comme je fais; à la santé du Prieur, je vous la porte, Messieurs; versez donc mon mari, il est là comme dans son banc, tout d'une piéce; êtes-vous sourd? Paix ma femme; je pense, répondit M. Hugon; & à quoi donc, lui dit sa femme? A cet homme lié & garotté que l'on a arrêté par méprise: oh! si cela est, que de dommages à répéter, il y aura bien des gens de ruinés. M. le Prieur vous ne pourriez pas trouver les moyens de me procurer cette affaire-là; oh, pour moi, je ne pense qu'à boire & voyager, dit Madame Hugon, mais je voudrois toujours un Prieur avec moi. Vous avez vu Versailles, sans doute, mais c'est trop loin, vive S. Cloud & Auteuf, ce sont mes galeries, la voiture est douce, & cette galiotte est fort bien composée, au moins d'ailleurs on voyage sans découcher, cela est commode, & ce que j'aime le mieux, l'eau & le grand air donnent de l'apétit; on part à la fraîche, on s'en revient de même; parlez-moi de cela, & non pas de votre cariole de S. Germain. Si vous aimez l'eau, tant mieux, dit le Prieur, nous prendrons les batelets à Poissy, & nous arriverons sans peine jusqu'aux portes de Mantes. Ah! les batelets, j'en ai entendu parler, dit M. Hugon; on est là rangé comme des harangs, n'est-ce pas? Prendrons-nous aussi des mazettes? Que voulez-vous dire avec vos harangs & vos mazettes, reprit Madame Hugon, je ne vais point làdedans; aussi vous avois-je bien dit, M. Hugon, que nous aurions mieux fait de prendre un Fiacre; voilà de vos épargnes, voyager avec des harangs & des mazettes. Vous vous trompez, dit le Prieur; eh! pardonnez-moi, non, dit Madame Hugon, je m'entends bien, c'est comme si l'on venoit par les chasses-marées, nombre de nos pratiques viennent comme cela; nous autres gens de Paris nous sommes au fait, on ne nous en donne pas à garder... Et puis un coup de fusil lâché à vingt pas troubla l'entretien. Madame & Mademoiselle Hugon s'évanouirent, le Procureur & son fils gagnerent Poissy sans débrider; l'arrivée de deux Chasseurs nous rassura; on fit revenir Madame Hugon, les bouteilles furent visitées; heureusement que nos polissons ne s'effrayoient pas du bruit, sans cela le bagage nous seroit tombé sur les bras. En vérité, dit Madame Hugon, après s'être fortifié le cœur, il est bien disgracieux d'être exposé comme cela au milieu d'une forêt. Oh! voilà qui est fini, je ne voyage plus. Eh mais, où est donc ce M. Hugon, que je le gronde; à Poissy sûrement, dit le Prieur, la peur l'a pris, il alloit à tire d'ailes, & son fils l'imitoit; nous les rejoindrons bien-tôt, allons, Madame, à ce détour, nous découvrons Poissy. Ma dame Hugon ne se faisoit plus traîner, la frayeur & le vin la ranimerent. Nouvel assaut; que vois-je, s'écria-t'elle, des Cavaliers qui viennent à nous à bride abbatue: ah! voilà un jour bien malencontr'eux; nous sommes perdus, Messieurs: ma fille point de résistance, la vie, dit-elle, en se jettant à genoux au beau milieu du chemin; le vin dont elle avoit pris un peu plus que de raison, l'empêcha de s'appercevoir que ces Cavaliers étoient de la Maréchaussée; ils nous entourerent: miséricorde, s'écria Madame Hugon; comment, Madame, de quoi est-il question? Enfans serrez de prés, les chevaux penserent la fouler aux pieds; le Prieur mit le Brigadier au fait de l'aventure; M. Hugon étoit la cause de l'algaradet tour de badaud, dirent-ils, en nous quittant, & éclatant de rire. Badaud, dit Madame Hugon, qui s'étoit un peu remise pendant le récit du Prieur; voyez un peu ces visages qui raisonnent comme leur chevaux: en ont-ils? c'est rimer ca, allons, allons, je ne vous laverai pas mal la tête, Monsieur Hugon. Un orage qui nous menacoit fondit sur notre troupe en succès. Madame Hugon ne cria plus, mais elle heurla, devinez comme. Nous arrivâmes tout trempés & bien harassés de tant de scênes. CHAPITRE X. Arrivée à Poissy. Madame Hugon étoit rendue, elle demanda un lit en entrant dans l'hôtellerie; ne souhaitez-vous pas vous rafraîchir auparavant, dit l'hôte, vous me paroissez avoir autant besoin d'un verre de vin que d'un lit. Que parle-t'il de rafraîchissement ce sot-là, dit Madame Hugon, me fait-on entrer ici pour m'insulter? Il s'exprime mal, dit le Prieur, mais son intention est bonne; faites-nous monter du meilleur, notre Maître, & qu'on nous allume un grand feu. Ma foi, dit l'hôtesse, si les termes vous choquent, on n'y sçauroit que faire, fâchez-vous si vous voulez, encore faut-il donner le tems de bassiner vos lits; voilà bien de quoi se gendarmer, c'est une pluye d'Automne, que ne veniez-vous en carosse, cela ne vous seroit pas arrivé; est-ce ma faute? L'on étendit les jupes & les manteaux devant un grand feu, qui secondé de quelques verres de vin de Mantes, acheva de nous refaire. Madame Hugon ne sçachant à qui s'en prendre, passa sa mauvaise humeur sur son fils & son mari. Un Batelier offrit ses services, on les accepta pour partir après la dînée. Madame Hugon s'écria que l'on vouloit sa mort; après bien des paroles inutiles, elle se rendit à nos instances, elle avoit besoin de repos; sa fille resta auprès d'elle, Despêches, M. Hugon & son fils allerent faire un tour à la cuifine; le Soleil étant venu à reparoître, le Prieur & moi nous sortîmes pour nous promener en attendant le diné. Nous nous mîmes à l'ombre de quelques saules d'où nous découvrions ce Poissy si fameux par ses conférences & la naissance d'un de nos Rois, qui ne nous offroit alors qu'une retraite de pêcheurs que l'on ne connoît aujourd'hui que par ses marches; la décadence des lieux amena insensiblement à celle de la fortune des hommes; moi, qui vous parle, dit le Prieur, j'en suis un exemple bien surprenant, & il a fallu toute la force de mon esprit pour supporter les revers que j'ai essuyé. Ce début excita ma curiosité, & je le pri instamment de la satisfaire. Volontiers, me dit-il, je céde avec plaisir à votre impatience; c'est adoucir sa douleur que d'en exposer la cause, & l'on flatte les malheureux quand on les engage à faire le récit de leur infortune; puis il comença de la sorte. Histoire du Prieur. La fortune de mon pere a été cause de tous nos malheurs; il avoir reçu le jour de parens aisés, bons Laboureurs de pere en fils, & qui demeuroient depuis long-tems dans un Bourg auprès de Meulan. Mon grand-pere Cocq de son Village, ayant gardé deux ainés pour le labour, destina par prédilection mon pere son cadet à la Prêtrise. Les paysans croyant attirer le bonheur dans leur famille, quand ils peuvent consacrer aux Autels un de leurs enfans, mon pere fut envoyé à Rouen pour faire ses études; il y réussit assez bien, mais il fit de plus grands progrès dans le libertinage: au tems prescrit il ne voulut point entendre parler de Séminaire; mon grand-pere fut outré de voir ses projets renversés; en vain le fit-il revenir auprès de lui, il lui fut impossible de rien gagner sur un jeune homme plein de passions impétueuses, remontrances, corrections, -peines perdues, mon pere ne se rendit à rien. Enfin, poussé à bout après avoir tenté vingt moyens differens, mon grand pere chassa son fils de la maison: je vous désens,lui dit-il, de ne vous jamais renommer de moi; je vous abandonne à votre mauvais sort, & vous renonce pour mon fils: mon pere fort désorienté s'adressa vainement à la samille, chacun avoit le mot, & lui ferma impitoyablement la porte en le chassant avec mépris, & feignant de le méconnoître. Un Laboureur des environs fut le seul qui lui tendit les bras, & l'aucueillit dans son désastre; quelques jours après, de concert avec mon grand-pere, il offrit de lui donner de quoi passer dans les Isles. Mon pere accepta l'offre, elle lui parut sa ressource unique, il se résolut d'en profiter; la séverité dont on usoit, lui fit une si grande impression, qu'elle le changea tout à coup; malgré toutes les promesses de ne rien négliger pour réparer ses fautes, il ne pût obtenir de, tomber aux genoux de son pere; le, bon-homme tint bon, & se contenta d'augmenter sous main la pacotille. Dix ans passés sans recevoir de ses nouvelles, mon grand-pere ne présumant pas que ce fils revint jamais, établit ses autres freres en conséquence; on le mit au rang de ces libertins dont on n'entend plus parler. Plusieurs années après le bruit se, répandit que le Seigneur du Village dont mon grand: pere étoit Fermier principal, avoit vendu sa terre avec toutes ses dépendances sans aucune réserve; le contrat de vente avoit été passé à Meulan. Mon grand-pere impatient de voir arriver son nouveau maître, & de renouveller ses baux dans la crainte d'être traversé, alloit monter à cheval pour s'informer à Meulan de sa demeure. Quand il appercût un équipage à six chevaux, qui, loin de prendre le chemin du Château, venoit en droiture à la Ferme. Un Valet-de-chambre précedoit la voiture de cent pas, il lui annonça son nouveau Seigneur; mon grand-pere courut chapeau bas à la portiere pour lui présenter son premer hommage. Quelle est sa surprise? Il voit sortir du carrosse un homme magnifiquement vêtu qui se jette à ses genoux & les embrasse. Monsieur, s'écrie mon grand-pere, c'est moi, votre Fermier, qui doit être aux vôtres. Mon pere, mon cher pere, lui répond son fils, car c'étoit lui-même: de quel œil voyez-vous cet enfant qui vous a causé tant de chagrins? Il va mourir à vos pieds si vous ne lui rendez toute votre tendresse. Ah mon fils, mon cher fils, dit ce bon vieillard transporté de joye, & le tenant étroitement serré entre ses bras; c'est donc toi que je revois sans un prompt secours, le pere & le fils tomboient embrassés. La nature usa amplement de ses droits, ils verserent des larmes de joye, le pere prodiguoit caresse sur caresse, & le fils avec des transports qu'on ne sçauroit exprimer, baisoit & rebaisoit les mains de son pere. La famille qui accourut aussi-tôt, fut témoin de la plus tendre des reconnoissances, & partagea leurs plaisirs & leurs larmes; les Domestiques en eurent plus d'attachement & de respect pour leur maître. Mon pere vit tous ses parens du même œil; mon pardon obtenu, leur dit-il, il ne me reste plus qu'à faire votre bonheur; c'est le premier usage que je dois faire de mes richesses pour mieux cimenter ma fortune. Ses biens étoient immenses, il satisfit son humeur généreuse, & donna à chacun de quoi vivre dans une honnête aisance. Mon pere pressa son fils de se marier, vous le dirai-je à ma honte? voilà l'époque de nos malheurs. Mon pere céda d'autant plus volontiers aux instances du sien, qu'il étoit devenu éperdûment amoureux de la fille d'un Gentilhomme du voisinage, alliance sortable pour soutenir mon pere dans une Charge dont il s'étoit revêtu, & convenable au Gentilhomme à qui il ne restoit qu'une carcasse de Château; & beaucoup de présomption de sa naissance. Sa fille élevée dans ses principes, fit un effort fur elle-même en faveur des grands biens que mon pere possédoit; mon pere l'aima de bonne foi, elle ne put long tems se conténir, & fit éclater tout le mépris qu'elle ressentoit pour une alliance aussi disproportionnée selon elle: mon grand-pere voulut la ramener avec douceur; on le traita avec tant de dureté, que le pauvre homme en mourut de saisissement, ne prévoyant que trop ce qui alloit arriver. Délivrée de la présence importune d'un Contrôleur qui lui étoit si fort à charge, ma mere se livra à toutes les folies qui lui passerent par la tête; soit par foiblesse ou pour acheter la paix, mon pere acquiesça à toutes les fantaisies de sa femme; cette complaisance ne la satisfit pas, & les nouveaux personnages qu'elle introduisit à son gré, acheverent de lui rendre mon pere odieux; il devint pour elle un objet de mépris; les marques les plus insultantes qu'elle lui en donna, le conduisirent au tombeau. Elle eût l'adresse de se raccommoder avec lui dans les derniers momens de sa vie, & se rendit maîtresse absolue de nos destinées. Nous étions quatre enfans de ce mariage mal assorti, trois garçons & une fille; mon pere nous recommanda une obéissance aveugle: mérités par-là, nous dit-il, dans ces derniers instans; mérités de jouir de la fortune que je vous laisse votre mere en peut disposer à son gré; il comptoit en vain sur les promesses d'une marâtre. A peine eût-il fermé les yeux, qu'elle rompit tout commerce avec la famille, & nous amena à Paris pour remplir ses vûes. Un mariage dont elle s'étoit flattée comme d'un moyen sûr pour se réhabiliter, s'en alla en fûmée: elle se donna bien des travers à ce sujet. Celui qui les occasionna, sut le premier à la tympaniser, n'ayant pû réussir dans toutes ses prétentions. Il a péri miférablement, je l'ai sçu depuis; qu'elle satisfaction! Hélas, je n'ai pû m'empêcher de le plaindre. Mais, Monsieur, je ne m'apperçois pas qu'en abusant de votre complaisance le tems s'écoule, & nous impatientons peut-être la pétulante, Madame lugon. Allons rejoindre notre Compagnie, vous apprendrez à loisir un enchainement de malheurs, ausquels vous daignez vous intéresser par cette sensibilité naturelle à tous les honnêtes gens. Par politesse le Prieur ne me taxa pas de curiosité. Je souhaitois de sçavoir la catastrophe, mais il fallut se rendre à ses raisons. Je lui fis promettre de renouer l'entretien à la premiere occasion. CHAPITRE XI. Querelle de Chiens. Nous regagnions tranquillement l'Hôtellerie, le Prieur & moi, & ne nous attendions pas à de nouyelles scènes. Un tas de gens assemblé paroissoit assiéger la maison. Nous percâmes la soule, & étant parvenus jusqu'à la porte, à l'aide de nos coudes, dont nous distribuâmes des coups libéralement à droite & à gauche, nous trouvâmes cette porte gardée par deux Archers, qui nous repousserent brusquement au premier abord. Le Prieur leur en demanda la cause? Venez vous augmenter le tumulte, nous dirent-ils? Ce n'est pas notre intention, répondit le Prieur, nous voulons seulement rejoindre notre Compagnie pour diner, & partir après. Votre Compagnie reprit un des Archers: Ah, ah, si cela est ainsi, entrez, entrez, ce sont de nos gens sans doute. Vous payerez les pots cassés, la peine du Juge & notre salaire: Soyez les biens venus; ils nous saisirent sur le champ, & nous poussérent en-dedans. J'apperçus en entrant les Officiers du lieu qui verbalisoient sur la table de cuisine. Les buches à demi brûlées avoient roulé à quatre pas de l'âtre. Les cendres étoient toutes éparpillées, casserolles renversées, ragoûts sur le plancher, broches, lechefrittes & autres instrumens de cuisine en monceau. L'Hôte avoit la tête cassée, le sang en ruisseloit encore. L'Hôtesse crioit à tue tête, ses enfans miauloient; & un homme acculé dans un coin par les servantes, tenant un grand Chien par le collier, juroit par intervalle. Trois bassets chargés du soin de faire aller le tourne-broche, que je n'aurois pas imaginé être presque les auteurs du désordre, la queue entre les jambes observoient un profond silence; nous nous regardions le Prieur & moi, sans sçavoir à quoi attribuer ce tapage. Le Juge, juché sur le Billot de Cuisine, s'adressant à nous d'un ton magistral, vos noms & qualités, Messieurs. Le Prieur voulut s'informer pour quoi. Répondez à la Justice, lui dit-on, & précisément. Qui êtes-vous, & comment vous appellez-vous? Le Prieur de Belle-montre répondit mon compagnon; au nom du Prieur, le Juge quitte son air sévere, se laisse couler de son siége, s'avance les bras ouverts, & en l'embrassant le tire à l'écart & me fait signe de m'approcher. Eh, quoi! M. le Prieur, c'est vous, lui dit le Juge le bonet à la main, mille pardons, je ne vous ai pas d'abord reconnu dans le trouble où nous a mis tout ce qui vient d'arriver. Par quelle avanture vous trouvez-vous compris dans cette affaire Rassurez-vous, & soyez persuadé que je perdrois plutôt ma Charge que de vous causer la moindre peine, ces gens ici me sont dévoués, & quelque argent suffira pour accommoder le tout. Vous ne me remettez pas sans doute, j'ai pourtant l'honneur de vous appartenir, dit-il en haussant la voix; je suis Nicolas Courtil, le fils de votre grand-cousin Pierre Courtil; aussi-tôt embrassades réciproques & excuses du Prieur de ne l'avoir pas d'abord remis. Moi, qui sçavois mieux que personne, dequel bois se chauffoient ces sortes de gens; je commençai à me rassurer en nous trouvant en pays de connoissance. Mais enfin M. lui dis-je, dequoi s'agitril donc? Nous venons M. le Prieur & moi de promener sous ces saules, au bord de l'eau, nous avons laissé la Maison fort tranquille, qui peut avoir occasionné tout ce désordre? Vous avez reçu les plaintes, & personne ne peut mieux que vous nous en informer. Vous pensez juste Monsieur, me dit-il, les informations sont bien faites; & je puis me vanter, que dans le plus grand Tribunal on ne les dresseroit pas mieux. Cet homme, & son Chien, que vous voyez là, sont les agresseurs: car je sens bien aprésent, nous dit-il, en nous comblant de politesse, & nous faisant asseoir a ses côtés, que ces Dames & ces Messieurs de votre compagnie n'ont trempé en rien dans tout ce délit. La face des affaires changea bien pour notre société; bien nous valut d'être allié aux Courtils. L'Hôte en dit sa pensée, le Juge lui imposa silence; & tout de suite nous apprit que cet homme au grand Chien avoit trouvé le Caniche de Madame Hugon, qui cherchoit à dérober quelque chose; & qui, ayant réussi dans son entreprise emportoit un reste de gigot. Le grand Chien appuyé par son Maître en avoit disputé la possession. Les tourne-broches avoient quitté le coin de l'âtre pour se mettre de la partie. Le Dogue les avoit maltraités ainsi que notre Caniche. Despêches notre Maitre-Clerc survenu dans ces entrefaites, étoit tombé sur le Dogue à coups de canne, en répandant aussi sur le dos des Chiens de la Maison, l'Hôte avoit soutenu les Domestiques. Le Maître du Dogue, Despêches & l'Hôte s'étoient coletés. Chacun des Chiens avoit défendu son Maître, en s'attaquant aux habits des Parties adverses. L'Hôtesse & deux Servantes criants toutes trois comme des Aigles, avoient pris tout ce qui s'étoit rencontré sous leurs mains pour accabler indifféremment les combattans. Au bruit de tout ce chamaillis la canaille amassée, avoit, pour soutenir leur compatriote, appellé la Maréchaussée qui déjeûnoit à quatre pas dans un Bouchon. Le Juge s'étoit trouvé à souhait, sa présence avoit rétabli la tranquillité. Despêches, sa déposition faite en homme du métier, s'étoit retiré dans sa chambre pour panser une large estafilade, que probablément lui avoit sait l'Hôtesse avec ses ongles. Son habit étoit en lambeaux; & ne pouvoit servir qu'à faire un épouventail de cheneviere. Les Chiens s'étoient aussi plus acharnés à lui qu'aux deux autres; mais en récompense il avoit cassé la tête à l'Hôte, C'est ce qui rendoit le Juge perplexe. L'alliance décida en notre faveur; Nicolas Courtil fort alteré par son récit éloquent, demanda du vin; il fut servit sur le champ, & nous bûmes à la nouvelle connoissance. Les Archers eurent ordre d'écarter la populace, dont ils payerent la curiosité à coups de bourades, pour mieux témoigner leur zéle. Par un esprit de paix nous résolûmes, tout bien consideré, de payer les écritures du Greffier, qui n'auroit pas manqué, après notre départ, de revendiquer son salaire de notre Hôte. On fit donner un morceau aux Archers; & nous priâmes à dîner M. le Juge & l'homme au grand Chien, que nous sçûmes être un Marchand de Mantes. Despêches que l'on fit venir pour signer le traité avec quelques verres de vin, en fut pour son habit qui étoit tout en loques. Pour l'Hôte il se consola de sa tête cassée, voyant que l'on commençoit de payer le dîner qui étoit tombé dans les cendres, indépendamment du second, moyennant qu'il se hâta de le préparer. Enfin tout fut calme un demi quart d'heure après notre arrivée. Nous rejoignîmes la Compagnie pour amoncer à M. & Madame Hugon notre accommodement, & lui présenter le Marchand de Mantes & Nicolas Courtil, qui pour un Juge de Village ne manquoit pas de mauvaise mine; mais il étoit parent du Prieur, & la parentée a souvent fait passer sur bien des choses. D'ailleurs son procédé nous prévint en sa faveur, & nous le vîmes tous d'un très-bon œil. Nous essuyâmes une rude vesperie de Madame Hugon, dont il fallut patiemment écouter les-remontrances. Je jugeai que M. Hugon n'avoit pas voulu se mêler dans cette affaire crainte de se compromettre. Quelque tems après l'on servit; & puis de boire largement. Nicolas Courtil fit les frais de la conversation. J'admirai, comment cet homme, mangeant beaucoup & buvant de même, pût, sans perdre un coup de dent, suffire à toutes nos questions; il nous regala de quantité de faits passés, depuis qu'il étoit en exercice. Nous le laissâmes enfin bien conditionné & partîmes après avoir promis de le revoir en passant. CHAPITRE XII. Les Batelets. LE Marchand de Mantes devant faire le voyage avec nous, il fallut partager les Chiens: le Prieur, M. Hugon, son fils, Caniche avec les paquets se fourerent dans un Batelet qui alloit de conserve avec le nôtre. Madame Hugon, sa fille, le petit Guerdin, perroquet, Despêches & moi, le grand Dogue, son Maître & deux bas-Normand dans le nôtre. Nous nous arrangeâmes suivant l'usage, couchés comme des harangs pieds entre tête. Malheureusement pour moi; les pieds des deux bas Normand serroient ma tête de près: je ne crois pas que l'on puisse souffrir de supplice plus grand que celui-là. Je serois mort en chemin, je pense, s'il n'eut plû à ces Messieurs de se faire descendre à Meulan. Je fis entendre assez clairement ce que j'avois souffert, quand il nous eurent quitté. Ma foi dit le Marchand, vous avez bien fait de ne le pas témoigner plûtôt. Ces Messieurs avec l'esprit processif que je leur connois, vous eussent infailliblement traduit en Justice. Bon, dis-je, je suis fâché de ne m'être pas expliqué plutôt; j'aurois donné lieu à une cause bien singuliere & bien plaisante. Les rieurs ne se seroient pas trouvé de votre côté, repartit le Marchand: ces Messieurs sçavent donner un tel tour aux affaires, que rarement n'obtiennent-ils pas gain de cause. Ils sont nourris dans la plus substile chicanne, & en font tout leur délice. Ils aiment tant les Procès que, par passetems, quoi qu'intimes amis, ils plaident l'un contre l'autre sur la moindre vétille. Cela leur procure autant de plaisir qu'une partie de jeu. C'est le lien de leur Société. Ils seront bien fâchés du silence que nous avons observé pendant que nous étions avec eux. Et mon Dieu, dit Madame Hugon, mon perroquet ne nous attirera-t'il pas quelque Procès. Je n'en jurerois point Madame; repliqua le Marchand. Le manteau de l'un d'eux étoit près de la cage; je les ai vû dire deux mots à l'oreille d'une des personnes qui sont venues au-devant à la descente du Bateau. Gare la déposition, la plainte & l'information, & que l'on ne nous assigne en conséquence. Ma foi, dit le Batelier, si l'on m'assigne, je dirai ce que j'ai vû; comment tu déposerois contre nous, dis-je au Batelier? Qu'importe; on paye les témoins: c'est de l'argent qui me reviendra, mieux vaut-il que je le gagne qu'un autre; si nous n'avions quelqu'aubaines, de pauvres diables comme nous, comment nous tirer? Et puis, que vous fait cela? Vous avez bon droit sans doute. Qu'ils plaident, qu'ils plaident, dit Madame Hugon; mon mari est Procureur, Dieu merci, il leur répondra bien. En tout cas que vous ayez besoin d'un Sergent, Madame, j'ai un fils honnête-homme qui exerce la charge avec applaudissement à Mantes, dit le Batelier; chargez-le de vos piéces; & en cette considération, je témoignerai pour vous. Et tu voulois servir de témoin pour ces Messieurs, lui dis-je? Eh oui sans doute, je m'entends bien, repartit le Batelier; je recevrai leur argent, pour dire que j'ai vû le perroquet auprès de leur manteau; & le vôtre pour assurer qu'il n'a pû y porter de dommage. Ce seroit deux au lieu d'un. On dit bien vrai, qu'un bonheur ne vient jamais sans l'autre. Que je vous sçais gré de m'avoir porté si bonne chance. Ces Messieurs de Paris, la fortune les suit par tout. Je n'en suis pas envieux, puisque je dois m'en ressentir. Le mal que je vous veux m'arrive. Nous débarquâmes à Mantes sur la brune. Le Marchand nous conduisit à l'Auberge indiquée par Madame de Blemicourt; il nous témoigna combien il étoit mortifié que sa maison ne fut pas en état de nous recevoir. Madame Hugon ne fut pas en reste & l'invita à venir souper avec nous. Despêches & lui s'étoient tout-à-fait raccommodés dans le Bateau. Le Marchand, qui dès-lors avoit ses vûes: crût faire sa Cour à Madame Hugon, en offrant à Despêches un Sur-tout de chasse. Despêches, dont l'acoutrement n'étoit pas présentable, l'accepta sans hésiter. Le Marchand ne fit qu'un saut de l'Auberge chez lui, & revint avec une honnête souguenille; eh comment nommer autrement le sac qu'il lui présenta? Au reste les choses ne tirent leur prix que du moment & de la façon dont elles nous sont offertes. Comme nous étions à table, nous entendîmes entrer une voiture; on demande si M. Hugon est arrivé: oui, dit la femme qui portoit toujours la parole; qu'est-ce qu'ily a? C'est un équipage que Madame de Blemicourt envoye au-devant de vous, répondit la Servante. Un équipage, répondit Madame Hugon; vraiment mon mari, cela est fort honnête: je ne sçavois pas que ma niéce eût des équipages à sa disposition. Que l'on ait bien soin du Cocher: ma fille, recommandezle bien à votre Maîtresse lui & ses Chevaux. Nous voulions partir de bonne heure. Le Marchand prit congé de nous, nous assurant qu'il nous rejoindroit bien-tôt; il étoit de la connoissance de Madame de Blemicourt, & son Commissionaire, & s'appelloit Eustache Babonin, à l'enseigne du Veau pendu, EpicierMercier, près du Pont de Mantes. Je l'appris par une carte qu'il me glissa dans la main, en me disant à Dieu. Je n'avois pû joindre ma petite Maîtresse un seul instant; nous nous dîmes du coin de l'œuil un bon soir des plus tendres. Je demandai à l'Hôte s'il y avoit loin de Mantes à Blemicourt, une bonne lieue, me répondit-il; & tenez, voilà celui qui doit demain vous conduire. N'est-ce pas Jean, une demie lieue d'ici à Blemicour? oui repartit-il, en moins de deux heures je vous y mene; j'ai deux bons Chevaux. D'ailleurs je vous montrerai à la premiere métairie un sentier qui vous racourcira de moitié, si vous voulez prendre les devants. Voilà pour m'en faire ressouvenir, lui dis-je, en lui donnant un écu; Jean m'entendit, & m'assura que je pouvois conter sur sa mémoire. J'allai me mettre au lit l'imagination toute remplie de l'exécution du projet du lendemain. CHAPITRE XIII. Interessant pour l'Auteur. Des le grand matin, Madame Hugon n'eût qu'un cri pour l'équipage, elle pensa tomber de son haut, quand on lui montra une espece de Fourgon rempli de paille. Le Charretier arrangea les paquets tout de travers; j'engageai cependant tout le monde à se fourer dans la Voiture; nous étions mal à notre aise faute d'ordre; je l'empêchai pour remplir mes vûes à un petit Village où nous arrêtâmes pour rafraîchir les Chevaux, que Jean avoit mené grand train; je descendis avec Madame Hugon & son frere, comme nous faisions mine de remonter, eh! Que faites-vous donc là vous autres jeunes gens, nous dit-il; vous avez des bonnes jambes, gagnez moi ce sentier; vous irez jusqu'à cette Ferme que vous voyez sur la hauteur, & là vous trouverez votre chemin droit comme un I; en tous cas il ne vous fera faute de gens'pour l'enseigner; à votre place, j'y serois déja. Mademoiselle Hugon demanda à sa mere d'être de la partie, elle lui permit; sur ce que le Prieur l'assura qu'il connoissoit le chemin, & que pouvant facilement arriver avant eux, nous anoncerions son arrivée. Le petit Hugon nous suivit; je pris ma petite Maîtresse par dessous le bras; & nous décampâmes au plus vîte crainte d'un contre-ordre. Tant que l'on pût nous appercevoir, nous allions grand train, au détour de la Ferme, nous ralentîmes notre marche. Le petit drôle m'enbarrassoit; je pris mon parti sur le champ, & je résolus d'énivrer mon futur beau-frere, Jean m'avoit indiqué un Village sur la gauche, cela nous écarta de deux grandes lieues; je feignis d'être fort étonné en l'aprenant, Mademoiselle Hugon fit la fâchée, son petit frere en rit & s'en mocqua. C'est sur moi que tombera tout le blâme, dis-je à Mademoiselle Hugon, il est près de midi; le meilleur parti à prendre est de dîner ici & nous reposer en attendant la fraîcheur; le petit Hugon avoit de qui tenir pour la gourmandise. L'idée d'un repas où il esperoit d'avoir ses coudées franches, lui fit trancher du grand garçon; il gronda sa sœur qui sembloit ne pas se rendre à mes raisons, & tint plusieurs propos puéril, que je ne manquai pas d'appuyer; elle mouroit d'envie de se rendre, & le fit en apparence avec bien de la peine Allons Madame, du vin frais, dis-je, en entrant dans l'Auberge; & le déjeûné le plus prompt. Le vin fit tout l'effet que je m'étois promis, à peine eûmes nous mangé un morceau que nous nous trouvâmes débarrassé de notre surveillant. C'est un enfant, il a en chaud, le vin l'a surpris, dis-je à l'Hôtesse, que l'on en ait soin; le sommeil reparera tout, voyez ce que vous pourrez nous donner; nous attendrons ici que la chaleur foit passée, il n'y a pas bien loin d'ici à Blemicourt; & c'est-là où nous voulons nous rendre, tranquillisez vous, me repliqua l'Hôtesse; en partant au déclin du jour, vous y serez de reste. J'ordonai le repas aussi fin & aussi délicat que l'on peut l'espérer dans une Hôtellerie de Vlllage. C'étoit un repas de Nôce, dont l'Amour devoit faire les honneurs & nous tenir lieu de parens, amis, témoins, & de toute cette ennuyeuse séquelle que de pareils Festins entraînent. En attendant que l'on fût en état de nous servir, nous gagnâmes le fond du Jardin, dans l'espoir d'y trouver ce que nous cherchions depuis long-tems. Il étoit partagé par plusieurs treilles, dont une partie formoit par intervalle des berceaux fort touffus. L'Hôtesse me parut phisionomiste, point d'incommode nécessaire ne vint nous interompre de sa part. Mademoiselle Hugon, dont toutes les résolutions étoient prises me suivit sans hésiter; nous nous établîmes à l'ombre du berceau le plus éloigné. Je l'avoue, je n'ai jamais connu de fille plus pénétrante; elle comprit dès l'instant ce que je prétendois lui enseigner. Après ce qui se sent mieux qu'on ne l'exprime; nous fûmes obligés d'appeller le sommeil à notre secours. L'Hôtesse vint elle-même nous réveiller, nous nous mîmes joyeusement à table, & après un repas des plus prompt, où les yeux firent presque tous les frais de la conversation; il fallut partir, l'heure pressoit, je payai, & promis de revenir pendant mon séjour. L'Hôtesse m'en remercia, elle m'a été utile comme on l'aprendra. Le petit Hugon étant retabli, nous nous remîmes en marche. CHAPITRE XIV. Arrivée à Blemicourt. Nous tardâmes peu à gagner Blemicourt le chemin nous sut bien enseigné, & rien ne nous portoit à le manquer, Madame Hugon avec sa Compagnie ne nous ayant pas trouvez au Château, y répandit l'allarme. Elle redoubla de moment en moment; tous les Manants du Hameau furent envoyés à la quête. L'un d'eux que nous rencontrâmes dans une espece d'avenue, se doutant avoir trouvé ce qu'il cherchoit, nous aborda avec empressement, Monsieur & Madame, nous dit-il, vous êtes sans doute les personnes dont on est inquiet chez Madame de Blemicourt. Vraiment la grosse Madame qui est arrivée ce matin fait un beau tapage, elle ne va pas mal vous laver la tête; (& sans attendre notre réponse,) je vais vî-te lui dire que vous voilà, cela la fera bien aise. Nous nous sommes écartés, m'écriai-je, comme il doubloit le pas. Oh vraiment, cela se voit de reste, me répondit-il tout en courant; mais n'allez pas prendre à gauche, suivez moi, vous y serez bien-tôt. Le petit Hugon tâcha de le joindre, pour nous sans aller si vite, nous nous donnâmes le tems de concerter les excuses que je me chargai de faire; je rassurai ma petite maîtresse: comme nous nous étions concerté, Madame de Blemicourt vint à notre rencontre suivie de toute la Compagnie: vraiment M. me dit-elle; vous nous avez fort allarmé. Oh! je ne vais pas mal les ajuster, dit Madame Hugon: cette petite coureuse-là, en s'adressant à sa fille, je voudrois bien sçavoir ce que cela a fait toute la journée. Le petit Hugon lui coupa la parole. Oh dame! ma chere mere, si vous sçaviez en vérité ... tiens fripon, lui repliquat'elle, en lui appliquant deux soufflets: cela t'apprendra une autre fois à les suivre; pour vous Monsieur, c'est bien malhonnête de nous mettre dans des trances pareilles. Mademoiselle Hugon eut recours aux larmes, & je justifiai respectueusement notre retard comme j'en étois convenu. L'on se contenta de mes excuses, M. Hugon même se mêla du racommodement, Madame de Blemicourt nous prit sous sa protection, & la paix faite on gagna la Masure antique & recrepie, dont les dedans me parurent assez commodes. On n'attendoit que nous pour se mettre à table, Madame de Blemicourt me plaça à côté d'elle; je fis l'aimable, mes saçons ne lui déplurent pas, tout se passa gayement, & l'escapade fut oublié. Les Dames étoient fatiguées, elles se retirerent de bonne heure. Le Prieur & moi nous passâmes dans le Jardin pour jouir de la promenade au clair de la Lune. Vous êtes un méchant garçon, me dit-il, doit-on inquiéter ses amis de la sorte? Je vous sélicite au reste de la façon dont on a pris la chose. Ne vous y risquez pas une autre fois, ou sçachez bien prendre vos mesures. La cause du retardement est comme je l'ai exposé, lui repartis-je, très-naïvement. Je suis disposé à vous croire, je le suis trop à être votre ami pour penser autrement, me dit-il; croyez-moi si vous n'êtes pas absolument votre Maitre soyez sage. Vous m'embarrassez Prieur, si vous êtes plus sincere, que curieux, nous en resterons là. Soit, me dit-il, profitons de la promenade: c'est ma folie, & le calme qui régne pendant la nuit me la rend plus agréable. A propos, lui dis-je, vous me devez; seriez vous d'humeur à vous acquitter? Vous me prenez par mon foible, repliqua-t'il, asseyons nous sur ce banc, je vais achever de vous conter mes malheurs & mes folies; puissiez vous tirer quelque profit de l'exemple. CHAPITRE XV. Suite de l'Histoire du Prieur. Ma mere, comme je vous ai dit, s'étoit donné bien des ridicules, elle se servit du manteau de la dévotion pour en cacher les traces. Que cette dévotion mal-entendue nous a causé de maux; elle donna l'entrée de la maison à des gens qui acheverent de bouleverser notre fortune. Pour plaire à ma mere, ayant connu son foible, ils l'a flatterent, & mirent tout en usage pour satisfaire sa vanité, tandis qu'ils tiroient des sommes réelles, ils repaissoient son esprit de grandeurs imaginaires. Mon frere aîné & ma sœur furent élevés auprès d'elle. Mon second frere & moi, nous fûmes confinés dans une Pension, à peine avions nous atteint l'âge de prendre un parti, que l'on nous signifiat que nous devions nous destiner à l'Eglise. Les idées chimériques de ma mere devoient déterminer notre vocation; mon frere & moi ne nous sentions aucun panchant pour cet état, nous pliâmes cependant sous le joug, espérant par là avoir un peu plus de liberté. En effet, nous n'eûmes pas plûtôt arboré le petit Colet, que l'on nous introduisit dans le monde. Je fis alors connoissance d'une personne, dont le souvenir trouble encore ma tranquillité. Hélene, je ne vous la ferai connoître que par son nom de fille; Hélene venoit souvent sous la conduite d'une tante, dans une Maison où l'on m'avoit donné accès. Je ne l'eû pas plutôt vû, que je l'aimai à la folie: c'étoit ma premiere inclination. Je dis adieu à toutes les places dont on ne cessoit de m'entretenir. Que les premiéres impressions sont dangereuses! Je ne songeai qu'à trouver les moyens de détruire les projets que l'on faisoit pour mon avancement. Mes assiduités me firent parvenir au point de tirer un aveu que je ne déplaisois pas. Ce petit Colet étoit un obstacle, il paroissoit insurmontable; je formai un dessein que je ne pû mettre à exécution. L'on veilloit sur mes démarches & dans la crainte de me trouver trop engagé, quand on voudroit disposer de moi, l'on m'anonça que je ne devois plus chercher à la voir. La tante d'Hélene que mes parens intimiderent, me signifia cet ordre de la maniere la plus dure. L'on eut beau m'éclairer de près: vaine précaution, les miennes étoient trop bien prises. Une Fille-de-Chambre que j'avois sçu mettre dans mes intérêts me ménagea une entrevûe. Ma passion y parût dans son plus beau jour; que de raisons spécieuses en apparences ne me fournit-elle pas en ce moment? Hélene séduite par l'efficacité de mes larmes, & encore plus par la passion que je lui avois inspiré, me promit de me suivre. Je ne me rappelle qu'en tremblant les suites du projet qu'elle nous avoit suggeré; que de regrets, si nous l'eussions rempli. Nos biens, nos rangs étoient sortables; nous croyons qu'un coup d'éclat tireroit de nos parens un consentement, que nous n'esperions avoir d'eux qu'à ce prix. Hélene eût été la victime du ressentiment de mes parens; la honte de cette démarche en seroit réjailli plus sur elle que sur moi; & j'aurois eu les remords en partage. Un cœur délicat ne peut jamais se pardonner d'avoir perdu sa Maîtresse de réputation; vû l'inflexibilité de mes parens, voilà l'abime où je l'aurois précipitée! Le crédit de leurs conoissances n'auroit pas manqué de me tirer d'affaire, & ma Maîtresse eût été deshonorée; un heureux incident rompit les mesures que nous avions prises. Je l'appelle ainsi, puisqu'il m'épargna des chagrins que j'eusse envisagé comme plus grands encore, que ceux que la perte d'Hélene m'eût causé. Il faut d'abord que vous sçachiez que ma mere avoit sacrifié la meilleure partie de son bien, pour faire entrer ma sœur dans une famille dont elle a été la risée & le jouet tant qu'elle a vécu. Mon frere aîné eut un Régiment, il fit cent sottises: fruit de la mauvaise éducation qu'il avoit reçû. On les repara à force d'argent; grande ressource des sots quand ils sont riches. Il fallut néanmoins vendre le Régiment. On s'avisa d'une Charge à la Cour; il y a de certains Sujets à qui l'agrément d'y être coûte bien chere. Je regarde ce Pays-là comme un Couvent, où certaines personnes payent beaucoup, afin d'y pouvoir recevoir gratis pour ainsi dire les gens de talent. Epuisée par tant de dépenses, ma mere voulut s'emparer de la légitime de mon frere & de la miene. Selon les premieres dispositions de mon pere, cette légitime étoit considérable: pour nous en priver & nous réduire à la pension la plus modique, elle abusa du pouvoir qui ne lui avoit été confié qu'en cas de désobéissance, qu'elle interprêta à son avantage. On nous dit positivement qu'il falloit nous préparer à prendre les Ordres, malheureusement nous avions entrevû les charmes si séduisant de ce monde pour qui n'en connoît pas le tuf. Nous résistâmes: conseils amicals, dévotes insinuations, représentations des plus graves, ménaces; tout fut inutile, notre opiniâtreté en devenoit plus grande; on la traita de revolte, & un ordre supérieur que l'on surprit, nous renferma à titre de libertinage dans une Maison de force. Nous voilà donc deshonorés, deshérités & privés de la liberté, pour satisfaire l'orgueil de la plus injuste de toutes les femmes. Pour ravoir cette liberté qui nous tenoit tant à cœur, nous résolûmes en étourdis, mon frere & moi d'escalader les murs du jardin de notre Prison, où l'on nous permettoit quelquefois de nous promener sur le soir. Mon frere fut plus heureux que moi, il grimpa à l'aide d'une palissade, & se laissa glisser sans accident de l'autre côté. Je montai après lui, une barre qui rompit sous moi, me fit retomber dans le Jardin: je me cassai la cuisse & ne pû le suivre: mon frere s'évada. Attiré par mes cris, l'on vint me relever; en dépit du peu de soins que l'on y apporta je me rétablis entierement. J'étois las de tant de souffrances; je fis ce que l'on exigeoit de moi, & passai de ma Prison dans un Séminaire. Mon frere aîné étoit mort pendant le cours de ma maladie, ma sœur avoit aussi perdu la vie sans laisser d'héritiers. Après des procès à l'infini, pour ravoir vainement la dot, ma mere mourut: j'appris tout ce détail en sortant du Séminaire. La nouvelle de ma mort que l'on avoit répandu, & les sollicitations en conséquence, déterminerent Hélene à remplir les vûes de ses parens. Un Gentilhomme l'avoit recherché en mariage depuis mon absence, ayant perdu tout espoir elle se résolut d'obéir; moi qui avois sacrifié ma liberte, je fus assez injuste pour lui vouloir mal d'avoir disposé de la sienne. Une jalousie déplacée m'inspiroit ce sentiment: c'étoient les restes d'une passion, que les exercices & les méditatous de mon état n'avoient pû éteindre. Je cherchai à revoir Hélene; & quel étoit mon but? De l'accabler des reproches les plus vifs, elle qui les méritoit si peu; mais elle évita toutes les occasions de m'entretenir, & dans une vûe bien plus sage, puisqu'elle ignoroit mon dessein; elle empêcha sans doute que nous ne tombassions dans l'abime, où infailliblement nous nous serions précipités. J'employai vainement tous les moyens pour me procurer le plaisir de la voir, Hélene refusa constamment de m'en donner la satisfaction. Une fiévre lente qui la minoit depuis l'instant de son mariage la mit au tombeau au bout de deux ans. Sa mort sembla me rendre la liberté de l'ame, si souhaitable dans les gens de mon état. Je m'armai de tout ce qu'une piété solide me pût fournir contre les premiers mouvemens de la douleur; & grace au Ciel, je suis parvenu à la vaincre! J'ai sait plus: j'ai appris à respecter la mémoire d'une mere dont je n'ai éprouvé que des rigueurs. Après avoir recueilli les restes d'une fortune délabrée; je m'habituai à Mantes, ayant obtenu un Bénéfice auprès de cette Ville. Enfin mon frere que je cherchois en vain, me donna de ses nouvelles de Lyon, où il avoit toujours demeuré depuis notre séparation. J'y volai, notre premiere entrevûe fut arrosée de nos larmes. Nous nous aimions dès l'enfance, & la conformité de nos malheurs n'avoit pas peu contribué à resserrer les nœuds du sang. Ce fut pour moi un grand plaisir de le revoir; je l'avoue, & cela au moment que je désesperois d'y parvenir. Je le trouvai marié avec la fille d'un Négociant fort accommodé. Je crûs leur apprendre la nouvelle de la mort de ma mere & celles de nos aînés. C'est la nouvelle de la mort de cette femme impétueuse qui vous a fait recevoir des miennes, me dit mon frere: tant qu'elle a vécu, j'ai trop redouté son pouvoir tyrannique pour découvrir mon azile. Voilà donc le fruit de toutes ses prétentions chimériques, les idoles de son ambition en sont devenues les victimes, une éducation plus sage, un autre état; nous les aurions peut-être encore. Je suis le seul qui ait eu le bonheur de se soustraire à sa vengeance; pour toi, tu n'a pû échapper. C'est notre mere, lui repliquai-je; nous lui devons toujours assez pour tirer le rideau sur toutes ses actions: oui dit-il, n'y pensons plus. Il me raconta ensuite que la peur qui l'avoit fait éloigner de Paris, le conduisit sur le chemin de Lyon, dont il prit la route sans la moindre ressource, après avoir vendu le peu de hardes qui le couvroit, il tomba dans la derniere misere. Il entra dans Lyon, dans un équipage affreux, la faim chassa sa honte. Il offrit de rendre les services les plus vils: que ne fait-on pas quand il faut du pain? Un Marchand à qui sa phisionomie revint, le retira chez lui, & l'ayant sait habiller le prit pour son Domestique. Tant de douceurs inesperées lui firent bien-tôt perdre de vûe la situation dont il sortoit. La fille de la Maison étoit fort aimable. Mon frere conçut de l'amour pour elle, les soins qu'un Domestique peut se permettre, des attentions & du respect, furent les premiéres marques de son attachement; il est bien fait, & d'une figure agréable; il s'apperçut que ses prévenances ne déplaisoient pas, il redoubla de zéle, en attendant le moment favorable pour se déclarer. Il ne tarda pas à venir. Un Particulier en dînant chez son Maître, parla de ma mere, & la peignit avec des traits peu avantageux: on peut dire ce que l'on en pense, poursuivit-il; elle vient de mourir, mon frere m'a avoué qu'il tressaillit de joye. La réflexion en modéra l'excès, & me faisant sentir la faute que je commettois, me dit-il, il eut beau me l'assurer, je présumai facilement que le premier mouvement avoit prévalu. Je lui en représentai toute l'horreur, il en convint avec moi, & ne chercha plus à s'excuser. Mon frere se fit connoître au Marchand pour ce qu'il étoit; beaucoup d'excuses du Marchand en se retranchant sur son ignorance. Reproches obligeants au sujet du peu de confiance, offre de service réalisés à l'instant même; & sans beaucoup d'examen, le Marchand reçut sa demande pour sa fille, & le traita comme son gendre; à mon arrivée je pressai la conclusion, & après les avoir mis en possession de la meilleur partie de mes biens; je me suis borné à l'usufruit d'une rente suffisante pour un homme qui tient legerement à la Société. Ma belle-sœur & son mari doivent me venir voir ces vacances, je serois charmé de leur procurer votre connoissance, peut-être ne serez vous pas fâché de lier amitié avec eux. Pardonnez-moi la longueur des détails, les gens qui sont dans le même cas se plaisent trop à descendre, & abusent souvent de la complaisance que l'on a à les écouter. Il faudroit s'être trouvé dans le même cas pour leur pardonner facilement. Pour moi je souhaite que vous puissiez toujours regarder pareille chose comme un Roman. Mille graces de l'attention que vous avez bien voulu prêter à mes discours. Nous nous souhaitâmes un grand bon soir, & chacun de nous gagna sa chambre. CHAPITRE XVI. Chasse. Je comptois dormir la grace matinée: je comptois mal, au levé de l'Aurore on fit un bruit du diable à ma porte, je fus contraint de me lever pour voir ce que l'on vouloit de moi. Qui m'a donné des paresseux comme cela, s'écrioit-on, en frappant de plus belle: alerte jeunesse, tout le monde est aux champs. Est-ce que l'on dort à la campagne? Ah vraiment! vous n'y êtes pas. Je reconnus, en ouvrant, M. Babouin notre Marchand de Mantes, qui nous avoit quitté la surveille. Je an manque pas à ma parole, me dit-il en entrant, & en me sautant au coû; je suis ponctuel à remplir ma promesse. Eh dame, me voilà! C'est bien moi. Allons habillez-vous, nous irons chercher du gibier; je viens de le dire à ces Dames, que j'ai été embrasser dans leur lit. Sçavez-vous que cette petite Demoiselle Hugon est bien apetissante. Dieu me pardonne, si je n'ai pas envie d'en faire ma seconde: car je suis veuf depuis trois mois, afin que vous le sçachiez. Ma femme ne m'a laissé qu'un enfant malingre qui mourra bien-tôt, & mes affaires sont bien faites; on ne peut m'inquieter pour le bien, & sans vanité j'ai un bon commerce; que nous menons là; venté. Faites cette affaire-là, vous Monsieur, à moins que: voyez-vous. Je ne sçai pas vos idées, je n'en suis pas moins votre serviteur. Son projet me surprit & me fit rire par réflexion; son flux de paroles m'empécha de lui répondre; nous en discourerons plus amplement, continuat'il; & puis arrive qui plante. Je m'habillai promptement & nous descendîmes à la cuisine pour joindre ceux qui nous attendoient en déjeûnant. Je trouvai le Prieur & trois grands Messieurs en habits de chasse. On me les présenta comme voisins, amis du Logis; Gentilhommes de création, & Chasseurs déterminés de prosession. La connoissance se fit avec un reste de Pâté & quelques bouteilles de vin. M. Hugon voulut être de la partie, on lui chercha des armes. Oh! point de fusil, dit-il, il y a si long-tems que je n'ai jamais manié de cà; car nous autres gens de Paris, nous n'allons à la chasse qu'à la Vallée. Si fait parbleu, je me trompe; on m'a mené une fois à l'affut au Lapin dans le Parc de Vincennes. Je fus ma foi deux grandes heures couché à plat-ventre par un brouillart des plus épais: aussi j'y gagnai une colique qui m'en dégoûta pour toujours, je vous parle de loin, nous étions jeunes dans ce tems-là; mais cela ne me fait pas peur, je veux être des vôtres; & puis j'irai bien à la Chasse sans fusil, cela me promenera d'autant: notre chasse fut des plus malheureuses. Ces tireurs que l'on m'avoit tant prôné épouvanterent quelques Liévres qui nous montrerent le derriere. A trois quarts de lieue de la Maison une pluye affreuse nous surprit, elle fut passablement longue: bien nous en prit de nous réfugier dans une Cense. Pour le coup j'y laissai ma liberté, la niéce du Metayer me tourna la cervelle dans le moment: c'est l'instant le plus critique de ma vie; & sans un évenement favorable, j'aurois payé cher ma folie. Nous demandâmes des œufs frais, j'aidai à la belle Colette à les dénicher; je ne l'a trouvai ni offensée ni suprise des petites libertés que je prenois avec elle; cependant son air honteux & modeste tout ensemble m'en imposa: je fus la duppe, de l'air innocent qu'affectoit si parfaitement la jeune Fermiere, je la pris bonnement pour la fille la plus simple & la plus ingenue; & commençant à aimer véritablement, je sentis des remords qui modererent ma vivacité; ainsi je résolus de traiter sérieusement la chose. C'étoit une de ces petites phisionomies chiffonnées qui n'en sont que plus extravagantes. Ses cheveux étoient noués en touffe sur sa tête; un chapeau de paille mis négligeamment de côté & rataché par-dessous le menton; un petit cottillon blanc, une juste de soye, une colerette qui au moindre mouvement laissoit échapper une gorge naissante. L'air naif, deux beaux yeux, tein frais, & de ces propos dont on ne sent le prix que quand on aime. Tout contribua à ma défaite, & je me crûs asservi pour jamais. L'orage cessé, nous reprîmes le chemin du Château. Je regardai tendrement Colette, qui demeura sur sa por-te tant quelle pût nous appercevoir; j'augurai bien de cette façon, & me promis de tourner souvent mes pas de ce côté. Comme nous étions prêt de rentrer, M. Hugon nous dit qu'il voyoit une compagnie de Perdrix dans un champ de sarasin: chacun ouvroit les yeux & ne voyoit rien, on le plaisanta. Parbleu Messieurs j'en suis si sûr, que si elles osent m'attendre, nous dit-il, en s'emparant d'un fusil, j'en tirerai parti. Notre homme prend un sentier qui conduisoit au sarasin. Il avance à petits pas, & se croyant à portée, lâche son coup sur cinq à six Canards domestiques qui ne s'attendoient pas à pareille aubade. A moi, s'écria M. Hugon; je les ai manqué, mais ils n'iront pas loin. Nous tous mîmes à entourer la piéce de sarasin le fusil bandé; mais en nous rapprochant les uns des autres, qu'elle fut notre suprise de voir des Barbotteux qui rendoient les derniers soupirs. On félicita M. le Procureur sur la chasse, & nous le chargeâmes du Gibier en l'acompagnant en triomphe. Un Paysan à qui les Canards appartenoient, vint tout courant en demander le payement. Il fallut débourser, & nous les mîmes au plus haut prix, au grand regret de notre nouveau Chasseur, qui jura de ne tirer de sa vie. Nos Dames étoient levées & venoient en se promenant au-devant de nous. Je leur fis un détail très-circonstancié des hauts saits de M. Hugon; mon récit lui attira de nouveaux complimens qui redoublerent sa mauvaise humeur. Le Colombier & la basse-Cour suppléerent au Gibier, sans oublier les Canards que l'on mit à toute sausse; à la Campagne l'apetit assaisonne tous les mets & les fait trouver excellens. Nos Chasseurs en fournissoient la preuve: qu'ils étoient expéditifs! ils me ravirent en extase. De la table qui dura long-tems, l'on passa à de petits jeux. On donna des gages, on imposa des pénitences; Madame de Blemicourt en imposa une, ce fut de faire sur le champ une histoire pour amuser la Compagnie. Celui qui tenoit les gages montra un vieux couteau à guaine, il s'éleva un murmure agréable en faveur de celui à qui il appartenoit. Je suis charmé d'avoir si bien encontré, dit la Blemicourt, puis s'approchant de mon oreille: vous allez convenir que la Province à ses beaux esprits aussi bien que votre Paris. Je n'en ai jamais douté, lui repliquai-je: je me mis à considerer le personnage: c'étoit un de nos Chasseurs, un grand homme sec, qui tira d'un air suffisant un vieux brouillon de la poche de son surtout. C'est du nouveau, nous dit-il, & vous conviendrez, j'ose le croire, que vous n'avez jamais rien entendu de pareil. Il y a environ quatre-vingt ans que cette histoire parut avec un manteau gotique; mais je l'ai r'habillé de maniere à la faire passer pour neuve. CHAPITRE XVII. Conversation. Ayant déroulé son papier, notre homme tira d'un dessus d'Almanach qui lui servoit d'étui, une vieille paire de lunettes qu'il essuya à diverses reprises. Après les avoir bien assurées, commençons par le titre, nous dit-il. Oh oui! le titre, repartit Madame Hugon: c'est fort bien. C'est ce qui fait toujours juger d'un ouvrage. Le Parfait Ecuyer mes Dames, voilà le titre, poursuivit notre Campagnard, d'un ton nasal. Le Parfait Ecuyer, que vous en semble? Le Parsait Ecuyer, dit M. Hugon; j'ai vû cela quelque part. Je ne lis cependant jamais. Eh! oui vraiment, je l'ai vû affiché aux coins des rues. On m'a même expliqué ce que c'étoit, car je suis curieux. Ah! Monsieur, seriez-vous l'Auteur de ce Livre-là: je ne sçais pas de quel Livre vous voulez parler, repondit le Campagnard, j'en ai composé plusieurs; mais à moins que l'on ne m'ait dérobé mes Manuscrits, je ne crois pas qu'aucun ait vû le jour: à présent le goût est si singulier, que le beau qui est toujours simple & dépouillé d'ornemen superflus, n'est pas ce que l'on recherche le plus. Ma foi je ne sçais ce que vous voulez me dire, repliqua M. Hugon; mais pour le Livre dont je vous parle, Il traite à ce que l'on m'a dit, de la saçon dont on monte à cheval, dont on dresse les Chevaux: que sçais-je? enfin on y parle de tout cela. Eh non! répondit M. Deboiscaré, c'étoit le nom du personage, eh non, Monsieur! c'est une métaphore. Une métaphore; je ne vous entens point, reprit M. Hugon. Un titre allégorique dit notre Auteur. Aussi peu l'un que l'autre, repartit le Procureur; ces termes-là me sont inconnus & nous n'en employons jamais de pareils, je n'ai pas lû au reste tous les Procès-verbaux, ils s'y pourroient bien trouver, & j'en ai vû d'aussi singuliers. Trêve à vos disgressions, dit Madame de Blemicourt. Disgressions, Eh? que diable est cela, répondit M. Hugon. Aussi mon mari vous parlez comme un Avocat, dit Madame Hugon, vous ne finissez point. Ne vous ai-je pas répété cent fois, que rien n'étoit si ennuyeux que de vous entendre bavarder à tout propos. Vous avez raison ma femme, repartit M. Hugon: voila qui est fini. Je ne dis plus mot de toute la soirée. Vous nous faites-là une grande menace: vraiment, repondit Madame Hugon, on y perdra beaucoup. On y perdra ce que l'on y perdra, dit M. Hugon, mes paroles en valent bien d'autres, je ne tire pas de mauvais argent de mes Ecritures. Oh! le voilà sur ces Ecritures, repliqua Madame Hugon, nous n'avons qu'à nous bien tenir. Eh! paix donc ma femme, lui dit-il, paix, respect à la Compagnie & attention à M. Vous allez entendre comme il va parler de Chevaux: selon ce que l'on m'a dit, cela doit être fort amusant, & je m'aprête à bien rire; commencez Monsieur, commencez: je ne vous interomprai pas. Je commence dit Boiscaré; mais c'est à condition que l'on me laissera continuer tout d'une haleine. Ah! mon Dieu, lui dit Madame Hugon; c'est pour vous étouffer, ne vous y jouez pas: eh non! reprit Boiscaré, qui commençoit à se fâcher, c'est une métaphore. Aussi, dit Madame Hugon, que n'avertissez-vous, on ne s'attend point à cela; tout d'une haleine, une métaphore. Au moins, vous remarquerez, Messieurs, nous dit M. Hugon; que ce n'est pas moi qui parle Corbleu, dit Boiscaré, qui que ce soit je quitte la partie; tous de concert observerent un profond silence; & il commença comme on peut le voir dans le Chapitre suivant. CHAPITRE XVIII. Le Parfait Ecuyer. Si le désir insatiable d'entasser connoissance sur connoissance a été funeste à ceux qui s'en sont laissé séduire, la volupté inépuisable dans ses recherches n'a pas causé moins de maux à ses sectateurs. Prêtez, je vous prie une grande attention au commencement: car il renferme toute la morale dont on peut profiter en écoutant cette Histoire. C'estàdire, que la morale est au commencement, dit Madame Hugon, que Boiscaré pétrifia d'un coup d'œil; ces passions si nécessaires pour nous rendre la vie agréable, deviennent les instrumens de notre malheur, quand nous ne sçavons pas sagement leur imposer un frein, & les empêcher de passer le but qu'il nous suffit d'atteindre pour jouir autant qu'il est en notre pouvoir d'une félicité parfaite. Cette phrase est un peu longue, mais elle renferme un très-grand sens. Ce seroit l'affoiblir, repartit judicieusement Madame de Blemicourt, que d'ôter un de ses membres. Un de ses membres, dit Madame Hugon avec vivacité, je ne sçavois pas que les phrases eussent des membres, je m'imaginois. Eh! c'est par métaphore, reprit Boiscaré. Foin de la métaphore je m'y trompe toujours, dit la Hugon. Boiscaré continuant. De toutes les victimes de la curiosité, je n'en ai pas trouvé qui mérita mieux de l'être qu'un jeune Médecin, dont je vais vous raconter l'aventure. Après avoir mérité d'endosser la robe du vénérable Rabelais, il vint faire montre de son sçavoir dans la bonne Ville de Paris. Bien-tôt on n'entendit parler que de ses cures merveilleuses. Chacun couroit en foule chercher sa guérison auprès de lui; & sa réputation surpassa de beaucoup celle de ses devanciers, la nouveauté autant que son mérite personnel lui procura ce concours prodigieux de malades de toute espece. C'étoit à qui pourroit obtenir un moment d'audience, son étoile, son exactitude, sa sagacité, & la prudence le tirerent avec honneur de toutes ses entreprises. L'amour de la patrie fit chercher les moyens de fixer ce phénomene en ce séjour pour le bien de la Société. Il étoit garçon, & il n'y eut personne qui ne rechercha son alliance. Le pere présentoit sa fille la plus aimable avec une riche dot. L'oncle vouloit se dépouiller en faveur de sa niéce. Le frere se relâchoit de ses droits, pourvû qu'il préferat sa sœur. Il n'y eut point de tuteur, qui n'offrit de rendre le compte le plus clair, si le choix tomboit sur sa pupille. Entre mille, un heureux. Alidor Bourgeois opulent, l'emportat sur tous ses rivaux. La beauté, la jeunesse & ce que notre Médecin mettoit au-dessus; l'ingenuité de la charmante Laure, lui firent remporter la victoire. Le nouvel Esculape vouloit une épouse qu'il pût former à sa fantaisie, & ayant trouvé son fait, ne tarda pas à conclure le mariage. Le voilà donc possesseur du plus beau présent de la nature. Dans quel détail voluptueux n'entre-t'il pas! Les proportions d'un corps moulé sur celui des Graces, lui faisoient admirer la texture de l'ouvrage, rien n'échappa à son avide curiosité. Mais quelle satisfaction peuvent procurer les transports de l'amour le plus ardent quand ils ne sont pas rendus avec la même vivacité; à peine notre jeune Médecin étoit-il revenu de l'yvresse de ses sens, qu'il se trouvoit entre les bras d'une statue froide & insensible. Le marbre le plus dur vaincu par des causes aussi pressantes, se seroit plutôt animé que la jeune Laure. Mais dit Madame Hugon je n'entens pas cela. Je pense que, ah! M. je vous demande excuse: Boiscaré continuant; immobile & toute honteuse elle n'osoit dire une seule parole, & la pudeur dans l'instant même du plus beau désordre ranimoit l'incarnat de ses joues, & lui fermoit les paupieres. Notre Docteur chagrin d'un plaisir imparfait, en témoignoit sa mauvaise humeur à sa jeune épouse; ainsi l'homme au sein du bonheur se plaint encore de sa destinée: quel mari n'eut pas envié la situation de celui-ci! Quel bien, le plus avare n'eût-il pas donné pour en jouir; tant la trop grande sensibilité de leur épouse leur est à charge. La mauvaise étoile du Médecin le fit passer des plaintes aux reproches, & aux reproches les plus durs, aussi déraisonnables qu'ils étoient déplacés. Laure avoit recours aux pleurs: son époux attendri & ranimé par ses larmes, cherchoit envain à rendre Laure plus sensible: nouveau sujet de mauvaise humeur qui terminoit la scene la plus tendre. Eh! reveillez-vous donc mon mari, dit Madame Hugon, en le poussant, il semble que vous... qu'est-ce qu'il y a, dit M. Hugon en se frottant les yeux? Ah! ma foi pardon Monsieur, j'écoutois avec tant d'attention, que cela ma un peu assoupi; mais cela est bien beau, il étoit donc question d'une statue qui étoit animée sans l'être: c'est comme qui diroit le Fluteur automate. Voyez si je dors, n'est-ce pas que j'y suis: c'est trop fort, dit Boiscaré, je n'y puis plus tenir: heureusement l'arrivée de nouveaux personnages d'empêcha d'éclater. CHAPITRE XIX. Ouelles étoient les personnes anoncées Eh! voilà ma belle-sœur & mon frere qui viennent à nous, si je ne me trompe, dit le Prieur; mais je ne remets pas bien le Monsieur qui les accompagne; je crois cependant le connoître. Ils étoient à vingt pas de nous: le Prieur courut à sa belle-sœur & l'embrassa nous profitâmes de l'exemple, & Madame Hugon de l'occasion pour donner & recevoir de ces gros baisers, bourgeois que l'on entend de vingt pas. Madame de Blemicourt fit fort bien les honneurs de chez elle, & se félicita d'avoir privé par un heureux hasard son voisin le Prieur du plaisir de recevoir une Compagnie aussi aimable. Il fut décidé que le Prieur nous les laisseroit quelques jours, & que nous irions le visiter ensuite. Le Prieur me fit faire connoissance avec sa belle-sœur & son frere. Le Cavalier qui les avoit accompagnez me regardoit fixement, il me cherchoit & moi de même, nous ne pouvions nous rappeller où nous nous étions vûs. N'est-ce pas M. que j'ai apperçu avec vous dans la Forêt de Saint Germain, dit-il au Prieur. Dans la Forêt de Saint Germain, repliqua le Prieur, nous n'avons pas eu l'honneur de vous y voir, vous ne vous en seriez pas fait honneur, repartit le Cavalier. Vous rappellez-vous, continua-t'il cet homme lié & garotté qu'un des Archers vous dit avoir été arrêté par méprise, à ce que prétendoit le Prisonnier. C'étoit moi: eh! par quel bonheur, dit le Prieur, vous êtes vous tiré de leurs mains. La chose est simple, répondit-il, je suis connu de M. votre frere, je m'étois joint à lui pour avoir le plaisir de vous voir. La Marechaussée nous a arrêté à Saint Germain à notre arrivée, parce que je ressemble parfaitement à un homme que l'on fait passer pour l'assassin d'un Gentilhomme de notre Province. Votre frere qui sçait la vérité du fait, & qui sçait de plus que ce n'est pas moi, m'a suivi jusqu'à Rouen. Il a vû ses amis & n'a pas eu de peine à prouver mon innocence. Bien m'en a pris cependant d'avoir eu votre frere avec moi, sans lui je ne men serois pas tiré si facilement. Voilà un Cavalier, dit-il en me montrant avec lequel je me sens porté d'inclination à faire connoissance. Sa phisionomie me plaît, & s'il est aussi prompt que moi à se déterminer, nous serons bien-tôt des plus intimes. Je répondis comme je devois à ses avances; le Prieur qui avoit eu le tems de s'informer de son frere, quel étoit ce Cavalier, se rapprocha de nous en souriant. Eh bien mon cher Baron, vous voilà donc prêt à vous lier avec M. c'est aller bien vîte, lui dit-il. C'est mon défaut, répondit le Baron, je me prens de goût facilement; je l'avoue, quand on me revient je crois que l'on pourra s'impatiser avec moi; je juge des autres par moi-même, j'ai le cœur sur les lévres, je me livre avec franchise; le premier mouvement me détermine, les honnêtes gens doivent-ils hésiter à se connoître & à s'aimer. D'ailleurs, ne nous avez vous pas dit que M. étoit votre ami; il ne peut l'être sans que vous l'estimiez, & votre estime est mon excuse; si je l'aime. Je ne pûs démêler en ce moment ce qui se passoit dans mon cœur. L'amour propre étoit-il flaté de tant de prévenances? A-t'il été le seul à m'engager à y répondre? Oui sans doute, j'ignorois de quoi il étoit question; j'en étois, comme on dit à cent lieues. On fait ordinairement connoissances avec trop de précipitation. Cela est bien dangereux, c'est un des grands écueils de la Société; bien loin de m'être funeste, je n'ai eu lieu que de me séliciter de cette connoissance. M. de Lisle, frere du Prieur, fit beaucoup la guerre au Baron qui se désendoit avec tant d'esprit que Madame de Blemicourt en fut enchantée. Je m'apperçûs qu'il lui revenoit beaucoup. La Dame étoit prompte à s'enflâmer, le Baron s'en est amusé quelque tems & l'a abandonnée dans le moment le plus critique. La conclusion du Roman devoit-elle me regarder. CHAPITRE XX. Suite du Parfait Ecuyer. Monsieur de Boiscaré par son attention à gesticuler avec son manuscrit, nous fit assez connoître qu'il ne vouloit point se relâcher des droits que notre sotte curiosité lui avoit donné sur nous, pour nous en débarrasser, je fus le premier à l'inviter à continuer sa lecture. M. & Madame Hugon s'imterrompant à l'envie l'un de l'autre, chercherent envain à mettre les nouveaux venus au fait de ce que l'on leur avoit déja lû. Le Baron rit beaucoup de leur galimathias, & engagea Boiscaré à recommencer. Il le fit, & Boiscaré donnoit carriere à son imagination libertine, la réflexion m'en fait supprimer la peinture; il suffit de sçavoir que l'on lui prodigua des éloges qu'il ne dut qu'à l'usage établi de gâter les Auteurs par ignorance ou par malice. CHAPITRE XXI. Ce que l'on verra. JE n'avois point oublié la petite Colette, il me falloit un prétexte pour autoriser mes abscences, je prévoyois qu'elles seroient fréquentes. Je m'érigeai en Chasseur; & afin de ne pas manquer de Gibier, je courus chez l'Hôtesse où j'avois célebré mes Nôces clandestines avec la petite Hugon, pour concerter avec elle comment je pouvois saire pour m'en procurer. Quel bon vent vous amene chez moi: me ditelle, vous ennuieriez-vous déja à Blemicourt? Tant s'en faut lui répondis-je; tout m'y plaît, mais j'ai des raisons pour faire semblant de m'en écarter, sous prétexte dela Chasse: j'ai jetté les yeux sur vous, & me suis flaté que vous ne refuseriez pas de me séconder. De quoi s'agit-il, & que puis-je faire pour vous obliger, me dit-elle? Je suis humaine & des plus traitables, tout le monde me connoît sur ce pied-là dans le canton: il faut me procurer en payant une certaine quantité de Gibier que je viendrai prendre tous les matins. J'ai votre affaire, soyez tranquille, me dit l'Hôtesse; mon cousin est un des plus alertes Braconniers du canton, & si vous en voulez dès aujourd'hui vous n'en manquerez pas. Bon, lui dis-je, il est tout au plus cinq heures, & je vais battre le buisson jusqu'à dix. Eh oui, battre le buisson: adieu le beau Monsieur: du vin frais au retour, & voilà pour le déjeûner, lui dis-je, en lui jettant de l'argent. Mais voyez un peu quelles façons: allez toujours & comptez sur moi. Je gagnai la Ferme où j'esperois trouver Colette. En effet, je la rencontrai à deux pas; où allez-vous belle Collette, lui dis-je en l'abordant? Porter les ordres de mon oncle à ces ouvriers qui sont là-bas vers ce taillis. Me seroit-il permis de vous accompagner? Ohl Monsieur, me répondit-elle, la candeur peinte sur le visage, que diroit-on devoir un Monsieur acompagner comme cela une simple Paysanne. Voyez-vous Monsieur, il y a des yeux aux Champs comme à la Ville, & de malignes gens. On prend souvent tout en mauvaise part; & si l'on rapportoit que l'on ma vû avec vous, aucune de mes camarades ne voudroit plus se trouver en ma compagnie. Quoi vous quitter si-tôt, lui dis-je; il le faut bien me dit-elle: du moins que je baise cette main, avant que de partir. Eh! Monsieur, ne sçauriez vous partir sans cela? Non belle Colette, je ne vous quitte pas que vous ne m'ayez accordé cette saveur. Tenez donc, je ne sçais qui me porte à ne vous pas refuser, si je fais mal au moins ne vous en fâchez pas contre moi, je sens que cela me causeroit bien du chagrin: vous reverai-je demain, lui dis-je, en retenant la main que je baisois. Finissez donc, me dit-elle, voilà mon oncle; s'il s'est apperçu de quelque chose, il me grondera & vous en serez la cause; elle s'échappa, & je regagnai le Logis de mon obligeante Hôtesse. Voilà de quoi régaler vos Dames, s'écria-t'elle d'aussi loin qu'elle m'apperçût; elle me présenta son cousin. Je fus bien-tôt d'accord, & il n'a pas manqué de me tenir ma provision prête tous les jours. Je retournai au Château très-satissait: Mademoiselle Hugon vint à ma rencontre; elle s'étoit levée de grand matin, dans l'esperance que nous irions faire un tour de promenade ensemble; elle voulut se fâcher, elle croyoit en avoir le droit. Je ne voulus pas la brusquer, & l'imagination remplie de Colette, je mis tout en usage pour la calmer: j'y parvins. Nous revenions tranquillement, quand Babouin parut. Je ne sçais ce que cet homme-là m'a fait, me dit-elle, je ne le puis souffrir; nous sommes trop prêts pour l'éviter, lui dis-je; écartons tout soupçon de notre intelligence. Babouin nous joignit: je crois, Dieu me pardonne, que nos jeunes gens se font l'amour, dit-il en nous abordant. J'ai rencontré M. par hazard, & je ne vois pas qui peut vous porter à me tenir un pareil propos, lui dit-elle, d'un ton fort sec. Mon Dieu que vous êtes revêche ma belle Demoiselle, repliqua Babouin, je ne prétens pas vous fâcher si j'en parle, quolque je n'aye pas lieu d'être jaloux, vous êtes assez aimable pour que je le devienne. Que veut-il dire avec sa jalousie: c'est bien à vous qu'il conviendroit d'en avoir; je vous ai déja répeté que vos propos d'amour, de jalousie & de mariage m'ennuyoient beaucoup. Laissez-moi tranquille, vous ne pouvez mieux faire, nous dit-elle, en s'en allant; eh, bon Dieu! elle est bien de mauvaise humeur, elle m'avoit embrassé l'autre jour de si bon cœur, que j'avois conçu de l'esperance. Je vous en ai touché quelques mots; mes intentions sont bonnes, qu'a-t'elle donc? Bon lui repartis-je, ne sçavez vous pas ce qu'ont les filles quand elles sont d'âges à être mariées. Ah! vous avez raison, dit-il, il leur manque toujours quelque chose. Oh! bien, bien, il ne tiendra pas à moi qu'elle ne soit bien-tôt contente. J'en veux parler, & dès aujourd'hui, qu'en dites-vous. Ma foi je vous le conseil, lui dis-je: quitte à être refusé, repliqua-t'il; qui ne demande rien n'a rien: en tout cas je n'en mourrai point. Vous avez raison, lui dis-je; mais je suis chargé, avançons. Ah! vraiment, je n'y prenois pas garde, me répondit Babouin; diable, votre carnaciere est bien pleine: comme vous y allez, il n'y a qu'à vous laisser faire. Dame excusez, quand on a l'amour en tête, on ne croit que cela; qui auroit dit cela de moi, j'ai pourtant quarante-cinq bonnes années sur la tête. Je ne l'aurois pas crû, lui dis-je, à vous voir le tein si frais & si fleuri. Sans flaterie me trouvez-vous bien, me dit-il? Au mieux repliquai-je. Dame, c'est que je n'ai jamais été libertin, me répondit-il: voyez-vous, je n'ai connu que la défunte; cela fait votre éloge, lui repliquai-je. Oh! je ne vous parle pas de ma jeunesse, me dit Babouin, elle a passé si vîte, & puis mon pere s'est hâté de me marier. Diable, il sçavoit ce qui en étoit lui, & j'aurois eu de qui tenir; mais mon commerce m'a toujours si fort occupé, que je n'ai pas eu le tems de songer à la bagatelle: vous avez fort bien fait, lui dis-je, car la bagatelle nous mene bien loin; c'est ce que m'a toujours dit mon oncle le Chanoine, repliqua Babouin. La bagatelle l'avoit rendu si vieux lui; qu'à cinquante ans il en paroissoit quatre-vingt-dix, voyez vous. Que cette bagatelle change bien les gens. Mademoiselle Hugon avoit annoncé mes succès; l'on vint au-devant pourm'en féliciter. Ma foi c'est à faire à vous, me dit M. Hugon. Oh! pour aujourd'hui nous ne mangerons pas de Canards, lui répondis-je. Ne me parlez plus de ces vilains Canards, repliquat'il, je les ai encore sur le cœur. CHAPITRE XXII. Arrangement. Je partageai mon tems de façon, que je donnois les premiers momens du jour à Colette, le reste de la matinée à la petite Hugon, & l'aprèsdîné aux amusemens de la Société: je devenois plus amoureux de la petite Fermiere; elle ne manquoit pas de m'attendre, tous les matins elle paroissoit me voir avec un nouveau plaisir; mais à peine étions nous ensemble quelques instans, qu'elle trouvoit de nouveaux prétextes pour me quitter. J'étois enchanté de sa retenue, je voulus m'émanciper; mais envain & dans l'idée que je m'étois formée de cette petite fille, je ne sçais pas de quoi j'aurois été capable. Le Prieur me proposa un jour de m'accompagner à la Chasse, je refusai assez légerement; il sentit qu'il y avoit du mystere, son frere & le Baron m'en firent la guerre, je leur donnai d'assez mauvaises défaites. Le Baron sur-tout, qui ne cessoit de me lutiner, voulut absolument être le dépositaire de mes secrets; je fus contraint pour m'en débarrasser de lui faire de fausses confidences; il m'épia, & étant au fait, je fus obligé de convenir de tout. Il me fit des reproches de mon peu de confiance, & m'engagea insensiblement à lui ouvrir mon cœur. Il parut en agir de même avec moi, il se dépeignit comme un homme qui s'étoit donné bien des travers en se livrant à ses passions. Sa jeunesse selon lui avoit été des plus orageuses. Les réflexions qu'il me fit faire à cette occasion me parurent très-sensées. C'est un mauvais tems à passer, me dit-il, tous les hommes en sont-là; heureux celui qui sçait profiter de ses fautes. Allons je veux être votre Mentor; mais soyez sincere. Je lui fis le détail de ma situation, je lui avouai mon amour pour Colette, & mon commerce avec la petite Hugon: il me dit qu'il ne me manquoit que de faire la conquête de la Blemicourt, elle m'a fait bien des avances, me dit-il; mais n'étant pas d'humeur d'y répondre, j'ai fait la sourde oreille. Un motif bien singulier le faisoit agir, j'ai été bien étonné quand je l'ai découvert: à propos de la Blemicourt, la connoissez-vous: pas autrement, lui dis-je: Eh quoi! Faut-il qu'un nouveau venu soit plus au fait que vous, me dit-il: Je ne vous ai précedé que de quelques jours, lui répondis-je. Eh bien! me dit le Baron, j'ai fait passer Madame Hugon sur le compte de sa niéce, je louois beaucoup la Blemicourt, & témoignois combien j'étois satisfait de la façon dont-elle nous avoit reçus. Ma niéce à cela, de bon m'a-telle dit, elle ne se méconnoît pas, elle se souvient toujours d'où elle est sortie. Son grand-pere étoit Fermier, afin que vous sçachiez; il s'étoit établi dans le Maine, & avoit si bien pris l'esprit du Pays, qu'il avoit autant de bien en procès qu'en fonds de terre; pour se venger des torts que la chicanne lui avoit fait, il fit M. Hugon son fils, & mon mari, Procureur, & le pere de la Blemicourt Huissier. M. Hugon a assez bien profité; pour l'Huissier, il a eu du malheur, sa fortune prenoit un assez bon train, mais on la désservit: il fut interdit, & pour réparer son interdiction, il travailla sous le nom de tant d'autres, que l'excès de ses occupations l'a mis au tombeau. C'étoit un grand sujet, & il a été fort regretté: Sa fille s'est établi Lingere au bas du Palais, en mémoire de son chere pere. Sa Boutique étoit le rendez-vous des beaux esprits: cela a servi à cultiver son esprit, & a fait fort son commerce. M. de Blemicourt en fit connoissance, elle sçût lui plaire, & se trouve aujourd'hui par sa mort usufruitiere de ce Château. Je suis bien instruit comme vous voyez, me dit le Baron; aussi-tôt que je m'établis dans un endroit, je m'attache à connoître mes originaux. Je vous charge de tirer de Boiscaré ce qu'il peut être lui-même, & ce qu'il sçait de la Blemicourt depuis son séjour en ce Pays; nous nous amuserons faute de mieux. Il ne faut point de vuide dans la vie, les momens où l'esprit & le cœur demandent du relâche, doivent être employés à la curiosité. Au reste, continua-t'il, chargez-vous de m'acquitter envers la Blemicourt; ses importunités me deviennent à charge, c'est un service d'ami que je vous demande & dont je vous tiendrai compte quelque jour; en tout ceci j'ai mes vûes, je prétens vous faire goûter du dérangement, pour que votre épouse future ne soit pas dans le cas de se plaindre de vous. Quand les premiers feux de la jeunesse sont passés on goûte mieux le plaisir qu'il y a de s'attacher au même objet. On est revenu du frivole avantage de la variété; passer d'un objet à l'autre est la ressource des gens dont le goût est épuisé, que leur situation est triste, l'ennui les ronge; je vous parle une langue que vous n'entendez pas à présent. Un jour viendra où je m'expliquerai mieux, adieu, j'apperçois Babouin qui vient implorer sans doute votre secours pour son futur mariage. Ne le traversez pas, croyez moi; il est d'un galant homme de procurer un établissement à l'objet qu'il aime. On appelle cela un procédé; & il est trop bien établi pour ne pas s'y conformer. CHAPITRE XXIII. Mariage à la mode. Impatient Babouin ne tarda pas à me joindre: les choses sont plus avancées, que vous ne croyez au moins, me dit-il en m'abordant: j'en ai glissé deux mots à Madame de Blemicourt; elle est d'avis d'en parler à l'instant même, la voilà qui entraîne M. & Madame Hugon. M. le Prieur qui sçait mes intentions, est aussi de la partie, & je viens en raisonner avec vous, & vous prier d'appuyer ma proposition. On ne manquera pas de vous demander conseil. Madame de Blemicourt peut beaucoup; mais on n'a pas trop de tout le monde. Eh! mais à propos; sçavez-vous bien que vous lui plaisez à cette Madame? Je m'en suis apperçû, moi qui vous parle: A quoi donc, lui dis-je? Oh! vous faites le discret reprit Babouin. Eh! Là, là, nous voyons clair; pendant tout le repas elle n'est occupée que de vous; vous faites toujours semblant de ne regarder que Mlle. Hugon, vous paroissez tout occupé d'elle & tout cela je sçais bien pour quoi; vous servez la Dame à son goût, j'ai toujours entendu dire qu'elle aimoit le mystere; elle vaut la peine que l'on la ménage, on ne trouve pas toujours un Château en état & un revenu aussi clair. Au reste ce sont vos affaires, revenons aux miennes: je vous promet de m'y employer de tout mon pouvoir, lui dis-je: que la petite Hugon vous sera obligée, me répondit Babouin. C'est un établissement tout fait que vous lui procurez, il me faudra aussi un peu d'honneur. Ces gens de Paris veulent de cela quand ils marient leur fille en Province. Qu'à cela ne tienne; je suis déja Marchand, je fais la banque quelquefois; j'ai une Charge d'Huissier, quoique je ne l'exerce pas c'est toujours un titre; je pourrai la troquer contre quelque autre chose, avec un peu d'aide de la famille, je pourrois bien devenir Maire ou Bailly d'un endroit ici près. Il n'y a que les harangues qui m'embarrasseroient; croiriez-vous bien que je n'ai jamais pû dire par cœur deux mots de suite, & si je ne parle pas mal quand je m'y mets. Tout coup vaille, si la Fête arrive nous la chomerons; nous ferons comme bien d'autres, je ne serai pas le premier qui sera resté court, cela me console. Boiscaré nous joignit: je vous laisse, me dit Babouin, en le voyant, ne m'oubliez pas, je rejoins Monsieur & Madame Hugon, & puis il partit comme un éclair. Diable, dit Boiscaré, quelle vivacité, comme il nous quitte; qu'a-t'il donc? Hé! ne le devinez-vous pas, lu dis-je: il est amoureux, le vieux sou, reprit-il: je parie que c'est de la Blemicourt, en tout cas, c'est grand sujet de m'en plaindre. Vous me prenez dans un bon moment, il faut que je vous fasse part de mon Histoire: je commencerai par celle de mon pere, j'aime l'ordre; le tout ne sera pas long. Quoiqu'il en soit, vous êtes complaisant; & les évenemens m'en ont paru trop singuliers, pour craindre d'abuser de la patience de mes auditeurs. CHAPITRE XXIV. Histoire de Boiscaré. Mon pere étoit un cadet de Normandie, conséquemment peu riche. Son aîné l'aimoit beaucoup; mais par malheur son aîné étoit honêtement gueux; huit cens livres de rente formoient son revenu; ses ayeux l'empêchoient de l'augmenter: belle excuse pour les paresseux. Il se confina dans sa métairie, & forma le grand dessein de relever sa famille: un cadet devenu son idole... une laborieuse œconomie soutenue par beaucoup de lésine, le mit en état de procurer une Lieutenance au cadet. Mon pere tenoit de son Pays, il aimoit le bien; lassé de faire la guerre en garnison, il s'attacha à la niece d'un Receveur fort riche & des plus roturiers. On m'a voulu assurer qu'elle étoit issue de parens nobles, vrai ou faux, elle étoit héritiere du Receveur: c'est le plus beau titre que je lui ai connu. Je me suis peu embarrassé d'approfondir les autres: mon pere épousa donc la niéce & la caisse. Le Receveur eut l'honêteté de se laisser mourir peu après, à la satisfaction des deux parties qui ne l'aimoient gueres. Sans son bien on lui auroit volontiers dit en face qu'il étoit un fort vilain homme; il n'a pas été le seul. Le frere de mon pere, bien loin de bénir cette alliance en créva de dépit; ce que c'est que certains préjugés, si l'on n'en revenoit pas, que de gens à plaindre. Heureusement j'étois né avant cette mort & je profitai des huit cens livres. Ma mere étoit sans doute une de ces bonnes-femmes dont nous parlions tout à l'heure: car mon pere l'a long-tems regretté. Comme on se guérit de tout; à peine son veuvage étoit-il expiré, qu'il épousa une fille de condition: il sembloit vouloir appaiser par là les mânes de son frere. Ma belle-mere après avoir surieusement ravagé les biens du Receveur eut le chagrin d'enterrer son cher époux. Ce chagrin étoit fondé, non sur la perte de son mari, mais du bien qui m'étoit substitué. Il fallut se retirer dans une Communauté, ou plus par vanité que par bonne façon de penser; on m'engagea à lui continuer la petite pension que les parens lui avoient alloué. Jusqu'à la mort de mon pere on m'avoit laissé dans une Métairie. Une bassecour & les gens qui l'habitent ne forment pas une école bien instructive. Je passai de-là chez des Moines qui me farcirent de Grec & de Latin: mon Tuteur, pour moins d'embarras me rendit le mauvais office de me faire émanciper. Jugez parce qu'il en reste, du beau présent que l'on fit au monde en m'y introduisant, il m'en coûta quelques piéces de terre pour me décrasser, cela me fâcha. Je tenois un peu du Receveur mon oncle, & comme j'aimois les plaisirs, je cherchois à m'en procurer à peu de frais; le nom d'héritier donne un accès facile: j'étois soupçonneux, je sentis les appas que l'on me tendoit & me tins en garde, je crûs attraper quelques meres. Hélas! Je ne pûs me reprocher la séduction de leurs filles, l'on m'avoit prévenu dès long-tems. Une aventure d'éclat m'écarta de ma Province: j'avois rendu des soins à une Demoiselle; nous nous étions vûs de près; j'en craignis les suites, ne me sentant point porté pour le mariage, je me croyois seul favorisé; quelle fut ma surprise, un autre s'en fit honneur, & par probité crut reparer sa faute. Je me jettai du côté des femmes; après bien des assiduités & des dépenses qui me faisoient servir de risée, on m'accordoit ce dont les amans étoient las & les maris ne vouloient plus. La guerre survint, mon Régiment étoit en Flandres, je l'y joignis; nous restâmes quelque tems dans une des Villes de cette Province. Je filai le parfait amour auprès d'une semme fort aimable, & qui menoit une vie assez retirée. Je recherchai l'amitié de son mari: (c'est l'usage.) C'étoit un galant homme, je me reprochai mes prétentions; mais j'aimois d'autant plus, que je croyois avoir lieu d'estimer; les refus de la Dame étoient obligeans, & n'éloignoient pas tout-à-fait, j'attendois tout du tems; nous entrons en campagne, l'adieu fut tendre & rien de plus. On étoitsage, on l'affectoit du moins; de façon que j'en fus la dupe, j'enviois le sort du mari. Je suis blessé, j'écris, réponses tendres, crainte sur mon sort, desir de me voir, j'envoye mon Valet-de-Chambre, & sans l'en avertir le suis de près; le hazard veut que je le précede de quelques instans: j'entre dans la maison: personne ne se trouve à ma rencontre. Je gagne l'appartement & me cache sous le lit de la Dame, je voulois jouir du trouble que causeroit ma lettre; vous le dirai-je, la Dame entre avec mon Valet-de-Chambre; sa sagesse s'évanouit, ils sont seuls, ils en profitent; ma position étoit fâcheuse, l'honneur de me retirer d'embarras étoit réservé au mari. Il entre, les surprend; l'homme prend la fuite, la femme alloit devenir la victime de son époux; je parois, jugez de leur étonnement en les séparant; mon récit fut vif, & ma sincérité me rendit ami du mari. Pour la femme elle prit sans hésiter le parti qui lui convenoit, un prétexte autorisat sa retraite & tout se calma. Je n'étois pas au bout, Patience, je tire à la fin. Je me marie, mariage de garnison; belle passion: femme que l'on ne voit qu'au retour de la campagne comme les Chaudronniers pour avoir des enfans. J'en ai eu trois, les ensans à un certain âge poussoient ma patience à bout par leur dépense. Ils se noyent tous les trois: j'ai pris mon parti, j'ai partagé mes revenus; me reservant toujours la propriété des fonds; ma femme s'est retirée avec son douaire, & je vis tranquille en Chasseur, sans soins, sans souci; & comme les passions ne parlent plus, je me venge à coup de langue, des travers qu'elle m'ont occasionné. Je veux croire que les hommes ne sont pas tous si malheureux; mals avouez qu'il est bien singulier, qu'après tant de recherches, je n'aye pû trouver un de ces fortunés mortels, qui ont en partage ces femmes aimables, vertueuses; & dont le commerce fait les délices des honnêtes gens, & le bonheur de ceux qui les possedent. Je fais une réflexion bien singuliere: bien loin de me fâcher, je dois peut-être scavoir bon gré à mon étoile, car j'ai entendu dire, que quand une femme veut vous tromper, elle se rend plus attrayante, que celle qui y va de bonne foi. Cependant j'aurois voulu goûter du contraire. Je suis un vieux fou; n'est-ce pas? Motus, voici venir Babouin, qui me paroit bien content. Eh bien! cette petite Hugon est-elle à nous enfin, lui dit-il? Oh! pour le coup, répondit Babouin, il n'y a pas moyen de s'en dédire, les paroles sont portées, & nous danserons. Le Tabellion va venir, & M. le Prieur qui veut bien nous marier dans la Chapelle, vient de partir pour Mantes, afin d'avoir les dispenses nécessaires. Vous me ferez l'honneur de servir de témoins, Messieurs. Ne pouvez vous faire cette sotise-là sans moi, répondit Boiscaré: il ne faut pas refuser M. Babouin, lui dis-je: vous serez donc de moitié, reprit Boiscaré. Je ne l'aurois pas soupçonné, je vous croyois amoureux de la petite fille. Oh! que non dit Babouin, j'y ai regardé, & puis M. m'a bien assuré qu'il n'y prétendoit pas. Tout en discourant nous rejoinimes la compagnie. CHAPITRE XXV. Situation. Je ne pûs voir sans quelque jalousie, Babouin prêt de m'enlever ma conquête: comme on est peu d'accord avec soi-même, j'enviois un bien dont je ne voulois pas m'assurer la possession L'air interdit & boudeur avet lequel Mademoitelle Hugon recevoit toutes les carefses de son futur, réveilla ma passion pour elle; j'en devins tout rêveur. Madame de Blemicourt m'en fit la guerre; pour ne lui donner aucun soupçon, je résolus de lui faire une fausse confidence. Le bonheur de M. Babouin excite mon envle, lui dis-je: quoi donc, Monsieur, en seriez-vous jaloux! Oui Madame, mais non pas de la façon que vous pouriez l'entendre; & tout de suite, je lui fis en Héros de Roman une déclaration qui tenoit plus du galimathias que du sentiment: elle me répondit de maniere à pouvoir concevoir esperance. Je n'avois rien de mieux à faire pour le moment; je poursuivis ma pointe, on reçut la chose si bien, que l'aveu du réciproque suivit de près. Je fus pris pour dupe, il fallut pour ne me pas démentir que je témoignasse combien j'étois sensible à un retour, dont je ne pouvois si-tôt me flater: c'est un effet de la sympathie: me répondit-on difficilement: peut-on lui resister. Nous jouâmes le sentiment; je crûs en être quitte pour des mots: elle n'étoit pas femme à s'y tenir. Veillez-vous quelquefois: me dit-elle? Eh mais! comme on vent: lui répondis-je. L'artifice étoit grossier de sa part, cependant j'ai été convaincu plus d'une fois, que quand une semme a pris son parti, elle ne cherche plus à y entendre finesse. Venez me trouver à ma chambre quand nos gens se seront retirés, me dit la Blemicourt, nous passerons quelmomens ensemble. Je promis; que faire? Je m'étois embarqué trop avant, il n'y avoit plus moyen de reculer. Je me rendis à l'appartement de la Dame, elle avoit fait retirer ses Domestiques. Elle ne manqua pas de m'en faire appercevoir, pour que je n'en prétendisse cause d'ignorance. On a beau bien penser, dit-elle, ces sortes de gens ne semblent pas être faits pour nous rendre justice. Venez jeunesse, & mettez-vous sur ce canapé, nous allons bien dire des folies; n'est-ce pas? La Dame étoit sous les armes; son deshabillé galant & bien entendu. Un air libertin prit la place du maintien prude qu'elle affectoit ordinairement. Je remarquai que cet air libertin lui alloit mieux. Ce que c'est que le naturel! quand il en trouve l'occasion, il revendique bien ses droits. Nous badinâmes long-tems, la Dame m'agaçoit & s'opposoit tout de suite à l'impetuosité de mes mouvemens. Enfin, elle laissa un libre cours à ce que je voulus entreprendre. Je l'avoue; il n'y eut plus pour moi de Colette ni d'Hugon; alors, je ne vis & ne voulus voir que ma vieille coquette, qui malgré ses yeux éperonnés, ses rides & son fard me parut une Déesse qui me tendoit les bras, pour me procurer l'immortalité. Ses caresses me tinrent dans l'enchantement jusqu'au jour. L'aurore nous surprit, & fit évanouir mon songe. J'en apperçus le vuide en m'éloignant. Quel retour! il glaça mes sens. CHAPITRE XXVI. Evenement singulier. Sous prétexte de chasser, je m'éclipsois tout les matins, & gagnois la Ferme. Mes affaires y prirent bien-tôt un assez bon train, l'oncle de Colette commença à n'y pas regarder de si près, & j'eus tout le tems de m'entrenir avec elle. La petite me tenoit la dragée haute, je ne pus parvenir qu'aux plus légeres faveurs. On me témoignoit tant d'amour, que l'excès de sa retenue me causa de la défiance. Je ne pouvois accorder cette retenue avec son ingénuité & la passion violente, dont elle paroissoit éprise. Je me mis en tête de découvrir ce qui pouvoit causer ses refus, j'instruisis mon fidele Braconnier; il me promit de m'en rendre compte, & ne tint que trop sa parole comme on le verra. Voici ce qui se passa dans l'interval. Dans un taillis voisin de Blemicourt, la petite Hugon sous prétexte de prendre l'air, m'attendoit au passage tous les matins au retour de ma chasse. Ses caresses me consoloient pour le moment, elles satisfaisoient mon amour propre révolté contre Babouin. Que de gens ont récriminé contre leur successeur? Le plaisant droit que l'on veut s'arroger! L'idée de Colette troubloit toujours mes plaisirs; on me demandoit la cause du chagrin qui les suivoit de si près, le bonheur prochain de Babouin me servoit d'excuse. L'on m'offroit une main que je n'étois pas en disposition d'accepter, je faisois naître des difficultés insurmontables; quand l'amant raisonne en cas pareil, la fille pleure. Celle-ci se résolut de subir sa destinée, & se promit de faire répentir M. Babouin de la témérité de sa recherche. Le Baron m'obsédoit, & exigeoit de moi un détail des plus circonstanciés & des plus sinceres de toutes mes intrigues; je ne sçavois à quoi attribuer l'ascendant qu'il avoit sur moi. Je suis plus intéressé que vous ne pensez à tout ce qui vous regarde, me disoit-il: continuez, amusez-vous. Il n'y a que cette Colette qui m'inquiette, je crains les engagemens sérieux. D'autre part, les agaceries continuelles de la Blemicourt m'embarrassoient furieusement à ce qu'il me parut, j'avois tout à redouter, si elle venoit à découvrir ma double intrigue. Cependant ce bois si favorable à entretenir mes premieres amours, pensa un jour m'être bien fatal. Je vis le moment que sans un bonheur imprévû, j'aurois été surpris avec la petite Hugon. Je revenois de ma chasse ordinaire, je trouvai la petite au rendez-vous qui m'attendoit comme de coutume. Après une conversation assez triste, elle touloit toujours sur son prochain mariage, pour chasser la mauvaise humeur que cette idée nous procuroit à tous deux, nous nous mîmes à badiner; un bruit que l'on fit de l'autre côté de la haye, au pied de laquelle nous étions assis, interrompit nos petits jeux. N'avez-vous pas entendu quelque chose, dit-on à voix basse: non non, répondit d'un ton ferme, Despêches que je reconnus d'abord, ne craignez rien ce n'est personne. Rassurée, par Despêches, Madame Hugon, car c'étoit elle; Madame Hugon se livra à toute l'impetuosité de la passion qu'une vieille peut ressentir pour un jeune homme. J'eus blen de la peine à m'empêcher de rire, en voyant l'air interdit & pétrifié de la petite Hugon; nous nous écartâmes nous nous enfonçâmes dans le bois, un diable de Renard ayant une meute en queue, traversa nos plaisirs. Aux cris des Chiens nous nous levâmes, Mademoiselle Hugon s'en fuit; j'apperçois le tremblant Animal qui se blotissoit à vingt pas. Pour me venger de son indiscretion je le tire. Les Chiens & les Chasseurs viennent au bruit. Despêches & Madame Hugon décampent, je les appelle, ils m'attendent; & nous joignons les Chasseurs, en tête desquels je trouve Babouin & M. Hugon. Je compris par leurs discours, qu'ils avoient batu le taillis un quart d'heure avant notre arrivée; un quart plus tard c'étoit deux ménages au diable. M. Babouin donna le bras à sa future. M. Hugon en fit de même; jamais le beau-pere & le gendre ne furent mieux traités. Boiscaré émerveillé de leur attention réciproque, ne cessa de me dire qu'il étoit enchanté du tableau. Despêches voulut me faire des contes: vous avez éclairci mes doutes, lui dis-je, je vous ai sauvé la surprise, mon coup de susil étoit le signal pour éviter le péril qui vous ménaçoit. Soyez discrets, ce sera ma récompense; il m'entendit baissa la tête, & j'eus lieu de me louer de leurs égards pendant mon séjour. CHAPTIRE XXVII. Eclaircissement. Colette, cette Colette que j'idolâtrois, & dont j'avois attribué la retenue à un excès de sagesse que je respectois; n'étoit point ce qu'elle me vouloit paroître. Je découvrois que l'on cherchoit à me tromper, l'amour la rendoit perfide; elle avoit lié depuis plus de six mois un commerce avec le Seigneur du Fermier son oncle. La fantaisie du Seigneur étoit passée, il cherchoit à s'en séparer; Colette lui avoit fait confidence de mon amour, & se conduisoit par ses avis. Voilà ce que je sçûs de mon fidel Braconnier; il avoit tiré les vers du nez à sa cousine. Elle étoit la confidente du Marquis, & c'étoit chez elle que les rendez-vous se donnoient. Si j'avois écouté les premiers mouvemens de ma colere; j'aurois fait bien des sottises. Le Braconnier à qui je communiquai sur le champ mes idées, en modéra la vivacité; n'étant point amoureux, il envisageoit tout de sans froid, & m'amena au point d'en faire de même. L'espoir de la vengeance ramena ma tranquillité; je résolus de concert avec le Braconnier de faire avertir la femme du Marquis des menées de son mari. La vieille jalouse se disposa à profiter de l'avis au premier signal. Cependant Madame de Blemicourt qui ne s'accommodoit nullement de mes froideurs, cherchoit l'occasion de s'expliquer, je l'avois évité plus d'une fois. Un beau soir que je me retirois tranquillement, la Dame me saisit par le bras, & m'entraîna pour ainsi dire avec elle. Daignez me suivre me dit-elle: je le fis sans résistance, ne pouvant pas honnêtement m'en disculper; quand nous fûmes seuls, la Dame se mit à pleurer. Beau début! Les larmes ne lui alloient plus, & ne produisirent aucun effet sur moi; elle s'apperçut de ma froideur, & se livrant à l'excès de sa rage, elle m'accabla des reproches les plus vifs. Je n'ai jamais eu de crise plus violente! Cette femme s'oubliant de plus en plus, passoit successivement de la violence aux larmes, & des larmes aux caresses. Elle dégrada son sexe par des bassesses & des folies qui me firent rougir; & je sentis qu'une femme déplacée est bien à charge. Je voulus raccommoder mes mauvais procédés, par des raisons encore plus mauvaises; on les reçut, j'en demeurai stupéfait, & me trouvai contraint de faire par honneur les frais de la moitié du raccommodement. La jeunesse me tira d'un aussi mauvais pas, & je fascinai les yeux de la Dame, au point de me faire des offres que j'acceptai à tout hazard; je fis par ce moyen connoissance avec son coffre-fort. Elle en tira dans son entousiasme une somme que j'avouerai sans honte avoir mis à profit. La refuser dans le moment l'eut offensé, & peut-être réveillé ses soupçons, son âge l'autorisoit à en avoir; le secours m'eût très-utile. La Blemicourt persuadée de m'avoir attaché par l'endroit le plus sensible, fut la premiere à m'avertir de me retirer. Je ne lui fit pas dire deux fois, & la laissai aussi satisfaite que j'avois peu lieu de l'être. CHAPITRE XXVIII. Qui pourra servir au dénouement J'attendois avec impatience des nouvelles de Colette. Le Baron m'aborde & me tire de la rêverie où j'étois plongé en me questionnant sur l'état de mes affaires. Eh! bien notre féal, me dit-il; nous en voilà donc réduit à la Blemicourt. Colette vous trompe, la petite Hugon se marie. La vanité vous guerira de Colette, le dégoût vous détachera de Madame Babouin. Je ne crains que l'ennui qui pourra vous gagner. Après bien des caravanes il faudra en revenir au mariage. Je veux vous donner une femme de ma main: je suis encore trop éloigné de tous engagemens pour accepter vos offres, lui repliquai-je: dites que Colette vous tient au cœur. Je suis bien bon, poursuivit-il, de prendre tant de part à vos folies. Vous n'en démêlez sûrement pas le motif, je ne vous perdrai pas de vûe, & si je vois jour à me déclarer, vous apprendrez des choses qui vous surprendront: comment, lui dis-je? Oh! comment, reprit-il, il n'est pas tems; allez votre train, & parlons de ce qui m'inquiette. Je viens de recevoir un avis qui pourroit me chagriner, si je pouvois me laisser abbattre; heureusement que je suis doué d'une gayeté à toute épreuve. L'homme que j'ai blessé est à la mort. Son état ne me cause aucune émotion, il a eu ce qu'il méritoit; mais les suites pourroient devenir fâcheuses, sa famille prend feu & poursuit vivement; ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'il a déclaré qu'il croyoit sur le rapport que l'on lui a fait depuis le combat, que ce ne pouvoit-être qu'une femme avec qui il avoit eu affaire. C'est un galimathias que je vous débarbouillerai; je vous dirai seulement que cet homme étant maître de disposer de la meilleure partie de ses biens, veut les laisser à cette femme. Au res-te il faut toujours songer à ma sûreté, l'idée de cette femme me donne envie d'en prendre l'habit. Le frere du Prieur est dans ma confidence. Je vais me retirer chez un ami connu à Paris, vous aurez de mes nouvelles, amusezvous; mais point d'engagement sérieux. Adieu, je m'en fuis. Le Prieur prendra mon adresse & la vôtre à Paris. Je m'embarrassai peu de tout cet arrangement, je promis toujours; mais je ne songeois qu'à Colette. CHAPITRE XXIX. Racommodement. Mon Braconier suivant ce dont nous étions convenus, vint m'avertir de m'aller mettre en sentinelle prêt du Cabaret en question, & que je ne tarderois pas à voir arriver nos gens. La Marquise est-elle instruite, lui dis-je? Elle est en chemin pour les surprendre, répondit-il. Je vais prendre les devans pour vous faire signe d'avancer quand il en sera tems. Le dépit de me voir joué combatoit contre l'amour que je ressentois. Je m'en allai, dévoré par le chagrin le plus noir, me poster dans un coin, où sans être apperçu, je pouvois facilement tous découvrir. Je vis passer mon rival, je n'étois pas porté à lui rendre justice, aussi le trouvai-je bien peu digne d'entrer en concurence avec moi. La petite perfide le suivit de près. Jamais elle ne me parut plus belle, je pensai m'échaper & courir lui reprocher sa trahison, je me retins dans l'esperance de la voir bien-tôt confondue. La vieille Marquise ne se fit pas attendre, elle étoit bien informée; elle alla droit à la Chambre où ils étoient, je compris par un geste que me fit mon homme, qu'il étoit tems d'arriver. Le Marquis le nez dans un manteau s'éloigne avec autant de précipitatlon, que j'en mets à arriver. Colette en proye aux invectives & aux coups de la Marquise, est l'objet qui me frappe en entrant. La furie de la Marquise me fait perdre ma fermeté, je ne vois plus que le péril où étoit Colette, je me jet-te au-devant de la Marquise: qui êtes-vous, me dit-elle, en se connoissant à peine, pour prendre la défense d'une petite créature qui me débauche mon mari. Je lui contai naïvement mon histoire en deux mots, & redoublai la confusion de Colette que mon récit sembla anéantir: je vous plains, me dit la Marquise, vous êtes bien jeune, & cette petite coquine bien aimable. Fuyez Monsieur, il en est tems encore; après cet avis je me retire, je souffrirois trop à ne vous en voir pas profiter. Que fis-je? je restai, mon triomphe ne me paroissoit pas complet. Je voulus jouir à plaisir de l'embarras affreux où Colette étoit plongée, je parcourois toute sa personne d'un air méprisant, & ressentois une joye maligne à la voir ainsi humiliée. L'Hôtesse d'une chambre voisine avoit tout entendu, elle arriva sur ces entrefaites & se mit à sermoner Colette, qui ne repartit que par ses larmes. Il n'est pas question de cela, dis-je à l'Hôtesse: le Marquis collationne ordinairement quand il vient ici avec Mademoiselle, servez-nous ce que vous lui avez reservé, je vous payerai aussi bien que lui. Oh! Monsieur, me dit l'Hôtesse, je n'en doute pas, & je vais vous obéir. C'est que je ne sçaurois passer de pareiles choses sous silence, & un galant homme agissant comme vous faites, méritoit plus de ménagement. Laissez-nous seuls, vous reviendrez quand je vous appellerai. Soit, Monsieur, l'on ne vous fera plus attendre. Eh! bien Colette, que dois-je penser de tout ceci, lui dis-je. Hélas, Monsieur, je ne sens que mon tort, & puis c'est tout. Voilà donc votre réponse Colette. Qu'elle autre puis-je vous saire, Monsieur? & de quel front vous êtes vous déterminée à me tromper: ce n'est pas ma faute M. Comment perfide, vous osez me parler sur ce ton? Vous êtes maître de mon sort, & vous pouvez faire de moi tout ce qu'il vous plaira; car aussi bien dans l'état où je suis, je me souci peu de la vie; mais je vous le répete encore, ce n'est pas ma faute! c'est la vôtre. Malheureuse, m'écriai-je: qu'elle audace: Monsieur, me dit-elle, toute en larmes, en se jettant à mes genoux; daignez m'entendre, l'aveu que je vais vous faire me coûtera cher, mais je vous le dois. Je n'ai jamais aimé le Marquis, il s'est servi de la violence pour m'obtenir; il a répandu ses bienfaits sur ceux qui pouvoient l'empêcher de continuer à me voir, & les a mis dans la triste nécessité, en tenant tout de lui, & pouvant changer leur sort d'un quart d'heure à l'autre, de me contraindre à le recevoir. Il me flatoit de me donner de quoi passer le reste de mes jours: voilà qu'elle étoit ma situation avant de vous avoir connu. Depuis le hazard vous amene à la Ferme, je vous vois, je vous aime; vous me dites que vous m'aimez, vous me le prouvez; vous me l'avez cent fois juré, que je me plaisois à recevoir vos sermens. Dans la position où j'étois je ne pouvois y répondre comme vous le souhaitiez. Oui j'étois capable de concevoir de l'estime. Je n'attendois que le moment de vous déclarer ma malheureuse situation, pour vous prier de m'en tirer. Vous cherchez à m'abuser, perfide: non me répondit-elle, après un aveu aussi honteux, je n'ai plus rien à esperer. Souffrez pour la derniere fois que je vous dise que je vous aime. Répondez-moi cent fois que vous me haissez; méprisez-moi tout à plaisir, chassez-moi avec ignominie: voilà ma Sentence, je la prononce, je profite du tems que vous croyez me contraindre à vous voir. Hélas! c'est pour la derniere sois, elle fondit en larmes, & se trouva réellement très-mal. L'excès de sa douleur la justifia, tout fut pardonné, & si je m'étois trouvé assez libre pour en faire la réflexion, j'aurois béni, je crois, le moment où j'avois tout découvert, tant la suite me fit de plaisir. J'appellai du secours, l'Hôtesse vint toute effarée; elle m'aida à la délasser, & la porter sur un lit. Colette resta plus de trois quarts d'heure sans sentiment; à force de soins elle revint à elle. En ouvrant les yeux elle me trouva à ses genoux, la bouche colée fur sa main: que faites-vous, me dit-elle, est-ce là votre place? Laissez-moi périr, c'est la seule grace que je vous demande, si vous daignez m'en accorder: vivez, lui dis-je, & vivez pour faire mon bonheur; partagez ma fortune, c'est toute la peine que je veux vous mposer. Est-ce bien vous répliquat'elle qui me faites cette proposition? Pensez-vous à ce que vous m'offrez? Moi! partager votre fortune? Promettez-le moi, lui dis-je, & je suis satisfait; à ce prix j'oublierai tout. Hélas! vous vous en souvenez encore, répliqua-t'elle, en pleurant, quel que soit mon sort, pourvû que je ne vous quitte pas, je me tiendrai très-heureuse. L'Hôtesse fut d'abord ravie en extase d'entendre nos propos; puis elle se mit à pleurer aussi en nous baisant les mains. J'eus bien de la peine à m'empêcher de rire de la part qu'elle prenoit à tout cela. Ah! le bon tems, s'écriat'elle, que celui où vous êtes. Oh! cà, çà, je vais faire servir la colation, vous prendrez bien quelque chose & la peti-te aussi. J'engageai Colette à prendre un peu de nourriture. Notre réunion fut sincere, la suite m'en parut unique: d'en entreprendre la peinture, j'y réussirois mal. Je m'arrachai des bras de Colette le lendemain, pour retourner à Blemicourt; je la recommandai à l'Hôtesse en lui laissant de quoi se ressouvenir de mes ordres. CHAPITRE XXX. Les adieux de Blemicourt. Lemicourt me parut ennuyeux dès que j'y arrivai. Je ne songeai qu'aux moyens d'en sortir en dérobant le motif de mon départ. Je trouvai tout le monde inquiet de mon absence, & chacun m'accabla de caresse en me faisant cent questions. J'y satisfis tant bien que mal. Madame de Blemicourt commençoit à perdre la tête, la petite Hugon se contenoit à peine; le Prieur qui étoit revenu de la veille, me témoigna avoir été fort inquiet de mon absence. Je ne fus sensible qu'au chagrin que j'avois pû lui causer; étant trop préocupé d'ailleurs, pour prendre part à celui des autres. J'en fis mine par politesse, & sur-tout à la Dame de Blemicourt, que je sentois avoir besoin de ménager dans l'embarras où je venois de me jetter. Je n'avois envisagé que mon amour dans les promesses faites à Colette: je possedois à la vérité par les bienfaits de la Blemicourt, une somme plus que suffisante pour me tirer des premiers pas de la fausse démarche que je me proposai; ce n'étoit pas assez, il falloit m'assurer de l'avenir jusqu'à nouvel ordre. Je regardai la chose comme un emprunt, dont je sentois bien devoir d'avance payer un intérêt bien dur, me promettant bien de rendre le capital, dès que je me verrois maître de ma fortune. Je calmai de cette façon ma délicatesse, elle céda par arrangement à mon amour. J'appris que M. de Lisle & son épouse étoient partis avec le Baron. Le Prieur étoit revenu muni de pleins pouvoirs, pour enchaîner à jamais M. Babouin & Mademoiselle Hugon. Ils furent fiancés dès le foir même. Boiscaré me ménaça de leur épitalame, j'en esquivai la lecture; je ne fus pas aussi heureux avec la Blemicourt, il me fallut sans délai renouer notre dernier entretien; mon projet m'y portoit. Que l'on me rende compte de la conduite que l'on a tenu pendant son abscence libertin, me dit-elle, en me donnant un petit coup sur la joue. La Chasse a été toute mon occupation Madame, lui répondis-je, en affectant beaucoup d'ingénuité; la nuit m'a surpris, j'ai été trop heureux de trouver un azyle dans je ne sçai quel Hameau, dont je suis sorti au lever de l'Aurore: je vous le passe pour cette fois, continuat'elle, dorénavant je ne veux point que l'on découche; souvenez-vous-en je vous prie, & ne m'exposez plus à passer de nuits aussi tristes que la derniere; que d'inquiétudes vous m'avez donné, tout le monde a pû s'appercevoir du désordre où j'étois; valez-vous tous les chagrins que votre absence m'a fait éprouver? Voyez comme il reçoit tout cela, dit-elle, s'appercevant que je baillois. Mille pardons, lui dis-je, en me remettant. Le sommeil m'accable malgré moi, & j'ai toutes les peines du monde à le vaincre. L'ennui y avoit autant de part que la fatigue que je pris pour excuse. Cela est décidé, ditelle, je ne veux plus que vous alliez à cette maudite Chasse; elle vous donne un air maussade qui ne me revient point, entendez-vous. Allez-vous reposer, & venez me trouver demain à mon lever. Quel ordre! je promis, mon bonheur dépendoit de mon exactitude à le remplir. CHAPITRE XXXI. Départ. Mon premier soin en m'éveillant fut de me dérober au plus vîte; j'allai tirer Colette de l'inquiétude où je présumois qu'elle devoit être plongée. Quelle absence pour deux amans nouvellement unis, qu'un intervalle de douze heures? Mon retour dissipa ses craintes; & ce qu'il y a de plus expressif confirma les sermens réciproques d'être l'un à l'autre à jamais: pour se mettre à l'abri des recherches de l'oncle, & des poursuites du Marquis, je jugeai qu'il valoit mieux que Colette déguisée en Paysan, passa quelque tems chez le Braconier, dans un Hameau plus proche de Blemicourt; jusqu'à ce que je pusse trouver un prétexte pour m'en retourner à Paris former l'établissement que je me proposois. Je payai le secret de l'Hôtesse, le Braconnier par de nouvelle libéralités me fut acquis; le tout arrangé, je partis sur le champ, & me rendis à l'appartement de Madame de Blemicourt, elle m'avoit déja sait chercher: quel homme, dit-elle, en m'appercevant, jamais en place; avez-vous déja oublié ma défense. Je me suis fait un devoir, lui répliquai-je de me soumettre aveuglement à vos ordres; ne voulant pas troubler votre sommeil, j'étois allé faire un tour de promenade; jamais la campagne ne m'a paru plus belle l'idée du bonheur que j'y goûte m'entretenoit dans une rêverie agréable, qui m'a fait porter mes pas plus loin que je ne m'étois proposé. Le fripon, ditelle, en souriant, qu'il sçait donner un bon tour à toutes ses excuses! bien différente des semmes, qui font consister leur plaisir à tromper, j'aime à l'être; entretenez toujours mon erreur, & me dérobez ce qui pourroit la détruire. Je crains à tout moment de vous perdre, je sens que je n'y survivrois pas: quelle femme, disois-je, en moi-même! que n'eut-elle été Colette, ou que n'en eut-elle eu les agrémens, je me serois fait conscience de la tromper; mais aussi je pouvois lui dire, comme on le répe-te à tant d'autres dans un sens différent. Mon excuse est dans vos yeux, si je suis encore dans votre souvenir, compensez tout Madame de Blemicourt, vous me rendez justice, nous n'étions pas faits l'un pour l'autre. Que ne promet-on pas, quand on ressent un véritable amour! que ne promet-on pas, quand on a des raisons indispensables à feindre! Les sermens les plus forts avoient été employés, pour perfuader à Colette que je n'épargnerois rien pour m'assurer sa possession. Je fis plus encore pour me débarrasser de la Blemicourt, & en tirer les secours qui m'étoient si nécessaires. L'action n'est pas louable, mais quand la mode en passerat'elle? J'éblouis la Dame par mes exagérations, elle étoit trop aveuglée pour en sentir le ridicule. L'Amour est la clef du coffre-fort, j'avois déja fait connoissance avec lui, la Blemicourt me pressa de si bonne grace, que je me laissai vaincre, j'y pris une somme assez suffisante, pour ne pas me mettre dans le cas de la récidive du contrat qu'il me fallut faire. Mes desirs étoient au comble, j'étois assuré de Colette, l'image du bonheur que je me figurois, la présence de la bienfaictrice qui me le procuroit; tout concourut à rendre ma reconnoissance éclatante. Je comptois rester quelques jours encore, pour amener le dénouement; je ne sçavois comment m'y prendre, les réflexions ne m'en sournissoient aucun moyen. Le hazard me servit; une lettre de mon pere me tira d'embarras; il me marquoit de retourner à Paris sur le champ pour affaire pressante, un parent dont il me donnoit l'adresse, devoit me mettre au fait pour agir en conséquence de ses ordres. Je montrai ma lettre, & quelques raisons que l'on put me dire je fixai mon départ au lendemain. Babouin me témoigna combien il étoit mortifié de ne me pas voir un des témoins de son bonheur. La petite Hugon voulut m'arrêter, je me fis honneur de la circonstance; elle fut la dupe de ma prétendue sensibilité, je lui devois les apparences. La Blemicourt reçut mes adieux toute en larmes. Boiscaré me fit présent de ses ouvrages, le Prieur m'assura de son amitié que je mettois bien au-dessus. Je partis chéri de la Blemicourt, regretté de la petite Hugon; mais au grand contentement de sa mere, qui vit mon éloignement avec bien du plaisir ainsi que le MaîtreClerc. Pour M. Hugon, je suis sûr qu'il ne regretta que la pension que l'on lui faisoit pour moi. Je l'ai assez pratiqué pour en juger moi-même. Après mainte embrassade je volai à Mantes rejoindre Colette, où le Braconier, instruit de l'incident, s'étoit chargé de la conduire. CHAPITRE XXXII. Qui tire à la fin. Je passe la mauvaise nuit que nous essuyâmes dans la flotte, espece de galiote, qui remonte de Mantes à Poissi: l'incident des Nourrices que je pris pour un tas de linge sale, la peur que me fit une d'elle en se retournant comme j'appuyois mon pied sur sa croupe; les cris des nourrissons qui nous étourdirent à diverses reprises, l'inquiétode que me donnoit mon nouveau Domestique, que je conduisis enfin heureusement jusqu'à Paris. Les détails du petit ménage me procuroient chaque jour de nouveaux agrémens; il faut y avoir passé pour sentir le plaisir que l'on y goûte. Grace aux bontés de la Blemicourt, j'étois en état de me satisfaire. Colette dont je devenois amoureux de plus en plus, me parut mériter que je me donnasse des soins pour son éducation. Avant d'introduire les Maîtres, j'augmentai le train. Je m'avisai d'une Femme-de-Chambre: meuble critique en pareille situation, l'entretien en est à charge; &.... mais, c'étoit une espece de compagnie; je crûs qu'il étoit même de la décence de l'introduire. Colette en fut flatée, cependant ses talens ne tarderent pas à se développer; la Femme-de-Chambre ne se contenta pas de les admirer, elle fit sentir à Colette, combien il étoit satisfaisant d'en faire usage; on m'en fit la proposition, par amour propre je topai; je repris quelques liaisons qui me mirent à même de contenter Colette & ma vanité, je ne tardai guere à sentir ma faute. Chacun rechercha ma connoissance, & voulut cultiver mon amitié. Ah! Blemicourt que votre argent vous a bien vengé! il m'a fait de ces admirateurs autant d'envieux de mon sort. Alors la Femme-de-Chambre joua un grand rôle. Plus adroite qu'interessée, elle m'instruisoit des offres, j'allois à l'enchere, je vis bien-tôt la fin de mes finances, il me fallut céder la place, Colette m'honora de ses regrets. Belle consolation. Un jour que j'allois dissiper mon chagrin, je rencontrai le Prieur, je suis charmé de vous voir: j'ai bien des choses à vous apprendre, me dit-il. D'abord votre famille est fort irritée; mais tranquillisez-vous, j'ai tout calmé par l'incident que vous allez sçavoir. Le Baron m'a instruit de vos menées, il ne vous a pas perdu de vûe, gens appostés ne vous quittoient pas. C'est lui qui vous a susité tant de rivaux; enfin il est parvenu à vous faire prendre votre parti; mais êtes vous guéri: je le crois, lui dis-je: vous soupirez encore, repliqua-t'il. Venez avec moi, & voyons s'il n'y auroit point de remede, tout en marchant il m'apprit que ce prétendu Baron étoit une veuve fort aimable, elle avoit été recherchée par un Gentilhomme de ses voisins, qui, voyant qu'elle ne vouloit pas l'écouter, s'étoit déterminé à l'enlever, esperant qu'elle n'oseroit après un coup d'éclat lui refuser sa main. Son projet manqua, la veuve en eut vent; elle se déguise en homme, & va au nom de son frere lui en demander satisfaction; elle se bat, le blesse & s'ensuit. Le frere & la sœur étant jumeaux & se ressemblant parfaitement, il ne la reconnut. Etant à toute extrêmité, il donna tous ses biens à la sœur en pardonnant au frere: la Justice a voulu prendre connoissance du fait; mais l'on a prouvé que depuis quelques mois, le frere étoit à son Régiment, nomément les jours qui ont suivi & précedé le combat; on l'a traité d'imaginaire, & les poursuites ont cessé. C'est dans l'intervalle que la veuve déguisée& sous le nom du Baron est venue me joindre avec mon frere & son épouse; elle fut arrêtée, mon frere étant en pays de connoissance la tirée facilement d'affaire, en faisant connoître son sexe. A propos, j'ai vû Colette & son époux; ils sont enfin mariés, & font le meilleur ménage du monde; mon amour pour la veuve, les épreuves que l'on m'a fait subir avant que d'y répondre, n'ayant nulle relation avec le voyage que je m'étois proposé d'écrire, je n'entrerai pas dans ces détails. Il suffit au Lecteur le plus curieux de sçavoir que j'épousai la veuve; & qu'après avoir rendu l'emprunt fait à la Blemicourt, j'oubliai tout le reste. Bénissant le sort de m'être tiré heureusement de toutes les escapades.